Paul Gadenne

SILOÉ

1941

 

À Simone Jouglas

 

Et abii, et lavi, et video

SAINT JEAN

PROLOGUE

La vraie vie est absente.

RIMBAUD

I

Simon Delambre n’attendait jamais. Il avait su échapper jusqu’alors à cette paralysie intermittente qui prend les hommes à la fleur de l’âge et les immobilise tristement au coin d’une rue, à l’entrée d’un bureau, au bord d’un quai. Aucune des circonstances qui ralentissent la marche des hommes à partir de la vingtième année et font de leur vie une morne succession d’heures perdues ne s’était encore appesantie sur son existence. Il ignorait les antichambres des ministères, les cabinets de consultation, les vestibules d’hôtels, les guichets de banques. L’autobus qui le conduisait tous les jours du quartier de Grenelle à la Sorbonne ne le trouvait jamais parmi les groupes inquiets clopinant au pied des réverbères. Il préférait marcher hardiment et, dès qu’il entendait la grosse bête mécanique accourir, en claquant de la langue, du fond de la rue, il se tenait en arrêt, puis la saisissait par-derrière et lui grimpait sur le dos sans qu’elle s’arrêtât. Trois pas de course, une légère détente du jarret, et c’était fait.

Dans l’autobus, à ces heures-là, il rencontrait des figures connues. Il tentait volontiers quelques ouvertures dans la direction de l’ouvrier en cotte bleue, du petit comptable aux épaules maigres, de l’employé de banque aux yeux tristes ; cependant qu’évitant le regard de la dactylo suprêmement blonde, il contemplait avec méfiance le monsieur corpulent, sérieux et décoré dont la dignité l’impressionnait.

Mais ce jour-là, – était-ce l’influence d’une sourde fatigue ? était-ce la tristesse du recommencement dont s’accompagne la semaine à son début ? tous les visages lui parurent flétris. Ils portaient ces marques d’usure, ces plis que les hommes contractent par l’habitude, à force de se frotter à leurs métiers, et qu’ils ont encore plus au lendemain d’une journée de repos. L’idée qu’il voyait les mêmes gens tous les jours à la même heure s’empara de Simon avec une violence inattendue, comme un fait qu’on relève pour la première fois. Oui, la fatigue sans doute !… Il découvrait, avec une netteté accablante, qu’il savait d’avance à quel arrêt chacun d’eux allait descendre. Il les suivait en imagination dans leurs petits bureaux où ils s’asseyaient tous les jours devant la même tâche, tous les jours à refaire, comme une toile de Pénélope que la nuit défait. C’était navrant. Le monde lui parut engagé dans un vaste mouvement de va-et-vient, où les gestes des hommes ne semblaient pas contenir plus de pensée que ceux de la navette qui suit fébrilement son chemin, selon une volonté qu’elle ignore. Comme l’employé se présentait, Simon lui tendit son ticket, machinalement. L’homme fit tourner la manivelle de la petite boîte qu’il portait sur le ventre et qui rendit un bruit de crécelle, énervant et acide. « Les journées de cet homme ! pensa Simon. Journées dévorées par des gestes auxquels il ne pense pas – auxquels il ne pense heureusement pas !… » Mais quoi, c’était aujourd’hui le fait de la plupart des métiers de laisser leur homme indifférent aux gestes qu’ils exigent d’eux.

Mais Simon, oubliant délibérément la plate-forme, se mit à regarder la rue couler, avec ses hautes façades, le long du pesant véhicule. La rue !… C’était une chose vivante, un objet de perpétuel étonnement. Le travail des hommes faisait ici des taches claires et variées, et composait des perspectives alléchantes. Simon aimait surtout cette sensation de détachement et de force que lui donnait le mouvement qui emportait la voiture parmi l’imbroglio toujours renaissant de la circulation. Le dos appuyé, les pieds joints, solidement arc-boutés aux petites barres du plancher, il regardait la rue naître pour ainsi dire de chaque tour de roue, sortir des flancs et des entrailles du véhicule, comme si celui-ci n’était qu’une machine chargée de libérer, à grand bruit, ces deux lignes de façades parallèles, ce pavé et ce ciel. Le mouvement recomposait d’après d’autres lois l’aspect du monde ; il créait, pour les voyageurs debout sur cette plate-forme, un monde à part, très différent de celui où ils poseraient leurs pieds tout à l’heure, un monde envers lequel ils n’avaient pas d’obligation sérieuse, et où ils circulaient en purs spectateurs. Ah ! comme tout devenait merveilleux alors ! Comme tout devenait passionnant à regarder avec ce recul que la vitesse donnait sur les choses, cette supériorité du détachement, de l’homme qui n’a pas d’affaires !… Avec quel plaisir le jeune homme regardait défiler les étalages de viandes et de fruits, les librairies, les jardins, les petites crémeries blanches et bleues, et puis encore les voiturettes chargées de fruits amoncelés en pyramides ! On était entré dans la rue Lecourbe ; elle offrait un spectacle multicolore, amusant comme une collection d’images, et combien savoureux dans son désordre et sa liberté. Il n’y avait là rien à comprendre, rien d’embarrassant pour l’esprit, aucune difficulté, aucun problème. Simon riait tout à coup en pensant à ces philosophes qui se demandent gravement si le monde extérieur existe. Eh parbleu, messieurs, allez donc le demander à la ménagère en train de palper la salade d’une main si étrangère à vos prétentieuses inquiétudes ! La rue vous répondra, la rue qui du matin au soir ne cesse de proclamer, avec une joyeuse truculence, les seuls besoins essentiels de la vie humaine, qui sont de manger et de se vêtir !… Car il y avait aussi ces magasins qu’annonçait une enseigne gigantesque : un parapluie de fer-blanc, ou un grand chapeau rouge. Il y avait ces claires vitrines où s’étageaient en bon ordre toutes sortes de chemises alternant avec des pyjamas ou des robes de chambre, et où l’on avait juste le temps de saisir au passage l’éclat rutilant d’un lot de cravates, jetant une note vivement coloriée parmi l’ensemble des plastrons blancs. On puisait là une image de la vie si honnête, si flatteuse et si distinguée, qu’on sentait immédiatement la noblesse de l’espèce humaine.

Vers le milieu de la rue, avant d’arriver au boulevard, Simon savait qu’il allait pouvoir vérifier l’heure à deux reprises. Car il y avait d’abord l’horloge encastrée dans la façade de la banque, puis, à peu de distance, un second cadran que deux tringles de fer brandissaient au-dessus du trottoir et qui annonçait la boutique d’un horloger. Simon guette de loin l’horloge de la banque. Neuf heures moins dix. Il plissa le front. Il serait encore une fois en retard ; décidément, cela n’allait plus très bien depuis quelque temps. Mais son inquiétude se dissipa aussitôt à la vue des grosses boîtes d’étain du laitier, de l’épicier qui empilait sur des caisses les disques éclatants de ses fromages, qu’il tenait serrés contre lui comme des soleils, et enfin d’un superbe lot de volailles parmi lesquelles régnait, sur un tapis de feuilles de fougères, une rangée de poulets soigneusement déplumés, la tête rentrée sous le ventre, et présentant leurs croupes fastueuses. Mais le trottoir opposé tirait l’œil encore bien davantage, car en dehors d’une opulente colonie de maquereaux à la peau chatoyante et irisée, on pouvait admirer, à l’entrée d’une boucherie, suspendus par les pieds au-dessus d’une table de marbre, deux bœufs énormes, le ventre ouvert, qui, par l’étalement de leurs chairs saignantes traversées de tendons blafards, sous les feuilles de laurier qui dévoraient leurs flancs, semblaient figurer l’apothéose d’un guerrier vainqueur et ennoblissaient cette partie de la rue d’une sorte de beauté déchirante.

Neuf heures moins cinq. C’était le verdict de la seconde horloge. Simon éprouva un petit pincement désagréable au cœur. C’était la deuxième fois en trois jours qu’il était en retard. Il était fatigué, oui ; il avait eu bien de la peine à se lever aujourd’hui. Pourquoi ?… Mais il n’avait pas coutume de chercher des excuses dans son corps : il s’infligea un blâme. « Mon père serait content », pensa-t-il.

Par malheur la chaussée était grouillante de monde, encombrée de cyclistes, de triporteurs, de ménagères chargées de paniers, de gamins poussant des cerceaux. Tous les vingt mètres, les rues adjacentes lâchaient des camions déambulant dans un gros bruit de ferraille, tandis que les tramways emplissaient l’air de leur carillonnement aigu et provincial.

Enfin la voiture déboucha sur un boulevard sévère, planté d’arbres, où l’on voyait le métro plonger sous terre et où s’élevaient les murs d’un lycée. De l’autobus, on apercevait, derrière les grillages de leurs fenêtres, les grandes classes mornes où des générations d’écoliers avaient déposé de ces tristesses immenses et sans espoir comme on n’en connaît qu’à cet âge ; dans l’angle de chacune, la chaire du professeur s’érigeait comme un îlot sombre, comme une barrière séparant deux mondes, dont chacun recèle aux yeux de l’autre une égale part d’inconnu et d’hostilité… Ô maîtres ! pensait Simon, dans cette salle d’une correction si parfaite j’entends votre voix qui se perd – tandis que dans un coin, là-bas, un élève que vous oubliez cherche à rejoindre, à travers la vitre embuée, la seule chose qui se puisse faire entendre de lui : le premier arbre en fleurs de la saison, qui éclate tous les ans, à la même place, contre la charpente noire du métro, et qui traverse le printemps comme une fusée !

L’autobus atteignit enfin le palier de la rue de Vaugirard et s’y engagea. Le petit comptable descendit au même endroit où Simon le voyait descendre depuis des années ; mais en retour monta la caissière des « Maroquineries Modernes » qui descendrait au troisième arrêt. Simon adressa à cette dame imposante par ses dimensions un regard chargé de reproches. La vie des gens était morne, étroitement réglée et délimitée, absurdement privée de fantaisie. Le monde était usé ; la routine se lisait sur tous les visages. Ce roman policier que la caissière tirait de son sac, routine encore ! Et lui-même, lui-même, Simon Delambre, que faisait-il d’autre en somme que se répéter, que débiter son fil comme la navette, collectionner des fiches après des fiches ? « Nous avons beau être des intellectuels, pensa-t-il, nous meublons notre esprit comme des bourgeois leur appartement !… » Tout lui apparaissait ce matin-là sous le même jour décourageant. Qu’avait-il donc ? Quel vertige le prenait ? Mais il savait que dans quelques minutes il redeviendrait Simon Delambre, c’est-à-dire l’un des plus forts parmi les faiseurs de thèmes de cette année-là, quelqu’un dont la force inspirait une espèce de terreur à ceux qui allaient affronter en même temps que lui cette fameuse agrégation des Lettres qui se dressait devant eux depuis des années, pareille à un sommet de montagne qu’on voit grandir à mesure qu’on s’en approche… Comme la voiture atteignait l’impasse de l’Astrolabe, le jeune homme éprouva tout à coup un sentiment d’exaltation qui lui voila les garages, les boutiques d’antiquaires, les petits hôtels à trois étages et les façades vertes ou lie-de-vin au bas desquels s’ouvrent des cafés qui s’intitulent À la chope vendéenne ou Au rendez-vous des Bretons… Il n’était pas rare, au cours de ces trajets matinaux en autobus, qu’il poursuivît ainsi avec lui-même de longs colloques que les arrêts et les heurts ne suffisaient plus à interrompre. Ces petits voyages ne représentaient-ils pas son seul temps de loisir, de vacance intellectuelle, son seul contact avec la vie banale, la vie délicieuse de tous les jours ? Il lui venait alors des pensées qui ne lui seraient pas venues autrement et qui lui communiquaient une véritable ivresse. Tous ses projets de travaux, toutes ses idées, toutes ses théories sur la vie, toutes ces révolutions internes qui font passer un homme de l’adolescence à la maturité, il les avait conçus dans le mouvement qui l’emportait ainsi de rue en rue, dans ce léger nuage d’essence et de poussière que l’autobus entraînait derrière lui, parmi la cohue des marchands de légumes poussant leurs petites voiturettes, dans le vacarme impatient des taxis, devant ces vitrines chargées de fruits, de bibelots, d’articles de ménage, de layettes, d’indiennes et de bric-à-brac. Il lui semblait n’avoir jamais connu pareille libération, et il avait le sentiment qu’une puissance bienfaisante s’emparait de lui et le portait, sans effort, au sein d’un paysage merveilleux où la vie se découvrait comme une terre verdoyante et doucement vallonnée, balayée par un vent chaud et doux, et où l’on se sent toujours au centre des choses. Mais ces moments-là étaient courts, et Simon se méfiait de ces enchantements que ses maîtres n’eussent pas approuvés.

Soudain un grand souffle descendit du ciel, se mit à jouer contre les flancs de la voiture, puis sauta au-dessus d’elle. La place Montparnasse apparut, claire, avec ses bouquets d’arbres, ses cafés, ses petits refuges où l’on attend, comme sur des rochers incertains que viennent battre les vagues de la circulation. C’était le commencement d’une nouvelle zone. Là, la voiture soufflait toujours un peu, le temps de se délester d’une partie de ses voyageurs qui étaient aussitôt remplacés par d’autres ; et il y avait toujours, hélas, de vieux messieurs et de vieilles dames qui n’en finissaient pas de monter et qui trébuchaient comiquement sur le marchepied. Simon ne put se retenir de pester contre ces vieillards. Pourquoi tant d’efforts pour se maintenir à la surface d’une existence qui ne leur apporte plus que des mécomptes ? Ne comprenaient-ils pas qu’ils ralentissaient la marche de la société, à la fois parce qu’ils la gênaient dans ses mouvements et qu’ils la forçaient à s’occuper d’eux ? Triste spectacle pour ceux qui grandissent, se sentent forts et pleins d’appétit, que celui de ces corps dégradés qui ne se tiennent plus droits et dont les gestes mal assurés ne leur permettent plus de gravir sans accroc un marchepied d’autobus !… Ainsi jugeait-il dans son orgueil, dans sa hâte de vivre. Il était fier, lui, de ses muscles prompts, de ses mains larges, aptes à saisir. Il était adroit pour s’insinuer parmi les foules, grimper hardiment dans un tramway quand le receveur criait : « Complet ! », arriver partout plus tôt que son tour et avoir toujours plus que sa part. Cette petite lutte que la vie parisienne impose à tous les instants le ravissait. Il avait cultivé son corps. On l’avait vu parfois, les jours de congé, courir sur les stades ou lever des haltères dans les gymnases. Cette année-là, toutefois, ses soucis étaient différents. Mais la même énergie qu’il avait mise à parcourir des itinéraires démesurés autour de Paris, il l’apportait maintenant à ces travaux d’étudiant qui parfois l’occupaient jusqu’au milieu de la nuit. Il était d’une famille où l’on ne plaisantait pas avec le devoir. « Travaille, mon fils, travaille, ne cessait de lui répéter son père. Après, tu jouiras de la vie !… » Mais si le jeune homme agissait en conséquence, il lui arrivait quelquefois de concevoir des doutes. Jouir de la vie ! Y avait-il donc dans la vie un moment pour cela ? Un secret instinct lui disait qu’on ne se réserve pas ainsi des moments pour le travail et des moments pour la jouissance, et que celle-ci ne va qu’aux êtres jeunes, qui ont des forces pour s’en saisir. Une fois professeur, qu’arriverait-il ? Sitôt nommé, ce serait la petite ville de province, la vie en pantoufles, les cancans, la routine des classes… Il regarda, effrayé, les visages de ses compagnons, ces regards accoutumés aux petits horizons, ces traits avilis par l’habitude…

Maintenant, le véhicule se laissait glisser sur la pente de la rue de Rennes. Trajet facile. L’oriflamme d’un grand magasin, hissée dans le ciel pur, les allées et venues rapides des passants, les étalages brillants et bien rangés, les monuments qui se profilaient aux deux extrémités de la rue, dans une fine lumière matinale, la gare Montparnasse qui s’éloignait avec ses toits triangulaires, l’église Saint-Germain-des-Prés qui se rapprochait avec sa vieille tour, toutes ces visions étaient coulantes et douces, et autorisaient une certaine confiance dans la vie.

Ce fut à ce moment que, comme le contrôleur passait pour vérifier les tickets, Simon, en mettant la main à sa poche, en retira un papier froissé. « Ah, c’est vrai ! » se dit-il. C’était une enveloppe de forme allongée, couverte d’une écriture excessivement féminine, une de ces enveloppes qui, chaque fois qu’elles arrivaient chez lui, faisaient pousser à son père des exclamations relatives au prix des timbres et au temps perdu. C’était une lettre d’Hélène Parny ; dans sa hâte, il était parti sans la lire. Simon ne pouvait voir cette longue écriture renversée sans évoquer la jeune fille blonde, au buste moulé dans un tricot blanc à rayures bleues, que, l’année précédente, il avait rencontrée à la Sorbonne. Elle préparait alors un vague diplôme sur Marivaux, et durant tout ce printemps qui avait été si pluvieux, il avait pris l’habitude d’aller la retrouver chez elle, entre deux averses, dans cette fameuse petite chambre de la rue de l’Estrapade, si étrange, si vétuste, et si douce quand tombait le soir… Que de promenades n’avaient-ils pas faites ensemble, les jeudis, dans la merveilleuse campagne qui entoure Paris ! Mais cette année, Simon était inflexible ; il ne voyait plus Hélène qu’en passant ; il était trop conscient de ce qu’il devait à son travail, à sa famille, à lui-même en somme. Il pouvait compter les sorties qu’il avait faites avec la jeune fille, aux premiers beaux jours, dans la fraîcheur acide des banlieues. Et il avait tenu à éviter par-dessus tout la petite chambre vieillotte, odorante et traîtresse, dont les chaises n’avaient que trois pieds et dont le divan était une espèce de gouffre d’où on ne se relevait pas. D’ailleurs aimait-il Hélène ? Elle avait été une des rares fantaisies de son existence, et, à ce titre, sa pensée lui inspirait bien quelque nostalgie. Mais lui manquait-elle ? Depuis combien de temps ne l’avait-il pas revue ? Un mois peut-être. Un mois au cours duquel il avait fourni un travail écrasant. Et maintenant, il n’aurait plus beaucoup le temps de la voir – une fois ou deux peut-être. Seulement Hélène, depuis quelques jours, ne cessait de revenir à la charge, envoyait billet sur billet. Simon considéra avec un sourire un peu triste, comme une chose délicieuse mais qu’on n’a pas le droit de prendre au sérieux, les dix lignes de la lettre, tracée de sa grande écriture. « Jeudi, implorait-elle… Nous irons à Méry-sur-Oise, ou à Herblay… » Pourquoi pas ? Elle faisait miroiter ces noms champêtres, exigeant cette fois une réponse précise. « Elle sait bien que je ne peux pas, pourtant », murmura Simon. Non, non, Herblay, Méry, la rue de l’Estrapade, tout cela était charmant, mais la vie n’autorise pas longtemps les choses charmantes. La vie, c’est du sérieux. Un jeune homme sérieux, voilà ce qu’il était, Simon Delambre. Voilà ce qu’étaient tous les Delambre, de père en fils, d’oncle en cousin : des gens sérieux. Jamais une fantaisie, un écart, un hors-d’œuvre. Le cinéma, une ou deux fois par an ; encore y allait-on comme à une débauche. C’était ça, la vie. Cet autobus, tous les matins ; les cours de Sorbonne ; la famille, les rayons du magasin paternel – « Maison Delambre, mercerie en gros » –, le potage et la prière du soir. Il n’y a pas de place dans une telle vie pour les Hélène. Simon ricana, enfouit le papier dans sa poche. Chose enterrée ! Pourtant… « Voyons, serait-ce si grave ?… » Mais son hésitation prenait la forme d’une alternative insupportable. Hélène ou la Sorbonne ? Accepter, c’était une journée de perdue, la journée nécessaire à la préparation d’un exposé qu’il avait à faire chez Isnard ; une journée qu’il ne retrouverait pas… Bah ! il répondrait plus tard. Pas pressé ! « Plus tard ! Plus tard ! » C’est ce que lui avait toujours dit son père en lui parlant des plaisirs de la vie.

Enfin on arrivait. Le véhicule avait abandonné la rue de Rennes pour le dernier segment de la rue de Vaugirard, devenue subitement une étroite souricière d’où les autos ne s’évadaient qu’une à une et où l’on frôlait lentement les jeunes frondaisons du Luxembourg. Mais à mesure qu’il se rapprochait de la Sorbonne, Simon cessait de s’intéresser à la rue et il sentait rentrer en lui, de plus en plus, la gravité de la vie, le sens de la discipline, toutes ces vertus qui étaient dans son être comme une espèce de dépôt ancestral. Alors, dès qu’apparurent les arcades familières de l’Odéon, sans attendre le miaulement prolongé des freins, il sauta de l’autobus, sa serviette sous le bras, et s’engagea en courant dans la direction du boulevard Saint-Michel. Derrière un rideau de feuilles claires, la chapelle de la Sorbonne arrondissait son dôme noir surmonté d’une croix dorée. Mais Simon n’avait déjà plus de regard pour le charme gracile de ces hauts arbres. Ces murs sévères avaient la vertu d’exalter sa conscience, son appétit de gros travailleur, son esprit bourré de décisions, de projets. Il fonçait maintenant avec ivresse dans cette vie où toutes les difficultés se résolvent à coups de dictionnaires et d’in-octavo. Plus de problème ! Le seul fait de respirer cet air faisait de lui un autre homme, capable de repousser toute pensée frivole et n’ouvrant son esprit qu’aux idées qui pouvaient servir. Un rapide coup d’œil à l’horloge de la chapelle l’avait convaincu de son retard. Il enfila la rue de la Sorbonne, franchit la voûte, se précipita dans un escalier, avisa une porte, l’ouvrit.

II

Trente ou quarante jeunes têtes penchées sur des notes peuplaient silencieusement la petite salle trop étroite où, le long des tables, les coudes se touchaient. Le cours du professeur Larescaud était assurément l’un des plus suivis. Sa science, son autorité, son prestige avaient conquis cet auditoire où tous les cerveaux lui étaient soumis. D’autres professeurs étaient contestés ; celui-ci était un maître. La clarté de ses exégèses, la fermeté de ses explications, la sûreté de ses diagnostics en matière de critique de textes étaient reçues avec une sorte de peur admirative par ses élèves qui reconnaissaient là les signes d’une compétence indiscutable et d’une érudition qui donnait le vertige. Ces qualités mêmes éloignaient un peu de lui les étudiants modestes que tant de science décourageait et qui, en dépit d’invitations réitérées, n’osaient guère encourir la honte de réclamer des éclaircissements supplémentaires. Tout le monde reconnaissait qu’il fallait un certain courage pour accepter de faire, chez Larescaud, une « explication » ou un « exposé » en public. Les appréciations dont le professeur faisait suivre ces exercices étaient données avec cette fougue autoritaire et mordante qui ne l’abandonnait jamais et qui était mortelle aux amours-propres. Mais il est vrai que la personnalité du maître était si haute et si écrasante qu’il aurait fallu être singulièrement infatué de soi-même pour songer à se plaindre de la meurtrissure. Il était toujours très poli d’ailleurs, très raffiné, le professeur Larescaud, il n’injuriait jamais ! Mais quand il disait à quelqu’un, même avec des précautions : « Monsieur ou Mademoiselle, l’exposé que vous venez de faire demanderait, je crois, à être repensé », alors on ne se faisait pas d’illusion ; c’était pire que s’il avait dit : « Mais voyons, vous êtes complètement imbécile. »

Cette petite salle de grec, perdue au fond d’un couloir du troisième étage, constituait un asile extraordinairement étanche contre tout ce qui pouvait se passer de fâcheux à la surface du globe. Simon éprouvait toujours, en y pénétrant, une impression complexe, faite à la fois de dépaysement et de sécurité. C’était un lieu où n’existaient plus ni famille, ni patrie ; ou plutôt on n’y avait plus de patrie que celle des textes imprimés, et de famille que celle de leurs éditeurs, famille d’ailleurs innombrable et cosmopolite. C’était à peine si le grincement d’une voiture de laitier descendant la rue de la Sorbonne ou la corne d’un rempailleur de chaises parvenaient encore, de temps en temps, à faire pénétrer jusqu’à vous les manifestations d’une vie dont l’atteinte était de plus en plus faible et à laquelle la comparution fréquente des grandes figures antiques et des Titans qui peuplaient la Théogonie finissait par ôter toute espèce de vraisemblance.

L’arrivée tardive de Simon avait été saluée par des « ha » à demi étouffés qui avaient parcouru la salle comme un souffle. Il était parmi les meilleurs élèves de Larescaud et fut peiné de lire sur la figure du maître une expression d’étonnement réprobateur. Suffoqué par la chaleur, il se laissa tomber sur une moitié de chaise que lui offrait quelqu’un qu’il ne reconnut pas bien. C’était Chartier, sans doute. Pourquoi donc ne reconnaissait-il pas Chartier ? Mais à peine était-il assis que la salle sembla chavirer et disparut complètement à ses yeux. Il eut une seconde de panique. « Allons bon ! Qu’est-ce que j’ai ? » Mais tout rentra aussitôt dans l’ordre et il oublia l’incident.

Cependant, contrairement à son habitude, il parvenait difficilement à suivre les explications de Larescaud et il laissa son attention se disperser sur le spectacle que lui offrait la salle : on eût dit des fidèles courbés devant leur dieu. Cette vue lui inspira une sorte de contentement cruel. Il était visible que la plupart de ses camarades ne se préoccupaient guère de savoir quel était exactement l’intérêt de toutes les notes qu’ils accumulaient aveuglément sur la syntaxe, le vocabulaire, la métrique et le style du vieil Hésiode que l’on expliquait en ce moment. Ils acceptaient cette somme de faits grammaticaux, de métathèses et d’interpolations comme un monde un peu écrasant dont les clefs appartenaient à d’autres mais dont la connaissance était exigée en vue de cet événement mystérieux qui s’appelait le « Concours de l’Agrégation ». Ils devraient être capables un jour de débrouiller tout cela devant un jury, de signaler qu’à tel endroit se trouvait une lacune probable, ou que tel vers était une hypothèse d’un de ces moines du IXe ou du XIe siècle, à l’ingéniosité ou à la sottise desquels Larescaud revenait si volontiers… Beaucoup d’entre eux avaient perdu conscience, petit à petit, sous la pression répétée des examens et comme par la force des choses, que la vie réelle pouvait se dérouler sur un autre terrain que celui de la philologie classique. Courbés sur les tables, ils écrivaient avec une sorte de frénésie. Il faisait chaud ; le sang leur montait au visage. L’explication allait si vite qu’ils avaient à peine le temps de se reporter au texte ; il fallait noter, noter, avec rage, tandis que Larescaud multipliait les références, les comparaisons, les rapprochements, analysait, critiquait, ricanait, dénonçant les lacunes, les erreurs, les absurdités des traducteurs, des commentateurs, et des commentateurs des traducteurs, tout cela avec un entrain suffocant, comme s’il jonglait !… « Il faut pourtant que je trouve une réponse pour Hélène », se disait de temps en temps Simon. Puis il n’y pensait plus. C’était la première fois qu’il se donnait ainsi le luxe d’observer la salle. Et c’était surtout la première fois que les choses lui apparaissaient sous ce jour. Il avait l’impression que tout ce qui se passait ici ne le concernait pas. « Décidément, je suis bien fatigué », se dit-il.

Il voulut se contraindre à prendre quelques notes, car son attitude commençait à lui faire horreur. Mais comme il relevait la tête, il reconnut soudain devant lui, à quelques rangs d’intervalle, la nuque bombée et le dos voûté d’Elster. Cette vue lui fut désagréable. Ce n’était pas seulement parce qu’Elster était le plus dangereux de ses rivaux, mais il n’aimait pas penser à lui et sa présence lui communiquait toujours une vague impression de malaise. Ce garçon l’inquiétait. Il était une force, mais une force outrageusement sûre d’elle-même. Il était de ceux qui ont le triomphe dur, méprisant, haïssable. Simon remarqua non sans dépit qu’au lieu d’amonceler fébrilement des notes comme tout le monde, Elster, confortablement appuyé au dossier de sa chaise, immobile, contemplait la salle d’un air serein. Là où les autres sombraient sous un flot de paperasses d’où ils ne tireraient rien, Elster, qui avait prévu les remarques nécessaires, posait, d’une main dédaigneuse, et sans se détacher de son dossier, un petit signe au crayon en marge de son livre. Alors que tous ses camarades tendaient l’oreille et se disaient au fond d’eux : « Tout de même, ce Larescaud, il est rudement fort… », Elster confrontait presque en égal ses propres observations avec celles du maître. Delambre, Elster : ces deux noms arrivaient en tête de toutes les listes, se disputant la priorité tour à tour. C’étaient les deux vedettes dont les partenaires obscurs suivaient de loin les ébats avec une attention jalouse et d’ailleurs partiale ; mais elles-mêmes se jugeaient l’une l’autre sans grand souci de justice. « Au fond, se disait Elster, il n’arrive que par le travail… » – « Au fond, se disait Simon, Elster n’est qu’un poseur… » La vérité était que les victoires faciles d’Elster lui rendaient pénible, par comparaison, l’énormité du travail qu’il s’imposait à lui-même. Les succès bruyants de ce Juif plus jeune qu’eux tous, sa prodigieuse faculté d’assimilation, la variété de ses connaissances, l’estime où le tenaient tous les maîtres, étaient des choses qui irritaient les nerfs, qui rendaient Elster insupportable. Il n’y avait pas un cours où celui-ci ne se signalât par quelque remarque, quelque réponse à sensation. Tout ce qu’il disait, tout ce qu’il faisait attestait une maturité, une justesse et une force d’esprit critique inadmissibles chez un garçon de vingt et un ans. Si quelqu’un avait fait un bon devoir, c’était Elster. Si personne ne s’offrait pour faire la leçon ou l’explication, Elster s’inscrivait. S’il y avait un livre essentiel sur le sujet ou l’auteur en cours, Elster l’avait lu avant tout le monde et le débitait en petits résumés faciles. On avait la même confiance dans un renseignement donné par lui que s’il venait du professeur lui-même. Une critique de lui atteignait plus sûrement la réputation d’un maître que n’importe quel blâme, n’importe quel chahut déshonorant. C’était lui qui décidait quels étaient les cours « indispensables », quels étaient les cours « utiles » et lesquels « ne valaient rien »… « Razier ? Daubenton ? Guignard ? Des phraseurs ! Du talent, mais pas de fond. Heinrich, oui. Lasnières, oui. Mais Isnard est de la force du baccalauréat. Larescaud ? Ah ! Larescaud… » Sur Larescaud il ne se prononçait pas. Il répondait : « Ah ! Larescaud… » et laissait ses interlocuteurs débrouiller le sens de ses sous-entendus. Cette réponse était devenue célèbre à la Sorbonne. Quand, dans un groupe, on venait à prononcer le nom de Larescaud, il y avait toujours un farceur pour s’écrier d’un air profond, en enfonçant la tête dans les épaules et en imitant la voix exagérément grave et un peu nasillarde d’Elster : « Larescaud ? Ah ! Larescaud… »

Simon dut se forcer pour reprendre contact avec le cours. La salle était devenue étouffante, il entendait ses oreilles bourdonner. Les têtes tremblaient devant ses regards et il apercevait le mur du fond à travers une buée. « Ce n’est pourtant pas Elster qui me donne ce malaise, se dit-il. Qu’est-ce que j’ai donc ?… »

Cependant Larescaud était arrivé au terme de son commentaire. Il annonçait, avec sa dignité coutumière, l’objet des cours suivants : « Nous avons suffisamment étudié, disait-il, la difficile question des interpolations dans la Théogonie, et je ne crois pas indispensable de revenir sur ce sujet après la belle leçon que vous a faite mardi dernier M. Elster. (Elster reçut le compliment avec le sérieux et l’indifférence d’un homme conscient de sa valeur.) C’est sur l’esprit philosophique de cette œuvre qu’il conviendrait maintenant d’insister, si toutefois le mot de philosophie n’est pas trop ambitieux pour une œuvre qui appartient à un âge littéraire aussi reculé. Tel est donc le sujet que je vous proposerai pour la prochaine leçon : « Peut-on dégager de la Théogonie un sens philosophique ? » Je ne peux pas demander à n’importe qui de se lancer dans ce sujet, qui exige une mise au point fort délicate. Nous sommes à un mois du Concours, ne l’oubliez pas, messieurs ! Je ne puis demander ce travail qu’à un élève qui s’estime suffisamment préparé pour pouvoir y consacrer un peu de temps. »

Il attendit l’effet de sa dernière phrase, puis, la mèche relevée, la barbe fière : « Qui se propose ?… » Mais dans la salle un peu refroidie, les étudiants se regardèrent sans lever la main. Personne, pas même Elster, n’avait envie de se laisser écraser à un mois du concours par un sujet semblable. Quelques-uns néanmoins se tournaient du côté d’Elster et chuchotaient son nom d’un air encourageant : « Elster !… Elster !… » Mais, tout à coup, une chaise remua dans le fond de la salle, quelqu’un se leva et une voix où il entrait peut-être un peu de défi surgissant dans l’air épaissi au-dessus des têtes enfiévrées par le travail, laissa tomber ce nom :

— Delambre.

III

Ce soir-là et les soirs suivants, la vie fut chez les Delambre ce qu’elle avait toujours été. C’était une famille qui ne comptait pas avec le miracle. On considérait comme normal que les jours qui se succédaient fussent pareils. Il arrivait à M. Delambre de se plaindre de cette monotonie, mais sans songer qu’aucune éventualité pût venir l’interrompre soit en bien, soit en mal. Après la mort de Mme Delambre, survenue quelques années plus tôt, le père avait senti faiblir un moment son activité, mais il s’était repris, comme savent le faire les hommes forts, et dès lors il avait tout donné à son labeur. À présent qu’il avait conféré à ses affaires une solidité qui les mettait à couvert des surprises, il lui semblait qu’aucun événement n’eût le pouvoir de modifier la cadence uniforme mais bien réglée à laquelle vivait sa famille. Seules les fluctuations de la Bourse amenaient de temps en temps une ride au milieu de son front. Bien qu’il eût fort judicieusement choisi ses valeurs et qu’il jouît du revenu d’un certain nombre de petits loyers, il voyait là la seule menace de trouble pour son existence qu’il avait soigneusement mise à l’abri de toutes les préoccupations abstraites qui travaillent le monde. Habitué au maniement des chiffres et des articles merveilleusement concrets qui composaient le fond de son magasin de mercerie en gros, il n’était pas de ceux qui croient devoir faire entrer leur destinée en ligne de compte avec les idées. Il tenait pour malfaisante toute discussion qui n’avait pas pour objet une question d’ordre matériel. Aussi n’avait-il pu assez déconseiller à Simon de poursuivre ses études. C’est après quelques années seulement qu’il avait compris l’éclat modeste et l’espèce de consécration intellectuelle – car, sans avoir la pratique des choses de l’esprit, il en avait la superstition – que pouvait donner à la famille Delambre, à ce nom honorablement connu dans le commerce parisien, une carrière de professeur. Et encore se serait-il mal consolé de cette espèce d’échec si son second fils, Julien, encore tout jeune, et qui avait préféré se passer de baccalauréat, ne s’était montré disposé à lui en faire perdre tout souvenir. Malgré ses dix-huit ans et sa voix qui muait, Julien était en train de devenir pour son père l’auxiliaire idéal. Des clients de la maison, étonnés par son habileté, par la force de conviction qui se dégageait de sa parole et de sa jeunesse même, par l’opiniâtreté qu’il mettait dans ses offres et qui faisait capituler les résistances les plus décidées, venaient féliciter M. Delambre d’avoir trouvé, au sein même de sa famille, une valeur aussi précieuse à la marche de ses affaires.

Dès lors, la destinée de M. Delambre semblait complète et la boucle se refermait lentement autour de son œuvre. Une satisfaction lui manquait encore : celle de voir Simon triompher à ce fameux concours de l’agrégation des Lettres, qui allait s’ouvrir dans quelques semaines. Mais il savait que son fils était « coté » à la Sorbonne, comme ses articles de mercerie l’étaient sur le marché, et son succès ne faisait pour lui aucun doute. « Si seulement M. Simon pouvait réussir cette année !… Comme ce serait beau !… » répétait volontiers Mlle Justine, une aimable personne entre deux âges, quelque peu parente, qui venait s’occuper du ménage et qui, n’ayant jamais eu d’ambition pour son propre compte, épousait de tout son cœur les ambitions de M. Delambre. « Il réussira, je vous le promets », répliquait celui-ci chaque fois que la bonne fille émettait ce souhait auquel, dans sa pensée, était peut-être suspendu un doute : elle ignorait, dans sa simplicité, ce que pouvait le génie de la famille Delambre.

Mais si M. Delambre pensait que son fils coïncidait bien avec lui dans ce désir, il avait pourtant l’impression que la vie du jeune homme était mordue par des idées dans lesquelles il ne pénétrait pas. Le fait est que Simon combattait en lui cet amour exagéré de la réussite qui porte tant d’hommes à mettre au premier rang de leurs préoccupations et peut-être – car la pente est glissante – au premier rang des valeurs, comme une chose digne d’être recherchée pour elle-même : le succès. Simon se méfiait d’autant plus de ce penchant qu’en vertu d’un atavisme dont il arrivait mal à se défendre, il se sentait lui-même à la merci de cette étrange passion. Encore peu touché par la vie, il ne s’attendrissait pas sur la pensée que son père avait combattu des années, parmi beaucoup de difficultés et toujours en proie au souci avilissant du lendemain. Il ne voyait plus dans cette vie d’homme d’affaires que la réussite, qui lui cachait tous les efforts par lesquels elle avait été obtenue. N’ayant plus à lutter, M. Delambre avait effectivement cessé de pouvoir être un exemple pour son fils. N’ayant plus à lutter, M. Delambre s’était retranché dans l’égoïsme et les vues bornées des hommes forts. Aux yeux impitoyables de Simon, son succès le diminuait, car il rétrécissait l’ampleur de l’intérêt qu’il pouvait encore porter au monde. À peine âgé de cinquante ans, M. Delambre s’en allait tout doucement, mais par le chemin le plus sûr, à la vieillesse… Il avait cessé de lire, ne savait plus ce qui se passait ni ce qui se pensait autour de lui. « Qu’ont-ils à m’apprendre ? » disait-il des livres qu’on lui proposait. C’était vrai, il n’avait plus rien à apprendre. Serait-ce donc là, se disait Simon, une faculté qui disparaît avec la jeunesse ? Mais, avec une lucidité dépourvue de toute charité, il allait plus loin : son père, ses oncles, les pères de ses amis qu’il connaissait, avaient-ils jamais rien appris ? Ils avaient vécu toute leur vie dans le cycle modeste des idées, des goûts, des principes où ils avaient été placés dès leur naissance, avec deux ou trois pauvres idoles dont ils n’avaient jamais songé à interroger le secret mais autour desquelles leur approbation s’était pour ainsi dire calcifiée. Était-ce là savoir ?… Et il en était des hommes comme des livres. Son père n’avait jamais vraiment tenu qu’à une relation, celle de l’oncle Richard qui vendait des laines et qu’il rencontrait aux dîners de famille et aux concerts de la Garde Républicaine. Le fait que les deux hommes ne connussent pas d’autres distractions et attendissent ces manifestations comme les seules capables de donner un sens ou une satisfaction à leurs vies, où tant de satisfactions obtenues avaient déjà créé tant de vides et tué tant de désirs, ce fait était pénible à considérer. Ce n’était pas, pensait Simon, que ces manifestations ne pussent avoir effectivement un sens, mais elles ne pouvaient avoir de sens qu’à la condition de servir de support à quelque attention. Or la musique ni même l’amour de la famille ne semblaient pénétrer profondément la vie de M. Delambre, ni celle de l’oncle. C’étaient là des occupations bonnes à meubler une après-midi de dimanche et que les Delambre recherchaient parce que c’était, pour eux, un moyen d’échapper à la solitude, au risque de penser. Ils aimaient, tout en écoutant des airs connus, à se sentir rapprochés de ces masses que réunissent périodiquement l’instinct grégaire et la peur de rester seul. Et, sans doute, c’était là de la poésie. C’était même la seule poésie qui se fût jamais insinuée dans ces vies d’hommes d’affaires qui avaient toujours été absorbées par des réalisations pratiques. Quelques instants par semaine, entre les Tuileries et le Champ de Mars, aux côtés de son frère, M. Delambre entrevoyait un peu d’infini. Après quoi il redevenait un homme précis, exigeant pour lui-même et pour les autres, dur à la tâche, excessivement épris de confort et de sécurité.

C’est sans doute une loi inflexible qui veut que la sagesse des pères ne soit pas celle des fils. Simon ignorait l’art de vivre confortablement. Quand il entendait son père célébrer le confort qu’il était parvenu à établir dans son existence, le jeune homme retenait un ricanement douloureux ; ce mot, appliqué à sa famille, à cette famille dont il faisait partie, lui semblait une dérision. Il se sentait au milieu de ses parents, de ses oncles, tantes et cousines, au milieu de ce grand nombre de personnes qui gravitaient autour de l’astre de la maison Delambre, un singulier élément d’inconfort et d’insécurité. Un élément non prévu, un article non conforme, une pièce disparate égarée dans le jeu. Tout, dans cette maison si rigide mais si douillette, était contraire à ses besoins. Il était né avec un flair supérieur et attristant pour dépister dans tout milieu la moindre odeur de routine, le moindre relent de formalisme. Et cette odeur-là était répandue partout : sur les plates-formes d’autobus, dans les salles de cours, dans la rue, chez lui. Il s’étonnait d’être seul à la sentir.

Le jeune homme se disait souvent que son père devait souffrir dans l’ambition qu’il avait eue de faire de son enfant une chose à lui, une création conforme à ses vues secrètes. Ce n’était pas de gaieté de cœur que, s’écartant de la voie facile ouverte devant lui par la prévoyance paternelle, rejetant l’utile fardeau des notions acquises et des traditions familiales, il se traçait un chemin tout neuf, vers des contrées mal connues. Peut-être était-ce ce besoin de la difficulté qui le retenait dans une tâche dont l’attrait était incompréhensible pour les siens. Peut-être était-ce ce même besoin qui l’avait poussé à donner son nom, quelques jours plus tôt, si témérairement, à la fin du cours. Mais s’il ne goûtait pas la façon dont son père lui rappelait trop souvent ce qu’il lui devait, il admettait pourtant cette redevance ; et il aurait voulu lui donner plus de bonheur… À certains moments, M. Delambre lui apparaissait touchant dans cet amour de sa famille, ce souci de son bien-être dont témoignaient au fond toutes ces actions un peu terre à terre qu’il lui reprochait sans se le dire, aveuglé par les prétentions de sa jeunesse comme son père l’était peut-être par les manies de son âge mûr. Il fallait être équitable, si l’on pouvait.

Mais alors survenaient des incidents, des conflits qui remettaient tout en question. M. Delambre était violent. Simon était nerveux. L’un s’appuyait sur un réalisme sain et brutal ; l’autre se cabrait et fonçait sur les siens avec cette vertu d’indignation familière aux utopistes contrariés ; il semblait garder un secret espoir, visible mais têtu, de convertir sa famille à ses principes, de dessiller les yeux, de les rajeunir. Il lui semblait qu’on souffrait autour de lui d’une maladie pour laquelle une opération était possible. Mais rien n’y faisait, et il commençait à connaître les déceptions que réserve la vie aux réformateurs puérils. La famille Delambre traversait ainsi des séries de jours néfastes, des périodes orageuses. Les repas étaient brusquement coupés de discussions irritantes qui, après s’être épanouies en éclats, s’achevaient d’une manière lugubre, chacun fuyant de son côté, le visage congestionné, tandis que la pauvre Justine fondait en larmes au-dessus de son assiette. Les raisonnements du père étaient toujours les mêmes : « Moi, à ton âge… Moi, dans ma famille… » C’était toujours ainsi qu’ils débutaient. Simon les connaissait, ces formules ! Elles ne dissimulaient à ses yeux que l’incapacité de se renouveler, d’envisager le monde dans son mouvement et dans son progrès. M. Delambre était plein de confiance dans son bon droit. Rien n’entamerait jamais cette forteresse, ce donjon qui étendait sur toute la famille une ombre hérissée mais protectrice. Ah ! cette famille était bien étanche !… Alors découragé par ce formidable étalage de principes et de certitudes, Simon se remettait à considérer son père avec une hostilité méfiante. M. Delambre redevenait pour lui l’image de la sécurité, de la satisfaction. Il redevenait avant tout un homme qui avait une conscience énorme de son mérite, qui croyait sa place dans le monde, sa situation morale intangibles, qui s’encroûtait en somme. Comme si l’âge et le succès même donnaient le droit de s’assoupir… Puis, soudain pris de remords, il se disait : « Je suis un mauvais fils… » Et il pensait : « Dans toute famille il y a quelqu’un à qui il doit arriver malheur. Et je suis celui-là… »

À table, Simon était assis en face de son père. M. Delambre, solidement calé sur sa chaise, semblait tirer de sa corpulence une sorte de dignité significative. Il mangeait lentement, à petits coups de fourchette espacés, et de temps en temps proférait d’un ton imposant, avec une belle voix de basse, une réflexion relative aux opérations de la journée dont le souci ne le quittait guère. Un soir, Simon qui observait son père en silence fut frappé par cet air d’assurance qui se dégageait de sa personne. Chez qui avait-il observé déjà cette attitude ?… Tout à coup, il se rappela : Elster !… Elster au cours de Larescaud !… Cette similitude, pour approximative qu’elle fût, le frappa. C’était une découverte qui fixait dans son esprit un trait de son père. Des deux côtés, Simon reconnaissait cette expression qui appartient à ceux qui ne doutent jamais et qui, sur le visage d’Elster, signifiait la certitude de son mérite, signifiait qu’il ne croyait pas utile de noter, comme les autres, toutes les remarques de Larescaud. Le même sentiment posait ainsi sa marque sur des physionomies différentes, sur des esprits absolument étrangers les uns aux autres et qui, probablement, n’auraient pas sympathisé. Et, comme Elster encore, M. Delambre ne savait pas sourire. C’était là un mode d’expression que n’admettait pas plus la tension des muscles de leur visage que l’âpreté avec laquelle ils s’appliquaient aux tâches respectives de leur existence. Ils avaient beau exercer des métiers différents, avoir des préoccupations tout à fait divergentes, leur attitude devant la vie établissait entre eux un trait commun qui, une fois perçu, s’imposait pour toujours à l’esprit. Sur le même ton dont Elster s’exclamait : « Guignard ? Un lamentable phraseur. Isnard ? De la force du bachot !… » M. Delambre décrétait que Beauchêne, son représentant, « manquait absolument d’étoffe », que Fremicourt, son concurrent, « était une fripouille » ou que Billardot, son fournisseur, « ne saurait jamais s’imposer »…

Le lendemain, Simon resta très absorbé dans ses pensées. La liberté avec laquelle il jugeait les êtres qui l’entouraient le gênait lui-même. Avait-il le droit de juger ainsi ? N’y avait-il pas chez lui beaucoup trop de cette assurance qui l’agaçait chez les autres, chez son père, et qui lui avait été léguée par celui-ci ?… « J’ai beau faire, se dit-il, je serai toujours le fils de mon père, je serai toujours comme lui dur au travail et, au fond, épris de succès !… » Ces constatations le découragèrent : elles le dissuadaient de chercher, lui aussi, comme M. Delambre, comme Elster, le succès, l’infâme succès après lequel les meilleurs n’ont plus qu’à se croiser les bras. Peu à peu, il se laissait envahir par une sorte d’exaspération. Il se plut, toute la journée, à contredire son père, Julien, Justine elle-même. Ses phrases avaient une forme brève et hautaine ; il se donna le rôle facile du critique ; il avait l’impression, tout à coup, que le ridicule éclatait autour de lui avec une frénésie inaccoutumée, et, malgré lui, il prenait un malin plaisir à en souligner l’apparition. Il s’en jugea lui-même avili.

Le soir, le père resta silencieux. Personne n’avait le courage de parler. Il régnait sur la ville, en cette soirée de printemps, une chaleur lourde, énervante. Des crépitements de haut-parleurs, au milieu desquels luttait une voix d’homme, montaient de la rue par la fenêtre ouverte. Ce bruit informe imposait à Simon la vision et jusqu’à la haine des multitudes assujetties à l’autorité dérisoire de cette voix sans nuances qui répandait par l’univers un écheveau fastidieux de phrases creuses et pourtant acceptées avec componction par les classes moyennes de toutes les sociétés. Le jeune homme alla fermer la fenêtre.

— Pourquoi fermes-tu ? interrogea Julien.

— Tu ne crois pas que ce serait mieux si on était un peu tranquille ?

— Tu me fais penser que la TSF est une des choses qui nous manquent encore, répliqua Julien.

— Nous avons tante Clémentine, dit Simon ; c’est aussi bien. Dans quelques minutes, elle viendra nous répéter les discours ministériels et nous donner la cote des valeurs en Bourse.

Telles furent les seules paroles échangées au cours du repas. Celui-ci terminé, Simon se retira dans sa chambre pour travailler. La vue de son dictionnaire et de ses textes grecs opéra en lui la transformation qu’elle opérait toujours : elle le ramena à une sorte de vague bonheur.

 

Une heure après, comme il traversait le salon désert à peine éclairé par une petite lampe de table, il reconnut dans la pénombre son père étendu sur le divan, la tête renversée sur un coussin, la main à demi fermée sur un lorgnon à monture d’or. Le père sommeillait. Il s’était endormi sans doute en écoutant les nouvelles apportées par tante Clémentine. Sa poitrine se soulevait régulièrement, faisant remuer les pages d’un livre resté sur elle à demi ouvert. Des mèches grises battaient son front creusé par une ride verticale qui lui donnait un air préoccupé. Simon s’approcha, se pencha sur le livre : Les pionniers du Sahara… Le jeune homme était bouleversé comme d’une découverte, comme s’il venait de surprendre son père en flagrant délit. « Mais alors, se dit-il, mais alors, lui aussi a besoin d’autre chose ?… D’une chose que ne lui donnent ni les affaires ni les dîners de famille ?… Est-ce possible ?… » Il regarda son père avec une soudaine émotion. « Il rêve peut-être de moi, se dit-il ; il a l’air de faire un cauchemar, d’avoir rencontré une résistance, de lutter contre un esprit mauvais. Oui, et peut-être est-ce moi, cet esprit mauvais… » Et, contrairement à son habitude – car la vie est courte, et les démonstrations exigent du temps, – il inclina ses lèvres vers le front de cet homme dans le sommeil duquel il y avait peut-être des souffrances inconnues…

Comme il achevait de travailler, vers le milieu de la nuit, il éprouva le besoin de prendre sa revanche d’une journée si lourde, et il écrivit à Hélène. Certes, il ne s’agissait plus de lui donner une journée, ni même un après-midi, mais ils pourraient au moins faire un peu de chemin ensemble en sortant de la Bibliothèque. Il écrivit : « Jeudi, square Louvois. J’aurai dix minutes. » Le square Louvois, devant la Bibliothèque nationale, c’était un rendez-vous sévère, presque avouable… Pourtant, Simon avait un peu peur, il avait l’impression que c’était mal, ce qu’il faisait, qu’il agissait contre le génie de la famille. Hélène ! C’était l’intrusion dans son existence de cette chose mystérieuse qui s’appelait « la vie » ; c’était le plaisir défendu, presque le péché !… Simon avait beau être décidé à rester sage, ce rendez-vous anodin avait quelque chose de coupable.

IV

Simon passait volontiers ses jeudis à la Bibliothèque nationale. Il y trouvait à la fois un recueillement propice au travail et une ivresse quelque peu dangereuse. Ce lieu était chargé de piété intellectuelle et de silence au point d’en paraître religieux. Cet après-midi-là surtout, lorsque, après avoir longé depuis le Théâtre-Français l’étroite rue de Richelieu où les voitures se pressaient les unes derrière les autres, obéissant aux signes d’un petit œil rouge placé à l’extrémité de la rue, Simon pénétra sous les coupoles vitrées de la salle de lecture du département des imprimés, il se sentit gagné par une espèce de bonheur austère et poignant : il avait l’impression de pénétrer dans une cathédrale. Une odeur singulière, l’odeur de cet encens que l’on répand pour assainir l’atmosphère des lieux où l’air ne pénètre pas, l’avait accueilli dès le vestibule. Puis, la porte franchie, il fut pris parmi l’envolée des piliers dont la tête se perdait dans une auréole de lumière. Il était impossible d’échapper à une impression d’envoûtement quand on passait ainsi de travée en travée, devant ces rangées de têtes inclinées que rien n’aurait pu distraire. Des lèvres remuaient en silence, comme celle des dévotes qui, prostrées derrière un pilier d’église, marmottent des litanies. Il y avait là près de trois cents personnes et chacune d’elles se sentait merveilleusement seule. Dès une heure de l’après-midi, la salle était presque au complet. Beaucoup de travailleurs, venus là dès le matin, avaient déjeuné rapidement d’une côtelette ou d’un sandwich au petit restaurant installé à l’entrée, dans l’entresol, et où l’on retrouvait, aux prises avec leur crème de marrons ou leur purée, les érudits qu’on avait vus le matin dévorant des collections d’in-folios, ou savourant l’arôme exhalé par les vieux vélins et les vieilles chroniques. En retrouvant livrés à un appétit tout physique, et qu’ils semblaient satisfaire honteusement, ces hommes aux cheveux rares, qui étaient restés toute la matinée courbés sur des livres, Simon se sentait indiscret et une sorte de confusion l’arrêtait sur le seuil. On parlait peu, comme dans les sacristies où l’on est trop près du sanctuaire, du Saint des Saints. Des parcelles d’idées continuaient à luire, à voler à travers l’air. Les yeux guettaient, par-delà les nappes de papier, l’apparition d’astres invisibles, et un puissant murmure intérieur semblait recouvrir le bruit des mots qu’on assemblait à grand-peine pour transmettre des ordres à la servante dans un langage intelligible à un esprit moyen.

Simon, ayant retenu ses livres depuis la veille, put en prendre aussitôt possession et se mit au travail. Il se plaisait parmi ce peuple d’hommes et de femmes qui étaient venus de tous les coins du monde et qui ne seraient peut-être plus jamais réunis. Hommes et femmes ne semblaient d’ailleurs plus former ici qu’une seule conscience, qu’un seul sexe. Le jeune homme pouvait demeurer ainsi de longues heures sans éprouver la nécessité de changer de place. Il travaillait là comme chez lui, mieux que chez lui, car sans connaître aucun de ses voisins, il était soutenu, exalté par leur travail, par le voisinage de toutes ces pensées en mouvement. S’il levait la tête, il apercevait l’impressionnante perspective formée par les rangées de livres superposées qui recouvraient entièrement les parois de la salle, se répartissant en plusieurs étages où les garçons circulaient sur d’étroites passerelles. Parfois, un rayon de soleil extrêmement lointain, qui semblait avoir traversé plusieurs couches d’atmosphère et avoir vieilli en route, venait frapper dans les hauteurs un coin de ce monde fantastique, et l’on croyait voir un pan de montagne s’éclairer au terme d’une journée sombre, entre deux nuages.

De temps à autre, des coups de sonnette, quelque tintement de pendule retentissaient à l’oreille des travailleurs, leur rappelant d’une manière sinistre la marche du temps. Puis venait l’instant où s’élevait, plus lugubre encore, un peu étouffée par la distance, une voix qui annonçait le terme de la cérémonie : « Messieurs, on ferme !… » Ah ! avec quelle détresse on entendait résonner ces mots !… À combien de paragraphes ne faudrait-il pas renoncer encore cette fois ! Mais les travées se vidaient presque d’un seul coup et les lecteurs, serrant sous leurs bras des paquets de livres, s’avançaient en deux rangs, comme au jour du Jugement dernier, de chaque côté d’un tribunal où, en indiquant le numéro de sa place, chacun semblait s’attendre à recevoir une peine ou une récompense. Mais on avait affaire à des juges placides qui, sans trop de difficulté, tantôt après avoir proféré des cris et s’être répandus en menaces, tantôt après avoir invité quelque pécheur plus compromis à se ranger sur le côté en attendant qu’il fût statué sur son sort, accordaient en général à tous les pénitents un petit carré de carton jaune qui leur permettait de franchir la sortie – non sans avoir toutefois prouvé par l’ouverture de leur serviette, devant l’archange préposé à cette fonction, qu’ils n’emportaient avec eux aucun des objets servant au culte.

La Bibliothèque fermait à six heures. À partir de cinq heures et demie, l’après-midi commença à se colorer pour Simon d’un intérêt dont les éléments se mélangeaient d’une façon fort agréable aux évocations un peu grises suggérées par son texte d’Hésiode – car il savait qu’une demi-heure plus tard Hélène Parny l’attendrait, sur un des bancs du petit square Louvois, sous les murs mêmes de la maison de Richelieu, non loin des fenêtres de feu Mme de Lambert.

La jeune fille était là à l’heure dite ; elle s’empressa vers lui d’un pas souple dans le petit tailleur qui serrait sa marche, tandis qu’il entendait le portillon de fer claquer derrière elle avec un bruit dur.

— Lâcheur ! Lâcheur ! lui dit-elle en lui prenant la main, depuis combien de temps ne s’est-on pas vus ?

— J’ai fait l’impossible, Hélène, je vous assure…

Elle était debout contre lui et, pour couper court à ses reproches, il lui prit les lèvres et ne les quitta qu’au bout d’un moment, avec un soupir.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’avez-vous ?

— Rien… Tout… Je ne devrais pas vous revoir en ce moment.

— Et pourquoi ?

— Vous le savez bien. C’est… Il faut que je travaille… Ce n’est pas sérieux…

Il ne s’était jamais demandé s’il aimait Hélène. Il lui connaissait une vie assez libre, mais n’en était nullement jaloux et ne lui en trouvait que plus de fraîcheur. Et puis n’avait-il pas, depuis plusieurs mois, renoncé à elle ? Alors ? Il fallait bien lui laisser le droit de vivre, puisqu’il appartenait, lui, à la Sorbonne… Seulement il ne pouvait lui toucher la main sans être aussitôt pénétré de mille réminiscences capiteuses, et sous ses lèvres, derrière chaque baiser, il voyait se gonfler les coteaux d’Île-de-France où il l’avait menée si souvent au cours de l’année précédente. C’était cela qu’il revoyait maintenant, tandis qu’il suivait avec elle, sans trop savoir où il la conduisait, un maigre dédale de rues pleines de hâte et de bousculades. Combien de fois n’avait-il pas pris le train pour aller la rejoindre dans une de ces stations de banlieue où les Parisiens ne vont pas, Méry-sur-Oise, Herblay, Cormeilles-en-Parisis !… Plusieurs fois ils avaient été goûter à Méry, où Hélène avait des cousins qui la recevaient pendant les vacances et les week-ends. Les petites gares aux noms enchanteurs s’entouraient au printemps d’une incroyable richesse de floraisons blanches et roses. Des trains capricieux, aux trois quarts déserts, ne déposaient presque jamais, sur les quais étonnés des localités perdues où ils avaient choisi de s’arrêter, que deux voyageurs ravis de leur solitude et de l’air de fête que ces jolis villages, par une sorte de privilège, semblaient toujours maintenir autour d’eux. Les champs, les routes n’avaient d’autres occupants que les cerisiers en fleurs qui menaient de prairie en prairie une ronde joyeuse. Les vieux murs avaient tous entre leurs pierres des retraites où s’étaient nichées des familles de fleurs. On était là aussi loin que possible de Paris et Simon était enchanté de trouver, à vingt kilomètres des boulevards, des routes blanches se déroulant paisiblement sur les pentes d’une colline couronnée de bois, des perspectives moutonnantes de forêts, des villages qui se penchaient au bord des champs, avec une église si tranquille, si cassée, si moussue, élançant vers le ciel un clocher aux lignes ferventes et pures, dont le signe se lisait de loin dans la campagne attentive à toutes les nuances du jour.

Ils circulaient ainsi pendant des heures, parfois toute la journée, suivant des itinéraires imprévus, accomplissant des marches exténuantes au cours desquelles étaient ménagées de brèves étapes. Ils dînaient à l’heure où ils rencontraient une auberge, reprenaient le train quand ils passaient près d’une gare. Le soir les surprenait errant par des sentiers perdus, entre des champs dont les avoines s’enroulaient autour de leurs pieds, cinglaient leurs jambes. C’étaient des soirées chaudes et parfumées dont la douceur cherchait à les atteindre à la plus secrète, à la plus délicate jointure de leur être, les dépouillant pour quelques heures de tout ce qui n’était pas eux, de tout ce qui n’était que leur intelligence, et les laissant nus face au monde devenu visible. Heures trop brèves ! De ce côté-là peut-être, le miracle confusément attendu par Simon aurait pu jaillir. Mais ce n’était que des haltes entre deux journées de travail, après lesquelles la vie recommencerait. La journée s’achevait le plus souvent sur le divan de la rue de l’Estrapade, du fond duquel, derrière les petits carreaux de la fenêtre donnant sur un mystérieux jardin, Simon, dans les bras d’Hélène, muette comme lui, regardait s’approfondir le soir. Ces soirs-là, Simon rentrait chez son père après minuit, ivre de fatigue, les lèvres meurtries de baisers… Il se jurait de ne plus revoir Hélène : ses défauts lui apparaissaient tout à coup, crûment. Il se mettait à détester cette nature volage, contradictoire, exigeante, éprise de sa seule liberté. « Une gidienne, disait-il parfois quand ils se fâchaient, voilà ce que tu es, une gidienne : un fruit des Nourritures terrestres ! » Mais cela, c’était le passé, c’était des souvenirs vieux d’un an. Toute cette année, Simon avait réalisé l’impossible : il n’avait rien à se reprocher, non, rien ; sa conduite avait été nette, son esprit était libre, dégagé. La Sorbonne l’occupait tout entier. C’était précisément ce que, en ce moment même, lui reprochait Hélène, d’une voix aiguë qui fusait parmi les colères des taxis, dans le tourbillon des autobus qui remplissaient la place de la Bourse de leurs ferrailles aux cris durs.

— Une fois, une fois, vous viendrez une fois, promettez-moi, Simon.

— C’est impossible, Hélène, je vous l’ai dit. Que j’aille vous voir une fois et c’est tout mon équilibre qui s’en va. Je vous en prie, comprenez. Je dois faire très attention ! C’est assez dur pour moi, dit-il en l’enveloppant du regard. C’est très dur. J’ai du mérite, allez !

— Oh, mais oui, dit-elle, mais oui, vous en avez du mérite ! Vous êtes un héros, là ! Mais vous trouverez bien une heure pour me voir ?

Elle devenait âpre, s’accrochait à son bras, et il sentait la pression de ses doigts têtus.

— Mais comment faire ? soupira-t-il, faiblissant. Je ne puis pourtant pas aller à la campagne en ce moment.

— À la campagne, bien sûr !… dit-elle en s’accrochant à son bras. Mais rue de l’Estrapade, chez moi…

— Ah cela, par exemple, non ! » s’écria-t-il. Et en lui-même, il se disait avec fermeté : Non, il ne faut pas. « J’ai un exposé à faire chez Larescaud, dit-il encore.

— Eh bien alors, vous viendrez me retrouver dans ce quartier ; cela, vous ne pouvez pas me le refuser. Ça ne vous prend pas de temps : je vous reconduis à votre métro et c’est fini.

— En passant par le bar de la Bourse ? demanda-t-il avec un sourire.

— Alors, quand ?

— Mais vous ne me laissez pas le temps de respirer ! C’est infernal ! s’écria-t-il, pris d’une soudaine gaieté. Eh bien, jeudi.

— Tope-là, dit-elle en riant à son tour.

Ils se quittèrent devant le métro Richelieu, après un dernier baiser. Mais, une fois dans le métro, Simon s’empressa de l’oublier et mit toutes ses forces à penser aux combats de dieux décrits par le vieux poète Hésiode.

 

Le jour de la fameuse leçon chez Larescaud vint très vite. Simon était tout à fait dégrisé et possédait ce matin-là une lucidité sans défaut. Il exposa en termes sobres les données de la question, discuta avec une précision sévère les problèmes soulevés par un texte relatif à son sujet, enfin donna de ce texte un commentaire d’où étaient si soigneusement proscrits tout écart d’imagination et tout accent de passion personnelle qu’il éprouvait lui-même, en s’écoutant, l’étonnement élogieux de ses camarades. Quand il eut terminé, Larescaud, après les critiques rituelles, convoqua le jeune homme à son bureau et le garda près de dix minutes.

— Je n’ajoute rien sur le fond aux observations que je vous ai faites en public, lui dit-il. Mon dernier mot sera pourtant un mot de remerciement. Vous m’aviez jusqu’ici habitué à des travaux sérieux, solides, honnêtes pour tout dire, mais il faut l’avouer, vous avez apporté à cette dernière leçon des qualités… (il hésitait) plus qu’ordinaires.

Larescaud était accoutumé à se servir en toute occasion des termes les plus modérés, toujours d’un degré au-dessous de sa pensée. « Sérieux, solides, honnêtes pour tout dire », ces mots constituaient un véritable éloge dans la bouche de cet homme qui usait volontiers de la litote. Simon se les représentait, ces mots, accompagnés du signe « + » dont un de ses anciens professeurs de thème avait coutume de faire suivre les notes qui, sans mériter une augmentation chiffrable, lui paraissaient dignes, dans les limites du chiffre marqué, de recevoir une distinction spéciale et comme une majoration virtuelle. « 10 + », en tête d’une copie, était une note qui possédait une tendance à s’élever, un dynamisme qui la rendaient presque plus intéressante qu’un « 11 » tout en palier. C’était ainsi que le jeune homme interprétait les trois épithètes sorties des lèvres de M. Larescaud, lèvres d’une beauté homérique et dont il ne pouvait se retenir de suivre des yeux, tout en l’écoutant, les variations qu’imprimait chaque mot à leurs admirables contours. Mais il était en même temps si impressionné par la condescendance du maître et se sentait tellement au-dessous d’un pareil éloge, qu’il crut devoir le tempérer lui-même de quelque nuance de modestie :

— Je crois que tout élève un peu intelligent peut faire aussi bien, avec un peu d’application, dit-il rapidement… « Tout élève un peu intelligent… » Il pensait à l’immense orgueil d’Elster et au cas sans doute exagéré qu’on faisait de sa force.

— Posséder un sens critique à la fois sûr et divinatoire, s’écria M. Larescaud, n’est pas l’affaire d’un peu d’intelligence : je dépasse ici, vous le sentez, votre personne pour envisager ces qualités portées à leur plus haut coefficient. Il faut, dans le genre de travail que nous vous enseignons ici, un degré de pénétration et de jugement qui est, monsieur, une des formes éminentes de l’intelligence, acheva-t-il comme s’il s’était cru visé personnellement.

Il marqua une pause, puis ajouta :

— Il y a un certain héroïsme, croyez-le, à se consacrer à des travaux d’apparence aussi ingrate, dont le grand public reste toujours mal informé et dont nous savons très bien qu’il se moque. L’érudit travaille pour lui-même et pour ses pairs. Je parle d’héroïsme, ajouta-t-il en baissant la voix, parce qu’une telle activité exige le sacrifice peut-être définitif de toutes les qualités brillantes dont on peut être pourvu, et de cette imagination dont il me semble, monsieur Delambre, que vous aviez encore au début de cette année quelque mal à vous défendre. Et si je vous ai pris aujourd’hui à part, mon cher ami, c’est parce que je crois pouvoir vous rendre un service : j’ai compris ce matin, et je voudrais vous faire comprendre une chose : c’est que vous êtes des nôtres.

Simon ne savait plus du tout ce qui lui arrivait. Il était abasourdi, confondu, vaguement terrifié.

— Et maintenant, acheva M. Larescaud, bien entendu ne vous croyez pas arrivé. Mais vous pouvez avoir confiance.

Les derniers mots furent prononcés sèchement. On eût dit que M. Larescaud voulait s’excuser du plaisir que ses paroles avaient pu causer à Simon. Celui-ci comprit que l’entretien était achevé. Ses yeux quittèrent le regard bleuté de M. Larescaud, sa belle barbe encore blonde par endroits, ses lèvres tout juste dégagées de la moustache, et il franchit d’un pas décidé la porte de la petite salle où il venait d’éprouver pendant une heure tous les degrés de la satisfaction. C’était peut-être vrai, après tout : peut-être bien qu’il était « des leurs » ?

Ses camarades l’attendaient dans la cour. Ils l’entourèrent avec empressement et se mirent à commenter la leçon. Mais à ce moment, Simon éprouva dans tout son corps, comme une morsure, cette fatigue cruelle qu’il avait déjà éprouvée à plusieurs reprises, les dernières semaines. Bizarre, se dit-il. Et il n’y fit plus attention. Quelqu’un l’avait pris par le coude, il se retourna et vit Chartier qui lui montrait du doigt le dôme de la Chapelle se découpant finement sur un ciel léger, semé de fleurs blanches et cotonneuses. Simon était attaché à Chartier, mais il lui reprochait son insouciance. Il le ramena à la conversation. Ce fut alors qu’une voix fusa du milieu du groupe, incisive :

— Vous avez vu Elster pendant le cours ? Quelle morgue !

C’était Minusse, un jeune, tellement jeune qu’il croyait nécessaire de laisser pousser sa moustache, pour se faire prendre davantage au sérieux. Minusse étalait des sentiments à la fois naïfs et vibrants, dont son défaut d’expérience ne faisait qu’accroître la ferveur. Il nourrissait une passion ardente pour tout ce qui touchait à la Grèce antique, et sa chambre – il logeait dans une pension du Quartier – était tapissée de ruines, de temples, de colonnes, de Vénus plus ou moins mutilées. Son amour pour le grec était quelque chose de vivant qui, sans l’empêcher de commettre des barbarismes assez voyants dans ses thèmes, lui faisait détester la froideur pédantesque d’Elster.

— On voudrait se battre avec lui, prononça Chartier posément, sur un ton qui fit sensation.

— C’est quelqu’un qui ne doute pas de lui-même, affirma Simon ; c’est une force.

— C’est une force antipathique, dit quelqu’un. Et en tout cas, il la fait trop voir.

— Il a déjà toutes les manies d’un vieillard ! reprit Minusse.

— Je le vois plus tard dans une chaire de Faculté, ajouta Chartier, tirant des fiches crasseuses de sa serviette usée et retroussant pour marcher dans la rue le bas de ses pantalons en accordéon…

— Que sera-t-il dans trente ans d’ici ? jeta un autre.

— Dans trente ans ? dit Minusse. Eh bien, mais il viendra débiter sa science en carton-pâte aux jeunes blancs-becs qui nous auront remplacés, et le jour où un incendie mettra le feu à ses boîtes de fiches, il se retrouvera aussi nu et aussi désemparé que Robinson Crusoé dans son île ! Il sera intellectuellement fini, mort, enterré ! Il aura moins d’originalité que le chiffonnier du coin. Les gosses courront après ses chausses délabrées et le vent dissipera ses dernières paroles comme une cendre plus vaine que celle des tombeaux !

Ces paroles furent saluées par de joyeux rires et la conversation reprit de plus belle. Mais ils savaient que Delambre n’aimait pas qu’on plaisantât avec la Sorbonne. Il respectait trop la supériorité, partout où elle se rencontrait, pour supporter qu’on s’en débarrassât par des boutades. Il était de ceux qui savent rendre justice aux individus qu’ils détestent.

— Au fond, dit-il, vous êtes tous des barbares. Vous savez parfaitement ce qui fait la valeur d’Elster, et vous seriez trop heureux de vous voir infuser sa science.

— Pas si je devais me voir infuser sa crasse mentale ! protesta impétueusement Minusse.

— Pas si je devais porter comme lui des faux cols en celluloïd ! s’écria Chartier.

— Regardez, reprit Minusse, cette jolie nymphe qui passe le long des fresques de Puvis de Chavannes. Voyez comme le soleil rit sur sa joue agréablement colorée. Croyez-vous qu’Elster accordera un regard à cette jeune Nausicaa ? Il est bien trop occupé à causer avec Lestrigon. Pensez donc ! Lestrigon ! Professeur au Collège de France !

— Celui qui fait un cours sur l’imparfait dans les verbes en mi ? demanda Chartier.

— Oui, mon vieux. Il paraît qu’Elster a fait à son cours une communication très intéressante.

— Naturellement ! dit quelqu’un avec un accent d’amertume qui les fit rire.

Le soleil montait. L’ombre se rapprochait des murs. Un rayon se répercutant dans la vitre d’une des plus hautes fenêtres vint aveugler les yeux de Simon qui en éprouva une sorte de joyeux choc. C’est que ce rayon attestait l’existence d’un monde étrange, d’un monde auquel on ne pensait pas souvent ici et qui semblait compter de moins en moins dans les préoccupations des hommes : ce monde était celui des astres. Pourtant on traduisait chaque jour des cantiques de Sophocle ou d’Euripide célébrant la beauté de la lumière. Mais ce qu’on lisait dans les textes ne pénétrait pas dans la vie : cette lumière des Anciens était sans éclat et sans chaleur. Les Anciens… Au fait, c’était si vieux !…

Mais le temps n’était pas aux songeries. Simon prit Chartier par le bras.

— Tu m’accompagnes ?

Chartier eut un geste de regret.

— Je suis pressé, dit-il en faisant une grimace.

Et il avoua plus bas, comme honteux :

— J’ai un « thème » pour demain !

Simon tourna vivement la tête vers son ami, dans un mouvement de surprise, se demandant si Chartier voulait rire. Mais celui-ci avait un air vaguement désespéré.

— Ça ne va pas très bien en ce moment, expliqua-t-il. Je passe quatre heures sur un thème au lieu de deux. Quatre heures pour écrire vingt-cinq lignes ! Hein ? Qu’en penses-tu ? Nous sommes piètres, mon cher Delambre ! Voilà des heures de travail qui ne mènent pas loin…

Il le regarda tout à coup en plein visage, les traits tendus :

— Sais-tu ce que Bonaparte avait fait à notre âge ?

Cette fois, Simon éclata de rire.

— Tu es fatigué, mon vieux. Tu aurais besoin de te secouer, je sens cela. Viens, accompagne-moi. Je rentre à pied ; cela met de l’air dans les poumons – et aussi dans les idées, ajouta-t-il en regardant son ami.

— Alors, passons au moins par le Luxembourg, dit Chartier. Allons un peu respirer le printemps !…

Il y avait toujours dans les paroles de Chartier un mélange de sincérité et d’épigramme. Était-il sérieux ? Respirer le printemps ! Au fait, on ne le respirait guère à présent que dans les Odes d’Horace, qui étaient au programme cette année-là. C’était un printemps contestable, d’ailleurs, tant soit peu poussiéreux, un printemps de bibliothèque, si l’on veut, farci de commentaires. Et pourtant quel plaisir c’était de découvrir, dans cette poésie vieille de vingt siècles, de ces petits vers frais et fluides qui attestaient l’ancienneté au cœur de l’homme de l’émotion inséparable du renouveau. Jam ver erat !… Oui, ces trois petits mots étaient miraculeux. Mais, tout de même, on gardait un doute : n’était-ce pas de la « littérature » ? Est-ce que, même au temps d’Horace, cela n’avait pas déjà été dit cent fois ? Est-ce que ces formules n’avaient pas déjà traversé et retraversé les mers ? Bref, Horace avait-il voulu traduire une émotion ? Ou traduire en latin des vers d’Alcée ?… Simon pensa qu’il serait peut-être utile de consulter sur ce point quelque docteur.

En cette fin de journée chaude, le Luxembourg était encore au pouvoir de tous ses fidèles et commençait à peine à laisser échapper quelque couple, quelque vieillard solitaire, quelque voiture d’enfant débordant de lingerie rose et de chairs potelées. Des parties entières du jardin étaient abandonnées aux forces végétatives, aux repos léthargiques, aux longs sommeils, aux cris et aux soifs des nouveau-nés. Mais chez les deux amis qui circulaient hâtivement dans les allées avec le sentiment d’un plaisir défendu, le frémissement des feuilles dans le rayonnement doré du soleil exaltait un goût de vivre qu’ils ne connaissaient pas en eux. Les épines roses commençaient à fleurir le long des balustrades au bas desquelles fleurissaient aussi, dans un joyeux désordre, des parterres de poupons amoureusement couvés sous le regard de jeunes femmes souriantes. Simon s’approcha d’un de ces jolis arbustes aux branches curieusement intriquées, aux formes fantasques, respira l’odeur des pétales tout juste épanouis et laissa son regard se perdre dans cette floraison délicate, parmi ces rameaux épineux qui enlaçaient le ciel avec des gestes un peu raides, mais passionnés. Il se sentit troublé. Il avait perdu de vue les traits inquiétants d’Elster, il avait oublié les compliments de Larescaud. C’était étrange, il lui semblait soudain qu’il aurait pu tout oublier. Il suffisait de plonger un instant son visage dans la fraîcheur de ces branches naïves, et l’on pénétrait aussitôt dans des régions de la vie inconnues… Simon éprouva tout à coup le sentiment aigu de tout ce qui manquait à sa vie… Il retira son visage de cette touffe de fleurs et contempla les grandes surfaces de gazon qui s’étendaient du côté de l’Observatoire, dans une perspective reposante et un peu triste. Le regard de Chartier avait suivi le sien, mais ils demeurèrent tous deux silencieux et reprirent leur chemin côte à côte sans s’être parlé. Pourtant Simon eut l’impression qu’il y avait quelque chose de changé. Ils contournèrent le bassin et se dirigèrent vers la sortie de la rue de Fleurus. Leur propre silence les intimidait.

— Nous menons une drôle de vie, en somme, hasarda Chartier comme ils arrivaient près des grilles. As-tu lu dans Tolstoï…

Mais déjà Simon s’était repris ; il l’interrompit brutalement :

— Non, mon cher, non, je ne lis pas Tolstoï… Tolstoï, précisa-t-il, n’est pas au programme de l’agrégation.

Chartier haussa les épaules. Mais il était touché au vif.

— Tu parles comme Elster, dit-il rageusement.

Il n’y avait pas de pire injure dans sa bouche.

— Non, dit Simon amèrement. Tu te trompes ; je parle comme M. Delambre, mon père… Dans ma famille, appuya-t-il (et ce n’était plus à Tolstoï qu’il pensait), dans ma famille personne n’a jamais perdu son temps.

Chartier fit entendre un ricanement sinistre.

— Perdre son temps !… C’est souvent quand on perd son temps qu’on…

— Eh bien ?… dit Simon, agacé.

Chartier le regarda sans douceur.

— Rien, dit-il. La vie t’apprendra.

Et ils se séparèrent aux portes du jardin.

V

Deux fois par semaine, ils se réunissaient à quatre ou cinq chez Minusse, qui habitait un septième étage dans une petite rue avoisinant le quai Saint-Michel. On faisait chez Minusse des « explications de textes » en commun. Chacun ayant préparé d’avance un fragment différent, l’explication allait vite et l’on faisait beaucoup de chemin en peu de temps. De grandes images de la Grèce antique, accrochées au mur, élargissaient de leurs horizons la petite chambre un peu sombre, un peu écrasée sous son plafond bas traversé en son milieu d’une grosse poutre. Des architraves, des corniches, des chapiteaux d’une beauté sévère se découpaient sur un fond d’âpres collines ou sur la nudité d’un décor marin. Enfin la tête d’un éphèbe de Polyclète, qui occupait un grand espace au-dessus des rayons chargés de livres, adressait aux jeunes travailleurs réunis sous son regard légèrement détourné un sourire calme et nu, dépouillé de toute passion humaine.

Les commentaires de Minusse, qu’ils fussent de littérature ou de grammaire, laissaient toujours filtrer un peu de l’enthousiasme qui alimentait sa vie. Fort de son origine marseillaise – il disait phocéenne – et des souvenirs d’une croisière qu’il avait faite naguère en Méditerranée, Minusse faisait servir avec un peu d’abus ces éléments à l’explication des auteurs. Chartier eût été enclin à l’approuver, sans la réserve un peu roide exprimée par les visages de Simon Delambre et de Brukers. Celui-ci n’était pas homme à se payer de mots ; ses avertissements soulignaient les moindres défaillances. Il signalait durement à Minusse le danger de ses procédés lyriques. « Une salle d’examen n’est pas un bois sacré, disait-il à son ami : tes incantations ont peu de chance de convertir les panthères du jury en petits moutons, prends garde !… » Quant à Bénard, dont le père occupait une chaire aux Langues orientales, il se faisait pardonner son ascendance par toutes sortes de gamineries.

On travaillait ainsi pendant deux ou trois heures d’affilée, sans désemparer. C’était un travail absolument soustrait à la rêverie, aux changements de la température, à l’influence du ciel. Rien ne parvenait du monde extérieur à cette chambre un peu étroite où, entre le lit de fer et la fenêtre, rangés en rond, se serrant les coudes, les jeunes gens épluchaient du grec.

Brukers expliquait clairement, sèchement, sans coquetterie, sans fioritures. Son titre de normalien lui assurait sur ses camarades une certaine supériorité, et il entretenait avec eux des rapports assez distants. Simon ni aucun autre n’avait jamais eu avec lui de conversation prolongée sur aucun sujet. Mais on sentait en lui une force qui allait droit au but et une aptitude parfaite à se conformer aux règles du jeu, sans jamais rien donner à la fantaisie. Cette force de caractère avait étonné depuis toujours les milieux assez moutonniers que constituent les classes de lycée. Si on lui reprochait d’avoir une expression tendue : « Quand les tissus se relâchent, répondait-il, il arrive que l’esprit se relâche aussi. » L’air qu’on respirait autour d’un tel homme n’admettait pas l’engourdissement ; pas même le doute. Brukers inspirait une confiance d’autant plus vive qu’il ne l’avait jamais sollicitée de personne. Ses yeux, qui étaient grands et bruns, s’appuyaient sur les gens avec une insistance qui ne permettait ni la retraite ni les faux-fuyants. Il savait imposer son avis par un seul regard. Son visage ne connaissait pas le sourire, mais deux ou trois fois par jour, le comique de la vie lui arrachait un rire grave, forcené, dont tous ses muscles tremblaient. Ce rire aussi inspirait confiance. Simon fut heureux de l’entendre résonner dès la porte, lorsqu’il pénétra ce jour-là chez Minusse.

Ils étaient tous là, réunis autour de la petite table, serrés entre le lit et l’armoire, sous la surveillance de Brukers qui était un peu le président de cette assemblée. Gréban était en train d’ergoter avec une application de bon élève sur les premiers paragraphes du Phèdre. Minusse se rongeait dans un coin, lisait des lèvres en même temps que lui et avait toutes les peines du monde à empêcher son exaltation d’éclater. Gréban s’arrêtait, récitait des notes d’une voix sans couleur, se heurtait à des mots que, d’après les annotateurs, il trouvait douteux, ou au contraire levait allègrement des difficultés qui répondaient à ce que Larescaud avait coutume d’appeler de « faux problèmes ». Comme Minusse, Chartier avait peine à se retenir d’exploser. Il suivait, agacé, à pas minutieux, sous la direction de Gréban, la promenade matinale de Socrate le long de l’Ilissos ; mais au lieu de profiter de cette belle journée dans la campagne d’Athènes, Gréban achoppait sur les moindres obstacles, se perdait dans des détails d’histoire, de topographie, de grammaire, à n’en plus finir. En quel sens coulait l’Ilissos ? Pourquoi Phèdre était-il nu-pieds ? Quel âge avait-il à cette époque ? À quel endroit de la ville rencontrait-il Socrate ? Par quelle porte étaient-ils sortis pour rejoindre la rivière ? Se promenaient-ils sur la rive gauche, ou sur la rive droite ? N’existe-t-il pas un certain gué, qu’ils traversent pour passer d’une rive sur l’autre ? Mais au fait, le traversent-ils ? Thompson le prétend, mais à dire vrai, rien n’oblige à suivre Thompson. En vain Gréban avait-il consulté là-dessus Heindorff, Vollgraff et Gottfried Hermann. Peut-être aurait-il dû s’informer de ce qu’en pensent Winckelmann, et Kraum, et Valhen ? Gréban épuisa sa liste de noms propres ; il s’excusa presque de n’en pas trouver davantage. Enfin, voilà le gué franchi ; mais hélas, à peine a-t-il repris sa promenade qu’il se heurte à une expression suspecte dans laquelle, avec ce magnifique instinct formé à la lecture des scholiastes anciens et modernes, il flaire une interpolation ! Mais cette expression est-elle bien interpolée ? Ne serait-elle pas simplement transposée ? Vollgraff la supprime, Heindorff la transpose, Bergk la conserve, Hernias se tait, ainsi que Bratuschek… Bratuschek ! À l’audition de ce nom suave, Minusse se mit à éternuer bruyamment, tandis que Chartier contenait un fou rire. Gréban leva un instant ses pauvres yeux de sa pile de notes et attendit le silence pour reprendre le fil de son explication. Il était question, un peu plus loin, d’un épisode mythologique sur lequel Phèdre interrogeait longuement Socrate : il s’agissait de l’enlèvement par Borée de la nymphe Orithye qui jouait sur la rive avec Pharmacée, sa compagne. Là encore Gréban s’attardait complaisamment et déployait un véritable luxe d’étymologies, de généalogies, s’étendant sur la famille d’Orithye, sur celle de Pharmacée, donnant des détails sur leur culte, puis sur un certain sanctuaire d’Agra, ou d’Agraïa, ou d’Agrotéra, dont parlait Socrate et sur lequel Gréban affirmait avoir trouvé des indications très précises dans Stuart et Revett qui… Mais le malheureux ne put aller plus loin : un réveil s’était mis à sonner, coupant court à ses explications.

— La demi-heure d’explication est écoulée, prononça Brukers.

— Mais je n’ai pas fini, gémit Gréban.

Alors ce fut autour de lui un véritable branle-bas.

— Comment ? Tu avais une demi-heure, s’écria Chartier, une demi-heure pour suivre tes deux interlocuteurs jusqu’à leur platane, et tu n’as pas dépassé la nymphe Orithye !

— Il a succombé aux pieds de la nymphe, dit Bénard.

— Franchement, coupa Minusse, est-ce que tu crois nous intéresser avec tes disputes de commentateurs internationaux, tes sinistres histoires d’interpolateurs et de copistes ? On dirait une partie de cache-cache. Tu expliques du Platon, par le chien ! Et sauf moi personne ne s’en est aperçu !

Cette phrase déchaîna un tollé contre Minusse, tandis que Gréban, vaguement effaré, rassemblait ses paperasses, tout en ajustant sur le cercle de ses camarades ses yeux de myope dissimulés sous l’écran d’un verre double.

— Cette explication pourrait être signée Elster, reprit Bénard.

— C’est une signature qui vaut de l’or, rugit Brukers. Ton explication, Gréban, n’avait qu’un défaut : d’être trop riche. Mais ton information est solide et sans lacunes. C’est du très beau travail. Il conviendrait d’ailleurs que chacun ne parle qu’à son tour, ajouta-t-il avec autorité comme il entendait des murmures.

— Et Delambre qui ne dit rien ! cria Minusse, incorrigible.

— Je dois avouer, dit Simon, sans prendre garde aux yeux farouches de Brukers, que si le réveil n’avait pas sonné, notre ami allait se noyer dans ce filet d’eau de l’Ilissos !…

— Que ne nous parlais-tu des platanes, plutôt ! reprit Minusse, et du soleil qu’il faisait ce jour-là ! Mais as-tu déjà vu des platanes, ô Gréban ? En as-tu vu de tes yeux ?

— Et des nymphes donc ! fit Chartier.

— Tu ne nous as d’ailleurs pas donné l’opinion de la science moderne sur l’enlèvement de Pharmacée, hé ! farceur !

— D’Orithye, rectifia Gréban avec scrupule. D’Orithye. C’est Orithye qui a été enlevée. Et j’ai spécifié l’endroit où le fait s’est produit.

— Et la manière ! La technique boréenne ! L’enlèvement en coup de vent !… Ça s’est passé près du temple de Revett, précisa Minusse. Revett et Stuart, C° limited ! C’est que les Anglais s’y connaissent en temples grecs !

— Il s’agit du temple d’Agra, s’il te plaît, rectifia de nouveau Gréban qui n’y entendait pas malice. J’ai dit que ce temple existait encore au dix-neuvième siècle, et qu’il a été vu par Revett et Stuart.

— Ce qui nous fait de belles jambes, dit Bénard. J’aime encore mieux entendre parler des Hippocentaures que de ces gens-là.

— Soyons sérieux, dit enfin Brukers pour mettre fin à ce débordement de paroles. Il faut reconnaître que Gréban a résolu très scrupuleusement tous les problèmes qui se présentaient. Je le répète, il a fait du travail utile, et chacun de nous pourra en profiter. C’est très bien, mon vieux.

— Est-ce que je peux avoir la parole ? demanda Chartier.

— On n’entend que toi, dit Bénard.

— Je suis sûr que Gréban ne m’en voudra pas d’insister. Je reconnais, moi aussi, qu’il nous a apporté une masse de documents imposante…

— Oui, intervint Minusse. Ça représente un certain nombre d’heures dans les bibliothèques.

— Je vous en prie, dit Brukers, n’interrompez plus. Le temps presse. Nous t’écoutons, Chartier.

— Je me permets donc d’appeler votre attention sur un passage que Gréban n’a pas eu le temps de nous expliquer et où Socrate, parlant de l’interprétation donnée par les « savants » de son temps au sujet du mythe d’Orithye, dit à peu près ceci (je traduis librement, mais vous pouvez suivre) : « Je pense, dit Socrate, que des explications de ce genre supposent beaucoup d’application et d’ingéniosité de la part de ceux qui les fournissent. Mais on n’y trouve pas le bonheur. Car après cela il faudra expliquer par les mêmes procédés la Chimère, les Gorgones et les Pégases, et, dit-il, nous voilà submergés par une foule de monstres bizarres et inimaginables. » Aussi envoie-t-il promener « toutes ces fables ». « Ce n’est pas elles que j’examine, dit-il, c’est moi-même. » Voilà, mes chers amis, je ne sais si je me suis fait bien comprendre, mais les monstres bizarres dont nous risquons d’être submergés ont de quoi nous faire réfléchir. Peut-être ne serait-il pas sacrilège d’introduire un pareil esprit dans les explications de textes, et quand nous expliquons Platon, nous occuper un peu moins de Burnett et d’Hermann Gottfried, ces monstres, et un peu plus de Socrate !

— Mais il faut bien établir le texte, voyons ! dit Brukers, presque fâché. On ne peut rien faire avant cela !

Là-dessus s’engagea une discussion entre Brukers, Gréban et Chartier, tandis que dans son coin Minusse accaparait l’attention en étalant sous les yeux de Bénard et de Simon Delambre ses dernières notes de thèmes. Il se plaignait des notes sévères infligées à son enthousiasme pour la langue des Hellènes. Malgré toute sa passion pour les choses de la Méditerranée et son voyage en Crète, il ne parvenait pas à égaler dans ses thèmes les notes obtenues presque sans effort par Gréban, que pourtant n’animait aucune flamme et qui écrivait platement. Il en était humilié.

— Trop de lyrisme, dit Simon. Sois plat, s’il le faut, plutôt qu’inexact.

— J’ai bien essayé d’être plat, dit pitoyablement Minusse, mais ça n’a pas mieux réussi. Et pourtant, par Minerve ! je sens bien que j’ai quelque chose là ! s’exclama-t-il avec le geste d’André Chénier sur l’échafaud.

Il avait le cœur ulcéré et Simon le considéra un instant avec une compassion amusée. Ce fut alors que se produisit un incident inattendu. Cela vint du coin d’ombre où Chartier, laissant Brukers poursuivre avec Gréban la discussion qu’il avait soulevée, se tenait à demi accroupi sur son texte, prêtant l’oreille aux discours de Minusse.

— La vérité, dit Chartier, c’est que nous n’avons plus l’âge des thèmes. Nous n’avons plus la candeur nécessaire. Il y a des… mettons des disproportions qui s’accusent avec le temps. La vérité, ayons le courage de le dire, c’est que nous aspirons depuis longtemps… eh bien oui, à autre chose…

Il y eut un silence. Les conversations avaient pris fin. Tout le monde s’était tourné vers lui et ils se regardaient tous les six d’un air inquiet, comme si l’on avait lâché sur eux une information dangereuse.

Était-ce la mélancolie d’une journée finissante, l’influence tardive d’un beau ciel sur le point de s’éteindre, ou parce qu’on entrait dans cette espèce de crépuscule intellectuel qui suit les trop longs efforts de l’esprit ? La phrase de Chartier, qui, à tout autre moment, fût tombée sans recevoir d’écho, heurta une atmosphère prêtre à vibrer et sembla provoquer autour d’elle un déplacement d’ondes concentriques. Chartier rencontra soudain le regard de Brukers, dur et chargé de reproches. Simon lui-même regardait son ami avec surprise, comme s’il avait fait une mauvaise action ou comme s’il avait manqué de tact. Le jeune homme se sentit vaguement responsable de quelque chose, de la gêne qui pesait subitement sur le petit groupe, et eut conscience d’avoir prononcé un mot malencontreux, d’avoir commis une espèce de scandale. Ni Brukers qui voyait trop ferme, ni Gréban qui voyait trop flou, ni Minusse qui voyait trop jeune ne pouvaient avoir envie de le suivre sur la voie qu’il venait d’ouvrir. Certes, ils s’étaient tous plus ou moins permis de railler Gréban, quelques instants plus tôt, mais tout cela au fond était uniquement verbal ; en réalité, ils faisaient tous comme lui, ils suivaient consciencieusement le mot d’ordre. N’était-ce pas plus raisonnable – et combien plus facile ! Quant à Delambre… Non, Delambre était un sage. Chartier comprit qu’il était unanimement désavoué. Et au fond, qu’avait-il voulu dire ?…

— Des bêtises, dit Brukers, d’un ton bourru. Travaillons.

Ils plongèrent tous, à la suite de Brukers, dans un texte de Thucydide. Mais Delambre, qui avait gardé le silence presque tout le temps, pensait à la question soulevée par Chartier et se disait qu’il n’y avait aucun rapport entre cette question et le dénombrement des trières qui figuraient à la bataille de Salamine. Ce fut alors que, sans lever les yeux, il sentit, par-dessus son texte, le regard de Chartier, qui était assis en face de lui… Sans doute Chartier espérait-il encore une approbation, au moins muette ? Mais Delambre se remit au travail et ne lui rendit pas son regard.

VI

Il la reconnut à travers le vitrage du bar. Ce n’était pas encore le jour du rendez-vous et il ne pensait guère à elle en cet instant, mais il ne pouvait y avoir de doute : c’était elle.

Il descendait la rue Soufflot, il s’était arrêté un instant, là, au bord du trottoir, et tout à coup, en se retournant vers la brasserie qui occupait l’angle de la rue, il l’avait reconnue à l’intérieur, au milieu d’un groupe de jeunes gens affairés autour d’elle et qui riaient. La vie d’Hélène ne comportait rien de très secret pour Simon ni pour personne, et pourtant ce qu’il éprouvait en cette minute était certainement désagréable : aucune souffrance, non, mais un sentiment nouveau, un peu attristant et qui pouvait bien être du mépris.

Simon avait parfois pensé que ce grand secret de la vie qui semble veiller derrière les choses et qui perpétuellement nous échappe, les femmes pouvaient sinon le livrer à l’homme, du moins l’en délivrer. Il avait même voulu croire un moment que le propre de la femme était justement de nous ouvrir l’accès de ce monde merveilleux, très lointain et très séparé du nôtre, d’un monde qui n’était pas spécifiquement féminin mais où les femmes devaient être capables de nous faire pénétrer. Il se jugea tout à coup puéril. Ce monde, en mettant les choses au mieux, les femmes étaient sans doute plus capables de le suggérer que de l’ouvrir. Et encore ne faisaient-elles pas que servir de point d’appui, d’une manière toute fortuite, au rêve de l’homme ?… Oui, oui ! Et il fallait bien avouer que, plus souvent encore, elles le tuaient tout simplement, ce rêve, comme Simon pouvait s’en convaincre en ce moment même, tandis qu’il regardait Hélène qui était assise, le dos tourné à la fenêtre, flanquée de deux jeunes gens qui l’entouraient de leurs bras. Il avait eu le temps de la voir se lever, toujours escortée de ses jeunes blancs-becs aux cravates épaisses et aux cheveux plaqués ; l’un d’eux l’aidait à mettre son manteau avec des gestes insistants, tandis qu’un autre lui tenait le cou : « Ces idiots !… » pensa Simon. Et il reprit sa marche. Oui, c’était quelque chose de nouveau qu’il éprouvait devant cette scène ! Du dégoût. Il y a des choses qu’on peut imaginer longtemps sans en être choqué, et ainsi s’était-il souvent efforcé de trouver juste qu’une femme capable de donner à un homme des joies aussi vives qu’Hélène ne limitât point ces dons à lui seul. Il vivait dans un monde où tout se partageait et il était à peine moins décent, au fond, de voir une femme se prêter, plutôt qu’un livre. Mais voici que les choses lui apparaissaient pour une fois sous un jour différent, et c’était un jour un peu vulgaire. « Décidément, la routine est partout ! » pensa-t-il. Et presque à voix haute, tout seul dans la rue, il ricana : « La routine de l’amour !… » Il rentra chez lui désabusé. Non, ce n’était pas d’Hélène que viendrait le miracle… D’aucune femme !

Simon fit encore, cette semaine-là, chez Isnard, une leçon sur les Provinciales. Isnard était un gros homme qui écoutait les exposés de ses élèves près de trois quarts d’heure en se promenant à travers la salle, les deux mains passées dans la ceinture de son pantalon, après quoi il se livrait à une brève critique qui consistait généralement à déclarer que la leçon entendue était assez bonne quant au fond mais mal composée et qu’elle eût été meilleure si l’élève avait eu l’idée de commencer par la fin.

Cette leçon donna peu de mal à Simon ; il possédait le sujet à fond : ce fut un jeu. Mais il dut traiter la question avec un excès de chaleur, car à plusieurs reprises il observa des sourires : ses camarades étaient peu habitués à voir prendre les choses avec ce sérieux. Au reste, il ne put échapper à la sempiternelle critique d’Isnard, qui eut comme d’habitude son petit succès.

Le jeune homme abandonna alors les amphithéâtres pendant quelques jours qu’il employa à dépouiller plusieurs livres d’érudition consacrés à Ronsard. Il était toujours un peu gêné par la disproportion qui existait entre la grosseur, le poids de ces livres et le charmant épicurisme qui caractérise généralement l’inspiration de ce poète. Hé quoi ! cet homme avait aimé les femmes ! Était-ce là chose de tant d’importance ?… Le dernier jour, il mit les bouchées doubles, travailla jusqu’au soir et quitta le dernier, la tête en feu, la bibliothèque Sainte-Geneviève qu’il avait adoptée cette fois-là parce qu’elle restait ouverte plus tard. Il eut plaisir à respirer l’air frais qui, après avoir tournoyé autour du Panthéon et balayé les toits de la bibliothèque, s’enfuyait avec un bruit sec le long du pavé de la rue Saint-Jacques et s’en allait tomber à plat au-dessus de la Seine.

La journée avait été dure. Malgré toute l’admiration qu’il éprouvait pour ces gigantesques labeurs, il lui venait un scrupule. Tant de recherches, tant de dates, tant de commentaires lui paraissaient peser sur les mânes légers de Ronsard, et ces gerbes lui semblaient lourdes sur la mince pierre de ce tombeau. Tant d’érudition pour critiquer l’érudition, n’était-ce pas un travail comparable à celui des Danaïdes, un mécanisme qui, une fois déclenché, menaçait de ne plus s’arrêter ? Après cette longue journée de travail vécue loin de la lumière, tandis qu’il descendait la rue sous un ciel trouble qui ne distillait plus que de fausses lueurs mêlées de doutes cruels, le jeune homme se sentait un peu accablé à cette idée. En se représentant cet amoncellement de chapitres sur la douce mémoire d’un poète, sur l’aimable substance d’une œuvre dont le meilleur célèbre païennement l’amour de la vie, le simple corps des femmes, le temps qui passe, la grâce familière du renouveau ; d’une œuvre dont tout ce qui nous touche, nous parle encore, c’est une odelette qui chante la fraîcheur d’une fontaine, ou une invitation à l’amour, Simon pensait à ces occupations auxquelles se livrent les condamnés à mort, pour ne pas devenir fous, derrière les murs de leurs cellules : c’était un passe-temps de désespéré !…

Alors, tandis qu’il descendait la rue, il eut encore une fois le sentiment qu’il devait exister, quelque part, une vie différente, dont personne ne parlait, n’osait parler, peut-être parce que personne n’était fait pour la vivre. Ce fut une impression très courte, mêlée d’anxiété, d’ignorance, de désir, comme lorsqu’on sent derrière soi une très belle femme que l’on ne peut pas voir… Mais cette impression s’évanouit d’elle-même, au bas de la rue, dans la lumière vive des cafés.

Il était arrivé rue des Écoles. Il s’arrêta devant la haute façade de la Sorbonne que balayait une brise énervante. Depuis le jour lointain de son enfance où l’on avait déchiffré pour lui les mots séduisants et sévères gravés sur le fronton, les noms des Facultés, qu’il entrevoyait en ce moment même dans la pénombre triangulaire dont se coiffait un haut lampadaire aux rayons roses, il était toujours un peu électrisé à cette vue. Lettres… Sciences… Il y avait bien un rapport entre ces mots et son idéal. Mais l’ombre où ils se dérobaient lui paraissait être de celles où se forgent les destins.

Simon allait reprendre sa marche vers le boulevard Saint-Germain lorsque, au tournant de la rue des Écoles il se heurta soudain à un grand corps maigre et voûté qui marchait comme lui, tête baissée, d’un pas mécanique. Il eut un sursaut en reconnaissant Elster. L’activité d’Elster était pour lui quelque chose de secret, d’un peu intimidant, qui excitait sa curiosité, voire son envie. Comment son camarade trouvait-il le moyen, tout en préparant le Concours, d’adresser des rapports à des revues de linguistique et de donner des leçons en différents endroits de Paris ? Qu’allait-il faire lorsqu’il disait qu’il n’avait « pas le temps » d’assister au cours de Maurel ou d’Isnard ?… Que faisait-il aux heures où Simon allait rejoindre son équipe d’entraîneurs chez Minusse ? Sans doute travaillait-il dans sa petite « turne » de l’École normale, où il s’enfermait comme dans un fief derrière un rempart formé de ces livres savants auxquels il rêvait d’ajouter ?…

Elster lui apparut, sous la lueur d’un réverbère, plus jaune, plus creux, plus décharné que d’habitude, et avec un air de fatigue qui lui tirait les traits. Il s’était arrêté devant Simon et lui tendait une main moite, le corps gauchement planté sur ses longues jambes, le front balayé de cheveux, l’échine ployée, l’épaule basse, le bras arrondi sur sa serviette. Son cou maigre, agité de tics, sortait d’un faux col démodé dont le bouton doré étincelait au-dessus des deux mèches pendantes d’une mince cravate. Sa physionomie avait une apparence si défaite que Simon se demanda s’il n’était pas souffrant. Mais Elster le tenait sous le regard de ses petits yeux gris, si habiles à découvrir les fautes et les altérations des textes, et Simon se sentit lui-même inventorié.

— Je vais dans le quartier Saint-Lazare, lui dit Elster, pour ma leçon. Je parie que tu ne connais pas la rive droite. Veux-tu m’accompagner ?

Le ton était plutôt narquois et Simon fut quelque peu surpris par cette avance inopinée ; mais il était à une de ces heures où la compagnie, la voix d’un homme font du bien ; il accepta.

Il eut alors un autre étonnement : celui de s’entendre complimenter, d’une voix obséquieuse, à propos de la leçon qu’il avait faite quelques jours plus tôt sur les Provinciales ; toutefois Elster jugeait cet ouvrage ennuyeux. Tandis qu’il l’écoutait, Simon observait son interlocuteur. Leurs rapports avaient toujours été froids, distants, nuancés de méfiance ; il eût été prudent peut-être de rester sur ses gardes. Mais la critique adressée à Pascal l’impatienta.

— Je sais, dit-il sans ménagement, que beaucoup de gens considèrent en effet cet ouvrage comme ennuyeux. Pardonne-moi, mais c’est qu’ils ne savent pas lire. Ce livre, c’est pour moi le triomphe de la ferveur spirituelle sur les raisonnements et les dérobades des ergoteurs, de ceux qui évitent toujours de toucher au véritable sujet, au fond des choses. Il y a là un effort passionné pour aller au centre de la question, pour saisir, sous la lettre des prescriptions morales ou des règles forgées à dessein de les éluder, les vérités de la vie, les battements du cœur, l’inéluctable réalité de ces conflits internes que les adversaires de Pascal faisaient disparaître sous une poussière de mots. Ce que Pascal ressuscitait, derrière les savants paragraphes d’Escobar, c’était cette consistance de la vie, cette matière chaude, bouillante, que les autres réduisaient à une querelle verbale. C’est une leçon qui peut encore servir, même dans d’autres domaines, appuya Simon, comme s’il avait peur de n’être pas compris.

Elster ne broncha point. Il demanda lentement, de sa voix de basse, qui détaillait les mots :

— À quoi peut s’employer aujourd’hui ce que tu appelles la ferveur spirituelle ?…

« Ce que tu appelles » : c’était sa manie d’employer cette expression, et il avait beau s’efforcer d’en atténuer l’impertinence, Simon se sentit piqué au vif. Il était à l’âge où l’on ne recule devant aucun sujet. Il s’écria :

— Où elle peut s’employer ? Partout. La ferveur peut s’employer partout. Il suffit d’éviter les méthodes qui la tuent.

— Nous sommes obligés aujourd’hui, dit Elster avec une certaine morgue, de regarder les choses d’un peu près. Le microscope est devenu, dans toutes les études, une nécessité. Nous ne pouvons arriver à ce que tu appelles d’un bien grand mot « le fond des choses » qu’après toute une série de préparatifs, de recherches préliminaires, pour lesquelles nous avons besoin d’instruments de précision et non pas d’instruments de ferveur. La ferveur ici ne sert à rien. C’est un sentiment sans emploi.

— Mais vos préparatifs, vos travaux d’approche sont tels, répliqua Simon, hargneux, que vous ne jugez jamais le moment venu d’examiner « le fond des choses », n’est-ce pas ? Vous vous épuisez sur des fiches, des enquêtes. Vous n’avez jamais fini d’analyser. Vous ne pensez plus qu’à travers l’histoire. Ce qu’ont écrit les hommes de tous les temps avec leur cerveau, avec leur chair, n’est pour vous qu’un prétexte à philologie, à « mises au point », et vous ne lisez plus les auteurs que pour relever les anomalies de leur syntaxe. Vous demeurez éternellement à piétiner dans le vestibule, dans l’office, au milieu de vos petites épluchures. Vous perdez de vue jusqu’à la porte par où il faudrait entrer !

Elster était resté très calme.

— On ne saurait avancer nulle part en terrain sûr sans avoir déblayé le chemin, dit-il. L’intelligence nous conseille d’attendre.

— Mais la vie nous ordonne d’avancer !

— Vois, poursuivit Elster, négligeant l’interruption, vois tous les progrès que nous avons accomplis, grâce à ces méthodes, dans la critique des textes par exemple. Songe à tout le temps qu’il a fallu pour restituer à Homère son vrai visage. L’enthousiasme superficiel de nos devanciers et les disputes moyenâgeuses du XVIIe siècle à ce sujet nous paraissent aujourd’hui bien risibles. Voilà bien de la ferveur dépensée en pure perte !…

— Bien, dit Simon, mais si tu veux, passons au déluge. Vos méthodes de critique, dont vous êtes si fiers, elles aboutissent à quoi ? À ne plus même comprendre ce qui est près de nous, à ne plus voir dans Lamartine que quelques vers empruntés à Parny ou copiés dans Chênedollé !… On craindrait aujourd’hui de nous offrir l’œuvre d’un poète sans la faire reposer sur un piédestal d’annotations en haut duquel la statue disparaît ! Nos écrivains ne semblent avoir eu de génie qu’autant qu’il en faut pour ressasser tout ce qui a été dit avant eux. On finira, à ce jeu, par douter que nos poètes aient eu des maîtresses, et qu’ils aient pu quelquefois puiser une idée dans une nuit d’amour !

— C’est une grande satisfaction, dit Elster, que de comprendre. Comprendre de quoi une chose est faite, c’est…

— Cette satisfaction-là ne nous donne pas une raison de vivre de plus, interrompit Simon qui devenait nerveux. Je dirai même…

— Vivre ! interrompit à son tour Elster avec une fermeté arrogante. Je me demande ce que tu appelles vivre. C’est un mot !… Un mot, ajouta-t-il, dont se passent les hommes intelligents.

Il y avait tant d’assurance dans la voix d’Elster que Simon, ébranlé, se demanda un instant s’il n’avait pas tort.

— Pourtant, dit-il, quand je vois beaucoup de ceux qui nous entourent, et des meilleurs, quand je vois dans quelle indigence mentale végètent quelquefois ces esprits savants, et de quelles satisfactions ils se contentent, j’ai tendance à penser que le sens vital s’est corrompu en nous, que les sources de la vie sont atteintes, altérées. Voilà ce que j’ai voulu dire. Notre vie a besoin d’un exhaussement, d’un aliment spirituel que toutes ces analyses ne nous fournissent pas.

— Je ne crois pas à la valeur de la vie individuelle telle que tu sembles la concevoir, dit Elster laconiquement. Que chacun de nous connaisse ou non des heures intéressantes, éprouve ou non des émotions moyennes ou intenses, vive ou non sur les hauteurs, peu importe ! Le monde avance autrement.

— Crois-tu ? reprit Simon. Crois-tu vraiment que le monde avance autrement que dans nos consciences ? Tu parles, Elster, comme si l’humilité, la patience et la soumission étaient les plus hautes vertus humaines ! Comme s’il était interdit à l’homme de s’arracher un instant à son activité de termite supérieur pour jeter sur la vie un regard au moins qui le libère, un regard qui n’ait pas été appris !… lança-t-il avec un éclat amer.

Elster considéra Simon, à travers ses lorgnons, avec une nuance de pitié :

— Tu ne me parais pas très à l’aise dans la vie, ce soir…

Simon ne releva pas l’ironie. Il sentait bouillonner en lui, confusément, un monde qui n’arrivait pas à se dégager. Que voulait-il dire ? Ne parlait-il pas de recréer l’univers ? Il se rendit compte qu’Elster devait le trouver puéril. Comme M. Delambre, comme son père, toujours !… Cependant, son camarade continuait à fixer sur lui un regard habitué à tenir compte des virgules. Il insista, presque lourdement.

— Serais-tu à la recherche d’une destinée ? Ce serait comique. La destinée, est-ce que cela se choisit ? Pourquoi ne pas faire comme les autres, qui ont pour raison d’être de continuer à faire ce qu’ils ont fait ou ce qu’ont fait leurs pères ?… Tandis que tu te fatigues la cervelle à te demander, comme dans la chanson : « Faut-il être meunier ? Faut-il être notaire ? »…

— Mon cher, trancha Simon, ici tu fais confusion : je suis peut-être à la recherche d’une destinée, comme tu dis, mais pas d’une fonction sociale.

Elster accueillit la réplique d’un ton narquois.

— C’est quelque chose de plus distingué, évidemment !…

— Ce n’est pas distingué, c’est distinct, poursuivit Simon avec fougue. Ce que je cherche, ce qui m’apparaît avant tout comme un devoir, c’est… je ne sais comment dire, moi… Tiens ! j’en reviens au mot que je prononçais tout à l’heure : c’est vivre, tu comprends, vivre ! Être un vivant, quoi ! Pas un homme mort.

« Vivre », le mot était simple, profond, mais à quoi ne se prêtait-il pas ? Seul le jeune homme savait ce qu’il voulait y mettre, et il était désespéré de son impuissance à l’expliquer.

— Alors, nous revenons à notre point de départ, enregistra Elster avec dédain. Je te l’ai dit, je ne sais pas ce que tu appelles vivre.

— Je le reconnais, dit Simon, mordant. Les méthodes universitaires ne sauraient s’appliquer à tout. T’expliquer cela… Non, il nous faudrait y passer des heures. Et je ne sais pas encore si je pourrais… Dans un an, peut-être…

— Pourquoi dans un an ?

— Parce que j’aurai vieilli… progressé, j’espère. Vieillir, à notre âge, c’est encore avancer.

La conversation l’avait aidé à prendre conscience de mille choses qu’il ne savait pas être en lui : il se découvrait ; il aurait voulu que cette soirée n’eût pas de fin. Jamais, depuis qu’il faisait des études, il n’avait eu le loisir de jeter un regard sur ces profondeurs de lui-même à côté desquelles il vivait, comme tout le monde, en les ignorant. Jamais aucune des conversations qu’il avait eues jusqu’ici ne lui avait apporté un de ces mots à la fois pleins de lueur et d’obscurité, qui s’accrochent à vous et autour desquels une nouvelle idée de la vie, une nouvelle vie parfois s’organisent. Les allusions de Chartier le troublaient quelquefois, mais elles étaient si vagues, elles lui faisaient l’effet que ses propres paroles faisaient sans doute en ce moment même à Elster. Et voici que cette conversation avec Elster – Elster le grammairien ! – lui offrait tout à coup, par ce soir de fin d’année, une occasion aussi insolite qu’inespérée, et ouvrait sous ses yeux, à travers le maquis des mots, des idées, une espèce d’avenue toute claire. Il se sentait brusquement sur le point d’arriver à une expression de lui-même dont il n’avait pas approché encore. Le vague des termes dont il usait ne faisait que dérober une réelle intensité de vie intérieure, une précision de sentiments pour lesquels il n’y avait pas de langage. Un philosophe eût sans doute discerné mieux que lui les contours de cette vérité inexprimable ; mais qu’aurait-il eu de plus à lui révéler ? Qu’aurait-il eu de plus à lui offrir que la transcription en langage chiffré d’un état éprouvé comme authentique ? Simon était habité maintenant par une sorte de lumière ; il foulait l’asphalte avec entrain, sentant monter en lui une allégresse mystérieuse ; il lui semblait que cette nuit qui l’entourait n’était pas tout à fait comme les autres, qu’il était né pour répondre à une vocation vraiment personnelle, adressée à lui, et non pas seulement pour exercer, comme le croyait Elster, une « fonction sociale ». Il devait par la suite garder le souvenir de cet instant comme d’un véritable instant de bonheur.

— C’est dommage, mais me voilà arrivé, dit Elster en désignant une rue qui montait le long de la gare Saint-Lazare, énorme silhouette surgie dans l’éclat des brasseries, des boutiques et des lampadaires, parmi l’affairement des piétons et des autobus qui dominaient de leurs toitures blanches une marée claironnante de taxis. Je vais gravir cette rue aux yeux qui louchent, continua Elster ; j’ai une leçon de paléographie à donner par là. La paléographie, mon cher, voilà qui impose le respect ! Ah, poésie des palimpsestes ! Quand je pense à ces sacrés moines qui écrivaient des cantiques en travers des manuscrits de Cicéron ! Hein ? Qu’en dis-tu ?… Mais fais donc attention, mon vieux, tu n’as pas l’air de voir les taxis…

— Nous avons fait du chemin, dit Simon en apercevant tout à coup la gare, comme réveillé sous la poigne d’Elster qui s’était emparé de son bras et lui faisait traverser la rue comme un aveugle.

— Je crois qu’il nous en resterait beaucoup à faire, mon cher Delambre, dit Elster en lui adressant un regard perçant.

— Je le crois, répondit Simon.

Puis il songea, avec une soudaine mélancolie, qu’ils ne se reverraient peut-être plus. Il prit la main qui lui était tendue et dit : « À bientôt ! » sans y croire.

— À bientôt !

La voix d’Elster se perdit dans le bruit de la circulation. Simon vit son compagnon traverser la place, puis s’engager dans une rue bizarrement illuminée où il se confondit parmi la foule. Elster parti, la rue lui sembla assourdissante. Il restait planté au bord d’un refuge, ne trouvant plus en lui aucun motif sérieux pour s’aventurer sur la chaussée. Des autobus tournoyaient sous ses yeux, des klaxons hurlaient. Mais il ne voyait plus rien. C’était la première fois que, parti de la Sorbonne, il aboutissait à une gare. Celle-ci lui était apparue au bout de cette longue discussion comme une conclusion inopinée – une conclusion étrange qui aurait pu être un point de départ vers cette vie « différente » qu’il s’était plu à imaginer tout à l’heure. Vers cette vie dont personne ne parle – cette vie qui est comme une belle femme qu’on a près de soi et qu’on ne peut pas voir…

Quand Simon regarda la pendule, il s’aperçut qu’Elster l’avait quitté depuis une demi-heure. Le froid l’avait saisi. Il sentit dans ses reins et sur toute la longueur de son dos les courbatures d’une immense fatigue. Sa foi dans la vie diminua. Il vit s’écrouler en moins d’un instant les murs brillants et les escaliers somptueux de cette gare d’où il avait rêvé de partir vers un monde plus désirable… Il n’était pas pour lui, ce monde-là ! Il n’était pour personne. Il se jugea stupide. Quels boniments il avait contés à Elster ! « Pour qui a-t-il dû me prendre ? » se dit-il. Il rougissait presque.

Simon tourna le dos à la pendule, à la gare, aux cafés étincelants, aux carrefours ivres de rumeurs. Le vendeur qui criait l’Intran à l’embouchure du métro vit un jeune homme courbé, aux traits tendus, descendre les marches d’un pas maladroit. Simon, avant de monter en voiture, croisa des yeux une jeune femme qui suivait le quai et qui le fit penser à Hélène. Il revit tout à coup la jeune fille, telle qu’il l’avait vue la dernière fois, assise dans le bar de la rue Soufflot, entre ces jeunes hommes aux cravates épaisses et aux cheveux plaqués. Non, non, décidément, cela n’avait rien de commun avec ce qu’il appelait la « vie » !

 

Il se jeta de nouveau dans le travail comme un forcené. Pendant huit jours, la rue de Richelieu et la rue de la Sorbonne se le renvoyèrent comme une balle ; ses pas vinrent s’étouffer pieusement sous les voûtes de la Bibliothèque nationale et dans les amphithéâtres de la Faculté, et il entendit jour après jour les heures sonner avec des timbres différents, suivant les salles où elles retentissaient. Des odeurs d’essence, d’épicerie, de fruits corrompus, portés par une atmosphère éclatante et chaude, flottaient dans l’air des rues trop étroites ou s’écrasaient contre les murs, succédant aux relents poussiéreux des livres et à l’odeur sèche des bibliothèques. Le macadam collait à la semelle des chaussures ; on s’enlisait en traversant les ponts. Les soleils commencèrent à se coucher tard, dans un déploiement de couleurs fastueuses que Simon méprisait pour leur grandiloquence : le soleil faisait sa rhétorique !… Dans les salles de cours où les fenêtres commençaient à s’ouvrir et l’auditoire à se clairsemer, la voix des maîtres luttait de plus en plus faiblement avec celle du printemps qui s’accomplissait, et l’amphithéâtre Descartes cessa peu à peu de connaître les noms des ennemis de Boileau, car en dehors de quelques doux clochards et de quelques maniaques inoffensifs, il ne restait plus personne pour les entendre. La cour de la Sorbonne, délaissée, n’eut bientôt plus pour hôtes que Victor Hugo et Pasteur qui, ne pouvant se regarder, prirent des airs de plus en plus pensifs. Les étudiants parcouraient le Luxembourg avec des mines absorbées, des cahiers ouverts sous les yeux, mâchant et remâchant des cours de littérature, d’histoire, d’épigraphie, de thérapeutique générale, de grammaire comparée. Bientôt leur nombre diminua. Les jeunes mères de famille en profitèrent pour excéder les frontières de leur domaine, et le vagissement des nourrissons s’entendit là où l’on finissait à peine de discuter sur la contingence des lois de la nature ou sur la synthèse de l’ammoniaque. On avalait pêle-mêle, rien qu’en respirant, de la poussière et des idées générales. C’était une victoire pour les maîtres. Dans peu de jours, des armées de jeunes gens allaient se ruer dans les salles d’examens et déchaîner sur les papiers roses et jaunes des diverses Facultés, en même temps que des flots d’encre, une marée de solécismes, d’opinions controuvées, d’hypothèses malheureuses, de jugements vagues, de termes abstraits, d’hérésies de toute espèce. À la pensée de toutes les erreurs possibles qu’il pouvait commettre, toutes plus ou moins déshonorantes, Simon sentait le sang refluer vers son cœur. La nuit, des phrases de ses livres lui revenaient à l’esprit, des fragments dénués de signification, parfois de simples mots qui l’avaient frappé au cours d’une lecture, uniquement parce qu’il ne les connaissait pas, et qui lui réapparaissaient avec une figure hérissée et grimaçante ; tant et si bien qu’il finissait par s’éveiller et restait à demi dressé sur son lit, les yeux ouverts dans l’obscurité, pendant des heures, appelant en vain le sommeil. Parfois il avait ainsi, durant la nuit, des moments d’une lucidité extraordinaire. Il se voyait donnant sa leçon devant le jury, les mains posées sur la fameuse table au tapis vert. Les phrases se formaient d’elles-mêmes, s’enchaînaient merveilleusement ; il avait beau ne pas connaître très bien le sujet qu’il traitait, il trouvait de quoi parler sans s’arrêter et avec une telle perfection qu’il avait envie de noter ces improvisations heureuses. Mais si son esprit était alerte, le moindre mouvement lui coûtait ; il lui était impossible d’allonger le bras, de saisir le crayon posé près de lui. Puis, de nouveau, son esprit se heurtait à l’un de ces mots hostiles dont le sens, en lui échappant désespérément, créait pour lui un tourment sans fin. Ou bien il se répétait vingt fois de suite des noms propres, noms de personnages, de dieux, de villes, qu’il ne parvenait plus, ô cauchemar, à distinguer les uns des autres. C’était un défilé de figures inquiétantes, à rendre fou : Iphesibaal… Protée l’Égyptien… Augustanus Nonacensis… Vaticanus Barberini…, – des noms de grammairiens : Aristarque, Apicanus, Zénodote… Puis survenaient – épouvante ! – des séries de références, de simples numéros, ou des lambeaux de phrases inachevées, qui se mettaient à danser la sarabande : « Pas plus que ceux des Géorgiques, les épisodes les plus champêtres de l’Odyssée ne sentent le village ou l’étable… » Où avait-il lu cela ?… Que voulait-il, celui-là, avec son village et son étable ? Mots étranges dont le sens était enfoui sous les années !… Puis il revoyait le dos d’Elster, la moustache de son père, le visage d’Hélène… Hélène !… Pourquoi avait-elle cet irritant sourire, ce regard moqueur ?… « Oxyrhynchus Papyri 448… Zénodote… » Hélène finissait par se confondre avec ces mots barbares, ces chiffres qui n’évoquaient rien, avec le vide même d’un cerveau surexcité, et elle devenait Iphesibaal lui-même, ou Homososo, ces dieux bizarres, inconnus, dont l’existence avait été jusque-là absolument indifférente à Simon mais sous les masques desquels Hélène, avec des yeux nouveaux, grivois, venait le tourmenter… Alors brusquement Simon se dressait, il avait besoin, tout à coup, de rejoindre Hélène, de la rejoindre à l’instant même, de lui parler ; c’était urgent, c’était torturant, il sentait que toute sa vie était un échec s’il ne la voyait pas sur-le-champ. Au matin, il ne se souvenait plus de rien mais se retrouvait épuisé… À la fin, il chercha le salut dans les somnifères dont il avait trop longtemps prétendu se passer. Tout valait mieux que ces nuits sans sommeil, ces veilles hallucinées… Il obtint de la sorte un sommeil de plomb, dans l’épaisseur duquel ne vinrent plus s’immiscer ni Hélène, ni Homososo, ni l’Oxyrhynchus 448, qui n’était pas, comme il semblait, le nom d’une bête apocalyptique, mais l’appellation imposée par la tendresse des érudits à un manuscrit d’Homère.

VII

Hélène était exacte au rendez-vous. Simon la vit sortir, comme les autres fois, du petit square Louvois dont la porte claquait toujours si fort derrière elle. Rien n’était donc changé. Mais elle avait ce jour-là une espèce de beauté froide et attirante qui le saisit. Son défaut d’intellectualité, son incuriosité littéraire, sa marche animale opéraient sur lui un effet inattendu : il comprenait soudain ce que c’est que d’être femme. Il était enveloppé, sans pouvoir s’en défendre, dans cette atmosphère trouble qu’il avait sentie flotter quelques jours plus tôt autour de la jeune fille quand il l’avait aperçue à travers la vitre du bar et que sa vue l’avait confirmé dans cette idée, qu’on lui avait toujours enseignée, que la femme est le principe de tout péché, qu’elle est le péché même. Il écoutait avec un plaisir inouï, qu’il n’avait nullement escompté, le pas de la jeune fille résonner à côté du sien sur le trottoir étroit de la rue de Richelieu, et comme il avait passé la main autour de sa taille, il sentait le long de son échine se propager le choc de chacun de ses pas. Il songea qu’il aurait pu circuler ainsi très longtemps auprès d’elle, sans rien dire, comme autrefois, et il appréhenda subitement la fin de cette promenade. Cependant la jeune fille s’était mise à s’informer de sa vie, de ses travaux, de ses camarades. À cette époque, certains d’entre eux, avant l’effort final, allaient se détendre l’esprit à la campagne, comme pour faire l’appel de leurs forces, vérifier l’état de leurs muscles, de leurs nerfs ; ils éprouvaient le besoin de se plonger dans l’eau des rivières pour se laver de toutes les taches d’encre de l’année. C’était ainsi que déjà Brukers et Minusse étaient partis, l’un vers le Nord, l’autre vers le Sud. Entre ces deux directions possibles, Simon en découvrait soudain une troisième qui était Hélène. Elle était bien disposée, accueillante, d’humeur joyeuse, et Simon se disait qu’après tout le corps d’une femme était un élément non moins rafraîchissant pour l’esprit que l’eau qui coulait dans les rivières de Seine-et-Oise où, au même moment, Brukers se baignait.

Ils arrivèrent sur les boulevards où leurs fragiles propos allèrent se briser un moment contre l’épaisse rumeur de la foule, puis le caprice de leur promenade les ramena vers la Bourse, et, comme ils passaient devant le petit bar qui faisait l’angle de la place, Simon ne put résister au plaisir d’en pousser la porte devant Hélène. Ce fut en exécutant ce geste, dans le rayon de soleil qui balayait la rue sur toute sa longueur, que Simon éprouva pour la première fois une faible douleur au côté. « Il faut que je me méfie », pensa-t-il. Mais comme il montait l’escalier devant Hélène, cette sensation désagréable se fondit aussitôt dans une impression de douceur aventureuse.

Le décor plaisait à Simon : des banquettes de cuir vert, des tables noires aux pieds de cuivre, des serveuses nettes, avenantes, presque jolies, en jupe verte et tablier blanc, avec ce large nœud sur les reins. Mais déjà Hélène avait entamé son attaque : elle insistait pour que Simon vînt « se reposer » chez elle un dimanche – puisqu’au fond il ne pouvait plus rien faire d’utile, estimait-elle – et Simon savait qu’ayant accepté le combat, il aurait de la peine à en sortir vainqueur. Il avait beau se rappeler les sentiments éprouvés quelques jours plus tôt au coin de la rue Soufflot, il n’y voyait plus que des « idées » vaines : peut-être parce qu’il était pris à son tour dans l’atmosphère hors de laquelle il avait pu juger si lucidement. La lutte était sérieuse en lui. Il regretta un instant de ne pas se trouver là plutôt avec Elster, avec un homme de qui il n’eût rien à attendre, de qui il ne pût rien souhaiter d’autre que sa conversation, sa présence, ainsi qu’une chose achevée au-delà de laquelle il n’y avait rien à chercher. Mais la présence d’Hélène était tout autre. Elle était molle, vulnérable, c’était une chose qui était faite pour être goûtée autrement que par des paroles et qui rendait par là même la vie imparfaite autour d’elle, créait une zone d’inquiétude et de désir, une exigence qui, pour peu qu’on y pensât, n’était pas loin de devenir gênante. La présence d’Hélène avait un contenu secret, invisible, comportait des satisfactions qu’à elle seule elle n’épuisait pas. Une émotion confuse s’emparait de Simon, mais il fit effort pour la rejeter.

— Eh bien non, non, c’est impossible, dit-il tout à coup, après un silence.

Ils étaient assis, tout seuls, dans le petit salon qui dominait le fracas de la place, et par les larges baies fleuries de bégonias ils pouvaient voir converger les autobus et entendre la rumeur de la ville en train de parvenir à son apogée, formant autour de leurs propos une sorte d’accompagnement sourd traversé de clameurs stridentes.

— Impossible, répéta-t-il plus doucement.

— Bien, dit-elle, mais vous savez que dans huit jours je vais m’installer à Méry.

— Dans ce cas, dit-il, j’espère que vous me trouverez à la gare, où je me ferai un plaisir d’aller vous saluer.

— Mes compliments, fit-elle en se moquant. En somme, vous vous maintenez dans l’héroïsme.

— Comme vous voyez… Et ce n’est pas facile auprès de vous.

Elle eut un mouvement d’épaules.

— Si, si, je vous assure, appuya-t-il avec sérieux. Il y a en vous…

— Eh bien ?

Simon la regardait près de lui buvant son thé, croquant du sucre comme elle aimait le faire, de ses dents aiguës, enveloppant la vie dans un tissu de gestes aériens qui lui donnaient une sorte de trompeuse noblesse, et il avait beau se répéter que tout cela était mensonge et s’efforcer de se représenter Hélène parmi sa bande de petits jeunes gens désœuvrés, ce souvenir ne parvenait plus à l’indigner. Quoi, c’était cela une femme ! Mais oui : une chose pour le plaisir !… Tout ce qu’il y a de moins mystérieux !… Comme elle renouvelait sa question, il répondit :

— Il y a en vous… quelque chose qui m’émeut… un appel… Autrefois, quand je sentais cela chez une femme, je croyais que cela venait de son âme. Mais non…

Il ne l’avait pas habituée à cette franchise. Son audace l’étonnait lui-même. Il se laissait envahir par un sentiment d’une espèce un peu amère et qu’il voulait prendre pour une lucidité cruelle.

— L’âme des femmes, dit-il, c’est leur corps. C’est par lui qu’elles entrevoient ce que les hommes ne connaissent que par des mots abstraits : l’universalité, l’immortalité. Vous n’êtes pas d’un autre sexe, vous êtes d’une autre espèce… Ce qui me ravit chez toi, ajouta-t-il d’un ton dont il exagérait le détachement, c’est que tu n’es la femme de personne. On n’a pas l’impression, avec toi, qu’on touche à un monde clos, à une limite. Tu n’es limitée à personne. Tu n’as pas d’habitudes. Tu n’es la prisonnière d’aucun homme. En t’aimant, je communie avec tous mes frères inconnus, je participe à la joie de tous ceux qui t’ont aimée ou qui t’aimeront encore, je m’associe à toute une humanité…

— Pour qui me prends-tu ? protesta Hélène. Es-tu ivre ? Tu parles comme si j’avais eu des centaines d’amants !…

— Oui, oui, je sais, tu n’en as jamais eu que deux ou trois… Mettons trois ou quatre… Mais l’important, vois-tu, reprit-il très sérieux, c’est que tu peux en avoir plus. L’important c’est qu’auprès de toi je peux rêver. Tu comprends, je ne te sens pas à moi ; nous ne sommes pas liés ; alors c’est très simple… Tu es une femme simple, tiens, voilà ce que j’aime…

Pour excessives qu’elles lui parussent, Hélène n’était pas sans goûter ces réflexions. Simon ne ressemblait pas à tant d’autres dont les désirs prétendaient l’enchaîner, la river à eux ; chacune de ses paroles lui accordait plus d’indépendance, et plus elles la libéraient, plus elles lui rendaient Simon désirable.

— Je t’aime bien, toi, dit Hélène.

— La simplicité, dit Simon, c’est de ne tenir à rien.

Elle était là, contre lui, et il voyait se dessiner, sous le tissu du tailleur étroit qui la bridait, ses cuisses courbes et élastiques.

— Il ne faut se donner qu’aux choses auxquelles on ne tient pas trop… dit-il encore. Tu ne crois pas ? Il faut surtout ne faire sa propriété de rien. Au fond…

— Quoi ?

Il l’embrassa longuement.

— Tu vois, tout pourrait m’être enlevé en ce moment sans que je sois diminué.

— Tu es comme ça aujourd’hui, dit Hélène, mais demain, ou après-demain… Je te connais quand tu es sérieux ; tu n’es pas drôle.

— Tu me délasses, dit Simon. Je prends mes vacances auprès de toi. Tu es ma campagne… Tu permets ?

Elle rit, puis répéta encore :

— Je t’aime bien… Tu devrais venir passer tes vacances avec moi.

— Ce ne serait pas raisonnable, dit-il, mais ce n’est pas impossible.

— Au moins tu m’écriras ?

Il lui offrit une cigarette, puis il dit :

— Je n’écris jamais, tu le sais bien.

VIII

Simon se réveilla une première fois vers minuit, à la suite d’un rêve affreux. Il s’était vu assis dans une salle d’examens, devant une table immense et triste, de l’autre côté de laquelle Hélène l’interrogeait gravement sur les poèmes d’un auteur peu connu, Simonide d’Amorgos. Simon, qui connaissait parfaitement son sujet, sentait pourtant les termes de la réponse se dérober à lui, et il était sur le point d’insinuer lâchement que la question ne figurait pas au programme quand le réveil le délivra de cette odieuse situation. Mais ce rêve l’avait mis sur la voie des réminiscences livresques et il connut de nouveau une de ces heures pénibles au cours desquelles, dans l’effarement d’un demi-sommeil, il surprenait Ajax déguisé en gardien de bibliothèque et battant du tambour pour annoncer la fermeture ; ou bien il pénétrait dans un salon en compagnie d’autres invités et apprenant que la vénérable douairière assise là-bas au coin de la cheminée n’était autre que la Sibylle de Cumes, il allait saluer très naturellement cette vieille dame qu’il se souvenait d’avoir plus ou moins fréquentée… Puis il sombra, avec tous ses souvenirs, ses problèmes de poétique grecque et ses rêves anachroniques, dans une demeure peuplée d’images évanescentes, comparable à celle où Énée interroge tristement l’ombre de son amante perdue.

Il était peut-être deux heures du matin lorsqu’il se rendit compte qu’il était de nouveau réveillé. Cette fois, il ne se souvenait pas d’avoir rêvé. Mais il se passait quelque chose de bien plus troublant. Il entendait comme un bruit dans la chambre, un bruit infime, lointain, et cependant tout proche, semblait-il, un bruit lent et rythmé, un bruit étrange, un peu effrayant – un bruit comme il n’en avait jamais entendu.

Était-ce possible ?… Simon se dressa sur son séant : le bruit cessa. Il alluma, examina la chambre, fouilla l’oreiller : il n’y avait rien nulle part qui pût produire le moindre murmure. La lumière chassait toute possibilité d’erreur ou de mystère, restituait les murs dans leur impeccable netteté ; et la vue des objets familiers, avec leurs angles précis, leur figure franche et honnête, le rassura.

Simon se recoucha sans éteindre. Il s’allongea sur le côté, s’immobilisa, prêta l’oreille… Le bruit recommença aussitôt à se faire entendre… C’était comme le bruit très faible d’un clapet qui se serait ouvert et refermé à temps égaux. Aucun doute. Cette fois, Simon était bien éveillé, il voyait clair. Cela ne venait pas de la fenêtre, ni du plancher, ni du lit ! Cela ne venait d’aucun endroit visible. Le jeune homme essaya toutes les positions : à peine se recouchait-il que le bruit se reproduisait aussitôt, reprenait sa place contre lui avec la même ténuité, la même patience, le même élan inépuisable, tenace et doux…

Il fallait admettre l’évidence : cela venait de lui… C’était un bruit vivant ; il vivait de son souffle, ce bruit ; il ne pouvait le faire cesser qu’en cessant de respirer. Parfois cela semblait se dissoudre en plusieurs petites crépitations. Cela venait du dedans de lui-même, de sa poitrine, d’un point précis qu’on pouvait toucher… Simon se dénuda et posa le doigt sur sa peau. Elle était belle, fine, impeccable. Elle était dans toute sa jeunesse. Il n’y avait rien à dire. Ce qui gémissait là n’était sûrement pas dangereux… Car cela continuait de gémir faiblement, avec une douceur entêtée, comme une chose inoffensive, presque familière, comme une plainte qui n’a pas l’espoir d’être entendue et qui se produit pour elle seule…

Maintenant Simon avait peur. Ce timide message qui lui était adressé par son corps éveillait tout à coup son attention à un monde qui échappait entièrement à ses connaissances. C’était là ce qu’il y avait d’effrayant dans ce bruit, c’est qu’il le soumettait à l’inconnu. Ce petit bruit entrait soudain dans ses pensées, dans ses projets, dans ses amours. Il l’entendait battre en eux comme un cœur étranger qui a son rythme et sa volonté à lui.

Alors il tâcha de ne plus l’entendre. Il se retourna sur le côté, en quête d’une position où il pût échapper à cette plainte qui était par moments comme d’une goutte tombant sur le sol. Mais ses sens, aiguisés par l’insomnie, instruits à percevoir la plus petite fêlure que l’on pouvait faire au silence, recommençaient à lui offrir, après un instant de répit, le témoignage auquel il cherchait en vain à se dérober. Il s’endormit dans cette rumeur liquide, dans ce murmure intermittent et bref qui devint peu à peu, à travers son sommeil, le bruit d’une pluie véritable. Chaque goutte semblait hésiter avant de tomber, il espérait qu’elle ne tomberait pas mais elle venait s’écraser sur le sol, tout doucement, avec un bruit mat. Ce bruit était si discret, si menu, si expirant que Simon croyait toujours qu’il marquait la fin de son supplice. Mais toujours un autre lui succédait, comme s’il y avait eu quelque part, dans une région inconnue du ciel, une mystérieuse réserve de pluies qui ne pouvait ni se déchaîner ni tarir…

 

Simon ne se rappela pas immédiatement, à son réveil, les incidents de la nuit. Comme le soleil éclairait le mur situé devant sa fenêtre avec une joyeuse violence, il pensa à Hélène, à l’heure qu’il avait passée auprès d’elle dans le petit bar, à leur prochaine rencontre. Cette journée se rattachait naturellement aux autres. Il se leva, se planta devant la glace ; et c’est alors qu’il se souvint de n’avoir pas tout à fait bien dormi… Mais son corps, lui, ne se souvenait pas. Ce sommeil deux fois interrompu avait suffi à réparer ses forces ; il était prêt à les dépenser de nouveau. Il éprouva l’envie de marcher, de battre le sol. Il hésita un instant au bord de cette journée inconnue, sachant que tout ce qu’il ferait ce jour-là et les jours suivants aurait de l’importance. Ces journées proches de l’examen étaient faites d’une matière précieuse et fragile dont il fallait disposer avec tact. Simon relut des textes, écrivit quelques phrases, nota des réflexions, traça quelques plans. À midi, tout en déjeunant, il écouta son père lire le journal. On venait de découvrir une escroquerie d’une énorme envergure dont le principal auteur était en fuite mais où se trouvaient compromis tant de grands personnages, tant de hauts fonctionnaires qu’il serait probablement impossible de jamais savoir et surtout de jamais dire toute la vérité. On parlait de fortunes édifiées ou détruites en un jour, de millions acquis et perdus, de fausses traites, de fausses signatures, de décorations accordées à prix d’argent, de compromissions déshonorantes. Le pays était en pleine décomposition morale.

Simon attendit la fraîcheur du soir pour sortir. Il erra dans des squares populeux, contourna des tas de sable où agonisaient des jouets d’enfants, des locomotives sinistrées, toute une ferblanterie puérile aux couleurs naïves, et traversa des zones tout entières peuplées de cris de guerre et d’excitations au massacre. Les larges mains palmées des marronniers imposaient en vain sur le sol, dans une lumière finissante, la marque de leurs doigts ouverts : il ne les voyait pas. Il se mouvait dans un désert, parmi les figures abstraites de ses pensées assises comme des sphinx, lourdement, sur la noble et immatérielle substance qui recouvrait la terre. De temps à autre se levait une pâle nébuleuse qui n’avait pas le temps de se résoudre en étoiles… Il entra chez des libraires, feuilleta des livres. Mais la littérature de son temps le dépaysait presque autant qu’elle dépaysait son père. C’était une clef qui tournait à vide. Au reste, il partageait à son insu les défiances de la Sorbonne contre les gens qui écrivent des livres sans savoir le grec et sans s’être posé de questions sur les interpolations dans Homère. « Il faut commencer par le commencement », disait une voix en lui. « Mais on n’en finit jamais de commencer », répliquait une autre. Il n’arrivait pas à faire son choix entre les aboutissements précoces et les commencements qui s’éternisaient.

Dans le soir tombant, des façades de cinémas brutalement traversées de lueurs violettes se mirent à lui parler de l’Afrique et de ses tigres, et proclamèrent en lettres brûlantes que l’amour est maître. Simon se hâta de rentrer.

Ces dernières journées de liberté ressemblaient un peu à la dernière promenade du condamné à mort. Le monde prenait un aspect de gravité inaccoutumé et il semblait à Simon que ses moindres démarches étaient remarquées. Il passa une nuit calme et oublia ses malaises. Il se sentait devenir quelque chose comme un héros. Un héros n’a pas de faiblesses.

Le soleil non plus n’en avait pas. La journée suivante se déroula jusqu’à midi dans une splendeur bleue qui fit surgir des plus humbles trottoirs, au-devant des bars verts et rouges, des bosquets en feuilles véritables ; et si le ciel se chargea dans la soirée, le soleil en prit prétexte pour y plaquer ses rougeurs. Mais, au-dessus des toits sales et des murs couverts de stigmates que Simon contemplait de sa chambre, ces rougeurs le faisaient penser à des ulcères et il ferma sa fenêtre à ce ciel malade qui n’offrait à sa vue qu’un étalage de plaies saignantes.

Puis vint la nuit. Elle fut mauvaise. De nouveau dressé sur son séant, Simon se remit à interroger chacun des objets épars autour de lui, dans l’espoir de les trouver coupables du petit bruit perfide qui l’empêchait d’être un héros. Mais il avait beau se lever et marcher pour détruire le charme, le bruit le poursuivait et se déplaçait avec lui. Et il y eut encore une nuit comme celle-là, puis une autre. Désormais, toutes les nuits étaient remplies de ces bruits mouillés, de ce murmure de larmes tombant sur un sol mou, de cette plainte obscure qui ne s’élevait ni ne cessait jamais complètement et qui se résignait sans doute à n’être jamais entendue, mais non pas à se taire.

 

Hélène devait aller à Méry le samedi suivant. Simon avait promis de se trouver à la gare. Il décida de faire le chemin à pied. Il passa la Seine, longea les boulevards, ralentissant le pas devant les cafés dont les terrasses laissaient déborder sur les trottoirs leurs petites vagues humaines, effervescentes et irisées, qui venaient expirer contre lui avec une rumeur égale et sourde, pareille à celle d’un océan. Ces cafés, c’était là que battait le pouls de la grande cité. Il y avait ceux où l’on traite des affaires, ceux où l’on cause, ceux où l’on rencontre des femmes. Certains réunissaient entre leurs parois revêtues de glaces, sur leurs banquettes de cuir, une foule hétérogène et cosmopolite. Simon aimait se perdre dans cet anonymat, se frotter à cette électricité qui émane des foules oisives. Comme le soir venait, ces lieux redoublaient encore de séductions. Les boulevards étaient pris dans un tourbillon violent de lumières. Tandis que les vitrines illuminées semblaient pulvériser le ciel, les enseignes qui s’allumaient et s’éteignaient tour à tour s’adressaient d’un trottoir à l’autre des signes complices. Une petite flamme rouge naissait au bas d’un immeuble, en gravissait lentement les étages, restait suspendue au sommet puis retombait d’un seul coup comme une flèche. Simon s’arrêtait pour la voir remonter tout doucement, suivant avec soin les contours de la maison, épousant les creux, les saillies, léchant le bord des balcons. Le boulevard tout entier était agité de crispations et de frétillements. De petites bornes lumineuses clignaient au ras du sol, semblant vous convier à quelque plaisir défendu. De temps à autre passaient des trios où deux garçons enlaçaient la même fille. Simon se revoyait lui-même auprès d’Hélène, il la voyait riant derrière la vitrine du café, se laissant passer son manteau, nouer sa ceinture, frôler les cheveux. Il y avait dans ces plaisirs quelque chose d’incomplet, d’enivrant et d’amer.

Le jeune homme déboucha enfin devant la gare Saint-Lazare, si différente de ce qu’elle était le soir de sa promenade avec Elster, et reçut Hélène dans ses bras au moment où elle allait sauter dans le train. Elle décida de prendre le suivant. Ils employèrent les quelques minutes dont ils disposaient à parcourir en devisant les galeries étincelantes qui s’ouvrent au rez-de-chaussée de la gare et où l’on trouve toujours de l’amusement. Ils sortirent et la vue de la bière qui moussait sur le zinc des cafés leur donna envie de boire. Puis il la reconduisit vers le quai où les voitures se remplissaient déjà. Il embrassa la jeune fille sur les lèvres et regarda glisser, le long de la voie, ainsi qu’une tache de sang, le feu arrière du train qui l’emportait.

Comme il redescendait l’escalier, il éprouva soudain une sensation bizarre à la gorge. Il dut s’appuyer contre le mur et porta son mouchoir à ses lèvres ; quand il le retira, le mouchoir était rouge…

IX

La voix du docteur lui parvint de derrière l’épais bureau qui maintenait entre eux la distance nécessaire au respect.

— Il va falloir faire une radio, dit-il.

Le docteur Lazare était un petit homme gros et court, à la figure rouge, sérieuse, aux gestes sobres. Une radio… Soit. Pourquoi pas ? Simon n’était nullement frappé. Le petit homme ne lui avait dit que ce mot-là. Une radio, cela faisait partie d’une méthode vraiment scientifique, c’était très bien ; avec ça, on serait sûr ; on verrait bien qu’il n’y avait rien. Le docteur ajouta :

— Venez demain matin à ma clinique. Voici l’adresse ; vous me trouverez.

Demain matin… Le ton était simple, mais péremptoire ; il n’y avait pas à discuter. Simon se demandait ce qui donnait tant d’autorité à cet homme. Ses paroles étaient réduites à l’indispensable, le débit était rapide, la voix un peu sourde, le regard sans éclat derrière le lorgnon. Tout, en lui, donnait une impression de rondeur et d’honnêteté. Il se leva et congédia son client sans plus de paroles.

Le lendemain matin, Simon retrouva le petit homme accompagné d’un autre médecin en blouse blanche, qui était un radiologue. Ils le poussèrent dans une pièce toute noire où il se déshabilla passivement ; puis il se sentit manier par des mains qu’il ne voyait pas. Ce fut un moment désagréable. Il était comme une matière inerte au pouvoir d’une force invisible. On le plaça sans ménagement entre deux cadres de bois qu’on resserra sur lui. Il respira et toussa, docile aux ordres comme un sujet en état d’hypnose. Il ne savait trop ce qu’on allait lui faire, ne distinguait pas les objets, ne pouvait plus former un jugement. Il commençait à étouffer et, n’étaient les deux écrans appliqués sur son dos et sa poitrine, il se fût laissé tomber de fatigue. Mais on lui commanda de rester parfaitement immobile et de respirer largement. Il entrevit la lueur d’un éclair et ce fut tout. L’étau s’ouvrit et on vint le prendre par la main comme un enfant ; puis on lui dit de se rhabiller et d’attendre. Simon s’écroula sur une chaise. Il n’avait jamais vécu de sa vie de minute aussi humiliante. Il eût préféré une maladie véritable à un traitement aussi injurieux pour sa dignité d’homme.

Il attendit longtemps. Ses yeux commencèrent à discerner des objets dans l’obscurité et il essaya d’y appliquer son attention. Ces objets avaient un aspect peu rassurant. Le centre de la salle était occupé par une espèce de guillotine à laquelle aboutissaient des fils. Tout était froid, métallique. Il n’y avait d’éclairé qu’une petite lampe rouge, perdue au plafond, et d’où tombait une lumière sanglante.

Cependant les deux hommes s’étaient retirés dans un minuscule cabinet noir dont ils avaient refermé la porte. Il sembla bientôt à Simon que ses deux bourreaux s’étaient mis à parler entre eux. Ce fut d’abord quelques mots espacés, prononcés à voix basse ; des mots que personne évidemment ne devait entendre. Puis le dialogue monta d’un ton et Simon eut l’impression que les deux comparses ne s’entendaient plus exactement sur le supplice à lui infliger. Des éclats de voix lui parvenaient, il saisissait des termes inconnus, grossis de tout le volume d’ombre qui régnait autour. Peut-être s’agissait-il d’un autre ?…

Tout à coup la petite porte s’ouvrit et Simon s’aperçut qu’on avait fait de la lumière. Il fut invité à s’approcher. Il avait l’air complètement détaché de ce qui se passait autour de lui ; il ne pouvait plus croire que sa personne était en jeu dans cette affreuse cérémonie nocturne, et il commençait à regretter une démarche qui aboutissait à une situation aussi ridicule. Il trouva les deux hommes penchés sur la radio. Comme ils gardaient le silence, Simon pensa que la politesse exigeait de lui une question :

— Rien de grave ? dit-il en souriant.

Mais le docteur Lazare ne lui rendit pas son sourire.

— Il y a quelque chose à gauche, dit-il. Venez voir.

La radio n’était pas encore sèche, mais on pouvait l’observer. Une lampe l’éclairait par-derrière. Simon contempla son squelette avec étonnement : c’étaient là ses vertèbres, ses côtes, telles que la nature les avait façonnées pour lui. Ce n’était pas un de ces schémas impersonnels que proposent les livres de classe, mais quelque chose qui lui appartenait, une espèce de portrait en somme. Ces deux masses grisâtres sur lesquelles se profilait le dessin des os, c’étaient ses poumons ! Des faisceaux de petites lignes noires les traversaient à certains endroits, formaient des nœuds, s’irradiaient, puis on les perdait de vue. Simon, prodigieusement intéressé, examinait cette photographie comme la carte d’un royaume dont on se sait le possesseur, mais non pas le maître, et dont on serait admis à contempler par transparence, moyennant des préparatifs qui ressortissaient à la magie, une image négative, d’un aspect aussi insolite qu’une photographie de la Lune.

— Regardez, dit le docteur.

Il posait le doigt, à droite du cliché, sur une région plus sombre que Simon n’avait pas remarquée et où l’image était recouverte par une sorte de léger brouillard.

— Je vois, dit Simon, du ton de l’amateur à qui l’on fait remarquer les particularités d’un tableau. Mais qu’est-ce que cela signifie ?…

Le docteur Lazare avait, sous un petit volume, toute la prestance d’un médecin très coté. Il ne recevait que sur rendez-vous, n’avait pas de plaque à sa porte et pratiquait des prix élevés. À la question de Simon, il tourna vers son jeune client un regard où le sentiment de sa supériorité se mélangeait, sans doute à son insu, à une imperceptible nuance d’ironie. C’est que, le voulût-il ou non, le moment de son triomphe était venu, ce moment où il savait qu’un mot de lui allait bouleverser l’existence d’un homme. Et il avait beau faire effort pour dissiper le plus possible le sentiment de cette imminence sous un masque scientifique, de façon à lui donner autant qu’il se pouvait l’apparence de la résignation attristée et de l’impuissance du savant devant une fatalité qui ne dépend pas de lui, il n’en subsistait pas moins dans ses yeux, autour de ses lèvres, une teinte de secrète admiration pour lui-même.

Il garda le silence un instant, comme s’il ne pouvait pas se décider à prononcer le mot définitif, ou comme s’il attendait une question plus explicite. Mais Simon ne se doutait de rien. Il n’avait jamais vu de radio. Les beautés de la médecine lui étaient étrangères. Il avait seulement l’impression très pénible de passer un examen auquel il n’était pas préparé. Cette situation l’humiliait, lui paraissait inexplicable. Il se souvenait de son succès encore tout récent à la Sorbonne, dans une explication d’Hésiode ; il se revoyait dans le petit groupe de ses camarades, chez Minusse, où il était toujours écouté avec une sympathie si enthousiaste ; il entendait encore la voix chaude de Brukers, qu’il admirait tant lui-même, lui disant un soir, à la fin de sa leçon sur Pascal : « C’est bien, Delambre ; c’est très bien !… Tu es un homme… » Il avait encore tout frais dans sa mémoire le souvenir de cette conversation avec Elster où, pour la première fois, sous le flou du langage, l’idée de sa « vocation » lui était apparue, enivrante comme une découverte… Et maintenant, il était entre ces deux hommes comme un suspect, comme un accusé : bien pis, il était entre eux non pas même comme un homme, mais comme un corps ! Un accusé, toute sa vie peut plaider pour lui ; on va chercher partout des motifs d’intérêt, d’indulgence ; mais ces deux hommes se tenaient devant lui comme des juges fiers de leur savoir, qui ne veulent pas sortir de l’objet du délit et à qui ne pèse nullement l’ignorance où ils sont de ce qu’a été l’homme qu’ils vont frapper ; et le regard sévère du docteur Lazare semblait dire : « J’ai affaire d’habitude à des malades plus intelligents… »

— Ce que cela signifie ? dit-il enfin avec cette expression indéfinissable qui irritait son interlocuteur. Quelques mois de repos, j’imagine.

Simon était abasourdi. Il commençait à se demander si le docteur Lazare n’était pas par hasard un pince-sans-rire.

— J’avoue que je n’y suis pas très bien, dit-il d’un ton qu’il s’efforçait de rendre détaché.

— Mais voyons, mon enfant, dit le docteur Lazare, avec la même expression ambiguë… Votre poumon gauche est attaqué… Il y a… Il y a un germe !

Un germe… La vérité venait de pénétrer dans l’esprit du jeune homme par ce petit mot innocent qui sert à désigner tant de choses heureuses. Un germe : il comprenait que ce germe avait un nom, qu’il avait même une place très spéciale, très honorable dans la famille des germes ! Il y avait des germes utiles, d’autres nuisibles ; c’était un hasard. Il y en avait de plus ou moins illustres : celui-ci avait une très grande renommée ; il avait fait faire au nom de Koch le tour du monde… Koch ! C’était un de ces noms barbares que Simon portait dans les couches inférieures de sa mémoire, comme tant d’autres noms qu’il avait rencontrés dans les livres et qui ne lui avaient été jusque-là d’aucun usage. Cela aurait pu être le nom inoffensif d’un de ces innombrables commentateurs allemands amoureusement cités au bas de ses éditions de textes anciens. Mais le mot insolite auquel il était joint le parait d’une sorte de gloire un peu louche, lui conférait un prestige de mauvais aloi. Par un transfert désobligeant, le nom de Koch, dans cette expression, devenait le symbole de la malfaisance, et il semblait que ce fût lui qui fît toute la virulence du mot auquel il servait de génitif. Ces mots jusque-là si indifférents à Simon et qu’il aurait pu entendre prononcer la veille encore avec un parfait détachement, comme on entend parler d’un pays où les sources sont empoisonnées mais où l’on sait qu’on ne risque pas d’aller, voici qu’ils prenaient vie, se tournaient contre lui, s’animaient d’une volonté méchante. Ils avaient beau n’évoquer à son esprit que des idées assez vague, les circonstances dans lesquelles ils venaient d’arriver à sa conscience les dotaient d’une clarté cruelle : aucune explication, certes, aucun commentaire n’auraient pu valoir pour les préciser la lueur diffuse et nauséeuse qui éclairait par transparence la mince pellicule de la radio encore humide…

Simon pensa que cette acquisition soudaine, cette lumière jetée à l’improviste sur son être, ce surcroît de connaissance sur lequel il ne comptait pas constituaient un bénéfice suffisant pour la journée. On n’était plus qu’à une semaine de l’examen – mais quelle était l’importance de cela qui seul avait compté jusqu’ici ? La révélation dont il venait d’être l’objet faisait chanceler soudain les patientes constructions édifiées par son labeur. Parmi toutes les choses qu’on lui avait apprises au cours de tant d’années d’études, aucune n’avait jamais donné à sa vie cette profondeur, ne l’avait rendue si précieuse, si poignante. Encore engagé dans les ombres de cette salle de magie où l’on avait pendant quelques minutes rendu transparent son corps opaque, son corps de chair et d’os, il lui semblait insensiblement faire le pas au-delà duquel les apparences tombent et la réalité apparaît. Ce fut déjà comme d’un autre monde qu’il entendit le docteur lui adresser les recommandations usuelles. Il le vit prendre sa petite trousse et quitter la salle de son pas ferme, aussi étranger à lui que s’il ne lui avait jamais adressé la parole. Était-il possible que le secret de sa vie fût dans le cerveau de cet homme ?… Simon était demeuré seul, immobile, dans l’attente de rien, comme pour être plus sûr que le spectacle était bien fini et n’allait pas s’achever en son absence. Mais une voix résonna près de lui, insidieuse :

— Pardon, Monsieur, on a besoin de la salle pour un autre client.

Simon vit un infirmier en blouse blanche qui lui ouvrait la porte. Il éprouva une curieuse impression de désenchantement. L’idée ne lui était pas encore venue, parmi toutes celles qui l’avaient assailli, qu’il pouvait être un client pour quelqu’un. Il n’eût pas été plus surpris ni plus dégrisé si ce mot, au lieu d’être prononcé dans une clinique, avait résonné dans une église ou dans un boudoir. Il entendit une autre voix crier dans l’escalier : « Voulez-vous faire monter l’estomac ? », descendit quelques marches et se retrouva dans la rue. Ce fut en vain qu’il essaya de penser, une minute, à sa dernière rencontre avec Hélène. L’image de la jeune fille était oblitérée, comme les autres, par l’énormité de l’aventure. Il savait qu’il ne la verrait plus, ni elle, ni personne. L’idée de la mort venait d’éclore quelque part, en un point du ciel, comme un soleil rouge et sinistre auquel il cherchait à tourner le dos, mais qui couchait sur le sol, devant lui, et proposait à son regard suppliant l’ombre mince de son corps…

Comme il passait le long d’un jardin, il vit des feuilles étinceler au soleil et des oiseaux se poursuivre avec des cris. Il se mit à courir jusque chez lui.

X

Le docteur avait ordonné à Simon de prendre sa température plusieurs fois le jour. Le thermomètre est un être capricieux qui a sa vie à lui et qui n’obéit pas aux désirs. Simon avait vécu jusque-là avec peu d’instruments : un stylo d’apparence assez humble, trouvé dans la rue, avait suffi jusqu’à ce jour à lui assurer tous les contacts nécessaires avec la vie. Il considéra avec méfiance cet instrument nouveau qu’on lui imposait et qui, dès le premier jour, se déclara hostile, car la petite colonne de vif argent qui s’y trouvait s’arrêta au-dessus du chiffre 38, au second palier. Simon fut confondu. C’était la condamnation de tout espoir. Le lendemain, la fièvre ne fit que croître, monta jusqu’au 39, comme si la connaissance qu’il avait d’elle ne faisait que l’exalter, comme s’il suffisait de s’arrêter de vivre pour déchaîner aussitôt les forces mauvaises.

La semaine s’acheva dans une sorte d’hébétude. Puis l’aube du lundi se leva sur un ciel nu, dépouillé, qui annonçait une journée pure et chaude. C’était le premier jour des examens ; mais le docteur avait condamné Simon à la chambre : le jeune homme avait dû renoncer et rentrer sa rage ; il n’était pas question de se rebeller contre la volonté d’un homme qui connaissait les maladies… Mais il ne pouvait se retenir de penser à tous ses amis qui, ce même jour, allaient se retrouver pour le combat, sans lui, à l’ombre de cette Sorbonne qui toute l’année avait tellement pesé sur leurs rêves ; et imaginant le visage qu’ils devaient avoir, imaginant le visage que la vie devait avoir ce matin-là sur les trottoirs de la rue Saint-Jacques, Simon eut l’impression qu’une invisible main l’avait soudainement retranché du monde et qu’à partir de ce jour la vie allait se passer sans lui. Il comprenait qu’il ne devrait plus désormais attacher qu’une confiance limitée à la réalité de son existence antérieure, comme à celle des êtres qui l’avaient entouré. Il comprenait que tout ce qui avait eu de la valeur pour lui était en train de l’abandonner, comme s’il avait mis sa confiance en des idoles et que celles-ci fussent tombées en poussière…

Il essayait de s’adapter peu à peu à la notion nouvelle qu’il avait acquise sur lui-même. Mais il s’apercevait qu’il ne connaissait rien de son corps. On lui avait toujours caché qu’il y avait en celui-ci tant de beautés et tant de misères, et que la vie est en coquetterie constante avec la mort. Il se hâta de rassembler autour de lui quelques ouvrages de médecine qui traitaient de sa maladie en termes simples. Il admira, comme s’il la découvrait, la plasticité du poumon, capable de se dilater et de se comprimer tour à tour à l’intérieur de sa double enveloppe. Le fonctionnement de cet organe était d’une perfection qui l’émerveillait, car, sans parler des curieux échanges qui s’y accomplissaient, le mécanisme de ces deux mouvements alternés constituait une espèce de miracle dont il ne revenait pas ; et ce jeu d’équilibre constamment perdu et repris auquel le corps tout entier se livrait à toutes les minutes et qui se reproduisait dans la marche même, était un phénomène aussi passionnant pour l’attention que les péripéties les mieux agencées du théâtre ancien et moderne.

Mais il apprenait des choses bien plus étonnantes encore : il lui semblait lire un récit d’aventures, et ces livres en racontaient de telles qu’il en venait à oublier la sienne. Car c’était bien plus que son aventure qui était relatée dans ces pages : c’était celle de toute l’humanité. Il apprenait en effet comment ce que le docteur Lazare avait appelé, d’un mot si délicat, les « germes », vivait, d’une vie sourde et latente, dans le corps de presque tous les humains. Il apprenait avec quelle rapidité, quelle puissance se multipliaient, une fois déchaînés, ces éléments de mort : les germes bienfaisants de la vie ne vont pas plus vite à se développer dans le sein maternel. Il arrivait un moment où, pour se défendre, l’organisme rassemblait en cercle autour de l’ennemi ses meilleurs défenseurs, une barrière concentrique de cellules qui, en se calcifiant peu à peu, s’efforçaient de circonscrire le mal ; mais aussi l’intérieur de ce noyau, travaillé par l’ennemi assiégé, ne tardait pas à se dissoudre et à s’effondrer, créant une de ces cavités redoutables où ne s’entend plus aucun bruit parce que plus rien n’y respire.

Ces livres racontaient aussi, avec beaucoup de détails, la longue impuissance de l’humanité devant ce mal si bien décrit par Hippocrate, – un des rares auteurs grecs que Simon n’avait pas traduits et depuis lequel il paraissait bien que la médecine n’avait guère progressé dans le pouvoir de guérir. Ils disaient, ces livres, que l’élasticité même du tissu pulmonaire favorisait le maintien des lésions, et Simon voulait se retenir de respirer. Ils disaient que tous les remèdes imaginés jusqu’à nos jours étaient vains, que les sels, les piqûres, les potions, l’or et la chaux n’étaient que des amusements bons à tromper cette soif de guérison dont il faudrait d’abord guérir tant de malades. Pourtant, on avait fait quelque chose contre le mal. On avait appris à bâtir. On avait eu l’idée de bâtir de grandes maisons à balcons, où l’on enseignait aux patients une façon de vivre nouvelle, horizontale… Il s’agissait de s’immobiliser là, sur le dos, dans une de ces petites cases cubiques que montraient les photographies, et de n’avoir plus pour la vie qu’un amour modéré, de contenir en soi toute passion, d’éteindre toute ardeur, en attendant du repos, de l’air et des conjonctions d’astres favorables, un assoupissement du mal qui n’était pas toujours la guérison. Simon comparait des schémas et des statistiques, interprétait les pourcentages en sa faveur, s’appliquait toutes les phrases rassurantes relatives aux cas bénins dans lesquels la guérison est automatique, et ne lisait qu’avec précaution les mots « mort » et « issue fatale », en se disant que les écrivains médicaux, tout comme les romanciers, exagéraient quelque peu le pathétique de leurs conclusions, afin de se faire lire davantage.

Ces livres ne l’effrayaient pas, parce qu’ils l’empêchaient de rêver et fournissaient à son esprit des données précises. Ces auteurs étaient de braves gens, vraiment dévoués au service de la société, et l’on sentait qu’en dépit de leurs statistiques décourageantes, ils faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour donner de l’espoir. C’était bien pis lorsque, la journée finie, les yeux refermés, Simon se mettait à descendre un à un les escaliers ténébreux du sommeil. Sous ses paupières, aux murs des chambres qui s’ouvraient d’elles-mêmes devant ses pas, comme Balthazar avait vu la main de l’ange inscrire aux murs de son palais des mots mystérieux, il voyait se dessiner, dans le noir, un mot long, bizarre et doux, à la terminaison caressante et mièvre… Mais ce mot était désobligeant et Simon refusait de croire qu’il eût rien à faire avec lui. Il lui souvenait d’avoir, d’assez mauvaise grâce, donné dix francs au début de l’année pour un carnet de timbres sur lesquels ce même mot, ce mot affreux était inscrit, et dont la vignette représentait un enfant tendant ses bras à la lumière. Il lui souvenait d’avoir lu ce mot plusieurs fois, avec ennui, sur des pages de journal qui semblaient n’en parler que par devoir. Il se rappelait même le petit camarade si savant qu’il avait eu en classe de philosophie et qui avait dû un jour quitter Paris pour des raisons dont on ne parlait pas. Mais Simon ne s’était jamais demandé ce que c’était que la « tuberculose »… Il croyait, comme tout le monde, que cela n’arrivait qu’à des gens au teint pâle, à la figure creuse, marqués depuis toujours pour une mort précoce… Et voici qu’on lui remettait maintenant, élégamment présentée sous une couverture de luxe ornée d’une jolie petite cordelière de soie grise, comme un portrait de famille signé d’un photographe mondain, une photographie de grand format où il pouvait contempler à loisir, dans une émouvante confrontation, son beau poumon blanc et pur à côté de son poumon lésé, traversé de réseaux noirs et de lagunes grisâtres.

Le docteur Lazare venait le visiter régulièrement. Ce petit homme simple, rond, sérieux, un peu bourru, semblait doué d’un pouvoir surnaturel. Simon n’avait jamais écouté un homme, même Larescaud, avec cette attention de toute son âme. Ses propos sobres et limpides faisaient sans doute partie d’une réalité éternelle où il puisait, tant ils avaient de force et de vraisemblance, tant on les sentait situés au-dessus de toute discussion. Désarmé comme il l’était devant un fait aussi nouveau, auquel rien ne le préparait, le jeune homme s’en remettait à cette volonté étrangère qui avait pris charge de sa vie, à cette intelligence calme et lucide qui discernait l’invisible et même prévoyait l’avenir. Il apporta à suivre les prescriptions du docteur un zèle de néophyte, une ardeur sérieuse de martyr. Il n’aurait osé hasarder un geste hors des voies qu’on lui traçait. Il lui semblait que chacune des minutes qui s’écoulaient dans l’obéissance comportait une chance de salut. Il classa ses lectures par ordre de difficulté, afin de les adapter à la capacité d’effort qui varie suivant les heures de la journée. Il avait poussé son lit près de la fenêtre et s’efforçait d’isoler pour les absorber seules les parcelles les plus pures de l’air ; mais depuis qu’on lui avait dit que l’air de Paris n’était pas bon et qu’on parlait de l’envoyer à la campagne, il ne respirait plus qu’avec précaution et la vue de la poussière lui inspirait une répulsion maladive.

Parfois il perdait courage et restait des journées sans penser, n’écoutant plus, à travers sa fièvre, que la lourde rumeur du sang. L’espoir l’abandonnait, il s’endormait ayant peur de mourir, et il se disait que son existence irait rejoindre celle de tant d’hommes dont le monde ne s’aperçoit pas qu’ils ont vécu. Mais le docteur arrivait, avec sa petite trousse, ses gestes précis, sa figure rouge et sérieuse, s’assurant que le programme était toujours bien suivi et ranimant par sa présence la foi défaillante du malade. Une idée qui plut beaucoup à M. Delambre fut celle que Lazare avait eue – en dépit du mal qu’en disent certains livres – de faire à Simon des injections de sels d’or ; cela devait, d’après lui, l’aider à lutter. M. Delambre voyait dans cette médication quelque chose de positif qui le rassurait. La petite mise en scène à laquelle donnait lieu ce traitement fournissait à son esprit avide de témoignages matériels une image précise de l’activité médicale. C’était à la fois rassurant, précis et mnémotechnique comme l’illustration d’une page de dictionnaire. Deux fois par semaine, le matin, il se plaisait à voir Simon relever sa manche et présenter à l’aiguille du docteur son bras nu dont il regardait les veines se gonfler. Il voyait s’éloigner à regret cet homme ingénieux qui, à lui aussi, faisait l’effet d’une puissance ; et il n’était pas loin de regretter que la notoriété du docteur Lazare et le caractère un peu spécial de ses visites ne lui permissent pas de l’inviter à partager tout bonnement son rôti.

Il arrivait qu’à travers sa torpeur Simon évoquât le visage d’Hélène : il s’étonnait d’avoir tant de peine à retrouver d’elle une image plausible. Peut-être aurait-il pu la faire venir ?… Mais, outre qu’elle ne jouissait pas chez lui d’une très bonne réputation et qu’elle avait été le prétexte de plusieurs scènes orageuses avec son père, il ne tenait pas à donner sa douleur en spectacle à cette fille trop joyeuse. Son mal était autour de lui, sur lui, comme une présence ; cette présence demandait à être respectée. Simon commençait à douter qu’Hélène eût existé vraiment : il découvrait avec mélancolie que les corps vivent dans le présent et n’ont ni fidélité ni mémoire.

Un jour, il vit entrer son père, silencieux, pressant un cigare entre ses doigts. M. Delambre qui d’habitude avait l’élocution si nette, cherchait ses mots, ce matin-là, d’un air un peu gauche, attendrissant :

— Écoute, mon petit… Tu… Tu dois bien t’ennuyer toute la journée… S’il y avait quelqu’un… quelqu’un que tu désires voir… tu sais qu’il ne faudrait pas te gêner…

M. Delambre roulait un cigare entre ses doigts. Il parlait en regardant son cigare. Il disait, si doucement, avec un timbre de voix si étrange, si inconnu :

— Tu n’aurais qu’à écrire… Un mot est vite fait… Au besoin, ton frère peut le porter…

Ce jour-là, Simon se crut très malade. Lorsque son père se fut retiré, il pensa : On a dû lui dire…

Mais il n’écrivit pas. Il se rappelait ce qu’il avait dit à Hélène, orgueilleusement : « Tu sais bien, je n’écris jamais aux femmes… » Il n’avait pas écrit. Hélène n’était pas venue. Elle ne viendrait jamais. Plus jamais. Simon avait l’impression de passer dans un couloir sombre et voûté, une galerie nocturne où l’on ne pouvait se mouvoir qu’en rampant. La chair était morte en lui, brusquement flétrie comme un jardin saisi par le gel. La terre était sèche alentour et toutes les jointures de son âme criaient sous la dureté de cet hiver mental. Mais, à de certains moments, une brise plus tiède se mettait à souffler sur son visage obscur et il lui semblait alors que, derrière ses yeux refermés, du côté où il ne l’attendait pas, quelque chose allait survenir…

I

L’INITIATION

FRATE MIO, GUARDA ED ASCOLTA
DANTE, PURGATORIO

I

Un car attendait les voyageurs. Il prit une route plate qui traversait perpendiculairement la vallée et fonça droit sur la montagne comme s’il allait la percer de part en part. Puis il y eut un brusque virage, la route s’éleva et le fond de la vallée apparut.

Il recommençait à pleuvoir. Une route sinueuse, coupée de flaques d’eau, se frayait parmi des paysages idylliques, à travers les prairies, sous le lacis des branches qui, au passage, s’égouttaient sur les vitres. La voiture roulait dans l’eau, dans la boue, éclaboussait les petits murs des fermes, bousculait des chalets aux balcons minutieusement fleuris. Mais elle ne faisait qu’effleurer leur grâce humide et, pressée de se rendre vers de plus hauts lieux, elle éludait résolument toutes les invitations champêtres et multipliait à travers l’innocent paysage, par des coups de trompe répétés, la sommation d’avoir à écarter tout obstacle de son chemin. Les trois notes ainsi jetées à chacun des tournants de la route semblaient affirmer une préoccupation urgente et supérieure. Leur timbre grave, leur injonction énergique, la volonté qu’on sentait en elles d’arriver au terme, d’épuiser les détours de cette route infinie, de dérouler une fois de plus un lien entre deux mondes qui vivaient séparés, fournissaient à cette montée une sorte d’accompagnement brutal mais pathétique. Simon se laissait chaque fois surprendre par elles et, comme si elles avaient contenu un sens, comme si elles avaient été chargées, à la manière des notes d’une symphonie, d’exprimer les plus hautes pensées, il sentait quelque chose en lui se briser doucement à leur appel. C’est qu’elles en savaient des choses, ces trois notes ! Elles les disaient lentement, elles allaient jusqu’au bout de l’aveu. Elles avaient des façons de pénétrer dans l’air et d’y jeter leur cri qui vous déchiraient le cœur ; on eût dit qu’elles donnaient l’alerte à travers le ciel, pour convoquer les hommes à quelque jugement solennel. Mais leur fixité n’était qu’apparente : ce n’était pas toujours un ordre qui partait d’elles, c’était parfois une plainte, un cri de souffrance, une langueur d’animal blessé. Pourtant, si elles avaient de secrètes défaillances, elles ne tardaient pas à reprendre la fermeté de leur décision primitive, la pureté de leur chant, nettoyé de tout déchet humain ; et même, au plus haut point de leur ascension, éclatait soudain un cri d’espoir, dans une sorte d’élan triomphal auquel les élevait leur sagesse ou que leur inspirait peut-être une révélation à justifier la vie.

Comme si ces notes avaient fait surgir au sein du paysage une conscience nouvelle, celui-ci s’était dépouillé peu à peu au point d’abandonner tout ornement, de renoncer à toute coquetterie. Il avait cessé d’offrir ses décors pour concerts champêtres, ses motifs pour flûte. Les vergers, les jardins, les talus fleuris, tout cela avait disparu, et la terre n’offrait plus que des prairies nues ou des groupes de sapins qui érigeaient à travers le brouillard leur splendeur austère et inutile. La campagne faisait place à quelque chose de plus grand qui la faisait oublier. Des murailles ruisselantes, balayées par les averses, étaient apparues sur la gauche et la route se rapprochait d’elles, de tournant en tournant, comme attirée par une force. Elles étaient là, fermes sur leurs assises, sortant tout droit du sol, déroulant à perte de vue leurs parois brunes qui, par endroits, s’argentaient sous la lumière. Cette longue tenture de granit était presque sans un pli, sans une ride, d’une jeunesse agressive que des milliers d’années n’avaient pas entamée. Ainsi escortée non plus de formes gracieuses et fugitives mais de ces témoins sans tendresse qui avaient dû jaillir dans la colère, au souffle des feux souterrains, la route semblait conduire vers de hautes et sévères destinées. Et, en effet, de tous les côtés où le regard n’était pas arrêté par la muraille, on devinait, aussi loin qu’on pouvait voir, des formes imposantes qui grandissaient en se rapprochant et venaient former une chaîne autour de vous, comme pour vous convier à leur grandeur. Simon essaya de les distinguer. Mais comme il passait sa main sur la vitre pour en dissiper la buée, subitement il ne vit plus rien : ce fut comme si l’on avait tiré un rideau. C’est qu’on était arrivé au niveau des nuages où les montagnes baignaient depuis le matin et où la voiture s’était brusquement engloutie.

Alors, à plusieurs reprises, émergeant comme de gigantesques fantômes du milieu d’un océan livide, il vit se profiler, à travers le brouillard, des édifices d’une structure étrange. Mais à peine la voiture venait-elle se jeter contre eux en poussant sa plainte, qu’elle les quittait aussitôt avec de grands efforts et de grands cris. La pluie, par intermittence, battait les vitres. Parfois, les nuages s’élevaient faiblement puis reprenaient leur course au ras du sol. Enfin, les cimes superposées d’une forêt vinrent barrer l’horizon d’une ligne oblique qui se mit à régner sur les houles grises délayées par le ciel.

La voiture fonça en grondant, attaqua de front cette ligne tendue à l’extrémité de la route. Cependant, comme elle arrivait parmi les premiers sapins, une bâtisse anguleuse émergea des arbres et le car s’immobilisa de nouveau dans une complexe odeur de résine et de pharmacie, devant les hautes portes vitrées d’un grand vestibule noir et blanc et la jaquette à boutons dorés d’un groom au visage hautain.

— Le Crêt d’Armenaz ? s’informa Simon.

— Plus haut ! hurla le chauffeur dans le bruit de la machine qui repartait.

On circulait maintenant sous des voûtes sombres ; des taillis s’avançaient impétueusement, s’accrochaient aux talus et venaient cingler les flancs de la voiture de leurs branches maigres. Soudain, une trouée verticale s’ouvrit parmi les arbres et l’on vit se dresser, très haut, un bâtiment d’allure vertigineuse, plus extraordinaire encore que tous les autres. Il érigeait au-dessus de la forêt, parmi les nuages déchirés, un ensemble hardi de verticales coupées de surfaces luisantes, et l’on voyait de loin ses balcons s’avancer sur le vide comme des mâchoires ouvertes… L’apparition s’effaça aussitôt, mais Simon en restait saisi. Il avait l’impression, tout à coup, d’être pris dans un étau, comme si ces énormes mâchoires allaient se refermer sur lui. Maintenant que la douleur se rapprochait, il allait au-devant d’elle, il avait hâte de la conquérir tout entière. Il imaginait, le long de ces balcons, des hommes comme lui, couchés sur le dos, immobiles. « Bientôt, moi aussi… » se dit-il. Mais comme pour prolonger les dernières minutes de l’attente, la route, qui s’était mise à monter plus fort, s’attardait en d’interminables détours. La grosse voiture peinait, soufflait, poussait des rugissements subits, ou c’était des aboiements de bête entrecoupés de râles ; toute sa carcasse tremblait. Simon se retourna vers les banquettes du fond : elles étaient vides… Il sentit sa gorge se contracter. C’était comme si une parcelle de lui-même l’abandonnait à chaque tour de roue. Tout son avenir était inscrit entre les bords étroits de cette route encadrée de rochers chaotiques et de troncs rigides. Il faudrait se contenter de ces hautains voisinages, de cette vie dévastée. Il fallait dire adieu, dès maintenant, à la douceur des visages, au charme des jours, tandis que l’être allégé de tout poids humain poursuivait son interminable ascension vers l’inconnu.

II

Le réveil, à l’aube, était terrible. Simon contemplait les étroites limites de sa chambre et voyait qu’il était prisonnier. Il trouvait en lui un besoin déchirant de vivre qui luttait tragiquement contre les conditions de sa nouvelle existence. Il se débattit longtemps contre les réalités silencieuses et mornes que lui dévoilaient ces réveils. Les visages de ses amis, de sa famille réapparaissaient sous ses yeux avec une intensité inattendue. Du passé tout proche encore mais que la coupure du voyage rejetait déjà dans l’ombre, une Hélène tendre et souriante, une Hélène toute nouvelle renaissait, qui n’avait plus pour lui que de l’amour… Ah ! si la porte allait s’ouvrir, si l’un de ces visages allait apparaître !…

La porte s’ouvrait en effet, mais c’était pour livrer passage au corps vieillot et fluet de sœur Saint-Hilaire, sa gardienne. Simon reconnaissait avec stupeur la petite figure ridée et lunettée de la veille et de l’avant-veille, et le tablier blanc le long duquel voisinaient les symboles de sa double fonction : un chapelet et un trousseau de clefs. D’abord, Simon avait pensé que c’était un peu de vie, d’humanité qui entrait ; il avait posé à la sœur des questions. Mais il avait immédiatement reconnu son erreur. Sœur Saint-Hilaire était une de ces femmes à l’humanité incertaine dont les années de service ont durci l’écorce et chez qui le métier tient lieu de cerveau comme de cœur : organe parfaitement adapté à sa fonction et à qui l’on ne demande que de fonctionner. Tous les dons que la femme passe pour avoir reçus du ciel avaient été refoulés chez cette sainte créature au profit de la seule vertu d’exactitude et d’une rigueur dans la discipline qui ne craignait pas d’offenser jusqu’au bon sens. Telle était celle que Simon avait vue entrer dans sa chambre dès le premier jour, en signe de bienvenue. Elle avait ajusté sur le « nouveau », tout en se dandinant, ses petits yeux bardés de nickel ; puis elle lui avait remis une grande feuille de papier destinée à recevoir la « courbe de température », et un inventaire minutieux de la chambre mentionnant le prix de chaque objet. Visiblement, sœur Saint-Hilaire n’était qu’un engrenage dans la grande machine sanatoriale : elle savait grincer, mais sourire, non pas. Comme Simon, dans une intention qu’il croyait louable, lui tendait la feuille de température qu’il avait apportée de Paris avec lui, elle avait secoué la tête et avait laissé tomber cet arrêt, d’une voix au timbre aigu et nasillard qui soulevait ses lèvres puériles et traversait l’air en chantonnant avec une lenteur entêtée :

— Ceci est inutile, monsieur Delambre. Tout commence aujourd’hui…

Il se risqua encore à demander, quelques jours plus tard, s’il verrait bientôt le docteur. Elle répliqua, du ton de cérémonie qui lui était familier, avec une légère grimace qui découvrait ses dents :

— Vous le verrez quand il faudra, monsieur Delambre… N’ayez pas peur, tout viendra en son temps…

Et, pour échapper à l’interrogatoire qu’elle sentait venir chaque fois avec tant d’ennui et dont elle connaissait par cœur depuis si longtemps toutes les questions, elle se retira aussitôt, toute menue et déjà invisible, de son pas mou, incroyablement silencieux, avec la haute conscience du serviteur qui sait avoir accompli tout son devoir et qui n’a aucune raison de faire à l’un plutôt qu’à l’autre la faveur d’un peu de complaisance.

Chaque jour était accompagné d’une semblable découverte. Cette porte que Simon avait tant désiré voir s’ouvrir et par où devait entrer, espérait-il, un visage probablement inconnu du bonheur, elle s’ouvrait souvent en effet au cours de la journée, mais c’était chaque fois pour livrer passage à la même petite vieille aux gestes précis, aux paroles narquoises et aux yeux froids. Elle entrait sans frapper, elle entrait pour rien, pour des bagatelles, apportait un objet, en emportait un autre, passait un chiffon sur la table, se plaignait du couvre-lit froissé, d’une tache sur le sol, d’une punaise plantée dans le mur. Sa sollicitude ne laissait aux malades aucun répit. Le sanatorium du Crêt d’Armenaz était un des mieux organisés du monde : on n’y était jamais seul.

Cependant le jeune homme essayait de reprendre, à travers cette immense torpeur, l’habitude de vivre. Son corps retrouvait peu à peu, de lui-même, les gestes, les mouvements qu’il avait appris, comme des objets qu’on déplie en revenant de voyage. Mais le nouveau monde où il se trouvait n’était pas fait pour eux. Il forçait l’homme à abandonner jusqu’à ses réflexes.

Ce fut ainsi qu’un soir, comme il voulait tourner la clef dans la serrure, Simon ne put achever son mouvement : la serrure n’avait pas de clef. La serrure avait une poignée, une petite poignée de cuivre ovale, très gentille, qu’on prenait entre deux doigts, mais pas de clef… C’était navrant : cette porte n’était pas une porte. Ce n’était pas une porte faite pour le malade, mais pour ses gardiennes. Elle s’ouvrait pour sœur Saint-Hilaire, pour sœur Euphémie, pour sœur Ida. C’était un morne défilé de petites sœurs en cornettes, vêtues de robes noires et de tabliers blancs, munies de chapelets et de trousseaux de clefs et trimballant du bric-à-brac. Toute la journée de Simon était soumise à l’attente, au passage de ce cortège tintinnabulant. Cette porte n’était pas un élément de sécurité, mais une menace constante à la liberté d’être seul. C’était une porte de sanatorium philanthropique.

Simon comprenait que l’apprentissage de la maladie était celui de l’impuissance et de la servitude.

 

Au dehors, le mauvais temps continuait. Dès l’aube, le brouillard déferlait, poussant ses vagues l’une vers l’autre à petits coups, engloutissant avec une douceur têtue les bâtiments et leurs dépendances. Simon, étendu tout habillé sous ses couvertures, épiait, du fond de sa chambre, ce défilé d’écheveaux lents et visqueux qui, se déployant du bout de la prairie, venaient s’amonceler perfidement autour de la maison, et, par instants, laissaient reparaître dans une trouée verdoyante le fond d’un paysage indéchiffrable, encore rongé de figures grimaçantes et de baves livides. En vain le jeune homme essayait-il de faire rentrer les uns dans les autres les morceaux de ce gigantesque jeu de patience en état de perpétuelle rupture. C’était une chose qu’il n’avait encore jamais vue qu’une succession de journées pareilles au beau milieu de l’été ; c’était un coup porté à cette habitude si sûre et si ancienne qu’il avait, comme tout le monde, de considérer chaque saison comme un domaine à part, où certaines conditions atmosphériques, une certaine qualité de ciel et de bonheur vous étaient dues. Depuis son arrivée en ce lieu sinistre, la nature ne lui avait offert pour tout spectacle que cette meute affairée, cette morne chevauchée, ces escadrons blafards qui semblaient décidés à tout balayer sur leur passage. À peine le paysage se découvrait-il après une charge qu’un autre bataillon se reformait plus loin ; la prairie, les bois, la maison disparaissaient sous ce cortège dément, dans cette procession en folie, ce sabbat dérisoire et glacial. Cela sortait à la fois du ciel, de la terre, des rochers même. Certains nuages couraient au ras de la prairie comme des béliers, se gonflaient tout en approchant, bousculaient les buissons, les arbres, se roulaient sur eux-mêmes, puis s’irruaient par toutes les trouées de la façade, venant lécher les corps, à petits coups, du haut de leurs langues glacées. D’autres au contraire s’abattaient du ciel, se déroulaient en écharpes, flottantes, perdaient un lambeau, en attrapaient un autre, supprimaient au passage un sapin, un bouquet de hêtres, puis bondissaient au-dessus de la maison. D’autres encore, ayant franchi les bois, arrivaient lamentables et dépeignés ; et l’on voyait passer leurs chevelures défaites, toutes fragiles, parmi lesquelles le vent insinuait de subtiles caresses. Deux ou trois moutons égarés, perdant leur laine, cherchant leur chemin, exposaient un instant sur la grisaille du troupeau une blancheur plus nette ; mais un monstre se levait de terre et les absorbait d’un coup de gueule. De petites troupes se formaient à part, puis s’unissaient, et c’était soudain une coalition formidable sous la poussée de laquelle le bâtiment tout entier s’écroulait, comme balayé. Toutes les formes auxquelles l’œil s’était pris retournaient alors à leur néant et Simon avait l’impression que le vide lui-même se ruait sur lui.

Il arrivait qu’à travers l’épaisseur du brouillard on distinguât, à certains moments, un disque pâle qui ne tardait pas à sombrer lui aussi dans ce monde liquide et mouvant qui submergeait tout, même le soleil. C’était comme la dernière lueur d’une conscience engloutie et qui s’efforçait à persister, à dominer le trouble univers qui l’opprimait. Simon, que le froid transperçait sous ses couvertures, inspectait avec méfiance, entre les barreaux du balcon, cet horizon subversif, et sentait croître en lui un besoin déchirant de lumière et de pureté. Mais il était englouti, lui aussi, désarmé. Des forces souterraines semblaient s’être emparées de sa vie et il se laissait glisser, de jour en jour, vers le moment où ce peu de conscience qui lui restait encore lui deviendrait enfin inutile.

À qui parler au milieu de ce désert ?… Sur le palier, Simon croisait des inconnus qui, drapés dans leurs robes de chambre, lui faisaient subir des yeux l’examen que subissent tous les nouveaux. Ils avaient l’air de jouir d’un bien-être inexplicable, incommunicable d’ailleurs, et d’envisager leur vie sans étonnement. Simon échangea avec eux quelques mots. Ils usaient de termes mystérieux dont il ne saisissait pas le sens mais qui paraissaient leur procurer une véritable satisfaction. Avec eux la maladie devenait une espèce de société secrète, une manière de clan, pour ne pas dire un privilège. Elle comportait un vocabulaire hermétique, un langage sui generis. Ces inconnus faisaient des plaisanteries dont Simon n’avait pas envie de rire. Mais la plupart étaient surtout préoccupés de savoir s’il était apte à former un quatrième au bridge, et d’attendre le moment de la soirée où les postes de TSF diffuseraient le compte rendu de la dernière course ou du dernier match.

La TSF : le jeune homme s’en était aperçu dès le premier jour, c’était la menace capitale qui pesait sur sa liberté. C’était la forme la plus moderne, la plus minutieuse, la plus sournoise de cette guerre que, depuis l’origine des temps, l’homme livre à son semblable… Simon était déçu. Il avait cru que la solitude, le contact avec la nature, le perpétuel dialogue du corps et de l’âme avec la souffrance, fussent parvenus à tirer des hommes l’appétit d’une grandeur égale dans les choses dont ils s’entouraient. Il avait pensé qu’une maladie sérieuse, à défaut d’une éducation poussée, pouvait être un maître capable d’inspirer à ses victimes la haine de toute vulgarité et le goût d’une certaine tenue. Mais à peine était-il éveillé, la première voix qui venait à lui était, à travers le mur, celle d’un speaker important et ridicule se gargarisant de fadaises et de coq-à-l’âne ; à quoi succédaient les flonflons d’un accordéon, les vocalises acides d’une prima donna, l’insistance d’un slogan inepte. Simon, découragé, plaignait ces hommes à qui le malheur n’avait rien appris. Mais il s’attristait en même temps de voir combien les progrès de la science aidaient l’humanité à s’avilir. Si Jésus-Christ était jugé aujourd’hui, pensait-il, il n’y aurait pas, grâce aux reportages radiophoniques, de coin du monde où l’on ne puisse applaudir au cri stupide réclamant Barabbas !…

Après l’inspection désolante à laquelle il se livrait chaque fois qu’il traversait le couloir, le jeune homme revenait à sa chambre avec une espèce de soulagement. Mais, parfois, il trouvait le couloir vide et s’arrêtait, épiant son reflet sur le mur, troublé par le silence, par la clarté, la propreté de cette allée de ciment le long de laquelle se succédaient, muettes, rigides, au garde-à-vous, des séries de petites portes marquées de numéros. Il y avait, dans cette nudité, une beauté atroce et inhumaine qui l’étreignait. Il se hasardait jusqu’à l’escalier et, penché sur la rampe, regardait le vide, épiait les pas, espérant toujours que par là viendrait celui d’un ami inconnu. Mais rien ne montait vers lui qu’une odeur d’éther, un cliquetis de trousseaux, des bruits de portes. Alors la solitude qui, quelques instants plus tôt, l’enivrait, le prenait soudain comme un gouffre ; il lui semblait descendre dans un puits sans fond dont les parois se resserraient sur lui jusqu’à l’étouffer ; il s’y enfonçait chaque jour un peu plus et il avait déjà tellement perdu l’habitude de parler que, quand il rencontrait quelqu’un, les sons ne parvenaient plus à sortir de sa gorge.

Les heures ramenaient toujours devant ses yeux les mêmes visages : ils avaient l’air de sortir d’une vie imaginaire. Le visage frivole d’Hélène, la figure sérieuse de Brukers le hantaient. Certes, ces deux-là n’étaient pas faits pour se rencontrer ailleurs que dans son esprit. Simon se mit à écrire. Souvent la pensée d’un être lointain vous apporte plus de chaleur que la présence de ceux qui vous entourent. Il écrivit toute une journée, déchira ses lettres, les recommença. Le soir, il ne lui restait plus de papier. Il se retourna vers le mur et chercha la sonnette.

Il découvrit alors une poire suspendue au bout d’un fil désespérément long qui lui révéla toute la hauteur du mur, où il se perdait mystérieusement, sous le plafond, dans une nappe de blancheur ; la petite poire tendait, au-dessous d’une rotondité brune et luisante, son petit appendice clair, prêt à rentrer dans les profondeurs de ce ventre plein de secrets, de chances, d’inconnu, où étaient renfermées toutes les choses désirables – dernière et humiliante expression du pouvoir d’un homme sur le monde : une sonnette !…

Simon caressait machinalement l’étrange objet… Sonnerait-il ? Mais, comme il hésitait, il vit tout à coup la porte s’ouvrir. Une sœur entra, muette, à la façon d’un automate, bouscula quelques objets sur la table, tira d’un coin de la chambre un petit guéridon métallique, l’installa près du lit, y posa quelques ustensiles pour le dîner. Elle était grande, massive, d’une taille immense, les pommettes colorées, les yeux minuscules, le regard buté, l’air bon enfant. Un flot de plis blancs tombait de ses rudes épaules au-dessus desquelles, encadrée d’une cornette rigide, émergeait une toute petite tête. Simon, quoique déconcerté, crut cependant pouvoir mettre à profit cette apparition monumentale pour réclamer du papier à lettres. Mais à l’audition d’une pareille exigence, la géante se mit à rouler des yeux exorbités :

— Du papier à lettres ?… Ce soir ?… Hôô !…

La sainte femme ne prononça pas plus de mots. Elle ne put aller au-delà de ce « hôô », de ce cri inarticulé qui traduisait mieux que toute parole sa stupeur devant le désir excessif formulé par son malade ; et celui-ci vit son espoir disparaître en toute hâte dans un bruit de plats entrechoqués.

Il contempla la morne pâture qui fumait sous ses yeux, introduisant dans sa chambre une trompeuse chaleur évocatrice des repas de famille. Mais la côtelette lui parut plutôt mince, les pommes de terre un peu blanches, le vin trop clair. Ces repas qu’on fait seul chargent soudain la vie d’un poids d’ennui impossible à soulever. Simon coupa son pain sans conviction, avec un couteau qui, au lieu de mordre la croûte, la défonçait. Il avait la gorge serrée et les morceaux ne passaient pas. Il se hâta d’en finir. Il repoussa bientôt, après quelques bouchées, les plats encore fumants sur la petite table bleue, toute pimpante.

Comme il en était là, la porte s’ouvrit de nouveau sur une autre servante du Seigneur qui entra munie d’un grand pot d’étain et versa dans une tasse de faïence une pâle infusion. Simon osa interrompre son geste pour réitérer sa demande. La sœur ne fit aucune remarque, sortit sans rien dire et revint quelques instants après ; elle avait un visage doux sous le bandeau blanc qui lui serrait le front ; elle chuchota d’une voix timide, avec un air si malheureux qu’il valait une excuse :

— Sœur Saint-Hilaire vous fait dire qu’il ne faut pas écrire à cette heure-ci. Il faut se reposer.

Sœur Saint-Hilaire !… Parbleu, comment n’y avait-il pas songé ? Elle était partout, cette femme, elle commandait tout ! Même invisible, c’était elle qui faisait tout marcher, qui inspirait les gestes, les réponses, les regards, les silences de ses acolytes. Ce mécanisme fonctionnait d’une manière impeccable. On pouvait au besoin le laisser aller tout seul. C’était très fort !

Simon laissa la sœur s’éloigner sans protester ; il ne savait plus si c’était la mauvaise humeur ou l’admiration qui dominait en lui. Mais il sentait que, désormais, toutes ses questions se heurteraient à ce mur de glace, que tous ses gestes sombreraient dans l’impossible et qu’il lui fallait renoncer aux plus simples désirs. Il avait l’impression d’être lié. Il n’était pas fait pour tant de vertus.

Quand une troisième sœur se fut éclipsée avec les assiettes, les cuillères et les carafons, Simon se retrouva seul devant la petite table ridiculement bleue, dans la chambre immobile. Il était de nouveau happé par le vide. Il pensa au foyer avec une tendresse subite, évoqua les visages des siens comme quelqu’un qui s’apprête à mourir seul. Il était là, sur ce lit qui ne savait rien de lui, les mains ouvertes, entre des murs nus, dépossédé de tout. C’était donc cela, être malade !… Ce mot prenait ici un sens tout nouveau.

Alors, il éprouva un tel besoin d’échapper à lui-même qu’il fut presque tenté d’aller s’agglomérer à ces groupes étranges qui passaient des heures, collés aux fenêtres, à ressasser de mornes plaisanteries, à raconter des histoires de maladies ou à comparer des températures. Il leur enviait cette gaieté facile, automatique, qui se développe avec l’engourdissement… Il sortit, mais le couloir était vide. Il entendit un pas naître, très loin, se rapprocher ; c’était un gros bruit de souliers qui sonnait contre le ciment. Soudain, le bruit cessa ; Simon entendit quelqu’un frapper ; puis une porte se referma et tout retomba dans le silence…

Il resta là, un moment, à regarder le couloir. Le couloir s’en allait à perte de vue, avec ses deux alignements parallèles de portes et de fenêtres qui se succédaient à intervalles égaux et se regardaient les unes les autres, comme dans l’éternité. Mais il n’osa pas s’y aventurer. Tout était morne, désert, comme inhabité. Un escalier partait en face de lui, lui présentant ses deux pentes contraires. Il risqua un pas vers la rampe, se pencha. Quelque part, un déclic de serrure se fit entendre. Il tressaillit comme un homme pris en faute et un mouvement instinctif le fit réintégrer sa chambre où il retrouva, sur son lit, les draps froissés au milieu desquels s’inscrivait la trace de son corps.

En vérité, qu’il eût ou non des gardiennes, leur présence était superflue : la maison se défendait elle-même ! Les murs n’inspiraient pas confiance ; les tournants d’escaliers étaient pleins d’embûches ; les parois des corridors suaient la peur !

Il s’empara d’un livre, et, un moment, retrouva un peu d’apaisement au contact d’un monde qui empruntait à la magie de l’art une existence d’une densité, d’une probabilité infiniment supérieures à celles de la vie réelle. Mais tout à coup, la porte tourna sur ses gonds dans un silence impressionnant et sœur Saint-Hilaire en personne fut devant lui, petite, rigide, sanglée dans son tablier blanc, le regard insaisissable derrière ses lunettes de nickel.

— Vous n’avez pas entendu la sonnerie ?

— La sonnerie ?

Simon répétait le mot avec une vraie stupeur, sans comprendre ; il se frotta les yeux pour s’assurer qu’il ne faisait pas un cauchemar.

Mais sœur Saint-Hilaire avait pour règle de ne pas croire à la bonne foi des malades. L’air interloqué avec lequel Simon répétait sa question lui parut faire partie de ces manœuvres par lesquelles on trompe de moins habiles. Elle répliqua, de sa voix lente et nasillarde, comme si elle chantait un récitatif :

— Oui, M. Delambre, la sonnerie. Vous l’avez parfaitement entendue. Vous savez que c’est l’heure d’éteindre et de dormir. Vous connaissez le règlement comme les autres, je pense. Mais il faut toujours que vous soyez le dernier, naturellement !…

Avec aussi peu de bruit qu’elle était entrée, sœur Saint-Hilaire se retira vers les arcanes des couloirs silencieux d’où elle surgissait toujours à l’improviste, comme une vapeur, comme une émanation de la Justice et du Droit. Elle avait un bagage de petites phrases toutes faites qu’elle débitait impitoyablement sur le même ton chantant, nasillard et désabusé. « Vous n’avez donc pas lu les règlements ?… » ou : « Vous ne pouvez donc pas faire comme tout le monde ?… » ou encore : « Toujours vous naturellement ! Toujours le dernier !… » Car on n’était pas seulement le dernier, on était « encore », on était « toujours » le dernier. Ainsi parlait, par sa bouche immuable, l’immuable et austère Consigne.

III

En montant vers le Crêt d’Armenaz au cours de cette longue journée dont il gardait encore sur lui le souvenir étouffant, Simon avait cru aller vers quelque chose de grand, vers une souffrance haute, unie à d’autres souffrances toutes pareilles par ces liens qui font s’aimer les hommes. Il n’avait pas cru que la douleur pût se présenter sous cet aspect humiliant et mesquin, pût revêtir les apparences ridicules d’une petite vieille tatillonne et autoritaire, merveilleusement armée pour faire souffrir. Il se sentait frustré, avili. Il aurait voulu appeler sur lui les plus grandes douleurs de l’humanité, celle de Prométhée enchaîné à son rocher, celle du Christ. Mais sa douleur à lui ne servait à rien, elle était faite de choses médiocres, elle sombrait dans le ridicule, comme si Prométhée avait eu pour dialoguer, en place d’un chœur de Néréides, un troupeau d’oies.

Le décor de son existence lui restait à peu près inconnu. Si, à la traversée d’un couloir, il se penchait par la fenêtre, il apercevait un plateau, fermé au nord par une muraille à demi circulaire qui se recourbait à l’ouest sur un des côtés du bâtiment. Mais de tous les côtés opposés à cette muraille – qui n’était que le prolongement et comme l’apogée de celle qui avait escorté la voiture durant une partie de la montée –, le plateau était encore cerné par la forêt qui montait d’en bas, de la vallée, poussée par une force irrésistible et au milieu de laquelle le Crêt d’Armenaz constituait, avec ses étages de prairies, une espèce d’îlot verdoyant… Mais de tout cela on ne pouvait presque rien voir. Le temps restait morne, bouché. La forêt, les rochers, privés de couleurs, se confondaient dans une grisaille uniforme qui semblait exsuder à la fois de cette terre gonflée d’eau, de ces prairies repues ; tandis que le ciel, comme une toile dont on ne peut arriver à retenir les plis, pendait tristement d’un bord à l’autre de la muraille circulaire qui opposait à tout désir d’évasion ses barrières proches.

Le bâtiment principal – la Maison, comme on disait –, s’érigeait à peu près au milieu du plateau. Derrière lui s’élevaient trois pavillons plus petits qui apparaissaient, de loin en loin, à travers le brouillard. Simon apprit avec indifférence que l’un d’eux était occupé par « les femmes » : il était situé à l’ouest, au bas d’une légère déclivité, en bordure du torrent qui le séparait de la muraille. À entendre les hommes, ce pavillon – qu’on appelait le « Nant-Clair », comme le torrent – offrait, du fait de sa destination, un intérêt exceptionnel, et l’on n’en parlait autour de Simon qu’avec toutes sortes de réticences mystérieuses… Le jeune homme ne pouvait se retenir de hausser les épaules en écoutant ces bavardages de collégiens extasiés. Il commençait à s’étonner toutefois que, dans cette maison où les hommes et les femmes ne devaient en principe jamais se rencontrer, il fût tant question, sous cape, de coups d’œil, d’intrigues et de rendez-vous – et sans doute y avait-il plus de coups d’œil que de rendez-vous. C’était en vérité une étrange république que celle-ci, où les hommes et les femmes vivaient séparés les uns des autres par un mur de feu. Simon ne parvenait pas à comprendre, à travers les récits de ses camarades, si ce mur était légendaire ou réel. Mais si, dans la mesure où il existait, il semblait avoir pour effet de convertir tout doucement les tempéraments les plus fougueux aux ardeurs contemplatives, il n’en créait pas moins de part et d’autre une effervescence anormale – et Simon souriait de voir les hommes qui n’étaient déjà plus tout jeunes se comporter comme on le fait à vingt ans, attendre des heures au tournant d’un couloir, au bas d’un escalier, pour regarder passer une robe… Décidément, les gens du Crêt d’Armenaz lui semblaient être retombés en enfance.

Il aurait voulu sortir de sa chambre, courir les routes, s’échapper. Mais sœur Saint-Hilaire était là. Elle était bourrée de maximes sur la sagesse, sur la résignation, sur la patience, et elle consolait son malade en lui assurant que « tout cela n’était pas près de finir », qu’« il en verrait bien d’autres » et qu’en tout cas, aucun changement ne serait apporté à son régime tant qu’il n’aurait pas été examiné par le docteur. Mais le docteur était en voyage. Il fallait attendre son retour. Il fallait garder la chambre.

Cette chambre était une île, un milieu clos où le monde extérieur ne parvenait que sous forme de bruits. C’était ce bruit de toux qui chaque jour réveillait Simon à l’aube, en résonnant de l’autre côté du mur, lugubrement, dans la chambre voisine. Des bruits de feuilles froissées, des tintements de vaisselle, des bruits de voix, de pas. Le pas rapide d’un petit serveur ; le pas mou, redoutable, de sœur Saint-Hilaire, cette voix de crécelle qui grinçait chaque matin, pendant de longues minutes, dans le couloir, le long des portes, montant et descendant, impitoyable, cette voix qui mettait fin à tout espoir, qui venait vous glacer dès le réveil et toute la journée vous condamnerait… Puis, vers dix heures, c’était le pas élastique et vif du médecin-assistant, le docteur Crou, dont on entendait se rapprocher la voix de chambre en chambre : « Bonjour, Monsieur… Rien de particulier ?… Très bien… Au revoir, Monsieur… » Puis, à trois reprises, le bruit de l’ascenseur qui apportait les plats, les portes de fer qu’on claquait. Et enfin, clôturant la journée comme il l’avait inaugurée, le pas moite, inquiétant, de sœur Saint-Hilaire qui venait vérifier l’extinction des feux.

Tout cela se passait derrière la porte, dans cet univers inaccessible où soufflait du matin au soir un vent de récriminations sous lequel il valait mieux ne pas se hasarder. Simon était couché, silencieux, épiant d’heure en heure la montée de sa température et sentant croître en même temps qu’elle le volume de son corps.

Quelquefois, la chambre appelait ses regards, la chambre venait à lui, passait le long de ses membres avec ses murs luisants, ses scintillements, son silence. Contre elle il n’y avait rien à dire. Elle était d’une couleur vert d’eau reposante, dessinant une sorte d’horizon océanique qui s’arrêtait aux trois quarts du mur, le long d’une petite baguette de bois au-dessus de laquelle naissait une zone toute blanche qui montait par une courbe lente vers le plafond. Les yeux de Simon suivaient cette courbe, puis revenaient faire le tour de la chambre. Là une table, là un lavabo, là un placard et ici un lit où je suis. Devant ce lit, la porte-fenêtre : deux battants à coulisses rentrant l’un et l’autre dans le mur. C’était parfait, net, irréprochable. Une chambre où tout s’emboîtait. Le dossier du fauteuil se repliait sur le siège, la table se repliait sur le mur et s’effaçait. Oui, tout cela était vraiment parfait. Parfait ! Simon se surprenait à proférer ce mot, tel un touriste à qui l’on fait visiter des chambres et qui déclare : « Enchanté ! Je prendrai celle-ci ! »

Le matin naissait. Simon ouvrait les yeux. Cela faisait une nouvelle journée, il ne savait plus laquelle. Une fatigue sourde pesait sur ses membres. Jusqu’au soir il resterait enseveli.

Un jour, enfin, n’y pouvant plus tenir, il céda au besoin de bouger à tout prix, sortit de sa chambre et s’en alla explorer le couloir. Il gagna, pas à pas, la partie du couloir la plus obscure, la plus éloignée, celle qui, n’ayant pas de fenêtres, était toujours dans l’ombre. Il y avait là un endroit mystérieux, fascinant, où un couloir plus petit venait s’embrancher sur le couloir principal et disparaissait dans une direction inconnue. Simon allait s’y engager quand il vint à buter contre les brancards d’une civière. Il vit une porte de chambre toute grande ouverte et, contre le mur, sous une veilleuse, un écriteau qui recommandait le silence. Mais il n’osa pas regarder dans la chambre. Il entendit le timbre bref d’une sonnerie et il eut peur. Il revint chez lui à pas pressés, s’étendit sur son lit et ferma les yeux.

Quand il les rouvrit, longtemps après, il s’aperçut que le jour était tombé et il éprouva une impression étrange : il lui sembla que quelqu’un était près de lui. Que se passait-il ?… Il avait dû rêver. Il chercha quel jour on était. C’était un jour comme les autres. Il ne se passait rien. Il faisait noir… Il fit un geste pour allumer, mais il entendit du bruit derrière sa porte. Quelqu’un parlait dans le couloir, une voix de femme, une voix fraîche et fluide. Il fit effort pour distinguer les mots, mais ils furent bientôt recouverts par un bruit de pas et il n’entendit plus rien. Cela n’avait duré qu’un instant, il n’aurait pu dire combien de temps, tellement cela avait été bref, mais la clarté, la pureté de cette voix le pénétraient encore : et soudain il comprit qu’il était seul. Seul, oui. Cette voix lui révélait sa solitude. Il souffrait ; c’était, lui semblait-il, la première fois de sa vie qu’il souffrait vraiment.

Mais un monde naissait sous ses yeux, à travers cette souffrance inouïe et toute merveilleuse, un monde qui était sans rapport avec aucun de ceux qu’il avait connus. Et il avait maintenant si mal au fond de lui qu’il pensa qu’il avait peut-être enfin trouvé sa souffrance. Qu’il y eût un monde tel que celui où il pénétrait en cet instant, c’était bien la seule chose, en effet, qui importait. C’était comme si la voix, cette voix dont il n’avait retenu que le son, lui avait dit en langage intelligible : « Ce que tu cherches seul, sous la trame épaisse de tes jours, n’est pas si loin : c’est quelque part, là-bas, on ne peut pas dire où, et tu n’y entreras peut-être jamais, mais il y a des fils, des chemins qui partent de toi et qui y conduisent. Il y a ta chambre, ta vie, ce mur infranchissable qui la limite – et il y a ce qui est derrière, et c’est cela le bonheur, c’est ce que tu ne vois pas mais qui existe… »

Simon eut un mouvement d’épaules « Des bêtises !… » se dit-il. Depuis combien de temps rêvait-il ainsi ? Des bêtises !… C’était le mot qu’avait prononcé Brukers, un jour, en réponse à un discours intempestif de Chartier. « Voilà donc ce que je suis devenu, se dit Simon. Un rêveur !… »

Cependant, quelque temps après, vers la fin d’une autre après-midi, il crut entendre de nouveau la voix – oui, la même… Illusion sans doute ? C’était trop fort. Il ne prit pas le temps de réfléchir : il rejeta ses couvertures et en moins d’un instant fut dehors. Le couloir était vide. Mais il crut percevoir, à l’étage inférieur, un bruit de pas. Il se précipita, descendit l’escalier quatre à quatre. Il se trouva alors dans un couloir exactement semblable à celui qu’il venait de quitter, avec le même nombre d’ouvertures, le même luisant des murs, du plafond, du sol. Mais personne. Il s’arrêta, essoufflé. Soudain le même bruit de pas faible et furtif, sembla passer comme une invite au bout du couloir, dans la pénombre du jour finissant. Simon courut, atteignit l’angle du couloir. Il ne vit rien. Il descendit trois petites marches et s’engagea dans un autre couloir, également long et également vide. Il s’arrêta de nouveau. La tête lui tournait. Le jour baissait de plus en plus derrière les vitres. Que faisait-il là ? À quel vertige imbécile avait-il cédé ? Le long du mur, les portes se succédaient, à intervalles égaux, closes, silencieuses, surmontées de leurs numéros. Il regarda près de lui : 113. Pourquoi 113 ?… Il ne s’y retrouvait plus ; il ne percevait plus aucun bruit… Il se remit à marcher, trouva un nouvel escalier plus étroit que le précédent mais qui aboutissait à un couloir tout pareil. Il enfila le couloir. À chaque fenêtre, son ombre décrivait un circuit sur le mur et venait atterrir devant lui sur le sol. Tandis qu’il regardait cette ombre, il s’aperçut, comme l’autre jour, qu’il avait peur. Oui, peur ! Tout était tellement silencieux. Seuls le mal, la douleur pouvaient produire un pareil silence. Il sentait son désastre uni à tous les autres, et cela faisait vraiment un silence prodigieux.

Il retrouva par hasard le premier escalier, mais il avait oublié ce qui l’avait fait sortir de sa chambre. Il remonta lentement, le dos courbé, comptant les étages. Quand il se crut arrivé, il chercha sa porte. Mais elles se ressemblaient toutes et cela aussi lui fit peur. Il redescendit les étages, ouvrit une porte, puis une autre, s’excusant chaque fois de son erreur. Puis il revint à son point de départ et, reconnaissant qu’il était déjà passé par trois fois devant ce numéro 113 qui semblait le narguer et qui était le sien, il se mit à rire – d’un rire étouffé qui lui emplissait la gorge de larmes.

IV

Ils étaient souriants, un peu gauches, l’air bon enfant, épris de grosses blagues. Ils avaient de la peine à se caser dans la chambre qui, avec ses deux sièges, semblait vouloir rejeter l’excès des visiteurs. Simon leur racontait sa mésaventure, la grossissait pour les intéresser, adoptant leur ton. « Je ne retrouvais plus ma chambre… Vous comprenez, toutes ces portes… Je n’étais jamais sorti… » C’était pourtant la vérité. Il était rentré dans sa chambre plus malade qu’il n’en était sorti. Pendant quelques minutes, assis sur son lit, il avait presque pleuré d’angoisse. Alors il avait compris qu’il deviendrait tout à fait fou s’il s’obstinait, comme il l’avait fait jusqu’ici, à ne voir personne. C’était d’ailleurs l’avis de sœur Saint-Basile, la Supérieure, qui étant venue le voir le lendemain, comme elle le faisait quelquefois, s’était attardée un instant près de lui. En regardant sœur Saint-Basile debout, dans sa stature altière, son maintien grave, en considérant ce visage si pâle, si mince, entre les bords du voile noir qui l’encadrait, en écoutant cette voix presque immatérielle, Simon s’était laissé doucement persuader. Devant cette femme dont les manières d’être comme les paroles respiraient la noblesse et qui semblait miraculeusement détachée d’un cadre du Greco, il pensait à sœur Saint-Hilaire et se disait qu’il existait sans doute autant de contrastes à l’intérieur de la petite communauté religieuse du Crêt d’Armenaz que dans toutes les autres associations humaines où l’adhésion aux mêmes principes laisse intacte la diversité des natures, et qu’il y avait entre ces deux femmes toute la distance qu’il y a dans un régiment entre le colonel et le caporal instructeur. Et il avait compris du même coup que notre sympathie va aux êtres non pas en fonction de leur rang ni de leur métier, ni même de leurs convictions – toutes choses assez étrangères à eux –, mais de l’attitude qu’ils ont devant la vie et de la façon dont ils accueillent en eux l’univers… Sœur Saint-Basile s’était retirée en lui répétant – de cette voix qui s’échappait comme à regret de ses lèvres un peu crispées – qu’elle lui enverrait « de la compagnie »… Et ainsi ils étaient venus, l’un amenant l’autre, vers ce nouveau qui était là depuis des semaines et qu’on n’avait pas encore vu.

Cependant le jeune homme était décontenancé par la gaieté de ses visiteurs. Ceux-ci avaient eu bien vite fait d’épuiser les plaisanteries classiques relatives à sœur Saint-Hilaire et aux microbes, et Simon restait d’un sérieux qui semblait fatal à la conversation. Alors ils se mirent à parler tous à la fois, mêlant tous les sujets : le docteur Marchat, la maladie, la montagne, le mauvais temps, la statistique ; de là on revint au docteur Marchat, l’homme redoutable qui dirigeait le Crêt d’Armenaz et envers qui les plus frondeurs semblaient éprouver crainte et révérence ; enfin, un loustic parla des femmes ; sur quoi un autre parla du danger de vivre entre hommes ; ce qui en amena un troisième à parler des vertus de la vie en commun.

— La vie solitaire, disait celui-ci, est mauvaise. La vie en commun est détestable. Le meilleur régime est celui d’une communauté tempérée. C’est pourquoi les hommes, dans les premières années du XXe siècle, ont fondé les sanatoriums. Dans ces établissements, l’individu est servi par la communauté sans en être l’esclave. Vous vivez à beaucoup, mais vous pensez seul.

Malgré le charme qu’il trouvait à Jérôme Cheylus, ce n’était pas sans un peu de scepticisme que Simon l’entendait exposer l’étonnante formule d’existence qui réalisait sur quelques points cette synthèse des contraires que les hommes recherchent si puérilement toute leur vie : solitude et société, mariage et célibat, ville et campagne, et bien d’autres…

— Pour ce qui est du mariage, c’est un peu délicat, intervint le grand Saint-Geliès, un garçon immense, à la mine réjouie, et remarquable par les tons éclatants de son pull-over. Ce n’est pas que les belles nous fassent défaut ici, mais à vrai dire, elles sont un peu parquées.

— C’est ce qui fait leur prix, suggéra un autre personnage qui se tenait dans l’ombre, et dont Simon distinguait mal la physionomie.

Mais il fut interrompu par une voix grave, visqueuse, qui émanait d’un être d’une laideur bizarre, qu’on appelait Massube.

— Qu’avons-nous besoin de filles ? jeta celui-ci dédaigneusement, avec un mouvement de ses grosses lèvres qui s’avançaient dans une indéfinissable expression de dégoût. Les hommes se suffisent à eux-mêmes ! L’expérience des sanatoriums le prouve, ajouta-t-il avec un rire faux, satisfait de cet ingénieux sous-entendu.

Simon était complètement dépaysé. Contrairement à ce qu’on faisait dans les milieux qu’il était accoutumé à fréquenter, on n’effleurait ici aucun sujet ayant trait aux sources d’Hérodote ou aux substituts de l’anapeste. Il constata pour la première fois de sa vie avec surprise combien l’éducation qu’il avait reçue l’avait peu préparé à prendre part à une conversation de ce genre. Il jugea les préoccupations des hommes insignifiantes.

Cependant, la conversation avait changé de sujet et l’on parlait maintenant de la façon dont il convenait de disposer la chaise longue sur la « cure » : c’était le terme dont ils se servaient tous pour désigner le petit espace en plein air qui se trouvait au-devant de chaque chambre, isolé sur les côtés par des cloisons de bois, et où la plupart des malades restaient étendus pendant le jour. Quelqu’un conseillait donc de placer la chaise longue en fonction de la « vue », face à une montagne dont il parlait avec beaucoup de respect et qu’il appelait le Grand-Massif. Mais un autre préférait se tourner dans le sens contraire, c’est-à-dire du côté de la muraille qui venait déborder la façade à l’ouest. Là-dessus le premier s’entêta dans son opinion. Massube, toujours heureux de contredire, lui démontra qu’il avait tort et se mit à déblatérer contre le Grand-Massif. Il l’avait assez vu, le Grand-Massif ! Il était repu de glaciers, rassasié de pics et d’arêtes ! Le Grand-Massif, on le voyait assez en se promenant ; pourquoi faudrait-il encore le regarder quand on était chez soi ? Uniquement parce que c’était grand, parce que ça occupait de l’espace ?…

Simon essayait d’identifier la montagne en question. Certes, il la connaissait de réputation pour en avoir lu le nom dans les livres, un peu comme il connaissait les empereurs romains ou les chefs d’orchestre célèbres ; mais les journées de beau temps avaient été rares depuis son arrivée, les montagnes étaient le plus souvent voilées et, à vrai dire, il s’était assez peu intéressé au paysage.

— Où est-il donc, votre Grand-Massif ? demanda-t-il enfin s’adressant au petit groupe qui discutait devant lui.

— Pour la géographie, l’éloquence et les arts d’agrément, s’adresser à Saint-Geliès, dit Massube.

— Pour les étoffes d’ameublement, bouillottes, parapluies et ombrelles, voir Massube, répliqua du même ton l’interpellé, qui palabrait au milieu de la chambre, le buste paré de son magnifique pull-over cerise à pompons.

Massube croisa comiquement sur lui, dans un geste plein de dignité, les pans d’une robe de chambre élimée, visiblement taillée dans une tenture défunte, dont la couleur parcourait toutes les gammes du bleu et dont les fleurs s’épanouissaient sur les épaules, le buste et le ventre du personnage. Simon leva les yeux vers lui et fut désagréablement impressionné par la dissymétrie de ses traits, ainsi que par la petite moustache rousse, aux poils courts, qui surmontait sa lèvre supérieure.

— Eh bien, demanda-t-il, me dira-t-on où il est, ce Grand-Massif ?

— C’est là-bas, dit Cheylus, en montrant le brouillard.

— La plus grande vedette du pays. Une de ces célébrités trop connues qui ne possèdent pas l’art de se faire oublier, reprit Massube.

— Elle fait cependant tout ce qu’elle peut, fit une voix. Au moins en ce moment.

Simon regarda du côté d’où venait cette voix, qui était sans timbre, et vit un garçon au visage osseux, aux yeux sombres, dont l’aspect lui fit presque peur. Cependant Cheylus s’était assis familièrement au pied du lit, tandis que Massube s’était mis à cheval sur une chaise. Les autres restaient debout autour de Saint-Geliès qui continuait à palabrer.

— Connaissez-vous le Catéchisme du Crêt d’Armenaz ? demandait Saint-Geliès épanoui.

C’était la dernière trouvaille de cet heureux garçon : un petit formulaire comportant les questions et les réponses. Cette invention visait à être drôle. Par exemple, il s’agissait de savoir combien il y avait de catégories de malades au Crêt d’Armenaz. Il y en avait deux d’après Saint-Geliès : les Horizontaux et les Obliques – ceux-ci n’étant couchés que la moitié du temps… L’auditoire n’était pas difficile et Saint-Geliès était un orateur à sa mesure : il jouit de son petit succès. Mais Lagarrigue, un Marseillais, réclama la parole.

— Pardon ! s’écria-t-il au milieu des rires, tu oublies une troisième catégorie de malades : ce sont les bien portants clandestins, ceux qui se sont guéris à l’insu des médecins et qui continuant à rester ici, contre toute justice, emploient leur temps à se promener et à faire des discours. Cette troisième catégorie comprend un membre unique : Saint-Geliès, le Perpendiculaire !…

On applaudit bruyamment à cette sortie et Simon pensa une fois de plus qu’après le collège et la caserne, le sanatorium était le dernier refuge de l’enfance…

— Eh bien moi, je connais un autre Perpendiculaire, compléta Massube. C’est Pondorge !

— Chut ! dit quelqu’un. Il pourrait entendre !

— Comment, entendre ? Il n’est pas ici.

— Il occupe la chambre voisine.

Simon était de plus en plus dérouté. Ces garçons ne lui semblaient pas faire partie de la même humanité que lui et il doutait de jamais pouvoir partager leur vie ni leurs plaisirs. Il se demandait, tout en les écoutant d’une oreille distraite, depuis combien de temps ils étaient là, comment la « chose » leur était venue… Il entreprit Cheylus, lui posa des questions. Mais Cheylus parut trouver ses questions intempestives. Il ne concevait pas cette curiosité. Il se souvenait mal. Il n’avait plus l’air de savoir pourquoi il était ici : une autre vie lui paraissait difficile à imaginer.

Simon avoua qu’il trouvait les journées lourdes, interminables.

— Je sens le poids de chaque heure, dit-il, de chaque seconde… N’est-ce pas ainsi pour vous ?

— Mais non, dit Cheylus : ici, le temps échappe à toute mesure. Dans cette vie où l’on n’a rien à faire, on ne perd pas une minute. Quoi de plus merveilleux qu’une chambre où l’on vit seul, où l’on est servi et où la nature nous accompagne ? Il n’y a pas pour moi d’heure perdue, de mauvaise saison. J’ai mis quelques temps à comprendre cela, venant de la ville où l’on gaspille son temps tout en croyant faire quelque chose. Mais croyez-moi : ici chaque minute qui s’écoule est une minute de vie. Vous verrez cela, acheva-t-il, vous verrez…

Puis, sans attendre que Simon lui répondît, il l’invita à se lever et le conduisit sur la « cure ». Celle-ci avait pour tout mobilier une chaise longue de rotin qui, le dossier renversé sur le siège, les bras écartés, avait un air de mutilation et de souffrance.

— Regardez, dit Cheylus.

La journée était grise ; la prairie disparaissait, à peu de distance, sous le brouillard ; il n’y avait rien à voir. Mais le geste, le regard de Cheylus montraient toutes choses et Simon croyait les voir s’éveiller au fond des brumes.

— Je laisse à d’autres le soin de vous dire leur ennui, continua Cheylus, de se plaindre des règlements, de l’humeur sibylline du docteur et du reste. Mais, voyez-vous, acheva-t-il après un moment d’hésitation, rien ne compte auprès de ça !…

Simon regarda son camarade. Avait-il, lui aussi, son genre de folie ? Mais Cheylus était transformé. Debout près du balcon, il lui apparaissait tout à coup avec une clarté sur le visage qui le frappa : peut-être n’était-il pas comme les autres ?… Simon quitta des yeux son compagnon et examina le paysage : la prairie était un lac pâle d’où émergeait, dans le gris du ciel, la tête brune et violente du rocher. Mais, comme il se penchait hors du balcon pour mieux voir, le jeune homme fut saisi par l’humidité et se retira aussitôt.

— N’ayez crainte, fit alors quelqu’un derrière lui ; ici les brouillards sont secs !…

Cette réflexion fut suivie d’une toux rauque qui rendait la plaisanterie sinistre. La voix grinçait comme une poulie rouillée. Simon se retourna et vit le garçon maigre et osseux qui était intervenu dans la conversation, quelques instants plus tôt, pour dire son mot sur le Grand-Massif. Mais plus encore que par son aspect physique, Simon était ému par cette voix éteinte, impuissante, affreuse à entendre… Il chercha un mot à lui dire mais n’en trouva point.

— Tu devrais rentrer, Lahoue, dit Cheylus, après avoir jeté un coup d’œil sur le malheureux. Tu vas te fatiguer.

Simon crut que le conseil était ironique. Mais le regard que Cheylus posait sur son camarade lui fit comprendre qu’il se trompait. Malheureusement, l’autre ne voulait rien savoir. Le dos appuyé contre la porte, muet, l’œil amer, il semblait lutter farouchement contre un ennemi invisible.

— Cheylus, proféra-t-il tout à coup en s’avançant, regarde !…

On voyait, sous l’écran uniforme du brouillard, une tache éclatante, d’un blanc cru, qui apparaissait à l’est, au-dessus de la forêt, très haut dans le ciel. Son intensité s’accrut pendant quelques secondes, puis elle disparut complètement. Simon sentit qu’on lui touchait l’épaule.

— Le Grand-Massif, dit Cheylus.

Mais le Grand-Massif était indifférent à Simon. Eût-il été tout à fait visible, il était une compensation insuffisante à la vie qu’il menait ici, à la privation de tout…

— Évidemment, reprit Cheylus, déçu par le mutisme de son compagnon, si ces choses-là ne vous intéressent pas…

— Ce n’est pas de ça que j’étais habitué à me nourrir, fit Simon d’une voix sourde.

Après tout, il n’était pas loin de penser là-dessus comme Massube. Justement celui-ci, qui n’avait cessé de le suivre du regard, élevait la voix du fond de la chambre, revenant sur son idée avec une obstination de maniaque.

— Vos montagnes, eh bien quoi, c’est des excroissances de la terre ! C’est des boutons de fièvre ! Des verrues ! c’est les restes d’une maladie d’enfance. Une acné un peu prolongée ! Il n’y a pas de quoi faire tant d’histoires !

Mais Cheylus ne parut pas entendre. Il se contenta de répondre à Simon, de cet air un peu réticent qui semblait toujours signifier pour lui plus de choses qu’il n’en disait :

— Soit… J’espère pour vous que vous y viendrez.

Cependant, Simon commençait à être mal à l’aise et les propos de tous ces garçons, le parler vulgaire de Massube, la voix pénible de Lahoue lui communiquaient une espèce de panique, un désir fou de s’enfuir, de retourner vers son travail, vers tout ce qu’il avait laissé et qui lui apparaissait tout à coup comme la « vraie vie ». Il en voulut à Cheylus de son insistance et ce fut d’un ton presque violent qu’il répliqua :

— Voyez-vous, les hommes m’ont intéressé jusqu’ici plus que les choses, et les idées plus que les hommes. Je ne vous le cache pas : j’étouffe ici ! J’étouffe… ! Et je comprends mal que tout cela vous paraisse presque naturel !

Il se souvenait maintenant de Chartier, de Chartier lui parlant de Bonaparte, de Chartier qui se plaignait de faire des thèmes ! Qu’eût-il pensé ici !… Mais, cette fois, il fut vraiment frappé de la façon dont Cheylus le considéra. Cheylus sembla sur le point de faire une réflexion, mais il se tut, comme s’il préférait la garder pour lui. Simon était prêt à s’irriter de ce qu’il lui eût dit : il s’irrita de son silence. Il proféra d’un ton ferme, un peu provocant :

— Je vous étonne ?

Mais le regard de Cheylus se fixa de nouveau sur lui et Simon regretta d’avoir parlé : il y avait dans ces yeux-là un calme étonnant, avec une nuance de recueillement que Simon n’y avait pas encore décelée et qui ajoutait à ce visage un complément par lequel il semblait seulement devenir lui-même. C’était comme si, sur cet être encore anonyme, un signe venait d’apparaître.

— Il y a des choses, dit Cheylus sur un ton indéfinissable, que l’on peut apprendre ici… Mais ce n’est pas tout à fait un enseignement comme les autres. Ce n’est guère une affaire de formules. Et il y faut du temps… Il est vrai, ajouta-t-il avec un sourire assez cruel, que sur ce point le Crêt d’Armenaz vous donnera toute satisfaction. Cette maison n’est pas faite pour les gens pressés…

— Que voulez-vous dire ? interrogea Simon, de nouveau agacé.

— Mon Dieu, fit tranquillement Cheylus, ici la vie va plutôt par trimestres, avec les saisons…

Simon eut de la peine, cette fois, à dissimuler son irritation.

— Dans ce cas, répliqua-t-il, je n’aurai sans doute pas le temps d’apprendre grand-chose, car je pense que trois mois de cette expérience me suffiront.

— Je vous le souhaite, dit Cheylus toujours aussi tranquille. Mais vous seriez le premier, dans les annales du Crêt d’Armenaz, à qui trois mois, comme vous dites, auraient suffi.

Simon perdit contenance. Ces mots-là étaient pires que tout. Il regretta d’avoir écouté Cheylus. Parbleu, il aimait encore mieux les rieurs ! Il adressa de loin un regard de complicité à Massube, à Saint-Geliès, toujours agité et content de lui. Mais à ce moment, un bruit étrange, granuleux, partit de la poitrine de Lahoue. Celui-ci s’était mis à l’écart, et le dos tourné, se courbait avec effort vers un petit réceptacle de porcelaine qu’il avait tiré de sa poche. Simon laissa paraître un léger mouvement de répugnance. Massube, qui s’était rapproché, l’aborda avec une expression narquoise.

— Vous n’êtes pas encore très habitué…

— Hum… Non, je l’avoue ! fit Simon, excédé.

— Je crains bien, continua Massube d’une voix de confidence, je crains bien qu’à présent il ne soit trop tard pour lui.

— Comment trop tard ?

Massube se pencha à son oreille ; il avait un peu l’air de ricaner.

— Il a eu tort, je crois, de ne pas se laisser couper les côtes…

Mais Simon crut qu’il avait mal entendu.

— Vous dites ?

— On lui a proposé une « thoraco », reprit l’autre dans son jargon, mais il n’a pas voulu se la laisser faire. Maintenant il est trop tard. Il a eu tort, je vous dis : il en crèvera !

Simon ne chercha pas à obtenir plus d’explications. Il était bien résolu à ne plus comprendre.

— Il loge loin d’ici ? demanda-t-il simplement, effrayé à l’idée qu’il pouvait vivre dans le même bâtiment que cet individu d’une santé si peu recommandable.

— Sa chambre est là, dit Massube avec un air malin, en désignant la cure la plus proche. Il est votre voisin. Lahoue à gauche et Pondorge à droite !… De braves copains !…

Et, sans prêter attention à l’inquiétude qui se peignait sur le visage de son interlocuteur, il ajouta, clignant de l’œil :

— Vous connaissez l’autre ?

— Quel autre ?

— Celui de droite… Le second Perpendiculaire !…

— Non.

— Je crois que ça vaut mieux, grommela Massube.

Et il rit, d’un rire équivoque et malveillant que Simon détesta. Le jeune homme se sentait traqué : ils étaient tous ligués contre lui, tous ! Cheylus avec ses airs nobles, Massube avec son argot, Lahoue avec sa voix morte ! Il fut pris de découragement et cherchait un moyen d’en finir quand l’appel grelottant de la sonnerie se fit entendre dans les couloirs.

— Les présentations sont terminées, dit Massube. Salut à la compagnie !

Il se retira avec les autres, mais comme Simon se croyait seul dans la chambre, une main se posa sur son bras et le poussa doucement vers la fenêtre qui était restée ouverte.

— Écoutez !…

Simon se laissa faire. Il regarda Cheylus avec surprise et prêta l’oreille… Cela partait d’un point invisible, à l’ouest, probablement le long du rocher. C’était un grondement sourd, continu, sous lequel on devinait une puissance formidable. C’était un bruit de roulement, un bruit forcené : on eût dit un convoi de chariots lancés à toute volée sur une route.

— Le torrent !… dit Cheylus. Il a beaucoup plu ces jours derniers, il doit être devenu énorme.

Le torrent… Simon écoutait, ne comprenant pas la joie qui soudain était en lui. Déjà, il avait rejoint le torrent invisible et se laissait rouler sur ces eaux sans visage dont la rumeur apportait à ses sens jusque-là fermés la révélation d’une nature insoupçonnée, dont on ne parlait pas dans les livres qu’il avait lus. Cela venait du fond du brouillard, cela devait tomber du haut des rochers et s’écraser contre la terre. Dans ce bruit lointain mais massif, il y avait quelque chose de palpable, comme une matière, et c’était une jouissance de se laisser pénétrer par elle…

— Il faut rentrer, maintenant, dit Cheylus. Mais vous verrez, la maladie n’est pas ce que vous croyez. Mais non, appuya-t-il, comme Simon levait vers lui un regard interrogateur, la maladie… Ne pouvant placer tout ce qu’il avait à dire, il abrégea et souffla à Simon, mystérieusement, dans l’entrebâillement de la porte : « Vous verrez, c’est très beau, la maladie !… »

La porte se referma ; mais Lahoue était resté dans un coin de la chambre ; il semblait avoir attendu ce moment pour se retirer. Il s’avança vers Simon, peureusement, lui tendit la main et chuchota de sa voix sans timbre :

— Je suis content que nous soyons voisins… Il y a longtemps…

Il laissa sa phrase en suspens et la termina par un vague sourire misérable.

Simon avait esquissé un mouvement de recul.

— Je suis enchanté… dit-il sur un ton qu’il s’efforça de rendre cordial.

— Vous m’entendez, la nuit ? demanda Lahoue avec un nouvel effort.

— La nuit ? Mais non. Pourquoi ?

— Parce qu’il m’arrive de tousser, n’est-ce pas ?… À ces heures-là, ça s’entend… Ah ! vous verrez !… Ce n’est pas du tout drôle, ici… Bien sûr, il y a de temps en temps de bons moments… Il y a aussi des types comme Cheylus, des enthousiastes, fit-il d’un air de reproche ; mais quelquefois… La maladie, acheva-t-il avec une grimace, c’est de la pourriture !

Simon effleura avec précaution la main maigre et humide qui lui était tendue. Il se retrouva seul dans sa chambre. Elle lui parut plus vide que de coutume et il comprit qu’il ne pourrait plus se passer de ces hommes dont il avait si mal supporté la présence.

V

Simon avait reçu des mains de sœur Saint-Hilaire une petite trousse d’aiguilles de diverses grosseurs et quelques bobines de fil blanc et noir. Il apprit ainsi les vertus de l’activité manuelle. À peine avait-il eu quelques instants de rébellion : sa révolte céda bientôt à l’attrait qu’exerçaient sur lui ces menus travaux, à la satisfaction de remettre en état du linge déchiré, de faire durer ce qui allait finir. Il connut tout ce qu’on peut gagner sur les multiples agents de l’usure si l’on veut bien reprendre à temps une maille de chaussette, une chemise éraillée, et, tout en piquant le tissu du bout de son aiguille pour y passer le fil réparateur, il espérait que les tissus qui, dans sa poitrine, s’étaient déchirés, se réparaient ainsi peu à peu. Ces occupations lui fournirent pendant quelque temps la paix la plus complète, la plus étrange qu’il eût jamais goûtée. C’est qu’elles différaient de toutes celles qu’il avait jamais entreprises, en ce qu’elles ne posaient aucun problème et comportaient un aboutissement sûr. Outre qu’il y avait, en chacune d’elles, une possibilité d’achèvement qu’il n’avait jamais rencontrée à ce degré dans aucun travail, elles lui rendaient aussi, sous une forme imprévue, le sentiment de son utilité. Les heures, poussées insensiblement à leur terme sous l’action de ses doigts un peu raides mais actifs, et qui tout en s’agitant laissaient filtrer du rêve, fuyaient les unes derrière les autres et tombaient finalement dans la nuit après avoir tournoyé devant lui avec la douceur mélancolique des feuilles mortes. Lorsqu’à neuf heures et demie du soir retentissait la dernière sonnerie et que Simon, ayant tourné le bouton de sa lampe, laissait dans sa chambre ouverte pénétrer la nuit, il lui semblait que la journée avait agi sur lui, corps et âme, à la façon d’un minutieux et incompréhensible charme ; et la certitude de retrouver le lendemain une journée toute pareille, faite d’occupations aussi simples et d’heures aussi reposantes, le remplissait d’une vague béatitude qui lui rendait le sommeil plus clément.

Maintenant, lorsqu’il voyait apparaître le visage fripé de sœur Saint-Hilaire, dont les yeux étaient si froids et si fixes sous leurs verres qu’ils semblaient faire partie eux-mêmes de la monture de fer blanc qui les encadrait, Simon voulait croire qu’une partie du visage de cette petite vieille pratique, indispensable et mesquine, s’illuminait d’un éclat intérieur et de la conscience qu’elle devait avoir du sens ou des répercussions de sa tâche. Il eût aimé arrêter un instant cette activité jamais ralentie, toujours égale, et proposer une minute à son propre regard le mouvement de cette vie rongée par une multiplicité de besognes machinales. Savait-elle le prix de tout cela ?… Hélas ! le regard indifférent et glacé que ses yeux rencontraient chaque matin lui montrait qu’elle ne savait pas, qu’elle ne saurait jamais, qu’elle n’avait pas appris, en ses trente ou quarante ans de service, ce qu’il avait appris en quelques jours. Car, si peu d’importance qu’il accordât à ces humbles travaux, ils rapprochaient de lui ce que ses camarades de la Sorbonne qui étaient restés en bonne santé ne connaîtraient peut-être jamais, la beauté humaine des métiers. L’obligation de les examiner de plus près pour les réparer lui faisait apparaître en effet comme à travers une loupe, dans chaque tissu et dans chaque étoffe, le nécessaire enchaînement des fils, et dans chaque fil le mouvement des fibres étroitement tressées. Il imaginait peu à peu, sous les événements incompréhensibles qui s’étaient déclenchés dans sa vie et qui l’avaient amené de la Sorbonne au Crêt d’Armenaz, du comble de la civilisation au comble de la simplicité, de l’excès de richesses intellectuelles à l’excès de dénuement, et de l’étude des philosophes grecs au ravaudage des bas usés, – il imaginait un enchaînement pareil à celui qu’il admirait dans le passage d’un fil à un autre, ou d’une maille à une autre maille, et il se disait que seule une incohérence apparente dérobait cet enchaînement à ses yeux. Une sorte de plaisir amer lui venait alors, quand il s’apercevait que ses doigts, en travaillant à ces besognes si peu faites pour eux, tissaient tout doucement le linceul sous lequel était en train de mourir son orgueil.

Mais en même temps que l’orgueil mourait en lui, naissaient des joies qu’il n’avait pas conçues jusqu’alors et qui le faisaient progresser dans l’intimité des choses. Dès son réveil, il tendait l’oreille vers la fenêtre et s’appliquait à isoler, sur le fond des murmures qui régnaient dans la maison, une rumeur grave et autoritaire à laquelle il sentait qu’un bonheur mystérieux était lié. Complètement allongé sous ses draps, les pieds touchant aux barreaux du lit, le corps étiré, la tête renversée, les reins posés sur la charnière même de l’univers, immobile, il se laissait remplir par cette clameur sauvage, par ce grondement qui s’emparait du ciel et se soumettait tous les silences, par cette parole surhumaine qui parlait pour toute la nature et racontait la terre, depuis le chaos. C’était une parole haute et dure, une parole sans faiblesse, une voix de commandement. C’était une parole qui, à des moments, se heurtait à un arbre, à un rocher et les entraînait. Cette parole-là tombait du ciel, elle coupait en deux la montagne et sonnait contre le granit. Elle avait de grands espaces de rochers, de terre, de prairie à parcourir. Elle retentissait au-dessus des temps.

Alors, parfois, sachant que cette parole avait pénétré son sommeil et que, le voulût-il ou non, il l’avait toute la nuit recueillie en lui, comme si elle avait coulé le long de sa chair, il se levait en hâte, se précipitait jusqu’au balcon et se mettait à scruter le brouillard, à la recherche du torrent – de ce chant qui retentissait, là-bas, sculptant la terre et recomposant chaque matin la figure du monde.

Un jour, il s’éveilla environ une heure après l’aube. Les yeux encore fermés, mais les sens ouverts, dans cette demi-conscience du réveil où s’exaspèrent toutes les sensations et à travers laquelle il cherchait à rejoindre le monde dont son oreille captait alors les bruits les plus légers, il crut entendre tomber une pluie formidable. C’était le ruissellement compact, le bruit martelant d’une averse. Cela semblait venir de toutes les parties de la montagne, et déjà Simon imaginait les cieux obscurs, les prairies englouties… Il souleva les paupières avec appréhension ; mais quand il eut compris ce qui se passait, une immense allégresse s’empara de lui. Il avait sous les yeux un ciel pur, entièrement lavé, à peine touché par les rayons d’un soleil encore invisible. Les montagnes profilaient sur ce fond lumineux des silhouettes sombres, bordées d’un liseré d’or, tandis que leurs bases restaient prises dans leur gangue nocturne. À l’extrémité de la prairie, la forêt formait un long trait noir, tiré obliquement au bas du ciel. Mais déjà quelques jeunes cimes, s’avançant de leurs pointes aiguës au-devant du jour, commençaient à flamboyer isolément au-dessus de leurs compagnes qui, bientôt incendiées comme elles, se communiquèrent à travers l’espace le joyeux signal. Très haut, au sommet du ciel, un nuage rose finissait de s’évanouir… Simon, qui s’était levé, sentit sur lui la morsure de l’air matinal. Mais cette morsure était inoffensive. Cette caresse brutale était pleine d’une promesse de vie et il aurait voulu se dépouiller pour lui offrir son corps. Il éprouva un élan subit qui lui semblait dépasser le plan ordinaire des désirs et le convoquer vers une sorte de certitude. Il avait souvent espéré, alors qu’il reposait seul dans sa chambre, qu’un jour peut-être, en dépit de toutes les apparences, la vie se déciderait à redevenir bonne. Mais pour la première fois, à la vue de ces cimes illuminées, de ces reposoirs incandescents qui ne faisaient que marquer des étapes vers une plus grande, vers une définitive clarté, il comprit que le bonheur qu’il devait désormais attendre de la vie n’était pas celui qu’il avait souhaité. De même que cet air exigeait qu’on se dépouillât pour le recevoir plus pur, ainsi comprenait-il soudain que son être entier allait avoir à se dépouiller de la croûte sous laquelle il végétait et qui obscurcissait jusqu’à ses sens. Cette aube ne se levait pas seulement sur la terre, elle se levait sur son âme et il la recevait comme un sacrement. Quand le soleil, énorme, éclatant comme au premier jour du monde, traînant derrière lui des lambeaux de nuées embrasées, jaillit enfin par-dessus le trait noir de la forêt, Simon sentit que la nature accomplissait là son « sacrifice ». Il aurait voulu communier avec cette force, lui répondre par une force égale, par un égal don de soi. Qu’est-ce qui l’en empêchait ?… Le poids du passé s’allégeait de jour en jour pour faire de lui aussi un être neuf ; sans qu’il y fût pour rien, la tâche était à moitié faite. Cependant, l’ombre aiguë que les sapins allongeaient sur le sol reculait déjà vers leurs pieds, tandis que du côté opposé, au flanc des rochers verticaux, s’abaissait la ligne éblouissante qui départageait le jour et la nuit. Là-bas, tombant d’une énorme brèche le long des falaises de granit, le torrent continuait à remplir l’espace de sa lente clameur et chantait la victoire du jour. Jamais son chant n’avait été plus proche, plus net, plus viril : c’était un dieu qui comblait l’univers de sa présence. Comme à son commandement, tandis que le soleil les visitait de ses rayons déjà tièdes, les montagnes, de loin en loin, se dévêtaient de l’ombre comme d’un manteau, risquant çà et là la nudité d’un genou, d’une gorge, d’une épaule, révélant des fronts de métal, tout incendiés de feux ; et le cœur de Simon se mit à battre d’une joie sauvage. La cime du Grand-Massif se dégageait, paisible, au-dessus de toutes les autres, épousant la courbe du ciel dans un mouvement de tranquille possession, avec un air de bonhomie majestueuse qui en compensait la grandeur. Le paysage tout entier croulait sous la lumière, sous les bruits, sous la chaleur : c’était le début d’une journée d’été…

Quand sœur Saint-Hilaire passa au chevet de Simon Delambre, une heure plus tard, apportant dans ses mains maigres la mince pitance du déjeuner, elle s’étonna de trouver son malade allongé sous ses couvertures, les yeux fermés. Elle dut secouer cet homme endormi à qui ne semblait pas suffire la durée de sommeil qui suffisait aux autres et qui, même en dormant, ne pouvait pas faire « comme tout le monde »…

À présent, les beaux jours se succédaient sans interruption, dans un flamboiement uniforme et dense qui rendait les hommes ternes et misérables, en les persuadant de leur impuissance à vivre et à participer à l’exaltation majestueuse de la nature. Simon tâchait de ne pas se laisser écraser. Étendu devant les après-midi qui pesaient sur son corps de tout leur poids de clarté, il se laissait aller à goûter, après tant de jours gris et humides, la tiédeur exquise de cet air au fond duquel persistait toujours une fraîcheur secrète. Une prairie s’étendait sous ses yeux, aux confins de laquelle tremblaient les crinières vaporeuses d’un petit bois de hêtres et de bouleaux. Puis il y avait un vide : la vallée. Et au-delà de ce vide, fermant l’horizon de leur ronde élevée, les montagnes avec leurs faces aveugles, leurs fronts d’acier éclatants de rayons. Il y avait un secret dans la montagne, il y en avait un autre dans la prairie ; il y en avait un autre aussi dans le torrent. C’étaient trois secrets différents. Et peut-être que le Grand-Massif avait son secret à lui, et que le Mont-Cabut avait le sien. Tous ces secrets, Simon commençait à comprendre que les jours qui lui étaient donnés maintenant lui étaient donnés pour les approfondir. Le Grand-Massif cachait le sien sous un ruissellement de pierreries ; il gonflait avantageusement sa poitrine et ses pentes avaient l’air de rouler des soleils ; c’était un patriarche qui étendait ses bras hérissés de pics, et comme un grand seigneur laissait traîner jusqu’à terre son manteau d’argent dans les plis duquel se dissimulaient des montagnes. Chaque fois qu’il allait à sa fenêtre et qu’à l’abri du store orange qui protégeait sa chambre il donnait un regard au paysage, le jeune homme sentait qu’une émotion sourde s’emparait de lui et que peu à peu, contre Massube, il prenait le parti de Cheylus. Car tout cela, ces splendeurs, ce faste, ces richesses étalées, cet éclat qui faisait pâlir le ciel, il savait déjà que ce n’étaient que des apparences et que sous elles gisait « le secret » – ce secret qu’il fallait atteindre… Cependant, las de porter ses regards à de telles altitudes, Simon les abaissait vers le sol et trouvait la prairie. Alors une autre émotion l’envahissait, toute différente de la première. Car cette prairie vivait ; elle vivait non à la façon des choses, mais des êtres ; on percevait sa chaleur, son élasticité animales ; ses herbes souples, qui croissaient de jour en jour et parmi lesquelles éclataient des myriades de fleurs, ondoyaient voluptueusement au moindre souffle et Simon tressaillait à voir les grands frissons dont elles étaient sans cesse parcourues.

C’était l’été. Ce qui en pénétrait dans la chambre était restreint, mais sans avoir besoin de sortir, de dépasser la porte ouverte sur le balcon, tout en restant couché dans la position humble et sage qui lui était apprise, Simon se laissait investir par les odeurs, les couleurs, les bruits, l’ardeur de l’air. Une lumière vive et bleue captait les formes dans un rayonnement impitoyable, s’emparait d’elles avec brutalité, comme si elle voulait les pulvériser pour subsister seule. Détournant la tête de ce ciel dont l’éclat lui brûlait les yeux, Simon se condamnait à regarder le mur. Mais là encore ondoyait l’ombre des vapeurs exhalées par la terre, et le passage des moindres nuées lui était signalé par un changement de luminosité sur le mur. Quand la lumière se faisait enfin moins violente, il se tournait de nouveau vers la fenêtre et se réjouissait d’apprendre, en contemplant les ombres appliquées au flanc des montagnes, en quel point de l’espace se trouvait le soleil. Sur l’ensemble de la chaîne, la fenêtre découpait un rectangle au milieu duquel, comme dans le cadre d’un tableau exagérément symétrique, se dessinait le sommet pyramidal du Mont-Cabut. De son lit, Simon voyait la pointe de la pyramide s’inscrire au milieu de la fenêtre que sa base remplissait d’un bord à l’autre. Il ignorait tout le reste du paysage : et les Alpes, cette série de soulèvement aigus où l’on croirait toucher à la jeunesse même de la terre, se réduisaient alors pour lui à cette étrange montagne dont les formes, à certaines heures, s’affinaient à l’extrême pour se fondre dans l’éclat du ciel. Mais, si le jour la rendait presque impalpable, par contre le soir lui conférait une grandeur sévère et inexplicable. Du bas de la pyramide, une arête se détachait horizontalement, comme une échine, et tandis que le soleil déclinait sur l’horizon, la montagne, mystérieusement, s’éveillait : des ombres insolites se mettaient à la parcourir de bas en haut, creusaient ses flancs, ravinaient sa tête, l’animant d’une vie monstrueuse et projetant le long de ses pentes comme une autre image d’elle-même. Alors elle paraissait frémir sur ses assises et il en sortait peu à peu un énorme Sphinx, au visage rongé, aux yeux béants.

Chaque jour offrait à la vue de Simon le même spectacle, toujours aussi exactement ordonné, aussi exactement mesuré par les deux montants de la fenêtre et à peine varié par les jeux magnifiquement réglés de la lumière. Bientôt, le jeune homme en vint à épier l’heure où la montagne se mettait à vivre. Il avait l’impression que cette forme ne s’animait ainsi que pour s’adresser à lui, Simon, et que peu à peu un dialogue s’instituait entre elle et lui. Mais il n’avait rien à répondre à l’énorme point d’interrogation qui, chaque soir, s’inscrivait ainsi sur le ciel. Il lui semblait que la terre le narguait. Le destin avait pris figure et posait des questions à sa victime. Les rôles étaient renversés ; Simon s’endormait sous le poids de cette formidable ironie.

Un matin, comme il se réveillait, une fois de plus, devant l’esquisse d’une journée pure et chaude qui se dégageait peu à peu des vapeurs de l’aube, il éprouva soudain combien cette beauté même était cruelle. Les premiers rayons commençaient à sculpter la terre, effleurant les têtes des sapins, donnant à chaque rocher une ombre, posant sur chaque point de l’horizon l’attrait d’un mirage, et Simon, en apercevant distinctement, sur la crête qui servait d’échine au Sphinx, un petit bois que commençait à fouiller la lumière, se sentit percé jusqu’au fond de l’âme du désir de partir, de s’échapper, de s’en aller à la rencontre de ces arbres qui s’avançaient en une file étroite et transparente, dans laquelle chacun d’eux se détachait individuellement sur l’espace.

Il eut alors, avec une netteté exceptionnelle, il eut conscience que c’était l’été, que c’était un matin d’été qui se levait. C’était là le message que contenaient cette flamboyante lumière, ce fourmillement de fleurs et d’insectes, ce frémissement des herbes et des eaux. Et l’été finirait, tout ce brillant de la vie se ternirait, cette fougue impétueuse s’affaiblirait dans les veines de la terre, et en même temps disparaîtrait l’espoir de sortir, de fouler du pied ce sol parfumé qui de plus en plus le pénétrait d’un sauvage désir. Il était là, rempli soudain de sentiments contradictoires, écrasé par l’incroyable beauté, l’incroyable innocence du monde, tendant l’oreille vers le torrent qui se gonflait et étirait à travers les jours et les nuits son intarissable clameur… Depuis combien de temps cela existait-il ? Depuis combien de temps y avait-il des étés sur la terre ? Voici qu’il découvrait l’existence des choses, voici que se montraient à lui, dans une explosion de couleurs, de formes, de sons, les plaisirs qui avaient de tout temps été dispensés aux autres hommes, ces plaisirs qu’on lui avait toujours cachés et que ses maîtres avaient toujours passés sous silence ! Ces jouissances qu’il découvrait à peine et que les autres connaissaient sans doute depuis toujours, il se disait qu’il les avait eues lui-même, toute sa vie, à portée de la main, et qu’il n’avait jamais fait le geste facile, le geste simple de les tirer à lui. Et voici que le monde, ce monde qu’il avait négligé, était devant lui, tout d’un coup, et c’était une enveloppe bourrée de surprises, mais de surprises auxquelles il ne pouvait plus toucher.

C’était donc cela, une journée d’été !… Il ne revenait pas de sa découverte. Cette journée allait se déployer devant lui, impitoyablement, dans sa concision et son abondance, avec toute sa force explosive. C’était cette promesse de chaleur incluse dans les premières minutes de l’aube, c’était ce miroitement de la lumière, cette frénésie de vie et ce déchaînement passionné de toutes les forces terrestres et humaines. C’était ce regret, et ce désir…

Il s’efforçait de retrouver, dans sa mémoire, des étés anciens ; il tentait de revivre ses promenades avec Hélène à travers la campagne des banlieues ; il tentait de se souvenir d’Hélène… Mais, la comparant à cette révélation qui lui arrivait de la nature, il voyait que la jeune fille, en passant par ce prisme, se décomposait. Ce que requéraient ce soleil, cet éclat du jour, cette effervescence de la terre, ce qui devait exister quelque part, c’était un être capable de s’égaler à ce somptueux et cruel miracle, capable de le rendre inoffensif en en assumant la beauté. Mais Hélène !… Il la revoyait dans le cadre des bars, accoudée à des comptoirs de zinc ; sur les bancs des amphithéâtres, la tête auréolée de sigles ; ou debout aux portes des cinémas, le visage coloré par les rampes au néon. Il ne parvenait pas à l’isoler de ces décors ; il ne parvenait pas à se figurer ce qu’elle fût devenue, transportée au sein d’une nature qui n’était pas accoutumée à compter avec les hommes. Aurait-elle su adopter un visage conforme à la solitude et au silence ? Eût-elle été capable, ainsi transplantée, de retrouver une individualité suffisante ? Il ne l’imaginait pas. Pour vaincre ce fantôme sans consistance, Simon n’avait pas même à se tourner vers la fenêtre ; il lui suffisait, les yeux fixés sur la nudité du mur, d’évoquer le paysage qui régnait autour de lui : il s’étonnait dès lors qu’autre chose eût jamais pu compter dans sa vie.

Il y eut ainsi des jours et des jours au cours desquels Simon ne cessa d’avancer au cœur d’un royaume qui se faisait de plus en plus riche, en se faisant de plus en plus mystérieux. Puis, tout à coup, il eut l’impression d’une grande chute dans le vide. Il lui semblait attendre un événement qui n’arrivait pas.

Alors, las d’espérer, se demandant si tout ce qu’il éprouvait n’était pas le fait d’une hallucination douloureuse, il sortait de sa chambre, comme dans les premiers jours, restait debout dans le couloir, près d’une fenêtre, à regarder l’ombre monter ou s’abaisser comme un rideau sur le flanc des rochers d’Armenaz qui élevaient derrière la Maison leurs falaises abruptes… Les visites qu’il reçut à ce moment lui laissèrent un souvenir confus. Même M. Lablache, le petit notaire, et Lombardeau, le commandant, homme aimable et de bonnes manières, et qui avaient tous deux un solide amour des biens temporels, légèrement teinté chez le commandant d’une charmante nuance d’humanisme que lui fournissaient les pages roses du Dictionnaire Larousse, ne purent imposer à son esprit le réalisme de leurs préoccupations. Cependant, ils parurent croire à ses bonnes dispositions, en dépit de ses airs un peu rudes, car ils l’invitèrent à se mêler dès qu’il le pourrait à un petit cercle d’amis qui s’était formé autour d’eux et qui tenait ses assises dans la prairie, à l’heure de la sieste, sous un sapin.

Mais, le plus souvent, Simon voyait revenir à lui les camarades que lui avait amenés sœur Saint-Basile. Il percevait maintenant dans leurs conversations faites de rien un élément qu’il ne parvenait pas à définir et qui leur donnait une valeur. Il se reprochait d’avoir si sévèrement, si orgueilleusement jugé ces hommes qui n’avaient que le tort d’être simples, mais qui du moins ne cherchaient pas à dépasser leur nature et n’opposaient pas de résistance, comme le faisaient M. Lablache ou le commandant Lombardeau, à la pression des rythmes universels. Il lui apparaissait que les êtres sont souvent conduits par des forces plus hautes qu’eux-mêmes, inconnues d’eux, et que quelques consciences seulement parmi toutes ont pour mission de refléter. Il comprenait qu’il ne fallait pas considérer les hommes en fonction de leur condition humble ou grande, mais plutôt de la facilité qu’ils laissaient à ce courant de passer en eux. De là venait sans doute le plaisir qu’il éprouvait en compagnie de Jérôme Cheylus : sa présence le mettait en état d’éveil. Ce n’était pourtant pas que Jérôme fît faute de le dérouter par ses réticences. Ses paroles naissaient d’un brouillard et restaient souvent suspendues, comme dans l’attente d’un complément qu’elles se refusaient à demander à la pure logique : mais il semblait que quelque réalité parfaite se trouvât implicitement contenue sous la trame de ces propos imparfaits. Simon se demandait alors si Jérôme n’était pas l’événement qu’il attendait…

Mais le soir venu, quand tout le monde s’était retiré, qu’il n’espérait plus de visites, brusquement, il y avait une minute où la solitude le suffoquait. Il aurait pu aller voir un de ses voisins. Mais lequel ?… Lahoue, peut-être ? Ou l’autre, celui dont Massube lui avait parlé avec tant de mystère ?… Mais celui-ci continuait à rester invisible ; on l’entendait seulement, dans la journée, marcher à pas feutrés, ou gratter du papier, ou clouer des caisses… Un soir, pourtant, Simon se décida : il choisit Lahoue ; l’autre, c’était trop intimidant.

Il sortit de sa chambre avec précaution et s’avança jusqu’à la porte du voisin. À la porte, il s’arrêta un instant pour écouter. La toux était plus faible que d’habitude. Il pensa qu’il n’avait pas revu son camarade depuis bien des jours. Qu’allait-il lui dire ? Il avait la tête vide. Mais, comme il touchait le bouton de la serrure, il aperçut un petit carré de papier fixé sur la porte par une punaise : « Visites interdites. – Le Médecin-assistant : Dr. Crou. » Visites interdites : les deux mots au son badin disposés l’un au-dessous de l’autre ainsi que deux rimes accouplées, semblaient chargés de quelque sous-entendu malfaisant. C’était comme une condamnation, signée de la main du bourreau. Simon battit en retraite… La nuit, il rêva qu’il était resté seul sur terre, après un cataclysme, et qu’il habitait un immense bâtiment désert où ne se trouvaient plus avec lui que deux hommes, l’un qu’il lui était interdit d’aller voir, et l’autre qu’il n’arrivait pas à rencontrer.

VI

Le lendemain, le jeune homme trouva sur sa table une nouvelle feuille de température. C’était la troisième qu’il allait entamer. Déjà !… Deux mois s’étaient donc écoulés depuis son arrivée, et il s’en était à peine aperçu. Pourtant, rien ne s’était produit. La seule chose qu’il attendît d’une manière un peu précise – une convocation chez le docteur – n’avait pas eu lieu. Ainsi, il attendait toujours… Il se souvenait qu’on lui avait parlé à Paris du directeur du Crêt d’Armenaz comme d’un excellent médecin, entre les mains duquel on le remettait en toute confiance. Mais il ignorait que si, vues de Paris, les qualités du docteur Marchat pouvaient supporter d’être jugées « excellentes », il en allait tout autrement au Crêt d’Armenaz où cette épithète s’avérait très insuffisante pour rendre compte des difficultés qui surgissaient dès qu’on tentait de s’approcher du Médecin-Directeur. Une des grandes forces de cet homme était en effet de se rendre invisible, et l’on n’accédait à son cabinet qu’après avoir satisfait à un certain nombre de rites et subi plusieurs cérémonies initiatoires dont les pesées successives, les examens bactériologiques, les prises de sang et le passage à la « radio » faisaient partie. Sœur Saint-Hilaire jouait là son rôle, et chacune des démarches que les malades accomplissaient sous sa direction constituait une étape sur le chemin qui montait d’elle, humble servante dont le désintéressement ennoblissait la condition, au grand chef invisible, au dieu caché dont on montrait avec une espèce de crainte respectueuse, à l’entrée de la propriété, dominant la route, le pavillon presque masqué lui-même par une rangée de sapins et dont seule la petite fumée, parfaite image du confort domestique auquel chacun avait dû renoncer, émergeait d’entre les cimes droites qui interceptaient les rayons du soleil levant…

Simon prit la feuille de température dans la petite chemise verte que le soleil commençait à ternir. C’était une grande feuille quadrillée qui lui rappela le tableau sur lequel un de ses anciens professeurs de Sorbonne, Isnard, avait analysé un jour devant ses élèves, d’une manière très scientifique, au moyen d’une courbe et de chiffres, les diverses intensités des états sentimentaux traversés par Camille au cours du monologue bien connu. Simon revoyait tout : la page du livre ouvert sous ses yeux, puis, sur le tableau, la fameuse courbe de « tension » qui marquait, de zéro à l’infini, tous les degrés de l’amour, de la haine, de la colère, et se perdait finalement à la partie inférieure du graphique, dans les bas-fonds du sadisme. Simon doutait aujourd’hui d’avoir jamais pu vivre une heure aussi dénuée de vraisemblance, une heure d’un comique aussi lugubre que celle-là… Sœur Saint-Hilaire lui avait enseigné une tout autre manière de se servir des points d’intersection de l’horizontale et de la verticale, et quatre fois par jour le jeune homme faisait monter et descendre sur cette échelle la courbe bleue de sa température et la courbe rouge de son pouls. La sœur était tout à fait propre à inculquer aux plus récalcitrants le goût de cette petite besogne, comme de tant d’autres. Si, par hasard, la courbe était en retard d’une demi-journée, si le dernier repère manquait ou si l’on s’était servi pour les deux courbes de la même encre, elle pestait comme une maîtresse d’école. Sa critique revêtait une forme invariable, comme d’ailleurs les excuses qu’on lui fournissait. Campant ses deux poings sur les hanches avec une vigueur qui avait pour résultat de déclencher sur toute sa petite personne ceinturée de médailles et de trousseaux de clefs une explosion de bruits métalliques, elle s’écriait, de cette voix aiguë qui semblait monter d’un ton à chaque remontrance : « Alors, il n’a pas autre chose à faire de la journée et il trouve le moyen de bâcler le travail !… »

Pas autre chose à faire !… Simon étouffait à grand-peine une réponse méprisante. Mais la sœur, tout en s’éloignant, poursuivait sur le ton de complainte qui lui servait ordinairement à envelopper les préceptes de sa sagesse : « Rien ne sert de murmurer, monsieur Delambre ; il faut ce qu’il faut ! »

Simon se révoltait en vain : la parole de sœur Saint-Hilaire prenait, à mesure qu’elle descendait en lui, un poids étrange et devenait comme le signe d’une fatalité humiliante mais inéluctable. Ces petits actes qu’il méprisait n’étaient pas sans importance, non ! Ils étaient mêmes, dans la vie uniforme qu’on menait ici, les seuls points de repère bien discernables, les seules minutes vraiment faciles à différencier. C’étaient des étapes encourageantes qui marquaient une progression lente mais efficace vers la fin souvent désirée du jour ; c’était les seuls moments où l’esprit cessait de fournir son travail harassant sur lui-même pour s’arrêter sur un fait indiscutable et agréablement imagé : la montée du mercure dans le tube de verre, le long de la petite tablette blanche barrée de fins traits noirs, au-dessus desquels s’élevait une série de chiffres dont l’un d’eux se détachait en rouge, solennellement, et semblait tenir un étendard… Cela vivait étrangement dans la main, cela vivait d’une vie empruntée à l’homme, et les yeux s’attachaient avec insistance sur les plus fines des petites barres noires qu’atteignait la brillante colonne. Celle-ci devait avoir une prédilection pour telle ou telle des petites barres, car elle revenait presque toujours se fixer au même endroit de l’échelle. Avec quelle peur Simon voyait chaque jour la colonne s’allonger comme un ver, pour aller poser sa tête, sournoisement, sur les gradins qui dominaient le signal vermeil ! On ne pouvait rien faire contre cela, les efforts de la volonté étaient impuissants. En constatant la persistance de ce phénomène, qui se produisait pourtant en vertu d’une loi physique bien connue et n’aurait dû donner lieu à aucune émotion, Simon éprouvait chaque fois un petit choc dans la poitrine. C’est que cet instrument, qui n’était qu’un instrument de mesure comme tous les autres, était en relation avec sa vie et chargé d’en signaler les fautes. Il était délicat et fidèle comme une conscience – plus qu’une conscience !… Simon rêvait parfois que ce petit instrument était effectivement chargé de mesurer ses fautes et d’indiquer le niveau de sa vie morale. Le langage même dont usaient la sœur et l’interne pour apprécier les « écarts » était emprunté au domaine moral. La Sœur prenait la feuille de température dans sa petite chemise verte et secouait la tête en disant : « Neuf dixièmes de trop… Vous n’êtes pas encore très sage, monsieur Delambre… » Ou bien c’était l’interne, le jeune docteur Crou, qui paraissait chaque matin, l’air affairé, et, posant sur Simon son doux regard de myope, disait : « Alors, on est sage aujourd’hui ?… » Au début, Simon n’avait pas trouvé la métaphore très spirituelle, et ces termes amenaient difficilement à ses lèvres un sourire. Cette façon de parler l’agaçait même. « Le jargon des sœurs ! » se disait-il. Mais lorsqu’au début de l’après-midi, le corps engourdi par la chaleur, il s’assoupissait sur son lit et que ses paupières closes, traversées par les feux éblouissants du jour, engendraient devant ses yeux une série de formes dansantes et pourpres, il se sentait vraiment sous le poids d’un reproche dont il ne parvenait pas à se justifier. Cette idée se mêlait pour l’accabler à une autre qui l’aggravait encore : c’est qu’il était en train de payer des fautes lointaines, inconnues de lui, remontant peut-être à plus haut que lui. De ce point de vue, lui dire qu’il n’était pas « sage » avait un sens. Il se sentait obscurément coupable et il avait beau vouloir être sage, le petit instrument de verre continuait à signaler impitoyablement ses défaillances. Simon en était sûr, cet instrument dénonçait moins le combat qui se livrait dans son corps que celui qui se livrait dans son esprit, moins la montée de la fièvre que celle des images défendues, son amour insensé de la vie, ses regrets déchirants devant l’été. Il lui semblait que le mercure ne se mettrait vraiment à baisser que lorsqu’il aurait atteint à la résignation qui lui manquait encore. Mais le désir, le vulgaire désir de guérir, d’être un homme bien portant – « comme tout le monde ! » – le travaillait excessivement. Et ce n’était pas seulement ce désir, c’était tous les désirs à la fois qui s’abattaient sur lui et que la somptuosité de l’après-midi commençante multipliait à travers sa torpeur. Pendant les deux heures que durait ce supplice, le jeune homme se retournait sur son lit sans parvenir à trouver le repos. Il aurait voulu échapper à la vue du soleil, mais la glace, le parquet ciré, les murs luisants, le plafond éclatant de lumière lui en renvoyaient les rayons. Il avait beau tirer le store jusqu’en bas, le store lui-même ne parvenait pas à tamiser cette ardeur effrénée du jour et ne faisait que remplir la chambre d’une lueur trouble, orangée, encore plus propice à l’éclosion des pensées malfaisantes. Si, pour quelques minutes, il arrivait enfin à s’endormir, il rêvait aussitôt qu’il s’engloutissait au fond d’un trou et il se réveillait dans un cri. La fin de la cure sonnait, on apportait les petits pots fumants du goûter mais Simon, épuisé par cette lutte, avait à peine la force de faire quelques pas dans sa chambre et retombait aussitôt sur le lit, dans l’attente d’un crépuscule tardif…

Ces jours-là, comme pour donner raison au langage des sœurs, le thermomètre montait plus haut que d’habitude.

Alors, le lendemain matin, lorsque sœur Saint-Hilaire hochait la tête au-dessus de sa feuille de température et lui disait : « Cette fois-ci on n’a pas été sage du tout, monsieur Delambre, c’est très mal… » Simon ne songeait plus à sourire. Il comprenait que le langage de la sœur était plus profond que sa pensée. Il ne répondait pas. Il se disait que tout n’était pas clair dans le monde.

Il y avait, tout au bas de la feuille, une série de petites cases où il fallait inscrire des chiffres. N’importe qui aurait pu tracer sur une feuille la courbe de son pouls et celle de sa température. Mais n’importe qui ne pouvait pas inscrire, au terme de sa journée, dans une petite case rectangulaire, un chiffre comme celui-là… Simon ne savait plus comment c’était venu, ni quand cela avait commencé. Il n’avait rien remarqué au début. Il avait fallu toute l’insistance de sœur Saint-Hilaire pour le persuader du fait. Insidieusement, elle avait déposé, un soir, sur sa table de chevet, un petit récipient circulaire en verre bleu ciel destiné au laboratoire. Les premières fois que la sœur était passée pour reprendre l’objet, Simon avait dit, non sans hauteur : « Il n’y a rien… »

Mais la sœur avait répondu avec mépris : « C’est parce que vous ne savez pas… Il faut vouloir… »

À présent, Simon n’avait plus à « vouloir » ; il était devenu ce que la sœur appelait un « bon malade », celui qui fait « ce qu’il faut », celui qui respecte le code… Cela venait même naturellement. À plusieurs reprises au cours de la journée, Simon sentait monter avec angoisse jusqu’à sa gorge cette chose molle, douceâtre, un peu visqueuse. Cela laissait aux lèvres un goût fade… Il aurait voulu échapper à cette preuve, la plus accablante. Mais il avait beau oublier, pendant des heures entières : il y avait toujours une minute où la « chose » s’imposait à lui et où la maladie – cette idée à laquelle il lui semblait parfois être libre de croire ou non – s’affirmait sous une forme inéluctable. C’était une démonstration sans pitié, et Simon l’accueillait chaque fois avec un sentiment de détresse.

Comme si le repos avait été impuissant à réduire le nombre de ces minutes désagréables, celles-ci se reproduisaient tous les jours en nombre à peu près égal, et parfois même Simon était obligé d’inscrire au bas de la feuille un chiffre plus élevé que la veille… De plus en plus les choses mensurables prenaient le pas dans sa vie sur les autres. Ces courbes, ces chiffres n’exprimaient peut-être rien d’essentiel à lui, mais c’était tout un aspect de son individu que, jusque-là, il avait ignoré et qui conditionnaient sans doute d’autres aspects plus importants. De même qu’il lui était arrivé naguère, durant les nuits qui précédaient les examens, de rêver sa vie intellectuelle et de voir des lambeaux de connaissances incertaines prendre un visage pour l’effrayer, tels Homososo, Zénodote ou Alexandre-le-Grammairien, à présent il se voyait pris dans le lasso d’une courbe inextricable, hérissée, jalonnée de chiffres. Cela n’avait plus rien de commun avec Homososo ni avec Zénodote, avec aucun dieu de l’antiquité ni aucun barbouilleur de marges. Il y avait dans toutes ces manifestations une vie, et cette vie était à lui, c’était la sienne. Simon pouvait penser désormais d’une façon aussi personnelle que possible aux dieux égyptiens ou aux grammairiens d’Alexandrie, il ne pouvait empêcher que, sur un plan beaucoup plus modeste mais non moins réel, ne se construisît une courbe aux méandres imprévisibles, laquelle racontait très rigoureusement une histoire, hélas ! toute proche de lui, car c’était celle qu’il écrivait avec son corps et il aurait pu la signer de son nom.

 

La « cure silencieuse » occupait les deux premières heures de l’après-midi. C’était le moment de la journée où, tapi dans sa retraite magique, tandis que le corps s’abandonnait à la pesanteur, l’esprit libéré s’abandonnait à ses rêves, à ses fantômes. En vertu du même règlement, semblait-il, la montagne et les hommes se taisaient, et le torrent lui-même semblait dormir au creux de son lit. C’était l’heure la plus sacrée du jour, cette heure où du silence universel, fait d’une conspiration de tous les silences, naissaient, le long de ces corps étendus, d’ineffables délires… Puis la récréation arrivait, brutale, et en même temps que crépitait la sonnerie, les portes se mettaient à claquer et la dégringolade dans les escaliers commençait.

C’était juste à la minute qui précédait ce crépitement significatif de la sonnerie que sœur Saint-Hilaire surgissait, après un déclic imperceptible de la serrure, auprès de la victime qu’elle avait choisie, et invitait le malheureux, surpris dans l’étirement du réveil, à s’engager sur une des multiples voies qui le reliaient à cette autre demeure magique où le Destin se tenait endormi, de ce sommeil étrange que l’on dort les yeux grands ouverts. Ce fut donc à cette minute précise qu’elle entrouvrit un jour la porte de Simon pour l’inviter à se rendre à la « radio ». La radio : Simon le savait, c’était une des cérémonies nocturnes auxquelles il fallait se soumettre avant d’être introduit dans le cabinet directorial. Mais c’était aussi bien autre chose : c’était l’occasion d’un voyage, trois étages à descendre, avec de longues distances d’escaliers et de couloirs à parcourir… Après deux mois, le jeune homme se sentait encore un « nouveau » pour les malades des autres étages qui stationnaient, en débraillé, le long des corridors étincelants, le suivant des yeux avec une nuance d’ironie inexplicable. Chaque fenêtre lui livrait un coin du paysage et il découvrait, de place en place, les constructions éparses autour de la Maison, et la petite chapelle au crépi blanc dont la cloche brillait parmi les sapins. On voyait la montagne tout près, comme une énorme bête couverte de piquants, avec un front dur. Tout était net, lavé, lissé de vent, embrasé de soleil ; sur les choses régnait le calme tout-puissant de l’après-midi… Mais la curiosité du jeune homme allait surtout vers ses camarades. Il en reconnut quelques-uns : Massube, qui traînait sa robe de chambre à fleurs, Saint-Geliès que signalait ce jour-là, outre sa prestance habituelle, l’éclat d’un pull-over citron. Ils le saluèrent tous les deux, celui-ci d’un mot amical, celui-là d’une parole narquoise. Cependant, la plupart le dévisageaient d’un œil froid, comme s’il ne faisait pas encore partie de leur communauté, et Simon se demandait s’il aurait encore beaucoup d’épreuves à subir avant d’acquérir droit de cité auprès d’eux. C’est que la souffrance commençait à lui enseigner le prix des fraternités humaines : il aurait voulu tendre la main à tout le monde et il lui tardait de trouver le « Sésame » qui lui ouvrirait le cœur de tous ces êtres : peut-être, parmi tant d’hommes, allait-il trouver un homme ?… Mais il comprenait que ce désir, si nouveau en lui, était trop grand pour pouvoir être satisfait. Il avait trop l’air d’une chaloupe perdue, il avait trop envie, soudain, de trouver un refuge, une aide, de s’accrocher à quelque chose d’extérieur à lui, à quelqu’un : comme si la force qui aide à vivre pouvait résider dans les autres, dans des êtres faits de la même argile que nous, plutôt qu’en nous-mêmes ! Comme si ce n’était pas au contraire une chose à créer au fond de soi, par un acte et suivant une méthode que chacun doit réinventer pour son compte ! Simon s’étonnait de son avidité soudaine à l’égard des êtres. Et en même temps il découvrait la valeur de l’adage : « On ne prête qu’aux riches. » C’était juste ; il devinait que les hommes, les femmes, le bonheur sont comme l’argent : ils ne vont qu’à ceux qui en ont déjà. Il lui avait fallu, pour comprendre cela, passer dans ce couloir, à travers cette après-midi lumineuse, d’un calme si hautain et si désespérant, mais si religieux, où la Maison était toute pareille à un cloître et où chaque fenêtre inscrivait sur le mur un rectangle de soleil barré d’une croix qui, à son passage, revêtait Simon comme d’une chasuble…

Le couloir tournait brusquement et conduisait à un autre couloir, lequel aboutissait à un espace nu et carré où veillaient, sérieuses, rigides, un peu distantes sous leur faux air de bonhomie, quatre petites portes aux poignées luisantes.

Simon ouvrit une de ces portes et fut aveuglé par le jour. Il était dans une pièce carrée, très sobre, de proportions modestes mais agréables, et dont la fenêtre était remplie par l’immense draperie brune de la muraille d’Armenaz. Mais à peine donna-t-il un regard au paysage, car en même temps qu’il ouvrait la porte, ses yeux s’étaient posés sur une jeune fille qui se trouvait assise devant la fenêtre, près d’une plante dont les tiges épaisses serpentaient autour de son visage. Il eut une hésitation à s’asseoir et s’arrêta, comme si une main s’était posée sur lui. Un instant, la jeune fille avait détourné la tête – et Simon, ayant vu ses yeux, eut le sentiment qu’il venait de pénétrer dans un autre monde. Comment donc aurait-il jamais pu croire que la Maison recelait un pareil lieu, où l’attendaient depuis si longtemps, avec la flamme fauve de ses yeux, avec ses tentacules épais mais translucides et fragiles, la jeune fille et la plante ?… Car il les reconnaissait, il avait déjà dû penser à elles, sûrement, et sa surprise venait moins de constater leur existence à toutes deux que de les trouver ici, à l’extrémité de ce couloir nu, derrière cette porte banale que tout le monde pouvait ouvrir.

Il ne parvenait déjà plus à retrouver l’enchaînement des faits. Il lui arrivait ce qui arrive chaque fois qu’un bonheur inattendu rompt la trame de notre existence : ce bonheur faisait de lui un homme sans passé – et il n’y avait plus que cette île lumineuse où il était, très loin de tout ce qui avait été sa vie, ayant sous les yeux cet événement inespéré : une femme. Il n’en fallait pas davantage. Comme si l’on avait appuyé sur un bouton, Simon vit basculer l’axe du monde et se laissa glisser insensiblement dans le compartiment enchanté de cet univers à double fond que nous habitons tous.

À tout autre moment de sa vie, il eût souri de son émotion ; il eût tenté de secouer le charme ; il eût mal supporté de rester muet devant cette femme, cette jeune fille qui se tenait assise à quelques pas de lui et dont la présence en ce lieu paraissait si précaire, si improbable. Il eut envie, un moment, de lui adresser la parole ; mais son silence lui en imposait et il s’aperçut qu’il ne désirait pas le rompre. Elle restait tournée vers la fenêtre, comme si elle avait été seule, et Simon ne pouvait plus la voir que de profil ; mais c’était assez pour qu’il fût touché par l’émouvante pureté de ses traits qui semblaient le convoquer vers une certitude d’une espèce rare et merveilleuse, à laquelle ce visage pouvait seul le faire accéder : car il savait déjà que c’était un visage qu’il ne retrouverait plus, qu’aucune autre partie du monde ne recelait, et dont la perte, si elle se produisait, le priverait à jamais d’un certain bonheur. Non, il n’avait jamais rien éprouvé de semblable devant aucune femme. Jamais il n’avait rien connu de pareil à l’appel que lui adressait cette réalité cachée sous des apparences délicieuses, cette réalité dont il éprouvait la domination et qui ne rentrait pas tout entière dans ce qui pouvait parler aux sens. Pourtant si ! Il avait éprouvé cela une fois, il avait une fois entendu cet appel : mais ce n’était pas en présence d’une femme, c’était en écoutant, dans les profondeurs de la montagne, la clameur grave et autoritaire du torrent. Il y avait bien, là aussi, un appel qui s’adressait à vous, personnellement, et qui venait vous chercher au fond de votre petite vie paresseuse, et qui vous obligeait à partir, pour aller vers ce point mystérieux du monde d’où surgissaient toute vie et toute beauté. Le visage de la jeune fille était devant lui et c’était un visage tout clair, tout simple, se résumant en quelques traits aisément déchiffrables en apparence ; mais chacun de ces traits disait plus que lui-même et semblait s’appliquer non pas à un front, non pas à des lèvres, mais à un monde existant au-delà d’eux, dont ils n’étaient que les messagers ou les signes, et qui suggérait un geste d’adoration. Ce visage, Simon avait à peine eu besoin de le regarder pour en subir l’impression : l’émotion même qu’il avait éprouvée en entrant le lui voilait. Maintenant encore, il n’en saisissait les linéaments qu’à travers un léger brouillard et il en voyait disparaître la fluidité sous une houle de cheveux clairs dont les boucles venaient expirer délicatement sur les épaules. Mais la connaissance qu’il avait de ce visage ne tenait pas à l’exactitude de sa perception. Celle-ci était d’ailleurs contradictoire ; car si les lèvres, doucement gonflées, poussées l’une contre l’autre comme deux petites vagues aux ondulations symétriques, avaient été dessinées par la nature avec une attention minutieuse et appliquée, les cheveux répandus autour de la tête avec une abondance presque luxueuse parlaient d’une évasion vers des contrées de la vie aux frontières incertaines et peut-être même assez sauvages. De sorte que Simon retrouvait dans ce visage un peu de l’inquiétude merveilleuse qu’il éprouvait toujours lorsqu’au début de l’après-midi, pendant les deux heures où le silence régnait dans la Maison, il gardait les yeux fixés sur les montagnes : comme le Mont-Cabut, comme le Grand-Massif, comme la prairie avaient leurs secrets différents, ainsi ce front avait son secret, ainsi ces lèvres, ainsi ces cheveux avaient le leur. Le sentiment de ces analogies s’empara de lui tout à coup avec une sorte de violence, et, pendant un moment, il resta sous l’effet de cet émerveillement. Mais alors le reprit la pensée que, dans un instant peut-être, la jeune fille allait disparaître et, avec elle, la possibilité de retrouver cette exaltation grave et secrète qui était déjà liée à sa présence et que lui inspirait le sentiment de ces rapports mystérieux entre ce qu’il fallait bien appeler sa beauté et la beauté du monde.

Mais ce ne fut pas elle qui disparut la première. Sans qu’il eût entendu aucun bruit, quelqu’un était entré dans la salle : une voix prononça son nom et il se leva, docile, décidé à ne plus s’étonner pour suivre une jeune femme toute vêtue de blanc, au corps mince, aux allures vives, qui semblait être la sœur de l’autre, mais une sœur plus agitée et plus mobile… Une pareille ressemblance était étrange ; il en fut un instant troublé. Mais la porte qui se refermait derrière lui le plongea dans l’obscurité, et la même voix qui l’avait appelé lui parvint de nouveau, avec une suavité impérative :

— Voulez-vous vous déshabiller, Monsieur ?…

Simon obtempéra. Tout en se déshabillant, il apercevait une forme couronnée de cheveux qui flottait devant lui parmi des objets métalliques, sur lesquels tombait des hauteurs du plafond une faible lueur retenue, comme un oiseau précieux, dans une petite cage octogonale. Il essayait en vain de se rappeler ce qui motivait sa présence dans un pareil décor, lorsqu’une main s’empara vivement de son poignet et le guida vers un échafaud dont les montants d’acier luisaient dans l’ombre. À peine y avait-il pris place qu’un étau quadrangulaire se referma sur sa poitrine nue ; il était prisonnier, mais prisonnier d’une espèce d’enchantement, car tout ce qui venait de se passer était trop merveilleux pour qu’il ne se passât pas immédiatement quelque chose de plus merveilleux encore. La vie était devant lui ainsi qu’une énorme fleur prête à éclore. On lui demanda d’écarter les bras, de rapprocher les coudes, de respirer, de ne plus respirer. Puis un éclair traversa l’obscurité, et ce fut fini.

— Par ici, Monsieur… Il y a une marche… Baissez la tête. Là… Vous y êtes… Merci.

L’ange nocturne avait disparu, laissant Simon repêcher dans la nuit les vêtements qu’il avait négligemment dispersés… Il chercha la poignée de la porte et déboucha, tout pâle, dans le jour excessif de la petite pièce où il ne vit plus, à la place où il avait laissé la jeune fille, qu’une touffe éclatante de cheveux offerts à la clarté d’une fenêtre aveuglante. Par cette fenêtre, la montagne entrait tout entière et remplissait la pièce. Seule, tout en haut, une mince ligne de ciel visible… Simon passa lentement derrière la jeune fille, s’arrêta. Ah, quelle paix tout à coup pénétrait en lui avec ce paysage, avec la pureté du rocher, la rudesse des bois ! Comme il eût souhaité immobiliser cet instant où l’étreignait l’affirmation merveilleuse qui venait des choses ! C’est qu’il se savait de nouveau en présence d’une vérité, et déjà l’envahissait l’angoisse de la laisser perdre. La jeune fille était assise devant lui, regardant au loin, sans bouger, comme si elle ne l’avait pas vu. Il baissa les yeux vers sa chevelure et désira retrouver son regard. Il faillit rompre le silence. Mais elle était dans son domaine à elle – car chaque être a son domaine à lui où il vit seul. Un mot, un geste d’elle eussent adouci l’attente qui venait de naître en lui, subitement, et qui déjà était infinie, insatiable et déchirante. Mais il comprit qu’il serait impossible d’obtenir cela, que rien ne pouvait être changé à l’ordre et au silence de la petite salle, que cette attente devait rester éternellement insatisfaite, douce, déchirante, que l’amour était cette attente même, cette soif d’infini à combler, par le bonheur ou par la souffrance, indifféremment. Les objets autour de lui avaient pris un aspect hautain et glacial. Il fit un pas vers la porte. Mais il marchait comme on marche au suicide, se disant que cette porte une fois franchie, il allait retomber dans un monde sans lumière, ce monde grossier, dépourvu de signification, d’où il était sorti, ce monde dont il ne pouvait plus respirer l’air et que les hommes peuplaient de leurs gestes lourds, de leurs mots épais. Alors, dans sa détresse, il osa risquer une parole. Comme si la terre lui appartenait, comme s’il pouvait combler instantanément n’importe quel désir de la jeune fille qui était assise là, il s’arrêta soudain et se retourna pour demander :

— Vous attendez quelque chose, Mademoiselle ? Me permettez-vous de…

— Non, Monsieur. Merci.

Évidemment, elle n’attendait rien – rien du moins qu’il pût lui donner. Mais elle avait répondu avec douceur et il ne lui en voulut point de l’ironie qu’il crut lire dans son regard. Car, pour répondre, elle avait tourné la tête et il avait eu le temps d’inscrire dans sa mémoire une inflexion des lèvres qui n’était pas tout à fait un sourire, mais qui lui fit penser qu’au fond rien n’était plus facile à changer que l’apparence glaciale du monde ; car les objets avaient immédiatement repris leur aspect familier, encourageant, et la montagne était revenue, comme un tableau, se placer contre la vitre. Simon fut ébloui par cette métamorphose qui rendait sa limpidité à l’existence. Il entendit sa propre voix qui disait :

— Excusez-moi…

Et, bien qu’il entendît une autre voix prononcer en lui : « Jamais plus tu ne la verras », il se sentit presque allégé. Et peut-être qu’il ne la verrait plus, en effet ; peut-être qu’elle allait partir le lendemain, que tout, entre elle et lui, était fini. Mais cela valait mieux. Tout valait mieux que l’anxiété qu’il venait de connaître. Et si, par exemple, un cataclysme s’était déchaîné soudain et eût emporté la maison avec Simon Delambre, la jeune fille et tous ses habitants, cela aussi eût mieux valu. Tout valait mieux que de garder en soi un absurde secret. Tout valait mieux que de revenir à sa nuit avec le désir d’un visage qu’on ne reverrait plus.

VII

Simon se rendait compte de ce que la tristesse où il s’était trouvé plongé en sortant de la salle d’attente avait de risible. Ou était-ce que les jours, en s’écoulant, supprimaient la déception pour ne plus laisser subsister que la douceur de la rencontre ? Il n’importait plus, désormais, que la vie montât ou redescendît, ou qu’une nuit prolongée oblitérât les astres. Simon croyait qu’au-delà des heures stagnantes, loin des marais où elles s’enfonçaient, il y avait, quelque part, une certaine qualité de vie à laquelle certaines heures le ramèneraient toujours. Il savait que la matière épaisse dont la plupart des journées étaient faites, que cette torpeur mentale, ce poids des gestes, cette succession d’heures vides, menaient à ces paliers resplendissants, à ces clairières ensoleillées où vous attend le visage paisible d’une jeune fille.

Maintenant que les événements s’étaient déclenchés, il ne s’étonnait plus de les voir se précipiter : ce fut donc sans surprise qu’il reçut, quelques jours plus tard, une invitation à se rendre chez le docteur Marchat qui revenait de voyage.

On était toujours un peu ému en approchant des lieux sur lesquels régnait cet homme invisible, dont on savait si peu de choses et dont on apprenait seulement, de temps à autre, qu’il était allé à Genève pour un congrès, en Allemagne pour un voyage d’études, ou tout simplement à Paris pour créer un centre d’assistance ou de rééducation – toutes choses qui ne faisaient qu’augmenter l’effet intimidant de ses rares apparitions au milieu de ses malades. Même lorsqu’il allait à Menton ou à Saint-Raphaël, on croyait volontiers qu’il y avait à ce déplacement des raisons graves.

Simon avait échappé jusqu’alors à cette contagion de crainte et de tremblement qui sévissait sur le Crêt d’Armenaz chaque fois qu’il y était question du docteur Marchat. Il éprouvait seulement en se rendant chez lui ce besoin ingénu de confiance et d’admiration que la plupart des malades éprouvent d’avance pour leurs médecins et qui engendre si souvent son objet ; de sorte qu’il n’avait nul effort à faire pour se préparer à cette sympathie qui constitue le climat idéal de la thérapeutique. L’obscurité du cabinet médical eut d’ailleurs sur lui son effet psychologique habituel : elle l’engagea à se remettre aveuglément entre les mains de cette puissance inconnue et un peu redoutable dont l’activité ne pouvait s’exercer que dans la nuit. Par un dernier effort de volonté consciente, il fit le geste de tendre la main au docteur ; mais il perçut seulement la blancheur d’une blouse : Marchat était assis, de dos, penché sur sa table ; il ne se détourna point. Simon attendit une invitation à s’asseoir, mais elle ne vint pas davantage. Machinalement, il se laissa tomber sur un petit tabouret à pivot, d’où il se mit à observer le visage impénétrable du docteur qui n’avait pas levé la tête et continuait à lire ses dossiers. Ce visage, dont une barbe discrète soulignait la pâleur, avait un air de séduction auquel on ne pouvait rester insensible et rappelait à Simon, par son caractère imposant, celui de Larescaud. Ce rapprochement ne fit que le confirmer dans l’impression qu’il allait avoir à passer un examen pénible. Il récapitula hâtivement quelques têtes de chapitres, les notions qu’il possédait sur le début de sa maladie, les traitements qu’il avait déjà suivis. Il avait l’esprit bourré de références, de chiffres, d’événements précis. Il n’hésiterait plus cette fois sur la date de sa naissance, sur le métier de son père, sur les vices ou les maladies de ses ancêtres ou collatéraux. Il connaissait d’avance, pour les avoir entendues, à Paris, de la bouche du docteur Lazare, puis de celle du docteur Crou, l’assistant qui l’avait interrogé à son arrivée, toutes les questions qu’on pouvait lui poser ; et il était merveilleusement prêt à y répondre. Mais il s’aperçut que les papiers étalés sur la table, et qui étaient illustrés de plusieurs schémas, portaient en haut, écrit en grosses lettres, un nom qui n’était autre que le sien. Ainsi le docteur savait déjà tout. Son silence était celui de quelqu’un qui juge et qui n’a pas de temps à donner à de vains préliminaires.

Marchat leva enfin la tête et porta sur son malade un regard qui persuada celui-ci qu’il avait cessé désormais de compter en tant que personne. Puis il parla. Il avait une belle voix profonde, une voix d’orateur. Il prononça seulement quelques mots mais, par malheur, ces mots ne rentraient sous aucune des rubriques que Simon avait envisagées.

— Qu’est-ce que vous faites, en ce moment ?…

Le jeune homme chercha éperdument le sens de cette phrase. Son esprit eut d’abord à se débarrasser de toutes les réponses qu’il avait préparées et trébucha entre plusieurs réponses également sottes, comme : « J’attends… Je me soigne… Je vous regarde… Je réfléchis… Je fais des études… Je ne fais rien… » Mais non ; décidément, cette question ne semblait pas comporter de sens bien satisfaisant. Il eût été facile de demander au médecin ce qu’il avait voulu dire. Mais Simon eut peur de paraître simple. Finalement, il se résolut à faire ce que tout le monde fait en pareil cas, il répéta la question :

— Ce que je fais ?…

Alors, le docteur plongea dans les siens de beaux yeux sombres, un peu flous, où brillait une petite étincelle narquoise.

— Je parle de votre température, bien entendu…

Bien entendu, il parlait de la température !… Simon se hâta de lui donner le renseignement voulu, mais il le fit assez confusément et en hésitant sur les chiffres, comme s’il s’agissait d’une chose à laquelle il n’avait jamais pensé… Marchat sourit imperceptiblement.

— Est-ce que vous improvisez ?…

Simon rougit, répondit avec un manque de naturel inimitable à deux ou trois autres questions du même genre et, comme le docteur lui en posait une encore plus inattendue que toutes les autres, à savoir si le temps ne lui paraissait pas trop long, il entama un discours très nourri, aussi ingénu qu’intempestif, par lequel il espérait compenser l’impression lamentable qu’il avait dû faire. Mais le docteur n’aimait pas écouter. Il coupa net :

— Déshabillez-vous, dit-il.

Maintenant, sa main agitait nerveusement un stéthoscope d’ivoire qui pendait sur sa poitrine. Simon jugea qu’il devait se presser. Il entreprit de se déshabiller le plus vite possible, c’est-à-dire très maladroitement. Le nœud de sa cravate résistait de façon inaccoutumée. Tout en l’enlevant, il tentait de se souvenir de certains détails qui l’avaient tourmenté et sur lesquels il s’était promis d’interroger le docteur.

— Toussez… Respirez…

C’était une gymnastique que Simon commençait à exécuter convenablement. Ceci n’était pas curieux. Néanmoins il était ému. Bientôt, il sentit des doigts fermes le tapoter çà et là, à la recherche d’un point suspect. Les petits coups brefs, espacés, parcouraient son dos ; son esprit s’évada et il eut tout à coup une absurde envie de rire.

Le docteur déposa quelques notes sur ses papiers, puis il se leva et se dirigea vers un pupitre lumineux qui supportait les radios. Simon se leva pour le suivre, hésita à s’approcher, s’approcha. Il y avait là la radio qu’il avait apportée de Paris et, tout à côté, la dernière, celle qu’avait prise la jeune femme inconnue qui, en ce moment même, était assise dans un angle de la pièce, le dos tourné, travaillant à une petite table à peine éclairée, semblable à un îlot perdu au milieu d’un océan d’ombre. Simon pensa que cette jeune femme à l’aspect fragile n’avait sans doute pas d’existence réelle, ou du moins qu’elle était la sœur de ces créatures mythiques qu’un destin cruel a choisies pour expier des fautes inconnues, et qui sont condamnées à vivre loin de la lumière, dans les souterrains d’un château, parce qu’elles s’évanouiraient à la clarté du jour. Cependant, comme il se jugeait encore trop éloigné du cadran lumineux où étaient confrontées les deux images, il esquissa un léger mouvement pour s’en approcher un peu plus ; mais il trouva devant lui un bras qui s’était dressé comme une barrière, tandis que le cadran s’éteignait sous ses yeux. Il dut admettre que le monde où il vivait était destiné à échapper de toutes les façons à ses sens.

Il avait gardé tout au fond de lui un secret espoir de s’entendre dire qu’il allait mieux et pouvait regagner Paris. Il demanda :

— Il y a du changement ?…

Contre toute attente, une réponse lui parvint. Mais elle était faite avec impatience :

— Qu’entendez-vous par là ?

Cette fois, Simon se crut devenu tout à fait imbécile. Il bafouilla :

— Eh bien… Est-ce toujours la même chose ?… Y a-t-il du nouveau ? Enfin… Est-ce que je ne vais pas mieux ?…

Son interlocuteur hocha la tête :

— Il y a trop peu de temps, dit-il.

Trop peu de temps !… C’était la première fois que Simon mesurait la durée de l’étrange maladie qui l’avait conduit au Crêt d’Armenaz : près de trois mois ! Près de trois mois s’étaient écoulés depuis le jour où il était entré, comme un coupable, dans le bureau du docteur Lazare… Trois mois ! Le temps d’étudier plusieurs livres des Histoires d’Hérodote ! Plusieurs chants d’Homère ! Toute la Théogonie ! Et ici, cela n’avait pas l’air de compter ! Simon commençait à éprouver une sourde irritation contre cet homme aux questions ironiques et aux réponses brèves. Son désir de sympathiser avec lui se heurtait à une indifférence froide, à des sous-entendus sarcastiques, à un laconisme décourageant. Par malheur, il ne sut pas éviter l’innocente question qui, de toutes, était la plus insupportable au docteur :

— Croyez-vous que je devrai rester encore longtemps ici ?

Marchat posa sur lui un regard d’une ironie infinitésimale, puis il sembla prendre les murs de son cabinet à témoin de la stupidité de ce malade. Celui-ci venait de comprendre son erreur, mais il était déjà trop tard ; déjà la réponse arrivait, impitoyable :

— Hélas, Monsieur, je ne suis pas la Sibylle de Cumes et je ne fais pas d’horoscopes. Il ne s’agit pas de confondre la médecine avec la divination ni la magie.

Tout en disant ces mots, il poussait Simon vers la porte, et là, d’une voix subitement aimable, retenant la main du jeune homme dans la sienne, à la manière de ces ministres qui croient pouvoir infuser la confiance par la seule pression de leurs paumes :

— Au reste, votre cas ne se présente pas mal… Je ne puis rien vous promettre, mais je puis dire que je ne suis pas inquiet…

Ce fut alors que, trébuchant jusqu’au bout dans la gaffe, Simon se rappela l’ultime question qu’il avait à lui poser. Son médecin de Paris ne lui avait-il pas fait des injections de sels d’or ? Il réunit tout son courage pour demander :

— Vous ne me ferez pas un peu de sels d’or ?

Le docteur lui répondit cette fois par un sourire excédé. Il y eut un bref frémissement le long de sa barbe :

— Je ne vous fatiguerai pas inutilement, Monsieur. Vous n’aurez pas de sels d’or, pas de sels de chaux, pas de tuberculine, pas de créosote, pas d’eau de mer, pas de moutarde même irradiée. Si vous tenez absolument à prendre quelque chose, on vous fera boire de l’eau distillée, au moins cela ne vous fera pas de mal.

La tirade fut suivie d’un petit rire bref. Puis il se pencha sur son malade, l’œil presque souriant, et, tout en empoignant le bouton de la porte, il lui dit à voix basse, comme pour une confidence destinée à lui seul :

— Une bonne cure, cher Monsieur !… une bonne petite cure ! Tout est là !…

VIII

Le soir, la fin de la « cure » se signalait toujours par une agitation grandissante. Quelques minutes avant l’heure, Simon entendait ses voisins s’étirer sur leurs chaises longues et s’interpeller d’une chambre à l’autre. La sonnerie n’avait pas encore retenti qu’ils se mettaient tous à marcher, à ouvrir des armoires, à remuer des chaises, à se chausser pour descendre. C’était, aux quatre coins du bâtiment, un remue-ménage discret mais significatif. Puis, partout à la fois, dès les premiers tintements de la sonnerie, une décharge nerveuse semblait passer dans tous les muscles, et c’était de toutes parts un bondissement.

Simon haïssait cette heure dont les plaisirs lui étaient étrangers. Il détestait, condamné qu’il était à rester immobile dans sa chambre, ces portes claquées, ces bruits de course, ces appels, ces sifflements, cette gaieté à laquelle il n’était pas admis, qui heurtait le sérieux où il s’efforçait de vivre et abîmait pour lui la beauté de cette minute, précieuse entre toutes, où la nature, avant de s’engloutir dans la nuit, devenait si grave… Mais aucun recueillement n’était possible. Les appareils de TSF et les phonographes se mettaient à diluer dans l’air sans défense de vagues mélodies ou à secouer la maison du rythme trépidant des jazz, tandis que le jeune homme suivait de loin, d’un regard envieux, les silhouettes qu’il voyait fuir au bout de la prairie, dans l’or du soir. Sans doute commençait alors pour les autres une vie pleine d’événements, qui compensait toutes les heures stagnantes de la journée et où ils puisaient des forces pour affronter la nuit. Mais quel événement y avait-il pour Simon ? Quittant des yeux cette prairie devenue illusoire, il se retournait vers sa chambre et il comprenait qu’il attendait. Il attendait quelque chose, quelqu’un. Il se figurait que c’était Jérôme. La porte s’ouvrait. Mais ce n’était pas lui. C’était la servante qui venait retirer le plateau. Jamais la même. Le regard de Simon passait à travers elle comme si elle eût été transparente. Toutes ces femmes lui paraissaient postiches ; il ne cherchait ni à les identifier, ni à les retenir ; il les traitait avec égards, leur envoyait un sourire anonyme, ne se demandait pas si elles étaient jolies. Elles ne l’étaient point : on exigeait d’elles qu’elles fussent laides plutôt qu’habiles, et elles s’acquittaient de ce soin d’une façon qui ne laissait rien à désirer. Visites de service, qui ne laissaient pas de trace… Simon attendait autre chose. Il attendait Jérôme. Il savait que sa visite serait courte, trop courte : il savait que le temps était compté ici pour tout plaisir, et la notion du limité s’était cruellement implantée dans son existence ; elle lui était enseignée à toute heure par les coups de gong ou les sonneries cinglantes qui retentissaient toujours beaucoup plus tôt pour le plaisir que pour la peine, et il lui semblait, en les entendant ponctuer de leurs interjections brèves et impératives les différentes phases de la journée, qu’elles avaient pour office de symboliser toutes les contraintes qui se présentent, dispersées, dans les vies ordinaires : l’univers n’était plus qu’un cadre vide mais stylisé où toutes les difficultés de la vie normale étaient remplacées par des signes. Les sonneries de sœur Saint-Hilaire donnaient au monde une valeur esthétique et l’organisaient comme un spectacle. Simon avait le sentiment que sa souffrance concourait à une espèce d’œuvre d’art.

Mais il y avait des jours où l’idée qu’allait bientôt retentir la sonnerie qui mettait fin à la courte récréation du soir créait en lui une appréhension douloureuse. C’était lorsque l’attente, ayant monté en lui toute la journée, commençait à le rendre anxieux. Il attendait ; il se persuadait qu’il attendait Jérôme ; il l’attendait, comme si Jérôme était chargé pour lui d’un message inouï, comme s’il était capable de le rassurer, de le sauver de cet engloutissement contre lequel chaque soir il avait à lutter. Car ses pensées ne lui suffisaient plus : à cette heure-là elles devenaient toxiques, et il se mettait à douter de tout. Il se disait que les miracles de la vie sont sans lendemain, que les jeunes filles aperçues auprès des fenêtres redeviennent très vite invisibles, et que la vie reprend d’elle-même son opacité coutumière. L’image de la jeune fille qu’il avait rencontrée recommençait alors à le faire souffrir, et dans la croyance où il était qu’il ne la reverrait plus, il souhaitait apprendre qu’elle n’avait jamais existé ou qu’elle était morte. Morte, il ne pouvait plus l’attendre. Il était débarrassé de cet espoir qui soudain lui faisait si mal. Il ne pouvait plus attendre que Jérôme, attendre… Savait-on qui pouvait venir ?… Souvent, Simon restait ainsi de longues minutes, placé devant cette chose étrange : son attente… Il croyait la reconnaître, cette attente !… C’était celle qui durait depuis toujours, c’était l’ancienne, la plus ancienne émotion de sa vie qui revenait à lui, après l’oubli puisé dans le travail, dans les amours faciles, comme un vieux chien fidèle, aveugle et fatal, qu’on avait cru noyer mais qui réapparaît inopinément sur la berge, l’œil humide et les poils collés au corps. Pour la première fois depuis des années, Simon se trouvait en face de cette émotion, de cette inquiétude qui est au fond de toute vie – de son attente. Il pensait que si les hommes avaient imaginé le travail, s’ils avaient inventé l’amour, c’était avant tout pour se dérober à cette attente dont ils ont peur et ne jamais risquer de se trouver seuls en face d’elle. Seul : Simon comprenait de nouveau qu’il était seul, qu’il n’avait jamais cessé de l’être, que c’était cela qui faisait toute son inquiétude. Voilà ce qu’il était venu apprendre au Crêt d’Armenaz : qu’il était seul. Oui ! Cette idée le prenait soudain à la gorge, lui inspirait une anxiété capitale, pareille à celle qu’Adam avait dû connaître, au début du monde, avant qu’une compagne lui fût donnée – et qu’il avait connue ensuite bien davantage. Cette anxiété avait dû germer lentement au fond de lui, sous la brillante cuirasse intellectuelle dont il avait travaillé pendant tant d’années à se recouvrir et qui était chargée à son insu de le défendre de toute inquiétude ; et voici qu’elle jaillissait enfin, comme la souffrance qui rassemblait toutes les souffrances, faisant crouler tous les obstacles qu’on avait cherché à lui opposer mais apportant du moins avec elle une preuve d’authenticité et de vie. Car si la souffrance avait un sens, ce ne pouvait être que celui-là : nous prouver à nous-mêmes.

Mais cette attente, ce n’était pas chez Simon qu’elle naissait la première, au cours de ces soirées interminables. Elle se créait peu à peu, tout doucement, dans les choses éparses autour de lui. Sitôt le repas fini, sitôt le plateau retiré. C’est ce retrait qui était le signal. Alors les choses commençaient à se colorer d’une autre manière. Une pâleur apparaissait sur le mur. Un dernier reflet de jour se mettait à scintiller, spécieusement, sur la rotondité d’un verre, d’une boule de cuivre. Et ce vide surtout, ah ! ce vide démesuré de la chambre !… Il y avait des objets qui, dans la pénombre, révélaient peu à peu un besoin de vie étrange. C’était la glace, la glace terriblement nue qui se collait au mur, s’y étalait comme pour s’ouvrir plus largement aux images et ne parvenait qu’à donner un sentiment affreux de son inutilité. Et le fauteuil ! Ce fauteuil si confortable qu’il faisait du bien à regarder, mais dont les bras s’ouvraient, eux aussi, avec une ironie malveillante, et dont le dossier doucement incliné semblait bercer éperdument l’invisible ! Car c’était vrai, à cette heure-là tous les objets avaient des bras, ils cherchaient à s’ouvrir, demandaient à vous serrer, à vous prendre. Ils se mettaient à se raconter, à rêver tout haut, indéfiniment. Toutes ces attentes passaient en Simon, pesaient sur lui, l’étouffaient. Au-dehors, dans le vaste rectangle de la fenêtre, la cime triangulaire du Mont-Cabut émettait une sorte de lueur froide, hostile ; la neige, n’étant plus stimulée par le couchant, s’éteignait, devenait blanche comme de l’ouate. De légères brumes se formaient dans la vallée, se frottaient au pied des montagnes, les enveloppaient jusqu’à ce que les sommets réapparussent, isolés de tout, livides, pareils à des revenants…

Puis la nuit se faisait et le monde calme des prairies semblait attendre, lui aussi, à chaque minute, attendre davantage quelque chose de plus beau, de meilleur, qui allait naître. C’était en tressaillant que Simon apercevait tout à coup, suspendue dans le haut de sa fenêtre, la première étoile qui apparaissait comme un signe dans l’ampleur silencieuse et la limpidité du ciel.

Alors, du fond de la Maison, du fond des couloirs, des escaliers, commençaient à monter des pas. Parfois l’un d’eux s’approchait, avec un bruit épais, s’approchait, venait battre le mur comme une vague détachée de la mer, faisait vibrer la porte, la dépassait… Trop tôt : ce n’était pas lui ! Il fallait attendre, attendre, tandis que l’heure passait et que diminuaient à mesure les chances de le voir. Puis la sonnerie retentissait, lugubre, et c’était fini. Simon pensait alors à ses veillées de naguère, quand les rêves venaient s’abattre comme des papillons, aussitôt tués, dans le faisceau circulaire de sa lampe. Le temps était une matière dure dans laquelle il n’y avait pas de trous. Il entendait dans la salle à manger voisine, l’agitation des fins de repas auxquelles il s’était hâté d’échapper, la voix de mademoiselle Justine, celle de M. Delambre expliquant à son frère les opérations de la journée. Il avait des livres autour de lui ; il pouvait vivre au milieu d’eux comme dans une île. Les lettres grecques formaient sur la page blanche un paysage grêle sur lequel tombait une fine pluie d’accents et courait une légère broderie de signes délicats. Il était doux de tout oublier, de renoncer à tout, de se plonger dans l’étude jusqu’au milieu de la nuit… Les souvenirs montaient ; Simon attendait… Il ne savait plus s’il attendait Jérôme, ou Brukers, ou Chartier, ou quelque autre. Pourtant, de ceux-ci il n’entendait plus parler. Leurs dernières poignées de main avaient ressemblé à celles d’une équipe qui se sépare, une fois le travail fini. Mais lui, son travail n’était pas fini, il lui semblait soudain que son travail à lui était encore à commencer, que son travail n’était pas de ceux qui s’achèvent : et c’était pour ce travail-là qu’il était arrivé un jour au Crêt d’Armenaz, par cette route sinueuse dont les méandres disparaissaient dans le brouillard… Mon Dieu, quand le brouillard se lèverait-il ?…

Un soir, enfin, Jérôme arriva. Simon le regarda un moment aller et venir, soudain gêné de se trouver devant celui qu’il avait si longtemps attendu ; déçu peut-être… Jérôme alla vers la fenêtre sans dire un mot et colla son visage contre la vitre. Simon connaissait ces silences. Mais il eut l’impression que Jérôme le quittait, qu’il le quittait pour cette terre assombrie, pour ce ciel encore clair d’où le soleil venait de se retirer et sous lequel la neige avait pris cet aspect livide qui succédait toujours à l’éclat des couchants. Cette couleur vous faisait froid à l’âme. C’était comme la fin d’une fête ardente, comme la vue du brasier mort, de la bûche éteinte. Mais Simon savait qu’un peu de temps après, cette pâleur mortelle s’atténuerait et que la neige prendrait une sorte de matité moelleuse et feutrée sous laquelle elle se remettrait à vivre… Était-ce cela qu’attendait Jérôme, le front ainsi collé à la vitre ? Mais qu’importait ce qui se passait à la cime du Mont-Cabut ou du Grand-Massif ? Simon brûlait de tout dire à Jérôme, à son ami, de lui dire son attente, toutes les choses dont il était lourd et que Jérôme comprendrait sûrement. Mais voilà : maintenant que Jérôme était là, il lui semblait n’avoir plus rien à dire. Non, il n’avait plus rien à dire ; il n’arrivait même plus à retrouver son inquiétude. Il engagea la conversation ; mais ce ne fut que pour parler des minuscules événements de sa vie, de la consultation, du docteur, de sa secrétaire. Jérôme avait enfin quitté la vitre.

— Ah, vous avez fait connaissance avec Minnie ?

Simon ne s’attendait pas à voir la jeune femme-fantôme qu’il venait d’évoquer si distraitement sortir de son ombre. Pourquoi Jérôme lui parlait-il donc de Minnie ?

— Minnie ?

— Oui, madame Charmèdes. La jeune femme de la radio… Elle ne passe guère inaperçue en général.

Madame Charmèdes… Simon revoyait l’être mythique qu’il s’était complu à imaginer passant sa vie dans des tâches nocturnes, comme un de ces êtres destinés à la séquestration et à la virginité perpétuelles. Il sourit.

— Elle est mariée ?

— Veuve.

— Veuve ?… Mais elle n’a pas vingt-deux ans !…

— Elle en a eu vingt-cinq il y a deux mois, dit Jérôme en souriant lui-même de cette précision. Je n’ai aucun mérite à vous donner cette indication : elle est publique et les anniversaires de Minnie sont fêtés d’un bout à l’autre du Crêt d’Armenaz. Oui, vingt-cinq ans : et c’est assez pour avoir tout connu de la vie, avoir épousé, avoir conçu et être veuve. Notre héroïne a fait tout cela avec une extrême rapidité. Elle est veuve depuis trois ans déjà. Son enfant est élevé en Suisse.

— Que fait-elle donc ici ? dit Simon, un peu écrasé par ce flot de précisions et déçu de voir son « apparition » redevenir d’un seul coup aussi impitoyablement humaine.

— Madame Charmèdes, reprit Jérôme, est une de ces anciennes malades pour qui la convalescence équivaut à un titre et constitue une espèce de fonction à vie. Son mari était médecin et c’est pour cela, paraît-il, qu’on lui a confié une charge peu écrasante de « secrétaire-adjointe », qu’elle remplit avec une certaine fantaisie et qui lui permet de consolider sa santé bien au-delà du terme prescrit par la prudence.

— Tout cela est bien triste, dit comiquement Simon. Je l’avais prise pour une vestale !…

— Alors, désolez-vous tout à fait, car elle porte son veuvage avec une certaine allégresse. Vous connaissez Kramer – le Russe ? ajouta-t-il plus bas. Il est très épris d’elle. Pour son malheur ; car elle le fait marcher honteusement. Je ne crains pas de vous le dire, puisque cela aussi est public. Avec Minnie, il n’y a d’ailleurs pas d’indiscrétion possible.

— Comme c’est étrange ! remarqua Simon après un instant. Moi qui m’étais imaginé le Crêt d’Armenaz comme un pays sans femmes !…

Ce n’était sans doute plus à Minnie qu’il pensait… Mais Jérôme eut un sourire – le sourire que l’on avait toujours au Crêt d’Armenaz quand on parlait des « femmes »… Certes, il était bien entendu que celles-ci vivaient éloignées des hommes, que les heures de promenade n’étaient pas les mêmes, que les repas se prenaient à part, et s’il existait des intrigues, des correspondances clandestines, des rendez-vous furtifs, des billets déposés sous les assiettes, tout le monde se comportait comme si ces faits étaient ignorés. Quand on parlait des femmes aux visiteurs étrangers à l’établissement, on montrait toujours, dans un angle de la propriété, à l’ouest, pudiquement cachée derrière ses buissons, la construction pimpante qui semblait être une villa de plaisance, avec la petite barrière blanche qui en faisait le tour comme pour la défendre et à laquelle ne manquait que l’écriteau : Danger… Simon écoutait toutes ces explications avec un air de doute, comme quelqu’un qui vit depuis des mois au premier étage d’une maison et à qui la description de son escalier cause le même étonnement que si on lui parlait de l’Océanie.

Jérôme hocha la tête.

— Les habitants du Crêt d’Armenaz, conclut-il, vivent dans les conditions les plus romanesques du monde.

— Romanesques ? protesta Simon. Il pensait à sa vie immobile, réduite à une activité dérisoire. À moins qu’il n’existe un romanesque de l’immobilité ! s’exclama-t-il en riant.

Mais Jérôme était devenu sérieux et Simon comprit, à l’entendre, que la conversation qu’ils avaient si soigneusement évitée jusque-là venait enfin de trouver son centre.

— Croyez-vous qu’on soit immobile dans cette vie parce que le corps ne bouge pas ? disait Jérôme. Ne pensez-vous pas que l’immobilité existe beaucoup plus chez ceux qui se remuent, et qu’ils sont d’autant plus immobiles qu’ils se remuent davantage et qu’ils ne laissent pas d’intervalle entre leurs pensées et leurs actes ? Avez-vous rencontré dans votre vie, dit-il avec une fougue soudaine, beaucoup de gens, je ne dis pas qui se remuent et qui marchent, mais qui progressent – c’est-à-dire beaucoup de gens capables de s’arrêter un jour entre deux actions, entre deux mouvements, entre deux gestes ; beaucoup de gens qui ont envie de s’arrêter, pour voir – vous savez, comme ces enfants qui dans les trains courent aux portières pour admirer le paysage qui passe et voudraient s’arrêter partout, tandis que les parents, qui sont des grandes personnes et qui ont des soucis en tête, s’impatientent d’arriver, froissent les feuilles d’un journal, font un bridge ou compulsent des documents qui décrivent avec des mots prétentieux ce que leurs enfants sont en train de regarder avec leurs yeux, par la portière ! Vous savez bien, Simon, comment on vit dans les villes, toujours en course, toujours affairé, toujours attelé à son bureau. Vous savez bien, la vie de ces hommes qui n’ont que l’instant du trajet en métro pour être à eux-mêmes et qui en profitent pour se perdre dans les colonnes d’un journal !… Vous savez bien…

Mais déjà Simon n’avait plus besoin d’écouter. Il revivait soudain, à un étage de sa mémoire où il ne descendait plus souvent, les trajets matinaux en autobus, la Sorbonne, et plus loin, plus profond encore dans les années, les classes de lycée, les notes prises en hâte, les professeurs qui se succédaient tout le long du jour, vous disant tout, tout, répondant d’avance à toutes les questions que vous n’aviez jamais eu le temps de vous poser : toute cette vie de routine à laquelle, miraculeusement, la maladie avait mis fin. Il revivait tout cela et il commençait à comprendre son angoisse, ce bouillonnement en lui de tout ce qui n’avait pas été dit et qui cherchait à se dégager sous cette croûte uniforme et impersonnelle de notions apprises !… On n’a pas le temps de s’arrêter, pas le temps de vivre, disait Jérôme. Ici seulement… Oui, voilà peut-être ce qui expliquait son inquiétude. Ici, tout s’arrêtait. Ici était la clairière brûlée de soleil où les mains des hommes cessaient de se mouvoir et simplement reposaient le long de leur corps ! La vie se dénudait, laissant apparaître cruellement, merveilleusement, ce que l’excès des gestes dissimule trop souvent aux yeux humains. Et c’était merveilleux, oui, mais combien effrayant de la contempler ainsi dépouillée de son vêtement d’habitudes et réduite à n’être plus qu’elle-même !… Est-ce que l’homme était fait pour un tel regard ? Est-ce que ce regard ne faisait pas surgir en lui une autre angoisse, peut-être plus terrible que la première et sous laquelle il risquait de succomber ? Simon s’aperçut qu’il pensait tout haut ; il plaidait, lâchement, pour l’habitude.

— Ces actes, ces besognes que nous nous donnons à tâche d’accomplir, voyez-vous, tout cela nous est bien nécessaire pour habiller la vie et, autant qu’il se peut, pour la rendre invisible : quand ce vêtement tombe, ce que nous découvrons nous est insupportable, et si nous ne trouvons pas une clef, un symbole qui nous délivre…

Il s’interrompit brusquement.

— Nous ne pouvons vivre sans quelque ruse, acheva-t-il, la gorge serrée.

Mais il vit que Jérôme ne le tenait pas quitte pour cette réponse.

— Quelle ruse ?

Simon hésita.

— Celle qui consiste à trouver un motif suffisant pour vivre, dit-il à regret, acculé qu’il était par la question.

Mais il avait à peine fait cette réponse que, sous le regard de Jérôme, une sorte de honte l’envahit.

— Il ne peut être question de ruser, dit Jérôme. Pourquoi ruser ? Et, devançant la réponse de son ami : « Il n’est pas question de trouver l’oubli, mais la conscience. »

La conscience : Simon comprenait que Jérôme venait de prononcer le mot capital ; ce mot, il le recueillait en lui avec avidité. C’était bien cela, il le sentait, qu’il était venu chercher ici, si loin des villes, de leur confort, de leur sécurité, de leurs routines et de leur temps perdu, si loin de ce que les hommes ont coutume de compter comme les bienfaits de leur étrange civilisation. La conscience !… Comment Simon avait-il pu ignorer si longtemps ce qu’il était venu chercher sur cette montagne ?

Cependant le soir était tombé. Ils s’étaient tus. Jérôme alla de nouveau vers le balcon, mais la nuit était noire ; dans un instant retentirait la dernière sonnerie. Il sentit alors que leur conversation n’irait pas plus loin ce soir-là et, par ce besoin qu’il avait toujours de devancer les événements, il revint vers Simon et, sans plus de mots, prit congé de lui avec la brusquerie qui lui était familière.

À peine Jérôme s’était-il retiré que la sonnerie se déchaîna dans le couloir, trépidante. Simon la reçut comme un coup de fouet. Il alla donner un regard à la fenêtre, mais on ne voyait plus rien. Il se coucha, mais ne trouva pas le sommeil. Il commença alors une rêverie pénible. Il lui semblait faire l’ascension d’une montagne dont la roche se délite et où l’on ne peut s’accrocher à une pierre sans qu’elle vous reste dans la main ; on s’agrippe à une autre, elle se détache aussi ; on a l’impression que la montagne tout entière va se détacher ainsi, morceau par morceau ; mais il faut monter, monter ; il est trop tard pour redescendre ; si l’on regarde en bas, le vide apparaît, le sol vous manque… Il faut monter, coûte que coûte, monter, ou du moins s’accrocher au roc…

Simon passa la main sur son front. Jérôme, son ami, était venu. C’était bien lui qu’il avait attendu toute la soirée. C’était bien lui, et cependant… Oui, il attendait quelque chose encore…

IX

Une nouvelle ère commença dans la vie de Simon du jour où le docteur Marchat l’autorisa enfin à faire ses cures de repos en plein air, sur la galerie qui régnait au-devant des chambres et formait balcon. On peut le dire, la vie au Crêt d’Armenaz était combinée de telle sorte que le fait de passer la journée sur sa « cure » au lieu de la passer dans sa chambre constituait un changement aussi considérable pour le malade que peut l’être pour un citadin le fait de quitter la ville pour sa maison de campagne. En effet, sans sortir encore de l’étroit espace que limitait la belle balustrade de bois verni et tout en continuant à mener une existence de colimaçon, Simon recueillait maintenant avec une jouissance avide les moindres signes que le monde extérieur faisait parvenir jusqu’à lui. La solitude l’avait pour ainsi dire muni d’antennes grâce auxquelles il analysait les odeurs, les saveurs, les silences même. Il se sentait des organes nouveaux. C’était une espèce de renaissance qui commençait, pareille à celle qui suit une opération ou un accident.

Des cloisons de bois séparaient les cures. Celles-ci résonnaient toute la journée, imperceptiblement, de ces mille bruits ténus qui trahissent l’existence d’un homme couché. Simon entendait toujours, à sa gauche, avec une pitié grandissante, le même bruit sourd et granuleux qui résonnait de temps à autre dans la chambre du petit Lahoue. Il connaissait ce bruit-là ; maintenant il n’en avait plus peur. Mais les bruits qui venaient journellement de la cure de droite l’étonnaient davantage et lui faisaient faire mille suppositions saugrenues sur l’identité de son occupant. Si, pendant les premières heures de la matinée, celui-ci s’en tenait à des bruits délicats, discrets, presque infimes, il y avait déjà, dans la seule façon dont sa plume s’attaquait au papier, comme l’impatience d’une explosion future. Et en effet, dès qu’on entrait dans la dernière phase de la matinée, une force irrésistible semblait projeter le voisin hors de sa chaise longue et l’on assistait alors à un véritable branle-bas. L’homme se mettait à scier des planches, à clouer des caisses, avec une sorte de fébrilité, de frénésie inexplicables dans cette vie où tout le monde « avait le temps » ; puis on l’entendait ranger bruyamment des objets dont le choc faisait vibrer la cloison. Après quoi la rumeur de l’eau s’engloutissant dans le lavabo et le miaulement des robinets paraissaient suaves. La nature de certains de ces bruits était telle qu’il fallait évidemment, pour les produire, un matériel qui sortait de la banalité. Mais ce qui était encore plus frappant, c’était que ces bruits, si différents les uns des autres, se succédaient toujours dans le même ordre. Il était impossible de déranger le voisinage avec plus de méthode. La régularité même avec laquelle se produisait cette série de symptômes était sans aucun doute à la louange du perturbateur. Les derniers coups étaient accompagnés d’un va-et-vient de pantoufles qui, quoique vraisemblablement feutrées, suffisaient à ébranler le sol. Enfin, le dernier bruit, le tout dernier, celui qui clôturait la série, était invariablement celui de la chaise longue qu’on repliait et qui venait se loger avec fracas contre la cloison. Ce bruit-là était définitif. Après ce quart d’heure sonore, le silence semblait si pesant qu’il vous empêchait de réfléchir. Mais heureusement, la sonnerie de midi venait bientôt mettre fin à ce malaise.

L’anonymat de ce voisin commençait à devenir pour Simon quelque chose d’assez irritant. Tous ses efforts pour le rencontrer étaient restés vains. Ce mystérieux personnage ne semblait guère s’attarder hors de sa chambre. À des moments où tous les gens valides étaient dehors et où tous les couloirs étaient vides, par exemple après le goûter, heure agréable où commençaient à devenir moins brûlantes les étendues colorées de la prairie, Simon entendait dans l’escalier monter un pas nerveux, précipité, assourdi par les espadrilles et qui, après avoir suivi le couloir, s’arrêtait à la porte voisine de la sienne. Il se passait quelques secondes pendant lesquelles on n’entendait plus rien ; puis la porte s’ouvrait et aussitôt des bruits analogues à ceux du matin se mettaient à résonner de l’autre côté du mur. Puis c’était le store, devenu inutile, qu’on remontait presque d’un seul coup de toute sa hauteur et qui faisait entendre un cri métallique qui n’avait pas le temps de se convertir en plainte. Mais bientôt le silence devenait absolu et l’après-midi n’était plus traversée que de battements d’ailes et de cris d’oiseaux. Seulement, à de légers frôlements qui se produisaient le long de la cloison, Simon comprenait que son voisin était étendu là, tout près de lui, presque à portée de la main… C’était troublant. Il était gêné de sentir un homme si près de lui, un homme qu’il ne connaissait pas, un homme qui avait des pensées qu’il ne disait à personne.

Pourtant cet homme avait des amis ; il devait même avoir un nombre d’amis supérieur à celui que pratique généralement un seul homme. À de certaines heures, Simon entendait la porte s’ouvrir plusieurs fois coup sur coup et des voix animées, brutales, montaient derrière le mur ; puis tout se taisait, et alors, au milieu du silence, s’élevait une voix sourde mais autoritaire. C’était sa voix, sûrement… Cet homme devait avoir une vie personnelle bien développée pour savoir tour à tour se taire ou parler si longtemps.

Quelquefois Simon se penchait par-dessus la balustrade de bois et aventurait un coup d’œil sur la cure voisine. Mais il n’en apercevait qu’une faible partie, toujours la même, qui ne lui révélait rien de significatif. C’étaient les mêmes objets que partout, le même cube impersonnel, avec son sol cimenté, sa chaise longue de rotin et son store orange. Du même coup d’œil, il embrassait la longue ligne fuyante et vertigineuse de la façade, avec ses balcons brûlés de soleil le long desquels les stores aux couleurs ardentes se déployaient comme les flammes d’un incendie… Mais ce spectacle ne lui apprenait rien sur Pondorge et ce nom demeurait la seule chose que Simon connût de son voisin.

Cependant, il en sut bientôt davantage. Comme on lui avait remis par erreur une lettre destinée à Pondorge, Simon s’empara de ce prétexte pour satisfaire sa curiosité. C’était l’après-midi. Il frappa à la porte de son voisin, qui eût ressemblé à toutes les portes si elle n’avait été celle de Pondorge. Personne ne répondit. Simon se trouvait seul dans le long couloir lumineux où tout respirait un ordre hautain et froid, où il n’y avait que ces murs lisses et ce sol ciré qui semblaient vouloir vous conduire si doucement vers d’autres murs également lisses, au bout desquels on trouverait un escalier de pierre qui vous conduirait lui-même à un autre couloir pareil à celui qu’on venait de quitter, avec les mêmes portes, les mêmes trouées lumineuses des fenêtres, le même vide et le même silence. La maison n’avait pas l’air habitée. Une seule chose l’habitait en ce moment, une seule chose habitait cette longue série de couloirs qui ressemblait à une piste merveilleuse, une avenue ouverte vers un domaine de clarté, vers une réserve lointaine de bonheur. Et cette chose n’était pas humaine, c’était le rayonnement chaud, lisse et doré du soleil. Et c’était à la force avec laquelle il projetait l’ombre des croisées sur le mur que Simon connaissait la présence de l’été…

Le premier coup n’ayant pas donné de résultat, le jeune homme frappa un second coup, plus fort. Mais la chambre resta muette. Simon crut alors pouvoir ouvrir la porte, dans l’intention de déposer le pli sur la table. Mais il eut la surprise de se trouver devant un individu de haute taille, en manches de chemise, à la mine sauvage, qui avait brusquement bondi de sa chaise et marchait vers lui.

Simon eut le visage de Pondorge devant le sien.

Il n’oublia jamais cette minute. Ce qu’il avait devant lui répondait à peine au nom de visage. C’était un ensemble bizarre de muscles et d’os, recouverts d’une peau jaune tendue comme un tissu avare au-dessus d’une anatomie grossière. Simon regardait avec une espèce de peur ces orbites creuses, l’arête aiguë du nez, l’arc proéminent du menton. Mais ce qui contribuait peut-être le plus à donner à cette tête un aspect délabré, c’était un crâne presque ras que commençait à peine de recouvrir une calotte de petits poils tout raides. Non, il ne pouvait exister nulle part de tête plus étrange, plus sinistre que celle-là. Elle faisait penser à ces photographies de la Lune dont s’illustrent les livres d’astronomie : Pondorge avait une tête de cataclysme. Il n’y avait de vivant chez lui que les yeux : des yeux bruns et chauds dont les prunelles s’agitaient sans cesse, sous des paupières lourdes. Mais, au passage de ces prunelles dans l’axe des siennes, Simon percevait le reflet aigu de la flamme qui brûlait au fond de ce volcan.

Quand Pondorge eut compris ce qu’on lui voulait, il adressa à l’intrus un sourire aussi large que le lui permettait le défaut d’élasticité de sa peau. Simon vit ses lèvres minces remonter jusqu’au haut des gencives et découvrir deux rangées de dents qu’il fut surpris de trouver aussi éclatantes ; mais leur éclat même paraissait lugubre dans ce visage.

— Oh, fit Pondorge en se saisissant de l’enveloppe, une lettre de ma femme !… Vous permettez ?… Mais asseyez-vous !…

Simon chercha des yeux un siège. Mais le fauteuil était replié dans un coin inaccessible, la tête sur le ventre, les coussins rangés par-dessus. Heureusement, la chaise n’était pas démontable, la chaise ne pouvait pas se replier. Il s’assit dessus.

Il fut alors frappé par l’aspect de la chambre. Pondorge avait rendu sa chambre pareille à lui, ascétique et dévastée. Il avait été jusqu’à déposséder les meubles de leurs accessoires naturels. C’était ainsi que dans sa table, l’ouverture destinée au tiroir baillait tristement, tandis que le tiroir lui-même occupait sous le lit une position précaire autant qu’insolite. Le long du mur étaient rangés des caisses, des planches, des outils. Pondorge devait être de ces sédentaires chez qui le besoin de scier du bois et de taper sur des têtes de clous est quelque chose d’irrésistible, comme chez d’autres le besoin de fumer la cigarette… Un maniaque, se dit Simon… Cependant, avec cette cordialité franche et directe qui existe dans le peuple et qui ne s’arrête pas à de vaines circonlocutions, Pondorge, qui avait fini sa lecture et remettait soigneusement la lettre dans son enveloppe, lui disait :

— Il y a un an qu’on ne s’est pas vus, vous comprenez ? C’est long !… Puis, sans transition : Vous êtes marié, vous aussi ?

Simon secoua la tête. Marié ! Cette idée le faisait rire.

— C’est vrai, dit Pondorge, comprenant qu’il faisait fausse route ; on m’a dit que vous étiez un intellectuel. Alors…

Un intellectuel… Simon fit une grimace. Ce Pondorge était bien indiscret. C’était la première fois qu’on lui appliquait ce mot bizarre, qu’on l’appelait un intellectuel. Qu’est-ce que cela voulait dire ? C’était la première fois aussi qu’on s’étonnait qu’il ne fût pas marié. Il était bien dans un « autre » milieu. Surtout, il fut troublé par l’explication que Pondorge venait de lui donner si ingénument de son état de célibataire.

— Parce que, naturellement, vous pensez que les intellectuels ne se marient pas ?…

Pondorge ne parut pas le moins du monde embarrassé par la question.

— Hum… Ce sont des gens qui discutent, qui pèsent le pour et le contre. Quand on commence par discuter, on finit toujours par s’abstenir. Le monde va mal aujourd’hui, continua-t-il avec décision, parce qu’il y a trop de gens qui discutent. Ma théorie à moi…

Il était lancé. Il disait : « ma théorie à moi », à la façon de ceux qui se sont construits tout seuls et pour qui chaque idée a été une conquête personnelle ; mais on sentait que ces idées, il y tenait comme à sa propre vie, et il y avait, en dépit de sa voix sourde, une étrange ardeur dans son accent.

Il fallut donc écouter la théorie de Pondorge. Elle voulait qu’il y eût dans le monde deux catégories d’êtres. D’abord, les êtres négatifs : c’était ceux qui discutent toujours et qui passent leur vie empêtrés dans la rhétorique, le verbalisme et les formules. Pondorge était net sur ces gens-là : ils étaient stériles, voire nuisibles, et il les haïssait. Simon regardait Pondorge ; il n’avait jamais vu de sa vie un être aussi combatif, un lutteur aussi intrépide, aussi direct. Il commençait à craindre pour lui-même les ardeurs de cet homme qu’en d’autres temps il eût accablé d’un sourire, en le traitant de primaire. Mais il n’était plus à la Sorbonne, dans une société de gens supérieurs, protégés contre les interventions des êtres sans culture et des hommes à théories ; il était dans la vie, cette fois, et il sentait que tout ce qui venait de cette vie, de cet homme qu’il avait sous les yeux, était quelque chose d’authentique à quoi il devait le respect tout autant qu’à l’ironie distinguée d’Elster et aux recherches savantes de Larescaud.

— Et les êtres positifs, alors ? interrogea-t-il quand Pondorge eut achevé son discours.

Pondorge entama une seconde démonstration. Les êtres positifs, d’après lui, c’était ceux qui savent s’engager. S’engager : ce mot-là aussi surprenait Simon. On ne lui avait jamais demandé, à lui, de s’engager. On ne lui avait appris qu’une chose, en vérité : discuter, comme le disait Pondorge, discuter sur tous les sujets, à perte de vue, éviter, par tous les moyens que la rhétorique met à la disposition de ceux qui savent s’en servir, cette suprême erreur : s’engager !…

— S’engager, disait Pondorge, ça veut dire jouer dans les règles, vous comprenez ? accepter les conséquences…

Les règles, les conséquences – c’était un langage fruste, bien barbare ! En fait de règles, Simon connaissait surtout celles de la prosodie classique. Quant aux conséquences, il ne savait guère ce que c’était ; il ne s’était jamais trouvé devant des conséquences ; il ne connaissait que des « séquences », tout court, ou des « consécutions » ! Il eut envie de rire, un instant, du sérieux de Pondorge. Pondorge se doutait-il combien il était de mauvais goût, dans un certain monde, d’être sérieux ?…

— Ce que l’on comprend mal, disait Pondorge, c’est qu’il n’y a pas que des règles de contrainte ; il y a aussi des règles d’exhaussement, des règles qui aident à plus, à mieux vivre. Voilà ma théorie ! Les êtres positifs, eh bien, c’est ceux pour qui la règle est la condition même et le climat de leur liberté, d’une liberté toujours plus haute. Ah ah, fit-il en lançant soudain à Simon un regard plus aigu, mes opinions vous paraissent un peu roides, n’est-ce pas, un peu démodées ? Mais quoi, s’exclama-t-il en prenant sa figure la plus lunaire, la plus catastrophique, c’est quand on a misé sa vie sur quelque chose qu’on peut commencer à s’élever au-dessus d’elle…

Décidément, Simon n’avait jamais entendu parler comme cela. Il commençait à être gagné malgré lui par tant de ferveur. Il pensait que jusqu’à ce jour, il n’avait véritablement « misé sa vie » sur rien. Et il aurait pu vivre des années de la vie qu’il avait vécue jusqu’ici, devenir docteur, enseigner dans les Écoles, sans jamais avoir été invité à miser sa vie sur quelque chose, sans avoir jamais connu Pondorge… La voix de son camarade était devenue soudain plus lourde, plus confidentielle.

— C’est pour ça, tenez, qu’il y a des choses, comme le mariage, qui sont un encerclement pour les médiocres, et pour les autres un tremplin. Mon cher ami, dit-il d’un ton presque comique en se rapprochant, j’ai senti ça quand j’ai cessé d’être célibataire… Mais dans tous les ordres, croyez-moi, l’important c’est de s’engager. Avant ça, vous êtes négatif.

Simon le contemplait maintenant avec une curiosité plus intense. Le langage de Pondorge avait cessé d’être hésitant, haché. À présent Pondorge allait tout droit, il était effrayant de netteté, et pour un peu Simon se fût demandé s’il n’était pas en présence d’une espèce de saint.

Il y eut un silence. Mais la glace était brisée et Pondorge traitait Simon comme s’il l’avait toujours connu. Il se plaignait de manquer de lecture. La bibliothèque n’était riche que de romans. Il lui fallait autre chose ; il lui fallait du sérieux, à Pondorge. Simon ne pourrait-il lui prêter quelque livre ?…

— Vous savez, se défendait-il, je ne suis pas un savant… À quatorze ans, je vendais des journaux ; à dix-huit, je plaçais des extincteurs ; à vingt, j’étais garçon de bureau dans les Assurances… Vous connaissez la Trinité, à Paris ? Vous voyez la rue Saint-Lazare ?…

Il se mit à raconter ses débuts ; il ne tarissait plus. Il débitait ces choses avec drôlerie et, tout en l’écoutant, Simon voyait se dresser devant lui une humanité simple, émouvante, celle des petits employés qui rentrent chez eux à sept heures, ne gagnent guère, vivent au jour le jour, logent en « meublé » : c’était la vie de quantité d’hommes et c’était un de ceux-là qu’il avait sous les yeux : et il comprit soudain qu’il aimait Pondorge. Et puis, il était beaucoup question, dans les histoires de Pondorge, de « copains ». Il parlait tout le temps de ses « copains ». Et l’on avait l’impression, à l’entendre, que pour lui, être le « copain » de quelqu’un, cela valait bien un métier.

— Mais je vous embête, hein, avec mes histoires ? Je ne fignole pas, moi, vous savez. Ce n’est pas que je déteste la phrase bien faite de temps en temps, non, mais nous autres, on n’a pas le temps. Ça n’empêche pas d’aimer les belles choses, n’est-ce pas ?… Tenez, il y a un petit livre que j’aurais voulu vous montrer. J’ai trouvé là-dedans une phrase qui m’a retourné les boyaux, dans le temps, et à laquelle j’ai souvent pensé depuis que je suis ici. Parce que, vous savez, vivre ici… Voyez-vous, il y a des erreurs que j’ai faites dans ma vie et que je ne comprends que maintenant. Il y a comme ça bien des choses que l’on ne comprend qu’en s’éloignant d’elles, hein ?… Faut pas croire… Non !… J’ai souvent pensé, alors que je transpirais sous mes draps pendant des nuits et que je faisais du quarante et plus, j’ai souvent pensé… Allons ! qu’est-ce que j’allais dire ?…

Il avait pris un air angoissé. La parenthèse l’avait égaré.

— C’est que je perds la mémoire, des fois !…

Simon le remit sur la piste.

— Oui ! J’ai souvent pensé, depuis ce temps-là, ah ! je voudrais vous dire ça comme il faut, pour ne pas trop gâcher la chose… Oui, c’est ça !… Voyez-vous, quand je pense à l’ascension qu’on fait pour venir jusqu’ici, par cette route en lacets que vous avez dû parcourir comme nous tous et qui semble si interminable, je compare souvent cette ascension-là à une montée qu’on ferait vers des pays élevés, et d’où la vie d’avant nous apparaîtrait comme ces pentes qui s’étalent là-bas, en plein soleil, et qu’on peut déchiffrer, et sur lesquelles on peut lire mieux que sur les cartes !

La phrase avait eu une naissance pénible. Sa progression avait été suivie par Simon avec une certaine anxiété, mais elle venait de retomber, de revenir au sol, et Simon en éprouvait un sentiment de beauté qui lui fit regarder Pondorge avec étonnement.

— C’était donc un petit livre… poursuivit Pondorge, retrouvant son sujet. Mais je ne l’ai plus. J’étais à ce moment-là à l’hôpital. Il y avait avec moi un type que j’aimais bien. Ah ! un vrai copain, celui-là… Il lisait des choses dans un livre qui avait un peu la forme d’un bréviaire… Je me rappelle… Il me disait que ça n’était pas complet, là-dedans, mais qu’est-ce que ça faisait, hein ? Les mots qu’on y trouvait étaient tout de même bons à lire… Eh bien, il y a une phrase de ce livre qu’il m’a fait lire une fois et qui m’est restée là, hein… Vous allez l’entendre, cette phrase, ça dit tout ! Attendez !… Un papier… Je vais vous l’écrire…

Il prit une mauvaise feuille de papier dans un buvard et, s’asseyant à sa table, il se mit à écrire lentement, avec soin, de cette écriture minutieuse qu’ont les petites gens :

 

Je ne m’apercevais pas que je montais,

Mais je m’aperçus que j’étais plus haut

En voyant la femme de mon cœur devenir plus belle

 

Il tendit le papier à Simon.

— C’est pas beau, dites ? C’est pas beau ?

Simon dut convenir que c’était beau. Mais il ne connaissait pas ce texte. Il ne l’avait jamais rencontré.

— Ce sont des vers ?

— Peut-être, dit Pondorge embarrassé, peut-être… Évidemment, ça n’a pas bien l’air de rimer ensemble, mais l’essentiel, c’est ce que ça veut dire, pas vrai ?…

— Mais vous rappelez-vous d’où ça vient ?

— Bien sûr que je me rappelle ! dit Pondorge en relevant la tête, heureux d’apprendre quelque chose à quelqu’un qui devait en savoir tellement plus que lui. C’est dans une comédie. Ça s’appelle… attendez !… la Divine Comédie… Mais vous savez, c’est pas une comédie comme les autres… » Puis, d’un air subitement inquiet : Est-ce que c’est connu, dites-moi, ces poésies-là ?…

Simon lui répondit par un sourire. Il était touché : le petit employé d’assurances lisant la Divine Comédie !

— Alors, enchaîna Pondorge avec une suprême simplicité, voilà : si vous aviez d’autres livres du même genre, des fois…

C’était une exigence déconcertante ; elle prenait Simon au dépourvu. Le jeune homme songea aux livres qu’il avait emportés. C’était des livres classiques, ceux-là mêmes qu’on lui avait fait étudier au cours des années précédentes, en vue des examens, et dans lesquels on lui avait pour ainsi dire appris à lire : l’Art poétique, le Discours préliminaire à l’Encyclopédie, les Burgraves… Il se sentit gêné. Boileau, Voltaire, Hugo : telles étaient nos cimes, nos maîtres avoués : les uns secs, l’autre boursouflé. Non, aucun ne « tenait le coup », comme aurait dit Pondorge ; aucun n’était capable de nourrir son homme… Sans doute, il y avait Pascal, il y avait les Provinciales, cette prose de feu. Mais comment mettre Pondorge au courant des discussions des théologiens sur la grâce ?… Pourtant, il lui promit de réfléchir.

Rentré chez lui, il se mit à chercher. Il chercha, dans tout ce qu’il connaissait, le livre qui pourrait plaire à Pondorge. Il interrogea ses souvenirs, rouvrit des carnets. Mais son enquête fut à peu près vaine. Il n’y avait pas dans sa mémoire, après tant d’années d’études, un seul texte qui pût donner autant de joie à cet homme simple que les trois petits vers miraculeux de Dante qui, dans leur brièveté, enseignaient une sagesse si haute…

X

Le lendemain était un jour de « pesée ». Simon, comme il était de tradition ces jours-là, prit la licence de quitter sa chambre sans cravate, se joignit à la file débraillée de ses camarades et se dirigea vers la petite salle du dernier étage au milieu de laquelle on gardait la bascule à la façon d’un objet sacré, entravée de chaînes cadenassées et recouverte d’une housse. Sans doute cette bascule ressemblait-elle à toutes les bascules du même genre ; mais quand on apercevait, derrière ses montants, sœur Saint-Hilaire, debout, officiant avec des gestes méticuleux et sévères, on comprenait que ce jour-là n’était pas un jour comme les autres. C’était avec une certaine crainte que, tandis que la sœur réclamait le silence, les malades s’approchaient un à un de la petite plate-forme où leurs corps allaient devoir confesser la vérité de leur conduite. Les chiffres gravés sur la barre de cuivre le long de laquelle sœur Saint-Hilaire, les lunettes plantées au bas du nez, faisait coulisser un petit anneau, ces chiffres-là vous regardaient d’un air ironique, semblaient ne s’offrir à vous que pour mieux se refuser ensuite. Alignés le long de la barre avec une sorte de coquetterie provocante, ils avaient l’air de vous dire : « Non, ce n’est pas encore pour cette fois ; il faudra repasser… » Et le malade remettait son espoir dans sa poche en même temps que la feuille quadrillée sur laquelle, dans une petite case prévue à cet effet, le chiffre décevant venait d’être inscrit.

Si les matins de pesée plaisaient à beaucoup parce qu’on pouvait s’y rencontrer et bavarder en attendant son tour, ils étaient pénibles à Simon. Aucune autre heure, dans l’existence de la petite communauté d’Armenaz, ne dégageait moins de spiritualité que celle-là. Il y avait, certes, des thorax magnifiques, bardés de muscles irréprochables ; mais, outre que tous ces hommes qui se bousculaient dans une salle trop étroite pour eux, donnaient une fâcheuse impression de troupeau humain, on sentait trop qu’une seule préoccupation dominait en ce lieu où l’individu ne s’évaluait qu’en livres et où tout autre souci était subordonné à celui de cette humiliante évaluation.

Simon ne considérait pas sans mélancolie la traduction visuelle que donnait à cette idée l’apparition, dans le cadre de la porte, de ceux de ses camarades qu’il connaissait déjà. Car il n’était pas seulement frappé par cette impression de comique triste que donne un corps incomplètement dénudé, mais il y avait aussi que, dans cette demi-nudité qui ne lui était pas familière, chacun de ces hommes semblait avoir perdu son visage et n’avoir plus qu’une tête, une tête qui n’était plus qu’un organe ou un membre comme les autres. C’était un peu comme s’ils avaient perdu leur âme.

Comme Simon observait les allées et venues, Pondorge arriva en courant, dans un étonnant pantalon de toile blanche que lui avait légué naguère un peintre en bâtiments qui était venu restaurer la façade des cuisines. Mais Simon était trop loin de lui pour lui parler et il dut accepter un moment la compagnie de Massube qui était là, sombre et voûté, enfin débarrassé de sa robe de chambre à fleurs, ressemblant encore plus, dans ce dépouillement, avec sa poitrine creusée d’ombres, à l’un de ces « Réprouvés » dont les peintres flamands se sont plus à représenter la chute dans les Enfers. Simon était toujours désagréablement impressionné par la vue de ce personnage. Avant même d’avoir eu conscience de le regarder, il avait déjà en lui l’image de ce dos ployé, de ces épaules sournoises, de ce visage fouineur, plissé de grimaces et qui trahissait une adolescence mal venue. Il serra avec répugnance la main moite qui lui était tendue au bout d’un bras malingre, drôlement infléchi… Par bonheur, une sorte de remous dans la file des malades qui se pressaient derrière la bascule le délivra de ce voisinage accablant en le portant à peu de distance d’un individu qui, lui, respirait la santé, l’assurance et l’instinct de domination. Il reconnut Kramer, celui-là même dont Jérôme lui avait parlé à propos de la petite madame Charmèdes. Simon le trouvait remarquable par le développement de sa tête, sans pouvoir se rendre compte si cette impression était due au volume de la tête proprement dit ou au magnifique édifice de cheveux bouffants et vallonnés qui s’érigeait au-dessus d’elle. Kramer était fortement charpenté, bien en chair et de proportions harmonieuses. Il portait dans son regard la fierté que lui inspirait tout cet ensemble. Il y avait en lui quelque chose de sauvage et d’amer. Ses lèvres épaisses et sérieuses se réunissaient dans une moue autoritaire à laquelle il devait le surnom de « Grand Bâtard » que lui avait donné sans doute un admirateur de Van der Weyden et qui, compris ou non, avait fait fortune. Simon, qui l’avait déjà rencontré plusieurs fois dans les couloirs, eut comme toujours à écouter ses confidences, car lorsqu’il n’observait pas un mutisme hautain, Kramer parlait abondamment, d’une voix vibrante, empreinte d’un fort accent russe, et qui semblait rouler des graviers. À la vérité, le Grand Bâtard ne savait bien parler que de lui-même. Mais il parlait de lui supérieurement. Fils d’un grand seigneur, à ce qu’il disait, ancien gouverneur de province, il avait gardé de son éducation un goût émouvant pour l’emphase et les métaphores poétiques. Surtout, il semblait souffrir du mal profond de l’inadaptation. La maladie n’était pas pour lui une condition mineure dans laquelle on peut tenter de faire rentrer la vie. C’était un anéantissement. Simon devinait sous l’excès des malédictions et des plaintes qu’il prodiguait la double inspiration d’un orgueil insatisfait et d’une sensualité débordante et malheureuse. En effet, Kramer parlait volontiers des femmes ; il en parlait dans un langage éminemment possessif, parfois coloré de mysticisme, mais toujours superbe. Aussi, habitué qu’il était à ce que tout lui cédât, cet homme irrésistible admettait-il mal que sa vie se heurtât à un obstacle ; mais il s’entêtait avec d’autant plus d’obstination que Minnie ne se dérobait pas franchement et que son orgueil ne voulait pas rester sur un échec.

Au reste, Kramer n’était pas seulement un grand amoureux, il était aussi un grand liseur. À peine se fut-il emparé de Simon qu’il se mit à l’entretenir pêle-mêle de Nietzsche et de madame Charmèdes, avec un enthousiasme si généreusement confus que l’étonnement de Simon devant la rencontre, dans le cerveau de son interlocuteur, de ces deux personnages en apparence antinomiques, céda bientôt la place à une sorte de perplexité, dans l’impossibilité où il se trouvait de savoir, en contemplant cette immensité d’érudition sous laquelle bouillonnait une exaltation débordante, si Kramer cultivait la philosophie avec passion ou s’il cultivait la passion avec philosophie.

Le Russe tenait à la main un rouleau de papier dont il faisait grand mystère et qui contenait, disait-il, le portrait au crayon « d’une personne qu’il ne pouvait nommer »… Simon pensa qu’il ne pouvait s’agir que de celle qu’il avait déjà nommée tant de fois. Kramer entreprit alors de lui expliquer à l’oreille, avec force gestes, qu’il cherchait une occasion de revoir son modèle pour mettre la dernière main à son ouvrage, et Simon se demandait, là encore, s’il cherchait à revoir la dame pour achever son dessin ou s’il voulait achever son dessin pour la revoir, quand l’approche de celui qu’on appelait « M. Lablache », avec un « Monsieur » long comme le bras, fit froncer le sourcil à son nouvel ami qui s’éloigna dignement.

M. Lablache était un petit personnage à l’esprit chagrin, au corps anguleux, à la peau mate, qui présentait un visage aux yeux inquiets, sans cesse en mouvement derrière l’écran de ses lunettes d’écaille noire. La peau du visage, un peu jaune, contrastait avec celle du corps, qui était pâle, mais même aux endroits où la peau montre d’ordinaire les touches les plus fraîches, celle du petit personnage était terne, et ses traits comme sa couleur inspiraient à Simon un vague sentiment de tristesse. Le corps n’était pas mal proportionné, ni gros, ni grand, ni maigre : un corps moyen, sans doute assez bien fait pour vivre, et en effet le cas de M. Lablache était tout à fait insignifiant : « une lobite supérieure droite des plus banales », aimait-il à répéter lui-même. Simon avait trouvé élégant dans la bouche du petit notaire ce terme de « lobite supérieure » pour désigner un cas de tuberculose qui, comme tous les cas de tuberculose, pouvait mener, par une série de phases plus ou moins variées et plus ou moins brèves, à la consomption et à la mort… On avait néanmoins tout lieu de croire à l’heureuse solution de l’accident bénin auquel le Crêt d’Armenaz devait de compter parmi ses habitants un homme aussi intéressant que le petit notaire. C’était l’impression que Simon aurait eue, à l’exclusion de toute autre, sans l’apparence terne et mate de cette peau. Il n’avait pas confiance dans cette peau. Il n’aurait pu dire ce qui autorisait ce défaut de confiance, mais le fait est que cette peau lui laissait des doutes, non pas tellement sur la longévité du petit notaire mais sur le rayonnement et le degré d’intensité de sa vie. C’était étrange : même quand il était nu, M. Lablache avait l’air d’être en deuil…

Cependant, M. Lablache, qui était sur le point de sortir, s’approcha de Simon, la main tendue, avec le sourire un peu crispé qui lui était familier et lui dit :

— Eh bien, mon bon ?…

Mais, malgré le ton engageant et un peu protecteur de cette question, Simon jugea qu’elle n’appelait pas de réponse précise. Il prit la main qui lui était tendue, en demandant :

— Et vous ?…

Le petit homme, déconcerté, battit en retraite tout en confessant qu’il avait perdu deux cents grammes.

— Mais c’est sans importance, ajouta-t-il. Tout à fait sans importance.

Mais Simon comprit, à la nervosité de cette réponse, que le petit notaire était sérieusement affecté de cette diminution subie par sa personne et qu’il se répétait ces mots pour se rassurer. Il observa qu’avant de sortir, il faisait un détour pour éviter Kramer et que celui-ci se livrait de nouveau, pour s’écarter de lui, à une manœuvre pleine d’une dignité qui n’était pas sans comporter un certain air de rancune.

— Il y a eu des « mots » entre eux, lui expliqua Jérôme qui venait d’arriver à proximité de Simon. Kramer est extrêmement susceptible, et, après avoir été un peu trop intime avec Lablache, il s’est séparé de lui avec éclat, pour des raisons aussi ténébreuses que compliquées – comme il y en a toujours quand Kramer se brouille avec quelqu’un.

— Parce qu’il se brouille souvent ?

— Aussi souvent qu’il crée des amitiés éternelles.

Simon resta rêveur et regarda Kramer qui relevait son toupet d’un air dominateur. Ce geste dégageait sa poitrine qui était large et musclée, et Simon comprit pourquoi le Grand Bâtard méprisait tellement les malades.

Le jeune homme gravit à son tour la petite plate-forme de la bascule. Son poids n’avait pas changé. Il fut déçu. Il se rappela les paroles du docteur : « Une bonne cure, une bonne petite cure… » Ces mots lui paraissaient de plus en plus énigmatiques… Il se rhabilla et sortit pour attendre Jérôme. Mais, derrière la porte, il tomba de nouveau sur Massube qui, ployé en deux, battait l’air de ses bras maigres, dans un effort disgracieux et démesuré pour endosser sa robe de chambre à fleurs. Cela aurait pu être drôle, mais Massube ne faisait pas rire. Il se redressa tout à coup comme si on l’avait piqué et pointa sur Simon, de derrière ses lunettes de nickel, ce regard poussiéreux et méfiant qu’il fixait sur tout le monde, comme s’il ne voyait partout que des ennemis. Il semblait toujours prêt à lâcher un mot virulent. Mais il se contenta de demander à Simon de ses nouvelles avec un air de faux intérêt.

— Stationnaire… dit Simon négligemment.

Massube rit ; ou, plus exactement, il fit entendre un grincement qui lui tenait lieu de rire.

— C’est drôle ? interrogea Simon, interloqué.

— C’est votre tête !… articula Massube d’une voix graillonnante. » Et il ajouta, sur un ton de vulgarité : « Le mot “stationnaire” est difficile à prononcer, hein ?… Et pourtant, c’est bien ça ! Le Crêt d’Armenaz est bien une station (il disait stâtion), c’est bien une station pour tout le monde !… Une voie de garage même !… Tout a beau être très perfectionné ici, depuis les patates jusqu’aux bascules, c’est plutôt poisseux !… Va falloir vous chercher quelques pâsse-temps, vous savez, mon petit, si vous ne voulez pas crever d’ennui, conclut-il d’un air équivoque.

Simon eut envie de lui répondre assez vivement, mais il sentit que Massube en profiterait pour l’attaquer sur un autre point. Il s’abstint donc et le laissa se débattre avec la ceinture de sa robe de chambre dont les larges fleurs avaient repris leur place sur son ventre et sur ses épaules. Mais il était de moins en moins porté à rire. Il éprouvait à l’égard de Massube une sorte de répulsion mêlée d’un attrait inexplicable. On pouvait penser de lui ce qu’on voulait, Massube n’était pas quelconque. Outre qu’il dissimulait, sous un argot d’ailleurs travaillé, une certaine culture, Simon le sentait doué d’une perspicacité redoutable qui lui permettait de choisir en toute occasion les mots les plus désagréables à ses interlocuteurs. Chacune de ses paroles savait trouver pour les atteindre leur point le plus sensible, et l’on pouvait être sûr qu’il n’eût pas laissé à un autre le soin de vous annoncer une mauvaise nouvelle… Massube, ayant achevé de se rhabiller, resta posté à l’entrée du couloir et mit la conversation sur les médecins dont il parla en termes désobligeants. Puis il prononça le nom de Minnie et nomma à sa suite deux ou trois femmes dont il parla plus mal encore. Simon comprenait que Massube était par vocation le critique et le négateur perpétuel, – qu’il était de ceux qui mettent leur plaisir à détruire. Cette constatation l’attrista. Il n’était pas habitué à considérer les choses sous ce jour un peu avilissant. Il croyait encore au talent, à l’honneur, à la médecine, à la vertu d’un grand nombre de femmes. Son attitude la plus générale dans la vie avait en somme été jusque-là la confiance. Il n’eût pas été heureux d’apprendre qu’il s’était trompé et il commençait à se trouver fort mal à l’aise dans la compagnie de cet individu goguenard qui parlait haut et se faisait remarquer. Aussi lui tardait-il que Jérôme arrivât pour le délivrer de ce Massube qui était resté devant lui, à ricaner, il ne savait pourquoi, promenant sur tous ceux qui passaient son regard fureteur et mobile. Jérôme sortit enfin, mais à l’étonnement de Simon il s’arrêta à peine et fila en courant dans l’escalier. Simon se retrouva en face d’un Massube complètement figé, dur, haineux, au regard fixe. Ils restaient face à face, stupidement, rapprochés par ce qui était pour l’un de la surprise et pour l’autre une amertume clairvoyante. Ce fut Massube qui rompit le silence. Il avait déjà changé d’expression et repris son ton glacial.

— Vous le voyez souvent ? demanda-t-il.

— Pourquoi ? dit Simon, de nouveau sur la défensive.

— Pour rien.

Sur ces mots, Massube fit demi-tour et Simon le vit descendre l’escalier à grandes enjambées, escorté de son éternelle bouillote, le corps noyé dans sa robe de chambre à fleurs, et ses savates claquant sous ses pieds. Simon descendit à son tour et, par la fenêtre de l’escalier qui plongeait sur la route, il aperçut encore Massube qui marchait, les jambes écartées, presque titubant. On voyait à la forme de son dos qu’il remuait des idées venimeuses.

XI

Du balcon où il restait maintenant allongé toute la journée, Simon observait la prairie. Il y avait encore des après-midi flamboyants au cours desquelles il regardait passer, se succédant le long des sentiers, des jeunes filles qui portaient des fleurs aux cheveux et dont les robes flottaient autour de leurs genoux puérils. Au bout de la prairie, le petit bois de hêtres faisait une tache brune. Parfois, deux ombrelles en sortaient, se déployant dans l’éclat du soleil et se mouvant comme de grands oiseaux lumineux. Simon ne se demandait pas quelles pensées pouvaient vivre sous ces jolies ailes. Cela se passait trop loin de lui. Bien plus que la barrière blanche qui faisait le tour du Nant-Clair et qui interposait entre les deux camps un obstacle théorique mais visible, il sentait la présence de ce « mur moral » dont ses amis l’avaient entretenu et dont il avait admis l’existence sans se demander si on ne l’invoquait pas uniquement pour en plaisanter. Il n’éprouvait pas le besoin de penser aux « femmes ». Deux ou trois fois seulement il s’était abandonné au plaisir des réminiscences. Dans le dessin d’une coiffure, dans l’inflexion d’un corps, il s’était plu à retrouver des fragments d’Hélène, le souvenir de ce bref amour à fleur de peau, fait de menues satisfactions, de quelques sursauts, de petits déchirements et de beaucoup de temps perdu.

Cependant, à mesure que Simon voyait plus de monde, il devenait plus difficile de « les » ignorer. Le pays où elles vivaient commençait là, tout près, de l’autre côté de la barrière blanche qui courait à l’extrémité de la prairie, avec ses deux barreaux parallèles, à demi enfouis sous les herbes et qui avaient déjà tant souffert des intempéries qu’ils s’étaient effondrés çà et là et traînaient sur le sol, rongés de mousse. Quel était au juste le rôle de cette barrière ? Il se perdait dans la multiplicité des interprétations. Ce qu’il y avait de plus sûr, c’est qu’elle servait à faire comprendre aux « hommes » qu’elle délimitait un espace où la vie était faite d’une autre essence, attirante et précieuse, et où séjournaient des êtres dont le contact était probablement désirable puisqu’il était défendu.

Mais l’image qui continuait à vivre en Simon était sans rapport avec celles que le hasard pouvait faire naître le long de ce sentier ensoleillé qui traversait la prairie du nord au sud, ainsi qu’une raie au milieu d’une éclatante chevelure. Elle n’avait nul besoin pour se maintenir en lui de l’appoint que constitue le mystère. Il avait conscience d’avoir rencontré, du premier coup, le visage qui pouvait le mieux le défendre de tout visage. Comme la cellule qui, une fois fécondée, se ferme à tout assaillant, ainsi son esprit s’était-il fermé à toute image autre que celle qui régnait sur lui. Et pourtant cette image le remplissait presque d’autant de crainte que de tendresse. Autant il était ardent à retrouver la jeune fille dans ce monde idéal sur lequel ne pesait aucune menace et où il pouvait rester indéfiniment avec elle, aimé dans la mesure où il aimait ; autant, si on lui avait dit que, certain jour, à certaine heure, elle l’attendrait en un lieu précis de la Maison, il eût éprouvé, quitte à en souffrir, ce recul mystérieux qui, à lui seul, la gardait mieux que tous les obstacles.

Ainsi n’avait-il pas besoin de guetter sur la prairie autre chose que les nuances indéfinies du jour. Les êtres, quels qu’ils fussent, ne parvenaient déjà plus à capter complètement son attention. Une réalité s’affirmait à côté d’eux, qui résumait en elle toutes les ivresses que la vie peut fournir. Un ciel pur, une rumeur venue du torrent, l’ombre qui montait ou s’abaissait le long de la muraille d’Armenaz, éclairant ou assombrissant ses belles parois brunes, ces événements possédaient maintenant pour lui une importance qui en ôtait quelque peu aux autres. Parfois, succédant à des journées brumeuses, une matinée se déployait subitement dans la lumière, une de ces matinées plus silencieuses que le silence, où la jointure de la terre avec le ciel ne fait pas le plus léger bruit, et qui vous mènent, par des avenues glorieuses, vers ces hauteurs calmes où la vie se tient tout doucement appuyée. Alors, l’émotion qui s’emparait de lui était d’une telle violence qu’elle semblait vouloir rejeter les êtres qui auraient pu occuper son cœur. La prairie venait à lui, coulant comme une eau verte, intarissable, étoilée de points multicolores ; elle venait se mettre à son niveau, elle venait s’appliquer avec une sorte de douce frénésie contre les barreaux du balcon d’où elle le regardait, lui, l’hôte étrange de cette chambre, l’habitant de cette cabine, le passager aux exaltations solitaires. Et vraiment, il n’y avait plus qu’elle. Il la sentait vivre. Elle avait un rythme, une volonté. Simon se penchait sur elle avidement et comprenait qu’il ne lui échapperait plus : elle le voulait à elle, et lui-même n’avait plus d’autre désir ; elle avait balayé de son être toutes les cendres qui l’alourdissaient et une joie énorme, une joie pure montait en lui, qui l’étreignait comme une angoisse…

S’il levait la tête au-dessus d’elle, il apercevait, au loin, les crêtes du Mont-Cabut qui vibraient dans l’air bleu et, sur ses pentes, les bois qui se dressaient en petites touffes immobiles. Aux confins de la prairie, une route étroite s’en allait, se perdait derrière un buisson et réapparaissait plus loin, en train de grimper sur un tertre. Puis elle se lançait droit vers les rochers d’Armenaz dont le front rouillé brillait au soleil, et Pondorge disait qu’elle menait vers des plateaux rocheux, simplement revêtus d’un peu d’herbe et qu’on appelait les Hauts-Praz. Car Pondorge, avec sa précision habituelle, un peu scolaire, avait tenu à le renseigner, à lui donner les noms, les altitudes. Mais que valaient ces mots, ces chiffres ? Il fallait oublier tous les mots, tous les noms. Ce n’était pas tellement l’objectif de cette route qui importait, c’était sa physionomie, ses accidents, ce n’était même que son départ, cette façon qu’elle avait de se lancer dans l’aventure, avec un air si humble, si noble et si nu, un air d’avoir pris son parti et de s’engager, oui ! et de conduire vers des choses qui, peut-être, n’étaient pas faites pour être vues. Ah ! combien la terre était merveilleuse, combien elle était sage et bonne !… Quand venait le soir, la route, qui portait de minces touffes de fleurs entre ses pierres, devenait violette, et Simon éprouvait un désir aigu de poser le pied sur elle. De toute la prairie montait une confuse et enivrante odeur de terre et de plantes mouillées. Une longue traînée de marguerites faisait une tache blanche, un îlot attirant dans le crépuscule, comme une voie lactée à travers un ciel sombre. Tout autour, on sentait le mouvement frileux des calices refermés… Tandis que ses yeux s’attardaient sur ce paysage, Simon éprouva, un soir, le léger pincement de son inquiétude familière, de cette inquiétude qui était comme le sentiment qu’on a d’avoir quelque chose à faire, on ne sait plus quoi, ou d’avoir oublié un objet chez soi, on ne sait plus lequel. Mais, ce soir-là, cette légère anxiété prenait une forme nouvelle. Comme il regardait les dernières parties visibles de la prairie où commençaient à flotter des ombres, il eut tout à coup la certitude qu’il connaissait cette prairie-là depuis des années, depuis son enfance, et qu’il l’avait toujours regardée ainsi. Il sentait peu à peu Jérôme, Pondorge, se détacher de lui. La jeune fille inconnue en perdait elle-même son identité, son visage. En cette minute, plus rien n’existait de ce qui lui avait été donné par les hommes. Une immense douceur lui venait de se sentir seul avec la terre… C’était cette douceur-là qu’il espérait retrouver un jour dans la mort.

La lettre de Chartier le surprit dans ces dispositions, comme le bruit d’une porte claquée au milieu d’un concert. Tels ces somnambules qu’un cri a réveillés alors qu’ils se promenaient sur un toit et qui, apercevant le vide au-dessus duquel ils se mouvaient jusque-là si aisément, se trouvent pris de vertige, il resta effrayé en apercevant tout l’espace qu’il avait franchi à son insu, les yeux fermés, et que la lettre de Chartier lui faisait découvrir. Il pensait bien quelquefois à Chartier ou aux autres. Mais ils lui semblaient habiter une autre planète et il ne s’attendait pas plus à recevoir d’eux un message qu’il ne s’attendait à en recevoir des habitants de la Lune. La lettre de Chartier, qui venait de Grèce où il participait avec Minusse à une croisière, s’était égarée en chemin et lui parvenait avec un retard de deux mois qui la rendait encore plus étrange et faisait d’elle un événement à peu près incompréhensible. Parmi beaucoup d’allusions qu’elle contenait à ce monde auquel Simon avait été arraché si brutalement, elle lui apportait des nouvelles précises sur un sujet dont il avait négligé de s’enquérir jusque-là, peut-être pour s’éviter une douleur. Elle lui apprenait en effet que Brukers avait été reçu premier à l’agrégation, Elster second (ce qui était pour celui-ci, disait-il, un véritable échec), Chartier dix-huitième ; quant à Minusse, il était « tout ce qu’il y a de plus recalé ». « Son origine phocéenne, disait assez cruellement Chartier, n’a pas l’air de lui avoir valu une note extraordinaire en thème grec, ni même dans ses deux devoirs latins : 0,75, 3,50 et 5,25, comme dans les magasins à prix unique… »

Simon replia tout doucement la lettre. Il admira que ces nouvelles lui parvinssent au moment où elles ne pouvaient plus lui faire trop de mal. Il pensa que, quelques semaines plus tôt, elles lui eussent fait une véritable blessure, et que la gloire de Brukers n’eût pas manqué de venir tourmenter ses nuits. Il évoquait Chartier, si séduisant ; Minusse, si drôle ; Brukers, si raide… Tous ces êtres lui apparaissaient maintenant à des années de distance : il ne comprenait pas que cela avait été sa vie. Il avait traversé ces trois mois comme un fleuve d’où il sortait nu.

Pourtant, aucun événement notable ne s’était produit : rien qu’on pût inscrire sur un agenda, dont on pût remplir une page de journal. Les lettres qu’il écrivait à son père, chaque semaine, étaient plutôt mornes ; et cela lui faisait un effet singulier d’apprendre que la « Maison Delambre » marchait toujours et que l’activité incessante de son frère commençait à avoir d’éclatants résultats sur la clientèle. La vie, là-bas, débordait d’événements : mais y avait-il quelque chose, dans la vie qu’on menait ici, à quoi pût s’appliquer ce mot ? Non. Son père eût souri d’une pareille prétention. Elster encore plus… Il ne s’était rien passé, rien. Et pourtant, il n’était plus le même homme.

Simon s’efforça d’adresser à Chartier une lettre amicale, pas trop grave, à laquelle il reçut aussitôt, de Paris cette fois, une réponse. Ils s’écrivirent ainsi deux ou trois fois. Mais si leurs lettres alternaient encore, elles ne se répondaient plus qu’à peine. Chartier ne connaissait pas le Crêt d’Armenaz et Simon retenait mal un sourire discret quand il lisait des phrases comme celle-ci : « Je ne comprends pas bien ce que tu appelles la séduction de ces lieux arides. Je me demande si tu marches bien dans le sens de ta nature. Tu prétends arriver, peu à peu, à un dénuement que tu nommes délicieux. Les délices du dénuement, cela ne te ressemble pas, mon cher Delambre ! Au reste, je commence à croire que je suis compris parmi les objets qu’exclut ton nouvel idéal. Crois-tu avoir à tirer beaucoup de satisfactions réelles de cette nouvelle manière de sentir, et ce dénuement n’est-il pas seulement de la sécheresse… »

Simon savait qu’il laisserait en suspens ces questions un peu anxieuses. L’émerveillement que lui inspiraient les choses qui régnaient autour de lui n’était pas susceptible d’être projeté à distance. « Je m’étonne, répondit-il, que tu sois de ceux qui, sous prétexte qu’ils ne bougent pas, interdisent aux autres d’avancer… » Car c’était bien ainsi, nos amis n’admettent jamais que nous puissions changer, devenir « différents »… Mais il se ravisa et rangea la lettre dans un tiroir, avec un léger pli de dédain, peut-être de tristesse, au bord des lèvres.

Le même jour, il reçut une lettre de M. Delambre. Son père s’inquiétait de savoir quand il pourrait revenir ; il commençait à trouver le temps long, quand Simon commençait à le trouver court. Cela aussi était triste ; Simon pensa qu’il ne pouvait plus rien lui arriver que de triste du monde. Avait-il laissé échapper quelque phrase imprudente ? Toujours est-il que M. Delambre croyait bon de le rappeler un peu vivement au sentiment des « réalités » : « N’oublie pas, concluait-il, que la principale fin à poursuivre dans ton Crêt d’Armenaz est d’en sortir… »

Simon reçut encore d’autres lettres. Lorsqu’elles ne le plaignaient pas, elles lui rappelaient toutes, âprement, l’existence des fameuses « réalités », l’existence des villes, de la vie grégaire, de ses ambitions, de ses tracas. On ne voulait pas lui laisser « oublier » ; on semblait lui contester le droit d’être « ailleurs », de s’élever, de changer, d’avoir une vie à lui, d’exercer sa force… Mais toutes ces lettres avaient l’air d’avoir traversé un océan ; d’avoir traversé des siècles ; et, comme celle de Chartier, quoique datées de la veille, elles tombaient en poussière entre ses mains…

Ce fut en les rangeant, à quelque temps de là, que Simon retrouva par hasard, dans le tiroir de sa petite table, la réponse qu’il avait commencée pour Chartier et qu’il avait laissée inachevée. Il voulut entreprendre un nouvel effort pour la terminer. L’après-midi s’achevait, sereine, et le soleil descendait à l’extrémité de la prairie, derrière les cimes enchevêtrées des hêtres. Les premières phrases de la lettre, coupées de ratures, ressemblaient à un brouillon. Elles tentaient assez maladroitement de donner une image de ce qu’était la vie au Crêt d’Armenaz – « une vie artificielle, écrivait Simon, autant que profonde ». Mais il ne parvenait pas à trouver mieux que ces termes abstraits. Peut-être aurait-il dû parler de la discipline et de l’étrange pouvoir d’enchantement qu’elle commençait à exercer sur lui ? Ou encore… Il regarda devant lui, entre les barreaux du balcon, et aperçut la prairie toute chaude, comme un corps étalé dans le rayonnement de l’après-midi finissante. La prairie respirait paisiblement, avec lenteur, comme un être comblé, et le soleil se roulait sur elle, réjouissant les fleurs, les bêtes, la terre même, et il n’y avait au monde, il n’y avait dans tout l’univers que ces deux êtres venus à la rencontre l’un de l’autre, cette conjonction majestueuse, cette prairie et cet astre mélangés d’où coulait une odeur d’amour, un appel surhumain au bonheur… Simon relut ce qu’il avait écrit : « Si tu n’as pas vécu en ces lieux, si tu n’as pas respiré de la respiration même de cette terre, si tu n’as pas eu, une fois, le sentiment que ta vie allait peu à peu vers un allégement, vers une simplicité qui… tu sais, comme quand on ouvre une lucarne en haut d’une pièce très silencieuse et très obscure et qu’on entend tout à coup le bruit du ciel… »

Il était arrêté sur cette phrase. Il ne trouvait rien de plus à dire, car au-delà, il n’y avait rien : il avait l’impression, un peu inquiétante mais si agréable, qu’il abandonnait ce précieux domaine des idées claires qu’on lui avait toujours appris à respecter comme le véritable apanage des Français. Peut-être avait-il cessé d’être français ? Peut-être avait-il cessé d’être au monde ?… « Il se moquera de moi », pensa-t-il. Il prit la lettre et la déchira du haut en bas. Vraiment, à quoi bon essayer de convaincre ? Il lui était égal que Chartier l’approuvât ou non.

Mais il s’agissait bien de Chartier ! Comme il regardait la prairie soudain il vit qu’à l’orée du bois un signe humain venait de s’inscrire. Débouchant de l’étroit sentier qui se perdait sous les voûtes mystérieuses des hêtres, une forme mince venait de surgir. Elle s’avançait lentement et Simon distinguait, de loin, le léger balancement d’une robe qui tanguait parmi les hautes herbes. Celles-ci étaient dans toutes leur fougue ; elles étaient vives, soyeuses, déliées ; quand on marchait, elles s’enroulaient autour de vos jambes et venaient caresser jusqu’à vos mains… Cependant, la jeune fille s’était rapprochée et se trouvait presque sous les murs de la Maison, là où commençait le chemin du Nant-Clair. Mais le soleil qui se tenait suspendu au-dessus du bois d’où elle était sortie la traversait ainsi qu’un élément transparent, ne laissant subsister d’elle qu’un contour lumineux qui révélait seul une présence : on eût dit un esprit émanant des choses. Elle s’arrêta un moment pour regarder, se retourna, puis reprit sa marche. Comme elle allait arriver à l’angle de la Maison, elle passa dans l’ombre d’un bouleau et Simon la vit, l’espace d’un instant, redevenir matérielle. Le visage était menu sous le déferlement des cheveux…

Il n’en pouvait douter, c’était la seconde fois qu’il voyait ce visage… Il revivait soudain sa première émotion, revoyait le petit salon ensoleillé, la plante aux tiges sinueuses, la jeune fille. Il se leva, sortit, jeta un coup d’œil par la fenêtre du couloir, sur le chemin du Nant-Clair qui se poursuivait derrière la Maison ; mais il n’y avait plus personne. Il revint à sa chambre, alla reprendre sa place sur le balcon, et ce fut alors qu’il aperçut, debout, les flancs appuyés contre la cloison, Lahoue son voisin… Un instant, Simon crut rêver. Comment Lahoue, dont la porte était condamnée si sévèrement, était-il là, debout, dans le soleil ? Depuis combien de temps se tenait-il ainsi contre la cloison ? Était-il fou ?… Son visage était pâle et sa silhouette se découpait chétivement sur le ciel. Simon s’approcha de la cloison et, doucement, lui adressa la parole afin de l’engager à rentrer. Mais au lieu de se retirer, Lahoue fit un geste de la main pour l’attirer plus près de lui. Il avait l’air de vouloir parler, d’avoir quelque chose à lui dire ; sa lèvre tremblait ; il porta la main à sa gorge… Simon se souvint de la première fois où Lahoue lui avait parlé : il eut presque peur de l’entendre. Il l’engagea de nouveau, très doucement, à se taire. Alors, Lahoue hocha la tête, tristement, avec un vague, un pauvre sourire. Il allait commencer une phrase, mais il comprit sans doute qu’il ne pourrait pas la finir, car il s’arrêta aussitôt ; peut-être était-ce aussi qu’il la jugeait vaine ? Simon ne put saisir qu’un nom, prononcé de cette voix sans timbre qui faisait si mal à entendre ; et comme si Lahoue jugeait que son interlocuteur en savait assez pour le comprendre, comme si le fait d’avoir prononcé ce nom était une chose toute simple, toute naturelle, un signe convenu entre eux, après l’avoir regardé encore une fois, il disparut sans bruit.

Simon pensa toute la soirée à cette scène singulière. Aux approches du sommeil, elle prit bientôt les apparences du rêve… Mais ce n’était plus seulement la voix morte de Lahoue qui murmurait le nom d’Ariane, c’était la voix de tous ceux qui l’entouraient et qui vivaient à quelques pas de lui, dans des chambres toutes pareilles à la sienne. C’était de chacune de ces chambres, de chacune des petites cases cubiques alignées au long de la façade, que sortait ce nom : Ariane… Il aurait voulu aller voir Lahoue vers qui le poussait tout à coup un obscur mouvement de sympathie. Mais l’écriteau placé sur sa porte interdisait toujours les visites et il savait que sœur Saint-Hilaire n’eût pas tardé à intervenir. Pourtant, le seul mot prononcé par lui l’avait troublé. Ce mot changeait quelque chose à sa vie. Il sentait qu’il n’était plus seul avec Ariane : maintenant que la jeune fille avait un nom, il sentait que le temps de son intimité avec elle était fini. Chaque fois qu’Ariane passerait dans la prairie, il saurait que Lahoue était là, il verrait ce long corps maigre appuyé contre la cloison. Et non seulement Lahoue, mais les autres. Il croyait les voir, tous, tandis qu’il s’endormait – debout à leurs fenêtres, le long des cloisons de bois, la regardant passer. Elle traversait la prairie de biais, de sa démarche lente, les cheveux pris dans le soleil – et Simon rêvait que la terre n’était plus qu’une immense prairie du fond de laquelle s’avançait une jeune fille…

À présent, une sorte de figure mythique s’élaborait sous ses yeux, dont il n’était plus le seul ouvrier et qui détruisait la première ; une figure faite non plus de son rêve, mais de tous les rêves épars autour de lui. Elle était dans les propos de Jérôme, dans ceux de Massube, toujours malveillant et sarcastique ; elle se formait des signes minuscules qui se détachaient d’elle pour se réunir au fond du kaléidoscope où il y avait chaque jour quelque chose de changé, mais où l’on sentait les mêmes traits éternellement prêts à reparaître. Simon n’avait plus même conscience de servir d’asile à cette figure ; il était seulement perméable aux radiations qui émanaient d’elle. Celles-ci étaient sans cruauté. Elles prenaient les minutes et les faisaient couler insensiblement. Elles comblaient une espèce de vide qui, sans elles, n’eût peut-être pas existé, mais qui tout à coup devenait possible. Simon ne pensait pas à la jeune fille : il ne faisait que recevoir cet apport quotidien, qui coulait d’une source invisible, mais égale et intarissable. C’était parfois une allusion timide, lointaine, mais qui chargeait l’éther d’une onde supplémentaire et précieuse. Il était impossible de l’ignorer. Mais il n’y avait pas seulement des mots prononcés : il y avait la forme que revêtaient les actions des autres. Celles-ci constituaient une sorte de négatif à développer ; elles avaient des angles rentrants, des manques, des lacunes qui appelaient quelque chose. C’était Jérôme qui arrivait plus tard qu’il n’avait dit ou qui partait à peine arrivé, se souvenant brusquement de « quelque chose à faire », de timbres à acheter, d’un camarade qu’il fallait aller voir… Simon était confus de le voir faire appel à ces ruses d’écolier ; il le voyait arriver vers lui, déjà prêt à s’en aller, avec cette lueur dans les yeux de quelqu’un que domine un désir…

Souvent Jérôme montait, s’asseyait dans le fauteuil, tirait sa pipe. Mais il ne disait rien. Simon lui demandait des nouvelles ; il répondait avec une légèreté feinte, s’efforçant de masquer sa nervosité, parlant exprès d’autre chose. Il avait joué une partie d’échecs, commencé une aquarelle, lu un livre. Simon était obligé de lui arracher les mots. Il avait l’impression que tout n’allait pas bien pour Jérôme ; il attendait de lui une confidence qui ne venait pas. Jérôme s’obstinait à revenir à des sujets très généraux, sur la ligne desquels on n’avait aucune chance de rencontrer la petite image grave sur laquelle déferlaient à la fois tant de cheveux, tant de soleil et tant d’ombre. Ou bien, comme cela lui arrivait de plus en plus, il se taisait. Et Simon, à la direction de ses regards, à la trace d’impatience perçue dans un geste, comprenait que Jérôme avait fui de sa chambre et rêvait loin de lui. Mais quel rêve faisait-il ?… Parfois, il croyait deviner en lui une angoisse pareille à la sienne, ce trouble singulier que donnent le sentiment de manquer quelque chose, le désir d’être ailleurs et à la fois la crainte d’y être…

Mais dans tout ce que Simon pouvait apprendre au sujet d’Ariane, rien ne paraissait devoir nuire à la beauté, à l’étrangeté de ses premières apparitions. On semblait s’être entendu en effet pour ne jamais voir la jeune fille qu’à la même place, et ce n’était ni dans les couloirs de la Maison ni aux séances de cinéma, c’était dans la petite chapelle, agenouillée dans l’ombre du bénitier de pierre où son corps disparaissait à demi. Elle était là et nul ne pouvait éviter, en entrant, de voir cette tête penchée et cette chevelure qui, émergeant de l’ombre, traversait la nuit comme une lueur. Souvent, alors que ses compagnes étaient sorties, obéissant aux exhortations de sœur Saint-Hilaire qui était pressée de fermer la porte – car cette bonne et indispensable servante de Dieu sous toutes ses formes s’occupait aussi bien des sacristies que des laboratoires –, Ariane était encore là, sans un mouvement, le visage caché derrière ses mains nues, et seule cette forme prosternée avait la vertu de faire hésiter le zèle combatif de la sœur qui s’arrêtait, étonnée, devant cette chose inexplicable : une Ariane qui n’entendait pas, ne voyait pas, ne priait pas, une Ariane ignorante de tout et qui ne semblait pas être là au même titre que les autres. La jeune fille ne délivrait son visage que lorsque tout le monde était parti. On ne connaissait vraiment d’elle que ce déroulement de cheveux qui ressemblait à une source claire. Et cependant, elle paraissait vivre plus que les autres femmes. Cette forme défaite, diluée dans l’ombre, dont on ne savait rien, qui occupait sa place comme par droit et que sœur Saint-Hilaire elle-même n’osait pas brusquer, on ne savait pas ce qui fût arrivé si elle était venue à manquer un jour. Ce n’était qu’une femme, c’était moins qu’une femme : une jeune fille, c’est-à-dire un être indescriptible, une forme non formée, peut-être un ange, peut-être un monstre, et qui était là, depuis combien de temps ? privé de son corps, à cette place où l’on pensait l’avoir toujours vu – un être qui n’était rien, un être dont on ne connaissait bien que cette chevelure évanescente et mythique, et dont il eût été rassurant de se dire qu’il était constitué seulement par les lignes qui délimitent très exactement le corps d’une jeune fille… Mais on ne pouvait rien dire, il n’y avait rien à dire d’Ariane. On pouvait seulement dire qu’elle était là… Mais elle avait une manière à elle d’être là ; elle était là de toutes ses forces, avec une évidence, une autorité si peu ordinaires qu’elle eût cherché en vain une manière plus sûre de se signaler que cet effacement où elle rayonnait…

Simon ne demandait rien, jamais. Il laissait cette image se construire pour ainsi dire en dehors de lui ; il lui importait peu qu’elle fût ou non réelle : le Crêt d’Armenaz lui semblait un pays où tout le monde rêvait éveillé. Comme dans ces baromètres à personnages dont l’un sort avec son parapluie quand l’autre rentre avec un chapeau, il se plaisait à voir alterner sous ses yeux les rêves, les personnages les plus contraires… Mais après Lahoue, après Cheylus, il rencontrait Pondorge, et subitement il oubliait tout pour cet homme qui parlait de cataclysmes toujours possibles et de « coups de Trafalgar » auxquels il avait déjà échappé. « Faut toujours être prêt ! » disait-il. C’était sa théorie à lui. Depuis six mois, avec ses petites caisses bien rangées le long du mur, Pondorge vivait avec la pensée du voyage. Depuis six mois, il était prêt. Prêt, comme s’il attendait un ordre qui ne souffrait pas d’être différé. Une flamme étrange, un peu dure, brillait dans ses yeux. Simon se laissait convaincre par ce regard. Il savait que Pondorge aurait bientôt quelque chose à lui dire.

XII

La nuit se faisait un peu plus tôt chaque jour. Chaque jour Simon guettait avec une espèce d’appréhension la minute étonnante où le soleil, parvenu au terme de l’immense courbe qu’il avait tracée dans le ciel, prenait enfin contact avec la terre et presque aussitôt s’effaçait derrière l’écran rocheux qui fermait la vallée. Ainsi les jours s’effritaient peu à peu, laissant traîner sur la terre de longues franges d’or. Simon voyait avec inquiétude s’allonger les nuits. Il comprenait que l’été s’était écoulé loin de lui, que c’était une chose irrémédiable et que cet été-là ne reviendrait jamais plus.

Plusieurs changements se produisirent alors dans la petite société du Crêt d’Armenaz. Des départs eurent lieu en assez grand nombre. Quelques malades qui avaient sans doute convenablement interprété le sens qu’il fallait attacher aux paroles magiques du docteur, « une bonne petite cure », purent reprendre le bel autocar bleu qui les avait amenés et dont les coups de trompe, se rapprochant à travers la forêt et marquant chaque coude de la route, venaient rejoindre Simon dans sa chambre et lui rappeler l’injonction qu’ils proclamaient toujours d’avoir à se dépouiller de tout sentiment trop humain et de chercher sa voie plus haut. Il en suivait, troublé, le crescendo montant de clairière en clairière, car la note était chaque fois plus sonore et vibrait plus longuement dans l’air. Elle semblait vouloir écarter d’elle les sapins, les rochers qui obstruaient sa route, et monter tout droit pour finalement venir jeter son cri, à plusieurs reprises, contre les espaces déserts et les rochers nus du Crêt d’Armenaz. Plus tard, lorsque la voiture redescendait, les mêmes accents escortaient encore la molle proie qu’elle ramenait à la vie antérieure. Mais malgré les exclamations de gaieté dont s’accompagnait chaque départ, Simon pensait que le Minotaure était venu chercher son tribut et qu’il ne fallait peut-être pas envier le sort de ce mince butin emporté au milieu des cris, vers le labyrinthe confus des cités.

Ce fut à ce moment que, son état devenant meilleur, Simon fut autorisé à descendre pour les repas. Mais il n’éprouva pas d’abord le plaisir qu’il en attendait.

La salle à manger était une sorte de vaste nef, magnifiquement éclairée par une succession de baies en plein cintre par lesquelles on apercevait les montagnes. Mais en dépit de cette noble architecture, la première impression du jeune homme fut décevante : il crut tomber dans une espèce de foire. Les premiers jours, il s’essouffla vainement pour parler : il était submergé par cette grosse rumeur masculine. Autour de lui, il ne reconnaissait personne.

Mais la salle à manger était aussi un des lieux de la Maison où les relations se multipliaient le plus vite. Simon vit bientôt se nouer autour de lui de ces liens précieux qui, tout en l’unissant à l’existence commune, lui apportaient la bonne saveur de cette humanité moyenne, sérieuse et sans éclat, à laquelle il avait déjà commencé à s’attacher. Cela le rendit indulgent à l’égard de ce qui lui avait d’abord été si pénible. Il comprenait que la salle à manger jouait au Crêt d’Armenaz un rôle dont l’importance lui avait d’abord échappé : elle rendait les hommes à leur enfance. Quand l’atmosphère avait été trop comprimée dans la journée, c’était là que l’explosion se produisait toujours. Le moindre prétexte y suffisait. Simon put s’en convaincre la première fois qu’il arriva en retard au déjeuner. À peine s’était-il engagé sur le seuil de la porte qu’il entendit s’élever une formidable clameur. Effrayé par la publicité soudaine qui lui était faite, il se hâta de gagner sa place, mais hélas ! sa chaise avait disparu, emportée comme une frêle épave sur les vagues d’un océan houleux. Quand on vit qu’il ne pouvait s’asseoir, la clameur ne fit que redoubler, et en peu de temps s’accrut jusqu’au délire. C’était un cri longuement modulé, une espèce d’hymne spontané, d’incantation lyrique, par quoi cette masse humaine se vengeait des heures de silence, de la maladie, de la mort. Debout au milieu de cet orage, Simon regardait avec effarement ondoyer sous ses yeux cette marée de têtes, cette foule d’hommes attablés et gesticulants au-dessus desquels virevoltaient des carafes, et d’où fusaient vers le plafond, comme le bouquet d’un feu d’artifice, les dessous de plats en osier. Il ne savait quelle contenance observer et déjà quelques voix commençaient à réclamer un discours, quand, subitement, la manifestation se détourna de lui et adopta un autre héros. C’était qu’à l’autre bout de la salle, dans un éclairage glorieux, grand, droit, bombant le torse sous un pull-over jaune, éclatant comme un soleil, Saint-Geliès venait d’apparaître. Il y eut tout à coup un silence au milieu duquel on entendit s’élever une voix formidable :

— La parole est à Saint-Geliès !

L’injonction était si impérative que son destinataire n’aurait pu s’y dérober sans provoquer une clameur de réprobation encore plus intense. Saint-Geliès, la mine épanouie, fit signe qu’il allait parler.

— Mes chers camarades !…

Tout s’était tu. L’orateur avait cent paires d’yeux fixées sur lui. Les réfractaires eux-mêmes, intrigués, se tournaient vers lui dans l’attente de ce qu’il allait dire.

— Mes chers camarades, c’est généralement au dessert que les orateurs prennent la parole. L’éloquence a besoin d’être nourrie ! (Rires)… Je me plais cependant à constater que la somme de potentiel vital accumulée entre ces murs ne fait que grandir de jour en jour. (Bien, bien, bravo !). Le magnifique sursaut de vie auquel je viens de me heurter en arrivant est celui de toutes les foules sublimes qui, depuis celle des cirques romains jusqu’à celle des kermesses flamandes, ont fait retentir leurs cris dans la mémoire des hommes ! (Bravo, bravo !… Bruits de couteaux sur les verres.) Permettez-moi de vous le dire, Messieurs, vous constituez sur la planète un groupe intéressant à regarder vivre. Vous êtes mieux qu’un groupe ! Vous êtes la Foule ! Et comme toutes les foules, quand vous avez du pain, vous réclamez des jeux, vous voulez des discours… (Oui ! oui !…) Mais, comme je vous le rappelais à l’instant, vous faites parler des orateurs qui n’ont pas mangé. Or, me sera-t-il permis, sans être taxé d’impertinence, de vous rappeler une phrase qui exprime toute la sagesse des anciens ? Prius vivere, deinde philosophari. Ce qui veut dire, en bon français : Manger d’abord, palabrer ensuite !… (Bien… bien !… Encore !… Encore !…) J’entends qu’on dit : Encore !… Je sais qu’il est agréable et reposant d’entendre parler en latin. Mais vous savez comme moi que des yeux veillent sur nous, dans l’ombre. Vous savez qu’à tout moment, que nous soyons seuls dans nos chambres ou paisiblement réunis, comme en ce moment, pour satisfaire une faim légitime, un demi-siècle de servitude nous contemple ! J’ai nommé celle qui, tout en s’occupant de ses mille besognes quotidiennes et en trottinant dans les couloirs pour recueillir des éprouvettes et distribuer des flacons, dirige sur nous le regard innombrable de ses yeux à facettes ! »

Il achevait à peine ces mots, au milieu des hurlements de joie déchaînés par sa péroraison, que, tout au fond de la salle, la porte tourna sur ses gonds et une silhouette étriquée, vieillotte, bien connue, apparut sur le seuil. Le silence s’établit aussitôt comme par enchantement. Tout le monde était assis, Saint-Geliès était rentré dans le rang et la salle à manger offrait un aspect irréprochable…

Cette apparition discrète mais efficace mit fin au tumulte… Simon avait ce jour-là à sa table, outre Jérôme, le commandant Lombardeau et son inséparable ami M. Lablache, dont il fallut entendre les plaintes relatives au bruit et aux nouilles : celles-ci étaient trop fades, celui-là trop fort à son goût… À l’autre bout de la table se trouvait Massube, qui était venu s’agglomérer à eux en vertu de ce mystérieux automatisme qui l’obligeait toujours à être là où l’on n’aurait pas voulu de lui, et qui mangeait en silence, le dos rond, le nez dans son assiette.

Le petit notaire ne cessait de se lamenter.

— Ce chahut !… soupirait-il en épongeant son front moite de sueur. Tout cela n’a pas de sens !…

— C’est intéressant, hasarda Simon pour le contredire. Comme cohésion.

— Vous avez raison, appuya Jérôme. On dirait qu’ils ne font qu’une seule conscience.

— Vous appelez cela une conscience ? bondit M. Lablache qui ne reconnaissait pas bien dans l’usage que Jérôme faisait de ce terme ce qu’on lui en avait appris en classe de philosophie. Mettez des charretiers ensemble, ils feront encore mieux comme bruit !

— C’est juste, dit le commandant Lombardeau en essuyant sa fourchette avec de la mie de pain, ne savent-ils que crier ?

— Il y a dans tout cela, j’en suis persuadé, reprit Jérôme, des intentions plus délicates qu’elles ne paraissent, et qui se traduisent de cette façon sommaire parce qu’elles n’ont pas trouvé jusqu’ici de meilleur moyen de s’exprimer. Mais ces intentions existent, je vous le jure, elles ne demandent qu’à se faire jour ; il suffirait qu’elles trouvent… je ne sais pas, un fil conducteur, qu’elles se reconnaissent dans une conscience plus claire, plus élaborée…

— Nous sommes une foule comme toutes les foules, proféra Massube en mâchonnant. Saint-Geliès l’a dit. Les foules ne connaissent qu’une pente : celle de la facilité. Vous ne ferez pas sortir de celle-ci plus d’étincelles que du public qui se rassemble le samedi soir au poulailler de Bobino.

Comme il se voyait écouté, il releva la tête et, fixant cruellement des yeux M. Lablache, il reprit :

— À quoi bon, d’ailleurs ?… Ça les amuse de hurler, ils ont raison. Si je pouvais hurler, moi !… Ça fait du bien, après tout, d’être bête. Il n’y a que la bêtise qui vous tienne vraiment aux boyaux ! L’intelligence, au fond, rien de plus artificiel !…

Simon resta un peu déconcerté par cette journée. Ces manifestations étaient étrangères à son tempérament. Il dut pourtant les subir encore plus d’une fois : nulle part il n’avait connu de milieu plus explosif que ce réfectoire de malades. Cependant, dès que le bruit cessait, une voix s’élevait à l’extrémité de la table, et c’était la voix lente et caverneuse de Massube qui se livrait à un commentaire méprisant de tout ce qui se passait autour de lui et jetait à la tête de ses commensaux, d’un air négligent et dans un argot affecté, une série de négations dogmatiques et sensationnelles. L’intelligence était de la stupidité qui s’ignore, la religion une abominable duperie, et, d’une manière générale, la société le révoltait par son hypocrisie dans tous les domaines ; il allait jusqu’à prétendre qu’elle ne pouvait plus se sauver que par la débauche et la culture de l’animalité ; là seulement il voyait une chance de combattre l’anémie du Français moyen. La morale officielle, bassement utilitaire, lui répugnait et il préconisait la prise en charge par l’État des filles mères. Il mettait en relief l’ineptie qui consiste à désirer l’accroissement de la population, tout en entretenant une mentalité qui entraîne la réprobation de ces filles courageuses qui valent souvent mieux, disait-il, que beaucoup de femmes réputées honnêtes. Par contre, il détestait les Américains, promoteurs de la fécondation artificielle. Il y avait un mot qu’il se plaisait à répéter, sans jamais vouloir donner le nom de son auteur : « L’amour, disait-il, c’est l’art d’être bêtes ensemble… » L’indignation soulevée par ce propos dans l’association Lombardeau et Lablache le divertissait énormément, et il n’omettait jamais d’ajouter que cette phrase était d’un académicien. Il savait d’ailleurs être grossier et cultivait un genre d’ingéniosité qui consiste à exprimer les choses les plus normales de la vie en termes libidineux.

Mais le plus souvent, on ne laissait pas le temps à Massube d’arriver au bout de ses développements, toujours lents et un peu filandreux, et sa voix se perdait dans la grande voix commune, au grand soulagement de M. Lablache que ces propos ne faisaient pas rire et qui aimait encore mieux souffrir du chahut. Celui-ci revêtait parfois une espèce de solennité et Simon, prenant au sérieux le paradoxe énoncé par Jérôme, se demandait parfois s’il ne fallait pas traiter ces manifestations autrement que par le mépris et s’il n’y avait pas en elles, en effet, une ébauche de conscience – l’ébauche d’un esprit incapable encore de se manifester d’une manière plus subtile, mais qui ne demandait qu’à être…

Simon voulait croire à cet esprit. Mais ce qu’il croyait plus volontiers encore, c’était qu’au-dessus de l’esprit du Groupe, il y avait l’esprit du Lieu. Car cet esprit-là, comme l’autre, avait une voix ; il avait même plusieurs voix : il avait la voix du torrent et la voix plus faible du vent. Et il avait comme l’autre un visage, il avait plusieurs visages : ce visage âpre et nu des rochers qui ressemblait tellement au visage de Pondorge ; ce visage de la prairie en fleurs, en ce moment vouée au mauve ; et ce visage des bois dont Simon éprouvait un si violent désir.

Le soir, quand il avait éteint sa lampe et qu’il laissait la nuit venir à lui, transparente et bleue, Simon avait l’impression que tous ces visages se réunissaient pour lui dire quelque chose. Ils disaient quelque chose. Ils lui disaient un mot, en rêve, mais un mot qu’il n’entendait pas, et cette impuissance le torturait. Un mot qui était tout proche, tout simple, tout net, comme dessiné par des lèvres. Un mot qui ne pouvait pas être entendu…

 

Pendant quelque temps, le jeune homme se laissa étourdir par cette vie nouvelle et s’abandonna à l’excitation créée par les repas en commun. Le soir, il s’attardait le plus longtemps possible autour des tables, dans les couloirs, se laissant accrocher par l’un, par l’autre, écoutant après une histoire de chasse une histoire de marin, se libérant de ses songes dans une agitation tout extérieure. Il ne remontait dans sa chambre que sous la menace de la sonnerie, après avoir serré une dernière fois dans sa main ces mains inconnues dont il essayait de garder la chaleur. Il rentrait chez lui les yeux brûlants, les tempes enflammées, la tête à la fois vide et sonnante. Un soir enfin, l’idée lui vint d’aller voir ce que devenait Lahoue ; et il décida de remonter avant l’heure. Lahoue ! Il le revoyait soudain, tout en montant, debout sur son balcon, devant le paysage ensoleillé, essayant de parler de sa voix morte, faisant des gestes… Il y avait de cela un siècle, – une semaine en réalité, peut-être deux ; deux petites semaines qui avaient coulé sur lui sans qu’il s’en aperçût… On avait beau mener une vie étroitement circonscrite, le temps vous prenait dans sa baratte et, à force de vous secouer, vous faisait perdre la mémoire… Simon arriva tout surpris au haut de l’escalier ; il ne l’avait jamais trouvé aussi court. Il remarqua aussitôt que la pancarte interdisant les visites à son voisin ne figurait plus sur la porte. Il en fut soulagé. Il frappa à petits coups. Ce fut une voix claire qui lui répondit. Miracle ! Lahoue, le pauvre Lahoue chuchotant et presque muet, avait retrouvé la voix !… Mais Simon, ayant ouvert la porte, se trouva devant un visage étonné qu’il ne connaissait pas. Il s’excusa, confus, et battit en retraite… Comme il sortait, il se heurta à la forme voûtée de Massube qui rôdait toujours dans les couloirs, ne se lassant pas de se frotter aux murs avec sa robe de chambre élimée et sa bouillotte, toujours en quête de potins, de menus événements où s’immiscer.

— C’est inexplicable, dit Simon, j’ai dû me tromper de porte. J’allais voir Lahoue…

Massube jeta les bras en l’air :

— Lahoue ?… Mais, mon pauvre vieux, il y a longtemps qu’on l’a sorti de là !

— Comment cela ?…

Massube adopta pour répondre le langage le plus repoussant qu’il pût trouver.

— Ben évidemment !… L’était claqué !… On conserve pas les macchabées ici !

Simon eut de la peine à dissimuler son émotion. Il sentit le regard limoneux de Massube traîner sur lui et tourna le dos, en proie au malaise qu’il éprouvait toujours en présence de cet individu sarcastique. Mais le soir, quand sœur Saint-Hilaire passa dans sa chambre, à l’heure habituelle, il ne put se retenir de lui parler.

— Ma Sœur, hasarda-t-il, vous ne m’aviez pas dit que Lahoue…

Mais il n’acheva pas sa phrase. Il devina, à l’air mécontent qu’avait pris la sœur, que la mort n’était pas admise au Crêt d’Armenaz, et qu’il était mal venu d’en parler. Il se rappela un mot aigre qu’avait un jour prononcé Massube : « Les morts, ça ne fait pas bon effet dans les statistiques… »

Simon éprouvait soudain une espèce de désespoir à l’idée que son voisin avait pu mourir sans qu’il le sût. Cela avait dû être bien silencieux !… Il comprit que personne ne lui donnerait de détails sur cette mort ; ils étaient tous ligués contre elle, ici. Le Crêt d’Armenaz était bien honteux de ses cadavres…

Pauvre Lahoue : on avait l’air de lui en vouloir… Et il semblait mourir une seconde fois, par ce refus ou par cette indifférence, comme un témoin suspect qu’on noie, une pierre au cou, pour qu’il ne parle plus.

Cette mort atteignait Simon plus qu’il n’avait cru. Il se rappelait avoir pensé, il n’y avait pas très longtemps, à propos d’Ariane, que tout le monde au Crêt d’Armenaz devait posséder d’elle la même image, que cette image n’était sans doute si intense en lui que parce qu’elle se nourrissait de mille attentions, de mille ferveurs pareilles à la sienne, pareilles à celle du malheureux Lahoue. Mais alors, cela posait un problème. Qu’est-ce que cette image allait devenir, sans Lahoue ? N’allait-elle pas souffrir un peu de cette mort ?… Et Lahoue surtout, Lahoue, qu’avait-il fait de cette image qui ne lui appartenait pas entièrement et qui le liait si fort aux autres hommes ? Comment ce lien, tout immatériel, pouvait-il s’être rompu ?… Il y avait là un mystère. Chose étrange ! C’était au moment même où il disparaissait que Lahoue se mettait à vivre en Simon… Et, en même temps qu’il recevait dans sa pensée ce mort qu’il avait si mal connu et envers qui il avait tant d’oubli à réparer, il se disait qu’il devait assumer aussi une partie de son amour, comme s’il pouvait lui donner par là quelque chance de plus de survivre.

II

PAIX SUR LA TERRE

VINEA MEA CORAM ME EST

CANTIQUE DES CANTIQUES

I

À mesure que les malades allaient mieux, on les répartissait dans les pavillons disposés sur les pentes qui s’étageaient en arrière de la Maison et où ils jouissaient d’un régime plus libéral. Ce fut ainsi que vers la fin de l’été, après un examen dont il parut satisfait – pour autant qu’on pouvait savoir qu’il était ou non satisfait de quelque chose – le docteur Marchat invita Simon à quitter la petite chambre verte et blanche où il avait vécu des choses si étonnantes, pour s’installer, tout en haut de la prairie, dans le pavillon qui portait le nom de « Mont-Cabut ».

Simon ne renonçait pas sans tristesse au voisinage de Pondorge. Qui allait-il trouver maintenant auprès de lui ? Les amitiés étaient si longues à se nouer, et l’on s’ignorait souvent si longtemps. Mais, dès le premier jour, il trouva Kramer sur le seuil, qui l’entoura aussitôt de ses bras comme un vieil ami, avec un excès de démonstrations affectueuses qui, tout en ne le rassurant qu’à moitié, lui fit comprendre qu’il n’avait pas tout perdu.

Le pavillon s’élevait à l’est de la propriété, sur une pente verdoyante au bas de laquelle passait la route qui, sortant d’un rideau de sapins, se dirigeait vers la Maison et aboutissait au Nant-Clair. C’était une construction de dimensions modestes, mais plaisante à voir. Avec son toit penché, coiffé de tuiles brunes, ses murs revêtus de chaux jusqu’à la hauteur des balcons, elle avait un aspect presque naturel et donnait à la maladie un air de vacances. Derrière elle montait un petit bois de sapins, à demi plaqué contre la muraille – celle-là même qui avait tant impressionné Simon lors de son arrivée et qui se dressait au nord, toute proche, fermant le cirque à l’intérieur duquel étaient enclos les bâtiments du Crêt d’Armenaz.

Les repas se prenaient dans la Maison et Simon était heureux de ces trajets qu’il avait à faire plusieurs fois le jour. On sortait du Mont-Cabut par une porte qui faisait face à la muraille ; après quoi, pour descendre vers la Maison, on pouvait choisir entre deux sentiers dont l’un courait le long du bois, jusqu’au terre-plein où s’érigeait la petite chapelle, et dont l’autre passait par la prairie d’où il descendait directement sur la route. De sa chambre, Simon découvrait, à l’est, le grand trait noir de la forêt qui barrait l’horizon. Mais, par sa situation élevée, le Mont-Cabut lui révélait une chose toute nouvelle : car, lorsqu’il se tournait du côté opposé à la forêt, il apercevait comme dans une glace, obliquement lancé vers le ciel, le même trait noir dont le mouvement ascensionnel le surprenait toujours et qui, partant du fond de la vallée, s’en allait expirer au pied de la muraille qui serrait le Crêt d’Armenaz au creux de son bras de granit, ainsi qu’une mère son enfant. Il comprenait alors que le Crêt d’Armenaz n’était qu’une clairière au milieu d’une immense forêt. Et il en avait plus de plaisir à fouler le sentier qui passait par le bois et qui était feutré d’aiguilles rouges et glissantes, car il savait que ces arbres étaient les mêmes que ceux de la forêt qui montait, à droite et à gauche, d’un seul bloc et d’un seul élan… Ces arbres, il apprenait à les connaître, à les aimer individuellement, comme des personnes. Il y avait celui-ci qui montait tout droit, celui-ci qui était triple ; il y avait ce tronc rougeoyant dont l’écorce laissait filtrer des larmes, et cet autre qui plongeait dans le ciel d’un élan peut-être centenaire. Ils accompagnaient Simon dans sa chambre, entraient dans ses pensées. Aussi avait-il beau passer la plus grande partie de la journée sans les voir, il savait qu’à une certaine heure, le soir, lorsqu’il sortirait pour le dîner, il retrouverait, dans l’éclairage particulier à cette heure, frappés par les derniers rayons, ces hauts sapins drapés d’ombres lourdes dont les fûts vermeils achèveraient de se consumer au haut du ciel… Il savait qu’à ce moment précis les sommets, les têtes des rochers, le ciel tout entier resplendiraient encore, attirant ses regards vers ce feu doré qui continuerait à brûler sur les hauteurs après que la terre se serait éteinte, comme s’il y avait là-haut un asile plus durable pour la beauté, comme si cette fête suprême était ordonnée par un Dieu qui eût compris le besoin d’émerveillement qui existe au cœur des hommes. Alors il ne vivrait plus que par cette terre, par cette forêt qui s’en irait debout, dans son allure presque surnaturelle, et qui, un peu plus tard, se chargerait tout doucement de son sommeil.

Le temps, habilement dosé, divisé en petits compartiments lisses, clairs et habitables, où l’ennui n’avait pas la place d’accrocher sa toile d’araignée, glissait imperceptible sur les flancs légers du malade étendu devant l’été, comme un flot sur le baigneur couché. Seules les démarcations étaient sensibles, mais on les franchissait d’un bond allègre, la tête tournée vers le paysage, et la journée s’absorbait ainsi, par petits quartiers composés de matières diverses, comme ces gâteaux où la crème alterne avec la pâte. Car au cours de la même journée, aucune heure ne ressemblait vraiment à une autre. Chacune avait une saveur particulière qu’on ne pouvait retrouver que le lendemain ; chacune vous préparait à un bonheur différent des autres. Les plus insipides, les plus lentes à traverser étaient les deux heures qui vous attendaient, solennelles et funestement couplées, au début de l’après-midi ; heures vouées à l’inaction complète, étouffées sous des épaisseurs de silence et où les rêves montaient tout droit dans l’immobilité du ciel, comme des fumées, quand le vent est tombé, dans l’air lourd. À ces moments-là, le temps s’étirait, masse uniforme dont aucun point n’était plus sensible. Rien ne remuait en vous ni hors de vous. La terre elle-même avait alors son heure de détente, d’affaissement, de demi-mort, et devenait semblable à un homme qui cuve son vin. Elle se laissait aller de tout son poids sous le soleil qui brûlait, étroitement appliqué sur elle, tandis qu’au sein de la prairie, les plantes, les bêtes digéraient lentement et ne bougeaient plus.

Mais depuis que Simon habitait le « Mont-Cabut », il y avait dans ces débuts d’après-midi quelque chose de nouveau qui en modifiait la signification et la valeur. Au cours de ces deux heures si parfaitement dénuées d’événements, presque de vraisemblance, et qui s’écoulaient si lentement, à l’endroit même où elles formaient charnière et où la première se détachait de l’autre et tournait son visage vers l’ombre, il y avait une minute exceptionnelle où l’on voyait surgir, à l’extrémité de la route ensoleillée, entre les boules écarlates des sorbiers, débouchant de la forêt et disputant leurs jambes au soleil, droites, fines, dédaigneuses, indifférentes – les « femmes »… C’étaient elles ! Elles revenaient de leur promenade quotidienne qu’elles faisaient une heure après les hommes, et l’on pouvait suivre des yeux leurs petits groupes colorés, souples, enlacés, qui se suivaient à de longs intervalles. Elles avaient presque toutes des corps pareils, longs, onduleux, dont les lignes s’épousaient harmonieusement suivant les caprices de la marche. Elles disparaissaient presque aussitôt derrière un rideau de sapins, puis reparaissaient toutes proches, soudain grandies, serrées de près par le soleil qui leur imposait sa gaine éclatante. Quelquefois, on les voyait s’arrêter, se pencher vers le sol, devant une pierre, une herbe, un lézard dont elles s’amusaient. On entendait leurs cris qu’elles faisaient exprès de rendre stridents et que répercutaient les bois. Enfin, elles se fondaient au loin, de nouveau réduites par la distance, à l’extrémité opposée de la route, dans l’éclat du sol, dans la lumière, dans le feu des fleurs, jusqu’à ce qu’un repli de la prairie les absorbât définitivement…

Ainsi apparaissait chaque jour, précédée ou suivie de ses compagnes, en avance ou en retard sur la petite troupe alerte et lumineuse, la douce forme dansante et inaccessible d’Ariane. Ariane paraissait ne se rattacher à rien, pas même au petit cercle d’amies qui l’entouraient. Elle semblait se mouvoir, au-dessus de la route, le long d’une allée invisible. Elle venait du bout de cette allée qui n’était pas celle que suivaient les autres, les joues frôlées par les petites boules rouges des sorbiers, glorieuse, isolée dans sa beauté, incroyablement loin de la terre et de tous les êtres, parée d’une force qui n’était faite que de sa candeur et qui était éblouissante comme une armure. Parfois Simon croyait entendre sa voix, son rire qui se mêlait à ceux de ses compagnes. Mais à peine avait-elle débouché du rideau de sapins, à peine était-elle devenue nettement visible que, déjà, elle tournait le dos et disparaissait, comme obéissant à une force inconnue, d’un pas égal, lent mais irréfutable, le corps droit, le regard levé, dévisageant le monde avec cette tranquille assurance de la pureté qui semblait être un démenti à la faiblesse que pouvaient laisser supposer ses formes frêles. Si lent que fût son pas, la durée de l’apparition était toujours brève, car elle était emportée sur l’horizon par un mouvement qui devait être réglé sur celui des astres et qui l’empêchait aussi bien de ralentir que de hâter sa marche. Hélas ! il était dans son rôle d’ignorer qu’un regard la suivait, que des yeux l’attendaient au débouché de la route pour se fixer sur elle et qu’au moment où elle disparaissait pour la dernière fois, dans un repli de la prairie qui se soulevait au-dessus d’elle pour l’envelopper de son manteau d’herbes et de fleurs, la lumière subissait pour quelqu’un une sorte de brève éclipse… La seule chose qui échappait sans doute à une loi rigoureuse était l’instant choisi par cette apparition pour se produire. Il y avait toujours, entre le moment où Simon commençait à l’attendre et celui où elle apparaissait, un intervalle. Peut-être que si l’apparition d’Ariane s’était accomplie à une minute parfaitement précise, sans laisser aucune marge à l’attente, à l’incertitude, à cette légère anxiété qui commençait pour Simon dès les premières minutes de l’après-midi, elle fût davantage rentrée dans l’ensemble des phénomènes cosmiques qui s’accomplissaient tous les jours sous ses yeux et sur lesquels il n’avait aucun pouvoir, telle que l’ascension quotidienne du soleil dans le ciel estival. Mais cette irrégularité était le signe, dangereux et capital, d’un caprice humain. L’apparition d’Ariane sur la route était un événement qui ne tombait sous le coup d’aucune des lois énoncées par Newton ; c’était un événement absolument imprévisible, car il dépendait de facteurs dont la connaissance était départie à la seule Ariane et qui invitaient à croire à sa liberté. Seulement, cette liberté était cruelle. Simon souffrait de cette attente minime mais répétée que n’apaisait pas toujours le passage de la jeune fille et qui, s’accroissant avec le temps, finissait par être disproportionnée avec la brièveté du plaisir qui en était l’objet. Mais déjà il n’était plus libre de ne pas rester en éveil au milieu des sommeils étalés sous cette heure ensoleillée et vide, guettant l’apparition qui pouvait sans doute se produire ou ne pas se produire, mais qui semblait être devenue un droit que l’attente même légitimait.

Il y avait cependant des jours où il jouissait de cette attente autant qu’il en souffrait, se disant qu’elle était déjà par elle-même une façon de connaître Ariane. Il en venait à compter comme une acquisition cette anxiété quotidienne, ce petit supplément de connaissance qu’il puisait dans son désir, et plus souvent dans sa déception. Car il ne pouvait accepter pour sienne cette connaissance qu’il partageait avec tous les autres habitants du Crêt d’Armenaz, celle du visage penché d’Ariane et de la petite raie qui divisait ses cheveux, et que tout le monde aussi bien que lui pouvait voir, chaque dimanche, à l’entrée de la chapelle, sous la lueur de la lampe. Ce visage surgi de l’ombre, dans le rayonnement qui dorait la surface de ses cheveux, comme il en était loin déjà ! Mais Simon n’aurait pu dire ce qui l’avait fait reculer ainsi, ni ce qui assurait à l’image qu’il possédait maintenant une supériorité si grande sur celle qui appartenait à tous les autres. S’il essayait de se représenter les yeux d’Ariane, il souffrait de ne pas même y parvenir. Il connaissait bien son front pur, légèrement bombé, ses cheveux et la jolie raie qui les divisait ; il revoyait sa joue dont la courbe s’infléchissait doucement pour aller se fondre dans les linéaments exquis du menton. Mais les lèvres ? les yeux ?… Ariane l’avait-elle jamais regardé ? Était-il bien vrai qu’elle eût tourné une fois vers lui son visage ? Non, il cherchait en vain à retrouver ce qui avait été sien pendant un instant. Il avait ce que tout le monde avait : le petit chemin clair qui s’en allait dans les cheveux, tout droit, comme le chemin qui s’en va dans la forêt et qui fait une mince trouée entre les feuillages. Et tout le monde avait dû éprouver comme lui cette impression un peu anxieuse quand elle se penchait, lorsque ce petit chemin, dont on ne connaissait que l’amorce, se découvrait soudain sur toute sa longueur, si proprement tracé au milieu des lianes qui venaient prendre racine au bord, jusqu’à l’endroit où il se perdait mystérieusement dans une touffe qui n’avait pas voulu se laisser vaincre… N’avaient-ils pas tous connu comme lui, à cet instant, ce même bonheur un peu fou, à laisser leurs yeux errer sur ces vagues d’ombre, sur ces houles à demi nocturnes… Mais c’était un bonheur que la minute où il était né allait tuer, avec la même douceur, sitôt la porte franchie ; c’était un bonheur perdu, brisé d’avance mais qui, avec la même facilité, avec la même simplicité, pouvait renaître : et ainsi tout le monde avait-il dans la mémoire l’image de la petite raie lumineuse, du rayon clair qui divisait la nuit des cheveux, comme s’il y avait là autre chose que de la matière. Simon ne pouvait évoquer Ariane sans revoir aussitôt cette touffe aérienne et exubérante, presque trop lourde pour son visage, qui semblait onduler sous un souffle invisible, et ce chemin étroit qui s’en allait à l’aventure, pareil au sentier qui s’en va, sous la lune, au milieu des champs, et on ne sait pas où il va, et il se perd, et il se noie sous les herbes, sous les avoines, sous les blés, et il se noie dans le clair de lune !… Peu à peu, sous les cheveux qui s’enlaçaient tandis qu’Ariane baissait la tête pour se recueillir, son visage disparaissait lentement et il ne restait plus d’elle que cette image d’une tête penchée et buvant l’ombre…

Quelquefois, le dimanche, la cloche de la chapelle, battant à petits coups dans l’air matinal, lui inspirait une sorte de nostalgie. Il descendait, s’arrêtait un instant sur le terre-plein qui se trouvait au-devant de la chapelle, pour entendre le son de l’harmonium qu’accompagnaient des voix dont l’application autant que la discordance étaient touchantes, et il pensait qu’il n’y avait pas d’office plus beau ni plus poignant que celui qu’on écoute à la porte des églises. Puis il entrait. La voûte était basse ; la fenêtre, étroite meurtrière, laissait filtrer un jour avare ; il faisait presque nuit. Mais cette nuit s’éclairait bientôt quand, à quelques pas de lui, dans l’ombre du bénitier de pierre, ses yeux habitués à l’obscurité commençaient à distinguer, sous une maigre lampe, la douceur d’une forme agenouillée…

Ariane était là, immobile, le visage caché derrière ses mains nues, le corps enveloppé d’ombres, de sorte que seul semblait vivre cette coulée de cheveux qu’effleurait la lumière. Savait-elle que ces cheveux tordus en boucles, s’évadant de tous côtés vers les frontières de l’ombre, laissant rouler leurs vagues sur sa nuque, savait-elle qu’ils démentaient follement la sagesse, la soumission de son attitude ?… Elle ne semblait pas s’en douter. Elle restait là, paisible. Il regardait, de loin, vaciller la lueur des cierges et s’élever autour de l’autel de légères nappes d’encens. Puis il fermait les yeux et sentait la paix descendre sur lui – qui est meilleure que tout désir…

Cette paix avait été pendant longtemps tout ce qu’il avait su d’Ariane. Il n’avait jamais essayé de l’attendre, de lui parler. Maintenant encore, il contemplait avec étonnement le peu qu’il possédait d’elle et se plaisait à l’imaginer réduite à la plus fragile des apparences, à cet élément torrentueux et lustré qui émergeait seul dans la lumière, à cette touffe expansive, aux allures de végétal, qui paraissait douée d’une vie indépendante mais qui se nourrissait de sa vie et de son sang, comme les touffes de gui se nourrissent de la sève des arbres. Il avait cela, qui était ce que tout le monde connaissait d’elle… Mais cette légère anxiété qui surgissait, chaque après-midi, au terme d’une heure si pesante, cette anxiété-là était une chose à lui, bien à lui. C’était une connaissance qu’il avait seul. À cause d’elle, Ariane cessait de pouvoir se confondre avec les autres femmes qui l’entouraient, avec cette Minnie si jolie qui passait, elle aussi, sur la route, ou même avec les milliers d’autres femmes qui vivaient de par le monde et dont il avait abordé deux ou trois dans sa vie. Elle devenait pour lui l’objet d’un sentiment rare et précieux qui le surprenait comme une découverte. Le Crêt d’Armenaz enveloppait Ariane de la seule atmosphère qui lui convînt, de cette atmosphère introuvable où les gestes humains s’offraient dans leur pureté, leur signification originelle, et sur laquelle ils se détachaient nus, dans l’espace blanc et dur créé par le loisir. Peut-être même y avait-il là comme une sorte de fait humain nouveau : jamais l’apparition d’une femme, même réputée pour sa beauté, n’avait pu être attendue, en aucun lieu du monde, avec cette douceur anxieuse qui semblait remonter au premier homme.

Mais dans cette émotion inconcevable qui faisait que Simon, en ces débuts d’après-midi, attendait le passage d’Ariane sur la route comme celui de la première femme connue, comme si elle contenait en elle un monde dont aucune expérience de sa vie n’avait jamais pu lui donner la moindre idée, d’autres émotions venaient se fondre, comme des vagues dans une autre vague. L’inévitable question se posait, qu’il faisait effort pour écarter d’elle comme un danger, peut-être même comme une offense. Ariane une fois disparue de l’horizon où chaque jour il la voyait se perdre, que devenait-elle ?… Que devenait-elle, une fois annulé le privilège de ne vivre que par cette chevelure lumineuse et bouclée posée sur son front comme un soleil ? Que devenait-elle, une fois redevenue elle-même, obligée de vivre avec toute son âme, avec tout son corps ?… Mais il repoussait ces questions qu’il jugeait puériles : cette curiosité lui paraissait dénuée de noblesse ; elle était même dénuée de sens ! Une telle femme pouvait-elle se rencontrer autrement que dans les circonstances exceptionnelles où elle lui était toujours apparue, sous cette forme grandie qui commandait l’amour ? Pouvait-on seulement le souhaiter ?… Que serait devenue Ariane, vue de tout près, sur la route, le front dans le soleil, sous la lumière d’une question, acculée à répondre, à se livrer autrement que par une attitude, que par des gestes et des silences ? Que serait-elle devenue, arrachée à l’ombre immobile de la chapelle, à son colloque muet avec la plante, à cette marche régulière et indifférente qui, le long de la route brûlante contre laquelle battait le ventre craintif des lézards, la rendait absente aussitôt qu’apparue ? Était-il permis de se le demander ? Eût-il même été décent d’exiger d’elle cette chute dans l’ordinaire, cette inutile compromission avec la vie ?… Non, ce qu’on pouvait le moins lui demander, c’était assurément de se compromettre. Simon l’aimait de se situer hors des rencontres possibles, des routes où l’on se croise, des mots qu’on échange. Il était soulagé à l’idée qu’il n’aurait jamais à lui prendre la main, à lui dire : « Comment allez-vous ?… » Il se félicitait que leur genre d’existence et le code même qui le régissait rendissent une pareille question impossible entre eux, ainsi que toutes les autres.

 

À présent qu’il pouvait sortir, que la Maison n’était plus autour de lui, qu’il s’en était délivré presque sans le savoir, il accueillait avec surprise ce bonheur qu’il n’avait même pas eu le temps de désirer, comme dans ces rêves qui nous mettent soudain en présence d’une femme à laquelle nous ne songions pas et dont nous sentons brusquement les lèvres sur les nôtres.

Ce fut dans sa vie une révolution. Les sorties étaient brèves, mais jamais pareille saveur n’avait été concentrée comme alors en l’espace de quelques minutes. Simon s’étonnait d’avoir pu désirer si passionnément les êtres : seul, à midi, au milieu de la prairie, il n’avait plus besoin de rien. La terre lui suffisait. La terre était autour de lui, habillée d’herbes, de feuillages, de pierres. C’était une présence formidable. Elle venait contre lui, le prenait comme avec une main. Parfois elle se faisait caressante. Sur d’immenses étendues, les dernières chaleurs faisaient éclore çà et là, au ras du sol, des îlots mauves formés par les minces calices des colchiques, tandis que sur le front des bois, le long des pentes, couraient les premières flammes folles de l’automne. Simon ne se pressait pas de rentrer ; il n’avait aucune hâte de revenir à la vie commune ; la prairie était un résumé de tout : elle le comblait. Entre le sentier qui tournait, le buisson qui lui cachait la vue des bâtiments et le torrent qui grondait à quelque distance, il connaissait un parfait bonheur. Mais cette même prairie, cette surface à l’apparence uniforme qui ne faisait, semblait-il, que se répéter, il faudrait apprendre lentement à la connaître, et il faudrait pour cela des jours et des jours, et ces longs tête-à-tête impitoyables, et cette brûlure du soleil sur les épaules, et cet acharnement à aimer qui sait, au besoin, se passer des sens… Oui ! Il faudrait savoir rester longtemps seul avec elle, en interroger les replis et comprendre ce qu’elle faisait la nuit, les membres étirés, le corps déployé sous la lune.

On découvrait, en se promenant autour de la Maison, que la prairie venait de loin, de très loin, et qu’elle n’était pas faite à l’origine pour porter ces bâtiments de pierre avec leurs ombres dures, leurs toits coupants. La prairie tombait d’en haut, d’un endroit où la montagne était pleine de secrets, où les rochers vous regardaient avec de grands trous d’yeux qui faisaient peur. Il ne fallait pas croire qu’elle était une chose humaine, faite pour les hommes. On avait eu à la déblayer de ses rochers et même à l’éventrer par endroits pour y placer les assises d’un pavillon, aplanir la route. Quand on partait de la Maison et qu’on se dirigeait vers le nord, là où s’érigeaient les deux Crêts d’Armenaz, ces deux fronts de géants qui dominaient la muraille, toujours vigilants au haut du ciel, on trouvait un petit chemin qui obliquait vers l’ouest, courait tout doucement sur le dos de la prairie puis, disparaissant de l’autre côté, dévalait jusqu’au torrent. Une fois ce dos franchi, on se mettait donc à descendre, et c’était comme si l’on entrait dans un nouveau pays. On rencontrait d’abord des pierres, puis d’énormes rochers hauts comme deux hommes, et si vieux que de maigres buissons avaient fini par s’y accrocher. Alors on commençait à entrer dans l’ombre de la grande muraille ; le vent, qui soufflait toujours à cet endroit, venait au-devant de vous, vous enveloppant de ses légers tourbillons, et il fallait lever les yeux très haut pour pouvoir retrouver un peu de ciel. La muraille tombait d’abord tout droit, puis sa chute s’amortissait sur les coussins hérissés des pentes qui allaient rejoindre la prairie. C’était sur ces pentes couvertes de buissons, de sapins, de hêtres que l’automne s’était rué par places, mordant comme un acide aux endroits les plus tendres. Mais ces pentes eussent-elles été moins raides et moins défendues, eussent-elles été dominées par un front moins dur, on ne pouvait en atteindre le pied. En effet, le chemin se rétrécissait, contournait quelques touffes d’églantiers puis se noyait dans la prairie, parmi les hautes herbes flexibles et les grandes gentianes qui surgissaient là. On avançait encore un peu, les jambes prises dans un réseau de lianes et de tiges dont il fallait se dégager à chaque pas… C’était alors qu’on rencontrait le torrent.

Ce fut un des derniers jours de septembre, au début d’une après-midi, que Simon fit sa rencontre. Il avait, ce jour-là, perdu volontairement Jérôme pour être seul. Il allait au torrent par une force irrésistible qui depuis longtemps le poussait ; il avait hâte, depuis qu’il pouvait sortir, de se confronter avec cette eau. Jérôme lui avait dit : « Quand vous voudrez aller voir le torrent, dites-le-moi, je vous conduirai… » Comme si l’on avait besoin d’être conduit ! Comme si le vent, comme si le chemin étranglé entre les buissons, comme si la prairie tout entière ne conduisaient pas à lui ! Comme si on ne l’avait pas toujours senti passer, au bas de ces rochers, comme une grande force nécessaire ! Comme si son appel ne ressemblait pas à celui de l’amour, ne vous atteignait pas au plus vif de vous-même, comme s’il vous permettait d’attendre !… Simon marchait cette fois avec la hâte de quelqu’un qui s’est décidé et qui a peur d’arriver trop tard. Il ne savait ce qui provoquait en lui ce malaise, ni pourquoi il tremblait comme un homme qui va vers une femme et qui sent que sa vie va se jouer dans la première minute. Il marchait, écrasant les prêles, les gentianes, cassant des tiges d’où giclait un suc blanc comme du lait, et qui excitaient sa brutalité. Il se heurta plusieurs fois aux buissons et dut rebrousser chemin. Les longues branches épineuses des églantiers s’emparèrent de ses bras, de ses mains, de tout son corps. Il se dégagea en criant. Il arriva en présence du torrent avec des vêtements déchirés, comme s’il s’était colleté avec quelqu’un.

Le torrent tombait par une faille profonde avec un jaillissement clair d’écume, dans un grand souffle, du haut des rochers de granit. Puis il venait se rouler devant vous comme une bête et fuyait d’un mouvement impétueux, avec des chocs, des remous, des halètements. Il passait entre les gros blocs des rochers en hurlant, puis se retournait d’un coup de reins et montrait son ventre. Simon cria et n’entendit pas son cri. Des gouttes d’eau jaillissaient jusqu’à son visage en feu. Il eut tout à coup l’impression que la prairie derrière lui avait disparu, était morte, sans doute consumée par le soleil.

Il ne sut pas combien de temps il était resté là. Il avait complètement cessé de penser. Il était tard ; la pente était dure à remonter et il ne trouvait plus son chemin. Les plantes étaient moites de chaleur. Tout était devenu silencieux. La prairie était vraiment morte.

Comme il atteignait le haut du chemin, il se sentit soudain harassé. Il eut envie de se laisser tomber là, dans cette odeur de plantes qui cuisaient au soleil.

Ce fut la dernière journée d’été qu’il y eut cette année-là au Crêt d’Armenaz.

II

À présent, la nuit arrivait très vite. On la voyait se préparer dans un coin de l’horizon, gagner du terrain, monter dans le ciel, puis brusquement elle se laissait tomber, d’un seul bloc, sur la prairie.

Elle a d’abord rempli la petite marge claire qui existait encore après le dîner. Puis elle vous a pris pendant le repas, puis dans l’intervalle qui le précédait. Bientôt Simon a dû renoncer au détour qu’il avait coutume de faire, le soir, vers la prairie, là où l’on commence à respirer le froid du torrent qui court un peu plus loin en frôlant la muraille, avec des gestes et des cris de fou. Maintenant, avant même qu’il soit levé, alors qu’il est encore là, allongé, attendant que la sonnerie se mette à trépider dans l’air, la nuit vient et s’étend sur lui, de tout son long, avec une douceur toute-puissante. Il faut la laisser faire. Elle n’a pas besoin de crier, elle, pour être obéie, car de semaine en semaine elle monte comme un fleuve qui déborde, elle inonde le jour de son flot noir et bouscule le soleil qu’elle oblige à s’enfuir plus vite vers le coin du ciel encore libre, où elle va l’étouffer avec ses grands bras silencieux… Alors, par toute la Maison, dans les chambres, on voit les lampes s’allumer une à une : petites lueurs honteuses que chacun appelle à son chevet et qui brillent pauvrement au-dessus de la prairie engloutie. Mais si l’on s’approche, on voit que cela fait un cercle de clarté que chacun possède bien à soi et dans lequel il attire tout ce qui lui est utile : le papier, les livres… Vos mains sont là aussi, étalées sur vous, dans la lumière ; vos mains calmes, vos mains qui ne font rien que se regarder… La petite lueur de la lampe les rejoint et détaille leurs veines minces qui s’entrelacent. On a oublié de l’univers tout ce qui dépasse le petit cercle enchanté, bordé tout autour par la nuit. On pense mieux… Simon se représente Jérôme, couché comme lui, là-bas, dans un pavillon qui, de l’autre côté de la chapelle, fait pendant au « Mont-Cabut ». Il sait que, dans quelques instants, quand il arrivera chez son ami, il le trouvera encore sur le balcon, longtemps après que tout le monde est sorti, achevant quelque dessin tandis qu’un livre ouvert gît près de lui, dans l’ombre, les pages en éventail…

À voir la hâte que la nuit met à courir sur vous, à entendre son grand pas méchant qui écrase les fleurs et le frôlement de sa longue robe prise dans le vent, on sent que l’hiver ne tardera plus.

À présent, le soir, les habitants du Crêt d’Armenaz s’agglomèrent dans les petits réduits faits pour eux, et les salles de jeu reçoivent leurs groupes bruyants qui s’acharnent à oublier la nuit… C’est là que la vie reprend son visage riant de bonne fille ; et l’hiver, avec ses grosses mains rouges de froid, réunit les hommes et les fait se tenir chaud ensemble et rire ensemble, avec de bons rires de garçons, tandis que tintent les dés sur le fond des boîtes de jaquet, que les boules de billard s’entrechoquent et que se disputent les joueurs de bridge.

Simon aime et attend cette heure, qui est celle de Jérôme… Celui-ci arrive, l’air toujours un peu étranger à ce qu’il fait, à ce qui se passe autour de lui. Il s’assied devant l’échiquier, et Simon regarde avec une espèce de surprise les pièces s’animer entre ses doigts : il ne lui échappe pas que le vrai jeu va se jouer ailleurs… Certes Jérôme est là, il est là pour longtemps, bien sûr, retenu par la nécessité de la petite manœuvre à faire accomplir à ce fou de buis blanc immobile sur une case et qui attend les ordres… Il regarde, compute, hésite. Sans quitter des yeux le fou blanc, il tire de sa pipe, en cachette, de lentes bouffées… Puis il avance la main avec précaution, touche la pièce, lève sur Simon un œil vert qui n’est pas tout à fait sans ironie. Mais Simon pare le coup ; et il regarde encore les longues mains calmes de Jérôme, son doigt qui se pose sur une pièce, puis sur une autre ; et les pièces elles-mêmes ont l’air vivantes, on dirait des petits ressorts chargés de déclencher un geste, un regard, une grimace, un plissement du front. Tout cela vient sur lui à la fois, et il lui semble que tout cela lui vient de loin, du fond d’un passé confus et brouillé d’où les visages se sont peu à peu effacés… La vie est là qui monte, qui se gonfle doucement. Tout en jouant, Simon écoute les conversations de ceux qui passent et, sans se retourner, distingue dans la salle, autour de lui, des zones d’attention différentes, suivant les jeux – et il entend les pas traînants et les réflexions narquoises de Massube qui, toujours instable, remorquant son éternelle bouillotte, s’approche de l’un, puis de l’autre, sort, rentre, comme à la recherche d’une chose qu’il ne trouve pas, d’un interstice par où s’introduire dans ces groupes d’hommes heureux, étrangement fermés et qui semblent si cruellement se passer de lui.

— Il a l’air d’un caniche qui flaire des bottes, dit Simon, un jour qu’il était particulièrement agacé par ce manège.

Jérôme ne répondit pas. Il ne répondait jamais quand on parlait de Massube. Simon les avait souvent vus de loin s’entretenir ensemble, mais jamais devant lui… Pourquoi ?… Pourquoi Massube rôdait-il toujours autour d’eux, avec ce regard douloureux, à la fois irritant et pitoyable, ce regard inquiet et humilié de quelqu’un qui réclame sa part, ce regard qu’on apercevait toujours en se retournant, où qu’on fût, en train de vous guetter, d’une embrasure de fenêtre ou d’un groupe voisin, de vous guetter et d’attendre…

Mais Jérôme ne faisait pas attention à Massube…

— Échec et mat, dit-il tout à coup.

Avant même d’avoir levé la tête, Simon savait que Jérôme l’avait quitté. Jérôme le quittait toujours avant l’heure. Pour quoi faire ? Simon contempla avec mélancolie les petites pièces encore immobiles sur leurs cases. Ces fins de partie, c’était triste. Il se tourna d’un air indifférent vers la salle encore pleine, mais qui semblait avoir perdu de son entrain et sur laquelle commençait à planer la menace des séparations. Jérôme avait toujours eu cette façon un peu sèche de s’en aller sans rien dire, comme s’ils allaient se revoir dans un moment. L’adieu est un événement douloureux que la plupart des gens entourent d’adoucissements, de précautions, afin d’en émousser la pointe, afin qu’il vous cause le plus petit choc possible. Jérôme ignorait ces ménagements. Ses adieux étaient décochés à l’improviste, sans qu’on eût le temps de se parer, de revêtir cette cuirasse que d’ordinaire celui qui s’en va vous fabrique avec des mots d’expectative, comme : « Eh bien, je crois qu’il va être l’heure », ces mots qui, tout en disant parfois autre chose, signifient quand même : « Attention ; mettez-vous en garde, préparez-vous un alibi… »

Tout à coup, Simon eut conscience qu’il était seul.

Il sortit, trouva le couloir vide. Pas tout à fait cependant. Une ombre rôdait le long des murs, porteuse d’un objet métallique aux reflets jaunes. Sans rien dire, Massube se colla à Simon et le suivit dans le sentier. La soirée était mauvaise ; l’air sentait le brouillard. Simon se retourna, impatienté :

— Vous montez ?…

— Ben… Oui… Permettez ?… fit l’autre, de cette voix éraillée qui ressemblait à un grincement de poulie.

— Vous habitez là-haut, maintenant ? demanda Simon en désignant de loin le pavillon dont on distinguait les lueurs entre les arbres, à gauche de la chapelle.

— Faut croire.

Ils passèrent le long de la chapelle dont l’ombre basse s’écrasait sur le sol. Le salut finissait : une vague rumeur de chants, de prières parvenait au-dehors ; cependant l’intérieur était à peu près obscur.

— Ils font des économies de lumière, observa Massube.

Simon fut agacé par cette voix importune.

— Pourquoi pas ? fit-il sur un ton rogue.

— Ils pourraient faire des économies de prières aussi !…

Il y eut un silence.

— Hein, pas vrai ? reprit Massube, en saisissant Simon au coude de sa main libre.

Simon eut un mouvement de recul. Il regarda Massube dont la casquette lui tombait sur les yeux et dont la tête était rentrée dans le col de son pardessus.

— Qu’est-ce que vous en pensez ? insista Massube. Pour ce que ça leur sert ! Vous croyez qu’ils guériront plus vite avec leurs génuflexions ?…

— Qu’est-ce qui vous fait croire qu’ils prient pour guérir ?

En posant cette question, Simon revoyait Ariane : elle était devant lui, avec son visage penché à demi dissimulé sous la houle des cheveux, dans cette attitude recueillie, cet agenouillement qui le bouleversaient toujours. Comme si Ariane priait pour guérir !

— Ah ! pas pour guérir ? Tiens ! Et pour quoi ça serait, alors ? proféra Massube interloqué, d’une voix de fausset qui avait l’air de déchirer le brouillard.

— J’imagine qu’on ne prie pas forcément pour demander quelque chose…

— Ah ? fit Massube, intéressé. Et c’est pour quoi alors ?…

Simon n’avait pas prévu la tournure que prenait subitement la conversation. Il hésita, se demandant s’il devait une réponse à ce douteux interlocuteur. Et au fond, oui, pourquoi priait-on ?

— Pour chercher l’union, je suppose… L’intimité…

Il entendit un soupir. Il ne voyait presque plus son compagnon. Ils arrivèrent à la lisière du bois et le sentier fut couvert d’une ombre opaque… Simon essaya d’apercevoir dans l’ombre le visage de Massube. Mais il ne vit qu’une forme voûtée qui avançait près de lui, la tête baissée, d’un pas cahotant, comme quelqu’un qui revient d’une marche harassante et qui est près de se laisser tomber.

 

Simon attendait avec une sorte de passion la rencontre de Jérôme, chaque soir, ce tête-à-tête silencieux qui finissait toujours trop tôt ; et il s’étonnait d’éprouver autant d’avidité à propos d’un plaisir aussi simple. Mais Jérôme se faisait prier de plus en plus. Maintenant, s’il consentait encore à entamer en partie, il avait l’air de vouloir en finir au plus vite. Il se mettait à jouer un jeu dur, terrible ; il ne desserrait plus les dents, manœuvrait les pièces comme un obsédé. Certains soirs, cependant, cette hâte-là nuisait à la netteté de sa tactique. Simon, qui le voyait avec appréhension gagner du terrain, guettait, les yeux fixés sur l’échiquier, la bévue qui le sauverait et lui permettrait de tout remettre en question. Son but n’était plus de gagner sur Jérôme. Il avait l’impression que dans Jérôme, dans cet adversaire de jeu, un autre adversaire avait surgi. Était-ce pure imagination ? Il croyait comprendre maintenant ce qui donnait à ces parties un intérêt si mystérieux, si poignant, ce qui se glissait entre eux depuis quelque temps : c’était la présence de ce troisième partenaire, de ce partenaire invisible. C’était contre celui-là que Simon jouait. Chaque coup gagné sur Jérôme était gagné sur lui. Simon n’attendait plus le regard un peu ironique de son ami quand, après avoir joué, celui-ci relevait la tête. Ils ne souriaient plus. Leurs yeux restaient fixés sur le champ de bataille géométrique, aux petites cases noires et blanches, où les cavaliers, les fous, les reines se mettaient à danser la plus étrange des sarabandes et où luttaient leurs désirs contraires, qui avaient à composer avec des lois intangibles, beaucoup plus anciennes qu’eux et qui avaient dû être établies à loisir par des hommes calmes et sans passion. Ils ne voyaient plus les pièces ; une autre main les leur voilait. La tête du cheval prenait un air effrayant et fixait sur eux des yeux terribles comme s’il était prêt à bondir. Le fou ricanait, la bouche fendue par un rire plein de sarcasme. Le cheval faisait brusquement un bond de côté ; sa fureur semblait être passée jusque dans sa crinière ; le fou riait encore, d’un rire strident qui déchirait les oreilles… Mais ce n’était plus le rire du fou que Simon entendait, ce n’était plus la crinière rigide du petit cheval de bois qui était devant lui, c’était une chevelure onduleuse et frémissante qui se déployait cruellement sous ses yeux… Cependant, les deux adversaires exécutaient les gestes habituels, poussaient leurs pièces tout doucement, le long des allées quadrillées. Ils semblaient répéter les scènes d’une comédie.

— Échec et mat ! criait soudain Jérôme en se levant déjà pour partir.

— Ah ! pardon ! Pas encore ! Cette fois c’est moi qui vous fais échec…

— Mais c’est vrai ! disait Jérôme, obligé de se rasseoir. À quoi pensais-je donc ?

Au fait, oui, à qui pensait-il ? C’était une trahison ! Bientôt Jérôme ne prit même plus le soin de dissimuler son impatience. Il n’attendait plus que la partie fût achevée. Dès huit heures, il commençait à donner des signes d’agacement. Il tirait sa montre ou se retournait vers la porte. À la fin, coûte que coûte, il bousculait le jeu, renversait les pièces, prétextant la moindre défaite passagère, peut-être volontaire, pour abandonner. Simon ne lui demandait rien. Il le laissait partir sans explication. Il savait ou croyait savoir le nom de cette hâte, de cette impatience. Et Massube le savait aussi sans doute, lui qui savait tout, qui épiait tout ! Et en remontant vers son chalet, seul cette fois, et en se perdant sous l’ombre dure des sapins, Simon se le répétait, ce nom, avec ses syllabes graves, et ce son aigu qui fusait d’entre elles.

III

Simon suivit le couloir silencieux et parvint à la porte, cette porte par laquelle, quelques mois auparavant, il avait pénétré pour la première fois dans la Maison… Il la franchit et se trouva sur le perron. Mais il dut s’arrêter. La pluie battait les marches avec une extrême violence et l’obscurité était complète. Le vent soufflait par petites rafales mystérieuses… Simon s’accota à l’un des montants de bois qui soutenaient l’auvent.

Il regardait la nuit, cette nuit, que tout le monde semblait fuir, et n’y sentait aucune hostilité. D’une gouttière qui fuyait, un torrent d’eau venait s’écraser à côté de lui sur la pierre ; il ne le voyait pas tomber, tant la nuit était noire, mais ce bruit d’eau lui communiquait une sorte d’excitation joyeuse, et il offrait ses jambes aux éclaboussures comme les enfants que réjouissent les averses et qui, en traversant la rue, prennent bien soin de plonger les pieds dans le ruisseau, malgré les admonestations que leur vaut la recherche de ce plaisir incompréhensible. Une lanterne électrique était suspendue sous l’auvent ; elle n’était pas éclairée, mais comme le vent la secouait en tous sens, elle se signalait par un faible grincement qui accompagnait le bruit de l’eau d’une note acide. Simon sentait les gouttes froides lui mouiller la jambe à travers son bas. Une puissante odeur de terre humide, de végétation saturée d’eau, se dégageait du sol. Le jeune homme devinait en face de lui la présence des sapins qui montaient en rangs serrés, le long des parois obscures… Il regretta tout à coup d’être seul. Il se remémorait la discussion qui avait eu lieu, à table, entre Massube et le petit notaire, au sujet de l’amour. Ils étaient tous à côté de la question, naturellement. L’amour n’était pas ce qu’ils imaginaient. L’amour – ah ! c’eût été de goûter à deux le froid de ces gouttelettes sur la peau, le grincement acide de la petite lanterne, de respirer ensemble l’odeur de la terre… L’amour, c’eût été de partir ensemble à travers cette nuit, de marcher dans l’herbe mouillée, de se séparer en disant : À demain… Mais l’image de Massube le poursuivait. Il le revoyait, tel qu’il l’avait vu quelques jours plus tôt, montant le sentier d’un air écrasé, ayant sur lui un poids d’ombre insoulevable. « Vous croyez qu’ils guériront plus vite avec leurs génuflexions ?… » Il entendait encore cette voix brutale, toujours mal posée, qui épaississait la nuit. Comparé à beaucoup d’autres, à Lablache ou à Lombardeau, certes, Massube était vivant ! Il était préférable, en somme, dans ses pires outrances, à tant de gens que Simon avait déjà rencontrés autour de lui, à ces maniaques de la radiophonie, à ces fanatiques du journal, engourdis par la lecture assidue des informations mondiales, des comptes rendus de courses cyclistes, des discours dominicaux, des histoires de fillettes violées ou de suicides par le gaz… Il était plus vivant que tous ceux-là, oui ! Mais c’était un vivant catastrophique, dont les mots tuaient. Il ne fallait pas trop penser à Massube ; on ne peut pas, tout seul, se pencher sur tant de nuit ; on croit sauver une ombre et l’ombre vous entraîne avec elle.

Tout à coup, sous la pluie qui battait les marches, une forme jaillit jusqu’au haut du perron et s’arrêta devant le jeune homme immobile et à demi aveuglé par l’averse.

Simon eut un mouvement de surprise. Une jeune fille était là, près de lui, un peu essoufflée, la tête nue, les cheveux collés aux joues, les épaules ruisselantes, vêtue d’un simple manteau de pluie ; il ne distinguait pas ses traits, mais il y avait dans toute sa personne un air de jeunesse intrépide qui à lui seul semblait la mettre à part des êtres ordinaires. La présence du jeune homme en ce lieu désert avait dû la surprendre elle-même, mais elle n’évita pas le regard qui cherchait à la dévisager et s’écria avec un parfait naturel :

— Impossible d’aller plus loin avec cette averse !

— En effet, dit Simon. Comment avez-vous pu… ?

Mais il s’arrêta. Il parlait à Ariane… C’était elle, il n’en pouvait douter, et cette pensée lui cloua les lèvres. Il lui envia l’élan qu’elle avait eu pour lui adresser ces mots tout simples, et cette faculté qu’elle devait avoir d’adopter les événements avant de laisser l’atmosphère se figer autour d’eux. Pendant tant d’heures, tant de jours où il avait pensé à elle, il n’avait jamais pu l’imaginer prononçant une semblable phrase, et c’était fait ; elle avait prononcé cette phrase, elle avait parlé de cette chose impossible, de la pluie qui tombait, elle s’était placée sur ce plan si simple, si extraordinaire de la vie – et aussitôt Simon l’y avait rejointe, débarrassé de l’ombre pesante de Massube, débarrassé de ses appréhensions, comme si les petits mots limpides d’Ariane délivraient en lui un être nouveau.

— Vous êtes mouillée… dit-il.

— J’aime la pluie…

— Mais elle a l’air de fouetter terriblement.

— J’aime le vent…

— Je ne remarquerai donc pas qu’il fait noir, parce que vous me diriez que vous aimez la nuit.

— J’aime la nuit, dit-elle en riant ; et il vit ses dents qui luisaient.

Elle avait les joues encore humides ; des gouttes tombaient de ses cheveux sur son petit front dur et elle les essuyait avec le poing. Simon était déconcerté par la simplicité même de l’événement. Tout à coup la lanterne qui était au-dessus d’eux s’éclaira – et il la vit, incroyablement proche et humaine. Il était devant Ariane, devant cette forme non plus fuyante, non plus en mouvement le long d’une route, mais arrêtée sous ses yeux, pour lui seul, et il contemplait avec une attention presque pieuse ce visage dont il admirait l’éclat et la fraîcheur. Ce front pur, la manière dont ses cheveux venaient s’implanter au bord des tempes, ces lignes fines et allongées, l’inflexion délicieuse du cou, chacun de ces détails pénétrait en lui comme autant de vérités dont la connaissance manquait à sa vie et remplissait une espèce de vide qui attendait d’être comblé. Surtout, il ne se lassait pas de considérer ce qui avait presque toujours échappé à sa vue, ce qu’il avait si vainement cherché à se remémorer : ces yeux dont l’oubli, l’ignorance l’avaient plusieurs fois fait souffrir, comme d’un manque spirituel – ces yeux au fond desquels brûlait, sous la faible et charmante armature des cils, une sorte de flamme fauve, longue et douce, dont la gravité le surprenait. Et voici que sur ce même visage, il retrouvait soudain avec émotion comme un autre regard, aussi sérieux, aussi pénétrant, aussi doux que l’autre : celui des lèvres… Elles semblaient le fixer en effet du fond de leur union mystérieuse, l’une finement sculptée dans la chair, dessinant deux petites ondes symétriques, et l’autre qui soulignait d’un trait grave cette ondulation délicate… En vérité, Ariane semblait être un mélange déconcertant d’aisance et de gravité. Elle avait des traits, des façons d’être qui faisaient croire au sérieux de la vie et, en même temps, elle dissimulait celui-ci sous une fantaisie qu’on sentait toujours prête à exploser.

— Ariane…

Il avait cru parler, dire son nom, mais il avait parlé comme on parle en rêve, et l’on se réveille haletant, comme si tout le monde avait entendu notre cri ; mais aucun son n’est sorti de nos lèvres, et nous pouvons bien crier, notre voix reste au-dedans de nous… Cependant, il fit un nouvel effort.

— Je ne croyais pas que vous deviendriez un jour réelle pour moi, dit-il lentement.

Elle leva les yeux vers lui, étonnée par le ton de sa voix, ne comprenant pas bien ce qu’il disait.

— Je vous ai vue plusieurs fois déjà, expliqua-t-il. À la chapelle…

Elle continuait à le regarder, très calme, avec une expression de doute, mais sans manifester ni impatience ni trouble, d’un regard qui voulait dire : Qui êtes-vous pour me parler ainsi ?

— Vous étiez en train de prier… dit Simon.

Elle avait secoué la tête, vivement.

— Non.

— Comment non ?

Elle parut se demander si elle lui devait une réponse. Mais sans doute se laissa-t-elle persuader par l’attention, la ferveur qu’elle lisait dans son regard.

— Je ne prie pas. Je n’ai jamais su.

— Je vous ai vue… insista-t-il doucement. J’étais derrière vous…

Il faillit ajouter : Je connais chacun de vos cheveux…

Il remarqua encore une fois sur sa physionomie une expression d’incertitude. Un instant, elle dut avoir envie de fuir. Mais la voix du jeune homme, son regard la rassuraient et lui faisaient accepter l’étrangeté de cet entretien.

— Je ne sais pas prier, dit-elle. Je ne sais que regarder en moi.

— Et que voyez-vous ?…

Elle hocha la tête, se récusant.

— Je ne connais pas l’art de dire les choses… » Il crut qu’elle allait se taire, mais elle ajouta plus bas : « Ce n’est pas moi que je regarde. Je regarde à travers moi. Ou du moins j’essaie…

— Pourquoi à travers vous ?…

— Chacun de nous a quelque chose, un obstacle, une épaisseur à vaincre, je crois, pour arriver à cette chose : voir…

— Je vous comprends, dit-il. Arriver à cela, c’est être pur. La pureté, il me semble que c’est avant tout la transparence…

— Peut-être, dit-elle… Je n’aime pas les définitions.

Il crut l’avoir fâchée. Il la vit se tourner vers la petite cascade qui tombait de la gouttière crevée avec un bruit d’eau qui s’écrase, et elle tendit les mains. Pendant un instant, l’eau tomba sur les mains d’Ariane qui en étaient toutes secouées ; puis elle les retira et rit de se voir mouillée. Il avait suivi son geste avec un sentiment de plaisir inexplicable, comme s’il le libérait d’un poids – celui de sa vie antérieure sans doute. C’est que sous l’édifice intellectuel qu’il avait travaillé pendant tant d’années à construire en lui-même pour devenir un civilisé supérieur, – comme si tout le travail de la civilisation consistait à se préserver de la vie – quelque chose venait de se nouer entre lui et l’être à peu près inconnu qui avait surgi sous ses yeux, à cause de ce geste inattendu de petite fille qui cherche à retenir la rivière avec ses mains, à cause du son de sa voix, fluide et translucide, à cause de cette aisance incroyable avec laquelle elle faisait ou disait la moindre chose ; et il éprouva un espoir merveilleux : il lui sembla que toutes les impulsions mortes en lui depuis des années, depuis l’enfance, allaient maintenant se remettre à vivre.

— Je suis sûr que cette eau est glacée, dit-il. Vous aurez froid.

Elle prit un air amusé, enfantin.

— J’aime toucher les choses. C’est un besoin.

— Même l’eau ?

— J’aime tout ce qui sort de la terre, dit-elle, tout ce qui y rentre.

— J’apprécie votre façon de ne pas savoir dire les choses, observa-t-il.

— Je déteste parler.

Il la regarda encore et crut discerner dans ses yeux la lueur d’un sourire. Il demanda :

— Qu’allez-vous faire quand la pluie va cesser ?…

Elle eut conscience de la légère anxiété qui lui inspirait cette question et elle consentit à lui dire qu’elle était en route pour le Nant-Clair, quand la pluie l’avait forcée à se réfugier sous l’auvent. De plus en plus elle semblait être à l’aise au milieu de cette obscurité, de cette pluie, de ce vent d’où elle avait surgi et dont elle parlait sans frayeur, comme on parle de choses avec lesquelles on a des relations familières. Simon avait l’impression qu’il n’existait pas d’obstacles pour elle, pas de problèmes. La nuit les avait rassemblés sur ce perron comme les seuls êtres qui n’avaient pas eu peur d’elle, les seuls qui fussent égaux aux éléments… Mais comme il se disait cela, un tourbillon de vent vint les fouetter et la pluie gicla jusqu’à leur visage.

— Le vent est une chose dont on ne parle jamais au Crêt d’Armenaz, dit-elle, avez-vous remarqué ?

— Je sais. Les prospectus l’ignorent, de même qu’ils ignorent le brouillard et l’humidité…

— Et la mort…

Il la regarda, se demandant s’il avait affaire à une autre femme.

— On peut d’ailleurs admettre qu’il y a des raisons à cela, ajouta-t-elle.

— Quelles raisons ?…

— Les mots sont malfaisants ; ils nous cachent les choses…

— Parlez-vous encore de la mort ? demanda-t-il.

— Pourquoi pas ?…

Elle était redevenue sérieuse ; ses grands yeux fauves se posaient tout droit contre ceux de Simon, et celui-ci était déconcerté par tant de hardiesse. La mort… Au fait, parmi les choses qui n’étaient pas nommées sur les prospectus, la mort était bien celle à laquelle Simon pensait le moins. Mais qu’est-ce que cette jeune fille aux cheveux mouillés, aux gestes alertes, si droite dans son manteau de pluie, si vivante, si différente de celle que Simon croyait connaître, pouvait avoir à faire avec la mort ?… Le jeune homme éprouva soudain, au fond de lui, une faible secousse : il venait de penser à Lahoue, ce Lahoue qui s’était éteint tout près de lui sans qu’il le sût et à qui, pendant plusieurs jours, il avait tant songé. Lahoue, ce mort dont personne ne voulait entendre parler, ce mort dont on était honteux, ce mort qui avait commis l’énorme faute de mourir… Il le revoyait, debout, appuyé contre la cloison, essayant, de sa voix étouffée, de prononcer le nom d’Ariane. Savait-elle ?…

— Avez-vous connu le petit Lahoue ?

C’était elle qui parlait. Simon la contempla avec une sorte de stupéfaction. Elle était toujours droite, impassible, le visage net, avec une sorte de clarté sur la joue. Lahoue !… Ce que Simon revoyait tout à coup, ce n’était pas le pauvre corps maigre de celui à qui il avait une ou deux fois serré la main avec tant d’effroi, c’était le visage cynique de Massube lui disant avec un détestable sourire : « Parbleu, on conserve pas les macchabées ici !… » Et maintenant, Ariane parlait du même homme, de sa voix fine, nuancée, et elle l’appelait « le petit Lahoue » comme s’il était encore vivant, comme si l’on pouvait faire encore quelque chose pour lui.

— Il était mon voisin, dit Simon. Vous l’avez connu ?…

— Je l’ai rencontré plusieurs fois, quelque temps après son arrivée. Il me surprenait par la violence de ses jugements, l’intensité qu’il prétendait donner à sa vie. Mais la maladie s’est plu à l’humilier de toutes les manières, ajouta-t-elle en changeant de ton. Elle a fait de lui comme on fait d’une bougie qu’on souffle. Et il n’a pas su composer ; il ignorait cet art que le Crêt d’Armenaz enseigne si bien : celui d’apprivoiser la vie, de la ménager, de la mettre en veilleuse…

Le jeune homme fut frappé par l’espèce de dédain qu’elle avait mis dans ces derniers mots. Mais surtout, il comprenait à quel point il avait peu connu Lahoue. Celui-ci avait toujours été à ses yeux de ces êtres destinés à la mort, en qui l’on ne suppose pas facilement que puisse exister quelque volonté ou même quelque envie d’échapper à leur destin. Mais Ariane allait d’emblée au-delà de ces jugements que nous portons si aisément sur les autres. « Et moi j’ai eu peur de lui, se dit Simon, et cette peur m’a empêché de le connaître… Et peut-être que si j’étais entré un jour dans sa chambre, j’eusse trouvé Ariane près de lui, l’entourant de ces gestes simples, de ces mots pleins de lumière, de tout cela qui aide plus un homme à vivre que tous les mots savants et tous les remèdes de la médecine, et qui l’aide pareillement à mourir… » Il considérait avec surprise la jeune fille qui avait été capable de voir Lahoue tel qu’il était, de lui rendre cette justice, de réduire la part néfaste de son destin.

— Comme on connaît mal les êtres ! dit-il. Je n’avais retenu de Lahoue qu’un visage affreusement défait, quelques propos amers…

— Oui ; à la fin, il n’était plus le même. Il aurait tellement aimé vivre !… Il est mort de cet excès naïf, de cette exigence qui le dépassait… Il était de la race des maladroits, acheva-t-elle sur un ton indéfinissable, de ceux qui ne savent pas s’y prendre – des intransigeants…

Simon avait compris qu’elle parlait d’elle-même. Il avait remarqué l’éclat subit que donnait à son visage l’espèce de passion qui l’animait tandis qu’elle proférait ces mots. Elle se trompait peut-être sur Lahoue ; peut-être celui-ci avait-il été, après tout, un personnage plus banal qu’elle ne l’imaginait, mais l’exigence qu’elle proclamait pour la lui attribuer existait sûrement quelque part ; elle existait en elle, à titre natif, au même titre que cette beauté dont elle recouvrait spontanément les êtres, préférant, s’il fallait accepter le risque d’une erreur, commettre celle-là plutôt qu’une autre…

— L’intransigeance, dit Simon après un moment, n’est-ce pas la marque à laquelle on reconnaît les êtres purs ?…

Il vit une flamme plus sombre s’allumer dans ses yeux, sous la lueur faiblement dorée dont ils brillaient… Mais le sentiment qu’il affirmait avec tant d’assurance était quelque chose de nouveau en lui. Il tint ses yeux ouverts sur les siens et son regard se perdit dans ces profondeurs de sous-bois sur lesquelles régnait une lumière dont il n’apercevait pas la source, mais qui semblait, après avoir traversé des futaies à demi obscures, s’épanouir au sein de mystérieuses clairières. Elle était en ce moment tout près de lui, de sorte qu’en baissant légèrement les yeux il pouvait distinguer dans ses détails l’admirable dessin de ses lèvres ; et cette sensation de la réalité d’Ariane, de sa proximité humaine, se mélangeait au sentiment qu’il avait de toucher en elle à un monde plus vaste qui les dépassait tous deux. Il éprouva, un instant, le désir de prendre sa main. Mais il pensa aussitôt que ce geste n’eût en rien répondu au sentiment qui s’était emparé de lui. Ce n’était pas de la main, ni des lèvres, ni du corps d’Ariane qu’il avait besoin : ce n’était pas eux qui étaient cause de l’émotion qui l’envahissait ; il sentait qu’une telle émotion ne pouvait avoir sa source unique dans les lignes pourtant si pures que ce visage, ce corps dessinaient sous ses yeux : la source était plus loin, bien au-delà de ce corps, bien au-delà de cette âme elle-même ; Ariane tout entière semblait mise à la place de quelque chose qu’elle était chargée de signifier, et l’élan qui emportait Simon ne pouvait déjà plus s’arrêter à elle. C’était bien la première fois de sa vie qu’il éprouvait quelque chose de semblable en présence d’une femme, et il recula de quelques pas, comme pour envisager plus complètement la beauté de celle qui lui parlait. Il eût été bien incapable de traduire par un mot humain l’adoration qui montait en lui ; de prononcer un mot comme : Je vous aime. Il comprenait qu’à partir de cet instant, les mots devenaient inefficaces : c’est qu’il était entré enfin dans cette vie qu’il avait tant cherchée et pour laquelle il fallait apprendre une autre langue. C’était cela, la vie : c’était ce qui commençait là où les mots finissent.

La pluie ne tombait presque plus, c’était à présent une petite bruine qui suivait les caprices du vent et venait vous fouetter doucement les yeux. Arrivant de loin, du bas des rochers, Simon reconnut tout à coup la voix grossie du torrent, et ce bruit, cette rumeur puissante le remplirent de joie : l’univers était enfin achevé autour de lui, la nature cessait d’être seule à l’instruire ; et il contempla avec une reconnaissance passionnée l’être qui était venu lui confirmer la merveilleuse leçon. Cette nature dont l’éclat lui avait quelquefois paru cruel, Ariane était là, qui allait la rendre inoffensive : elle qui savait rendre inoffensive la mort elle-même et lui ôter ses armes, ne pouvait-elle pas aussi désarmer la vie, désarmer les choses, leur ôter ce pouvoir qu’elles ont de faire à ceux qui prétendent les regarder face à face de secrètes et subtiles blessures ?…

— Comme j’envie, dit-il rêveusement, la façon dont vous vous comportez avec les choses !

— Pourquoi ?

— Elles m’inspirent, à mesure que je les aime davantage, une sorte de tourment auquel je me demande s’il existe un moyen d’échapper.

— Quel tourment ?

— C’est une inquiétude indiscernable, une sorte de fluide qui émane des choses, une espèce d’annonce mystérieuse, comme si les gestes que fait la nature ou les spectacles qu’elle nous propose n’étaient qu’un écran derrière lequel on devine que se tient une réalité insaisissable aux sens – la réalité à laquelle ce spectacle, ces gestes correspondent, et qui les inspire… N’avez-vous jamais éprouvé cela ?…

Elle répondit avec ce naturel, cette netteté qui dès le début l’avaient séduit.

— Si… Il me suffit de regarder, là-bas, la grande muraille, ou la prairie qui est derrière nous. L’impression que la réalité de ces choses est ailleurs, n’est-ce pas ? Que leur contenu n’est pas épuisé par la vue qu’on a d’elles ?…

— Eh bien, ne pensez-vous pas que toute la vie est ainsi ?

La physionomie d’Ariane parut changée. Elle s’écria :

— Comment ? Que voulez-vous dire ?…

— Ah, que tous nos gestes, nos pensées ont un contenu qui les dépasse et que leur simple description n’épuise pas – qu’ils ne sont qu’image et allusion, allusion à un monde supérieur où chacun d’eux se trouve éternellement transcrit en un langage que nous n’avons pas fait…

Elle hésita et parut se recueillir.

— Oui, dit-elle ; oui, vous avez raison, voilà ce que je n’aurais pas su dire ; mais c’est ce que je sens… » Elle regarda au loin puis, comme si elle était seule : « Et je le sens mieux, il me semble, depuis que vous l’avez dit…

— Mais moi, je ne le sens bien que depuis que je vous ai vue, dit-il. Comprenez-vous ?…

Elle le dévisagea avec une sorte de gravité inquiète – et ils se turent.

— Mais si toute la vie est ainsi, dit-elle enfin, est-ce que cela ne change pas le sens, la valeur de toute chose ?…

— Je le crois, répondit-il… Oui, la vie tout entière est à découvrir, et c’est vous qui venez de me le faire comprendre…

De nouveau, ils restèrent silencieux ; le regard de Simon tremblait un peu dans celui d’Ariane, et il s’émerveillait de tout ce qu’elle lui livrait par ce regard avec tant de simplicité. Il éprouvait à la contempler une joie sans mesure et il savait déjà que, dussent-ils passer toute une vie l’un avec l’autre, il serait toujours devant elle cet homme émerveillé que chaque don de la vie étonne. À ce moment il entendit sa voix, cette voix fluide et paisible, qui semblait sécréter du songe :

— Ne croyez-vous pas que les êtres soient capables autant que la nature d’inspirer une inquiétude analogue à celle qu’elle vous inspire ?…

Il hésita à son tour avant de répondre.

— Je ne sais, dit-il avec une émotion extrême… Il me paraît possible, au contraire, de trouver dans les êtres un apaisement à cette inquiétude même… Est-ce que je me trompe ?…

Elle eut un regard un peu effrayé, comme si elle craignait d’assumer les responsabilités mystérieuses du sentiment qui venait de se créer entre eux, baissa les yeux et détourna son visage vers la nuit. Le toit ne laissait plus tomber qu’un très mince filet d’eau, et, se rappelant tout à coup le geste qu’elle avait eu en arrivant, lorsqu’elle venait d’aborder à ce perron perdu au milieu de la nuit comme un îlot détaché du monde, elle murmura d’une voix de rêve :

— Il me semble qu’il y a des années que j’ai trempé mes mains dans cette eau…

— Et moi, dit-il, il me semble que depuis des années je vous vois faire ce geste…

Elle fit un pas vers la route. La pluie avait complètement cessé, mais la nuit restait aussi noire et l’on devinait que de nouvelles averses se préparaient dans le ciel. Simon vit Ariane rajuster son manteau d’un geste vif et resserrer sa ceinture qui la faisait toute mince.

— Laissez-moi vous accompagner… dit-il.

Elle était déjà sur les marches ; elle lui tendit la main sans répondre. Puis ils s’engagèrent sur la route et leurs formes se fondirent dans l’obscurité.

IV

L’automne ne s’attardait pas longtemps au Crêt d’Armenaz. On le voyait mordre les pentes, avancer à petits coups, déposer çà et là de petites taches ardentes, puis se déployer et monter comme un incendie jusqu’au fond du grand cirque où il lui fallait s’arrêter devant les pierres.

Pondorge est venu voir Simon, un jour, et lui a expliqué les choses. Il lui a montré dans un léger repli de la muraille, au nord-ouest, un hameau minuscule. Orcières : quelques granges agrippées au rocher, perdues dans les broussailles. Il y a par là, entre l’endroit où finissent les bois et celui où commence la pierre, quelques pans de prairie qu’on devine à peine, qui montent tout droit mais où les bêtes trouvent quand même de quoi pâturer, l’été. Le hameau, on ne le voit pas : il est tout au bout d’un chemin d’herbe, un peu usé, qu’on ne trouve pas facilement. Mais on voit la pierraille, un long cône gris qui se déverse dans un cirque étroit. Pas de saison là-haut, a dit Pondorge. Il n’y a place que pour les coups de tonnerre et les avalanches. Mais c’est juste à cet endroit, au bas de ce cône gris, dans un creux, que sont blottis les chalets d’Orcières. De là un sentier monte, tout raide, jusqu’à une cheminée qui débouche sur le « Désert ». Là non plus, évidemment, les saisons ne jouent aucun rôle. Le Désert est un plateau rocheux qui ne connaît d’autres alternances que celle du soleil et de la neige, deux fois l’an. À part cela, il reste toujours aussi nu, et cela n’intéresse pas les hommes. Le Désert, a dit Pondorge, c’est bien simple : c’est ce qu’il y a au-dessus des deux Crêts d’Armenaz. Il y a le petit Crêt et il y a le grand Crêt ; ce sont ces deux têtes de géants, là-haut, qui surveillent tout le pays et qu’on a tout le temps au-dessus de soi, où qu’on aille, et qui sont grises, et qui sont rousses, qui sont argentées ou dorées, suivant les temps. Et au-dessus, eh bien, il y a le Désert…

Tout cela n’appartient à personne. On peut tout juste regarder, en levant très haut la tête.

Voilà ce qu’a dit Pondorge.

La chambre de Simon tournait le dos à la grande muraille d’Armenaz. Elle regardait le Grand-Massif et le Désert était derrière elle. Mais le Désert était une chose qu’on sentait, qu’on ne cessait pas de sentir présente, même si on ne la voyait pas. Il pesait sur vous, depuis le haut du ciel. On sortait du pavillon par une petite porte au nord, et quand il passait cette porte, Simon n’avait qu’à lever la tête et il avait devant lui, énormes, tout proches, ces deux géants taillés dans du granit : le petit et le grand Crêt d’Armenaz qui regardaient l’un par-dessus l’autre et au-delà desquels on ne voyait rien.

À l’est, vers le plateau de Blanc-Praz, la chaîne se développait, continuait à courir comme un rempart le long du ciel ; en se penchant Simon l’apercevait encore, au loin, tailladée, creusée de précipices gigantesques, se découpant en piliers, en cylindres, dont les rangées simulaient des buffets d’orgue. Du côté opposé, passé Orcières, la muraille faisait un grand coude, se repliait autour de la prairie, puis tournait de nouveau en sens inverse et s’en allait avec, sur le front, une longue corniche de rochers tout nus. Sous cette corniche s’amorçait une pente qui tombait d’un seul coup sur la prairie, à la rencontre du torrent, et qui portait un lourd pelage de hêtres et de sapins.

C’est ce pelage qui, tout à coup, était devenu roux. Et c’était cette rousseur qui se propageait peu à peu comme un incendie. Et au-dessus, il y avait la muraille brune et crevassée de la corniche. L’automne était une grande flamme qui léchait silencieusement la pierre. Par endroits, cette flamme se déchirait et laissait apparaître, dans un trou, les pointes noires des sapins. Mais elle se reformait au-dessus et montait, et montait, avec de grands coups de langue tout dorés, vers le bleu du ciel.

Parfois, le soir, lorsque le paysage avait cessé de vibrer, quand Simon était rentré dans sa chambre et s’endormait, il lui semblait que cette flamme l’entourait encore et qu’elle allait l’emporter dans un univers enchanté. Et, en effet, le monde se transformait autour d’elle ; elle se transformait elle-même. Ce n’était plus le long du rocher qu’elle courait, pendue aux branches ; non, elle semblait se rouler en boucles autour d’un visage ; peu à peu en sortaient des traits humains et Simon voyait deux yeux fauves qui regardaient droit dans les siens, et la même flamme qui brûlait au fond d’eux s’était convertie en une chevelure ardente, collée aux joues en petites mèches raidies, d’où les gouttes d’eau continuaient à couler silencieusement.

C’était toujours ainsi, maintenant, qu’Ariane lui réapparaissait, telle qu’au premier soir. Il se souvenait d’être parti avec elle sous le ciel noir et, comme la pluie avait cessé, ils avaient continué leur chemin à travers la prairie mouillée, dans la direction du torrent. Il revoyait son visage obscur, presque indistinct, d’où lui venaient des paroles qu’il n’entendait pas, car le torrent qui bondissait près d’eux les emportait dans son souffle jusqu’au fond de la petite gorge où on l’entendait aboyer en sautant d’un rocher sur l’autre. Les paroles d’Ariane s’en étaient allées dans le torrent, mais son image était restée en lui, elle-même était là, près de lui, avec ses lèvres qui luisaient dans l’ombre, et ce n’était pas seulement l’eau, le torrent, la pluie, c’était le monde entier qui semblait couler autour d’elle et qu’elle semblait faire passer entre ses doigts…

Il s’émerveillait chaque jour davantage de ce bonheur dont il se trouvait si peu digne : d’avoir devant ses yeux celle dont l’image l’avait nourri si longtemps, comme une créature qu’on ne doit jamais voir. Cette même voix qui, sur le perron, lui avait parlé de la mort, était bien la seule dont le son avait pu, en pénétrant jusqu’à lui par une après-midi éclatante, lui révéler tout à coup sa solitude et lui inspirer l’idée d’une joie dont l’absence le désespérait. Maintenant, cette voix prononçait des mots, disait des choses. Mais ce qu’il continuait à entendre, c’était ce chant muet qui s’était dessiné ce jour-là derrière sa porte et que lui restituait fidèlement l’appel qu’il lisait dans les traits de la jeune fille. Car c’était bien le même appel ; il l’identifiait aussi sûrement qu’une empreinte ; ce visage, comme cette voix, l’avertissait de la présence du bonheur ; il lui parlait bien d’un bonheur qui était quelque part, là-bas – au bout de cette avenue lumineuse sur laquelle il le forçait à fixer les yeux. Et peut-être que cette avenue était sans terme ? Mais l’essentiel n’était-il pas de partir, d’obéir à ce chant, à cet appel ? Qu’importaient donc les mots ? Au cours de leur promenade, à leur retour vers le Crêt d’Armenaz endormi, il n’avait presque rien entendu de ce qu’Ariane lui disait. Le vent tournoyait autour d’eux, les herbes entravaient leurs pas, et il lui avait fallu marcher plus souvent derrière ou en avant d’elle qu’à ses côtés. Un moment, tandis qu’il la suivait, pensant qu’ils allaient devoir se quitter au bas du sentier, en vue de la Maison, il avait crié : « Pourrai-je vous revoir ?… » Il l’avait vue se retourner et lui jeter une phrase. Quelle phrase ? Il ne l’avait pas entendue… Et il avait compris qu’elle n’avait pas entendu davantage. Et il en avait été de même de presque tout ce qu’ils avaient dit alors. Mais c’était bien ainsi. Il savait qu’Ariane faisait maintenant partie des figures qui le dominaient et il pensait que ce qu’elle pouvait avoir à lui dire, à exprimer d’elle, ne changerait jamais rien à cela. Il l’aimait par-delà les mots, pour des raisons obscures, c’est-à-dire profondes ; pour une fois dans sa vie, il échappait au tourment de la définition. Ce qu’il retrouvait d’elle avec le plus de plaisir, même après plusieurs entrevues, c’était des attitudes, c’était ce geste de ses mains tendues vers l’eau, ce geste inattendu qui lui avait donné envie de l’emmener avec lui et de la garder toujours. Mais c’était aussi ses regards, cette façon qu’elle avait de planter ses yeux droit dans les siens, longuement, des yeux d’une pureté inhumaine ; pureté qui était répandue dans tous ses traits, et qui était d’un être qu’on ne dévie pas de son chemin, d’une créature inébranlable.

Ariane grandissait de plus en plus à ses côtés. Beaucoup de choses qui, jusque-là, étaient restées pour lui obscures, douteuses, impénétrables, à présent il les voyait comme à découvert. Peut-être que s’il n’avait plus de justification à leur demander, c’était parce que la seule constatation de leur existence l’emplissait d’une ivresse si forte, lui apportait une telle plénitude qu’il n’avait plus besoin de chercher au-delà. Ariane était : cela suffisait. Sa présence soulignait toute réalité d’un trait qui la rendait visible. Elle apprenait à Simon la simplicité du monde.

Et, en effet, chaque rencontre précisait en lui le sentiment qu’il avait eu d’abord à propos d’elle : c’est qu’elle n’avait que des rapports simples et directs avec toute chose, avec la nature, avec Dieu, avec la mort. Il existait, entre elle et eux, une sorte de pacte qui la dispensait de toute frayeur. Le plan où elle vivait comportait cette intelligence immédiate, cette aptitude innée à la vie. Elle réunissait autour de Simon, d’une main ingénue, les fils qui avaient abouti si longtemps pour lui à des réalités distinctes ou opposées, et le monde jusque-là condamné à la division, à la lutte entre les éléments contraires, soumis aux catégories insipides des choses fastes et des choses néfastes, du bon et du mauvais, retrouvait par elle l’unité sans laquelle rien ne s’ordonne. Cette entente d’Ariane avec l’univers, on n’imaginait pas qu’elle pût cesser. C’était pourquoi sans doute elle se protégeait si peu elle-même contre tout ce qui est réputé redoutable : le froid, la neige, la nuit… Peut-être même ne songeait-elle pas à se protéger de l’amour ni du bonheur. Elle faisait face à tous ces événements avec une égale intrépidité, dans la même petite robe brune que relevait un col de couleur claire, les cheveux retenus par un ruban, la joue dégagée. Le même costume, les mêmes couleurs lui servaient pour tous les rendez-vous. C’était ceux qu’elle avait pour s’entretenir avec le torrent au bord duquel Simon la rejoignait parfois. C’était ceux qu’elle avait aussi pour aller au chevet des morts où il arrivait que Simon la trouvât debout, dans la petite salle nue et cimentée où ne pénétrait pas la lumière, le buste droit, les mains pendantes, les yeux étrangement ouverts…

Le jeune homme n’essayait pas de ralentir ni de hâter la marche des événements. Il ne se demandait pas s’il y avait quelque chose à attendre, à espérer. Il avait d’un seul coup franchi le domaine où l’espoir est utile pour vivre, où l’on est dans l’attente, où l’on fait les signes nécessaires pour provoquer l’attention du destin, où l’on exécute les gestes qu’il faut pour obtenir certains résultats. Le bonheur, c’est quand on n’attend plus, quand l’espoir ni l’anxiété n’ont plus de sens, quand il n’y a rien de ce qui pourrait être qui soit supérieur à ce qui est. Et ce bonheur-là contenait plus que le bonheur : car il ne faisait que rentrer dans cette paix qui vient du sentiment d’un accord intime avec le monde.

 

Beaucoup d’hommes, au Crêt d’Armenaz, ne connaissaient pas encore cette paix. Beaucoup d’hommes espéraient, beaucoup d’hommes étaient dans l’attente… Comme Simon traversait un soir le vestibule du Mont-Cabut pour rentrer chez lui, quelqu’un le tira par la manche, et il vit Kramer qui lui demanda de venir passer un moment dans sa chambre – car les hommes n’aiment pas rester seuls dans leur malheur.

Kramer était installé au Mont-Cabut depuis trois mois, mais ce changement n’avait pas été très heureux pour lui et il était sans cesse malade. Il venait de faire une rechute qui le condamnait au lit et sa nature impatiente et orageuse s’accommodait mal de ce régime. Tout en s’en plaignant à Simon, il entraînait celui-ci vers sa chambre, avec un grand luxe de gestes et de démonstrations oratoires.

— Monsieur Simon !… Mon cher monsieur Simon ! Enntrez donc oun instant ! Enntrez, jé vous prie ! Enntrez ! Jé vous démandérai oune chose !…

Son élocution était colorée par un fort accent que des années de vie française n’avaient pu vaincre, et les roulements des « r », joints aux déformations qu’il faisait subir aux mots, ainsi qu’aux efforts qu’il déployait pour les émettre, eussent déjà donné à des plus insignifiants propos un relief inespéré. Mais les propos du Grand Bâtard n’étaient pas insignifiants et ce qui l’était moins encore, c’était la note âpre et passionnée qui vibrait dans sa voix et l’inquiétude qui se lisait sur tout son visage. Kramer était visiblement quelqu’un pour qui n’existe nulle part au monde ni stabilité ni satiété, et pour qui chaque minute de la vie pose un problème. Aussi personne au Crêt d’Armenaz n’osait-il frayer avec un homme qui recélait en lui autant d’inconnu. Mais l’incompréhension même dont il était l’objet le rendait plus sympathique à Simon que toutes les protestations d’amitié. M. Lablache ne s’était pas fait faute de l’avertir que toute relation avec Kramer était impossible. Mais Simon n’aimait pas assez M. Lablache pour ne pas tenter une chose que celui-ci jugeait impossible.

— Qué vous êtes bon avec moi ! continuait Kramer en le poussant toujours vers sa chambre. Qué vous êtes un vrai gentilhomme !…

« Être gentilhomme », c’était, dans sa bouche, la plus flatteuse des appréciations. Cependant, Simon était dans l’état de malaise d’un homme qui reçoit des compliments sans savoir pourquoi. Il se laissa entraîner et pénétra dans la chambre qui était dans un désordre hallucinant. Kramer expliqua :

— Jé mé souis pressé en vous entendant marcher, parcé qué j’ai pensé que c’était vous. Il n’y a qu’oun homme ici qui ait cé pas-là…

— Vous croyez ?…

— Oh ! j’enn souis soûr !… Jé sais !

Puis, désignant le lit, il ajouta avec un air d’enjouement factice :

— J’ai passé là-dedans assez dé temps pour connaître… Jé n’ai pas bésoin dé voir lé visage…

Il se mit alors à l’entretenir, avec une animation croissante et mystérieuse, d’une lettre qu’il voulait lui confier. Une lettre à remettre à quelqu’un. S’il voulait bien, si l’on pouvait se permettre de demander cela à « un gentilhomme ». Si cela n’était pas désagréable à ce cher ami, à ce cher « monsieur » Simon. C’était une personne d’ici, oui, du Crêt d’Armenaz. Une femme, bien entendu, mais quelle femme ! On la voyait passer quelquefois, là, sur la route. C’était quelque chose de si urgent (« ourrgent »). « Et pas moyen dé sortir !… » Depuis plusieurs jours, il attendait l’occasion de faire remettre ce pli à cette dame. Mais il n’y avait qu’un homme ici à qui il voulût confier une mission de ce genre. Un gentilhomme. Un seul !… Cette femme était « oune » femme, ah !… Simon l’avait sûrement aperçue, dans la petite robe rouge très serrée qu’elle portait depuis l’automne… Minnie… Hé oui, madame Charmèdes ! Ils étaient au mieux, elle et lui, mais voilà, depuis qu’il était là, dans ce lit !… Ah ! Si ce cher ami avait pu la voir ! Mais ne l’avait-il donc jamais vue, jamais rencontrée ? Si, si, sûrement ! Car il s’en souviendrait, il n’y avait pas d’erreur possible !…

Simon vit le moment où Kramer allait s’indigner de ce qu’il prétendait n’avoir pas encore remarqué la « dame ». Il se souvenait pourtant bien de Minnie. Qu’est-ce qui lui faisait faire ce mensonge ?… Il feignit enfin de comprendre qu’il s’agissait là d’une grave affaire. Si quelque chose venant de Kramer avait pu l’étonner, c’eût été, à coup sûr, l’aisance avec laquelle celui-ci l’introduisait de plain-pied dans sa vie intime. Ce n’était pas, il est vrai, sans lui avoir fait promettre le secret à plusieurs reprises, et même avec une insistance assez irritante qui découvrait la faiblesse de la confiance même qu’il affirmait. Mais la méfiance et le besoin d’épanchement ne cessaient d’alterner chez cet être déconcertant.

— Jé vous dis cela, répétait-il, mais jé sais qué vous êtes un vrai gentilhômme !…

Tout en parlant, il s’était mis en devoir de vider ses tiroirs l’un après l’autre, en quête de la précieuse missive qui semblait s’être malignement égarée. On eût dit qu’un ouragan s’était abattu sur la chambre. De ses tiroirs, Kramer extirpait pêle-mêle des cartes postales, des portraits de lui dans toutes sortes de poses et d’uniformes, des photographies du dernier Tzar, des poèmes de Pouchkine, des tire-bouchons, des images pieuses ornées de légendes. Simon jeta un regard circulaire sur la chambre qui commençait à exhaler un fort parfum de choses russes. Une petite lampe de chevet répandait une lumière terne, d’un rose dérisoire, sur l’oreiller où restait imprimé le creux de la tête et sur le drap défait qui coulait le long du lit, tandis que les montants de l’abat-jour barraient les murs de grands faisceaux d’ombre.

À la fin, las de fouiller ses tiroirs sans résultat, le Russe s’interrompit dans ses recherches pour offrir à Simon des gâteaux, des cigarettes, et en profita pour se lancer avec une volubilité extraordinaire dans les sujets les plus inattendus. Il avait une vaste culture qui le rendait étourdissant dans les discussions historiques. Il se mouvait avec aisance entre Thémistocle et les Romanoff, en passant par Salamine et par Poltawa. Il nourrissait une admiration sans nuance pour Napoléon et en général pour tous les hommes qui avaient fait preuve de grandeur ou de violence. Il avait commencé à parler d’Ali-Pacha quand il se calma subitement et posa sur Simon un regard bouleversant, tandis qu’il lui prenait la main avec une sorte de tendresse subite. Mais sa main tremblait, comme s’il avait eu à dominer une force d’explosion terrible. C’était bien cela, on le sentait toujours prêt à exploser, et il se mêlait quelque frayeur à l’intérêt que Simon éprouvait en ce moment pour lui.

— Ah ! je ne trouve pas ! Je ne trouve pas ! prononça-t-il sur un ton étrangement sombre, en s’asseyant d’un air découragé au bord du lit.

— Qu’est-ce que vous ne trouvez pas ? demanda Simon qui n’y était plus.

— Eh ! La lettre !…

Il y eut un silence. Du fauteuil où il était assis, Simon voyait la tête de Kramer au-dessus de lui : un sillon vertical ravinait son front sur lequel ses cheveux retombaient en franges amères…

Le Grand Bâtard vint s’asseoir sur le bras du fauteuil.

— Êtes-vous mon ami ?

— Mais sans doute, murmura Simon étonné.

L’autre le regardait au fond des yeux.

— Vous ne me connaissez pas, dit-il avec une amertume croissante.

Il semblait se défendre de quelque chose, s’adresser des démentis à lui-même.

— Non ! Non !… La vie… Quand vous me connaîtrez, voyez-vous, vous ferez comme les autres…

— Mais quoi donc ? dit Simon.

— Vous me laisserez ! cria-t-il avec une violence soudaine, comme s’il lui reprochait d’avance cet éventuel abandon. Vous me laisserez ! Vous direz que Kramer est un menteur, un violent, un fou !… Vous ferez comme les autres ! C’est fatal, je vous dis ! Ça durera quelques petites semaines, quelques petits mois, et puis… Crac !…

Il avait proféré ce mot d’une voix rauque, terrible. Il y avait sur sa physionomie un tel masque de désespoir que, s’il n’avait été convaincu à cette minute de la sincérité de son interlocuteur, Simon aurait cru assister à une comédie jouée par un artiste doué d’un excès de génie. « Qu’y a-t-il donc chez cet homme ? se demanda-t-il. A-t-il commis des crimes ?… » Il eut envie de lui dire : « Ce n’est pas à vous que je m’attache, c’est à cette souffrance inconnue, c’est à votre débat même, quel qu’il soit, et peu importe au fond ce qu’il est. Un malheur ressemble toujours à un autre… »

— Vous ne savez pas combien il est difficile d’être mon ami, reprit Kramer, combien…

Il semblait se complaire dans sa torture.

— Ne me dites rien, interrompit Simon. Qu’ai-je besoin de savoir ?… »

Quand le mal est dans l’âme, pensait-il, il est inutile de le connaître pour l’apaiser. Tous les maux se guérissent dans le même climat. C’est ce climat qu’il faut créer.

— Mais il faut que vous sachiez !… insista Kramer.

Comment protester ? Simon se sentait en danger : il ne voulait pas détailler cette misère ; il aurait voulu réduire au silence cette bouche d’où allait exploser l’aveu, ce cœur avide d’exhiber sa plaie. Il lui semblait que l’obscur sentiment qu’il éprouvait pour Kramer, que le besoin qu’il avait de lui transmettre un peu du bien dont il jouissait lui-même, que tout cela était en péril, si Kramer ajoutait un mot ; il aurait voulu en rester là, à ce niveau de confiance et de générosité qui élève les hommes et où l’on peut se permettre de négliger le détail des situations.

— Bien, dit Kramer, d’une voix devenue si grave qu’il semblait réciter un rôle de tragédie. Mais il faut du moins que je mette cette nouvelle amitié à l’épreuve !…

Et avec cet appétit de la catastrophe qu’ont les hommes nés pour la malchance, il poursuivit :

— Déjà, j’ai commis une faute envers vous. Oui… Je vous ai menti, proféra-t-il avec un accent de douleur, comme s’il s’accusait d’un crime. Je vous ai dit, n’est-ce pas, que je connaissais intimement Minnie… Mme Charmèdes… Eh bien, ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai ! cria-t-il plus fort. » Et il ajouta, son mouchoir entre les dents : « Je la hais !…

C’était donc à cela qu’il voulait en venir depuis le début. Il avait eu besoin d’affirmer devant quelqu’un cette haine, cet amour. Il avait eu besoin de livrer d’un seul coup ce qui faisait son drame : il confiait sa peine comme un dépôt devenu trop lourd et qu’on décharge sans précaution aussitôt que s’offre une épaule…

— Pardonnez-moi ! dit-il d’une voix essoufflée. Pardonnez-moi ! Il y a si longtemps que j’avais envie de parler ! Je vous ai vu tantôt… Vous veniez dans la nuit, tout seul… Je ne savais pas encore bien si c’était vous… J’ai entendu des souliers qu’on secouait contre le mur, avant d’entrer… Un bruit dur – un bruit d’homme !… Et tout d’un coup je n’avais plus le courage d’arrêter ces pas… J’écoutais… Et je suis sorti juste au moment où vous ouvriez la porte. J’ai reconnu votre ombre… Ah ! comprenez-moi ! Nous ne pouvions pas être en réalité plus loin l’un de l’autre… Mais j’ai pensé : « C’est tout de même un homme… Pourquoi serait-il mon ennemi ?… Pourquoi ?… »

Il murmurait ces mots comme un enfant. Simon l’écoutait cette fois avec surprise. « C’est un homme, disait Kramer, pourquoi serait-il mon ennemi ?… » Quelle naïveté ! Tant de candeur dans l’adversité était désarmante. Kramer, cet homme fort, ne savait-il pas combien sont dangereuses les confidences ? Il ne savait donc pas que l’aveu de nos détresses n’est bon le plus souvent qu’à éloigner de nous les hommes ? Il ne savait donc pas que ceux-ci sont instinctivement ennemis les uns des autres, que toute défaite dont on les rend témoins est pour eux un motif de triomphe, et qu’il ne faut pas se hâter de leur donner cette joie du massacre que certains attendent toute leur vie, incapables qu’ils sont d’en trouver d’autres ? Déjà Massube avait appris cela à Simon. Celui-ci savait donc des choses qu’ignorait ce lecteur de Nietzsche, cet admirateur de Napoléon !… Kramer avait de bien étranges ignorances dans un si grand savoir !… Simon eut un sourire : cet homme lui était décidément sympathique…

— La voilà ! dit soudain Kramer d’une manière étonnamment simple, en découvrant la lettre posée en évidence sur la table. Il ajouta, les yeux brillants, avec une expression de désir si aiguë : Vous la porterez ?…

Simon n’était pas habitué à peser les difficultés ni l’opportunité d’une pareille démarche. Cependant, malgré tout le désir qu’il avait de servir Kramer, il craignait les embûches.

— Je puis me charger de la faire parvenir, dit-il, mais je préférerais que vous me laissiez le choix des moyens. Il y a une boîte aux lettres à l’entrée de la Maison. Je puis l’y déposer…

— Je suis bien forcé d’accepter, dit Kramer d’un ton navré. Mais si vous aviez pu la remettre à Minnie elle-même…

— Excusez-moi… Je préfère ne pas l’aborder…

Le regard de Kramer s’alluma.

— Vous avez quelque chose contre elle ?

— Absolument rien. Je ne lui ai jamais adressé la parole.

La question de Kramer lui découvrait l’étrangeté de son refus auquel Simon n’aurait pu, en effet, trouver une raison précise. Mais il était tard et le jeune homme n’avait point envie de se livrer à une introspection à propos de Minnie. Il pensa tout à coup qu’Ariane lui avait promis de sortir avec lui dans quelques jours, et cette pensée lui gonfla le cœur. Il s’empressa de quitter Kramer et de remonter dans sa chambre où l’attendait cette image exempte de trouble, qui le portait sans peine à ce niveau de paix lucide où se tenaient devant lui, dans l’air nocturne, les têtes immobiles des sapins.

V

Simon venait de rencontrer Jérôme à l’angle du petit bois qui avoisinait le « Mont-Cabut » lorsque, dans le silence de la matinée, parmi les horizons bleuissants, au-dessus des grands espaces mauves de la prairie, on entendit une cloche qui sonnait à pleine volée et ce fut comme si, dans les hauteurs du ciel, on s’était mis à casser de la pierre à petits coups.

C’était dimanche. Des petits groupes espacés d’hommes et de femmes, partis de deux points opposés, se rapprochaient suivant un mouvement convergent et montaient vers la chapelle. Ils se réunissaient, en haut du talus, sur le terre-plein.

Simon les reconnaissait presque tous. Mais ces groupes ne ressemblaient à aucun de ceux que l’on voit, dans les villes, se diriger avec un air de résignation dominicale vers l’eau bénite et l’homélie du curé. Ici, une espèce d’avidité animait ces êtres ; ils étaient au seuil de la vie, ils avaient dû s’arrêter en plein élan, et le mouvement qui s’était rompu en eux restait imprimé d’une façon presque visible sur toutes les lignes de leurs corps. Ils portaient leur épreuve avec la grâce inimitable de la jeunesse, avec cette ingénuité qui ne réclame de comptes à personne et cette hardiesse grave et réfléchie que donne le sentiment d’une certaine intimité avec la mort. Ces êtres, Simon les rencontrait chaque jour, à table, en promenade, dans les salles de jeu ; mais il éprouvait toujours un curieux émoi à les voir monter le long de ces deux sentiers qui les obligeaient à marcher en file et qui, les aspirant de deux points opposés, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, les conduisaient tout doucement à la rencontre les uns des autres sur ce terre-plein où ils se réunissaient.

— Oui, dit Jérôme, comme s’il avait compris la pensée de son compagnon, la chapelle va mettre là-dessus sa poésie, sa musique, ses cierges, son clair-obscur et ses incantations, et va convertir ces hommes et ces femmes de chair en hommes et en femmes de vitrail…

— C’est très fort, cette manière qu’a l’Église d’éteindre la sensualité.

— Mais elle ne l’éteint pas !

— Mettons qu’elle l’apprivoise…

— Pas du tout ! Elle l’approfondit, au contraire, en la convertissant ; c’est-à-dire en la soumettant, comme elle fait de tout ce qui existe dans l’homme, à un élément supérieur, au sentiment d’une présence sacrée qui est en nous, qui crée en nous un ordre, une hiérarchie ; de sorte qu’en fin de compte, elle la subordonne et l’utilise, sans la supprimer, à des fins spirituelles : elle transpose en un rêve mystique mais ardent un rêve qui a toute la chaleur du sang, celui de la Sainte-Thérèse de Bernin, – vous savez ?…

Simon écoutait Jérôme avec attention. Il s’étonnait de lui voir concilier des choses qu’on lui avait toujours enseignées comme inconciliables. Il n’était pas à même de décider si ce langage était bien orthodoxe, mais il était séduit par sa beauté, car il unifiait l’univers. Il ne supprimait pas la lutte, mais il la décentrait et laissait entrevoir la possibilité dans l’homme d’un emploi harmonieux des facultés et d’une synthèse féconde, au lieu de le montrer irréductiblement divisé contre lui-même.

— Quel déploiement de sensualité, d’ailleurs, dans l’Église ! continuait Jérôme. Ces lueurs, ces odeurs, ces scintillements, cet or…

— Luxe, calme !…

— Mais oui, c’est dans l’Église comme dans la nature, « les couleurs, les parfums et les sons se répondent » !… C’est même bien plus vrai dans l’Église : il y a entre elle et la nature la même différence qu’entre la vie et une tragédie de Racine où toutes les valeurs sont portées à leur maximum. Il n’est pas étonnant que le théâtre ait pris naissance dans les cérémonies catholiques : elles sont déjà, par elles-mêmes, un spectacle. Il s’agit d’attirer les âmes pour leur montrer Dieu. C’est qu’il n’est pas donné à tout le monde de trouver Dieu de soi-même. Il y a tant d’êtres qui, sans l’Église, n’auraient jamais su adorer !…

Simon était frappé. Voilà bien ce qu’il n’avait pas su répondre à Massube, le soir où celui-ci l’avait questionné sur la prière. Une leçon d’adoration, voilà ce qu’elle donnait, la petite chapelle méprisée par Massube. Le langage que lui tenait Jérôme ne faisait que le confirmer, au fond, dans le sentiment qu’il avait déjà de l’existence de ces analogies qui, en toute chose, sont pour l’homme une source d’enchantement et lui permettent d’aller toujours plus loin dans l’exploration de lui-même et de l’univers. Dans l’Église comme dans la Nature… Simon pensait tout à coup à la prairie… Oui, c’était bien le sentiment d’une présence qu’il avait lorsqu’il se tenait seul, silencieux, au milieu d’elle ; l’émotion qu’il trouvait là devait être sœur de celle qui allait être donnée à ces hommes qui montaient en ce moment vers la chapelle. Il jeta un regard sur le petit édifice qui, avec ses murs épais, ses fenêtres étroites, son large auvent, rappelait un peu les granges des paysans de Savoie. Il sentit qu’elle avait changé pour lui, qu’elle s’animait ; il la regardait avec les yeux de son enfance, quand il se demandait, devant la flamme tremblante des cierges, pourquoi il y avait tant de lumières, et que la voix du prêtre qu’il ne voyait pas l’inquiétait, comme si elle tombait des nues. Il se rappela combien l’avait troublé aussi, les premiers jours, ici même, la voix du torrent invisible… « Une présence sacrée », avait dit Jérôme. Voilà donc ce que l’Église apportait à ceux pour qui l’univers était muet. Elle s’emparait des âmes et elle leur épelait l’infini…

Au sommet du sentier, dans la file clairsemée des hommes qui montaient vers la chapelle, Simon vit tout à coup déboucher la veste kaki du commandant, derrière laquelle se balançait la redingote du petit notaire… Mais il se disait que parmi les femmes qui montaient tout doucement du côté opposé, par un chemin qui aboutissait au même endroit, il y avait sans doute un être d’une essence toute différente, et que cette même chapelle réunirait bientôt sous son toit, parmi tant de têtes, celle du commandant Lombardeau et d’Ariane… L’Église s’adressait à eux tous, les recevait tous ; c’était le seul lieu du monde où il n’y eût ni division ni mépris…

Jérôme entraîna Simon jusqu’à la route et le quitta, avec cette brusquerie familière qui se passait de formules et ôtait aux adieux leur pouvoir de nuire. Jérôme habitait un monde baigné de fine clarté, sagement ordonné et sagement conduit, et Simon se demandait toujours ce qui lui donnait cette égalité et cette force. Resté seul, le jeune homme revint sur ses pas et, laissant à sa gauche le Mont-Cabut, remonta vers le petit bois, sur le côté duquel passait un chemin ombragé de hêtres où il savait que, le lendemain, Ariane devait venir le rejoindre. Comme il se retournait pour observer la route, il aperçut au loin Minnie, reconnaissable à sa robe rouge, qui sortait de la Maison et se dirigeait vers la vallée. Peu de temps après, il vit le petit docteur Crou sortir à son tour et suivre le même chemin. Alors, Simon eut une pensée pour Kramer et hocha la tête avec un sourire un peu triste…

Le lendemain, dans l’après-midi, devançant l’heure marquée pour la promenade – chose que les heureux occupants du Mont-Cabut et des autres pavillons, qui échappaient à peu près à la surveillance de sœur Saint-Hilaire, apprenaient à faire assez vite, – il se dirigea de nouveau vers le petit bois et alla se poster à l’abri des hêtres, près de la petite barrière qui marquait l’entrée de la propriété. Bien qu’il fût arrivé en avance pour le plaisir d’attendre, il n’eut pas à rester longtemps seul et ne tarda pas à voir, de son poste de feuillages, le long de cette route sur laquelle il avait guetté tant de fois son passage au temps où il n’était pas connu d’elle, Ariane venir à lui de son pas léger, les cheveux flottant dans le soleil. Elle fut bientôt près de lui, et ils prirent ensemble le chemin qui, sortant de la propriété, contournait le bois et s’élevait vers la muraille. Comme il avait plu dans la matinée, le sol était humide et jonchée de feuilles mortes ; et l’on écrasait, en marchant, des gousses brunes à demi éclatées. De larges ornières, remplies d’eau, conservaient l’empreinte des chariots qu’on avait vus partir quelques semaines auparavant, chargés d’herbes, emmenant avec eux la somptueuse parure de la prairie. À gauche du chemin s’élevait une pente qui portait quelques touffes de genêts et l’on apercevait, en avant du bois, un chalet de paysans qui, posé à ras de terre comme un gros oiseau sombre, les ailes à demi étalées, vous fixait d’un œil triste avec une moitié de vitre poussiéreuse. Devant la porte, sous une vigne qui couvrait le mur, un vieil homme était assis.

— Ces gens-là ont une aptitude bien étrange à la vie solitaire, dit Simon.

— Je crois même, répartit Ariane, que le Crêt d’Armenaz trouble leur existence plus qu’il ne l’enchante. D’ailleurs, ont-ils conscience de leur solitude ?

— C’est peu probable.

— On n’est jamais seul dans la nature, reprit-elle ; on y est entouré de forces qui bougent : la foudre, les avalanches. Tenez, dit-elle avec animation en montrant un vide au milieu des bois, l’année dernière, une avalanche est passée par là…

Simon souriait de son exaltation. Il se tourna vers elle et contempla, sous ses cheveux que le vent soulevait, la finesse adorable de son visage. Elle examinait la montagne. Le regard de Simon la gêna.

— Écoutez, dit-elle en lui touchant le bras, ce n’est pas moi qu’il faut regarder…

— Pourquoi pas vous ?…

Elle lui montra de la main, derrière l’écran des feuilles, les deux têtes inégales qui surmontaient la muraille d’Armenaz et qui brûlaient pacifiquement dans l’espace bleu.

— Ce que jamais on ne verra deux fois… dit Simon en réponse à son geste, voilà ce qu’il faut aimer, au contraire…

Elle pointa de nouveau son doigt vers la montagne.

— Voyez-vous ces grandes taches vertes, là, puis là, de plus en plus haut ?… C’est la prairie qui continue !

Elle avait trouvé, en effet, ce qu’il fallait dire. Simon leva la tête. Une joie étrange, presque violente, l’envahissait à la pensée qu’en grimpant le long de ces parois bronzées, presque nues, on avait encore la chance de retrouver, à certains niveaux, sur de petites terrasses formées par des replis du rocher, des fragments transformés, plus pauvres, plus avares, de cette prairie qu’il aimait. Il regardait au-dessus de lui se découper ces créneaux entre lesquels s’ouvraient des gouffres bleus.

— Vous voyez, dit Ariane, vous voyez, ce n’est pas moi que vous aimez le mieux…

— Peut-être… murmura-t-il, comme s’il était frappé par cette idée.

Il gardait les yeux levés vers les rochers d’Armenaz, ces grosses bêtes couchées, soutenant de leurs dos hérissés et de leurs fronts durs tout l’effort du ciel.

— La vue de ces rochers me grise, avoua-t-il… Au fond, je ne puis distinguer ce que j’éprouve pour eux de ce que j’éprouve pour vous, – si ce n’est peut-être qu’ils m’emplissent d’une ivresse plus vaste.

— Je sais, dit-elle. J’éprouve cela… Ces rochers-là nous forcent à tout prendre au sérieux…

Il admira combien elle disait juste, combien elle savait écouter les choses. Oui, ces rochers donnaient à leurs pensées, aux moindres moments de leurs vies, une gravité, une valeur supplémentaires. Il lui semblait que tout ce qui pouvait naître en lui d’heureux ou de malheureux était renforcé par leur présence, comme associé à leur jaillissement, à leur destin… Il avait pris le bras d’Ariane et le serrait entre ses doigts avec ferveur.

Elle lui dit soudain, les yeux animés :

— Je voudrais monter là avec vous…

Elle désignait une des petites plates-formes d’herbe qu’on apercevait, assez haut, dans un des replis du rocher.

— Mais c’est inaccessible !

— Pas du tout. Il y a un chemin…

— Vous le connaissez ?

Elle rit.

— Vous savez, je suis toujours dehors.

Oui, il savait, elle avait le goût des courses solitaires dans la montagne, et cela lui faisait un peu peur : il craignait pour elle d’obscurs dangers. Cependant il s’était laissé entraîner. Le chemin s’élevait d’abord assez modérément, faisait un long détour pour contourner la base des rochers, pénétrait dans le bois, puis faisait volte-face et s’engageait dans une petite gorge très âpre dont on ne voyait plus que les parois brunes et où l’on marchait sur un lit de cailloux. Ce couloir s’ouvrait sur une corniche dégagée qui surplombait le bois dans lequel on voyait les cimes confuses des hêtres étirer parmi les sapins leurs traînées fauves. De là, le chemin continuait à s’élever entre de maigres rangées de sapins qui, de temps à autre, s’écartaient pour laisser place à de petites terrasses herbues. Après une demi-heure de montée, Ariane, qui marchait en avant, s’arrêta sur une de ces petites terrasses d’où l’on découvrait le Crêt d’Armenaz comme sur un plan, avec ses toits de tuiles et d’ardoises autour desquels les chemins couraient comme des nœuds prêts à se resserrer. Tout cela avait un air de douceur, de sincérité, qui était bon à voir. La prairie était là, bien nette, mais elle semblait s’être rétrécie, maintenant qu’on apercevait ses limites, et l’on était troublé de la voir ainsi perdue, comme n’importe quelle prairie, entre les deux bras noirs de la forêt et le fond du cirque rocheux où elle s’étalait. Enfin on pouvait voir, traversant la propriété en son milieu, le sillon éclatant de la route qui, sortant de la forêt, venait faire le tour de la Maison, puis repartait tout droit, avec sa bordure de sorbiers, vers le Nant-Clair, pour reparaître beaucoup plus bas, coupée d’ombres, déroulant son long ruban lumineux vers la vallée.

Simon s’était arrêté près d’Ariane et, à son tour, il était ému d’apercevoir, tenant tout entière sous ses yeux, ainsi qu’une terrasse plus large et plus avancée, cette prairie sur laquelle s’écrasait l’ombre de la Maison et qui luisait au pied de la muraille d’un éclat si simple et si familier. Il y avait là la matière d’une vie bien honnête, d’une vie bien close, bien ouverte, d’une vie infinie ; et, en comprenant cela, le jeune homme se sentit plein d’amour pour le petit plateau verdoyant qu’il avait sous les yeux, et pensa qu’il devrait se hâter de mettre à profit tous ces biens dont la possession pourrait lui être retirée un jour.

Simon regarda sa compagne. Un rideau de sapins, aux rameaux espacés, aux troncs secs et rugueux, s’étendait le long du sentier, et elle paraissait écouter avec délices le léger crépitement que faisaient leurs branches. Soudain, le jeune homme eut conscience qu’une chose inespérée entrait à cet instant même dans sa vie – une chose à laquelle il avait pendant longtemps refusé de croire et qui régnait dans la tranquillité un peu anxieuse de cette heure, glissant tout le long des parois ensoleillées sur lesquelles une ombre se détachait avec la sienne, au-dessus du monde. Il posa tout doucement la main sur l’épaule de son amie et, ce geste l’ayant rapprochée de lui, il perçut tout à coup les battements de son cœur. Ils étaient seuls devant l’après-midi rayonnante, devant le grand espace bleu du ciel strié de fins branchages, dans le silence minutieusement criblé de cris d’oiseaux… Alors, Simon pensa que plus jamais une minute aussi merveilleuse ne recommencerait pour lui. Un sentiment tout neuf, d’une intensité bouleversante, venait d’éclore en lui : le simple fait de vivre, d’être là, présent au monde, le comblait d’une ivresse subite. Il se répétait en lui-même ces mots incroyables : Nous sommes là… Il pensa avec amour à tous les êtres qu’il avait connus.

Et comme Ariane se taisait, la tête un peu penchée sur son épaule, et que le silence devenu total semblait requérir une signification, Simon entendit sa propre voix qui disait :

— Nous sommes là…

C’était le plus court commentaire qu’il eût jamais fait. Mais ces mots, à eux seuls, jetaient une clarté sur la vie, une clarté que lui-même n’avait jamais reçue jusqu’alors. Parce que cette clarté-là ne se communiquait pas, ne se conférait pas comme se confère un grade ou un diplôme, elle n’était pas un objet d’enseignement. La vie, la joie, le bonheur même, toutes ces choses mystérieuses, si fermées, étaient là ouvertes devant lui ; et elles étaient résumées dans ces deux mots : être là… À quoi bon désormais aller plus loin, à quoi bon chercher autre chose, puisqu’il avait acquis cette certitude d’être là, qu’aucune autre forme de vie, en aucun autre temps, n’aurait pu lui donner davantage ?… Cette certitude, ce sentiment de la présence de l’être à lui-même, n’était-ce pas justement cela, la vie ? – cette vie qu’il avait crue finie pour lui le jour où le docteur Lazare lui avait dit d’un air si énigmatique, si irritant : « Il y a un germe… » Ah, quel germe, en effet !… Il entendait encore la voix pédante d’Elster qui le pressait, dans l’ombre du boulevard Sébastopol : « Vivre… vivre… Qu’est-ce que tu entends par ce mot vague ?… » Vivre, un mot vague !… Il se tourna vers Ariane, et comprit qu’elle était avec lui, qu’elle était de son parti, qu’il n’avait pas besoin de lui donner d’explication, qu’il était simplement entré dans la réalité où elle était depuis toujours.

— Oui, dit-elle simplement. C’est cela…

Elle parlait avec cette tranquille assurance que Simon lui enviait toujours. Oui, ce qu’il venait d’apercevoir avait toujours été vérité pour elle, elle possédait d’emblée, avec une sûreté instinctive, ce qu’il avait mis des années à découvrir. Simon songea que ce corps debout près de lui, qu’il enserrait de son bras, était la confirmation de ses pensées – c’était par ce corps, par cette âme que lui arrivait la vie. Il avait franchi une étape, celle où il avait cru qu’il se trouverait toujours en deçà du bonheur, qu’il ne découvrirait jamais celui-ci qu’avec le temps, au moment où il ne serait plus que le reflet projeté sur sa vie par les événements du passé, comme le parfum qui reste de la fleur coupée. Il éprouvait un sentiment de résurrection.

Comme ils s’étaient remis à marcher, ils se trouvèrent tout à coup engagés sur les pentes raides d’un petit bois aux formes rabougries où le sentier était devenu invisible… Ils pensèrent qu’ils s’étaient perdus. Mais le bois prenait fin presque aussitôt et ils débouchèrent sur un maigre bout de prairie qui semblait suspendue au bord du ciel. Dans un retrait, acculée au rocher, se trouvait une petite construction de bois, à l’aspect sévère, qui s’était cachée là pour faire peur. Elle avait, elle aussi, l’air d’un grand oiseau aux ailes penchées, avec un œil de verre qui brûlait d’une lueur étrange et qui donnait une âme un peu sauvage à cette habitation. La porte était percée en son centre d’un trou noir qui avait la forme d’un cœur, et une énorme clef pendait à un clou. Le bois, dont chaque fibre était apparente, était devenu presque noir, mais la cabane était encore solide. Le vent faisait tout autour un bruit doux, mais elle ne lui laissait pour s’introduire que ce cœur béant près duquel pendait une clef à demi rouillée. Simon regarda par l’ouverture.

— Que voyez-vous ? demanda Ariane.

— Eh ! mais tout ce qu’il faut pour vivre, s’écria-t-il joyeusement. Une paillasse, des couvertures, une cruche d’eau !…

— Je sais, dit Ariane. C’est le chalet des Borons. C’est une étape. C’est ici qu’il faut passer la nuit, quand on va au Désert…

— Les amateurs doivent être rares, observa Simon.

Elle sourit.

— Oh, c’est fini pour cette année, dit-elle. D’ailleurs, le Désert n’a jamais tenté grand monde. C’est si âpre… Et pourtant…

— Pourtant ?

Elle était devenue sérieuse. Elle avait ce petit air résolu qu’elle prenait volontiers pour exprimer certains désirs dont les autres ne peuvent concevoir l’importance.

— J’irai un jour, dit-elle d’une voix étrange. Je ferai le Désert !… Au moins les premières plates-formes… Oh, Simon, si vous saviez ce que c’est !…

— Vous y avez été déjà ?

— Non. Mais je sais… affirma-t-elle, très grave. Il y a quelque temps, j’ai atteint la première terrasse… C’est si sévère, si nu…

— Je vois cela, dit-il. Un de ces lieux où règne la justice…

— Oui – une justice terrible : celle du soleil et du roc… Quel dommage, soupira-t-elle, d’avoir laissé passer l’été sans aller jusque-là !

Il ne répondit pas. Mais il sentit qu’elle restait sur ce regret et que ce désir la suivrait tout l’hiver.

C’était maintenant l’heure de rentrer ; ils se mirent en route. Mais comme ils commençaient à descendre, Ariane s’arrêta subitement. On apercevait, tout en bas, le Crêt d’Armenaz : une petite terrasse verte, un étage de verdure en marge du rocher. Les bâtiments semblaient écrasés contre terre, mais on voyait s’allonger à côté d’eux, sur la prairie, d’immenses ombres.

— Notre province… dit Ariane.

— L’univers sans limites !… dit Simon.

Il pensait que le temps était venu où il allait connaître dans ce cadre, sur cette terrasse étroite et périlleuse, le meilleur de sa vie. L’atmosphère du Crêt d’Armenaz était une atmosphère où rien ne vieillissait, où rien ne s’opposait à un renouvellement perpétuel de soi. Certes, jamais il n’avait senti moins d’entraves, jamais il n’avait été moins captif.

Ils s’engagèrent gaiement dans le sentier qui était raide et les obligeait à courir. Les cailloux, les pierres roulaient sous leurs pieds. Ils retrouvèrent le petit bois du début, tout assombri, qui leur déroba l’horizon. Quand il fut en bas et qu’il eut mis le pied sur la prairie, Simon croyait revenir d’un long voyage…

 

L’automne s’achevait dans la splendeur, et tous les jours la nature répétait aux mêmes heures les mêmes scènes, avec les mêmes jeux de lumière. Si bien qu’il ne semblait pas que le temps s’écoulât, qu’on avançât vers quelque chose, que les jours fussent comparables à des unités qui s’additionnent. Ils étaient si pareils, les jours, qu’il semblait plutôt que c’était chaque fois le même jour qui revenait. Ils ne s’usaient pas : ils vous revenaient tout neufs au bout de la nuit. La nuit aussi avait chaque fois les mêmes gestes pour vous prendre, la même façon de bouger à peine et de vous offrir la terre réduite à ce contour luisant et fin qu’on retrouvait toujours pareil. Il ne pouvait plus être question de compter. À chaque étape de son voyage, le soleil regroupait et résumait en lui toutes les heures où il était apparu au même endroit du ciel et dont chacun des habitants du Crêt d’Armenaz gardait dans ses yeux les longues traces parallèles. Le soleil !… Simon sentait que rien n’avait vieilli, en lui ni hors de lui, quand il voyait le premier rayon hésiter, comme un oiseau tout neuf, sur les cimes égales des sapins, puis se laisser tomber brusquement sur la prairie et sauter d’herbe en herbe et de fleur en fleur. Bientôt, le moment arrivait où le soleil s’étalait sur la prairie entière, en faisait sa proie, la possédait toute et réchauffait sous elle le doux ventre de la terre. À midi, il illuminait la forêt de telle façon que, prise dans son haleine chaude, on ne la voyait plus : chaque arbre s’étant confondu avec son voisin, cela faisait un grand bloc ardent qui vibrait contre le rocher, ainsi qu’une matière en fusion. Mais à mesure que la journée avançait, que le soleil baissait, la forêt redevenait elle-même, chaque arbre retrouvait un corps distinct, tandis que le rocher se détaillait, révélant ses rides. C’était alors que de larges pans d’ombre se mettaient à tomber de la muraille. L’ombre commençait par mordre, çà et là, un morceau de la prairie, puis elle faisait un grand bond et la mangeait toute. La lumière grimpait le long de la forêt, très vite, comme si elle était poursuivie. Elle se posait encore un instant sur toutes ces têtes, redevenait un instant l’oiseau qui chante puis s’envole. On voyait sa grande aile déployée remonter lentement vers le ciel. C’était fini.

Telle avait été l’histoire des dernières semaines. Le monde semblait renaître chaque matin plus éclatant, comme pour la visite d’un jeune dieu. On ne savait plus à quel point l’on était du temps. Tous les calendriers étant convaincus de mensonge, le haut des lettres restait en blanc. On espérait que cette vie ne finirait pas.

Mais, brusquement, un rideau a été tiré sur le ciel ; les nuages se sont mis à courir d’un bout à l’autre de la prairie, comme des bêtes qu’on vient de lâcher. Alors, toutes les heures ont pris même visage et la journée est devenue un grand espace uniforme ponctué de sonneries. Chaque jour, en se penchant à la fenêtre, Simon voyait que les grosses bêtes étaient lâchées comme la veille dans une course échevelée. Elles venaient du bout de la prairie et, en un instant, elles étaient sur vous. Elles vous traversaient, s’en allaient plus loin, mais tout de suite après il y en avait d’autres qui arrivaient et venaient vous cracher au visage. Il s’est passé comme cela on ne sait pas combien de jours.

Et un matin, quand Simon a ouvert les yeux, il a poussé un grand cri de surprise, car le monde était, cette fois, complètement remis à neuf : il était blanc, moelleux, sans une tache, et il étincelait d’un bord à l’autre de l’horizon. La prairie n’existait plus : elle était remplacée par une surface éclatante et froide, presque sans plis, qui luisait comme du verre. Un règne nouveau commençait.

VI

Il neigeait. Cela avait commencé vers midi. Une de ces neiges fines, tenaces, qui tombent à travers le brouillard. Maintenant, cela tombait dans la nuit. Simon, avant de quitter la Maison, s’était arrêté à la porte, comme il faisait toujours. Mais il sentit qu’Ariane ne viendrait pas ce soir-là. Ariane sortait peu, se livrait peu, comme si elle voulait échapper à l’envoûtement de l’amour, ou du moins en retarder l’accomplissement – comme si l’amour était de toutes les choses dangereuses de la vie la seule dont elle eût un peu peur… Mais n’était-ce pas plutôt qu’elle voulait épargner à Simon lui-même cette perte vertigineuse de lui en elle qu’elle devait pressentir et vers laquelle elle le voyait se précipiter ?…

Le jeune homme fit demi-tour, reprit le couloir et se dirigea vers la salle de jeu. Il n’avait pas le courage de remonter chez lui. Il songea soudain à Kramer. Kramer lui avait remis un nouveau message en le priant, avec une insistance pitoyable, de le déposer cette fois entre les mains de Minnie. Simon devinait qu’il n’avait pas reçu de réponse à sa première lettre. Les choses allaient donc encore plus mal pour Kramer qu’il ne le pensait ! Il avait accepté la mission, un peu malgré lui, faute de trouver un mot pour légitimer son refus. Mais comment faire pour joindre Minnie ?… Si elle ne cessait de parcourir journellement les couloirs de la Maison, pourtant il n’était pas facile d’aborder cette jeune femme toujours pressée et souvent suivie. « Bah ! j’attendrai une occasion !… » se dit-il. Il alla jusqu’à l’extrémité du couloir, ouvrit une porte, et regarda la neige qui tombait. Elle tombait à petits flocons, sans hâte, avec une sorte d’acharnement doux et triste, éteignant les lueurs des lampes qui brillaient pauvrement çà et là, au-dessus des sentiers, comme des bouées misérables, et Simon commençait à éprouver cette légère inquiétude, ce léger doute qui souvent suivent de près un trop grand bonheur. Il referma la porte et retourna vers la salle de jeu où la soirée battait encore son plein. Il s’était mis à circuler distraitement de table en table, parmi les groupes des joueurs, quand, tout à coup, debout près d’un billard, il reconnut Massube. Un mystérieux instinct de défense lui fit aussitôt tourner le dos. Mais il était trop tard : Massube était près de lui, avec ses petits yeux fouineurs, les bras ballants, le dos voûté, lui coupant toute retraite, et déjà, de sa voix traînante, commençait à l’entreprendre. Aussitôt le monde perdit toute limpidité et l’affairement des joueurs prit aux yeux de Simon un aspect incompréhensible et lugubre.

— Vous jouez une partie ?…

Incontestablement, c’était la voix de Massube. Simon se retourna. Mais il n’y était pas du tout.

— Vous me parliez ?

— Figurez-vous que j’avais cet honneur !… Je vous proposais une partie…

— Une partie ? Une partie de quoi ?

— D’échecs, par exemple, dit Massube… Puisque Cheylus n’est pas là ce soir, insinua-t-il d’un air ambigu, en traînant sur les syllabes.

Simon éprouva une espèce de haut-le-corps. Une partie d’échecs, avec Massube ? Et c’était pour remplacer Jérôme ?… Il eut envie de rire. Mais l’autre était là, recourbé, la poitrine creuse, l’air misérable, attendant la réponse. Simon se rappela toutes les fois où il avait senti derrière lui la même silhouette, dans la même attitude immobile et un peu suppliante, tandis qu’il était assis, heureux, à cette même table à laquelle il allait s’asseoir, ayant le visage clair de Jérôme devant le sien. Massube était là, ne disant rien, tournant autour d’eux, inoccupé, comme s’il n’y avait pas de bonheur pour tout le monde… Simon leva encore une fois les yeux vers lui : il avait bien la tête de ces soirs-là, avec ce regard de quelqu’un qui semble vous reprocher d’être heureux sans lui.

— Pourquoi pas ? dit-il avec lassitude.

Il s’installa, sans entrain, devant la table basse que Massube préparait déjà minutieusement. Massube attaqua avec décision, mit un instant son adversaire dans l’embarras, mais il s’était trop aventuré et, très vite, se trouva en mauvaise posture. Simon ne prêtait pourtant qu’une faible attention à ce qu’il faisait. La situation lui paraissait invraisemblable. Il avait presque peur d’être vu. Il regretta de ne pas avoir filé sans plus de façons.

— Ça ne vous disait rien, au fond, hein, de remonter chez vous ? Surtout par ce temps-là !… Il y a des soirs, comme ça, où je reste à la porte, moi aussi, à regarder la nuit, sans pouvoir me décider… Vous n’éprouvez pas ça, quelquefois ?… Des moments ?…

Simon écoutait avec impatience. « Moi aussi », avait dit Massube. Pourquoi moi aussi ? Ce n’était donc pas par hasard qu’il avait rencontré Massube : celui-ci l’avait suivi, épié !… Il laissa néanmoins son partenaire poursuivre le fil alambiqué de son discours et souffler pêle-mêle sur l’échiquier la fumée de son énorme pipe et d’affreux nuages de mélancolie. Massube avait un flair énorme pour dépister de loin, dans un être, la moindre nuance d’inquiétude ou de désarroi. Si quelqu’un perdait par hasard confiance en soi, ou avait un instant de doute, il y avait un fluide spécial qui l’en avertissait. Il se précipitait, c’est-à-dire qu’on le voyait arriver avec sa démarche traînante, les jambes en éventail, l’épaule basse, le nez bourgeonnant, les cheveux sur les oreilles, remorquant son éternelle bouillotte de zinc. Massube sentait donc cette nuance de découragement et il arrivait pour la cultiver par une conversation réticente mais pleine de sens. Du reste, son air à lui seul aurait suffi. Son teint sale, ses petits yeux gris et brouillés, aux aguets derrière ses lunettes de nickel, sa petite moustache rousse, auraient suffi à communiquer aux plus optimistes le dégoût de l’existence. Cela aurait suffi, sans que Massube eût été le moins du monde responsable. Rien ne l’eût même empêché, au fond, de vous tenir des propos agréables. On lui eût pardonné à ce prix ses disgrâces. Mais les propos qui sortaient de la bouche de Massube étaient strictement adaptés à ce physique désolant. Ses phrases étaient, elles aussi, grises et pustuleuses. Il en coulait un venin subtil. Cela n’avait l’air de rien, on ne s’apercevait pas toujours de la chose ; mais une fois rentré chez soi, on se découvrait un abcès.

La condition qui lui était faite par sa laideur avait par ailleurs développé chez ce personnage, à la manière d’un organe de compensation, un véritable instinct de chien policier. Grâce à cet instinct et à la maigreur de son corps qui lui permettait de passer dans l’entrebâillement des portes ou de se confondre avec les murs pour mieux voir, Massube ajoutait aux intuitions qui résultaient de son flair naturel, les renseignements les plus positifs sur les faits et gestes des êtres qui l’entouraient. Rien ne lui échappait. Simon avait tort de ne jamais se retourner quand il quittait une pièce. Il aurait vu le mur ou la porte se dédoubler et libérer une forme vivante probablement en train de ricaner…

— Ça ne vous est jamais arrivé à vous ? demandait Massube d’un air faux.

— Quoi donc ?…

— De rester comme ça planté sur une route, ou au bord d’un trottoir, sans rien faire, à se demander des choses, à se poser des questions… Hein ?…

Simon commençait à devenir nerveux. Mais il s’abstint de répondre.

— Vous avez raison de le dire, continua Massube, la solitude, ça ne se supporte pas.

— Ai-je dit cela ? protesta Simon qui ne savait pas où Massube voulait en venir.

— Bien sûr, fit l’autre, avec la voix apache qu’il avait adoptée, tout en avançant inopinément un de ses cavaliers, bien sûr que vous l’avez dit ! C’était à propos de la prière, quand je vous demandais pourquoi c’était fait… Pour pas être seul, vous m’avez dit !

Simon essaya de se rappeler. Il ne lui semblait pas avoir donné cette explication.

— Je ne crois pas vous avoir dit cela, répliqua-t-il. J’ai dû dire : Pour s’unir… S’unir à Dieu, solliciter cet accord avec ce qui nous domine…

— Mais si on cherche l’union, dit Massube, c’est qu’on est seul et qu’on veut cesser de l’être…

— Si vous voulez, accorda Simon, peu désireux d’entrer en discussion là-dessus avec Massube.

— Tout ce que nous faisons dans la vie, c’est pour cesser d’être seul, pas ?… insista Massube. Ne pas être seul, en somme, c’est tout le bonheur !…

Sans répondre, Simon dégagea vivement un pion qui était en prise.

— Le bonheur !… poursuivit Massube, qui semblait avoir pris le parti de discuter avec lui-même. S’il n’y avait pas ce mot-là, on serait tellement plus heureux !…

— Croyez-vous ?…

— Il n’y a pas toujours de mot pour les choses qui existent, mais il y en a trop pour celles qui n’existent pas. Ça n’est pas votre avis ?

Simon parut hésiter un instant, puis se décida.

— S’il y a des mots qu’il faut respecter, dit-il, ce sont surtout ceux qui désignent les choses que nous ne voyons pas et qui paraissent ne pas exister. Il y a des mots qui sont là pour attester au moins les choses qui pourraient être, ajouta-t-il. L’existence, c’est le plus beau des mystères. Il est possible qu’à force d’être, à force de proposer un but à nos rêves, à nos efforts, quelquefois les mots finissent par engendrer les choses…

— Espérons que cela arrivera pour Dieu ! jeta Massube.

Et il rit.

— Les hommes ne vivraient pas sans un tel espoir, remarqua Simon, dédaignant la plaisanterie. Tous leurs rêves y sont accrochés. Il y aurait danger à supprimer de notre langage le mot Dieu, le mot paix – le mot bonheur…

Il y eut un silence.

— Si nous commencions, dit Massube, par les tout petits bonheurs qu’on peut attraper au cours de la vie, à ras de terre… Hein ?…

— Le bonheur ne s’attrape pas à ras de terre, dit Simon. Il n’est pas pour les bêtes qui rampent.

Massube leva la tête, sérieux tout à coup, comme si son compagnon venait de lui faire part d’une nouvelle énorme.

— Où s’attrape-t-il, alors ? Dites ? Qu’est-ce que c’est donc, le bonheur ? Expliquez-moi !… J’aime bien qu’on m’explique, moi ! Surtout quand on a l’air de savoir ! Alors ? Dites !… Alors ?…

Simon secoua la tête.

— C’est une chose qui ne se définit pas », dit-il. Il songeait à toutes les heures où il avait regardé passer Ariane sur la route ; il songeait à la minute où il avait posé la main sur son épaule en disant : « Nous sommes là », et où il avait senti cette paix merveilleuse descendre sur eux… Le bonheur, dit-il, c’est comme le temps et l’espace dont un Père de l’Église disait : Je sais ce que c’est si vous ne me le demandez pas, mais je ne sais pas ce que c’est si vous me le demandez…

Massube réfléchit un instant puis, déçu, conclut d’une manière brutale :

— C’est une manière de ne rien dire, ça ! Rhétorique et billevesées ! Moi, quand je parle, je parle de ce que je connais. J’évite le genre fuligineux ! Je parle de ce qui existe !

La tête sur l’échiquier, il mâchonnait une espèce de gomme et parlait la bouche de travers, avec une véhémence pénible.

— Et qu’est-ce qui existe, selon vous ?

Mais Massube resta muet. Il s’était remis au jeu.

— Je « roque », dit-il.

Simon avait failli s’indigner de sa réplique, mais il se contenta de hausser les épaules. Ce n’était pas la première fois que Massube l’offensait par ses propos. Mais il s’était toujours interdit de s’abandonner, comme les autres, aux mouvements de passion qu’il pouvait lui arriver d’éprouver – parce qu’il fallait que toute souffrance l’instruisît avant de l’indigner. Il s’était toujours interdit en particulier d’obéir aux mouvements de cette passion si répandue et si honorée parmi les hommes, et qu’il jugeait la plus vulgaire et la plus méprisable de toutes : cet amour-propre qu’ils appellent quelquefois fierté, déguisant sous ce mot le plus pauvre et le plus stérile de tous les sentiments, puisqu’il ne repose vraiment que sur l’amour de nous-mêmes et se nourrit uniquement de nos prétentions. S’il se trouvait offensé, il ne croyait pas devoir céder au sentiment de l’offense et se laisser aller à la colère. C’est que la colère nous enferme, nous enclot, nous réduit à nous-mêmes, c’est qu’elle coupe les ponts avec le monde, c’est qu’elle nous prive de connaître. C’est que Massube, malgré sa médiocrité, avait quelque chose à lui donner ; comme tous les êtres : un bien plus précieux que la colère…

— Vous êtes en prise, dit-il posément comme Massube avançait de nouveau son cavalier.

Mais celui-ci ne parut pas faire attention et se mit à lui raconter des potins sur un ton qu’il cherchait à rendre cynique. Il y avait, paraît-il, dans ce qu’il appelait grossièrement « le camp des femmes », une « petite bande de filles » qui, selon ses termes, « s’employait à combiner le romantisme avec les sports d’hiver ». Elles trouvaient « distingué », disait-il, quand les nuits étaient belles, d’aller faire de la luge au clair de lune, sur la route de Blanc-Praz – un plateau situé assez haut et à l’est du Crêt d’Armenaz… Il s’efforçait de donner là-dessus des détails qu’il jugeait drôles. Simon, que ce discours agaçait, voulut y mettre fin.

— Votre histoire manque malheureusement de vraisemblance déclara-t-il soudain, en riant d’une manière un peu forcée.

— Pas tant que ça ! fit Massube, content d’avoir obtenu enfin une réaction. On a tort quelquefois de critiquer l’organisation de la maison, ajouta-t-il. Les nuits sont très bien organisées ici !…

Le ton, la voix de Massube, l’insinuation elle-même étaient ignobles. Tout cela commençait à produire sur Simon l’effet d’une démangeaison.

— Le petit Crou s’en charge, n’est-ce pas ?… Il couvre l’affaire !… Les filles sont invitées, vous comprenez ?

— Invitées… Invitées à quoi ?

Massube marqua un temps, avança encore son cavalier, puis :

— Mais, en principe, à faire de la luge… C’est un fait que la route de Blanc-Praz est une bonne pente – eh ! eh ! nous dirons même une pente facile, ricana-t-il, se réjouissant de cet affreux jeu de mots.

Simon soutint sans broncher le regard froid que son adversaire dirigeait en cet instant sur lui.

— Un joyeux garçon, le petit Crou ! continua Massube en secouant sa pipe. Au surplus, amateur de musique et de jolies filles… À propos de jolies filles, il y en a une dans la bande… Mais qu’est-ce que vous faites ?

— Je prends votre tour, dit Simon. Vous n’avez pas voulu la couvrir. Mille regrets.

Il avait espéré faire diversion au récit de Massube, mais celui-ci tenait à son histoire.

— Il y en a une surtout… Mais, au fait, Cheylus a dû vous parler d’elle ?

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, proféra Simon qui sentait son calme l’abandonner.

— Eh ! la petite blonde, parbleu !

La petite blonde… Simon se souvenait d’une conversation où quelqu’un avait appelé Minnie « la petite blonde… » Il ne put se retenir de demander :

— Minnie ?

— Eh non, pas Minnie ! L’autre ! Vous savez bien, celle qui lui ressemble, qui porte ses cheveux comme ça, sur la nuque… avec un petit ruban en travers…

Simon avait l’air de ne pas entendre. Il se sentait rouge ; le sang bourdonnait à ses oreilles. Massube se tenait face à lui, enfoncé dans son fauteuil, le fixant de ses petits yeux poussiéreux, et il parlait de sa voix crasseuse qui mangeait les mots, il parlait… Était-ce possible ?… Ah, c’était odieux ! Non seulement il l’appelait « la petite blonde », mais sous prétexte de la faire identifier à Simon, il s’était mis à la détailler complaisamment, comme n’importe quelle femme ; voici qu’il parlait de ses rubans, de ses cheveux, de son cou, de… Mais il ne put achever. Simon s’était dressé si brusquement que, sur la table bousculée, l’échiquier se mit à danser et les fous, les rois, les cavaliers, se retrouvèrent sur le flanc dans une mêlée navrante.

— La partie est finie, constata tranquillement Massube.

— Assez ! hurla Simon tout près de lui.

Il tremblait de tout son corps. Cette fois Massube avait eu peur. Il y eut, entre les deux hommes, un silence. Massube feignit de s’excuser, doucereux :

— Oh ! mais pardon… mon cher, pardon. Je… je savais pas !… C’était pas… C’était pas pour vous embêter… Je… Je…

Il bafouillait. Simon se retint pour ne pas le gifler. Mais il tourna les talons sans dire un mot.

La porte se referma avec fracas derrière lui.

VII

Il s’agissait pourtant de trouver Minnie. Minnie prenait ses repas dans la petite salle à manger qui était réservée aux assistants et aux secrétaires et qui se trouvait entre les deux grandes : celle des hommes et celle des femmes. Souvent, par la porte entrouverte, on pouvait l’apercevoir, de dos, montrant sa jolie nuque oblongue, parée d’une chevelure délicate et toujours minutieusement soignée ; il lui arrivait même, pour se rendre à sa place, de pénétrer dans la salle à manger des hommes par la porte du milieu et de traverser ainsi, de sa démarche vive, étroitement limitée par les dimensions de ses petites jupes à boutons, une partie de l’allée réservée entre les tables, où le brouhaha décroissait aussitôt, comme si les respirations étaient suspendues. Elle marchait, très droite, les narines frémissantes, en regardant au loin, avec une lueur verte dans un œil, une lueur bleue dans l’autre, sans avoir l’air de remarquer l’attention infinie dont elle était l’objet, très consciente toutefois de l’admiration qu’elle soulevait.

Alors même qu’elle avait disparu, sa présence continuait à flotter dans l’air, à la manière d’une essence fine et capiteuse, et sœur Saint-Hilaire n’aimait pas beaucoup ces incursions dangereuses du sexe ennemi dans le camp de ses protégés.

Simon estimait que, mandataire d’un personnage aussi pointilleux que le Grand Bâtard, il devait s’efforcer de remplir sa mission avec un minimum de publicité. Cette condition était difficile à réaliser avec une femme aussi entourée. Il eut donc l’idée de calculer l’itinéraire que celle-ci devait suivre quotidiennement à travers la Maison en sortant de table, et de l’attendre au point le plus excentrique de ce trajet. Ce point se trouvait à l’extrémité d’un couloir assez obscur dans lequel on descendait par un petit escalier tournant et qui coupait le sous-sol pour aller déboucher à même la prairie, devant un sentier de neige qu’on entretenait à la bêche. C’était par ce sentier que, dès la fin du repas, Minnie s’en allait en promenade.

Simon, ayant établi ce plan de campagne, se jugea en mesure d’aborder discrètement la jeune femme. Jérôme fut passablement intrigué, un soir, de le voir refuser une de ces parties d’échecs auxquelles il tenait tant, pour prendre la fuite dans une direction opposée à toutes ses habitudes. Massube le suivit, un temps, de ses petits yeux gris que dissimulaient ses lunettes aux verres mal essuyés.

Ce fut presque au moment où elle atteignait la petite porte qui ouvrait sur la prairie, que Simon, lancé dans le sillage de Minnie, put la rejoindre. L’endroit était à peine éclairé et la jeune femme eut d’abord un mouvement de recul en voyant un homme sortir de l’obscurité et l’aborder dans le petit rectangle de lune que la porte entrouverte découpait sur le sol. Lui-même hésita un instant, frappé par l’aspect insolite que prenait cette rencontre. C’était une impression avec laquelle il n’avait pas compté ; il eut conscience tout à coup que, dans les nombreux calculs auxquels l’avait induit sa sympathie pour Kramer, il n’avait oublié qu’une chose : c’était que sa démarche n’était peut-être pas très naturelle ; et cette conviction vint le troubler fâcheusement au milieu de ses explications qui étaient déjà par elles-mêmes assez embarrassées. Il fut interrompu par un rire soudain de Minnie qui lui avoua qu’elle avait eu peur. Maintenant qu’elle était rassurée, elle s’amusait fort de l’imprévu de la situation. Elle ne saisissait pas grand-chose à travers les explications confuses de Simon, mais il était évident que ce jeune homme ne lui voulait pas de mal et sa politesse, son air cérémonieux la divertissaient. Une femme un peu aventureuse qu’un jeune homme un peu aimable aborde, par une nuit de lune, dans un endroit désert, est toujours disposée à comprendre. Minnie comprit donc tout à fait, quand Simon, de désespoir, tira une lettre de sa poche et la lui remit sans plus de paroles. Elle la prit d’un petit geste vif, et Simon entendit le claquement du sac qui se refermait. Il ne voyait pas son visage.

Il ne savait plus très bien à présent de quoi ils parlaient ; mais il s’apercevait que si Minnie était une femme assez difficile à rencontrer seule, il était encore plus difficile de se séparer d’elle quand on avait l’heur de lui plaire. Sa compagnie était à vrai dire un supplice assez doux, car elle avait de l’esprit, et Simon ne s’étonnait pas que « le petit Crou », comme disait Massube, fût sensible à son charme. Il fit mine de vouloir prendre congé d’elle, mais elle se mit à l’entretenir d’un petit spectacle qu’on lui avait demandé d’organiser en vue de la « fête » du Crêt d’Armenaz. Malheureusement, elle manquait d’acteurs. Simon voulait-il entrer dans sa petite troupe ?

— Une fête ? Mais à quel propos ? demanda Simon qui ne pensait pas que ce terme pût avoir cours au Crêt d’Armenaz.

— Il ne serait pas nécessaire qu’il y eût un propos, mais celui-ci est tout trouvé : c’est l’anniversaire du docteur Marchat. Ce sera un grand jour, figurez-vous ! Le docteur veut que ce soit très gai.

— Mon Dieu, quelle erreur vous feriez en me prenant pour un homme gai, s’écria Simon en riant.

— Eh bien alors, nous ferons un spectacle sinistre, ce sera encore plus drôle !

— Je vous avoue, dit Simon que les circonstances commençaient à égayer, que je ne m’attendais pas, en vous rencontrant dans ce couloir, à tomber sur le Commissaire aux fêtes !

— Oh ! comme vous m’affublez ! protesta Minnie. J’ignore si vous êtes gai, mais vous êtes certainement méchant.

— J’ignore si vous êtes méchante, mais vous êtes certainement jolie, répliqua-t-il, piqué au jeu.

Le compliment lui avait échappé ; il s’en repentit ; mais il était trop tard.

— Alors, c’est convenu ?

Cette fois, Simon eut une hésitation.

— Vraiment, je sens combien j’aurais mauvaise grâce à refuser, mais…

— Ne protestez pas, dit-elle. Je suis sûre que vous êtes l’homme qu’il me faut. Voyez-vous, je n’ai trouvé personne jusqu’ici avec qui je puisse m’entendre pour jouer ce que je désire. Si vous saviez comme j’en ai assez de monter des pièces de Labiche ou des spectacles de Grand-Guignol !

— Et que voudriez-vous jouer ?

— Qu’est-ce qu’une femme peut avoir envie de jouer si ce n’est du Musset ? dit Minnie avec entrain.

— En effet. Mais n’est-ce pas redoutable ? dit-il. Avez-vous quelque chose en vue ?

— Oh ! rien de très ambitieux, simplement une petite pièce en un acte, à deux personnages.

— « Il faut qu’une porte ?…

— … soit ouverte ou fermée », parfaitement, compléta Minnie. Or, ajouta-t-elle malicieusement, se mettant à réciter le texte tout en désignant le petit carré de lune que dessinait sur le sol la porte entrouverte, voilà trois quarts d’heure que celle-ci, grâce à vous, n’est ni l’un ni l’autre, et cette chambre est parfaitement gelée. Par conséquent, vous allez me donner le bras pour aller dîner chez ma mère…

Simon était un peu effrayé de la tournure que prenaient les choses. Sans trop savoir ce qu’il faisait, il prit ce bras qui lui était offert, tandis que le rire de Minnie le secouait. Les propos aériens de la jeune femme pleuvaient autour de lui, l’enveloppant d’un réseau léger. Elle parlait d’une voix preste, mêlant des réflexions de son cru aux répliques de la spirituelle marquise de Musset dont elle connaissait le rôle par cœur. Simon se souvenait d’avoir joué autrefois cette pièce dans un collège. Cela était loin, mais le texte de Musset était encore tout près de lui, dans sa mémoire, et non seulement le texte, mais la « marquise » elle-même, une marquise toute jeune qui semblait être sortie du fin décor où l’imagination du poète l’avait placée.

— Eh bien, mais qu’avez-vous ? dit-elle soudain comme il se taisait. Qu’avez-vous donc ? Vous me semblez…

— Quoi ? dit Simon.

— Pour ma gloire, je ne veux pas le dire.

— Ma foi, je vous l’avouerai, avant d’entrer ici, je l’étais un peu…

— Quoi ? je me le demande à mon tour.

— Vous fâcherez-vous si je vous le dis ?

— J’ai un bal ce soir où je veux être jolie, je ne me fâcherai pas de la journée.

— Eh bien ! j’étais un peu ennuyé. Je ne sais ce que j’ai… Je ne sais que faire, je suis bête comme un feuilleton.

— Avez-vous au moins pris votre parti ?

— Quel parti ?

— Vous êtes bête en effet ! Acceptez-vous ou non ma proposition, mon cher comte ? Jouerez-vous avec moi, s’il vous plaît ?

Elle était toujours près de lui et Simon, en même temps qu’il était saisi par son parfum, voyait remuer les ombres de ses yeux et de ses lèvres dans son fin visage pâli par cette lune qui avait surgi, comme un accessoire romantique, au-dessus de leur dialogue improvisé. Le machiniste faisait bien les choses…

— J’ai besoin de réfléchir, Madame, répondit-il. Ne m’en veuillez pas, j’ai une santé un peu délicate…

— Votre tête est solide, par contre, répliqua-t-elle. Mais dites-moi un peu, vous qui avez le sens commun, savez-vous ce que signifie cette chose-là : faire la cour à une femme ?

— Cela signifie…

Il s’arrêta juste à temps pour ne pas aggraver le quiproquo. Certes, il se souvenait bien de la réplique : « Cela signifie que cette femme vous plaît et qu’on est bien aise de le lui dire… » Mais il s’était interrompu, les mots ne voulaient plus passer, et d’une voix un peu changée, un peu étranglée, il dit seulement :

— Madame, je vous le demande, ne m’en veuillez pas, je suis très sensible à votre intention, mais je ne puis… il vaut mieux que vous ne comptiez pas sur moi, ne me demandez pas pourquoi…

Il s’inclinait pour la saluer. Elle était assez interloquée, mais elle eut encore l’esprit d’ôter son gant et de lui donner sa main à baiser. Elle avait une petite main très froide qui se glissait dans la vôtre comme un couteau.

 

Simon fit le tour de la Maison en longeant les murs et se retrouva devant la façade opposée où la petite lumière du perron l’attira. Il resta immobile un instant au pied des marches. La nuit était paisible, à peine froide ; il était un peu dans l’état d’un homme qui a l’habitude de prendre ses repas avec de l’eau et à qui l’on a servi par surprise un copieux champagne. La tête lui tournait et la vie lui apparaissait à travers les nuages d’une vague ivresse. Il comprit tout à coup, avec une netteté qui le bouleversa, qu’il suffisait d’un geste de lui pour le faire pénétrer dans une existence toute différente de celle qu’il avait menée jusque-là au Crêt d’Armenaz, et pour faire éclore sous sa main un monde entièrement nouveau, bourré de plaisirs inconnus… Ce monde était à sa portée, il le voyait s’ouvrir sur l’autre bord de l’ombre, et quelqu’un était là, quelqu’un allait venir, qui était tout disposé à lui en montrer les chemins… Et il y avait des gens qui trouvaient le Crêt d’Armenaz ennuyeux !… Ah ! les imbéciles !…

Il crut entendre dans la neige un bruit mou. Qui était-ce donc ?… Mais non, il n’y avait personne ; la nuit était parfaitement immobile sous le ciel pur, un ciel de fête poudré de fines étoiles… Simon éprouva tout à coup une grande tristesse ; il avait un poids sur le cœur, comme un remords…

Cependant, une ombre s’était détachée de la muraille et s’avançait vers lui… C’était Massube. Une espèce de rage souleva Simon. Massube l’avait suivi ! Massube savait !… Il savait tout, depuis le début. Simon avait dû, dans une explosion de colère, lui dévoiler son bien le plus précieux, son secret le plus secret, lui révéler ce qu’il n’avait révélé à personne – son amour !… Il se rappelait cette souffrance si cuisante dont l’apparition même, dont la violence l’avaient surpris. Il retrouvait son indignation. Comme si le fait qu’un autre pût évoquer avec cette précision, fût-ce pour la louer, la beauté d’Ariane, n’était pas une intolérable offense ! Tout se rebellait en lui contre l’être odieux qui venait de surgir une fois de plus à ses côtés. Mais Massube avait une façon sournoise d’aborder les gens, à la manière des escarpes, qui ne leur laissait pas le temps de fuir. Déjà l’horrible voix, avec ses cassures, ses notes de fausset, ses inflexions mielleuses, résonnait près de Simon dans le silence du soir :

— Dites !… Il faut pas m’en vouloir, hein, pour ce que je vous ai dit l’autre jour… Vous savez, c’était sans méchanceté…

Le ton était humble, appliqué, dévot. Simon fut un peu décontenancé. Des remords ?… Il voulut regarder Massube : mais celui-ci se trouvait à contre-jour, devant la petite lanterne qui se balançait sur le perron, le front et les yeux disparaissant sous la visière baissée d’une casquette, et l’on ne pouvait distinguer ses traits.

— N’en parlons plus, dit Simon, s’efforçant de rester calme ; laissez-moi.

Les deux mains dans les poches, le dos exagérément voûté, comme s’il n’avait rien entendu, sur un ton de complainte, Massube reprit :

— N’est-ce pas ?… Je pouvais pas savoir !…

Il s’était rapproché et, tout à coup, son profil se détacha sous la lumière. Il toucha Simon du coude en ajoutant plus bas, sur un ton de complicité, l’œil à demi fermé, avec un vilain sourire :

— D’ailleurs, hein, entre nous, qu’est-ce que ça pouvait bien vous faire ?… Je suppose que vous avez fait votre choix, maintenant ?

— Mon choix ?

— Dame ! fit Massube en pointant sur Simon son petit œil gris, quand on se paye le luxe de courir deux lièvres à la fois !…

La gifle de Simon manqua son but. Massube était rentré dans l’ombre, et Simon l’entendit qui s’éloignait avec des ricanements… Ah ! il pouvait se flatter d’avoir réussi son coup ! L’affreux être ! L’affreux langage ! Un relent d’infamie flottait autour de ce personnage visqueux. Il pouvait ricaner de plaisir, maintenant, en montant le sentier… Ce sentier, il ne restait plus désormais à Simon qu’à le prendre derrière lui, pour rentrer. Mais il fit un détour, se refusant à marcher dans les traces de Massube. Il contourna la petite chapelle qui faisait une ombre dans l’ombre et s’enfonça dans le bois. Entre les cimes des sapins, le ciel continuait à brûler silencieusement, avec une pureté implacable qui le mettait hors de la portée des hommes…

VIII

Le lendemain il neigea, mais, dès le jour suivant, le temps redevint beau et comme le soleil luisait sur la neige, le paysage était aveuglant. Le soir tomba et Simon se rendit à la salle à manger avec l’idée de parler à Jérôme. Mais Jérôme, qui n’avait pas paru à la Maison depuis plusieurs jours, n’y était pas non plus ce soir-là, et Simon attendit la fin du dîner pour monter chez lui. Une phrase de Massube le poursuivait, tandis qu’il gravissait le sentier. N’avait-il pas dit : « Cheylus a dû vous parler d’elle… » Pourquoi Cheylus ?… Simon avait cru observer que Jérôme se comportait depuis quelque temps à son égard avec une sorte de réserve. Que signifiait cela ? Il fallait le savoir. C’était pourquoi il s’était mis en route dès la fin du dîner… Mais il s’arrêta en chemin, sous les hauts sapins immobiles aux rameaux blanchis, pour mieux percevoir, dans l’obscurité, la saveur cruelle du silence.

Ce silence avait quelque chose de hautain, de décourageant, qui faisait mal. Le bois montait dans la confuse lueur qui émanait du sol et disparaissait à peu de distance dans la nuit. Chacun de ces sapins portait à sa cime une gerbe d’étoiles dont la profusion peuplait la nuit. Aucune chance de les perdre, ceux-là. Leur fidélité était celle de la terre. Par leur sérénité, par la façon tranquille et décidée dont ils prenaient leur élan vers les hauteurs, ils semblaient dénier toute importance aux préoccupations, aux soucis qui agitaient les hommes. Simon eut l’impression que le ciel se chargeait tout doucement de son amour. Il vit passer devant lui, entre deux étoiles, le visage bien-aimé, et reçut dans les siens le regard de ses yeux merveilleusement ouverts. Il faillit chanceler. Son inquiétude devint de la douleur ; son amour ressemblait à cet abîme étoilé qui aspirait le monde vers lui.

Il entra chez Jérôme tout frissonnant. Son ami était assis devant un petit chevalet, le dos tourné, occupé à dessiner, comme si rien de ce qui se passait au-dehors ne pouvait l’atteindre.

— Simon ?… interrogea-t-il sans se détourner.

— Oui, c’est moi…

Jérôme était calme. Sa pipe était là, posée sur la table, comme une veilleuse, ayant dans son fourneau un tabac noir parcouru de petits serpents vermeils. Il y avait dans cette chambre un tel excès de tranquillité que Simon, intimidé, crut devoir fournir une excuse à sa visite.

— Je t’ai cru malade, dit-il.

Il était encore surpris par le son, la brièveté que le tutoiement qu’ils avaient adopté depuis peu donnait à ses phrases. Mais Jérôme ne bougea pas la tête : il avait, quand on allait le voir, une façon de rester occupé à ses affaires qui vous faisait comprendre que, loin de le gêner, on était pour ainsi dire intégré dans son activité. Son accueil non plus que ses adieux n’introduisaient de cloisonnements dans le temps, ne marquaient de limites. Quand on venait chez lui, c’était toujours comme si l’on sortait de la pièce voisine.

— Tu travailles ? demanda Simon.

Jérôme ne répondit pas immédiatement.

— Tu peux regarder dans ce carton pendant que je termine cette étude, dit-il enfin.

Il lui désignait sur une chaise un carton que Simon ouvrit d’un geste machinal. Pourquoi Jérôme ne lui avait-il jamais dit qu’il était peintre ?… Mais il fut aussitôt frappé par un dessin qui lui tomba sous les yeux. C’était un portrait… La forte ossature, les profondes cavités des yeux, la rudesse de l’expression, l’asymétrie du visage composaient plus qu’une ressemblance : c’était une synthèse de Pondorge et Simon pensa que celui qui avait fait cela devait en savoir long sur son modèle. Puis il y avait une série de petits tableaux qui reproduisaient tous le Grand-Massif, tel qu’on l’apercevait du Crêt d’Armenaz, s’élevant à l’extrémité du plateau dont il semblait se détacher doucement, comme si la coupure de la vallée n’existait pas. Mais si, dans ces différents tableaux, la physionomie était la même, l’expression variait. Jérôme avait reproduit là, dans chacun d’eux, ce qu’il y avait de plus ténu et de plus impalpable : une heure. De sorte que ces images racontaient vraiment une histoire : et c’était la plus belle histoire du monde, car c’était l’histoire de la Terre. Simon aimait surtout un de ces tableaux où l’on voyait le soleil attaquer toute la chaîne en enfilade et creuser, le long de chaque arête, des précipices d’ombre. La montagne prenait là un relief étrange qui en faisait saillir les formes, les grandissait, en les doublant d’ombres montantes. Car la lumière lui arrivait de loin, en longues traînées, d’un point situé au bas du ciel ; c’était son dernier message avant la nuit et elle diffusait alors vers les hauteurs un dernier rayon, déjà glacé, qu’on sentait si près de disparaître qu’il était impossible de ne pas en concevoir d’anxiété.

— Comme tu montres bien que la lumière n’est pas impersonnelle ici, dit tout à coup Simon en s’exaltant. Comme tu montres bien qu’elle est vivante, qu’elle porte témoignage, qu’elle est liée à une existence, celle d’un astre dont les mouvements font et défont la nature, et commandent à notre sensibilité… Et quel mouvement dans le dessin de cette chaîne ! Quel rythme !… Et tu me disais un jour que tu ne peignais pas la montagne !

— Je la redoutais, comme tout ce qu’on aime. Je redoutais surtout le danger du pittoresque, vois-tu, la facilité…

Il s’était approché de Simon.

— Ce qui est joli dans l’hiver, reprit-il en feuilletant ses études, ce sont toutes ces variétés de blanc et de gris. Et, chose curieuse, j’en arrive à préférer les heures de plus grande simplicité, de plus grande paix, les éclairages les moins voyants, les plus ténus, les plus inexistants presque… tu sais, quand le soleil est couché et que la montagne blanche, un peu crème, est plaquée contre le ciel blanc, un peu mauve, lorsque tout s’est éteint, qu’il n’y a presque plus de couleur nulle part, mais seulement des nuances, uniquement des nuances, des gammes infinies de nuances !

— Malheureusement, à ce degré-là, ça ne se peint plus, hasarda Simon.

— J’ai essayé… dit Jérôme avec un sourire.

Et il retourna un tableau qui était debout par terre, sous un verre, contre l’armoire.

Il semblait qu’il y eût à peine, sur toute l’étendue du papier, quelques touches de pinceau, et pourtant il y avait quelque chose : la montagne était là, se dégageant par une différence de ton extrêmement ténue de la blancheur assez vive des premiers plans où les moutonnements de la neige sur la prairie étaient rendus avec une exquise délicatesse. Il y avait là, en même temps qu’un extrême raffinement dans la nuance, un effort de simplicité qui était par lui-même émouvant, et ce petit rectangle de papier où semblaient s’étaler à peine quelques touches de couleurs vous soumettait à l’immensité, une immensité à laquelle venait s’ajouter, d’une façon mystérieuse, l’impression de l’accomplissement, du définitif.

— Si cette toile est la fixation d’un instant, murmura Simon pensivement, c’est du moins l’instant où la certitude nous vient, où, par l’intensité même de notre participation aux choses, nous prenons conscience d’être, n’est-ce pas ?

Il avait cru ne parler que pour lui-même, mais Jérôme le regarda tout à coup, comme frappé.

— Que veux-tu dire ?

— Je pense à une impression que j’ai eue un jour, répondit évasivement Simon.

— Eh bien ?

— Eh bien oui, j’avais cela sous les yeux, exactement cela – il désignait la toile – je montais, par là, du côté d’Orcières, des Borons, et tout à coup, à un moment de mon ascension, je me suis arrêté, j’ai eu le sentiment qu’une chose nouvelle pénétrait dans ma vie, c’était une sorte de révélation, et j’ai pensé…

Il s’était interrompu comme devant une chose qu’il ne pouvait pas dire, qui ne lui appartenait pas, mais il vit que Jérôme le poursuivait de son regard.

— Tu as pensé quoi ?…

Il y avait maintenant sur la physionomie de Jérôme un sourire presque invisible, comme un léger soupçon d’ironie. Ou bien cette ironie était-elle permanente dans un pli de son visage, comme fixée par un tic ?… Simon se rappela soudain la phrase de Massube et cela l’empêcha de continuer.

— Mon Dieu, je ne sais pas pourquoi je te raconte cette histoire, dit-il maladroitement. L’essentiel est que ton tableau soit bien.

Jérôme n’insista point.

— Rien de tel que le travail, tu sais, dit-il simplement.

Était-ce un conseil ? Simon le regarda étonné. Mais le charme était rompu. À présent, la lampe du plafond éclairait en vain le désordre heureux des objets et les couleurs vives de quelques estampes accrochées aux murs. Jérôme l’éteignit et il ne resta plus que la petite lampe de chevet dont l’abat-jour rose, recourbé sur elle comme un dôme, se mit à incendier la pièce…

Simon se jugea sot. Pourquoi n’avait-il pas terminé sa phrase ?… Jérôme semblait vivre d’une vie si vaste, si haute, si loin de lui, si loin de tout ce qui le troublait ! Mais, vraiment, le charme était rompu. Il n’avait plus qu’à s’en aller maintenant…

Il sortit. Mais, comme il posait le pied sur la première marche de l’escalier, il eut l’impression que le regard de Jérôme le suivait encore… Et non seulement son regard, mais son sourire, ce sourire légèrement narquois, un peu inquiétant !… L’impression fut si vive qu’il se retourna.

Mais il n’y avait personne. Le palier était complètement désert.

Rentré chez lui, Simon s’étendit sur son lit puis, énervé, passa sur le balcon. À peine eut-il ouvert la porte que le froid le saisit. Mais le ciel était bon à respirer. Il était descendu brusquement très près de la terre qu’il investissait de mille signes nets, brillants, irisés. Simon y retrouva l’appel presque déchirant qui, une heure plus tôt, l’avait immobilisé dans le sentier. Les quatre bornes étincelantes d’Orion délimitaient dans le ciel une zone attirante, d’un bleu sombre, que trois étoiles barraient d’un trait bref. Autour de cet espace silencieux, le ciel fourmillait de présences. Il n’y avait de vie et de mouvement qu’en lui, car la terre semblait avoir cessé de respirer et le torrent, à demi figé, ne faisait plus qu’un bruit menu au fond de la nuit. Le paysage était calme, cruel, étranger à tout. Mais, à sa surface, une clarté insolite était répandue. La lune, jaune, dilatée, parvenue à son éclosion suprême, régnait sur toute la pureté de l’hiver et doublait de sa lueur satinée la blancheur qui émanait du sol. Du côté d’Orcières, la grande muraille érigeait contre la nuit, à une hauteur inattendue, ses parois luisantes sur lesquelles la lune s’appuyait sourdement… Pour la seconde fois de la journée, Simon eut conscience de se trouver sous la domination d’un monde qui l’attirait invinciblement vers le haut, l’obligeant à quitter la terre et à dépouiller tout ce que ses sentiments pouvaient avoir de trop humain.

Il passa une nuit agitée… Il eut un premier rêve, vers minuit, qui le laissa dans le plus grand trouble. Il se revoyait dans l’escalier de Jérôme tel qu’il s’y était trouvé au moment où, sur le point de descendre, il s’était retourné avec l’impression que quelqu’un le suivait des yeux. Et, en effet, il y avait quelqu’un. C’était Jérôme, avec son indéchiffrable sourire. Il avait rouvert sa porte, tenant à la main quelques-uns des portraits que Simon avait examinés dans sa chambre, et se penchait par-dessus la rampe. Il montrait à Simon les portraits qu’il avait en main et lui disait tout bas, avec ce sourire agaçant :

— Si tu veux, je t’en ferai un d’elle… Pour toi !… Mais oui, d’elle ! De Minnie !…

Un peu plus tard, il fit un autre rêve.

Cela se passait en un lieu indéterminé, qui ne se laissait connaître que négativement, car Simon savait seulement que ce n’était pas le Crêt d’Armenaz, c’était un lieu sans nom, probablement situé hors de la vie.

C’était la nuit ; Simon avançait le long d’une route, vers une ombre qui était debout sur la neige et qui avait l’air de lui faire des signes, comme si elle l’invitait à s’approcher. Cette ombre, il n’en distinguait pas les traits ; il ne la reconnaissait qu’à une chose : l’espèce de halo doré de la chevelure qui était posée sur elle comme un emblème et qui semblait chargée de toutes les volontés éparses à travers le paysage obscur, un paysage de bois au milieu desquels la route traçait un sillon d’une blancheur incertaine. La physionomie était tout empreinte d’un faible et fascinant sourire, mais Simon ne voyait pas les lèvres d’où il émanait : il voyait seulement son reflet sur le front et les joues, comme d’une lumière spirituelle.

— Je suis venue vers toi, disait l’ombre, mais tu vois, je ne peux pas aller plus loin, il y a ce rempart de neige entre nous qui m’empêche d’avancer…

Et ce rempart de neige signifiait quelque chose, une chose bien claire à ce moment-là pour tous les deux, mais évidemment inexprimable. Et Simon à son tour disait dans une sorte de ravissement :

— Tu as donc deviné ?…

— Mon chéri !… Oui, j’ai deviné… Mais il ne faut surtout pas t’inquiéter, il ne faut surtout pas dire que tu m’aimes, ni pourquoi. Autrement, je ne pourrais plus venir.

— Et il ne faut pas non plus t’embrasser ? demandait Simon.

Mais il avait à peine prononcé ces mots qu’il sentit sur sa joue la chaleur d’un baiser, et subitement il fondit en larmes… Comme il relevait la tête, il s’aperçut qu’il avait tout près de lui non pas Ariane, comme il le croyait, mais Minnie, qui partait d’un grand éclat de rire.

Il cria : « C’était vous ? », et ce cri le réveilla.

Il ne put tout d’abord chasser l’angoisse créée en lui par ce rêve atroce et ambigu. Il avait un poids sur les membres qui l’empêchait de bouger. Mais quand il eut compris qu’il était réveillé, il fut aussitôt soulagé à l’idée qu’Ariane existait réellement, non plus dans un monde évanescent où son apparition était soumise à des lois mystérieuses et où elle pouvait brusquement lui échapper sans que rien pût la rappeler vers lui, mais dans un univers stable et solide où les obstacles, comme les chances, étaient précis et définissables, et où peu d’événements s’accomplissaient sans retour. C’était une certitude énorme, bienfaisante, une assurance délicieuse qui coula sur lui comme une eau. Ariane existait, aucun doute n’était possible : une fois le jour venu, il la verrait, c’était certain, car même en portant les difficultés au maximum, elles n’approchaient pas en horreur de la moindre de celles incluses dans le rêve. Ariane existait – et de quoi s’inquiéter en dehors de cela ? Elle était réelle, elle occupait une place précise dans ce monde même sur lequel Simon avait à présent les yeux ouverts. Cette affirmation enfantine, cette certitude presque puérile, comment n’avait-il donc jamais songé à en jouir ? C’est qu’il n’avait jamais fait, jusqu’à cette nuit-là, l’expérience d’un monde où d’une minute à l’autre Ariane pouvait lui être arrachée. Mais heureusement ce monde était faux : Ariane n’était pas seulement un objet de rêve, une proie que l’ombre peut absorber tout d’un coup ! Il semblait à Simon qu’elle venait d’échapper à la mort.

IX

La route n’était plus ce qu’elle avait été si longtemps. Elle étendait maintenant sous les pas de ceux qui la foulaient un tapis de haute lice, candide et luxueux. Car si les premières neiges avaient fondu très vite, à présent s’était formé au-dessus du sol un feutrage élastique et profond qui crissait sous les pas et qui semblait être là pour toujours. La Maison, autour de laquelle la neige continuait à monter, arrivant jusqu’au bas des fenêtres et submergeant les premières marches du perron, avait pris l’aspect d’un grand bateau ancré dans les glaces d’une mer antarctique. On avait laissé loin derrière soi, dans un autre pays, dont chaque jour aggravait l’oubli, les prairies verdoyantes, les buissons d’églantines, les frondaisons des hêtres. L’hiver avait tout l’attrait d’un voyage, d’une aventure ; les moindres trajets qu’on y faisait étaient comme des expéditions polaires ; la chaise longue, où l’on s’enroulait sous les couvertures selon le rituel enseigné par les sœurs, était devenue une espèce d’îlot étroitement limité par les remparts de neige qui s’édifiaient sous les toits et par les stalactites qui pendaient aux fenêtres en dentelles de cristal, et l’on avait le plaisir un peu anxieux d’y jouir d’une sûreté sans cesse menacée, pareille à celle dont jouissent les enfants qui se sont construit une petite forteresse de sable et qui, debout au centre de leur abri, attendent la mer.

Il y eut une suite de journées qui passèrent, glaciales et pures, dans les hauteurs du ciel. À présent, il n’existait plus aucun vide entre les divers moments de la journée, et l’intérêt de la vie ne cessait plus de grandir. Les heures, même inoccupées, possédaient une saveur qui rendait précieux, presque déchirant, l’écoulement des moindres minutes, lesquelles s’infiltraient goutte à goutte, avec une merveilleuse lenteur, dans l’épaisseur de la douce neige mentale. Mais les heures silencieuses étaient plus silencieuses. Comme les minutes, la neige s’égouttait du toit et ces gouttes tombaient une à une avec un bruit mat, délicieux à entendre, sur les stores dressés contre le soleil. Mais celui-ci montait de moins en moins haut sur l’horizon, de sorte qu’il pénétrait par toute la chambre, cornait les papiers, ouvrait les livres, et que parfois on se retournait, surpris, comme s’il y avait eu quelqu’un… Le silence était devenu si compact qu’on se heurtait à lui comme à une surface résistante et qu’on avait envie de lui faire violence et de pousser un cri pour en déchirer la profondeur ; mais le cri s’y fût enfoncé sans écho, comme les gouttes d’eau qui, tombant du toit, trouaient la neige. Alors, au milieu de ce silence, sous le rayonnement du soleil qui, dès le début de l’après-midi, commençait à décliner, venaient des heures d’une vertu inespérée où la terre émettait autant de lumière que le ciel. Les rayons émanant de ces deux sources divergentes se croisaient autour de chaque objet et Simon, la tête renversée sur ses coussins, pouvait suivre sur le plafond les changements qui s’accomplissaient dans le scintillement du sol. Il croyait avoir changé de monde. Car non seulement les objets mais ses pensées même, répondant à cette exigence de lucidité qui voulait que toute ombre fût en même temps rayon, et qui faisait s’évanouir les antinomies les plus familières, s’érigeaient dans une pureté glaciale au milieu de ce désert de clarté, sous les feux conjugués de deux soleils ; et à la faveur de cette clarté presque miraculeuse, Simon ne se lassait plus de regarder en lui, car les visions qui se levaient sur les couches translucides de l’âme avaient la noblesse qui devait rayonner autour des créatures premières.

Tel lui apparaissait aussi, à son passage sur la route, et sans même qu’il eût à bouger la tête, comme un don qui rentrait naturellement parmi les privilèges de cette heure exceptionnelle, formant chacun de ses pas sur la neige avec une douceur appliquée où l’on sentait à peine l’effort de ses muscles, le corps lumineux d’Ariane, dans lequel les rayons du ciel et de la terre semblaient se rencontrer avec ceux d’une lumière plus pure encore. Mais alors que l’été l’isolait dans sa beauté et que Simon l’y avait vue circuler tant de fois comme un être qui eût fait partie d’un pays différent, la terre, stimulée par l’hiver, dépouillée de ses détails et grandie jusqu’à la simplicité, lui composait un milieu moins étranger à son essence et redoublait autour d’elle de force calme et d’énergie innocente. À peine Simon venait-il de l’apercevoir que déjà elle disparaissait derrière le mince rideau des sapins qui dissimulaient l’entrée de la route, pour reparaître un instant après, toute proche, dans la blancheur éblouissante du sol. À ce moment, le cœur de Simon se mettait à battre comme s’il découvrait Ariane pour la première fois. Il avait beau penser qu’il la verrait peut-être le soir, qu’elle lui parlerait seulement comme un être humain, il avait beau penser à l’intimité qui régnait entre eux, toute idée de familiarité lui devenait impossible à concevoir entre lui et l’être merveilleux qui marchait sur cette route. Il avait beau évoquer leurs derniers entretiens, si tendres, cette tendresse n’était-elle pas simple condescendance ? Oui, sans doute, Ariane pouvait se permettre d’être simple, à la façon de ces princesse arrêtées sur la route auprès d’un paysan et entretenant celui-ci avec d’autant plus d’abandon qu’elles se savent indubitablement séparées de lui par toute la hauteur de leur titre. Ainsi la simplicité même de la jeune fille la rendait-elle plus inaccessible. Il ne pourrait plus oublier que le visage qui se levait parfois vers lui avec une attention si sérieuse, une ferveur si douce, appartenait à cet être royal que l’hiver entourait de tant d’égards et de magnificences.

Aussi, chaque fois qu’il voyait s’éloigner au bout du chemin cette forme fluide, aux proportions si subtilement harmonieuses, le jeune homme avait-il peine à contenir l’émotion qui l’envahissait. Tout l’attendrissait, le bouleversait dans cette créature si peu commune. Non seulement ses traits, mais ses attitudes, ses paroles étaient imprégnées d’une invulnérable fraîcheur. Ariane avait poussé droit sur le sol, elle en avait jailli comme un jeune tronc. Les veines qui parcouraient son corps devaient avoir puisé leur première nourriture au sein de la terre et c’est pourquoi sans doute elle s’entendait si bien avec toutes les formes de la nature. Sa fermeté n’était pas faite de mutilations ; c’était la fermeté d’un être qui n’a en soi rien de fragile. Elle ne connaissait aucune de ces compromissions par lesquelles on se rend aimable aux yeux du monde, ni aucun de ces calculs que les femmes pratiquent avec tant de naturel sous le nom bénin de « coquetterie ». Sa gravité, sa joie étaient pareilles à la gravité, à la joie de la terre : une sorte de vocation nécessaire et profonde ; et c’était cela sans doute qui lui donnait ce visage attentif et ce regard dont la flamme était brûlante parce qu’elle était pure, non mêlée, et que rien ne l’attiédissait…

Après tant de jours de beau temps, le ciel fut de nouveau troublé et, pendant une semaine, la nature essaya tour à tour les masques divers de la tempête. Mais les plus difformes n’étaient pas ceux qui étaient le plus à craindre. La nature n’avait pas besoin de forcer la voix pour être entendue : elle avait une façon à elle d’être violente avec douceur. Il arrivait que la neige tombât à flocons menus et ceux-ci esquissaient dans l’air une danse si légère qu’on s’attendait à les voir remonter vers le ciel, emportés dans un souffle. Mais sous leur apparence frivole, ils finissaient par avoir raison de tout. Parfois un sapin, accablé sous le poids de leurs fondantes caresses, ou lâché par la terre d’un talus raviné, s’effondrait de toute sa hauteur en travers de la route. Les traces des pas, à peine formées, étaient recouvertes ; les sentiers, à peine dégagés, étaient comblés, et l’on voyait se former sur les toits une masse épaisse qui, petit à petit, glissait vers le bord pour enfin se détacher par plaques et s’écrouler avec un grondement sourd.

Ces jours-là, dès que l’après-midi commençait, Simon se sentait pris de tristesse, car il savait que si la neige continuait à s’accumuler sur la route, toute sortie deviendrait impossible et qu’Ariane ne passerait pas. La journée prenait alors l’aspect d’un verre terni et dans l’air raréfié par l’absence, le jeune homme avait le sentiment d’étouffer. Il appelait à lui, avidement, le souvenir de ses dernières entrevues avec Ariane ; mais cela ne lui suffisait pas, il aurait encore voulu parler d’elle, prononcer son nom devant quelqu’un, espérant ainsi la rapprocher de lui ou se donner un témoignage de sa réalité. Mais il s’apercevait que son amour ne supportait pas le langage. Parler d’Ariane, fût-ce à lui-même, lui était impossible : même en son cœur il ne la nommait pas. L’amour comme le génie crée autour de lui une solitude et Simon se sentait isolé dans le sien comme le musicien dans son œuvre, comme le mystique dans sa nuit, et comme le poète dans son silence.

Mais le lendemain, si le soleil avait jailli, par la brèche coutumière, le long des flancs énormes du Grand-Massif, alors il lui suffisait d’un regard jeté sur le monde, d’une lueur empruntée aux surfaces luisantes des rochers, d’un signe arraché à la grande forêt qui montait à perte de vue le long des parois d’Armenaz, pressant ses sapins les uns contre les autres, chacun dépassant son voisin de la tête, sous l’armure étincelante de l’hiver ; il suffisait même de moins que cela, de l’ombre fine et bleue qu’imprimait chaque tronc sur le ruban lumineux de la route, pour que l’image d’Ariane, s’annexant tous ces témoignages de clarté, se levât de nouveau, glorieuse et pure, du même surgissement que le soleil.

 

Le temps s’écoulait à travers ces alternatives passionnées auxquelles, avant de se fixer, se complaisait encore un ciel changeant, et le bonheur de Simon connaissait tous les triomphes et toutes les défaites de la nature. Son cœur battait au même rythme que celui des jours et il attendait, avec cette légère anxiété qui précède toujours les grandes joies, le moment qu’on pouvait déjà prévoir, où le soleil établirait sur l’hiver son règne incontestable et où, espérait-il, la paix habiterait pareillement la terre et les hommes.

Il n’avait chaque fois que peu d’instants à passer auprès d’Ariane, mais il acceptait avec sagesse cette discipline imposée à leur bonheur. Une telle ferveur de pensée, une telle somme de joies étaient concentrées en chacune de ces brèves minutes, qu’ils n’auraient peut-être pas échangé contre une autre cette vie difficile, peuplée de contraintes et qui paraissait à certains si entravée. Comme le feu du génie jaillit avec plus de force en passant entre des limites plus étroites, ainsi les limites imposées à leurs entrevues les aidaient à extraire, pour se le donner l’un à l’autre, le meilleur d’eux-mêmes – cette liqueur que distille l’amour en passant par le filtre sévère de la privation et de l’absence, et qui suffit à dispenser l’extase dont s’accompagne toujours l’accès à une vie plus haute.

Une nouvelle semaine fut franchie, puis une autre, au cours desquelles, échangeant chaque jour son visage contre un visage plus mince, on vit la lune disparaître graduellement, pareille à ces jeunes femmes qui ne se laissent plus voir tout à coup que dans l’entrebâillement d’une porte afin de donner plus de prix à leurs apparitions futures. Elle revint bientôt en effet, portant comme un bijou une étoile à son front. Elle était proche, amicale, familière et, sur cet écran toujours changeant que la nuit proposait à ses yeux, Simon, émerveillé, regardait son ombre bouger, à côté de celle que faisait la Terre…

Alors les nuits se remirent à couler, ainsi qu’un mois auparavant, avec une douceur grave et limpide qui laissait voir le sol dans ses moindres détails, car leur lumière éclairait sans éblouir. Une nuit enfin, comme Simon s’éveillait, il fut frappé de retrouver, avec une exactitude bouleversante, la même nuit qu’il avait connue un mois plus tôt… Rien n’avait changé, la haute muraille d’Armenaz luisait du même éclat voilé contre la même partie du ciel à peine enténébré et la route dessinait la même courbe pâle à travers les mêmes ombres délicates. Comme si le temps s’était arrêté, la même nuit, la même terre, le même silence étaient là, et Simon crut sentir au bord de ses lèvres la cruelle saveur de l’éternité.

Le jeune homme s’était levé. Il s’était approché du balcon sans bruit, retenant presque ses pas… Oui, tout était divinement pareil ! Ce n’était pas la nuit, ce n’était qu’un jour diminué. La lueur de la lune était posée à même le sol, comme un vêtement que sa finesse rend insaisissable, et des ombres calmes et bleues ruisselaient des sommets qui diffusaient au bas du ciel une sorte de clarté laiteuse. La lune même était cachée à Simon, mais tout près de lui, sous sa fenêtre, le petit rideau de sapins qu’il aimait peignait sur la neige, avec une précision émouvante, une série de silhouettes allongées dont les pointes se perdaient dans les dénivellations du terrain. Il y avait, dans le rayonnement de cette lumière sans chaleur, une douceur attirante et mystérieuse, et Simon se laissait prendre avec délices dans cette ceinture de clarté que le monde avait revêtue pendant la nuit.

Comme il se penchait au-dessus du balcon, il aperçut à quelque distance, en contrebas de la route, ayant l’air de flotter dans la neige, un édifice qu’il ne connaissait pas. C’était la Maison que la lune avait supprimée pour la reconstruire à sa manière. Car certaines surfaces, qui étaient saillantes pendant le jour, se trouvaient à présent fondues dans la façade qui formaient ainsi avec elles un ensemble continu, tandis que d’autres, sortant de leur discrétion coutumière, émergeaient de l’ombre pour former, avec les lignes encore visibles, des combinaisons inédites. Mais surtout, sous l’influence de cet éclairage partial, le bâtiment avait perdu toute solidité et se réduisait à un décor sans profondeur : des panneaux blancs où les fenêtres creusaient çà et là des séries de rectangles noirs. La lumière et l’ombre se heurtaient en contrastes vifs et donnaient à l’édifice des angles coupants et neufs. Le ciel alentour était lui-même si pur, d’une netteté si cassante, et les étoiles d’un cristal si fragile, que le monde tout entier semblait s’être rendu complice de l’étrange fantaisie qui avait amené en ce lieu cet improbable et féerique palais dont le jeune homme venait de surprendre l’existence et que l’aube ne tarderait pas à détruire.

L’étonnement qu’éprouvait Simon en cet instant se nouait aux plus belles des émotions que lui avait déjà apportées sa vie au Crêt d’Armenaz ; c’était un état si peu courant qu’il paraissait difficile de le faire rentrer dans aucun des cadres où s’insèrent la plupart des impressions humaines. Aucun ciel de ville ne possédait cette vibration ; aucune nuit n’avait été pour lui l’égale de cette nuit au fond de laquelle il croyait percevoir une présence, comme si l’heure s’était convertie en une créature divine dont il s’émerveillait de sentir le frôlement. Était-ce donc que la vie se haussait tout à coup, à titre exceptionnel, au-dessus d’elle-même ? N’était-ce pas plutôt qu’elle se révélait ici dans sa vérité ? Simon éprouvait cette impression de beauté imprévue, de réussite exceptionnelle, qui transcende à ce point la condition ordinaire de l’homme qu’on est tenté de l’appeler « magique », parce qu’on ne peut croire qu’il soit dans l’ordinaire de la vie d’être merveilleuse. Il ne savait comment désigner cet état : il n’y avait rien dans son expérience antérieure pour lui fournir un repère, une référence, un nom. Il savait seulement que cela se situait au-delà du bonheur.

Cependant se levait peu à peu sous ses yeux une image qui semblait se détacher du ciel pour prendre corps et venir vers lui. Chose étrange ! Dans ce monde muet et glacé, duquel depuis tant de jours était exclu tout signe de vie, dans ce monde où les arbres dépouillés réapparaissaient chaque matin fleuris seulement par le givre, il y avait donc place aussi pour une beauté simplement humaine ! Il y avait ce ciel glacé, visité d’astres errants ; il y avait cette nature polaire, ce sol dur, incrusté de pas, et il y avait cette grâce, cette faiblesse toute-puissante, cette fragile figure de jeune fille… Simon s’étonna soudain à l’idée qu’il avait risqué de ne jamais connaître ni cette jeune fille ni ce monde. Était-ce possible ? Aurait-il pu ne jamais trouver le temps de lever la tête vers un semblable ciel ? Ariane aurait-elle pu rester à jamais confondue pour lui avec une de ces multiples figures à côté desquelles on passe ? Peut-être fallait-il l’admettre, car la beauté n’est pas responsable, après tout, de notre aveuglement ! Mais, à présent, Simon ne pouvait plus passer à côté d’aucune chose. La maladie, en l’immobilisant, lui avait rendu le monde enfin visible.

De nouveau la lune se laissait ronger insensiblement, de nuit en nuit, et Simon voyait s’agrandir avec appréhension l’ombre mince qui creusait sa joue. Il y aurait encore une ou deux nuits très claires, puis, si le ciel restait limpide, on verrait, à mesure que les nuits seraient plus noires, s’aviver l’éclat des étoiles. Mais, pressé de goûter encore une fois à la joie qu’il venait de connaître, Simon n’attendit pas cette échéance et, peu de temps après, s’étant de nouveau réveillé au cours de la nuit, il se leva et se couvrit pour gagner le balcon. Sur le parquet sombre, couché devant la fenêtre comme un animal familier, gisait le corps immobile et doux de la lune. Il regarda un instant son ombre se mouvoir dans cette clarté, si vive qu’elle en créait un malaise, un doute, comme si l’on se trouvait tout à coup en face d’une personne morte à qui l’on eût pris soin depuis longtemps de ne plus penser.

Mais comme il s’approchait de la fenêtre, un léger bruit le fit tressaillir. Avait-il bien entendu ?… Avait-il bien perçu ce bruit de voix, ce léger appel, ce cri lointain ? Presque aussitôt les bruits s’étaient rapprochés. Il y eut une explosion de rires aigus, au milieu desquels une voix s’éleva. C’était une voix de femme qui vibrait, un peu rauque, mais chaude, et qui tiédissait la nuit autour d’elle. Simon entendit le torrent couler, très faiblement, comme s’il venait de l’autre côté du monde. Puis, de nouveau, les rires éclatèrent et il perçut le son d’une voix qui criait :

— On ne peut pas aller plus loin ! Il faut tirer les luges !

Un voile passa devant ses yeux. La silhouette courbée de Massube venait de lui apparaître, dans ces régions de la mémoire où l’on garde les choses que l’on croit avoir oubliées. Il n’avait pourtant pas attaché d’importance aux propos de ce douteux personnage. Mais voici que ce cri banal, cet appel résonnant au milieu de la nuit, « il faut tirer les luges ! » réveillait de leur sommeil les images perfides. Simon prêta davantage attention à ce qui se passait. Le groupe devait être maintenant à peu de distance et progressait vers le rideau de sapins, descendant vers la droite. Il pouvait distinguer nettement des voix différentes ; bientôt, même, il entrevit des formes qui avançaient derrière les sapins. Il y avait là un sentier qui servait de raccourci entre les deux bras de la route. Comme la neige n’était pas suffisamment tassée, les luges ne glissaient plus et leurs guides trébuchaient à chaque pas. Simon aperçut vaguement quelques jeunes femmes qui tiraient à bout de bras leurs engins à demi enlisés. Tout en exécutant ce travail, elles parlaient avec une animation bavarde. Parfois, un léger cri perçait d’entre leurs voix entremêlées et allait ricocher contre le ciel.

— Il faudrait presque des chevaux !

— Oui, ou des hommes !

— Nous en avions bien un, mais nous l’avons perdu !

— C’est plutôt lui qui nous a perdues !

— À propos, et Minnie ?

— La prochaine fois, nous emmènerons un peu moins de luges et un peu plus de garçons !

— Vous n’avez pas vu Minnie ?

— Je crois qu’elle aussi est perdue !

— Ils sont perdus tous les deux !

À ce moment, comme les jeunes femmes devaient atteindre le rideau de sapins, Simon entendit, venant du sentier qu’elles avaient quitté, un « hou hou » un peu étouffé, et aussitôt après la voix d’une femme à qui l’on faisait un joyeux accueil et qui se débattait au milieu des questions. Cette voix, Simon la reconnaissait. Plusieurs phrases se détachèrent coup sur coup :

— Mais non, mais non, je vous assure !… Mais ce n’est pas du tout ce que vous croyez !… Mais vous voyez bien que non, puisque je suis seule !… Mais j’ai beaucoup mieux !… Ah ! je ne le dis pas !… Non, non, je ne le dis pas ! C’est mon secret… Vous verrez !… C’est mon secret !…

— Chut !… Les voilà !…

Ce fut à cet instant que, les autres voix s’étant tues, Simon entendit la voix d’Ariane que suivit aussitôt celle du docteur Crou. Il sentit quelque chose se déchirer en lui. Comme il lui était impossible de distinguer quoi que ce fût, il ne comprenait pas bien ce qui s’était passé. Ariane venait-elle réellement d’arriver, derrière les autres, ou bien était-elle depuis quelque temps déjà avec le petit groupe sans rien dire ? Mais, bien plus que le son même de cette voix, sa rencontre avec celle de Minnie était troublante. Oui, cela seul !… Cette conjugaison inopinée mettait son esprit en déroute ; elle anéantissait d’un seul coup l’enchantement de la nuit. Le palais merveilleux dont il avait admiré quelques instants plus tôt la fantaisie avait complètement changé de substance ; c’était un édifice de stuc dont la façade pouvait s’effondrer au moindre choc. Mais, surtout, il voyait se construire sous ses yeux une Ariane nouvelle, redoutable, ayant une vie qu’il ne connaissait pas et superposant à l’image qu’il avait d’elle et qui lui était devenue si nécessaire celle d’un être ignoré dont la connaissance restait à faire. Il n’avait jamais supposé qu’Ariane, qu’il se représentait si séparée des êtres ordinaires, pût accepter la société de ces femmes dont il venait d’entendre les propos. Cela le troublait affreusement. Ariane menait-elle en dehors de lui une vie inconnue ? Tous les êtres qu’elle était susceptible de revêtir un jour venaient de surgir de cette voix qui avait résonné derrière les sapins – et Simon éprouva un secret désir de voir sa vie s’arrêter à cet instant… Mais c’était fou. Qu’allait-il imaginer ?… « Je ne serai pas triste, se dit Simon ; je ne serai pas triste… Il est impossible qu’Ariane ait tort… Il est impossible qu’Ariane soit contre moi, qu’elle et moi nous cessions un jour d’être du même côté !… »

Le petit groupe – « la petite bande », comme avait dit Massube – avait maintenant dépassé le rideau de sapins et Simon vit les promeneuses s’avancer à pas lents, dans leurs vêtements de ski où se confondaient leurs formes, le corps penché, en avant des luges qui résistaient. Elles rentraient vers la Maison. Comme un détour du chemin les dérobait de nouveau à sa vue, Simon entendit encore une fois, au loin, la voix d’Ariane monter dans la nuit…

Alors, quoique cette voix lui fût cruelle, il attendit – sûr de l’entendre encore, se disant : « La prochaine fois que je l’entendrai, quelque chose se décidera pour moi… »

Mais tout retomba dans le silence.

X

Ce fut le lendemain que le docteur Crou, en passant comme tous les matins pour la visite, invita Simon à sa « soirée ».

Le docteur Crou avait la figure d’un honnête garçon. C’était un petit homme vif et doux qui avait fait à Paris un peu de médecine et beaucoup de musique, et qui avait gardé quelques belles relations artistiques. Parmi celles-ci figurait un jeune pianiste que Crou avait autrefois soigné et qui, n’en étant pas mort, venait chaque hiver passer quelques jours à la montagne. C’était chaque fois le prétexte d’une petite réunion à laquelle étaient invités des amis que Crou avait dans la région et quelques malades présentables que l’atmosphère d’un salon dépaysait agréablement.

Simon fut pris au dépourvu par cette invitation. Mais pourquoi ne l’eût-il pas acceptée ?… La soirée devait avoir lieu à quelques jours de là, un dimanche. Il y aurait sans doute le docteur Marchat et sa femme. « Peut-être qu’on dansera », ajouta le petit Crou… Simon, tout en l’écoutant, observait la physionomie de son interlocuteur. Mais elle lui parut irréprochable et, mon Dieu ! une invitation à un concert n’était point le fait d’un méchant homme…

Il ne vit pas Ariane jusqu’au dimanche. Mais il dut passer la journée du dimanche elle-même sans la voir et, comme le jour tombait, il songea qu’il ne la retrouverait sans doute pas avant le lendemain. Le soir venu, il se dirigea vers l’appartement du petit docteur, qui se trouvait au dernier étage de la Maison. Il fit d’abord un détour dans la direction du Nant-Clair, jusqu’à la barrière blanche, espérant qu’il apercevrait peut-être Ariane ; mais il n’y avait plus personne, tout le monde était rentré, le Crêt d’Armenaz était silencieux.

Simon se hâta vers la Maison ; mais le sol était glissant et il avait peine à marcher. Il arriva presque en retard. La pièce où il pénétra était chaude, confortable, aromatisée par la fumée des cigarettes. Comme il venait de respirer l’air froid du dehors, il se sentit gagné par une sorte de vertige. Il entendit confusément les noms des personnes à qui on le présentait, ne vit pas leurs visages, se laissa tomber sur un siège. Le son du piano le rendit grave, en l’introduisant aussitôt dans un monde où tout semblait hors de contestation. L’artiste exécutait une pièce d’un compositeur moderne, Sugères, dont la technique savante faisait trop souvent oublier la profondeur, et Simon écoutait avec émotion cette musique dont les heurts subtils lui communiquaient une fine angoisse. Il éprouvait, à l’audition de ces « Jeux d’ombres » où la sérénité du chant entrait sans cesse en lutte avec le trouble que provoquaient les dissonances, les cadences rompues, les caprices d’un style exaspéré, l’impression qu’éprouvait le danseur qui, sortant du bal et déjà mêlé à la rue, s’ingénierait à retrouver, à travers les sensations discordantes qui s’emparent de lui, la douceur caressante de certains rythmes, de certaines espérances. Oui, c’était cela : ce trouble était celui de l’homme qui, au sein du chaos où il est plongé, cherche à rejoindre la douceur, la sécurité du rythme initial… Simon s’étonnait qu’une simple combinaison de sons fût capable de soulever dans l’esprit de telles pensées. Mais il n’était pas libre de se représenter autre chose devant cet hiatus constant que l’œuvre imposait à son esprit et qui faisait d’elle une sorte de catastrophe permanente, dans laquelle le retour de la phrase principale, ressuscitant soudain après qu’on l’avait crue ensevelie, introduisait par instants un chant d’espoir et semblait préluder à la reconstruction d’un monde défait. Cela s’achevait, comme presque toutes les œuvres de Sugères, sur une impression bouleversante, comme d’un ciel qui, après s’être lentement ouvert, se refermerait tout à coup et vous laisserait sur votre soif, plein d’un désir dont on saurait qu’il ne pourra jamais être comblé…

Simon regarda l’interprète. Il avait l’air d’innover, de refaire avec l’œuvre de Sugères une œuvre à lui, de la tirer à l’instant même du néant. Sans doute il devait bien avoir l’impression de rencontrer quelque part un cadre fixe, une résistance, une matière déjà façonnée dont il fallait suivre les contours ; mais cette matière dessinée, sculptée par un autre, il avait tellement réussi à la faire vivre en lui qu’il semblait collaborer lui-même à sa création. Mais de la même façon, Sugères n’avait-il pas été lui aussi à la rencontre d’un monde préexistant dont il n’avait fait qu’épouser et que souligner les contours ? Sa création n’était-elle pas elle aussi une collaboration et avait-il fait autre chose que rapprocher de lui, de nous, une création au-delà de laquelle on ne peut pas remonter ?… Et à son tour, Simon, par l’amour que lui inspirait cette œuvre, semblait la dessiner et la refaire en lui ; et il avait conscience de collaborer, à travers elle, à cette création première.

À ce moment, le jeune homme se retourna comme sous la pression d’un regard et il crut rêver : Ariane était assise derrière lui. Il voulut lui adresser un sourire mais il détourna aussitôt la tête, car il dut retenir un sanglot. C’est qu’il avait eu brusquement l’impression que son regard ne s’arrêtait pas aux formes extérieures d’un corps, mais rejoignait à travers elles, ainsi que dans l’œuvre de Sugères, une sorte de double préexistant et merveilleux. Il avait vu Ariane assise derrière lui, calme, les bras allongés le long du corps, dans le doux rayonnement de ses cheveux, le visage mince éclairé par ses yeux d’ambre : et il comprenait que le sentiment que lui inspirait cette vision n’était pas très différent de celui qu’il venait d’éprouver quelques instants plus tôt, en écoutant la musique de Sugères, et qui était encore si vif qu’il ne parvenait pas à entendre la nouvelle œuvre que le pianiste commençait à exécuter. Oui, Ariane était bien la sœur de ces notes légères et rythmées qui tout à l’heure, étaient survenues dans la trame opaque et discordante du morceau et qui lui avaient donné l’impression à plusieurs reprises qu’une porte s’ouvrait. Et de même que Simon, à ce moment-là, avait eu le sentiment de s’unir tellement à ces notes, à leur élan, de devenir à tel point lui-même ce thème fugace et léger qu’il le recréait à son tour après l’artiste, maintenant aussi ce regard jeté à l’improviste sur Ariane avait été déchiré par tant d’amour qu’il lui semblait s’unir à l’impulsion première dont la jeune fille, comme l’œuvre de Sugères, n’était que l’humaine traduction. Ainsi, rien au monde n’existait plus à part, tout concordait ; les impressions qu’il recevait des choses les plus diverses étaient fraternellement liées, comme le sont des enfants de la même famille. Car la même impression – cette impression qu’un voile vient de s’écarter devant les choses, à la faveur de l’admiration ou de l’amour, et qu’on pénètre tout à coup dans leur réalité – cette impression, il l’avait déjà éprouvée : et c’était en regardant couler le torrent, en contemplant la surface éclatante de la prairie ou le corps rugueux et sensible de la terre. C’était bien cela, c’était bien ce sentiment qui le bouleversait de nouveau, simplement parce que ses yeux venaient de se poser sur Ariane. La même émotion lui signalait donc chaque fois la présence autour de lui de ces réalités fraternelles ; il était devant elles pareil à un pendule qu’on promène et qui vibre : et il s’émerveillait une fois de plus devant la beauté des analogies éparses dans le monde.

Mais une autre idée, plus téméraire, le traversa tout à coup. Il se souvenait, en effet, d’avoir entendu parler de ces artistes qui avaient été, disait-on, si loin dans les intentions de certaines œuvres musicales qu’ils avaient peut-être égalé en génie l’auteur lui-même ; si bien qu’entraîné par cette idée et réfléchissant à la transfiguration que pouvaient subir les choses, en certains êtres, à la faveur de l’émerveillement qu’elles leur inspirent, il se demandait, avec une naïveté audacieuse et une bonne foi d’enfant, si Dieu lui-même ne serait pas étonné, un jour, en contemplant dans certaines de ses créatures une image aussi éclatante de ses œuvres… Dieu !… Voici que ce nom donnait un sens à tant d’analogies éparses. C’était le « lieu » de toutes ces émotions éprouvées à différents intervalles de temps et d’espace, mais qui devaient se rejoindre toutes quelque part sur un plan unique. C’était le nom de tous les émerveillements éprouvés par Simon depuis qu’il vivait sur cette montagne. Ce Dieu-là avait posé à même le monde, et sur les plus humbles objets, sur les plus méprisés, un vêtement de lumière ; et ce vêtement brillait d’un tel éclat que, parfois, les yeux humains passaient à travers lui sans même le voir. Ce Dieu-là, Simon fut entraîné soudain, soulevé vers lui par une adhésion intime, heureuse et ennoblissante de tout son être : il lui semblait comprendre soudain le sens du mot « joie »… Mais, aussitôt, l’image de Massube le traversa. Ce Dieu qu’il venait de découvrir était-il donc aussi celui qui avait créé le monde affreux et sombre qu’évoquait pour lui, chaque fois qu’il l’entendait, la voix trouble et traînante de Massube ? Il y avait, en vérité, entre ces deux mondes, une étrange brisure, un abîme incompréhensible, mais réel, puisqu’il faisait par exemple qu’Ariane, vue du monde de Massube, était une créature si différente de ce qu’elle était dans le monde de Simon. Du moins Simon était-il sûr, maintenant, que cet abîme dont il lui fallait bien reconnaître l’existence était entre Ariane et Massube, et non pas entre Ariane et lui. Il ne pouvait en être autrement. Ariane n’était pas coupable et ne pouvait l’être. À quoi bon l’interroger ? Sugères répondait pour elle. Si le monde était bien cette chose lumineuse qu’il avait sous les yeux et dans l’ordre de laquelle Dieu intervenait, si le monde n’était pas, ce soir, un ensemble de débris incohérents où la conscience n’est donnée aux êtres que pour leur désespoir, si l’émotion éprouvée par Simon devant l’œuvre de Sugères avait un sens, si seulement une émotion comme celle-là pouvait naître, c’est qu’Ariane n’était pas coupable, c’est qu’Ariane méritait toujours son adoration… Simon comprit qu’il n’avait rien de plus à demander. Il tenait la réponse : Ariane, comme les petites notes de Sugères, était un signe, et ce signe prévalait contre la médiocrité, la jalousie, la bassesse des âmes. Simon eut honte d’avoir pu douter…

Il ne se rendit pas compte du temps qui avait pu s’écouler depuis que le pianiste avait cessé de jouer, mais il vit qu’on rangeait les chaises le long du mur, que le petit Crou s’était emparé du piano et qu’on se préparait à danser. Alors, une sorte d’appréhension l’envahit à l’idée qu’il lui faudrait maintenant aborder Ariane sous sa forme humaine… Mais déjà elle était devant lui.

— Je ne m’attendais pas à vous retrouver ici, lui dit-il gauchement.

— Crou m’a invitée l’autre jour, pendant une partie de luge…

— Une partie de luge ?…

— Oui, la nuit… C’est vrai, je ne vous ai pas vu depuis… Oh, Simon, une nuit merveilleuse !… L’air était glacé, mais calme, et il y avait une si fine lumière !…

Elle souriait… Comme tout cela était net, naturel !… Simon était de plus en plus confus de s’être laissé égarer par Massube. Il accueillait les paroles d’Ariane, si simples, avec la joie d’une délivrance.

— Qu’est-ce qui vous rend si heureux ? demanda-t-elle, remarquant la transformation qui s’était faite sur son visage.

— C’est que vous existiez, dit-il avec ferveur. De cela, je ne vous remercierai jamais assez…

Elle sourit, d’un sourire à peine marqué mais qui modifiait cependant la ligne de sa joue en y créant une légère dépression, d’une exquise douceur. Simon s’était dit, quelques instants plus tôt : « Comment une simple combinaison de sons peut-elle me donner un tel plaisir ? » Mais le plaisir que pouvait donner une simple modification de lignes sur un visage était-il quelque chose de moins étonnant ?… Le monde est enchanté, pensa-t-il ; il y a sous la surface de toute chose une beauté qui nous atteint.

On avait commencé à danser autour d’eux et il se demanda un instant s’il allait l’inviter. Mais il éprouva de nouveau à cette idée une anxiété inexplicable et comme une espèce de recul. Il adressa à la jeune fille une timide proposition et fut presque soulagé en l’entendant répondre qu’elle se sentait un peu lasse.

Et puis, elle ne voulait pas rester avec lui au milieu de tant de monde, au centre de tant de regards… N’éprouvait-il pas un peu cela lui-même ?…

— Oui, je crois que vous avez raison, dit-il. Nous ne sommes pas bien ici pour nous voir…

Mais à peine l’avait-elle quitté qu’il regretta de l’avoir laissée fuir, car tandis qu’il regardait les couples évoluer sous ses yeux, il se trouva subitement aux côtés de Minnie.

Comment cela s’était-il fait ? Le docteur Marchat avait attiré le pianiste dans une embrasure de fenêtre et s’était mis à l’entretenir, de cette belle voix de basse où l’interlocuteur ne distinguait jamais très bien les mots mais qui faisait à ses oreilles une rumeur agréable. Le visage du docteur ajoutait ce soir-là à sa majesté naturelle le brillant de la satisfaction ; mais cela n’ôtait rien à cette expression quasi olympienne à laquelle il devait ordinairement d’apparaître comme assis sur un nuage et planant au-dessus du monde, ne prêtant qu’une attention condescendante aux humains qui s’agitaient confusément autour de lui. Il avait l’air d’un homme qui est dans sa maison et qui en même temps se repose sur les autres de toute préoccupation matérielle. Le jeune Crou était responsable de l’entrain de la soirée et il s’acquittait d’ailleurs de ses devoirs à merveille. Non loin de lui, Mme Marchat, dans un harmonieux décolleté, montrait à ses admirateurs son profil de beauté grecque, tout en surveillant ses mouvements de façon à faire triompher sur l’humeur enjouée à laquelle elle était encline la dignité qui convenait à la femme du directeur du Crêt d’Armenaz. En somme, tout était normal dans ce salon, et les propos malfaisants de Massube s’étaient évanouis comme des papillons de nuit que tue un excès de clarté. Simon retrouvait ainsi, après plusieurs jours d’inquiétude, une aptitude délicieuse à goûter la vie et s’étonnait de cette plasticité incroyable de l’être humain. Mais il était gêné, tout à coup, par le voisinage de Minnie : d’où avait donc surgi cette femme qui lui avait tendu si impérieusement la main et se tenait maintenant près de lui ?…

Elle s’était mise, comme tout le monde ce soir-là le faisait autour d’eux, à lui parler de Sugères qu’elle prétendait avoir rencontré une année aux bains de mer. L’idée que Sugères pût se baigner n’était pas encore venue à Simon, et Minnie savait bien qu’elle ne venait à personne ; aussi tirait-elle de cette histoire un effet d’étonnement qu’elle ne manquait jamais d’exploiter. Minnie avait trois particularités : elle avait connu Sugères aux bains de mer, elle avait eu pour femme de chambre une ancienne cuisinière de Francis Jammes, et une de ses tantes possédait une page manuscrite de Lautréamont.

— Et j’oublie de vous dire, pour compléter mon énumération, que j’ai une grand-mère qui écrit comme Mme de Sévigné !…

Simon ne la suivait qu’avec peine ; sa pensée le fuyait et son regard flottait par-dessus les épaules de la jeune femme ; mais il ne pouvait ignorer ces petits yeux étincelants, un peu bridés par le sourire, ces petits yeux glauques dont l’un tirait étrangement sur le bleu, et qui déversaient leur éclat sur toutes les parties du visage. Il était difficile, avec Minnie, de garder longtemps son sérieux ; quelque chose vous entraînait irrésistiblement à la légèreté, à la badinerie, auprès de cette femme.

— Puisque nous en sommes à la littérature épistolaire, voici une pièce, dit Simon en tirant un objet de sa poche, que vous pourrez ajouter à vos collections personnelles. J’avais oublié que je portais ceci sur moi depuis huit jours…

C’était une nouvelle lettre de Kramer qu’il avait dû promettre de donner à Minnie, « mais seulement, avait-il dit, si je la rencontre, ce qui peut ne pas arriver » – ce qu’il avait même fait tout son possible pour éviter jusque-là.

Minnie protesta d’un air enjoué. Qui était ce grand fou de Kramer ? Elle feignait de ne pas le connaître. Un ami ? Quel original ! Elle lui parla en riant de la première lettre qu’elle avait lue de lui. Jamais elle n’avait reçu pareille missive. « Un véritable monument littéraire !… C’est imposant, vous savez ! C’est écrit… Attendez… C’est écrit comme du Bossuet ! Du Bossuet revu par Sindbad le Marin… Avec la collaboration discrète de Sadi-Carnot… Ah ! Ah ! Ce monsieur est certainement né pour le pastiche !… » Elle riait avec une gaieté insolente, d’un rire qui lui gonflait la gorge et s’épanouissait dans sa bouche. Simon eut conscience qu’il la regardait… Elle portait une robe de velours vert très montante et qui tombait droite jusqu’à ses pieds, non sans que la taille fût soulignée par une ceinture qui en faisait valoir la petitesse. Cette robe semblait envelopper tout le corps de Minnie comme d’une gaine, mais si elle couvrait entièrement sa poitrine et venait cerner jusqu’à son cou, elle s’évasait pourtant dans son dos où elle laissait voir entre ses deux bords un sillage aigu et nacré.

Tandis que le jeune homme continuait à s’entretenir avec Minnie, tout en essayant de lutter contre des impressions trop douces, l’animation qui régnait autour d’eux arrivait à son paroxysme. L’espace était mesuré, les couples se touchaient, mais cela ne faisait que renforcer leur ardeur. Beaucoup de visages avaient subi une sorte de métamorphose avantageuse, et Simon, les voyant revêtus d’une expression de gravité qu’il ne leur connaissait pas, se demandait ce qui exigeait d’eux une pareille attention ; car, tenant leurs partenaires étroitement appliquées contre eux, les hommes avaient l’air d’accomplir une chose pleine de conséquence, et les femmes elles-mêmes, dont les yeux regardaient le vague avec intensité, semblaient exécuter un acte religieux au fond duquel elles trouvaient l’extase. Mais peut-être y avait-il là autre chose, après tout, qu’une involontaire parodie : Simon, en suivant les couples des yeux, admirait la souplesse de l’architecture humaine et croyait découvrir la cause de ce ravissement extasié dont les visages portaient les signes. Il voyait en effet avec quelle perfection s’épousaient les membres des danseurs dans cette démarche sans cesse rompue et reprise que dessinaient leurs pas, et à quel point le corps humain était fait pour recevoir l’appui de la sanction d’un autre corps capable de le compléter harmonieusement… Il s’aperçut alors qu’il tenait Minnie dans ses bras. Il sentait sous sa main onduler son dos à demi-nu, et il était comme enveloppé par ses jambes qui se pliaient et se dépliaient sous les siennes avec une étrange docilité. Mais le plaisir qu’il en éprouvait n’était pas pur. Tout en dansant, il voyait l’œil bleu de Minnie devenir moins bleu, et il n’y eut bientôt plus, dans les yeux de la jeune femme, qu’une lueur glauque, un peu sous-marine, qui semblait l’attirer vers ce monde où, à l’inverse de celui que lui désignait Ariane, la vue perd sa limpidité.

— Eh bien, mais qu’avez-vous ? lui dit-elle, le voyant devenir sérieux. Que vous arrive-t-il ?

Elle avait, en parlant, un petit rire furtif qui fusait entre ses dents et qui augmentait le malaise de Simon et sa tristesse. Il aurait voulu pouvoir s’éloigner instantanément de cette femme dont le contact l’étourdissait et lui communiquait une sorte de volupté inquiète. Il ne savait que faire pour secouer le charme, pour dissiper cette impression qui le troublait et qui étendait comme une ombre sur son bonheur.

— J’ai entendu votre voix, une de ces dernières nuits, lui dit-il tout à coup avec effort. Il y a trois jours… N’est-ce pas que c’était vous ?

— Peut-être… Vous avez entendu ? questionna Minnie, un peu gênée. C’est vrai, ajouta-t-elle d’un air plus enjoué, comme si elle venait seulement de se souvenir, nous nous sommes promenées entre « jeunes filles »… Un vrai pensionnat !…

Simon se demanda pourquoi elle lui faisait ce mensonge.

— Il m’a pourtant semblé entendre une voix d’homme, hasarda-t-il.

— Oh, évidemment, il y avait le petit Crou, avoua Minnie, vivement. Mais on ne compte pas Crou, il est toujours de toutes les parties !

Simon avait fait cette remarque sans y penser, mais la gêne de sa partenaire lui fit comprendre qu’il venait de se montrer indiscret. Toutefois la jeune femme s’était reprise et penchait la tête avec grâce, le regardant avec une sorte d’indulgence subite dont la signification lui échappait.

— C’était donc cela qui vous rendait si sombre, tout à l’heure ? demanda-t-elle.

— Comment ? fit-il. Je n’avais pas… Je…

Il balbutiait, ne savait que faire pour se défendre, pour détruire la méprise où ses questions venaient d’engager Minnie. Il se tut, incapable qu’il était de trouver une réponse qui ne l’offensât point ; mais il eut en même temps l’impression que son silence créait, en dépit de tous ses efforts, une espèce de complicité entre lui et cette créature trop jolie qui, avec ses sourires, ses regards, avec tout son corps fluide et enveloppant, s’emparait peu à peu de sa volonté. Alors il sentit s’accroître encore davantage sa tristesse, car il lui sembla qu’une barrière venait de se refermer sur le monde merveilleux qu’il avait entrevu par deux fois au cours de la soirée, d’abord en écoutant la musique de Sugères, puis en découvrant Ariane assise derrière lui. Ce monde, une puissance adverse l’en chassait. Il ferma un instant les yeux, comme s’il espérait le retrouver au fond de lui-même. Mais ses yeux gardaient l’empreinte de Minnie et ce fut encore elle qu’il vit renaître dans la nuit rosée de ses paupières.

Simon était déconcerté. Comment, en si peu de temps, comment le monde avait-il pu changer à ce point de visage, comment Dieu avait-il donc pu se retirer si vite, retirer à son univers sa transparence et en faire cette matière à la fois compacte et fallacieuse à travers laquelle le regard ne passait plus ? Il avait beau s’en défendre : les mains, les bras de Minnie, ses lèvres qui s’ouvraient, si éclatantes, si proches, la lueur trop vive de ses yeux allumaient dans son sang une flamme dans laquelle il sentait revivre, avec effroi, cette force trouble qui l’avait jadis poussé dans les bras d’une autre. Il se dit tout à coup, oui, que les femmes étaient des êtres qui partout, à travers les différences des temps et des lieux, se ressemblaient, des choses faites pour le plaisir, des objets qu’on prend et qu’on rejette ! Mais il ne put aller plus loin dans cette pensée : un autre nom, un autre visage se levaient à côté de ceux de Minnie, et il sentit une vague de détresse l’envahir à l’idée qu’une pareille occasion pouvait s’être faite, ne fût-ce qu’une seconde, dans son esprit ; à l’idée que, dans la même soirée, presque dans le même instant, deux mondes aussi contradictoires avaient pu se rencontrer en lui. Il eut envie de se libérer, de s’enfuir ; mais il était lié à Minnie, leurs mains étaient engagées l’une dans l’autre, il l’entourait de son bras, la danse les emportait ensemble à travers le salon illuminé, et de nouveau, voici qu’il entendait sa voix, cette voix un peu rauque dont le timbre s’imprimait en lui et qui l’interrogeait avec vivacité.

— À propos, vous avez songé à ma pièce ? Vous avez réfléchi, homme de tête ? Je peux compter sur vous ?

Simon eut un moment d’hésitation, de déroute. Il ne songeait plus à cela. Cette attaque le surprenait sans qu’il fût paré. Il articula difficilement :

— Vous savez bien que ma santé m’interdit…

— Mais si Marchat vous autorise ?

Il ne savait plus quoi répondre. Mais Marchat ne l’autoriserait pas.

— Alors, dit-il, ce sera différent…

— Eh bien, Marchat vous autorise, dit-elle vivement.

— Marchat ? Comment cela ? Je ne lui ai rien demandé.

— Je le lui ai demandé pour vous.

Elle lui coupait toute retraite.

— Il m’a même assuré que vous étiez en excellente forme, mon cher !… « Delambre ?… Le mieux portant de mes malades ! Je crois bien qu’il n’est plus ici qu’en amateur !… »

Elle imitait sa voix, son air de mage, avec drôlerie.

— Du reste, ajouta-t-elle, si vous désirez contrôler, il n’est pas loin.

Simon continuait à chercher une excuse, un prétexte qu’il ne trouvait pas. Il sourit malgré lui. Il ne savait plus ce qui le faisait parler.

— Dans ce cas… concéda-t-il un peu honteusement.

Elle était contre lui, les yeux éclatants… Ah ! Minnie non plus n’avait pas dû être prévue par le Créateur !… Mais à cet instant même, comme le piano s’était tu et que le petit Crou se rapprochait d’eux, il se hâta de la quitter pour rejoindre Ariane, qui s’était réfugiée dans un petit salon adjacent. Arrivé près d’elle, il prit sa main avec émotion, la garda un moment dans la sienne, sans rien dire, puis l’abandonna. Il ne pouvait chasser l’idée qu’il venait de danser avec Minnie, qu’il en avait éprouvé du plaisir, que c’était une faute, une trahison. Il écoutait parler Ariane, mais il avait l’impression qu’une espèce de mur le séparait d’elle. Elle s’interrompit tout à coup, lisant dans ses yeux une préoccupation étrangère, et d’instinct, sans avoir fait le moindre rapprochement entre l’état de distraction où elle le voyait et la pensée qui venait de surgir en son esprit, elle jeta :

— Je n’aime pas cette femme…

Il sortit de son rêve, brusquement réveillé, se demandant s’il avait bien entendu.

— Qui donc ?

— Celle avec qui vous dansiez tout à l’heure.

Il la regarda.

— Vous la connaissez ?

— Je l’ai rencontrée, avec le docteur Crou, la nuit où il nous avait emmenées avec plusieurs autres… Simon, ajouta-t-elle après un instant, d’un air presque malheureux, comme si elle s’accusait d’une faute et en sollicitait l’explication, comprenez-vous pourquoi je ne l’aime pas, pourquoi je la déteste ?… C’est mal, n’est-ce pas, de détester à ce point des gens qui ne vous ont rien fait ?…

Elle semblait agitée. Il la contempla, bouleversé par tant d’innocence ; et, sentant que cette autre femme était encore en lui et que cela mettait Ariane à une distance de lui infinie, la plaçait comme au-delà d’un fleuve, il eut envie de pleurer.

— C’est peut-être qu’elle est une mauvaise femme, dit-il.

Puis il ajouta brusquement, avec une sincérité douloureuse :

— Ariane, je voudrais qu’aucune femme n’existât en dehors de vous.

Pourquoi disait-il cela ? De quoi avait-il peur ?

— N’est-ce pas ainsi ? dit-elle en souriant, un peu alarmée par l’expression de tristesse qu’il avait eue.

— Oh, fit-il, votre doute me fait mal. Cette question… Il s’interrompit pour dire : Vous êtes une créature à part de toutes les autres – vous n’êtes pas du monde, Ariane…

Et en lui disant cela, il fut de nouveau submergé de tristesse, car derrière les yeux d’Ariane, se mélangeant à cette eau si pure, il voyait encore étinceler les petits yeux pervers de Minnie.

XI

Au matin, quand Simon entrouvrit les yeux, il ne se souvint d’abord plus de rien. Il vit la montagne arriver au-devant de lui, bousculant tout, et remplir sa fenêtre béante ; puis elle pencha sur lui son front éclatant et prit son corps entre ses mains aveuglantes de clarté.

Mais il n’avait pas même besoin d’ouvrir les yeux. Couché sur le flanc, le corps tourné vers le côté obscur de la journée, dans une volupté de sommeil d’autant plus grande qu’il ne sommeillait plus qu’à demi, il n’avait pas besoin de soulever les paupières pour sentir cette présence énorme qui emplissait la chambre. La tête engloutie dans l’oreiller, les bras étendus hors du lit, dans cette position d’étirement, ce mouvement d’homme qui se libère, où le réveil le surprenait toujours, il savait que la « chose » venait à lui, et déjà la main plongée dans ce vide prodigieux qui bordait son lit sentait sous elle le souffle froid et azuré des gouffres. Cette lente insinuation qui, une heure plus tard, deviendrait une affirmation formidable et qui, rompant enfin les digues de son sommeil, éclaterait dans l’air comme une symphonie olympienne, ne faisait alors qu’effleurer son corps assoupi, l’arrachant peu à peu à sa nuit, à ses rêves. Mais sous ses paupières, déjà il voyait se dessiner de hautes formes glacées et il percevait, comme à travers un léger feutrage, le multiple attouchement par lequel se signalaient à lui, avec leurs différences, les bois couverts de givre, les cimes étincelantes, les rochers nus, et, tout près de lui, le grain de la neige particulier à ce matin-là et que le soleil commençait à iriser. Pour merveilleux que fût ce prélude, il ne le vivait pas en songe. Comme un témoignage irrécusable, le torrent faisait couler le long de ses oreilles un son grave et uniforme de basse. C’était lui qui attaquait, qui donnait les premières mesures. Puis, par la paupière entrouverte, le doigt levé d’une pointe effilée glissait jusqu’aux yeux du dormeur un discret appel de flûte. Enfin, les yeux grands ouverts sur la vertigineuse clarté du jour, il sentait toute la montagne s’ébranler vers lui, avec la rumeur d’une marée. Les hautes chaînes se bousculant dans l’air le couvraient de leurs vagues solennelles, et il croyait entendre le chant des orgues. Il se laissait emporter sur cette ample houle jusqu’au point où sa joie, étant devenue étale, commençait à se retirer lentement, laissant derrière elle une vaste étendue de béatitude, de plages rafraîchies, de cœur lavé.

Un miroir, placé sur le mur opposé à la petite fenêtre que côtoyait son lit, lui renvoyait une partie du paysage qu’il ne pouvait apercevoir directement. C’était la face occidentale de la grande muraille d’Armenaz, à l’endroit où celle-ci formait un coude pour se replier sur la prairie. L’apparition de cette force séculaire, de ces parois nues le long desquelles tant de soleils et tant de tempêtes avaient glissé, communiquait toujours à Simon une exaltation qu’augmentait encore, loin de l’amoindrir, la certitude de son retour. Le miroir fixé au mur découpait au milieu de cette masse un carré dans un coin duquel la crête des rochers s’abaissait pour laisser la place à un mince triangle de ciel. Ce miroir était le seul ornement de la chambre, mais il reflétait dans un tableau diversement coloré les plus fugitives dispositions du temps, et c’était un endroit du mur qui vivait. Parfois, la porte qui donnait sur le balcon et qui était toujours ouverte ne livrait qu’un ciel estompé ou malade ; mais il y avait ce coin de miroir voué à l’espoir d’une journée bleue et où se dessinait pour le dormeur l’itinéraire d’une promenade sur la neige ensoleillée.

Mais ce matin-là, le même bleu que lui offrait l’angle du miroir se répétait, à peine dilué, dans le vaste rectangle de la porte. Le jour était venu par degrés insensibles, au bout d’une nuit limpide dont l’enchantement paraissait subsister à travers lui comme une essence précieuse. L’invitation à la joie que Simon lut, en ouvrant les yeux, dans l’espace rayonnant, était si forte qu’il fallait s’y associer de tout son être ou s’en désespérer jusqu’à en mourir.

Ce fut à ce moment que toute l’inquiétude de la soirée rentra en lui. Il revit Ariane telle qu’il l’avait vue lorsque, s’étant levé pour la rejoindre, il avait craint tout à coup de l’approcher et de poser la main sur elle. Il revécut avec intensité les menus événements qui s’étaient succédé alors, sa conversation avec Minnie, la méprise de la jeune femme à propos de la question qu’il lui avait posée, le trouble qu’il avait éprouvé auprès d’elle. Il revivait tout cela et le même tourment le reprenait, mais augmenté cette fois de toute la sérénité du ciel ; il se sentait prisonnier d’une contradiction infernale et, de nouveau, il douta de Dieu. C’est qu’il venait de découvrir en lui, à l’instant même, une force mauvaise ; car l’image de Minnie s’était emparée de lui et il regardait avec douleur, comme s’il en était devenu indigne, la lumière du matin qui déferlait en vagues brillantes sur les parties élevées de l’horizon et dans laquelle il lui semblait voir l’image même du parfait amour, qui ne cherche qu’à embellir et à combler ce qu’il aime. Alors, il se mit à détester cette femme qui le rendait incapable de s’unir à la joie du ciel.

Un peu plus tard, comme il descendait vers la Maison, il aperçut de loin Jérôme qui se tenait immobile devant la porte. Il se rappela tout à coup la visite qu’il lui avait faite un soir, et le rêve singulier qui avait suivi. Comme Jérôme était loin de tout cela ! Mais Simon connaîtrait-il jamais le secret de Jérôme ? Celui-ci était parmi les plus anciens du Crêt d’Armenaz et nul n’aurait pu dire pourquoi il y était encore. Il parlait peu, traitait tout le monde avec égard, n’entrait jamais dans une discussion. Il semblait jouir d’une sagesse à lui dont il dédaignait de fournir la recette. Avait-il vraiment un secret ? Simon se le demandait parfois, irrité – en dépit de l’atmosphère bienfaisante que dégageait cette paix un peu hautaine dont on le sentait possesseur – par l’espèce de distance à laquelle son meilleur ami persistait à le tenir. Jérôme était de ceux qui visiblement sont marqués d’un signe, porteurs d’un message ; mais ce message, il le gardait pour lui : Jérôme était un apôtre muet.

— Jérôme, lui dit Simon en l’abordant, je veux que tu sois mon guide ce matin.

— Où vas-tu ?

— Je ne sais pas. Mais il faut que tu viennes avec moi. Je veux passer cette matinée dehors.

— Je ne puis me résoudre à faire un pas, dit Jérôme sans quitter le ciel des yeux. Il me semble que tout geste, ce matin, risque de profaner quelque chose…

Et, en effet, à mesure que la matinée avançait, le ciel était devenu d’un bleu limpide et restait appliqué, ainsi qu’une feuille mince et transparente, sur les hautes terrasses d’Armenaz. Simon fut étonné d’entendre Jérôme exprimer ce qu’il éprouvait lui-même si vivement.

— Justement, dit-il, tu es le compagnon qu’il me faut ce matin…

— Mais où veux-tu aller ?

— N’importe où. N’as-tu pas une idée ?

— Si. Blanc-Praz… Le matin est très favorable pour cette sortie…

Simon se rappelait que Jérôme lui avait toujours parlé de Blanc-Praz comme d’un lieu qui donnait une vue toute nouvelle sur les choses. C’était un vaste plateau situé au-dessus du Crêt d’Armenaz, à l’est, au pied de la muraille, à l’endroit où celle-ci s’érigeait en pic avant de s’orienter vers le nord. Les deux amis s’étaient mis en chemin, suivant la route qui se déroulait sur la pente, au-dessus d’un brouillard ensoleillé. La vallée était engloutie sous une mer de nuages qui épousait à la façon d’un lac les saillies et les creux de la montagne et se tenait suspendue, comme chaque matin, à la hauteur d’un petit hameau qu’elle ensevelissait à demi sous ses vapeurs, à travers lesquelles pointaient çà et là de fins squelettes de peupliers. Les dernières chutes de neige avaient été abondantes et le chasse-neige avait formé, des deux côtés de la route, de hauts talus aux parois lumineuses. Jérôme et Simon marchaient en silence. Bientôt la forêt arriva sur eux. Ils se retournèrent : déjà ils ne voyaient plus du Crêt d’Armenaz que les deux hautes têtes brunes qui les avaient suivis et qui semblaient avoir grandi à mesure qu’ils s’éloignaient d’elles. Mais ce n’était plus les deux bons géants pacifiques qui avaient coutume de surveiller leurs allées et venues, du haut du ciel, avec une sorte de bienveillance indulgente. Leurs têtes devenues jumelles se confondaient dans un même profil dur et coupant qui leur donnait un aspect inconnu et mauvais. Maintenant, chaque fois qu’il se retournait et qu’une trouée dans les sapins lui permettait de les apercevoir, Simon trouvait les deux têtes plus hautes et leur profil plus dur ; et il éprouvait, à les contempler, le malaise qui dans les premiers temps sortait pour lui, chaque soir, des pentes énigmatiques du Mont-Cabut.

La route s’engagea sur un petit pont au-dessous duquel, échappant difficilement à ses liens de glace, un torrent se hâtait à petit bruit. Au creux de son lit, la dernière avalanche avait entraîné des blocs de rochers que n’avaient pu retenir les sapins dont les cadavres ébranchés se tenaient encore enlacés dans le geste de fraternité où la mort les avait surpris. La route tournait et la forêt cessait brusquement pour laisser apparaître un confluent de vallées cernées de montagnes hautes et sévères. Mais, dominant le désordre des crêtes qui se chevauchaient, émergeant, haut dans le ciel, de la houle qui venait battre ses pieds, apparaissait la tête légèrement incurvée du Grand-Massif dont les crêtes déployées, frappées d’aplomb par le soleil, vibraient dans l’air comme un voile immatériel.

Cependant, à droite et à gauche de cette apparition monumentale, la vallée était close par un rempart de montagnes moins élevées, au-delà desquelles s’échelonnaient les aiguilles de la chaîne qui s’élevait progressivement jusqu’au Grand-Massif. Elles s’érigeaient droites, le front haut, tout entières à leur destin ascensionnel, ignorantes de tout ce qui n’était pas elles. Elles semblaient partir en voyage vers les confins du ciel comme une troupe de gais compagnons qui se tiennent par la main et s’en vont en chantant… Mais cela se passait si loin que l’on ne pouvait songer à participer à leur joie. Elles étaient lancées dans une aventure périlleuse qui s’accomplissait au-delà de tout geste humain, dans une région du ciel inaccessible ; et leur sérénité, la pureté même de leur chant aggravaient en Simon cette secrète angoisse qu’il avait éprouvée quelques instants plus tôt, à la vue des deux têtes qui dominaient le Crêt d’Armenaz.

Mais tout, dans ce paysage, était insolite, déroutant, depuis la forme des montagnes jusqu’aux déguisements étranges dont la neige avait revêtu les objets, jusqu’aux excès mêmes de la lumière. On voyait, au pied du Grand-Massif, une montagne bizarrement taillée qui avait l’air d’un énorme joyau à facettes et qui, réfléchissant le soleil sur ses pentes de cristal, faisait de grands trous aveuglants dans vos yeux. Toute ombre ici était pourchassée, était proscrite. La lumière balayait impitoyablement toutes les surfaces et fouillait tous les interstices de la montagne. Le monde était un grand morceau de soleil ; tout y était net et cassant ; on voyageait entre des miroirs, sous les feux d’un projecteur géant.

L’éclat de ce paysage supprimait toute pensée. Simon se demandait seulement ce que signifiait l’existence d’un pareil monde. De toute évidence, les désirs ni les intérêts des hommes ne comptaient plus ici. L’image d’Ariane elle-même, avec laquelle il était parti, disparaissait dans cet étincellement. Il sentait qu’elle mourait en lui, mais d’une mort mêlée de splendeur, qui ne l’éliminait d’un point de l’espace que pour diluer sa présence au sein des choses. Ainsi le miracle habituel, le miracle attendu s’accomplissait : la nature supprimait d’un seul coup en Simon tout ce qui dans ses pensées n’était pas absolument pur ; elle tuait son tourment et le remplaçait par un autre plus vaste, qui élevait son être au lieu de le courber vers la terre. Elle l’arrachait véritablement à la terre, à la vie quotidienne, à ses limites. Une purification, oui, c’était cela. Ce n’était pas la fin des inquiétudes, des problèmes, c’était une inquiétude plus noble, un problème vraiment capital. De sorte que si l’angoisse qu’il avait éprouvée quelques instants plus tôt continuait à s’aggraver à mesure qu’il marchait, qu’il s’avançait au milieu de cette nature si peu humaine – il sentait du moins que cette angoisse se nouait à l’éternité autant qu’y était noué son amour. Oui, c’était cela. Toute chose trouvait ici son éternité : joie ou tourment, ce ne pouvait être que la joie ou le tourment de toujours…

Maintenant, les deux talus de neige qui bordaient la route étaient devenus si hauts et si épais qu’ils formaient un couloir où les promeneurs étaient obligés de marcher coude à coude ; dans leurs parois s’étaient creusées des crevasses étroites mais profondes où régnait une lueur d’un vert aquatique et limpide. Comme la route pénétrait de nouveau dans la forêt, Simon vit apparaître de hauts fantômes enveloppés de la tête aux pieds dans des robes toutes blanches, tandis que de loin en loin les rochers s’étaient transformés en de vastes châteaux lunaires aux murs de glace. La forêt semblait habitée par d’immenses poupées et les deux amis circulaient déconcertés parmi ces déguisements, surpris de tomber tout à coup dans un carnaval. Mais petit à petit, la surprise amusée du début se convertissait en saisissement, car aucune des formes n’était plus reconnaissable. Les choses avaient pris un visage hermétique, hautain, et Simon avait l’impression qu’il venait troubler une fête qui n’était pas pour lui. La nature le chassait : il se sentait de trop ; d’aucun côté il ne trouvait plus d’amitié, de secours, ni même d’allégorie saisissable. La lumière qui arrivait à travers les trouées du bois s’allongeait, muette, sur la neige froide ; et s’il se tournait vers la montagne, elle le désespérait par son éclat.

Ni lui ni Jérôme n’avaient eu jusque-là envie de parler, et Simon eut quelque peine à rompre le silence.

— Jérôme… » Il posait sa main sur le bras de son ami, comme s’il avait voulu l’arrêter, l’empêcher d’aller plus loin. Sa voix était un peu étouffée. « Écoute… Tu n’éprouves pas quelque chose d’un peu effrayant ici ?

— Que veux-tu dire ?

— Je pense qu’il y a des jours, des saisons, des lieux où la nature nous montre ce qu’elle est. Ne crois-tu pas ?… » Et comme Jérôme gardait le silence, il poursuivit : « Regarde autour de nous : le monde pourrait rester toujours ce qu’il est aujourd’hui, splendide et dévasté, un monde où rien n’est fait à notre usage. Je pense aux efforts prodigieux que l’homme a dû déployer pour asservir la nature en quelques endroits du globe. Je pense que l’univers n’était pas fait pour lui et que la place qu’il y occupe est une place usurpée. N’est-ce pas ?… L’homme n’est qu’un accident dans la nature ; la nature ne le connaît pas, dit-il en hochant la tête ; la plupart d’entre nous ont oublié cela, parce qu’ils vivent dans des pays plats qu’ils ont arrangés pour ne plus être gênés par elle. C’est pour ne plus la voir et pour croire à leur propre force qu’ils ont construit ces villes où ils s’abritent contre elle et d’un bout à l’autre desquelles ils ne rencontrent plus que leur propre image. C’est ainsi qu’ils oublient. C’est ainsi qu’ils s’en font accroire et qu’ils finissent par s’imaginer qu’il n’existe qu’eux ! Mais la voilà, la nature, la vraie : elle ne veut pas de nous, hein ? elle se défend ! C’est la seule chose qu’elle nous dit. Regarde !… Regarde à tes pieds, à tes côtés, partout : de la neige amoncelée sur de la neige ; des glaciers coupants ; au-dessous, le roc. Il n’y a aucune allusion à nous dans tout ceci, aucun égard pour nous, aucune aide, aucun espoir. Tout ceci ne nous rappelle rien de nous-mêmes. Cette neige, qu’est-ce qu’elle te rappelle, dis ? Celle de l’an passé ? C’est la même. La nature ?… La voilà, avec son visage d’éternité. Et voilà ce qui est effrayant, tu vois : c’est comme si la Création s’était arrêtée au cinquième jour…

Simon ne surveillait plus ses paroles. Il se laissait aller à sa souffrance, cherchait à épuiser cette angoisse qui avait surgi du fond de ce ciel, de cette terre irréprochables… Pour toute réponse, Jérôme lui désigna le côté droit de la route. La neige y dessinait une forme qu’on pouvait identifier : deux pentes lisses à même le sol, réparties de chaque côté d’une arête médiane. C’était tout ce qui restait d’une maison. Un tuyau de cheminée émergeait, lamentable, de l’habitation engloutie.

« Oui, reprit Simon. Sais-tu ce que quelqu’un me disait l’autre jour en regardant une chose comme celle-ci ?… « Sale pays !… » Je comprends maintenant ce qu’il a voulu dire !… C’est qu’il nous est difficile d’admettre que le monde n’ait pas été créé à notre usage, d’admettre que tout se passe comme si l’homme n’avait pas été prévu. Et pourtant c’est la vérité ! Tout le proclame !… » Il devenait brutal, il criait presque, comme pour forcer Jérôme à lui répondre. « La vérité, conclut-il, c’est que la place nous est mesurée, comme à tous les êtres vivants, plus qu’à beaucoup ! Ce n’est peut-être pas un privilège d’être un homme !…

Jérôme l’avait écouté sans l’interrompre. Il se contentait de le regarder, de hocher la tête, de sourire. Il semblait se référer à des arguments qu’il n’avait pas l’intention d’exposer, comme s’il préférait les garder pour lui-même. Il consentit enfin à dire :

— Que fais-tu de l’intelligence ?

Mais Simon ne se contenait plus.

— L’intelligence de l’homme ne lui donne pas une chance de plus, répliqua-t-il. Depuis des siècles qu’il est sur terre, il n’a même pas encore réussi à exterminer ses principaux ennemis, les plus acharnés contre son espèce, les plus minuscules, les plus mortels. Ceux dont nous souffrons nous autres, et dont Lahoue est mort !… La nature à cet égard ne nous traite pas autrement que les bêtes ! Comme il existe une larve de mouche qui dévore la tête du crapaud et la réduit tout doucement en bouillie pour s’en nourrir, il existe aussi un bacille qui dévore nos poumons et que n’arrête guère, paraît-il, la considération de notre intelligence. La nature fait-elle une différence en notre faveur ? Non, elle nous délègue ce microbe les yeux fermés, comme elle le délègue par ailleurs au cochon ou à la vache. Partout, la destruction du supérieur par l’inférieur, de l’homme par le bacille, de l’arbre par le lichen. C’est là le vrai, le grand scandale ! Que sont en comparaison de cela quelques carnages intermittents dont s’émeuvent les hommes ? Vois-tu, il y a quelque chose d’insensé dans la façon dont la nature se comporte. Elle nous supprime avec la même facilité qu’elle nous crée, sur un coup de dés ! On dirait qu’elle se moque de ce qu’elle fait. Et pourtant, pardieu ! dit-il en s’excitant, il faut tant de choses pour faire un homme !

— Adam… commença Jérôme…

Mais Simon ne le laissa pas achever.

— Alors la faute d’Adam est retombée aussi sur le crapaud ?

Il y eut un silence.

— Entends-tu parler contre Dieu ? dit tout à coup Jérôme, – et il le fixait de ses yeux clairs.

Simon était devenu très pâle. C’était la première fois que Jérôme nommait Dieu devant lui. Et c’était pour l’accuser de parler contre lui. Tout au fond de lui, ses ancêtres parlaient en faveur de Dieu. Il s’étonna. Qu’est-ce qui l’avait donc déchaîné au milieu de ce matin si beau, parmi toutes les magnificences qui lui étaient données ? Qu’est-ce qui lui faisait tenir ce langage que n’aurait pas désavoué Massube ?… Ah ! c’est que justement ce monde était trop beau pour l’homme, c’est qu’il appelait en retour une tristesse féroce. Et au milieu de toute cette beauté, il avait eu l’impression tout à coup que Dieu ne s’occupait pas de nous, que peut-être même il nous voulait du mal… Dieu !… Il se souvenait soudain d’avoir prononcé ce nom en lui-même, la veille au soir, et d’en avoir reçu une si grande lumière. Qu’est-ce donc qui avait pu le voiler ainsi ? Que signifiait donc cette force antagoniste contre laquelle, un peu plus tard, au cours de la même soirée, il avait eu à se défendre ? C’était cette force-là qui se réveillait en lui, il le sentait. C’était elle qui le faisait parler ! Était-ce encore Dieu, cette force-là, était-ce cette même force que tant d’hommes invoquent et qui si souvent reste sourde et les laisse la face contre terre ?… Ah ! Dieu dans sa splendeur serait-il donc pareil, se dit-il, à cette grande surface blanche où s’étouffent nos pas et nos cris ? Serait-il pareil à ces rochers éclatants qui nous dominent et qui nous ignorent ? En vérité, oui, tout se passait dans l’univers comme si Dieu n’existait pas et comme si l’homme n’était rien que la plus faible des bêtes, lui qu’on prétend être dépositaire de sa pensée et de ses desseins !… Il n’y avait rien de plus pour la douleur ou pour la mort d’un homme que pour la disparition dans l’eau d’un caillou qui fait « floc » ! Un homme mort ne se retrouve pas plus qu’une pincée de sable au fond de l’océan ! Les événements humains eux-mêmes n’étaient-ils pas dirigés comme à l’insu des hommes, par la même force aveugle qui fait qu’une avalanche se détache un jour de la montagne et entraîne une caravane qui passait ? Où était Dieu ? Rien n’était plus terrible que cet abandon où Simon se retrouvait tout à coup plongé, au sein même de son bonheur, par la question de Jérôme. C’était que ce bonheur même ne signifiait plus rien ; Simon ne pouvait plus être heureux, il ne pouvait plus être question de bonheur pour lui, pour le monde, s’il n’était pas sûr de Dieu, si Dieu ne se tenait pas toujours prêt à apparaître derrière la montagne, derrière ces arbres, ces rochers, derrière chacun des actes qu’il accomplissait, lui, Simon, derrière chacun des pas qu’il formait dans la neige !… Et pourtant, il y avait en lui-même tout un passé qui entrait en contradiction avec son désespoir. Non pas le passé de ses ancêtres, qu’il imaginait si bien se rendant à la grand-messe le dimanche matin entre une partie de manille et un apéritif – mais son passé à lui, si proche, si poignant. Ce Dieu tueur, ce Dieu de la guerre était-il bien le même que cette grande lumière qui l’avait tout à coup enveloppé à deux reprises, lorsqu’il avait regardé Ariane et lorsqu’il avait entendu la musique de Sugères ? Dieu s’agitait en lui, douloureusement, d’une vie confuse et contradictoire, comme une force qui cherche à se dégager, comme un enfant dans le sein d’une femme, et on le sent, et on ne l’a jamais vu, et on ne sait pas qui il est. Il y avait cette grande lumière inaltérable qu’il avait vue et à laquelle il suffisait de penser pour la retrouver intacte, irréfutable. Il y avait cette lumière qui était telle qu’on n’osait approcher la main des êtres qui la portaient en eux. Et il y avait ces ombres étranges, trop humaines, encore délicieuses, hélas ! qui venaient tout bousculer et parfois avaient l’air de vouloir vous prendre, vous aveugler en mettant leurs mains parfumées devant vos yeux. Était-ce donc le même Dieu qui avait fait Ariane et qui avait fait Minnie ? Était-ce le même qui avait fait Massube ?… Maintenant, Dieu ressemblait à cette route éclatante, oui, sur laquelle Simon marchait ce matin-là et qui était traversée d’ombres. Mais ces ombres elles-mêmes, ces ombres, se dit-il soudain, ne sont-elles pas une preuve, et ne sont-elles pas soumises à la lumière, et ne sont-elles pas là pour porter témoignage aussi bien que la lumière ?…

Simon se tourna vers Jérôme.

— Je n’ai rien dit contre Dieu, dit-il.

 

Ils montaient de nouveau, silencieusement, et Simon regardait la route aveuglante, coupée d’ombres qui reproduisaient sur la neige la forme des troncs. Chacun d’eux avait là sa copie, vigoureuse et nette, attestant la présence, en un certain point du ciel, de l’astre qui envoyait sa chaleur et sa lumière au monde. Ces ombres ne valaient pas par elles-mêmes ; elles n’avaient qu’une valeur de signe ; elles n’étaient que simulacres et allusions : elles étaient l’image d’un autre monde. Et de cette idée en naissait une autre. Car si la source lumineuse restait la même, ces ombres étaient toutes différentes, non pas seulement suivant l’arbre qui les produisait, mais suivant les accidents de la route ; et ainsi, ces troncs si droits que les sapins érigeaient en montées parallèles, épousaient, en s’y projetant, toutes les sinuosités de la route. Et il n’en était pas autrement, d’ailleurs, des larges bandes de lumière qui séparaient ces ombres les unes des autres. Mais alors, ne pouvait-on pas penser que nos esprits étaient, pour les réalités qui parvenaient jusqu’à eux, pareils à cette route inégale où toutes les images se déformaient ?… N’y avait-il pas des moments où Dieu se projetait sur notre vie comme le soleil se projetait sur la route, en y appliquant à la fois des ombres et des rayons qui se déformaient en nous parvenant, sans que Dieu ni le soleil en fussent altérés ?… Simon comprenait maintenant que ces souffrances, ces joies, ces idées qui s’agitaient en lui ne devaient sans doute pas être appréciées en elles-mêmes, mais par rapport à une réalité supérieure qui les commandait, et dont elles étaient le reflet infidèle et souvent caricatural. Mais bien plus, les êtres eux-mêmes étaient-ils autre chose dans leur diversité que des aspects plus ou moins déformés de cette réalité unique ? Non ; ils ne devaient pas être jugés autrement qu’en fonction d’elle : ils n’étaient que les figures éclatantes ou sombres, fidèles ou infidèles, qui émanaient d’un monde de splendeurs situé au-delà de notre vue…

Le chemin tourna, les arbres s’espacèrent peu à peu et l’on entrevit tout à coup la grande tache éclatante d’un plateau dénudé au bord duquel un sapin se dressait seul, sous une double vêture de neige et de lumière.

— Blanc-Praz, dit Jérôme… Nous arrivons.

Alors, il eut beau apercevoir en contrebas un petit groupe de chalets, d’ailleurs à moitié ensevelis, Simon éprouva plus cruellement encore l’impression d’abandon qu’il avait eue un moment plus tôt et qui revenait, sans raison apparente, se mêler à son plaisir. Mais au même instant, il entendit la voix de Jérôme, cette voix que, dès les premiers jours de sa vie au Crêt d’Armenaz, il avait entendue résonner à ses côtés et qui était devenue comme celle d’un frère :

— Il y a des êtres, dit Jérôme, que Dieu a créés uniquement pour sa gloire.

Et du doigt il désignait le sapin immobile devant eux… Celui-ci était debout, écrasé sous son blanc fardeau ; il était seul pour supporter le poids des heures, des jours ; il était la conscience de ce désert ; il jaillissait vers le ciel comme un cri.

Simon hésita puis dit à voix basse, répondant à la phrase de Jérôme :

— Quel terrible sous-entendu !

Il pensait à d’autres êtres, à ceux qui semblaient avoir été créés, eux, non pour la gloire et pour la grâce, mais pour la disgrâce et la damnation, et qui dès à présent vivaient leur damnation. Il pensait à ces êtres dévorés d’envie, incapables de grandeur, aveugles à toute beauté, éternellement tournés vers la laideur du monde, la vivant, la créant – en dépit d’eux-mêmes – à ces êtres frustrés dans le divin partage et que la vie entraînait en ce moment même tout près de lui vers leur destin sans lumière. Il les aima. Il les appela un instant près de lui, dans son amour. Les êtres qui avilissent tout ce qu’ils touchent. Ceux qui nient, par désespoir, tout ce qu’ils ne comprennent pas. Ceux qui insultent à tout ce qui ne leur est pas donné. Ceux qui cherchent leurs joies « à ras de terre », comme avait dit Massube. Ceux à qui le désir d’une femme voile le reste de l’univers. Ceux qui se jouent des passions qu’ils soulèvent et pour qui les autres êtres ne comptent qu’en fonction d’eux-mêmes… Ceux qui étaient faits pour aimer et que trahissent les imperfections de leur corps… Il les aima, oui ! Car sans doute était-ce là de ces ombres infidèles et caricaturales que provoquaient les inégalités du terrain – mais n’affirmaient-ils pas à leur manière la beauté qui se dérobait à eux, et ne fallait-il pas les aimer au même titre que les forces les plus gracieuses et les rayons les plus éclatants du jour ?…

Jérôme n’avait pas répondu. Le chemin s’arrêtait là. Il y eut quelques pas à faire dans la neige fraîche. Parfois, on y enfonçait jusqu’aux genoux. La lisière du bois était maintenant dépassée et le plateau de Blanc-Praz incurvait doucement autour des deux hommes sa surface brillante, parmi le cercle pur des montagnes qui étaient toutes venues se ranger autour du Grand-Massif et qui étincelaient avec une sorte de frénésie. On avait presque l’impression maintenant d’être à leur niveau ; il n’y avait pas un nuage et quoiqu’on fût en plein mois de janvier, l’ardeur du soleil était devenue intense : il brûlait. Seul au milieu de ce monde aveuglant, exposé à toutes les violences de la lumière, le sapin s’érigeait comme une flèche fichée en plein sol. Ils allèrent vers lui.

Il était là, tout droit dans l’espace nu ; rigide, touffu, chargé d’une éclatante armure. Ses plus bas rameaux s’abaissaient jusqu’au sol et leurs extrémités étaient ensevelies sous la neige qui s’était accumulée tout autour ; mais l’intérieur étant abrité, cela faisait sous lui un grand cratère au fond duquel la terre apparaissait ; on entrait chez lui comme dans une maison.

Simon plongea la main dans l’espèce de mousse irisée qui recouvrait l’une de ses branches. La neige s’écroula avec un bruit mou et la branche allégée se releva d’un bond élastique. Simon retira sa main toute mouillée et bientôt un doux feu la pénétra.

Il faisait chaud. Il s’assit au pied de l’arbre, un peu accablé. Par une trouée, il apercevait les aiguilles du Grand-Massif, alignées sous ses yeux dans leur uniforme noir et blanc et qui continuaient à occuper le ciel comme une garde vigilante. Des colliers de glaciers leur pendaient au cou. Peu à peu, à mesure que le soleil tournait, le Grand-Massif perdait son air de fantôme et redevenait solide, matériel. La montagne voisine faisait toujours miroiter ses faces luisantes. Au nord, la haute chaîne d’Armenaz, encore toute proche, barrait l’horizon de son mur vertical qui suintait de soleil et d’eau.

Simon eut l’impression, tout à coup, qu’il avait toujours été là, dans cette lumière, et qu’il n’avait plus besoin d’autre chose. L’harmonie rentrait dans son être avec la même violence qu’elle l’avait quitté. De nouveau il arrivait à un moment de sa vie où les sentiments les plus contradictoires se fondaient dans un émerveillement unique. L’inquiétude qui le suivait depuis si longtemps, depuis son arrivée peut-être, et qui l’avait si souvent arrêté dans la prairie, cette inquiétude-là avait disparu, elle avait pris son vol par-dessus ces crêtes glacées. Il sentait son cœur net, brillant et chaud, comme ces espaces de neige et de ciel. Il regarda le sol. « La neige !… » murmura-t-il. Et il passa la main sur cette couche drue, hérissée de cristaux coupants dressés parallèlement comme des lames…

Pourtant, Ariane était là, il le sentait à un point brûlant de son cœur. Mais plus comme une femme. Elle était là au même titre que cette chaîne d’aiguilles qui ne paraissaient proches qu’en raison de la limpidité de l’atmosphère, mais qui échappaient à toute prise et qu’un nuage pouvait dérober. Il eut envie soudain, pour la rapprocher de lui, pour dissiper ce cruel enchantement qui l’éloignait, il eut envie de prononcer son nom.

Il se tourna vers Jérôme qui s’était assis près de lui et il crut ne l’avoir jamais vu jusqu’alors. Il y avait sur ce visage, outre l’admirable éclat de la jeunesse, comme une lumière visible qui le frappa. Il aurait voulu être sûr de retrouver cette lumière-là chaque fois qu’il en aurait besoin.

— J’éprouve près de toi quelque chose d’étrange, dit-il. Si c’était la première fois, je pourrais croire que cela ne t’est pas dû, que c’est une simple coïncidence… Vois-tu, j’ai l’impression qu’il y a des sentiments qui occupent une grande place dans le reste de ma vie et qui, à certains moments, quand je te vois, sont ramenés à des proportions plus modestes, – ou plutôt non : qui changent de sens, ou de plan, je ne sais, comme s’ils étaient noyés dans un milieu plus vaste…

— De quels sentiments parles-tu ? dit Jérôme.

Simon attendit un instant.

— Je pense à Ariane, dit-il.

— Tu l’aimes ?

— Oui…

Il y eut un silence. Jérôme semblait ému. La réponse de Simon paraissait l’avoir plongé dans une rêverie profonde.

— Moi aussi, j’ai aimé, dit-il…

Puis il se tut et il ne resta plus autour d’eux que le grand silence que faisait la terre.

— Jérôme… Parle-moi… !

Le regard de Jérôme s’était porté au loin ; il semblait regarder quelque chose, par-delà l’horizon. Allait-il parler ? Allait-il manquer enfin à son éternelle, à son irritante discrétion ?… Tout à coup, il se décida.

— Cela s’est passé bien avant que tu ne vinsses au Crêt d’Armenaz, commença-t-il, longtemps avant que je n’y vinsse moi-même. Il n’était pas question alors sur cette montagne de Simon Delambre, ni de Jérôme Cheylus… Mon histoire est simple : j’ai été heureux et je n’ai pas cessé de l’être. Cela ne se raconte pas. J’ai vécu, pendant plus d’un an, grâce à une femme, un bonheur ineffable. Et pourtant, tout s’est arrêté là… Oui, tout s’est arrêté, parce que je l’ai voulu : c’était trop beau, vois-tu : j’ai eu peur ! Je me suis dit que lorsqu’une fois on a reçu d’un être un élan comme celui-là, il ne faut pas chercher à aller plus loin, il ne faut pas lui demander davantage… Parce que l’élan qu’on reçoit d’un être, c’est encore la liberté, et c’est même un surcroît de liberté, et c’est encore la merveille ; mais au-delà d’un certain point, d’un point assez difficile à déterminer et dont il vaut mieux ne pas trop s’approcher, commence autre chose…

Jérôme n’avait jamais parlé aussi longtemps. Mais Simon avait l’impression que chaque mot lui coûtait un effort et il lui semblait à tout instant qu’il allait s’interrompre. Mais après un silence, Jérôme ne tarda pas à reprendre la parole.

« Te rappelles-tu, dit-il, m’avoir parlé un jour, en regardant un de mes tableaux, de ce moment où par l’intensité de notre participation au monde, nous prenons enfin conscience d’être ?… Tu avais commencé à ce propos à me faire le récit d’une promenade : tu n’as jamais terminé ton récit ; tu t’es arrêté à l’endroit même où tu t’étais arrêté dans ta promenade. Te souviens-tu ?…

Simon était troublé d’entendre Jérôme évoquer en ce moment un tel souvenir. Comment son ami avait-il tant de mémoire ? Pourquoi ce récit l’avait-il tant frappé ? Il n’avait pas eu conscience, alors, que son histoire était comprise, et il s’était arrêté, en effet, découragé par le calme inhumain qui régnait ce soir-là autour de Jérôme.

— Tu parlais, continua Jérôme, d’une sorte de révélation, d’une révélation devant les choses. Est-ce que je me trompe ?…

— Non, dit Simon, ta mémoire est fidèle. Je me rappelle cette conversation comme si elle était d’hier. Je te parlais en effet de ce moment où la certitude nous vient, de ce moment de ma promenade où m’étant arrêté, j’ai regardé autour de moi et j’ai pensé : Je… Nous sommes là…

— C’est bien cela… dit pensivement Jérôme. C’était un peu comme aujourd’hui, n’est-ce pas ? Un moment, un endroit analogue à celui-ci ?…

— Oui. C’était un moment tout pareil.

— Eh bien, à partir de ce moment-là, une fois dépassée cette minute-là, cette limite, c’était inutile, je pense, d’aller plus loin : tu ne pouvais plus qu’affaiblir le sentiment, l’impulsion qui t’avait fait prononcer ces trois mots, ces mots merveilleux !… Et c’est pourquoi je t’ai rappelé ce souvenir. Car dans l’amour aussi, il y a un stade à ne pas dépasser. Dire : « Nous sommes là », oui, c’est le moment du bonheur et c’est encore le moment de la liberté. Mais au-delà de cette étape, bien souvent on cesse d’être lucide, on cesse d’« être là », comme tu le disais, dans la plénitude de la conscience, on devient la proie d’autre chose, on se laisse entraîner, encercler, obscurcir, et c’est cela qui est le mal, vois-tu : l’obscurcissement… Que veux-tu, il se mêle trop de choses dans l’amour ! l’exaltation la plus noble mène finalement au vertige. Comme chaque fois que l’on s’élève trop haut, un moment vient où une sorte de nuage vous couvre les yeux ; l’étourdissement vous gagne et l’on perd pied !… Ah, Simon, un amour malheureux est, paraît-il, une dure épreuve ; mais on a tort de croire que l’amour heureux n’est que délices ; il comporte trop de risques, vois-tu ; et ce n’est pas une chose facile à vivre pour un homme… » Il s’interrompit un instant et vit que Simon l’écoutait, un peu penché sur le sol, l’air anxieux. Il demanda : « Dois-je continuer ?…

— Bien sûr.

— Ce que je vais dire va te paraître dur…

— Je te permets d’être dur.

— Eh bien, s’il faut tout dire, je n’ai pas voulu franchir ce stade au-delà duquel une femme devient un objet d’obsession, au-delà duquel les pensées que nous avons pour elle diminuent l’intérêt que nous pouvons prendre à l’univers, au-delà duquel nous ne connaissons plus qu’un insatiable désir. J’ai senti que dans ce désir-là, mon amour même risquait de disparaître, qu’il allait être comme ramené à la surface de moi-même et, avec lui, ma propre conscience, ce que j’ai de plus personnel… J’allais devenir prisonnier de quelque chose qui peut-être n’était pas moi… Comprends-tu ? Un amour ne peut subsister dans sa plénitude que si on lui apporte beaucoup, et toujours. Mais comment lui apporter, dit-il d’une voix plus forte pour couvrir la protestation qui s’ébauchait dans un mouvement de Simon, comment lui apporter si on le laisse d’abord supprimer tout ? Que tirer d’un terrain consumé ? Comment donner si l’on désire d’abord prendre ? si l’on ne vit plus que pour une chose ? Je n’avais pas assez le goût de ma perte pour la réaliser par celle d’une autre, acheva-t-il avec conviction.

Il s’arrêta encore un instant, puis reprit :

« Tu sais que je peins. Longtemps j’ai cru que je voulais sauvegarder mon art. Je me disais que pour entendre le concert il valait mieux ne pas être dans l’orchestre, tu comprends ?

— Et alors… de quoi s’agissait-il d’autre que de ton art ?

— Voici : un jour, j’ai mieux compris ce que l’art était pour moi : simplement une activité seconde… J’avais cru qu’en fuyant les risques dont je te parlais tout à l’heure, je ne cherchais à me garder libre que pour lui. Je croyais trouver en lui la suprême expression, la suprême justification de moi-même. Mais il est trop simple de se projeter ainsi dans un objet, sur un plan situé hors de nous. Il me semblait que, là encore, il y avait, vis-à-vis de moi-même, une sorte de trahison. Le but ne peut pas être hors de nous. Ce que je voulais, ce n’était pas rester libre pour un art quel qu’il fût, c’était la liberté elle-même. L’art n’est qu’un des plus merveilleux moyens parmi tous ceux dont la fin est la réalisation de nous-mêmes. Mais celle-ci est une œuvre, une action intérieure, qui ne s’accomplit que dans le silence et l’immobilité.

— Tu es dur, en effet, proféra Simon.

— Du moins cela a-t-il été dur pour moi, dit Jérôme. Il serait facile de se faire violence si l’on pouvait imaginer l’état auquel on accédera ensuite, si l’on pouvait se représenter la joie, la paix qui seront obtenues par cette violence même. Car la paix ne s’obtient que par la violence ; il faut se battre, et se battre avec les ténèbres. C’est aujourd’hui surtout, c’est ici que j’ai vu combien j’avais eu raison. Et parmi toutes les choses qui me le font comprendre, il y a une idée qui me revient très souvent, qui s’est installée en moi, qui fait partie de ma vie… mais elle vous paraîtrait sans doute obscure à vous autres…

Jérôme hésita. Il disait « vous autres », comme s’il voulait ranger Simon dans un autre camp : peut-être commençait-il à être sourdement impatienté de ne pas recevoir plus souvent son approbation ?

— Quelle idée ?

— Eh bien, c’est que cet être, au fond, ne m’appartenait pas – c’est qu’aucun être, ni rien, n’appartient à personne… prononça-t-il d’une voix extrêmement calme. Tu disais tout à l’heure que la nature n’a pas été faite pour nous. Mais les êtres ne nous sont pas donnés plus que la nature. Dis-toi que rien ne nous a été donné ! Rien ! Tu entends ? La plupart des gens me font rire avec leur langage de propriétaires ! Ils parlent toujours de prendre, de posséder, de saisir… Ils vont au-devant de tout avec leurs doigts, avec leurs mains. Saisir !… Saisir n’est pas le fait du doigt ni de la main, mais de l’Esprit et de l’Absence…

Il s’arrêta. Il avait prononcé ces derniers mots avec violence, comme excédé de ne pas être appuyé davantage… Simon ne lui connaissait pas ce ton d’autorité. Un bouillonnement confus de sentiments et d’idées s’était fait en lui à mesure que Jérôme parlait. Une inquiétude lui venait de ses propos, engendrée par cette quiétude inexplicable et un peu hautaine qu’il sentait chez son ami. Ce n’était pas là, assurément, la sagesse de ses ancêtres ; ce n’était pas celle de M. Delambre ! Le langage de Jérôme le bouleversait comme une nouveauté. Sans doute lui-même avait-il pu émettre autrefois des propos semblables, se déclarer détaché de tout – mais c’était sans y croire, dans des entretiens sans conséquence, à titre de paradoxe, comme on jette en l’air une idée dont on méconnaît le prix, la profondeur. Ou alors, pourquoi ce langage lui apparaissait-il aujourd’hui comme une révélation ? Il comprenait soudain quelle distance il y a entre les mots et la vie, combien de temps ils mettent à descendre au fond de nous, à devenir notre nourriture. Il avait beau être frappé en ce moment même, consentir de tout son esprit aux paroles de Jérôme, demain peut-être il aurait oublié… Mais comme il était loin de Minnie, tout à coup, et du trouble où il avait été la veille ! Comme les propos de son ami lui expliquaient bien la frayeur que lui inspirait cette femme trop séduisante ! D’elle au moins ses paroles le délivraient… Mais elles faisaient plus ; elles augmentaient même la distance qu’il avait si souvent perçue entre Ariane et lui ; elles rendaient cette distance définitive, elles en faisaient non plus un hasard, une circonstance, mais une marque essentielle de son amour… Ariane ne serait jamais à lui ; Ariane n’était à personne, non plus que ces brillantes aiguilles qu’il avait regardées en montant et qui remplissaient encore là-haut le fond du ciel ; elles non plus n’étaient à personne, mais elles n’en posaient pas moins au sein du ciel une valeur à laquelle il fallait absolument croire, à laquelle il fallait faire une place au fond de soi. Le jeune homme sentait son amour perdre peu à peu ses racines humaines : cet amour cessait d’être la chose unique ; il ne faisait plus que rentrer dans l’unique. Jérôme en avait augmenté l’ambition : en quelques mots, il l’avait mis à l’abri des vicissitudes, et Simon eut un moment l’impression qu’il se plaçait à son tour en dehors du jeu, de la mêlée, dans une zone privilégiée sur laquelle aucun événement ne pouvait plus avoir de prise. Désormais la vie était là toute claire et les redoutables antinomies contre lesquelles il avait dû lutter au cours de sa promenade achevaient de se dissiper ; Massube lui-même cessait d’être une contradiction… Comment cet aspect de la vie avait-il pu si longtemps lui échapper ? Sans doute comme il avait échappé à Massube et à ses pareils, à tous ceux qui n’avaient pas su ôter de leurs yeux cette taie avec laquelle ils étaient nés et qui ne permet pas de dépasser certaines apparences – comme il avait échappé à tous ceux qui n’avaient pas su mêler à la boue des chemins un peu de l’eau miraculeuse pour y tremper leurs yeux. Et Simon avait donc été comme ceux-là : il était arrivé au Crêt d’Armenaz comme un aveugle. Et quelques-uns, qui déjà avaient été touchés par le miracle, lui avaient parlé de ce qu’ils découvraient autour d’eux et qui échappait encore à sa vue. Et, à son tour, il voyait tomber de ses yeux cette pellicule qui n’est transparente qu’à certains rayons de la lumière…

Simon prit un peu de neige dans ses mains, la pressa, puis la laissa couler lentement entre ses doigts avec un plaisir extrême…

— C’est l’heure de partir, dit tout à coup Jérôme.

C’était toujours Jérôme qui rappelait l’heure et Simon fut frappé ce jour-là, encore plus que les autres, par ce souci de ponctualité et cette attention à la vie extérieure qui se mélangeaient si curieusement chez lui aux élans mystiques. Il semblait aller au-devant de toute fin, comme par crainte que les choses ne finissent sans lui, ou peut-être pour qu’il n’y eût de fin que voulue…

Ils reprirent le chemin ensoleillé où la neige amollie par la chaleur rendait la marche plus pénible. Ils avaient maintenant devant eux les rochers d’Armenaz. Au loin, les pentes avoisinant le Mont-Cabut semblaient glisser du ciel. Elles offraient en leur milieu une inflexion tendre, un petit creux chaud, ombré de quelques bois de sapins ; plus bas, des rangées de peupliers nus, reconnaissables de loin, s’effilaient sur la neige, le long des routes, comme s’ils étaient peints à l’encre de Chine. Parfois, certains tournants ramenaient sous les yeux des promeneurs les arêtes du Grand-Massif, ses glaciers et ses précipices où s’engouffrait maintenant une ombre bleue, attirante. Puis, de nouveau, c’était le Mont-Cabut et ses housses blanches, laiteuses, gonflées de vent.

Jérôme et Simon retrouvèrent la forêt, toute changée, où les sapins avaient perdu leurs éclatantes parures. À présent, ils fondaient en eau et de larges gouttes, en tombant, trouaient la neige. Pourtant, dans une traînée de soleil qui perçait les bois, Simon aperçut une chose qui l’attira. Sur un monticule rayonnant, glorieux comme un reposoir, se dressait un sapin, tout petit, à peine éclos, d’une forme parfaite, qui conservait au creux de ses bras, serré contre sa tige, le trésor intact d’une mousse lumineuse et virginale. Il se détachait sur un fond d’ombre et semblait condenser en lui toute la splendeur du jour. Simon s’arrêta un instant, muet, devant la merveille. Mais il éprouva soudain une inexplicable envie de se saisir de l’arbuste, de l’arracher. À quel sentiment obéissait-il ? Il l’imaginait ruisselant dans ses mains, des mottes de terre encore fixées à ses racines minces et dures… Il eût scandalisé Jérôme… Mais il n’eût pas détesté cela : il éprouvait confusément le besoin de prendre une revanche sur lui.

XII

Simon passa plusieurs jours sans rencontrer Minnie et se réjouit de voir combien cette absence la supprimait. Il regrettait maintenant d’avoir paru accepter sa proposition concernant le spectacle qu’elle préparait pour l’anniversaire du docteur et, appréhendant le moment où cette proposition deviendrait effective, n’attendait qu’un prétexte pour se dédire.

Il rencontra justement la jeune femme un matin où, se rendant à la salle à manger, il gravissait les marches du perron que Minnie descendait en courant. Elle s’arrêta devant lui avec un sourire incisif, en dégantant rapidement sa petite main pour la lui tendre. Simon pensa que c’était le moment de lui parler, mais il n’avait pas compté avec la surprise, avec le charme de cette apparition ; et la vue de Minnie, sa grâce, le geste prompt, délicieux qu’elle avait eu pour se déganter, tout cela lui coupa la parole. D’ailleurs, Minnie laissait rarement à ses interlocuteurs le temps de parler et Simon entendait déjà, avec un plaisir qu’il n’osait s’avouer, les mots, les sons qui jaillissaient de sa gorge. Son travail l’avait prise toute la matinée et elle avait besoin, disait-elle, de fouler un peu la neige pour se donner de l’appétit. Simon la regardait, l’écoutait, en proie à un mélange de sensations qui le troublait. Elle portait ce matin-là son costume de ski : un pantalon blanc, moelleux, surmonté d’une petite veste rouge à larges revers, finement ajustée. Ainsi, en sortant de table, elle était prête pour une plus longue promenade ; et en effet, presque chaque jour, on la voyait disparaître sur ses skis, les cheveux rejetés en arrière, suivant les pistes qui descendaient vers la vallée et où les champs et les prairies étaient confondus sous une couche uniforme, douce et profonde. En pensant à la forme ailée qui, si souvent, glissait sous ses yeux et fuyait entre les hauts troncs des sapins, Simon s’étonnait de la voir ainsi arrêtée devant lui, avec ce sourire attirant des lèvres, des joues et du regard, qui lui bridait légèrement la peau autour des yeux. Il sentait derrière elle la présence de toutes ces masses blanches et ensoleillées qu’elle allait parcourir et où il aurait pu s’élancer avec elle. Car de sa voix un peu rauque, un peu brisée, elle l’invitait à la suivre, lui proposait même de faire tout bonnement quelques pas avec elle dans cette neige fondante de midi. Tout cela était si pur, si innocent que Simon ne savait plus pourquoi il hésitait. Pourtant, il secoua la tête en signe de négation, tout en lui souriant, lui fournit une vague excuse, parla d’un rendez-vous et prit la fuite… « J’ai dû paraître gauche, se dit-il aussitôt, j’ai manqué de naturel… Puisse-t-elle ne s’en être pas aperçue !… »

Mais, au début de l’après-midi, comme il remontait le sentier du Mont-Cabut pour rentrer dans sa chambre, il se demanda ce qui l’avait poussé à agir ainsi… Ah ! la raison eût étonné bien des hommes autour de lui… C’était qu’une heure plus tard, une autre forme allait s’avancer sur cette même route : ce serait l’heure où Ariane passerait, entourée de ses compagnes, et cet événement était tel qu’il n’y avait pas place dans la même journée pour autre chose… Il rentra chez lui, baissa le store, s’allongea… D’où venait, au fond, cette incompatibilité qu’il éprouvait sans bien se l’expliquer, mais dont il se savait obligé de tenir compte s’il ne voulait pas perdre ses droits à l’événement qu’était le passage d’Ariane sur la route – et non seulement ses droits, mais la perception même qu’il avait de cet événement ? Pourquoi cela ? Pourquoi cette joie qui devait rester si sévère, puisqu’elle n’était que celle d’une communion lointaine et immatérielle, lui commandait-elle de se refuser l’innocent plaisir d’accompagner Minnie sur la route et de rire avec elle ? Chose inexplicable, même si Ariane ne lui avait jamais dit : « Je n’aime pas cette femme », cela lui eût fait l’effet d’un sacrilège. De même qu’il se défendait de penser à Minnie en présence d’Ariane, il ne pouvait penser à Ariane en présence de Minnie : ces deux femmes n’étaient point faites pour se rencontrer, fût-ce dans son esprit – et surtout dans son esprit. Car la réalité pouvait bien avoir ses imperfections, Ariane et Minnie avaient bien pu se rencontrer une nuit, au cours d’une partie de luge, mais ce n’était là, après tout, qu’un fait, et les faits n’ont pas d’importance. La vérité, c’est que les deux femmes n’étaient pas de la même essence ; il y avait quelque chose en Minnie qui l’empêcherait toujours d’être pour Simon ce qu’était Ariane : cette figure vers laquelle on se retourne comme attiré par une force et dont la seule vue vous élève et vous comble mystérieusement. Jamais Minnie n’aurait pu donner à Simon l’idée qu’il existât une analogie de nature ou d’origine entre elle et les notes fugitive des « Jeux d’Ombres ». À quoi cela tenait-il donc ? D’autres circonstances eussent-elles pu faire que Minnie assumât pour lui cette puissance, ou bien était-ce un privilège qui s’attachait à la seule Ariane et faisait d’elle un être irremplaçable ?… Oui, il le croyait maintenant. Ce don surnaturel qu’il recevait d’elle, cet échange constant et minutieux, bien que tacite, il savait déjà que cela ne serait plus réalisable avec aucune autre ; la notion de l’unique, inconcevable à qui n’en a pas fait l’expérience, prenait peu à peu une réalité à ses yeux, elle devenait l’évidence, et cette conviction l’emplissait d’un effroi égal à son ravissement, car l’idée qu’Ariane pût disparaître un jour lui rendait aussitôt le monde inintelligible et il n’imaginait pas le moyen de vivre avec la conscience d’une telle disparition. Ainsi n’existait-il point de commune mesure entre les deux femmes. Même séparé d’Ariane, il lui suffisait de penser à elle pour qu’aussitôt elle fût là, présente, et pour qu’il vît se dessiner sur sa joue cette nuance de sourire imperceptible dont la douceur lui poignait si fort. Or Minnie avait beau être près de lui, il ne se passait rien de tel avec elle. Il éprouvait à la voir un plaisir vif et précis, mais limité par sa précision même et qui n’excédait point les frontières trop visibles que formait entre elle et le reste du monde la ligne séduisante qui faisait le tour de son corps. Ce plaisir était chaque fois reconnu par Simon, et il éprouvait justement la déception de se trouver alors devant une chose identifiable, qui faisait que Minnie devenait toute simple, comme un jardin dont on a fait le tour et compté tous les fruits… Et peut-être, s’il n’eût point connu d’autre femme, Simon n’eût-il point dédaigné de toucher à ces fruits dont l’attrait est de toujours renaître. Mais Ariane était là, devant lui, avec son visage mince, ses yeux fauves arrêtés sur lui, ses lèvres légèrement gonflées, ses lèvres jointes, pensives, qui avaient toujours l’air de le regarder… Entre elle et le reste du monde il n’apercevait point de frontières : c’est qu’il y avait autour d’elle ce grand halo, ce halo d’ombre où elle lui était apparue les premières fois, et qui était un halo de lumière, car la lumière et l’ombre ne pouvaient se contredire dans le monde où vivait Ariane. Il suffisait qu’elle fût là, silencieuse, invisible, pour qu’il éprouvât la nécessité de ne pas s’en tenir aux satisfactions immédiates, aux plaisirs qui commencent et finissent dans le temps. Il fallait progresser, monter de plus en plus avec elle, vers ce point difficile où l’être atteint sa plénitude et rend son plus beau son. Il y avait là comme un ordre, ou plutôt mieux qu’un ordre : une attirance… Lorsqu’apparut, à l’extrémité de la route, sous les sapins, la petite silhouette limpide qu’il attendait, Simon se redressa légèrement et la regarda passer entre les barreaux du balcon. Elle marchait parmi ses compagnes, de ce pas dont la neige qui recouvrait le sol contrariait à peine la grâce ; elle ne semblait pas se soucier de lui ; mais quand elle fut plus près, elle tourna la tête de son côté, de ce mouvement vif qu’il lui connaissait et dont tressaillait toute sa chevelure… Plus que jamais ce geste l’atteignit au cœur : en vérité, il ne pouvait imaginer de geste qui fût capable de l’émouvoir davantage. Les entretiens mêmes qu’il avait avec elle, le soir, lui faisaient connaître des joies différentes, mais non plus vives : il y avait en celle-ci une sorte de violence, une brièveté qui le suffoquaient…

Tous les jours il prenait soin de rester immobile ainsi, dans le scintillement de la terre et du ciel dont les reflets jouaient devant ses yeux et où la vie, le monde devenaient une mousse brillante sur laquelle il glissait vers une espèce de bonheur surhumain. Il pensait qu’à la même heure Ariane était pareillement étendue, pareillement immobile, à la surface de ce monde indéfinissable où le poids de la terre n’était pas plus senti que celui du ciel ; et il retrouvait peu à peu l’état d’âme bienheureux qu’il avait connu auprès d’elle, le jour de leur promenade sur le chemin des Borons : car en l’aidant, par sa présence, à discerner cet état d’âme, sans doute lui avait-elle appris à le désirer. Alors il lui semblait que ces heures si profondes ne pouvaient plus s’achever, qu’Ariane allait rester indéfiniment immobile devant lui, au fond de lui, au centre du monde, arrêtée pour toujours, avec ses gestes silencieux, son amour sans paroles, éternellement jeune, adorable et belle. Et cette présence d’elle en lui et de lui en elle était si intense que, lorsqu’à la fin de l’heure la sonnerie se mettait à répandre dans l’air ses petites notes criardes, Simon se relevait épuisé.

 

Il ne pouvait voir Ariane un peu longuement que le soir, après le dîner, mais la sonnerie marquait le début d’une grande heure de liberté qui précédait la tombée du jour. Parfois il allait voir Jérôme, qu’il trouvait en train de peindre, ou Pondorge, qui avait l’air de sortir d’un songe ; mais plus souvent il restait seul et montait sur la route des Hauts-Praz. La route s’élevait à l’ouest du Crêt d’Armenaz, au flanc de la muraille qu’elle prenait en écharpe. On traversait d’abord la prairie, on franchissait un bras de la forêt, on passait le torrent et il n’y avait plus qu’à monter. La route était étroite et Simon reconnaissait dans la neige, comme un enchaînement nécessaire d’où il n’y avait pas à s’évader, les empreintes que ses pas avaient laissées la veille. Dès qu’il était sorti de la forêt, il retrouvait, à sa droite, le rocher qui tombait à pic comme un rempart ; la neige ne pouvant s’y accrocher, il restait nu toute l’année, toujours pareil, avec ses grandes taches de rouille traversées de veines violettes. Mais à gauche, la pente se couvrait de hêtres et l’on voyait leurs têtes se chevaucher dans un inextricable moutonnement de brindilles dont la neige soulignait le gracieux dessin ; tout en bas, la vallée se dérobait sous une fine brume bleuâtre où scintillaient les fragments d’un cours d’eau ; une série de crêtes élevées la fermait, sur lesquelles le soleil allait bientôt venir s’écraser et d’où ruisselaient déjà de grandes ombres froides. Mais ce n’était ni pour ces crêtes, ni pour la vue plongeante sur la vallée, ni pour la couleur sourde du rocher, ni pour l’extrême solitude de ce lieu que Simon préférait la route des Hauts-Praz à toute autre. Il n’avait qu’une pensée, qu’un désir : car, à quelques pas plus haut, après le second tournant, il savait qu’il allait rejoindre l’arbre qu’il aimait.

C’était pour lui que Simon sortait presque chaque jour. Dès que le tournant s’annonçait, il était en éveil et il ralentissait le pas pour mieux jouir de la merveilleuse apparition. C’était avec une joie aiguë, à laquelle se mêlait un vague effroi, qu’il apercevait, encore éloigné et marquant lui-même un autre tournant de la route, l’arbre qui, couvrant le ciel de ses branches et déployant sur la pâleur du jour sa silhouette toute noire, semblait lui adresser des signes véhéments. Avant d’aller plus loin, Simon s’arrêtait toujours à cet endroit d’où l’arbre, un noyer gigantesque, se montrait à lui dans toute sa hauteur. Dressé sur le bord du talus comme sur un piédestal et mordant la terre à pleines racines, le tronc légèrement incliné, il montait d’un mouvement si impétueux que ses bras traversaient la route et semblaient couronner l’espace ouvert au-dessous de lui par la vallée. Tandis qu’il s’approchait, Simon sentait que l’arbre avait quelque chose à lui dire et il allait à lui le cœur battant. Une fois parvenu à ses pieds, il s’arrêtait de nouveau. Et alors, toute chose paraissait s’immobiliser comme lui dans la même adoration muette. Il y avait, autour de l’arbre, ce halo qui entourait aussi Ariane. Le long des branches courait, comme une clarté, le fin liseré que la neige avait posé sur elles. Ainsi dénudé, il laissait déchiffrer toute sa structure. C’était un être immense et profond qui avait travaillé la terre, année par année, à pleines racines, et qui avait travaillé pareillement le ciel, et qui de cette terre et de ce ciel avait tissé cette substance inébranlable, et noué ces nœuds contre lesquels le fer eût été sans pouvoir. Son élan était tel, le mouvement de ses branches était si noble et visait si haut qu’il vous forçait à épouser son rythme, à le suivre des yeux jusqu’à la cime ; et Simon, les pieds dans la neige, se renversait en arrière pour le mieux voir. Il essayait, patiemment, avec toute l’ardeur de l’amour, de déchiffrer, de traduire son message ; mais maintenant qu’il était en présence de l’arbre, celui-ci paraissait se dérober. Le jour baissait. Simon s’approchait encore, grimpait sur le talus, appuyait sa main à plat sur le tronc rugueux. Il ne pouvait se résoudre à le quitter avant de l’avoir tout à fait compris. Il lui semblait que s’il ne le comprenait pas ce jour-là, à l’instant même, toute chance était perdue pour lui de le comprendre. Et peut-être l’arbre lui disait-il de devenir pareil à lui ? Mais qu’est-ce que cela voulait dire ? Simon s’éloignait à pas lents, en suivant la crête du talus. Mais comme il se retournait encore une fois, il voyait que l’arbre lui commandait de rester et il savait qu’il ne pouvait négliger cet ordre. Il restait encore ; et il regardait tellement l’arbre immobile que peu à peu il devenait l’arbre lui-même et que son sang se mêlait quelque part au sein de la terre avec cette sève en sommeil. Il suivait des yeux son tronc penché, ses branches arrondies au-dessus du gouffre, et soudain il imaginait qu’il était entraîné avec lui vers cet abîme froid et silencieux où régnait la nuit. S’était-il trompé ?… Tant d’admiration, tant d’élan pouvaient-ils aller à un être inanimé, à une « chose » ? Il interrogeait encore une fois l’arbre, s’approchait encore une fois de lui, tout près, plus près : il allait poser ses deux mains sur son écorce, l’enserrer de ses bras, comme si ce geste lui donnait une chance de se concilier son amitié, de mieux le pénétrer ; oui, il s’appliquait tout contre lui, dos à dos, poitrine contre poitrine, jusqu’à ce qu’il sentît passer dans son corps un peu de la pensée, de la force qui animaient le géant, l’être merveilleux ! Il se trouvait ainsi tout enveloppé dans ses branches, car elles se repliaient sur lui dans un geste de protection, tandis que le froid montait de la neige, le long de ses jambes, et passait sur son échine. Il essayait enfin de se libérer, s’arrachait de l’arbre, brutalement, décidé à partir ; mais lui, au bout de quelques pas, le rappelait encore. Et alors, pendant un moment, Simon s’apercevait avec une espèce de frayeur que plus rien ne venait de lui, qu’il s’était comme enfermé ; oui, l’arbre se comportait comme l’avait fait la montagne un jour, au début de sa promenade avec Jérôme ; son tronc se mettait à grimacer et Simon croyait entendre un affreux rire, comme si tout cela n’avait été que le fait d’une puissance méphistophélique ; il eût vu Massube sortir de l’arbre, le dos voûté, avec un sarcasme au coin de la bouche, qu’il n’eût pas été plus effrayé. Mais ce mauvais rêve prenait fin ; de nouveau l’arbre l’enveloppait de son amour, l’attirait à lui, ayant ce grand secret à lui dire qui devait rendre la vie merveilleuse. Il était redevenu la grande puissance pacifique et bienfaisante… À force de le contempler, de l’interroger, Simon finissait par ne plus rien voir ; il ne voyait plus que le cercle distendu et rougeoyant du soleil qui descendait lourdement derrière lui et que ses branches striaient de fines marbrures. Le jeune homme, aveuglé, ivre, fermait les yeux. Aussitôt le silence se mettait à grossir autour de lui et devenait tel qu’il s’emparait de lui à son tour, comme si le silence même avait quelque chose à lui dire et comme s’il n’y avait plus rien à faire au monde que de rester là, dans ce froid, dans cette nuit qui montait, et de se laisser mourir… Quand il rouvrait les yeux, le soleil avait disparu. L’arbre s’était remis à croître silencieusement dans l’ombre et se posait de nouveau comme une immense énigme, au bord du monde. Du fond de la vallée engloutie montait le sifflement d’un train qui sondait le silence, comme une pierre qu’on jette au fond d’un puits pour en mesurer la profondeur. Alors, Simon éprouvait une anxiété si aiguë que soudain il avait envie de crier. C’était comme si on lui avait fait une blessure, arraché la peau ; son âme était à nu contre les choses ; il ne savait plus s’il souffrait de trop de joie ou de trop de souffrance – et il sentait qu’une larme, lentement, coulait sur sa joue.

 

Le soir, il retrouvait Ariane. Il avait dû l’attendre plus d’une heure encore après être rentré, après la nuit tombée, puis durant tout le repas où il assistait, un peu déconcerté, aux conversations de ses voisins. Il lui semblait qu’Ariane allait pouvoir lui expliquer tout ce que l’arbre n’avait pas voulu lui dire, et que tout allait se résoudre en quelques mots clairs. Mais, le plus souvent, il n’arrivait pas à parler lui-même.

— J’ai été sur la route des Hauts-Praz, lui dit-il un jour avec effort… La connaissez-vous ?…

Elle secoua la tête.

— Je n’ai jamais dépassé le torrent… Je n’ai jamais pu…

— Pourquoi n’avez-vous jamais pu ?…

— C’est singulier ; quand j’arrive au pont, je ne peux plus avancer… C’est comme si je n’avais plus de force, tout d’un coup. Je vais m’accouder au parapet et je regarde… Je ne peux pas aller plus loin.

Elle disait cela d’une voix pâle, secrète, qui l’étonnait. Il avait envie de la questionner davantage, mais il eut peur de retrouver en elle son propre tourment ; il eut peur qu’elle ne lui répondît, comme elle faisait chaque fois qu’elle ne voulait pas répondre : « Je ne sais pas… » Il pensa au torrent… « C’est comme si je n’avais plus de force », avait-elle dit. Oui, c’était cela ! C’était bien cela qu’il avait éprouvé, quelques heures plus tôt, quand l’arbre l’avait empêché de partir…

— Pourquoi n’avez-vous jamais été plus loin que le torrent ? répéta-t-il, inquiet.

Mais elle ne parut pas entendre. Elle suivait sa pensée et dit :

— C’est si joli en ce moment ; il y a un petit bonnet de neige sur chaque rocher, et l’eau est limpide… On voit le fond à travers…

Il sourit. Ces mots-là lui faisaient du bien. Il pensa qu’il s’était trompé, qu’il n’existait pas de tourment pour elle. Elle était debout devant lui, dans le petit couloir où ils s’étaient rencontrés, et il la regardait comme il avait regardé l’arbre lorsque leur accord lui avait semblé s’être refait. Puissance pacifique et bienfaisante ! Les mêmes mots s’appliquaient à elle et à lui. Elle aussi devait avoir un secret pour rendre la vie merveilleuse. Ou alors pourquoi ses gestes, sa démarche étaient-ils ce qu’ils étaient, avaient-ils cette grâce attachante qui semblait offrir comme un asile contre la méchanceté des choses ? Pourquoi avait-elle cette façon de regarder, d’ouvrir un livre, de tourner une page, cette façon de porter les objets comme s’ils étaient tous précieux ou fragiles, cette manière de se tenir si droite, les bras pendant le long du corps, comme si elle était toujours dans l’attente ?… Mais il hésitait à l’interroger. À quoi bon essayer de la faire parler, puisqu’elle était de la race de celles qui se taisent ? Tout devait être si simple dans son univers ! Comment avait-il pu espérer d’elle une réponse formulée en mots intelligibles ? Cette réponse, cependant, il continuait à la désirer. Tandis qu’il était là, près d’elle, il se demandait s’il pourrait un jour la questionner ou bien si elle était, comme l’arbre, destinée à rester toujours silencieuse, et si elle n’était faite que pour ajouter une énigme à côté d’une autre. Fallait-il donc tout tirer de son silence ? Fallait-il se débattre éternellement contre le silence ?… Il se souvint de la minute où il s’était rapproché de l’arbre et l’avait touché, et avait appliqué son corps contre le sien, uniquement pour être plus près, pour mieux comprendre, comme s’il attendait de ce contact une révélation capitale, comme si ce simple geste eût été capable de changer le monde. Mais il n’avait pas encore assez contemplé Ariane, il ne l’avait pas encore assez aimée avec ses yeux, avec son âme, pour la mériter ainsi. Il fallait d’abord aller jusqu’où l’on pouvait aller dans cet amour. Et alors, peut-être qu’un jour, en se retirant d’elle, en s’arrachant de ses bras, il connaîtrait en effet ce qui lui était resté caché jusqu’ici – ce secret à jamais inexprimable, à jamais invisible, dont toute chose lui annonçait l’existence.

Il allait d’elle à lui, de lui à elle. Il s’aperçut bientôt combien il eût été fou et démesuré de souhaiter autre chose. Il y avait, chaque fois, entre les deux, une longue heure, une heure de recueillement à passer seul. Puis, chose incompréhensible, il y avait ce long repas du soir qui se traînait dans le bruit et les propos vains, et, à la sortie, les plaisanteries de Saint-Geliès, et les plaintes de M. Lablache, et les bons mots du commandant auquel il fallait bien répondre, car il vous poursuivait d’un regard bon enfant qu’on n’aurait pas voulu peiner. Que faisaient dans le monde tous ces êtres qui vivaient, semblait-il, en dehors d’eux-mêmes ?… Mais une fois le repas terminé, une fois la solitude retrouvée, le raccord se faisait immédiatement avec son bonheur d’avant la nuit, et il lui suffisait de regarder par la fenêtre la lueur des montagnes qui luisaient dans l’obscurité pour retrouver la lente et pénétrante extase qu’il avait vécue auprès de l’arbre.

C’était alors qu’Ariane surgissait, le visage éclairé d’un fin sourire, comme si elle était la conscience de cet univers que Simon avait interrogé, comme si elle était chargée de lui apporter la réponse qu’il avait sollicitée en vain. Mais il n’attendait plus que cette réponse lui fût formulée en paroles. Sa présence à elle seule était une réponse – elle était un miracle : rien qu’en se montrant, Ariane exorcisait le monde. Une fois près d’elle, Simon ne concevait même plus ce qui l’avait tant troublé quelques heures auparavant ; il eût été incapable de retrouver le sentiment qui l’avait un moment accablé sur la route. Tout s’accomplissait simplement ; Ariane lui apportait la libération, elle dissipait tout maléfice. Il n’était pas pour cela besoin de paroles. Il regardait seulement son sourire, ce sourire qui modifiait à peine les linéaments de son visage et qui émanait de sa chair comme une lueur. Il n’avait presque pas conscience du lieu où il la voyait, ce couloir étroit, dérisoire, accidentel, qui partait du couloir principal, se perdait à l’extrémité du bâtiment, en marge de tout bruit, de toute curiosité, et aboutissait à une porte donnant sur un escalier de fer qui descendait vers la prairie. C’était un de ces coins perdus, un de ces passages privés de passants sans lesquels une maison ne semblerait pas achevée. Au haut de l’escalier de fer était ménagé un petit palier ; et Simon pensait avec une vraie tendresse à l’architecte qui, dans sa fantaisie, n’avait rien négligé, même l’inutile. Le couloir était nu, mais non à l’abri cependant des manies ornementales de sœur Saint-Hilaire : car il existait en son milieu, posée sur un pied de ciment orné d’un napperon de dentelle, une plante étrange, d’aspect chétif, que fleurissait une cocarde rouge et dont sans doute on venait soigneusement épousseter les feuilles tous les matins. Autour d’elle, les murs, les portes étaient merveilleusement quelconques. Il n’y avait là, hormis la plante, rien à remarquer – pas une chose, un objet dont on pût se faire un témoin. C’était un lieu unique, un lieu où il n’existait que l’amour, un lieu où les adieux mêmes ne laissaient pas de trace…

 

Simon en était arrivé à penser qu’Ariane ne parlerait jamais. Il essayait de ne plus souffrir de son silence. Ne suffisait-il pas qu’elle eût en elle, d’une manière très certaine, tout ce qui est nécessaire pour constituer une présence ; que ses gestes, ses regards, sa démarche, son immobilité même, eussent ce qui n’est pas toujours donné aux paroles, ce pouvoir d’être au-delà d’eux-mêmes et de vous attirer avec eux dans un cercle pur et brûlant, dans l’extrême ferveur du face-à-face, dans l’asile d’une joie haute et inaltérable ?… Oui, et ce pouvoir était tel que Simon, en quittant Ariane, avait chaque fois conscience de cet au-delà inépuisable qu’il laissait derrière lui, comme il avait dû laisser inépuisé dans le ciel, après sa sortie du matin, ce fond bleu qui se tenait si haut, si attirant, entre les branches des hêtres fleuris par le givre.

Si, le dimanche, à la sortie de la messe, il se dirigeait vers la chapelle, par ces sentiers étincelants à la surface desquels la matinée pesait doucement, à petit bruit, couchée de tout son long sur la neige, s’y appuyant comme pour toujours de ses deux épaules lumineuses, alors, l’espace de quelques minutes, il pouvait voir passer Ariane. Leurs regards avaient juste le temps de se pénétrer et de se quitter ; puis il la voyait descendre le petit sentier qui partait à droite de la chapelle et où il ne pouvait pas la suivre. Il se contentait de suivre des yeux le léger balancement de sa robe et la regardait partir enveloppée de froid et de soleil, jusqu’à ce qu’elle disparût, au bas de la pente, derrière les buissons du Nant-Clair.

Alors, quand tout le monde avait abandonné la petite chapelle, quand il était sûr qu’elle était bien vide, Simon, parfois, allait s’asseoir à la place où Ariane s’était assise et où ses cheveux, dans l’ombre du bénitier de pierre, avaient dû briller comme jadis, au temps où elle n’était qu’une petite figure dépourvue de corps et où elle ne vivait que par cette chevelure douce et ardente qui semblait contenir un soleil intérieur. Simon restait longtemps immobile à cette place où, un moment auparavant, Ariane s’était tenue, s’était écoutée ; et il avait l’impression de se trouver devant une glace où elle se fût longtemps regardée. Le visage dans les mains, il regardait dans la même nuit et dans la même clarté où elle avait regardé, et ce qu’il voyait était quelque chose qui venait d’eux, qui participait de leurs natures et qui pourtant était plus beau et plus élevé qu’eux-mêmes. Peu à peu son corps glissait du banc où il était assis, et il se trouvait agenouillé devant cette chose inconnue qui était Ariane et qui était lui, et qui semblait en même temps supérieure à eux et capable de leur survivre. Puis il rouvrait les yeux et il voyait, posées sur l’appui du banc, ses deux mains qui, sous les rayons chauds et rougeoyants des vitraux, étaient devenues des flammes.

XIII

On annonçait, depuis plusieurs jours, une séance de cinéma.

Le cinéma était au Crêt d’Armenaz une de ces distractions incertaines qui se convertissent peu à peu en devoir de solidarité sociale, car si les spectacles étaient peu intéressants, on tendait cependant à représenter les abstentions comme coupables, pour la raison qu’elles étaient propres à décourager l’entrepreneur. On ne savait pas bien ce que cela pouvait avoir de grave, mais on s’était habitué à cette idée qu’il ne fallait à aucun prix décourager l’entrepreneur…

Celui-ci, après avoir répandu sur le Crêt d’Armenaz, plusieurs jours d’avance, quelques affiches aux couleurs violentes et s’être fait excuser à deux reprises en raison de l’état des routes, arriva enfin par un beau soir. Il venait de loin, de la vallée, d’un monde oublié, des pays sans neige. Simon inspecta avec défiance la petite camionnette qui montait, avec beaucoup de bruit et de lenteur, des chaînes passées autour de ses pneus, émergeant comme un gros insecte noir de la double paroi de neige que le triangle avait dressée le long de la route, mais qui montait quand même, apportant, sous forme de bobines sonores et parlantes, les avant-derniers produits de la civilisation. Le jeune homme laissa la salle se remplir ; puis, entraîné par quelques camarades enthousiastes qui prétendaient que le film qu’on allait voir dépassait tous les autres, et peut-être aussi par le scrupule de ne rien mépriser qu’à bon escient, il franchit à son tour, sans grande conviction, la porte de la salle de jeu convertie en un antre obscur.

Le film annoncé racontait une histoire assez banale, mais à laquelle un émouvant visage de femme apportait le secours de sa beauté. On voyait ce visage de près, de tout près, grossi trois fois, dix fois peut-être, on le voyait comme les visages de femmes ne sont pas faits pour être vus, on le voyait changer et révéler tour à tour les nuances les plus exquises de la joie ou de la douleur, inventant, pour tous ceux qui, plongés dans l’obscurité de la petite salle, le suivaient des yeux, une joie et une douleur si intenses et si désirables qu’il leur semblait qu’ils ne pourraient plus se contenter, à l’avenir, des émotions vulgaires de la vie de tous les jours. C’est qu’au-dessus de la banale histoire où il figurait, ce visage racontait une histoire nouvelle, bien plus belle que l’autre ; il était à lui seul un drame, car il était lancé dans une recherche infinie et il lui suffisait parfois d’un faible et incertain sourire, comme d’une femme qui pense à son enfant perdu en regardant passer celui d’une autre, pour donner le sentiment de ce vide permanent et un peu désespéré créé par tout amour, et au-dessus duquel la vie, comme une danseuse sur une corde raide, s’efforce de chanter d’un air insouciant… Mais aussitôt après vint un film qui, malgré l’appât qu’il offrait de quelques noms célèbres, était composé d’une manière si prétentieusement alambiquée, rempli de telles incohérences et d’effets si grossièrement déclamatoires, que Simon, renonçant aux gestes de maniaques que faisaient sur l’écran des personnages voués à la nécessité absurde de se remuer et de faire du bruit, se leva discrètement et quitta la salle…

Il retrouva la route avec étonnement. La nuit était claire ; les parois des rochers luisaient doucement sous la lune qui venait d’émerger, toute rouge, des crêtes du Grand-Massif déployées au-dessous d’elle dans un calme surnaturel. Simon fut bouleversé par ce calme qui le rendait à lui-même ; il comprenait que là était la vie, et l’émotion qu’il avait éprouvée quelques instants plus tôt lui parut fade et artificielle. Il songea à ses camarades, enfermés à quelques pas de lui dans une salle toute noire, subjugués par un carré de toile lumineux. La nature était là, sans témoins ; on la laissait toute seule accomplir ses gestes lents et muets dans la nuit, ses gestes sacrés et nus. C’était la même nature que celle de Blanc-Praz et Simon la retrouvait avec un véritable saisissement. Qu’y avait-il donc de si haut et de si désespérant dans son silence ? Sans doute, à l’intérieur de ce silence, Simon était-il d’accord avec elle ; sans doute avait-il accepté ce pacte de silence qu’elle lui avait imposé ; mais dans cet accord même n’y avait-il pas quelque chose d’inhumain qui l’arrachait du reste des hommes et le portait vivant par-delà la vie ? Il aurait voulu pouvoir réserver davantage sa force, son amour, n’avoir qu’à attendre un signe, un geste, une entrée en matière. Dans un autre pays, dans une autre saison, quelque feuille se fût pour lui détachée d’un arbre, quelque animal aurait surgi ; un craquement, une lueur l’eussent guidé, rassuré… Ici, tout se taisait. Il ne fallait rien attendre de la neige, ni du roc, que ce même silence et cette même immobilité qui vous arrachaient l’âme, qui mettaient la nature si loin de vous et la rendaient indéchiffrable et presque absente, ainsi qu’un être aimé que l’on ne verrait que dans son sommeil.

Soudain, alors qu’il s’abandonnait à sa rêverie, Simon eut un mouvement de surprise. Comme il s’était arrêté au milieu de la route, il aperçut tout près de lui, couchée sur la blancheur du sol, une ombre qui n’était pas la sienne…

Il se retourna et vit Ariane… Il fut ravi et pourtant, au sein même de son ravissement, il avait l’impression que cette présence n’arrangeait pas tout : il lui semblait qu’il ne faisait que changer de tourment, comme si Ariane épousait la nature dans son refus. Il la voyait, les cheveux nus, déroulés autour de son petit front dur… C’était bien ainsi que cela devait être !… Il n’y avait pas longtemps que, par une nuit semblable, Simon s’était retourné et avait aperçu le même visage, si ouvert cette fois-là et si déchiffrable ! Mais cette succession ne l’étonnait pas. Il entendit la jeune fille lui adresser la parole : elle avait toujours la même façon simple et exquise de parler, de se tenir debout sur le sol comme par miracle, et de le dévisager, tout en parlant, avec cette netteté qui faisait si mal…

— N’est-ce pas trop de moi ici ? dit-elle. Je suis sûre que vous n’aviez pas du tout envie de me voir en ce moment, que vous étiez parfaitement bien dans votre solitude, que rien de vous ne m’appelait…

Il la contemplait avec un élan prodigieux de tout son être ; mais en même temps s’éveillait en lui une obscure souffrance.

— Non, je n’étais pas très bien dans ma solitude, lui dit-il, et c’est vrai au contraire que je suis très bien auprès de vous. Et cependant, si je vous avais appelée et si vous étiez venue pour répondre à cet appel, je serais obligé d’avouer que nous avons fait fausse route. Il y a quelque chose, il me semble, que votre présence ne supprime pas…

— Quoi donc ?

— Cela même contre quoi j’aurais besoin d’être protégé.

Elle se rapprocha de lui, lui tendit ses deux mains ensemble.

— Ne suis-je donc pas capable de vous protéger, Simon ?…

— Peut-être pas contre la nature…

Elle hésita et il crut qu’elle allait se taire, comme tant de fois, comme chaque fois qu’elle était consciente de se heurter à un obstacle contre lequel les mots ne peuvent pas servir. Elle resta un instant immobile, telle qu’il l’avait trouvée en se retournant, et ses lèvres brillaient faiblement sous la lune, doucement appuyées l’une contre l’autre, avec cette expression de ferveur qui faisait qu’elles avaient vraiment l’air de penser, et que Simon se disait toujours que sous la douceur d’Ariane veillait une force qu’elle dédaignait de manifester. Elle dit enfin, comme si elle se répondait à elle-même :

— Personne ne peut nous protéger contre la nature…

Il la regarda, alarmé.

— Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

Elle secoua la tête.

— On aime, et la chose aimée ne répond pas. Il faut que ce soit ainsi pour que l’amour nous fasse découvrir le mystère des choses.

— Qu’appelez-vous le mystère des choses ?

— Le mystère de leur existence. Y en a-t-il un autre ?

— Mais pourquoi ce mystère est-il cruel ?

— Que les choses soient, cela est mystérieux. Et notre amour ne les fait-il pas être davantage ?…

Elle se tut comme si elle en avait trop dit.

— Oui, notre amour les fait être davantage, dit Simon. Peut-être même qu’en les aimant, nous leur donnons une existence qu’elles n’avaient pas. Ne les créons-nous pas plus ou moins ?… Mais quand nous les avons créées, ou quand nous leur avons donné un surcroît d’existence, elles se dérobent dans leur existence et s’opposent à nous dans un effort jaloux pour rester elles-mêmes. Elles ne veulent pas se laisser entamer. Nous sentons la résistance en même temps que nous éprouvons l’amour, et dans la mesure même où nous l’éprouvons. On ne sort pas de ce dilemme…

— Mais cette résistance même n’est-elle pas la preuve que les choses existent, et qu’elles existent sans nous ?…

— Je ne sais, dit-il. Plus nous donnons d’être à ce que nous aimons et plus ce que nous aimons s’éloigne de nous. Pourtant les choses ne cessent de nous solliciter, d’appeler notre attention sur elles. C’est comme si elles nous prenaient par le bras… Mais nous attendons en vain la réponse.

— L’amour a-t-il besoin d’attendre la réponse ? demanda-t-elle en se tournant vers lui. Je croirais au contraire que l’amour des choses est le modèle de tout amour. C’est un risque : il faut le courir jusqu’au bout. » Elle ajouta, narquoise : « Avez-vous peur d’être volé ?…

Il marchait, regardant le chemin. À la question d’Ariane, il releva la tête ; il lui semblait qu’elle venait de lui faire faire tout à coup un grand pas. Car si l’amour des choses était le modèle de tout amour, il était donc vain d’opposer, comme on le faisait souvent, l’amour des êtres à celui des choses, ou inversement : c’était créer une opposition extérieure, factice… Aimer les êtres, les choses, la question est la même. Ceux-là n’ont pas plus que celles-ci le privilège de se refuser, de nous faire souffrir. Il y faut seulement un peu de générosité d’âme. L’amour n’est rien ou il est une collaboration à l’œuvre de Dieu, et cela exige un peu de désintéressement, sans doute, un peu d’héroïsme. Qu’ai-je besoin de croire à l’amour des êtres pour les aimer ? pensa-t-il. Qu’ai-je besoin de croire pour l’aimer que la nature est là qui m’invite et qui m’aime ? Non, non, il faut aimer plus héroïquement, cher poète ! Elle n’est pas là pour moi, votre nature, mais moi pour elle. Ce n’est pas à elle de s’incliner vers moi, mais à moi de m’élever jusqu’à elle et d’épouser, si je le puis, le rythme initial d’où les choses ont jailli, d’où elles ne cessent de jaillir et qui perpétuellement en redessine les formes. La beauté des choses me domine. Le printemps ne sent peut-être pas mes adorations, mais moi je sens le printemps, et il m’enivre !

Ils s’étaient mis à marcher vers le bois qui était assez clairsemé en bordure de la route et dont les ombres se découpaient sur la clarté de la neige avec une netteté hallucinante. Comment n’eût-on pas cru au message de ces ombres, à leur importance ? Comment aurait-on pu refuser son amour aux choses, alors que les images dessinées par ces ombres apparaissaient comme la projection sur notre monde d’une vérité qui le dépassait ? Comment ne pas obéir de toute son âme à ce rythme des branches si soigneusement peintes sur la route et qui semblaient y reproduire les figures de quelque danse sacrée ? L’ombre des deux promeneurs se mouvait parmi ces ombres immobiles, les effaçant puis les rendant à elles-mêmes, de sorte qu’ils avaient beau passer sur elles, elles reprenaient aussitôt leur forme exacte et leur passage sur cette route n’y laissait pas plus de trace que le bateau n’en laisse sur la mer. Voilà bien, se dit Simon, ce qu’il faut aimer avant tout… L’angoisse devant tout ce qui passe et qui risque de nous échapper, oui, il connaissait cela. Mais il connaissait aussi une angoisse bien pire : celle qu’il éprouvait devant le secret de ce qui demeure.

— L’amour est ce qui trompe le moins, dit Ariane, si l’on veut bien courir le risque de ne pas recevoir la réponse…

Elle avait continué à penser sur ce sujet et il fut frappé par son sérieux. Il se demanda un instant si, elle absente, les choses auraient eu le même sens… L’amour était ce qui trompe le moins, oui, l’ordre d’amour était le plus juste, car la pensée fait des dupes, et il n’y a pas de forfait au monde qu’on ne puisse couvrir en invoquant quelque principe. Mais l’amour, il le sentait de nouveau, l’amour creusait devant celui qui aime cet abîme toujours plus profond, au fond duquel on ne pouvait aller. Il s’étonna de la question qu’Ariane lui avait posée en arrivant : « Ne suis-je donc pas capable de vous protéger ?… » Question ingénue ! Il se souvenait de ses premières ivresses dans la prairie, au début de l’été… Comment avait-on jamais pu conseiller aux hommes de préférer l’amour des êtres à celui des choses ? L’amour des êtres ne comportait-il pas une source supplémentaire d’erreur et d’imperfection, dans la mesure même où il comportait une ambition plus proche ? Il songea soudain à Kramer : ah ! celui-ci n’eût pas été d’accord avec Ariane !…

— Un amour qui n’atteint pas son but, dit-il, quoi de plus atroce ?

— Un amour qui l’atteint trop vite.

Il la regarda, frappé, tandis qu’elle demandait :

 Qu’est-ce qu’un amour qui n’atteint pas son but ?

— Un amour… qui n’obtient pas ce qu’il désire…

— L’amour obtient-il jamais ce qu’il désire ?

Il allait dire : Est-ce impossible ? Mais elle le devança :

— Croyez-vous que l’amour soit fait pour être comblé ?… Quand l’amour est comblé, je pense qu’il engendre aussitôt quelque désir plus grand qui ne peut l’être.

— Quel désir ?

— Celui d’être comblé davantage.

— Peut-on aller plus loin que tout ?

— Tout ! Nous n’avons jamais assez de tout !

Il fut surpris par la violence avec laquelle elle avait jeté cette réponse. Elle était évidemment de celles qui n’attendent pas l’expérience pour savoir. Ils marchèrent un moment en silence, puis, cruellement, elle demanda :

— Vous ai-je consolé de la nature ?

— Comme un tourment console d’un autre tourment, dit-il.

Elle le regarda sans mot dire. Ils s’étaient avancés jusqu’à l’extrémité de la route et s’étaient engagés sur un chemin qui se perdait sous les bois. Une vague lueur semblait sortir du sol. L’air était glacé et la neige, sur les branches, était comme de la pierre. Simon s’arrêta, un peu essoufflé, et dit :

— Vous me tourmentez, vous aussi…

Elle eut un léger mouvement de recul, comme si on lui avait porté un coup, et une question s’alluma dans ses yeux.

« Vous n’êtes pas l’antidote exact de ce mal que je cherche à fuir, poursuivit-il. Vous me l’apportez, vous aussi !…

Elle feignit de ne pas le comprendre.

— Mais quel mal, Simon ?

Il se recueillit un instant, puis il dit :

— Il y a votre présence, votre voix, vos gestes, comme l’autre jour, c’est-à-dire des choses qui occupent mes yeux, mes sens, délicieusement, mais en dehors desquelles vous vous tenez peut-être. C’est d’une autre présence, c’est de vous que j’avais besoin, de vous dépouillée de tout cela qui vous rend si belle, mais qui n’est pas vous absolument…

— Qui n’est pas moi ?

— C’est peut-être un mal que nous soyons si sensibles à la beauté, à des apparences. Combien de visages de femmes nous font imaginer qu’il se passe en elles des choses sublimes – il pensait à celui qu’il venait de voir sur l’écran – simplement à cause d’un arrangement de traits harmonieux, de quelques détails… matériels en somme. Excusez-moi de vous parler ainsi, lui dit-il en lui prenant la main. Ce qui m’est cher en vous, c’est cela, mais c’est bien autre chose encore. Et dans tout cela, où êtes-vous ?

Elle comprit son anxiété et dit :

— Est-ce donc que ma présence matérielle fait tort à l’autre ?

— Votre présence n’est jamais tout à fait matérielle. Vos traits, vos yeux, votre façon d’être là, de joindre vos lèvres, cela est trop intérieur à vous pour en être séparé, et cela parle de vous comme l’empreinte laissée sur le sable parle du pied qui l’a faite. Mais comment savoir ce qu’est l’autre présence quand vous êtes là vous-même, tout entière, apparence et réalité confondues ? Et comment savoir ce qu’elle peut ? Celle-ci me trouble… Tenez, je ne sais pas très bien ce qu’elle change ou ce qu’elle dérange en ce moment, mais il y a bien quelque chose de changé, dit-il en s’arrêtant de nouveau devant elle. Ce n’est pas qu’elle soit moins grave que l’autre, non ; – peut-être cependant qu’il s’y mêle un peu trop de délices, d’inquiétude… oui, un léger et indéfinissable tourment qui n’existait pas tout à l’heure… Ah ! Peut-être pourriez-vous m’être éternellement invisible : peut-être ne suis-je complètement heureux que lorsque vous m’êtes invisible, oui ! Peut-être votre présence n’est-elle complète que sans votre corps… Vous revenue, c’est vrai, je pense à vous comme à une créature – à une créature qui se meut, qui est belle, que je vois, et peut-être…

— Peut-être ?…

Mais il n’alla pas au bout de sa pensée et dit :

— Peut-être arrive-t-il que cette créature-là m’empêche de voir l’autre…

— Mais l’autre est-elle plus que la première un aboutissement, Simon ? dit-elle avec douceur. Vous semblez croire que mon corps n’est pas moi ou que je ne suis pas dans mon corps. Mais cette autre créature que vous apercevez derrière lui, mérite-t-elle d’arrêter davantage vos regards ? Vous n’arriverez jamais au bout. Ce que vous aimez, ce que vous prétendez atteindre n’est-il pas simplement hors de moi ?

— Pourquoi donc hors de vous ?

— Derrière cette seconde créature, n’est-ce pas autre chose qui vous attire ?

— Mais quoi donc ?

— M’aimeriez-vous autant si vous me sentiez limitée à moi-même, si vous me sentiez « finie », si je n’étais pas pour vous une espèce de chemin sur lequel on peut aller toujours et dont on ne voit pas le terme ?…

— Non, non, dit-il, je vous aime d’être infinie, d’être liée à tout le reste – à tout ce qui nous attend de l’autre côté de la vie…

— Mais tant que je vis, reprit-elle, mon corps n’est pas plus séparable de mon âme que la droite d’un chemin ne se peut séparer de la gauche. Pas plus que le ciel ne se peut séparer de la terre pour qui regarde l’horizon.

— Oui, dit-il avec émotion, oui, vous avez raison, le ciel enveloppe la terre comme votre âme enveloppe votre corps…

— Mais la vérité n’est ni dans le ciel ni dans la terre… Il faut que l’un et l’autre restent également transparents pour permettre au regard d’aller au-delà. Lorsque mon corps vous sera aussi transparent que mon âme, alors il ne vous sera plus un obstacle.

— Oui, dit-il, oui, peut-être pourra-t-il devenir, lui aussi, un chemin… Car si la vérité n’est ni dans votre corps ni dans votre âme, j’ai pourtant besoin d’eux pour aller vers cette vérité, pour que je sente seulement qu’il y a, qu’il doit y avoir, quelque part, une vérité… Peut-être bien que vous n’êtes pas la vérité, mais sans vous la vérité n’existe plus pour moi, de même que la rive cesse d’exister quand le pont saute, et les étoiles quand l’instrument fait défaut pour les voir.

Elle sourit.

— Les hommes naissent myopes, dit-elle.

— Et c’est cette myopie sans doute qui les tourmente toute la vie, ajouta-t-il. Nous avons conscience de voir trouble ; c’est cela qui nous rend inquiets. Et quand nous n’en avons plus conscience, c’est peut-être tout simplement parce qu’au lieu d’accommoder notre vue aux objets, nous les ramenons près de nous par artifice.

Elle se tourna vers lui avec une subite tendresse et demanda :

— Êtes-vous toujours inquiet ?…

— À demi, dit-il. Comment non ? Il y eut un temps où toute chose m’était question, problème, torture. Puis j’ai cru que tout ce bruit en moi et ces incohérences avaient cessé, je n’entendais plus qu’une musique qui me grisait. Et maintenant, toutes ces questions, je les retrouve en vous, à travers vous ; vous les réunissez, comme un lien qui tient la gerbe plus serrée ; elles passent toutes par vous, elles…

— Je ne suis pas la réponse, dit Ariane.

— C’est vrai, reconnut-il avec effroi. Vous n’êtes pas la réponse, Ariane !… Vous êtes entrée en moi comme la nature. Vous ne rompez pas son silence. Vous ne me tourmentez pas moins. Vous me dépassez et m’échappez comme elle me dépasse et m’échappe. Voilà pourquoi vous ne pouvez pas me sauver d’elle !

Elle hocha la tête.

— Elle et moi, dit-elle, nous ne sommes que des signes.

— Des signes !… répéta Simon avec émotion. Le souvenir des ombres qu’il avait contemplées sur la route des Hauts-Praz revenait tout à coup s’imposer à lui avec une autorité imprévue, et ce rapprochement lui faisait éprouver quelque chose de cette frayeur respectueuse qu’on éprouve devant un phénomène dont on aperçoit soudain la grandeur. Ah ! peut-être, dit-il avec un grand soupir, peut-être !… Comme ces ombres que la lune dessine sur la route et que le soleil dessinera demain !… Et pourtant, pourtant, quand je me suis retourné tout à l’heure et que je vous ai aperçue derrière moi, silencieuse, il m’a semblé que vous étiez là, que nous étions là depuis toujours et que notre double, notre unique présence en ce lieu était une chose qui se suffisait. Je ne sentais pas notre dépendance, notre faiblesse. Vous étiez droite, mince, les bras pendants le long de votre corps, mais les mains un peu avancées, comme si vous apportiez quelque chose, dans cette attitude qui vous est familière, les yeux regardant droit devant vous, comme si vous étiez devant une glace à la recherche de votre image… J’ai toujours cette impression-là quand vous me regardez… Vous semblez toujours demander aux choses de vous rassurer sur votre existence. D’autres passent leur vie à chercher les preuves de l’existence de Dieu, ajouta-t-il ; mais pour vous ce n’est pas l’existence de Dieu qui est une difficulté, c’est la vôtre… Vous êtes si transparente que vous ne vous apercevez plus vous-même, et c’est ainsi qu’il arrive que vous vous cherchiez…

Elle sourit doucement et prit sa main.

— Votre aspect me frappe toujours de la même façon, poursuivit-il en se rapprochant d’elle. Et vous m’avez rappelé un autre jour où je me suis retourné pareillement et où je vous ai aperçue derrière moi pareillement, le visage levé, en train de me regarder comme aujourd’hui…

— Chaque fois que vous vous êtes retourné dans la vie, Simon, vous m’avez aperçue ainsi derrière vous, en train de vous regarder.

— Oui, c’est cela ! dit-il avec conviction, comme si elle venait d’exprimer sa pensée.

Il s’approcha d’elle comme pour la toucher.

— Ariane !…

Il était penché sur ses lèvres.

— Non… fit-elle d’une voix étouffée.

— Du moins… j’aurais su !

— Vous auriez su quoi ?

Il avait la gorge un peu serrée.

— Si mon inquiétude était là, dit-il.

— Et si vous vous trompiez ?…

Elle avait secoué vivement la tête et il vit sa chevelure frissonner, comme animée d’une vie indépendante et mystérieuse. Une émotion soudaine s’était emparée de lui et il se rappela ce qu’il lui avait dit un instant plut tôt : « Peut-être ne suis-je vraiment heureux que lorsque vous m’êtes invisible !… » Mais il ne répondit pas et ils se remirent à marcher… Ariane était redevenue « visible » en effet. Mais comment avait-il pu dire que cela empêchait son bonheur ? Elle avait une façon de prononcer les mots, de les prendre et de les mêler à elle, qui inspirait à Simon un secret ravissement ; il lui semblait l’entendre pour la première fois. Elle marchait près de lui, dans un monde où il n’y avait plus rien pour amortir ce qu’un être peut avoir d’unique, son authenticité profonde, et les mots devenaient dans sa bouche des sortes de créatures animées. Simon se disait, en l’écoutant, qu’on se figurait bien à tort que les mots s’écrivent, qu’ils ont une valeur d’échange à peu près fixe, à peu près connue, analogue à celle des monnaies. C’était l’erreur de ceux qui ignoraient la vie. En ce moment même il éprouvait le contraire. Comme ils arrivaient sur une sorte de palier où la pente du sentier paraissait s’adoucir, Ariane fit une réflexion sur la nuit, elle prononça ce mot, le plus simple, le plus court, le plus silencieux, le mot « nuit », et Simon comprit qu’il entendait quelque chose de tout nouveau, car ce mot contenait à la fois l’inclinaison du sentier sur lequel ils marchaient, l’élan des sapins dont cette nuit étoilait la cime, les petits paquets de neige gelés sur leurs branches, la dureté du sol où la neige craquait à peine sous leurs pas. Mais il ne contenait pas seulement toute cette nuit-là, il ne lui apportait pas seulement un afflux de sensations prodigieux, mais encore le son pur de cette voix qu’il aimait et l’image de ces lèvres sur lesquelles, un instant plus tôt, il s’était penché. Et il en était ainsi de tous les mots. Elle lui donnait, en même temps qu’eux, en chacun d’eux, un monde, le monde tel qu’il était en cette nuit-là, avec son ciel brillant, sa neige dure sous les pas, un peu glissante – toutes choses qui venaient si opportunément compléter la science qu’il avait puisée autrefois, à propos de tous ces mots, dans les monuments de la philosophie classique et dans les grammaires comparées. Pour la seconde fois de sa vie, Simon eut conscience d’avoir nettement pris le pas sur Elster. Elster !… Il le revoyait, sous le réverbère de la rue des Écoles, le dos voûté, les bras chargés d’une serviette trop lourde, en train de lui dire qu’il se refusait à comprendre ce que pouvait signifier le mot « vivre ». Simon n’avait pu lui répondre ce jour-là. Mais comme le mot « forêt » venait à éclore, dru, rigide et cuivré, sur les lèvres de son amie, il eut le sentiment que ce mot lui apportait, à son tour, quelque chose de jamais vu, de jamais entendu, et qu’il n’entendrait ni ne verrait plus jamais comme ce soir-là – parce que c’était la vie même…

À présent, il était presque gêné chaque fois que la voix d’Ariane rencontrait un de ces mots autour duquel, avant de le projeter, elle avait l’air de rassembler non seulement les choses éparses autour d’eux, mais son passé, sa conscience, sa vie. Il avait un peu l’impression d’être un intrus, comme lorsqu’on entre dans une pièce où il y a déjà quelqu’un qui, ne vous ayant pas vu, continue à se parler à lui-même. Il n’eût pas été plus troublé si Ariane avait détaché d’elle un à un ses vêtements et les avait laissé tomber à ses pieds.

Mais ces mots ne faisaient pas que la dépouiller. Ils étaient aussi des liens. Car ils vivaient tous deux depuis assez longtemps au Crêt d’Armenaz pour avoir oublié que les mots tels que la « route », la « forêt », avaient pu, dans une existence précédente, s’appliquer à d’autres routes ou à d’autres forêts que celles qu’ils avaient sous les yeux : ils possédaient dans leur esprit des images pareilles de toutes choses et l’univers était devenu aussi simple qu’au temps où la Terre était plate. Ils savaient tous deux parfaitement, lorsqu’ils prononçaient le mot « forêt », comment celle-ci barrait la route de sa ligne sombre et ils se représentaient d’une manière identique l’élan impétueux de son ascension vers la haute muraille d’Armenaz. Ainsi les mots avaient-ils cessé d’être vains ; ils étaient gonflés, bourrés jusqu’au bord : ils étaient chair et sang, ils étaient arbres et fontaines, ils étaient glace et soleil, ils se distendaient sous leurs lèvres ainsi que des fruits prêts à éclater…

Simon ignorait quelle heure il pouvait être quand il se sépara d’Ariane ; mais, sur toute l’étendue du Crêt d’Armenaz, on n’entendait plus aucun bruit. Sans doute la séance de cinéma était-elle finie depuis longtemps et la camionnette était-elle repartie vers les villes… Il revint sans se presser vers le Mont-Cabut et monta l’escalier silencieusement. Une étrange allégresse était en lui et il s’étonnait que tant de bonheur pût lui venir d’une femme.

XIV

À la fin de la semaine, une chambre se trouva libre au Mont-Cabut. Cette chambre touchait à celle de Simon et le jeune homme se demanda un moment qui on allait y mettre. Or, au début de la semaine suivante, Massube arriva, chargé d’un petit sac de toile qu’il déposa dans le vestibule. Pendant une partie de la journée, on vit Massube parcourir les chemins du Crêt d’Armenaz, apportant les uns après les autres des paquets qui bientôt formèrent au bas de l’escalier un petit tas misérable. Il en était là de sa besogne quand Simon rentra pour se coucher. Celui-ci reconnut au premier coup d’œil les signes indiscutables et funestes de la présence de Massube : la bouillotte de zinc, avec son anneau de cuivre, et l’immense parapluie, d’une couleur unique au Crêt d’Armenaz, sous lequel Massube se promenait les jours de neige. Il éprouva un léger sentiment de répulsion à l’idée qu’il allait devoir vivre avec ce nouveau voisin : cela allait le gêner pour penser… Mais il s’arrangea pour ne pas lui donner lieu de jouir de son étonnement.

Massube descendait l’escalier comme Simon était sur le point de monter. Simon n’avait pas besoin de lever les yeux pour deviner la lueur mauvaise qui brillait toujours dans ceux de Massube. Mais, ce soir-là, Massube avait simplement la mine très fatiguée, et l’humeur peu accueillante. Jamais Simon ne lui avait vu le teint si terreux, l’air si las : la physionomie d’un homme traqué. Aussi ne put-il se défendre, en le voyant, d’une émotion qu’il n’avait pas prévue.

— Alors, dit-il, désirant prendre l’offensive des amabilités, nous voilà voisins ?…

Massube, qui était penché sur ses paquets, ne se détourna pas pour lui répondre.

— Comme vous voyez…

Simon regarda un instant son dos rond, ses épaules dissymétriques.

— Si je peux vous être utile à quelque chose…

— Je ne crois pas.

— Voulez-vous que je vous aide à monter vos paquets ?

Massube se redressa et dirigea sur lui un regard où l’on ne pouvait rien lire.

— Non.

Simon comprit qu’il lui était irrémédiablement hostile. Il remonta chez lui découragé.

Le lendemain, comme il pénétrait dans le vestibule, vers la même heure, il vit scintiller, au bas de l’escalier, dans un coin, un objet qu’il ne reconnut pas tout d’abord : c’était la fameuse bouillotte de métal que son propriétaire avait dû oublier… Simon hésita, puis, haussant les épaules, monta l’escalier. Cependant, arrivé au premier palier, il fut arrêté par un souvenir, celui de sa promenade à Blanc-Praz avec Jérôme… Il se remémorait soudain ce mouvement de compréhension et d’amour qui l’avait saisi, la façon dont Massube lui était apparu alors... Il descendit prendre l’objet, l’incroyable bouillotte de zinc, et alla frapper à la porte de Massube… Celui-ci était au lit, l’air aussi fatigué, aussi hostile que la veille. Il accorda à Simon un « merci » distrait. L’intérieur de la chambre était pitoyable dans son désordre.

— « Elle » me manquait, remarqua simplement Massube. Il fait froid…

— Si vous avez besoin d’une couverture, dit Simon, il y en a toujours dans l’office, qui ne servent pas. » Il n’y eut pas de réponse. « Je vous signale aussi le jeu de boules qui est dans le grenier, dit Simon, agacé qu’il était par ce mutisme. Il y a une plaisanterie classique qui consiste à laisser descendre les boules les unes après les autres dans l’escalier, quand tout le monde dort. Je vous préviens : il faudra trouver autre chose pour être original.

Mais Massube ne desserra pas les lèvres et Simon ne vit pas son regard. Massube était fatigué, bien fatigué !…

Simon rentra chez lui, presque affligé, et alla s’étendre sur le balcon.

Tout était paisible à cette heure ; la nuit était là, autour de lui, mais ce soir il n’en concevait aucune crainte. Sa solitude n’était plus ce qu’elle avait été autrefois, repli, abandon ; elle était maintenant autre chose : une participation, une condition royale au sein de laquelle son être se dilatait et trouvait l’union. Parce que tu es là, c’est alors que je me trouve moi-même : tu m’apportes la plénitude, comme je te l’apporte ; et l’amour n’est pas autre chose, se disait-il : c’est ce qui rend possible la solitude, c’est ce qui la rend féconde. Car il n’y a qu’une façon de cesser d’être seul, c’est en étant plus seul encore. Car il n’y a qu’une façon d’être plus seul encore, se disait-il, et c’est d’être avec Dieu, et tu me donnes Dieu, et je suis ouvert à lui parce que tu es là…

Il rêvait ainsi, les yeux fermés, ayant sur les genoux un livre qu’il ne lisait pas, car les livres enseignent peu de chose, beaucoup d’entre eux avaient perdu de leur prix depuis qu’il vivait sur cette montagne, et il préférait, en ce moment même, lire dans la nuit. Soudain il entendit quelqu’un remuer dans une chambre du bas et, en se penchant, il aperçut l’ombre de Kramer qui s’agitait. Mais c’était ainsi tous les soirs : celui-là n’était jamais tranquille… Massube, au contraire, ne faisait pas de bruit. Peut-être s’était-il déjà endormi ?…

 

Kramer traversait une période plus sombre que de coutume. Il n’était plus question maintenant de lettres à porter, mais Simon croyait qu’il avait dû faire appel à un autre dévouement que le sien, car il se flattait d’avoir reçu de Minnie plusieurs messages. De son côté, la jeune femme affectait toujours d’ignorer l’existence du Grand Bâtard, et Simon s’étonnait ingénument de cette duplicité qui, pour elle, devait avoir tant de charmes. Repris par ce besoin de confidences qui le torturait, Kramer finit même par lui montrer quelques mots brefs, équivoques et supérieurs, encadrés dans une cartoline de grand style – de ces mots irritants qui disent oui en disant non et qui sont avant tout l’indice d’une parfaite froideur. Mais de nouveau Minnie avait dû cesser d’écrire, soit par indifférence réelle, soit pour le plaisir qu’elle trouvait à faire souffrir un homme qui, à certains égards, lui était supérieur, soit enfin pour faire une expérience et voir ce qui en résulterait. Il n’en résultait rien pour le moment, si ce n’est que Kramer traversait une phase d’exaspération qui le rendait avide de catastrophes et aggravait en lui les effets de la maladie. Surtout son imagination l’accablait et l’immobilité lui était une épreuve terrible qui, en l’empêchant de combattre l’intoxication progressive que provoquait en lui la pensée de Minnie, lui ôtait tout moyen de faire diversion à une passion épuisante. Simon comprenait, en voyant Kramer, à quel point l’immobilité pouvait devenir un supplice.

Il voyait avec peine son malheureux ami abandonner les sujets historiques et l’étude de cette fameuse philosophie hindoue à laquelle l’avait peu à peu amené la lecture de Nietzsche, pour se perdre dans les colonnes des journaux. Mais aussi bien que chez Nietzsche, Kramer trouvait là son aliment : car il était en sympathie avec tous les abîmes, avec tous les troubles qui éclataient çà et là de par le monde, et il se réjouissait d’observer, sur tous les horizons d’Europe, des causes susceptibles d’amener la guerre.

Cependant, incapable d’oublier ses malheurs personnels, le Grand Bâtard se livrait à des menaces contre les traîtres et conjurait le Seigneur de le venger de ses ennemis. Simon ignorait ce qu’il dissimulait sous ces formules et il se demandait si ce n’était pas simplement des souvenirs de lectures bibliques qui réapparaissaient ainsi dans sa conversation, jusqu’au jour où le Grand Bâtard, s’arrêtant devant lui et le regardant jusqu’au fond des yeux, laissa tomber cette phrase, sur un ton d’accablement qu’il corrigeait mal par un sourire forcé :

— Simon, Simon, comment peut-on être méchant avec un visage comme le vôtre ?…

Que voulait dire cette phrase ? Tout à coup Simon se rappela ; il se rappela ses rapides entrevues avec Minnie et il eut peur : on avait dû parler ! Il n’eût pas été surpris d’apprendre qu’il y avait du Massube là-dessous !… Il voyait en imagination celui-ci rampant vers Kramer, la tête rentrée dans les épaules : « Vous savez, ce jeune Delambre ?… Vous n’ignorez pas, je pense, ses rapports avec Minnie ?… » Oui, Massube seul était capable d’avoir fait entendre aux oreilles du Grand Bâtard quelque propos trop inconsistant pour pouvoir être reproduit, mais assez inquiétant pour ne pas risquer d’être oublié. Il fallait qu’il existât quelqu’un au Crêt d’Armenaz pour assumer ce rôle et ne pas laisser vacante cette fonction qui, dans tous les milieux du monde, a toujours été la mieux exercée : la perfidie. Massube s’acquittait admirablement de ce soin, cela était hors de doute, et déjà Simon s’apercevait, à certaines phrases de Kramer, qu’il y avait « quelque chose de pourri » dans le royaume de leur amitié… Mais Kramer refusa ce jour-là toute explication et s’il lui laissa entendre par la suite que Massube avait effectivement parlé, Simon ne sut jamais d’une manière précise quels étaient ses griefs envers lui.

Le Grand Bâtard, qui se rendait un véritable culte, avait fait venir de chez lui des tableaux qui le représentaient dans de somptueux costumes militaires, les épaules chamarrées et la poitrine barrée de rubans ; les cadres dont s’entouraient ces tableaux rehaussaient d’un lustre fâcheux la petite chambre si bien faite pour rester nue et qui, à la faveur de cette mise en scène, n’en faisait que mieux éclater ses misères. Mais Kramer avait besoin de tout cela pour que l’on crût à lui. Ces dorures étaient sans doute chargées dans sa pensée de suppléer à celles dont une expérience insuffisante de la langue française l’empêchait encore de recouvrir ses phrases. Car le penchant qu’il manifestait pour la grandiloquence était mal servi par ses possibilités d’expression et il n’atteignait à quelque grandeur qu’en accumulant, sur la maigre et incertaine charpente de ses phrases personnelles, le poids disproportionné des citations que lui fournissait sa monstrueuse mémoire et que, d’ailleurs, il n’avouait pas toujours. Simon, en l’écoutant, croyait voir de somptueuses corniches corinthiennes installées sur des échafaudages de pacotille. Entre les grossiers moellons de ces constructions barbares, on voyait percer tout à coup l’incontestable beauté d’un bas-relief antique. Mais parfois l’édifice lui-même était si imposant qu’on ne pouvait lui refuser un regard. Et d’ailleurs, on le sait, le Grand Bâtard disposait, pour retenir l’attention, non seulement des moyens oratoires précités, mais de deux mains énormes qui se refermaient sur vous comme des serres.

Simon imaginait volontiers que seule l’obligation où il était de garder la chambre avait empêché jusqu’ici son malheureux ami d’appliquer ce dernier procédé à la charmante Minnie. Car, tandis que Kramer lui parlait de la jeune femme, parfois ses yeux s’allumaient d’une lueur de cruauté qu’il ne songeait même plus à dissimuler à son compagnon – vers qui une sympathie plus forte que toutes ses défiances, et surtout un affreux besoin de confidence le ramenaient toujours.

Ainsi s’abandonnait-il devant lui à toutes les violences de son caractère : on eût dit qu’il attendait Simon pour réciter un rôle qui ne comportait que des imprécations. Tout en parlant, il tournait comme un fauve autour de sa chambre et piétinait les livres, les journaux qu’il avait consommés dans la journée. Il usait toujours du même langage qui semblait s’apparenter tantôt à celui des héros d’Eschyle, tantôt à celui des psaumes de David. Enfin, après avoir beaucoup récriminé, il serrait sur lui avec force la ceinture d’une magnifique robe de chambre écarlate et essayait devant sa glace deux ou trois coiffures extraordinaires, des bonnets de fourrure, des turbans qu’il drapait autour de sa tête. C’était la fin d’un premier acte, toujours le même, dont il n’apercevait pas la monotonie et qu’il jouait toujours avec la même conviction effrayante, variant à peine de temps à autre l’intensité des violences et la qualité des injures.

Simon s’efforçait de ne pas s’émouvoir. Il ne se sentait atteint ni par les injures ni par les menaces. Il gardait le silence jusqu’à ce que le couplet de son ami, sa promenade de lion en cage et ses essayages fussent terminés. Il savait bien que sa présence était nécessaire. Il savait bien que Kramer avait besoin d’un auditoire, et qu’à cette condition ses crises se calmaient d’elles-mêmes. Il attendait donc que le Grand Bâtard, ayant enfin tiré de son armoire le bonnet qui lui convenait et épuisé tout son répertoire d’apostrophes, eût consenti à réintégrer sa peau de bique. Car on l’autorisait depuis quelque temps à s’étendre au-dehors et Kramer, qui ne faisait rien comme tout le monde, avait garni sa chaise longue d’une luxueuse peau de bique où il disparaissait aux trois quarts. Alors, une fois étendu, les pieds joints, les bras enfouis, désarmé, dans cette position qui semblait être une répétition pour la mort et qui le forçait déjà à baisser le ton, Kramer semblait oublier ses griefs, se mettait à philosopher doucement, et si le nom de Minnie arrivait encore au sommet ou à la fin de ses phrases, c’était comme l’écume d’une vague résolue. Ainsi, après avoir clamé, avec le plus grand sérieux, que c’était fini entre Simon et lui et qu’il y avait entre eux des choses irréparables, il se mettait à prendre un ton plaintif pour le supplier de rester chaque fois que le jeune homme faisait mine de s’en aller, et, tirant finalement ses bras de leur gaine, il s’accrochait à lui désespérément jusqu’à ce qu’il lui eût fait promettre de revenir.

Simon s’étonnait de l’égale sincérité que Kramer apportait dans la tendresse et dans la haine. Il était clair que le malheureux n’avait pas une activité à son envergure et qu’il persistait à appliquer aux plus minces circonstances de sa vie des formules qui les dépassaient. Mais Simon pensait aussi que le sentiment qui le possédait le faisait vivre, à l’insu de tous, dans un monde dont personne ne pouvait prétendre avoir mesuré les dimensions. Il aurait voulu lui servir, il sentait le danger pour Kramer de s’enfermer dans ce monde où il ne pouvait être que seul, et il aurait voulu, entre ce monde-là et le monde inoffensif et banal où vit le reste de l’humanité, constituer un intermédiaire et laisser la porte ouverte. Bien qu’à force de se pencher sur cet enfer, lui-même fût parfois pris de vertige, il n’osait pourtant pas abandonner Kramer à ses démons et il lui semblait toujours qu’il devait y avoir quelque chose à faire pour le sauver.

 

Alerté par les ténébreuses manifestations du Grand Bâtard, Simon se méfiait de l’apparente tranquillité de Massube. Celui-ci conservait à son égard l’attitude hostile du premier soir, comme s’il l’estimait coupable envers lui de quelque faute ; et Simon commençait à penser qu’en effet Massube devait le trouver coupable d’être heureux. Cette attitude renversait singulièrement les rôles, mais elle réussissait du moins à troubler Simon qui ne se résignait pas à vivre à côté d’un ennemi. La chambre de Massube était le plus souvent silencieuse et ce silence-là aussi pesait à Simon : il n’était pas comme les autres silences. Massube ne se taisait pas comme tout le monde : il avait une façon de se taire à lui, qui était pour les autres un supplice.

Pourtant, un soir, Simon perçut derrière le mur un bruit de voix. Massube parlait ; mais Simon ne reconnaissait pas la voix de son interlocuteur. De quoi parlaient-ils ?… Il entendit Massube dire : « Ça ne sert à rien d’avoir raison… » L’autre voix était sourde ; elle se lança dans un long discours. Simon ne saisissait pas les mots, mais le rythme des phrases lui parvenait ; parfois jaillissait un mot plus fort, comme une vague qui se soulève au-dessus des autres. Ce bruit était curieux à écouter. Mais Massube l’interrompit d’une manière bourrue et, comme il élevait la voix, Simon entendit quelques phrases : « Je ne suis pas d’accord ! disait-il. C’est justement quand les autres enlèvent leurs cravates que j’ai le plus de plaisir à en mettre une, moi ! C’est justement quand ils vont se coucher que j’ai le plus de plaisir à rester debout ! On peut tout de même avoir envie de se promener, avoir envie de cigarettes, de femmes, quand… » Le reste de la phrase se perdit dans un bruit de toux que Simon ne connaissait pas à Massube, qui ne toussait jamais. L’autre s’était remis à parler de sa voix sourde qui résonnait contre la cloison. Il avait dû relever le dernier mot prononcé par Massube, car Simon entendit ce dernier s’exclamer tout à coup sur un ton railleur : « Le mariage !… Encore une bonne petite discipline, quoi !… Une bonne petite cure, comme dit Marchat !… » Puis ce fut de nouveau un long discours de « l’autre », et Simon put en distinguer cette fois quelques mots : « la satisfaction qu’on éprouve à faire les choses en même temps… une entente tacite »… La voix s’élevait, s’abaissait ; on sentait l’homme emporté par son rythme… « Comme une troupe de danseuses où le même mouvement est reproduit à la même seconde par toutes les jambes, vous comprenez ?… » La voix s’abaissa encore, puis Simon entendit : « Et à l’intérieur, l’esprit garde une parfaite liberté, naturellement… » Massube, à présent, n’interrompait plus, et l’autre se laissait aller. Il y eut enfin un silence ; puis la voix de Massube, ironique :

— Dites donc, vieux, vous devriez faire des prédicâtions !…

Simon les entendit se lever, la porte claqua, puis un gros pas descendit l’escalier. Le jeune homme alla jusqu’à sa fenêtre et reconnut, à travers la nuit, la silhouette de Pondorge…

 

Simon était entré dans une grande paix. Ce n’était pas que cette paix lui apparût comme un mur opaque derrière lequel on pût s’enfermer, vivre à l’abri. Il n’y a pas de coffre-fort pour le bonheur et celui dont jouissait Simon n’était pas si étanche que parfois un rayon malin émané d’un monde adjacent ne pût le traverser. Au seuil du palais enchanté, aux grilles du profond jardin, circulant, le corps enveloppé de soleil, au milieu des pelouses bien balayées, mettant ses pas dans ses pas à lui et trouant de couleurs vives l’uniforme exotique et luxueux de l’hiver, les hanches serrées dans un petit pantalon miraculeusement ajusté, le buste moulé dans une veste étroite qui ne laissait pas perdre un détail de sa personne, Simon trouvait Minnie, énigmatique et troublante, le regardant de ses yeux incroyables de Sphinge, l’un vert, l’autre bleu, cachant ses petites griffes dans ses moufles de fourrure, mais évidemment prête à l’empêcher de passer ou à le réduire en miettes s’il ne résolvait pas le problème qu’elle lui proposait. Cependant elle était habile en paroles, se montrait pleine de tact, n’abusait pas de ses succès ; elle feignait même, pour le moment, d’avoir complètement oublié la fête, ce qui dispensait apparemment le jeune homme d’en parler lui-même. Ses plus pressantes questions étaient silencieuses ; mais Simon ne pouvait éviter celle de sa petite bouche aux lèvres déliées et vives, ni l’interrogation délicate de son profil, ni l’invitation parfumée de son cou. Si par hasard elle l’interrogeait explicitement, dans le langage ordinaire des êtres, c’était toujours pour lui proposer un plaisir, une sortie à faire, des gravures à regarder chez elle. Elle était toujours d’humeur égale, ne se froissant jamais pour un refus, acceptant les excuses avec le même sourire délicieux qui lui servait pour les invitations. Elle avait un langage spirituel, hardi, n’ayant pas peur des paroles, faisant comparaître au grand jour les mots dangereux, les mots « tabou », condamnés dans toute bonne société. Elle les prononçait simplement, sans insister, avec un goût parfait, un tact irréprochable, et s’étonnait qu’on ne lui répondît pas dans le même langage, avec le même libertinage subtil. « On dirait que vous avez peur des mots », disait-elle à Simon. « J’ai peur en effet, répondait-il, de ceux qui arrêtent l’imagination au lieu de lui laisser la porte ouverte… »

Un jour enfin, elle lui reparla du docteur, de son anniversaire, de la fête dont les préparatifs traînaient en longueur. Simon sut être courageux, poussa même le courage jusqu’à mentir, lui laissa entendre qu’« il s’était remis à l’étude ». Elle parut se soumettre à cette raison ; mais elle insista gentiment pour qu’il acceptât au moins de collaborer aux décors, à la mise en scène. « Cela ne vous prendra pas de temps, dit-elle, je fais tout moi-même ; je n’aurai besoin de vous qu’à la fin, les derniers jours surtout. Vous voulez bien ?… » Et, comme si elle devinait sa pensée : « C’est tout ce qu’il y a de plus inoffensif, vous savez !… »

Il ne put s’empêcher d’en rire avec elle.

— Puisque vous m’assurez que c’est sans danger…

— Oui, dit-elle amusée, comme les boîtes de couleurs pour enfants !…

 

Cependant Simon tournait le dos, de propos délibéré, à cette apparition élégante et un peu sournoise devant laquelle il ne se sentait jamais tout à fait en repos. Il avait hâte de rentrer dans son monde à lui, au centre duquel existait une source de joie qui, en lui commandant l’exclusion de certains plaisirs, ne faisait pourtant pas de cette exclusion un sacrifice. Ce monde était bienfaisant et ordonné. Les journées ne lui présentaient plus que deux phases distinctes, deux pentes contraires au sommet desquelles Ariane se tenait, muette, et les yeux fixés sur lui. Si ces deux pentes étaient inégales et si la montée était lente et difficile qui menait vers l’apparition nocturne et fugitive, pourtant celle-ci exerçait son influence sur toute la longueur du jour qui montait vers elle et jusque sur les premières heures de la matinée, dont Simon lisait toujours dans sa glace les promesses de limpidité ou les menaces de tempête. Mais la réponse que le ciel lui apportait se doublait maintenant d’un second sens : c’est qu’il y avait derrière ce ciel une matière nouvelle qui sécrétait, elle aussi, du bleu. En descendant, le matin, entre deux remparts de neige, le sentier raide et glissant qui menait vers la Maison, après avoir côtoyé les sapins étagés sur la pente, fantômes éblouissants parmi lesquels de jeunes bouleaux insinuaient leurs dentelles compliquées et fragiles, Simon avait une première vision du bonheur qui lui serait donné le soir, lorsque le même chemin le conduirait vers Ariane et que les pas qu’il y poserait, dans la neige que le gel allait durcir, seraient comme le sceau de son bonheur. Il se disait que tous les pas qu’il pouvait faire dans ce sentier, avant cette heure, n’étaient que des épreuves grossières de ceux du soir, mais il avait du plaisir à les faire, car il savait que le moment ne pouvait manquer d’arriver où ils échangeraient leur grossièreté contre cette beauté exceptionnelle, cette douceur déchirante et anxieuse qu’ont les pas de celui qui va vers l’amour.

Mais si l’attente était déjà pourvue de tous les privilèges que son objet faisait rayonner sur elle, en retour celui-ci bénéficiait de toute la somme de pensées et de rêveries accumulées pendant les heures où il n’était encore qu’une espérance. L’enchantement du Crêt d’Armenaz rendait à toute chose sa vertu : Simon avait, chaque soir, en présence d’Ariane, l’impression qu’il était parvenu sur un sommet. Le paysage, à ses pieds, avait perdu sa forme ; il ne restait des pays traversés qu’un ciel nu d’où rien n’émergeait. C’était avec la même surprise émerveillée qu’il fixait chaque fois les yeux sur ce visage que le temps suspendait quelques minutes devant lui, au terme de sa journée, comme un astre dont la lumière brillait pour lui seul, entre la petite porte grise et la plante verte – ces deux choses qui, à force d’insignifiance, commençaient à s’élever au suprême degré de la signification. Cette plante, il la reconnaissait, il l’identifiait enfin comme il avait identifié tour à tour tant d’autres choses ayant eu dans son passé un lien avec Ariane, au temps où il ne la connaissait pas encore. C’était entre les feuilles d’une plante toute pareille qu’il avait eu à deviner pour la première fois le visage de la jeune fille. C’était derrière une porte toute semblable que par une après-midi d’été il l’avait trouvée assise si sagement, le corps à demi détourné, les yeux fixés sur le paysage. Mais les minutes pendant lesquelles il pouvait la tenir ainsi sous ses yeux étaient brèves. C’était un bonheur éphémère et, après les quelques instants qui lui étaient donnés pour s’accomplir, il fallait savoir le garder en soi et l’emporter sur toute la longueur du chemin, et sur toute la longueur du soir, et sur toute la longueur de la nuit, jusqu’au moment où le jour viendrait confirmer de ses fraîches lueurs l’espérance de retrouver, sous ses espèces réelles, au bout d’un sentier que le givre aurait délicatement fleuri, la merveilleuse image ainsi préservée à travers le sommeil.

Plusieurs semaines s’écoulèrent pour Simon dans cet état de bonheur supérieur au bonheur, dont la simplicité même en rend l’accès si difficile aux hommes et qu’ils ne savent ordinairement pas garder. C’était bien comme si la marche du temps était changée. Cette uniformité apaisante des heures dans laquelle le jeune homme avait si longtemps vécu et où se fondaient les unes dans les autres des minutes homogènes et interchangeables – pareilles aux flocons tournoyants et entrelacés qui tombaient sous ses yeux dans l’anonymat d’une même couche, – cette uniformité n’était plus qu’un voile derrière lequel la vie se divisait, et les deux volets opposés du diptyque tournaient silencieusement sur leurs charnières. Dans chacun d’eux le temps coulait avec un rythme différent et ses parcelles les plus brillantes étaient aussi celles qui s’évanouissaient le plus vite. La journée n’était plus qu’une avenue traversée de lueurs brèves et conduisant, par des allées que l’hiver avait nettoyées de toute ombre, à ces hauteurs où elle rencontrerait l’amour.

Alors, tandis que les compagnes d’Ariane, sortant de leur salle à manger, émergeaient peu à peu dans la lumière brutale du grand couloir où les attendaient les regards insolents des hommes, Ariane, se détachant insensiblement de leur groupe, arrivait dans sa petite robe brune, suivait de longs couloirs, ouvrait des portes de salles abandonnées, franchissait des tunnels d’ombre et finalement atteignait le lieu incertain et sans nom, le lieu absolu auquel la petite plante verte parvenait avec peine à donner une couleur terrestre.

Ils avaient à se dire l’un à l’autre les choses les plus pressantes : leur cœur était rempli de tout ce que la journée leur avait apporté ; mais le temps qu’ils avaient à passer ensemble était si court que, ne voulant pas se laisser distraire de leur adoration, ils se taisaient. Ils se regardaient, se contemplaient l’un l’autre avec avidité, heureux de se sentir envahis tout entiers par leur amour, par la certitude qu’ils ne se rencontraient pas seulement dans les limites étroites d’un monde clos, mais qu’ils étaient en présence d’une chose qu’ils n’avaient pas faite à eux seuls. Car leur amour se tenait entre eux comme une personne muette et invisible qui les dominait. Tout servait à leur recueillement. Ils regardaient pour la centième fois ces murs nus qui constituaient autour d’eux un décor indifférencié, ne portant la marque d’aucune époque et dans lequel rien ne rappelait que quelque chose dût jamais finir : on eût dit le vestibule de l’éternité. Le corps d’Ariane lui-même s’unifiait avec la simplicité de ce monde impérissable. Son sourire, à peine marqué au bord de ses lèvres, était le sourire même du destin. Il venait recouvrir en Simon les images des plus anciens rêves, des plus tenaces, de ceux auxquels la vie ne porte aucune atteinte, parce qu’une trop grande distance les sépare d’elle et qu’ils n’ont apparemment aucune chance d’être réalisés. Ce sourire immobile semblait lui aussi sans rapport avec le temps. Les lèvres qui le formaient n’avaient pas dû assumer une naissance, et encore moins ces yeux fervents dont l’innocence défiait l’usure des années.

Rien non plus dans les objets dont s’entourait la jeune fille ne venait démentir cette impression. Tout en elle n’était allusion qu’à la neige, au froid, à la nuit. Mais la neige que ses pieds allaient fouler était la neige épaisse, drue, fidèle, des sommets, celle qui reste, avec laquelle on avait encore plusieurs mois à vivre et qui en ce moment même recommençait à s’accumuler en couches toujours nouvelles contre les murs. La nuit qu’elle allait traverser, c’était aussi la nuit pure et originelle, une nuit parmi les milliards de nuits qu’avait connues la Terre depuis qu’elle s’était mise à tourner dans l’espace. Ariane était aussi jeune que la nature ; elle était la compagne éternellement jeune des éléments…

Peu à peu, à force de la regarder, Simon était envahi par une sorte de vertige. Un objet, tout au fond du couloir, se mettait à devenir visible, avait l’air de sortir d’un brouillard. C’était le seul objet malencontreux et définissable qui figurât dans ce lieu ; encore était-il accroché dans la pénombre, sur le mur du couloir transversal, comme une chose honteuse, une chose d’un autre monde, une bouée ridicule qui semblait émerger tout à coup d’un océan nocturne. Cet objet était une pendule… À mesure que la grande aiguille se rapprochait du « VI », par une série des petites secousses fébriles qui allaient infailliblement aboutir à une sentence, le regard de Simon redevenait conscient. Non pas que la marche de l’aiguille autour du cadran fût pour diminuer l’enchantement. Il était bien évident au contraire que ce mouvement s’accomplissait lui aussi d’après des lois éternelles et qu’il ne pouvait rien modifier. Les chiffres inscrits en bordure étaient de pures conventions qui n’avaient point pour effet d’accélérer la marche du temps. Chaque soir, il arrivait de nouveau un moment où, la petite aiguille étant posée sur le « VIII » et la grande atteignant son apogée, on pouvait avoir le sentiment qu’il en avait toujours été ainsi. C’était à ce moment qu’Ariane surgissait, comme un astre sur l’écliptique, dans sa robe brune, au bout du couloir. Et alors Simon retrouvait exactement l’état d’âme de la veille, exactement le même émerveillement. Si bien que l’éternel retour équivalait alors, pour ces quelques instants miraculeusement détachés du temps et de l’espace, à une éternité véritable. Mais avant même que la grande aiguille, qui s’était mise à redescendre par saccades, atteignît le jalon fatal au-delà duquel elle recommencerait son ascension – aussi brutale qu’un coup de clairon déchirant les plaines du silence se déclenchait à tous les étages de la Maison, encerclant le couloir d’un crépitement terrible, la dernière sonnerie de la journée. C’était un réseau de sons aigus qui se mettaient à trépider sur tous les points de l’espace, vrillant les oreilles, enveloppant le Crêt d’Armenaz tout entier d’une chaîne criarde, poursuivant partout les retardataires, faisant tomber sur toutes les amitiés le rideau des adieux. Bientôt sœur Saint-Hilaire elle-même qui, avec son visage de sorcière, semblait déléguée tout exprès par un destin jaloux, pour faire le malheur des amants, comme le vieillard fatal qui vient séparer les époux au milieu de leur nuit de noces, apparaîtrait tout au bout du couloir, battant de ses petites mains ridées, d’un mouvement qui ferait par surcroît sonner toutes les clés suspendues à sa ceinture…

Simon n’attendait pas sa venue. Il laissait Ariane disparaître par la petite porte ouvrant sur l’escalier de fer qui rejoignait la prairie, tandis que lui-même reprenait un à un tous les méandres des couloirs. Mais, parfois, il accompagnait la jeune fille sur l’espèce de plate-forme que l’escalier formait devant la porte et la regardait partir, s’enfoncer dans la nuit. Elle semblait partir pour un vrai voyage, dans une vraie nuit, pour un pays dont on n’apercevait pas toujours les bords ; et ce n’était pas sans angoisse qu’il la lâchait dans ce monde obscur et froid, sur ce chemin semé d’embûches et que parfois le brouillard lui dérobait. Il n’était jamais absolument sûr de la retrouver après l’avoir lâchée ainsi, et c’était un peu avec le sentiment d’assister à sa mort qu’il regardait sa forme s’évanouir.

— Ariane, lui dit-il un soir, au moment de se séparer d’elle, lorsque nous vivrons ensemble, vous ne me quitterez jamais, n’est-ce pas ?

— Non, dit-elle. Et nous aurons un petit jardin…

Il sourit.

— Mais ne serons-nous pas de mauvais jardiniers ?…

— Alors, nous apprendrons à être de bons jardiniers.

— Et que mettrons-nous dans notre jardin ?…

Elle réfléchit.

— Ce qu’il y a de plus joli dans un jardin, dit-elle, c’est un peu d’herbe…

Elle avait ce sourire qui ressemblait à une lumière et qui sculptait ses joues d’une manière si douce, si délicate. Il aimait par-dessus tout en elle ce goût qui lui faisait toujours préférer les choses les plus simples, les plus nettes. Elle avait dit : un peu d’herbe – et il la sentait plus près de la terre… Mais, soudain, la sonnerie se mit à grelotter au-dessus de leurs têtes. Il faisait noir. Alors il éprouva plus vivement cette anxiété qu’il éprouvait toujours à l’idée de cette nuit où, chaque soir, il la voyait s’en aller, toute seule, de son pas silencieux. Mais autant que de la protéger de cette nuit, il avait besoin de se protéger lui-même de cette angoisse.

— Ariane… appela-t-il doucement.

Elle avait déjà le pied sur les marches. Elle leva son visage vers lui. Mais il ne la voyait plus et il éprouvait une telle émotion, et son cœur battait à si grands coups qu’il ne sentit pas ses lèvres…

XV

Entraînée toujours plus avant sur le brillant équipage de l’hiver, la Terre avait fini par s’arrêter dans un ciel étonnamment bleu où elle faisait une tache éclatante et luisait comme un soleil neuf. La neige, en tapissier magnifique, en avait luxueusement drapé les formes, exaltant les objets jusqu’à la dissemblance, les recouvrant de métaphores exubérantes, ornant toute chose de son style abondant, légèrement oratoire, souvent délicat, parfois bouffon. Les bancs épars autour de la Maison étaient revêtus de coussins si propres et si épais qu’ils étaient rendus inaccessibles ; et les moindres chemins s’encadraient de deux bordures lisses et lustrées qui vous montaient jusqu’aux épaules et le long desquelles la lumière ruisselait en nappes vertes.

Simon, comme fécondé par le bonheur, sentait se multiplier ses facultés de communication avec le monde. Autour de lui l’hiver chargeait de lainages éclatants les torses de tous les sujets valides, les convertissant en sportifs et finissant par leur donner l’impression qu’ils étaient là pour leur plaisir. Lorsque Saint-Geliès, paré d’un chandail dont les dessins offraient une série dégradée de toutes les nuances du bleu, simulant des vagues auxquelles ne manquaient même pas les ondulations qu’il imprimait naturellement à sa taille, se présentait, avec toujours un retard de trois minutes qui constituait une véritable exactitude, à la salle à manger où déjà tout le monde était assis, l’ovation qui accueillait cette apparition dont chaque jour modifiait la couleur et les bigarrures éclatait comme un joyeux vivat et témoignait du niveau de bonne humeur auquel étaient capables de se maintenir les habitants du Crêt d’Armenaz. Et Saint-Geliès, dont le sourire laissait filtrer l’éclat de deux grosses dents en or qui semblaient faire partie de sa personne à titre anatomique et augmentaient encore l’impression de solidité cossue qu’il donnait (quoiqu’elles correspondissent en réalité à une déficience calcaire), Saint-Geliès, avant de s’asseoir à son tour devant son bifteck ou sa purée, ne laissait pas de répondre à cet accueil par une harangue joviale, – improvisation mûrement préparée.

La présence de Saint-Geliès dans une salle faisait toujours monter de quelques degrés le thermomètre. Car, en dehors de la séduction qu’il exerçait par ses moyens physiques et son habileté oratoire, il arborait souvent, par les températures les plus farouches, des costumes tellement printaniers qu’on cessait aussitôt de sentir le froid ; et quand on le voyait se rendre à son petit déjeuner en manches courtes, les bras nus et le buste décolleté, M. Lablache, du haut de son col raide adorné d’une écharpe de laine, avait beau critiquer ces excentricités, la vue de Saint-Geliès, avec sa poitrine bigarrée et sa bonne mine, était pour tout le monde une garantie de bien-être et de vie heureuse.

Les malades des deux sexes commençaient à perdre le sentiment de leurs différences sous l’uniforme où ils se confondaient. Ils avaient tous, dans leur costume de ski, en progressant dans la neige qui collait à leurs semelles et faisait tanguer leurs épaules, la marche oscillante des marins. Mais ceux-ci, les vrais – car il y en avait plusieurs au Crêt d’Armenaz, de même qu’il y avait des bureaucrates et des artilleurs, – avaient à leur disposition, pour renchérir sur le pittoresque du costume, des moyens qu’ils considéraient comme inimitables. Quelques-uns ensevelissaient en effet leurs pantalons dans de larges bottes de cuir fauve et, autour de leurs joues juvéniles, laissaient fleurir des barbes de loups de mer. Simon, qu’attirait leur étrangeté, aimait à se glisser parmi eux et tentait de vivre un peu de leur substance. Leurs histoires dessinaient pour lui des illustrations inespérées en marge de Jules Verne ou d’Homère. Mais bientôt survenait quelque ingénieur, frais émoulu de son école, en quête d’auditeurs à qui révéler les derniers perfectionnements obtenus dans la technique des moteurs à explosion ; ou bien quelque jeune ancien juge de paix du Cameroun, pourvu des dernières nouvelles du désert et dans les yeux duquel on pouvait retrouver quelque chose des mirages disparus. Aucun métier, aucune des fantaisies de l’activité humaine, aucune forme de vie n’étaient exclus de ce lieu où la vie était si fragile : le Crêt d’Armenaz était pareil à ces plages où l’on trouve, sans avoir à entrer dans l’eau, les coquillages au fond desquels bourdonne toujours le bruit de la mer.

Cependant, de quelque côté de l’horizon qu’ils vinssent, les malades sentaient peu à peu, sous leurs costumes de ski, s’éveiller au fond d’eux une personnalité nouvelle. Bon gré mal gré, ce costume leur imposait non seulement des allures, mais une conscience qu’ils ne se connaissaient pas. Tel petit employé de bureau, tel modeste comptable, tel greffier ou tel substitut de procureur disparaissaient un beau jour après une lente agonie et ressuscitaient le lendemain en aventuriers. Peu à peu se formait ainsi entre les membres de cette étrange corporation une fraternité imprévue qui se superposait à la première. Enchantés de renaître avec une marque commune qui n’était plus celle de la maladie, ils pouvaient oublier l’ordre chronologique des motifs qui les avaient conduits à adopter une forme d’existence aussi exceptionnelle. Ils s’apercevaient mieux, en boutonnant le col de leurs vestes ou en passant dans les trous de leurs chaussures de gros lacets de cuir, que le niveau atteint autour d’eux par la neige conférait à leur vie une espèce de dignité supplémentaire qui, pas plus que celle d’une longue maladie, n’est accordée à tout le monde. Alors il leur coûtait moins de penser à des ennuis qui n’en étaient plus. L’hiver, en accusant l’étrangeté de leur état, finissait par en faire un privilège.

Pour les femmes, le costume de ski était un avatar précieux ou fatal qui, lorsqu’il n’était pas le tombeau de leur féminité, contribuait à souligner leurs grâces. Simon savait que le Grand Bâtard ne pouvait voir passer sans en être enflammé la petite veste rouge de Minnie lorsque celle-ci glissait dans les derniers rayons du soleil, le corps légèrement ployé, sur la route qui menait à la vallée. Kramer se dressait alors sur sa chaise longue, jetait son oreiller à travers la chambre et, les mains nouées autour de ses genoux, suivait des yeux, par les interstices du balcon, la petite forme mince et oscillante, habilement gainée dans son fourreau, qui disparaissait au loin dans un poudroiement de neige ensoleillée. Longtemps après qu’elle avait disparu, il regardait encore sur la neige les deux traces parallèles ponctuées de trous circulaires, dénonçant le chemin qu’elle avait suivi…

Simon avait cru en vain écarter Minnie. Tout le monde s’intéressait maintenant à l’anniversaire du docteur et aux projets de réjouissances dont la jeune femme avait la responsabilité. Cet anniversaire, on n’en connaissait pas très bien la date, et seuls les initiés savaient quelque chose de précis à ce sujet, car cette circonstance, comme toutes celles qui avaient un rapport avec le docteur Marchat, était entourée de mystère et, chose curieuse, semblait même sujette à variation. Mais ce mystère n’en faisait que redoubler l’attrait et l’importance. On ne savait même pas au juste ce que Minnie préparait, mais on la voyait plus mobile, plus active que jamais, toujours en mouvement, soit pour les nécessités de son service, soit pour celles plus impérieuses encore de sa fantaisie, et chaque jour augmentait son ubiquité. Elle circulait toute la journée de couloir en couloir, de ses petits pas trépidants, et Simon ne pouvait faire que, l’arrêtant pour lui parler, dans un escalier ou au passage d’une porte, elle ne se tînt devant lui, en le fixant de ses petits yeux qui avaient l’air de rire et qui semblaient le convier à quelque plaisir incroyable, éphémère et vif, qu’elle seule était capable de dispenser. Mais elle avait beau travailler dans le secret, on ne pouvait ignorer qu’elle passait une partie de son temps à « répéter » avec les amateurs qu’elle avait recrutés et parmi lesquels elle était en train de faire un choix. Grâce à elle, disaient les mauvaises langues, le Crêt d’Armenaz était en voie de devenir un « petit Conservatoire ». Elle dirigeait tout elle-même, commandait les entrées, les sorties, réformait les gestes maladroits, instruisait les novices, forçait les plus moroses à la gaieté et faisait marcher les répétitions aussi rondement qu’un directeur de troupe. Ses acolytes résistaient mal à un tel dynamisme ; ils obéissaient à ses ordres, à son autorité, peut-être à la séduction qu’elle exerçait sur eux… On entendait, en passant dans le couloir, près de la salle de jeu où elle travaillait, sa voix aiguë et nette dominant le murmure confus des autres voix. Mais elle n’était jamais satisfaite. L’un de ses partenaires ne marchait pas, n’entrait pas dans le jeu. Un autre manquait de sentiment, sa voix n’avait pas les inflexions voulues ; ce gros garçon un peu plat risquait de tout faire échouer.

— Décidément, dit-elle à Simon, comme ils venaient de se rencontrer sur la route, vous ne pouvez pas vous cantonner dans les boîtes de couleurs. Cela ne marchera pas sans vous.

Simon fit l’étonné.

— Mais que se passe-t-il ?… Je croyais que vous aviez tout votre monde ?

Elle lui exposa ses malheurs. En huit jours, elle avait tout essayé : Musset ne marchait pas, Labiche s’avérait insipide, Molière était au-dessus de ses forces…

— Essayez Victor Hugo…

— C’est trop romantique…

— Justement, ce sera drôle.

— Mais j’aurais voulu quelque chose qui fasse pleurer !

— Sacha Guitry ?…

— J’ai commencé par lui, et c’était magnifique, mais le docteur m’a dit qu’il voulait du sérieux. Les choses gaies le rendent enragé.

— Je croyais qu’il avait de l’esprit ?…

— Justement. Il en a trop ! L’esprit des autres le fatigue.

— Alors, je ne vois plus que Casimir Delavigne…

— Vous êtes affreux, dit-elle. Tout cela est de votre faute. Je vais tout rater à cause de vous !… Mais oui, j’ai essayé de mettre en train un acte de Shakespeare, mais j’ai un partenaire imbécile ; il a constamment la migraine, ses répliques arrivent toujours trop tard ; il regarde tout ce qu’on fait avec des yeux ronds ; enfin il a une tête qui me donne le cafard… Et puis, je n’ai aucune envie de me faire embrasser par lui, acheva-t-elle en riant, comme si elle faisait une remarque qui prenait normalement sa place à la suite des autres et représentait un fait du même ordre.

Cela se passait à l’entrée de la propriété, près de la barrière qui était ouverte et à demi ensevelie sous la neige. Elle revenait de Blanc-Praz et se tenait devant la barrière dont seuls les montants supérieurs apparaissaient. Elle avait planté ses skis sur le sol et les tenait appuyés contre elle, tout droits, avec leurs pointes recourbées, leurs bordures de cuivre, encore ruisselants. Ayant prononcé la dernière phrase, elle s’était mise à rire, d’un rire un peu rauque qui arquait son corps et laissait voir sa bouche toute rose. Sa veste rouge, collée à la taille, montait d’un mouvement harmonieux vers ses épaules, étalant de larges revers qui se gonflaient doucement sur sa poitrine. Les petits yeux pétillants sous leurs sourcils presque gris restaient fixés sur Simon qui ne bougeait pas. Il se répétait machinalement la dernière phrase de Minnie : « Je n’ai aucune envie de me faire embrasser par lui… » La femme qui avait dit cela, la forme éternellement fuyante était immobile devant lui, serrant contre elle ses skis plantés dans la neige ; et il sentait ses yeux appuyés sur lui, et cela l’empêchait de penser. Tout à coup un paquet de neige tomba auprès d’eux, du haut d’un hêtre, et comme il se retournait vers le bois qui montait à gauche, contre les rochers d’Armenaz, une confuse émotion s’empara de lui.

— Savez-vous ce qu’il faut jouer, Minnie ? dit-il avec une décision soudaine. Une pièce où il n’y ait rien qu’une forêt et des oiseaux… Avec des arbres comme ceux-ci, ajouta-t-il. Cheylus vous les dessinera.

Il avait parlé comme pour lui-même, sans souci de se faire comprendre. Mais ses paroles trouvèrent un écho inopiné. Minnie était devenue songeuse.

— Comme c’est étrange ! dit-elle. Vous me rappelez quelque chose… une espèce de conte oriental qu’un ami avait écrit pour moi… Une sorte de poème à deux personnages… Mais c’est sans action apparente…

— Pourquoi pas ?

— Oui, au fait, pourquoi pas ? Mais alors, reprit-elle, il faut que je puisse compter sur vous.

Il allait faiblir, mais la phrase qu’elle avait prononcée lui revint à l’esprit : « Je n’ai aucune envie de me faire embrasser par ce garçon… » Le jour tombait. Il regarda un instant le bois qui montait devant lui, songea à l’« arbre », à son arbre – cet arbre dont il s’était dit si souvent : « Entre lui et Minnie, il n’y a rien de commun : ce n’est pas d’elle qu’il me parlera jamais… » Le dialogue avait été assez aisé entre eux jusque-là, et plein d’enjouement ; mais alors, avec une certaine fermeté dont il n’eut pas l’esprit d’atténuer la maladresse – mais était-il encore question d’avoir de l’esprit ? – il répondit :

— Vraiment non, je ne puis pas.

C’était dit d’un ton sans réplique. Elle parut se demander si elle parlait toujours au même homme. Sa physionomie changea d’un seul coup. Il la vit serrer ses lèvres minces : ses yeux étincelaient encore, mais d’un éclat dur. Elle fit claquer ses moufles, chargea ses skis sur ses épaules et, faisant demi-tour, se dirigea vers la Maison, sans plus de paroles. Simon n’avait même pas eu le temps de lui offrir son aide. Il la regarda s’éloigner dans le soir tombant, un peu courbée sous le poids de ses longs skis dont les extrémités balayaient le ciel nuageux… En la voyant disparaître ainsi, de dos, il fut plus que jamais frappé d’une ressemblance : la silhouette de Minnie se confondait avec celle… Était-ce possible ? La nature semblait avoir voulu créer un doute, établir un rapport, en dépit de toute justice, entre ces deux êtres aussi éloignés l’un de l’autre que deux astres séparés par tout l’abîme du ciel. Décidément, cette similitude le déconcertait…

Il reprit le chemin du Mont-Cabut, le pas alourdi par une tristesse morne qu’il se reprochait comme une faute. Comme il passait au pied du pavillon, sous la chambre de Massube, il crut entendre, en imagination sans doute, une voix qui ricanait : « L’imbécile » !…

Mais la réalité de Minnie ne résistait pas à l’absence et, le lendemain, Simon se réveilla intact, ayant laissé dans l’antichambre du sommeil, parmi les autres fictions nocturnes, l’ombre frêle et improbable de la jeune femme, avec ses lèvres refermées, ses yeux durs…

L’après-midi, l’apparition d’Ariane sur la route lui rouvrit les portes d’un monde hors duquel il n’existait que trouble. Parmi ses compagnes qui, sous leurs costumes de ski et leurs lainages, marquaient la route d’une traînée brillante et multicolore, elle avait gardé sa robe sombre, et ses petites bottes de caoutchouc la faisaient ressembler à une amazone. « Si cela pouvait être toujours ainsi ! » pensa-t-il. Il ferma les yeux un instant pour avoir le plaisir de la retrouver en lui. « Toute ma vie je la verrai s’avancer sur cette route : l’image toujours rêvée du bonheur. Ce ne serait rien d’être son amant, se dit-il : mais la voir s’avancer ainsi sur la route, voilà ce qui compte… » Elle s’approchait, elle avait franchi le rideau de sapins, c’était l’endroit où la route passait le plus près du Mont-Cabut et il savait qu’un moment plus tard elle allait disparaître. « Si un jour nous vivons ensemble, ou si je la revois après des années, c’est cette femme-là que j’aurai dans mes bras, toujours : celle qui passe en ce moment sur la route et que je verrai toujours ainsi, et non une autre… Elle aura beau vieillir ; si je la retrouve dans vingt ans, c’est cette route que je verrai, et cette jeune fille qui s’avance avec sa démarche vive et serrée, et qui a l’air de venir vers moi mais qui, dans un instant, va disparaître… » Maintenant, elle s’éloignait avec la route et il dut se pencher pour la voir encore. Il savait qu’avant de disparaître à l’angle de la Maison, elle se retournerait rapidement vers lui, d’un mouvement qui secouerait toute sa chevelure. C’était le seul signe de reconnaissance qu’elle lui adressait au cours de cette promenade. Il guettait ce moment, se disant : « Ce soir, quand je serai avec elle, près de la petite porte, je ne serai pas plus heureux… » Et, en effet, quand elle eut atteint l’angle de la Maison, Simon, qui n’avait cessé de la suivre des yeux, la vit se retourner et secouer vers lui sa chevelure, en signe d’adieu, de ce petit geste vif qu’il aimait et qui faisait chaque fois battre son cœur… Alors, Ariane une fois disparue, il ferma les yeux, s’assoupit, emportant dans son sommeil le souvenir de cette faveur éblouissante ; et il rêva qu’il était tombé dans un fleuve, mais cela n’avait aucune importance parce qu’il voyait au-dessus de lui cette touffe lumineuse et déliée qu’Ariane portait sur la tête comme une plante marine.

Le soir, quand il la vit, il eut à peine conscience d’entendre ce qu’elle lui disait, car il voyait encore en elle l’éclatante promenade qui avait surgi au début de l’après-midi dans son sommeil, et ses yeux plongeaient avidement dans cette touffe expansive au sein de laquelle il avait envie d’ensevelir son visage. Elle s’aperçut de sa distraction et s’interrompit au milieu d’une phrase.

— Vous ne m’écoutez pas ?…

— J’écoute votre visage, dit-il. Parliez-vous mieux que lui ?

Elle sourit. L’aiguille de la pendule descendait, par petites saccades brèves, vers la demie. Il connut tout à coup l’angoisse de la séparation. Il regarda encore Ariane, baissa lentement les yeux et les arrêta sur ses lèvres. Elle avait reculé légèrement sous son regard et paraissait en proie à une vive émotion. Ses lèvres s’entrouvrirent ; elle murmura : « Simon… » comme si elle appelait… La fin du mot se perdit dans leur baiser. Il la serrait dans ses bras avec ferveur ; mais il quitta bientôt ses lèvres et réfugia sa tête dans la chevelure bien-aimée qui la couvrit de son ombre. Aussitôt il éprouva une sorte d’apaisement : car cette chevelure était comme une chose étrangère à elle, c’était comme un arbre ensoleillé et bruissant de feuilles, qui avait ses racines dans la terre et qui versait la paix sur son désir…

Il remonta le sentier sans hâte et fit un détour par le bois. Il essayait de comprendre son émotion. Mais elle le submergeait encore et il ne parvenait pas à en distinguer la nature. Comment un simple geste pouvait-il être aussi bouleversant, entrer si loin dans l’âme ? Je ne puis la toucher, pensa-t-il, sans toucher beaucoup plus qu’à elle-même… Sans toucher aussi à son âme… Oui, à son âme d’abord… Je n’arrive à son corps qu’en passant par son âme... Son âme l’enveloppe… Il se rappela la phrase qu’il lui avait dite un soir : « Comme le ciel enveloppe la terre, ainsi votre âme enveloppe votre corps… » Oui, c’était cela ; chacun des gestes qu’il adressait à son corps s’auréolait en traversant cette zone immatérielle : son « halo »… « Je ne puis poser ma main sur elle, se dit-il, sans éprouver d’abord la présence de ce qui l’entoure… » Il cherchait à se rappeler le goût de ses lèvres. Mais cela lui échappait : il se rappelait seulement la minute où il l’avait prise dans ses bras et où il avait senti contre elle son cœur battre si fort ; mais son baiser, non ; il était obligé, pour se le rappeler, de se dire : « Je l’ai embrassée… Je l’ai embrassée… » Mais l’idée même de ce baiser lui cachait maintenant jusqu’à son visage : il se rappelait seulement la chaleur de son cou quand, la serrant contre lui, il avait penché la tête sur son épaule ; les cheveux d’Ariane étaient alors tombés sur sa joue et il les avait tenus contre ses lèvres, longtemps, et cela, oui, cela avait été prodigieux – car à ce moment il avait senti qu’il ne désirait plus rien que rester là, dans son cou dont il prenait tout doucement la chair entre ses lèvres, tandis que ses doigts s’égaraient dans l’épaisseur des cheveux… Puis il avait fallu la quitter et il se souvenait de cette minute comme d’un instant d’agonie, comme s’il avait perdu subitement la chaleur de la vie, son propre sang… Maintenant il ne sentait plus que cela : tout l’avait fui dans cette impression d’arrachement à laquelle avait succédé la plongée dans la nuit. Il frissonna. Toute la nuit à passer loin d’elle, était-ce possible ?… « Et maintenant la douleur est déjà un peu moins cuisante tandis que je marche dans ce sentier, car je ne m’éloigne d’elle qu’en apparence : je rentre dans la nuit et je fais du temps mon allié. Il faut que cette nuit se passe ; et tandis qu’elle s’éloigne de son côté et moi du mien, le temps que nous avons à rester séparés diminue, et chaque minute me rapproche d’elle. Mais la douleur, la douleur est encore trop près, elle m’arrache encore un peu le cœur ; on dirait que quelque chose en moi, tandis que je raisonne ainsi, persiste à déraisonner, que quelque chose ignore qu’en m’éloignant c’est vers elle que je vais, et qu’en arrivant tout à l’heure dans ma chambre, je serai en réalité un peu plus près d’elle… » Il se grisait ainsi de mots, tout en marchant, et il ne s’apercevait pas du sol gelé où ses pieds glissaient… Arriver au bout de cette nuit, pensa-t-il, voilà la difficulté… Épuiser ces minutes nocturnes… Puis : « Pourquoi est-ce que je souffre tant ce soir ?… » Il sentit, tout à coup, comme si elle était là, l’odeur de ses cheveux, et il fit le mouvement d’ouvrir la bouche. « Voilà ce qui me fait souffrir, c’est cette odeur de cheveux où je suis encore, c’est que mes doigts y sont encore mêlés… C’est que j’ai touché Ariane !… » Ariane agissait sur lui comme le feu. « Le feu est doux aux yeux, mais la main s’y brûle, se dit-il. Je ne toucherai plus Ariane, je ne la toucherai plus de mes lèvres, car mes lèvres et les siennes sont des flammes que rien ne protège l’une contre l’autre et qui ne peuvent s’épouser qu’avec violence ; et le feu qui est dans son corps est là tout pur, et la peau est trop fine pour qu’on ne s’y brûle pas aussitôt… » Puis il se dit encore : « Ce sont les lèvres d’Ariane, d’Ariane qui est ma lumière. Et c’est vrai qu’il n’y a pas de lumière sans flamme. La flamme éclaire celui qui en reste éloigné, mais elle aveugle et brûle qui s’en approche… Je ne la toucherai plus de mes lèvres, pensa-t-il, car ce serait échanger la lumière pour l’aveuglement et pour la brûlure… » Il se débattait, tourmenté… « Si je la voyais maintenant, je sais que je serais guéri à l’instant même, qu’aucune question ne se poserait plus, que je n’aurais plus besoin de rien. Ce qui me fait si mal, c’est seulement d’être séparé d’elle. Mon Dieu, s’écria-t-il, je jure que je ne demande qu’à la voir ! » La voir, et il n’y aurait plus de douleur. « La prochaine fois, je la quitterai sans souffrir, il ne faut pas souffrir de la quitter, là est le mal… La souffrance, oui, voilà le péché… »

Il arrivait au haut du sentier : « Demain !… » pensa-t-il. Mais il eut un mouvement de recul en apercevant tout à coup, à deux pas de lui, sortant de l’ombre, la silhouette contournée de Massube… Depuis quelque temps, Massube avait repris ses petites tournées à travers le Crêt d’Armenaz ; il semblait remis de cette fatigue des premiers jours qui avait éveillé chez Simon une telle compassion ; il était redevenu le rôdeur, « l’ennemi »… On avait beau revenir le dernier, le premier, en retard ou en avance, par des itinéraires détournés, dans la nuit froide où l’on se croyait invisible et seul : une silhouette se détachait d’un arbre, ou d’une porte, ou d’un mur : c’était Massube, ombre misérable et délaissée, toujours occupée à flairer le bonheur ou le malheur des autres ! La chambre de Massube était de nouveau celle qui s’allumait et qui s’éteignait la dernière. On eût dit qu’il était chargé d’une fonction : c’était lui qui recueillait les derniers bruits de la journée, les premiers silences de la nuit. Le dernier soupir de joie ou de souffrance exhalé quelque part dans une chambre du Crêt d’Armenaz ou sur un sentier trouvait en lui un auditeur, un témoin. On le voyait s’attarder, en quête du dernier événement, du dernier passant à observer, à aborder peut-être ; et tout ce qui se produisait alors trouvait sa conclusion dans un rictus qui se formait autour de sa bouche lippue…

Massube emboîta le pas à Simon et le suivit dans l’escalier du Mont-Cabut, déclarant ostensiblement qu’il était content de sa journée dont il se mit à donner les détails. Simon eut un effort à faire pour se dégager de la toile enchantée que la voix, les regards, les gestes, les silences d’Ariane avaient lentement tissée autour de lui et dont la séparation n’avait pas desserré les fils. Mais comme, ayant répondu aux confidences tortueuses de Massube par un vague bonsoir, il atteignait sa porte, il se sentit touché par une dernière phrase insidieuse qui lui était décochée dans le dos, à bout portant :

— Et vous, ça va, vos petites affaires ?…

Simon entra chez lui sans répondre, mais le mot était resté accroché à lui comme une de ces flèches de papier que les écoliers lancent sur le dos tourné d’un camarade. Il ne comprenait pas. Il pensait aux minutes profondes, au bonheur intense, au tourment merveilleux qu’il venait de connaître… Mais, tout à coup, il tressaillit. La silhouette aimable et dangereuse de Minnie venait de se dresser, délivrée des bandelettes du sommeil où il croyait l’avoir assoupie et désarmée. Minnie ! Il y avait Minnie !… Parbleu ! c’était elle que visait la flèche empoisonnée. Il la revoyait debout, appuyée à ses skis levés, en train de lui sourire… Il l’entendait encore : « Vous n’allez tout de même pas m’obliger à me laisser embrasser par ce garçon… » Était-ce bien cela qu’elle lui avait dit ? C’était affreux : Minnie existait. Il y avait quelque chose entre elle et lui. On le savait !… Simon sentit de nouveau s’appesantir sur lui cette tristesse qui s’attache à la pensée de nos fautes. Il avait eu beau écarter cette femme, il éprouvait, rien que pour l’avoir écoutée, une espèce de remords. Il avait écouté Minnie, il l’écoutait encore au fond de lui, involontairement, et rien qu’en pensant ainsi à elle, il avait le sentiment de léser quelqu’un et il sentait qu’une lumière se retirait en lui…

XVI

Cela était devenu dévorant. Cela montait en lui dès les premières heures du matin et tendait son âme comme un ressort. Cela semblait jaillir des choses elles-mêmes et courait à travers le monde. Cela lui tombait des plus hautes cimes. C’était une force de la même famille que celle qui avait soulevé un jour ces montagnes et qui avait fait saillir sur le ciel ces formes nues. Simon se découvrait une fraternité nouvelle avec ce pays jeune où tout avait encore l’aspect et le rythme du jaillissement originel. Cependant, chaque semaine rendait l’hiver plus pur. La neige ne se contentait plus de recouvrir les objets ; elle en créait de fictifs autour d’eux et le monde sous-jacent ne servait plus que de prétexte à sa verve, qui s’employait à des constructions inutiles mais solennelles.

Simon voyait disparaître peu à peu les assises familières de sa personnalité. Elles avaient disparu comme dans l’eau et le feu. Une énergie inconnue avait repétri son être. Un astre se tenait au-dessus de lui, immobile, le pénétrant de rayons presque cruels.

« La regarder, se disait-il. Ses yeux, oui, ses yeux – et rien d’autre !… » Il s’endormait en se répétant ces mots. Le matin, aussitôt levé, il allait à sa fenêtre. La neige !… Elle enveloppait la terre d’une couche brillante et ouatée, faisant régner partout, sur l’inégalité et le désordre, la maternelle douceur de ses gestes, l’apaisante unité de ses intentions. La terre avait perdu ses angles ; aucune chose n’élevait la voix plus que les autres ; les rochers, à travers la prairie, étaient pareils aux blanches coupoles d’une cité engloutie… « La paix… pensait Simon. Qu’aucun désir ne parle trop fort, n’élève la voix !… Voici le pays, voici le temps où tout s’égalise ! La terre est en repos ; si quelque travail s’accomplit dans ses profondeurs ; si, sous tant de douceur, de futures violences se préparent, elle n’en trahit rien. La vie fait la morte et la terre n’offre plus au soleil que ce miroir qui lui renvoie son image. La voici nette, ainsi qu’une fille à son réveil, si pure qu’elle a l’air nue, comme si son vêtement faisait partie d’elle-même… » Une lente, une efficace persuasion sortait de la neige : elle conseillait l’attente, la sagesse. Le jeune homme essayait de faire entrer ces vertus dans sa vie… Vers midi, il quittait sa chambre et allait vers le bois. Puis il attendait le soir. Le soir venu, il descendait vers la Maison et, comme huit heures sonnaient, il entendait le pas d’Ariane au bout du couloir.

Mais à peine était-il en sa présence que le temps, jusque-là inoffensif, étranger, rentrait en lui presque brutalement ; et il retrouvait son angoisse. Cette angoisse, qui lui faisait devancer la séparation et qui déjà lui faisait vivre la séparation dans la présence, restreignait encore les limites de leur brève entrevue. Comme chaque soir, la demie le faisait tressaillir en sonnant. Il ne comprenait pas que « cela » avait pu revenir, que l’adieu pût de nouveau être aussi cruel. Il tremblait.

— J’ai tant souffert de vous quitter, hier… lui dit-il un soir.

— Il ne faut pas. Il ne faut plus, répondit Ariane en lui prenant les mains. Si vous souffrez, c’est que vous ne m’aimez pas bien…

— Vos cheveux étaient encore sur mon visage… murmura-t-il. Toute la nuit…

Elle était devant lui, sérieuse, les lèvres jointes. Son cou léger paraissait d’une fraîcheur d’enfant. Il avait envie, comme lorsqu’il la rencontrait sur le chemin, au coin du petit bois, sous les hêtres nus, et que, les pieds ensevelis sous la neige, elle semblait émerger du sol ainsi qu’une plante miraculeuse, il avait envie de presser entre ses mains cette tige menue mais éclatante au sommet de laquelle fleurissait son visage. Mais il prit seulement sa main, qui était toute froide, et la garda longtemps, les yeux plongés au fond des siens.

— Vos yeux !… murmura-t-il.

Son angoisse avait disparu et il connut, tant qu’il la tint sous son regard, une joie presque violente.

Mais quand la petite porte grise se fut refermée sur elle et qu’il se retrouva seul, le couloir lui parut sinistre et il eut l’impression de suffoquer, comme un homme qui tombe à la mer. Il se mit à courir et ne s’arrêta qu’à la première montée. La nuit était noire ; autour de chaque étoile se creusaient des gouffres vertigineux d’absence. Une rafale de neige se mit à tomber comme il atteignait le bois. Il éprouva alors, tandis qu’il reprenait sa marche dans le sentier, cette sensation de déchirement qui ressemblait à une agonie et qui était, après chaque séparation, comme l’apprentissage de la mort… La présence s’était retirée ; de cette plage qu’elle avait couverte de ses eaux paisibles, comme une mer qui après le dernier flux, reste étale, elle avait fui dans un retrait tumultueux et n’avait laissé derrière elle qu’un rivage affreusement désert. Car c’était tout à coup comme si la mort s’était emparée d’elle – de lui : entre elle et lui il n’arrivait plus à distinguer… Il restait seul avec son amour : mais peut-être était-ce cela, mourir ? Il ne la voyait plus ; il la savait vivante, mais tout le temps que durerait l’absence, cette assurance était invérifiable, – et en quoi une telle absence différait-elle de sa mort à elle, sinon par ses limites ? « Morte jusqu’à demain », se dit-il… Le sentier glissait sous ses pieds. Pour la première fois, la neige qui tombait lui parut froide et, comme elle devenait plus épaisse, il trouva son acharnement lugubre.

Mais une fois couché, comme si cette position avait eu par elle-même une vertu magique, il retrouva un certain apaisement, et cette nuit contre laquelle il lui avait semblé si dur d’avoir à lutter se fit tout à coup plus accueillante, ainsi qu’une puissance conjurée. C’est qu’il était embarqué de nouveau sur des flots bienveillants aux confins desquels brillait, comme une lueur, la certitude que les minutes qui s’écoulaient maintenant le ramenaient insensiblement vers Ariane. De toutes ses forces il fixait cette lueur aperçue sur la rive encore obscure du fleuve au bord duquel il se tenait accroupi, se retenant d’une main de plus en plus faiblissante aux branches du dernier arbuste, avant de plonger tout entier dans l’eau noire. Ce n’était pas encore une présence, mais il savait que celle-ci viendrait, se dégageant des brumes du matin, et cette claire promesse entrevue à travers la nuit lui rendait l’idée de la traversée moins pénible.

Le jour se leva enfin, Simon épia dans son miroir, du côté de la muraille d’Armenaz, le premier signe de faveur que devait lui donner le ciel, puis, sautant du lit, il courut à sa fenêtre pour sentir, quelques instants, contre sa poitrine nue, cet impalpable rideau de glace que l’air avait formé pendant la nuit et qui l’attendait, rigide, transparent et bleu, comme la garantie d’une journée qui serait pareille à la précédente, formée de la même matière dure, des mêmes silences et des mêmes plaisirs. Alors, à cette idée, une joie profonde le pénétra. Car cette garantie lui suffisait, cette certitude de retrouver la même chose. Le monde où sa joie l’introduisait était plus différent que jamais du monde ancien : c’était un monde où le même existait, où les mêmes valeurs se retrouvaient toujours, où la vie s’écoulait dans la paix des similitudes. Dès le moment où, courant à son balcon, il livrait ses épaules à l’air glacé, il savait qu’il monterait, le soir, sur l’étroit chemin des Hauts-Praz, vers l’arbre et qu’il retrouverait là, juste après le coucher du soleil, posé contre le rocher vertical qui gardait en toute saison sa couleur dorée, un coin de ciel si pur, si bleu, si immobile qu’il semblait être fait de tous les rêves d’éternité de l’homme. Mais son cœur à lui-même était devenu droit et pur, s’était fait identique à ce ciel et à la règle qu’il suggérait, du fond de son immuable étendue. C’était une nouvelle sagesse qui entrait en lui. Il n’avait plus de désir que pour le même bonheur. Et la conscience de vivre cela, de posséder en lui une pensée capable de s’égaler à toute l’étendue du ciel et du jour, le comblait à tel point qu’il aurait voulu en rester là, rester au centre de cette attente merveilleuse, de cette attente qui ne faisait pas souffrir et au sein de laquelle il trouvait la plénitude.

Il hésitait, maintenant, à redescendre vers la terre, vers cette région inférieure et troublée qui est habituelle à l’homme, et où rôdent l’inquiétude et le désir. L’état qu’il venait de connaître, dès son premier regard vers le matin, donnait une valeur à la solitude. Une fois redescendu, une fois perdu le merveilleux privilège, la solitude redeviendrait une condition misérable et troublée où les désirs trouveraient un écho douloureux et sans fin. La journée serait alors pareille à un ciel vide que frappe une cloche et qui reste immobile et tendu dans l’attente des coups. Ariane était là, il le savait, au début comme au terme de cette journée froide, et il la regardait en lui s’approcher et grandir, épiant chacun des pas invisibles qu’elle faisait en son cœur. Mais ne valait-il pas mieux qu’il ne sortît point de ce monde où les pas d’Ariane restaient invisibles et où il n’avait point à la quitter ?

Il s’habilla sans hâte et se dirigea vers la Maison, d’un pas aussi lent que possible, dont chaque mouvement que la terre faisait pour respirer mesurait l’écart. La pente, encore glacée, était difficile à descendre, mais il se retint de courir afin de laisser à chacune des choses qui l’attendaient en chemin le temps de remplir ses yeux. Enfin il arriva au bas du perron et il allait le gravir, sachant qu’Ariane l’attendait derrière la porte, – mais il fut arrêté par les battements de son cœur. Il s’accouda un instant à la rampe et regarda les marches qui montaient, toutes blanches, dans la clarté du matin. Il se disait qu’Ariane était là, à l’entrée de la petite salle de lecture qui donnait sur le corridor. Il savait qu’il trouverait la porte entrouverte et que, dans un filet de lumière, il la verrait, debout, la joue droite enflammée par le soleil… N’était-ce pas assez de cette certitude ? Ne contenait-elle pas tout le bonheur ?… Il n’aurait, comme chaque matin, presque pas le temps de la voir, mais il la savait prête à ce don infini où elle se mettait tout entière : un regard, ce regard dépouillé qu’elle ne songeait plus à défendre, – et déjà c’était comme si ce regard était sur lui. Elle venait de descendre du Nant-Clair, elle avait dû marcher comme lui sur la neige, se retourner comme lui vers la grande muraille, vers les bois lumineux. Sans doute n’était-elle levée que depuis quelques minutes, mais elle avait déjà reconquis sur le sommeil tout ce qu’elle avait pu lui abandonner d’elle-même. Il n’avait que cette porte à ouvrir et il la verrait, sortie intacte du grand voyage nocturne, revenant de la nuit avec une maîtrise absolue d’elle-même, ne lui ayant rien laissé de toutes les grâces de son corps ni de cette fraîcheur impeccable qui l’enveloppait comme d’une gaine et la faisait ressembler à un fruit. La nuit n’aurait marqué son visage d’aucun pli, d’aucune ombre, ne lui aurait pas ôté un cil. Elle reposerait dans toute sa pureté, souriante, grave, disponible à tout ce que la sagesse ou l’amour pouvaient exiger d’elle, dans cet état d’éveil excessif dont tout son corps rayonnait…

Tout en songeant, Simon s’était détourné du perron, il s’était détourné du seuil ensoleillé et, sans même qu’il eût eu conscience d’avoir fait un choix, il avait déjà repris sa marche sur la route. Maintenant, il allait à travers la prairie enneigée, le cœur plein d’une paix miraculeuse. Il arriva au torrent, se pencha vers l’eau frissonnante qui écumait à peine et monta. Il suivit le talus qui s’élevait vers l’arbre. Il y avait, au pied du noyer, une pierre nue que le tronc avait préservée de la neige. « Encore humide », pensa-t-il. Il poursuivit sa marche. La route, après quelques détours, retrouvait la forêt puis s’élevait brusquement et atteignait une sorte de corniche, analogue à celle des Borons. La neige était profonde ; sa surface était hérissée de petites lames parallèles que le soleil irisait ; parfois, Simon s’enfonçait jusqu’aux genoux. Il allait lentement, pas à pas, et regardait au-dessous de lui, à mesure qu’il montait, la vallée qui s’ouvrait comme un écrin au capitonnage somptueux. « Et au fond, le torrent, se dit-il, grossi de tous les torrents qui coulent dans le secret des montagnes et dont les rumeurs mélangées deviennent silence en se fondant au sein de l’air où je ne les entends pas ; les torrents dont les eaux s’enlacent et ne font plus qu’une seule eau très paisible que les plaines, là-bas, verront passer, majestueuse et ample, comme si elle portait un enfant… » Un enfant… Il avait prononcé ce mot à haute voix. La vie affluait de nouveau en lui avec force. Soudain il trébucha. Il était à genoux dans la neige, et il priait la terre…

Il resta là un long moment, le corps à demi enseveli, dans un état de bonheur étrange, – jusqu’à ce que le froid qui pénétrait ses membres devînt morsure. Alors il se leva, redescendit, traversa de nouveau la forêt et marcha vers l’arbre. Il alla s’asseoir sur la pierre qui était maintenant sèche, presque chaude. « Serait-ce très différent si elle était là ?… » se demanda-t-il. Elle se tairait et se laisserait remplir par les choses : et nous serions unis à l’intérieur de notre émerveillement. Mais maintenant, elle habite en moi, et comme je vois les choses en elle, je la vois dans les choses. Car en même temps qu’elle est en moi, elle est cette terre éclatante, ce ciel élevé que la neige fait un peu pâlir sur les bords, cet arbre… En aimant ces choses, il me semble que c’est encore à elle que va cet amour, car l’amour n’a qu’un objet, et comme la rivière prend l’eau du torrent, ainsi l’arbre prend mon amour et le lui porte. Tout ce que j’aime répond au même nom ; sous le paysage ensoleillé, c’est son âme qui respire… Puis une pensée le traversa cruellement : Elle pourrait être morte… Il avait déjà pensé cela, la veille, quand il remontait vers sa chambre à travers une nuit hostile. Mais ce n’était pas la même mort qu’il avait alors éprouvée pour elle. En l’imaginant morte, comme il venait de le faire, il ne cessait point de la voir, d’être avec elle, car elle était répandue en toute chose et mourait d’une mort généreuse à travers laquelle elle lui devenait plus présente. Il ne tenta pas de s’expliquer ces deux impressions si contraires, éprouvées à une nuit d’intervalle : c’était là des expériences qu’il fallait admettre, non discuter.

Mais Ariane n’était morte d’aucune façon. Elle était vivante, bien vivante. Quand il la vit, le soir, il s’étonna qu’un être pût avoir tant de vie. Il puisa d’un long regard avide cette vie offerte, cette force, ce don incroyable étalés devant ses yeux. Il ne savait trop ce qu’il lui disait au sujet de sa promenade du matin ; comment il lui expliquait ce besoin subit de solitude. Il la regardait, guettant sur ses lèvres un de ces mots desquels il aimait voir sa bouche épouser la forme. Il lui semblait soudain que sur son visage, dans son corps, résidaient toutes les joies que la vie peut fournir ; et il voyait avec émotion ses yeux d’ambre, entre les paupières un peu rapprochées par le sourire, s’irradier d’un éclat brusque et vif… L’heure sonna : ils se séparèrent et Simon s’en alla, le long du couloir, comme un homme ivre. Il ne cherchait plus à élucider, à comprendre. Il se sentait pris dans des événements qui le dépassaient.

Maintenant, il lui arrivait le matin de ne pas même descendre jusqu’au perron et, au lieu d’aller rejoindre Ariane, il partait seul sur la route des Hauts-Praz, emportant son image avec lui et la mêlant au froid et à la douceur de la neige que les arbres secouaient sur ses épaules. La route était la même que la veille, que l’avant-veille, la même que toujours, merveilleusement ; et il n’avait qu’à poser ses pas dans les traces que ses pas avaient déjà formées. Il s’asseyait un moment au pied de l’arbre, sur la pierre froide, et il se plaisait à imaginer qu’au même instant Ariane était allongée dans sa chambre, comme ses compagnes, dans cette position d’attente et de docilité où il lui fallait passer tant d’heures. Quel mystère était-ce là ? Il se souvenait que, naguère encore, cette pensée le déroutait : il n’arrivait pas à comprendre que cette contrainte pût peser sur elle comme elle pesait sur les autres êtres et que sa beauté fût soumise aux mêmes conditions qui les opprimaient. Mais à présent il n’éprouvait guère plus d’étonnement devant l’image d’Ariane allongée dans sa chambre que devant celle d’Ariane agenouillée dans la chapelle, comme il l’y avait vue tant de fois. Outre qu’il avait cessé depuis longtemps de considérer la maladie comme une déficience, il se disait que les multiples circonstances qui concourent à faire des êtres ce qu’ils sont s’entrelacent d’une manière qui échappe bien souvent aux justifications rationnelles, et que la maladie d’Ariane rentrait sans doute dans l’inextricable enchaînement qui faisait que lui-même était tombé malade à la veille de passer l’agrégation des Lettres, et était venu terminer dans un sanatorium l’année qu’il avait commencée à la Sorbonne. Et s’il fallait admettre, comme il le faisait de plus en plus, qu’une même source lumineuse pouvait tirer de l’objet qu’elle frappait autant d’ombre que de clarté, ainsi pouvait-on croire que la maladie, chez Ariane, n’était que l’ombre de sa beauté.

C’est pourquoi cette idée ne l’inquiétait plus. Tandis que la matinée s’écoulait, ainsi qu’un long fleuve lumineux, entre des rives de glace aboutissant à des horizons élevés que le soleil comblait d’une gloire innocente, Simon laissait son regard se perdre un moment sur les pentes du Mont-Cabut, dans le léger feutrage de brume qui ombrait le petit col de chaque côté duquel la montagne se renflait doucement ; puis, levant les yeux, il apercevait le Grand-Massif qui déployait sous le soleil ses membres rugueux de géant, le long desquels pendaient de lourdes grappes translucides de glaciers bleus. À ses pieds, la neige commençait à s’amollir et, au bord du talus, s’égouttait avec un léger ruissellement… Le jeune homme sentait l’arbre derrière lui qui le couvrait de ses rameaux paisibles et, comprenant qu’il était heureux, il se disait qu’il serait bon de mourir ainsi…

Mais, peu à peu, l’heure s’avançait ; le temps devenu liquide se mettait à couler très vite et se déversait tout à coup, d’un vaste mouvement libérateur, dans la grande urne éclatante et chaude de midi.

Alors, cédant à son désir, Simon descendait jusqu’à la Maison, gravissait le perron en courant et il lui était donné, durant quelques minutes, d’entrevoir Ariane à l’entrée de la petite salle de lecture, frayant non plus avec les arbres ni avec les sommets neigeux, mais avec les petits détails incroyables de tous les jours, revenue des grands espaces ensoleillés à la simplicité d’un décor de bureau qu’une secrétaire, assise parmi de gros livres noirs, peuplait du bruit méticuleux et sec de sa machine à écrire.

L’entrevue était simple et rapide ; elle emplissait Simon d’un bonheur poignant et brutal qui avait un goût de larmes. L’espace d’un instant, la petite salle, avec ses affiches coloriées couvrant les murs d’horizons bleus et de feuilles printanières vers lesquels partaient des trains sans doute pleins de jeunes fiancés, les gros livres de comptes empilés sur la table, la tête penchée de la jeune secrétaire dont les traits disparaissaient dans le désordre de ses cheveux, les encriers entrouvrant leurs ventres noirs, le bruit martelant des petits caractères qui s’abattaient comme une grêle sur le rouleau de caoutchouc, enfin tous ces objets qu’il voyait chaque jour lui apparaissaient comme empreints d’une dignité qu’il ne leur connaissait pas : ils semblaient contenir un secret, devenir précieux, oui, ils étaient soudain lourds de sens cachés et toute existence était mystérieuse, problématique et belle. Simon se demandait ce qui transfigurait ainsi le monde. Celui-ci avait pris un aspect définitif et le jeune homme croyait rejoindre, par-delà leurs apparences transitoires, l’essence des choses. Mais ce bonheur était accompagné d’une légère angoisse ; et il se demandait s’il lui serait jamais possible de maintenir le monde plus de quelques minutes dans cette lumière presque surnaturelle… Quoique rien ne répondît à cette question, il ne pouvait échapper à son urgence et il sentait que tout ce qu’il avait fait jusque-là ne comptait pas, que rien ne compterait plus tant que cette question-là resterait sans réponse.

XVII

Il était évident que Minnie n’avait pas de rancune. Elle avait arrêté Simon dans le couloir et s’était mise à lui conter son aventure. « Qu’est-ce qui m’oblige à rester dans cette embrasure de fenêtre et à écouter cette femme ? » se disait Simon. Il n’arrivait pas à entendre ce qu’elle lui disait : il pensait loin d’elle ; mais il ne pouvait s’empêcher toutefois de la voir se démener avec vivacité et il regardait briller, dans le jour cru de la fenêtre, ses yeux aigus entre lesquels il n’arrivait plus à distinguer le bleu du vert.

— Vous ne le direz à personne… Il m’a dit…

— Qui vous a dit ?…

— Mais Kramer, voyons, toujours Kramer ! Qui ça pourrait-il être ?… Il m’a dit (elle mimait ses gestes de cabotin) : « Puisqu’il en est ainsi, Madame, je ne vous rendrai pas cette clef. J’ai sollicité de vous la faveur d’un entretien ; vous me la refusez, eh bien, sachez, Madame, que ce que les femmes refusent, les hommes le prennent !… » Et vous savez comme il prononce les « r », c’était terrible !

— Quelle était donc cette clef ?

— Mais où êtes-vous ? Je vous l’ai dit trois fois : c’était la clef de ma chambre !

— Et il l’a gardée ?

— Il l’a gardée.

— Mais comment l’avez-vous laissée prendre ?

— Il m’avait acculée au pied de l’escalier…

Minnie recommença son récit depuis le début. C’était après la dernière séance de cinéma ; Kramer avait pu, pour une fois, quitter sa chambre. La séance était terminée, tout le monde était parti, les lampes des couloirs étaient en veilleuse… Simon imaginait tellement bien la scène : le couloir vide, à peine éclairé ; plus un pas, plus un bruit… Au bas de l’escalier, ces deux ombres arrêtées l’une en face de l’autre, et dont l’une gesticule abondamment. Minnie a accepté la conversation ; cela, il faut bien l’avouer ; peut-être même subit-elle l’espèce de pouvoir magnétique qui doit se dégager de Kramer à ce moment ? Elle se laisse aller à rire avec lui et s’amuse sans doute, comme tant de fois, à l’exaspérer, tout en jouant d’une main avec la petite clef de sa chambre. Soudain Kramer s’est emparé de son bras, de son poignet, et il s’est mis à serrer de toutes ses forces jusqu’à ce que, vaincue, elle ouvre la main… Simon voyait les gestes, il entendait les mots : « Eh bien, sachez, Madame… »

— Que faire à présent ? reprit-elle. Si je veux éviter une histoire, me voilà obligée de le recevoir ! » Elle avait l’air d’attendre une protestation qui ne vint pas. « Vous imaginez-vous ce qui se serait passé si, au lieu de me rencontrer au pied d’un escalier, il m’avait rencontrée au coin d’un bois ?…

Elle eut de nouveau un petit rire sec, nerveux.

— Mais Kramer vous rendra cette clef, dit Simon. Il n’est pas possible qu’il la garde. Il a obéi à un mouvement… un mouvement…

Elle attendait, narquoise, le mot que Simon ne trouvait pas. Mais Simon passa outre.

— C’est un impulsif, vous savez bien.

Mais il n’était pas prouvé que le chantage fût uniquement du côté de Kramer dans cette histoire. « Au fait, se dit-il en s’éloignant, pourquoi a-t-elle tenu à me raconter par deux fois cette histoire ? »

Le lendemain, il rencontra Kramer. Celui-ci avait l’air fatigué ; ses yeux étaient entourés d’un cerne pâle qui contrastait avec la rougeur de son teint et lui donnait la mine défaite de quelqu’un qui n’a pas dormi. Il avait les traits tendus, un pli affreux se creusait en travers de son front et Simon pensa qu’il était peut-être arrivé à ce point de désespoir où les lois humaines ne comptent plus et où, indifféremment, l’être qui s’y trouve cède au besoin des larmes ou à la folie du massacre…

Kramer entraîna Simon vers sa chambre qui était, comme toujours, dans une espèce de désordre panique ; mais ce désordre éternel, où sœur Saint-Hilaire ne voulait voir que l’indice d’une « mauvaise volonté » incorrigible et, somme toute, de la pire médiocrité, ce désordre-là forçait Simon à prendre Kramer au sérieux : il était le signe évident de sa vocation pour le malheur.

— Vous savez ce qu’on dit ?…

Kramer fixait sur lui des yeux qui étaient d’une ardeur effrayante. Ce qu’on disait, certes, Simon ne le savait que trop ! Mais il fut tout à fait dérouté quand il entendit Kramer déclarer :

— Pondorge veut faire des conférences !

Pondorge… Était-ce vraiment pour lui annoncer cela que Kramer l’avait appelé chez lui ?

— Vous le connaissez, reprit Kramer. Pas de souffle ; une tête de revenant ; des propos d’ivrogne. Et il prétend !… Un homme sans dignité ! conclut-il en détaillant les syllabes sur un ton d’exclamation bouffonne. Sans culture !… Sans diplômes !… Il ne sait pas seulement dans quel sens se tournent les pages d’un livre !

Kramer épousait à l’égard de Pondorge le mépris des « gens distingués », de M. Lablache en particulier, qui ne le nommait jamais autrement que « le Huron », à la grande hilarité du commandant… Le Grand Bâtard se gaussait lourdement. La difficulté qu’il avait à prononcer correctement les « u » lui faisait avancer les lèvres dans une espèce de moue qui avait quelque chose d’enfantin et qui, se composant avec l’expression tourmentée de ses traits, donnait à sa physionomie un aspect déconcertant et un peu comique.

Simon était choqué. « Lui aussi » !… pensa-t-il. Il décelait dans chacun des termes dont s’était servi Kramer la jalousie de cet homme toujours déçu à propos de quiconque semblait s’arroger des prérogatives dont il estimait que l’exploitation lui était réservée. « Pondorge veut faire des conférences ! » Certes, la nouvelle était inattendue. Pondorge avait parfois une conversation étonnante, c’était vrai, mais avait-il assez de souffle pour soutenir l’effort d’une causerie en public ?… Cependant, Simon n’exprima point ses doutes. Il cherchait à comprendre l’attitude de Kramer. Pourquoi, en effet, cette attaque brusquée, cet acharnement soudain contre un homme qui ne lui avait rien fait ? Cet éclat de méchanceté avait une raison ! Laquelle ? Ne se dissimulait-elle pas dans les profondeurs de cet être retors et comblé d’infortunes que les déceptions rendaient furieux et qui se vengeait, un peu au hasard, sur tout ce qui offrait une prise à la critique.

Simon se serait tu, mais Kramer, sans doute inquiet de son silence, lui demandait maintenant ce qu’il pensait de la nouvelle : il voulait le forcer à parler, et, de toute évidence, désirait son approbation.

— J’aime beaucoup Pondorge, dit Simon.

Mais Kramer manifesta aussitôt une émotion violente.

— Vous n’êtes pas mon ami, s’écria-t-il avec une véhémence qu’il s’efforçait de maîtriser. Vous n’êtes pas avec moi ! Toujours contre moi, Simon Delambre !

— Pourquoi parlez-vous ainsi ? dit Simon. Faut-il donc détester Pondorge pour être votre ami ?

Mais le désespoir de Kramer n’était pas accessible à la raison. Il avait l’air de ne pas entendre.

— Simon, proféra-t-il soudain avec une expression d’amertume féroce, Simon, les hommes ne veulent pas de moi !

Il mordait son poing pour retenir ses larmes.

Les hommes !… Était-ce bien cela qu’il voulait dire ?… Simon pensa que cet homme avait terriblement besoin d’amour et la seule femme à laquelle il se fût attaché se moquait de lui. Il suffisait d’une petite moue de Minnie pour que Kramer se jugeât persécuté par « les hommes ». Il rendait toute l’humanité responsable de son désastre intime. Ah, si quelqu’un avait pu, par un mot, l’éclairer sur Minnie, extirper de lui cette passion absurde et sans espoir ! N’était-ce pas le moment de parler ?

— J’ai rencontré Minnie, commença Simon. Elle…

Mais le visage de Kramer avait changé de couleur. Il ne put se dominer plus longtemps. Il se mit à crier :

— Je hais cette femme !… Je la hais ! Je vous dis que je la hais ! Je ne veux plus entendre son nom ! Comprenez-vous ?… Je…

Il fulminait. Il ne trouvait plus ses mots. La phrase mourut dans sa bouche. Simon, qui avait le dos tourné à la fenêtre, eut conscience que le regard de Kramer s’était immobilisé sur un point de l’horizon situé quelque part en arrière de lui. Instinctivement il se retourna et il vit s’approcher, du bout de l’allée, faisant danser sa petite jupe rouge comme une flamme déliée et amoureuse de son corps, à l’abri d’une ombrelle gazouillante d’oiseaux peints, la forme exquise et légère de Minnie.

Simon s’était levé, Kramer avait bondi avec une souplesse silencieuse et féline et se tenait debout près de la fenêtre, derrière lui ; ils ne proféraient plus un mot ni l’un ni l’autre et ils regardaient tous les deux venir cette femme, le long de l’allée sinueuse, devenus sensibles tout à coup à l’espèce d’électricité mystérieuse qui émanait de ce petit corps svelte se profilant avec exactitude sur un fond de neige uniforme. Comme si elle avait soigné ses apparitions, elle se montrait toujours sous des costumes différents. C’était tantôt le petit corsage noir, très montant, brodé de fleurs blanches sur les manches et sur la poitrine, tantôt la jupe toute rouge qui s’enroulait autour de ses jambes comme une flamme écarlate ; tantôt la petite blouse d’infirmière, correcte, étroitement serrée sur son corps… D’autres fois, sur une robe de velours vert sombre, apparaissait un petit col de dentelle tout blanc, innocemment pointé vers l’ombre naissante de la gorge ; ou enfin, tout bonnement, on voyait Minnie sortir en tenue de ski, la veste bien cintrée, coupée à la taille, étalant ses deux revers épais sur la poitrine. Tout cela marchait d’un petit pas rapide, ou s’attardait avec une aimable nonchalance, ou filait prestement parmi les arbres, sur des pistes éclatantes, pour disparaître à l’orée du petit bois dont les cimes se dessinaient naïvement sur un fond de crépuscule rose qui avait l’air d’être fait exprès.

Simon se tourna vers Kramer. Kramer était toujours derrière lui, s’appuyant peut-être inconsciemment à son épaule, comme sur l’épaule d’un ami – et ce geste avait quelque chose de terrible. Il reçut sans broncher le regard de Simon puis, avec un rictus amer, il soupira :

— Innocence et douceur !…

Les mots avaient sifflé entre ses lèvres. On devinait si bien sa pensée ! Oui, toute cette grâce, ces apparences si pures, si touchantes étaient là devant lui, se mouvaient sous ses yeux, avec la jeune forme qui les portait ; et cette jeune forme à l’air si innocent, si doux, il ne pouvait pas l’arrêter, il ne pourrait jamais l’arrêter, jamais ! Il pourrait tout juste lui faire un salut correct, la regarder ôter son gant de laine et lui offrir avec impertinence l’extrémité d’une petite main aux ongles carminés. Ce visage lisse, caressant, aux cheveux si bien séparés, si sagement rangés de chaque côté de la tête, c’était fou d’espérer qu’il s’arrêterait un jour de tourner sous ses yeux pour lui permettre de le fixer à loisir ! Quelles intrigues Kramer n’avait-il pas déjà échafaudées pour se créer seulement une occasion semblable ! Mais si l’occasion s’était produite une ou deux fois, c’était dans des conditions si précaires et si difficiles à renouveler ! Non, le plus humble de ses vœux ne pourrait jamais être satisfait. Comment ne se serait-il pas cru lésé ? Ah ! il y avait vraiment des injustices énormes dans le monde !…

Et, sous leurs yeux, Minnie tourna avec l’allée et passa… Alors, Simon entendit derrière lui une sorte de gémissement et une voix rauque, à demi épuisée, qui articulait avec effort :

— Je voudrais… Ah ! je voudrais que ce soit la fin du monde !

XVIII

Le soir était limpide. Simon se leva sans bruit, regarda l’heure et se prépara silencieusement. Bientôt la nuit tomberait tout à fait. Il sentait sourdre en lui son bonheur comme une eau profonde. Dans quelques instants il sortirait, il longerait le petit bois, traverserait la prairie, atteindrait la route des Hauts-Praz : alors il n’aurait plus que quelques pas à faire et la verrait…

Il revivait cette conversation avec elle, il l’entendait lui dire : « Mais, Simon, cette route, serait-ce moins bon pour vous si nous y montions ensemble ?… Allez-vous continuer à m’attendre dans des endroits où je ne suis pas, dites ?… »

C’était la première fois qu’elle s’exprimait avec cette netteté, qu’elle réclamait de lui quelque chose… Il avait senti tout à coup en elle une ardeur prête à exploser : il avait presque eu peur…

Et maintenant, le moment était proche… L’idée qu’il allait sortir pour la rejoindre communiquait à la nature une sorte de vie exceptionnelle ; elle s’étalait sur ce monde étrange où la neige, qui avait presque toute la journée coulé en eau, reprenait maintenant, à mesure que le soir venait, sa consistance de marbre froid, coupant. C’était cela, le bonheur ; c’était fait de ce gel, de ce frisson et de la pensée que le monde allait être une matière froide et coupante sous chacun de leurs pas.

Depuis le début de la journée, il attendait cette heure. Comment la vue d’un être qu’il rencontrait chaque jour pouvait-elle avoir tant de prix ?… Il lui semblait qu’il n’avait pas su jusque-là ce que c’était que d’attendre. Si Ariane ne venait pas ce jour-là, elle ne viendrait jamais plus, sûrement… Il avait besoin d’elle pour ce jour-là, pour cette heure-là, pour cette minute précise qui allait naître et dont il entendait le doux vagissement sous les housses violettes dont l’entourait la chute du soleil, parmi les nuages déchirés.

Il avait épié de sa fenêtre l’épuisement des dernières lueurs. Il avait attendu cette heure, guetté sa venue par-delà les feux qui se relayaient de cime en cime ; et déjà il n’attendait plus sa venue à elle, sa venue en lui, car elle le possédait d’une manière surnaturelle. Il attendait seulement la confirmation que serait la petite silhouette d’ombre debout dans l’ombre, sur la neige, et la vue du petit front dur et des yeux fauves dont le regard plongeait en lui de longues racines de feu.

Son attente était contre lui, elle était à deux genoux sur lui et le prenait tout doucement à la gorge, et l’étouffait ; et il riait de bonheur.

Et le moment est enfin arrivé. Simon a ouvert sa porte, sans faire de bruit, il a descendu avec précaution l’escalier qui criait sous ses pas, il a cherché le long du mur un passage dans le rempart formé par la neige écroulée du toit et qui, déjà, était dure comme de la pierre.

Et maintenant, il a franchi ce talus et il va, sur le petit chemin qui longe le bois, et les sapins laissent tomber derrière lui des paquets de neige qui font le bruit de quelqu’un qui marche. Il y a partout un silence qui lui aussi est dur et qui fait peur.

C’est quand on a passé le bois qu’on commence à être étonné par la solitude qui se referme à chaque pas derrière vous. Car de chaque côté du chemin règnent de grandes étendues secrètes. C’est encore le Crêt d’Armenaz et, cependant, c’est un morceau de la nature bien plus farouche que tous les autres, bien plus uni que tous les autres à ces régions inaccessibles que le Grand-Massif étale là-bas sur ses pentes crevassées, le long de ses crêtes qui, dans le ciel éteint, se découpent encore, rudes, lointaines, étrangères, ah ! plus étrangères que jamais, dans cette sérénité qui les éloigne encore plus de nous et que le soir nous rend presque douloureuse, dans ce calme hautain et redoutable où elles se retranchent loin des hommes, loin de la terre, et qui fait qu’elles ont l’air d’être en possession de quelque chose à elles, qu’elles ne veulent pas partager. Et c’est cela que Simon sent tout près de lui, dans les étendues de neige qu’il côtoie et qui sont refermées sur leur secret. Il pense cela et, en même temps, le froid le fait trembler.

Le voici parvenu maintenant au bout de la prairie, là où le chemin se jette dans la route comme un affluent dans un fleuve, et la route s’empare de lui, et ils s’en vont ensemble jusqu’à la forêt où ils disparaissent.

Simon est arrivé dans la forêt, – c’est une ruée de troncs qui se bousculent sur la pente et dont les branches retiennent la nuit comme dans un filet ; et il a de nouveau devant lui un grand morceau de route, tout droit, qui est comme une lueur. Cette route, est-ce qu’on sait ce que c’est ?… A-t-elle bien charge, celle-là, de vous conduire vers des pays comme les autres, vers des maisons ? Elle se dirige tout droit vers le cœur de cette nuit plus noire que font les arbres, comme si c’était son but, et puis elle tourne, et où va-t-elle ?… La route, ici, n’est-elle pas comme nous autres, une chose démobilisée et qui rêve, et qui ne cherche plus à servir ? Et qui dans son repos sent peu à peu sortir d’elle la vraie route qu’elle avait envie d’être, la vraie route qu’elle était toujours, avant qu’elle ne vînt s’étendre là entre les bois comme une lueur ?… Simon s’arrête ; il est pris par une émotion qui lui fait battre le cœur à grands coups ; puis il marche ; on dirait qu’on le tire, de quelque part… À ses côtés la forêt s’épaissit, formant de grands massifs d’ombre, avec de grands trous sombres d’où émerge, haut dans le ciel, la tête circonflexe des sapins.

Son regard parcourt de bas en haut cette vallée qui monte devant lui. Qui monte on ne sait pas vers quoi. Il a fallu, pour la faire passer, entailler la montagne ; de sorte qu’il y a, sur le côté, un haut talus bien tapissé de neige qui éclaire la nuit. Le long de ce talus, des ombres veillent ; on ne sait pas si ce sont des rochers ou des hommes. Rien ne bouge. Le cœur de Simon bat plus fort. Il s’avance de quelques pas au milieu de ces présences muettes. Il voudrait, comme l’autre jour, que tout finisse là, que personne ne vienne ; ah ! surtout, que personne ne vienne !… Car déjà tout est de trop !… Et tout à coup, il voit une de ces ombres qui se détache du talus et qui se pose au milieu de la route.

C’est une petite chose d’ombre, apparue dans le silence du monde…

 

Et maintenant, on dirait qu’il y a une grande main sur eux, qui les attire…

Ils montent tous les deux le long de la route, n’osant pas faire de bruit, de peur de détruire cet ordre autour d’eux créé par le silence. Et comme, une heure plus tôt, Simon percevait son attente contre lui ainsi qu’une douleur, à présent, avec la même intensité, il sent cette chose dure et poignante qu’est son bonheur ; et il serre contre lui ce mal qui est sur le point de le faire crier.

Bientôt les arbres se sont espacés, la nuit s’éclaire et ils sortent de la forêt. Voici le tournant où le paysage se livre à eux tout d’un coup ; et cela fait, après ce hérissement de troncs, une grande nudité qui les surprend. Mais la forêt est encore là, tout en bas, ramassée sur elle-même, s’accrochant aux pentes de sa main énorme, griffue. Ils se sont arrêtés en même temps. Puis ils se retournent et regardent le chemin parcouru.

Un feu secret parcourt la montagne et éclate, de loin en loin, derrière les vitres peureuses des chalets. Plusieurs sont répandues dans la vallée comme une traînée de petites étoiles poussiéreuses. Mais bien plus haut, sur le dos de la grosse montagne qui est accroupie comme un chien de garde aux pieds du Grand-Massif, on retrouve encore, à des endroits où l’on ne suppose pas que des hommes puissent vivre, deux ou trois petites lueurs qui vacillent comme si le vent soufflait sur elles. Et à cause de ces pauvres signaux humains qui s’évertuent contre la nuit, on sent combien les hommes sont seuls. Comme ils sont seuls dans leurs campagnes, dans leurs villes ! Comme les nations sont seules ! Car c’est partout comme ici : le nombre n’y fait rien : les hommes sont seuls. Jusqu’à la fin du monde.

Ils ont encore fait deux pas, et tout à coup le bruit du torrent a été sur eux. Et ce bruit-là aussi a élargi le silence ; il a élargi la solitude ; et ils ont eu besoin de combler l’intervalle qui était encore entre eux.

— Simon…

— Oui…

Le son de sa voix s’étouffa dans les cheveux d’Ariane.

— Songez-vous toujours à notre petit jardin ?

— Oui…

— Et vous seriez heureux ?…

— Oui…

— Comme aujourd’hui ?

— Comme aujourd’hui.

— Vous ne désireriez pas l’être plus ?

— Plus qu’aujourd’hui ?

— Plus qu’en ce moment où je vous parle…

Il releva la tête et la contempla longuement avant de répondre.

— Je ne crois pas », dit-il. Il soupira, la contempla encore. « Non. Pas plus heureux qu’en ce moment. Je ne peux pas… Je ne peux pas !… proféra-t-il en élevant légèrement la voix. » Il l’éloigna de lui, pour la mieux voir. « Le bonheur, c’est de vous voir, Ariane…

— Mais vous tremblez, dit-elle doucement en prenant son bras. Et il y a une petite larme sur votre joue.

— Je pleure d’être heureux…

— Est-ce que cela fait pleurer, Simon ?

— Quelquefois…

Ils se turent.

— Et vous ne vous ennuieriez jamais ? dit-elle tout à coup.

— Dans le petit jardin ? Non… Vous le savez, ajouta-t-il, c’est Ève qui s’est ennuyée la première…

— Mais que feriez-vous ?

— Je vous l’ai dit : le bonheur pour moi c’est de vous voir… Regarder dans vos yeux…

Elle avait la tête levée vers lui, presque immobile, et il la regardait. Leurs voix n’étaient qu’un souffle.

— Que voyez-vous dans mes yeux ?…

— Ce que je vois quand je regarde une fleur de marguerite ouverte, avec son œil doré, étoilé de cils blancs.

— Et qu’y voyez-vous ?

Il hésita et sentit son cœur battre plus fort.

— La vie !… dit-il.

 

À présent, presque tous les soirs, ils se rejoignaient sur cette route des Hauts-Praz où, si souvent, il était allé seul. La route, à cette heure-là, semblait n’avoir pas d’attaches avec la terre et ils se sentaient eux-mêmes détachés de tout. Il leur semblait qu’ils avaient toujours vécu pour ce moment où ils se rencontraient ainsi, presque hors du monde ; et ils avaient conscience de n’avoir jamais connu que cela : cette nuit où ils pouvaient enfin se regarder face à face et où leurs visages n’étaient qu’une clarté.

À chacune des questions que Simon lui posait, Ariane faisait exactement la réponse que le torrent ou la forêt auraient pu faire, avec une sûreté, une simplicité qui témoignaient de l’absence en elle de tout conflit, qui étaient celles d’une force sereine, voisine de ces grandes forces étalées et vivantes autour d’eux, dans le mouvement silencieux des astres. Elle avait la façon la plus simple, la plus juste de concevoir la beauté du monde et les détails quotidiens de l’existence. Elle trouvait d’instinct, pour ses gestes comme pour ses mots, le rythme et le signe essentiels. Lorsque, revenu à sa solitude, le corps allongé sous ses couvertures, Simon regardait en lui, il comprenait qu’Ariane était devenue sa loi.

Le lendemain il la retrouvait encore et il frémissait chaque fois du même bonheur en voyant son ombre se détacher du talus glacé pour venir vers lui. Ils n’avaient pas le temps d’aller très loin. Ils allaient d’abord jusqu’au tournant, là où la forêt prenait fin, et où l’on découvrait toute la vallée. Devant eux la route montait tout droit, puis tournait ; et de nouveau, très loin, c’était l’ombre aiguë de la forêt qui s’en allait buter contre les remparts d’Armenaz. Le paysage était emporté dans un mouvement unanime de flèche qui paraissait le soulever vers le ciel, comme s’il se fût assigné pour cible un de ces points brillants qui tremblaient dans les altitudes bleues.

Puis c’était le torrent qui venait sur eux, avec sa grosse voix rude, comme la veille, sitôt passé le tournant, et qui gonflait sa voix à mesure qu’ils approchaient, pour toujours affirmer la même chose lui aussi, la même chose que la grande forêt oblique et montante ; car justement son cri était parallèle à ce mouvement d’ascension démesuré que la forêt accomplissait, toute seule, avec toutes ces étoiles à sa cime, pour aller buter toujours contre les mêmes falaises de granit. C’était comme si la voix du torrent avait été portée sur cette ligne ascendante, sur ce fil tendu à l’extrême, – comme si elle avait été la voix même de la forêt.

Mais quoi, elle sortait réellement de la forêt, cette voix ! Avant de parvenir aux oreilles de ceux qui gravissaient la route, elle avait parcouru toute cette étendue ténébreuse et son grondement venait même de plus haut et avait d’abord retenti sur ces espaces déserts vers lesquels la forêt se projetait de toutes ses forces. Le torrent roulait dans ses eaux des pierres qui avaient appartenu à cette altière muraille et avaient fait partie de sa structure. Et avec elles il avait creusé ce sol qui, depuis si longtemps, appartenait à la forêt seule, et il avait léché les racines de tous ces arbres dont la nuit ne faisait plus qu’un seul être immense, auquel il se mêlait et prêtait sa vie.

Le torrent passait sous la route ; on le franchissait sur un petit pont de pierres ; en se penchant, on voyait dans l’ombre la trace miroitante de l’eau. Là, Ariane s’arrêtait toujours ; elle restait accoudée au parapet de pierres, sa chevelure pendante, mêlée à cette ombre, à ces lueurs, à ces grondements. Elle disait des paroles que Simon n’entendait pas.

Il y eut un soir où, en arrivant à cet endroit et en entendant le léger cri qu’Ariane avait poussé dès le tournant, à la vue de l’eau, Simon s’arrêta, pénétré par une sensation déchirante. Car le torrent n’était pas pour lui un inconnu. Sa voix était la première voix qu’il eût entendue résonner sur le Crêt d’Armenaz. Il se souvenait tout à coup, avec une étrange netteté, de sa première conversation avec Jérôme, quand Jérôme lui avait dit : « Écoutez !… » et qu’il avait entendu, par-delà le brouillard, un bruit qu’il ne voyait pas. Il se souvenait de toutes ces nuits d’été où il se réveillait brusquement, pour de longues heures, et où il percevait peu à peu, dans ce qu’il avait pris pour du silence, le grondement égal, puissant et lourd de cette voix qui semblait lui apporter un message, lui dire d’attendre. Il se souvenait de tout cela qu’il avait oublié et qui déjà semblait appartenir à une existence antérieure, à une étape maintenant dépassée. Il se tourna et, apercevant Ariane à ses côtés, le visage penché sur l’eau luisante, laissant couler dans l’ombre cette chevelure intarissable dont le flot silencieux se joignait à ceux du torrent et de la nuit, il comprit qu’il avait vraiment franchi une étape, qu’il y avait vraiment quelque chose de changé, – comme si la vie avait enfin tourné vers lui le côté obscur de son visage.

Ils s’étaient arrêtés, n’osant franchir cette longue traînée sonore, ayant conscience d’avoir atteint quelque limite sacrée, peut-être celle qui est assignée à tout plaisir. Mais si l’on allait plus loin, on voyait que le paysage continuait à faire à travers la nuit de grands gestes pour lui seul, à inscrire çà et là des figures, à poser des signes. La nature forçait l’attention. La nuit même avait une façon à elle de s’étaler, de s’offrir, de se mettre à votre niveau, de descendre vers vous, avec ses bouquets de froides lueurs, si proches qu’il suffisait d’avancer la main pour les cueillir. Car il y avait des endroits où le ciel profitait d’une trouée, d’un simple faiblissement dans la ligne de l’horizon, pour se prosterner jusqu’à terre avec toutes ses étoiles et combler de feux irisés l’espace ouvert. Il semblait alors qu’il suffisait de monter un peu, de faire quelques pas de plus sur la route, pour pouvoir fouler toutes ces étoiles, comme si l’on marchait au printemps à travers une prairie en fleurs. Mais il n’était pas nécessaire de monter, ni de descendre, ni de changer de place. Il n’était pas nécessaire de suivre la route jusqu’au bout, d’aller jusqu’où elle pouvait conduire, de pénétrer dans cet autre bras de la forêt, si rigide, si tendu, qui barrait le ciel d’un trait rageur. Non, il suffisait de se dire : plus loin, il y a la forêt ; plus loin, il y a cette trouée dans la forêt d’où l’on aperçoit, sur l’autre versant de la vallée, le Mont-Cabut, d’une certaine manière, comme on ne le voit nulle part ailleurs. Il n’était pas même nécessaire de penser à tout cela ; non, ce qu’il y avait de meilleur, c’était de monter vers l’arbre. Mais il n’était pas même nécessaire de monter vers l’arbre : il suffisait de s’arrêter près du torrent, comme ils l’avaient fait ce soir-là, et de se dire : à quelques pas plus haut, après le tournant, il y a l’arbre…

Il y a l’arbre, pensa Simon – et il regarda Ariane. Elle était légèrement penchée au-dessus du parapet de pierre et, le sentant derrière elle, elle se releva comme pour l’embrasser. Mais il prit seulement son visage entre les mains, avec une douceur qui l’éloignait.

— Pourquoi ?… murmura-t-elle, un peu surprise.

Il la regardait avec intensité, loin dans les yeux.

— Ce n’est pas nécessaire, dit-il à voix basse. Le miracle, c’est que vous soyez là…

Il ne pouvait détacher ses yeux de ce visage qui dans l’obscurité brillait d’un éclat faible mais sans ombres.

— Nous reviendrons demain ?… demanda-t-elle.

— Oui.

— Et après-demain ?

— Oui.

— Et après ?

— Oui… La même chose, toujours… Vous, et ce torrent, – le torrent qui change toujours et qui toujours est le même… Être capable de trouver une saveur dans la répétition, dit-il, c’est être Dieu…

Sans qu’elle fît un geste, sans qu’elle changeât la direction de son regard, il sut qu’elle approuvait. Puis elle demanda :

— Vous ne vous lasserez pas, Simon ?…

— Ne pas se lasser, ne pas connaître la satiété, dit-il, que chaque chose soit chaque jour à nos yeux comme si elle était neuve, – c’est vivre de la vie divine…

Ils s’étaient appuyés tous deux au parapet de pierre et le torrent dessinait sous leurs yeux un sillon faiblement argenté d’où montait une rumeur heureuse, comme un soupir d’aise.

— Et, dit-elle, vous ne désireriez rien de plus ?…

Il prit doucement le cou d’Ariane dans sa main et remonta jusqu’à la racine de ses cheveux. Il avait envie d’y poser ses lèvres, mais il se contenta d’y laisser sa main et de sentir que dans cette main, il tenait un être pareil à lui, une vie égale à la sienne, où battait, comme une inspiration divine, la miraculeuse pulsation de l’univers. Il savait que, quoi qu’il arrivât, il ne considérerait jamais Ariane comme sienne. Il ne s’agirait jamais pour lui de la prendre, de faire acte d’envahisseur – non, mais de s’unir avec elle à cette force, à cette sagesse divines devant lesquelles ils étaient intérieurement prosternés. Jamais il n’avait senti cela avec une telle netteté. Mais c’était impossible à exprimer. Alors, comme elle semblait attendre une réponse, il se pencha un peu vers elle et, respirant l’odeur de ses cheveux :

— Attendre, dit-il, voilà ce qui est bon…

XIX

On parlait inexactement quand on parlait de la conférence de Pondorge, car ce n’était pas une conférence. Pondorge avait dit un jour : « Il y a deux sortes de personnes dans le monde : celles qui ont des idées et celles qui ont les idées des autres. Moi j’ai des idées. Qu’on se le dise ! » « Qu’est-ce que c’est, tes idées ? » lui avait demandé un curieux. « C’est des choses que j’ai envie de dire, répliqua l’autre. Il faut que ça parte, cette fois. Mais il faut pour ça que vous soyez tous réunis. Alors je parlerai, je n’ai rien de caché, moi. Les idées, ce n’est pas fait pour fermenter sous un crâne, c’est fait pour être répandu. » On a dit : « Vous allez faire une conférence ? – Non, pas ça ! Pas une conférence. – Une causerie ? – Ce serait plutôt ça. Mais pas tout à fait. – Un discours, alors ? » Pondorge s’était mis en colère. « Mais non ! Parler, quand on a quelque chose à dire, comment ça s’appelle ? – Pour ça, avait dit quelqu’un, il n’y a pas de mot en français… » Bref, Pondorge allait parler. Le brave garçon ! il fallait l’encourager, cela pouvait être bien ! Ce serait toujours une heure de passée, disait-on. Et on lui tapait sur l’épaule, cordialement, comme entre copains. Et il répondait avec son grand rire un peu sourd…

On avait appris en même temps une autre nouvelle : Massube était tombé malade. On ne savait trop ce qu’il avait ; il s’était couché un soir avec une petite fièvre sournoise et cela n’avait pas eu l’air de vouloir céder. Quelques jours plus tard – oui, si peu de jours après son installation, – on était venu le chercher au Mont-Cabut pour le ramener à la Maison, afin de le soigner plus facilement…

Simon était troublé à l’idée de savoir son ennemi réduit à l’impuissance. Massube alité, il lui semblait que cela changeait quelque chose. Et, en effet, il ne le voyait plus surgir d’aucun mur, d’aucune porte ; son ombre n’animait plus les couloirs déserts ; on pouvait maintenant aller partout sans crainte, sans méfiance. Enfin oui, tout était changé… Et pourtant, Simon ne s’habituait pas à l’absence de Massube ; il ne passait plus devant sa porte sans éprouver une tristesse bizarre qu’il ne s’expliquait pas…

— Comprends-tu cela ? dit-il un jour qu’il était chez Jérôme. Massube ne m’a fait que du mal. Je n’ai jamais obtenu de lui que des paroles blessantes. Et je n’arrive pas à lui en vouloir. Il me semble même… oui, j’éprouve une impression – mais c’est absurde…

— Quelle impression ?

— Une impression… Comme si j’avais des torts envers lui. Comprends-tu cela, Jérôme ?

Jérôme était assis, le dos tourné, et travaillait sur ses genoux. Il achevait un dessin que Simon, en se haussant un peu, pouvait voir. Cela représentait le torrent à l’endroit où, venant de toucher terre après la chute qu’il faisait du haut de la muraille, il se mettait à donner de la tête sur les rochers, sautant de l’un à l’autre avec une rage d’animal. On le voyait passer sa langue et coller çà et là son écume entre les hauts blocs noirs.

Jérôme abandonna sa position et se tourna vers son ami. Il le regarda un instant puis, reprenant son dessin, il dit :

— Les gens heureux ont toujours des torts envers ceux qui ne le sont pas.

Simon haussa les épaules. Cela ne veut rien dire, songea-t-il en descendant l’escalier. Et il se mit à penser, tout en marchant, au dessin qu’il avait aperçu entre les mains de Jérôme. Ce dessin, qu’il n’avait pas eu conscience de regarder, ressuscitait soudain en lui avec netteté : les plaques d’écume et les rochers noirs y alternaient comme sur un damier. Jérôme avait à peine eu besoin de pousser l’effet pour tirer de cette fureur un élément constructif, presque une logique…

 

Simon ne savait trop, lorsqu’il frappa à la porte, ce qui le poussait chez Massube.

Quelqu’un lui avait dit la veille : « Vous savez que Massube va plus mal ? » Et Jérôme… Pourquoi voulaient-ils tous qu’il s’intéressât à Massube, ce Massube qu’il détestait et qui n’avait jamais su en effet que lui faire du mal ?…

Il ne put se défendre d’un sentiment de répulsion lorsqu’il pénétra dans la chambre. Tout Massube était là, au premier coup d’œil, dans les objets qui traînaient sur la table, sur le lit, par terre, ou qui cherchaient à se dissimuler derrière d’autres objets, telle cette revue à couverture coloriée que l’édredon cachait incomplètement et qui révélait une femme demi-nue dont on devinait la pose équivoque. La table était encombrée, elle aussi, d’une foule d’objets bizarres, de coupures de journaux, de boîtes entrouvertes, de morceaux de craie. Les jambes écartelées d’un pantalon étaient restées accrochées, par miracle, au dossier d’une chaise. Mais surtout, suspendu à la poignée de la porte, l’emblème capital, le parapluie ! – un parapluie monumental dont les baleines disjointes découvraient les blessures intérieures et semblaient ouvertes pour un bâillement, comme une gueule – sans doute celle du dernier animal représentant l’espèce !… Non, Simon comprenait de moins en moins ce qu’il était venu faire chez Massube.

On n’avait pas besoin, après avoir vu la chambre, de regarder l’occupant : ces objets le peignaient si bien, parlaient si bien de lui !… Pourtant Simon releva un nouveau détail sur son visage : une petite touffe de cheveux durs qui s’avançaient au milieu du front et qui lui donnaient un air brutal. Comment cela avait-il pu lui échapper jusque-là ? Il aurait voulu ne pas être obligé de voir le reste : le grand nez cassé, la bouche épaisse, la moustache rousse où était enfermée, semblait-il, toute la méchanceté du personnage.

Celui-ci avait fait pivoter sa tête sur l’oreiller et ajustait sur le visiteur ses petits yeux gris où brillait une lueur de surprise. Il avait les traits fatigués ; Simon lui retrouvait ce visage qui l’avait tant frappé le jour de son arrivée au Mont-Cabut. Mais son corps s’était amaigri et l’on voyait pointer ses genoux relevés sous les draps.

Simon ne trouvait pas le courage de lui parler. Devant cette chambre, ce Massube écrasé dans son lit, il était pris de panique et devait faire un effort pour ne pas céder à l’envie qu’il avait de s’enfuir. De son côté, Massube ne disait mot, se gardant bien de lui fournir une entrée en matière, et continuait à le poursuivre de ses petits yeux narquois.

— Je ne m’attendais pas… dit-il enfin d’une voix de fausset. C’est gentil !…

Mais Simon cherchait en vain une parole à lui adresser. Il se tenait dans un silence crispé. Il arriva difficilement à dire :

— Pas trop fatigué ?…

— Oh ! Horriblement ! Et dégoûté donc ! Même de moi ! Je voudrais trouver un moyen de me tourner le dos !… Si j’étais sans scrupules, je me laisserais mourir aujourd’hui…

— Mais… vous avez des scrupules ?…

— Oui, fit Massube, pour les autres, à cause des quêtes ! On meurt beaucoup depuis quelque temps. À deux francs par cadavre, ça fait déjà six francs depuis trois semaines. C’est trop ! Ça grève les budgets de la classe moyenne… Et puis, vous me voyez, moi, avec des fleurs sur le ventre ? Oh oh !…

Ces propos étaient peu encourageants et Simon s’efforça de changer le ton de la conversation. Mais Massube lui dit tout à coup :

— Le dimanche, vous savez, ça ne va jamais bien. Les dimanches et jours fériés ! comme disent les indicateurs de chemin de fer… Dites, gémit-il en se redressant sur un coude, vous ne trouvez pas que toute l’horreur de vivre est dans ces mots-là ?

— Oui, il y a un instinct qui guide les hommes vers les formules tristes, observa Simon.

— Et c’est avec ça qu’on nous apprend à lire, reprit Massube. La tristesse nous prend au berceau ! Je me souviens, quand je voyageais, étant gosse… Vous savez, l’inscription qui figure sur les portières des trains : « Ne laissez pas les enfants jouer avec la serrure… » Quand j’avais lu et relu deux cents fois au cours d’un voyage cet avis inexorable, je me mettais volontiers à pleurer… Pas vous ?… Les dimanches et jours fériés !… répéta-t-il, obsédé ; il y a dans ces mots un mélange de niaiserie et de solennité qui vous rend le bonheur impossible…

Simon était surpris par cette violence de sensation chez Massube, par cette imagination sinistre. Mais il ne répondit pas et se borna à incliner la tête : il se disait que plusieurs autres choses devaient rendre le bonheur impossible à Massube.

— Ce mot, à lui seul, reprit Massube : dimanche !…

— Eh bien ?…

— Vous ne voyez pas ? Ça rime avec blanche, avec manche ! C’est grotesque comme une maison de berger ! lança-t-il avec un drôle de rire.

— J’ai connu autrefois, en ville, ce spleen dominical, dit Simon. Et je me suis toujours demandé pourquoi il accable inévitablement tant de gens qui toute la semaine ont attendu le dimanche comme le terme de leurs efforts…

— Justement pour ça ! fit Massube. C’est parce que, ce jour-là, les gens cessent de fonctionner comme des machines. Ils se mettent à s’interroger sur ce qu’ils vont faire, à se poser des questions, à réfléchir, quoi ! Réfléchir, ça rend triste. Réfléchir au lieu d’agir, de se laisser aller paresseusement à agir, à engrener des actes les uns dans les autres, n’est-ce pas, c’est douloureux ! Dès que l’homme cesse d’être bête, il est triste !

Massube marqua un temps. Il s’était redressé sur les deux coudes pour être plus à l’aise. Il reprit, le sourcil relevé :

— Et il y a une autre raison ! Le septième jour, paraît-il, Dieu se reposa. L’homme, qui se croit fait à l’image de Dieu, essaye d’en faire autant. Mais se reposer, ça demande un talent qui n’est pas donné à tout le monde, voyez-vous. Le plus souvent, c’est une expérience ratée. Parce que je vais vous dire : il n’y a que Dieu qui sache se reposer !…

Simon regarda Massube avec stupeur. Était-ce encore lui qui parlait ?… Il n’y a que Dieu qui sache se reposer, disait-il : comment cette phrase avait-elle pu jaillir de sa bouche ? Elle définissait tellement bien l’activité de la plupart des hommes, leur répugnance au repos, en dépit d’eux-mêmes, leur besoin de passions. Kramer était peint dans ces mots-là, et combien d’autres !…

— Je crois comme vous, dit Simon, que le repos exige un talent qui n’est pas donné à tout le monde. Les hommes n’ont pas assez d’imagination pour cela.

— Oui, dit Massube, ils ne sont bons qu’à travailler, c’est sûr, ou à se faire la guerre !

— Et voilà pourquoi, en temps normal, ils ont des dimanches si tristes !…

— Et je n’ai pas fini, poursuivit Massube qui semblait tenir à son sujet. Car, tertio, le dimanche, il y a, à cause de tout ça, de grands mouvements de foule. Justement parce que l’homme ne sait pas se reposer, il se remue, il se démène, il a besoin, ce jour-là, d’entrer dans des trains, de fouler des pistes ! Je parle pour les urbains, naturellement. Ils obéissent à leur instinct… comment dites-vous ?… grégaire, oui ! Ils redeviennent peuple. Ils se sentent troupeau. C’est bon, ça ! Ça les réconforte ! Ils font des visites de famille. Rien de plus amusant, comme vous savez. Le dimanche, au fond, est fait pour ça… Bon. Attendez. Tout cela fait que le lundi matin, chaque individu revient à son boulot avec quelque chose de désabusé, de triste, de cassé. Sans compter l’air confiné qu’il a respiré dans les familles ! Donc chacun se rend compte qu’il lui était donné une journée pour se reposer, et qu’il n’y est pas arrivé. Et je ne parle pas de ceux qui restent chez eux et qui s’imaginent naturellement que les autres s’amusent. Pour ceux-là, l’imagination aidant, c’est encore bien plus effrayant, c’est un enfer ! Pensez donc : ils n’ont même pas essayé ! Ah ! ah ! ça nous réussit mal de jouer à faire les dieux !…

Simon regardait avec une surprise grandissante l’être déconcertant qui venait de surgir devant lui, à l’improviste, dans ce lit en désordre : il ne reconnaissait pas Massube… Il avait toujours pensé jusqu’alors que Massube pouvait, certes, parler de l’enfer en connaissance de cause, qu’il était de ceux qui n’avaient « même pas essayé », de ceux à qui le Crêt d’Armenaz n’avait pas profité, – qui n’avaient pas appris à voir… Et maintenant, il n’était plus sûr qu’il en fût ainsi, il n’était plus sûr que Massube fût cet aveugle.

— Ne croyez-vous pas, dit-il, que le Crêt d’Armenaz est peut-être un des rares endroits au monde où les hommes peuvent apprendre à se reposer, ou, comme vous dites, à faire les dieux ?…

Mais Massube ne l’écoutait pas. Il continuait à poursuivre son idée.

— Voyez-vous, c’est bien ça qui rend le dimanche insupportable aux gens. Ils ont cru que quelque chose allait venir au bout de la semaine, quelque chose de miraculeux qui devait les rendre plus heureux que d’habitude. Ils s’étaient donné un jour pour être heureux, un jour tout exprès pour ça. Et ils sont tout étonnés qu’il n’arrive rien, tout étonnés que ce jour qui leur était alloué pour le bonheur ne contienne rien de plus que lui-même. Car ce n’est pas le repos qui est notre soif, Delambre, c’est ce qu’il y a dedans… c’est le bonheur ! Et le bonheur…

La phrase expira dans sa bouche. Il avait tourné la tête vers la fenêtre ; il regardait dans le vide et ne voyait pas l’adorable inflexion des branches de bouleaux qui dessinaient sous ses yeux une dentelle inextricable et menue… Ainsi donc, il y revenait, à cette question du bonheur ! Cela avait dû le tracasser depuis l’autre fois ; il avait l’air d’avoir son idée à présent, sur ce fameux sujet.

— Eh bien ?… questionna Simon, qui attendait que Massube achevât sa phrase.

Mais il sentit que c’était fini, que le charme était rompu, qu’il ne tirerait plus rien de Massube.

— Le bonheur, jeta celui-ci avec un ricanement, il y en a qui disent que c’est une femme !… » Il eut un rire bref, insultant, auquel Simon ne répondit pas. « Une femme n’est pas le bonheur, mon petit, reprit Massube comme s’il avait été contredit. C’est une manière comme une autre de passer le temps, d’éviter la solitude, d’oublier que c’est dimanche !… Une manière d’oublier sa faim !… Mais dans tout ça, reprit-il plus sèchement, dans tout ça, nous sommes de pauvres imbéciles. Ce bonheur-là, c’est du toc ! Une affaire d’obsession si vous voulez, une idée fixe, quoi, une façon de tourner en rond… Ou plutôt une façon de tourner court, oui, oui ! D’oublier ! De se trahir !… dit-il en levant les bras.

Puis il se tut et sa tête sombra de nouveau dans l’oreiller.

Maintenant, Simon n’avait plus envie de répondre. Il essayait de se rassurer. Il se disait que l’homme qui lui parlait en ces termes du bonheur et des femmes n’avait sans doute jamais eu ni femme ni bonheur. Et peut-être aurait-il fallu peu de chose au fond pour lui faire adopter un autre langage : peut-être Massube passait-il ses nuits à serrer dans ses bras une femme imaginaire… Oui, c’était cela ! Simon revoyait en cet instant le visage tourmenté et les gestes déments du Grand Bâtard. Il semblait y avoir entre lui et Massube, à un certain niveau, une sorte d’accord désespéré… Il plaignait Massube, il plaignait cet être qui avait peut-être eu, en puissance, au début de sa vie, autant de noblesse, autant de beauté qu’un autre mieux favorisé par ces hasards qui président à la naissance et au développement des êtres. Et voilà qu’il se remettait à l’aimer comme il l’avait aimé, un jour, au cours de sa promenade avec Jérôme… Mais comment lui montrer qu’il était compris ? Cela même était impossible. Massube était à jamais loin de lui, loin des hommes, tout comme l’autre, et rien ne pouvait plus l’en rapprocher, il était trop tard ! Déjà Massube s’était repris : la confidence qu’il avait été sur le point de faire, il ne l’achèverait pas. Déjà, au fond de ses yeux, reparaissait une lueur narquoise, cruelle. Et pour retrouver un peu de cette supériorité qu’il avait coutume de s’assurer par le sarcasme, comme s’il se repentait d’avoir risqué un moment d’être sincère, il ajouta, en se redressant de nouveau, hirsute, avec une tête qui le faisait ressembler tout à coup à un diable :

— Que voulez-vous, avec les femmes, moi, je ne tiens pas à faire de la « poésie » !…

Il avait prononcé ce dernier mot avec un air d’emphase grotesque, comme pour en faire saisir le ridicule. Puis, adressant à Simon un regard étrange, un regard qu’il n’avait jamais eu peut-être et que Simon n’osait pas comprendre :

— Je n’ai jamais su me duper, dit-il.

Simon se leva, troublé, et se mit à marcher de long en large dans la pièce. Qu’est-ce que Massube avait voulu dire ?… C’était la dernière, la seule question qu’il eût jamais eu envie de lui poser ; mais il sentit qu’il avait laissé passer le moment. Il restait là cependant, la main sur la poignée de la porte, retenu qu’il était par cette espèce d’attirance douloureuse qu’il avait déjà éprouvée en d’autres circonstances à l’égard de Massube, mais à laquelle s’ajoutait aujourd’hui quelque chose de plus fort, de différent. Il avait cru, un instant plus tôt, que les propos désagréables dont Massube l’accablait si souvent ne faisaient que traduire une impuissance, sa révolte devant l’harmonie dont il était privé. Mais était-ce bien cela ?… Simon n’en était plus certain. Il craignait encore plus que l’autre ce Massube-là, ce Massube inconnu qui lui paraissait trop lucide et qui prétendait échapper à sa pitié.

XX

Lentement, sans violence inutile, comme quelqu’un qui a le temps et qui sait, faisant varier à l’infini la forme et le rythme de ses flocons, la neige s’était mise à tomber. Elle s’attardait en route à mille volutes, mille gentillesses, avec une grâce hypocrite, dérobant sous des arabesques futiles et ingénieuses la sévérité de ses intentions. Puis elle devint compacte, solennelle, renonça à toute fantaisie et tomba droite, rigide, avec une soudaine décision.

Il faisait nuit. Simon se trouvait sur la route des Hauts-Praz avec Ariane lorsqu’ils furent surpris par la tourmente. Pourtant, l’air s’était adouci vers la fin de la journée et, tout en montant, ils avaient respiré l’humidité de la nuit avec plaisir. Ils avaient dépassé l’arbre et s’étaient avancés sur la partie de la route que traversait un bras de la forêt. Mais maintenant, la neige s’accumulait devant leurs pas en couches toutes fraîches, molles, insidieuses, où ils trébuchaient. Ariane était lasse ; elle se trouva sans force au moment de redescendre.

— Prenons ce raccourci, souffla-t-elle comme ils arrivaient devant un sapin marqué d’une croix peinte en rouge. Nous irons plus vite.

Mais il n’était plus question d’aller vite : à chaque pas ils s’enfonçaient davantage. Simon avait pris Ariane par le bras et s’efforçait de la retenir. Soudain, elle s’arrêta et s’appuya au tronc d’un sapin pour reprendre haleine.

— C’est étrange, dit-il, nous ne devrions plus être loin. Et je n’aperçois pas les bâtiments.

La neige tombait par paquets lourds et leur mouillait les yeux. Ils ne voyaient plus rien.

— Là-bas… fit-elle, en montrant une lueur timide qui perçait les ténèbres.

— Mais ce n’est pas la direction. Où sommes-nous ?

Ils se dirigèrent vers la lueur.

— Simon… On dirait que nous nous éloignons… Ne croyez-vous pas ?

— Oui, nous nous sommes trompés de chemin, dit-il. Nous arrivons à la carrière…

Il existait en effet à cet endroit, en contrebas de la route, une étroite plate-forme creusée dans le roc et sur laquelle on commençait à édifier un nouveau bâtiment. La montagne même était utilisée à la construction. À mesure que la dynamite lui arrachait des morceaux de granit, ceux-ci étaient découpés et allaient bientôt prendre place dans le nouvel édifice. Déjà, dressées sur d’énormes soubassements, des arcades de béton bâillaient sur le ciel où de nouvelles poutres, de nouvelles armatures surgissaient. Ces derniers matériaux arrivaient d’en bas sur la benne d’un téléphérique, tandis que des grues parcouraient, en grinçant de toutes leurs ferrailles, le chantier traversé par des trains de petits wagonnets. Le jour, une sorte d’allégresse régnait sur tout ce travail. De chaque pierre partait un chant, un sifflement. Des ouvriers, longs et souples, s’accrochaient aux échafaudages ; on entendait leurs joyeux coups de marteau battre contre le ciel et construire peu à peu, à grande animation et à grand bruit, de clairs espaces pour l’immobilité et le silence… Mais, pour le moment, tout cela était obscur et désert, et il n’y avait, à l’entrée de la carrière, que la petite lueur de la cantine qu’Ariane avait aperçue. Le vent s’était mis à souffler et abattait des branches autour d’eux. Ils arrivèrent enfin près de la cabane et Simon ouvrit la porte. Leurs pas, sur le plancher, firent un gros bruit de souliers.

La salle était déserte et d’une tranquillité qui soudain leur parut miraculeuse.

— Êtes-vous mieux ? lui demanda-t-il quand elle fut assise.

— Oui… » Elle respira. « Comment, dit-elle, peut-il y avoir des endroits si tranquilles ?…

Elle regardait la salle, se laissant émouvoir par le soin touchant avec lequel les objets étaient rangés sur l’unique étagère et par la douceur presque visible qui émanait des bancs de bois et des toiles cirées à petits carreaux rouges et blancs. Le jeune homme subissait comme elle l’envoûtement de cette simplicité et se sentait d’accord avec la pureté que la vie avait en ce lieu. Il flottait dans l’air une très bonne odeur de bois mouillé. Derrière la fenêtre, qu’ornaient deux petits pots de terre rouges, on voyait glisser les flocons qui s’illuminaient au passage et venaient comme des papillons de nuit s’écraser contre la vitre. Il n’y avait rien de plus dans la salle, si ce n’est le grincement de la pendule, la cafetière d’émail peint, et cette rangée de bouteilles aux étiquettes coloriées, qui attendaient en bon ordre sur l’étagère… Elles attendaient mais pas autrement que les petits pots de terre cuite, pas autrement que la pendule aux aiguilles tordues, pas autrement que la petite table avec sa toile cirée rouge et blanche…

Simon voyait que tout, dans cette petite salle silencieuse et sage, avait l’air d’attendre. Et eux-mêmes ils attendaient, et la fenêtre attendait, et la nuit derrière elle attendait aussi. Il y avait, en toute chose, une attente… Ils attendaient, comme quand le temps est suspendu et que rien ne doit se produire… Simon tourna la tête vers son amie, reçut contre le sien son regard fauve et sentit que cette minute faisait partie non pas de celles qui composent le temps ordinaire, celui où tout le monde est plongé, mais d’un temps différent, dont on ne parle pas, de ce temps auquel appartenaient sans doute ces autres minutes si étranges qu’il lui était arrivé de passer dans la salle de lecture, devant les affiches coloriées et les encriers noirs…

Cependant, un homme au teint rouge, aux bras épais, jovial, était venu leur servir à boire et s’informer de leurs désirs. Ils ne désiraient rien. Alors, voulant faire quelque chose en leur honneur, il alluma une lampe de plus dans le fond de la salle et tourna le bouton d’un poste de TSF. Simon n’eut pas le temps de protester. Mais il dut convenir que, pour une fois, il aurait eu tort… L’air se peuplait lentement de sons qui, sans avoir encore une véritable signification, suffisaient pourtant à doubler la vie d’un arrière-fond secret, comme si une salle plus grande s’était ouverte à côté de la première. Mais soudain, après un bref intervalle de silence, se dessina une phrase plus nette, qui se détacha un moment sur le fond de l’orchestre, et dans l’esprit de laquelle le jeune homme reconnut aussitôt Sugères.

Cela commençait lentement, sourdement, très loin, avant la naissance du monde ; c’était un chant qui tournoyait dans l’air, s’élevant à peine, puis redescendait vers le sol. Puis une seconde vague arrivait, toute pareille à la précédente, et venait se coucher sur la première. Le rythme était créé. On suivait dès lors, le cœur étreint, la montée lente et inéluctable de toutes ces vagues parmi lesquelles se dessinait une obscure volonté, et qui ne naissaient que pour s’éteindre, après avoir exécuté le même tracé monotone et brillant sur le fond obscur de la nuit… Car elles creusaient toutes le même sillon, mais avec des instruments différents qui en épuisaient les richesses, de sorte que chacune approfondissait le sillon créé par la précédente et que l’on comprenait peu à peu le sens et la beauté de leur monotonie. Cela arrivait du fond des temps ; cela venait sur vous avec une continuité, une application un peu anxieuses, comme pour épuiser le contenu de l’idée choisie et ne rien en laisser périr ; c’était quelque chose d’inassouvi qui voulait parvenir à sa fin et ne le pouvait pas.

Simon s’était souvent dit que très peu d’hommes étaient capables de penser longtemps la même chose et que de là venaient tous les abandons, toutes les lâchetés qui pèsent sur le monde. Or, Sugères avait choisi une idée et l’avait menée jusqu’au bout. « C’est cela qui est important, se répétait Simon, c’est que Sugères, c’est que quelqu’un ait été jusqu’au bout : c’est une chose dont un homme sur mille est capable… » Les vagues s’élevaient, retombaient, reprenant toujours le même chemin, repassant toujours dans le même sillon, mais chaque fois plus stridentes, plus nombreuses, plus peuplées ; on ne pouvait plus leur échapper : et dans cette obstination même, une force se révélait.

Le jeune homme s’était laissé porter sur cette houle montante et descendante, tandis qu’il regardait la neige s’abattre sur le sol, sur la vitre, en même temps que les autres vagues, dans une lente mêlée musicale, avec une monotonie qui était celle de la puissance et qui finissait par tout submerger ; et il sentait, de minute en minute, s’épaissir contre lui ce double écran qui l’isolait du monde… Alors, au moment où l’on n’espérait plus de terme à cette chute, à cette ascension perpétuelles, les vagues, après s’être gonflées au sein du même sillon, au point que leur tension était devenue à la fois jouissance et douleur, prirent soudain, contre toute attente, une direction nouvelle, comme si elles avaient découvert un autre monde ; mais aussitôt, comme si cette infidélité leur avait soustrait leur puissance, elles s’écroulèrent, frappées d’un arrêt irrévocable, d’une résolution définitive et mortelle, ainsi qu’un univers détruit pour toujours et dont les débris mêmes ne vibrent plus.

Simon pensait que cette impression qu’il avait éprouvée en entrant, de vivre dans une durée à part de la durée ordinaire, la musique la donnait aussi : elle l’introduisait dans un royaume où toute chose était portée au comble de sa signification. Sans doute cela était-il dû en partie à ce que, se détournant délibérément d’un monde tout orienté vers l’action, la musique instaurait par là même un monde à part, répondant à la volonté de considérer les choses dans leur essence, un monde où la vision de l’homme n’était plus aucunement liée par les nécessités pratiques et où son regard devenait enfin pur. Et peut-être, se disait Simon, peut-être que la petite fille qui fait des gammes est déjà plus près de Dieu que le reste des hommes…

Il se tourna vers Ariane. Elle n’avait pas bougé. Accoudée à la table, le visage légèrement penché, de sorte qu’il lui était complètement caché par les petites vagues déferlantes des cheveux qui venaient mourir sur sa nuque, il l’avait vue s’abandonner, du même mouvement qu’on a pour s’abandonner au sommeil et qui ne nous dispose pas seulement au repos et à l’oubli, mais aussi à l’attention et à la piété. Il la retrouvait tout entière dans cette attitude qu’il aimait et il admira combien chaque événement la trouvait prête, prête à le recevoir en elle avec l’attitude la plus juste et de la façon la plus efficace. Il la revoyait soudain telle qu’il l’avait vue lors de la soirée chez le docteur Crou, quand, tournant la tête, il avait découvert ses yeux qui brûlaient doucement derrière lui, ces yeux dont le rayon suivait toujours lui aussi le même chemin et posait au cœur de sa vie, avec une force qui avait toutes les séductions de la faiblesse, une exigence de plus en plus grave et mystérieuse…

Alors, il se demanda combien de temps il avait encore à la voir ainsi – combien de fois encore au coin de sa vie il la trouverait près de lui, derrière lui, au moment même où il se croirait le plus seul, au moment même où il aurait le plus besoin d’elle. Combien de fois entendraient-ils encore ensemble ce Poème de Sugères dont elle lui avait dit tout à l’heure en lui saisissant le bras : « C’est comme si on marchait dans le torrent » – alors qu’il pensait à la neige qui s’abattait en tourbillonnant sur la vitre. Combien de significations auraient-ils donc le temps de découvrir encore au Poème, aux Jeux d’ombres ?… Il s’aperçut que, pour la première fois, il pensait à l’avenir. Mais pouvait-il y avoir dans l’avenir quelque chose de plus que dans le passé ? Il lui vint une appréhension subite des changements que l’année amènerait avec elle. Il y aurait la « Fête » ; il y aurait Pondorge : cela, c’était les événements que le Crêt d’Armenaz sécrétait, fabriquait lui-même, dans son enceinte enchantée. Mais un jour viendrait où la neige qui tombait en ce moment fondrait au soleil, où la route, la prairie, les bois, se dépouilleraient de leur doux feutrage, de cette doublure éclatante qui s’était substituée à la terre. Il redoutait ce moment. Et pour mieux jouir de la neige qui tombait, pour être plus sûr qu’elle tombait, que c’était encore l’hiver, il alla jusqu’à la fenêtre, y appuya son front. Mais sur le fond obscur de la vitre, seuls quelques flocons venaient encore s’écraser et poser leurs petites étoiles lumineuses : déjà, il fallait partir…

Ariane s’était levée à son tour et, la tête penchée sur son épaule, regardait avec lui. Et comme si elle avait deviné les pensées qui l’agitaient, elle lui dit tout à coup, de cette voix fluide qui le bouleversait tellement :

— Simon… bientôt… dans quelques semaines peut-être… le printemps !…

Il se retourna pour la voir. Elle avait une expression de tristesse étrange. Pourquoi donc était-elle devenue triste après avoir murmuré ces mots ?

— Pourquoi dites-vous cela ?…

Elle secoua la tête.

— Parce que la neige cesse de tomber, dit-elle… Il aurait fallu que cela continue, longtemps, longtemps…

— Mais pourquoi êtes-vous triste ?

— L’hiver, cela est si bon… L’hiver, on est sûr des choses. La neige est là, ne bouge pas, la terre est en paix – il ne peut rien arriver…

Il était ému par ce langage ; chacun des mots qu’elle prononçait témoignait à quel point elle vivait avec la nature, à quel point elle était liée à la terre, à l’esprit des saisons !

— Après, poursuivit-elle, les plantes reprennent vie et la terre entre en mouvement… N’est-ce pas terrible ?…

Il vit, l’espace d’un instant – car ces mots lui montraient les choses comme avec des mains, et il vivait d’avance ce qu’il n’avait jamais vu – il vit la neige fondre, la terre sécher et les premières fleurs éclater contre la terre avec leur petit rire cruel.

— Ariane, appela-t-il avec angoisse… Mais nous sommes fous !… Nous sommes encore au cœur de l’hiver !…

— Ah, vous n’avez pas vu, dit-elle, vous n’avez pas vu les petites têtes qui percent sous l’écorce, le long des branches, et qui vont se gonfler. Un jour suffira pour les faire sortir…

Il l’écoutait… Non, il n’avait pas vu, il n’avait rien vu de pareil.

Ils allaient sortir ; mais non content d’ôter sa casquette pour saluer leur départ, le patron accourut jusqu’à la porte pour leur serrer la main, avec mille démonstrations d’amitié… Au-dehors, la terre semblait ignorer qu’il pût jamais y avoir un printemps. La neige s’était accumulée sur les sapins et le sol était recouvert d’une couche épaisse. Chaque objet se doublait d’une ombre blanche. Cependant les flocons s’étaient espacés et tombaient maintenant comme de petites plumes du fond de la nuit illimitée.

Un chemin partait de la carrière et descendait tout droit vers le Crêt d’Armenaz. Ils se mirent en route. La faible lueur de la cantine les suivit un moment, puis disparut derrière les sapins. Mais, une fois au cœur de la forêt, ils retrouvèrent comme une vague lueur qui venait du sol. Ariane ne se souvenait plus du tout de sa fatigue ; Simon savait d’ailleurs que ses fatigues cessaient toujours aussi brusquement qu’elles étaient venues, et qu’elle retrouvait aussitôt son entrain.

— Oh ! cela va beaucoup mieux ! dit-elle comme Simon l’interrogeait. Maintenant, je pourrais marcher toute la nuit.

La marche était heureusement plus facile sur ce chemin que foulaient quotidiennement les ouvriers qui travaillaient au nouvel édifice. Ils soulevaient à chaque pas un paquet de neige épais mais léger. Cette neige était molle, délicieuse à fouler ainsi dans sa fraîcheur. La vie avait perdu tout poids, elle était devenue elle aussi d’une légèreté exquise, presque respirable ; et ils pouvaient croire que la terre tout entière n’était plus sous leurs pieds qu’une mousse aérienne et lumineuse.

Puis la neige se remit à tomber comme auparavant, à flocons drus et rapides ; mais elle était à peine froide et il était impossible de croire qu’elle pût faire du mal. Ariane sentait se poser sur ses yeux, sur ses lèvres, à la pointe de ses cils, partout, une infinité de petits baisers frais et délicats qui expiraient aussitôt en laissant sur elle une trace de larme. Elle riait, de sentir ces perles froides dans son cou. Comme elle glissait, elle s’était accrochée à Simon qui percevait, à chacun de ses pas, le poids de son corps : il avait l’impression de porter sur lui, à travers la nuit et le vent, toute la douceur du monde… Il aurait voulu que cette nuit ne s’achevât jamais et que sa vie entière fût cette route où, sous la neige qui les aveuglait, le cœur gonflé de joie, il sentait Ariane s’appuyer sur lui. Il imaginait qu’il l’avait prise dans ses bras et qu’il continuait à marcher ainsi, indéfiniment, s’avançant toujours davantage au cœur de la nuit, comme s’il y avait eu quelque part, là-bas, une nuit plus noire encore et un bonheur plus grand qui les appelaient.

III

LE PRINTEMPS

La parole de Yaweh me fut adressée en ces termes :

« Que vois-tu, Jérémie ? »

Et je dis : « Je vois une branche d’amandier. »

JÉRÉMIE

 

Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine, loin des gens qui meurent sur les saisons ?

RIMBAUD

I

L’année tournait lentement autour de son axe. Mais on ne s’en apercevait plus qu’à certains signes : c’était quand l’horizon commençait à ronger les bords d’une constellation, ou quand apparaissait une étoile longtemps attendue. On ne comptait plus le temps que par étoiles. Simon guetta longtemps l’apparition, dans un coin du ciel resté vide, au-dessus de la plus haute des deux têtes d’Armenaz, des premières étoiles du Bouvier. Et, en effet, elles s’inscrivirent un soir, toutes minces, sur un pan de ciel nu, d’abord posées à même le rocher, ainsi qu’une récompense accordée à l’amour – tandis que du côté opposé Sirius continuait tout doucement son voyage oblique dont le déclin commencerait avec le printemps. Et Simon éprouvait maintenant une joie profonde à se dire que tout continuerait ainsi à se renouveler et à s’équilibrer dans la même unité ordonnée et silencieuse, et que s’il arrivait que le ciel penchât d’un côté, la disparition d’un astre ne manquerait pas d’être compensée tôt ou tard par l’arrivée d’un autre. Mais si les astres placés en bordure du ciel étaient soumis à quelques vicissitudes, d’autres par contre y régnaient éternellement. Cassiopée sommeillait toujours dans la même paix, se bornant à glisser petit à petit du haut du ciel, de sorte qu’on avait chaque semaine à lever un peu moins haut la tête pour l’apercevoir. De même, la Voie Lactée répandait toujours à travers l’espace son voile floconneux qui s’étalait comme une grève de sable entre deux océans bleus. Surgissant au milieu de tous ces astres qui la contemplaient avec dédain du fond de leur immobilité, facétieuse, amicale, toute proche, la lune jouait, avec un mélange de solennité, de bonhomie et d’humour, son rôle de figurante un peu fatiguée, toujours disparue et reparue, comme une ancienne danseuse d’opéra qui vient exécuter sur la place du village, à titre simplement philanthropique, son petit tour de ballet.

Quelques-uns se demandaient si l’hiver allait finir. Simon, à qui la beauté de toute loi était apparue et qui se faisait désormais un enchantement de toute obéissance, s’était soumis à celle-là comme aux autres et y trouvait une vertu merveilleuse et pacifiante. Ariane ne lui avait-elle pas enseigné la beauté de toute existence ? N’avait-il pas senti auprès d’elle, dans la cantine, devant chacun des objets disposés autour d’eux, devant cette interminable chute de la neige, que toute chose, que tout être répondaient à une nécessité et entraient dans un ordre supérieur ? Il n’était même pas question de se soumettre ou non. Le simple fait qu’une chose existait, était perçue comme existante, cela était suffisamment déchirant, cela suffisait à remplir la conscience, à commander l’amour. Il suffisait de regarder chaque chose un peu longtemps, assez longtemps pour oublier son nom. Reconnaître son existence, c’était déjà l’aimer. Reconnaître son ordre, son rythme, son architecture, pénétrer dans le dessein qui l’avait enfantée. Il en avait été ainsi pour l’œuvre de Sugères. C’était une chose à laquelle on devait obéissance. Il suffisait d’apprendre à couler dans le même sens, alors tout se révélait, et son unité s’imposait à vous. Simon comprenait maintenant pourquoi Jérôme lui avait, dans les premiers temps, parlé du torrent avec cet air mystérieux, comme s’il allait lui dévoiler l’existence d’une chose inouïe qui lui appartenait en propre et qu’il ne dépendait d’aucun autre de lui révéler. Il comprenait ce qu’il avait pris si longtemps chez lui pour une manie et qui était au contraire non pas une habitude, mais un acharnement à vivre et un amour : ce fait qu’il avait essayé de rendre tant de fois dans ses dessins la forme et l’élan de cette eau. Et c’était ainsi, en se répétant beaucoup, en changeant chaque fois une ligne ou une ombre, qu’il était arrivé à l’exprimer d’une façon si vraie, si poignante. Et il en était de même de l’arbre qui s’élevait sur la route des Hauts-Praz : il y avait bien en lui une force agissant d’après un ordre, un plan préexistants. Et ainsi, toute chose ayant sa loi, il suffisait de découvrir cette loi. Mais Simon n’avait pour cela aucun raisonnement à faire : il vivait, il était dans cet ordre-là, celui de son être physique et moral. Et, par lui, il était parent et frère de toute vie – de cette vie dont la maladie même n’était probablement qu’un aspect, car ce qui nous apparaît comme désordre n’est sans doute qu’un ordre dont nous ignorons les lois.

Ainsi retrouvait-il par l’intérieur l’harmonie de tout ce qui lui était donné. Ariane était au centre de cet édifice, comme la clef de voûte au haut d’une cathédrale. Mais il n’importait même pas qu’il la perçût ainsi. Chaque soir lui rendait sa vérité dans l’ordre des apparences, qui est un ordre aussi. Chaque soir, Ariane n’était plus qu’une petite chose d’ombre apparue dans le silence du monde…

L’attente même, la longue attente qui lui était imposée chaque jour pour la voir lui apparaissait comme nécessaire. Elle instaurait elle aussi dans sa vie un ordre particulier qui venait se superposer à l’ordre normal, comme une maladie qui se greffe sur la santé. C’était une jouissance faite d’un équilibre qui était toujours sur le point de se rompre ; une jouissance toujours au bord de l’anxiété ; un rythme toujours sur le point de se briser, mais renaissant toujours, jusqu’à ce qu’il pût s’épanouir dans la présence.

Pendant ces heures-là, le recueillement de Simon autour de l’image qu’il portait en lui était tel que, si quelque bruit venait à troubler le silence, il en souffrait comme d’une fausse note au milieu d’une phrase mélodieuse. C’est que le silence était devenu musical et ne comportait l’intervention d’aucun bruit, d’aucun son qui ne rentrât point dans sa secrète architecture. À mesure qu’elle croissait, qu’elle parvenait à son point suprême, son attente s’appesantissait sur lui, ainsi qu’une barre qu’on eût appuyée sur sa poitrine. Il savait que l’étreinte se relâcherait, que la respiration lui serait rendue. Mais un moment venait où c’était cette certitude même qui fléchissait, où l’excès même du bonheur attendu créait une anxiété. Alors, la pression de cette barre devenait si dure qu’il avait envie de crier.

Mais les dernières minutes de l’attente, au contraire, étaient si merveilleuses qu’à certains jours il aurait voulu les prolonger, maintenir en lui cette force, rester au centre de cette douceur cruelle qui précédait l’épanouissement de sa joie. C’était de ces minutes-là qu’il avait voulu suspendre indéfiniment la marche. C’était ce moment-là qu’il aurait voulu retenir, celui où l’on est déjà si comblé par le sentiment d’une approche que l’on peut se contenter à jamais que rien n’arrive…

 

Le docteur Crou avait consenti à prêter son phonographe, et Simon, ayant trouvé chez un camarade un enregistrement du Poème de Sugères, invitait de temps en temps Jérôme à venir chez lui pour l’entendre.

Tandis qu’autour d’eux, le long de la nuit, venant frôler leurs visages jusque sous la lampe, la neige multipliait ses réseaux étroits, le disque se mettait à tourner, après le grincement initial de l’aiguille contre la cire. Et alors il n’y avait plus de disque, plus de machine tournante, plus de mécanisme. Il y avait seulement, devant eux, autour d’eux, issue de nulle part, s’emparant souverainement du monde et le repétrissant, la pure matière musicale. L’orchestre était invisible. On n’était pas obligé de suivre les gestes du cymbalier qui, les bras tendus, se préparait à souligner le tumulte final d’un bruit de fêlure déchirant, non plus que de comprendre aux mouvements concertés des violonistes que c’était eux maintenant qui allaient prendre la parole, dès que le chef aurait pointé vers eux sa baguette ou son regard. Tout cet appareil un peu théâtral, expressif certes, mais encore trop chargé de contingences, était rejeté dans le néant. Et ainsi, délivrée de ses bandelettes, soulagée des efforts qui lui donnaient la vie, la phrase prenait son vol comme une vierge intouchée qui serait née dans l’air par le privilège d’une immaculée conception. Elle était l’égale de la nuit, elle en était la parole, le message. Comme la neige qui ne devenait visible qu’en passant dans le rayon de la lampe et dont la naissance se perdait au haut du ciel obscur, les sons semblaient sortir eux aussi du cœur de la nuit, mais d’une nuit plus secrète encore et plus précieuse.

Mais ce n’était plus la chute interminable de la neige que les répétitions accumulées et l’extrême tension de toutes ces notes précipitées vers leur catastrophe évoquaient en Simon. Cette musique était la voix même de son attente, de son désir. Elle lui apportait le même plaisir aigu et lancinant, graduellement converti en souffrance. Chaque nouvelle vague lui donnait son appui, approfondissait le sillon déjà creusé dans ce plaisir et dans cet espoir, si bien que les dernières atteignaient la surface dénudée et sensible de l’âme. Il y avait, là aussi, ces intervalles d’anxiété où l’attente devient intolérable. Et ce choc final, cette coupure cinglante, qui vous comblait en même temps de satisfaction et d’effroi… Simon retrouvait chaque fois, dans cette avalanche de notes, le même ravissement inquiet, la même surprise angoissée. C’était, tout à coup, comme si l’attente s’était heurtée quelque part au seul événement qu’on ne prévoyait point…

Parfois, tandis qu’il écoutait les sons se former autour de lui, superposant à l’ordre du temps leur ordre à eux et précisant de minute en minute leur intention cruelle, Simon, qui faisait appel à toutes ses forces pour échapper au vertige où ce tourbillon le précipitait, levait la tête et apercevait, de l’autre côté de l’abîme aux bords duquel il essayait de se retenir, la figure mince et calme de Jérôme qui, chaque jour, semblait se retirer un peu plus dans sa minceur et dans son calme, comme si aucune des passions, aucun des désespoirs qui agitent les hommes ne pouvaient plus l’atteindre, comme s’il ne percevait du Poème de Sugères que les phrases inoffensives, que les sons de flûte, comme s’il ne voyait pas la catastrophe dont chaque minute le rapprochait. Qu’était-il pour lui, ce Poème ? Simon se disait que c’était peut-être la seule chose que Jérôme n’eût pas découverte avant lui, dont il n’eût pas été pour lui l’initiateur. Mais le reste, Simon le tenait de lui, il le savait… De lui, de Pondorge, d’Ariane. Ceux-là lui avaient presque tout donné. Parfois, il se sentait humilié d’avoir tant reçu des autres. « Et moi, se disait-il, qu’ai-je donné ? Qu’ai-je fait jusqu’ici ? Que serais-je devenu sans eux ? » Il apercevait la vie suspendue en des espaces élevés, à la hauteur de Jérôme et d’Ariane, de ce monde que la jeune fille lui ouvrait, chaque soir, au sommet d’un petit chemin obscur… Et il en oubliait presque, dans son bonheur, l’étonnant personnage dont il avait si longtemps aperçu, derrière les visages lumineux de ses amis, le rire narquois et la bouche remplie d’ombre. Que devenait celui-là ? Ne pouvait-on rien faire pour lui ?… C’était du moins ce qu’il persistait à se demander. Car depuis qu’il s’était ému en sa faveur, Simon ne voulait plus comprendre que Massube lui échappait…

Massube vivait maintenant tout seul dans sa petite chambre grise, sans en sortir, enfermé, eût-on dit, dans sa peur, et s’efforçant de lui donner le masque de la hargne. La plupart des malades prenaient leur maladie par la douceur, s’efforçaient de l’apprivoiser, de la décourager par leur patience, par leur soumission. Mais en aucun temps Massube n’avait été de ceux qui savent opposer aux événements cette patience et cette soumission qui rendent le destin si injuste quand il les frappe, et qui semblent, tel un vêtement qu’on passe, les préparer tout doucement pour la mort. Avec une logique effrayante, il continuait à se préserver de la pitié par son cynisme et il ricanait devant son mal comme il avait ricané devant celui des autres. De même qu’il avait insulté la neige, il insultait la mort, comme s’il prétendait la recevoir elle aussi sur un parapluie troué. Il opposait à toutes les tentatives de sympathie une force de négation qui, loin de se laisser entamer, s’exaltait parfois lugubrement et sous laquelle il s’acharnait à dissimuler ce qui eût été le plus capable en lui de provoquer l’estime. Mais il dédaignait de rien montrer de ce qui eût pu le faire aimer et il repoussait avec un air de raillerie toutes les avances, comme s’il lui était indifférent que ces hommes dont il s’était senti méprisé connussent ou non la vérité sur lui. Les maintenir dans leur ignorance, dans leur aveuglement, dans leur injustice même, après tout, cela pouvait encore être une vengeance.

L’état de Massube ayant empiré subitement, les médecins commencèrent à se désintéresser de lui d’une manière significative, et sa mort restait livrée aux initiatives de sœur Saint-Hilaire qui, en bonne ménagère, pensait déjà à la désinfection. Par une rencontre d’événements qui, sans doute possible, n’était qu’une coïncidence, mais qui se répétait presque chaque fois qu’il y avait dans la maison un moribond ou un opéré, le docteur commençait à recevoir les malades d’une façon plus sèche et parlait d’un voyage d’études en Suisse… Simon était sans doute le seul à ne pas croire à la mort de Massube. Il ne croyait pas que Massube mourant eût persisté à dissimuler son secret comme le fait un homme sûr de vivre. Il se disait qu’il ne pouvait pas disparaître ainsi, avant d’avoir vu la Fête, avant d’avoir entendu Pondorge, comme un isolé, comme s’il n’avait pas fait partie du Crêt d’Armenaz ; il se disait que le Crêt d’Armenaz, que cette âme éparse dans tous ses membres devaient être capables de le retenir ; et il s’employait naïvement à le ramener à des proportions humaines, essayant de le faire rentrer, au moins une fois, ne fût-ce que pour se rassurer, dans un monde familier, un chapitre connu – sans voir qu’il commettait ainsi l’erreur qu’il reprochait tellement aux autres.

Un matin, au lieu de monter comme d’habitude sur la route des Hauts-Praz, Simon prit le petit chemin qui descendait vers la Maison, avec l’intention d’aller voir Massube. Il avait abondamment neigé la veille, mais le ciel avait reparu si bleu, si éclatant, si neuf, que tout le monde semblait éprouver la nécessité impérieuse d’abandonner les occupations coutumières pour se laisser aller sur ce flot intarissable qui coulait à pleins bords au-dessus des terrasses éclatantes d’Armenaz. On était invinciblement attiré, ce matin-là, par cette claire promesse de bonheur que semble contenir tout ciel limpide, mais qui déçoit presque toujours nos efforts pour nous en rendre dignes. Simon entra dans la chambre, vit Massube écroulé dans son lit, les genoux haut, lisant. Ce fut à peine si Massube détourna la tête pour l’accueillir.

— J’espérais que vous ne seriez pas venu… dit-il.

Simon le regarda, déconcerté.

— Pourquoi ?…

— Je ne suis pas sûr d’avoir quelque chose à vous dire.

Simon n’avait pas prévu cet accueil insultant. Il tremblait presque sous la violence du choc ; et pourtant, il ne pouvait se résoudre à quitter Massube sur ces mots. Il voulut lui donner une chance, feignit de n’avoir pas entendu, lui parla de la grande paix qui régnait sur les choses, des buissons qu’il avait rencontrés en route et du travail minutieux auquel la nature se livrait autour des moindres brindilles, qu’elle enrobait d’une sorte de mousse irisée. Mais l’autre se rebiffa. Il appréciait mal les décors ingénieux que l’hiver « fignolait » autour de sa fin. Il trouvait la nature indécente ; il ne tenait pas du tout, disait-il, à la voir « se fleurir les joues de sucre en poudre !… » Cela ne l’amusait guère plus qu’une poupée de chiffons, ces arabesques en tulle et ces fleurs de givre !… Il avait horreur de ces bagatelles, horreur de tout !… Il allait se lancer dans une tirade, mais il fut secoué par une sorte de hoquet, et Simon eut une peur atroce de le voir vomir du sang. Mais c’était une fausse alerte et le malheureux reprit d’une voix changée, rendue rauque par l’effort qu’il faisait pour se raidir :

— Je ne vous aime pas, Delambre…

Simon pâlit… Certes, il savait bien que Massube ne l’aimait pas. Mais celui-ci avait dit cela si vite, si âprement qu’il en fut pénétré de tristesse, comme si cette parole émanait d’un ami de toujours. Il demanda, très calme :

— Qu’avez-vous contre moi ?…

Massube fixa sur lui, à travers ses lunettes, un regard sérieux, dépouillé de toute ironie, de toute ambiguïté, le regard que Massube aurait toujours pu avoir, si… Mais combien d’hommes à qui un simple hasard a manqué pour être ce qu’ils auraient pu être !… Massube renversa la tête, dans un mouvement de lassitude, de souffrance, et murmura une phrase dans laquelle Simon crut reconnaître un nom. Cheylus… Il parlait de Cheylus… Mais Simon n’avait pas besoin d’entendre cette phrase : il savait, bien avant que Massube le lui eût dit, il savait de tout temps que Massube lui reprochait de lui avoir pris Jérôme. Tout l’accusait, en effet. Et c’était injuste, c’était faux ! « Je n’ai pris Jérôme à personne, se disait Simon. C’est Jérôme qui m’a pris !… » Cela, il en était persuadé. Jérôme l’avait pris, comme Pondorge l’avait pris, comme Ariane… Oui, oui ! Il avait toujours rencontré des êtres plus nobles, plus beaux que lui. Jérôme n’avait pas cessé de le prendre, de lui apprendre. Ne lui avait-il pas appris le torrent, la forêt, la neige ? N’avait-il pas tenté de lui apprendre le secret des ombres sur la route, de lui apprendre la sagesse ? N’était-ce pas le sentiment de tout cela qui le rendait si humble devant lui et lui faisait apparaître Jérôme si haut, dans une citadelle si bien faite, si fermée, si difficile ? Que ne devait-il pas à Jérôme ? Lui qui avait voulu lui apprendre à aimer !…

Simon était resté assis devant Massube, les coudes sur les genoux, les mains en avant, le dos ployé. De nouveau Massube parlait. Les mots parvenaient à Simon à travers une sorte de brouillard. Mais tout à coup il se dressa :

— Qu’est-ce que vous dites ?

Massube répéta lentement :

— Il y a une foule de choses dont Cheylus ne parlait jamais avant et dont il parle maintenant… On dirait que vous avez inventé pour lui la nature, les torrents, que sais-je encore ? Vous l’avez ensorcelé… corrompu !… Cheylus était un garçon simple, sans phrases, un type comme moi !… Vous avez fait de lui…

— Quoi donc ?

Massube hésitait. Il proféra, avec mépris :

— Un phraseur !… Un jobard !…

Jamais Massube n’avait vidé ainsi son cœur, n’avait parlé avec cette sincérité alarmante, qui semblait annoncer une catastrophe. Simon était stupéfié. Était-ce possible ? Était-il possible qu’il eût inventé lui-même tout ce qu’il croyait devoir à Jérôme ? Jérôme n’avait-il pas été l’initiateur ? Mais si, si ! Le contraire était absurde ! Ou bien peut-être est-ce que tout cela avait grandi en même temps au fond d’eux ? Peut-être est-ce que Jérôme avait appris les choses en même temps que Simon les nommait ? Il y avait là un renversement singulier. Un phraseur !… Alors que Simon s’était vidé au contraire de tout ce qui en lui, pouvait répondre à cette épithète méprisante. Il pensa aux réflexions qu’il avait si souvent faites sur lui-même, quand il regrettait de n’avoir jamais rien donné à personne… Il avait donné à Jérôme tout cela même qu’il avait cru prendre de lui. Ou plutôt, ils se l’étaient donné l’un à l’autre, oui, c’était cela, peut-être qu’ils avaient grandi ensemble, l’un de l’autre, à leur insu ?… Mais Pondorge ? L’avait-il créé aussi ? Avait-il créé Ariane ?… Non, non ! cela ne se pouvait. C’était Massube qui se trompait, Massube qui n’avait pas su voir !

Il ramena son regard sur Massube, sur celui qu’il avait toujours considéré comme l’ennemi, le négateur de toutes ses joies – et il crut avoir la vision d’un être malheureux, écrasé par ses admirations secrètes, par ses désirs cachés, par ses mouvements les meilleurs comme par les pires, enfin par toute l’injustice immanente au monde. Il l’admira. Il admira la patience, la candeur, la bonté de Massube, sa force d’âme. Il se demanda comment cet être avait pu supporter tant d’amour repoussé, tant de douceur méconnue. Il se demanda comment il avait pu supporter si longtemps de voir autour de lui des êtres heureux, comblés, et de les côtoyer sans avoir envie de leur sauter à la gorge, lui qui ne pouvait pas supporter seulement le spectacle de la nature en fleurs ! Lui que sa laideur isolait de toute joie et de tout amour. Cette laideur, voici que Massube en mourait. Car maintenant qu’il avait parlé, qu’il s’était enfin donné, ou qu’il avait fait semblant de se donner, qu’il avait fait enfin l’effort terrible de cet aveu, Simon n’en doutait plus, Massube ne pouvait plus vivre. Ce corps repoussant, cet être sordide et cruel qui l’avait détesté, avait voulu lui nuire, il était là, terriblement impuissant ; et c’était un être plein d’amour, comme tout le monde.

L’effort que Massube avait dû faire pour parler l’avait fatigué et il soufflait durement, couché sur le flanc comme une bête malade.

— Je ne peux pas vous garder, gémit-il. J’ai besoin de repos… Je…

Il geignait. Simon se leva. Alors Massube parut se décider brusquement.

— Non. Attendez !… dit-il.

Mais ce qui lui restait à dire devait être plus dur que tout, car ses lèvres seules avaient l’air de parler et sa voix n’arrivait plus jusqu’à elles.

Simon se rapprocha.

— Ce n’est pas facile… fit Massube, très bas, d’une voix sifflante.

Et, en effet, cela n’avait pas l’air facile. Massube avait mis un bras hors de son lit et Simon voyait pendre sa main maigre.

— Pas facile… reprit-il. Je voudrais…

— Quoi donc ?

— Vous n’allez pas comprendre, reprit Massube, qui semblait faire un effort à chaque mot… Il faudrait expliquer… Et je n’ai pas envie d’expliquer…

— Mais voyons… Parlez ! Que voulez-vous de moi ? Dites ! Tout est facile, vous savez…

Il lui parlait comme à un enfant. Mais la voix de Massube était de plus en plus sourde, elle se perdait dans les plis de sa bouche, elle expirait, en souffles courts, sur ses grosses lèvres fanées… Il devait se repentir sans doute d’avoir été si loin, d’en avoir tant dit qu’il pût laisser supposer qu’il avait quelque chose à dire, à demander… Il s’était tu ; et Simon le regardait, attendant les mots qui allaient sortir de sa bouche, prêt à ne plus s’étonner de rien, à écouter Massube comme un frère… Mais, une fois de plus, Massube s’était repris. C’était assez d’un aveu pour la journée ; assez d’un aveu pour la vie – pour l’éternité !… Désormais, il ne dirait plus rien. Il n’eut plus que la force de faire un geste vers la porte pour demander à Simon de s’en aller…

Simon chercha toute la journée ce que Massube avait voulu dire – ce qu’on pouvait encore faire pour Massube. Il songeait à l’étrange réflexion que Jérôme lui avait faite un jour au sujet du tort que l’on a d’être heureux à l’égard de ceux qui ne le sont pas. Mais que pouvait-il faire pour réparer ce tort ? Qu’est-ce que Massube pouvait souhaiter de lui ?…

Le soir, quand il vit Ariane, il se rappela ce qu’elle lui avait dit autrefois, il y avait si longtemps, au sujet de Lahoue, et il lui demanda s’il lui était permis d’aller faire des visites dans la Maison… La question parut l’étonner…

— Pourquoi me demandez-vous cela ?

Il hésita.

— J’ai un ami malade…

— Comment s’appelle-t-il ?

Le nom parvint difficilement jusqu’à ses lèvres.

— Massube…

C’était dit. Il était quitte vis-à-vis de Massube, – du moins essayait-il de se l’imaginer, tant l’idée de Massube lui pesait, tant il avait hâte de pouvoir penser que Massube n’avait plus rien à lui reprocher dans le fond de son cœur.

II

On vit la petite voiture déboucher, un peu péniblement, sur la route glissante, et s’arrêter devant la porte de la Maison qui en absorba aussitôt l’occupante. Mais si alerte que fût celle-ci, elle n’avait pu agir si rapidement qu’on n’eût eu le temps de reconnaître, tandis qu’elle sautait comme un oiseau sur les marches du perron, le corps agile et délicat de Minnie.

Elle revenait d’une tournée dans les stations proches, où le prétexte honorable du ski amenait tous les hivers un certain nombre d’oisifs en quête de plaisirs et où elle avait été chercher, disait-elle, « quelques frusques pour son théâtre ». Mais elle avait trouvé en route quelques-uns de ces amis qu’elle était toujours sûre de rencontrer dans tous les endroits où l’on s’amuse – et cela l’avait quelque peu retardée : Minnie était une femme qui savait ce que l’on doit aux amis. Mais dès son retour, les préparatifs de la Fête entrèrent dans une phase décisive. On vit s’élever, à l’extrémité de la salle à manger, une estrade de bois, d’abord grossière mais qui se para bientôt de tous les agréments du théâtre. Une charpente la surmontait qui s’embellit peu à peu d’une décoration digne des circonstances. Enfin un magnifique rideau de velours, rapporté par Minnie, tomba devant la scène, et tout fut prêt.

Ce fut la veille même de la Fête que Simon rencontra Kramer qui, de plus en plus dévoré d’inquiétude, passait son temps à tourner en rond dans le vestibule du Mont-Cabut. Le Grand Bâtard avait suivi avec intérêt, grâce aux échos qui lui en parvenaient, toute la série des préparatifs, si excitants pour son imagination romanesque et désœuvrée. Que n’eût-il pas donné, lui, pour participer à la Fête, pour jouer un rôle aux côtés de Minnie, faire le baladin et confisquer pendant une heure l’attention d’une assemblée ! Du moins, ne pouvant réaliser un pareil désir, s’était-il mis à écrire : il écrivait une pièce qu’il ne désespérait pas de proposer quelque jour à la jeune femme et qu’en attendant il se jouait tout seul. Mais il brûlait de la montrer à Simon : il le fit asseoir et ferma la porte. Simon fut attendri par cette nouvelle incarnation de Kramer : Kramer devenu artiste, essayant de maîtriser sa passion avec des mots…

— J’en suis à la grande scène, expliquait-il très animé ; cela se passe entre l’homme et la femme, dans une petite ville où l’on est très épié ! Alors il a dû inventer un subterfuge pour la voir, vous comprenez ?… Une idée extraordinaire !…

— Ah oui ?

— Voici : il lui persuade de monter une pièce avec elle, une comédie, vous comprenez ? Alors tout devient normal, facile… Ils répètent ensemble, une pièce quelconque, peu importe, car il invente, il invente à mesure qu’il récite, c’est toujours la même chose et c’est toujours différent, – il mélange, il confond le rôle avec la vie, la vie avec le rôle, vous comprenez ?… Si bien qu’elle finit par être prise elle-même à ce jeu qui leur fait perdre de vue la réalité : – une réalité si absurde, mon cher ami !… Tout est si absurde !…

Simon écoutait, presque captivé par le discours, la mimique de Kramer, son inimitable accent de conviction, son insistance même – vous commprrenez ? – en même temps que par l’excès de naïveté dont témoignait cette invention touchante.

— Écoutez, écoutez, disait Kramer avec un surcroît d’animation en s’emparant de la liasse de papiers qui couvrait sa table. Écoutez bien, voici la scène… « Madame, laissez-moi vous parler. Voici une minute qui comptera dans ma vie. Asseyez-vous, car j’ai à vous parler longtemps. Ne me dites pas que vous êtes pressée, c’est assurément faux… »

— Mais pardon, interrompit Simon, c’est… est-ce qu’il récite son rôle en ce moment ? ou est-ce que c’est la vie ?…

— C’est le rôle, c’est la vie à la fois ! Qu’en savons-nous ? Qu’en sait-il lui-même ? Écoutez !… « Ne me dites pas que vous êtes pressée, c’est assurément faux. Il n’y a pas un être au monde qui puisse soupçonner votre présence en ce château entouré d’une ceinture de remparts crénelés et bâti au milieu d’un lac si perdu qu’il n’a pas même de nom… Ne vous effrayez pas, c’est inutile. Depuis des mois que je cherche à vous voir, j’attendais ce moment où vous seriez réduite à vous-même, dépouillée de toute cette armure de convenances, dépouillée même de ce regard trop bleu qui m’effraie… Vous voici dans une petite salle aux murs trop fragiles mais précieux puisque c’est eux qui me permettent de vous entretenir. Nous sommes seuls. Toutes les portes sont ouvertes derrière vous, mais vous êtes obligée de vous tenir là, sagement, et de m’écouter jusqu’au bout… Nous ne sommes pas dans la vie, n’est-ce pas – c’est si simple ! Je puis parler, parler sans contrainte, puisque ce n’est pas sérieux, puisque nous jouons la comédie ! Ce n’est pas sérieux, tout est là ! Tout est permis à condition que ce ne soit pas sérieux, que ce ne soit pas un vrai amour, que ce ne soit que pour jouer… Combien de fois ai-je pu vous entretenir ainsi, librement ? Pour la première fois, peut-être, nous voici face à face… Et je vous prends la main. Et je vous regarde… »

Simon ne savait plus très bien où il était. « C’est le rôle, c’est la vie à la fois », avait dit Kramer. Était-il encore devant Kramer ? Simon avait l’impression que tout le monde peu à peu lui échappait et que Kramer était en train de suivre Massube sur le chemin de ce mystérieux pays où les hommes cessaient d’être ce qu’ils sont. Kramer était de ces hommes que l’on aime et que l’on déteste tour à tour. Mais, en ce moment, la transparente fiction à laquelle il se complaisait arrangeait tout – et quel charme il avait dans ce monde ainsi corrigé, et comme tout esprit de violence l’abandonnait à l’idée qu’il était enfin devant Minnie et qu’il pouvait enfin lui adresser la parole sans risquer de la voir se sauver aussitôt !… Cet homme qui si souvent avait menacé, tué, violé en pensée, devenait tout entier attention et tendresse, et toutes ses menaces aboutissaient à cette parole de contemplation qui résumait en ce moment l’essentiel de ses vœux : « Et je vous prends la main, et je vous regarde… »

Simon était ému. C’était parce que Minnie n’avait jamais voulu se laisser prendre la main, parce qu’elle n’avait jamais voulu se laisser regarder un peu longuement que Kramer était devenu cet être injuste, violent, qui médisait de Pondorge et aspirait à la fin du monde. Il avait passé des jours, des nuits à rechercher l’image de sa nuque, la forme de son front, le dessin de sa coiffure – à désirer sa main, ses yeux !… Comment, au fond, n’était-il pas devenu fou ?… Simon pensa qu’il n’avait peut-être jamais connu Kramer, que sans Minnie il aurait toujours, il aurait vraiment été ce grand seigneur dont la noblesse, l’intelligence se laissaient si souvent deviner sous les excès de langage et la violence d’humeur auxquels le condamnait une passion malheureuse – le caprice d’une femme ! Cet amour l’avait rongé comme un cancer, il l’avait rendu monstrueux ; mais une fois la tumeur enlevée, sous cette affreuse caricature de lui-même qu’il était devenu, on pouvait enfin découvrir un autre homme, épris de grandeur, ayant la passion des idées, capable de penser avec force, avec éclat. Et maintenant Simon commençait à croire que Kramer avait toujours été cet homme-là ; il comprenait par exemple que son goût pour la littérature hindoue, sa connaissance de Nietzsche, n’étaient nullement chez lui des éléments de façade – « un moyen comme un autre de conquérir les femmes », disait Massube, – mais bien les vestiges d’un être authentique que la cruauté de Minnie, sa coquetterie, ses feintes, ses refus, avaient peu à peu fait disparaître sous un dehors déplaisant et amer. Simon n’avait jamais éprouvé plus de haine envers Minnie qu’à cet instant où il retrouvait enfin un Kramer mesuré, raffiné dans ses sentiments comme dans ses propos, le vrai Kramer enfin, celui auquel il fallait croire, auquel il fallait maintenant le faire croire lui-même… Ce n’était plus Kramer, c’était Minnie, cette femme élégante, bien élevée, toujours aimable, qui devenait le véritable monstre. La vie, les êtres, reprenaient enfin leurs vraies dimensions et leurs vrais rôles…

 

Cette nuit-là, Simon eut un rêve, un rêve interminable, ou plutôt une suite de rêves qui s’enchaînaient avec une sorte de bizarre logique.

Il était près d’« elle »… C’était seulement « elle » dans le rêve. Elle n’avait pas de nom mais il savait bien qui elle était. Il était donc près d’elle, dans une petite salle inconnue, et il tenait sa main et la regardait. Il éprouvait à côté de sa joie un malaise indéfinissable, car il n’était pas tout à fait sûr d’être lui-même… Ils échangeaient des paroles enfantines et limpides et qui fondaient en pénétrant dans leur cœur.

— Non, non, ne partez pas ! suppliait-il. Il faut absolument que vous m’écoutiez jusqu’au bout. Écoutez bien, car j’ai à vous parler longtemps ! Ne craignez rien. Il n’y a pas un être au monde qui sache votre présence dans ce château inaccessible et entouré d’eau…

Et elle répondait avec un sourire, sur un ton si simple, si naturel, cette phrase étonnante :

— Je ne vaux pas la peine que vous trahissiez pour moi…

Et il disait :

— Pourquoi, pourquoi parlez-vous de trahir ?…

Puis la scène se jouait dans un autre lieu, mais il était encore avec « elle ». Elle était venue le voir, chez lui. Mais c’était un « chez lui » inconnu, impossible à localiser. Elle portait un petit corsage noir très montant, avec des broderies rouges, qui dessinaient sur sa poitrine des motifs agréables et compliqués. Et il avait la tête contre son épaule et lui disait :

— Il y a une femme qui habite cette maison, une femme que je connais à peine et de qui j’ai peur…

— L’aimes-tu autant que tu as aimé cette jeune fille dont tu m’as quelquefois parlé ?

— Je n’ai pas cessé d’aimer cette jeune fille.

— Et cette femme, elle t’aime ?

Il répondit tout bas :

— Je ne sais pas… C’est une femme pour laquelle le monde doit finir…

Et le rêve continuait, interminable, avec une précision de langage, de gestes, qui faisait mal. Ils étaient dans un jardin, elle avait sa robe de velours vert. Et tout à coup elle relevait son gant à l’endroit du poignet, un petit gant de laine rouge, et lui donnait sa main à baiser.

— Il est rare de vous voir ainsi, lui dit-il, si librement…

Et, en disant cela, il avait de nouveau l’impression de prononcer les paroles d’un autre, des paroles qui n’étaient pas à lui.

Et elle répondait :

— Pourquoi la vie ne serait-elle pas pareille à un songe ?…

Puis elle éclatait en sanglots, et il se mettait à pleurer avec elle. Mais à ce moment, avec un plaisir d’une intensité inexprimable dans lequel se fondait tout son chagrin, il sentait son corps, ce corps délicieux, s’appliquer sur le sien dans une sorte de tendresse pénétrante et cruelle, et il avait beau essayer de ne pas en éprouver de joie, cette joie l’envahissait et lui étreignait le cœur…

Le lendemain, lorsqu’il croisa Minnie dans l’escalier, la vit s’arrêter devant lui et lui sourire, Simon fut presque sur le point de lui rappeler les paroles qu’ils avaient échangées en rêve. Il lui semblait invraisemblable qu’elle n’en sût rien.

— Êtes-vous prêt ? lui demanda-t-elle.

Il eut peine à se rappeler de quoi il s’agissait. Plus que jamais il aurait voulu s’excuser, se dédire.

— J’ai si peu de chose à faire, murmura-t-il, que je crains plutôt d’être de trop…

— C’est bien votre faute si vous avez peu de chose à faire… Du moins soyez là. Vous savez, ajouta-t-elle en le menaçant du doigt, que je compte sur vous pour le maquillage !

En écoutant cette voix ferme, ce ton décidé, il la revit tout à coup, comme il l’avait vue dans son rêve, éclatant en sanglots sur son épaule. Était-ce possible ?… C’était si peu elle ! Il demanda :

— C’est toujours pour demain ?

— Oui, demain soir, huit heures.

Elle parlait comme un homme, et il fut irrité par tant d’assurance.

III

Il gardait dans la sienne la main d’Ariane, hésitant à l’abandonner. Il aurait voulu fuir avec elle, très loin…

— Je ne vous reverrai pas avant demain, lui dit-il. Il faut que je m’acquitte de ces stupides occupations.

Elle hocha la tête, légèrement, avec cette grâce qui l’émouvait toujours.

— Au moins, amusez-vous…

Il lui baisa la main.

— Êtes-vous heureuse ?

Il avait besoin d’apaiser une sorte d’inquiétude qui lui venait.

— Pourquoi ne le serais-je pas ?

Il la vit encore une seconde dans l’entrebâillement de la porte, debout, droite et ferme comme une belle tige, dans l’éclat des lumières qui commençaient à répandre le long des murs leur clarté de fête. Il fut frappé par sa beauté… Mais, presque aussitôt, la porte se referma sur elle et il la perdit, car la foule avait fait irruption dans les couloirs.

Il fallait avoir vécu très longtemps loin des villes, dans une petite communauté d’hommes et de femmes perdus au bout du monde, pour savoir tout ce que pouvait contenir de charme, d’attrait naïf, une soirée comme celle-ci… Car tout le monde était réuni ce soir-là pour être heureux et la joie de cette petite foule était quelque chose de bon à voir. Elle était faite, cette joie, d’éléments bien simples par eux-mêmes, mais dont la rencontre eût été impossible ailleurs et qui faisaient d’elle quelque chose d’introuvable et de touchant, à mi-chemin entre la joie d’une représentation théâtrale en province et celle d’une fête foraine, avec toutefois cette petite nuance imperceptible mais essentielle qui tenait du milieu où elle s’épanouissait : milieu insolite et combien inattendu pour tous ceux du dehors qui étaient invités ce soir-là à la Fête du Crêt d’Armenaz et qui, en pénétrant dans cette cité de malades, avaient l’impression déroutante et inespérée de se trouver dans une sorte d’établissement pour collégiens adultes dont les pensionnaires, quel que fût leur âge véritable, avaient tous vingt ans. Et en effet, ceux-ci avaient eu beau exercer dans la vie les métiers les plus différents, la communauté des loisirs leur avait donné à peu près la même âme, comme elle leur avait donné le même âge, et s’ils prenaient pour la plupart leur mal à la légère, ils étaient bien décidés à prendre leur jeunesse au sérieux. Aussi ceux des invités qui, par ignorance, avaient le plus redouté l’ennui et qui avaient cru accomplir en venant une sorte d’exploit philanthropique s’avouaient-ils déjà charmés avant qu’on ne leur eût rien offert. Mais si les malades les étonnaient, ils n’étonnaient pas moins les malades. On les reconnaissait de loin, les invités ! Ils se distinguaient tellement de leurs hôtes, ne fût-ce que par leur air cérémonieux, la correction de leurs costumes, leur souci d’élégance, enfin par tout cet ensemble décoratif qui appartient en propre aux populations civilisées et que M. Lablache déplorait tellement d’avoir perdu en même temps que la santé… Donc les habitants du Crêt d’Armenaz et leurs invités étaient fort contents les uns des autres, et l’on avait rarement vu à la fois tant de gens heureux. Comme si Kramer n’avait jamais proféré de menaces, comme si Minnie n’avait jamais été coquette, comme si Delambre n’avait jamais refusé le rôle qui lui avait été proposé, enfin, comme s’il n’y avait jamais eu de problèmes pour personne et que les désirs de tous eussent dû être satisfaits sur l’heure, la vie était montée, dès le début de la soirée, à l’un de ces sommets exquis et fragiles où elle ne tient jamais longtemps et où l’émotion la plus banale emprunte à cette condition éphémère un aspect presque rare et une intensité presque déchirante. Tout le monde semblait se rendre à une distribution générale de récompenses, de bonheur. Sœur Saint-Hilaire elle-même figurait là en simple spectatrice et avait perdu pour une fois ses droits à la critique. Les hommes pouvaient côtoyer les femmes sans précaution et les aborder sans prétexte. Elles étaient belles, dans leurs longues robes décolletées d’où leurs épaules et leurs nuques jaillissaient comme des arcs-en-ciel.

Tandis que le public prenait place, Simon, dans les coulisses, achevait de farder le visage de Minnie, qui ne se fiant pas trop à son travail, qu’elle avait tant insisté pour lui confier, s’observait dans une glace à main. Elle tendait ses lèvres, creusait ses joues, avec un sérieux un peu sournois qui cachait de perfides intentions.

— Encore un petit coup de pinceau sur les cils… Là… Les lèvres moins larges, voyons !…

— Au fond, dit Simon, vous auriez fait tout cela beaucoup mieux vous-même.

— Oui, mais…

— Mais quoi ?

— N’appuyez pas si fort, vous allez me faire mal !

À présent, les couloirs s’étaient vidés et le public emplissait la salle. Le docteur Marchat arriva après tout le monde, l’air imposant, dans un beau costume noir qui mettait en valeur sa haute taille et qui donnait à son visage, que soulignait un collier de barbe étonnamment soigné, un air de pâleur qui en augmentait la distinction. Était-ce l’effet des circonstances ? Ce n’était pas à un ministre qu’il faisait penser ce soir, mais à un sociétaire du Théâtre-Français. Il était suivi, à distance respectueuse, de son personnel, parmi lequel le petit docteur Crou s’avançait, alerte, la démarche un peu sautillante. Le docteur Marchat vint s’asseoir devant le rideau avec une componction étudiée, dans l’attitude de quelqu’un qui ne se laisse pas amuser facilement. Derrière lui, on attendait… Il n’y avait plus maintenant qu’à voir et à écouter. Les heures seraient douces jusqu’au milieu de la nuit. On sentait que la terre était encore toute jeune et qu’elle roulait sans heurts à travers le ciel étoilé.

Comme toutes les cérémonies du Crêt d’Armenaz, celle-ci commença par un discours de Saint-Geliès, qui vint sur l’avant-scène pour féliciter d’avance les acteurs et réciter un petit couplet à l’adresse du docteur Marchat, en qui il voyait le type de l’intelligence avertie et du dévouement éclairé. Après quoi les lumières s’éteignirent et le rideau s’écarta sur la mystérieuse perspective d’une forêt, représentée avec des moyens ingénus, mais si attendrissants qu’il aurait fallu avoir le cœur mauvais pour ne pas s’y laisser prendre. C’était comme si l’on avait été mis en communication, tout d’un coup, avec la grande forêt qu’on avait traversée pour venir et qui continuait à briller toute seule dans la nuit, encerclant la Maison de ses troncs durs et givrés. Mais cette forêt-ci était pleine de soleil et il y avait par-dessus un ciel très bleu. Un jeune homme était là, depuis des heures peut-être, depuis toujours, inquiet de ne pas voir paraître sa compagne à qui l’atroce jalousie d’un mari imposait ce rendez-vous forestier ; mais en dépit de l’inquiétude qu’il s’efforçait de manifester, il n’y avait aucun homme dans la salle qui ne l’enviât à la pensée qu’il savait parfaitement – quoiqu’en artiste consciencieux il dissimulât cette assurance – qu’une fois son monologue fini apparaîtrait la jeune femme de ses rêves. Et celle-ci apparut en effet. Un léger murmure d’admiration parcourut la salle quand Minnie s’avança sur la scène. Jamais on ne l’avait vue aussi belle. Elle était vêtue d’une longue robe de soie noire et jaune qui la faisait ressembler aux personnages des premières estampes japonaises. Une sorte de petit capuchon noir entourait sa tête et limitait étroitement son visage qui, ainsi dépouillé de sa chevelure, apparaissait à vif.

Le dialogue était simple et grave ; les deux personnages s’adressaient l’un à l’autre des phrases brèves et cadencées comme les versets d’un poème ; mais les paroles qu’ils disaient étaient de celles qui durent être prononcées au Paradis terrestre, entre Adam et Ève ; elles vous faisaient remonter au mystère et à la pureté du premier amour. On comprenait qu’ils avaient découvert l’un par l’autre l’état le plus merveilleux que l’on puisse concevoir sur terre, mais ils accueillaient ce miracle avec simplicité, qui est la seule manière d’apprivoiser le bonheur.

Les acteurs se retirèrent, les hautes parties du ciel de gaze tendu au-dessus des arbres s’obscurcirent et une ombre descendit sur la forêt.

Alors, le jeune homme et la jeune femme reparurent. Mais déjà leur bonheur s’assombrissait, il était mordu par un mal obscur ; un danger les menaçait : c’était le mari, c’était la guerre, c’était la foudre qui fond toujours sur ceux qui s’aiment ; mais leur amour les tenait plus haut que tous les dangers, et elle disait : « Ne croyez-vous pas que l’on puisse mourir en adorant ?… » Et il répliquait : « Non, car adorer c’est supprimer la mort : on ne meurt que si l’on oublie d’aimer… »

Et, sur ces mots, les deux bords du rideau se rejoignirent comme des lèvres.

Ils s’écartèrent de nouveau et l’on vit que la nuit s’était faite dans le ciel et sur la forêt, une nuit pure et bleue dont le tissu transparent laissait filtrer la lueur scintillante de petites étoiles d’or, des étoiles à plusieurs branches, ainsi qu’on en voit dans les images. Et dans ce silence et ce bleu, un court chant d’oiseau monta et alla se perdre dans les étoiles qui le reçurent avec un petit mouvement des cils. Le jeune homme était à demi couché par terre, sur un lit de feuillages, et elle, à genoux près de lui, tenait sa main. Et il lui demandait : « Écoute : as-tu fait ceci quelquefois ? – Quoi donc ?… – Fermer les yeux… – Pourquoi ? – Parce qu’il suffit de fermer les yeux pour que tout arrive… »

C’était tout. Des coulisses où il se trouvait, Simon entendit une longue ovation qui montait vers Minnie. Presque aussitôt, il la vit arriver elle-même, toute souriante dans le contre-jour de la scène illuminée, vêtue de cette souple robe noire et jaune qui lui serrait les hanches et enveloppait son buste d’une manière si séduisante. Elle passa en coup de vent près de lui, l’effleura, et il vit avec regret sa forme vive se perdre dans l’obscurité.

La pièce suivante était précédée d’une série d’intermèdes. Simon se rendit sur la scène avec deux ou trois camarades pour régler quelques détails et, par un trou du rideau, regarda la salle. Un instant, sous ses regards, la foule perdit son anonymat et les visages cessèrent de n’être que des lueurs dans la pénombre. Il aperçut de loin, dans un groupe de jeunes filles, Ariane dont la tête s’épanouissait au-dessus d’une petite collerette blanche découpée en forme de pétales. Elle était immobile et menue, au milieu de ses compagnes dont elle se distinguait à peine. Simon se retira en hâte, troublé, avec la vision d’une foule redevenue anonyme où Ariane n’était plus qu’un visage parmi d’autres.

Comme il descendait de scène, il se trouva plongé dans la pénombre des coulisses où les acteurs profitaient de l’entracte pour changer de costume, s’habiller ou même, ingénument, revoir une dernière fois leurs rôles. Il fut pris d’un mouvement de plaisir ; le souvenir se ranimait en lui de spectacles auxquels il avait participé jadis, dans les collèges ; il regrettait presque son attitude passée avec Minnie. Derrière le rideau, on entendait le bruit des conversations, des chaises remuées ; des gens se levaient pour aller fumer dans les couloirs. On changeait les décors, on enfonçait des clous, on dressait des toiles. On se disputait les restes d’un miroir brisé pour se grimer, mais il y avait toujours quelque chose qui manquait, et quand on avait mis la main sur le fragment de miroir convoité, on s’apercevait que quelqu’un avait emporté la boîte de maquillage ou que les bougies étaient sur le point de mourir. Simon courait vers ceux de ses camarades qui réclamaient du secours et les aidait de son mieux, cependant qu’un visage brillant et nu flottait confusément devant ses yeux. Mais quel était ce visage ?… Un disque se mourait sur l’électrophone ; c’était l’ouverture de Tannhaüser, dont la première partie était en train d’expirer sur une note aiguë. Mais, comme Simon bondissait pour changer le disque, il se heurta soudain à Minnie qui avait surgi d’un coin d’ombre.

— Delambre !… Justement je vous cherchais !

Elle était là, avec ses yeux vifs, aigus. Il ne l’aurait peut-être pas cherchée, lui, mais sa présence comblait un secret espoir. Il sentit sur son bras la main de Minnie. Elle avait ôté son délicieux petit capuchon noir, déjà remplacé par un ruban vert en torsade gentiment noué sous la nuque, mais elle avait encore la longue robe brillante qui la serrait et qui frémissait à chacun de ses mouvements. Elle faisait claquer ses doigts d’impatience.

— Figurez-vous que je ne trouve plus ma brochure !

— Quelle brochure ?

— Mais… ma brochure, mon texte, mon rôle ! Vous ne l’avez pas vue ? Plus moyen de la trouver ! C’est infernal, elle était là il y a une seconde. C’est pour le souffleur.

— Mais nous allons vous la trouver, voyons ! promit Simon.

Il se sentait nerveux, remua des chaises, et il rampait déjà sous les tables quand un cri le rappela :

— Simon !

— Vous l’avez ?

— Non. Mais j’y suis. Elle est tout simplement restée dans ma chambre. Écoutez, mon petit, voulez-vous être gentil et aller me la chercher ? Au cinquième, vous savez ? Tenez : la clef. Il suffit de pousser la seconde porte après l’antichambre. Elle doit être restée sur la table de chevet, près du divan… Simon ! cria-t-elle de nouveau comme celui-ci s’éloignait en courant, vous trouverez aussi, dans une sébile d’étain qui est sur la même table, un petit ruban noir, très joli, en velours. Rapportez-le-moi, voulez-vous ?

Tout en parlant, Minnie ôtait des épingles, arrachait des fils. Simon sauta sur la porte.

— Simon !…

— Oh ! c’est insupportable ! fit-il en riant. Quoi encore ?

— Rien. N’oubliez pas le petit ruban noir !…

Simon ne savait plus très bien ce qu’il faisait. Il pensait à la chambre de Minnie où il allait monter. Il cria : « N’oubliez pas de changer le disque, vous autres ! » Le couloir était plein de monde. Il tomba dans des groupes qui parlaient avec animation, se trompa d’escalier, dut revenir sur son chemin, se perdit. En montant lestement les marches, il entendit dans sa tête deux syllabes rapides qui scandaient son pas : « Minnie-Minnie-Minnie ! » Il se trouva sur le palier du premier, choisit entre deux couloirs, s’élança. Tout ce qu’il y avait de vivant au Crêt d’Armenaz se trouvait en ce moment dans les salles ou les couloirs du rez-de-chaussée. Le couloir du premier était désert et sonore, terriblement désert, terriblement sonore. Le couloir du second l’était plus encore. Il se rappela le jour où il s’était perdu, au début de son séjour dans cette étrange maison : ce souvenir changeait tout à coup le sens de cette journée et le contenu même de cette minute un peu insolite. Ce qui lui arrivait en ce moment, c’était la suite de cette première journée de jadis – cela devait toujours arriver. Il avait sûrement, ce jour-là, tandis qu’il s’égarait dans le couloir, il avait vu en imagination cette femme qui lui dirait un jour : Delambre, mon petit Delambre, mon ruban de velours noir, s’il vous plaît… Les événements s’enchaînaient d’une manière nouvelle ; une nouvelle chambre, très secrète, s’ouvrait au fond du vieux château. Et pourquoi la vie, en effet, ne serait-elle pas « semblable à un songe » ?…

Simon arriva enfin, tout en haut de l’escalier, au dernier étage de la Maison, devant une petite porte. « Voyons, la clef… » C’était inouï : elle entrait. Il pénétra dans le vestibule obscur, rencontra un coffre, puis une table, sans réussir à trouver l’électricité. Il trouva cependant une seconde porte, qui voulut bien s’ouvrir. C’était la chambre. Une lune toute ronde, suspendue au milieu de la fenêtre, roulant sur le plan incliné de la forêt, projetait sa lumière sur les fragiles objets qui composaient l’univers de Minnie, cependant que des nuages s’amoncelaient dans un autre coin du ciel. Simon toucha un commutateur électrique et, d’un mouvement du pouce, supprima la lune, la forêt, la nuit. La chambre apparut, lucide ; les objets avaient repris de l’épaisseur et parlaient de Minnie en termes non déguisés. Mais qu’était-il venu faire là, lui ?… Qu’il était loin, ce moment où Minnie lui avait crié de monter ! Qu’il était loin, tout ce monde qui s’agitait au-dessous de lui ! Et qu’ils étaient loin, les tréteaux, avec leurs décors de carton !… Il regarda le divan, examina la petite table de chevet, ravissante, mais absolument nue. Pas plus de brochures que de ruban noir et de plat d’étain. Que faire ?… Il y avait bien un rayon avec des livres. Il chercha. Il ne trouvait pas, s’énervait, s’étonnait d’être là – ne s’en étonnait plus. C’était naturel, après tout. Il y avait longtemps, très longtemps que cela aurait dû arriver ! Mais quoi, cela ?… Il se mit à tourner dans la chambre, qui était petite, parfumée, fleurie ; il finissait par ne plus voir clair ; mais comme il reculait, il tomba assis sur le divan. Le divan de Minnie. Le divan où ce soir, une fois déshabillée, elle se coucherait toute nue. Car il se rappelait cette phrase qu’elle lui avait lancée, un jour, en riant – il revoyait l’éclat de ses dents, sous les lèvres entrouvertes : « Mais voyons, mon cher, mais voyons, vous savez bien qu’une jolie femme se couche toute nue !… » Il y avait aussi ce parfum dans la chambre. Et ce silence. C’était extraordinaire. On entendait à peine la rumeur assourdie d’en bas, les forte de Tannhaüser – encore Tannhaüser, décidément ! – puis plus rien ; on changeait de nouveau le disque et le thème reprenait, lancinant. La fenêtre donnait sur la route. Des femmes étaient sorties qui causaient, poussaient des cris. Comment les entendait-on si fort ? Simon s’aperçut que la fenêtre était mal fermée. Il la poussa pour ne plus entendre ; mais il ne put parvenir à la fixer. Sur une table, il y avait une bouteille de porto et des verres. Tiens, deux verres… Simon était entouré de revues, de petits cadres dorés, argentés, puis d’une foule d’objets féminins, de chiffons, de gracieuses bricoles de femme, de tout ce qu’on pouvait imaginer de plus ensorcelant, mais il n’y avait ni livre ni ruban noir. La tête lui tournait. C’était trop bête de revenir bredouille. Minnie allait se moquer de lui. Minnie !… « Minnie-Minnie-Minnie… » Il entendit dans le couloir un bruit de pas précipités. Le cliquetis de la serrure. C’était Minnie. Elle éclata de rire.

— Eh bien ! Mais ne vous gênez pas ! Vous avez l’air de vous préoccuper de mes commissions, vraiment ! Vous vous vautrez sur mon divan, saccagez ma bibliothèque, dérangez mes bibelots !… Ah ! les hommes !… Une cigarette ?…

Elle vint vers lui. Sa voix sonnait faux. Elle fit deux ou trois petits tours dans la chambre, déplaça des objets. Son cou se dégageait de la robe avec espièglerie ; sa coiffure, relevée, lui faisait une nuque vraiment exquise. Elle avait repris son allure décidée, conquérante, ses yeux un peu fous qui riaient, vert et bleu, entre les deux rangées de cils raidis par le rimmel.

— Après tout, nous avons le temps, vous savez… Ils en ont bien pour une heure avec leurs intermèdes… Mais non, restez, dit-elle vivement comme Simon faisait mine de se lever. Rassurez-vous : il y a au moins deux ou trois « amateurs » qui doivent réciter du Victor Hugo !

D’un geste, elle s’empara de la bouteille, emplit les deux verres, en tendit un à Simon qui froissait des revues sur ses genoux. Le tissu de sa robe était si fin qu’on devinait, sous la transparence colorée, la blancheur du linge. Ils burent en riant. Le liquide coula chaud dans leurs gorges, les brûla. Dans la fenêtre, la nuit était noire et résonnait des cris acides des jeunes filles. On entendait par instants les sons aigus des violons de Tannhaüser.

— Regardez, mon cher, comme nous sommes ravissants, dit Minnie en arrachant tout à coup Simon à ses revues et en l’amenant près d’elle, devant une longue glace qui descendait presque jusqu’à terre.

Elle portait toujours le costume qu’elle avait en scène et, en effet, elle était ravissante, ainsi drapée dans ce tissu soyeux qui l’enveloppait d’un rempart délicat, sous lequel on sentait ses membres élastiques, ses muscles prompts.

— Regardez ! Mais regardez ! disait Minnie, nous n’avons pas l’air vrais !

Ses mains frôlaient Simon, sa joue était tout près de la sienne ; il sentit son souffle… Mais il essayait encore de résister à cet enveloppement voluptueux où il sentait quelque chose de lui sombrer affreusement, délicieusement ; un moment, il ferma les yeux… En effet, ils n’avaient pas l’air vrais, rien n’avait plus l’air vrai, la vie était devenue aussi peu réelle qu’elle l’était quelques instants plus tôt sur la scène, ou qu’elle pouvait l’être dans un rêve.

— Comme c’est singulier ! lui dit-il. Quelques jours après mon arrivée, je m’étais perdu dans la Maison. J’allais de couloir en couloir ; il me semblait qu’au bout de chacun d’eux quelque chose m’attendait… Tout à l’heure, en montant chez vous, j’ai cru retrouver cette impression… Comprenez-vous cela, ce mystère des escaliers, des couloirs nus, des tournants, des portes ?… Il semble toujours qu’on va arriver quelque part… Dans un lieu différent !… Et maintenant, cette chambre isolée de tout… Vous… moi…

— Eh bien, vous êtes arrivé, dit Minnie en riant. Quoi de plus simple ?

Elle lui avait pris la main ; il se déroba.

— Écoutez, dit-il… Le vent !

Le temps avait changé brusquement et la lune s’était complètement voilée ; on sentait que de vastes bouleversements étaient en train de se préparer dans le ciel. Mais Minnie était là, toute proche, et tentait de nier par sa présence l’importance de tout ce qui pouvait se passer hors d’elle, hors de cette chambre…

— Avez-vous aimé cette espèce de drame, de poème ? demandait-elle. Comment trouvez-vous cela ?

— C’était très aérien, très éthéré ; un peu flou, il me semble…

— Pas tellement flou. Il y a là quelques jolies choses, fines, incisives… Il est vrai que le sens des phrases dépend beaucoup des circonstances…

— Que voulez-vous dire ?

— Vous souvenez-vous de cette phrase, à la fin, quand il est perdu dans son rêve et qu’il dit…

— Attendez ! Je crois me rappeler… Il y a en effet une jolie chose… « Il suffit… Il suffit de fermer les yeux… » Mais comment est-ce donc ?…

Minnie se tourna de son côté ; ses yeux brillaient sous l’arcade légère des sourcils… « Il suffit de fermer les yeux, dit-elle, pour que tout arrive… » Et comme elle achevait ces mots, elle eut un rire léger, un peu rauque, et de ses mains lui couvrit les yeux.

Il se dégagea, mais son cœur battait violemment ; ses mains restaient prises dans celles de Minnie ; il voyait respirer ses lèvres larges, rouges, son nez mince, et il se sentait traqué par son regard ; car elle fixait sur lui ses petits yeux bridés, ses yeux durs où brillait une étincelle aiguë et qui le regardaient à l’endroit des lèvres…

— Minnie !… cria-t-il sourdement, Minnie !…

Il y avait de la frayeur dans sa voix. Il criait le nom de Minnie comme on appelle au secours. Il serrait la jeune femme contre lui, tout enveloppé déjà par la tiédeur, la mollesse qui émanaient d’elle, et percevant contre ses genoux le choc de ses petits genoux têtus, enfantins. Sa tête était tombée dans le cou de Minnie dont il sentait la peau s’écraser sous ses dents ; il la tenait contre lui, crispé dans une immobilité anxieuse, et peut-être fût-il resté là indéfiniment, rivé à ce corps qu’il étreignait et dont la palpitation se communiquait à lui à travers une sorte de vertige ; mais soudain, sans les avoir cherchées, il trouva les lèvres de Minnie sous les siennes, comme les pétales d’une fleur entrouverte…

Cependant, le vent s’était mis à tourbillonner autour de la maison et sifflait sous la porte. Tout à coup la fenêtre s’ouvrit, apportant aux oreilles de Simon le bruit du torrent. Alors, d’un geste brusque, il repoussa Minnie, il écarta d’une main décidée cet univers chaotique où elle l’entraînait et qu’emplissait la rumeur du sang… Aussitôt, il se sentit libéré. Il obéissait maintenant à un ordre, à une voix surgie du fond de lui-même. Il n’était plus dans la chambre de Minnie : par la fenêtre ouverte, le torrent, l’arbre venaient le chercher et l’emmenaient vers un autre univers. Il cria :

— Minnie, entendez-vous le vent ?

Elle le regardait sans comprendre, se demandant s’il était devenu fou.

— Savez-vous ce que c’est, ce vent ? cria-t-il encore. Fermez les yeux, Minnie, fermez les yeux ! Et écoutez ! Savez-vous ce que c’est, ce vent ?…

Elle ne comprenait pas, elle ne lui avait jamais vu cette expression tendue, hallucinée ; elle était inquiète tout à coup.

— C’est le printemps qui vient ! cria-t-il. Le printemps, entendez-vous ?

Il s’était enfui en courant dans l’escalier – et Minnie, un moment, crut l’entendre encore qui criait : « Le printemps ! Le printemps !… »

IV

Pendant huit jours, le Crêt d’Armenaz resta englouti sous la neige.

En sortant de la Maison, après la Fête, on avait été happé, aveuglé par elle ; elle tombait en tourbillons rapides, enveloppant les malades, les invités, enlisant les voitures qui devaient les reconduire. Cela était venu subitement, comme il arrive en ces pays de montagne où parfois il suffit d’une heure pour changer le ciel. Un grand vent aveugle courait d’un bout de l’espace à l’autre, passait en sifflant dans les sapins, soulevait la neige, la poussait devant lui furieusement. Mais c’était vraiment le dernier assaut ; c’était vraiment le vent du printemps qui soufflait sur cette terre où la neige commençait à s’amollir… Les jours suivants, la terre et le ciel restèrent confondus dans ces volutes, dans ces enlacements, dans ces tourbillons ; ils ne formaient plus qu’une masse grise, sans commencement ni fin, sans bornes distinctes ; il n’y avait plus d’horizon. Tous les astres avaient fui en même temps ; tous les dieux quotidiens, toutes les puissances bienfaisantes s’étaient retirées. La terre s’était usée à la grande fête de l’hiver. La planète avait dû bondir de son orbite et s’égarer dans un univers ennemi. Elle avait l’air de faire une maladie.

Simon retomba avec étonnement dans la vie de tous les jours, une vie où il n’y avait aucunement place pour les événements qui venaient de se dérouler et qui ne leur fournissait aucun cadre. Quand il se revoyait fuyant de chez Minnie, s’égarant dans les escaliers, les couloirs, trébuchant, il lui semblait avoir rêvé. Qui aurait pu le dire ? En quoi ce qu’il venait de vivre était-il différent de ce qu’il avait vécu en rêve, quelques jours plus tôt, et qui l’avait rempli d’un trouble presque égal ? L’événement avait été rapide ; il ne lui trouvait pas de racine dans sa vie antérieure, et sa vie présente refusait de l’accueillir. Le souvenir même en était excessif. C’était une chose qui ne lui appartenait pas. Il ne pouvait arriver à se représenter une seule minute dans les bras de Minnie : c’était comme si cela n’avait jamais été. Une fois l’ivresse tombée, il avait reconnu son erreur : Minnie n’était qu’une femme comme toutes les femmes ; déjà il ne se souvenait plus de l’avoir jamais embrassée, d’avoir jamais posé la main sur elle ; l’idée que les mêmes circonstances pussent se reproduire était inadmissible. « Histoire finie ! » Il n’avait pas besoin de se violenter pour cela, c’était un mouvement naturel de tout son être. Le souvenir de son acte n’était même pas pénible : il n’existait plus.

Ce n’était pourtant pas tout à fait en vain qu’il avait serré Minnie dans ses bras. Pour autant que cette image pût encore pénétrer dans son esprit, elle le rendait corps et âme à Ariane… C’est qu’il existe parmi les fautes des fautes qui occupent une place à part ; qui, au lieu d’obscurcir la conscience, l’éclairent et jettent sur le cœur une clarté d’évidence dont peut profiter la conduite. Simon ne pouvait plus en douter : Minnie appelait Ariane, comme la maladie appelle la santé, comme le doute appelle la certitude, comme la nuit appelle le jour…

Cependant, les pires désordres continuaient à régner dans la nature. Des trombes de neige s’abattaient en sifflant et les sapins écrasés par des charges trop lourdes tombaient en travers des sentiers. En une seule nuit, sur toute la longueur de la route qui joignait le Crêt d’Armenaz à la vallée, les poteaux télégraphiques furent abattus et les fils coupés. Pendant plusieurs jours, les bâtiments furent plongés dans l’obscurité et la Maison dut vivre sur ses réserves. Les amarres étaient bien rompues, cette fois, et le bateau tanguait dans la tempête… Mais les dérèglements de la nature rejaillissaient cruellement sur les hommes. Certes, la fête était finie, bien finie ! Dans cet air humide et subversif, les poumons se défendaient mal. Sur les portes fermées, les étiquettes interdisant les visites se multiplièrent. Une activité suspecte fut observée à plusieurs reprises du côté de la petite salle blanche qui se trouvait dissimulée dans les soubassements de la Maison, à un endroit où elle ne gênait personne, et où l’on était admis à séjourner quelques heures, entre deux cierges, avant le départ définitif.

Au reste, les vivants et les morts continuaient à vivre en mauvaise intelligence, séparés qu’ils étaient par une ignorance intime les uns des autres. Chacun aurait pu dire à celui qui partait : « Je ne vous connais plus » – ce n’eût pas été une offense. Les morts, c’est une autre société ; cela ne regarde plus les vivants. C’est comme quelqu’un qui cesse de payer sa cotisation et qui renonce par là même à tous les avantages dus à ceux qui restent ; il faut choisir !… Les morts choisissaient, tristement.

Simon était lui-même surpris de son attitude lorsqu’on lui annonçait maintenant la mort de quelqu’un. Il disait : « Ah !… » et sentait que celui dont on avait prononcé une dernière fois le nom entrait dans un monde étrange dont les habitants dérisoires étaient de ceux dont on se dit : « Celui-là ne sera jamais mon ami… »

Parfois, le soir venu, le jeune homme entendait frapper à sa porte. Jérôme entrait, grand, muet, le regard lointain, plus lointain que jamais… Mais Simon ne trouvait plus rien à lui dire et tirait d’une armoire un jeu d’échecs. Jérôme ne faisait pas d’objection, acceptait, démontait Simon par son calme. Simon s’efforçait de l’imiter, de raisonner froidement ; mais c’était un rude exercice. Ses pièces allaient comme d’elles-mêmes se placer aux endroits les plus exposés. Il était la victime d’un sort. Les mains calmes de Jérôme attendaient, allongées sur la table, puis venaient prendre délicatement, l’une après l’autre, chacune des pièces que Simon avait sottement aventurées. Les belles mains de Jérôme, en faisant ce geste, avaient l’air de rire. À ces moments-là, Simon ne pouvait soutenir son regard. Il le détestait.

Ce fut alors que sur l’horizon du Crêt d’Armenaz, à travers les bourrasques et parmi les astres aveuglés, apparut un homme.

Et cet homme était Pondorge.

 

Dès le premier jour, la salle fut au complet. Presque tout le Crêt d’Armenaz était là, bien avant l’heure, et l’on n’attendait plus que le « conférencier ». Ce n’était peut-être pas encore le succès, mais c’était déjà la cohue. Les amis et les ennemis de Pondorge formaient dans la salle une mêlée compacte réunie dans l’attente de l’événement. Sous quelque forme que celui-ci pût se produire, le moins qu’on s’en promettait était d’en rire. Les femmes étant écartées de la manifestation, on ne se gênait pas en attendant pour faire du bruit et pour proférer des mots crus. Une douzaine de bras s’étaient abattus sur les tables pour les extraire de la salle à manger où la réunion avait lieu, et l’on avait suffisamment rudoyé les chaises pour les amener à constituer des rangées : travail qui comportait surtout, pour ceux qui l’avaient entrepris, une grande possibilité de vacarme. Il faisait presque noir quand on vit enfin s’encadrer dans la porte la silhouette familière de Pondorge. Alors se passa une chose que personne n’avait prévue. Quand le héros de la journée eut pris place sur la petite estrade de bois ménagée à son intention, il apparut complètement transformé. De la lampe placée au-dessous de lui, sur une table, montait vers son visage une lumière brutale qui en sculptait les reliefs étranges et remplissait d’ombre ses yeux, de sorte qu’il se dressait ainsi qu’une apparition lunaire au-dessus de cette foule d’hommes rassemblés dans l’espoir d’une « rigolade » et qui déjà commençaient à avoir peur. Car dès que les hommes se rassemblent, la superstition apparaît. Et comme pour justifier le sentiment nouveau qui venait de s’introduire subrepticement dans la salle et commençait à saisir tout le monde au creux de l’estomac, soudain, dans le silence qui venait de se faire, on vit Pondorge, ainsi dressé sur son estrade, tout seul dans la lumière, ouvrir la bouche, avec une voix qu’on ne lui avait jamais entendue, et dire :

— Messieurs, je suis l’Homme de Néandertal !…

Chose étrange, personne ne songea à rire. On vit dans l’ombre M. Lablache, l’« esprit fort », avaler sa salive, et le commandant Lombardeau fit un mouvement pour dégager sa jambe qui se trouvait prise entre deux bâtons de chaise. Ils n’étaient pas loin, tous deux, de trouver plausible l’aveu étonnant que Pondorge venait de lâcher sur son auditoire médusé, et se disaient que l’Homme de Néandertal devait être quelque chose d’intermédiaire entre l’habitant de la planète Mars et le Dernier des Mohicans.

« Je suis l’ennemi des mots, poursuivit Pondorge. Dès l’instant qu’au lieu de vivre une chose, vous l’exprimez, elle cesse d’appartenir à la réalité, et dès l’instant que les hommes se mettent à parler, c’est alors qu’ils ne s’entendent plus. C’est pourquoi je comprends ceux qui ont tenté de s’exprimer en dehors de la grammaire, et pour ainsi dire en dehors des mots. Je comprends ceux qui intitulent leur œuvre : « Vision provoquée par une ficelle que j’ai trouvée sur une table. » Je comprends ceux qui disent : « Au-delà des calculs sur le temps, il y a le chapeau mou. » C’est pourquoi je trouve plus simple de vous dire dès le début : Je suis l’Homme de Néandertal. À présent, nous pouvons parler…

Dans la salle, on se regardait : l’inquiétude qui régnait depuis le début de ce discours commençait à devenir une vraie déroute. On se demandait ce qu’il fallait penser de ce Pondorge. Était-ce un fou, un ivrogne, un anarchiste ? On entendit quelque part M. Lablache chuchoter : « Je vous l’avais bien dit !… » Fut-ce pitié, complaisance pour leur désarroi, ou calcul ? Comme s’il avait oublié son sujet, Pondorge se mit à leur raconter des histoires. Un homme qui raconte des histoires est toujours compris. D’abord, il leur parla métiers. Il avait fait tous les métiers, Pondorge ; il n’y avait pas de dérogations pour lui : tous les métiers, disait-il, étaient saints, égaux dans l’insignifiance ou dans l’importance, comme on voulait ; car ce n’était pas la fonction qui faisait l’homme, mais l’homme qui faisait la fonction. Il avait un peu travaillé jadis « dans le bric-à-brac ». Il avait placé des extincteurs, puis des serrures. Entre-temps, il avait fait un stage chez un libraire, où il avait lu beaucoup, mais vendu peu. Il racontait ces choses avec une verve franche qui faisait rire. Il y avait surtout une histoire de serrure bien drôle, une serrure tellement perfectionnée, d’une perfection si savante et si compliquée, si molle au déclic et en même temps, hélas ! d’un maniement si laborieux, d’une lenteur si prudente, qu’on l’admirait comme un objet d’une ingéniosité diabolique, mais inutile et peut-être dangereux. Elle était impossible à placer, cette serrure. Elle avait toutes les perfections, certainement, elle devait jouer la Marseillaise, comporter un mouvement d’horlogerie ou un système pour pincer le nez des gens qui regardaient à travers, mais il fallait la remonter sans doute avant de s’en servir ; bref, elle était bonne à tout ce qu’on voulait sauf à fermer une porte !… Ce n’était rien, les histoires de Pondorge, mais on les écoutait, parce qu’elles jaillissaient de lui, toutes vives, et qu’elles avaient, dans leur cocasserie, une espèce de beauté, de grâce qui vous prenaient aux endroits sensibles. On pouvait les trouver insignifiantes, oui, mais il arrivait ceci d’étonnant qu’à les entendre on se sentait devenir moins mauvais… Il raconta l’histoire de l’araignée : il s’agissait, dans cette histoire, d’une petite araignée qu’il avait découverte, un jour, au cours d’une visite dans un grenier. Un petit point rose, minuscule, sur la porte grise. Une tache, avait-il cru. Il aurait fallu une loupe pour la voir vraiment. Des petites pattes en étoile, presque invisibles : c’était beau comme une étoile de mer, et, avec ça, pas plus grand qu’un grain de sable. Et il y avait quelque chose de miraculeux dans ce grain de sable : cela bougeait ! cela vivait ! cela travaillait ! Mais oui ; silencieusement ! Voici que Pondorge enflait le ton. « Elle travaillait en silence, la petite araignée rose, à un travail invisible, mes amis !… Je n’avais jamais eu d’émotion dans mon existence : et voilà que je comprenais tout d’un coup, sans réclame, sans propagande, sans TSF et sans maître d’école, que j’avais sous les yeux le plus étonnant des mystères : la vie ! Je n’avais jamais su ce que c’était, voyez-vous. Et voilà que je la prenais sur le fait, la vie, en flagrant délit pour ainsi dire, occupée toute seule à des choses incroyablement petites, insignifiantes, sans aucune importance pour nous, se moquant de nous, mais oui ! de nos inventions, de notre science, de nos assemblées, de tout ce qui me semblait alors prendre tant de place dans le monde ! Je comprenais que c’était nous qui étions insignifiants, ridicules ! j’avais appris l’histoire, et la géographie, et les Constitutions, et les quatre-vingts départements. Je croyais que la planète était organisée pour nous, je croyais aux bienfaits des révolutions, à la Déclaration des Droits, à l’importance des guerres. Et voilà que je découvrais tout à coup, contre la porte de mon grenier, dans un pli du bois, une force au regard de laquelle toutes les manifestations de notre force n’étaient que rides à la surface de l’eau – le ressort qui faisait mouvoir tout le mécanisme, oui, cette force cachée qui est répandue à flots autour de nous et qui ne se soucie ni de nos philosophies, ni des dates de notre pauvre petite histoire humaine, parce qu’à travers tout cela elle continue son travail, tranquillement, et que rien ne peut empêcher les êtres d’engendrer les êtres – et que la petite araignée avait été engendrée par la même force que nous ; oui, je la sentais entraînée aussi implacablement, aussi magnifiquement que moi dans la grande machine qui fait surgir les êtres et qui les écrase, – je me sentais son frère, voyez-vous, de souffrance, d’ignorance, de désir ; et je pensais que dans dix ans, dans vingt ans, il y aurait sur cette même porte, au même endroit, dans le même pli du bois, une petite araignée toute pareille, appartenant à la même race d’araignées, dont chacune sans doute ne vit que peu de jours !… »

Toute la salle maintenant écoutait Pondorge. Où voulait-il en venir ?… Il avait beau ne faire que raconter des histoires, s’égarer dans des parenthèses, on commençait à percevoir, sous la trame un peu lourde de ses phrases, l’élan obscur et comme l’inspiration qui les emportaient. Il arrivait aussi, quelquefois, que sa « petite marmite à idées », comme il disait, explosait brusquement, et il en sortait des formules toutes bouillantes. Une idée qui avait l’air de le tourmenter particulièrement, c’était que les hommes d’aujourd’hui étaient des dupes, qu’ils ne vivaient que sur des mensonges. Ils étaient dupes de leurs idées, de leurs machines, de tout ce qu’ils fabriquaient ; ils étaient dupes les uns des autres, et leurs idées n’étaient plus que des produits comme les autres produits ; elles étaient fabriquées en série, comme les conserves, et perdaient souvent leur fraîcheur. On avait oublié l’art essentiel, l’art de regarder, qui est tout l’art de vivre. Voilà à quoi il s’en prenait, Pondorge. Depuis le temps qu’on trouvait des fruits dans les magasins et que les pommes s’achetaient en compote dans des boîtes de fer blanc, on avait oublié que cela poussait sur les arbres. Il était temps, disait-il, d’aller voir un peu dans les champs et de regarder pousser les pommes. « Mais combien y a-t-il de gens aujourd’hui qui sont capables de s’arrêter devant une pomme et de jouir d’elle, de comprendre à quel point c’est une chose pleine, une chose accomplie, qui ne trompe pas ? Combien de gens qui sont assez simples, assez purs pour ce regard-là et pour cette jouissance ?… » Non, les gens d’aujourd’hui ne savaient plus regarder que ce qu’on leur montrait, à coups de publicité bouffonne. Mais ce mal, d’après lui, n’était qu’une manifestation parmi d’autres de la volonté sociale d’empêcher l’homme de penser seul. Il ne fallait pas que l’homme pût penser seul. Il fallait vivre en rond ! Le cercle de famille ! Le travail en série ! S’opposer à tout ce qui sort du commun. La rhétorique ! La morale ! Les jésuites ! Le radicalisme ! Et allez donc !

Pondorge était lancé. Il s’exprimait soudain avec un entrain infernal. Certes, ce qu’il disait n’était pas toujours clair, on ne savait pas toujours si l’on avait compris, on n’était pas bien sûr de rire au bon moment. Les mots qu’il disait rencontraient, çà et là, des résistances, des opacités. Mais il y en avait aussi qui faisaient balle. Et il fallait le voir, surtout, lui, il fallait l’entendre ! Alors telle petite phrase qui par elle-même n’était rien, arrivait sur vous avec une force qui vous secouait. Il suffisait d’un geste, d’un clin d’œil qui changeaient sa démarche, et elle devenait quelqu’un qui vous abordait sans manière et vous prenait par le bras, d’autorité. Et enfin chaque mot s’augmentait de toute l’épaisseur humaine qu’il avait traversée avant de vous atteindre. Comme le coup de trompe, oui, comme le coup de trompe du car qui vous atteignait après avoir traversé les bois, lorsqu’on l’entendait venir de plus près, à chaque tournant, tout imprégné de résine et d’ombre, un peu brisé, assourdi par tant de branches courbées en travers de son chemin. C’était ainsi que les paroles de Pondorge venaient sur vous. Elles venaient de loin, de très loin ; on les voyait monter, de tournant en tournant ; on les entendait venir et se rapprocher avec leurs gros sabots ; puis elles jetaient du lest, prenaient leur élan sur le tremplin d’une conjonction plus élastique que les autres, et elles passaient si haut qu’il n’y avait plus qu’à s’étonner…

Mais Pondorge, à présent, ne racontait plus d’histoires pour rire ! Il racontait des histoires effrayantes, qu’on avait peine à croire. Il parlait des rues, il parlait des villes où l’homme n’est jamais laissé seul, où il est poursuivi sans cesse et traqué par les bruits, par les mots, par les images qui sont sur les murs. « La rue, disait-il, s’amuse de vous, comme un enfant qui vous envoie le soleil dans l’œil avec un miroir, – mais c’est pour vous mieux aveugler. » Et cela n’était qu’un exemple de ce qui se passait en plus grand dans la société. La société aussi passait son temps à vous envoyer le soleil dans les yeux, pour vous empêcher de voir clair. Et ce n’était pas des miroirs, c’était des projecteurs qu’elle avait, et avec lesquels elle vous atteignait jusque dans le fond des campagnes. Il ne fallait pas que l’homme pût rester une minute avec lui-même. Pas de temps perdu ! À vos moments de détente, la société vous glissait perfidement un journal entre les doigts. « Voyez-vous cela ? Vous risquiez de ne pas savoir que la concierge septuagénaire, jusque-là honorablement connue dans son quartier, avait, d’un coup de balai sauvagement criminel, précipité sa rivale dans la cave après avoir tenté de lui faire absorber de l’ammoniaque ! » Et ce n’était pas toujours aussi inoffensif, on s’en doute, les nouvelles des grands quotidiens ! Pondorge parlait de l’universelle prostitution des mots, des idées. Il disait que tout était corrompu, avili. Les hommes se croyaient très malins parce qu’ils recevaient de partout beaucoup d’idées. Tout le monde aujourd’hui avait des idées. Mais c’était les idées des autres. De qui ? On ne savait pas. « C’était dans le journal… » « On l’avait dit à la TSF… » Il y avait trop d’idées anonymes partout. C’était pour cela que le monde était devenu méchant.

Dans la salle, personne ne bougeait plus. Tout le monde avait les yeux braqués sur Pondorge. On ne se laissait plus distraire. On attendait. On attendait une fin, une conclusion. On attendait un mot qui serait un résumé, une explication de tout, qui serait un programme. Une conclusion qui serait une ouverture. On sentait que cela devait, allait venir. Saint-Geliès, au premier rang, était devenu sérieux ; M. Lablache avait les yeux fixes…

— Où est l’homme qui fera un jour un geste vrai ? cria Pondorge. Il est devenu impossible de faire un geste vrai, non conforme, de créer, quoi ! alors que tous nos gestes pourraient, devraient créer, innover quelque chose : nous-mêmes, mes amis ! Mais qu’on boive, ou qu’on mange, ou qu’on écrive des livres, ou qu’on pêche à la ligne, ce n’est jamais nous qui le faisons, c’est un autre à notre place, ça ne vient pas de nous, c’est déjà fait, raconté quelque part, ou ce le sera demain ! Et nous agissons toujours à la manière de tout le monde, en y pensant le moins possible ; et nous ne faisons que les choses dont tout le monde parle. Et c’est ainsi que nous sommes victimes des mots ! Eh bien, il faut renoncer à tout ça, parce que ça nous étouffe ! parce que nous en crevons ! Car enfin, comment voulez-vous vivre, si vous vivez selon les autres ? Et marcher, si vous avez tout ce poids sur vous de choses entendues et apprises ? Et respirer, si c’est de l’air emprunté au voisin ? Dites ?… Je suis venu ici pour essayer de vous apprendre cette chose étonnante : la pureté !…

Pondorge fit une pause, happa un verre d’eau. On vit son long corps se pencher vers la table trop basse, puis se relever et jaillir dans la lumière ; il leva le bras, et les muscles de son cou se tendirent sous la peau maigre. Alors, tout à coup, après un silence, une houle de bravos déferla sur les murs et les vitres se mirent à crépiter.

Mais Pondorge n’avait pas l’air d’entendre. La tête droite, les yeux levés, il continuait à parler, il faisait des signes. Mais on ne l’écoutait plus ; ses dernières paroles se perdirent dans la rumeur des applaudissements qui redoublaient : son succès même lui imposait silence. Alors, voyant qu’il ne pourrait aller plus loin, désespérant de leur faire comprendre qu’il ne faisait que commencer, il descendit de sa petite estrade, le front ruisselant, et tenta de gagner la porte. Mais tout le monde s’était levé, se poussait au-devant de lui, tout le monde voulait le voir, lui prendre la main, lui parler ; énervés par la chaleur, par l’émotion, par le désir d’approcher Pondorge, ils s’acharnaient sur la porte sans arriver à l’ouvrir. Ils avaient tous le sentiment qu’ils venaient d’assister à une chose extraordinaire, qu’ils venaient d’entendre un homme qui la veille, ne se connaissait pas lui-même. Il leur fut impossible de penser à autre chose, ce jour-là. Toute la soirée, ils parlèrent de Pondorge, revirent ses gestes, ses yeux, son sourire anxieux, et se répétèrent ses mots, ses « blagues ». Les blagueurs de profession en furent dévalorisés et n’osèrent plus se faire entendre ; le grand Saint-Geliès sentait peu à peu s’évanouir tous ses mérites, M. Lablache présenta au dîner une bouche dont les coins descendaient jusqu’à son faux col, et le commandant Lombardeau, pour une fois, adopta un air méditatif et ne fit pas jouer sa fourchette contre son verre.

Le soir, les malades qui remontaient vers leurs pavillons croisèrent une longue forme rapide et courbée, d’une blancheur insolite, qui courait en butant sur les paquets de neige tombés des arbres. C’était Pondorge – « le Huron ! » – Pondorge dépouillé de son auréole, et qui courait, traversant l’hiver dans son pantalon rapiécé et sa veste blanche de maçon…

Cependant les groupes remontaient lentement, à pas comptés, et les commentaires allaient leur train.

— Oui, mais pourquoi a-t-il dit qu’il était l’Homme de Néandertal ? demandait quelqu’un.

— Et d’abord, dit un autre, qu’est-ce que c’est que ça, le Néandertal ?

— Eh bien, c’est un pays ! Comme tu dirais Toulouse !…

Les voix résonnaient dans l’air, à travers le brouillard ; mais on vit soudain, dans une éclaircie, une grosse étoile que leur choc faisait trembler et qui répondait par de petites flèches bleues et rouges, toutes frémissantes.

 

Mais le lendemain, ce fut bien plus beau encore. Car il y eut un lendemain, et un surlendemain. On ne vivait plus que par Pondorge : il convertissait peu à peu le Crêt d’Armenaz en se convertissant à lui-même…

— Je vais vous parler du bonheur, disait Pondorge. Le bonheur n’est pas de posséder. La vie d’un homme a son rythme et ses alternances comme les saisons. Il faut savoir s’enchaîner à ses actes comme la nature s’enchaîne au printemps, quand chaque fleur s’engage et fait serment de servir. Mais une fois que les fruits sont donnés et partagés, il faut savoir se libérer comme elle et se dépouiller de tout poids comme elle se dépouille de ses feuilles, et ne plus se soucier que de devenir…

Ce fut alors qu’il parla de ce qu’il appelait le « devoir du dépaysement ». Quand on était arrivé à trop bien faire une chose, à trop bien posséder une idée, à ce moment-là elle cessait de vous servir et l’on cessait soi-même d’être un vivant… Le troisième jour, il fit un conte : il conta l’histoire du souverain qui avait abdiqué sans motif, cédant à l’attrait subit des gestes simples et mystérieux de la vie, et qui avait quitté son trône, comme cela, parce qu’il avait un jour eu envie d’aller dans les champs… Enfin, Pondorge parla des villes ; et il dit celles qu’il avait vues, et comment. Il avait recherché, dans toutes les villes, l’endroit où la ville cesse, où sa conscience de ville se défait, où elle se lie aux champs, à la mer. Il avait aimé les villes proches de la mer, à cause de ce mélange qui inquiète les hommes… Ce fut ce jour-là aussi que Pondorge parla de la mort et qu’il en fit l’éloge. « Si les choses ne cessaient pas d’être, dit-il, c’est nous qui cesserions de les voir. Et c’est pour cela que les choses finissent. Sans cela, il n’y aurait pas de connaissance, pas de pensée. Il n’y aurait ni question ni réponse ; il n’y aurait ni tremblement ni amour ! Sans la mort, mes amis, il n’y aurait pas la vie !… » Ainsi la vie n’était pleinement perçue, d’après lui, que dans ce qui la nie… « Et c’est pourquoi, dit-il, il y a plus de vie dans un homme malade que dans toute une ville de gens bien portants. Vous vous en apercevrez quand vous redescendrez chez les bien-portants, quand vous les retrouverez bien endormis dans l’ombre de leurs petites villes ; vous verrez comme les objets de leurs disputes, de leurs passions, vous feront rire ! Que ceux qui souffrent trop ici me pardonnent ! La maladie est un poison, mais elle est un poison utile qui fait mourir en nous les sentiments parasites, les mensonges, les faux dieux ! La maladie, je vais vous dire : c’est ce qui fait sortir la vérité de la bouche des hommes !… »

Dans la salle attentive, il y eut une sorte de remous silencieux. Simon, qui comprenait que Pondorge venait enfin de prendre sa véritable taille, se rappela soudain la parole de Massube, qu’il avait surprise à travers le mur : « Dites donc, vieux, vous devriez faire des prédications !… » Ils étaient là maintenant à écouter Pondorge et déjà ils n’osaient plus le regarder : ils avaient peur de lui. Ah, c’est maintenant qu’ils avaient peur de lui ! Comme ils eussent préféré qu’il en fût resté à ces excentricités par lesquelles, au début, il avait accroché leur attention. Au moins, une fois sortis, ils en eussent été quittes ! Mais maintenant, chaque mot les atteignait aux entrailles, les touchait dans leur chair, et cette blessure-là, ils savaient qu’ils ne s’en délivreraient plus ; aussi écoutaient-ils avec un peu d’effroi l’homme qui prétendait leur apprendre à aimer non seulement la maladie, mais la mort – « non pas cette mort dont les générations se transmettent les unes aux autres une si fausse et si haïssable image, non pas la mort qui détruit, mais la mort qui lie et qui noue !… » C’était donc à cela qu’il en était venu, après tant de détours et d’histoires drôles !… Ils frémissaient ; c’était affreux, ils n’oseraient plus se boucher les yeux à présent devant les cadavres ! Ils ne pourraient plus laisser les morts attendre tout seuls dans leur petite cave, avec leurs dérisoires habits de fête, un chapelet dans les mains, entre quatre cierges ! Voici qu’un étrange amour leur venait, à travers les terreurs qui les suivaient depuis l’enfance, pour ces morts étranges, ces morts odieux dont on avait si bien pris soin jusque-là de leur cacher l’existence et dont on laissait si soigneusement les autres s’occuper, avec leurs gestes de fonctionnaires… Et cela, ce nouvel amour leur venait de cet homme ! Pondorge avait pris sur eux un pouvoir presque monstrueux qu’ils n’arrivaient plus à secouer. M. Lablache et le commandant Lombardeau, les coudes sur les genoux, l’un près de l’autre, regardaient le parquet d’un œil rond. Saint-Geliès avait perdu cet air avantageux sans lequel on ne l’eût pas imaginé et ressemblait, sous ses lainages bariolés, à une peau de bête morte, à un commencement de descente de lit. Quelqu’un, on ne savait pas où, poussait des « ha ! » comme si on lui arrachait les os. La salle, où les hommes étaient entrés avec leurs différences, n’était plus devant Pondorge qu’un bloc d’attention et de stupeur. Serrés les uns contre les autres, d’abord ils avaient regardé tout droit devant eux comme des hallucinés. Puis la vie leur était rentrée par les oreilles comme un flot de sang…

Pondorge, qui s’était penché pour boire, releva la tête au bruit des applaudissements qui éclataient. Là-haut, au fond de la salle, perchés sur les tables entassées dans la pénombre, il aperçut des grappes d’hommes collés aux murs et qui se haussaient pour le voir. Mais il n’avait plus le temps de se laisser distraire ; il était pressé, très pressé, de plus en plus pressé ; il avait hâte de tout dire enfin. Il se remit à parler, et de nouveau ils écoutaient, ne bougeaient plus, attentifs qu’ils étaient à ce que la voix faisait surgir au fond d’eux. Ils n’avaient jamais entendu quelqu’un parler de la sorte. Ils s’étonnaient de comprendre tous le même langage. Une beauté qu’on ne leur avait jamais appris à goûter ensemble naissait du moindre objet touché par Pondorge et, tous à la même heure, ils achevaient de sentir que cette vie à laquelle ils s’étaient crus arrachés et qu’ils avaient pleurée en la quittant comme une femme à la chair de qui on a été mêlé, cette vie leur remontait au cœur, non pas comme une chose étrangère, mais comme une source qui jaillissait d’eux-mêmes, d’une profondeur à laquelle ils n’étaient jamais descendus.

Pondorge parlait, disant les paroles merveilleuses qui déliaient les hommes de leurs terreurs. On aurait dit qu’un torrent le traversait. Il regardait la salle et les visages levés de tous ces hommes lui apparaissaient comme un seul et immense visage dont les paupières battaient sous le vent des profondeurs. Il parlait… Avait-il jamais songé à ce qu’il leur disait maintenant ? Il disait comment les fleurs naissaient dans la terre, comment les pierres des montagnes se transformaient en cristaux. C’était des choses qu’il avait vues. Tout vivait : la nature, au fond, ignorait la mort…

Il parlait, ne s’arrêtant plus, les yeux fixés au centre de l’immense visage aux paupières battantes, debout, comme un dieu… Mais il commençait à manquer d’haleine ; ses mains tremblaient un peu, une sueur coulait de son front ; sa voix était sourde, de plus en plus sourde ; à la fin, il dut s’interrompre, à bout de souffle ; il demanda la permission de faire une pause… Il le demanda avec un mot, une mimique si drôles que cela fit rire… C’était fini, on ne croyait plus à la fatigue de Pondorge. Sa fatigue même faisait recette, c’était une fatigue à succès. Il dut se sentir irrité par ces gens qui croyaient trop en lui. Alors il eut une sorte de plainte étrange, bien plus étrange aux oreilles de cette foule que toutes les réflexions qu’il avait exprimées jusque-là. Il murmura : « Et pourtant, cette journée aurait pu être belle, vous savez !… » Mais personne ne comprit que Pondorge était découragé ; la plus déconcertante de ses paroles ne déconcerta personne, ne rencontra aucune oreille qui fût prête à la recevoir ; et c’est alors sans doute que Pondorge, au fond de lui, commença à douter de sa réussite. Simon se rappelait l’avoir entendu dire un jour : « Il faut surtout qu’on ne comprenne pas, qu’on ne reconnaisse pas la personne du portrait ; autrement, c’est raté, vous comprenez ?… » Mais qui se souvenait maintenant de cette parole ? Un cri énorme avait jailli des poitrines, des cent bouches ajustées sur Pondorge, un cri de protestation, un cri à la mesure de l’immense visage de la foule, et qui coula dans la salle comme une eau tombant d’une écluse. « Elle est belle !… Elle est belle !… » Pondorge s’était servi du mot « belle » – et les cent bouches répétaient : « elle est belle ! » Il y avait là des gens qui n’avaient jamais encore, dans toute leur vie, prononcé ce mot-là, ce mot étonnant, ce mot de beauté. Des gens qui jusque-là n’avaient pas su ce que c’était. Et c’était peut-être la première fois qu’ils disaient d’une chose : « Elle est belle »…

C’en était fait, Pondorge, en dépit de lui-même, était devenu un objet d’approbation. Mais quand il eut fini, vraiment fini, et qu’il voulut se retirer, les bravos lui déchirèrent le cœur. Cela déferlait le long des murs, cela martelait, pulvérisait l’air, et de nouveau les vitres tremblaient sous ce bruit dont les foules s’enivrent et que sa propre force fait rebondir. Jamais un homme au Crêt d’Armenaz n’avait été approuvé, adopté de cette façon. Mais était-ce bien cela que Pondorge avait voulu ?… Personne n’aurait pu soupçonner qu’il se disait, en écoutant ce bruit, que c’était la dernière fois qu’il retentissait pour lui au Crêt d’Armenaz.

S’étant arraché, après beaucoup d’efforts, à cette admiration écrasante en laquelle il ne reconnaissait plus que la camaraderie qui l’avait lié à tant d’hommes, Pondorge s’en était couru jusqu’à la lisière du bois, dans un besoin subit de solitude et de liberté, dans le besoin de se retrouver lui-même, et foulait de son pas lourd et trébuchant la neige accumulée pendant quatre jours. Ni l’accent de vérité qui avait nourri chacune de ses paroles, ni leur noblesse intérieure, ni l’amour qui était en elles, rien de tout cela n’existait pour Pondorge, qui pleurait silencieusement sa défaite. Il ne les avait pas emmenés assez loin, il ne leur avait pas fait perdre pied jusqu’au bout ; il avait cédé à une éloquence facile, déclamatoire… Pondorge tanguait sur la neige, déchiré par cette douleur nouvelle, et sous la lueur des lampes qui, de loin, parvenait jusqu’au sentier, son ombre dessinait sur le sol de grands circuits. Il n’avait pas fait ce qu’il fallait. Il leur avait raconté des histoires qu’ils s’étaient imaginé comprendre… « Les dépayser, s’écria-t-il ; oui, les dépayser, voilà ce qu’il fallait faire !… »

Ce fut dans cet état que Simon, égaré au milieu d’une petite bande de camarades, le rencontra. Ils arrêtèrent Pondorge, stupéfaits. Et alors ils virent cette chose bouleversante : Pondorge pleurait. Il pleurait debout, les mains dans les poches, les poings fermés, silencieux et ravagé. Eux ne comprenaient pas. Ils sentaient seulement qu’il se passait quelque chose de terrible. Ils avaient l’impression qu’ils étaient en train de perdre Pondorge, qu’il allait s’enfoncer sous leurs yeux, là, dans la neige, dans la terre, les poings fermés. Alors il leur prit envie de pleurer, eux aussi. De pleurer pour des choses incompréhensibles, pour des choses étrangères à toutes celles qu’ils avaient pu pleurer dans leur vie. Des choses que ne conçoivent pas les hommes qui sont restés dans leurs villes et qui vivent dans leurs familles. On pleurait pour une chose inconcevable à laquelle le mot de chagrin ne s’applique pas. Et cette émotion rejoignait en vous des douleurs lointaines, si étranges, restées si au fond de vous, – des douleurs qui n’avaient jamais pris l’air – qu’on se sentait arrivé à un moment de la vie. À une époque. On sentait que toutes les douleurs allaient revenir. Toutes les minces douleurs d’enfant qu’on n’avait pas eu le temps de regarder, d’entretenir, parce qu’une voix vous disait tout de suite : « C’est fini ». Et après, quand on est homme, souvent ces douleurs-là ne reviennent plus ; on ne fait plus attention ; et c’est ça, être homme… Mais on sentait maintenant que les douleurs comme les joies se distinguent par leur qualité ; et c’était une sorte de joie que d’arriver ainsi à éprouver une douleur d’une espèce entièrement originale et qui, pour la première fois, n’était pas une simple douleur animale. Il était bon, entre hommes, de souffrir à ce niveau, de sentir qu’on pouvait avoir envie de pleurer ainsi.

Simon entraîna Pondorge. Celui-ci était visiblement persuadé qu’il n’avait pas donné sa mesure. Il regardait devant lui de cet œil flou que donne une conscience insatisfaite. Déjà son triomphe était loin de lui. Il ne sentait plus cette marée d’hommes qui avaient vécu de sa voix, de son geste. Sans doute était-il monté trop haut en lui-même ? Il ne pouvait plus être que déçu. Il ne pouvait plus que disparaître.

V

Le ciel commençait à s’éteindre ; la lumière remontait par degrés le long des pentes du Grand-Massif : bientôt elle l’abandonnerait complètement. Déjà l’ombre était froide autour de Simon ; les sources se taisaient. Il se retourna. La montagne avait l’air de se refermer sur elle-même, avec ses pierres, ses plantes invisibles, ses bêtes tuées par l’hiver. Elle vous dissuadait de redescendre. Simon avait déjà senti cette main jalouse, ce bras séducteur avec lequel la montagne essaie de vous prendre. Il respirait ce parfum froid, cette buée exaltante, parfois mortelle, cette emprise à laquelle on résiste si difficilement.

Viendrait-elle ?… Tout à coup le besoin de la voir s’était déchaîné en lui comme une faim, et il lui avait envoyé ce billet pour le soir même… Maintenant, il le sentait, Ariane lui était plus que jamais indispensable. Elle n’était plus seulement l’ornement de sa vie ; elle n’était plus même la puissance à laquelle on peut ou non se refuser : il n’était plus question de choix, de préférence. Les paroles de Pondorge avaient achevé de tuer Minnie – et Simon se disait que si la mort, comme l’avait prétendu Pondorge, pouvait lier et nouer les êtres, c’était par ce qu’ils avaient d’immortel.

Mais pourrait-elle venir ?… Il reprit sa marche. Le chemin avait dû ruisseler toute la journée ; maintenant, il était recouvert d’une fine couche de glace et l’on ne pouvait avancer que difficilement. Cependant les jours étaient de plus en plus longs, la neige devenait chaque jour moins épaisse, et si elle tombait encore, surtout la nuit, elle fondait rapidement en arrivant au sol. Dans peu de temps, on découvrirait la terre à nu… Le cœur de Simon se mettait à battre à cette pensée. Oui, c’était cela qu’il avait cherché. Monter vers cette zone de pureté, d’authenticité où s’élevait l’Arbre, où il n’y avait pas de place pour cette femme qu’il avait dû fuir en courant, et où il s’affranchirait définitivement de ce trouble, laverait cette tache, cette trace de baiser qui peut-être risquait de se voir… Ah ! c’était merveilleux de pouvoir encore éprouver un pareil bonheur, de retrouver jusqu’à cette fraîcheur d’âme devant les choses, de vibrer devant elles avec le même cœur. Elles n’avaient rien perdu de leur prix, elles étaient encore toutes neuves, elles l’appelaient encore avec leurs gestes, leurs cris éternels. Oui, c’était bien à cet amour-là qu’il se devait ! Il triomphait de voir combien son premier contact avec le sol, combien la fraîcheur de l’air, les rameaux bourgeonnants sous la neige, tous les espoirs qui vivaient sous cette couche de glace et d’eau achevaient d’anéantir ce visage qui avait été si près du sien, – le visage effrayant, le visage sensuel de Minnie… Elle aurait pu surgir en cet instant, au haut de ce sentier, il lui aurait répété, il lui aurait crié ce qu’il lui avait dit la veille, quand il l’avait rencontrée sous la neige battante, auprès de la barrière, à l’entrée de la propriété : « J’ai commis une erreur, Minnie… Il ne peut rien y avoir entre nous. Comprenez-moi ! » Le comprendre ! C’était beaucoup demander. Comment comprendrait-elle ce qu’il avait éprouvé durant ce contact avec elle – ce recul intérieur, ce détachement subit… Pouvait-elle savoir qu’il s’était senti arraché à lui-même, comme dépossédé ? Pouvait-elle entendre les mots qu’il ne lui disait pas : « Nous ne sommes pas faits pour goûter ensemble à ces plaisirs. Il y a un au-delà du plaisir que je n’atteindrai jamais avec vous… Je ne veux pas me laisser prendre par autre chose que l’illimité… » Mais tout ce qu’il avait réussi à dire, c’était des mots qui trahissaient, déformaient sa pensée : « Comprenez-moi : nos destinées sont contraires, Minnie. La mienne est de vouloir toujours plus de lucidité, la vôtre… » Elle l’avait regardé, de ce même regard qu’elle avait eu quand il lui avait dit, à ce même endroit du domaine, qu’elle ne devait pas compter sur lui pour la Fête. « La mienne ?… » « La vôtre est de rechercher l’ivresse, le vertige. Le bonheur, pour vous, c’est l’inconscience ; pour moi, c’est le maximum de conscience ; ce ne sont pas les mêmes ivresses qu’on trouve au bout. » « Vous n’étiez pas si éloquent, lui avait-elle répliqué d’une voix mordante, au moment où… » « Ce moment, avait-il crié, ce moment n’a pas existé pour moi, comprenez-vous ? Il n’a pas existé !… » Il l’avait vue s’en aller et tourner à l’angle de la Maison, d’un pas étonnamment décidé. Elle avait disparu. « Qu’elle parte donc ! s’était-il dit. Qu’elle parte ! Et puissé-je ne jamais la revoir !… » Mais, en lui-même, il était attristé de n’avoir pu réussir à la convaincre…

Et maintenant, il était sur cette route où il attendait, dans un tremblement de tout son être… Ah ! n’avait-il pas mérité de la perdre, pour l’avoir oubliée un instant ?… La route se dégageait de la forêt, faisait un coude et brandissait déjà sur l’espace blanc, nu et sans souvenirs, l’admirable silhouette de l’arbre qui se penchait légèrement au bord du gouffre.

Simon marcha vers lui. Il subissait plus que jamais l’ascendant de cette force harmonieuse, de ce parfait accomplissement d’un être.

— Ma force, ma paix !… murmura-t-il.

Il posa la main à plat sur le tronc, comme il l’avait fait si souvent, et il en éprouva une joie infinie. Des paquets de neige restaient collés entre ses racines, mais déjà celles-ci réapparaissaient à vif en travers du chemin. Simon était en sécurité à cet endroit. Il avait bien fait de venir. De toute sa force, l’arbre rejetait Minnie.

Mais Ariane avait-elle bien reçu son billet ?… Allait-elle enfin venir ?… Il pensa tout à coup à elle avec une espèce d’angoisse. Ce besoin torturant de la revoir, ce bouillonnement d’impatience, il en souffrait comme d’un mal… Il redescendit vers le torrent. À quelques pas de lui, plus bas, un raccourci s’embranchait sur la route et rejoignait le bois. C’était par là qu’elle allait venir, sans doute. Le sentier était raide et glissant ; il s’enfonçait dans le bois déjà noir. Du ravin montaient l’haleine froide, le souffle affaibli du torrent. Comme toute chose était poignante, ce soir ! Le torrent aussi avait un pouvoir effrayant. Il suffisait de faire un pas sur le sentier, de se pencher au-dessus des branches, d’écouter ce souffle… Mais l’entendait-on vraiment ?… On aurait pu croire, par moments, que le torrent était silencieux, qu’il se taisait… L’hiver avait entravé ses pas liquides, étouffé le bruit de sa chute ; il l’avait couvert de glaçons. Mais de temps à autre, sous sa blanche carapace, le torrent faisait entendre un grondement sourd, comme pour prouver sa vie ; ou c’était, contre le rocher, un léger clapotis, une sorte de gloussement. Oui, il avait beau être essoufflé, presque sans voix, il y avait quelque chose de redoutable dans cette vie qu’il menait ainsi, à petit bruit, entre les rochers qu’il couvrait de larmes de glace… Comment donc Ariane pourrait-elle franchir cette zone de terribles sortilèges ?… Simon eut une minute de doute, d’affolement… Il cria : « Ariane ! » Son cri se perdit sous les bois. Mais au même instant, il eut l’impression qu’on marchait derrière lui, sur le chemin par où il était venu. Il se retourna et vit Ariane.

Simon la regarda, les yeux pleins de larmes. Il avait envie de la serrer dans ses bras. Mais dans les mêmes bras il avait serré Minnie. C’était affreux ! Il aurait voulu se tremper dans une eau qui pût le laver de tout. Il aurait voulu tuer en lui tout ce qui était capable de se souvenir. Pourquoi Minnie reprenait-elle vie ainsi, tout à coup ! Elle qui ne comptait plus ! Elle qu’il désavouait ! Il osa prendre la main d’Ariane et il la baisa avec ferveur.

— Vous m’avez inquiétée, Simon. Ce billet… Vous sembliez si pressé de me voir. J’ai cru à un danger…

— Pressé de vous voir, ah ! s’écria-t-il d’une voix saccadée, comme un homme qui ne trouve plus sa respiration. Oui, je n’ai jamais eu de vous un besoin aussi pressant.

— Mais qu’y a-t-il ?

Il articula avec passion :

— Je vous aime…

Elle sourit, étonnée par tant d’exaltation. Elle ne reconnaissait pas dans l’homme qu’elle avait sous les yeux celui dont la ferveur était restée jusque-là si contenue…

— Tout de suite les grands mots ! dit-elle…

Et son sourire, ce sourire ténu, à peine marqué, mais qui modifiait d’une façon si exquise les lignes et les proportions de son visage, lui déchira l’âme, comme s’il faisait surgir en Ariane une femme nouvelle.

— Les grands mots ! se récria-t-il. Vous avais-je jamais dit celui-là ?

Elle secoua la tête.

— C’est vrai, vous ne me l’aviez jamais dit.

Il ne lui avait jamais dit, non ! Jamais il n’avait été ainsi débordé par son amour. C’était comme si, jusque-là, il ne l’avait pas aimée… Et à ce moment, il comprit combien Minnie était morte en lui, combien c’en était fini d’elle. Mais c’était même trop de dire : fini. Cela n’avait jamais été. Il voyait combien les actes isolés ont peu d’importance quand ils n’ont pas vraiment de racines au fond de nous. « Ce sont nos rêves, nos pensées, nos désirs qui nous suivent !… » pensa-t-il.

Elle était restée debout sur le chemin ; et il ne la quittait pas des yeux. Un bonheur merveilleux coulait de son visage vers lui. Ah, comment une femme pouvait-elle, vivante, être aussi belle, avoir cette joue fine et allongée, ces traits qui disaient plus qu’eux-mêmes, dessinés qu’ils étaient par une main éprise tout ensemble de grâce et de fermeté et dont l’élan était partout sensible ? Ariane offrait, dans le vent qui agitait ses cheveux, son visage impeccable et net, son sourire calme, secret, ses yeux fauves, ses yeux d’aube, au fond desquels le soleil semblait toujours prêt à se lever… Mais de nouveau, sous la pureté de ces traits, sous la gravité tendre de ce visage, Simon crut voir se dégager comme une puissance nouvelle, entendre un appel inentendu, et il fut envahi d’un trouble si violent qu’il en éprouva une souffrance et faillit crier. C’est que, de la silhouette qu’il avait sous les yeux, il venait de voir s’en détacher une autre : Minnie était encore là, dans Ariane !… Oui, en vérité, il la découvrait : Ariane lui apparaissait comme jamais elle ne lui était apparue. Il eut envie de lui répéter ces mots par lesquels il l’avait accueillie : « Je vous aime » – mais il n’osa plus.

— Par où êtes-vous venue ? dit-il.

— J’ai suivi la route… J’espérais vous rejoindre dans la prairie.

— Était-ce prudent ?…

Elle le regarda dans les yeux et répondit :

— Je ne crains rien. Je vous aime.

— D’autres craindraient pour cette raison, dit-il.

— Croyez-vous mon amour à la merci d’une réprobation, d’un accident ?

— Non, mais nous ne sommes pas encore tout à fait dans le petit jardin auquel vous rêvez quelquefois…

— Oh, dit-elle, j’y pense… Il y faudra quelques arbres, n’est-ce pas ?… Des cerisiers…

Il sourit.

— Vous aimez tant les cerises ?

— Non, mais j’aime les oiseaux… Elles les attirent…

Il faisait encore un peu jour. La route était d’une blancheur mate que, plus haut, la forêt barrait de son trait noir. Ils montèrent, mais leurs pieds glissaient et la marche était de plus en plus difficile. Ils furent obligés de s’arrêter au bout de quelques pas. Alors, elle vint se blottir contre lui ; et soudain, comme si cette question achevait un long dialogue avec elle-même, elle demanda :

— Simon… Vous rappelez-vous m’avoir dit un jour que ma présence matérielle faisait tort à l’autre ?

— Vous ai-je dit cela ?

Il cherchait… Comment avait-il pu ?… Elle se tourna vers lui avec surprise. Jamais elle n’avait vu une pareille intensité d’expression sur son visage. Pour la première fois peut-être, elle était frappée par la beauté de l’homme qu’elle aimait ; elle sentait son amour, son amour d’homme, sa puissance, ce mélange extraordinaire de dévotion et d’autorité ; elle n’arrivait plus à en sourire… Il aspira l’air et dit dans un souffle :

— À quel point votre corps et votre âme se touchent, cela est inexprimable…

Son cœur battait avec force ; il dut se taire, étouffé par la violence de ses sensations, puis il jeta ces mots, presque à voix basse :

— Chaque ligne de votre corps est esprit et pensée.

Il lui avait pris la main et la porta jusqu’à ses lèvres, avec une sorte de piété. La main d’Ariane. Elle était fine, longue et nette. Sous la peau il voyait le réseau délicat des veines. Le sang d’Ariane. Par cette main il communiquait avec son corps ; par son corps il communiquait avec la vie : ce sang qui l’animait avait traversé des générations d’hommes et de femmes, avait précipité ses flots à travers des milliers et des milliers d’êtres, avant d’aboutir à la forme merveilleuse qu’il avait devant les yeux – mais de cette forme il ne pouvait séparer son âme, et son âme était, au-dessus de ces éléments empruntés, façonnés lentement au cours des siècles, la chose unique à laquelle il ne pouvait se refuser de croire. Et il ne savait pas, en touchant la main d’Ariane, s’il touchait à son corps ou à son âme, mais par elle il communiquait à la fois avec ce flot humain au regard duquel les individualités ne comptent pas, et avec cette âme unique suspendue au-dessus du temps.

Le jour s’obscurcissait lentement, comme si on y versait la nuit goutte à goutte ; la terre elle-même cessait d’être matérielle et le Grand-Massif, au loin, avait pris l’apparence d’un songe. Parfois on entendait bouger le torrent dans l’obscurité de son lit, comme un dormeur qui se retourne, n’arrivant pas à trouver le sommeil.

Simon entendit Ariane murmurer son nom.

— Taisez-vous, dit-il, taisez-vous !… Laissez-moi vous regarder !

Il la contemplait en silence. Seule l’intelligence divise, pensait-il, analyse et compare. Mais le désir qui m’entraîne vers cet être ne divise pas, ni le regard que je pose sur lui… Il se détacha d’elle et ferma les yeux.

Ce fut à cet instant que la pensée de Massube le traversa. Massube était allongé dans sa chambre, brûlé de fièvre, privé de tout bonheur. Il l’avait oublié… Massube était un malade très hideux et très torturé, que personne ne comprenait plus très bien. Il avait dit à Simon, quelques jours avant la Fête : « Tout ce que je vous ai dit… ça ne compte pas… Il faut oublier !… » Et Simon avait oublié dans les bras de Minnie ; il avait oublié la souffrance, la laideur, la grandeur de Massube.

— Avez-vous vu Massube ? demanda-t-il.

— Oui… sœur Saint-Basile m’a menée chez lui…

Elle était à quelques pas de Simon, le visage calme, recueilli, ne bougeant pas ; mais il ne parvenait plus à distinguer le dessin de ses lèvres. Il y avait à leurs pieds, sur le chemin, des pierres que la neige commençait à découvrir. Elles luisaient faiblement, d’une lueur secrète, un peu humide.

— Que vous a-t-il dit ? interrogea Simon.

— Il ne m’a pas quittée des yeux. Il a paru s’interroger longuement ; il avait l’air de vouloir parler, mais aussi l’air de quelqu’un qui lutte pour se taire…

— Il devait avoir envie de vous poser bien des questions.

— Je le crois. Ma présence a dû lui paraître un mystère.

— Mais un mystère qu’on accepte avec joie, je suppose.

— Oui. Il m’a pris la main tout à coup, comme s’il comprenait enfin l’intention amicale de ma visite.

Simon réfléchit un instant.

— Moi, je ne pouvais rien, je ne peux rien pour lui, dit-il avec une expression de regret.

Elle se taisait, comme les gens qui ont encore quelque chose à dire. Il demanda :

— C’est tout ?

— Oui… Il a seulement gardé ma main, comme cela, un moment…

— Et puis ?…

— Rien… Quand je suis partie, il… il m’a baisé la main, – gauchement, comme quelqu’un qui fait cela pour la première fois…

Simon avait eu un léger choc. Elle était arrivée avec peine à dire ces mots. Il avait l’impression que l’aveu lui coûtait, plus que le geste. Pourtant... Il n’avait pas cru qu’Ariane, si délicate pour elle-même, si fine, si soignée, aurait eu ce courage… Et elle l’avait eu : cette main que lui-même ne pouvait prendre sans dégoût, cette main molle et désarticulée, elle l’avait prise, rafraîchie entre les siennes – elle avait accepté son baiser !…

— Ariane… murmura-t-il avec émotion. Aurais-je pu rencontrer ailleurs une femme qui se serve de sa beauté pour donner la paix aux hommes ?

Il revoyait Massube ; il entendait encore, pas très loin dans le passé, cette voix graillonnante qui lui disait : « Alors, où en sont vos petites affaires ?… » C’était à cet être-là qu’Ariane avait donné sa main ; et il lui semblait tout à coup qu’il lui offrait la sienne, oui, qu’il offrait sa main, sa propre main au baiser de Massube, et que ce baiser-là rachetait l’autre – celui qu’il avait donné à Minnie… Car il ne pouvait plus se racheter maintenant qu’en aimant, à travers Ariane, Massube lui-même – d’un amour plus que fraternel.

La nuit était presque tombée. Au loin, le Grand-Massif avait fondu tout entier sous la lune qui le tenait écrasé sous elle. L’instant était calme et profond. Un froid violent sortait de la terre, du rocher, du chemin glacé… Ils se mirent à descendre et retrouvèrent l’arbre au-dessus d’eux, couvrant le chemin de son ombre à laquelle leurs ombres étaient toutes mêlées. L’arbre s’emparait d’eux silencieusement… « Il nous prend, murmura Simon ; vous voyez, il nous prend dans ses branches, vous et moi, et nous voici unis dans son secret… » Ils se tenaient côte à côte ; et comme Simon touchait Ariane de son épaule, elle posa la main sur cette épaule, simplement, sans l’envelopper ; et le poids de cette main était si faible et si retenu que c’était comme un oiseau qui fût tombé de l’arbre sur lui…

— Vous l’aimez tant ? dit-elle.

— Il est ma force, ma paix, murmura-t-il. Ma plus grande paix…

Elle leva les yeux vers lui, comme alarmée.

— Simon !… Est-ce que je ne suis pas la paix pour vous ?

Il ne répondit pas. Il prit seulement ses deux mains et la regarda jusqu’au fond des yeux.

— Vous !… dit-il sur un ton d’émotion profonde.

Mais elle ne sut pas ce qu’il voulait dire.

— Ne suis-je pas votre paix ? demanda-t-elle de nouveau. Vous me l’avez dit si souvent…

— J’attends toujours la réponse, dit-il, la réponse que la nature ne me donne pas et que vous ne me donnez pas non plus…

Il perçut un léger frémissement sur son visage. Elle laissa passer un instant avant de répliquer :

— Y a-t-il autre chose à faire dans la vie que d’attendre ?… C’est vous aussi qui l’avez dit.

— Il y a un temps pour l’attente… commença-t-il.

Mais il n’osait pas achever. Il s’approcha d’elle comme pour l’embrasser ; mais elle paraissait troublée à son tour et se déroba…

Ils se quittèrent sous les branches mêmes de l’arbre. Elle prit le sentier qui descendait droit sur le torrent et Simon la perdit de vue aussitôt. Les buissons, le torrent, la nuit avaient absorbé son ombre frêle et lorsqu’il appela : « Ariane ? » aucune voix ne lui répondit.

VI

Simon n’était plus le même homme. La pensée d’Ariane ne le quittait plus ; il se reprochait comme des fautes les instants qu’il passait loin d’elle, et une impatience l’envahissait qui rendait ces instants douloureux et interminables.

Il s’enfermait maintenant des soirées entières, dans la recherche passionnée d’une Ariane arrachée par petits fragments à la réalité et qui n’était plus qu’une image sur du papier. Il s’était mis à la photographier… Mais la première image obtenue l’avait déçu. Elle était d’une précision vulgaire qui laissait échapper la vérité ; la ressemblance n’atteignait que les linéaments : cela était choquant comme la copie d’une œuvre d’art où l’on retrouve tous les détails de l’original mais à laquelle manque ce souffle qui dans l’art comme dans la nature est le signe du génie. Mais Simon avait bientôt remarqué combien, à la faveur des innombrables fantaisies de la lumière, l’œil optique était ingénieux à construire, souvent à l’aide d’un simple détail, une réalité qui avait échappé à sa vue, mais qui appartenait bien à la réalité authentique, et souvent même l’éclairait singulièrement. En somme, c’était les infidélités apparentes de l’objectif qu’il s’agissait d’utiliser ; grâce à elles, la vie pouvait enfin réintégrer l’image ; et si l’on ne pouvait peut-être pas arriver à une vérité totale, du moins pouvait-on arriver à des vérités partielles qui, en se multipliant, avaient quelque chance d’aboutir, ne fût-ce que dans l’esprit, à une image d’ensemble. C’était donc ces fragments de vérité, prélude à une vérité plus complète, quoique invisible, que Simon avait pendant quelque temps poursuivis d’image en image. Mais déjà cela ne lui suffisait plus. Comme il y a, à la cime de tout art, un point au-delà duquel l’artiste verse dans la folie, ce que Simon cherchait maintenant à réaliser dans chaque image particulière, c’était cette vision transcendante qu’il chérissait et qui commençait à transformer en lui l’amour même d’où elle était née. Et c’était elle qu’il guettait chaque fois, avec anxiété, dans le rectangle lumineux de l’agrandisseur.

Or, un soir, à peine eut-il fait l’obscurité dans sa chambre et pressé le bouton qui commandait aux apparitions nocturnes, que devant l’image qui lui apparut sur la petite planchette préparée pour la recevoir, il éprouva un choc inaccoutumé. Était-ce parce que cette image semblait contenir un message nouveau ? Était-ce seulement parce qu’elle répondait à une longue attente ? Certes, depuis des jours, il l’attendait à ce mystérieux rendez-vous où il lui demandait d’être plus qu’elle-même ; il l’avait attendue sur tous les chemins, dans un besoin désespéré de s’emparer d’elle, de son image, comme si sa vie était menacée et qu’on ne pouvait plus attendre. Où voulait-il en venir ? Que prétendait-il trouver, au bout de cette recherche ? Avait-il la prétention de la faire apparaître, sur la mince couche sensible chargée de recevoir son empreinte, telle qu’elle était le soir où il l’attendait au haut du chemin, quand sa beauté lui était apparue avec une signification si nouvelle qu’il avait eu l’impression de la découvrir et que, n’osant plus lui dire à ce moment-là qu’il l’aimait, il lui avait seulement demandé : « Par où êtes-vous venue ?… » En même temps que cette émotion violente lui revenait l’affreux sentiment qu’il avait eu ce jour-là, le sentiment qu’il ne se délivrerait plus de Minnie, qu’elle avait déposé en lui quelque chose qui ne disparaîtrait pas. Était-ce possible ?… Pourtant Minnie, était loin, à présent, dans l’espace et dans la pensée ! Un matin, on avait vu de nouveau la petite voiture chargée de skis longer la route, franchir la barrière, prendre le tournant et descendre. La jeune femme avait annoncé avec humour qu’après avoir tant travaillé pour amuser les autres, un peu de vacances lui était nécessaire. Et bientôt une neige toute fraîche était venue recouvrir sur la route les traces de ses pneus ; une neige toute fraîche était venue tomber sur le visage même de Minnie, effaçant ses petits yeux vifs, son sourire équivoque et charnu, ensevelissant soigneusement sa forme et faisant d’elle un doux cadavre inoffensif. Huit jours à peine après son départ, Simon se demandait si Minnie avait existé. Il n’avait pas cru que la vie fût capable d’annuler ainsi les événements. Jamais disparition aussi complète ne s’était produite sous ses yeux. Minnie avait fui, comme l’eau d’une éponge que l’on presse entre les doigts…

Et maintenant, voici que sur le monde obscurci il voyait se lever un visage inconnu d’Ariane. Et c’était aussi beau, aussi poignant que lorsqu’on lui avait montré, dans une salle également obscure, également propice aux miracles, l’image transparente de sa poitrine, avec son architecture secrète et la douceur marbrée de ses poumons.

On ne voyait d’Ariane que son visage ; moins que cela, un fragment de son visage ; mais ce fragment disait plus à lui seul qu’Ariane n’en aurait pu dire avec tout son corps. Ce n’était qu’un étroit profil où la lumière ne suivait le cou que pour l’abandonner à sa naissance, et ne livrait le front que pour le couper à la racine des cheveux. Mais Simon admira qu’un simple hasard de mise en page, en éliminant justement ce qu’il y avait de fastueux dans le visage de son amie, cette chevelure torrentielle, cet élément indiscipliné d’elle-même, le seul qui fût chargé d’exprimer quelque chose d’indécis, de flou, d’inquiet peut-être – Simon admira que le hasard eût justement délivré, sur le bord de ce visage nu, l’expression bouleversante qu’il lisait sur lui.

Venue à lui dans un rayon de lumière, entourée d’ombre, ombre elle-même, Simon pouvait croire qu’Ariane n’avait jamais eu d’autre existence que celle-là, ou du moins qu’elle avait ici une existence supérieure à l’existence. Il y avait en tout cas, dans ce profil clair qui se détachait sur le fond du rectangle noir, certainement autre chose qu’une image, qu’une « reproduction ». Et qu’était-ce donc ?… N’était-ce pas un double pareil à celui qu’il avait si souvent imaginé derrière elle, ainsi qu’un ange, ainsi qu’une image d’elle plus belle dont la nature s’était inspirée pour la créer, et dans le cadre de laquelle elle retournerait peut-être s’insérer un jour ? N’était-ce pas l’image surnaturelle dont Ariane n’était qu’un reflet mortel ? N’était-ce pas celle qui l’attendait hors du monde et dont la présence invisible au-dessus d’elle rendait son apparence à la fois si fragile et si désirable ?…

Guidé par un instinct qui était celui de la découverte, Simon resserra davantage encore les limites de l’image, isola plus jalousement la ligne éclatante du profil, élimina une boucle qui avait roulé sur la joue, ne laissant plus voir de celle-ci que ce qu’il fallait pour en montrer la courbe délicate. Alors le visage devint pareil à une fleur pensive, portée par la tige élancée du cou dont une clarté soulignait l’inflexion… Oui, c’était bien là le visage qui correspondait le mieux à ce qu’il avait vu au fond de lui, si souvent, lorsqu’il contemplait Ariane, au cours de leurs entrevues éphémères – tels ces airs que nous entendons chanter dans notre mémoire mais qui nous échappent inévitablement dès que nous nous efforçons de les reproduire. C’était bien ce visage situé au-delà des apparences et qu’il avait cru ne pouvoir reproduire, ne pouvoir retrouver jamais…

Quand, une heure plus tard, il rouvrit la fenêtre de sa chambre, Simon considéra le monde avec étonnement. La nuit était froide, le ciel couvert ; l’air sentait la neige. Une petite lumière brillait pauvrement, au premier étage de la Maison, non loin de la chambre qu’occupait Massube, – ce Massube qui avait tenu entre ses mains la main d’Ariane et qui agonisait lentement sous la douceur de cette main qu’il avait baisée.

 

Le matin, quand il s’empara de l’épreuve qui avait séché toute la nuit sur sa table, Simon vit qu’elle n’avait presque rien perdu de son pouvoir d’enchantement. Il n’avait pas été dupe d’une exaltation mensongère : Ariane était là plus vivante que jamais. Entre la jeune fille actuelle, vivant dans l’espace délimité, celle dont il connaissait les phrases, la démarche, les attitudes, et l’ancienne image mythique qu’il avait si longtemps aimée, une inconnue venait de surgir. Que venait donc lui apporter cette Ariane étrange, ainsi délivrée de sa chevelure ? Qu’avait-elle à lui dire ? Il n’arrivait pas à réduire son message en termes clairs, à comprendre comment ce visage avait pu naître d’un cliché où il avait cru seulement former l’empreinte d’Ariane. Jamais la vie ne lui avait donné ce visage-là, cet air à la fois d’autorité et d’absence, mais d’une absence qui était présence à autre chose… Quelle était donc la pensée qui habitait la douce pente de ce front et le faible évasement des lèvres jointes ? Laquelle avait raison, de l’image qu’il appelait, avant, la réalité, ou de cette apparition inattendue ?…

Simon pensa qu’il n’avait jamais dû voir Ariane qu’une seule fois dans sa vie, la première, et que toutes les autres images qu’il avait reçues d’elle étaient venues docilement s’insérer dans ce moule créé une fois pour toutes par la force de l’impression primitive. Sans doute la jeune fille avait-elle dû être quelquefois, mais passagèrement, ce qu’elle était sur le portrait ; mais parce qu’il n’avait jamais pu fixer assez longtemps cette image fugitive, elle n’était pas restée dans sa mémoire, elle n’était pas venue s’intégrer à la première image. Toutes les nuances éphémères de l’expression, qui pourtant font la vraie vie d’un être et par quoi il se révèle le plus intimement à nous, ne peuvent lutter contre l’image plus fixe, quoique arbitraire, que les exigences d’une identification commode nous obligent à retenir de lui. Sans le secours de cet appareil qui brutalisait un peu la nature en fixant pour toujours sur une plaque de verre ce qui était proprement fugitif et devait rester à jamais dans l’impossédé, Simon se disait qu’il n’aurait peut-être jamais entièrement connu Ariane.

C’était le plus secret de l’être qui affleurait à la surface de ce visage pensif. Ce qui avait pu colorer la pensée d’Ariane au moment où elle était assise devant la petite fenêtre de cette cantine où ils étaient revenus plusieurs fois – et Simon se rappelait si bien le joueur d’accordéon et les discussions bruyantes des ouvriers attablés devant leurs pichets de vin, le chapeau sur le côté de la tête, – cela était maintenant et à jamais lisible dans les limites d’un petit rectangle de papier où tout ce qui n’était pas les lignes essentielles, les lignes parlantes du visage, se trouvait aboli. Au fond, c’était bien plus beau encore que cette magnifique « radio » dont on avait jadis remis un exemplaire à Simon dans un joli carton de luxe. Car cette photographie-là, aujourd’hui, on pouvait la reprendre, Simon savait que grâce aux lenteurs de la guérison elle ne serait sans doute pas très sensiblement différente de la première… Mais ce qu’on avait ici, c’était un visage unique, celui d’un jour, d’un instant, dont on ne retrouverait plus que des traces dissociées dans cent autres portraits d’Ariane.

Il regardait sans se lasser cette image d’où, peu à peu, un sens se dégageait, comme d’un paysage qu’un nuage a longtemps recouvert et dont on voit réapparaître, à travers les dernières vapeurs, les linéaments merveilleux. Il retrouvait chaque fois avec le même petit choc – comme lorsqu’on est touché dans le dos par une main qu’on n’avait pas vue, – ce cou léger, porteur de sang et de vie, l’offrande sinueuse de la joue, et surtout le mystère de cette ligne ineffable qui, se repliant tendrement sur elle-même, suivait la double ondulation des lèvres… Quoi donc ! C’était des lèvres mêmes, du centre même de leur mystérieuse accolade qu’elle partait, cette ligne, pour aller baigner les deux rives opposées du visage ! C’était là sa source, ce creux d’ombre où on la perdait et où gisaient, les ailes repliées, tous les baisers qu’Ariane donnerait dans sa vie… Penché dans une interrogation passionnée sur ce visage d’un jour, Simon en surprenait tous les mouvements, remontait à leur naissance et les suivait dans leurs inachèvements. Car la façon même dont ces lignes, coupées par son caprice, se perdaient aux limites de la photographie, l’invitait à les suivre dans leur dépouillement, à continuer avec elles le voyage interrompu… Le cou cessait d’être visible juste à l’endroit où le corsage aurait pu apparaître. Ce visage n’était pas l’aboutissement d’une robe mais d’un corps. Simon était émerveillé. Il n’avait jamais remarqué jusqu’alors combien le visage des femmes était nu…

Depuis quelques jours, il neigeait ; les nuages, avant-garde coutumière du printemps, recommençaient à courir en tous sens au-dessus du Crêt d’Armenaz, comme une meute affolée, rendant le paysage invisible, et Ariane invisible comme lui. Simon ne quittait plus sa chambre. Avec une ardeur qui compensait l’absence, il se penchait de plus en plus sur le secret de cette figure immatérielle, venue à lui dans le rayon de lumière d’un projecteur. Et voici qu’il découvrait qu’un sentiment nouveau, un sentiment dévorant était en lui : l’avidité. Car si l’instant auquel ce visage avait été ravi lui semblait faire partie d’une éternité glorieuse sur laquelle il ouvrait comme une fenêtre, il créait aussi, à titre d’instant, un monde fait de conflits, de désirs et d’angoisses. Oui, cela était entièrement nouveau. Simon pensait à tous les instants où Ariane avait dû avoir ce visage-là, et qui lui avaient échappé. Il s’apercevait qu’il n’avait jamais pensé jusqu’alors à sa vie antérieure, qu’il ne lui avait jamais posé la moindre question. Il pensait à toutes les expressions que pourrait, dans l’avenir, revêtir ce visage qu’il avait si longtemps traité comme immobile. Le présent, l’avenir, le passé s’entremêlaient sous ses yeux ; il pensait que s’il avait pu voir Ariane à certaines minutes de son existence qui lui étaient jusqu’ici dérobées, il aurait pu saisir sur ses traits, dans son instantanéité, une modification d’elle-même d’un sens aussi précieux, aussi important que celle qui faisait en ce moment l’objet de sa joie et qui commençait à faire l’objet de son désespoir. Il pensait qu’à l’heure même où il contemplait, entre ses mains tremblantes, cette image qui ne changerait plus, Ariane se promenait peut-être avec une de ses compagnes, l’écoutant, répondant à ses questions, et que son visage, sous la lumière d’un sentiment nouveau, exprimait peut-être un aspect de la vie qu’il ne connaissait pas encore : alors, il lui suffisait d’imaginer seulement cette ignorance pour en souffrir.

Peu à peu, il en vint à s’irriter contre ce profil immuable. Qui sait ce qu’il aurait pu lire sur l’autre face du visage, si le hasard avait voulu l’offrir ce jour-là à son objectif ?… Ah ! que d’instants, que de bonheurs perdus et qu’il ne pourrait plus jamais ressaisir ! C’était affreux : chaque minute qui passait lui dérobait quelque chose de la jeune fille ; elle le volait d’une joie, elle le volait d’une réalité unique, irremplaçable, que constituait chaque instant de sa vie, chacune des ombres ou des lueurs que ses pensées pouvaient inscrire sur sa face bien-aimée. Ainsi, il ne pourrait jamais la connaître, la posséder tout entière ! Déjà il était trop tard. Elle lui serait toujours inconnue ; ce qu’il connaîtrait d’elle serait toujours dépassé infiniment par toute la somme d’inconnu que représentaient les minutes qui avaient coulé une à une et continuaient de couler sur elle. C’était une souffrance inapaisable pour qui ni Ariane ni lui ne pouvaient rien, une souffrance qui le rivait à elle, tout à coup, dans un insatiable désir.

Il regardait avec stupeur le petit carré de papier d’où était sortie absurdement cette souffrance. Il n’en était plus désormais à chercher un sens à ce visage. Avec quelle simplicité, en effet, il clamait toutes les évidences solennelles de la vie et la grandeur conjointe de l’âme et de la chair ! Avec quelle simplicité il disait les choses les plus contraires ! Car les mêmes signes à la faveur desquels il avait d’abord accédé à une extase paisible, qui le plaçaient au cœur même de la connaissance, voici qu’à présent, sans avoir changé, ils affirmaient le recul indéfini de toute possession. Ces lèvres en effet pouvaient bien ne pas toujours rester jointes, elles pouvaient bien s’ouvrir parfois pour le baiser, elles pouvaient bien continuer ailleurs que sur ce papier une vie énigmatique et cruelle. Et ce visage disait bien qu’il n’avait pas tout dit, et que rien ne disait jamais tout, et que tout ne serait jamais dit ; et, à force de le contempler, Simon ne savait plus si c’était la chair ou si c’était l’âme qui parlait ainsi ; elles étaient mêlées et fondues, il fallait les étreindre ou les perdre ensemble.

 

Ariane n’était plus devant Simon qu’une cible pour son objectif ; il allait vers elle avec une idée fixe et des gestes de maniaque. Il s’acharnait à la saisir sous tous les aspects, et surtout les plus fugitifs. Elle devint dans sa chambre un défilé stupéfiant de visages. Il en retenait quelques-uns pour les agrandir, dosant les ombres, les lumières, cherchant soigneusement l’angle sous lequel ils se révéleraient le plus étrangers, le plus inconnus, mû qu’il était par la crainte de laisser échapper d’eux quelque chose. Toute autre idée reculait devant celle-là ; toute autre possession lui apparaissait, à côté, comme incomplète, dérisoire !… Ce qu’il voulait, c’était rassembler sous ses yeux, pour ses yeux d’abord, pour son esprit, toutes les images possibles d’Ariane ; c’était circonscrire, épuiser la réalité de ce visage. Il ne voyait plus la jeune fille qu’à travers les images qu’il se composait ainsi d’elle. C’était à peine s’il sentait encore ses baisers. Il s’écartait d’elle assez pour la voir, pour la voir tout entière – car une trop grande proximité fausse et limite la vue. Tout en la regardant, il songeait à l’image que son attitude, que sa paupière inclinée, que ses lèvres amollies par une songerie ou légèrement tendues par le sourire allaient former plus tard, pour lui seul, dans la nuit de sa chambre. Son sourire, ce sourire ténu qu’il aimait tant, allait-il pouvoir le fixer un jour ? Mais cela ne faisait plus question. Il s’agissait bien d’un sourire, maintenant qu’il avait découvert chez Ariane mille façons de sourire, mille façons d’être entre le sérieux et le sourire, entre l’absence et la présence, entre le regard et la pensée ! Il était anxieux de saisir le rayon subit qui, déchirant les nuages, viendrait souligner pour un instant une courbe imprévue de sa joue. Si, dans la salle de lecture – où parfois, lorsqu’elle était déserte, il la suivait – elle se penchait vers la cheminée où brûlait un feu de bois, la flamme, en accusant des linéaments nouveaux, en éclairant tout ce qui du visage était destiné à rester dans l’ombre, causait à Simon une angoisse. Ariane avait un visage pour lire, elle en avait un autre pour songer, un autre pour ne rien faire ; Simon rêvait de la voir dormir pour la surprendre dans son sommeil ; parfois même, il pensait au visage que lui donnerait l’amour… Mais, soudain, une voix, un avertissement retentissaient en lui d’avoir à en finir avec une recherche épuisante et vaine ; un instant, alors, il s’arrêtait pour prêter l’oreille aux bruits du dehors, écoutait les nouvelles ; et il apprenait, comme une chose étourdissante et inintelligible, que le Crêt d’Armenaz continuait à vivre – et que non loin de lui, derrière les murs ensoleillés de la Maison, dans une petite chambre grise, Massube commençait à mourir…

Massube mourait, – mais Simon était lancé éperdument à la recherche d’une nuance nouvelle sur le visage d’Ariane. Cette inquiétude-là ne le quittait plus. Tout l’aggravait : les paroles, les gestes d’Ariane, – ses silences !… Ariane lui était plus présente et plus nécessaire que lui-même. Il vivait en elle, il vivait sa vie, ne sachant plus si elle était en lui ou hors de lui. Il ne la trouvait plus ; il l’avait tant cherchée qu’il l’avait finalement perdue.

Il l’avait perdue, oui, mais dans cette perte même il commençait à pressentir les chances de l’atteindre plus complètement. En effet, ce que lui apportait maintenant la vue d’Ariane, ce n’était plus ce que tout le monde cherche dans un visage, sa ressemblance à lui-même, mais au contraire ces expressions fugitives que l’objectif y avait trouvées avant lui et par lesquelles son visage semblait s’effacer de lui-même pour laisser transparaître une réalité plus précieuse et plus intérieure, un monde de sourires et de regards si étrangement beaux qu’ils lui paraissaient avoir leur patrie dans un univers inconnu. Parfois il était arrivé à Simon de se dire, un peu à la légère, devant un portrait d’Ariane – comme la plupart des gens devant un portrait qu’ils ne reconnaissent pas : « Ce n’est pas elle… » Mais il était profondément ému lorsque, par la suite, il lui arrivait précisément de retrouver sur le visage d’Ariane, l’espace d’un éclair, cette infime modification de ses traits qui lui avait fait dire : « Ce n’est pas elle », mais qui au contraire la faisait davantage elle-même. Au lieu, comme nous faisons presque toujours, de rejeter les différences, il se les annexait anxieusement, car il les croyait capables de le faire remonter jusqu’à cette réalité que dissimulent les apparences à peu près immuables sous lesquelles nous aimons à nous représenter les êtres, si bien que la jeune fille qu’il voyait maintenant était toute différente de celle qu’il avait connue autrefois. Ce n’était plus ce visage offert à tous les yeux et qui, pour tout le monde, était sans doute resté le même ; c’était un être à lui, un être dont chaque mouvement approfondissait les dimensions et dont il connaissait seul la vraie nature. Ariane avait cessé d’appartenir aux autres ; elle était devenue sienne par cette connaissance qu’il avait d’elle, ou du moins par le désir qu’il avait de cette connaissance. Mais il y avait plus. Non seulement certains portraits d’Ariane ne lui ressemblaient pas, mais ils ne ressemblaient pas non plus aux portraits précédents d’Ariane, à ceux qui avaient été faits avant lui… Ceux-ci ne disaient rien, ne parlaient pas, et, s’il les mettait à côté de ceux qu’il avait faits lui-même, il n’y retrouvait rien de ce qu’était devenue Ariane : il semblait qu’Ariane elle-même, que son visage de chair eût assumé une seconde naissance, eût subi on ne savait quel charme qui l’avait recréé, comme si la jeune fille s’était conformée peu à peu à l’image surhumaine que Simon portait en lui. Que devenait donc, dans ces métamorphoses d’où naissait une vérité si haute, ce que les gens qui ne cherchent partout que des ressemblances appellent la réalité ?… Cette réalité-là, cette pâture des esprits faciles que les richesses de la nature déconcertent, de ces amateurs de coïncidences à qui répugne toute étrangeté, c’était cela qui était perdu. Parce qu’une autre réalité existait maintenant, qui existait depuis toujours et à laquelle ses yeux commençaient à s’habituer.

Ariane ne se ressemblait plus parce qu’une autre ressemblance était créée. Et Simon comprenait que si elle devait cesser un jour de correspondre à cette image intérieure qui était le fruit de son amour, ce serait le signe qu’il aurait perdu son pouvoir sur elle. Sans doute cet événement était-il impossible ; il savait en tout cas qu’il ne pourrait jamais l’admettre, l’assimiler, et toute idée de fin, même partielle, lui était devenue inconcevable. Mais, en même temps, en d’autres régions de lui-même, comme une antinomie solennelle et inexplicable, surgissait la pensée que chacun de ses désirs rapprochait Ariane de la mort.

VII

De grands changements s’annonçaient au Crêt d’Armenaz. Les dernières chutes de neige passèrent en rapides giboulées, battirent les bois, la Maison, s’écrasèrent sur les vitres, cinglèrent les tôles, et un nouveau règne commença dans de grands souffles de vent et un grand tumulte de branches cassées. La terre, travaillée par l’attente du printemps, le ciel qui avait perdu toute fixité, l’alternance violente des jours lumineux et des jours sombres, tout semblait rentrer dans l’exaltation où vivait Simon et la servir. La nature multipliait autour de lui les exemples de brutalité. Çà et là, la croûte de glace qui s’était formée au-dessus du torrent éclatait, aussitôt emportée par le courant. On eût dit que le monde partait à la dérive. Sur le sol, la neige commençait à fondre, devenait poreuse, friable, s’usait comme un tapis sur lequel on a trop marché. Elle s’en allait, rongée lentement par le soleil, par la grêle, par la pluie dont les gouttes la traversaient, la trouaient comme du sable. La route fut la première délivrée. Elle apparut ravinée, crevassée, vieillie, et fut pendant plusieurs jours impraticable. Puis il se fit partout de vastes déchirures, comme si l’on arrachait une peau d’animal. Par ces trouées, on voyait que la prairie respirait encore. Elle reprenait vie lentement, dévoilant çà et là des lambeaux pelés, misérables. La neige n’y était plus qu’une pellicule fragile et malade, prête à se détacher ; chaque pas qu’on y faisait y laissait de grands trous béants et l’on voyait sous elle la peau toute neuve qui était en train de repousser. Cette peau était encore molle et imbibée d’eau, mais déjà elle était pressée de manifester sa santé, sa vigueur : il suffisait parfois de prendre dans la main une poignée de neige pour libérer une petite touffe de fleurs. Des anémones, risquant entre les racines des sapins, avec une douceur hypocrite, leurs petites têtes mauves et délicates, affirmaient sur les ruines du monde qui s’en allait, le retour de la force de la ténacité végétales. Les plus minces victoires apparaissaient, au bord des chemins, au tranchant des talus, sous la forme d’un cœur, d’une étoile, d’un regard entrouvert. Mais soudain venait une journée de neige, et de nouveau l’hiver – comme un rideau qui s’abaisse et se relève plusieurs fois avant le début du spectacle – abolissait pour un temps ces triomphes précoces et brisait ces trompeuses fragilités.

Mais l’impulsion était donnée et l’on voyait bien que la grande paix de l’hiver était finie. À la vérité, personne n’aurait pu dire quelle était la saison qui commençait. Les bois, desquels pas une feuille n’était tombée, ne cessaient d’être blancs que pour réapparaître avec leurs couleurs d’automne, et de nouveau les pentes abruptes d’Orcières et des Borons se mirent comme autrefois à embraser l’horizon d’une lueur fauve, troublante. Une sorte d’attente, d’inquiétude régnait partout. Dès l’aube, les oiseaux enivrés par les premières lueurs venaient jusque sur les balcons déchirer l’air de cris perçants, agitant l’espace entier d’une impatience frénétique de bonheur et comme décidés à faire crouler les derniers vestiges de l’hiver sous la violence de leur cœur.

Simon, égaré dans une recherche qui défiait la raison, sentait avec regret que l’équilibre de naguère était rompu et que la contagion de ces impatiences l’envahissait. Comme si les changements qui s’accomplissaient autour de lui le persuadaient de la vanité d’un effort qui consistait à vouloir immobiliser le changement, il ne prenait plus qu’à peine le soin de fixer les épreuves qu’il obtenait et, renonçant à exercer son pouvoir de magicien, il regardait, avec une sorte de soulagement cruel, s’altérer les images qui lui avaient coûté tant de soins… Enfin, abandonnant sur sa table les papiers jaunis et les plaques brisées, il quitta sa chambre pour les bois. Il avait hâte, maintenant, de mêler son tourment à tout ce travail et à toute cette souffrance de la nature. Au loin, les nappes de neige qui couvraient les pentes du Mont-Cabut commençaient à s’user par le bas, remontaient tout doucement vers le sommet, et le fond de la vallée réapparaissait, déjà prêt à reverdir. Si l’on cassait une branche, la sève giclait et le bois était vert, élastique et tendre. Toutes les forces qu’on avait crues domptées n’en étaient au contraire que plus neuves et plus intactes. C’était comme si la terre n’avait jamais servi.

Alors, comprenant qu’il ne devait plus espérer de terme à l’inquiétude qui le poussait ainsi hors de chez lui, Simon éprouva le besoin de s’en remettre à celui de qui venait toute sagesse – et il monta vers l’arbre. Il traversa la prairie tout humide, piétina les herbes flétries, écrasa en passant des lambeaux de neige transparents et presque liquides. La route ruisselait et il lui fallut marcher sur les côtés. À peine eut-il franchi le premier tournant qu’il se mit à guetter celui qu’il attendait, comme un ami avec qui l’on a rendez-vous et dont on connaît l’exactitude. Bientôt, l’arbre lui apparut. Mais quelle avidité en lui aussi ! Il s’arrêta, ne le reconnaissant plus dans cet éveil excessif qui le troublait. Partout, le long de ses branches jusqu’ici dénudées, saillaient des bourgeons qui, ayant fait éclater l’écorce noire, répandaient çà et là une clarté inconnue et pointaient de toutes parts avec une sorte de frénésie. Les feuilles étaient encore invisibles, mais si l’on s’approchait des branches, on les voyait, sous leurs enveloppes brunes, soigneusement enroulées sur elles-mêmes, prêtes à se déployer comme des drapeaux pour le grand pavoisement du printemps. Ah, Simon n’avait jamais vu l’arbre ainsi – si vibrant, si impitoyablement tourné vers l’avenir !… Il pensa au sapin qu’il avait tant admiré à Blanc-Praz et qui se dressait seul, au milieu du plateau désert. Mais ce sapin était replié sur lui-même, son intérieur était sombre ; ses rameaux constituaient une protection, mais aussi un écran ; il vivait renfermé. Mais celui-ci !… Cet arbre-ci vivait de toutes ses forces épandues ; il avait une façon à lui de s’emparer du ciel et d’appeler la nature entière en témoignage autour de sa ferveur. Il décrivait pour monter vers l’espace et pour le prendre un mouvement d’une superbe aisance, et son tronc fier et impatient se divisait en autant de branches qu’il le fallait pour absorber la nourriture de l’air et la rendre en beauté. On voyait s’épanouir en haut de lui, comme un bouquet, sa tête arrondie à la mesure du ciel…

Simon n’osait approcher de lui ; il restait à distance, comme il le faisait parfois devant Ariane, pour le mieux voir. Il reconnaissait dans cet arbre l’élan d’une force juste et l’aboutissement parfait d’un effort. Une volonté claire et ordonnée, héritière de mille volontés éparses à travers le sol, l’avait ainsi projeté sur l’espace, l’avait conduit graduellement de la conception à la naissance, et de la naissance à la maturité. Et maintenant, il était placé au centre du monde comme un souverain. Mais sa souveraineté même semblait en invoquer une autre plus souveraine encore ; son génie invoquait un autre génie, qui était au commencement de tout et qui, ayant répandu son souffle sur la poussière, l’avait rendue capable de pensée. Ainsi l’arbre dégageait-il un peu de la conscience enclose en son frère obscur, le rocher brun qui dominait la route de son front de granit. Ainsi sa grandeur même n’était-elle faite que pour mieux porter témoignage : il semblait qu’une puissance préexistante, qu’une puissance divine l’avait tiré de la terre et avait pris sa forme pour jaillir.

 

Il y avait de nouveau des ciels très bleus et presque chaque jour, à midi, avant d’aller retrouver Ariane, Simon gravissait la route des Hauts-Praz. À cette heure-là, la route où la neige luisait au soleil formait vers l’arbre une avenue glorieuse. C’était à partir du second coude qu’il devenait visible. Il était là, surgissant du talus, faisant régner au-dessus du chemin la clarté, l’harmonie de ses lignes, de son intelligence. À chaque pas qu’on faisait vers lui, il grandissait, et bientôt on ne pouvait plus l’éviter, car il recouvrait tout le paysage. Le corps déployé en travers du ciel, il venait à votre rencontre ainsi qu’une créature surnaturelle, ainsi qu’un archange éblouissant, armé de sa seule innocence. Simon allait à lui comme à un maître, comme à un juge, comme à l’arbitre incontestable qui décide du bien et du mal.

Souvent, il lui arrivait d’attendre Ariane dans cette gloire aveuglante du jour, dans ce double rayonnement d’arbre et de soleil. Il connaissait alors des minutes sans égales. Le monde pénétrait en lui par toutes les surfaces de son corps, sur les voies étincelantes et nettes de ses sens ouverts. En même temps que l’odeur de la terre mouillée, que le froid de la neige fondante, il percevait l’esprit obscur qui, d’un même geste, soulevait les écorces et la boue féconde des chemins. Il s’assimilait merveilleusement tout ce qui existait, en lui et autour de lui, de forces en éveil, d’attentions, de présences. Du bout de ses rameaux bourgeonnants et sensibles, l’arbre buvait la pure essence de l’air. Simon, en le voyant, comprenait mieux ce qui l’avait guidé vers lui. Le sapin de Blanc-Praz était un être clos qui pénétrait dans l’azur par une pointe unique. Cet arbre-ci était moins avare et plus avide. Ses branches dépouillées avaient l’étirement sacré du désir.

Simon sentait maintenant s’éveiller au fond de lui un autre homme. Une faim brutale grandissait en lui, à l’image de celle que proclamait cet arbre. Après quelques jours de repos auxquels l’avait forcé une fièvre soudaine, il sortit de nouveau et, abandonnant la route des Hauts Praz, se jeta sur le chemin des Borons et parcourut les bois. Mais pas plus que l’arbre des Hauts-Praz, les bois qui recouvraient le versant des Borons n’étaient restés immobiles. Simon ne reconnaissait plus la nature. Elle qui lui avait si longtemps enseigné l’obéissance, la résignation, l’humilité, il recevait d’elle à présent des impressions si fortes et si soudaines que tout son être en était ébranlé. Elle avait donc fini d’être la grande puissance sereine où les houles du cœur se trouvaient si vite recouvertes par une couche uniforme et silencieuse. C’était une trahison : la nature était infidèle à elle-même ! Cette fixité créée par l’hiver, cette paix qu’on avait crue sans terme, voici qu’elles vous abandonnaient, voici qu’un immense tremblement visitait les choses et les êtres. Chaque sensation atteignait Simon au plus vif de lui-même, le faisait presque crier de souffrance. Si, pénétrant dans un fourré qui, trois semaines plus tôt, était encore enseveli sous plusieurs pieds de neige, il découvrait le sol, ruisselant et rouge sous son tapis de feuilles mortes, il reculait, bouleversé, comme s’il avait vu une tache de sang. La lueur verte d’une mousse reparue au flanc d’un rocher l’arrêtait ; parfois, une branche s’animait au-dessus de lui et un oiseau au ventre incandescent se détachait d’elle comme un fruit précoce. Le jeune homme circulait, haletant, avec mille précautions. Il avait conscience de participer lui aussi à quelque avènement formidable, à la naissance, à l’explosion d’une force qui le dépassait et se servait de lui. Où allait donc ce mouvement qui soulevait la terre, cet appel qui, traversant le monde, semblait passer aussi dans les hommes ?… Les arbres, à peine débarrassés de leurs fardeaux, s’étaient mis à frémir d’une vie étrange. On surprenait partout à travers bois un surgissement de petites pointes saignantes qui formaient au loin, contre la montagne, des plaques rougeâtres, et profitaient pour se dissimuler des taches de rousseur laissées par l’automne. Partout les herbes, les buissons, les branchages remuaient, secouant leur joug. Sous le feutrage humide et roux qui recouvrait les pentes, perçaient de jeunes feuilles de fraisiers, vertes, ou pointaient de petites têtes d’or. Simon allait de chemin en chemin, suivant des yeux les dentelles d’ombre que les branches dessinaient sur les dernières blancheurs de la terre, lorsqu’une tige jusque-là courbée se redressait devant lui, toute rouge, dans la lumière ; et il sentait que c’était le début d’un monde et que partout la forêt devait à la même heure répéter le même geste insolent et victorieux. Une émotion l’envahissait, terrible, le secouant jusqu’aux larmes. Il regardait avec peine s’effriter sur la prairie les derniers lambeaux laissés par la neige, déjà réduits à n’être plus que de petites langues chargées d’eau. Il souffrait de ce départ vaste et silencieux qui n’était qu’une fusion dans l’air : c’était la fin de ce qu’il avait tant aimé et qui lui avait apporté une paix si profonde. Mais, en même temps, une joie sauvage le traversait et c’était cette joie, cette joie mystérieuse et brutale qui lui faisait le plus de mal et qui l’obligeait soudain à courir comme un animal en qui s’est levée une peur…

C’était la plus dure épreuve qu’il eût subie au Crêt d’Armenaz depuis le jour où, ayant senti pour la première fois bouger la terre, il avait commencé à vivre en intimité avec elle.

Mais il eut bientôt une plus grande surprise, et une plus grande frayeur, et une plus grande joie encore. Comme il montait un matin à travers les bois et qu’il avait quitté le chemin des Borons pour celui d’Orcières, écrasant à même le rocher, entre les dernières bavures de la neige, les aiguilles des sapins qui crissaient sous ses pas, son attention fut tout à coup frappée par une rumeur.

Il prêta l’oreille puis se mit à marcher plus vite, ne sachant si le trouble qui l’envahissait était peur, angoisse, ou délivrance ; car il savait seulement qu’il fallait marcher vers ce bruit, se hâter vers lui, le rejoindre. À mesure qu’il avançait, le bruit se précisait, devenait plus gros, plus nourri. Simon se mit à courir plus vite. Ce bruit, il le reconnaissait. Une image, une image oubliée surgissait sous ses yeux. Le torrent !… Il s’était remis à couler !… Sa rumeur était encore faible, mais elle suffisait à faire sentir la présence, le retour de l’eau. Le jeune homme se précipita ; il atteignit l’extrémité du sentier, s’avança jusqu’au bord de la grande faille rocheuse d’où l’on pouvait observer, comme d’un balcon, la muraille opposée ; et, en effet, à travers le lacis des branches nues, s’inscrivant comme une lueur froide sur le fond brun de la muraille, il aperçut la trace brillante et argentée de l’eau qui roulait jusqu’en bas dans un grand souffle, avec un grondement de tonnerre.

Il se pencha. L’eau bouillonnait en arrivant au sol et le torrent écumait sur ses bords. Il s’en allait donnant de la tête contre les rochers, entraînant avec lui des morceaux d’arbres, des rameaux tombés. Autour de lui la prairie était encore boueuse et jaune ; mais d’en bas, de la vallée, montait une sorte de clarté verte et Simon pensait qu’elle envahirait bientôt tout le Crêt d’Armenaz.

Le réveil du torrent était sans doute le signe que la nature attendait. Elle se mit, à partir de ce jour, à déployer un surcroît de violence. On vit, au-dessus des chemins, les arbustes darder leurs pointes enflammées et leurs branches se croiser dans un désordre fou, luttant pour occuper la place ; de fourré en fourré se répandait leur anarchie joyeuse et intolérante, comme si un feu avait circulé sous la terre, qui eût fait exploser leurs jeunesses simultanées. Un dernier effort acheva de redresser les broussailles que le poids de l’hiver opprimait encore. Bientôt des bourgeons éclatèrent, ouvrant un cœur tout frais entre leurs fourreaux de soie. Une floraison de calices éclos à ras de terre changea la couleur des sentiers. Le torrent s’était remis à scander les nuits de sa voix puissante et, dès le matin, les cris des oiseaux faisaient crépiter tous les coins du ciel.

Alors Simon dut admettre que la nature s’employait en tous lieux à faire triompher la force. Il se rit en songeant à ses lectures d’autrefois, aux poètes qui chantaient la douceur du renouveau ! Ils n’avaient donc pas senti, ceux-là, les coups qui étaient portés à toute chose et à tout être par le printemps, et que cette saison était faite de brisures, de combats, d’éclatements et de viols.

 

Après ces courses à travers bois, Simon revenait à sa chambre et retrouvait sur sa table, le long des murs, partout, le visage d’Ariane qui, loin de calmer son exaltation, fournissait à celle-ci un aliment nouveau et semblait lui révéler l’origine de toute ferveur. Alors, il comprit qu’elle était femme et que c’était elle qui lui avait découvert le visage sensuel de la nature. Il comprit ce qui l’avait tant bouleversé un soir, auprès de l’arbre, quand, frappé par la nouveauté de son aspect, il avait eu l’impression de la voir pour la première fois. Il savait maintenant pourquoi, lorsqu’elle lui avait demandé : « Ne suis-je pas votre paix ? » il n’avait pu répondre, écrasé qu’il était par une pensée qui changeait pour lui la face du monde. Mais cette pensée, il savait qu’il pouvait maintenant l’accepter, il savait qu’elle était grande, qu’elle était celle de tout l’univers. Cette émotion qu’il avait redoutée et fuie dans Minnie, parce qu’il en sentait les limites, cette émotion-là était morte pour faire place à une autre, toute différente, qui lui ouvrait ce même monde dont la première semblait l’exclure. Le sentiment d’amour par lequel il s’associait à cette force universelle qui partout éclatait en vie, ne pouvait être un élément de contradiction et de lutte ; il étendait au contraire son reflet sur le monde charnel, il lui rendait son innocence, et Simon savourait l’unité que cette réconciliation opérait en lui et hors de lui. Car sa joie le liait à toute la nature et celle-ci communiait avec lui dans le même élan. La terre, l’eau, les plantes, tout se pénétrait ; le saint travail des fécondations était partout sur le point de s’accomplir. Simon ne savait plus distinguer dans cette alliance ; il ne savait plus laquelle, d’Ariane ou de la nature, prêtait à l’autre cette apparence sublime. Mais comme il avait regardé couler le torrent, il regardait couler Ariane. S’il plongeait la main dans ses cheveux, il avait l’impression de toucher à une chose qui avait ses racines dans la terre. Il retrouvait en elle tout ce qu’il avait aimé au dehors, dans le rayonnement pur et irréprochable de midi : le torrent, les plantes, la lumière, les courbes des monts, l’audace des tiges neuves. Et il savait qu’un jour viendrait où, en refermant les bras sur son corps, il s’unirait non pas seulement à une chair mortelle, mais à tout ce qu’il avait aimé de ce monde voulu éternellement par Dieu.

 

Cependant, en même temps qu’il servait à l’exaltation de quelques-uns et déchaînait en eux les forces qui font vivre, le printemps déchaînait chez quelques autres les forces qui font mourir.

Simon descendait un matin vers la Maison, longeant l’étroit sentier qu’il avait descendu tant de fois entre ses deux parois glacées et sur les bords duquel l’herbe commençait maintenant à répandre son fin duvet, lorsque Ariane a surgi devant lui, les cheveux couronnés de soleil.

Elle était grave ; elle lui a dit :

— Simon… C’est arrivé…

— Quoi, arrivé ?

— Massube…

Il a compris. Il a revu non pas la chambre de Massube, mais l’arbre, et le chemin qui s’enfonçait dans la nuit ; il a senti toutes les odeurs de la terre humide ; il a revu, debout sur le chemin, Ariane elle-même, avec son front et ses lèvres de chair : alors il a compris, profondément, que Massube était mort.

Elle venait d’aller le voir. Sitôt qu’elle avait su, elle avait couru à lui. Simon n’était plus étonné de ce zèle étrange qu’elle avait pour la mort ; mais cette fois, il savait que son empressement, que son amour allaient au mort lui-même, à celui-là qui avait pris ses mains pour les baiser… Jamais il n’avait mieux compris qu’en cet instant la ferveur qui habitait cet être, sa dévotion à tout ce qui était humain, son amour de tout ce qui était mortel. Jamais il n’avait mieux compris ce qu’il y avait non seulement d’harmonieux mais de juste dans ses attitudes, dans ses pensées. Plus il l’avait écoutée parler, plus il l’avait regardée agir au cours des temps, plus il avait senti combien ses mots, ses gestes, semblaient tout faire, tout dire comme pour la première fois et donner à toute chose un prix infini, sans se heurter jamais à rien de pesant. Aussi contemplait-il avec admiration cette jeune fille qui l’avait arrêté au bord du chemin et qui prétendait, dans ses bras minces, réconcilier la vie et la mort…

Elle venait de voir Massube, de confronter sa jeunesse avec ce cadavre. Et cependant, sa voix ni ses traits n’étaient altérés. Le visage d’Ariane semblait dire : « C’est dans l’ordre, c’est un événement comme les autres, c’est bien connu… » Pourtant !… Simon se demanda où elle puisait cette assurance – cette assurance excessive.

Certes, il y avait longtemps qu’on en parlait. Il y avait longtemps qu’on disait que cela allait arriver. Même, les médecins n’avaient pas l’air très contents, de voir que cela durait. Du moment qu’ils savaient qu’il allait mourir… Puisque cela ne pouvait pas se passer autrement !… Mais tout le monde a eu le même étonnement que si on ne l’avait jamais su. Saint-Geliès est arrivé ce jour-là chez chacun de ses amis en poussant des cris éplorés, comme s’il n’était pas intimement persuadé qu’un pareil événement ne pouvait atteindre un être éclatant de santé comme lui et qu’il y avait entre Massube et lui une différence de constitution, imperceptible mais essentielle, qui expliquait le choix de la mort. Quant à « Monsieur » Lablache, il est devenu pâle et crispé, comme si cette mort était pour lui une menace personnelle et déjà une diminution. Évidemment, Massube n’était pas son homme. Mais, tout à coup, il s’est senti fait de la même matière précaire et fragile que cet individu méprisé. Il a dit à Lombardeau : « Vous auriez cru ça ?… » Le commandant a haussé les épaules, il a dit : « Bah ! » comme lorsque M. Lablache lui parlait de la mauvaise qualité des pommes de terre. Le commandant était un brave homme qui regardait les choses en face et qui était doué de cet esprit qu’on appelle positif.

Maintenant que la mort a obéi, on a pu aérer la chambre trop longtemps occupée par Massube et on lui en a donné une autre en attendant, une chambre toute provisoire, en bas, dans les soubassements de la Maison, une chambre à demi souterraine déjà, en attendant qu’il en ait une autre plus souterraine encore. On a rassemblé tous les objets épars autour de son lit, ces objets qu’il avait presque marqués de son sceau et qui, au temps où il se produisait avec eux, avaient si souvent excité les rires – le parapluie, ce gros parapluie paysan ; la bouillotte, la belle bouillotte de zinc avec son anneau de cuivre, qui devait lui donner chaud aux pieds… Maintenant, ces objets avaient cessé de vivre en même temps que lui. Il n’y a plus eu qu’à les entasser dans une petite caisse. Ils n’ont pas fait de résistance.

Le lendemain, dans la petite cabine aux murs de plâtre, Simon s’étonna de voir Massube devenu si sérieux, si grave, si beau : « Lui aussi !… » pensa-t-il. Il avait cru que la mort choisissait les êtres pour leur donner cette beauté suprême, ce vêtement de noblesse dans lequel ils se montrent à nous pour la dernière fois… Mais il voyait que ce masque devant lequel on s’émeut si volontiers, la mort généreuse et égalitaire le donnait indifféremment à tous. « La mort est encore ce qui trompe le plus », se dit-il. À moins que… Oui, il y avait cette autre supposition… Peut-être que c’était la vie au fond qui trompait le plus. Il y a des vérités qui ne sont pas pour nous, pour lesquelles nous sommes trop jeunes, trop bien portants. Peut-être celui-là savait-il…

En vérité, ce Massube-là le déconcertait. Jamais il ne s’était aussi bien tenu. Le cou semblait s’être allongé et formait une noble allée entre la poitrine et la tête devenue altière. C’était la première fois qu’on voyait Massube renverser, hausser ainsi la tête ; et les linéaments du visage apparaissaient sous un jour inconnu, avec cet air de hautaine grandeur qu’ont les arbres que la tempête a couchés sur le sol. Simon s’était arrêté devant ce visage avec surprise, avec une sorte de respect, de déférence… Puis ses yeux descendirent jusqu’aux mains de Massube et s’y arrêtèrent ; alors seulement il eut un léger mouvement de frayeur. Car, jusque-là, il ne craignait pas trop ce mort que la mort avait rendu si calme, si sympathique, plutôt digne d’amour en somme. Il avait le sentiment de l’avoir un peu apprivoisée, la mort, de l’avoir rendue fréquentable, inoffensive. Mais ces mains, ces mains l’effrayaient par leur blancheur ; c’était, à n’en pas douter, des mains d’homme mort ! Elles se tenaient, elles s’étreignaient l’une l’autre avec une étrange application. Et surtout, elles faisaient un geste qui comblait Simon d’étonnement : Massube, qui jamais n’avait su prier de sa vie, s’était mis à prier dans la mort, un chapelet entre les mains…

Quand Ariane lui avait dit : « Vous verrez comme il est beau… » Simon n’avait pas compris. Il avait songé à ces traits vulgaires, à ce corps voûté, presque difforme, à la démarche titubante, au rire déplaisant de Massube. Massube avait le corps d’un malade, d’un affreux malade ! Mais à présent, la mort l’avait guéri et avait rendu son rire invisible et silencieux. Ah, comme il était mieux ainsi ! Il avait un maintien si sage, si bien élevé, que M. Lablache lui-même aurait pu, sans crainte de déchoir, accepter enfin sa compagnie. Qu’est-ce donc qui lui avait donné soudain cette belle tenue, et cet air imposant, et ces lèvres très jointes, et ces paupières très fermées, si étroitement unies l’une à l’autre, avec ces longs cils qu’on ne leur avait jamais vus ? Était-ce bien lui ?… Il n’avait plus rien de personnel, plus rien à lui, semblait-il… Pourtant, si ! La petite moustache rousse, au-dessus de la lèvre… C’était tout ce qu’on pouvait reconnaître de Massube. À part cela, rien : il reposait dépouillé de tout ce qu’on lui avait tant reproché dans sa vie… Vraiment non, il n’avait pas l’air très mort. Hormis ce geste un peu figé, cette tenue un peu raide qui n’est pas naturelle pour un homme endormi. Mais son visage était plutôt celui de quelqu’un qui pense… Comme c’eût été bien de le conserver ainsi ! Simon éprouvait pour ce cadavre une tendresse soudaine, presque charnelle. Au moment où il était devenu si beau, Massube allait tellement s’abîmer dans la terre…

Cependant, le jeune homme se détourne un instant, jette un regard sur la petite salle où il est enfermé avec Massube, devenu enfin son ami, et il aperçoit alors, autour du lit, des objets qui lui font comprendre que les circonstances où il se trouve ne sont pas celles qui entourent les vivants. Il était allé droit à Massube, il avait pu éviter le cierge, le prie-Dieu, le goupillon, il avait pu entrer d’emblée dans une intimité presque douce avec celui qui reposait là. Et maintenant que son attention retombe sur les choses, voici que cet élan d’amour, de tendre union, trébuche sur ces objets perfides dont la laideur le frappe comme une insulte. Il voit combien l’imagination des hommes est misérable et combien elle s’acharne à rendre l’idée de la mort accablante. Il voit ce qu’il n’avait pas vu : ce mince décor funéraire frisant le ridicule ; la lueur sanglante de la veilleuse qui clignote pauvrement dans un verre, l’ampoule nue qui descend du plafond, blafarde, au bout d’un fil, illuminant, sur les pieds du mort, une guirlande de fleurs en papier et les dessins puérils qu’on a fait faire au drap ; enfin, la chemise de nuit dont on a revêtu Massube, et même, oui, ce petit crucifix qu’on lui a décerné comme une décoration à laquelle la mort lui donne droit d’office, et qui, n’ayant pu jamais entrer dans sa pensée, reste maintenant aux frontières de son corps. Simon a vu, a dû voir tout cela, et une vague stupeur le prend devant l’indiscrétion avec laquelle les vivants interviennent dans la vie des morts… Il voit que les morts du Crêt d’Armenaz sont surveillés dans leur mort comme dans leur vie et doivent jusqu’à la fin, se conformer à la discipline. Ce ne sont pas des morts libres comme les autres ; il leur faut de la patience, même après le dernier soupir : sœur Saint-Hilaire accompagne ses malades jusqu’au bout !

Cependant, Simon cherche à oublier ces affreux détails, cette marque de médiocrité qu’imprime à tout ce qui passe entre ses mains cette femme incapable de grandeur, qui ne craint pas de ramener la mort même à sa taille en lui imposant son génie étriqué de petite boutiquière… Il essaie de retrouver Massube, de retrouver l’intimité de la première minute ; il voudrait forcer les barrières qui interdisent l’accès de ce pays où la nature veut qu’on entre seul ; et comme ses yeux rencontrent une dernière fois cette bouche fermée d’où ont coulé tant de paroles mauvaises, il essaie de chasser cette voix qu’il entend tout à coup : « Alors, comment ça va, vos petites affaires ?… » Mais c’est en vain qu’il cherche à ne plus entendre ; le charme est rompu ; il lui faut partir.

Simon s’en va. Il a refermé sur lui, avec précaution, la petite porte ; il a déjà cessé de craindre pour Massube la solitude ; il sait que Massube n’est plus là, derrière lui, dans cet appareil un peu pitoyable, mais qu’il va le trouver là-bas, avec ses sarcasmes, au tournant du couloir, de ce même couloir où, un jour, il osa aborder Minnie… Et, en effet, à peine a-t-il fait quelques pas qu’au pied de l’escalier une forme surgit, comme autrefois, lorsque Simon s’en revenait de son équivoque mission : mais cette forme est celle de sœur Saint-Basile, grande et pâle dans ses longs voiles noirs. Ils ont eu peur l’un de l’autre et ils s’abordent en tressaillant. Et alors, elle qui ne parle presque jamais, elle lui jette ces mots, dans un souffle :

— Vous avez vu ce qui est arrivé chez nous ?…

Elle a pour dire ces mots une voix sourde, voilée, que Simon ne lui connaît pas. Elle semble vouloir en dire davantage. Mais elle se reprend aussitôt et se retranche à l’intérieur de son silence. Elle n’ira pas plus loin ; elle s’est arrêtée à ces mots ; elle sait bien qu’il n’y a rien de plus à dire… « Ce qui est arrivé !… » Simon voudrait la remercier pour cette parole arrachée à son habituelle retenue. Quelque chose est donc arrivé pour elle ! Mais alors, pourquoi tout se passe-t-il comme si rien n’était arrivé ? Pourquoi essaie-t-on de dérober sous une mise en scène affligeante et futile cet événement que Pondorge disait si beau, si nécessaire ?… Pourquoi essayer d’abîmer la mort ? Car c’est Pondorge qui avait raison, Simon le sait, il le sait d’une science toute nouvelle : ce mort a rajeuni son sang.

« Ce qui est arrivé… » Il admire la propriété de ces termes qu’a inspirés à sœur Saint-Basile le souci de ne pas prononcer un mot plus horrible. « Ce qui est arrivé… » C’est ainsi qu’Ariane lui a déjà parlé, la veille… Et, après tout, n’est-ce pas là l’expression qui convient le mieux pour désigner ce que nous savons de la mort…

VIII

Les jours allongeaient. Le sentier des Borons était maintenant dégagé jusqu’au bout ; on ne risquait plus trop, en le suivant, d’être arrêté par la neige qui subsiste parfois si longtemps au creux des chemins. De jeunes pousses commençaient à répandre, parmi les rousseurs des branches, des coulées de lueurs vertes qui chaque semaine, gagnaient de la hauteur le long du bois et qui étaient attirantes comme un signal.

C’est ce sentier-là qu’ils ont pris. Il y a d’abord eu le bois et, après le bois, cet espace nu d’où l’on découvre déjà la prairie d’un bout à l’autre. C’est à cet endroit qu’il faut s’arrêter. Vous avez derrière vous la montagne, tout en granit, cette grosse bête qui vous faisait si peur les premiers jours ; c’est une chose solide contre laquelle il fait bon s’asseoir. Et devant vous, par-delà la prairie, écrasant les petits toits luisants qui la couvrent, le Grand-Massif dont la courbure énorme épouse le ciel. Bientôt, un flambeau s’est allumé au point le plus élevé de l’espace et s’est mis à descendre d’une cime sur l’autre… Cette brièveté des couchants les surprenait toujours. C’est que la montagne a ses habitudes, qui choquent les habitudes des hommes. Elle coupe court à la volupté ; elle a une façon à elle de vous prendre, puis de vous rejeter dans votre néant ; elle ne se donne guère longtemps sans vous rappeler qu’elle n’est pas à vous, qu’elle n’est pas pour vous, qu’elle n’est pour personne… Mais quel drame pourrait, plus que celui-là, donner du goût à la présence humaine ? Simon regarde près de lui Ariane, et il regarde la montagne autour d’elle, et il ne sait pourquoi, il se sent bouleversé comme s’il avait découvert tout à coup la faiblesse et la mortalité de l’être qu’il adore… La dernière pointe, là-haut, a cessé de vibrer ; l’incendie qui s’était propagé de roche en roche s’est évanoui d’un seul coup, comme éteint par un souffle, et la neige, épuisée par ce bref délire, a pris soudain un aspect sépulcral. Mais il est bon d’être là encore, dans le froid du torrent, dans le vif de l’air, pour affronter ensemble le frisson de la terre qui se retrouve seule dans sa nuit avec elle-même, ignorante des bêtes et des hommes.

Elle a dit tout à coup :

— Je suis heureuse d’être là…

Devant eux la forêt qui enserre le Crêt d’Armenaz de ses deux bras touffus a commencé à s’obscurcir ; les sommets ont repris peu à peu des tons d’ivoire. Derrière eux le ciel était pur, attirant, un peu assombri, un peu plus reculé dans son secret, et composait cette grande douceur du ciel penchée sur toute la rudesse de la terre. Soudain, il y avait sur la montagne une espèce de candeur qui était venue, et elle se livrait maintenant à vous dépouillée de tous fastes, dans cette nudité qu’on ne croyait pas faite pour être étreinte… Cette montagne, c’était un endroit où l’on était bien. On sentait ici la force des grandes vérités. Et c’est pourquoi Ariane a dit tout à coup : « Je suis heureuse »…

La nuit s’est faite. Très loin, au tournant d’une route, on l’a vue engloutir un dernier arbre qui s’est longtemps débattu. Il protestait de toutes ses branches éperdument jetées à travers l’air. On entendait son cri… Ils ont connu tout cela.

À mesure qu’on montait en elle, la nuit était plus bleue. Mais celle dont on sortait était noire. On ne pouvait plus avoir envie de se replonger dans cette nuit-là.

Ils ont vu qu’ils ne pourraient jamais redescendre dans cette nuit-là, surtout à cause du bois à traverser et du sentier glissant avec ses feuilles mortes où les clous des souliers ne s’enfoncent pas. Ils allaient lentement. Le torrent s’était tu, absorbé par un pan de rocher, et ils se taisaient eux aussi, comme des gens qui savent où ils vont. Il marchait devant elle, sur le chemin escarpé, d’un pas qui grinçait sur les pierres. Ils étaient assez haut déjà quand elle a dit :

— Simon, nous n’allons pas pouvoir redescendre…

Il s’est retourné. Elle avait cette expression intrépide qu’il adorait, mélangée à toute cette faiblesse de femme. Il l’a regardée dans les yeux et a répondu : « Non. »

Ils ont continué à monter sans dire un mot. Il s’est encore retourné, il l’a encore regardée un moment, puis il a dit :

— Nous arrivons au chalet des Borons… Vous savez ?

Ariane l’a regardé à son tour, d’un regard sérieux qui appuyait sur lui, avec de grands yeux chauds, tout brillants.

À partir de là, la neige avait cessé de fondre et la terre était encore blanche tout autour. Au loin, le long des pentes, les bois s’étalaient sur elle comme des chevelures défaites.

Ils étaient arrivés maintenant sur le petit palier rocheux que fermait la muraille, dans un pli de laquelle le vieux chalet apparaissait, les fixant de son gros œil noir. Ce lieu était sévère et beau. Ils se sont arrêtés et Ariane est venue contre lui ; et c’est alors qu’elle a eu, tout d’un coup, ce petit cillement des paupières de quelqu’un qui retient une larme.

C’était tout. Il lui avait pris les mains. Il contemplait ses yeux, cette clarté d’aube, toute dorée, de nouveau levée sur lui. Il y avait dedans comme des petites feuilles d’automne rangées en rond, bien pliées, un peu humides, et qui le regardaient. Elles étaient là pour protéger la surface de l’âme, toute proche, pareille au soleil qui perce derrière les feuillages.

Les petits bois noirs étaient répandus au loin sur la blancheur des pentes, se découpant comme sur une image. Au-dessus d’eux, la lune venait de sortir et les baignait de sa lueur froide, métallique. Le chemin se penchait à gauche, strié de fines ombres ; il y avait la nuit, bleue au-dessus, noire au-dessous ; sur le chemin, des cailloux luisaient…

Elle entendait encore la voix de Simon : « Le chalet des Borons… Vous savez ?… » Oui, elle savait : elle ne l’avait suivi qu’en apparence sur ce chemin où ils étaient montés l’un derrière l’autre, car elle se sentait son égale devant les choses qui s’accomplissaient. Ils n’avaient plus le sentiment, ni l’un ni l’autre, d’avoir attendu cela : c’était comme le fruit qui mûrit et qui tombe. Ils allaient vers l’inévitable, mais de tout leur consentement, de tout leur cœur. Ils obéissaient à la loi qui fait grandir les arbres et graviter les astres…

Maintenant, Simon parlait… À cette heure, les paroles que l’on dit ne sont plus les mêmes. Il disait que la vie au fond de lui était comme un fleuve qui écume, comme une eau qui bout, comme une gousse qui éclate. Il disait ses journées coulant à pleins bords, étirées en tous sens, passant avec une rapidité qui était la seule limitation à son bonheur. Il disait les merveilleux événements dont le temps amène le retour : le lever, le coucher du soleil, les figures toujours neuves, toujours pareilles, que la lune esquisse sur l’immuable tableau des nuits… Car déjà, oui, déjà, de savoir qu’il allait prendre Ariane dans ses bras lui rendait son intimité avec la nature ; il était de nouveau à l’intérieur des choses ; déjà la paix était revenue en lui, comme si le geste était accompli ; et il éprouvait le besoin de dire la beauté du monde.

— Ariane !… Il y a cette heure, très tôt, où la ligne supérieure de l’ombre, entraînant tout ce qui reste de la nuit, commence à descendre lentement, le long du rocher vertical, comme le bord d’un rideau qu’on tire ; tandis qu’au-dessus d’elle, le rocher déjà se réchauffe et se recolore… Il y a cette heure où le soleil se pose comme un oiseau à la cime des sapins qu’il fait trembler. Chacun d’eux sort de l’ombre à son tour, s’érige en pleine lumière, affirme un instant, devant ses pairs, la clarté de sa conscience. Et alors, je regarde chaque morceau d’espace qui a son geste à lui. La forêt s’enfonce dans le ciel comme un grand front tout chargé de pensées ; là-bas, à l’angle de la muraille, le rocher dresse un doigt pointu, vertical, qui ne transige pas… Il existe à cette heure, entre tous les aspects de la terre, entre les êtres les plus divers, une espèce d’accord unanime ; il se dégage d’eux un élan si généreux, une beauté si certaine, une si éclatante sérénité qu’ils semblent nous convoquer vers quelque chose de plus haut que le bonheur. C’est l’heure où pour chaque être, animé ou non, le matin crée une chance toute neuve vers laquelle chacun d’eux s’en va !

Il parlait ; et tandis qu’il parlait, il la sentait frémir dans ses bras ; et voici que le monde le traversait, avec ses routes, avec ses arbres et ses astres, comme un grand fleuve.

— Ariane… Il y a quelques heures, quand je vous attendais, tandis que le soleil descendant à l’issue du chemin sur lequel j’épiais le bruit de vos pas m’obligeait à me couvrir les yeux – ah ! quel cri au fond de moi, quelle clameur faisait toute chose ! Cette minute d’attente dans la gloire du jour déclinant, je la sentais tout à coup si pleine, si poignante que je pliais sous elle comme sous un fardeau merveilleux… Mais aucune parole n’est à la mesure d’un pareil silence, d’une pareille plénitude. Je ne pouvais pas croire que c’était vrai, que, vivant, ayant mes pieds posés sur le sol, je connaissais cela – ce bonheur, cette attente qui prodigieusement me comblaient. Vous alliez venir, Ariane, dans cette lumière déjà dorée qui approfondissait les lointains et faisait couler d’immenses traînées d’ombre !… Je sentais que le ciel se préparait à devenir indéfiniment bleu, à se remplir de cette majestueuse frénésie dont les étoiles l’agitent en ce moment, au-dessus de nos têtes – car, vous voyez, elles sont si serrées qu’on les distingue à peine plus aisément les unes des autres que les arbres de la forêt, et qu’elles font à travers le ciel comme un brouillard !…

Il parlait. Il ne savait plus si Ariane était près de lui ; il ne savait plus si elle écoutait. Il se tourna vers elle. Elle était là, toute simple, aussi naturelle qu’elle avait jamais pu l’être. Mais dans ce visage que la lune avait pâli, il lisait une expression ferme et décidée et ses lèvres l’attiraient ainsi qu’une lueur.

Jamais Simon ne l’avait admirée autant. Jamais elle ne lui était apparue aussi belle, jamais sa vue n’avait exhaussé à ce point sa vie, son désir.

Il s’était tu. Le chalet était tapi contre le rocher, dans un creux d’ombre où la lune ne l’atteignait pas. Il ne faisait pas de bruit. Avec sa lucarne toute noire, il avait l’air de les regarder, de les appeler, d’un geste silencieux.

Alors ils sont entrés. C’était bien simple, cela aussi. Il y avait, à l’intérieur, quelques fagots de bois et de bûches. Du dedans, la lucarne est devenue toute bleue. Tout était pur. La porte était ouverte devant eux, et longtemps, l’un près de l’autre, sans hâte, debout sur le seuil, ils ont regardé dans la nuit.

IX

Quand il jetait un regard sur ce qu’avait été jusque-là sa vie, Simon voyait qu’elle finissait à cette nuit où il avait connu Ariane.

De cette vie passée, seuls quelques îlots émergeaient encore, qui avaient été ses joies. Souvent, il s’était dit que toutes les joies de la vie doivent posséder quelque part un lien caché. Et maintenant, voici qu’il touchait ce lien, voici qu’il avait découvert le pays avancé d’où les joies coulaient sur les hommes comme autant de fleuves nourriciers et où l’on était plus près que jamais du grand secret, – si près qu’on sentait battre, comme derrière un léger rideau, le grand cœur invisible qui faisait mouvoir l’univers. Oui, tous les instants où il avait cru voir ce rideau qui nous sépare de l’autre côté de la vie se déchirer devant ses yeux, toutes ces minutes où le contact intime avec la nature lui avait si vivement donné l’impression qu’il entrait enfin dans la confidence, qu’une porte s’ouvrait sur quelque énorme révélation – toutes ces minutes, ces élans, ces joies renaissaient dans cette joie et y trouvaient leur sens : car il voyait qu’elles convergeaient toutes vers ce foyer brûlant d’où jaillissait la vie.

Il se tournait aussi, avec quel étonnement, vers tant d’heures qu’il avait vécues loin du soleil, penché sur des problèmes artificiels, perdu en des ratiocinations ténébreuses, en proie aux livres – à ces livres qui, étudiant d’autres livres, et la façon dont ces livres interprétaient des livres plus anciens, et se proposant ainsi un objet de plus en plus éloigné et de plus en plus réduit, ne donnaient plus de la vie qu’un reflet appauvri et mourant, une image privée de rêve comme de vérité. Oui, tout ce passé était pareil à une peau morte qui l’abandonnait et le laissait nu, face au ciel. En se retrouvant seul, au petit matin, sur le sentier pierreux où Ariane venait de le quitter, tandis que les arbres s’éveillaient l’un après l’autre de leur sommeil et que, des nuages en train de s’évanouir au creux des vallées, il voyait sortir peu à peu un paysage tout neuf, comprenant que plus rien ne subsistait en lui de ce sentiment d’étrangeté que la nature lui avait parfois donné, et qu’il n’y avait plus nulle part dans les choses la moindre inimitié à son égard, Simon s’était arrêté tout à coup et, levant les yeux vers la montagne, vers ce pan de rocher rigide et net du haut duquel tant de bonheur était descendu sur lui, il avait longuement aspiré l’air… « La vie, s’était-il dit, – non, la vie n’est pas une idée !… »

Et maintenant, il se laissait remplir par cette joie qui fait comme remonter l’homme à sa source, et qui le faisait en effet remonter à la source de tout, comme s’il n’avait jamais vécu ; et qui lui faisait recouvrer toutes les virginités : car cette nuit-là supprimait toutes les autres et il était sûr, à présent, que toute joie pouvait ainsi renaître de ses cendres, et que tout acte pouvait resurgir dans sa nouveauté du fond des nuits humaines… Il se sentait la force de créer un monde. Et c’était avec une émotion inexprimable qu’il pensait que l’amour était en effet un acte créateur, et qu’en cette nuit avait peut-être commencé une de ces étapes merveilleuses qui font un homme.

De cette nuit l’univers sortait, comme lui-même, unifié. Toutes les forces hostiles, tous les éléments jusque-là divisés entre eux, tout ce qui était jusque-là divorce, querelle, refus, négation, le chaud et le froid, le corps et l’âme, l’eau et le feu, les vérités en lutte contre les vérités contraires, tout cela se rejoignait, s’unissait dans un incomparable accord. Tous les vides étaient remplis : l’univers sonnait plein partout. De tous côtés, Simon apercevait comme des mains qui lui faisaient signe… Et ces livres eux-mêmes dont il avait reconnu l’insuffisance, il savait qu’il pourrait y revenir maintenant : il n’avait plus besoin de se défendre, il ne risquait plus d’être leur victime. Le sentiment de sa force lui faisait envisager toute chose avec amour.

Mais la terre surtout était transformée. Sur presque tous les chemins qu’il foulait, elle apparaissait maintenant à nu ; elle avait cessé d’être cette écorce, cette croûte rebelle à nos explorations ; elle était tendre, perméable aux regards, à l’amour. Tandis qu’elle se soulevait sous ses pas, par paquets, Simon croyait voir à travers elle, et ce qu’il voyait était tout pareil à ce ciel au centre duquel l’arbre déployait ses bras qui commençaient à se couvrir de feuilles. Il parcourait avec une joie qui le faisait crier les étendues renaissantes du Crêt d’Armenaz. Le torrent, l’arbre, le chemin qui y conduisait, tout cela était bien le même visage de Dieu, de ce bonheur, de cette certitude foudroyante qui avait fondu sur lui. Toute chose s’animait, prenait un sens ; aucune n’était plus fermée, ni silencieuse ; chacune avait une voix qui s’accordait avec la voix des autres. Dans ce monde où il circulait victorieusement, non seulement il n’y avait plus d’opposition entre la vie et la mort, mais il n’y en avait pas davantage entre la présence et l’absence, entre la forme et la pensée ; et la présence profonde, la présence réelle de tous les êtres lui était donnée en même temps que leur corps et sans en subir aucun dommage. De même que toute la beauté d’Ariane affluait à lui dans le moindre attouchement, dans le moindre baiser, au point qu’il se retirait comblé par la simple pression de ses doigts sur ceux de la jeune fille – ainsi l’arbre lui-même répondait à toutes les questions avec la même sincérité, la même sagesse inépuisables. Car il n’était plus seulement le noyer rayonnant que Simon avait sous les yeux ; mais tout en restant l’être unique, doué d’une valeur singulière, d’une saveur propre, il contenait en même temps tous les autres arbres qui existaient de par le monde et qui venaient lui apporter à leur tour un peu de leur sens, un peu de leur âme. Tous les êtres se révélaient ainsi dans leur transparence et laissaient voir à travers eux la multiplicité des êtres ; car chacun d’eux assumait la présence de tous les autres, et le monde était immédiatement visible et tout entier appréhendé dans chaque regard.

Ainsi cette nuit apparaissait-elle à Simon comme le point lumineux de son existence. Ariane avait dû avoir comme lui – mais avait-elle jamais cessé de l’avoir ? – le sentiment que tout était devenu simple dans le monde et que la plus grande des merveilles était cette simplicité même ; car elle s’était abandonnée à lui sans l’ombre d’une hésitation, comme on s’abandonne à la vérité, à l’évidence, de même qu’il l’avait vue s’abandonner un jour à cette vérité que constituait, comme toutes les grandes œuvres musicales, celle de Sugères – avec cette grâce innocente, cette ferveur et cet air de piété qui lui composaient le visage qu’elle avait chaque fois qu’elle entrait dans un mystère. Et ainsi était-elle entrée dans ce mystère ineffable où Simon la poussait doucement, et qui est celui dont procèdent les fleurs, les hommes et les nébuleuses. Et ainsi étaient-ils entrés tous deux dans la confidence universelle : car ils étaient enfin à l’intérieur de cette pulsation formidable qui fait jaillir les êtres et les mondes, et ils connaissaient ce miracle, étant au centre même du grand secret, mêlés à l’impulsion première, aux impatiences des germes et des sèves, aux ivresses du geste initial, de réaliser ce moment dans leurs consciences et de voir, en eux et par eux, la vie non plus vécue, non plus pensée, mais la vie se faisant !… Tel était donc le mystère au sein duquel, à la suite de ce compagnon qui tout à coup avait pris le visage d’un inspiré, comme d’un homme sur qui passe un souffle, Ariane était entrée. Et c’était comme si des frontières s’étaient ouvertes : car ce corps qu’elle croyait étranger à elle et qu’elle pressait contre le sien, ce n’était pas le corps d’un amant, ce n’était pas le corps d’un autre, mais elle se l’était annexé, il était devenu sien, et ce n’était plus que le chemin qui servait de passage à cette réalité énorme dont l’invasion était la même en chacun d’eux et leur apportait la même joie. Mais ce compagnon si étrangement proche, cette compagne si intimement mêlée à lui, voici qu’ils ne se voyaient plus ; voici qu’étant unis à l’intérieur d’une même réalité, ils étaient pareils à deux voyageurs marchant côte à côte mais qu’un brouillard subtil aurait soudain dérobés l’un à l’autre et qui, apercevant tous deux des choses merveilleuses, se prendraient la main comme pour se dire : Je voudrais que tu saches… Je voudrais que tu voies ! – et la main répond : mais je sais ! mais je vois !… Et les mains se prennent davantage, et elles se disent l’une à l’autre : surtout ne t’en va pas, ne me lâche pas – car ce serait fini… Elle l’avait donc appelé, ce corps, elle l’avait appelé en elle de toutes ses forces, et c’était à la minute même où il la pénétrait qu’elle avait cessé de le connaître, en même temps qu’elle cessait de connaître le lieu où ils étaient, la terre réchauffée par la flambée, et la montagne, et la nuit, et les saisons… Car elle ne connaissait plus que cette joie qui la traversait, et qui arrivait sur elle, et qui s’éloignait, et qui revenait encore, avec le mouvement, le rythme des vagues, comme si, couchée sur une plage, les yeux clos, elle se laissait prendre par l’océan ; et qui allait chaque fois plus loin, et qui bientôt ne laissait plus un espace libre de son corps – car c’est soudain comme un feu qui jaillit, qui éclate au fond d’elle et la déchire, oui, comme l’éclair qui déchire la nuit en l’illuminant… Pendant un moment, elle n’avait plus trouvé Simon, elle ne savait plus s’il existait : elle était au milieu d’un globe de flammes qui s’élevait avec une vitesse vertigineuse et la soulevait, comme dans ces rêves où l’on marche au-dessus du sol. Simon n’était plus là à côté d’elle, étendu sur cette couche précaire, mais elle l’avait rejoint dans un autre monde, dans un monde où les hommes n’ont plus ni forme ni nom, un monde où il n’y a plus ni homme ni femme, ni terre ni ciel, ni possesseur ni possédé, mais où il y a seulement une nuit chaude et zébrée d’éclairs, et où il y a seulement un soleil énorme et flamboyant, un soleil qui vous brûle et vous aspire – ce soleil que peu à peu on devient soi-même…

Cependant, à mesure que la flamme devenait moins aveuglante, que la brûlure était moins intense, que le monde familier redevenait visible, Ariane retrouvait peu à peu ce qu’elle avait eu tant de joie à perdre : la terre, la nuit ; et elle retrouvait peu à peu, à une proximité qu’elle ne soupçonnait pas, cet homme dont elle sentait encore, au fond d’elle, palpiter la vie. C’était maintenant qu’il commençait vraiment à peser sur elle ; il pesait en effet de tout son corps, tel un naufragé bienheureux qui descend peu à peu vers le fond des mers phosphorescentes ; et il flottait encore entre deux eaux, entre ciel et terre, entre vie et mort, et il flottait encore entre homme et femme… Et voici qu’après avoir tout perdu il retrouvait tout, lui aussi, et premièrement ce corps de femme, si étrangement, si mollement confondu avec le sien et dont il refaisait le tour en esprit, et dont il refaisait la connaissance, petit à petit, comme s’il revenait d’un voyage : voici ses lèvres, tièdes et gonflées, qui maintenant ne supportent plus les siennes ; voici ses cheveux mêlés à ses cheveux, et sous sa poitrine d’homme, plate et brutale, voici les seins dont ses doigts rencontrent, sur le côté, la chair écrasée, la courbe dure… Et voici qu’il se retrouvait maintenant lui-même, voici que des jambes revenaient peu à peu se joindre à son corps ainsi que des choses dépendantes ; et voici qu’il sentait sa chair partout doublée d’une autre chair et partout devenue pensée, et leurs deux corps étroitement, pieusement unis l’un à l’autre, ainsi que deux mains jointes pour la prière ; et, chose merveilleuse entre toutes, il se retrouvait au centre même d’Ariane et la divisant par le milieu comme le couteau qui divise le fruit d’un pôle à l’autre, – et il la sentait tout doucement reprendre vie en même temps que lui et remonter insensiblement à la surface, à sa surface, et remonter vers lui… Et maintenant, ils avaient retrouvé leurs frontières et ils restaient pourtant corps à corps, un peu haletants, ayant chacun un cœur qui battait du côté opposé à celui de l’autre, – et ils comprenaient avec ravissement que cette dissymétrie particulière à chaque être disparaissait dans l’amour qui réunit deux corps face à face, leur restituant cette symétrie et cette unité dont ils sont incapables à eux seuls.

Simon se demandait parfois comment une pareille joie pouvait naître du simple contact de deux corps. Il se demandait comment, cessant de connaître Ariane dès l’instant où il s’unissait à elle, cependant elle était la seule femme au monde qui fût capable de l’amener jusqu’à ces paliers éblouissants. Car il en était convaincu, Ariane était bien la seule femme qui pût lui faire oublier Ariane, qui pût lui permettre d’accéder à cet oubli total à partir duquel commençait l’extase – la connaissance… Mais ce n’était pas la première fois qu’il s’apercevait que pour connaître, il fallait d’abord oublier. Et il était bien significatif à ses yeux que le mot « connaître » eût un sens dans le langage de l’amour et s’appliquât justement à l’acte d’amour lui-même ; car l’amour était bien, il n’en doutait plus, une connaissance, il était la seule connaissance permise aux vivants.

Mais il y avait aussi ce fait étrange que ce qu’il connaissait dans l’amour, ce n’était pas seulement Ariane, c’était cette réalité extérieure à eux, où il était si bon de pénétrer et au sein de laquelle ils se rencontraient, après s’être perdus, à la façon dont se rencontrent et se reconnaissent les êtres privés de corps, sur qui aucun nom ne peut plus se fixer – tels que doivent se rencontrer, sans doute, les êtres qui ont abandonné leur humanité dans la mort… S’il était vrai que connaître Ariane, c’était d’abord cesser de la connaître, s’il ne la pouvait joindre, comme l’arbre, qu’une fois évadée de son nom et de sa forme, il fallait donc nécessairement passer par cette zone d’ivresse, de désordre et d’oubli à laquelle la mort ne devait pas être loin de ressembler et qui commençait avec l’union charnelle. Aussi se disait-il qu’à aucun moment de leur vie il n’est donné aux hommes d’approcher la mort, si ce n’est peut-être à ce moment de l’amour où la sensation est si forte qu’elle rejette aussitôt dans le néant les formes fragiles et inconsistantes de l’univers extérieur, à ce moment où les facultés sont absorbées par une chose unique, qui fait vivre si intensément chaque être qu’elle le fait mourir à tout le reste. Mais de même que cette mort partielle correspondait à une exceptionnelle intensité de vie, de même que cette absence n’était que le revers d’une présence à autre chose, peut-être alors était-il permis de supposer qu’à l’image de l’amour, la mort n’était, elle aussi, qu’une attention passionnée et comme une présence à autre chose. Car si, à l’extérieur de ces êtres auxquels une commune extase a ôté la parole et le mouvement, existaient une pareille attention et une pareille ferveur, pourquoi ne pas croire que cette attention existait aussi dans la mort et que celle-ci servait de passage à une sorte d’attention suprême pour laquelle le corps cessait d’être nécessaire.

Simon pensait parfois que cette connaissance, si précairement liée à l’existence d’un être, il aurait suffi d’un hasard ou de ce qu’on appelle ainsi pour qu’il en fût privé ; et il se demandait non sans frayeur ce qu’il adviendrait de lui si Ariane venait à disparaître un jour. Car il savait – et il touchait là au mystère même de l’amour – il savait que s’il pouvait atteindre à cet oubli et à cette présence simultanés, s’il pouvait cesser de connaître Ariane en sorte de la connaître véritablement, et si enfin ce qu’il connaissait dans l’amour était une chose qui dépassait infiniment Ariane elle-même, il ne s’en suivait pas que toute autre femme eût pu le faire accéder aussi bien à cet état merveilleux et contradictoire où il faut désapprendre cela même que l’on doit connaître. Non, il ne s’agissait pas seulement d’étreindre une femme, mais d’étreindre une femme parmi les femmes, et si la joie était si grande, c’est parce qu’elle avait ses racines non pas seulement dans une sensation que beaucoup de corps peuvent donner, mais dans tout ce qui est au-delà de la sensation et qui lui préexiste, et qui lui survit. De sorte qu’un homme aurait beau avoir toutes les femmes, il n’en aura jamais qu’une seule, et le nombre de ses expériences donne seulement la mesure de son échec… Simon voyait, au moment même où il connaissait l’amour dans sa plénitude, qu’il n’y a rien d’aussi difficile à réaliser que les conditions d’un pareil bonheur ; il voyait que les plaisirs du corps ne sont rien s’ils ne sont pas en même temps les plaisirs de l’âme, et si les êtres unis par l’amour ne se rencontrent pas très haut au-dessus de la couche où ils gisent… Ariane était donc bien la condition même qui rendait possible l’oubli d’Ariane, et des autres femmes, et de toute la terre. Elle était, et elle seule était la condition même de ce départ. Et si le point d’arrivée était bien au-delà d’elle, c’était pourtant avec elle qu’il fallait s’embarquer, c’était d’elle qu’il fallait partir. Et ainsi s’opérait la réconciliation harmonieuse de ces deux présences dont il avait été un temps où la division et peut-être même le divorce troublaient Simon. Désormais, ni Ariane ni l’arbre n’étaient plus un problème et leur présence matérielle avait cessé de pouvoir faire tort à « l’autre ». Tous les deux, Simon ne les pouvait posséder qu’en les perdant. Il y avait une qualité de femme qui répondait au nom d’Ariane et qui lui était nécessaire pour que le corps d’Ariane pût lui donner le départ et le mener jusqu’au sommet de la joie. Et il y avait une qualité d’arbre qui lui était également nécessaire pour qu’il pût prendre son départ d’homme mêlé à de l’arbre, et accéder à cette joie difficile d’homme et d’arbre mélangés.

 

Ariane avait craint que l’amour ne supportât point les recommencements. Mais il lui apparut bientôt que la joie était chaque fois plus grande, plus déchirante aussi ; et elle comprit que seuls les commencements étaient imparfaits. À mesure qu’ils se connaissaient mieux, ils apprenaient à entretenir leur précieuse ivresse, éloignant d’eux l’instant crépusculaire où il fallait reprendre contact avec le sol. Ce corps qui lui était confié, Simon le considérait avec un respect, un amour que chaque abandon augmentait. La joie de son amie lui apparaissait comme une chose grave, digne de tous les soins, digne de toutes les tendresses : il lui semblait qu’il ne pourrait jamais faire assez pour elle, pour préparer doucement, toujours plus doucement, par des approches toujours plus tendres, toujours plus lentes, ce grand sursaut au fond duquel elle lui échappait obscurément. La tête renversée, les yeux mi-clos, les cheveux abandonnés aux ténèbres, dans cette attitude qu’elle prendrait un jour pour la mort, les traits empreints d’une attention qui rendait sa beauté presque solennelle, Ariane attendait, les mains nouées autour de ce tronc dont elle sentait croître en sa chair les racines ténébreuses, l’éclosion de cette fleur ardente qui s’épanouissait lentement au sommet du monde ; tandis qu’il guettait sur son visage, avec une joie anxieuse et pleine de larmes, les signes douloureux de cette extase qu’il appelait de tout son désir et qu’il souhaitait toujours différer. Parfois même il aurait voulu s’échapper ; il lui aurait plu de rester, oisif et négligent, sur le littoral éloigné où il est si doux d’attendre la tempête. Mais déjà l’atteignaient, montant de ce rivage étroit sur lequel il était couché, les premières vagues qui, sortant de la nuit, venaient battre son corps ; il les sentait croître sous lui avec un plaisir mêlé d’effroi, car il savait que tôt ou tard elles allaient le submerger lui-même et l’engloutir. Alors, toujours plus étroitement appliqué contre celle qui avait depuis longtemps cessé d’être une simple femme, l’encerclant de ses bras, de ce geste par lequel il s’emparait d’elle en même temps qu’il la protégeait, alors, sans la quitter, il s’efforçait de rester immobile en elle, immobile et pourtant éveillé, comme un vaisseau qui s’est mis à l’ancre et attend que prenne fin la frénésie de la mer… Puis, après un moment, la sentant un peu apaisée, percevant de nouveau le sable sous ses pieds nus, il la saisissait à demi morte, à demi évanouie entre ses bras, et la remportait avec lui vers le large. Ils croyaient alors entendre au fond d’eux, reprenant sur un rythme plus vif après les alanguissements de l’andante, les accords d’une mystérieuse symphonie ; et il leur semblait exécuter une œuvre musicale où parfois un instrument se tait pour laisser parler l’autre, avant de reprendre avec lui le thème qu’ils amèneront ensemble à son paroxysme, et de là à son dénouement.

Succédant à ces heures profondes d’où ils remontaient avec peine vers la surface des jours, comme un plongeur remonte avec sa perle du fond des mers, il y avait chaque fois cette longue paix qui rendait le repos délicieux mais d’où les mêmes exaltations étaient toujours prêtes à surgir. Quand Simon voyait Ariane s’avancer, comme autrefois, le long de la route qui passait sous sa fenêtre, toujours aussi légère, aussi diaphane, avec cette grâce, cette harmonie de mouvements qui lui allaient au cœur, il éprouvait une sorte de bouleversement à la pensée que quelques jours, quelques heures plus tôt, cette même femme avait été dans ses bras, et il parvenait avec peine à réentendre, dans le secret de sa mémoire, ces légers soupirs, ces légères plaintes avec lesquels elle s’engageait en même temps que lui dans ce monde ineffable dont il se souvenait alors comme d’un songe. Était-ce bien la même femme ? Le doute eût été permis et, selon toute vraisemblance, il paraissait bien que la jeune fille qui marchait ainsi sous ses yeux, s’avançant du bout de l’allée, fine, nette, l’allure dégagée, la tête droite, le corps flexible et adorablement jeune, auréolée d’une sorte de pureté inhumaine, ainsi qu’une figure qui visiblement domine le monde, ne pouvait rien avoir de commun avec cette autre femme qu’il revoyait encore en esprit, détournant de lui son visage dont la gravité, l’air de souffrance, l’expression d’attente, de peur, de ravissement l’enivraient. Comment donc pouvait-elle maintenant, la même femme, marcher ainsi, détachée de lui, comme si jamais elle ne lui avait appartenu, comme si jamais elle n’avait connu, mêlée à lui, cette ferveur capitale au sein de laquelle ils progressaient alors l’un par l’autre ? Était-elle bien, elle qui marchait ainsi sur la route à peine débarrassée de sa couche de neige et où elle s’avançait de nouveau comme une créature inaccessible et royale, était-elle bien la même femme qui, la veille, s’était remise tout entière entre ses mains, avec l’admirable hiérarchie de ses facultés auxquelles il était chargé d’apporter cette exaltation qui, une fois retombée, les laissait brûlants, dans une attente pleine de nostalgie… Car c’était bien cela qui faisait la valeur de ces moments exceptionnels : c’était bien une remise réciproque de toute l’âme et de tout le corps à toute l’âme et à tout le corps de l’autre, c’était véritablement un acte, et un des plus grands qui fussent dans la vie humaine…

Mais, en dépit de son étonnement, en dépit de ce léger doute qui tendait à naître, c’était bien la même Ariane qui passait sur la route et qui avait été dans ses bras. Il n’y avait pas d’être dont l’unité fût plus certaine. Oui, ces mêmes mains qui cueillaient au passage les premières fleurs apparues, les premières primevères, les premiers crocus, il les avait senties glisser sur son corps et l’étreindre – et c’était le même geste ; cet air de douce autorité qu’elle avait en marchant, mélangé avec tant de grâce, elle l’avait encore pour aller vers lui et s’enfermer dans le cercle étroit de ses bras : et ces jambes longues et fines qui s’ouvraient pour la marche étaient bien les mêmes qui s’ouvraient aussi pour l’amour… Ariane n’avait rien à renier d’elle-même ; elle était entrée dans l’amour le front dégagé, la joue nette, le visage levé, comme – sous les yeux de Simon qui la suivaient jusqu’au terme de sa promenade – elle entrait chaque jour dans la prairie qui recommençait, après la brûlure de midi, à étendre sa lueur vive et caressante.

Ils ne pouvaient monter très souvent jusqu’aux Borons. Plus on approchait du printemps, plus le ciel était troublé et, si le temps était chaud, il était rare que la journée s’achevât sans orage. Mais dans les premières heures de l’après-midi, les plus silencieuses, les plus ardentes, l’air frémissait d’une sorte d’impatience qui soulevait les souvenirs, les désirs, comme une poussière aveuglante et multicolore. Cela rendait à Simon l’absence d’Ariane intolérable. Son imagination, criblée de multiples rayons, se mettait à flamboyer comme un soleil, et chaque souvenir, chaque image, en tombant dans cette fournaise, en faisait monter une flamme aiguë. Bientôt il n’y avait plus un coin de l’âme qui ne fût incendié ; le temps perdait toutes ses dimensions habituelles ; il se mettait à bouillonner comme une eau soumise à un excès de feu ; et l’idée que les heures, les jours s’écoulaient pour ne plus revenir, s’imposait à l’esprit avec une intensité qui ne tardait pas à en faire un supplice. Première souffrance, mais sans durée, et qui faisait mieux sentir le prix du bonheur. Alors, au lieu d’attendre comme naguère le passage d’Ariane sur la route, Simon quittait sa chambre, partait vers les Borons, traversait une à une toutes les fraîches odeurs du printemps et allait s’asseoir sous les arbres, dans une trouée de soleil qui faisait vibrer les taches claires du petit bois, surveillant le sentier désert où la terre s’écaillait sous la chaleur. Parfois une faible brise se levait et l’air devenait d’une légèreté exquise. Mais dans les endroits tout à fait protégés du vent, le soleil buvait l’humidité des mousses et chaque plante était comme un animal qui tire la langue. Quelques plaques de neige aux bords éraillés subsistaient encore dans les creux du terrain, au pied des arbres, et il y avait dans cette coexistence partielle des saisons, dans cette fraternité de la neige et des fleurs, une saveur prodigieuse, un appel aigu à la vie. Mais ici, la patience était plus facile. À gauche du chemin des Borons prenait un sentier qui allait rejoindre, plus haut, celui d’Orcières ; il montait par une pente abrupte, tournait deux fois et, au deuxième tournant, laissait sur le côté une petite terrasse d’herbe entourée de buissons, de laquelle on voyait le torrent écumer à quelque distance, au bas de la montagne. Souvent Simon s’arrêtait là, s’asseyait sur une pierre, épiant les bruits, les mouvements de ce paysage immobile et muet dont le soleil était en train de rajeunir les formes. Puis, tout à coup, dans cette lumière et dans ce silence qui semblaient définitifs, il entendait naître, un peu plus bas, le bruit attendu : le crissement sur les cailloux d’un pas vif. Bientôt, à travers le rideau des arbustes, il apercevait la couleur vive d’une robe montant vers lui : Ariane, qu’il avait toujours vue habillée d’étoffes sombres, s’était mise depuis peu à porter des couleurs claires et Simon se demandait, non sans inquiétude, ce que présageait une pareille transformation : il lui semblait que si, en échangeant une couleur qui l’avait rendue jusqu’alors invisible contre une autre éclatante comme un signal, elle se désignait de plus loin aux yeux de l’amour, par contre elle risquait d’échapper un peu moins peut-être à l’attention toujours vigilante du malheur. Mais elle, sans souci pour de pareilles craintes, portait son bonheur avec une sorte de joyeuse insolence, comme si elle n’avait pu cacher plus longtemps l’existence, en ce point de la terre, de cette mortelle trop heureuse qu’elle était. C’était la première fois peut-être qu’un événement de sa vie la faisait sortir de cette réserve où elle avait toujours dissimulé son bonheur.

Ainsi le jeune homme la voyait-il arriver vers lui, de son pas qui sonnait sur les pierres, le corps légèrement incliné par l’effort de la montée, vêtue d’une robe parsemée de fleurs qu’elle disputait avec peine à l’avidité des buissons, aux aiguilles des ronces, à demi perdue dans le fin réseau des branchages auxquels se prenaient ses cheveux. Certes, jamais, en aucun temps de sa vie, Simon n’avait connu d’attente pareille à celle qui faisait battre ainsi son cœur au tournant du sentier. Car si cette attente ne lui faisait pas oublier celle qui précédait naguère la rencontre de la jeune fille, dans le petit couloir de la Maison, au terme d’une journée vécue dans une ferveur de recueillement que sans doute il ne dépasserait plus, pourtant celle-ci était chargée de souvenirs, de sensations qui en augmentaient l’éclat, la richesse et la densité. Elle se fortifiait en lui de toutes les heures où Ariane avait été non plus cette adorable lueur d’espoir devant ses yeux, mais dans ses bras ce corps ému dont le poids, les formes, la chaleur, s’ajoutaient à chacune des émotions de son âme… Mais ce n’était pas seulement Simon, c’était toute la montagne derrière lui et autour de lui qui attendait Ariane. Il l’attendait en compagnie des bois, des rochers, des eaux, en compagnie de ce torrent souple et vif qui écumait à peu de distance au-dessous de lui et qui ahanait au bas de la muraille. Oui, la nature entière garantissait de la sienne son attente et ce n’était déjà plus Ariane qu’il attendait, c’était cette nature même, avec ses arbres rajeunis, ses plantes neuves. Ce qu’il attendait, ce n’était plus seulement un frêle, un doux corps de femme, c’était l’abondance des eaux, le coulant des eaux et des herbes, l’âpreté des rochers, le coupant de l’air ; c’était ce ruissellement de soleil sur la prairie, c’était l’essence même de cette irréprochable journée d’avant-printemps, plus printanière que le printemps lui-même. C’était cela qu’il attendait, c’était la pénétration intime de ce secret qui l’avait tant fait souffrir, c’était ce monde magnifique et illuminé où l’accord régnait entre les êtres et où circulait un immense flux de bonté et de félicité. Ce qu’il attendait, c’était cet éclatement de son cœur pris entre les choses et cette montée irrésistible, au fond de lui-même, d’une joie venant de plus loin que lui, venant de plus loin que la terre. Ce qu’il attendait, c’était cet univers à traverser, où il voguerait parmi les soleils, où le jus des plantes, l’éclosion des fleurs, les fuites d’insectes, le rythme et l’étendue des choses, et les océans et les montagnes, tout lui serait donné et lui appartiendrait à la fois. C’était la fin de toute inquiétude. C’était le bonheur…

Mais ce n’était pas non plus la même femme qu’autrefois qu’il attendait. Ce n’était plus cette figure céleste, ce signe détaché du zodiaque – c’était une femme dont il connaissait la chair. Il regardait Ariane monter vers lui et c’était une autre attente qui montait vers son attente et venait se coucher à côté d’elle ; et ces deux attentes d’homme et de femme venus l’un vers l’autre se pénétraient longuement, infailliblement, et il n’y avait plus alors qu’un seul être et qu’un seul bonheur. Si le même tremblement qu’autrefois agitait toujours Simon en sa présence, il s’y mêlait maintenant cette merveilleuse douceur de la reconnaissance qui ne diminue pas l’amour, mais l’accomplit.

Tous les jours, en même temps que le soleil, se levait cette attente comme un astre qui, du même mouvement que l’autre, progressait vers le ciel. La matinée s’écoulait, rapide, dans ce double embrasement qui n’avait presque plus besoin de signes matériels. Puis l’après-midi commençait et Ariane surgissait, le visage clair, frappé en plein par le soleil qui remplissait d’ombre ses yeux. Elle s’étendait près de lui sur l’herbe et recevait en elle, d’un seul coup, toute la chaleur accumulée depuis le matin par le sol. Ah, qu’il était bon de s’appuyer ainsi de tout son corps sur cette terre en travail et de peser sur elle de tout son poids de femme heureuse ! Sa poitrine, son ventre, ses genoux s’écrasaient tendrement sur les fleurs, les plus frêles, les plus délicates de l’année. Les coudes au sol, le menton enfoncé dans les paumes, la tête aventurée au-dessus du gouffre d’où montaient, comme une ivresse nouvelle, les séductions colorées du vertige, elle scrutait l’abîme lumineux au fond duquel tourbillonnait un mélange d’eau et de soleil ; puis, ramenant son regard près d’elle, à la distance d’un doigt, si près que c’en était presque incroyable, elle voyait, écartelée dans l’herbe, une main d’homme ; elle voyait, remuant faiblement au rythme d’une respiration humaine, un flanc d’homme ; et, en tournant un peu la tête, elle arrivait devant le visage de Simon, et Simon se donnait à elle, et à chaque minute, en même temps et du même mouvement qu’il respirait, il la prenait et il la rendait à elle-même, comme il faisait de l’air dont se nourrissait sa poitrine. C’était donc cela, l’amour ! C’était cette aventure énorme, ce fleuve immense grossi à chaque minute de nouveaux affluents. Ariane était traversée de toutes sortes de courants, de désirs inconnus, et elle s’émerveillait par-dessus tout, comme d’une chose délicieuse et terrible, de se sentir unie à cet homme-là dont la séparait la largeur d’une main, par des liens vraiment prodigieux, des liens qui n’étaient ni de chair ni d’âme, mais un mélange des deux, aussi beau que pouvait l’être celui, sous ses yeux, de l’eau, de la terre et du soleil. Cet émerveillement devant leur amour, devant les choses, elle comprenait que c’était cela qu’il fallait préserver, que c’était cela qui les rendait purs, qui faisait de chacun de leurs gestes un geste neuf. Alors, un jour, tandis qu’elle regardait Simon allongé près d’elle, elle voulut lui faire part de sa pensée et dit :

— Simon…

Il entendit sa voix qui l’appelait, le tirant du songe où il était plongé ; et, à son tour, il prononça le nom qui était l’écho du sien et qui était celui dont se nommait le bonheur.

— Ariane…

— Croyez-vous que nous serons un jour habitués ?…

Il avait la tête couchée contre le sol, les yeux clos. Avant de la regarder, il essaya de s’imaginer ses traits – et comprit qu’il ne la connaissait pas encore. Un souffle de vent lui apporta le bruit du torrent, ce grondement énorme, sous-tendu de mille bruits légers. Depuis combien de temps l’entendait-il ainsi, jour après jour, avec chaque fois le même tressaillement de bonheur ?… Il ouvrit les yeux et vit le soleil suspendu sur eux, et qui brûlait la terre, et la brûlerait demain, et qui continuerait pendant des siècles sa tâche de soleil, sa tâche brûlante, – il pensa, oui, à ce soleil éternel qui chaque matin mettait en déroute l’éternelle nuit, et auquel, maintenant et dans les siècles, les hommes, les plantes, les bêtes ne cesseraient d’offrir leur chair éblouie…

— Comment, dit-il, comment pourrait-on s’habituer à ce qu’on aime de tout son amour, à ce dont on vit, à ce qui est la vie même ?…

Mais le soleil n’était pas seul à répondre pour lui. Le torrent n’était-il pas lui aussi nouveau à chaque instant ? Toujours nouveau, toujours le même… Son amour était ce torrent que chaque minute renouvelle et qui coule toujours dans le même lit. Habitué !… Depuis qu’il vivait au Crêt d’Armenaz, ce mot avait perdu tout sens pour lui. Il regarda soudain son amie comme s’il allait la perdre. Il n’était pas de ceux à qui la vie permet de s’habituer ! Un secret instinct l’avertissait au contraire que la lutte allait bientôt le reprendre, qu’il aurait bientôt à faire effort, à l’image de cette nature printanière, pour chasser de lui ce qu’il avait tant aimé. Il comprenait combien tout était juste et il acceptait mieux maintenant que le monde eût changé et que l’hiver eût fait place à une autre saison. Un jour viendrait, il n’en doutait pas, où il lui faudrait étouffer ses protestations et ses larmes pour changer à son tour et faire place en lui à une autre vie. En vérité, la question d’Ariane était cruelle…

Cependant, la jeune fille avait continué à suivre sa pensée :

— Il faudra que ce soit toujours aussi merveilleux, n’est-ce pas ? reprit-elle. Si nous n’en étions pas sûrs…

— Eh bien ?…

— Il vaudrait mieux que nous en restions là… que tout finisse… que nous nous séparions ici, sur cette petite terrasse d’herbe où nous sommes si bien… Oh, Simon, il ne faudrait pas en être tristes, nous aurions rempli notre destin… Nous nous serions acquittés…

Acquittés ?… Que voulait-elle dire ? Il allait répondre, quand un oiseau, qui avait bondi d’une branche invisible, se laissa tomber tout près d’eux sur une pierre, et ils entendirent le choc de ses petites pattes ; ils se turent, retenant leur souffle ; l’oiseau fit quelques tours sur lui-même en sautillant, secoua légèrement sa queue, frotta son bec contre la pierre puis, d’un léger bond, disparut. Simon avait oublié la phrase d’Ariane. Ariane elle-même ne savait plus ce qui la lui avait fait prononcer ; de nouveau elle sentait son corps palpiter contre la terre, et son corps tanguait, roulait faiblement vers Simon, vers la main, vers le flanc de l’homme à demi couché à ses côtés ; bientôt elle jeta sa tête parmi les herbes, elle leur donna son front, ses yeux, sa bouche, ses dents, et le petit espace qui était resté entre elle et lui fut bientôt recouvert par sa chevelure étalée – cette chevelure ardente que divisait toujours, aussi sagement, aussi purement qu’autrefois, la petite raie lumineuse… Simon rêvait, les yeux au ciel… Il sentit tout à coup contre sa main la chaleur du visage bien-aimé, puis, contre son flanc, le flanc d’Ariane, si léger, si tendre ; et il se coucha à son tour, le dos au sol, et il la prit par les deux épaules et la souleva, et il eut sur lui ce poids merveilleux que fait sur un homme un corps de femme – et c’était le corps d’Ariane, et sur ce corps le ciel pesait lui-même de tout son poids, de toute sa légèreté de ciel d’avant-printemps, et Simon supportait ces deux poids ensemble, qui le liaient au sol, à cette heure bienheureuse où Ariane, la tête pendante, déchirait de ses dents l’herbe chaude de soleil. Car l’ombre avait tourné, les arbustes ne les protégeaient plus et le soleil les couvrait tous deux de ses rayons. Alors Ariane s’étant laissée glisser sur le côté, se trouva de nouveau allongée près de Simon, la tête tournée vers lui ; leurs regards restaient pris l’un dans l’autre et ils sentaient le soleil mordre leurs vertèbres et leur communiquer peu à peu cet étourdissement qui, à ce moment même, gagnait toute la nature. À travers la joie qui les écrasait, tandis que çà et là, sous les bois, les dernières nappes de neige fondaient en eau et que le torrent grondait contre les rochers, ils voyaient tout autour d’eux, dans l’herbe, à mesure qu’elles sortaient de l’ombre, s’allumer de petites étoiles d’or. Simon percevait tout près de lui la respiration paisible d’Ariane ; et il lui semblait qu’il était resté seul dans le monde avec elle, et que l’humanité entière était résumée dans ce couple étendu et bienheureux, posé pour l’éternité dans son bonheur, à la cime d’un univers printanier.

X

Il comprenait, arrivé à ce point de sa vie, que l’amour est le véritable creuset où sont constamment fondues et refondues les formes du monde, et qu’il est la perpétuelle vigilance et la perpétuelle conscience, et la perpétuelle re-création de la vie par elle-même. Il avait le sentiment de marcher sur une terre nouvelle, de tenir enfin sous ses pieds cette « terre promise » dont l’image était passée autrefois dans ses rêves d’enfant. Il saisissait enfin avec évidence la raison des sacrements par quoi le sens et la valeur des actes sont changés. Une expression oubliée, l’expression d’« état de grâce », qui lui avait toujours paru s’appliquer à un ordre de choses si désirable, remontait comme d’elle-même du fond de sa mémoire, et il découvrait sous elle une de ces réalités rayonnantes qu’il nous est rarement donné de connaître, mais dont le vocabulaire de l’Église nous inspire si souvent la nostalgie. Que l’amour fût un sacrement, c’était devenu pour Simon plus qu’une certitude : une réalité puisée dans son expérience même, une vérité qui se faisait dans tout son être, à chaque instant de sa vie avec Ariane. C’était à chaque instant, c’était dans chaque acte de leur vie, dans chaque rencontre, que l’amour était sacrement. Après chaque union de leurs âmes, de leurs corps, une béatitude les habitait. Ces heures, ces journées qui suivent l’amour, ce bonheur d’après le bonheur, résultat d’une espèce de transfusion inespérée, ce moment où l’on ne désire plus rien que conserver en soi, indéfiniment, la présence merveilleuse, n’était-ce pas là vraiment un état de grâce, – ce monde pacifié, ce monde égalisé où tout avait retrouvé son ordre, où tout était revenu à sa place et auquel on pouvait pleinement consentir.

Ce monde-là n’excluait plus rien. Désormais, l’image même de la mort y pouvait entrer sans le détruire. Simon admirait à quel point cette idée avait perdu pour lui de sa violence. Les morts eux-mêmes, dans la petite cellule blanche où il allait les voir, lui devenaient peu à peu familiers. Il ne s’étonnait plus trop, en somme, de ce qui leur était « arrivé ». Cette expression neutre en laquelle se transformait ici l’événement qui de tous est le plus horrible aux yeux des hommes, montrait bien qu’il ne s’agissait pas là d’une chose tellement effrayante. Elle mettait la mort elle-même à sa place. Elle l’apprivoisait. Elle la rangeait parmi les choses « qui arrivent ».

Sans doute, Simon se demandait parfois s’il était vraiment possible à un vivant de s’assimiler l’idée, ou plutôt le fait de la mort, si la mort était bien la même pour ceux qui en parlent et pour ceux qui en font l’expérience. Mais il commençait à penser que la mort pouvait, comme les autres réalités vitales, être transformée par beaucoup d’amour. Peut-être chacun avait-il sa mort à lui, et sa façon de mourir comme il a sa façon d’aimer.

C’est ce qu’il devinait à travers les paroles, ou plutôt les silences d’Ariane. Franchissant la distance à laquelle la mort l’avait porté, la jeune fille se rapprochait chaque jour davantage de Massube. Tout le temps qu’il était resté exposé dans la petite salle déserte où Simon l’avait vu, elle avait été s’agenouiller près de lui, dans le froid, sous la lueur désolante qui tombait du plafond bas. Plus tard, quand il fut parti, elle prit l’habitude de monter vers la chapelle, qui était sans doute le lieu où elle pouvait le mieux penser à lui et l’empêcher ainsi de mourir plus complètement. Il lui semblait parfois que de la terre où il était descendu si profondément, là-bas, dans un coin de la plaine grise, familiale et pluvieuse, il l’appelait encore, lui demandait de se pencher vers lui et de le prendre encore un peu dans ses bras et de le réchauffer encore un peu avec ses lèvres. Elle parlait de Massube, qu’elle avait vu une fois, comme si elle l’avait toujours connu. Et Simon comprenait que c’était elle, en effet, et non pas lui, qui avait eu de Massube, comme de Lahoue, la connaissance la plus directe et la plus juste. Elle s’était mise de son parti, décidée à le défendre contre les souvenirs mêmes qu’il avait laissés. Elle s’était attachée à lui comme à quelqu’un qui avait toute sa vie manqué le bonheur et à qui il fallait essayer d’offrir une réparation. On eût dit qu’elle avait assumé la charge de son destin par-delà la mort et qu’il dépendait d’elle de le rendre enfin bienheureux, en lui faisant perdre cette violence et cette dureté qui l’avaient fait détester durant sa vie. Elle semblait vouloir renouveler en sa faveur le geste de la jeune fille qui apprivoise les monstres.

Depuis que Minnie était partie, elle aussi, par un de ces matins de neige silencieux qui étaient tombés sur tant de départs comme un rideau, Kramer avait complètement changé d’attitude et présentait l’aspect calme et sévère de ceux qui ont pris une décision. Certes, le Grand Bâtard n’était pas de ceux qui renoncent, et les traces de Minnie, pour légères qu’elles fussent, étaient faciles à suivre, Minnie n’étant pas de ces femmes qui passent volontiers inaperçues. Peut-être même, par une inconséquence naturelle aux personnes de son caractère, avait-elle laissé chez Kramer un bristol ? Il était fort difficile, à présent, de percer le jeu du Russe, et bien fin eût été qui eût pu dire si, quand il parlait de la suivre, c’était avec l’espoir de la trouver docile ou avec l’intention de tirer d’elle une de ces vengeances chinoises ou tartares dont il avait si souvent entretenu Simon. Mais une chose était certaine : chaque jour, au lieu de lui faire perdre le souvenir de Minnie, le rapprochait d’elle un peu plus, comme les élastiques qui se tendent davantage à mesure que leurs extrémités s’écartent. Il n’était pas douteux que Kramer eût assez d’imagination pour empêcher le temps d’accomplir son œuvre. Il était de ces êtres obstinés qui marchent à rebours du temps. Et un jour, en effet, l’élastique se trouva si bien tendu que Kramer partit comme un bolide. Un matin, on trouva sa chambre vide… Simon s’était toujours représenté la scène des adieux entre le Grand Bâtard et lui comme chargée de beaucoup d’éloquence et d’embrassades. Il admira la simplicité des événements, qui le dispensait d’une séparation.

 

Le printemps comme l’automne était la saison des départs. À ces deux époques se déchaînait sur le Crêt d’Armenaz une marée d’équinoxe qui se retirait en emportant les plus valides ou les plus découragés. On apprit un matin qu’après tant d’autres, la marée allait entraîner Pondorge. On s’attendait depuis si longtemps à ce départ, on s’y était tellement habitué qu’il semblait être devenu impossible. Que Pondorge dût réellement partir, que le Crêt d’Armenaz dût perdre le meilleur de ses hommes, cela ne venait plus à l’esprit de personne. On s’apercevait tout à coup avec tristesse, en écoutant cette dure nouvelle, que la maladie n’était pas une institution.

Pourtant Pondorge avait doté ce lieu d’une conscience, il l’avait animé de son souffle. Des phrases de lui restaient accrochées dans les mémoires et l’on était encore hanté par leur accent. Certaines d’entre elles ne seraient comprises que longtemps après, peut-être, mais par leur mystère même, par l’irritation qu’elles provoquaient, elles s’étaient attachées à vous. Et enfin, Pondorge était responsable d’une grande chose : il avait libéré les habitants du Crêt d’Armenaz, une fois pour toutes, de la croyance funeste à la réalité de la vie antérieure, à sa valeur, à l’idée qu’elle était la vie « normale » : le « ballon », comme il disait, était définitivement lâché, et l’on ne se préoccupait plus de savoir s’il reviendrait jamais à la terre.

Mais Pondorge lui-même était le plus beau miracle de ces journées inoubliables. On croyait maintenant que les gens ne sont jamais ce qu’on croit, ni ce qu’ils disent, que Pondorge n’était pas seulement quelqu’un qui portait des chemises reprisées aux coudes, que les arbres n’étaient pas des morceaux de bois, que la neige pouvait fondre. Tout était possible, depuis que Pondorge avait parlé.

« Depuis Pondorge… », – « depuis les Journées » : c’était devenu des expressions courantes au Crêt d’Armenaz. Cela voulait dire quelque chose. On disait : « Tu sais, c’était avant Pondorge. »

Ce que la guerre avait été pour le monde entier, Pondorge l’avait été pour le Crêt d’Armenaz. À cette différence que Pondorge n’était pas un cataclysme, mais une date. C’était une date plus belle que le Jour de l’An.

Le docteur Marchat n’avait pas été peu surpris de ce qui se passait. Il ne savait pas sa maison si étrange. Pondorge était un malade que, mon Dieu ! il n’était pas tellement sûr de tolérer, mais il était par ailleurs trop fin pour ne pas attacher d’intérêt à cette vague d’enthousiasme qui passait sur son établissement. Aussi, dès le premier « banquet » qu’il eut l’occasion de présider, lors d’une visite de médecins étrangers, dans la belle salle à manger de la Maison où il consentait démocratiquement à venir s’asseoir dans les grandes circonstances, on le vit, à l’heure du champagne, se lever avec une lenteur calculée, balancer un instant, au bout d’un cordon de soie, son monocle cerclé d’or, et il fit entendre, de cette voix qui coulait si suavement entre ses lèvres et faisait tressaillir d’une manière si intéressante l’extrémité de la barbe qui lui cernait le menton, un discours scientifiquement étudié, dans lequel il se félicitait de l’excellente « mentalité » qui régnait au Crêt d’Armenaz, « des heureuses manifestations » par lesquelles elle se traduisait et des « résultats nettement encourageants dans l’ordre thérapeutique, dus à une discipline généreusement acceptée… » Tout cela était si bien dit et si persuasif que l’on se demandait, à la suite de ce discours, si le docteur Marchat n’avait pas été quelque peu l’inspirateur de Pondorge. Et le bruit ne tarda pas à se répandre au-dehors que le docteur Marchat avait sur ses malades une action personnelle très heureuse.

L’hommage ainsi rendu était d’ailleurs, dans sa pensée, un hommage tout abstrait, et ne modifiait en rien les rapports assez froids qu’il avait toujours eus avec la personne de Pondorge, chez qui il soupçonnait un esprit d’initiative qu’il n’aimait pas. Aussi leur dernière entrevue devait-elle ressembler aux autres. Certes, le diagnostic du docteur n’était pas des plus favorables et se traduisait même par ces termes prudents, hérissés de menaces imprécises, que les médecins emploient volontiers pour décourager la curiosité de leurs malades ou leur éviter un désappointement ultérieur. Ce n’était pas que Pondorge fût de ces malades indiscrets qui ont la fâcheuse manie de vouloir être renseignés. Il avait un appétit modeste pour les termes savants qu’il ne comprenait pas et son attitude dans le cabinet médical était un peu celle d’un sourd-muet. Mais le docteur, homme pointilleux et avide de respect, n’appréciait pas davantage cette attitude par trop désintéressée, et il avait encore sur le cœur le « manque d’usages » dont avait fait preuve son malade. Car celui-ci n’avait pas craint, s’autorisant de l’existence du téléphone au Crêt d’Armenaz, de négliger pour une fois la voie hiérarchique, trop lente à son gré, et d’user lui-même de cet instrument pour demander au docteur, dans une phrase contorsionnée par excès de politesse, s’il voulait bien lui faire l’honneur d’une « conversation à seule fin d’envisager la possibilité de son départ »… Malgré tant de circonlocutions et quoique le mot « seule » eût été employé par lui dans un sens purement démonstratif, strictement conforme à son origine, la phrase avait un air un peu trop décidé qui déplut à son destinataire. Le docteur reçut Pondorge debout, les deux mains dans la ceinture de sa blouse et, sans lui demander d’explications, du bout des lèvres, après avoir prononcé quelques formules quasi sacramentelles, il laissa tomber ces mots :

— Vous êtes libre…

Il parlait comme s’il se fût adressé à un assassin. Il était enchanté, au fond, de donner ainsi une figure de sévérité à la satisfaction qu’il avait de voir partir un malade pour lequel il ne pouvait plus rien.

Pondorge n’était pas sûr d’avoir bien compris les termes du verdict dont il était l’objet. Mais il pensa que l’entretien était fini et, oubliant cette fois toute retenue, dans un mouvement de réelle sympathie, avec un bon sourire, il tendit généreusement la main au docteur ; il eût volontiers ajouté : « Sans rancune !… » Mais la main de Pondorge rencontra le dos du docteur Marchat, qui s’était remis au travail et sonnait pour appeler « le suivant ».

Le lendemain, dès les premières heures de la matinée, tous les amis de Pondorge se pressaient à sa porte, et c’était, dans le couloir ordinairement vide, un long défilé d’hommes contre lequel venaient s’écraser vainement les menaces enfantines de sœur Saint-Hilaire, qui n’avait d’abord vu dans cette manifestation qu’un vulgaire chahut. Mais quand, de la place où elle surveillait les allées et venues – confondue à l’idée qu’un malade qu’elle avait toujours persisté à traiter en collégien, comme les autres, pût avoir un tel ascendant sur ses camarades – elle vit tant de visiteurs entrer et sortir, alors elle comprit, pour la première fois de sa vie, que « quelque chose » se passait à quoi le respect était dû et, renonçant à intervenir, elle descendit passivement l’escalier. Ce que la vue des mourants et le spectacle de leurs souffrances n’avaient pu faire, Pondorge l’avait fait en ouvrant la bouche : ce que l’on commençait à appeler « l’esprit d’Armenaz » venait enfin de pénétrer sous la dure cuirasse de sœur Saint-Hilaire, et peut-être qu’une ébauche d’âme commençait à naître au fond d’elle. En vérité, Pondorge pouvait partir !…

Les départs étaient ordinairement considérés comme des événements heureux, – et il était bien entendu, au Crêt d’Armenaz comme de par le monde, qu’il n’y a de vrais adieux que ceux qu’on « arrose ». On ne se fit donc pas faute d’arroser le départ de Pondorge. Mais, sous la gaieté de ces hommes réunis pour la dernière fois autour d’un homme, déjà s’insinuait à leur insu la tristesse du moment où ils seraient seuls et où ils se sentiraient comme des enfants en proie à la douleur de vivre, à cette douleur que Pondorge avait essayé de leur rendre impossible… En attendant, plusieurs bouteilles contenant des liquides aux couleurs attrayantes venaient d’être tirées d’une caisse habilement camouflée et présidaient à la cérémonie. Chacun des assistants ayant apporté son verre, en vertu d’un de ces règlements clandestins toujours mieux appliqués que les consignes officielles, une petite armée s’était peu à peu rassemblée sur la table, qui présentait, au moment où Simon ouvrit la porte, l’aspect d’une plaine couverte de soldats disposés en vue d’une bataille rangée. Déjà la revue avait commencé, et quand Simon pénétra dans la pièce, ce fut pour entendre cette étonnante injonction braillée par Pondorge :

— Deuxième rangée, numéro 6 !…

Une voix bien connue répondit : « Présent ! » tandis que Saint-Geliès, s’adjugeant les honneurs de la journée, le buste pris dans un arc-en-ciel de couleurs, entamait un discours à la gloire de Pondorge. Comme on voit un maigre critique, un petit écrivassier habile et passe-partout composer la préface d’un grand livre, ainsi Saint-Geliès préfaçait le départ de Pondorge. Celui-ci répondit en quelques mots, avec cette simplicité gaillarde, cet entrain communicatif et coloré qui lui avait valu tant de succès au Crêt d’Armenaz et où passaient si souvent des éclairs. Sans doute se faisait-il des illusions en prétendant qu’il allait se remettre au travail, et l’on ne pouvait croire que Pondorge avait une longue carrière devant lui. Mais c’était une de ses maximes qu’il ne fallait pas « ruser avec la vie », que c’était une chose « qu’on n’évitait pas ». Au reste, il ne craignait pas d’affirmer que l’homme se distingue tout autant par la manière de poser ses outils que par la manière de s’en servir, et plus encore par la façon qu’il a de ne rien faire que par la façon qu’il a de faire quelque chose. « Et faites bien attention, les copains ! Car vous serez jugés sur vos loisirs, c’est moi qui vous le dis : tenez, ça mériterait d’être dans l’Évangile !… » Et, levant son verre, il ajouta : « Le loisir, c’est le soleil de l’homme ; il en faut à chacun une certaine quantité pour mûrir !… » On riait ; on attendait toujours de lui quelque parabole ; on n’eût pas été trop surpris d’apercevoir une auréole autour de son front.

Cependant, les amis, les camarades, les « copains » pour tout dire, bref, tout ce qui pouvait représenter une nuance quelconque de l’amitié, ne cessait d’affluer dans la chambre ; et Pondorge les recevait un à un comme des frères, s’interrompant chaque fois pour leur serrer la main, debout, en manches de chemise, paré d’une cravate mirifique, aux reflets mordorés, qu’on ne lui avait jamais vue et qu’il portait avec la gêne de quelqu’un qui ne s’est pas habillé depuis un an. Il y avait dans ces préludes de départ et ce défilé devant Pondorge de gens qui lui serraient la main, quelque chose à la fois de comique, de lugubre et de solennel qui faisait penser à un enterrement. Pondorge lui-même dut être frappé par cette pensée, mais il ne s’y arrêta que pour en rire. « Vous voyez, dit-il, c’est comme au cimetière, mais la famille en moins, et Pondorge en plus !… » Et l’on entendit son grand rire un peu sourd.

Maintenant, il n’y avait plus de place dans la chambre : on s’y bousculait. Mais en bas, devant le perron, ceux qui n’avaient pu entrer chez Pondorge s’étaient groupés en attendant de le voir sortir et commençaient à s’impatienter. De temps en temps, ils déléguaient quelqu’un pour aller aux nouvelles. Ce quelqu’un trouvait Pondorge en train d’essayer des pantalons et se débattant parmi les cartons vides et les ficelles. Certes, Pondorge avait toujours été prêt à partir ; mais, en définitive, l’absence de toute valise se révélait gênante, et le couvercle de la caisse où il avait tant bien que mal entassé son bric-à-brac résistait inopinément à la fermeture. La question du vêtement aussi était un problème : Pondorge pouvait-il aborder les villes avec un pantalon de maçon, rapiécé aux angles ? Tous les pantalons sans emploi qu’on avait pu trouver au Crêt d’Armenaz avaient afflué ce jour-là vers sa chambre. Avec un chandail vert et blanc, un des plus sobres que possédât Saint-Geliès – lequel s’en était démuni généreusement en faveur de Pondorge –, cela finit par faire un costume. Et sans doute ce costume manquait-il d’unité, mais enfin il couvrait Pondorge des pieds à la tête, ce qui n’était pas un spectacle si commun. Aussi fut-il reçu par une ovation frénétique – dans laquelle l’énervement de l’attente avait sa part – lorsqu’il parut enfin sur le perron, devant les groupes qui stationnaient héroïquement au bas des marches, sous un ciel gris d’où une neige fine s’était mise à tomber. Car devant ces hommes ébahis, dont quelques-uns braquaient sur lui des appareils photographiques et l’auraient cinématographié s’ils l’avaient pu, Pondorge s’avançait d’une démarche qu’on ne lui connaissait pas et qui était une démarche d’homme habillé… Cependant, tout n’était pas fini : tant de discours, d’embrassades et d’apéritifs avaient fait dépasser l’heure fixée pour le départ et le bel autocar bleu, après bien des appels inentendus, était reparti sans Pondorge. De sorte que Pondorge serait resté ce jour-là au Crêt d’Armenaz si l’on n’avait vu surgir tout à coup, débouchant du rideau de sapins qui masquait l’entrée de la propriété, une étonnante voiture qu’un « copain » miraculeux venait mettre à sa disposition : car on le sait, il survenait toujours un copain quand Pondorge avait besoin de quelque chose, que ce fût une voiture, une bouteille ou un pantalon. À vrai dire, l’état de cette voiture n’inspirait pas confiance. Petite, basse, les ailes pendantes, les phares éclatés, la capote creusée d’une rigole, elle avait l’air d’avoir été prise dans un cyclone. Elle s’était immobilisée devant le héros de la journée, dans une attitude humble, un peu penchée, vaguement stupéfaite, comme un homme qui a fait les quatre cents coups et que, pour toute peine, on va présenter au président de la République… C’était dans ce prodigieux équipage que Pondorge, flanqué de sa caisse et paré de son chandail neuf, allait faire sa rentrée dans le monde…

Il fallait se hâter. Pondorge s’arracha avec peine aux dernières étreintes et s’avança vers le véhicule dont la toiture lui arrivait à mi-corps ; mais, comme il allait y entrer, il se retourna une dernière fois vers ses amis et secoua d’un air faussement joyeux ses deux bras en signe d’adieu. Mais chez eux aussi la gaieté était retombée et, à présent, ils restaient muets autour de la voiture. Enfin Pondorge s’étant plié en deux pour gagner sa place se trouva paralysé sur sa banquette. Et alors la voiture s’ébranla doucement, doucement… On eut le temps de la voir prendre le tournant, descendre la route, passer entre les troncs des sapins, accélérer sa marche et disparaître. La neige, avec une obstination imprévue et anachronique, continuait à tomber silencieusement. À travers le brouillard qui arrivait par vagues et dansait devant le fantôme décoloré du soleil, le bruit un peu haletant du moteur parvint encore quelque temps en sons affaiblis, puis tout cessa. En quelques minutes, les traces laissées par les roues furent comblées et ce fut comme si rien n’avait été.

La neige continua à tomber ce soir-là et encore toute la nuit. Elle tombait à flocons menus, formant une poudre légère qui tourbillonnait devant les yeux et envahissait même les abris. Elle était douce et friable. Elle formait par terre une couche molle et blanchissait à peine les branches des sapins. Mais le vent la faisait virevolter en tous sens et elle se collait contre les portes. On eût dit que le ciel se pulvérisait lentement. Elle tombait toujours plus serrée, comme pour envelopper quelque chose, un souvenir, un corps, conseiller l’oubli. Elle tombait comme ces larmes paisibles qui, après quelque temps, suivent une grande peine. Elle tombait sans raison, elle tombait sans fin sur ce départ qui, d’heure en heure, devenait plus définitif.

Alors, ceux-là mêmes qui jusqu’au bout avaient voulu continuer à rire sentirent comme une lassitude s’abattre sur eux. Parce que Pondorge partait, ils avaient cru devoir chanter et faire beaucoup de bruit. Et maintenant, ils étaient étouffés par leur silence. Déjà la chambre de Pondorge était aux mains des domestiques et des sœurs qui pliaient les couvertures et rangeaient les meubles en vue de cette opération lugubre qui suivait les départs et qui s’appelait la « désinfection ». Bientôt la chambre serait close, on boucherait les dernières fissures et, sur les registres du Crêt d’Armenaz, le nom de Pondorge serait rayé… L’hiver était à peine fini que déjà le Crêt d’Armenaz vibrait douloureusement sous le choc des départs, comme une terre ébranlée… Au seuil de sa chambre obscurcie, debout devant la nuit, Simon étendait les bras – et l’on n’aurait pu dire si ce mouvement était celui de l’homme qui se libère ou de l’homme qui cherche un appui.

Mais peut-être la vérité était-elle autre… Peut-être le geste de Simon était-il un geste d’accueil ; peut-être n’ouvrait-il ainsi les bras que pour mieux accueillir Pondorge.

XI

Pondorge l’avait dit : on n’évite pas la vie. Et comme si cette parole avait ouvert une ère de subversions, plusieurs départs avaient suivi le sien et le printemps s’était fait plus actif. En vain ces circonstances jetaient-elles la déroute dans l’esprit de ceux qui croyaient à la quasi-éternité de tout ce qui existait au Crêt d’Armenaz, et à qui il eût semblé bon de ne jamais se retrouver face à face avec le monde et de ne quitter ce pays que pour celui, combien plus lointain, qu’il leur annonçait secrètement : d’autres, au contraire, sentaient s’exalter en eux le besoin de vivre et d’épouser de toutes leurs forces le rythme violent des événements humains. Ces événements, Simon, gagné par une funeste impatience, se hâtait maintenant de les solliciter. Les jours étaient loin à présent où il pouvait rester étendu pendant des heures entières sans en souffrir, se nourrissant avec délices de tout ce qui l’entourait. La maladie est paradoxale ! Plus Simon devenait actif, plus ses forces semblaient revenir. Le docteur Marchat était maintenant tout à fait encourageant et ne l’appelait d’ailleurs qu’à des intervalles éloignés. Simon voyait autour de lui plusieurs de ses camarades mourir de ce qui le faisait revivre. Comme chacun a sa mort à lui, chacun aussi a sa maladie.

Ainsi, après des jours d’une si grande paix, s’étonnait-il de sentir revivre en lui ce feu dévorant, ce feu qui avait passé dans les veines de la terre et qui réchauffait en ce moment même le cœur avide des plantes. C’était en vain qu’il avait cru être arrivé sur une sorte de haut plateau où la vie était enfin égale à elle-même, et la paix durable. Il s’apercevait qu’on ne s’établit pas dans la paix, qu’elle n’est pas ce pays retranché, ce lieu de repos qu’on peut occuper une fois pour toutes. Non, elle était toujours remise en jeu et c’était une conquête à recommencer chaque jour. Chaque jour, comme on nettoie la chambre nettoyée la veille, comme on chasse la poussière qui reviendra, comme on répare ce qui sera brisé demain, ainsi fallait-il, dès le réveil, refaire les mêmes mouvements pour défendre ou reconquérir les positions acquises ou perdues. Tout se passe comme si la vie n’était pas un milieu normal pour les vivants ; comme les nageurs dans l’eau, ils ne s’y maintiennent que grâce à des mouvements sans cesse répétés, et chaque minute d’inertie, d’abandon ou de sommeil représente pour eux un danger de mort. Simon ne laissait pas d’être effrayé par l’énormité de l’effort qui est ainsi demandé à tout homme. Il voyait que ce feu dont il avait vécu et qu’il avait cru pouvoir apaiser avait seulement feint de s’endormir ; il était de ceux dont on fait le moins la part, il était de ceux qui, une fois éveillés, ne retombent pas et dont la flamme monte avec les aliments qu’on lui donne. De nouveau il venait éclater en Simon, de nouveau il venait mordre, au cœur des journées silencieuses, cet être qui se révélait impossible à combler. C’était donc fou d’avoir rêvé autre chose que cet équilibre toujours rompu et repris, pareil à celui de la marche et qui est la vie même ! Parfois Ariane elle-même, si intrépide, avait peur de cette force mystérieuse qui était née entre eux et qu’elle sentait irrésistiblement grandir. Il arrivait que, sous le regard de Simon, elle baissât les yeux, reculant devant le plaisir aigu qu’elle avait à se laisser pénétrer par lui. Mais elle les relevait bientôt sous la pression de ces yeux dirigés sur elle et elle sentait alors sa vie baignée d’un flux délicieux et profond. Ils restaient ainsi de longues minutes les yeux dans les yeux, unis dans un baiser immatériel et dévorant, tremblant au bord d’un geste qu’ils n’osaient plus accomplir. Et, en effet, de plus en plus, ce geste leur paraissait si grand, leur paraissait exiger tant de recueillement, de pureté, qu’ils se demandaient comment ils pourraient se rendre assez purs, assez recueillis pour l’oser encore, comment ils pourraient disposer autour de lui assez de candeur et de piété. Mais maintenant qu’ils s’étaient donnés l’un à l’autre, ils ne se sentaient plus libres de se reprendre ; une force plus puissante qu’eux les poussait à ces gestes qu’ils sentaient toujours aussi beaux mais dont ils avaient peur de n’être plus tout à fait les maîtres : c’était là sans doute, et non pas dans le geste lui-même, que commençait l’erreur, le mal, c’était à cet échelon de la vie, à ce terme au-delà duquel la puissance qu’ils servaient risquait de devenir une puissance d’obscurcissement.

Les jours étaient de plus en plus longs, de plus en plus doux. Assez souvent ils montaient sur le sentier des Borons et ils s’arrêtaient à mi-chemin, à l’endroit d’où l’on découvrait la prairie dominée par le Grand-Massif, à ce même endroit où Ariane avait dit un jour : « Je suis heureuse… » Et, en effet, ils étaient heureux ; et ils étaient sûrs de retrouver ce bonheur-là autant de fois qu’ils reviendraient s’asseoir sur ce talus rocheux, à la croisée des chemins qui les conduisaient l’un vers l’autre. Quand le soleil était couché, derrière les sommets ternis qui se profilaient en silhouettes anguleuses, le ciel ne tardait pas, au-dessus des neiges blafardes, à redevenir bleu, pur, attirant. Cela était bon à contempler et les reposait de leur amour. Leurs consciences éveillées allaient ensemble au-devant des choses.

— Combien j’aime cette clarté, dit-elle un jour : il n’y a plus de soleil nulle part – mais on dirait que le ciel en est encore plein, qu’il sécrète lui-même une lumière.

Simon était assis près d’elle ; il l’entourait de son bras ; et pourtant elle se sentait encore insuffisamment protégée.

— Venez plus près…

— Je suis tout près.

— Plus près !…

Il sourit.

— Vous avez peur ?

— Oui, peut-être… Comme vous autrefois – des choses.

— Pourquoi des choses ?

— Leur beauté n’est-elle pas excessive ?

C’était la première fois qu’il l’entendait parler de la sorte : il la regarda, alarmé.

— Peut-il y avoir au monde quelque chose d’excessif ?

— Il me semble, dit-elle, qu’il y a dans une telle sérénité je ne sais quoi de douloureux pour nous…

Il l’écoutait avec inquiétude, se demandant si l’ancien tourment allait revenir et s’étonnant de l’entendre affirmer par elle… Mais il tenta de le nier.

— Peut-être est-ce que ce paysage se suffit à lui-même, dit-il. Et pourtant il n’a rien d’hostile, de fermé, il ne refuse rien de lui-même. Il comporte une possession parfaite… On peut le posséder tout entier…

Elle tourna vers lui des yeux changés dont la flamme brillait dans le crépuscule comme une pierre fauve.

— Croyez-vous ?… dit-elle avec une soudaine émotion. Croyez-vous ?…

Elle avait jeté cette question vers lui comme un cri d’alarme. Alors, il cessa de voir les lignes pures et froides de l’horizon et les pans d’ombre bleue qui s’y accrochaient. Il cessa de voir le grand nuage jaune qui s’écrasait sur la montagne comme s’il avait voulu la pénétrer. Ses yeux étaient restés pris dans ceux d’Ariane, dans ce regard poignant qui l’avait forcé à tourner la tête et qui vibrait en lui comme un appel… Que lui voulait ce regard ? Vers quoi l’appelait-il ainsi ? Vers quoi ?… N’était-ce pas justement vers cette possession dont elle doutait ?… Mais cette possession, en effet, n’était pas, ne serait jamais achevée. Ce regard, cette lueur chaude et colorée ne l’appelait pas vers une chose clairement circonscrite, vers un bien défini que l’on pouvait saisir en même temps que la chair – mais vers une chose qui était bien au-delà de la chair, bien au-delà de la personne elle-même et qui sans doute était insaisissable. Il l’appelait vers une possession illimitée d’où naissait une angoisse qui ne s’expliquait pas seulement par la dureté insolente du désir, ni par la violence de l’étreinte, ni par l’impossible fusion des corps. Il l’appelait vers une chose qui prenait à l’âme toutes ses énergies, toutes ses forces ! Ariane avait raison de douter : la possession était un mirage ; toute possession en appelait une autre ; il y avait toujours, par delà, quelque chose de plus à posséder. Car le désir n’allait pas vers une chose claire où l’on pouvait s’arrêter et dire : Nous y sommes… Nous y voici !… Vers quoi allait-il donc ?… Vers quoi ? Ah, il allait vers un abîme où la lumière était aveuglante comme la nuit, si bien qu’on ne savait pas si c’était de la nuit ou bien de la lumière, mais on voyait toujours un espace plus profond où l’on n’était pas et qui vous appelait. Qui vous appelait vers quelque chose au-delà de quoi on voulait toujours aller. Qui vous appelait vers quelque chose d’inexplicable et de vertigineux – au-delà de quoi il n’y avait plus que la mort.

Simon était effrayé d’être entré dans un monde où les sentiments n’ont plus de noms.

Alors, il comprit qu’il venait de rejoindre par l’expérience une vérité qu’il avait déjà entendu exprimer par un autre – et cet autre était un homme du Crêt d’Armenaz : c’était Pondorge. Il lui apparut que la vie l’avait porté au niveau de cette idée que Pondorge aimait à répéter et qu’il n’avait appréhendée jusque-là que par l’intelligence : « La possession ne nous a pas été donnée… » Il se rappelait la phrase, le ton de la voix ; il se rappelait cette journée où Pondorge leur avait parlé du renouvellement de soi-même comme d’une condition essentielle à la vie. « La chose qu’on posséderait mourrait de cette possession même… » Ah, comme il avait dit cela et comme cela avait été net, fulgurant, et combien cependant il avait fallu de temps pour comprendre ! « Recommencer le travail et non pas s’installer dans la maison finie, mais construire à côté d’elle… » N’avait-il pas dit cela aussi, ou Simon inventait-il ? Ou n’était-ce pas plutôt Jérôme qui l’avait dit ? Ne disaient-ils pas tous la même chose ? Ne s’accordaient-ils pas tous pour lui refuser la possession, pour le forcer à se retirer, à quitter la place ?

Simon se rappelait maintenant une période de sa vie au Crêt d’Armenaz où, sentant que quelque chose commençait pour lui et qu’il entrait dans un nouveau monde, il s’était demandé si ce monde était celui d’Ariane, ou celui de Jérôme, ou un autre. Et le monde où il était entré avait bien été celui d’Ariane, et c’était le monde du bonheur. Mais, insensiblement, le moment était venu où de ce monde Simon allait être chassé vers un autre, et il ne savait rien encore de celui où il pénétrait – si ce n’est que Pondorge l’y accompagnait, l’y précédait, le rassurant contre ce qu’il avait d’informe. Et la résurrection en lui de cet être qui, justement, venait de les quitter tous, lui faisait comprendre à l’instant même ce qu’était véritablement la présence. Car il était bien juste de penser que Pondorge lui devenait véritablement présent à cette minute, puisque non seulement ses paroles étaient enfin comprises, assimilées au point de se confondre avec sa vie même, mais qu’il remontait aisément au-delà d’elles, jusqu’à l’élan qui les avait fait naître, c’est-à-dire à ce qu’il y avait de plus secret, de plus intérieur à Pondorge. Et c’était bien cela, la présence. Et Simon aurait pu se rappeler aussi ce qui l’avait tant émerveillé, un jour, tandis qu’il écoutait la musique de Sugères au cours de la soirée chez le docteur Crou, et les questions qu’il s’était posées alors, quand les notes le pénétraient tellement qu’il lui avait semblé collaborer à l’œuvre en même temps que l’artiste… Une fois de plus, la vie redevenait fidèle à elle-même et parachevait son propre sens. De Pondorge à Jérôme, de Jérôme à Sugères, Simon était comme entouré d’une conjuration bienveillante, d’un faisceau de preuves toujours plus proches, toujours plus claires. Et les choses sont tellement liées, et il est si vrai que dans la longue chaîne des idées un chaînon en entraîne un autre, qu’en même temps que Simon comprenait ce qu’était la présence, il comprenait aussi ce qu’était l’« enseignement », qui n’est pas autre chose que la présence du maître dans le disciple…

Mais à peine venait-il d’entrevoir cette vérité dans un éclair que la perspective ainsi entrouverte parut se refermer aussitôt. Si le monde où il venait de pénétrer n’était plus celui d’Ariane, Simon était incapable de dire ce qu’il était : il n’y avait plus qu’un mot qui pouvait s’appliquer à ce monde-là, et ce mot était angoisse. Oui, il fallait admettre que lorsqu’un bonheur parvient aux limites de l’humain, il vous fait entrer dans une angoisse qui est semblable à celle de la mort. Peut-être simplement parce que toutes les angoisses se ressemblent, qu’elles soient en marge du bonheur ou de la douleur. Quand une main a trop froid, c’est la même brûlure que celle du feu. Ainsi suffisait-il de s’avancer un peu dans la joie, et l’on rencontrait une douleur… Simon n’avait plus besoin d’appeler Ariane : ses mains n’avaient plus besoin de la toucher ; la vue de la jeune fille suffisait à lui faire connaître une joie aiguë ; ses yeux, son regard posé sur le sien suffisaient à le faire entrer dans ce pays illimité de la joie et de l’angoisse où les extrêmes se rejoignent mais où l’on peut avancer toujours, car l’horizon une fois atteint vous en révèle un autre plus éloigné. Le jeune homme éprouvait cette impression terrible de quiconque touche à une limite et qui en même temps sent quelque chose, de l’autre côté, qui pourrait être : mais il avait conscience que cette angoisse, née au comble de ses délices, elle-même délicieuse, ne comportait plus de solution dans le cadre de l’existence humaine.

Alors, pour dissiper ce sentiment qui l’étouffait et qui était comme le signal en travers de la route, qui annonce qu’elle est à son terme et que commence au-delà une région interdite qui ne la concerne plus, il voulut essayer du charme dont il avait toujours éprouvé le pouvoir ; et, comme il l’avait fait quelques jours plus tôt, il prononça la formule magique, le nom bien-aimé :

— Ariane…

Elle était près de lui, assise au bord du talus, les pieds joints, le visage penché, regardant la terre – et voici qu’il l’appelait soudain à voix haute, comme si elle n’était plus à sa portée, à cause de ce visage qu’elle avait, à la fois tendre et impénétrable, et qui ne faisait que rendre son anxiété plus vive.

— Ariane, lui dit-il d’une voix qui tremblait un peu, Ariane, je crois que le moment est venu pour nous… Je crois…

— Quel moment ?

Elle le questionnait simplement, comme s’il avait dit une chose ordinaire. Mais les circonstances les plus exceptionnelles – il savait cela aussi – étaient celles qui trouvaient toujours Ariane le plus prête : son visage, sa voix, tout disait qu’elle avait compris. Mais comprenait-elle bien que sa présence même était de trop – oui, de trop ! Comprenait-elle que l’intensité même de l’amour qu’il avait pour elle lui rendait sa présence insoutenable ? Hélas, ces choses ne supportaient pas d’être dites. Il n’arrivait plus à parler. Il toucha l’épaule de la jeune fille, doucement, et l’éloigna de lui. Mais il ne servait à rien de l’éloigner : appuyée d’une main au sol, le corps penché, elle résistait encore et continuait à le regarder, comme elle savait le faire, de ce regard qui donnait autant qu’il prenait à l’autre et qui les unissait plus qu’une étreinte… C’était trop, oui, il avait dit juste, c’était trop ! Ce regard l’arrachait à lui-même. Comment les autres faisaient-ils donc pour se sentir maîtres dans l’amour – pour garder leur conscience de dominateurs ?… Il ferma les yeux.

— Non ! Non ! » s’écria-t-il en la repoussant avec une tendresse mêlée de peur, comme on repousse une chose qu’on adore. Il ajouta, d’une voix sourde : « Je ne pourrai jamais vivre avec vous… Je ne m’habituerais jamais à vous voir… Vous me feriez mourir… Vous êtes celle qui, par sa présence, rend toute chose excessive. Vous reculez les bornes du possible et vous les rapprochez à la fois. Il me semble, quand je sens cela, que déjà j’ai cessé d’être dans la vie… Il me semble qu’à tout instant vous me faites mourir…

Ils s’étaient levés, mais la nuit était venue, ils ne savaient plus où aller et ils restaient là, à la croisée des chemins, ne pouvant se décider. Alors, devinant qu’elle allait le regarder encore, il la prit dans ses bras pour ne plus la voir, mit la tête dans son cou et se retint pour ne pas la meurtrir. Mais elle, d’une voix toute paisible :

— Regardez, dit-elle… Regardez…

Il releva la tête. Elle lui montrait la montagne obscurcie, mais qui avait reçu sur son échine, sur ses os, sur son torse, sur toute sa nudité, de longues coulées de lune.

— Une possession parfaite… murmura-t-elle. C’est vous qui l’avez dit !

Elle s’était réfugiée dans l’ombre d’un arbuste et il se demanda un instant si elle ricanait. Elle en était capable. Il crut entendre dans sa gorge ce léger heurt qui était son rire. Rêvait-il ?… Il jeta un regard aveugle vers la montagne et ne la vit plus.

— Ce n’était donc pas vrai ! dit-il.

Ce n’était pas vrai, ce n’était pas vrai ! Tout cela était infiniment trop beau pour l’homme. D’une beauté qui ne se laissait pas prendre. Qui reculait vers des horizons indéfinis de beauté. Il comprit qu’une fois de plus la nature lui échappait. Car ce n’était pas assez de promener ses yeux sur ces amples surfaces qui se mesuraient silencieusement avec le ciel. On avait beau les fixer avec tout son amour, on n’épuiserait jamais leur sens, on n’irait jamais jusqu’au bout de ce qu’elles avaient pour mission de dire, de révéler. On aurait beau les contempler, les aimer, chercher à les joindre, il y aurait toujours, entre elles et vous, cet infime espace qui empêchait l’union, il y aurait toujours quelque chose d’elles qui se déroberait, il y aurait toujours ce qu’il y avait derrière elles – il y aurait toujours cette petite marge entre elles et vous, qui ne se pouvait combler… Tels ces beaux arcs-en-ciel qui émeuvent chez l’enfant de secrets et puissants désirs : il s’élance ; l’arc-en-ciel est là, à dix pas, dans la tête du premier arbre en vue, c’est facile, il va pouvoir le toucher, il va pouvoir le prendre ; mais une fois l’arbre atteint, l’arc-en-ciel est derrière le bois et l’enfant déçu abandonne sa poursuite, car l’arc-en-ciel est toujours derrière quelque chose, il est toujours plus loin, plus élevé – tu ne mettras pas ta main dessus, petit !…

Les hautes masses blanches, hérissées de pics, veillaient pacifiquement sous la fine lumière de la lune. Une sorte de lueur émanait du sol ; les branches des hêtres, jetées en berceaux au-dessus du chemin, vous promettaient tout à coup une intimité merveilleuse, le silence était mouillé des mille bruissements clairs des sources dont chacune sourdait dans l’ombre, parmi les pierres ; la nature appelait l’homme avec un air de tendre complicité, mais hélas ! il semblait qu’elle voulût seulement narguer ses désirs. Car elle ne disait pas son dernier mot, elle ne le dirait jamais. Tout se passait comme si l’Arbre était demeuré silencieux, comme si Ariane était demeurée silencieuse ; l’angoisse primitive recommençait à se transporter d’elle à lui et de lui à elle, et le monde était de nouveau indéchiffrable et sourd… « Le moment est venu, se répétait Simon ; le moment est venu… » Quel moment ?… C’était terrible à dire, à penser…

Mais, à cet instant même, Pondorge ressuscita une fois de plus devant lui ; et Simon le revit, enseignant en des termes si étranges le « devoir du dépaysement ! ». Le moment était donc arrivé, oui, où ce devoir était devenu sien, où il allait devenir plus qu’un devoir : une nécessité ! Mais le jeune homme ne se résignait point ; il ne comprenait plus très bien de quoi il était victime, il comprenait seulement que quelque chose allait finir. Alors, comme un enfant qui se heurte dans ses désirs à la résistance des choses, il se prit à souhaiter, comme autrefois Kramer, il ne savait quelle catastrophe qui le libérerait de la nécessité du choix ; il souhaita que des nuages vinssent obstruer le ciel pour toujours, pour cacher à ses yeux humains la terre somptueuse et cruelle dont la vue le désespérait… Mais, en même temps, un attendrissement inexplicable le saisissait à la vue de son amie, comme devant un être menacé qui ne peut plus échapper à la mort. Il se rapprocha d’elle et, de nouveau, la serra contre lui de toutes ses forces. Il lui semblait urgent soudain de l’envelopper, de la protéger ; il lui semblait qu’en l’entourant ainsi, il éloignait d’elle un danger prêt à fondre… Mais à peine l’eut-il dans ses bras que cet attendrissement changea de forme et se tourna en un besoin aigu, déchirant.

— Viens !… dit-il.

Et, au lieu de redescendre avec elle vers la prairie, il la poussait vers le haut du sentier, sur le chemin des Borons.

« Viens, disait-il. Viens !… » Il ajouta plus bas : « C’est peut-être la dernière fois !

Elle fit quelques pas avec lui dans la direction où il l’entraînait, mais elle s’arrêta presque aussitôt et secoua la tête, de ce petit air obstiné, définitif, contre lequel il savait qu’il n’y avait rien à tenter.

— Non, dit-elle… Non… Il ne faut pas…

C’était le premier « non » qu’il entendait de sa bouche. Il comprit que contre cet arrêt nouveau, ce jugement de celle qu’il aimait, aucune révolte, aucun appel n’étaient possibles, que tout était réellement aussi sérieux, aussi grave qu’il l’avait cru. Qu’il y eût bien quelque chose de changé entre eux, Ariane l’affirmait pour la première fois, elle l’affirmait avec sa netteté coutumière, par ce « non » qui dénouait brutalement le débat où il était engagé depuis une heure. « Je ne me suis donc pas trompé », pensa-t-il.

Ils se séparèrent là, à la croisée des chemins, sans avoir prononcé plus de paroles, et s’en allèrent, lui d’un côté, elle d’un autre, ainsi qu’ils étaient venus. Simon, entraîné par la pente, descendait à grands pas, et les cailloux qu’il faisait rouler sous ses pieds se heurtaient le long du sentier avec un bruit sec que répercutait la paroi toute proche d’Armenaz.

XII

Le lendemain, Simon s’en alla tout seul par le chemin des Hauts-Praz et monta vers l’arbre. Le moment était venu de le mettre enfin à l’épreuve.

Son cœur battait d’une émotion intense quand, dans la lumière de midi, au tournant de la route, il l’aperçut, occupant de ses rameaux divergents toute la largeur du ciel. Les bourgeons s’étaient multipliés le long de ses branches et il était tout illuminé déjà d’une clarté de feuilles. Son tronc planté sur le bord du ravin s’arrachait à la terre avec une violence calme, sûre d’elle-même. On sentait, en même temps que sa force, sa maîtrise. Ses racines sortaient du talus et venaient mordre la route pour mieux empoigner la terre. Tout en haut, ses branches accomplissaient le même geste sur le ciel et son tronc vigoureux, où chaque muscle était visible, s’élevait entre ces deux étreintes comme un trait d’union solennel.

Alors, Simon s’arrêta devant l’arbre, le contempla, et des paroles se formèrent au fond de lui.

— Grand Arbre, je viens vers toi pour me justifier et parce que j’ai besoin que tu m’éclaires. Je ne peux pas me justifier devant d’autres que toi ; je viens vers toi parce que tu as été mon maître…

Ces paroles venaient-elles de lui ? C’était comme un chant qu’il entendait, comme une musique qui le prenait dans son rythme et le soulevait.

« Tu le sais, si j’ai été si tôt vers toi, ce n’est pas en vertu d’une leçon, ni d’un conseil, ni d’aucune chose apprise, c’est en vertu d’un instinct profond. J’ai été conduit vers toi par l’amour.

« Je n’ai pas d’abord cherché la raison de cet attrait. J’ai été vers toi d’un cœur simple et je t’ai aimé dans ta beauté la plus matérielle, et je t’ai aimé pour la joie que tu donnais à mes yeux.

« C’est après que j’ai découvert ton sens. Tu as été dans mon âme avant d’être dans mon esprit, tu as été dans mes yeux et dans mon corps… C’est après, c’est sans moi, c’est sans ma volonté que s’est établie cette harmonie entre ton être et le mien, que je découvre et que j’affirme parce que tu l’affirmes. C’est dans les assises profondes de mon être que cela s’est fait. Cela était intérieur à ce qui, en moi, est plus profond que la conscience. C’est après, que j’ai découvert ton ordre et que j’ai découvert cette harmonie entre ton ordre et le mien.

« Et c’est pour cela que tu es une preuve. C’est parce que tu ne m’as pas été appris. Parce que jamais un maître, avec ses canons, son lexique et son bonnet de docteur, n’a prononcé ton nom devant moi !…

Les mots se formaient d’eux-mêmes en Simon ; ils affluaient d’eux-mêmes, silencieusement, sans qu’il les appelât. Ils se formaient profondément dans ce qui, en lui, était plus profond que la conscience. Il s’approcha, posa doucement sa main à plat sur le tronc noueux, comme il l’avait fait si souvent au cours de leurs muets colloques.

« Et maintenant, Arbre, écoute-moi bien ! Car si j’ai commis une faute contre ton ordre, je suis prêt à faire ce qu’il faut pour la réparer. Mais d’abord, écoute !…

« Depuis le jour où je t’ai vu, où je t’ai compris, j’atteste qu’il n’y a pas eu dans ma vie une pensée ni un acte dont je n’aie tiré le maximum. J’ai vécu depuis ce temps en sachant que de tous les gestes que les hommes répètent depuis des siècles, génération après génération, il n’en était aucun qui ne fût susceptible d’être recréé, de devenir nôtre, de sortir tout neuf de nos mains ! En sachant qu’il n’y avait pas de pensée qui ne fût susceptible d’être réengendrée par notre esprit et de sortir de nous forte et intacte, comme une vierge armée et casquée qui n’est pas faite pour l’esclavage des mots ! Car j’ai compris que la faveur que tu m’avais faite n’était autre que celle d’un baptême.

Il respira. Déjà l’air était chaud. Des nuages lumineux tournaient devant le soleil, s’arrachaient de terre puis revenaient s’écraser contre elle. Simon se laissa aller de tout son corps contre l’arbre, appuya sa joue sur la rude écorce, le caressa de ses mains.

« Écoute-moi bien, Arbre, car il faut que je te parle d’elle… Elle aussi, tu le sais, a d’abord été dans mon âme.

« Tu sais sur quel chemin nous nous rencontrons chaque soir. J’arrive d’un côté, elle de l’autre. C’est facile, maintenant que la neige a rendu les chemins libres. Je la vois venir de loin à travers les branchages et monter vers moi. Mon désir est mêlé à celui de toute la terre. J’aime ce que ces chemins escarpés, ces bois, ces blocs épars font de notre amour. Il est bon qu’il y ait cet espace entre nous à combler chaque soir et que notre rencontre puisse avoir lieu sur ce point extrême de la terre, à la jonction de deux sentiers. Il est bon que tous les gestes qui nous sont demandés par cette terre inégale, hérissée, aient la noblesse de ceux que tes frères détachent autour de nous, au bord du ciel. Il est bon que la venue d’Ariane vers moi soit précédée de toute cette longue journée pour le recueillement et pour l’attente, afin qu’elle soit vraiment un don…

« Et voici ce que je te demande, grand Arbre. Premièrement : je te demande de faire que la venue d’Ariane vers moi reste toujours ce don, ce don suspendu sur la fin du jour ! De faire que j’aie toujours à l’attendre pareillement dans ma vie, ainsi que dans ce sentier, afin que l’attente creuse mon être et fasse en lui une place assez vide, assez nette, assez pure pour l’y recevoir ! Que chaque soir, Ariane soit ce point qui se détache lentement de l’horizon et que je regarde grandir jusqu’à ce qu’il en sorte un corps de femme… Car tu comprendras que cela est bon que je tienne dans mes bras ce corps qui a traversé la forêt pour me rejoindre. Que chaque soir Ariane soit un désir et soit une surprise et une récompense ! Qu’elle ne vienne pas sans avoir été méritée ! Qu’elle et moi ne ressemblions jamais à ceux qui, le soir venu, s’étendent côte à côte et s’acceptent par habitude, en pensant à la tâche qui les divisera le lendemain ! Que nous ne soyons jamais des êtres rassasiés ! Que les jours ne parviennent jamais à user le relief des actes ni des songes !…

Simon parlait, la tête appuyée contre l’arbre, les yeux fermés, d’une voix faible et basse, si faible et si basse que cette voix restait au-dedans de lui, inerte, silencieuse. Son corps immobile ne se distinguait plus du tronc auquel il était appliqué… Et cette voix qui parlait en lui reprit encore :

« Mais je n’ai pas tout dit, grand Arbre, cher Arbre, puissance bien-aimée ! Il faut que tu m’écoutes encore, tandis que le soleil de midi fait glisser le long de tes membres toujours jeunes ce rayon qui les grandit. Apprends-moi maintenant, apprends-moi à dominer mon trouble, à mettre un ordre dans mon bonheur !

« Tu connais – s’il m’est permis de te parler plus familièrement, – tu connais l’usage que nous faisons des chemins qui t’entourent. Chacun d’eux nous émerveille par le don toujours nouveau qu’il est pour nous. Les mêmes choses viennent à nous sous des aspects toujours différents. C’est que nous sommes dans un pays de montagnes. Le torrent qui coule à tes pieds nous est une source illimitée de joies. Il s’habille de feuillages, joue parmi les plantes ou fend le rocher comme une épée ; il écume au soleil ou bouillonne dans les profondeurs. Ou bien nous montons vers sa source, surpris de voir, au loin, à mesure que nous nous élevons, les horizons échanger leurs formes. Il existe à ces hauteurs, dominant la muraille de granit, des petits bois aux mousses délicates, aux lueurs magiques. Il fait bon y attendre le coucher du soleil, jusqu’à ce que les neiges des sommets s’enflamment puis s’éteignent, et, quand la nuit est enfin tombée et qu’il faut, dans l’ombre, chercher la pierre où l’on placera le pied, s’enivrer de cet isolement qui nous délivre !… Nous nous séparons au plus secret du chemin et le torrent me dérobe aussitôt le bruit de ses pas, comme il étouffe le son de ma voix qui l’appelle encore. Alors, quand je retrouve en descendant, à travers l’entrelacement des branches qui s’unissent au-dessus du chemin, le paysage aux lignes dures, la fine et grave lueur des prairies encadrées de boqueteaux déserts, à ce moment-là, vois-tu, je me sens si comblé, tout m’apparaît si grand, si juste – qu’il me semble que rien en moi n’attend plus et que tout mon être repose dans la paix des accomplissements…

Simon demeura un instant sans pensée, le corps appuyé contre l’arbre. C’était ici que la confidence devenait difficile.

« Mais chaque soir, à peine suis-je rentré, à peine ai-je refermé ma porte que, de mes bras ouverts, j’appelle en moi cet être que je viens de quitter ; je suis plus que jamais avide de mon bonheur et je ne connais plus qu’un désir : le recréer… Et je sais qu’après chaque bonheur, le bonheur qui suit est plus grand. Et que c’est fou de vouloir économiser cet or, puisque nous vivons à même le torrent qui le roule ! Mais si nous arrivons un jour au bout de cette chaîne, dis !… Si nous dépassons cette limite des étreintes au-delà de laquelle les amants forcenés cherchent de nouveaux moyens de se prendre et, ne se satisfaisant plus de baisers, ne savent plus que meurtrir et mordre, de sorte que finalement il leur paraît désirable de mourir ?… Alors, je te le demande, grand Arbre, Arbre puissant et ordonné, et c’est ma seconde demande, et c’est ma question la plus pressante : Où va toute cette ardeur ? Où allons-nous ? Où vas-tu, Arbre, où vas-tu toi-même ?… Sommes-nous sûrs de rester toujours sur cette ligne de crête où l’équilibre est si difficile, et est-ce toujours le même soleil qui nous éclaire, ou sommes-nous dupes de quelque immense duperie ?…

L’arbre se dressait au bord de la route, dans un mouvement énorme de délivrance, de certitude, de victoire. Il était le résumé de tout, ordre, passion, vertu. Sa tête sereine élevée sur le ciel ne cherchait pas à renier le corps à corps violent de ses racines avec la terre. Une de ses plus basses branches s’arrondissait au-dessus de la route, en un geste doux et protecteur.

Comme Simon s’était enfin détaché de lui et, debout, lançait vers lui sa dernière injonction en le frappant du poing, un bruit formidable lui répondit.

Il tourna la tête… Toute une partie de la montagne semblait s’écrouler. Cela se passait au fond du grand cirque d’Armenaz, au-dessus d’Orcières. Cela tombait à gauche du Grand-Crêt, par une brèche située entre les deux têtes. Cela devait traverser le petit chemin d’Orcières et s’abattre au-dessous, sur la forêt. C’était la première avalanche de cette saison d’avalanches. L’hiver entier s’écroulait par cette brèche, dans l’impitoyable creuset du printemps. C’était une masse énorme, un torrent lumineux et extravagant de neige, de boue, d’éboulis, de pierres. Cela coulait le long du rocher vertical ainsi qu’une chevelure violente, immense et dénouée. Simon se demanda s’il ne rêvait pas. Le bruit du torrent ne s’entendait plus. Il était recouvert par ce bruit, ce bruit de train en marche, ce bruit de tonnerre, ce bruit monstrueux d’avalanche. On avait l’impression que la terre tremblait… Tout ce qui s’était amassé de neige, durant des mois, sur les plus hautes plates-formes du désert, semblait s’être mis en mouvement vers l’abîme. Des débris d’arbres, de roc, y roulaient confondus, ainsi que des jouets d’enfants. Parfois le flot s’amincissait, la rumeur décroissait, elle allait prendre fin sur la chute isolée, sur le tintement aigu de quelque pierre. Puis cela s’enflait de nouveau, et de nouveau c’était une chute impétueuse, traçant le long des parois brunes et vertigineuses que frappait le dur soleil de midi un sillon éclatant qui faisait croire à quelque effondrement de nuages. On eût dit qu’une force inconnue était en train de refondre l’univers.

Simon fut traversé d’un désir bref et cruel. Cette avalanche passait devant lui comme une tentation… Il eût aimé livrer son cœur bouillonnant, dédier son exaltation à la terre. Il eût aimé, oui, disparaître au milieu de cette refonte brutale, parmi cet écroulement de neige et de soleil, mêler son corps aux torrents, aux troncs printaniers ! Puis il pensa, irrésistiblement, à la fin étonnante du Poème de Sugères, à ce dénouement radical, à cette brusque avalanche sonore qui terminait tout… Comme c’était clair !

Il connaissait la valeur des analogies. Il savait que tout se communique, se répond, que l’homme et la terre ne sont pas séparés, que dans le sang de nos artères circule un peu de la sève des arbres, qu’il y a de la musique dans les montagnes et des mouvements de sphères dans les symphonies, et que les réponses à nos questions peuvent nous être fournies par un cataclysme aussi bien que par un docteur… Oui, de toute évidence, la nature le chassait. À présent son choix était fait : la vie lui apparaissait lumineuse. Une joie immense s’empara de lui.

Cependant le flot avait décru, ne formait plus qu’un petit filet mince et silencieux qui s’évanouit dans l’air comme une vapeur.

Il y eut alors un instant de silence qui parut lugubre et pesant.

Puis le monde se remit à respirer.

XIII

Jérôme était debout dans la chambre et marchait de long en large, devant la fenêtre, évitant les sièges encombrés et les valises ouvertes où Simon commençait à ranger des objets. Il s’arrêta tout à coup :

— C’est bien vrai ?…

Simon le regarda sérieusement.

— C’est vrai, dit-il. Ma résolution est prise…

— C’est pour me dire cela que tu voulais me voir ?

— Oui, pour cela… Tiens, si tu réussis à t’asseoir, fais-le. Je suis content de te voir, Jérôme. Il y a longtemps que nous n’avons plus parlé…

Il y eut un silence ; puis Simon reprit, comme avec une autre voix :

« J’ai à te parler… Tu ne peux pas t’imaginer comme j’ai à te parler, comme j’ai toujours eu à te parler, comme tu n’as jamais cessé d’être présent pour moi, Jérôme, depuis le premier jour ! Quelquefois, c’est un mot que tu as prononcé six mois plus tôt et qui ressuscite ; quelquefois, je crois avoir trouvé une pensée, un geste à faire, et je me rappelle brusquement une phrase de toi qui les contenait… Jérôme !

Il appuya sa main sur l’épaule de son ami.

— Mais que t’arrive-t-il ? reprit Jérôme. Qui te force, ou qu’est-ce qui te force à partir ?

— Rien ne m’y force et tout m’y force, » dit Simon. Il ajouta en souriant : « Tu me ferais douter de mes propres décisions.

Jérôme se laissa tomber dans le fauteuil, sans prendre garde aux objets qui s’y trouvaient. Il ne revenait pas de sa surprise.

— Mais enfin, qu’est-ce que cela signifie ?

Il regardait de tous côtés, comme dans l’espoir de découvrir quelque part, sur le visage de Simon, sur les murs, un démenti à cette histoire, à cette menace, à ce départ qui creusait en lui un vide inattendu.

— Cela pourrait signifier que je suis guéri, après tout, dit Simon avec un sourire.

— Guéri ? interrogea Jérôme, comme si on lui annonçait une nouvelle dépourvue de sens.

— Cela te paraît impossible ?

Jérôme réfléchit une minute, puis :

— Non, mais cela doit être effrayant de guérir…

Guérir !… Ce mot se référait pour lui à une humanité inférieure, vivant sur un autre globe, différente de mœurs, de croyances, inapte au bonheur, à la vérité. La guérison, c’était ce déballage insipide, cette chambre en désordre, l’autobus cahotant, le train, la ville, les salons, les dimanches en famille, les promenades en banlieue, la poussière, la routine, le travail, le temps perdu. Comment son ami pouvait-il consentir à cela, à redevenir un homme bien portant, comme tout le monde, confondu parmi ceux pour qui le Crêt d’Armenaz n’existait pas ?… Non, il devait y avoir autre chose ; sans doute Simon allait-il parler, allait-il lui donner enfin l’explication attendue.

— Ariane… commença Simon… » Mais il s’arrêta net. « Nous sommes d’accord, elle et moi, dit-il.

— Comment d’accord ?

Simon hésitait à répondre. Fallait-il donc lui expliquer, à lui ? Ne se rappelait-il plus ? Avait-il oublié Blanc-Praz, le plateau lumineux où tout était si simple et si clair dans l’esprit ?… Il parla. Il tenta de dire à Jérôme ce qui le faisait partir, de lui expliquer l’inexplicable, le Poème de Sugères, l’avalanche – cet état d’âme qui, quelques jours plus tôt, sur le chemin des Borons, tandis qu’il était assis près d’Ariane, lui avait fait de la nécessité de ce départ une évidence.

N’avait-il pas précisément pensé à Jérôme, ce jour-là ?… Certes, il n’avait pas cru si bien dire en affirmant, au début de leur conversation, que Jérôme n’avait pas cessé d’être présent en lui. La présence, c’est une chose dont on ne s’aperçoit même pas toujours…

— Est-ce à toi que je devrais donner mes raisons ? demanda-t-il.

Mais Jérôme n’osait toujours pas comprendre. Il semblait réfléchir. Était-il possible que Simon l’eût écouté de cette manière ? Un autre allait-il le dépasser sur ce chemin abrupt où il s’était engagé lui-même si difficilement ? Chaque parole prononcée par son ami lui faisait mal ; il souffrait dans cette amitié héroïque qui l’unissait à lui depuis le début, et où ils continuaient tous deux à rejeter l’un sur l’autre les mérites et peut-être la responsabilité d’une fécondation mutuelle.

— Es-tu bien décidé ?… dit-il.

— Quand un homme s’est élevé trop haut dans le bonheur ou dans le succès, dit Simon, tu sais ce qui arrive… Il faut qu’il disparaisse, il faut qu’il meure ou qu’il soit ruiné, il faut qu’il perde sa joie… Tu comprends ? Il y a toujours un moment où cela arrive. Il y a toujours quelque part un trône qui se brise, un train qui part, une révolution qui éclate, un homme à la mer, un baiser qu’on ne reçoit pas…

Il s’était arrêté, la gorge un peu serrée. Mais disait-il bien la vérité ?… Non, cette vérité se refusait à lui, se refusait au langage. Les raisons qu’il donnait à présent étaient puériles, comment Jérôme ne s’en apercevait-il pas ? Il s’avisa soudain qu’il parlait contre sa pensée. Mais il était engagé dans cette voie, il sentait Jérôme derrière lui, le talonnant de ses questions, de ses silences, exigeant une réponse à tout prix.

— Que craignez-vous donc ? demanda Jérôme.

— Tout. L’hiver qui s’en va. Le printemps qui vient. Une brindille qui s’est détachée ce matin d’un nid. La montagne qui croule sous les avalanches. Il y a partout dans l’air un bruit de choses qui se brisent.

Jérôme hocha la tête.

— Ne vous méfiez-vous pas de la vie ? dit-il.

— Non, mais nous avons vécu un an ici, au Crêt d’Armenaz… Tu sais ce que cela veut dire ?

Cette fois, Jérôme ne répondit pas. Cette phrase contenait pour lui la vérité. Il avait d’abord eu, en arrivant, l’espoir de retenir son ami. Il comptait lui parler d’Ariane, le retenir par elle, n’osant croire à cette séparation. Mais il comprit que cet espoir était vain. Simon avait dit : « Nous avons vécu un an ici, au Crêt d’Armenaz. » C’était bien cela, oui, qui expliquait tout. Jérôme savait que les habitants du Crêt d’Armenaz n’étaient pas faits comme les habitants des autres pays. Le lien qui les attachait à la vie n’était pas de ces liens grossiers qui enserrent les autres au point de les entraver, de les étouffer quelquefois. Il existait bien un esprit qui soufflait en ce lieu élevé, et, pour ceux qui étaient perméables à son influence, aucune chose ne pouvait plus être perçue comme auparavant, car cet esprit-là n’était pas compatible avec un attachement trop précis aux biens terrestres, au bonheur même, avec les intérêts purement humains, avec un sentiment trop vif de la propriété, avec cet esprit d’accaparement, de ruse et de calcul qui est répandu partout ailleurs comme une chose si naturelle que personne ne s’en étonne plus. Quand les habitants du Crêt d’Armenaz parlaient de la vie, de l’imagination, de l’amour, du bonheur, ils ne parlaient pas de la même chose que la plupart des gens qui usent de ces mêmes mots. Ceux du Crêt d’Armenaz ne croyaient pas que la vie humaine comportât des situations définitives ; ils ne croyaient pas que le bonheur fût l’opposé du malheur, ni que la conservation de la vie humaine pût constituer par elle-même un idéal. Et sans doute fallait-il croire que toutes les raisons données par Simon étaient donc plus ou moins à côté de la raison véritable, qui était que Simon vivait depuis un an, comme il l’avait dit, au Crêt d’Armenaz, et que ce séjour avait fait de lui un homme singulièrement difficile pour lui-même, et que les autres hommes ne pouvaient plus comprendre…

Cependant, Simon n’acceptait pas encore si aisément de n’être pas compris des « autres ». Aussi bien, en quittant le Crêt d’Armenaz, n’entendait-il pas faire un geste négatif. Ces existences humaines auxquelles il avait été mêlé autrefois, il ne les oubliait pas ; il lui semblait même, au contraire – et c’était la nouvelle pensée qui se levait en lui, car la vie exige du continu, et la ferveur qui l’avait nourri si longtemps était une chose qui pouvait bien se convertir mais non pas cesser d’être – il lui semblait maintenant qu’entre ces hommes-là et ceux qu’animait l’esprit d’Armenaz, on pouvait essayer de faire passer quelques gouttes de cette eau puisée à des sources pures. Car pourquoi cet esprit n’interviendrait-il pas dans les rapports entre les hommes, en transformant les ardeurs souvent insensées qui se dépensaient dans l’enfer humain ?… Mais cette ambition avait pour le moment chez Simon la forme la plus humble et à la fois la plus naturelle. Il savait que son père désirait son retour. Depuis quelque temps, il recevait de lui des lettres contenant des appels de plus en plus pressants et il lui semblait bon, si vraiment l’esprit du Crêt d’Armenaz était capable de dépasser ses frontières, il lui semblait bon de commencer par ce noyau restreint d’où il était sorti, sa famille, ce cercle étrange vers lequel le ramenait une sorte de curiosité… C’était un sentiment nouveau en lui, ce sentiment qu’il devait retourner vers son père, un peu comme on remonte à sa source. Il y a des tendresses en nous qui grandissent avec le temps. Il découvrait, après douze mois de séparation, que cette tendresse-là était une réalité, comme celle qui l’unissait à la terre. Il éprouvait tout à coup une hâte mystérieuse de revoir ce père auquel il aurait tant voulu apprendre le bonheur…

Jérôme et Simon s’étaient tus, mais leurs pensées restaient unies dans ce silence. Ils ne savaient pas si le temps passait. Le temps était aussi invisible qu’autrefois.

Ce fut alors que Simon lui fit l’aveu qui, de tous, était celui que Jérôme attendait le moins.

— Il y a aussi, dit-il, que je vais retrouver mon père.

— Ton père ?… dit Jérôme.

Il était surpris comme lorsqu’on découvre derrière quelqu’un une personne qu’on n’avait pas vue.

— Il m’appelle, que veux-tu ? Il a besoin de moi…

— Besoin de toi ? Que peux-tu faire pour lui ?

— Le revoir… Il m’écrit des lettres naïves et malheureuses comme celles qu’il pourrait m’écrire si je vivais en Chine. Je sens sous chacune de ses phrases qu’il se demande : Comprendra-t-il encore, maintenant qu’il a appris une autre langue ?

— C’est drôle. Mon père aussi m’écrit de cette façon, dit Jérôme après un moment.

— Oui, dit Simon. Le monde est plein de pères qui appellent leurs enfants. L’angoisse n’abandonne pas longtemps un homme. Quand celle de l’amour s’atténue, les autres viennent. C’est toujours le cœur et la chair… Tu vas t’en aller, toi aussi ?

— Non, dit Jérôme, troublé. Non. Je ne peux pas… Tu vois, ajouta-t-il, je suis de ceux qui restent.

Il avait dit : « Non », avec une sorte de flamme dans les yeux. Mais cela, c’était son secret. Simon le regarda puis, reprenant sa pensée, et comme pour s’excuser :

— Les jeunes sont forts, Jérôme. Les vieux ne savent pas souffrir. » Il ajouta : « Je crois que j’ai été injuste autrefois pour mon père… Je lui reprochais… non pas sa réussite, mais plutôt son contentement, oui la satisfaction qu’il éprouvait de cette réussite, son désir d’en rester là, son impossibilité… d’abdiquer… Tu comprends ?

— Tu as changé d’avis ?

— Non, mais je suis son fils… C’est une chose très curieuse, vois-tu, de penser qu’on est le fils de quelqu’un… Comprends-tu, Jérôme, ce que cela peut être que d’avoir un enfant ?…

Jérôme devina sa pensée. Il comprit que Simon lui avait tout dit, que son esprit avait, en un an, parcouru tout un cycle – que leur entretien était fini. Fini ? Mais qu’allait devenir Ariane ? Il n’osait pas poser la question – mais Simon lui-même osait à peine se la poser. Il se représentait difficilement Ariane hors du Crêt d’Armenaz : il n’imaginait pas de lieu où elle pût aller…

Le soir, quand il la vit, comme si elle voulait ignorer le changement qui allait s’accomplir pour eux, elle lui parla seulement des Borons, de cette course qu’elle avait en tête depuis des mois, depuis l’automne, et qu’elle voulait faire seule ; elle voulait atteindre, disait-elle, une des plates-formes qui dominaient le petit chalet. Il lui conseilla d’attendre, lui parla des dangers du printemps. Mais c’était chez elle un de ces désirs contre lesquels il savait qu’il était inutile de lutter et auxquels elle subordonnait volontiers les choses prétendues graves : elle était bien toujours la petite fille qui aime toucher aux choses et qui veut arrêter le torrent avec ses mains. Tandis qu’elle l’entretenait de ce projet – du ton même dont elle l’entretenait autrefois du « jardin » – il contemplait, avec une avidité qu’il savait ne devoir plus jamais s’éteindre, le petit visage tout-puissant levé vers lui, avec son front pur, ses lèvres secrètes, ses yeux au fond desquels il pouvait descendre indéfiniment, jusqu’à dépasser ce point ineffable au-delà duquel la joie devient souffrance et où l’attente ne comporte plus de solution. Il entendait sa voix, cette voix fluide, toujours exempte de trouble, venir vers lui, et il se disait qu’il l’entendrait toujours murmurer ainsi au niveau de son cœur… Alors, comme les souvenirs remontaient en foule à son esprit, un doute le traversa soudain : il lui sembla qu’il s’imposait un sacrifice qu’il risquait de n’avoir pas la force de supporter et une sorte de vertige le prit à la pensée qu’il suffisait d’un mot de lui pour tout annuler.

— Et si je n’avais pas le courage de partir ? murmura-t-il.

Mais elle ne parut pas l’entendre. Elle était incroyablement absente ; elle ne paraissait pas comprendre que cette question, c’était à elle autant qu’à lui qu’il la posait : son silence semblait la juger vaine. Ils étaient ce soir-là – par une circonstance singulière – dans le couloir de la Maison où ils s’étaient vus tant de fois ; et il reconnut tout à coup, se découpant sur le mur gris, avec ses longues tiges épaisses et translucides, si curieusement contournées et dont chacune portait à son extrémité une petite fleur en étoile d’un rose vernissé, la plante qui si souvent avait été en tiers au cours de leurs entrevues, – aussi intacte, aussi peu humaine qu’au premier jour. Ariane ne disait plus rien : elle semblait vouloir éviter jusqu’au bout de prononcer des paroles capables de solenniser les événements. Comme Simon avait encore deux ou trois jours à passer au Crêt d’Armenaz, il lui donna rendez-vous pour le lendemain, au coucher du soleil, à la naissance du sentier des Borons ; puis, lorsque la nuit fut tombée, il l’accompagna sur l’escalier de fer qui descendait vers la prairie, et l’embrassa longuement… Et maintenant, comme il l’avait fait le soir de son premier baiser, il essayait, tout en remontant le sentier du Mont-Cabut, de retrouver sur les siennes le goût de ses lèvres. Mais déjà, quoiqu’il dût la revoir le lendemain, c’était comme s’il l’avait quittée depuis des années : il revoyait seulement la nuit où, de son pas silencieux, le front en avant, les mains étendues, Ariane s’était jetée…

Le lendemain, au début de l’après-midi, avant de se mettre à ses bagages, Simon s’étendit encore une fois sur son balcon et alors – en accomplissant ce geste qui l’unissait une fois de plus à la foule de ses camarades présents autour de lui dans l’enceinte du Crêt d’Armenaz, ainsi qu’à la foule de tous ceux qui dans l’avenir, année par année, pénétreraient à leur tour dans cette même enceinte pour venir s’étendre comme lui dans le froid des hivers et dans la ferveur des printemps, dans le bruit des torrents et dans l’éclat des fleurs – alors il éprouva une impression de sécurité qui l’étonna au milieu d’un si grand trouble. Il regarda la route et, comme un groupe de jeunes filles passait sous ses yeux, revenant de promenade, il espéra qu’il allait voir apparaître Ariane et se mit à guetter sa forme derrière les sapins. Mais elle ne parut pas. Que faisait-elle ?… La route était maintenant déserte et Simon savait que, pendant une grande heure, il n’y passerait plus personne. Il sentit la fatigue le gagner et il dut s’assoupir, car, quelque temps après, il fut réveillé par un grondement sourd qui semblait venir de la montagne. Mais le bruit cessa presque aussitôt et il se rendormit.

Vers la fin de la journée, il quitta sa chambre assez longtemps avant le moment fixé pour leur rencontre, afin de se donner cette joie d’attendre qui entrait pour moitié dans ses plaisirs, et se dirigea vers le chemin des Borons. Le jour s’achevait dans une musique pénétrante et douce. Le soleil bas, déjà rouge, projetait en avant sur le sentier les fines ombres des arbres, le long desquels montait la tendre clarté des jeunes filles. Au loin, le torrent coulait, avec non plus seulement son bruit de résurrection, mais déjà son bruit d’été, de force vive, un bruit autoritaire et lourd. C’était une de ces heures qu’il aimait, comme prélude à leurs rencontres. Il y avait autour de lui, et dans la rumeur même du torrent, un peu étouffée par les feuilles, un calme surnaturel. Il respirait avec surprise une fraîcheur encore inconnue cette année-là, mêlée à des odeurs d’humus, de résine, de fleurs. Sur le sol, l’ombre creusait les traces que leurs pas avaient inscrites quelques jours plus tôt dans la terre humide. Simon constata que sur toute l’étendue de la prairie, et même à l’intérieur du bois, il ne restait plus de neige nulle part, sauf dans les creux et, au pied des arbres, une petite plaque ronde, de loin en loin, comme une ombre blanche. C’était le printemps !… Mais le soir tomba vite. Le sentier se trouva obscur presque d’un seul coup. Simon, qui s’était arrêté à l’entrée du bois, leva la tête. Le ciel, entre les branches, était bleu comme la veille, d’un bleu pur et froid qui ne concernait pas la terre. On eût dit que se formait là-haut, derrière l’horizon, dans une matière précieuse et secrète, un autre jour qui n’était pour personne. C’était doux et un peu lugubre. Ariane ne venait pas. C’était la première fois qu’elle manquait à un rendez-vous. Simon attendit près d’une heure. Puis il revint vers la Maison en courant, avec dans la poitrine ce poids étrange qui précède les sanglots.

XIV

… Simon ouvrit les yeux, examina la chambre qui était celle du premier jour, avec son horizon océanique et le triangle du Mont-Cabut se découpant dans la fenêtre… Que faisait-il dans cette chambre ? Pourquoi était-il dans la Maison ?… Sœur Saint-Basile, penchée sur lui, suivait ses gestes d’un air soucieux. Reconnaissait-il tout cela ?… Il étendit vers la table de chevet une main aveugle, puis tourna les yeux vers la fenêtre. Il entrouvrit les lèvres.

— Le Mont-Cabut… murmura-t-il.

Pourquoi parlait-il du Mont-Cabut ? Pourquoi avait-il soudain les yeux de quelqu’un qui voit venir un fantôme ?… Mais Simon revoyait la chambre où il s’était réveillé près d’un an plus tôt, après une longue nuit de chemin de fer. Rien n’était changé. Les moindres détails de ces premières journées lui revenaient avec une précision insolite, une intensité cruelle. Ces jours d’attente, ces soirées de détresse, ce sentiment qu’il avait eu d’être prisonnier d’un monde clos, au centre duquel le Mont-Cabut s’élevait comme une énigme – cela était tout près de lui, c’était le présent, il n’y avait pas autre chose. Il revivait les minces événements de ces premiers mois, les lettres de Chartier, les visites de sœur Saint-Basile. Il revoyait Massube entrant chez lui, dans sa robe de chambre à fleurs ; il entendait Pondorge lui criant à l’oreille, avec son accent du faubourg : « Un type qui s’appelait Dante, un poète… vous avez connu ? » Il revoyait Jérôme étendant le bras vers le brouillard, dans la direction du torrent, disant : « Vous entendez ? » De quoi lui parlait-il encore ? Ne lui parlait-il pas d’une jeune fille ? Où était cette jeune fille ? Pouvait-on la voir ? N’allait-elle pas venir, à travers la prairie, n’allait-elle pas s’asseoir dans les hautes herbes, le soleil couché auprès d’elle, comme un bon chien ? Oserait-il lui parler, cette fois ? Mon Dieu, mon Dieu, que s’était-il passé ? Il y avait là, tout près de lui, un grand trou d’où montait l’ombre et le froid…

Soudain Simon poussa un léger cri et se mit à trembler de tout son corps… Sœur Saint-Basile comprit que la mémoire lui revenait seulement à cette minute.

 

Pendant plusieurs jours encore, la fièvre persista. Mais il était devenu possible de parler au malade.

Simon apprit que des gens d’Orcières, qui descendaient au petit matin vers le Crêt d’Armenaz en suivant la route des Hauts-Praz, l’avaient trouvé sans connaissance au pied d’un arbre. Il se souvint alors de cette après-midi où, dans un demi-sommeil, il avait entendu ce grondement dans la montagne : l’avalanche !… L’avalanche était tombée, comme la première, du haut des plateaux rocheux du Désert, mais cette fois un peu plus à l’est. Partie de la base du Grand-Crêt, à droite, elle s’était déversée de plate-forme en plate-forme et s’était arrêtée sur la terrasse au fond de laquelle se trouvait le chalet des Borons, qu’elle avait enseveli complètement. D’en bas on ne voyait rien, on avait seulement entendu le bruit. Pourquoi Ariane avait-elle choisi ce jour-là pour monter si haut ? Quelqu’un disait l’avoir vue traverser la prairie au début de la matinée et se diriger vers la montagne. Mais était-ce bien sûr ?… Le soir, quand on s’était aperçu de sa disparition, une équipe de sauveteurs était partie ; mais ni ce jour-là ni le lendemain ils n’avaient trouvé d’elle la moindre trace. Les recherches avaient ensuite été rendues impossibles à cause du mauvais temps qui s’était mis à sévir.

Simon éprouva à revoir Jérôme une grande douceur. Il reconnaissait avec plaisir, dans celui qui venait s’asseoir ainsi tous les jours au pied de son lit, mais gardait toujours tant d’élégance et de discrétion, l’ami que rien ne déconcerte et qui toujours, sans exiger d’explications vaines, se trouve de plain-pied avec les événements, à ce niveau d’intelligence et de calme lumière où l’amitié se situe d’emblée quand elle est pure et faite pour durer. Jérôme lui raconta que lorsque les paysans l’avaient découvert, ils l’avaient cru mort de froid. Mais ce qu’on ne s’expliquait pas, c’est que, s’il avait voulu, comme tout le monde en était persuadé, participer aux recherches, il se fût égaré de ce côté, sur cette route des Hauts-Praz, alors que l’avalanche était passée bien loin de là, au-dessus des Borons, de l’autre côté du torrent… On supposait qu’il avait dû céder brusquement à la fatigue et que, s’étant assis par hasard au pied de cet arbre pour y trouver quelque repos, il s’était laissé prendre par le froid. Mais comment se trouvait-il sur cette route ? Cela, personne ne pouvait l’expliquer. La circonstance, dont le rapport avec la disparition d’Ariane n’était pas clair, se chargeait dans les esprits d’un sens mystérieux qui aggravait la frayeur causée par l’événement.

Simon prêtait l’oreille à ces récits, regardait Jérôme avec tendresse, suivait ses gestes, souriait parfois faiblement, ne répondait pas. Il gardait un souvenir troublant de l’heure où il avait repris connaissance dans ce lit étrange et où une soudure étroite s’était faite entre l’instant présent et ceux qu’il avait vécus dans cette chambre, à un an de distance. Des mois de sa vie s’étaient trouvés abolis. Il sentait seulement à leur place un grand vide que rien ne venait remplir.

Puis, d’un seul coup, tous les souvenirs étaient sortis de la nuit ; l’énorme bloc du passé, du passé proche était rentré en lui, si soudainement qu’il en avait gémi. Il lui restait de cet instant une immense hébétude et, autour de lui, le monde continuait à trembler sur ses assises. Il y avait en particulier une chose à laquelle il lui était impossible de songer. Il sentait bien sa douleur, mais l’événement sur lequel reposait sa douleur ne lui était pas visible : il était comme ces objets trop rapprochés qu’on ne voit pas. L’eût-il perçu qu’il n’existait dans sa pensée aucun cadre pour le recevoir. Il n’existait aucune commune mesure entre cet événement-là et le monde où il revivait, rien qui pût lui permettre d’y ajouter foi. Les grands événements de la vie n’entrent pas d’un seul coup dans la conscience d’un homme. Les nouvelles qu’on a peur de lui apprendre, il peut les écouter sans faiblir, elles ne sont pas vraies pour lui, elles ne contiennent pas ce minimum d’éléments familiers ou plausibles qui seraient nécessaires pour entraîner l’adhésion. Et c’est pourquoi les grands bouleversements ne peuvent rien sur nous à l’instant où ils se produisent. La plus grande douleur de Simon avait été son angoisse lorsqu’il attendait Ariane dans le sentier. Il avait compris ensuite que quelque chose de terrible s’était passé, mais cet adjectif n’avait pas pour lui le même sens que pour les autres habitants du Crêt d’Armenaz qui, à la même heure, formaient dans les couloirs des groupes où l’on parlait à voix basse : il ne pouvait y faire entrer aucune précision.

Peut-être avait-il éprouvé un grand choc immédiat, mais il ne s’en souvenait plus. La seule chose qu’il pouvait revoir était cette nuit, cette nuit pure et froide, éclatante d’étoiles, dans laquelle il s’était avancé, le long de la route des Hauts-Praz, jusqu’à l’arbre, cet arbre sous lequel on l’avait retrouvé, croyait-on, par hasard. C’était cela qu’il revoyait chaque matin à son réveil : ce tournant de route, dirigé vers le ciel, et cette nuit miraculeuse où, dans le fourmillement des étoiles captives de ses branches, l’arbre dressait sa structure d’athlète, son corps de bienheureux, jeté dans la balance du ciel comme un poids avec lequel il faudra compter à l’heure des comptes.

Cette nuit, on ne se lassait pas de la raconter au Crêt d’Armenaz ; tout le monde possédait sur elle des précisions dramatiques et inattendues et se complaisait à des récits foisonnants de détails. Simon avait été vu tantôt sur le chemin des Borons, tantôt sur celui d’Orcières ; bref, à tous les endroits où s’étaient portés les sauveteurs au cours d’une première et hâtive recherche, sur tous les sentiers par lesquels on pouvait accéder au Désert, on l’avait aperçu, et l’on rapportait des gestes qu’il avait faits, des mots qu’il avait dits… Il n’y avait qu’un endroit où Simon n’avait pas été vu, c’était là où il avait été réellement. Cette nuit, Simon savait qu’il était seul à l’avoir connue, parce que seul il l’avait vécue, parce qu’en lui seul elle était passée, comme un grand fleuve terrible et silencieux où roulaient pêle-mêle les corps et les âmes des hommes, des bêtes et des choses, et ces chevelures dénouées d’arbres et d’étoiles derrière lesquelles persistait cette lueur de soleil que son amour avait allumée à travers le monde. Lorsque sœur Saint-Basile, tout en le grondant pour ce qu’il y avait de fou dans sa conduite, fit allusion devant lui, avec une souveraine mesure et sans même prononcer le mot de dévouement, à la « peine » qu’il s’était donnée cette nuit-là, Simon avait incliné la tête avec condescendance : il y a des légendes qu’il ne faut pas essayer de détruire. Mais ce qu’il savait de cette nuit, c’était seulement cette route, et cet arbre immense et surhumain dont les branches déployées semblaient inscrites à même l’éternité, comme un témoin qu’on n’élimine pas. C’était cette paix surnaturelle où, loin des cris, des appels, des gestes vains, il était monté seul ; c’était cette paix où seul, tandis que les autres cherchaient Ariane, il la possédait pour toujours…

Parfois, il se disait qu’elle n’était pas morte, qu’elle était simplement partie, qu’elle l’avait devancé, ayant voulu lui éviter les adieux. Peut-être que dans six mois, dans un an, où qu’il fût, il recevrait un mot d’elle lui disant de venir. Cela eût bien été dans sa manière ; c’était son « style »… Il n’était même pas invraisemblable que, dans son désir d’absolu, elle l’eût laissé croire à sa mort : c’était une façon de lui laisser un souvenir intact… Entre cette hypothèse et celle de sa mort, il lui semblait parfois qu’il pouvait choisir. Mais à mesure que les jours s’écoulaient, il s’attachait davantage à la première idée ; il se persuadait qu’Ariane était morte. C’était bien dans cette conviction qu’il s’était assis enfin au pied de l’arbre, dans un sentiment de repos, de calme insolite et profond. Il avait compris très nettement, à cet instant, que le corps d’Ariane ne lui serait pas rendu, que toute recherche était vaine, qu’il ne fallait pas essayer de la rechercher. Si on était alors venu lui dire : « Ariane est retrouvée », il ne l’aurait pas cru. Il savait le contraire. Il était impossible qu’elle fût vivante. Cette mort était celle qu’il avait toujours attendue. C’était celle qu’il avait entrevue pour lui-même, un matin, il n’y avait pas très longtemps, en regardant tomber la première avalanche. Mais la mort d’Ariane rendait la sienne inutile. Et la terre ne bougerait pas pour lui.

Une seule chose lui paraissait horrible dans cette mort à laquelle il voulait tellement croire, c’était qu’elle ne fût pas passée inaperçue, c’était que tout le monde, et surtout les nouveaux venus – c’est-à-dire ceux qui n’avaient connu ni Ariane ni lui-même – se crussent autorisés à en parler, comme on parle d’un événement qui appartient à tous et sur lequel tous seraient appelés à se prononcer : leur curiosité en faisait un fait divers. Mais la mort d’Ariane n’appartenait pas plus au monde que ne lui avait appartenu sa vie. Elle appartenait à ceux-là qui savent adorer.

C’est pourquoi il n’avait fait aucun geste. Il s’était endormi au pied de l’arbre, la conscience claire, comme un homme qui a fini sa journée. Sa dernière vision avait été celle de cette nuit éclatante qui, filtrant à travers le réseau des branches courbées au-dessus de lui, venait l’effleurer du bout de ses mille doigts silencieux et dorés, et où il croyait être couché à même les constellations.

Pendant plusieurs jours encore, Simon resta dans un état d’immense faiblesse et il fallut condamner sa porte. Le docteur Crou était arrivé un matin avec la petite pancarte que Simon avait vue fixée sur tant d’autres portes comme un laissez-passer pour une mort prochaine : « Visites interdites… » Il ne vit plus alors que sœur Saint-Basile qui, avec son visage mince, encadré de voiles, silencieuse et digne, semblait la figure la mieux faite pour se pencher sur ses derniers jours.

De nouveau, il put se croire revenu au temps de son arrivée au Crêt d’Armenaz, alors qu’il se sentait au bord d’une vie pleine d’inconnu et que le silence massé derrière sa porte, dans les longs couloirs vides et les escaliers béants, l’effrayait… Bientôt, hélas ! sœur Saint-Hilaire elle-même reparut, toujours également ponctuelle, méticuleuse et inutilement tracassière. La vie recommençait !… Mais en même temps, cette vie devenait affreusement lourde à porter. Simon pensait qu’il était l’objet d’un malheur inassimilable et pourtant attaché à lui, à sa personne, comme un manteau trop grand où il disparaissait et qui l’isolait du reste du monde. Son malheur le vouait à la solitude.

Un soir, comme il allait s’endormir et qu’avant d’éteindre sa lampe il jetait un dernier regard autour de lui, ses yeux rencontrèrent, accroché à la plinthe, un petit crucifix brun qui se détachait sur le fond blanc du mur. Il le contempla avec un étonnement triste, une sorte de mélancolique respect. Il se rappelait que la dernière fois qu’il avait vu un crucifix semblable, c’était sur la poitrine de Massube, d’un Massube bien sérieux, bien grave… Il revit tout à coup Ariane lui disant, dans le sentier où il venait de la rencontrer : « Simon… C’est arrivé… » Il la revit lui disant : « Il faut que vous alliez voir Massube ; il est si beau !… » Ariane avait prononcé ces mots, dans la lumière de ce matin-là. Ariane avait été s’agenouiller ce matin-là au chevet de Massube mort, de Massube devenu si impressionnant par son sérieux. Simon retrouvait, avec la douleur d’une blessure qui se remet à saigner, la pensée qu’il avait eue, quelques heures plus tard, en se remémorant la visite qu’il venait de faire à son étrange ami : pourrait-elle donc un jour, elle qu’il aimait, être ainsi allongée et calme, avec ces paupières trop fermées pour un corps seulement endormi ?… Il avait pleuré alors à l’idée que le mot « fin » pût un jour s’appliquer à la vie d’Ariane, à leur vie, à leur amour ; à l’idée que le mot « fin » pût s’appliquer à une seule des choses qu’il aimait.

Alors, brusquement, une douleur poignante le pénétra : il venait de comprendre qu’Ariane était morte.

 

Le lendemain, sœur Saint-Basile, lors de sa visite matinale, trouva que Simon allait beaucoup plus mal. C’est qu’il vivait avec cette nouvelle pensée qui faisait de la mort d’Ariane une fin – une privation. C’est qu’il avait depuis la veille une connaissance sensuelle de cette mort. Ariane était morte. Il ne sortirait plus avec elle. Il ne monterait plus avec elle sur le petit chemin des Hauts-Praz pour lui montrer l’arbre, ou le Grand-Massif éclairé par le couchant. Il entendait encore sa voix lui dire, avec un timbre si doux, si pur : « Je suis heureuse d’être là… » Il se souvenait, avec une espèce de frayeur qui le prenait comme dans un étau et lui faisait battre le cœur à grands coups, de ce jour de printemps si chaud où ils gisaient côte à côte, allongés à même la prairie, sur la petite terrasse d’herbe où il avait pris l’habitude de l’attendre. Elle s’était soulevée sur un coude, les cheveux dans les yeux, et lui disait à voix presque basse ces mots que d’abord il avait trouvés incompréhensibles : « Simon, ne vaudrait-il pas mieux que nous en restions là ?… Nous nous serions acquittés de nos tâches… Il ne faudrait pas en être tristes… » Acquittés… Elle s’était acquittée de sa tâche, oui ! Defuncta !… Le mot lui vint tout à coup à l’esprit. Il reçut le regard fauve d’Ariane contre le sien. Puis sa tête roula au creux de l’oreiller brûlant.

Lorsque sœur Saint-Basile entrait le soir pour prendre son pouls, elle trouvait maintenant sur le bord du lit, pendante, une main affreusement pâle. Elle se retirait sans rien dire et Simon ne la retenait pas. Le monde était devenu dérisoire, inhabitable. Ce pays, ces chemins, ces herbes qui allaient grandir dans la prairie, il ne pouvait y songer sans être étouffé par sa douleur. De telles images étaient horribles. Simon ne pouvait penser que tout ce qu’il avait conçu pour Ariane ou par elle n’avait eu pour objet qu’une chose devenue inerte, et que son corps devait avoir dans la terre cette immobilité, cet excès de raideur qu’il avait vus à celui de Massube – le faux ami !

Le froid revint tout à coup, ainsi qu’il arrive au printemps. Un matin, Simon aperçut des fleurs de givre sur sa fenêtre ; bientôt, le long des vitres, des flocons de neige se mirent à glisser silencieusement. Alors, à la mémoire d’un être ancien qui avait continué à vivre en lui, se remirent à glisser aussi, avec leur persistance aiguë, les sons lents, obstinés, hallucinants du Poème de Sugères. Comme eux, avec eux pêle-mêle, ainsi que le soir où il s’était arrêté avec Ariane dans la cantine, les flocons tombaient, lents, têtus – et Simon se laissait envelopper sans résistance dans les méandres de ces deux chants fraternels : il n’y avait jamais lu comme alors une si nette, une si douce invitation à la mort. C’était un dernier sens qui lui apparaissait dans l’admirable composition de Sugères où il avait lu tour à tour le désir, l’attente, la tension infinie de l’âme vers ce qu’elle aime… Il s’étonna que cela ne lui fût pas apparu plus tôt. Il aurait pourtant dû comprendre, au coup de cymbale éclatant qui terminait cette œuvre, à cette fêlure soudaine, à ce déchirement brusque dans la trame continue des sons, à cette avalanche péremptoire et stridente – que seule l’idée de la mort pouvait avoir inspiré à l’auteur cet arrêt brutal, autoritaire et suffocant.

Cependant le Poème le remettait sur le chemin des plus belles heures. Sans doute, il aboutissait à une catastrophe. Mais la force qui était en lui !… Cette force-là était pareille à celle qui avait fait surgir l’Arbre : on pouvait se fier à elle ; elle venait, elle aussi, de plus haut, de plus loin ; elle avait eu pour se produire les mêmes mobiles ou la même absence de mobiles, ce besoin d’explosion qui est dans tout vivant… La neige cessa de tomber, fondit aussitôt et Simon revit couler devant sa fenêtre, comme un fleuve translucide et profond, une série de journées lumineuses. Une vigueur nouvelle afflua dans son corps ; il connut tout à coup une confiance paradoxale ; il retrouvait, d’une façon inexplicable, l’état d’esprit, l’état de grâce des premiers jours où la perte d’Ariane lui était apparue comme un événement naturel, facile à comprendre, peut-être juste… Était-ce l’influence de Sugères ? En écoutant chanter dans sa mémoire les phrases lancinantes et réitérées du Poème, il admirait combien les émotions de sa vie étaient soigneusement reliées par le destin, s’éclairant, s’associant, se soutenant l’une l’autre. Le monde redevenait clair, déchiffrable. De jour en jour, à mesure qu’elle rentrait dans sa pensée, la nuit qui avait suivi la mort d’Ariane devenait plus pure, plus froide, plus transparente. Au fond de cette nuit, Ariane lui apparaissait comme un signe.

Lorsqu’il était sur le point de s’endormir, ses yeux, explorant le vide de sa chambre, comme en quête d’un objet où se reposer, d’une lueur, d’un signe, d’un encouragement à trouver avant la nuit, rencontraient toujours le petit crucifix brun pendu sous la plinthe. Mais en même temps, une autre image, toujours la même, venait se fondre en celle-ci et, de ses bras déployés la recouvrait mystérieusement ; c’était la dernière image que le monde extérieur lui eût léguée : celle du grand arbre qui se silhouettait dans la nuit. Les yeux fermés, Simon se laissait prendre par cette puissance lumineuse venue vers lui et qui lui annonçait la beauté, la bonté du monde. Il s’endormait en plein ciel, porté, poussé par ces rameaux fervents et doux qui commençaient à se couvrir de feuilles. Alors, Simon comprenait qu’il fallait vivre.

Il commença à se lever, parcourut le Crêt d’Armenaz, revit, entouré d’une verdure qui lui était inconnue, le petit pavillon du Mont-Cabut où il avait passé des heures si extraordinaires, si ardentes. Il hésita au bord de cette vie qui voulait le reprendre. Chaque regard lui faisait mal, lui arrachait un cri : les ornières de la route, la vue d’une herbe, la barrière avec le chemin qui tournait, le dernier rayon doré qui se posait, un peu plus tard chaque jour, sur les deux Crêts inégaux d’Armenaz… Il crut que le pacte était rompu entre lui et ce pays qu’il avait tant aimé. Tout avait changé d’ailleurs autour de lui et c’était une terre nouvelle qu’il découvrait, avec laquelle il n’avait aucune attache, aucune habitude. Trente jours avaient suffi pour renouveler le monde et il ne restait plus, de l’hiver qui avait régné là de si longs mois, aucun vestige. Non seulement Ariane, mais les choses l’avaient abandonné et, de nouveau l’idée de sa mort se confondait avec celle d’un simple départ. La première fois que, faisant le tour de la Maison, Simon posa le pied sur la prairie qui déjà était redevenue presque aussi belle, presque aussi houleuse qu’au temps de son arrivée, il en éprouva un choc qui le fit chanceler. Il ne put aller plus loin. L’abandon était encore plus complet qu’il n’avait cru ! Il ne retrouvait rien. Il revint vers sa chambre, ce soir-là, le dos voûté, avec le regard d’une bête traquée. Il avait l’impression d’être ramené au tout premier jour, alors qu’il reposait sur ce lit comme une épave, au milieu d’un monde inconnu et subversif.

Les jours suivants, la même surprise douloureuse l’attendait encore, s’affirmant toujours davantage. Ariane n’était pas partie seule. Elle avait emporté tout ce qui aurait pu être un souvenir d’elle, un témoin : les espaces blancs, le torrent glacé, les dernières plaques de neige dans les sentiers, la douceur des pas qu’on y forme, tout était parti avec elle de la même manière discrète, silencieuse. Simon comprenait que le monde ne lui avait pas été donné et qu’Ariane était passée dans sa vie comme une saison. Au lieu de la souffrance qu’il avait attendue, il en trouvait une autre. Car, tant qu’il n’avait pu sortir de sa chambre, il avait cru pouvoir s’imaginer la souffrance que ce serait de retrouver les choses avec lesquelles Ariane s’était si souvent confondue. Mais les choses elles-mêmes s’étaient retirées de sa vie et rien ne le connaissait plus, ne le concernait plus. Tout l’invitait à partir.

Un matin, sœur Saint-Hilaire, dont le visage offrait toujours entre les mêmes petites joues fripées la même petite bouche puérile, et qui semblait échapper injustement aux influences des mois et des saisons, se présenta dans la chambre de Simon et lui dit qu’il était attendu par le docteur.

Le cabinet du docteur Marchat était lui aussi l’un de ces lieux qui ne changent pas. Simon y pénétra avec l’aisance un peu morne d’un habitué et avec une indifférence accrue à tout ce qui concernait son sort.

Il était assez résigné à ce que Marchat allait probablement lui dire : que l’ébranlement de ces dernières semaines avait compromis sa convalescence et que tout était remis en question. Assis sur le tabouret à pivot, il avait l’impression, tandis que les doigts du médecin tapotaient sa poitrine, que celui-ci scrutait ses pensées et notait une à une les passions nuisibles à sa santé, les excès, les douleurs de son amour. Mais quand son juge, après l’avoir fait pivoter, l’eut de nouveau ramené à sa position primitive et eut posé sur lui le regard de ses yeux indéfinissables, Simon comprit qu’il s’était trompé, car ce fut seulement pour lui dire, à sa grande surprise, que ses poumons étaient parfaitement silencieux. Puis il se leva et alla se placer devant le pupitre lumineux où était posée une image prise quelques jours plus tôt – une de ces images transparentes où se lisent à peu près pour chaque malade ses chances de vie et de mort… Depuis le jour où un geste un peu vif du docteur lui avait appris que ce pupitre était un endroit sacré, une espèce d’autel où le prêtre officiait seul, Simon avait coutume d’attendre le verdict, humblement assis sur son tabouret. Mais ce jour-là, à peine le docteur eut-il jeté un regard sur les radios qu’il laissa tomber tout à coup ce mot étonnant : « Venez… » Il y avait là deux images juxtaposées : la plus récente et la plus ancienne. Le docteur avait l’air justement satisfait d’un homme qui avait conscience d’avoir ajouté une victoire à toutes celles qui faisaient déjà la réputation de son établissement.

— Tout est net, dit-il. » Et il ajouta avec un sourire plein de charme : « Vous avez toutes les chances… »

C’était bien en vain que Simon s’effrayait de la science du docteur Marchat : elle était seulement médicale. Le docteur avait toujours cette méconnaissance intime des êtres qui assurait à ses jugements médicaux un maximum d’indépendance et de sérénité. Le jeune homme revit l’image brouillée qui lui avait fait si peur le premier jour : mais c’était comme une bête qu’on a apprivoisée, ou un cauchemar ancien dont toutes les ficelles sont connues ; il la regardait maintenant avec complaisance. À côté, l’autre image ressemblait à un tableau sur lequel on aurait passé une éponge. Simon eut peur de cette page d’avenir si nette, si franche qu’il allait avoir à remplir. Il avait depuis longtemps cessé de compter avec l’avenir : il eut un mouvement de véritable effroi. Jérôme le lui avait bien dit, qu’il était effrayant de guérir !… Mais le docteur lui toucha l’épaule.

— En somme, vous êtes dans les meilleures conditions pour partir…

Ce disant, il poussait tout doucement Simon vers la porte, avec toujours le même sourire engageant d’où n’était pas absente une certaine nuance de protection. Simon se retira comme un somnambule.

Partir !… Ce mot était déjà un peu moins terrible. Il y avait eu un temps où il n’aurait pu accepter ce verdict sans trembler : Jérôme, Pondorge, d’autres encore – tous ces visages qui rentraient dans une sorte d’anonymat mais dont il aimait rencontrer les yeux se fussent dressés devant lui ; ils auraient tous été présents à ses côtés pour le retenir. Il aurait presque eu peur d’avoir à s’avancer dans la vie sans ces hommes-là. Il se fût peut-être même, au dernier moment, qui sait ? – reproché son départ comme une infidélité, une désertion… Mais à présent, ce n’était plus en restant au Crêt d’Armenaz, c’était en le quittant que Simon pouvait le mieux satisfaire à ces fidélités profondes qui s’étaient enracinées en lui. Aussi bien, partir n’était-il même plus un choix… C’était étrange, cela encore. C’était comme si une main l’avait pris par l’épaule, l’avait poussé. Il se sentait chassé du Crêt d’Armenaz aussi violemment, aussi impitoyablement qu’il y avait été conduit…

Et, en effet, les hommes ne lui étaient pas restés plus que la terre. Déjà il avait vu partir Pondorge et mourir Massube. Beaucoup d’autres avaient imité le premier, quelques-uns le second. La plupart des visages qu’il croisait maintenant lui étaient aussi inconnus, aussi étrangers qu’au premier jour. Simon comprenait combien il était facile de se faire oublier. Il se souvenait des paroles d’un vieux poète qui compare les générations des hommes à celles des feuilles. C’était encore bien plus vrai ici que partout ailleurs : les hommes s’en allaient d’ici en même temps que les saisons. La même tempête avait emmené, côte à côte, à la même heure, dans le même autocar bleu aux surfaces luisantes, avec ce goût des bonnes manières et des propos décents qui était si fort en tous deux, salués par ces manifestations bruyantes et ces déchaînements de sympathie qu’ils avaient toujours condamnés, le commandant Lombardeau et « Monsieur » Lablache… Avec eux disparaissaient les plus dignes tenants de la société organisée, où ils allaient bientôt pouvoir assumer de nouveau un rôle si beau et si nécessaire – cependant que dans la prairie où chaque herbe, où chaque ombre avait repris sa place, le sapin sous lequel ils avaient présidé, durant tout l’été, un cercle si sympathique, multipliait encore, au rythme d’un vent printanier, ses gestes vains d’adieux.

XV

Quelqu’un cependant était resté : c’était Jérôme.

Jérôme était resté le même, calme, volontairement effacé. Jérôme était de ceux qui restent. Il était de ceux qui ne meurent ni ne s’en vont. À lui seul, il retenait encore Simon au bord de la route inclinée qui redescendait vers le monde. Il le retenait non par ses paroles mais par ses silences, car ses paroles lui disaient de partir mais ses silences étaient pleins de mystères qui l’enchaînaient. Ses silences étaient faits de tout ce qui n’avait pu être dit au cours de cette matinée où ils étaient allés ensemble jusqu’à Blanc-Praz. Ils étaient faits de tout ce qui demeure derrière les mots.

Simon ne cessait de se reporter au souvenir de cette montée matinale vers les champs glacés de Blanc-Praz ; il revoyait toujours le sapin solitaire, le chalet enseveli, les ombres noires penchées en travers de la route blanche, la route éclatante de lumière. Il revoyait Jérôme tout près de lui, surveillant le paysage qui naissait de chacun de leurs pas, étincelant et net, à droite de la route. Étonnant Jérôme ! Qu’avait-il dit de ces ombres ? N’avait-il pas dit qu’elles étaient des signes ? Ou était-ce lui, Simon, qui avait prononcé ce mot ? Quelqu’un l’avait-il réellement prononcé ?… Jérôme avait toujours prononcé en sa présence des mots singuliers. Et ces mots qui avaient l’air détachés de tout, qui étaient restés si longtemps dans sa mémoire comme des îlots brillants au milieu d’une mer exotique, Simon s’apercevait maintenant qu’ils formaient une chaîne incontestable dont les anneaux se rejoignaient partout et se resserraient de plus en plus autour de lui. Peut-être que rien d’aussi lumineux n’avait jamais été dit par personne, rien d’aussi cohérent, d’aussi limpide que les mots hésitants prononcés par ce garçon timide qui, le plus souvent, avait tant de mal à finir ses phrases.

Simon aimait la simplicité avec laquelle Jérôme lui parlait du malheur. C’était la simplicité même avec laquelle Ariane parlait autrefois de la mort. Il était bon que cette qualité-là ne fût pas perdue ; il était bon de la retrouver justement dans Jérôme. Simon recommençait à comprendre qu’Ariane n’était pas tout à fait morte, qu’il y avait des endroits, des mémoires où elle était restée, des consciences où elle revivrait peu à peu. Qui sait ? Peut-être cette résurrection n’était-elle encore qu’à son début ? Peut-être que parmi ceux qui l’avaient le moins connue et qui depuis longtemps avaient quitté le Crêt d’Armenaz, beaucoup avaient emporté d’elle une image suffisante pour entretenir en eux un peu de sa vie ? Et peut-être qu’ainsi Ariane était plus vivante que jamais… Simon pensait quelquefois à Lahoue, il pensait à Massube… Ce qu’Ariane était devenue chez les morts, on ne le savait pas, mais il était sûr de la retrouver chez les vivants, en Jérôme, en lui-même. Maintenant qu’elle n’était plus visible, qu’elle était morte, Ariane allait pouvoir vivre et grandir en chacun de ceux qui avaient su l’aimer ; ses vertus n’étaient point perdues ; ses moindres gestes étaient encore en eux, avec leur grâce déchirante, chaque fois qu’ils faisaient un mouvement ; et elle irait ainsi s’accomplissant peu à peu à travers le monde. Car derrière Jérôme, Simon voyait remonter peu à peu la foule indistincte de tous ceux qui, dans les premiers temps, lui avaient parlé d’elle et qui avaient eu pour elle une sorte de dévotion obscure ; l’image collective du début, cette image qu’il avait peu à peu éliminée au profit d’une image toute personnelle, recommençait à prendre un sens, une valeur, et il comprenait une fois de plus que rien dans la vie humaine ne reçoit de forme ni de place définitive. Cette mort si difficile à justifier de prime abord n’était pas faite pour déconcerter les vivants, mais pour les nourrir. Ariane morte n’existait pas moins, n’agissait pas autrement sur eux qu’Ariane absente. Elle les forçait toujours à avancer, seuls, mais incontestablement, au cœur de l’incommunicable… Car il fallait bien supposer qu’une image si vivante et si capable, malgré la mort, d’exercer un pareil pouvoir, possédait en quelque lieu caché une réalité plus humaine. Et qu’était-ce que la foi, au fond, si ce n’était cette confiance, cette assurance, maintenue à travers le doute, à travers l’absence et la mort des êtres, de retrouver un jour ce qu’on avait momentanément perdu – une manière de suppléer aux éclipses, aux fléchissements de l’amour, aux insuffisances de la raison, à la nuit des sens : la possession même de l’invisible…

 

Le jour qui précéda son départ, Simon sortit une dernière fois avec Jérôme ; ils firent ensemble le tour du Crêt d’Armenaz, traversèrent la prairie et ne s’arrêtèrent que sous les arceaux des hêtres qui marquaient la naissance de la route des Hauts-Praz.

— Tu vois, dit tout à coup Jérôme après un long silence, à présent nous sommes arrivés au même point…

Simon ne sut pas tout d’abord ce qu’il voulait dire. Mais il se rappela ce que Jérôme lui avait confié le matin de la promenade à Blanc-Praz et pensa qu’en prenant le parti qu’il avait si bien défini ce jour-là comme étant celui de l’« esprit » et de l’« absence », Jérôme s’était attribué la meilleure part. Désormais, oui, tous deux étaient bien arrivés au même point : mais Simon admira que l’amour de Jérôme se fût rangé du premier coup là où il fallait, à la place qui était maintenant assignée au sien, comme si son ami avait pris de loin la mesure des événements. Et comme le souvenir le pénétrait soudain du temps où Ariane lui parlait si ingénument du « petit jardin », il répondit, les yeux mouillés de larmes :

— C’est vrai, on ne garde pas ce qui est si beau… Je n’ai jamais cru que je garderais Ariane… Au fond…

— Quoi donc ?

— Il suffit qu’elle ait existé !

— C’est ce que je pense. Peut-être même eût-il suffi de croire que son existence était possible.

— Il aurait fallu du génie.

— Pourquoi pas ? L’amour n’est pas autre chose. Ce n’est pas une affaire de circonstance : c’est une faculté de vision, de découverte, poussée très haut, poussée jusqu’au génie…

Ils s’étaient arrêtés sous les hêtres, devant le petit bois au-delà duquel le chemin des Hauts-Praz s’élevait doucement. C’était de ce même bois que Simon avait vu surgir Ariane, un jour d’été, alors qu’il ne la connaissait pas encore. Le jeune homme pensa que Jérôme était le seul être ici qui connût son histoire : c’était un lien terriblement dur à briser… Mais au moment où il appréhendait cette dernière rupture, on entendit au loin, venant de la Maison, le grelottement familier de la sonnerie qui retentissait sans égard pour les êtres qu’elle séparait ni pour les propos auxquels elle mettait fin. Alors Simon, songeant à la main qui la déclenchait, se dit avec résignation que sœur Saint-Hilaire était après tout une autre figure de l’éternité en ce monde. « Dans dix ans, pensa-t-il, à cette même heure, si je me trouve dans cette prairie, la même sonnerie retentira à mes oreilles, et ce sera comme si ces dix années étaient tout à coup abolies, et je me retrouverai le même à la face de Dieu… »

— C’est l’heure, dit Jérôme… Nous allons être en retard…

Simon fut touché, cette fois plus encore que toutes les autres, par ce respect de la discipline qui vivait toujours si étrangement chez son ami et qui intervenait jusque dans leur dernière entrevue.

Il remonta avec Jérôme jusqu’au haut de la prairie ; puis, arrivés au niveau de la Maison, là où s’amorçait le sentier du Mont-Cabut, ils se séparèrent comme s’ils devaient se revoir dans une heure.

 

La matinée du lendemain fut une des plus belles que Simon eût jamais vues se lever derrière les cimes éclatantes du Grand-Massif.

Il y eut un premier rayon qui, après avoir été se perdre dans les hauteurs du ciel, vint se jeter sur la haute barrière crénelée d’Armenaz, où l’on vit s’abaisser lentement sa ligne nette et tranchante qui imposait à l’ombre un recul progressif. Puis le soleil lui-même, roulant sur le bord d’un glacier, apparut à la naissance du ciel. Simon le vit colorer de ses multiples faisceaux le fronton brun et crevassé qui dominait Orcières, s’attardant à en sculpter les pierres et tirant de leur sommeil, une à une, les mystérieuses figures dont la nuit avait absorbé l’existence. Puis il descendit se poser sur la cime des arbres, puis sur la prairie tout entière… Mais Simon n’avait plus besoin de ce spectacle dont il avait suivi, pendant plus de trois cents jours, les scènes successives. Sans attendre que la lumière fût venue, comme tant de fois au temps de son premier bonheur, faire vibrer la pointe de chaque herbe et s’étaler sur le sol en glorieuses traînées, il avait traversé la prairie encore humide et gravissait le chemin des Hauts-Praz où ses pieds soulevaient une poudre d’or.

Il pénétra sous les hêtres, passa dans la forêt, franchit le tournant et, aussitôt, le bruit du torrent vint le frapper. Celui-là aussi restait fidèle. Simon le vit, du haut du petit pont, écumer sous lui, gonflé de toutes les eaux du printemps, et se frayer un chemin parmi les rochers qu’il léchait de sa bave étincelante et froide. Un courant glacé passa sur ses épaules. Il revit, l’espace d’un éclair, l’image d’une chevelure éparse au-dessus de cet écoulement infini… Il s’aperçut alors que, de nouveau, il pouvait penser à Ariane. Sa mort semblait parfaire le monde. Il pouvait croire qu’elle s’était fondue dans la terre. Elle était devenue essence. Son doux corps nourrissait les arbres que le printemps allait faire fleurir. Il comprenait soudain qu’elle avait été désignée de tout temps pour cette mort violente et précoce, et cela, par l’excès même de son amour. Il ne pouvait plus se révolter. Ce n’était pas un hasard si elle l’avait quitté au faîte même du bonheur, comme un feu allumé sur la montagne pour un signal et qui, le message transmis, peut s’éteindre. Il y a des feux qui ne sont pas pour la chaleur. Il y a des feux qui sont faits, non pour qu’on s’arrête auprès d’eux, mais pour qu’on marche et pour qu’on les dépasse. Après avoir cessé, pendant quelque temps, de croire qu’Ariane était un mythe, Simon la voyait brusquement reprendre sa place dans un monde surnaturel.

Était-ce donc cela que le destin avait voulu lui dire ? Qu’il devait aller plus loin, ne pas s’arrêter ?… Alors il faisait bien de quitter la montagne d’Armenaz : ce lieu avait épuisé pour lui sa vertu : cette vertu, il aurait à la faire revivre ailleurs. Le bonheur qu’il avait trouvé au Crêt d’Armenaz était de ceux dont il n’est peut-être pas permis de jouir trop longtemps à la même place. Et, en effet, ce lieu n’était pas fait pour la jouissance, mais pour la guérison. L’aveugle-né à qui l’eau miraculeuse a donné la vue n’a pas à rester toute sa vie penché sur le bord de la fontaine : qu’il s’en retourne dans son pays et qu’il regarde le monde avec les yeux de quelqu’un qui voit !

Simon arriva devant l’arbre, embrassa d’un regard fervent son être déployé. Il retrouvait toujours en lui la même affirmation exaltante et incontestable. Cet arbre possédait tout à la fois, il réunissait dans son être les courants et les sources les plus contraires et en formait un mélange éblouissant de clarté… Et, en effet, il était maintenant tourné vers la lumière, prêt à la recevoir, paré de petites feuilles toutes neuves dont la jeunesse déjà tapageuse se propageait de branche en branche, dans un étourdissant cliquetis de cris d’oiseaux. Voici donc qu’il s’était refait, lui aussi, qu’il avait changé d’âme ; voici qu’aboutissait le lent travail invisible de l’hiver ! Et maintenant, le temps était venu où il faudrait l’aimer, lui aussi, comme un signe !

Le jeune homme contemplait en silence cet être fort et beau dont la vie harmonieuse s’épanouissait au-dessous de lui et qui, tout en restant rivé à la terre, empoignait le ciel d’une prise irrésistible… Ses plus hautes branches s’étaient mises à flamboyer mystérieusement dans l’air et l’arbre répondait par un frémissement unanime à ce premier attouchement du soleil. On eût dit que d’un seul coup le printemps l’avait envahi.

Simon s’approcha de lui, le toucha de ses mains, puis descendit la route sans se retourner.

 

Quelques heures plus tard, le jeune homme reprenait en sens inverse la longue route sinueuse qu’il avait parcourue près d’un an auparavant et qui, abandonnant les hauteurs, laissant derrière elle la nudité de l’air et du sol, la pureté de l’espace et des songes, dominée par les sévères murailles de granit d’entre lesquelles elle semblait sortir, descendait, de plateau en plateau, d’étage en étage, jusqu’à la vallée à fond plat, sillonnée de voitures et de chemins de fer. Simon avait suivi deux fois en un an cette même route : une fois pour la monter, une fois pour la descendre. Dans l’intervalle, aucun visage, aucune parole, aucun bruit ne lui étaient venus d’en bas. Mais aussi complet que pût être l’oubli du monde où il allait rentrer, il ne pouvait égaler le sien à l’égard du monde. Ces trois cents jours passés sur la montagne d’Armenaz avaient plus fait pour l’éloigner de ce monde que dix ans d’une autre vie. Il allait revenir parmi des gens qui ne savaient rien du Crêt d’Armenaz, de ses habitants, de sa prairie – des gens pour qui certaines idées, certaines valeurs ne comptaient pas, ne compteraient peut-être jamais : des « bien portants », pour tout dire. Il s’apercevait avec évidence, maintenant qu’il s’en allait, que si la maladie qu’on soignait au Crêt d’Armenaz était bien celle qui l’y avait amené, celle dont on guérissait était tout autre. Et sans doute les gens des villes allaient-ils nier ce miracle, sans doute un tel langage le ferait-il, auprès d’eux, passer pour fou. Il allait retourner parmi ce peuple d’hommes qui, n’ayant à aucun degré la conscience de leurs maladies véritables, ne retiennent des réalités que les seules choses visibles ou chiffrables, prennent pour sérieuse une activité souvent machinale ou puérile et qui, emportés dans l’épais tourbillon de la vie, prisonniers de leur agitation, esclaves du quotidien et de l’utile, nécessairement asservis à l’argent, n’ont pas encore eu le temps de soupçonner l’existence, en bordure du monde, de ce monde étonnant qui s’ouvre à ceux-là seuls qui savent se tenir immobiles. Combien d’eux auraient eu besoin que quelqu’un vînt un jour les prendre par le bras et les menât se tremper dans les eaux de Siloé ! À cette pensée, Simon sentait son cœur s’ouvrir à l’amour des hommes, à ces multitudes d’inconnus courbés sur des tâches inhumaines et qui étaient ses frères. Il ne pouvait plus penser à eux sans qu’une anxiété l’étreignît : à peine avait-il fait un pas hors de la solitude que déjà ils venaient l’assiéger en foule. C’était pour eux qu’il faudrait travailler maintenant, pour tous ces hommes qui, le soir venu, leur besogne achevée, auraient peut-être su, aussi bien que lui, se réjouir à la vue d’un arbre, mais qui n’avaient jamais trouvé dans leur vie le temps de ce regard et qui – chose bien plus atroce – n’en avaient peut-être même plus le désir, parce qu’on leur avait faussé la vue et qu’ils ne savaient plus voir… Mais ce n’était sans doute pas ceux-là qui seraient les plus difficiles à convertir. Il y avait quelque chose de plus redoutable : cette cuirasse de satisfaction, de certitude, de critique dont s’entouraient quelques-uns, cette intelligence où ils étaient retranchés ! Hélas ! peut-être le premier tournant de la première rue où Simon s’engagerait allait-il lui livrer la face lugubre et les petits yeux froids d’Elster !… Simon eut envie de rire à cette idée. Mais peut-être après tout que cela était bien. Comme il était bien que la « maison Delambre », qui était devenue « Delambre et Fils » par l’adhésion complète de Julien aux visées paternelles, connût un surcroît de prospérité et fût en train de fonder un nouveau comptoir en province. Comme il était bien qu’une grande plaque de verre aux lettres dorées sur fond noir eût remplacé, à la porte du magasin, l’ancien écriteau d’émail… Comme il était bien que Minnie fût oubliée, et peut-être même qu’Ariane fût morte…

Mais y avait-il bien une place pour lui dans ce monde où il prétendait redescendre, parmi ces hommes aux yeux baissés, aux mains dures ? Ce qu’il voulait faire, ou plutôt ce qu’il voulait être – car cela seul au fond avait un sens – cela était inscrit au plus profond de lui-même. S’il fallait s’insérer dans un cadre, entrer dans un moule étranger, c’était une question qu’une année de séjour au Crêt d’Armenaz avait remise à sa juste place : ce n’était plus là le vrai but. Simon songeait aux jeunes hommes qu’il avait connus ; déjà ils étaient loin de lui, ils avaient des « situations », des « places », ou étaient en chemin pour en avoir. Qu’ils eussent trouvé leur emploi, c’était bien. Mais sans doute en éprouvaient-ils de la vanité, et cela était risible. Simon redescendait du Crêt d’Armenaz avec une certitude nouvelle : c’est que tous les métiers s’équivalent, ainsi que Pondorge l’avait dit, c’est qu’ils ont tous une égale dignité, c’est que l’homme compte par ce qu’il est en dehors de ses « attributions ». De ce point de vue, les ambitions de la plupart des hommes lui semblaient être des ambitions d’infirmes, de même que les motifs d’où ils prétendent ordinairement tirer gloire. Déjà Brukers, Chartier s’élevaient l’un vers la science, l’autre vers les honneurs : Simon n’éprouvait à leur égard nulle espèce d’envie. Il se sentait à la merci des pressions familiales. Son père lui avait dit : « J’ai besoin de toi » – et il répondait : « Me voici ». Aussi bien la première chose à faire était-elle de le contenter, lui, son père, de lui apporter d’abord un peu de cet amour qui réchauffe et stimule la vie. Qui donc lui avait enseigné le prix de cet amour-là ? Il l’ignorait. Mais il ne pouvait plus penser aux siens sans un gonflement de cœur. Il se sentait enfin de la même chair qu’eux et du même sang. Comme il l’avait dit à Jérôme, il découvrait qu’il était un fils pour quelqu’un… C’était sur la voie presque neuve de cet amour, sur ce pont étroit et encore fragile qu’il allait faire son premier pas vers le monde. Il accueillait avec une joie profonde l’acquisition de ce sentiment nouveau, ce dernier gain, le plus inattendu.

Mais il savait surtout qu’à présent, quoi qu’il fît, il était le fils, le descendant des générations d’Armenaz. Quoi qu’il pût advenir, il savait qu’il existait quelque part une garantie contre les déceptions inévitables de ce retour à la condition humaine. Le monde aurait beau l’accabler, il y avait eu dans sa vie cet éclair, cette immense illumination de son ciel, cette prodigieuse aurore sur laquelle il saurait toujours se guider. Il y avait cette image inoubliable et cette inoubliable clarté d’amour. Il y avait donc tout cela, et il y avait un lieu où tout cela était conservé, il y avait une terre où il lui suffirait de poser le pied s’il le fallait, un jour, pour que toute force lui fût rendue – cette terre qui gardait épars dans son corps l’adorable corps d’Ariane. Simon pensait de plus en plus que des choses capables d’inspirer un si profond amour devaient posséder quelque part une source de vie qui les gardait de périr.

Aussi n’essaya-t-il pas de résister à l’émotion qui le secoua lorsque, vers la fin de l’après-midi, un peu avant le coucher du soleil, dans un bref sifflement qui n’eut pas le temps de se convertir en un cri de détresse, le train qui l’emportait se mit en route : il savait que sa tristesse était sans gravité, qu’elle n’avait point de racines en lui, qu’elle ne tenait pas à autre chose qu’à l’ébranlement de ce départ. Les murs de la petite gare une fois dépassés, lorsque le versant qui portait, au pied d’une muraille gigantesque, les constructions minuscules et déjà invisibles du Crêt d’Armenaz, lui apparut dans un dernier coup d’œil, avec ses étages de verdure au bas desquels une rangée de cerisiers précoces répandait une traînée de blanches fusées, il n’éprouva aucun désespoir : car il sentait que de ce lieu où il était arrivé en pleurant, il ne s’en allait pas seul.

Le train tourna. Simon, derrière la vitre sale, vit basculer la muraille de granit, avec sa forêt pareille à un bloc d’ombre, aplatie contre le ciel.

Puis tout disparut d’un seul coup.

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Janvier 2017

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