Piccolo Mondo antico
1895
Traduit de l’italien par A.M. Gladès
Il soufflait sur le lac de Lugano une bise froide, acharnée à la poursuite des nuages gris qui pesaient sur les noirs sommets des montagnes. Cependant, quand les Pasotti, descendus du Haut-Albogasio, arrivèrent à Casarico, la pluie ne tombait pas encore. Les flots se ruaient à grand bruit sur la grève, fracassaient les barques amarrées, dressant çà et là, jusqu’à l’austère rive du Doï des crêtes d’écume blanche. Mais déjà, au couchant, dans le fond du lac, on voyait une clarté, un commencement de calme, comme une lassitude de la bise ; et, derrière la montagne estompée de Caprino, apparaissaient les premières vapeurs de pluie. Pasotti, en habit noir de cérémonie, avec son chapeau de soie sur la tête et sa grosse canne de bambou à la main, marchait nerveusement sur la rive, regardait de-ci, regardait de-là, s’arrêtait pour frapper avec force le sol de sa canne, en appelant cet âne de batelier qui ne venait point.
Le petit bateau noir à coussins rouges, avec sa tente blanche et rouge, ses rames prêtes et croisées sur la poupe, se débattait, secoué par les vagues, entre deux grandes barques chargées de charbon qui remuaient à peine.
« Pin, criait Pasotti, toujours plus enragé, Pin ! »
Rien ne lui répondait que la rumeur égale et continue des vagues et le heurt des barques entre elles. On aurait dit qu’il n’y avait pas un chat dans tout Casarico. Seule, une vieille voix plaintive, au timbre voilé de ventriloque, gémissait dans l’ombre du portique :
« Allons à pied ! allons à pied ! »
Finalement, Pin se montra du côté de Sainte-Mamette.
« Holà ! » lui cria Pasotti, en levant les bras.
Pin se mit à courir.
« Animal ! cria Pasotti, ce n’est pas pour rien qu’on t’a donné un nom de chien ! »
— Allons à pied, Pasotti, gémissait la voix plaintive, allons à pied ! »
Pasotti s’emporta de nouveau contre le passeur, qui détachait en hâte la chaîne de son bateau. Puis, tournant vers le portique un visage impérieux, il fit signe à quelqu’un de venir, en baissant le menton.
« Allons à pied, Pasotti ! » gémit encore la voix.
Il haussa les épaules, fit de la main un brusque geste de commandement, et descendit dans le bateau.
Alors, d’une des arcades, émergea une vieille dame, sa maigre personne serrée dans un cachemire de l’Inde que dépassait sa jupe de soie noire, la tête enfouie dans une capote de cérémonie démesurément haute, garnie de rosettes jaunes et de dentelle noire. Deux boucles noires encadraient son visage ridé où s’ouvraient deux grands yeux doux, humides, et une grande bouche, ombragée d’un léger duvet.
« Oh ! Pin, dit-elle en joignant ses gants canari et en s’arrêtant sur la rive à regarder piteusement le batelier, allons-nous vraiment partir avec un lac comme celui-là ? »
Son mari fit un geste plus impérieux. La pauvre femme se coula sans plus rien dire dans le bateau, et y prit place en tremblant.
« Je me recommande à la Madone de la Caravina, mon cher Pin, dit-elle. Le lac est si mauvais ! »
Le batelier secoua la tête, en souriant.
« À propos, s’écria Pasotti, as-tu la voile ?
— Elle est à la maison, répondit Pin. Faut-il aller la chercher ? Madame aura peur, peut-être. Et puis, voilà qu’il tombe de l’eau !
— Va », fit Pasotti.
La vieille dame, sourde comme un battant de cloche, n’entendit pas un mot de ce colloque ; et, étonnée de voir Pin s’éloigner, elle demanda à son mari où il courait ainsi.
« La voile ! » lui cria Pasotti.
Elle restait la tête basse, la bouche ouverte, pour recueillir un peu de son, mais inutilement.
« La voile », répéta-t-il plus fort, en rapprochant ses mains en cornet de son visage.
Elle eut le sentiment d’avoir compris, tressaillit d’épouvante, traça du doigt, dans l’air, un hiéroglyphe interrogateur. Pasotti répondit en esquissant à son tour un arc imaginaire, dans lequel il souffla ; puis il fit oui de la tête, en silence. La femme, convulsée, se leva de la banquette :
« Je veux sortir de cette barque, dit-elle avec angoisse. Je veux en sortir. J’irai à pied. »
Son mari la saisit par un bras, la força à se rasseoir, en fixant sur elle deux yeux de feu.
Cependant le batelier revenait avec la voile. La pauvre femme se tordait, soupirait, roulait des yeux pleins de larmes, jetait vers le rivage des regards désespérés, mais se taisait. On dressa le mât, on lia les deux bouts inférieurs de la voile, et la barque allait prendre le large quand une grosse voix mugit du portique :
« Tiens, tiens ! monsieur le contrôleur ! »
Et il apparut un prêtre rubicond, au ventre glorieux, avec un grand chapeau de paille noire, le cigare à la bouche, le parapluie sous le bras.
« Oh ! le curé ! s’écria Pasotti. Bravo ! Vous êtes du dîner ? Vous venez à Cressogno avec nous ?
— Si vous voulez de moi ! répondit le curé de Puria en descendant vers le bateau. Tiens, tiens, voilà aussi madame Barberine ! »
Le gros visage se fit tout aimable, la grosse voix s’adoucit.
« Elle a une peur d’enfer, ma pauvre vieille ! » ricana Pasotti, comme le curé adressait de petits saluts et de petits sourires à la femme du contrôleur que la perspective de ce supplément de poids remplissait d’une terreur nouvelle. Elle se mit à gesticuler en silence comme si les autres étaient encore plus sourds qu’elle. Elle montrait du doigt le lac, la voile, l’énorme curé, levait les yeux au ciel, se croisait les mains sur le cœur, s’en couvrait le visage.
« Savez-vous ce que nous allons faire pour qu’elle oublie sa peur, s’écria Pasotti ? Pin, as-tu une planchette et un jeu de tarots ?
— Peut-être un peu sale, répondit Pin ; mais le voici. »
Il fut assez difficile de faire comprendre à Mme Barbara, communément appelée Barberine, de quoi il s’agissait pour le moment. Elle ne voulait pas se rendre, pas même quand son mari lui poussa, de force, un paquet de cartes crasseuses dans la main.
Mais pour l’heure, il n’était pas possible de jouer, la barque avançait péniblement, à force de rames, vers l’embouchure de la rivière de Sainte-Mamette, où l’on pourrait lever la voile, et les grosses vagues s’entrechoquaient en balançant l’embarcation dans un bouillonnement de crêtes immenses. Mme Barberine pleurait. Pasotti invectivait Pin, qui ne s’était pas tenu assez au large. Alors le curé, ayant saisi deux rames et bien planté sa grosse personne au milieu du bateau, se mit à travailler de l’échine, et si bien qu’en quatre coups d’aviron l’on sortit du mauvais pas. La voile fut hissée, le bateau glissa doucement, avec un léger gargouillis sous la quille, et une ondulation lente et douce. Le prêtre alors s’assit en souriant à côté de Mme Barberine, qui fermait les yeux en marmonnant, tandis que Pasotti, impatient de jouer, battait les cartes sur la banquette.
Cependant la pluie grise avançait lentement, voilant les montagnes, étouffant la bise. La bonne dame retrouvait du souffle à mesure qu’en perdait le vent ; et elle jouait, résignée, acceptant avec placidité ses propres bévues et les fureurs de son mari. Quand, des gouttes ayant commencé à bruire sur la tente de la barque et sur l’eau morte qui continuait à les porter, presque sans air, vers les écueils du Tention, le passeur jugea bon de descendre la voile et de reprendre les rames, Mme Barberine respira tout à fait.
« Mon bon Pin, » dit-elle tendrement, et elle se mit à jouer aux tarots avec un zèle, un entrain, une expression de béatitude qui ne se laissèrent plus troubler par les rebuffades ni par ses fautes.
Bien des jours de pluie et de vent, de soleil ou d’orage passèrent sur le lac de Lugano et les monts de la Valsolda, depuis cette partie de tarots que jouaient Mme Pasotti, son mari, contrôleur des douanes en retraite, et le curé de Puria, dans le bateau qui, lentement, enveloppé d’une brume pluvieuse, longeait les rochers de Sainte-Mamette à Cressogno. Quand je revois, dans ma mémoire, quelque noire bâtisse, qui aujourd’hui mire dans le lac ses ornements de paysanne enrichie, quelque gai palais élégant changé en une ruine silencieuse, le vieux mûrier d’Oria, le vieux hêtre de la Madonnina, tombés avec les générations qui les vénéraient ; tant de figures humaines, pleines de rancunes qui se croyaient éternelles ou de malices qui paraissaient inépuisables, fidèles à des habitudes dont on aurait dit que seul un cataclysme universel pouvait les détacher, figures non moins familières aux générations passées que ces arbres et disparues avec eux, cette époque me semble bien plus éloignée de nous qu’elle ne l’est en réalité ; ainsi le Saint-Sauveur et les monts de Carona paraissaient au batelier Pin plus lointains derrière la pluie, quand il se retournait pour regarder le couchant.
Il faisait un temps gris et somnolent, pareil au lac ; la bise, effroi de Mme Pasotti, était tombée. Le grand vent de 1848, après avoir lutté quelques instants contre les pesants nuages et laissé entrevoir le soleil, s’était calmé depuis trois ans, et laissait couler la pluie des jours tranquilles, ternes et silencieux où se déroule mon humble histoire.
Les rois et les reines de tarots, le Monde, le Fou et le Bag étaient, à cette époque et dans ce pays, des personnages d’importance, de petites puissances tolérées bénévolement dans le sein de ce discret empire d’Autriche où leurs inimitiés, leurs alliances, leurs guerres étaient la seule question politique dont on pût librement discuter. Pin lui-même, tout en ramant, fixait avidement sur les cartes de Mme Barberine son nez curieux, qu’il ne relevait qu’à contre-cœur. Un instant, il cessa de ramer pour l’y appliquer tout à fait, pour voir comment la pauvre femme se tirait d’un pas difficile, et ce qui allait advenir d’une certaine carte dangereuse à jouer, périlleuse à garder. Le mari frappait impatiemment sur la planchette, le curé palpait avec un sourire béat ses propres cartes, et elle, serrant les siennes contre sa poitrine, riant et gémissant, lorgnait tantôt l’un, tantôt l’autre de ses compagnons.
« Vous avez le Fou, murmura le curé.
— Elle fait toujours comme cela, quand elle a le Fou », dit Pasotti en tapant ; il cria :
« Allons, ce Fou !
— Je le jette dans le lac », dit-elle.
Et, avec un regard vers la proue, elle se tira d’embarras en faisant observer que l’on touchait Cressogno, qu’il était temps de s’arrêter.
Son mari grogna un peu, puis se résigna à enfiler ses gants, et, tandis que son humble épouse les lui boutonnait :
« Nous aurons de la truite, aujourd’hui, dit-il, des truffes blanches, des francolins et du vin de Ghemme.
— Vous le savez ! s’écria le curé. Je le sais aussi, moi. C’est le cuisinier qui me l’a dit hier, à Lugano. Quel miracle, hein ! madame la marquise !
— Pourquoi, un miracle ? C’est le dîner de Sainte-Ursule ; il y aura des dames : les Carabelli mère et fille, les Carabelli de Laveno, vous savez ?
— Ah ! vraiment ? fit le curé. Y aurait-il quelque projet ? Voici don Franco dans sa barque. Hé ! quel pavillon, le jeune homme ! Je ne l’avais pas encore vu ! »
Pasotti souleva la tente du bateau, pour guigner. À quelque distance, une embarcation au pavillon blanc et bleu se balançait mollement, dans une commune lassitude avec l’eau. À l’arrière, sous le pavillon, était assis don Franco Maironi, l’héritier de la vieille marquise Ursule qui donnait le dîner.
Pasotti le vit se lever, saisir les avirons et s’éloigner, en ramant mal, vers les bords déserts du Doï ; le pavillon bleu et blanc, déployé, voltigeait sur le mât.
« Où va-t-il, cet original ? » demanda Pasotti. Et il murmura entre ses dents, avec un enrouement forcé de gamin milanais :
« Antipathique !
— On dit qu’il a tant de talent, observa le prêtre.
— Mauvaise tête, prononça l’autre. Beaucoup d’orgueil, peu de savoir, point de politesse.
— Et gâté ! ajouta-t-il. Si j’étais cette jeune fille…
— Laquelle ? demanda le curé.
— La Carabelli.
— Soyez tranquille, monsieur le contrôleur. Si les francolins et les truffes blanches sont pour la petite Carabelli, ils sont perdus !
— Vous savez quelque chose, vous ? » dit Pasotti à voix basse, avec un éclair de curiosité dans les yeux.
Le prêtre ne répondit pas, car, en ce moment, le bateau glissait sur le sable, touchait le débarcadère. Il sortit le premier ; puis Pasotti, avec une rapide mimique impérieuse, donna quelques instructions à sa femme, et sortit à son tour. La pauvre dame sortit la dernière, tout engoncée dans son châle de cachemire, toute ratatinée sous son large chapeau noir à rubans jaunes, trébuchant, avançant ses grandes mains gantées de jaune-canari. Les deux boucles pendant des deux côtés de son laid et doux visage avaient un air particulier de résignation sous le parapluie de son mari, propriétaire, inspecteur et gardien jaloux de tant d’élégances.
Tous trois montèrent, à l’ouest de la villa Maironi, au portique, qui, du débarcadère à l’église paroissiale de Cressogno, traverse la route. Le curé et Pasotti humaient, en poussant des soupirs de bien-être, certains fumets confus qui venaient du vestibule ouvert de la maison.
« Hé ! hé ! nous aurons du risotto », murmura le prêtre avec une flamme de gourmandise au visage.
Pasotti, qui avait le nez fin, secoua la tête avec un mépris manifeste de celui de son voisin, et, fronçant les sourcils :
« Non, pas de risotto, dit-il.
— Comment, pas de risotto ? s’écria le prêtre, piqué. Je vous dis que si. Du risotto aux truffes. Vous ne sentez pas ? »
Ils s’arrêtèrent tous les deux au milieu du vestibule, flairant l’air bruyamment, comme des chiens de chasse.
« Mon cher curé, faites-moi le plaisir de parler de posciandra, dit Pasotti après une longue pause, en désignant ainsi certain plat rustique de choux et de saucisses, des truffes, oui ; du risotto, non !
— Posciandra, posciandra, grogna l’autre, un peu offensé, quant à ça… »
La pauvre bonne dame comprit qu’ils se querellaient, s’effraya, se mit à leur faire des signes du doigt pour leur dire qu’on pouvait les entendre. Son mari lui arrêta la main, lui fit signe de flairer, et lui souffla dans la bouche ouverte : « Risotto ! »
Elle hésitait, n’ayant pas bien entendu. Pasotti haussa les épaules : « Elle ne comprend rien, dit-il : le temps change », et il monta l’escalier, suivi de sa femme. Le gros curé voulut jeter un coup d’œil sur la barque de Franco. « Il s’agit bien de la Carabelli ! » pensa-t-il ; et il fut rappelé par Mme Barberine, qui lui recommanda de s’asseoir à table à côté d’elle. Elle était si gênée, la pauvre créature !
L’odeur des casseroles remplissait aussi l’escalier :
« Pas de risotto, dit doucement l’avant-garde.
— Si », répondit l’arrière-garde, sur le même ton.
Et ils continuèrent ainsi, toujours plus bas : « oui, non, oui, non », jusqu’à ce que Pasotti eût poussé la porte du salon rouge, résidence habituelle de la maîtresse de la maison.
Un affreux caniche efflanqué trotta, en aboyant, à la rencontre de Mme Barberine, qui essaya de sourire, tandis que Pasotti prenait son air le plus obséquieux et que le curé, entrant le dernier avec un visage melliflu, envoyait dans son cœur la maudite bête à tous les diables.
« Friend, ici ! Friend, dit avec placidité la vieille marquise. Chère madame, cher contrôleur, monsieur le curé… »
Sa grosse voix nasillarde s’adressait avec la même indolence, même ton, à ses hôtes et à son chien. Elle s’était levée pour Mme Barberine, mais sans faire un pas en avant, et restait debout devant le canapé, lourde silhouette aux yeux éteints, sous un front de marbre et une perruque noire qui s’arrondissait en deux coques épaisses sur les tempes. Le visage, jadis, devait avoir été beau, et il conservait, dans sa pâleur jaunâtre de marbre ancien, une certaine majesté froide que n’animait jamais, pas plus que le regard ou la voix, aucune vibration de l’âme. Le curé lui fit deux ou trois révérences l’une sur l’autre, en gardant le large, mais Pasotti lui baisa la main ; et Mme Barberine, se sentant toute glacée sous ce regard atone, n’osa ni bouger ni parler. Une autre dame s’était levée du canapé en même temps que la marquise et regardait avec insistance la pauvre vieille, fagotée dans de vieux vêtements rajeunis.
« Madame Pasotti et son mari, dit la marquise. Donna Virginie Carabelli. »
Donna Virginie inclina à peine la tête. Sa fille, donna Caroline, se tenait debout près de la fenêtre, causant avec une protégée de la marquise, la nièce de son fermier.
La marquise ne jugea pas nécessaire de la déranger pour lui présenter les nouveaux venus, et, les ayant fait asseoir, elle reprit avec donna Virginie une insipide conversation sur leurs connaissances communes de Milan, pendant que Friend, flairant et éternuant, tournant autour du châle camphré de Mme Pasotti, se frottait aux mollets du curé et regardait le contrôleur de ses petits yeux humides et dolents, sans le toucher, comme s’il eût compris que le maître du cachemire des Indes, en dépit de ses grimaces aimables, lui aurait volontiers tordu le cou.
La marquise Ursule continuait à parler de sa grosse voix somnolente et Mme Carabelli s’efforçait, en lui donnant la réplique, d’adoucir sa grosse voix impérieuse ; mais il n’échappa pas à l’esprit malin et aux yeux pénétrants de Pasotti que les deux vieilles dames dissimulaient, l’une davantage, l’autre moins, leur commun mécontentement. Chaque fois que s’ouvrait la porte, les yeux éteints de Mme Maironi et les yeux sombres de Mme Carabelli se portaient dans cette direction. Il entra d’abord le préfet du Sanctuaire de la Caravina, avec le petit Paul Sala, dit Paolin, et le gros Paul Pozzi, dit Paolon, compagnons inséparables ; puis, le marquis Bianchi, d’Oria, ancien officier du royaume d’Italie, avec sa fille : une noble tête de vieux soldat chevaleresque à côté d’une séduisante et gaie figure de jeune fille.
À chacune de ces nouvelles arrivées, une ombre de colère passait sur le visage de Mme Carabelli. Sa fille aussi tournait vivement les yeux quand la porte s’ouvrait, puis se remettait à babiller et à rire de plus belle.
« Et don Franco, marquise ? comment va don Franco ? dit le malin Pasotti, d’une voix mielleuse, en présentant à la marquise sa tabatière ouverte.
— Merci, répondit la marquise en s’inclinant un peu et en plongeant deux gros doigts dans le tabac. Franco ? Pour dire la vérité, je suis un peu inquiète. Il n’était pas bien ce matin et, maintenant, je ne le vois pas. Je ne voudrais pas…
— Don Franco ? fit le curé. Il se promène en bateau. Nous l’avons vu, il n’y a qu’un instant, qui ramait comme un batelier. »
Donna Virginie ouvrit son éventail.
« Bravo ! dit-elle en s’éventant avec force. C’est un charmant amusement. »
Elle referma l’éventail d’un coup et se mit à le mordiller du bout des lèvres.
« Il aura éprouvé le besoin de prendre l’air, fit observer la marquise avec son calme imperturbable.
— Il aura éprouvé le besoin de prendre l’eau, murmura le préfet de la Caravina, les yeux scintillants de malice. Il pleut.
— Voici don Franco qui rentre, madame la marquise, dit la nièce du fermier, après avoir jeté un coup d’œil sur le lac.
— Bon, répondit la voix somnolente de la marquise. J’espère qu’il va mieux, car, autrement, il ne dirait pas un mot. Il est fort bien doué, mais très timide. Eh bien, contrôleur, et monsieur Jacques ? pourquoi ne le voit-on pas ?
— Mossieu Zacques, commença Pasotti, en imitant Jacques Puttini, un vieux garçon Vénitien, son voisin, qui demeurait depuis trente ans au Haut-Albogasio. Mossieu Zacques…
— Doucement, interrompit la marquise. Je ne vous permets pas de vous moquer des Vénitiens ; et puis ce n’est pas vrai qu’en Vénétie on dise Zacques. »
Elle était née à Padoue, et, bien qu’elle habitât Brescia depuis tantôt un demi-siècle, son parler lombard était encore infesté de locutions de sa province. Comme Pasotti lui assurait, avec une cérémonieuse horreur, qu’il ne voulait imiter que la voix de son excellent ami et voisin, la porte s’ouvrit une troisième fois. Donna Virginie, sachant qui entrait, ne daigna pas se retourner pour regarder ; mais les yeux éteints de la marquise se posèrent de tout leur flegme sur don Franco.
Don Franco, l’unique héritier du nom de Maironi, était le fils d’un fils de la marquise, mort à vingt-huit ans. Il avait perdu sa mère en naissant et toujours vécu sous la tutelle de sa grand’mère. Grand et svelte, avec une luxuriante chevelure fauve, rebelle, qui l’avait fait surnommer le balayeur de nuages, il avait des yeux expressifs, d’un bleu très clair, un maigre visage sympathique, mobile, prompt à se nuancer d’émotions. Pour le moment, son air contrarié disait très nettement : « Me voici. Mais vous m’ennuyez beaucoup ! »
« Comment vas-tu, Franco ? » lui demanda sa grand’mère ; et elle ajouta aussitôt, sans attendre la réponse :
« Donna Caroline aimerait entendre un morceau de Kalkbrenner.
— Oh non ! s’écria la jeune fille en se tournant vers Franco d’un air dégagé. C’est possible que je l’aie dit, mais il ne me plaît plus, Kalkbrenner ! Je préfère babiller avec ces demoiselles. »
Franco parut satisfait de l’accueil, et, sans se préoccuper d’elle davantage, s’en alla causer avec le curé d’un beau tableau ancien qu’ils devaient voir ensemble dans l’église de Dasio.
Donna Virginie Carabelli frémissait. Elle était venue de Laveno avec sa fille, après de mystérieux pourparlers diplomatiques auxquels avaient pris part d’autres puissances. Cette visite devait-elle se faire ou non ? La dignité de la famille Carabelli le permettait-elle ? Y avait-il probabilité de succès ? Voilà les dernières questions qui s’étaient posées ; car malgré les anciennes relations de Mme Carabelli et de la grand’mère Maironi, les jeunes gens ne s’étaient vus qu’une couple de fois à la dérobée, et c’étaient leurs enveloppes de fortune et de noblesse, de parentés et d’amitiés qui s’attiraient comme s’attirent une goutte d’eau de mer et une goutte d’eau douce, quoique les infiniment petits qui vivent dans l’une et dans l’autre soient condamnés à périr si elles s’unissaient.
La marquise avait gagné la première manche : en apparence par égard pour son âge, en réalité par égard pour son argent, il avait été admis que la rencontre aurait lieu à Cressogno ; car si Franco ne possédait en propre que la maigre dot de sa mère, dix-huit ou vingt mille livres d’Autriche, sa grand’mère, avec sa flegmatique dignité, siégeait sur quelques millions. À cette heure donna Virginie, en voyant le maintien du jeune homme, s’indignait contre la marquise qui les avait exposées, elle et sa fille, à une pareille humiliation. Si elle avait pu planter là, d’un coup, la vieille femme, sa nièce, la maison sombre et le compagnon soupçonneux, elle l’aurait fait avec joie ; mais il fallait dissimuler, paraître indifférente, avaler l’affront et le repas.
La marquise conservait sa placidité de marbre, bien qu’elle eût le cœur plein de rancune contre son petit-fils. Il avait osé lui demander, deux ans auparavant, la permission d’épouser une jeune fille de la Valsolda, bien élevée, mais sans fortune et de famille bourgeoise. Le refus tranchant de l’aïeule avait rendu le mariage impossible, et obligé la mère de la jeune fille à cesser de recevoir chez elle don Franco ; mais la marquise tenait pour certain que ces gens-là ne quittaient pas des yeux ses millions. Il lui était donc venu à l’esprit de marier Franco sans retard, pour le sauver du danger, et elle lui avait cherché une fiancée qui fût riche, noble et intelligente, quoique sans excès. Ayant trouvé celle qu’elle rêvait, elle la proposa à Franco, qui se rebiffa fièrement et déclara qu’il ne se marierait point. La réponse était bien suspecte et, plus que jamais, la marquise eut l’œil ouvert sur les faits et gestes de son petit-fils et sur ceux de « madame la Trappe », ainsi qu’elle appelait gracieusement Mlle Louise Rigey.
La famille Rigey, composée de deux femmes, Louise et sa mère, habitait Castello, dans la Valsolda ; il n’était pas difficile de la surveiller. Cependant la marquise ne parvenait pas à ses fins. Puis Pasotti lui raconta, avec force hésitations hypocrites et commentaires horrifiés, que le préfet de la Caravina, se trouvant un soir dans la pharmacie de Sainte-Mamette avec lui, Pasotti, M. Jacques Puttini, Paolin et Paolon, avait tenu ce beau discours : « Don Franco fait le mort pour rire, en attendant que la vieille fasse la morte tout de bon ». La marquise, à cette information, répondit de sa voix pacifique : « Merci beaucoup », et changea de conversation. Elle apprit ensuite que Mme Rigey, toujours maladive, se trouvait gravement atteinte d’une hypertrophie du cœur, et il lui sembla que l’humeur de Franco s’en ressentait. Ce fut alors qu’elle lui proposa Mlle Carabelli. Mlle Carabelli ne lui plaisait qu’à moitié, mais, devant l’imminence de l’autre danger, il n’y avait pas à hésiter. Elle parla à Franco. Cette fois, Franco ne s’indigna pas, écouta distraitement et dit qu’il y penserait. Ce fut la seule hypocrisie, peut-être, de sa vie. La marquise, jouant avec audace une grosse carte, fit venir les Carabelli.
Maintenant, elle le voyait bien, la partie était perdue. Don Franco était sorti au moment de l’arrivée de ces dames et il n’avait fait ensuite qu’une seule apparition de quelques minutes. Ses manières, pendant ces quelques minutes, avaient été plus courtoises que son visage ; car son visage, selon son habitude, avait parlé si clairement que la marquise, malgré le prétexte d’une indisposition, ne put tromper personne. Cependant, la vieille dame ne se persuada pas d’avoir mal joué. Dès l’âge des premiers jugements, elle s’était mise sur le pied de ne jamais se reconnaître un défaut ni un tort, de ne jamais attenter volontairement à son noble et cher soi-même. Il lui plut donc de supposer qu’après son sermon matrimonial à son neveu, il était parvenu mystérieusement au jeune homme une parole de miel, de ruse et de venin. Si sa déception avait dû en avoir quelque réconfort, elle l’aurait trouvé dans la contenance de Mlle Carabelli, qui cachait mal la vivacité de son propre ressentiment. Le préfet de la Caravina ne se trompait guère que dans la forme quand il disait d’elle, tout bas : « C’est une Aut… » Comme la vieille Autriche de ce temps-là, la vieille marquise n’aimait pas dans son empire les esprits trop vivaces. Sa volonté de fer n’en tolérait pas auprès de soi. C’était déjà trop que d’avoir eu un indocile Lombardo-Vénitien comme Franco, et la petite Carabelli, qui avait l’air de sentir et de vouloir pour son propre compte, aurait été probablement, dans la maison Maironi, une sujette incommode, une Hongrie agitée.
On annonça le repas. La face rasée et l’habit gris, mal coupé, des domestiques, reflétaient les idées aristocratiques de la marquise, tempérées par des habitudes d’économie.
« Et ce monsieur Jacques, contrôleur ? demanda-t-elle sans se mouvoir.
— J’ai des craintes, marquise, répondit Pasotti. Je l’ai rencontré ce matin et lui ai dit : « Ainsi, monsieur Jacques, nous vous voyons à dîner ? » On aurait dit qu’il avait un serpent dans le corps. Il a commencé à faire des contorsions et à souffler : « Oui, je crois… je ne sais pas… peut-être… je ne dis pas… pff, voilà, c’est-à-dire… monsieur le contrôleur, en somme, je ne sais pas… pff… » Je n’ai rien pu en tirer d’autre ! »
La marquise fit approcher un domestique et lui dit quelques mots à voix basse. L’homme s’inclina et se retira. Le curé de Puria se balançait d’avant en arrière, en se caressant les genoux dans le désir du risotto, mais la marquise paraissait pétrifiée sur le canapé ; et il finit par se pétrifier, lui aussi. Les autres se regardaient, muets.
La pauvre Mme Barberine, ayant vu le domestique, et étonnée de cette immobilité, de ce visage stupéfait, fronça les sourcils, interrogea des yeux tantôt son mari, tantôt le curé, tantôt le préfet, jusqu’à ce qu’un regard fulminant de Pasotti la pétrifiât à son tour. « Si le dîner était brûlé ! pensait-elle en se composant un visage indifférent. Si on nous renvoyait chez nous, quelle aubaine ! »
Deux minutes après, le domestique revint et de nouveau s’inclina.
« Allons », dit la marquise en se levant.
Ses hôtes trouvèrent dans la salle à manger un dernier personnage : un petit vieillard voûté, avec deux bons petits yeux et un long nez qui rejoignait son menton.
« Vraiment, madame la marquise, disait-il tout humble et tout timide, j’ai déjà diné.
— Asseyez-vous, monsieur Viscontini », répondit la marquise, qui pratiquait l’art insolent de la surdité, comme tous ceux qui savent conformer le monde à leurs propres commodités et à leurs goûts.
Le petit homme n’osa pas répliquer, mais il n’osait pas non plus s’asseoir.
« Courage, monsieur Viscontini, lui dit Paolin, son voisin. Que faites-vous ?
— Il fait le quatorzième », murmura le préfet.
En effet, l’excellent monsieur Viscontini, accordeur de pianos, venu le matin de Lugano pour accorder le piano de MM. Zelbi de Cima et celui de don Franco, avait dîné à midi chez les Zelbi, ensuite était venu chez les Maironi, où il lui fallait maintenant remplacer M. Jacques, sans quoi les convives auraient été treize à table.
Un liquide brun fumait dans la soupière d’argent.
« Pas de risotto », murmura Pasotti au curé, en passant derrière lui.
Le gros curé fit semblant de n’avoir pas entendu.
Les dîners des Maironi étaient toujours lugubres, et celui-là promettait de l’être plus que de raison. Par compensation, il était aussi beaucoup meilleur. Pasotti et Puria se regardaient souvent en mangeant, pour exprimer leur admiration et pour se féliciter mutuellement de l’exquise jouissance ; si une œillade de Pasotti échappait à Puria, Mme Barberine, assise à côté de celui-ci, l’en avertissait d’un timide coup de coude.
Ceux qui parlèrent le plus furent le marquis et donna Virginie. Le grand nez aristocratique du marquis Bianchi, son fin sourire de galant cavalier se tournaient d’instinct vers cette beauté, languissante mais non encore éteinte. Milanais tous les deux, et du meilleur sang, ils se sentaient unis dans une certaine supériorité, non seulement vis-à-vis des petits bourgeois de la table, mais encore vis-à-vis des maîtres de maison, noblesse de province. Le marquis était l’affabilité même, il aurait causé aimablement avec le plus modeste commensal ; mais donna Virginie, dans l’amertume de son âme, dans son dégoût du lieu et des gens, s’attaqua à lui comme au seul digne, évidemment, et pour rendre les autres jaloux. Elle le mit dans l’embarras en lui disant d’une voix forte qu’elle ne comprenait pas comment il pouvait s’être épris de cette horrible Valsolda. Le marquis, qui y coulait depuis plusieurs années une vie tranquille, et y avait vu naître sa fille unique, donna Esther, resta d’abord quelque peu déconcerté par l’insolence de ces paroles désobligeantes pour la plupart des convives, puis il défendit vivement le pays. La marquise parut se désintéresser ; Paolin, Paolon et le préfet, tous Valsoldais, se taisaient, la figure allongée.
Pasotti déclama solennellement un pompeux éloge de Niscioree, la villa Bianchi, près d’Oria.
Bianchi, homme loyal qui, dans le passé, n’avait guère eu à se louer de Pasotti, ne parut pas goûter l’éloge. Il invita Mme Carabelli à Niscioree.
« Tu n’iras pas à pied, Virginie, dit la marquise, qui savait son amie tourmentée par la peur d’engraisser. La route est trop étroite, tu n’y passerais jamais. »
Donna Virginie protesta avec dédain.
« Elle est plus étroite que le Cours de Porta Renza, c’est vrai, mais le chemin du Paradis l’est encore davantage, malheureusement, dit le marquis.
— Ah non ! pour cela, non ! je vous assure ! s’écria Viscontini qu’excitaient, pour son malheur, quelques verres de vin de Ghemme. »
Tous les yeux se tournèrent de son côté, et Paolin l’admonesta à voix basse.
« Si je suis fou ? riposta le bonhomme, le visage enflammé. Par exemple ! Je vous dis que je n’ai jamais passé par un chemin pareil, de ma vie ! »
Et il raconta que le matin, en venant de Lugano, comme il faisait froid sur le bateau, il était descendu à Niscioree pour finir le trajet à pied ; qu’entre ces deux murs, où un âne ne pourrait pas se tourner, il avait rencontré les gardes qui l’avaient insulté parce qu’il n’était pas descendu au débarcadère de la douane, puis conduit à cette maudite douane ; et que là, comme il portait à la main un rouleau de musique manuscrite, cet animal de receveur, prenant les croches et les demi-croches pour des correspondances politiques secrètes, le lui avait confisqué.
Silence profond. Après un moment, la marquise prononça que M. Viscontini était dans son tort. Il n’aurait pas dû débarquer à Niscioree : cela était défendu. Quant à M. le Receveur, c’était un homme très respectable. Pasotti confirma, la face sévère :
« Excellent fonctionnaire.
— Excellente canaille », murmura le préfet entre ses dents. Franco, qui d’abord semblait penser à tout autre chose, tressaillit et jeta à Pasotti un coup d’œil de mépris.
« Après tout, ajouta la marquise, je trouve que, sous prétexte de musique manuscrite, on pourrait très bien…
— Certainement », dit Paolin, Autrichien par peur, tandis que la maîtresse de la maison l’était par conviction.
Le marquis, bien qu’en 1815 il eût brisé son épée pour ne pas servir les Autrichiens, sourit et dit seulement :
« Là ! C’est un peu fort !
— Mais tout le monde sait que c’est un animal, ce receveur ! s’écria Franco.
— Permettez, don Franco, fit Pasotti.
— Quoi, permettez ? C’est une brute !
— C’est un homme consciencieux, dit la marquise : un employé qui fait son devoir.
— Alors, ce sont ses patrons qui sont des brutes, riposta Franco.
— Mon cher Franco, répondit la voix flegmatique, on ne tient pas ces propos-là dans ma maison. Grâce à Dieu, nous ne sommes pas en Piémont, ici ! »
Pasotti fit une grimace d’approbation. Alors Franco prit furieusement son assiette à deux mains et la cassa sur la table d’un coup net. « Jésus, Marie ! » s’écria Viscontini ; et Paolon, interrompu dans ses laborieuses opérations de mangeur édenté, murmura : « Euh ! »
« Oui, oui, dit Franco, en se levant, le visage bouleversé ; il vaut mieux que je m’en aille ! »
Il sortit du salon. Aussitôt, donna Virginie se sentit mal, il fallut l’emmener. Toutes les dames, sauf Mme Pasotti, la suivirent d’un côté, tandis que le domestique entrait de l’autre, portant un plat de risotto. Puria regarda Pasotti avec un rire triomphant, mais Pasotti feignit de ne pas s’en apercevoir. Tous étaient debout. Viscontini, le coupable apparent, continuait à dire : « Je n’y comprends rien, je n’y comprends rien ». Paolin, furieux de son dîner gâté, grognait : « Qu’avez-vous jamais compris, vous ? » Le marquis, très sombre, se taisait. Enfin, Pasotti, le vrai coupable, prit un air d’affectueuse tristesse, et dit, comme à part soi :
« Quel dommage ! pauvre don Franco ! Un cœur d’or ! une bonne tête, mais un caractère ! C’est vraiment dommage !
— Hélas » ! fit Paolin.
Et Puria, tout contrit : « Voilà de gros ennuis. »
Ils attendirent : mais les dames ne revinrent pas. Alors quelqu’un fit un mouvement. Paolin et Puria s’approchèrent lentement du dressoir, les mains derrière le dos, et contemplèrent le risotto. Puria appela doucement Pasotti, mais Pasotti ne remua point.
« Je voulais seulement vous dire, fit le curé, en cachant son triomphe de manière à le laisser percer, qu’il y a des truffes blanches dans le risotto !
— On peut dire qu’ici il ne manque pas non plus de truffes noires », observa le marquis, en pesant un peu sur les deux derniers mots.
« Canaille ! grondait don Franco en montant l’escalier de sa chambre, bourrique d’Autrichien ! » Il se vengeait sur Pasotti de ne pas pouvoir insulter sa grand’mère, et les consonances mêmes du mot autrichien lui servaient à broyer entre ses dents sa propre colère, à en exprimer et à en goûter la saveur. Mais quand il fut dans sa chambre, son courroux s’évanouit.
Il se jeta dans un fauteuil, devant la fenêtre ouverte, regarda le lac triste sous le couchant nuageux et, au delà du lac, les montagnes désertes. Il poussa un profond soupir. Ah ! comme il se trouvait bien là, seul ! Ah ! quelle paix ! Ah ! quel autre air que celui du salon, quel air aimé, plein de ses pensées d’amour ! Il éprouvait un grand besoin de s’y abandonner, et il en fut aussitôt repris, oubliant les Carabelli, Pasotti, sa grand’mère, l’animal de receveur. Ses pensées ? C’était plutôt une seule pensée, une pensée faite d’amour et de raison, d’anxiété et de joie, de doux souvenirs et de tremblants espoirs, car un événement solennel se préparait, dans l’ombre de la nuit. Franco consulta sa montre. Il était quatre heures moins un quart. Encore sept heures. Il se leva, s’installa, les bras croisés, sur l’appui de la fenêtre.
Encore sept heures et une autre vie commencerait pour lui. En dehors des quelques amis qui devaient prendre part à la cérémonie, personne ne savait que ce soir même, à onze heures, don Franco Maironi épouserait Mlle Louise Rigey.
Mme Thérèse Rigey, la mère de Louise, avait, à une certaine époque, loyalement prié Franco de s’incliner devant la volonté de son aïeule, et de ne plus penser à Louise ; celle-ci, de son côté, sûre de la fidélité de Franco et d’être unie à lui pour toujours, consentit, pour la dignité de la famille et par respect pour sa mère, à rompre les relations officielles. Franco, pour avoir une profession et se suffire à lui-même, étudiait maintenant le droit, à l’insu de sa grand’mère. Mais Mme Thérèse ayant contracté, au milieu de tous ces soucis, une maladie de cœur qui, à la fin d’août 1851, s’aggrava subitement, Franco lui écrivit en lui demandant au moins la permission de la voir, « puisqu’il ne pouvait pas remplir son devoir de l’assister ». Mme Rigey répondit par un refus, et le jeune homme, désespéré, lui apprit qu’il considérait Louise comme sa fiancée devant Dieu et qu’il mourrait plutôt que de l’abandonner. Alors la pauvre femme, qui sentait sa vie échapper tous les jours, eut peur de laisser sa fille chérie dans une situation aussi incertaine, et, considérant la ferme volonté de Franco, elle exprima son ardent désir que ce mariage, puisqu’il devait avoir lieu, se fît le plus tôt possible. Tout fut arrangé à la hâte avec l’aide du curé de Castello et du frère de Mme Rigey, l’ingénieur Ribera, d’Oria, employé au Bureau impérial des Constructions Publiques de Côme. Il fut entendu que le mariage serait célébré secrètement. Franco resterait chez sa grand’mère et Louise chez sa mère, jusqu’au moment opportun de tout avouer à la marquise. Franco comptait, le fait accompli, sur l’appui de Mgr Benaglia, évêque de Lodi, un vieil ami de la famille. Si la marquise endurcissait son cœur, ce qui était à prévoir, les jeunes époux et Mme Thérèse s’installeraient dans une maison que l’ingénieur Ribera possédait à Oria. Ribera, célibataire, entretenait déjà la famille de sa sœur ; il traiterait aussi Franco comme son fils.
Encore sept heures !
La fenêtre donnait sur le bord du jardin qui terminait la villa vers le lac et sur le rivage. Aux premiers temps de son amour, Franco restait là à guetter l’approche d’une certaine barque, d’où sortait une petite personne svelte, légère comme l’air, qui ne regardait jamais vers la fenêtre. Puis, un jour, il s’était avancé à sa rencontre, et elle avait hésité un moment à accepter le secours, bien inutile, de sa main. Là-dessous, dans le jardin, il lui avait offert pour la première fois une fleur, une fleur parfumée de mandevilia suaveolens. Là-dessous, une autre fois, il s’était blessé avec un canif, assez sérieusement, en cueillant pour elle une branche de rosier, et elle lui avait donné, par son trouble, un délicieux signe d’amour. Que de promenades avec elle et d’autres amis, avant que la grand’mère fût avertie, aux rives solitaires du mont Bisgnago, là en face, que de déjeuners et de goûters à cette cantine du Doï ! Avec quelle douceur au cœur Franco rentrait à la maison, se rappelait les regards rencontrés, en exaltait le souvenir ! Les premières émotions de l’amour lui revenaient maintenant à l’esprit, non pas une à une, mais toutes ensemble, des eaux et des rives tristes où ses yeux fixes semblaient s’égarer dans les ombres du passé plutôt que sur les images du moment présent. Vers la fin, il pensait aux premiers pas de la longue route, aux vicissitudes inattendues, à l’attente de l’union désirée, si différente dans la réalité de ce qu’elle apparaissait dans les songes au temps des amandiers et des roses, des courses sur le lac et dans les montagnes. Il ne se doutait pas alors, certes, qu’il y arriverait ainsi, en cachette, à travers tant de difficultés, tant de peines. Et pourtant, pensait-il, si le mariage s’était fait publiquement, pacifiquement, avec l’habituel prologue de cérémonies officielles, de contrats, de congratulations, de visites, de repas, tout cela même aurait été plus répugnant encore à l’amour que ces démêlés.
Franco fut troublé dans ses méditations par la voix du préfet qui lui annonçait, du jardin, le départ des Carabelli. Le jeune homme pensant que, s’il descendait, il lui faudrait faire des excuses, jugea préférable de ne point se montrer. « Vous auriez dû lui casser l’assiette sur la figure ! » hurla d’en bas le préfet, entre ses deux mains en cornet.
Puis il partit, et Franco vit le batelier Simonetti apprêter la barque. Il quitta la fenêtre, et, revenant à ses pensées de tout à l’heure, ouvrit sa commode, s’oublia à contempler un devant de chemise brodée où brillaient déjà les boutons de diamant qu’avait portés son père à son propre mariage. Il n’aurait pas voulu aller à l’autel sans une parure de fête, quoique naturellement cette parure dût être discrète.
Dans les tiroirs parfumés d’iris où personne ne mettait la main que lui, tout était disposé avec cette élégance particulière de l’ordre que crée un esprit intelligent. En revanche, les sièges, la table à écrire, le piano étaient à ce point encombrés qu’on aurait pu croire qu’un ouragan de livres et de papiers avait fait irruption par les deux fenêtres. Quelques volumes de jurisprudence dormaient sous un doigt de poussière, tandis qu’on n’en voyait pas un atome sur le petit gardénia en vase, au bord de la fenêtre. Ce seul détail aurait montré qu’on était chez un poète, si un coup d’œil sur les papiers et sur les livres n’en eût déjà fourni la preuve.
Franco avait la passion de la poésie, et il était un vrai poète dans les exquises délicatesses du cœur ; comme versificateur, il ne pouvait se dire que bon dilettante, sans originalité. Ses maîtres préférés étaient Foscolo et Giusti ; il les adorait vraiment et les pillait tous les deux, parce que, comme son esprit, enthousiaste et satirique en même temps, n’était pas capable de se créer une forme propre, il avait besoin d’imiter. Il faut dire aussi, par équité, que les jeunes gens de cette époque possédaient communément une culture classique devenue rare dans la suite, et que, par les classiques mêmes, ils étaient habitués à honorer l’imitation comme une pratique honnête et louable. Passionné de musique plus encore que de poésie, il avait lui-même acheté son piano, au prix de cinq cent cinquante francs, à l’organiste de Loggio ; car le mauvais piano viennois de sa grand’mère, soigné et respecté comme un aïeul podagre, ne pouvait plus lui servir. L’instrument de l’organiste, foulé et pilé par deux générations de pattes endurcies sur le clavier, n’avait plus qu’une comique petite voix nasillarde, un léger tintement de verre fêlé. C’était presque indifférent pour Franco : à peine avait-il posé les mains sur le clavier que son imagination s’exaltait ; l’enthousiasme du compositeur passait en lui et, dans la chaleur de la passion créatrice, il lui suffisait d’un filet de son pour saisir l’idée musicale et s’en enivrer. Un Érard l’aurait moins inspiré, aurait laissé moins de champ à sa fantaisie, lui aurait été moins cher, en somme, que son épinette.
Franco avait des inclinations, des goûts trop divers, trop de fougue, trop peu de vanité, peut-être aussi trop peu d’énergie et de volonté pour s’assujettir à cet ennuyeux et méthodique travail manuel qui s’impose aux vrais pianistes. Pourtant, Viscontini était enthousiaste de son jeu ; Louise, sa fiancée, ne partageait pas entièrement ses préférences classiques, mais elle admirait, sans fanatisme, son toucher ; quand il acceptait de faire mugir et gémir classiquement les orgues de Cressogno, le bon peuple, impressionné par la musique et cet excès d’honneur, le regardait comme il aurait regardé un prédicateur incompréhensible, la bouche ouverte et les yeux respectueux. Malgré tout cela, Franco n’aurait pas voulu se commettre, dans les salons de la ville, avec certains petits amateurs incapables de comprendre et d’aimer la musique. Tous ou presque tous l’auraient surpassé en agilité et en précision, auraient obtenu plus d’applaudissements, quoiqu’aucun d’eux ne réussît à faire chanter le piano comme lui, surtout dans les adagios de Bellini et de Beethoven qu’il jouait, son âme sur les lèvres, dans les yeux, dans les muscles du visage, dans les nerfs de ses mains unies aux cordes du piano.
Une autre passion de Franco, c’étaient les tableaux anciens. Les murs de sa chambre en avaient plusieurs, pour la plupart des croûtes. Peu expérimenté parce qu’il n’avait pas voyagé, prompt à s’enflammer, contraint à mettre d’accord ses nombreux désirs et son peu d’argent, il se laissait facilement aveugler et jeter sur des chiffons malpropres qui coûtaient peu, mais valaient moins. Il ne possédait de passable qu’une tête d’homme dans la manière du Morone et une Madone à l’enfant dans celle de Dolci. Du reste, il attribuait sans hésiter les deux tableaux à Morone et à Dolci.
Après avoir relu et goûté à nouveau certaines strophes que lui avait inspirées Tartufe Pasotti, il se remit à fouiller dans le chaos de sa table de travail et en tira une feuille de papier anglais pour écrire à Mgr Benaglia, la seule personne qui pût à l’avenir lui être utile auprès de sa grand’mère. Il l’informa de l’acte qu’il allait accomplir, des raisons qui les avaient poussés, sa fiancée et lui, à y arriver d’une manière si pénible, de leur espoir qu’il les aiderait quand viendrait le moment d’avertir la grand’mère. Il réfléchissait encore, la plume à la main, devant le papier blanc, quand la barque des Carabelli passa sous sa fenêtre.
Un peu plus tard, il entendit partir la gondole de la marquise et la barque de Pin. Il supposa que sa grand’mère, restée seule, le ferait appeler ; mais il n’en fut rien. Après un moment d’attente, il se remit à penser à sa lettre, et il y pensa tant, il refit tant de fois le commencement, il avança si lentement, avec tant d’hésitation, qu’il n’avait pas fini quand il lui fallut allumer sa lumière.
La fin lui fut plus facile : il y recommandait sa Louise et se recommandait lui-même aux prières du vieil évêque, avec une confiance en Dieu si candide et si profonde qu’elle aurait touché le cœur le plus incrédule.
Ardent et impétueux comme il l’était, Franco gardait cependant la simple foi tranquille d’un enfant. Point orgueilleux, ennemi des méditations philosophiques, il ignorait la soif de liberté intellectuelle qui tourmente les jeunes gens, quand leur raison et leurs sens commencent à se trouver à l’étroit dans le dur frein d’une croyance positive. Il n’avait pas douté un instant de sa religion, il en observait scrupuleusement les pratiques sans se demander jamais s’il était raisonnable de croire et d’agir ainsi. Il ne tenait cependant ni du mystique ni de l’ascète. Esprit ardent et poétique, mais en même temps exact et lucide, passionné pour la nature et pour l’art, saisi par tous les aspects agréables de la vie, il répugnait naturellement au mysticisme. Il n’avait pas conquis sa foi, n’avait jamais tourné longuement vers elle toutes ses idées, n’en avait pas été pénétré dans tous ses sentiments. La religion était pour lui ce qu’est la science pour un écolier appliqué qui a l’école pour but de ses pensées, la fréquente avec zèle, ne se sent pas en paix s’il n’a pas fait ses devoirs ou ne s’est pas préparé aux répétitions, mais qui, sa tâche finie, ne pense plus aux professeurs ni aux livres, n’éprouve aucun besoin de régler encore sa conduite sur des programmes d’études ou selon des fins scientifiques.
C’est ainsi que, souvent, Franco ne semblait suivre dans la vie que son cœur ardent et généreux, ses inclinations passionnées, ses vives impressions, les impulsions de sa nature loyale que blessait toute vilenie, tout mensonge, intolérante de toute contradiction et incapable de feinte.
Il avait à peine cacheté sa lettre qu’on heurta à la porte. Mme la marquise faisait dire à don Franco de descendre pour le rosaire. Chez les Maironi, on récitait le chapelet, tous les soirs, entre sept et huit heures. Les domestiques étaient tenus d’assister à cette prière. La marquise l’entonnait, trônant sur un canapé, ses yeux somnolents fixés sur les échines et les jambes des fidèles prosternés de-ci et de-là, les uns dans la lumière la plus opportune à un acte dévot, les autres dans l’ombre la plus propice à un petit sommeil de contrebande. Franco entra dans la salle comme sa grand’mère disait les douces paroles : Ave Maria, gratia plena, avec ce flegme, avec cette onction qui lui donnaient toujours une tentation diabolique de se faire mahométan.
Le jeune homme alla se cacher dans un coin sombre, et n’ouvrit pas la bouche. Il ne pensait qu’à l’interrogatoire, imminent, et ruminait à l’avance ses réponses dédaigneuses.
Le rosaire fini, la marquise attendit un moment en silence, puis prononça les paroles sacramentelles : « Charlotte : Friend ! »
Charlotte, la vieille femme de chambre, avait la charge, après le rosaire, de prendre Friend dans ses bras et de l’aller coucher.
« Voici, madame la marquise », dit Charlotte.
Mais Friend s’enfuit quand elle allongea la main. Il était de bonne humeur, ce soir-là, le vieux Friend, s’amusait à jouer sans se laisser prendre, provoquant Charlotte, lui glissant des mains, s’échappant sous le piano ou sous la table, et regardant avec un ironique remuement de queue la pauvre femme qui lui disait des lèvres : « Viens, chéri, viens, chéri, » et du cœur : « Sale bête ! »
« Friend ! appela la marquise, allons, Friend, sois sage ! »
Franco bouillait. Comme le vilain animal, infecté de l’égoïsme et de l’orgueil de sa patronne, lui venait dans les jambes, il le repoussa et le fit pirouetter dans les mains de Charlotte qui le serra rageusement et l’emporta en répondant perfidement à ses plaintes :
« Qu’est-ce qu’on t’a fait, mon pauvre Friend, qu’est-ce qu’on t’a fait là ! »
La marquise ne dit rien, et son visage de marbre ne trahit pas son cœur. Elle ordonna à son valet de chambre de dire au préfet de la Caravina, s’il venait, et à n’importe qui, qu’elle était allée se coucher. Franco se disposait, lui aussi, à sortir derrière les domestiques quand il se ravisa par crainte d’avoir l’air de fuir. Il prit sur la cheminée un numéro de la Gazette de Milan, s’assit à côté de sa grand’mère et se mit à lire, attendant.
« Je vous félicite, commença tout à coup la voix somnolente, de la belle éducation et des beaux sentiments que vous avez montrés aujourd’hui.
— J’accepte vos compliments, répondit Franco, sans lever les yeux de son journal.
— Bien, mon cher », répliqua la grand’mère, imperturbable. Et elle ajouta :
« Je suis heureuse que cette jeune fille ait appris à vous connaître ; comme cela, si elle était jamais au courant de quelque projet, elle sera bien contente qu’on ne lui en parle plus.
— Contents tous deux, dit Franco.
— Vous ne savez pas du tout si vous serez content. Surtout si vous avez encore certaines idées. »
À ces mots, Franco déposa son journal et regarda son aïeule en face.
« Qu’arriverait-il, demanda-t-il, si j’avais encore certaines idées ?… »
Il ne parlait plus cette fois d’un ton de défi, mais avec un sérieux tranquille.
« Nous y voilà, répondit la marquise. Expliquons-nous clairement. J’espère et je crois bien qu’une certaine chose n’arrivera jamais ; mais, si elle arrivait, ne vous imaginez pas qu’à ma mort vous auriez quoi que ce soit, car j’ai déjà pris toutes mes mesures en conséquence.
— Allons donc, fit le jeune homme, indifférent.
— Tels sont les comptes que vous devez me rendre, continua la marquise. Après, il y a ceux que vous devez rendre à Dieu.
— Comment ? s’écria Franco. Si j’ai des comptes à rendre à Dieu, ils passeront avant les vôtres et non après ! »
Quand la marquise était prise en faute, elle poursuivait toujours, comme si de rien n’était.
« Ils seront gros, dit-elle.
— Mais ils passeront les premiers, répéta Franco.
— Car, continua la terrible vieille dame, si vous êtes chrétien, votre devoir est d’obéir à votre père et à votre mère, et c’est moi qui les représente. »
Si elle était tenace, il ne l’était pas moins.
« Mais Dieu avant », argua-t-il.
La marquise sonna et coupa court à la discussion en disant :
« Maintenant, nous sommes d’accord. »
Elle se leva du canapé à l’arrivée de Charlotte, et dit tranquillement :
« Bonne nuit. »
Franco répondit : « Bonne nuit », et reprit la Gazette de Milan.
À peine sa grand’mère fut-elle sortie qu’il jeta son journal, serra les poings, se dégonfla sans paroles, avec de furieux frémissements, puis se dressa, en disant à voix haute :
« Ah ! cela vaut mieux, cela vaut mieux ! » Et, de nouveau, à part soi : « Oui, mieux vaut ne jamais l’amener dans cette maison maudite, ma Louise, ne pas la tourmenter de cette tyrannie, de cet orgueil, de cette voix, de ce visage ; mieux vaut vivre de pain et d’eau et attendre le reste de quelque travail de chien plutôt que de ces mains-là ; mieux vaut se faire jardinier, batelier, charbonnier !… »
Il monta dans sa chambre, résolu à ne plus ménager personne. « Mes comptes avec Dieu ! s’écria-t-il en lançant la porte ; mes comptes avec Dieu, si j’épouse Louise ? Ah ! tant pis ! qu’on me voie, qu’on m’écoute, qu’on m’espionne, qu’on le lui dise, qu’on le lui raconte, qu’on le lui chante, j’en serai ravi ! »
Il s’habilla avec hâte et colère, heurtant les sièges, ouvrant et refermant ses tiroirs à grands coups. Il se mit en habit par défi, descendit l’escalier bruyamment, appela le vieux domestique, lui dit qu’il ne rentrerait pas de la nuit et, sans s’émouvoir du visage effrayé et ahuri de ce pauvre homme qui lui était si dévoué, se lança dans la rue et se perdit dans les ténèbres.
Il était sorti depuis deux ou trois minutes quand la marquise, déjà couchée, envoya Charlotte voir qui descendait l’escalier en courant. Charlotte rapporta que c’était don Franco, et dut aussitôt repartir avec une seconde mission. « Que voulait don Franco ? » Cette fois, la réponse fut que don Franco était sorti pour un moment. Ce « moment » fut pieusement ajouté par le vieux domestique. La marquise ordonna à Charlotte de s’en aller en laissant la lumière allumée.
« Revenez quand je sonnerai », dit-elle.
Au bout d’une demi-heure, elle sonna.
La femme de chambre accourut.
« Don Franco est encore dehors ?
— Oui, madame la marquise.
— Éteignez la lumière, prenez votre jupe, mettez-vous dans l’antichambre, et quand il sera rentré, venez me le dire. »
Là-dessus, la marquise se tourna contre le mur, en montrant à la femme de chambre l’énigme blanche, égale, impénétrable, de son bonnet de nuit.
Le même soir, à dix heures précises, l’ingénieur Ribera frappait deux coups discrets à la porte de M. Jacques Puttini, au Haut-Albogasio ; bientôt après, une fenêtre s’ouvrait au-dessus de lui où apparaissait, dans le clair de lune, le vieux petit visage imberbe de « Mossieu Zacques ».
« Très honoré ingénieur, mes respects, dit-il. La servante va vous ouvrir.
— Inutile, répondit l’autre. Je ne monterai pas. C’est le moment de partir. Vous descendez, n’est-ce pas ? »
M. Jacques commença à souffler et à cligner des paupières.
« Pardonnez-moi, dit-il, dans son langage où se mélangeaient tous les idiomes, pardonnez-moi, très honoré ingénieur. Est-il vraiment bien nécessaire… ?
— Quoi ? » fit l’ingénieur ennuyé. La porte s’ouvrit, encadrant la jaune figure d’oiseau de proie de la servante Marianne. L’ingénieur gravit l’escalier derrière elle, qui portait la lampe.
« Mes respects, commença M. Jacques, en venant à sa rencontre avec une autre lampe. Je comprends et reconnais le grave inconvénient, mais, en vérité… »
La figure rose et rasée de M. Jacques, surmontant une cravate blanche et un petit corps maigre enfermé dans un pardessus noir, exprimait, par les mouvements convulsifs des lèvres, des sourcils et des yeux dolents, la plus comique inquiétude.
« Qu’est-ce qu’il y a de nouveau ? » demanda l’ingénieur avec brusquerie.
Étant l’homme le plus droit et le plus simple du monde, il comprenait peu les hésitations du pauvre et timide M. Jacques.
« Permettez », commença Puttini ; et, se tournant vers la domestique, il lui dit d’un ton aigre :
« Allez-vous-en, vous, dans votre cuisine ; venez quand on vous appellera. Allez, vous dis-je ! Obéissez ! Soyez respectueuse ! C’est moi qui commande ! Je suis le maître ! »
C’était la curiosité de la servante et son oubli impertinent des ordres supérieurs qui allumaient chez « Mossieu Zacques » une telle fureur despotique.
Marianne partit en marmottant et M. Jacques se mit en devoir d’informer de sa pensée intime le très honoré ingénieur, avec un grand renfort de mais, si, dis-je, en vérité. Il avait promis d’assister comme témoin au mariage secret de Louise, mais, au dernier moment, sur le point de partir pour Castello, il était pris d’une grande peur de se compromettre.
Il était premier député politique, comme on appelait alors les citoyens investis de la suprême autorité communale. Si le très révéré Commissaire Impérial et Royal de Porlezza venait à connaître cette intrigue, comment la prendrait-il ? Et Madame la marquise ? « Une méchante femme, très honoré ingénieur ; une femme vindicative ! » Et il avait déjà tant d’autres ennuis ! « Sans compter encore ce maudit taureau ! »
Ce taureau, sujet d’un débat pendant entre la commune d’Albogasio et le fermier des Alpes, des hauts pâturages, était depuis deux ans un cauchemar mortel pour le pauvre M. Jacques qui, lorsqu’il parlait de ses malheurs, commençait toujours par la « perfide servante » pour finir avec le taureau.
« Sans compter encore ce maudit taureau ! » Ce disant, il levait la tête, les yeux pleins d’une exécration douloureuse, agitait les mains du côté de la montagne, vers la cime la plus proche de sa maison, où gîtait la bête diabolique. Mais l’ingénieur, dont le beau visage d’intrépide gentilhomme trahissait une désapprobation continue, un dégoût croissant de la pusillanimité du petit être qui se contorsionnait devant lui, perdit enfin patience, et, pliant les bras, les coudes en dehors, puis les secouant comme s’il tenait les rênes d’un cheval poltron, il s’écria :
« Mais que diable ! c’est à n’y pas croire ! C’est insensé, cher monsieur Jacques ! Je ne me serais jamais imaginé qu’un homme, si je puis dire… »
Ici, l’ingénieur, ne sachant vraiment comment dire, comment définir son interlocuteur, ne fit que gonfler ses joues, pousser un long murmure, une sorte de râle, comme s’il eût eu dans la bouche une épithète trop grosse qu’il ne pouvait cracher. Cependant M. Jacques, tout rouge, s’essoufflait à protester :
« C’est bon, c’est bon, me voilà, je viens ; ne vous échauffez pas, je n’ai fait qu’exprimer un doute, très honoré ingénieur ; vous connaissez le monde ; moi, je l’ai connu, mais je ne le connais plus. »
Il se retira et reparut bientôt, tenant à la main un chapeau haut de forme monstrueux, à larges bords, qui avait vu l’entrée de Ferdinand à Vérone, en l’année dite « de l’empereur », en 1838.
« C’est une marque de déférence et de complaisance qui me semble convenable », dit-il.
L’ingénieur, à cette nouvelle niaiserie, s’écria encore : « En voilà une idée ! »
Mais le petit homme, cérémonieux dans l’âme, tint bon.
« C’est mon devoir, c’est mon devoir » ; et il appela Marianne pour les éclairer. Celle-ci, quand elle vit son maître avec cette étonnante marque de déférence sur la tête, commença à s’exclamer. « Taisez-vous, souffla le malheureux Jacques. Taisez-vous ! » Et à peine hors de la maison, il éclata : « Je n’ai pas le moindre doute que cette maudite fille ne cause ma mort !
— Pourquoi donc ne la renvoyez-vous pas ? » demanda l’ingénieur.
M. Jacques avait mis un pied sur le premier degré du sentier à escalier qui montait à côté de la maison Puttini quand cette brusque question, qui lui enfonça comme un poignard dans la conscience, l’arrêta net.
« Eh ! répondit-il en soupirant.
— Ah ! fit l’ingénieur.
— Que voulez-vous ? reprit l’autre après une courte pause. Celle-ci ou celle-là !… »
Ayant souligné en guise d’épilogue, selon un vieil usage vénitien, cette fâcheuse identité des deux personnes, M. Jacques gonfla les joues, souffla avec vivacité, et se décida à se remettre en chemin.
Ils montèrent pendant quelques minutes, lui devant, l’ingénieur derrière, par le sentier fatigant, qu’éclairait mal une lueur de lune perdue parmi les nuages. On n’entendait que les pas lents, les coups des cannes sur le pavé, le souffle régulier de M. Jacques : Apff ! apff ! Au pied du long escalier de Pianca, le petit homme s’arrêta, ôta son chapeau, essuya sa sueur avec son mouchoir blanc et, regardant en l’air vers le grand noyer et les étables de Pianca où il fallait monter, se mit à souffler extraordinairement.
L’ingénieur l’encouragea.
« Allons, monsieur Jacques ! Pour l’amour de Louise !… »
M. Jacques continua sans mot dire. Arrivé aux étables, au delà desquelles le sentier devient plus facile, il parut oublier les degrés et les scrupules, la perfide servante et le commissaire impérial et royal, la vindicative marquise et le maudit taureau, et commença à parler avec enthousiasme de Mlle Rigey.
« Je vous assure que quand j’ai l’honneur de me trouver avec Mlle Louise, votre nièce, cela me reporte au temps de Mlle Baretela, des demoiselles Filipuzzi, des trois sœurs Sparesi de Vérone et de tant d’autres beautés d’antan qui avaient quelque bonté pour moi. Je vais quelquefois chez Mme la marquise : j’y rencontre des jeunes filles modernes. Non, non, leur genre ne me plaît guère ! Elles sont ou guindées ou coquettes. Mlle Louise, au contraire, sait mettre chacun à son aise : jeune homme ou vieillard, pauvre ou riche… Je ne comprends vraiment pas que Mme la marquise… »
L’ingénieur l’interrompit :
« La marquise a raison, dit-il, ma nièce n’est pas noble, ma nièce n’a pas le sou. Comment la marquise pourrait-elle être contente ? »
M. Jacques s’arrêta, un peu déconcerté, et regarda l’ingénieur en clignant de ses petits yeux dolents.
« Mais, fit-il sérieusement, vous ne lui donnez pas raison ?
— Moi ? répondit l’ingénieur. Je n’approuve jamais qu’on aille contre la volonté des parents ou de ceux qui en tiennent lieu. Mais moi, cher monsieur Jacques, je suis un homme à la vieille mode, comme vous. Aujourd’hui, le monde va autrement, il faut le laisser marcher. Donc, j’ai donné mon avis, et puis j’ai dit : « Maintenant, faites comme il vous plaira ; quand vous aurez décidé quelque chose, appelez-moi » ; et me voilà.
— Et que dit de cela Mme Teresina ?
— Ma sœur ? Ma sœur, la pauvre, elle dit : quand ils seront ensemble, je ne regretterai plus de mourir. »
Ils arrivaient à ce coude du sentier qui sépare les derniers champs de la commune d’Albogasio de ceux de la commune de Castello, et tourne à gauche sur un rocher saillant, d’où la vue plonge, à l’improviste, sur un précipice de la montagne, le lac au fond, les villages de Casarico et de Sainte-Mamette accroupis sur la rive comme pour boire, Castello juché à quelque distance, un peu plus haut, et, vis-à-vis, le pic aride et fier de Cressogno, tout découvert. La vue est belle, même de nuit, au clair de lune ; mais si M. Jacques s’immobilisa dans une attitude contemplative et sans souffler, ce ne fut point parce que le paysage lui semblait digne de l’attention de qui que ce fût, voire même d’un premier député politique, mais bien plutôt parce que, ayant une réflexion grave à énoncer, il éprouvait le besoin de concentrer toutes ses forces dans son cerveau et de suspendre tout autre mouvement, fût-ce celui de ses jambes.
« Vous avez raison, dit-il, le monde n’est plus ce qu’il était jadis. »
Par bonheur pour le brave Puttini, il n’y avait plus longtemps à marcher. Déjà ils atteignaient l’église de Castello et l’escalier qui conduit à l’entrée du village. Puis il leur fallut passer sous les arcades du cloître, s’enfiler à l’aveuglette dans un trou noir que l’imagination de M. Jacques peupla de tant d’affreuses pierres glissantes, de maudits et traîtres escaliers qu’il s’arrêta net sur ses deux pieds.
« Attendez », fit l’ingénieur.
Un rais de lumière brillait sous la porte de l’église. L’ingénieur entra et ressortit aussitôt avec le sacristain, qui préparait les prie-Dieu pour les époux. Celui-ci tendit à Puttini, pour l’aider, le long allumoir qui sert pour les cierges de l’autel. Arrêté sur le seuil du portique, il put ainsi, grâce à la longueur du manche, incliner son lumignon jusqu’aux pieds de M. Jacques qui, mécontent de cette illumination religieuse, poursuivit son chemin en maugréant contre les pierres, les torches, la petite flamme sacrée et celui qui la portait, jusqu’à ce que, abandonné par le sacristain et appréhendé par l’ingénieur, il fût entraîné, malgré sa muette résistance, comme un brochet pris à la ligne, sur le seuil des Rigey.
À Castello, les maisons qui s’alignent, massées sur la crête tortueuse du mont, pour jouir du soleil et de la vue du lac, toutes blanches et riantes du côté de l’espace, toutes sombres vers un rang d’autres maisons disgraciées qui s’attristent derrière elles, ressemblent à certains heureux de ce monde qui, devant la misère trop proche, prennent une attitude hostile, se serrent l’un contre l’autre et s’entr’aident pour la tenir à distance. La maison des Rigey, parmi ces demeures joyeuses, était une des plus sombres du côté miséreux, une des plus claires à la face du soleil. De la porte de la rue, un passage étroit et long conduisait à une petite galerie découverte d’où l’on descendait, par quelques marches, sur la terrasse blanche qui, entre le salon de réception et un haut mur sans fenêtres, avait vue sur l’extrémité du mont et les précipices d’où jaillit le Soldo, et sur le lac jusqu’aux golfes verts des Birosni et du Doï, jusqu’aux plaines tranquilles au delà de Caprino et de Gandria.
M. Rigey, né à Milan d’un père français et professeur de français au collège de Mme Berra, après avoir perdu sa place et la plus grande partie de ses leçons particulières à cause de sa réputation d’homme irréligieux, avait acheté cette petite maison en 1825, pour s’y retirer et y vivre tranquille, à peu de frais ; il avait épousé la sœur de l’ingénieur Ribera, et était mort en 1844, en laissant à sa femme une fille de quinze ans, et peu de ressources en plus de la maison.
À peine l’ingénieur eut-il frappé un coup sonore qu’on entendit une course de pas légers dans le couloir, la porte s’ouvrit et une voix grave, d’une inexprimable harmonie, murmura : « Quel bruit, mon oncle ! – Oh là ! fit l’ingénieur, patriarcal, fallait-il frapper du bout du nez ? » Sa nièce lui mit une main sur la bouche, de l’autre le tira à l’intérieur, fit un gracieux salut à M. Jacques et referma la porte ; tout cela en un clin d’œil, tandis que ledit M. Jacques soufflait : « Très honorée demoiselle… je me console vraiment… – Merci, merci, lui dit Louise, entrez. Je vous demande pardon, j’ai un mot à dire à mon oncle. »
Le petit homme obéit, son grand chapeau à la main, et la jeune fille embrassa tendrement son vieil oncle, posa la tête sur son cœur, en lui mettant les bras autour du cou.
« Allons, salut, fit l’ingénieur, en repoussant presque ces caresses où il sentait une reconnaissance dont il n’aurait pas supporté l’expression, c’est bon, c’est assez. Comment va ta mère ? » Louise ne répondit que par une nouvelle étreinte. Son oncle était plus qu’un père pour elle, il était la providence de la maison, bien que dans sa grande et simple bonté il ne pensât jamais avoir rien fait pour sa nièce ni pour sa sœur. Pourtant que seraient-elles devenues sans lui, les pauvres femmes, avec les misérables douze ou quinze mille livres que leur avait laissées Rigey ? L’oncle touchait, comme ingénieur des constructions publiques, de beaux honoraires, et vivait économiquement à Côme avec une vieille gouvernante. Ses épargnes allaient toutes aux Rigey. Dès le début, il avait ouvertement et solennellement désapprouvé l’inclination de Louise pour Franco, car ce mariage lui paraissait trop inégal ; mais, puisque les jeunes gens ne faiblissaient point et que sa sœur avait consenti, il s’était mis ensuite à les aider de tout son pouvoir, en réservant sa propre opinion.
« Ta mère ? répéta-t-il.
— Elle allait bien ce soir, mais à présent elle est agitée, car Franco est venu, il y a une demi-heure, lui raconter une scène avec sa grand’mère…
— Oh ! pauvre moi ! » fit l’ingénieur. Quand quelqu’un avait fait une bévue, c’était son habitude de s’en plaindre lui-même, avec cette exclamation.
« Mais, mon oncle, Franco a raison. »
Louise prononça ces mots avec une soudaine fierté.
« Certainement ! s’écria-t-elle, car son oncle avait poussé un hem ! dubitatif. Il a cent fois raison ! Seulement, ajouta-t-elle plus bas, il dit qu’il a quitté la maison d’une manière qui fera sans doute tout découvrir à sa grand’mère.
— Tant mieux », répondit l’oncle, en s’acheminant vers la terrasse.
La lune était voilée, il faisait sombre. Louise murmura : « Maman est ici ».
Mme Thérèse, qui souffrait d’oppression, s’était fait traîner dans son fauteuil sur la terrasse pour avoir un peu d’air et de soulagement.
« Que vous en semble, Pierre ? dit une voix du même timbre que celle de Louise, mais plus lasse et plus douce, la voix d’un cœur pacifique à qui le monde fait peur et qui se soumet ; toutes nos précautions ne serviront donc à rien ! »
Comme Mme Thérèse achevait de parler, Franco, qui se tenait dans le salon avec le curé, en sortit pour embrasser l’oncle.
« Eh bien ? fit celui-ci en lui tendant la main, car ces accolades n’étaient pas de son goût, qu’est-ce qui se passe ? »
Franco raconta ce qui venait d’arriver, en voilant un peu les expressions de sa grand’mère qui pouvaient paraître trop offensantes pour les Rigey, en taisant tout à fait la menace de ne rien lui laisser, en accusant presque plus sa propre susceptibilité que l’émotion de la vieille dame, en confirmant à la fin qu’il lui avait à dessein fait connaître son intention de rester dehors toute la nuit. Ce qui ne pouvait manquer de la conduire à tout découvrir, parce qu’elle l’interrogerait sur cette absence, qu’il ne voulait pas mentir, et que se taire serait avouer.
« Écoute ! s’écria l’ingénieur, avec l’accent vibrant d’un galant homme qui, étouffant dans un fouillis de précautions et de dissimulations, donne deux grands coups de coude, se libère et respire, je vois que tu as eu tort d’irriter ta grand’mère, car il faut respecter les vieux, même dans leurs erreurs ; je comprends que sa colère aura les pires conséquences ; mais j’en suis enchanté et je le serais encore davantage si tu avais déjà dit nettement les choses à la marquise. Ce secret, ces feintes, ces cachotteries ne m’ont jamais plu ! L’honnête homme est celui qui dit franchement ce qu’il fait. Tu veux te marier contre la volonté de ta grand’mère ? Soit ! mais au moins, ne la trompe pas ! »
Mme Thérèse joignait à un sentiment exquis de la vie telle qu’elle devrait être, un sens très fin de la vie telle qu’elle est, et, plus versée que son frère dans les exercices de piété, beaucoup plus familière avec Dieu, parvenait plus facilement à se persuader qu’elle obtenait de Lui, par amour du bien substantiel, quelque concession de forme.
« Mais, Pierre, vous ne réfléchissez pas ! s’écria-t-elle. (Mme Thérèse, beaucoup plus jeune que son frère, lui disait toujours vous, tout en se laissant tutoyer.) Si la marquise apprend le mariage de cette manière, et naturellement, ne veut pas recevoir Louise chez elle, que feront nos enfants ? Où iront-ils ? Il n’y a pas de place ici, et quand il y en aurait, rien n’est en état. Ni chez vous non plus. Il faudrait réfléchir. Si nous désirons garder le secret pendant un mois ou deux, ce n’est pas pour la tromper, c’est pour avoir le temps de la préparer et, si elle ne se laisse pas fléchir, d’organiser une installation à Oria.
— Oh ! pauvre moi ! fit de nouveau l’ingénieur. Il faut six semaines pour cela ? Cela ne me paraît pas possible ! »
Un souffle prolongé, dans l’ombre, rappela en cet instant la présence de M. Jacques, qui se tenait dans un angle, appuyé au mur, et n’osait pas s’en détacher, à cause de l’obscurité.
Mme Thérèse ne l’avait point encore salué.
« Oh ! monsieur Jacques ! fit-elle avec empressement. Excusez-moi. Je vous remercie tant, tant ! Venez ici. Vous avez entendu ce que nous disions ? Donnez aussi votre avis.
— Serviteur, dit M. Jacques dans son coin. Si je ne bouge pas, c’est que, avec ma mauvaise vue…
— Louise, s’écria Mme Thérèse, apporte une lampe. Mais, vous avez entendu, monsieur Jacques, qu’en dites-vous ? »
M. Jacques, dans sa sagacité, émit trois ou quatre petits soupirs nerveux qui signifiaient : « Aïe, que c’est embarrassant ! ».
« Je ne sais pas, commença-t-il, je ne sais pas ; je dis que… puisque me voilà… Si l’on pouvait attendre, il me semble que notre très honoré don Franco pourrait peut-être, par la douceur… Bon, bon, en ce qui me concerne, je suis à vos ordres… »
Ce furent les violentes protestations de Franco qui causèrent cette subite volte-face. Louise l’appuya et Mme Thérèse, qui aurait peut-être penché pour un répit, n’osa pas contredire.
« Louise, Franco, reconduisez-moi au salon. »
Les deux jeunes gens, accompagnés par l’oncle et par M. Jacques, poussèrent ensemble le fauteuil dans le salon.
En passant le seuil, Louise s’inclina et baisa sa mère sur les cheveux, en murmurant : « Tu verras que tout ira bien. »
Elle croyait trouver le curé au salon, mais le curé s’était enfui par la cuisine. À peine Franco et Louise eurent-ils installé la malade auprès d’un guéridon qui portait la lampe, que le sacristain arriva pour leur annoncer que tout était prêt. Mme Thérèse le pria de prévenir le curé que les époux seraient dans une demi-heure à l’église.
« Louise, dit-elle en fixant sur sa fille un regard significatif.
— Oui, maman », répondit la jeune fille ; et, d’une voix plus haute, se tournant vers son fiancé :
« Franco, maman désire te parler. »
M. Jacques comprit et sortit sur la terrasse. L’ingénieur ne comprit rien et sa nièce dut lui expliquer qu’il fallait laisser sa mère seule avec Franco. L’homme simple n’envoyait pas très bien la raison ; alors, elle lui prit le bras en souriant et l’emmena.
Mme Thérèse tendit en silence sa belle main encore jeune à Franco, qui s’agenouilla pour la baiser.
« Pauvre Franco ! » dit-elle doucement.
Elle le fit lever et s’asseoir auprès d’elle. Elle avait à lui parler, dit-elle, et elle se sentait si peu de force ! Mais il comprenait beaucoup en peu de mots, n’est-ce pas ?
En s’exprimant ainsi, sa voix faible prit une suavité infinie.
« Sais-tu, commença-t-elle, je n’aurais pas songé à te le dire, mais cela m’est venu à l’esprit quand tu as raconté l’histoire de l’assiette brisée. Je te prie d’avoir égard à la situation de l’oncle Pierre. Il pense, dans son cœur, comme toi. Si tu avais vu les lettres qu’il m’écrivait en 1848 ! Mais il est employé du Gouvernement. Il est vrai qu’il se sent la conscience tranquille, car en s’occupant des routes et des eaux, il sait qu’il sert son pays et non les Allemands. Pourtant, il est tenu à certains égards ; ayez-en aussi, jusqu’à un certain point, pour l’amour de lui.
— Les Allemands s’en iront bientôt, mère, répondit Franco. Mais sois en paix, je serai prudent, tu verras…
— Oh ! cher, je n’ai plus rien à désirer ! Je n’ai plus qu’à vous voir tous deux unis et bénis du Seigneur. Quand les Allemands seront partis, vous viendrez me le dire à Looch. »
Les petits prés, ombragés de grands noyers, où se trouve le cimetière de Castello, portent le nom de Looch.
« Mais il faut que je te parle d’une autre chose encore, poursuivit Mme Thérèse, sans laisser à Franco le temps de protester. »
Il lui prit les mains, les serra en retenant à peine ses pleurs.
« Il faut que je te parle de Louise, dit-elle. Il importe que tu connaisses bien ta femme.
— Je la connais, mère, je la connais aussi bien que toi et mieux encore. »
En parlant ainsi, il sentait frémir tout son amour passionné pour celle qui était la vie de sa vie et l’âme de son âme.
« Pauvre Franco, fit Mme Thérèse tendrement, en souriant. Non, écoute-moi, il y a une chose que tu ne sais pas et que tu dois savoir. Attends un peu. »
Elle avait besoin d’un répit, l’émotion la faisait haleter et lui rendait la parole difficile. Elle répondit par un geste négatif à Franco qui aurait voulu se rendre utile, l’aider en quelque manière. Il ne lui fallait qu’un peu de repos, qu’elle prit en appuyant la tête au dossier de son fauteuil. Elle se redressa bientôt.
« Tu auras entendu mal parler chez toi de mon pauvre mari, dit-elle. Tu auras entendu dire que c’était un homme sans principes et que j’ai eu grand tort d’épouser. De fait, il n’était pas très religieux, et ce fut la raison qui me fit hésiter beaucoup avant de me décider. Si j’ai cédé, c’est en pensant que je pourrais avoir une bonne influence sur son âme, qu’il avait noble. Il est mort en chrétien. J’ai le ferme espoir de le retrouver au Paradis, si le Seigneur me fait la grâce de m’y recevoir avec lui ; mais, jusqu’à la dernière heure, j’ai cru ne rien obtenir ! Eh bien ! j’ai peur que ma Louise, au fond, n’ait les idées de son père. Elle s’en cache, mais je sens qu’elle les a… Je te la confie, étudie-la, conseille-la, elle est intelligente et c’est un noble cœur ; si je n’ai pas su m’y prendre avec elle, tu feras mieux ; tu es un bon chrétien, fais qu’elle aussi devienne chrétienne ; veux-tu me le promettre, Franco ? »
Il promit en souriant, comme si ces craintes fussent vaines, et qu’il fît, par complaisance, une promesse superflue.
La malade le regarda tristement : « Crois-moi, dit-elle, ce n’est point de l’imagination. Je ne puis mourir en paix, si tu ne prends pas la chose au sérieux. » Et quand le jeune homme eut répété sa promesse sans sourire, elle ajouta :
« Un mot encore. En partant d’ici, tu iras à Casarico, chez le professeur Gilardoni, n’est-ce pas ?
— C’était le projet primitif. Je devais dire à ma grand’mère que j’allais coucher chez Gilardoni pour faire une promenade matinale avec lui ; mais tu sais, à présent, comment j’ai quitté la maison.
— Vas-y tout de même. Cela me fera plaisir. Et puis, il t’attend, n’est-ce pas ? donc il y faut aller. Pauvre Gilardoni, il n’est pas revenu, depuis son coup de tête d’il y a deux ans. Tu sais de quoi il s’agit ? Louise te l’aura raconté ?
— Oui, mère. »
Le professeur Gilardoni, qui vivait à Casarico, en ermite, s’était romanesquement enamouré, quelques années auparavant, de Mme Thérèse, et sa timide et respectueuse proposition de mariage avait obtenu un tel succès de stupeur qu’il en avait perdu le courage de reparaître devant elle.
« Pauvre homme ! reprit Mme Rigey. Il a fait là une grande sottise, mais c’est un cœur d’or, un bon ami, il faut l’aimer. La veille de son accès de folie, il me fit une confidence. Je ne puis te la répéter, et même je te prie de ne lui en rien dire s’il ne t’en parle le premier ; mais en somme, c’est une affaire qui pourrait avoir dans certains cas beaucoup d’importance pour vous, surtout si vous avez des fils. Si Gilardoni t’en parle, réfléchis avant de t’en ouvrir à Louise. Elle pourrait prendre la chose comme il ne faut pas. Consulte-toi, demande l’avis de l’oncle Pierre, et puis parle ou tais-toi, selon que tu le jugeras bon.
— Oui, mère. »
On heurta doucement, et la voix de Louise dit :
« C’est fini ? »
Franco regarda la malade :
« Entre, dit-elle. Est-ce l’heure de partir ? »
Louise ne répondit pas. Elle passa un bras autour du cou de Franco. Ils s’agenouillèrent ensemble devant leur mère, inclinèrent leur tête sur ses genoux. Louise s’efforçait de ne pas pleurer, sachant bien qu’il fallait éviter à la malade toute émotion trop vive, mais le mouvement de ses épaules la trahissait.
« Ne pleure pas, Louise, ne pleure pas, chérie ; et elle lui caressait les cheveux. Je te remercie d’avoir toujours été une bonne fille, une très bonne fille ; calme-toi, je suis contente, tu verras que j’irai mieux. Allez, maintenant, embrassez-moi, et puis, partez ; ne faites pas attendre monsieur le curé. Dieu te bénisse, Louise, et toi aussi, Franco. »
Elle demanda son livre de prières, rapprocha la lampe, fit ouvrir les fenêtres et la porte de la terrasse pour mieux respirer, et renvoya la bonne qui offrait de lui tenir compagnie. Les fiancés partis, l’ingénieur entra pour saluer sa sœur avant de se rendre à l’église.
« Adieu, Thérèse.
— Adieu, Pierre. Un nouveau poids sur vos épaules, mon pauvre Pierre !
— Amen », répondit paisiblement l’ingénieur.
Restée seule, Mme Rigey écouta le bruit des pas qui s’éloignaient. Les pas lourds de son frère et de M. Jacques, qui fermaient la marche, l’empêchèrent de distinguer ceux que son oreille aurait voulu accompagner le plus loin possible.
Un instant encore, et tout se tut. Elle eut l’idée que Louise et Franco s’en allaient ensemble vers un avenir où elle ne pourrait les suivre que pour peu de mois ou peut-être peu de jours, et qu’elle ne pouvait rien deviner, rien pressentir de leur destinée. « Pauvres enfants ! pensa-t-elle, qui sait par où ils auront passé dans cinq ou dans dix ans ! » Elle écouta, mais le silence était profond ; il n’entrait, par les fenêtres ouvertes, que la lointaine rumeur de la cascade de Rescia, au delà du lac. Alors, supposant qu’ils étaient déjà à l’église, elle ouvrit son livre de prières et lut avec ferveur.
Bientôt elle se sentit lasse, avec une grande confusion dans la tête, les caractères de son livre se confondirent à sa vue. Son esprit s’assoupissait, sa volonté était perdue. Elle avait une vision de choses irréelles et savait ne pas dormir, comprenant que ce n’était pas un rêve, mais un état produit par son mal. Elle vit s’ouvrir la porte qui communiquait à la cuisine et entrer le vieux Gilardoni de Dasio, surnommé « Carlin de Dàas », père du professeur, agent des Maironi pour leurs propriétés de Valsolda, mort depuis vingt-cinq ans. Le fantôme s’approcha et dit, d’un ton naturel : « Bonsoir, madame Thérèse, vous allez bien ? » Elle crut répondre : « Oui, Carlin, bien, et vous ? » Mais, en réalité, elle n’ouvrit pas la bouche. « Voici la lettre, reprit le fantôme, en agitant triomphalement une lettre. Je vous l’ai apportée ici. » Et il la posa sur la table.
Mme Thérèse vit distinctement, et avec un sens de vif plaisir, cette lettre salie et jaunie par le temps, sans enveloppe, qui gardait la marque d’un pain à cacheter rouge. Il lui sembla répondre : « Merci, Carlin. Et à présent, vous allez à Dasio ? – Non, madame, répondit Carlin, je vais à Casarico, chez mon fils. »
La malade ne vit plus Carlin, mais elle voyait encore la lettre sur la table. Elle la voyait nettement sans être pourtant certaine qu’elle y fût ; dans son cerveau inerte restait le souvenir d’autres hallucinations passées, l’idée de la maladie, son ennemie, sa dure maîtresse. Elle avait l’œil vitreux, la respiration pénible et saccadée.
Un bruit de pas pressés l’effraya, rappela presque toute sa connaissance. Louise et Franco, en se précipitant dans la chambre, ne s’aperçurent pas du bouleversement de son visage, que leur cachait l’abat-jour de la lampe. Agenouillés devant elle, ils la couvraient de baisers, attribuant à l’émotion son souffle inégal. Soudain, la malade détacha la tête du dossier du fauteuil, tendit les mains en avant, en regardant et montrant quelque chose.
« La lettre », dit-elle.
Les deux jeunes gens se retournèrent sans rien voir.
« Quelle lettre, maman ? » fit Louise. Au même instant, elle remarqua l’expression du visage de sa mère et jeta un coup d’œil à Franco pour l’avertir. Ce n’était pas la première fois, depuis sa maladie, qu’elle souffrait d’hallucinations. En entendant demander : « Quelle lettre ? », Mme Thérèse comprit, fit : « Oh ! », retira ses mains, s’en couvrit le visage et pleura silencieusement.
Réconfortée par les caresses de ses enfants, elle se recomposa, les embrassa, tendit la main à son frère et à M. Jacques, qui n’avait pas tout à fait compris de quoi il s’agissait, et invitait Louise à prendre quelque chose. Il y avait une tourte et une précieuse bouteille de vin de Niscioree, ancien cadeau du marquis Bianchi, lequel avait pour Mme Rigey une vénération singulière.
M. Jacques, ne voyant pas venir le moment de s’éclipser, commençait à se démener et à souffler en regardant l’ingénieur.
« Madame Louise, dit-il en voyant sortir la jeune épouse, excusez-moi, je voudrais vous demander la permission…
— Non, non, interrompit Mme Thérèse avec un petit filet d’ironie. »
Louise disparut et Franco se glissa aussi hors de la chambre, derrière sa femme. Mme Thérèse, prise d’un scrupule, fit le geste de le rappeler.
« Pourquoi donc ? dit l’ingénieur.
— Mais, Pierre !
— Mais pourquoi ? »
Les antiques et austères traditions de sa famille, un sentiment de dignité, peut-être aussi un scrupule religieux, car les époux n’avaient pas encore assisté à la messe nuptiale, ne permettaient pas à Mme Thérèse de laisser les jeunes gens s’isoler, non plus qu’elle ne pouvait expliquer nettement sa répugnance. Ses réticences et la bonté patriarcale de l’oncle Pierre donnèrent à Franco le temps de se retirer sans rappel possible. Mme Thérèse n’insista pas.
« Pour toujours ! murmura-t-elle après un moment, comme en se parlant à soi-même Unis pour toujours ! »
Les époux ne revenaient pas.
« Monsieur Jacques, fit l’ingénieur, pas moyen de se coucher, cette nuit. »
Le malheureux s’agita, souffla, battit des paupières, sans répondre.
Et les époux ne revenaient pas.
« Pierre, tirez la sonnette ! dit Mme Thérèse.
— Faut-il tirer la sonnette, Monsieur Jacques ? demanda l’ingénieur sans se déranger.
— Je crois bien que ce serait l’idée de Mme Thérèse, répondit le petit homme en naviguant de son mieux entre le frère et la sœur. Mais moi, je ne dis rien.
— Pierre ! répéta Mme Rigey.
— Voyons, répéta le frère sans bouger, que feriez-vous ? sonneriez-vous ou ne sonneriez-vous pas ?
— Oh ! Dieu, gémit Puttini, dispensez-moi de répondre.
— Non, non, répondez ! »
Les époux ne revenaient pas ; la mère, de plus en plus inquiète, recommença : « Mais sonnez donc, Pierre ! »
M. Jacques, qui mourait d’envie de s’en aller, et ne pouvait partir sans saluer les époux, encouragé par l’insistance de Mme Thérèse, fit un effort, rougit jusqu’à la racine des cheveux, et donna enfin son avis :
« Moi, je sonnerais !
— Cher monsieur Jacques, dit l’ingénieur, je suis étonné, surpris, émerveillé ! »
Pourquoi, alors qu’il était de bonne humeur et qu’un de ces synonymes lui venait à la bouche, les enfilait-il tous les trois ?
« Mais sonnons ! » conclut-il.
Et il sonna discrètement.
« Écoutez, Pierre, dit Mme Thérèse. Rappelez-vous que, quand vous partirez, il faut que Franco parte avec vous. Il reviendra à cinq heures, pour la messe !
— Oh ! pauvre moi ! que de misères ! fit l’oncle Pierre. En somme, sont-ils mari et femme, oui ou non ?
— Bien, bien, bien, ajouta-t-il en voyant que sa sœur s’inquiétait. Faites tout ce que vous voudrez, et voilà !
Au lieu des époux, la bonne entra avec la tourte et la bouteille, et dit à l’ingénieur que Mme Louise le priait de sortir un instant sur la terrasse.
« C’est quand vous apportez de bonnes choses que vous me renvoyez ! » fit l’oncle Pierre. Il plaisantait, avec son habituelle sérénité d’esprit, soit qu’il ne comprît pas la gravité de l’état de sa sœur, soit par sa disposition naturelle à rester paisible en face de l’inéluctable.
Il alla sur la terrasse, où Franco et Louise l’attendaient. « Écoute, mon oncle, fit la jeune femme, mon mari assure que sa grand’mère découvrira tout et qu’il ne pourra plus rester à Cressogno. Si maman était dans de bonnes conditions, nous pourrions émigrer chez toi, à Oria ; mais, comme c’est impossible, nous avons pensé arranger tout de suite, de notre mieux, une chambre ici ; le cabinet de travail de mon pauvre père, par exemple. Qu’en dis-tu ?
— Hum ! fit l’oncle, qui n’acceptait pas facilement les nouveautés. C’est une résolution bien précipitée. Vous ferez des dépenses, vous mettrez la maison sens dessus dessous pour une installation qui ne peut durer. »
Son idée fixe était d’avoir toute la famille à Oria, et ce second projet lui portait ombrage. Il craignait que si les époux s’arrangeaient à Castello, ils ne finissent par y rester. Louise s’efforça de lui persuader qu’on ne pouvait faire autrement, que ni la dépense ni le dérangement ne seraient très grands, que son mari, quand il aurait à sortir, irait tout droit à Lugano et en reviendrait avec les quelques meubles indispensables. L’oncle demanda si Franco ne pourrait pas venir à Oria jusqu’à ce que Mme Rigey et Louise pussent le rejoindre. « Oh ! mon oncle ! » s’écria Louise. Si elle avait connu l’épisode du coup de sonnette, elle se serait plus émerveillée encore de cette proposition. Le bonhomme avait quelquefois de ces idées naïves qui faisaient sourire sa sœur. Louise s’ingéniait à trouver des arguments contre l’exil de Franco et à les faire valoir avec chaleur. « C’est bon, dit l’ingénieur, non persuadé, mais résigné, en arrondissant ses bras en arc, avec le geste d’un Dominus vobiscum plus charitable, plus disposé à étreindre de tendresse les pauvres créatures humaines. Fiat ! Oh ! à propos, continua-t-il en se tournant vers Franco, as-tu de l’argent ? »
Franco tressaillit, s’embarrassa.
« Il est comme notre père, tu sais, lui dit sa femme.
— Votre père, nullement, corrigea l’oncle, toujours placide ; mais ce qui est à moi est à vous, voilà : je veux dire que je vous munirai selon mes forces. »
Et il reçut les embrassements émus des jeunes époux sans les rendre, presque ennuyé de ces démonstrations superflues, fâché qu’ils n’accueillissent pas plus simplement une chose si simple et si naturelle. « Oui, oui, fit-il, allons boire, cela vaut mieux ! »
Le vin de Niscioree, rouge clair comme un rubis, délicat et généreux, caressa et pacifia l’estomac de l’impatient M. Jacques, qui buvait à l’ordinaire du Grimelli d’aqueuse saveur.
« Est, est, n’est-ce-pas, monsieur Jacques ? dit l’oncle Pierre, en voyant Puttini regarder dévotement dans le verre qu’il tenait à la main. Ici du moins, il n’y a pas danger de crever comme celui-ci : et propter nimium dominus meus mortuus est.
— Il me semble que je ressuscite, répondit très lentement M. Jacques, presque à voix basse et les yeux dans son verre.
— Allons, le toast aux époux, reprit l’oncle, en se levant. Si vous ne voulez pas, c’est moi qui le porte !
Qu’il vive et qu’elle vive,
Et laissons-les tranquilles ! »
M. Jacques vida son verre, souffla et cligna des paupières pour marquer les sentiments variés qui s’agitaient dans son âme, pendant que le suprême bouquet du vin se perdait dans sa bouche ; il offrit ses meilleurs respects à Mme Thérèse, sa dévotion à l’aimable épouse, sa considération à l’heureux époux ; il se défendit, en se démenant des bras et de la tête, des remercîments qui pleuvaient sur lui, prit son grand chapeau, sa canne, et se retira humblement, en soufflant avec un mélange de satisfaction et de mélancolie, derrière les épaules placides du très honoré ingénieur.
« Et toi, Franco ? demanda tout à coup Mme Thérèse.
— Je vais partir, répondit Franco.
— Viens ici, dit-elle. Je vous ai mal reçus, mes pauvres enfants, quand vous êtes revenus de l’église. C’était un de mes accès, vous l’avez bien compris. Maintenant, je me sens tellement mieux, tellement paisible ! Seigneur, je vous remercie ! J’ai le sentiment d’avoir mis ma maison en ordre, d’avoir éteint le feu, d’avoir dit quelques prières, et d’aller me coucher, toute contente ; mais pas encore tout à fait, pourtant, cher, pas encore tout à fait ! Je te laisse ma fille ; je te laisse l’oncle Pierre ; je sais que tu les aimeras, n’est-il pas vrai ? Souviens-toi aussi de moi. Ah, Seigneur ! que je regrette de pas voir vos enfants ! Vous leur ferez donner un baiser pour la pauvre grand’mère, tous les jours. Et maintenant, va, mon fils, et reviens à cinq heures et demie. Adieu, va.
Elle lui parlait d’une voix caressante, et il pleurait silencieusement de tendresse, lui baisait et rebaisait les mains, heureux que Louise fût présente et pût le voir ; car, dans son immense affection pour la mère, il y avait l’immense joie d’être devenu un avec la fille, et comme un avide désir d’aimer tout ce que sa femme aimait, avec la même force.
« Va, répéta la mère, redoutant aussi sa propre émotion ; va, va ! »
Il obéit enfin et sortit avec Louise.
Cette fois encore, Louise tarda beaucoup à rentrer ; mais les âmes les plus saintes ont leurs indulgentes faiblesses, et quoique la servante ne fît qu’aller et venir de la cuisine au salon, Mme Thérèse, touchée des marques d’affection que lui avait prodiguées Franco, ne lui ordonna pas de tirer la sonnette.
Franco descendit lentement la montagne, tout absorbé dans son monde intérieur, en s’arrêtant à chaque pas pour regarder la route blanchâtre et les champs noirs, pour toucher les feuilles d’un cep de vigne ou les pierres d’un petit mur et s’assurer de la réalité du monde extérieur, se persuader qu’il ne rêvait pas. Ce ne fut qu’à Casarico, devant la porte de la villa Gilardoni, dans la rue des Mal’ari, qu’il se rappela les paroles énigmatiques de Mme Thérèse à propos de la confidence que lui avait faite le professeur, et se demanda quel pouvait être ce mystère qu’il ne fallait pas révéler à Louise. À dire vrai, ce conseil de la mère ne lui plaisait guère : « Comment cacherais-je jamais quelque chose à ma femme ? » pensait-il en frappant à la porte.
Le professeur Benjamin Gilardoni, fils de « Carlin de Dàas », devait son éducation au vieux don Franco Maironi, le mari de la marquise Ursule, homme bizarre, quinteux, violent, mais généreux. À la mort de Carlin, on s’aperçut que la générosité de Maironi n’aurait pas été nécessaire. Benjamin hérita un petit magot, ce qui mit en fureur don Franco, lequel le rendit responsable de l’hypocrisie paternelle, lui tourna le dos et ne voulut rien savoir de lui pendant le peu de temps qu’il survécut à son agent. Le jeune homme entra dans l’enseignement, fut professeur de latin au gymnase de Crémone et de philosophie au lycée d’Udine. Valétudinaire, peu courageux devant la souffrance physique, un peu misanthrope aussi, il abandonna sa chaire de professeur en 1842 et revint dans la Valsolda, jouir du modeste héritage paternel. Son village natal de Dasio, planté sur les rochers dolomitiques de l’Arabione, était trop élevé et incommode pour lui. Il vendit les biens qu’il y possédait, et acheta une plantation d’oliviers au-dessous de Casarico et une villa à Casarico même, au bord du lac : une fantasque petite villa qu’il appelait « pi grec » à cause de sa forme, sur le modèle du digamma d’Ugo Foscolo. De la rue des Mal’ari, un passage étroit conduisait à une petit cour, adjacente à un portique minuscule et ouvert, parmi de grands oléandres, sur le lac – six milles d’une eau verte, grise ou bleue, selon le moment – jusqu’au mont Saint-Sauveur, courbé à l’arrière-plan sous le poids de sa bosse mélancolique, et jusqu’aux humbles collines sises au-dessous de Carona. À l’est de la maisonnette se trouvait un jardin potager très grand pour ce pays, que le professeur cultivait avec l’aide de son domestique Joseph, dit Pinella, et d’une bibliothèque de traités français. Il faisait venir de France les graines des légumes les plus réputés, qui donnaient parfois des produits très différents de leur étiquette, ou même ne ressemblaient à aucun légume connu ! Alors, le philosophe et son disciple, inclinés sur les plates-bandes, les mains aux genoux, levaient leurs yeux des pousses moqueuses pour se regarder en face, l’un sincèrement, l’autre avec une componction hypocrite.
Dans un coin du jardin, et dans une étable construite selon toutes les règles de l’art, vivait une vache suisse achetée après trois mois d’études assidues, et devenue aussi maigre et chétive que son patron, auquel il arrivait souvent, malgré la vache suisse et quatre poules de Padoue, de ne pas seulement pouvoir se préparer à la maison un simple lait de poule. Dans le mur de soutènement, battu des vagues soulevées par la bise, Gilardoni, sur le conseil de Franco Maironi, avait creusé des trous et planté des agaves d’Amérique, des rosiers et des câpriers, masquant ainsi, comme il disait, sous une forme poétique et élégante, le contenu matériel du jardin. Et, par amour de la poésie, il en laissait inculte un petit coin, où croissaient de hauts roseaux. Devant ces roseaux, le professeur avait élevé une espèce de belvédère, haute plate-forme de bois, rustique et primitive, où il passait, en été, d’agréables heures à lire, dans la fraîcheur de la brise, dans le murmure des roseaux et des flots, les livres mystiques qu’il aimait. De loin, la couleur du belvédère se confondait avec celle des roseaux, et Gilardoni, assis en l’air, son livre à la main, avait l’air d’un mage. Il gardait dans son salon sa bibliothèque d’horticulture ; les livres mystiques, les traités de nécromancie, de gnosticisme, des hallucinations et des rêves, avaient les honneurs d’un petit réduit près de sa chambre à coucher, dans une espèce de cabine où le ciel et le lac semblaient entrer par les fenêtres.
Après la mort du vieux Maironi, le professeur avait recommencé à fréquenter la famille ; mais la marquise Ursule ne lui plaisait guère, et son fils don Alexandre, père de don Franco, encore moins. Il finit par aller chez eux une fois dans l’année. Quand le jeune Franco entra au lycée, Gilardoni fut prié par la grand’mère, comme le père était mort depuis peu, de lui donner quelques leçons pendant l’automne. Le maître et l’élève se ressemblaient par leur enthousiasme facile, par leurs colères véhémentes et passagères, et ils étaient tous deux de chauds patriotes. Quand les leçons ne furent plus nécessaires, ils se revirent en amis, quoique le professeur fût de plus de vingt ans l’aîné de don Franco. Il admirait l’intelligence de son élève ; Franco, au contraire, estimait peu la philosophie mi-chrétienne, mi-rationaliste de son maître et ses tendances mystiques ; il riait de sa passion pour les livres et les systèmes d’horticulture et de jardinage, dépourvue de tout sens pratique. Mais il l’aimait pour sa bonté, pour sa candeur, pour sa chaleur d’âme. Il avait été son confident au temps de l’amour malheureux pour Mme Rigey, et lui avait à son tour confié ses secrets. Gilardoni en fut très ému ; il dit à Franco qu’ayant au cœur un tel sentiment, il arrivait à devenir un peu son père, quand même Mme Thérèse ne voulait rien savoir de lui. Franco ne parut pas apprécier cette paternité métaphysique : l’amour pour Mme Rigey lui paraissait une aberration ; mais en somme il se renferma dans l’opinion que si la tête du professeur ne valait pas cher, le cœur était d’or.
Franco frappa donc à la porte, et ce fut le professeur en personne, portant un quinquet à huile, qui vint ouvrir.
« C’est vous ? dit-il, je croyais que vous ne viendriez plus ».
Gilardoni était en robe de chambre et en pantoufles ; il avait sur la tête une manière de turban blanc et exhalait une forte odeur de camphre. Il ressemblait à un bey : pourtant, le visage mince et jaune qui souriait sous le turban n’avait rien de turc. Entouré d’une maigre barbe rougeâtre et pompeusement fleuri, au milieu, d’un grand nez bossué et vermeil, il s’éclairait de deux beaux yeux bleus, d’une grande jeunesse, pleins de candide bonté et de poésie.
À peine Franco eut-il tiré la porte derrière lui que son ami l’interrogea : « Est-ce fait ? – C’est fait », répondit Franco. Gilardoni l’embrassa silencieusement. Puis il le fit monter dans son cabinet. Il lui expliqua, chemin faisant, qu’il s’était appliqué sur la tête des compresses d’eau sédative, à cause d’un commencement de migraine. Il était un fanatique de Raspail, et avait persuadé Franco, très sujet aux maux de gorge, de renoncer aux sangsues pour les cigarettes de camphre.
Dans le cabinet, nouvel embrassement, nouvelle étreinte beaucoup plus longue.
« Enfin, enfin ! » s’écria Gilardoni, en sous-entendant tout un monde de choses.
Pauvre Gilardoni, il avait les yeux pleins de larmes ! C’est en vain qu’il avait espéré le même bonheur que son ami ! Franco comprit, fut embarrassé, ne sut rien dire, et il s’ensuivit un silence tellement significatif que Gilardoni, ne pouvant le supporter, entreprit d’allumer le feu pour faire du café. Franco offrit ses services ; le professeur accepta, alléguant son mal de tête, et commença à dérouler son turban devant une écuelle d’eau sédative. « Donc, dit-il, en dominant sa propre émotion par un effort de volonté, racontez-moi. » Franco raconta tout, depuis le dîner de sa grand’mère jusqu’à la cérémonie nuptiale dans l’église de Castello, excepté, naturellement, sa conversation confidentielle avec Mme Thérèse. Le professeur Benjamin qui, pendant qu’il parlait, s’était recoiffé de son turban, reprenait à moitié courage. « Et… dit-il, en substituant au nom aimé une sorte de gémissement sourd, comment va-t-elle ? » En apprenant l’hallucination, il s’écria : « Une lettre ? Il lui a semblé voir une lettre ? Mais quelle lettre ? » Franco n’en savait rien. Un sifflement d’eau bouillante sur la braise interrompit leur conversation : le café bouillonnait et débordait. Gilardoni ressemblait à son jeune ami en ceci, qu’on lisait en lui-même à livre ouvert. Le jeune ami, qui du reste lisait mieux et plus vite sur le visage, comprit tout de suite qu’il avait pensé à une certaine lettre et lui demanda, pendant que le café se reposait, s’il pouvait lui expliquer cette hallucination. Le professeur s’empressa de répondre que non mais, à peine ce non prononcé, l’atténua par d’autres sons inarticulés : « Eh non, non, vraiment je ne sais rien, non, en somme ! » Franco n’insista pas, et le silence se fit de nouveau.
Après avoir bu son café avec des signes involontaires d’inquiétude, le professeur proposa brusquement d’aller se coucher. Franco, qui devait repartir avant le jour, préféra ne pas se mettre au lit, mais insista pour y envoyer son ami ; celui-ci, après d’infinies protestations et après avoir hésité jusque sur le seuil de la porte, son écuelle d’eau sédative à la main, fit tout à coup volte-face, lança un adieu par-dessus l’épaule, et disparut.
Resté seul, Franco éteignit la lampe et s’étendit sur le sofa, dans la bonne intention de dormir. Il ne s’était pas écoulé cinq minutes qu’on frappait à la porte et que le professeur rentrait vivement, sans lumière, en disant : « Eh bien, c’est moi ! – Qu’y a-t-il ? » s’écria Franco. Il sentit au même moment le bon Benjamin lui jeter les bras autour du cou, sa barbe, son camphre, sa voix dans la figure.
« Cher, cher, cher don Franco, j’ai un poids énorme sur le cœur ; je ne voulais pas parler tout à l’heure, je voulais vous laisser tranquille, mais je ne puis… Je ne puis pas, je ne puis pas !…
— Parlez, calmez-vous, » dit Franco en se dégageant.
Le professeur le laissa et se prit les tempes dans les mains, en gémissant : « Oh ! l’animal que je suis ! Je pouvais bien vous laisser tranquille, jusqu’à demain ou après-demain. Mais à présent, c’est fait, c’est fait ! » Il saisit les mains de Franco : « Croyez-vous ! J’avais commencé à me déshabiller quand il m’a pris comme un vertige, et, v’lan ! j’ai renfilé mes vêtements et suis accouru ici, comme un fou, sans lumière. Dans mon émoi, j’ai renversé mon écuelle d’eau sédative !
— Faut-il allumer ? demanda Franco.
— Non, non, j’aime mieux parler dans l’ombre. »
Il alla s’asseoir à son bureau, en dehors de la faible clarté qui entrait par la fenêtre, et commença. Il avait d’ordinaire la parole nerveuse et désordonnée ; qu’on s’imagine ce que ce fut dans sa présente agitation !
« Donc, je commence ! Je commence, mon cher don Franco ! Par où faut-il commencer ? Voyez comme je suis bête : je ne sais pas même par où commencer. Ah ! cette hallucination ! Oui, je vous ai dit un mensonge, tout à l’heure ; je pouvais bien en soupçonner l’origine ! Il s’agit d’une lettre, d’une lettre que j’ai fait voir, il y a deux ans, à Mme Thérèse. Une lettre de feu don Franco, votre aïeul. Bien, je commence par le commencement. Mon pauvre père, dans les derniers jours de sa vie, me parla d’une lettre de don Franco que je trouverais dans un secrétaire où il serrait tous les papiers à conserver. Il me dit de la lire, de la garder et de me régler, le moment venu, sur ma conscience : « Cependant, me dit-il, il est presque certain que tu n’auras rien à faire ! » Mon père mort, je cherche la lettre dans le secrétaire et ne la trouve pas, je cherche dans toute la maison et ne la trouve pas. Quel parti prendre ? Je me rassure en me disant que je n’y puis rien et je n’y pense plus. Je suis une bête, n’est-ce pas ? Un animal ? Dites-le moi, je le mérite, je me le suis dit tant de fois ! Poursuivons. Savez-vous comment a été réglée la succession de votre aïeule ? Savez-vous comment se sont arrangées vos affaires ? Vous me pardonnez, n’est-ce-pas, si je vous parle de ces choses ?
— Je sais que mon grand-père mourut sans testament et que je n’ai rien, répondit Franco. Passons ; continuez. »
Ce sujet était pénible au jeune homme. À la mort du vieux Maironi, on n’avait pas découvert de testament. La veuve et le fils, don Alexandre, s’étaient partagé l’héritage par moitié, de gré à gré. Pour arranger l’affaire ainsi, le fils avait dû faire à sa mère une forte donation, déclarant interpréter ainsi la volonté paternelle, à qui avait manqué le temps de s’exprimer. Don Alexandre, vicieux, joueur, prodigue, était déjà pris, à la mort de son père, dans les filets des usuriers. Pendant les sept années qu’il vécut encore, il manœuvra de manière à ne pas laisser un sou à son fils unique, Franco, qui n’eut qu’une vingtaine de mille livres, l’héritage de sa mère, morte en lui donnant le jour.
« Oui, oui, je continue, reprit Gilardoni. Il y a trois ans, je dis trois ans, je reçus une lettre de vous. Je me rappelle que c’était le 2 novembre, le jour des Morts. Choses étranges ! choses mystérieuses ! Écoutez bien. Le soir, je vais me coucher et je fais un songe. Je rêve de la lettre de votre grand-père. Notez que je n’y avais plus jamais pensé. Je rêve que je la cherche et que je la trouve, dans une vieille caisse, au grenier. Je la lis, toujours en rêve. Que dit-elle ? Elle dit que dans la cave des Maironi, à Cressogno, il y a un trésor, et que ce trésor vous est destiné. Je me réveille avec une émotion extraordinaire, dans la conviction qu’il s’agit d’un songe véridique. Je me lève et vais regarder dans la caisse. Je n’y découvre rien. Mais, deux jours plus tard, comme je voulais vendre certains fonds que j’avais encore à Dasio, il me tombe sous la main un vieil acte d’achat que mon père conservait dans son secrétaire, je l’ouvre et il s’en échappe une lettre. Je cours à la signature et je vois : Noble Franco Maironi. Je la lis : c’est cela ! Voilà, me dis-je, le songe qui… »
Le professeur se leva, prit une mèche soufrée de la longueur d’un demi-bras, l’enfonça dans les braises de la cheminée et alluma la lampe.
« Je l’ai sur moi, fit-il, avec un gros soupir désolé ; lisez. »
Il sortit de sa poche et tendit à Franco une lettre jaunie, de petit format, sans enveloppe, avec les traces d’un cachet rouge. Les lignes d’écriture, d’un noir jaunâtre, transparaissaient à l’intérieur, comme en relief.
Franco la prit, l’approcha de la lumière et lut à haute voix :
« Cher Carlin.
« Tu trouveras dans la présente mon testament. J’en ai fait deux copies. L’une est chez moi. L’autre est celle que je te charge de publier si la première est tenue cachée. Tu as compris ?… C’est tout ce qu’il faut, et quand tu me reverras, je te défends de me rompre la tête en me donnant des conseils, selon ta maudite habitude. Tu es la seule personne en qui j’aie confiance mais, pour le reste, c’est à moi de commander et à toi d’obéir, donc toutes tes représentations seraient vaines et insupportables.
« Ton affectionné maître,
« Noble FRANCO MAIRONI.
« Cressogno, le 22 septembre 1828. »
« Et voici le testament, dit Gilardoni, lugubre, en présentant à Franco un autre papier jauni. Mais, celui-là, ne le lisez pas à haute voix. »
Le testament disait :
« Moi soussigné, noble Franco Maironi, j’entends disposer de mes biens, par cet acte de ma dernière volonté.
« Puisque donna Ursule Maironi, née marquise Scremin, a daigné, parmi beaucoup d’autres, accepter aussi mes hommages, je lui fais, en signe de reconnaissance, un legs unique de dix mille livres et je lui laisse le joyau le plus précieux pour elle de ma maison, savoir don Alexandre Maironi, dûment inscrit dans les registres de la paroisse de la cathédrale de Brescia comme mon fils.
« Je laisse à mon dit fils la part légitime qui lui revient de ma fortune et, en plus, trois pièces de dix centimes par jour, en signe de ma particulière estime.
« Je laisse à mon agent de Brescia, M. Grisi, s’il se trouve à mon service au moment de ma mort, tout ce qu’il m’a pris.
« Je laisse à mon agent de Valsolda, Carlino Gilardoni, à la même condition que ci-dessus, quatre livres de Milan par jour, sa vie naturelle durant.
« Je désire qu’on célèbre dans la cathédrale de Brescia une messe quotidienne, tant que vivra donna Ursule Maironi Scremin, pour le salut de son âme.
« Pour tout le reste de ma fortune, j’institue et je nomme héritier mon petit-fils don Franco Maironi, fils de don Alexandre.
« Fait, écrit et signé le 15 avril 1828.
« Noble FRANCO MAIRONI. »
Franco lut et rendit le document, comme dans un rêve, sans rien dire. Il était très ému, et sentait confusément qu’il fallait se dominer et se recueillir, pour voir clair en soi-même et dans les choses.
« Vous avez vu ? fit le professeur, dont la surexcitation, à ce moment, atteignit son paroxysme. Pourquoi n’avoir pas parlé tout de suite, n’est-ce pas ? Pourquoi ? Je ne saurais le dire positivement. Ces papiers m’ont fait horreur ; s’il s’était agi de moi, de mon père, de ma mère, j’aurais laissé passer un million plutôt que de le réclamer avec ces papiers. Et je suis un imbécile de dire cela. Mettez que je ne l’ai pas dit : je parle pour moi, vous comprenez. À votre place, ah ! c’est une autre affaire ! Et puis, je croyais – voyez quel âne je suis ! – que votre grand’mère vous aimait beaucoup, que les biens de votre grand-père vous reviendraient en tout cas ; et avec cette idée… Je me suis concerté, il y a quelque temps, avec Mme Thérèse, je lui ai montré cette lettre et ce testament. Elle me dit que j’aurais dû vous avertir tout de suite, dès que j’eus fait la découverte, mais qu’à présent, comme sa fille était aussi en cause, elle ne pouvait plus me donner de conseil. « D’ailleurs… », ajouta-t-elle… Bref, peu importe ! Je comprends, en somme, que ce testament lui fait aussi horreur. Que voulez-vous ? Je m’imaginais que votre grand’mère finirait par accepter votre mariage et je ne soufflais mot. Ce soir, vous me dites qu’elle vous menace ; alors, vous comprenez qu’il m’a été impossible d’attendre, de garder un instant de plus ces papiers. Les voilà, prenez-les ! »
Franco, absorbé dans ses propres pensées, n’entendit que ces derniers mots. « Non, dit-il, je ne veux pas les prendre. Je me connais. Si je les sens en ma possession, je pourrais faire trop vite quelque chose de trop grave. Gardez-les, vous, pour le moment. »
Gilardoni s’en défendit, et Franco eut un mouvement d’impatience. Rien ne l’irritait comme les sorties inconsidérées des gens de bon cœur et de mauvaise tête. Il s’échauffa parce que Gilardoni résistait, lui fit comprendre que son désir de se débarrasser à tout prix de ces papiers était du pur égoïsme, et que, quand on fait des bêtises, il en faut supporter les conséquences. Ce furent à peu près ses paroles ; sa face irritée et dure disait davantage. Alors, le professeur, rougissant et répétant : « Bon, bon, bon », les fourra nerveusement dans sa poche et sortit sans ajouter un mot. Aussitôt Franco, pour la satisfaction de sa propre conscience, se persuada que M. Benjamin avait tous les torts possibles : de ne pas lui avoir remis les papiers tout de suite, d’avoir fait des façons pour les garder, de s’être offensé. Puis, sûr de faire la paix avec le philosophe, il ne pensa plus à lui, éteignit sa lumière, et, retourné à son fauteuil, se replongea dans ses réflexions.
À présent, il mettait ses idées en ordre. Il ne pouvait, avec dignité, se servir de ce testament, déshonorant pour son aïeule dans sa forme et dans son contenu, par le soupçon qu’il suscitait d’une suppression délictueuse, et peu honorable pour son père même. Non, non. Il fallait dire au professeur de brûler le tout. « Ainsi, madame ma grand’mère, je triompherai de toi, puisque je te fais grâce de la fortune et de l’honneur, sans prendre même la peine de te le dire ! » Franco, en savourant cette résolution, se sentit presque élevé au-dessus de la terre, respirant à pleins poumons, content de soi comme un prince, l’âme éclairée et pacifiée par un sentiment mêlé de générosité et d’orgueil. En dépit de sa foi et de ses pratiques religieuses, il était loin de soupçonner que ce sentiment n’était pas admirable, et qu’une magnanimité moins consciente aurait été beaucoup plus noble.
Il se laissa retomber contre le dossier de son fauteuil, mieux disposé au repos, pensant tranquillement à ce qu’il venait de lire, à ce qu’il venait d’entendre, dans l’état d’esprit d’un homme qui, heureux d’avoir échappé à une spéculation risquée, considère les angoisses et les malheurs qu’il a écartés pour toujours. De vieux souvenirs ébranlaient sa mémoire. Il se rappela certains propos tenus par une vieille femme de chambre sur la fortune des Maironi, qui aurait été volée aux pauvres. Il était enfant, à l’époque, et cette femme ne s’était point fait scrupule de parler en sa présence. Il en avait gardé une impression profonde, que réveilla plus tard un certain prêtre en lui racontant avec un air de mystère, avec solennité et non peut-être sans intention, que l’argent de sa famille provenait d’un procès injustement gagné contre le grand hôpital de Milan.
« Ainsi, par moi, pensa Franco, tout est revenu au diable. »
Il eut l’idée qu’il devait être tard, ralluma, et regarda sa montre. Elle marquait trois heures et demie. Si près du moment de retrouver Louise, il lui fut désormais impossible de dormir. Encore une heure et demie ! Il regardait à chaque instant la pendule : le temps maudit ne passait pas ! Il prit un livre et ne put lire. Il ouvrit la fenêtre ; l’air était doux, le silence profond, le lac clair du côté de San Salvador, le ciel étoilé. À Oria, on voyait une lumière. Sa destinée était peut-être de vivre avec son oncle. En regardant distraitement le point lumineux, il se mit à imaginer l’avenir à travers des fantasmagories qui changeaient sans cesse. Vers quatre heures et demie, il entendit sonner un coup à l’étage inférieur, et, presque aussitôt, Pinella vint l’avertir, au nom de son maître, que s’il voulait faire l’ascension du Boglia, il était temps de se mettre en route. Son maître, souffrant d’un grand mal de tête, ne pouvait ni se lever ni le recevoir. Franco chercha sur le secrétaire une feuille de papier, et il y écrivit :
« Parce mihi, domine, quia brixiensis sum. »
Puis il sortit, accompagné par Pinella avec la lumière jusqu’au portique ténébreux où commence la route de Castello, et disparut.
La marquise Ursule sonna à six heures et demie, et commanda à sa femme de chambre le chocolat accoutumé. Elle en avala une bonne moitié, et demanda avec tout son flegme à quelle heure Franco était rentré :
« Il n’est pas rentré, madame la marquise. »
La vieille dame eut peut-être quelque émotion, mais pas un muscle de son visage ne bougea. Elle porta la tasse de chocolat à ses lèvres, regarda la femme de chambre, et dit tranquillement : « Apportez-moi un de ces biscuits d’hier. »
Vers les huit heures, la femme de chambre vint annoncer que don Franco était venu et n’avait fait que monter à sa chambre, qu’il y avait pris son passe-port et qu’il était redescendu en chargeant le domestique de lui trouver un batelier pour le conduire à Lugano. La marquise ne souffla mot, mais plus tard fit appeler son confident Pasotti. Celui-ci comprit tout de suite, et s’entretint avec elle une bonne demi-heure. La vieille dame voulait absolument savoir où et comment son neveu avait passé la nuit. Pasotti avait déjà recueilli et put lui rapporter de vagues rumeurs sur la visite nocturne de don Franco chez les Rigey, mais il fallait des nouvelles plus précises. Curieux par tempérament, comme un braque qui va flairer tous les trous et se frotter à tous les pantalons, le malin tartufe promit à la marquise de la renseigner dans une couple de jours ; et il s’en alla les yeux brillants, en se frottant les mains dans l’attente de son plaisir de chasseur.
Le lendemain matin, Pasotti, ayant pris son café au lait dans son lit et dressé son plan de campagne jusqu’à dix heures et demie, fit venir Mme Barberine, qui couchait dans une autre chambre, pour ne pas incommoder du bruit de ses ronflements « le contrôleur », comme elle appelait avec humilité son mari. « Il a raison, disait la pauvre sourde, c’est une bien mauvaise habitude que j’ai là ! » Plus âgée que lui, elle l’avait épousé en secondes noces, par tendresse de cœur, en lui apportant un peu d’argent qu’il avait convoité pendant longtemps et dont il jouissait à présent. Le contrôleur aimait sa femme à sa manière : il la forçait à des visites, à des promenades en bateau ou dans la montagne, qui étaient un supplice pour elle, il se moquait de sa surdité, il la faisait sortir couverte de plumes et de soie et, dans la maison, travailler comme une servante. Tout cela ne l’empêchait pas de révérer et de servir « le contrôleur » comme une esclave, timide et affectueuse. Quand elle ne l’appelait pas« le contrôleur », elle l’appelait « Pasott ». Mais elle ne se permettait jamais d’appellations plus familières.
Pasotti lui ordonna, par gestes, avec un air dur de satrape, de tirer de la commode une chemise fraîche, de l’armoire un vêtement de demi-cérémonie, d’un placard une paire de bottines ; et quand sa femme, furetant de-ci de-là, tremblante, se retournant à chaque instant pour suivre les yeux et les gestes du maître, eut tout préparé, Pasotti allongea une jambe hors du lit et dit :
« Tiens ! »
Mme Barberine s’agenouilla devant lui pour lui mettre ses bas, tandis que le contrôleur, étendant la main vers la table de nuit, prenait sa tabatière, et, l’ayant ouverte, poursuivait, deux doigts plongés dans le tabac, ses méditations de tout à l’heure. Il se proposait de faire quelques visites d’exploration, mais dans quel ordre ? D’après ce que lui avait rapporté son fermier, il semblait que Marianne de M. Jacques Puttini, et peut-être M. Jacques lui-même, dussent savoir quelque chose de don Franco : ce qu’ils savaient devait avoir transpiré à Castello. Comme Mme Barberine lui attachait sa seconde jarretière, Pasotti se souvint que c’était mardi. Or, M. Jacques allait tous les mardis avec ses amis au marché de Lugano, et plus spécialement à l’auberge du Lordo, dans le but de mêler un verre hebdomadaire de vin pur à son Grimelli quotidien ; il rentrait souvent chez lui dans des dispositions affectueuses et communicatives. Il fallait donc le surprendre un peu tard, entre quatre et cinq heures. Pasotti se figurait déjà le tenir entre ses griffes, le manipuler à sa manière. Il leva les doigts de sa tabatière avec un malin sourire et secoua, à petits coups mesurés, l’excédent de la prise, la huma à son aise, se fit donner son mouchoir par sa femme et la remercia, en marmottant d’un air bonasse : « Pauvre femme ! pauvre vieille ! »
Son habit mis et déboutonné, après une demi-heure de travail, il s’écria, très sérieux : « Quelle fatigue ! » et alla s’admirer dans la glace. Sa femme osa alors s’esquiver en sourdine, mais non à la muette, car elle dit, timidement :
« Je peux aller, eh ? »
Pasotti se retourna, fâché, impérieux ; du doigt il lui fit signe de s’approcher et lui désigna, sur sa personne et autour d’elle, avec quatre gestes mimés, un chapeau et un châle. Elle le regardait la bouche ouverte, sans comprendre ; elle se mit un doigt sur la poitrine, en l’interrogeant des yeux, comme si elle doutait que les vêtements désignés fussent pour elle, ce à quoi Pasotti répondit de la même manière, par trois coups d’index : « Toi, toi, toi ». Puis, la main étendue, il lui signifia qu’elle eût à sortir avec lui. Elle fit deux ou trois sursauts de surprise et de protestation, les yeux démesurément dilatés, et demanda, de cette voix qui semblait sortir d’une cave :
« Où ? »
Le contrôleur ne répondit que par un coup d’œil fulminant et un geste : « Marche ! » sans donner d’autres explications.
Mme Barberine se défendit un peu.
« Je n’ai pas encore déjeuné », dit-elle.
Son mari la prit par les épaules et, l’attirant, lui cria dans la bouche :
« Tu déjeuneras après. »
Ce ne fut qu’au Bas-Albogasio qu’il lui apprit, en indiquant l’endroit de sa canne, qu’ils allaient à Cadate, la vieille maison seigneuriale abandonnée, plantée dans le lac entre Casarico et Albogasio et populairement appelée le Palais, où vivaient, solitaires, dans les chambrettes du dernier étage, le prêtre don Joseph Costabarbieri et sa servante Marie, dite « Marie du Palais ». Pasotti, qui les savait tous les deux prompts à prêter l’oreille, mais très prudents dans leurs propos, désirait les sonder l’un après l’autre sans en avoir l’air, et s’il trouvait une bonne corde, en user. Il emmenait sa femme pour qu’elle l’aidât dans cette délicate besogne de l’interrogatoire successif, et la pauvre nigaude sautillait derrière lui à tous petits pas en descendant les cent vingt-neuf degrés de l’escalier de la Calcinera, sans se douter du rôle perfide qu’elle allait jouer.
Le lac était uni comme de l’huile ; et don Joseph, un bon gros petit prêtre aux cheveux blancs, au visage vermeil, aux petits yeux luisants, se tenait sous le figuier de son jardin avec un chapeau de paille noire sur la tête et un foulard blanc autour du cou, en train de pêcher des loches, certaines loches de bon poids, très vieilles et très rusées, qu’on voyait tourner dans ses eaux pour l’amour des figues, lentes, curieuses et prudentes comme le prêtre et la servante. Celle-là, on ne savait où la prendre. Pasotti, trouvant ouverte la porte de la rue, entra, appela don Joseph, appela Marie. Puis, personne ne répondant, il planta sa femme sur une chaise et descendit au jardin, se dirigea vers le figuier où don Joseph, en le voyant, fut pris d’un accès de convulsions cérémonieuses, jeta sa ligne, et accourut à sa rencontre en vociférant : « Oh ! Seigneur ! Ah ! Seigneur ! Oh ! pauvre moi ! Dans l’état où je suis ! Oh ! cher monsieur le contrôleur ! Rentrons dans la maison, cher monsieur le contrôleur ! Dans quel état me voilà ! Je vous fais mille excuses ! mille excuses ! » Mais Pasotti ne voulut pas entendre parler de la maison ; il voulait à toute force rester au jardin. Don Joseph se mit à hurler. « Marie, Marie ! » Et la grosse figure de Marie apparut à une petite fenêtre du dernier étage.
Don Joseph lui cria d’apporter une chaise. Alors le contrôleur révéla la présence de sa femme ; sur quoi la grosse figure disparut, et don Joseph eut un nouvel accès.
« Comment ! quoi ? Mme Barberine ? Elle est ici ? Ah ! Seigneur ! Rentrons ! » Et il s’élança, obséquieux ; mais Pasotti le réduisit à l’obéissance, d’abord en le retenant par le bras, ensuite en exprimant le désir de lui voir prendre deux ou trois de ces monstres de loches ; et don Joseph, après force compliments, dut jeter l’hameçon. Pasotti feignit d’abord un grand intérêt, puis, bientôt, lança à son tour l’appât.
Il commença par demander à don Joseph s’il y avait longtemps qu’il n’était allé à Castello. En apprenant qu’il y était allé, la veille, voir son ami, le curé Introïni, le bon tartufe, qui ne pouvait souffrir Introïni, se mit à faire son éloge. « Quelle perle que ce curé de Castello ! Quel cœur d’or ! Et les Rigey ! don Joseph avait-il passé chez elles ? – Non, Mme Thérèse était trop mal. » Nouveaux panégyriques de Mme Thérèse et de Louise. « Quelles exquises créatures ! Quelle sagesse, quelle noblesse, quelle sensibilité ! Et l’affaire Maironi ? Elle était en bonne voie, n’est-ce pas ? En très bonne voie ?
— Je ne sais rien, rien du tout », dit brusquement don Joseph.
Ces négations précipitées firent briller les yeux de Pasotti. Il avança d’un pas. Il était impossible que don Joseph ne sût rien, que diable ! Il était impossible qu’il n’eût pas causé de tout cela avec Introïni ! Le curé ignorait-il que don Franco avait passé la nuit chez les Rigey ?
« Je ne sais rien », répondit don Joseph.
Pasotti insinua alors qu’en voulant cacher certaines choses on faisait naître de mauvaises pensées. On savait parbleu bien que don Franco allait chez les Rigey avec des intentions honnêtes.
« Attendez ! Attendez ! murmura don Joseph, agité, en se courbant de tout son long sur le parapet ; et il serrait sa ligne, les yeux fixés dans l’eau comme si un poisson allait mordre à l’appât. Attendez ! »
Pasotti, ennuyé, regarda à son tour dans l’eau et dit qu’il ne voyait rien.
« Il a filé, le bandit, mais il avait mordu ; un peu plus, il était pris ! » soupira don Joseph en se redressant ; ayant senti, lui aussi, la pointe de l’hameçon, il cherchait à s’esquiver comme le poisson.
Le contrôleur revint à la charge, mais en vain. Don Joseph n’avait rien vu, n’avait rien entendu, n’avait parlé de rien, ne savait rien. Pasotti se tut et le prêtre lança à son tour une pointe de timide malice.
« Rien ne mord aujourd’hui. C’est dans l’air ! »
Dans la maison, cependant, la conversation entre Marie et Mme Barberine, après le premier échange affectueux de compliments, allait fort mal. Marie proposa, par gestes, de descendre au jardin ; mais Mme Pasotti implora, à mains jointes, la permission de rester tranquille sur sa chaise. Alors la grosse Marie prit une autre chaise, s’assit à côté de la visiteuse, tenta de lui dire quelques mots, et ne parvenant pas, en dépit de ses cris, à se faire entendre, elle y renonça, attira son chat sur ses genoux et s’adressa à lui.
La pauvre Mme Barberine, résignée, regardait le chat de ses grands yeux noirs, voilés de vieillesse et de mélancolie. Enfin, Pasotti revint avec don Joseph qui recommença à s’époumonner.
« Ah ! Seigneur ! Chère madame Barberine ! Je vous fais mille excuses ! »
Marie ayant avoué à M. le contrôleur que sa femme et elle ne réussissaient pas à se comprendre, son maître, par politesse pour Mme Pasotti, la gourmanda ; puis, comme elle continuait à se défendre, il la fit prudemment taire, d’un geste impérieux de la main. Sur un signe de lui, elle sortit. Pasotti courut après elle et lui dit que sa femme, devant faire une visite aux Rigey et ne sachant, à cause des bruits qui circulaient, quel parti prendre, désirait avoir quelques informations par Marie, car « Marie sait toujours tout ».
« Quels racontars ! s’écria Marie, flattée. Je ne sais jamais rien. Savez-vous où devrait aller votre dame ? Chez monsieur Jacques Puttini. C’est monsieur Jacques qui est au courant de tout ! »
« Bon », pensa Pasotti, en rapprochant ces paroles de celles du fermier et en flairant une bonne piste. Il esquissa en même temps un geste d’incrédulité. M. Jacques savait peut-être les choses qui se passent dans la lune, mais celles de ce monde, allons donc ! Marie insista ; le renard commença à la presser de questions, de loin, avec prudence ; mais ce fut pénible ; il comprit qu’il perdait sa peine et devait se contenter de ce qu’il avait obtenu. Enfin, il la quitta et revint, à moitié satisfait, dans la chambre où don Joseph expliquait à Mme Barberine, avec des gestes à l’appui, que Marie allait lui apporter quelque chose à manger. En effet, la servante reparut avec un certain bocal carré, rempli de cerises à l’eau-de-vie, une gloire et une spécialité de don Joseph, qui avait coutume d’en offrir à ses hôtes avec solennité, dans son dialecte particulier : « Puis-je vous servir un petit extra ? Quatre de mes cerises. Peut-être avec un morceau de pain ? Marie, va couper du pain. »
Mme Barberine, sur le conseil de son rusé mari, ne prit que le pain, et lui, que les cerises. Puis ils s’en allèrent ensemble, et elle obtint la permission de rentrer à Albogasio, tandis que le contrôleur suivait la route de Casarico.
« Il est fin comme le diable, monsieur Pasotti, dit Marie, en fermant d’un tour de clef la porte d’entrée.
— C’est le diable en personne ! » s’écria don Joseph, qui pensait à l’hameçon.
Et là-dessus, les deux affables personnages se dégonflèrent, se remboursèrent de tant de choses données à contre-cœur, cérémonies, sourires et cerises…
Le professeur Gilardoni lisait sur la terrasse du jardin quand il vit Pasotti derrière Pinella, parmi les navets et les betteraves. Il n’éprouvait aucune sympathie pour le contrôleur, avec qui il n’avait guère échangé qu’une couple de visites, et qui passait pour un « allemand ». Cependant, étant enclin à penser du bien de tous ceux qu’il connaissait peu, il pouvait, sans effort, user envers lui de son habituelle et cordiale courtoisie. Il s’avança donc à sa rencontre, son béret de velours à la main ; et, après un échange de compliments où Pasotti eut facilement l’avantage, ils revinrent ensemble sur la terrasse.
Pasotti, de son côté, éprouvait une profonde antipathie pour le professeur Gilardoni, autant parce qu’il le savait libéral que parce que Gilardoni, quoiqu’il n’allât pas à la messe comme lui, vivait en puritain, n’aimait ni la table, ni la bouteille, ni le tabac, ni les propos licencieux, et ne jouait pas aux tarots. En causant un jour dans le jardin de don Franco des solennelles parties de mangeaille et de beuverie que Pasotti et ses amis faisaient souvent à la cantine de Bisgnago, le professeur avait dit une parole sévère qui fut entendue par le curé, un des mangeurs, lequel passait en bateau, tout doucement, pour pêcher. « La brute ! » s’écria, quand on lui rapporta le propos, le très gracieux contrôleur, avec un visage de diable bilieux ; et il compléta son exclamation par un grondement de mépris et un crachat. Cela ne l’empêchait pas, à cette heure, de se confondre en excuses d’avoir indûment retardé sa visite, tout en lorgnant le volume posé sur la table rustique de la terrasse. Gilardoni remarqua ce coup d’œil et, comme le livre était prohibé par le Gouvernement, le prit comme par instinct dès que la conversation fut en train, et le mit sur ses genoux de manière que l’autre n’en pût lire le titre. Cette précaution troubla Pasotti, qui célébrait le jardin et la villa dans toutes leurs particularités, en adaptant son ton à chacune, aimablement familier pour les betteraves, admiratif avec gravité pour les agaves. Un éclair de dépit brilla dans ses yeux et s’éteignit aussitôt.
« Heureux homme ! fit-il en soupirant. Moi aussi, si mes affaires le permettaient, je voudrais vivre en Valsolda !
— C’est un pays de paix, fit le professeur.
— Oui, c’est un pays de paix ; et puis à présent, dans les villes, quand on a servi le Gouvernement, on ne se sent plus bien. Les gens ne savent pas distinguer entre un bon employé, qui ne s’occupe que de ses fonctions, comme j’ai fait, et un policier. Nous sommes exposés à certaines méfiances, à certaines humiliations… »
Le professeur rougit, et se repentit d’avoir ôté le livre de la table. Dans le fait, Pasotti, malgré ses affectations d’humilité, était trop orgueilleux pour jamais faire de l’espionnage ; et soit pour cette raison, soit parce qu’il fut retenu par quelque bonnes fibres de son cœur, il n’en fit jamais. Il y avait donc dans ses paroles un gramme de sincérité, un gramme d’or qui suffisait à leur donner le son du bon métal. Gilardoni en fut frappé, offrit un verre de bière à son visiteur, et se hâta de descendre à la recherche de Pinella, afin d’avoir un prétexte pour remettre le volume sur la table.
À peine était-il sorti que Pasotti prit le livre, y jeta un regard curieux, le remit en place et se planta devant l’escalier, sa tabatière ouverte à la main, fouillant dans la tabatière et souriant, avec un mélange d’admiration et de béatitude, aux montagnes, au lac, au ciel. Le livre était de Giusti, imprimé avec la fausse mention de Bruxelles, orthographiée Brusselles, et sous le titre de Pœsie italiane tratte da una stampa a penna. Dans un angle du frontispice, on lisait, en travers : « Mariano Fornic ». Il n’y avait pas besoin de toute la subtilité de Pasotti pour reconnaître, dans ce nom hétéroclite, l’anagramme de Franco Maironi.
« Quelle magnificence ! quel paradis ! » disait-il à demi-voix pendant que le professeur remontait, suivi de Pinella avec la bière.
Il avoua ensuite, entre deux gorgées, que sa visite était un peu intéressée. Il se déclara amoureux du mur garni de fleurs qui soutenait le jardin du côté du lac, et dit qu’il voulait l’imiter au Haut-Albogasio, où, si le lac manquait, les murs étaient nus. Comment le professeur s’était-il procuré ces agaves, ces capucines, ces roses ?
« Mais c’est Maironi qui me les a donnés », répondit candidement le professeur.
— Don Franco ? exclama Pasotti. Alors, comme don Franco a beaucoup de bonté pour moi, je m’adresserai à lui. »
Et il tira sa tabatière.
« Pauvre don Franco ! ajouta-t-il en regardant le tabac et en le palpant avec la tendresse d’un diable ému. Pauvre garçon ! Quelquefois il s’échauffe un peu, mais c’est un brave garçon ! Vous le voyez souvent ?
— Oui, assez.
— Si seulement il pouvait réussir dans ses désirs, le pauvre ! Je dis cela pour lui, et aussi pour elle. Ce n’est pas une affaire abandonnée ? »
Pasotti posa cette question en grand artiste, avec un intérêt affectueux mais discret, sans exprimer plus de curiosité qu’il n’en fallait pour oindre et amollir le cœur fermé de Gilardoni, qui s’ouvrirait ensuite, peu à peu, de lui-même. Mais le cœur de Gilardoni, au lieu de s’ouvrir à ce coup délicat, se contracta, se referma.
« Je ne sais pas », répondit le professeur, en sentant avec dépit qu’il rougissait ; et il devint écarlate. Pasotti nota aussi tôt dans son esprit cet embarras et cette couleur.
« Il aurait tort, dit-il, d’abandonner la partie. On comprend que la marquise fasse des difficultés. Mais elle est bonne, elle l’aime beaucoup. Elle a eu une frayeur, l’autre nuit, la pauvre dame !
« Partir sans dire où il va, reprit-il. Comprenez-vous cela ?
— Mais je ne sais rien, je ne comprends rien ! » s’écria Gilardoni, toujours plus sombre et plus inquiet.
Alors, Pasotti, qui savait que le professeur avait depuis longtemps cessé de fréquenter les Rigey, mais ignorait pourquoi, risqua un nouveau pas, en diable novice.
« Il faudrait le demander à Castello, » dit-il avec un sourire malicieux.
À ce coup, Gilardoni, qui bouillait, trébucha.
« Je vous en prie, dit-il impétueusement, laissons cela, laissez-moi tranquille avec cette affaire. »
Pasotti se rembrunit. Cérémonieux, flatteur, affecté, il n’était pourtant pas disposé, dans son orgueil, à recevoir paisiblement une parole déplaisante, et il s’offensait d’une ombre.
Il ne dit plus rien, prit congé au bout de quelques instants, avec une froideur digne, et se retira, en mâchant sa colère, à travers les navets et les betteraves. Quand il se retrouva dans la rue de Mal’ari, il s’arrêta pour réfléchir, le menton dans sa main, puis il se rapprocha de Casarico, à pas lents, tout courbé, quoique avec les yeux brillants du barbet qui a flairé dans l’air le parfum caché d’une truffe. Les dénégations peureuses de don Joseph, obstinées de Marie, l’embarras du professeur lui disaient que la truffe était grosse. Il avait pensé à aller à Loggio, où demeuraient Paolin et Paolon, gens bien informés ; puis il se rappela que c’était mardi et que, probablement, il ne les rencontrerait pas. Il valait mieux monter directement de Casarico à Castello, flairer et fouiller dans la maison d’une certaine dame Cecca, excellente femme, très sensible, fameuse pour la surveillance assidue qu’elle exerçait de ses fenêtres, au moyen de formidables jumelles, sur la Valsolda tout entière.
Chaque jour, elle pouvait dire qui était allé à Lugano avec la barque de Pin ou avec celle de Panighèt ; elle observait les rencontres du pauvre Pinella avec une certaine Mochète, sur le parvis d’Albogasio, à plus d’un kilomètre ; elle savait en combien de jours M. l’ingénieur Ribera avait bu le tonnelet de vin que sa barque remportait à vide de la maison d’Oria à la cantine de Sainte-Marguerite. Si Franco avait été chez les Rigey, Mme Cecca devait le savoir.
En passant de Casarico à la petite rue de Castello, Pasotti entendit venir précipitamment derrière lui quelqu’un qui le dépassa ; et il crut reconnaître un gaillard qu’on appelait « le lièvre poursuivi », à cause de l’habituelle rapidité de ses allures. C’était un brave homme encore plus curieux que Pasotti, qui aimait à savoir les choses pour le simple plaisir de les savoir, sans autre fin, allait toujours seul, se trouvait partout, apparaissait et disparaissait en un clin d’œil, tantôt ici tantôt là, comme ces insectes qui glissent, étincellent, frémissent, et qu’on ne voit ni n’entend plus jusqu’à ce qu’ils donnent un nouveau coup d’ailes. Il avait vu les Pasotti entrer au « Palais », et s’était douté de quelque chose en raison de l’heure insolite. Caché dans un coin, il avait vu Mme Barberine s’en retourner, et le contrôleur se diriger vers Casarico ; l’ayant suivi de loin, il s’était caché, pendant la visite à Gilardoni, derrière un pilastre du portique ; et voilà qu’il se glissait à côté de lui, en profitant de l’obscurité pour courir à Castello l’attendre, et le surveiller de ce bon poste d’observation. Et en effet, il le vit entrer chez Mme Cecca.
Le contrôleur trouva cette vieille femme goitreuse dans son salon, avec un marmot, suspendu à son cou, qu’elle tenait du bras gauche, tandis que, de sa main libre, elle dirigeait un long tube de carton en travers de la fenêtre, braqué comme une espingole sur une voile blanche, gonflée par la brise, au milieu du lac scintillant. À l’entrée de Pasotti, qui se présentait le corps incliné, le chapeau à la main, le visage hilare et doucereux, la bonne dame hospitalière déposa en hâte ce monstrueux nez de carton qu’elle aimait à plonger dans les affaires les plus éloignées du prochain, celles où son propre nez de parchemin, bien que démesuré, ne parvenait point, et accueillit le contrôleur comme un thaumaturge qui serait venu la débarrasser de son goitre.
« Oh ! ce brave contrôleur ! Oh ! ce brave contrôleur ! Oh ! quel plaisir ! quel plaisir ! »
Elle le fit asseoir, le suffoqua d’offres amicales.
« Un morceau de tourte, des biscuits ? Cher monsieur le contrôleur ! Un peu de vin ! Un verre de rossolio ?… Vous m’excusez, ajouta-t-elle, car le bambin s’était mis à piailler. C’est mon petit-fils ! »
Pasotti fit beaucoup de cérémonies, ayant déjà dans l’estomac les cerises de don Joseph et la bière de Gilardoni ; mais il dut finir par se résigner à grignoter un morceau de tourte aux amandes, pendant que le bébé s’attaquait au goitre de sa grand’mère.
« Pauvre madame Cecca, deux fois mère ! » dit le diable d’un ton pathétique et gouailleur, en riant dans sa barbe. Puis, après lui avoir demandé des nouvelles de son mari et de ses descendants jusqu’à la troisième génération, il mit sur le terrain Mme Thérèse Rigey. Comment allait-elle, la pauvre ? Mal, vraiment si mal ? Mais depuis quand ? Y aurait-il quelque raison, quelque émotion, quelque ennui ? On connaissait ses vieux soucis, mais peut-être en avait-elle de nouveaux… au sujet de Louise, de son mariage ? Et don Franco, ne venait-il jamais à Castello ? De jour, non, sans doute, mais… ?
Comme le patient, qu’interroge et percute un chirurgien à la recherche du point douloureux, répond d’une manière d’autant plus brève et vibrante que la main investigatrice s’en approche, puis se dérobe, en tressautant, dès qu’elle y touche, ainsi Mme Cecca répondait à Pasotti, toujours plus brève et plus prudente, jusqu’à ce mais, amené délicatement à l’endroit sensible, qui la fit bondir :
« Encore un morceau de tourte, monsieur le contrôleur ? »
Pasotti pesta dans son cœur contre le gâteau de miel, de craie et d’huile d’amandes, mais il crut utile d’en avaler une autre portion avant de recommencer à ausculter, voire même à presser sur le point de tout à l’heure.
« Je ne sais rien, rien, rien,… s’écria Mme Cecca ; allez demander à M. Puttini, à M. Jacques, et ne me demandez plus rien, à moi ! »
Encore ! Le visage de Pasotti s’illumina à la perspective d’avoir le malheureux Jacques entre ses griffes. Ainsi auraient pu briller les yeux d’un faucon, du bonheur d’agripper une grenouille et de la tenir dans ses serres pour jouer. Il s’en alla peu après, content de tout, excepté de la tourte à la craie qui lui pesait sur l’estomac.
La maison de Puttini, qui ressemblait, avec sa petite façade bourgeoise, à son vieux petit propriétaire en habit noir et large cravate blanche, était située un peu en dessous de l’orgueilleuse bâtisse de Pasotti, sur la route du Bas-Albogasio. Le faucon s’y rendit dans l’après-midi, vers cinq heures, avec un visage plein de malice. Il frappa et attendit, écoutant. La malheureuse grenouille se trouvait au gîte ; elle disputait, selon son habitude, avec la perfide servante. Pasotti frappa plus fort. « Va ouvrir ! » disait M. Jacques ; mais Marianne ne voulait ni descendre ni ouvrir. « Va, va ! je suis le maître, ici ! » Inutile. Pasotti frappa de nouveau, avec la force d’une catapulte. « Quel est le malappris ? » vociféra Puttini ; et il accourut tout soufflant pour ouvrir.
« Oh ! monsieur le contrôleur, vous ! dit-il, en battant des paupières et en élevant les sourcils d’un mouvement pathétique. Pardon ! Cette maudite servante ! J’en perds la tête !
— Hé, hé, vous en perdez la tête ! hurla Marianne. Vous l’aurez plutôt perdue en allant de nuit voir une jeune fille à Castello !
— Tais-toi », hurla Puttini ; mais Pasotti eut un ricanement diabolique. « Comment, comment ? » Le voyant entrer en fureur, il l’attrapa par le bras, avec des paroles de paix et d’affection, l’entraîna, l’emporta chez lui, appela sa femme ; et, pour calmer la pauvre grenouille, pour la tenir plus commodément dans ses griffes, il l’attabla à un jeu de tarots.
Si Mme Barberine jouait mal, M. Jacques, méditant, calculant et soufflant, jouait encore plus mal. C’était un joueur timoré, qui ne se mettait jamais seul contre les deux autres. Cette fois, il se trouva, à peine assis, avec des cartes si extraordinaires en main, qu’il fut pris d’un accès de courage, et, comme on dit en termes de jeu, entra. « Dieu sait quel jeu vous avez ! grommela Pasotti.
— Je ne dis pas, je ne dis pas… que ce soient des frères en pantoufles ! »
Le « je ne dis pas » de M. Jacques signifiait qu’il avait des cartes merveilleuses, et « les frères en pantoufles » étaient, dans son jargon, les quatre rois du jeu.
Comme il se préparait à jouer en palpant chaque carte et en clignant des yeux, Pasotti profita du moment, espérant, par surcroît, le faire perdre aux tarots. « Donc, dit-il, racontez-moi un peu. Quand êtes-vous allé à Castello, de nuit ?
— Oh ! Dieu ! oh ! Dieu ! laissez-moi tranquille répondit M. Jacques, devenu tout rouge et palpant ses cartes de plus belle.
— Si, si, jouez, maintenant ! Nous causerons après ; d’ailleurs, je sais tout. »
Pauvre Jacques ! jouer avec cette épine au gosier ! Il palpa, souffla, s’embrouilla, perdit une couple de frères avec les pantoufles correspondantes, et, malgré son jeu magnifique, laissa quelques petites fiches dans les serres de Pasotti qui riait, et dans la sébile de Mme Barberine qui répétait, les mains jointes :
« Mais qu’avez-vous fait, monsieur Jacques, qu’avez-vous fait ? »
Pasotti recueillit les cartes et les mêla, tout en regardant avec une expression sardonique M. Jacques, qui ne savait où tourner les yeux.
« Sans doute, dit-il, je sais tout. Madame Cecca m’a tout raconté. Du reste, mon cher député politique, vous rendrez vos comptes au commissaire impérial et royal de Porlezza. »
Ce disant, Pasotti lui offrit les cartes à couper. Mais Puttini, à ce nom redoutable, s’était mis à gémir :
« Oh ! Dieu ! oh ! Dieu ! Que dites-vous là ? Je ne sais rien. Oh ! Dieu ! Le commissaire impérial et royal ! Je vous dis que je n’en savais pas un mot !… Apff !…
— Sans doute », répéta Pasotti. Il attendait une parole qui jetât un peu de lumière et il signifia à sa femme, en indiquant du pouce d’abord la porte, puis sa propre bouche, qu’elle eût à aller chercher de quoi boire.
« Demandez à M. l’ingénieur ! » murmura M. Jacques.
Comme un pêcheur qui, en ramenant à soi la longue perche pesante, tire, tire et finalement voit monter du fond de l’eau deux grandes ombres au lieu d’une, tremble, redouble de précautions et d’artifices, ainsi Pasotti, en entendant nommer l’ingénieur, s’émerveille, tremble, et se dispose à extraire de sa main, avec la plus exquise délicatesse, le secret de M. Jacques et de Ribera.
« Sans doute, dit-il. Vous avez mal agi. »
Silence de M. Jacques.
Pasotti insiste :
« Très mal agi. »
Rentrée de Mme Barberine, toute souriante, avec le plateau, la bouteille et les verres. Le vin, d’un rouge foncé, a la transparence du rubis, et M. Jacques lui fait une moue, non pas tendre, mais déjà bienveillante. Le vin a un parfum d’austère vertu, et M. Jacques le hume amoureusement, le regarde, ému, recommence à humer. Le vin a une saveur veloutée qui remplit le palais et l’âme, le vin a tout juste cette vertueuse amertume qu’annonce son arôme, et M. Jacques le boit à petites gorgées, avec l’espoir qu’il ne soit ni liquide ni fuyant ; il s’en gargarise, s’en imprègne toute la bouche ; et quand, de temps à autre, il repose son verre sur la table, il ne le quitte ni de la main, ni de ses yeux attendris.
« Pauvre ingénieur ! s’écrie Pasotti ! Pauvre Ribera ! C’est un vrai galant homme, mais… »
Ici il s’arrête et, avec prudence, tirant la ligne :
« Le malheur, ajoute-t-il, c’est qu’à Castello, on en ait parlé.
— Eh ! monsieur ! je m’en serais bien douté ! La famille s’est tue, l’ingénieur s’est tu, moi aussi, naturellement, mais allez faire taire le curé, allez faire taire le sacristain ! »
Le curé ? Le sacristain ? Enfin Pasotti a compris. Il tressaille, car il ne s’attendait pas à une chose aussi grosse. Il verse à boire au malheureux Jacques, lui soutire facilement tous les détails du mariage, et cherche encore à obtenir les projets des époux ; mais il n’y réussit pas. Il se remet à battre les cartes et M. Jacques, en regardant sa montre, s’avise tout à coup qu’il est sept heures moins neuf minutes, et qu’à sept heures il a coutume de remonter sa pendule.
Trois minutes de chemin, deux minutes d’escalier, il ne reste plus que quatre minutes pour prendre congé.
« Monsieur le contrôleur, vous voudrez bien m’excuser, il faut que je m’en aille. »
Mme Barberine, s’apercevant enfin que quelque chose clochait, interrogea son mari. Pasotti approcha ses mains de sa bouche et lui cria : « Il veut retourner chez son amoureuse. – Comment, comment ? » exclama le pauvre Jacques, en passant par toutes les couleurs. Et Mme Pasotti qui, par miracle, avait entendu, ouvrit une bouche démesurée, ne sachant ce qu’elle devait croire : « Votre amoureuse ? Oh ! quelle plaisanterie ! N’est-ce pas, monsieur Jacques, que c’est une plaisanterie ? Vous pourriez bien en avoir une, sans doute, mais pourtant !… » Elle comprit toutefois qu’il désirait partir, chercha à le retenir, en disant qu’elle avait des marrons qui rôtissaient sur le feu. Mais ni les marrons ni les plaisanteries douteuses de Pasotti ne purent dissuader M. Jacques, qui se retira avec le spectre du commissaire impérial et royal dans le cœur, et aussi avec une sensation de malaise dans la conscience, avec un mécontentement vague qu’il ne pouvait s’expliquer, avec le doute que les injures de la perfide servante pourraient bien, au fond, mieux valoir que les cajoleries de Pasotti.
Cependant, les yeux de celui-ci brillaient encore plus que de coutume. Il projetait de partir sur-le-champ pour Cressogno. En marchant vite, il pourrait y arriver vers huit heures. L’idée d’aller chez la marquise avec sa grosse découverte in pectore, de sortir l’une après l’autre de petites phrases suggestives, puis de se laisser arracher le reste, l’amusait immensément. Et il composait déjà, dans son for intérieur, un petit discours aimable, adoucissant, à poser sur la blessure de l’impassible dame, afin qu’elle ne pût pas la cacher et que personne n’eût à se plaindre de lui, pas même Franco. Il alla à la cuisine, se fit allumer une lanterne, car la nuit était sombre, et partit.
Il rencontra sur le seuil son fermier qui entrait. Le fermier salua, déposa dans la cuisine une grande corbeille de fruits, aida la servante à les ranger, s’assit auprès du feu et dit placidement :
« Madame Thérèse, de Castello, vient de mourir. »
La porte s’ouvrit un peu, tout doucement, la servante avança la tête dans la chambre et appela Franco, qui priait agenouillé contre une chaise, à côté du lit de la morte. Franco n’entendit pas ; ce fut Louise qui se leva. Elle alla écouter ce que la femme lui dit à voix basse, répondit quelque chose, et quand celle-ci fut ressortie, attendit sur place. Comme personne n’apparaissait, elle poussa la porte et dit à haute voix : « Venez, entrez ! » Un violent sanglot lui répondit. Elle étendit les deux mains, et le professeur Gilardoni les lui saisit. Ils restèrent ainsi un moment immobiles, luttant, les lèvres serrées, contre leur émotion, lui plus fort qu’elle. Louise se remit la première, doucement, retira une de ses mains et, de l’autre, entraîna le professeur dans la chambre mortuaire.
Mme Thérèse était morte au salon, dans le fauteuil qu’elle n’avait plus quitté depuis la nuit du mariage. On l’avait ensuite étendue sur le divan, arrangé en lit funéraire. Le doux visage était là, dans la lumière de quatre cierges, d’une blancheur de cire sur l’oreiller, avec un sourire transparent sous les paupières closes, et la bouche à demi ouverte. Le lit et la robe étaient jonchés de fleurs d’automne, cyclamens, dahlias, chrysanthèmes. « Voyez comme elle est belle », dit Louise d’une voix tendre et tranquille à fendre le cœur. Le professeur s’appuya en sanglotant à une chaise éloignée du lit.
« Tu vois, maman, comme ils t’aiment ? » demanda Louise, à voix basse.
Elle s’agenouilla et, prenant la main de la morte, se mit à la baiser, à la caresser, à lui dire tout doucement des choses tendres ; puis elle se tut, reposa la main, se leva, baisa le front, contempla le visage en joignant les mains. Elle pensa aux reproches que sa mère lui avait faits autrefois, depuis l’enfance, et dont elle s’était amèrement repentie. Elle s’agenouilla de nouveau et, de nouveau, imprima ses lèvres sur la main de glace, dans un élan d’amour plus ardent que si elle évoquait le souvenir des caresses. Puis elle prit un des cyclamens qui entouraient la morte, se leva, le tendit au professeur. Celui-ci le reçut en pleurant, s’approcha de Franco qu’il revoyait pour la première fois depuis la nuit du mariage, l’embrassa avec une émotion silencieuse, et sortit de la chambre sur la pointe des pieds.
Huit heures sonnèrent. Mme Thérèse était morte la veille au soir, à six heures ; depuis vingt-six heures, Louise n’avait pas pris un instant de repos, n’avait quitté la chambre que quatre ou cinq fois, pour peu d’instants. En revanche, Franco sortait souvent, et restait longtemps dehors.
Averti en secret, il était arrivé à Castello juste à temps pour trouver la pauvre mère encore vivante, et tous les tristes devoirs que la mort impose lui étaient incombés, puisque l’oncle Pierre, malgré son âge, n’avait pas la moindre expérience de ces choses, et s’y trouvait très embarrassé.
En entendant sonner huit heures, il s’approcha de sa femme, la pria doucement d’aller se reposer un peu ; mais Louise lui répondit aussitôt de manière à lui ôter le courage d’insister. Les obsèques devaient avoir lieu le lendemain matin, à neuf heures. Elle avait désiré qu’on les différât le plus possible, et voulait rester avec sa mère jusqu’au dernier moment. Il y avait dans sa mince personne une vigueur indomptée, à toute épreuve. Pour elle, sa mère était là tout entière, sur ce canapé, parmi ces fleurs. Elle ne pensait pas qu’une part d’elle fût ailleurs, elle ne la cherchait pas par la fenêtre, dans les étoiles qui tremblaient sur les monts de Carona. Elle pensait seulement que sa chère maman qui, pendant tant d’années, n’avait vécu que pour elle, sans autre souci que de la voir heureuse, dormirait bientôt et pour toujours sous les grands noyers de Looch, dans la solitude ombreuse où se tait le petit cimetière de Castello, pendant qu’elle-même jouirait de la vie, du soleil, de l’amour. Elle avait répondu presque durement à Franco, comme si l’amour pour le vivant offensait en quelque manière l’attachement à la morte. Puis elle craignit de l’avoir blessé, se repentit, lui donna un baiser, et, sachant qu’elle allait faire une chose qui lui serait agréable et que sa mère attendait certainement d’elle, voulut prier. Elle se mit à réciter machinalement des Pater, des Ave et des Requiem, sans en éprouver aucun soulagement, sentant au contraire une secrète contrariété, et comme un pénible dessèchement de sa douleur. Elle avait toujours pratiqué, mais, depuis les ferveurs de la première communion, son âme ne prenait plus part au culte. Sa mère avait vécu plutôt pour l’autre vie que pour celle-ci, en réglant à cette fin toutes ses actions, toutes ses paroles, toutes ses pensées. Les idées et les sentiments de Louise, dans son précoce développement intellectuel, avaient pris un autre cours, par le fait de la résolution vigoureuse qui rentrait dans son caractère ; elle les voilait d’une certaine dissimulation, à demi consciente, soit pour l’amour de sa mère, soit en raison de la résistance des germes religieux semés par la parole maternelle, cultivés par l’exemple, renforcés par les habitudes. Dès l’âge de quatorze ans, elle s’était accoutumée à ne pas regarder au delà de la vie présente, et en même temps à ne pas penser à soi, à vivre pour les autres, pour leur bien terrestre, dans un sentiment énergique et fier de la justice. Elle allait à l’église, accomplissait les actes extérieurs du culte sans incrédulité et sans se persuader qu’elle était agréable à Dieu. Elle avait confusément l’idée d’un Dieu si haut et si grand qu’il ne pouvait pas y avoir de contact immédiat entre lui et les hommes. Si parfois elle doutait de se tromper, son erreur lui paraissait telle qu’un Dieu infiniment bon ne pourrait la punir. Comment elle en était venue à penser ainsi, elle ne le savait pas elle-même.
La porte s’ouvrit de nouveau, tout doucement, une voix basse appela : « Monsieur don Franco ». Restée seule, Louise cessa de prier, inclina la tête sur l’oreiller de sa mère, posa les lèvres sur ses épaules, ferma les yeux en recueillant tous les souvenirs qu’évoquait en elle l’odeur connue de la lavande. La robe de sa mère était de soie ; c’était la meilleure : un cadeau de l’oncle Pierre. Elle ne l’avait portée qu’une fois, quelques années auparavant, pour aller rendre visite à la marquise Maironi. Cette pensée aussi revint avec l’odeur de la lavande et des larmes brûlantes, âcres d’un sentiment, mêlé à sa tendresse, qui n’était pas précisément de la haine ni de la colère, mais qui avait l’amertume de l’une et de l’autre.
En s’entendant appeler, Franco tressaillit, devina tout de suite de quoi il s’agissait. L’oncle Pierre avait écrit, dans la matinée, à la marquise, en lui annonçant la mort de sa sœur en termes simples, mais respectueux ; Franco lui-même avait ajouté à la lettre de l’oncle un billet conçu en ces termes : « Ma chère grand’mère, je n’ai pas le temps de t’écrire pourquoi je suis ici ; je te le dirai demain, et j’ai confiance que tu m’écouteras comme m’auraient écouté mon père et ma mère. »
Aucune réponse n’était encore venue de Cressogno. Mais un homme de Cressogno vient d’apporter cette lettre… Où est cet homme ? Parti ; il n’a pas voulu s’arrêter un instant. Franco prend la lettre et lit l’adresse : « Au très honoré M. l’ingénieur Ribera », et reconnaît l’écriture de la fille du fermier. Il monte aussitôt auprès de l’oncle Pierre qui, fatigué, s’était couché…
Quand Franco lui tendit la lettre, l’oncle Pierre ne témoigna ni surprise, ni curiosité ; il dit paisiblement :
« Ouvre ! »
Franco posa la lumière sur la commode et ouvrit la lettre, le dos tourné au lit. Il semblait pétrifié, ne soufflait plus, ne faisait pas un geste.
« Donc ? » demanda l’oncle.
Silence.
« J’ai compris », fit le vieillard. Alors Franco laissa tomber la lettre, leva les bras, poussa une exclamation prolongée, profonde et rauque, pleine de stupeur et d’horreur.
« En somme, peut-on savoir ? » reprit l’oncle.
Franco se jeta dans ses bras, en réprimant à peine ses sanglots.
L’homme paisible supporta d’abord en silence et sans s’émouvoir cet orage. Puis il commença à se défendre en demandant la lettre : « Allons, donne-la ! » Et il pensait : « Que diable peut avoir écrit cette femme ? » Franco prit la lumière et la lettre qu’il lui tendit. La grand’mère n’avait rien écrit, pas un mot ; elle renvoyait simplement la lettre de l’ingénieur et le billet de Franco. L’oncle eut besoin d’un moment pour comprendre ; il ne comprenait jamais très vite, et cette chose était pour lui tout à fait inconcevable ! Quand il eut compris, il ne put s’empêcher de s’écrier : « Elle est un peu forte, celle-là ! » Puis, voyant l’état de Franco, il s’écria, de la grosse voix solennelle dont il usait pour juger toto corde les choses humaines : « Écoute, c’est… (il cherchait le mot, en gonflant les joues à sa manière, avec une espèce de râle)… une impiété ; mais, pourquoi te tourmentes-tu ainsi ? Moi, pas. Est-ce que tous les torts ne sont pas de son côté ? Ainsi ? Au surplus, j’en suis fâché pour vous, qui mangerez maigre et devrez vivre dans ce misérable pays ; mais pour moi ! Pour moi, c’est tout bénéfice, et je suis prêt, si j’ose dire, à remercier ta grand’mère. Tu vois, je n’ai pas de famille, j’ai toujours compté sur celle-là. À présent, ma pauvre sœur est morte ; si ta grand’mère vous avait ouvert les bras, je restais, seul comme un tronc de chêne. Donc !… »
Franco n’eut garde de raconter la chose à sa femme. Quant à elle, bien qu’elle connût l’envoi de la lettre à Cressogno, elle ne s’informa de la réponse que quelques heures après l’enterrement. Le petit salon, la petite terrasse, la petite cuisine avaient été remplis de gens toute la journée, de neuf heures du matin à neuf heures du soir. À dix heures, Louise et Franco sortirent de la maison sans lanterne, prirent à main droite, traversèrent lentement, silencieusement, les ténèbres du village, suivirent le chemin clair et venteux où meurt la rumeur profonde de la rivière de Sainte-Mamette, entrèrent dans l’ombre et dans la forte odeur des noyers de Looch. Un peu avant d’arriver au cimetière, Louise demanda, à voix basse, à son mari : « Tu ne sais rien de Cressogno ? » Il aurait voulu lui cacher une partie au moins de la vérité. Il ne put. Il répondit que son billet lui avait été retourné. Louise voulut alors savoir si la grand’mère avait au moins écrit quelques mots de condoléances à l’oncle. Le « non » de Franco fut si incertain, si tremblant qu’après quelques pas Louise eut un soupçon. Elle s’arrêta en saisissant le bras de son mari. Franco la devina avant qu’elle ouvrît la bouche, l’embrassa comme son oncle l’avait embrassé, avec plus d’élan, lui dit de prendre son cœur, son âme, sa vie, de ne rien chercher d’autre au monde, et la sentit toute tremblante dans ses bras. Et il ne fut plus jamais question de la lettre entre eux. Devant la grille du cimetière, ils s’agenouillèrent ensemble. Franco pria avec une foi impétueuse. Louise fouilla de ses yeux avides la terre foulée près de l’entrée, fouilla le cercueil, contempla mentalement le visage doux et grave de sa mère ; mentalement encore, mais dans un élan d’âme à ébranler la barrière de la grille, elle s’inclina, s’inclina, et imprima ses lèvres sur celles de la morte, avec une ardeur d’amour plus forte que toutes les insultes, que toutes les odieuses bassesses du monde.
Elle s’arracha de là vers les onze heures. En descendant lentement à côté de son mari le pavé glissant du sentier, elle eut la soudaine vision d’une rencontre future avec la marquise. Elle s’arrêta, se redressa en serrant les poings ; et son beau visage intelligent exprima une telle fierté que, si la vieille femme de pierre l’avait réellement vue et rencontrée en ce moment, elle ne se fût pas inclinée ni effrayée, mais aurait pris la défensive.
Le Dr François Zerboli, commissaire impérial et royal de Porlezza, aborda à Oria, le 10 septembre 1854, comme un soleil véritablement impérial et royal éclairait le bastion poussiéreux de la Galbiga, faisant étinceler la maisonnette rose de la douane, les lauriers et les plants de haricots de Mme Peppina Bianconi ; et il somma, selon les règlements, M. Charles Bianconi, son mari, ce même receveur pour qui la musique manuscrite sentait la conspiration, de se rendre au bureau. Bianconi, que sa femme appelait « mon Carlascia », et le peuple « le gros Biancon », grand, gros homme dur, avec le menton rasé et deux longues moustaches grises, deux gros yeux éteints de mâtin fidèle, descendit pour recevoir l’autre menton rasé, impérial et royal, de catégorie supérieure. Ils ne se ressemblaient guère que par la nudité autrichienne du menton. Zerboli, vêtu de noir et ganté, était petit et lourd, portait deux fines moustaches blondes piquées sur sa face jaunâtre que trouaient, comme deux étincelles, des yeux sarcastiques et méprisants. Il avait les cheveux plantés si bas sur le front, qu’il en rasait d’habitude une bande : ce qui lui laissait toujours comme une ombre de bestialité. La personne, la langue, les yeux vifs, il parlait un italien nasal, avec un accent tyrolien et une facile courtoisie. Il dit au receveur que, devant présider une séance à Castello – le conseil communal d’alors – il avait préféré partir de bonne heure, faire la montée d’Oria par la fraîcheur, et saluer au passage M. le receveur.
La bonne bête ne comprit pas tout de suite qu’il avait un autre but et remercia en se frottant les mains, dans un mélange de phrases obséquieuses et de petits rires stupides, offrit du café, du lait, des œufs, le plein air de son jardinet. Son hôte accepta le café et refusa le plein air, avec un signe de tête et un clignement d’yeux si éloquents que Carlascia, ayant crié dans l’escalier : « Peppina, du café ! » introduisit le commissaire dans le bureau, où, se sentant métamorphosé, selon sa double nature, de receveur des douanes en agent de police, il se fit le cœur dévoué et le visage austère, comme pour une union sacramentelle avec son monarque. Le bureau était un ignoble trou au rez-de-chaussée, avec deux étroites fenêtres à barreaux : nauséabonde cellule qui avait déjà l’odeur de la grande monarchie. Le commissaire s’assit au milieu, surveillant la porte fermée qui, du débarcadère, conduisait dans le vestibule ; celle qui faisait communiquer le vestibule avec le bureau resta ouverte, sur son ordre.
« Parlez-moi de M. Maironi, dit-il.
— Toujours mal intentionné, on le sait, répondit le gros Biancon, et même, à présent c’est visible. Il s’est mis à porter la barbe, vous savez, cette saleté, cette ordure.
— Pardon, fit le commissaire. Je suis encore novice. J’ai des instructions, des informations, mais pas encore une idée exacte de l’homme et de sa famille. Voulez-vous me les décrire avec la plus grande exactitude possible, en commençant par lui.
— Lui ! C’est un orgueilleux, un furieux, un despote. Il nous a intenté cinquante procès pour affaires de douane. Il veut toujours avoir raison, toujours nous donner des leçons à moi et au sédentaire[1]. Il vous lance des regards comme s’il voulait dévorer la maison. C’est qu’avec moi, il n’y a pas à prendre des airs ! Ah ! mais non ! Il sait tout, cet homme-là ! Il connaît la loi, il connaît les finances, il connaît la musique, les fleurs, les poissons, le diable sait quoi !
— Et elle ?
— Elle ? Elle ?… C’est une mauvaise chatte ! Quand elle sort les griffes, elle est pire que lui, pire ! Lui, quand il se met en colère, il rougit et fait un train de tous les diables ; elle, pâlit et vous dit des insolences d’enfer. Naturellement, je ne tolère pas les insolences, mais enfin,… vous savez, c’est une femme intelligente. Ma Peppina raffole d’elle. Une femme qui s’insinue partout, à vrai dire. Tellement qu’ici, à Oria, au lieu du docteur, on va la chercher. S’il y a des différends dans une famille, on s’en rapporte à elle. Quand une bête est malade, on l’appelle. Et puis, elle sait le français et l’allemand. Moi, par malheur, je ne le sais pas, l’allemand, et je suis allé quelquefois chez elle me faire traduire des lettres allemandes qui arrivent au bureau.
— Ah ! Vous allez chez les Maironi ?
— Oui, quelquefois, pour la raison que je vous dis. »
En réalité, il y allait aussi pour se faire expliquer par Franco certaines énigmes du tarif des douanes ; mais il se garda d’en souffler mot.
L’interrogatoire du commissaire continua.
« Et la maison, comment est-elle ?
— Bien. De belles dalles à la vénitienne, des plafonds peints, des canapés en tapisserie, une salle à manger aux parois garnies de superbes portraits.
— Et l’ingénieur en chef ?
— L’ingénieur en chef est un brave homme jovial, à la vieille mode. Il me ressemble. Plus âgé, pourtant. D’ailleurs, il est fort peu ici. Une quinzaine de jours en cette saison, quinze autres jours au printemps et quelques petites visites dans le courant de l’année. Quand il a la paix, la tranquillité, son verre de lait le matin, son verre de lait le soir, sa bouteille de Modène à dîner, ses tarots, sa Gazette de Milan, l’ingénieur Ribera est content. Du reste, pour en revenir à la barbe de M. Maironi, il y a encore pis. J’ai appris hier que ce monsieur a du jasmin dans un vase de bois verni en rouge. »
Le commissaire, homme d’esprit, et peut-être indifférent, dans son for intérieur, à toutes les couleurs, excepté celles de son propre visage et de sa propre langue, ne put s’empêcher de hausser les épaules. Mais, tout à coup, il demanda :
« La plante est-elle fleurie ?
— Je ne sais pas. Je demanderai à ma femme.
— À votre femme ? Va-t-elle aussi chez les Maironi ?
— Oui, quelquefois. »
Zerboli regarda Bianconi bien en face, de ses petits yeux méprisants, et articula très nettement sa question :
« Y va-t-elle utilement, ou non ?
— Utilement ! Elle s’imagine aller en amie de Mme Louise, pour les fleurs, pour les ouvrages, pour les commérages ; vous savez, les femmes !… Et moi, je lui soutire…
— Tiens, tiens ! s’écria dans son italien de Tessinoise Mme Peppina Bianconi, qui arrivait, toute souriante, avec le café, Monsieur le commissaire ! Quel plaisir de vous voir ! Le café ne sera peut-être pas très bon ; pourtant, c’est du meilleur !
— Allons, allons », interrompit le mari.
Le commissaire dit à la bonne dame qu’il irait plus tard voir ses fleurs : sa galanterie rappela celle du consommateur au café, qui jette et fait sonner la monnaie sur sa soucoupe pour que le garçon la prenne et s’en aille.
Mme Peppina comprit ; effrayée d’ailleurs par les gros yeux féroces de son Carlascia, elle se retira rapidement.
« Écoutez, fit le commissaire en se pressant le front de la main gauche. Ah ! s’écria-t-il soudain, en se retrouvant, voici : je veux savoir si l’ingénieur Ribera est actuellement à Oria.
— Non, mais il viendra dans très peu de jours, je crois.
— Dépense-t-il beaucoup, l’ingénieur Ribera, pour ces Maironi ?
— Beaucoup, cela va de soi. Vous savez bien que quand mourut la vieille Rigey et qu’on découvrit le mariage, la marquise renia don Franco. Elle ne voulut pas même recevoir l’ingénieur qui, autrefois, lui faisait des visites. Je ne crois pas que de son côté à lui, don Franco ait plus de trois francs par jour. Quant à elle !… (Le receveur souffla sur la paume de sa main.) Donc, vous comprenez. Ils ont une domestique. Il y a une fillette de deux ans environ. Il lui faut une petite bonne. Ils font venir des fleurs, des livres, de la musique et le diable sait quoi ! Tous les soirs, on joue aux tarots et on boit une bouteille. Il y faut bien des écus, n’est-il pas vrai ? »
Le commissaire réfléchit encore un instant, puis, le visage énigmatique, les yeux au plafond, il fit entendre, par certaines paroles décousues qui ressemblaient à des fragments d’oracle, que l’ingénieur Ribera, fonctionnaire I. et R., favorisé par le Gouvernement I. et R. d’un avancement in loco, aurait dû exercer sur ses neveux une meilleure influence. Ensuite, par d’autres questions et d’autres remarques qui concernaient spécialement les présentes faiblesses de l’ingénieur, il insinua à Bianconi que son attention paternelle devait se reporter, avec toute la délicatesse et la discrétion possibles, sur son collègue I. et R., pour avertir à l’occasion ses supérieurs de certaines tolérances qui devenaient scandaleuses. Il finit par lui demander s’il ignorait que l’avocat V…, de Varenne, et un certain M. X…, de Loveno, venaient assez souvent voir les Maironi. Le receveur le savait et savait aussi, par Peppina, qu’ils devaient faire de la musique.
« Je n’en crois rien ! s’écria le commissaire, avec une étrange et soudaine âpreté ; votre femme ne comprend rien. Vous vous laissez mener par le bout du nez, mon cher Bianconi. Ces deux mauvais sujets-là feraient bien à Kufstein ! Il faut mieux vous renseigner, vous renseigner et me renseigner. Et maintenant, allons au jardin. À propos, quand il arrive de Lugano quelque chose pour la marquise Maironi… »
Zerboli acheva sa phrase par un geste de gracieuse largesse, et s’en alla suivi de son hôte, un peu lourdement.
Ils trouvèrent Mme Peppina en train d’arroser ses fleurs, aidée d’un gamin. Le commissaire regarda, admira et trouva encore le moyen de donner une petite leçon à son subalterne. En vantant le parterre, il amena habilement Mme Bianconi à nommer Franco et il ne s’arrêta point du tout à la personne de Franco, comme si elle lui importait peu. Il s’en tint aux fleurs, affirmant que les Maironi ne pouvaient en avoir de plus belles. Cris, gémissements et exclamations de l’humble Peppina, que la comparaison rendait toute honteuse. Et le commissaire d’insister : « Mais quoi ? Même les fuchsias de la maison Maironi seraient plus beaux, et les vanilliers, et les jasmins ?
— Les jasmins ? s’écria Mme Peppina, mais M. Maironi a les plus beaux jasmins de la Valsolda, hé ! »
C’est ainsi que le commissaire parvint à savoir le plus naturellement du monde que les fameux jasmins n’étaient pas encore fleuris. « Je voudrais bien voir les dahlias de don Franco », dit-il. L’ingénue créature s’offrit à l’accompagner chez les Maironi le jour même. Ils en seraient si heureux ! Mais le commissaire exprima le désir d’attendre la venue de l’ingénieur en chef de la province, pour avoir l’occasion de lui présenter ses hommages.
« Mais il est ici ! » s’écria Mme Peppina.
Cependant le subalterne, humilié par cet art supérieur, et désirant faire preuve de zèle, lui aussi, saisit par le bras le gamin qui tenait l’arrosoir et le présenta :
« Mon neveu, fils de ma sœur, mariée à Bergame à un portier impérial et royal de la Préfecture. Il a l’honneur de s’appeler François-Joseph, sur ma prière ; mais vous comprenez que, par respect, ce n’est pas son nom ordinaire.
— Sa mère lui dit Rati et son père Ratu, interrompit la tante.
— Silence, fit l’oncle, sévère. Moi, je l’appelle François. C’est un garçon bien élevé, je dois le dire, très bien élevé. Dis un peu, François, quand tu seras grand, qu’est-ce que tu feras ? »
Rati répondit précipitamment, comme s’il récitait son catéchisme :
« Quand je serai grand, je me comporterai toujours en sujet dévoué et fidèle de Sa Majesté, notre Empereur, ainsi qu’en bon chrétien ; et j’espère, avec l’aide du Seigneur, devenir un jour receveur impérial et royal des douanes, comme mon oncle, pour obtenir ensuite le prix de mes bonnes œuvres en paradis.
— Bravo ! fit Zerboli en caressant Rati. Continue à nous faire honneur.
— Par exemple, monsieur le commissaire ! s’écria Peppina, éclatant. Figurez-vous que, pas plus tard que ce matin, ce galopin m’a mangé la moitié de mon sucrier !
— Comment, comment ? » gronda Carlascia, que la surprise fit sortir de son rôle.
Il se reprit aussitôt et, pontifiant : « C’est ta faute ! Si tu remettais les choses en place ! N’est-ce pas, François ?
— Sans doute », riposta Rati.
Et le commissaire, ennuyé de ce sot verbiage, ridicule imitation de ses phrases paternelles, prit brusquement congé.
À peine fut-il parti que Carlascia envoya une formidable gifle à François-Joseph qui, s’attendant à tout autre chose, courut se réfugier dans les haricots. Puis il administra une sévère mercuriale à sa femme, en jurant qu’à l’avenir il garderait lui-même le sucre ; et, comme elle se permettait de répondre, il l’interrompit : « Tu veux donc te mêler de tout ! » Là-dessus, lui tournant le dos, il se dirigea à grands pas, furieux et frémissant, vers l’endroit où elle lui avait préparé sa ligne à pêcher, et se mit à garnir ses hameçons.
Car, autrefois, ce petit monde était encore plus séparé du vaste monde qu’aujourd’hui, plus qu’aujourd’hui un monde de silence et de paix, où les fonctionnaires de l’État et de l’Église, et quelques autres fidèles sujets inspirés par leur vénérable exemple, consacraient plusieurs heures par jour aux joies de la contemplation. Tout d’abord, au couchant, M. le receveur lançait deux hameçons accouplés à une seule ligne, deux traîtresses miettes de polenta, aussi loin de la rive que possible ; et quand le fil se trouvait bien tendu, quand le bouchon indicateur s’était, pour ainsi dire, ancré dans une placide attente, l’employé I. et R. appuyait délicatement sa ligne sur le petit mur, s’asseyait et contemplait. À sa droite, le garde de la douane, qu’on appelait alors le sédentaire, accroupi sur l’humble jetée de l’embarcadère, devant un autre bouchon, fumait sa pipe et contemplait. Quelques pas plus loin, le vieux et sec Custant, sacristain et surintendant, patricien du village d’Oria, assis à l’arrière de sa barque avec un long tube préhistorique sur la tête, la baguette magique à la main, les jambes pendantes sur l’eau, l’âme recueillie dans son propre bouchon, contemplait. Accroupi à la lisière d’un petit champ, à l’abri d’un mûrier et d’un immense chapeau de paille noire, ses lunettes sur le nez, le maigre petit don Brazzova, curé d’Albogasio, réfléchi par l’eau limpide, contemplait. Dans un jardin du Bas-Albogasio, entre la rive du Ceron et celle de Mandrœugn, un autre patricien en jaquette et gros souliers, le surintendant Bignetta, dit le « gros monsieur », ferme et solennel sur un siège du XVIIe siècle, la fameuse baguette à la main, veillait et contemplait. Sous le figuier de Cadate, don Joseph Costabarbieri restait en contemplation. À Sainte-Mamette, le médecin, le pharmacien, le cordonnier, les jambes pendantes aussi sur l’eau, contemplaient activement. À Cressogno, le florissant cuisinier de la marquise contemplait. Vis-à-vis, à Oria, sur la plage déserte et ombreuse du Bisgnago, un digne archiprêtre de la Basse-Lombardie avait coutume, chaque année, de passer quarante jours de vie contemplative. Solitaire et épiscopal, avec trois lignes à ses pieds, il contemplait les trois pacifiques bouchons qui correspondaient, deux à ses yeux et un à son nez. Quelqu’un qui, en traversant le haut lac, aurait aperçu toutes ces figures méditatives, inclinées sur l’eau, sans voir les cannes, les fils ni les bouchons, se serait cru dans un peuple d’ascètes, fatigués de la terre, qui regardent le ciel en bas dans le miroir liquide, pour leur plus grande commodité.
En réalité, tous ces ascètes péchaient des tanches, et aucun mystère humain ne leur semblait plus important que celui qui s’agitait sous le petit bouchon, quand, possédé par une manière d’esprit, il donnait des signes d’inquiétude, puis, après quelques secousses, prenait le parti désespéré de plonger dans l’abîme. Ce phénomène se produisait rarement, et plusieurs contemplateurs passaient des demi-journées entières sans remarquer la moindre inquiétude de leur bouchon. Mais chacun d’eux, sans détourner les yeux du petit morceau de liège flottant, pouvait suivre un fil d’idées parallèle à celui de la ligne. Ainsi, il arrivait parfois au bon archiprêtre de pêcher, mentalement, un siège épiscopal ; au « gros monsieur » de pêcher une forêt qui avait été à ses aïeux ; au cuisinier, de pêcher une certaine tanche blonde et rosée de la montagne. Quant à Carlascia, son second fil avait le plus souvent une direction politique. Et cela sera plus aisé à comprendre, quand on saura que même le fil principal, celui de la ligne, rappelait dans sa grosse tête confuse certaines réflexions que lui avait suggérées le commissaire Zerboli. « Voyez, mon cher receveur, lui avait dit un jour Zerboli, en raisonnant de l’insurrection milanaise du 6 février, vous qui êtes un pêcheur de tanches, vous pouvez très bien comprendre la chose. Notre grande monarchie pêche à la ligne. Les deux appâts réunis sont la Lombardie et la Vénétie, deux beaux morceaux, ronds et appétissants, avec de bon fer à l’intérieur. Notre monarchie les a jetés devant elle, droit au-dessus du trou de ce stupide poisson, qui est le Piémont. Il saisit, en 48, le morceau Lombardie, mais il dut le recracher et s’enfuir. Milan est notre bouchon. Quand Milan s’agite, cela veut dire que le fretin commence à marcher. L’année dernière, le bouchon a bougé, bien peu ; le cher poisson n’avait fait que flairer l’appât. Mais attendez, il va se produire un grand mouvement ; nous donnerons le coup, il y aura quelques frétillements, quelques secousses, et nous l’amènerons, notre petit poisson, nous ne le laisserons plus échapper, ce petit coquin blanc, rouge et vert ! »
Bianconi avait éclaté de rire ; et souvent, en se mettant à pêcher, il ruminait, pour sa satisfaction personnelle, la gracieuse comparaison, qui lui suggérait à l’ordinaire de nouvelles et profondes réflexions politiques. Ce matin-là, le lac était paisible, invitait à la contemplation. Les algues du fond se montraient toutes droites : signe qu’il n’y avait pas de courants. Les amorces, lancées bien loin, descendirent lentement, le fil s’étendit sous le bouchon qui recula, en indiquant par les anneaux qui se formaient autour de lui les chatouillements des petites tanches, puis resta tranquille, signe que les amorces étaient arrivées au fond et que les tanches ne les touchaient plus. Le pêcheur, posant sa ligne sur le petit mur, pensa à l’ingénieur Ribera.
Le receveur avait, à son insu, une dose discrète de mansuétude dans un double fond dont le bon Dieu l’avait pourvu sans l’avertir. Le monde, d’ailleurs, eut l’occasion de s’en apercevoir, en 1859, quand le petit poisson avala l’appât Lombardie, avec l’hameçon, le fil, la ligne, le commissaire et tout le reste, et que Bianconi, résigné, se mit à planter des choux nationaux et constitutionnels à Precotto. En dépit de cette magnanimité cachée, il éprouva, en disposant sa ligne et en pensant qu’il s’agissait de pêcher ce pauvre vieux Ribera, une singulière chaleur, non dans son cœur, ni dans son cerveau, ni dans aucun des sens habituels, mais dans un sens à lui particulier, purement impérial et royal. En vérité, il n’avait pas conscience de soi comme d’un organisme distinct de l’organisme gouvernemental autrichien. Receveur d’une petite douane de frontière, il se considérait comme la pointe de l’ongle d’un doigt de l’État ; agent de police, il se considérait comme un petit œil microscopique sous cet ongle. Sa vie était celle de la monarchie. Si les Russes s’amusaient à chatouiller la peau de la Galicie, il en sentait la démangeaison à Oria. La grandeur, la gloire de l’Autriche lui inspiraient un orgueil démesuré. Il n’admettait pas que le Brésil fût plus étendu que l’Empire d’Autriche, ni que la Chine fût plus peuplée, ni que l’archange Michel pût prendre Peschiera, ni que Dieu pût prendre Vérone. Son vrai Dieu était l’Empereur ; il respectait celui du ciel comme un allié de celui de Vienne.
Jamais pourtant le soupçon ne l’avait effleuré que l’ingénieur fût un sujet déloyal. Les paroles du commissaire, son évangile, l’en persuadèrent aussitôt, et l’idée d’avoir à sa portée ce perfide serviteur enflammait son zèle d’œil royal et d’ongle impérial. Il se traita d’imbécile pour ne s’être aperçu de rien. Oh ! mais, il était encore temps de faire une bonne pêche ! « Laissez-moi faire, laissez-moi faire, monsieur… »
Tronquant sa phrase, il saisit sa ligne. Doucement, se mouvant à peine, le bouchon dessinait un cercle dans l’eau ; Bianconi serra fortement la canne, retint son souffle. Nouvelle secousse au bouchon, nouveau cercle plus large ; le bouchon glisse avec lenteur, s’arrête ; le cœur de Bianconi palpite ; le bouchon avance encore un peu, à fleur d’eau, puis s’enfonce, zag ! Bianconi donne un coup, la ligne se plie en arc, le fil tendu par un invisible poisson. « Peppina, le voici ! » crie Carlascia, perdant la tête : « Un filet, un filet ! » Rati accourt ainsi que Peppina, apportant le filet, emmanché au bout d’une longue perche, pour cueillir le poisson dans l’eau, car le remonter avec la ligne serait trop hasardeux. Bianconi prend le fil, l’attire tout doucement. On ne voit point encore la tanche, qui doit être grosse ; le fil avance d’un ou deux mètres, puis est sollicité furieusement en bas ; puis il remonte, et, au fond de l’eau, sous le nez des trois personnages, brille quelque chose de jaune, une ombre monstrueuse. « Oh ! qu’elle est belle ! » fait Peppina, à demi-voix. Rati s’écrie : « Madone, madone ! » Et Bianconi, qui ne dit rien, tire, tire, avec précaution. C’est un gros poisson court, épais, au ventre jaune et au dos noir, qui émerge du fond, couché de biais, avec une mauvaise volonté évidente. Les trois visages ne doivent pas lui plaire, car il leur tourne la queue, et pousse en se débattant une pointe furieuse vers le fond. Enfin, suivant le fil, il arrive sous le mur, sa panse dorée à l’air. Peppina, courbée sur le parapet, abaisse son filet pour prendre le malheureux, mais en vain. « Par la bouche ! » lui crie son mari. « Par la queue ! » hurle Rati. À ce bruit, à la vue de l’effrayant filet, le poisson se débat, se dérobe ; Peppina se démène à faux, ne trouvant ni la bouche ni la queue ; Bianconi tire ; la tanche, ainsi traînée, se met en cercle, et, d’un puissant effort, rompt le fil, replonge dans l’eau bouillonnante. « Madone » ! s’écrie Rati ; Peppina continue à explorer l’eau de sa perche : « Où est-il, ce poisson ? Où donc est-il passé ? » et Bianconi, qui est resté pétrifié, le fil à la main, se retourne, furieux, allonge un coup de pied à Rati, saisit sa femme par les épaules, la secoue comme un sac de noix, l’agonise d’injures. « Il a filé, monsieur le receveur ? » demande le sédentaire, mielleux. Custant tourne un peu son buste, regarde vers le lieu de la catastrophe, et revient à la contemplation de son pacifique bouchon, en murmurant d’un ton de compassion : « Manque d’exercice… »
Cependant, la tanche retourne à ses profondeurs natives, endommagée, mais libre comme le Piémont, après Novare ; qui sait si le pauvre ingénieur en chef aura le même sort ?
Le soleil descendait derrière la cime du mont Brè et l’ombre gagnait rapide la côte abrupte et les maisons d’Oria, imprimant, violet et profond, le profil du mont sur le vert lumineux des ondes, qu’agitait encore la brise lassée. La villa Ribera s’était obscurcie la dernière. Adossée aux vignobles escarpés, semés d’oliviers, de la montagne elle enjambait le sentier qui longe le lac et dressait dans l’eau vive une façade modeste, ornée, au couchant, du côté du village, d’un petit jardin suspendu, à deux plans ; à droite, du côté de l’église, d’une terrasse portée par des piliers qui encadraient un morceau de l’ancien cimetière. Dans cette façade s’ouvrait une petite darse où se balançait alors, au milieu du clapotis des vagues, le bateau de Franco et de Louise. Au-dessus de la voûte, une légère galerie reliait le jardin suspendu de l’ouest à la terrasse de l’est et regardait le lac par trois fenêtres. On l’appelait « la loggia[2] », peut-être parce que ce fut une loggia autrefois. Cette vieille maison conservait ainsi quelques-uns de ces vénérables noms fossiles qui ne vivent que par la tradition et représentent, dans leur apparente absurdité, les mystères de la religion des murs domestiques. Derrière la loggia se trouvait une salle spacieuse et, derrière cette salle, deux autres pièces : à gauche, la salle à manger, tapissée de portraits de petits grands hommes, chacun sous sa vitre et dans son propre cadre, chacun reproduisant avec dignité l’attitude du grand homme original en chair et en os, comme si ses collègues n’existaient pas et que le monde ne regardât que lui ; à droite, la chambre à coucher où, à côté de l’alcôve des époux, dormait dans son berceau Mlle Marie Maironi, née en août 1852.
Des commodes rococo de la chambre à coucher à la huche de la cuisine, de la pendule dorée de la salle à manger au canapé de la loggia, recouvert d’une étoffe marron décorée de cavaliers turcs jaunes et rouges, des chaises de paille à certains fauteuils aux bras exceptionnellement hauts, les meubles de la maison appartenaient à l’époque des susdits grands hommes qui, pour la majeure partie, portaient la perruque et les cadenettes. S’ils semblaient être descendus du grenier, ils semblaient avoir repris dans l’air et la lumière de la nouvelle demeure certaines habitudes perdues de propreté, un notable intérêt à la vie, une dignité de vieillesse honnête. Il faudrait un assemblage de vocables désuets, et le souffle d’un vieux poète conservateur pour en rendre la sérieuse et élégante sénilité. Sous le régime mathématique et bureaucratique de l’oncle Pierre, chaises et fauteuils, tables et guéridons avaient vécu en parfaite symétrie, et le privilège de l’inamovibilité avait été concédé aux coussins mêmes. Seul un coussin gris et bleu, sorte de matelas manqué, que l’ingénieur, pendant ses courts séjours à Oria, emportait avec lui quand il changeait de siège, méritait le nom de « meuble ». Le coussin absent, le gardien respectait les autres objets au point de n’oser ni les toucher discrètement, ni en épousseter les parties les moins visibles ; ce qui mettait en rage la gouvernante à chacun de ses retours à la Valsolda. Le patron, irrité d’entendre crier si fort, pour un peu de poussière, contre un pauvre diable de paysan, la prenait à partie et lui ordonnait d’épousseter elle-même. Et quand la femme s’avisa de lui demander, en guise de réplique dédaigneuse, s’il fallait se tuer à épousseter toute la maison à chaque retour, il répondit bénévolement : « Hé ! ce sera fait une fois pour toutes ! » Pour le reste, il abandonnait aux caprices d’un concierge la culture de son jardinet et d’un verger qu’il possédait à la droite de l’église, sur la rive du lac. Une seule fois, deux ans avant le mariage de Louise, arrivant à Oria au commencement de septembre et trouvant dans le second gradin du jardin six épis de maïs, il se permit de dire à son homme : « Écoutez donc, on aurait pu à la rigueur s’en passer ! » Franco et Louise – poètes, mais pas conservateurs – avaient transformé la face des choses. La poésie de Franco était plus hardie, fervente et passionnée, celle de Louise était plus prudente ; les sentiments de Franco étincelaient toujours dans ses yeux, dans son visage, dans ses paroles, et c’est à peine si ceux de Louise coloraient le fond de son regard pénétrant et de sa voix moelleuse. Franco n’était conservateur qu’en religion et en art ; pour son foyer, c’était un radical ardent, qui imaginait toujours des modifications de murs, de plafonds, de parquets, de mobilier. Louise commença par admirer son génie, puis, comme l’argent venait de l’oncle et qu’il n’y en avait pas assez pour des entreprises fantaisistes, elle le persuada peu à peu de laisser en repos les parois, voire même les planchers, et d’étudier comment on pourrait le mieux tirer parti des meubles sans les changer. Elle lui suggérait des idées sans en avoir l’air, en lui laissant croire qu’elles venaient de lui, car Franco tenait beaucoup à la paternité des idées, tandis que Louise, au contraire, restait indifférente à cette maternité-là. Ainsi, ils disposèrent à eux deux la grande salle pour la conversation, la lecture et la musique, la loggia pour le jeu, la terrasse pour le café et pour les contemplations poétiques. Sur cette terrasse, Franco mit la poésie lyrique de la maison. Comme elle était très petite, Louise jugea qu’on pouvait laisser s’y déployer la verve de son mari. Ce fut alors que tomba de son trône le roi des mûriers valsoldans, le fameux vieux mûrier du cimetière, un tyran qui prenait toute la vue à la terrasse. Franco s’en délivra moyennant finances ; il composa et éleva un treillis aérien de fines lances et de baguettes de fer, représentant trois arches surmontées d’une coupole, auxquelles il fit grimper d’élégantes passiflores qui ouvraient çà et là leurs grands yeux d’azur et retombaient de tous côtés en festons et en vrilles. Une table ronde et quelques sièges de fer furent installés pour le café et la contemplation.
Quant au jardin suspendu, Louise aurait très bien supporté le maïs, par tolérance d’esprit supérieur, qui aime à laisser en paix les inférieurs dans leurs idées, leurs habitudes, leurs affections. Elle éprouvait une certaine pitié respectueuse pour l’idéal horticole du pauvre gardien, pour ce mélange de pauvreté et de noblesse qu’il avait dans le cœur – un grand cœur capable d’aimer à la fois les courges et le réséda, les molènes et les carottes. Franco, au contraire, tout généreux et religieux qu’il était, n’aurait toléré dans son jardin ni courges ni carottes, pour l’amour de qui que ce fût. La vulgarité l’irritait. Quand le malheureux jardinier l’entendit prêcher que le jardin était une ordure, et qu’il fallait le bousculer de fond en comble, il en resta abasourdi, honteux à faire pitié ; mais ensuite, en travaillant sous ses ordres pour corriger les plates-bandes, les border de tuf, planter des arbustes et des fleurs, en voyant comment le patron lui-même savait mettre la main à la pâte, et quel terrible latin et quel prodigieux talent il fallait avoir pour imaginer des dispositions belles et nouvelles, il conçut peu à peu pour lui une admiration presque effrayée et même, malgré bien des rebuffades, une affection dévouée.
Le jardin suspendu se transforma à l’image de Franco. Une plante d’olea fragrans, dans un angle, disait la puissance de la douceur des nobles choses sur l’esprit impétueux et ardent du poète ; un cyprès, qui était peu du goût de Louise, parlait dans un coin de sa piété ; entre le cyprès et l’olea, un petit mur de briques ajourées, crêté de tuf, d’où s’échappait toute une masse de riantes verveines, de pétunias et de pourpiers, révélait l’ingéniosité particulière à l’auteur ; les nombreuses roses semées un peu partout parlaient de son amour de la beauté classique ; le ficus repens qui recouvrait les murailles du côté du lac, les deux orangers au milieu de chacune des terrasses, un vigoureux et brillant caroubier, trahissaient son tempérament frileux, son imagination toujours tournée vers le Midi, insensible à l’attrait du Nord.
Louise avait travaillé et travaillait beaucoup plus que son mari ; mais si celui-ci se vantait volontiers de sa propre peine, Louise, au contraire, ne parlait jamais de la sienne et n’en tirait aucune vanité. Son aiguille, son dé, son poinçon, ses ciseaux s’employaient avec une tranquille et prodigieuse rapidité pour son mari, pour leur enfant, pour la maison, pour les pauvres et pour elle-même. Dans toutes les chambres, on trouvait ses ouvrages : courtines, tapis, coussins, corbeilles, abat-jour. C’était elle aussi qui arrangeait les fleurs dans le salon et dans la loggia. N’ayant à sa disposition ni plantes en vase, car Franco en possédait peu et n’aimait pas à les enfermer, ni fleurs du jardin, car en cueillir aurait été arracher le cœur à son mari, Louise prenait les dahlias, les roses, les glaïeuls, les asters du jardin potager. Mais, comme celles-ci ne lui suffisaient pas et que tout le village, après Dieu, sainte Marguerite et saint Sébastien, adorait « Madame Louise », les gamins, sur un signe d’elle, apportaient des fleurs sauvages et des fougères, du lierre pour relier par des guirlandes les grands bouquets que retenaient contre la paroi des anneaux de métal. De longs serpents de lierre et de volubilis s’entrelaçaient aussi aux branches du lustre suspendu au milieu du salon.
L’oncle Pierre, quand leurs lettres lui parlaient de ces nouveautés, répondait peu de chose ou rien. Tout au plus leur recommandait-il de ne pas surmener le jardinier, qui avait à vaquer à ses propres affaires. La première fois qu’il revint à Oria, après la transformation du jardin, il s’arrêta pour le regarder, comme il l’avait fait pour les six épis de maïs, et murmura : « Oh ! pauvre moi ! » Il sortit ensuite sur la terrasse, contempla la coupole, toucha les lances de fer et prononça un « c’est bon » résigné, qui désapprouvait éloquemment toutes ces élégances, supérieures à sa position et à celle de ses neveux. Pourtant, après avoir examiné les bouquets, les vases, les guirlandes du salon et de la loggia, il dit avec un indulgent sourire : « Écoute donc, Louise, avec toutes ces herbes, tu pourrais bien nourrir un ou deux moutons !… »
Mais la gouvernante se félicita de n’avoir plus à se tuer pour la poussière et les toiles d’araignées ; mais le jardinier célébra sans fin les œuvres miraculeuses de M. don Franco, et l’ingénieur lui-même commença bientôt à s’habituer aux nouveaux aspects de sa maison, à regarder sans malveillance le berceau de la terrasse, qui lui était agréable pour se mettre à l’ombre. Après trois ou quatre jours, il demanda qui l’avait fait, et il lui arriva de s’arrêter de temps en temps pour regarder les fleurs du jardinet, et de s’informer de leurs noms. Après huit ou dix jours, se trouvant avec la petite Marie sur la porte du salon qui conduisait au jardin, il lui demanda : « Qui a planté toutes ces belles fleurs ? » et il lui apprit à répondre : « Papa ». Il montra même l’ouvrage de son neveu à un de ses employés, venu pour lui faire visite, et il en accueillit les louanges avec un assentiment mesuré, mais satisfait, « oui, oui, pour cela, c’est vrai. » En somme, il finit par admirer don Franco, et par écouter, dans leurs conversations, ses autres projets. Et chez Franco croissaient l’admiration et la reconnaissance pour cette grande, généreuse bonté, qui avait triomphé de sa nature conservatrice, de son ancienne aversion pour toutes les élégances ; pour cette bonté qui, à chaque différend semblable, montait silencieusement derrière les résistances de l’oncle, jusqu’à tout recouvrir de son large assentiment, ou du moins de la phrase sacramentelle : « Au reste, comme vous voudrez ! » La seule nouveauté que l’oncle n’accepta pas, ce fut la disparition de son vieux coussin. « Emporte-le, Louise, » dit-il en ôtant du siège le nouveau coussin brodé. Et il n’y eut pas moyen de le persuader. Et quand Louise lui rapporta l’autre, tout abîmé, il s’assit dessus avec un sonore : « À la bonne heure ! » comme s’il reprenait solennellement possession d’un trône.
Ce soir-là, précisément, comme l’ombre violâtre envahissait le vert des eaux et courait le long de la côte, de village en village, éteignant l’une après l’autre les lumineuses maisons blanches, l’ingénieur était assis sur son coussin favori, la petite Marie sur ses genoux, tandis que Franco arrosait les géraniums, le cœur et le visage remplis d’une joie affectueuse, comme s’il versait à boire à Ismaël dans le désert, et que Louise débrouillait avec patience un filet de son mari, effroyable gâchis de ficelles, de plomb, de soie et d’hameçons. Elle discutait en même temps avec le professeur Gilardoni qui avait toujours, lui aussi, quelque gâchis philosophique à tirer au clair, et s’y mettait avec elle beaucoup plus volontiers qu’avec Franco ; car celui-ci le contredisait à tort ou à raison, le tenant à la fois pour un excellent cœur et une cervelle fêlée. L’oncle, la fillette sur ses genoux, lui répétait pour la centième fois, avec une lenteur voulue, la chansonnette :
Ombrette dédaigneuse
Du Mipississi…
Jusqu’au quatrième mot, la petite l’écoutait immobile, sérieuse, les yeux fixes ; mais quand arrivait le Mipississi, elle éclatait de rire, agitait les jambes, et plantait ses menottes sur la bouche de l’oncle, qui riait de tout son cœur, et, après une courte pause, recommençait, lentement, sur le ton habituel :
Ombrette dédaigneuse…
Marie ne ressemblait ni à son père ni à sa mère ; elle avait les yeux et les traits fins de sa grand’mère Thérèse. À son vieil oncle, qu’elle voyait rarement, elle témoignait une tendresse étrange, impétueuse. Il ne lui prodiguait pas les petits noms caressants, la grondait même un peu à l’occasion, mais il lui apportait toujours des jouets, la menait promener, la faisait sauter sur ses genoux, riait avec elle, lui disait des chansonnettes comiques, celle qui commençait par le « Mipississi », et une autre qui finissait ainsi : « Répondit aussitôt Barucabà. »
Qui était Barucabà ? Et que lui avait-on demandé ? « Tor Bâ, tor Bâ ! disait Marie ; encore Barucabà, encore Barucabà ! » L’oncle répétait alors la poétique légende, mais personne n’a su me la répéter, à moi.
« Qui sait, disait Louise au professeur Gilardoni, devenu un peu plus vieux, un peu plus chauve, un peu plus jaune, qui sait si Marie aura aussi l’âme de maman ? »
Le professeur répondait que ce serait un miracle de posséder dans la même famille, à si peu d’intervalle, deux âmes semblables. Et, voulant expliquer à quelle rare espèce, selon lui, avait appartenu l’âme de la grand’mère, il se lança dans le confus argument que voici :
« Il y a, dit-il, des âmes qui nient ouvertement la vie future, et ne vivent, d’accord avec leur propre opinion, que pour la seule vie présente. Celles-là ne sont pas nombreuses. Puis, il y a des âmes qui prétendent croire à la vie future et ne vivent néanmoins que pour la présente. Elles sont un peu plus nombreuses. Puis, il y a des âmes qui ne pensent pas à la vie future et vivent cependant de manière à ne pas trop la compromettre, si elle est réellement. Celles-là sont encore plus nombreuses. Puis, il y a des âmes qui croient véritablement à la vie future et divisent leurs pensées et leurs œuvres en deux catégories, presque toujours en lutte : l’une pour le ciel, l’autre pour la terre. Ces âmes-là sont légion. Puis, il y a des âmes qui ne vivent que pour la seule vie future, en laquelle elles croient. Celles-là sont très rares, et Mme Thérèse en était une. »
Franco, qui ne pouvait souffrir les distinctions psychologiques, pensa, bourru, en allant au jardin, avec son arrosoir vide : « Puis, il y a des âmes qui vous cassent la tête ! » L’oncle, un peu sourd, riait avec Marie. Quand son mari fut passé, Louise murmura : « Puis, il y a des âmes qui vivent comme si la vie future, en laquelle elles ne croient pas, était la seule ; et j’en connais une, de celles-là. » Le professeur tressaillit et la regarda sans répondre. Elle était en train de chercher dans l’écheveau de filet un fil double, pour le dégager. Elle ne vit pas ce regard, mais le sentit et se hâta d’indiquer son oncle de la tête. Était-ce bien à lui qu’elle avait pensé ? Ou cachait-elle, dans son esprit, d’obscures complications ? Avait-elle désigné son oncle sans être convaincue, simplement parce qu’elle n’osait pas nommer une autre personne, à qui ses paroles auraient pu s’appliquer plus justement ? Le silence du professeur, son regard inquiet révélèrent à la jeune femme qu’il l’avait soupçonnée de parler d’elle-même ; c’est pourquoi elle eut hâte de le détromper.
« Il ne croit pas à la vie future ? murmura le professeur.
— Je crains que non », répondit Louise ; et tout à coup elle eut un remords, car elle sentait qu’elle n’avait pas de raisons suffisantes, ni le droit de répondre ainsi. En réalité, l’oncle Pierre ne s’était jamais beaucoup soucié de méditer sur la religion ; il comprenait, dans sa conception de l’honnêteté, l’observance de ses vieilles pratiques de famille et la profession de foi de ses aïeux, acceptée telle quelle en toute simplicité. Son Dieu était un Dieu débonnaire, comme lui, qui ne tenait pas trop aux génuflexions ni aux rosaires, comme lui ; un Dieu content d’avoir pour ministres, comme il était content, lui, d’avoir pour amis, des hommes de cœur, fussent-ils même de joyeux bons vivants, grands mangeurs, grands buveurs, joueurs de tarots, francs conteurs de récits un peu lestes où s’épanche librement la grosse hilarité que chacun a plus ou moins dans le corps. Certains de ses discours railleurs, certains aphorismes lancés, sans réfléchir, sur l’importance relative des pratiques religieuses et sur l’importance absolue de vivre honnêtement, avaient frappé Louise dès son enfance, surtout parce que sa mère s’en tourmentait beaucoup et suppliait son frère de ne pas tenir des propos inconsidérés. Il lui était venu le soupçon que son oncle n’allait à l’église que par convenance. Cela n’était pas vrai : il ne fallait pas tenir compte des paradoxes de cet homme qui, vieilli dans le sacrifice et l’abnégation, disait pourtant : « Charitas incipit ab ego », ni conclure, parce qu’il faisait peu de cas des pratiques religieuses, qu’il niait la vie future. À peine Louise eut-elle exprimé son jugement qu’elle le sentit faux, vit plus clair en son âme, et comprit qu’elle avait inconsciemment cherché, dans l’exemple de son oncle, un appui et un réconfort pour elle-même.
Le professeur restait tout ému d’une révélation aussi inattendue.
« Cette âme unique, dit-il, qui vit comme si elle ne pensait qu’à la vie future en laquelle elle ne croit pas, est dans l’erreur ; toutefois, nous devons l’admirer comme la plus noble et la plus grande. C’est une chose sublime !
— Vous êtes certain, pourtant, que cette âme est dans l’erreur ?
— Oh, oui !
— Mais vous, à laquelle de vos catégories appartenez-vous ? »
Le professeur croyait bien appartenir au petit nombre de ceux qui règlent leur conduite d’après leur aspiration à la vie future, quoiqu’il lui eût peut-être paru difficile de concilier ses études approfondies de l’hygiène, son zèle à préparer de l’eau sédative et des cigarettes de camphre, son horreur de l’humidité et des courants d’air, avec le mépris de la vie présente. Il se contenta donc de répondre que, bien qu’il ne se rattachât à aucune église, il croyait fermement en Dieu et en la vie future, mais qu’il ne pouvait juger sa propre manière de vivre.
Cependant Franco, en arrosant le jardin, avait trouvé fleurie une jeune verveine, et, posant l’arrosoir, il venait appeler Marie pour la lui montrer. Marie n’obéissait pas et réclamait encore le « Mipississi » ; l’oncle la déposa par terre et la conduisit à son papa.
« Pourtant, professeur, s’écria Louise, dont cette exclamation trahit la pensée secrète, nous pouvons, n’est-ce pas, croire en Dieu et douter de notre vie future ? »
Elle avait posé, en prononçant ces mots, la masse embrouillée du filet, et regardé en face Gilardoni, avec un vif intérêt et le désir manifeste qu’il répondît oui. Comme il se taisait, elle ajouta :
« Il me semble que l’on peut se demander pourquoi Dieu serait obligé de nous donner l’immortalité. L’immortalité de l’âme est une invention de l’égoïsme humain qui, en fin de compte, veut faire servir Dieu à sa commodité propre. Nous exigeons une récompense pour le bien que nous faisons aux autres et une peine pour le mal que les autres nous font. Résignons-nous plutôt à mourir, nous aussi, tout entiers, comme tout être vivant et, pendant que nous sommes ici-bas, agissons selon la justice pour nous et pour les autres, sans espoir de récompense future, par cette seule raison que Dieu le veut, comme il veut que chaque étoile éclaire et que chaque plante donne de l’ombre. Qu’en pensez-vous ?
— Que voulez-vous que je vous dise ? repartit Gilardoni. Tout cela me paraît très beau ; je ne puis pas dire très vrai : je n’en sais rien, je n’y ai jamais pensé ; mais, en tout cas, très beau. Je prétends que le christianisme n’a pu avoir ni imaginer des saints aussi sublimes que cet on-là. C’est très beau, très beau !
— Et puis, reprit Louise, après un court silence, peut-être pourrait-on aussi soutenir que cette vie future ne sera pas nécessairement heureuse. Y a-t-il un bonheur possible pour qui ne connaît pas la raison de toute chose, pour qui n’arrive pas à expliquer tous les mystères ? Et notre désir de tout savoir sera-t-il contenté dans la vie future ? Ne restera-t-il pas toujours quelque mystère impénétrable ? Ne dit-on pas que Dieu ne se révélera jamais entièrement ? Et alors, dans notre désir de savoir, ne finirons-nous pas par souffrir comme à présent, davantage même, car, dans une vie supérieure, ce désir doit être encore plus intense ? Je ne vois qu’un moyen d’arriver à tout savoir, ce serait de devenir Dieu…
— Ah ! vous êtes panthéiste ! s’écria le professeur en l’interrompant.
— Non, non, fit Louise. Je suis chrétienne et catholique. Je dis ce que d’autres pourraient soutenir…
— Mais, pardon, il y a un panthéisme…
— Encore de la philosophie ? demanda Franco, en entrant avec son bébé dans les bras.
— Oh ! misère ! » marmotta l’oncle derrière son dos.
Marie tenait à la main une belle rose blanche.
« Regarde cette rose, Louise, dit Franco. Marie, donne la fleur à maman. Regarde la forme de cette rose, regarde son port, regarde les dégradations, les veinules de ces pétales, regarde cette strie rouge ; respire ce parfum, à présent ! Et laisse la philosophie !
— Vous êtes ennemi de la philosophie ? observa le professeur en souriant.
— Je suis ami, répondit Franco, de la philosophie facile et sûre que m’enseignent les roses. »
On vint annoncer don Joseph Costabarbieri, qui fit retentir le salon d’un caverneux et jovial Deo gratias ; et l’on vit apparaître le visage rouge et rugueux, les yeux joyeux, les cheveux blancs du bon prêtre.
« Nous parlions de philosophie, don Joseph, dit Louise, après les premières salutations. Approchez-vous et dites-nous des choses supérieures. »
Don Joseph se gratta la nuque, puis, tournant la tête du côté de l’ingénieur, avec l’air de quelqu’un qui n’ose pas exprimer son désir, il produisit la fleur de ses idées philosophiques :
« Si nous faisions une petite partie ? »
Franco et l’oncle Pierre, heureux d’échapper à la philosophie du professeur, s’assirent gaîment autour d’un guéridon avec le prêtre.
À peine fut-il seul avec Louise que Gilardoni lui dit tout bas :
« La marquise est partie hier. »
Louise, qui avait pris sa fille sur ses genoux, l’embrassa dans le cou, passionnément.
« Peut-être, reprit le professeur, qui n’avait jamais su lire dans le cœur humain ni en faire vibrer une corde à propos, peut-être, avec le temps… Il n’y a que trois ans,… peut-être le jour viendra-t-il où elle s’inclinera… »
Louise releva la tête. « Elle, peut-être oui », dit-elle. Le professeur ne comprit pas, céda au génie mal avisé qui lui suggéra la pire parole dans le pire moment et, au lieu de changer de sujet, s’obstina : « Peut-être, si elle pouvait voir la petite ! » Louise serra son enfant contre son cœur en lui en lançant un regard si fier qu’il se troubla et balbutia : « Excusez-moi ». Marie, serrée ainsi, tourna les yeux vers l’étrange visage de sa mère, rougit, fit la moue, pleura deux grosses larmes, puis éclata en sanglots.
« Non, chérie, non, murmura Louise tendrement. Sois tranquille ! Tu ne la verras jamais, toi ! »
Quand l’enfant fut consolée, le professeur, navré à l’idée d’avoir fait une bévue, ou d’avoir offensé Louise, qui lui paraissait un être supérieur, voulut s’expliquer, se justifier, mais la jeune femme ne le lui permit pas : « N’en parlons plus ; excusez-moi aussi, dit-elle en se levant. Allons voir le jeu. »
Pourtant elle ne s’approcha point des joueurs. Elle envoya Marie courir sur la pelouse avec sa petite bonne Véronique, et alla porter un reste de friandises à un vieillard du village, qui, de sa voix craquelée, promettait tous les jours à sa bienfaitrice la même précieuse récompense : « Avant de mourir, je vous donnerai un baiser ».
Cependant le professeur, bourrelé de scrupules et de remords, ne sachant s’il fallait partir ou rester, si la jeune femme reviendrait ou si se mettre à sa recherche constituerait une indiscrétion, le professeur, après s’être planté devant le lac comme pour demander conseil aux poissons, devant la montagne pour voir si Louise ne reparaîtrait pas à quelque fenêtre de la maison ou si, du moins, il n’apercevrait pas quelqu’un auprès de qui s’informer, finit par se rabattre sur les joueurs. Chacun d’eux tenait les yeux fixés sur ses quatre cartes, groupées dans la main gauche, l’une surmontant l’autre, de manière que la seconde et la troisième fussent faciles à reconnaître ; et chacun ayant pris délicatement entre le pouce et l’index l’angle supérieur des deux dernières, faisait sortir d’un mouvement combiné du pouce et des doigts la quatrième inconnue de dessous la troisième, très lentement, comme si elle portait la vie ou la mort, en répétant, avec un grand sérieux, les exclamations d’usage : don Joseph, à qui il fallait du pique : « Cache-toi, rouge, et montre-toi, noire » ; les deux autres, qui voulaient du carreau et du cœur : « Cache-toi, noire, et montre-toi, rouge. »
Le professeur songea que lui aussi avait dans la main une carte couverte, un as d’argent, et qu’il ne savait pas encore s’il devait la jouer. Il avait conservé le testament du vieux Maironi. Un peu après la mort de Mme Thérèse, Franco le pria de le détruire et de n’en jamais parler à sa femme. Gilardoni n’obéit qu’à moitié : le document, à l’insu de Franco, existait toujours, car le professeur s’était mis dans la tête d’attendre les événements, pour voir si Cressogno et Oria feraient la paix ou si, les hostilités se prolongeant, Franco et sa jeune famille ne tomberaient pas dans le besoin, auquel cas il se réservait d’agir. Ce qu’il ferait, il ne le savait que vaguement ; c’est ainsi qu’il cultivait dans son cerveau les germes de diverses sottises qui devaient mûrir en leurs temps et lieu. Tout en regardant jouer Franco, il admirait la désinvolture avec laquelle cet homme, si anxieux pour son roi de carreau, avait repoussé une carte précieuse sans en rien vouloir dire à sa femme. Il attribuait ce silence à la modestie, au désir de cacher une action généreuse et, malgré toutes les rebuffades qu’il recevait du jeune Maironi, il ne pouvait s’empêcher de le considérer avec une humble et respectueuse dévotion. Franco fut le premier à découvrit sa quatrième carte que, de dépit, il jeta sur la table, tandis que don Joseph s’écriait : « Oh ! noire ! » et s’arrêtait pour reprendre haleine avant de regarder si « c’était une pointue », c’est-à-dire du pique ou du trèfle. Mais l’ingénieur, levant du jeu son visage placide et souriant, se mit à battre du doigt sous la table de petits coups mystérieux qui voulaient dire : « C’est la bonne ! » Alors don Joseph, voyant que sa noire n’était pas pointue, jeta aussi ses cartes avec un : « Sacristi ! »
« Quelle rage ! fit l’ingénieur, vous aussi, vous êtes noir et pas pointu ! » Le prêtre, désireux de la revanche, se contenta de la demander, dédaigneusement : « Faites les cartes, faites les cartes ! » Et la partie, symbole de l’éternelle lutte universelle entre les noirs et les rouges, recommença.
Le lac dormait, enveloppé d’ombre. Seules, au levant, les grandes montagnes lointaines du Lario gardaient une gloire d’or fauve et de violet. Les premières brises du soir agitaient les festons des passiflores, ridaient la surface des eaux grises, apportaient l’odeur fraîche des bois. Le professeur était parti depuis un moment quand Louise rentra. Elle avait rencontré, sur les jardins du Pomodoro, une fillette qui pleurait et criait : « Mon père veut tuer maman ! » Elle l’avait suivie jusque chez elle, avait calmé l’homme qui cherchait sa femme avec un couteau, à cause d’une mauvaise réponse plus encore que d’une mauvaise soupe. Louise raconta à son mari et à don Joseph le dernier acte du drame, son dialogue avec la femme qui se cachait dans l’écurie : « Oh ! Regina, où es-tu ? – Je suis là ! – Où là ? » La voix venait de dessous les vaches. Positivement, la femme était là, accroupie. « Allons viens ! – Non, madame. – Pourquoi ? – J’ai peur ! – Viens que ton mari t’embrasse ! – Non. » Alors Louise avait appelé le mari : « Allez donc l’embrasser sous la vache ! » Et l’homme s’était exécuté.
« Quelle maîtresse femme est cette Louise ! » fit don Joseph. Et, satisfait de son bon repas, palpant doucement la modeste rotondité de son ventre, le petit personnage du monde d’autrefois pensa au second but de sa visite. Il voulait dire un mot à Mme Louise. L’ingénieur était sorti pour sa promenade accoutumée jusqu’à la montée du Tavorell, qu’il appelait en plaisantant le Saint-Bernard ; et Franco, après un regard à la lune, qui étincelait au-dessus de la cime noire du Bisgnago et dans les ondulations de l’eau, se mit à improviser sur le piano : ce furent des effusions de douleur idéale qui, par des fenêtres ouvertes, s’envolaient sur la sonorité profonde du lac. Les improvisations musicales lui réussissaient mieux que les poésies plus travaillées, car ses sentiments impétueux trouvaient dans la musique une expression plus facile et plus complète ; et les scrupules, les incertitudes, les défiances qui lui rendaient lent et ardu le travail de la parole, n’entravaient plus, au piano, sa fantaisie. Il s’abandonnait alors à son enthousiasme, corps et âme, vibrait jusqu’à la pointe des cheveux ; ses yeux clairs répétaient les plus subtiles nuances de la phrase musicale ; on voyait sous ses joues un mouvement continu de paroles inarticulées, et ses mains, bien que déliées, faisaient chanter les notes avec une tendresse inexprimable.
À présent, il passait d’un air à un autre, mettant l’effort intellectuel le plus intense dans ce passage, essoufflant, éventrant pour ainsi dire l’instrument de ses dix doigts et même de ses yeux ardents. Il avait commencé à jouer sous l’impression du clair de lune, puis, peu à peu, de tristes nuages s’étaient levés dans le fond de son cœur. Conscient d’avoir rêvé la gloire dans sa première jeunesse et d’avoir humblement renoncé à cette espérance, il se disait, dans sa musique mélancolique et passionnée, qu’il y avait en lui aussi quelque lumière spirituelle, quelque chaleur de création connue de Dieu seul, puisque Louise même ne montrait pas en son génie cette confiance qui lui manquait personnellement, mais qu’il aurait voulu trouver chez sa femme. Pas même Louise, le cœur de son cœur ! Louise louait hautement sa musique et ses vers, mais jamais elle ne lui avait dit : « Suis cette voie, ose, écris, publie ! » C’est à cela qu’il pensait ce soir-là, dans le salon obscur, en jouant une tendre mélodie qui traduisait la plainte de son amour, la timide plainte secrète qu’il n’aurait jamais, jamais osé exprimer en paroles.
Sur la terrasse, dans le mobile clair-obscur que faisaient ensemble l’haleine du vent du Nord et les passiflores, la lune et sa réverbération sur le lac, don Joseph racontait à Louise que Jacques Puttini était fâché contre lui, par la faute de Mme Pasotti, qui avait faussement rapporté que lui, don Joseph, allait prêchant l’opportunité d’un mariage entre M. Jacques et Marianne. « Je veux bien tomber mort, protesta le pauvre prêtre, si j’en ai dit un seul mot ! »
La jeune femme ne voulait pas croire à la culpabilité de Barberine et don Joseph lui déclara qu’il tenait la chose du contrôleur lui-même. Louise, comprenant que Pasotti s’était perfidement moqué de sa femme, de Puttini et du prêtre, se garda bien d’intervenir dans cette affaire, comme ce dernier l’aurait désiré ; elle lui conseilla d’en causer avec Mme Pasotti. « Elle est trop sourde ! » fit don Joseph, en se grattant la nuque : et il s’en alla, mécontent, sans saluer Franco par crainte de l’interrompre. Louise s’approcha du piano sur la pointe des pieds et resta à écouter son mari, sentant la beauté, la richesse, l’ardeur de cette âme qui était sienne et à qui elle appartenait pour toujours. Elle n’avait jamais dit à Franco : « Suis cette voie, écris, publie », peut-être parce qu’elle pensait, dans son affection équilibrée, qu’il ne pourrait pas produire d’œuvres supérieures à la médiocrité, mais surtout parce que, avec un sentiment très fin de la poésie et de la musique, elle ne tenait en grande estime, au fond, ni l’une ni l’autre, et qu’il lui déplaisait qu’un homme s’y vouât tout à fait. Elle ambitionnait pour son mari une action intellectuelle et matérielle plus virile. Elle admirait pourtant le don musical de Franco plus que s’il eût été un grand maître, et trouvait dans cette expression presque secrète de son âme un je ne sais quoi de virginal, de sincère, comme la lumière d’un esprit aimant, le plus digne d’être aimé.
Il ne s’aperçut de sa présence que lorsqu’il sentit ses deux bras frôler ses épaules et vit pendre, sur sa poitrine, ses deux petites mains. « Non, non, joue », murmura Louise, comme Franco s’en emparait ; mais, sans répondre, le visage renversé, il chercha ses yeux et ses lèvres ; elle lui donna un baiser et redressa la tête, en répétant : « Joue ». Il attira plus bas les deux poignets prisonniers, réclama en silence les lèvres si douces ; alors, elle se rendit, lui ferma les lèvres des siennes avec un long baiser consenti, plus exquis, plus réconfortant que le premier. Puis elle le pria de nouveau : « Joue. »
Et il joua, ravi, une tumultueuse musique triomphale, pleine de joie et de cris. Car, en ce moment, il lui semblait posséder tout entière l’âme de sa femme, tandis que, plus d’une fois, bien qu’il se sût aimé, il avait cru sentir en elle, au-dessus de l’amour, une raison altière, calme et froide, où ses élans ne parvenaient point. Louise tenait à présent les mains sur la tête de son mari et, de temps en temps, lui mettait un baiser léger dans les cheveux. Elle connaissait ses doutes et l’assurait toujours qu’elle lui appartenait toute ; mais, au fond, elle s’avouait que ses craintes étaient justifiées. Un sentiment fier et tenace d’indépendance intellectuelle résistait chez elle à l’amour. Elle pouvait tranquillement juger Franco, convenir de ses imperfections, et elle sentait qu’il ne pouvait en dire autant à son égard, trop humble dans sa tendresse, trop infiniment dévoué. Elle ne croyait pas lui faire de tort, elle n’éprouvait nul remords, mais elle s’attendrissait en y pensant, avec une amoureuse pitié. Elle devina donc ce que signifiait cette joyeuse effusion musicale, et, émue, embrassant Franco, fit taire le piano d’un coup.
Le pas lent et pesant de l’oncle, qui revenait de son Saint-Bernard, résonna dans l’escalier.
Il était huit heures et les habituels joueurs de tarots, M. Jacques, Pasotti, n’apparaissaient point. Car Pasotti lui-même, en septembre et octobre, était un hôte assidu de la maison Ribera, où il faisait la cour à l’ingénieur, à Louise, et même à Franco. Franco et Louise le soupçonnaient de jouer un double jeu ; mais Pasotti était un vieil ami de leur oncle, et il fallait bien lui faire bon accueil. Comme les joueurs tardaient, Franco proposa à sa femme une promenade en bateau, pour jouir du clair de lune. D’abord ils allèrent regarder Marie qui dormait dans son petit lit, le visage incliné sur l’épaule droite, un bras sous la tête, l’autre en travers de la poitrine. Ils la contemplèrent, l’embrassèrent en souriant, pensèrent tous deux à sa grand’mère Thérèse qui l’aurait tant aimée, l’embrassèrent encore, l’air sérieux. « Pauvre mignonne, dit Franco, pauvre donna Marie Maironi sans le sou ! »
Louise lui posa la main sur la bouche :
« Chut, dit-elle, nous pouvons nous estimer heureux d’être les Maironi sans le sou. »
Franco comprit et ne répondit pas tout de suite ; mais, en montant en bateau, il dit à sa femme, oubliant les menaces de sa grand’mère : « Il n’en sera pas toujours ainsi ! »
Cette allusion à la fortune de la vieille marquise déplut à Louise. « Ne m’en parle pas, dit-elle, je ne voudrais pas toucher son argent du bout du doigt !
— Je parle pour Marie, répondit Franco.
— Nous sommes là, qui pouvons travailler pour elle. »
Franco se tut. Travailler ! Encore un mot qui lui mordait le cœur. Il avait conscience de mener une vie oisive, car la musique, la lecture, les fleurs, quelques vers de temps à autre, qu’était-ce, sinon une vaine perte de temps ? Et cette vie, il la menait en grande partie aux dépens d’autrui, car, avec ses mille livres autrichiennes de rentes par an, qu’eût-il pu faire ? Comment aurait-il entretenu sa famille ? Il avait passé son doctorat, mais sans en retirer aucun profit. Il se défiait de ses propres aptitudes, se sentait trop artiste, trop éloigné du droit, savait n’avoir pas dans les veines le sang des robustes travailleurs. Il ne voyait de salut que dans une révolution, dans une guerre, dans la liberté de la patrie. Ah ! si l’Italie était libre, avec quelle joie, avec quelle force ne la servirait-il pas ! Il avait beaucoup de poésie dans le cœur, mais sans le désir ni la constance de se préparer, par le travail, pour un tel avenir.
Tandis qu’il ramait en silence et s’éloignait de la rive, Louise réfléchissait aux paroles de son mari, qui s’apitoyait sur l’enfant parce qu’elle serait pauvre. N’y avait-il point une contradiction entre la foi, la piété chrétienne de Franco et un tel sentiment ? Elle se rappela les catégories du professeur Gilardoni : Franco croyait sincèrement en la vie future, ce qui ne l’empêchait pas de s’attacher avec passion à tout ce que la vie terrestre a de beau, de bon et de plaisirs honnêtes, y compris les tarots et les bons dîners. Quand on observe aussi scrupuleusement les commandements de l’Église, quand on tient tant à faire maigre le vendredi et le samedi, à entendre tous les dimanches l’explication de l’Évangile, on devrait bien plus strictement conformer sa propre vie à l’idéal évangélique, lui semblait-il. Franco aurait dû redouter plutôt que désirer l’argent.
« Bonne promenade ! » cria l’oncle de la terrasse, en voyant le bateau et Louise, assise à la proue, dans le clair de lune. En face du noir Bisgnago, toute la Valsoda s’étendait, du Niscioree à la Caravina, dans la splendeur de la lune ; toutes les fenêtres d’Oria et d’Albogasio, ainsi que les arcades de la villa Pasotti et les blanches maisonnettes des villages les plus éloignés, paraissaient regarder, comme hypnotisées, le grand œil fixe de la Morte du ciel.
Franco ramena les rames dans la barque : « Chante », dit-il.
Louise n’avait jamais appris à chanter, mais elle avait une douce voix de mezzo-soprano et l’oreille très juste ; et elle savait beaucoup d’airs d’opéra que lui avait appris sa mère, qui avait entendu la Grisi, la Pasta et la Malibran, pendant l’âge d’or de la musique italienne. Elle chanta l’air d’Anne Boleyn :
Al dolce guidami
Castel natio,
ce chant de l’âme qui commence par descendre et s’abandonner peu à peu, avec une douceur croissante, à l’amour, puis enlacée à lui, remonte dans un élan de désir vers cette haute et lointaine lumière qui manque toujours à sa félicité complète. Louise chantait, et Franco, ravi, s’imaginait qu’elle aspirait à être unie à lui dans cette partie supérieure de son âme que jusque-là elle lui avait dérobée, quelle aspirait à se rapprocher, guidée par lui, de cette union parfaite qu’il rêvait avec une ardeur si intense. Et des larmes lui serraient la gorge, et le lac onduleux, les grandes montagnes tragiques, les yeux des choses fixés dans la lune, la lumière lunaire elle-même, tout s’emplissait de son indéfinissable sentiment, tandis que Louise achevait la phrase :
Ai verdi platani,
Al cheto rio
Che i nostri mormora
Sospiri ancor.
La voix de Pasotti cria, de la terrasse :
« Bravo ! »
Et la voix de l’oncle :
« Tarots ! »
Au même moment, ils entendirent un bruit de rames d’une autre barque qui arrivait de Porlezza, et un serpent parodia l’air d’Anne Boleyn. Franco, assis à l’arrière de son bateau, fit un saut, en criant gaiment :
« Qui va là ? »
Une belle voix de basse lui répondit :
Buona sera,
Miei Signori,
Buona sera,
Buona sera.
C’étaient ses amis du lac de Côme, l’avocat V… de Varenne et un certain Pedraglio de Loveno, qui venaient souvent causer politique, sous prétexte de faire de la musique. Louise seule était au courant.
On criait aussi, de la terrasse : « Bien, don Basile. – Bravo, le joueur de serpent ! » Et dans les intervalles, on entendait encore la voix de quelqu’un qui se défendait d’une partie de tarots : « Non, non, monsieur le contrôleur ! Il est tard. Je ne puis plus rester, vraiment, je vous assure. Oh Dieu ! oh Dieu ! excusez-moi, je ne puis pas, je ne puis pas ! Mon cher ingénieur, appuyez-moi ! »
On le fit jouer tout de même, le petit homme, avec la promesse de ne pas dépasser deux parties. Tout en soufflant, il s’assit à la table avec l’ingénieur, Pasotti et Pedraglio ; Franco s’installa au piano, et l’avocat le suivit, avec son serpent.
Entre Pasotti et Pedraglio, deux terribles railleurs, le pauvre Jacques passa une amère demi-heure, pleine de tribulations. Ils ne lui laissèrent pas un moment de repos :
« Comment allez-vous, monsieur Jacques ?
— Mal, mal !
— Monsieur Jacques, n’auriez-vous point des frères qui se promènent en pantoufles ?
— Pas un !
— Et le taureau ? Comment va le taureau, monsieur Jacques ?
— Taisez-vous, taisez-vous !
— Une maudite bête, ce taureau, hein, monsieur Jacques ?
— Maudite ? Ah ! monsieur !…
— Et la servante, monsieur Jacques, la servante ?
— Chut, s’écria Pasotti, à cette impertinente question de Pedraglio. Faites attention ! Monsieur Jacques a des ennuis à ce sujet, par la faute de certains indiscrets.
— Je vous en prie, monsieur le contrôleur, je vous en prie, interrompit M. Jacques, qui se contorsionnait, tandis que l’ingénieur l’engageait à envoyer les deux compères au diable.
— Comment, monsieur Jacques, reprit Pasotti, intrépide, ce petit prêtre n’est pas un indiscret ?
— C’est un âne, frémit Puttini. » Alors Pasotti, hilare et triomphant, car il s’agissait d’une plaisanterie à lui, fit taire Pedraglio qui brûlait d’en savoir plus long, et ramena l’attention sur le jeu.
Franco et l’avocat, cependant, étudiaient un morceau nouveau pour piano et serpent, s’embrouillaient, recommençaient à chaque instant. Bientôt arriva sur la pointe des pieds, pour ne pas troubler les mélomanes, Mme Peppina Bianconi. Personne ne remarqua sa présence, excepté Louise, qui la fit asseoir à côté d’elle, sur un petit canapé, près du piano.
Franco ne pouvait supporter Mme Peppina, dont la bonté cordiale, bavarde et sotte lui donnait sur les nerfs. Louise l’aimait assez, mais se méfiait de Carlascia. Peppina, entendant de son jardin d’abord ces belles chansons, puis le serpent, puis les salutations, avait supposé que l’on ferait de la musique, et elle en était folle ! Et M. l’avocat soufflait si bien dans les zigzags de son tuyau, et don Franco avait des doigts si agiles ! Le piano joué avec une telle précision, c’était pour elle comme l’orgue de Barbarie, et elle aimait tant les orgues de Barbarie ! Elle ajouta qu’elle avait craint de paraître indiscrète, mais que son mari l’avait encouragée. Et elle demanda si cet autre monsieur de Loveno n’était pas musicien, lui aussi, s’ils restaient quelque temps : sans doute, tous deux avaient une grande passion pour la musique ?
« Attends un peu, coquin de receveur », pensa Louise, qui se mit à régaler sa Peppina des contes les plus absurdes sur la mélomanie de Pedraglio et de l’avocat, inventant d’autant plus volontiers qu’elle se sentait plus irritée contre les gens odieux qui la forçaient à mentir.
Mme Peppina avala scrupuleusement ses histoires jusqu’au bout, tout en les ponctuant de commentaires affectueux et admiratifs : « Oh ! magnifique, magnifique !… Se figure-t-on… Mais, comment, comment ? » Puis, au lieu de prêter l’oreille à la diabolique dispute du piano et du serpent, elle parla du commissaire de Porlezza et annonça son intention de venir voir les fleurs de don Franco.
« Comme il lui plaira », dit Louise, froidement.
Alors Mme Peppina, profitant d’un ouragan que Franco et son ami déchaînaient ensemble dans leurs instruments, risqua un petit discours intime que, heureusement pour elle, son Carlascia n’entendit point ; car la bonne bête dormait dans son lit, le bonnet de nuit tiré sur les oreilles.
« Si j’étais vous, je serais prudente, avec toutes ces fleurs », dit-elle. Et elle ajouta que les Maironi feraient bien aussi de flatter un peu le commissaire. C’était un ami intime de la marquise, et gare s’il lui prenait fantaisie de leur chercher noise ! Un homme terrible, ce commissaire ! « Mon Carlo aboie un peu, mais c’est un brave homme, tandis que l’autre, il n’aboie pas, mais… » Par exemple, elle ne savait rien, n’avait rien entendu, mais si cet avocat et son compagnon venaient pour autre chose que la musique et que le commissaire en fût jamais informé, miséricorde !
La lune traînait ses rayons splendides sur le lac, vers les eaux du couchant ; la partie finie, M. Jacques se disposa à faire allumer sa lanterne, malgré les exclamations de Pasotti : « De la lumière, monsieur Jacques ? Êtes-vous fou ? De la lumière avec cette lune ? – À votre service, répondit M. Jacques. D’abord, j’ai ce maudit Pomodoro à passer. Et puis, c’est une lune d’août… Oui, je sais bien que nous sommes en septembre, mais c’est tout de même une lune d’août. Et les lunes d’août, c’est traître, monsieur !… » Sa lanterne allumée, il partit avec Pasotti, accompagné jusqu’à la grille du jardin par l’impertinent Pedraglio et les rengaines habituelles sur le taureau et la servante. Pasotti, pendant qu’ils s’en allaient vers Oria, le consolait de son mieux : « Ce sont des gens mal élevés, monsieur Jacques, sans éducation ! » Il le répétait d’une voix si haute, avec des éclats de rire, qu’on pouvait encore l’entendre de la villa, et rire.
Un bâillement sonore de l’ingénieur mit en fuite Mme Peppina. Un instant plus tard, après avoir bu son verre de lait, il prit congé, poétiquement :
Sur le Parnasse croissent myrtes et lauriers,
Heureuse nuit à Leurs Seigneuries !
Les deux hôtes réclamèrent aussi un peu de lait, et Franco, qui comprenait leur langage, alla chercher une vieille bouteille de l’excellent petit vin de Mainé.
Quand il revint, l’oncle n’était plus là. L’avocat, brun et barbu, calme et fort comme un roc, leva les deux mains, appela silencieusement à lui Franco d’un côté et Louise de l’autre, et dit tout bas, de sa voix de violoncelle, chaude et profonde :
« Grosses nouvelles !
— Ah ! » fit Franco, en élargissant ses yeux ardents.
Louise pâlit, joignit les mains, sans un mot.
« Sans doute, fit Pedraglio, tranquille et sérieux.
— Dites, dites », murmura Franco, frémissant.
Ce fut l’avocat qui répondit :
« Nous avons l’alliance du Piémont avec la France et l’Angleterre. Aujourd’hui, la guerre à la Russie ; demain, la guerre à l’Autriche. Que vous faut-il de plus ? »
Franco, avec un sanglot, étreignit ses amis.
Tous trois se tenaient embrassés, en silence, palpitants, se serrant de toutes leurs forces, dans l’ivresse de la magique parole : la guerre. Franco ne s’apercevait pas qu’il tenait encore la bouteille à la main. Louise la lui enleva. Alors, il se détacha impétueusement des deux autres, se jeta entre eux, les bras ouverts, et, les entraînant chacun par la taille, comme une avalanche, les porta dans la loggia, en répétant : « Racontez ! racontez ! racontez ! »
Ayant fermé par prudence la porte vitrée qui donnait sur la terrasse, l’avocat et Pedraglio révélèrent leur précieux secret. Une dame anglaise, en villégiature à Bellagio, et amie fervente de l’Italie, avait reçu d’une de ses amies, cousine de Sir James Hudson, le ministre d’Angleterre à Turin, une lettre dont l’avocat possédait la traduction. Cette lettre disait qu’à Turin, Paris et Londres, on poursuivait des négociations secrètes pour obtenir la coopération armée du Piémont en Orient, que la chose était en principe décidée entre les trois cabinets, qu’il ne restait plus que quelques difficultés de forme à résoudre, car le comte de Cavour exigeait les plus grands égards pour la dignité de son pays ; que, à Turin, on était certain de recevoir en décembre, au plus tard, l’invitation des puissances occidentales à accéder purement et simplement au traité du 10 avril 1854. On allait jusqu’à affirmer que le corps expéditionnaire serait commandé par S.A.R. le duc de Gênes.
V… lisait et Franco serrait la main de sa femme. Puis il voulut lire lui-même, et, après lui, Louise : « Mais, fit-elle, la guerre à l’Autriche ? Où la voyez-vous ?
— Comment ! dit l’avocat. Pensez-vous que Cavour enverrait le duc de Gênes et quinze ou vingt mille hommes se battre pour les Turcs, s’il n’avait pas l’arrière-pensée de la guerre à l’Autriche ? Cette dame anglaise croit qu’elle éclatera avant une année ! »
Franco brandit les poings dans l’air, avec un frémissement de tout son corps.
« Vive Cavour ! murmura Louise.
— Ah ! » fit l’avocat. Et Démosthène n’aurait pas pu louer le Comte avec plus d’efficacité !
Les yeux de Franco s’emplirent de larmes : « Je suis une bête, dit-il. Que voulez-vous que je vous dise ? »
Pedraglio demanda à Louise où diable elle cachait la bouteille ; Louise sourit, sortit et revint aussitôt avec le vin et les verres.
« Au comte de Cavour », dit Pedraglio à voix basse. Tous, élevant leurs verres, répétèrent : « Au comte de Cavour », et burent à sa santé, même Louise qui ne buvait jamais.
Pedraglio se versa une seconde rasade et, debout :
« À la guerre ! » dit-il.
Les trois autres se dressèrent d’un même mouvement, saisissant leurs verres, mais trop émus pour parler.
« Il faudra tous en être ! dit Pedraglio.
— Tous ! » répéta Franco. Louise l’embrassa vivement sur l’épaule. Son mari lui prit la tête à deux mains et lui baisa les cheveux.
Une des fenêtres, du côté du lac, était restée grande ouverte. On entendit, dans le silence qui suivit ce baiser, un froissement régulier de rames.
« Douane ! » murmura Franco. Comme la chaloupe des douaniers passait sous la fenêtre, Pedraglio grogna : « Maudits cochons ! » si fort que les autres frémirent. La chaloupe s’éloigna. Franco mit la tête à la fenêtre.
Il faisait frais ; la lune descendait vers les monts de Carona, rayant le lac d’une longue bande dorée. Quel étrange contraste que celui de ce calme, si parfait, avec l’idée d’une grande guerre voisine ! Les montagnes, hautes et tristes, semblaient penser à ce formidable avenir. Franco ferma la fenêtre et la conversation reprit, tout bas, autour de la table. Chacun faisait ses prédictions sur les événements futurs ; et tous en parlaient comme d’un drame dont le manuscrit, terminé jusqu’au dernier vers, avec tous les points et virgules, serait déjà déposé dans le secrétaire du comte de Cavour. V…, bonapartiste, voyait clairement que Napoléon voulait venger son oncle en démolissant, un à un, les membres de la Sainte-Alliance : aujourd’hui la Russie ; demain, l’Autriche. Franco, au contraire, qui se méfiait de l’empereur, attribuait l’alliance sarde au bon vouloir de l’Angleterre, mais reconnaissait que, à peine cette alliance proclamée, l’Autriche, sacrifiant ses intérêts à ses principes et à ses haines, se rangerait du côté de la Russie, et qu’ainsi Napoléon serait forcé de la combattre : « Écoutez, dit Louise, j’ai peur plutôt que l’Autriche ne se mette du côté du Piémont. – Impossible ! » s’écria l’avocat. Franco trembla, admirant la finesse de l’observation, mais Pedraglio reprit : « Bah ! ils sont bien trop bêtes ! » L’argument parut décisif et personne n’y pensa plus, sauf Louise. Ils se mirent à discuter des plans de campagne, des plans d’insurrection ; mais là, ils ne furent plus d’accord. V… connaissait mieux que personne les hommes et les montagnes du lac de Côme, de Colico à Côme et à Lecco. Et surtout, le long des rives, dans le val Menaggio, le val Intelvi, la Valsassina, les Trois Pievi, il avait des gens dévoués, prêts à se soulever, sur un signe de M. l’avocat. Lui et Franco croyaient utile n’importe quel mouvement insurrectionnel, qui aurait distrait la moindre partie des forces autrichiennes. Louise et Pedraglio étaient d’avis que tous les hommes valides devaient grossir les bataillons piémontais. « Nous ferons la révolution, nous, les femmes ! dit Louise avec son sérieux moqueur. Moi, d’abord, je jetterai le Carlascia dans le lac ! »
Ils discouraient toujours à voix basse, avec des éclairs dans les yeux et des secousses dans les nerfs, et l’espèce d’électricité qui était en eux donnait de la saveur aux paroles murmurées ainsi portes et fenêtres closes, au danger de garder cette lettre, à la vie ardente qu’ils se sentaient dans le sang, aux mots enivrants qui revenaient à tout moment : Piémont, guerre, Cavour, duc de Gênes, Victor-Emmanuel, canons, bersagliers !…
« Savez-vous quelle heure il est ? dit Pedraglio en consultant sa montre. Minuit et demie. Allons nous coucher. »
Louise alla chercher des bougies et, les ayant allumées, resta debout ; personne ne se levant, elle se rassit. Pedraglio, devant les bougies allumées, oublia son besoin de dormir.
« Un beau royaume ! dit-il.
— Le Piémont, dit Franco, la Lombardie et la Vénétie, Parme et Modène.
— Et les États du pape », dit V…
Autre discussion. Ils auraient tous voulu les États du pape, surtout l’avocat et Louise ; mais Franco et Pedraglio craignaient, en y touchant, de susciter des difficultés. Ils s’animèrent tant que le joyeux Pedraglio invita ses compagnons à crier plus bas. Alors, ce fut V… qui proposa d’aller se coucher. Il prit son bougeoir à la main, mais sans se lever.
« Corps de Bacchus ! » fit-il, sans bien savoir si c’était en forme de conclusion ou d’exorde. En réalité, il avait une grande envie de parler encore, d’entendre parler, et ne trouvait rien de nouveau. « Oui, corps de Bacchus ! » s’écria Franco, qui était dans les mêmes conditions. Suivit un silence assez long. Enfin, Pedraglio dit : « Donc ? » et se leva. « Nous montons ? demanda Louise, en se mettant en marche la première. – Et le nom ? » fit l’avocat. Tous s’arrêtèrent. « Quel nom ? – Le nom du nouveau royaume ? » Franco déposa aussitôt sa bougie. « Bravo, dit-il, le nom ! » comme si c’eût été une chose à décider avant d’aller au lit. Nouvelle discussion. Piémont ? Cisalpin ? Haute-Italie ? Italie ?
Louise posa vivement sa bougie, et Pedraglio, parce que les autres ne voulaient pas laisser passer son Italie, en fit autant. Pourtant, comme le débat menaçait de se prolonger indéfiniment, il reprit son bougeoir et s’enfuit, en répétant : « Italie, Italie, Italie ! » sans écouter les « chants » et les rappels des autres, qui le suivaient sur la pointe des pieds. Ils s’arrêtèrent encore tous au bas de l’escalier que Pedraglio et l’avocat devaient monter pour gagner leurs lits, et se souhaitèrent bonne nuit : Louise entra dans sa chambre à coucher ; Franco rentra pour voir monter ses amis : « Hé ! » dit-il tout à coup ; il voulait leur parler d’en bas, mais ensuite il préféra les rejoindre. « Et si l’on perd ? » murmura-t-il.
L’avocat se contenta d’une exclamation dédaigneuse ; mais Pedraglio, se retournant comme une hyène, saisit Franco au collet. Ils se débattirent en riant sur le palier, puis se séparèrent en se disant adieu.
Louise attendait son mari, debout au milieu de la chambre, en observant la porte. À peine le vit-elle entrer qu’elle s’avança gravement au-devant de lui, et l’embrassa de toutes ses forces ; et quand, au bout d’un moment, il fit le geste de se dégager doucement, elle redoubla l’étreinte, toujours en silence. Alors, Franco comprit. Elle l’embrassait à cette heure comme elle l’avait impétueusement embrassé dès qu’on s’était mis à parler d’aller tous à la guerre. Lui aussi lui serra le front dans ses mains, lui baisa les cheveux, lui dit doucement : « Chérie, pense quelle grande chose après, cette Italie ! – Oh ! oui ! » dit-elle. Et elle offrit ses lèvres à son mari. Elle ne pleurait pas, mais ses yeux étaient un peu humides. Se voir regarder ainsi, se sentir baiser ainsi par cette créature ardente et fière, cela valait bien quelques années de vie, car jamais encore elle ne s’était montrée telle avec lui, si humble dans sa tendresse !
« Alors, dit-elle, nous ne resterons pas en Valsolda. Tu travailleras comme un citoyen, n’est-ce pas ?
— Oui, oui, sans doute ! »
Ils se mirent à discuter avec beaucoup de zèle ce qu’ils feraient après la guerre, comme pour écarter l’idée d’une possibilité terrible. Louise dénoua ses cheveux et alla regarder Marie dans son petit lit. L’enfant avait dû se réveiller et se mettre dans la bouche un doigt qui, ensuite, le sommeil revenant, en avait glissé. À présent, elle dormait la bouche ouverte, le doigt sur le menton. « Viens, Franco », dit la mère. Ils s’inclinèrent tous deux sur le lit. Le visage de Marie avait une douceur de paradis. Le mari et la femme la contemplèrent en silence et, quand ils se relevèrent avec émotion, ne reprirent pas l’entretien interrompu. Mais quand ils furent au lit et eurent éteint leur lumière, Louise recommença sur la bouche de son mari :
« Si ce jour vient, et si tu pars, moi, je partirai aussi. »
Et elle ne lui permit pas de répondre.
Pasotti, pour rendre la farce plus complète, gronda sa femme d’avoir répété à M. Jacques les paroles de don Joseph sur l’opportunité de son mariage. La pauvre sourde tombait des nues : elle ne savait ni de quelles paroles, ni de quel mariage il s’agissait ; elle assura à son mari que c’était une calomnie, le conjura de n’y pas croire, se désespéra presque parce que le contrôleur feignait de garder un soupçon. Le malin bonhomme se préparait un divertissement exquis : dire à M. Jacques et à don Joseph que sa femme désirait réparer le mal et faire la paix, leur ménager une rencontre à tous trois dans sa maison, et écouter derrière la porte la délicieuse scène qui s’ensuivrait entre M. Jacques irrité, don Joseph atterré, Barberine plaintive et sourde. Mais son plan échoua, par la faute de sa femme, qui compromit tout, en courant au Palais se justifier.
Elle trouva don Joseph et sa domestique dans un état d’agitation extraordinaire. Il leur était arrivé une chose grave que Marie aurait voulu raconter et don Joseph cacher. Le maître finit par céder, à la condition que la bonne ne crierait pas, mais se ferait entendre par signes. Cette condition étant encore mal accueillie, dans sa prudence, il devint tout à coup furieux ; et Marie n’insista plus.
Le bruit ayant couru qu’un cas de choléra avait été constaté à Lugano, apporté de Milan où régnait l’épidémie, don Joseph avait aussitôt décidé que les provisions de ménage se feraient désormais à Porlezza ; et il en avait chargé Jacques Panighet, le facteur qui portait les lettres à la Valsolda, non pas trois fois par jour, comme aujourd’hui, mais deux fois par semaine, selon la bienheureuse coutume du petit monde d’autrefois.
Or, cinq minutes avant l’arrivée de Mme Pasotti, le messager de Porlezza avait apporté l’habituelle corbeille de légumes et, dans la corbeille, sous des choux, s’était trouvé un billet à l’adresse de don Joseph. Il contenait ces mots :
« Vous qui jouez aux cartes chez don Franco Maironi, soyez averti que l’air de Lugano est bien meilleur que celui d’Oria.
« TIVANO. »
Marie montra silencieusement à Mme Pasotti la corbeille encore pleine, lui représenta par une mimique efficace la découverte de la lettre, qu’elle lui donna à lire.
À peine la sourde l’eût-elle lue que commença une bizarre et indescriptible pantomime à trois. Marie et don Joseph traduisaient leur surprise et leur terreur avec force gestes expressifs ; Mme Pasotti, ahurie autant qu’épouvantée, les regardait, la bouche ouverte, la lettre en main, comme si elle eût compris ; en réalité, elle comprenait seulement que cette lettre devait être quelque chose d’effrayant. Soudain éclairée, elle tendit de la main gauche le papier à don Joseph, en indiquant de l’index droit ce mot : Franco, croisa dessus ses pouces avec une mimique interrogative ; et, comme ses deux interlocuteurs, ayant reconnu des menottes dans son geste, s’évertuaient à dire « oui » de la tête, elle fut bouleversée à cause de la grande affection qu’elle portait à Louise ; sans plus s’occuper de son affaire, elle expliqua par signes, comme s’ils eussent été sourds, eux aussi, qu’elle courait à Oria, chez don Franco, pour lui remettre le billet.
Puis elle l’enfouit dans sa poche et prit sa course sans saluer don Joseph ni Marie qui, dans leur effroi, s’efforçaient en vain de l’arrêter, de la retenir, de lui recommander toutes les précautions possibles. Elle leur glissa des mains et, secouant son grand chapeau, laissant traîner à terre sa vieille robe grise, se mit à trotter vers Oria où elle arriva, tout exténuée, la tête pleine de gendarmes, de perquisitions, d’arrestations, de terreurs et de pleurs.
Elle gravit les degrés du jardin Ribera, entra tout droit au salon, reconnut le receveur et le commissaire I. et R. de Porlezza, eut peur, s’imaginant qu’ils étaient là pour le coup terrible, mais aperçut aussi Mme Bianconi, M. Jacques Puttini, et, seulement alors, respira.
Le commissaire, assis à la place d’honneur sur le grand canapé, à côté de l’ingénieur en chef, parlait beaucoup, avec une verve facile, en regardant de préférence Franco, comme si Franco fût le seul qui valût la peine qu’on se mît en frais. Franco, dans son fauteuil, muet, boudeur, avait l’air d’un visiteur qui, dans une maison étrangère, sent une mauvaise odeur qu’il ne peut ni fuir ni maudire. On discutait la campagne de Crimée, et le commissaire vantait le plan des alliés : attaquer le colosse sur un point vital pour ses ambitions ; il parlait de la barbarie russe, voire même de l’autocrate, d’une manière qui faisait frissonner Franco de l’effroi d’une alliance anglo-franco-autrichienne et loucher Carlascia, qui avait les idées de 1849 et voyait dans le Tsar un bon ami de la maison. « Et vous, monsieur le premier député politique dit le commissaire en tournant son jaune et ironique sourire du côté de M. Jacques, qu’en dites-vous ? » M. Jacques cligna de ses petits yeux et, s’étant palpé quelque peu les genoux, répondit : « Moi, monsieur et très révéré commissaire, je n’entends rien à la France, la Russie et l’Angleterre, et je ne m’en tourmente point. Je les laisse s’arranger entre elles. Mais, pour dire la vérité, je vous avoue que ce pauvre chien de Papuzza me fait pitié. Il se tient coi et on le menace ; il ne demande pas d’aide, et les autres, amis et ennemis, s’empressent à son secours ; et pourtant, qu’il soit vainqueur ou vaincu, il n’en est pas moins vrai que le pauvre Papuzza ne gardera que sa chemise. »
Par ce surnom de Papuzza (babouche), M. Jacques désignait en vénitien les Turcs. C’était la personnification de la Turquie en un Turc idéal, avec une ample provision de turbans, de barbe, de ventre et de babouches. En sa qualité d’homme pacifique et de demi libre-penseur, Puttini nourrissait un faible pour le paresseux, placide et bonasse Papuzza.
« Soyez tranquille, dit en riant le commissaire. Votre ami Papuzza s’en tirera très bien. Nous sommes aussi les amis de Papuzza, nous, et nous ne le laisserons ni mutiler ni égorger. »
Franco ne put s’empêcher de murmurer, avec un regard de travers :
« Ce serait pourtant une belle ingratitude envers la Russie ! »
Le commissaire se tut et Mme Peppina, avec un tact insolite, proposa d’aller voir les fleurs.
« Allons », fit l’ingénieur, enchanté de couper court à ce dialogue.
Pour passer du salon au jardin, le commissaire prit familièrement le bras de Franco et lui glissa à l’oreille : « Vous avez raison, vous savez, c’est de l’ingratitude ; mais il y a des choses que nous autres employés ne pouvons pas dire. » Franco, que brûlait l’attouchement de la main I. et R., fut surpris de cette franchise. Si cet homme avait eu une figure plus italienne, il l’aurait cru ; mais sa face de Kalmouk ne lui inspirant aucune confiance, il ne releva point ses paroles. L’autre reprit, à demi-voix, debout devant la balustrade au bord du lac et feignant de contempler le ficus repens qui ornait la muraille :
« Gardez-vous aussi de certains propos. Il y a des imbéciles qui pourraient les interpréter mal. Et, d’un signe léger de tête, il désigna le receveur : Prenez garde ! prenez garde ! – Merci, répondit sèchement Franco, mais je ne pense pas avoir besoin de précautions. – On ne sait pas ; on ne sait pas ! » murmura le commissaire ; puis, ils allèrent tous deux rejoindre le receveur et l’ingénieur qui causaient tanches, près du petit escalier qui descend à la seconde terrasse du jardin.
C’est là que se trouvait le fameux vase rouge, fleuri de jasmin.
« Ce rouge ne me plaît guère, monsieur Maironi » ; dit cette brute de receveur, à brûle-pourpoint ; et il fendit l’air de sa main, comme pour dire : « Loin d’ici ». En ce moment, Louise parut à la fenêtre du salon et appela son mari. Le commissaire se tourna vers son zélé acolyte et lui dit brusquement :
« Laissez donc ! »
Mme Pasotti partait et désirait saluer Franco. Celui-ci voulut la faire passer par le jardin, mais elle, pour éviter de prendre un congé cérémonieux de ces messieurs, préféra s’en aller par l’escalier de la maison. Franco l’accompagna jusqu’à la porte de la rue, qui était ouverte. À son grand étonnement, Mme Pasotti, au lieu de sortir, referma la porte et se mit à lui faire des grimaces animées, presque inintelligibles, coupées de soupirs et de roulements d’yeux ; après quoi, elle tira de sa poche une lettre qu’elle lui tendit.
Franco lut, haussa les épaules et garda le billet. Puis, comme la mimique désespérée de Mme Pasotti lui conseillait : « Fuite, fuite, Lugano, Lugano ! » il la rassura d’un geste, en souriant. Elle lui saisit encore une fois la main, la lui secoua, avec un frémissement de supplication, son grand chapeau et ses deux longues boucles noires inclinées à droite. Elle écarquilla ensuite les yeux, avança les lèvres le plus qu’elle put, se planta un doigt sur le nez en signe de silence. « Avec Pasotti aussi », dit-elle ; et ce furent les seules paroles qu’elle prononça au cours de cette explication, après laquelle elle s’échappa.
Franco, pensif, remonta l’escalier. Ce pouvait être une fausse alarme, ou la chose pouvait être sérieuse. Mais pourquoi l’aurait-on arrêté ? Il chercha à se rappeler s’il y avait dans la maison quelque objet compromettant, et ne trouva rien. Il supposa une perfidie de sa grand’mère, puis chassa aussitôt cette idée, qu’il se reprocha, et remit toute décision à plus tard, quand il aurait causé avec sa femme. Il retourna donc au jardin, où le commissaire, dès qu’il le vit, le pria de lui montrer certains dahlias que lui vantait Mme Peppina. En apprenant que les dahlias étaient dans le potager, il proposa à Franco de l’y accompagner, les autres n’étant que des profanes, et Franco accepta.
La mine de ce petit sbire ganté lui paraissait fort étrange ; il cherchait à comprendre si elle avait une corrélation quelconque avec le mystérieux avis.
« Écoutez, monsieur Maironi, dit résolument le commissaire, quand Franco eut fermé derrière lui la porte du potager ; j’ai un mot à vous dire. »
Franco s’arrêta, fronçant les sourcils.
« Venez ici, ajouta l’autre, impérieux. Ce que je vais faire est peut-être contraire à mon devoir, mais je le ferai tout de même. Je suis trop l’ami de madame la marquise, votre grand’mère, pour m’abstenir. Vous courez un très grave danger.
— Moi, dit Franco froidement ; lequel ? »
Le jeune homme avait l’intuition rapide et sûre des pensées d’autrui. Les paroles du commissaire correspondaient à la lettre que lui avait apportée Mme Pasotti ; il sentit pourtant au même moment que le petit sbire avait une trahison dans le cœur.
« Lequel ? répondit celui-ci. Mantoue ! »
Franco entendit sans broncher ce nom formidable, synonyme de secret et de potence.
« Je ne puis avoir peur de Mantoue, dit-il, je n’ai rien fait pour aller à Mantoue.
— Qui sait ?
— De quoi m’accuse-t-on ? répéta Franco.
— Vous le saurez si vous restez ici, reprit le commissaire, en relevant ces derniers mots. Et maintenant, allons voir les dahlias.
— Je n’ai rien fait, reprit Franco. Je ne bougerai point.
— Allons voir les dahlias, allons voir les dahlias », insista le commissaire.
Franco eut l’impression qu’il devait remercier cet homme, mais il ne le put pas. Il lui montra ses fleurs avec toute la courtoisie requise et une parfaite tranquillité, et le reconduisit dans la maison, tout en discourant d’un certain professeur Maspero et d’un certain secret pour combattre l’oïdium.
Au salon, on causait d’un tout autre oïdium. Mme Peppina avait une peur affreuse du choléra, bien qu’elle reconnût que le choléra invitait tout bon chrétien à se mettre dans la grâce de Dieu, et que, quand on est dans la grâce de Dieu, c’est un bonheur d’aller dans l’autre monde. « Pourtant, notre peau, eh ? disait-elle, notre chère peau ?…
— Le choléra, dit Louise, s’il avait du jugement, pourrait faire de très grandes choses ; mais il n’en a pas. Ainsi, murmura-t-elle à Mme Peppina, comme Bianconi se levait pour aller au-devant du commissaire qui rentrait avec Franco, le choléra est capable de vous emporter et de laisser votre mari ! »
À cette sortie extravagante, Mme Peppina répondit par un frisson d’épouvante et cria : « Jésus, Marie » ; mais, comprenant aussitôt qu’elle s’était trahie en ne montrant pas pour son Carlascia cette tendresse dont elle parlait toujours, elle saisit le genou de sa voisine et se courba pour lui dire tout bas, rouge comme un coquelicot : « Chut, chut » !
Mais Louise ne faisait plus attention à elle : un regard de Franco lui avait appris qu’il se passait quelque chose.
Quand tout le monde fut parti, l’oncle Pierre se mit à lire la Gazette de Milan, et Louise dit à son mari : « Il est trois heures, allons réveiller Marie. »
Lorsqu’elle fut avec lui dans la chambre à coucher, au lieu d’ouvrir la fenêtre, elle lui demanda ce qui s’était passé. Franco lui raconta tout : le billet de Mme Pasotti, l’étrange attitude et l’étrange confidence du commissaire.
Louise l’écouta très sérieusement, mais sans donner aucun signe de crainte. Elle examina le mystérieux billet. Elle et Franco savaient qu’à Porlezza, il y avait parmi les agents du Gouvernement un brave homme qui, en 1849 et 1850, avait sauvé plusieurs patriotes en les avertissant secrètement ; mais ils savaient aussi que ce brave homme ne connaissait ni la grammaire ni l’orthographe. Le billet apporté par Mme Pasotti était très correct. Quant au commissaire, on savait qu’il était un des plus tristes et méchants outils du Gouvernement. Louise approuva la réponse de son mari : « Je jurerais qu’ils veulent te faire partir », dit-elle.
Franco le pensait aussi, mais sans s’expliquer pourquoi. Louise, elle, trouvait une explication, que lui inspirait son mépris pour la grand’mère. Le commissaire était un bon ami de la marquise : il l’avait rappelé lui-même, par un raffinement d’astuce, pensait-elle. Dans le gant du commissaire, il y avait la griffe de la vieille dame. Ce n’était pas Franco seul qu’on voulait frapper : c’étaient tous les autres ; et on voulait les frapper dans la personne de celui qui soutenait sa famille de son propre travail, de son généreux cœur. Louise savait, par les propos qu’on lui avait rapportés, que la grand’mère détestait l’oncle Pierre, parce qu’il avait fourni à son neveu le moyen de se révolter contre elle, et de vivre assez commodément dans sa rébellion. Elle cherchait donc un prétexte de le frapper. La fuite du jeune homme serait un aveu et, pour un gouvernement comme le Gouvernement autrichien, un bon prétexte à frapper l’oncle. Louise ne le dit pas tout de suite, et se borna à laisser entendre qu’elle avait une idée ; alors, son mari la lui fit sortir peu à peu. Il y crut dans son cœur, mais protesta en paroles, voulut défendre la grand’mère d’une accusation trop peu fondée et trop monstrueuse. Quoi qu’il en fût, d’ailleurs, le mari et la femme s’accordaient complètement dans la résolution de ne pas bouger, d’attendre les événements. Aussi ne s’attardèrent-ils pas à faire ni à discuter des suppositions. Louise se leva, alla ouvrir les fenêtres, se retourna pour regarder en souriant son mari dans la lumière, lui tendit la main qu’il serra et secoua de tout son cœur et sans rien dire. Ils étaient comme des soldats qu’on conduit par une route tranquille au bruit lointain du canon, vers des destinées inconnues.
L’ingénieur en chef ne s’aperçut de rien, et, deux jours plus tard, son congé expiré, l’air pacifique dans son pardessus gris de voyage, il repartait en barque, avec la Cia, sa gouvernante. Dix autres jours s’écoulèrent sans aucun événement, si bien que Franco et Louise se persuadèrent qu’on les avait trompés et que la police ne se montrerait pas. Le soir du 1er octobre, ils firent gaîment leur partie de tarots avec Puttini et Pasotti et, leurs hôtes s’étant retirés de bonne heure, les époux allèrent se coucher. Louise, en embrassant sa fille qui dormait, la sentit brûlante. Elle lui toucha les mains et les jambes : « Marie a la fièvre », dit-elle.
Franco prit la bougie et regarda. Marie dormait, sa petite tête ployée sur l’épaule gauche, selon son habitude. Son joli visage, toujours froncé dans le sommeil, était un peu enflammé, sa respiration oppressée. Franco s’effraya, pensa tout de suite à la scarlatine, au croup, à la méningite. Louise, plus calme, pensa aux vers, et prépara la santonine sur la table de nuit. Puis le père et la mère se couchèrent sans bruit, éteignirent la lumière, en continuant à écouter avec chagrin la brève respiration de l’enfant. Ils s’assoupirent, mais, vers minuit, furent réveillés par Marie qui pleurait. Ils allumèrent et la petite se calma, après avoir bu sa tisane. Bientôt elle recommença à pleurer, voulut aller dans le grand lit, entre papa et maman, où elle s’endormit de nouveau, d’un sommeil inquiet, coupé de pleurs.
Franco garda la lumière pour pouvoir mieux l’observer.
Ils veillaient, sa femme et lui, sur leur enfant, quand on frappa précipitamment deux coups à la porte d’entrée. Franco, d’un bond, s’assit sur le lit : « As-tu entendu ? dit-il. – Chut » ! fit Louise, en le saisissant par le bras et en prêtant l’oreille.
Deux autres coups, plus forts. Franco s’écria : « La police ! » et sauta à terre. « Pars, pars ! supplia-t-elle à voix basse. Ne te laisse pas prendre. Passe par la cour. Escalade le mur ! »
Il ne répondit pas, se vêtit à moitié, à la hâte, et se précipita hors de la chambre, résolu à ne pas abandonner volontairement sa Louise, sa fille malade, dédaigneux du péril. Il descendit l’escalier en courant : « Qui est là ? demanda-t-il avant d’ouvrir. – La police, répondit-on. Ouvrez tout de suite.
— À cette heure, je n’ouvre pas à des gens que je ne vois pas. »
Il entendit un bref dialogue dans la rue. La voix de tout à l’heure reprit : « Parlez, vous ! » et la seconde voix qui parla était bien connue de Franco.
« Ouvrez, monsieur Maironi. »
C’était la voix du receveur. Franco ouvrit. Il entra un monsieur habillé de noir, avec des lunettes ; derrière lui, cette brute de Bianconi ; derrière Bianconi, un gendarme avec sa lanterne, puis trois autres gendarmes armés, dont un brigadier qui portait un grand sac de cuir. Quelqu’un resta dehors.
« C’est bien vous, monsieur Maironi ? dit l’homme aux lunettes, adjoint à la police de Milan. Montez avec moi. » Et toute la compagnie se dirigea vers l’escalier avec un bruit de pas pesants, de ferraille soldatesque.
Ils n’étaient pas encore au premier étage que l’escalier s’éclaira d’en haut, et que des sanglots et des gémissements éclatèrent au second étage.
« C’est votre femme ? demanda l’adjoint.
— Vous croyez ? » riposta Franco, ironique. Le receveur murmura : « Ce doit être la domestique ». L’adjoint se retourna pour donner un ordre ; deux gendarmes s’avancèrent, montèrent prestement au second étage. Le policier, de plus en plus âpre, demanda à Franco : « Votre femme est couchée ?
— Naturellement.
— Où ? Il faut qu’elle se lève. »
La porte de l’alcôve s’ouvrit : Louise apparut, en robe de chambre, les cheveux défaits, un bougeoir à la main, comme un des gendarmes se montrait, au palier de l’étage supérieur, disant que la servante, à moitié évanouie, ne pouvait pas descendre. L’adjoint lui ordonna de laisser en haut son compagnon et de venir. Puis il salua la jeune femme, qui ne répondit pas à son salut. Espérant que Franco aurait fui, elle s’était hâtée de sortir de sa chambre pour fourvoyer, si possible, la police. Elle vit son mari, tressaillit, mais se remit aussitôt.
L’adjoint avançait vers la porte de la chambre. « Non, s’écria Franco, il y a ici une malade ! » Louise posa la main sur le bouton et regarda l’homme en face.
« Qui est cette malade ? demanda l’adjoint.
— Une petite fille.
— Eh ! que voulez-vous que nous lui fassions !
— Pardon, dit Louise, en tordant nerveusement le bouton, presque en manière de défi, est-il nécessaire que vous entriez tous ?
— Tous. »
Au bruit des voix et de la porte, la petite Marie se mit à pleurer, des pleurs de lassitude désolée qui faisaient mal à entendre.
« Louise, dit Franco, laisse ces messieurs faire leur devoir. »
L’adjoint était un jeune homme assez élégant, à la physionomie fine et méchante.
Il jeta à Franco un regard sinistre : « Écoutez votre mari, madame, dit-il. Je le trouve prudent !
— Moins que vous, qui vous faites escorter par une armée ! » riposta Louise en ouvrant la porte. Il la regarda, haussa les épaules et passa outre, suivi des autres.
« Fouillez tout ici », fit-il d’une voix forte et rude, en indiquant le bureau. Les grands yeux bleus de Franco étincelèrent :
« Parlez bas, n’effrayez pas l’enfant.
— Silence ! tonna l’adjoint en frappant du poing sur le bureau. Ouvrez. »
L’enfant, à ce vacarme, se mit à sangloter désespérément. Franco, furieux, lança les clefs sur le bureau.
« Voilà.
— Je vous arrête, cria l’adjoint.
— C’est bien ! »
Tandis que Franco répondait ainsi, Louise, qui s’était penchée sur sa fille pour essayer de la calmer, releva impétueusement le visage.
« J’ai droit, moi aussi, à cet honneur », dit-elle de sa belle voix vibrante.
L’adjoint ne daigna pas répondre ; il fit ouvrir et retourner par un gendarme tous les tiroirs du bureau, retirer les lettres et les papiers qui s’y trouvaient, qu’il examinait rapidement et jetait, partie à terre, partie dans le grand sac de cuir. Après le bureau, ce fut le tour de la commode, où tout fut laissé sens dessus dessous. Après la commode, on fouilla le berceau de Marie. Puis l’adjoint dit à Louise de lever l’enfant du grand lit qu’il avait aussi l’intention de visiter.
« Remettez le berceau en ordre », répondit Louise, frémissante. Jusque-là, cette brute de Carlascia était resté muet et farouche derrière ses moustaches, comme si cette besogne, qu’il désirait peut-être en imagination, ne fût plus, réalisée, tout à fait de son goût. Enfin il se mit en mouvement et, sans parler, arrangea de ses mains énormes le matelas et les draps du petit lit. Louise y recoucha sa fille, et le grand lit fut aussi défait et retourné en vain. Marie ne pleurait plus ; elle observait tout ce remue-ménage de ses yeux dilatés.
« Maintenant, venez avec moi », dit l’adjoint.
La jeune femme, qui était sûre d’être emmenée avec son mari, demanda qu’on fît descendre la bonne, pour lui confier l’enfant. À l’idée que Louise pourrait être maintenue en arrestation, qu’on voulait arracher sa mère à Marie malade, Franco, exaspéré par la colère et la douleur, eut un cri de protestation :
« Cela n’est pas possible. Mais parlez donc ! »
L’adjoint, toujours impassible, ordonna d’appeler la bonne. Celle-ci, à moitié morte de peur, entra entre deux gendarmes, gémissant et sanglotant.
« Bête ! murmura Franco, entre ses dents.
— Cette femme restera ici avec l’enfant, dit alors l’adjoint. Vous deux, venez avec moi. Vous devez assister aux perquisitions. » Il fit prendre des lumières, laissa un gendarme dans la chambre et passa au salon, suivi par les autres gendarmes, Bianconi, Franco et Louise.
« Avant de continuer les perquisitions, dit-il, je vous demanderai ce que je vous aurais demandé tout d’abord si votre tenue eût été meilleure. Dites-moi si vous avez des armes ou des publications séditieuses, des papiers imprimés ou manuscrits, hostiles au Gouvernement impérial et royal ? »
Franco répondit avec force :
« Non.
— C’est ce que nous allons voir, fit l’adjoint.
— À votre aise. »
Comme l’adjoint faisait écarter les meubles des parois, regarder et fouiller partout, Louise se rappela tout à coup que, huit ou dix ans auparavant, son oncle lui avait montré, dans la commode d’une chambre du second étage, un vieux sabre qui s’y trouvait depuis 1812. C’était le sabre d’un autre Pierre Ribera, lieutenant de cavalerie, tombé à Malojaroslavetz. Personne ne couchait dans cette chambre, au-dessus de la cuisine, et on n’y allait presque jamais ; c’était comme si elle n’existait pas. Louise avait absolument oublié le vieux sabre de l’Empire. Dieu ! elle y pensait pour la première fois ! Si l’oncle l’avait aussi oublié ! S’il ne l’avait pas consigné en 48, après la guerre, alors qu’on devait consigner toutes les armes, sous peine de mort ! L’oncle aurait-il pensé, dans sa simplicité patriarcale, que ce souvenir de famille, reposant depuis trente-six ans au fond d’un tiroir, était devenu une relique dangereuse, défendue ? Et Franco, Franco qui ne savait rien ! Louise avait les mains sur le dossier d’un fauteuil ; le fauteuil cria sous sa pression convulsive ; elle retira ses mains, atterrée, comme si elle eût parlé.
Elle vit le policier passer de chambre en chambre avec ses gendarmes, arriver à celle-là, ouvrir la commode, fouiller, trouver le sabre. Elle s’efforçait de se rappeler l’endroit précis où elle l’avait aperçu, d’imaginer un moyen de salut, et se taisait, suivant des yeux, machinalement, la bougie qu’un gendarme approchait tantôt d’un tiroir ouvert, tantôt d’un angle, tantôt d’un tableau, qu’il soulevait alors pour regarder derrière. Il ne lui venait à l’esprit aucun remède. Si son oncle n’avait pas pensé à ôter le sabre, il n’y avait plus qu’à espérer qu’on ne visiterait pas cette chambre-là.
Franco, adossé au poêle, épiait, le front sombre, chaque geste de ces gens. Quand ils bouleversaient les tiroirs, on lisait sa colère dans le jeu muet de ses mâchoires. On entendait quelque ordre bref de l’adjoint, quelque réponse sourde des gendarmes. Rien ne remuait autour d’eux, sinon leurs grandes ombres, titubantes contre les parois. Le silence du receveur, de Franco et de Louise ressemblait au silence des pontes inquiets, dans une salle de jeu prohibé, autour des voix brèves des joueurs.
L’attitude de l’adjoint, bien qu’on ne découvrît rien, restait sinistre. Louise voyait en lui un homme sûr d’arriver à son but. Et ne pouvoir rien faire, pas même avertir Franco ! Mais peut-être valait-il mieux qu’il ne sût rien ; peut-être cette ignorance pourrait-elle le sauver !
Ayant visité la salle à manger et la loggia, l’adjoint entra au salon. Il prit la bougie des mains du gendarme et fit une revue rapide des petits hommes illustres : « Monsieur l’ingénieur en chef Ribera, dit-il en voyant les portraits de Gouvion Saint-Cyr, de Marmont et d’autres généraux napoléoniens, aurait beaucoup mieux fait d’avoir le portrait de S.E. le feld-maréchal Radetzky. Il n’est pas là ?
— Non, répondit Franco.
— Quelle race d’employés ! fit le magistrat avec un mépris, une arrogance indescriptibles.
— Les employés ont-ils le devoir, s’écria Franco, de posséder certains portraits… ?
— Je ne suis pas ici, interrompit l’adjoint, pour discuter avec vous. »
Franco voulut répliquer : « Tenez votre langue, vous ! » fit le receveur bourru.
L’adjoint sortit du salon par le corridor qui conduisait à l’escalier. « Montera-t-il, pensa Louise, ou ne montera-t-il pas ? » Il monta ; et elle le suivit sans trembler, mais en imaginant avec une rapidité vertigineuse les diverses choses qui pouvaient arriver. Toutes les possibilités malchanceuses ou heureuses roulèrent, pour ainsi dire, dans son esprit. Si elle s’arrêtait sur les premières, l’horreur l’emportait d’un élan sur les secondes ; si elle s’arrêtait sur celles-ci, son imagination retournait, avec une avidité perverse, aux premières.
Avant d’entrer dans le couloir du second étage, elle entendit les pleurs de Marie. Franco demanda à l’adjoint de permettre à sa femme de descendre auprès de l’enfant. Louise protesta : elle voulait rester. L’idée de ne pas être avec lui quand on découvrirait l’arme, la terrassait. Cependant l’adjoint entra dans une petite chambre où se trouvaient quelques livres, saisit un volume imprimé à Capolago, intitulé « Écrits littéraires d’un Italien vivant », et demanda : « Qui est cet Italien vivant ? – Le père Césari », répondit Franco hardiment. L’autre, trompé par la rapidité de la réponse et par ce nom de père, voulut se donner l’air d’un homme instruit, dit : « Ah ! je le connais ! » reposa le livre en demandant où couchait l’ingénieur en chef.
Louise était trop complètement la proie d’une unique angoisse pour en éprouver d’autres, mais Franco, à l’idée de voir pénétrer le policier et sa bande dans la chambre de son oncle si propre et si bien rangée, toute pleine de son beau et pacifique esprit, à penser quel chagrin en aurait le pauvre vieux, se sentit la gorge serrée : « Il me semble, dit-il, qu’on pourrait au moins respecter cette chambre !
— Gardez vos observations pour vous », riposta l’adjoint, et il fit jeter en l’air couvertures et matelas. Puis, il voulut la clé du bureau. Franco descendit, accompagné d’un gendarme, la chercher dans sa chambre. Son oncle la lui avait confiée avant de partir, en lui disant qu’au besoin il trouverait un peu de cum quibus dans le premier tiroir. On ouvrit. Il y avait un rouleau d’argent, quelques lettres et des papiers, des porte-feuilles et de vieux carnets, des compas, des crayons, une coupe de bois contenant des monnaies.
L’adjoint examina tout minutieusement, découvrit, parmi les monnaies, un écu de Charles Albert et une pièce de quarante lires du Gouvernement provisoire de la Lombardie. « Monsieur l’ingénieur en chef, dit l’adjoint, a conservé ces monnaies avec un soin extraordinaire ! Désormais, c’est nous qui les garderons. » Il referma le tiroir et rendit la clé sans ouvrir les autres.
Il sortit ensuite dans le corridor où il s’arrêta, incertain. Le receveur le crut disposé à descendre, et, comme le corridor était presque sombre, et qu’on ne distinguait pas l’escalier, il jugea plus pratique de le diriger à droite, du côté de l’escalier, en disant : « Par là ! » La chambre du sabre était à gauche.
« Attendez, dit l’adjoint. Regardons encore ici dedans. »
Et, se tournant à gauche, il poussa la porte. Louise, qui était restée en arrière, quand arriva le moment suprême, s’avança. Son cœur qui, durant l’indécision de l’adjoint, avait battu à coups précipités, se calma, comme par miracle. Maintenant, elle était de sang-froid, intrépide et prête.
« Qui couche ici ? lui demanda l’adjoint.
— Personne ; c’est ici que couchaient les parents de mon oncle, morts depuis quarante ans. Personne n’y a plus couché après eux. »
Dans cette chambre se trouvaient deux lits, un canapé et une commode. L’adjoint fit signe aux gendarmes d’ouvrir la commode. Ils essayèrent ; elle était fermée à clé. « C’est moi qui dois avoir la clé », dit Louise avec une indifférence parfaite. Elle descendit, escortée d’un gendarme, et remonta avec une corbeille pleine de clés, qu’elle présenta à l’adjoint.
« Je ne la connais pas, dit-elle, on ne s’en sert jamais. Ce doit être une de celles-là. »
L’adjoint les essaya toutes, inutilement. Puis le receveur, puis Franco. La bonne ne s’y trouvait pas.
« Envoyez à Sainte-Mamette chercher le serrurier », dit Louise, tranquillement. Le receveur regarda l’adjoint comme pour dire : « Cela me paraît superflu. »
Mais l’adjoint lui tourna le dos et s’écria, en s’adressant à Louise : « Cette clé doit être ici ! »
La commode, un vieux meuble rococo, avait des poignées de métal à chaque tiroir. Un des gendarmes, le plus robuste, essaya de l’ouvrir de force. Il ne réussit ni pour le premier, ni pour le second tiroir. À ce moment, Louise se souvint qu’elle avait vu le sabre dans le troisième, à côté de certains rouleaux de dessins. Le gendarme saisit la poignée du troisième tiroir. « Celui-là n’est pas fermé », dit-il. En effet, le tiroir s’ouvrit sans effort. L’adjoint prit la lumière et se pencha pour regarder dedans.
Franco s’était assis sur le canapé et contemplait les solives du plafond. Sa femme, quand elle vit le tiroir ouvert, s’assit à côté de lui, lui prit et lui serra la main d’un geste convulsif. Elle entendit dérouler des papiers, et le receveur murmura d’une voix bénigne : « Dessins ». Puis, l’adjoint fit : « Oh ! » Les satellites se courbèrent pour voir ; Franco tressaillit. Elle eut la force de se lever et de dire : « Qu’est-ce que c’est ? » L’adjoint tenait à la main une longue enveloppe étroite et courbe en carton, qui portait une suscription manuscrite. Il l’avait lue d’abord en silence, et maintenant il la relisait à haute voix, avec un accent d’inexprimable satisfaction et de sarcasme : « Sabre du lieutenant Pierre Ribera, tué à Malojaroslavetz, 1812 ». Franco fit un bond, surpris, incrédule, et, au même moment, l’adjoint déchira l’enveloppe. Franco ne pouvait la voir, il regarda sa femme, qui voyait. Elle avait les lèvres blanches. Il crut que c’était d’épouvante et cela lui parut impossible.
C’était de joie : l’enveloppe ne contenait qu’un fourreau vide. Louise se retira dans l’ombre précipitamment, puis s’affaissa sur le canapé, luttant contre un violent frémissement intérieur ; honteuse et irritée, elle se domina et le vainquit.
Cependant, l’adjoint, qui avait pris le fourreau et le retournait dans tous les sens, demanda à Franco où se trouvait l’arme. Franco allait répondre qu’il n’en savait rien, ce qui était la vérité. Mais, cela ressemblant trop à une justification personnelle, il répondit :
« En Russie. »
Le sabre n’était point en Russie, il était enfoui dans la vase, au fond du lac, où l’avait secrètement jeté l’oncle Pierre, au lieu de le garder.
« Et pourquoi a-t-on écrit sabre ? » fit le receveur, pour montrer un peu de zèle, lui aussi.
« Celui qui a écrit cela est mort, dit Franco.
— La clé, tout de suite ! » s’écria rageusement le commissaire. Cette fois, Louise la trouva. On ouvrit les deux autres tiroirs ; l’un était vide, l’autre contenait des couvertures de laine et de la lavande.
La perquisition s’arrêta là. L’adjoint descendit au salon et ordonna à Franco de se préparer à le suivre dans un quart d’heure. « Mais arrêtez-nous donc tous ! » s’écria Louise.
L’adjoint haussa les épaules et répéta à Franco : « Dans un quart d’heure, monsieur. Vous pouvez rentrer dans votre chambre. » Franco entraîna Louise, la supplia de se taire, de se résigner pour l’amour de Marie. Il semblait un autre homme ; il ne montrait ni douleur ni colère, le visage et la voix empreints au contraire d’une douceur sérieuse et d’un calme viril.
Il mit dans sa valise un peu de linge, un Dante, un Almanach du Jardinier qui étaient sur sa table de nuit, se pencha un instant sur Marie qui dormait et ne l’embrassa point pour ne pas l’éveiller ; mais il embrassa Louise et, comme ils se trouvaient sous les yeux des gendarmes, postés aux deux issues de la chambre, il se dégagea promptement de ses bras en lui disant, en français, qu’il ne fallait pas se donner en spectacle à ces gens-là. Il prit la valise et retourna se mettre aux ordres de l’adjoint.
Celui-ci avait son bateau à cinquante pas de la maison, du côté d’Albogasio, au débarcadère qui porte le nom du Canevaa. En sortant du portique, Franco entendit au-dessus de sa tête un bruit de contrevents, vit vaciller sur la façade blanche de l’église la lumière de sa chambre et se retourna vers la fenêtre pour recommander :
« Fais chercher le médecin demain matin ! Adieu. »
Louise ne répondit pas.
Quand les gendarmes arrivèrent au débarcadère avec leur prisonnier, l’adjoint leur donna l’ordre de s’arrêter.
« Monsieur Maironi, dit-il, vous avez eu votre leçon. Pour cette fois, retournez chez vous et apprenez à respecter les autorités. »
L’étonnement, la joie, le mépris se partageaient le cœur de Franco. Il se contint cependant, se mordit les lèvres et s’achemina vers sa maison, sans hâte. Il n’avait pas encore tourné l’angle de l’église que Louise le reconnut à son pas et l’appela :
« Franco ! » Il s’élança, elle l’aperçut ; il vit son ombre disparaître de la fenêtre, courut dans la maison, grimpa l’escalier en criant : « Libre, libre ! » tandis que sa femme se précipitait à sa rencontre en demandant : « Comment, comment ? »
Leurs bras avides se cherchèrent ; ils s’étreignirent, se serrèrent l’un contre l’autre, en silence.
Plus tard, dans la loggia, ils parlèrent pendant deux heures consécutives de tout ce qu’ils avaient vu, entendu, éprouvé, revenant toujours sur les mêmes choses, le sabre, les papiers, les monnaies, discutant toutes sortes de bagatelles, l’accent vénitien de l’adjoint, le gendarme brun qui paraissait un bon diable, le gendarme blond qui avait l’air d’une brute. De temps en temps, ils se taisaient, goûtaient le silence, la sécurité et la douceur de la maison, puis recommençaient. Avant de rentrer dans leur chambre, ils sortirent sur la terrasse. La nuit était sombre et tiède, le lac immobile. La chaleur, les ténèbres, les formes monstrueuses et vagues des montagnes, prenaient, dans leur imagination, une mortelle pesanteur autrichienne. L’air même en semblait alourdi. Ni Franco ni Louise n’avaient sommeil, mais il fallait pourtant aller se coucher, à cause de la bonne qui veillait Marie. Ils rentrèrent chez eux sur la pointe des pieds. La fillette dormait, le souffle régulier.
Ils essayèrent de dormir, eux aussi, et n’y réussirent pas. Il demandait à demi-voix : « Dors-tu ? » Elle répondait : « Non », et les monnaies, les papiers, le sabre ou le sbire à l’accent vénitien, revenaient sur le tapis. Pourtant, ce n’étaient plus des choses nouvelles, et comme, sur le matin, Marie s’agitait, paraissait vouloir s’éveiller, Franco murmura de nouveau : « Dors-tu ? » Louise répondit : « Oui » ; si bien qu’il finit par se taire comme s’il en fût persuadé.
Le lendemain de la perquisition, Oria, Albogasio, Sainte-Mamette furent remplis de chuchotements : « Vous savez ! – Oh, mon cher Monsieur ! – Oh ! sainte madone ! » Les plus bruyants furent ceux qui renseignèrent Mme Pasotti : « Maison ! police ! gendarmes ! arrestations ! » La pauvre femme crut qu’une armée avait chassé ses amis, et se mit à souffler comme une locomotive. Elle gémit, pleura, demanda à Pasotti des nouvelles de l’enfant. Pasotti, qui ne voulait absolument pas lui permettre de descendre à Oria et de témoigner dans ces circonstances son affection aux Maironi, lui répondit par un geste qui lui parut indiquer un coup de balai. Enlevée aussi, celle-là ? Et la servante ?… Le perfide bonhomme esquissa un autre coup de balai, et Mme Barberine crut que S.M.I.R.A. avait fait arrêter jusqu’à la domestique.
Mais les bruits les plus malicieux résonnèrent loin de la Valsolda, dans une salle du palais Maironi, à Brescia. Six jours après la perquisition, le chevalier Greisberg de Santa-Giustina, cousin des Maironi, attaché au gouvernement du feld-maréchal Radetzky, à Vérone, jusqu’en 1853, et passé ensuite à Milan avec son chef, descendit devant le palais Maironi de la voiture du Délégué I.R. de Brescia, dont il était l’hôte depuis quelques heures. Le chevalier, un bel homme sur la quarantaine, fardé et parfumé, ne semblait pas très gai, debout dans le salon, où il regardait les vieux stucs du plafond en attendant la marquise, leur contemporaine. Pourtant, quand la porte, ouverte par la main d’un domestique, laissa passer lentement la grosse personne, le visage de marbre et la perruque noire de la dame, le chevalier se transfigura et baisa avec ferveur les mains ridées qu’elle lui tendit. Une Lombarde dévouée à l’Autriche était un animal rare et de grand prix, aux yeux du Gouvernement impérial et royal : un fonctionnaire loyal lui devait la plus obséquieuse galanterie. La marquise reçut les hommages de son cousin avec la dignité flegmatique qui lui était habituelle, et l’ayant fait asseoir, lui demanda des nouvelles des siens, le remercia de sa visite, en gardant toujours son ton guttural et somnolent. À la fin, ayant croisé ses mains sur son ventre, et fatiguée d’avoir tant parlé, elle fit comprendre qu’elle attendait que son cousin parlât à son tour.
Elle attendait qu’il lui parlât de la perquisition et de l’ingénieur Ribera. Elle lui avait exprimé auparavant son déplaisir que Franco subît l’influence de sa femme et de l’ingénieur, sa surprise que le Gouvernement entretînt un homme qui avait joué au libéral en 1848, et dont la famille, spécialement la demoiselle en question, professait le plus imprudent libéralisme. Le chevalier Greisberg lui avait répondu qu’on tiendrait compte de sa sage observation. Ensuite, la marquise avait excité le commissaire Zerboli contre le pauvre ingénieur en chef. Elle avait été informée de la perquisition par Zerboli ; aussi, comprit-elle, en voyant Greisberg, qu’il venait lui en parler. Or, elle voulait bien se servir du Gouvernement pour ses rancunes personnelles mais, par principe, ne se croyait tenue à aucune reconnaissance envers personne. Le Gouvernement autrichien, en frappant un fonctionnaire infidèle, suivait ses propres intérêts. Elle n’avait rien demandé, et il ne lui convenait pas de s’informer de quoi que ce fût : c’était au chevalier à parler le premier. Mais celui-ci, fourbe, malin et orgueilleux, ne l’entendait pas ainsi. La vieille dame voulait une faveur : pour l’obtenir, il fallait qu’elle s’inclinât et baisât les griffes bienfaisantes du Gouvernement. Il se tut pour se recueillir et voir si l’autre céderait. Comme elle restait muette et dure, il s’adoucit tout à coup, souriant et gracieux, lui dit qu’il venait de Vérone, lui proposa de deviner le tour qu’il avait fait. Il avait passé par un pays charmant, il avait vu une villa si délicieuse, si splendide, un paradis. Deviner n’était pas le fort de la marquise : elle lui demanda s’il avait été à la Brianza. Mais, il n’était pas venu de Vérone à Brescia par la Brianza. Il se mit à décrire si minutieusement la villa que la marquise fut bien obligée de reconnaître sa propriété de Monzambano. Alors le chevalier lui proposa de deviner pourquoi il était allé visiter la villa. Elle devina tout de suite, elle devina tout le canevas de la comédie qu’il lui jouait, mais son visage muet n’en exprima rien. Le Délégué de Brescia l’avait tâtée une fois déjà pour savoir si elle louerait sa villa à S.E. le Maréchal ; et elle, menacée secrètement d’incendie et de mort par les libéraux de Brescia, avait pris des échappatoires. Elle devina dans les propos de Greisberg l’offre tacite d’un bail, et se tint sur ses gardes. Elle confessa qu’elle ne devinait pas cela non plus. De jour en jour elle devenait plus stupide : les années et les chagrins ! « J’en ai eu un très grand ces derniers jours, dit-elle : vous savez que la police a fait une perquisition chez mon petit-fils, à Oria. »
Greisberg, voyant que la vieille hypocrite s’échappait, jeta ses gants et l’attaqua avec ses griffes. « Marquise, dit-il en prenant un ton qui n’admettait pas de réplique, il ne faut pas parler de votre chagrin. Vous avez fourni par mon intermédiaire et par l’intermédiaire de M. le commissaire de Porlezza de précieuses informations au Gouvernement, qui vous tient compte de vos mérites. On n’a pas ôté un cheveu à votre petit-fils et on ne lui en ôtera pas un s’il a du jugement. Je regrette, en revanche, qu’il n’y ait peut-être pas moyen de prendre des mesures sévères contre une autre personne qui a des torts privés envers vous. Pour trouver un moyen de frapper cette personne, M. le commissaire de Porlezza a fait plus que son devoir. Vous devez comprendre, marquise, qu’il n’y a pas là de quoi vous affliger et, qu’au contraire, vous avez contracté une obligation particulière envers le Gouvernement. » La marquise ne s’était jamais entendu parler sur un tel ton, et avec une si formidable autorité. Peut-être était-ce aux battements de son cœur que répondait sur son buste raide l’ondulation visible et continuelle de son col et de sa tête. De toute manière, elle ne se plia pas jusqu’à prononcer une parole d’acquiescement. Seulement, quand elle reprit son obèse placidité, elle fit remarquer qu’elle n’avait jamais demandé de mesures contre personne ; que si dans la perquisition l’on n’avait rien surpris à la charge de l’ingénieur Ribera, elle ne pouvait que s’en réjouir ; que du reste, dans la maison Ribera, on en avait dit de toutes les couleurs, et qu’il était difficile de trouver des paroles. Le chevalier répondit, plus doucement, qu’il ne pouvait dire si l’on avait ou non trouvé quelque chose et que le dernier mot serait prononcé par le Maréchal, qui entendait s’occuper personnellement de l’affaire. Il eut ainsi l’occasion de revenir sur la villa de Monzambano. Il la demanda formellement pour Son Excellence, qui se proposait d’y passer une huitaine de jours. La marquise remercia du grand honneur, dit que sa villa n’en méritait pas tant, qu’elle lui semblait trop petite, qu’elle aurait besoin de réparations, qu’il fallait le dire à Son Excellence. Elle aurait voulu différer, attendre le prix criminel de sa condescendance, mais le chevalier lui donna un autre coup de griffe et déclara qu’il fallait répondre tout de suite, oui ou non, et il fallut bien que la vieille dame s’inclinât. « Pour complaire à Son Excellence », dit-elle. Greisberg redevint aussitôt aimable, plaisantant sur les mesures qu’on pourrait prendre contre l’ingénieur. Il n’y avait pas lieu de verser le sang : tout au plus un peu d’encre. Il n’y avait pas lieu de lui enlever sa liberté, mais de la lui rendre tout entière ! La marquise ne soufflait mot. Elle fit apporter deux limonades, et absorba la sienne lentement, à petites gorgées, non sans une vague expression de contentement, comme si cette limonade avait un goût exquis et nouveau. Le chevalier aurait bien voulu d’elle une parole plus explicite sur cette question de Ribera, l’aveu de son désir ; posant sur le plateau sa coupe bientôt vidée, il dit : « C’est moi qui m’y mettrai, à cette affaire, et nous réussirons. Êtes-vous contente ! »
La marquise continuait à siroter lentement sa limonade, en regardant son verre.
« Ça ne va pas ? demanda encore le cousin après un moment d’inutile attente.
— Si, elle est bonne, répondit la dame. Je bois lentement, à cause de mes dents. »
Louise et Franco étaient assis sur l’herbe de Looch, près du cimetière. Ils parlaient de la grande et exquise bonté de leur mère, et la comparaient à la grande et simple bonté de leur oncle, en notant les ressemblances et les différences. Ils ne disaient pas laquelle de ces deux bontés leur semblait supérieure dans l’ensemble, mais leurs jugements révélaient leur inclination différente. Franco préférait la bonté que pénètre la foi au surnaturel ; Louise aimait mieux l’autre. Il souffrait de ce secret désaccord tout en hésitant à le découvrir, à secouer la corde qui pouvait rendre un son pénible. Mais son front s’était assombri, et il lui échappa de dire : « Que de malheurs, que d’amertumes ta mère a supportés, avec quelle résignation, quelle force, quelle paix ! Crois-tu qu’une simple bonté maternelle les aurait supportés de même ? – Je ne sais, répondit Louise. Ma pauvre mère avait vécu, je crois, dans un monde supérieur avant de descendre dans le nôtre ; et son cœur était resté là-haut. » Elle ne dit pas toute sa pensée. Elle pensait que si les bonnes âmes de ce monde ressemblaient à sa mère en religieuse mansuétude, la terre appartiendrait aux coquins et aux ambitieux. Et quant aux douleurs qui ne viennent pas des hommes, mais des conditions mêmes de la vie humaine, elle admirait bien plus ceux qui résistent par leurs propres forces que ceux qui invoquent et obtiennent le secours de l’Être même dont ils reçoivent le coup. Mais elle ne voulait pas avouer ces sentiments à son mari. Elle exprima l’espoir que son oncle ne connaîtrait jamais de graves afflictions. Est-ce que Dieu ferait souffrir un tel homme ? « Non ! non ! » s’écria Franco qui, dans un autre moment, n’aurait peut-être pas osé engager Dieu de cette manière. Un souffle de vent agita les hauts feuillages des noyers. Il sembla à Louise que ce bruissement répondait aux paroles de Franco, comme si le vent et les grands arbres savaient quelque chose de l’avenir et se parlaient ensemble.
La fièvre de Marie ne dura que huit jours ; néanmoins, quand la petite se leva, ses parents la trouvèrent plus changée de visage et d’esprit que si ces huit jours eussent été huit mois. Ses yeux avaient une couleur plus foncée, une singulière expression de sérieux et de maturité précoce. Elle parlait plus clairement et plus vite, mais ne voulait pas dire un mot aux personnes qui lui déplaisaient ; elle ne les saluait même pas. Cela contrariait Franco plus que Louise. Franco aurait aimé qu’elle fût gracieuse, et Louise craignait de nuire à sa sincérité. Marie avait pour sa mère une affection plus violente qu’expansive, jalouse et presque sauvage. Elle aimait aussi beaucoup son père ; pourtant, on voyait qu’elle le sentait d’une nature différente. Franco avait pour elle des transports de passion, il la saisissait à l’improviste, la serrait, la dévorait de baisers, et elle rejetait alors la tête en arrière, mettait sa petite main sur le visage de son père, qu’elle regardait avec des yeux sombres, comme si quelque chose en lui fût étranger ou répugnant. Souvent, Franco la grondait avec colère et Marie pleurait, le fixait à travers ses larmes, sans bouger, comme fascinée, avec cette même expression d’une personne qui ne comprend pas. Il voyait avec plaisir la prédilection de la fillette pour sa mère, qui lui paraissait une préférence juste, et il ne doutait pas que Marie, plus tard, l’aimerait, lui aussi, tendrement. Louise était très mortifiée, par amour pour son mari, que l’enfant lui témoignât plus d’affection, à elle dont les sentiments n’avaient ni la vivacité, ni la spontanéité généreuse de ceux de Franco. Mais Louise, au fond, s’imaginait que Franco, malgré tous ses transports, aimait sa fille comme un être distinct de lui ; tandis qu’elle, qui n’avait pas de transports extérieurs de tendresse, l’aimait comme une partie vitale d’elle-même ; c’est pourquoi elle ne trouvait pas injuste la prédilection de l’enfant. Puis, elle avait dans le cœur une Marie future, probablement différente de celle qui occupait le cœur de Franco ; et, pour cette raison, elle ne pouvait regretter d’avoir une prédominance morale sur sa fille. Elle redoutait que Franco ne favorisât un développement trop grand du sentiment religieux : péril très grave, selon elle, car Marie, pleine de curiosité, avide de récits, avait les germes d’une imagination très vive, très propice aux exagérations, d’où pourrait résulter un déséquilibre moral. Il ne s’agissait point de supprimer le sentiment religieux ; cela, Louise ne l’eût jamais fait, ne fût-ce que par égard pour Franco. Mais il importait que Marie, devenue femme, sût trouver le pivot de sa propre vie dans un sens moral sûr et fort par lui-même, non par l’appui des croyances qui, n’étant en dernière analyse que des hypothèses et des opinions, pouvaient un jour ou l’autre lui manquer. Garder sa foi au juste, au vrai, en dehors de toute autre foi, de toute espérance et de toute crainte, semblait à la jeune femme l’état le plus sublime de la conscience humaine. Elle croyait avoir renoncé pour son compte à un tel idéal, puisqu’elle allait à la messe et communiait deux fois dans l’année, et elle comptait y renoncer pour Marie, mais comme on renonce à la perfection chrétienne quand on a un mari et des enfants : à regret et le moins possible.
L’avenir pouvait réserver à Marie la fortune. Il fallait absolument l’empêcher de se contenter d’une vie de frivolités compensées par la messe le matin, le rosaire le soir, et les aumônes. Louise avait quelquefois essayé de sonder Franco sur la nécessité de donner à l’éducation de leur fille une direction morale, indépendante de la direction religieuse, et ses essais avaient toujours mal réussi. Franco comprenait qu’on ne crût pas à la religion ; qu’on pût la trouver insuffisante comme règle de la vie, lui semblait absolument inconcevable. Que tous dussent aspirer à la sainteté, qu’on ne pût être bon chrétien en aimant les tarots, le jeu, la chasse, la pêche, les bons repas et les bouteilles fines, voilà qui ne lui entrait pas dans l’esprit. Et cette direction morale de l’éducation, séparée de la direction religieuse, lui paraissait une bizarrerie, car, selon lui, les êtres bons sans la foi étaient bons par nature ou par habitude, non par un raisonnement moral ou philosophique. Il n’y avait donc pour Louise aucun moyen d’entente avec son mari sur ce point délicat. Elle devait agir seule et avec beaucoup de prudence pour ne pas l’offenser ni l’affliger. Quand Franco montrait à la fillette les étoiles et la lune, les fleurs et les papillons comme des œuvres merveilleuses de Dieu et lui faisait de la poésie religieuse, comme pour un enfant de douze ans, Louise se taisait ; mais s’il lui arrivait de dire à Marie : « Prends garde, Dieu ne veut pas que tu fasses ceci ; Dieu ne veut pas que tu fasses cela », Louise ajoutait sur-le-champ : « Ceci est mal ; cela est mal ; on ne doit jamais faire le mal ». Parfois pourtant, la divergence d’opinions entre le père et la mère ne pouvait manquer de se manifester, car le jugement moral de l’un ne s’accordait pas toujours avec celui de l’autre.
C’est ainsi qu’un jour, ils se trouvaient ensemble à la fenêtre du salon ; Marie jouait avec une bambine d’Oria, à peu près de son âge. Passe un frère de cette dernière, despote de dix ans, qui ordonne à sa petite sœur de le suivre. Celle-ci refuse et pleure. Marie, très sérieuse, affronte le despote à deux poings. Franco la retient, d’un appel impérieux ; la fillette se tourne pour le regarder et éclate en larmes, tandis que l’autre entraîne sa victime. Louise quitte la fenêtre en disant à voix basse à son mari : « Excuse-moi, cela n’est pas juste. – Comment ! cela n’est pas juste ? » Franco s’échauffe, élève la voix, demande à sa femme si elle veut que leur Marie soit violente et brutale. Elle répond avec douceur et fermeté, sans se formaliser de quelques paroles piquantes, soutient que le sentiment de Marie est bon, que s’opposer à la tyrannie et à l’injustice est une belle tâche, et que, si un enfant les combat avec ses mains, adulte, il emploiera des moyens plus courtois ; mais qu’en réprimant en lui l’expression naturelle de l’âme, on court le risque d’écraser aussi le bon sentiment naissant.
Franco ne se laissa pas persuader. Il doutait fort qu’il y eût en Marie des sentiments héroïques ; si elle s’était emportée, c’était parce qu’on lui enlevait sa compagne de jeu, voilà tout. Et le rôle de la femme n’est-il pas, d’ailleurs, d’opposer aux injustices et à la tyrannie une douce mansuétude, de concilier et de ramener les offenseurs plutôt que de combattre l’offense par la force ?
Louise rougit et répondit que ce rôle convenait à quelques femmes, peut-être les meilleures, mais qu’il ne convenait ni ne pouvait convenir à toutes, car toutes n’étaient pas si douces et si humbles.
« Et tu es de ces dernières ? s’écria Franco.
— Je crois que oui.
— C’est beau !
— Cela te déplaît ?
— Beaucoup ! »
Louise lui posa les mains sur les épaules. « Cela te déplaît donc beaucoup, lui dit-elle en le regardant dans les yeux, que je m’irrite, comme toi, d’avoir des maîtres dans la maison, que je désire, comme toi, faire mon possible pour les chasser, ou préférerais-tu que je cherchasse à adoucir Radetzky et à concilier les Croates ?
— C’est autre chose.
— Comment ! autre chose ? Non, c’est la même chose !
— C’est autre chose ! » répéta Franco ; mais il ne sut pas montrer la différence. Il lui semblait avoir tort d’après un raisonnement superficiel, et raison d’après une vérité profonde qu’il ne réussissait pas à exprimer. Il se tut, resta pensif tout le jour, préoccupé de sa réponse. Il y pensa même la nuit ; quand il crut avoir trouvé, il appela sa femme qui dormait.
« Louise, dit-il, Louise ! C’est autre chose.
— Qu’est-ce qu’il y a ? » fit Louise, réveillée en sursaut.
Il avait pensé que l’offense de la domination étrangère n’était pas personnelle comme les offenses privées et qu’elle procédait de la violation d’un principe de justice générale ; mais au moment de donner cette explication à sa femme, il réfléchit que, même dans les offenses privées, on retrouve toujours la violation d’un principe de justice générale, et il se figura s’être trompé.
« Rien », fit-il.
Louise supposa qu’il rêvait et, posant la tête sur son épaule, se rendormit. S’il y avait des arguments capables de convertir Franco aux idées de sa femme, c’étaient ce doux contact, cette douce haleine sur sa poitrine, qui, si souvent, lui avaient donné la sensation délicieuse d’un réciproque abandon de leurs âmes. Mais cette fois-ci, il n’en fut rien. La pensée lui traversa le cerveau, comme une lame rapide et froide, que cet antagonisme latent entre les idées de sa femme et les siennes finirait par éclater un jour ou l’autre de douloureuse manière, et, atterré, il serra Louise entre ses bras, comme pour la défendre et se défendre lui-même contre les fantômes de sa propre imagination.
Le 6 novembre, après le déjeuner, Franco prit ses grands ciseaux de jardinier pour faire son émondage accoutumé au jardin et sur la terrasse. L’heure était d’une paix et d’une beauté à serrer le cœur. Pas une feuille ne remuait dans l’air très pur, très cristallin ; à l’est, dans de légères vapeurs, s’estompaient les montagnes entre Osteno et Porlezza ; la maison étincelait sous le soleil et la réverbération tremblante du lac. Quoique les rayons fussent encore chauds, les chrysanthèmes du jardin, les oliviers, les lauriers de la rive, plus visibles dans la rougeur des feuilles flétries, une secrète fraîcheur de l’air embaumé d’olea fragrans, le silence du vent, les montagnes aériennes de Côme blanches de neige, tout s’accordait mélancoliquement à dire que la chère saison se mourait. Les branches mortes coupées, Franco proposa à sa femme d’aller en bateau à Casarico pour reporter à l’ami Gilardoni les deux premiers volumes des Mystères du peuple, qu’ils avaient dévorés en peu de jours, et demander le troisième. Ils convinrent de partir l’après-midi, après avoir couché Marie. Mais, avant que l’enfant fût dans son lit, ils virent arriver, tout essoufflée, son chapeau et son mantelet de travers, Barberine Pasotti. Entrée par la grille du jardin, elle s’arrêta sur le seuil du salon. C’était sa première visite depuis la perquisition ; en voyant ses amis, elle joignit les mains et répéta à demi-voix : « Ah ! Seigneur ! ah ! Seigneur ! ah ! Seigneur ! », se précipita sur Louise, la couvrit de baisers. « Chère, chère amie ! » Elle en aurait volontiers fait autant avec Franco, mais Franco n’aimait pas certaines expansions ; il avait une figure si peu encourageante que la pauvre femme se contenta de lui prendre et de lui secouer les deux mains. « Mon cher don Franco, mon cher don Franco ! » Elle finit par recueillir dans ses bras la petite Marie, qui la repoussa des mains sur la poitrine en faisant la même mine que son père. « Je suis vieille, eh ? Je suis laide, eh ? Je ne te plais pas ? Cela ne fait rien, cela ne fait rien. » Et elle se mit à lui baiser humblement les épaules et les bras, n’osant point affronter le petit visage récalcitrant. Enfin, elle leur dit qu’elle leur apportait une bonne nouvelle, et ses yeux brillaient du joyeux mystère : la marquise avait écrit à Pasotti, et il y avait dans la lettre une phrase que Mme Barberine savait par cœur : « J’ai appris avec un vif déplaisir (vif déplaisir, c’est écrit) le triste événement d’Oria…, d’Oria… (elle hésita), le triste événement d’Oria (ah !) et quoique mon petit-fils ne le mérite guère, je désire qu’il n’ait pas de fâcheuses conséquences. »
La phrase n’eut pas grand succès. Louise s’assombrit et ne dit rien ; Franco regarda sa femme, et n’osa exprimer les réflexions favorables qu’il avait sur les lèvres, mais non, en vérité, dans le cœur. La pauvre Mme Barberine, qui avait profité d’une course de son mari à Lugano pour accourir avec son petit craquelin, restait toute mortifiée, en regardant avec contrition tantôt Louise, tantôt Franco, jusqu’à ce qu’elle finit par tirer de sa poche un véritable craquelin pour le donner à Marie. Puis, ayant enfin compris que les époux désiraient sortir en bateau, comme elle mourait d’envie de rester avec Marie, elle fit si bien qu’ils partirent en laissant à la bonne Véronique le soin de coucher l’enfant un peu plus tard.
Marie ne parut pas jouir beaucoup de la compagnie de sa vieille amie. Elle se taisait obstinément ; bientôt elle ouvrit toute grande la bouche et éclata en pleurs. La pauvre Barberine ne savait quels saints invoquer. Elle invoqua Véronique, mais Véronique, qui faisait la conversation avec un douanier, n’entendit pas ou feignit de ne pas entendre. Elle offrit ses bagues, sa montre, jusqu’à son grand chapeau de vice-reine Beauharnais. Rien ne réussit ; Marie continuait à pleurer. Elle eut alors l’idée de s’asseoir au piano et se mit à frapper huit ou dix mesures d’une monferrine antédiluvienne. Alors la petite princesse daigna s’humaniser, se laissa prendre par sa pianiste de chambre aussi délicatement que si ses petits bras eussent été des ailes de papillon et poser sur ses genoux, doucement, comme s’il y avait eu danger pour les vieilles jambes de tomber en poudre.
Après avoir entendu cinq ou six répétitions de la monferrine, Marie prit un air ennuyé et essaya d’enlever du piano les mains ridées de l’artiste, en lui disant à demi-voix : « Chante-moi une chanson ». Puis, n’obtenant pas de réponse, elle se retourna pour la regarder en face, et cria à tue-tête :
« Chante-moi une chanson.
— Je ne comprends pas, répondit Mme Pasotti ; je suis sourde.
— Pourquoi es-tu sourde ?
— Je suis sourde, répliqua l’infortunée en souriant.
— Mais pourquoi es-tu sourde ? »
Mme Pasotti ne pouvait s’imaginer ce que lui demandait la fillette.
« Je ne comprends pas, dit-elle.
— Alors, fit Marie, d’un air très grave, c’est que tu es bête. »
Sur quoi, elle fronça les sourcils et reprit en pleurnichant :
« Je veux une chanson. »
Une voix dit, du jardin :
« Voici le monsieur aux chansons. »
Marie releva la tête, s’illumina toute : « Mipississi ! » s’écria-t-elle, et, glissant des genoux de Barberine, elle courut au-devant de son oncle Pierre, qui entrait. Mme Pasotti se leva aussi, tendit les bras, toute surprise et souriante, vers le vieil ami inattendu : « Vous ici, vous ici ! » Elle s’empressa de le saluer, tandis que Marie criait plus fort : « Mipississi ! Mipississi ! » et se jetait dans les jambes de son oncle, si bien que celui-ci, qui ne paraissait pas en avoir grande envie, dut finir par s’asseoir sur le canapé, prendre l’enfant sur ses genoux et lui répéter la vieille chansonnette :
Ombrette dédaigneuse…
Après quatre ou cinq « Mipississi », Mme Pasotti, craignant que son mari ne rentrât, prit congé. Véronique voulut mettre Marie au lit. La petite se défendit ; l’oncle intervint : « Oh ! laissez-la-moi un peu » ; et il sortit avec elle sur la terrasse pour voir si papa et maman ne reviendraient pas bientôt.
Aucune barque n’était en vue du côté de Casarico. L’enfant dit à son oncle de s’asseoir et se percha sur ses genoux.
« Pourquoi es-tu venu ? fit-elle. Il n’y a pas à dîner pour toi.
— C’est toi qui me le feras, mon dîner. Je suis venu pour rester avec toi.
— Toujours ?
— Toujours.
— Vraiment, toujours, toujours, toujours ?
— Vraiment, toujours. »
Marie se tut, pensive, puis demanda :
« Qu’est-ce que tu m’as apporté ? »
Il tira de sa poche une poupée en caoutchouc. Si Marie avait pu comprendre dans quel esprit, sous quel coup son oncle était allé lui acheter cette poupée, elle aurait pleuré de tendresse.
« Il est laid, ton cadeau, dit-elle, en se rappelant les précédents. Et, si tu restes ici, tu ne m’apporteras plus rien ?
— Plus rien.
— Va-t’en, oncle », dit-elle.
Il sourit.
Ensuite, Marie voulut savoir si son oncle à lui, quand il était petit, lui apportait des cadeaux. Mais cet oncle de l’oncle, quelque impossible que parût la chose à Marie, n’avait jamais existé. Et alors, qui lui apportait des cadeaux ? Était-il un bon petit garçon ? Pleurait-il ? L’oncle se mit à lui raconter des histoires de son enfance, des histoires d’il y a soixante ans, contemporaines des perruques et des cadenettes. Il se complaisait à se ressouvenir avec sa petite-nièce de cette époque lointaine, à la faire vivre un moment avec ses yeux, et s’exprimait avec une gravité triste, comme en la présence des chers morts, parlant pour eux plutôt que pour elle. Elle fixait sur lui ses grands yeux dilatés, sans remuer les paupières. Ni l’un ni l’autre ne s’apercevaient de la fuite du temps, ne songeaient plus au bateau qui devait arriver.
Et le bateau arriva. Louise et Franco en descendirent sans se douter de rien, en pensant que la fillette dormait. Franco fut le premier à découvrir, à travers les branches retombantes du chèvrefeuille, son oncle assis et penché sur Marie, qu’il tenait sur ses genoux. Il poussa un grand cri de surprise et accourut avec Louise, dans l’idée de quelque malheur. « Toi ici ? » dit-il. Louise, pâle, ne dit rien. L’oncle leva la tête, les reconnut : ils comprirent tout de suite qu’il y avait une mauvaise nouvelle, car ils ne lui avaient jamais vu l’air aussi sérieux.
« Bonjour, dit-il.
— Qu’est-ce qu’il y a ? » murmura Franco.
Il leur fit signe à tous deux de passer de la terrasse dans la loggia, les y suivit, étendit les bras, pauvre vieux, comme un crucifix, et leur dit d’une voix calme et triste :
« Destitué ! »
Franco et Louise le regardèrent un moment avec stupeur. Puis Franco s’écria : « Oh ! mon oncle ! mon oncle ! » et l’embrassa. Voyant son geste et le visage de sa mère, Marie éclata en sanglots. Louise essaya de la faire taire, mais elle, la femme forte, avait des larmes dans la gorge.
Assis sur le canapé du salon, l’ingénieur leur raconta que le délégué I. et R. de Côme l’avait fait appeler pour lui dire, sans vouloir rien préciser, que la perquisition opérée dans sa maison d’Oria avait donné des résultats douloureux et inattendus, ajoutant ensuite qu’on avait d’abord songé à le poursuivre, mais qu’eu égard à ses longs et honorables services, on se bornait à lui retirer sa place. Il avait là-dessus vivement insisté pour connaître l’accusation, et s’était vu éconduire.
« Et alors ? demanda Franco.
— Et alors ?… » L’oncle se tut un peu, et prononça cette phrase sacramentelle, d’origine inconnue, que lui-même et ses partenaires au tarot répétaient quand le jeu allait tout à fait mal : « Nous sommes archi-frits, ô ma Reine ! »
Il y eut un long silence ; puis Louise se jeta au cou du vieillard.
« Mon oncle, mon oncle, murmura-t-elle, j’ai peur que ce ne soit à cause de nous ! »
Elle pensait à la marquise, mais son oncle s’imagina que les jeunes gens s’accusaient de quelque imprudence.
« Écoutez, mes chers amis, dit-il de sa bonne voix qui gardait pourtant comme une arrière-saveur de reproche, pas de paroles inutiles : à présent que la bêtise est faite, il faut penser au pain. Comptez sur cette maison, mon petit pécule, qui me rapporte environ quatre francs par jour, et sur deux bouches de plus : la mienne et celle de la Cia ; la mienne pour peu de temps, je l’espère. » Franco et Louise protestèrent. « Allons, allons, fit l’oncle en agitant les bras, comme pour marquer son mépris d’une sentimentalité déraisonnable. Bien vivre et disparaître à temps, telle est la règle. La première partie, je l’ai exécutée ; il n’y a plus maintenant qu’à exécuter la seconde. En attendant, envoyez-moi de l’eau dans ma chambre et ouvrez mon sac. Vous y trouverez dix andouillettes que Mme Caroline dell’Agria m’a forcé d’accepter. Vous voyez que les choses ne vont pas trop mal. »
Cela dit, l’oncle se leva et franchit le seuil du salon d’un pas assuré, montrant, même de dos, sa tête droite, son modeste ventre pacifique, sa sérénité de philosophe antique. Franco, debout au bord de la terrasse, les bras croisés sur la poitrine et les sourcils froncés, regardait du côté de Cressogno. Si, en ce moment, il avait eu sous les dents un paquet de délégués, de commissaires, de policiers et d’espions, il les aurait broyés avec plaisir.
La barque est prête, dit Ismaël, qui entra sans compliments, une pipe dans la main gauche et une lanterne dans la main droite.
— Quelle heure est-il ? demanda Franco.
— Onze heures et demie.
— Quel temps ?
— Il neige.
— Bon ! » s’écria l’oncle, ironique, en étendant les jambes devant la flambée de genévrier qui brûlait dans la cheminée.
Dans le minuscule petit salon, envahi par l’hiver, Louise, à genoux, nouait un foulard autour du cou de Marie ; Franco attendait, le capuchon de sa femme à la main, et la Cia, la vieille gouvernante, le chapeau sur la tête et les mains dans son manchon, allait, grondant son maître : « Quel homme que monsieur ! Qu’est-ce que monsieur va faire, tout seul à la maison ?
— Pour dormir, je n’ai besoin de personne, répondit l’ingénieur, et si les autres sont fous, je ne le suis pas, moi. Mettez là mon lait et mon bougeoir. »
C’était la veille de Noël, et l’idée folle de ces gens sages, qui semblait invraisemblable à l’ingénieur, était d’aller à Sainte-Mamette assister à la messe solennelle de minuit.
« Et cette pauvre victime ? » reprit-il en regardant l’enfant.
Franco rougit, répliqua qu’il désirait préparer à la petite des souvenirs précieux : ce départ nocturne dans la barque, le lac sombre, la neige, l’église pleine de lumière et de gens, l’orgue, les chants, la sainteté de Noël. Il parlait avec chaleur, non pas tant pour l’oncle, semblait-il, que pour une autre personne qui se taisait.
« Oui, oui », fit l’oncle, comme s’il se fût attendu à toute cette rhétorique, à toute cette vaine poésie.
« Moi aussi, tu sais, j’aurai du punch », lui dit la petite. L’oncle sourit. « Il ne manquait plus que cela ! Ce sera aussi un souvenir précieux ? » Franco, voyant démolir son subtil échafaudage d’impressions religieuses et poétiques, s’assombrit. « Et Gilardoni ? demanda Louise. – Les voici qui arrivent », répondit Ismaël, en sortant avec sa lanterne.
Le professeur Gilardoni avait invité les Maironi et donna Esther Bianchi à prendre un punch chez lui, après la messe. On l’attendait du Niscioree, où il était allé chercher la jeune fille, qui vivait seule avec deux vieilles servantes, depuis la mort de son père, survenue en 1852. L’excellent professeur avait pleuré en secret Mme Thérèse, un laps de temps raisonnable. Pendant cette mauvaise convalescence du cœur qui le laisse amolli et débile, en continuel danger de rechute, il s’était trop peu gardé de l’aimable et gentil visage, des yeux vifs, de la gaîté sémillante de la jeune princesse du Niscioree, comme l’appelaient les Maironi. Elle était si différente d’esprit et de corps de Mme Thérèse, sa personne robuste sous une forme d’une grâce exquise suggérait l’idée d’un amour si éloigné de l’autre que le professeur croyait pouvoir s’intéresser à elle sans offenser la sainte image de la mère de Louise. Il sanctifia, en effet, toujours plus cette image, la poussant vers le ciel, si bien que quelques nuages commencèrent à passer entre lui et elle : ce furent d’abord des vapeurs, puis elles s’épaissirent pour former bientôt une couche compacte. Il était plus timide encore avec donna Esther qu’il ne l’avait été avec Mme Thérèse. Il avait, d’ailleurs, un besoin inconscient d’aimer sans espérance, pour pouvoir se plaindre ensuite, pour la volupté d’un double attendrissement sur une belle créature et sur lui-même. Et sa timidité était ravie de posséder l’excuse de la grande différence d’âge et de figure. Pourtant, à n’opposer aucune défense aux yeux malicieux, aux épais cheveux blonds, au mince col de neige, à boire et reboire dans son cœur la voix fraîche, le rire argentin, le professeur s’exposait à de pénibles et incessantes tortures.
Esther qui, à vingt-sept ans, en paraissait vingt, sauf pour la langueur de ses mouvements et pour une mystérieuse et exquise science du regard, n’avait pas désiré pêcher cet amoureux respectable ; mais elle le sentait pris et s’en félicitait, estimant en lui une grande intelligence. Qu’il osât parler d’amour, qu’elle pût épouser cette sagesse jaunie, sèche et ridée, cela ne lui traversait jamais l’esprit, et pourtant, elle n’aurait pas voulu éteindre un feu aussi discret, qui lui faisait honneur à elle et probablement plaisir à lui. Si elle en riait quelquefois avec Louise, elle n’était pas toujours la première à rire et elle ajoutait tout à coup : « Pauvre monsieur Gilardoni ! Pauvre professeur ! »
Elle entra vivement, sa tête blonde enclose dans un grand capuchon noir, comme un printemps travesti par un caprice de décembre. Décembre la suivit, le cou engoncé dans une grande écharpe sur laquelle se profilait, rouge et luisant, le nez professoral irrité par la neige. Il était tard ; chacun prit congé de l’oncle, qui resta seul avec sa lumière et son verre de lait, devant les braises mourantes du genévrier. Son visage conservait une ombre silencieuse de désapprobation. Franco jouait trop au poète ! À présent, la vie était dure chez les Maironi. On déjeunait d’une tasse de lait et de chicorée, où l’on mettait un sucre roux, qui puait la pharmacie. On ne mangeait de viande que le dimanche et le jeudi. Une bouteille de vin de Grimelli venait chaque jour sur la table pour l’oncle, qui n’en voulait pas avoir le privilège. Chaque jour, pour cette bouteille, les mêmes nuages s’amoncelaient et la même petite bourrasque finissait par se résoudre, sur la volonté de l’oncle, en une légère pluie du breuvage dans le verre de chacun. La domestique avait été renvoyée : restait Véronique pour les gros ouvrages, pour la polenta et, quelquefois, pour garder l’enfant.
Malgré ces économies et d’autres encore, bien que la Cia eût renoncé à son salaire, malgré les dons de petit-lait, de fromage de chèvre, de châtaignes et de noix qui pleuvaient des gens du pays, Louise ne réussissait pas à équilibrer les dépenses avec les revenus. Elle s’était procuré un travail de copie chez un notaire de Porlezza : beaucoup de peine pour un gain misérable. Franco avait commencé à copier avec ardeur, lui aussi ; mais il ne s’en tirait pas si bien que sa femme et il n’y avait pas de l’ouvrage pour deux. Il aurait dû s’ingénier un peu, chercher un emploi privé, mais l’oncle n’en voyait aucun signe.
C’est pourquoi cette préoccupation d’expéditions poétiques lui paraissait d’autant plus déplacée. Après avoir médité sur leur triste situation et sur le peu de probabilité que Franco sût jamais en sortir, il trouva que, de son côté, la première chose à faire était de boire son lait, la seconde, de s’aller coucher. Puis il lui vint une autre pensée. Il ouvrit la porte du salon et, ayant vu que la nuit était noire, il alla à la cuisine, alluma une lanterne, la porta dans la loggia, ouvrit une fenêtre et, reconnaissant qu’il neigeait sans vent, posa la lumière sur la tablette, de manière que ses romantiques amis pussent se diriger vers la maison en rentrant sur le lac ténébreux. Sur quoi, il monta se coucher.
Dans le vieux bateau de la maison, l’ingénieux Franco avait édifié une espèce de cabine pour l’hiver, avec deux petites fenêtres latérales et une petite porte à l’avant. En ce moment, les six voyageurs étaient assis autour d’un minuscule guéridon, sur lequel brûlait une bougie. Remarquant l’expression extatique du professeur en face d’Esther, Franco s’amusa à éteindre la lumière et prétendit que, si la philosophie se trouvait mal de l’obscurité, la poésie en bénéficiait.
En effet, ses pensées et celles de ses compagnons, d’abord fixées autour de la lumière, s’enfuyaient maintenant vers la faible lueur d’où l’on voyait la proue de la barque, déjà blanche de neige sur le lac immobile et noir, et les imaginations travaillaient. L’un croyait aller vers Osteno, un autre vers la Caravina, un autre vers Cadate ; et chacun disait ses doutes, en parlant bas, comme par crainte d’éveiller le lac endormi. De temps en temps ils se mettaient à discuter ; mais à chaque coup d’aviron, les six têtes faisaient un signe de complet accord. Ainsi, chacun des critiques montés dans la nacelle d’un grand poète croit suivre une voie différente. Celui-ci croit marcher vers un certain idéal, celui-là vers un autre ; ils ne s’accordent ni sur les modèles où ils peuvent s’appuyer, ni sur la question de savoir s’ils avancent ou s’ils reculent ; et le poète les émeut, les frappe ensemble de son vers, les emporte dans son propre chemin.
Ismaël conduisit fidèlement ses passagers à Sainte-Mamette. La neige tombait toujours, élargie et placide. Il y avait beaucoup de feux et beaucoup de lanternes sous les portiques de la place. Il y avait même le vicaire, qui haranguait un groupe de fidèles disposés à quitter l’église pour l’auberge. Il leur démontrait que le paradis est difficile à conquérir et qu’il faut s’y prendre à temps. « Vous croyez qu’on entre au paradis comme dans la barque à Pinella, et qu’il y a toujours de la place… ». Sur l’escalier qui monte à l’église, Esther demanda à Louise si le paradis serait vraiment si petit. Le professeur, qui accompagnait Esther avec son parapluie, eut une idée, qu’il exprima en palpitant, tremblant et rassemblant tout son courage : il lui dit que son paradis était encore plus petit, et pouvait tenir sous un parapluie. La chose passa inaperçue ; Esther ne répondit pas et toute la compagnie entra, mêlée à une bande de femmes, dans les ténèbres de l’église.
Le professeur s’arrêta sur le seuil, hésitant entre l’amour et la philosophie. La philosophie le tirait en arrière comme par un fil, et l’amour le tirait en avant comme avec une corde ; il entra et se plaça à côté d’Esther. Un instant, Franco eut la cruelle pensée de l’entraîner dans les bancs des hommes ; mais il changea d’avis et vint s’asseoir aussi à côté de sa femme. Alors Esther, feignant de vouloir dire quelque chose à Louise, se rapprocha d’elle et poussa malicieusement la vieille Cia vers le professeur. Celui-ci, encore palpitant de son audace désespérée du paradis sous le parapluie, se troubla au mouvement d’Esther, crut l’avoir offensée et se traita d’âne bâté.
L’église était déjà remplie, et les dames mêmes durent se tenir debout derrière le premier banc. Esther se chargea de Marie, l’assit sur le dossier, pendant que le sacristain allumait les cierges du maître-autel. La Cia tourmentait le professeur qu’elle croyait un saint homme, en lui posant mille questions sur la différence entre le rite romain et le rite ambroisien, et Marie occupait l’attention d’Esther avec d’autres questions, plus extraordinaires encore :
« Pour qui allume-t-on ces lumières ?
— Pour le Seigneur.
— Il va aller se coucher, le Seigneur ?
— Non, tais-toi.
— Et l’enfant Jésus, il est déjà au lit ?
— Oui, oui, répondit Esther étourdiment, pour avoir la paix.
— Avec son mulet ? »
L’oncle avait une fois apporté à Marie un vilain petit mulet de bois qu’elle détestait ; quand elle s’obstinait dans quelque caprice, sa mère la mettait au lit avec ce mulet sous l’oreiller, sous la petite tête trop dure.
« Tais-toi, bavarde, fit Esther.
— Moi, non, je n’irai pas au lit avec le mulet. Je demande pardon.
— Tais-toi. Écoute l’orgue, à présent. »
Tous les cierges étaient allumés et l’organiste, monté à son poste, tapotait, comme pour l’éveiller, sur son vieil instrument qui semblait pousser des grognements de dépit. Au moment où l’orgue éleva toutes ses grandes voix, Louise, furtivement, comme une fiancée, saisit la main de son mari.
Ces deux mains, se serrant à la dérobée, parlaient d’un avenir prochain, d’une grave résolution qu’il importait de tenir secrète et qui n’était pas encore prise d’une manière irrévocable. La petite main nerveuse dit : « Courage ! » La main virile répondit : « J’en aurai ». Il fallait se décider. Franco devait partir, quitter sa femme, son enfant, son vieil oncle, peut-être pour quelques mois, peut-être pour quelques années ; il devait quitter la Valsolda, sa chère maison, ses fleurs, peut-être pour toujours, émigrer en Piémont, chercher du travail avec l’espoir de pouvoir appeler à lui sa famille, quand les autres grands rêves nationaux se dessineraient. Heureux que sa femme eût choisi l’église et ce moment solennel pour l’encourager au sacrifice, il ne quitta plus la douce main, la tint, lui aussi, comme l’aurait tenue un jeune fiancé, sans regarder Louise, le visage impassible et le corps rigide. Il parlait avec la main seule, avec son âme dans la paume et dans les doigts, le langage le plus varié de la passion, mêlé de douces caresses et d’étreintes, de tendresses et d’ardeurs. Parfois, elle essayait doucement de retirer sa main et il la retenait avec violence. Il regardait l’autel, la tête haute, comme absorbé par les sons de l’orgue, par la voix du prêtre, par le chant du peuple. En réalité, il ne suivait pas les prières, mais il sentait la présence divine, un ravissement, une effervescence d’amour, de douleur, d’espérance en Dieu. Louise lui avait pris la main, devinant qu’il priait, que toutes ses angoisses, tous ses doutes s’agitaient dans son cœur. Elle avait vraiment voulu lui inspirer du courage, convaincue de la nécessité pour lui d’accepter ce parti douloureux. Elle se méprit sur le sens de l’étreinte qui lui répondit, qui lui parut une protestation passionnée contre la séparation ; et ne pouvant, si douce qu’elle lui fût, l’approuver, la jeune femme essayait, de temps à autre, de retirer sa main. Ce fut lui qui, à l’Élévation, retira la sienne, par respect. Ensuite, il dut soulever dans ses bras Marie qui s’était endormie et qui continua son sommeil, la tête sur l’épaule de son père, montrant sa jolie figure paisible. Elle ne le savait pas, la chérie, que son papa s’en irait loin, bien loin ; et son papa avait le cœur tout attendri par ce chaud petit trésor qui respirait sur son épaule, par cette tête à l’odeur d’oiselet des bois. Il lui semblait qu’il était déjà parti, que l’enfant le cherchait et pleurait ; il lui courait alors dans les bras un désir de l’étreindre plus fort, aussitôt réprimé par la crainte de l’éveiller.
Gilardoni s’était esquivé le premier et se tenait sous le porche, attendant donna Esther avec son parapluie ouvert. Elle arriva au bras de Louise, et la malicieuse Louise, malgré la prière muette de sa compagne, dit au professeur : « Voici votre amie ». Esther n’eut pas le courage de refuser le bras de Gilardoni, mais lui fit observer en riant que le ciel était brillant d’étoiles.
Gilardoni regarda le ciel, sortit deux ou trois phrases sans queue ni tête, et referma son parapluie. Il ne neigeait plus, le ciel était clair sur le Boglia, on entendait dans les hauteurs un murmure continuel. « Le vent ! le vent ! dit Ismaël en rejoignant la compagnie. – Je vais à pied », gémit la Cia, qui avait une grande terreur du lac.
Cependant la foule, sortant de l’église, heurta et dispersa leur groupe, l’entraîna le long des marches. Les six voyageurs et le batelier se rejoignirent sur la place de Sainte-Mamette et là, donna Esther déclara que, ne se sentant pas très bien, elle renonçait au punch et qu’elle préférait rentrer chez elle, à pied, avec la Cia.
Le professeur se taisait, à l’écart.
Franco et Louise comprirent qu’il ne fallait pas insister, et les deux femmes prirent le chemin d’Oria, sous l’escorte d’Ismaël qui devait revenir chercher les Maironi et le bateau.
Une lampe modérateur éclairait le salon de Gilardoni, un beau feu brûlait dans la cheminée. Pinella avait tout préparé pour le punch ; mais ce fut Louise qui le fit, car le professeur semblait avoir perdu la tête. Il ne savait que se traiter de stupide et de bête. D’abord, on ne put rien tirer de lui ; puis, bribe par bribe, il avoua l’histoire du paradis sous le parapluie et ses conséquences désastreuses. En descendant les marches de l’église, entre Esther et lui avait eu lieu le dialogue suivant : « Donna Esther, je crains presque de vous avoir offensée ? – Comment cela ? – Avec cette histoire de parapluie. – Quel parapluie ? » Ici le professeur n’avait pas eu l’audace de répéter son compliment. « Vous savez, je vous avais dit quelque chose ?… – Quelle chose ? – Nous parlions du paradis (silence d’Esther). Et moi, quand je me trouve avec une personne que j’estime, que j’estime de tout mon cœur, je dis facilement des bêtises. J’ai presque envie d’en dire encore une, donna Esther… – Je n’aime pas les bêtises, vous savez », avait répondu Esther ; et elle l’avait quitté pour rentrer à Oria, avec la Cia.
À vrai dire, Gilardoni ne rapporta pas le dialogue en ces termes : il raconta qu’il avait fait l’aveu de sa grande passion, et que donna Esther s’était fâchée. Franco dissimula une forte envie de rire ; Louise dit en plaisantant : « Laissez-moi faire ; je ferai le punch, la paix et le reste ; et vous, une autre fois, ne soyez pas un séducteur aussi terrible ! » Peu s’en fallut que le pauvre professeur ne s’agenouillât devant elle pour baiser son soulier ; ayant enfin repris courage, il se rappela ses devoirs d’hôte et servit le punch à ses amis.
« Regardez Marie » dit Franco à voix basse. La petite s’était endormie dans le fauteuil du professeur, près de la fenêtre.
Franco prit la lampe et l’éleva pour mieux voir. Elle faisait penser à une petite créature du ciel, tombée là avec la lumière des étoiles, assoupie, le visage rayonnant d’une douceur céleste, d’une solennité pleine de mystère « Chérie ! » dit-il. Il attira sa femme à lui par un bras, en regardant toujours Marie. Gilardoni vint voir par-dessus leurs épaules, murmura : « Qu’elle est belle ! » et retourna à la cheminée en soupirant : « Heureuses gens ! »
Alors Franco, attendri, glissa à l’oreille de sa femme : « Lui dirons-nous ? » Elle ne comprit pas, le regarda dans les yeux : « Que je pars », reprit-il, toujours bas. Louise tressaillit, répondit : « Oui, oui », tout émue parce qu’elle ne s’attendait pas à cela, l’ayant mal compris à l’église. Sa surprise n’échappa pas à Franco. Il en fut troublé, se sentit ébranlé dans son dessein ; elle le comprit, répéta impétueusement « Oui, oui », et le poussa vers Gilardoni.
« Cher ami, dit le jeune homme, j’ai quelque chose à vous apprendre. »
Le professeur, absorbé dans la contemplation de son feu, ne répondit pas. Franco lui posa une main sur l’épaule. « Ah, fit-il en tressaillant ; pardon ! Que voulez-vous dire ?
— J’ai quelqu’un à vous recommander.
— À moi ? Qui ?
— Un vieillard, une femme et un enfant. »
Les deux hommes s’observèrent en silence, l’un ému, l’autre stupéfait.
« Ne comprenez-vous pas ? » murmura Louise.
Non, il ne comprenait pas, il ne répondait pas.
« Je vous recommande, reprit Franco, ma femme, ma fille et notre vieil oncle.
— Oh ! s’écria le professeur, en regardant alternativement Louise et Franco.
— Je m’en vais, dit ce dernier, avec un sourire qui fit mal à Gilardoni. Je ne l’ai pas encore dit à mon oncle, mais il le faut. Dans notre situation, je ne puis pas rester ici à ne rien faire. Je dirai que je vais à Milan : le croira qui voudra ! En réalité, je serai en Piémont. »
Gilardoni joignit les mains sans répondre, abasourdi. Louise embrassa Franco, appuya la tête contre sa poitrine, les yeux fermés. Le professeur s’imagina qu’elle se soumettait avec douleur à la volonté de son mari. « Oh, écoutez, dit-il, en se tournant vers Franco, s’il était question de guerre, je comprendrais ; mais imposer une telle souffrance à votre femme pour des raisons d’argent, vous avez tort. »
Louise, tenant toujours un bras autour du cou de son mari, agita en silence l’autre main vers Gilardoni pour le faire taire.
« Non, non, non, murmura-t-elle, en enlaçant Franco de ses deux bras, tu fais bien ! » Et comme Gilardoni insistait, elle se détacha de son mari : « Ah ! mais, professeur, fit-elle, si je lui dis, moi, qu’il fait bien de partir ; si je le lui dis, moi, sa femme, mon cher professeur ?…
— Mais enfin, madame, s’écria Gilardoni, si vous saviez aussi… »
Franco étendit impétueusement la main vers lui, en criant :
« Professeur !
— Vous avez tort, riposta celui-ci. Vous avez tort.
— Qu’est-ce donc, Franco ? demanda Louise étonnée. Y a-t-il quelque chose que je ne sache pas ?
— Il y a qu’il faut que je parte, que je partirai, et c’est tout. »
Marie s’était éveillée en sursaut à ce cri de son père : « Professeur ! » Puis, voyant sa mère tout agitée, elle se disposa à pleurer. À la fin elle éclata en un flot de larmes : « Non, papa, pas partir, papa ! pas partir ! »
Franco la prit dans ses bras, l’embrassa, la caressa. Elle répétait à travers ses sanglots : « Mon papa, mon papa ! » d’une voix chagrine et découragée qui serrait le cœur. Son père, bouleversé, l’assurait qu’il resterait toujours avec elle, et pleurait de douleur de la tromper, éperdu d’émotion devant cette tendresse nouvelle qui éclosait en un tel moment.
Louise pensait au cri de son mari. Gilardoni s’aperçut qu’elle soupçonnait un secret et, pour distraire sa pensée, lui demanda si Franco comptait partir tout de suite. Ce fut le jeune homme qui répondit. Cela dépendait d’une lettre de Turin : dans une semaine peut-être, au plus tard dans quinze jours. Louise se taisant, la conversation tomba. Alors Franco parla de politique, de la probabilité que la guerre éclaterait au printemps. Ce sujet non plus ne tint pas. Gilardoni et Louise semblaient penser à autre chose, écouter le bruit des flots contre les murs du jardin. Enfin Ismaël revint annoncer que le lac n’était pas trop mauvais, et l’on put prendre congé.
À peine les Maironi furent-ils installés dans le bateau avec leur fille endormie que Louise demanda à son mari s’il y avait quelque chose qu’elle ignorât et que Gilardoni devait cacher.
Franco resta muet.
« C’est bien », fit-elle. Mais il lui passa un bras autour du cou, la serra contre lui, protestant contre des paroles qu’elle n’avait pas dites. « Oh ! Louise ! Louise ! »
Louise se laissa embrasser, mais ne répondit pas aux baisers ; alors son mari, désespéré, lui promit aussitôt de tout lui dire, tout. « Me crois-tu curieuse ? » murmura-t-elle entre ses bras. Il voulait tout lui raconter sur-le-champ, lui expliquer pourquoi il s’était tu. Elle s’y opposa, préférant qu’il parlât plus tard, spontanément.
Le vent était favorable. La lumière qui brillait à la fenêtre de la loggia servit de phare à Ismaël. Franco tenait toujours sa femme embrassée et il regardait, silencieux, ce point brillant. Ni l’un ni l’autre ne pensèrent à la main aimante et prudente qui l’avait allumé. Ismaël y pensa, lui, affirma que ni Véronique ni la Cia n’étaient capables de ce trait de génie, et bénit M. l’ingénieur.
En sortant du bateau, Marie s’éveilla et les époux durent s’occuper d’elle. Quand ils furent couchés, Franco éteignit la lumière.
« Il s’agit de ma grand’mère », dit-il. Sa voix était émue, brisée. Louise murmura : « Cher », et lui prit la main, affectueusement. « Je ne t’en avais jamais parlé, continua Franco, pour ne pas accuser ma grand-mère… » Il y eut une pause ; puis ce fut lui qui mêla à ses paroles les plus tendres caresses, tandis que sa femme, au contraire, n’y répondait plus : « Je craignais ton impression, tes sentiments, les idées qui auraient pu te venir. » Plus ses paroles exprimaient de doute, plus sa voix s’imprégnait de tendresse.
Louise sentit poindre, non une altercation, mais une opposition plus durable et plus grave ; elle n’aurait pas voulu, maintenant, que son mari parlât, et son mari, devant sa froideur, s’arrêta. Elle lui posa le front sur l’épaule et lui dit tout bas, malgré elle : « Raconte ».
Alors Franco, lui parlant dans les cheveux, répéta ce qu’il avait appris du professeur, dans la nuit de son mariage. En rappelant la lettre et le testament de son aïeul, il atténua un peu les phrases injurieuses à l’égard de son père et de sa grand’mère. Au milieu du récit, Louise, qui ne s’attendait pas à une révélation semblable, leva la tête de l’épaule de son mari. Celui-ci s’interrompit :
« Va donc », dit-elle.
Quand il eut fini, elle lui demanda s’il pouvait prouver la suppression du testament. Franco s’empressa de répondre que non. « Mais, dit-elle, pourquoi parler, dans ce cas, des idées qui auraient pu me venir ? » Sa pensée avait aussitôt couru au délit probable de la grand’mère, à la possibilité d’une accusation. Mais si l’accusation n’était pas possible ?
Franco ne répondit pas, et elle, après un instant de réflexion, s’écria : « Ah ! la copie du testament ? S’en servir ? Elle eût été valable ?
— Oui.
— Et tu n’as pas voulu la faire valoir ?
— Non.
— Pourquoi, Franco ?
— Je m’y attendais ! s’écria Franco, en prenant feu. Tu le vois ! Je le savais ! Non, je ne veux pas m’en servir, non, absolument pas !
— Mais tes raisons ?
— Dieu ! mes raisons ! On les sent, tu dois les sentir sans que je te les dise !
— Je ne les sens pas. Ne crois pas que je pense à l’argent. Ne prenons pas l’argent, donne-le à qui tu voudras. Je sens les raisons de la justice. Il y a la volonté de ton aïeul à respecter ; il y a un délit que ta grand’mère a commis. Toi qui es si religieux, tu dois reconnaître que c’est la justice divine qui a fait retrouver ces papiers. Tu veux te mettre entre la justice divine et cette femme ?
— Laisse donc la justice divine ! s’écria Franco, avec violence. Que savons-nous des routes que choisit la justice divine ? Il y a aussi la miséricorde divine ! Il s’agit de la mère de mon père, le sais-tu ? Et ne l’ai-je pas toujours méprisé, ce maudit argent ? Qu’ai-je fait, quand ma grand’mère m’a menacé de me déshériter si je t’épousais ? »
Un mélange de tendresse et de colère le serrait à la gorge. Incapable de parler, il saisit la tête de Louise, la serra contre sa poitrine.
« J’ai méprisé l’argent pour t’avoir, reprit-il, d’une voix étranglée. Comment veux-tu que je cherche maintenant à le reprendre par des procès ?
— Mais, non, interrompit Louise, en relevant la tête, tu donneras l’argent à qui tu voudras. C’est de la justice que je te parle. Tu ne la sens pas, toi, la justice ?
— Mon Dieu ! dit-il en poussant un profond soupir. Il aurait mieux valu ne jamais t’en rien dire !
— Peut-être ! Si tu ne voulais en aucun cas renoncer à tes idées, peut-être cela aurait-il mieux valu ! »
La voix de Louise, en disant ces mots, exprimait plus de tristesse que de colère.
« D’ailleurs, ajouta Franco, cette copie n’existe plus. » Louise tressaillit : « Vraiment ? demanda-t-elle, à demi-voix, avec anxiété.
— Le professeur doit l’avoir détruite, sur mon ordre. »
Un long silence suivit. Très lentement, la jeune femme retira sa tête, la posa sur son propre oreiller. Puis Franco recommença-avec insistance : « Un procès ! Avec ces documents ! Avec ces outrages ! À la mère de mon père ! Pour de l’argent ?
— Ne répète donc pas cela, s’écria-t-elle, indignée. Pourquoi y reviens-tu toujours ? Tu sais bien que ce n’est pas d’argent qu’il s’agit ! »
Ils étaient excités l’un et l’autre ; on sentait que pendant le précédent silence leur pensée avait continué à travailler sur le même sujet.
Le reproche irrita Franco, qui répondit à la légère :
« Je n’en sais rien.
— Oh ! Franco ! » dit Louise, douloureusement. Se repentant déjà de l’offense, il lui demanda pardon, accusa son propre tempérament qui lui faisait dire des choses qu’il ne pensait pas, implora une bonne parole. Louise lui répondit en soupirant : « Oui », mais il ne s’en contenta pas, il voulut qu’elle lui dît : « Je te pardonne », qu’elle l’embrassât. La caresse de ses chères lèvres ne le réconforta pas comme d’habitude. Quelques minutes se passèrent, puis il écouta pour savoir si sa femme s’était endormie. Il entendit le vent, la respiration légère de Marie, le fracas des eaux, le tremblement des vitres, mais ce fut tout. Il murmura : « M’as-tu vraiment pardonné ? » et elle répondit avec douceur : « Oui, cher ». Un peu plus tard, ce fut elle qui fut aux aguets, qui entendit à travers le vent, le lac, les grincements des volets, la respiration égale, régulière de son mari. Alors, elle poussa de nouveau un grand soupir, un soupir désolé. Dieu, comment Franco pouvait-il s’être conduit de la sorte ? Cela la blessait au plus vif de son cœur qu’il parût à peine ressentir les offenses faites à sa pauvre mère et à son oncle. Mais elle ne voulait pas s’arrêter à cette pensée, du moins pas avant d’avoir considéré ses autres torts, d’après son idée de la justice : et là, elle jugeait, avec amertume, quoique non sans quelque complaisance, son mari inférieur à elle-même, gouverné par des sentiments qui procédaient de l’imagination, tandis que ses sentiments à elle étaient pénétrés de raison. Il avait tant de traits d’un enfant, son Franco ! Ainsi, il pouvait déjà dormir, tandis qu’elle était sûre de ne pas fermer les yeux jusqu’au matin. Elle ne croyait pas en sa propre imagination, parce qu’elle ne la sentait pas remuer, s’enflammer aussi facilement. Qui lui aurait dit que l’imagination était plus forte chez elle que chez son mari, l’aurait fait rire. Et c’était pourtant vrai. Mais, pour le démontrer, il aurait fallu retourner leurs deux âmes, car Franco avait toute son imagination à la surface et toute sa raison au fond, alors que Louise avait son imagination au fond et sa raison très visiblement à fleur d’âme. Elle ne dormit pas, et pensa toute la nuit, avec cette imagination-là, que la religion favorise le sentimentalisme débile, et qu’en prêchant le rôle de la justice, elle est incapable d’en former la véritable notion dans les esprits qui lui sont dévoués.
Le professeur, qui avait aussi des lueurs d’imagination dans les cellules raisonnantes de son cerveau, comme dans les cellules amoureuses de son cœur, ayant éteint sa lampe, passa la plus grande partie de la nuit devant la cheminée, travaillant avec les pincettes et avec son imagination, choisissant, gardant, laissant tomber les braises et les projets, jusqu’à ce qu’il ne lui restât plus qu’un dernier tison allumé et une dernière idée. Il prit alors une allumette et l’approcha de la braise, ralluma sa lampe, prit aussi l’idée lumineuse et brûlante et l’emporta dans son lit.
C’était celle-ci : partir, à l’insu de tout le monde, pour Brescia, se présenter chez la marquise avec les terribles documents, obtenir une capitulation.
Trois jours plus tard, à Milan, à cinq heures du matin, le professeur Gilardoni, emmitouflé jusqu’aux yeux, sortait de l’hôtel des Anges, passait devant le Dôme, enfilait la sombre rue des Rastelli, derrière une file de chevaux que les postillons conduisaient par la bride, entrait dans le bureau des diligences de l’État. La petite cour où se trouve aujourd’hui la poste était déjà pleine de gens, de bêtes et de lanternes. Voix de postillons et de conducteurs, bruit de sabots, sonnailles ; tout cela était le chaos pour l’ermite de la Valsolda.
On attelait deux diligences : quatre chevaux à chacune. Le professeur allait à Lodi, car il avait appris que la marquise s’y trouvait en visite chez une amie. La diligence de Lodi partait à cinq heures et demie.
Il faisait un froid intense, et le professeur tournait autour de l’énorme voiture en frappant des pieds pour se réchauffer ; si bien qu’un autre voyageur lui dit finement : « Frais, frisquet, frisquinet, n’est-ce pas ? » Quand on eut fini d’atteler, un employé appela les voyageurs par leur nom et le bon Benjamin disparut dans le carrosse, avec deux prêtres, une vieille servante, un vieux monsieur et un jeune élégant. On ferma les portières, l’ordre du départ retentit, les sonnailles s’animèrent, le carrosse s’ébranla, les prêtres, le vieux monsieur et la vieille firent le signe de la croix, les seize sabots des chevaux résonnèrent dans le passage, les roues pesantes l’emplirent d’un grondement, puis tout ce fracas s’éloigna et la diligence tourna à droite, vers la Porte Romaine.
Maintenant, les roues couraient presque silencieuses et les voyageurs n’entendaient plus que la trépidation désordonnée des seize sabots sur les pierres. Le professeur regardait passer les maisons obscures, la rare clarté des fanaux, un petit café éclairé, une guérite de sentinelle. Il lui semblait que le silence de la grande ville avait quelque chose de menaçant et de terrible pour ces soldats, comme si les murs mêmes de ces maisons fussent noirs de haine. Quand la diligence entra dans le cours de la Porte Romaine, si bien plongée dans le brouillard que, des petites fenêtres, on ne voyait presque plus rien, il ferma les yeux, s’abandonna au plaisir de se représenter les personnes et les choses qu’il avait dans le cœur et de s’entretenir avec elles.
Ce n’était plus un vieux monsieur qui lui faisait vis-à-vis, c’était donna Esther, tout enveloppée dans un grand manteau noir et le capuchon sur la tête. Elle le regardait fixement ; ses beaux yeux lui disaient : « Bravo, vous faites une belle action ; vous montrez plus de cœur que je ne l’aurais cru ; je vous admire, vous n’êtes plus ni vieux ni laid pour moi. Courage ! » Cette exhortation à prendre courage le glaçait jusqu’aux moelles ; l’image de la marquise lui sillonnait l’esprit ; et le bruit sourd des roues se transformait en la voix nasale de la vieille dame qui lui disait : « Prenez place, que désirez-vous ? »
À ce moment, la diligence s’arrêta et le professeur ouvrit les yeux : la Porte Romaine. Quelqu’un monta sur le marchepied, demanda les passeports et, les ayant recueillis, s’éloigna, reparut après cinq minutes, les rapportant tous, sauf celui du jeune homme élégant. « Descendez », lui dit-on. Il pâlit, descendit en silence et ne revint plus. L’instant d’après, on ferma la portière, une voix rude cria : « En route ! » Le vieux monsieur posa son sac de voyage sur le siège devenu vacant ; les autres voyageurs parurent ignorer l’incident. Seul, quand les quatre chevaux eurent repris le trot, Gilardoni demanda au prêtre, son voisin, s’il connaissait le nom de ce jeune homme et celui-ci répondit brusquement : « Off ! » en tournant vers le professeur deux yeux épouvantés et soupçonneux. Le professeur regarda l’autre prêtre, qui sortit aussitôt son rosaire de sa poche et, ayant fait le signe de la croix, se plongea dans ses prières. Le professeur referma les yeux, et l’image du jeune inconnu se perdit à jamais dans le brouillard, comme paraissaient s’y perdre les rares fantômes d’arbres, de peupliers et de saules, qui défilaient à droite et à gauche de la route.
« Comment commencer ? » pensait Gilardoni. Depuis la nuit de Noël, il n’avait fait que s’imaginer et discuter mentalement la manière de se présenter à la marquise, d’entrer dans son sujet, de le développer, de proposer la capitulation. Une seule chose était claire dans sa tête : il détruirait les papiers, à la condition que la marquise fît une grosse pension à son petit-fils. Ces papiers, il ne les portait pas sur lui, il en avait une copie. Il comptait sur un effet fulminant ; mais comment les produire ? Aucun, parmi tant d’exordes rêvés, ne le contentait. Encore maintenant, en divaguant les yeux fermés, il se posait le problème, partant du seul terme connu. « Prenez place, que désirez-vous ? » Ensuite, il imaginait une réponse qui lui semblait ou trop obséquieuse ou trop hardie, ou trop éloignée du sujet ou trop voisine, et il repartait du même point : « Que désirez-vous ? »
Une livide clarté d’aube, pleine d’ombre, de tristesse et de sommeil, pénétra dans la diligence. À présent que l’heure de l’entrevue approchait, mille doutes, mille incertitudes nouvelles mettaient en déroute toutes les prévisions du professeur. La base même de ses calculs croula d’une façon imprévue. Si la marquise ne lui disait ni : « Prenez place », ni « Que désirez-vous ? » Si elle l’accueillait Dieu sait de quelle autre manière embarrassante ? Et si elle ne voulait pas le recevoir ? Le piétinement soudain des seize sabots sur un chemin pavé lui fit battre le cœur. Mais ce n’était pas encore le pavé de Lodi ; c’était celui de Melegnano.
Il arriva à Lodi vers neuf heures. Il descendit à l’hôtel du Soleil, obtint une chambre où il n’y avait ni soleil ni feu. N’osant pas affronter le brouillard qui obscurcissait les rues, ni les flammes de la cuisine, il osa pourtant se mettre au lit, se coiffa de son bonnet de nuit qui savait ses angoisses, et attendit, avec une cigarette de camphre à la bouche, une bonne idée et le plein jour.
Il gravit à une heure les escaliers du palais, avec la sage intention d’oublier toutes ses phrases préparées et de s’en remettre à l’inspiration du moment. Un domestique en cravate blanche l’introduisit dans une grande salle obscure, dallée, aux parois revêtues du haut en bas de soie jaune, et, s’étant incliné, sortit. Quelques sièges antiques, à bras, blanc et or, couverts d’étoffe rouge, formaient un demi-cercle devant la cheminée où trois ou quatre énormes bûches brûlaient lentement derrière la grille de cuivre. L’air avait une odeur mêlée de vieilles moisissures, de vieilles pâtisseries, de vieilles pommes cuites, de vieilles étoffes, de vieille peau, d’idées décrépites, un relent subtil de vieillesse qui contractait l’âme.
Le domestique, au grand émoi de Gilardoni, revint annoncer l’entrée prochaine de la marquise. Palpitant, il entendit s’ouvrir une porte à filets dorés, sonner un grelot, puis vit arriver Friend qui trottait en flairant la mosaïque à droite et à gauche, puis une grande cloche de soie noire sous un clocheton de dentelle blanche, enfin, la perruque noire entre deux nœuds d’azur, le front marmoréen et les yeux morts de la marquise.
« Quel miracle, professeur, vous à Lodi ? » dit sa voix somnolente, tandis que le chien flairait les bottines du visiteur. Celui-ci fit un profond salut et la dame, qui paraissait la fiole à essence de vieillesse, fut s’asseoir dans un fauteuil à côté du feu et installa son animal dans un autre ; après quoi, elle indiqua un siège à Gilardoni.
« Je suppose, dit-elle, que vous avez quelque parente chez les Dames anglaises ?
— Non, répondit le professeur, non, en vérité. »
La marquise parfois était facétieuse, à sa manière.
« Alors, dit-elle, vous êtes peut-être venu faire provision de fromage ?
— Pas davantage, madame la marquise. Je suis ici pour affaires.
— Bravo. Vous n’avez pas de chance, avec le temps. Il me semble qu’il pleut, à présent. »
À cette diversion imprévue, le professeur eut peur de perdre le nord. « En effet, fit-il, en se sentant devenir aussi sot que l’écolier dont l’examen prend une mauvaise tournure, il pleuvine. »
Sa voix, sa physionomie auraient dû trahir son embarras intérieur, apprendre à la marquise qu’il était venu pour lui communiquer, en particulier, une nouvelle d’importance. Elle se garda bien de lui tendre la perche, continua à parler de la température, du froid, de l’humidité, d’un rhume de Friend, qui accompagnait de fréquents éternuements le discours de sa maîtresse. Sa voix somnolente avait un ton placide et presque riant, une calme bénévolence, et le professeur se sentait une sueur glacée à la pensée d’arrêter ce flot doucereux pour offrir la pilule amère qu’il apportait. Il aurait pu profiter d’une pause pour placer son fameux exorde, mais il ne sut pas s’y prendre, et ce fut la marquise qui en profita pour amener ses conclusions.
« Je vous remercie beaucoup de votre visite, dit-elle, et maintenant, il faut que je vous congédie, car vous avez sans doute vos affaires et, à vous parler franc, j’ai aussi des occupations pressantes. »
Ici, il fallait sauter.
« En réalité, répondit Gilardoni, tout agité, j’étais venu à Lodi pour causer avec vous, madame la marquise.
— Je ne m’en serais pas doutée », répliqua son hôtesse, glaciale.
Le professeur prit un trop grand élan, passa le but.
« Il s’agit de choses très urgentes, dit-il, et je dois vous prier… »
La marquise l’interrompit :
« S’il s’agit d’affaires, vous ferez mieux de vous adresser à mon agent de Brescia.
— Pardon, madame la marquise, il s’agit d’une affaire toute spéciale. Personne ne sait ni ne doit savoir que je suis venu chez vous. En deux mots, il s’agit de votre petit-fils ».
La marquise se leva, et le chien, pelotonné dans son fauteuil, se leva aussi, aboyant contre Gilardoni.
« Ne me parlez pas, dit solennellement la vieille dame, d’une personne qui n’existe plus pour moi. Allons, Friend !
— Madame la marquise, reprit le professeur, vous ne pouvez absolument pas vous imaginer ce que j’ai à vous dire.
— Peu m’importe, je ne veux rien savoir. Je vous salue. »
En disant ces mots, l’inflexible grand’mère se dirigea vers la porte.
« Marquise ! s’écria derrière son dos le professeur, tandis que Friend, sautant du fauteuil, lui aboyait désespérément dans les jambes, il s’agit du testament de votre mari ».
Cette fois, la marquise ne put faire moins que de s’arrêter. Pourtant, elle ne se retourna point.
« Ce testament ne peut vous plaire, ajouta Gilardoni, mais je n’ai point l’intention de le publier. Écoutez-moi, je vous en supplie, marquise. »
Elle se retourna. Son visage impénétrable trahissait une certaine émotion, autour des narines ; mais ses épaules ne frémirent pas.
« Quelle histoire vous me faites ! cela vous paraît-il très adroit de venir me parler ainsi, sans égards, de ce pauvre Franco ? Pourquoi vous mêlez-vous de mes affaires de famille ?
— Pardon, reprit le professeur en fouillant dans sa poche ; si je ne m’en mêle pas, moi, d’autres pourraient s’en mêler avec moins d’égards que moi. Ayez la bonté de parcourir ces documents, ces…
— Gardez vos paperasses, interrompit la marquise, en le voyant tirer des papiers de sa poche.
— Ce sont les copies, faites par moi…
— Je vous ai dit de les garder, et de les emporter. »
La marquise sonna et fit de nouveau un mouvement pour sortir. Le professeur, tout frémissant, entendant venir un domestique, jeta ses documents sur un fauteuil, et dit à voix basse, pressé et furieux : « Je les laisse ici. Que personne ne les voie ; je suis au Soleil, je reviendrai demain ; regardez-les, pensez-y bien ! » Et il s’échappa du côté où il était entré, prit son manteau et enfila l’escalier.
La marquise renvoya le domestique, resta un instant aux aguets, puis revint sur ses pas, s’empara des papiers, alla s’enfermer dans sa chambre et, ayant mis ses lunettes, commença à lire près de la fenêtre. Son visage était sombre et ses mains tremblaient.
Le professeur était sur le point de se mettre au lit dans sa chambre glacée du Soleil, quand deux policiers vinrent lui apporter l’ordre de se rendre immédiatement au poste de police. Quoique bouleversé, il ne perdit point la tête et partit avec eux. Au poste, un petit commissaire insolent lui demanda pourquoi il était venu à Lodi, et, sur sa réponse que c’était pour des affaires privées, eut un geste d’incrédulité méprisante. « Quelles affaires privées prétendait avoir à Lodi le professeur Gilardoni ? Avec qui ? » Le professeur nomma la marquise. « Mais il n’y a pas de Maironi à Lodi ! » s’écria le commissaire ; et comme l’autre protestait, il l’interrompit aussitôt : « C’est bon ! c’est bon ! » La police tenait pour certain que le sieur Gilardoni, bien que pensionné par le Gouvernement, n’était pas un loyal sujet autrichien, qu’il avait des amis à Lugano et qu’il était venu à Lodi dans un but politique.
« Vous en savez plus long que moi ! s’écria Gilardoni, étouffant à peine sa colère.
— Taisez-vous, lui intima le commissaire. Du reste, ne vous imaginez pas que le Gouvernement impérial et royal ait peur de vous. Vous êtes libre… à la condition de quitter Lodi dans les deux heures. »
Franco, lui, aurait tout de suite compris d’où venait le coup ; le philosophe ne comprit pas.
« Je suis à Lodi, dit-il, pour une affaire importante que je n’ai pas terminée, pour des intérêts privés très graves. Comment puis-je partir dans deux heures ?
— Avec une voiture. Si, dans deux heures, vous êtes encore à Lodi, je vous fais arrêter.
— Ma santé, répliqua la victime, ne me permet pas de voyager de nuit en décembre.
— Eh bien, je vous ferai arrêter tout de suite. »
Le pauvre philosophe prit son chapeau en silence et sortit.
Une heure après, il partait pour Milan, dans un cabriolet fermé, avec les pieds dans la paille, une couverture sur les genoux, une grande écharpe autour du cou, en se disant qu’il avait fait une belle expédition et en avalant à chaque instant sa salive pour voir s’il avait mal à la gorge. Nuit abominable, en vérité, mais que la marquise ne passa pas non plus sur des roses.
Le dernier jour de l’année, pendant que Franco rédigeait les minutieuses instructions qu’il voulait laisser à sa femme pour les soins du jardin et du potager, pendant que l’oncle relisait pour la dixième fois son « Histoire du diocèse de Côme », Louise alla se promener avec Marie. Un doux soleil brillait et il n’y avait plus de neige que sur le Bisgnago et sur la Galbiga. Marie trouva une violette près du cimetière, et une autre au fond de la Calcinera. Il faisait vraiment chaud ; l’air avait un léger parfum de lauriers. Louise s’assit, le dos à la montagne, et ayant permis à sa fille de se glisser sur l’herbe derrière elle, elle se mit à penser.
Elle n’avait pas revu le professeur Gilardoni depuis la nuit de Noël et désirait lui parler du testament, non pour en entendre de nouveau l’histoire, mais pour se faire raconter sa conversation avec Franco lorsqu’il le lui avait montré, pour connaître les premières impressions de son mari et l’opinion du professeur. Puisque le testament avait été détruit, la question n’avait plus qu’un intérêt psychologique. Pourtant, la curiosité de Louise n’était pas une curiosité froide d’observateur.
La conduite de son mari l’avait gravement offensée. À force d’y réfléchir, depuis cette nuit de Noël, elle s’était persuadée que le silence gardé envers elle constituait une faute grave contre le droit et l’affection. Et il lui semblait amer d’en sentir diminuer son estime pour son mari, surtout à la veille de le voir partir, et dans un moment où il méritait l’éloge. Au moins aurait-elle voulu savoir si, quand Gilardoni lui avait montré ces papiers, il y avait eu une lutte en lui, si le sentiment de la justice s’était cabré, ne fût-ce qu’un instant, dans son âme ? Elle se leva, prit Marie par la main et se dirigea du côté de Casarico.
Elle trouva le professeur dans son jardin avec le domestique, conseilla à Marie d’aller jouer et courir avec Pinella ; mais la fillette, toujours désireuse d’écouter les grandes personnes, s’y refusa obstinément. Alors Louise aborda sans plus tarder la question, sans dire les noms. Elle avait à parler au professeur de certains papiers, de certaines vieilles lettres. Le professeur, très rouge, l’assura qu’il ne comprenait pas. Par bonheur, Pinella appela Marie, en lui montrant un livre d’images, et Marie, séduite par le livre, courut à lui. Alors Louise, délivrant le professeur de ses scrupules, lui dit qu’elle savait tout par Franco lui-même, lui avoua qu’elle désapprouvait son mari, qu’elle avait encore beaucoup de chagrin.
« Pourquoi ? Pourquoi ? interrompit le bon Benjamin.
— Mais parce que Franco n’a rien voulu faire !
— J’ai fait quelque chose, moi, dit Gilardoni, tout excité et palpitant, mais, pour l’amour du ciel, n’en dites rien à votre mari ! » Louise resta abasourdie. Qu’avait-il fait, le professeur ? Quand ? Et comment ? Le testament n’avait-il pas été détruit ?
Alors le professeur, rouge comme une braise, roulant des yeux de possédé, coupant son discours de : « Mais par charité ! pas un mot, n’est-ce pas ? » révéla tous ses secrets : l’existence du testament, le voyage à Lodi. Louise l’écouta jusqu’au bout, puis poussa une exclamation et cacha son visage dans ses mains.
« Ai-je mal fait ? s’écria le professeur, épouvanté. Ai-je mal fait, ma petite madame Louise ?
— Plus que mal ! Vous ne pouviez faire pis ! Je vous demande pardon, mais vous savez, vous avez eu l’air d’aller lui proposer une transaction, un marché ! Et la marquise croira que nous sommes d’accord avec vous. Ah ! »
Elle serra et secoua ses mains jointes, comme si elle eût voulu y refondre et repétrir une tête trop carrée. Le pauvre professeur, consterné, ne savait que répéter : « Oh ! Seigneur ! Oh ! pauvre moi ! Oh ! quel âne ! » sans comprendre toutefois de quelle ânerie il s’était rendu coupable. Louise se laissa tomber sur le parapet au bord du lac et regarda dans l’eau, les yeux fixes. Tout à coup, elle bondit, frappa le revers de sa main droite sur la paume de la main gauche, son visage s’illumina : « Conduisez-moi dans votre cabinet ! dit-elle. Puis-je laisser ici Marie ? » Le professeur fit signe que oui et l’accompagna, tout anxieux, dans son cabinet.
Louise prit une feuille de papier et écrivit rapidement.
« Louise Maironi Rigey fait savoir à la marquise Maironi Scremin que le professeur Benjamin Gilardoni est un excellent ami de son mari et d’elle-même, mais qu’ils le désapprouvent pour l’usage inopportun d’un document, destiné à un autre but ; que l’on n’attend donc ni ne désire aucune communication à ce sujet de la part de Mme la marquise. »
Quand elle eut fini, elle tendit silencieusement la lettre au professeur. « Oh ! non, s’écria-t-il, après avoir lu. Pour l’amour du ciel, n’envoyez pas cette lettre. Si votre mari le savait ! Pensez, quel immense chagrin pour moi, pour lui ! » Louise ne répondit pas, le regarda longuement, ne pensant pas à lui, pensant à Franco, pensant que peut-être la marquise pourrait prendre cette lettre pour un artifice, pour une intimidation. Elle la reprit et la déchira, en soupirant. Le professeur, rayonnant, voulait lui baiser la main. Elle protesta : elle n’en usait ainsi ni pour lui, ni pour Franco, mais pour d’autres raisons ! « Il a eu tort, il a eu tort ! » répétait-elle en s’exaspérant. Et ni elle ni le professeur ne s’aperçurent que Marie était dans la chambre. Ayant vu s’éloigner sa mère, la petite ne voulut plus rester avec Pinella, et Pinella l’avait amenée jusqu’à la porte du cabinet, la lui ouvrant sans bruit. L’enfant, frappée de l’aspect de sa mère, s’arrêta pour la fixer avec une expression d’épouvante. Elle la vit déchirer la lettre, l’entendit répéter : « Il a eu tort » et se mit à pleurer. Louise, s’apercevant de sa présence, la prit dans ses bras, la consola et partit aussitôt. Les dernières paroles du professeur, en prenant congé, furent : « Par charité, silence ! »
« Pourquoi, silence ? » demanda tout à coup Marie. Sa mère n’y prit pas garde ; toutes ses pensées étaient ailleurs. Marie répéta deux ou trois fois : « Pourquoi, silence ? » Quand enfin Louise lui eut répondu : « C’est bon, tais-toi ! » elle se tut un instant, puis recommença, en rejetant en arrière sa petite tête rieuse, dans le but de taquiner se mère : « Pourquoi, silence ? » Elle fut grondée, se tut de nouveau, mais, en passant au-dessous du cimetière, à quelques pas de la maison, elle reprit sa phrase, avec le même rire malicieux. Alors Louise, dont tout l’effort tendait à se composer un masque indifférent, la secoua si fort qu’elle se le tint pour dit.
Marie était très gaie, ce jour-là. À table, en s’amusant avec sa maman, elle se souvint des réprimandes qu’elle avait reçues à la promenade, et, la regardant en dessous avec son petit rire habituel, timide et provocant, elle répéta : « Pourquoi, silence ? » Sa mère feignit de ne pas entendre ; elle insista. Louise l’arrêta alors avec un « tais-toi » si péremptoire que la bouche de Marie s’ouvrit tout doucement et qu’elle éclata en larmes. L’oncle fit : « Oh ! pauvre moi ! » et Franco s’assombrit : on voyait qu’il désapprouvait sa femme. Comme Marie continuait à pleurer, il se soulagea sur elle, la saisit dans ses bras, l’emporta, criant comme un aigle. « Encore mieux, s’écria l’oncle. Bravo !
— Laissez donc, monsieur, lui dit la Cia, comme Louise ne soufflait mot. Les parents doivent se faire obéir !
— Allons, c’est complet, lui répondit son maître, si vous sortez aussi votre sagesse. » Boudeuse, elle se tut.
Cependant Franco, ayant planté sa fille dans un coin de l’alcôve, revint en marmottant quelque chose sur ceux qui font pleurer les enfants, si bien que Louise, se fâchant à son tour, alla chercher Marie qu’elle ramena larmoyante, mais domptée. Le court repas s’acheva mal, car l’enfant ne voulut plus rien manger, et tout le monde, pour une raison ou pour une autre, était de mauvaise humeur, excepté l’oncle Pierre, qui se mit à adresser à Marie des propos mi-sérieux, mi-plaisants, grâce auxquels il ramena un peu de soleil sur son visage.
Après le dîner, Franco alla examiner certains vases qu’il tenait dans un souterrain, sous le jardin suspendu, et emmena Marie avec lui. La voyant sourire de nouveau, il l’interrogea avec bonté sur l’origine de tant de maux. « Que signifiait ce pourquoi, silence ? – Je ne sais pas. – Mais pourquoi maman t’a-t-elle grondée ? – Je ne sais pas. Toutes les fois que j’ai dit cela, maman m’a grondée. – Quand ? – À la promenade. – Où es-tu allée te promener ? – Chez M. Ladroni. (L’oncle lui avait ainsi facilité le nom du professeur). – Et c’est chez M. Ladroni que tu as commencé à dire cela ? – Non ; c’est M. Ladroni qui l’a dit à maman. – Qu’est-ce qu’il a dit ? – Mais, papa, tu ne comprends rien ! Il a dit : Par charité, silence ! » Franco ne l’interrogea plus. « Maman a aussi déchiré un papier, chez M. Ladroni », ajouta Marie en pensant qu’elle ferait d’autant plus de plaisir à son papa qu’elle lui raconterait plus de choses sur cette visite. Franco lui dit de se taire. Rentré à la maison, il demanda à Louise, avec un visage qui ne présageait rien de bon, pourquoi elle avait fait pleurer sa fille. Louise le regarda ; elle crut lire un soupçon, et, froissée, lui demanda si elle devait se justifier de ces choses-là. « Oh ! non ! » fit-il avec froideur, en retournant au jardin voir si les feuilles sèches étaient en place au pied des orangers et la paille autour des troncs, car la nuit s’annonçait rude. Tout en soignant ses plantes, il se disait amèrement que, si elles avaient des sens et savaient parler, elles lui montreraient plus d’affection et de reconnaissance que d’habitude, à cause de son prochain départ, tandis que Louise avait le courage d’être dure avec lui. Il ne se doutait pas qu’il avait été dur lui-même. Louise, de son côté, se repentit aussitôt de lui avoir ainsi répondu, mais elle ne pouvait pas le retenir, se jeter à son cou et en finir avec deux baisers : l’autre chose lui pesait trop sur le cœur. Franco, après avoir emmailloté ses orangers, revint chercher son manteau pour aller à l’église d’Albogasio. Louise, qui écorçait des châtaignes à la cuisine, l’entendit passer dans le corridor, attendit un moment en luttant avec elle-même, puis se précipita, le rejoignit comme il était sur le point de descendre l’escalier.
« Franco ! » dit-elle. Franco ne répondit pas, il eut l’air de la repousser. Elle le saisit alors par un bras, le poussa dans la chambre voisine. « Que veux-tu ? » dit-il, ébranlé, mais entêté dans sa rancune. Louise ne lui répondit pas, lui entoura le cou de ses bras, et, la tête baissée, murmura :
« Ne soyons pas fâchés ces derniers jours ! »
Lui, qui avait attendu des paroles d’excuse, détacha de son cou les bras de sa femme et répondit sèchement :
« Je ne suis pas fâché. Tu me raconteras sans doute, ajouta-t-il, ce que M. le professeur Gilardoni t’a confié de si mystérieux qu’il ait dû te recommander le silence. »
Louise le regarda, consternée, douloureuse. « Tu m’as soupçonnée, dit-elle, et tu as interrogé l’enfant ! Tu as fait cela ?
— Et si je l’avais fait, dit-il ? Tu penses en tout le pire de moi ; je le sais. C’est bien ; garde ton secret ; je ne veux rien savoir. » Elle l’interrompit : « Mais, je te le dirai. » Alors Franco, que sa conscience tourmentait un peu à cause de l’interrogatoire de Marie, voyant sa femme prête à parler, se refusa absolument à l’entendre, lui défendit de s’expliquer. Mais son cœur débordait d’une amertume qui avait besoin de s’épancher. Il souffrait de ce que, depuis la nuit de Noël, Louise eût changé avec lui. À quoi servaient les protestations ? Du reste, depuis longtemps déjà, il avait compris une chose, oh ! une chose naturelle, toute naturelle ! Méritait-il l’amour de Louise ? Non, certes ; il était un pauvre être inutile, rien de plus. N’était-il pas juste que, le connaissant mieux, elle l’aimât moins ? Car, certainement, elle l’aimait moins qu’autrefois.
Louise, tremblant qu’il n’eût raison, lui disait : « Non, Franco, non ! » et l’effroi de ne pas savoir lui répondre avec assez d’énergie paralysait sa voix. Lui, qui avait espéré un démenti passionné, balbutia, atterré : « Oh ! mon Dieu ! » Alors ce fut elle qui l’étreignit désespérément dans ses bras, en sanglotant : « Mais non, mais non ! »
Ils se comprirent l’un l’autre jusqu’au fond, et restèrent longuement embrassés, se parlant dans un muet effort nerveux de tout leur être, se plaignant l’un de l’autre, se faisant des reproches, voulant passionnément se reprendre, goûtant l’âpre et amer plaisir de s’unir pour un moment par la volonté et l’amour, malgré le désaccord intime de leurs idées et de leur nature ; tout cela sans une parole, sans un son.
Franco partit pour l’église. Il ne voulut pas inviter Louise à l’accompagner, espérant qu’elle s’y offrirait spontanément, et elle ne le fit pas, doutant que cela lui fût agréable.
Le matin du 7 janvier, après dix heures, l’oncle Pierre fit appeler Franco.
L’oncle était encore au lit. Il se levait tard, ne pouvant chauffer sa chambre et ne voulant pas, par économie, allumer le feu trop tôt au salon. Pourtant le froid ne l’empêchait pas pour lire de sortir des couvertures les deux bras et la poitrine. « Salut ! » dit-il, à l’entrée de Franco.
Au son de sa voix, à l’expression de son beau visage sérieux et bon, Franco comprit que l’oncle avait quelque chose d’important à lui dire.
Il lui indiqua, en effet, un siège à côté de son lit et prononça le plus solennel de ses exordes :
« Assieds-toi. »
Franco s’assit.
« Ainsi, tu pars demain ?
— Oui, mon oncle.
— C’est bien. »
Il sembla qu’en prononçant ces deux mots : « c’est bien », le cœur de l’oncle lui fût monté à la bouche, tant ces paroles lui gonflèrent les joues, sortirent, pleines et sonores.
« Tu ne m’as pas, jusqu’à présent, entendu approuver ni désapprouver ton projet, reprit le vieillard. Peut-être avais-je douté un peu que tu l’exécutasses. Maintenant… »
Franco lui tendit les deux mains. « Maintenant, continua l’oncle en les gardant entre les siennes, comme je vois que tu es résolu, je te dis : ton idée est bonne ; il le faut, va, travaille, le travail est une grande chose. Que Dieu te fasse bien commencer, ensuite, qu’il te fasse persévérer, car c’est là le plus difficile. Voilà ! »
Franco voulut lui baiser les mains, mais l’oncle s’empressa de les retirer. « Laisse donc, laisse donc ! Écoute encore. Il est possible que nous ne nous revoyions plus. » Protestations de Franco. « Oui, oui, continua le vieillard, dont la voix et les yeux s’éteignirent, ce sont de belles phrases, des phrases qu’il faut dire. Laisse donc ! »
Ses yeux reprirent leur lumière sérieuse et bonne, sa voix son ton grave.
« Il est possible que nous ne nous revoyions plus. Du reste, je te demande un peu ce que je fais en ce monde ! Pour vous, il vaudrait mieux que je m’en allasse. Peut-être ta grand’mère m’en veut-elle de vous avoir accueillis, peut-être vous sera-t-il plus facile, alors, de vous réconcilier avec elle. C’est pourquoi, dans le cas où nous ne nous reverrions plus, je te prie, dès que je serai mort, si les choses ne se sont pas encore arrangées, de tenter un rapprochement. »
Franco se leva, embrassa l’oncle, les larmes aux yeux.
« Je n’ai pas fait de testament, reprit l’oncle, et je n’en ferai pas. Le peu que j’ai reviendra à Louise : il n’y a pas besoin de testament. Je vous recommande la Cia ; voyez qu’elle ne manque ni d’un lit ni d’un morceau de pain. Pour les funérailles, il suffira de trois prêtres, qui me chantent de tout leur cœur un requiem : notre curé, Introïni et le préfet de la Caravina. Pour mes effets, que Louise en dispose : elle sera meilleur juge. Tu garderas ma montre à répétition en souvenir de moi. Je voudrais laisser aussi quelque objet à Marie, mais comment faire ? Tu pourrais prendre un morceau de ma chaîne en or. Si tu as une médaille, une petite croix, attache-la-lui au cou avec ma chaîne. Amen. »
Franco pleurait. Il était tout ému d’entendre l’oncle parler de sa mort avec une telle sérénité, comme d’une affaire quelconque à mener avec honnêteté et discernement ; l’oncle qui, en causant avec ses amis, paraissait si fort attaché à la vie qu’il disait toujours : « Si on peut sauver sa guenille ! »
« Et maintenant, raconte-moi, reprit l’ingénieur. Quel travail espères-tu trouver ?
— Pour le moment, un emploi à la rédaction d’un journal de Turin, m’écrit T… Peut-être, plus tard, trouverai-je quelque chose de mieux. Si je ne puis pas vivre au journal et que je ne découvre rien d’autre, je reviendrai. C’est pourquoi il faut tenir la chose très secrète, du moins pendant les premiers temps. »
L’oncle ne croyait guère au secret. « Et les lettres ? » dit-il.
Pour les lettres, il était convenu que Franco écrirait à Lugano, poste restante, qu’Ismaël porterait à la poste de Lugano les lettres de la famille et retirerait celles de Franco. Et que fallait-il dire à leurs amis ? On avait déjà annoncé que Franco partirait pour Milan, le 8, pour affaires, et qu’il devait rester absent un mois, peut-être davantage.
« C’est ennuyeux qu’il faille mentir, dit l’oncle, mais tant pis ! Je te dis adieu à présent, Franco, car demain matin, tu partiras de bonne heure, et aujourd’hui, nous aurons peine à être seuls. Adieu donc. N’oublie rien de ce que je t’ai recommandé, et souviens-toi de moi. Oh ! encore une chose ! Tu vas à Turin. Moi, comme employé, j’ai voulu servir mon pays. Je n’ai pas conspiré, je ne voudrais pas conspirer non plus, mais j’ai toujours aimé mon pays. Suffit : salue pour moi la bannière tricolore. Adieu. »
Ici, l’oncle ouvrit les bras.
« Tu y viendras, toi aussi, mon oncle, en Piémont, lui dit Franco, ému, en se levant. Dès que je pourrai gagner le strict nécessaire, je vous ferai tous venir.
— Hélas, mon cher, je suis trop vieux ; je ne bouge plus.
— Eh bien, je reviendrai au printemps avec deux cent mille camarades !
— Eh ! eh ! deux cent mille ! Belles idées, belles espérances ! Oh ! voici mademoiselle Ombrette Sissi. »
Ombrette Sissi, – ainsi appelait-on Marie dans la maison, les jours de bonne humeur, – entra, droite et grave : « Bonjour, mon oncle. Veux-tu me chanter Ombrette Sissi ? »
Son père la prit et la déposa sur le lit de l’oncle qui l’attira à lui, souriant, et la fit asseoir sur ses jambes.
« Approchez, mademoiselle. Avez-vous bien dormi ? Et la poupée, a-t-elle bien dormi ? Et le mulet, a-t-il bien dormi ? Ah ! il n’a pas couché avec vous ? Tant mieux. Bon, bon, voici l’Ombrette. Mais quoi, pas un baiser ?… Et un autre, non ?… Alors, c’est bien le cas de dire :
Ombrette dédaigneuse
Du Mipississi,
Ne fais pas la méchante
Et embrasse-moi ici.
Marie l’écouta, les yeux grands ouverts, comme si elle entendait la strophe pour la première fois ; puis elle se mit à rire, à sauter, battre des mains. Et son oncle riait comme elle.
« Papa, dit-elle, tout à coup sérieuse. Il ne faut pas pleurer. Pourquoi pleures-tu ? Est-ce que tu es en pénitence ? »
On attendait des visites, ce jour-là, des amis qui avaient promis de venir prendre congé de Franco avant son départ pour Milan. Louise fit le miracle d’allumer le poêle en « Sibérie », comme l’oncle appelait le salon ; et donna Esther y rencontra le professeur Gilardoni, ainsi que les deux inséparables Paoli de Loggio, Paolin et Paolon. Le professeur tremblait nerveusement, constamment inquiet, parce que Louise, qui n’avait pas encore préparé la malle de son mari, allait et venait d’une chambre à l’autre, appelant Esther à tout propos, et que la jeune fille était toujours en mouvement, passant tantôt derrière, tantôt devant le professeur, tantôt à droite, tantôt à gauche. Le pauvre homme s’imaginait être au centre d’un tourbillon magnétique.
À la surprise de tous, car on ne l’avait pas revue depuis la perquisition, Mme Peppina vint aussi : « Oh ! chère madame Louise ! Oh ! cher don Franco ! Est-il vrai que vous voulez vous en aller ? » Ce fut alors Paolin qui s’agita sur sa chaise, dans l’idée que Mme Peppina était envoyée par son mari, pour voir qui se trouvait autour du suspect, dans la maison maudite. Il aurait voulu s’en aller tout de suite avec Paolon ; mais Paolon n’avait pas l’esprit si subtil, et il fallut quelque effort pour lui faire comprendre la chose et l’emmener.
Franco eut la même idée que Paolin, et salua de mauvaise grâce Mme Peppina. La pauvre femme en aurait pleuré, car elle aimait beaucoup Louise et tenait aussi le jeune homme en grande estime ; mais elle comprenait son aversion et l’excusait dans son cœur. À peine osait-elle le regarder de temps en temps, avec un air de chien battu. Elle prit Marie sur ses genoux, lui parla de son bon papa, de son cher papa, qui s’en allait : « Il aura un bien gros chagrin, ton papa, ma pauvre mignonne ! » Franco, qui s’entretenait avec le professeur, l’écoutait, frémissant d’impatience. Aussi fut-il tout heureux d’être appelé par Véronique.
On le demandait au jardin. Il y descendit, et y trouva M. Jacques Rubini et don Joseph Costabarbieri, qui étaient venus pour lui dire adieu ; mais, avertis par Paolin et Paolon, ils n’avaient pas envie d’être vus par Mme Peppina. Pour eux aussi, le sol du jardin tremblait sous leurs pieds. Tandis que le petit maigre se défendait, en soufflant, d’entrer dans la maison sur l’invitation de Franco, le petit gras tournait dans tous les sens sa tête et ses petits yeux, comme un merle de bonne humeur, pour regarder tantôt les montagnes, tantôt le lac. Il aperçut une barque qui venait de Porlezza. Qui sait ? C’était peut-être le commissaire I. et R. ? Bien que la barque fût encore éloignée, il pensa aussitôt à s’en garder, et eut l’idée d’aller avec Puttini faire visite au receveur pour avoir la chance de ne pas trouver Mme Peppina à la maison.
Ayant échangé avec Franco de bas et rapides saluts, les deux vieux battirent en retraite, la tête basse, et Franco entra au jardin. L’air était doux, le pic de Cressogno s’élevait sans neige, tout glorieux dans le soleil du soir qui dorait encore les jaunes coteaux plantés d’oliviers de la Valsolda, tandis que, sur l’autre rive, descendaient jusqu’au lac, dans l’ombre bleuâtre, les grandes cimes blanches de la Galbiga neigeuse et du Bisgnago. Franco, le cœur gros, s’oublia à contempler le cher pays de ses rêves, de ses amours. « Adieu, Valsolda ! pensa-t-il. Et maintenant, je veux vous saluer, vous aussi. »
Vous aussi, c’étaient ses plantes, les orangers amers, l’olea sinensis, le néflier du Japon, le pinus pinea, qui verdoyaient à de justes distances le long du sentier principal, entre les plates-bandes de légumes et le lac ; c’étaient les rosiers, les câpriers, les agaves qui pendaient au-dessus de l’eau, dans des trous pratiqués au mur. De toutes petites vies encore : le pin, le colosse de la famille, ne mesurait pas trois mètres ; de petites vies pâles qui paraissaient sommeiller dans le couchant hivernal. Mais Franco les voyait dans l’avenir, comme il se les était imaginées en les plantant, avec son sentiment délicat du gracieux et du pittoresque. Chacune portait en soi une de ses intentions. Les nobles fleurs du sentier, surgissant au milieu du gazon, devaient indiquer une certaine finesse d’esprit et de culture, dans la modeste situation de la famille. Le but des orangers était de donner au jardin un ton doux et gentil ; le devoir du néflier, d’élever et d’élargir ses branches au-dessus d’un siège futur ; les rosiers et les câpriers du mur devaient révéler à qui passait en barque sur le lac la fantaisie d’un poète ; les agaves répondaient, sur un accord mineur, aux orangers, compagnons d’exil ; enfin, les hautes destinées du pin étaient d’étendre une ombre gracieuse sur la brève oasis, de mettre son accent méridional sur l’accord des agaves et des orangers, d’encercler de sa couronne verte la petite baie azurée de Casarico. Adieu ! adieu ! Les plantes semblaient répondre tristement à Franco : « Pourquoi nous quittes-tu ? Que deviendrons-nous ? Ta femme ne nous aime pas comme tu nous aimes ! »
Cependant, la barque aperçue par don Joseph passait devant le jardin, à une certaine distance de la rive. Elle portait deux voyageurs, homme et femme. L’homme se leva et salua, d’une voix stridente : « Adieu, don Franco, adieu ! » La dame agita son mouchoir. C’étaient les Pasotti. Franco les salua du chapeau.
Les Pasotti ! Dans la Valsolda, en janvier ! Dans quel but ? Et ces saluts ! Pasotti, depuis les perquisitions, ne s’était plus montré ; Pasotti, saluer ainsi ! Que voulait dire tout cela ? Franco, perplexe, rentra dans la maison et prévint ses amis. Tout le monde s’étonna, surtout Mme Peppina : « Mais comment ? Vous êtes sûr ? M. le contrôleur ? Pauvre homme ! Mme Barberine aussi ? Pauvre petite femme ! » On commenta l’événement. Chacun émit une supposition. Cinq minutes après, Pasotti faisait une entrée bruyante, traînant à la remorque Mme Barberine, chargée de châles et de paquets, à moitié morte de froid. Pauvre créature, elle ne savait que répéter : « Deux heures, deux heures en barque ! » tandis que son mari criait, en clignant de ses yeux diaboliques : « Cela lui fait du bien, cela lui fait du bien ; je l’ai forcée à boire un verre de genièvre, à Porlezza. Elle a fait des grimaces d’enfer, mais elle est très bien. » La pauvre sourde, devinant qu’on parlait du genièvre, levait les yeux au plafond, en recommençant ses grimaces de Porlezza. Pasotti n’avait jamais été aussi expansif. Il baisa la main de Louise, embrassa l’ingénieur et Franco, avec des effusions et un flux de sentiment : « Chère madame Louise ! Vous êtes admirable et parfaite ! Mon cher Pierre ! Mon cher roi de cœur ! Le monde est grand, mais il n’y a qu’un seul Pierre ! Et notre don Franco ! Mon cher don Franco ! Rappelle-toi comme je t’ai vu, moi ! En robe et en tablier ! Quand tu allais voler des figues chez le préfet de la Caravina. Ce coquin-là ! »
Ce « coquin-là » ne faisait pas une figure des plus encourageantes, mais l’autre ne se troublait pas pour si peu. D’autre part, sa femme n’avait pas l’air de s’entendre davantage avec les amies qui l’interrogeaient.
« À quoi avez-vous pensé, madame Pasotti, lui criait Mme Peppina, de venir à la Valsolda par un temps pareil ? Hélas ! Elle ne comprend rien, la pauvre ! » Plus Louise et Esther lui criaient dans les oreilles la même question, plus la sourde ouvrait la bouche, moins elle comprenait ; et elle continuait à répondre au hasard : « Si j’ai mangé ? Si je veux dîner ici ? » Pasotti intervint, expliqua qu’en octobre sa femme et lui étaient partis pour affaires, sans faire la lessive, que sa femme l’ennuyait depuis longtemps avec cette maudite lessive, qu’enfin il s’était décidé, pour la contenter, à demander un congé et à revenir. Alors, donna Esther se tourna vers Mme Pasotti, avec le geste de laver.
Celle-ci consulta son mari qui la dominait du regard, et répondit : « Oui, oui, ma lessive ! » Son hésitation, et l’ordre que Louise lut dans les yeux du contrôleur, lui firent soupçonner un mystère. Ce mystère et les inexplicables effusions de Pasotti lui suggérèrent un nouveau soupçon. S’ils étaient venus à cause d’eux ? Si le voyage du professeur à Lodi était une des raisons de ce retour imprévu ? Elle aurait voulu en causer avec le professeur, le prier de rester jusqu’après le départ des Pasotti, mais comment l’avertir sans que Franco s’en aperçût ? Cependant, donna Esther prit congé et le professeur, qui avait obtenu son pardon de la coquette et capricieuse jeune fille, à la condition de ne plus demander le paradis, eut la permission de la reconduire chez elle.
Les Pasotti ne pouvaient monter au Haut-Albogasio avant que le fermier, averti tout de suite, leur eût arrangé et chauffé au moins une chambre. Et Pasotti proposa sans plus tarder un tarot à trois, avec l’ingénieur et Franco.
Bientôt après, Mme Peppina s’en alla et Barberine demanda à Louise de se retirer avec elle un instant. À peine furent-elles seules dans la chambre à coucher, que la sourde regarda autour d’elle avec des yeux effrayés, puis murmura : « Ce n’est pas pour la lessive, non, ce n’est pas pour la lessive ! » Louise l’interrogea en silence, du visage et du geste, car on les aurait entendues parler haut du salon. Cette fois, Mme Pasotti comprit, répondit qu’elle ne savait rien, que son mari ne lui avait rien dit, qu’il lui avait imposé l’histoire de la lessive, mais que la lessive ne lui importait guère. Louise prit alors une feuille de papier et écrivit : « Que soupçonnez-vous ? » Mme Pasotti entama une mimique compliquée. Elle secoua la tête, roula les yeux, poussa des soupirs, adressa des invocations au plafond : on eût dit qu’il se livrait en elle un combat terrible entre la crainte et l’espoir. Finalement, elle s’écria : « Ah ! » saisit la plume et écrivit, sous la question de Louise : « La marquise ».
Laissant retomber sa plume, elle contempla son amie : « Elle est à Lodi, dit-elle, à voix basse ; le contrôleur a été à Lodi. » Puis elle rentra en hâte au salon, redoutant les soupçons de son mari.
La partie finie, Pasotti s’approcha d’une fenêtre, dit à voix haute quelque chose sur les effets de la lumière crépusculaire, et appela Franco. « Il faut que tu viennes ce soir chez moi, lui dit-il, tout bas ; j’ai à te parler ! » Franco chercha à s’en défendre. « Je pars demain matin pour Milan ; je quitte ma famille ; il m’est difficile de passer la soirée hors de la maison. » Pasotti répliqua que c’était urgent. « Il s’agit de ton voyage de demain », lui dit-il.
« Il s’agit de ton voyage de demain ! » À peine les Pasotti furent-ils partis que Franco rapporta le colloque à sa femme. Il en avait été très troublé. Donc, Pasotti savait ; il n’aurait pas fait tant de mystère s’il n’avait pas voulu parler du voyage de Turin. Et Franco était désolé que Pasotti fût informé. Mais comment ? L’ami de Turin aurait-il été imprudent ? Et maintenant, que voulait Pasotti ? Y avait-il dans l’air quelque autre coup de la police ? Mais Pasotti n’était pas homme à venir l’en avertir ! Et toute cette comédie d’amabilité ? Peut-être voulait-il l’empêcher d’aller à Turin, de trouver sa voie, un moyen de se soustraire, lui et les siens, à la pauvreté, aux commissaires et aux gendarmes ! Plus il y pensait, plus il trouvait cette explication probable. Louise en était peu persuadée. Elle craignait autre chose, elle aussi, ne doutait plus que les Pasotti ne fussent informés du projet de Turin, et cela bouleversait toutes ses suppositions. En somme, il fallait aller, et savoir.
Franco, très contrarié, arriva à huit heures, et Pasotti le reçut avec la plus affectueuse cordialité, en lui présentant les excuses de sa femme, qui était déjà couchée. Avant d’entrer en matière, il voulut, à toute force, lui faire accepter un verre de San Colombano et une tranche de panettone. Bien malgré lui, Franco dut ingurgiter, avec le vin et le gâteau, de nombreuses déclarations d’amitié, les éloges les plus exagérés de sa femme, de son oncle et de lui-même. Puis, voyant que le verre et l’assiette de son hôte étaient vides, le diable débonnaire se disposa enfin à s’expliquer.
Ils étaient assis devant un guéridon, en face l’un de l’autre. Pasotti, commodément appuyé contre le dossier de sa chaise, tenait dans ses mains un foulard rouge et jaune qu’il pétrissait.
« Donc, commença-t-il, mon cher Franco, comme je te le disais, il s’agit de ton voyage de demain. J’ai entendu dire chez toi, tantôt, que tu pars pour affaires ; il s’agit de voir si je ne t’apporte pas une affaire meilleure et plus considérable que celles qui t’attendent à Milan. »
Franco, surpris de ce début inattendu, se tut. Pasotti baissa les yeux sur son foulard, sans cesser de le manipuler, et reprit :
« Mon cher ami don Franco Maironi peut s’imaginer que si j’aborde un sujet intime ou délicat, c’est que j’ai une grave raison de le faire, que je sens que je dois le faire, et que je suis autorisé à le faire. »
Ses mains s’arrêtèrent, ses yeux brillants et perçants se levèrent sur les yeux troublés et méfiants de Franco.
« Il s’agit, mon cher Franco, du présent et de ton avenir. »
Cela dit, Pasotti mit résolument le foulard de côté. Les bras appuyés sur la table et les mains jointes, il entra dans le vif de la discussion, tenant toujours les yeux fixés sur Franco qui, à son tour, roide contre le dossier de sa chaise, le regardait, tout pâle, dans une hostile attitude de défense.
« Il y a un certain temps déjà, qu’en raison de ma vieille amitié pour ta famille, j’ai le désir de tenter quelque chose pour mettre fin à un dissentiment douloureux. Ton père aussi, pauvre don Alexandre ! quel cœur d’or ! comme il m’aimait ! (Franco savait que son père avait un jour menacé Pasotti de sa canne, parce qu’il s’immisçait trop dans ses affaires de famille.) Bref !… Sachant que ta grand’mère était à Lodi, dimanche dernier, je me suis dit : Après tous les ennuis qu’ont eus les Maironi, c’est peut-être le moment de faire une tentative. Allons, essayons. Et je suis allé. »
Une pause. Franco frémissait. Quelle rage avait cet homme de se mêler de tout ! Et qui lui avait demandé d’intervenir ?
« Je dois avouer, reprit Pasotti, que je suis content. Ta grand’mère a ses idées ; à son âge, on en change difficilement ; elle a le caractère que tu sais, très ferme ; mais, en somme, elle ne manque pas de cœur. Elle t’aime, au fond. Elle souffre. Elle est en proie à une lutte continuelle entre ses sentiments et ses principes ; ou bien, si tu veux, entre ses sentiments et ses ressentiments. Pauvre marquise ! Il est triste de la voir souffrir ; mais enfin, elle plie. Naturellement, il ne faudrait pas s’attendre à trop. Elle plie, mais non jusqu’à briser ce qui la soutient, je veux dire ses principes ; et surtout, ses principes politiques. »
Les yeux de Franco, sa bouche nerveuse, un frémissement de toute sa personne avertirent Pasotti qu’il ne fallait pas toucher à ce point-là. Aussi Pasotti s’arrêta ; peut-être se rappelait-il la canne de feu don Alexandre.
« Je te comprends, reprit-il. Crois-tu que je ne te comprenne pas ? Je mange le pain du Gouvernement et je dois renfermer dans mon cœur ce que je pense ; mais, au fond, je suis avec toi, je soupire après le moment où certains céderont la place à d’autres. Ta grand’mère n’est pas ainsi, et il faut la prendre comme elle est. Si tu veux arriver à un accommodement, il faut la prendre comme elle est. On peut lutter comme j’ai lutté, mais…
— Tous ces discours sont inutiles, s’écria Franco, en se levant.
— Attends, répondit Pasotti. Le diable n’est peut-être pas si laid. Assieds-toi, écoute. »
Franco ne voulut pas se rasseoir.
« J’écoute, dit-il, d’une voix vibrante d’impatience.
— Ta grand’mère est disposée à reconnaître ton mariage…
— Mille grâces, interrompit le jeune homme.
— Attends ! Et à vous servir une rente très convenable ; si j’ai bien compris, entre six et huit mille francs par an. Que dis-tu de cela ? Ce n’est pas mal, eh ?
— Continuez…
— Attends ! Il n’y a rien là d’humiliant. S’il y avait une condition humiliante, je ne me serais pas chargé de te la proposer. Ta grand’mère désire que tu prennes une occupation et que tu donnes une certaine garantie de ne pas te mêler des affaires politiques. Il y a un moyen honorable de combiner les deux choses, je dois le reconnaître, bien que, à parler net, j’aie proposé à ta grand’mère un parti différent. Mon idée était qu’elle te mît à la tête de ses propres affaires. Tu en aurais assez pour ne pas penser à autre chose. Pourtant, l’idée de ta grand’mère est bonne aussi. Je connais des jeunes gens très bien qui pensent comme toi et qui sont dans la magistrature. C’est une carrière très indépendante et très considérée. Un mot de toi, et tu es auditeur au tribunal.
— Moi ? interrompit Franco. Moi ? Non, cher Pasotti ! Non. On n’aura pas fait, – tais-toi ! – une descente de police chez moi, on n’aura pas brutalement destitué un galant homme dont la seule faute est d’être l’oncle de ma femme – je te dis de te taire ! – on n’aura pas cherché aujourd’hui, par tous les moyens, à m’affamer avec ma famille, pour nous offrir demain du pain sale. Non, tu as beau crier, ce n’est pas par la famine, vive Dieu ! qu’on me prendra ! Dis-le à ma grand’mère, et toi… toi… »
Pasotti avait sans doute un sang de félin rusé, cupide, prudent, caressant, porté à la dissimulation, mais prompt aussi à la colère, car il interrompait les invectives de Maironi par des protestations de plus en plus violentes ; aux derniers mots, sentant poindre un orage d’accusations qui l’irritaient d’autant plus qu’il les devinait, il bondit, lui aussi, sur ses pieds.
« En voilà assez ! s’écria-t-il. Que signifient ces manières ?
— Bonsoir, » dit Franco, en prenant son chapeau. Mais ce n’était pas l’intention de Pasotti de le laisser partir ainsi. « Un moment, dit-il, en frappant le guéridon à coups de poing pressés. Vous vous faites des illusions ; vous espérez beaucoup de ce testament, qui n’est pas un testament, mais un mauvais chiffon de papier, le délire d’un fou ! »
Franco, qui était déjà près de la porte, s’arrêta, pétrifié.
« Quel testament ? dit-il.
— Allons ! répondit Pasotti, persifleur et froid à la fois. Tu me comprends bien. »
Une bouffée de colère enflamma le sang de Franco.
« Mais non, dit-il. Explique-toi. De quel testament parles-tu ?
— Ah ! fit Pasotti, avec une douce ironie. Tu y viens donc ? »
Franco l’aurait étranglé.
« J’ai été à Lodi ; ne te l’ai-je pas dit ? Alors, tu sais… »
Franco, hors de lui, protesta qu’il n’y comprenait rien.
« À d’autres ! reprit Pasotti, de plus en plus railleur. Soit ! C’est moi qui renseignerai monsieur. Sachez donc que M. le professeur Gilardoni, qui n’est pas du tout votre ami, s’est rendu à la fin de décembre à Lodi et s’est présenté chez la marquise avec une copie, sans valeur légale, d’un prétendu testament de votre grand-père. Par ce testament, seigneur don Franco, vous êtes institué son héritier universel, avec accompagnement d’injures atroces à la femme et au fils du testataire. À présent, vous voilà au courant. D’ailleurs, M. Gilardoni est resté fidèle à la consigne, disant qu’il venait de son chef, sans que vous en sachiez rien. »
Franco écouta, livide ; sentant s’obscurcir sa vue et son esprit, il rassembla toutes ses forces pour ne pas s’égarer, pour donner une réponse digne.
« Tu as raison, dit-il. Ma grand’mère aussi a raison. C’est le professeur Gilardoni qui a tort. Il m’a montré ce testament, il y a trois ans, le soir de mon mariage. Je lui ai dit de le brûler, et j’ai cru qu’il l’avait fait. S’il ne l’a pas fait, c’est qu’il m’a trompé. S’il s’est rendu à Lodi pour cette belle entreprise que vous dites, il a commis une indélicatesse et une maladresse immenses. Vous avez eu raison de penser mal de nous. Mais, sachez-le bien, je méprise l’argent de ma grand’mère autant que celui du Gouvernement ; et, comme cette dame a le bonheur d’être la mère de mon père, jamais, comprends-tu bien, jamais, usât-elle contre nous de toutes les bassesses, de toutes les perfidies, je ne ferai valoir un testament et une lettre qui la déshonorent ! Je suis trop au-dessus d’elle ! Va lui dire cela en mon nom et dis-lui aussi qu’elle reprenne ses offres, parce que je les dédaigne. Bonne nuit ! »
Il quitta Pasotti, stupéfié, et s’en alla, tout tremblant de surexcitation et de rage, oubliant sa lanterne ; il descendit dans l’obscurité, à grands pas, ne sachant pas où il posait les pieds, poussant de temps en temps des exclamations, exhalant sa brûlante colère, furieux contre Louise et contre Gilardoni.
L’oncle était allé se coucher de bonne heure et Louise attendait Franco dans le petit salon avec Marie, qu’elle gardait levée pour que son père pût la voir encore un peu, le dernier soir. La pauvre Ombrette Sissi ne tarda pas à trouver le temps long, à avancer les lèvres, à faire une moue pleureuse, en demandant, d’une petite voix dolente : « Quand viendra-t-il, papa ? » Mais elle avait une maman unique au monde pour consoler les affligés. Depuis quelque temps déjà, Ombrette ne possédait plus une paire de bons souliers, et, même dans la Valsolda, les petits souliers coûtent de l’argent, si peu que ce soit. Mais elle avait une maman unique au monde pour chausser les va-nu-pieds. La veille, Louise, en cherchant une corde au grenier, avait découvert, parmi de vieilles hardes, des caisses vides et des chaises cassées, une botte de son grand-père. Elle l’avait fait ramollir dans de l’eau, s’était fait prêter une alêne et des ciseaux. Elle prit donc la botte vénérable, qui effrayait Ombrette, et la déposa sur la table. « Nous allons réciter son oraison funèbre, dit-elle avec cette gaîté courageuse qu’une angoisse mortelle ne parvenait même pas à lui enlever. D’abord, je demanderai à monsieur ton bisaïeul la permission de nous servir de sa botte. »
Marie dut joindre les mains et réciter la strophe suivante, en regardant comiquement le plafond :
Cher monsieur mon bisaïeul béni,
Cette botte, si vous ne la mettez pas,
Donnez-la à votre Ombrette.
Qui attend en grande hâte
Une paire de petits souliers,
Et vous décoche au ciel un beau petit baiser
Sous la plante des pieds, avec ses respects.
Vint ensuite une de ces fantaisies irrévérencieuses, comme il en naissait beaucoup dans la tête de Louise, la bizarre histoire d’un petit ange qui cire les bottes au paradis et qui, un jour, pour avoir voulu prendre sans permission un morceau de pain d’or, avait laissé tomber sur la terre la botte du bisaïeul. Marie se rasséréna, rit, posa à sa mère mille questions sur le pain d’or et sur la botte restée en paradis. Qu’en ferait-il, de celle-là, le bisaïeul ? Sa maman lui expliqua que son bisaïeul la gardait pour en envoyer à l’empereur d’Autriche un coup de pied qui le précipiterait du ciel si, par hasard, il l’y rencontrait.
En ce moment, Franco rentra.
Louise vit tout de suite des signes de tempête dans ses yeux et sur son front.
« Eh bien ? » dit-elle. Franco répondit sèchement : « Va coucher Marie. »
Louise lui fit observer que l’enfant était restée debout pour l’attendre. Franco répliqua : « Je te dis de la coucher », si durement que Marie éclata en pleurs. Louise rougit, mais se tut. Elle alluma une lampe, prit la petite dans ses bras, la présenta silencieusement à son père pour un baiser qu’il donna froidement et comme à regret et l’emporta. Franco ne la suivit pas. La vue de la botte le mit en rage, il la jeta par terre. Puis il s’assit, posa ses coudes sur la table, serra sa tête entre ses mains.
L’amère idée que Louise était complice de Gilardoni lui avait traversé l’esprit subitement, pendant que Pasotti parlait, et qu’il se rappelait le « pourquoi, silence ? » et le « cessez ! » et le récit de l’enfant. Il avait en lui comme un gouffre où cette idée s’enfonçait en tournant, toujours plus bas, toujours plus près du cœur.
« Eh bien ? » demanda de nouveau Louise, en revenant.
Franco la regarda un moment en silence. Puis il se leva et lui saisit les mains. « Dis-moi si tu sais quelque chose ? » fit-il. Elle devina, mais le regard et la manière l’offensèrent. « Comment, si je sais quelque chose ? s’écria-t-elle le visage en feu. Tu me le demandes ainsi ? – Ah ! tu sais ! » cria Franco, en repoussant les mains de sa femme et en jetant les bras en l’air.
Elle pressentit ce qui allait suivre : le soupçon de sa complicité avec le professeur, son propre démenti, l’offense mortelle, irrémédiable, dont Franco se rendrait coupable envers elle, si, dans sa colère, il ne croyait pas à sa parole, et elle joignit les mains, épouvantée : « Non, Franco, non », dit-elle, à demi-voix, et elle lui passa les bras autour du cou, elle voulut lui fermer les lèvres par des baisers. Mais il ne comprit pas ; il s’imagina qu’elle demandait pardon et la repoussa. « Je le sais, oui, je le sais, dit-elle en se serrant de nouveau avec passion contre sa poitrine, mais je l’ai su après, quand c’était fait, j’en ai été indignée comme toi, plus que toi. » Franco avait trop besoin de se soulager en faisant mal : « Et comment veux-tu que je te croie ? » s’écria-t-il. Elle recula, avec un cri, puis fit encore un pas vers lui, en lui tendant les bras : « Non, supplia-t-elle, affolée, dis-moi que tu me crois, dis-le-moi tout de suite, tout de suite, car, autrement, tu ne sais pas, tu ne sais pas !
— Qu’est-ce que je ne sais pas ?
— Tu ne sais pas comment je suis, moi, qui t’aimerai encore, mais ne voudrai plus être ta femme, qui pourrai tout souffrir, mais qui ne changerai jamais. Plus jamais ! Comprends-tu ce que cela veut dire plus jamais ? »
Il attira à lui son mince corps palpitant, lui serra les mains à les briser, et lui dit, d’une voix suffoquée : « Oui, je te croirai. » Louise, qui le regardait en larmes, demanda une parole meilleure.
« Je te croirai, dit-elle, je te croirai !
— Je te crois, je te crois ! »
Il la croyait, en effet, mais l’orgueil accompagne toujours la colère. Il ne voulut pas se rendre complètement, son accent fut plutôt celui d’un homme complaisant que celui d’un homme convaincu. Ils restèrent tous deux silencieux, se tenant par la main, puis ils commencèrent à se détacher l’un de l’autre par un imperceptible mouvement. Ce fut Louise qui, à la fin, doucement, se détacha tout à fait. Elle sentait la nécessité de rompre ce silence ; elle ne trouvait point de paroles chaleureuses ; ne voulant pas en dire de banales, elle se mit à raconter, simplement, comment elle avait appris, de Gilardoni, ce malheureux voyage à Lodi. Elle parlait d’une voix tranquille, plutôt triste que froide, assise devant la table, en face de son mari. Tandis qu’elle revenait sur les confidences du professeur, Franco s’échauffait à nouveau, l’interrompait continuellement : « Et tu ne lui as pas dit ceci ? Et tu ne lui as pas dit cela ?… Tu ne l’as pas traité d’imbécile ? Tu ne l’as pas traité de bête ? » La première fois, Louise le laissa aller, puis elle protesta. Elle avait déjà dit son indignation de la balourdise de Gilardoni ; son mari, à présent, paraissait en douter ! Franco se tut, mais de mauvaise grâce.
Quant elle eut terminé son récit, Franco soulagea sa colère sur la stupidité du philosophe, tant et si bien que Louise prit sa défense. C’était un ami, il s’était gravement trompé, très gravement, mais dans une bonne intention. Que signifiaient les maximes de Franco, la charité, le pardon des offenses, s’il ne pardonnait même pas à qui avait voulu lui faire du bien ? Elle pensa aussi des choses qu’elle garda pour elle. Elle pensa que Franco pardonnait beaucoup quand il y avait gloire et folie à pardonner, et très peu, quand il n’y avait que de simples et excellentes raisons de le faire. Franco, en l’entendant parler de charité, s’emporta ; il n’osa pas dire qu’il se sentait supérieur à une attaque de cette nature, mais il rendit peu généreusement le coup. « Allons, s’écria-t-il, avec une réticence pleine de sous-entendus, voilà que tu le défends déjà ! »
Louise fit un soubresaut nerveux des épaules, mais se tut.
« Et pourquoi ne m’as-tu rien dit ? reprit Franco, pourquoi ne m’as-tu pas tout raconté tout de suite ?
— Parce que, quand j’ai fait des reproches à Gilardoni, il m’a suppliée de me taire et j’ai cru, comme c’était vrai d’ailleurs, qu’il était inutile, la chose faite, de te causer un déplaisir si grand. Le dernier jour de l’année, quand tu t’es fâché, je voulais tout te dire, je voulais te raconter ce que m’avait confié Gilardoni, t’en souviens-tu ? Et tu ne me l’as absolument pas permis. Si je n’ai plus insisté, c’est que Gilardoni a dit à ta grand’mère que nous ne savions rien.
— Elle ne l’a pas cru ! Naturellement !
— Et si j’avais parlé, à quoi cela aurait-il servi ? Comme cela, Pasotti aura bien compris que tu ne savais rien. »
Franco ne répondit pas ; Louise lui demanda de lui raconter leur entretien et l’écouta, sans sourciller. Elle devina, avec l’intuition de la haine, que si Franco avait accepté une place d’employé, on lui aurait posé, sitôt après, la condition de se séparer de l’oncle, employé destitué pour des raisons politiques. « Certes, s’écria-t-elle, on l’aurait exigé ! Canaille ! » Son mari tressaillit, comme cinglé, lui aussi. « Prends garde à tes paroles, dit-il. D’abord, c’est une de tes suppositions, et puis…
— C’est une de mes suppositions ? Et le reste ? Et l’infamie qu’on t’a proposée ? »
Franco, qui avait répondu à Pasotti avec fureur, répondait maintenant mollement à sa femme.
« Oui, oui ; mais, en somme… »
À présent, c’était elle qui devenait violente. Le sentiment que la marquise oserait exiger d’eux l’abandon de son oncle la mettait hors d’elle-même. « Conviens au moins, dit-elle, qu’elle ne mérite aucune pitié. Mon Dieu, penser que ce testament existe encore !…
— Oh ! s’écria Franco. Allons-nous recommencer ?
— Oui, recommençons ! As-tu le droit de prétendre que je ne pense, que je ne sente que ce qu’il te plaît ? Je serais vile, je serais une esclave, et je ne veux être ni l’un ni l’autre ! »
La révoltée que Franco avait quelquefois entrevue, pressentie à travers l’amante, la créature à l’esprit orgueilleux et fort au-dessus de l’amour qu’il n’avait jamais pu conquérir tout à fait, se dressait maintenant devant lui, toute vibrante dans la conscience de sa rébellion.
« C’est bien cela, se dit Franco à lui-même. Elle serait vile, elle serait esclave ! Elle ne se rappelle même plus que je pars demain !
— Ne pars pas ! Reste ! Exécute la volonté de ton pauvre grand-père. Souviens-toi de ce que tu m’as raconté sur l’origine de la fortune des Maironi. Restitue-la toute au Grand-Hôpital. Fais justice !
— Non, répondit Franco, chimères ! La fin ne justifie pas les moyens. La vraie fin pour toi, d’ailleurs, c’est de frapper ma grand’mère. Cette histoire de l’hôpital est le moyen de t’en justifier. Non, je ne me servirai jamais de ce testament. Je l’ai aussi déclaré à Pasotti, dans des termes à me faire cracher au visage si je revenais en arrière. Et je pars demain. »
Un long silence suivit. Puis leurs deux voix reprirent le dialogue, glacées et tristes comme si dans l’un et l’autre de leurs cœurs, il fût mort désormais quelque chose.
« As-tu pensé, dit Franco, que ce serait aussi déshonorer mon père ?
— Comment donc ?
— D’abord à cause de la forme outrageante des dispositions, et puis, parce que cela laisserait supposer la complicité de mon père dans la suppression du testament. Mais tu ne comprends pas ces choses-là. Que t’importe !
— Il n’est pas nécessaire de parler de suppression. On peut dire qu’on n’a pas retrouvé le testament ! »
Nouveau silence. Jusqu’à la chandelle de suif sur la table qui brûlait avec une expression lugubre. Louise se leva, ramassa la botte de son bisaïeul et se remit à travailler. Franco alla appuyer son front contre les carreaux de la fenêtre. Il y resta un instant, absorbé dans la contemplation des ombres de la nuit. Puis il dit à voix basse, sans la regarder :
« Jamais, jamais ton âme n’a été toute avec moi. »
Pas de réponse.
Il se tourna alors et, sans colère, avec cette douceur inexprimable qu’il avait dans les moments de dépression physique ou morale, il demanda à sa femme s’il lui était arrivé, depuis le commencement de leur union, de lui manquer en quoi que ce fût. Elle répondit un « non » imperceptible.
« Peut-être alors ne m’aimais-tu pas comme je l’ai cru ?
— Non, non, non. »
Franco n’était pas sûr d’avoir bien compris ; il répéta :
« Tu ne m’aimais pas ?
— Je t’aimais tant ! »
Il se sentit plus fort, une ombre de sévérité rentra dans sa voix.
« Alors, dit-il, pourquoi ne m’as-tu pas donné toute ton âme ? »
Elle se tut. Elle avait eu d’abord l’intention de se remettre à coudre. Mais ses mains tremblaient.
Maintenant se posait la question terrible. Devait-elle répondre ou se taire ? En répondant, en révélant pour la première fois des choses enfouies dans le fond de son cœur, elle risquait d’agrandir la déchirure douloureuse ; mais pouvait-elle ne pas être loyale ? Son silence dura si longtemps que Franco l’interrogea encore : « Tu ne parles pas ? » Elle rassembla toutes ses forces pour parler.
« C’est vrai, mon âme n’a jamais été entièrement avec toi. »
Elle tremblait, tout en disant ces mots, et Franco ne respirait plus.
« Je me suis toujours sentie différente et détachée de toi, reprit Louise, dans le sentiment qui doit dominer tous les autres. Tu as les idées religieuses de ma mère. Ma mère comprenait et tu comprends la religion comme un ensemble de croyances, de culte et de préceptes, inspiré et dominé par l’amour de Dieu. J’ai toujours eu de la répugnance à la concevoir ainsi, je n’ai jamais pu véritablement sentir, malgré tous mes efforts, cet amour d’un Être invisible et incompréhensible, je n’ai jamais pu admettre l’utilité de contraindre ma raison à accepter des choses que je ne comprends pas. Pourtant, je sentais en moi un désir ardent de diriger ma vie vers quelque chose de bien, d’après une idée supérieure à mon intérêt. Et puis, ma mère m’avait si bien pénétrée, par son exemple et par ses paroles, de mes devoirs envers Dieu et l’Église, que mes doutes me faisaient beaucoup souffrir et que je les combattais de mon mieux. Ma mère était une sainte. Chaque acte de sa vie correspondait à sa foi. Ce fait même avait beaucoup d’influence sur moi, et je savais aussi que son plus grand chagrin avait été l’incrédulité de mon père. Je t’ai connu, je t’ai aimé, je t’ai épousé, je me suis affermie dans ma résolution de devenir, dans les choses de la religion, semblable à toi, parce que tu étais comme ma mère. Mais, petit à petit, j’ai trouvé que tu n’étais pas comme ma mère. Dois-je tout dire ?
— Oui, tout.
— J’ai trouvé que tu étais la bonté même, que tu avais le cœur le plus chaud, le plus généraux, le plus noble de la terre, mais que ta foi et tes pratiques rendaient presque inutiles tous ces trésors. Tu n’agissais pas. Tu te contentais de m’aimer, d’aimer ta fille, l’Italie, tes fleurs, ta musique, la beauté du lac et des montagnes. En cela, tu suivais ton cœur : pour ton idéal, il te suffisait de croire et de prier. Sans la foi et sans la prière, tu aurais voué le feu que tu as dans l’âme à ce qui est sûrement vrai, à ce qui est sûrement juste, ici-bas, sur la terre ; tu aurais éprouvé ce besoin d’action que j’éprouve, moi. Tu sais déjà comment je t’aurais voulu en certaines choses ? Par exemple, qui sent le patriotisme plus que toi ? Personne. Eh bien, j’aurais voulu que tu cherchasses à servir efficacement ton pays. À présent, tu vas en Piémont ; mais tu y vas surtout parce que nous n’avons presque plus de quoi vivre. »
Franco, les sourcils froncés, fit un geste irrité de protestation.
« Veux-tu, dit Louise humblement, que je m’arrête ?
— Non, non, continue. Dis tout : cela vaut mieux. »
Il répondit avec tant de sécheresse et de dédain que Louise resta silencieuse et ne reprit qu’après une seconde injonction :
« Continue !
— Même sans aller en Piémont, il y aurait eu à faire à la Valsolda, à Val Porlezza, à Val Intelvi, ce que fait V*** sur le lac de Côme : se mettre en relations avec les gens, entretenir vivaces les bons sentiments, préparer tout ce qui peut être préparé pour le jour de la guerre, s’il vient. Je te l’ai dit sans te persuader : tu m’opposais tant de difficultés ! Cette inertie favorisait ma répugnance pour ta conception de la religion et ma tendance à une autre conception. Car je me sentais pieuse aussi, très pieuse. La conception religieuse qui se formait de plus en plus clairement dans mon esprit était, en résumé, celle-ci : Dieu existe ; il est puissant ; il est omniscient, tout comme tu le crois ; mais que nous l’adorions et que nous lui parlions, peu lui importe ! Ce qu’il demande de nous, nous le comprenons par le cœur qu’il nous a fait, par la conscience qu’il nous a donnée, par la place qu’il nous a assignée. Il veut que nous aimions tout ce qui est bien, que nous détestions tout ce qui est mal, que nous agissions de toutes nos forces selon cet amour et selon cette haine, et que nous nous occupions seulement de la terre, des choses que l’on peut comprendre, des choses que l’on peut sentir ! Vois-tu, à présent, comment je conçois mon devoir, notre devoir, vis-à-vis de toutes les injustices, de toutes les tyrannies ? »
Plus Louise avançait dans la définition de ses propres idées, plus elle se sentait heureuse de le faire, d’être enfin sincère, de se mettre avec franchise sur un terrain ferme, et bien à elle, plus s’éteignait dans son cœur toute colère contre son mari, plus elle éprouvait de tendre pitié pour lui.
« Et, ajouta-t-elle, s’il s’agissait simplement de cette discussion à propos de ta grand’mère, ne crois-tu pas que je t’aurais mille fois sacrifié mon opinion plutôt que de t’affliger ? Il fallait bien qu’il y eût là-dessous quelque autre chose. À présent, tu sais tout ; toute mon âme, je l’ai mise dans tes mains. »
Elle lut sur le front de son mari une douleur profonde, une froideur ennemie. Elle se leva, s’avança doucement vers lui, les mains jointes, le fixant, cherchant ses yeux qui l’évitaient, et s’arrêta en chemin, repoussée par une force supérieure, bien qu’il n’eût pas dit un mot ni fait un geste.
« Franco ! supplia-t-elle. Ne peux-tu plus m’aimer ? »
Il ne répondit-pas.
« Franco ! Franco », dit-elle en lui tendant ses mains jointes.
Puis elle voulut s’approcher. Il recula brusquement. Ils restèrent ainsi en face l’un de l’autre, muets, pendant une éternelle demi-minute.
Franco avait les lèvres serrées ; on entendait sa respiration sifflante. Ce fut lui qui rompit le silence :
« Ce que tu m’as dit, c’est ce que tu penses ?
— Oui. »
Il tenait les mains sur le dossier d’une chaise. Il la secoua avec violence et dit amèrement : « Cela suffit. » Louise le regarda avec une tristesse indicible et murmura : « Cela suffit ? » Il répondit avec colère : « Oui, oui, oui ! » Il se tut un instant et reprit durement : « Je suis un paresseux, un inutile, un égoïste, tout ce que tu voudras ; mais je ne suis pas non plus un enfant pour qu’on vienne me calmer avec quelques caresses, après m’avoir dit tout ce que tu m’as dit ! Cela suffit !
— Oh ! Franco, je t’ai fait du mal, je le sais, mais il m’en a tant coûté ! Ne peux-tu me traiter avec bonté ?
— Ah ! Te traiter avec bonté ! Tu veux blesser et qu’on te traite avec bonté ! Tu es supérieure à tout le monde, tu juges, tu prononces des sentences, tu es seule à comprendre les volontés de Dieu ! Cela, non, par exemple, tu sais ! Dis de moi ce qu’il te plaira, mais laisse les choses que tu ne comprends pas ! Occupe-toi de la botte, plutôt ! »
Il ne voulait voir en sa femme que l’orgueil, et sa propre colère n’était presque qu’orgueil, amour-propre offensé, une colère impure qui obscurcissait son esprit et son cœur. Pourtant, soit le mari, soit la femme, ils auraient repoussé avec étonnement l’accusation d’orgueil.
Elle se tut, reprit sa place, tenta de reprendre son travail, maniant nerveusement ses outils, sans bien savoir ce qu’elle faisait. Franco s’en alla au salon, en frappant la porte derrière lui.
On gelait dans les ténèbres du salon, abandonné depuis cinq heures ; Franco ne s’en aperçut pas. Il se jeta sur le canapé, s’abandonna à sa douleur, à sa colère, à une facile et violente défense mentale de lui-même contre sa femme. Comme Louise s’était élevée, bien qu’avec certaines réserves, contre lui et contre Dieu, il trouvait commode de confondre dans son cœur sa propre cause avec celle du muet et terrible Offensé. La surprise, l’amertume, la colère, les bonnes et les mauvaises raisons suscitèrent d’abord une tempête vertigineuse dans son cerveau. Puis, il se soulagea en s’imaginant le repentir de Louise, qu’elle lui demanderait pardon, qu’il lui ferait des réponses magnanimes.
Tout à coup, il entendit Marie crier et pleurer. Il se leva pour aller voir, mais il était sans lumière. Alors, il attendit un peu, pensant que Louise viendrait. Personne ne bougeait et l’enfant pleurait toujours plus fort. Il se rapprocha tout doucement du petit salon, regarda par la porte vitrée.
Louise avait les bras croisés sur la table et le visage appuyé sur ses bras. On ne voyait, à la lumière de la bougie, que ses beaux cheveux bruns. Franco sentit tomber son courroux, ouvrit la porte et l’appela à demi-voix avec une certaine douceur sévère : « Louise, Marie pleure. » Louise leva son pâle visage, prit la bougie et sortit sans un mot. Son mari la suivit. Ils trouvèrent leur fille assise sur son lit, tout en pleurs, épouvantée par un rêve. Quand elle vit son père, elle lui tendit les bras, le suppliant d’une voix étouffée par les larmes : « Pas partir, papa, pas partir ! » Franco la saisit dans ses bras, la couvrit de baisers, la tranquillisa, la remit dans son petit lit. Elle gardait serrée une main de son papa, qu’elle ne voulut plus lâcher.
Louise prit une autre bougie sur sa table de nuit, essaya de l’allumer et n’y réussit pas, tant ses mains tremblaient. « Ne viens-tu pas te coucher ? » lui demanda Franco. Elle répondit que non, en tremblant encore davantage. Franco crut deviner en elle une supposition, une crainte dont il s’offusqua. « Oh ! tu peux venir », dit-il dédaigneusement. Louise alluma sa bougie et dit avec douceur qu’elle devait finir les souliers. Elle sortit et, sur le seuil seulement, murmura : « Bonne nuit. » Franco répondit seulement : « Bonne nuit ! » Il eut un instant l’idée de se dévêtir et l’abandonna aussitôt, puisque sa femme restait levée à travailler. Il prit une couverture, se coucha, tout habillé, du côté du petit lit où il pouvait tenir une des menottes de Marie, qui ne dormait pas encore, et éteignit sa lumière.
Quelle douce, quelle chère petite main ! Franco la sentait enfant, sa fille, une innocente, affectueuse enfant, et il se l’imaginait femme, toute à lui dans son cœur, unie à lui par ses idées comme par ses sentiments ; il s’imaginait que l’étreinte de cette petite main voulait le dédommager du chagrin que lui causait Louise, lui dire : « Papa, toi et moi, nous sommes unis pour toujours. » Dieu ! il avait le frisson à la pensée que peut-être Louise tiendrait à l’élever dans ses propres idées et, qu’étant absent, il ne pourrait rien faire ! Il pria le Seigneur, il pria le Maître, si doux pour les enfants, il pria la Vierge Marie, il pria la sainte grand’mère Thérèse, il pria sa propre mère dont il savait qu’elle avait été si pure et si pieuse. « Gardez, gardez ma petite Marie ! » Il s’offrit tout entier, il offrit son bonheur sur la terre, sa santé, sa vie même, pour que Marie fût sauvée de l’erreur.
« Papa, dit Ombrette, un baiser. »
Il sortit du lit, se pencha pour chercher de ses lèvres le cher petit visage, puis lui dit de se taire, de dormir. Elle se tut une minute et reprit :
« Papa ?
— Quoi donc ?
— Je n’ai pas le mulet sous mon oreiller, tu sais, papa.
— Non, non, chérie, mais dors.
— Oui, papa, je dors. »
Elle resta silencieuse une autre minute, puis :
« Maman est-elle couchée, papa ?
— Non, chérie.
— Pourquoi ?
— Parce qu’elle te fait des petits souliers.
— Je les porterai aussi en Paradis, mes petits souliers, comme mon bisaïeul ?
— Tais-toi, dors.
— Raconte-moi une histoire, papa. »
Il s’aperçut qu’il n’avait ni la fantaisie ni l’art de Louise, et s’embrouilla vite : « Oh ! papa, dit Marie sur un ton de compassion, tu ne sais pas raconter les histoires ! »
Cela l’humilia. « Écoute, » lui répondit-il ; et il se mit à lui réciter une ballade de Carrer :
Dans un bois naquit, pauvre petite !
Gerolimina,
recommençant, par le commencement, après les trois ou quatre strophes qu’il savait, avec des intonations toujours plus mystérieuses, et baissant graduellement la voix en un murmure inarticulé, jusqu’à ce qu’Ombrette Sissi, bercée par le rythme et par la rime, entrât avec eux dans le pays des songes. Quand il l’entendit dormir en paix, il lui parut si cruel de la quitter qu’il se le reprocha comme une trahison et en fut ébranlé dans son dessein. Mais il se remit aussitôt.
Cette douce conversation avec son enfant lui avait un peu pacifié et éclairci l’esprit. Il commença à avoir conscience d’un devoir supérieur qui lui incombait désormais vis-à-vis de sa femme : se montrer un homme à ses yeux, par la volonté et par l’action, au prix de n’importe quel sacrifice, défendre contre elle sa propre foi par ses œuvres, partir, travailler, souffrir, et puis… et puis… si Dieu voulait la guerre en Italie, que vienne une balle autrichienne qui la fasse pleurer et prier, elle aussi !…
Il se souvint de n’avoir pas encore dit ses prières du soir. Pauvre Franco ! il ne lui était jamais arrivé de les réciter au lit sans s’assoupir à moitié. Se sentant assez tranquille et pensant que Louise tarderait peut-être beaucoup à venir, il eut peur de s’endormir et se demanda ce qu’elle penserait de lui. Il se releva tout doucement, dit ses prières, alluma sa bougie, s’assit à son bureau, se mit à lire et bientôt après s’endormit sur sa chaise.
Il fut réveillé par le bruit des sabots de Véronique dans l’escalier. Louise n’était pas encore là. Elle entra enfin et n’exprima aucune surprise de voir que Franco était levé.
« C’est quatre heures, dit-elle ; si tu veux partir, tu as une demi-heure. » Il fallait partir à quatre heures et demie si l’on voulait être à Menaggio à temps pour le premier bateau qui arrivait de Colico. Au lieu d’aller à Côme, et de là à Milan, comme il l’avait annoncé officiellement, Franco devait descendre à Argegno et monter à Saint-Fedele, tomber en Suisse par le Val Mara ou par Orimento et le Generoso.
Franco fit signe à sa femme de ne pas faire de bruit, pour ne pas réveiller Marie. Puis, d’un nouveau geste silencieux, il l’appela à lui.
« Je pars, lui dit-il à voix basse. Hier soir, j’ai été méchant avec toi. Je te demande pardon. J’aurais dû te répondre autrement, même en ayant raison. Tu connais mon caractère. Pardonne-moi. Au moins, ne gardons pas de rancune.
— Pour moi, je n’en ai aucune », répondit Louise avec douceur, comme un être à qui l’indulgence est facile parce qu’il se sent supérieur.
On fit les derniers préparatifs en silence, on prit le café en silence. Franco alla embrasser l’oncle à qui il n’avait pas dit adieu la veille, puis rentra seul dans la chambre à coucher, s’agenouilla devant le berceau de Marie, effleura de ses lèvres une petite main qui pendait sur le bord. Au salon, il retrouva Louise en châle et en chapeau et lui demanda si elle comptait venir à Porlezza, elle aussi.
Sur sa réponse affirmative, tout étant prêt, ils quittèrent la maison. Louise tenait le sac de voyage, la valise était dans la barque ; Ismaël attendait sur l’escalier de la darse, un pied sur la dernière marche et l’autre sur l’avant du bateau.
Véronique accompagna les voyageurs avec la lumière et, tout empruntée, ayant eu vent de la bourrasque, souhaita bon voyage à son maître.
Deux minutes encore et le pesant bateau, poussé par Ismaël à coups de rames lentes et tranquilles, glissait sous le mur du jardin. Franco mit la tête à l’une des petites fenêtres. Dans la faible clarté de la nuit étoilée, sans lune, défilèrent les rosiers, les câpriers, les agaves pendant du mur, les orangers, le néflier, le pin. Adieu, adieu ! Le cimetière passa, la « Zocca de Mainé », le sentier parcouru tant de fois avec Marie, le Tavorell. Franco ne regarda plus. Il n’y avait pas de lampe, cette nuit-là, dans la cabine du bateau, et il ne pouvait voir le visage de sa femme, qui se taisait.
« Viens-tu à Porlezza pour ces papiers du notaire, lui dit-il, ou vraiment pour m’accompagner ?
— Cela aussi ! murmura Louise, tristement, cela aussi ! J’ai voulu être loyale avec toi jusqu’au bout et tu t’en es offensé. Tu me demandes pardon et puis tu me dis de ces choses-là ! Je comprends qu’on ne peut pas être fidèle à la vérité sans souffrir beaucoup, beaucoup. Patience, maintenant que j’ai pris cette route ! Si je suis venue pour t’accompagner, tu le sauras. Ne me fais pas descendre jusqu’à te le dire à présent.
— Ne me fais pas descendre ! s’écria Franco. Je ne comprends pas. Nous sommes si différents en tant de choses, du reste ! Mon Dieu, que nous sommes différents ! Tu es toujours si maîtresse de toi-même, tu sais toujours si exactement exprimer tes pensées, tu les conserves toujours si nettes, si froides ! »
Louise murmura :
« Oui, nous sommes différents ! »
Ils ne parlèrent plus ni l’un ni l’autre jusqu’à Cressogno. Quand ils approchèrent de la villa de la marquise, Louise fit en sorte de soutenir la conversation, tant qu’ils n’eurent point dépassé la maison. Elle se fit répéter tout l’itinéraire de Franco, lui conseilla de ne prendre que le sac-de voyage, parce que sa valise l’embarrasserait trop à partir d’Argegno. Elle en avait déjà parlé à Ismaël, qui se chargerait de la porter à Lugano et de l’expédier, de là, à Turin. Cependant, la villa de la grand’mère, avec ses suggestions mauvaises, passa.
Maintenant, c’était le sanctuaire de la Caravina. Deux fois, pendant leurs fiançailles, Franco et Louise s’étaient rencontrés à la fête de la Caravina, le 8 septembre, sous les oliviers. Et la chère petite église passa aussi, ceinte d’oliviers, sous les rochers sinistres du pic de Cressogno. Adieu l’église, adieu le temps passé !
« Rappelle-toi, dit Franco presque durement, que Marie doit dire ses prières matin et soir. C’est un ordre que je te donne.
— Je l’aurais fait aussi sans ton ordre, riposta Louise, je sais que Marie n’est pas à moi seule. »
Silence jusqu’à Porlezza. La sortie du vallon placide de la Valsolda, la vue d’autres vallées, d’autres horizons et du lac froissé par les premières brises du matin inspirèrent aux deux voyageurs d’autres réflexions, les firent penser, sans qu’ils sussent pourquoi, à l’avenir incertain, précédé des murmures annonciateurs de grandes choses qui frôlaient, à la dérobée, le pesant silence autrichien. On entendit quelqu’un appeler de la rive de Porlezza, et Ismaël se mit à ramer à tour de bras. C’était le voiturier, Toni Pollin, qui criait de se hâter si l’on ne voulait pas manquer le bateau à vapeur de Menaggio.
C’étaient les derniers moments, Franco baissa une vitre, regarda le voiturier comme s’il avait un grand intérêt à entendre ses paroles.
En abordant, il se tourna vers sa femme : « Descends-tu aussi ? » Elle répondit : « Si tu veux. » Ils sortirent. Un char attendait sur la rive, tout prêt. « Tu trouveras, dit Louise, de quoi déjeuner dans le sac de voyage. » Ils s’embrassèrent, échangèrent un baiser rapide et froid devant trois ou quatre curieux. « Prends soin que Marie me pardonne d’être parti ainsi », dit Franco ; et ce furent ses dernières paroles, parce que Toni Pollin répétait : « Vite ! vite ! ».
Le char partit au grand trot, à grands claquements de fouet, dans la rue sombre et étroite de Porlezza.
Franco était en route, sur le Faucon, entre Campo et Argegno, quand il pensa à prendre quelque chose. Il ouvrit son sac, dans cette intention, et son cœur bondit en voyant une lettre dont l’adresse était de l’écriture de sa femme : « Pour toi. » Il l’ouvrit avidement et lut :
« Si tu savais ce que je me sens dans l’âme, ce que je souffre, combien je suis tentée de laisser de côté les petits souliers auxquels je m’entends beaucoup moins que tu ne crois et de venir à toi rétracter ce que je t’ai dit, tu ne serais pas si dur pour moi ! Je dois avoir beaucoup péché contre la vérité pour qu’ils me soient si difficiles et si amers, les premiers pas que je fais dans sa voie.
« Tu me crois orgueilleuse et moi-même je me croyais très susceptible ; à présent, je sens que tes paroles humiliantes ne pourraient plus m’empêcher d’aller te chercher. Ce qui me retient, c’est une voix au-dedans de moi, une voix plus forte que moi, qui m’ordonne de tout sacrifier, hors ma conscience de la vérité.
« Ah ! j’espère un prix de ce sacrifice. J’espère que nous pourrons un jour être unis avec toute notre âme.
« Je vais au jardin cueillir pour toi la courageuse petite rose qu’ensemble nous avons admirée avant-hier, qui a défié et vaincu l’hiver. Te rappelles-tu combien d’obstacles il y avait entre nous, quand je reçus, pour la première fois, une fleur de tes mains ? Je ne t’aimais pas encore, et déjà tu pensais à me vaincre. Maintenant, c’est moi qui espère te conquérir. »
Peu s’en fallut que Franco ne laissât passer Argegno sans quitter sa place.
Huit mois après, en septembre 1855, Franco habitait une misérable mansarde à Turin, dans la rue Barbaroux. Il avait obtenu en février une place de traducteur à l’Opinion, avec quatre-vingt-cinq francs par mois. Plus tard, il fit aussi des comptes rendus du Parlement, et ses honoraires furent portés à cent francs. Dina, le directeur du journal, s’intéressait à lui et lui procurait quelques travaux supplémentaires, hors du bureau, qui lui valaient vingt-cinq ou trente autres francs par mois. Franco en dépensait soixante pour son entretien. Le reste allait à Lugano, et de Lugano, par les mains fidèles d’Ismaël, à Oria. Pour vivre un mois avec soixante francs, il fallait une force d’acier que Franco lui-même n’aurait pas cru posséder. Les heures de bureau, la traduction, très difficile pour un homme comme lui, rempli de scrupules et de timidités littéraires, lui semblaient plus lourdes que les privations ; et il se reprochait encore de ne pas savoir vivre à meilleur compte.
Il s’était lié avec six autres émigrés lombards et vénitiens. Ils mangeaient ensemble, se promenaient ensemble, se disputaient ensemble. À l’exception de Franco et d’un certain Udinois, les autres avaient entre trente et quarante ans. Tous très pauvres, ils n’avaient jamais voulu accepter un sou du Gouvernement piémontais. L’Udinois, qui appartenait à une famille riche et impérialiste, qui lui coupait les vivres, était fort sur la flûte, donnait quatre ou cinq leçons par semaine et jouait dans les petits orchestres des théâtres de comédie. Un notaire de Padoue faisait des copies dans l’étude de Boggio. Un avocat de Bergame, soldat de Rome en 1849, tenait les livres d’un grand négociant en cannes et en parapluies de la rue Nouvelle, ce qui lui avait valu de la part de ses amis le surnom de « Valet des Bâtons ». Un quatrième, Milanais, avait fait la campagne de 1848 dans les guides de Charles-Albert : à cause de cela et d’une certaine crânerie milanaise, le Padouan l’appelait le « Cavalier des Épées ». La profession du Cavalier des Épées était de se quereller constamment avec le Valet des Bâtons par antagonisme de provinces, d’enseigner l’escrime dans deux cercles, et, l’hiver, de jouer du piano derrière un rideau mystérieux dans des salles où l’on danse des polkas à deux sous. Les autres recevaient de misérables pensions de leurs familles. Ils étaient tous célibataires, sauf Franco, et tous gais. Ils s’appelaient et se faisaient appeler « les sept sages ». Ils dominaient Turin, dans leur sagesse, du haut de sept mansardes éparses par toute la ville, de Borgo San Dalmazzo à la place de Milan.
La plus pauvre était celle de Franco, qui la payait sept livres par mois. Sauf le Padouan, à qui la sœur de son concierge apportait l’eau dans sa mansarde, aucun d’eux ne se faisait servir, et le Padouan aurait bien expié sa dévouée Marga par les taquineries de ses camarades, s’il n’avait été un pacifique philosophe. Chacun cirait ses souliers. Le plus adroit de ses mains était Franco : c’était lui qui devait recoudre les boutons de ses amis, quand ils voulaient éviter l’humiliation de recourir au Padouan et à sa Marga, qui d’ailleurs, en s’exclamant : « Oh ! moi, pauvre femme ! » les voyait quelquefois arriver en procession. L’Udinois avait bien une petite amie, demoiselle de magasin sous les arcades de la place Castello, à l’angle du Pô ; mais il était jaloux, et ne lui permettait de recoudre les boutons de personne. Ses amis s’en vengeaient en l’appelant« Petite Marionnette », parce qu’elle vendait des polichinelles et des poupées. Il était, du reste, grâce à sa marionnette, le seul de la compagnie qui eût toujours ses habits et ses cravates en ordre. Ils allaient manger dans un restaurant de Vanchiglia, baptisé le « restaurant des maux d’estomac », où, pour trente livres par mois, on leur donnait à déjeuner et à dîner. Leur luxe était un bicierin, mélange de café, de lait et de chocolat, qui coûtait quinze centimes. Ils le prenaient le matin, les Vénitiens au café Alfieri, les autres au café Fiorio, excepté Franco, pourtant. Franco renonçait au bicierin et au torcètt, pâtisserie à un sou, pour économiser le prix d’une course à Lugano et d’un petit cadeau à Marie. Ils allaient se promener, en hiver, sous les portiques du Pô : les plus doctes, du côté de l’Université, et les autres, du côté de Saint-François ; puis ils entraient au café où l’un des sept tour à tour prenait une consommation, tandis que les autres lisaient les journaux et saccageaient le sucrier. Une fois par semaine, au lieu d’aller au café, ils descendaient, pour faire plaisir au Valet des bâtons, dans un trou de la rue Bertola, où l’on buvait le plus pur Giambava.
De temps en temps, l’Udinois allait au théâtre, ou l’un des autres, grâce à lui, gratis ; toujours à la comédie, le plus souvent au Rossini ou au Gerbino. Pour Franco, passer devant les affiches du Théâtre-Royal et des autres théâtres de musique était un supplice bien plus cruel que de cirer ses souliers ou de déjeuner avec cinq centimètres carrés d’une omelette à travers laquelle on aurait pu observer les taches du soleil. Heureusement qu’il connaissait un certain C…, Vénitien, secrétaire au ministère des Travaux publics, qui le présenta à la famille d’un distingué médecin-major de l’armée, Vénitien également, lequel possédait un piano, recevait, le soir, quelques amis, et leur offrait un café excellent, presque unique à Turin en ce temps-là. Quand les sept sages, pour une raison quelconque, ne passaient pas la soirée ensemble, Franco allait chez les C…, place de Milan, faire de la musique, causer d’art avec les jeunes filles, et de politique avec la maîtresse de la maison. C’était une fière patriote de grande intelligence et d’âme antique, qui avait affronté héroïquement les duretés et les amertumes de l’exil en encourageant son mari, dont les premiers pas avaient été très difficiles : car les chères et honnêtes têtes dures de l’administration piémontaise lui avaient imposé un examen pour entrer comme capitaine-médecin dans l’armée, à lui qui était un des professeurs les plus estimés de l’Université de Padoue.
La correspondance entre Turin et Oria ne reflétait pas l’état véritable des âmes de Franco et de Louise : elle coulait spontanée, affectueuse, quoique avec beaucoup de restrictions et de précautions de part et d’autre. Louise s’était figuré que Franco répondrait à sa petite lettre et rentrerait au cœur du sujet. Voyant qu’il ne parlait jamais ni de la lettre, ni de ce qui s’était passé entre eux le dernier soir, elle risqua une allusion, sans succès. En réalité, Franco s’était mis plusieurs fois à écrire dans l’intention d’affronter les idées de sa femme. Avant d’écrire, il se sentait fort, il était sûr qu’en y pensant, il trouverait facilement des arguments victorieux ; il en venait d’ailleurs sous sa plume qui lui paraissaient bons, mais dont, une fois écrits, il découvrait tout à coup l’insuffisance ; il s’étonnait, se lamentait, tentait de nouveau l’épreuve, toujours avec le même résultat. Pourtant, sa femme avait tort : de cela, il ne doutait pas un moment ; donc, il devait y avoir un moyen de le lui démontrer. Il fallait l’étudier. Mais comment ? Il consulta un prêtre auquel il s’était confessé peu après son arrivée à Turin. Ce prêtre, un petit vieux contrefait, très ardent et très docte, l’invita chez lui, place Pae-sana, entreprit avec enthousiasme de l’aider, lui indiqua une quantité de livres, en partie pour son usage personnel, en partie pour envoyer à sa femme. Fort orientaliste et grand thomiste, il éprouvait une très vive sympathie pour Franco, lui attribuant peut-être plus de culture et plus d’esprit qu’il n’en avait. Peu s’en fallut qu’il ne l’engageât à apprendre l’hébreu ; puis il voulut absolument lui faire lire saint Thomas. Il alla jusqu’à lui remettre le plan d’une lettre pour sa femme, avec les arguments qu’il devait développer. Franco s’enticha à première vue de ce vieillard enthousiaste dont l’aspect révélait la pureté d’un saint. Il se mit à étudier saint Thomas avec une grande ardeur, et s’en lassa bien vite. Il eut l’impression de s’être plongé dans une mer sans fin ni commencement, et de ne pouvoir s’y diriger. Le dessin scolastique de la méthode, cette uniformité dans la forme de l’argumentation pour et contre, ce latin glacé, lourd de profondes pensées et incolore à la surface, eurent en trois jours raison de sa bonne volonté. Les arguments du projet de lettre, il ne les comprit qu’en partie. Il se les fit expliquer, les entendit mieux, se disposa à entrer en lice avec leur aide et se trouva embarrassé comme David sous les armes de Saül. Ils lui pesaient, il ne pouvait les manier, il sentit que c’était une propriété étrangère qui ne deviendrait jamais sienne. Il ne pouvait se présenter à sa femme avec le tricorne et la robe du professeur G***, en brandissant une lance de théologie et en se couvrant d’un bouclier de métaphysique. Il reconnut qu’il n’était pas né pour philosopher : il lui manquait le sens du rigide raisonnement logique, ou plutôt, son cœur bouillant, riche de tendresse et de dédain, voulait trop parler, lui aussi, pour ou contre, suivant sa propre passion. En jouant un soir chez les C***, tout frémissant et les yeux étincelants, l’andante de la sonate Op. 28 de Beethoven, il lui arriva de dire à demi-voix : « Ah ! cela, cela, cela ! » Aucun Père, pensait-il, aucun docteur ne pouvait communiquer le sentiment religieux comme Beethoven. Il mettait en jouant toute son âme dans la musique, et il aurait seulement voulu être avec Louise, lui jouer le divin andante, s’unir à elle en priant dans un indicible spasme de l’âme. Et il ne lui vint même pas à l’esprit que Louise, qui d’ailleurs sentait la musique beaucoup mieux que lui, aurait plutôt interprété l’andante dans le sens du douloureux conflit entre son propre amour et ses propres idées.
Il alla chez G*** lui reporta saint Thomas, lui confessa son impuissance en termes si humbles et si émus que le vieux prêtre, après quelques minutes d’un silence sévère et inquiet, lui pardonna. « Là, là, dit-il en reprenant avec résignation son premier volume de la Somme, recommandez-vous au Seigneur, et espérons qu’il agira pour vous ! » Ainsi finirent les études théologiques de Franco.
Toutes ces méditations sur les idées de sa femme, sur les siennes propres et surtout le conseil du professeur : « Recommandez-vous au Seigneur ! » ne furent pas sans fruit. Il commençait à comprendre que Louise n’avait pas tort sur tous les points. Blâmé par elle de ne pas mettre sa vie en rapport avec sa foi, ce reproche l’avait offensé plus que tous les autres. À présent, un élan généreux le portait à un autre extrême : il se jugea sévèrement, s’exagéra ses propres fautes, se traita de fainéant, d’emporté, voire même de gourmand, se crut responsable des aberrations intellectuelles de Louise. Et il éprouva une rage de le dire, de s’humilier devant elle, de séparer sa propre cause de la cause de Dieu. Quand il obtint sa place à l’Opinion et régla ses propres dépenses de manière à servir une pension à sa famille, sa femme lui écrivit que la pension était beaucoup trop forte en proportion de son gain, et que le sentiment qu’il vivait à Turin avec soixante francs par mois lui rendait amère sa nourriture. Alors il répondit, mais pas très sincèrement, qu’il ne souffrait jamais de la faim ; que, du reste, il serait heureux de jeûner, car il éprouvait un immense désir de changer de vie, d’expier ses oisivetés passées, y compris le temps donné aux fleurs et à la musique, d’expier toutes ses mollesses, toutes ses faiblesses, celles même pour la cuisine raffinée et pour les vins de choix. Il ajouta que, pour sa vie passée, il avait demandé le pardon de Dieu et qu’il croyait devoir demander aussi celui de sa femme. Bref, le Padouan, avec qui il était lié d’une grande amitié, ayant entendu la lecture de ce fragment de lettre, lui dit : « Cela ressemble à l’oraison de Manassès, roi de Juda. »
Louise répondit très affectueusement, mais avec moins d’effusion. Le silence de Franco sur leur douloureux différend la froissait et, devant une pareille obstination, elle trouvait inutile de commencer.
Ses résolutions de travail et de sacrifice l’émurent profondément ; quand elle lut cette confession de grand coupable, implorant le pardon de Dieu et le sien, elle en sourit et baisa la lettre, avec le sentiment que c’était un acte de soumission, un humble acquiescement aux reproches qui l’avaient d’abord tant irrité. Pauvre Franco ! C’étaient bien là les élans de sa noble et généreuse nature ! Mais dureraient-ils ? Elle répondit tout de suite, et si sa réponse trahissait son émotion, elle trahissait aussi son sourire, dont Franco ne fut pas content. À la fin, il y avait ces phrases : « En lisant tous les reproches que tu t’es faits, j’ai pensé avec remords à ceux que je t’ai faits, une triste nuit, et j’ai senti que tu y pensais aussi en m’écrivant, bien que tu n’en aies pas dit un mot dans cette lettre ni dans aucune des autres. J’ai des remords de ces reproches, mon Franco ; mais des autres choses auxquelles je pense tant dans ma solitude, oh ! comme je voudrais que nous en parlions encore, en bons amis ! »
Le désir de Louise ne fut pas réalisé : sur ce point, Franco ne répondit rien ; même sa lettre suivante fut un peu froide. Aussi Louise ne revint-elle plus sur ce sujet. Une seule fois, en parlant de Marie, elle écrivit : « Si tu voyais comme elle récite le Pater, matin et soir, et comme elle se comporte à la messe le dimanche, tu serais content. »
Il répondit : « Je suis content de ce que tu écris des pratiques religieuses de Marie, et je t’en remercie. »
Louise, comme Franco, écrivait presque chaque jour et expédiait les lettres une fois par semaine. Ismaël allait à la poste de Lugano tous les mardis, portait la lettre de la femme et rapportait celle du mari. En juin, Marie eut la rougeole ; en août, l’oncle Pierre perdit presque subitement la vue de l’œil gauche et en fut, pendant quelque temps, très troublé. Durant ces deux périodes, les lettres d’Oria furent plus fréquentes. En septembre, la correspondance redevint hebdomadaire. J’extrais de la liasse les dernières lettres échangées entre Franco et Louise, à la veille du douloureux événement qui marqua pour eux la fin de septembre.
LOUISE À FRANCO.
« Oria, ce 12 septembre 1855.
« L’honorable sieur Ismaël nous a fait beaucoup attendre ta dernière lettre, car, au lieu de revenir de Lugano à Oria, il est allé à Caprino avec quelques-uns de ses amis dévoués aux Puissances Occidentales, festoyer dans la cantine du Scarselon en l’honneur de la prise de Sébastopol ; il y a bu un coup ; de là, il est retourné à Lugano où un autre verre l’a fait dormir comme un saucisson jusqu’à mercredi matin. Il a aussi oublié de t’expédier la petite boîte de cirage, de sorte qu’il te faudra attendre une semaine ou payer à Turin beaucoup plus cher, si ta provision est finie. J’en suis bien fâchée !
« Si Dina t’a offert d’écrire une chronique théâtrale, tant mieux. Comme cela, tu pourras entendre gratis un peu de musique, bien que je sois aussi de l’opinion de votre Cavalier des Épées, qu’il faudrait ramener la musique italienne au tambour. Quant à l’affaire du Val Intelvi, je loue ta prudence. Elle est peut-être si importante que je ne suis pas tout à fait certaine de t’avoir bien compris. J’ai compris que, pour préparer, en cas de guerre, un mouvement derrière le dos de nos maîtres, il faut quelques personnes sûres qui demeurent en communication ouverte avec Turin, soit directement, soit au moyen du comité de Côme. De toute manière, j’irai moi-même demain à Pellio-d’en-haut, où se trouve un médecin, grand ami de V*** et très sûr. Je causerai avec lui. Ne te tourmente pas pour cette doublure décousue. Il suffit que tu apportes l’habit à Lugano, quand tu y viendras. J’y pourvoirai, et je puis même te promettre de te doubler de soie les manches, grâce à une jupe qui est depuis le siècle dernier dans la maison Ribera, une jupe jaune à fleurs roses que certainement ni Ombrette ni moi ne porterons jamais.
« Ombrette va très bien. Depuis trois jours, comme il fait moins chaud, elle a repris ses couleurs. Ce matin, je lui ai donné sa première leçon de lecture d’après la méthode Lambruschini.
« Tout se transforme et progresse dans notre maison. C’est le sort qui est échu hier à la vieille affiche de la tombola. Je l’ai massacrée pour y découper, à côté de cinq petits carrés pour les voyelles, plusieurs autres carrés plus grands, où j’ai dessiné, tu t’imagines comment ! le so-leil, la lu-ne, le chien, etc. Marie a appris ses voyelles assez vite. Au milieu de la leçon est entré l’oncle Pierre, qui s’est écrié : « Oh ! pauvre moi ! » Puis, en dépit de mes protestations, il s’est beaucoup apitoyé sur Marie. Elle a répondu qu’elle étudiait pour écrire à son papa. « Écrire à papa » est son idée fixe, et je crois que si je la faisais écrire en lui guidant la main, elle perdrait le plus fort stimulant dont je puisse m’aider comme maîtresse de lecture, puisqu’elle sait qu’il faut apprendre à lire avant d’apprendre à écrire. Son affection pour toi se mêle toujours d’un peu d’amour-propre. Elle parle comme si c’était une nécessité, non seulement pour toi, pour elle et pour moi, mais pour tout l’univers, qu’Ombrette Sissi écrive à son papa. Un de ces derniers jours, elle m’a entendue gronder Véronique qui a la mauvaise habitude de jeter l’eau sale de la cuisine sur le caroubier, ce qui l’empêche de prospérer. J’ai rappelé à Véronique, naturellement, que tu tiens à ce caroubier. Marie la surprit, maugréant entre ses dents contre ce pauvre arbre qui fait de l’ombre dans la cuisine, et lui souhaitant de crever. « Tais-toi ! lui ordonna Marie avec une force inexprimable, je te renverrai, si tu ne te tais pas ! » L’autre la rembarra et Marie se mit à pleurer. L’entendant, j’accourus. « Pourquoi pleures-tu ? – Parce que Véronique dit des méchancetés à la plante de papa ! » Si tu avais vu cette petite figure irritée ! Maintenant, elle monte la garde autour du caroubier, elle ne s’en éloigne plus sans une semonce à Véronique et prend un air d’importance, comme si la vie de l’arbre lui était confiée. Tous les matins, quand elle descend au jardin, elle y court et dit : « Es-tu bien, plante ? » Aujourd’hui, elle a versé beaucoup de larmes parce que la bise secouait le caroubier et qu’à son habituelle question, j’ai répondu : « Ne vois-tu pas qu’il n’est pas bien, le caroubier ? Ne vois-tu pas qu’il répond non ? » Plus tard, elle me demanda si le caroubier, quand il mourra, ira au ciel. Je lui répondis que, puisque le caroubier dérange Véronique en faisant de l’ombre dans la cuisine, il ne pouvait aller au ciel. Elle s’est tue, très mortifiée.
« L’oncle Pierre est maintenant tout à fait résigné à la perte de son œil. Il se compare à un autel où l’on dit la messe et où l’officiant a éteint, pendant le dernier évangile, un des deux cierges. Après les repas, lui et Marie ont dans la loggia des conversations sans fin, que n’interrompt plus le cours du Mississipi, désormais oublié. L’oncle lui raconte toutes sortes de vieilles histoires qu’il ne m’a même jamais racontées, et qui l’amusent fort. Je me tiens alors à distance, car je vois qu’il s’ouvre plus volontiers à la petite, seule. Ils s’aiment beaucoup et n’échangent jamais ou presque jamais ni baisers ni caresses, comme si Marie était une grande personne. »
13 septembre.
« Ce matin, j’ai conduit la Leu, sœur de Véronique, qui est chlorotique, chez le médecin de Pellio ; tu comprends ! Nous avons mis deux heures pour la course, d’Osteno. Tu aurais joui avec enthousiasme de la beauté des lieux et du matin. Moi, au contraire, je n’en ai été émue qu’un moment, vers les vieux châtaigniers de Pellio-d’en-haut, d’où l’on découvre en se retournant la vallée au fond de ce grand entonnoir vert. Porlezza et un petit morceau du lac, une petite coupe d’eau vive et verte aussi. Tu te rappelles que nous avons déjeuné là, quand j’étais encore jeune fille, et qu’Esther a deviné quelque chose quand tu m’as parlé de ma mère ?
« J’ai trouvé mon médecin à la fontaine de « Pell sora », au milieu de ses brebis, comme un patriarche. Je lui ai fait examiner la Leu, puis, l’ayant éloignée, nous avons causé. Il ne savait pas que tu es à Turin et, au seul nom de Turin, il me saisit et me serra les mains, comme si la femme d’un homme qui est à Turin était déjà une manière d’héroïne. Il s’imaginait aussi que, puisque je correspondais avec Turin, j’avais le plan de Cavour dans une poche et celui de Napoléon dans l’autre. C’est un bonapartiste si foncé que Vaillance anglaise lui est amère et qu’il dit : « La perfide Albion. » Il se portait d’ailleurs garant de la guerre pour le printemps et il fut mécontent d’apprendre que l’on est un peu dans le doute. Je crains qu’il ne m’ait tout à coup moins admirée. Quant à agir au bon moment, il dit qu’au Val Intelvi, on se fera couper en morceaux quand il faudra. Il n’a pas l’air d’un fanfaron. En parlant d’en venir aux mains avec les Croates, il a rougi comme un as de cœur et vibré comme un chien quêteur à qui l’on montrerait tout à coup un morceau de pain. Bref, si mon rôle n’était pas, quand éclatera la guerre, de délivrer Mme Peppina et de jeter son Carlascia aux poissons, j’irais volontiers me battre aux côtés du docteur de Pellio.
Nous sommes rentrés à trois heures. L’oncle jouait aux tarots avec le curé, Pasotti et M. Jacques. Le curé avait la Gazette de Turin, et l’on a beaucoup parlé de Sébastopol. Naturellement, Pasotti s’est mis en fureur contre les Allemands. Au contraire, M. Jacques était rempli d’attendrissement pour son Papuzza, et le curé lui a proposé de boire une bouteille à la santé de Papuzza. Alors, l’oncle Pierre lui a demandé s’il n’avait pas honte, lui prêtre, de célébrer les bonnes fortunes de Papuzza. « Mais c’était pour boire, » a répondu le curé en marmonnant, et l’oncle s’est mis à lui faire une savante dissertation sur les dialectes lombards. »
14 septembre.
« Je ne crois pas que Pasotti revienne jamais chez nous. Je le regrette pour cette pauvre Barberine, qui ne pourra plus venir non plus, je le crains ; mais je ne me repens pas de ce que j’ai fait.
« Il sait très bien, comme tout le monde, que tu es à Turin depuis quelque temps. Il en a même causé avec le receveur, à ce que m’a dit Maria Pon, qui, étant à la chapelle de Romit, les a entendus parler en descendant du Haut-Albogasio. En venant chez nous, il feignait toujours de l’ignorer, et s’informait de toi avec son habituelle affectation d’empressement et d’amitié. Aujourd’hui, me trouvant seule au jardin, il m’a demandé combien de temps tu serais encore absent, et si tu étais à Milan. Je lui réponds nettement que je m’étonne de sa question. Il pâlit. « Pourquoi ? dit-il. – Parce que vous allez répétant que Franco est dans une autre ville. » Il s’agite, proteste et se confond. « Vous pouvez protester, lui dis-je. C’est bien inutile. Je le sais. Du reste, Franco est très bien là où il est. Vous pouvez le dire à qui vous voudrez ! – Vous m’offensez ! » s’écrie-t-il. Je réponds sans réfléchir : « Si vous voulez ! » Alors, il s’en est allé précipitamment, sans me saluer, noir comme l’as de pique, puisque je suis en veine de belles comparaisons. Je suis sûre qu’il ira ce soir à Cressogno.
« Custant nous a envoyé en présent une magnifique tanche qu’il a prise ce matin, au grand dépit de Bianconi, qui pêche tout le jour, ne prend rien, parce que les tanches se fichent de S.M.I.R.A. et de son Carlascia ! »
15 septembre.
« J’ai raconté à l’oncle l’épisode de Pasotti, et il en a été très mécontent. « Quel avantage auras-tu ? » m’a-t-il dit. Pauvre oncle, il a l’air d’un utilitaire. Au contraire, c’est un philosophe. Au fond, vis-à-vis de mes indignations contre les laides choses si nombreuses dans le monde, son argument capital est que « c’est ainsi ! »
« Aujourd’hui, on a dit la messe paroissiale au Haut-Albogasio. En sortant de l’église avec Marie, j’ai surpris un regard désolé de cette pauvre Mme Pasotti, qui a évidemment l’ordre de m’éviter. En revanche, Esther est descendue avec nous ; puis elle m’a accompagnée à la maison et m’a tenu, entre quatre yeux, un discours auquel je m’attendais depuis quelque temps. Elle commença en me priant de ne pas rire, tout en riant elle-même. Le professeur, paraît-il, a fini par lui faire quelque impression. Je m’en aperçois, bien qu’Esther affirme ne pas pouvoir déchiffrer ses propres sentiments. Je vois tout le chemin qu’il a parcouru dans son cœur. D’abord, te rappelles-tu ? elle l’appelait, en valsoldan, « le vieux, le gros vieux, la citrouille pelée, le grand nez, le barbon ». Quand elle découvrit sa sympathie, un sentiment de gratitude lui fit oublier l’usage de ces sobriquets, sans la réconcilier pourtant ni avec le crâne luisant, ni avec les oreilles en éventail, ni avec le poil roux, ni avec le nez fleuri de son adorateur. Maintenant, des trois premiers défauts, on ne parle plus ; sur ces trois points, l’ami a gagné la bataille et peut les remporter en triomphe. La lutte ne subsiste qu’autour du quatrième. « C’est ce nez ! » me disait Esther ce matin, en éclatant de rire ; et elle cachait son joli visage brillant. Ce nez scandaleux me paraît fatalement prospérer, il rougit et grossit toujours plus.
« Cet homme simple m’a confié, il y a peu de jours, peut-être pour que je le répète à Esther, qu’il n’a jamais bu que de l’eau, même dans sa jeunesse, et que la rougeur et l’enflure de son nez ont pour cause sa maladie d’estomac. J’ai peur que ce nouvel aspect des choses n’améliore pas la situation. Je crois pourtant que notre ami finira par surmonter même ce grand et gros obstacle. Le fait est que la passion du professeur est à son apogée. Il lui a écrit trente pages de confession générale, vidant son cœur pour ainsi dire, et en retournant la doublure : il y aurait de quoi attendrir un Croate. Je le soutiens auprès d’Esther, qui doit se décider dans deux jours et veut me charger de sa réponse. Je m’aperçois d’ailleurs que la littérature du professeur l’impressionne, car elle a grand’peur de faire des fautes d’orthographe. C’est bon signe ! »
18 septembre.
« Je suis restée trois jours sans t’écrire, craignant de n’être pas maîtresse de ma plume, de ne pas savoir contenir ma pensée, ni laisser à mes paroles la mesure que je veux. À présent, je puis le faire et je le fais. Sache pourtant, Franco, que je ne réponds pas de me dominer toujours !
« Le soir du 15, donc, est arrivé chez moi l’agent de ta grand’mère. Comme la rente semestrielle de ton capital échoit le 16, j’ai cru qu’il apportait les cinq cents francs et je lui ai dit, sans autre, que j’allais préparer le reçu. Alors, le noble seigneur Bellini m’apprit que mon reçu ne pouvait lui suffire. « Comment ? répondis-je ; il vous a suffi le 16 mars. – Mais, dit-il, mes ordres ! – Mais Franco n’est pas là – Je le sais. – Qu’êtes-vous donc venu faire ? – Je suis venu vous dire que Franco, pour retirer son argent, doit se présenter à l’agence de Mme la marquise, à Brescia. – Et s’il ne pouvait pas aller à Brescia ? » Ici, M. Bellini fit un geste comme pour dire : « Arrangez-vous ! » Je lui répondis que j’aviserais, lui fis donner du café et lui dis que j’aurais désiré acheter à Mme la marquise la bibliothèque de ton ancien cabinet de travail de Cressogno. Bellini devint tout jaune et partit tout penaud, comme jadis notre vieux chien Pato quand il avait volé.
« Il est certain que Pasotti a mis la main dans cette vilenie.
« Hier, est venu ici le préfet de la Caravina. Il a raconté que, le soir du 14, Pasotti s’est rendu assez tard à Cressogno. Il est arrivé chez ta grand’mère pendant qu’on disait le rosaire, et a dû faire comme les autres. Le préfet en riait ; selon lui, Pasotti va à la messe parce qu’il est employé, mais il n’est pas fort sur le chapitre des prières. Il a ajouté que, quand tout le monde fut parti, Pasotti resta en conférence avec la grand’mère et que Bellini était aussi là. Bellini venait d’arriver de Brescia. Probablement qu’il avait apporté des fonds pour toi.
« Nous avons de quoi vivre jusqu’en octobre, quand arrivera ton argent. Je n’en dis pas plus.
« Le cyclamen que tu trouveras dans la lettre, c’est Marie qui te l’envoie. Dois-je tout te raconter ? Tu peux te représenter dans quel état d’esprit l’enfant me voit. Je déteste aussi entrer en discussion sur ce sujet avec l’oncle. Dans sa vie, il n’a traité de coquins que les fournisseurs des Ponts et Chaussées qui lui offraient de l’argent, et un autre oncle, son opposé, qui, après s’être servi de son neveu pendant des années, ne lui a pas laissé une figue sèche. Il n’a jamais voulu voir d’autres mauvaises gens et, même à présent, n’en veut voir nulle part. Quand je cause avec lui, Marie vient toujours écouter. Je la renvoie, puis, souvent, je ne m’aperçois pas qu’elle est rentrée à pas de velours. Ce matin, elle se met à réciter ses prières. Oh ! Franco, ta fille est bien religieuse dans le sens que tu entends ! La dernière qu’elle récite est le Requiem pour sa pauvre grand’mère Thérèse.
« Maman, dit-elle alors, je veux aussi réciter un Requiem pour ma grand’mère de Cressogno. » Je lui ai répondu par des paroles amères ; j’ai mal fait, si tu veux, j’en conviens. Marie me regarda et dit : « Est-elle vraiment méchante, grand’maman de Cressogno ? – Oui. – Et pourquoi l’oncle dit-il qu’elle n’est pas vraiment méchante ? – Parce que l’oncle est trop bon. – Et toi, donc, tu n’es pas trop bonne ? » Ma chère petite innocente ! je la dévorai de baisers ; je ne pouvais m’en empêcher. À peine eut-elle la liberté de parler qu’elle reprit : « Tu n’iras pas en paradis, tu vois, si tu n’es pas bonne ! » Le paradis est son idée fixe. Mon pauvre Franco, que tu ne l’aies pas avec toi, toi qui serais si content d’elle ! Tu fais un grand sacrifice ! Si cela peut te réconforter, je te dirai que la seule possibilité pour moi d’aimer Dieu, je la trouve en cette enfant, parce qu’en elle, Dieu me devient visible, intelligible.
« Adieu, Franco, je t’embrasse.
« LOUISE.
« P. -S. J’ai renvoyé Véronique pour le 1er octobre. Par économie, d’abord ; puis, parce que je me suis aperçue qu’elle se laisse faire la cour par un douanier. Oh ! j’oubliais encore ! Il y a une demi-heure, Esther est venue me dire qu’elle s’est décidée pour l’affirmative, mais qu’elle désire attendre un jour de plus pour voir le professeur. J’en conclus que le nez est avalé, mais qu’il n’est pas encore digéré. »
FRANCO À LOUISE.
« Turin, le 12 septembre 1855,
« Hier soir, Dina m’a envoyé au théâtre, entendre, mal donné, un opéra vieillot, que je n’aime pas : Marino Faliero. Ajoute la perspective angoissante d’en avoir à faire le compte rendu, et tu comprendras que je n’étais pas à la noce. Un de mes collègues me proposa de me présenter, dans une loge, à deux dames extrêmement élégantes. Je crois que c’était sur le désir de Dina, car il hésita, après avoir jeté un rapide coup d’œil sur mes vêtements, qui ne dévoilaient que trop le triste état de notre bourse. Pense si j’ai été content de pouvoir ainsi me dérober.
Vieux habits fidèles et usés,
Je vous en ai une gratitude infinie !
« Au théâtre, on ne parlait que de Sébastopol. En général, on croit que la paix ne se fera pas, que l’Angleterre ne voudra pas déposer les armes avant d’avoir ôté aux Russes, pour cinquante ans, la démangeaison des conquêtes. En sortant du théâtre, j’entendis le député B…, un tenace adversaire de l’expédition, dire à quelqu’un : « Ils ont trouvé leur tombe. Un petit Napoléon ! Un petit Moscou ! » Je dis à haute voix : « Ils ont pris Vérone ! » B… me regarda avec des yeux fulminants et je le regardai sans baisser les miens. Il haussa les épaules et s’éloigna. Je montai dans ma mansarde et me mis à écrire mon compte rendu sur la marge d’un journal, pour ne pas gâcher du papier.
« J’écris, je trace, je récris, je rature, je n’en suis venu à bout qu’à quatre heures du matin. Ici on me dit que mes périodes ont une forme trop classique, et que j’emploie trop de tournures et de mots toscans. « Hé ! vous, avec votre Giusti ! » m’a dit D… Le malheur est que je ne sais pas écrire un italien piémontais, qui lui plairait peut-être. En attendant, j’y gagne un magnifique et brillant écu de la nouvelle frappe, avec un Victor-Emmanuel si parlant qu’on pourrait s’évanouir d’émotion, comme s’évanouit avant-hier, à l’hôtel de Ligurie, une dame vénitienne, en voyant passer, à la tête d’une colonne d’infanterie, le général Giannotti qu’à cause de ses majestueuses moustaches elle prenait pour le Roi. Je garderai cet écu, je l’emporterai à Lugano, tu le mettras de côté et ce sera la première pierre pour la dot d’Ombrette. Cela te va-t-il ? L’idée m’en est venue, à propos d’un songe que je fis ce matin, à peine endormi, à cette heure où l’âme,
Comme ses visions presque est divine.
« Je rêvais que j’étais dans l’église de Saint-Sébastien d’Oria avec toi et avec Marie, grande, belle, dans une robe d’épouse ; que l’époux était Michel Sténo ; que l’oncle Pierre mettait le surplis et l’étole pour célébrer lui-même le mariage, et que Michel Sténo se levait du prie-Dieu pour venir me dire : « Oui, tout va bien, mais, la dot ? Et la dot ? »
« Marie, ma très douce, il viendra aussi pour toi, le grand jour de la dot ; quand bien même tu aurais alors en réserve beaucoup de pièces d’or sur l’écu d’argent, préfère toujours l’écu ! »
14 septembre.
« Le Valet des bâtons est en danger d’être renvoyé par son patron, à cause de la condition vraiment déplorable de ses vêtements. Mais cet homme n’a point d’ordre ; il n’a pas encore appris duris in rebus à manier une brosse ; enfin, les autres sages ont décidé qu’ils se passeraient de déjeuner pendant une semaine pour le renipper. Vois la bassesse du cœur humain. Le Valet s’est d’abord confondu en remercîments, puis il se disposait à déjeuner, lui, comme si de rien n’était. Nous y avons mis le holà. Ainsi, aujourd’hui, au lieu d’aller aux « Maux d’estomac », nous passâmes une demi-heure sur la route du Pô, dans la direction du Valentino, à voir couler l’eau. L’Udinois avait emporté sa flûte, car, à un déjeuner idéal, où l’on offrait les idées les plus raffinées de viandes et de boissons, la musique ne pouvait manquer. Il avait reçu une lettre de sa famille avec les plus magnifiques propositions de retour au bercail. On lui promet jusqu’à un cheval de selle. Il nous raconta qu’il avait répondu qu’on le verrait bientôt arriver sur un cheval du roi Victor-Emmanuel. Alors le Padouan, très moqueur, lui dit avec flegme : « Viendra-t-elle aussi de la Gascogne, cette rosse ? » L’Udinois, d’abord un peu vexé, nous a ensuite joué un beau morceau de flûte. Chose étrange, aucun de nous n’a senti la faim ! Pourtant, en levant la séance, nous avons décrété que le costume du Valet sera simplifié et qu’il pourra très bien se passer d’un justaucorps, ce qu’on appelle en langage moderne, un gilet.
« Ah ! nous supprimerions aussi le dîner pour pouvoir traverser le Tessin avec le Roi, en avril 1856 ! Nous en parlions, en rentrant en ville, après notre déjeuner idéal. Le Padouan fit observer qu’en avril l’eau est trop froide et qu’il vaudrait mieux attendre juin. Nous disions combien grande serait l’Italie sans les Allemands. Je t’assure que nous étions tous enthousiastes, quoique le ventre vide. Tous, moins le Padouan, comme de juste ; il faut dire, à sa décharge, qu’il pâtit de la faim, ou presque, pour ne pas voir d’Autrichiens, et que, bien qu’il ait près de quarante ans, il se battra mieux qu’un jeune qui mange maintenant un kaiserlick à déjeuner et deux à dîner. Il croit que nous reviendrons chiens et chats. « Par exemple, disait-il, entendons-nous bien ! Les Allemands partis, chacun chez soi et malheur à vous si vous venez m’ennuyer à Padoue ! » Il me semblait entendre l’oncle Pierre, quand on parlait aussi chez nous, à Oria, de la grandeur, de la splendeur future de l’Italie : « Eh, eh ! disait-il, oui, oui ! Le lac sera de lait et de miel et la Galbiga en fromage de Hollande ! Nous verrons, nous verrons ! »
21 septembre.
« Ta lettre a éveillé en moi un tumulte de sentiments qui ne s’écrivent pas.
« Je suis peiné, sans doute, de l’acte de la grand-mère et de la sournoise malveillance de Pasotti, mais je le suis plus encore de ta colère excessive. Quand un fondé de pouvoir se présentera de ma part à Brescia, on ne pourra pas refuser l’argent. Il est vrai que tu es femme, et n’es pas obligée de connaître ces choses. Du reste, je te pardonne bien ta colère, puisque moi-même, au premier abord, je n’ai pas gardé mon sang-froid. Puis, je me suis dit : qu’est-ce qui t’indigne, qu’est-ce qui t’étonne ? Ne connaissais-tu pas ce misérable, et n’en avais-tu pas souffert de pires offenses ?
« Ce qui m’attriste infiniment, c’est que tu n’aies pas su cacher tes sentiments à Marie ; je suis infiniment ému que tu t’en sois repentie, et cela me console infiniment que tu aimes le Seigneur dans notre enfant et que tu me l’écrives. À te dire vrai, chère, je ne devrais pas m’en contenter, car les cieux et la terre nous invitent à aimer Dieu, et il y est visible en toute lumière, intelligible en toute vérité ! Mais enfin, tu commences à entendre sa voix. Dans mes lettres, je n’ai jamais abordé ce sujet, parce que je me sentais trop peu qualifié pour t’en parler dignement, efficacement. Et maintenant, je laisse Dieu te parler par l’enfant, je retourne à mon silence. Sache seulement que j’écoute, que je prie et que j’espère.
« Pourrais-je te dire ce que j’éprouve pour Marie ? Qui pourrait dépeindre cette émotion, cette immense tendresse, ce désir qui me consume de la tenir, un moment au moins, rien qu’un moment, sur mon cœur ? Crois-tu que je puisse attendre jusqu’à la fin de novembre ? Non, non, je fais des comptes rendus, je copierai, je monterai la garde pour d’autres, mais je viendrai à Lugano plus tôt ! Couvre-la de baisers pour moi en attendant, dis-lui que Papa a toujours son Ombrette dans le cœur et qu’il la bénit, demande-lui ce qu’il faut lui apporter qui lui fasse plaisir, puis écris-le-moi, sans trop penser à ma pauvreté.
« Je t’embrasse, ma Louise, avec mon âme.
« FRANCO. »
« LOUISE À FRANCO.
« 24 septembre 1855.
« Enfin ! Depuis que tu es parti, je désirais que tu abordasses ce sujet ! Comment me suis-je expliquée cette certaine nuit, dans ma douloureuse émotion ? Comment m’as-tu comprise dans la tienne ? Depuis plusieurs mois, j’éprouve le besoin d’en causer avec toi et je ne l’ai jamais fait par manque de courage.
« Vois, par exemple. Tu m’as accusée d’orgueil, cette nuit-là. Je te supplie de croire que je ne suis pas orgueilleuse ; je ne puis même comprendre une accusation semblable !
« Si j’entends bien ta lettre, tu me supposes revenue à la foi en Dieu. Mais, t’ai-je jamais dit que je ne croyais pas en Dieu ? Je ne puis t’avoir dit cela, car l’histoire de mes pensées est toute écrite dans mon esprit, et l’épouvantable, l’affreux sentiment de ne plus pouvoir peut-être croire en Dieu m’est venu plus tard, après ton départ : j’en connais le jour et l’heure. J’avais entendu parler à Sainte-Mamette d’un grand dîner que donnait à Brescia ta grand’mère, alors que je ne pouvais absolument pas procurer à notre oncle bien-aimé ce régime de viandes et de vins que le médecin, inquiet pour son œil droit, lui prescrit. J’ai lutté contre ces affreuses ténèbres, Franco, et j’ai vaincu. C’est vrai, la victoire appartient en grande partie à notre Marie. Je veux dire que, s’il y a beaucoup de nuages noirs qui me cachent l’existence d’une justice supérieure, il s’en glisse en moi un rayon par Marie, et ce rayon me fait croire à l’Astre et espérer en Lui. Car, ce serait horrible que l’univers ne fût pas gouverné par la justice !
« Cette nuit donc, tout ce que j’ai pu te dire, c’est que je concevais la religion d’une manière différente de la tienne, que les actes de la foi chrétienne et les prières ne me paraissaient pas essentiels à l’idée religieuse, mais l’amour et l’action pour ceux qui souffrent, oui ! et le mépris et l’action contre ceux qui font souffrir, oui !
« Et tu veux retomber dans ton silence ? Non, tu ne le dois pas ! Tu te sens faible, dis-tu ? Faible, toi, ou ton Credo ? Raisonnons, discutons. Confesse que vous autres croyants vous aimez aussi vos croyances parce qu’elles sont un repos commode pour l’intelligence ? Vous vous y accommodez comme dans un hamac suspendu en l’air au moyen de fils travaillés par les hommes, noués et fixés à divers crochets par les hommes. Vous vous y sentez bien et, si l’on éprouve, si l’on essaie même avec la main un seul de ces fils, vous vous troublez et vous avez peur qu’il ne rompe, car son voisin se rompra d’autant plus facilement, et après celui-là un autre, et tout votre lit fragile roulera du ciel sur la terre, malgré votre effroi et votre douleur. Je connais cet effroi et cette douleur, je sais que l’on paie de ce prix le bonheur de marcher ensuite sur un terrain ferme, et c’est pour cela que je ne me défends pas de discuter avec toi une piété qui peut être fausse. Mais peut-être aussi me trompé-je, et sera-ce toi qui me soulèveras dans ton frêle lit aérien. Marie n’en est pas capable. Si Marie me fait croire en Dieu, je ne veux pas dire qu’elle puisse aussi me faire croire à l’Église. Et tu crois surtout à l’Église, toi ! Donc, cherche à me persuader et je t’écouterai ; et si je ne prie pas, du moins, j’espère, car maintenant, je désire plus que jamais être unie pleinement avec toi. Maintenant, à côté de mon ancienne affection, je sens pour toi une admiration nouvelle, une reconnaissance nouvelle.
« Mon aveu t’offensera-t-il ? Pense que, depuis huit mois, tu dois avoir trouvé une lettre de moi dans ta valise, et que, depuis huit mois, j’attendais ta réponse !
« Le professeur et Esther, désormais fiancés, se voient chez moi. Ceux-là, du moins, sont heureux ! Elle va à l’église, lui n’y va pas ; et ni l’un ni l’autre ne s’en préoccupe pas plus que de la couleur différente de leurs cheveux. Et c’est ce que font neuf cent quatre-vingt-dix-neuf époux sur mille, je crois !
« Je t’embrasse. Écris bien, bien longuement.
« LOUISE. »
Cette lettre ne partit de Lugano que le 26 septembre et n’arriva à Franco que le 27. Le 29, à huit heures du matin, il reçut le télégramme suivant, aussi de Lugano :
« L’enfant gravement malade. Viens tout de suite.
« ONCLE. »
Dans les premières heures de l’après-midi du 27 septembre, Louise rentrait de Porlezza avec des papiers à copier pour le notaire. Elle s’était fait conduire en bateau, puis avait pris, à pied, le sentier qui, comme tous les sentiers de mon petit monde, et de celui d’aujourd’hui comme de celui d’autrefois, ne comportait pas d’autre mode de voyager : le sentier gracieux et perfide, qui cherche mille moyens de ne pas arriver. À Cressogno, elle passa sous la villa Maironi, qu’on ne voit même pas.
« Si je la rencontrais ! » pensa la jeune femme, dont le sang bouillonna. Mais elle ne rencontra personne. Sur la montée de Cressogno au Campo, le soleil ardait. En arrivant dans le frais vallon élevé qu’on appelle le Campo, elle s’assit à l’ombre du colossal châtaignier qui existe encore, le dernier de trois ou quatre vénérables patriarches. Elle contemplait les maisons de son lieu natal, Castello, perchées en cercle sur un haut mamelon de rochers ombragés, et pensait à sa mère, heureuse qu’elle au moins fût en paix, quand elle s’entendit appeler : « Oh ! chère Madame ! » C’était Mme Peppina, qui arrivait aussi de Cressogno, désespérée de n’avoir pu trouver des œufs ni à Sainte-Mamette, ni à Loggio, ni à Cressogno. « Qu’est-ce que va dire Carlascia ? Il m’assommera, ma chère ! » Elle aurait voulu aller encore à Puria, mais elle était à moitié morte de fatigue. « Quel chien de pays ! Quelle route avec ces rochers ! Quand je pense à mon Milan, ma chère ! » Elle s’installa sur l’herbe à côté de Louise, lui fit mille tendresses, et voulut que la jeune femme devinât avec qui elle venait de causer. « Mais avec Mme la marquise ! Mais oui ! Ah ! ma chère ! » Mme Peppina avait beaucoup à dire et n’osait pas ; quoiqu’il l’étranglât à la gorge, elle voulait pourtant se laisser arracher son secret. « Ah ! s’écriait-elle de temps en temps, quelles histoires ! quelles histoires ! » Louise se taisait toujours. Alors l’autre, cédant enfin à sa démangeaison, s’expliqua. Elle était allée emprunter des œufs chez le cuisinier de Mme la marquise, et Mme la marquise, entendant sa voix, avait insisté pour la voir, pour babiller avec elle, qui se sentit alors dans le cœur comme une inspiration du ciel. « Parle-lui de ces pauvres gens ! Peut-être est-ce le bon moment. Parle-lui de Marie, de ce trésor, de ce cher petit ange ! » Ah ! ç’avait été une inspiration du diable, au contraire ! « J’avais donc commencé à parler de Marie, j’allais dire combien elle est jolie, gentille, intelligente, et voilà que cette méchante vieille, avec un visage qui ne présageait rien de bon, m’interrompt : « Laissez donc, madame Bianconi, je sais qu’elle est très mal élevée et qu’elle ne peut être autrement ! » J’essayai alors d’une autre corde, le malheur de M. l’ingénieur, qui a perdu la vue d’un œil. Et la marquise : « Quand on n’est pas honnête, madame Bianconi, le Seigneur vous châtie. » Tout à coup, Mme Peppina, regardant Louise, se repentit de son bavardage et se mit à la câliner, à s’excuser d’avoir parlé, à lui recommander de ne point se troubler. Louise l’assura qu’elle était tranquille, que rien ne la surprenait plus de la part de cette personne. Peppina voulut encore lui donner un baiser et partit, en murmurant à part soi : « Pauvre moi ! » avec le vague soupçon d’avoir, sans œufs, fait une grosse omelette.
Louise se leva, en serrant les poings, les regards tournés vers Cressogno. « Si j’avais un fouet, songea-t-elle, et pouvais l’en cingler ! » L’idée d’une rencontre, son ancienne idée, qui l’avait fait bondir de passion quatre ans auparavant, le soir des funérailles de sa mère, la même qui venait de lui sillonner l’esprit tout à l’heure, en passant par Cressogno, la ressaisit violemment ; elle fit un pas pour redescendre. Mais elle s’arrêta aussitôt et revint lentement en arrière, s’achemina vers Sainte-Mamette, en s’arrêtant parfois pour réfléchir, le front sombre et les lèvres serrées, ourdissant son plan tout en marchant.
À Casarico, elle entra chez le professeur pour lui offrir de venir voir sa fiancée à Oria, le lendemain à deux heures. En prenant congé, elle lui demanda s’il possédait encore le testament Maironi. Le professeur, surpris par cette question inattendue, lui dit que oui, et attendit une explication. Mais Louise partit sans la donner. Il lui tardait d’être à la maison, car elle ne pouvait trop compter pour surveiller Marie ni sur son oncle, ni sur la Cia, et avait peu de confiance en la servante congédiée. Elle trouva Marie sur le perron, seule, et pas de Véronique. Puis elle alla dans sa chambre, et se mit à écrire à Franco.
Elle écrivait depuis cinq minutes quand elle entendit un coup léger à la fenêtre du cabinet voisin. Cette fenêtre donnait sur un petit escalier qui conduisait de l’ancien cimetière à des écuries, et de là, à un chemin de traverse pour le Haut-Albogasio. Louise entra dans le cabinet et reconnut aux barreaux le visage échauffé de Mme Pasotti, qui lui fit signe de se taire et lui demanda si elle avait des visites. Sur sa réponse négative, Mme Barberine jeta deux regards rapides, un en haut, l’autre en bas, descendit l’escalier en courant, et arriva tout essoufflée dans la maison.
La pauvre femme était sur un terrain prohibé, hantée par le spectre de Pasotti furieux. Pasotti était à Lugano. Oh ! Seigneur, il était à Lugano ! Ayant communiqué ce renseignement à Louise, la malheureuse commença à écarquiller les yeux et à faire des contorsions. Pasotti était à Lugano pour leur grand dîner du lendemain ; il achetait les provisions. Comment, Louise ignorait-elle qu’ils donnaient un dîner ? Ne savait-elle donc pas qui était invitée ? Mais la marquise, Mme la marquise Maironi ! Louise tressaillit.
Mme Pasotti se méprit sur l’expression de ses yeux, crut y lire un reproche et éclata en pleurs, les deux mains sur son visage, disant entre ses doigts et en secouant ses deux pauvres boucles noires, qu’elle était dans une rage, oh, mais une rage ! Elle aurait préféré vivre un an de pain et d’eau plutôt que d’inviter à dîner la marquise ! La perspective de ce dîner était, certes, une croix pour elle, à cause de tous les soucis, de la fatigue, des préparatifs, de l’humeur bourrue de Pasotti ; mais sa vraie croix, c’était de faire du chagrin à Louise. Encore, si cette croix-là eût été bonne à offrir au Seigneur ! Mais elle en avait trop de rage ! Le but de sa visite était donc de dire à sa chère Louise combien elle souffrait à cause de ce dîner.
« Pardonnez-moi, Louise, dit elle de sa voix au timbre voilé, qui semblait venir d’une antique épinette fermée. Mais je n’y peux vraiment rien changer, non, rien ! »
Elles étaient assises à côté l’une de l’autre, sur le canapé. Mme Pasotti tira de sa poche un mouchoir, s’en couvrit les yeux d’une main, et de l’autre chercha, sans tourner la tête, celle de Louise. Mais Louise se leva, s’approcha du secrétaire, écrivit sur une feuille de papier :
« À quelle heure attendez-vous la marquise ? Par quel chemin viendra-t-elle ? » Mme Pasotti répondit que le dîner était pour trois heures et demie, que la marquise devait descendre vers trois heures au débarcadère de la Calcinera, Pasotti s’y trouver pour la recevoir avec quatre hommes et la fameuse chaise à porteurs qui avait servi, le siècle passé, à un archevêque de Milan.
Louise écouta avec une extrême attention, en silence. Avant de partir, son amie lui dit qu’elle regrettait de ne pouvoir embrasser ce cher amour de Marie, mais qu’elle craignait une indiscrétion de sa part. Puis la bonne femme, plongeant le bras dans sa poche gauche, en retira un petit bateau de métal, qu’elle pria Louise de donner à sa fille au nom d’une autre vieille barque percée qui ne voulait pas être nommée. Là-dessus, elle s’échappa le long de l’escalier et disparut.
Louise reprit la lettre commencée pour Franco et, après avoir longuement médité, la plume à la main, la reposa sans avoir écrit un mot, prit les papiers du notaire et se mit à copier.
À dîner, elle ne parla pas. Le repas fut triste, d’ailleurs, car la Cia fit la remarque inopportune que la minestra sans fromage ne pouvait plaire à son maître ; son maître se fâcha, lui dit qu’elle n’était qu’une sotte, et que si le potage manquait de fromage, elle, en revanche, manquait de sel.
« Bon ! murmura la Cia, il ne s’en prend jamais qu’à moi. » La question suggérait tant de choses amères et inutiles à dire que personne ne parla plus. Quelques minutes après seulement, Marie s’avisa de prononcer, avec un petit air de sagesse : « Puisque nous n’avons pas d’argent, n’est-ce pas, maman, il n’y a pas besoin de mettre de fromage dans la soupe ? » Sa mère l’embrassa et lui dit de se taire. La fenêtre étant ouverte, on entendit des voix dans la rue, vers les escaliers du Pomodoro, et Louise reconnut la voix de Pasotti, qui certainement revenait de Lugano avec les provisions, et parlait si fort tout exprès pour être entendu de la maison Ribera.
Après le dîner, l’oncle Pierre s’assit dans son fauteuil de la loggia, avec Marie sur ses genoux. Louise sortit seule sur la terrasse. Vis-à-vis du Bisgnago doré par le soleil, la côte de la Valsolda était presque toute dans l’ombre. Dans le lointain, le sanctuaire de la Caravina brillait sur la pointe verte allongée entre les pierres du Tention et les oliviers de Cressogno, hors de l’ombre, dans le lac bleu. Louise regardait là-bas avec une expression de fier contentement. « Ah ! monsieur Pasotti, si votre repas est une vengeance, vous l’avez mal calculée ! » Sa résolution était prise. Le destin la lui offrait enfin, sa rencontre avec cette vieille canaille ! Elle n’eut ni un doute, ni un scrupule. La passion, conçue depuis si longtemps, caressée et couvée, avait accumulé en elle cette force qui, quand elle est mûre, transforme d’un coup la pensée en action, de telle sorte que la responsabilité de l’acte en paraît supprimée, tandis qu’elle n’est, au contraire, que ramenée plus loin au premier consentement à la tentation.
Donc, le lendemain, soit au débarcadère, soit à la Calcinera, soit au cimetière de l’Annonciation, elle affronterait la marquise avec mépris, lui déclarerait la guerre en face, lui conseillerait de se garder, car ils comptaient se servir contre elle de toutes les armes légitimes. Elle agirait de son propre chef, puisque Franco s’y refusait. Si Franco avait promis quelque chose, sa femme n’avait rien promis. Elle rentra dans la loggia, se mit à causer avec l’oncle, à jouer avec Marie, plus gaîment qu’elle ne l’avait fait depuis plusieurs mois. Plus tard, elle écrivit un billet à leur ami, l’avocat V…, le priant de venir la voir le plus tôt possible. Elle voulait qu’il lui dît comment on pourrait utiliser les papiers que possédait Gilardoni. Puis elle reprit sa copie pour le notaire de Porlezza. Marie n’était pas contente de voir toujours écrire sa maman ; pourtant, sa maman lui ayant dit qu’elle écrivait pour mettre du fromage dans la minestra de l’oncle, elle se hâta d’ajouter : « Et dans la mienne aussi, n’est-ce pas, maman ? » À peine fut-elle au lit, comme sa mère retournait à son bureau, il lui vint à l’esprit de demander si sa grand’mère de Cressogno avait du fromage dans sa soupe.
« Elle en a de trop, répondit Louise, c’est pourquoi il faut le lui prendre, pour qu’il ne lui fasse pas mal.
— Oh ! non ! il ne faut pas le lui prendre, à ma pauvre grand’mère !
— Tais-toi, dors. »
Mais l’enfant ne s’endormit pas.
Un instant après, Louise crut l’entendre pleurer. Elle se leva, alla voir. Elle pleurait, en effet, mais tout doucement.
« Qu’as-tu ?
— Mon papa ! sanglota la pauvre petite. Mon papa !
— Il reviendra, chérie, il reviendra bientôt, ton papa. Dors et fais ce beau rêve : que ton papa revient avec le roi Victor-Emmanuel, et que maman et la Cia font un de ces bons risottos que tu aimes tant, et que tu dis : Vive le Roi ! et que le Roi dit : Mais non, vivent, au contraire, Ombrette Sissi et son papa ! Veux-tu faire ce beau rêve, dis ?
— Oui, maman, oui ! »
Le lendemain, le professeur Benjamin arriva à Oria, une heure trop tôt. Depuis l’assentiment d’Esther, il était transfiguré. Il paraissait beaucoup plus jeune. La teinte jaunâtre de sa peau, irradiée par une rose lumière intérieure, avait presque tout à fait disparu, sauf de son crâne, où Louise prétendait qu’un jour ou l’autre on verrait pointer les cheveux. Il ne marchait plus, il ne respirait plus comme avant. Son pas et son souffle étaient toujours inquiets, nerveux, coupés de tressaillements qui répondaient à des éclairs de son imagination, et Dieu sait quelle imagination vagabondait sous ce crâne luisant ! Impossible de dépeindre l’éclat de ses yeux ! Ce n’est qu’en regardant Esther qu’ils s’éteignaient un peu, se voilaient d’une tendresse pieuse, comme si le professeur avait eu peur de réduire en cendres la bien-aimée, en dardant sur elle, sans précautions, tout le feu de son âme. Mais Esther n’aimait pas qu’on la regardât ainsi ; et Louise, la conseillère du professeur, eut le courage de lui dire qu’il ne fallait pas regarder sa fiancée en plissant les paupières, comme un chien affectueux.
Le pauvre homme promit qu’il ne le ferait plus, et recommença. Louise était toujours son ange tutélaire, l’oracle qu’il interrogeait pour savoir comment il devait se comporter dans ses entretiens avec sa fiancée. Dans son humilité, il se croyait simplement estimé. Jamais il n’aurait osé prétendre qu’Esther l’aimât d’amour. Aussi craignait-il toujours de se tromper avec elle, de l’offenser. Un certain doute le tourmentait beaucoup : pouvait-il risquer un baiser ? À peine ce doute lui fut-il venu qu’il l’avait soumis à Louise, et Louise, la sagesse incarnée, lui avait répondu : « Non. C’est encore trop tôt. Le premier baiser ne doit venir ni trop tôt ni trop tard. » La possibilité du « trop tard » parut terrible et insupportable au professeur, qui, dans ses conciliabules avec l’oracle, après l’avoir consulté sur cent autres détails, revenait régulièrement à la question fatidique : « Et ce baiser ? »
Louise, portée par son caractère à voir le ridicule même chez les personnes qu’elle aimait, s’amusait de lui, tout en redoutant un peu de la part d’Esther une répugnance physique qui, en éclatant avec violence, aurait tout compromis. Elle s’aperçut, par bonheur, que le professeur semblait tous les jours moins laid à sa fiancée plus éprise. De sorte que, en le voyant arriver de si bonne heure, sachant que plus tard elle devrait le laisser seul avec la jeune fille pour aller rencontrer la marquise, il lui vint tout à coup à l’esprit que ce pouvait être le jour du baiser. Mais le professeur se présenta avec un long visage. Il apportait des nouvelles fâcheuses. Le bruit courait à Sainte-Mamette qu’on avait arrêté et emmené à Côme le médecin de Pellio, découvert chez lui des lettres et des papiers compromettants pour d’autres personnes, parmi lesquelles on nommait don Franco Maironi.
« Je ne crains rien pour Franco, dit Louise. Mais, écoutez, professeur, nous mettrons encore sur le compte de l’empereur d’Autriche le médecin de Pellio, qui est gros et pèse un bon poids. Ne pensons pas à ces tristesses un jour comme aujourd’hui, car c’est le jour de votre baiser…
— Ah, oui ? fit le professeur, tout rouge et palpitant. C’est bien vrai, ma petite madame Louise, c’est bien vrai ? »
Louise lui expliqua que c’était sérieux. Esther viendrait, comme elle l’avait dit, à deux heures ; après une demi-heure, elle les laisserait seuls. L’oncle était toujours dans la loggia, mais il ne fallait pas le déranger. Ils pourraient rester au salon.
« Et alors, faites le coup avec grâce, dit-elle. Mais avant, je veux obtenir de vous une promesse.
— Quelle promesse ?
— Il me faut les fameux papiers.
— Quand vous voudrez.
— Prenez garde que c’est moi qui vous les demande, et non pas Franco.
— Oui, oui, tout ce que vous faites est bien fait. Je vous les apporterai demain.
— Bien. »
Louise causait, son bas entre les mains, tricotant toujours, avec un air de sereine tranquillité qui ne cachait pas tout à fait sa surexcitation intérieure : cette surexcitation, née le jour précédent, accrue par l’insomnie, et qui augmentait à mesure qu’approchait le moment du départ. Dans le ton plaisant de sa voix vibrait même une corde insolite. Dans ses cheveux, toujours si correctement coiffés, il y avait comme une ombre de désordre, comme si un léger souffle lui avait effleuré le front. Le professeur ne s’aperçut de rien, et alla dans la loggia prendre conseil de l’ingénieur pour une darse où tenir un bateau, qu’il comptait faire construire à l’entrée de son jardin ; Marie, qui était aussi dans la loggia, prit beaucoup d’intérêt à ce futur bateau de M. Ladroni. Elle lui raconta qu’elle en possédait un, elle aussi, courut le chercher pour le faire voir, et le professeur, en riant, la pria de l’accompagner à Lugano avec son bateau.
« Tu es trop grand, toi, dit-elle. C’est ma poupée que je promènerai dans mon bateau !
— Allons donc, fit l’oncle. Ce bateau-là n’est bon qu’à aller au fond.
— Non.
— Si. »
Ombrette s’impatienta et courut dans sa chambre essayer son bateau dans la cuvette ; mais il n’y avait pas d’eau dans la cuvette et la petite revint au salon, tout doucement, son bateau dans les bras. Elle ne retourna plus auprès de son oncle.
Esther arriva à une heure trois quarts, en disant qu’elle avait entendu le tonnerre et s’était hâtée. Le tonnerre ? Louise courut aussitôt sur la terrasse pour inspecter le ciel. Elle n’y vit pas de graves menaces. Au-dessus du pic de Cressogno et de la Galbiga, le ciel était serein, jusqu’aux montagnes du lac de Côme. De l’autre côté, au-dessus de Carona, il s’assombrissait à la vérité un peu. Si la marquise allait ne pas venir à cause du temps ! Elle prit les vieilles petites jumelles qui se trouvaient toujours dans la loggia. On ne voyait rien. C’est vrai qu’il était encore trop tôt. Pour arriver à la Calcinera, à trois heures, dans sa pesante gondole, la marquise devait partir vers deux heures et demie. Louise rentra au salon pour rejoindre Esther, le professeur et Marie. Elle aurait préféré que Marie restât dans la loggia avec son oncle, mais Mlle Ombrette, quand on recevait des visites, s’accrochait toujours à sa mère, restait là, tout yeux, tout oreilles. Louise se promit qu’au moment de partir elle la renverrait, car les fiancés se tenaient déjà à l’écart et causaient presque à voix basse.
À deux heures, Louise sortit de nouveau, regarda avec ses jumelles si, par hasard, la gondole était visible au promontoire du Tention ; la marquise pourrait bien devancer l’heure, par crainte de la pluie. Rien. Vers le couchant, le ciel n’était pas plus sombre. Mais, entre le mont Bisgnago et le mont Caprino, au-dessus de la légère échancrure qu’on appelle la Zocca d’i Ment, il était voilé à partir du Val Intelvi et un nuage d’un azur sombre s’y dessinait, ferme et sinistre, comme un sourcil froncé sur un œil aveugle. Il semblait avoir vu la troupe de ses fiers compagnons se rassemblant sur le lac à la hauteur de Carona et vouloir être de la partie. Louise commença à se sentir inquiète et à craindre que la marquise ne vint pas. Elle descendit au jardin pour regarder le Boglia. Le Boglia ne portait que de légers nuages blancs. Elle rentra au salon et trouva sa fille plantée devant le professeur et Esther qui riaient, très rouges l’un et l’autre. « Es-tu malade ? avait demandé la petite à Esther. – Non, pourquoi ? – Parce que je vois qu’il te tâte le pouls. » Les choses marchaient donc à souhait. Louise éloigna l’enfant en lui défendant de s’approcher de nouveau. Un instant après passa l’oncle Pierre, qui lui dit qu’il montait écrire une lettre et avertit Louise de prendre garde aux fenêtres de la loggia, car un orage se préparait. « Adieu, mademoiselle Ombrette, dit-il. – Adieu, monsieur Sissi ! » riposta l’enfant, malicieuse. Il s’en alla en riant.
Louise, qui avait peine maintenant à se tenir en place, sortit pour la troisième fois sur la terrasse, regarda avec ses jumelles. Son cœur bondit en distinguant la gondole au Tention.
Il était deux heures et quart.
Deux passants s’étant rencontrés au bas de l’escalier qui longeait la maison de l’ingénieur, s’arrêtèrent pour causer. L’un d’eux disait : « Je viens de voir M. Pasotti avec la chaise à porteurs. Tous les gamins courent derrière. »
Le ciel s’était couvert, cependant, jusque sur le pic de Cressogno et sur la Galbiga. Seuls, les monts du lac de Côme retenaient encore un peu de soleil. Les menaces du furieux vent d’orage que, dans la Valsolda, on appelle la caronasca, devenaient plus sérieuses. Sur Carona, la couleur des nuages se confondait de plus en plus avec celle des montagnes. Le gros nuage de la Zocca d’i Ment avait passé au bleu saphir foncé, et le Boglia lui-même commençait à froncer les sourcils. Le lac était immobile, de plomb.
Louise décida de partir quand la gondole serait arrivée en face de Sainte-Mamette. Elle revint au salon. Marie lui avait obéi en partie : elle n’avait pas bougé de sa place, mais, voyant que le professeur tenait à Esther un long discours animé, elle lui avait demandé :
« Est-ce que tu lui racontes une histoire ? »
En ce moment, Louise entra.
« Oui, chérie, fit Esther en riant, il me raconte une histoire.
— À moi aussi ! »
Un sourd éclat de tonnerre. « Va, Marie chérie, dit Esther, va dans ta chambre prier le bon Dieu qu’il ne fasse pas un vilain orage, une vilaine grêle !
— Oh ! oui ! je vais prier le bon Dieu ! »
La petite s’en alla, son bateau sous le bras, dans la chambre à coucher, droite et sérieuse comme si, en ce moment, le salut de la Valsolda eût dépendu d’elle. La prière, pour Marie, était toujours une chose solennelle, un contact avec le mystère, qui lui faisait prendre un air grave et attentif, comme à certains récits d’enchantements et de magie. Elle monta sur une chaise, dit les quelques oraisons qu’elle savait, puis, imitant les gestes qu’elle voyait faire à l’église aux femmes dévotes du pays, elle se mit à remuer les lèvres comme elles, à dire une prière sans paroles. Qui l’aurait vue alors, connaissant le terrible secret de l’heure imminente, aurait pensé que l’ange de l’enfant, à cet instant suprême, était à côté d’elle, et lui conseillait de prier pour autre chose que les vignobles et les olivettes de la Valsolda, pour cette autre chose, plus proche d’elle, qu’il ne disait pas, qu’elle ne savait pas, et qu’elle ne pouvait exprimer en paroles ; qui l’aurait vue aurait pensé que dans le murmure inarticulé de ses lèvres se trouvait un sens profond, tendre et tragique, le docile abandon d’une âme douce aux conseils de son ange gardien, au vouloir mystérieux de Dieu.
À deux heures et demie, les affreux nuages de Carona envoyèrent un retentissant coup de tonnerre auquel s’empressèrent de répondre les autres nuages du Boglia et de la Zocca d’i Ment. Louise courut sur la terrasse. La gondole, proche de Sainte-Mamette, arrivait droit à la Calcinera. On distinguait sans peine les bateliers faisant force de rames. Comme Louise posait ses jumelles, un premier coup de vent balaya la loggia, ébranlant portes, fenêtres et volets. Dans la peur de s’être trop attardée, Louise traversa vivement le salon, saisit son parapluie, sortit sans avertir personne ni fermer la porte de la maison, et prit la route du Bas-Albogasio. Peu après le cimetière, à l’endroit appelé Mainé, elle rencontra Ismaël.
« Où va madame Louise, par ce temps ? »
Louise répondit qu’elle allait à Albogasio, et passa son chemin. Cent pas plus loin, elle se rappela qu’elle n’avait pas avisé Véronique de son départ, qu’elle ne lui avait pas dit de fermer les fenêtres de la chambre à coucher ni de veiller sur Marie. Elle pensa à lui envoyer Ismaël, mais il avait disparu au tournant du cimetière. Un pressentiment la poussa alors à retourner en arrière : déjà, il n’était plus temps. Le tonnerre grondait, continu ; des gouttes larges et rares frappaient dru le maïs ; des coups de vent s’engouffraient à intervalles sous les mûriers, précurseurs des tourbillons de la caronasca. Louise ouvrit son parapluie et hâta le pas.
Le plus fort de l’averse la surprit dans les sombres ruelles d’Albogasio. Elle ne pensa pas à s’abriter sous une porte, elle alla de l’avant, intrépide. Elle rencontra une bande de gamins qui se sauvaient à cause de la pluie, après avoir vainement attendu dans le cimetière de l’Annonciation le passage de la marquise en chaise à porteurs. Dans le bref trajet entre la maison communale d’Albogasio et l’église, le vent lui retourna son parapluie. Elle se mit à courir, atteignit, derrière l’église, la partie du cimetière qui donne sur la baie de la Calcinera. Là, protégée par l’église contre les rafales, elle redressa de son mieux son parapluie et s’arrêta devant le parapet. L’église de l’Annonciation est située sur un rocher qui, vêtu de ronces et de capucines, descend de la base du Boglia sur le lac et forme à l’occident la petite calangue de la Calcinera. De la hauteur où elle se trouvait, Louise aurait pu suivre le chemin parcouru par la gondole depuis les eaux de Cressogno jusqu’au débarcadère ; mais une pluie diluvienne lui cachait présentement toute la vue.
Pourtant, si la marquise ne retournait pas à Cressogno, elle devait, sur quelque point qu’elle abordât, passer par là, parce que c’est de là que partent les gradins de la Calcinera, seul chemin pour monter du lac au Haut-Albogasio.
En quelques minutes, la violence de l’orage diminua, les sombres fantômes des montagnes commencèrent à se dessiner dans la vapeur blanche. Louise regarda en bas, vers le débarcadère. Elle ne vit ni gondole, ni chaise sur la rive ; elle ne vit rien. Cela la troubla. Il se pouvait que la gondole fût retournée à Cressogno. Cependant la brume s’éclaircit ; Cadate apparut, et, à l’entrée de la darse du Palais, blanche dans la buée grise, la poupe de la gondole. La marquise s’était réfugiée au Palais, ainsi que Pasotti, sa chaise et ses porteurs. L’orage ayant pour ainsi dire cessé, la chaise à porteurs ne pouvait pas tarder à arriver.
Elle tarda pourtant dix longues minutes. Louise tenait les yeux fixés sur le sentier qui tourne de Cadate au sein de la Calcinera. Il n’y avait en elle aucun mouvement de pensée. Toute son âme regardait et attendait ; rien de plus. Des gens passèrent à gauche, montant de la Calcinera ou venant d’Albogasio ; chaque fois, elle se dissimula en abaissant son parapluie, pour n’être pas reconnue ou du moins pour éviter les saluts et les conversations. Enfin, un groupe humain apparut au contour. Louise distingua la chaise ; derrière la chaise, Pasotti et don Joseph, puis, les derniers, les deux bateliers de la marquise. Elle ne bougea pas encore ; elle suivit des yeux le convoi, qui avançait très lentement, et ferma son parapluie, car il ne pleuvait presque plus. Cinq ou six gamins d’Albogasio se montrèrent de nouveau. Elle leur dit brusquement de filer. Ils hésitaient à obéir quand une nouvelle rafale de pluie, sans vent ni tonnerre, les dispersa. La chaise atteignait alors le pied de l’escalier. Louise s’avança.
Elle se tenait droite, le regard froid. Absorbée dans une unique pensée, elle oubliait la pluie diluvienne qui lui cinglait la tête et les épaules, l’entourait d’un voile trouble et crépitant. Peut-être cette fureur des éléments autour de la sienne propre lui plaisait-elle ? Elle descendait très lente, avec son parapluie fermé, dont elle serrait fortement le manche, comme la poignée d’une arme. Cet escalier est un peu tortueux : il faut descendre quelques degrés avant d’en apercevoir le bas. Arrivée au coude, elle découvrit la chaise arrêtée. Les deux bateliers prenaient la place des deux porteurs. Louise continua jusqu’à l’endroit où s’étalent au-dessus des marches les branches d’un grand noyer. Là, elle s’arrêta, au moment même où les porteurs de la marquise commençaient à monter. Tout allait bien. Pasotti et don Joseph, montant derrière la chaise avec leurs parapluies ouverts, ne pouvaient la voir. Les porteurs, lorsqu’ils arriveraient à elle, devraient faire halte, se ranger pour lui céder le pas.
Comme ils approchaient, elle reconnut dans les deux premiers un frère d’Ismaël et un cousin de Véronique. À quatre pas, elle leur fit signe, d’un geste impérieux, de s’arrêter. Ils obéirent aussitôt, posant, leur fardeau à terre, et les deux derniers en firent autant, sans savoir pourquoi. Pasotti leva son parapluie, vit Louise, esquissa un geste de surprise, fronça les sourcils, saisit don Joseph, le tira de son côté pour la laisser passer, ne soupçonnant pas que la rencontre fût préméditée.
Mais Louise ne bougea pas. « Vous ne croyiez pas me rencontrer, monsieur Pasotti ? » dit-elle à haute voix. La marquise mit la tête à la portière, puis la retira en disant avec une vigueur nouvelle dans sa voix molle :
« Marchez ! »
En ce moment, du haut du cimetière, partirent des appels aigus, désespérés : « Madame Louise ! Madame Louise ! » Louise n’entendit pas. Pasotti, furieux, venait de crier aux porteurs :
« Marchez ! » et les porteurs reprenaient les supports.
« Marchez si vous voulez, dit-elle, résolue à se mettre à côté de la chaise. Je n’ai que deux mots à dire. »
Si Pasotti et la vieille marquise avaient prévu des larmes et des supplications, ils durent s’attendre à bien autre chose, devant le fier visage et la voix vibrante de la jeune femme.
« Deux mots, à présent ? » fit Pasotti, en s’avançant, presque menaçant.
« Madame Louise, madame Louise ! » criait-on de plus près avec un accent de désespoir ; et, avec les cris, s’approchait une rumeur de pas précipités. Mais Louise ne parut rien entendre.
« Oui, à présent, répondit-elle à Pasotti avec hauteur. J’ai la bonté de prévenir cette dame…
— Madame Louise ! »
Elle dut pourtant s’interrompre, se retourner. Deux, trois, quatre femmes tombèrent sur elle, égarées, échevelées, sanglotantes : « Rentrez chez vous tout de suite ; rentrez chez vous tout de suite ! » Les visages, les pleurs, les voix l’arrachèrent d’un coup à sa folie et à son dessein.
Elle avança au milieu du groupe en s’écriant : « Qu’y a-t-il ? » Et les femmes ne savaient que répéter, les yeux hors de la tête : « Rentrez chez vous, rentrez chez vous !
— Mais qu’y a-t-il, nigaudes ?
— Votre mignonne, votre mignonne ! »
Elle cria, comme folle : « Marie ? Marie ? Quoi ? Quoi ? » Elle entendit, parmi les sanglots, nommer le lac, poussa un cri, et, se frayant passage comme une bête, s’élança dans l’escalier. Les femmes restèrent en arrière ; mais dans le cimetière, malgré la pluie, il y en avait d’autres, qui criaient et pleuraient.
Louise se sentit défaillir ; elle tomba sur le dernier degré.
Les femmes coururent à elle, dix mains la saisirent, la soulevèrent. Elle hurla : « Dieu ! Est-elle morte ? » Quelqu’un répondit : « Non, non. – Le médecin ? dit-elle, haletante. Le médecin ? »
Plusieurs voix répondirent qu’on l’avait appelé.
Elle parut retrouver toute son énergie, reprit son élan et sa course. Huit ou dix personnes se précipitèrent derrière elle. Deux seulement purent la suivre. Elle volait. Devant le cimetière, elle rencontra Ismaël et un autre homme, leur cria, à peine les eut-elle vus :
« Est-elle vivante ? » Le compagnon d’Ismaël retourna sur ses pas en courant pour annoncer que la mère arrivait. Ismaël pleurait, il ne sut que répondre : « Jésus-Marie, madame Louise ! » et fit le geste de la retenir. Louise le repoussa frénétiquement, le dépassa, tandis qu’il la suivait, perdant la tête, courant toujours : « Ce n’est peut-être rien ; ce n’est peut-être rien ! » Et la pluie diluvienne, continue, égale, semblait le démentir en pleurant.
Arrivée hors d’haleine à Oria, Louise eut encore la force de crier : « Marie, ma petite Marie ! » La fenêtre de l’alcôve était ouverte. Elle entendit la Cia qui pleurait et Esther qui la grondait. Quelques personnes, parmi lesquelles le professeur Gilardoni, sortirent à sa rencontre. Le professeur avait les mains jointes et pleurait en silence, pâle comme un mort. Les autres balbutiaient : « Courage ! Nous espérons ! » Elle allait tomber, épuisée. D’un bras, le professeur lui entoura la taille, la souleva dans l’escalier qui était plein de gens ainsi que le corridor, jusqu’au premier étage.
Louise passa, presque portée, au milieu de voix éplorées qui disaient : « Courage, courage ! Qui sait ? » Sur le seuil de la chambre à coucher, elle se détacha du bras du professeur, entra seule.
On avait dû allumer la lampe, car il faisait sombre dans l’alcôve, à cause de la pluie. La pauvre douce Ombrette reposait nue sur le lit, les yeux demi ouverts et la bouche aussi demi-ouverte. Le visage était légèrement rosé, les lèvres noirâtres, le corps d’une lividité cadavérique. Le docteur, aidé par Esther, essayait la respiration artificielle, ramenant alternativement les petits bras sur la tête et le long des flancs, exerçant des pressions sur l’abdomen.
« Docteur ? docteur ? sanglota Louise.
— Nous faisons notre possible », répondit le docteur, gravement. Elle se précipita, le visage baissé, sur les petits pieds glacés de son enfant, les couvrit de baisers forcenés. Alors Esther fut prise d’un tremblement. « Allons, fit le docteur, du courage !
— À moi ! » s’écria Louise. Le docteur la retint d’un geste et fit signe à Esther de s’arrêter. Il se pencha sur Marie, mit la bouche à ses lèvres, respira plusieurs fois fortement, se releva. « Mais elle est rose, elle est rose ! » murmura Louise, haletante. Le docteur soupira en silence, alluma une bougie, l’approcha des lèvres de Marie.
Trois ou quatre femmes, qui priaient à genoux, se relevèrent, s’approchèrent du lit, palpitantes, retenant leur haleine. La porte du salon était ouverte ; d’autres visages apparaissaient au fond, silencieux, attentifs. Louise, agenouillée à côté du lit, tenait ses yeux fixés sur la flamme. Une voix murmura :
« Elle vacille. »
Esther, debout derrière Louise, secoua la tête. Le docteur éteignit la bougie. « De la laine chaude », dit-il. Louise se précipita hors de la chambre et le médecin reprit les mouvements des bras. Puis, quand Louise revint avec de la laine chauffée, lui d’un côté, elle de l’autre, ils se mirent à frictionner fortement la poitrine et le ventre de la petite. Bientôt, voyant la pâleur, le visage défait de Louise, le médecin fit signe à une jeune fille de prendre sa place. « Laissez faire, dit-il, comme Louise protestait ; je suis las, moi aussi. Ce n’est plus possible. » Louise secoua la tête sans parler, continuant son œuvre avec une énergie convulsive. Le docteur haussa silencieusement les épaules et les sourcils, céda sa propre place et ordonna à Esther de faire chauffer d’autre laine pour en couvrir les jambes de l’enfant. Esther partit, s’en occupa elle-même, car Véronique, depuis le malheur, était introuvable. Dans le corridor et l’escalier, des voisins discutaient l’accident, le comment, le pourquoi. Quand Esther passa, tous l’interrogèrent : « Eh bien ? » Esther fit un geste désolé et disparut sans répondre. Les discussions reprirent à demi-voix.
On ne savait pas combien de temps l’enfant était restée dans l’eau. Pendant la furie de l’orage, un nommé Toni Gall se trouvait dans les écuries, derrière la maison Ribera. Il lui vint à l’esprit que le bateau de M. l’ingénieur, mal attaché, pouvait se briser contre les murs de la darse. Il descendit en courant, vit ouverte la porte de la darse et entra. Le bateau dansait effroyablement, inondé par l’écume des vagues qui se brisaient contre les murs ; il dansait, il se démenait dans ses chaînes, la poupe presque contre le mur. Toni Gall descendit l’escalier, qui conduit de la route à la darse, pour raccourcir la chaîne du bateau. Entre les derniers degrés de l’escalier et le bateau, à l’endroit où l’eau a soixante ou soixante-dix mètres de profondeur, il vit flotter le petit corps de Marie, le dos surnageant et la tête sous l’eau. En la retirant, il découvrit dans le fond un petit bateau de métal. Il emporta l’enfant, en criant de sa terrible voix qui fit accourir tout le pays et, par bonheur aussi, le médecin, qui se trouvait à Oria, et aida Esther à déshabiller la pauvre petite qui ne donnait plus signe de vie.
Avec qui était-elle avant de descendre à la darse ? Pas avec Véronique, qu’on avait vue entrer avec son douanier dans le dépôt des vases, avant la sortie de Louise. Pas non plus avec Esther et le professeur : Esther l’avait envoyée prier dans la chambre à coucher, et ne l’avait plus revue. La Cia était au travail, l’ingénieur écrivait quand ils entendirent le cri terrible de Toni Gall. Marie devait être descendue à la darse pour mettre à l’eau son petit bateau ; et par malheur, elle avait trouvé ouverte la porte de la maison, puis celle de la darse. Toni Gall était d’avis qu’elle avait passé plusieurs minutes sous l’eau, parce que son corps surnageait à quelque distance du jouet submergé.
Il décrivait pour la centième fois son affreuse découverte, dans le salon où étaient réunis la Cia, l’ingénieur, le professeur et des gens du village. Tous sanglotaient, sauf l’oncle Pierre. Assis sur le canapé où se tenaient précédemment Gilardoni et Esther, il paraissait pétrifié. Il ne versait pas une larme, ne disait pas un mot. Le bavardage de Toni Gall l’importunait évidemment, mais il se taisait. Sa noble physionomie était plutôt grave et solennelle que troublée. On aurait dit qu’il voyait devant lui l’ombre de l’antique Destin. Il ne demandait même pas de nouvelles : on comprenait qu’il n’avait plus d’espoir. Et on comprenait que sa douleur était bien différente de cette nervosité prolixe et passagère qui agitait son entourage. C’était la douleur muette, réservée, de l’homme fort et sage.
Par la porte ouverte de l’alcôve, passaient des interrogations ou des ordres. Pourtant, personne ne put dire, pendant une heure et demie, avoir entendu la voix de Louise. Parfois, une exclamation frémissante, presque joyeuse, semblait indiquer que quelqu’un, près du lit, notait un mouvement, un souffle, une chaleur de vie. Alors, tous ceux qui étaient dehors accouraient. Dans ces moments-là, l’oncle Pierre tournait la tête du côté de l’alcôve, et ses traits s’animaient un peu. Mais chaque fois, les gens revenaient lentement, dans un silence découragé. Cinq heures avaient sonné. Le temps restait pluvieux, la lumière manquait. À cinq heures et demie, on entendit enfin la voix de Louise. Ce fut un cri aigu, indescriptible, qui glaça le sang dans les veines des assistants. La voix du docteur répondit avec un accent de protestation. On sut plus tard que le docteur avait fait un geste, comme pour dire : « Tout est inutile ; j’y renonce ! » et qu’au cri de la mère, il avait recommencé.
Puis, dans la lamentation monotone que la pluie fine et serrée mettait à toutes les fenêtres ouvertes, le silence de la maison parut devenir sépulcral. Le salon, le corridor s’obscurcissaient ; la faible lumière de la bougie qui sortait de l’alcôve, dans cette ombre, s’accentuait. Les gens, l’un après l’autre, se retirèrent silencieusement, sur la pointe des pieds. On entendit ensuite sur le pavé de la rue un bruit de gros souliers, de pas sans voix. La Cia s’approcha doucement de son maître, lui demanda à l’oreille s’il ne voulait pas prendre quelque chose. Il la fit taire, d’un geste brusque.
Après sept heures, tous les étrangers à la famille étaient partis, sauf Toni Gall, Ismaël, le professeur, Esther et trois ou quatre femmes qui restaient dans la chambre. De longs gémissements assourdis, qui n’avaient presque rien d’humain, sortirent de l’alcôve. Le docteur entra au salon. On n’y voyait pas. Il se jeta contre une chaise et dit à haute voix :
« Monsieur l’ingénieur est-il ici ? – Oui, monsieur », répondit Toni Gall, qui alla chercher une lampe. L’ingénieur ne parla ni ne remua.
Toni Gall revint bien vite avec la lumière, et le docteur Aliprandi, que j’ai le plaisir de signaler ici comme un franc galant homme, un esprit cultivé et un noble cœur, s’approcha du canapé où était assis l’oncle Pierre.
« Monsieur l’ingénieur, dit-il, les larmes aux yeux, il faut que vous fassiez quelque chose.
— Moi ? répondit l’oncle Pierre, en levant le visage.
— Oui. Essayez au moins de l’emmener. Il faut venir lui dire un mot. Vous êtes un père pour elle. À présent, c’est l’heure du père.
— Laissez mon maître tranquille, bougonna la Cia. Il ne vaut rien pour ces choses-là. Il souffre et rien de plus. »
On entendait maintenant, à côté, des gémissements, une voix tendre et des baisers.
L’ingénieur enfonça ses poings dans le canapé et resta un moment la tête baissée. Puis il se dressa, non sans effort, et dit au médecin :
« Faut-il que j’aille seul ?
— Désirez-vous que je vous accompagne ?
— Oui.
— C’est bien. D’ailleurs, c’est inutile. Je ne voudrais pas la forcer, mais tenter de l’éloigner. »
Le docteur renvoya les femmes qui étaient restées dans l’alcôve, puis se tourna, du seuil, vers l’ingénieur à qui il fit signe d’entrer.
« Donna Louise, dit-il doucement, voici votre oncle, votre cher oncle, qui vient vous supplier. »
Le vieillard entra, chancelant, mais le visage calme. Il fit deux pas dans la chambre, s’arrêta. Louise était assise sur son lit avec son enfant morte dans les bras ; elle l’étreignait, lui baisait le visage et le cou, gémissait, pressait sur les petites lèvres de longues plaintes :
« Oui, oui, oui, disait-elle, avec un tendre sourire dans la voix. C’est ton oncle, chérie, c’est ton oncle qui vient chercher son trésor, son Ombrette, son Ombrette Sissi, qui l’aime tant. Oui, oui, oui !
— Louise, dit l’oncle Pierre, calme-toi. On a fait tout ce qu’on pouvait faire ; à présent, viens avec moi, ne reste pas ici, viens avec moi.
— Mon oncle, mon oncle, fit Louise, avec une voix lourde de tendresse, sans le regarder, en serrant le petit cadavre sur son sein et le berçant ; viens, toi, viens ici, viens vers ta Marie ! Viens vers nous, toi, qui es notre oncle, notre bon oncle ! Non, chérie, il ne nous abandonnera pas, notre cher oncle. »
L’oncle frissonna, la douleur le vainquit, lui arracha un sanglot : « Laisse-la en paix », dit-il d’une voix étouffée. Elle ne parut pas entendre et reprit : « Eh bien ! allons, chérie, allons, nous, vers notre oncle. N’est-ce pas que nous irons, Marie ? Oui, allons, allons ! » Elle se laissa glisser du lit à terre, s’approcha de son oncle, en pressant contre sa poitrine, du bras gauche, sa douce morte, et passa l’autre bras au cou du vieillard, en murmurant : « Un baiser, un baiser, un baiser pour ton Ombrette, un seul baiser ! »
L’oncle Pierre s’inclina, baisa le petit visage déjà tristement défiguré, le baigna de deux grosses larmes. « Regarde, mon oncle, dit-elle. Docteur, apportez la lumière. Allons, ne soyez pas méchant, docteur ! Regarde ce trésor, mon oncle ! Docteur ! »
Le docteur Aliprandi répugnait à obéir ; mais cette douleur folle avait quelque chose de sacré qui lui en imposa. Il se rendit, prit la bougie et l’approcha du petit cadavre qui, avec ses yeux ouverts et ses pupilles dilatées, faisait une pitié immense ; qui avait été Marie, l’Ombrette gentille, la douceur du vieillard, le rire et l’amour de la maison.
« Regarde, mon oncle, cette petite poitrine, comme nous l’avons maltraitée, pauvre trésor, comme nous lui avons fait du mal en la frottant ! C’est ta maman, tu sais. Marie, ta vilaine maman et ce méchant docteur qui t’ont fait tout ce mal.
— Assez ! dit le docteur, résolument, en reposant le bougeoir sur le bureau. Parlez à votre enfant, si vous voulez, mais pas à celle-ci, parlez à celle qui est au Paradis ! »
L’impression fut terrible. Toute tendresse disparut du visage de Louise. Elle recula vivement, en pressant son enfant sur son sein. « Non, cria-t-elle, non ! Pas au Paradis ! Elle est à moi ! à moi ! Dieu est mauvais. Non ! Je ne la lui donne pas ! »
Elle recula jusqu’au fond de l’alcôve, entre le grand lit et le berceau, et recommença ses longs gémissements qui n’avaient rien d’humain. M. Aliprandi fit sortir l’ingénieur tout tremblant. « Cela passera, lui dit-il ; il faut prendre patience. C’est moi qui vais rester. » Au salon, Ismaël tira le professeur à part.
« A-t-on averti don Franco ? » demanda-t-il. On en parla à l’oncle, qui décida d’envoyer un télégramme de Lugano, le lendemain matin, car ce jour-là, c’était trop tard. Ce fut Esther qui le rédigea au nom de l’oncle. La pauvre Mme Pasotti, qui était accourue tandis que son mari raccompagnait la marquise à Cressogno, sanglotait, désespérée d’avoir donné ce bateau à Marie, et voulait entrer chez Louise ; mais le docteur, en entendant pleurer si fort, sortit pour recommander le calme, le silence. Mme Pasotti alla pleurer dans la loggia. Avec elle étaient arrivés le curé don Brazzova, et le préfet de la Caravina, qui avaient dîné chez le contrôleur. Plus tard, vint aussi le curé de Castello, Introïni, pleurant comme un enfant. Il insista pour voir Louise, malgré les ordres du médecin, et s’agenouilla en larmes au milieu de la chambre, supplia la mère de donner son enfant au Seigneur :
« Écoutez-moi, ajouta-t-il, écoutez-moi, madame Louise ; et si vous ne voulez pas la donner au Seigneur, donnez-la au moins à sa grand’mère Thérèse, votre mère, qui en aura grand soin, là-haut, en Paradis ! »
Louise se laissa attendrir, non par ses paroles, mais par ses larmes, et répondit avec douceur : « Vous comprenez que je n’y crois pas, moi, à votre Paradis ! Mon Paradis est ici ! »
Le docteur Aliprandi fit un geste de prière et le curé sortit en sanglotant.
Le médecin partit d’Oria vers les minuit, avec le professeur. Toute la maison se taisait ; de l’alcôve même, aucune voix ne sortait plus. Aliprandi avait passé les deux dernières heures au salon, avec le professeur et Esther, sans plus entendre un cri, ni un gémissement, ni un mouvement quelconque. Deux fois il alla regarder. Louise était assise sur le bord du lit, les coudes sur les genoux et le visage dans ses mains, contemplant le petit lit qu’Aliprandi ne pouvait voir. Cette immobilité nouvelle déplaisait presque plus au médecin que la surexcitation du premier moment. Comme Esther voulait rester toute la nuit, il lui recommanda d’essayer de secouer discrètement son amie, de la faire pleurer et parler.
Deux autres femmes du pays et Ismaël, qui devait partir à cinq heures pour Lugano, restaient à veiller avec Esther. L’oncle Pierre s’était couché.
Aliprandi et le professeur s’arrêtèrent devant le cimetière, pour regarder la fenêtre éclairée de l’alcôve et pour écouter. Ils se taisaient. « Mauvais lac, » fit le docteur, en prenant le bras de son compagnon pour se remettre en chemin. Sans doute, en parlant ainsi, il pensait à la douce petite créature que le lac avait tuée ; mais peut-être se disait-il aussi que d’autres malheurs se préparaient, que l’œuvre sinistre des eaux perfides n’était pas encore accomplie ; et il avait une immense pitié du père, du pauvre père qui ne savait encore rien.
Franco, dès qu’il eut reçu le télégramme, courut au bureau de l’Opinion, rue della Rocca. Dina, voyant son trouble, lui dit : « Oh ! vous savez déjà ! » Franco sentit son sang se glacer, mais Dina, quand il apprit ce qui se passait, fit un geste de stupeur. Il ignorait la maladie de l’enfant. En revanche il avait été informé, par les soins du Président du Conseil, que la police autrichienne avait fait des perquisitions et des arrestations à Val Intelvi, et que, dans les papiers d’un médecin, on avait trouvé le nom de don Franco Maironi, avec des indications très compromettantes. Dina ajouta que, dans un moment aussi terrible pour un père, il osait à peine lui dire que le comte de Cavour s’intéressait à lui. Lui-même, Dina, avait parlé de don Franco, et le comte avait marqué quelque déplaisir qu’un gentilhomme lombard, porteur d’un si beau nom, se trouvât à Turin, dans d’obscures et dures conditions. Dina croyait qu’il avait l’intention de lui offrir une place au ministère des affaires étrangères. Sans doute, Franco ne pouvait hésiter à partir ; mais, sa fille guérie, il reviendrait le plus tôt possible. En attendant, il devait s’arrêter à Lugano, n’est-ce pas ? pour prendre des nouvelles, et, à moins que cela ne fût absolument nécessaire, il ne se risquerait pas à entrer en Lombardie ?… Avec cette affaire de Val Intelvi, ce serait une imprudence énorme. Franco ne répondit rien et son directeur, en le congédiant, insista encore : « Soyez prudent ; ne vous laissez pas prendre. » Mais il n’obtint aucune promesse.
Depuis le moment où il avait reçu le télégramme, Franco s’était promené dans Turin comme en rêve, sans entendre l’écho de ses propres pas, se dirigeant machinalement où il fallait qu’il allât, où le portait une faculté inférieure et servile de son âme, ce mélange de raison et d’instinct qui sait nous guider dans le labyrinthe d’une ville, tandis que notre esprit, fixé sur un problème ou sur une passion, ne s’inquiète de rien. Il vendit sa montre et sa chaîne pour cent trente-cinq francs à un horloger de Doragrossa, acheta une poupée pour Marie, passa au café Alfieri et au café Fiorio, laissa un mot pour ses amis, et, comme il devait prendre le train de onze heures et demie pour Novare, fut à la gare à onze heures. À onze et quart, le Padouan et l’Udinois l’y rejoignirent. Ils essayèrent de l’encourager par toutes sortes d’heureuses suppositions et de vains raisonnements, mais il ne leur répondit pas un mot. Il attendait avec une immense avidité le moment de partir, d’être seul, de courir dans la direction d’Oria, car, quel que fût le péril, il était bien décidé à aller à Oria. Il monta dans un compartiment de troisième classe et, quand la locomotive siffla, quand le train s’ébranla, il poussa un grand soupir de soulagement, n’eut plus de pensées que pour sa fille. Mais il y avait trop de gens grossiers et bruyants autour de lui. À Chivasso, ne pouvant supporter leur verbiage, leurs éclats de rire, il passa dans un compartiment vide de deuxième classe, où il se mit à parler seul, en regardant le siège d’en face :
« Dieu, pourquoi ne rien dire de plus, dans ce télégramme ! Oh ! Seigneur, un seul mot ! Le nom de la maladie, au moins ! »
Un nom horrible lui traversa l’esprit : le croup. Il tendit les bras en avant, contre le fantôme, dans un étirement convulsif, aspirant l’air de toute sa force et le renvoyant dans une expiration, qui sembla vider sa poitrine d’âme et de vie. Il devait s’agir d’un mal subit, sans quoi Louise aurait écrit ! Un autre éclair dans son esprit : congestion cérébrale. Lui-même, enfant, avait failli mourir d’une congestion cérébrale. Seigneur, Seigneur, cette fois, il avait deviné juste ! Il fut pris de sanglots nerveux, sans larmes. Marie, trésor, amour, joie ! Ce devait être cela, oui ! Il la vit haletante, le visage enflammé, veillée par le docteur et par sa mère, s’imagina, en une minute, de longues, longues heures à son chevet, de longues angoisses, l’espoir naissant, le premier murmure de sa douce voix :
« Mon papa ! »
Il se dressa, joignit et tordit ses mains dans un muet effort de prière. Puis il retomba assis, épuisé, tourna ses yeux sans regards vers la campagne fuyante, sentant comme un lien entre les grandes Alpes voilées, immobiles vers le nord, et la pensée dominante, immobile, assoupie dans son âme. De temps en temps, le fracas du train l’arrachait à sa torpeur, en lui suggérant l’idée d’une course éperdue, en forçant son cœur à courir, à battre aussi vite. Puis il fermait les yeux pour mieux voir son arrivée à la maison. Tout à coup, des images lui montaient du cœur aux paupières, si mobiles qu’il ne pouvait les arrêter plus d’un instant. C’était Louise qui courait au-devant de lui vers l’escalier, c’était l’oncle qui l’embrassait à l’entrée du salon, c’était le docteur Aliprandi qui lui ouvrait la porte de l’alcôve en lui disant : « Bien, bien », c’était, dans la chambre obscure, un remuement d’ombres silencieuses, c’était Marie qui le regardait de ses yeux où luisait la fièvre.
À Verceil, comme il lui semblait être déjà à cent lieues de Turin, le sentiment de la réalité le reprit. Quand il serait à Lugano, comment, par quel chemin irait-il à Oria ? Ouvertement, par le lac, en se laissant voir de la Douane ? Et si on lui refusait le passage, parce qu’il n’avait pas fait viser son passeport, ou si, pis encore, il était appréhendé pour cette affaire du médecin de Pellio ? Mieux valait prendre par la montagne. On pourrait venir l’arrêter après, mais, avec la connaissance des lieux qu’il gardait de ses parties de chasse d’avant 1848, il était presque sûr de gagner sa maison. Ce travail fatigant de faire et de défaire des plans lui tint ainsi l’esprit occupé jusqu’au delà d’Arona, sur le bateau du lac Majeur. Il comptait arriver à Lugano au milieu de la nuit. S’il rencontrait là quelqu’un pour l’attendre ! S’il ne rencontrait personne, peut-être saurait-on quelque chose à la pharmacie Fontana, où vont beaucoup de Valsoldans. Si Dieu voulait qu’on lui apportât à Lugano des nouvelles rassurantes qui lui permissent de remettre au lendemain toute décision au sujet d’Oria ! Il prit donc le parti de ne plus faire de projets jusqu’à Lugano, et pria Dieu avec ferveur de lui envoyer les bonnes nouvelles qu’il espérait. Le ciel était couvert, le lac légèrement embrumé, les montagnes avaient déjà une triste teinte automnale, les cloches de Meina sonnaient ; sur le bateau, il n’y avait presque personne, et la prière de Franco mourut dans son cœur sous une tristesse pesante, ses yeux s’égarèrent à la suite d’un vol blanc de mouettes qui se dirigeaient vers les eaux de Laveno, vers le pays caché où était son âme.
Il atteignit Magadino après sept heures, gravit le mont Ceneri à pied, par le sentier de la Cantoniera, prit une voiture à Bironico et arriva à Lugano après minuit. Il descendit sur la place, devant le café Terreni. Le café était fermé, la place déserte, obscure ; tout se taisait, même le lac, dont on entrevoyait la lente palpitation dans l’ombre. Franco s’attarda un moment sur la rive, dans l’espoir que quelqu’un serait venu l’attendre et déboucherait soudain de quelque part. Il ne pouvait voir la Valsolda, cachée derrière le mont Brè ; mais c’était la même eau qui reflétait Oria, qui dormait dans la darse de sa maison. Son cœur se desserra un peu dans un sentiment de paix ; il lui sembla être de retour parmi des choses familières. Dans le silence de toute voix humaine, les grandes montagnes sombres lui parlaient, surtout le mont Caprino et la Zocca d’i Ment, qui regardaient Oria. Elles lui parlaient doucement, lui suggéraient de bons pressentiments. Dix-neuf heures avaient passé depuis le moment du télégramme : le mal pouvait être vaincu.
Personne n’apparaissant, il s’approcha de la pharmacie Fontana et tira la sonnette. Il connaissait depuis longtemps l’excellent, le cordial Charles Fontana, disparu, lui aussi, avec le petit monde d’autrefois. M. Charles vint à la fenêtre, et s’étonna beaucoup de voir Franco. Il n’avait aucune nouvelle de la Valsolda ; deux jours auparavant, il était allé à Tesserete, en était revenu depuis peu d’heures, ne savait rien. Son assistant, M. Benedetto, était parti, lui aussi, depuis quelques heures, pour Bellinzona. Franco remercia, et se dirigea vers la villa Ciani, résolu à partir sans retard pour Oria.
Il pouvait choisir entre deux chemins : ou bien monter de Pregassona le versant suisse du Boglia, traverser le Pian Biscagno et le grand bois de hêtres, en sortir sur la crête du versant lombard, au hêtre de la Madonnina, tomber au Haut-Albogasio et à Oria ; ou bien prendre la route communale de Gandria, le long du lac, puis le mauvais sentier dangereux qui, de Gandria, dernier village suisse, coupe la côte très raide, passe la frontière à une centaine de mètres au-dessus du lac, conduit à la ferme d’Origa, descend aux précipices de Val Marghera et remonte à la ferme de Rooch, où il reprend le sentier pavé qui passe sous le Niscioree et conduit à Oria. Le premier chemin était beaucoup plus long et fatigant, mais plus sûr pour éluder à la frontière la surveillance des gardiens. En quittant la pharmacie Fontana, Franco décida de suivre celui-ci. Mais, quand il fut à Cassarago, où se séparent la route de Pregassona et celle de Gandria, quand il vit la pointe de Castagnola si proche et pensa que, de Castagnola, on va à Gandria en moins d’une demi-heure, et que, de Gandria, on peut arriver à Oria en une heure et demie, l’idée de monter le Boglia et de marcher sept ou huit heures lui devint intolérable. Il prit donc résolument la route de Castagnola et de Gandria. Le ciel était tout couvert de pesants nuages. Sous les grands châtaigniers du sentier de Castagnola, on ne savait où mettre le pied. Ce fut pire encore après Castagnola, dans le labyrinthe des petites ruelles de Gandria ; mais que serait-il arrivé dans le grand bois du Boglia si Franco avait pris l’autre route ? Il en fut de même à Castagnola, et pire encore dans le labyrinthe des ruelles de Gandria. Après y avoir erré un moment, Franco rejoignit enfin le sentier limitrophe et s’arrêta pour se reposer. Sur le point de s’engager, au milieu d’épaisses ténèbres, dans les périls d’un chemin difficile, de s’exposer à une rencontre avec les gardes autrichiens, avant de faire cet autre pas terrible qui l’amènerait dans sa maison, de poser la première question, d’entendre la première réponse, il éleva son âme à Dieu, s’imposa d’être fort et calme.
Il se remit en chemin. Il lui fallait maintenant toute son attention pour ne pas s’égarer ou tomber dans le précipice. Les champs de Gandria ne sont pas longs ; après, viennent d’épais fourrés, suspendus au-dessus du lac, des éboulis, masqués par des broussailles, qui courent droit en bas. Dans ces passages obscurs, Franco était obligé d’étendre les bras dans le vide, accrochant une branche, puis une autre, d’enfoncer sa tête dans des feuilles qui avaient au moins l’odeur de la Valsolda, de se traîner de plante en plante, de tâter le sol avec ses pieds, non sans l’effroi de le sentir manquer, de chercher les traces du sentier. Son bagage, quelque léger qu’il fût, l’embarrassait. Et le froissement des branches sur son passage le troublait également, car il craignait qu’on ne l’entendît de loin, sur les montagnes ou sur le lac, dans le silence religieux de la nuit. Alors, il s’arrêtait et épiait. Il n’entendait que le murmure lointain de la cascade de Rescia, de longs hululements de hiboux dans les bois au delà du lac, et, parfois, au-dessous de lui, sur l’eau, un coup sec, de Dieu sait quoi. Il ne lui fallut pas moins d’une heure pour arriver à la lisière. Là, entre la vallée du Confin et Val Marghera, le bois ayant été récemment coupé, la pente rocheuse était nue, ce qui augmentait le danger de rouler et d’être découvert. Il traversa cette partie très prudemment, s’arrêtant souvent, marchant à quatre pattes. Avant d’arriver à Oria, il entendit, tout en bas, un bruit léger de rames. Il savait que le bateau de la douane passait quelquefois de nuit sur les rives de Val Marghera. C’était la garde, sans aucun doute. Sous les châtaigniers d’Origa, il respira. Là, il était à l’abri et marchait dans l’herbe, sans bruit. Il descendit le versant occidental de Val Marghera, et remonta de l’autre côté sans accident. En approchant de Rooch, son cœur battait à grands coups. Rooch est comme un avant-poste d’Oria. C’est là que s’ouvrait le sentier qu’il avait tant de fois gravi avec Louise, dans les tièdes après-midi d’hiver, pour cueillir des violettes et des feuilles de laurier, en devisant de l’avenir. Il se rappela que, la dernière fois, ils avaient eu une petite discussion au sujet de l’époux le plus désirable pour Marie, sur les qualités qu’il devrait avoir. Franco aurait préféré un agriculteur, et Louise un ingénieur mécanicien.
Rooch est une fromagerie, élevée au-dessus de quelques petits champs échelonnés sur la montagne, qui mettent une tache claire au milieu du bois. Une chambre à l’étage, l’étable au-dessous, une petite cour devant l’étable, une citerne dans la cour, c’est tout. La cour donne sur la ruelle pavée qui passe deux ou trois mètres plus bas. Du sommet du précipice de Val Marghera à Rooch, il n’y a que quelques mètres. Arrivé au faîte, Franco s’aperçut qu’on parlait à voix basse dans la maison.
Il s’étendit promptement sur l’herbe, hors du sentier, le long d’un groupe de châtaigniers. Il n’entendit plus de voix, mais un rapide pas d’homme, et resta immobile, retenant son souffle. L’homme s’arrêta presque à côté de lui, attendit un peu, puis s’en retourna lentement en disant, à haute voix, avec un accent étranger : « Je ne vois rien. C’était sans doute quelque renard ! »
Les douaniers ! Il y eut un long silence pendant lequel Franco n’osa pas bouger. Les douaniers recommencèrent à causer, et il se décida à reculer sans bruit, pour retomber dans Val Marghera et tourner la fromagerie, par le haut. Il ôta doucement ses souliers. Il allait se lever, quand trois ou quatre douaniers sortirent de la maison, et s’approchèrent de lui, en causant. L’un d’eux dit : « Personne ne reste ici ? » Un autre répondit : « C’est inutile. »
Ils passèrent à côté de lui, l’un après l’autre, sans le voir. Ils n’avaient pas de soupçons, car ils s’entretenaient de choses indifférentes. L’un disait qu’on peut rester sous l’eau dix minutes sans se noyer ; un camarade soutenait qu’après cinq minutes, on était mort. Le dernier ne dit rien, mais, à peine passé, il s’arrêta ; Franco frissonna en le voyant frotter une allumette. Il alluma sa pipe, en tira deux ou trois bouffées de fumée, puis demanda à ses compagnons, assez haut, car ils s’étaient déjà éloignés, descendant sur Val Marghera :
« Quel âge avait-elle ? »
L’un d’eux répondit, à haute voix aussi :
« Trois ans et un mois. »
Alors le retardataire tira deux autres bouffées de sa pipe et se remit en route. Franco, qui restait étendu à plat ventre, en entendant ces mots : « trois ans et un mois », l’âge de Marie, se dressa sur ses bras, froissant l’herbe convulsivement. L’écho des pas se perdait déjà dans Val Marghera.
« Dieu, Dieu, Dieu ! » dit-il. Il se releva sur ses genoux, répéta lentement en lui-même, comme stupéfié, le terrible mot « AVAIT ». Il se tordit les mains, gémit encore une fois : « Dieu, Dieu, Dieu ! »
De ce qu’il fit ensuite, il ne garda presque plus conscience. Il continua sur Oria, avec la vague sensation d’être devenu sourd, et un grand tremblement dans le bras qui portait la poupée. Il arriva à la Madone de Romit, traversa le hameau, et, au lieu de descendre par les degrés du Pomodoro, continua directement par le sentier qui rejoint le chemin de traverse du Haut-Albogasio, descendit ce même escalier qu’avait pris Mme Pasotti, la veille de la catastrophe. Il vit, sur la façade de l’église, une faible clarté qui sortait de la chambre à coucher, ne s’arrêta pas sous la fenêtre lumineuse, n’appela pas, entra sous le portique et poussa la porte.
Elle était ouverte.
De la fraîcheur de la nuit, il passa dans un air pesant, dans une étrange odeur de vinaigre et d’encens. Il se traîna avec effort dans l’escalier. Devant lui, sur le carré, au milieu de l’escalier, une lumière tombait d’en haut. Il vit que cette lumière sortait de la chambre à coucher. Il monta encore, mit le pied dans le corridor. La porte de la chambre était grande ouverte ; de nombreuses lumières devaient y brûler. Il sentit, à travers l’odeur de l’encens, l’odeur des fleurs, fut pris d’un tremblement violent, ne put plus avancer. Du côté de la cuisine, on entendait dormir quelqu’un. Du côté de l’alcôve, on n’entendait rien. Tout à coup, la voix de Louise s’éleva, tendre, paisible : « Veux-tu que je vienne aussi, demain, où tu vas, Marie ? La veux-tu, ta maman, dans la terre avec toi ?
— Louise, Louise », sanglota Franco.
Ils se trouvèrent dans les bras l’un de l’autre, sur le seuil de leur chambre nuptiale qui gardait, vive encore, la mémoire de leurs amours et de leur doux enfant mort.
« Viens, cher, viens », dit-elle ; et elle le tira à l’intérieur.
Au milieu de la chambre, entre quatre cierges allumés, dans une bière découverte, sous un amoncellement de fleurs coupées et languissantes comme elle, gisait la pauvre Marie. C’étaient des roses, des vanilles, des jasmins, des bégonias, des géraniums, des verveines, des rameaux fleuris d’olea fragrans, d’autres rameaux non fleuris, également sombres, également luisants, les rameaux du caroubier qui lui fut si cher, parce que son papa l’aimait. Des fleurs et des feuilles étaient aussi éparses sur le visage.
Franco s’agenouilla en sanglotant : « Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu ! » tandis que Louise prenait deux petites roses, les posait dans une des mains de Marie, et puis la baisait au front.
« Tu peux l’embrasser sur les cheveux, dit-elle. Sur le visage, le docteur ne veut pas.
— Mais toi ?
— Oh moi ! C’est autre chose ! »
Il posa cependant ses lèvres sur les lèvres glacées qui apparaissaient entre des feuilles de caroubier et des fleurs de géranium. Il les y posa légèrement, comme pour un tendre adieu sans désespoir à la dépouille vide et tombée de sa chère enfant, partie pour une autre demeure.
« Marie, Marie, murmurait-il à travers ses sanglots, qu’est-il donc arrivé ? »
Il n’avait jamais supposé que les premières paroles des douaniers sur les noyés eussent une relation quelconque avec celles qui suivirent.
« Ne le sais-tu pas ? » demanda sa femme, sans surprise, tranquillement. Elle savait dans quels termes on avait télégraphié à Franco, mais croyait qu’Ismaël, qui devait l’attendre à Lugano, l’avait rencontré et averti, et ignorait que le facteur, la poste de Ceneri étant arrivée sans personne, était allé se coucher.
« Pauvre Franco ! dit-elle en le baisant sur les cheveux, presque maternelle. Elle n’a pas même été malade ! »
Il se releva, s’écria, atterré : « Comment, elle n’a pas été malade ! »
La personne que Franco avait entendue dormir, la Leu, entra en ce moment pour faire des fumigations ; elle vit Franco, resta abasourdie. « Va, lui dit Louise, pose le feu là, dehors, mets-y ce que tu voudras, puis va dormir dans la cuisine, ma pauvre Leu ! » La servante obéit.
« Elle n’a pas été malade ? répéta Franco.
— Viens, lui répondit sa femme, je te raconterai tout. »
Elle le fit asseoir sur la dormeuse, au pied du lit matrimonial. Il la voulait à côté de lui. Elle lui fit signe que non, de ne pas insister, de ne pas parler, d’attendre, et, s’asseyant à terre, à côté de sa fille, elle commença son récit douloureux d’une voix neutre, égale, presque indifférente au drame qu’elle évoquait, d’une voix semblable à celle de la sourde Barberine, qui paraissait venir d’un monde lointain. Elle remonta à sa rencontre avec Mme Peppina à Campo, et avoua, toujours de sa même voix calme, toutes ses pensées, tous les sentiments qui l’avaient portée à braver la marquise, raconta les faits jusqu’au moment où elle fut convaincue que Marie était morte. Quand elle eut fini, elle s’agenouilla pour embrasser l’enfant et murmura : « Ton papa s’imagine maintenant que c’est moi qui t’ai tuée, mais ce n’est pas vrai, n’est-ce pas, que ce n’est pas vrai ? »
Il se leva, tout vibrant d’une émotion sans nom, se pencha sur elle ; de ses mains résolues et aimantes il la souleva de terre, sans qu’elle résistât ni s’abandonnât, la ramena sur la dormeuse, lui entoura les épaules d’un bras, la serra contre lui, lui parla dans les cheveux, qu’il baignait des larmes brûlantes qui, de temps en temps, éclataient dans sa voix : « Ma pauvre Louise, non, ce n’est pas toi qui l’as tué ! Comment veux-tu que je pense une chose pareille ? Oh ! non, chérie, non ! Au contraire, je te remercie de tout ce que tu as fait pour elle depuis qu’elle est au monde. Moi, qui n’ai rien fait, je te bénis pour tout ce que tu as fait. Ne parle plus, ne parle plus ainsi ! Notre Marie… » Un violent sanglot lui coupa la parole, mais aussitôt l’homme, tendant sa volonté, se vainquit ; il continua :
« Ne sais-tu pas ce que dit en ce moment notre Marie ? Elle dit : « Maman, papa, à présent vous êtes seuls, chacun de vous n’a plus que l’autre, soyez plus unis que jamais, donnez-moi à Dieu pour qu’il me rende à vous, pour que je sois votre ange et vous conduise un jour à Lui, et que nous soyons ensemble pour toujours. » L’entends-tu, Louise, parler ainsi ? »
Elle frémissait dans ses bras, secouée de sursauts violents, la tête baissée, résistant à Franco qui voulait la lui relever. Enfin, elle lui prit en silence une main qu’elle baisa. Lui, de nouveau, l’embrassa dans les cheveux. Puis il murmura : « Réponds-moi. »
« Tu es bon, répondit Louise d’une voix faible et découragée, tu as pitié de moi, mais tu ne penses pas ce que tu dis. Tu dois penser que c’est moi qui suis la cause de sa mort, que, si j’avais suivi tes sentiments, tes idées, je ne serais pas sortie de la maison, et que si je n’étais pas sortie de la maison, rien ne serait arrivé. Marie vivrait encore.
— Laisse donc cela ! Tu aurais pu croire que Marie était dans notre chambre ou avec Véronique, tu aurais pu rester au salon avec les fiancés, et le malheur serait également arrivé. Ne pense plus à cela, Louise ! Écoute plutôt ce que dit Marie !
— Pauvre Franco ! Mon pauvre chéri ! » dit Louise, avec une amertume lourde de sous-entendus effrayants. Franco se tut, tout tremblant, ne pouvant s’imaginer ce qu’elle pensait et craignant pourtant de le lui entendre dire. Ils dénouèrent lentement leur étreinte, Louise la première. Elle reprit la main de son mari, voulut de nouveau l’approcher de ses lèvres. Franco attira tendrement la sienne, et fit une nouvelle tentative :
« Pourquoi ne veux-tu pas me répondre ?
— Je te ferais trop de mal, » dit-elle à demi-voix.
Il eut le sentiment d’une ruine irréparable dans l’âme de sa femme, et n’insista plus. Il ne retira pas sa main, mais il sentit la force lui manquer, l’obscurité et le froid l’envahir, comme si Marie, invoquée en vain, fût morte une seconde fois. L’angoisse, la fatigue, la chaleur, les odeurs mélangées de la chambre l’incommodaient, au point qu’il dut sortir pour ne pas se trouver mal.
Il alla dans la loggia. Les fenêtres y étaient ouvertes ; l’air pur et frais le ranima. Dans l’obscurité, il pleura sa fille, sans contrainte, sans même cette contrainte qui vient de la lumière. Il s’agenouilla devant une fenêtre, croisa les bras sur sa poitrine, pleura, le visage tourné vers le ciel, des larmes coupées de paroles, paroles incohérentes de douleur et de toi ardente, appelant Dieu à son aide, Dieu qui l’avait frappé. Et il supplia Dieu, à travers un flot de larmes, de lui permettre de pleurer, bien qu’il sût pourquoi l’enfant était morte ! N’avait-il pas prié le Seigneur d’écarter d’elle le péril de perdre la foi auprès de sa mère ? Ah ! ce soir, ce dernier soir où Marie lui avait dit : « Papa, un baiser », et tant d’autres tendresses, et ne voulait pas laisser sa main, comme il avait prié ! La terreur, la joie, un spasme le saisirent à ce souvenir. « Seigneur, Seigneur, dit-il, tu te taisais et tu m’écoutais ; tu m’as exaucé selon tes voies mystérieuses, tu as pris mon trésor avec toi, elle est en sûreté, elle est heureuse, elle m’attend ; tu nous réuniras ! » Les pleurs convulsifs dans lesquels moururent ces paroles furent sans amertume. Mais, un peu plus tard, en pensant de nouveau à ce dernier soir, il lui fut très amer d’être parti sans dire adieu à Marie, de l’avoir trompée. « Marie, ma fille, supplia-t-il en pleurant, pardonne-moi ! » Dieu, qu’il lui semblait impossible que tout cela fût vrai ! Il lui semblait devoir la retrouver, en allant dans l’alcôve, dormant dans son petit lit, la tête renversée sur l’épaule et ses petites mains ouvertes, abandonnées sur le drap, la paume au-dessus ! Elle était bien là, mais !… Il ne pouvait s’arrêter de pleurer.
La Leu entra avec une lumière et lui apporta du café. Madame l’avait envoyée. Il eut un mouvement de tendre gratitude envers sa femme. Dieu, pauvre Louise, quelle noire infortune que la sienne ! Et quelles terribles apparences d’un châtiment dans ce coup qui la frappait en un tel moment ! Elle avait bien compris la pensée de son mari et qu’il l’avait niée par pitié. Ces terribles apparences de châtiment ne porteraient-elles donc aucun fruit ? Sa femme se séparait de Dieu plus que jamais, qui sait jusqu’à quel point ? Pauvre, pauvre Louise ! Ce n’était pas pour Marie qu’il fallait prier. Marie n’en avait nul besoin. Il fallait prier pour Louise, prier nuit et jour, espérer dans les prières de leur chère petite âme, enclose en Dieu.
Il causa avec la servante, assez calme, se fit raconter par elle tout ce qu’elle avait vu, tout ce qu’elle avait appris du malheur. « C’était le Seigneur qui la voulait, votre mignonne, finit par dire la Leu. Il fallait la voir à l’église, avec ses petites mains jointes, sa jolie petite figure sérieuse ! Elle ressemblait déjà à un ange. » Puis elle demanda à Franco s’il désirait garder la lampe. Non, il préférait l’obscurité. Et les funérailles, à quelle heure auraient-elles lieu ? La Leu croyait que ce serait pour huit heures. La Leu, quand elle commençait à causer, ne se laissait pas facilement arrêter ; peut-être aussi avait-elle peur de rester seule dans sa cuisine ? « Et son papa ! dit-elle encore, avant de se retirer. Son cher papa ! Il y a peut-être huit jours que je suis venue ici apporter des châtaignes à Madame, et cette chère mignonne, qui parlait déjà si bien, comme un avocat, me fait : « Tu sais, Leu, mon papa va bientôt venir à Lugano et j’irai le chercher. » Ah, c’est un bien grand malheur ! »
Des larmes, encore des larmes ! Ah ! Dieu avait pris l’enfant pour la soustraire aux erreurs de ce monde, Dieu avait puni Louise de ses propres erreurs, mais le terrible châtiment n’était-il pas aussi pour Franco ? N’avait-il pas, lui aussi, sa part de responsabilité ? Il eut la claire vision de toute sa propre vie misérablement vide d’œuvres, pleine de vanité, ne répondant pas aux croyances qu’il professait, à ce point qu’elle le rendait responsable de l’irréligion de Louise. Le monde le disait bon à cause de qualités natives, pour lesquelles il n’avait aucun mérite ; il sentit peser sur lui, d’autant plus sévère, le jugement de Dieu qui, lui ayant beaucoup donné, n’avait rien récolté. Il s’agenouilla de nouveau, s’humilia sous le châtiment, dans la contrition désolée de son cœur, dans une ardeur d’expier, de se purifier, de se rendre digne que Dieu le réunît à Marie.
Il pria et pleura longtemps, puis sortit sur la terrasse. Le ciel blanchissait sur la Galbiga, et les montagnes du lac de Côme ; le jour venait. Du noir Boglia menaçant soufflaient des vents froids. De près et de loin, sur les rives du lac et dans le sein de la vallée, s’élevaient des voix de cloches. L’idée que Marie et sa grand’mère Thérèse étaient ensemble, heureuses, jaillit spontanément du cœur de Franco, claire et douce. Il lui sembla que le Seigneur disait : « Je te frapperai, mais je t’aime, attends avec confiance, tu sauras ». Les cloches sonnaient de près et de loin, sur les bords du lac et dans le sein de la vallée, le ciel devenait de plus en plus clair, sur la Galbiga, vers le lac de Côme, le long du noir profil aigu du pic de Cressogno ; et l’étendue d’eau plane prenait, là-bas, au levant, entre les grandes ombres des montagnes, une clarté de perle. Les rameaux de la passiflore, soulevés par la brise du nord, ondulaient silencieusement sur la tête de Franco, frémissant dans l’attente de la lumière, de l’immense gloire qui montait à l’orient en prodiguant sa couleur aux nuages, saluée par les cloches.
Vivre, travailler, souffrir, adorer, monter ! La lumière l’exigeait. Emporter les vivants dans ses bras, emporter les morts dans son cœur, retourner à Turin, servir l’Italie, mourir pour elle ! Le jour nouveau volait vite. Italie, Italie, mère chérie ! Franco joignit les mains, dans un élan de désir.
Louise aussi entendit les cloches. Elle aurait voulu ne pas les entendre, que le jour ne vînt jamais plus, que l’heure ne vînt jamais de céder Marie à la terre. À genoux à côté du petit corps de sa fille, elle lui promit que chaque jour, tant qu’elle vivrait, elle viendrait lui parler, lui apporter des fleurs, lui tenir compagnie, matin et soir. Puis elle s’assit, s’abîma dans ces profondes pensées qu’elle n’avait pas voulu révéler à son mari, ces pensées qui avaient crû et mûri en elle dans le cours de vingt-quatre heures, comme une infection maligne absorbée depuis longtemps, demeurée inerte, puis tout à coup saisie par le courant du sang, et développée avec une violence foudroyante.
Toutes ses idées religieuses, sa foi dans l’existence de Dieu, son scepticisme sur l’immortalité de l’âme se trouvaient bouleversées. Elle avait la conviction de n’être pour rien dans la mort de Marie. S’il y avait réellement une Intelligence, une Volonté, une Force maîtresse des hommes et des choses, la faute monstrueuse était sienne. Cette Intelligence avait froidement calculé la visite de Mme Pasotti et son cadeau, éloigné de Marie les personnes qui auraient pu la garder en l’absence de sa mère, l’avait attirée sans défense dans ses pièges féroces, et tuée. Cette Force l’avait arrêtée, elle, la mère, au moment où elle allait accomplir un acte de justice. Stupide avait-elle été de croire jadis à une Justice Divine ! Il n’y avait pas de Justice Divine, il y avait plutôt l’Autel, allié du Trône, le Dieu autrichien, complice de toutes les injustices, de toutes les tyrannies, auteur de la douleur et du mal, assassin des innocents et protecteur des méchants. Ah ! s’il existait, mieux valait que Marie fût toute là, dans ce corps, mieux valait qu’aucune partie d’elle ne survécût, pour tomber dans les mains de la malfaisante Toute-Puissance !
Mais il était possible de douter que cet horrible Dieu existât. Et s’il n’existait pas, on pouvait désirer qu’une partie de l’être humain continuât à vivre, non miraculeusement, mais naturellement, au delà de la tombe. Cela était peut-être plus facile à concevoir que l’existence d’un tyran invisible, d’un Créateur féroce contre ses créatures. Mieux valait le règne de la Nature sans Dieu, d’un maître aveugle plutôt qu’ennemi, plutôt que méchant de parti pris. Certes, on ne pouvait plus croire, d’aucune manière, ni dans cette vie ni dans une vie future, à supposer qu’il y en eût une, au vain fantôme de la justice !
La faible lueur de l’aube se mêlait à ses réflexions comme à celles de Franco, solennelle et consolante pour lui, odieuse pour elle. Lui, chrétien, pensait à une insurrection en armes contre ses frères en Jésus-Christ, pour l’amour d’un point sur un infime astre du ciel ; elle, pensait à une rébellion immense, la délivrance de l’Univers. La pensée de Louise pouvait paraître plus grande, son intelligence supérieure ; mais Celui qui est mieux connu des générations humaines à mesure qu’elles progressent dans la civilisation et la science ; Celui qui consent à se laisser honorer par chacune selon son pouvoir et peu à peu transforme et élève l’idéal des peuples, en se servant, en temps opportun, pour gouverner la Terre, des idéals inférieurs et passagers ; Celui qui, étant la Paix et la Vie, souffrit qu’on l’appelât le Dieu des armées, avait imprimé le sceau de son jugement sur le visage de la femme et sur le visage de l’homme. Tandis que l’aube s’allumait dans l’aurore, le front de Franco s’irradiait d’une lumière intérieure, ses yeux ardaient à travers ses larmes d’une vigueur de vie ; le front de Louise s’assombrissait de plus en plus, les ténèbres montaient au fond de ses yeux éteints.
Au lever du soleil, une barque apparut à la pointe de la Caravina. C’était l’avocat V… qui venait de Varenne, à l’appel de Louise.
Le soir de ce même jour, on tenait une conversation fleurie dans le salon rouge de la marquise. Pasotti avait amené de force sa malheureuse femme et, de force presque aussi, M. Jacques Puttini, qui s’efforçait, en vain de résister aux caprices despotiques du très gracieux contrôleur. Le curé de Puria et Paolin vinrent également, curieux de voir l’effet de la tragédie d’Oria sur la vieille face de marbre. Paolin entraîna le bon Paolon, mollement résistant comme un mouton. Les autres hôtes étaient le curé de Cima, dévoué à la marquise, et le préfet de la Caravina, dans son cœur tout à Franco et Louise, mais obligé, comme curé de Cressogno, à certains égards envers leur ennemie.
Elle les accueillit tous avec son flegme habituel, son habituel salut. Elle fit asseoir à côté d’elle, sur le canapé, Mme Barberine, à qui son maître avait défendu le moindre mot sur les événements d’Oria, se laissa révérer par les autres, posa à Paolin et à Paolon les habituelles questions sur leurs femmes respectives, puis, heureuse d’apprendre que ces dames se portaient bien, croisa les mains sur son ventre et se tut avec dignité, en face du demi-cercle que formaient ses courtisans. Pasotti, ne voyant pas Friend, s’informa de lui avec un empressement obséquieux : « Et Friend ? Ce pauvre Friend ? » S’il l’avait tenu dans ses griffes, seul à seul, ce mauvais diable hargneux qui déchirait ses pantalons et les jupes de sa femme, il l’aurait étranglé avec joie. Friend était malade depuis deux jours. Toute la petite cour s’émut et se lamenta, avec le secret espoir que la maudite bête crèverait. Mme Pasotti, voyant tant de bouches parler, tant de figures contrites, et n’entendant pas un mot, supposa qu’il était question d’Oria. Elle se tourna vers Paolon, son voisin, l’interrogea des yeux, ouvrant la bouche, lui indiquant du doigt la direction d’Oria. Paolon lui fit signe que non. « On parle du chien », dit-il. La sourde ne comprit pas, fit : « ah ! » et prit, au hasard, un air malheureux. Friend mangeait trop et trop bien : il souffrait d’une maladie répugnante. Paolin et le curé de Puria donnèrent des conseils empressés. Le préfet de la Caravina avait exprimé, ailleurs, son opinion : qu’il fallait le noyer dans le lac avec sa maîtresse au cou. Tandis qu’on s’entretenait, avec tant d’intérêt, de la bête de la maison, il pensait à Louise, livide, éperdue, telle qu’il l’avait vue le matin, quand elle s’était opposée comme une folle à la fermeture de la bière d’abord, puis au transport, et quand, au cimetière, elle avait jeté de ses propres mains la terre sur son enfant, en lui disant de l’attendre, qu’elle descendrait bientôt aussi et que ce serait leur paradis.
Bien qu’on ne parlât que du hargneux Friend, les ombres de l’enfant morte et de sa mère désespérée erraient cependant dans la salle. Quand personne ne sut plus que dire du chien, il se fit un silence, chacun entendit les deux lugubres fantômes réclamer leur part d’attention, et chacun les vit dans les yeux de la personne qui les aimait : la sourde Barberine. Son mari chercha aussitôt une diversion : il proposa à M. Jacques un problème de tarots. « Un joueur qui a trois cartes, toutes figures, une dame et deux cavaliers, et qui a aussi le fou, que doit-il faire ? Écarter la dame et un cavalier, ou les deux cavaliers ? » M. Jacques se mit à souffler à toute vapeur, gonflant ses joues rouges et sa cravate blanche : « Non, monsieur le contrôleur, non, dispensez-m’en ! Les dames, je ne dis pas ; mais les cavaliers, je m’en suis toujours bien gardé ! » Les autres amateurs relevèrent en hâte la question ; on ne vit plus les fantômes, et chacun respira.
Il était neuf heures. À neuf heures, d’habitude, un domestique entrait avec deux bougies allumées et préparait la table à jeu dans un angle du salon, entre la grande cheminée et la fenêtre de l’ouest. Alors la marquise se levait et disait, avec son flegme somnolent :
« Si vous voulez bien. »
Les deux ou trois invités présents répondaient : « Volontiers », et on commençait la partie.
Le vieux domestique, très attaché à don Franco, hésita ce soir-là à apporter les candélabres. Il ne lui paraissait pas possible que sa maîtresse et ses amis eussent le courage de jouer. À neuf heures et cinq minutes, ne le voyant pas venir, chacun commenta à part soi le retard. Paolin, avant d’entrer dans la maison, avait soutenu contre le préfet qu’on ne jouerait pas. Triomphant, il regarda son adversaire, et Paolon en fit autant, heureux, par solidarité de Paolin, que Paolin eût raison. Pasotti, qui s’était cru certain de jouer, donnait déjà des signes d’inquiétude. À neuf heures et sept minutes, la marquise pria le préfet de tirer la sonnette. Celui-ci retourna à Paolin son coup d’œil triomphant, en y ajoutant tout le muet mépris qu’il put pour la vieille dame.
« Disposez la table », dit-elle au valet de chambre.
Celui-ci revint peu après avec les deux candélabres. Au fond de ses yeux courroucés, on voyait aussi le fantôme de l’enfant morte. Tandis qu’il préparait sur le guéridon les bougies, les cartes à jouer et les fiches d’ivoire, il se fit dans le salon ce silence d’attente qui précédait toujours les mouvements de la marquise. Mais la marquise ne semblait pas vouloir se lever. Se tournant vers Pasotti, elle lui dit : « Contrôleur, si vous et votre femme désirez jouer…
— Marquise, répondit Pasotti empressé, que la présence de ma femme ne vous empêche pas de faire votre partie. Barbara joue mal et cela l’amuse beaucoup de regarder.
— Je ne joue pas ce soir, » répondit la marquise. La voix était molle, mais le son dur.
Le bon Paolon, qui se taisait toujours et ne savait pas jouer aux tarots, crut enfin trouver un mot aimable et sage.
« Bien ! » fit-il.
Pasotti le regarda de travers, pensa : « Quelle idée a-t-il ? » mais n’osa pas parler. La marquise ne parut pas remarquer le trait de génie de Paolon, et ajouta :
« Ces messieurs peuvent jouer.
— Jamais ! s’écria le préfet. Pas en rêve ! »
Pasotti sortit sa tabatière de sa poche. « Monsieur le préfet, dit-il, en détachant ses syllabes et en élevant un peu sa main ouverte avec une prise entre le pouce et l’index, parlez pour vous ! Pour ma part, si madame la marquise le désire, je m’incline. »
La marquise ne répondit pas, et le bouillant préfet, encouragé par son silence, balbutia à demi-voix :
« C’est un deuil de famille, enfin ! »
Depuis le départ de Franco de la maison, son nom n’avait jamais été prononcé dans les conversations du salon rouge, et la marquise n’avait jamais fait d’allusion à lui ni à sa femme. Ce soir-là, elle rompit le silence de quatre années.
« Je le regrette pour l’enfant, dit-elle, mais pour son père et pour sa mère, c’est un châtiment de Dieu. »
Tous se turent. Après quelques minutes, Pasotti dit à voix basse, d’un ton solennel :
« Foudroyant. »
Et le curé de Cima reprit, plus haut :
« Évident. »
Paolin, ayant peur de parler et peur de se taire, fit : « Mais ! » sur quoi Paolon ajouta : « Sans doute ». M. Jacques soufflait.
« Un châtiment de Dieu ! répéta avec emphase le curé de Cima. Et même, étant donné les circonstances, un signe de sa protection sur une autre personne. »
Tous, excepté le préfet, regardèrent la marquise, comme si la main protectrice du Tout-Puissant fût suspendue sur sa perruque. Cette main, au contraire, s’étendait sur le grand chapeau de Mme Pasotti, et préservait ses oreilles fermées d’être souillées par les paroles d’iniquité. « Curé, reprit Pasotti, puisque madame la marquise le propose, si nous faisions une petite partie ? Vous, Paolin, monsieur Jacques et moi. »
Les quatre hommes, assis à la table de jeu, où résonnèrent bientôt les traditionnelles plaisanteries, purent seuls se libérer du fantôme. La sourde, droite et immobile sur le canapé, avait souffert des angoisses mortelles dans l’attente d’un geste de son mari qui lui ordonnerait de jouer. Oh ! Seigneur ! serait-elle condamnée à vider ce calice ? Par la grâce du ciel, le geste ne vint pas, et sa première impression, en voyant les quatre joueurs prendre place, fut de soulagement. Puis un amer dégoût la ressaisit. Quelle insulte à sa Louise, cette partie de tarots, quel mépris pour la pauvre chère Ombrette morte ! Personne ne lui parlait ; personne ne s’occupait d’elle ; elle se mit à réciter mentalement une série de Pater, d’Ave et de Gloria pour la méchante femme assise à l’autre bout du canapé, si vieille et si près de comparaître devant Dieu. Elle lui consacra la prière pour la conversion des pécheurs qu’elle récitait matin et soir pour son mari, depuis qu’elle avait découvert ses familiarités avec une basse personne de la maison.
Le préfet, en entendant Pasotti s’égayer bruyamment, se leva pour prendre congé. « Attendez d’avoir bu un verre de vin, lui dit la marquise. » À neuf heures et demie, elle faisait servir à ses hôtes une précieuse vieille bouteille de San Colomban. « Ce soir, je ne boirai pas, répondit le préfet, héroïquement. Je suis tout bouleversé depuis ce matin. Puria sait pourquoi.
« Ah ! fit Puria, à voix basse. Il s’est passé une grande tragédie, là-bas. »
Silence. Le préfet s’inclina devant la marquise, salua Mme Pasotti d’un air d’entente et partit.
Le curé de Puria, gros corps et cervelle fine, étudiait la marquise, sans en avoir l’air. Était-elle ou non troublée par l’événement d’Oria ? Son abstention du jeu lui paraissait un signe douteux. Elle pouvait s’y être résolue par respect pour son propre sang. En l’observant bien, le curé remarqua que ses mains tremblaient ; ce qui était nouveau. Elle oublia de demander à Pasotti si le vin était bon : autre nouveauté. Le masque cireux du visage se contractait de temps en temps : nouveauté plus singulière encore. « Elle est touchée », pensa le curé. Comme elle se taisait, Mme Pasotti se taisait, Paolon se taisait, tout leur groupe paraissait pétrifié. Il chercha à rompre la glace et ne trouva rien de mieux que de tourner la tête vers la table à jeu et de commenter les apostrophes de Pasotti, les protestations de Paolin, les « je ne dis pas » et les « apff » de M. Jacques. La marquise s’anima un peu, se plut, à faire observer que les joueurs s’amusaient. Mme Pasotti n’entendit ni ne dit un mot et les trois autres finirent par parler d’elle. La marquise s’apitoya sur sa surdité, qui empêchait qu’on causât avec elle. Les deux autres dirent de Barberine tout le bien qu’elle méritait et que disent encore ceux qui se la rappellent. Elle se tenait là, mélancolique et silencieuse, sans se douter qu’elle était le sujet de leur conversation. Le Seigneur protégeait sa profonde et candide humilité, en ne laissant pénétrer dans ses oreilles que les rebuffades de son mari, et non les éloges de ses amis. Ses grands et tristes yeux noirs s’éclairèrent quand M. Jacques poussa un profond soupir final, et que ses partenaires, déposant leurs cartes, s’abandonnèrent sur le dossier de leurs fauteuils pour se reposer un peu, en ruminant les plaisirs du jeu. Puis enfin, son tyran s’approcha du canapé, lui fit signe de se lever. Et, pour la première fois de sa vie peut-être, elle fut contente de monter en bateau, au grand étonnement du curé de Puria. Il est vrai qu’à cent pas de Cressogno, l’horreur du lac et des ténèbres la reprit. Elle pensa alors avec envie au curé qui s’en allait, en discutant à voix basse, mais vivement, avec Paolin, commentait les paroles de la marquise, du préfet, de Pasotti, cherchant à pénétrer dans le cœur de la vieille femme pour voir s’il y avait de la pitié et des remords. Le curé disait oui, Paolin disait non. Paolon le précédait avec la lanterne, en poussant de continuels grognements inintelligibles. Paolin se mit à mordre tout ce qui s’y prêtait, la dureté de la marquise, la malignité de Pasotti, la bonhomie de sa femme, la courtisanerie du curé de Cima, l’audace du préfet, les folies de Louise et de Franco, les faiblesses de l’ingénieur Ribera, toutes les fautes des vivants et des morts. Dureté, faiblesse, malignité, obstination, courtisanerie, partout il y avait, selon lui, un fond de sale égoïsme.
Et ils s’en allèrent ainsi dans les ombres humides, dans l’odeur faible des châtaignes et des noix, sans s’apercevoir du spectre qui passait dans l’air, tourné vers Cressogno.
Après le départ de ses hôtes, la marquise sonna pour le rosaire que l’on n’avait pu dire à l’heure accoutumée. Le rosaire des Maironi était une institution qui avait ses racines dans les anciens péchés de la marquise, et se développait toujours plus, s’allongeant de nouveaux Ave et de nouveaux Gloria, à mesure que la vieille dame avançait en années. Aussi le rosaire était-il très long. Les doux péchés de sa jeunesse passée ne pesaient pas trop à sa conscience ; mais certaine grosse coquinerie qui se chiffrait en francs et centimes, mal confessée et, par conséquent, mal pardonnée, lui causait une inquiétude réprimée à force de rosaires et toujours renaissante. Lorsqu’elle demandait au Grand Créancier la rémission de ses dettes, il lui semblait qu’il avait le pouvoir de l’accorder entière ; mais, si plus tard les figures courroucées de ses moindres créanciers lui traversaient la tête, le doute du pardon revenait avec eux, et son avarice, son orgueil devaient lutter contre la terreur d’une prison perpétuelle pour dettes, au delà de la tombe.
Après avoir récité les prières pour la conversion des pécheurs et celles pour la guérison des malades, avant d’arriver aux De profundis, elle annonça trois Ave Maria nouveaux. La laveuse de vaisselle, simple et pieuse paysanne de Cressogno, supposa qu’elle demandait ces trois Ave pour les malheureux d’Oria, et les récita de tout son cœur. Les Ave Maria de cette fille heurtèrent et dispersèrent ceux de sa maîtresse, qui demandaient le sommeil, le repos des nerfs et de la conscience. Quant aux Ave des autres, ils les dirent avec l’espoir qu’ils ne feraient pas, comme cela arrivait trop souvent, partie définitive du rosaire. Nulle prière, en somme, ne put arrêter le spectre dans son chemin.
La marquise se retira vers onze heures. Elle prit une infusion calmante ; et sa femme de chambre ayant commencé à parler d’Oria, et de don Franco qu’on disait de retour, elle lui imposa silence. Mais elle était touchée. Elle avait sans cesse devant les yeux l’image de Marie, telle qu’elle l’avait vue passer un jour en gondole sous la villa Gilardoni, toute petite, avec un tablier blanc, les cheveux flottants et les bras nus, ressemblant étrangement à un enfant à elle, mort à l’âge de trois ans. Éprouvait-elle du chagrin, de la pitié ? Peut-être elle-même ne le savait-elle pas au juste. Peut-être était-ce le dépit et l’effroi de ne pas pouvoir se défendre contre une image importune ; ou la peur de s’avouer que, si elle n’avait pas commis autrefois certain gros péché et que le testament du marquis Franco n’eût pas été brûlé, l’enfant ne serait pas morte.
Quand elle fut au lit, elle se fit lire de nouvelles prières par sa femme de chambre, lui ordonna d’éteindre la bougie et la congédia. Elle ferma les yeux, chercha à ne penser à rien, et vit sous ses paupières une informe tache claire, qui devint un petit oreiller, puis une lettre, puis un grand chrysanthème blanc, puis un visage mort, tourné en haut, qui rapetissait de plus en plus. Au moment où elle croyait déjà s’assoupir, le souvenir de l’enfant, par l’effet de cette dernière transformation, lui fit battre le cœur ; elle ne vit plus rien sous ses paupières, son assoupissement se dissipa, et elle ouvrit les yeux, inquiète, mécontente. Elle s’imposa de penser à une partie de tarots, pour chasser les images importunes et rappeler le sommeil. Elle se représenta les cartes, put, avec un effort, voir dans sa tête la table de jeu, les joueurs, les lumières, les figures ; mais quand elle cessa de se contraindre pour s’abandonner à une vision passive de ces fantômes soporifiques, tout autre chose s’insinua sous ses paupières : une tête, qui changeait continuellement de lignes, d’expression, d’attitude, et qui finit par se replier lentement en avant, sur elle-même, comme dans le sommeil ou dans la mort, ne montrant plus que ses cheveux. Nouvelle secousse nerveuse : la marquise rouvrit les yeux et entendit sonner l’horloge de l’escalier. Elle compta les coups : douze. Déjà minuit et ne pouvoir dormir ! Elle resta, un moment, les yeux ouverts, et voici que des images lui apparurent dans l’obscurité : comme tout à l’heure sous ses paupières, elles commençaient par un noyau informe et se développaient continuellement. Elle vit se dessiner un cadran d’horloge qui devint un œil effrayant de poisson, un sévère œil humain. Tout à coup, la marquise eut le sentiment qu’elle ne parviendrait jamais à s’endormir, ce qui rompit son demi-assoupissement. Alors, elle sonna.
La femme de chambre se fit appeler deux fois et finit par arriver, à moitié vêtue et somnolente. Ordre lui fut donné de poser la lumière sur un siège afin que, du lit, on ne pût voir la flamme, de prendre un volume des sermons de Barbieri et de lire à demi-voix. La camériste était habituée à administrer de tels narcotiques. Elle se mit à lire et, dès les premières lignes de la deuxième page, entendant la respiration de sa maîtresse s’alourdir, elle continua tout doucement, éteignant sa voix, glissant d’un murmure inarticulé jusqu’au silence. Elle attendit un peu, écouta l’haleine régulière et pesante, se leva pour regarder la figure creusée, dressée sur les doubles oreillers, les sourcils froncés et la bouche entr’ouverte, prit la lumière et se retira sur la pointe des pieds.
La marquise dormait et rêvait. Elle rêvait qu’elle était couchée sur de la paille avec des entraves aux pieds, dans une prison obscure, accusée d’assassinat. Le juge entrait avec une lumière, s’asseyait à côté d’elle et lui lisait un sermon sur la nécessité de la confession. Elle protestait de son innocence, répétant : « Mais ne savez-vous pas qu’elle est tombée à l’eau ? » Le juge ne répondait pas, lisait toujours d’une voix affligée et solennelle, et la marquise insistait : « Non, je ne l’ai pas tuée. » Elle n’était pas flegmatique dans son rêve, elle s’agitait comme une désespérée. « Prenez garde, répondait le juge, l’enfant le dit. » Il se levait et répétait : « le dit ». Puis il frappa fortement dans ses mains et s’écria : « Entrez ». Jusqu’à ce point, la marquise avait eu l’impression qu’elle rêvait ; maintenant, croyant s’éveiller, elle vit avec horreur que quelqu’un était réellement entré.
Une forme humaine, faiblement lumineuse, se tenait assise sur le fauteuil encombré de vêtements près de son lit, de sorte qu’elle ne pouvait pas voir la partie inférieure de l’Apparition. Le buste, les bras, les mains, fondus ensemble, avaient une couleur blanchâtre et des contours presque incertains ; la tête, appuyée contre le dossier, brillait, nimbée d’une pâle clarté. Les yeux sombres, vivants, fixaient la marquise. Horreur ! C’était bien l’enfant morte ! Horreur ! horreur ! Les yeux de l’Apparition parlaient, le disaient. Le juge avait raison, l’enfant le disait, sans paroles, avec ses yeux : « C’est ta faute, grand’mère, c’est ta faute. J’aurais dû naître et vivre dans ta maison. Tu ne l’as pas voulu. Tu es condamnée à la mort éternelle ! »
Les yeux seuls, les tristes yeux, fixes, pitoyables, exprimaient tout cela. La marquise poussa un long gémissement, tendit les bras vers l’Apparition, croyant dire quelque chose et ne réussissant qu’à râler : « Ah !… ah !… ah !… », tandis que les mains, les bras, le buste du fantôme s’évanouissaient dans un brouillard, que les contours du visage s’effaçaient, et que seul restait le regard intense, qui finit par se voiler, lui aussi, par rentrer pour ainsi dire dans son Moi lointain et profond, rien ne demeurant plus de l’Apparition qu’une légère phosphorescence, peu à peu absorbée par l’ombre.
La marquise s’éveilla en sursaut, haletante ; elle ne sut plus trouver la sonnette, essaya de crier et ne réussit pas à faire sortir sa voix. Une dernière impulsion de sa volonté, encore puissante dans le déséquilibre de ses forces, la fit sauter du lit ; elle descendit, chancela dans l’obscurité, buta contre le fauteuil, s’agrippa à une chaise avec laquelle elle tomba pesamment sur le plancher, toute gémissante.
La femme de chambre, réveillée par le bruit, appela, n’obtint aucune réponse, entendit gémir, alluma la lampe, accourut, vit dans la pénombre, entre la chaise et le fauteuil, une énorme chose blanche qui se tordait par terre comme une monstrueuse bête de la mer tirée sur la plage ; elle cria, bondit sur la sonnette, éveilla d’un coup toute la maison et se précipita à l’aide de la vieille femme qui râlait : « Un prêtre, un prêtre ! Le préfet ! le préfet ! »
À deux heures et demie de la nuit, Franco, l’avocat V… et leur ami Pedraglio étaient assis dans la loggia, silencieux et dans l’ombre. Tout à coup, Pedraglio se leva, en disant : « Que fait cet animal ? » sortit sur la terrasse, se mit aux aguets et rentra. « Rien, dit-il. Et pour cet animal qui se sera probablement endormi, nous allons rester là, comme trois imbéciles, à attendre qu’on vienne nous pincer ! Toi, Maironi, tu connais la route que tu as faite il y a peu de temps : nous sommes trois, qui avons les reins solides. Si nous rencontrons en chemin un de ces bandits, il faudra bien qu’il nous cède la place, hein, avocat ? »
Pedraglio, la veille au soir, vers sept heures, se trouvait sur la route de Loveno à Menaggio quand un mendiant l’avait accosté en lui glissant un billet dans la main, puis s’était rapidement éloigné. Le billet disait : « Pourquoi Charles Pedraglio n’irait-il pas, sans retard, à Oria, chercher M. Maironi et l’avocat de Varenne, pour faire avec ses chers amis une belle promenade de l’autre côté de la frontière ? » Depuis l’arrestation du médecin de Pellio, son ami, Pedraglio s’attendait à quelque tour de la police, et ce billet sans orthographe n’était pas le premier avis salutaire qui parvînt à un patriote. Le sens en était clair : il fallait sans retard passer la frontière. Pedraglio ne savait rien du malheur de Franco, ni de son retour, ni que l’avocat fût à Oria, mais il ne perdit pas son temps à s’informer ; il courut à Loveno, se pourvut d’argent et se mit en route. Il ne se hasarda pas à venir par Porlezza, et prit un sentier par un vallon désert. Agile comme un chamois, il arriva en quatre heures à Oria, trouva Franco et l’avocat qui se préparaient également à partir, à la suite d’un autre avertissement mystérieux, transmis par le curé de Castello, qui en avait été chargé en confession à Porlezza. Ismaël devait les conduire jusqu’au delà de la frontière. Les passages du Boglia étaient très bien gardés. Ismaël se proposait de passer par la montagne, et de tomber à une heure de Lugano. Mais, quoiqu’on eût pris rendez-vous pour deux heures, il n’était pas encore arrivé.
Louise aussi était debout. Elle restait dans l’alcôve et raccommodait une paire de bas de Marie, pour les mettre ensuite sur le lit où elle avait disposé toutes les petites affaires d’Ombrette avec le même soin que si sa fille eût été en vie. Elle n’avait voulu voir ni l’avocat ni Pedraglio. Après sa crise des funérailles, sa douleur avait repris ce sombre aspect qui déplaisait le plus au docteur Aliprandi. Elle ne déraisonnait plus, elle ne parlait pas ; elle n’avait pas encore pleuré. À l’égard de Franco, elle se montrait pleine de pitié pour l’homme qui l’aimait, mais dont l’affection et la présence lui restaient indifférentes. Franco, comptant sur l’emploi que lui avait promis son directeur, parlait d’emmener sa famille à Turin. L’oncle, pauvre homme, aurait été disposé à ce sacrifice ; mais Louise déclara nettement que plutôt que de s’éloigner de sa fille, elle aussi finirait dans le lac.
Franco, quand on eut proposé de partir sans Ismaël, se leva, en disant qu’il allait prendre congé de sa femme. Soudain, l’avocat entendit des pas sur la chaussée. « Silence, dit-il, le voilà ! » Franco regarda de la terrasse. Quelqu’un arrivait, en effet, du côté d’Albogasio. Franco attendit que l’homme fût dans l’ancien cimetière pour demander, à demi-voix :
« Ismaël ?
— C’est moi, répondit une voix qui n’était pas celle d’Ismaël. Moi, le préfet. Je monte. »
Le préfet ? À cette heure ? Que se passait-il ? Franco courut à la cuisine chercher de la lumière et se hâta de descendre l’escalier.
Cinq minutes s’écoulèrent avant que ses amis le vissent reparaître. Cependant, la femme d’Ismaël vint dire que son mari était malade et ne pouvait remuer un membre. Elle parlementa d’en bas avec Pedraglio, qui se tenait sur la terrasse. Celui-ci se hâta d’appeler Franco. Il le trouva dans l’escalier, qui montait avec le préfet. « Notre guide est malade, dit-il, connaissant le prêtre pour un galant homme. Allons et ne perdons pas de temps. » Franco répondit qu’il ne pouvait pas venir tout de suite et qu’il les rejoindrait. « Comment, tu ne peux pas venir ? – Non, je ne peux pas ! » Il fit entrer le préfet au salon, appela l’avocat, insista pour que lui et Pedraglio partissent ensemble. Il lui arrivait une chose extraordinaire : il devait en causer avec sa femme ; il ne pouvait dire encore quelle résolution il prendrait. Ses amis l’assurèrent qu’ils ne l’abandonneraient jamais. Le joyeux Pedraglio, habitué à plus dépenser que son père ne le désirait, fit observer qu’en mettant les choses au pis, on vivait à meilleur marché et plus vertueusement à Josephstadt ou à Kufstein qu’à Turin, et que cela consolerait son « gouverneur ». « Non ! s’écria Franco. Partez, partez ! Préfet, persuade-les, toi ! » Et il entra dans la chambre à coucher.
« Vous partez ? lui dit Louise, de cette voix qui paraissait venir d’un autre monde. Adieu. » Il s’approcha d’elle, s’inclina pour baiser le petit bas qu’elle tenait à la main ! « Louise, murmura-t-il, le préfet de la Caravina est ici. » Elle ne témoigna aucune surprise.
« Ma grand’mère l’a fait appeler cette nuit, continua Franco. Elle lui a dit avoir vu notre Marie, lumineuse comme un ange !
— Oh ! quel mensonge ! fit Louise, d’une voix grosse de mépris, sans colère. Comme si c’était possible que ma fille aille chez elle et pas chez moi !
— Marie lui a touché le cœur, reprit Franco. Elle nous demande pardon, elle a peur de mourir, elle me supplie de l’aller voir, de lui porter une parole de paix, de ta part aussi. »
Sceptique comme il l’était pour tout le surnaturel non religieux, Franco ne croyait pas non plus à l’Apparition ; mais il croyait que Marie, dans son existence supérieure, avait déjà pu opérer un miracle, toucher le cœur de la grand’mère, et cela lui causait une indicible émotion. Louise resta de glace. Elle ne se fâcha même pas, comme Franco le craignait, à l’idée d’envoyer un message amical.
« Ta grand’mère a sans doute peur de l’enfer, dit-elle, avec sa froideur mortelle. Il n’y a pas d’enfer : tout se réduit à un peu d’épouvante, à une terreur vaine ; qu’elle la subisse, puis qu’elle meure, elle aussi, comme tout le monde, et amen ! » Franco comprit qu’il ne fallait pas insister. « Eh bien, je vais… » dit-il. Elle se tut.
« Je ne crois pas que je pourrai revenir ici, au retour, reprit Franco. Il me faudra passer par la montagne. »
Aucune réponse.
Le jeune homme dit tout bas : « Louise ! » Reproche, douleur, passion, son appel contenait tout cela. Les mains de Louise, qui n’avaient pas cessé de travailler, s’arrêtèrent. Elle murmura :
« Je ne sens plus rien. Je suis de pierre. »
Franco se sentit défaillir ; il baisa sa femme dans les cheveux, lui dit adieu, entra dans l’alcôve, embrassa le berceau vide, pensa à la jolie voix de son trésor : « Encore un baiser, papa, », éclata en pleurs, se domina et s’enfuit précipitamment.
Ses amis l’attendaient avec impatience au salon. Comment partir sans lui puisqu’ils ne connaissaient pas la route ? L’avocat ne connaissait que le chemin du Boglia, et pouvait-on le prendre puisqu’on voulait éviter les douaniers ? Quand Franco leur apprit qu’il comptait aller à Cressogno, ils en furent abasourdis. Pedraglio, sortant des gonds, cria que c’était une indignité de planter ainsi ses amis dans l’embarras. Le préfet, ayant appris où en étaient les choses, s’offrit à justifier Franco, lui proposa d’écrire deux lignes qu’il porterait à Cressogno. Mais Franco, qui avait l’idée que sa Marie exigeait de lui cette démarche, tint bon. Il se rappela que le préfet connaissait tous les sentiers comme un lièvre. « Va, toi, lui dit-il. Accompagne-les. » Le préfet allait répondre que la marquise pourrait avoir besoin de lui, quand l’avocat fit : « Chut ! Regardez ».
Droit devant la maison, à l’endroit précis où l’ombre du mont Bisgnago se profilait sur l’eau moirée, une barque s’était arrêtée. Franco reconnut le canot de la douane.
« Je parie que ces gredins-là montent la garde, murmura Pedraglio. Ils ont peur que nous nous échappions en bateau. Ils nous guettent, pour sûr !
— Chut ! fit de nouveau l’avocat, en s’approchant de la fenêtre qui donnait sur le cimetière de l’Annonciation. »
Tous se turent, en retenant leur souffle.
« Mes enfants, dit-il en se détachant brusquement de la croisée, nous sommes pincés ! » Franco s’approcha de la fenêtre, vit un homme seul qui venait en courant, crut à une fausse alarme ; mais l’homme, en passant sous la fenêtre, lui jeta ces deux mots : « La police ! » Ils entendirent en même temps un bruit de pas nombreux. Franco s’écria : « Suivez-moi ! Toi aussi, préfet ! » Il se lança, suivi d’eux tous, dans la petite cour entre la maison et la montagne, rejoignit, par un bûcher, le passage du Haut-Albogasio. Il faisait si sombre que personne n’aperçut un douanier posté, sa carabine au poing, à deux pas du bûcher. Par bonheur, ce douanier, un certain Filippini de Busto, était un galant homme qui mangeait à contre-cœur le pain des Autrichiens, parce qu’il n’en avait pas pu trouver d’autre. « Vite, leur dit-il tout bas. Prenez par les champs, puis la route du Boglia. Le sentier sous le hêtre de la madone, à gauche. » Franco le remercia et s’aventura avec ses compagnons dans le chemin escarpé qui débouche sur la route communale du Haut-Albogasio. Arrivés à moitié chemin, ils sautèrent tous à droite dans un champ de maïs et restèrent aux aguets. Ils entendirent des pas sur le petit escalier qui monte du cimetière, puis dans le sentier où était embusqué le douanier. Évidemment, on voulait s’assurer que toutes les issues étaient bien gardées. Les quatre fugitifs rampèrent à travers le champ de maïs et, devant le rocher qu’on appelle « Sass del Lori », tinrent conseil. Ils auraient pu prendre le sentier qui aboutit à la route d’Albogasio-le-bourg, à la porte du jardin Pasotti, puis, de là, se faufiler de champ en champ jusqu’à la route du Boglia. Mais le chemin était difficile à trouver à cette heure : craignant de perdre trop de temps, ils préférèrent gagner un escalier qui faisait communiquer la villa Puttini avec le Bas-Albogasio. De là, tournant à droite de la maison Puttini, ils auraient rejoint en deux sauts la route du Boglia. Il faisait déjà un peu moins sombre ; c’était fâcheux d’un côté, mais bon pour sortir de ce labyrinthe de petits champs et de petits murs. Personne ne parlait. Seul Pedraglio, quelquefois, en trébuchant contre une pierre ou en se piquant à une haie, poussait quelque juron. Alors les autres se taisaient. Ils arrivèrent à l’escalier, précédés du préfet qui sautait les murs et les haies comme un écureuil. Quand ils furent tous réunis dans cet escalier, Franco se détacha du groupe. Ils n’avaient plus besoin de lui pour trouver le Boglia, et lui allait à Cressogno. Ce fut en vain que Pedraglio le saisit par le bras, que le préfet le supplia de ne pas s’exposer à une arrestation certaine, et par suite à la prison. Il croyait obéir à l’appel de Marie, à un devoir de conscience. Il s’arracha des mains de Pedraglio et disparut par l’escalier, ne voulant pas aller à Cressogno par Sainte-Mamette ce qui eût été trop dangereux. « En avant ! dit le préfet. Il est fou ; pensons à nous ! »
En tournant la maison de Puttini, ils entendirent des gens qui venaient dans leur direction, et redescendirent. La porte de Puttini était ouverte. Ils entrèrent. Les gens passèrent en causant. C’étaient des paysans, dont l’un disait : « Où diable va-t-il à cette heure ? », Hélas ! ils ont rencontré et reconnu Franco ! Si les gendarmes et les douaniers se mettent à la poursuite des fugitifs et tombent sur ces gens-là, ils trouveront une trace. À l’aube, les routes ne sont plus désertes. Cette fois, ils ont pu s’échapper, mais sans doute une autre fois cela ne leur sera plus possible ; une seconde rencontre peut être fatale à l’avocat et à Pedraglio, comme la première le sera sans doute à Franco ! « Il faudrait nous déguiser en paysans, » dit le préfet. Une idée vient à l’avocat, artiste et poète, qui connaît bien Puttini : s’ils prenaient les habits de Mossieu Zacques pour Pedraglio qui est petit, pour lui-même une robe de la servante qui est grande et grosse, cachaient leurs propres vêtements dans une hotte, la chargaient sur leurs épaules, et en route pour le Boglia ? Le premier député politique d’Albogasio a cent raisons d’aller dans le bois communal. Aussitôt dit, aussitôt fait : ils montent l’escalier, et le préfet, qui est pratique, appelle tout de suite Marianne. Elle ne répond pas : sa chambre est vide. Le préfet devine sans peine que la perfide servante a filé à Sainte-Mamette pour quelque négociation secrète. C’est pourquoi la porte de la rue est ouverte ! Ils vont dans la cuisine, allument deux bougeoirs ; l’avocat en prend un et se fait indiquer la chambre de Mossieu Zacques. Cependant Pedraglio explore la cuisine avec l’autre lumière, en quête d’une goutte à boire pour reprendre haleine.
Mossieu Zacques couchait dans une chambre d’angle, précédée d’une salle que l’avocat traverse sur la pointe des pieds, marchant entre des tas de châtaignes, de noix, de noisettes et de poires. Il s’approche de la porte : elle est fermée. Il écoute ; silence. Il tourne très doucement le bouton et pousse. L’affreuse porte grince, on entend un souffle formidable et Mossieu Zacques dit rageusement : « File, ne m’ennuie pas, file ! » L’avocat entre sans plus de cérémonies. « Va-t’en, maudite, te dis-je ! » crie Mossieu Zacques, dressant sur son oreiller la pointe blanche de son bonnet de nuit. En apercevant l’avocat, il se met à gémir. « Oh Dieu ! Oh ! Dieu ! pauvre moi, pardonnez-moi, par charité, je croyais que c’était la servante, très honoré avocat, au nom de Dieu, que se passe-t-il ?
— Gnien gnien, Mossieu Zacques, fait l’avocat, en le contrefaisant en lombard, avec son air de pince-sans-rire ; c’est-à-dire que le commissaire de Porlezza…
— Oh ! Dieu ! Mossieu Zacques fait le geste de bondir hors du lit.
— Gnien, gnien ; tout doux, tout doux ! Nous allons sur le Boglia, à cause de ce maudit taureau.
— Oh ! Dieu ! que me contez-vous là ? En cette saison, il n’y a pas de taureaux sur le Boglia ! J’en suis tout en nage.
— Cela ne fait rien ; nous allons, vous dis-je, voir la place où il était. Mais monsieur le commissaire, continua le malin avocat, renonçant à un jargon qui l’embarrassait trop, vous défend absolument de venir avec nous : il a ses bonnes raisons. Il vous défend de sortir avant notre retour et m’a même ordonné d’emporter vos habits. »
Et il se mit à rassembler hâtivement les vêtements de Mossieu Zacques, lui imposant silence au nom du commissaire, prit son chapeau haut de forme, empoigna sa canne de bambou, enjoignit au malheureux de donner un tour de clé après qu’il serait sorti de la chambre, et de n’ouvrir à personne, de ne parler à personne avant le retour du commissaire ; tout cela au nom de Monsieur le commissaire. Puis, le laissant plus mort que vif, il courut à la recherche de ses compagnons qui, en fouillant de ci et de là, avaient découvert une robe sale de Marianne, un fichu rouge, une hotte, une bouteille d’anisette. « C’est dégoûtant, » fit l’avocat, en voyant la robe qu’il devait mettre. Son travestissement allait, en effet, très mal : la jupe était trop courte, le fichu ne lui cachait qu’à moitié la figure, mais ils n’avaient pas le temps de faire mieux. Cependant, Pedraglio, le chapeau sur la tête et la canne à la main, donnait l’illusion d’un Mossieu Zacques parfait. L’avocat lui fit prendre sous le bras un rouleau de paperasses qu’il trouva dans la cuisine, lui montra comment il devait marcher et souffler. Il prit en dernier lieu les clés de la cave, deux clés énormes, en donna une à Pedraglio, glissa l’autre dans sa poche, pour le coup de poing américain possible, dit-il. Et ils sortirent ainsi, le préfet le premier, puis le faux Mossieu Zacques qui soufflait comme une machine à vapeur, puis la fausse Marianne avec la hotte. À peine furent-ils dans la rue qu’ils virent déboucher Marianne, la vraie, de retour de Sainte-Mamette, avec une bouteille vide. Elle aperçut, dans la pénombre, le chapeau de son maître, fit volte-face et disparut.
« Vilaine voleuse ! dit le préfet. Bon ! Le déguisement va à merveille. » En cinq minutes, ils furent sur la route du Boglia. Le préfet redescendit et, entendant monter du Haut-Albogasio des gens qui causaient de gendarmes et de douaniers, il marcha à leur rencontre pour leur demander ce qui se passait. Une bagatelle ! La police, des gendarmes, des soldats avaient envahi la villa Ribera pour arrêter don Franco Maironi, ainsi que l’avocat V. qu’on savait chez ses amis. On n’avait pris ni l’un ni l’autre, bien que les douaniers fussent restés en faction autour de la maison depuis minuit. Maintenant, la police faisait des perquisitions dans toutes les maisons d’Oria, sûre que les deux fugitifs s’étaient échappés par le toit. Tandis qu’on donnait ces renseignements au préfet, un jeune garçon arriva en courant du Haut-Albogasio. On l’interrogea. « Les gendarmes, dit-il, les gendarmes ! » Pâle comme un linge, il s’enfuit sans savoir pourquoi ; impossible d’apprendre de lui où sont les gendarmes. Survient une femme qui s’explique mieux. Quatre douaniers et quatre gendarmes sont passés là, partis de la place du Haut-Albogasio. Il paraît qu’on a vu don Franco sur la route de Castello. Deux gendarmes et deux douaniers ont pris la route de Castello, deux gendarmes et deux douaniers ont pris la route du Boglia. Le préfet frémit. « La route du Boglia, dit quelqu’un, pour lui couper la retraite. » L’espoir du préfet, c’est que les gendarmes et les douaniers n’ont en vue que Franco seul. Or, il est si svelte et si grand, que ni le faux Puttini ni la fausse Marianne ne peuvent être confondus avec lui. Leur sort est désormais hors de ses mains, tandis qu’il peut faire encore beaucoup pour Franco. Il se dirige du côté de Cressogno, persuadé que Franco y parviendra sain et sauf, si les gendarmes n’ont pas découvert de nouvelles traces, car on le cherchera sur tous les sentiers de Castello à la frontière et jamais sur le chemin de Cressogno.
Pedraglio et l’avocat firent la première partie de la route, d’Albogasio aux étables de Püs, en se glissant comme des chats sur le versant rapide, à pas longs et prudents. L’avocat marchait en silence, son compagnon ne cessait de maudire à demi-voix son costume, son lourd chapeau, qui lui poissait le front, sa redingote, qui puait les sueurs anciennes. Jusqu’à Püs, ils ne rencontrèrent pas une âme. À Püs, une vieille sortit des étables, une minute après leur passage, en disant, stupéfaite : « Vous ici, monsieur Jacques, à cette heure ? » L’avocat grogna et l’autre se mit à souffler : apff ! apff ! comme un soufflet de forge. « Cela vous coupe la respiration, ces routes, mon pauvre monsieur », fit la vieille. Ils ne rencontrèrent plus personne jusqu’à la Sostra.
La Sostra est un chalet à mi-chemin de la montagne environ, avec un fenil, un portique et une citerne, un peu à l’écart de la route, la pire de la Valsolda, à embarrasser un chamois. Pedraglio et l’avocat, éreintés, ruisselants de sueur, entrèrent se reposer un moment à la Sostra. Là aussi, désert et silence. À cette hauteur, on respirait déjà un meilleur air. Et comme les cimes alentour s’étaient abaissées ! Comme le lac, dans le fond, ressemblait à un fleuve ! L’avocat jeta un regard amoureux à la première pointe du Boglia, où commençait le grand bois de hêtres : une autre demi-heure de grimpée. « Allons ! » fit-il. Mais Pedraglio, qui avait dans les jambes le souvenir de sa longue course récente de Loveno à Oria par le Passo Stretto, demanda à se reposer encore un peu ; et, tranquillement, il se mit à examiner les paperasses de Puttini, qui contenaient un poème monacal, inédit, d’un auteur anonyme de Crémone, au dix-septième siècle. « Allons ! » répéta son compagnon après quelques minutes, et déjà il se levait quand il entendit des pas. Il eut à peine le temps de dire « attention ! » et de tourner le dos, pour cacher son visage. Pedraglio, le nez toujours enfoncé dans ses papiers, vit déboucher sur la route deux douaniers, puis deux gendarmes. Il avertit son ami à voix basse, ne broncha point. Les douaniers s’arrêtèrent. L’un des deux salua : « J’ai bien l’honneur, monsieur Puttini », et dit aux gendarmes : « C’est le premier député politique d’Albogasio. » Les gendarmes saluèrent aussi. Pedraglio ôta son chapeau, en élevant un peu ses papiers. Les douaniers auraient voulu s’arrêter, mais un des gendarmes leur donna l’ordre de poursuivre et, ayant vu partir leur petite troupe, il entra lui-même à la Sostra. Il était d’Ampezzo, et parlait très bien l’italien. « J’espère bien que ce client-là ne me connaît pas », pensa Pedraglio, tourmenté par la conscience de sa double personnalité.
« Monsieur le député politique, dit l’homme, aura vu ce matin M. Maironi d’Oria ?
— Moi ? Jamais. M. Maironi dort à cette heure-ci.
— Et où allez-vous ?
— Je vais sur la montagne, sur ce damné Boglia ; j’y vais pour l’affaire du taureau communal. » (« Bête ! pensa l’avocat. Voilà qu’il l’appelle un taureau communal ! ») Mais le taureau communal passa aussi heureusement. Le gendarme, une tête de dogue, dévisageait son interlocuteur. « Vous êtes député politique, lui dit-il avec insolence, et vous portez cette saleté-là sur le visage ? » Pedraglio saisit instinctivement sa petite barbe noire, en pointe, réputée libérale. « Couperons, couperons, dit-il avec un sérieux comique. Oui, monsieur. Vous montez au Boglia, vous aussi ? » Le gendarme s’en alla sans répondre, et sans entendre l’affreux vocabulaire dont le député politique saluait son départ.
Les deux hommes se félicitèrent mutuellement de l’avoir échappé belle, tout en convenant que l’alerte avait été vive. Maintenant, il fallait compter avec les douaniers qui connaissaient bien Puttini, et savoir se tenir à distance. Et si cette brute de gendarme parlait de la barbe ? « En route, en route, fit l’avocat, marchons derrière eux et, si nous les voyons ou les entendons redescendre, prenons nos jambes à notre cou et à gauche, vers la frontière ! » Parti désespéré, car ils ignoraient le terrain, très familier en revanche aux douaniers.
Le gendarme, suant et essoufflé, eut trop à faire à rejoindre sa compagnie, pour avoir envie de parler de la barbe. Pedraglio et l’avocat, montant doucement, virent leur ennemi gagner sur la crête du mont le hêtre de la Madonnina, s’y arrêter un instant, et disparaître.
Le grand hêtre antique qui portait dans son tronc une image de la Madone et qui légua, en mourant, cet honneur à une petite chapelle, était comme la sentinelle du grand bois du Boglia, le soldat posté dans un col de la cime, pour surveiller le versant abrupt, le lac, les pentes de la Valsolda. La vénérable armée des hêtres colossaux tenait tout entière rassemblée dans un haut vallon silencieux, entre le versant de la Colmaregia, les dos faciles de la Nave, les racines rocheuses des Dents de la Vieille ou Canne d’Organo et l’autre col du Pian Biscagno, entre la Colmaregia et le Sasso Grande, dominant les profondeurs du Val Colla, de Lugano à Cadro. Une bande herbeuse, découverte, courait entre le hêtre de la Madonnina et le bois, le long de la crête. Les deux fugitifs tirèrent leurs plans. Quel parti prendre ? Chercher le sentier sous le hêtre dont avait parlé le douanier sauveur, ou entrer dans le bois ? Non, il ne fallait pas entrer dans le bois, derrière ces sauvages qui les y précédaient. Dans le bois, il y aurait au moins un palme de feuilles sèches. Il était impossible de le traverser sans ameuter tous les limiers qui le fouillaient ; et de près, le déguisement n’était plus d’aucun secours. Prendre le sentier ? Il y en avait plus d’un, sous le hêtre ; quel était le bon ? Pedraglio maudit Franco de ne pas les avoir accompagnés. Cependant, l’avocat étudiait la Colmaregia, que l’on pouvait gravir sans entrer dans le bois. Il était monté deux fois sur la Colmaregia, le frais et superbe versant herbeux du Boglia, coupé en deux par la frontière ; il savait que, de là-haut, il est possible de descendre au village suisse de Bré, et il résolut de tenter cette voie. Sur le versant qui s’élève du hêtre de la Madonnina vers la Colmaregia, on ne voyait personne. La pointe était enveloppée de nuages.
À quelques pas du hêtre, ils furent surpris par une averse de neige qui, montée d’un côté, se rejetait rapidement sur l’autre : brouillard froid et dense qui les empêchait de voir à cinq pas. C’est ainsi qu’à côté du hêtre, Pedraglio alla se buter contre un douanier.
C’était un des quatre de tout à l’heure, et il avait la consigne de surveiller le terrain découvert entre le sommet du mont et le bois. Voyant le petit homme au grand chapeau, il dit : « Vous sur le Boglia, monsieur… ? » L’avocat se débarrassa aussitôt de sa hotte. Cependant, le douanier n’achevait pas sa phrase, restait un moment la bouche ouverte, s’écriait : « Comment ? » L’avocat n’attendit pas la suite. « Comme cela », dit-il avec placidité, et, ramenant en un temps ses deux poings contre sa poitrine, il en asséna à l’ennemi un coup terrible dans l’estomac, qui l’envoya rouler dans le pré, les jambes en l’air. Pedraglio, aussitôt, sauta sur lui, lui arracha sa carabine. « Si tu cries, chien, je te casse la tête ! » Crier ? Avec le poing de V. dans l’estomac, on en avait pour un quart d’heure à reprendre son souffle. En effet, l’homme paraissait mort, et il se passa quelque temps avant qu’il gémît à voix basse : « Aïe, aïe ». « Ce n’est rien, ce n’est rien, lui disait V., avec un flegme moqueur. Les secousses font du bien. Vous verrez. Maintenant, levez-vous bien gentiment, et venez avec nous sur la Colmaregia. Vous verrez que tout ira bien. Je ne me suis pas servi de ceci à dessein. » Et il lui montra la clé. « Oh ! quels poings ! gémissait le douanier, oh ! quels poings ! »
« La montée est assez malaisée, continua l’avocat en reprenant la carabine des mains de Pedraglio ; mais, si vous le permettez, nous vous suivrons avec cet objet-là. De cette manière, la montée est un plaisir. Puis, vous redescendrez avec nous à Bré. Nous porterons votre carabine. En échange, vous porterez notre petite hotte. En avant ! marche ! »
Le malheureux ne réussissait pas à se mettre debout et on ne pouvait l’abandonner, de crainte qu’il ne se mît à appeler au secours : « Imbécile, fit Pedraglio, tu le lui as donné trop fort ! » V. répondit qu’il lui avait donné un coup de poing de femme, rendit la carabine à son ami et, saisissant le douanier par le col de son uniforme, le dressa sur ses pieds, lui fit prendre la hotte. « Allons, fainéant, dit-il, lâche, marche ! »
Marche dans le brouillard épais et froid, marche, marche ! Le versant est très escarpé ; ils peuvent à peine poser la pointe de leurs pieds entre les touffes d’herbe molle ; ils glissent ; ils travaillent des pieds et des mains, mais qu’importe ; en marche pour la liberté ! Ils s’élèvent dans le brouillard, invisibles comme des esprits ; d’abord la fausse Marianne, puis le douanier qui halète et gémit sous le poids de la hotte, puis le faux Mossieu Zacques qui lui promet une belle vue et le presse de sa carabine. La carabine fait des miracles. En une demi-heure, le trio atteint la crête qui redescend sur Bré, à quelques pas au-dessous de la cime. Alors, ils s’assoient dans l’herbe et dévalent le long de la pente. Il commence à pleuvoir ; la brume s’éclaircit ; voici au fond, sous leurs pieds, la rougeur des taillis. Le vénérable chapeau de Mossieu Zacques les y précède au vol, lancé par Pedraglio, avec un « vive l’Italie ! », tandis qu’il glisse à la descente, bras dessus bras dessous avec le douanier. À Bré, Pedraglio fit accourir tout le pays en déchargeant sa carabine en signe de joie ; il distribua de l’anisette aux hommes, prit à pincette les joues des jeunes filles, demanda au curé la permission de suspendre dans l’église sa grande redingote, en mémoire d’une grâce reçue, se mit à table avec son prisonnier, lui fit prêcher par le curé le pardon des coups de poing dans l’estomac, et lui lut une stance du poème monacal qui finissait ainsi :
À ce moment le père Lantemone
Dit : « J’ai encore changé d’opinion ! »
Il lui démontra que, si un père Lantemone avait changé, un douanier pouvait changer, lui aussi, et le persuadant de déserter, lui fit jeter son uniforme pour endosser la grande redingote, parmi les rires et les applaudissements.
Le seul qui ne riait pas, c’était l’avocat : « Et ce pauvre Maironi », dit-il !
Franco ne traversa pas Castello. Arrivé à la petite chapelle de Rovajà, il sauta dans le sentier qui mène à la source de Caslano, rejoignit la ruelle de Casarico, la monta, et, au dernier contour sous Castello, à l’endroit où se dresse l’église de Puria à l’abri d’un amphithéâtre de rochers, il se jeta à droite dans la vallée par un sentier de chèvres, le quitta en dessous de l’église de Loggio, et atteignit la villa Maironi sans avoir rencontré personne.
Carlo, le vieux domestique qui lui ouvrit, faillit se trouver mal d’émotion et lui baisa les mains. Le médecin était justement là. Franco, résolu à attendre son départ, confia au dévoué vieillard qu’il avait les gendarmes à ses trousses. Le docteur Aliprandi ne tarda pas à sortir et le jeune homme, le sachant patriote, se confia à lui, puisque, de toute manière, il lui fallait se montrer, s’enquérir de l’état de sa grand’mère. Aliprandi qui, appelé dans la nuit, était arrivé après le départ du préfet pour Oria, avait trouvé la vieille dame en proie à une agitation nerveuse et à une peur terrible de mourir, mais sans aucun danger. Maintenant, la marquise semblait beaucoup plus tranquille. Franco se fit annoncer et fut introduit par la femme de chambre, qui le regarda avec une obséquieuse curiosité.
À travers les volets fermés de la chambre, entraient seulement deux lames obliques de lumière grise, qui n’éclairaient pas le visage posé sur l’oreiller. Franco, d’abord, ne le vit pas ; il n’entendit que la voix somnolente :
« C’est toi, Franco ?
— Oui, bonjour, grand’mère ! » et il se pencha pour lui donner un baiser. Le masque de cire était inaltérable, mais le regard avait pourtant quelque chose de vague et de sombre, qui trahissait à la fois le désir et l’épouvante.
« Je vais mourir, Franco », murmura la marquise. Franco protesta, raconta ce que lui avait dit le médecin. Sa grand’mère l’écoutait, en le fixant avidement, cherchant à lire dans ses yeux s’il rapportait les propres paroles d’Aliprandi. Puis elle reprit : « Cela ne fait rien. Je suis prête. »
Par la nouvelle expression de sa voix et de son regard, Franco comprit parfaitement que sa grand’mère était prête à vivre vingt ans de plus. « Je sympathise à ton malheur, dit-elle, et je te pardonne tout. »
Ce n’étaient pas des paroles de pardon que Franco attendait d’elle ; il croyait être venu l’apporter, le pardon, et non le recevoir. Réconfortée, rassurée, la marquise de tous les jours reparaissait peu à peu sous la marquise d’une heure. Elle voulait bien acquérir la paix, mais à la manière d’un sordide avare tenté par quelque convoitise, qui, pressant douloureusement dans ses mains le prix de son plaisir, chercherait à le retenir de ses ongles comme il peut. À un autre moment, Franco se serait emporté, aurait dédaigneusement repoussé ce pardon : avec sa douce Marie dans le cœur, il devait agir autrement. Il remarqua cependant que sa grand’mère lui offrait son pardon à lui seul, ce qu’il lui était impossible d’admettre.
« Ma femme, l’oncle de ma femme et moi, nous avons beaucoup souffert, dit-il, avant notre dernier malheur ; et maintenant, nous avons perdu toute notre consolation. L’oncle Ribera, je le mets hors de cause ; nous devons tous, toi, moi, nous incliner devant lui ; mais si ma femme et moi avons des torts envers toi, que le pardon soit réciproque. »
C’était un dur morceau à avaler ; néanmoins, la marquise se soumit et se tut. Quoiqu’elle ne vît plus la mort à son chevet, elle avait toujours dans le cœur l’effroi de l’Apparition et de certaines paroles du préfet qui l’avait confessée. « Je ferai mon testament, dit-elle, et je désire que tu saches que toute la fortune des Maironi est à toi. »
Ah ! marquise ! marquise ! Misérable et froide créature ! Croyait-elle acheter la paix à ce prix ? Le préfet, bon et galant homme, mais dépourvu de tact, incapable de comprendre l’âme élevée de Franco, s’était trompé dans ce cas, lui aussi, car c’était sur son conseil qu’elle proposait cette donation à son petit-fils. L’idée qu’on pouvait croire qu’il était venu par intérêt fut intolérable à Franco. « Non, non, s’écria-t-il tout frémissant et craignant sa propre violence, non, ne me laisse rien ! Il suffit que tu fasses payer ma rente à Oria. La fortune des Maironi, grand’mère, laisse-la au Grand-Hôpital. J’ai peur que mes ancêtres aient eu tort de la garder ! »
La grand’mère n’eut plus le temps de lui répondre, car on heurtait à la porte. C’était le préfet, et Franco dut prendre congé pour ne pas fatiguer la malade. « Il faut te dépêcher, lui dit-il, dehors ; à Cressogno, tu as fait plus que ton devoir. Trop de gens déjà savent que tu es ici, et les gendarmes peuvent arriver d’une minute à l’autre. J’ai tout combiné avec Aliprandi. Le docteur suppose qu’il aura besoin d’une consultation pour la marquise ; il prendra la gondole de la maison pour aller à Lugano chercher un médecin. Les deux rameurs, ce seront Carlo et toi. Il pleut. Il y a des manteaux de toile cirée à capuchon. Mettez-les et tu te tiendras à l’arrière. Nous allons te couper la barbe, et, avec le capuchon sur la tête, je défie qu’on te reconnaisse. Sois tranquille ! Vous ne serez peut-être pas obligés de vous arrêter à la douane. De toute manière, on ne te reconnaîtra pas. S’il faut parler, Carlo parlera. »
L’idée était bonne. La gondole de la marquise était toujours considérée avec beaucoup de respect par les agents autrichiens, comme si elle eût porté un œuf de l’aigle à deux têtes : même quand elle revenait de Lugano, on ne l’arrêtait à la douane que pour la forme.
La gondole sortit de la darse un peu après huit heures. Les brouillards des hautes cimes étaient tombés sur le lac, et il pleuvait. Triste, triste journée ; triste, triste voyage ! Ni Franco, ni le domestique, ni le docteur ne dirent un mot. Ils passèrent Sainte-Mamette et Casarico. Voici, à travers les vapeurs, au delà des oliviers de Mainè, les blanches murailles de la demeure d’Ombrette. Les yeux de Franco se remplirent de larmes… « Non, chérie, pensa-t-il, non, mon amour, non, ma vie, tu n’es pas là, et c’est Dieu qui me dit de ne pas croire à ce néant horrible ! » Encore quelques coups de rame, et voici la maisonnette du temps heureux, des heures amères, de la catastrophe ; la fenêtre de la chambre où Louise s’égare dans une douleur ténébreuse ; la loggia où, désormais, le vieil oncle Pierre, le juste qui descend silencieusement, las et éprouvé, vers la tombe, vivra seul ses journées. Franco aurait aimé savoir ce qui s’était passé là, depuis son départ : si l’oncle, si Louise avaient eu des ennuis avec la police. Il regarde, regarde, n’aperçoit personne, ni sur la terrasse, ni dans le jardin, ni aux fenêtres de la loggia ; tout est silencieux, tout est tranquille. Il cesse de ramer, il voudrait voir quelque signe de vie. Le docteur ouvre un guichet de la cabine et le supplie de ramer, de ne pas se trahir. En ce moment, la Leu se montre à la barrière du jardin, un verre à la main ; elle regarde la gondole, entre dans la loggia. Donc, l’oncle Pierre est dans la loggia, c’est son verre de lait qu’on lui porte : rien ne doit être arrivé. Franco se remet à ramer et le docteur Aliprandi referme la porte. Le jardin passe, les maisons d’Oria passent, la gondole dévie vers l’embarcadère de la douane.
Bianconi, qui pêche des tanches sous son parapluie, reconnaît la gondole, abandonne sa ligne et vient offrir ses respects à la marquise. Mais il trouve à sa place le docteur Aliprandi, qui lui donne de si mauvaises nouvelles qu’il éprouve le besoin d’appeler sa Peppina pour les lui communiquer, et la pauvre Peppina joue sous le parapluie de son Carlascia une petite comédie d’attendrissement. Le mari et la femme conjurent Aliprandi de se hâter, de revenir vite. Cet animal de Bianconi lui permet de filer droit, au retour, de Gandria à Cressogno, et le docteur, se tournant vers Franco, dit : « En route. » Franco a assisté, impassible, à ce colloque, les mains sur les rames, espérant apprendre quelque chose de ses amis et de sa famille ; mais personne n’a soufflé mot de la police, ni d’arrestations, ni de fuite, pas plus que si la maison de l’ingénieur eût été en Chine. La gondole se détache lentement de l’embarcadère, met le cap sur Gandria, s’éloigne, s’évanouit par delà la frontière, dans le brouillard.
En arrivant à Lugano, le docteur ouvrit la porte et fit entrer Franco. Ils se connaissaient peu, mais ils s’embrassèrent comme des frères. « Quand le canon tonnera, j’y serai, moi aussi ! » dit Aliprandi. Ils convinrent de se séparer là : Franco sortirait le premier, seul, parce que Lugano était remplie d’espions, et que le docteur devait garder certains ménagements. Le docteur était, du reste, plus pressé de trouver un batelier qu’un confrère. Franco tira son capuchon sur ses yeux, descendit à terre et se rendit à l’hôtel de la Couronne.
Quelques heures plus tard, quand la gondole fut repartie, il se mit à la recherche de Valsoldans, pour avoir des nouvelles, se dirigea vers la pharmacie Fontana, et rencontra sous les portiques ses amis qui sortaient de la pharmacie avec un vieillard. Ils se jetèrent à son cou, en pleurant d’émotion. Eux aussi, étaient allés aux nouvelles. À la pharmacie, on disait que Franco avait été arrêté. Quelle joie de le retrouver, et quelle joie de sentir une terre libre sous ses pieds !
Qu’il me soit permis de rappeler le vieillard qui accompagnait Pedraglio et l’avocat, bizarre figure du vieux petit monde de Lugano, artiste bien digne qu’un autre artiste lui rende hommage en passant près de lui. C’était un nommé Sartorio, peintre, poète et guitariste, qu’en ce temps-là on voyait souvent passer par les rues sombres de Lugano, avec sa belle barbe blanche, son chapeau blanc tiré sur l’oreille droite, son noble habit noir et la fleur à la boutonnière. Très pauvre et très poli, chevaleresque avec les dames, toujours prompt à l’épigramme et à la guitarrade, adorateur de sa ville, il flairait et poursuivait les étrangers pour leur en faire les honneurs, vivait de pain, de fromage et d’eau, était toujours affairé, toujours en mouvement entre la villa Ciani, l’Hôtel du Parc et la villa Chialiva. L’Hôtel du Parc était pour lui la huitième merveille du monde. Il avait aidé à l’inaugurer et s’en montrait tout fier, aimait surtout à citer, avec son classique accent de Lugano, l’improvisation et le morceau lyrique que lui avait suggérés la salle à manger :
Les trompettes résonnent
Dans le grand salon :
Qu’à leurs sons s’accorde
Cette chanson !
Il accompagnait spontanément Pedraglio et V…, qui lui avaient raconté leur fuite. Ils les avait conduits à la pharmacie Fontana pour chercher des nouvelles de Franco. « Comment ? c’est votre ami, leur dit-il après la rencontre. Échappé, lui aussi, aux serres rapaces de l’aigle des Habsbourg ? Bravo, bravo ! Il y a quelques années, j’ai fait pour d’autres Lombards, qui s’étaient enfuis ici après la révolution du Val Intelvi, une ode qui n’est pas mal. J’y décrivais leur fuite par le Val Mara, la descente à Maroggia, l’arrivée à Lugano :
Ô vaillants fils de la Lombardie,
Ma Lugano vous ouvre les bras !
« C’est une petite chose qui vous irait très bien aussi. Je cours prendre ma guitare et je vous la chanterai à l’auberge.
— Madonne ! » s’écria Pedraglio.
Non pas un, mais trois printemps avaient passé depuis l’automne de 1855, sans amener sur les rives du Tessin ce déploiement d’armes et d’étendards qu’attendaient les Italiens. En février 1859, on espérait beaucoup du quatrième. De grands événements, dûment annoncés par une splendide comète, étaient en marche. Dans l’organisme du petit monde d’autrefois couvaient des frémissements et des craquements sourds, comme dans celui d’un fleuve de glace, à la veille du dégel. Le froid mortel, le silence apeuré de dix années allaient cesser, emportés dans un tourbillon de heurts et de décombres, par des courants nouveaux, lumineux et chauds. Carlascia faisait le fanfaron et parlait à ses subalternes, qui se taisaient, d’une prochaine promenade en armes à Turin. Monsieur Jacques Puttini ne s’était jamais bien remis du coup d’un certain matin, de la trahison de l’avocat, de la fin tragique de son chapeau et de la fin comique de sa redingote ; il en avait perdu toute estime pour les patriotes. Précisément, en ce mois de février 1859, Paolin, germanophile, discutait avec lui dans la pharmacie de Sainte-Mamette des folles espérances des patriotes. « Non, très révéré monsieur Paul, lui dit le petit homme, je suis né sous saint Marc, un grand saint ; j’ai vu les Français, de bonnes gens ; maintenant je vois les Allemands, n’en parlons pas ; il se peut que je voie encore autre chose ; mais, des coquins, croyez-m’en, des coquins ne peuvent triompher. » Le docteur Aliprandi était déjà en Piémont. Un vieux sous-officier de Napoléon, resté à Puria, remettait secrètement en état son uniforme, dans l’espoir de se présenter à l’empereur des Français quand il viendrait en Italie. Le curé de Castello, Introïni, lorsqu’il rencontrait don Joseph Costabarbieri, lui rappelait la chanson de 1796, que don Joseph avait retrouvée en 1848, puis de nouveau oubliée :
« Les nôtres sont de grands uhlans
Venus de Hongrie ;
Mais les Français sont de grands diables :
Ils ont fait fuir tout le monde. »
Et don Joseph, tout apeuré, faisait : « Chut, chut ! »
Cependant, sur les pentes de la Valsolda, les violettes fleurissaient, pacifiques, comme si de rien n’était. Le 20 février au soir, Louise en porta un bouquet au cimetière. Elle s’habillait encore de deuil, elle était pâle, émaciée : ses yeux s’étaient agrandis et de nombreux fils d’argent brillaient dans ses cheveux. Vingt ans semblaient s’être écoulés depuis le jour de son malheur. En sortant du cimetière, elle s’achemina vers Albogasio, et fit la route avec des femmes d’Oria qui allaient dire leur rosaire à l’église paroissiale. Elle ne ressemblait plus au sombre spectre qui avait déposé des violettes sur la tombe de Marie. Sereine et presque gaie, elle causa avec l’une et l’autre, s’informa d’une bête malade, caressa et félicita une petite fille qui allait au rosaire avec sa grand’mère, lui recommanda de se tenir tranquille à l’église, comme autrefois sa Marie. Elle nomma sa fille tranquillement, et les femmes en furent d’autant plus étonnées que Louise n’entrait jamais à l’église. Elle demanda à une fillette si les jeunes gens pensaient jouer la comédie, comme de coutume, et si son frère en serait aussi, et elle offrit d’aider pour les costumes. Elle leur dit adieu, sur le parvis de l’Annunciata, et ce ne fut qu’en descendant seule la Calcinera qu’elle reprit son visage de spectre. Elle allait à Casarico, chez les Gilardoni, mariés depuis trois ans. La félicité du professeur, son adoration pour Esther valaient tout un poème. L’oncle Pierre disait qu’il en devenait bête. Esther craignait qu’il devînt ridicule, et ne lui permettait pas, quand il y avait du monde, de prendre devant elle des poses extasiées. Louise était la seule personne pour qui cette interdiction fût levée. Mais Gilardoni avait une vénération particulière de Louise ; elle était toujours pour lui un être surhumain ; au respect de la personne s’était ajouté le respect de la douleur, et, devant elle, il gardait toujours un maintien réservé. Depuis environ deux ans, Louise allait presque chaque soir chez les Gilardoni, et, si quelque chose pouvait troubler la paix des époux, c’étaient ces visites.
Elles avaient, en effet, un but singulier et antipathique à Esther ; mais la jeune femme avait une telle affection pour son amie, une telle pitié de son malheur, et se sentait au cœur un tel remords de n’avoir pas fait plus attention à Marie le jour terrible qu’elle n’osait ni s’opposer à ses désirs, ni dissuader son mari de s’y prêter. Elle exprima sa désapprobation à Louise, elle la pria de garder du moins le secret sur ce qu’elle faisait le soir dans le cabinet du professeur ; et ce fut tout. Le professeur, au contraire, aurait été content de ces visites ; mais il souffrait du déplaisir d’Esther.
Il faisait déjà nuit quand Louise sonna à la porte de ses amis. Ce fut Esther qui ouvrit. Louise ne répondit pas à son salut plutôt embarrassé, se contenta de la regarder, et, quand elles furent dans le salon du rez-de-chaussée, où Esther passait ses soirées, elle l’embrassa si passionnément que la jeune femme se mit à pleurer. « Aie patience, lui dit Louise, il ne me reste que cela. » Esther essaya de la consoler, lui dit qu’un temps meilleur approchait, qui la réunirait à son mari. Dans quelques mois, la Lombardie serait libre, Franco reviendrait au foyer, et alors, alors… Il pouvait se passer tant de choses !… Peut-être Marie reviendrait-elle aussi ! Louise bondit et lui saisit les mains : « Non, dit-elle, ne dis pas cela ! Jamais, jamais ! Je suis toute à Marie. » Esther ne put répondre, car le professeur, empressé et souriant, entrait dans le salon.
Il vit que sa femme avait les yeux baignés de larmes et que Louise semblait surexcitée. Il salua avec lenteur et s’assit en silence à côté d’Esther, s’imaginant qu’elles avaient parlé du sujet habituel, qui déplaisait beaucoup à sa femme. Celle-ci aurait voulu renvoyer son mari, reprendre sa conversation avec Louise, mais elle n’osa pas. Louise frémissait encore devant cette évocation d’un futur péril qui se présentait quelquefois aussi à son esprit, qu’elle avait jusque-là chassée avec horreur et que, maintenant, les paroles de son amie ramenaient, nette et précise. Après un long et pénible silence, Esther, soupirant, lui dit à voix basse :
« Que je ne t’empêche pas, tu sais ! Faites comme il vous plaira ! »
Louise eut une impulsion de gratitude, s’agenouilla devant la jeune femme, posa sa tête sur ses genoux. « Tu sais, lui dit-elle, que je ne crois plus en Dieu. Jadis, je croyais en un Dieu méchant ; à présent, je ne crois plus qu’il existe ; mais si le Dieu bon, auquel tu crois, était, il ne pourrait condamner une mère qui a perdu sa fille unique et cherche à se persuader que quelque chose d’elle vit encore. »
Esther ne répondit pas. Presque chaque soir, depuis deux ans, son mari et Louise évoquaient l’enfant morte. Le professeur Gilardoni, curieux mélange de libre-pensée et de mysticisme, avait lu avec beaucoup d’intérêt les choses merveilleuses que l’on racontait des sœurs américaines Fox, des expériences d’Eliphas Levi et du mouvement spirite, rapidement propagé en Europe, comme une folie qui prenait les tables et les têtes. Il en avait parlé à Louise, et Louise, séduite par l’idée qu’elle pourrait apprendre si son enfant existait encore, et, ce point établi, avoir des communications avec elle, ne vit, dans le merveilleux des faits cités et l’étrangeté des théories, que ce seul point lumineux ; si bien qu’elle supplia le professeur de tenter une expérience avec Esther et elle. Esther ne croyait, en fait de surnaturel, qu’à la doctrine chrétienne. Elle ne prit donc pas la chose au sérieux, et consentit sans peine à poser les mains sur une petite table entre son amie et son mari, qui, de son côté, montrait un grand zèle, une foi vive au succès. Les premières tentatives ne réussirent pas. Esther, très ennuyée, était d’avis de renoncer ; mais un soir, le guéridon, après une attente de vingt minutes, se pencha lentement d’un côté, levant un pied en l’air, s’abaissa de nouveau, se releva, au grand effroi d’Esther, à la grande joie du professeur et de Louise. Le lendemain soir, il suffit de cinq minutes pour le mettre en mouvement. Le professeur lui apprit l’alphabet et essaya une évocation. Le guéridon répondit en frappant le sol du pied, selon l’alphabet qu’on lui avait suggéré. L’esprit évoqué donna son nom : Van Helmont. Esther tremblait comme une feuille, le professeur tremblait d’émotion : il voulait faire savoir à Van Helmont qu’il avait ses ouvrages dans sa bibliothèque, mais Louise le supplia de lui demander où était Marie. Van Helmont répondit : « proche ». Alors Esther, plus pâle qu’une morte, se leva, protestant qu’elle ne voulait pas continuer. Ni les supplications, ni les larmes de Louise ne la purent persuader. C’était mal, mal ! Esther, qui n’avait pas un sentiment religieux très profond, avait grand’peur du diable et de l’enfer. De longtemps, il fut impossible de recommencer les séances. Elle en avait horreur et son mari n’osait la contrarier. Ce fut Louise qui, à force de prières, obtint un compromis. Les séances recommencèrent, mais Esther n’y prit plus part. Elle ne voulut pas même savoir ce qui s’y passait. Mais, quand elle voyait son mari préoccupé, distrait, elle faisait une allusion sévère aux pratiques secrètes de son cabinet. Alors il se désolait, proposait de les cesser, et c’était Esther qui se sentait faible devant Louise. Puis, indirectement, elle avait compris que Louise croyait communiquer avec l’esprit de son enfant, la mère lui ayant dit une fois : « Demain soir, je ne viendrai pas, parce que Marie ne le veut pas. » Et une autre fois ; « Je vais à Looch, car Marie veut une fleur de la tombe de sa grand’mère. » Esther ne pouvait concevoir qu’un esprit lucide et fort se laissât égarer à ce point. Mais elle comprenait aussi l’immense difficulté de la dissuader avec bonté, et la cruauté qu’il y aurait à être ferme.
Le professeur alluma une bougie et, suivi de Louise, monta dans son cabinet. Nous connaissons ce cabinet, qui ressemble à une cabine de navire, avec ses rayons garnis de livres, sa petite cheminée, la fenêtre qui regarde le lac, le fauteuil où Marie s’était endormie une nuit de Noël. Maintenant il y avait, en plus, entre la cheminée et la fenêtre, un guéridon rond avec un seul pied divisé en trois à un palme du plancher.
« Je regrette beaucoup, dit Gilardoni en entrant, que cela déplaise à ce point à Esther ! » Il disposa comme d’habitude le guéridon et les chaises, alla regarder de la fenêtre les vagues lueurs des eaux et du ciel dans les ombres de la nuit. Louise restait immobile. Il se retourna tout à coup, comme si, par vertu magnétique, il sentait son angoisse. Il lui vit un visage d’épouvante, comprit qu’elle le croyait résolu à cesser leurs pratiques tandis qu’il n’en avait que l’intention, lui prit la main, tout ému, lui dit qu’Esther était si bonne, l’aimait tant, que ni elle ni lui ne lui causeraient jamais volontairement un chagrin. Louise ne répondit pas, mais le professeur eut peine à l’empêcher de lui baiser la main. Comme il apportait au milieu de la chambre la petite table et deux chaises, Louise s’assit sur le fauteuil, comme oppressée.
« Voilà », fit le professeur.
La jeune femme tira de sa poche une lettre qu’elle lui tendit.
« J’ai tant besoin de Marie et de vous, ce soir, dit-elle. Lisez : c’est de Franco. Vous pouvez commencer à la seconde page. » Le professeur n’entendit pas ces derniers mots, s’approcha de la lumière et lut à haute voix :
Turin, 18 février 1859.
« Ma Louise,
« Sais-tu que tu ne m’as pas écrit depuis quinze jours ? »
« Vous pouvez passer cela », interrompit Louise. Puis elle se corrigea : « Non, lisez seulement, cela vaut mieux. » Le professeur continua :
« Voici la troisième lettre que je t’envoie après avoir reçu la tienne, du 6. Peut-être ai-je été trop vif et t’ai-je blessée. C’est mon fâcheux tempérament qui non seulement me fait dire des paroles trop vives quand mon sang s’échauffe, mais me les fait écrire ! Et il est à trente-deux ans le même qu’à vingt-deux ! Pardonne-moi, Louise, et permets-moi de revenir sur le même sujet tout en retirant les paroles qui ont pu t’offenser.
« À présent, on ne parle plus de tables tournantes ni d’esprits, on ne parle que de diplomatie et de guerre ; pourtant, ces années dernières, on en a beaucoup parlé et plusieurs personnes que j’estime et honore sont convaincues. Je sais positivement qu’elles se font des illusions, mais je n’ai jamais douté de leur bonne foi quand elles me rapportaient leurs conversations avec des esprits. Il paraît que l’imagination, excitée, peut faire entendre et voir, comme des choses réelles, ce qui n’est pas. Je veux croire que dans tout cela l’imagination ne se trompe pas, que votre guéridon remue et s’exprime réellement comme tu le dis. J’ai eu tort de mettre en doute le fait, je l’avoue, puisque tu es si sûre de ne pas te tromper, et puisque je connais assez l’honnêteté du professeur Gilardoni. Mais il y a là pour moi une question de sentiment. Je sais que ma douce Marie vit avec Dieu, j’ai l’espoir de la rejoindre un jour, là où elle est, avec d’autres âmes qui me sont chères. Si elle m’apparaissait spontanément, si j’entendais, sans l’avoir appelée, le son de sa voix vive et vraie, peut-être ne pourrais-je supporter une joie aussi grande ; mais l’appeler, la contraindre à venir à moi, je ne le voudrais jamais. Cela me répugne, cela est contraire à ce sentiment de vénération que j’ai pour un être tellement plus près de Dieu que moi.
« Moi aussi, Louise, je parle à notre trésor tous les jours, je lui parle de toi et de moi, sachant qu’elle nous voit, qu’elle nous aime, qu’elle pourra même encore dans cette vie beaucoup pour nous. C’est ainsi que je voudrais que tu t’entretinsses avec elle ; et si, en répondant à la lettre où tu faisais des allusions à une communication de sa part, je me suis exprimé sans bonté, pardonne-moi, non seulement à cause de mon mauvais caractère, mais à cause de ces idées et de ces sentiments qui font comme partie de ma nature.
« Pardonne-moi aussi, à cause de l’immense surexcitation dans laquelle on vit ici. Ma gorge va bien : depuis qu’on parle de guerre, j’ai jeté le camphre et l’eau sédative ; mais mes nerfs sont extraordinairement tendus. Il me semble qu’à les toucher, ils dégageraient des étincelles. Cela provient sans doute de l’énorme travail que nous avons au ministère, où il n’y a plus d’heures fixes et où, plus il nous est témoigné de confiance, ne fût-on qu’un pauvre petit secrétaire, plus on doit se dépenser. Quand j’obtins cette place de la faveur du comte de Cavour, il me semblait manger en traître le pain de l’État. Maintenant, ce n’est plus le cas ; je suis sur le point de me soustraire à cet important travail et cela m’amène à te confier, avec une émotion indicible, d’autres choses que j’ai dans le cœur depuis quelque temps.
« Dans huit jours, mes amis et moi, nous nous enrôlerons comme volontaires pour la durée de la campagne. Nous entrons dans le 9e d’infanterie, qui est pour le moment à Turin. Ici, au ministère, on voudrait me retenir encore, mais je veux être prêt quand s’ouvrira la campagne, et j’ai seulement pris l’engagement de ne quitter le bureau qu’un jour avant de m’enrôler.
« Louise, il y a trois ans et près de cinq mois que nous ne nous sommes vus. Il est vrai que tu es sous la surveillance de la police et qu’il t’est défendu de venir à Lugano ; pourtant, je t’ai priée maintes fois de me rencontrer secrètement à la frontière, dans la montagne, et tu ne m’as rien répondu. J’ai cru deviner que tu ne voulais pas t’éloigner, ne fût-ce que pour peu de temps, d’un lieu sacré. Cela me semblait excessif, et je t’avoue que j’en ai éprouvé beaucoup d’amertume. Puis, je me suis repenti, je me suis reproché mon égoïsme, je t’ai absoute. Aujourd’hui, Louise, les circonstances sont changées. Je n’ai pas de mauvais pressentiments, il me semble improbable que je reste, moi, sur un champ de bataille ; pourtant, cela n’est pas impossible. Je vais prendre part à une guerre qui s’annonce comme une des plus terribles, des plus longues et des plus désespérées, car si l’Autriche a dans le jeu ses provinces italiennes, nous, et peut-être aussi l’empereur Napoléon, nous jouons notre va-tout. On dit que nous passerons l’hiver prochain sous Vérone. Louise, je ne veux pas courir le danger de mourir sans t’avoir revue. Je n’ai que vingt-quatre heures, je ne puis me rendre ni à la frontière, ni à Lugano, et je ne puis me contenter de rester avec toi dix minutes. Fais-toi conduire, d’une manière quelconque, à Lugano, par Ismaël, le matin du 25. Pars de Lugano à temps pour être à Magadino à une heure, puisque, de Luino, tu ne peux pas passer. À Magadino, tu prendras le bateau d’une heure et demie. Tu descendras vers quatre heures à Isola Bella, où, à peu près à la même heure, j’arriverai d’Arona. L’Isola Bella, en cette saison, est un désert ; nous y passerons la soirée ensemble et nous en repartirons le matin, toi pour Oria, moi pour Turin.
« J’écris à l’oncle Pierre pour lui demander pardon de le priver un jour de ta compagnie.
« Je ne crains rien de pire. Les Autrichiens eux-mêmes ne pensent qu’à l’armée, leur police laisse échapper des milliers de jeunes gens qui viennent s’enrôler ici. Ils seraient terribles après une victoire. Mais ce jour, vive Dieu ! ne viendra pas.
« Louise, il est possible que je ne te trouve pas à Isola Bella, que tu croies faire plaisir à Marie en ne venant pas. Mais, tu sais, Marie, ma pauvre petite, si on lui avait dit : « Cours dire adieu à ton papa qui peut-être va mourir, comme… »
La voix du lecteur s’étrangla, se brisa, lui échappa dans un sanglot. Louise se cacha le visage dans ses mains. Il lui posa la lettre sur ses genoux, en disant avec effort : « Donna Louise, pouvez-vous avoir un doute ?
— Je suis méchante, répondit Louise à voix basse ; je suis folle !
— Mais ne l’aimez-vous donc pas ?
— Parfois, beaucoup, il me semble ; et d’autres fois, je ne sens rien.
— Mon Dieu ! fit le professeur. Et maintenant ? L’idée que peut-être vous ne le reverrez jamais plus ne vous émeut-elle pas ? »
Louise se tut ; elle parut pleurer. Puis elle se leva tout à coup, les tempes serrées entre ses mains, et fixa dans ceux du professeur deux yeux qui n’avaient pas de larmes, mais un mauvais éclair de courroux. « Vous ne savez pas, s’écria-t-elle, ce qui se passe dans ma tête, quel amas de contradictions, combien d’idées opposées s’y combattent et prennent continuellement la place l’une de l’autre ! Quand j’ai reçu sa lettre, j’ai beaucoup pleuré, je me suis dit : « J’irai, cette fois, mon pauvre Franco ! » Puis, voilà qu’une voix me dit là, dans le front : « Non, ne va pas, parce que… parce que… »
Elle s’interrompit, et le professeur, effrayé des lueurs de folie qui luisaient dans son regard, n’osa pas insister. Les yeux étranges, toujours fixés sur les siens, finirent par s’adoucir, se voiler. Louise lui prit la main, lui dit doucement, timidement : « Demandons à Marie ».
Ils s’assirent à la table, posèrent les mains. Le professeur tournait le dos à la lumière qui éclairait en plein le visage de Louise. La table restait dans l’ombre. Après onze minutes d’un profond silence, le professeur murmura :
« Elle bouge. »
En effet, la table s’inclinait lentement d’un côté. Elle retomba et frappa un petit coup. Le visage de Louise s’illumina.
« Qui es-tu ? dit le professeur. Réponds avec ton alphabet. »
La table frappa dix-sept coups, puis quatorze, puis un. « Rosa », dit le professeur tout bas. Rosa était une petite sœur de sa femme, morte en bas âge, et le guéridon avait déjà souvent frappé ce nom. « Va, reprit Gilardoni, envoie-nous Marie ».
La table se remit en mouvement et battit ces paroles :
« Me voici, Marie.
— Marie, Marie ! murmura Louise, avec une expression de béatitude.
— As-tu connaissance, reprit Gilardoni, de la lettre que ton père a écrite à ta mère ? »
La table répondit :
« Oui.
— Que doit faire ta mère ? »
Louise tremblait de la tête aux pieds. La table resta immobile.
« Réponds » fit le professeur.
La table s’ébranla et frappa un mélange incohérent de lettres.
« Nous n’avons pas compris. Répète ! »
La table ne bougea plus. « Répète ! » fit le professeur, presque brusquement. « Non, supplia Louise, n’insistez pas ! Marie ne veut pas répondre ! »
Mais le professeur crut devoir insister. « Ce n’est pas possible que l’esprit ne réponde pas, disait-il. Vous savez qu’il nous est arrivé plusieurs fois de ne pas comprendre ses paroles. »
Louise se leva, très agitée, déclarant que plutôt que de contraindre Marie, elle renonçait à la séance. Le professeur resta à sa place à méditer. « Silence ! » fit-il soudain.
La table remuait, recommençait à frapper des coups.
« Oui ! s’écria Gilardoni, rayonnant. J’ai demandé, en pensée, si vous deviez aller, et la table a répondu : « Oui ». Redemandons-le-lui à haute voix. »
Cinq ou six minutes s’écoulèrent avant que la table se remît en mouvement, et à la question de Louise : « Dois-je aller ? » elle frappa d’abord treize coup », puis quatorze, puis treize. La réponse était « Non. »
Le professeur pâlit, et Louise l’interrogea du regard. Il demeura longtemps silencieux, puis répondit en soupirant :
« Peut-être n’était-ce pas Marie ! C’était peut-être un esprit de mensonge.
— Et comment le savoir ? fit Louise, anxieuse.
— Impossible. On ne peut pas le savoir.
— Et les autres communications, alors ? On n’a jamais de certitude ?
— Jamais. »
Elle se tut, atterrée, murmura : « Cela devait être ainsi ! Cela aussi devait me manquer ! »
Elle appuya son front sur la table. La lumière de la bougie baignait ses cheveux, ses bras, ses mains. Elle ne bougeait pas, rien ne bougeait dans la chambre, sauf la petite flamme vacillante de la bougie. Une autre flamme, une dernière lueur d’espérance et de consolation mourait dans sa pauvre tête, sous le coup d’un doute amer et invincible. Que pouvait faire, que pouvait dire Gilardoni ? Il voyait près de s’accomplir, quoique sans sa participation, le souhait d’Esther. Deux ou trois minutes plus tard, ils entendirent des pas à l’étage inférieur, et la voix de la jeune femme. Louise, lentement, se leva.
« Allons, dit-elle.
— Il faudrait peut-être prier, suggéra Gilardoni ; il faudrait peut-être demander aux esprits s’ils confessent le Christ…
— Non, non », dit Louise à voix basse, en faisant de la main un geste hostile et négatif. Le professeur prit la bougie en silence.
En rentrant à Oria, Louise monta à la grille du cimetière. Elle appuya son front contre les barreaux, jeta à la tombe de Marie un adieu étouffé, et redescendit. Arrivée à l’enclos de l’Annonciation, elle alla se poster devant le parapet, et regarda le lac endormi dans l’ombre. Elle resta ainsi quelques instants, laissant sa pensée suivre sa pente. Elle posa les coudes sur le parapet, s’inclina, enfouit son visage dans ses mains, regardant toujours l’eau, l’eau qui avait pris Marie. Sa pensée se précisait peu à peu, non en elle, mais là-bas, dans l’eau. Elle la considéra. Mourir, finir ! Elle la connaissait, elle l’avait déjà vue, cette pensée, en regardant ainsi dans l’eau, longtemps auparavant, avant de commencer ses évocations avec le professeur. Puis elle était disparue. Maintenant, elle revenait. C’était une pensée douce, pleine de repos et d’abandon, pleine de paix. Elle pouvait bien s’attarder à la considérer, puisque sa foi aux esprits était perdue. Mourir, finir !
Jadis, l’image du vieil oncle avait été toute-puissante contre la fascination de l’eau. Désormais, elle le devenait moins. L’oncle, depuis la mort de Marie, restait dans un mutisme presque complet que Louise attribuait à un commencement d’apathie sénile. Elle n’avait pas senti que dans l’âme du vieillard la douleur s’accompagnait d’une désapprobation profonde, ni combien lui faisaient de mal les quotidiennes visites de sa nièce au cimetière, et les fleurs, et les promenades mystérieuses à Casarico, et, par-dessus tout, l’abandon complet de l’église. Si Louise n’avait pas été aussi absorbée par la morte, elle aurait mieux compris son oncle, surtout à propos de l’église, car le vieillard silencieux y allait maintenant ; son cœur revenait à la religion de ses parents, qu’il avait jusque-là pratiquée froidement, par habitude, par respect pour les traditions de famille. Louise s’imaginait que son intelligence avait baissé et qu’il lui suffisait qu’on pourvût à ses besoins matériels. Pour ces soins-là, il avait la Cia, et les ressources qui suffisaient à trois suffiraient à deux. Louise crut voir l’eau monter d’un palme. Et Franco ? Franco se désolerait, la pleurerait pendant quelque temps, puis serait plus heureux. Franco possédait le secret de se consoler vite. L’eau lui sembla monter d’un autre palme.
Au moment même où Louise s’était arrêtée devant le cimetière, Franco, passant dans la rue du Pô, devant Saint-François-de-Paule, vit des lumières et entendit les orgues. Il entra. À peine eut-il dit une prière, que, repris par sa pensée dominante, le son de l’orgue se transforma pour lui en un tumulte de clairons, de tambours et d’épées, et que le chant de paix qui s’élevait de l’autel lui parut chargé de fureur contre l’ennemi. Soudain l’image de Louise se présenta à son esprit, pâle et en deuil. Il se mit à penser à elle, à prier pour elle avec une ferveur intense et douloureuse.
Louise, elle, dans l’ancien cimetière d’Oria, sentit un froid, une ombre, un découragement. Elle voulut rappeler la tentation et ne put. L’eau redescendait. Une voix intime lui dit : « Et si le professeur s’était trompé ? Si ce n’était pas vrai que la table ait répondu oui d’abord, non ensuite ? Si ces esprits menteurs n’existaient pas ? » Elle s’arracha du parapet et descendit, à pas lents, vers sa maison.
Elle trouva l’oncle à la cuisine, assis sous le manteau de la cheminée, les pincettes à la main, son verre de lait à côté de lui. La Cia et la Leu cousaient.
« Donc, dit l’oncle, je suis allé à la douane. Le receveur est au lit, avec la jaunisse, mais j’ai parlé au sédentaire.
— De quoi, mon oncle ?
— De Lugano. De ton voyage à Lugano, le 25. Il m’a dit qu’il fermerait un œil et te laisserait passer. »
Louise se tut, et, pensive, regarda le feu. Puis, elle donna des ordres à la Leu pour le lendemain, et pria son oncle de la suivre au salon.
« Pourquoi ? dit-il avec son habituelle simplicité. Tu n’as pas de grands secrets. Restons ici où il y a du feu. »
La Cia prit une bougie. « C’est nous qui sortirons », dit-elle.
L’oncle fit une grimace de pitié à l’adresse de la sottise d’autrui, mais ne dit rien ; il but son verre de lait et le tendit silencieusement à Louise. Louise prit le verre et dit tout bas :
« Je ne suis pas encore décidée.
— Comment ? fit l’oncle, brusquement. À quoi n’es-tu pas encore décidée ?
— À aller à Isola Bella.
— Hein ? Que diable ?… »
L’oncle Pierre, abasourdi, ne pouvait en croire ses oreilles.
« Et pourquoi n’irais-tu pas ? »
Elle répondit avec tranquillité, comme pour une chose sans importance :
« J’ai peur de ne pouvoir quitter Marie.
— Ah ! écoute ! fit l’oncle. Assieds-toi là ! »
Il lui indiqua du doigt une chaise en face de lui, sous le manteau de la cheminée, abandonna les pincettes et dit, de cette voix grave et honnête qui sortait de son cœur :
« Ma chère Louise, tu as perdu la boussole. »
Et, levant les bras avec un « euh ! » profond, il les laissa retomber sur ses genoux.
« Perdu ! » dit-il. Il attendit un peu, la tête baissée, avançant les lèvres dans un murmure de paroles en formation, qui finirent par sortir.
« Il y a des choses que je n’aurais jamais crues, qui me paraissaient impossibles. Mais (il releva la tête et regarda Louise en face), quand on commence à perdre la boussole, ça y est. Et toi, ma chère, tu as commencé à la perdre depuis quelque temps déjà. »
Louise tressaillit.
« Eh oui ! s’écria l’oncle d’une voix sonore. Tu as commencé à la perdre depuis quelque temps déjà. C’est cela que je voulais te dire. Écoute : ma mère a perdu des enfants, j’ai vu beaucoup de mères perdre des enfants, mais aucune n’a été comme toi. Qu’est-ce que tu veux ? Nous sommes tous mortels et nous devons accepter notre condition. D’autres se résignent. Mais toi, non. Et ce cimetière ! Et ces deux, trois, quatre visites par jour ! Et ces fleurs ! Et je ne sais quoi ! Oh ! pauvre moi ! Et ces imbécillités que tu fais à Casarico avec cet autre pauvre imbécile, que vous croyez tenir secrètes, et dont tout le monde parle, même la Cia ! Oh ! pauvre moi !
— Mon oncle, dit Louise tristement, mais avec calme, ne parle pas ainsi, tu ne peux pas comprendre.
— D’accord ! riposta l’oncle avec toute l’ironie dont il était capable. Je ne puis comprendre. Mais ce n’est pas tout. Tu ne vas plus à l’église. Je ne t’en ai jamais rien dit, parce que, pour ces choses-là, j’ai le principe de laisser faire à chacun ce qu’il croit ; mais, quand je te vois perdre le bon sens et même le sens commun, je ne puis m’empêcher de te faire remarquer que voilà ce qu’on gagne à tourner le dos à Dieu. Et cette idée de ne pas vouloir rejoindre ton mari dans de telles circonstances passe toutes les bornes. Eh bien, reprit-il, après un bref silence, c’est moi qui irai.
— Toi ? s’écria Louise.
— Pourquoi pas ? Oui, moi. Je comptais t’accompagner ; mais, si tu ne viens pas, j’irai seul. J’irai dire à ton mari que tu as perdu la tête et que j’espère aller bientôt retrouver ma pauvre Marie. »
Personne n’avait jamais entendu tomber des lèvres de l’oncle Pierre des paroles aussi amères. Fut-ce le remords, fut-ce l’autorité de l’homme, fut-ce le nom de Marie ? Louise céda.
« J’irai, dit-elle. Mais toi, tu resteras ici.
— N’y compte pas ! répondit l’oncle, satisfait. Il y a quarante ans que je n’ai vu les Îles. Je profiterai de l’occasion. Et qui sait si je ne m’enrôlerai pas dans la cavalerie, moi aussi ! »
« Et ainsi ? dit la Cia à Louise, après que l’oncle fut monté se coucher, il veut aussi partir, mon maître ? Ma chère dame, pour l’amour de Dieu, empêchez-l’en. »
Et elle lui raconta que, dans la soirée même, il avait roulé des yeux égarés et laissé tomber sa tête sur sa poitrine ; qu’elle l’avait interrogé sans recevoir de réponse ; puis, qu’il était revenu à lui, et qu’à ses questions inquiètes, il s’était emporté, prétendant qu’il n’avait pas eu mal, mais seulement un peu sommeil. Louise écoutait debout, une lumière à la main, avec ses yeux vitreux, partagée entre l’attention que réclamaient de telles paroles et d’autres pensées intimes, très différentes, très éloignées de l’oncle, de la maison, de la Valsolda.
Le 25 février, jour du départ, l’oncle Pierre se leva à 7 heures et demie et alla à la fenêtre. Une vapeur dense s’étendait sur le lac blanchâtre et cachait les montagnes, de telle sorte qu’on n’en apercevait que deux étroites lignes noires, l’une à droite, l’autre à gauche, entre le lac et le brouillard. « Hélas ! » soupira l’oncle. Il n’avait pas encore achevé de s’habiller quand Louise vint le prier de rester, sous prétexte du mauvais temps, de la laisser partir seule. La Cia, très anxieuse, avait supplié la jeune femme d’insister, sachant qu’il avait été pris, le 20, de violents vertiges, et que, le 22, sans rien dire à personne, il s’était confessé. Il se fâcha et il fallut céder. Le pauvre oncle, qui avait toujours joui d’une santé de fer, était très craintif ; le moindre malaise l’alarmait ; pourtant, il n’aurait pas voulu laisser Louise partir seule dans sa disposition d’esprit, et il se sacrifiait pour elle. Il se vêtit, retourna à la fenêtre et appela triomphalement sa nièce qui était descendue au jardin.
« Lève la tête, lui dit-il. Regarde le Boglia. »
En haut, au-dessus d’Oria, à travers la brume vaporeuse, on voyait l’or pâle du soleil sur la montagne et, plus haut encore, une transparence sereine.
« Belle journée ! »
Louise ne répondit pas, et le vieillard, tout joyeux, descendit dans la loggia, sortit sur la terrasse pour jouir de la lutte magnifique du soleil contre les nuages.
Tout le lac oriental, entre la Ca Rotta, la dernière maison de Sainte-Mamette, à gauche, et le golfe du Doï, à droite, ressemblait à une immense mer blanche. La Ca Rotta transparaissait à peine, comme un fantôme. Au-dessus du golfe du Doï commençait la légère ligne noire découverte entre les eaux plombées du lac et le brouillard. Peu à peu, ce brouillard devint bleuâtre, de vagues clartés remplirent le ciel vers Osteno ; au fond de l’orient tremblaient des lueurs nouvelles ; un rayon de soleil brillait et s’éclipsait au-dessus d’Osteno, dans les vapeurs tournoyantes, grandissait, rapide, resplendissait, vainqueur. La brume se dispersa de tous côtés en lambeaux et en flocons. Les uns passèrent devant Oria, larges et prompts, d’autres se jetèrent sur la côte, le plus gros se replia sur l’extrême orient, et là, derrière un pesant rideau blanc, les montagnes du lac de Côme surgirent dans la sérénité.
L’oncle Pierre appela Louise pour qu’elle vît ce spectacle, la dernière scène splendide du drame, le triomphe du soleil, la fuite des nuages, la gloire des montagnes. Il admirait en patriarche, sans finesses de sens artistique, mais avec une chaleur juvénile, une emphase sincère dans la voix, en vieillard qui a vécu purement, et qui n’a perdu ni la fraîcheur du cœur, ni une certaine candeur d’imagination. « Regarde, Louise, s’écria-t-il, ne faut-il pas dire : Gloire soit au Père, au Fils et au Saint-Esprit ! » Louise ne répondit pas ; elle s’éloigna aussitôt pour ne pas voir cette enceinte blanche, au delà du jardin, qui l’attirait avec violence, avec une voix de douleur et de reproche. Elle y était allée à six heures, avait passé une heure dans le brouillard, assise sur l’herbe humide.
L’oncle resta en contemplation sur la terrasse jusqu’au moment de partir. S’il avait été un poète vaniteux, il aurait supposé que la Valsolda lui souhaitait un bon voyage en lui offrant un spectacle d’adieu, et voulait se montrer à lui plus belle qu’il ne l’avait jamais vue ; mais ces fantaisies poétiques ne se présentaient pas à son imagination, et puis il s’agissait d’une si courte absence ! L’image de Marie revint au contraire le hanter, l’idée de la voir se jeter entre ses jambes, de la prendre sur ses genoux, de lui réciter la vieille chansonnette :
Ombrette dédaigneuse
Du Mipississi…
« Hélas ! soupira-t-il. Ce fut un grand malheur ! » Et, comme la Cia l’appelait, il se dirigea lentement vers le jardin où l’attendait Louise, prête à monter en bateau. « Me voici ! dit-il. Et vous autres, prenez bien garde, pendant notre absence, de ne pas laisser tomber la maison dans le lac ! »
Pendant la traversée sur le lac Majeur, à bord du Saint-Bernard, Louise se tint presque tout le temps dans le salon de seconde classe. Elle remonta une fois pour persuader l’oncle Pierre de descendre avec elle ; mais l’oncle Pierre, bien enveloppé dans sa houppelande grise, ne voulut pas, malgré le froid, quitter le pont où il resta paisiblement à regarder les montagnes et les villages, à faire un bout de causette avec un prêtre de Locarno, une petite vieille de Belgirate et d’autres voyageurs de seconde classe. Louise dut le laisser et elle redescendit, préférant rester seule avec ses pensées.
Plus elle approchait d’Isola Bella, plus croissait en elle une sourde agitation, une attente incertaine. Que serait sa rencontre avec Franco ? Quelle contenance aurait-il avec elle ? Lui répéterait-il ce que lui avait dit l’oncle ? Ses lettres étaient pitoyables et tendres, mais on peut écrire d’une manière et parler d’une autre. Comment et où passeraient-ils la soirée ? Et puis cette autre chose terrible à ses yeux ?… Toutes ces préoccupations grandissaient, s’imposaient, repoussaient presque l’image du cimetière d’Oria, qui revenait tout à coup, avec impétuosité, comme pour réclamer son droit.
À la station de Cannero, Louise entendit sur sa tête un grand bruit de pas, un vacarme de voix et de cris, et elle monta rejoindre son oncle. C’étaient des soldats rappelés sous les drapeaux, que deux grandes barques venaient de décharger sur le vapeur. D’autres bateaux portaient des femmes, des enfants, des vieillards, qui saluaient et pleuraient. Les soldats, pour la plupart des bersaglieri, beaux jeunes hommes joyeux, répondaient en criant : « Vive l’Italie ! » et promettaient de rapporter des cadeaux de Milan. Une vieille femme, qui avait trois fils parmi eux, leur criait tout échevelée, mais sans larmes, de se souvenir de Dieu et de la Madone. « Oui ! dit un vieillard qui les accompagnait, ils se souviendront de Dieu et de la Madone, de l’évêque et du prévôt ! » Les soldats, clients habituels des prévôtés et de la prison militaire, rirent de la plaisanterie, et le bateau partit. Il y eut des cris, des mouchoirs s’agitèrent, cinquante voix puissantes entonnèrent :
Adieu ma belle, adieu,
L’armée s’en va…
Les soldats s’étaient tous groupés à l’avant sur des amoncellements de sacs et de tonneaux, les uns assis, les autres étendus ou debout, et chantaient à gorge déployée, avec l’accompagnement profond des hélices : le bateau filait droit vers le fond du ciel, que les légères collines d’Ispra séparent de l’immense nappe d’eau, du côté du Tessin. Ces jeunes gens auraient à le passer bientôt, le Tessin, probablement au cri de « Savoie ! », au plus fort de la canonnade. La mort, là-bas, sous ce ciel serein, attendait plusieurs d’entre eux ; mais tous chantaient gaîment, et, seul, le bruit profond des roues semblait annoncer l’avenir. Les libres montagnes piémontaises, bien que dans l’ombre, avaient l’air fières et heureuses d’avoir donné leurs propres fils aux montagnes lombardes esclaves, celles-ci tragiques, quoique illuminées de soleil. Louise se sentit une ardeur dans le sang, comme un réveil de son intense patriotisme d’autrefois. Et ces mères qui avaient vu partir leurs fils ? Elle prévint sa propre pensée, se dit spontanément qu’elle aussi aurait donné volontiers un fils à l’Italie, mais que le cas de ces mères-là ne pouvait, en aucune manière, se comparer au sien. Mais combien il était différent de lire dans la Valsolda une lettre qui parlait de guerre et de sentir vraiment le souffle et le bruit de la guerre autour de soi, de la respirer dans l’air ! Dans le calme de la Valsolda, la guerre était une ombre sans réalité ; ici, l’ombre prenait corps. Ici, la douleur privée de Louise, cette douleur immense qui remplissait l’air mort d’Oria, se rapetissait devant l’émotion de tous. Elle le comprenait, et cela lui causait un trouble, un malaise indéfinissables. Était-ce la peur de perdre une partie de sa propre douleur, autant dire une partie d’elle-même ? Était-ce le désir de se soustraire à une comparaison qui l’offusquait ? En même temps, l’idée que Franco serait aussi de cette guerre, dont elle s’était si peu émue dans la Valsolda, prenait une force nouvelle dans son esprit, faisait bondir son cœur, luttait avec l’image du cimetière d’Oria. Pour la première fois, le passé ne régnait plus seul, absolu, tout-puissant sur son âme, et, malgré ses mépris, ses regrets, de nouvelles images du présent et de l’avenir s’obstinaient à l’assaillir.
L’oncle, qui commençait à avoir froid, descendit au salon. « Dans une heure environ, dit-il, nous serons à Isola Bella.
— Es-tu fatigué ?
— Pas du tout, je suis très bien.
— Pourtant, tu te coucheras de bonne heure, ce soir. »
L’ingénieur, distrait, ne répondit pas. Un moment après, il reprit. « Sais-tu à quoi je pensais ? Je pensais que l’année prochaine, il devrait nous venir une autre Marie. »
Louise, qui s’était assise à côté de lui, se leva vivement, frémissante, et se mit à regarder par la fenêtre en face, en tournant le dos à son oncle. Celui-ci ne comprit pas, crut à un sentiment d’embarras et s’endormit dans son coin. Le bateau touche Intra. Désormais, il n’y a plus que Pallanza avant l’île. Le bateau rase la côte ; Louise voit par la fenêtre ovale passer les rives, les maisons, les arbres. Comme ils courent, comme ils courent !
Pallanza. Le bateau s’arrête cinq minutes.
Louise monte sur le pont, demande quand on arrivera à Isola Bella. Le bateau ne touchera ni Suna ni Baveno : c’est une affaire de quelques minutes. Et le bateau d’Arona, quand arrive-t-il ? Il semble qu’il soit en retard. Elle descend, et réveille l’oncle qui remonte avec elle. La fin du voyage se fait en silence. L’oncle reste à regarder Pallanza qui s’éloigne, et Louise tient les yeux fixés sur l’île qui s’approche, sans voir rien d’autre.
Le bateau arriva au débarcadère d’Isola Bella à trois heures quarante minutes. Pas de nouvelles du bateau d’Arona. Un employé dit à Louise que ce bateau était toujours en retard à cause du train de Novare, qui n’avait plus d’heure par suite des mouvements militaires. Personne ne descendit à l’île ; personne sur la rive, excepté l’employé du débarquement. Le vapeur reparti, il accompagna lui-même les deux voyageurs à l’Hôtel du Dauphin. C’était par hasard, leur dit-il, qu’ils trouvaient le Dauphin ouvert en cette saison. Une grande famille anglaise y passait l’hiver. On se serait cru d’ailleurs dans l’île du Silence. Le lac se taisait alentour, immobile ; la plage était déserte, on ne voyait personne sur les galeries des pauvres vieilles maisons entassées dans le port entre un bastion en rotonde et l’hôtel. Les Anglais se promenaient en bateau ; l’hôtel se taisait, comme la rive et le lac. Les nouveaux venus eurent deux grandes chambres au second étage, au midi, vis-à-vis du mélancolique détroit qui sépare l’île de la côte boisée de Stresa à Baveno. La première chambre, à l’angle de l’ouest, avait une fenêtre sur la petite église de Saint-Victor, à côté de l’hôtel, et l’îlot lointain des Pêcheurs. L’oncle Pierre se planta devant cette fenêtre pour contempler l’îlot, l’amas des maisons saillant sur le miroir du lac et terminé par un clocher, les grandes montagnes de Val di Toce et de Val di Gravelonne, à demi cachées par une brume irisée de soleil. Louise, voyant deux lits, passa rapidement dans l’autre chambre où il y avait une alcôve, avec deux lits aussi. « Voilà, dit l’oncle Pierre, en la suivant un moment après, qui ira bien pour vous deux. » Louise demanda tout bas à l’hôte s’ils ne pourraient avoir trois chambres au lieu de deux. Par malheur, c’était impossible. « Mais cela va très bien ainsi, répéta l’oncle. Vous ici, et moi là. » Louise se tut, l’hôte s’en alla. « Ne vois-tu pas que tu as une alcôve, comme à la maison ? » Il ne lui vint pas à l’esprit, à cet homme patriarcal, que, pour sa nièce, la seule vue de cette alcôve était un tourment. Elle lui répondit qu’elle préférait l’autre chambre, plus claire, plus gaie. « Amen, dit l’oncle, fate vobis. C’est moi qui prendrai l’alcôve. »
Ce coin de l’hôtel, également, retomba dans le silence. Louise se mit à la fenêtre. Le bateau d’Arona devait être proche ; l’homme de tout à l’heure s’acheminait lentement vers le débarcadère et, peu après, on entendit le bruit lointain des roues. L’oncle dit à Louise qu’il se sentait fatigué, et resterait dans sa chambre.
Elle descendit au débarcadère et s’arrêta à côté d’une masure, qui empêchait de voir le bateau dont elle entendait le bruit. Soudain, la proue du Saint-Gothard émergea à ses yeux, stoppa. Louise reconnut son mari au milieu d’un groupe qui s’agitait autour de lui. Franco la vit, sauta sur la passerelle, courut à elle, qui fit deux pas en avant. Ils s’embrassèrent, lui muet, aveuglé d’émotion, riant et pleurant, rempli de reconnaissance et aussi d’appréhension, incertain sur l’âme de sa femme, sur la conduite à tenir avec elle ; Louise plus réservée, très pâle et sérieuse. « Bonjour, répétait-elle, bonjour », et elle se dirigea vers l’hôtel. Alors, Franco la pressa de questions : d’abord sur son voyage et le passage de la frontière ; puis sur l’oncle. Quand il prononça son nom, Louise leva la tête et lui dit : « Regarde ! » L’oncle était là, à sa fenêtre, qui brandissait son mouchoir en signe de bienvenue. « Oh ! » fit Franco, stupéfait. Et il s’élança.
L’oncle l’attendait sur le carré de l’escalier, avec une expression de contentement, qui se communiquait jusqu’à son ventre pacifique. « Salut ! », fit-il ; et il lui prit les mains, les secoua en le tenant à distance. Il n’aurait pas voulu de baisers, comme si, en ce moment, ils eussent signifié des remercîments ; mais il ne put se défendre de l’impétuosité de Franco. « Te figures-tu, dit-il, à peine détaché des bras du jeune homme, qu’une Maironi puisse voyager sans majordome ? En outre, je suis ici pour m’engager dans les bersagliers, » Et, quoique très las, il descendit, prétextant qu’il allait commander le dîner.
Il n’y avait pas de canapé dans la chambre des époux. Franco fit asseoir Louise sur le lit, s’assit à côté d’elle, mit son bras autour de ses épaules, incapable de paroles suivies, ne sachant lui dire que : « Merci, merci », ne trouvant que d’impétueuses caresses, d’impétueux baisers, des noms tendres. Louise tremblait, la tête baissée, ne lui répondait pas, de sorte qu’il se réprima, lui prit la tête comme une chose sacrée, effleurant çà et là, de ses lèvres, les cheveux blancs qu’il voyait. Elle comprit qu’il cherchait ses cheveux blancs, elle comprit ses timides baisers, elle s’émut, elle sentit fondre son cœur, elle fut saisie d’épouvante et voulut se défendre d’elle-même, plus encore que de Franco. « Tu sais, lui dit-elle, que j’ai le cœur si froid. Je ne voulais pas venir, je ne voulais pas quitter Marie, ni que tu eusses le chagrin de me trouver ainsi. C’est l’oncle qui m’a forcé la main. Il parlait de venir seul, alors je me suis décidée. » Lorsqu’elle eut prononcé ces cruelles paroles, elle sentit les lèvres de Franco se détacher de ses cheveux, ses bras délier leur étreinte. Ils restèrent tous deux longtemps silencieux ; puis Franco murmura avec douceur :
« Il nous reste treize heures. Peut-être sera-ce la dernière fois que je t’ennuie. » En ce moment, l’oncle Pierre rentra, annonçant le dîner. Louise prit la main de son mari, la serra sans mot dire, et son étreinte fut assez forte pour dire à Franco qu’elle était émue, elle aussi.
À table, ni lui ni elle ne mangèrent. L’oncle mangea pour trois et parla beaucoup. Il n’approuvait pas que Franco prît les armes.
« Quel soldat feras-tu ? disait-il. Que deviendras-tu sans ton camphre, ton eau sédative et toute ta pharmacie ? » Franco déclara qu’il avait jeté loin les remèdes, qu’il se sentait de fer, qu’il serait le plus robuste soldat du 9e.
« Soit ! grommela l’oncle. Et toi, Louise, tu ne dis rien ? » Louise répondit qu’elle était d’accord avec son mari. « Allons, fit l’oncle, hourra ! » Il faisait beaucoup de cas pourtant de la puissance de l’Autriche et ne voyait pas l’avenir en rose, comme Franco. Franco, lui, ne doutait pas de la victoire. Il avait vu un aide de camp de Niel, venu secrètement à Turin, et l’avait entendu dire à quelques officiers piémontais de l’état-major : « Nous allons supprimer l’Autriche. » Certes, il faudrait laisser au moins cinquante mille cadavres italiens et français entre le Tessin et l’Isonzo.
« Pardon, messieurs, dit le garçon qui les servait. Mais il me semble que j’ai entendu monsieur parler d’entrer au 9e régiment ?
— Oui.
— Brigade de la Reine. Brave brigade, j’ai servi dans le 10e. Nous nous sommes distingués en 1848. Eh ! Goïto, Sainte-Lucie, Governolo, Volta ! Maintenant, c’est votre tour.
— Nous ferons notre possible. »
Louise eut un léger frisson. Les Anglais, qui mangeaient à la table voisine, entendirent le dialogue et regardèrent Franco. Pendant un moment, personne ne parla dans la salle ; il passa la vision d’une colonne d’infanterie lancée à la baïonnette, à travers la mitraille.
Après le dîner, l’oncle resta à l’hôtel pour faire sa digestion, et Franco sortit avec Louise.
Ils prirent à droite, vers le Palais. Il faisait plutôt sombre et il pleuvait quelques rares gouttelettes ; les marches qui vont de la rive au préau de la villa étaient humides et glissantes. Franco offrit son bras à sa femme, qui le prit en silence. Ils s’arrêtèrent entre le préau désert et l’escalier du débarcadère, pour écouter l’heure qui sonnait à l’horloge du Palais. Six heures. Deux heures avaient fui ; il ne leur en restait que onze, puis viendrait la séparation, l’inconnu. Ils s’acheminèrent lentement, toujours sans parler, par le chemin du bord du lac parallèle au Palais, vers cet angle qui a vue sur l’île des Pêcheurs, où l’on apercevait déjà quelques lumières. Deux femmes vinrent en sens inverse, se donnant le bras, bavardant. Franco les laissa passer, puis demanda à Louise si elle se rappelait les Ranco.
Deux ans avant leur mariage, ils avaient fait avec des amis une promenade à Drano et aux Ranco, hauts pâturages de la Valsolda, qu’on traverse pour monter au Passo Stretto. Ils avaient eu une vive dispute, une heure de bouderie et de tourment. « Oui, répondit Louise, je me rappelle. » Ils sentirent tous deux au même moment combien l’heure présente était différente, et combien cela leur serait douloureux à dire. Ils se turent de nouveau jusqu’au bout du chemin. Un son de cloches venait de l’île des Pêcheurs ; Franco quitta le bras de sa femme, s’appuya au parapet. Le lac, le brouillard, ces feux, ces cloches qui semblaient celles d’un navire perdu en mer, le silence des choses, les rares gouttes de pluie qui tombaient, tout cela était si triste !
« Et te rappelles-tu après ? » murmura Franco, sans tourner la tête. Louise aussi s’était appuyée sur le parapet. Elle hésita un peu avant de répondre :
« Oui, cher. »
Ah ! il y avait dans ce cher une onde légère de chaleur, d’émotion affectueuse. Franco le sentit, eut un mouvement de joie qu’il réprima :
« Je pense, dit-il, à la lettre que je t’écrivis, aussitôt rentré à la maison, et aux trois mots que tu m’as dits, le lendemain, à Muzzaglio, pendant que les autres dansaient sous les châtaigniers, et que tu es passée à côté de moi pour aller chercher ton écharpe que tu avais oubliée sur l’herbe. Tu t’en souviens ?
— Oui. »
Il lui prit une main qu’il porta à ses lèvres.
« Je te remercie encore, lui dit-il, pour ces trois mots. Ils ont été jadis la vie pour moi. Te rappelles-tu qu’à la descente, je t’ai donné le bras et qu’il faisait clair de lune ?
— Oui.
— Et te rappelles-tu que j’ai glissé avant d’arriver au pont et que tu m’as dit : Cher monsieur, c’est à vous de me soutenir ? »
Louise ne répondit pas, lui pressa la main.
« Je n’ai été bon à rien, lui dit-il tristement : je n’ai pas su te soutenir.
— Tu as fait tout ce que tu pouvais. »
La voix de Louise était faible en prononçant ces mots, mais ce n’était plus celle qui avait dit : « Mon cœur est froid. » Son mari lui reprit le bras, marcha avec elle, à pas lents, vers le débarcadère. Ce bras aimé n’était plus inerte contre le sien, son frémissement trahissait une lutte intime. Franco s’arrêta et dit tout bas :
« Et si je vais vers Marie ? Que dois-je lui dire de ta part ? »
Elle fut prise d’un frisson, posa la tête sur son épaule et murmura : « Non, reste. » Franco, n’entendant pas, demanda : « Que dis-tu ? » Puis, comme elle ne répondait plus, il inclina lentement son visage vers celui de sa femme, vit ses lèvres qui s’offraient, y posa les siennes. Son cœur battait, battait encore plus fort que lorsqu’il embrassa Louise pour la première fois. Il releva la tête, il ne pouvait parler. Enfin, il balbutia : « Je lui dirai que tu as promis !…
— Non, dit Louise, découragée, je ne peux pas, ne me demande pas cela, ce n’est plus possible.
— Qu’est-ce qui n’est pas possible ?
— Oh ! tu me comprends ! J’ai bien compris, moi aussi, ce que tu voulais dire. »
Elle se remit à marcher pour éviter une réponse plus nette. Elle restait pourtant au bras de son mari, qui l’arrêta.
« Louise, lui dit-il sévèrement, me laisseras-tu partir ainsi ? Sais-tu ce que signifie ce départ pour moi ? »
Elle lui retira lentement son bras et se retourna à droite, vers le parapet, s’y accouda, en regardant l’eau comme à Oria. Franco resta debout à côté d’elle, attendit un instant, puis la pria de lui répondre.
« Pour moi, il vaudrait mieux finir dans le lac », dit-elle, amèrement. Son mari la saisit par la taille, l’arracha du parapet et, la laissant libre, leva un bras en l’air : « Toi ! s’écria-t-il avec dédain. Parler ainsi, toi qui disais toujours qu’il faut prendre la vie comme un combat ! C’est donc là ta manière de combattre ? J’ai cru jadis que c’était toi la plus forte. Maintenant, je comprends que c’est moi. De beaucoup ! Peux-tu te représenter ce que j’ai souffert, toutes ces années ? Peux-tu te représenter… » Sa voix se brisa tout à coup, mais il se domina et reprit : « Peux-tu t’imaginer ce que tu es pour moi, et ce dont je suis capable pour ne pas te causer, sans nécessité, la plus petite douleur, tandis que cela ne te paraît rien de me déchirer le cœur ? » Elle se jeta dans ses bras. Au milieu du silence qui suivit, rompu par ses seuls sanglots, Franco entendit venir des gens, et il eut peine à détacher sa femme de sa poitrine pour reprendre avec elle le chemin de l’hôtel. « Toi, toi ! murmura-t-il. Et tu ne veux pas que je désire mourir, moi, quand je puis mourir avec honneur, pour mon pays ? » Louise lui serrait le bras sans parler. Ils rencontrèrent deux amoureux qui les dévisagèrent avec curiosité. La jeune fille sourit. Arrivés à l’escalier de la petite place de Saint-Victor, ils entendirent des voix de femmes et d’enfants. Louise s’arrêta un instant sur la première marche et répéta tout bas les trois mots de Muzzaglio :
« Je t’aime tant ! »
Franco ne répondit que par une pression de son bras. Ils descendirent lentement et rentrèrent à l’Hôtel du Dauphin.
Un groupe de jeunes gens qui buvaient, fumaient et faisaient tapage, se levèrent à la vue des époux et vinrent à leur rencontre, à l’exception d’un seul, qui profita de l’occasion pour vider la dernière bouteille. « Madame, dit le premier, en s’adressant à Louise, votre mari vous aura déjà annoncé les Sept Sages. » Et ils éclatèrent en protestations indignées, parce que Franco avait oublié de dire à Louise que ses amis, l’ayant accompagné de Turin, avaient poussé, par discrétion, jusqu’à Pallanza, en promettant de présenter au retour leurs hommages à madame. « Le plus sage, c’est moi, dit, en se levant, le Padouan, qui avait vidé la bouteille. Les autres crient et ne boivent pas ; moi, je bois et ne crie pas.
— Notre ami, comme vous le voyez, madame, dit un beau jeune homme, est l’âne savant de la compagnie.
— Tais-toi, Valet !
— Madame ! fit le Padouan, qui s’avança et salua.
— Ah ! monsieur est le Valet des Bâtons, » dit Louise en souriant au beau jeune homme.
Elle fut aimable avec chacun et obtint un grand succès en disant à l’un d’eux, grand, maigre, aux moustaches ébouriffées :
« Et voici sans doute le Cavalier des Épées ?
— N’est-ce pas, madame, s’écria le Padouan, tandis que les autres applaudissaient, n’est-ce pas qu’on voit la bête ? »
Venus de Pallanza en barque, ils voulaient repartir tout de suite, mais Franco commanda deux autres bouteilles, et le tapage prit des proportions si énormes, malgré la présence de Louise, que l’hôte vint les prier, pour l’amour de ses Anglais, de ne pas faire ce train d’enfer. Le Padouan lui récita doucement dans son dialecte une litanie d’injures. L’homme ne comprit pas, eut un rire bête et s’en alla.
Les Sages étaient venus sur le lac, pour jouir, eux aussi, d’une journée de liberté avant de s’enrôler. Ils entraient tous, sauf le Cavalier des Épées, dans le même régiment. Ils burent au 9e d’infanterie, à la brigade de la Reine, à tous les pioupious nationaux du présent et de l’avenir, et discutèrent le lieu et le nom de la première bataille qu’on livrerait aux Autrichiens. Toutes les voix, sauf celle du Padouan, furent pour une « bataille du Tessin ». Le Padouan voulait une « bataille de Gorgonzola ». « Ne sentez-vous pas que le nom est bien militaire ? Bataille de Gorgonzola persillé ? »
Il était écrit dans le Livre de la Destinée qu’il tomberait dès la première bataille, à Palestro, avec une décharge de grenaille dans la cuisse, en combattant en bon soldat, à deux pas du colonel Brignone. Ces jeunes gens parlaient de la guerre avec enthousiasme, joyeusement et courageusement, et on sentait qu’ils donneraient sans marchander leur vie pour la faire libre, leur vieille patrie, libre et grande !
Les Sages partirent après avoir pris rendez-vous avec Franco pour le lendemain matin, sur le premier bateau. Franco les reconduisit jusqu’à leur barque, tandis que Louise montait chez l’oncle Pierre. Il avait chargé l’hôte de dire à ses neveux que, se sentant très fatigué, il était allé se coucher. Louise, en effet, l’entendit dormir bruyamment. Elle posa la lumière et attendit Franco.
Celui-ci revint bientôt et fut surpris d’apprendre que l’oncle dormait déjà. Il aurait voulu lui faire ses adieux le soir même, car le bateau partait de grand matin, à cinq heures et demie. La porte de l’autre chambre était fermée ; pourtant Louise recommanda à son mari de parler bas et de marcher sur la pointe des pieds. Elle lui raconta ce que lui avait dit la Cia. L’oncle avait besoin de repos. Elle espérait qu’il resterait au lit jusqu’à neuf ou dix heures, et comptait partir à une heure, passer la nuit à Magadino, pour ne pas trop le fatiguer.
Elle insista beaucoup sur ses craintes à propos de la santé de son oncle, parlant nerveusement, voulant empêcher d’autres propos, éloigner, avec cette ombre, des caresses trop tendres. En même temps, elle allait et venait dans la chambre, prenant et reposant les mêmes objets, un peu par nervosité, un peu pour que son mari se couchât avant elle. Lui, de son côté, paraissait très préoccupé d’un sac de voyage qu’il ne parvenait pas à ouvrir. Enfin il y réussit, appela sa femme, lui donna un rouleau d’or, cinquante pièces de vingt francs. « Tu comprends, lui dit-il, que je ne pourrai rien t’envoyer de quelque temps. Cet argent ne m’appartient pas ; je l’ai emprunté. » Puis il tira de sa poche une lettre cachetée. « Et voici mon testament, ajouta-t-il. J’ai peu de chose, mais encore faut-il en disposer. Je ne fais qu’un seul legs, l’épingle de mon père, que tu as, toi, pour l’oncle Pierre ; et il y a le nom de la personne à qui je dois les mille francs. À part du testament, tu trouveras deux lignes particulières pour toi. Voilà. »
Il parlait avec une douceur grave, sans émoi. Les mains de Louise tremblèrent en prenant la lettre. Elle dit : « Merci », commença à dénouer ses tresses, puis les renoua, ne sachant trop ce qu’elle faisait, combattue entre le fantôme de sa morte et une autre vision de guerre et de mort. Elle dit d’une voix brisée que, comme il lui faudrait se lever très tôt pour l’accompagner au bateau, elle pensait ne pas défaire ses cheveux et se coucher tout habillée. Franco ne répondit pas : il fit rapidement sa prière et commença à se dévêtir. Il enleva de son cou une chaînette et une petite croix d’or qui venaient de sa mère. « Tiens, dit-il, en les offrant à Louise, cela vaut mieux. On ne sait jamais, elles pourraient tomber dans les mains des Croates. » Elle eut horreur, frémit, hésita un instant, se jeta dans ses bras, le serra à l’étouffer !
Le domestique frappa à la porte des époux vers quatre heures et demie. À cinq heures, Franco entra dans la chambre de l’oncle qui s’était éveillé. Il prit congé de lui et proposa à Louise de se faire leurs adieux chez le vieillard. Le visage, la voix même de la jeune femme avaient une expression de stupeur grave, douloureuse. Elle ne faiblit point, ne pleura pas, embrassa son mari plusieurs fois comme en rêve, et, comme en rêve, descendit l’escalier avec lui. Eut-il un pressentiment de l’idée qui occupait son âme ? Peut-être, dans le salon de l’hôtel, où il prit le café, sa femme assise en face de lui, lui sembla-t-il découvrir quelque chose dans le regard et la physionomie de Louise, car il s’arrêta pour la contempler, sa tasse à la main, puis, son visage s’épanouit dans une tendresse, une anxiété, une émotion inexprimables. Elle, manifestement, ne désirait pas parler. Des paroles frémissaient au contraire dans tous les muscles du visage de Franco, brillaient dans ses yeux : sa bouche n’osa rien dire.
Ils descendirent au débarcadère en se tenant par la main, s’appuyèrent contre le mur où Louise s’était appuyée la veille. Quand ils entendirent le bruit des roues, ils s’embrassèrent pour la dernière fois, se dirent adieu sans larmes, plutôt absorbés par leur commune pensée secrète qu’affligés de la séparation. Le bateau arriva avec bruit, on jeta et fixa les cordes. Une voix cria : « En avant, les départs. » Un baiser encore. « Dieu te bénisse ! », dit Franco, et il sauta sur le bateau.
Elle resta jusqu’à ce que se perdît l’écho des roues qui s’éloignaient vers Stresa. Puis elle revint à l’hôtel, s’assit sur le lit, demeura comme pétrifiée dans cette idée, dans cette instinctive certitude qu’elle était mère une seconde fois.
Bien que ce fût la chose qu’elle redoutât le plus, elle ne pouvait pas dire qu’elle en éprouvât de l’affliction. L’étonnement de sentir en elle une voix aussi forte, aussi claire et inexplicable, vainquit toute autre sensation. Elle était étourdie. Elle avait toujours pensé, depuis la mort de Marie, que le Livre du Destin ne contenait plus rien pour elle, que certaines fibres intimes de son cœur étaient mortes.
Et maintenant, une voix mystérieuse, qui parlait tout au fond, lui disait : « Sache que, dans le Livre de la Destinée, une page se ferme et une autre s’ouvre. Il y a encore pour toi un avenir de vie intense ; le drame, que tu croyais fini au second acte, continue et doit être remarquable, c’est moi qui te l’annonce ! » Pendant trois heures, jusqu’à ce que l’oncle Pierre l’appelât, Louise resta absorbée dans cette voix.
L’oncle se leva à neuf heures et demie. Il était bien. Il faisait un temps humide, presque pluvieux ; mais Louise ne put jamais le décider à rester dans sa chambre jusqu’à l’heure du départ pour Magadino. Il savait, pour l’avoir demandé à l’aubergiste, que depuis neuf heures on pouvait visiter le jardin et, à dix heures, ayant bu son lait, il sortit avec sa nièce. En passant devant Saint-Victor, il désira entrer pour voir les tableaux. On y disait la messe ; l’officiant se tourna pour dire : Benedicat vos omnipotens Deus. L’oncle fit un grand signe de croix, écouta le dernier évangile, renonça à regarder les tableaux à cause de la lumière insuffisante, et sortit de l’église en disant avec sa jovialité habituelle : « Me voilà heureux et content d’être allé me faire bénir. »
Impossible de se hâter, avec lui. Il s’arrêtait à chaque pas, en regardant tout ce qui avait un air d’œuvre d’art, tout ce qui avait été disposé pour être regardé.
Il contempla la façade de l’église, le triple escalier de la villa Borromée qui descend au lac, chacun des trois côtés du cloître et le grand palmier du milieu que Louise, ce qui le scandalisa, n’avait pas même remarqué en passant devant, la veille au soir, avec Franco. Quand le gardien les eut introduits dans le Palais, ils mirent au moins dix minutes pour monter, admirant tout. Comme ils arrivaient au haut de l’escalier, un rayon de soleil vint à briller, et le gardien leur proposa d’en profiter pour voir le jardin. Il prit à gauche et, par une enfilade de salles vides, dirigea ses visiteurs vers la grille de fer, où il sonna. Un jardinier répondit, jeune homme bien élevé qui plut beaucoup à l’oncle, parce qu’il lui expliquait tout de bonne grâce, et l’on sait s’il faisait des questions ! Ils s’arrêtèrent cinq minutes devant le camphrier de l’entrée. Louise s’impatientait, craignant que le vieillard ne se fatiguât trop, et très fatiguée elle-même de devoir regarder toutes ces plantes, entendre tous ces noms latins et vulgaires, surveiller son oncle tandis que ses pensées réclamaient le silence et la solitude. Le jardinier leur proposa de monter au château de Neptune. L’ingénieur aurait désiré voir de près la licorne des Borromée, mais il y avait des escaliers à gravir, l’air était lourd ; il hésitait. Louise profita de son hésitation pour demander au jardinier où ils trouveraient un siège. « Là-dessous, répondit l’homme, à gauche, sur la place des Strobus. » L’oncle se laissa enfin persuader de descendre sur cette place.
Il était las, mais il ne cessait de tout regarder et de faire des questions sur tout. Comme ils approchaient des strobus, il entendit, venant de loin, du côté de l’Île-Mère, un roulement de tambour, et il interrogea le jardinier. C’était le tambour de la Garde nationale de Pallanza, qui faisait l’exercice sur la rive. « À présent, on le fait pour s’amuser, dit le jeune homme, mais gare !… Le mois prochain, nous le ferons au sérieux. Nous avons une leçon à donner à certaine grosse bête. Le voilà, ce monstre ! »
Le monstre, c’était le vapeur de guerre autrichien Radetzky, appelé par les riverains piémontais le Radescon. « Il entre présentement dans le port de Laveno, dit le jeune patriote. Il arrive de Luino. Venez ici, si vous voulez le bien voir. »
L’oncle, sachant que sa vue n’était pas assez bonne, s’assit sur le premier banc qu’il trouva sous les strobus adossé à un groupe de bambous et flanqué de deux buissons de grandes azalées. Derrière les bambous, entre les gros troncs tortueux des strobus, on voyait trembler le miroir de l’eau blanche, jusqu’à la ligne noire des collines d’Ispra. Le ciel, sombre au nord, là-bas était clair. Louise et le jardinier allèrent jusqu’à la grille blasonnée. Voyant que Louise, distraite, ne faisait pas attention à lui, il s’éloigna dans la direction de la serre des bégonias, d’où l’on voit la verte Île-Mère, Pallanza et le lac Supérieur. Louise contempla la grande étendue des eaux plombées, couronnées de colosses embrumés, du groupe du Sasso di Ferro aux neiges lointaines du Splugen. Du Radetzky, on voyait la fumée plutôt que le corps. Le tambour de Pallanza roulait toujours. L’oncle Pierre rappela le jardinier, et Louise s’appuya au parapet à côté de la grille, près de l’if qui s’élève du jardin inférieur. L’arbre lui dérobait la vue du clair levant ; elle était contente d’être enfin seule, de reposer ses regards et ses pensées dans le gris des montages lointaines et du lac immense. Le jardinier revint un moment après pour lui montrer les acacias jaunes en fleurs et les bruyères blanches de la terrasse inférieure, fleuries aussi. « Les bruyères blanches portent bonheur », dit-il en français. « Vieux strobus, dit-il, en parlant haut pour se faire entendre des étrangers, mais sans se retourner, vieux strobus frappé de la foudre. Si vous voulez voir le jardin privé… »
Louise se leva et alla chercher son oncle pour lui donner le bras, s’il en avait besoin. Le jardinier, qui les attendait à l’entrée du bosquet des lauriers, vit la jeune femme s’approcher de son compagnon, hâter le pas, se précipiter sur lui avec un cri.
Comme le vieil arbre innocent, l’oncle Pierre avait été frappé de la foudre. Il restait le corps appuyé au dossier du banc, son menton touchant sa poitrine, les yeux ouverts, fixes, sans regards. C’était bien un spectacle d’adieu que sa Valsolda lui avait offert : l’oncle Pierre, le cher vieillard vénéré, le sage, le juste, le bienfaiteur, était parti, parti pour toujours. Dieu le réclamait dans une milice supérieure, et, en entendant l’appel, il avait obéi. Le tambour de Pallanza battait, sonnant la fin d’un monde, l’avènement d’un monde nouveau. Dans le sein de Louise germait une vie destinée aux luttes de l’ère naissante, à d’autres joies, à d’autres douleurs que celles auxquelles l’homme du monde d’autrefois venait de se soustraire en paix, béni, sans le savoir, au dernier moment, par ce prêtre inconnu de l’Isola Bella, qui n’avait peut-être jamais prononcé les saintes paroles sur un plus digne.
Texte libre de droits.
Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :
Ebooks libres et gratuits
https://groups.google.com/g/ebooksgratuits
Adresse du site web du groupe :
https://www.ebooksgratuits.com/
–
Avril 2025
–
– Élaboration de ce livre électronique :
Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : YvetteT, Jean-Marc, Bruno, Coolmicro.
– Dispositions :
Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…
– Qualité :
Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l’original. Nous rappelons que c’est un travail d’amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.
Votre aide est la bienvenue !
VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.