William Godwin

CALEB WILLIAMS

ou

Les choses comme elles sont

Things as They Are, or The Adventures of Caleb Williams

1797
Traduit de l’anglais par Amédée Pichot

NOTICE SUR WILLIAM GODWIN ET SES OUVRAGES

Dans un de ses derniers écrits, William Godwin nous a donné quelques détails sur sa vie et ses ouvrages : cet écrivain si passionné, aimant en philosophie le paradoxe, en politique les théories hardies, en histoire les révolutions, et dans les romans les sentiments exaltés, ou ce qu’il appelle lui-même les tempêtes de l’âme ; l’auteur de la Justice politique, de l’Histoire de la République d’Angleterre, de Caleb Williams et de Saint-Léon, nous apprend qu’il fut toujours un esprit volontiers contemplatif, un travailleur patient, très-peu jaloux de se mêler au mouvement et à l’action, ou de courir après les grandes aventures. Sa biographie ne saurait avoir cet intérêt romanesque qui s’attache à Jean-Jacques Rousseau, à Byron et aux autres prosateurs ou poëtes auxquels la critique l’a quelquefois comparé. Nous devons donc nous contenter de placer en tête du principal roman de Godwin, quelques détails plus bibliographiques que biographiques.

William Godwin naquit le 3 mars 1756 à Wisbeach, dans le comté de Cambridge. Fils et petit-fils d’un ministre dissident, enfant remarquable, nous dit-il, par sa docilité et son goût pour l’instruction, on put facilement le décider à se destiner, comme son grand-père et son père, aux fonctions ecclésiastiques. Il dirigea pendant cinq ans un petit troupeau d’unitaires, prêcha exactement et publia même un volume de sermons ; mais, au bout de ce terme, soit qu’il fût déjà dégoûté de sa paisible existence de pasteur, soit qu’un voyage qu’il fit à Londres imprimât tout à coup un autre cours à ses idées, il laissa là ses ouailles et préféra vivre obscurément de sa plume dans la capitale. C’était en 1783, il était pauvre : il ne nous dit pas quels furent les écrits qui lui procurèrent de quoi vivre ; mais ils le recommandèrent sans doute aux hommes politiques de l’opposition, car il fréquenta Fox et Sheridan, se lia avec Hardy, Horne Tooke, Holcroft et Thelwal ; et, quand la crise de 1789 éclata en Europe, l’ex-pasteur unitaire fut un de ces publicistes qui saluèrent avec enthousiasme la Révolution française.

Son ouvrage sur la Justice politique, publié en 1793, se ressent de ses opinions démocratiques. Cet ouvrage fit du bruit et provoqua une vive polémique. Quelques amis de l’auteur, surtout les quatre derniers que nous venons de nommer, étaient encore plus exaltés que lui ; ils se compromirent au point d’être cités en justice : procès fameux dans les annales du barreau anglais. Godwin faillit être prévenu de conspiration avec ses amis ; mais cela ne lui ôta pas le courage de les défendre par un pamphlet qui eut une immense publicité. Grâce à ce plaidoyer éloquent, il put même s’attribuer en partie le verdict de leur acquittement.

Les opinions politiques de Godwin se retrouvent dans l’ouvrage qu’il fit succéder à la Justice politique : il est très-probable que l’idée première de Caleb Williams était une satire des institutions anglaises ; il en reste bien quelque chose encore ; mais, dans la chaleur de la composition, Godwin se laissa volontiers aller à développer la partie purement romanesque de son sujet, et nous n’avons qu’à nous en féliciter, car il en est résulté un beau roman philosophique plutôt qu’une œuvre d’opposition partiale, un de ces ouvrages qui se placent dans la littérature à côté des plus originales créations du génie. Godwin consacra une année entière à cette composition. Son libraire, M. Robinson, s’était engagé à le nourrir et à lui faire une avance mensuelle jusqu’à l’achèvement du dernier volume. Il attendit le manuscrit avec une généreuse patience dont il fut bien récompensé par le succès. Peut-être, sans le désir qu’avait l’auteur de s’acquitter avec l’éditeur, Caleb n’eût pas vu le jour ; car, Godwin ayant montré une partie de son travail à un ami, celui-ci lui conseilla franchement de le jeter au feu, de peur que le public n’en fît justice.

« Ce sera, lui déclara-t-il, le tombeau de votre réputation littéraire. »

Godwin fut pendant quelques jours fort embarrassé, tant un pareil avis, de quelque part qu’il vienne, décourage facilement un pauvre auteur, et Godwin n’avait pas de ces vanités imperturbables qui n’ont foi qu’en elles-mêmes ; mais enfin il reprit confiance, et le public donna tort à son critique.

Godwin nous a révélé que, pour se monter l’imagination, il lisait dans les intervalles de sa composition quelque histoire sombre, tantôt la Vie des pirates et flibustiers, tantôt ces annales du crime connues en Angleterre sous le titre de Calendrier de Newgate, ou tout autre ouvrage bien terrible et bien lamentable. Parmi tous ces livres, il ajoute que celui qui lui fit le plus d’impression contenait les Aventures de mademoiselle de Saint-Phal, protestante française, qui, à l’époque de la Saint-Barthélemy, parcourut la France en se déguisant avec soin, et qui, à travers mille périls, échappa à ses persécuteurs. C’est faire remonter à une source toute française les aventures de Caleb Williams, d’autant plus que Godwin prétend encore que, dans son admiration pour un conte de Perrault, qu’il regardait comme un modèle du genre terrible, il s’était proposé de calquer son Falkland sur Barbe-Bleue. « Falkland, dit-il, était mon Barbe-Bleue, qui, ayant commis des crimes atroces, vit dans la crainte perpétuelle d’être dénoncé à la vengeance des hommes. Caleb Williams était sa femme ; Caleb, en effet, en dépit de ses avertissements réitérés, persiste à vouloir découvrir le secret défendu, et, après avoir réussi, tente en vain d’échapper aux conséquences de sa fatale curiosité ; semblable à la femme de Barbe-Bleue, qui s’efforce de laver la clef de la chambre sanglante et n’a pas plus tôt fait disparaître la tache de sang qu’elle la voit reparaître avec une effrayante obstination. »

Voilà, certes, une humble origine pour cette grande conception de Falkland, qui n’en est pas moins un caractère digne de la haute tragédie. Nous ne sommes, hélas ! que trop accoutumés depuis quelque temps aux effets du procédé contraire : que de nobles sujets de tragédie et de roman, qui dégénèrent en mélodrames ou en contes surannés ! – soit dit sans faire le moindre tort à Barbe-Bleue, que nous n’estimons pas moins que ne l’estimait Godwin.

De 1794 à 1797 L’auteur de Caleb Williams publia une suite d’Essais politiques (the Enquirer), tendant à développer les principes de son premier ouvrage. Sa réputation de publiciste marcha donc de pair avec sa réputation de romancier. Ce fut la première qui le recommanda surtout à une femme célèbre qui défendait courageusement les droits de son sexe par une polémique sérieuse, Mary Wollstonecraft, mâle génie qui n’était pas sans quelque analogie de caractère avec madame de Staël et une seconde Corinne non moins éloquente et plus hardie dans ses théories que la première. Mary Wollstonecraft avait le légitime orgueil de se croire supérieure à beaucoup d’écrivains de l’autre sexe. Mais elle s’humilia devant l’ardent et amoureux Godwin, qui l’épousa.

Ce mariage fut naturellement un événement littéraire ; Godwin ne fut pas peu glorieux de l’avoir emporté sur de nombreux rivaux, les uns riches, les autres très-haut placés dans le monde intellectuel ; il fut plus glorieux encore de rendre sa femme mère : il a assez vécu pour voir sa fille épouse d’un grand poëte et digne de porter son nom aussi bien que celui de Godwin. Malheureusement Mrs. Godwin ne survécut pas à la naissance de celle qui devait être Mrs. Shelley.

Godwin éprouvait le besoin de consacrer littérairement le souvenir des neuf mois de bonheur domestique qu’il avait dus à une femme aimée et admirée. Il composa son roman de Saint-Léon, dont l’héroïne a presque tous les attributs de Mary Wollstonecraft. Inférieur à Caleb Williams, parce que la fable en est moins naturelle, Saint-Léon eut tout autant de succès, et son influence en littérature a peut-être été plus grande ; car il a fait vraiment école : Brockden Brown en Amérique, Maturin en Irlande, se sont inspirés du merveilleux de Saint-Léon, sans parler d’une imitation plus récente de Harrison Ainsworth et de quelques compositions analogues de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne et de la France, où nous retrouvons un reflet direct ou indirect de la fiction de Godwin, soit que le principal personnage ait bu, comme Saint-Léon, l’élixir de longue vie, soit qu’il ait donné son âme au diable ou volé au juif errant son immortalité nomade.

En 1800 Godwin visita l’Irlande ; il s’y lia avec Curran, Grattan et les autres patriotes irlandais. – En 1801 il se remaria avec une veuve aimable et belle, qui le rendit père d’un fils en 1803. Ce fils est devenu aussi un romancier, et quelques-uns de ses romans ont eu le succès de ceux de son père. En 1803 Godwin publia une vie du poëte Chaucer, biographie qui prouve une grande érudition ; mais sous prétexte de peindre les mœurs du temps, le biographe sacrifie à des digressions pittoresques l’unité biographique. – En 1804 parut Fleetvood, roman inférieur aux deux premiers, quoiqu’on y reconnaisse encore la touche du maître. Après Fleetvood, ce ne fut qu’en 1817 que Mandeville rappela au public si oublieux que l’auteur de Caleb Williams écrivait encore.

Mandeville est un roman qui peut se placer à côté des meilleurs de Godwin ; mais depuis deux ans un nouveau magicien littéraire avait surpris le secret des continuels succès. Waverley et Guy Mannering étaient déjà publiés. Pendant vingt ans le grand inconnu devait laisser dans l’ombre miss Edgeworth, lady Morgan et Godwin lui-même. Néanmoins celui-ci n’aurait pu se plaindre de son heureux rival. C’était Constable, l’éditeur de Walter Scott, qui lui avait demandé Mandeville lors d’une excursion qu’il fit à Édimbourg, où l’auteur de Waverley l’accueillit en frère et parla de lui à son éditeur comme du premier romancier de l’époque.

Godwin jugea prudent, malgré ce compliment, de laisser l’arène libre au nouveau champion, et il revint à son talent de publiciste, en faisant paraître une Réfutation des doctrines de Malthus (1820) ; puis, pendant huit ans, il s’occupa d’une Histoire de la république d’Angleterre, publiée en 1824,1826,1827 et 1828. – Un dernier roman, Cloudesley, fit quelque sensation en 1830, et prouva que le feu sacré n’était pas éteint dans l’imagination de l’auteur de Caleb Williams, plus que septuagénaire. Il s’occupa aussi d’une édition complète de ses autres fictions, faisant précéder chaque volume d’une préface nouvelle. L’ouvrage d’autobiographie (Thoughts on man, his nature, productions and discoveries), que nous avons cité en commençant cette courte notice, fut une sorte de testament philosophique qui couronna la carrière de Godwin.

Il nous reste quelques mots à dire sur cette nouvelle traduction de Caleb Williams. Il y a une vingtaine d’années qu’un éditeur nous confia la révision d’une traduction déjà fort ancienne, où nous rétablîmes d’abord de nombreuses suppressions et entre autres le poétique épisode de l’histoire de Laura, cette fille de l’Italie auprès de laquelle Caleb espère avoir trouvé enfin l’obscurité et le bonheur dans un coin du pays de Galles. Mais quand nous voulûmes collationner avec le texte les autres parties du roman, nos corrections devenaient si nombreuses que nous préférions souvent traduire de nouveau. C’est ce travail que nous avons encore une fois refait avec un nouveau soin, de manière à pouvoir y mettre loyalement notre nom et réclamer l’humble mérite de publier une version complète et scrupuleusement exacte. Si cette fidélité littérale nous a permis de respecter la langue française trop souvent sacrifiée par les traducteurs, c’est que le style de Godwin est réellement facile à reproduire.

AMÉDÉE PICHOT

PREMIÈRE PRÉFACE DE L’AUTEUR

L’histoire suivante a un but plus général et plus important que le titre ne semble d’abord l’annoncer. La question agitée aujourd’hui dans le monde sur les CHOSES COMME ELLES SONT est la plus intéressante qu’on puisse proposer à l’esprit humain. Pendant qu’un parti réclame la réforme et les innovations, l’autre exalte la constitution existante de la société. Il m’a semblé que ce serait hâter la solution de cette question que de développer fidèlement dans ses effets pratiques cette constitution tant vantée. L’ouvrage offert aujourd’hui au public n’est point une abstraction ni un tableau idéal, mais une étude et une représentation exacte de ce qui se passe dans le monde moral. Ce n’est que depuis peu que la haute importance des principes politiques a été justement appréciée. Les philosophes reconnaissent enfin que l’esprit et le caractère du gouvernement se communiquent à tous les rangs de la société. Mais c’est là une vérité digne d’être enseignée aussi à ceux par qui les ouvrages de philosophie et de science ne sauraient jamais être compris. En conséquence, autant que pouvaient le permettre les accidents d’une seule vie, on s’est proposé, dans l’invention du livre suivant, d’embrasser une revue générale de toutes les formes de despotisme domestique par lesquelles l’homme devient le destructeur de l’homme. Si l’auteur a pu donner une utile leçon, sans rien ôter à l’intérêt qui est le point essentiel dans une composition de la nature de celle-ci, il croira pouvoir se féliciter d’avoir choisi ce cadre[1].

12 mai 1794.

AVERTISSEMENT PLACÉ EN TÊTE DE L’ÉDITION DE 1841

Ce roman fut publié pour la première fois en mai 1794, dans le même mois où éclata le complot sanguinaire contre la liberté anglaise, complot si heureusement terminé à la fin de la même année par l’acquittement des premières victimes qu’on avait désignées, Thomas Hardy, John Horne Tooke, Thomas Holcroft, etc. La terreur était à l’ordre du jour, et l’on craignait qu’un romancier ne pût être aussi dénoncé comme coupable de haute trahison. Tous les amis des vrais intérêts de l’humanité se féliciteront avec l’auteur des grands progrès qu’a faits depuis la cause de la liberté et de l’intelligence.

William Godwin

Avril 1841.

I

Ma vie est depuis plusieurs années un drame composé d’une succession de calamités. Je me suis vu en butte aux poursuites d’une tyrannie vigilante, et je n’ai pu lui échapper ; mes plus nobles espérances d’avenir ont été anéanties ; mon ennemi s’est montré inaccessible aux prières et infatigable dans la persécution. Il a immolé ma réputation et mon bonheur. Tous ceux qui ont connu mon histoire ont refusé de me secourir dans ma détresse et ont exécré mon nom. Je ne méritais pas ce traitement. J’en appelle au témoignage de ma conscience, quoique le monde repousse ma prétention de paraître innocent. Hélas ! il y a peu à espérer que j’échappe aux piéges qui m’environnent de toutes parts. Si j’ai été poussé à rédiger ces mémoires, ce n’est que par le désir de distraire mon esprit de ma situation déplorable, avec la timide pensée que la postérité pourra me rendre, en les lisant, la justice qui m’est déniée par mes contemporains. Dans mon histoire, du moins, on remarquera cette logique qui n’accompagne en général que la vérité.

Je suis né dans une des provinces éloignées de l’Angleterre, d’une famille pauvre et obscure. Mes parents, livrés aux travaux auxquels les paysans sont généralement destinés, ne pouvaient me donner de leur vivant qu’une éducation protégée contre les pièges ordinaires de la corruption, et après eux une honnête réputation pour héritage : héritage, hélas ! perdu depuis longtemps pour leur malheureux fils. On me fit apprendre, pour toute science, à lire et à écrire, avec les éléments de l’arithmétique ; mais j’avais l’esprit curieux, très-avide d’instruction, et je ne négligeai aucun des moyens que la conversation ou la lecture pouvaient me fournir pour acquérir des connaissances : aussi mes progrès allèrent-ils plus loin que ma situation ne semblait le permettre.

Quelques autres circonstances ne laissèrent pas dans la suite d’exercer leur influence sur l’histoire de ma vie. D’une taille un peu au-dessus de la moyenne, sans être en apparence d’une constitution athlétique, j’étais pourtant doué d’une vigueur et d’une agilité peu communes. J’avais les membres souples, et j’étais fait pour exceller dans tous les exercices de la jeunesse ; mais les habitudes de mon esprit ne me portaient guère à placer ma vanité dans ce genre de supériorité. La gaieté bruyante des jeunes galants du village ne m’inspirait que de l’aversion, et je préférai me faire remarquer à mon avantage en me montrant très-rarement à leurs amusements. Néanmoins mes méditations solitaires ne laissaient pas que de se ressentir de mes exercices. Je me plaisais à la lecture des tours d’adresse : rien ne m’intéressait autant que ces histoires dont les héros trouvaient dans leur force ou leur dextérité des moyens de surmonter tous les obstacles. Je m’appliquai surtout aux inventions mécaniques, et j’y donnai une grande partie de mon temps.

Le mobile qui peut-être plus que tout autre caractérisa ma vie entière fut la curiosité. C’est ce mobile qui fit de moi un esprit inventif et une sorte de savant par nature : j’étais désireux de remonter à la source de tout effet ou à la cause de tout résultat, et de me rendre compte de toutes les solutions imaginées pour les phénomènes de l’univers. De là encore mon amour invincible des livres romanesques. L’explication d’une aventure me faisait éprouver une anxiété presque égale à celle de l’homme dont le malheur ou le bonheur futur dépendait du dénouement. Je lisais, je dévorais ces sortes de récits. Ils prenaient possession de mon âme : leur influence se faisait ressentir souvent dans l’expression de mes traits et dans ma santé. Ma curiosité cependant n’était pas tout à fait vulgaire : les anecdotes et la médisance du village n’avaient aucun attrait pour moi. Mon imagination avait besoin d’être excitée, sinon ma curiosité s’éteignait bientôt.

La demeure de mes parents était située dans la seigneurie de Ferdinando Falkland, squire de province[2] extrêmement riche. L’intendant de ce gentilhomme, M. Collins, qui avait occasion de venir de temps en temps chez mon père, me distingua de fort bonne heure ; charmé des progrès qu’il me voyait faire, il parla à son maître de mon esprit et de mes dispositions naturelles dans les termes les plus favorables.

Dans l’été de l’année… M. Falkland, après une absence de plusieurs mois, vint visiter la terre qu’il possédait dans notre province. Ce fut là pour moi une date funeste ; j’avais alors dix-huit ans, mon père venait de mourir ; j’avais perdu ma mère quelques années avant. C’est dans cet état de délaissement que je reçus, à mon grand étonnement, un message de la part du squire pour me rendre au château le lendemain de la mort de mon père.

J’avais étudié dans les livres, mais il me manquait la connaissance pratique des hommes ; jamais je n’avais eu occasion de me présenter devant une personne d’un rang aussi élevé, et je ne pus me défendre, en cette circonstance, d’un peu d’embarras mêlé de crainte. Je trouvai dans M. Falkland un homme d’une petite taille, avec les formes les plus délicates. Au lieu de ces visages rudes et sans flexibilité que j’avais l’habitude de voir, c’était une physionomie où il n’y avait pas un muscle et pas un trait qui ne fussent comme l’expression d’une pensée significative. Ses manières étaient douces, affables, pleines de bonté : ses yeux étaient vifs ; mais il régnait dans son maintien une sorte de réserve et de dignité, je ne sais quoi de solennel que mon peu d’expérience me fit regarder comme une prérogative attachée à sa haute naissance, un moyen donné aux grands pour maintenir la distance qui les sépare de leurs inférieurs. Ses regards, qui souvent erraient douloureusement et avec inquiétude de tous côtés, décelaient l’agitation et la mélancolie de son âme.

Il m’était impossible de désirer une réception plus gracieuse et plus propre à m’encourager que celle que je reçus. M. Falkland me fit quelques questions sur mes études et sur les idées que je m’étais formées des hommes et des choses ; il écouta mes réponses avec condescendance et approbation. Son affabilité m’enhardit, je me sentis beaucoup plus sûr de moi, quoique je fusse encore gêné par la dignité qu’il conservait toujours dans son maintien, quelques grâces qu’il y mît d’ailleurs. Quand la curiosité de M. Falkland fut satisfaite, il m’apprit qu’il avait besoin d’un secrétaire ; que je lui paraissais avoir toutes les qualités propres pour être le sien, et que, si dans le changement d’état où je me trouvais par la mort de mon père, un pareil emploi pouvait me convenir, il me prendrait volontiers dans sa maison.

Cette proposition me flatta beaucoup, et ma reconnaissance éclata dans les expressions de ma réponse. Aidé de M. Collins, je disposai bien vite du peu de bien qu’avait laissé mon père. Il ne me restait plus dans le monde un seul parent dont je pusse réclamer la tendresse et les bons offices ; mais, bien loin de me sentir effrayé de cet abandon, je me livrais aux visions les plus brillantes sur le poste que j’allais occuper. J’étais loin de soupçonner que cette gaieté et cette douce insouciance dont j’avais joui jusqu’alors allaient bientôt me déserter pour jamais, et que le reste de mes jours était dévoué à des alternatives continuelles d’alarmes et de douleur.

Mon emploi était facile et agréable. Il consistait en partie à transcrire et à mettre en ordre quelques papiers, en partie à écrire, sous la dictée de mon maître, des lettres d’affaires ou quelques morceaux de littérature. Ceux-ci étaient pour la plupart des extraits analytiques de compositions de différents auteurs avec des réflexions et des idées nouvelles sur la matière qu’ils traitaient, et qui avaient pour objet ou de réfuter leurs erreurs, ou de pousser plus loin leurs découvertes. Tous ces essais portaient l’empreinte d’un esprit profond et élégant, riche en connaissances littéraires, doué d’une activité et d’une finesse de discernement peu communes.

Chargé des fonctions de bibliothécaire, aussi bien que de celles de secrétaire, je logeais dans la partie de la maison destinée aux livres. Là, mes moments auraient pu s’écouler dans la plus douce tranquillité, si ma nouvelle situation ne m’eût pas placé dans des circonstances totalement différentes de celles où j’étais naguère sous l’humble toit de mon père. La lecture et la méditation avaient de très-bonne heure absorbé toutes les facultés de mon esprit ; je n’avais eu que très-peu de commerce avec les hommes ; mais, dans ma résidence actuelle, mille motifs d’intérêt et de curiosité m’excitaient à étudier le caractère de mon maître, et je trouvais là un vaste champ pour mes conjectures et mes réflexions.

Il était impossible de mener une vie plus retirée et plus solitaire que la sienne. Les lieux de divertissement, les amusements ordinaires du monde n’avaient aucun attrait pour lui ; il évitait les lieux de réunion, et ne paraissait pas chercher un dédommagement de cette privation de la société dans les épanchements de l’amitié. Il semblait absolument étranger à tout ce qu’on nomme communément les plaisirs. À peine le voyait-on quelquefois sourire, et cette teinte de mélancolie qui annonçait les pensées douloureuses de son âme, ne l’abandonnait pas un seul instant. Cependant le fond de son caractère ne paraissait pas porté à une morosité misanthropique. Il était compatissant et rempli d’égards pour les autres, sans jamais, sortir toutefois de son maintien froid et réservé. Son extérieur et sa conduite étaient faits pour intéresser vivement tout le monde en sa faveur ; mais les démonstrations affectueuses qu’on aurait été tenté de lui faire, semblaient repoussées par l’air froid de son abord et son impénétrable réserve.

Tel était en général M. Falkland ; mais son humeur était extrêmement inégale. Cette disposition maladive, qui lui donnait en tout temps une habitude de sombre méditation, avait ses paroxysmes de violence. Quelquefois il était emporté, quinteux et tyrannique ; mais c’était moins l’effet d’un penchant à la dureté que du tourment intérieur de son âme ; et, dès que le moment de réflexion était venu, on voyait qu’il cherchait à ne faire tomber que sur lui seul tout le poids de son malheur. Quelquefois il n’était plus maître de lui-même et paraissait comme dans un état de démence. Il se frappait la tête, il fronçait les sourcils, ses traits devenaient convulsifs et il grinçait des dents. Quand il sentait l’approche de ces symptômes, il se levait brusquement ; quelle que fût l’affaire qui l’occupât, il l’abandonnait précipitamment et courait s’enfermer chez lui, où personne n’osait le troubler.

Il ne faut pas croire que tout ce que je viens de dire pût être remarqué par les personnes qui l’entouraient ; moi-même je ne l’ai appris que successivement, et après beaucoup de temps. Quant aux domestiques en général, ils voyaient très-peu leur maître. Excepté moi, à cause de la nature de mes fonctions, et M. Collins, son plus ancien serviteur et le plus considéré de tous, aucun d’eux n’approchait M. Falkland qu’à des heures fixes et pour très-peu de moments. Ils ne le connaissaient que par sa bienfaisance et son inflexible intégrité, principes qui semblaient régler toutes ses actions ; encore qu’ils se permissent quelquefois des conjectures sur ses singularités, ils ne le regardaient pas moins avec une sorte de vénération et comme un être d’un ordre supérieur.

Il y avait déjà trois mois que j’étais au service de mon protecteur, lorsqu’un jour je m’avisai d’entrer dans un cabinet séparé de la bibliothèque par une galerie étroite qu’éclairait une simple lucarne. Je n’imaginais pas qu’il y eût quelqu’un dans cet endroit, et je n’y allais que pour y placer quelque chose afin d’être sûr de le retrouver. En ouvrant la porte, j’entends au moment même un long gémissement qui était comme l’expression d’une angoisse intolérable. Le bruit de la porte parut alarmer la personne qui était dans la pièce ; je distinguai comme le son du couvercle d’un coffre qu’on baissait avec précipitation et d’une serrure qu’on fermait. Je présumai alors que M. Falkland était là, et je me hâtais de me retirer, lorsqu’une voix, qui me parut singulièrement terrible, s’écria : « Qui est là ? » c’était la voix de M. Falkland. Ce cri me glaça d’effroi : je voulus répondre, mais la parole me manqua, et, dans l’impuissance de parler, je m’avançai machinalement dans la pièce en dedans de la porte. M. Falkland ne faisait que de se lever de dessus le parquet où il avait été assis ou agenouillé ; son maintien portait toutes les marques de l’embarras et de la confusion. Toutefois un effort violent dissipa bientôt ces premiers symptômes, qui firent place à un visage étincelant de fureur. « Misérable, me dit-il, que venez-vous faire ici ? » Je balbutiai quelques mots d’excuse. « Traître ! s’écria M. Falkland en m’interrompant avec une impatience qu’il ne pouvait contenir, vous vous attachez à mes pas comme un espion. Je vous ferai cruellement repentir de votre insolence. Croyez-vous que je souffrirai impunément que vous veniez guetter ainsi toutes mes actions ? » Je cherchai à me défendre. « Va-t’en, démon d’enfer ! s’écria-t-il : sors d’ici, ou je vais t’écraser sous mes pieds. »

En parlant ainsi, il s’avança sur moi ; mais j’étais déjà assez effrayé, et je disparus bien vite. J’entendis la porte se refermer avec violence. Ainsi finit cette scène extraordinaire.

Le soir je revis M. Falkland : il me parut assez bien remis ; ses manières, qui étaient toujours affables, furent alors beaucoup plus attentives et plus caressantes ; on aurait dit qu’il avait sur le cœur quelque chose dont il voulait se débarrasser, mais qu’il manquait de paroles pour l’exprimer. Je le regardai avec un air mêlé d’inquiétude et d’affection. Il fit plusieurs efforts pour parler, mais sans succès ; il secoua la tête, et puis me mettant cinq guinées dans la main, il me la pressa d’une manière qui me révélait que son âme était agitée d’émotions contradictoires, mais qu’il m’était impossible alors d’interpréter. Presque aussitôt d’ailleurs je le vis se recueillir en lui-même et se retrancher dans sa réserve et sa solennité habituelles.

Je compris bien que le secret était une des choses qu’il attendait de moi : en effet, j’avais l’esprit trop disposé à méditer sur ce que j’avais vu et entendu pour aller indiscrètement le communiquer à d’autres. Toutefois il se trouva que ce soir même je soupai avec M. Collins, ce qui arrivait rarement, parce que ses affaires le retenaient souvent dehors. Il ne put s’empêcher de remarquer dans mon air quelque chose d’étrange qui annonçait de l’inquiétude et du chagrin, et il m’en demanda affectueusement la cause. Je cherchai à éluder ses questions, mais ma jeunesse et mon peu d’expérience du monde ne pouvaient que me trahir. D’ailleurs, j’étais habitué à regarder M. Collins comme une personne digne de tout mon attachement et de toute ma confiance ; il me sembla que, vu la position où il était, il y avait peu d’inconvénient à le prendre pour mon confident. Je lui racontai dans le plus grand détail tout ce qui s’était passé, et je terminai par une ferme déclaration que, bien que j’eusse été la victime d’un véritable caprice, je n’étais nullement inquiet pour mon propre compte ; qu’aucun danger, aucune considération d’intérêt personnel ne me ferait jamais faiblir dans ma conduite ; mais que j’étais uniquement touché du sort de mon malheureux maître, qui, au milieu de tous les avantages faits pour conduire au bonheur et avec tout ce qui peut en rendre digne, me paraissait livré à un état de souffrance non mérité.

M. Collins, pour répondre à cette communication, m’apprit quelques autres incidents de même nature venus aussi à sa connaissance, et il me dit que de tout cela il ne pouvait guère s’empêcher de conclure que notre infortuné maître avait de temps en temps l’esprit un peu dérangé. « Hélas ! ajouta-t-il, il n’a pas toujours été de même. Ferdinando Falkland fut autrefois le plus gai des hommes ; non pas qu’il eût cette gaieté désordonnée qui n’inspire guère que du mépris et qui est plutôt l’indice d’une légèreté naturelle que du contentement de l’âme. Sa gaieté n’était jamais sans quelque dignité ; c’était la gaieté des nobles cœurs et des hautes intelligences comme voilée d’une nuance de raison et de sentiment, elle ne s’écartait jamais du goût ni de la décence. Telle qu’elle était cependant, cette gaieté annonçait une humeur naturellement enjouée, qui donnait un charme extraordinaire à sa conversation. Sa présence faisait les délices de tous les cercles. Croyez-moi, mon cher Williams, vous ne voyez plus qu’un fantôme de ce Falkland recherché par les hommes de mérite et adoré des femmes. Sa jeunesse, dont le début éclatant avait donné les plus hautes espérances, s’est flétrie soudain. Sa sensibilité a été paralysée par une suite d’événements de la nature la plus mortifiante et la plus cruelle pour une âme comme la sienne : après s’être nourri des rêves d’un honneur visionnaire, il prétend que la blessure reçue par son orgueil n’a plus laissé survivre que la partie la plus grossière, l’enveloppe purement matérielle Falkland. »

Ces réflexions de mon ami Collins ne servirent qu’à irriter ma curiosité, et je le pressai d’entrer dans une explication plus étendue. Il ne se fit pas beaucoup prier, pensant bien que, quelque réserve qu’il se fût imposée sur cet article, sa discrétion eût été déplacée à mon égard, et regardant comme assez probable que, sans l’état de trouble et d’agitation où il était, M. Falkland lui-même aurait été disposé à me faire la même confidence. Afin de donner à cette succession d’événements toute la clarté possible, je joindrai au récit que me fit alors M. Collins divers éclaircissements que j’ai reçus d’ailleurs dans la suite. Au premier coup d’œil, le lecteur pourra croire que ces détails de la vie passée de M. Falkland sont étrangers à mon histoire. Hélas ! une cruelle expérience me fait sentir le contraire : en retraçant ses infortunes, mon cœur saigne comme si elles étaient les miennes propres. Comment pourrait-il en être autrement ? ma destinée tout entière a été liée à son histoire : c’est parce qu’il fut malheureux que mon bonheur, mon nom, toute mon existence ont été à jamais flétris.

II

Parmi les auteurs qui firent les délices de la première jeunesse de Falkland étaient les poëtes héroïques de l’Italie ; c’est dans leurs ouvrages qu’il puisa l’amour de la chevalerie et des actes romanesques. Ce n’est pas qu’il n’eût trop de bon sens pour regretter le temps de Charlemagne ou d’Arthur ; mais en même temps qu’une dose de philosophie calmait son imagination, il se figurait que dans les mœurs dépeintes par ces poëtes célèbres il y avait quelque chose à imiter aussi bien que quelque chose à éviter. Rien n’était plus propre, selon lui, à rendre un homme brave, humain et généreux, qu’une âme sans cesse exaltée par les sentiments de l’honneur et de la noblesse. Sa conduite répondit aux opinions qu’il s’était formées à cet égard, et il eut grand soin de la régler sur le modèle d’héroïsme que lui offrait son imagination.

Tels étaient ses sentiments, lorsqu’à l’âge ordinaire il commença son tour d’Europe ; les aventures qu’il eut furent plus propres à fortifier ses idées qu’à les ébranler. Son inclination le porta à s’arrêter plus longtemps en Italie, et là il se lia avec plusieurs jeunes seigneurs, dont les études et les opinions étaient conformes aux siennes, qui le recherchèrent avec empressement et lui donnèrent les marques les plus flatteuses de leur estime. Ils étaient charmés de voir un étranger adopter aussi vivement les principes qui caractérisaient parmi eux les hommes les plus distingués et les plus accomplis. Le beau sexe ne le traita pas avec moins de faveur. Quoique de petite taille, il y avait dans toute sa personne un air de distinction peu ordinaire. Cet extérieur était alors relevé par d’autres qualités qui depuis se sont effacées : une vive expression de franchise et de naturel, l’ardeur et l’enthousiasme de la jeunesse. Jamais peut-être Anglais ne fut à ce point l’idole de la société italienne.

Il n’était pas possible que Falkland, enivré comme il l’était des idées de la chevalerie, n’eût pas de temps en temps quelques affaires d’honneur, et il les termina toutes d’une manière qui n’eût pas fait honte au chevalier Bayard lui-même. En Italie les jeunes gens de qualité se divisent en deux classes : ceux qui tiennent à la pureté des principes des anciens preux, et ceux qui, non moins chatouilleux sur le point d’honneur, ont à leur solde des bravi qu’ils emploient pour le moindre affront comme instruments de leurs vengeances. Ils ne varient, comme on voit, que dans la manière d’appliquer une règle généralement adoptée parmi eux. Le noble italien le plus généreux n’en pensera pas moins qu’il y a certaines personnes avec lesquelles on ne saurait se mesurer sans déshonneur. Or, comme, suivant lui, un outrage ne peut se laver que dans le sang, il est convaincu qu’auprès de la réparation due à son honneur offensé, la vie d’un homme n’est qu’une bagatelle. Il y a donc peu d’Italiens qui, dans certaines circonstances, se fissent scrupule d’un assassinat. Les nobles cœurs ne peuvent, malgré les préjugés de leur éducation, se défendre de sentir la bassesse d’une pareille lutte, et ils désirent étendre aussi loin que possible le cartel de l’honneur. Les autres, par une arrogance réelle ou affectée, s’accoutument à regarder tous les autres hommes comme d’une nature inférieure ; et ce sentiment les porte, par une conséquence toute simple, à satisfaire leur vengeance sans exposer leur personne. M. Falkland eut affaire avec quelques-uns de ces derniers ; mais il trouva dans la résolution et l’intrépidité de son caractère des ressources pour sortir avec avantage de rencontres aussi périlleuses. Je ne citerai qu’un exemple, entre beaucoup d’autres, de sa manière de se conduire au milieu d’un monde aussi fier et aussi impétueux. M. Falkland est le principal agent de l’histoire de mes malheurs, et il n’est pas possible de bien comprendre M. Falkland tel que je l’ai trouvé, dans son automne et dans le déclin de sa vigueur, sans avoir une connaissance parfaite de son caractère avant cette époque, lorsque, encore dans le feu de sa jeunesse, il n’avait pas essuyé lui-même les coups de l’adversité, et que les angoisses de la douleur ou du remords n’avaient pas brisé les ressorts de son âme.

Il fut reçu avec une distinction particulière à Rome, dans la maison du marquis Pisani, qui n’avait qu’une fille héritière de son immense fortune, et l’objet de l’admiration de toute la jeune noblesse de cette métropole du monde chrétien. Lucretia Pisani était grande, remplie de grâces, de dignité, et extraordinairement belle. Elle ne manquait pas de qualités aimables, mais elle était d’un caractère hautain, sujette à prendre souvent des airs fiers et dédaigneux. Ses charmes, son rang et l’adoration qui la suivaient partout nourrissaient son orgueil.

Parmi la foule de ses adorateurs, le comte Malvesi était celui que le père de Lucretia favorisait davantage, et sa fille ne l’écoutait pas avec indifférence. Le comte était un homme distingué en tous points, d’une grande intégrité et d’une humeur naturellement douce. Mais il aimait trop ardemment pour pouvoir conserver toujours l’affabilité de son caractère. Tous ces admirateurs dont les vœux flattaient sa belle maîtresse étaient pour lui un supplice perpétuel. Plaçant tout son bonheur dans la possession de cette beauté impérieuse, il s’alarmait des moindres circonstances qui lui semblaient porter atteinte au privilége de ses prétentions ; mais par-dessus tous, le jeune Anglais était l’objet de sa jalousie. Le marquis Pisani, ayant passé plusieurs années en France, n’avait pas l’habitude des précautions soupçonneuses des pères de famille italiens, et il laissait à sa fille une très-grande liberté. Les hommes avaient un libre accès auprès d’elle, sans autre cérémonie que celle qu’exigent les bienséances. Mais surtout M. Falkland, en sa qualité d’étranger et comme un homme qui n’était pas dans le cas d’avoir des prétentions à la main de Lucretia, était admis sur le pied d’une grande familiarité. La jeune Italienne, dans l’innocence de son cœur, ne se faisait pas scrupule d’écouter des compliments sans conséquence, et se comportait avec la franchise d’une femme qui se sent au-dessus du soupçon.

M. Falkland, après avoir demeuré plusieurs semaines à Rome, se rendit à Naples. Pendant ce temps, divers incidents différèrent le mariage projeté de l’héritière de Pisani. Quand il revint à Rome, le comte Malvesi était absent. Lucretia, qui avait extrêmement goûté la conversation de M. Falkland, était douée d’un esprit vif ; avide d’instruction, elle avait conçu, dans l’intervalle de ses deux séjours à Rome, une grande envie de savoir l’anglais ; envie qui lui avait été inspirée par l’enthousiasme avec lequel elle avait entendu vanter nos meilleurs auteurs par leur compatriote. Elle s’était procuré tous les livres nécessaires, et avait fait quelques progrès dans son absence ; mais quand elle le vit de retour, elle se décida à profiter d’une occasion qui ne se retrouverait peut-être jamais : elle témoigna le désir de lire des passages choisis de nos poëtes avec un Anglais qui avait autant de goût que M. Falkland.

Cette proposition amena nécessairement un commerce plus fréquent. Le comte Malvesi revint à son tour, et trouva M. Falkland établi dans le palais de Pisani, presque comme un commensal de la maison. Il ne fut pas maître de lui dans une situation aussi critique. Peut-être sentait-il en secret toute la supériorité du voyageur anglais, et tremblait-il que ces deux personnes n’eussent déjà fait dans le cœur l’un de l’autre bien des progrès, même avant d’y avoir songé. Il regardait l’alliance de Lucretia comme faite, sous tous les rapports, pour flatter l’ambition de M. Falkland, et il ne pouvait souffrir l’idée de se voir enlever par cet étranger d’au delà les monts celle qui faisait tout le charme de sa vie.

Il eut encore assez de prudence néanmoins pour commencer par aller demander à Lucretia une explication. Celle-ci le reçut en riant et plaisanta sur son inquiétude. La patience du pauvre comte était déjà à bout, et il se mit à répéter ses interrogations dans des termes que l’altière Lucretia n’était pas d’humeur à écouter tranquillement. Elle avait été habituée à rencontrer partout de la déférence et de la soumission : quand elle eut surmonté cette première impression de terreur que lui avait d’abord inspiré le ton impérieux sur lequel elle s’entendait catéchiser pour la première fois, son mouvement fut celui du plus vif ressentiment. Elle ne voulut pas prendre la peine de répondre à l’impertinent questionneur, et elle se permit même de laisser tomber exprès quelques mots obliques propres à fortifier encore ses soupçons. La présomption et la folie du comte furent un moment tournées en ridicule. Après lui avoir lancé quelques sarcasmes des plus amers, changeant tout à coup de style, Lucretia lui défendit de jamais se présenter devant elle autrement que sur le pied d’une simple connaissance, en lui déclarant qu’elle était déterminée à ne plus s’exposer dorénavant à s’entendre traiter d’une manière aussi indigne. « Il était fort heureux pour elle qu’il eût enfin développé son véritable caractère, et elle saurait très-bien profiter de l’expérience qu’elle en faisait pour éviter à l’avenir de retomber dans le même danger. » Toute cette explication se ressentit des premiers mouvements d’une irritation mutuelle, et Lucretia n’eut pas le temps de réfléchir à la conséquence d’exaspérer ainsi son amant.

Le comte Malvesi la quitta en proie à toutes les tortures de la jalousie. Il s’imagina que cette scène était préméditée pour trouver un prétexte de rompre un engagement solennel ; ou plutôt mille conjectures opposées déchiraient son cœur dans tous les sens. Tantôt il rejetait la faute sur Lucretia et tantôt sur lui-même ; il s’accusait, il accusait sa maîtresse, il accusait tout le monde. Ce fut dans cet état qu’il courut à l’hôtel du gentilhomme anglais. Le moment des éclaircissements était passé, et il se sentait entraîné d’une manière irrésistible à justifier la précipitation de sa conduite envers Lucretia, en prenant pour une chose convenue et hors de doute que Falkland était son heureux rival.

M. Falkland était chez lui. Les premiers mots du comte furent l’accusation de duplicité et une provocation en duel. L’Anglais avait une sincère estime pour Malvesi, qui était vraiment un homme de beaucoup de mérite, et qui avait été une des premières connaissances de Falkland en Italie, car ils s’étaient d’abord rencontrés à Milan. Mais une chose le frappa plus vivement encore, et ce fut la conséquence qu’un duel pouvait avoir dans la circonstance. Quoiqu’il n’eût pour Lucretia aucun sentiment d’amour, il avait conçu pour elle une très-haute estime, et il savait d’ailleurs que, malgré tous les déguisements de sa fierté, elle avait au fond du cœur de la tendresse pour le comte. Il ne pouvait soutenir l’idée d’avoir, par une indiscrétion dans sa conduite, porté atteinte au bonheur d’un couple aussi bien assorti. Il essaya donc d’entrer en explication, mais tous ses efforts furent inutiles. Son adversaire, dominé par la colère, ne voulait pas écouter le moindre mot qui pût arrêter son emportement. Il traversait la chambre à grands pas et l’écume à la bouche. M. Falkland, voyant qu’il n’était pas possible de le détromper, dit au comte que, s’il voulait revenir le lendemain à la même heure, il l’accompagnerait au lieu qu’il jugerait à propos de choisir.

En quittant le comte Malvesi, M. Falkland courut au palais Pisani ; là il lui fut bien difficile d’apaiser l’indignation de Lucretia. L’honneur s’opposait à ce qu’il pût lui apprendre le cartel, quoiqu’il fût bien résolu au fond de l’âme de ne jamais tirer l’épée dans cette querelle. La moindre ouverture sur cet article eût bientôt désarmé cette fière beauté ; mais, si elle avait quelque crainte de ce genre, ce n’était qu’une crainte trop vague pour la déterminer à se départir en rien de son ressentiment. Toutefois M. Falkland lui fit un tableau si intéressant du trouble où elle avait jeté Malvesi, il excusa, par des raisons si flatteuses pour elle, les emportements de sa conduite, qu’il finit par vaincre tout à fait le courroux de Lucretia. Quand il vit son projet près de réussir, il ne balança plus à lui tout découvrir.

Le lendemain, le comte Malvesi, exact au rendez-vous, se présenta chez M. Falkland : celui-ci vint à la porte le recevoir, et le pria d’entrer un moment dans la maison, où il avait une affaire de trois minutes à terminer. Ils passèrent dans le salon. M. Falkland y laissa le comte, et l’instant d’après il reparut, tenant par la main la belle Lucretia elle-même, parée de tous ses charmes, que relevait encore en ce moment l’air de noblesse et de triomphe d’une femme généreuse qui veut bien faire grâce. M. Falkland la conduisit vers le comte, qui était pétrifié d’étonnement ; pour elle, posant sa main sur le bras de son amant, elle lui dit du ton le plus aimable : « Me pardonnerez-vous de m’être laissé trahir par ma fierté offensée ? »

Le comte, transporté, croyant à peine ses yeux et ses oreilles, se précipita à ses genoux en balbutiant quelques mots qui voulaient dire que lui seul avait un pardon à implorer, et que, quand même elle aurait la bonté de lui faire grâce, il ne se pardonnerait jamais à lui-même sa conduite sacrilège envers elle et envers ce généreux Anglais qu’il avait offensé. Quand les premiers élans de sa joie furent un peu calmés, M. Falkland lui parla en ces termes :

« Comte Malvesi, j’éprouve un plaisir extrême d’avoir pu ainsi, par des moyens pacifiques, désarmer votre ressentiment et assurer votre bonheur ; mais je dois vous avouer que vous m’avez mis à une rude épreuve. Mon humeur est tout aussi fière et tout aussi peu endurante que la vôtre ; je ne serais pas toujours aussi sûr de la contenir ; mais j’ai considéré que j’avais le premier tort ; vos soupçons étaient mal fondés, mais ils n’étaient pas déraisonnables. Nous nous sommes trop permis de jouer sur les bords du précipice. Connaissant la faiblesse du cœur humain et les usages actuels de la société, je n’aurais pas dû rechercher avec autant d’assiduité cette personne enchanteresse. Il n’y aurait eu rien d’étonnant qu’ayant tant d’occasions de la voir, et faisant le précepteur avec elle comme je l’ai fait, je me fusse trouvé pris au piège avant de m’en apercevoir, et qu’il se fût glissé dans mon cœur des sentiments que je n’aurais pas été le maître de vaincre. Je vous devais donc une réparation pour l’imprudence de ma conduite.

» Mais les lois de l’honneur sont rigoureuses, et il y avait à craindre qu’avec tout le désir que j’ai d’être votre ami, je ne me visse obligé d’être votre meurtrier. Heureusement que ma réputation en fait de courage est assez bien établie pour que le refus que je fais de votre cartel ne puisse m’exposer à rien de déshonorant. Je regarde comme un bonheur véritable que vous m’ayez trouvé seul dans notre entrevue d’hier. Cette circonstance m’a rendu absolument le maître de l’affaire. Si l’aventure venait à s’ébruiter, la manière dont tout s’est terminé entre nous serait connue en même temps que la provocation, et cela me suffit. Mais si le défi eût été public, toutes les preuves que j’ai pu donner jusqu’à présent de mon courage n’excuseraient pas ma modération actuelle, et, malgré tout mon désir de ne pas me battre, cela n’eût pas dépendu de moi. Que cela nous serve donc à tous les deux pour nous mettre en garde contre un premier mouvement, puisqu’il peut en résulter des conséquences qui forcent à verser du sang, et puisse le ciel vous rendre heureux avec une compagne dont je vous crois tout à fait digne ! »

J’ai déjà dit que ce ne fut pas là le seul exemple où, dans le cours de ses voyages, M. Falkland fit voir d’une manière éclatante qu’il n’avait pas moins de vertu que de courage. Il resta encore plusieurs années hors de son pays, et chaque jour ajoutait à l’estime qu’il avait acquise aussi bien qu’à l’opinion qu’on avait de son extrême délicatesse sur l’article de l’honneur. Enfin il jugea à propos de revenir en Angleterre, avec l’intention de passer le reste de ses jours dans la résidence de ses ancêtres.

III

Du moment où M. Falkland entreprit l’exécution de ce projet, probablement dicté par un principe de devoir, il put dater le cours de ses malheurs. Dans tout ce qui me reste à raconter de son histoire, on verra une fatale destinée s’attachant sans relâche à le poursuivre ; une suite d’aventures qui prennent leur source dans divers accidents, mais qui toutes paraissent tendre au même but. Elles l’ont accablé de cette douleur qu’il était de tous les hommes le moins propre à supporter. Cette destinée n’a pas fait tomber sur lui seul sa funeste amertume ; d’autres ont senti l’atteinte de ses poisons : et, de toutes les victimes qu’elle a faites, c’est moi qui suis la plus infortunée.

Celui qui fut la première origine de cette chaîne de calamités était un gentilhomme nommé Barnabas Tyrrel, le plus proche voisin de M. Falkland, et son égal en titres et en fortune. À voir cet homme, on aurait dû croire, d’après son éducation première et toutes les habitudes de sa vie, qu’il était l’être le moins propre et le moins disposé à contrarier les jouissances d’un esprit aussi richement doué que celui de M. Falkland. M. Tyrrel eût pu passer pour un type des squires anglais. Il était resté de très-bonne heure sous la tutelle de sa mère, femme d’un esprit fort étroit et qui n’avait d’autre enfant que lui. La seule personne de la famille dont il soit nécessaire de parler était miss Emily Melville, fille orpheline d’une tante paternelle de M. Tyrrel, demeurant dans la maison, et qui dépendait entièrement de la bienveillance des maîtres.

Mistress Tyrrel se figurait qu’il n’y avait rien au monde d’aussi précieux que son charmant Barnabas. Rien ne lui était refusé ; chacun devait obéir servilement à ses volontés ; il n’était pas fait pour être assujetti à aucune gêne, à aucune règle pour son instruction : aussi ses progrès furent-ils fort lents, même pour la lecture et l’écriture. Il était né très-robuste et très-brutal ; tant qu’il resta confiné dans la ruelle de sa mère, il avait tout l’air d’un petit lionceau qu’un sauvage amoureux donnerait en place d’épagneul à sa maîtresse.

Mais il rompit bientôt ses lisières, et il se lia intimement avec le groom et le garde-chasse. Sous ces deux instructeurs, il montra d’aussi heureuses dispositions qu’il avait fait voir d’indocilité et de répugnance sous le pédant qui lui servait de précepteur. Il était dès lors bien évident qu’il ne fallait pas attribuer à un défaut d’intelligence son peu de progrès dans les belles-lettres. On ne put lui refuser une sagacité peu commune dans l’art des maquignons. Distingué par une habileté supérieure à la chasse et à la pêche, le jeune Tyrrel ne borna même pas là tout son savoir ; car il y joignit non-seulement la théorie, mais encore la pratique de l’art de boxer et le talent de jouer du bâton. Ces exercices ajoutaient à toutes ses autres qualités une force de corps extraordinaire.

Sa taille, quand elle eut acquis tout son développement, passait cinq pieds huit pouces, et ses formes athlétiques eussent pu servir de modèle à un peintre pour ce héros de l’antiquité, dont le plus bel exploit consistait à tuer un bœuf d’un coup de poing et à l’engloutir dans son estomac en un repas. Sentant bien tous ses avantages, M. Tyrrel était d’une arrogance insoutenable, tyrannique envers ses inférieurs et insolent avec ses égaux. C’était de ce côté que s’était jetée toute l’activité de son esprit. Repoussé des occupations intellectuelles, il s’attacha donc à briller par toutes les grosses malices d’un vrai rustre. Sur ce point, comme sur tout le reste, il l’emportait sur ses émules ; s’il avait été possible, en écoutant ses saillies, d’oublier un moment la dureté et l’insensibilité de cœur où elles prenaient leur source, on n’aurait pu se défendre d’applaudir à la vivacité d’imagination qu’elles annonçaient et au sarcasme dont elles étaient assaisonnées.

M. Tyrrel n’était nullement d’humeur à laisser rouiller des talents aussi rares. Il y avait toutes les semaines, à la ville la plus voisine, un cercle qui était le rendez-vous de tous les gentillâtres du comté. Jusqu’alors il y avait figuré avec tout l’avantage possible ; et, comme il n’y avait là personne qui l’égalât en opulence, que même la majorité de l’assemblée, quoique prétendant comme lui à la noblesse, lui était de beaucoup inférieure sur cet article essentiel, il était le grand-maître de la coterie. Tous les jeunes gens, reconnaissant ses droits incontestables à la supériorité, ne regardaient qu’avec circonspection et timidité cet insolent pacha qui maintenait son rang avec une jalousie despotique. Il est vrai que souvent ses traits s’adoucissaient et prenaient une teinte passagère de familiarité, mais on savait par expérience que, si quelqu’un, encouragé par condescendance, venait à oublier un moment la déférence que M. Tyrrel regardait comme lui étant due, il était bientôt traité de manière à se repentir de sa présomption. C’était un tigre qui jugeait à propos de jouer quelques instants avec une souris, mais qui voulait que le petit animal eût toujours la conscience du danger qu’il courait sous les griffes monstrueuses du féroce compagnon de ses jeux. Comme M. Tyrrel avait une assez grande facilité à parler, et qu’il était doué d’une imagination très-fertile, toute désordonnée qu’elle était, il était toujours sûr d’un auditoire. Ses voisins faisaient cercle autour de lui, et ses paroles étaient bientôt suivies d’un rire universel, dû en partie aux égards qu’on lui portait, et en partie aussi à une véritable admiration. Il arrivait souvent, néanmoins, qu’au milieu de cette bonne humeur, un raffinement de tyrannie bien caractéristique venait se présenter à son esprit. Quand ses sujets, excités par sa familiarité, commençaient à négliger de se tenir sur leurs gardes, tout à coup il lui prenait un accès d’humeur, un nuage soudain se répandait sur son front, le ton de sa voix passait du plaisant au terrible, et il s’ensuivait aussitôt une querelle sans motif avec le premier homme dont la figure avait le malheur de lui déplaire. Ainsi, le plaisir que les autres pouvaient trouver dans les saillies de son imagination n’était jamais sans un mélange de crainte. On croira sans peine que son despotisme n’avait pu arriver jusqu’à cet excès sans quelque opposition. Mais notre Antée rustique avait renversé tout ce qui s’était trouvé sur son passage ; au moyen de l’ascendant que lui donnaient sa fortune et la réputation qu’il s’était faite parmi ses voisins, il réduisait toujours son adversaire à la nécessité de lui abandonner le choix des armes, et, quand il avait pris ses avantages, il ne le quittait plus sans lui avoir bien fait sentir, dans tous ses membres, la peine de sa présomption. On n’aurait pas enduré aussi patiemment la tyrannie de M. Tyrrel, si ses talents pour la parole ne fussent pas continuellement venus au secours de cette autorité que lui avaient originairement obtenue son rang et ses prouesses.

Notre squire était près du beau sexe dans une position encore plus digne d’envie que celle qu’il avait conquise parmi les hommes. Il n’y avait pas une mère qui n’enseignât à sa fille à regarder la main de M. Tyrrel comme l’objet le plus élevé de son ambition. Il n’y avait pas une fille qui ne jetât un coup d’œil favorable sur ses formes athlétiques et sur la gloire de ses prouesses. Comme il n’y avait pas d’homme assez hardi pour lui contester la supériorité, il n’y avait pas non plus de femme dans ce cercle provincial qui se fît scrupule de préférer son hommage à celui de tout autre soupirant. Son esprit rodomont avait pour elles un charme tout particulier ; et voir cet Hercule troquer à leurs pieds sa massue contre une quenouille, était le spectacle le plus séduisant pour leur vanité. Elles étaient enchantées de sentir qu’elles pouvaient en toute sécurité folâtrer avec les griffes terribles de ce lion qui portaient l’épouvante dans le cœur des plus vaillants.

Tel était le rival que la fortune eut le caprice d’opposer à un homme accompli comme Falkland. Cette sorte de brute, farouche, mais non sans intelligence, eut le pouvoir d’empoisonner pour jamais l’avenir de l’homme le plus fait pour goûter et répandre le bonheur. La haine qui s’éleva entre eux fut nourrie par le concours de différentes circonstances, jusqu’à ce qu’enfin elle devînt extrême ; et c’est parce qu’ils ont été l’un pour l’autre ennemis mortels que je me suis vu moi-même un objet de misère et d’aversion.

L’arrivée de M. Falkland porta un terrible coup à l’autorité de M. Tyrrel dans le village. Le premier n’était nullement disposé à s’éloigner des lieux de rendez-vous de la bonne compagnie ; mais lui et son rival étaient comme deux astres que l’ordre de la nature a destinés à ne jamais paraître à la fois sur l’horizon. Il est évident que la comparaison était tout à l’avantage de M. Falkland ; mais quand il en eût été autrement, les sujets de son rustique voisin n’étaient que trop disposés à secouer son joug insupportable. Ils s’étaient soumis à lui jusqu’à ce moment par crainte et non par amour ; s’ils ne s’étaient pas encore révoltés, ce n’était que faute d’avoir pu trouver un chef. Les femmes mêmes regardèrent M. Falkland avec une complaisance particulière. La politesse de ses manières était parfaitement en harmonie avec la délicatesse de leur sexe. Ses saillies l’emportaient de beaucoup sur celles de M. Tyrrel par une portée plus grande et plus de variété ; ajoutez à cela qu’elles étaient toujours réglées et adoucies par le bon goût d’un esprit cultivé. Les agréments de sa personne étaient relevés par les grâces et l’élégance de toutes ses manières ; la bonté et la noblesse de son caractère se manifestaient dans toutes les occasions. C’était, il est vrai, une qualité commune à M. Tyrrel et à M. Falkland d’être fort peu accessibles à la timidité et à l’embarras ; mais cette qualité, M. Tyrrel la devait à une effronterie contente d’elle-même et à un verbiage tranchant dont il avait coutume d’accabler ses adversaires, tandis que M. Falkland, avec un esprit noble et franc, savait à merveille, par sa grande connaissance du monde et une juste appréciation de ses propres ressources, juger en un instant ce qu’il devait faire pour en tirer parti.

M. Tyrrel voyait avec dépit et inquiétude les progrès de son rival. Il en raisonnait souvent avec ses confidents particuliers comme d’une chose impossible à concevoir et à expliquer. Il dépeignait M. Falkland comme un être au-dessous même du mépris. « Selon lui, Falkland, avec sa taille de nain, aurait voulu changer toutes les proportions de l’espèce humaine, et persuader aux gens que l’homme avait été créé pour passer sa vie cloué sur un fauteuil, à pâlir sur des livres. À l’entendre, ajoutait-il, on ferait fort bien de laisser là tous ces exercices, qui procurent tant de distraction pour le moment, et qui donnent pour l’avenir une santé si robuste, afin de se livrer au noble travail de se creuser la tête pour trouver une rime et scander un vers sur ses doigts. Autant vaudrait un peuple de singes que des hommes de cette espèce. Pour mettre en fuite une pareille nation, il ne faudrait qu’un régiment de nos vieux Anglais nourris de bœuf et de pudding. Il terminait ces diatribes en déclarant n’avoir jamais vu le savoir servir à autre chose qu’à rendre les gens pleins de fatuité et d’impertinence. Un homme sensé ne pourrait rien désirer de pire aux ennemis de son pays que de les voir tous se livrer à ces dangereuses absurdités. Était-il possible qu’on eût sérieusement quelque estime pour une espèce aussi ridicule que ces Anglais d’outre-mer, de fabrique étrangère ? Mais il n’ignorait pas ce qui en était. On jouait là une mauvaise pièce pour le vexer, et il jurait de s’en venger sur tous de la belle manière.

Si M. Tyrrel avait cette opinion de M. Falkland, il trouvait ample matière à exercer sa patience dans les discours de ses voisins sur le même sujet. Tandis qu’il ne voyait rien en M. Falkland qui ne fût digne de mépris, ceux-ci semblaient ne pouvoir se lasser de chanter ses louanges. Que de dignité, que d’affabilité dans toutes ses manières ! quelle attention continuelle pour les autres ! quelle délicatesse de sentiments et de langage ! Instruit sans ostentation, poli sans fadeur, gracieux sans afféterie ! Occupé sans cesse à prendre garde que sa supériorité en fortune et en talents ne pesât sur les autres ! Qu’en résultait-il ? Qu’on la reconnaissait d’autant mieux, bien loin d’y porter envie.

Il n’est pas besoin de remarquer ici que cette révolution qui s’était faite dans les idées de cette société rustique est une des conséquences les plus ordinaires de la nature des choses. Les essais les plus grossiers, les premières ébauches de l’art excitent d’abord l’admiration, jusqu’à ce qu’on nous présente un travail plus fini, et alors nous nous étonnons nous-mêmes de la facilité avec laquelle nous nous étions laissé charmer. M. Tyrrel se figurait que ce subit enthousiasme n’aurait point de terme, et d’un moment à l’autre il s’attendait à voir tout le voisinage tomber aux pieds du nouveau-venu comme devant une idole. Le moindre mot d’éloge échappé par hasard en faveur de son rival lui faisait subir la torture des démons ; son dépit était une sorte de convulsion ; ses traits s’altéraient et ses regards devenaient effrayants. Un pareil état de souffrance aurait aigri le caractère le plus doux. Que ne dut-il pas opérer sur une âme de la trempe de celle de M. Tyrrel, toujours hautaine, bouillante et implacable ?

Les avantages de M. Falkland ne diminuèrent point en perdant même le relief de la nouveauté ; tous ceux qui avaient à se plaindre de la tyrannie de M. Tyrrel venaient aussitôt se ranger sous la bannière de son adversaire. Les femmes mêmes, quoique traitées par ce galant campagnard avec plus de douceur que les hommes, étaient pourtant exposées de temps à autre aux écarts de son humeur insolente et capricieuse. Elles ne pouvaient s’empêcher de remarquer un contraste entre ces deux champions rivaux, dont l’un semblait uniquement occupé de ses plaisirs, tandis que l’autre était tout générosité et complaisance. Ce fut vainement que M. Tyrrel chercha à tempérer la rudesse de son caractère. Il était dominé par un sentiment d’impatience et tourmenté par les idées les plus sombres ; ses politesses étaient lourdes et brutales, sa grâce ressemblait aux gentillesses d’un éléphant. On aurait dit qu’il y avait plus d’humanité dans son caractère quand il le laissait aller à son penchant naturel que lorsqu’il faisait des efforts pour l’enchaîner et le contraindre.

Parmi les dames qui fréquentaient cette société, aucune ne paraissait avoir plus de droits aux attentions de M. Tyrrel que miss Hardingham. Elle était aussi du petit nombre de celles qui n’avaient pas encore passé à l’ennemi, soit qu’elle préférât réellement celui des deux qui était sa plus ancienne connaissance, soit qu’elle eût calculé qu’une telle conduite réussirait mieux à le lui assurer pour mari. Avec cela, peut-être uniquement pour en faire l’épreuve en passant, elle jugea un jour à propos de montrer à M. Tyrrel qu’elle pourrait bien, comme une autre, prendre l’attitude hostile s’il lui arrivait jamais de la provoquer. En conséquence, un soir elle s’arrangea de manière à se faire prier pour la danse par M. Falkland, sans que de la part de celui-ci, qui n’était nullement au fait des anecdotes de la coterie, il y eût la plus légère intention d’offenser M. Tyrrel.

Quoique les manières de M. Falkland fussent extrêmement courtoises, cependant les discussions d’une assemblée de paroisse[3], ou les intrigues d’une élection de bourg n’occupaient pas ses loisirs, et c’était à des objets d’une tout autre espèce qu’il consacrait ses études et sa retraite.

Peu de moments avant l’ouverture du bal, M. Tyrrel aborda sa belle favorite et entra en conversation avec elle sur quelque bagatelle, pour remplir le temps et comme se disposant à lui donner la main pour danser. Il avait pris l’habitude de passer par-dessus la cérémonie ordinaire de demander préalablement cette faveur, comme ne supposant pas possible que personne osât lui disputer l’antériorité convenue de ses droits ; mais quand il n’aurait pas eu cette habitude, la formalité lui aurait toujours paru superflue dans la circonstance, parce qu’on connaissait assez la préférence générale qu’il donnait à miss Hardingham.

Pendant qu’il était ainsi engagé dans cette conversation, survint M. Falkland. M. Tyrrel ne le voyait jamais sans humeur. Toutefois, M. Falkland se mêla, sans affectation, à la conversation commencée, et la grâce avec laquelle il se présenta alors était telle que la malice la plus infernale en eût été désarmée. M. Tyrrel probablement s’imagina que cette manière d’aborder ainsi miss Hardingham n’était qu’un acte de politesse vague de la part de M. Falkland, et il attendait à tout moment que celui-ci s’éloignât.

La compagnie commençant à se mettre en mouvement pour la danse, M. Falkland avertit miss Hardingham qu’il était temps de se placer.

« Monsieur, interrompit brusquement M. Tyrrel, miss Hardingham est ma danseuse.

— Je ne le pense pas, monsieur ; miss Hardingham m’a fait la grâce d’accepter mon invitation.

— Et moi, je vous dis que non, monsieur ; je crois avoir quelque droit sur le cœur de miss Hardingham, et je ne permettrai pas que personne aille sur mes brisées.

— Il ne s’agit pas en ce moment du cœur de miss Hardingham !

— Monsieur, nous ne sommes pas ici pour parlementer. Laissez-moi passer, monsieur. »

M. Falkland repoussa doucement son adversaire.

« Monsieur Tyrrel, dit-il d’un ton ferme, il n’y a pas besoin de disputer pour régler cette affaire ; c’est au maître des cérémonies à en décider, et comme ni vous ni moi n’avons certainement l’intention de troubler la fête, ni de faire montre de notre bravoure devant ces dames, nous devons nous soumettre à sa sentence.

— Dieu me damne, monsieur, si je l’entends comme cela.

— Doucement, monsieur Tyrrel ; je n’ai nulle intention de vous offenser, mais aucune puissance sur terre ne saurait m’empêcher de soutenir un droit. »

Ce fut avec le plus grand sang-froid du monde que M. Falkland prononça ces derniers mots. Il n’y avait rien dans tout son extérieur qui eût la moindre apparence d’un défi, rien qui sentît la hauteur ou le dédain ; mais son ton, à la fois si calme et si élevé, avait quelque chose d’imposant qui réduisit son farouche adversaire à l’impuissance de répliquer. Miss Hardingham avait commencé à se repentir de son épreuve ; mais ses alarmes furent bientôt dissipées par la modération de son nouveau partenaire. M. Tyrrel se retira sans répondre un mot. Il murmura en s’en allant quelques jurements que les lois de l’honneur n’obligeaient pas M. Falkland d’entendre, et qu’en vérité il n’aurait pas été facile d’entendre bien exactement. M. Tyrrel n’aurait peut-être pas cédé si aisément, si son bon sens ne lui eût pas bien fait voir qu’avec toute l’envie possible de tirer vengeance de son rival, il n’était pas sur un bon terrain pour cela. Mais s’il ne put ouvertement obtenir satisfaction de cette atteinte portée à son autorité, il n’en garda pas moins profondément l’impression dans le secret de son âme, et il était assez évident que sa haine amassait des griefs dont il espérait bien quelque jour faire sentir tout le poids à son adversaire.

IV

Ce n’est là qu’un exemple des petites mortifications sans nombre que M. Tyrrel était condamné à endurer de la part de M. Falkland, et qui semblaient se multiplier tous les jours. Dans chacune de ces occasions, M. Falkland se comportait avec une convenance si parfaite, et avec une douceur de caractère si franche et si naturelle, qu’il ajoutait toujours quelque chose à la réputation qu’il s’était acquise. Plus M. Tyrrel se débattait contre la destinée qui l’entraînait, plus elle se précipitait et devenait évidente. Il maudissait mille fois sa mauvaise étoile qui s’était plu, selon lui, à choisir ce Falkland pour l’instrument continuel de ses humiliations. Exaspéré par une suite d’incidents fâcheux qui tournaient tous à sa confusion, il ressentait de la manière la plus cruelle les moindres succès de son rival, même là où personnellement il n’avait pas lui-même la plus légère prétention. Il s’en présenta bientôt un exemple.

M. Clare, ce poëte célèbre, dont les ouvrages seront l’honneur immortel du pays qui lui a donné naissance, était venu depuis peu dans ce canton, pour y jouir de sa petite fortune et de sa gloire, après une longue vie consacrée aux plus sublimes productions du génie. Un homme d’un mérite aussi rare n’était vu qu’avec une sorte de vénération par tous les gentilshommes du pays. Le lecteur connaît les ouvrages de ce poëte illustre ; souvent sans doute il les a goûtés avec délices, et je n’ai pas besoin d’en vanter le mérite. Mais peut-être ne connaît-il pas de même les qualités personnelles de M. Clare ; peut-être ne sait-il pas que sa conversation était presque aussi digne d’admiration que les productions de sa plume. Dans la société, il paraissait le seul qui ne connût pas toute l’étendue de sa renommée. Ses écrits demeureront longtemps comme une preuve éclatante de la hauteur où l’esprit humain est capable d’atteindre ; mais personne n’a su apercevoir, avec autant de sagacité que lui, les défauts qui s’y trouvaient ou ce qui restait encore à y faire. Lui seul semblait porter sur ses ouvrages un regard de supériorité et d’indifférence. Un des traits qui le distinguaient le plus, c’était une douceur de mœurs inaltérable, une élévation d’âme qui lui faisait voir les fautes des autres sans le plus petit mélange de ressentiment, et qui rendait impossible pour qui que ce fût d’être son ennemi. Il indiquait aux hommes leurs erreurs franchement et sans réserve ; sa censure excitait la surprise et entraînait la conviction, mais sans affecter jamais péniblement la personne qui en était l’objet. Telles étaient les qualités morales qui le distinguaient dans la société habituelle ; les qualités intellectuelles qu’il y déployait, c’était principalement un enthousiasme doux et éloquent, qui s’exprimait dans son langage avec une verve si abondante, que la réflexion seule et la mémoire pouvaient vous faire apercevoir l’étonnante variété d’idées qu’il avait fait passer en un moment devant vous.

Dans ce canton retiré, M. Clare trouva sans doute peu de personnes en état de le comprendre et de partager ses goûts. Il n’est pas rare que de grands hommes aient aimé à se cacher dans la retraite, et à préférer la solitude des bois et des campagnes aux cercles brillants et spirituels dont ils avaient fait les délices. Du moment où M. Falkland arriva dans le pays, M. Clare le distingua bientôt d’une manière marquée. Il ne fallait pas beaucoup d’observation ni d’expérience à un génie aussi pénétrant, pour découvrir le mérite ou les défauts de ceux qui se présentaient à lui. Est-il surprenant qu’il se soit bien vite intéressé à une âme qui avait, à certains égards, tant de rapports avec la sienne ? Mais, pour l’imagination malade de M. Tyrrel, toute distinction accordée à son rival semblait une insulte dirigée contre lui-même. D’un autre côté, M. Clare, quoique plein de douceur et d’aménité dans sa censure, n’était pas aussi réservé dans ses éloges ; et, pour faire rendre justice aux gens de mérite, il ne se faisait pas scrupule de tirer parti de la déférence personnelle qu’on avait pour lui.

Dans une de ces assemblées publiques où se trouvaient présents M. Falkland et M. Tyrrel, la conversation d’un des groupes les plus nombreux de la compagnie vint à tourner sur le talent de M. Falkland pour la poésie. Une dame distinguée par la finesse de son esprit dit qu’elle avait eu le plaisir de voir une pièce de vers qu’il avait composée sous le titre d’Ode au génie de la Chevalerie, qui lui avait paru exquise. Il n’en fallut pas davantage pour exciter la curiosité, et la dame ayant ajouté qu’elle en avait une copie sur elle qui était bien au service de la société, si l’auteur ne le trouvait pas mauvais, tout le cercle se réunit pour prier M. Falkland de leur donner ce plaisir, et M. Clare, qui était là, joignit ses instances à celles des autres. Rien ne charmait plus celui-ci que de trouver l’occasion de rendre justice publiquement au talent. M. Falkland n’avait ni affectation ni fausse modestie : il ne résista pas longtemps aux instances qui lui furent faites.

Par hasard, M. Tyrrel était assis à l’extrémité de ce groupe : on croira bien qu’il n’avait pas vu avec plaisir le tour qu’avait pris la conversation. Il paraissait vouloir se retirer, mais il y avait comme un pouvoir inconnu qui le retenait, pour ainsi dire, par enchantement à sa place, et qui l’obligea à avaler jusqu’à la lie le breuvage amer que lui avait préparé l’envie.

La pièce fut lue à la compagnie par M. Clare, qui possédait à un degré supérieur le talent de bien lire. Son débit était plein de simplicité, d’intelligence et d’énergie, et on ne peut guère se faire une idée du plaisir qu’on trouvait à l’entendre. En conséquence, les beautés de l’ode de M. Falkland parurent avec tout l’avantage possible. Les passions successives qui avaient animé l’auteur passèrent dans l’âme du lecteur. Chaque mot fut rendu dans toute la vérité de son accent ; toutes les images évoquées par l’imagination créatrice du poëte, tantôt faisaient pénétrer jusqu’au fond de l’âme des auditeurs une religieuse solennité, tantôt les ravissaient de plaisir et d’admiration.

On connaît déjà le caractère de ceux qui composaient cet auditoire. C’était pour la plupart des gens simples, peu lettrés, et dont le goût n’était pas très-raffiné ; s’ils lisaient jamais de la poésie, c’était simplement par pure imitation et sans y trouver de grands charmes ; mais la pièce de M. Falkland était pleine d’inspiration et de verve. Peut-être même l’ode toute seule aurait-elle fait peu d’effet sur la plupart d’entre eux, mais la déclamation de M. Clare lui avait donné un nouveau relief. Il acheva la lecture ; et, quand il eut cessé, les auditeurs, dont la figure et le maintien avaient suivi successivement toutes les passions exprimées par le poëte, cherchèrent tous à la fois à marquer leur approbation. Ils venaient d’éprouver des sensations auxquelles ils étaient peu accoutumés. L’un parlait, l’autre suivait avec une sorte d’entraînement, et le ton bruyant et confus de leurs louanges les rendait encore plus frappantes et plus remarquables ; mais ce qui fut surtout le plus difficile à supporter pour M. Tyrrel, ce fut la conduite de M. Clare. Il remit le manuscrit à la dame qui le lui avait donné, et, se retournant vers M. Falkland avec un ton plein d’âme et d’enthousiasme : « Bien, bien, monsieur, voilà qui est frappé au bon coin ; ce n’est pas là un de ces essais laborieux et pédantesques qui attestent les sueurs et les veilles de l’auteur, ni de ces niaiseries pastorales qui ne présentent pas à l’esprit le moindre sens. Nous avons besoin d’hommes tels que vous ; mais souvenez-vous bien, jeune homme, que ce n’est pas pour enfanter des chimères oiseuses, c’est pour éclairer le monde que le ciel a fait aux hommes le don du génie. Élevez-vous à la hauteur de vos destinées. »

Un instant après, M. Clare, quittant son siége, se retira avec M. Falkland et deux ou trois autres personnes. Aussitôt qu’ils furent sortis, M. Tyrrel s’avança un peu plus en dedans du cercle. Il avait été si longtemps réduit au silence, qu’il semblait prêt à étouffer d’indignation : « Vraiment, dit-il, comme se parlant à lui-même, et sans adresser la parole à personne, c’est une belle chose que des vers. Dieu me damne, je voudrais un peu savoir ce qu’on ferait d’une cargaison entière d’une telle marchandise.

— Assurément, dit la dame qui avait la première parlé de l’ode de M. Falkland, vous ne disconviendrez pas que la poésie ne soit un amusement très-noble et très-agréable.

— Très-noble ! Parbleu, oui. Voyez un peu ce Falkland ! Voilà-t-il pas un beau petit homme ? Au nom du diable, madame, est-ce que vous croyez qu’il ferait des vers s’il était en état de mieux faire autre chose ? »

La conversation ne s’arrêta pas là. La dame répliqua. Quelques autres personnes encore, toutes remplies des émotions qu’elles venaient d’éprouver, se mirent de la partie. M. Tyrrel devint plus emporté dans ses invectives, et se soulagea en exhalant sa bile. Les personnes qui pouvaient, à certain point, contenir ses violences s’étaient retirées : soit timidité, soit faiblesse, les orateurs, l’un après l’autre, retombaient dans le silence. Tyrrel semblait, en apparence, avoir repris son ancien ascendant, mais il sentait bien le peu de solidité de ce triomphe passager, et la rage était au fond de son cœur.

En s’en retournant de l’assemblée il fut accompagné par un jeune homme qui, par une conformité de manières et d’inclinations, était devenu un de ses principaux confidents. On aurait pu croire que l’humeur de M. Tyrrel s’était suffisamment satisfaite dans la conversation qu’il venait d’avoir en quittant la société ; mais il lui était impossible de distraire ses idées du tourment qu’il endurait. « Damné soit ce Falkland ! dit-il : quel misérable drôle pour faire ici tant de fracas ! Mais les sots sont toujours des sots, et les femmes des sottes ; il n’y a pas moyen d’empêcher cela ! Les plus à blâmer, ce sont ceux qui les soutiennent, et M. Clare plus que tout autre. C’est un homme qui devrait un peu connaître le monde, et ne pas se laisser éblouir par du clinquant et des niaiseries. Il paraissait avoir du jugement : je ne l’aurais pas soupçonné d’avoir ainsi mis en train tout ce charivari contre la raison et la bienséance. Mais tout le monde est fait de même ; ceux qu’on croit valoir mieux sont seulement les plus adroits. S’ils prennent une autre route, c’est toujours pour aller au même but. Celui-ci m’a trompé pendant quelque temps, mais c’est bien fini. Tout le mal vient de là. Les sots se trompent ; mais ils ne persisteraient pas dans leur sottise, s’ils n’y étaient encouragés par ceux qui seraient faits pour les éclairer. »

Peu de jours après cette aventure, M. Tyrrel fut fort surpris de recevoir une visite de M. Falkland. Sans autre compliment, M. Falkland débuta par exposer le sujet de sa visite.

« Monsieur Tyrrel, dit-il, je suis venu pour avoir avec vous une explication amicale.

— Une explication ! Vous ai-je offensé ?

— Pas le moins du monde, monsieur, et c’est pour cela que je crois que c’est le moment de nous entendre.

— Que diable venez-vous me dire là, monsieur ? Êtes-vous bien sûr que votre explication ne soit pas plus propre à brouiller les choses qu’à les éclaircir ?

— Je crois en être sûr, monsieur ; je me fie beaucoup sur la pureté de mes intentions, et je ne doute pas que, quand vous les connaîtrez bien, vous ne vous prêtiez volontiers à y concourir.

— Mais, mais, monsieur Falkland, nous pourrions n’être pas d’accord là-dessus. Un homme pense d’une manière, un autre d’une autre. Et puis, ma foi, je ne crois pas avoir grand sujet de me louer de vous jusqu’à présent.

— Cela peut être. Avec cela, je ne crois pas non plus vous avoir donné quelque raison de vous en plaindre.

— Fort bien, monsieur, mais vous n’avez pas le droit de venir ici me vexer. Si votre projet a été de vous divertir à mes dépens et de savoir à quel homme vous aviez affaire, Dieu me damne si vous aurez sujet de vous en applaudir.

— Rien n’est plus aisé, monsieur, que de nous susciter une affaire. Si c’est là ce que vous voulez, n’ayez pas peur que les occasions vous manquent.

— Dieu me damne, je crois que vous êtes venu ici pour me braver.

— Monsieur Tyrrel ! monsieur… prenez garde !…

— Quoi, monsieur ? Entendez-vous me menacer ? De par tous les diables, que me voulez-vous ? qu’êtes-vous venu faire ici ? »

Les manières brutales de M. Tyrrel rendirent à M. Falkland tout son sang-froid.

« J’ai tort, reprit-il, je l’avoue. Je n’ai que des intentions pacifiques, et c’est ce qui m’a fait prendre la liberté de venir vous voir. Quel que puisse être mon ressentiment dans d’autres circonstances, je dois me vaincre en ce moment.

— Ah ah !… Eh bien, monsieur ! qu’avez-vous donc de plus à me dire ?

— Monsieur Tyrrel, poursuivit M. Falkland, vous vous imaginerez sûrement bien que le sujet qui m’a amené ici n’est pas une bagatelle. Je ne serais pas venu chez vous sans de très-fortes raisons. Ma démarche seule vous est un sûr garant que je suis profondément convaincu de l’importance de ce que j’ai à vous dire.

» Nous sommes à l’égard l’un de l’autre dans une situation des plus critiques : nous sommes tout près d’un tourbillon qui, s’il nous entraîne une fois, ne nous laissera plus le temps de la réflexion. Un malheureux esprit de jalousie semble s’être glissé entre nous deux ; je ne désire rien tant que de l’éloigner, et je viens réclamer votre aide. Nous sommes tous les deux d’humeur peu endurante ; nous avons tous les deux une propension à nous laisser emporter. Dans l’état où sont les choses, il n’y a rien de déshonorant ni pour vous ni pour moi à prendre des précautions contre l’avenir, il pourrait venir un temps où nous aurions à regretter de n’avoir pas usé de prudence, et où il serait trop tard pour y avoir recours. Pourquoi deviendrions-nous ennemis ? Si nos goûts sont différents, poursuivons chacun notre carrière sans chercher à nous traverser. Nous possédons l’un et l’autre assez abondamment tous les moyens de bonheur ; nous avons tout ce qu’il faut pour vivre longtemps tranquilles et heureux, respectés de tout ce qui nous environne. N’y aurait-il pas de la folie à abandonner une pareille perspective pour courir les chances d’une rivalité et d’une lutte pénibles ? Entre gens de notre humeur, une telle position entraîne des conséquences dont l’idée me fait frémir. Je tremble, monsieur, qu’il n’en résulte la mort au moins pour l’un de nous deux, et pour le survivant le remords et le malheur pendant le reste de ses jours.

— Sur mon âme, vous êtes un homme étrange ! Quel besoin avez-vous de m’importuner de vos prédictions et de vos pressentiments ?

— Parce que cela est nécessaire pour votre bonheur ; parce que je crois convenable de vous avertir maintenant du danger que nous courons, plutôt que d’attendre jusqu’au point où ce que je dois à mon caractère ne me permettra plus de rester aussi tranquille. En faisant de ceci une querelle, nous ne ferions qu’imiter le commun des hommes, qui, à notre place, vraisemblablement en viendrait bientôt là ; mais faisons mieux : montrons que nous avons assez d’élévation dans l’âme pour mépriser de petits sujets de mésintelligence. En nous rendant ainsi justice, nous en retirerons une gloire bien plus solide et plus vraie. En adoptant une conduite contraire nous en serons nous-mêmes les victimes, et nous nous donnerons en spectacle à nos connaissances.

— Vous croyez cela ? Peut-être y a-t-il là quelque chose de vrai ; mais, pour ma part, Dieu me damne, si je consens à être jamais le jouet d’aucun homme au monde.

— Vous avez raison, monsieur Tyrrel ; conduisons-nous donc chacun de la manière la plus propre à nous faire respecter. Ni vous ni moi n’avons envie de changer la carrière que nous nous sommes faite ; poursuivons donc notre route l’un et l’autre sans nous contrarier respectivement ; que ce soit là notre traité, et, par une condescendance réciproque, arrivons à nous donner mutuellement la paix. »

En disant ceci, M. Falkland lui tendit la main en signe de concorde ; mais ce geste était trop significatif : le farouche Tyrrel, qui semblait un peu ébranlé par ce qui avait précédé, se sentant alors pris comme par surprise, recula quelques pas. M. Falkland, à ce nouveau trait de rudesse, fut sur le point de prendre feu, mais il eut la force de se contenir.

« Je ne comprends rien à tout ceci ! s’écria M. Tyrrel ; pourquoi, diable, me pressez-vous comme cela ? Il faut, pardieu, que vous ayez là-dessous quelque intention de me faire donner dans le piége.

— Mon intention, répliqua M. Falkland, est franche et honnête. Pourquoi voudriez-vous vous refuser à une proposition dictée par la raison et conforme également à votre intérêt comme au mien ? »

M. Tyrrel avait eu le temps de se remettre, et il était revenu à son caractère habituel.

« Bien, bien, monsieur ; je dois convenir qu’il y a là quelque franchise. Et moi je vais de mon côté vous rendre la pareille : mon humeur est un peu rude, n’importe pourquoi ni comment ; je n’aime pas à être contrôlé. Peut-être trouverez-vous que c’est une faiblesse ; mais, certes, je ne me changerai pas, je vous en réponds. Avant que vous vinssiez dans ce pays, j’y vivais fort bien, j’aimais mes voisins, et j’étais bien vu d’eux. À présent, c’est tout autre chose, et c’est à vous que je m’en prends. Tant que je ne pourrai faire un pas hors de chez moi sans vous trouver sur mon chemin et sans endurer tous les jours quelque nouvelle mortification, où vous êtes toujours pour quelque chose de près ou de loin, je suis résolu à vous haïr. Ainsi, monsieur, si vous voulez vous en aller hors du pays, du royaume même, ou au diable, si cela vous fait plaisir, pourvu que je n’entende plus parler de vous, je vous donne ma parole de ne pas vous chercher la moindre querelle de ma vie. Alors on pourra prôner vos vers, vos rébus, vos couplets, vos balivernes, comme la chose la plus merveilleuse, sans que je m’en mette en peine le moins du monde.

— Monsieur Tyrrel, soyez raisonnable. Ne pourrais-je désirer votre éloignement comme vous le mien ? Je suis venu vous trouver comme mon égal et non comme mon supérieur. Dans la société des hommes, il y a des choses à supporter et des devoirs à remplir. Personne ne doit se figurer que le monde a été fait pour lui tout seul. Prenons donc les choses comme nous les trouvons, et accommodons-nous sagement aux inconvénients que nous ne pouvons éviter.

— En vérité, monsieur, voilà qui est parfaitement bien dit ; mais je reviens à mon texte : nous sommes comme Dieu nous a faits ; je ne suis, moi, ni philosophe ni poëte ; je ne saurais niaisement me façonner autrement que je ne suis. Quant aux conséquences, il en sera ce qui en sera ; nous ferons comme nous pourrons : il faut faire son pain selon sa farine. Ainsi, voyez-vous, je ne me creuserai pas la tête sur ce qui arrivera ; mais je me tiendrai, pardieu ! en bonne posture pour attendre tous les événements. Tout ce que je puis vous dire, c’est que, tant que je vous verrai vous jeter devant moi, toujours à la traverse, je vous haïrai comme une médecine noire ; et, Dieu me damne, si je ne crois pas que je vous hais encore plus pour être venu aujourd’hui avec vos diables de formes pragmatiques, quand personne ne songe à vous, pour me prouver seulement que vous êtes plus sage, que tout le monde ensemble.

— Monsieur Tyrrel, j’ai fini. Je prévoyais de fâcheuses conséquences, et je suis venu amicalement vous en avertir. Je me flattais qu’une explication franche n’aurait fait que ramener entre nous la bonne intelligence. Je vois que je me suis un peu trompé ; mais je crois encore pourtant que, quand vous réfléchirez de sang-froid à ce qui s’est passé entre nous vous finirez par rendre justice à la pureté de mes intentions, et par sentir que ma proposition n’était pas déraisonnable. »

M. Falkland se retira. Dans tout le cours de cet entretien, il s’était conduit, sans doute, de façon à inspirer une véritable confiance dans ses paroles. Avec cela, son caractère bouillant n’avait pas été sans effet dans cette scène, et, dans les moments mêmes où il avait fait voir le plus de retenue, il y avait dans sa manière une sorte de hauteur qui ne pouvait manquer d’irriter son adversaire ; l’élévation qu’il déployait, en se montrant maître de lui, était une espèce de reproche indirect. Les plus nobles sentiments lui avaient dicté sa démarche ; mais, sans contredit, elle n’eut d’autre effet que d’envenimer la plaie qu’il s’agissait de guérir.

Quant à M. Tyrrel, il recourut à sa ressource ordinaire, et alla se débarrasser dans le sein de son confident des idées tumultueuses qui le tourmentaient. « Voilà encore, disait-il, une nouvelle ruse de cet homme pour prouver sa prétendue supériorité. Nous savons fort bien qu’il a le talent de babiller. À coup sûr, si l’on gouvernait le monde avec des paroles, il aurait beau jeu. Oh ! certes, oui, il peut bavarder tout à son aise. Mais qu’est-ce que c’est que du caquet ? Ce n’est pas avec cela qu’on vide une affaire ; au bout du compte, je ne sais quel diable me retenait pour ne l’avoir pas jeté à la porte ; mais tout cela trouvera sa place : c’est un article de plus au compte que nous avons à régler ensemble et qu’il me payera tout au long. Ce Falkland est un vrai démon à ma poursuite. Il ne me laisse pas respirer un moment : le jour, je le trouve partout ; la nuit, je le vois en rêve : il empoisonne toute ma vie. Je voudrais le voir déchirer pièce à pièce avec des tenailles et lui manger le cœur. Je n’aurai pas un moment de repos qu’il ne soit à tous les diables. Je ne sais ce qu’il peut avoir de bon ; mais, pour moi, c’est un instrument de torture continuelle. Y penser seulement pèse sur mon cœur comme un cauchemar ; c’est trop longtemps le supporter. Croit-il qu’il me fera souffrir impunément tout ce que j’endure ? »

Malgré toute l’exaspération de M. Tyrrel, il est probable cependant qu’il rendit quelque justice à son rival. De ce moment il le vit avec encore plus d’aversion, mais ne le regarda plus comme un ennemi méprisable. Il évita davantage sa rencontre, il ne se mit plus à tout propos en attitude hostile contre lui. Il semblait guetter sa victime dans le silence et recueillir tout son venin pour lui porter le coup mortel.

V

Peu de temps après, il se déclara dans le pays une maladie contagieuse, dont les ravages furent extrêmement rapides, et qui attaqua un grand nombre d’habitants. Une des premières personnes qui en éprouvèrent les atteintes fut M. Clare. On peut se figurer quel chagrin et quelles alarmes cet accident causa dans tous les environs. M. Clare y jouissait d’une considération presque au-dessus de celle d’un simple mortel. L’égalité de son humeur, la douceur de son commerce, l’extrême bonté de son cœur, jointes à ses talents, à l’aimable gaieté de sa conversation et aux richesses de son esprit, en avaient fait l’idole de tous ceux qui le connaissaient. Au moins n’avait-il pas un seul ennemi dans tout ce qui l’entourait. Son danger fut le sujet d’un deuil universel ; il semblait promettre une longue vie, et avoir à parcourir encore une belle carrière d’années et de gloire. Peut-être n’était-ce qu’une apparence trompeuse ; peut-être les efforts de son intelligence, plus violents et plus continus que ne l’aurait permis un juste ménagement pour sa santé, avaient-ils déjà jeté en lui les germes d’une maladie. Mais un observateur plus confiant aurait hardiment prédit que ses habitudes de tempérance, l’activité de son esprit et son enjouement inaltérable suffiraient pour tromper longtemps la mort, à moins qu’elle ne vînt à le prendre par surprise ; et cette circonstance redoublait encore l’affliction générale.

Mais personne n’en fut aussi affecté que M. Falkland. Peut-être n’y avait-il pas un homme capable d’apprécier aussi bien que lui la vie qui était alors menacée. Il se hâta de se rendre près du malade : mais il éprouva quelque difficulté à se faire introduire. M. Clare, qui n’ignorait pas la nature contagieuse de son mal, avait donné ordre qu’on laissât approcher de lui le moins de monde possible : M. Falkland se fit nommer et on lui fit réponse qu’il était compris dans l’ordre général. Mais il n’était pas d’humeur à se rebuter aisément, il insista avec opiniâtreté, et à la fin il l’emporta ; on se contenta de lui recommander de prendre toutes les précautions d’usage pour se garantir de la contagion.

Il trouva M. Clare dans sa chambre à coucher, mais levé : il était en robe de chambre, assis à un bureau, près de la fenêtre. Il avait l’air serein et tranquille, mais il portait l’empreinte de la mort. « J’avais grande envie, M. Falkland, dit-il, qu’on ne vous laissât pas entrer jusqu’ici, quoiqu’il n’y ait personne au monde que j’aie plus de plaisir à voir ; mais en y pensant mieux, je crois qu’il y a peu de gens qui puissent s’exposer à ce danger-ci avec plus d’espoir de lui échapper. Au moins chez vous, si la garnison était prise, ce ne serait pas par la trahison du commandant de la place. Je ne saurais vous dire comment moi, qui vous prêche ici la prudence, j’ai été imprudent moi-même ; mais que mon exemple ne vous décourage pas ; je ne connaissais pas tout le danger, sans quoi je me serais conduit avec plus de circonspection. »

M. Falkland, une fois établi dans l’appartement de son ami, ne voulut plus absolument en désemparer. M. Clare pensa qu’il y avait peut-être moins de risque dans ce parti que dans un changement continuel d’air, et il n’insista plus. « M. Falkland, dit-il, quand vous êtes entré, j’achevais mon testament. Ce que j’avais écrit autrefois sur mes dernières volontés ne me convenait pas, et je ne me souciais guère, dans ma situation, de faire appeler un légiste. Dans le fait, il serait bien étrange qu’un homme de sens, avec des intentions pures et droites, ne fût pas en état de remplir cette fonction par lui-même. »

M. Clare continua à agir avec autant d’aisance et de liberté que s’il eût été dans la plus parfaite santé. À voir son maintien assuré et son ton calme et enjoué, on n’aurait jamais imaginé qu’il touchât à son dernier moment. Il marchait, il raisonnait, il badinait d’une manière qui annonçait un homme parfaitement maître de soi ; mais de quart d’heure en quart d’heure sa figure s’altérait d’une manière sensible. M. Falkland ne le perdait pas un instant de vue, et le contemplait avec une inquiétude mêlée d’admiration.

« Falkland, dit le malade après avoir paru, quelques minutes absorbé dans ses pensées, je sens que je vais mourir ; c’est un étrange mal que le mien. Hier je paraissais être en parfaite santé, et demain je serai un corps insensible. Que la ligne qui sépare la vie et la mort des misérables humains est curieuse à étudier ! Être tout à l’heure actif, gai, pénétrant, riche, par la mémoire, d’une foule de connaissances, capable d’amuser les hommes, de les instruire et de les exalter, puis, le moment d’après, n’être plus qu’une matière dépourvue de vie et de mouvement, un poids inutile sur la surface de la terre : voilà l’histoire de bien des hommes, et ce sera bientôt la mienne.

» Il me semblait que j’avais encore beaucoup de choses à faire en ce monde ; mais cela ne sera pas. Il faut se contenter de ce qui est fait : c’est vainement que je rappelle toute mon énergie morale, l’ennemi est trop fort et trop acharné contre moi : il ne veut pas me donner le temps de respirer ; ces choses-là sont hors de mon pouvoir, elles tiennent à un enchaînement de circonstances qui se succèdent continuellement sans s’arrêter. Le bien-être général, la grande affaire de l’univers ira toujours son train, quoiqu’il ne me soit plus donné d’y travailler pour ma part. Cette tâche est réservée à des mains plus fortes et plus jeunes, à vous, Falkland, et à ceux qui vous ressemblent. Nous serions bien méprisables vraiment, si l’espoir du perfectionnement de l’espèce humaine ne nous faisait pas goûter un plaisir pur et parfait, sans cependant que nous sachions si nous existerons pour en partager les fruits. Les hommes auraient bien peu à envier à l’avenir, s’ils avaient tous joui de la paix du cœur aussi complétement que je l’ai fait. »

M. Clare demeura levé toute la journée, se livrant à quelques légères distractions et exerçant agréablement ses facultés morales, ce qui était peut-être plus propre à rafraîchir et fortifier ses organes, que s’il eût cherché à prendre du repos. Par intervalles, il survenait une crise ; mais il ne l’avait pas plus tôt sentie, qu’il avait l’air de se mettre au-dessus du mal et de sourire de l’impuissance de ses attaques. Trois ou quatre fois il fut baigné de sueurs abondantes auxquelles succédaient une extrême sécheresse de la peau et une chaleur brûlante. Bientôt il fut couvert de petites taches livides ; puis il parut quelques symptômes de frisson, mais il les soutint avec un grand courage. Ensuite il devint calme ; et, après quelques moments, comme il était déjà nuit, il se détermina à se mettre au lit.

« Falkland, dit-il en lui serrant la main, mourir n’est pas une tâche aussi difficile que bien des gens se le figurent. Quand on contemple de près la mort, on est tout étonné qu’une subversion aussi totale puisse s’opérer si facilement. »

Il y avait déjà quelques moments qu’il était au lit, et comme tout paraissait tranquille, M. Falkland pensa qu’il dormait, mais c’était une erreur. M. Clare à l’instant ouvrit le rideau et jeta les yeux sur son ami. « Je ne puis dormir, dit-il. Non ; si je pouvais dormir, je me regarderais comme hors d’affaire ; mais il est décidé que j’aurai le dessous dans cette lutte contre la maladie.

» Falkland, c’était à vous que je pensais. Je ne connais personne à qui l’avenir semble offrir de plus belles espérances ; mais veillez sur vous. Que le monde ne soit pas frustré des avantages que lui promettent vos vertus. Je connais vos faiblesses aussi bien que votre force ; vous avez une humeur bouillante chatouilleuse à l’excès sur le point d’honneur ; si cette humeur une fois vous entraîne dans un faux pas, vous pouvez devenir aussi funeste à vos semblables que vous auriez pu leur être utile. Travaillez sérieusement à vous délivrer de cette susceptibilité.

» Mais si, dans la courte explication que me permet ma situation actuelle, il ne m’est pas possible de songer à opérer en vous une réforme aussi désirable, il y a au moins une chose que je puis faire : je puis vous prévenir de vous mettre sur vos gardes contre un danger que je vois très-imminent. Prenez garde à M. Tyrrel. Ne faites pas la faute de le mépriser comme un adversaire indigne de vous. De petites causes peuvent amener de grands maux. M. Tyrrel est arrogant, dur et grossier ; et vous, vous êtes trop passionné, trop sensible à la moindre offense. Ne serait-il pas bien déplorable qu’un homme qui vous est si inférieur et si peu fait pour vous être comparé sous aucun rapport, fût dans le cas de changer une vie comme la vôtre en une suite de crimes et d’infortunes ? Pensez-y bien. Je n’exige pas de promesse de vous. Je ne chercherai pas à vous enchaîner par des liens superstitieux ; je veux que ce soit la raison et la justice seules qui vous commandent. »

Cette explication affecta profondément M. Falkland. Une attention aussi généreuse de la part de M. Clare, dans un moment semblable, le pénétra d’un si vif sentiment de reconnaissance, qu’il fut presque hors d’état de trouver une réponse. Il ne prononça que quelques phrases fort courtes et exprimées avec effort. « Je me conduirai mieux… Ne craignez rien de ma part… Vos excellents avis ne sortiront pas un seul moment de ma mémoire. »

M. Clare passa à un autre sujet. « Je vous ai nommé mon exécuteur testamentaire : vous ne me refuserez pas ce dernier service de l’amitié. Il n’y a que peu de temps que j’ai le bonheur de vous connaître ; mais dans ce peu de temps je vous ai bien observé, et j’ai lu jusqu’au fond de votre âme. Ne trompez donc pas les glorieuses espérances que j’ai conçues de vous !

» J’ai fait quelques legs. Mes anciennes connaissances, du temps où je vivais dans le monde, au moins celles avec lesquelles je vivais dans l’intimité, sont encore toutes chères à mon cœur. Je n’ai pas eu le temps de les appeler auprès de moi dans la circonstance présente ; je ne l’ai même pas désiré ; mais j’espère qu’elles se rappelleront ma mémoire avec plus d’utilité qu’il n’arrive ordinairement dans de semblables occasions. »

M. Clare, ayant ainsi soulagé son cœur, demeura plusieurs heures sans parler. Vers le matin, M. Falkland entrouvrit doucement les rideaux, et contempla le sage à son lit de mort. Les yeux de M. Clare étaient ouverts, et ils se tournèrent aussitôt vers son jeune ami. Son visage était défait et marqué du sceau fatal. « J’espère que vous vous trouvez mieux, » dit Falkland à demi-voix, comme craignant de le troubler. M. Clare sortit sa main hors du lit et la lui tendit ; M. Falkland s’avança et la pressa dans la sienne. « Beaucoup mieux, dit M. Clare d’une voix sourde et à peine articulée ; c’en est fait ; ma tâche est finie… Adieu ;… souvenez-vous… » Ce furent là ses derniers mots. Il vécut encore quelques heures ; ses lèvres semblaient quelquefois se mouvoir ; il expira sans faire entendre une seule plainte.

Toute cette scène avait extrêmement agité M. Falkland. L’espérance qu’il conservait d’une crise favorable et la crainte de troubler les derniers moments de son ami l’avaient rendu muet. Pendant la dernière demi-heure, il était resté, immobile, les yeux fixés sur M. Clare ; il épiait le moindre soupir, le plus léger mouvement du malade. Il resta encore dans la même attitude ; il croyait quelquefois voir la vie reparaître sur ces traits insensibles. À la fin, renonçant à se tromper lui-même, il s’écria douloureusement : « C’en est donc fait !… »

Il voulait se précipiter sur le corps de son ami ; les assistants le retinrent et cherchèrent à l’entraîner dans une autre chambre ; mais il se débattait entre leurs bras, et se penchait violemment vers ce lit de douleur :

« Voilà donc ce qui reste de tant de génie, de tant de vertus, de l’assemblage des plus belles qualités ! La lumière du monde est disparue pour jamais ! oh ! hier, hier !… Clare, pourquoi ne suis-je pas mort à votre place ! moment terrible ! perte irréparable ! enlevé ainsi dans toute la maturité de son génie, dans la vigueur de son âme ! ses jours tranchés au moment où ils étaient mille fois plus utiles au monde qu’ils ne l’avaient encore jamais été ! Ah ! il était né pour l’instruction des sages, pour servir de guide aux hommes ! Et voilà tout ce qui nous reste de lui ! Ces lèvres éloquentes seront à jamais fermées ! ce cœur si actif et si ardent est pour toujours froid et immobile ! Le meilleur, le plus sage des hommes n’est plus, et le monde paraît insensible à sa perte. »

M. Tyrrel n’apprit pas sans émotion la mort de M. Clare ; mais son émotion était d’une nature bien différente. Il avouait qu’il ne pouvait lui pardonner sa partialité envers Falkland, et qu’ainsi il ne pouvait porter de grands regrets à sa mémoire ; mais que, quand même il aurait oublié les injustices passées de M. Clare, on n’avait rien négligé pour entretenir jusqu’au bout son ressentiment : Falkland n’avait pas un instant quitté le chevet de son lit, comme si personne autre n’eût été digne de recevoir ses confidences et ses dernières pensées. Mais ce qui était pis encore, c’était cette confiance testamentaire. « En tout, dit-il, absolument, ce pédant misérable veut me supplanter, lui qui n’a rien de ce qui constitue un homme ! toujours ainsi l’emporter sur ceux qui valent mieux que lui ! Est-ce que tout le monde est devenu fou ? ou n’y a-t-il plus de mesure pour apprécier le mérite ? Et ce M. Clare qui va aussi se laisser prendre à ses grimaces ! qui préfère le frivole et le clinquant au solide ! et à son lit de mort encore !… »

M. Tyrrel, avec sa brutalité sauvage et le peu de culture de son esprit, avait, comme cela est fort ordinaire, certaines idées religieuses assez grossières. Il disait encore :

« À coup sûr il en aurait eu quelque honte s’il eût mieux connu son état. Ah ! son âme a un compte à rendre ; il a cruellement aidé à troubler mon repos ; et, quelles qu’en puissent être les conséquences, c’est à lui que nous en aurons l’obligation. »

La mort de M. Clare enleva la personne qui pouvait modérer le plus efficacement l’animosité des deux rivaux et détruisit le frein qui prévenait les derniers excès de M. Tyrrel. L’ascendant moral de son illustre voisin avait toujours tenu le tyran rustique sous un joug involontaire ; et, malgré la férocité habituelle de son caractère, il n’avait pas paru, avant ces derniers instants, porter de la haine à M. Falkland. Dans le peu de temps qui s’était écoulé depuis l’époque où M. Clare avait fixé sa résidence dans le canton, jusqu’au retour de M. Falkland du continent, la conduite de M. Tyrrel semblait même avoir gagné quelque chose en mieux. Car, tel était l’avantage des manières séduisantes de Clare, qu’il se conciliait ceux mêmes qu’il contenait, et que ceux dont les actions étaient les plus contraintes par la crainte de lui déplaire n’en éprouvaient pas de sentiment pénible contre lui. Ce n’est pas que M. Tyrrel n’eût préféré de ne pas voir un homme aussi distingué prendre son rang dans un cercle où depuis longtemps il régnait en maître. Mais avec une personne telle que M. Clare, il ne pouvait y avoir lieu à rivalité ; M. Tyrrel se soumettait au respect qu’inspirait une si haute réputation, et la jalousie tracassière et pointilleuse du faux honneur ne pouvait que se taire devant un homme si supérieur aux autres.

L’esprit d’animosité qu’on observait entre les deux rivaux avait suspendu, jusqu’à un certain point, les bons effets que la présence et les vertus de M. Clare avaient commencé à opérer sur M. Tyrrel. Mais, dès que cette influence vint à cesser tout à fait, l’humeur violente de celui-ci, ne connaissant plus de frein, se manifesta par des excès plus coupables encore qu’auparavant. Le voisinage d’un rival odieux le rendit plus sombre et plus farouche ; tous ceux qui l’entouraient n’en sentirent que plus durement le poids de la tyrannie. Chaque jour on voyait naître de nouveaux incidents, qui réagissaient encore sur cette haine fatale et l’envenimaient de plus en plus.

VI

Les conséquences de tout ce qui précède ne tardèrent pas à se manifester. Le premier incident qui allait survenir devait en quelque sorte décider la catastrophe. Jusqu’ici je n’ai parlé que des préliminaires de cette histoire, de choses qui n’ont en apparence aucune liaison entre elles, quoique conduisant les deux parties à cette disposition réciproque qui a eu des conséquences si fatales. Mais ce qui me reste à dire est rapide, épouvantable. Le dénoûment de ce drame de mort s’avance irrésistible, défiant toute sagesse et toute force humaines de l’arrêter.

Les vices de M. Tyrrel, en se multipliant sans cesse, pesaient plus particulièrement sur ses domestiques et les personnes dans sa dépendance. Mais celle qui en eut le plus à souffrir était la jeune orpheline, fille d’une sœur de son père et dont j’ai déjà parlé. La mère de miss Melville s’était mariée imprudemment, ou plutôt malheureusement, contre l’aveu de ses parents, et tous s’étaient accordés, d’après cette démarche, à lui retirer entièrement leur appui. Son mari s’était trouvé n’être qu’un véritable aventurier ; il avait dissipé toute la fortune de sa femme, que la haine irréconciliable de la famille avait diminuée fort au-dessous de ses espérances, et l’infortunée était morte de douleur. Sa fille était restée encore enfant sans aucune ressource au monde. Dans cette situation, les personnes auprès desquelles elle se trouva être placée parvinrent à obtenir de Mrs. Tyrrel qu’elle reçût cette jeune orpheline dans sa maison. En équité, peut-être celle-ci avait droit à cette portion de fortune dont sa mère avait été privée par son imprudence, et qui était allée grossir la part de la ligne masculine. Mais cette idée n’était jamais venue dans la tête ni de la mère, ni du fils : Mrs. Tyrrel s’imaginait faire un acte signalé de bienfaisance en donnant à miss Émilie, dans sa maison, une sorte d’état équivoque, qui n’était pas précisément une condition de domesticité, mais qui n’était pas non plus ce qu’aurait pu attendre une personne de la famille.

Cependant l’orpheline n’avait pas essuyé d’abord toutes les mortifications auxquelles cette situation pouvait l’exposer. Mrs. Tyrrel était impérieuse et hautaine, mais n’avait pas un mauvais cœur. La femme qui gouvernait la maison sous le titre de femme de charge était une personne qui avait autrefois vécu dans l’indépendance, et qui était d’un caractère droit et aimable. Elle conçut de bonne heure de l’amitié pour la petite Émilie, qui, dans le fait, était presque exclusivement abandonnée à ses soins. De son côté, Émilie répondit de tout cœur à l’affection de son institutrice, et apprit avec la plus grande docilité tout ce que Mrs. Jakeman pouvait lui enseigner. Mais, par-dessus tout, elle prit d’elle son caractère franc et enjoué. Comme Mrs. Jakeman, elle s’accoutuma à voir tous les événements de la vie du côté le plus agréable et le plus consolant. Aucune pensée indélicate ne souillait cette âme naïve, et elle n’avait aucun besoin de déguiser ses sentiments. Outre les avantages qu’Émilie retirait des soins de Mrs. Jakeman, elle avait encore la permission de prendre des leçons des maîtres qui venaient à Tyrrel-Place pour l’éducation de son cousin ; et, comme le jeune gentillâtre avait toujours quelque indisposition de commande pour se dispenser de les écouter, ils n’auraient eu pour l’ordinaire rien à faire au logis sans la présence de miss Melville. Mrs. Tyrrel encouragea donc pour cette raison les études d’Émilie ; elle se figurait d’ailleurs que cet exemple de docilité et d’instruction agirait sur son bien-aimé Barnabas, seul mobile indirect qu’elle se permît d’employer avec lui, prévenant toute punition et ne devinant pas que la littérature et la science avaient des attraits par elles-mêmes.

Émilie, à mesure qu’elle croissait en âge, développa une sensibilité extrême, qualité qui aurait été, dans sa situation, une source de peines continuelles, sans sa grande douceur et la facilité de son caractère. Elle était loin d’être ce qu’on peut appeler une beauté. Sa taille était petite et commune, son teint celui d’une brune, et son visage assez marqué de petite vérole pour avoir perdu le poli et le velouté de la peau, mais non pas assez pour avoir perdu son expression. Quoiqu’elle ne fût pas jolie, elle avait pourtant quelque chose de singulièrement intéressant. Sa figure respirait à la fois la santé et la délicatesse ; ses longs sourcils noirs se pliaient avec facilité aux divers mouvements de son âme, et ses regards portaient à la fois l’empreinte d’un discernement actif et d’une franchise enjouée. L’instruction qu’elle avait reçue, étant le fruit du hasard et des circonstances, l’avait bien exemptée des défauts qu’entraîne l’ignorance, mais non pas de cette sorte d’ingénuité naturelle qui annonce une âme incapable de songer au mal ou d’en soupçonner chez les autres. Elle amusait, sans paraître penser à la finesse et à la justesse de ses observations ; ou plutôt, n’ayant jamais été gâtée par des éloges, elle brillait de ses qualités naturelles et suivait les inspirations d’un jeune cœur et d’un sens droit, sans songer le moins du monde à se faire remarquer ou admirer.

La mort de sa tante apporta très-peu de changement à sa situation. Cette dame prudente, qui aurait presque eu peur de commettre un sacrilége si elle eût regardé miss Melville comme un rejeton de la souche des Tyrrel, ne fit pas d’autre mention d’elle dans son testament que de la porter simplement pour une somme de cent livres sterling à l’article des legs des domestiques. Émilie n’avait jamais été admise dans l’intimité et la confidence de Mrs. Tyrrel ; le jeune squire, sous la protection duquel elle passait, semblait disposé à la traiter même avec plus d’égards que n’avait fait sa mère. Il l’avait vue croître sous ses yeux, et, quoiqu’il n’y eût guère que six ans de différence entre les cousins, il avait pris une sorte d’intérêt paternel à son sort. L’habitude la lui avait rendue comme nécessaire, et, dans tous les intervalles de la chasse et de la table, il se trouvait isolé et triste quand la compagnie de miss Melville lui manquait. Toutefois, la parenté qui les unissait et le peu de beauté d’Émilie empêchaient qu’il eût jamais pensé à jeter sur elle un regard de désir. Les talents qu’elle avait étaient du genre le plus ordinaire et le plus superficiel ; c’était la danse et la musique. Les dispositions qu’elle montrait pour le premier de ces talents avaient engagé M. Tyrrel à lui donner quelquefois la place vacante dans son carrosse quand il allait à l’assemblée du canton ; car, sous quelque point de vue qu’il jugeât à propos de la regarder, il pensait que sa servante même, introduite par lui, devait trouver place, sans nulle difficulté, dans le cercle le plus brillant. Comme musicienne, Émilie servait souvent à le distraire ; elle avait de temps en temps l’honneur de l’endormir, avec un air, au retour de la chasse ; et, s’étant aperçue qu’il n’était pas insensible à la musique, elle en tirait parti pour adoucir quelquefois les agitations auxquelles son humeur sombre le rendait si sujet. Au total, on pouvait la regarder comme une espèce de favorite. C’était à sa médiation qu’avaient coutume de recourir les domestiques et tenanciers qui avaient encouru le déplaisir de leur maître ; elle était la compagne privilégiée qui pouvait impunément approcher le lion rugissant. Elle lui parlait sans crainte ; et, comme ses prières partaient toujours d’un bon cœur et d’une âme désintéressée, même en la refusant, M. Tyrrel adoucissait encore la sévérité de ses traits et se contentait de sourire de sa présomption.

Telle avait été pendant quelques années la situation de miss Melville : traitée avec tant de clémence par son farouche protecteur, elle avait fermé les yeux sur ce qu’il y avait de précaire dans sa destinée. Mais depuis l’établissement de M. Falkland dans le voisinage, le caractère toujours brutal de M. Tyrrel avait pris un nouveau degré de férocité. Depuis ce temps, il arrivait souvent que la pauvre cousine était traitée plus rudement qu’à l’ordinaire ; les petits soins et les badinages qu’elle avait coutume d’employer ne réussissaient plus de même, et quelquefois M. Tyrrel se retournait vers elle avec un regard dur et impatient qui la faisait trembler. Cependant ces accès d’humeur cédaient bien vite à son enjouement naturel, et elle revenait à ses anciennes habitudes.

Enfin, une circonstance vint contribuer à augmenter encore l’aigreur de M. Tyrrel et mettre un terme au bonheur dont avait joui jusqu’alors miss Melville en dépit de la fortune contraire. Émilie avait précisément dix-sept ans quand M. Falkland revint du continent. À cet âge, elle était particulièrement susceptible de se laisser séduire par les agréments de la figure et les belles qualités de l’âme, quand ces charmes se trouvaient unis dans une personne de l’autre sexe. Elle était imprudente précisément, parce que son cœur était incapable de déguisement. Elle n’avait jamais senti le malheur de la pauvreté à laquelle elle était condamnée, et n’avait pas réfléchi à la distance immense que la fortune a mise entre les diverses classes de la société. Elle vit M. Falkland toutes les fois qu’il se rencontra avec elle dans les assemblées publiques, et elle le vit avec admiration, sans se rendre précisément compte à elle-même du sentiment qui l’entraînait. Elle suivait des yeux, avec inquiétude, ses moindres mouvements : elle ne voyait pas en lui, comme le reste de l’assemblée, l’homme né pour posséder une des plus belles terres de la province et fait pour prétendre à la main de la plus riche héritière. Elle ne voyait que Falkland, orné de ces avantages qui tenaient plus intimement à sa personne, et dont aucun revers de fortune ne pouvait le priver. En un mot, elle était émue et ravie quand il était présent ; absent, il était le sujet continuel de ses rêveries et de ses songes ; mais cette image ne faisait rien naître chez elle au delà du plaisir attaché à l’idée même.

L’attention qu’à son tour M. Falkland fit à elle était assez propre à encourager un cœur aussi prévenu que celui d’Émilie. Il y avait dans ses regards un air de complaisance, quand ils lui étaient adressés. Il avait dit dans une société, et une personne présente l’avait répété à miss Melville « qu’elle lui paraissait tout à fait intéressante, qu’il était bien touché de lui voir un sort aussi peu assuré et aussi précaire, et que s’il n’avait pas peur de lui faire tort dans l’esprit soupçonneux de M. Tyrrel, il serait charmé de faire plus particulièrement sa connaissance. »

Émilie avait écouté ces paroles avec ravissement et comme si elles fussent venues d’un être supérieur qui daignait descendre jusqu’à elle ; car, si elle s’occupait trop peu, dans Falkland, des dons de la fortune, d’un autre côté, elle ne voyait qu’avec une sorte de vénération ses vertus et ses qualités personnelles. Mais, tandis qu’elle semblait ainsi écarter bien loin toute espèce de comparaison entre elle et M. Falkland, vraisemblablement elle nourrissait dans son âme l’espoir vague que les destinées, par quelque événement extraordinaire, pourraient un jour concilier les choses les plus incompatibles en apparence. Préoccupée ainsi, toutes les petites civilités qu’elle avait pu recevoir de Falkland par hasard dans le monde, son éventail qu’il avait ramassé, une tasse vide dont il l’avait débarrassée, en un mot, la prévenance la plus simple faisait palpiter ce jeune cœur, et naître dans cette imagination abusée les chimères les plus romanesques.

Vers ce temps à peu près, il survint un événement qui aida beaucoup à donner une détermination précise aux idées confuses qui agitaient miss Melville. Peu après la mort de M. Clare, M. Falkland avait été appelé un soir à la maison de son défunt ami, par des affaires relatives à sa qualité d’exécuteur testamentaire ; et quelques incidents, peu importants au fond, l’y avaient retenu trois ou quatre heures plus tard qu’il ne comptait rester. Il ne quitta la maison, pour s’en retourner chez lui, que vers les deux heures du matin. Dans un lieu aussi éloigné de la métropole, à une pareille heure, il règne un silence aussi parfait que dans une région tout à fait inhabitée. Il faisait un beau clair de lune et tous les objets environnants, marqués par de fortes variations d’ombre et de lumière, sans être en même temps vus d’une manière très-distincte, imprimaient à cette scène une sorte de solennité religieuse. M. Falkland avait amené avec lui M. Collins, parce que l’affaire qu’il s’agissait de régler chez M. Clare avait quelque rapport avec celles qui composaient les fonctions habituelles de ce fidèle serviteur. Ils étaient à causer ensemble, car M. Falkland n’avait pas alors pris l’habitude de ces formes graves et réservées qui rappellent sans cesse son rang à ceux qui l’approchent. Charmé du spectacle qui se déployait à ses yeux, et comme pour en jouir à son aise, il cessa tout d’un coup la conversation. Ils n’avaient fait que quelques pas lors qu’un vent sourd et impétueux parut s’élever à quelque distance, et qu’ils entendirent comme les mugissements de la mer. À l’instant, sur un des côtés de l’horizon le ciel prit une teinte rougeâtre, et la route faisant alors un coude, ce phénomène se trouva directement devant eux. À mesure qu’ils avançaient, il parut plus distinctement, et à la fin ils ne purent plus douter qu’il ne fût causé par un incendie. M. Falkland pressa son cheval, et plus ils approchaient, plus l’objet d’un moment à l’autre prenait un caractère effrayant : les flammes s’élançaient avec fureur ; elles embrasaient une vaste partie de l’horizon ; et, comme elles entraînaient avec elles une grande quantité de petits fragments embrasés et étincelants, elles présentaient une image de l’éruption d’un volcan.

Le feu venait d’un village qui était directement sur leur route. Il y avait déjà huit ou dix maisons embrasées, et le reste paraissait menacé d’une destruction prompte et inévitable. Les habitants, qui n’avaient jamais éprouvé une semblable calamité, étaient dans la dernière consternation. Ils transportaient précipitamment leurs meubles et leurs effets dans les champs voisins. Quand ils avaient rempli ce triste soin, autant qu’ils le pouvaient avec sûreté, ils étaient hors d’état d’imaginer d’autre remède à leur désastre, et ils restaient à contempler les ravages du feu en se tordant les bras et dans les angoisses d’un désespoir impuissant. Toute l’eau qu’il était possible de se procurer dans ce lieu par les moyens d’usage, n’était qu’une goutte opposée aux fureurs du plus terrible des éléments. Le vent qui s’élevait en même temps ajoutait encore de plus en plus à l’activité des flammes.

M. Falkland contempla ce spectacle pendant quelques minutes, comme méditant en lui-même sur ce qu’il y avait à faire. Mais bientôt il dit aux paysans qui étaient autour de lui de jeter bas une maison qui n’était pas encore endommagée, mais qui touchait à une autre déjà tout en feu. Les paysans semblaient étonnés. Ils ne comprenaient pas qu’on pût leur conseiller cette destruction volontaire. Et, d’ailleurs, il eût fallu pour l’entreprendre se jeter au cœur du danger. Voyant donc qu’ils restaient immobiles, M. Falkland descend de son cheval et d’un ton d’autorité leur ordonne de le suivre. En un instant, il était monté dans la maison, et reparaissait sur le faîte comme s’il eût été au milieu des flammes. Ensuite, à l’aide de deux ou trois personnes qui le suivaient de plus près, et qui s’étaient pendant ce temps pourvues des premiers outils qui se trouvèrent sous leurs mains, il détache le support d’un rang de cheminées et les précipite au milieu du feu. Il passe et repasse le long du toit, et, après avoir mis du monde à l’ouvrage de tous les côtés, il redescend pour voir ce qu’il y avait à faire ailleurs.

À ce moment on vit s’élancer hors d’une maison tout en flammes une femme âgée qui avait la consternation peinte sur le visage. Aussitôt qu’elle put assez revenir à elle pour prendre une idée de sa situation, le sujet de ses alarmes sembla en un instant totalement changé. « Où est ma fille ? » s’écria-t-elle en jetant un œil perçant et inquiet dans la foule autour d’elle. « Ah ! elle est perdue ! elle est au milieu des flammes ! sauvez-la, sauvez-la, ma fille ! » et elle remplissait l’air de ses cris déchirants. Elle retourne vers la maison ; les gens qui étaient auprès d’elle tâchent de l’arrêter ; mais elle se débarrasse d’eux en un moment, elle entre dans l’allée, jette un coup d’œil sur l’horrible amas de ruines, et court se plonger dans l’escalier embrasé. M. Falkland la voit, la suit et la retient par le bras ; c’était Mrs. Jakeman. « Arrêtez ! » cria-t-il d’une voix à la fois imposante et secourable. Restez là ; je vais la chercher, la sauver. » Mrs. Jakeman obéit. M. Falkland charge ceux qui étaient présents de la retenir, et s’informe où était la chambre d’Émilie. Mrs. Jakeman était venue voir une sœur qui demeurait dans ce village, et elle avait amené Émilie avec elle. M. Falkland monte dans la maison voisine, et s’élance, par une fenêtre du toit, dans la maison où est Émilie ; au moment où il la trouva, elle venait de se réveiller et, commençant à s’apercevoir du danger qu’elle courait, elle avait jeté sur elle à la hâte une partie de ses vêtements ; telle est chez les femmes l’effet irrésistible de l’habitude, mais, cela fait, elle s’était mise à promener autour d’elle les yeux égarés du désespoir. Ce fut alors que M. Falkland entra dans la chambre : elle se précipite dans ses bras avec la rapidité de l’éclair ; entraînée par une impulsion trop forte pour admettre aucune réflexion, elle s’attache à lui et le serre étroitement ; son émotion était impossible à peindre : ce peu d’instants avait équivalu pour elle à un siècle d’amour.

En un moment on vit reparaître M. Falkland dans la rue avec ce précieux fardeau entre ses bras. Après avoir ainsi arraché Émilie à une mort affreuse, dont personne autre que lui n’eût osé la délivrer, et après l’avoir remise entre les mains de sa tendre protectrice, il retourne à sa première tâche. Par sa présence d’esprit, par son infatigable humanité, par ses efforts sans relâche, il sauva de la destruction les trois quarts de ce village.

Enfin, l’incendie commençant à céder, M. Falkland revint trouver Mrs. Jakeman et Émilie. Il fit voir la sollicitude la plus tendre pour la santé de la jeune miss, et donna ordre à Collins d’aller avec toute la diligence possible chercher sa voiture pour la reconduire. Il s’écoula plus d’une heure dans l’intervalle. Miss Melville n’avait jamais eu l’occasion de voir si bien M. Falkland ; et le spectacle de tant d’humanité, de générosité, de courage et de justice, de tant de vertus réunies enfin dans un homme, était aussi nouveau que séduisant pour elle. Elle éprouvait aussi une secrète confusion en songeant à la manière dont elle avait agi au moment où M. Falkland était venu à son secours ; et ce trouble, joint à ses autres émotions, y ajoutait un charme qui les portait jusqu’à l’ivresse.

Elle ne fut pas plus tôt arrivée au château, que M. Tyrrel accourut pour la recevoir. Il venait d’apprendre le triste événement qui avait eu lieu dans le village, et il tremblait pour son aimable cousine. Sa vue lui causa une de ces émotions involontaires qui sont communes à presque tous les individus de l’espèce humaine. Il était tourmenté de la crainte qu’Émilie ne fût victime d’une catastrophe survenue au milieu de la nuit. Agréablement rassuré à sa vue, il la serra dans ses bras avec cette joie réelle qui succède à une effrayante incertitude. Émilie ne se vit pas plus tôt rendue au lieu de sa demeure, qu’elle oublia tout ce qu’elle avait souffert ; dans l’exaltation de son âme, sa langue ne se lassait pas de parler de son danger et de sa délivrance. Elle avait déjà plus d’une fois mis M. Tyrrel à la torture par les louanges qu’elle prodiguait innocemment à M. Falkland ; mais ce n’était rien en comparaison de son enthousiasme. L’amour n’agissait pas sur elle, dans cette circonstance, comme il eût fait sur une personne accoutumée à rougir et qui aurait eu dans le cœur moins d’innocence. Elle exalta l’activité de Falkland, sa promptitude à concevoir, sa prudence courageuse à exécuter. Dans son récit naïf, tout était féerie et enchantement ; on y voyait un génie bienfaisant qui surveillait et dirigeait tout ; mais on ne pouvait rien deviner des moyens humains qui avaient servi à l’accomplissement de ses desseins.

M. Tyrrel écouta pendant quelque temps avec patience les effusions de ce cœur innocent ; il supporta même d’entendre applaudir l’homme duquel il venait de recevoir un tel service. Mais, par trop d’amplification, le récit finit par lui déplaire, et il ne put s’empêcher d’y mettre un terme par une remontrance un peu dure. Probablement, lorsqu’il le repassa dans sa mémoire, il le trouva encore plus insolent et plus insupportable qu’il ne lui avait paru à l’entendre ; le premier mouvement de reconnaissance était effacé : mais les louanges hyperboliques qui avaient été prodiguées revenaient toujours fatiguer son oreille. Il lui semblait qu’Émilie était entrée aussi dans la conjuration formée contre le repos de sa vie. Émilie cependant n’avait pas la moindre idée d’avoir pu offenser personne, et dans toutes les occasions elle citait M. Falkland comme le modèle des grâces et de la vertu humaines. Elle ne savait ce que c’était que dissimuler et ne pouvait pas se figurer que l’objet de son admiration continuelle ne fût pas vu par tout le monde des mêmes yeux qu’elle le voyait elle-même. Ce fut ainsi que son innocent amour s’enflammait de plus en plus. Elle se flatta que rien autre qu’une passion réciproque n’eût pu porter M. Falkland à la tentative désespérée qui l’avait arrachée aux flammes, et elle ne doutait plus que cette passion le forcerait bientôt à rompre le silence, comme elle lui fermerait aussi les yeux sur la distance immense qui le séparait d’elle.

M. Tyrrel chercha d’abord avec une certaine modération à arrêter le cours des éloges de miss Melville, et de la convaincre par divers signes qu’un pareil sujet lui était peu agréable. Il était accoutumé à la traiter avec douceur ; Émilie, de son côté, était disposée à lui obéir aveuglément et sans résistance ; ainsi il ne lui était pas difficile de la faire taire ; mais le moment d’après, à la première occasion, son thème favori revenait malgré elle sur ses lèvres. L’obéissance était chez elle la soumission d’un cœur bon et simple ; mais c’eût été la chose du monde la plus difficile que de la lui inspirer par la crainte : elle, qui n’aurait pas fait de mal à un ver de terre, ne pouvait pas s’imaginer que personne conçût des sentiments de rancune et de méchanceté contre elle. Par caractère, elle n’était jamais dans le cas de disputer avec obstination contre les personnes sous la dépendance desquelles elle était placée ; et, comme elle cédait sans hésiter, elle n’avait jamais eu de traitement sévère à éprouver. Les réprimandes de M. Tyrrel, au seul nom de Falkland, devenant plus marquées, miss Melville se tint davantage sur ses gardes. Elle s’arrêtait tout à coup quand elle se surprenait à dire des phrases à demi commencées à sa louange. Ce genre de précaution produisait nécessairement un très-mauvais effet. C’était une satire mordante de la faiblesse de son parent. Quelquefois, dans ce cas-là, elle hasardait, d’un air libre et enjoué, quelques mots d’explications : « Mon cher cousin ! en vérité, je ne conçois rien à votre humeur ! sûrement M. Falkland vous rendrait tous les services du monde… ; » mais tout à coup quelque geste d’impatience et d’humeur farouche la forçait de se taire.

À la fin cependant elle vint à bout de se corriger tout à fait de cette inattention ; mais il était trop tard. La passion, dont son cœur s’était laissé innocemment pénétrer, avait déjà excité les soupçons de M. Tyrrel. L’imagination de celui-ci, ingénieuse à le tourmenter, lui suggérait tous les moyens d’amener la conversation au point où Émilie n’aurait pas manqué de placer l’éloge de M. Falkland, sans les entraves qui retenaient sa langue. La réserve qu’elle gardait alors lui était plus insupportable que ne l’avait été la répétition de ses éloges. Toute la bienveillance qu’avait montrée M. Tyrrel pour cette innocente orpheline vint à s’effacer de jour en jour. Cet engouement pour l’homme qui était par-dessus tout l’objet de sa haine, lui parut le dernier trait de la persécution d’une maligne destinée. Il se regarda comme arrivé au terme de la prédiction de M. Falkland, condamné par une fatale étoile à être abandonné par toute créature ayant figure humaine ; tous les hommes lui semblaient être sous l’influence d’un maudit enchantement qui ne leur faisait aimer que le clinquant et l’artificiel, en leur inspirant une antipathie mortelle pour les productions vraies et simples de la nature. Frappé de tous ces sinistres présages, il ne vit plus miss Melville qu’avec aversion ; et, habitué comme il l’était à s’abandonner sans réserve à tous ses penchants, il se détermina bientôt à sacrifier cette faible victime à son implacable vengeance.

VII

M. Tyrrel consulta, sur le plan qu’il avait à suivre, son confident ordinaire ; celui-ci, qui ne le cédait guère au squire en brutalité et en insolence, ne pouvait pas se figurer qu’une misérable petite fille, sans richesse et sans beauté, dût gêner le moins du monde les caprices d’un homme de l’importance de M. Tyrrel. La première idée qui vint à ce barbare parent fut de jeter à la porte la malheureuse orpheline, et de l’abandonner entièrement ; mais il ne pouvait pas se dissimuler qu’un pareil procédé ferait beaucoup crier contre lui ; et à la fin il s’arrêta à un projet qui, en mettant suffisamment sa propre réputation à couvert, lui donnait encore bien plus l’assurance de punir et de mortifier sa victime.

Il jeta les yeux, pour son dessein, sur un jeune homme de vingt ans, fils d’un certain Grimes qui tenait une petite ferme dans le domaine de son confident. Ce fut ce garçon qu’il résolut de donner pour mari à miss Melville, soupçonnant dans sa malice qu’entraînée par les sentiments de tendresse qu’elle avait malheureusement conçus pour M. Falkland, elle ne recevrait une proposition de mariage qu’avec une extrême répugnance. Il choisit Grimes comme étant, sous tous les rapports, diamétralement l’opposé de M. Falkland. Grimes n’était pas précisément un garçon qui eût des inclinations vicieuses, mais il était grossier et rustre au dernier point. Son teint était celui d’un sauvage ; il avait les lèvres épaisses, la voix rauque, tous les traits de son visage durs et sans harmonie. Enfin, de la tête aux pieds, rien n’était plus repoussant que toute sa personne. Il n’avait rien de méchant dans le caractère, mais il était tout à fait incapable de tendresse, et ne pouvait pas comprendre dans les autres des sentiments dont il ne trouvait aucun germe en lui-même. Habile boxeur, il était porté par inclination aux amusements où se déploie la force, et les jeux de main étaient pour lui des plaisanteries favorites qu’il ne regardait pas comme injurieuses quand elles ne laissaient aucunes traces après elles. En général, ses manières étaient très-bruyantes ; il n’avait pas la moindre attention pour les autres et était opiniâtre dans ses volontés, non par une vraie dureté de caractère, mais parce qu’il n’était nullement susceptible de ces impressions délicates qui jouent un si grand rôle dans des organisations plus délicates.

Tel était l’être à demi civilisé que la malice ingénieuse de M. Tyrrel avait cherché comme le plus propre à ses desseins. Jusqu’à ce moment l’oppression du despotisme ne s’était guère fait sentir à Émilie ; son heureuse insignifiance lui avait tenu lieu de protection : personne n’avait imaginé qu’elle valût la peine qu’on employât pour elle ces mille petites entraves dont on tourmente les filles nées dans l’opulence. On pouvait la comparer au faible oiseau qui gazouille paisiblement dans les bosquets qui l’ont vu naître.

Quand elle entendit donc son cousin lui proposer M. Grimes pour mari, elle resta pour un moment muette de surprise ; mais, dès qu’elle eut recouvré la parole, elle répondit : « Non, monsieur, je vous remercie. Dieu merci ! je n’ai pas besoin de mari.

— Si fait, vous en avez besoin ! n’êtes-vous pas toujours à courir après les hommes ? Il est bien temps de vous établir.

— Et M. Grimes, encore ! Non, non, s’il vous plaît. Si j’ai jamais un mari, ce ne sera pas quelqu’un comme M. Grimes.

— Taisez-vous ! Comment osez-vous vous permettre de pareilles impertinences ?

— Mais, Seigneur ! je ne sais pas ce que vous voudriez que j’en fisse : c’est comme si vous m’ordonniez de prendre votre vilain barbet pour le mettre dans ma chambre, sur un beau petit coussin de soie : et puis, M. Grimes n’est qu’un simple artisan, et je suis bien sûre d’avoir entendu dire à ma tante que notre famille était une très-noble famille.

— Cela n’est pas vrai. Notre famille ! Avez-vous l’impudence de vous regarder comme de notre famille ?

— Hé ! comment ! est-ce que votre grand-papa n’était pas mon grand-papa aussi, monsieur ? Comment ne serions-nous donc pas de la même famille ?

— Pour une bonne raison. Vous n’êtes que la fille d’un coquin d’Écossais qui a mangé jusqu’au dernier shilling de la fortune de ma tante Lucy, et qui vous a laissée sans pain. Vous avez en tout 100 liv. sterling, et le père de Grimes s’engage à lui en donner autant. Comment osez-vous ainsi regarder vos égaux avec tant de hauteur.

— Non, monsieur, non, je ne suis pas fière, assurément. Mais, en vérité, monsieur, il ne m’est pas possible d’aimer jamais M. Grimes… Je me trouve très-heureuse comme je suis ; pourquoi irais-je me marier ?

— Finissez votre bavardage ; Grimes sera ici cette après-midi, songez à vous bien comporter avec lui. Sans cela, il saura bien vous en faire ressouvenir, quand vous vous y attendrez le moins.

— Oh ! monsieur, je le vois bien à présent, vous ne parlez pas sérieusement, j’en suis sûre.

— Pas sérieusement ! Dieu me damne, c’est ce que nous verrons. Ah ! je vous dirai bien à quoi vous pensez, moi. Vous aimeriez mieux être la maîtresse de M. Falkland que la femme d’un bon et honnête laboureur : mais j’aurai l’œil sur vous. Ah ! ah ! voilà ce que c’est que d’être trop bon. Il faut vous tenir, Miss ; il faut qu’on vous apprenne la différence qu’il y a entre vos beaux rêves et la réalité : vous bouderez peut-être, mais peu m’importe : l’orgueil a besoin de temps en temps d’une petite mortification. S’il vous arrivait de faire quelque sottise, ce serait moi qui en porterais le blâme. »

Le ton dont parlait M. Tyrrel était si différent de celui auquel miss Melville était accoutumée, qu’elle se sentit tout à fait hors d’état de rien comprendre à ce qui se passait. Quelquefois il lui venait dans l’idée qu’il avait formé réellement le projet de la réduire à une situation dont elle ne pouvait même pas soutenir la pensée ; mais elle rejetait bien vite ce soupçon comme indigne de son parent, et finissait par conclure que c’était seulement une tournure qu’il avait prise pour la mettre à l’épreuve. Toutefois, elle résolut de consulter sa fidèle amie, Mrs. Jakeman, à qui elle raconta tout ce qui s’était passé. Mrs. Jakeman vit les choses autrement qu’Émilie ne se les était figurées, et trembla pour la tranquillité future de sa chère pupille.

« Bon Dieu, ma chère maman ! s’écria Émilie (c’était le nom qu’elle aimait à donner à la bonne femme de charge), sûrement vous ne pouvez pas croire ce que vous dites… Mais cela m’est égal ; il arrivera ce qui pourra : je n’épouserai pas M. Grimes.

— Mais que ferez-vous pour l’empêcher ? mon maître vous y obligera.

— Comment ! Croyez-vous parler à un enfant ! N’est-ce pas à moi, et non à M. Tyrrel, que l’on veut donner, ce mari ? Pensez-vous que je laisserai personne choisir un mari pour moi ? Je ne suis pas assez simple pour cela.

— Ah ! Émilie, vous connaissez bien peu les désavantages de votre situation. Votre cousin est un homme violent, et il est capable de vous mettre hors de chez lui si vous le contrariez.

— Oh ! maman, ce n’est pas bien à vous de parler comme cela ; je suis sûre que M. Tyrrel est un bien bon parent, quoique de temps en temps un peu brusque. Il sait fort bien que dans une affaire comme celle-ci j’ai droit d’avoir ma volonté, et l’on ne punit pas les gens de faire ce qu’ils ont droit de faire.

— Oui, cela ne devrait pas être, ma chère enfant, mais il y a des hommes bien méchants et bien tyrans dans le monde.

— À la bonne heure, mais je ne croirai jamais que mon cousin soit un de ces hommes-là.

— Je l’espère comme vous.

— Et puis, quand cela serait. Eh bien, certainement je serais très-fâchée de lui faire de la peine.

— Eh quoi ! ma pauvre enfant, ma chère Émilie irait errer sans asile et sans pain ! Est-ce que vous croyez que j’aurais le courage de voir de pareilles choses ?

— Non, non ; M. Tyrrel vient de me dire que j’avais cent livres sterling. Et, quand je n’aurais aucune fortune, n’y a-t-il pas des milliers d’individus qui sont dans le même cas ? Pourquoi tant me chagriner d’une chose qu’ils supportent bien et qui ne les rend pas plus tristes ? Ne vous tourmentez pas, maman ; je suis résolue à tout faire plutôt que d’épouser jamais Grimes : mon parti est bien pris.

Mrs. Jakeman ne put soutenir l’état pénible d’incertitude où l’avait jetée cette conversation ; et, pour voir ses doutes résolus, elle alla sur-le-champ trouver son maître. La manière dont elle le questionna indiquait assez l’opinion qu’elle s’était faite sur ce projet de mariage.

« Cela est vrai, dit M. Tyrrel, j’avais à vous parler là-dessus. Cette petite fille s’est fourré dans la tête des visions inconcevables qui finiraient par la perdre tout à fait. Vous pourriez peut-être me dire où elle les a prises ; mais, que cela vienne d’où l’on voudra, il est bien temps de s’en occuper. Les plus courts chemins sont les meilleurs, et il faut prendre les choses où elles en sont, avant qu’il y ait plus de mal de fait ; en un mot, je suis déterminé à lui faire épouser ce garçon. Vous n’avez jamais ouï dire de mal de lui, n’est-ce pas ? Vous avez beaucoup de crédit sur elle, et je désire que vous vous en serviez pour l’amener à son bien ; c’est ce que vous pouvez faire de mieux, entendez-vous ? C’est une petite fille très-décidée, je vous en avertis ; il ne faudrait pas grand’chose pour lui faire faire des sottises, et puis elle finirait par tomber dans le désordre et la misère si je ne prenais pas toutes les peines du monde pour empêcher sa ruine. Je veux faire d’elle la femme d’un honnête fermier, et ma jolie miss ne peut seulement pas en soutenir la pensée ! »

L’après-midi, Grimes vint se présenter à l’heure convenue, et on le laissa seul avec Émilie.

« Eh bien, miss, dit-il, il paraît que M. Tyrrel a envie de nous faire mari et femme. Pour ma part, je ne peux pas dire que j’y aie songé ; mais, puisque tant est que le squire a rompu la glace, ma foi, si le marché vous convient, vous avez trouvé votre homme. Vous n’avez qu’une parole à dire ; à bon entendeur demi-mot ; il ne faut que toucher un cheval aveugle pour le faire aller. »

Émilie n’était déjà que trop mortifiée de la proposition inattendue de M. Tyrrel. Elle se trouva tout à fait confondue de la nouveauté de sa situation, et encore plus de la rusticité de son prétendu, qui allait encore au delà de ce qu’elle se l’était figurée. Grimes prit sa confusion pour de la timidité.

« Allons, allons, ne baissez pas les yeux comme ça. Regardez-moi en face. Eh bien, quoi ? ma première bonne amie était Betty Butterfield, mais qu’y faire ? ce qu’on ne peut empêcher, il faut bien le souffrir ; le chagrin ne remplit pas l’estomac. C’était, ma foi, un beau brin de fille, allez, on peut bien dire ça ; cinq pieds six pouces francs, et forte comme un dragon. Ah ! diantre, comme cela vous abattait de l’ouvrage ! toujours la première debout, et la dernière couchée ; elle avait dix vaches à traire par jour ; et puis elle trottait au marché entre les paniers de son âne, quelque temps qu’il fît, pluie ou grêle, vent ou neige, c’était égal. Vous auriez eu plaisir à voir ses grosses joues fermes et rouges comme les pommes d’api de son verger ! Ah ! c’était là une fille alerte ; comme elle luttait avec les gens de la moisson ! une tape à l’un, un coup de pied à l’autre ; il n’y en avait pas un qui n’eût son paquet. La pauvre fille ! en revenant d’un baptême, elle s’est cassé le cou au bas d’un escalier. À coup sûr, je ne rencontrerai nulle part une si bonne gaillarde ; mais c’est égal, allez ; je ne doute pas que je ne trouve en vous tout ce qu’il me faut, quand nous aurons mieux fait connaissance. Avec votre air tout timide et tout honteux, allez, je vois bien qu’au fond vous êtes assez espiègle : quand nous aurons un peu joué ensemble, nous verrons ce qui en est. Je suis un bon coq ; allez, tel que vous me voyez, et je sais comme il faut s’y prendre. Ah ! vous y viendrez ; le poisson mordra à l’hameçon, n’ayez pas peur. Allez, allez, nous nous arrangerons bien ensemble. »

Pendant cette harangue, Émilie avait un peu rappelé ses esprits, et elle commença, d’une voix encore mal assurée, à remercier M. Grimes de la bonne opinion qu’il avait d’elle, en lui faisant observer en même temps qu’elle ne pourrait jamais agréer ses prétentions, et qu’ainsi elle le priait de vouloir bien se désister de ses poursuites. Cette déclaration aurait été assez intelligible, sans les manières étourdies et bruyantes de Grimes, qui ne pouvait pas garder le silence un seul moment, et qui croyait deviner d’avance tout ce qu’on voulait lui dire. En même temps, M. Tyrrel eut soin d’interrompre le tête-à-tête avant qu’ils eussent le temps de s’expliquer davantage, et il fut très-attentif par la suite à empêcher qu’ils pussent mieux se connaître ni s’entendre. En conséquence, Grimes attribua la résistance que lui avait fait voir miss Melville à la réserve naturelle de son sexe et à la pudeur ombrageuse d’une novice. À la vérité, quand il en aurait été autrement, il est douteux que cette découverte eût fait beaucoup d’impression sur lui ; il était accoutumé à regarder les femmes comme faites seulement pour l’amusement des hommes, et il s’élevait sans cesse contre la sottise de ceux qui les croient en état de juger par elles-mêmes de ce qui leur convient.

À mesure que miss Melville vit davantage son nouvel adorateur, son antipathie ne fit qu’augmenter. Mais, quoique son caractère fût décidé et exempt de la faiblesse que donne une éducation plus soignée que la sienne, cependant elle n’avait pas été accoutumée à essuyer de vives contradictions, et la sévérité toujours croissante de son cousin ne laissait pas de lui causer de l’effroi. Quelquefois elle songeait à s’enfuir d’une maison qui était devenue pour elle une prison ; mais, quand elle examinait de plus près un pareil projet, les habitudes de sa jeunesse et son ignorance du monde la faisaient bientôt reculer. Mrs. Jakeman ne pouvait, il est vrai, se faire à l’idée de voir sa chère Émilie unie avec Grimes ; mais par prudence elle s’opposait de tout son pouvoir à ce que sa jeune amie en vînt à prendre un parti extrême. Elle ne pouvait pas s’imaginer que M. Tyrrel voulût persister dans un dessein aussi étrange, et elle exhortait miss Melville à mettre de côté pour quelques instants la franchise et l’indépendance de son caractère pour désarmer l’obstination de M. Tyrrel par les moyens les plus propres à le toucher. Elle avait une grande confiance dans l’éloquence vive et ingénue de son innocente pupille ; mais Mrs. Jakeman ne savait pas ce qui se passait au fond de l’âme du tyran.

Miss Melville se rendit au conseil de son amie. Un matin, aussitôt après le déjeuner, elle alla au clavecin, et se mit à jouer, l’un après l’autre, plusieurs airs favoris de M. Tyrrel. Mrs. Jakeman s’était retirée ; les domestiques étaient allés chacun à leur besogne. M. Tyrrel voulait aussi sortir, son âme était mal disposée à l’harmonie, et il ne prenait pas cette fois grand plaisir à la musique. Mais Émilie semblait avoir dans les doigts plus de légèreté et de talent qu’à l’ordinaire. L’idée de la cause qu’elle avait à plaider exaltait vraisemblablement son âme ; et, comme elle se sentait le courage d’affronter l’indigence, elle ne se laissait pas abattre par la crainte. M. Tyrrel ne pouvait quitter la chambre. Il la traversait d’un pas impatient ; un moment après, son œil menaçant se fixait sur la pauvre innocente, qui ne pensait qu’à lui plaire ; enfin il se jeta dans un fauteuil vis-à-vis d’Émilie les yeux tournés vers elle. Il était aisé de suivre la marche des émotions qu’il éprouvait successivement. Son front se dérida peu à peu ; ses traits s’éclaircirent, le sourire parut y naître ; la tendresse avec laquelle il avait autrefois regardé sa cousine semblait revivre dans son cœur.

Émilie guettait le moment. Dès qu’elle eut fini le morceau qu’elle jouait, elle se leva et s’approcha de M. Tyrrel.

« N’ai-je pas bien joué ? Qu’allez-vous me donner pour récompense ?

— Pour récompense ? allons, venez, je vais vous embrasser.

— Bon ! ce n’est pas là mon compte. Pourtant il y a bien des jours que vous ne m’avez embrassée. Autrefois, vous m’aimiez bien, vous m’appeliez votre Émilie. Je suis bien sûre que vous ne m’aimiez pas plus que je vous aimais. Est-ce que vous voudriez me rendre malheureuse, dites ?

— Vous rendre malheureuse ! Comment pouvez-vous me faire une pareille question ? Mais, prenez garde, Émilie, n’allez pas me fâcher ; voulez-vous encore me tourmenter avec vos idées romanesques ?

— Non, non ; je n’ai pas d’idées romanesques. Mais j’ai besoin de vous parler sur une chose dont dépend tout le bonheur de ma vie.

— Oh ! je vois bien où vous voulez en venir. Taisez-vous. Vous savez que vous ne gagnerez rien à me persécuter avec votre maudite obstination. Vous ne voulez pas que j’aie un seul moment de satisfaction avec vous. Quant à Grimes, je suis déterminé sur cela, et il n’y a rien au monde qui puisse me faire changer de résolution.

— Mais, cher cousin, je vous en prie, songez-y un peu. Il faut à M. Grimes une femme qui lui convienne. Il serait tout aussi embarrassé de moi que moi de lui. Pourquoi nous forcer tous les deux à faire ce qui est aussi opposé au goût de l’un qu’au goût de l’autre ? Je ne peux jamais m’imaginer que vous ayez réellement ce dessein dans la tête ; mais, par pitié, je vous en conjure, si vous l’avez, abandonnez-le. C’est une chose bien sérieuse que le mariage. Vous seriez bien fâché, pour une simple fantaisie, d’avoir uni deux personnes qui ne se conviennent pas le moins du monde. Nous serions aux regrets et malheureux tous les deux pour toute notre vie. Les mois, les années viendraient l’un après l’autre, et je ne pourrais espérer d’être libre que par la mort de la personne, que mon devoir m’obligerait d’aimer ! J’en suis bien sûre, mon cousin, il n’est pas possible que vous me vouliez tant de mal. Qu’ai-je donc fait pour avoir mérité que vous soyez mon ennemi à ce point-là ?

— Je suis point votre ennemi. Je ne veux que ce qui est nécessaire pour vous empêcher de tomber dans le précipice. Mais, quand je serais votre ennemi, je ne pourrais jamais être pour vous un tourment pareil à celui que vous êtes pour moi. N’êtes-vous pas continuellement à me chanter les louanges de Falkland ? n’êtes-vous pas folle de Falkland ! C’est une légion de diables pour moi que cet homme ! Autant vaudrait pour moi être un pauvre mendiant, un nain, un monstre, je crois ! J’ai vu un temps où on avait de la considération pour moi. Mais à présent qu’ils sont tous engoués de ce faquin francisé, ils me trouvent grossier, bourru, brutal, tyran. Il est vrai que je ne sais pas faire de belles phrases, flagorner les gens par des louanges hypocrites et déguiser le fond de ma pensée. Le fat sait bien qu’il a tous ces misérables avantages, et il ne s’en sert que pour m’insulter sans relâche. C’est un rival et un persécuteur que je retrouve toujours sous mes pas ; mais, comme si ce n’était pas assez, il a trouvé le moyen d’apporter la peste jusque dans ma propre maison. Vous, que nous avons prise ici par charité, vous qui êtes le malheureux fruit d’un mariage mal assorti, voilà que vous vous tournez comme un serpent contre votre bienfaiteur, et que vous me déchirez à l’endroit le plus sensible. Quand je serais votre ennemi, aurais-je tort ? Pourrais-je jamais vous rendre tout ce que vous m’avez fait souffrir ? Et qui êtes-vous, Émilie ? Vingt vies comme la vôtre peuvent-elles payer une heure de tourments de la mienne ? Quand vous seriez vingt ans de suite à endurer toutes les tortures des martyrs, vous ne sentiriez pas ce que j’ai senti. Mais je suis votre ami. Je vois le chemin que vous prenez, et je suis déterminé à vous sauver des mains de ce suborneur, de cet hypocrite scélérat qui a conjuré notre perte à tous. Plus on laisse le mal à lui-même, plus il devient incurable, et je veux vous arracher sur-le-champ au danger dont vous êtes menacée. »

Cette sombre et violente explication fit naître de nouvelles idées dans l’esprit de la sensible miss Melville. Jamais M. Tyrrel n’avait dévoilé jusqu’à ce point les agitations de son âme ; mais les tempêtes auxquelles il était en proie ne l’avaient plus laissé maître de lui-même. Elle découvrit avec surprise qu’il était l’ennemi mortel de Falkland, de ce Falkland qu’il lui semblait qu’on ne pouvait connaître sans l’admirer ; elle découvrit aussi qu’il gardait contre elle, au fond du cœur, un amer ressentiment. Les féroces passions de son cousin lui inspirèrent un mouvement d’horreur et d’effroi qu’elle ne pouvait expliquer, et elle comprit qu’elle n’avait plus rien à espérer de ce caractère implacable. Mais ce mouvement fut en elle un prélude de courage et non de lâcheté.

« Non, monsieur, répliqua-t-elle, non, je ne chercherai jamais à vous déplaire ; j’ai été accoutumée à vous obéir, et je vous obéirai toujours en tout ce qui sera raisonnable ; mais vous me poussez un peu trop loin : que voulez-vous me dire de M. Falkland ? Ai-je jamais rien fait qui puisse autoriser vos odieux soupçons ? Je suis innocente et je le serai toujours. M. Grimes est bon pour trouver des femmes qui lui conviennent ; mais, à moi, il ne me convient pas, et il n’y a pas de torture dans le monde qui puisse me forcer à devenir sa femme. »

Ce ton ferme et décidé d’Émilie ne surprit pas peu M. Tyrrel. Il avait compté avec trop de confiance sur la timidité ordinaire du caractère de cette aimable personne. Il chercha alors à adoucir un peu la dureté de ses premières expressions.

« Dieu me damne, qu’est-ce que cela veut dire ? Pouvez-vous bien vous emporter ainsi avec moi ? Est-ce que vous croyez mener tout le monde à votre fantaisie, et me faire faire vos volontés, plutôt que de vous en rapporter à ma bienveillance pour vous ?… Mais vous connaissez mes intentions, Émilie ! J’insiste sur ce que vous receviez Grimes, que vous l’écoutiez de bonne grâce, et que vous mettiez de côté avec lui tous vos grands airs et vos petites finesses : m’entendez-vous ? Voulez-vous faire ce que je dis ? Mais si vous persistez encore dans votre humeur opiniâtre, eh bien, nous verrons ; il faut une fin à tout. Ne croyez pas que personne se soucie de vous épouser malgré vous. Vous n’êtes pas un morceau si rare, je vous en réponds. Si vous entendiez bien vos intérêts, vous vous trouveriez fort heureuse d’accepter ce jeune homme pendant qu’il veut bien de vous. »

Miss Melville entrevit avec grand plaisir, dans ces dernières paroles de son cousin, un terme assez prochain à la persécution qu’elle endurait. Mrs. Jakeman, à qui elle en fit part, la félicita de ce que M. Tyrrel paraissait revenir à des sentiments plus sages et plus modérés, et elle se sut à elle-même bon gré d’avoir conseillé une démarche dont l’issue était aussi heureuse. Mais leurs félicitations mutuelles ne furent pas de longue durée ; M. Tyrrel annonça à Mrs. Jakeman qu’il était dans la nécessité de l’envoyer quelque part pour une affaire qui la retiendrait quelques semaines ; et, quoique ce message n’eût rien en apparence d’artificieux ou de suspect, cependant une séparation si fort à contre-temps fut d’un augure sinistre pour les deux amies. Mrs. Jakeman, toutefois, exhorta sa pupille à tenir bon, lui rappela la disposition où son cousin avait paru être de revenir sur ses résolutions, et elle l’encouragea à tout espérer du courage et du bon esprit dont elle était pourvue. De son côté, Émilie, quoique très-peinée de l’absence de sa chère protectrice, dont les conseils lui étaient si nécessaires dans une pareille crise, ne pouvait pas cependant supposer assez de malice et de duplicité dans le cœur de M. Tyrrel pour concevoir de justes sujets d’alarme. Elle se flatta d’être bientôt délivrée d’une aussi cruelle persécution, et l’heureuse conclusion qu’avait eue la première affaire sérieuse de sa vie, lui parut l’assurance d’un succès complet pour l’avenir. Cette alternative d’alarmes et d’énergie fit bientôt place aux douces rêveries attachées à l’idée de M. Falkland. Les illusions auxquelles elle s’abandonnait à cet égard ne lui laissaient aucune idée pénible. L’incertitude même de l’événement lui faisait désirer de voir se prolonger une situation qui pouvait être trompeuse, mais qui, telle qu’elle était, avait aussi des charmes.

VIII

Rien n’était plus loin des intentions de M. Tyrrel que de laisser ainsi tomber son projet. Il ne se vit pas plus tôt débarrassé de la bonne gouvernante, qu’il changea tout à fait de système dans sa conduite. Enfermant étroitement miss Merville dans son appartement, il voulut la priver de tout moyen de communication au dehors de la maison. Il la mit sous la surveillance d’une servante sur la discrétion de laquelle il comptait, et qui, ayant été autrefois honorée des faveurs secrètes du maître, voyait les égards dont Émilie jouissait à Tyrrel-Place comme une usurpation sur des droits qui lui semblaient beaucoup mieux établis. M. Tyrrel lui-même fit tout ce qui était en son pouvoir pour jeter des nuages sur la réputation de son innocente cousine, et il représenta à tous les gens de sa maison les précautions qu’il prenait à son égard comme absolument nécessaires pour l’empêcher de courir dans les bras de M. Falkland et pour prévenir sa ruine totale.

Dès que miss Melville fut restée ainsi en réclusion pendant vingt-quatre heures et qu’il y eut quelque raison de supposer que cette étroite solitude avait pu abattre sa résolution, M. Tyrrel jugea à propos de l’aller trouver, de lui expliquer les motifs du traitement qu’elle éprouvait et de lui indiquer les seuls moyens qu’elle eût pour espérer quelque changement dans son sort. Émilie ne le vit pas plus tôt, que, se tournant vers lui avec un air plus ferme et plus déterminé qu’elle ne l’avait jamais eu, elle lui parla ainsi :

« Ah ! c’est vous, monsieur ! j’avais besoin de vous voir. Il paraît que je suis ici enfermée par vos ordres ; qu’est-ce que cela veut dire ? Quel droit avez-vous de me faire votre prisonnière ? Vous dois-je quelque chose ? Votre mère m’a laissé cent livres ; m’avez-vous jamais offert de rien ajouter à ma fortune ? Mais, quand vous l’auriez fait, je n’en ai pas besoin. Je ne prétends pas à un meilleur sort que celui des enfants nés de parents pauvres. Je peux bien vivre comme ils font ; j’aime mieux la liberté que les richesses ; je vois bien que la manière déterminée avec laquelle je vous parle vous étonne ; mais croyez-vous que je me laisserai ainsi fouler aux pieds ? Je vous aurais déjà laissé là si Mrs. Jakeman ne m’en eût pas détournée, et c’est ce que vous auriez mérité, si je n’avais pas mieux pensé de vous que je ne le devais, à ce que je vois par votre conduite envers moi. Mais à présent, monsieur, j’entends quitter à l’instant votre maison, et j’insiste pour que vous ne cherchiez pas à m’en empêcher. ».

En disant cela, elle se leva et s’avança vers la porte, tandis que M. Tyrrel était comme pétrifié de son courage. Cependant, la voyant sur le point d’échapper de ses mains, il revint à lui-même et la retint.

« Qu’est-ce que tout ceci veut donc dire ? Ah ! ah ! petite effrontée, avez-vous cru m’en imposer à force d’impudence ? Asseyez-vous là ; tenez-vous tranquille. Ah ! vous voulez savoir, n’est-ce pas, de quel droit vous êtes ici ? Eh bien ! c’est du droit de possession ; cette maison est à moi, et vous êtes en mon pouvoir ; il n’y a pas ici de Mrs. Jakeman pour vous encourager dans vos sottises ; il n’y a pas non plus de Falkland pour vous servir de champion. Dieu me damne, j’ai déjoué toutes vos ruses, j’ai contre-miné tous vos projets. Croyez-vous que je me laisserai ainsi contrecarrer pour rien au monde ? Quand est-ce que vous avez vu personne résister à mes volontés, sans avoir à s’en repentir ? Et je me laisserais insulter en face par une petite fille ! Oh ! que non : je n’en suis pas encore là… Ah ! je n’ai rien fait pour votre fortune, dites-vous ? Et qui est-ce qui vous a donc élevée ? Qui est-ce qui a pris soin de vous ? Et le vêtement, le logement, qui vous les a fournis ? Eh bien ! je vous en donnerai le mémoire. Est-ce que vous ne savez pas qu’un créancier a le droit d’arrêter son débiteur qui s’enfuit ? Ah ! vous en direz tout ce qu’il vous plaira, mais vous resterez ici jusqu’à ce que vous épousiez Grimes. Le ciel et l’enfer conjurés n’empêcheront pas que je ne vienne à bout de faire plier votre obstination.

— Homme impitoyable ! homme injuste ! ainsi, c’est assez pour vous que je n’aie ici personne pour me défendre ; mais je ne suis pas autant à votre merci que vous l’imaginez. Vous pouvez emprisonner mon corps, mais mon âme brave toutes vos violences. Épouser M. Grimes ! est-ce là le moyen que vous prenez pour m’y déterminer ? Chaque dureté, chaque injustice que je souffre ne fait que reculer encore le but de toutes vos indignités. Vous n’êtes pas accoutumé, dites-vous, à ce qu’on résiste à vos volontés ! Quand y ai-je jamais résisté ? Et, dans une affaire qui ne regarde absolument que moi, ma volonté sera comptée pour rien ! N’éprouvez-vous pas quelque honte d’établir un tel principe pour vous, et de ne pas souffrir qu’aucune autre créature puisse le réclamer pour soi ? Je n’ai pas besoin de vous ; comment osez-vous me disputer le privilége de tout être raisonnable, de vivre paisiblement dans la pauvreté et dans l’innocence ? Vous, qui prétendez à la considération et à l’estime de tous ceux qui vous connaissent, quelle sorte d’homme vous montrez-vous ici à mon égard ? »

Les reproches énergiques d’Émilie avaient d’abord causé à M. Tyrrel un mouvement de surprise, et il se sentait comme frappé de honte et de crainte en présence de cette victime innocente et sans défense ; mais sa confusion n’était qu’une suite de son étonnement. Quand la première émotion fut passée, la fureur reprit sa place ; il se maudit cent fois lui-même de s’être laissé émouvoir aux plaintes d’Émilie, et n’en fut que plus exaspéré contre elle pour avoir osé lui parler sur un ton aussi hardi, dans un moment où elle avait tout à redouter de son pouvoir. Son humeur despotique et implacable était exaltée à un degré qui tenait de la démence. En même temps, son caractère sombre et soucieux le portait à rouler dans sa tête mille projets de vengeance pour punir l’audacieuse qui lui résistait. Il commença à comprendre qu’il y avait peu d’espoir de réussir par la force ouverte ; en conséquence, il résolut d’avoir recours à l’artifice.

Grimes lui offrait un instrument propre à son projet. Ce rustre, qui n’aurait peut-être pas à dessein fait mal à un enfant, était pourtant, par la seule grossièreté de ses idées, capable de commettre les offenses les plus graves. Il ne concevait une injure ou un avantage qu’autant qu’ils avaient quelque rapport aux appétits sensuels, et il regardait comme un principe essentiel de la véritable sagesse de traiter avec mépris la délicatesse niaise de ceux qui se tourmentent pour des infortunes purement idéales. Il se figurait que le plus heureux sort qui pût arriver à une jeune personne était de devenir sa femme, et un terme aussi désirable lui semblait fait pour compenser largement tous les malheurs imaginables qu’elle pourrait avoir à endurer pour y parvenir. Il ne fut donc pas bien difficile à M. Tyrrel, à l’aide de quelque appât qu’il sut bien lui faire entrevoir, de déterminer cet homme à être son complice dans la trame qu’il ourdissait contre miss Melville.

Les choses ainsi disposées, M. Tyrrel, par l’entremise de sa geôlière (car l’épreuve qu’il avait faite d’une discussion personnelle ne l’avait pas engagé à réitérer ses visites), commença par se jouer de sa victime en redoublant ses terreurs. Cette méchante femme, tantôt sous une apparence d’amitié, tantôt sans dissimuler sa malice, informait Émilie, de temps à autre, des préparatifs qui se faisaient pour consommer son mariage. Un jour, c’était M. Tyrrel qui était allé voir une jolie petite ferme qu’il destinait pour habitation aux nouveaux mariés ; un autre jour, c’était un fonds de bétail et des meubles de ménage qu’on venait d’acheter pour que tout fût prêt pour leur réception. Ensuite elle se mettait à lui parler d’une dispense de bans de mariage, d’un ministre qu’on avait fait avertir, et d’un jour qu’on avait fixé pour les noces. Lorsque Émilie, malgré la frayeur involontaire qui la gagnait de plus en plus, s’efforçait néanmoins de tourner en ridicule tous ces préparatifs comme tout à fait illusoires, tant qu’on n’aurait pas son consentement, la maligne gouvernante lui racontait mille histoires de mariages faits par force, et l’assurait que ni les protestations, ni le silence, ni un évanouissement ne pouvaient jamais servir à rien, soit pour suspendre la cérémonie, soit pour en éluder l’effet, quand une fois elle était accomplie.

La situation de miss Melville était tout à fait digne de pitié ; elle n’avait de commerce qu’avec ses persécuteurs. Elle n’avait pas autour d’elle un être humain qu’elle pût consulter et qui pût lui dire un mot de consolation ou d’encouragement. Elle avait du courage ; mais ce courage n’était ni fortifié, ni guidé par les conseils de l’expérience : on ne pouvait donc pas s’attendre qu’il fût aussi inflexible qu’il eût pu l’être avec plus de connaissance des choses. Elle avait le jugement sain et l’âme élevée, mais elle n’était pas tout à fait exempte des faiblesses de son sexe ; son âme succomba sous les coups redoublés et continuels des terreurs dont on l’accablait, et sa santé en fut sensiblement altérée.

Sa fermeté étant ainsi ébranlée, Grimes, en conséquence des instructions qu’il avait reçues, eut soin, dans la première entrevue, d’insinuer que, pour son compte, il se souciait assez peu du mariage projeté, et que, puisqu’elle avait tant de répugnance, il ne serait pas fâché que l’affaire n’eût pas lieu. Avec cela, disait-il, il se trouvait placé entre le marteau et l’enclume, et, bon gré, mal gré, il fallait bien finir ce mariage. Pour peu qu’il parût vouloir reculer, les deux squires qui avaient arrangé cette affaire, ne manqueraient pas de le perdre, comme ils étaient accoutumés à perdre tout inférieur assez hardi pour contrarier leur volonté. Émilie fut charmée de trouver son prétendu dans des dispositions aussi favorables, et elle le pressa vivement de ne pas laisser sans effet une déclaration si pleine de raison et d’humanité ; elle lui parla avec l’éloquence la plus énergique. Le feu qui l’animait parut émouvoir Grimes ; mais il objectait toujours la crainte de déplaire à M. Tyrrel et à son propre seigneur. À la fin cependant, il insinua à Émilie l’idée d’un projet d’après lequel il pourrait l’aider dans sa fuite, sans qu’il en parvînt la moindre chose à leur connaissance, comme en effet il y avait peu de probabilité que leurs soupçons, en pareil cas, vinssent à se fixer sur lui, « Miss Émilie, dit-il, vous m’avez refusé d’une manière un peu dédaigneuse, je peux bien dire cela ; vous m’avez pris, je crois, pour une bête brute ; mais je ne vous en veux pas malgré cela, et je vous ferai voir que je n’ai pas plus de fiel qu’un enfant. C’est une bien drôle de manie que vous avez, de n’écouter comme cela que votre tête, et de désobliger tous vos amis ; mais si vous êtes résolue, ma foi, je ne me soucie guère d’être le mari d’une fille qui n’y va pas d’aussi bon cœur que moi : partant, je vous aiderai de mon mieux à vous mettre à même de suivre votre inclination, et de vous en aller où vous voudrez. »

Émilie saisit avec empressement l’idée que Grimes lui suggérait, et s’y attacha vivement ; mais, quand on en vint à discuter les détails de l’entreprise, son premier feu se refroidit un peu. Il fallait, suivant Grimes, que sa fuite eût lieu à la nuit close. Il se cacherait lui-même dans le jardin et se munirait de fausses clefs pour la délivrer de sa prison. Ces circonstances n’étaient guère propres à calmer son imagination troublée. Aller se jeter, pour ainsi dire, dans les bras d’un homme qui lui avait été proposé pour mari, et qui, sous ce rapport, était pour elle le plus insupportable des hommes, c’était sans doute une démarche fort extraordinaire. Les ténèbres, la solitude, tous ces accessoires chargeaient encore le tableau. La situation du château de Tyrrel était singulièrement solitaire ; il y avait trois milles de distance au plus prochain village, et pas moins de sept à celui où demeurait la sœur de Mrs. Jakeman, auprès de laquelle miss Melville était résolue d’aller chercher un asile. Ce n’est pas que le caractère ingénu et franc d’Émilie lui permît de soupçonner Grimes capable d’abuser de ces avantages d’une manière indigne et brutale ; mais son âme se révoltait involontairement à l’idée de se mettre ainsi seule à la merci d’un homme qu’elle avait pris l’habitude de regarder comme l’instrument des noirceurs de son perfide parent.

Après avoir roulé quelque temps toutes ces circonstances dans sa tête, il lui vint à l’idée de prier Grimes d’engager la sœur de Mrs. Jakeman à se trouver à la porte du jardin en dehors pour l’attendre. Mais Grimes refusa nettement cette proposition, qui même parut le mettre en colère.

« C’était, dit-il, avoir bien peu de reconnaissance de ce qu’il faisait, que de vouloir le forcer à admettre d’autres personnes dans la confidence du rôle dangereux dont il se chargeait dans cette affaire. Quant à lui, il était bien déterminé, pour sa propre sûreté, à n’y paraître pour rien aux yeux d’âme qui vive. Si miss Émilie ne l’avait pas cru sincère quand il lui avait fait, par bonté de cœur, la proposition de la servir, et si elle ne voulait pas se fier à lui pour la moindre chose, elle n’avait qu’à en courir les risques elle-même. Il était bien résolu à ne pas se plier davantage à tous les caprices d’une personne qui avait toujours été avec lui si défiante et si hautaine. »

Émilie fit ses efforts pour l’apaiser ; mais toute l’éloquence de son nouveau confédéré ne put venir à bout de la faire départir de sa répugnance. Elle demanda jusqu’au lendemain pour y réfléchir. Le jour d’après était fixé par M. Tyrrel pour la cérémonie du mariage ; en même temps, le sort qui la menaçait de si près lui fut perfidement annoncé sous mille formes différentes. On apporta dans les préparatifs de sa torture la continuité et la méthode qui pouvaient rendre son angoisse plus vive et plus poignante. Si son cœur avait un instant de relâche, sa cruelle surveillante ne manquait pas, par un mot perfide ou par quelque raillerie amère, de mettre bientôt fin à cette tranquillité passagère. Elle se voyait, comme elle l’a depuis observé elle-même, seule, sans expérience, ayant à peine quitté, pour ainsi dire, les lisières de l’enfance, sans découvrir autour d’elle une seule créature vivante qui prît intérêt à son sort. Elle, qui jusqu’alors n’avait su ce que c’était qu’un ennemi, n’avait pas depuis trois semaines rencontré un coup d’œil dont elle n’eût pas au moins à se défier, si même elle n’y lisait pas le désir de la tourmenter et de la perdre. Elle sentait, pour la première fois, toute l’étendue de son malheur, de n’avoir jamais connu ses parents, et d’avoir été abandonnée à la charité de gens qui étaient trop loin d’être ses égaux pour qu’elle eût à en attendre des sentiments d’amitié.

Les idées les plus inquiétantes la tourmentèrent pendant toute la nuit. Quand un moment d’oubli passager venait assoupir ses sens, aussitôt son imagination malade appelait autour d’elle mille images de trahison et de violence ; elle se voyait dans les mains de ses impitoyables ennemis, acharnés sans relâche et sans remords à consommer sa perte. À son réveil, elle n’avait pas d’idées plus consolantes : c’en était trop pour sa faible constitution. À l’approche du matin, elle prit la résolution de se mettre à tout hasard dans les mains de Grimes. Cette détermination ne fut pas plus tôt prise, qu’elle sentit son cœur soulagé. Quelques fâcheuses conséquences qui pussent résulter d’une telle démarche, il lui sembla qu’elles ne pouvaient entrer en balance avec les malheurs qui l’attendaient inévitablement dans cette fatale demeure.

Quand elle fit part à Grimes du parti auquel elle s’était décidée, il eût été difficile de dire s’il en ressentit du plaisir ou de la peine. Il sourit, à la vérité ; mais ce sourire fut accompagné d’une contraction convulsive dans sa figure, qui laissait deviner si c’était le rire de la malignité ou celui de la satisfaction. Toutefois, il renouvela l’assurance d’être fidèle à ses engagements et ponctuel dans l’exécution. Pendant ce temps, la journée se passait en présents de noces et en préparatifs, qui tous indiquaient combien les machinateurs de ce complot étaient résolus et sûrs du succès. Émilie avait espéré qu’à mesure que la crise approchait, ses gardiens se relâcheraient un peu de leur vigilance ordinaire. Dans ce cas, elle était résolue, si elle en trouvait l’occasion, de faire à la fois faux-bond à ses geôliers et à son nouveau confident. Mais, malgré tous les soins qu’elle prit pour arranger ce plan, elle en trouva l’exécution impraticable.

Enfin arriva cette nuit si critique pour elle. Son âme ne pouvait manquer d’être dans une extrême agitation. Elle avait d’abord employé toute son adresse à mettre en défaut la vigilance de sa surveillante ; mais au lieu de se relâcher de ses mesures ordinaires, cette insolente et impitoyable geôlière n’avait voulu que se jouer des tourments de sa victime. En conséquence, elle se cacha, et, laissant croire à Émilie qu’il n’y avait personne autour d’elle, elle l’attendit au bout de la galerie, au haut de l’escalier. « Que faites-vous donc là, mon enfant ? lui dit-elle d’un ton insultant. Comment donc, cette chère petite se croit assez fine pour m’attraper ; mais vraiment vous êtes maligne, petite espiègle ? Allons, allons, mon cœur, retournez à votre chambre ; marchons. »

Émilie sentit vivement le tour qu’on lui avait joué. Elle soupira, mais elle dédaigna de répondre à cette basse et cruelle raillerie. Rentrée dans sa chambre, elle se jeta dans un fauteuil et y demeura plus de deux heures ensevelie dans une rêverie profonde. Ensuite elle courut à ses armoires, renversa toutes ses hardes, ôta et remit pêle-mêle, sans savoir ce qu’elle faisait, son linge et ses robes, pensant confusément à préparer ce qu’il lui fallait pour sa fuite. L’officieuse geôlière suivait tous ses pas et se contentait d’observer en silence toutes ses actions. Il était l’heure de se coucher.

« Bonne nuit, mon enfant, dit cette méchante femme, faisant mine de se retirer ; il est temps de fermer votre porte. Vous avez encore quelques heures à être maîtresse de votre personne, profitez-en de votre mieux. J’espère, mon petit cœur, que vous ne vous en irez pas par le trou de la serrure, n’est-ce pas ? À huit heures bien précises vous me reverrez ; et puis, ajouta-t-elle en se frottant les mains, tout sera dit. Vous et votre honnête prétendu vous ne ferez qu’un, aussi sûr qu’il fera jour demain. »

Il y avait dans le ton avec lequel avaient été prononcés ces derniers mots quelque chose qui fit dire à Émilie en elle-même : Qu’entend-elle donc par là ? Serait-il possible qu’elle eût connaissance de ce qui va se passer dans quelques heures d’ici ? »

C’est la première fois que ce soupçon s’offrait à sa pensée, et il ne s’y arrêta pas longtemps. Le cœur navré, elle fit un paquet du peu de hardes qu’elle crut devoir prendre avec elle. Ensuite elle prêta l’oreille avec une telle inquiétude, que le mouvement d’une feuille n’eût pu lui échapper. De temps en temps elle s’imaginait entendre marcher ; mais le bruit des pas, si c’était des pas qu’elle entendait, était si léger, qu’elle ne pouvait assurer si c’était un son véritable ou une illusion de son imagination. Ensuite tout devint calme, comme si la nature entière eût été dans un repos parfait. L’instant d’après, elle crut distinguer un petit murmure confus comme de gens qui parlaient bas ; le cœur lui battit très-fort : une seconde fois elle en revint à se défier de Grimes. Cette idée la tourmenta plus cette fois que la première, mais il était trop tard. Au moment même elle entend le bruit d’une clef à la porte de sa chambre, et voit paraître Grimes. Son cœur palpite à cette vue : Sommes-nous découverts ? lui dit-elle : ne vous ai-je pas entendu parler à quelqu’un ? »

Grimes s’avança sur la pointe du pied, le doigt sur la bouche.

« Non, non, dit-il, tout va bien ; » il la prit par la main, la conduisit sans rien dire hors de la maison et ensuite à travers le jardin. Émilie examinait avec soin les portes et les passages à mesure qu’elle avançait, et promenait de tous côtés autour d’elle un œil craintif et soupçonneux ; mais tout paraissait être aussi tranquille qu’elle eût pu le désirer. Grimes ouvrit une porte de derrière du jardin, qui n’était que poussée, et qui conduisait dans un sentier très-peu fréquenté. Il y avait deux chevaux tout équipés pour le voyage, attachés par la bride à un poteau qui n’était pas à trois toises du jardin. Grimes tira la porte après lui. « Par ma foi, dit-il, j’ai eu une fière peur : en passant là le long, pour vous joindre, ne voilà-t-il pas que j’ai vu le cocher qui sortait par la porte de derrière pour aller à l’écurie ? Il n’avait qu’un pas à faire pour être sur moi ; mais il avait sa lanterne et il ne pouvait pas me voir, parce que j’étais dans l’obscurité. »

En disant cela, il aidait miss Melville à monter. Il l’importuna fort peu pendant la route ; au contraire, il fut singulièrement silencieux et pensif, ce qui ne fut rien moins qu’agréable à Émilie, qui n’aimait guère sa conversation.

Après deux milles de marche environ, ils arrivèrent à un bois qu’il fallait traverser pour gagner la route qui conduisait à leur destination. La nuit était fort obscure, en même temps que l’air était très-doux, car on était alors dans le cœur de l’été. Ils avaient déjà pénétré au milieu de cette sombre solitude, lorsque Grimes, sous prétexte de chercher la route, poussa son cheval en avant, tout contre celui de miss Melville, et ensuite, étendant la main tout à coup, il lui saisit la bride. « Je crois, dit-il, que nous ferons bien de nous arrêter ici un moment.

— Nous arrêter ! s’écria Émilie avec surprise. Et pourquoi donc nous arrêter, monsieur Grimes ; que voulez-vous donc dire ?

— Allons, allons, dit-il, ne faites pas tant l’étonnée. Est-ce que vous m’avez bonnement cru assez oison pour prendre tant de peine pour rien ? Ah ! bien oui, je suis bien d’humeur à être comme ça le bardot des sottises des autres. Ce n’est pas, en vérité, que j’aie d’abord eu grande envie de vous, mais toutes vos petites façons suffiraient pour émoustiller mon grand-père ! Il n’y a pas de plus exquis morceau que celui qui coûte cher et vient de loin. Vous faisiez tant la difficile pour donner votre consentement, que M. Tyrrel a cru qu’il était plus sûr de vous le demander comme ça à la brune ; et, comme il m’a dit qu’il ne voulait pas qu’une pareille affaire se fît dans sa maison, voilà pourquoi, mon petit cœur, nous sommes venus jusqu’ici.

— Au nom du ciel, M. Grimes, pensez à ce que vous dites ! Vous ne pouvez pas être assez bas, assez lâche pour perdre une malheureuse créature qui s’est mise elle-même sous votre protection.

— Bon, bon, vous perdre ! oh ! que non ; je ferai de vous une honnête femme après cela. Allons, allons, laissez là tous vos grands airs ; vous avez beau chercher et attendre, il ne passe personne ici ; allez, je vous tiens aussi sûr que le poisson dans la nasse ; il n’y a pas seulement une chaumière d’ici à plus d’un mille, et, si je vous laisse échapper, ma belle, vous pouvez bien m’appeler une bûche. Par ma foi, vous êtes un morceau délicat, et il n’y a pas de temps à perdre.

Miss Melville n’eut qu’un instant pour recueillir toutes ses idées. Elle sentit qu’il y avait peu d’espoir de toucher la brute opiniâtre et insensible qui la tenait en son pouvoir. Mais la présence d’esprit et l’intrépidité qui lui étaient particulières ne l’abandonnèrent pas. À peine Grimes avait-il achevé sa harangue, qu’avec une forte et brusque secousse, elle lui arracha la bride de la main, et mit en même temps son cheval au galop. Elle avait déjà quelques pas d’avance, lorsque Grimes, revenu de sa surprise et mortifié au dernier point d’avoir à si bon marché perdu son avantage, se mit à la poursuivre. Le bruit de son cheval ne servit qu’à exciter celui d’Émilie ; soit hasard, soit sagacité, cet animal suivit sans se tromper le sentier étroit et tortueux qui menait à la route, et la chasse des deux coursiers continua ainsi dans toute la longueur du bois.

À l’extrémité de ce bois il y avait une porte. Cette circonstance, que Grimes se rappela, adoucit son dépit, parce qu’il se regardait comme certain de mettre par là un terme à la course de sa victime fugitive, et qu’il n’était guère probable que dans le silence et les ténèbres de la nuit il y eût là personne pour l’interrompre. Cependant, par le plus grand hasard du monde, il se trouva un homme à cheval qui attendait à cette porte. « À l’aide ! au secours ! s’écria Émilie, au voleur ! au meurtre ! au secours ! » Cet homme était M. Falkland. Grimes reconnut sa voix, aussi ne résista-t-il que faiblement. Deux autres hommes, que l’obscurité l’avait d’abord empêché d’apercevoir et qui étaient des domestiques de M. Falkland, accoururent au bruit, alarmés pour la sûreté de leur maître ; et alors Grimes, voyant que sa proie lui était échappée, pressé par la crainte et la honte qui suivent le crime, prit la fuite sans dire un seul mot.

Il paraîtra peut-être étrange que M. Falkland se fût ainsi trouvé une seconde fois le libérateur de miss Melville, et cela au moment où on devait le moins s’y attendre. Rien n’est cependant plus aisé à expliquer. Il avait entendu dire qu’on avait vu rôder un homme dans ce bois pour voler ou pour quelque autre mauvais dessein, et qu’on conjecturait que cet homme était Hawkins, autre malheureuse victime de la tyrannie de M. Tyrrel, dont je vais bientôt parler, et qui avait déjà si vivement intéressé la compassion de M. Falkland. Il avait fait de vains efforts pour le découvrir et lui faire du bien ; et naturellement il lui vint à l’idée que si la conjecture se trouvait vraie, il aurait non-seulement le pouvoir de faire pour cet infortuné ce qu’il avait déjà projeté, mais encore d’arracher un homme qui lui avait paru pénétré de bons principes aux dangers terribles d’une offense contre les lois et la société. Il avait pris avec lui deux domestiques, parce qu’allant à dessein à la rencontre de voleurs, si réellement il y en avait, il se serait cru inexcusable de ne pas se prémunir contre tous les accidents possibles. Mais, en même temps, il leur avait donné ordre de se tenir seulement à la portée de sa voix et de ne pas se laisser voir ; ce n’était que leur zèle pour leur maître qui les avait fait s’approcher dans cette occurrence.

Cette nouvelle aventure promettait quelque chose d’extraordinaire. M. Falkland ne reconnut pas tout de suite miss Melville, et, quant à Grimes, il ne se rappelait pas l’avoir jamais vu : mais il n’était pas difficile de juger du besoin extrême qu’on avait de son secours. La contenance déterminée de M. Falkland, la crainte qu’inspirait à Grimes un tel adversaire, jointe au sentiment intérieur de son crime, mirent bientôt le ravisseur en fuite. Émilie resta seule avec son libérateur ; il la trouva beaucoup plus recueillie et plus calme qu’on n’aurait pu l’attendre d’elle dans une situation naguère si alarmante. Elle lui nomma le lieu où elle désirait aller, et il se mit aussitôt en devoir de l’y accompagner. Pendant le chemin, elle reprit toute sa tranquillité et sentit naître en elle le besoin de confier ce qui lui était arrivé à l’homme auquel elle avait de si grandes obligations et qui était l’objet de toutes ses pensées. M. Falkland l’écouta avec autant d’intérêt que de surprise. Quoiqu’il eût vu déjà bien des exemples de la basse jalousie de M. Tyrrel et de son caractère despotique et inexorable, ce trait surpassait tous les autres, et à peine pouvait-il en croire ses oreilles. Tout ce qu’on avait imaginé des passions des démons lui paraissait réalisé dans l’âme de son odieux voisin. Miss Melville fut obligée, dans le cours de son récit, de parler du reproche qu’on lui avait fait de nourrir dans son cœur de l’amour pour M. Falkland, et elle en parla avec une naïveté et une confusion charmantes. Quoique cette partie de son récit fût pour son libérateur le sujet d’une peine réelle, cependant on ne peut pas croire que la partialité flatteuse qu’avait montrée pour lui cette malheureuse jeune fille ne contribuât pas à augmenter l’intérêt qu’il prenait à elle, et l’indignation que lui inspirait son infernal parent.

Ils arrivèrent sans accident à la maison de la bonne dame qu’Émilie avait choisie pour se mettre sous sa protection. M. Falkland fut charmé de pouvoir la laisser dans ce lieu de sûreté. Des complots du genre de celui auquel la pauvre Émilie venait d’échapper ne peuvent avoir de succès contre la personne qui en est l’objet qu’autant qu’elle est hors de la portée de tout secours, et une fois connus ils ne sont plus à craindre. Sans doute un pareil raisonnement paraîtra en général assez bien fondé, et M. Falkland le trouva parfaitement applicable à la circonstance ; mais il se trompait.

IX

M. Falkland savait par expérience que toute remontrance serait inutile auprès de M. Tyrrel. Il résolut donc de ne s’occuper que de la victime, qu’il fallait sauver des mains de son persécuteur. D’ailleurs, telle était son indignation, qu’il ne pouvait s’arrêter un moment à l’idée d’une entrevue volontaire. En effet, une autre affaire qui avait depuis peu mis en contact les deux ennemis, ne contribuait que trop à irriter jusqu’à la démence les ressentiments amers de M. Tyrrel.

M. Tyrrel avait un fermier qui se nommait Hawkins. – Je ne saurais prononcer ce nom sans qu’il retrace à ma pensée les scènes douloureuses qui sont attachées à son souvenir ! Dans le principe, M. Tyrrel avait pris avec lui cet Hawkins, dans la vue de le protéger contre les procédés arbitraires d’un squire voisin ; mais Hawkins était devenu depuis l’objet de la persécution de M. Tyrrel lui-même. Voici quelle avait été la première origine de leurs relations. Outre la ferme qu’il tenait du squire dont je viens de parler, Hawkins avait encore un petit bien qu’il avait eu par héritage de son père ; ce qui lui donnait le droit de voter aux élections du comté. Dans une élection très-chaudement disputée, le propriétaire de la ferme de Hawkins requit celui-ci de voter pour le candidat dans le parti duquel il s’était engagé. Hawkins refusa d’obéir, et bientôt après il reçut un congé pour quitter sa ferme.

Il se trouva que M. Tyrrel s’était vivement intéressé en faveur de l’autre candidat ; et, comme la terre de M. Tyrrel touchait à la demeure de Hawkins, le pauvre fermier expulsé crut n’avoir rien de mieux à faire que d’aller à la maison de ce gentilhomme, et de lui faire part de la situation où il se trouvait. M. Tyrrel l’écouta avec beaucoup d’attention.

« Fort bien, mon ami, lui dit-il, il est très-vrai que je désirais beaucoup que M. Jakeman l’emportât dans l’élection ; mais vous savez qu’il est d’usage, en pareil cas, qu’un fermier vote comme il plaît à son maître. Je ne suis pas d’avis d’encourager la rébellion.

— Cela est juste, répliqua Hawkins, et je n’en disconviens pas ; j’aurais voté conformément à la volonté de mon maître sans aucune difficulté pour tout autre homme que ce fût dans le royaume, excepté le squire Marlow. Car il faut que vous sachiez qu’un jour son piqueur s’avisa de sauter par-dessus ma haie, et de traverser tout au beau milieu mon meilleur champ de blé, quand la récolte était encore sur pied. Il n’avait pas cinquante pas à faire pour prendre la route ; le drôle, n’en déplaise à Votre Honneur, m’avait déjà joué le même tour trois ou quatre fois. Je ne fis que lui demander pourquoi il en agissait ainsi, et s’il y avait conscience à ravager ainsi la récolte des gens ? Dans ce moment le squire survint. Sauf le respect que je dois à Votre Honneur, c’est une pauvre espèce de gentilhomme qui ne vaut pas un coup de poing. Il vint à moi tout bouffi de colère, en me menaçant de son fouet… Je ferai pour mon maître tout ce qu’il sera de son bon plaisir de m’ordonner, comme le doit un honnête fermier ; mais je ne peux pas donner mon vote à un homme qui m’a menacé de me donner des coups de fouet… Et, pourtant, n’en déplaise à Votre Honneur, voilà que moi, ma femme et mes trois enfants, nous allons être jetés à la porte, et Dieu me pardonne si je sais comment leur avoir du pain. Je suis un pauvre laboureur qui ai travaillé toute ma vie, à qui on n’a rien à reprocher, que je sache, et sûrement cela est bien dur. Le squire Underwood me renvoie de sa ferme, et si Votre Honneur n’a pas la bonté de me prendre, je ne vois pas un des gentilshommes du canton qui veuille de moi, de peur, disent-ils, d’encourager leurs fermiers à devenir des rebelles. »

Cette dernière représentation ne laissa pas de faire effet sur M. Tyrrel.

« Bien, bien, mon garçon, reprit-il ; nous verrons ce qu’on peut faire. L’ordre et la subordination sont de fort bonnes choses ; mais il faut aussi que les maîtres sachent se conduire. D’après le récit que vous me faites, je ne trouve plus que vous soyez tant à blâmer. Marlow n’est qu’un fat, plein d’impertinence : voilà la vérité ; et quand un homme ne se respecte pas, ma foi, tant pis pour ce qui lui en arrive. Je hais comme la peste tous ces faquins francisés, et j’avoue que je ne suis pas trop content de voir mon voisin Underwood prendre le parti de ce drôle-là. Hawkins… n’est-ce pas là votre nom ?… Eh bien ! allez demain trouver Barnes, mon intendant, et il vous parlera. »

En disant cela, M. Tyrrel se rappelait qu’il avait une ferme vacante, à peu près de la même valeur que celle qui avait été louée à Hawkins par M. Underwood. Il consulta aussitôt son intendant, et, trouvant l’affaire convenable sous tous les rapports, Hawkins fut sur-le-champ admis au nombre des fermiers de M. Tyrrel. M. Underwood fut vivement piqué de ce procédé, que personne autre que M. Tyrrel n’eût osé se permettre, comme étant contraire aux usages reçus entre gentilshommes de campagne. Il dit que, si l’on encourageait les fermiers dans des actes de désobéissance aussi inexcusables, il n’y avait plus de règle ni de bon ordre à espérer. Il n’était pas question ici de tel ou tel candidat, vu que tout gentilhomme vraiment ami de son pays devait préférer de succomber dans une élection plutôt que de faire une pareille chose, qui ne manquerait pas, si elle passait une fois en pratique, de leur ôter pour jamais les moyens de diriger une élection. Les paysans n’étaient déjà que trop indociles et trop obstinés par eux-mêmes ; il devenait tous les jours de plus en plus difficile de les tenir dans la subordination, et, si les gentilshommes en venaient à se soucier assez peu du bien public pour soutenir ces gens-là dans leur insolence, il était impossible de prévoir où les choses pourraient aller.

M. Tyrrel n’était pas homme à se laisser influencer par ces remontrances. Ce n’est pas qu’en général l’esprit qui les dictait ne fût très-conforme à ses propres sentiments ; mais il était d’une humeur trop violente poux avoir une opinion politique, uniforme et conséquente, et, quels que fussent les écarts de sa conduite, il n’était pas homme à se laisser remettre dans le droit chemin par les avis des autres. Plus on trouva mauvais la protection qu’il donnait à Hawkins, plus il se montra inflexible et opiniâtre ; et, sans se donner la peine de disputer avec ceux qui le censuraient, il ne lui fut pas difficile de les réduire au silence et d’étouffer leurs voix dans les clubs et les autres assemblées. D’ailleurs, Hawkins avait certaines qualités qui étaient propres à en faire un favori de M. Tyrrel. Ses manières brusques et son caractère peu traitable lui donnaient une sorte de ressemblance avec son seigneur ; comme ce n’était guère à M. Tyrrel lui-même, mais plutôt aux personnes qui avaient encouru le déplaisir de celui-ci, qu’il était dans le cas de faire sentir l’effet de ses dispositions, son maître ne les remarquait pas sans une sorte de complaisance. En un mot, il recevait chaque jour de nouvelles preuves de la bienveillance de ce protecteur ; au bout de quelque temps, il fut nommé collègue de M. Barnes dans la place de receveur des fermages, et, à peu près à la même époque, il obtint un bail de la ferme qu’il occupait.

M. Tyrrel était résolu d’avancer la famille de ce fermier favorisé toutes les fois qu’il en trouverait l’occasion. Hawkins avait un fils, garçon de dix-sept ans, d’une figure fort agréable, vif, alerte et plein d’heureuses dispositions. Ce jeune homme était extrêmement aimé de son père, qui semblait n’avoir rien tant à cœur que l’avancement et le bonheur de son fils. M. Tyrrel l’avait déjà distingué deux ou trois fois, et en avait paru très-content ; le jeune garçon, qui avait quelquefois suivi les chiens, à la chasse, avait eu souvent l’occasion de faire montre de son adresse et de son agilité en présence du squire. Un jour surtout, il se fit remarquer plus particulièrement, et M. Tyrrel, sans plus attendre, offrit au père de prendre ce jeune homme à son service et de lui donner la place de piqueur de sa meute jusqu’à ce qu’il pût l’élever à un poste plus lucratif dans sa maison.

Hawkins parut très-mortifié de cette proposition ; il hésita et chercha des excuses pour ne pas accepter l’offre. Il dit que ce jeune homme lui était utile à beaucoup de choses, et qu’il espérait que Son Honneur voudrait bien ne pas insister et ne pas le priver de cet aide. Avec tout autre homme que M. Tyrrel, ces raisons eussent pu suffire ; mais j’ai déjà eu souvent occasion de dire au sujet de ce gentilhomme que, quand il avait une fois pris une résolution, quelle qu’elle fût, on ne le voyait jamais céder pour rien au monde, et que le seul effet de l’opposition était de le rendre inflexible et plus ardent à la poursuite de l’affaire, quand même elle lui eût été auparavant à peu près indifférente. D’abord il parut recevoir très-bien les excuses de Hawkins et n’y trouver rien que de raisonnable ; mais, par la suite, chaque fois qu’il revit le jeune homme, l’envie de l’avoir à son service ne fit qu’augmenter, et il ne cessa de parler au père des vues qu’il avait sur lui. À la fin, il remarqua que ce garçon ne paraissait plus aux chasses, et il commença à soupçonner que ceci provenait d’une résolution de le contrarier dans ses desseins.

Piqué de ce soupçon, qu’il n’était pas d’un caractère à dissimuler, il envoya donner ordre à Hawkins de venir lui parler. « Hawkins, lui dit-il d’un ton fâché, je ne suis pas content de vous. Je vous ai parlé deux ou trois fois de ce garçon à vous, que j’ai envie de prendre à mon service. Pour quelle raison, monsieur, répondez-vous si mal à mes bontés ? Vous devez savoir que je n’aime pas qu’on me manque. Quand j’offre ma protection, il ne me convient pas de la voir refuser par des gens de votre espèce, c’est moi qui vous ai fait ce que vous êtes, et il ne tient qu’à moi de vous rendre encore plus misérable que je ne vous ai trouvé. Prenez-y garde !

— N’en déplaise à Votre Honneur, dit Hawkins, vous avez été pour moi un bon maître, je dois le dire, et je m’en vais parler tout franchement ; j’espère que vous ne m’en voudrez pas de mal. Ce garçon-là est tout pour moi : c’est mon soutien et ma consolation pour mes vieux jours.

— Fort bien ; mais qu’est-ce que cela fait ? Est-ce une raison pour vous opposer à son avancement ?

— Au contraire, vraiment ; que Votre Honneur ait la bonté de m’entendre. C’est peut-être un petit faible que j’ai, mais je ne sais qu’y faire. Mon père était un ecclésiastique, voyez-vous. Nous avons tous vécu avec honneur dans notre famille, et je ne puis penser sans peine que ce pauvre garçon, qui est tout ce qui me reste, s’aille mettre en service. Tenez, pour moi, je ne vois jamais qu’il y ait de domestique qui tourne à bien ; enfin, je ne sais, mais je ne voudrais pas que mon Léonard vînt à ressembler à ces gens-là. Si je leur fais injure, j’en demande pardon à Dieu ! mais c’est une affaire trop sérieuse, voyez-vous, et je ne peux pas aller risquer ainsi le bien-être de mon enfant quand j’ai le moyen, s’il plaît à Votre Honneur, de le garantir de donner dans le travers. À présent, le voilà sage et laborieux, et, sans trop s’en faire accroire, il sait assez bien ce qu’il vaut. C’est peut-être une sottise à moi de parler ainsi à Votre Honneur ; mais vous avez toujours été envers moi un bon maître, et je ne saurais vous mentir. »

M. Tyrrel avait écouté cette harangue jusqu’au bout sans dire un mot, parce que l’étonnement lui avait fermé la bouche. Si le tonnerre eût tombé à ses pieds, il n’aurait pas montré plus de surprise. Il avait imaginé que Hawkins, par excès de tendresse pour son fils, ne voulait pas l’éloigner un seul instant de lui ; mais il n’avait jamais soupçonné le moins du monde la vraie cause de ses refus.

« Ah ! ah ! vous êtes un gentilhomme, n’est-ce pas ? Votre père était ecclésiastique ! Vos enfants ne sont pas faits pour entrer à mon service ! Comment donc, impudent faquin ! était-ce pour cela que je vous ai pris chez moi, quand votre insolence vous a fait chasser de chez M. Underwood ? J’ai donc nourri une vipère dans mon sein ? Ah ! ah ! le fils de monsieur courrait risque de déroger. Il sait trop ce qu’il vaut pour se mettre à mes ordres ! Allez, impertinent, éloignez-vous de mes yeux ! comptez bien que je n’aurai jamais de gentilshommes dans ma terre ; je n’en garderai pas un seul de votre espèce, entendez-vous ? Écoutez-moi bien, monsieur ; amenez ici demain matin votre fils et demandez-moi pardon de votre insolence, ou, pardieu, je vous en réponds, je vous rendrai si misérable qu’il vaudrait mieux pour vous n’être jamais né. »

Un pareil traitement était trop pour la patience de Hawkins.

« Il n’est pas nécessaire, dit-il, n’en déplaise à Votre Honneur, que je revienne demain pour cette affaire. J’ai bien pris ma résolution, et le temps n’y pourra rien changer. Je suis vraiment chagrin de déplaire à Votre Honneur, et je sais que vous pouvez me faire beaucoup de mal ; mais j’espère que vous n’aurez pas le cœur si dur que de perdre un pauvre père de famille pour le punir de trop aimer son enfant, quand même ce trop d’affection lui ferait faire quelque sottise ; mais je ne puis qu’y faire : Votre Honneur fera ce qu’il lui plaira. Le plus pauvre nègre, comme on dit quelquefois, a toujours quelque chose qu’il ne voudrait pas céder. Je perdrai tout ce que j’ai, j’irai travailler à la journée et mon fils aussi, s’il le faut ; mais je n’en ferai jamais un domestique.

— Bien, bien, l’ami, très-bien ! répliqua M. Tyrrel écumant de rage. Vous vous en souviendrez ; comptez là-dessus : je rabattrai votre insolence, Dieu me damne ! Où en sommes-nous donc ? Un misérable qui tient une ferme de quarante acres ose narguer le seigneur de la baronnie ! Je vous écraserai en poussière sous mes pieds ! Ayez soin, coquin, je vous en avertis, de fermer votre maison, de quitter ma terre, et de vous en aller comme si le diable était à vos trousses ! Estimez-vous trop heureux, si vous vous en tirez la vie sauve, de ce que j’ai encore plus de patience que vous n’en méritez. Quand il s’agirait, pardieu ! de tout l’or des Indes, je ne voudrais pas souffrir un drôle comme vous une heure de plus sur ma terre.

— N’allons pas si vite, n’en déplaise à Votre Honneur, répliqua Hawkins d’un ton ferme ; j’espère que vous en viendrez à penser mieux, et que vous verrez que je ne suis pas à blâmer ; mais, quand cela ne serait pas, il y a du mal que vous pouvez me faire, et il y en a que vous ne pouvez pas. Quoique je ne sois qu’un homme de travail, n’en déplaise à Votre Honneur, je suis un homme, voyez-vous ? Fermer ma maison, oh ! que non. J’ai un bail de ma ferme, et je ne la quitterai pas comme cela. J’espère qu’il y a des lois pour les pauvres gens aussi bien que pour les riches. »

M. Tyrrel, qui n’était pas accoutumé à la contradiction, se sentit provoqué au delà de toute mesure par le ton hardi et indépendant de son fermier. Il n’y avait pas, dans toutes ses terres, un seul tenancier, au moins un seul du rang d’Hawkins, que la politique générale de ses gens d’affaires, et encore plus le caractère arbitraire et despotique de M. Tyrrel lui-même, ne tinssent trop à distance pour qu’il osât en venir ainsi à le défier ouvertement.

« Excellent ! sur mon âme ! Dieu me damne à tout jamais, répéta M. Tyrrel, vous êtes vraiment un drôle d’une espèce rare. Ah ! vous avez un bail, dites-vous ? Nous serions bien tombés si un bail pouvait servir à protéger des drôles comme vous contre le seigneur du domaine. Mais vous voulez voir qui sera le plus fort de nous deux, n’est-ce pas ? Oh ! très-bien, l’ami, très-bien, pardieu, j’y consens de tout mon cœur ! Dieu me damne, je veux vous faire voir, avant de nous quitter, quelque joli tour de ma façon ! Mais sortez bien vite de devant moi, impudent ! Je ne vous en dis pas davantage. Ne venez plus mettre votre ombre sur ma porte. »

Pour parler ici le langage du monde, Hawkins était coupable d’une double imprudence dans cette affaire. Il parlait à son seigneur sur un ton absolu et tranchant, que la constitution et les usages de ce pays ne permettent pas à un inférieur de prendre ; mais, par-dessus tout, après s’être laissé emporter par un mouvement de vivacité, il aurait dû en prévoir les conséquences. C’était une folie à lui de prétendre lutter avec un homme du rang et de la fortune de M. Tyrrel. C’était le faon en guerre contre le lion. Rien n’était plus facile que de prévoir qu’il ne lui servirait de rien d’avoir le bon droit de son côté, quand son adversaire avait du sien la richesse et le crédit pour légitimer tous les excès qu’il jugerait à propos de commettre. Cette façon de voir fut parfaitement justifiée par l’événement ; la richesse et le despotisme savent bien les moyens de s’étayer dans leur oppression de l’appui de ces mêmes lois, que peut-être dans l’origine d’aveugles législateurs crurent instituer pour la sauvegarde du pauvre.

Dès ce moment, M. Tyrrel jura la ruine d’Hawkins, et il ne négligea aucun moyen de vexer ou d’outrager le malheureux objet de sa persécution. Il lui ôta son emploi de bailli ou adjoint de son intendant, et enjoignit à Barnes, ainsi qu’à tous ses autres gens d’affaires, de lui rendre les plus mauvais offices possibles dans toutes les circonstances. M. Tyrrel avait, par les titres de sa baronnie, l’inféodation des grandes dîmes, ce qui lui fournissait de fréquentes occasions de susciter des tracasseries. Une partie des terres de la ferme de Hawkins, quoique ensemencée en blé, était plus basse que les terres voisines, et par là exposée de temps en temps aux inondations d’une rivière qui la bornait. M. Tyrrel avait sur cette rivière une écluse qu’il fit secrètement détruire quinze jours avant la moisson, ce qui noya la récolte. Il donna ordre en outre à ses domestiques de renverser pendant la nuit les haies des terres plus élevées, et d’y pousser le bétail pour perdre le reste de la moisson. Tous ces coups, néanmoins, n’atteignaient encore qu’une partie de la propriété de ce malheureux ; mais M. Tyrrel ne s’en tint pas là. Une mortalité subite se manifesta parmi les bestiaux de Hawkins, et elle était accompagnée de circonstances très-propres à faire naître des soupçons. Cet événement excita fortement la vigilance et l’activité de Hawkins, qui vint à bout de suivre si exactement le fil de la trame, qu’il ne douta pas de pouvoir le faire remonter jusqu’à M. Tyrrel lui-même.

Hawkins, qui savait bien que la loi était disposée de manière à servir plutôt d’arme offensive à la tyrannie des riches que de défense contre leurs usurpations, avait eu grand soin d’éviter jusqu’à ce moment d’en venir à des mesures judiciaires. Dans cette dernière circonstance, il se figura que le délit était d’une nature trop atroce pour que le rang du coupable, quel qu’il fût, pût le mettre à l’abri de la sévérité des lois. La suite lui fit voir qu’il avait à s’applaudir de sa première détermination, et il se repentit vivement de s’être laissé aller à en prendre une autre.

C’était là le point où l’attendait M. Tyrrel, et à peine put-il croire à sa bonne fortune quand on vint lui dire que Hawkins avait intenté une action contre lui. Sa joie en fut extrême, et il se félicita de voir que la ruine totale de son protégé était devenue immanquable. Il consulta son ancien attorney[4], et lui recommanda instamment de ne négliger dans cette affaire aucun des subterfuges de son métier. Repousser l’accusation dirigée contre lui était la chose qui l’occupait le moins ; le point capital était de traîner l’affaire de délais en délais, de tribunaux en tribunaux, à force d’incidents, de récusations, de déclinatoires, de nullités, d’exceptions, d’appels et de remises de plaidoiries. « Ce serait la honte d’un pays civilisé, soutenait M. Tyrrel, qu’un gentilhomme insolemment attaqué par un homme de la lie du peuple, n’eût pas les moyens de trouver toute sa défense dans sa bourse, et de poursuivre cet indigne adversaire jusqu’à le mettre nu comme la main. »

D’ailleurs, l’affaire du procès n’occupait pas tellement M. Tyrrel, qu’il laissât échapper encore les autres moyens de tourmenter son pauvre tenancier. Parmi les divers expédients dont il s’avisa, il y en eut un qui, à la vérité, tendait plutôt à vexer ce malheureux qu’à lui causer une perte irréparable, mais qui ne fut pas négligé pour cela. Ce fut la situation particulière du logement de Hawkins, de ses granges et bâtiments de ferme qui suggéra cette idée. Ces bâtiments étaient placés à l’extrémité d’une pièce de terre qui les joignait avec le reste du domaine, et ils étaient environnés de tous côtés par des champs que tenait à bail un des fermiers de M. Tyrrel, et le plus dévoué à ses volontés. La route qui conduisait à la ville de marché longeait le plus considérable de ces champs, directement en face de la maison de Hawkins. Il n’était jusque-là résulté aucun inconvénient de cette position, parce que, de temps immémorial, il y avait un large sentier qui conduisait en droite ligne de la maison de Hawkins au grand chemin. Par suite d’un accord entre M. Tyrrel et son complaisant tenancier, on ferma ce sentier ou chemin de traverse, de manière que le pauvre Hawkins se trouva comme prisonnier dans sa propre habitation, et se vit obligé de faire un détour de près d’un mille pour se rendre à la ville.

Le fils Hawkins, ce jeune homme qui avait été le sujet originaire de la querelle, avait beaucoup de l’énergie de son père, et il se sentait indigné au delà de toute mesure des différents actes de despotisme qu’il voyait successivement se commettre sous ses yeux. Le ressentiment qu’il en éprouvait était d’autant plus vif, qu’il savait que toutes les traverses essuyées par son père n’avaient d’autre cause que la tendresse que celui-ci lui portait, et qu’en même temps il aurait eu l’air de repousser cette même tendresse en s’offrant de faire cesser la véritable cause du procès. Dans la conjoncture présente, sans prendre conseil que de sa fougue et de son ressentiment, il sort au milieu de la nuit, renverse toutes les barrières qu’on avait placées à l’entrée de l’ancien sentier, brise les cadenas qui y avaient été posés et force les portes. Il ne fit pas cette opération sans être aperçu, et dès le lendemain il y eut un mandat décerné pour l’arrêter. En conséquence il fut conduit devant un comité de juges de paix, qui l’envoyèrent à la prison du comté pour être jugé aux assises prochaines, comme coupable d’un délit emportant peine capitale. M. Tyrrel était déterminé à le poursuivre sans rémission ; et son procureur, après un mûr examen des circonstances de l’affaire, se décida à fonder ses accusations sur la clause de l’acte 9 du règne de Georges Ier, appelé communément l’acte noir, qui porte que : « Toute personne armée d’épée ou autre arme offensive, ayant le visage noirci ou tout autre déguisement, qui sera trouvée dans une garenne ou lieu servant habituellement à garder lièvres ou lapins, après due conviction, sera réputée coupable de félonie, et en conséquence condamnée à mort, sans bénéfice de clergie, comme dans tous les cas de félonie. » Or, il paraîtrait que le jeune Hawkins, aussitôt qu’il s’était aperçu qu’on l’observait, avait relevé sur sa tête le collet de sa redingote et l’avait boutonné sur son visage ; et, de plus, qu’il s’était muni d’un instrument de fer tranchant pour briser les cadenas. Le procureur se chargea d’ailleurs d’administrer par enquête preuve suffisante que le champ en question était une garenne où on avait habituellement tenu des lièvres. M. Tyrrel saisit ce plan avec une joie inexprimable. Par la manière dont il peignit aux juges de paix l’obstination et l’insolence de Hawkins, il eut l’adresse d’obtenir un décret fondé sur cette absurde accusation, et il n’était pas impossible qu’il ne vînt à bout, par la même influence, de faire prononcer en définitive, contre sa malheureuse victime, l’entière exécution de la terrible clause pénale ; du moins il n’y avait que trop à redouter cette cruelle chance pour alarmer la tendresse d’un père.

Ce fut là le coup de grâce pour l’infortuné Hawkins. Comme il ne manquait pas de courage, il avait soutenu, sans fléchir, toutes les autres persécutions. Il n’ignorait pas les avantages que les lois et les usages donnent au riche contre le pauvre dans des luttes de cette espèce. Mais une fois entraîné dans le procès, une sorte d’opiniâtreté et de roideur qui lui étaient naturelles ne lui permettaient pas de reculer, et il allait en avant, dans le vague espoir plutôt que dans l’attente d’une issue favorable. Mais ce dernier événement blessa son cœur à l’endroit le plus sensible. Il avait craint de voir son fils avili et corrompu par une condition servile, et maintenant il le voyait au milieu des horreurs et de l’infamie d’une prison. Il avait même tout à redouter des suites de cet emprisonnement, et il frémissait à l’idée que la tyrannie du riche pouvait flétrir pour jamais ses plus chères espérances.

Dès ce moment, il sentit son cœur abattu. Jusque-là il s’était fié à son industrie et à sa persévérance pour arracher les misérables débris de sa fortune à la basse et jalouse rage de son seigneur. Mais ces efforts de courage, que sa situation exigeait plus que jamais, il ne se sentait plus l’énergie nécessaire pour les soutenir. M. Tyrrel poursuivait sans relâche ses projets infernaux ; les affaires de Hawkins devenaient, de jour en jour plus désespérées, et le squire, toujours aux aguets, saisit la première occasion de faire séquestrer les déplorables restes de la propriété du pauvre laboureur, faute de payement des fermages.

L’affaire en était précisément dans cet état, lorsque par hasard M. Falkland et M. Tyrrel vinrent à se rencontrer dans une route de traverse, près l’habitation de ce dernier. Ils étaient à cheval, M. Falkland allait à la maison du malheureux fermier, qui semblait près de succomber sous l’opiniâtre tyrannie de son maître. Il venait d’apprendre l’histoire de cette persécution ; dans le fait, c’était encore un surcroît d’infortune pour Hawkins, que M. Falkland, dont le crédit et les bons offices auraient pu le sauver, eût été absent du pays pendant un assez long espace de temps. M. Falkland avait passé trois mois à Londres, et de là était allé voir des terres qu’il possédait dans une autre partie de l’Angleterre. Le caractère fier et entreprenant du pauvre fermier le disposait toujours à compter sur lui-même et sur ses propres forces le plus longtemps possible. Il avait évité de s’adresser à M. Falkland, ou plutôt dans le commencement de la querelle il souffrait tout sans se plaindre, ni communiquer à qui que ce fût sa fâcheuse situation ; et quand, enfin, les choses en vinrent à une telle extrémité, qu’il se sentit porté à se départir un peu de sa première persévérance, il se trouva qu’il n’était plus temps de recourir à cette intervention. Enfin, M. Falkland avait reparu sans être attendu, après une assez longue absence, et, parmi les premières nouvelles du pays, ayant appris les malheurs de l’infortuné fermier, il avait résolu d’aller dès le lendemain matin chez lui, et de le surprendre par l’offre de tous les secours qui étaient en son pouvoir.

Dans cette rencontre inattendue, à la vue de M. Tyrrel, un mouvement d’indignation lui fit monter le feu au visage. Sa première idée, à ce qu’il a dit lui-même depuis, fut de l’éviter ; mais, voyant qu’il fallait passer devant lui, il s’imagina qu’il y aurait de la faiblesse et une sorte de désertion de son devoir de ne pas lui manifester ses sentiments dans cette circonstance.

« M. Tyrrel, lui dit-il sans autre préambule, j’ai eu le malheur d’apprendre quelque chose qui me fait vraiment de la peine.

— Cela se peut bien, monsieur ; mais qu’est-ce que cela me fait, s’il vous plaît ?

— Beaucoup, monsieur. Il s’agit d’un de vos fermiers, du malheureux Hawkins. Si votre intendant a agi sans votre autorisation, je crois qu’il est à propos de vous informer de ce qu’il a fait ; et, s’il a été autorisé par vous, je vous engage de tout mon cœur à réfléchir un peu plus aux suites de cette affaire.

— M. Falkland, vous feriez tout aussi bien de vous occuper de vos propres affaires et de me laisser faire les miennes. Je n’ai pas besoin de mentor, je vous en avertis.

— Vous vous méprenez, M. Tyrrel, je m’occupe de mes affaires. Si je vous vois près de tomber dans un précipice, c’est mon affaire de vous en retirer et de vous sauver la vie. Si je vous vois, par votre conduite, marcher dans une voie fausse et injuste, c’est mon affaire de vous indiquer la bonne et de vous sauver l’honneur.

— Pardieu ! Monsieur, allez portez vos lieux communs ailleurs ! Cet homme est-il à moi ou non ? Ma terre est-elle ma terre ? Si elle est ma terre, ne suis-je pas le maître d’en faire ce qu’il me plaît ? Monsieur, je paye à l’État pour ce que je possède ; personne ne peut dire que je lui doive un penny, et je ne me mettrai pas sous votre tutelle ni sous celle de qui que ce soit au monde, entendez-vous ?

— Il est très-vrai, M. Tyrrel, reprit M. Falkland sans s’occuper de répondre à ces derniers mots, qu’il y a une distinction de rangs dans la société. Je crois que cette distinction est une très-bonne chose, et qu’elle est indispensable pour maintenir la paix dans la société ; mais, quelque nécessaire qu’elle soit, nous ne pouvons nier qu’il en résulte pour les classes inférieures un lourd fardeau à supporter. N’est-il pas bien pénible de songer qu’un homme est appelé par sa naissance à jouir de toutes les aisances et de toutes les superfluités, tandis qu’un autre, sans avoir le moins du monde démérité, n’aura pour son lot que travail et que privations, et cependant que c’est une chose indispensable ? Nous qui sommes les riches, M. Tyrrel, c’est à nous de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour adoucir le sort de la classe pauvre et malheureuse. Nous ne devons pas user sans pitié et sans mesure de l’avantage que le hasard nous a donné. Les pauvres malheureux ! au point où est la machine, ils sont pressés au delà de ce qu’ils peuvent réellement supporter ; et si nous avons la barbarie de vouloir serrer encore un tour de plus, ils seront moulus en poussière. »

Ce tableau ne fut pas absolument sans effet sur le cœur endurci de M. Tyrrel.

« Fort bien, monsieur, je ne suis pas un tyran ; je sais fort bien que c’est une vilaine chose que la tyrannie. Mais voulez-vous inférer de ceci que ces gens-là seront les maîtres de faire tout ce qui leur plaira, et qu’on ne pourra pas les traiter comme ils le méritent ?

— M. Tyrrel, je vois que votre animosité commence un peu à fléchir. Permettez que j’invoque en vous ce sentiment de bienveillance auquel votre âme vient de s’ouvrir ; allons ensemble chez Hawkins. Ne parlons pas de ce qu’il mérite, le malheureux ! il a souffert tout ce que la nature humaine peut souffrir. Allons, qu’un généreux pardon de votre part soit un gage de bon voisinage et d’amitié entre vous et moi.

— Non, monsieur, je ne me rends pas. Je conviens qu’il y a du spécieux dans ce que vous dites. Je n’ignore pas que vous savez toujours arranger une histoire à votre fantaisie, et lui donner de belles apparences ; mais je ne me laisse pas ainsi mener. Quand j’ai mis une fois un projet dans ma tête, je ne m’en dépars jamais ; c’est là mon caractère, et je n’en changerai pas. J’ai relevé Hawkins quand il était abandonné de tout le monde ; je lui ai donné un état, et, pour ma peine, le misérable a fait tout ce qu’il a pu pour m’offenser. Que je sois maudit si jamais je lui pardonne ; il serait vraiment bien plaisant que j’allasse faire grâce à l’insolence d’une de mes créatures, et cela à la sollicitation d’un homme comme vous, qui a toujours été mon fléau.

— Pour l’amour de Dieu, M. Tyrrel, que votre ressentiment ne vous rende pas déraisonnable. Supposons que la conduite de Hawkins soit inexcusable et qu’il vous ait insulté, est-ce une offense que rien ne puisse expier ? Faut-il, pour contenter votre ressentiment, que vous ayez ruiné le père et fait pendre le fils ?

— Vous pouvez dire tout ce qu’il vous plaira ; Dieu me damne si vous gagnez rien sur moi. Je ne me pardonne pas de vous avoir seulement écouté une minute. Je ne souffrirai pas que personne prétende arrêter le cours de mon ressentiment ; si j’avais à faire grâce à Hawkins, ce serait d’après ma propre volonté, et non à la prière de personne. Mais, monsieur, je ne la lui ferai jamais. S’il était là, à mes pieds, avec toute sa famille, je les ferais tous pendre si j’en avais le pouvoir comme la volonté.

— Si c’est là votre dernière résolution, M. Tyrrel, je rougis pour vous. Grand Dieu ! il ne faudrait que vous entendre parler pour prendre en dégoût toutes les institutions et les lois de la société, et pour fuir à l’aspect de toute créature humaine. Mais non, la société vous désavoue et vous repousse de son sein ; les hommes ne vous voient qu’avec horreur. Il n’y a ni rang ni fortune qui puisse vous dérober à l’indignation publique ; vous vivrez dans l’isolement et l’abandon au milieu de vos semblables ; vous aurez beau chercher le commerce des hommes, pas un ne daignera s’abaisser jusqu’à vous saluer. Chacun fuira vos regards comme l’œil du basilic. Où vous flattez-vous donc de trouver des cœurs de pierre capables de sympathiser avec le vôtre ? Allez, le malheur s’attache à vos pas, et un malheur sans espoir, sans pitié. »

En disant ces mots, M. Falkland pique des deux, quitte brusquement la place et disparaît bientôt. Ses maximes sur le point d’honneur n’avaient pu tenir contre l’excès de son indignation, et il n’avait vu dans son voisin qu’un misérable avec lequel on ne pouvait se quereller sans s’avilir. Pour celui-ci, il demeura sans mouvement et comme pétrifié. L’apostrophe enthousiaste de M. Falkland aurait anéanti l’adversaire le plus déterminé. En dépit de lui-même, M. Tyrrel était accablé de ses remords et hors d’état de repousser les traits dont on l’accablait. L’affreux tableau que lui avait présenté M. Falkland avait quelque chose de prophétique. Il y lisait tout ce qui formait l’objet principal de ses craintes, et ce qu’en secret il croyait déjà commencer à éprouver. Ce tableau était déjà tracé dans sa conscience ; c’était le spectre qui le poursuivait à toute heure, qui était l’objet de ses terreurs continuelles, et qui venait de prendre en quelque sorte un corps et une voix.

Il se remit pourtant peu à peu. Plus sa confusion passagère avait été forte, plus son ressentiment revint avec fureur. Jamais haine aussi profonde et aussi envenimée n’entra dans un cœur humain sans amener à sa suite la violence et la mort. Cependant M. Tyrrel ne se sentait pas disposé à satisfaire sa vengeance par un défi personnel. Ce n’est pas qu’il fût un poltron ; mais son génie tremblait devant celui de Falkland. Il laissa au hasard des événements futurs le soin de le venger. Il était bien convaincu que sa haine ne céderait rien ni au temps, ni aux circonstances. Il ne respirait que vengeance ; nuit et jour, c’était la première de ses pensées.

M. Falkland était sorti de cette conférence plus indigné que jamais de la conduite de son voisin, et bien fermement déterminé à faire tout ce qui serait en son pouvoir pour soulager les malheurs de Hawkins. Mais il était trop tard. Quand il arriva, il trouva la maison absolument vide. Hawkins père était caché, et, ce qu’il y avait encore de plus extraordinaire, le jeune Hawkins s’était échappé le même jour de sa prison. Toutes les recherches que M. Falkland fit faire pour les découvrir furent vaines ; on ne put trouver la moindre trace du sort de ces malheureux. Ce sort, hélas ! j’aurai bientôt occasion de le rapporter ; on verra qu’il fut plus horrible encore que tout ce que l’imagination la plus sombre aurait pu se figurer.

Je continue mon récit ; j’arrive à ces incidents dans lesquels mes propres destinées se trouvèrent enveloppées d’une manière si fatale et si mystérieuse. Je vais lever le rideau pour le dernier acte de cette affreuse tragédie.

X

On n’aura pas de peine à croire que la mauvaise humeur de M. Tyrrel, aigrie par la lutte avec Hawkins et l’animosité toujours croissante entre M. Falkland et lui ne firent qu’ajouter à son impatiente irritation quand il apprit l’évasion d’Émilie.

M. Tyrrel ne pouvait s’expliquer l’avortement d’un stratagème dont le succès ne lui avait pas paru douteux un seul moment. Sa vexation devint une véritable fureur. Grimes n’avait pas osé venir lui raconter en personne l’issue de son expédition, et le domestique qu’il pria d’aller annoncer à son maître que miss Émilie était perdue pour eux, s’enfuit en toute hâte, effrayé de l’exaspération dont il fut témoin. M. Tyrrel cria qu’il voulait qu’on lui amenât Grimes, et le jeune homme parut enfin devant lui plus mort que vif. M. Tyrrel le força de répéter tous les détails de son aventure, et, à peine eut-il terminé qu’il s’esquiva aussi, accablé des exécrations qui lui furent prodiguées. Grimes n’était pas un poltron, mais il respectait cette espèce de culte que les hommes ont pour le rang et les richesses, comme les Indiens adorent le diable. Ce ne fut pas tout. La rage de M. Tyrrel devint si ingouvernable et si terrible, qu’il se serait trouvé peu de cœurs assez fermes pour ne pas trembler devant lui avec un sentiment d’infériorité reconnue.

Il n’eut pas plutôt obtenu un moment de calme, qu’il se mit à repasser dans sa tête toutes les circonstances de l’événement. Ses plaintes étaient si pleines d’amertume, que, pour un observateur tranquille, il aurait été à la fois un objet de pitié par ses souffrances, et d’horreur par sa dépravation. Il se rappelait toutes les précautions qu’il avait prises ; il n’avait rien négligé ; il n’y avait pas la plus petite chose à redire à ses mesures, et il maudissait cette puissance aveugle et maligne qui se plaisait à déjouer ses projets les mieux concertés. Bien plus que tous les autres humains, il était l’objet de cette influence perfide. Pour s’abuser plus cruellement, il avait eu une ombre de pouvoir, et, au moment où il avait levé la main pour frapper, elle avait été tout à coup paralysée.

Il oubliait son récent triomphe sur Hawkins, ou peut-être le regardait-il comme un échec, parce qu’il n’était pas à la hauteur de ses ressentiments.

À quel propos le ciel lui avait-il donc donné la susceptibilité des injures et l’instinct de la vengeance, si les coups de son courroux étaient destinés à n’être jamais sentis ? Il suffisait qu’il fût l’ennemi de quelqu’un pour que celui-ci fût pleinement assuré contre les traits du malheur. Quelles insultes, quelles offenses réitérées n’avait-il pas eu à endurer de cette misérable petite fille ? Et par qui était-elle à présent arrachée à sa juste indignation ? Par ce même démon attaché à sa poursuite, ce démon qui le traversait à chaque pas dans ses desseins, qui prenait plaisir à lui enfoncer tous ses traits dans le cœur, et qui se faisait une affreuse dérision de ses souffrances.

Il y avait une autre réflexion qui ajoutait à ses angoisses, et qui le poussait à prendre des partis désespérés. Il ne pouvait pas se dissimuler que cet événement allait porter un coup mortel à sa réputation. Il avait pensé qu’Émilie, après avoir subi cet odieux mariage, se verrait obligée par décence à jeter un voile sur l’acte de violence qui l’aurait précipité. Mais cette garantie lui était ravie, et M. Falkland n’allait pas manquer de publier son déshonneur pour en nourrir son propre orgueil. Quoique dans son opinion particulière la manière dont il avait été provoqué par miss Melville fût bien suffisante pour justifier tous les traitements qu’il pouvait juger à propos de lui infliger, il sentait fort bien que le monde verrait l’affaire sous un autre jour. Cette réflexion l’excitait à des mesures encore plus violentes, et elle le détermina à prendre tous les moyens possibles de verser sur quelque victime les poisons qui dévoraient son cœur.

Cependant, dès qu’Émilie s’était crue dans un lieu de sûreté, son sang-froid et son intrépidité avaient commencé à l’abandonner. Tant qu’elle s’était sentie exposée aux menaces du danger et de l’injustice, elle avait trouvé dans son âme un courage qui dédaignait de plier. Le calme apparent qui succéda à ses agitations lui fut plus funeste. Elle n’avait plus d’aliment pour son courage, d’aiguillon pour son énergie. Ses pensées se reportaient sur les épreuves par lesquelles elle avait passé, et son âme succombait au seul souvenir de ce qu’elle avait bravé avec tant de constance. Jusqu’à l’époque où M. Tyrrel avait conçu sa cruelle antipathie, la crainte et l’inquiétude avaient été des sentiments étrangers pour elle. Sans avoir fait aucun apprentissage du malheur, elle était devenue tout d’un coup l’objet de la malice la plus infernale. Quand une maladie vient saisir un homme d’une constitution robuste, son effet est bien plus violent qu’il ne le serait sur un homme délicat et valétudinaire. C’est ce qui arriva à miss Melville : elle passa la nuit dans l’insomnie et l’anxiété ; le lendemain, on lui trouva une violente fièvre. La maladie résista à tous les remèdes qu’on employa pour la chasser, quoiqu’il y eût lieu d’espérer que la bonne constitution de la malade, jointe à la tranquillité dont elle jouissait et aux soins de ceux qui l’entouraient, viendraient à bout de surmonter le mal. Le second jour, elle tomba dans le délire. Sur le soir de ce même jour, elle fut arrêtée à la requête de M. Tyrrel, pour dettes résultant de sa pension et entretien depuis quatorze ans.

Le lecteur se rappellera peut-être qu’il avait été question pour la première fois de cette dette dans la conversation entre M. Tyrrel et miss Melville, lorsqu’il avait jugé à propos de l’enfermer dans sa chambre. Mais il est vraisemblable qu’alors il ne pensait pas sérieusement à mettre jamais son idée à exécution. Il lui en avait seulement parlé par forme de menace et comme par l’habitude où il était de passer en revue dans son esprit tous les moyens possibles de tyrannie et de vengeance. Mais lorsque la délivrance imprévue de sa malheureuse cousine eut exalté la tête de M. Tyrrel jusqu’à la démence, et qu’il eut rappelé toutes les ressources diaboliques de son esprit pour se soulager du poids de haine et de vengeance qui l’accablait, cette idée s’était représentée avec plus de force. Sa résolution avait été bientôt prise, et, ayant fait venir Barnes, son intendant, il lui avait donné ordre d’agir sur-le-champ.

Barnes était depuis plusieurs années l’instrument des injustices de M. Tyrrel. L’habitude avait endurci son âme, et il pouvait, sans remords, rester spectateur ou même agir comme exécuteur immédiat d’un acte de barbarie ordinaire. Mais, dans la circonstance présente, il ne put lui-même dissimuler son hésitation. Le caractère et la conduite d’Émilie dans la maison de M. Tyrrel avaient toujours été irréprochables. Elle n’avait pas un ennemi, et il était impossible de voir sa jeunesse, son innocente vivacité, sa simplicité charmante, sans éprouver le plus vif intérêt et la plus tendre sympathie.

« Votre Honneur… Je ne comprends pas bien… arrêter miss ! miss Émilie !

— Oui, je vous l’ordonne ; ne m’entendez-vous pas ? Allez-vous en sur-le-champ chez Swineard, l’homme de loi, et dites-lui de ma part que j’entends que cela soit fait à l’instant même.

— Que Dieu bénisse Votre Honneur ! mais arrêter miss Émilie ? Pourquoi donc ? elle ne vous doit pas un farthing de cuivre[5] : elle a toujours vécu de la charité de Votre Honneur.

— Âne et drôle que vous êtes ! je vous dis qu’elle me doit ; oui, elle me doit… onze cents livres. La loi m’autorise : pour qui croyez-vous donc que les lois sont faites ? Je ne fais que réclamer mon droit, mais j’entends en user.

— Je n’ai jamais disputé les ordres de Votre Honneur ; mais, en conscience, je ne puis me taire ; je ne peux pas voir perdre ainsi cette pauvre fille et vous perdre vous-même aussi, sans vous dire ce que je pense ; j’espère que vous me pardonnerez. Mais enfin, quand même elle vous devrait cette somme, elle ne pourrait être arrêtée. Elle n’est pas d’âge…

— Avez-vous fini, monsieur ? Pas tant de si et de mais. Pareille chose a déjà été faite à ma connaissance, et on peut bien la faire encore. Qui est-ce qui m’en empêchera ? voyons, qui ? Je veux que cela soit tout à l’heure ; je le veux, entendez-vous ? Dites à Swineard que s’il a seulement l’air d’hésiter, il y va de sa vie ! Je le ferai mourir de faim.

— Je supplie Votre Honneur d’y regarder à deux fois. Sur mon âme, tout le pays va crier contre vous.

— Barnes ! que voulez-vous dire ? je ne suis pas accoutumé à ce qu’on tienne des propos sur ma conduite, et je ne les endurerai pas. Je vous ai trouvé dévoué dans beaucoup d’occasions ; mais si je vois que vous vous joignez aux autres pour me disputer mon autorité, Dieu me damne à tout jamais, si je ne vous en fais repentir pour toute votre vie !

— J’ai fini. Je n’ai plus qu’un mot à ajouter à Votre Honneur. J’ai entendu dire que miss Émilie était malade, au lit. Vous êtes déterminé, dites-vous, à la faire mettre en prison ; mais vous ne voulez pas la tuer, je suppose.

— Qu’elle crève si elle veut, je ne lui donnerai pas une heure. Je ne me laisserai pas insulter. Elle n’a eu aucun égard pour moi, et je n’aurai aucune miséricorde pour elle ; je suis résolu. On m’a provoqué, on m’a poussé à bout ; on s’en ressentira. Au lit ou non, jour ou nuit, dites à Swineard que je ne veux pas entendre parler d’une minute de répit. »

Tels furent les ordres de M. Tyrrel, auxquels furent exactement conformes les procédures du respectable agent ministériel qu’il employa dans cette circonstance. Miss Melville avait été dans le délire de la fièvre une grande partie de la journée, quand sur le soir arrivèrent l’huissier et sa suite. D’après l’ordre du médecin que M. Falkland avait envoyé pour la voir, on lui avait administré une potion calmante ; et, après l’épuisement que lui avaient causé les images bizarres qui avaient tourmenté pendant plusieurs heures son cerveau malade, elle était tombée dans un sommeil réparateur. Mrs. Hammond, la sœur de Mrs. Jakeman, était assise à côté du lit, et pleine de compassion pour l’état de souffrance de cette aimable orpheline, elle commençait à se réjouir de la voir plus calme, quand une petite fille, qui était le seul enfant de Mrs. Hammond, alla ouvrir la porte de la rue à l’huissier. Celui-ci ayant dit qu’il voulait parler à miss Melville, l’enfant répondit qu’elle allait le dire à sa mère, et, en disant cela, elle s’avança à la porte de la chambre du fond, où Émilie était couchée ; mais, dès que cette porte fut ouverte, au lieu d’attendre que la mère parût, l’huissier entra avec la petite fille.

Mrs. Hammond leva les yeux.

« Qui êtes-vous ? dit-elle ; que demandez-vous ? Chut, pas de bruit !

— Il faut que je parle à miss Melville.

— Cela ne se peut pas. Dites-moi de quoi il s’agit. La pauvre fille a eu la tête perdue toute la journée. Elle ne vient que de s’endormir, et il ne faut pas troubler son repos.

— Cela m’est égal. J’ai des ordres à exécuter.

— Des ordres ! de quelle part ? Que voulez-vous dire. »

À ce moment Émilie ouvrit les yeux.

« Quel bruit faites-vous donc là ? dit-elle ; j’espérais que vous me laisseriez un peu dormir.

— Miss, il faut que je vous parle. Je suis porteur d’une sentence rendue contre vous, à la requête du squire Tyrrel, pour onze cents livres sterling. »

À ces mots, Mrs. Hammond et Émilie restèrent muettes. Celle-ci n’était guère en état de rien comprendre à ce qu’on lui disait ; et, quoique Mrs. Hammond comprît un peu mieux le langage de l’huissier, quand elle voulait lier des idées aussi étranges que celles qui la frappaient, elle ne pouvait guère mieux percer ce mystère.

« Une sentence ! Comment pourrait-elle devoir à M. Tyrrel ? Une sentence contre une enfant !

— Ce n’est pas à nous qu’il faut faire toutes ces questions-là. Nous n’agissons que d’après des ordres. Tenez, voilà notre titre. Voyez cela.

— Seigneur tout-puissant ! s’écria Mrs. Hammond. Qu’est-ce que cela veut dire ? Il n’est pas possible que ce soit M. Tyrrel qui vous ait envoyé.

— Ma bonne dame, point de mauvais propos. Savez-vous lire ?

— Tout cela est une ruse ! c’est un faux papier ! c’est un détour infâme pour enlever cette jeune demoiselle de mes mains, les seules où elle soit en sûreté. Procédez à vos risques et périls.

— Ne vous inquiétez pas, c’est bien ce que j’entends. Rapportez-vous en à moi, allez, je sais ce que je fais.

— Comment ! vous n’irez pas peut-être l’arracher de son lit ? Je vous dis qu’elle a une fièvre violente ; elle est dans le transport ; ce serait la tuer que de l’ôter d’ici. Vous êtes des huissiers, n’est-ce pas ? Vous n’êtes pas des bourreaux ?

— La loi ne dit rien sur cela. Nous avons ordre de l’amener, malade ou non. Nous ne voulons pas lui faire mal ; il faut seulement que nous fassions notre devoir, voilà tout.

— Qu’est-ce que vous voulez en faire ? où voulez-vous l’emmener ?

— À la prison du comté… Bullock, allez-vous en à l’auberge du Griffon commander une chaise de poste.

— Arrêtez, mais arrêtez donc… n’envoyez pas… Trois heures seulement ; je vais dépêcher un exprès à M. Falkland, et je vous réponds qu’il satisfera à tout, qu’il vous mettra à l’abri de tout, que vous serez content sans qu’il soit besoin de conduire en prison cette pauvre enfant.

— Nous avons justement des ordres particuliers là-dessus. Il ne nous est pas permis d’accorder une minute… Bullock, pourquoi n’êtes-vous donc pas parti, vous ? Dites qu’on mette les chevaux sur-le-champ. »

Émilie avait écouté toute cette conversation, qui lui avait suffisamment expliqué ce que l’apparition des recors avait eu d’abord d’énigmatique pour elle. Cette incroyable et affreuse vérité dissipa tout à fait les illusions du délire qu’elle venait d’essuyer.

« Chère Mrs. Hammond, dit-elle, ne vous épuisez pas en efforts inutiles. Je suis bien affligée de toute la peine que je vous cause. Mais mon malheur est inévitable. Monsieur, si vous voulez attendre un moment dans la chambre à côté, je vais m’habiller et vous suivre. »

Mrs. Hammond commença bien aussi à s’apercevoir que ses instances ne serviraient à rien ; mais il lui fut impossible d’avoir autant de patience. Tantôt elle déclamait contre la barbare brutalité de M. Tyrrel, qu’elle disait être un démon incarné plutôt qu’un homme. Tantôt elle se répandait en invectives amères contre la dureté d’âme de l’huissier, et l’exhortait à mettre un peu de modération et d’humanité dans l’exercice de ses fonctions ; mais il était inébranlable. Pendant ce temps-là, Émilie se soumettait avec la plus douce résignation à un mal inévitable. Mrs. Hammond insista pour qu’il lui fût au moins permis d’accompagner la jeune miss dans la chaise de poste ; et, quoique l’huissier eût reçu des ordres assez positifs pour ne rien oser prendre sur lui quant à l’exécution de la sentence, cependant il commença à craindre quelques suites dangereuses, et il fut disposé à permettre toutes les précautions qui n’étaient pas directement opposées à l’objet de son ministère. Quant au reste, il était d’opinion qu’il y aurait de très-grands inconvénients à admettre une allégation de maladie ou tout autre empêchement de cette nature comme une cause suffisante pour entraver la marche de la loi, et qu’en conséquence, dans tous les cas douteux, comme lorsqu’il y avait présomption de meurtre, la jurisprudence ordinaire inclinait toujours avec une très-sage et très-louable partialité en faveur des officiers de justice. À cette règle générale de conduite se joignait encore l’influence des injonctions très-précises de Swineard, qui lui avait garanti tous les événements, et celle de la terreur universelle attachée au nom de Tyrrel à plusieurs lieues à la ronde. Avant de partir, Mrs. Hammond dépêcha un exprès à M. Falkland avec un billet de trois lignes pour l’informer de cet étrange événement. Quand l’exprès arriva, M. Falkland était absent, et ne devait être de retour que dans deux jours ; ce qui semblait concourir à favoriser encore la vengeance de M. Tyrrel, car, dans l’emportement de sa fureur, il n’avait pas songé à faire entrer cette circonstance dans ses combinaisons.

Il est aisé de se figurer l’état de détresse de ces deux malheureuses femmes ainsi entraînées l’une par force, l’autre par dévouement, à un lieu aussi peu fait pour elles qu’une prison publique. Il y avait néanmoins dans Mrs. Hammond la force d’âme et l’activité de zèle nécessaires à la conjoncture difficile où elle se trouvait. Son caractère calme et ferme, capable de braver l’injustice sans se passionner, la rendait très-propre à faire tout ce que la prudence et la réflexion pouvaient suggérer. La santé de miss Melville fut considérablement compromise, comme il y avait lieu de s’y attendre, par la surprise qu’elle avait eu et par le déplacement qu’elle avait souffert au moment même où le repos lui était le plus nécessaire. Sa fièvre devint plus violente que jamais ; son délire redoubla, et les tortures de son imagination égarée augmentèrent en raison des circonstances dans lesquelles elle avait été arrachée à son sommeil. Il n’y avait presque plus d’espoir pour son rétablissement.

Dans le moment où sa raison l’abandonnait, le nom de Falkland était continuellement dans sa bouche. « M. Falkland, disait-elle, était son premier amour, son unique amour ; il serait un jour son mari. »

Un instant après, elle lui faisait des reproches douloureux sur son indigne déférence pour les préjugés du monde. « C’était bien cruel à lui d’être aussi fier, et d’aller lui dire qu’il ne consentirait jamais à épouser une pauvre orpheline ; mais s’il était si fier, elle était très-déterminée à l’être tout autant que lui. Elle lui ferait bien voir, par sa conduite, qu’elle n’était ni faible ni légère, et que, s’il la dédaignait, elle saurait supporter son malheur avec constance. » Une autre fois, elle voyait M. Tyrrel et son complice Grimes, les mains et les habits ensanglantés, et elle leur adressait des reproches si pathétiques, que le cœur le plus dur en aurait été touché. Ensuite Falkland revenait se présenter à son imagination délirante ; elle le voyait déchiré de mille blessures et couvert d’une pâleur mortelle ; elle poussait des cris déchirants ; elle accusait tout le monde d’insensibilité, de ne pas donner le moindre secours à celui qu’elle aimait. Ce fut ainsi qu’elle passa deux journées presque entières dans une succession continuelle de tortures, se voyant sans cesse entourée de persécuteurs et d’assassins.

Le soir du second jour arriva M. Falkland, accompagné du docteur Wilson, le médecin qui l’avait déjà traitée. La scène à laquelle il était appelé était affreuse pour un homme d’une sensibilité aussi vive que la sienne. La nouvelle de l’emprisonnement lui avait porté un coup terrible ; cet acte inouï de méchanceté l’avait mis hors de lui-même ; mais, quand il aperçut le visage hagard de miss Melville, quand il vit l’arrêt de mort écrit sur tous les traits de cette malheureuse victime d’un odieux tyran, il ne put soutenir ce spectacle. Au moment où il entra, elle était dans un accès de délire ; elle crut encore voir approcher des assassins. Elle leur demandait ce qu’ils avaient fait de son Falkland, de son unique bien, de sa vie, de son époux. Elle les suppliait de lui restituer les restes de son corps mutilé, pour qu’elle pût les presser encore dans ses bras mourants, rendre le dernier soupir sur ses lèvres, et être ensevelie dans le même tombeau que lui. Elle leur reprochait leur lâcheté, de servir ainsi d’instrument à la barbarie de son misérable cousin, qui lui avait fait perdre la raison, et qui ne serait pas satisfait qu’il ne l’eût assassinée. M. Falkland s’arracha bientôt de ce lieu de douleur, et, laissant le docteur Wilson auprès de sa malade, il lui recommanda de venir le trouver à son auberge aussitôt après avoir ordonné ce qu’il y avait à faire.

L’agitation continuelle dans laquelle avait été miss Melville pendant plusieurs jours, par la nature de sa maladie, avait épuisé totalement ses forces. Environ une heure après la visite de M. Falkland, eut lieu une crise qui la laissa si bas, qu’il était difficile d’apercevoir en elle quelques signes de vie. Le docteur, qui venait de sortir pour calmer un peu le trouble et l’impatience de M. Falkland, fut appelé de nouveau d’après ce changement de symptômes, et il passa le reste de la nuit près du lit de la malade. La situation de celle-ci était telle, qu’on pouvait craindre de la voir expirer d’un moment à l’autre. Tandis que miss Melville était dans cet état de faiblesse et d’épuisement, on voyait sur la figure de Mrs. Hammond les signes de la plus vive inquiétude. Elle était naturellement d’une extrême sensibilité, et les vertus d’Émilie étaient bien faites pour obtenir toute son affection. Elle l’aimait comme une mère. Dans cette circonstance, le moindre mouvement, le moindre son la faisait trembler. Le docteur, à cause de la fatigue continuelle qu’avait eue Mrs. Hammond, avait amené une autre garde, et il employa toutes sortes de représentations, même un peu d’autorité, pour forcer cette dame à quitter la chambre de la malade ; mais il lui fut impossible de rien gagner sur elle, et il finit par s’apercevoir que la violence qu’il faudrait nécessairement lui faire pour la séparer de la mourante lui ferait probablement plus de mal que si on la laissait suivre son inclination. À tout moment son œil se tournait vers le docteur avec la plus vive curiosité, et cherchait à lire dans sa figure, sans qu’elle osât prononcer un seul mot pour lui demander son opinion, tant elle avait peur de recevoir une réponse sinistre. En même temps, elle écoutait avec une douloureuse attention la moindre parole qui sortait de la bouche du médecin ou de la garde, comme si elle eût espéré de recueillir indirectement quelque indication sur ce qu’elle désirait tant savoir et qu’elle n’avait pas le courage de demander.

Vers le matin, l’état de la malade parut prendre une tournure favorable. Elle sommeilla pendant près de deux heures ; quand elle se réveilla, elle était tout à fait calme et revenue à son bon sens. Ayant entendu dire que M. Falkland lui avait amené un médecin et était lui-même dans les environs, elle demanda à le voir. M. Falkland était allé pendant ce temps avec un de ses fermiers cautionner la dette d’Émilie, et à ce moment il entrait dans la prison pour s’informer si on pouvait, sans danger, la transporter dans une chambre plus aérée et plus commode. Quand il parut, sa vue rappela confusément à miss Melville les rêveries de son transport. Elle se couvrit le visage de la main avec un air de chaste confusion, et cependant elle le remercia, avec cette aimable simplicité qui lui était ordinaire, de toute la peine qu’il s’était donnée pour elle. Elle espérait ne plus lui en causer autant ; elle pensait que cela irait mieux.

« Ce serait vraiment une honte, disait-elle, si, dans toute la force et l’activité de la jeunesse, elle ne venait pas à bout de survivre aux légères contrariétés qu’elle avait eues à essuyer. »

Hélas ! en parlant ainsi, elle était toujours d’une faiblesse extrême. Elle tâchait de prendre l’air riant et satisfait ; mais c’était un vain effort. M. Falkland et le docteur joignirent leurs instances pour la prier d’éviter pour le moment tout ce qui pourrait l’émouvoir.

Encouragée par les apparences, Mrs. Hammond se hasarda alors à suivre ces deux messieurs hors de la chambre, pour savoir du médecin jusqu’où allaient ses espérances. Le docteur Wilson avoua qu’il avait d’abord trouvé la malade dans une situation très-fâcheuse ; mais il déclara qu’il y avait du mieux dans les symptômes, et qu’il n’était pas sans espérance de la sauver. Toutefois, il ajouta qu’il ne pouvait encore répondre de rien, que les douze heures qui allaient suivre seraient sans doute critiques, mais que si le lendemain matin elle n’était pas plus mal, il croyait pouvoir garantir sa guérison. Mrs. Hammond, qui n’avait encore vu jusque-là les choses que comme désespérées, devint presque folle de joie. Dans son ravissement, elle fondait en larmes, elle bénissait le docteur dans les termes les plus vifs et les plus passionnés, elle disait mille extravagances. Le docteur Wilson saisit cette occasion pour la presser de prendre elle-même un peu de repos ; à quoi elle consentit après s’être fait donner une chambre tout auprès de celle de miss Melville, et avoir bien recommandé à la garde de l’avertir au moindre changement qui pourrait survenir dans l’état de la malade.

Mrs. Hammond dormait depuis plusieurs heures sans interruption, lorsqu’elle fut réveillée par un mouvement extraordinaire qui se fit entendre dans la chambre voisine. Elle prêta l’oreille pendant quelques minutes, et ensuite se détermina à aller voir ce que ce pouvait être. Comme elle ouvrait la porte, elle rencontra la garde qui venait la chercher ; la figure de celle-ci indiquait assez, sans qu’il fût besoin de parler, ce qu’elle venait apprendre. Mrs. Hammond vole au lit de miss Melville et la voit expirante. Les apparences du mieux avaient été de peu de durée. Le calme du matin n’avaient été qu’un éclair précurseur de la mort. En quelques heures, l’état de la malade avait sensiblement empiré ; son teint s’était flétri et décoloré ; elle avait la respiration pénible et le regard fixe. Le docteur, qui était entré dans ce moment, avait vu du premier coup d’œil que c’en était fait. Elle eut quelques convulsions, et, quand elles furent apaisées, elle adressa la parole au médecin, d’un ton calme, mais très-faible. Elle le remercia de ses soins, et exprima la plus vive reconnaissance pour les bontés de M. Falkland. Elle pardonna à son cousin, en désirant qu’il ne fût jamais trop tourmenté par le souvenir de sa cruauté envers elle. Elle aurait désiré vivre plus longtemps ; personne n’avait eu un goût plus prononcé qu’elle pour les choses propres à faire aimer la vie ; mais elle préférait encore de mourir plutôt que se voir la femme de Grimes. Au moment où entra Mrs. Hammond, elle tourna la tête vers elle, et, avec la plus touchante expression d’amitié, répéta son nom plusieurs fois. Ce furent là ses dernières paroles ; moins de deux heures après, elle rendit le dernier soupir entre les bras de cette fidèle amie.

XI

Tel fut le sort de miss Émilie Melville. Jamais peut-être la tyrannie ne donna un exemple plus affligeant de l’horreur qu’elle doit inspirer. Il n’y eut pas un seul témoin de cette scène douloureuse qui pût s’empêcher de regarder M. Tyrrel comme le plus odieux tyran qui eût jamais déshonoré l’espèce humaine. Cet acte de cruauté inouïe, qui fut bientôt connu dans la prison, excita l’étonnement et une indignation générale parmi les employés mêmes de ce lieu d’oppression.

Si tels furent les sentiments de ces hommes accoutumés à servir d’instruments à l’injustice, on devine sans peine quels durent être ceux de M. Falkland ; il eut un véritable accès de démence et de désespoir ; il se frappait le front, s’arrachait les cheveux, allait et venait comme pour fuir une horrible image, et s’écriait qu’il avait honte d’appartenir à la même espèce qui avait produit un monstre tel que M. Tyrrel. Dans son indignation, il accusait la Providence et surtout les lois qui lui défendaient d’écraser comme un reptile l’assassin de miss Melville. Il fallut le garder comme un furieux.

Ce fut sur le docteur Wilson que reposa tout le soin de voir et de décider ce qu’il y avait de mieux à faire dans la conjoncture présente. Le docteur était un homme froid et méthodique. Une des premières idées qui se présentèrent à son esprit, fut que miss Melville était de la famille Tyrrel : il ne doutait pas que M. Falkland ne fût très-disposé à acquitter toutes les dépenses qu’exigeaient les tristes restes de cette malheureuse victime ; mais il pensa que les lois de l’usage et de la décence ne permettaient pas de laisser passer un tel événement sans en donner connaissance au chef de la famille. Peut-être aussi le soin de ses propres intérêts, comme médecin, contribua-t-il pour quelque chose à la répugnance qu’il sentait à aller s’exposer au ressentiment d’une personne aussi considérable dans le pays que M. Tyrrel. Cette faiblesse n’empêchait pas qu’il ne fût susceptible des sentiments communs à tous les hommes, et il lui en aurait extrêmement coûté pour se charger du message ; d’ailleurs, il ne croyait pas à propos, dans la circonstance actuelle, d’abandonner M. Falkland.

Le docteur Wilson n’eut pas plutôt laissé entrevoir ses idées à ce sujet, qu’elles parurent faire une impression soudaine sur Mrs. Hammond, qui demanda avec empressement qu’on lui permît de porter elle-même la nouvelle. On ne s’attendait pas à cette proposition ; mais le docteur ne se fit pas beaucoup presser pour y donner son assentiment. Mrs. Hammond était résolue, disait-elle, de voir par elle-même quelle sorte d’impression cette funeste catastrophe ferait sur celui qui en était l’auteur, et elle promit de se comporter avec modération. Le voyage fut bientôt fait.

« Je suis venue, monsieur, dit-elle à M. Tyrrel, vous informer que votre cousine, miss Melville, est morte cette après-midi.

— Morte !…

— Oui, monsieur, je l’ai vue mourir ; elle est morte dans mes bras.

— Morte !… qui est-ce qui l’a tuée ?… que voulez-vous dire ?

— Qui ? est-ce à vous de le demander ? C’est votre méchanceté et votre barbarie qui l’ont tuée !

— Moi !… ma… allons, elle n’est pas morte. Cela ne se peut pas… il n’y a pas huit jours qu’elle a quitté cette maison.

— Vous ne voulez pas me croire ? je vous dis qu’elle est morte.

— Madame, madame, prenez garde à ce que vous dites… Ce n’est pas ici matière à plaisanter ; oui, quoiqu’elle ait mal agi avec moi, je ne voudrais pas pour tout au monde la croire morte. »

Mrs. Hammond répondit par un signe de tête affirmatif.

« Non, non… je ne le crois pas… je ne le croirai jamais… non, non, jamais.

— Voulez-vous venir avec moi et vous en convaincre par vos propres yeux ? C’est un spectacle digne de vous ; il y a là de quoi satisfaire un cœur tel que le vôtre… » En parlant ainsi, Mrs. Hammond lui tendait la main comme pour le conduire.

M. Tyrrel recula.

« Mais si elle est morte, est-ce ma faute ? Puis-je répondre de tous les malheurs qui arrivent dans le monde ?… Qu’êtes-vous venue faire ici ? À quel propos venez-vous m’annoncer cette nouvelle ?

— À qui dois-je l’annoncer, si ce n’est au parent de la morte… et à son meurtrier ?

— Son meurtrier !… Ai-je mis la main sur elle ? Lui ai-je porté des coups de couteau ou de pistolet ?… Lui ai-je donné du poison ? Je n’ai rien fait que ce qui est autorisé par la loi. Si elle est morte, personne ne peut dire que ce soit ma faute.

— Votre faute ! monsieur Tyrrel, tout le monde vous maudit et vous abhorre. Parce que les hommes portent quelquefois du respect au rang et à la richesse, seriez-vous assez insensé pour croire qu’un forfait comme le vôtre trouvera une excuse ? Ne vous l’imaginez pas ; on rirait de cette folle prétention. Le dernier mendiant des rues va vous mépriser comme la boue. Ah ! vous avez raison de rester interdit et confondu de ce que vous avez fait. Je publierai votre infamie au monde entier, et il n’existera pas une seule créature humaine dont vous osiez soutenir les regards.

— Bonne femme, reprit M. Tyrrel accablé d’humiliation, ne me parlez pas sur ce ton-là, s’il vous plaît… Emmy n’est pas morte, j’en suis sûr… j’espère… Non, elle n’est pas morte… Avouez-moi seulement que vous avez voulu me tromper, et je vous pardonne tout… Je lui pardonne à elle-même, j’oublie tout… je l’aimerai plus que jamais. Je ferai tout ce que vous voudrez… Je ne lui ai jamais voulu de mal… jamais.

— Je vous dis qu’elle est morte. Vous avez tué la plus douce, la plus aimable créature qu’il y eût au monde. Pouvez-vous lui redonner la vie comme vous avez pu la lui ôter ? Ah ! si vous en aviez le pouvoir, comme vous me verriez à vos genoux, comme je resterais à vos pieds jusqu’à ce que vous me l’eussiez rendue !… Qu’avez-vous fait, misérable ? vous êtes-vous cru le maître de faire et défaire à votre gré, de changer les lois de la nature comme il vous plaît ? »

Les reproches de Mrs. Hammond firent goûter à M. Tyrrel, pour la première fois, la coupe d’amertume que la vengeance céleste lui avait réservée. Ce fut là le commencement d’une longue suite de mépris, d’insultes et d’exécrations qu’il était destiné à endurer. Les paroles de Mrs. Hammond furent prophétiques. Il fut aisé de voir que, si la fortune et la naissance servent de manteau pour couvrir beaucoup de crimes, il en est pourtant qui appellent à si haute voix l’indignation générale, que, semblables à la mort, ils mettent au niveau toutes les distinctions et rabaissent le criminel à l’égal du dernier des hommes. M. Tyrrel ne fut plus regardé que comme le lâche et tyrannique meurtrier d’Émilie ; ceux qui n’osaient risquer d’exprimer tout haut leurs sentiments contre lui n’en étaient que plus profondément pénétrés, et le maudissaient en murmurant, tandis que le reste jetait un cri général d’exécration et d’horreur. Lui-même fut frappé d’étonnement de la nouveauté de sa situation. Accoutumé à voir tous les hommes tremblants et soumis, il s’était imaginé que son empire ne devait pas avoir de fin et que tous les excès possibles de sa part n’auraient jamais la force de briser le charme. Maintenant il regardait autour de lui, et voyait sur chaque visage l’horreur qu’il inspirait, prête à éclater comme un flot impétueux à la moindre provocation, et à briser toutes les barrières de la crainte et de la subordination. Toute sa fortune n’eût pu lui suffire pour acheter quelques témoignages de civilité de ses voisins, des paysans même des environs, à peine de ses propres domestiques. Enveloppé de l’indignation générale, il semblait poursuivi de toutes parts par un spectre qu’il ne pouvait éviter, et l’aiguillon cuisant du remords ne lui laissait pas un moment de paix. Le pays qu’il habitait devint ainsi de plus en plus insupportable pour lui, et il était évident qu’il serait à la fin obligé de l’abandonner. Le dernier trait de noirceur de M. Tyrrel avait rappelé le souvenir de tous ses autres excès, et le jugement qu’on portait sur lui se composait d’une longue liste de vexations et d’injustices passées qui venaient toutes à la fois retomber sur sa tête. On eût dit que le public avait longtemps recueilli tous ses ressentiments en silence pour les laisser éclater à la fin sur le tyran avec plus de violence.

Un châtiment aussi terrible ne pouvait guère frapper une personne moins capable de le supporter. Quoique M. Tyrrel n’eût pas ce sentiment intérieur d’innocence qui nous fait reculer d’effroi devant la haine et l’indignation de nos semblables, comme devant un monstre étranger à notre nature, cependant la trempe despotique de son âme et l’habitude constante de voir tout plier devant lui, l’avaient disposé à ne sentir qu’avec des émotions extraordinaires de courroux et d’impatience l’anathème universel auquel il était condamné. Que lui, qui d’un seul clin d’œil rendait tout le monde muet et immobile, lui que personne n’eût osé aborder dans les accès de sa colère, se vît actuellement traité partout avec un mépris marqué, et accablé de reproches qu’on ne prenait pas même la peine de déguiser ou d’adoucir, c’était une chose dont il lui était impossible de soutenir la pensée. À chaque instant les traits de l’exécration générale venaient l’assaillir, et à chaque coup il tressaillait de douleur et de rage. Il était dans le délire de la fureur ; il repoussait chaque trait avec la férocité d’un tigre exaspéré par ses propres blessures ; mais plus il se débattait avec violence, plus sa situation devenait désespérée. Enfin, il se détermina à recueillir toutes ses forces pour braver ses ennemis et leur prouver qu’il était toujours lui-même.

Cette détermination prise, il résolut de se présenter sans délai au lieu d’assemblée dont j’ai déjà parlé. Il s’était écoulé un mois depuis la mort de miss Melville. Il y avait une semaine que M. Falkland était parti pour un voyage assez éloigné, et on ne l’attendait pas avant une autre semaine. M. Tyrrel ne laissa pas échapper une occasion aussi favorable, dans la confiance que, s’il pouvait une fois reprendre pied dans cette société, il lui serait facile de se maintenir, même en face de son plus formidable adversaire, sur le terrain qu’il avait regagné. Non que ce fût dans M. Tyrrel manque de courage, mais sa démarche allait être dans sa vie une époque trop importante pour qu’il voulût la compromettre par aucun risque.

À son entrée il se fit un bruit général dans l’assemblée, car il avait été convenu entre tous les hommes qui la composaient qu’on refuserait la porte à M. Tyrrel, comme à quelqu’un qu’on ne pouvait plus voir. Cette décision lui avait été notifiée par une lettre du maître des cérémonies ; mais avec un homme de la trempe de M. Tyrrel un pareil avis était plutôt un défi qu’une exclusion. Le maître des cérémonies, qui avait aperçu son équipage, vint au-devant de lui à la porte de l’assemblée, pour lui réitérer l’avertissement ; mais M. Tyrrel l’écarta de l’air du plus grand mépris, et entra d’autorité. Tous les yeux se tournèrent sur lui ; il fut un moment entouré de tous les hommes qui étaient dans la salle. Les uns tâchèrent de le repousser dehors ; d’autres voulurent entrer en explication. Mais il trouva le secret de se débarrasser des uns et de réduire les autres au silence. Sa stature athlétique et cette longue habitude qu’on avait eue de se soumettre à l’ascendant de son esprit étaient autant de circonstances en sa faveur. Il se regardait comme jouant un coup de désespoir, et il avait fait provision d’audace en proportion de l’intérêt de la partie. Débarrassé de tous ces insectes bourdonnants qui l’avaient d’abord assailli, il se mit à traverser la salle en long et en large d’un air de maître ; et, après avoir lancé de tous les côtés des regards sombres et courroucés, il rompit le silence : « S’il y avait quelque personne qui eût quelque chose à lui dire, il saurait lui répondre en temps et lieu convenable. Toutefois, il conseillait fort à cette personne de bien prendre garde à ce qu’elle allait faire. Si c’était de lui personnellement qu’on eût à se plaindre, à la bonne heure ; mais il s’attendait bien qu’il n’y avait là personne qui eût assez peu de discrétion et de savoir-vivre pour se mêler d’affaires qui ne le regardaient pas, et pour s’immiscer dans des intérêts particuliers de famille. »

Ces paroles ayant l’air d’un défi, différentes personnes s’avancèrent pour y répondre. Celui qui était le premier commença à parler ; mais M. Tyrrel, par l’expression de sa contenance, par un ton tranchant, par des mots jetés à propos, par des interruptions adroitement placées, le mit dans le cas d’hésiter d’abord et de finir par se taire. M. Tyrrel semblait marcher à grands pas au triomphe qu’il s’était promis. Toute la société était dans l’étonnement. On sentait toujours la même aversion pour sa personne et la même horreur pour son caractère ; mais on ne pouvait s’empêcher d’admirer l’audace et les ressources qu’il déployait dans cette conjoncture. L’indignation générale qu’il excitait ne demandait qu’à éclater, mais on avait besoin d’un chef.

Ce fut dans ce moment critique que M. Falkland parut dans la salle. Le hasard seul l’avait ramené plus tôt qu’il n’était attendu.

M. Tyrrel et lui rougirent tous les deux à la vue l’un de l’autre. Après une pause d’une minute, celui-ci s’avança vers M. Tyrrel, et lui demanda, d’une voix imposante : « Que venez-vous faire ici ?

— Ici ! que voulez-vous dire par là ? J’ai autant de droit d’être ici que vous, et vous êtes le dernier à qui je daignerais rendre compte de ce que j’ai à faire.

— Monsieur, vous n’avez aucun droit d’être ici. Ne savez-vous pas que vous en avez été exclu ? Quels que puissent être vos droits, il n’en est pas que votre infâme conduite ne vous ait fait perdre.

— Monsieur… comment vous appelle-t-on ? si vous avez quelque chose à me dire, il faut choisir un temps et un lieu plus convenables pour cela. Est-ce que vous croyez, à la faveur de la compagnie qui vous soutient, me faire supporter vos airs fanfarons ? Je ne les souffrirai pas, je vous en avertis.

— Vous vous trompez, monsieur, un lieu public comme celui-ci est le seul où je puis avoir quelque chose à vous dire. Si vous ne voulez pas être témoin de l’indignation générale qui s’élève contre vous, ne venez pas dans la société des hommes. Inhumain, impitoyable tyran ! songez à miss Melville. Pouvez-vous entendre prononcer ce nom et ne pas rentrer cent pieds sous terre. Pouvez-vous trouver une solitude où son ombre sanglante ne vienne vous poursuivre ? Pouvez-vous penser un moment à ses vertus, à sa pureté, à son innocence, à la candeur de son âme, sans être bourrelé de remords ? N’est-ce pas vous qui l’avez assassinée à la fleur de son âge ? Pouvez-vous soutenir la pensée qu’elle n’est plus qu’un cadavre insensible, cette victime de votre malice infernale ; celle qui méritait une couronne dix mille fois plus que vous ne méritez de vivre ? Et vous flattez-vous que jamais on oublie ou qu’on pardonne un forfait aussi atroce ?… Fuis, fuis, misérable ; regarde-toi comme trop heureux encore qu’il te soit permis d’éviter l’aspect des hommes !… Vois quelle pitoyable figure tu fais en ce moment ! Si les cris de ta propre conscience ne se joignaient pas aux reproches qu’on t’adresse, y aurait-il rien qui pût faire reculer un misérable aussi endurci que toi dans le crime, et serais-tu assez insensé pour croire que ton audace et ton obstination pourront jamais amortir les reproches de ta conscience ? Va-t’en, va te faire peur à toi-même, et ne reparais jamais devant mes yeux. »

À ces mots, qui le croirait ? M. Tyrrel obéit à la voix impérieuse qui tonnait contre lui. Ses yeux étaient effarés et pleins d’horreur ; un tremblement convulsif s’était emparé de tous ses membres et avait glacé sa langue. Il ne se sentait pas la force de braver ce torrent impétueux de reproches et d’invectives. Il hésitait ; il était honteux de sa défaite ; il aurait voulu résister, mais tous ses efforts étaient vains ; ses forces expiraient à chaque nouvelle tentative. La voix générale s’éleva bientôt pour aider à l’accabler. Plus sa confusion devenait sensible, plus le cri universel d’indignation augmentait, jusqu’à ce que, par degrés, il vînt à croître comme le bruit d’une mer orageuse. À la fin, hors d’état d’endurer plus longtemps le tourment de sa situation, M. Tyrrel se retira de lui-même.

Mais une heure et demie après on le vit reparaître : on n’avait pris aucune précaution contre un pareil incident, qui était la chose du monde à laquelle on s’attendît le moins. Dans l’intervalle il s’était enivré d’eau-de-vie. En un clin d’œil il fut sur M. Falkland, qui était debout dans un des coins de la salle, et d’un coup de son robuste bras il l’étendit à terre. Celui-ci ne fut pas cependant étourdi du coup, et se releva aussitôt. Il est aisé de sentir combien il était inférieur dans une lutte de cette espèce. À peine fut-il relevé que M. Tyrrel lui porta un autre coup. M. Falkland était sur ses gardes, et ne tomba point ; mais les assauts de son adversaire redoublèrent avec une rapidité inconcevable. M. Falkland fut encore terrassé une seconde fois. M. Tyrrel le foula aux pieds et se baissa comme pour le saisir et le traîner sur le plancher ; cette lutte fut l’affaire d’un moment, et se passa avant que les témoins de la scène fussent revenus de leur surprise. Enfin, on se mit entre deux, et M. Tyrrel sortit une seconde fois.

Il serait difficile d’imaginer quelque événement plus terrible que le traitement auquel venait d’être exposé M. Falkland. Toutes les passions de sa vie semblaient faites pour le lui rendre plus insupportable. Il avait mis en usage à différentes fois toutes les ressources de sa prudence et de son énergie pour prévenir que la mésintelligence entre lui et M. Tyrrel entraînât de fâcheuses extrémités ; mais en vain : elle s’était terminée par une catastrophe mille fois plus horrible que tout ce qu’il aurait pu craindre, que tout ce qu’eût pu jamais imaginer la prévoyance même. Pour M. Falkland, le déshonneur était pire que la mort. La plus légère apparence d’insulte l’atteignait jusqu’au fond de l’âme. Que devait-ce donc être de cette scène affreuse où l’ignominie et les humiliations avaient été publiques ? Si M. Tyrrel lui-même eût pu se faire idée du supplice qu’il infligeait à son ennemi, peut-être, à quelque point qu’il fût provoqué, eût-il hésité dans sa vengeance. Le désordre des éléments furieux et en guerre les uns contre les autres donne à peine une image de la situation d’âme de M. Falkland ; tout ce que pourrait inventer la cruauté la plus raffinée eût été méprisable en comparaison de ses tortures. Il eût voulu être anéanti mille fois, être plongé dans un abîme éternel d’oubli et de nullité. L’horreur, l’exécration, la vengeance, un désir inexprimable de secouer le mal qui l’accablait, et une conviction désespérante de l’impuissance de ses efforts, tels étaient les sentiments qui déchiraient son âme.

Un autre événement termina l’histoire de cette mémorable soirée. M. Falkland perdit le seul moyen de réparation qui pût encore lui rester. M. Tyrrel avait été tué à quelques pas du lieu de l’assemblée, et il fut trouvé mort dans la rue par des membres du cercle.

XII

Je vais tâcher de laisser parler M. Collins lui-même dans ce qui me reste à raconter. Le lecteur a pu déjà s’apercevoir que M. Collins n’était pas un homme ordinaire, et les réflexions que je lui ai entendu faire sur ce sujet m’ont paru extrêmement judicieuses.

« Cette journée a été l’époque critique de la vie de M. Falkland. C’est de là que date cette mélancolie noire et insociable qui depuis s’est emparée de lui. Deux caractères ne peuvent pas contraster plus fortement, à certains égards, que M. Falkland avant ces événements et M. Falkland depuis. Jusqu’à ce moment, la fortune lui avait toujours souri ; son âme était confiante et exaltée, pleine de cette assurance, de cette présomption de soi-même et de ses facultés qu’une continuité de prospérités ne manque guère de produire. Les habitudes de sa vie étaient, il est vrai, celles d’une sorte de visionnaire dans le genre sublime, mais néanmoins elles le tenaient dans un état de paix et de contentement, au lieu que, depuis cette époque, sa fierté chevaleresque, son ardeur pour les hautes et brillantes aventures ont été totalement éteintes : d’un objet d’envie il est devenu un objet de pitié. La vie, dont il avait cueilli jusqu’alors les fruits les plus exquis, n’a plus été pour lui qu’un fardeau insupportable ; plus de ce contentement de soi-même, plus de ces transports, de cette joie intérieure qu’alimentait sans cesse la plus active bienfaisance ! Cet homme qui, plus que tout autre, avait mis toute son existence sous le charme des rêves les plus brillants de l’imagination, sembla dès lors n’avoir plus que des visions de douleur et de désespoir. Sa situation, sans doute, a dû inspirer le plus tendre intérêt, car, si la pureté et la droiture des intentions donnent des droits au bonheur, qui en avait plus à réclamer que M. Falkland ?

» Il s’était trop profondément imbu des idées folles et oiseuses de la chevalerie pour qu’une humiliation aussi déshonorante, d’après ses propres opinions, pût jamais sortir de son esprit. Il y a une sorte de caractère sacré attaché à la personne d’un véritable chevalier, qui rend éternel et indélébile le moindre acte de violence grossière commis sur lui. Être frappé, foulé aux pieds, traîné sur le parquet ! Puissances du ciel ! qui pourrait supporter une pareille violence ? quelle expiation pouvait jamais effacer cette horrible tache ? Et, ce qu’il y avait de plus désespérant encore, l’assaillant ayant cessé de vivre, la seule espèce d’expiation que prescrivissent les lois de la chevalerie était devenue impossible.

» Il est vraisemblable que, dans les périodes futures des progrès de la civilisation, il viendra un temps où il sera impossible de rien comprendre à cette étrange sorte de calamité qui vint à bout de flétrir et de dessécher une des plus belles intelligences qui aient existé. Si M. Falkland eût pu réfléchir avec calme sur l’outrage, cette cruelle blessure qui dévorait son âme, il aurait fini sans doute par la voir avec indifférence. Que le moderne duelliste contemple Thémistocle, le plus vaillant des Grecs, lorsque, pour toute réponse à ses objections, Eurybiade, son général, lève sur lui la canne d’un air menaçant ! quelle dignité dans la réponse : Frappe, mais écoute !

» Un homme d’un vrai discernement ne pourrait-il pas, dans un cas semblable, dire avec avantage à son brutal agresseur : « Lorsque je tiens à honneur de savoir endurer la peine et l’infortune, pensez-vous que je ne saurai pas supporter les faibles atteintes de votre grossière démence ? Peut-être est-ce une partie des perfections de l’homme de savoir bien défendre sa personne ; mais que les occasions d’exercer ce talent sont rares ! Si l’on réglait sa conduite sur des principes de raison et de bienveillance, qu’on serait peu exposé à d’injustes agressions comme les vôtres ! D’ailleurs, cette science une fois acquise, quel grand avantage en pourrait-on retirer ? L’homme né avec une constitution faible, délicate, y apprendrait-il à se mesurer à forces égales avec l’athlète leste et vigoureux ? Et quand même cette science me servirait à me garantir à un certain point de la brutalité d’un seul adversaire, ma personne et ma vie, sous le seul rapport de la force, seront toujours à la merci de deux agresseurs. Excepté le cas d’une défense immédiatement opposée à une violence actuelle, cette science ne pourrait pas être mise en usage. L’homme capable d’aller de propos délibéré à la rencontre de son ennemi, dans la vue d’exposer la vie de l’un ou de l’autre, foule aux pieds tous les principes de la raison et de la justice. En acceptant un duel, je deviens le plus méprisable des égoïstes ; je compte pour rien la société tout entière qui a droit à l’exercice de mes moyens et de toutes mes facultés, tandis que je me regarde moi-même ou plutôt une chimère incompréhensible que j’incorpore avec moi-même, comme l’unique et l’exclusif objet de mon attention. Je ne suis pas en état de me mesurer avec vous ? Eh bien ! y a-t-il là de quoi me déshonorer ? Non, certes ; il n’y a que le tort d’avoir commis une injustice qui puisse vraiment me couvrir de honte. Mon honneur est en moi et sous ma propre garde ; il est hors de la portée de tous les autres hommes. Frappe, si tu veux, je ne suis que passif ; quelque injure que tu me fasses, tu ne me provoqueras jamais à exposer à un mal qui n’est pas nécessaire, ni ta personne ni la mienne. Voilà ce que je refuse : ne me taxe donc pas pour cela de pusillanimité ; quand tu me verras refuser d’encourir quelque danger ou de supporter quelque peine pour la chose publique, alors flétris-moi du nom de lâche. »

» Quelque simples et péremptoires que soient ces raisonnements pour un observateur sans passion, ils sont en général peu sentis par le monde, et ils étaient surtout ce qu’il y avait de moins analogue aux opinions de M. Falkland.

» Mais la honte et les outrages publics qu’il avait eus à subir, tout insupportables qu’ils étaient à sa pensée, ne complétèrent pas encore toute la masse d’infortunes que cette fatale journée accumula sur sa tête. Il courut bientôt un bruit que c’était lui qui était le meurtrier de son antagoniste. Un tel bruit importait trop à la sûreté même de sa vie, pour qu’on pensât à le lui cacher. Il l’entendit avec une surprise et une horreur impossibles à exprimer ; c’était un surcroît affreux à ce fardeau de calamités imaginaires qui l’accablait déjà. Personne n’avait sa réputation à cœur comme M. Falkland, et dans une journée il se voyait assailli par tous les malheurs les plus redoutables pour lui : sa personne avilie par le dernier des outrages, sa réputation noircie du plus lâche de tous les crimes. Il aurait pu s’éloigner, car personne n’était disposé à poursuivre un homme aussi généralement adoré que M. Falkland, ou à venger un homme aussi généralement abhorré que M. Tyrrel ; mais il dédaignait de fuir. En même temps l’affaire était d’un genre trop grave, et le bruit, faute de contradiction, faisait d’un jour à l’autre trop de progrès pour qu’il ne prît pas un parti. Quelquefois M. Falkland paraissait disposé à adopter les moyens les plus propres à accélérer un jugement ; mais vraisemblablement il craignait qu’un recours de sa part aux voies judiciaires ne donnât plus de consistance à une imputation dont l’idée seule le faisait frémir ; en même temps qu’il était résigné à se soumettre à l’instruction la plus rigoureuse, et s’il ne pouvait espérer d’effacer de la mémoire des hommes le souvenir de l’accusation qu’il avait encourue, à obtenir au moins la démonstration la plus complète de son innocence. Enfin les magistrats du lieu se virent, malgré eux, dans la nécessité de faire quelques démarches. Sans décerner de mandat d’arrêt contre M. Falkland, ils lui firent dire qu’il eût à comparaître devant eux… La procédure se trouvant ainsi entamée, M. Falkland leur fit entendre que si l’affaire ne devait pas avoir d’autres suites, il espérait qu’au moins ils donneraient à leur information toute la publicité possible. Aussi l’assemblée fut-elle nombreuse ; toute personne un peu connue y fut admise comme auditeur ; la ville entière, qui était une des plus considérables de la province, fut instruite de la nature de l’affaire. Il n’y avait guère de procès revêtu de formes juridiques qui eût excité un intérêt aussi général. Dans les circonstances il était difficile d’en venir à une instruction en forme ; mais il semblait que la partie intéressée et les arbitres n’eussent pas d’autre désir que de donner à cette espèce d’information privée tout l’appareil et toute l’importance d’un procès véritable.

» Les magistrats firent des recherches sur les particularités du fait. M. Falkland, à ce qu’il paraissait, avait quitté la salle d’assemblée immédiatement après son agresseur ; et, quoiqu’il eût été accompagné jusqu’à son auberge par deux ou trois personnes du cercle, il les avait laissées en entrant sous quelque prétexte, et lorsqu’ils s’étaient informés aux garçons de ce qu’il était devenu, il était déjà monté à cheval pour retourner chez lui.

» Par la nature même des circonstances, il ne pouvait y avoir aucun fait à opposer à celui-là. Dès que l’on eut bien établi toutes les preuves, M. Falkland commença sa défense. Il a été fait plusieurs copies de cette défense, et M. Falkland a paru pendant quelque temps avoir envie de la faire imprimer, quoique par la suite il ait changé d’idée. Je possède une de ces copies, et je vais vous la lire. »

En disant ceci M. Collins se leva, et prit un manuscrit qui était dans un tiroir particulier de son secrétaire. En même temps il parut se recueillir en lui-même. Je ne dis pas précisément qu’il hésita, mais il eut l’air de se croire obligé, par une courte apologie, de se justifier sur cette communication :

« Je vois, dit-il, que vous n’avez jamais entendu parler de cet événement mémorable, et je ne m’en étonne guère ; car on est assez disposé à se taire là-dessus par bienveillance, puisqu’on regarde comme une sorte de déshonneur pour un homme d’avoir eu à repousser une accusation criminelle, quand même il aurait eu la défense la plus complète et la plus honorable à opposer. Vous pouvez bien présumer que le silence le plus absolu sur cette matière est ce qu’il peut y avoir de plus agréable pour M. Falkland, et, sans les circonstances particulières qui m’y ont déterminé, je ne me serais jamais permis d’agir aussi directement contre ses intentions en vous en parlant. »

Il se mit ensuite à me lire le papier qu’il avait, et qui était ainsi conçu :

« Messieurs,

« Je parais devant vous, accusé du crime le plus noir que puisse commettre une créature humaine. Je suis innocent ; je ne crains pas qu’il y ait dans cette assemblée une seule personne à laquelle je ne fasse reconnaître mon innocence. Mais en même temps quels doivent être mes sentiments ? Certain d’avoir mérité l’approbation et non le blâme, d’avoir consacré toute ma vie à des actes de justice et d’humanité, peut-il y avoir pour moi rien de plus déplorable que d’avoir à repousser une accusation de meurtre ? Tel est le malheur de ma position, que, quand même vous voudriez m’absoudre sans m’entendre, je ne pourrais l’accepter. Il faut que je réponde à une imputation dont la seule idée est mille fois plus cruelle pour moi que la mort. Il faut que j’appelle à moi toutes les facultés de mon âme pour éviter de me voir confondu avec les plus vils scélérats.

» Messieurs, c’est dans la situation où je me trouve placé qu’on peut permettre à un homme de parler de soi avec avantage. Situation maudite ! Ah ! que personne ne m’envie le triste et honteux triomphe que je vais remporter. Je n’ai pas appelé de témoins pour déposer sur ma réputation. Grand Dieu ! quelle réputation que celle qu’il faut soutenir par des témoins ? Mais, puisqu’il faut que je parle, regardez tout autour de cette assemblée, interrogez tous ceux qui sont présents ; interrogez vos propres cœurs ! Non, jamais, jamais un seul mot de défaveur n’a été proféré contre mon caractère. Le plus honorable témoignage doit venir de ceux qui m’ont connu de plus près ; je n’hésite pas à les invoquer.

» Une susceptibilité extrême sur tout ce qui peut toucher à l’honneur a été la première passion, la passion continuelle de ma vie. L’issue de cette journée m’est presque indifférente ; s’il ne s’agissait que de ma tête je n’ouvrirais pas la bouche. Votre décision n’aura jamais pouvoir de me rendre une réputation sans tache, de laver la honte dont je suis couvert, ni d’effacer de la mémoire des hommes que j’ai été jugé comme accusé d’un meurtre. Votre décision n’aura jamais le pouvoir d’empêcher que les déplorables restes de mon existence ne soient pour moi un poids insupportable.

» On m’accuse d’avoir commis un meurtre sur la personne de Barnabas Tyrrel. Qui ? moi ? Ah ! j’aurais donné tout ce que je possède au monde, je me serais dévoué à une misère éternelle pour lui conserver la vie. Elle était précieuse pour moi cette vie, plus que celle de tous les hommes ensemble. La plus cruelle offense qu’ait commise l’inconnu qui l’a tué, c’est, à mon opinion, de m’avoir arraché des mains la plus juste des vengeances. Je déclare que je l’aurais provoqué en duel, et que la mort de l’un ou de l’autre eût pu seule nous séparer : ce n’était encore qu’une faible et misérable réparation d’un outrage sans exemple, mais c’était la seule qui me restât.

» Je ne demande pas de pitié, mais je dois dire que jamais sort ne fut aussi horrible que le mien. J’aurais volontiers cherché dans une mort volontaire un asile contre le souvenir déchirant de cette affreuse soirée ; ma vie était dépouillée de cette considération qui me la rendait si chère : mais cette consolation même m’est refusée. Je suis condamné à traîner à jamais le poids intolérable de mon existence, sous peine de voir regarder mon impatience à le supporter, à quelque époque que ce puisse être, comme une confirmation de l’accusation de meurtre intentée contre moi. Messieurs, si, par votre jugement, vous pourriez m’ôter la vie sans toucher en même temps à mon honneur, combien je bénirais le coup qui anéantirait pour jamais ma pénible existence !

» Vous savez tous avec quelle facilité j’aurais pu fuir ; si j’avais été coupable, n’aurais-je pas embrassé cette ressource ? Mais dans l’état des choses je ne le pouvais pas. L’honneur a été l’idole de ma vie. Je n’aurais pu supporter l’idée qu’il y eût, dans le coin le plus reculé du monde, une seule créature humaine qui pût me croire criminel. Hélas ! à quelle fatale divinité ai-je été porter tous mes vœux ? Je me suis dévoué à une éternité de tourments et de désespoir.

» Je n’ai plus qu’un mot à ajouter. Je réclame de vous, messieurs, cette juste, mais imparfaite réparation, que j’ai droit d’attendre. Ma vie est peu de chose, sans doute ; mais mon honneur, les misérables restes d’honneur dont je ne suis pas encore dépouillé, dépendent de votre jugement. Vous ne pouvez faire que bien peu pour moi ; mais ce peu n’en constitue pas moins votre devoir envers moi. Puisse Dieu, première source de tout ce qui est bon et honorable, vous bénir et vous protéger ! l’homme que vous voyez devant vous est condamné pour jamais à la nullité et à la honte. Il n’a plus rien à espérer en ce monde, après la faible consolation qu’il attend aujourd’hui de vous. »

» Vous pouvez bien présumer que M. Falkland fut acquitté de la manière la plus honorable. Rien n’est plus déplorable dans les institutions humaines, que de voir un homme dont l’innocence est évidente pour tout le monde, ne sortir d’une telle épreuve qu’avec cette idée de déshonneur qu’y attache l’opinion commune. Il n’y avait personne qui entretînt l’ombre d’un doute sur ce fait, et cependant, par un concours accidentel de circonstances, il était devenu indispensable que le meilleur des hommes fût jugé publiquement, comme si réellement il eût été soupçonné d’un crime atroce. On ne peut disconvenir que M. Falkland n’eût ses défauts ; mais ces défauts mêmes le mettaient à une plus grande distance encore du crime dont il s’agissait. C’était une espèce de fou, mais le fou de l’honneur et de la gloire, un homme tellement attaché à la poursuite de la réputation, que rien ne pouvait l’en distraire un moment ; un homme qui aurait acheté au prix de plusieurs mondes la renommée d’un vrai héros, d’un vaillant et intrépide chevalier ; un homme qui ne soupçonnait pas qu’il existât d’autre malheur réel qu’une atteinte à son honneur. N’est-ce pas une absurdité révoltante de supposer qu’aucun motif soit capable de pousser un homme de cette trempe à descendre jusqu’au rôle d’un lâche assassin ? N’est-ce pas une extrême dureté de le contraindre à se défendre d’une pareille imputation ? Vit-on jamais un homme, et encore bien moins un homme aussi délicat sur l’honneur, passer en un moment, de la vie la plus pure, aux derniers excès de la dépravation humaine ?

» Quand la décision des magistrats fut prononcée, un murmure général d’applaudissement et de transports involontaires se fit entendre dans la salle. Il commença d’abord par un bruit sourd et confus, et par degrés s’éleva jusqu’à des cris de joie. Comme c’était la vive expression d’une émotion pure et désintéressée, il y avait dans le son même quelque chose d’impossible à décrire, qui pénétrait au fond du cœur et qui causait la sensation la plus délicieuse à tous les spectateurs de cette scène attristante. C’était à qui témoignerait le mieux toute son estime à l’aimable et respectable accusé. À peine M. Falkland se fut-il retiré, que les personnes les plus distinguées de cette assemblée résolurent de donner une sanction nouvelle à cette décision, par une expression formelle des sentiments de leur joie. Ils nommèrent sur-le-champ une députation pour se rendre à cet effet auprès de lui. Chacun voulut concourir pour sa part à ce témoignage spontané et universel qui s’élevait de toutes parts en faveur de l’accusé : ce fut une sorte de commotion sympathique qui gagna tous les rangs et toutes les classes de citoyens. La multitude salua M. Falkland avec des acclamations mille fois répétées ; elle détacha les chevaux de son carrosse, le traîna elle-même en triomphe, et l’accompagna pendant plusieurs lieues pour le reconduire à sa demeure. On eût dit qu’une instruction criminelle, qui jusqu’alors avait, dans tous les cas, passé pour une tache, était devenue, pour cette fois, une marque d’honneur signalée et une sorte d’apothéose. Rien de tout cela ne put adoucir la blessure de M. Falkland ; ce n’est pas qu’il fût insensible à tant de témoignages réitérés de l’estime et de l’affection publiques ; mais il n’était que trop évident que la mélancolie qui s’était emparée de son âme était dès lors insurmontable.

» Ce ne fut que quelques semaines après cette mémorable scène que le véritable meurtrier fut découvert. Chaque partie de cette histoire est réellement extraordinaire : le véritable meurtrier était Hawkins. Il fut trouvé avec son fils dans un village à environ quinze lieues de là, caché sous un faux nom et manquant des premières nécessités de la vie. Depuis l’époque de sa fuite, il avait vécu dans cette retraite d’une manière si retirée, que ni l’active bienfaisance de M. Falkland, ni la méchanceté infatigable de M. Tyrrel, n’avaient pu, après toutes les recherches possibles, venir à bout de le découvrir. Le premier indice qui avait mis sur la trace du coupable était quelques lambeaux de vêtements ensanglantés qu’on avait trouvés dans un fossé, et qui furent reconnus par les gens du village pour appartenir à ce malheureux. Le meurtre de M. Tyrrel était un événement qui avait fait assez de bruit, et les soupçons se portèrent bien vite sur Hawkins. On fit les perquisitions les plus rigoureuses, et dans un coin de son logement on aperçut un manche de couteau avec une partie de la lame, laquelle, ayant été rapprochée de la pointe qui s’était rompue dans la blessure du mort, parut y correspondre exactement. Sur de nouvelles informations, deux paysans qui s’étaient trouvés par hasard sur le lieu se rappelèrent avoir vu Hawkins et son fils dans la ville le soir même de l’événement, et déclarèrent les avoir appelés à plusieurs reprises sans recevoir de réponse, quoique bien sûrs de les avoir reconnus. D’après cette accumulation de charges et d’indices, les deux Hawkins, père et fils, furent jugés, condamnés et exécutés. Dans l’intervalle du jugement à l’exécution, Hawkins confessa son crime et donna les signes du plus vif repentir. Il y a bien quelques personnes qui nient cette dernière circonstance ; mais j’ai pris la peine de faire des recherches sur le fait, et je suis persuadé que leur dénégation est sans fondement.

» On n’oublia pas dans cette conjecture les cruelles injustices que ce malheureux avait eues à souffrir de son implacable persécuteur. C’était une fatalité bien étrange que les barbares projets de M. Tyrrel ne manquassent jamais d’atteindre leur but. Sa mort même servit par l’événement à consommer la ruine d’un homme qu’il haïssait ; et cette circonstance, si elle eût pu venir à sa connaissance, l’aurait peut-être consolé en quelque sorte de sa fin prématurée. Certainement le sort du pauvre Hawkins est digne de pitié, puisque l’on peut dire que c’est sa courageuse fermeté et son caractère indépendant qui l’ont à la fin poussé au désespoir et conduit avec son fils à une mort ignominieuse. Mais la compassion publique fut bien émoussée, quand on vint à songer que c’était de sa part un égoïsme impardonnable et vraiment barbare que de n’être pas venu lui-même affronter les suites de son crime, plutôt que de souffrir qu’un homme tel que M. Falkland, un homme qui avait tant cherché à lui faire du bien, fût mis en jugement pour un meurtre dont lui-même était l’auteur.

» Depuis cette époque jusqu’à présent, M. Falkland a toujours été à peu près comme vous le voyez aujourd’hui. Quoiqu’il y ait déjà plusieurs années que ces événements se sont passés, l’impression qu’ils ont faite sur l’âme de notre malheureux maître est encore toute récente. Dès lors ses habitudes ont totalement changé. Jusque-là il avait aimé à se montrer sur la scène du monde et à jouer un rôle au milieu du cercle dans lequel il vivait. Depuis il a gardé une retraite austère ; il n’a plus eu ni société ni amis. Privé pour lui-même de toute consolation, il n’en a pas moins cherché à traiter les autres avec bonté. Il a pris dans son maintien une dignité triste, qui cependant est toujours accompagnée d’une extrême douceur et d’une politesse parfaite. Tout le monde le respecte, car sa bienfaisance est toujours la même ; mais il règne dans toutes ses manières une réserve et une froideur imposantes qui semblent interdire à ceux qui l’approchent toute communication familière et affectueuse. Tel est son état à peu près constant, si ce n’est à certaines époques où ses souffrances deviennent tout à fait insupportables et où il manifeste les symptômes de la plus furieuse démence. Dans ces moments de crise, ses paroles sont énigmatiques, et sa conduite toute mystérieuse et craintive ; il semble se figurer tour à tour toutes les espèces d’alarmes et de persécutions qu’une accusation de meurtre peut entraîner après elle. Mais, sentant bien son état, il ne cherche alors qu’à dérober ses faiblesses à tous les regards et à se retirer dans la solitude ; en général, ses domestiques ne savent rien de son intérieur et ne connaissent de lui que cet air de mélancolie et d’abattement, ces manières douces, mais imposantes et peu communicatives, qui accompagnent toutes ses actions. »

XIII

J’ai rapporté le récit qui me fut fait par M. Collins, en y mêlant seulement quelques autres circonstances que j’ai été à portée de recueillir avec toute l’exactitude que m’a pu fournir ma mémoire aidée des notes que j’ai prises dans le temps même. Je ne prétends garantir l’authenticité de ce que j’écris que pour ce qui est venu directement à ma propre connaissance ; et, quant à ceci, je le rapporterai avec autant de candeur et de fidélité que si j’avais à plaider devant un juge souverain pour tout ce que j’ai de plus cher au monde. Je n’ai pas voulu, par les mêmes motifs, changer la moindre chose au style de M. Collins, ni rien faire pour donner à son récit le ton qu’eût pu me suggérer mon goût personnel. On pourra bientôt s’apercevoir combien ce récit est essentiel pour jeter du jour sur ma propre histoire.

L’intention de mon ami, en me faisant cette confidence, avait été de m’être utile ; mais, dans le fait, il ne fit qu’ajouter à l’embarras de ma position. Jusque-là je n’avais eu aucune relation avec le monde et avec ses passions ; et, quoique je les connusse un peu telles qu’elles sont dépeintes dans les livres, je sentais que cette connaissance m’était d’un bien faible secours quand je me trouvais en présence avec elles. Quel changement depuis que j’avais le sujet de ces passions placé continuellement sous mes yeux, et que les événements qui m’occupaient étaient arrivés hier, pour ainsi dire, dans le lieu même que j’habitais ! Il y avait dans le récit que je venais d’entendre une marche suivie et progressive qui n’avait pas le moindre rapport avec tous les petits incidents de la vie dont j’avais été témoin jusqu’alors. Je m’étais senti successivement intéressé pour les différents personnages qui avaient paru sur la scène. J’éprouvais de la vénération pour M. Clare ; j’applaudissais à la noble intrépidité de Mrs. Hammond. Je ne pouvais concevoir sans étonnement qu’il eût existé une créature humaine aussi horriblement perverse que M. Tyrrel. Je ne pus refuser un tribut de larmes à la mémoire de l’innocente miss Melville. Enfin, je trouvais mille nouveaux motifs d’aimer et d’admirer mon maître.

Dans le premier moment, je ne fis que regarder chacun des événements de cette histoire du côté le plus simple et le plus apparent ; mais cette histoire ne sortait pas un instant de ma pensée, et je mettais un degré d’intérêt particulier à la bien comprendre dans son ensemble et dans chacune de ses parties. Je la tournai et retournai mille fois dans ma tête en l’examinant sur toutes les faces imaginables. Dans la première communication qui m’en avait été donnée, elle m’avait paru suffisamment claire et satisfaisante ; mais, à mesure que je la méditais, j’y découvrais successivement de l’obscurité et du mystère. Le caractère d’Hawkins avait quelque chose de bien étrange. Si ferme, si inébranlable dans ses principes de justice et d’honnêteté, comme il s’était montré d’abord, et tout d’un coup devenir assassin !…… Comme sa première conduite, pendant sa persécution, était faite pour prévenir en sa faveur !… Certes, s’il était coupable, c’était une grande cruauté de sa part de laisser subir un jugement pour son crime à un homme aussi respectable que M. Falkland. Toutefois, il m’était impossible de ne pas plaindre amèrement le sort de cet honnête paysan, traîné ainsi à l’échafaud par l’effet des machinations diaboliques de cet infernal Tyrrel. Et son fils ! ce fils pour l’amour duquel il avait sacrifié tout ce qu’il avait au monde, expirer avec lui au même gibet ! Certainement, on ne pouvait rien imaginer de plus capable d’émouvoir.

Après tout, était-il donc possible que M. Falkland lui-même fût l’assassin ! Le lecteur aura peine à croire qu’il me passa par la tête l’idée de lui en faire la question à lui-même. Ce ne fut qu’une idée fugitive, mais elle peut servir comme une preuve de la simplicité de mon caractère. Ensuite revenaient à ma pensée toutes les vertus de mon maître, vertus presque trop élevées, trop sublimes pour la nature humaine ; enfin, ses souffrances si inouïes, si peu méritées ! je m’en voulais à moi-même d’avoir pu concevoir un tel soupçon. L’aveu que Hawkins avait fait en mourant se représentait alors à mon souvenir, et je sentais qu’il n’y avait plus moyen d’entretenir un doute. Cependant, que signifiaient ces terreurs et ces angoisses de M. Falkland ? Bref, cette idée ayant une fois frappé mon esprit, elle y resta fixée pour jamais. Mes pensées flottaient de conjecture en conjecture ; mais c’était là le centre autour duquel elles tournaient et retournaient sans cesse. Je me déterminai à observer mon maître et à m’attacher à tous ses mouvements.

Aussitôt que je me fus donné cet emploi, j’en éprouvai une sorte de plaisir étrange. Nous trouvons toujours des charmes à faire ce qui est défendu, parce que nous sentons confusément que la défense renferme en soi quelque chose d’arbitraire et de tyrannique. Me faire l’espion de M. Falkland ! Le danger que présentait un pareil rôle ne servit qu’à y ajouter plus d’attrait encore. Je me rappelais la sévère réprimande que j’avais reçue de mon maître, son air terrible et menaçant ; et ce souvenir me causait une sorte de palpitation qui n’était pas sans quelque jouissance. Plus j’allais, plus l’attrait de cette sensation devenait irrésistible. Je m’imaginais me voir à tout moment sur le point d’être contre-miné et dans la continuelle nécessité de me tenir sur mes gardes. Plus M. Falkland était résolu à être impénétrable, plus ma curiosité devenait impérieuse. Au total, j’éprouvais bien quelques inquiétudes sur les dangers personnels auxquels je m’exposais ; mais telle était ma franchise, telle était ma simplicité, j’avais si bien la conscience de ne pas chercher à mal faire, que j’étais toujours prêt à dire ce que j’avais dans l’âme, et que je n’aurais jamais pu me persuader que, s’il eût été question de juger ma conduite, personne pût sérieusement m’en vouloir.

Ces réflexions m’amenèrent par degrés à une situation d’esprit nouvelle.

Au commencement de mon séjour dans la maison de M. Falkland, la nouveauté du théâtre où je me voyais transporté m’avait rendu discret et attentif. Les manières réservées et imposantes de mon maître avaient presque anéanti ma gaieté naturelle. Mais par degrés je m’accoutumai à ma nouvelle condition, et insensiblement je secouai une partie de ma contrainte. L’histoire que je venais d’entendre et la curiosité qu’elle avait excitée en moi me rendirent mon activité, ma hardiesse et ma vivacité. J’étais naturellement d’un caractère expansif, et d’ailleurs mon âge m’entraînait à parler ; enfin, je me hasardai de temps en temps à essayer quelques questions, comme pour voir si je pourrais en venir par ce moyen jusqu’à exprimer mes sentiments en présence de M. Falkland.

Au premier essai que je fis en ce genre, il me regarda avec un air de surprise, ne me répondit rien, et prit aussitôt un prétexte pour me laisser. Bientôt après je répétai mon expérience. Mon maître paraissait à demi porté à m’encourager, et pourtant encore incertain s’il oserait s’aventurer jusque-là. Depuis longtemps il était étranger à toute espèce de distraction, et mes remarques naïves semblaient lui promettre de l’amusement. Quel danger pouvait avoir un amusement de ce genre ? Dans cet état d’incertitude, il lui aurait été impossible de trouver dans son cœur la force de réprimer avec sévérité les innocentes indiscrétions du mien. Il fallait bien peu pour m’encourager ; mon âme agitée ne cherchait qu’à s’ouvrir. Ma simplicité était l’effet de ma complète ignorance du monde ; mais mon esprit cultivé par la lecture n’était pas sans finesse ni sans agrément. Aussi mes remarques avaient toujours quelque chose à quoi on ne s’attendait point ; elles annonçaient tantôt une extrême ignorance, tantôt de la sagacité, mais toujours de la candeur, de la franchise et du courage. Elles avaient l’air d’être faites innocemment et sans dessein, et cela même après que la curiosité m’eût excité à comparer mes observations et à en étudier les conséquences ; car un projet tout nouvellement conçu et à peine encore mûr ne pouvait pas changer en moi ces manières naturelles et l’effet d’une longue habitude.

La situation de M. Falkland était celle d’un poisson qui joue avec l’appât préparé pour le prendre. Ma façon d’agir l’encourageait, jusqu’à un certain point, à mettre de côté sa réserve habituelle et à se relâcher un peu de sa dignité ; mais bientôt une observation ou une question imprévue lui donnait l’alarme et le rappelait à lui-même. Il était toujours bien évident qu’il portait au fond de l’âme une secrète blessure. Toutes les fois qu’il m’arrivait de toucher à la cause de ses chagrins, même de la manière la plus indirecte et la plus détournée, aussitôt son visage s’altérait ; tous les symptômes de sa maladie reparaissaient, et c’était avec la plus grande peine qu’il venait à bout de surmonter son émotion. Tantôt il faisait un effort pénible sur lui-même pour se vaincre, tantôt il tombait dans un accès de démence furieuse, et courait s’ensevelir dans la solitude. Souvent je me sentis porté à interpréter ces apparences comme autant d’indices propres à fonder mes soupçons, quoique avec autant de probabilité et plus de bienveillance ; j’aurais aussi bien pu les attribuer aux cruelles mortifications qu’il avait eues à essuyer sur l’objet exclusif de son ambition. M. Collins m’avait fortement engagé au secret ; et M. Falkland, toutes les fois que mon geste ou l’émotion de son âme lui faisait naître l’idée que j’en savais plus que je ne disais, me lançait un coup d’œil perçant, comme pour deviner jusqu’à quel point j’étais instruit et comment j’avais pu l’être. Mais, à la prochaine entrevue, mes manières vives et franches lui rendaient la tranquillité, effaçaient l’émotion que j’avais causée, et nous remettaient l’un à l’égard de l’autre dans la première situation.

Plus cette innocente familiarité avait duré, plus il aurait fallu d’efforts pour la supprimer ; et M. Falkland n’aurait voulu ni me mortifier par une injonction sévère de me taire, ni paraître donner à mes paroles l’importance qu’une pareille injonction aurait pu faire supposer. Quelque stimulé que je fusse par la curiosité, il ne faut pas croire que l’objet de mes recherches fût toujours présent à mon esprit, ou que mes questions et mes remarques fussent dirigées avec toute l’habileté d’un vieil inquisiteur blanchi dans le métier. La plaie secrète qui rongeait l’âme de M. Falkland était plus constamment présente à sa pensée qu’à la mienne ; et je l’ai vu mille fois, sur des remarques imprévues, se faire des applications à lui-même, que je n’avais pas moi-même la moindre idée de faire, et dont je n’étais averti que par l’altération soudaine de ses traits. D’un autre côté, M. Falkland sentait jusqu’à quel point sa sensibilité maladive pouvait influer sur son imagination, et vraisemblablement pour s’assurer si ces applications n’étaient pas un effet de sa propre prévention, il cherchait à revenir à la charge, et l’idée qui se présentait souvent à lui de mettre fin à la liberté de mon entretien lui faisait éprouver, par cette raison, une sorte de honte.

Je citerai un seul exemple de nos conversations ; et, comme je le choisis dans celles qui commençaient sur les matières les plus générales et les plus indifférentes, il sera facile au lecteur de se faire une idée de l’agitation et du trouble qu’endurait presque à toute heure une âme aussi facilement alarmée et aussi susceptible que celle de mon maître.

« Je vous prie, monsieur, lui dis-je un jour que l’aidais à mettre en ordre quelques papiers avant de les transcrire dans sa collection, dites-moi, comment Alexandre de Macédoine parvint-il à se faire surnommer le Grand ?

— Comment ! est-ce que vous n’avez jamais lu son histoire ?

— Pardonnez-moi, monsieur.

— Eh bien, Williams, est-ce que vous n’y avez pas vu la raison de ce que vous me demandez ?

— Point du tout. J’y trouve bien des raisons pour l’appeler fameux ; mais tous les hommes dont on parle beaucoup ne sont pas pour cela à admirer. On a porté des jugements très-opposés sur le mérite d’Alexandre. Le docteur Prideaux dit, dans ses Rapports de l’Ancien et du Nouveau Testament[6], qu’il mérite seulement d’être surnommé le grand égorgeur ; et l’auteur de Tom Jones a fait un livre pour prouver que lui et tous les autres conquérants devraient être mis dans la même classe que Jonathan Wild[7]. »

M. Falkland ne put s’empêcher de rougir à mes citations.

« Quel blasphème ! Ces auteurs se sont-ils imaginé que le cynisme grossier de leur censure viendrait à bout de détruire une renommée aussi justement acquise ? Comment avec du savoir, de la sensibilité, du goût, n’avoir pu se garantir d’une erreur aussi vulgaire ? Dites-moi, Williams, avez-vous jamais dans vos lectures trouvé de héros plus vaillant, plus noble, plus généreux ? Jamais mortel a-t-il été plus parfaitement opposé à tout ce qui est égoïsme et sentiment personnel ? Il se fit à lui-même un idéal sublime de la véritable grandeur, et il mit toute son ambition à réaliser cet idéal par sa propre vie. Voyez-le donnant tout ce qu’il possédait quand il partit pour sa grande expédition, et ne se réservant autre chose, disait-il, que l’espérance. Rappelez-vous sa confiance héroïque dans Philippe, son médecin ; son amitié inaltérable et sans réserve pour Ephestion. Il traita la famille captive de Darius avec la plus douce affabilité, et la vénérable Sisygambis avec tous les égards et la tendresse d’un fils envers sa mère. Sur un pareil sujet, Williams, ne vous en rapportez jamais au jugement d’un pédant d’Église, comme le docteur Prideaux, ou d’un juge de paix de Westminster, comme Fielding. Examinez par vous-même, et vous trouverez dans Alexandre un parfait modèle d’honneur, de désintéressement et de générosité. Vous y verrez un homme qui, par l’élévation de son âme et la grandeur de ses desseins, était fait pour rester seul l’objet de l’étonnement et de l’admiration de tous les siècles.

— Ah ! monsieur, il nous est bien aisé, à nous qui sommes ici fort tranquillement assis, de faire son panégyrique. Mais voulez-vous aussi que j’oublie à quel effroyable prix a été érigé le monument de sa renommée ? Ne fut-il pas le perturbateur du repos de l’espèce humaine ? N’a-t-il pas bouleversé des nations entières qui n’auraient jamais entendu parler de lui, sans ses dévastations ? Combien de milliers de vies il a sacrifiées dans sa carrière ! Que de choses à dire sur sa cruauté ! Toute une nation massacrée pour un crime commis par ses ancêtres cent cinquante ans auparavant ; cinquante mille hommes vendus comme esclaves ; deux mille mis en croix pour avoir défendu vaillamment leur pays ! Il faut vraiment que l’homme soit une créature d’une espèce bien étrange, de ne jamais prodiguer plus d’éloges qu’à celui qui a semé la destruction sur la face de la terre.

— Votre façon de penser, Williams, est assez naturelle, et je ne saurais vous en blâmer : mais permettez-moi d’espérer que vous en viendrez à une manière plus large et plus libérale d’envisager les événements. C’est une chose très-révoltante au premier coup d’œil que la mort de cent mille hommes ; mais, dans la réalité, est-ce que cent mille hommes de cette espèce sont plus qu’un troupeau de cent mille animaux ? C’est l’homme moral et intellectuel, Williams, c’est la génération des vertus et des connaissances humaines qui a des droits à notre amour. Là était la grande idée d’Alexandre ; il entreprit le vaste dessein de civiliser l’espèce humaine ; il délivra l’immense continent de l’Asie de l’abrutissement et de la dégradation, en renversant la monarchie des Perses ; et, quoiqu’il ait été arrêté par la mort au milieu de sa carrière, nous pouvons encore voir aisément les grands effets de cette sublime entreprise. La littérature et la politesse grecques, les Séleucides, les Antiochus et les Ptolémées parurent après lui parmi des peuples qui jusque-là avaient été réduits à la condition des brutes. Alexandre n’est pas moins connu pour avoir fondé des villes que pour en avoir détruit.

— Avec tout cela, monsieur, j’ai bien peur que la pique et la hache ne soient pas les instruments propres pour enseigner la sagesse aux hommes. Quand on supposerait qu’on peut sacrifier sans remords la vie des hommes pour opérer un très-grand bien, cependant, pour les civiliser et s’en faire aimer, il me semble que c’est une voie bien détournée que celle des meurtres et des massacres. Mais, dites-moi, je vous prie, est-ce que vous ne trouvez pas que ce grand héros était une espèce de fou ? Que direz-vous donc du palais de Persépolis livré aux flammes, des pleurs qu’il versa parce qu’il n’avait plus de mondes à conquérir, et de son armée conduite à travers les sables brûlants de la Libye, simplement pour visiter un temple et pour persuader aux hommes qu’il était le fils de Jupiter Ammon ?

— Alexandre, mon enfant, n’a pas été compris. Les hommes, en le peignant sous de fausses couleurs, ont voulu se venger de ce qu’il a tant éclipsé tout le reste de leur espèce. Pour réaliser son grand projet, il était nécessaire qu’il fût pris pour un dieu. C’était le seul moyen de s’assurer la vénération des peuples stupides et superstitieux de l’Asie ; c’est ce dessein, et non pas une folle vanité, qui l’a porté à agir ainsi. Et combien il eut à souffrir à cet égard de l’opiniâtreté de quelques-uns de ses Macédoniens qui n’entendaient rien à ses vues !

— Eh bien ! monsieur, après tout, Alexandre n’a fait qu’employer des moyens dont tous les grands politiques, ont fait usage aussi bien que lui. C’est aussi par des dragonnades[8] et des fraudes pieuses qu’il a voulu donner aux hommes, malgré eux, la sagesse et le bonheur. Mais ce qu’il y a de pire, monsieur, cet Alexandre, dans les accès de sa fureur aveugle, n’épargnait ni amis ni ennemis. Vous n’entendez sûrement pas justifier les excès de cette colère qu’il ne pouvait réprimer. Il est impossible de dire un mot en faveur d’un homme qui, pour une provocation passagère, se laisse entraîner à commettre des meurtres. »

À l’instant que j’eus laissé échapper ces paroles, je sentis ce que je venais de faire. Il y avait entre mon maître et moi une sorte de sympathie magnétique, en sorte qu’elles n’eurent pas plus tôt fait leur effet sur lui, qu’aussitôt ma conscience me reprocha la barbarie de l’allusion. Nous restâmes confondus l’un par l’autre. J’avais l’œil sur M. Falkland ; je vis à travers son teint transparent le sang disparaître et revenir tout à coup avec rapidité et violence. Je n’osais pas proférer une syllabe, dans la crainte de commettre une faute encore pire que celle dans laquelle je venais de tomber. Après un effort court, mais pénible, pour continuer la conversation, M. Falkland reprit d’une voix tremblante, en se calmant peu à peu :

« Vous n’êtes pas de bonne foi… Alexandre… Il faut mettre plus d’indulgence… Je veux dire qu’Alexandre ne mérite pas d’être traité aussi sévèrement. Rappelez-vous ses larmes, ses remords, et cette résolution de ne plus prendre de nourriture, dont on eut tant de peine à le faire revenir. Tout cela ne prouve-t-il pas une vive sensibilité et un sentiment profond de justice au fond du cœur ?… Oui, oui, Alexandre était un véritable et judicieux ami de l’humanité ; son vrai mérite n’a pas été compris. »

Je ne sais comment rendre la situation de mon âme en ce moment. Quand une idée s’est emparée de l’esprit, il est presque impossible de l’empêcher de se faire passage. Une faute, une fois commise, a je ne sais quel pouvoir magique qui nous entraîne à en faire une seconde : elle nous ôte cette confiance en nous-mêmes, ce sentiment de notre force auquel nous devons la plupart de nos vertus. La curiosité est un penchant toujours actif et inquiet ; souvent il nous presse d’une manière d’autant plus irrésistible, qu’il y a de plus de danger à le satisfaire.

« Clitus, repris-je, était un homme dont les manières étaient très-brutales et très-choquantes, n’est-ce pas ? »

M. Falkland sentit toute la force de cet appel ; il me lança un regard perçant, comme s’il eût voulu voir au fond de mon âme, et aussitôt il détourna les yeux ; je pus m’apercevoir qu’il était saisi d’un frissonnement convulsif qu’il cherchait à dissimuler, mais qui avait je ne sais quoi d’effrayant. Il laissa ce qu’il faisait, fit quelques pas dans la chambre : son visage prit par degrés une expression singulière de férocité ; il sortit brusquement, et poussa la porte avec une violence capable d’ébranler toute la maison…

Est-ce-là, me dis-je, l’effet d’une conscience coupable ? ou bien, est-ce l’indignation d’un homme d’honneur injustement accusé d’un crime ?

XIV

Le lecteur doit voir avec quelle rapidité j’avançais au bord du précipice. J’avais bien un sentiment confus qui m’avertissait de ce que j’allais faire, mais je ne pouvais m’arrêter. Est-il possible, me disais-je, que M. Falkland, accablé comme il l’est de l’idée de s’être vu injustement déshonoré à la face de la terre, veuille supporter plus longtemps la présence d’un indiscret et importun jeune homme qui est sans cesse à lui ramener son déshonneur sous les yeux, et qui semble le plus acharné à entretenir une odieuse imputation ?

À la vérité, je sentais que M. Falkland ne se déciderait pas facilement à me renvoyer, par la même raison qui le faisait s’abstenir de beaucoup d’autres actions qui auraient pu déceler en lui une sensibilité trop chatouilleuse et trop prompte à prendre ombrage. Mais cette réflexion était fort peu consolante. Qu’il allât nourrir contre moi dans son cœur une haine toujours croissante, et qu’il se crût forcé de me retenir auprès de lui comme une croix dont on ne peut se délivrer, c’était une idée qui ne me promettait rien de bon pour ma tranquillité à venir.

Ce fut quelque temps après ceci, qu’en vidant un bureau, j’aperçus un papier qui avait glissé derrière un des tiroirs, et auquel on n’avait pas pris garde. Dans un autre temps, ma curiosité aurait peut-être cédé aux principes de la délicatesse, et j’aurais rendu le papier sans l’ouvrir à mon maître, à qui il appartenait. Mais tout ce qui avait précédé avait trop vivement excité en moi le désir d’acquérir des éclaircissements, pour me permettre de négliger l’occasion qui s’offrait. Le papier se trouva être une lettre de Hawkins père, et il paraissait, d’après son contenu, qu’elle avait été écrite à l’époque où il avait commencé à songer à se dérober par la fuite aux persécutions de M. Tyrrel. Elle était ainsi conçue :

« Mon honorable monsieur,

» J’ai été pendant quelque temps dans l’espérance que Votre Honneur serait de retour d’un jour à l’autre dans nos cantons. Le vieux Warnes et sa femme, qui sont restés pour garder votre maison, m’ont dit qu’ils ne pouvaient pas m’informer au juste quand cela serait, ni me dire en quel endroit de l’Angleterre vous étiez pour le moment. Quant à ce qui me regarde, le malheur m’en veut à tel point, qu’il faut que je prenne un parti ; c’est une chose bien sûre, et cela tout de suite. Notre squire, qui m’a d’abord traité avec assez de bonté, il faut que j’en convienne, quoique j’aie bien peur qu’il l’ait fait en partie pour faire pièce au squire Underwood, a résolu depuis de me perdre tout à fait. Au moins, monsieur, je ne me suis pas laissé écraser comme un ver, je me suis défendu de mon mieux, car, après tout, Dieu merci, un homme en vaut un autre, comme on dit ; mais il était trop fort pour moi.

» Peut-être que si j’avais poussé jusqu’à la ville du marché, en m’adressant à Munsle, votre homme de loi, il aurait pu me donner les moyens de vous écrire. Mais après avoir espéré et attendu en vain, il m’est venu d’autres idées là-dessus. Je n’ai pas cherché, monsieur, à vous aller ennuyer de mes affaires ; car je n’aime pas à importuner personne ; je gardais cela pour ma dernière ressource. Or donc, à présent qu’elle m’a aussi manqué, je suis, pour ainsi dire, honteux d’y avoir songé. Est-ce que je n’ai pas, me suis-je dit, des bras et des jambes aussi bien qu’un autre ? Me voilà chassé de ma maison, sans feu ni lieu. Eh bien, qu’est-ce que cela fait ? Je ne suis pas un chou qui meurt, parce qu’on l’a mis hors de terre. Je suis sans un penny, cela est vrai ; et combien y en a-t-il par centaines et par milliers, qui vivent au jour le jour pendant toute leur vie ! Et puis, me suis-je dit (j’en demande pardon à Votre Honneur), si nous autres petites gens nous avions seulement l’esprit de nous suffire à nous-mêmes, les autres ne seraient pas d’insipides et d’orgueilleux fainéants comme ils sont. Ils se trouveraient bien embarrassés d’eux-mêmes.

» Mais il y a une autre chose qui m’a décidé plus que tout le reste. Je ne sais comment vous dire cela, monsieur. Mon pauvre enfant, mon Léonard, tout le bonheur de ma vie, est depuis trois semaines dans la prison du comté. Cela est de toute vérité, monsieur. C’est le squire Tyrrel qui l’a fait mettre là. À présent, monsieur, je ne pose pas de fois ma tête sur l’oreiller, dans ma pauvre chaumière, que le cœur ne me saigne de la situation de mon Léonard. Ce n’est pas tant pour la souffrance, ce n’est pas là ce qui m’inquiète ; je ne m’attendais pas qu’il n’eût pas de peine à endurer dans sa vie, je ne suis pas assez sot pour le croire. Mais qui sait ce qui peut lui arriver dans une prison ? Je suis allé trois fois pour le voir, et il y a dans le même coin de prison que lui un homme qui a une si mauvaise figure ! Je ne sais pas comment sont les autres. Certainement Léonard est un des braves garçons qu’il y ait. J’espère bien qu’il n’écoutera pas de pareilles gens. Mais qu’il en arrive ce que Dieu voudra, je suis bien résolu à ne le pas laisser dans cette compagnie-là encore douze heures de plus. Je ne suis peut-être qu’un obstiné et un vieux fou ; mais je l’ai mis dans ma tête, et cela sera. Ne me demandez pas ce que c’est ; s’il me fallait vous écrire et attendre la réponse, cela prendrait huit ou dix jours de plus ; il n’y faut pas penser.

» Le squire Tyrrel est fort opiniâtre, et vous, n’en déplaise à Votre Honneur, vous êtes tant soit peu vif. Je ne veux pas que personne ait du bruit par rapport à moi. Il n’y a déjà eu que trop de mal de fait ; et je ne veux autre chose que me tirer de la presse. Ainsi j’écris ceci à Votre Honneur seulement pour me décharger le cœur. Je me sens obligé à vous respecter et à vous aimer comme si vous aviez fait pour moi tout ce que vous n’auriez pas manqué de faire, j’en suis sûr, si la chance eût tourné différemment. Il y a beaucoup à parier que vous n’entendrez plus parler de moi davantage. Si cela est, tenez votre digne cœur en repos. Je me connais trop bien pour être jamais tenté de rien faire qui soit réellement mal. Il faut maintenant que j’aille chercher ma fortune dans le monde. J’ai été assez maltraité, Dieu le sait ; mais je n’en garde pas de rancune ; mon cœur est en paix avec tous, et je pardonne à qui m’a fait mal. Je crois bien que ce pauvre Léonard et moi nous n’aurons pas mal de peines à endurer, au milieu d’étrangers, et étant obligés de nous cacher comme des voleurs de grand chemin. Mais je défie la malice du sort, quelle qu’elle soit, de nous pousser à rien de vicieux. C’est là la consolation qui nous soutiendra toujours contre les travers et les croix de ce malheureux monde.

» Que Dieu bénisse Votre Honneur !

» Ce sont là les vœux de votre humble serviteur, à vous obéir,

« BENJAMIN HAWKINS. »

Je lus cette lettre avec une extrême attention, et elle me fit faire bien des retours sur le passé. Suivant moi, elle portait la vive empreinte d’une âme simple et droite.

C’est une réflexion bien triste, me disais-je à moi-même ; mais c’est ainsi que l’homme est fait. À juger sur les apparences, on aurait dit :

« Voilà un brave homme, capable de supporter, avec un cœur incorruptible, la bonne et la mauvaise fortune. » Et pourtant, voyez où tout cela aboutit ! Ce même homme a pu devenir ensuite un meurtrier, et finir ses jours au gibet. Ô pauvreté ! on peut dire que ton influence est toute-puissante ! Tu nous brises l’âme par le désespoir ; tu détruis en nous nos principes les plus chers et les plus profondément enracinés ; tu nous remplis de vengeance et de méchanceté, et tu nous rends capables des actions les plus atroces. Puissé-je ne jamais sentir ta funeste puissance dans toute son étendue.

Après avoir contenté ma curiosité, j’eus soin de déposer cette lettre de manière à ce qu’elle pût être trouvée par M. Falkland, en même temps que, par une suite du sentiment qui me dominait alors, je voulais qu’en frappant son attention ce papier lui fît naître l’idée qu’il avait pu passer par mes mains. Je vis M. Falkland le lendemain matin ; et, quand la conversation, que je n’étais déjà plus embarrassé d’entamer, fut une fois en train, je m’arrangeai pour l’amener insensiblement au point où je la voulais. Après beaucoup de questions, de répliques et de précautions oratoires, je continuai ainsi :

« En vérité, monsieur, quand je réfléchis à la nature humaine, je ne puis m’empêcher de voir avec peine qu’il n’y a pas de fond à faire sur sa constance, et qu’au moins, parmi les gens sans éducation et sans culture, les plus heureux commencements peuvent finir par la honte et l’infamie.

— Ainsi, vous pensez donc qu’un esprit orné par les lettres et cultivé par l’étude est le seul garant de la solidité de nos principes ?

— Hum !… mais pourquoi supposeriez-vous, monsieur, que le talent et l’instruction ne servent pas souvent plutôt aux gens à cacher leurs crimes qu’à les empêcher d’en commettre ? Nous lisons là-dessus d’étranges choses dans l’histoire.

— Williams, dit M. Falkland un peu troublé, vous avez un bien singulier penchant à la censure et à la misanthropie.

— J’espère que non. Assurément, je n’aime pas moins à voir le revers de la médaille, pour compter combien il y a de gens qui ont été calomniés, et même, dans un temps ou dans un autre, déchirés et presque mis en pièces par leurs compatriotes, et qui pourtant se sont trouvés faits pour être chéris et vénérés, quand on a pu les bien juger.

— En vérité, reprit en soupirant M. Falkland, quand je pense à tout cela, je ne m’étonne pas de l’exclamation de Brutus mourant : « Ô vertu ! je t’ai cherchée comme une réalité, et je trouve que tu n’es qu’un vain nom. » Je ne suis que trop porté à penser comme lui.

— Assurément, monsieur, l’innocence et le crime sont souvent, dans cette vie, confondus l’un avec l’autre. Je me rappelle une histoire bien intéressante d’un pauvre homme du temps d’Élisabeth, qui aurait été infailliblement pendu pour meurtre, par la force des circonstances qui déposaient contre lui, si le véritable auteur n’était pas allé de lui-même se présenter au jury et prévenir la condamnation. »

En disant ceci, je touchais la corde sensible qui réveillait toutes ses douleurs. Il vint sur moi d’un air furieux, comme déterminé à m’arracher de force ma secrète pensée. Une sorte d’avertissement soudain parut lui faire changer d’idée ; il retourna en arrière avec un tremblement convulsif, en s’écriant : « Maudit soit mille fois le monde et les lois qui le gouvernent ! L’honneur, la vertu, la justice ! toutes jongleries de fripons ! J’abîmerais tout à l’heure l’univers entier dans le néant, si j’en avais le pouvoir.

— Ah ! monsieur, répliquai-je, les choses ne sont pas si mal que vous le supposez. Le monde a été fait pour que les sages le conduisissent à leur gré ; ses affaires ne peuvent être en de meilleures mains que dans celles des vrais héros ; et comme, au bout du compte, ce sont là les amis et les protecteurs naturels de la société, la multitude n’a qu’à les contempler, se régler sur eux et admirer. »

M. Falkland fit un grand effort pour recouvrer sa tranquillité. « Williams, dit-il, vous me donnez une excellente leçon. Vous avez des idées justes des choses, et j’augure très-bien de vous. Je veux être maître de moi ; je me dompterai, j’oublierai le passé et ferai mieux pour l’avenir. L’avenir ! l’avenir est toujours à nous.

— Je suis affligé, monsieur, de vous avoir fait de la peine. Je ne sais si je dois dire tout ce que je pense ; mais mon opinion est qu’à la fin tout s’éclaircira, que justice sera faite, et que la vérité se fera connaître, malgré toutes les fausses couleurs dont on aura voulu la couvrir. »

L’idée que je suscitais dans l’esprit de M. Falkland ne lui fut pas agréable. Il essuya une rechute d’un moment. « Justice, reprit-il entre ses dents ; je ne sais pas ce que c’est que justice. Mon mal est au delà des remèdes ordinaires ; peut-être est-il sans remède. Tout ce que je sais, c’est que je suis le plus malheureux des hommes. J’ai commencé ma vie avec les intentions les plus pures, avec le plus ardent amour de l’humanité, et me voici… malheureux… malheureux au delà de tout ce qu’on peut exprimer, de tout ce qu’il est possible de supporter. »

Après ces paroles, il se recueillit tout à coup en lui-même, et reprit sa morgue avec sa dignité ordinaires. « Comment cette conversation est-elle venue ? s’écria-t-il. Qui vous a donné le droit de vous faire mon confident ! Bas, artificieux serpent que vous êtes ; apprenez à vous comporter avec plus de respect. Suis-je fait pour que mes passions soient soulevées et apaisées au gré d’un insolent domestique ? M’avez-vous pris pour un instrument sur lequel vous pouviez jouer à plaisir, pour tâcher d’en exprimer tous les secrets de mon âme[9] ? Sortez, et craignez que je ne vous fasse payer cher votre folle témérité. »

Ces paroles étaient accompagnées d’une expression si énergique et si prononcée qu’elles ne souffraient pas de réplique. Je restai muet ; je me sentis comme privé de tout mouvement actif ; je ne pus sortir que machinalement et en silence de la chambre.

XV

Deux jours après cette conversation, M. Falkland me fit appeler.

Dans le compte que je rendrai de ce qui s’est passé entre nous, je continuerai de rapporter non-seulement les paroles, mais même le langage muet de nos conversations. Il avait habituellement dans l’extérieur quelque chose de bien plus expressif et de plus animé qu’aucun homme que j’aie jamais vu. C’était là l’objet de mon étude continuelle, aiguillonné comme je l’étais par la curiosité, qui était alors, je l’ai déjà dit, ma passion dominante. Il pourra aussi très-bien arriver, tandis que je m’occupe ainsi à réunir les matériaux épars de mon histoire, que dans certaines occasions je joigne aux apparences qui m’ont frappé un éclaircissement que j’étais alors bien loin de posséder, et que la suite des événements a pu seule me suggérer.

Dans la conjoncture actuelle, le visage de M. Falkland portait un air de calme peu ordinaire. Avec cela, ce calme ne paraissait pas être le résultat d’une satisfaction intérieure, mais plutôt l’effort d’un homme qui, se préparant pour une scène importante, s’arrange d’avance pour rester toujours maître de soi et ne rien perdre de sa présence d’esprit.

« Williams, me dit-il, je suis déterminé, quelque chose qu’il puisse m’en coûter, à avoir avec vous une explication. Vous êtes un garçon fort indiscret et fort inconsidéré ; vous m’avez contrarié sérieusement : vous auriez dû sentir que, si je vous laisse causer avec moi sur des matières indifférentes, il est bien peu convenable à vous d’amener la conversation à rien qui puisse avoir trait à mes intérêts personnels. Dernièrement, vous m’avez dit plusieurs choses d’une manière très-mystérieuse et qui annonce que vous en savez plus que je ne présumais. Je serais aussi embarrassé de dire comment ce que vous savez a pu venir à votre connaissance que de deviner en quoi cela consiste. Mais je crois voir en vous beaucoup trop de disposition à vous jouer de ma tranquillité ; c’est ce qui ne devrait pas être, et je n’ai pas mérité un pareil procédé de votre part. Mais, quoi qu’il en soit, il est trop pénible pour moi de me voir ainsi obligé d’être continuellement avec vous sur le qui-vive ; c’est une sorte de petite guerre que vous faites à ma sensibilité et que je suis très-résolu de faire cesser. J’attends donc de vous que vous mettiez de côté tout mystère et toute équivoque, et que vous m’expliquiez franchement sur quoi vous fondez vos perpétuelles allusions. Que savez-vous ? Que cherchez-vous à savoir ? Je n’ai déjà été que trop exposé à des mortifications et à des traverses sans exemple, et je ne puis plus laisser ainsi continuellement sonder mes blessures.

— Je sens, monsieur, répondis-je, combien j’ai eu tort, et je suis honteux que quelqu’un comme moi ait pu vous causer tant de déplaisir et d’inquiétude. Je l’ai bien senti dans le temps, mais j’ai été entraîné malgré moi, sans savoir comment. J’ai toujours voulu m’arrêter, mais le démon qui me possède est plus fort que moi. Je ne sais rien, monsieur, que ce que m’a appris M. Collins. Il m’a raconté l’histoire de M. Tyrrel, de miss Melville et de Hawkins ; bien sûrement, monsieur, il ne m’a rien dit qui ne fût à votre honneur, et qui ne me prouvât que vous êtes un ange plutôt qu’un homme.

— Fort bien, monsieur ; j’ai trouvé l’autre jour une lettre écrite par ce Hawkins ; cette lettre ne vous était-elle pas tombée entre les mains ? ne l’avez-vous pas lue ?

— Pour l’amour de Dieu, monsieur, renvoyez-moi de votre maison ; punissez-moi de manière ou d’autre, pour que je puisse me pardonner à moi-même. Je suis un insensé, un misérable, le plus méprisable des hommes : je l’avoue, monsieur, j’ai lu cette lettre.

— Et comment avez-vous osé la lire ? cela est certainement très-mal à vous ; mais nous y reviendrons tout à l’heure. Eh bien, qu’est-ce que vous avez dit de cette lettre ? Vous savez, à ce qu’il paraît, que Hawkins a été pendu.

— Ce que j’en ai dit, monsieur… oh ! c’est pour cela qu’il m’est venu à l’esprit de la lire. J’en ai dit ce que je vous disais avant-hier ; quand je vois un homme qui paraît avoir de si bons principes, s’abandonner ensuite, de propos délibéré, au dernier des crimes, il m’est impossible de supporter une pareille idée.

— Voilà ce que vous vous êtes dit… Bon… il paraît que vous savez aussi (souvenir détesté !) que j’ai été accusé de ce crime ? »

Je ne répondis rien.

« Fort bien, monsieur. Vous savez peut-être aussi que du moment où le crime fut commis… oui, monsieur, c’est de cette époque (et en disant ceci, il y avait dans son air quelque chose d’effrayant, je dirai presque de diabolique)… je n’ai pas eu une heure de repos ; du plus heureux des hommes je suis devenu la plus misérable des créatures ; le sommeil a fui de mes yeux ; toute pensée de joie ou de consolation a été étrangère pour moi : le néant serait mille fois préférable à la triste existence que j’ai eu à supporter. Dès le moment où j’avais été capable de faire un choix, j’avais choisi l’honneur et l’estime des hommes comme le premier de tous les biens. Vous n’ignorez pas, à ce qu’il semble, de combien de manières j’ai été traversé dans l’objet de toute mon ambition… Je ne remercierai pas Collins pour s’être fait l’historien de mon déshonneur… Plût au ciel que cette horrible soirée fût à jamais effacée de la mémoire des hommes !… Mais, loin de s’anéantir, cette soirée est devenue pour moi une source de calamités toujours nouvelles, une source à jamais intarissable ! Est-ce dans l’état où je suis, plongé dans un abîme de misère, que vous deviez me choisir pour exercer sur moi votre insatiable curiosité et pour vous instruire dans l’art de tourmenter une âme ? N’est-ce pas assez que j’aie été déshonoré publiquement ? que je me sois vu arracher, par je ne sais quelle puissance infernale, la seule ressource qui me restât pour venger mon honneur ? Non, pour surcroît d’infortune, j’ai été accusé d’avoir, dans ce moment critique, prévenu moi-même ma vengeance par le plus noir de tous les crimes. Tout cela est passé. Le malheur qui me poursuit n’avait rien à me réserver de plus cruel, si ce n’est la peine que vous m’avez infligée en paraissant douter de mon innocence, ce qu’après l’examen le plus approfondi et le plus solennel, personne n’avait encore osé faire. Vous m’avez forcé à en venir à cette explication ; vous avez arraché de mon sein une confidence que je n’étais pas disposé à en laisser sortir. Mais c’est encore une partie des maux de ma déplorable destinée, d’être à la merci du dernier des hommes, quel qu’il soit, qui se sentira disposé à se jouer de ma détresse. Soyez satisfait ; vous m’avez mis assez bas.

— Ah ! monsieur ! je ne suis pas satisfait ; je ne puis pas être satisfait. Je ne puis supporter l’idée de ce que j’ai osé faire. Je n’aurai jamais le front de regarder en face le meilleur des maîtres et le meilleur des hommes. Je vous le demande comme une grâce, monsieur, renvoyez-moi de votre service, afin que j’aille me cacher pour jamais loin de vos yeux. »

L’air de M. Falkland avait été extrêmement sévère pendant toute cette conversation ; mais en ce moment il devint plus dur et plus menaçant qu’auparavant. « Comment, misérable ! s’écria-t-il, vous voudriez me quitter, dites-vous ? Qui vous dit que j’aie envie de vous renvoyer !… mais vous ne pouvez supporter de vivre avec un être aussi profondément malheureux que je le suis ? vous n’avez pas le courage d’endurer les caprices d’un homme aussi chagrin et aussi injuste.

— Ah ! monsieur, ne me parlez pas ainsi ; faites de moi tout ce qu’il vous plaira, tuez-moi, si vous voulez.

— Que je vous tue ! »

(Il faudrait des volumes pour peindre les émotions avec lesquelles cet écho de ma dernière phrase sortit de sa bouche et frappa mon oreille.)

« Monsieur, continuai-je, je mourrais pour vous servir. Je vous aime plus que je ne puis l’exprimer ; je vous vénère comme un être d’une nature supérieure ; je suis un étourdi, un insensé, sans jugement et sans expérience… ; je suis cent fois pis que tout cela… ; mais jamais une pensée contraire à la fidélité que je vous dois n’est entrée dans mon cœur. »

Notre conversation finit là ; il est impossible de rendre l’impression qu’elle fit sur une âme jeune et simple comme la mienne. J’étais étonné, même transporté, quand je songeais aux égards et à la bonté que m’avait laissé voir M. Falkland à travers toute la sévérité de ses reproches. Je ne pouvais revenir de ma surprise de me voir, moi, pauvre, obscur et ignoré comme je l’étais, devenu tout à coup d’une telle importance au bonheur d’un des hommes les plus éclairés et les plus accomplis de l’Angleterre ; mais ce sentiment m’attacha à mon maître plus vivement que jamais, et je jurai mille fois, en méditant sur ma situation, de ne jamais me montrer indigne d’un aussi généreux protecteur.

XVI

N’est-il pas inconcevable qu’au milieu de ce redoublement de vénération pour mon maître, les premiers élans de mon émotion furent à peine calmés que je sentis revenir à ma pensée ce premier doute qui avait excité mes conjectures : Serait-il l’assassin ? Il y avait dans ma fatale destinée quelque chose qui m’entraînait à ma perte malgré moi. Je ne m’étonnais pas du trouble qu’éprouvait M. Falkland à toute allusion, quelque éloignée qu’elle fût, qui rappelait sa cruelle affaire. Son excessive sensibilité sur l’article de l’honneur expliquait ce trouble aussi complétement qu’eût pu le faire la supposition d’un crime atroce. Sachant que son nom avait été une fois souillé par une imputation aussi odieuse, il était naturel qu’il fût dans une gêne continuelle, et prêt à la moindre occasion à soupçonner quelque reproche indirect. Auprès de tout homme avec lequel il avait la moindre communication, il avait à redouter d’être en secret l’objet des soupçons les plus odieux. À mon égard, il avait découvert que j’avais reçu des informations sur son compte, sans qu’il lui fût possible de deviner jusqu’où elles allaient, si on m’avait dit vrai ou faux, si on m’avait raconté les faits avec candeur ou avec malice. Il avait aussi quelque raison de supposer que j’entretenais des idées injurieuses à son honneur, et que je n’en jugeais pas aussi favorablement que l’exigeait l’extrême susceptibilité de sa passion dominante. Toutes ces considérations devaient naturellement le tenir dans un état habituel d’agitation et de malaise. Mais, quoique je ne trouvasse rien qui pût réellement fonder l’ombre d’un doute, cependant il m’était impossible de sortir de l’incertitude et du tourbillon perpétuel de mes conjectures.

L’état flottant de mon âme amena en moi une lutte de principes opposés qui se disputaient tour à tour la direction de ma conduite. Tantôt j’étais dominé par la plus profonde vénération pour mon maître ; je mettais une confiance sans réserve dans son intégrité et ses vertus, je lui soumettais aveuglément ma raison et mon jugement. Une autre fois, tout ce respect, toute cette confiance commençaient à refluer en sens contraire ; je redevenais, comme auparavant, défiant, soupçonneux, tourmenté par mille conjectures sur le sens des actes les plus indifférents. M. Falkland, qui était sans cesse dans les alarmes sur tout ce qui pouvait avoir trait à son honneur, apercevait très-bien toutes ces variations, et trahissait l’impression qu’elles lui faisaient tantôt d’une manière, tantôt d’une autre, souvent avant que je m’en fusse aperçu moi-même, quelquefois même avant qu’elles existassent. Notre situation à tous deux était affreuse : nous étions un fléau l’un pour l’autre ; souvent je ne pouvais comprendre qu’à la fin la patience et la bonté de mon maître ne fussent à bout, et qu’il ne se déterminât pas à se débarrasser pour jamais d’un observateur aussi insupportable. À la vérité, dans notre tourment commun, il y avait une différence essentielle entre sa part et la mienne. Moi, au milieu de mon agitation continuelle, j’avais quelque consolation. La curiosité porte avec soi ses plaisirs aussi bien que ses peines. L’esprit se sent aiguillonné sans relâche ; il est comme s’il touchait à chaque moment au but qu’il se propose ; et, attendu que c’est un désir insatiable de se satisfaire qui est son principe, il se promet dans cette satisfaction une jouissance inconnue, faite pour compenser, suivant lui, tout ce qu’il peut avoir à souffrir dans le cours de son entreprise. Mais pour M. Falkland, il n’avait aucune sorte de consolation. Ce qu’il avait à endurer dans nos relations respectives semblait un mal gratuit. Ce qu’il pouvait faire était de désirer qu’il n’y eût pas au monde un être tel que moi, et de maudire l’instant où son humanité l’avait porté à me tirer de l’obscurité pour me prendre à son service.

Je ne dois pas passer sous silence un des effets que produisit en moi la nature extraordinaire de ma position. L’état constant de soupçon et de vigilance dans lequel se trouvait mon esprit avait opéré un changement très-rapide dans mon caractère. Il paraissait y avoir fait tout ce qu’on aurait pu attendre d’une suite d’années d’observation et d’expérience. L’habitude où j’étais de fixer sans cesse un œil curieux et attentif sur ce qui se passait dans l’âme d’un homme et de me promener toujours au milieu d’une multitude toujours renaissante de conjectures, avait fait de moi, pour ainsi dire, un adepte fort habile dans la science des diverses manières dont se déploient les ressorts les plus secrets de l’intelligence humaine. Je ne me disais pas à moi-même, comme j’avais fait dans le commencement : « Je demanderai à M. Falkland si c’est lui qui est l’assassin ? » Au contraire, après avoir soigneusement examiné les différentes sortes d’évidences dont le sujet était susceptible, et m’être rappelé tout ce qui s’était passé, c’était avec une peine extrême que je me sentais hors d’état de découvrir aucun moyen qui pût me convaincre d’une manière complète et irrévocable de l’innocence de mon maître. Quant à la question de savoir s’il était coupable, il m’était presque impossible d’en venir à douter que, d’une manière ou d’une autre, plus tôt ou plus tard, je parviendrais certainement à l’éclaircir, si réellement il l’était. Mais je ne supportais pas d’arrêter ma pensée, ne fût-ce qu’un moment, sur ce côté de l’alternative comme sur un fait ; et, au milieu de ces pressantes conjectures que je ne pouvais réprimer et que faisaient naître tant de circonstances mystérieuses, malgré ce penchant d’un esprit jeune et sans expérience vers toutes les idées qui nourrissent son imagination de peintures sublimes ou terribles, je ne pouvais arriver à conclure la culpabilité de M. Falkland que par la supposition la plus improbable.

J’espère que le lecteur me pardonnera de m’arrêter si longtemps sur ces circonstances préliminaires ; je ne viendrai que trop tôt à l’histoire de mes malheurs. J’ai déjà dit qu’un des motifs qui m’engageaient à tracer ces mémoires était de trouver une distraction à des maux insupportables. Je trouve un triste plaisir à m’étendre sur des incidents qui m’ont imperceptiblement frayé la route vers l’abîme. Tandis que je me retrace ou que je cherche à décrire ces moments passés d’une époque plus heureuse de ma vie, mon attention se détourne pendant quelques instants de ce gouffre sans fond d’infortunes et de misère où je suis aujourd’hui plongé. Il serait bien dur et insensible, l’homme qui pourrait m’envier ce faible soulagement à mes peines. Je continue.

Après l’explication qui avait eu lieu entre mon maître et moi, sa sombre mélancolie, loin d’être adoucie le moins du monde par la main bienfaisante du temps, alla sans cesse en croissant. Ses accès de démence (car faute d’une dénomination propre, il faut bien que je les désigne par ce mot, quoique peu convenable sans doute dans le sens admis par la Faculté ou par les tribunaux) devinrent plus forts et plus durables que jamais. Il ne fut pas possible de les dérober entièrement à la connaissance des gens de la maison ni même des voisins. Quelquefois il restait deux ou trois jours absent de chez lui, sans en prévenir, et sans se faire accompagner de qui que ce fût. Ceci était d’autant plus extraordinaire, qu’on savait fort bien qu’il ne faisait pas de visites et n’entretenait aucune relation avec les personnes du voisinage. Mais il était bien difficile qu’un homme du rang et de la fortune de M. Falkland menât un pareil genre de vie sans qu’on découvrît ce qu’il devenait, malgré la solitude d’une grande partie de notre comté. M. Falkland avait été vu quelquefois gravissant des rochers, quelquefois immobile et penché pendant des heures entières sur le bord d’un précipice, ou bien plongé dans une sorte d’assoupissement léthargique, près de la chute d’un torrent. Il passait des nuits entières en plein air, sans prendre garde ni au lieu ni au temps, insensible à toutes les injures de la saison, ou plutôt paraissant se plaire au tumulte et au désordre des éléments pour distraire en partie son attention de l’état de désolation qui accablait son âme.

Les premières fois, quand on nous donnait avis du lieu où s’était retiré M. Falkland, quelqu’un de sa maison, M. Collins ou moi, mais moi plus ordinairement, comme étant toujours au logis et toujours inoccupé, au moins dans le sens ordinaire de ce mot, nous allions le trouver pour l’engager à revenir. Mais après quelques expériences, nous jugeâmes plus convenable de laisser notre maître prolonger ou terminer son absence, suivant son inclination. M. Collins, à qui ses cheveux blancs et ses longs services semblaient donner une espèce de droit de se rendre importun, réussissait quelquefois, quoique, dans ce cas même, rien n’était plus choquant pour M. Falkland que ces sortes d’instances qui semblaient lui insinuer qu’il avait besoin d’un tuteur pour prendre soin de sa personne, ou bien qu’il était tombé, ou au moins en danger de tomber dans un état à ne pouvoir juger par lui-même de ses propres actions. Quelquefois il cédait d’un air chagrin aux humbles et affectueuses sollicitations de son vénérable serviteur en murmurant de la contrainte qu’on lui imposait, mais sans avoir le courage de mettre quelque énergie dans ses plaintes. Quelquefois, même en se rendant à ce qu’on demandait de lui, il éclatait tout à coup en reproches et en menaces. Alors il y avait dans sa colère quelque chose de farouche et d’effrayant qui rendait la position de la personne sur laquelle elle tombait la plus humiliante et la plus insupportable possible. Pour moi, dans ces occasions, il me traitait toujours avec emportement et me repoussait d’auprès de lui avec une véhémence hautaine et persistante au delà de tout ce dont j’aurais cru la nature humaine capable. Les excursions de M. Falkland étaient toujours, à ce qu’il me semblait, une espèce de crise de son mal, et, toutes les fois qu’on le déterminait à un retour prématuré, il tombait immédiatement après dans une mélancolie et une langueur qui duraient ordinairement deux ou trois jours. Par une fatalité opiniâtre, toutes les fois que je voyais M. Falkland dans ces situations déplorables, et particulièrement quand, après l’avoir cherché parmi les rochers et les précipices, mes yeux venaient à se porter sur lui, je le voyais pâle, maigre, hagard et farouche ; alors, en dépit de mon penchant, en dépit de ma conviction, en dépit de l’évidence, quelque chose d’involontaire me suggérait continuellement l’idée fatale : À coup sûr, cet homme est un meurtrier.

XVII

Dans un des intervalles lucides, si je puis les appeler ainsi, qui eurent lieu pendant cette période, on amena un jour devant M. Falkland, en sa qualité de juge de paix, un paysan accusé du meurtre d’un de ses camarades. Comme M. Falkland passait dès lors pour un homme valétudinaire et atteint de mélancolie, il est vraisemblable qu’il n’eût pas été appelé à siéger dans cette circonstance, si ce n’est que deux ou trois des juges de paix du voisinage, se trouvant à la fois absents, il n’y en avait aucun autre à plusieurs lieues à la ronde auquel on pût s’adresser. Quoique je me sois servi du terme de démence en décrivant les symptômes de son mal, il ne faut pas que le lecteur s’imagine que M. Falkland fût le moins du monde regardé, par la généralité de ceux qui avaient occasion de le voir, comme une espèce d’insensé. Il est vrai qu’en certaines circonstances sa conduite était singulière et inexplicable ; mais, dans toutes les autres, elle portait un tel caractère de dignité, de circonspection et de prudence ; il savait si bien commander le respect et l’obéissance ; il régnait dans ses manières tant d’égards et de politesse que, bien loin qu’il eût rien perdu de la confiance des malheureux, tous les environs ne retentissaient que de ses louanges.

J’étais présent à l’examen de l’affaire de ce paysan. Dès l’instant que j’avais appris le sujet qui amenait cette foule de survenants, une idée m’avait soudain frappé. J’avais conçu la possibilité de faire servir cet incident à la grande recherche qui absorbait toutes mes facultés. Je me dis : Cet homme est accusé de meurtre, et le mot seul de meurtre est le grand ressort de la sensibilité de M. Falkland. Je vais l’observer ; je ne le perdrai pas un instant de vue ; je veux suivre pas à pas le dédale de ses pensées ; à coup sûr, voici le moment où le secret de son âme va se dévoiler dans ses traits ; à coup sûr, si j’y mets bien tous mes soins, je vais le voir condamner ou absoudre par le plus redoutable et le plus infaillible des tribunaux.

Je pris mon poste de la manière la plus favorable à l’objet qui m’occupait tout entier. Quand M. Falkland entra, il me fut aisé d’apercevoir dans sa figure une extrême répugnance pour l’affaire dont il était obligé de s’occuper ; mais il n’y avait pas pour lui possibilité d’éluder. Sa contenance était inquiète et embarrassée. À peine aperçut-il une seule des personnes de l’assemblée. Il n’y avait pas longtemps que l’examen de l’affaire était commencé, lorsqu’il vint à tourner les yeux vers l’endroit de la salle où j’étais. Il nous arriva dans cette circonstance, comme dans plusieurs autres, que nous échangeâmes en silence un regard qui nous disait à l’un et à l’autre un million de choses. M. Falkland changea plusieurs fois de couleur. Je compris parfaitement ce qui se passait dans son âme, et j’aurais voulu me retirer ; mais cela m’était impossible : mes passions étaient trop fortement engagées ; j’étais cloué à ma place ; quand il se serait agi de ma propre vie, de celle de mon maître, ou presque du sort de tout un peuple, je n’aurais pas été le maître de changer de lieu.

Toutefois, le premier mouvement de surprise étant calmé, M. Falkland prit un air de résolution et d’assurance, et il parut conquérir plus d’empire sur lui-même qu’on n’aurait pu l’attendre de son entrée. Vraisemblablement il serait venu à bout de soutenir ce rôle jusqu’à la fin, si ce n’est que la scène, au lieu d’être continue, fut en quelque sorte perpétuellement changeante. L’homme qui était amené devant lui était vivement chargé par le frère du mort d’avoir agi avec la méchanceté la plus noire. Celui-ci déclara sur son serment qu’il avait existé une rancune d’ancienne date entre les parties, et il en rapporta plusieurs exemples. Il affirma que le meurtrier avait cherché l’occasion de satisfaire sa vengeance, qu’il avait porté le premier coup ; et, quoique en apparence la contestation ne fût qu’un simple défi ordinaire à coups de poing, qu’il avait guetté le moment pour frapper un coup mortel qui avait tué presque aussitôt son adversaire.

Tandis que l’accusateur déduisait ses charges et ses preuves, l’accusé manifestait la plus vive sensibilité. Tantôt une profonde douleur se peignait dans tous ses traits, et des larmes involontaires coulaient le long de son visage mâle et austère ; tantôt il tressaillait de surprise à la tournure défavorable qu’on donnait aux faits, sans pourtant témoigner aucune impatience ni aucune envie d’interrompre. Jamais je ne vis un homme d’un extérieur qui annonçât moins la cruauté. Il était grand, bien fait et d’une belle figure. Il y avait dans ses traits de la simplicité et de la bonté, sans niaiserie. Il était accompagné d’une jeune femme qui était sa maîtresse : c’était une personne tout à fait agréable, et dont les regards témoignaient assez l’intérêt qu’elle prenait au sort de son amant. Les spectateurs que le hasard avait amenés étaient partagés entre l’indignation contre la noirceur du prétendu criminel et la compassion pour l’aimable et malheureuse fille qui l’accompagnait. Ils paraissaient ne pas trop prendre garde à l’extérieur agréable de l’accusé ; ce ne fut que par la suite que ce témoignage muet attira plus favorablement leur attention. Pour M. Falkland, il était quelquefois absorbé tout entier par la curiosité et le désir ardent de découvrir la vérité ; puis, le moment d’après, il laissait voir une émotion soudaine et comme une sorte de retour sur lui-même, qui semblait lui rendre cet examen trop pénible pour qu’il pût le supporter plus longtemps.

Quand l’accusé en vint à établir sa défense, il n’hésita pas à convenir de la mésintelligence qui avait existé entre lui et le mort ; il avoua même que ce dernier était le plus grand ennemi qu’il eût eu au monde. C’était, à la vérité, son seul ennemi, et il lui était impossible de dire la cause de cette inimitié. Il avait fait tous les efforts imaginables pour apaiser son animosité, mais sans succès. Le défunt avait cherché sans cesse les occasions de le mortifier et de lui jouer de mauvais tours ; mais lui, il avait pris la ferme résolution de ne jamais entrer en querelle avec cet homme, et jusqu’à ce moment-là il y avait toujours réussi. Si le malheur qui lui était arrivé eût eu lieu avec toute autre personne, au moins on aurait pu penser que c’était un accident ; mais dans la conjoncture présente il sentait bien que tout le monde croirait qu’il avait agi par préméditation et par esprit de vengeance.

Le fait était que lui et sa maîtresse étaient allés à une foire voisine, où ils avaient été rencontrés par cet homme. Celui-ci avait souvent cherché à l’insulter, et, ayant pris sa patience et sa modération pour de la lâcheté, avait été encouragé par là à redoubler de grossièreté et de mauvais procédés. Enfin, voyant que l’accusé avait enduré, sans se fâcher, plusieurs insultes personnelles, sa brutalité s’était soudain tournée contre la jeune fille. Il les avait poursuivis ; il avait essayé mille manières de les harceler et de les tourmenter ; ils avaient cherché vainement à se débarrasser de lui. La jeune fille était fort effrayée. L’accusé en était venu à une explication avec cet agresseur, et lui avait demandé comment il pouvait être assez barbare pour s’acharner à faire peur à une femme ? L’autre avait répliqué d’un ton insultant : « Eh bien, il faut que cette femme cherche quelqu’un en état de la défendre ; les gens qui se lient avec de mauvais sujets, et qui se fient sur eux, méritent ce qui leur arrive. » L’accusé avait essayé tous les moyens possibles de prévenir une querelle ; à la fin, il avait perdu patience, la colère s’était emparée de lui, il avait défié son adversaire. Le défi avait été accepté ; on avait fait un cercle[10] ; il avait remis sa maîtresse aux soins de l’un des assistants, et malheureusement le premier coup qu’il avait porté avait été mortel.

L’accusé ajouta qu’il ne se souciait guère de ce qui arriverait de lui. Son vœu le plus cher avait été de passer sa vie sans faire mal à personne, et voilà que ses mains étaient teintes de sang. Tout ce qu’il pouvait dire, c’est qu’on lui rendrait service de le débarrasser de la vie le plus tôt possible, car sa conscience ne lui laisserait pas un moment de repos ; que tant qu’il vivrait il aurait sans cesse devant les yeux l’image de ce mort, tel qu’il l’avait vu étendu sans mouvement à ses pieds. Que cet homme, qui était plein de santé et de vigueur, eût été le moment d’après levé de terre comme une masse froide et insensible, et tout cela par son fait, c’était une pensée trop affreuse pour qu’il pût la supporter. Il avait aimé de tout son cœur la pauvre fille qui avait été la cause de ce malheur, mais il ne pouvait plus la regarder. Cette vue évoquait soudain une légion de démons déchaînés contre lui. Un malheureux moment avait empoisonné toutes ses espérances et lui avait rendu la vie à charge… En disant ceci, ses bras retombèrent le long de son corps, ses traits s’altérèrent, et il resta immobile, dans l’attitude du désespoir.

Telle était l’histoire que M. Falkland avait à écouter. Quoique les incidents fussent pour la plupart fort différents de ceux que j’ai eu à rapporter, et qu’il y eût eu dans la rencontre de ces deux villageois beaucoup moins de politique et de talents déployés de part et d’autre, cependant, pour un homme dont l’esprit était fortement imbu de la première de ces aventures, il y avait dans celle-ci beaucoup de traits propres à suggérer une ressemblance suffisante. Dans l’une comme dans l’autre, c’était un homme brutal et grossier que la bienveillance et la circonspection de son adversaire n’avaient pu fléchir, et qu’un coup soudain et terrible avait frappé au milieu de sa carrière. Cette analogie déchirait continuellement le cœur de M. Falkland. Dans un moment il tressaillait de surprise ; dans un autre il changeait sans cesse de posture, comme quelqu’un qui ne peut plus résister au mal qui le presse. Ensuite on voyait ses muscles se tendre de nouveau pour se monter au ton de la patience la plus opiniâtre ; mais, au milieu de l’inflexible immobilité de sa figure, j’aperçus une larme de douleur rouler dans ses yeux et s’échapper le long de ses joues. Il n’osait pas tourner ses regards du côté de la salle où j’étais, ce qui donnait à sa contenance un air d’embarras et de contrainte. Mais, quand l’accusé vint à parler de ses propres sentiments, qu’il se mit à peindre la profondeur et l’amertume de ses regrets pour une faute involontaire, M. Falkland ne put pas y tenir davantage ; il se leva tout d’un coup et sortit brusquement de la salle avec tous les signes de l’horreur et du désespoir.

Cette circonstance fut assez indifférente pour l’affaire de l’accusé. Les parties restèrent environ une demi-heure à attendre. M. Falkland avait entendu lui-même ce qu’il y avait de plus essentiel dans les preuves. Cet intervalle écoulé, il envoya chercher M. Collins qui sortit de la salle. Les faits allégués par l’accusé étaient confirmés par beaucoup de témoins présents à l’événement. Il fut dit à l’assemblée que mon maître était indisposé, et en même temps la décharge de l’accusé fut prononcée. Néanmoins, à ce que j’appris par la suite, la vengeance du frère ne s’en tint pas là, et celui-ci trouva un magistrat ou plus scrupuleux, ou plus despotique, qui ordonna l’arrestation du prévenu.

Cette affaire ne fut pas plutôt terminée que je courus bien vite au jardin m’enfoncer dans un des bosquets les plus épais. Je sentais battre les veines de mon front ; j’étais haletant, et je ne me trouvai pas plutôt à l’abri de tous les regards, que mes pensées se firent passage malgré moi, et que, dans un accès d’enthousiasme que je ne pouvais contenir : « Voilà, m’écriai-je, voilà le meurtrier. Les Hawkins étaient innocents ! j’en suis sûr ! je parierais ma vie ! tout est dit, tout est découvert ! coupable, coupable, sur mon âme ! »

Tandis que je marchais ainsi à pas précipités le long des allées les plus écartées, et que de temps en temps je donnais carrière au tumulte de mes pensées par des exclamations involontaires, il me semblait sentir s’opérer dans toute ma machine une révolution complète. Mon sang bouillonnait dans mes veines. J’éprouvais une espèce de transport que je ne pouvais définir. Quoique agité des plus vives émotions, je me sentais plus de dignité et d’importance, en même temps que j’étais plein d’énergie et brûlant d’indignation. Au milieu de la tempête de toutes ces passions, il me semblait que mon âme jouissait du calme le plus ravissant. Je ne saurais mieux exprimer l’état où je me trouvais en ce moment, qu’en disant que je n’avais jamais si parfaitement goûté la vie.

Cet état d’exaltation mentale dura pendant plusieurs heures ; mais à la fin il s’apaisa, et fit place à la réflexion. Une des premières questions qui se présentèrent alors à moi fut celle-ci : Que vais-je faire de cette connaissance que j’ai eu tant de désir d’acquérir ? Je n’avais pas l’envie de devenir un délateur ; je sentais ce dont je n’avais eu auparavant aucune idée, c’est qu’il était possible d’aimer un meurtrier, et même, comme je le jugeais alors, le plus criminel des meurtriers. Je trouvais que c’était le dernier degré de l’absurdité et de l’injustice de perdre un homme fait pour rendre à l’humanité les services les plus essentiels, et cela simplement parce qu’en revenant sur sa vie passée, il s’y trouvait une action qui, quelle qu’en pût être la gravité, n’en était pas moins aujourd’hui irréparable.

Cette réflexion me conduisit à une autre, à laquelle je n’avais pas pris garde d’abord. Si j’avais été d’humeur à me rendre dénonciateur, ce qui s’était passé ne constituait nullement un genre de preuve admissible devant une cour de justice. « Eh bien donc, ajoutais-je, si le fait n’est pas de nature à être admis par un tribunal criminel, suis-je sûr qu’il soit tel que je puisse l’admettre pour moi-même ? À cette scène, dont je prétends tirer une aussi fatale conséquence, il y avait vingt personnes avec moi. Pas une d’elles n’a vu la chose sous le même jour que je l’ai vue. Toutes l’ont regardée comme une circonstance accidentelle et indifférente, ou bien ils l’ont trouvée suffisamment expliquée par les malheurs de M. Falkland et par son état d’infirmité. Renfermait-elle donc réellement une telle étendue d’applications et de conséquences, qu’il n’y avait personne que moi qui eût eu le discernement de les apercevoir ? »

Mais tous ces raisonnements ne produisirent aucun changement dans ma façon de penser. Je ne pouvais, pendant tout ce temps, bannir une seule minute de mon esprit : M. Falkland est l’assassin ! Il est coupable ! je le vois, je le sens, j’en suis sûr ! c’était ainsi qu’une inexorable destinée m’entraînait au précipice. L’état de mes passions dans leur marche rapide et progressive, l’ardeur et l’impatience de ce principe de curiosité qui dominait toutes mes pensées, semblaient rendre inévitable la détermination à laquelle je m’arrêtais.

Pendant que j’étais au jardin, il survint un incident qui ne fit pas grande impression sur moi pour le moment, mais que je me rappelai quand le mouvement de mes idées fut un peu ralenti. Au milieu d’une de mes exclamations involontaires et quand je me croyais absolument seul, il me sembla voir passer rapidement, à quelque distance de moi, comme l’ombre d’un homme qui cherchait à m’éviter. Quoique j’eusse à peine pu l’entrevoir, cependant il y avait quelque chose dans les circonstances du moment qui me fit croire que ce devait être M. Falkland. La seule possibilité qu’il eût pu entendre les paroles qui m’étaient échappées me fit frissonner. Mais, quelque alarmante que fût cette idée, elle n’eut pas cependant la force d’arrêter sur-le-champ le cours de mes réflexions. Néanmoins, des circonstances subséquentes la rappelèrent encore à mon esprit. À peine me resta-t-il un doute sur la réalité quand je vis arriver l’heure du dîner, sans qu’il fût possible de trouver M. Falkland. Le souper et la nuit se passèrent de même. La seule conclusion qu’en tirèrent ses domestiques, c’est qu’il était allé, comme à son ordinaire, faire une de ses promenades mélancoliques.

XVIII

L’époque à laquelle cette histoire est maintenant arrivée paraît être vraiment l’instant critique qui décida du sort de M. Falkland. Les incidents se pressèrent les uns sur les autres. Le lendemain matin, sur les neuf heures, le bruit se répand que le feu était à l’une des cheminées de la maison. Rien de plus commun en apparence qu’un tel accident ; cependant l’incendie se manifestait avec tant de violence, qu’il paraissait évident que les flammes avaient gagné quelque poutre, imprudemment placée dans le bâtiment lors de sa construction. On craignit du danger pour la totalité de l’édifice. Ce qui rendait encore la confusion plus grande, était l’absence du maître, ainsi que celle de M. Collins, l’intendant. Tandis qu’une partie des gens de la maison était occupée à essayer d’éteindre le feu, il parut à propos que les autres se missent à transporter les meubles les plus précieux sur une pièce de gazon, dans le jardin. Je pris sur moi de donner quelques ordres dans cette circonstance, comme, dans le fait, mon emploi dans la maison semblait m’y autoriser, et comme on m’en jugeait d’ailleurs assez capable par mon intelligence et les ressources de mon esprit.

Après avoir indiqué quelques mesures générales, je pensai que ce n’était pas assez faire que de rester là pour surveiller et ordonner, mais que je devais contribuer de ma personne au travail qu’exigeait la conjoncture présente. Je sortis donc pour cela ; et par je ne sais quelle secrète fatalité, mes pas se portèrent vers cette pièce particulière qui était à l’extrémité de la bibliothèque. Arrivé là, comme je regardais autour de moi, mes yeux tombèrent tout à coup sur ce coffre dont j’ai parlé dans le premier chapitre de cette histoire.

Mon esprit était exalté au dernier degré. Il y avait dans l’appui de l’une des croisées de la chambre un ciseau et quelques autres outils de charpentier. Je ne sais quel moment de délire s’empara de moi tout à coup. C’était une impulsion trop forte pour pouvoir y résister. J’oubliai l’affaire pour laquelle j’étais venu, j’oubliai les gens de la maison et l’urgence du danger général. La chambre où j’étais aurait été tout enveloppée de flammes que j’en aurais fait de même. Je m’emparai d’un outil propre à mon dessein, je me mis à terre, et tentai bien vite l’ouverture de ce qui renfermait l’objet de mon ardente curiosité. Après deux ou trois efforts où toute l’énergie d’une passion indomptable se joignit à ma force physique, la garniture céda, le coffre s’ouvrit, et tout ce que je brûlais de voir et d’apprendre se trouvait déjà en ma puissance.

J’en étais à lever le couvercle, quand entra M. Falkland essoufflé, l’œil farouche et hagard. Il avait été ramené chez lui par la vue des flammes qu’il avait aperçues de fort loin. À l’instant le couvercle m’échappe des mains et retombe. Il ne me voit pas plutôt que la rage étincelle dans ses regards. Il court à une paire de pistolets chargés qui étaient sur une table, en saisit un, et me le présente à la tête. Je vis son dessein, et m’esquivai pour l’éviter ; mais, abandonnant sa résolution aussi rapidement qu’il l’avait formée, il court à la fenêtre et décharge le pistolet dans la cour. Il m’ordonne de sortir avec cet accent énergique et irrésistible qui lui était ordinaire ; et moi, confondu déjà par la honte d’avoir été surpris dans une telle action, j’obéis sur-le-champ.

L’instant d’après, une partie considérable de la cheminée vint à s’écrouler avec fracas dans la cour, et une voix s’écria que le feu était plus violent que jamais. Ces circonstances eurent l’air de produire sur mon maître un effet machinal ; après avoir fermé le cabinet, il paraît aussitôt en dehors de la maison, monte sur le toit et en un moment se montre partout où sa présence peut sembler nécessaire. Bientôt le feu fut totalement éteint.

Il serait difficile au lecteur de se former une idée de l’état où je me trouvais alors réduit. Ce que j’avais fait était en quelque sorte un acte de démence ; mais quand j’y reportais ma pensée, quel sentiment inexprimable que celui que j’éprouvais ! c’était un premier mouvement, une impulsion du moment, une aliénation d’esprit passagère ; mais que penserait M. Falkland de cette aliénation d’esprit ? Pour tout le monde, quelqu’un qui s’est une fois montré capable de se laisser aller à un pareil écart, doit paraître un homme dangereux ; combien devrait-il donc le paraître aux yeux d’une personne dans la situation où était M. Falkland ! Tout à l’heure j’avais eu un pistolet appuyé sur mon front par une main décidée à terminer mon existence. À la vérité le moment était passé ; mais qui savait ce que l’avenir me réservait encore ? ne sentais-je pas sur ma tête la vengeance, l’insatiable vengeance d’un Falkland, d’un homme que mon imagination me représentait avec des mains teintes de sang, et avec un cœur familiarisé au meurtre et à la cruauté ? Quelles ressources n’avait-il pas dans son esprit si inventif et si entreprenant, ressources dorénavant conjurées pour ma ruine ! Tel était pourtant le terme de cette fatale et indomptable curiosité, de cette impulsion que je m’étais représentée comme si simple et si excusable.

Dans l’effervescence de la passion, je n’avais pas songé aux conséquences. J’étais comme au sortir d’un rêve. Est-il donc dans la nature de l’homme de se précipiter de lui-même au fond des abîmes, ou de s’élancer sans hésiter au milieu des flammes ? Comment était-il possible que j’eusse oublié un seul instant l’air si imposant, si menaçant, si terrible de Falkland, et la fureur implacable que j’allais exciter dans son âme ? Il ne m’était pas entré dans l’esprit une seule idée sur ma sécurité à venir. J’avais agi sans le moindre plan. Je ne m’étais nullement occupé des moyens de cacher mon entreprise après qu’elle aurait été effectuée. Mais il n’était plus temps, une minute avait changé ma situation avec une promptitude dont les événements humains n’offrent presque pas d’exemple.

J’ai toujours été embarrassé de me rendre raison du mouvement qui m’entraîna ainsi à une action aussi monstrueuse. C’était une sorte de puissance secrète et sympathique. Par les lois de la nature, un sentiment se perd dans un autre du même caractère. C’était la première fois que j’étais témoin des dangers d’un incendie. Tout était confusion autour de moi, et tout contribuait à jeter le désordre dans ma tête. Mon peu d’expérience me faisait regarder la situation générale comme tenant du désespoir, et, par contagion, le désespoir s’était aussi emparé de moi. D’abord j’avais paru, jusqu’à un certain point, calme et recueilli ; mais c’était encore de ma part un effort de désespoir ; et, quand il fut épuisé, une sorte de démence instantanée lui avait succédé.

J’avais maintenant tout à craindre, et pourtant quel était mon crime ? Il ne provenait d’aucun de ces mobiles qui excitent à juste titre l’aversion des hommes ; ce n’était ni la soif des richesses, ni celle du pouvoir, ni la satisfaction des sens qui m’avaient fait agir. Mon cœur ne renfermait pas la moindre étincelle de malignité. J’avais toujours eu de la vénération pour l’âme sublime de M. Falkland ; j’en avais encore. Une soif inconsidérée d’apprendre constituait toute mon offense. Cette offense toutefois était de nature à n’admettre ni rémission ni grâce. Cette cruelle époque a été la crise de ma destinée ; c’est elle qui sépare ce que je pourrais appeler la partie offensive de ma vie d’avec cette défensive continuelle qui est ensuite devenue l’unique affaire du reste de mes jours. Mon offense fut courte, hélas ! aucune intention sinistre ne l’aggrava ; mais que les terribles représailles qu’elle me coûte sont longues ! Elles ne peuvent se terminer qu’avec ma vie.

L’état dans lequel je me trouvai, quand le souvenir de ce que j’avais fait revint se présenter à moi, ne me permettait de rien résoudre. Tout était chaos et incertitude au dedans de moi. L’effroi qui enveloppait toutes mes pensées ne leur laissait aucune activité. Je sentis que mes facultés intellectuelles m’avaient abandonné, que les ressorts de mon âme étaient paralysés, et que j’étais réduit à attendre en silence l’orage d’infortunes qui m’était réservé. J’étais comme un homme qui, frappé de la foudre et privé pour jamais de la force de se mouvoir, aurait encore néanmoins conservé le sentiment de son immobilité. Un désespoir mortel était la seule idée dont je fusse capable.

Tel était encore la situation de mon âme, quand M. Falkland m’envoya chercher. Ce message me tira de mon angoisse ; en revenant à moi, j’éprouvai ces sensations de malaise et de dégoût qu’on pourrait supposer dans un homme qui reviendrait du sommeil de la mort. Je recouvrai par degrés la faculté de recueillir mes idées et de diriger mes pas. J’appris que M. Falkland s’était retiré dans sa chambre aussitôt que le feu avait cessé. La soirée était déjà avancée quand il me fit appeler.

Je le trouvai avec tous les signes du dernier abattement, si ce n’est qu’un air de dignité calme et triste régnait dans tout son maintien. Pour le moment on n’y découvrait rien de sombre, d’altier ni de sévère. Lorsque j’entrai, il leva les yeux, et, voyant que c’était moi, il m’ordonna de fermer la porte en dedans. J’obéis ; lui-même il fit le tour de la chambre et examina avec soin toutes les autres issues. Je tremblais de tout mon corps : je me disais en moi-même : « Quelle scène sanglante Roscius se prépare-t-il à jouer ? »

« Williams, me dit-il d’un ton qui annonçait plutôt la douleur que le ressentiment, j’ai attenté à votre vie ! je suis un misérable voué au mépris et à l’exécration des hommes ! »

Il s’arrêta un moment avant de poursuivre en ces termes :

« S’il y a sur toute la terre un être capable de sentir plus vivement qu’un autre le mépris et l’exécration qui me sont dus, c’est moi-même. J’ai été longtemps dans un état de torture continuelle et livré à la plus affreuse démence. Mais je puis mettre un terme à cet état et à ses conséquences ; au moins en ce qui regarde mes relations avec vous, je suis déterminé à le faire. Je connais tout le prix qu’il y faut mettre et… et mon parti est pris.

« Je veux votre serment, ajouta-t-il, il faut vous engager par tout ce qu’il y a de plus sacré au ciel et sur la terre, de ne jamais dévoiler ce que j’ai à vous dire… » Il dicta la formule du serment, et je la répétai à contre-cœur. Je n’avais pas la force d’objecter un mot.

« Cette confidence, dit-il, c’est vous qui l’avez cherchée et non pas moi ; elle m’est aussi odieuse qu’elle est dangereuse pour vous. »

Après ce préambule, il fit une pause. Il eut l’air de se recueillir comme pour un grand effort de courage. Il s’essuya le visage avec son mouchoir qui me parut baigné non pas de larmes, mais de sueur.

« Regardez-moi, observez-moi bien. N’est-il pas étrange qu’un être tel que moi conserve encore les traits d’une créature humaine ? Je suis le dernier des scélérats. Je suis le meurtrier de Tyrrel, je suis l’assassin des Hawkins. »

Je tressaillis d’effroi, mais je gardai le silence.

« Quelle histoire que la mienne ! insulté, déshonoré, couvert d’opprobre à la face d’une assemblée, je devins capable de tout acte de désespoir. J’épiai le moment, je suivis M. Tyrrel hors de la salle, et, muni d’un couteau très-aigu qui se trouva sous ma main, j’allai derrière lui et le frappai au cœur. Le corps gigantesque de mon ennemi roula à mes pieds.

» Ce ne sont que les anneaux d’une même chaîne. Un outrage ! un meurtre ! Il fallut ensuite me défendre, il fallut débiter un mensonge assez bien ourdi pour qu’il pût en imposer à tous les hommes. Fut-il jamais de tâche plus pénible et plus insupportable ?

» Jusque-là, la fortune me secondait. Elle me favorisa par-delà mes désirs : le soupçon fut écarté bien loin de moi ; il fut rejeté sur un autre ; mais c’était encore ce qu’il m’était réservé de souffrir. D’où provinrent contre tel autre ces indices accidentels, ces traces de sang, ce couteau brisé, c’est ce que je ne saurais vous dire. Je suppose que, par quelque hasard qui tient du prodige, il lui arriva de passer par là, et qu’il chercha à assister son persécuteur expirant. On vous a raconté l’histoire de Hawkins, vous avez lu une de ses lettres ; mais vous ne connaissez pas la millième partie des preuves que j’ai eues de la simple et inaltérable droiture de son cœur. Son fils périt avec lui, ce fils dont il avait voulu conserver le bonheur et la vertu, au prix de tout ce qu’il possédait, ce fils pour qui il avait affronté la misère, et pour qui il aurait donné cent fois sa vie… Non, jamais je ne saurais décrire les tourments que j’ai éprouvés.

» Et voilà donc ce que c’est qu’un gentilhomme !… un homme d’honneur ! J’étais l’adorateur aveugle de la considération. Ma vertu, ma probité, la paix de mon âme, j’ai pu tout sacrifier à cette insatiable idole ; mais ce qu’il y a de plus cruel, c’est que rien de ce qui est arrivé n’a contribué le moins du monde à me guérir. Cet amour frénétique de l’honneur et de la considération, je le porte encore plus que jamais dans mon cœur ; j’y tiendrai jusqu’au dernier souffle de ma vie. Quoique le plus noir des scélérats, je veux laisser après moi un nom sans tache et partout honoré. Il n’y a pas de forfait si atroce, pas de scène de sang si horrible, que la poursuite de cet objet ne puisse me faire entreprendre. Il n’importe que ces choses vues de loin excitent mon aversion… Je suis sûr de ce que je dis ; qu’on me mette à l’épreuve, je céderai. Je me méprise, je me déteste moi-même ; mais c’est ainsi que je suis ; les choses ont été trop loin pour que je recule.

» Qu’est-ce qui me force à cette confidence ? Le soin de mon honneur. La vue d’un pistolet dans mes mains, d’un instrument de mort quelconque à ma disposition, me fait frémir ; peut-être que le premier meurtre que j’aurai à commettre n’aura pas le succès des autres. Je n’avais plus d’autre alternative que de vous prendre pour confident ou pour victime. Il valait mieux vous confier la vérité tout entière, sous le sceau du secret, que de vivre dans une crainte continuelle de votre pénétration ou de votre témérité.

» Savez-vous ce que vous avez fait ? Pour satisfaire une vaine fantaisie de curiosité, vous vous êtes vendu vous-même. Vous resterez à mon service, mais vous n’aurez jamais de part à mon affection. Je vous ferai du bien sous le rapport de la fortune, mais vous serez toujours l’objet de ma haine. Si jamais un mot inconsidéré vient à sortir de votre bouche, si jamais vous donnez lieu à mes soupçons ou à ma défiance, attendez-vous à l’expier par votre mort ou peut-être plus cher encore. Vous venez de conclure un marché terrible ; mais il est trop tard pour reculer. Par tout ce qu’il y a de plus sacré et de plus épouvantable au monde, songez à garder votre foi.

» Pour la première fois depuis plusieurs années, ma bouche vient de parler aujourd’hui d’après mon cœur et dès ce moment tout commerce entre mon cœur et ma bouche est fermé pour jamais. Je n’ai pas besoin de pitié, je ne désire pas de consolation : environné d’horreurs comme je le suis, je saurai conserver jusqu’au bout la force de l’âme. Si j’eusse été réservé à d’autres destinées, j’avais des qualités faites pour soutenir une meilleure cause. Je puis être insensé, misérable, frénétique ; mais même au milieu de mon délire je sais conserver ma présence d’esprit et ma prudence. »

Tel était le fond de cette histoire que j’avais tant désiré connaître ; quoique pendant des mois entiers ce mystère eût été l’objet de toutes mes méditations, il n’y avait pas ici une syllabe qui ne fût venue à mon oreille avec toute la force de la nouveauté. « M. Falkland est un assassin ! me disais-je en sortant de cette conférence. (Cet effroyable nom d’assassin me glaçait le sang dans les veines.) Il a tué M. Tyrrel parce qu’il n’a pu se rendre maître de son ressentiment et de sa colère ; il a sacrifié les deux Hawkins, le père et le fils, parce qu’il n’a pu supporter, à quelque prix que ce fût, de perdre publiquement l’honneur ; comment me serait-il possible d’espérer de n’être pas tôt ou tard la victime d’un homme aussi emporté et aussi inexorable dans ses passions ? »

Mais, malgré cette conclusion effrayante (conclusion qui contribue peut-être, de près ou de loin, pour les neuf dixièmes, à l’horreur que le vice inspire aux hommes), je ne pouvais m’empêcher de revenir de temps en temps à des réflexions d’une nature tout opposée. « M. Falkland est un assassin ! reprenais-je. Il pourrait pourtant encore être le plus excellent des hommes, s’il voulait seulement se regarder comme tel. Suffit-il donc de nous juger nous-mêmes vicieux pour nous rendre vicieux ? »

Au milieu du désordre d’idées que me causait cette conviction affreuse, à laquelle, au milieu de tous mes soupçons, je n’avais jamais osé m’arrêter jusqu’alors, je trouvais encore de nouveaux motifs d’admirer mon maître. À la vérité, ses menaces étaient terribles ; mais quand je réfléchissais sur mon procédé si offensant, si contraire à tous les principes de la société, si insolent et si dur, si insupportable pour un homme du rang de M. Falkland et dans une situation comme la sienne, j’étais encore surpris de sa patience. Il y avait bien, il est vrai, des raisons assez sensibles de ce qu’il n’avait pas voulu prendre un parti extrême contre moi ; mais, après tout, que sa conduite était calme et mesurée, que son langage était plein de modération, en comparaison des craintes sinistres que mon imagination avait conçues ! À cet égard, je me crus quitte pour un moment de tous les maux dont l’attente m’avait fait trembler, et je m’imaginai qu’ayant affaire à un homme aussi noble et aussi généreux que M. Falkland, je n’avais rien de rigoureux à craindre.

« C’est, me disais-je, une perspective effrayante qu’il veut tenir sans cesse devant mes yeux. Il croit que je ne suis retenu par aucun principe, que je suis insensible à l’excellence de ses qualités personnelles ; mais je veux qu’il reconnaisse qu’il s’est mépris sur mon compte. Jamais je ne ferai rien contre mon maître ; ainsi je ne l’aurai pas pour ennemi. Au milieu de toutes ses infortunes et de toutes ses fautes, je sens que je ne soupire qu’après son bien-être. S’il a été criminel, il faut l’imputer aux événements ; dans d’autres circonstances, les mêmes qualités l’auraient appelé, ou plutôt l’ont appelé de fait, aux actes de la plus sublime bienfaisance. »

Sans doute que mes raisonnements étaient infiniment plus favorables à mon maître que ceux qu’on a coutume de faire en pareil cas sur les hommes désignés sous le nom de grands criminels. Il n’y a pas de quoi s’en étonner, si l’on considère que moi-même je venais de fouler aux pieds les limites du devoir, telles qu’elles sont établies dans la société, et que par conséquent je pouvais éprouver pour les autres coupables une commisération de sympathie. Ajoutez à cela que dans le principe M. Falkland m’était apparu comme une divinité bienfaisante. J’avais observé à loisir, et avec une attention minutieuse qui ne pouvait me tromper, les excellentes qualités de son cœur, et je trouvais en lui l’homme le plus accompli, sans nulle comparaison, que j’eusse jamais rencontré.

Mais, quoique la première impression de terreur qui m’avait frappé fût considérablement adoucie, ma situation ne laissait pas d’être encore fort misérable. Le contentement, la sécurité, la douce insouciance de la jeunesse, m’avaient abandonné pour jamais. Une voix inexorable répétait sans cesse à mon oreille, comme à celle de Macbeth : Plus de sommeil pour toi. J’étais tourmenté par le poids d’un secret qui devait à jamais peser sur mon âme, et ce sentiment était pour moi la source d’une mélancolie continuelle. Je m’étais rendu prisonnier, dans le sens le plus intolérable de ce mot, et cela pour des années, pour le reste de ma vie peut-être. En supposant même ma prudence et ma discrétion infaillibles, j’étais condamné à sentir constamment à mes côtés un surveillant vigilant, infatigable, sans cesse éveillé par le cri de sa conscience coupable, sans cesse animé par le ressentiment des moyens inexcusables par lesquels j’avais arraché son affreux secret, et disposé au moindre caprice à prononcer en maître absolu sur tout ce que j’avais de plus cher. Ce n’est rien que la vigilance d’un despotisme public et organisé, comparée à celle qu’aiguillonnent ainsi les passions les plus actives d’une âme inquiète et jalouse. Je ne savais quel refuge implorer contre un pareil genre de persécution. Je n’osais ni fuir l’œil de mon observateur, ni rester exposé à sa sinistre vigilance. À la vérité, je fus bercé d’abord jusqu’à un certain point par des idées de sécurité jusqu’au bord du précipice. Mais il ne se passa guère de temps sans que je fusse, à toute heure, averti de ma véritable position par mille circonstances. Parmi les plus mémorables sont celles que je vais rapporter.

XIX

Il n’y avait pas longtemps que M. Falkland m’avait fait cette fatale confidence, lorsque M. Forester, un frère aîné qu’il avait du côté de sa mère, vint faire une résidence de quelques jours dans notre maison. C’était une circonstance opposée aux habitudes et aux inclinations de mon maître. Comme je l’ai déjà dit, il avait rompu depuis longtemps tout commerce de visites avec ses voisins ; il se refusait toute espèce d’amusement et de distraction. Il fuyait la société des hommes, et ne se trouvait jamais assez enseveli dans l’obscurité et la solitude. Pour un homme ferme dans ses résolutions, ce plan de conduite était, dans presque toutes les circonstances, d’une exécution assez facile ; mais il n’était pas possible à M. Falkland d’éviter la visite de M. Forester. Ce gentilhomme arrivait du continent, où il avait fait un séjour de plusieurs années ; il avait demandé à son frère un appartement jusqu’à ce que sa propre maison, qui était à trente milles de là, fût en état de le recevoir, et il avait fait cette demande avec un ton d’assurance qui n’admettait guère la possibilité d’un refus. Tout ce que put dire M. Falkland, c’est que l’état de sa santé et de son humeur était tel qu’il avait à craindre qu’un séjour dans sa maison ne fût fort peu agréable à son frère ; et de son côté, M. Forester, imaginant qu’un pareil genre d’indisposition était de nature à augmenter à proportion du peu de résistance qu’on lui opposait, espéra que sa compagnie engagerait M. Falkland à se relâcher de ses habitudes solitaires. M. Falkland n’insista plus ; il n’aurait pas voulu marquer de froideur à un parent pour lequel il avait une estime particulière ; et, gêné par la crainte de laisser entrevoir ses véritables motifs, il n’osa pas pousser plus loin ses objections.

Sous bien des rapports, M. Forester était l’opposé de mon maître. Son seul aspect indiquait la singularité de son caractère. Ses yeux étaient enfoncés sous un front proéminent et d’épais sourcils ; son visage était court et angulaire, son teint basané et ses traits durs. Il avait beaucoup vu le monde ; mais à en juger par la rondeur et la simplicité de ses manières, on aurait pu croire qu’il n’était jamais sorti du coin de son feu.

Son humeur était aigre et pétulante : on s’étonnait de le voir s’offenser tout à coup d’une bagatelle, et relever durement l’erreur qui le choquait, comme pour vous humilier, sans égard pour votre sensibilité. Dans ces cas-là, il regardait la peur d’une remontrance comme une lâcheté qu’il fallait étouffer sans ménagement et sans indulgence. Comme c’est l’usage chez les hommes, il s’était formé une manière de penser conforme à cette bizarrerie d’humeur. Il prétendait qu’on devait dissimuler l’affection qu’on avait pour quelqu’un, de telle sorte qu’on lui rendît des services réels, mais en prenant bien garde de lui donner un avantage en trahissant la partialité qu’il inspirait. Sous cet extérieur peu engageant, M. Forester cachait un cœur bon et généreux. On le jugeait mal au premier abord ; mais il gagnait beaucoup à être connu. Bientôt sa rudesse ne paraissait plus qu’une habitude ; son bon sens et sa bienveillance l’emportaient sur ses défauts dans le souvenir de ses amis. Lorsqu’il daignait mettre de côté ses demi-phrases brusques et mordantes, sa conversation devenait facile, amusante et instructive ; il savait, par un heureux choix d’expressions, faire ressortir la finesse de son observation et la force de son jugement.

Les particularités du caractère de ce gentilhomme ne manquèrent pas de se manifester dans la nouvelle maison où il se trouva introduit. Étant naturellement bienveillant, il fut bientôt vivement touché de la situation malheureuse de son parent. Il fit tout ce qu’il put pour y porter remède ; mais il y avait de la rudesse et de la gaucherie dans ses tentatives. Il n’avait pas cette douce éloquence de l’âme, qui fût peut-être parvenue à arracher pendant quelques moments M. Falkland à ses angoisses. Il exhortait son hôte à se faire une raison, à s’armer de courage, à prendre le dessus sur le maudit démon qui le subjuguait. Le ton de ces exhortations ne trouvait pas de cordes à son unisson dans le cœur de M. Falkland. Il n’avait pas assez d’adresse pour faire pénétrer la conviction dans un jugement aussi fortement obsédé par l’erreur. En un mot, après avoir tenté sur ce cœur malade tout ce que sa tendresse put lui suggérer, il retira toutes ses batteries, en murmurant de son peu de succès, mais plutôt mécontent de l’impuissance de ses efforts que piqué de l’obstination de M. Falkland. Son affection pour celui-ci n’en souffrit aucune diminution, et il éprouvait une peine réelle de lui avoir fait si peu de bien. Dans cette rencontre, les deux parties rendirent réciproquement justice à leur mérite respectif, en même temps que la disparité d’humeur s’opposait à ce qu’il pût en résulter le moindre effet. À peine y avait-il un seul point de contact dans leurs caractères. M. Forester n’était pas dans le cas de causer jamais à M. Falkland ce degré de plaisir ou de peine qui fait sortir l’âme de sa tranquillité et peut lui faire perdre un moment l’empire d’elle-même.

Notre nouveau commensal était d’une humeur très-communicative, et singulièrement disposé à causer, toutes les fois qu’il n’avait ni interruption ni contradictions à redouter. Il ne tarda pas à sentir qu’il était tout à fait hors de son élément. M. Falkland s’était voué à une vie solitaire et contemplative. À l’arrivée de son parent, il s’était bien un peu contraint, quoique même alors son goût favori perçât à tout moment. Mais quand ils se furent vus pendant quelque temps et qu’il fut bien évident que leur compagnie était, pour l’un comme pour l’autre, un fardeau plutôt qu’un plaisir, ils convinrent, par une sorte de convention tacite, de se laisser mutuellement en liberté de suivre leur inclination. Dans un sens, M. Falkland gagnait le plus à ce marché ; il revenait à ses habitudes, et agissait à peu près comme il aurait fait si M. Forester n’eût pas été au monde. Mais pour celui-ci, tout était perte ; il avait tous les désavantages de la retraite, sans pouvoir, comme il aurait fait chez lui, s’entourer de ses compagnons et de ses amusements ordinaires.

Dans cette situation, il jeta les yeux sur moi. C’était sa maxime de faire tout ce que lui dictait sa volonté, sans s’embarrasser des usages du monde. Il ne voyait pas de raison pour qu’un paysan qui avait quelque éducation ne fût pas une aussi bonne compagnie qu’un grand seigneur, en même temps qu’il était pénétré cependant d’une vénération profonde pour les anciennes institutions. Réduit donc, comme il l’était, à user de sa dernière ressource, il me trouva plus propre à ses vues qu’aucun autre des gens de la maison.

La manière dont il entama cette espèce de commerce entre nous ne laissa pas d’être assez caractéristique ; et, quoique un peu brusque, elle portait l’empreinte de la véritable bonté. Son début eut tout l’air d’une boutade ; mais il y avait quelque chose d’engageant dans cette rusticité même par laquelle il semblait vouloir descendre dans une classe au-dessous de la sienne. J’avais besoin qu’il me fît des avances ; lui-même avait aussi à prendre sur lui, non pas de mettre de côté la vanité aristocratique, car il n’en avait qu’une très-petite dose, mais de me faire la première ouverture, car il ne pouvait pas souffrir la gêne. Tout cela produisit un peu d’indécision et de désordre dans son esprit, et donna une allure originale à sa conduite.

De mon côté, j’étais loin d’être ingrat de la distinction qu’on me témoignait. Si mon esprit avait un peu perdu de son ressort et de sa vivacité, au moins la réserve qu’il avait fallu m’imposer ne portait-elle aucun alliage de misanthropie ni d’insensibilité. Cette réserve ne tint pas longtemps contre les attentions pleines de condescendance de M. Forester. Je me sentis par degrés plus rassuré, plus encouragé, plus confiant. J’avais un désir ardent de m’avancer dans la connaissance des hommes ; et, quoique personne peut-être n’eût aussi chèrement payé ses premières leçons dans cette école, mon envie d’apprendre n’avait nullement diminué. M. Forester était la seconde personne que j’eusse vue qui me parût mériter l’analyse, et il me semblait presque aussi digne d’être étudié que M. Falkland lui-même. J’étais charmé de pouvoir m’arracher au tourment de mes pensées, et les moments que je passais avec ce nouvel ami n’étaient pas empoisonnés par l’image des maux dont j’étais à toute heure menacé.

Avec de telles dispositions, j’étais ce qu’il fallait à M. Forester, un auditeur assidu et attentif. J’étais susceptible de vives impressions, et à mesure que mon âme les recevait, elles se manifestaient visiblement dans mes traits et dans mes gestes. Les observations que M. Forester avait faites dans le cours de ses voyages, les opinions qu’il s’était formées, étaient pour moi autant de sujets d’amusement et d’intérêt. Sa manière de raconter une histoire ou d’énoncer une idée était nette, expressive et originale ; le style de sa conversation avait quelque chose de singulièrement piquant ; tout ce qu’il avait à me raconter me charmait : en retour, mon attention, ma curiosité et mon ingénuité me rendaient pour M. Forester un auditeur précieux. Il ne faut pas s’étonner si notre commerce devint de jour en jour plus intime et plus cordial.

M. Falkland était destiné à être toujours malheureux, et on eût dit qu’il ne pouvait pas survenir un seul incident dont il ne sût extraire de quoi alimenter son incurable maladie. Excédé par une perpétuelle répétition des mêmes impressions, tout ce qui était nouveau lui causait un dégoût invincible. La visite de M. Forester était pour lui un objet d’antipathie ; à peine pouvait-il le voir sans témoigner sa répugnance par un mouvement que celui-ci ne manquait pas d’apercevoir, mais qui n’excitait que sa pitié, parce qu’il l’attribuait à un effet de l’habitude et de la maladie. Cependant il n’y avait pas une des actions de M. Forester qui ne fût observée avec soin ; la plus indifférente était un sujet d’inquiétude. À peine les premières ouvertures d’une sorte d’intimité entre M. Forester et moi eurent-elles eu lieu, qu’elles firent naître vraisemblablement dans l’âme de mon maître un sentiment de jalousie. Dès lors il me fit entendre qu’il ne lui serait nullement agréable qu’il y eût de fréquentes relations entre moi et son parent.

Que pouvais-je faire ? Fallait-il s’attendre qu’à mon âge j’irais faire le philosophe et m’appliquer sans cesse à plier tous mes penchants à une volonté étrangère. Quelle que fût l’imprudence que j’avais à expier, pouvais-je m’assujettir volontairement à une pénitence éternelle et me séquestrer moi-même de tout commerce avec les vivants ? Pouvais-je repousser des avances dont la franchise était si bien à l’unisson de mon âme, et répondre par des froideurs à des démonstrations d’amitié dont mon cœur était ravi ?

Outre cela, j’étais fort mal préparé pour la soumission servile qu’exigeait M. Falkland. Dans les premières années de ma vie, j’avais été habitué à être à peu près mon maître. Quand j’étais entré au service de M. Falkland, mes habitudes personnelles avaient un peu cédé à la nouveauté de ma position, et les hautes qualités de mon protecteur avaient gagné toutes mes affections. À la nouveauté et à son influence avait immédiatement succédé la curiosité. La curiosité, tant qu’elle avait duré, avait été en moi un principe plus puissant que l’amour même de l’indépendance. J’aurais sacrifié à cette passion ma liberté et ma vie ; je me serais soumis à la condition d’un nègre des colonies ou aux tortures infligées par les sauvages de l’Amérique du Nord ; mais maintenant l’effervescence de la curiosité était passée.

Tant que les menaces de M. Falkland s’étaient bornées à des termes généraux, je les avais endurées. Je sentais toute l’inconvenance de l’action que j’avais commise, et ce sentiment me rendait soumis. Mais quand il alla plus loin et en vint à me prescrire ma conduite article par article, je sentis que ma patience était à bout. Dans la malheureuse situation où m’avait réduit mon imprudence, je commençais à voir l’avenir avec un nouveau degré d’alarme. M. Falkland n’était pas un vieillard ; il jouissait d’une santé robuste, quoiqu’elle pût paraître altérée. Il pouvait vivre aussi longtemps que moi. J’étais son prisonnier, et quel prisonnier ! Toutes mes actions étaient épiées, ainsi que tous mes gestes. Je ne pouvais faire un mouvement à droite ou à gauche, que l’œil de mon gardien ne fût ouvert sur moi : sa vigilance était une torture pour mon cœur. Il n’y avait pour moi plus de liberté, plus de gaieté, plus d’insouciance, plus de jeunesse. Était-ce là cette vie où j’étais entré avec des espérances si flatteuses ? Devais-je passer mes jours dans cette sombre réclusion, comme un esclave dont la mort ou celle de son maître pouvaient seules briser les chaînes ?

J’avais tout osé pour satisfaire une curiosité puérile et déraisonnable ; j’étais déterminé à m’exposer avec non moins de résolution, s’il le fallait, pour la défense du premier bien de la vie. Au reste, j’étais disposé à traiter à l’amiable d’une conciliation de nos intérêts ; je consentais volontiers à l’engagement que M. Falkland n’aurait jamais rien à redouter de ma part ; mais en revanche j’attendais aussi que je n’aurais à souffrir aucune usurpation sur mes droits, et qu’on me laisserait suivre la direction de mon propre jugement.

Je continuai donc à rechercher avec empressement la société de M. Forester ; et c’est la nature d’une intimité qui ne va pas en déclinant d’augmenter toujours progressivement. M. Falkland en fit l’observation, et son trouble fut visible. Toutes les fois que je m’apercevais de ce trouble et que j’en devinais la cause, je ne pouvais m’empêcher de témoigner quelque confusion ; ce qui ne tendait nullement à calmer son anxiété. Un jour il me tira à part, et avec un regard à la fois mystérieux et terrible, il me parla ainsi :

« Jeune homme, j’ai un avis à vous donner. C’est peut-être la dernière fois que vous pourrez le recevoir. Je n’entends pas être toujours le jouet de votre simplicité et de votre inexpérience ; je ne veux pas que votre faiblesse triomphe de ma force. Ne plaisantez point avec moi. Vous ne vous doutez guère de l’étendue de ma puissance. Dans ce moment les pièges de ma vengeance vous environnent de toutes parts ; ils vous enveloppent sans que vous puissiez les apercevoir, et ils vous saisiront au moment où vous vous croirez le plus à l’abri de leur atteinte. Vous n’êtes pas plus sous la main toute-puissante de Dieu que sous la mienne. Si vous risquez seulement de me toucher du bout du doigt, des heures, des mois, des années de tortures dont vous ne pouvez vous faire la moindre idée, seront le châtiment de votre témérité. Souvenez-vous en. Je ne parle pas en vain. Il n’y a pas un mot de ce que je vous dis qui ne soit exécuté dans toute sa rigueur si vous osez me provoquer. »

On peut croire que ces menaces ne furent pas sans effet. Je me retirai sans rien dire. Toutes les facultés de mon âme se révoltaient contre le traitement que j’endurais, et pourtant je ne pus proférer un mot. Pourquoi ne pus-je pas exprimer tout ce dont mon cœur était plein, ou proposer le compromis dont j’avais projeté les articles ? Ce fut le défaut d’expérience et non de courage qui me réduisit au silence. Chacune des actions de M. Falkland portait un caractère nouveau, et je n’étais pas préparé à y répondre. Peut-être trouvera-t-on que le plus grand héros du monde est redevable de l’heureux à-propos de sa conduite dans toutes les circonstances à l’habitude qu’il a de rencontrer des difficultés, et d’en appeler promptement à toute l’énergie de son âme.

Je contemplais avec le plus grand étonnement les procédés de mon maître. Un sentiment d’humanité et de bonté générale était une des parties fondamentales de son caractère ; mais, à mon égard, ce sentiment était stérile et inactif. Son intérêt personnel exigeait qu’il se conciliât mon affection ; mais il aimait mieux me gouverner par la terreur, et me tenir sans cesse sous le regard de son infatigable inquiétude. Je méditais avec les sensations les plus tristes sur la nature de mon infortune. Je n’imaginais pas de créature humaine dans une position aussi digne de pitié que la mienne. J’étais comme si chacun des atomes qui me composaient eût eu une existence séparée, et que tous s’agitassent au dedans de moi. Je n’avais que trop de raison de croire que les discours de M. Falkland n’étaient pas de vaines paroles. Je connaissais son génie ; je sentais la force de son ascendant. Si j’en venais aux prises avec un tel homme, quel espoir avais-je de vaincre ? Si j’étais vaincu, quelle était la peine qui m’attendait ? Eh bien donc, le reste de ma vie sera dévoué au plus cruel assujettissement ! affreux arrêt ! Et s’il était ainsi, qui me garantirait contre les injustices d’un homme défiant, capricieux et déjà criminel ? J’enviais le sort du malheureux attaché sur l’échafaud. J’enviais celui de la victime de l’inquisition au milieu des tortures. Au moins, m’écriai-je, ils savent ce qu’ils ont à souffrir ; et moi, je ne puis que m’imaginer ce qu’il y a de plus épouvantable, et me dire ensuite : le sort qui m’est réservé est pire encore que tout cela.

Heureusement pour moi, ces sensations n’étaient que passagères ; la nature humaine ne pourrait pas supporter longtemps ce que j’éprouvais. Par degrés mon âme secoua son fardeau. L’indignation succéda aux émotions de la terreur. Les sentiments hostiles de M. Falkland excitèrent en moi des sentiments de même nature. J’étais déterminé à ne jamais me permettre contre lui un seul mot qui pût blesser sa réputation, bien moins encore à rien laisser percer du grand secret de sa vie. Mais en abjurant entièrement tout rôle offensif, je pris bien la résolution de me tenir ferme sur la défensive. À quelque prix que ce fût, je voulais conserver la liberté d’agir d’après les déterminations de ma volonté. Si je venais à avoir le dessous dans cet assaut, il me resterait au moins la consolation de penser que je m’étais comporté avec énergie. À mesure que je m’affermis dans cette détermination, je négligeai les petites attaques, afin de recueillir toutes mes forces, sentant la nécessité d’agir avec réflexion et avec une combinaison de mesures. Je composais sans cesse dans ma tête des plans pour ma délivrance ; mais je voulais surtout ne pas me décider sur le choix avec précipitation.

J’étais dans cet état d’irrésolution et d’incertitude quand M. Forester mit fin à son séjour. Il s’aperçut d’un changement étrange dans ma conduite à son égard, et il m’en fit des reproches avec sa manière franche et ouverte. Je ne lui répondis que par un coup d’œil morne et mystérieux, par un silence aussi triste qu’expressif. Il tenta de s’en expliquer avec moi ; mais je mettais autant de soin à l’éviter que j’avais mis auparavant d’empressement à le chercher ; et, comme il me l’a dit depuis, il nous quitta frappé de l’idée qu’il y avait une mauvaise destinée attachée à notre maison, qui rendait malheureux tous ceux qui l’habitaient, sans qu’il fût possible à aucun observateur d’en pénétrer la cause.

XX

M. Forester nous avait quittés depuis trois semaines environ, lorsque M. Falkland m’envoya pour affaires à une terre qu’il possédait dans le comté voisin, à une cinquantaine de milles de sa résidence principale. La route conduisait dans une direction fort éloignée de la demeure de M. Forester. Je revenais de l’endroit où l’on m’avait envoyé, quand je me mis à repasser dans mon imagination toutes les circonstances de ma position actuelle, et, enseveli dans ces profondes méditations, je vins à perdre toute idée des objets qui m’environnaient. La première résolution à laquelle je m’arrêtai, ce fut d’échapper à la jalousie clairvoyante et au despotisme insupportable de M. Falkland ; la seconde fut de mettre toute la prudence et la réflexion possibles pour me prémunir contre les dangers dont je prévoyais que ma tentative serait accompagnée.

Préoccupé de ces sujets de méditation, je me laissai conduire par mon cheval pendant un espace de plusieurs milles avant de m’apercevoir que je m’étais tout à fait écarté de ma route. À la fin je revins à moi, et j’examinai tout ce qui m’entourait ; mais je ne découvris aucun objet propre à me remettre sur la voie. De trois côtés je voyais la plaine s’étendre aussi loin que l’œil pouvait atteindre, et devant moi j’aperçus à quelque distance un bois assez considérable. À peine y avait-il une seule trace qui témoignât que cet endroit eût été fréquenté par une créature humaine. Le meilleur expédient qui se présenta à mon incertitude, ce fut de diriger mes pas vers le bois dont j’ai parlé, et ensuite de suivre du mieux que je pourrais les sinuosités de l’enclos. Par là je me trouvai, au bout de quelque temps, à l’extrémité de la plaine ; mais je n’en étais pas moins embarrassé de savoir quelle route je devais choisir. Un ciel gris et nébuleux me dérobait le soleil ; j’eus l’idée de longer toujours la lisière du bois, et je franchis avec quelques difficultés les haies et les autres obstacles qui se présentaient de temps en temps sur mon passage. J’étais morne et abattu ; la tristesse du temps et la solitude qui m’environnaient influèrent sur la situation de mon âme. J’avais déjà fait beaucoup de chemin, et je me sentais accablé de faim et de fatigue, quand je vins à découvrir une petite auberge à peu de distance. Je poussai jusque-là, et, après quelques informations prises, je trouvai qu’au lieu de suivre ma véritable route j’en avais pris une qui me conduisait plutôt à la demeure de M. Forester qu’à la nôtre. Je mis pied à terre, et j’allais entrer dans l’auberge, quand M. Forester lui-même s’offrit à ma vue.

Il m’aborda amicalement, m’invita à entrer avec lui dans la chambre qu’il venait de quitter, et s’informa du hasard qui m’avait amené dans cet endroit. Tandis qu’il me parlait, je ne pus m’empêcher de penser à la singularité des circonstances qui nous rapprochaient encore une fois, ce qui me suggéra une foule d’autres idées. M. Forester me fit apporter quelques rafraîchissements, et je m’assis. Pendant tout ce temps, une pensée me revenait toujours à l’esprit : « M. Falkland ne saura jamais rien de cette rencontre ; voici une occasion qui se présente à moi ; et si je n’en profitais pas, je mériterais tout ce qui pourrait m’en arriver. Je puis conférer avec un ami, un ami puissant, sans crainte d’être épié ou surveillé. »

Est-il surprenant que j’aie été tenté de m’ouvrir à lui, non pas sur le sort de M. Falkland, mais sur ma propre situation, et de prendre les conseils d’un homme de mérite et d’expérience, quand j’avais, à ce qu’il me semblait, les moyens de le faire, sans entrer dans le moindre détail qui pût être injurieux à mon maître ?

M. Forester, de son côté, désirant vivement apprendre pourquoi je me croyais malheureux, et pourquoi, pendant les derniers jours de sa résidence chez son parent, j’avais évité sa compagnie avec le même soin que j’avais mis d’abord à la rechercher, je lui répondis qu’il ne pouvait attendre de moi, sur cet article, qu’une satisfaction assez imparfaite, mais que je lui donnerais avec plaisir tous les éclaircissements qui étaient en mon pouvoir. « Le fait est, poursuivis-je, que, pour certaines raisons, il m’est impossible d’avoir un seul moment de tranquillité, tant que je serai sous le même toit que M. Falkland. C’est une matière que j’ai retournée cent fois dans ma tête en tous sens, et je suis à la fin convaincu que je me dois à moi-même de me retirer de son service. » J’ajoutai que je me doutais bien que, par cette demi-confidence, je m’exposais à me voir désapprouvé plutôt que soutenu par lui. « Mais je suis persuadé, lui dis-je, que, si vous pouviez tout connaître, quelque étrange que ma conduite vous paraisse, vous applaudiriez à ma réserve. »

Il parut rêver pendant un moment à ce que je venais de lui dire, et puis me demanda quelle raison j’avais de me plaindre de M. Falkland ? Je répliquai que je conservais le plus profond respect pour mon maître, que j’admirais ses rares et excellentes qualités, que je le regardais comme né pour le bonheur de l’espèce humaine, que je serais à mes propres yeux le dernier des hommes si je me permettais un seul mot qui fût à son désavantage ; mais que tout cela ne servait à rien, que je ne pouvais lui convenir, que peut-être je ne valais pas assez pour lui, et qu’enfin, quoi qu’on pût dire, j’étais certain d’être toujours malheureux tant que je resterais dans sa maison.

J’observai que M. Forester m’examinait avec beaucoup de curiosité et de surprise ; mais je ne crus pas à propos de paraître y faire attention. Revenu à lui-même, il me demanda pourquoi, la chose étant ainsi, je ne quittais pas son service. Je lui répondis qu’il touchait là le point qui contribuait le plus de tous au malheur de ma position, que M. Falkland n’ignorait pas combien mon sort actuel me déplaisait : peut-être lui paraissais-je déraisonnable, injuste ; mais je savais très-bien qu’il n’en viendrait jamais à donner son consentement à ce que je m’en allasse de chez lui.

M. Forester m’interrompit alors, et me dit en souriant que je me créais des fantômes et que je m’exagérais mon importance, ajoutant qu’il se chargerait de lever la difficulté, ainsi que de me procurer une place qui me fût plus agréable. Son offre m’alarma sérieusement. Je répliquai que je le suppliais de ne songer pour rien au monde à s’ouvrir sur ce sujet à M. Falkland. J’ajoutai que peut-être ne faisais-je que montrer ma faiblesse ; mais qu’en réalité, très-peu au courant du monde, et malgré toute ma répugnance à garder ma place, je craignais de m’exposer, de propos délibéré, au ressentiment d’un homme aussi puissant que M. Falkland ; quant à lui, je ne lui demandais qu’un conseil et l’espoir de sa protection en cas d’événement imprévu ; avec un tel encouragement je pourrais me hasarder à suivre mon penchant et faire un effort pour recouvrer ma tranquillité.

Après que je me fus ainsi ouvert à ce généreux ami autant que je pouvais le faire sans manquer aux convenances et sans compromettre ma propre sûreté, il resta quelques moments en silence et parut réfléchir profondément. À la fin, m’adressant la parole avec un air de sévérité qui ne lui était pas ordinaire : « Jeune homme, me dit-il, j’ai peur que vous ne fassiez pas assez d’attention à la nature des choses que vous venez de me dire. Il y a là du mystère ; il y a quelque chose que vous ne pouvez pas prendre sur vous de me déclarer ; croyez-vous pouvoir ainsi obtenir la faveur d’un homme qui se respecte ? Vous prétendez faire une confidence, et vous me racontez une fable qui n’a pas le sens commun. »

Je répondis que, quelle que pût être sa prévention, j’étais forcé de m’y soumettre ; mais que la droiture de son cœur me faisait espérer qu’il interpréterait favorablement ma réticence.

M. Forester continua : « En vérité, c’est comme cela : fort bien, je vous répète que je suis l’ennemi de tout détour et de tout déguisement. Voyez, jeune homme, je sais les choses de ce monde un peu mieux que vous. Parlez, ou ne comptez que sur mon mépris.

— Monsieur, répondis-je, ce n’est qu’après y avoir bien réfléchi que je vous parle ainsi. Je vous ai fait connaître la résolution que j’ai prise, et, quelles qu’en soient les conséquences, je ne dois pas m’en départir. Si, dans le malheur que j’éprouve, vous me refusez vos secours, tout est dit ; cette ouverture de ma part ne m’aura servi qu’à vous déplaire et à vous donner de moi une mauvaise opinion.

— Non, non, reprit-il, tout n’est pas dit pour cela. Vous avez une fort mauvaise tête, et il faut que j’aie l’œil sur vous. Ma confiance a été fort mal placée ; mais je ne vous abandonnerai pas pour cela. La balance penche encore pour vous. Combien de temps cela sera-t-il ? c’est ce que je ne saurais dire. Je ne m’engage à rien ; mais j’ai pour règle d’agir exactement comme je sens. Je ferai donc pour le moment ce que vous désirez de moi : Dieu veuille que ce soit pour le mieux. Soit à présent, soit dans un autre temps, je vous recevrai dans ma maison avec l’espoir que je n’aurai pas lieu de m’en repentir, et que tout ceci s’éclaircira aussi favorablement que je peux le désirer. »

Nous en étions ainsi à traiter cette matière si importante pour ma tranquillité avec tout l’intérêt qu’elle méritait, quand un événement, le plus cruel de tous ceux que j’aurais pu redouter, vint nous interrompre. Sans se faire annoncer, et comme si la foudre l’eût lancé sur nous, M. Falkland parut dans la chambre. J’appris ensuite que M. Forester était venu jusqu’à cet endroit pour aller à la rencontre de M. Falkland, avec lequel il avait rendez-vous à la poste voisine. M. Forester avait été retenu dans l’auberge où nous étions par notre conversation, qui lui avait fait un moment oublier son rendez-vous, tandis que M. Falkland, ne le trouvant pas au lieu indiqué, était venu en avant jusque-là sur la route de la maison de son parent. Mais, pour moi, cette rencontre était alors la chose la plus inexplicable du monde.

En un instant je prévis l’affreuse complication de malheurs que renfermait cet événement. Aux yeux de M. Falkland, l’entrevue que je venais d’avoir avec son parent devait paraître l’effet non du hasard, mais d’un projet concerté. J’étais entièrement hors de la route du lieu où il m’avait envoyé, et dans un chemin qui conduisait directement à la maison de M. Forester. Que devait-il penser de ceci ? Pour quel motif me pouvait-il supposer en cet endroit ? La vérité, c’est-à-dire que j’étais venu là sans dessein et simplement parce que je m’étais égaré, aurait paru le mensonge le plus impudent qu’on eût jamais inventé.

Me voilà donc pris sur le fait, et en relation avec l’homme dont la société m’avait été si sévèrement interdite. Mais, dans la circonstance, cette relation avait un caractère bien différent de celle qui avait déjà causé tant d’inquiétudes à M. Falkland. Alors elle avait lieu ouvertement et sans mystère ; ainsi la présomption était qu’elle n’avait pour objet rien qui fût dans le cas d’être caché. Mais l’entrevue actuelle, en la supposant concertée, devait avoir toutes les apparences d’être clandestine et devait doublement me compromettre auprès de mon maître. C’était avec les plus terribles menaces qu’une relation avec M. Forester m’avait été défendue, et M. Falkland n’ignorait pas quelle profonde impression ces menaces avaient faite sur mon imagination. Ainsi une telle rencontre ne pouvait pas avoir été concertée pour un objet ordinaire. Tel était mon crime ; telle était l’angoisse affreuse que devait causer ma présence en ce lieu ; je pouvais bien supposer que la peine qui m’était réservée y serait proportionnée. Les menaces de M. Falkland retentissaient encore à mon oreille, et j’étais dans un vrai transport de terreur.

La conduite du même homme est souvent si variable selon les circonstances, qu’elle est difficile sinon impossible à expliquer. Dans cette crise si terrible pour lui, M. Falkland ne parut pas le moins du monde irrité. Il me regarda d’abord avec un étonnement muet ; mais la minute d’après, pour ainsi dire, il fut parfaitement calme et maître de lui-même. S’il en eût été autrement, je ne doute pas que je n’eusse osé entamer une explication, et y mettre tant de franchise et d’assurance, qu’elle n’eût pu produire qu’un très-bon effet pour moi. Mais, dans cet état de choses, je me laissai subjuguer ; je cédai, comme j’avais déjà fait, à l’influence accablante de la surprise. À peine osais-je respirer, étourdi et inquiet. M. Falkland, tranquillement, m’ordonna de retourner au logis et de prendre avec moi le valet qu’il avait amené avec lui. J’obéis sans dire un mot.

J’ai su par la suite qu’il avait questionné M. Forester sur les moindres circonstances de notre rencontre, et que celui-ci, voyant que le fait était découvert, se laissa aller à cette habitude de franchise si difficile à contraindre pour un caractère loyal, et raconta à M. Falkland tout ce qui s’était passé, sans taire même les observations que ma confidence lui avait fait faire. M. Falkland avait répondu à cette communication par un silence étudié et équivoque, qui ne m’avait été nullement favorable dans l’esprit déjà prévenu de M. Forester. Ce silence était en partie une suite de l’état d’incertitude et d’anxiété où il était ; peut-être aussi était-il en partie calculé pour l’effet qu’il devait naturellement produire ; M. Falkland n’étant nullement éloigné d’encourager des préventions contre la réputation d’un homme qui pourrait quelque jour attaquer la sienne.

Quant à moi, je repris le chemin du logis, car il n’y avait pas à résister. M. Falkland, avec un dessein auquel il avait su donner adroitement l’apparence d’un hasard, avait eu soin d’envoyer avec moi un garde pour accompagner son prisonnier. Il me semblait que j’étais conduit à l’une de ces forteresses fameuses dans l’histoire du despotisme, où le sort de la malheureuse victime reste inconnu pour jamais ; et quand j’entrai dans ma chambre, je me regardai comme dans un cachot. Je songeai que j’étais à la merci d’un homme furieux de ma désobéissance et rendu cruel par des homicides successifs. Quelquefois je m’étais bercé des plus brillantes chimères ; j’avais rêvé les plaisirs, l’autorité, les honneurs m’environnant au milieu de ma carrière. Eh ! qui n’en a fait autant ? surtout quand on est né avec une imagination aussi active et une âme aussi ardente que la mienne. Ces riantes perspectives se fermaient pour jamais ; je tombais à l’entrée de cette carrière que j’avais parcourue si longtemps en imagination, avec d’inexprimables délices ; ma mort pouvait n’être différée que de quelques heures. J’étais la victime sacrifiée au tourment d’une conscience coupable ; j’allais être effacé de la liste des vivants, et mon sort resterait enseveli dans un secret éternel ; l’homme qui allait ajouter mon homicide à tous ses crimes passés, se montrerait le lendemain au public, et recevrait encore les applaudissements et les témoignages de l’admiration des hommes.

Au milieu de toutes ces épouvantables images, une idée vint adoucir un peu ma souffrance ; c’était le souvenir de cette tranquillité si étrange et si inexplicable qu’avait montrée M. Falkland au moment où il m’avait découvert en tête-à-tête avec M. Forester. Ce n’est pas que j’y fusse trompé ; je savais fort bien que ce calme était passager et qu’il serait suivi d’une tempête horrible. Mais un homme poursuivi par des terreurs telles que les miennes, s’accroche au moindre roseau. Je me dis à moi-même que plus cette tranquillité devait être d’une courte durée, plus il fallait se hâter d’en profiter. Je ne pouvais pas supporter l’idée que ce serait peut-être par faute d’activité ou de hardiesse de ma part que mes craintes viendraient à se réaliser. En un mot, par la raison même que je redoutais déjà la vengeance de M. Falkland, je pris la résolution de risquer la possibilité de la rendre encore plus implacable et de terminer tout d’un coup mes affreuses incertitudes. Ajoutez que j’avais déjà fait part à M. Forester de la position où j’étais, et qu’il m’avait donné une assurance positive de sa protection. Cette pensée revenait volontiers à mon esprit, qui y puisait encore de l’encouragement et de la consolation dans ma situation désespérée. Poussé par ces réflexions, je me mis à écrire la lettre suivante à M. Falkland, sans penser que s’il méditait contre moi quelque vengeance tragique, une semblable lettre ne pouvait que l’y exciter encore davantage :

« Monsieur,

» J’ai formé le projet de quitter votre service ; c’est une mesure que nous devons tous les deux désirer. Alors je redeviendrai, comme il est juste, maître de mes actions ; et vous, vous serez délivré de la présence d’une personne dont vous ne supportez la vue qu’avec répugnance.

» Pourquoi voudriez-vous m’assujettir à une punition éternelle ? Pourquoi voudriez-vous étouffer dans la souffrance et le désespoir toutes les espérances de ma jeunesse ? Consultez les principes d’humanité qui ont marqué le cours de toutes vos actions, et que je ne sois pas, je vous en supplie, l’objet d’une rigueur inutile. Mon cœur est pénétré de reconnaissance pour toutes vos bontés. Pardonnez à mon sincère repentir les fautes de ma conduite. Je regarde le traitement que j’ai reçu dans votre maison comme une suite presque continuelle de bienveillance et de générosité. Je n’oublierai jamais les obligations que je vous ai, et jamais je ne serai ingrat.

» Je demeure, monsieur,

» Votre très-reconnaissant,

très-respectueux et très-dévoué serviteur,

» CALEB WILLIAMS. »

Ce fut ainsi que j’employai la soirée d’un jour à jamais mémorable dans l’histoire de ma vie. M. Falkland n’étant pas encore rentré, quoiqu’on l’attendît d’un moment à l’autre, j’eus l’idée de me servir du prétexte de la fatigue pour éviter une entrevue avec lui. Je me mis au lit. Le lendemain matin j’appris qu’il n’était revenu que fort tard, qu’il m’avait fait demander, et qu’ayant su que j’étais au lit, il n’en avait pas dit davantage. Assez satisfait de ce rapport, je descendis à la salle du déjeuner, où je restai quelque temps à arranger des livres et à terminer quelques autres petites occupations, en attendant que M. Falkland parût. Au bout de quelques minutes, je reconnus son pas, que je distinguais à merveille, dans le corridor du salon. À l’instant même il s’arrêta, et je l’entendis qui parlait à quelqu’un, d’un ton assez délibéré, quoiqu’en baissant un peu la voix ; mais, par mon nom qu’il répéta à plusieurs fois, je compris qu’il s’informait de moi. Alors, conformément au plan auquel j’avais cru devoir m’arrêter, je posai ma lettre sur la table à l’endroit où il avait coutume de s’asseoir, et je sortis par une porte au moment où il entrait par l’autre. Cela fait, je me retirai, dans l’attente de l’événement, dans une petite pièce qui formait cabinet au bout de la bibliothèque, et où je me tenais assez souvent.

Il n’y avait que trois minutes que j’y étais, quand j’entendis la voix de M. Falkland qui m’appelait. Je vins à la bibliothèque, où il était. Il avait l’air d’un homme qui médite quelque acte terrible, et qui cherche à se donner un extérieur d’indifférence et d’insensibilité. J’éprouvai à cet aspect une sensation d’horreur inexprimable et une fatale anxiété : « Voici votre lettre, dit-il en la jetant. Mon garçon, continua-t-il, je crois, que vous m’avez montré à peu près tous vos tours, et que la farce est bientôt à sa fin. Avec vos singeries et vos absurdités, vous m’avez pourtant appris quelque chose ; c’est, qu’au lieu de m’en tourmenter comme j’ai fait, je ne broncherai pas, à présent, plus qu’un éléphant. Je vous écraserai avec la même indifférence que j’aurais à l’égard de tout autre insecte qui troublerait ma tranquillité.

» Je ne sais ce qui a donné lieu à votre entrevue d’hier avec M. Forester ; c’est peut-être le hasard ; mais, quoi qu’il en soit, je ne l’oublierai pas. Vous m’écrivez ici que vous avez envie de quitter mon service. À cela, ma réponse est bientôt faite : vous ne le quitterez qu’avec la vie. Si vous en faites seulement la tentative, c’est une folie que vous aurez à maudire tant que vous existerez. C’est là ma volonté ; il n’y a pas à résister. Le moment où vous me désobéirez sur cet article, comme sur tout autre, sera celui qui mettra fin pour jamais à vos extravagances. Il se peut que votre situation soit très-misérable ; c’est votre affaire. Tout ce que je sais, c’est qu’il ne tient qu’à vous d’empêcher qu’elle devienne pire : il n’y a ni chance ni temps qui puisse la rendre meilleure.

» N’allez pas croire que j’aie peur de vous. Je porte une armure contre laquelle tous vos traits sont impuissants. J’ai creusé un abîme sous vos pas, et de quelque côté que vous veuillez remuer, en avant ou en arrière, à droite ou à gauche, il est tout prêt à vous engloutir. Si une fois vous y tombez, vous pourrez appeler à vous si haut qu’il vous plaira, il n’y aura pas d’homme sur terre qui entende vos cris ; arrangez une histoire ; – quelque plausible, quelque vraie même qu’elle soit, le monde entier vous aura en exécration comme un vil imposteur. Votre innocence ne vous servira de rien ; je me ris d’une aussi faible défense. C’est moi qui vous dis cela ; vous pouvez m’en croire. Est-ce que vous ne savez pas, misérable, » ajouta-t-il en changeant de ton tout à coup et en frappant la terre avec furie, « que j’ai juré de conserver à tout prix ma réputation, qui m’est plus chère que l’univers et tous ses habitants pris ensemble ? Et vous avez cru pouvoir y toucher ! Allez, méchant reptile, cessez de lutter contre un pouvoir insurmontable. »

Cette phase de mon histoire est celle sur laquelle je réfléchis avec moins de complaisance. Comment se fit-il que je fus encore une fois entièrement subjugué par le ton impérieux de M. Falkland, et que je n’eus pas la force de proférer un mot ? Le lecteur aura occasion de s’apercevoir par la suite, en beaucoup de circonstances, que je ne manquais ni de facilité pour imaginer des ressources, ni de courage pour entreprendre ma justification. La persécution a donné à la fin de la fermeté à mon caractère, et elle m’a appris à me comporter en homme. Mais dans la circonstance actuelle, je fus étourdi, confondu, muet d’effroi et d’irrésolution.

Le discours que je venais d’entendre était dicté par un véritable délire, et il fit naître en moi un transport du même genre. Il me détermina à faire la chose même qu’on m’interdisait avec des menaces si redoutables, et à fuir sur-le-champ de la maison de mon maître. Je ne pouvais pas m’expliquer avec lui ; je ne pouvais pas non plus endurer le joug honteux qu’il m’imposait. Ce fut en vain que la raison vint à mon secours, et m’avertit de la témérité d’une mesure prise sans une préparation concertée. La raison n’avait plus de pouvoir sur mon âme. Il me semblait que je pouvais froidement examiner toutes les objections et tous les arguments pour et contre mon projet, apercevoir de quel côté se trouvaient la prudence, la vérité, le sens commun, mais que j’étais forcé de dire encore : je suis entraîné par un maître plus énergique et plus puissant que vous.

Je ne fus pas longtemps à exécuter ce que j’avais si promptement résolu. Je fixai le soir même pour l’époque de mon évasion. J’avais peut-être, même dans un intervalle aussi court, le temps suffisant pour délibérer. Mais toute réflexion était inutile ; mon parti était pris, et chaque moment qui s’écoulait ne faisait qu’ajouter à l’impatience inexprimable avec laquelle je brûlais de me mettre en liberté. L’emploi de toutes les heures était arrêté régulièrement dans la maison ; et celle que je choisis pour mon entreprise, ce fut une heure du matin. Je descendis tranquillement de ma chambre, une lampe à la main ; je suivis un passage qui conduisait à une petite porte donnant sur le jardin ; ensuite je traversai le jardin jusqu’à une barrière qui séparait une allée d’ormes et un sentier du dehors de la maison.

À peine pouvais-je en croire ma bonne fortune quand je vis l’exécution de mon projet aussi avancée, sans qu’il se fût présenté le moindre obstacle. Les images terribles que les menaces de M. Falkland me mettaient sans cesse devant les yeux me faisaient craindre de me voir arrêté et découvert à chaque pas, quoique la passion qui m’entraînait me fît toujours avancer avec la résolution du désespoir. Apparemment qu’il comptait trop sur l’effet de l’avertissement qu’il venait de m’intimer d’un ton si impérieux et si significatif pour juger nécessaire de prendre quelques précautions contre un pareil événement. Quant à moi, ravi de la manière favorable dont s’était terminée ma sortie, j’en tirai un excellent augure pour le succès final.

XXI

Le premier plan qui m’était venu à l’idée, c’était de gagner la grande route la plus voisine, et de prendre le premier carrosse public allant à Londres. J’imaginai que je serais là plus à l’abri des recherches, si la vengeance de M. Falkland le portait à me poursuivre, et je ne doutai pas de trouver bientôt parmi les ressources multipliées de la capitale une manière avantageuse de placer ma personne et mes talents. Dans mon arrangement, je réservais M. Forester comme une dernière ressource, à laquelle je n’aurais recours que dans le cas où j’aurais besoin d’une protection directe contre les traits du pouvoir et de la persécution. Ce qui me manquait surtout, c’était cette expérience du monde qui peut seule nous rendre féconds en ressources ou au moins nous rendre capables de faire une juste comparaison entre celles qui s’offrent à nous.

Après avoir fait mon plan, le cœur rempli de joie, je poursuivis le sentier détourné où je me trouvais poussé. Il faisait une nuit fort sombre, et il tombait une petite pluie très-fine ; mais à peine m’en apercevais-je ; jamais le ciel ne m’avait paru si serein et si brillant. Mes pas touchaient à peine la terre. « Je suis libre, me répétais-je mille fois à moi-même. Qu’ai-je à démêler à présent avec les dangers et les alarmes ? Je sens que je suis libre ; je sens que je resterai toujours libre. Y a-t-il une puissance capable de retenir dans les chaînes une âme ardente et déterminée ? Y a-t-il une puissance qui ait le droit d’infliger la mort à un homme, quand toutes les facultés de son être lui commandent de vivre ? » Je ne reportais plus qu’un œil d’horreur et d’indignation sur le honteux assujettissement dans lequel j’avais été tenu. Je ne sentais pas de haine contre l’auteur de mes infortunes ; je puis le dire : la justice et la vérité ne me désavoueront pas ; je n’éprouvais que de la pitié pour la cruelle destinée à laquelle il semblait condamné. Mais ce n’était qu’avec un dégoût inexprimable que je pensais à ces erreurs qui font que chaque homme est réservé à être plus ou moins esclave ou tyran. Je ne pouvais revenir de l’aveuglement du genre humain, de ce qu’il ne se levait pas tout entier pour secouer le joug insupportable de la misère et de l’ignominie. Quant à moi, je pris bien la résolution (et c’est une résolution à laquelle je n’ai jamais entièrement manqué) de me tenir toujours hors de cet odieux théâtre, et de ne jamais remplir le rôle d’opprimé ni d’oppresseur.

Pendant tout le cours de cette expédition nocturne, mon esprit demeura dans l’enthousiasme, plein de hardiesse et de confiance, accessible seulement à ce qu’il fallait de crainte pour le tenir dans une douce émotion, mais non pour produire rien de pénible ou de douloureux. Après trois heures de marche j’arrivai sans accident au village où je comptais prendre une place dans la voiture publique pour la capitale. Si matin, tout était tranquille, aucun son provenant de créature humaine ne frappa mon oreille. Ce ne fut qu’avec grande difficulté que je parvins à me faire introduire dans la cour d’une auberge, où je trouvai un garçon d’écurie qui pansait ses chevaux. Je reçus de lui l’information peu agréable que, la diligence ne passant par cet endroit que trois fois par semaine, on ne l’attendait pas avant le lendemain six heures du matin.

Cette nouvelle commença à rabattre un peu le transport d’ivresse auquel j’étais livré depuis l’instant où j’avais quitté la maison de M. Falkland. Toute ma fortune en argent comptant montait à environ onze guinées. J’en avais bien à peu près cinquante de plus qui m’étaient venues de la succession de mon père ; mais cette somme était placée de manière à n’être pas à ma disposition pour l’instant, et je doutais même si je ne ferais pas mieux au bout du compte d’y renoncer tout à fait que de m’exposer en la réclamant à laisser un fil à mon persécuteur pour suivre mes traces, ce que j’avais le plus à redouter au monde. Il n’y avait rien que je désirasse aussi ardemment que d’anéantir tout moyen de communication entre nous pour l’avenir, de manière qu’il ne sût pas même si j’existais encore, et que de mon côté je n’entendisse pas seulement prononcer un nom si fatal à mon repos.

Dans l’état où étaient mes affaires, je sentis que la frugalité n’était pas une vertu à négliger, hors d’état, comme je l’étais, de prévoir les retards ou les obstacles qui pourraient contrarier mes projets quand une fois je serais arrivé à Londres. Pour cette raison et pour d’autres encore, je crus devoir persister dans mon premier plan de voyager par la diligence ; la seule chose qui me restait à régler, c’était de savoir comment je m’arrangerais pour qu’un délai de vingt-quatre heures ne devînt pas pour moi, par quelque fâcheuse rencontre, une nouvelle source de calamités. Il n’était nullement prudent de passer tout ce temps au village où je me trouvais ; il ne me semblait même pas à propos de l’employer à continuer mon chemin à pied sur la grande route. En conséquence, je me décidai à faire un circuit, dont la direction semblait d’abord s’écarter beaucoup de l’itinéraire que je projetais, mais qui, me jetant tout d’un coup dans un autre chemin de traverse, me ferait gagner, à la chute du jour, une ville de marché plus voisine de douze milles de la capitale.

Après avoir ainsi fait mon arrangement pour la journée, et m’être bien convaincu que c’était le plus convenable pour la circonstance, je chassai de mon esprit toutes mes inquiétudes, et je me laissai aller à tous les divers sujets de distraction qui s’offraient à moi. Je m’arrêtais ou bien je poursuivais ma route, suivant l’impulsion du moment. Tantôt, couché sur une butte de terre, je restais plongé dans une douce rêverie ; tantôt j’examinais en détail tous les sites qui se succédaient les uns aux autres. Les brouillards du matin se dissipèrent, et firent place à un ciel pur. Avec cette souplesse d’imagination qui caractérise si bien la jeunesse, j’oubliai en un instant les alarmes qui étaient depuis longtemps mes compagnes inséparables, et je vis l’avenir se déployer devant moi sous mille formes toujours nouvelles. À peine si, dans tout le cours de mon existence, j’ai passé une journée de jouissances plus délicieuses et plus variées… Contraste marqué et peut-être salutaire avec les terreurs qui l’avaient précédée et les scènes qui devaient la suivre.

J’arrivai le soir au lieu de ma destination ; je m’informai de l’auberge où la diligence avait coutume de s’arrêter. Comme j’entrais dans la cour, je fus abordé par un homme à cheval qui y entrait au même instant, et qui me demanda si je ne m’appelais pas Williams.

Quoiqu’il fît déjà presque nuit quand j’avais gagné l’entrée de la ville, j’avais remarqué ce même homme qui venait en sens contraire au mien, et m’avait croisé à environ un demi-mille de là. Il m’avait lui-même observé avec un air de curiosité qui m’avait déplu, et, autant que j’avais pu le distinguer, il m’avait paru d’assez mauvaise mine. Il n’y avait pas deux minutes qu’il m’avait dépassé, lorsque j’avais entendu le pas d’un cheval qui venait lentement derrière moi. Cette circonstance m’avait causé quelque inquiétude. J’avais d’abord ralenti ma marche, et ceci ne m’ayant servi de rien, je m’étais arrêté pour laisser passer le cavalier, ce qu’il avait fait. Un coup d’œil que j’avais jeté sur lui m’avait fait penser que c’était le même homme que j’avais déjà remarqué. Il avait pressé le pas de son cheval, et était entré dans la ville. J’avais continué, et, peu de temps après, je l’avais vu à la porte d’un cabaret buvant un pot de bière ; ce que je n’avais pu cependant apercevoir à cause de l’obscurité, sinon à l’instant même que j’avais été tout près de lui. J’avais été toujours en avant et ne l’avais pas revu, si ce n’est, comme je l’ai déjà dit, quand il m’aborda dans la cour de l’auberge.

Cette aventure avait, pendant ma route, troublé un moment la sérénité de mon esprit et y avait fait naître mille idées sinistres. Cependant, en y pensant davantage, mes craintes m’avaient paru sans fondement ; si j’étais poursuivi, il me semblait que ce devait être nécessairement par quelqu’un des gens de M. Falkland, et non pas par un étranger. Or, cet homme, j’étais bien sûr de ne l’avoir jamais vu de ma vie. Je m’étais cru dispensé même des précautions les plus simples ; car il était déjà presque nuit. Enfin, je m’étais déterminé à aller jusqu’à l’auberge, pour y prendre les informations dont j’avais besoin.

Je n’eus pas plutôt entendu le bruit du cheval, à mon entrée dans la cour, ainsi que la question qui me fut faite par le cavalier, qu’aussitôt j’eus l’esprit frappé de l’affreuse certitude de tout ce que je craignais. Tout incident qui avait quelque liaison avec la situation à laquelle je venais d’échapper était fait pour me glacer d’effroi. Ma première idée fut de m’enfuir à travers champs et de me fier pour ma sûreté à la vitesse de mes jambes ; mais la chose n’était guère praticable ; je remarquai que mon adversaire était seul, et il me sembla que d’homme à homme je pouvais raisonnablement espérer, de manière ou d’autre, de m’en débarrasser, soit par une ferme résolution, soit par les ressources de mon esprit.

Cette détermination prise, je lui répondis d’un ton brusque et résolu que j’étais bien celui qu’il avait nommé. « Je devine, ajoutai-je, pourquoi vous venez, mais c’est inutile ; vous voudriez me ramener au château de Falkland, mais on ne m’arrachera jamais en vie de l’endroit où nous sommes. Je n’ai pas pris mon parti avant d’y avoir bien réfléchi, ni sans avoir de fortes raisons ; et, puisque je l’ai pris, l’univers entier ne me le ferait pas changer. Je suis Anglais ; et, Dieu merci, le privilège d’un Anglais, c’est d’être seul maître et seul juge de ses actions.

— Hé ! là, là, me dit-il, calmez-vous un peu. Pourquoi, diable ! vous presser si fort de deviner mes intentions et de me dire les vôtres ? Mais, au reste, vous avez deviné juste, et peut-être avez-vous à vous applaudir de ce qu’il n’y a rien de plus fâcheux pour vous dans ma commission. Ce qu’il y a de sûr, c’est que M. Falkland compte bien que vous allez revenir avec moi ; et, de plus, j’ai une lettre pour vous ; peut-être, quand vous l’aurez lue, ne serez-vous pas aussi obstiné. Si cela ne suffit pas, on verra après ce qu’on aura à faire. »

En disant ceci, il me donna la lettre ; elle était de M. Forester, qu’il avait laissé, à ce qu’il me dit, à la maison de mon maître. Voici ce qu’elle portait :

« WILLIAMS,

« Mon frère Falkland a envoyé le porteur de la présente pour vous chercher. Il espère que, si on vous trouve, vous reviendrez à la maison. Je m’y attends aussi. Cela est de la dernière conséquence pour votre honneur et votre réputation. Quand vous aurez lu ceci, si vous êtes un bas et méprisable coquin, vous chercherez peut-être à vous enfuir. Si votre conscience vous dit que vous êtes innocent, il n’y a pas le moindre doute que vous reviendrez. Que je sache si j’ai été votre dupe et si, au moment où je me laissais aller à votre extérieur de candeur et de simplicité, je n’étais que l’instrument d’un déterminé fripon. Si vous venez, j’engage ma foi que, pourvu que vous laviez votre réputation, non-seulement vous aurez la liberté d’aller partout où il vous plaira, mais que vous aurez de moi tous les secours qui peuvent être en mon pouvoir. Prenez-y garde ! je ne m’engage à rien de plus.

» Valentin FORESTER. »

Quelle lettre ! pour une âme comme la mienne, brûlante de l’amour de la vertu ; une pareille lettre était capable de ramener, d’un bout de la terre à l’autre, celui à qui elle était adressée. Mon âme était pleine de confiance et d’énergie. J’étais sûr de mon innocence et bien résolu à la prouver. Tout à l’heure je consentais à être fugitif dans le monde ; je me réjouissais même d’errer sans secours et sans autre ressource que mon industrie. Jusque-là je laissais faire Falkland : je lui abandonnais les biens de la fortune. Mais ma liberté, mais mon honneur, c’était bien différent ! « Je ne souffrirai pas, dis-je, qu’il souille mon nom ! »

Je repassai dans mon esprit chaque incident remarquable qui avait pu m’arriver dans la maison de M. Falkland. Excepté l’affaire du coffre mystérieux, je ne me rappelais rien dont on pût faire sortir l’ombre d’une accusation criminelle. Dans cette affaire, ma conduite, sans nul doute, avait été extrêmement répréhensible, et je n’y avais jamais pensé sans me la reprocher vivement. Mais je ne voyais pas que cette action fût de la nature de celles qu’on peut soumettre à la censure des lois. Bien moins encore pouvais-je me persuader que M. Falkland, que la seule possibilité de se voir découvert faisait frissonner, et qui devait se regarder comme entièrement à ma discrétion, osât jamais mettre en avant un fait si étroitement lié avec la cause de ses éternelles angoisses. En un mot, plus je méditais sur les expressions du billet de M. Forester, moins je pouvais m’imaginer la nature des scènes dont elles étaient en quelque sorte le prélude.

Toutefois, le mystère caché sous ces expressions ne suffisait pas pour accabler mon courage. Mon caractère semblait subir une révolution complète. Quelque timide, quelque embarrassé que j’eusse été quand je regardais M. Falkland comme mon ennemi secret, je comprenais que les circonstances étaient totalement changées. « Falkland, me dis-je, accuse-moi ouvertement : si nous devons lutter ensemble, que ce soit à la face du jour ; et, quelque redoutables que soient tes armes, je ne te crains pas ! »

L’innocence et le crime me paraissaient les deux choses du monde les plus opposées. Je ne pouvais me persuader que la première pût jamais être confondue par l’autre, à moins que l’innocent ne fût trahi par son propre courage. Un des rêves favori de ma jeunesse était la vertu supérieure à la calomnie, déjouant par sa simplicité franche les artifices du vice, et faisant retomber sur son adversaire toute la honte dont il avait espéré la couvrir. J’étais décidé à ne pas contribuer à la perte de M. Falkland, mais je ne l’étais pas moins à obtenir moi-même justice.

Je vais raconter le résultat de cette confiance ; et ce fut avec cette candeur généreuse que je me précipitai dans une ruine complète.

« Ami, dis-je au porteur de la lettre après un long silence, vous avez raison. Vous m’avez remis une lettre bien extraordinaire, en vérité ; mais certainement je vous suivrai, quelles qu’en soient les conséquences. Jamais personne ne pourra jeter de blâme sur moi, tant qu’il sera en mon pouvoir de me justifier. »

Je sentis, dans la position où me mettait la lettre de M. Forester, non pas seulement la volonté, mais l’empressement et l’impatience de retourner. Nous nous procurâmes un second cheval, et nous fîmes notre route, mon compagnon et moi, dans le plus parfait silence. Pendant ce temps, mon esprit était sans cesse occupé à chercher l’explication de la lettre de M. Forester. Je connaissais bien toute la rigueur et l’obstination de M. Falkland à poursuivre les desseins qu’il avait le plus à cœur ; mais je savais aussi que tout principe de vertu et de magnanimité était naturel à son caractère.

Quand nous arrivâmes, il était plus de minuit, et nous fûmes obligés de réveiller un des domestiques pour nous ouvrir. Je trouvai que M. Forester, dans l’idée que je pourrais arriver pendant la nuit, avait laissé un billet pour moi, dans lequel il me marquait de me mettre aussitôt au lit, et de prendre soin de n’être pas dans un état de fatigue ou d’épuisement pour l’affaire du lendemain. Je tâchai de me conformer à son avis, mais j’eus un sommeil agité et très-peu propre à réparer mes forces. Mon courage n’en fut pas abattu ; la singularité de ma situation, mes conjectures sur le présent, mes craintes sur l’avenir, ne m’auraient pas même laissé la possibilité de m’abandonner à la langueur et à l’inactivité.

Le lendemain matin, la première personne que je vis fut M. Forester. Il me dit qu’il ne savait pas encore ce que M. Falkland avait à alléguer contre moi, parce qu’il n’avait pas voulu le savoir. Il était venu le jour précédent à la maison de son frère, où il avait un rendez-vous pour régler quelques affaires indispensables, avec l’intention de repartir aussitôt que les affaires seraient terminées, sachant bien que cette façon d’agir serait la plus agréable à M. Falkland. Mais il avait trouvé toute la maison en émoi, parce qu’on venait d’avoir depuis quelques heures la première alerte de mon évasion. M. Falkland avait dépêché des domestiques à ma poursuite sur tous les points, et il en était revenu un au moment de l’arrivée de M. Forester, portant la nouvelle qu’une personne conforme au signalement donné, avait été vue le matin à la ville, demandant une voiture pour Londres.

M. Falkland avait paru extrêmement troublé de ce rapport, et s’était emporté contre moi avec la dernière aigreur, m’appelant le plus ingrat et le plus dénaturé coquin du monde.

« Monsieur, avait repris M. Forester, prenez un peu plus garde à ce que vous dites ; c’est un terme bien dur que celui de coquin, et il ne faut pas s’en servir légèrement. Les Anglais sont libres, et un homme ne doit pas être appelé coquin pour avoir voulu chercher une autre manière de gagner sa vie. »

M. Falkland avait secoué la tête, et, avec un sourire plein d’amertume : « Mon frère, mon frère, avait-il dit, vous êtes la dupe de ses artifices. Pour moi, il m’a toujours été suspect, et je me doutais de la perversité de son caractère ; mais je viens de découvrir…

— Arrêtez, monsieur, avait interrompu M. Forester ; je croyais, je l’avoue, que dans un moment d’aigreur vous pouviez employer contre lui des expressions dures sans y attacher de sens déterminé ; mais si vous avez quelque grief sérieux contre Williams, je vous prie qu’il n’en soit pas question entre nous avant que je sache si ce garçon est à portée d’être entendu. Pour mon propre compte, je ne me soucie guère de l’opinion des autres. C’est une chose que le monde accorde ou retire avec si peu d’examen, qu’il est impossible de rendre la moindre raison des jugements qu’il porte. Mais cette considération ne m’autorise pas à prendre légèrement une mauvaise opinion de quelqu’un. Le moins que je puisse faire en faveur de ceux qui sont assez malheureux pour encourir le mépris et la haine publiques, c’est d’exiger qu’ils aient été préalablement entendus dans leur défense. Une règle très-sage dans nos lois veut que le juge monte sur le siége sans rien connaître du fond de la cause sur laquelle il va prononcer ; et, comme particulier, je suis décidé à me conformer à cette règle. Je trouve juste de procéder contre un coupable d’une manière sévère et inflexible ; mais plus je mettrai de rigueur dans les conséquences, plus je veux d’impartialité dans les préliminaires. »

Pendant que M. Forester me rapportait ces détails, il me voyait prêt à l’interrompre à chaque mot, tant j’étais tourmenté du besoin d’exprimer une partie des sentiments qu’excitait en moi son récit ; mais il ne voulut jamais me laisser parler. « Non, non, Williams, me dit-il, je n’ai pas voulu entendre M. Falkland contre vous ; je ne veux pas non plus entendre votre défense. Dans ce moment-ci je suis venu pour vous parler, et non pas pour vous écouter. J’ai cru à propos de vous avertir de votre danger ; mais je n’ai rien de plus à faire pour le présent. Réservez pour un autre moment ce que vous avez à dire ; arrangez votre défense du mieux qu’il vous sera possible ; qu’elle soit vraie, si la vérité, comme je l’espère, peut vous amener à votre but, sinon la plus plausible et la plus ingénieuse que vous pourrez l’imaginer. Le soin de notre propre défense exige le concours de tous nos moyens ; un homme qui se trouve mis en jugement a tout le monde contre lui, et reste seul contre tout le monde. Adieu, que le ciel vous envoie une heureuse délivrance. Si l’accusation de M. Falkland, quelle qu’elle soit, n’était que l’effet de la précipitation, comptez sur moi comme sur un ami plus zélé que jamais ; sinon, voici le dernier témoignage d’amitié que vous recevrez de moi. »

On peut croire que cette harangue si singulière, si grave, si chargée de menaces conditionnelles, n’était guère propre à calmer l’anxiété de mon âme. J’ignorais totalement les griefs qu’on m’imputait, et ce n’était pas un petit sujet de surprise pour moi, tandis qu’il était en mon pouvoir d’être pour M. Falkland le plus formidable des accusateurs, de voir cependant tous les principes de l’équité assez complétement renversés pour que l’homme innocent et muni d’une arme aussi forte fût la partie accusée et souffrante, au lieu d’avoir, comme il était juste, le véritable criminel à sa merci. J’étais encore plus étonné de cette puissance surnaturelle qui semblait être dans les mains de M. Falkland pour ramener ainsi, d’une manière irrésistible, dans la sphère de son autorité, l’objet de sa persécution ; réflexion qui ne laissait pas de décourager un peu cette soif d’indépendance qui était alors la passion dominante de mon âme.

Mais ce n’était pas le moment des réflexions. Pour l’homme opprimé et malheureux, les événements paraissent s’écarter de leur cours naturel, tandis qu’entraîné lui-même avec eux par une force insurmontable, tous ses efforts ne peuvent en modérer la rapidité. On me laissa seulement quelques instants pour me recueillir, et l’on procéda à l’instruction de mon procès. Je fus conduit à la bibliothèque où j’avais passé tant de moments heureux dans les plus paisibles méditations. Là, je trouvai M. Forester et trois ou quatre des gens de la maison, déjà assemblés, et qui m’attendaient ainsi que mon accusateur. Tout était disposé de manière à me faire sentir que je n’avais à compter que sur la justice des parties intéressées, et que je ne devais rien attendre de leur merci. M. Falkland entra par une porte presqu’au moment où j’entrais par l’autre.

XXII

Ce fut lui qui commença en ces termes : « J’ai toujours eu pour maxime de n’être pour aucune créature vivante la cause volontaire d’un mal quelconque ; je n’ai pas besoin de dire tout ce qu’il m’en coûte de me voir obligé à me porter pour dénonciateur d’une action criminelle. J’aurais bien volontiers passé sous silence le tort qui m’a été fait, mais je dois à la société de dévoiler un coupable, et d’empêcher que les autres ne soient déçus, comme je l’ai été moi-même, par une apparence de probité.

— Il serait mieux, interrompit M. Forester, d’en venir droit au fait. Nous ne devons pas, dans un moment comme celui-ci, en faisant notre apologie, jeter, même sans le vouloir, une prévention défavorable sur un individu contre lequel une accusation criminelle ne soulève déjà que trop de préventions.

— Je soupçonne, continua M. Falkland, que ce jeune homme, qui a été l’objet de ma bonté et de ma confiance, m’a fait un vol considérable.

— Quels sont, reprit M. Forester, les motifs de vos soupçons ?

— Le premier motif, c’est la perte que je viens de faire en billets de banque, bijoux et argenterie. Il me manque pour 900 livres sterling de billets, trois montres à répétition en or, d’un très-grand prix, une garniture complète de diamants qui me viennent de ma mère, et plusieurs autres effets.

— Et pourquoi, répliqua mon arbitre, dont la voix et le maintien annonçaient un effort extrême pour conserver son sang-froid, au milieu des émotions de la surprise et de la douleur, pourquoi désignez-vous ce jeune homme comme l’auteur de ce vol ?

— En rentrant chez moi, un jour où le feu avait jeté l’alarme et le désordre dans toute ma maison, je l’ai surpris sortant de la chambre où ces effets étaient déposés. Il a été confondu de me voir, et s’est retiré avec toute la précipitation possible.

— Ne lui avez-vous rien dit sur la confusion que lui avait causé votre apparition imprévue ?

— Je lui ai demandé ce qu’il avait à faire en cet endroit. Il était tellement effrayé et hors de lui, qu’il n’a pu d’abord me répondre ; ensuite il m’a dit, en balbutiant, que, tandis que tous les domestiques étaient occupés à sauver mes effets les plus précieux, il était venu là dans le dessein d’en faire autant, mais qu’il n’avait encore rien emporté.

— Avez-vous sur-le-champ examiné s’il ne vous manquait rien ?

— Non, j’étais accoutumé à me fier à son honnêteté, et cette fois je fus obligé, au moment même, d’aller donner mes soins à l’incendie qui faisait toujours du progrès ; je ne fis donc que tirer la clef de la porte de la chambre, après l’avoir fermée, et, quand je l’eus mise dans ma poche, je courus en hâte où ma présence était indispensable.

— Combien s’est-il passé de temps avant que vous vous soyez aperçu du vol de vos effets ?

— Je m’en aperçus le soir même ; le désordre et le danger du moment avaient banni entièrement de mon esprit cette circonstance, jusqu’à ce que, en allant par hasard près de cette même chambre, tout ce qui s’était passé avec Williams, ainsi que sa conduite singulière et équivoque dans cette conjoncture, me revinrent tout d’un coup à la mémoire. Aussitôt j’entrai, j’examinai le coffre où ces effets étaient renfermés, et, à mon grand étonnement, je trouvai la serrure brisée et les effets enlevés.

— Quelle démarche fîtes-vous d’après cette découverte ?

— J’envoyai chercher Williams, et je lui parlai fort sérieusement sur cet objet ; mais il avait eu le temps de se remettre parfaitement de son trouble, et il me nia, avec beaucoup de sang-froid, avoir la moindre connaissance de ce dont je lui parlais. Je lui remontrai toute l’énormité d’une pareille action ; mais tout ce que je pus lui dire ne lui fit pas la plus légère impression. Je n’aperçus en lui ni la surprise ou l’indignation qu’on aurait pu attendre d’une personne entièrement innocente, ni en même temps cet embarras qui, en général, accompagne le crime : il se tint seulement sur la réserve et garda le silence. Je lui déclarai ensuite que j’agirais d’une manière à laquelle il ne s’attendait peut-être pas ; que je ne voulais pas, comme il n’est que trop d’ordinaire en pareil cas, faire faire des recherches générales, car j’aimais mieux perdre mes effets que d’inquiéter une foule d’innocents par d’injustes perquisitions ; que mes soupçons se fixaient décidément sur lui pour le moment ; mais que, dans une affaire de si grande conséquence, j’étais déterminé à ne pas agir sur un soupçon ; que je ne voudrais jamais courir le risque de le perdre, s’il était innocent, ni en même temps être cause que d’autres fussent exposés à ses friponneries, s’il était coupable ; que je me contenterais donc d’insister sur ce qu’il demeurât à mon service ; qu’il pouvait compter qu’il serait surveillé de près, et que j’espérais que l’événement amènerait la découverte de la vérité ; mais, puisqu’il se refusait à un aveu dans ce moment-ci, c’était à lui à bien prendre garde jusqu’à quel point il pouvait compter, jusqu’au bout, sur l’impunité ; car j’étais bien déterminé à une chose, c’est qu’à la première tentative qu’il ferait pour s’échapper, je la regarderais comme un indice de crime, et j’agirais en conséquence.

— Depuis cette époque jusqu’à présent, que s’est-il passé ?

— Rien dont je puisse inférer aucune certitude du crime. Beaucoup de choses qui concourent à fortifier les soupçons. Depuis cette époque, Williams a constamment paru mécontent de sa situation, ayant toujours, comme on le voit bien aujourd’hui, un grand désir de me quitter, mais en même temps n’osant pas risquer une telle démarche sans prendre des précautions. Ce fut peu de temps après cela que vous, M. Forester, vous vîntes passer quelques jours chez moi ; je ne remarquai pas sans déplaisir ses relations toujours de plus en plus intimes avec vous, attendu l’opinion fort équivoque que j’avais de sa probité et la crainte où j’étais qu’il ne parvînt à vous faire la dupe de son hypocrisie : en conséquence, je lui fis des menaces sévères, et je pense que vous avez dû remarquer aussitôt après un changement dans sa manière de se conduire avec vous.

— Je l’ai remarqué, et cela me parut, dans le temps, assez extraordinaire et assez difficile à expliquer.

— Quelque temps après, comme vous savez, il y eut une entrevue entre vous et lui. Si le hasard vous fit rencontrer ensemble, ou si ce fut prémédité de sa part, c’est ce que je ne saurais dire ; mais alors il vous déclara l’état de gêne et d’embarras où il se trouvait, sans vous en découvrir la cause ; il vous proposa ouvertement de l’aider à s’enfuir de ma maison, et, en cas de nécessité, de lui servir de protecteur contre mon ressentiment. Vous lui offrîtes, à ce qu’il me semble, de le prendre à votre service ; mais rien ne pouvait lui convenir, vous dit-il, sinon un lieu de retraite où il me serait impossible de le découvrir.

— Ne dut-il pas vous sembler extraordinaire qu’il pût espérer une protection réelle de ma part, tandis que vous aviez à tout moment entre vos mains les moyens de me convaincre qu’il en était indigne ?

— Peut-être se flattait-il que je ne ferais pas de démarches contre lui, au moins tant que le lieu de sa retraite me serait inconnu, et que, par conséquent, l’événement de ces démarches serait douteux. Peut-être se fiait-il à son adresse, qui n’est pas à mépriser, pour arranger une histoire plausible, ayant surtout pris soin d’avoir en sa faveur la première impression. Au reste, cette protection de votre part n’était simplement qu’une dernière ressource dans le cas où les autres lui manqueraient. Il paraîtrait n’avoir eu à cet égard d’autre idée, si ce n’est que, ses projets pour se mettre hors de la portée de la justice venant à ne pas lui réussir, il vaudrait mieux pour lui s’être assuré un titre à votre protection que d’être dénué de toute espèce d’appui. »

Quand M. Falkland eut ainsi terminé sa déposition, il appela Robert, un de ses valets, pour confirmer ce qui avait rapport à l’incendie.

Robert déclara qu’il lui était arrivé de passer par la bibliothèque ce jour-là, quelques minutes après que M. Falkland eut été rappelé chez lui par la vue du feu ; qu’il m’y avait trouvé debout, immobile, et avec tous les signes du trouble et de l’effroi ; qu’il avait été si frappé de la figure que je faisais en ce moment, qu’il n’avait pu s’empêcher de s’arrêter pour m’observer ; qu’il m’avait parlé deux ou trois fois sans que je lui eusse fait aucune réponse, et que tout ce qu’il avait pu tirer de moi à la fin, c’est que j’étais la plus malheureuse créature du monde.

Il ajouta de plus que, le soir du même jour, M. Falkland l’avait fait venir dans la petite pièce attenant à la bibliothèque, et lui avait commandé d’apporter un marteau et des clous ; qu’ensuite M. Falkland lui avait fait voir un coffre qui était dans la chambre, dont la serrure et la garniture étaient brisées, et lui avait recommandé de bien observer et de se rappeler ce qu’il voyait, mais de n’en parler à personne. Robert n’avait pas su quel était l’objet des ordres de son maître ; mais il n’avait pas de doute que la garniture du coffre n’eût été rompue et arrachée par l’effet d’un ciseau ou de quelque autre instrument pareil qu’on avait glissé sous le couvercle de ce coffre pour le forcer.

M. Forester fit observer, sur cette déposition, qu’à l’égard de ce qui s’était passé le jour du feu, elle paraissait, à la vérité, fournir de puissants motifs de soupçon, et que ce soupçon se trouvait singulièrement fortifié par les circonstances survenues depuis ; que, néanmoins, comme il ne fallait négliger aucun des moyens propres à éclaircir la vérité, il proposait de visiter mes malles, pour voir si on n’y trouverait pas d’indices propres à confirmer l’accusation ; M. Falkland traita fort légèrement cette idée, en disant que, si j’étais le voleur, j’avais sans doute pris mes précautions pour ne pas laisser subsister contre moi des preuves aussi palpables. M. Forester répliqua que, dans les actions et la conduite des hommes, la conjecture la plus raisonnable ne se trouvait pas toujours réalisée, et il donna ordre d’apporter mes malles dans la bibliothèque. Les deux premières qu’on ouvrit ne contenaient rien qui pût faire preuve contre moi ; mais dans la troisième on trouva une montre et plusieurs bijoux, qu’on reconnut aussitôt pour appartenir à M. Falkland. Un témoignage aussi décisif en apparence excita parmi tous les assistants une émotion de surprise pénible ; mais personne ne fit paraître autant d’étonnement que M. Falkland. Il aurait dû sembler improbable que j’eusse laissé ainsi les objets volés ; mais on l’expliqua en disant qu’aucune cachette ne pouvait être plus sûre, et M. Forester fit observer que je pouvais bien avoir jugé plus facile de m’approprier les objets en les laissant après moi qu’en les emportant dans ma fuite précipitée.

Je crus alors devoir répondre qu’il était bien extraordinaire que j’eusse indiqué moi-même le lieu où j’avais recelé mon larcin, et je réclamai une interprétation impartiale de ma conduite.

Cette insinuation contre l’impartialité de M. Forester le fit rougir de colère.

« L’impartialité ! jeune homme, dit-il, vous l’obtiendrez de moi assurément. Dieu veuille qu’elle vous soit favorable. Dites tout ce que vous voudrez pour votre défense. Vous espérez nous persuader de votre innocence, parce que vous n’avez pas emporté ces objets ; mais l’argent a disparu : où est-il ? Nous ne pouvons rendre raison des inconséquences et des imprudences d’un homme dont l’esprit est troublé par la conscience de son crime. Vous dites que c’est vous qui avez indiqué vous-même ces malles. C’est extraordinaire ; c’est presque de la démence ; mais à quoi servent les conjectures, en présence de faits incontestables ? Voilà les malles, monsieur ; seul vous saviez où elles étaient, seul vous en aviez les clefs. Dites-nous comment elles contiennent cette montre et ces bijoux. »

J’étais muet.

Le reste des spectateurs ne voyait autre chose en moi qu’un coupable surpris et convaincu ; mais de tous ceux qui étaient présents à cette scène, j’étais, dans la réalité, le plus embarrassé de deviner où devait aboutir cet enchaînement d’étranges événements, et personne n’avait l’air plus stupéfait et plus interdit à chaque mot qui se disait. Cependant l’horreur et l’indignation l’emportaient alternativement. D’abord je ne pus m’empêcher de faire à plusieurs fois des efforts pour interrompre M. Falkland ; mais je fus toujours arrêté par M. Forester, et je sentis alors combien il importait à ma tranquillité future de rassembler toutes les facultés de mon âme pour repousser l’accusation et établir mon innocence.

Tout ce qu’il était possible de produire contre moi étant sous les yeux de l’assemblée, M. Forester, tournant vers moi un regard plein de douleur et de pitié, me dit que, si j’avais quelque chose à alléguer pour ma défense, c’était le moment de le faire. Sur cette invitation, je pris la parole à peu près en ces termes :

« Je suis innocent ; c’est en vain que les circonstances semblent s’accumuler contre moi. Il n’y a personne au monde moins capable que je ne le suis de la chose dont on m’accuse. J’en appelle à mon cœur ; j’en appelle à l’innocence peinte sur mon visage ; j’en appelle à tout ce qui est sorti de ma bouche jusqu’à présent. »

Je crus m’apercevoir que la chaleur avec laquelle je m’exprimais faisait impression sur tous ceux qui m’écoutaient ; mais au même moment leurs yeux s’étant reportés sur les effets exposés devant eux, il se fit un changement dans leur visage. Je continuai :

« J’affirme encore quelque chose de plus ; M. Falkland n’est pas dans l’erreur ; il sait parfaitement que je suis innocent. »

À peine ces derniers mots furent-ils proférés, qu’un cri général d’indignation s’éleva de tous les coins de la salle. M. Forester, se tournant vers moi de l’air le plus sévère :

« Jeune homme, me dit-il, prenez bien garde à ce que vous faites ; c’est le privilége de l’accusé de dire tout ce qu’il juge propre à sa défense, et j’aurai soin que vous jouissiez de ce privilége dans toute son étendue ; mais vous imaginez-vous que des assertions aussi impudentes et aussi insoutenables puissent tourner sous aucun rapport à votre avantage ?

— Je vous rends grâce du plus profond de mon cœur, lui répliquai-je, de l’avertissement que vous me donnez ; mais je sais ce que je fais. J’affirme ce que j’ai avancé, non-seulement parce qu’il est de toute vérité, mais parce qu’il est inséparablement lié à ma défense. Je suis accusé, et l’on me dira que je ne puis espérer d’être cru sur une simple déclaration de mon innocence ; je n’ai pas d’autres témoins à produire, j’en appelle donc à M. Falkland ; c’est son témoignage que j’invoque ; je lui demande :

« Ne vous êtes-vous pas vanté à moi en particulier que vous aviez le pouvoir de me perdre ? Ne m’avez-vous pas dit que dans ce cas j’aurais beau préparer une histoire, quelque plausible, quelque vraie même qu’elle pût être, vous sauriez bien faire en sorte que le monde entier m’eût en exécration comme un imposteur ? Ne sont-ce pas là vos propres termes ? N’avez-vous pas ajouté que mon innocence ne me servirait à rien, et que vous vous ririez d’une si faible défense ? Je vous le demande : le matin même du jour de mon départ, n’avez-vous pas reçu de moi une lettre dans laquelle je vous demandais votre consentement pour m’en aller ? Aurais-je fait cette démarche si ma fuite eût été celle d’un voleur ? Je défie qui que ce soit de concilier les expressions de ma lettre avec une telle accusation ? Aurais-je commencé par vous déclarer que j’avais formé le projet de quitter votre service, si les motifs de ce projet eussent été tels que vous les supposez maintenant ? Aurais-je osé vous demander pourquoi vous vouliez m’assujettir à une punition éternelle ? »

En disant ceci, je tirai de ma poche une copie de ma lettre, et la posai sur la table.

M. Falkland ne fit aucune réponse à mes interpellations. M. Forester se tourna vers lui, en disant : « Eh bien, monsieur, que répondez-vous au défi que vous porte votre domestique. »

M. Falkland répondit : « Un pareil mode de défense ne mérite presque pas de réplique ; mais voici la mienne : Jamais je n’ai eu cette conversation ; jamais je ne me suis servi de ces expressions ; jamais je n’ai reçu cette lettre. À coup sûr, pour faire tomber une accusation, il ne suffit pas au criminel de la repousser avec une grande volubilité de langue et une contenance intrépide. »

M. Forester se tourna ensuite vers moi. « Si c’est sur la vraisemblance de vos assertions, me dit-il, que vous vous fondez pour votre justification, il faut au moins faire en sorte qu’elles soient conséquentes et qu’elles répondent à tout. Vous ne nous avez pas dit quelle était la cause de l’inquiétude et de l’embarras que Robert déclare avoir remarqués en vous, pourquoi vous étiez si impatient de quitter le service de M. Falkland, et enfin, comment il se fait qu’une partie de ses effets se soient trouvés dans une de vos malles.

— Toutes ces circonstances, monsieur, sont vraies, repartis-je. Il y a des choses que je n’ai pas dites. Si je les disais, elles seraient à l’avantage de ma cause et feraient paraître encore bien plus étonnante l’accusation qui m’est intentée. Mais il m’est impossible, au moins quant à présent, de prendre sur moi de les mettre au jour. Est-il nécessaire de donner des motifs précis et particuliers du désir que j’ai manifesté de changer de condition ? Vous connaissez tous la situation malheureuse de M. Falkland ; vous savez combien il a de hauteur et de réserve dans les manières. Quand je n’aurais pas eu d’autres motifs, certainement il m’était bien permis de désirer une autre place, sans donner lieu à aucune présomption défavorable contre moi.

» La question de savoir comment ces effets de M. Falkland se trouvent aujourd’hui mêlés parmi les miens est d’une nature plus sérieuse. Mais c’est une question à laquelle je ne saurais répondre. Je m’attendais au moins aussi peu qu’aucune autre personne de l’assemblée à les trouver là. Tout ce que je puis dire, c’est qu’ayant la plus parfaite assurance que M. Falkland a la conviction intime de mon innocence (car observez bien que je ne me dépars point de cette assertion), je réitère ici avec une nouvelle confiance ce que j’ai affirmé à cet égard ; en conséquence, je crois fermement que ces effets ne se trouvent ainsi placés que par le fait de M. Falkland lui-même. »

Je n’eus pas plutôt prononcé ces derniers mots, que je fus encore interrompu par une exclamation involontaire de tous ceux qui étaient présents. À leurs regards furieux, il semblait qu’ils eussent voulu me déchirer en pièces. Je continuai :

« J’ai répondu à tout ce qui est allégué contre moi.

» M. Forester, vous êtes ami de la justice ; je vous conjure de ne pas la violer en ma personne. Vous êtes un homme plein de lumières et de pénétration. Trouvez-vous rien en moi qui décèle un coupable ? Rappelez-vous tout ce que vous avez pu y remarquer. Vous semblé-je avoir une âme capable de ce qu’on m’impute ? Un vrai criminel se montrerait-il aussi ferme, aussi calme, aussi inébranlable que je l’ai paru devant vous ?

» Mes camarades de service ! M. Falkland est un homme de naissance et de fortune ; il est votre maître. Moi, je suis un pauvre garçon de village ! sans un ami dans le monde. Ce sont des circonstances qui établissent entre nous deux, jusqu’à un certain point, une différence réelle ; mais ce ne sont pas des causes suffisantes pour renverser les principes de la justice. Ne perdez pas de vue les conséquences de la situation où je me trouve ; songez qu’une décision donnée contre moi dans une affaire où je proteste si solennellement devant vous de mon innocence, tend à me priver pour jamais de ma réputation et de mon repos, à conjurer contre moi la haine et le mépris du monde entier, et à décider peut-être irrévocablement de ma liberté et de ma vie. Si votre conscience, si vos yeux, si les faits que vous connaissez vous disent que je suis innocent, parlez pour moi. Ne souffrez pas qu’une timidité pusillanime vous empêche de sauver de l’abîme un de vos semblables, qui ne mérite pas d’avoir une seule créature humaine pour ennemi. Pourquoi la faculté de parler nous est-elle donnée, si ce n’est pour communiquer aux autres nos sentiments ? Je ne croirai jamais qu’un homme plein de la conviction de son innocence ne puisse pas faire apercevoir aux autres que ce sentiment est dans son cœur. Est-ce que vous n’entendez pas toutes les puissances de mon âme qui me crient que je ne suis pas coupable !

» Vous, M. Falkland, je n’ai rien à vous dire. Je vous connais et sais jusqu’à quel point vous êtes impénétrable. Dans ce moment même où vous me chargez d’imputations aussi odieuses, vous admirez ma résolution et ma grandeur d’âme. Mais je n’ai rien à espérer de vous. Vous pouvez contempler d’un œil inaccessible aux remords ou à la pitié la ruine de votre victime. La plus grande de mes infortunes, c’est d’avoir à combattre un adversaire tel que vous. Vous me forcez à dire de vous des choses pénibles à entendre ; mais j’en appelle à votre cœur si j’ai mis dans mes paroles de l’exagération ou de l’animosité. »

Tout ce qu’il était possible d’alléguer de part et d’autres étant dit, M. Forester commença ses observations sur toute l’affaire.

« Williams, dit-il, il y a une masse énorme de charges contre vous ; les preuves directes sont fortes, les circonstances, qui viennent à l’appui sont nombreuses et frappantes. Je conviens que vous avez mis dans vos réponses une adresse extrême ; mais, jeune homme, vous apprendrez à vos dépens que l’adresse, quelle qu’elle puisse être, ne saurait tenir contre la force insurmontable de la vérité. Il est heureux pour les hommes que l’empire du talent ait ses bornes, et qu’il ne soit pas au pouvoir de l’esprit le plus subtil de renverser les distinctions du juste et de l’injuste. Croyez-moi, le mérite de la cause contre laquelle vous avez à lutter est trop solide pour que tout l’art des sophismes puisse le détruire ; la justice prévaudra, et la malignité impuissante sera vaincue.

» Pour vous, M. Falkland, la société vous est redevable pour avoir mis dans son véritable jour cette triste affaire. Ne permettez pas que les traits envenimés, dirigés contre vous par une main criminelle, portent atteinte à votre tranquillité. Croyez bien que tout le monde saura les juger. Je n’ai pas le moindre doute que tous ceux qui les ont entendus n’en aient conçu autre chose qu’une plus haute estime pour votre caractère. Nous sentons tout le malheur de votre situation, d’avoir à entendre de pareilles calomnies d’une personne coupable envers vous de la plus honteuse des bassesses. Mais considérez-vous à cet égard comme un martyr de la cause publique. La pureté de vos motifs et les qualités de votre cœur sont hors de l’atteinte de la plus noire méchanceté. La vérité et la justice réservent inévitablement l’infamie à votre calomniateur ; à vous, l’amour des hommes et l’approbation générale.

» Vous entendez, Williams, ce que je pense de votre affaire ; mais je n’ai pas le droit d’être votre juge en dernier ressort. Quelque désespérée que me paraisse votre cause, je veux vous donner un avis, comme si j’étais choisi pour vous assister en qualité de conseil. Retranchez de votre défense tout ce que vous y avez mis d’injurieux contre M. Falkland. Défendez-vous de votre mieux, mais n’attaquez pas votre maître. Vous ne devez rien négliger pour faire naître quelque prévention en votre faveur dans l’esprit de ceux qui vous entendent ; mais la récrimination à laquelle vous avez eu recours n’excitera jamais que de l’indignation. Un crime contre la probité peut quelquefois trouver de l’indulgence : la méchanceté froide et délibérée que vous avez fait voir est mille fois plus atroce. Elle prouve que vous avez l’âme d’un démon plutôt encore que l’âme d’un voleur. Toutes les fois qu’il vous arrivera de répéter de pareilles noirceurs, tous ceux qui vous entendront vous réputeront coupable par cela seul, et quand même l’insuffisance des autres indices serait clairement démontrée. Si vous voulez donc bien consulter votre intérêt, qui me paraît être la seule considération qui vous touche, il est important pour vous de vous rétracter sur ce point au plus tôt et par tous les moyens possibles. Si vous voulez qu’on vous croie honnête, il faut commencer par faire voir que vous êtes en état de sentir et de juger la vertu dans les autres. Ce que vous pouvez faire de mieux pour le bien de votre cause, c’est de solliciter le pardon de votre maître, c’est de rendre hommage à la probité et au mérite, même quand ils demandent vengeance contre vous. »

On concevra facilement que la décision de M. Forester me porta un coup terrible ; mais quand je l’entendis m’inviter à me rétracter et à m’humilier devant mon accusateur, je sentis mon âme tout entière se soulever d’indignation. Je répondis :

« Je vous ai déjà dit que j’étais innocent. Je ne me crois pas capable, s’il en était autrement, de l’effort qu’exige l’invention d’une défense plausible. Vous venez de dire qu’il n’était pas au pouvoir de l’esprit le plus subtil de renverser les distinctions du juste et de l’injuste, et dans ce moment même je les vois renversées. C’est en vérité un moment bien épouvantable pour moi. Jeune et sans expérience, je ne connais rien des affaires du monde que ce qu’on m’en a pu dire et ce que j’en ai lu dans les livres. Mes premiers pas ont été accompagnés de cette ardeur et de cette confiance inséparables de mon âge. Dans chacun de mes semblables j’ai cru voir un ami. Je n’ai pas l’habitude des détours en usage parmi les hommes, et je ne sais pas jusqu’où va leur injustice. Je n’ai rien fait pour mériter leur haine ; mais, si j’en juge par ce que je viens de voir et d’entendre, je suis destiné à perdre pour jamais les avantages de l’honneur et de la probité. Je me vois enlever l’amitié de tous ceux que j’ai connus jusqu’à présent, et fermer tous les moyens d’acquérir celle des autres. Je suis donc réduit à chercher en moi seul la source de mon bonheur. Comptez bien que je ne commencerai pas cette carrière par de lâches et honteuses concessions. Si je n’ai plus rien à espérer de la bienveillance des autres, au moins saurai-je maintenir l’indépendance de mon âme. M. Falkland est mon implacable ennemi. Quelque mérite qu’il puisse avoir sous d’autres rapports, il se montre envers moi sans humanité, sans principes, sans remords. Pensez-vous que j’irai jamais faire des soumissions à celui qui me traite avec tant d’injustice, que j’irai tomber aux pieds d’un homme qui est une furie pour moi, et baiser une main teinte de mon sang ?

— À cet égard, reprit M. Forester, faites comme vous le jugerez à propos. J’avoue que votre fermeté et votre obstination me confondent. Vous ajoutez à l’idée que je m’étais faite des facultés de l’homme ; peut-être, tout bien considéré, avez-vous choisi le rôle qui va le mieux à votre but, quoique pourtant je pense que plus de modération vous aurait été plus favorable. Votre extérieur d’innocence pourra, j’en conviens, ébranler les personnes qui auront à décider sur votre sort ; mais il ne l’emportera jamais sur des faits clairs et incontestables. Pour moi, je n’ai plus rien à vous dire. Vous me montrez un nouvel exemple de l’abus qu’on fait si généralement de ces talents qu’admire une aveugle multitude. Je ne vous vois qu’avec horreur. Tout ce qui me reste à faire à votre égard pour m’acquitter de mon devoir, c’est de vous livrer à la justice de votre pays, comme un monstre de scélératesse.

— Non pas, reprit M. Falkland, je ne consentirai jamais à cela. Je me suis contenu jusqu’ici, parce qu’il était juste de laisser à la vérité le temps de s’établir. J’ai fait violence à mes habitudes et à mes sentiments, parce que le bien public exigeait que l’hypocrisie fût démasquée. Mais je ne puis me contraindre plus longtemps. L’emploi de toute ma vie a été de protéger ceux qui souffrent, bien loin d’ajouter à leurs peines ; et dans cette circonstance j’agirai encore de même. Ces attaques impuissantes contre mon honneur n’excitent pas en moi le plus léger ressentiment ; je me ris de la malignité qui les a dictées, et elles n’ont diminué en rien les sentiments de bienveillance que j’ai toujours eus pour celui qui en est l’auteur. Qu’il dise tout ce qu’il voudra, il ne saurait m’atteindre. Il était à propos qu’il fût couvert d’une ignominie publique, afin que d’autres ne pussent être trompés par lui, comme nous l’avons été nous-mêmes. Mais il n’y a aucune nécessité d’aller plus loin, et j’insiste pour qu’il lui soit permis de se retirer partout où bon lui semblera. Je suis seulement fâché que l’intérêt de la société le menace d’une aussi affreuse perspective que celle qui l’attend.

— M. Falkland, répliqua M. Forester, ces sentiments font honneur à votre humanité ; mais il m’est impossible de m’y rendre. Ils ne servent qu’à faire ressortir encore davantage la noirceur de ce reptile envenimé, de ce monstre d’ingratitude qui, après avoir volé son bienfaiteur, cherche encore à l’outrager… Misérable que vous êtes, rien ne peut donc vous émouvoir ? Vous êtes donc inaccessible aux remords ? Quoi ! vous n’êtes pas confondu de tant de bontés si peu méritées ! Vil calomniateur ! vous êtes l’exécration de la nature, l’opprobre de l’espèce humaine, et le moment où vous serez exterminé délivrera la terre d’un fardeau qu’elle ne supporte qu’avec horreur… Souvenez-vous, monsieur, que ce monstre, au moment où vous exercez envers lui un acte inouï de clémence et de bonté, ose vous accuser de le poursuivre pour un crime dont vous le savez innocent ; et même, bien plus, d’avoir glissé exprès parmi ses hardes des effets prétendus volés, à dessein de le perdre. Cette scélératesse sans exemple vous fait un devoir de délivrer le monde d’une telle peste, et, pour votre propre intérêt, vous oblige à ne pas vous relâcher de vos poursuites, de peur que votre indulgence pour lui ne donne du crédit à ses abominables mensonges.

— Je ne m’inquiète pas des conséquences, reprit M. Falkland, j’obéis à l’impulsion de mon cœur. Je ne concourrai jamais personnellement à réformer l’espèce humaine par les haches et les gibets ; je suis convaincu que les choses n’iront jamais bien que lorsque l’honneur et non la loi sera l’arbitre souverain du monde ; que lorsque le vice aura appris à reculer devant l’irrésistible puissance et la dignité de la vertu, mais non devant les froides et mesquines formalités d’un code ; si mon calomniateur était digne de mon ressentiment, ce serait mon épée et non pas le glaive du magistrat qui me ferait justice de son insolence ; mais ici je me ris de sa malice, je me résous à l’épargner, comme le roi généreux des forêts laisse vivre l’insecte qui ose attenter à son repos.

— Vous tenez là des discours romanesques, dit M. Forester, au lieu de parler le langage de la raison. Cependant il m’est impossible de ne pas être vivement frappé du contraste dont je suis témoin entre l’élévation sublime de la vertu et l’injustice opiniâtre et inébranlable du crime. Tandis que votre cœur montre un excès de bonté, rien ne peut toucher l’âme de cet intrépide scélérat. Je ne me pardonnerai jamais de m’être laissé abuser un instant par ses détestables artifices. Ce n’est pas ici le moment de discuter le procès entre la chevalerie et la loi. Tout ce qu’il y a, c’est que, comme magistrat, ayant fait l’information du délit, j’insiste sur ce qui est de mon devoir, c’est-à-dire sur ce que la justice ait son libre cours, et que l’accusé soit transféré dans la prison du comté. »

Après quelques débats encore de part et d’autre sur le même point, M. Falkland, trouvant M. Forester obstiné, et intraitable, retira son opposition. En conséquence, on manda un officier de justice du village voisin ; le mandat fut délivré, et une des voitures de M. Falkland fut préparée pour me conduire à la geôle. On peut aisément s’imaginer combien cette décision fut pénible pour moi. Je jetais des yeux inquiets sur les domestiques qui avaient été spectateurs de l’information ; mais pas un d’eux, ni par parole ni par geste, ne manifesta le moindre signe de compassion pour mes malheurs. Le vol dont j’étais accusé leur semblait atroce, à cause de son énormité ; et, quand même quelques étincelles de commisération auraient pu s’échapper de leurs âmes simples et ingénues, elles auraient été bientôt étouffées par l’indignation, à cause de la noirceur qu’ils voyaient dans ma récrimination contre leur digne et excellent maître. Mon sort étant ainsi décidé, et un des domestiques ayant été dépêché vers l’officier de justice, M. Forester et M. Falkland se retirèrent et me laissèrent à la garde de deux autres domestiques.

L’un de ceux-là était le fils d’un fermier du voisinage qui avait été longtemps l’intime ami de mon père. J’avais envie de connaître précisément le fond de l’âme de ceux qui avaient été témoins de cette scène, et qui avaient eu occasion d’observer auparavant mes mœurs et ma conduite. Je cherchai donc à entrer en conversation avec celui-ci, « Eh bien, mon bon Thomas, lui dis-je en hésitant et avec un accent plaintif, ne suis-je pas une bien malheureuse créature ?

— Ne me parlez pas, maître Williams ; allez, vous m’avez donné une telle secousse, que je n’en serai remis de longtemps. Vous avez été couvé par une poule, comme on dit, mais il faut que vous soyez sorti de l’œuf d’un basilic. Je suis vraiment bien aise que l’honnête fermier Williams soit mort ; car votre coquinerie lui ferait maudire le jour où il est né.

— Thomas, je suis innocent ! Je le jure par le Dieu du ciel qui doit me juger un jour, je suis innocent.

— Ne jurez pas, je vous en prie, pour l’amour de Dieu, ne jurez pas ! votre pauvre âme est déjà bien assez damnée sans cela. Ma foi, grâce à vous, mon garçon, je ne me fie plus jamais à personne et je ne crois plus aux apparences, quand ce serait un ange. Bonté divine ! comme vous nous en avez débité ! comme vous avez la langue dorée ! À l’entendre, on l’aurait cru innocent comme l’enfant qui vient de naître ; mais, à d’autres. Vous ne ferez pas croire aux gens que le noir est blanc ; pour mon compte, c’est bien fini avec vous. Je vous aimais hier tout comme si vous aviez été mon frère. Aujourd’hui j’ai tant d’amitié pour vous que je ferais de tout mon cœur dix milles à pied pour vous voir pendre.

— Bon Dieu, Thomas, pouvez-vous me dire cela ! Quel changement dans votre cœur à mon égard ! Je prends Dieu à témoin que je n’ai rien fait pour le mériter. Quel monde que celui où nous vivons !

— Arrêtez donc votre langue maudite ! les cheveux me dressent à la tête seulement à vous entendre. Pour tout l’or du monde je ne passerais pas une nuit sous le même toit que vous. Je craindrais à tout moment de voir tomber la maison pour vous écraser ! Je m’étonne que la terre ne s’ouvre pas pour vous engloutir tout vivant. C’est un poison rien que de vous regarder en face ! Si vous allez ce train-là, je crois, Dieu me pardonne, que les gens à qui vous parlerez finiront par vous déchirer par morceaux, et qu’ils ne vous laisseront jamais le temps de gagner la potence. Oh ! oui, je vous le conseille, plaignez-vous. Le pauvre petit innocent ! C’est dommage qu’il crache du venin tout autour de lui comme un crapaud et qu’il empoisonne la terre de son écume partout où il passe. »

Quand je vis que celui à qui je parlais était aussi inaccessible à tout ce que je pouvais dire, et considérant que, même en venant à bout de le ramener de sa prévention, je n’en tirerais pas grand avantage, je me conformai à son avis et gardai le silence. Il ne se passa pas beaucoup de temps sans que tout fût disposé pour mon départ, et on me conduisit à la même prison qui avait renfermé peu auparavant les innocents et malheureux Hawkins. Ils avaient été aussi les victimes de M. Falkland. Je voyais en lui une image fidèle, quoiqu’en raccourci, de ce que sont les monarques, qui comptent les prisons d’État au nombre des instruments de leur pouvoir.

XXIII

Pour moi, je n’avais jamais vu de prison, et, comme la plupart des hommes, je n’avais guère songé à m’informer quel était le sort de ceux qui avaient commis des offenses contre la société, ou qui lui étaient devenus suspects. Oh ! combien est désirable, en comparaison de ces tristes murailles, le plus pauvre des abris où le journalier va se reposer de ses fatigues !

Tout était nouveau pour moi, ces portes massives, ces verrous et ces serrures retentissantes, ces passages sombres, ces fenêtres grillées, et les regards si caractéristiques des geôliers, accoutumés à s’armer de refus et à défendre leurs cœurs de tout sentiment de sympathie et de pitié. La curiosité et un désir de connaître ma situation me portèrent à fixer les yeux sur leurs figures, mais le moment d’après je les détournai avec un dégoût insurmontable. Il est impossible de dépeindre le genre d’odeur et de malpropreté qui distingue ces affreuses demeures. J’avais bien vu dans ma vie des logements négligés et malpropres, habités par des hommes dont la personne n’était pas mieux soignée ; mais leur visage portait l’empreinte de la santé, et on y lisait l’insouciance plutôt que le malheur. La malpropreté d’une prison s’adresse à l’âme même et a déjà un caractère d’infection et de putridité.

On me retint pendant plus d’une heure dans la chambre du geôlier, tandis que les guichetiers survenaient les uns après les autres pour se familiariser avec ma personne. On me regardait déjà comme coupable d’un crime capital : en conséquence, on me fit subir une perquisition rigoureuse, et on me prit un canif, une paire de ciseaux et tout ce que j’avais de monnaie d’or. On délibéra si ces objets ne seraient pas mis sous le scellé, pour m’être rendus, disait-on, aussitôt que je serais acquitté ; et, si je n’avais pas fait voir dans mes réclamations une vigueur et une fermeté à laquelle ils ne s’attendaient guère, telle était la marche qu’ils allaient continuer de suivre. Quand j’eus subi ces cérémonies, on me poussa dans une chambre où étaient assemblés les détenus pour crime capital[11], au nombre de onze. Chacun d’eux était trop occupé de ses réflexions pour faire attention à moi. De ces onze prisonniers, deux étaient là pour vol de chevaux[12], trois pour avoir volé un mouton, un pour avoir volé dans une boutique[13], un autre pour fausse monnaie, deux pour vol de grand chemin, et deux pour vol avec effraction[14].

Les voleurs de chevaux étaient à faire une partie de cartes, qui fut interrompue par un différend survenu entre eux, accompagné de grandes vociférations et d’appels qu’ils faisaient aux uns et aux autres pour décider le coup, mais fort inutilement, car l’un ne les écoutait pas, et d’autres les laissaient au milieu de leur récit pour aller porter loin de leur tapage leurs angoisses intérieures.

C’est la coutume parmi les voleurs de former entre eux une espèce de tribunal burlesque dont chacun va prendre la décision pour savoir s’il sera acquitté, s’il aura répit ou grâce, ainsi que pour essayer la manière la plus adroite d’établir sa défense. Un des voleurs avec effraction, qui avait déjà passé par cette épreuve, était à se promener fièrement en long et en large dans la chambre avec un air de bravade, en criant à son camarade qu’il était aussi riche que le duc de Bedford ; il possédait cinq guinées et demie, ce qui était bien tout ce qu’il pourrait dépenser dans le mois ; et, quant à ce qui arriverait après cela, c’était l’affaire de Jack Ketch[15] et non la sienne. En disant cela, il se jeta brusquement sur un banc qui était près de lui et parut s’endormir un moment ; mais son sommeil était agité ; sa respiration pénible ressemblait de temps en temps à une sorte de gémissement. Un jeune homme de l’autre côté de la chambre s’en vint doucement, armé d’un grand couteau, à l’endroit où celui-ci était couché, la tête pendante sur un des côtés du banc, et lui appuya sur le cou le dos de la lame avec tant de force que ce ne fut qu’après beaucoup d’efforts que l’autre put venir à bout de se relever. « Ma foi, Jean, dit l’homme au couteau, encore un peu et ton affaire était faite. » Celui-ci, sans témoigner le moindre ressentiment : « Dieu te damne, lui dit il d’un ton chagrin : pourquoi diable n’as-tu pas pris le tranchant ? ç’aurait été le meilleur ouvrage que tu eusses fait depuis longtemps[16] ! »

Il y avait un des individus détenus pour vol de grand chemin, dont le cas était assez extraordinaire. C’était un simple soldat, de la physionomie la plus séduisante, âgé de vingt-deux ans. Le plaignant, qui avait été volé un soir en revenant très-tard du cabaret, et à qui on avait pris trois shellings[17], avait affirmé que ce jeune homme était son voleur. Il était difficile de trouver un caractère comparable à celui de ce prisonnier. Son état ne l’avait pas empêché de cultiver son esprit ; la lecture de Virgile et d’Horace était son amusement favori. Le contraste de son humble rang et de ses goûts littéraires le rendait singulièrement intéressant. Il était simple et sans affectation. Sachant dans l’occasion déployer de la fermeté, il était doux, timide, inoffensif et ingénu. On le citait pour sa probité. Une dame l’avait une fois employé pour porter une somme de mille livres sterling à quelqu’un à plusieurs milles de distance ; une autre fois un particulier lui avait confié, pendant son absence, la garde de sa maison et de son mobilier, qui valait au moins cinq fois cette somme. Dans sa manière de penser, il avait toujours montré un grand amour de la justice, beaucoup de candeur et de sagesse. Il avait gagné quelque argent à fourbir les armes de ses officiers, métier pour lequel il avait un talent particulier ; mais il avait refusé le grade de sergent ou de caporal qui lui avait été offert, disant qu’il n’avait pas besoin d’argent, et que dans ce nouveau poste il aurait moins de loisirs à donner à l’étude. Il avait aussi refusé constamment des présents que voulaient lui faire des personnes frappées de son mérite ; non que ce fût, de sa part orgueil ou fausse délicatesse, mais parce que, disait-il, il ne croyait pas devoir en conscience accepter des choses dont il ne sentait nullement avoir besoin. Cet aimable jeune homme mourut pendant que j’étais en prison. Je reçus son dernier soupir[18].

J’étais obligé de passer la journée entière dans la compagnie de ces hommes, dont quelques-uns avaient réellement commis les crimes dont ils étaient accusés, et les autres avaient été exposés au soupçon par le malheur de leur condition. Le tout composait un spectacle de misère dont il est impossible de se former une idée, à moins de l’avoir sous les yeux. Les uns étaient extrêmement bruyants, et cherchaient à s’étourdir, par bravade, sur l’idée de leur état ; tandis que les autres, incapables même d’un tel effort, sentaient aggraver les angoisses de leur esprit par le tumulte et le fracas continuels qui se faisaient autour d’eux. Même ceux qui affectaient le plus de résolution offraient encore un front sillonné par les soucis et les chagrins ; au milieu de leur gaieté forcée, de noires pensées qui survenaient à tout moment altéraient leur visage et y faisaient naître soudain l’expression de la douleur la plus cuisante. Pour les habitants de cette triste enceinte, le retour du soleil n’était pas celui de la joie. Un jour succédait à l’autre ; mais leur condition était invariable. L’existence n’était pour eux qu’une longue scène de tristesse continuelle ; chaque moment était un moment d’angoisse, et cependant ils cherchaient encore à le prolonger, dans la crainte que l’instant d’après ne vînt leur apporter une destinée plus affreuse. Le souvenir du passé était accompagné de regrets insupportables, et chacun d’eux eût sacrifié avec plaisir un de ses bras pour avoir encore le choix de cet état de paix et de liberté qu’une folle conduite lui avait fait aliéner. Nous parlons d’instruments de torture ; les Anglais tirent vanité d’avoir banni de leur île fortunée cet usage monstrueux ! Hélas ! celui qui a pu voir les mystères d’une prison peut dire si le fouet et le chevalet des tortionnaires sauraient jamais infliger de torture comparable à l’agonie lente et silencieuse dans laquelle un prisonnier traîne son existence.

Tels étaient nos jours. Au soleil couché paraissaient nos geôliers, qui ordonnaient à chacun de se retirer pour être enfermé dans son cachot. C’était une circonstance qui aggravait cruellement notre sort que d’être sous la discipline arbitraire de ces êtres durs et despotiques. Jamais hommes ne furent aussi étrangers à toute idée de sensibilité et de commisération. Ils prenaient un plaisir barbare à donner leurs ordres odieux et à observer la répugnance avec laquelle on y obéissait. Quand ils avaient parlé, il n’y avait pas à répliquer ; les fers, le pain et l’eau étaient la rétribution inévitable de la moindre résistance. Leur tyrannie n’avait d’autres bornes que leurs caprices. À qui en appellerait le malheureux prisonnier ? Ira-t-il se plaindre, quand il a la certitude que ses plaintes ne seront pas entendues ? Un rapport sur la rébellion et la nécessité de prendre des précautions sont pour le geôlier un infaillible refuge, et opposent une barrière insurmontable à toute espèce de réparation.

Nos cachots étaient des cellules de sept pieds sur six, creusées plus bas que la terre, humides, sans aucune ouverture pour l’air ou la lumière, si ce n’est quelques trous pratiqués dans la porte. Dans quelques-uns de ces affreux réceptacles, on entassait trois personnes ensemble pour dormir[19]. Je fus assez heureux pour en avoir un à moi seul. Nous étions à l’approche de l’hiver. On ne nous permettait pas d’avoir de chandelle, et, comme je l’ai dit, on nous enfermait dès le coucher du soleil, pour ne nous délivrer que le lendemain au jour. C’était là notre situation pendant quatorze ou quinze heures sur vingt-quatre. Je n’avais, dans aucun temps, été accoutumé à dormir plus de six ou sept heures, et alors j’avais moins de penchant au sommeil que jamais. Ainsi j’étais réduit à passer la moitié de ma journée dans cette effroyable demeure et dans une obscurité complète ; ce qui ne laissait pas d’aggraver mon sort.

Au milieu de mes sombres réflexions, j’exerçais ma mémoire à compter les portes, les ferrures, les verrous, les chaînes, les murs épais, les barreaux et les grilles qui se trouvaient entre moi et la liberté. « Voilà donc, me disais-je, les instruments que la tyrannie, dans le recueillement de ses froides méditations, se plaît à inventer. Voilà l’empire que l’homme exerce sur l’homme. C’est ainsi que l’on tient dans les liens et dans la torpeur un être né pour développer et agrandir toutes ses facultés. Qu’il doit être dépravé ou stupide celui qui ose soutenir ce système d’oppression, où la santé, la gaieté, la sérénité de l’homme vont se perdre sous la fétidité mortelle d’un cachot et sous les rides profondes du désespoir ! »

« Grâces au ciel, dit l’Anglais, nous n’avons pas de Bastille ! grâces au ciel, chez nous aucun homme n’est puni, s’il n’est criminel ! » Misérable privé de sens ! est-ce une terre de liberté que celle où des milliers d’hommes languissent dans les cachots et dans les chaînes ? Va, va, ignorant, va t’instruire dans nos prisons. Apprends à connaître leur insalubrité, leur puanteur, la tyrannie de ceux qui les gouvernent, la misère de ceux qui les habitent. Reviens après ce spectacle, et montre-moi quelqu’un assez déhonté pour dire encore d’un air triomphant : « L’Angleterre n’a pas de Bastille ! » Y a-t-il une accusation si frivole qui n’expose un homme à être plongé dans ces épouvantables demeures ? Y a-t-il quelque basse noirceur qui n’ait pas été mise en œuvre par les officiers de justice et par les accusateurs ? Mais, peut-être, m’allez-vous dire, contre toutes ces injures on obtient des réparations. Des réparations ! Ce mot même est le comble de l’insulte ! Quoi ! ce malheureux réduit au désespoir, qui ne s’est vu acquitter qu’au moment où la langueur et la misère allaient éteindre en lui les restes de la vie, ira poursuivre des réparations ? Où trouvera-t-il assez de loisir, et surtout assez d’argent pour salarier les agents et les ministres de la loi, pour payer ce remède si lent et toujours si chèrement acheté ? Non, non, il est trop heureux de laisser derrière lui son cachot et l’affreux souvenir des moments qu’il y a passés ; les mêmes caprices de l’oppression et de la tyrannie seront l’héritage de l’infortuné qui vient prendre sa place.

Pour moi, je contemplais les murs tout autour de moi, et ma pensée devançait déjà la mort prématurée que tout me présageait ; je redescendais au fond de mon cœur ; je n’y trouvais que l’innocence, et je me disais : « Voilà donc ce que c’est que la société. Voilà cette distribution de justice qui est le but de la raison humaine ! Voilà le fruit des méditations des sages, l’ouvrage auquel ils ont consacré tant de veilles ! Le voilà ! »

Le lecteur me pardonnera de m’être écarté du principal sujet de mon histoire par cette digression. S’il trouvait que je me suis laissé aller à des remarques générales, qu’il se souvienne que celles-ci sont le résultat d’une expérience chèrement payée. C’est de la plénitude d’un cœur qui ne peut plus se contenir que l’invective coule de ma plume. Ce ne sont pas les déclamations d’un homme qui prétend à l’éloquence. Les fers de cet esclavage ont torturé mon âme.

Je ne pouvais pas croire que tant de misère et d’infortune fût jamais tombé en partage à aucune créature humaine. Je me rappelais avec surprise mon empressement puéril à faire juger ma conduite et à démontrer mon innocence. Je le détestais comme l’effet de la plus sotte et de la plus insoutenable pédanterie. Je m’écriais, dans l’amertume de mon cœur : « Hé, qu’est-ce donc que la réputation ? C’est un hochet d’enfant pour amuser les hommes. Si j’avais su mépriser cette chimère, je pourrais jouir de la tranquillité de mon cœur, goûter les biens de la paix et de la liberté, et entretenir dans de douces occupations l’activité de mon esprit. Et pourquoi soumettre mon bonheur à l’arbitrage des autres ? Mais quand même une bonne réputation serait un bien de la plus haute valeur, un pareil moyen de la recouvrer ne serait-il pas réprouvé par le sens commun ? Le langage que ces institutions tiennent à l’infortuné qui les invoque n’est-il pas celui-ci : « Allons, sois privé de la lumière du jour, associe-toi à ceux que la société a marqués comme les objets de son exécration ; rends-toi l’esclave des geôliers ; laisse-toi charger de chaînes ; tu pourras ensuite espérer d’être purgé d’une injuste accusation, et de recouvrer l’honneur et la réputation ? » Tels sont donc les moyens de consolation qu’offre la loi à ceux que la méchanceté ou la sottise, une inimitié privée ou une assertion indiscrète font gémir, sans le plus léger fondement, sous le poids de la calomnie ! Pour mon compte, j’étais bien certain de mon innocence, et l’examen m’a bientôt fait voir que les trois quarts de ceux qui sont habituellement assujettis à un traitement semblable sont des personnes contre lesquelles nos cours de justice, malgré leur prévention dédaigneuse et leur précipitation, ne trouvent pas assez de preuves pour opérer une conviction. Il faut donc qu’un homme soit bien mal instruit ou bien dépourvu de jugement pour commettre aux hasards d’une telle protection son honneur et sa vie.

Mais je me trouvais dans un cas encore bien plus désespéré. J’étais intimement convaincu qu’un examen tel que ces institutions peuvent le faire, devait répondre dignement à ces odieux préliminaires. Après les souffrances que j’endurais, quelle chance avais-je pour espérer d’être acquitté ? Quelle probabilité y avait-il que les juges devant lesquels j’aurais à paraître m’écouteraient plus favorablement que ceux qui avaient déjà prononcé sur ma cause dans la maison de M. Falkland ? Non, non, je me voyais condamné par anticipation.

Ainsi, dépouillé de tous les biens que donne l’existence, déchu de ces belles espérances auxquelles je m’étais si souvent livré, arraché de cette carrière d’honneur et de vertu au-devant de laquelle mon âme ardente aimait tant à s’élancer ; tout ce que m’offrait l’avenir, c’était quelques semaines consommées dans ce lieu misérable, pour aller ensuite recevoir la mort des mains de l’exécuteur public. Il n’y a pas de langage pour exprimer l’indignation et le dégoût affreux que ces idées excitaient dans mon âme. Mon ressentiment ne s’arrêtait pas à mon persécuteur, il s’étendait à la machine sociale tout entière. Je ne pouvais croire que tout ce qui m’arrivait fût le résultat d’institutions inséparables du bien général. Toute l’espèce humaine me paraissait composée de bourreaux et de tortionnaires. Je les regardais tous comme conjurés pour me déchirer en pièces ; et cet immense tableau d’une persécution inexorable me jetait dans un état d’angoisse impossible à décrire. J’examinais tour à tour ma situation sous ces deux faces. J’étais innocent : j’avais droit à l’assistance des hommes ; mais je ne voyais pas un cœur qui ne fût endurci contre moi, pas un bras qui ne fût prêt à prêter son secours pour précipiter ma ruine. Un homme qui n’a pas senti, dans les plus grands intérêts de sa vie, la justice, l’éternelle vérité, l’inaltérable équité, liées inséparablement à sa cause, et de l’autre côté la force brutale, l’opiniâtreté stupide et l’orgueilleuse insolence conjurées contre lui, ne peut pas imaginer ce qui se passait en moi. Je voyais la perfidie et le mensonge rayonnant d’honneur et triomphant ; je voyais la faible innocence broyée en poussière sous la main toute-puissante du crime.

Où pouvais-je chercher du soulagement à ces sensations ? Était-ce au milieu de ce chaos de licence et d’exécration où je passais la journée, et où chaque figure me réfléchissait l’image d’une angoisse qui ne le cédait qu’à la mienne ? Celui qui voudrait se former une idée des régions infernales n’aurait besoin que d’assister pendant quelques heures à l’affreux spectacle que j’ai eu sous les yeux pendant plusieurs mois. Il ne m’était pas permis de me soustraire un moment à cette complication d’horreurs, ni de me réfugier dans le calme de la méditation. L’air, l’exercice, l’attention, la variété des objets, tous ces grands mobiles de l’activité de l’homme m’étaient interdits pour toujours par l’inexorable tyrannie qui me tenait en son pouvoir. La solitude nocturne de mon cachot n’était pas moins insupportable. Je n’y avais pas d’autre meuble que la paille qui servait à mon repos. Il était étroit, humide et malsain. Un esprit épuisé comme le mien par la plus accablante uniformité, auquel ne s’offrait jamais ni amusement ni occupation pour tromper l’ennui de ses pénibles heures, ne pouvait trouver qu’un sommeil court, agité et peu propre à rafraîchir les sens. La perplexité et le désordre de mon imagination me tourmentaient encore plus dans mes rêves que dans les pensées de mes veilles. À ces intervalles de sommeil succédaient les heures que le régime de la prison m’obligeait de passer, quoique éveillé, dans ces ténèbres solitaires. Là, je n’avais ni livres, ni plumes, ni rien qui fût propre à fixer mon attention ; c’était l’uniformité du néant. Quelle misère pour un esprit actif et infatigable comme le mien ! Je ne pouvais pas me plonger dans la léthargie ; je ne pouvais pas oublier mes malheurs ; cette horrible image me poursuivait sans relâche avec la malignité d’un démon. Barbare, inexorable politique des institutions humaines, qui condamne un homme à des tourments aussi douloureux, qui les sanctionne au moins par sa coupable indifférence et les appelle la sauvegarde de la liberté ! Mille fois j’aurais brisé ma tête proscrite contre les murs de mon cachot ; mille fois j’ai soupiré après la mort, et j’ai embrassé avec une ardeur inexprimable l’espoir de trouver un terme à mon horrible martyre ; mille fois j’ai formé le projet de porter sur moi-même une main homicide, et j’ai délibéré, dans l’amertume de mon âme, sur les différents moyens de secouer le fardeau de l’existence. Qu’avais-je à faire de la vie ? J’en avais assez vu pour ne la plus regarder qu’avec horreur. Pourquoi attendrais-je les lentes formalités du despotisme légal ? N’oserais-je donc mourir qu’au moment et de la manière décrétée par ses odieux ministres ? Cependant une puissance inexplicable retenait mon bras. Avec l’ardeur du désespoir je m’accrochai encore à ce fantôme d’existence, à ses mystérieuses affinités, à ses perspectives trompeuses.

XXIV

Telles étaient les réflexions qui me poursuivirent pendant les premiers jours de mon emprisonnement, que je passai ainsi dans un état continuel d’angoisse. Mais, après quelque temps, la nature accablée refusa de plier plus longtemps sous le fardeau ; l’imagination, toujours mobile, amena une suite de réflexions différentes.

Je sentis mon courage revivre. La sérénité et la bonne humeur avaient été les compagnes de toute ma vie, et elles revinrent encore me visiter au fond de mon cachot. Je ne m’aperçus pas plutôt de ce changement dans mes idées, que j’entrevis la possibilité et l’avantage de recouvrer la tranquillité et la paix de l’âme. Je crus entendre au dedans de moi-même une voix secrète qui me suggérait de me montrer, dans cet état d’abandon et d’infortune, au-dessus de mes persécuteurs. Heureuse innocence ! la conscience de mon intégrité, cette satisfaction intérieure de moi-même, était comme un soleil bienfaisant qui perçait à travers toutes les murailles de mon cachot, et qui portait dans mon cœur mille fois plus de chaleur et de joie que les splendeurs réunies de la fortune et des honneurs n’en donneront jamais aux esclaves du vice.

Je trouvai le secret de tenir mon esprit occupé. Je me disais : « Je suis enfermé pendant la moitié de la journée dans une obscurité totale, et sans aucune source extérieure de dissipation ; l’autre moitié, je la passe au milieu du tumulte et du bruit. Eh bien ! ne puis-je pas chercher de l’amusement dans les propres ressources de mon esprit ? N’est-il pas pourvu d’une grande variété de connaissances ? Depuis mon enfance, tous mes moments n’ont-ils pas été employés à satisfaire une insatiable avidité de m’instruire ? Quand pourrais-je mieux qu’à présent tirer parti de ces avantages ? » En conséquence, je me mis à exercer l’activité de mon imagination. Je m’amusai à repasser l’histoire de ma vie. Successivement je vins à me rappeler une infinité de petites circonstances qui auraient été perdues sans cet exercice. Je retraçais à mon esprit des conversations tout entières ; je pensais d’abord au sujet sur lequel elles avaient roulé, puis à leur marche, à leurs incidents ; et j’allais souvent jusqu’à en retrouver les propres termes. Je m’arrêtais sur ces idées jusqu’à ce que je fusse totalement absorbé par mes méditations. Je me les répétais jusqu’à ce que je sentisse naître la chaleur de l’enthousiasme. J’avais mes occupations différentes ; les unes propres à ma solitude nocturne, dans laquelle je pouvais donner pleine carrière aux impulsions de mon âme ; les autres, arrangées pour le désordre de la journée, où mon objet était de demeurer tout à fait sourd au tumulte qui m’environnait.

Par degré j’en vins à laisser mon histoire, et à courir des aventures imaginaires. Je me figurais toutes les positions dans lesquelles je pouvais être placé, et je me traçais la conduite à suivre dans chacune. Ainsi, je me rendis familières toutes sortes de scènes, de luttes et de dangers, de bienfaisance et d’oppression. Je me transportais souvent, en imagination, jusqu’au moment terrible où la nature touche à sa dissolution. Dans quelques-unes de mes rêveries, mon sang bouillonnait avec toute l’impétuosité du courroux et de l’indignation ; dans d’autres, je recueillais avec constance toutes les forces de mon âme, pour quelque périlleuse rencontre. Je m’exerçais aussi à l’éloquence convenable pour ces diverses situations, et dans la solitude de mon cachot, je fis plus de progrès dans l’art oratoire que je n’en aurais peut-être fait au milieu du plus vivant et du plus nombreux théâtre.

J’arrivai enfin à disposer de mes heures chaque jour avec autant de méthode qu’un homme dans son cabinet, qui passe des mathématiques à la poésie, et de la poésie à l’étude du droit des nations. À la régularité de ce travail je joignis la diversité des matières. À l’aide de ma seule mémoire, je parcourus dans ma prison une partie considérable d’Euclide, et je retraçai, jour par jour, les suites de plusieurs faits et incidents de l’histoire, tels qu’ils sont rapportés par nos plus célèbres auteurs. Je devins aussi poëte ; je me mis à décrire la magnificence et la fécondité de la nature, à exprimer les grands traits des passions, et à partager, avec tout le feu de l’enthousiasme, les élans d’une âme généreuse, trompant ainsi le dégoût et l’ennui de ma solitude, pour parcourir en idée toutes les scènes du monde. Quant à ce besoin qu’éprouve toujours l’esprit humain de se rendre compte de ses progrès, je trouvai facilement des expédients pour y suffire, à défaut de plumes et de livres.

Au milieu de ces occupations, je voyais avec un transport de joie et de triomphe, jusqu’à quel point l’homme est indépendant des faveurs ou des rigueurs capricieuses de la fortune. J’étais hors de la portée de ses coups, car elle ne pouvait me mettre plus bas. Aux yeux de tout le monde je semblais être dans un état de détresse et de misère, tandis que, dans la réalité, je n’éprouvais pas un besoin. Ma nourriture était grossière, mais je jouissais d’une bonne santé. Mon cachot était infect, mais mes sens s’y étaient accoutumés. Si l’exercice en plein air m’était interdit, je savais en prendre dans mon cachot, de manière même à provoquer la sueur. Je n’avais aucun moyen de délivrer ma personne d’une compagnie qui ne pouvait inspirer que de l’aversion et du dégoût, mais j’eus porté bientôt jusqu’à la perfection l’art d’y soustraire mon âme, en sorte que je ne voyais ni n’entendais les gens qui m’entouraient que pendant les courts intervalles qui me convenaient.

Tel est pourtant l’homme considéré en lui-même ; tant sa nature est simple, tant ses besoins sont peu nombreux. Que l’homme de la société artificielle est différent ! De vastes palais s’élèvent pour le recevoir, mille véhicules différents sont inventés pour ses promenades et ses exercices ; des provinces entières sont rançonnées pour contenter son appétit, et tout le globe est mis à contribution pour lui fournir ses vêtements et ses meubles. Que de dépenses pour payer la servitude ? Sa santé et son repos se trouvent dans la dépendance d’une foule d’accidents ; son corps et son âme sont à la merci de quiconque promettra de satisfaire ses insatiables et impérieux besoins.

Aux désavantages de ma situation présente se joignait encore l’affreuse perspective d’une mort ignominieuse. Eh bien ! tout homme est fait pour mourir. Personne ne sait l’heure où la mort viendra le visiter. À coup sûr il n’est pas plus fâcheux d’avoir à affronter cette ennemie formidable, quand on est en pleine santé et pourvu de tous les moyens de force et de courage, que d’essuyer ses attaques au moment où nous sommes déjà à moitié défaits par la maladie et les souffrances. Au moins, étais-je bien décidé à jouir pleinement des jours que j’avais encore à vivre, et c’est une faveur que peut espérer l’homme dont la santé se prolonge jusqu’au dernier moment de son existence. Pourquoi m’abandonner à d’inutiles regrets ? Il n’y avait pas au dedans de moi un sentiment de fierté, ou plutôt d’indépendance et de justice, qui ne criât à mon persécuteur : « Tu peux m’ôter l’existence, mais tu ne saurais troubler la sérénité de mon âme. »

XXV

Au milieu de ces réflexions, une autre idée qui ne m’avait pas encore frappé vint se présenter à mon esprit. « Je triomphe, me disais-je, et avec raison, de l’impuissance de mon persécuteur. Mais cette impuissance n’est-elle pas encore plus grande que je ne l’ai cru jusqu’à présent ? Je dis qu’il peut m’ôter l’existence, mais non pas troubler la sérénité de mon âme. Rien n’est plus vrai : mon âme, ma présence d’esprit, la fermeté de mon caractère sont hors de son atteinte ; mais ma vie n’y serait-elle pas également si je le voulais ? Quels sont les obstacles matériels que l’homme ne soit pas parvenu à vaincre ? Est-il une entreprise si difficile dont il ne soit venu à bout ? Et si d’autres l’ont fait, pourquoi ne le ferais-je pas ? Étaient-ils excités par des motifs plus puissants que les miens ? L’existence leur était-elle plus précieuse, ou avaient-ils en eux plus de moyens pour l’animer et l’embellir ? Certainement je l’emporte, à cet égard, sur la plupart de ceux qui ont déployé le plus de persévérance et d’intrépidité. Pourquoi serais-je moins entreprenant ? Un esprit hardi et contemplatif sait donner au diamant et à l’acier la ductilité de l’eau. La puissance de l’esprit humain ne connaît pas de bornes et se rit de la vigilance des tyrans. »

Je repassais cent fois ces idées dans ma tête, et, après quelques instants de contemplation, exalté par l’enthousiasme, je m’écriais : « Non, je ne mourrai pas ! »

Dans ma première jeunesse, j’avais lu toutes sortes de livres. Il m’était tombé entre les mains des histoires de ces hommes pour qui les serrures, les verrous n’étaient qu’un jeu, et qui, pour faire montre de leur habileté, avaient fait l’expérience d’entrer dans la maison la plus fortement barricadée avec aussi peu de bruit et presque aussi peu de peine que d’autres auraient levé un loquet. Il n’y a rien qui intéresse autant un jeune homme que le merveilleux ; il n’y a rien qu’il ambitionne plus vivement que le pouvoir d’étonner les spectateurs par des tours prodigieux de force ou d’adresse. Sans suivre d’autre guide que le cours de mes réflexions, je concevais dès lors que l’âme était essentiellement libre, capable de céder à la raison, mais destinée par la nature à ne jamais être soumise par la force. Comment pourrait-il être au pouvoir d’un homme de me retenir par contrainte ? Pourquoi, si ma volonté était de me soustraire à sa violence, ne serais-je pas en état d’éluder les recherches les plus actives ? Ces membres et ce corps sont, à la vérité, pour la partie pensante, une masse lourde et importune qu’elle est condamnée à traîner avec soi ; mais pourquoi la partie pensante ne viendrait-elle pas à bout d’alléger cette charge de manière à ne la plus sentir ? Ces réflexions des premiers temps de ma jeunesse n’étaient nullement étrangères à l’objet de mes recherches actuelles.

Dans la maison de mon père, notre plus proche voisin était un charpentier. Tout plein du genre de lecture dont j’ai parlé, j’étais extrêmement curieux d’examiner ses outils, leurs effets et leur usage. Ce charpentier était doué d’une rare intelligence, et ses facultés, n’ayant eu guère à s’exercer que dans sa profession, il était devenu fertile en inventions et raisonnait sur son métier d’une manière fort ingénieuse. Sa conversation m’intéressait donc vivement, et mon esprit éclairé par les lumières du sien perfectionnait même quelquefois les idées de mon maître. Je me mis d’abord à travailler avec lui pour mon amusement, et ensuite pendant quelque temps comme son compagnon. J’étais d’une constitution vigoureuse, et par l’habitude du travail j’ajoutai à l’avantage abstrait de ma force celui de savoir l’appliquer, quand je voulais, de manière à n’en pas perdre la moindre partie.

C’est une chose étrange, quoique assez ordinaire, que les ressources même qui nous seraient le plus utiles dans une situation critique, quelque familières qu’elles nous soient, ne viennent pas s’offrir à notre esprit quand il s’agirait de les mettre en œuvre. Ainsi, depuis ma détention, mon esprit avait déjà parcouru deux cercles d’idées extrêmement différents avant que ce moyen de délivrance se fût présenté à lui. Dans le premier, mes facultés avaient avaient été accablées ; dans l’autre, elles avaient été exaltées au dernier point ; mais dans l’une et l’autre de ces situations je regardais comme irrévocable la nécessité de me soumettre passivement au bon plaisir de mes persécuteurs.

Pendant le temps que j’avais passé dans cet état d’indécision, et après un peu plus d’un mois de captivité, arrivèrent les assises, qui se tenaient deux fois l’année dans la ville où j’étais prisonnier. Cette fois, mon affaire ne leur fut point présentée, et se trouva dès lors remise à six mois. J’aurais eu, pour espérer d’être acquitté, d’aussi fortes raisons que j’en avais pour attendre une condamnation, que la chose eût toujours été la même. Quand j’aurais été détenu pour la cause la plus frivole pour laquelle jamais juge de paix ait décrété un mendiant vagabond, il n’en aurait pas moins fallu que j’attendisse environ cent soixante-dix jours avant que mon innocence fût légalement reconnue, tant il y a encore d’imperfection dans les lois de ce pays si vanté, où les législateurs restent assemblés de quatre à six mois par année ! Je n’ai jamais pu savoir au juste si ce délai fut l’effet de quelque démarche faite par mon persécuteur, ou s’il fut tout naturellement une suite des formes de l’administration de la justice, trop graves, trop solennelles pour se plier aux droits ou aux besoins d’un obscur individu.

Mais ce ne fut pas là le seul événement survenu pendant ma détention, dont je ne pourrais pas donner de solution satisfaisante. À peu près à la même époque, le geôlier commença à changer de conduite à mon égard. Un matin, il me fit venir dans la partie du bâtiment destinée à son usage ; là, après avoir un peu cherché ses paroles, il me dit qu’il était fâché de ce que je n’avais pas été placé plus commodément, et il me demanda si je m’arrangerais mieux d’avoir une chambre dans sa propre habitation. Frappé d’une question à laquelle je m’attendais si peu, je voulus savoir de lui si quelqu’un lui avait fait pour moi cette demande. Il me répondit que non ; mais que les assises étaient passées, qu’il avait moins de prisonniers sur les bras et un peu plus de temps pour se reconnaître. Il ajouta qu’il me croyait une bonne pâte de jeune homme, et qu’il m’avait pris en amitié. À ce mot, je fixai sur lui un œil scrutateur ; je ne découvris rien sur son visage qui portât l’expression ordinaire d’un pareil sentiment ; il m’avait l’air d’un homme jouant un rôle qui ne va pas à sa figure et qui lui donne de la contrainte et de la gaucherie. Il en vint toutefois à me faire l’offre de manger à sa table, ajoutant que, si cela me convenait, il n’en ferait pas plus gros ordinaire, et il entendait qu’il ne m’en coûtât rien de plus pour cela ; qu’à la vérité, pour lui, il avait toujours tant d’affaires qu’il n’avait pas un moment de reste ; mais que sa femme et sa fille Marguerite seraient enchantées d’entendre causer un homme d’esprit, comme il savait que j’étais, et que peut-être moi-même je ne trouverais pas leur compagnie désagréable.

Je réfléchis sur cette proposition, et je ne fis pas de doute, quoique cet homme m’eût assuré le contraire, qu’elle ne procédait pas d’un mouvement spontané d’humanité de sa part ; mais que, pour parler le langage des gens de sa sorte, il avait de bonnes raisons pour agir ainsi. Je m’épuisais en conjectures sur l’auteur de cet acte d’attention et d’indulgence. Les deux personnes qui se présentaient à mon esprit étaient M. Falkland et M. Forester : je connaissais celui-ci pour un homme austère et inexorable envers ceux qu’il avait une fois jugés vicieux : il se piquait d’être inaccessible à ces mouvements de pitié qui ne sont bons, disait-il, qu’à nous faire manquer à notre devoir. M. Falkland, au contraire, était de la plus exquise sensibilité ; c’était là la source de ses plaisirs et de ses peines, de ses vertus et de ses vices. Quoiqu’il fût l’ennemi le plus cruel que j’eusse à redouter, et quoique aucun sentiment d’humanité ne fût capable de l’arrêter ou de le détourner le moins du monde de la marche qu’il s’était tracée, je le crus bien plus porté que son frère à s’occuper de ma captivité et à vouloir alléger mes souffrances.

Cette conjecture n’était pas de nature à verser du baume sur mes plaies. Je ne pensais à mon persécuteur qu’avec un mouvement de colère. Comment aurais-je pu voir d’un autre œil l’homme qui, pour contenter sa passion dominante, ne comptait pour rien ni mon honneur ni ma vie ? Je le voyais détruisant l’un et se jouant de l’autre avec un sang-froid et une tranquillité que je ne pouvais me rappeler qu’avec horreur. Je ne savais pas quels étaient ses projets à mon égard ; je ne savais s’il prenait seulement la peine de former un vœu stérile pour la conservation de celui dont il avait flétri l’avenir avec tant d’iniquité. Jusqu’à ce moment j’avais gardé le silence sur mon grand moyen de récrimination ; mais il n’était pas très-certain que je consentisse à périr en silence victime des artifices et de l’opiniâtreté d’un tel homme. De quelque côté que je sondasse mon cœur, je le trouvais partout ulcéré de l’injustice de mon oppresseur, et mon âme se révoltait à l’idée d’une lâche compassion au moment même où son inexorable vengeance cherchait à m’écraser.

Ces sentiments dictèrent ma réponse au geôlier, et je trouvai un secret plaisir à les laisser s’exhaler dans toute leur amertume. Je le regardai avec le sourire du sarcasme, et lui dis que j’étais ravi de le voir devenu tout à coup aussi humain ; que pourtant je savais un peu lire dans l’humanité d’un geôlier, et que je devinais bien comment la sienne lui était venue ; mais qu’il pouvait dire à celui qui le mettait en œuvre qu’il prenait une peine inutile ; que je n’accepterais jamais rien d’un homme qui avait machiné ma perte, et que j’avais assez de courage pour endurer mon mal à l’avenir comme à présent. Le geôlier me regarda d’un air étonné ; puis, en faisant une pirouette sur le talon : « À la bonne heure, mon jeune coq, s’écria-t-il, vous n’en avez pas tant appris pour rien, à ce que je vois. C’est fort bien d’avoir du cœur ; mais il y a temps pour tout, mon garçon : je crois que vous auriez mieux fait de garder votre courage pour le moment où vous en aurez besoin. »

Les assises, qui se passèrent sans rien changer à ma destinée, opérèrent une grande révolution parmi mes camarades de prison. Je séjournai assez longtemps dans cette demeure pour y voir renouveler tous ses habitants. Un des voleurs avec effraction (le rival du duc de Bedford) et le faux monnayeur furent pendus ; deux autres furent condamnés à la déportation, et le reste fut acquitté. Les déportés restèrent avec nous, et, quoique la prison se trouvât ainsi allégée par là de neuf de ses pensionnaires, il y avait, au semestre suivant des assises, autant de personnes, à peu près, que j’en avais trouvé en entrant.

Le soldat dont j’ai parlé vint à mourir, le soir même de l’arrivée des juges, d’une maladie causée par son emprisonnement. Telle fut la justice que trouva dans son pays un être fait pour honorer un siècle ; le plus doux, le plus sensible des hommes, celui dont les mœurs étaient les plus simples et les plus aimables, dont la vie était la plus pure ; il se nommait Brightwell. Si ma plume pouvait immortaliser ce nom, je ne pourrais rien faire de plus doux pour mon cœur. Il avait le jugement sain et plein de pénétration, les idées élevées et claires, en même temps qu’il régnait dans toute sa personne une franchise si naturelle et si confiante, qu’un observateur superficiel l’aurait jugé fait pour se laisser prendre au premier piége dressé contre lui. J’ai bien sujet de me rappeler sa mémoire avec affection. Il fut le plus chaud, je dirais presque, hélas ! le dernier de mes amis, et à cet égard je ne fus pas en reste avec lui. Dans le fait, il y avait, si j’ose le dire, une grande conformité entre nos deux caractères, si ce n’est que je ne saurais prétendre l’égaler pour la mâle originalité de son esprit, ni même me comparer à lui pour l’extrême pureté de sa conduite. Je lui racontai mon histoire, du moins ce que je crus pouvoir lui en apprendre ; il l’écouta avec intérêt, il l’examina avec une véritable impartialité, et, s’il conçut quelques doutes au premier moment, les fréquentes occasions qu’il eut de m’observer dans les instants où j’étais le moins sur mes gardes, lui apprirent bientôt à m’accorder une confiance sans réserve, et lui donnèrent une parfaite conviction de mon innocence.

Il parlait sans amertume de l’injustice dont nous étions victimes l’un et l’autre, et il prédisait qu’il viendrait un temps où la possibilité même d’une oppression aussi intolérable n’existerait plus ; mais c’était un bonheur, disait-il, réservé à la postérité ; nous ne pouvions pas espérer d’en jouir nous-mêmes. Il trouvait quelque consolation à penser qu’il n’y avait pas dans toute sa vie passée un moment dont il pût, d’après son jugement, désirer un meilleur emploi. Il pouvait dire avec autant de raison que beaucoup d’autres hommes, qu’il avait rempli ses devoirs ; mais il prévoyait ne pas survivre à son infortune actuelle. C’étaient là ses discours quand il avait encore toute sa présence d’esprit ; car on peut dire, dans un sens, que ses malheurs lui avaient fait perdre courage, mais au moins, si on peut lui appliquer cette expression, il faut convenir que jamais désespoir ne fut plus calme ni plus résigné que le sien.

Dans tout le cours de mes aventures, je n’ai pas éprouvé de chagrin plus amer qu’à la mort de cet homme infortuné. Les circonstances de son sort se présentèrent à mon esprit dans toute leur complication de dureté et d’injustice. Après avoir chargé d’exécrations tout gouvernement humain qui pouvait être l’instrument d’un aussi abominable forfait, je me reportai sur moi-même. Je voyais d’un œil d’envie la fin de mon ami Brightwell. Mille fois je désirai que mon corps fût froid et insensible à la place du sien ; je n’étais conservé à la vie, à ce que je me persuadais, que pour endurer des maux inexprimables. Dans peu de jours il aurait été acquitté, il aurait recouvré sa liberté, sa réputation ; peut-être que les hommes, touchés des injustices qu’il avait eu à essuyer, se seraient montrés empressés à réparer ses infortunes et à effacer jusqu’au souvenir de son traitement ignominieux. Mais il venait de mourir, cet infortuné, et moi je restais ! Moi, victime d’une iniquité non moins révoltante, mais qui ne pouvais espérer de réparation, qui étais marqué d’infamie pour toute la durée de ma triste existence, et qui devais emporter en mourant le mépris et l’exécration de mes semblables !

Telles furent en partie les premières réflexions que me fit naître le sort de ce martyr de nos barbares institutions. D’un autre côté, cependant, mes relations avec le malheureux Brightwell ne laissaient pas de m’avoir fourni quelques motifs de consolation. Je me disais : « Il a vu au travers de ces tissus de calomnie qui m’enveloppent ; il a reconnu mon cœur, et m’a donné son amitié. Pourquoi désespérer ? Ne pourrai-je pas rencontrer par la suite des âmes aussi libérales que la sienne, qui me rendront justice et compatiront à mes infortunes ? Que j’aie ce bonheur, et je serai content. Je me réfugierai dans les bras de l’amitié, et j’y oublierai la méchanceté des hommes. Je vivrai satisfait au sein d’une obscurité paisible, en cultivant les jouissances du cœur et de l’esprit, en me livrant dans un petit cercle aux douceurs de la bienfaisance. » Ainsi mon âme s’excitait au projet que j’allais entreprendre.

Je n’eus pas plutôt conçu l’idée d’une évasion, que, pour m’en faciliter les préparatifs, je me déterminai au plan que voici. Je résolus de me mettre dans les bonnes grâces du concierge. Dans le monde, en général, j’ai trouvé toutes les personnes qui étaient au fait des apparences de mon histoire, disposées à ne me regarder qu’avec une sorte de dégoût et d’horreur qui les portait à me fuir, comme si j’eusse été frappé de la peste. La supposition que j’avais d’abord volé mon maître, et qu’ensuite, pour me laver, je l’avais accusé lui-même d’avoir voulu me suborner, me mettait dans une classe particulière, et infiniment plus odieuse que les criminels ordinaires. Mais cet homme-ci était trop passé maître dans sa profession pour entretenir de l’aversion contre un de ses semblables pour de pareils motifs. Il considérait les personnes commises à sa garde comme autant de corps humains dont il était responsable, et qu’il était tenu de représenter en temps et lieu ; mais quant à la différence de l’innocent et du coupable, c’était une affaire qu’il jugeait au-dessous de son attention. Ainsi, en cherchant à me faire bien venir de lui, je n’avais pas à lutter contre ces préventions que, dans une foule d’autres cas, j’ai trouvées si cruellement enracinées. Ajoutez que, dans cette circonstance, j’avais encore pour moi l’influence de ce même motif, quel qu’il pût être, qui l’avait rendu si généreux dans ses offres à mon égard.

Je lui parlai de mon talent pour la menuiserie, et je m’offris de lui faire une demi-douzaine de jolies chaises, s’il voulait me procurer les moyens et les outils nécessaires ; car il ne fallait pas espérer, sans son consentement, de pouvoir exercer paisiblement une industrie de ce genre, quand même mon existence en eût entièrement dépendu. Il me regarda d’abord fixement, comme cherchant en lui-même ce que voulait dire cette nouvelle proposition ; ensuite, prenant un air gracieux, il me dit qu’il était ravi de me voir ainsi m’humaniser un peu avec les gens, et qu’il verrait ce qu’il pouvait faire. Deux jours après, il me signifia qu’il m’accordait ma demande. Il ajouta que, quant au présent que je voulais lui faire, il n’avait rien à me dire là-dessus, que je ferais comme il me plairait ; mais que je pouvais compter sur lui pour toutes les douceurs qu’il pourrait me procurer sans se compromettre, pourvu que quand il se montrerait civil envers moi je ne m’avisasse pas une seconde fois de le rebuter et de lui répondre par de mauvais propos.

Ces préliminaires ainsi gagnés, j’amassai successivement des outils de différentes espèces, tarières, perçoirs, ciseaux, etc. Enfin je me mis à l’ouvrage : les nuits étaient longues ; mon geôlier, malgré son ostentation de générosité, était excessivement pressé. Je sollicitai donc encore, et j’obtins un bout de chandelle pour pouvoir travailler une heure ou deux de plus, après que j’étais enfermé dans mon cachot. Néanmoins je ne travaillais pas constamment à l’ouvrage que j’avais entrepris, et mon geôlier laissait percer à tout moment des signes d’impatience. Peut-être avait-il peur que je n’eusse pas le temps de finir avant d’être pendu. J’insistai toutefois sur la liberté de travailler à mon loisir et quand il me plairait, ce qu’il n’osa pourtant pas me contester expressément. Pour surcroît de bonne fortune, je parvins à me procurer secrètement un levier de fer, par le moyen de miss Marguerite, qui venait de temps en temps à la geôle examiner les prisonniers, et qui paraissait m’avoir pris particulièrement en amitié.

Ici il est facile de reconnaître comment le vice et la duplicité naissent nécessairement de l’injustice. Je ne sais si mes lecteurs me pardonneront le profit peu délicat que je comptais tirer de l’indulgence inexplicable de mon geôlier envers moi. Mais je ne dois pas taire mes faiblesses ; c’est mon histoire et non mon apologie que j’ai voulu écrire ; et je ne me sentais pas préparé à conserver dans ma conduite une franchise invariable, dont le prix était toujours une mort prématurée.

Mon plan était tout fait. Je pensai qu’à l’aide du levier il me serait aisé de soulever sans beaucoup de bruit la porte de mon cachot hors de ses gonds, ou bien, qu’en cas de nécessité, je pourrais enlever la serrure. Cette porte donnait dans un passage étroit où était d’un côté l’enfilade des cachots, et de l’autre les logements du geôlier et des guichetiers, au delà desquels était l’entrée ordinaire de la rue. Je n’osai pas tenter cette sortie, de peur de réveiller les personnes contre la porte desquelles il m’aurait fallu nécessairement passer. Je me déterminai donc à choisir celle de l’autre extrémité du passage, qui était bien barricadée et donnait sur une espèce de jardin appartenant au geôlier. Je n’étais jamais entré dans ce jardin, mais j’avais eu occasion de le voir de la fenêtre de notre chambre commune, la chambre même étant immédiatement au-dessus des cachots. Un mur très-élevé terminait le bâtiment de ce côté, à ce que j’avais appris par mes camarades de prison, et au delà était une ruelle assez longue qui aboutissait à une des extrémités de la ville. Après avoir bien examiné le local et avoir longtemps réfléchi sur ce sujet, il me sembla que si une fois je pouvais gagner le jardin, il me serait facile, à l’aide de perçoirs et d’autres outils fichés à des distances convenables, de me faire une espèce d’échelle avec laquelle j’escaladerais le mur, et reprendrais bientôt possession de ma chère liberté. Je préférai ce mur à celui qui bornait immédiatement mon cachot, parce que celui-ci donnait sur une rue très-peuplée.

Je laissai écouler deux jours depuis le moment où j’eus tout à fait arrêté mon plan ; et puis, dans le milieu de la nuit, je commençai à me mettre à l’exécution. Je trouvai les plus grandes difficultés à venir à bout de la première porte ; mais enfin je surmontai cet obstacle. La seconde était fermée en dedans, ainsi il me fut très-facile d’en repousser les verrous. Mais la serrure, qui en faisait alors la principale sûreté, fermait à double tour, et la clef était ôtée. J’essayai avec mon ciseau de faire jouer le pêne, mais vainement. Alors je me mis à démonter les vis de la serrure ; et dès que je fus parvenu à l’enlever, la porte ne m’opposa plus de résistance.

Jusque-là mes tentatives avaient été suivies du plus heureux succès ; mais tout près de la porte, de l’autre côté, il y avait une loge avec un énorme mâtin, dont je n’avais pas la moindre connaissance. Quoique je prisse les plus grandes précautions en marchant, le chien m’entendit et se mit à aboyer. Je fus bien déconcerté ; mais je tâchai d’adoucir cet animal par des caresses, et je réussis. Je revins alors sur mes pas le long du passage, pour écouter si le bruit du chien n’avait pas réveillé quelqu’un ; résolu, si cela était, de rentrer dans mon cachot, et de tâcher de remettre les choses dans le premier état. Mais tout me parut parfaitement tranquille, ce qui m’encouragea à poursuivre.

J’avais déjà gagné le mur, et j’étais même monté presque à la moitié de sa hauteur, quand j’entendis une voix qui criait de la porte du jardin : « Holà ! qui est là ? Qui a ouvert la porte ? » L’homme qui criait ne reçut point de réponse, et la nuit était trop noire pour qu’il pût distinguer les objets à une certaine distance. En conséquence, à ce que je m’imaginai, il retourna sur ses pas pour prendre de la lumière. Pendant ce temps-là, le chien, qui comprit le ton sur lequel ces questions étaient faites, recommença à aboyer plus fort que jamais. Il n’y avait plus moyen de songer à faire retraite, mais je n’étais pas sans espoir de pouvoir encore venir à bout de mon dessein, et de franchir le mur. Par malheur, tandis que cet homme était allé chercher sa lanterne, il en survint un second ; et comme pendant ce temps j’avais atteint le sommet du mur, je fus aperçu de ce dernier. Celui-ci, dès qu’il me vit, poussa un grand cri et me lança une énorme pierre qui me rasa de fort près. Dans une situation aussi critique, je ne vis pas d’autre ressource que de me laisser aller de l’autre côté, sans prendre les précautions nécessaires, et dans ma chute je me démis presque la cheville du pied.

Il y avait dans le mur une porte dont je n’avais aucune connaissance, et au moyen de laquelle les deux hommes furent en un moment de l’autre côté avec la lanterne. Ils n’avaient pas autre chose à faire que de courir le long de la ruelle jusqu’à l’endroit où j’étais descendu. Je voulus me relever ; mais la douleur de ma chute était si vive, que je pouvais à peine me tenir debout ; après m’être traîné l’espace de quelques pas, je sentis mon pied fléchir sous moi, et je retombai par terre. Il fallut tranquillement me laisser reprendre.

XXVI

On me conduisit pour cette nuit dans la chambre du geôlier, et les deux hommes y restèrent avec moi. On me fit mille questions, auxquelles je ne répondis guère, mais je me plaignis beaucoup de ma jambe. Je ne pus obtenir à cet égard aucune satisfaction, si ce n’est qu’on me dit : « Au diable, mon garçon ; allez, si ce n’est que cela, nous vous donnerons un onguent pour vous guérir ; nous y mettrons un bon emplâtre de fer. » Dans le fait, ils étaient de fort mauvaise humeur contre moi, pour avoir troublé leur sommeil et leur avoir causé tant d’embarras. Dès le matin ils me tinrent parole ; sans avoir égard à l’enflure excessive de ma jambe, ils me mirent les fers aux deux pieds, et m’attachèrent à un anneau sur le plancher de mon cachot avec une chaîne fermée d’un cadenas. Je leur fis de vives remontrances contre un pareil traitement ; je leur dis que la loi n’avait pas encore prononcé sur moi, et que, par conséquent, à ses yeux, j’étais réputé innocent. Mais ils me dirent de garder tout ce verbiage pour d’autres, qu’ils savaient bien ce qu’ils faisaient, et qu’ils étaient bons pour en répondre devant toutes les cours de justice d’Angleterre.

La douleur que me causaient les fers était insurmontable. Je tentai tous les moyens pour me soulager, et même pour dégager secrètement ma jambe ; mais plus elle était enflée, moins la chose devenait possible. Il fallut donc me résoudre à endurer mon mal avec patience ; mais il augmentait de plus en plus. Après avoir laissé passer deux jours et deux nuits dans cet état de souffrance, je suppliai le tourne-clef de me faire venir le chirurgien ordinaire de la maison, pour qu’il vît ma jambe, ne doutant pas que, si on la laissait sans y rien faire, la gangrène ne vînt à s’y mettre. Mais il me regarda d’un air insolent, en me disant : « Malédiction ! je voudrais le voir. La gangrène serait encore une trop belle mort pour un pareil vaurien ! » J’avais déjà le sang allumé par la fièvre que la douleur m’avait causée, ma patience était tout à fait à bout, et je fus assez sot pour m’irriter au dernier point de ces grossières impertinences.

« Monsieur le tourne-clef, lui dis-je, prenez-y garde. Il y a certaines choses qui sont permises aux gens de votre espèce, et d’autres qui ne le sont pas. Vous êtes ici pour veiller à ce que nous ne puissions nous échapper ; mais il ne vous appartient pas de nous maltraiter par des injures. Si je n’étais pas enchaîné par terre, vous n’oseriez pas me tenir un pareil langage ; et vous pourriez vivre encore assez pour vous repentir de votre insolence, c’est moi qui vous le dis. »

Pendant que je parlais ainsi, cet homme me regardait avec de grands yeux. Il était si peu accoutumé à de pareilles réprimandes, qu’il pouvait à peine en croire ses oreilles ; et le ton dont je lui parlais était si ferme, qu’il parut oublier un moment que je n’avais pas la liberté de me remuer. Mais aussitôt qu’il eut eu le temps de se calmer, il ne daigna pas même se mettre en colère. Il me regarda avec un sourire de mépris, et puis, faisant claquer ses doigts devant moi en signe de moquerie, et tournant sur son talon : « Bien dit, mon jeune coq, s’écria-t-il, chantez, chantez tout votre soûl ; prenez garde seulement de vous étrangler ! » et il ferma la porte sur moi, en contrefaisant la voix du volatile auquel il me comparait.

Cette réplique me rappela aussitôt à moi-même, et me fit voir toute l’impuissance de mon ressentiment. Mais s’il était venu à bout par là de refroidir mon accès de colère, les tortures de mon corps étaient toujours de plus en plus cruelles. Je me déterminai donc à tenter un autre genre d’attaque. Le même geôlier revint au bout de quelques minutes, et, comme il m’approchait pour poser à terre quelque nourriture qu’il avait apportée, je lui glissai un shelling dans la main, en disant : « Mon cher camarade, pour l’amour de Dieu, appelez un chirurgien ; je suis sûr que vous ne voudrez pas me laisser périr faute de secours. » Le drôle mit le shelling dans sa poche, me jeta un regard assez dur, et sortit en branlant la tête sans proférer une syllabe. Le chirurgien parut aussitôt, trouva la jambe malade très-enflammée, indiqua les remèdes qu’il fallait appliquer, et donna l’ordre exprès qu’on ne me remît plus de fers à cette jambe pendant tout le temps de la cure. Il se passa un mois entier avant que mon mal fût parfaitement guéri, et que ma jambe fût redevenue aussi ferme et aussi souple que l’autre.

Je me trouvai, après cette tentative, dans une situation totalement différente de celle qui avait précédé. J’étais toute la journée enfermé dans mon cachot, sans aucun adoucissement à mon sort, si ce n’est qu’on laissait la porte ouverte quelques heures de l’après-midi, pendant lequel temps les prisonniers venaient me voir et causer avec moi, particulièrement un qui était, il est vrai, bien loin de me tenir lieu de mon pauvre ami Brightwell, mais qui avait néanmoins d’excellentes qualités. Ce n’était autre que ce même individu renvoyé il y avait quelques mois par M. Falkland sur une accusation de meurtre. Son courage était abattu ; le chagrin et la misère l’avaient entièrement défiguré. C’était encore une victime innocente de nos institutions, un homme plein de droiture et de bonté. Il finit, je crois, par être acquitté, et il alla traîner par le monde, dans le malheur et l’obscurité, les restes de son existence.

Mes travaux mécaniques avaient cessé ; toutes les nuits on faisait une perquisition dans mon cachot, et on écartait de moi avec le plus grand soin toute espèce d’outils. La paille qu’on m’avait jusqu’alors accordée m’avait été ôtée sous prétexte qu’elle était propre à cacher des objets défendus, et les seules choses qu’on daigna me laisser étaient une chaise et une couverture.

J’entrevis au bout de peu de temps la perspective de quelque soulagement ; mais le mauvais sort qui me poursuivait fit évanouir cette faible espérance. Le geôlier vint encore une fois me trouver, avec cet air équivoque d’humanité si étranger à sa figure. Il feignit d’être surpris de me voir ainsi manquer de tout. Il me réprimanda fort sévèrement de la tentative que j’avais faite, et il déclara qu’il fallait absolument dans son état renoncer à avoir de bons procédés pour les gens, si, au bout du compte, ils ne sentaient pas le bien qu’on leur faisait ; que dans pareil cas on était bien forcé de laisser aller le cours de la justice, et qu’il serait fort ridicule à moi de me plaindre si j’étais jugé dans les formes, et que les choses vinssent à tourner mal pour moi ; qu’il cherchait tous les moyens pour me faire voir qu’il était mon ami, pourvu que, de mon côté… Il était au milieu de cette circonlocution de son préambule, quand on l’appela pour quelque affaire relative à son emploi. Je me mis alors à méditer sur ces ouvertures, et, quoique je détestasse la source dont je les supposais provenir, je ne pouvais cependant m’empêcher de songer jusqu’à quel point il me serait possible d’en tirer parti pour une nouvelle évasion. Mais mes conjectures furent vaines de ce côté-là. Le geôlier ne reparut pas du reste de la journée, et le lendemain il survint un incident qui mit fin à toutes les espérances que je pouvais fonder sur ses bonnes dispositions.

Quand un esprit actif s’est une fois attaché à une idée, il lui est difficile de se décider à l’abandonner. J’avais étudié mes chaînes pendant les douleurs extrêmes que me causait la pression du fer sur la cheville qui avait été foulée ; et, quoique l’enflure et la sensibilité de la partie malade eussent rendu impraticables tous les efforts que j’avais tentés pour me soulager, cependant mon attention tendue continuellement sur cet objet m’avait fait acquérir un autre avantage peut-être plus important en lui-même. Pendant la nuit, mon cachot était dans une obscurité complète ; mais quand la porte était ouverte, ce n’était pas tout à fait la même chose. Il est vrai que le passage sur lequel elle donnait était étroit, et la muraille vis-à-vis était si proche, qu’il ne pénétrait dans ma cellule qu’une faible et triste lueur, même en plein midi et quand la porte était toute grande ouverte. Mais, après deux ou trois semaines d’exercice, mes yeux s’accommodèrent si bien à ces ténèbres de prison, que j’appris à distinguer jusqu’aux moindres objets. Un jour que j’étais alternativement à méditer et à porter des yeux inquiets autour de moi, j’eus le bonheur d’apercevoir un clou enfoncé dans la terre à peu de distance. Je conçus aussitôt le désir de me rendre possesseur de cet instrument ; mais, de peur de surprise à cause des gens qui passaient et repassaient continuellement, je me contentai pour le moment d’observer bien exactement la place où il était, afin de pouvoir le retrouver aisément dans l’obscurité. Ma porte ne fut pas plutôt fermée, que je me saisis de ce nouveau trésor ; et, l’ayant façonné pour l’usage que j’en voulais faire, je trouvai que je pouvais, par son moyen, ouvrir le cadenas qui me retenait à mon anneau sur le plancher. L’avantage que je venais d’obtenir ne laissait pas que d’être important, indépendamment du secours dont il devait m’être pour mon grand objet. Ma chaîne ne me laissait la liberté de me mouvoir que de dix-huit pouces environ à droite et à gauche ; ayant eu à supporter cette contrainte pendant plusieurs semaines, la misérable consolation de pouvoir parcourir à mon aise, dans toute son étendue, le trou dans lequel j’étais claquemuré, faisait bondir mon cœur de joie. Cet événement avait précédé de quelques jours la dernière visite de mon geôlier.

Depuis cette époque, j’avais coutume de me mettre en liberté chaque nuit, et de ne replacer les choses en leur premier état que lorsque je me réveillais le matin ; je n’avais qu’un moment, car le tourne-clef ne tardait guère à paraître. La sécurité engendre la négligence. Le matin qui suivit ma conférence avec le geôlier, soit que j’eusse dormi plus tard qu’à l’ordinaire, soit que le tourne-clef eût fait sa ronde de plus grand matin, je ne fus réveillé que par le bruit qu’il fit en ouvrant le cachot qui touchait au mien ; et avec toute la diligence que je pus y mettre, comme il me fallait tâtonner dans l’obscurité pour rassembler tous mes matériaux, je n’eus jamais le temps de rattacher ma chaîne à l’anneau, avant le moment où il entra comme de coutume avec sa lanterne. Il fut surpris de me trouver détaché, et appela aussitôt le geôlier en chef. On me questionna sur les moyens que j’avais employés ; et, comme je vis bien que la dissimulation ne servirait qu’à occasionner des recherches plus exactes et une surveillance plus rigoureuse, je déclarai toute la vérité. L’illustre personnage qui avait le gouvernement de la place, ne tint pas à cette dernière hardiesse de ma part, et se mit sérieusement en colère contre moi. L’adresse et les belles paroles ne pouvaient plus servir à rien. Il s’écria qu’il était bien convaincu, à présent, de la sottise qu’il y avait à montrer de la bienveillance à des coquins comme moi qui était l’écume de la terre ; et il voulait être damné, si jamais on l’y rattrapait ; que je l’en avais guéri pour jamais ; qu’il était étonné que les lois n’eussent pas établi quelque supplice particulier pour les voleurs qui cherchaient à tromper leurs geôliers ; que la pendaison était cent fois trop bonne pour moi !!!

Après avoir ainsi exhalé sa bile, il se mit à donner tous les ordres que les instigations réunies de la colère et de la crainte purent lui suggérer. On me changea de logement. Je fus conduit à une chambre sombre et spacieuse qu’on nommait la chambre forte, dont la porte ouvrait dans le cachot du milieu. Elle était plus bas que terre, comme tous les cachots, et située sous cette chambre commune dont j’ai déjà parlé. Il y avait plusieurs années qu’on n’en avait ouvert la porte ; l’air en était infect, et les murs tachés de moisissures. J’eus comme auparavant les fers, le cadenas et la chaîne ; mais on y ajouta les menottes. Pour ma première provision, le geôlier ne m’envoya qu’un morceau de pain noir et moisi, avec un peu d’eau fétide et bourbeuse. Je ne sais, à la vérité, si je dois regarder ceci comme un acte gratuit de tyrannie de la part du geôlier ; la loi ayant, dans sa sagesse, décrété que, dans certains cas, l’eau qui serait fournie aux prisonniers serait prise dans l’égout ou la mare la plus voisine de la geôle[20]. Il fut ordonné de plus qu’un des tourne-clefs passerait la nuit dans le cachot ou cabinet qui formait une sorte d’antichambre de mon logement. Bien qu’on eût pourvu cette petite pièce de toutes les commodités convenables pour y recevoir un personnage d’une dignité si supérieure aux malheureux qu’il était chargé de garder, il ne laissa pas de témoigner beaucoup de mécontentement d’une pareille mission ; mais il n’y avait pas d’alternative.

La nouvelle situation dans laquelle on venait de me mettre semblait la plus fâcheuse qu’il fût possible d’imaginer ; mais je ne me décourageai point. Il y avait déjà quelque temps que j’avais appris à ne plus juger sur les apparences. Le logement était sombre et malsain ; mais j’avais acquis le moyen de braver ces inconvénients. Ma porte était fermée continuellement, et tout commerce avec les autres prisonniers m’était interdit. Mais si c’est un plaisir d’entretenir des relations avec nos semblables, la solitude, d’un autre côté, ne laisse pas d’avoir ses charmes. Nous pouvons y suivre sans trouble le cours de nos pensées, et j’avais mille moyens de chasser l’ennui par les plus agréables rêveries. Outre cela, pour quelqu’un qui méditait des projets de la nature de ceux que je roulais dans ma tête, la solitude a des avantages particuliers. À peine fus-je laissé à moi-même, que je me mis à faire l’expérience d’une idée qui m’était venue pendant le temps qu’on m’attachait les menottes ; avec le seul secours de mes dents, je me délivrai de cette entrave. Les heures auxquelles les geôliers me visitaient étaient fixes, et j’avais soin de me tenir sur mes gardes. Ajoutez à cela, que j’avais une fenêtre à barreaux fort étroite, près du plafond, de neuf pouces environ de hauteur perpendiculaire, et d’un pied et demi de large, qui, toute petite qu’elle était, me donnait beaucoup plus de jour que je n’avais été accoutumé d’en avoir pendant plusieurs semaines. Au moyen de cela, je ne me trouvais presque jamais dans une obscurité totale, et j’étais plus à l’abri des surprises que dans ma situation précédente. Toutes ces idées se présentèrent à moi aussitôt après mon entrée dans ma nouvelle demeure.

Il y avait très-peu de temps qu’on m’avait changé de local, lorsque je reçus une visite bien inattendue, celle de Thomas, ce domestique de M. Falkland, dont j’ai déjà eu occasion de parler dans le cours de mon histoire. Un des gens de M. Forester était par hasard venu à la ville, quelques semaines auparavant, dans le temps où je souffrais encore de la blessure de ma chute, et il avait demandé à me voir. Le rapport qu’il avait fait de ma situation avait été pour Thomas une source de mille sensations pénibles. La première visite avait été une affaire de pure curiosité ; mais Thomas n’était pas un domestique de la classe ordinaire. Il fut frappé de l’état où il me vit. Quoique j’eusse alors l’esprit calme et une santé passablement bonne, cependant je n’avais plus ce teint fleuri qu’il m’avait vu ; la vie dure que je menais, et l’habitude du courage avaient fait contracter à mes traits une sorte de rudesse bien différente de cette fraîcheur et de cette douceur de physionomie que j’avais dans mes beaux jours. Les regards de Thomas se portaient alternativement sur ma figure, sur mes mains et sur mes pieds ; ensuite il poussa un profond soupir, et, après une pause :

« Bonté divine ! s’écria-t-il d’un ton qui annonçait assez les sentiments de commisération dont son cœur était plein, est-ce bien vous ?

— Pourquoi non, Thomas ? Vous saviez bien que j’avais été envoyé en prison, n’est-ce pas ?

— En prison ! Et il faut que les gens qui sont en prison soient enchaînés et garrottés de cette façon-là ?… Et où couchez-vous donc la nuit ?

— Ici.

— Ici ! Et il n’y a pas de lit !

— Non, Thomas, on ne me donne pas de lit. J’avais autrefois de la paille, mais on me l’a ôtée.

— Mais on vous débarrasse de tous ces fers pendant la nuit ?

— Non ; on me laisse pour dormir, précisément comme vous me voyez.

— Pour dormir ! Bon Dieu, je croyais que nous étions dans un pays de chrétiens ; mais on n’aurait pas le cœur de traiter un chien de cette façon-là ?

— Il ne faut pas dire cela, Thomas. Ce sont des choses que le gouvernement a réglées ainsi dans sa sagesse.

— Peste, j’ai été bien pris pour dupe, toujours ! Ils ne font que nous dire que c’est une si belle chose que d’être Anglais ! avec leurs grands mots de liberté, de propriété et ce qui s’ensuit, je vois que tout cela c’est autant de chansons. Seigneur Dieu ! que nous sommes sots ! Voilà ce qui se passe pourtant sous notre nez, et nous n’en savons seulement rien, pendant qu’un tas de graves docteurs, avec un air capable, viennent nous jurer que ces choses-là n’arrivent jamais qu’en France et dans d’autres pays semblables !… Mais enfin, vous avez été jugé, n’est-ce pas ?

— Non.

— Et qu’est-ce que cela signifie donc d’être jugé, quand on commence d’abord par faire à un homme pis que de le pendre ? Ma foi, tenez, maître Williams, vous avez été bien méchant, il faut en convenir, et je crois, Dieu me pardonne, que j’aurais eu du plaisir à vous voir pendre. Mais je ne sais comment cela se fait ; avec le temps, le cœur s’attendrit malgré qu’on en ait, et la pitié finit par prendre le dessus. Cela ne devrait pas être, j’en conviens ; mais, quand je parlais de vous voir pendre, je n’entendais pas que vous auriez encore toutes ces choses-là à souffrir par-dessus le marché. »

Thomas me quitta aussitôt après cette conversation. L’idée de la liaison qui avait eu lieu si longtemps entre nos familles revenait à sa mémoire, et il avait le cœur plus navré que moi-même de mes souffrances. Je fus surpris de le revoir dans l’après-midi. Il me dit que je ne lui sortais pas de l’esprit, et qu’il espérait que je ne serais pas fâché s’il était revenu pour me dire adieu. Je crus voir qu’il avait quelque chose à me dire dont il ne savait comment se débarrasser. Chaque fois qu’il était venu, un des guichetiers l’avait accompagné et n’avait pas quitté la chambre. Cependant je ne sais quelle affaire, un bruit, je crois, qu’on faisait dans le passage ayant excité la curiosité du tourne-clef, celui-ci s’avança jusqu’à la porte pour voir ce que c’était ; Thomas, qui épiait le moment, me glissa dans la main un ciseau, une lime et une scie en me disant d’un air affligé : « Je sais bien que je fais mal ; mais, dût-on me pendre à mon tour, je ne saurais qu’y faire : c’est plus fort que moi. Pour l’amour de Dieu, tirez-vous d’ici ; je ne peux pas y tenir seulement que d’y penser… »

Je reçus avec une grande joie son présent, que je serrai bien vite dans mon sein, et, aussitôt qu’il fut parti, je cachai le tout dans la paille de ma chaise. Pour lui, dès qu’il avait eu rempli l’objet de sa visite, il avait pris congé de moi.

Le lendemain, les geôliers, je ne sais pourquoi, mirent plus de soin que de coutume dans leurs perquisitions, disant, sans pourtant donner aucun motif de leurs soupçons, qu’ils étaient sûrs que j’avais en ma possession quelque instrument qu’il fallait m’enlever ; mais le lieu que j’avais choisi pour mon dépôt échappa à leur vigilance.

Depuis ce jour-là, je laissai passer la plus grande partie de la semaine pour attendre un beau clair de lune. Il me fallait nécessairement travailler pendant la nuit, et il n’était pas moins indispensable que toutes mes opérations fussent consommées entre la dernière visite du soir de mes geôliers et la première du lendemain, c’est-à-dire entre neuf heures du soir et sept du matin. Dans mon cachot je passais, comme je l’ai déjà dit, de quatorze à seize heures sur vingt-quatre sans être dérangé ; mais, depuis que je m’étais acquis une réputation par mon industrie, on avait fait pour moi une exception aux règles générales de la prison.

Il était dix heures, quand je mis la main à l’œuvre pour ma grande entreprise. La chambre dans laquelle j’étais renfermé était assurée par une double porte. Cette précaution était bien superflue, puisqu’il y avait un homme qui faisait sentinelle à l’extérieur ; mais elle était très-heureuse pour mon projet, parce que ces deux portes empêchaient la communication du bruit et me garantissaient assez du danger d’être entendu pour peu que je prisse de précaution. Je commençai par me délivrer des menottes. Ensuite je me mis à limer et mes fers et trois des barreaux qui défendaient ma fenêtre, à laquelle je grimpai en partie par le moyen de ma chaise et en partie à l’aide de quelques inégalités du mur. Tout ceci fut l’ouvrage de plus de deux heures. Quand les barreaux furent limés, il me fut aisé de les forcer un peu hors de la ligne perpendiculaire et de les tirer ensuite l’un après l’autre de dedans le mur, où ils n’étaient enfoncés que d’environ trois pouces, sans qu’on eût pensé à les fixer autrement. Mais l’ouverture ne se trouva pas assez large pour pouvoir donner passage à mon corps. Il fallut donc que je me misse, partie avec mon ciseau, partie avec un des barreaux, à élargir la croisée en démolissant la maçonnerie, et, quand je fus ainsi venu à bout de détacher quatre ou cinq briques, je redescendis et les entassai sur le plancher. Je répétai cette opération trois ou quatre fois. Alors, m’étant glissé à travers l’ouverture, je m’avançai jusque sur une espèce de hangar qui était en dehors.

Je me trouvais dans une cour étroite entre deux murs : savoir, celui de la chambre commune des criminels et le mur de clôture de la prison. Mais je n’avais pas, comme l’autre fois, des instruments pour m’aider à escalader ce mur, qui était d’une hauteur considérable. Il n’y avait pour moi d’autre ressource que celle de faire une brèche suffisante dans le bas du mur, qui ne laissait pas d’être fort, étant de pierre à l’extérieur et revêtu de briques en dedans. Les chambres des prisonniers pour dettes formaient angle droit avec le bâtiment d’où je venais de m’évader ; et, comme il faisait clair de lune, j’eus un moment la crainte d’être découvert par eux, particulièrement dans le cas où j’aurais fait quelque bruit, plusieurs de leurs croisées donnant sur cette cour. C’est pourquoi je me déterminai à me servir du hangar comme d’un abri pour me cacher. Il était fermé à clef ; mais avec un des anneaux rompus de mes fers, que j’avais eu la précaution de porter avec moi, je n’eus pas beaucoup de peine à ouvrir la serrure. Dès lors j’avais un moyen suffisant de me mettre hors d’état d’être vu, pendant que je travaillais à ma besogne ; et le seul inconvénient que je trouvais, c’était d’être obligé de laisser la porte, que j’avais forcée, un peu ouverte pour avoir de la clarté. Au bout de quelque temps, j’étais déjà venu à bout de démolir une partie assez considérable de la couche de briques du mur ; mais quand j’en vins à la pierre, l’entreprise me parut plus difficile. Le mortier qui liait la maçonnerie, s’étant presque pétrifié, ne cédait pas plus à mes premiers efforts que n’eût fait un rocher du diamant le plus dur. Il y avait déjà six heures que j’étais à travailler sans relâche ; à la première tentative que je fis contre ce nouvel obstacle, mon ciseau se brisa dans mes mains. Après la fatigue que j’avais déjà endurée, rencontrant un dernier obstacle en apparence insurmontable, je conclus qu’il fallait m’arrêter où j’en étais et abandonner toute idée d’aller plus loin. En même temps, la lune, dont la lumière m’avait été d’un si grand secours, s’éclipsa, et je demeurai dans une obscurité totale.

Toutefois, après un répit de dix minutes, je revins à la charge avec une nouvelle vigueur. Il ne me fallut pas moins de deux heures pour arracher la première pierre. Une heure de plus, et l’ouverture fut assez grande pour me permettre le passage. Le tas de briques que j’avais laissé dans la chambre forte était considérable, mais ce n’était rien en comparaison des décombres que j’avais abattus du mur extérieur de la prison. Je suis sûr que l’ouvrage que j’avais fait aurait été l’ouvrage de deux ou trois jours pour un ouvrier ordinaire qui aurait été muni de tous les outils convenables.

Mais les difficultés, au lieu d’être à leur fin, semblaient ne faire que commencer pour moi. Le jour vint à paraître avant que j’eusse achevé l’ouverture ; dans dix minutes encore les geôliers allaient vraisemblablement entrer dans ma prison et apercevoir tout le dégât que j’avais fait. La ruelle qui joignait le côté de la prison par où je m’étais échappé avec la campagne adjacente, était formée principalement par deux murs de clôture, avec des écuries de côté et d’autre, quelques magasins et un petit nombre de maisons occupées par des familles de la dernière classe du peuple. Je n’avais rien de mieux à faire pour ma sûreté que de traverser la ville le plus tôt possible et de chercher mon salut en pleine campagne. J’avais les bras enflés et meurtris par le travail ; – mes forces étaient épuisées. Je sentais l’impossibilité de soutenir une course rapide, et, quand je l’aurais pu, à quoi m’eût servi toute ma vitesse avec un ennemi qui me serrait de si près ? Il me semblait que je me retrouverais à peu près dans la même situation où j’avais été cinq ou six semaines auparavant, lorsque, après avoir accompli tout à fait mon évasion, je m’étais vu obligé de me rendre sans résistance à ceux qui me poursuivaient. Je n’étais pourtant pas actuellement hors d’état de marcher comme alors ; il me restait encore quelque force, sans pouvoir dire jusqu’où elle me mènerait ; enfin je sentais très-bien que, si je venais à échouer une seconde fois dans mon dessein, la difficulté en augmenterait d’autant pour toutes les nouvelles tentatives que je voudrais faire par la suite. Telles furent les considérations qui se présentèrent à moi sur les risques de mon évasion ; et, quand même je serais venu à bout de surmonter tous ces obstacles, j’avais encore à compter, parmi ceux qui me restaient à vaincre, mon dénûment absolu, ne possédant pas un shelling dans le monde.

XXVII

Je suivis la ruelle dont j’ai parlé, sans apercevoir aucune créature humaine et sans être aperçu. Les portes et les volets des fenêtres étaient fermés ; tout était encore dans le silence de la nuit. J’arrivai jusqu’au bout de la ruelle sans accident. « Si ceux qui sont à ma poursuite, me dis-je, suivent immédiatement mes traces, ils verront peu de probabilité à ce que j’aie trouvé une retraite dans cet endroit, et en conséquence ils ne manqueront pas de continuer la route que j’aurais été obligé de faire moi-même. » La campagne m’offrait un aspect aride et inculte ; elle était couverte d’épines et de broussailles ; le sol était presque partout sablonneux, et la surface extrêmement irrégulière. Je gravis une petite éminence, et je distinguai à peu de distance quelques chaumières éparses. Cette vue ne me fit pas grand plaisir ; je sentis que pour le moment il était essentiel à ma sûreté de me soustraire à la vue de tout être humain.

Je redescendis donc dans la vallée, et, après l’avoir examinée avec plus d’attention, je m’aperçus qu’elle était parsemée de cavités inégales, mais toutes trop peu profondes pour pouvoir cacher quelqu’un ou même pour qu’on pût les soupçonner de servir à cet usage. Cependant le jour ne faisait que de poindre ; le temps était pluvieux, et pour un étranger à qui ces cavités n’étaient pas bien connues, l’épaisseur de l’ombre qu’elles répandaient en ce moment pouvait bien les faire présumer propres à procurer une retraite. Ainsi, tout faible qu’était le secours que je pouvais en retirer, je crus devoir user de cette ressource, pour l’instant, comme la meilleure dans la circonstance. Il s’agissait de ma vie, et plus était grand le péril auquel elle était exposée, plus elle me paraissait chère. La retraite que j’adoptai comme la plus sûre n’était guère qu’à cinquante toises de l’extrémité de la ruelle et des dernières maisons de la ville.

Il n’y avait pas deux minutes que je m’y tenais, lorsque j’entendis un bruit de pas précipités, et que j’aperçus aussitôt le guichetier ordinaire avec un autre passer tout à côté de ma niche : ils étaient si près de moi que si j’avais allongé la main, je crois que j’aurais pu toucher leurs habits sans remuer de ma place. Comme il n’y avait entre eux et moi aucune partie du monticule sous lequel j’étais, je pouvais les voir en entier, quoique l’ombre fût assez étendue pour me laisser à peu près invisible. Je les entendis se parler entre eux, d’un ton de colère : « Maudit soit le coquin ! disait l’un ; où peut-il être allé ? – Que le diable l’emporte ! disait l’autre. Je voudrais seulement le tenir encore une bonne fois. – N’aie pas peur, répliqua l’autre, il ne peut pas avoir plus d’un demi-mille d’avance sur nous. » Je ne pouvais plus les entendre ; quant à les voir, je n’osais pas seulement m’avancer d’un pouce pour regarder, de peur d’être découvert par ceux qui seraient à ma poursuite dans une autre direction. Par le peu de temps qui s’était écoulé entre l’instant de mon évasion et l’apparition de ces deux hommes, je conclus qu’ils étaient passés par l’issue que j’avais faite moi-même, car il était impossible qu’ils eussent eu le temps de sortir par la porte de la prison et de faire un détour considérable dans la ville, comme ils y auraient été obligés sans cela.

Cette preuve de diligence de la part de l’ennemi m’alarma tellement, que je fus quelque temps sans oser quitter d’un pas le lieu de ma retraite, ni presque changer de posture. Le temps avait été dès le matin couvert d’une brume, qui se changea avec le jour en une pluie presque continuelle. L’aspect triste et nébuleux du ciel et de tous les objets qui m’environnaient, la proximité de ma prison et un manque absolu de nourriture, étaient autant de circonstances qui me firent passer les heures d’une manière peu agréable. Toutefois, ce mauvais temps, qui semblait amener avec lui le silence et la solitude, m’encouragea par degrés à changer mon abri pour un autre de même genre, mais qui semblait m’offrir plus de sûreté. Je ne fis que rôder autour du même coin de terre, pendant tout le temps que le soleil demeura sur l’horizon.

Vers le soir, les nuages commencèrent à se dissiper, et la lune reparut dans tout son éclat, comme le soir précédent. Pendant tout le jour, je n’avais pas vu trace d’homme, si ce n’est la rencontre dont j’ai parlé. Peut-être en avais-je été redevable à l’état du ciel ; dans tous les cas, je trouvais que c’était une épreuve trop dangereuse que de m’aventurer à quitter ma retraite par une nuit aussi éclairée. Je fus donc obligé d’attendre le coucher de la lune, ce qui n’eut lieu qu’à cinq heures du matin. Tout ce que je pus faire pour me soulager fut de m’étendre au fond de ma petite caverne, ne pouvant presque plus me tenir sur mes pieds. Là je tombai dans un assoupissement pénible et interrompu à tout moment, résultat d’une nuit aussi laborieuse, et d’une journée aussi triste et aussi fatigante ; je luttai d’ailleurs par la pensée avec le sommeil, qui, joint à la fraîcheur du temps, devait me faire plus de mal que de bien.

L’intervalle d’obscurité dont j’étais résolu de profiter pour me retirer à une plus grande distance de ma prison, était tout au plus de trois heures dans toute sa durée. Quand je voulus me lever, j’étais accablé par la faim et la fatigue ; ce qu’il y avait de pis encore, l’humidité du jour précédent, jointe au froid sec et piquant de la nuit, m’avait presque perclus les membres. Je me levai néanmoins, et tâchai de me mouvoir, appuyé contre un des côtés de la butte ; je me mis à étendre dans tous les sens les muscles des extrémités, et à la fin je parvins à sortir de cet état d’engourdissement, ce qui n’eut lieu qu’au prix de douleurs incroyables. Après avoir quitté ma retraite, j’avançai d’abord d’un pas faible et incertain ; mais à mesure que j’allais, je hâtais ma marche. Les friches qui bordaient ce côté de la ville n’étaient, du moins en cet endroit, frayées par aucun sentier ; mais j’avais les étoiles qui me guidaient, et j’étais déterminé à m’éloigner le plus possible de l’odieux séjour où j’avais été retenu si longtemps. Ma marche était très-irrégulière : tantôt il fallait gravir un chemin escarpé, tantôt franchir un fossé profond ; quelquefois même le passage était si dangereux, que je me trouvais obligé de m’écarter considérablement de ma direction. Néanmoins j’avançais toujours avec autant de rapidité que tous ces obstacles pouvaient me le permettre. Le mouvement de la marche et l’activité de l’air me rendirent plus dispos et plus alerte : j’oubliai tous les inconvénients de ma situation, et je sentis renaître mon ardeur et mon énergie.

J’avais déjà gagné le bord des bruyères, et j’entrais dans ce qu’on appelle ordinairement la forêt. Quelque étrange que la chose puisse paraître, torturé par la faim comme je l’étais, dépourvu de toute espèce de moyen de pourvoir à mes besoins et environné de mille sujets d’alarmes, je sentis une joyeuse animation. Je voyais les plus redoutables difficultés de mon entreprise surmontées, et je ne pouvais pas croire qu’après en avoir tant fait, rien de ce qui me restait à faire fût capable de m’arrêter. Je me rappelais avec horreur les chaînes que j’avais portées, et le sort affreux que j’avais vu si longtemps suspendu sur ma tête : jamais homme ne savoura plus délicieusement que je le fis alors, les douceurs de la liberté ; jamais homme ne sentit avec plus d’énergie combien la pauvreté indépendante l’emporte sur les trompeuses amorces d’une vie de servitude. J’étendis mes bras avec transport, et en battant des mains je m’écriai :

« C’est à présent que je suis un homme ! hier, ces bras étaient meurtris par des fers ; chaque mouvement que je faisais pour me lever ou pour m’asseoir était marqué par le bruit de mes chaînes ; j’étais lié par terre comme une bête sauvage, et un cercle de quelques pieds de circonférence était le seul espace où je pusse m’étendre. Aujourd’hui, je puis courir comme le lévrier en chasse et bondir comme le jeune daim sur les montagnes. Grand Dieu (s’il est un Dieu qui daigne compter les battements solitaires d’un cœur rempli d’anxiété) ! toi seul, tu pourrais dire avec quelles délices un prisonnier qui vient de briser sa chaîne goûte le bonheur de se retrouver libre ! Moment sacré, moment ineffable, où l’homme se ressaisit de ses droits ! Est-il possible que ma vie soit menacée, parce qu’un homme sans foi a osé soutenir ce qu’il sait bien être un mensonge ; suis-je donc destiné, au printemps de mon âge, à recevoir une mort ignominieuse, de la main de mes semblables, parce qu’aucun d’eux n’a eu assez de pénétration pour reconnaître la vérité ; parce qu’ils ont pris pour des impostures des paroles qui partaient d’un cœur trop plein de sa conviction ! Chose étrange, que les hommes se soumettent de génération en génération à laisser dépendre leur vie du souffle d’un autre, et cela simplement pour que chacun ait à son tour le pouvoir de jouer, au nom de la loi, le rôle de tyran ! Ô Dieu, donne-moi la pauvreté ! fais pleuvoir sur moi toutes les contrariétés possibles de la vie, je les recevrai avec mille actions de grâces. Mais que je sois livré aux bêtes féroces plutôt que de redevenir la victime de ceux que l’autorité a revêtus de sa robe ensanglantée ! permets au moins que ma vie soit mon bien. Que j’aie à la défendre, j’y consens, de la fureur des éléments, de la rage des tigres affamés, ou de la vengeance effrénée des barbares, mais jamais de la froide prévoyance des rois et de tous ceux qui font leur monopole du pouvoir. »

Quel heureux enthousiasme que celui qui m’inspirait cette énergie, au milieu des horreurs de la faim, de la pauvreté et de l’abandon universel !

J’avais déjà fait au moins six milles. D’abord j’avais mis beaucoup d’attention à éviter les habitations qui se trouvaient sur ma route, dans la crainte d’être vu par les personnes du dedans, et de laisser après moi des traces à ceux qui étaient à ma poursuite. À mesure que j’avançai, je crus pouvoir me relâcher un peu de mes précautions. Dans ce moment, j’aperçus plusieurs individus qui, sortis d’un endroit un peu plus fourré du bois, venaient droit à moi. Je ne vis rien que de favorable dans cette rencontre. J’étais dans la nécessité d’éviter l’entrée des villes et des hameaux du voisinage ; mais en même temps je ne pouvais plus longtemps me passer de quelque nourriture, et il était assez vraisemblable que je trouverais à cet égard un peu d’assistance auprès de ces gens-ci. Dans ma situation présente, leur profession était une considération fort indifférente. Je n’avais guère à craindre de la part des voleurs, et des voleurs même, à ce que je pensais, ne pouvaient manquer d’être, tout aussi bien que d’honnêtes gens, touchés de compassion pour mon état. Ainsi, bien loin de les éviter, j’allai droit à eux.

C’étaient des voleurs. Un de la bande s’écria : Qui va là ? arrêtez. Je les abordai. « Messieurs, leur dis-je, je suis un pauvre voyageur, presque… » Pendant que je parlais, ils m’entourèrent ; et celui qui avait crié le premier Qui va là ? se mit à dire : « Que diable viens-tu nous chanter avec ton pauvre voyageur ? Il y a dix ans que nous n’entendons que cela. Allons, allons, commence par retourner tes poches, afin que nous sachions si la prise est bonne.

— Monsieur, répliquai-je, je ne possède pas un shelling dans le monde, et, par-dessus le marché, je suis à demi mort de faim. – Pas un shelling ! reprit mon adversaire, c’est-à-dire donc que tu es pauvre comme un voleur ? Mais, si tu n’as pas d’argent, tu as des habits, et il faut que tu t’en débarrasses.

— Mes habits ! m’écriai-je avec indignation ; il n’est pas possible que vous vouliez exiger pareille chose. N’est-ce pas assez que je sois sans argent ? J’ai été obligé de passer toute la nuit en plein air ; voici le second jour que je n’ai pas mangé un morceau de pain. Auriez-vous bien le courage de me laisser nu par le temps qu’il fait, au milieu de ce bois ? Non, non ; vous êtes de braves gens ; cette haine de l’oppression qui a armé vos mains contre l’insolence des riches vous dira de soulager ceux qui périssent de besoin comme moi. Pour l’amour de Dieu, donnez-moi quelque chose à manger ! Ne me dépouillez pas au moins du seul bien qui me reste ! »

Pendant que je leur adressais cette harangue avec l’éloquence improvisée du sentiment, il ne me fut pas difficile, malgré la faible lueur du jour, de m’apercevoir à leurs gestes que deux ou trois d’entre eux paraissaient disposés à prendre mon parti. L’homme qui s’était déjà constitué l’interprète de la troupe s’en aperçut comme moi ; et, soit par brutalité de caractère, soit par jalousie de pouvoir, il voulut s’épargner la honte d’avoir le dessous. En conséquence, il se hâta de prévenir les autres, en se ruant brusquement sur moi et en me repoussant de plusieurs pas de la place où j’étais. La secousse que j’avais reçue attira sur moi un autre de la bande qui n’était pas du nombre de ceux qui m’avaient paru écouter ma remontrance, et celui-ci répéta la même brutalité. Ce traitement m’indigna au dernier point, et, après avoir été ballotté deux ou trois fois en avant et en arrière, je me dégageai de mes assaillants en faisant volte-face, et me mis en posture de me défendre. Le premier qui s’avança jusqu’à ma portée était celui qui avait commencé l’attaque. Je n’écoutai alors que le mouvement de ma colère, et l’étendis par terre tout de son long. Au même instant, je fus assailli de tous côtés ; ils tombèrent sur moi avec de gros bâtons noueux, et je reçus un coup qui me fit presque perdre connaissance. Celui que j’avais renversé s’était relevé, et, au moment où je tombai, il m’asséna un revers de coutelas qui me fit une large blessure entre le cou et l’épaule. Il allait redoubler ; les deux dont l’animosité avait paru s’ébranler dans le commencement se mirent aussi, à ce qu’il me sembla, en devoir de se joindre à l’attaque, soit par une sorte de mouvement machinal, soit par esprit d’imitation. Cependant un d’eux, à ce que j’ai su depuis, saisit le bras du voleur qui se disposait à me frapper une seconde fois de son coutelas, et qui allait vraisemblablement mettre fin à ma faible existence. J’entendis ces mots :

« Assez, assez donc. Que diable, Gines ! c’est être aussi trop mauvais !…

— Pourquoi cela ? reprit une seconde voix : il va languir ici dans le bois et mourir à petit feu ; c’est une charité que de l’achever pour l’empêcher de souffrir… »

On s’imagine bien que je n’entendais pas cette espèce de débat sans intérêt ; je fis un effort pour parler, mais la voix me manqua. J’étendis la main d’un air suppliant.

— Vous ne le frapperez pas, pardieu ! dit une des voix : à quoi bon être des assassins ?… »

Enfin, le parti de la clémence l’emporta. Ils se contentèrent donc de me dépouiller de mon habit et de ma veste, et puis de me rouler dans un fossé à sec qui était près de là. Ensuite ils me laissèrent, sans s’occuper le moins du monde de la malheureuse situation où j’étais, ni de l’abondance du sang qui coulait de ma blessure.

XXVIII

Dans cet état déplorable, quelle que fût ma faiblesse, je ne perdis pas connaissance. Je déchirai ma chemise pour m’en faire un bandage, et je réussis assez bien à arrêter le sang. Je tâchai ensuite de me traîner jusqu’au haut du fossé. À peine y étais-je parvenu, qu’avec autant de joie que de surprise j’aperçus un homme assez près de moi. J’appelai à mon aide du mieux qu’il me fut possible. L’inconnu s’approcha avec les signes d’une compassion non équivoque, et en vérité rien n’était plus propre à la faire naître que le spectacle que j’offrais en ce moment. J’avais la tête nue, et les cheveux mêlés, épars, trempés de sang ; ma chemise, entortillée autour de mon cou et de mon épaule, était toute rougie par le torrent sorti de ma plaie ; enfin, mon corps, nu jusqu’à la ceinture, était défiguré par de larges bandes de sang ; et le seul vêtement que les brigands m’eussent laissé en était aussi tout couvert.

« Hé ! pour Dieu, mon pauvre ami, me dit l’inconnu du ton le plus affectueux qu’il soit possible d’imaginer, qui vous a mis dans cet état-là ? » Et, en disant ceci, il me releva et me plaça sur mes pieds. « Pouvez-vous bien vous soutenir ? ajouta-t-il d’un air de doute. – Oh ! oui, très-bien, » répliquai-je. Sur cette réponse, il me laissa pour ôter son habit, dans le dessein de me garantir du froid. Mais j’avais trop compté sur mes forces ; je tombai presque tout de mon long par terre. Je me retins cependant un peu, en étendant le bras qui n’était pas malade, et je me remis sur mes genoux. Mon bienfaiteur alors me couvrit, me releva tout à fait, et, en me disant de m’appuyer sur lui, m’annonça qu’il allait me conduire dans un endroit où on aurait soin de moi. C’est une vertu capricieuse que le courage ; le mien semblait inépuisable quand je n’avais que moi seul sur qui je pusse compter ; mais à peine eus-je trouvé dans un autre ces sentiments de compassion auxquels j’étais bien loin de m’attendre en ce moment, que tout à coup ma résolution parut m’abandonner, et je me sentis près de tomber en défaillance. Mon charitable conducteur s’en aperçut, et il se mit à m’encourager de temps en temps d’une manière si affectueuse, si pleine à la fois de bonté et d’enjouement, si éloignée en même temps de la dureté et de la faiblesse, qu’en vérité je crus marcher sous la conduite d’un ange plutôt que d’un homme. Il me fut aisé de voir qu’il n’y avait rien dans ses façons qui se ressentît de la rudesse campagnarde, et qu’elles annonçaient un homme habitué à une politesse ouverte et affectueuse.

Nous marchâmes environ trois quarts de mille dans le bois, non pas du côté qui conduisait à la campagne découverte, mais au contraire en nous enfonçant toujours dans la partie la plus épaisse et la moins fréquentée. Nous traversâmes un endroit qui avait autrefois formé un large fossé, et qui, maintenant sec en grande partie, contenait seulement çà et là un peu d’eau bourbeuse et stagnante. Dans l’enceinte de ce fossé, je n’aperçus autre chose qu’un amas de ruines et quelques vieilles murailles qui semblaient prêtes à s’écrouler. Mais mon conducteur me fit passer sous une espèce de voûte, et ensuite par une allée tortueuse et obscure, au bout de laquelle nous nous arrêtâmes.

Il y avait là une porte qu’il ne m’était pas possible d’apercevoir, et à laquelle frappa mon conducteur. Une voix qui, par sa force, aurait pu passer pour une voix d’homme, mais qui, par le son aigre et aigu de la finale, avait quelque chose de féminin, demanda : Qui est là ? Sur la réponse qui fut faite de notre côté, j’entendis aussitôt tirer deux verrous, et après plusieurs tours de clef, la porte s’ouvrit et nous entrâmes. L’intérieur du logement ne répondait guère à l’air d’aisance de mon protecteur ; au contraire, on y remarquait un air de dénûment, de négligence et de malpropreté. La seule personne que j’y vis était une femme un peu sur l’âge, dont l’extérieur avait je ne sais quoi d’extraordinaire et de repoussant. Elle avait les yeux d’un rouge couleur de sang ; une chevelure en désordre lui pendait sur les épaules ; son teint était basané et sa peau sèche comme du parchemin ; malgré sa maigreur, son corps semblait très-robuste, et ses bras surtout laissaient voir des muscles saillants. Rien de doux ni d’humain ne tempérait la rudesse de ses traits ; son sang paraissait continuellement allumé par une férocité sauvage, toute sa figure respirait la haine et la méchanceté, et on y lisait un besoin insatiable de mal faire. Cette infernale Thalestris n’eut pas plutôt jeté les yeux sur nous, qu’elle s’écria d’une voix chagrine et discordante :

« Que nous amenez-vous donc là ? ce n’est pas là un de nos gens. »

Sans répondre à son apostrophe, mon conducteur lui ordonna de pousser un mauvais fauteuil qui était dans un coin de la chambre et de le placer devant le feu. Elle obéit avec répugnance et en murmurant :

« Ah ! ah ! voilà de vos tours ! Je voudrais bien savoir si des gens comme nous ont des charités à faire ! Ce sera notre perte à tous, vous le verrez…

— Retenez votre maudite langue, la vieille, lui dit-il d’un ton sévère, et allez-vous-en chercher une de mes meilleures chemises, une veste et quelques linges.

En disant cela, il lui remit un petit trousseau de clefs. En un mot, il me prodigua les soins d’un père ; il examina ma blessure, la nettoya, et y appliqua un appareil, dans le même temps que, par son ordre exprès, la vieille me préparait les aliments qu’il avait jugés les plus convenables à mon état de faiblesse et de langueur.

Ces opérations ne furent pas plutôt achevées, que mon bienfaiteur me recommanda d’aller me reposer. On était à faire tous les préparatifs nécessaires à cet effet, quand nous entendîmes tout à coup la marche de plusieurs personnes en dehors, et, l’instant d’après, un coup fut frappé à la porte. La vieille ouvrit avec les mêmes précautions qu’à notre arrivée, et à l’instant six ou sept hommes entrèrent tumultueusement dans la chambre. Ils formaient un groupe assez bizarre, les uns étant vêtus comme de simples paysans, les autres comme des bourgeois de campagne mal vêtus ; mais tous avaient un air de désordre, d’audace et de turbulence, tel que je n’en avais jamais rencontré sur tant de figures à la fois. Ce qui redoubla ma surprise, c’est qu’au second coup d’œil je trouvai dans la mine de plusieurs d’entre eux, et surtout d’un en particulier, quelque chose qui me fit croire que c’était là la bande de brigands auxquels je venais d’échapper, et que celui dont l’air m’avait le plus frappé était ce même adversaire dont l’animosité avait failli m’arracher la vie. Aussitôt il me vint à l’idée qu’ils étaient entrés dans notre retraite avec des intentions hostiles ; que mon bienfaiteur était sur le point d’être volé, et moi probablement massacré.

Toutefois ce soupçon fut bientôt dissipé. Ils saluèrent mon conducteur d’un air respectueux, en l’appelant leur capitaine. Ils étaient en général très-emportés et très-bruyants dans leurs propos entremêlés de jurements et d’exclamations continuelles ; mais une certaine déférence pour mon hôte tempérait un peu leur fougue. Je crus remarquer dans celui qui m’avait attaqué avec tant d’acharnement, un air d’embarras et d’irrésolution aussitôt qu’il m’eut aperçu ; mais il chercha à secouer ce premier mouvement avec un sorte d’effort, en s’écriant : « Qui diable est donc celui-ci ? » Il y avait dans le ton de cette apostrophe quelque chose qui éveilla l’attention de mon protecteur. Il lança à celui qui venait de parler un regard fixe et pénétrant : « Et vous, Gines, lui dit-il ensuite, le connaissez-vous ? ne l’avez-vous jamais rencontré nulle part ? – Malédiction, Gines ! interrompit un troisième, tu joues diablement de malheur. Il y en a qui disent que les morts reviennent ; tu vois bien qu’il y a quelque vérité à cela… – Trêve de mauvaise plaisanterie, Jeckels, reprit mon protecteur, il n’y a pas là de quoi rire. Gines, répondez-moi, est-ce vous qui êtes cause que ce jeune homme a été laissé ce matin dans le bois, dépouillé et blessé ?

— Eh bien ! quand cela serait, voyons ?

— Quelle raison a pu vous porter à agir envers lui d’une manière aussi cruelle ?

— Une assez bonne raison, pardieu ! il n’avait pas d’argent.

— Comment ! vous l’avez ainsi maltraité, sans avoir été seulement provoqué de sa part par la moindre résistance !

— Si fait, il a résisté. Je n’ai fait que le pousser un peu, et il a eu l’imprudence de me frapper.

— Gines, vous êtes un incorrigible coquin.

— Bah ! que signifie ce que je suis ? Vous, avec votre compassion et vos beaux sentiments, vous nous mènerez tous au gibet.

— Je n’ai rien à vous dire. Je n’espère rien de vous. Camarades, c’est à vous de prononcer sur la conduite de cet homme, comme vous le jugerez à propos. Vous savez combien de fois il est retombé en faute ; vous connaissez toutes les peines que je me suis données pour le corriger. Ce qui nous dirige dans notre profession, c’est la justice. (Tant la prévention a l’art de revêtir des plus belles couleurs la plus mauvaise cause du monde, quand une fois on a pris le parti de la suivre.) Nous autres voleurs non patentés, nous sommes en guerre ouverte avec une autre classe d’hommes qui volent suivant la loi. Avec une telle cause à soutenir, voudrions-nous la souiller par des actes de cruauté, de vengeance et de méchanceté ?…… Par suite de nos principes, un voleur est un homme qui vit au milieu de ses égaux ; ainsi je ne prétends pas m’arroger d’autorité sur vous ; faites comme vous le croirez convenable ; mais, quant à ce qui me concerne personnellement, je vote pour que Gines soit chassé d’entre nous, comme un homme qui déshonore la société. »

Cette proposition réunit, à ce qu’il parut, l’assentiment général. Il était aisé de s’apercevoir que l’opinion de tous les autres était la même que celle du chef, quoique cependant quelques-uns fussent en suspens sur le parti qu’il y avait à prendre. En même temps, Gines se mit à murmurer quelques mots d’insolence et de mécontentement, dont le sens était qu’on eût à prendre garde de le fâcher. À cette espèce de menace, le courroux de mon protecteur s’alluma ; le dédain et l’indignation étincelèrent dans ses yeux.

« Scélérat ! dit-il, je crois que vous nous menacez ! Vous imaginez-vous que nous serons vos esclaves ? Non, non, faites tout ce qui vous plaira. Allez, allez nous dénoncer au premier juge de paix ; je vous en crois assez capable. Monsieur, quand nous sommes entrés dans cette troupe, nous n’avons pas été assez sots pour ne pas voir que nous nous jetions dans une carrière semée de dangers. Un de ces dangers consiste à avoir avec soi des traîtres comme vous. Mais nous ne sommes pas venus jusqu’ici pour reculer devant personne. Croyez-vous que nous consentirons à vivre dans une crainte continuelle de vous, à trembler de vos menaces et à marchander avec votre insolence, toutes les fois qu’il vous plaira ? Ce serait la une belle vie à mener, en vérité ! J’aimerais cent fois mieux me faire tenailler et brûler à petit feu. Allez, monsieur, je vous défie de faire ce que vous dites ! Vous n’oseriez ! vous n’iriez pas sacrifier tant de braves gens à votre rage, et vous afficher devant tout le monde pour un traître et un infâme ! Si vous le faites, c’est vous que vous punirez et non pas nous. Allez-vous-en ! »

L’intrépidité du chef se communiqua au reste de l’assemblée. Gines vit bien qu’il n’y avait pas d’espoir pour lui de les ramener à un autre avis. Après une pause d’un moment, « Je n’imaginais pas, dit-il… non, le diable m’emporte ! allez, je ne ferai pas le pleureur, non plus. J’ai toujours été franc dans mes principes, et un bon camarade envers vous tous. Mais puisque vous êtes décidés à me renvoyer, eh bien… bonsoir ! »

L’expulsion de cet homme produisit un excellent effet sur la troupe. Ceux qui avaient déjà du penchant à l’humanité s’attachèrent plus fortement à leurs principes, à mesure qu’ils virent les bons sentiments prendre le dessus. Jusque-là ils s’étaient laissé dominer par la fougue et l’insolence du parti contraire ; mais dès lors ils adoptèrent une conduite toute différente, et avec succès. Ceux qui, jaloux de l’ascendant que leur camarade avait usurpé sur eux, avaient imité ses façons d’agir, commencèrent à pencher vers une réforme. On rapporta des histoires de la cruauté et de la brutalité de Gines envers des hommes et des animaux, dont aucune n’était encore venue aux oreilles du chef. Je ne les répéterai pas ; car elles ne pourraient exciter que de l’horreur et du dégoût, et il y en avait qui annonçaient une telle dépravation de cœur, que beaucoup de lecteurs refuseraient de les croire. Cependant cet homme avait aussi ses vertus. Il était entreprenant, plein de persévérance et de fidélité.

Son éloignement fut un événement heureux pour moi. Ce n’aurait pas été un petit inconvénient que d’être renvoyé sur-le-champ de cette maison, dans la position critique où je me trouvais, avec une blessure pour surcroît de maux ; et pourtant je n’aurais guère pu risquer de demeurer sous le même toit avec un homme à qui mon visage rappelait sans cesse son propre crime et la sévère réprimande de son chef. Sa profession l’avait habitué, jusqu’à un certain point, à suivre sans réserve la fougue de ses passions, et à en voir les suites avec indifférence ; il aurait pu trouver aisément une occasion favorable pour m’insulter ou me frapper, lorsque j’étais trop faible pour me défendre.

Délivré de ce danger, je trouvai ma situation assez satisfaisante pour les circonstances où j’étais. Du côté du secret, elle m’offrait des avantages tels que jamais mon imagination, dans ses plus beaux rêves, n’aurait pu se les figurer ; et d’ailleurs elle n’était pas dépourvue des douceurs que puise un infortuné dans l’affection et l’humanité de ses semblables. Rien ne se ressemblait moins que les voleurs que j’avais vus dans la prison de… et les voleurs de ma nouvelle demeure. Ceux-ci étaient en général pleins de gaieté et de bonne humeur ; ils pouvaient donner libre carrière à leurs idées ; ils pouvaient former des projets et les mettre à exécution. Ils ne prenaient conseil que de leurs penchants. Ils ne s’étaient pas imposé cette pénible tâche à laquelle on n’est que trop assujetti dans la société des hommes, de paraître donner une approbation tacite aux choses qui vous font le plus souffrir, ou, ce qui est encore pis, de se persuader que tous les torts que vous avez à endurer sont légitimes ; ils faisaient ouvertement la guerre à leurs oppresseurs. Au contraire, les criminels que j’avais vus en prison étaient renfermés comme des bêtes féroces dans leur loge, privés de tout moyen d’activité et engourdis par une vie indolente. Si dans la fougue de leurs mouvements on découvrait encore de temps en temps les traces de leurs anciennes habitudes, c’était plutôt les écarts convulsifs d’une imagination malade que l’énergie raisonnée d’une âme vigoureuse. Il n’y avait plus pour eux d’espérances à former, plus de projets à concerter, plus de ces rêves brillants qui animent la vie ; la plus triste perspective était placée devant eux, et il leur était interdit d’en détourner la vue un seul instant. Il est vrai que ce sont les deux faces d’un même tableau, et que la seconde est la consommation, la suite inévitable et imminente de la première. Mais celle-là ne frappait nullement l’attention de mes nouveaux hôtes, et à cet égard ils paraissaient mettre tout à fait de côté la raison et les réflexions.

Sous certains rapports comme je l’ai dit, je pouvais me féliciter de ma demeure actuelle ; elle répondait parfaitement au besoin que j’avais d’être caché à tous les yeux. C’était le séjour de la bonne humeur et de la joie ; mais cette sorte de joie ne trouvait point de sympathie dans mon cœur. Les individus qui composaient ce cercle avaient secoué totalement le joug des principes établis parmi les hommes ; leur métier était d’inspirer la terreur, et l’objet constant de leurs soins était d’éluder la vigilance de la société. Toutes ces circonstances influaient visiblement sur leur caractère. Je trouvais en eux de l’affection et de la bienveillance ; ils étaient susceptibles des émotions généreuses. Mais, comme leur situation était précaire, on remarquait aussi la même mobilité dans la disposition de leur âme. Poursuivis sans cesse par l’animosité générale, ils étaient naturellement très-irritables et très-colères. Accoutumés à user de traitements rigoureux envers les victimes de leurs déprédations, il arrivait souvent que leur brutalité ne se renfermait pas dans l’exercice de leur profession. Ils avaient contracté l’habitude de voir dans les bâtons et les poignards le moyen de surmonter toute espèce d’obstacle. Affranchis de cette routine des choses humaines qui énerve les âmes, ils déployaient souvent une énergie à laquelle un observateur impartial n’aurait pu refuser son admiration. L’énergie est peut-être la plus précieuse des qualités de l’homme ; et celle qui se trouve ainsi placée serait sans doute mise à profit par un bon système politique qui saurait en extraire les vertus bienfaisantes, au lieu de la faire tourner, comme on fait, à une aveugle destruction. Nous agissons comme un chimiste qui rejetterait le métal le plus fin, et ne voudrait mettre en œuvre que celui qui serait déjà assez altéré pour servir immédiatement aux usages les plus vils. Mais l’énergie de ces hommes ne se montrait à mes yeux qu’avec tous les vices de l’objet auquel elle était appliquée, dépourvue du secours des lumières, et guidée uniquement par des vues basses et étroites.

Le séjour que je viens de décrire paraîtrait à beaucoup de personnes accompagné de mille inconvénients intolérables. Mais, outre l’avantage qu’il avait d’offrir un champ vaste à l’imagination, c’était l’Élysée, en comparaison de celui d’où je venais de m’échapper. Les désagréments d’une mauvaise compagnie, l’incommodité du logement, la malpropreté, le tapage, tous ces inconvénients avaient perdu ce qui me causait le plus de dégoût et d’aversion, du moment où je ne me sentais plus obligé de les subir. Il n’était aucune peine que je ne pusse endurer avec patience, quand je la comparais avec celle de se voir menacé à toute heure d’une mort violente et prématurée. Il n’était aucune souffrance qui me parût mériter d’être comptée pour quelque chose, dès qu’elle n’était pas infligée par la tyrannie, par la froide et lâche prévoyance, ou par la vengeance barbare de mes semblables.

Ma santé se rétablissait de jour en jour. Les attentions et les complaisances de mon protecteur étaient continuelles, et son exemple avait inspiré les mêmes dispositions au reste de la troupe. Il n’y avait que la vieille qui conservait toujours son animosité contre moi. Elle me regardait comme la cause de l’expulsion de Gines. Gines avait toujours été l’objet particulier de sa préférence ; et, dans le zèle dont elle était animée pour les intérêts de la société, elle trouvait qu’un novice à la place d’un pécheur endurci était un fort mauvais échange. Ajoutez à cela, que naturellement elle était morose et grondeuse ; or, les personnes de ce tempérament ne sauraient exister sans avoir sous la main quelque objet sur lequel elles déchargent leur bile. Elle ne perdait pas une seule occasion de montrer, jusque dans les plus petites choses, la haine qu’elle me portait ; à tout moment elle me lançait des regards de rage, qui m’auraient exterminé si elle en eût eu la force. On voyait combien elle était mortifiée de ne pouvoir contenter sa malice, et combien il lui en coûtait de n’avoir, pour exprimer sa terrible férocité, que la mauvaise humeur d’une pauvre servante. Quant à moi, qui avais été accoutumé à faire face à des adversaires plus formidables et à affronter d’autres périls, tout son dépit n’était pas capable de troubler ma tranquillité.

Quand je me sentis mieux, je mis mon protecteur au fait de mon histoire, excepté de ce qui avait rapport à la découverte du fatal secret de M. Falkland. C’était une chose que je ne pouvais pas prendre sur moi de dévoiler, même dans une situation telle que celle-ci, où il n’y avait pas, à ce qu’il semble, la moindre probabilité qu’on pût en faire usage contre mon persécuteur. Néanmoins, celui à qui je faisais cette ouverture, et dont la façon de penser était tout l’opposé de celle de M. Forester, ne prit pas ma réserve en mauvaise part. Il ne tira aucune conséquence défavorable contre moi de l’obscurité que ce silence jetait sur le reste de mon récit. Il avait trop de pénétration pour qu’un imposteur pût se flatter de lui en faire accroire, et il se fiait aussi sur cette pénétration. D’après cela, il n’est pas étonnant que mes manières franches et ouvertes portassent la conviction dans son esprit, et que ma confidence n’eût fait qu’ajouter à la bonne opinion et à l’amitié que je lui avais déjà inspirées.

Il écouta mon histoire avec beaucoup d’intérêt, et il en commentait les différentes parties à mesure que je les lui rapportais. Il me dit que ce n’était là qu’un nouvel exemple des manœuvres perfides et tyranniques employées par les membres riches et puissants de la société contre ceux qui n’ont pas les mêmes priviléges. Rien n’était plus évident que leur disposition à sacrifier tout le reste de l’espèce humaine à leur plus petit intérêt ou au caprice le plus bizarre. Quel était celui qui, voyant dans leur véritable jour la position des choses, voudrait attendre l’instant où il plairait à ses oppresseurs de résoudre sa ruine totale, plutôt que de prendre les armes pour sa propre défense, quand il en était encore temps ? Quel était le plus méritoire, de la basse et rampante soumission d’un esclave, ou de la généreuse résolution d’un homme qui entreprenait de venger ses droits ? Puisque l’administration partiale de nos lois réduisait l’innocence au niveau du crime, quand une fois le puissant était armé contre elle, quel homme d’un vrai courage pourrait balancer à lever l’étendard contre de telles lois ? Et puisqu’il faut souffrir de leur injustice, qui ne voudrait pas au moins faire connaître auparavant qu’il foule aux pieds leur joug arbitraire ? Quant à lui, ajoutait-il, il n’aurait certainement jamais embrassé sa profession actuelle, s’il n’y eût pas été forcé par des motifs aussi irrésistibles ; et il espérait bien, puisque l’expérience m’avait fourni la même conviction d’une manière si frappante, qu’il aurait un jour le bonheur de m’avoir pour associé dans ses entreprises… On verra jusqu’à quel point l’événement a confirmé ses espérances.

Les précautions que prenait la troupe pour éluder la vigilance des satellites de la justice étaient sans nombre. C’était une de ses règles de ne commettre de brigandages qu’à une distance considérable du lieu de sa résidence ; et Gines avait transgressé cette règle dans l’attaque qui m’avait valu mon asile. Quand ils s’étaient emparés de quelque butin, ils avaient soin, à la vue des personnes volées, de suivre une route opposée, autant que possible, à celle qui conduisait à leur véritable repaire. Le lieu de leur retraite, ainsi que tous ses environs, avait l’air d’un pays abandonné, et il avait la réputation d’être hanté par des esprits. La vieille dont j’ai fait le portrait y habitait depuis très-longtemps, et était censée y demeurer seule ; sa personne répondait à merveille aux idées qu’on se faisait d’une sorcière dans les campagnes. Ses hôtes n’entraient et ne sortaient qu’avec la plus grande circonspection ; en général, ce n’était que de nuit. Les lumières qu’on découvrait de temps en temps dans les différentes parties de cette habitation étaient regardées avec effroi par les paysans des environs comme des feux surnaturels, et si quelquefois le tintamarre d’une orgie venait à frapper leurs oreilles, ils ne doutaient pas que ce ne fût un carnaval de démons. Malgré tous ces avantages, les voleurs ne se hasardaient à y séjourner que par intervalles ; quelquefois ils s’absentaient pendant des mois entiers, et allaient demeurer dans quelque autre coin du pays. Tantôt la vieille les accompagnait dans ces émigrations, tantôt elle restait ; mais, dans tous les cas, son déplacement avait lieu ou plus tôt ou plus tard que le leur : de manière que l’observateur le plus subtil aurait eu peine à remarquer aucune liaison entre les époques de son retour et le renouvellement des bruits de vols dans le pays. Quant aux fêtes infernales, les paysans s’imaginaient qu’elles avaient lieu indifféremment, que la sorcière fût présente ou absente.

XXIX

J’étais dans cette situation, lorsqu’un jour il se passa, dans notre demeure, une scène qui attira malgré moi mon attention. Deux de nos gens avaient été envoyés à une ville à quelque distance de là pour se procurer différentes choses dont nous avions besoin. Après avoir remis leurs achats entre les mains de notre gouvernante, ils se retirèrent dans un coin de la chambre, et l’un d’eux, tirant de sa poche un papier imprimé, ils se mirent ensemble à examiner le contenu. J’étais dans le fauteuil à côté du feu, beaucoup mieux que je ne m’étais encore senti, quoique faible pourtant encore et languissant. Après qu’ils eurent lu entre eux pendant un temps assez considérable, ils portèrent les yeux sur moi, et puis sur le papier, ensuite sur moi encore. L’instant d’après, ils sortirent ensemble de la chambre comme pour se consulter, sans interruption, sur quelque chose que ce papier leur suggérait. Ils rentrèrent au bout de quelque temps, et mon protecteur, qui montait alors l’escalier, parut au même moment dans la chambre.

« Capitaine, dit l’un d’eux avec un air joyeux, voyez-vous ceci ? Nous avons fait une bonne trouvaille. Je crois, ma foi, que cela vaut un billet de banque de cent guinées. »

M. Raymond (c’était son nom) prit le papier et le lut. Il resta une minute sans rien dire. Ensuite il le froissa dans sa main, et se retournant vers celui qui le lui avait donné, il lui dit avec le ton d’un homme bien persuadé de la vérité de ce qu’il va dire :

« Quel besoin avez-vous de ces cent guinées ? Manquez-vous de quelque chose ? Êtes-vous dans la misère ? Voudriez-vous consentir à les acheter par une trahison ? à violer pour cela les lois de l’hospitalité ?

— Ma foi, capitaine, je ne sais trop que vous dire. J’ai violé tant d’autres lois, que je ne vois pas pourquoi j’aurais tant de respect pour un vieux proverbe. Nous, qui prétendons n’avoir d’autres juges que nous-mêmes, ce n’est pas un méchant dicton qui doit nous faire peur. Et puis, au bout du compte, c’est une bonne œuvre, et je ne me ferais pas plus de scrupule de faire prendre un voleur comme celui-là que d’avaler un verre de vin.

— Un voleur ! et vous parlez de voleurs !…

— Un moment, s’il vous plaît. N’allons pas si vite. À Dieu ne plaise que je dise rien contre la profession en général. Mais un homme vole d’une façon, un autre d’une autre. Pour moi, je vais sur le grand chemin ; et ce que je prends à un étranger que j’y rencontre, il y a cent contre un à parier qu’il peut aisément s’en passer. Je ne vois pas qu’il y ait le plus petit mal à cela. Mais j’ai, pardieu, de la conscience tout comme un autre. Parce que je me moque des assises, des grandes perruques, des gens de loi et de la potence ; parce que je ne recule pas devant une action innocente, quand les avocats disent qu’elle ne l’est pas, s’ensuit-il de tout cela que je doive avoir des entrailles de frère pour un tas de friponneaux et de coquins domestiques, pour de la canaille qui n’a ni justice ni principes ? Oh ! que non : je respecte trop la profession pour n’être pas l’ennemi de tous ces voleurs de contrebande ; et je les déteste encore plus, parce que le monde s’avise de leur donner mon nom.

— Vous avez tort, Larkins. En supposant votre haine bien fondée, vous ne devez jamais employer contre les gens que vous haïssez le ministère de cette loi à laquelle votre métier est de faire la guerre. Soyez conséquent. Choisissez d’être son partisan ou son adversaire. Comptez bien sur une chose, c’est que partout où il existe des lois il y en a contre les gens comme vous et moi. Ainsi, ou nous méritons tous tant que nous sommes la vengeance de la loi, ou bien la loi n’est pas l’instrument convenable pour corriger les méfaits des hommes. Je vous dis cela, parce qu’il faut que vous sachiez bien qu’un délateur, un témoin à charge, un homme qui tire avantage de la confidence d’un autre pour le trahir, qui vend la vie de son prochain pour de l’argent, un poltron qui va, pour quoi que ce soit, recourir à la loi, afin qu’elle fasse pour lui ce qu’il n’ose faire par lui-même, est le dernier des scélérats. Mais, dans la circonstance actuelle, vos raisons seraient les meilleures du monde, qu’on ne pourrait pas les appliquer ici. »

Pendant que M. Raymond parlait, le reste de la troupe entra dans la chambre. Aussitôt il se tourna vers eux en disant :

« Mes amis, voici un avis que Larkins vient d’apporter, et dont, avec sa permission, je vais vous donner connaissance. »

Ensuite, tirant le papier de sa poche, il continua : « Cet avis contient le signalement d’un homme accusé de vol, avec une offre de cent guinées pour celui qui le livrera à la justice. Larkins a trouvé cet avis à… D’après l’époque et les autres circonstances, mais surtout d’après la description de la personne, il n’y a pas à douter que cela ne regarde notre jeune ami, à qui, il y a peu de temps, j’ai eu le bonheur de sauver la vie. Il est accusé ici d’avoir abusé de la confiance de son maître et bienfaiteur pour lui voler des effets d’une valeur considérable. Sur cette accusation, il a été renfermé dans la prison du comté, d’où il s’est échappé, il y a environ une quinzaine, sans attendre l’événement de son procès, circonstance qui est représentée, par l’auteur de l’avis, comme équivalente à un aveu du crime.

» Mes amis, je suis au fait des détails de cette affaire depuis quelque temps. Ce jeune homme m’a raconté son histoire à une époque où il ne pouvait certainement pas prévoir que cette précaution fût nécessaire pour sa sûreté. Il n’est nullement coupable des choses qu’on lui impute. Qui de vous serait assez ignorant pour voir dans sa fuite une confirmation des charges portées contre lui ? Qui s’est jamais avisé de croire que, lorsqu’on est amené devant un tribunal pour y être jugé, il peut servir à quelque chose d’être innocent ou coupable ? Qui serait assez sot pour se soumettre volontairement à une pareille épreuve, quand ceux qui sont préposés pour en décider s’occupent plutôt de l’énormité des délits imputés à l’accusé que de la question de savoir s’il en est l’auteur ; devons-nous, comme les autres, croire les dépositions de quelques témoins ignorants, au rapport desquels un homme sensé ne voudrait pas se fier pour l’action la plus indifférente de sa vie ?

» L’aventure de ce pauvre garçon est fort longue, et je ne vous ennuierai pas de ce récit dans ce moment-ci. Tout ce que je puis vous dire, c’est qu’il en résulte, plus clair que le jour, que, pour avoir voulu porter peut-être un œil trop curieux sur les affaires personnelles de son maître, et pour avoir obtenu de lui en confidence, comme je le soupçonne, quelque secret important, ce maître a conçu une antipathie furieuse contre lui. Cette antipathie s’est augmentée successivement jusqu’au point d’induire cet homme à forger contre celui-ci cette infâme accusation. Il paraît déterminé à faire pendre ce jeune homme, sans la moindre pitié, plutôt que de le laisser s’en aller où il voudra, ou même de souffrir qu’il soit hors de son pouvoir. Williams m’a exposé le fait avec tant de candeur, que je le maintiens aussi innocent que moi-même du crime dont on l’accuse. Néanmoins les domestiques de l’accusateur, qui ont été appelés pour assister à l’information, et un parent de ce même accusateur, qui, en qualité de juge de paix, a lancé le décret, et qui a eu la sottise de croire qu’il serait impartial dans cette cause, se sont rangés, tous d’une voix, contre Williams, et lui ont par là donné un échantillon de la belle justice qu’il avait à espérer par la suite.

» Larkins, qui ne savait pas le premier mot de tous ces détails quand le papier lui est tombé entre les mains, avait envie d’en profiter pour gagner les cent guinées. Est-ce là votre avis, à vous qui avez maintenant tout entendu ? Pour l’appât d’une misérable somme d’argent, voudriez-vous jeter l’agneau dans la gueule du loup ? Voudriez-vous vous rendre complices des projets barbares de ce vil scélérat, qui, après avoir chassé de chez lui son ancien protégé, l’avoir laissé sans feu ni lieu, lui avoir ôté l’honneur et presque tous les moyens de subsister, enfin l’avoir mis presque hors d’état de trouver un refuge dans le monde, est encore altéré de son sang ? Si personne n’a le courage de mettre un frein à la tyrannie des cours de justice, n’est-ce pas à nous de le faire ? Nous, qui ne subsistons que des fruits de nos généreuses entreprises, voudrions-nous devoir un penny à la bassesse et à l’infamie d’une délation ? Nous, contre qui toute la société est en armes, refuserons-nous notre protection à un individu plus exposé encore à sa persécution que nous-mêmes, quoiqu’il l’ait pourtant moins méritée ? »

La harangue du capitaine fit aussitôt son effet sur toute l’assemblée. « Le trahir ! s’écrièrent-ils tous à la fois. Non, non, pour tous les trésors du monde. Qu’il ne craigne rien. Nous le défendrons au péril de notre vie. Où l’honneur et la fidélité trouveraient-ils asile sur la surface de la terre, s’ils étaient bannis de chez les voleurs[21] ? »

Larkins en particulier remercia le capitaine de son intervention ; il jura qu’il aimerait mieux perdre les deux bras que de faire aucun mal à un aussi digne jeune homme, et de prêter son secours à une scélératesse aussi abominable. En disant cela, il me prit la main, en m’assurant que je n’avais rien à craindre ; que tant que je serais sous leur toit il ne m’arriverait jamais de mal ; et que, quand même les limiers de la justice viendraient à découvrir ma retraite, ils se feraient tous tuer jusqu’au dernier avant qu’on m’ôtât seulement un cheveu de la tête. Je le remerciai de tout mon cœur de sa bonne volonté ; mais je fus surtout vivement touché du zèle et de la chaleur que mon bienfaiteur avait déployés pour moi. Je leur dis que je voyais bien que j’avais affaire à des ennemis inexorables que mon sang seul pouvait apaiser, et je leur attestai, avec l’accent de la vérité, que je n’avais rien fait qui méritât la persécution qu’on exerçait contre moi.

L’ardeur et l’énergie de M. Raymond ne m’avaient rien laissé à faire pour repousser un péril aussi peu prévu. Cet incident fit néanmoins une profonde impression sur mon esprit. Je m’étais toujours fié à quelque retour d’équité de la part de M. Falkland. Malgré toute l’âpreté de ses persécutions, je ne pouvais m’empêcher de croire qu’il les exerçait à contre-cœur, et je me persuadais qu’elles ne seraient pas éternelles. Un homme dont les principes avaient été originairement si pleins d’honneur et de droiture, ne pouvait pas manquer, dans un moment ou dans l’autre, de réfléchir sur l’injustice de ses actes et de se relâcher de son animosité. Cette idée m’avait toujours été présente, et n’avait pas peu contribué à me donner de l’énergie. « Je veux, me disais-je, convaincre mon persécuteur que je vaux plus qu’il ne pense ; il verra que ce n’est pas un homme comme moi qu’on sacrifie à une simple précaution. » La conduite de M. Falkland lorsqu’il fut question de m’emprisonner et différentes autres particularités survenues depuis, m’avaient encouragé dans cette manière de penser.

Mais ce nouvel incident changeait bien la face des choses. Je voyais maintenant un homme qui, non content d’avoir détruit ma réputation, de m’avoir retenu longtemps dans un affreux cachot et de me réduire à la condition d’un vagabond sans asile, était encore acharné à me poursuivre avec une barbarie sans relâche, dans une situation aussi déplorable. L’indignation et le ressentiment semblaient en quelque sorte s’emparer pour la première fois de mon âme. J’avais été si bien à portée de voir l’état misérable dans lequel M. Falkland était réduit, j’en connaissais si parfaitement la cause et j’étais si fortement pénétré de l’idée qu’il ne méritait pas tous ces maux, que même, jusqu’à ce moment, au milieu des plus cruelles souffrances, j’avais conservé de la pitié plutôt que de la haine pour mon persécuteur. Mais ceci apporta quelque changement dans ma façon de sentir à son égard. « Certainement, me disais-je, il devrait bien voir qu’il m’a suffisamment mis hors d’état de lui nuire, et il serait bien temps qu’il me laissât enfin respirer. Ne devrait-il pas au moins se contenter de m’abandonner à la condition si précaire et si dangereuse d’un criminel échappé des fers, sans aller encore exciter davantage contre moi l’animosité et la vigilance publiques ? Quoi donc ! son opposition aux mesures rigoureuses de M. Forester et ces différentes marques d’intérêt qu’il m’a données depuis ne seraient-elles qu’un jeu pour me tromper et m’endormir dans une perfide sécurité ? Ne serait-ce pas qu’il était continuellement tourmenté par la frayeur des terribles représailles qu’il avait à redouter de moi ? ne serait-ce pas pour cela qu’il aurait feint de céder en apparence au remords, tandis qu’il disposait en secret ses artificieuses batteries pour mieux assurer ma perte ? » Ce soupçon seul me pénétra d’une horreur inexprimable ; un frisson subit fit tressaillir jusqu’à la dernière fibre de mon corps.

Cependant ma blessure était parfaitement guérie, et il devenait nécessaire que je m’arrêtasse à quelque détermination pour l’avenir. Ma manière de penser me donnait une répugnance invincible pour le métier de mes hôtes. Je ne sentais pas, à la vérité, contre leurs personnes, cette aversion et cette horreur qu’ils inspirent communément. Je voyais et j’estimais leurs bonnes qualités et leurs vertus. Je n’étais nullement porté à les regarder comme une classe d’hommes plus méchante ou plus essentiellement ennemie du bien-être de l’humanité que la généralité de ceux qui les accablent de plus de blâme et de mépris. Mais sans cesser de les aimer comme individus, je ne m’aveuglais pas sur leurs erreurs. Quand même j’eusse été d’ailleurs en danger de me laisser égarer par leur exemple, c’était un bonheur pour moi d’avoir pu contempler des voleurs dans la prison, avant de les avoir vus dans leur état de prospérité, et c’était là un antidote infaillible contre le poison de leur société. En voyant déployer dans une telle profession une énergie et une habileté extraordinaires, je ne pouvais m’empêcher de réfléchir avec quel avantage tant d’admirables qualités pourraient se montrer sur le grand théâtre des affaires humaines ; tandis que dans la direction qui leur était donnée elles se trouvaient prostituées à des usages diamétralement opposés aux premiers intérêts de la société. En choisissant un tel genre de vie, ces hommes ne pèchent pas moins contre leur propre intérêt que contre le bien général. Celui qui expose ou sacrifie sa vie pour la cause publique en trouve la récompense dans le témoignage d’une conscience satisfaite ; mais ceux qui se dévouent follement à braver les précautions indispensables, quoique cruellement exagérées, que tout gouvernement est obligé de prendre pour le maintien des propriétés, en même temps qu’ils jettent l’alarme et le trouble dans la société tout entière, montrent, à l’égard de leur intérêt personnel, autant d’imprudence et de mépris d’eux-mêmes qu’un homme qui s’aviserait de se placer comme point de mire devant une troupe d’arquebusiers.

Cette manière d’envisager la chose me détermina non-seulement à ne pas m’associer pour mon propre compte à leurs entreprises, mais encore à faire tous mes efforts, par reconnaissance des services qu’ils m’avaient rendus, pour les détacher, s’il était possible, d’un genre de vie dont les plus grands maux retombaient sur eux-mêmes. Les remontrances que je leur fis à ce sujet furent diversement reçues. Tous ceux à qui elles s’adressaient étaient des gens qui avaient assez bien réussi à se persuader à eux-mêmes qu’ils exerçaient une profession innocente ; et, s’il leur restait quelques doutes dans l’esprit à cet égard, ils étaient venus à bout de les étouffer. Quelques-uns rirent de mes arguments, et me traitèrent comme une espèce de don Quichotte missionnaire. D’autres, et le capitaine en particulier, combattirent mes raisons avec toute l’assurance de gens qui croient défendre la meilleure cause. Mais ils ne restèrent pas longtemps dans cette bonne opinion et dans cette confiance. Ils avaient été accoutumés à disputer contre des arguments tirés de la religion et du respect dû aux lois. Il y avait longtemps qu’ils avaient secoué de pareils motifs, comme autant de préjugés. Mais je traitais la matière sous un autre point de vue et d’après des principes qu’ils ne pouvaient pas contester ; ce n’était pas là de ces reproches vagues et usés dont le son frapperait nos oreilles pendant un siècle, sans trouver dans notre cœur aucune fibre qui répondît à ses vibrations. Aussi, se voyant pressés par des objections inattendues et sans réplique, quelques-uns de mes auditeurs commencèrent à témoigner la mauvaise humeur et l’impatience que leur causait mon importune logique. Mais M. Raymond ne fut pas de ce nombre. Il était doué d’une candeur qui me semble sans égale. Il fut surpris d’entendre des objections aussi puissantes contre une thèse de morale qu’il croyait avoir examinée de tous les côtés. Il les discuta avec la plus grande impartialité. Il résista longtemps avant de les admettre ; mais à la fin il les admit complétement et n’eut plus en réserve qu’un seul moyen de réplique.

« Hélas ! me dit-il, Williams, il eût été bien heureux pour moi que ces vues m’eussent été présentées avant que j’eusse embrassé la profession que j’exerce. Il est trop tard maintenant. Ces mêmes lois, dont l’iniquité évidente, frappant ma raison, m’a poussé dans l’état où je suis, me ferment aujourd’hui toute voie de retour. Dieu, nous dit-on, juge les hommes sur ce qu’ils sont à l’époque du jugement ; et, quels que puissent être leurs crimes, s’ils en ont reconnu l’erreur et s’ils l’ont abjurée, il les reçoit en grâce. Mais des pays qui professent le culte de ce même Dieu n’admettent pas cette distinction dans leur code. Ils ne laissent pas de porte à l’amendement du coupable, et semblent prendre un plaisir barbare à confondre les démérites de ceux qu’ils ont à juger. Ils ne s’embarrassent pas de ce qu’est le caractère de l’individu à l’heure où ils prononcent sa sentence. Quelque changé, quelque honnête, quelque utile qu’il puisse être, il n’y gagnera rien. Si, après un laps de quatorze ans[22], ou même de quarante[23], ils découvrent dans sa vie passée une action pour laquelle la loi a prononcé la peine de mort, vainement cet intervalle tout entier eût été rempli par une vie sainte et le patriotisme le plus pur, ils ne daigneront pas même entrer dans l’examen de ce fait ! Que faire donc ? Ne suis-je pas forcé de persister dans l’erreur, puisque j’ai une fois commencé ? »

XXX

Je fus frappé de ce raisonnement ; je ne pus répondre autre chose à M. Raymond, sinon qu’il était mieux fait que personne pour bien juger de la conduite qu’il lui convenait de tenir ; mais que j’aimais à croire que la chose n’était pas aussi désespérée qu’il se l’imaginait.

Nous n’agitâmes pas cette question davantage, et elle fut même en quelque sorte chassée de ma pensée par un accident d’une nature fort extraordinaire.

J’ai déjà parlé de la rancune profonde que me gardait l’infernale portière de cette demeure solitaire. Gines, ce membre exclu de la société, avait été son favori particulier. Elle avait, à la vérité, souffert son expulsion, parce qu’elle sentait son génie dompté par l’énergie et l’ascendant supérieur de M. Raymond ; mais c’était en murmurant et avec la rage dans le cœur qu’elle s’était soumise à cet arrêt. N’osant pas se révolter contre celui qui avait été le principal auteur de l’affaire, ce fut sur moi que se porta tout le fiel de son ressentiment.

À l’offense impardonnable que j’avais ainsi commise dans cette première circonstance, se joignit la thèse que j’avais soutenue dernièrement contre la profession de voleur. Le respect dû à ce métier était un article fondamental du credo de cette vieille scélérate, et elle ne dissimulait pas plus la surprise et l’horreur que lui causaient mes objections, que ne l’eût fait une vieille d’un autre genre de confrérie devant laquelle on s’aviserait de disputer sur les angoisses et la mort du créateur du monde, ou sur la robe sans tache qui est préparée pour envelopper les âmes des élus. De même que les bigots religieux, elle était très-disposée à employer les armes des vengeances mondaines contre ceux qui déclaraient la guerre à ses opinions.

Moi, cependant, je riais de sa malice impuissante comme d’un sentiment à mépriser plutôt qu’à craindre. Elle s’aperçut, à ce que j’imagine, du peu de cas que je faisais d’elle, et cela ne put que contribuer beaucoup à augmenter l’orage qui grossissait contre moi.

Un jour, on me laissa seul dans la maison, sans autre compagnie que cette noire sibylle. La veille, les voleurs étaient sortis pour une expédition, environ deux heures après le coucher du soleil, et ils n’étaient pas rentrés, comme à leur ordinaire, le matin avant la pointe du jour. C’était une circonstance qui arrivait quelquefois, et qui ne donna lieu par conséquent à aucune inquiétude extraordinaire. Tantôt la piste du gibier les conduisait au delà du terme qu’ils s’étaient prescrit ; tantôt c’était la crainte d’être poursuivis : rien n’est plus incertain que la vie d’un voleur. Pendant la nuit, la vieille avait été occupée à apprêter le repas qui les attendait à leur retour. Quant à moi, j’avais pris d’après eux l’habitude de ne plus songer au retour régulier des différentes parties de la journée, et de faire, jusqu’à un certain point, du jour la nuit et de la nuit le jour.

Il y avait déjà plusieurs semaines que j’étais dans cette demeure, et la saison était fort avancée. J’avais passé quelques heures de la nuit à méditer sur ma situation. Le caractère et les mœurs des gens parmi lesquels je vivais avaient quelque chose qui me causait un véritable dégoût. Leur ignorance grossière, leurs habitudes farouches et leurs manières brutales, au lieu de me paraître plus supportables avec le temps, ne faisaient qu’ajouter de jour en jour à l’aversion qu’elles m’avaient inspirée dès l’origine. Je ne pouvais pas rapprocher la force d’esprit extraordinaire et l’extrême fertilité d’invention qu’ils déployaient dans l’exercice de leur métier, avec l’odieux de ce métier et leur dépravation habituelle, sans éprouver des sensations si pénibles, qu’elles me devenaient intolérables. La vue du mal moral me semblait être, au moins pour un esprit qui n’est pas encore dompté par la philosophie, une des sources les plus fécondes de malaise et de tourment. La société de M. Raymond ne me soulageait nullement de ce genre de peine. Il était à une distance immense de ses vicieux compagnons ; mais je n’en étais pas moins vivement affecté de le voir ainsi hors de sa place, dans une telle compagnie, et employant ses rares talents d’une manière aussi méprisable. J’avais essayé de déchirer le voile qui l’aveuglait ainsi que les autres membres de la bande, mais j’avais trouvé dans mon entreprise des obstacles plus grands que je ne l’avais imaginé.

Que faire donc ? attendrais-je, en fervent missionnaire, l’issue de la conversion que j’avais tentée, ou bien me retirerais-je sur-le-champ ? Si je prenais le parti de m’en aller, devais-je exécuter ce projet furtivement, ou bien, au contraire, déclarer hautement ma résolution, et tâcher ainsi d’achever par la force de l’exemple ce que mes arguments n’avaient pu faire ? Certes, refusant, comme je le faisais, de prendre la moindre part aux expéditions des voleurs, ne payant pas de ma personne dans les dangers dont ils tiraient leur subsistance, et ne cherchant point à prendre leurs habitudes, il ne convenait pas que je continuasse mon séjour chez eux plus longtemps que ne l’exigeait la nécessité. D’ailleurs, il y avait une circonstance qui rendait cette délibération fort urgente. Ils avaient le projet de quitter sous peu de jours leur habitation actuelle, pour aller gagner un autre gîte qu’ils avaient dans une province éloignée. Si je ne me proposais pas de rester avec eux, peut-être ne serait-il pas bien de les accompagner dans cette émigration. L’état d’infortune inouïe où m’avait plongé mon inflexible persécuteur m’avait réduit à regarder comme la plus heureuse des aventures la rencontre d’une caverne de voleurs. Mais le temps qui s’était écoulé depuis avait probablement été suffisant pour ralentir l’activité des recherches dirigées contre moi. Je soupirai donc pour cet état de solitude et d’obscurité, pour cet asile contre les persécutions du monde, et même contre sa simple attention, que mon imagination s’était créé avec tant de plaisir au moment où j’avais brisé mes chaînes.

Telles étaient les réflexions qui m’occupaient. À la fin, voulant me distraire de ce conflit de mon esprit, je tirai de ma poche un Horace qui m’avait été légué par mon cher Brighwell. Je lus avec avidité son épître au grammairien Fuscus, dans laquelle il lui fait une si belle description de la tranquillité et de l’indépendance délicieuse d’une vie champêtre. Le soleil vint alors à se lever derrière les collines qui bornaient ma vue à l’orient, et j’ouvris ma fenêtre pour jouir de ce spectacle. Le jour commençait avec un doux éclat, et il était paré de tous ces charmes que les poëtes de la nature, comme on les appelle, ont tant de plaisir à décrire. Dans cette scène magnifique, surtout après une contention d’esprit assez longue, il y avait quelque chose de ravissant qui m’entraînait au repos. Insensiblement une rêverie confuse s’empara de toutes mes facultés, je quittai ma fenêtre, je me jetai sur mon lit et m’endormis.

Je ne me rappelle pas précisément les images qui me passèrent dans l’esprit pendant ce sommeil ; mais je sais qu’elles se terminèrent par l’idée d’une personne, agent de M. Falkland, qui s’approchait de moi pour m’assassiner. Vraisemblablement cette vision m’avait été suggérée par le projet que je méditais de rentrer dans le monde et de me rejeter dans la sphère où sa vengeance pouvait encore m’atteindre. Il me semblait que l’assassin avait le dessein de venir sur moi par surprise, que je voyais son dessein, et que pourtant, par quelque enchantement, je n’avais nul moyen de l’éviter. J’entendais les pas du meurtrier qui s’avançait lentement et avec précaution. Sa respiration, qu’il cherchait à retenir, frappait néanmoins mon oreille ; je le sentis arriver jusqu’à l’endroit où j’étais placé, et puis s’arrêter.

L’image devint alors trop terrible, je tressaillis, j’ouvris les yeux, que vis-je ? L’exécrable sorcière fondant sur moi avec un couperet de boucher dans les mains. J’esquivai le coup avec une vitesse plus rapide encore que la pensée, et l’instrument, qu’elle dirigeait sur ma tête, tomba impuissant sur le lit. Avant qu’elle eût le temps de se remettre en posture pour un second coup, je sautai sur elle, je saisis l’arme qu’elle tenait, et je la lui avais presque ôté des mains ; mais en un instant elle reprit ses forces et sa soif de sang ; il y eut entre nous une lutte furieuse, elle, animée par la haine et le désespoir, et moi, combattant pour ma vie. C’était une véritable amazone pour la vigueur, et jamais je ne me suis trouvé en tête d’un adversaire plus formidable. Elle avait le coup d’œil sûr, les mouvements prompts comme l’éclair, et de temps en temps, se ruant sur moi de toute la force de son corps, elle me donnait des secousses d’une violence inconcevable. À la fin pourtant, j’eus la victoire, je lui arrachai des mains son instrument de mort, et le jetai par terre. Jusqu’à ce moment, l’attention qu’elle mettait à diriger ses efforts avait contenu sa furie ; mais alors elle se prit à grincer des dents, à rouler des yeux égarés qui semblaient lui sortir de la tête, et dans les convulsions de sa rage à s’agiter comme une démoniaque.

« Scélérat et démon ! s’écriait-elle. Que penses-tu donc faire de moi ? »

Jusqu’à ce moment la scène avait été complétement muette.

« Rien, lui répondis-je ; va-t’en, infernale sorcière, et laisse-moi en repos.

— Que je te laisse ! Oh ! que non. Je veux t’enfoncer mes dix doigts dans les côtes, t’arracher le cœur et boire ton infâme sang !… Ah ! tu crois venir à bout de moi ! Ah ! bien oui !… Tu verras… Je t’étoufferai sous moi, je te ferai rôtir à petit feu avec du soufre, je t’écraserai tes entrailles sur les yeux. Ah ! ah ! »

Elle se releva et se prépara à m’attaquer avec un redoublement de furie. Je lui saisis les mains et la forçai de s’asseoir sur le lit. Dans cette attitude, elle continua à exprimer sa rage par des grincements de dents, par des mouvements de tête frénétiques, et de temps en temps par de violents efforts pour se dégager de moi. Ses contorsions et ses soubresauts étaient de la nature de ces accès où quatre personnes ne peuvent quelquefois suffire à contenir le convulsionnaire ; mais, dans les circonstances où j’étais, je trouvai, par expérience, que j’avais assez de ma force seule. Rien n’était plus effroyable que le spectacle de cette mégère au milieu de ses agitations. À la fin pourtant sa frénésie commença à se ralentir, et elle demeura convaincue de l’inutilité de ses efforts.

« Laissez-moi aller, dit-elle ; pourquoi me tenez-vous ? Je ne veux pas qu’on me tienne.

— Je ne veux autre chose, sinon que vous vous en alliez tout de suite, répliquai-je. Me laisserez-vous tranquille à présent ?

— Oui, oui, je te dis qu’oui, bâtard du diable ! oui, scélérat ! »

Je la lâchai sur-le-champ ; elle courut aussitôt à la porte, et, la tenant entre-bâillée : « Je saurai bien encore venir à bout de te faire rendre l’âme, me dit-elle ; va, avant qu’il soit vingt-quatre heures, je réponds de toi ! » En disant ces mots, elle tira la porte et m’enferma à la clef. Une action à laquelle je m’attendais aussi peu me fit tressaillir. Où la vieille était-elle allée ? Quel était son dessein ? Je ne pouvais pas supporter l’idée de périr par les machinations d’une pareille sorcière. La mort, sous quelque forme qu’elle soit, quand elle fond sur nous par surprise et sans que l’esprit ait eu le temps de s’y préparer, apporte une terreur impossible à décrire. Mes idées s’égaraient dans un dédale d’horreur et de confusion ; il n’y avait dans ma tête que chaos et tumulte. Je voulus forcer la porte, mais en vain. Je tournai tout autour de la chambre en cherchant quelque outil propre à m’aider. À la fin pourtant je me précipitai sur cette porte avec un effort de désespoir auquel elle céda, et qui me jeta presque au bas de l’escalier.

Je descendis avec toute la précaution et la prudence possibles. J’entrai dans la cuisine, mais je n’y vis personne. Je cherchai dans les autres pièces avec aussi peu de succès : je sortis de la maison ; je ne pus venir à bout de trouver aucune trace de mon adversaire. C’était une chose bien étonnante : que pouvait-elle être devenue ? Que devais-je conclure de cette disparition ? Je réfléchis à la menace qu’elle m’avait faite en partant : qu’avant qu’il fût vingt-quatre heures, elle répondait de moi ! Cette phrase était énigmatique ; elle ne paraissait pas renfermer une menace d’assassinat.

Tout à coup le papier apporté par Larkins revint à ma mémoire. Serait-il bien possible que ce fût là le motif caché de ses dernières paroles ? Serait-elle partie pour dénoncer elle-même ma retraite ? Mais n’y aurait-il pas un grand danger pour la troupe à amener ainsi sans la moindre précaution les officiers de justice dans notre retraite ? Il n’y avait peut-être pas lieu de craindre qu’elle pût se porter à un pareil acte de désespoir. Pourtant, on ne pouvait guère répondre de ce dont elle était capable dans l’état où elle était. Était-il prudent d’attendre, et d’aventurer ma liberté sur une pareille chance ?

Je répondis bien vite par la négative à cette dernière question. J’étais déjà déterminé à quitter dans peu le séjour que j’habitais ; un peu plus tôt ou un peu plus tard ne faisait pas une différence importante. Il n’était ni sage ni agréable de résider sous le même toit avec quelqu’un qui m’avait donné de pareilles preuves d’une haine implacable. Mais de toutes mes réflexions celle qui avait sans comparaison le plus de poids sur mon esprit, c’était l’idée de la prison, du procès, du supplice. Plus ces objets avaient été depuis longtemps la matière de mes méditations, plus je me sentais invinciblement porté à tout faire pour les éviter. J’avais déjà beaucoup fait dans cette vue ; je m’étais décidé à un grand nombre de sacrifices ; et si je venais à échouer dans mes projets, je ne croyais pas que ce pût jamais être faute de précaution et de courage de ma part. La seule idée du sort que me réservaient mes persécuteurs me mettait à la torture ; et plus je voyais de près l’oppression et l’injustice, plus je me sentais profondément pénétré de l’horreur qui leur est due.

Tels furent les motifs qui me décidèrent à quitter sur-le-champ, brusquement et sans aucun témoignage d’adieu ou de remercîment pour tant de bons offices que j’y avais reçus, une habitation qui, pendant un espace de six semaines, m’avait, certainement, protégé contre les horreurs d’un procès, d’une condamnation et d’une mort ignominieuse. J’y étais entré sans un penny, et j’en sortais avec quelques guinées que M. Raymond m’avait obligé de prendre pour ma part du dividende dans un butin commun. Quoique j’eusse bien quelque raison de supposer que l’activité des recherches suscitées contre moi s’était un peu ralentie par le laps de temps, toutefois la crainte des malheurs qu’un hasard défavorable pouvait attirer sur ma tête me fit prendre le parti de ne pas négliger une seule précaution.

Je songeai à ce papier d’avis qui était la cause de mes frayeurs actuelles, et je compris qu’un des principaux dangers dont je fusse menacé était que ma figure fût reconnue par quelqu’un qui m’aurait vu autrefois, ou même par des étrangers qui auraient lu mon signalement. En conséquence, il me parut prudent de me déguiser le plus efficacement possible. À cet effet, j’eus recours à un paquet de guenilles qui était dans un des coins de notre demeure. Le déguisement que j’adoptai fut celui d’un mendiant. D’après ce plan, je quittai ma chemise. Je m’attachai autour de la tête un mouchoir avec lequel j’eus soin de couvrir un de mes yeux, et par-dessus je mis un vieux bonnet de nuit en laine. Je choisis le plus mauvais habit qu’il me fut possible de trouver, et je lui donnai encore l’air plus misérable au moyen de déchirures que j’y fis à dessein en plusieurs endroits. Affublé de cet accoutrement, je me regardai dans un miroir. Mon travestissement me sembla parfait, et personne ne m’aurait soupçonné de ne pas appartenir à la confrérie dont je voulais passer pour membre.

« Voilà, me dis-je à moi-même, la forme sous laquelle la tyrannie et l’injustice m’obligent de chercher un refuge ; mais il vaut mieux, mille fois mieux, encourir le mépris sous les haillons de la misère et parmi la lie de l’espèce humaine, que de compter sur la compassion et la sensibilité de ceux qui se croient supérieurs aux autres hommes. »

XXXI

La seule règle que je me prescrivis pour traverser la forêt, ce fut de suivre une direction aussi opposée que possible aux routes qui conduisaient au lieu de mon ancienne prison. Après environ deux heures de marche, j’arrivai aux limites de ce canton agreste, et je gagnai la partie du pays qui est enclose et cultivée. Là, je m’assis au bord d’un ruisseau, et, tirant de ma poche un morceau de pain que j’avais emporté avec moi, je pris un peu de repos et de nourriture. Je restai quelques instants dans cet endroit à méditer sur la marche que j’adopterais, et je me trouvai, comme je l’avais déjà été dans une situation presque pareille, disposé à fixer mon choix sur la capitale, qui me semblait, outre ses autres avantages, m’offrir plus de moyens de me cacher que tout autre lieu. Pendant que je faisais ces réflexions, je vis passer deux paysans à peu de distance de moi, et je leur demandai la route de Londres. Je compris, d’après leur indication, que le chemin le plus court était de repasser une partie du bois, et qu’alors il me faudrait nécessairement me rapprocher beaucoup plus que je ne le désirais du chef-lieu du comté. Je ne regardai pas toutefois cette circonstance comme bien importante. Mon déguisement me paraissait un préservatif suffisant contre le danger du moment ; en conséquence, sans suivre le chemin le plus direct, je pris un sentier qui devait me conduire au point indiqué.

Quelques-uns des incidents de cette journée méritent d’être rapportés. Comme je passais le long d’une grande route que je suivis pendant quelques milles, j’aperçus un carrosse qui venait dans la direction opposée à la mienne. Je délibérai un moment en moi-même si je passerais sans rien dire, ou bien si je saisirais cette occasion de faire, de la voix ou du geste, un essai de mon nouveau métier. Mais je cessai bientôt d’être incertain quand j’eus reconnu cette voiture pour celle de M. Falkland. Cette rencontre soudaine me frappa d’épouvante, quoique, en y réfléchissant avec plus de sang-froid, il fût difficile d’y voir un bien grand danger. Je me cachai derrière une haie, jusqu’à ce que la voiture fût tout à fait passée. J’étais trop vivement ému de l’impression qu’elle m’avait faite pour me risquer à examiner si cet équipage renfermait ou non le terrible ennemi de mon repos. Je me persuadai qu’il y était. Mes yeux suivirent le carrosse, et je m’écriai : « Voilà le faste et les aisances de la vie qui accompagnent le crime, et voici le dénûment et la misère qui sont le partage de l’innocence ! » J’avais tort de m’imaginer qu’il y eût à cet égard, dans ma situation, rien qui me fût particulier. Je rapporte cette circonstance pour faire voir seulement comme les plus petites choses contribuent à rendre plus amère encore aux malheureux la coupe de l’adversité. Ce ne fut cependant qu’une idée passagère. Mes infortunes m’avaient appris à ne pas trop m’abandonner au triste plaisir qu’on trouve à se plaindre. Quand mon esprit fut redevenu tranquille, je me mis à réfléchir sur la rencontre que je venais de faire, et à examiner si cet événement pouvait avoir quelque rapport à moi. Mais j’eus beau retourner longtemps la chose dans ma tête de toutes les manières, il ne me fut pas possible de rien découvrir qui pût fonder à cet égard une conjecture raisonnable.

La nuit venue, j’entrai dans un petit cabaret à l’extrémité d’un village, et, m’étant assis dans un coin de la cuisine, je demandai du pain et du fromage. Tandis que j’étais à table, en face de ce repas frugal, entrèrent trois ou quatre paysans qui venaient manger un morceau après leur journée. Les idées sur l’inégalité des rangs sont de toutes les classes de la société ; et, comme mon extérieur était beaucoup plus mesquin que le leur, je crus qu’il était à propos de céder la place à cette gentilhommerie de cabaret, et de me retirer dans un endroit plus obscur. Quelles furent ma surprise et ma frayeur quand, presque au même instant, ils entamèrent une conversation sur mon sujet, et que je m’entendis, avec quelque léger changement dans les circonstances, désigner sous le nom du fameux voleur Kit-Williams.

« Au diable ce coquin-là, dit un d’eux, il n’est, ma foi, question d’autre chose. Sur mon âme, je crois qu’il fait parler de lui dans tout le comté.

— C’est bien vrai, reprit un autre. J’étais à la ville aujourd’hui pour acheter des avoines pour mon maître ; les agents de la police étaient sur pied, et il y en avait qui croyaient l’avoir attrapé ; mais c’était une fausse alerte.

— C’est que c’est une bonne affaire que cent guinées, répliqua l’autre. Je ne serais pas fâché de les trouver dans mon chemin.

— Pour ce qui est de ça, reprit celui qui venait de la ville, cent guinées sont aussi bonnes pour moi que pour un autre ; néanmoins, je ne saurais dire comme vous. Il me semble que l’argent que j’aurais gagné à envoyer un chrétien à la potence ne me porterait jamais profit.

— Bah ! contes de ma grand’mère ! il faut bien qu’il y en ait quelques-uns de pendus, pour que les autres puissent rouler carrosse en paix. Et puis, je pardonnerais bien à ce drôle-là toutes ses voleries, si ce n’est qu’il a été assez coquin pour forcer à la fin la maison de son propre maître. C’est aussi trop mal.

— Seigneur Dieu ! seigneur Dieu ! reprit l’autre, je vois que vous ne savez seulement pas un mot de cette affaire-là. Je m’en vas vous dire ce qui en est, comme je l’ai appris à la ville. Je doute seulement qu’il ait jamais rien pris à son maître. Mais, écoutez. D’abord il faut que vous sachiez comment le squire Falkland a été autrefois jugé pour meurtre…

— Oui, oui, nous savons cela.

— Eh bien donc, il était innocent comme l’enfant qui vient de naître. Mais il paraît qu’il a la tête un tant soit peu frappée, ou quelque chose comme cela, voyez-vous. Si bien donc que Kit-Williams… C’est un démon pour la ruse et la malice que ce Kit, vous pouvez en juger, puisqu’il a forcé les portes de sa prison pas moins de cinq fois… Si bien donc, comme je disais, il a menacé son maître de le conduire encore une fois aux assises pour y être jugé ; par ainsi, il l’a effrayé tellement, qu’il en a tiré à plusieurs fois de grosses sommes d’argent. Si bien qu’à la fin, un squire Forester, qui est un parent de l’autre, découvrit tout. Là-dessus, il fit un train d’enfer et il envoya bien vite Kit en prison ; je crois même qu’il n’aurait pas manqué de le faire pendre : lorsque deux squires mettent leur tête dans le même bonnet, ils ne s’embarrassent guère, comme vous savez, de la loi ; ou bien, ils savent tellement tordre la loi à leur fantaisie que je ne dirai pas précisément comme ça s’arrange, mais qu’est-ce que cela fait quand le pauvre diable a cessé de vivre ? »

Quoique l’histoire fût ainsi racontée d’une manière très-positive et très-circonstanciée, elle ne passa pas pourtant sans contestation. Chacune des parties soutint son opinion, et la dispute fut longue et opiniâtre. À la fin, ils se retirèrent tous ensemble, historiens et commentateurs. La frayeur dont j’avais été saisi au commencement de cette conversation était extrême. Je jetai à la dérobée un coup d’œil, que je promenai tout autour de la cuisine pour observer si l’attention de quelqu’un ne se portait pas sur moi. Je tremblais comme dans un accès de fièvre, et je me sentis d’abord une tentation de quitter la place et de m’enfuir à toutes jambes. Je me blottis dans mon coin, tenant ma tête de côté, et il me semblait de temps en temps que tout mon corps éprouvait une révolution générale.

À la fin pourtant mes idées prirent un autre cours. Quand je m’aperçus que ces hommes-là ne faisaient pas la moindre attention à moi, le souvenir de mon déguisement et de la parfaite sécurité qu’il devait me donner revint avec force à mon esprit, et je sentis aussitôt une sorte de joie secrète, quoique pourtant je n’osasse pas encore m’exposer aux risques d’être observé. Insensiblement j’en vins jusqu’à m’amuser de l’absurdité de leurs contes et de leur assurance à les débiter. Mon âme semblait s’épanouir ; je m’enorgueillissais intérieurement du sang-froid avec lequel j’écoutais cette scène, et je résolus de prolonger et même de pousser plus loin ce genre de jouissance. En conséquence, dès qu’ils furent partis, j’accostai notre hôtesse ; c’était une veuve, grosse réjouie. Je lui demandai quelle espèce d’homme ce pouvait être que ce Kit-Williams. Elle répondit que, suivant ce qu’elle en avait ouï dire, c’était un des plus jolis garçons qu’il y eût dans les quatre comtés à la ronde, et qu’elle l’aimait de tout son cœur pour sa subtilité à attraper tous ses geôliers et à se faire un passage à travers les murailles de pierre massive comme si c’étaient des toiles d’araignées. Je lui fis observer que l’alarme était tellement donnée dans tout le pays qu’il ne me paraissait pas possible qu’il pût échapper aux recherches. Cette idée l’indigna ; elle dit qu’elle espérait bien que depuis le temps il était déjà bien loin ; mais que, si cela n’était pas, elle souhaitait de grand cœur que la malédiction de Dieu pût tomber sur ceux qui trahiraient un si gentil garçon pour lui faire faire une mauvaise fin. Quoiqu’elle fût bien loin de soupçonner que celui dont elle parlait fût aussi près d’elle, cependant cette chaleur si franche et si généreuse avec laquelle elle prenait mon parti me causa un vrai plaisir. Je me retirai de la cuisine en emportant avec moi ce sentiment de satisfaction pour adoucir les fatigues de la journée et le malheur de ma situation ; je gagnai une grange voisine, où je m’étendis sur un peu de paille, et tombai bientôt dans un profond sommeil.

Le lendemain, sur le midi, comme je continuais mon chemin, je rencontrai deux hommes à cheval qui m’arrêtèrent pour s’informer à moi d’une personne qu’ils prétendaient avoir dû passer sur cette même route. À mesure qu’ils détaillaient le signalement de la personne, je m’aperçus, avec un saisissement de frayeur, que j’étais moi-même l’individu que leurs questions avaient pour objet. Ils entrèrent dans une description assez exacte et assez circonstanciée de tous les signes qui pouvaient servir à me faire reconnaître. Ils ajoutèrent qu’ils avaient de bonnes raisons pour croire qu’on m’avait vu la veille même dans un endroit de ce comté. Pendant qu’ils parlaient, une troisième personne qui était restée derrière se joignit à eux, et ma peur augmenta cruellement quand je la reconnus pour ce même domestique de M. Forester qui était venu me voir dans ma prison quinze jours avant ma fuite. Ma meilleure ressource dans ce moment de crise était de prendre un air de calme et d’indifférence. Heureusement pour moi, mon travestissement était si complet que l’œil même de M. Falkland aurait eu peine à me deviner. Depuis longtemps j’avais prévu qu’un tel secours pourrait me devenir nécessaire, et je m’y étais de bonne heure préparé. J’avais eu dès ma première jeunesse une extrême facilité pour l’imitation ; et quand je quittai ma retraite auprès de M. Raymond, j’adoptai avec mon attirail de mendiant une sorte de maintien gauche et villageois auquel j’avais recours pour peu que j’eusse à craindre d’être observé, ainsi qu’un jargon irlandais que j’avais eu occasion d’étudier dans ma prison. Voilà pourtant les misérables expédients, voilà les études d’artifice et de dissimulation auxquelles l’homme (l’homme qui ne mérite ce nom qu’à raison de sa fierté et de son indépendance) est quelquefois obligé de recourir pour échapper à l’animosité implacable et à la barbare tyrannie de son semblable ! Je m’étais servi de ce patois dans la conversation que j’avais eue au cabaret, quoique je n’aie pas cru nécessaire d’en faire mention dans mon récit. Le domestique de M. Forester s’aperçut en arrivant que ses camarades étaient en conversation avec moi, et, devinant bien quel en était le sujet, il s’informa s’ils avaient découvert quelque chose. Il ajouta à ce que les autres m’avaient déjà appris que la résolution était bien prise de n’épargner ni soins ni dépenses pour me trouver et me faire pendre, et que, si j’étais dans quelque coin du royaume, ils étaient bien convaincus qu’il me serait impossible d’échapper.

Ainsi chaque nouvel incident tendait à me révéler de plus en plus le danger extrême auquel j’étais exposé. J’aurais pu m’imaginer en vérité que j’étais le seul objet de l’attention générale, et que le monde entier était en armes pour m’exterminer. Il n’y avait pas en moi une fibre qui ne tressaillît de douleur et d’effroi. Mais cette idée, quelque épouvantable qu’elle parût à mon imagination, ne servit qu’à m’animer encore à la poursuite de mon plan ; je me sentis plus déterminé que jamais à ne pas volontairement abandonner le champ de bataille, c’est-à-dire, en d’autres termes, à ne pas abandonner mon cou à la corde du bourreau, en dépit de l’immense supériorité de mes adversaires. Mais ce qui venait de m’arriver ne changea rien à mes projets ; je n’en pesai qu’avec plus de réflexion les moyens d’exécution qui étaient à ma portée. En conséquence, je me déterminai à me diriger vers le port de mer le plus voisin du côté de l’ouest de l’Angleterre pour passer en Irlande. Je ne saurais dire à présent ce qui me porta à préférer ce plan à celui auquel je m’étais arrêté dans l’origine. Peut-être que ce dernier, ayant occupé depuis quelque temps mon imagination, me sembla par cette raison plus facile à deviner que l’autre, et qu’en substituant le second à sa place, je crus trouver dans cet arrangement une plus grande complication de mesures que mon esprit ne s’arrêta pas à analyser.

Sans autre empêchement, j’arrivai au port où j’avais résolu de m’embarquer ; je trouvai un vaisseau tout prêt à lever l’ancre dans quelques heures ; je demandai le capitaine, et je fis marché avec lui pour mon passage. L’Irlande avait pour moi le désavantage d’être une des dépendances du gouvernement britannique, et par conséquent de m’offrir moins de sûreté que la plupart des autres pays qui sont séparés de l’Angleterre par l’Océan. À en juger par l’activité avec laquelle j’étais, à ce qu’il semblait, poursuivi dans ce royaume, il n’était pas impossible que l’acharnement de mes persécuteurs vînt me chercher jusque sur l’autre bord du canal. Néanmoins c’était une idée un peu consolante pour moi de songer que j’étais sur le point de me voir un peu plus loin de ces affreux périls dont l’image me tourmentait sans relâche.

Y avait-il quelque danger possible à craindre dans cet intervalle si court qui allait s’écouler jusqu’à l’instant où le vaisseau lèverait l’ancre et quitterait le rivage de l’Angleterre ? Aucun, vraisemblablement. Il s’était passé très-peu de temps entre ma résolution de m’embarquer et mon arrivée au port ; si mes persécuteurs avaient pu recevoir quelque nouvel avis, ce ne pouvait être que quelques jours auparavant de la part de la vieille des voleurs. J’avais tout lieu d’espérer que je les avais devancés par ma diligence. Néanmoins, pour ne négliger aucune précaution raisonnable, j’entrai à l’instant à bord, résolu à ne pas m’exposer inutilement à quelque fâcheuse rencontre en me montrant dans les rues de la ville. C’était la première fois que je prenais congé de mon pays natal.

XXXII

Le moment fixé pour le départ était arrivé, et d’un instant à l’autre on attendait l’ordre de lever l’ancre, quand nous fûmes hélés par un bateau parti du rivage, et dans lequel il y avait deux personnes, outre les rameurs. Elles vinrent aussitôt à bord ; c’étaient des officiers de justice. On ordonna aux passagers, qui consistaient en six personnes, moi compris, de se rendre sur le pont pour être examinés. Un tel contre-temps me causa un trouble inexprimable. Je regardai comme certain que c’était moi qui était l’objet de cette recherche. Ne se pouvait-il pas que, par quelque accident impossible à exprimer, ils eussent eu connaissance de mon déguisement ? Il était infiniment plus fâcheux pour moi d’avoir à paraître devant eux sur un théâtre aussi circonscrit, et où je serais précisément comme le point de mire de leurs observations, que de me présenter sous les dehors d’une personne indifférente, comme j’avais fait jusqu’à présent, à ceux qui étaient à ma poursuite. Toutefois ma présence d’esprit ne m’abandonna pas. Mon costume d’emprunt et mon baragouin irlandais me donnaient beaucoup d’assurance et me semblaient faits pour braver tous les hasards possibles.

Nous ne fûmes pas plutôt en présence sur le pont, qu’à ma grande consternation, il ne me fut pas difficile de reconnaître que l’attention des nouveaux venus se tournait principalement sur moi. Ils firent quelques questions vagues aux passagers les plus proches d’eux, et ensuite, venant à moi, ils me demandèrent mon nom, qui j’étais, d’où je venais, et pourquoi je me trouvais là ? J’eus à peine ouvert la bouche pour leur répondre, que tous deux, d’un commun accord, se saisirent de moi, en disant que j’étais leur prisonnier, et en assurant qu’il ne fallait pas autre chose que mon accent et le rapport du signalement pour me faire condamner devant tous les tribunaux d’Angleterre. Je fus entraîné hors du vaisseau et jeté dans le bateau qui les avait amenés, où ils me firent asseoir entre eux deux, comme pour empêcher que je ne songeasse à sauter dans la mer pour leur échapper.

Dès lors, je ne mis plus en doute que j’étais encore une fois retombé au pouvoir de M. Falkland, et cette idée fut pour moi la plus douloureuse qu’il fût possible d’imaginer. Échapper à sa poursuite, m’affranchir de sa tyrannie, était l’objet vers lequel étaient tendus tous les ressorts de mon esprit ; cet objet était-il donc au-dessus de tous les efforts humains ? Le pouvoir de mon ennemi remplissait-il donc tout l’espace, et son œil savait-il percer à travers tous les déguisements ? Ressemblait-il à cet être mystérieux dont on nous dit que la vengeance nous atteindrait sous une masse des montagnes vainement accumulées sur nous ? Aucune idée n’est plus propre à plonger l’âme dans l’abattement et le désespoir. Mais il ne s’agissait pas ici pour moi d’un point de raisonnement ni d’un article de foi ; ce n’était ni en lui refusant ouvertement ma croyance, ni en me retranchant secrètement dans la nature vague et incompréhensible de l’idée même, que je pouvais trouver quelque soulagement. C’était une chose qui tombait sous le sens ; je sentais les griffes du tigre s’enfoncer dans mon cœur.

Mais, quoique cette impression fût d’abord très-violente et qu’elle eût amené avec elle sa suite ordinaire, le découragement et la pusillanimité, cependant, comme par un mouvement machinal, mon esprit revint à calculer la distance entre ce port de mer et la ville de ma prison, ainsi que toutes les diverses occasions qu’un si long espace pouvait m’offrir pour m’échapper. Mon premier soin devait être de prendre bien garde de rien faire qui fût propre à me découvrir plus que je ne l’étais réellement. Quoique arrêté, il pouvait se faire qu’on se fût déterminé à cette mesure sur de légers indices, et qu’avec ma dextérité je vinsse à bout de me faire relâcher aussi facilement qu’on m’avait pris. Il était même possible que cette arrestation fût l’effet d’une méprise et n’eût pas le moindre rapport aux poursuites de M. Falkland. Dans toutes les hypothèses, mon rôle était d’attendre des éclaircissements et de n’en point donner.

Je ne fus pas longtemps à me ressentir des avantages de cette résolution. Dans l’intervalle de mon passage du navire à la ville, je ne proférai pas un mot. Mes conducteurs firent des commentaires sur mon silence obstiné, en observant qu’il ne me servirait à rien ; qu’infailliblement je ferais le saut, attendu qu’il ne s’était jamais vu que quelqu’un jugé pour avoir volé le courrier de Sa Majesté eût pu se tirer de là. On se persuadera aisément combien je me sentis soulagé par ces paroles ; je n’en persistai pas moins dans le silence que je m’étais proposé de garder. Le reste de leur conversation, qui ne laissa pas d’être diffuse, m’apprit que la malle d’Édimbourg à Londres avait été volée il y avait dix jours par deux Irlandais ; que l’on s’était déjà assuré de l’un d’eux, et que j’étais arrêté comme soupçonné d’être le second. Ils avaient un signalement de la personne de celui-ci, et, bien qu’il différât du mien sur beaucoup de points essentiels, comme je pus voir ensuite, ils y trouvèrent une analogie complète. Cette certitude que je ne me trouvais arrêté que par l’effet d’une méprise m’avait débarrassé d’un poids accablant. Je me voyais assuré d’établir mon innocence d’une manière satisfaisante devant quelque magistrat du royaume que ce pût être ; or, en comparaison des alarmes que je ne n’avais eu que trop de raison de prendre, le désagrément d’être traversé dans mes projets et d’avoir vu échouer mon dessein de quitter l’Angleterre, même après m’être déjà rendu à bord, n’était encore qu’un mal assez léger.

Aussitôt que nous fûmes débarqués, on me conduisit chez le juge de paix. Celui-ci avait été jadis capitaine d’un navire charbonnier ; mais, ayant eu du bonheur dans ses affaires, il avait quitté cette vie errante, et avait depuis quelques années l’honneur d’être un des représentants de Sa Majesté. On nous fit attendre quelque temps dans une espèce d’antichambre, jusqu’à ce que Sa Révérence eût le loisir de nous donner audience. Les hommes qui m’avaient amené étaient des agents au fait du métier, et ils voulurent à toute force que cet intervalle fût employé à me fouiller, en présence de deux domestiques du magistrat. Ils me trouvèrent quinze guinées et un peu d’argent. Ils exigèrent que je me dépouillasse entièrement, afin qu’ils pussent examiner si je n’avais pas de billets de banque cachés en quelque endroit. Ils prirent l’une après l’autre les guenilles qui composaient mon misérable vêtement à mesure que je les quittais, et ils les tâtèrent avec beaucoup de soin pour s’assurer si les objets qu’ils cherchaient n’y avaient pas été cousus. Je me soumis à tout sans murmurer. Vraisemblablement l’issue de l’affaire serait toujours la même, et la justice sommaire était une forme de procéder qui convenait assez à mes vues, mon principal objet étant de me débarrasser le plus tôt possible des respectables personnes qui me tenaient sous leur garde.

À peine cette opération fut-elle achevée, que nous fûmes appelés pour être introduits dans l’appartement de Sa Révérence le juge. Mes accusateurs commencèrent à exposer leurs griefs contre moi, et lui dirent qu’ils avaient eu ordre de se rendre à la ville, sur l’avis que l’un des voleurs de la malle d’Édimbourg y était, et qu’ils m’avaient surpris à bord d’un navire prêt à faire voile pour l’Irlande.

« Fort bien, dit le juge de paix, voilà votre dire ; voyons maintenant quel compte ce gentilhomme-ci nous rendra de sa personne. Allons, drôle, votre nom ? De quel endroit du Tipperary vous plaît-il de vous dire ? »

Ma réponse était déjà prête sur cette question ; et du moment où j’avais eu connaissance du genre d’accusation portée contre moi, j’avais pris le parti de laisser là, au moins pour le moment, mon accent irlandais, et de parler ma langue naturelle. C’était ce que j’avais déjà fait dans le peu de mots que j’avais dits à mes conducteurs dans l’antichambre ; cette subite métamorphose les avait pétrifiés, mais ils avaient été trop loin pour pouvoir se rétracter avec honneur. Je répondis donc au juge que je n’étais pas Irlandais, mais natif d’Angleterre, et n’avais même jamais été en Irlande. Cette réponse donna lieu à consulter le signalement où ma personne était censée désignée, et que mes conducteurs avaient porté avec eux pour se diriger. Sans nulle équivoque la désignation exigeait que le délinquant fût Irlandais.

Observant que le juge hésitait, je crus que c’était le moment de pousser un peu plus loin ce moyen de justification. Je m’en référai au même papier, et lui fit remarquer que le signalement ne se rapportait à moi ni quant à la taille, ni quant aux autres circonstances. Mais, hélas ! il s’y rapportait fort bien pour l’âge et pour la couleur des cheveux ; et puis le magistrat n’avait pas l’habitude, comme il eut la bonté de me l’apprendre, de se tourmenter pour des bagatelles semblables, ni de laisser échapper un coquin de la corde pour une prétendue erreur de quelques pouces dans sa taille. Que si l’homme se trouvait trop court, disait-il, il n’y avait pas de meilleur remède que de l’allonger un peu. À mon égard, le mécompte était dans le sens contraire, mais Sa Révérence ne voulut pas perdre son bon mot. Au total, il était un peu embarrassé sur ce qu’il devait faire.

Mes conducteurs s’en aperçurent bien, et ils commencèrent à trembler pour leur récompense, que deux heures auparavant ils regardaient comme aussi assurée que si elle eût été dans leur poche. Me retenir toujours par provision leur semblait une spéculation sûre, parce que si, au bout du compte, il arrivait qu’ils eussent fait une mauvaise capture, il n’y avait guère à craindre qu’un pauvre hère tout déguenillé tel que moi allât leur intenter une action en dommages-intérêts. En conséquence, ils pressèrent le magistrat de seconder leurs bonnes intentions. Ils lui dirent que sans contredit les preuves ne se trouvaient pas aussi décisives contre moi qu’ils auraient désiré qu’elles le fussent, mais qu’il y avait assez de circonstances pour me faire regarder comme un homme suspect. Qu’au moment où j’avais été amené devant eux sur le pont du vaisseau, je parlais le plus beau baragouin irlandais qu’il eût jamais été possible d’entendre, et que depuis je l’avais quitté tout d’un coup sans qu’il m’en restât le plus petit accent ; qu’en me fouillant, ils avaient trouvé sur moi quinze guinées ; et comment un malheureux mendiant, tel que je paraissais l’être, aurait-il pu se procurer quinze guinées par des voies honnêtes ? qu’en outre, quand ils m’avaient fait me déshabiller, ils avaient vu que, malgré mes haillons, j’avais la peau plus fine et plus unie que ne l’a communément un homme de ma sorte. Enfin, pour quelle raison un pauvre mendiant, qui n’avait jamais été de sa vie en Irlande, avait-il besoin de s’embarquer pour ce pays ? Il était plus clair que le jour que j’étais un homme dont il fallait s’assurer. Ces raisonnements, joints à quelques clignements d’œil et autres signes d’intelligence entre les plaignants et le juge de paix, amenèrent bientôt celui-ci à l’avis des autres. Il prononça qu’il fallait que j’allasse à Warwick, où il paraissait que l’autre voleur était gardé à présent, et que je fusse confronté avec lui ; qu’alors si le résultat était clair et satisfaisant, je serais acquitté.

Je ne pouvais entendre rien de plus terrible. Moi qui avais trouvé tout le pays armé contre moi, qui étais exposé à des poursuites si acharnées et si actives, me voir à présent traîné jusque dans le cœur du royaume, sans avoir la faculté de m’accommoder aux circonstances et sous la garde immédiate de deux officiers de justice ; c’était une décision aussi foudroyante que si j’eusse entendu mon arrêt de mort. Je me récriai fortement contre l’injustice de cette manière de procéder. Je représentai au magistrat qu’il était démontré impossible que je fusse l’individu désigné dans le signalement. Il portait un Irlandais, et moi je n’étais pas Irlandais ; il indiquait une personne plus petite que moi, et de toutes les circonstances c’était bien celle où il était le moins possible de tromper. « Il n’y avait pas le plus léger motif pour me tenir en arrestation. J’avais déjà eu le malheur de manquer mon voyage et de perdre l’argent de mon passage par l’empressement de ces messieurs à s’emparer de moi. » Je protestai que, dans la situation de mes affaires, le moindre retard était pour moi de la dernière conséquence. Il était impossible de me faire un plus grand tort que de m’envoyer au centre du royaume comme prisonnier, au lieu de me laisser continuer mon voyage.

Toutes mes remontrances furent vaines. Le juge n’était nullement d’humeur à se laisser parler sur ce ton-là par un homme qui portait un habit de mendiant. Au milieu de ma harangue, il m’aurait bien imposé silence à cause de l’impertinence de mes discours ; mais je parlais avec une volubilité et une chaleur qu’il n’était pas maître d’arrêter. Il fallut donc attendre que j’eusse fini ; alors il me dit que tout ce verbiage ne servait de rien, et que j’aurais beaucoup mieux fait de me montrer moins insolent. Il était clair que j’étais un vagabond et un homme suspect. Plus je faisais voir d’envie de m’en aller, et plus il y avait de raisons de me serrer de près. Peut-être trouverait-on, après tout, que j’étais vraiment le criminel qu’on cherchait ; si je n’étais pas celui-là, il ne doutait pas que je ne fusse encore pis ; quelque braconnier, ou que savait-il ? peut-être quelque assassin. Il avait une idée confuse d’avoir vu déjà ma figure dans quelque affaire de ce genre.

Il n’y avait pas à en douter, j’étais certainement quelque malfaiteur. Il était laissé à sa discrétion de m’envoyer, comme homme sans aveu, à une maison de travail, à cause de mon air robuste et des contradictions de mes réponses, ou bien de me faire conduire à Warwick ; c’était par une bonté qui lui était naturelle qu’il avait incliné pour le parti le plus doux. Je pouvais bien être assuré que je ne lui échapperais pas comme cela des mains. Il valait mieux pour le service de Sa Majesté faire pendre un vaurien tel qu’il me soupçonnait d’être, que de se prendre d’une pitié mal entendue pour tous les mendiants du royaume.

Voyant bien qu’il n’y avait rien à faire pour ce que je désirais obtenir avec un homme si intimement pénétré de sa dignité et de son importance, ainsi que de ma parfaite nullité, je réclamai au moins la restitution de l’argent qu’on avait trouvé sur moi. Ceci me fut accordé. Peut-être que Sa Révérence commençait à soupçonner qu’elle avait été trop loin dans ce qu’elle avait déjà fait, et elle en était dès lors plus disposée à se relâcher sur cette formalité accessoire. Mes conducteurs, de leur côté, ne s’opposèrent pas à cette indulgence, pour une raison qui se verra par la suite. Toutefois, le juge ne laissa pas que de s’étendre sur la clémence dont il usait à cet égard. Il n’était pas sûr de ne pas excéder les pouvoirs de sa charge en m’accordant ma demande. Une si grosse somme ne pouvait pas être venue en mes mains par des voies légitimes ; mais c’était son caractère d’être toujours porté à adoucir la rigueur littérale de la loi, autant qu’il pouvait le faire sans inconvénient.

Il y avait de puissantes raisons pour que ces messieurs, qui m’avaient dans le principe pris sous leur garde, préférassent m’y retenir encore après mon examen subi devant le juge. Chacun est susceptible d’un sentiment d’honneur à sa manière, et ils ne se souciaient pas de s’exposer à la honte qu’ils auraient encourue si on m’eût rendu justice. Chacun aussi est plus ou moins sensible aux charmes du pouvoir ; et ils prétendaient que, si j’avais à sortir favorablement d’affaire, j’en fusse redevable à leur bonté souveraine plutôt qu’au mérite de ma cause. Toutefois, ce n’était pas un honneur imaginaire ni un pouvoir stérile après lesquels ils couraient. Non vraiment, ils avaient des vues plus solides et plus profondes. En un mot, quoiqu’ils eussent résolu de me faire sortir du tribunal du juge de paix dans le même état que j’y étais entré, c’est-à-dire en prévenu, cependant, en dépit d’eux-mêmes, le résultat de l’examen que j’avais subi leur avait fait présumer que j’étais innocent du délit dont ils me chargeaient. Ainsi, comprenant bien que dans cette affaire-ci il n’y avait plus à compter sur les cent guinées offertes pour récompense de la capture du voleur, ils avaient pris le parti de rabattre sur un moindre butin. Ils me conduisirent donc à une auberge, et ayant donné des ordres pour une voiture, ils me prirent en particulier, tandis qu’un d’eux me parla en ces termes :

« Vous voyez bien, mon garçon, de quoi il retourne ; vous venez à Warwick, il n’y a pas à reculer, et, ma foi, quand vous serez là, je ne réponds pas de ce qui vous arrivera. Vous êtes innocent ou vous ne l’êtes pas, ce n’est pas mon affaire ; mais mettons que vous soyez innocent, vous n’êtes pas encore assez innocent pour croire que cela rendra votre cause tout à fait sûre. Vous avez, dites-vous, des affaires qui vous appellent d’un autre côté, et vous êtes bien pressé de retourner ; moi, je n’ai pas le courage de porter préjudice à un homme dans ses intérêts, quand je peux faire autrement. Ainsi donc, voyez-vous, si vous voulez vous défaire de vos quinze guinées, c’est une affaire finie. Elles ne vous sont bonnes à rien, vous savez qu’un mendiant est toujours chez lui. Et puis, pour ce qui est de cela, il ne tenait qu’à nous de les garder par formalité de justice, comme vous l’avez bien vu chez le juge de paix. Mais je suis un homme qui agis par principe, j’aime à jouer cartes sur table, et je dédaigne d’extorquer un shelling à qui que ce soit. »

Quelqu’un qui a dans le cœur des sentiments de morale est souvent disposé à se laisser aller dans l’occasion à son impulsion naturelle, sans songer à l’intérêt du moment. J’avoue que le premier mouvement qu’excita en moi cette ouverture fut celui de l’indignation. Je fus entraîné d’une manière irrésistible à donner carrière à ce sentiment, et à mettre de côté, pour l’instant, toute considération de l’avenir. Je repoussai cette basse proposition avec le mépris qu’elle méritait. Ma fermeté surprit mes deux gardiens, mais ils regardèrent apparemment au-dessous d’eux de disputer avec moi sur les principes. Celui qui avait porté la parole se contenta de me répondre : « À la bonne heure, à la bonne heure, mon garçon, faites comme vous l’entendrez ; allez, vous ne serez pas le premier qui se sera laissé pendre pour ne pas vouloir lâcher quelques guinées. »

Ce mot ne tomba pas à terre ; il s’appliquait d’une manière frappante à ma situation actuelle, et il me détermina à ne pas laisser échapper l’occasion qui s’offrait, sans en profiter.

Néanmoins, ces messieurs étaient trop fiers pour qu’il y eût lieu à entamer pour le présent un nouveau pourparler sur ce sujet. Ils me quittèrent brusquement, après avoir préalablement donné ordre à un vieillard, qui était le père de l’hôtesse, de rester dans la chambre avec moi, tant qu’ils seraient absents. Ils ordonnèrent au vieillard de fermer la porte pour plus grande sûreté et de mettre la clef dans sa poche, en même temps qu’ils eurent soin en descendant d’avertir de l’état dans lequel ils me laissaient, afin que les gens de la maison eussent l’œil ouvert si je venais à m’échapper. Quelle était leur intention en agissant de cette manière ? c’est ce que je ne pourrais pas dire au juste. Vraisemblablement c’était une sorte de compromis entre leur orgueil et leur avarice ; ils voulaient, pour plus d’une raison, se débarrasser de moi aussitôt qu’ils en auraient la facilité, et dès lors ils avaient pris le parti de me laisser en particulier méditer sur la proposition qu’ils m’avaient faite et d’attendre le résultat de mes réflexions.

XXXIII

Ils ne furent pas plutôt sortis que, jetant les yeux sur le vieillard, je trouvai dans sa physionomie quelque chose d’extrêmement intéressant et vénérable. Sa taille était au-dessus de la moyenne ; on voyait qu’il avait dû être autrefois d’une force extraordinaire, et il était encore très-vert. Il avait beaucoup de cheveux, qui étaient aussi blancs que la neige ; son teint était vif et brillant de santé, malgré les rides qui sillonnaient son front ; il avait l’œil animé, et la bonté se peignait dans toute sa personne. Une habitude de bienveillance et de sensibilité lui avait tenu lieu d’éducation ; on ne remarquait pas dans ses manières la rusticité ordinaire aux gens de sa classe.

Cette vue fit naître aussitôt en moi une foule d’idées sur l’avantage que je pouvais tirer de quelqu’un qui m’avait l’air d’un si brave homme. Il ne fallait pas espérer de faire un pas sans son consentement ; et quand même j’aurais pu réussir à me tirer de ses mains, il ne lui était pas difficile d’appeler les gens de la maison, qui n’étaient pas bien loin. Ajoutez que je n’aurais guère pu prendre sur moi de faire violence à une personne qui avait gagné mon estime et mon affection dès le premier coup d’œil. Enfin mes pensées étaient dirigées d’un tout autre côté. Je sentis un désir ardent de pouvoir appeler cet homme mon bienfaiteur. Poursuivi par une suite d’infortunes, à peine me regardais-je comme tenant encore au monde. J’étais un être isolé, auquel tout accès à la tendresse, à la compassion, à la bonne volonté de l’espèce humaine était interdit. La situation où je me trouvais pour le moment m’excitait à me donner une jouissance que ma destinée semblait m’avoir voulu refuser. Je ne voyais aucune comparaison entre l’idée de devoir ma liberté à la bienveillance naturelle d’un digne et excellent homme et celle de la tenir de la bassesse et de la cupidité des membres les plus méprisables de la société. C’était ainsi qu’au milieu même de l’abîme de maux où j’étais plongé, je me permettais encore des raffinements de délicatesse.

Cédant à cette impulsion, je demandai au vieillard de vouloir bien m’entendre sur les circonstances de l’affaire qui m’avait mis dans l’état où il me voyait. Il acquiesça aussitôt à ma demande, et me dit qu’il se ferait un plaisir d’écouter tout ce que je jugerais à propos de lui communiquer. Je lui exposai que les deux hommes qui m’avaient laissé sous sa garde, étaient venus à la ville dans le dessein de se saisir de quelqu’un accusé d’avoir volé la malle du courrier ; qu’ils avaient jugé à propos de mettre la main sur moi en vertu de ce mandat, et qu’ils m’avaient conduit devant un juge de paix : « Ils se sont bientôt aperçus de leur méprise, ajoutai-je, l’homme en question étant un Irlandais, et ne me ressemblant sous aucun rapport ; mais, par collusion entre eux et le juge, ils se croient autorisés à me retenir en arrestation, et même à me conduire jusqu’à Warwick pour me confronter avec mon prétendu complice ; en me fouillant chez le juge, ils ont malheureusement trouvé sur moi une somme d’argent qui excite leur cupidité, et tout à l’heure ils viennent de me proposer de me rendre la liberté, à condition de leur abandonner cette somme. Dans cet état de choses, je vous prie de considérer s’il vous convient de vous rendre l’instrument d’une si basse extorsion ; je me mets à votre merci, et vous atteste sur tout ce qu’il y a de plus sacré la vérité des faits que je vous ai exposés ; si vous voulez favoriser mon évasion, il n’en résultera pas autre chose, sinon que la cupidité de ces vils coquins se trouvera frustrée ; je jure que pour rien au monde je ne voudrais vous exposer à quelque chose qui pût réellement être dangereux pour vous ; mais je ne doute pas que le même esprit de générosité qui vous porte à faire une bonne action, vous donnera aussi les moyens de la soutenir quand elle sera faite ; ceux qui me retiennent n’auront pas plutôt perdu leur proie de vue, qu’ils se sentiront couverts de confusion, et n’oseront certainement pas pousser plus loin une pareille affaire. »

Le vieillard m’écouta avec intérêt et avec un air de curiosité. Il me répondit qu’il avait toujours eu en aversion l’espèce de gens dont j’étais le prisonnier, qu’il répugnait extrêmement à la fonction qu’ils venaient de lui donner, mais que pour obliger sa fille et son gendre, il voulait bien passer par-dessus quelques désagréments : « Votre air, dit-il, et le ton dont vous m’avez parlé ne me laissent pas de doute sur la vérité de vos assertions ; sans doute la demande que vous me faites est vraiment extraordinaire, et je ne saurais deviner quel motif a pu vous déterminer à me la faire et à me juger homme à s’y prêter ; je crois avoir une façon de penser qui n’est pas celle de tout le monde, et je me sens plus d’à moitié décidé à faire ce que vous désirez ; mais au moins, j’exige de vous une chose en retour : c’est de me faire connaître jusqu’à un certain point quel est celui à qui je vais rendre service ; enfin, comment vous appelez-vous ? »

Je n’étais pas préparé à cette question. Mais, quelles que pussent en être les conséquences, je ne pouvais me résoudre à tromper celui qui me la faisait, encore moins dans les circonstances où elle m’était faite. C’est une tâche trop pénible que d’être continuellement obligé de mentir. Je répondis que je m’appelais Williams.

Il se tut. Ses yeux se fixèrent sur moi. Il répéta mon nom, et je le vis changer de visage.

Il poursuivit, avec un air d’inquiétude marquée :

« Votre nom de baptême ?

— Caleb.

— Bon dieu ! Est-il possible ?… » Il me conjura, par tout ce qu’il y a de plus sacré au monde, de répondre honnêtement encore à une seule question… « Je n’étais pas… Non, cela n’était pas possible… le même qui avait été autrefois au service de M. Falkland de *** ? »

Je répondis que, quel que pût être l’objet de sa question, je lui dirais la vérité. J’étais celui même dont il parlait.

Comme je prononçais ces mots, le vieillard se leva soudainement. Il était au désespoir que la fortune lui eût été assez contraire pour m’avoir fait trouver devant ses yeux ; j’étais un monstre que la terre gémissait de porter.

Je le suppliai de permettre que je lui expliquasse cette dernière méprise, en ajoutant que, s’il m’écoutait comme il avait déjà fait, je ne doutais pas un moment que ce que j’avais à lui dire ne lui parût tout aussi satisfaisant.

Non, non, non ! Pour rien au monde il ne voudrait laisser à ce point souiller ses oreilles. Ce cas était bien différent de l’autre. Il n’y avait pas de criminel dans l’univers, pas d’assassin aussi abominable qu’un homme capable d’une si horrible récrimination, d’une si noire calomnie contre le plus généreux des maîtres. Rien que ce souvenir mettait le vieillard tout à fait hors de lui-même.

À la fin il se calma assez pour me dire qu’il ne se consolerait jamais du malheur d’avoir eu un moment d’entretien avec moi. « Je ne sais pas, poursuivit-il, ce que la justice rigoureuse exige de moi dans cette circonstance ; mais, puisque ce n’est que par votre aveu que j’ai appris qui vous êtes, il répugne absolument à ma façon de penser de faire usage de cette connaissance à votre préjudice ; seulement là se terminera toute relation entre nous ; car, en vérité, ce serait un abus de mots que de vous appeler un être de l’espèce humaine ; certes, je ne vous ferai aucun mal, mais aussi, pour rien au monde, je ne voudrais vous aider ou vous favoriser en la moindre chose. »

L’horreur que j’inspirais à cette bonne et honnête créature m’affecta à un point que je ne saurais exprimer. Je ne pus me résoudre à me taire ; je tâchai encore à plusieurs reprises d’obtenir du vieillard qu’il daignât m’entendre. Mais il fut inflexible. Notre débat dura quelque temps, et il le fit cesser à la fin en tirant la sonnette et en appelant le garçon de l’auberge. Très-peu de temps après mes conducteurs rentrèrent, et alors les deux autres se retirèrent.

C’était une des singularités de ma destinée d’être continuellement précipité d’une espèce de tourment et de malheur dans une autre, avec tant de rapidité qu’aucun d’eux n’avait le temps de laisser une impression profonde sur mon âme. En retraçant mes infortunes, je suis porté à croire que la moitié des épreuves que j’étais destiné à subir aurait suffi pour m’accabler et m’anéantir. Mais, au milieu de cette foule de maux qui se croisaient sur ma tête, je n’avais pas le moment de la réflexion pour goûter toute leur amertume. Je me trouvais au contraire forcé de les oublier à mesure qu’ils m’atteignaient, pour me tenir en garde contre les périls dont j’étais menacé par l’instant qui s’approchait. J’eus le cœur déchiré de la conduite de cet aimable et excellent vieillard envers moi. C’était un épouvantable présage pour tout le reste de ma vie. Mais, comme je viens de le dire, mes gardiens rentrèrent, et mon attention se trouva impérieusement appelée vers un autre objet. Dans l’excès de mortification que j’éprouvais en ce moment, j’aurais voulu être enfermé dans une solitude impénétrable, et m’ensevelir tout entier dans une inconsolable misère. Mais toute profonde qu’était ma douleur, elle n’avait pas encore assez d’empire pour me faire envisager sans effroi le gibet dont j’étais menacé. L’amour de la vie, et bien plus encore la haine de l’oppression, armaient mon cœur contre l’inertie du désespoir. Dans la scène qui venait de se passer, j’avais voulu, comme je l’ai déjà dit, me donner la jouissance d’un raffinement d’honneur et de délicatesse. Mais il était temps de faire cesser cette fantaisie. Il était dangereux de badiner plus longtemps sur le bord de l’affreux précipice ; et, navré comme je l’étais du résultat de ma dernière tentative, pouvais-je m’abandonner à d’inutiles préambules ? J’étais justement dans la disposition où me voulaient les misérables qui me tenaient en arrestation. En conséquence, nous entrâmes bien vite en négociation, et après avoir un peu marchandé, ils tombèrent d’accord de recevoir onze guinées pour ma rançon. Néanmoins, pour conserver toute l’intégrité de leur réputation, ils voulurent absolument me conduire avec eux pendant quelques milles sur l’impériale[24] d’une diligence. Ensuite ils feignirent que la route qu’ils avaient à suivre les mettait dans la nécessité de prendre un chemin de traverse ; et, après avoir quitté la voiture, ils me permirent, dès qu’elle fut hors de portée de nous voir, de me débarrasser de leur importune compagnie et d’aller où il me plairait. On peut remarquer en passant que ces fripons s’étaient attrapés eux-mêmes dans leurs propres filets. Ils m’avaient d’abord capturé comme une proie qui devait leur rapporter cent guinées ; ensuite ils s’étaient crus trop heureux de composer pour onze ; mais s’ils m’avaient gardé plus longtemps en leur possession, ils auraient retrouvé l’occasion de gagner, d’une autre main, la somme qui les avait mis originairement à ma poursuite.

Les mésaventures qu’avait entraînées ma dernière tentative d’échapper à mes persécuteurs en mettant la mer entre eux et moi, me détournèrent de l’idée de recommencer la même expérience. J’en revins donc encore une fois au projet de me cacher, au moins pour le présent, dans la foule immense de la capitale. Cependant, je ne trouvai nullement à propos de me risquer à suivre la grande route, et cela d’autant moins que c’était la direction qu’avaient choisie mes deux ci-devant conducteurs ; mais je pris mon chemin le long des frontières du pays de Galles. Le seul incident qui vaille ici la peine d’être rapporté, eut lieu à l’occasion d’un dessein que j’eus de traverser la Severn. On passait le fleuve sur un bac, et, par quelque inadvertance dont je ne saurais rendre raison, il m’arriva de perdre ma route si complétement qu’il me fut absolument impossible ce soir-là de gagner le bac, et de pousser jusqu’à la ville où je m’étais proposé de coucher.

Par une fatalité singulière, un aussi faible contretemps, au milieu de la foule d’idées accablantes qui auraient dû absorber toutes mes facultés, ne laissa pas que de me causer beaucoup d’impatience et de mauvaise humeur. J’étais extraordinairement fatigué ce jour-là. Avant le moment où je m’étais trompé de chemin, ou au moins avant que je me fusse aperçu de ma méprise, le temps était devenu brumeux et sombre ; bientôt après les nuages s’étaient fondus en une pluie battante. Je me trouvais alors au beau milieu d’une plaine, sans arbre ni abri d’aucune espèce pour me couvrir. J’avais été trempé en un moment. Dans ce fâcheux état, j’avais continué ma marche avec humeur et obstination. De temps à autre la pluie avait fait place à un orage de grêle qui tomba en grains très-gros et très-serrés ; j’avais été fort mal défendu par le misérable vêtement que je portais : en sorte que je m’étais senti comme criblé. Une pluie abondante était encore survenue. C’était alors que j’avais commencé à m’apercevoir que je m’étais totalement égaré de ma route. Je ne découvrais ni bêtes, ni gens, ni habitation d’aucune espèce. J’avais toujours marché, délibérant, à tous les sentiers qui s’offraient à moi, quel était celui que je devais prendre, et n’ayant jamais le moyen de trouver une seule raison pour rejeter l’un et préférer l’autre. Toutes ces contrariétés m’avaient désolé au dernier point ; je jurais entre mes dents, tout en continuant ma marche ; j’étais plein de dégoût de la vie, je la maudissais, ainsi que tout ce qu’elle traîne à sa suite. Enfin, après avoir erré ainsi sans aucune direction certaine, pendant plus de deux heures, j’avais été surpris par la nuit. Aucun chemin frayé ne se présentait à moi, et il n’y avait pas moyen de penser à aller plus loin.

Me voilà donc sans abri, sans nourriture, sans espérance ; pas un lambeau de mes vêtements qui ne fût aussi mouillé que si je venais d’être pêché au fond de la mer. Mes dents craquaient ; je tremblais de tous mes membres ; j’avais dans le cœur la rage et le désespoir. Tantôt c’était quelque corps dur que je n’avais pas aperçu, contre lequel je me heurtais, et qui me faisait tomber ; tantôt c’était un obstacle qui se trouvait devant moi, et qui m’obligeait à revenir sur mes pas.

Il n’y avait pas de liaison directe entre ces contretemps accidentels et la persécution que je fuyais ; mais dans mon esprit malade toutes ces idées se confondaient. Je maudissais tout le système de l’existence humaine. « Malheureux proscrit que je suis, me disais-je à moi-même, mourons donc ici, puisque c’est mon sort, par la faim et par le froid. Tous les hommes m’abandonnent ; tous les hommes me détestent. Des menaces de mort repoussent de moi toutes les sources de l’existence. Monde maudit, qui peux haïr sans cause et accabler l’innocence sous une masse de calamités trop affreuses pour le crime lui-même. Monde maudit ! monde inexorable où tous les yeux sont aveugles, où tous les cœurs sont de fer ! Pourquoi vivre plus longtemps avec toi ? Pourquoi traîner plus loin cette déplorable existence au milieu des repaires de ces tigres à face humaine ? »

Ce paroxysme de délire se consuma enfin de lui-même. Bientôt après je découvris une espèce de toit solitaire, où je m’estimai heureux de trouver un abri. Dans un coin de cet asile, il y avait un peu de paille fraîche. Je me débarrassai de mes guenilles et les plaçai de manière à ce qu’elles pussent sécher ; puis, m’enfonçant dans la paille, je me sentis bientôt enveloppé d’une chaleur douce et bienfaisante. Là je perdis par degré le sentiment de mes maux. C’est peu de chose en apparence qu’un abri avec de la paille fraîche, mais ces biens s’étaient offerts à moi au moment où je les attendais le moins, et ils avaient porté la joie dans mon cœur. Quoique en général accoutumé à un sommeil extrêmement court, il arriva cette fois que, par suite de la grande fatigue d’esprit et de corps que j’avais essuyée, je dormis jusqu’à près de midi du lendemain. Quand je fus levé, je trouvais que je n’étais pas à une grande distance du bac ; je le passai et entrai dans la ville où j’avais eu l’intention de coucher la nuit précédente.

C’était jour de marché. Comme je passais près de la place, j’aperçus deux hommes qui me regardaient avec beaucoup d’attention ; tout à coup un d’eux s’écria : « Je veux être pendu si je ne crois pas que c’est le drôle que cherchaient ces hommes qui viennent de partir il y a une heure par la voiture de… » Cette remarque me causa une cruelle alarme ; je doublai aussitôt le pas, et au premier détour j’enfilai bien vite une ruelle étroite qui s’offrit à moi. Dès que je fus hors de la portée de la vue, je me mis à courir de toutes mes forces, et je ne me crus en sûreté que lorsque je fus à plusieurs milles de distance de l’endroit où cette observation avait frappé mon oreille. J’ai toujours pensé que les hommes auxquels elle avait rapport étaient ces deux officiers de justice qui m’avaient arrêté à bord du navire qui devait me transporter en Irlande ; ils avaient trouvé par quelque accident le signalement de ma personne tel que M. Falkland l’avait fait publier, le rapprochement des diverses circonstances les avait amenés à conclure que la personne désignée dans ce signalement était précisément l’individu qu’ils venaient d’avoir en leur puissance. Dans le fait, c’était une extrême imprudence de ma part, dont il m’est impossible de dire à présent la cause, d’avoir gardé toujours le même déguisement, sans y rien changer, après les indices multipliés qui devaient concourir à leur faire conjecturer que je me trouvais dans des circonstances très-particulières et très-critiques. Je n’avais donc échappé une dernière fois que par un bonheur inouï. Si, par suite de l’orage et de la grêle du soir précédent, je n’eusse pas perdu ma route, ou même si, le matin, je ne me fusse pas laissé retenir si tard par le sommeil, je serais infailliblement tombé entre les mains de ces limiers d’enfer.

La ville à laquelle ils avaient résolu de s’arrêter, et dont j’avais ainsi appris le nom dans la place du marché, était la même ville où, sans cet utile avertissement, j’allais moi-même me rendre immédiatement ; mais, ainsi averti, je pris le parti de m’éloigner au plus vite de cette route. Au premier endroit où j’arrivai, et où la chose fut praticable, j’eus soin de faire emplette d’une capote que je passai par-dessus ma livrée de mendiant, et d’un chapeau que je rabattis sur ma figure. Je couvris un de mes yeux d’un morceau de taffetas vert ; j’ôtai le mouchoir que j’avais sur la tête, et je l’attachai autour de mon menton, de manière à me couvrir la bouche. Je me débarrassai insensiblement de toutes les différentes parties de mon premier accoutrement, et, pour mon vêtement de dessus, je m’affublai d’une espèce de blouse de charretier, qui, n’étant pas trop mauvaise, me donnait assez bien l’air du fils d’un honnête laboureur de la dernière classe. Dans cet équipage, je poursuivis mon voyage ; et après mille inquiétudes, mille précautions et mille circuits, j’arrivai sain et sauf à Londres.

XXXIV

Ce fut là le terme où vint aboutir une longue suite d’épreuves effrayantes encore dans le passé et dont la perspective eût suffi pour faire reculer de désespoir celui qui aurait eu à les subir une seconde fois. C’était à un prix au-dessus de tous les calculs humains que j’avais acheté ce lieu de repos : soit que l’on considère les efforts qu’il m’avait fallu faire pour franchir les murs de ma prison, soit que l’on passe en revue cette multiplicité d’angoisses et de périls auxquels j’avais été en proie depuis cette époque.

Mais pourquoi appelé-je un lieu de repos celui où j’étais alors ? Hélas ! ce fut pour moi précisément le contraire. Ma première et ma plus importante affaire fut de repasser tous les projets de déguisement que j’avais pu imaginer jusqu’alors, de chercher à tirer tout le parti possible de ce que je venais d’acquérir d’expérience à cet égard, et d’ourdir pour m’envelopper un voile plus impénétrable que jamais. C’était un genre d’effort auquel je ne voyais pas de terme. Dans les cas ordinaires, la poursuite de la police contre un prétendu malfaiteur ne dure qu’un certain temps ; mais ce n’était pas d’après les cas ordinaires que le génie colossal de M. Falkland était fait pour être jugé. Par la même raison, Londres, qui paraît être pour la généralité des hommes un inépuisable réservoir de ressources pour se dérober aux recherches, ne pouvait pas s’offrir à moi sous cet aspect consolant. Si la vie valait la peine que je l’acceptasse à de telles conditions, c’est sur quoi je ne puis prononcer. Tout ce que je sais, c’est que je m’attachai avec persévérance à diriger toutes mes facultés vers le but que je m’étais proposé, et que j’embrassai cette résolution par une suite de l’affection paternelle que les hommes ont ordinairement pour les productions de leur intelligence ; plus j’avais consommé de pensées et d’efforts ingénieux pour amener mon projet au degré de perfection ou il était, moins j’étais disposé à l’abandonner. Un autre motif qui ne m’animait pas avec moins d’ardeur à la poursuite de mon dessein, c’était cette aversion que je sentais toujours croître dans mon âme contre l’injustice et l’arbitraire.

Le premier jour de mon arrivée à Londres, je me retirai dans une petite auberge du faubourg de Southwark, quartier que j’avais préféré à cause de son éloignement de la province d’où je venais. J’entrai dans cette auberge sur le soir, revêtu de mon costume de campagnard. Je payai mon logement avant de me coucher. Le lendemain matin, autant que ma garde-robe me le permit, je me composai un accoutrement le plus différent possible de celui de la veille, et je quittai le logis avant le jour. Je pliai ma blouse en un petit paquet, et, l’ayant emportée avec moi à une distance qui me parut suffisante, je la laissai dans le coin d’une ruelle que j’eus à traverser. Ensuite mon premier soin fut de me pourvoir d’un autre costume qui ne ressemblât en rien à ceux dont j’avais fait usage jusqu’à ce moment. L’extérieur que je me décidai à me donner cette fois fut celui d’un juif. Nous avions dans la forêt un de nos voleurs qui était de cette nation ; et, grâce au talent que j’ai pour l’imitation, ainsi que je l’ai dit, je parvins facilement à contrefaire l’accent israélite de manière à me tirer d’affaire dans toutes les occasions qui pourraient se présenter. Une des précautions préliminaires que je ne négligeai pas, ce fut de me rendre à un quartier de la ville où les juifs demeuraient en grand nombre, et d’y étudier leur mine et leurs manières. Après avoir ainsi fait ma provision et m’être aussi bien préparé que la prudence pouvait l’exiger, je m’en allai chercher un lit dans une auberge, entre Mile-End et Wapping. Là, j’endossai mon nouvel accoutrement, et, après avoir pris les mêmes précautions que la dernière fois, je quittai ce logement à l’heure où il y avait le moins de risque d’être vu. Il serait assez superflu de décrire ici mon déguisement dans tous ses détails. Il suffira de dire qu’un de mes soins fut de changer tout à fait la couleur de mon visage, et de lui donner cette teinte jaunâtre qui est la plus ordinaire aux gens de la caste que j’avais adoptée. Quand ma métamorphose fut achevée, après m’être bien examiné dans tous les sens, il me fut impossible de m’imaginer que qui que ce fût s’avisât jamais de deviner, sous ce nouveau déguisement, la personne de Caleb Williams.

Quand je fus une fois avancé jusqu’à ce point dans l’exécution de mon plan, je trouvai à propos de me procurer un logement et de changer mon allure, jusqu’ici toujours errante, pour un genre de vie sédentaire. Là, je me tins renfermé constamment depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher ; je sortais seulement quelques instants pour prendre l’air et me donner un peu d’exercice ; encore était-ce de nuit. Quoique logé à l’étage le plus près du toit, je poussais la précaution jusqu’à ne pas m’approcher de ma fenêtre ; enfin je m’étais fait une règle de ne pas m’exposer inconsidérément et sans nécessité à un risque, quelque léger qu’il pût paraître.

Ici je m’arrêterai un moment pour exposer au lecteur la gradation naturelle de mes impressions. J’étais né libre ; j’étais né avec la santé, robuste, actif, et avec tous les avantages d’un corps bien conformé. Je n’étais pas destiné à jouir d’une richesse héréditaire ; mais j’avais reçu de la nature les dons plus précieux d’une âme entreprenante, d’un esprit curieux et d’une noble ambition. En un mot, satisfait du sort qui m’était échu en partage, j’étais sûr de triompher de tous les obstacles dans la carrière de la vie. Je me contentais de ne pas aspirer trop haut ; j’aimais à risquer peu à la fois : je prétendais toujours monter et ne jamais descendre.

Eh bien, cette liberté d’esprit et ce courage que j’avais déployés au début de la vie, une seule circonstance avait suffi pour les détruire. J’ignorais quel pouvoir les institutions de la société donnent à un homme sur les autres. J’étais tombé entre les mains d’un maître dont l’unique plaisir était de m’opprimer et de me détruire.

Je m’étais donc trouvé soumis, sans l’avoir mérité, à tous les maux dont les hommes hésiteraient à accabler le crime lui-même, s’ils y réfléchissaient bien. Dans tous les yeux je tremblais de rencontrer le regard d’un ennemi. Partout des espions à fuir ; je n’osais ouvrir mon cœur aux sentiments les plus naturels. J’étais isolé au milieu de mes semblables : plus d’amitié pour moi, plus de sympathies ; j’étais réduit à concentrer mes pensées et ma vigilance sur moi-même. Ma vie était un mensonge continuel : il fallait jouer sans cesse un rôle, contrefaire jusqu’à mes gestes et mon accent, étouffer tout élan de mon âme, et, dans une situation pareille, me procurer ma subsistance à travers mille précautions sans pouvoir espérer d’en jouir. J’étais encore déterminé à supporter tout cela avec fermeté. Mais qu’on ne suppose pas que ce pût être sans regret et sans horreur. Mon temps se partageait entre les craintes d’un animal poursuivi, l’obstination de ma fermeté et cette révolte de l’âme qu’éprouvent les êtres les plus misérables. Si par moments je défiais toutes les rigueurs de mon sort, par moments aussi je tombais dans le désespoir ; les larmes coulaient par torrents de mes yeux, mon courage s’affaissait, et je maudissais la vie que chaque jour renouvelait pour moi.

Je m’écriais alors : « Pourquoi suis-je condamné à porter le fardeau de l’existence ? Pourquoi tant d’instruments de torture ? Suis-je un meurtrier ? Et si je l’étais, que souffrirais-je de pire ? Quelle vile situation est la mienne ! je ne suis point à ma place ! À quoi bon ces nobles inspirations de mon âme ? Je suis comme l’oiseau effrayé qui se meurtrit contre les barreaux de sa cage ? Nature, barbare nature ! tu as été pour moi la pire des marâtres : tu m’as doué d’insatiables désirs pour me plonger dans une éternelle dégradation.

Je me serais regardé encore bien plus en sûreté si j’avais possédé de quoi subsister. La nécessité de gagner ma vie par mon travail était un obstacle au plan de retraite et d’obscurité que j’étais condamné à suivre. Quelque genre de travail que j’adoptasse, la première chose à examiner était de savoir comment je viendrais à bout d’avoir de l’occupation et où je trouverais quelqu’un soit pour m’employer, soit pour acheter le produit de mon travail. Cependant je n’avais pas d’alternative. Le peu d’argent qui était échappé à la rapacité des limiers de la justice était presque tout dépensé.

Après avoir bien examiné la question sous toutes ses faces, je décidai que la littérature serait la carrière où je risquerais mes premières tentatives. J’avais vu dans mes lectures qu’il avait été gagné beaucoup d’argent à ce métier, et que des spéculateurs en ce genre de marchandise donnaient un gros prix à ceux qui étaient bons ouvriers. Je n’évaluais pas mes talents bien haut. Je ne me dissimulais pas que l’expérience et la pratique sont nécessaires pour frayer la route aux bonnes productions. Mais si ces deux maîtres me manquaient absolument, au moins mon penchant naturel m’avait-il toujours porté vers cette carrière, et une soif d’instruction que j’avais sentie dès ma première jeunesse m’avait rendu les livres beaucoup plus familiers qu’on n’aurait pu l’attendre de ma position. Si mes prétentions littéraires étaient bornées, je ne comptais pas non plus les faire payer bien cher. Je ne voulais que subsister, et j’étais convaincu qu’il n’y avait guère de personnes en état de vivre à aussi peu de frais que moi. Je considérais aussi que ceci n’était qu’une ressource temporaire dont je n’aurais à faire usage que jusqu’au moment où les événements me permettraient de me placer plus avantageusement. Les motifs qui me décidèrent surtout à fixer ainsi mon choix furent que cet emploi était celui qui exigeait de ma part le moins de préparatifs, et qu’aussi, à ce que je m’imaginais, c’était celui que je pouvais exercer avec le moins de risques d’être observé.

Dans la maison où je logeais il y avait une femme de moyen âge qui vivait seule dans une chambre sur le même palier que moi. Je ne fus pas plutôt déterminé sur la direction que je donnerais à mon industrie, que je jetai les yeux sur cette femme comme sur l’intermédiaire qui pourrait me servir pour la vente de mes productions. Exclu comme je l’étais de tout commerce avec mes semblables en général, je trouvais du plaisir à échanger de temps en temps quelques paroles avec cette excellente personne, qui était de la meilleure humeur du monde et déjà d’un âge à écarter tout scandale. Elle vivait d’une petite pension que lui faisait une femme de qualité, sa parente éloignée, qui, riche à millions, n’avait sur le compte de celle-ci qu’une seule inquiétude, c’est qu’elle ne s’avisât de déshonorer son alliance par l’exercice de quelque honnête industrie. Il n’y avait pas de caractère plus uniformément gai et actif que celui de cette bonne créature, qui se trouvait exempte en même temps des soucis de la richesse et des privations de la misère. Quoiqu’elle ne prétendît guère à l’esprit et qu’elle eût peu d’instruction, elle ne manquait pas de sagacité naturelle. Elle discernait très-bien les fautes et les sottises des hommes ; mais son humeur était si douce et si indulgente, que beaucoup de gens en auraient inféré qu’elle n’apercevait rien de tout cela. Il y avait dans son cœur un excès de bonté et de bienveillance qui ne cherchait qu’à s’épancher. Sincère et vive dans son affection, elle ne laissait jamais passer l’occasion d’obliger quelqu’un.

Si ce n’eût été une femme de ce caractère, probablement je n’aurais pas osé m’adresser à elle, après avoir choisi le rôle d’un jeune juif retiré du monde. Mais à la manière dont elle répondit à mes avances et à mes politesses, je m’aperçus bientôt que son cœur était au-dessus de toute espèce de vulgaires considérations. Dès que je lui fis connaître ce que j’attendais d’elle, je lui trouvai de la bonne volonté et même de l’empressement à s’en charger. Pour prévenir tout soupçon qui aurait pu naître dans son esprit, je lui dis franchement que pour des raisons qu’elle me pardonnerait sûrement de ne pas dire, mais qui ne m’ôteraient rien de sa bonne opinion, si elle les connaissait, je me trouvais, quant à présent, dans la nécessité de me tenir tout à fait retiré. Je n’eus pas besoin de m’expliquer davantage, et elle me répondit qu’elle ne désirait pas en apprendre plus que je ne jugerais à propos de lui en dire.

Mes premières productions furent dans le genre poétique. Quand j’eus achevé deux ou trois pièces, je les remis à cette généreuse amie, pour les porter à un bureau de journal politique ; mais elles furent refusées avec dédain par l’aristarque du lieu, qui, après avoir jeté un coup d’œil superficiel sur mes vers, fit réponse que ce n’était pas là ce qu’il lui fallait. Je ne puis m’empêcher de dire ici que la contenance de Mrs. Marney (c’était le nom de mon ambassadrice) était dans tous les cas une indication parfaite de l’issue de son message, et qu’on était dispensé de lui demander aucune explication de vive voix. Elle se livrait à tout ce qu’elle entreprenait avec un dévouement si parfait, et elle y prenait un tel intérêt, qu’elle était bien plus vivement affectée que moi-même du bon ou du mauvais succès. Pour moi, j’avais dans mes ressources une confiance qui me rassurait, et, occupé comme je l’étais de réflexions d’une nature bien autrement intéressante, je regardais tous ces petits contre-temps avec indifférence.

Je repris tranquillement mes pièces de vers et les remis sur ma table. Après les avoir revues, j’en corrigeai et recopiai une que je joignis avec deux autres, pour faire offrir le tout à l’éditeur d’un recueil périodique. Celui-ci demanda qu’on les lui laissât pendant deux jours. Au jour convenu il fit réponse à mon amie qu’il insérerait mes vers dans sa prochaine livraison. Mrs. Marney lui ayant fait quelque question sur le prix, il répliqua que sa règle constante était de ne rien donner pour les ouvrages en vers, qu’il trouvait journellement sa boîte pleine de ces sortes de productions ; mais que, si l’auteur voulait essayer son talent en prose, par quelque morceau de littérature ou quelque nouvelle, il verrait ce qu’il pourrait faire pour lui.

Je me soumis sur-le-champ à cette réquisition de mon dictateur littéraire. Je me mis à composer un morceau dans le genre du Spectateur d’Adisson, et il fut accepté. Au bout de peu de temps, je me trouvai en relation tout à fait suivie avec le Magazine. Toutefois je me défiai de l’abondance de mes ressources en dissertations morales, et mes pensées se tournèrent bientôt vers le conte, qui était l’autre genre de production que m’avait suggéré mon directeur. Pour suffire à ses demandes qui se multipliaient de plus en plus et pour faciliter mon travail, j’employai la ressource des traductions. Je n’avais guère la facilité de me procurer des livres, mais, comme j’avais la mémoire excellente et bien fournie, il m’arrivait souvent de traduire ou d’imiter des fictions que j’avais lues quelques années auparavant. Par une fatalité dont je ne saurais trop rendre raison, mon imagination se portait le plus ordinairement sur les histoires des fameux voleurs, et de temps en temps je fournissais au Magazine des incidents et des anecdotes de Cartouche, de Gusman d’Alfarache et d’autres mémorables héros qui ont terminé à la potence ou sur l’échafaud leur illustre carrière.

Mais un retour sur ma situation me rendait difficile de persévérer dans ce genre de travail. Je jetais souvent ma plume dans un accès de désespoir. Quelquefois, incapable de rien pendant des jours entiers, je tombais dans une incroyable stupeur. Cependant ma jeunesse et mon tempérament robuste m’aidaient à reprendre le dessus et à m’inspirer une sorte de gaieté qui, si elle eût été durable, rendrait supportable le souvenir de cette époque de ma vie.

XXXV

Tandis que je tâchais ainsi de m’occuper et de pourvoir à mes besoins, en attendant que la violence des poursuites excitées contre moi pût être un peu calmée, je me vis assaillir par une nouvelle espèce de dangers à laquelle je ne songeais pas.

Gines, ce voleur qui avait été chassé de la bande du capitaine Raymond, avait toute sa vie été flottant entre les deux professions d’ennemi des lois et d’agent de la justice. Après avoir débuté par la première, vraisemblablement son initiation dans les secrets du métier des voleurs l’avait rendu singulièrement préparé à l’art de les prendre, emploi qu’il avait adopté par nécessité plutôt que par choix. Il avait donc bientôt acquis dans cette profession une réputation brillante, quoiqu’elle fût peut-être encore au-dessous de son mérite : car il en est de ce département du régime social comme de tous les autres ; quelque prudence et quelque habileté que puissent déployer les subalternes, les chefs en confisquent l’éclat et l’honneur. Gines exerçait son art en ce genre avec le plus beau succès, quand, par je ne sais quel accident, il arriva qu’un ou deux de ses exploits, dont la date était antérieure à l’époque où il avait quitté la bannière du brigandage illégal, furent dans le cas d’attirer un peu trop l’attention publique. Sur les avis réitérés qu’il en reçut, il jugea qu’il était prudent de décamper, et c’était pendant cette période de retraite qu’il était entré dans la troupe de ***.

Telle était l’histoire de cet homme avant qu’il eût été placé dans le poste où je l’avais rencontré pour la première fois. À l’époque de cette rencontre, il était déjà un des vétérans de la bande du capitaine Raymond ; car les voleurs étant un peuple dont la vie est de courte durée, il ne faut pas beaucoup de temps pour parvenir chez eux à la dignité de vétéran. Après son expulsion de la compagnie, il revint à sa profession légale, et il fut reçu dans ce bercail par ses anciens camarades avec joie et félicitation, comme une brebis égarée. Dans les classes vulgaires de la société, le laps de temps ne suffit pas pour effacer un crime ; mais dans cette respectable confrérie, c’est une maxime reçue de ne jamais exiger d’aucun des membres le compte de sa conduite, quand il est possible de s’en dispenser. Une autre maxime observée par ceux qui ont passé par les mêmes grades que Gines, maxime que Gines lui-même avait adoptée, c’est de réserver toujours pour les derniers ceux qui ont été complices de leurs expéditions, et de ne jamais s’attaquer à eux, à moins de grande nécessité ou de quelque amorce très-puissante. Par cette raison, le capitaine Raymond et ses associés, selon le système de tactique suivi par Gines, étaient à l’abri de ce qu’il appelait ses représailles.

Mais, quoique Gines eût des principes d’honneur, en prenant le mot dans ce sens, malheureusement je me trouvais dans un cas qui était hors de ces lois de l’honneur qu’il jugeait à propos de reconnaître. L’infortune m’enveloppait de toutes parts, et me refusait toute espèce de protection et de refuge. J’étais poursuivi sur la supposition que j’avais commis un vol capital, montant à une somme énorme. Mais Gines n’avait nullement participé au vol qu’on m’imputait : il se souciait fort peu que la supposition fût vraie ou fausse, et il me haïssait aussi cordialement que si mon innocence eût été établie de manière à ne pas laisser jour au plus léger soupçon.

Les deux limiers qui m’avaient arrêté à… rapportèrent à leurs confrères, suivant l’usage, une partie de l’aventure, et ils parlèrent des raisons qu’ils avaient de présumer que l’individu qui leur avait passé par les mains, était ce même Caleb Williams pour la capture duquel était offerte une récompense de cent guinées. Gines, doué d’une sagacité supérieure dans ce qui avait rapport à sa profession, avait comparé les faits et les dates, et en avait conçu le soupçon que la personne attaquée et blessée par lui dans la forêt de…… était ce Caleb Williams. Il nourrissait une haine implacable contre ledit individu. J’étais la cause innocente de ce qu’il avait été chassé honteusement de la troupe du capitaine Raymond ; et Gines, à ce que j’ai su depuis, était intimement convaincu qu’il n’y avait pas la moindre comparaison à faire entre la noble et vaillante profession de voleur dont je l’avais fait sortir, et le métier bas de limier de police auquel il s’était vu forcé de retourner. À peine eut-il reçu l’avertissement dont je viens de parler, qu’il jura de contenter sa vengeance. Il se décida à abandonner tout autre but, et à consacrer toutes les facultés de son intelligence à découvrir le lieu de ma retraite. La récompense offerte, que sa vanité lui faisait déjà regarder comme immanquable, lui semblait une indemnité suffisante de ses peines et de ses dépenses. Ainsi j’avais contre moi toute l’habileté qu’il possédait en ce genre, aiguisée encore et stimulée par l’esprit de vengeance dans une âme qui ne connaissait aucun frein d’humanité ni de conscience. Quand je repassais dans mon esprit tout ce qui m’avait conduit à mon dernier asile, je m’imaginais comme le font assez souvent les malheureux, que mon malheur ne pourrait jamais s’aggraver ; mais je me trompais : en rencontrant Gines dans la fatale forêt de… j’avais attiré à ma poursuite un second ennemi de l’espèce de ceux qui n’abandonnent leur rage qu’avec la vie. Si Falkland était pour moi le lion affamé dont les rugissements me frappaient d’effroi, Gines était un insecte venimeux presque aussi redoutable qui suivait mes traces et me menaçait continuellement de son mortel aiguillon.

Le premier pas qu’il fit pour exécuter son projet, fut de s’en aller au port de mer où j’avais été arrêté. De là, il suivit ma trace jusqu’aux bords de la Severn, et des bords de la Severn jusqu’à Londres. Il n’est pas besoin, je pense, de faire observer que rien n’est moins difficile que de suivre un fugitif quand il n’a pas couvert sa marche par des précautions parfaitement bien conçues, surtout si son adversaire est stimulé par des motifs assez puissante pour mettre toute la persévérance de la haine dans sa poursuite. Gines, il est vrai, fut souvent obligé, dans le cours de ses recherches, de faire de doubles marches ; et comme le chien de chasse, emblême véritable de l’homme qui se livre à ce cruel emploi, toutes les fois qu’il se trouvait en défaut, il retournait à la place où il avait senti la dernière piste de la proie qu’il avait résolu d’exterminer. Il n’épargnait ni temps ni peine pour satisfaire la passion à laquelle, par choix, il s’était abandonné tout entier.

À compter de mon arrivée à Londres, il avait tout à fait perdu ma trace pour un moment. Londres est une capitale si vaste dans ses dimensions, qu’il était assez à supposer qu’un individu y trouverait le moyen de demeurer parfaitement caché et inconnu. Mais j’avais là un nouvel adversaire qu’aucune difficulté n’était capable de décourager. Il alla d’auberge en auberge, supposant avec raison qu’il n’y avait pas de maison particulière où j’eusse pu trouver retraite sur-le-champ, jusqu’à ce qu’à la fin, par les renseignements qu’il donna et les sentiments qu’il chercha à exciter, il parvint à savoir que j’avais couché une nuit dans le faubourg Southwark. Mais il ne put pas en apprendre davantage. Les gens de l’auberge n’avaient pas la moindre connaissance de ce que j’étais devenu le lendemain matin. Néanmoins, cela ne fit que l’animer davantage. Il devenait dès lors plus difficile de me dépeindre, à cause du changement partiel que j’avais fait à mon habillement le second jour de mon arrivée à Londres. Mais Gines vint encore à bout de cet obstacle. Ayant suivi ma trace jusqu’à ma seconde auberge, il obtint là des renseignements plus étendus. J’avais été un objet de conjectures pour les moments de loisir de quelques-uns des gens attachés à cette maison. Une vieille femme, de l’espèce la plus curieuse et la plus bavarde, qui demeurait vis-à-vis, et qui s’était levée de très-bonne heure ce même matin pour faire le savonnage de son linge, m’avait vu par sa fenêtre, à la lueur d’une grosse lanterne qui pendait devant l’auberge, au moment où je franchissais la porte. Elle n’avait pu m’observer que très-imparfaitement, mais elle se figurait néanmoins qu’il y avait dans mon air quelque chose de juif. Elle avait coutume de tenir tous les matins avec l’hôtesse une conversation à laquelle assistaient de temps en temps les garçons et les filles de l’auberge. Dans le cours de la conférence qui avait eu lieu dans cette matinée, elle avait fait quelques questions sur le juif qui avait couché la veille dans la maison. On n’avait pas eu de juif à coucher ; la curiosité de l’hôtesse avait donc été excitée à son tour. D’après l’heure, ce ne pouvait pas être un autre que moi. Voilà une aventure vraiment fort étrange ! On avait comparé ensemble les différentes remarques sur mon air et sur mon habillement. Jamais deux choses n’avaient eu moins de rapport. Toutes les fois qu’il y avait entre ces commères disette de nouvelles pour entretenir leur babil, c’était le juif-chrétien qui revenait sur le tapis et qui fournissait un texte à la conversation.

Les informations que Gines avaient recueillies dans cet endroit paraissaient d’une grande conséquence ; néanmoins, il se passa quelque temps sans qu’elles tinssent tout ce qu’elles avaient semblé promettre. Il ne pouvait pas s’introduire dans chacune des maisons particulières où l’on recevait du monde pour loger, avec la même facilité qu’il l’avait fait dans les auberges. Il parcourait toutes les rues, et il examinait de l’œil le plus curieux et le plus attentif l’air et la démarche de tous les juifs qui se trouvaient à peu près de ma taille ; mais en vain. Il se rendait souvent à Dukes-Place ; il fréquentait les synagogues. Ce n’est pas que dans le fait Gines espérât me trouver dans ces différents endroits, mais c’étaient des moyens qu’il employait faute d’autres, et en désespoir de cause. Plus d’une fois, il fut sur le point d’abandonner l’entreprise ; son insatiable soif de vengeance le retenait toujours.

Son esprit était dans cet état de trouble et d’irrésolution, lorsqu’il s’avisa d’aller un jour rendre visite à un frère qu’il avait, prote dans une imprimerie. Il y avait peu de commerce entre ces deux personnes dont les inclinations et les habitudes n’avaient pas le moindre rapport. L’imprimeur était sage, laborieux et aimant à faire des épargnes. Mécontent de la conduite de son frère et de son genre de vie, il avait fait des efforts inutiles pour l’en retirer. Mais, malgré cette grande différence dans leur façon de penser respective, ils se voyaient quelquefois. Gines aimait à faire parade de ses exploits, au moins de tous ceux dont il osait risquer le récit ; et son frère était un auditeur de plus à joindre à ceux auxquels il avait coutume de raconter ses prouesses. Les saillies piquantes et les anecdotes singulières dont la conversation de Gines était semée amusaient beaucoup l’imprimeur ; malgré ses préjugés d’honnête homme, il ne pouvait se défendre d’un secret plaisir d’être le frère d’un homme aussi extraordinaire par son adresse et son courage.

Après avoir écouté cette fois, pendant un certain temps, les récits merveilleux que Gines faisait à sa manière, l’imprimeur se sentit le désir d’amuser aussi à son tour son frère par quelque conte. Il se mit donc à lui débiter quelques-unes de mes histoires de Cartouche et de Gusman d’Alfarache. Elles piquèrent l’attention de Gines. Son premier mouvement fut de la surprise ; le second fut de la jalousie et du dépit. Où l’imprimeur avait-il pu apprendre de pareilles histoires ? On satisfit à sa question. Je vous dirai, dit l’imprimeur, que pas un de nous ne sait que penser de l’auteur qui nous fournit ces articles. Il écrit des vers, de la morale, de l’histoire ; je suis typographe et correcteur d’épreuves, et, sans vanité, je crois que je puis me flatter de me connaître assez passablement à toutes ces choses-là : à mon avis, il écrit dans ces différents genres avec beaucoup de finesse, et pourtant croiriez-vous que ce n’est pas autre chose qu’un juif ? »

Aux yeux de mon honnête imprimeur c’était une chose aussi étrange que si ces ouvrages eussent été faits par quelque chef de Cherokées aux bords du Mississipi.

« Un juif ! et d’où le connaissez-vous ? l’avez-vous jamais vu ?

— Non ; c’est une femme qui nous a toujours apporté jusqu’à présent ces articles. Mon maître ne peut pas souffrir le mystère, il aime à voir ses auteurs ; aussi ne cesse-t-il de tourner et de retourner la vieille de toutes les manières, mais il ne peut jamais en tirer la moindre chose, si ce n’est qu’un jour il lui échappa de dire que le jeune auteur était juif. »

Un juif ! un jeune auteur ! un homme qui ne traite que par tierce personne et qui se cache aux yeux de tout le monde ! Quelle ample matière pour les soupçons et les conjectures de Gines ! Il fut encore confirmé dans ses idées, sans toutefois s’en rendre compte, par le sujet de mes productions, qui étaient, comme je l’ai dit, des histoires d’hommes dont les jours avaient été terminés par la main du bourreau. Il n’en dit pas davantage à son frère, si ce n’est qu’il lui demanda d’un air indifférent quelle espèce de femme c’était que la femme en question, de quel âge elle pouvait être, et si elle lui apportait souvent des ouvrages de ce genre ; bientôt après, il s’en alla.

Cet avis inespéré fut reçu par Gines avec une extrême joie. Ayant recueilli de la bouche de son frère des renseignements suffisants sur l’air et la personne de Mrs. Marney, et apprenant qu’elle devait apporter quelque chose le lendemain, il prit son poste de très-bonne heure dans la rue, afin de ne pas courir le risque de manquer l’occasion. Il attendit plusieurs heures, mais ce ne fut pas pour rien. Mrs. Marney parut effectivement ; Gines guetta sa sortie, et après environ vingt minutes il la vit se mettre en chemin pour retourner. Il la suivit de rue en rue ; à la fin il la vit entrer dans une maison particulière, et il commença à se féliciter en lui-même d’être arrivé au terme de ses recherches.

La maison où Mrs. Marney était entrée n’était cependant pas celle où elle demeurait. Par un hasard qui tient du prodige, elle avait observé que Gines la suivait dans la rue. En revenant chez elle, elle avait vu une femme qui se trouvait mal ; mue par la compassion qui lui était si naturelle, elle s’était approchée de la malade pour lui prêter du secours. Aussitôt la foule les avait entourées. Mrs. Marney, après avoir fait tout ce qu’elle pouvait dans la circonstance, avait cherché à reprendre le chemin de son logis. Voyant la foule autour d’elle, elle avait songé aux filous, et avait mis ses deux mains sur ses poches, en promenant en même temps ses regards sur ceux qui l’environnaient. Elle avait quitté brusquement ce cercle de populace ; et Gines, qui, de peur de la perdre dans la foule, avait été obligé de l’approcher davantage, était en ce moment précisément vis-à-vis d’elle. Il avait une figure singulièrement remarquable. Toute l’astuce de la méchanceté et l’intrépidité de l’impudence étaient écrites sur chaque trait de son visage ; et, sans être philosophe ni physionomiste, Mrs. Marney en avait été frappée. Cette bonne dame, comme la plupart des personnes vives et agissantes, avait une manière particulière de gagner sa maison ; au lieu de suivre les rues, elle enfilait une quantité de petites ruelles et de passages compliqués, qui tournaient quelquefois brusquement de l’un dans l’autre. Dans un de ces détours, elle avait rencontré par hasard l’œil de ce même homme dont l’aspect l’avait frappée et qui semblait ne pas la perdre de vue. Cette circonstance, jointe à l’air singulier qu’elle lui trouvait, lui avait fait concevoir des inquiétudes. Cet homme n’était-il pas occupé à la suivre ? C’était le milieu du jour, et elle n’avait rien à craindre pour elle personnellement. Mais ceci ne pouvait-il pas avoir quelque rapport à moi ? Elle s’était rappelé les précautions et le mystère dont je m’enveloppais, et ne doutait pas que je n’eusse de fortes raisons pour en agir ainsi. Elle se souvenait bien d’avoir toujours été sur ses gardes à mon sujet ; mais y avait-elle été suffisamment ? Elle sentait que, si jamais elle pouvait être la cause qu’il m’arrivât un malheur, elle ne s’en consolerait de sa vie. Elle s’était donc déterminée, par manière de précaution et crainte de pis, à entrer dans la maison d’une de ses amies et à me faire parvenir un mot d’avis de ce qui lui était arrivé. Aussitôt donc qu’elle eut donné à cette amie les instructions nécessaires, elle sortit sur-le-champ pour aller faire visite à quelqu’un dans un quartier directement opposé, après avoir recommandé au messager qu’elle m’envoyait de ne partir pour faire sa commission auprès de moi que cinq minutes après elle. Par cette conduite prudente, elle me tira du danger qui me menaçait alors.

Cependant l’avertissement qui me fut apporté ne me donna nullement à connaître toute la grandeur du péril que j’avais à redouter. Pour tout ce que je pouvais y voir, les circonstances me paraissaient fort indifférentes, et il me semblait que la frayeur de Mrs. Marney ne provenait que de l’extrême prévoyance et de l’affection de cette excellente femme. Tel était néanmoins le malheur de ma situation, que je n’avais pas à choisir. Que ma tranquillité fût ou non menacée par cet événement, je me voyais obligé d’abandonner en un instant mon habitation, sans prendre avec moi autre chose que ce que je pouvais emporter dans mes mains ; de renoncer à voir davantage ma généreuse bienfaitrice ; de laisser là tous mes arrangements et mes petites provisions ; d’aller encore, dans quelque retraite isolée, recourir à de nouveaux projets, et chercher à faire, si je pouvais raisonnablement l’espérer, un nouvel ami. Je descendis dans la rue, le cœur gonflé ; mais mon parti était pris. Il était grand jour. « Je crains, me disais-je, qu’il n’y ait en ce moment des personnes qui rôdent dans les rues pour me chercher ; il est très-possible qu’elles dirigent leurs poursuites dans une autre route que la mienne ; mais je ne dois pas me fier à cette chance. » Je traversai donc cinq à six rues, et me glissai ensuite dans une maison de peu d’apparence où l’on donnait à manger à bas prix. J’y pris quelque nourriture, et, après y avoir passé plusieurs heures dans de profondes réflexions, je finis par demander un lit. Néanmoins, dès qu’il fit sombre, je sortis pour acheter l’attirail d’un nouveau travestissement, ce qui était absolument indispensable. Après l’avoir ajusté, pendant la nuit, du mieux qu’il me fut possible, je quittai ce lieu avec les mêmes précautions que j’avais déjà prises en pareils cas.

XXXVI

Je me procurai un nouveau logement. Par je ne sais quelle fantaisie de l’imagination qui aime à se créer des sujets d’alarmes, je me sentis porté à croire en définitif que la frayeur qu’avait eue Mrs. Marney n’était pas sans fondement. Toutefois, j’étais hors d’état de faire la moindre conjecture sur la manière dont ce nouveau péril avait pu m’approcher, et dès lors je ne pouvais recourir qu’à un remède bien peu consolant, celui de me tenir sur mes gardes avec plus de soin que jamais dans mes moindres actions. Une double inquiétude pesait à la fois sur mon esprit, celle de ma sûreté et celle de ma subsistance. Il me restait bien encore quelque chose du produit de mon industrie ; mais ce n’était presque rien, parce que mon correspondant était en arrière avec moi, et je n’avais pas de moyens de lui faire demander mon payement. Malgré tous mes efforts, mon anxiété altéra ma santé. Je n’avais pas un seul instant où je pusse me croire à l’abri du péril ; j’étais devenu comme un spectre ; le moindre son inattendu me faisait tressaillir. Il y avait des moments où j’étais presque tenté de me rendre entre les mains de la justice, et de braver toute sa rigueur ; mais bientôt le ressentiment et l’indignation rentraient dans mon âme et ranimaient ma persévérance.

Quant aux moyens de pourvoir à ma subsistance, je ne voyais pas de meilleure ressource que celle dont je venais de me servir, qui était de chercher quelque personne par l’entremise de laquelle je pusse tirer parti de mon travail. Il n’était pas impossible de rencontrer un intermédiaire qui consentît à me rendre ce service ; mais où trouver l’âme active et bienfaisante de Mrs. Marney ? La personne sur laquelle je jetai les yeux était un M. Spurrel, qui travaillait en chambre pour les horlogers, et qui avait un logement au second étage de notre maison. Je l’examinai deux ou trois fois, en passant près de lui sur l’escalier : mes regards irrésolus annonçaient assez le désir et l’embarras de l’aborder. Il s’en aperçut, et finit par m’engager très-poliment à entrer chez lui.

Quand nous fûmes assis, il me témoigna combien il était fâché de ce que je paraissais être en mauvaise santé, et de ce que je menais un genre de vie si solitaire, me demandant s’il serait assez heureux pour pouvoir m’être bon à quelque chose, et ajoutant que du premier moment qu’il m’avait vu il avait conçu de l’affection pour moi. Dans le nouveau travestissement que j’avais pris, j’étais contrefait et bossu, rien n’était moins attrayant que ma personne. Mais, à ce qu’il paraissait, M. Spurrel avait perdu un fils unique, il y avait environ six mois, et j’étais le vrai portrait de cet enfant. Si j’eusse mis de côté mes difformités d’emprunt, j’aurais perdu vraisemblablement tous mes droits à son attachement. Il était, me disait-il, un malheureux vieillard sur le bord de la fosse, et ce cher fils était toute sa consolation. Le pauvre garçon avait toujours été souffrant toute sa vie, mais il lui avait servi de garde-malade ; et plus cet enfant lui avait coûté de soins et de peines quand il était au monde, plus il lui faisait faute aujourd’hui qu’il n’était plus. Il ne lui restait pas un seul ami, et il n’avait personne sur la terre qui s’intéressât à lui. Si cela me faisait plaisir, je pourrais lui tenir lieu de son propre fils ; et il aurait pour moi les mêmes soins et les mêmes attentions.

Je lui exprimai combien j’étais sensible à des offres si bienveillantes ; mais j’ajoutai que je serais désespéré de lui être à charge le moins du monde. « Ma façon de penser, lui dis-je, me fait adopter pour le moment une vie très-retirée et très-solitaire ; ma plus grande difficulté est de concilier ce genre de vie avec un moyen quelconque de gagner mon pain ; si vous aviez la complaisance de m’aider de vos bons offices pour aplanir cette difficulté, ce serait le plus grand service qu’on pût me rendre. » Je lui dis que j’avais toujours eu du goût et une aptitude particulière pour les travaux mécaniques, et que je ne doutais pas de me tirer bientôt d’affaire dans quelque genre d’industrie que ce fût, dès que je m’y appliquerais sérieusement. « Je n’ai point appris de métier, continuai-je ; mais si vous vouliez me faire la grâce de me diriger et de m’instruire, je travaillerais volontiers avec vous, pour ma nourriture seulement. Je sais fort bien que je vous demande là une faveur extraordinaire ; mais j’y suis entraîné d’une part par la force invincible de la nécessité, et encouragé de l’autre par la confiance que m’inspirent les offres si obligeantes et si amicales que vous m’avez faites. »

Le vieillard, après avoir laissé couler quelques larmes sur le tableau que je lui faisais de ma situation, consentit volontiers à tout ce que je lui proposais. Notre accord fut bientôt conclu, et en conséquence j’entrai en fonctions. Mon nouvel ami était un homme d’une singulière tournure d’esprit. Ce qui le caractérisait principalement, c’était un grand amour pour l’argent et des manières excessivement officieuses et charitables. Il vivait avec la plus grande parcimonie et se refusait tout. À peine fus-je initié dans le métier, que mon travail était déjà de nature à valoir quelque salaire ; il en convint franchement lui-même, et il insista pour que je fusse payé. Cependant, il n’agit pas à cet égard comme auraient pu faire quelques personnes dans les circonstances où je me trouvais, et il ne me remit pas la totalité de ce que je gagnais ; mais il ne me cacha point qu’il me faisait sur mon gain une retenue de vingt pour cent, comme une juste indemnité de la peine qu’il avait prise pour m’instruire, et comme un droit de commission pour m’avoir procuré le débit de mon travail. Cependant, j’étais souvent l’objet de ses larmes ; il était dans la douleur toutes les fois qu’il fallait nous séparer, et il me prodiguait à tout moment les témoignages de la plus tendre affection. Je trouvai en lui beaucoup d’habileté et d’invention dans son métier, et ses leçons étaient pour moi un vrai plaisir. De mon côté, comme je possédais une plus grande variété de connaissances dont je cherchais à tirer parti, il ne tarissait pas sur la satisfaction et l’étonnement qu’il éprouvait à découvrir en moi autant de ressources, soit pour le travail, soit pour mon simple amusement.

Il n’y avait pas longtemps que j’étais dans ce nouveau poste, lorsqu’un événement me jeta dans des alarmes plus vives et plus sérieuses que jamais. J’étais un soir à me promener dans la rue pour prendre un moment l’air et un peu d’exercice, ce que je ne me permettais alors que très-rarement ; tout à coup j’eus l’oreille frappée de deux ou trois sons au hasard, qui partaient de la bouche d’un colporteur criant sa marchandise. Je m’arrêtai pour mieux entendre. Quelle fut ma confusion quand j’ouïs à peu près ces propres paroles :

« Voici L’HISTOIRE MERVEILLEUSE ET SURPRENANTE ET LES AVENTURES SANS PAREILLES DU FAMEUX CALEB WILLIAMS ! Vous y voyez comme il a d’abord volé son maître et ensuite porté une fausse accusation contre lui ; vous y voyez les efforts qu’il a faits diverses fois pour briser sa prison, jusqu’à son évasion finale qu’il a effectuée de la manière la plus merveilleuse et la plus incroyable ; comme aussi, ses voyages dans les différentes parties du royaume, sous toutes sortes de déguisements, et les vols qu’il a commis avec une bande des plus hardis et des plus déterminés voleurs ; enfin son arrivée dans la ville de Londres, où on croit qu’il est maintenant caché, avec une fidèle et véritable copie de la proclamation faite de sa personne et de son signalement, imprimée et publiée par un des principaux secrétaires d’État de Sa Majesté, contenant l’offre d’une récompense de cent guinées à qui pourra le prendre : le tout pour le prix d’un demi-penny. »

Attéré comme je l’étais par ces épouvantables sons, croira-t-on que j’eus pourtant la témérité de m’approcher du colporteur et d’acheter un de ses papiers, résolu, par une sorte d’instigation désespérée, de voir jusqu’au bout ce dont il était question, et d’en savoir autant que j’en pourrais apprendre ? J’emportai mon papier avec moi, en continuant toujours de faire quelques pas, jusqu’à ce que, ne pouvant plus résister à mon impatience, je me mis à en déchiffrer presque tout le contenu à la lueur d’un réverbère suspendu dans un petit passage. Je trouvai qu’il renfermait un bien plus grand nombre de circonstances qu’on n’aurait pu l’attendre d’un écrit de cette espèce. On m’égalait aux plus fameux voleurs dans l’art de pénétrer à travers les murs et les portes les mieux défendues, aux fourbes les plus habiles pour l’invention, l’astuce et les travestissements. L’avis que Larkins avait trouvé et nous avait apporté dans la forêt y était imprimé tout au long. Tous mes déguisements antérieurs à la dernière alerte que m’avait donné la prévoyante Mrs. Marney étaient fidèlement rapportés, et on y avertissait le public de se tenir bien en garde contre un individu d’un extérieur étrange, et qui vivait d’une manière recluse et solitaire. Cet écrit m’apprenait aussi que l’on avait fait une recherche dans mon dernier logement, le soir même de mon évasion, et que Mrs. Marney avait été envoyée à Newgate, comme accusée d’avoir recélé un criminel. Cette dernière circonstance me navra le cœur. Mes propres souffrances n’affaiblirent pas en moi le sentiment de la compassion. C’était une idée bien déchirante et bien insupportable de sentir que l’implacable persécution dont j’étais l’objet ne se bornait pas à ma personne ; mais que ma seule approche était contagieuse, et entraînait dans ma ruine quiconque prétendait me secourir. Je crois que j’aurais consenti à me livrer à toute la rage de mes ennemis, si j’avais pu sauver par là une heure de souffrance à cette excellente femme. J’ai appris dans la suite que Mrs. Marney avait obtenu sa liberté par l’entreprise de cette femme de qualité qui était sa parente. L’émotion que me causa l’infortune de Mrs. Marney ne fut pourtant qu’un sentiment passager. Une considération plus impérieuse et plus irrésistible appelait toute mon attention.

Que de réflexions je fis sur cette page qui me dénonçait au monde entier ! Chaque mot me glaçait d’effroi. Il eût peut-être été moins horrible pour moi de tomber entre les mains de la justice. Au moins cet événement, qui était l’objet de toutes mes craintes, eût mis un terme à cette fièvre de terreur dont j’étais la proie. Les déguisements ne pouvaient plus me servir à rien. Dans chaque quartier, dans presque chaque maison de la capitale, combien d’individus se trouvaient excités à jeter un œil attentif et soupçonneux sur tout étranger, et spécialement sur tout étranger solitaire qui pouvait se rencontrer dans leur chemin ! On faisait briller à leurs yeux un prix de cent guinées pour enflammer leur cupidité et aiguiser leur pénétration. Ce n’était plus seulement les limiers de Bow-Street[25], c’était un million d’hommes armés contre moi. Et ce refuge qui reste encore aux plus malheureux, d’avoir quelque ami dans le sein duquel ils déposent leurs alarmes, et qui les mette à l’abri des yeux indiscrets et curieux, ce refuge m’était interdit. Pourrait-on se faire l’idée d’une situation plus horrible ! Mon cœur battait avec une extrême violence ; ma poitrine était étouffée, et je ne respirais qu’à peine. « Il n’y aura donc pas de fin, me disais-je, à la persécution que j’éprouve ! Après tant de fatigues et tant de travaux, aucun terme à mes malheurs ! Le temps, le temps qui guérit tout, ne fait qu’ajouter au désespoir de ma situation ! Ah ! pourquoi m’obstiner davantage dans cette lutte cruelle ? la mort m’offre le moyen d’éluder l’activité de mes persécuteurs. Ensevelissons dans un oubli éternel ma personne et jusqu’aux traces de mon existence, pour ne laisser qu’un doute sans issue à ces barbares, qui ne sauraient renoncer à me poursuivre. »

Au milieu des horreurs qui m’environnaient, cette idée me donna quelque plaisir, et je me rendis en hâte vers les bords de la Tamise pour la mettre à exécution. L’agitation de mon âme était telle, que la faculté de la vue était comme suspendue en moi. Je traversais les rues sans voir la route que je suivais. Enfin, après avoir erré je ne sais combien de temps, je me trouvai au Pont de Londres. Je courus aux marches, et je vis la rivière couverte de bâtiments. Il faut, me dis-je, qu’aucun être humain ne m’aperçoive au moment où je vais disparaître pour jamais. Cette pensée exigeait quelque attention. Il s’était déjà écoulé un certain temps depuis le dessein que le désespoir m’avait fait prendre. Le jugement me revint peu à peu. La vue des navires me fit renaître l’idée de quitter encore une fois mon pays natal.

Je pris donc des informations, et je trouvai que le passage le moins cher que je pouvais me procurer était dans un bâtiment de commerce amarré près de la Tour, et qui devait mettre à la voile sous peu de jours pour Middelbourg en Hollande. J’aurais désiré qu’on me prît à bord dès l’instant même, et j’aurais tâché d’obtenir du capitaine qu’il me permît d’y rester jusqu’au moment du départ ; mais malheureusement je n’avais pas sur moi assez d’argent pour payer mon passage. C’était pis encore, je n’avais pas dans le monde assez d’argent. Toutefois je donnai au capitaine la moitié de ce qu’il me demanda, et je promis de venir lui apporter le reste. Je ne savais trop comment me le procurer ; mais j’espérais bien en venir à bout. J’avais quelque idée de l’emprunter à M. Spurrel. Certainement il ne me refuserait pas un si léger service. Il m’aimait, à ce qu’il semblait, avec une tendresse toute paternelle, et je ne crus pas risquer la moindre chose en me remettant pour un moment dans ses mains. J’approchai de mon logement avec un cœur oppressé et plein de sinistres présages. M. Spurrel n’était pas à la maison, et il me fallut attendre son retour. J’avais dans mon coffre de l’ouvrage qui m’avait été remis par lui le matin même pour travailler, et qui valait six fois la somme dont j’avais besoin. Je réfléchis un moment si je ne pourrais pas user de ces matières comme s’ils eussent été à moi ; mais je repoussai cette idée avec mépris. Jamais je n’avais mérité le moins du monde le blâme dont on me couvrait ; j’étais bien déterminé à ne le mériter jamais. Il était fort extraordinaire que M. Spurrel fût dehors à une telle heure ; cela ne lui était pas encore arrivé à ma connaissance. Il avait coutume de se coucher entre neuf et dix. J’entends sonner dix heures, onze heures ; M. Spurrel ne rentre point. Enfin à minuit on heurte à la porte ; je reconnais sa manière de frapper. Chacun était couché dans la maison. M. Spurrel, habitué à rentrer à des heures réglées, n’avait pas de clef pour ouvrir lui-même. L’idée de revoir un compagnon fit luire dans mon cœur un rayon de joie. Je fus bien vite au bas de l’escalier pour lui ouvrir la porte.

Je crus apercevoir, à la lueur de la chandelle que j’avais à la main, quelque chose d’extraordinaire dans son air. Avant que j’eusse le temps de lui dire un mot, je vis deux autres hommes qui le suivaient. Au premier coup d’œil je devinai quelle espèce de gens c’était ; au second, je reconnus que l’un d’eux n’était autre que Gines lui-même. J’avais su autrefois qu’il avait figuré dans cette profession, et je ne fus pas très-étonné de l’y retrouver. Quoique depuis quelques heures mon esprit se fût, pour ainsi dire, familiarisé avec l’inévitable nécessité de retomber encore une fois entre les mains des agents de la police, cependant il me fut impossible de les voir entrer sans ressentir intérieurement une secousse qui me fit trembler jusqu’au fond de l’âme. D’ailleurs, je n’étais pas peu surpris de l’heure et des circonstances de cette visite, et j’avais grand désir d’apprendre si M. Spurrel avait pu être assez vil pour se faire leur introducteur.

Il ne me laissa pas longtemps dans cette perplexité. À peine vit-il ses deux compagnons tout à fait en dedans de la porte, qu’il s’écria avec un transport presque convulsif : « Tenez, tenez, voilà votre homme ! Dieu soit béni ! Dieu soit béni ! » Gines me regarde aussitôt à la figure avec un air qui exprimait alternativement l’espérance, et le doute. « Sur mon Dieu, dit-il, je ne saurais dire si c’est lui ou non ! J’ai peur, ma foi, que nous ayons mis la main dans le mauvais sac. » Ensuite, comme se ravisant : « Entrons toujours dans la maison, ajouta-t-il ; nous examinerons un peu mieux. » Nous montons tous aussitôt dans la chambre de M. Spurrel ; je pose ma chandelle sur la table. Jusque-là j’avais gardé le silence ; mais je me sentais bien déterminé à tout tenter pour ne pas me trahir moi-même, et j’étais un peu enhardi d’ailleurs par les doutes de Gines. En conséquence, prenant un air calme et résolu, et m’adressant à eux avec ma voix déguisée, dont une sorte de grasseyement formait un des caractères : « Dites-moi, je vous prie, messieurs, leur demandai-je, ce que vous désirez de moi ? – Eh bien, dit Gines, nous sommes ici pour chercher un certain Caleb Williams ; et c’est, ma foi, un coquin qui en vaut bien la peine. Je devrais le connaître assez, mais on dit que le drôle a autant de visages qu’il y a de jours dans l’année. Ainsi, vous plairait-il d’ôter votre visage d’aujourd’hui ? ou, si vous ne le pouvez pas, au moins pouvez-vous bien ôter vos habits, pour nous faire voir de quelle étoffe est la bosse que vous portez ? »

Je voulus faire quelques remontrances, mais elles furent vaines. Je voyais déjà mon déguisement en partie découvert, et Gines, quoique toujours incertain, se confirmait néanmoins à chaque instant de plus en plus dans ses soupçons. Quant à M. Spurrel, sa figure s’était renfrognée, et ses yeux inquiets regardaient avidement tout ce qui se passait. À mesure que mon imposture devenait plus palpable, il répétait son exclamation : « Dieu soit béni ! Dieu soit béni ! » À la fin, excédé de cette odieuse farce, et ne pouvant plus supporter le dégoût que me causait la figure basse et hypocrite qu’il me semblait que je faisais : « Eh bien oui ! m’écriai-je, je suis Caleb Williams ; conduisez-moi où vous voudrez ! et vous, M. Spurrel… » Il eut un tressaillement terrible. Au moment où je me déclarai, sa joie avait été extrême, et il ne lui avait pas été possible de la contenir. Mais mon apostrophe inattendue et le ton dont je la lui adressai le foudroyèrent. « Est-il possible, continuai-je, que vous ayez été assez bas et assez pervers pour me trahir ? Que vous ai-je fait pour mériter un pareil traitement de vous ? C’est donc là la tendresse que vous me témoigniez ? cet amour de père que vous aviez sans cesse à la bouche ? Vous me livrez à la mort ?

— Mon pauvre garçon, mon cher enfant ! s’écria Spurrel du ton le plus dolent et le plus humble, en vérité, en vérité, je n’ai pas pu faire autrement ! Allons, allons, j’espère bien qu’on ne lui fera pas de mal, à ce pauvre ami ! Si cela arrivait, je suis sûr que j’en mourrais.

— Misérable hypocrite ! interrompis-je avec l’accent de l’indignation, vous me mettez dans les cruelles serres de la justice, et vous espérez, dites-vous, qu’il ne me sera pas fait de mal ! Allez, je sais d’avance mon arrêt, et je suis prêt à le subir ! Vous m’attachez de votre propre main la corde au cou, et, pour le même prix, vous en eussiez fait autant à votre fils unique ! Allez compter vos maudites guinées ! Ma vie eût été plus en sûreté entre les mains du premier venu que dans les vôtres, artificieux crocodile, qui caressez pour dévorer. »

J’ai toujours pensé que ma maladie et l’approche apparente de ma mort avaient contribué à la trahison de M. Spurrel. Il avait calculé avec lui-même combien de temps encore j’étais en état de travailler. Il se rappelait avec effroi la dépense que lui avaient occasionnée la maladie et la mort de son fils. Il était bien décidé à ne pas répéter les mêmes frais. Il craignait cependant la honte d’avoir des torts envers moi. Il avait peur de sa propre sensibilité : il sentait que je faisais des progrès dans son affection, et que bientôt il ne lui serait plus possible de m’abandonner. Par une sorte d’instinct secret, il fut conduit à éviter une action plus généreuse par la plus lâche de toutes, et ne put résister à l’appât de la récompense promise, joint au premier motif.

XXXVII

Après avoir donné carrière à tout mon ressentiment contre M. Spurrel, je le laissai immobile et hors d’état de répondre un mot. Gines et son camarade m’accompagnèrent. Il est inutile de dépeindre toute l’insolence de cet homme. Il était dominé alternativement par la joie triomphante d’avoir pu consommer enfin sa vengeance, et par le regret d’avoir laissé aller la récompense, disait-il, au vieux ladre de chez qui nous sortions, quoiqu’il jurât bien de la lui faire passer devant le nez, s’il le pouvait. Il revendiquait l’honneur d’avoir imaginé à lui tout seul et d’avoir rédigé la légende qui se criait dans les rues, ce qui était, selon lui, un expédient immanquable. Il n’y aurait, ajoutait-il, ni loi ni justice, si ce vilain fieffé qui n’avait rien fait recevait l’argent de la capture, et si lui, qui en avait tout le mérite, n’en recueillait ni la gloire ni le profit.

Je fis peu d’attention à son discours. Cependant il frappa assez ma mémoire pour que j’aie pu me le rappeler dans mon premier moment de loisir. Pour le présent, j’étais occupé à réfléchir sur ma nouvelle situation et sur la conduite qu’elle exigeait de moi. Deux fois, dans les crises de mon désespoir, l’idée de secouer le fardeau de la vie s’était présentée à mon esprit ; mais il s’en fallait bien que ce fût là ma pensée habituelle. Dans ce moment-ci, comme dans tous ceux où l’injustice menaçait immédiatement mes jours, je me sentais plus que jamais disposé à les défendre de tout mon pouvoir.

Toutefois l’avenir s’offrait sous l’aspect le plus sombre et le plus décourageant. Que de travaux et que d’efforts d’abord pour m’arracher de ma prison et ensuite pour échapper à l’activité de ceux qui étaient à ma poursuite ! et le résultat de tant de jours d’alarmes et de persévérance, c’était de me voir ramené au point d’où j’étais parti pour commencer cette effroyable carrière ! À la vérité, j’avais acquis de la célébrité, j’avais gagné le déplorable avantage d’avoir mon histoire criée par les colporteurs et chantée sur les tréteaux, d’être partout renommé comme le plus actif et le plus étonnant des scélérats, et de faire l’entretien perpétuel des laquais et des servantes ; mais je n’étais ni un Érostrate, ni un Alexandre, pour que cette sorte de gloire me fît descendre au tombeau avec satisfaction. Et, pour parvenir à quelque chose de solide et de désirable, quelle chance pouvait m’offrir à présent de nouveaux efforts semblables aux premiers ? Jamais créature humaine avait-elle été poursuivie par des ennemis plus acharnés et plus ingénieux ? Quel espoir avais-je de voir cesser leur persécution ou d’être plus heureux dans mes tentatives ?

La résolution que je pris me fut dictée par d’autres considérations. Mon âme s’était insensiblement détachée et éloignée par degrés de M. Falkland avant d’en venir au point de l’abhorrer. J’avais été longtemps à nourrir pour lui dans mon cœur une vénération que son animosité contre moi et les persécutions que j’en essuyais n’avaient pu encore entièrement effacer. Mais actuellement, j’attribuai à la perversité de son caractère la barbarie opiniâtre de sa conduite ; je trouvai quelque chose d’infernal dans cet acharnement à me relancer au bout du monde, à me forcer, comme une malheureuse proie, jusque dans des tanières, et à vouloir, à tout prix, s’abreuver de mon sang, tandis que dans le secret de son âme il connaissait mon innocence, ma candeur, je pourrais dire même mes vertus. Dès lors, je foulai aux pieds mes premiers sentiments pour lui et tout souvenir de respect ou d’estime. Je perdis toute considération pour la grandeur de ses qualités intellectuelles, toute pitié pour les tortures de son âme. J’abjurai aussi toute idée d’indulgence ; je résolus de me montrer aussi impitoyable, aussi inflexible que lui. L’insensé ! Y avait-il de la raison à lui de me pousser ainsi à la dernière extrémité et de me mettre au désespoir ? N’avait-il rien à craindre pour son affreux secret, et pour les meurtres répétés qui avaient souillé ses mains ?

Je parus devant les magistrats au bureau desquels me conduisirent Gines et son camarade, avec la résolution de dévoiler cet épouvantable secret dont jusqu’à ce moment j’avais été le religieux dépositaire, et une bonne fois pour toutes de mettre mon accusateur à sa véritable place. Il était bien temps de faire retomber la honte et les souffrances sur le vrai coupable. Non, l’innocence ne resterait pas éternellement muette sous l’oppression du crime ! J’avais été obligé de passer en prison le reste de la nuit de mon arrestation. Dans l’intervalle, je m’étais débarrassé de tout l’attirail de mon déguisement, et le lendemain je me présentai sous mon véritable aspect. Aussi ne fut-il pas difficile de constater l’identité de la personne, et, comme c’était toute la formalité que les magistrats devant lesquels je paraissais jugeassent être de leur compétence, ils se disposaient à rédiger une ordonnance pour me faire reconduire dans le comté de mon propre domicile. Je suspendis l’exécution de cette mesure, en déclarant que j’avais quelque chose à révéler, déclaration qui ne manque jamais d’exciter l’attention des personnes préposées à l’administration de la justice criminelle.

Je dis que j’avais continuellement protesté de mon innocence, et que j’entendais réitérer les mêmes protestations.

« En ce cas, repartit brusquement le doyen des magistrats, que pouvez-vous donc avoir à révéler ? Si vous êtes innocent, cela n’est point de notre compétence : nous ne sommes ici qu’officiers ministériels.

— Je n’ai jamais cessé de déclarer, continuai-je, que je n’avais commis aucun crime, mais que le crime était en entier du fait de mon accusateur ; qu’il avait furtivement glissé ses propres effets parmi les miens, et ensuite m’avait dénoncé comme voleur. Aujourd’hui je déclare encore plus, je déclare que cet homme est coupable de meurtre, que j’ai découvert son crime, et que c’est par cette raison qu’il s’est déterminé à me faire perdre la vie. Je présume, messieurs, que vous regarderez bien comme de votre compétence de recevoir une telle déclaration. Je suis convaincu que vous ne voudrez nullement contribuer, activement ou passivement, à l’injustice atroce dont je suis la victime, que vous ne concourrez en aucune manière à ce qu’un innocent soit emprisonné et condamné, pour qu’un meurtrier puisse vivre en paix et en liberté. J’ai tenu ce fait caché aussi longtemps qu’il m’a été possible. J’ai toujours eu trop de répugnance à être l’auteur du malheur ou de la mort d’une créature humaine ; mais la patience et la résignation ont aussi leurs bornes.

— Permettez-moi, monsieur, reprit le magistrat avec un air de modération étudiée, de vous faire deux questions. Avez-vous été instigateur ou complice de ce meurtre ?

— Non.

— Et, s’il vous plaît, quel est ce M. Falkland, et de quelle nature peuvent avoir été vos relations avec lui ?

— M. Falkland est un gentilhomme de 6,000 livres sterling de rente. J’ai demeuré chez lui en qualité de secrétaire.

— En d’autres termes, vous étiez son domestique ?

— Comme il vous plaira.

— Fort bien, monsieur ; je n’en veux pas davantage. D’abord j’ai à vous dire, comme magistrat, que je ne puis rien faire de votre déclaration. Si vous eussiez été impliqué dans le meurtre dont vous parlez, cela changerait la thèse. Mais ce serait pour un magistrat agir contre toutes les règles du bon sens que de recevoir une déposition d’un criminel, excepté contre ses complices. Après cela, en mon nom personnel, je crois à propos de vous faire observer que vous me paraissez être le plus impudent coquin que j’aie jamais vu. Comment ! est-ce que vous êtes assez sot pour vous imaginer que le conte que vous venez de me faire pourra vous servir à rien, soit ici, soit aux assises, soit partout ailleurs ? Ce serait en vérité quelque chose de beau si, quand un gentilhomme de 6,000 livres de rente fait arrêter un de ses domestiques pour vol, ce domestique pouvait se rejeter sur des accusations pareilles et s’il trouvait des magistrats ou des cours de justice qui se prêtassent à les écouter ! Je ne sais si le crime pour lequel vous êtes arrêté en ce moment vous mènera ou non à la potence, c’est ce que je ne prétends pas décider ; mais, ce qu’il y a de sûr, c’est qu’une histoire de ce genre-là doit vous y mener. Il faudrait bientôt renoncer à toute idée d’ordre et de gouvernement si, pour rien au monde, on laissait échapper des drôles qui foulent aux pieds d’une manière aussi atroce le respect du rang et des distinctions sociales.

— Et refusez-vous, monsieur, d’écouter les détails et les circonstances du fait que je déclare ?

— Oui, monsieur, je refuse… Mais, s’il vous plaît, quand je ne le refuserais pas, quels témoins avez-vous de ce meurtre ? »

Cette question me fit hésiter.

« Aucun… Mais je crois pouvoir établir mes preuves sur une suite d’indices et de circonstances qui sont de nature à forcer l’attention de l’auditeur le moins disposé à croire.

— Je m’en doutais bien… qu’on l’emmène de la barre. »

Tel fut le succès de ce dernier moyen de réserve, sur lequel j’avais toujours compté avec une confiance imperturbable. J’avais pensé jusqu’à ce moment que l’état de misère et de défaveur dans lequel j’étais placé ne se prolongeait que par une suite de ma propre indulgence ; et, plutôt que d’avoir recours à cette extrême récrimination, j’étais déterminé à endurer tout ce que pourrait supporter la nature humaine. Je trouvais dans cette pensée une consolation secrète au milieu de toutes mes calamités ; un sacrifice volontaire est toujours fait avec plaisir. Je me regardais comme marchant sous les bannières des confesseurs et des martyrs ; je m’applaudissais de ma force d’âme et de mon dévouement héroïque ; enfin je me complaisais dans l’idée que, si je voulais déployer sans pitié toutes mes ressources, quoique j’espérasse ne jamais en venir là, il ne tenait pourtant qu’à moi de mettre fin tout d’un coup aux souffrances et aux persécutions que j’endurais.

Et voilà donc ce que c’est que la justice des hommes ! Il y aura des circonstances où un homme ne pourra être reçu à dévoiler un crime, parce qu’il n’en aura pas été le complice ! La dénonciation d’un exécrable assassinat sera écoutée avec indifférence, tandis qu’un innocent se verra harcelé comme une bête fauve dans tous les coins de la terre ! Un revenu de 6,000 livres de rente sera une égide impénétrable aux accusations, et on rejettera une déclaration formelle et circonstanciée, parce qu’elle est faite par un domestique !

On me reconduisit à cette même prison dont j’avais forcé les portes peu de temps auparavant. Le désespoir dans le cœur, je revis ces mêmes murs que j’avais franchis, forcé de reconnaître que tant d’efforts extraordinaires n’avaient servi qu’à augmenter mes souffrances. Depuis mon évasion, j’avais acquis quelque connaissance du monde ; une cruelle expérience m’avait appris jusqu’à quel point la société me pressait de ses chaînes et le despotisme m’enveloppait de ses piéges. Je ne voyais plus la scène du monde telle que mon imagination se l’était figurée au milieu des illusions de ma jeunesse, comme un théâtre ouvert au talent et au génie pour s’y montrer ou se cacher à leur gré. Tous les hommes n’étaient plus à mes yeux qu’autant d’instruments voués d’une manière ou d’autre au service de la tyrannie. L’espérance était anéantie au fond de mon cœur. La première nuit où je fus enfermé dans mon cachot, je fus saisi par l’accès d’une sorte de frénésie. De temps en temps, au milieu du silence absolu qui m’environnait, je laissais éclater malgré moi les gémissements que m’arrachait le désespoir. Mais cette aliénation d’esprit ne fut que passagère. J’en revins bientôt à jeter un œil plus calme sur mes infortunes. J’avais devant moi une perspective plus noire, et ma situation semblait plus désespérée que jamais. Je me vis encore une fois exposé, si cette circonstance valait la peine d’être comptée parmi mes maux, à l’insolente et barbare tyrannie qui s’exerce uniformément sur les habitants de ces tristes demeures. Pourquoi répéter encore le long et fastidieux récit des souffrances que j’eus à endurer, et qu’endure tout homme assez malheureux pour tomber au pouvoir de ces ministres inhumains de la jurisprudence nationale ? Quand même j’eusse été coupable de tous les crimes dont on m’accusait, l’être le plus insensible m’aurait acquitté au tribunal de sa propre conscience, après tant de tourments que j’avais eu à essuyer, après tant de fatigues et d’alarmes, après tant d’heures passées dans l’attente perpétuelle d’être ressaisi, plus affreuse cent fois que l’instant même où je l’avais été réellement. Mais la justice n’a point d’yeux, point d’oreilles, point d’entrailles humaines, et elle pétrifie le cœur de tous ceux qui se sont nourris de ses maximes.

Je ne me laissai pourtant point abattre. Je résolus de ne point me désespérer tant qu’il me resterait un souffle de vie. On pouvait m’opprimer, m’anéantir ; mais, si je périssais, je voulais périr en résistant. Quel bien, quel avantage, quel sentiment agréable ou consolant une lâche soumission pouvait-elle produire ? Qui ne sait que c’est le plus vain de tous les efforts que de s’humilier aux pieds de la loi, puisque ses tribunaux n’ouvrent aucune porte à l’amendement et au repentir ?

Quelques personnes peut-être regarderont mon courage comme au-dessus des forces de la nature humaine. Mais, si je leur dévoile l’état de mon cœur, elles reconnaîtront bientôt leur méprise. Mon cœur saignait par tous les pores. Ma résolution n’était pas l’effet du calme que donnent la raison et la philosophie ; c’était l’impulsion aveugle du délire ; ce n’était pas le calcul de l’espérance, mais la dernière ressource d’un homme qui s’attache opiniâtrement à son dessein et trouve dans l’effort même qu’il fait toute sa satisfaction, prêt à abandonner au vent le bon ou le mauvais succès de sa tentative. Cette déplorable condition, faite pour réveiller un mouvement de sympathie dans le cœur le plus endurci, était pourtant celle où m’avait réduit M. Falkland.

Je savais d’avance l’issue de mon procès. J’étais résolu à m’échapper encore une fois de ma prison, et je ne doutais guère de venir au moins à bout de ce premier effort de conservation. Cependant le moment des assises approchait, et certaines considérations, qu’il serait superflu de détailler, me portaient à croire que j’aurais plus d’avantage à attendre, avant de commencer aucune tentative, que mon procès fût terminé. Il était inscrit sur la liste comme un des derniers à juger. Je fus donc extrêmement surpris d’apprendre qu’il était appelé, hors de son rang de liste, pour l’un des premiers de la matinée du second jour. Mais, si c’était là un événement inattendu, combien ma surprise fut-elle plus grande encore, au moment où on appela ma partie adverse, de ne voir paraître ni M. Falkland, ni M. Forester, ni aucun individu quelconque pour se présenter contre moi. Dès lors on ordonna la confiscation des sommes consignées par mes accusateurs, et je fus renvoyé de la barre en pleine liberté.

Cet incroyable changement de fortune produisit sur mon esprit un effet impossible à décrire. Moi qui étais venu à cette barre avec le fatal arrêt de mort sonnant d’avance à mon oreille, m’entendre dire que j’étais libre de me transporter partout où il me plaisait ! Et pourquoi donc avais-je percé à travers toutes ces serrures, ces verrous et ces murs impénétrables sous lesquels j’étais enfermé ? Pourquoi avais-je passé tant de jours dans les soucis et les alarmes, tant de nuits dans l’agitation et l’infamie ? Pourquoi avoir mis mon imagination à la torture pour inventer sans cesse de nouveaux moyens d’échapper aux poursuites ? Pourquoi avoir tendu tous les ressorts de mon âme à un degré d’énergie dont je l’aurais à peine crue capable ? Pourquoi avoir dévoué tous les moments de mon existence passée à une continuité de tourments qui semblaient excéder la mesure des forces humaines ? Grand Dieu ! qu’est-ce que l’homme ? Que son avenir est impénétrable pour lui ! Que l’événement même de la minute qui va suivre est hors de sa portée ! J’ai lu quelquefois que le ciel a voulu, dans sa merci, dérober à nos yeux notre future destinée. Mon expérience ne s’accorde guère avec une telle assertion. Que de travaux, que d’angoisses inexprimables m’eussent été épargnés, si j’avais pu prévoir ce dénoûment d’une des plus redoutables époques de ma vie !

XXXVIII

Je ne tardai pas à prendre congé pour jamais de cet odieux théâtre de misères. Dans le premier moment d’une délivrance aussi inattendue, mon cœur était trop plein de joie et de surprise pour qu’aucune inquiétude sur l’avenir pût y trouver place. Je sortis de la ville. Je m’acheminai lentement d’un air pensif, sans savoir où j’allais, tantôt me laissant emporter à des exclamations involontaires, tantôt enseveli dans une profonde et indéfinissable rêverie. Le hasard me conduisit vers ces mêmes bruyères qui m’avaient fourni une retraite au moment où je venais de forcer ma prison. Je me mis à errer dans les cavités et les vallons de cette solitude. Tout était désert et inculte autour de moi. Je ne saurais dire combien de temps je demeurai dans cet endroit. À la fin, la nuit me surprit sans que je m’en fusse aperçu, et je me disposai alors à retourner pour l’instant à la ville que je venais de quitter.

Il était tout à fait nuit, lorsque deux hommes que je n’avais pas remarqués jusqu’à ce moment, sautèrent tout à coup sur moi par derrière. Ils me saisirent par le bras et me renversèrent par terre. Je n’eus le temps ni de la résistance ni de la réflexion. Cependant j’eus occasion de m’apercevoir que l’un d’eux était l’infernal Gines. Ils me bandèrent les yeux, me mirent un bâillon dans la bouche, et m’entraînèrent je ne sais où. Pendant qu’ils m’emmenaient avec eux, sans dire un mot, je cherchais à former des conjectures sur l’objet de cette violence extraordinaire. J’étais pénétré de l’idée qu’après l’événement du matin, les moments les plus durs et les plus douloureux de ma vie étaient passés, et je ne pouvais me résoudre à m’alarmer sérieusement de cette attaque imprévue, tout étrange qu’elle était. C’était peut-être, toutefois, quelque nouveau projet enfanté par la haine implacable et malfaisante du détestable Gines.

Je m’aperçus bientôt que nous étions retournés dans la ville d’où je venais de sortir. Ils me conduisirent dans une maison, et, aussitôt qu’ils s’y furent mis en possession d’une chambre, ils me délivrèrent des entraves qu’ils m’avaient mises. Alors Gines, avec un rire perfide, me dit qu’on ne voulait pas me faire de mal, et qu’en conséquence j’eusse à me montrer plus raisonnable en me tenant tranquille. Je reconnus que nous étions dans une auberge, j’entendis de la compagnie dans une chambre qui n’était pas loin de nous ; dès lors je demeurai tout aussi convaincu que Gines lui-même que je n’avais pour l’instant aucune espèce de violence à craindre, et je pensai qu’il serait toujours assez temps de faire résistance s’ils entreprenaient de m’emmener hors de cette auberge de la même manière qu’ils m’y avaient conduit. Je ne laissais pas que d’être curieux de voir quelle serait la suite d’un préliminaire aussi étrange.

Les dispositions dont je viens de parler étaient à peine terminées, que je vis entrer dans la chambre M. Falkland. Je me souviens que M. Collins, la première fois qu’il me fit part des détails de l’histoire de notre maître, m’avait dit que je le voyais bien différent de ce qu’il avait été autrefois. Je n’avais aucun moyen de m’assurer de la vérité de cette observation ; mais elle s’appliquait d’une manière frappante au spectacle qui s’offrit alors à mes yeux, quoique cependant, la dernière fois que j’avais vu cet infortuné, il était déjà la victime des mêmes passions, la proie des mêmes remords qui le déchiraient encore à présent. Dès lors l’empreinte du malheur se lisait dans tous ses traits. Mais maintenant à peine semblait-il avoir jamais eu la figure humaine : son air était hagard, son visage hâve et décharné ; la teinte livide, uniformément répandue sur toutes les parties de sa figure, suggérait l’idée qu’elle était brûlée et desséchée par le feu éternel qui le dévorait intérieurement. Ses yeux étaient étincelants, égarés, respirant le soupçon et la colère. Ses cheveux étaient négligés, pendants et épars. Toute sa personne était d’une maigreur qui donnait l’idée d’un squelette plutôt que d’un être vivant. Dans ce corps si épuisé et réduit presque à l’état d’un fantôme, le flambeau de la vie était éteint ; mais l’ardeur dévorante d’une passion exaltée en tenait la place.

Cette vue me surprit et me révolta au dernier point…

M. Falkland commanda d’un ton sévère à ceux qui m’avaient amené de nous laisser seuls :

« Eh bien, monsieur, me dit-il, j’ai réussi aujourd’hui par mes soins à vous sauver du gibet. Il y a quinze jours qu’il n’a pas tenu à vous que ma vie ne fût terminée par cette mort ignominieuse. Seriez-vous assez aveugle et assez stupide pour ne pas voir que la conservation de vos jours a été l’objet constant de mes efforts ? Ne vous ai-je pas aidé de tout mon pouvoir pendant votre prison ? N’ai-je pas fait ce que j’ai pu pour empêcher que vous n’y fussiez envoyé ? Dans l’offre de cent guinées qui a été faite pour votre capture, avez-vous pu vous méprendre au point de ne pas reconnaître l’opiniâtreté et l’exaltation de Forester ?

» Je ne vous ai pas perdu de vue au milieu de toutes vos courses différentes. Vous n’avez pas fait un pas dont je n’aie été instruit. Mon projet était de vous faire du bien. Je n’ai versé d’autre sang que celui de Tyrrel ; ce fut dans un accès de colères ; ah ! j’en ai été puni par des remords que rien ne peut apaiser et qui me déchirent à tous les instants de ma vie. Je n’ai participé à la sentence de mort de qui que ce soit, si ce n’est à celle des Hawkins ; il n’y avait d’autre moyen pour les sauver que de me faire reconnaître moi-même pour un assassin. Tout le reste de ma vie n’a été consacré qu’à la bienfaisance.

» Oui, je songeais à vous faire du bien. C’est pour cela que j’ai voulu vous mettre à l’épreuve. Vous aviez paru vouloir agir envers moi avec égard et modération. Si vous eussiez persisté jusqu’à la fin, j’aurais encore trouvé les moyens de vous en récompenser. Je vous ai laissé à votre propre discrétion. Vous pouviez montrer l’impuissante malignité de votre cœur ; mais, dans la position où vous étiez alors, je vous savais hors d’état de me nuire. Votre fausse modération envers moi a fini, comme je ne l’avais que trop soupçonné, par une lâcheté et une perfidie. Vous avez tenté de flétrir ma réputation. Vous avez cherché à dévoiler l’éternel et impénétrable secret de mon âme. Puisque vous en agissez ainsi, vous m’obtiendrez jamais grâce devant mes yeux. J’en garderai la mémoire jusqu’à mon dernier soupir. Le souvenir en pèsera encore sur vous-même quand je ne serai plus. Parce qu’une cour de justice vous a acquitté, vous flatteriez-vous d’être hors de la portée de mon pouvoir ? »

Pendant que M. Falkland parlait, il fut saisi d’une attaque soudaine ; un mouvement convulsif agita tout son corps, et il se laissa aller sur une chaise. Après trois minutes environ, il revint à lui.

« Oui, dit-il, je vis encore. Je puis vivre plusieurs jours, plusieurs mois, plusieurs années. Ma carrière sera-t-elle longue ? Il n’y a que le Dieu qui m’a créé, quel qu’il soit, qui puisse la terminer. Je vis pour être le gardien de ma réputation. C’est pour cela que je tiens à la vie, pour cela, et pour endurer des maux tels qu’aucune créature vivante n’en a jamais éprouvé. Mais, quand je ne serai plus, ma renommée me survivra ; ma mémoire passera sans tache à la postérité ; elle sera révérée dans l’immensité de l’avenir, et le nom de Falkland ne sera prononcé qu’avec respect dans les temps et les contrées les plus reculées du monde. »

Après ces mots, reprenant son premier sujet, il en revint à moi et à ma destinée :

« Il y a, dit-il, une condition sous laquelle vous pouvez obtenir quelque adoucissement à votre sort. C’est là l’objet pour lequel je vous ai envoyé chercher. Écoutez mes propositions avec sang-froid et avec prudence. Souvenez-vous que vouloir vous jouer avec une détermination arrêtée dans mon âme, serait une démence aussi forte que de vouloir repousser dans sa chute une avalanche prête à vous écraser.

» J’exige que vous signiez un écrit qui déclare de la manière la plus solennelle que je suis innocent du meurtre dont vous m’avez accusé, et que l’allégation que vous avez faite devant le magistrat de Bow-Street est fausse, calomnieuse et sans fondement. Peut-être le respect de la vérité vous fait hésiter. Mais la vérité mérite-t-elle notre hommage pour elle-même et non pour le bonheur qu’elle est faite pour répandre ? Un homme raisonnable ira-t-il sacrifier à la vérité stérile, quand la bienfaisance, l’humanité et tout ce qui doit être cher à son cœur exigent qu’elle soit un moment oubliée ? Il est probable que je ne serai jamais dans le cas de faire usage de ce papier ; mais je l’exige comme la seule réparation possible de l’atteinte que vous avez voulu porter à mon honneur. Voilà ma proposition ; j’attends votre réponse.

— Monsieur, lui dis-je, je vous ai écouté jusqu’au bout, et je n’ai pas besoin de réfléchir sur votre proposition pour vous faire une réponse négative. Vous m’avez pris avec vous lorsque j’étais encore dans la simplicité de la jeunesse et de l’inexpérience, tout disposé à recevoir la forme qu’il vous plaisait de m’imprimer. Mais, dans un espace de temps bien court, vous m’avez donné des siècles d’expérience. Vous ne me trouverez plus souple et irrésolu. Je ne sais ce que veut dire le pouvoir que vous prétendez avoir encore sur ma destinée. Vous pouvez m’exterminer ; mais vous ne pouvez plus me faire trembler. Je m’inquiète peu de savoir si c’est à dessein ou autrement que vous avez versé sur moi les maux que j’ai soufferts, si vous êtes l’auteur direct de mes malheurs, ou si vous n’avez fait qu’y participer. Tout ce que je sais, c’est que j’ai été trop cruellement tourmenté par rapport à vous, pour que je puisse vous reconnaître quelque droit à exiger de moi le moindre sacrifice volontaire.

» Vous dites que la bienveillance et l’humanité me demandent ce sacrifice. Non, monsieur. Ce serait sacrifier à votre aveugle et fol amour de renommée, à cette funeste passion qui a été la source de tous les maux qui vous affligent, des tragiques catastrophes dont d’autres ont été victimes, et de cet abîme d’infortunes où vous m’avez précipité. Je n’ai pas de modération à exercer envers une telle passion. Si vous n’êtes pas encore guéri de cette sanguinaire et affreuse démence, au moins ne ferai-je rien pour la nourrir. J’ignore si dès ma jeunesse j’étais destiné aux vertus héroïques ; mais je vous rends grâce de m’avoir appris à conserver une force d’âme inébranlable.

» Qu’exigez-vous de moi ? Que je signe ma honte pour flatter votre honneur ? Où est l’égalité d’un pareil traité ? Par où donc me trouvé-je jeté à une distance si immense au-dessous de vous que tout ce qui a rapport à moi ne mérite pas même d’entrer en considération ? Vous avez été nourri dans le préjugé de la naissance : c’est un préjugé que j’abhorre. Vous m’avez réduit au désespoir : je parle comme le désespoir m’inspire.

» Vous me direz peut-être que je n’ai pas de réputation à perdre ; que, tandis que vous jouissez au plus haut degré de l’estime universelle, je suis partout réputé pour un voleur, un fourbe, un calomniateur. Soit. Jamais je ne ferai rien qui puisse donner quelque fondement à ces imputations. Plus je serai dépouillé de l’estime des hommes, plus j’aurai soin de me conserver la mienne. Ni crainte, ni aucun autre sentiment malentendu ne me fera faire une démarche dont je puisse avoir à rougir.

» Vous êtes déterminé à être mon ennemi pour jamais. Je n’ai rien fait pour mériter de vous cette haine éternelle. J’ai toujours eu pour vous de l’estime et de la pitié. Pendant bien longtemps j’ai mieux aimé affronter toutes les espèces d’infortunes que de révéler le secret qui vous tient à cœur. Certes, ce n’étaient pas vos menaces qui me fermaient la bouche ! Qu’auriez-vous pu me faire souffrir au delà de ce que j’ai enduré ? C’est l’humanité qui m’a retenu, c’est mon propre cœur, ce cœur dans lequel vous auriez dû mettre votre confiance, plutôt que dans les mesures violentes que vous avez adoptées. Quelle est donc cette vengeance mystérieuse dont vous voulez m’épouvanter encore ? Vous m’avez autrefois menacé ; vous ne pouvez me menacer de rien de pire aujourd’hui. Vous avez usé les ressorts de la terreur. Faites de moi ce qu’il vous plaira. Vous m’avez enseigné à vous entendre avec l’intrépidité du désespoir. Songez-y bien ; je ne me suis porté à la démarche que vous me reprochez que lorsque je me suis cru poussé à la dernière extrémité. J’avais enduré tout ce que peut souffrir la nature humaine. Une persécution sans relâche attachée à mes pas me tenait dans un état continuel d’inquiétude et d’angoisse. Deux fois le désespoir m’avait poussé au suicide. Cependant je suis fâché de m’être laissé entraîner à la démarche dont vous vous plaignez ; mais, exaspéré par la continuité de mes souffrances, je n’ai pas eu le temps de la réflexion. Même en ce moment je ne sens contre vous dans mon cœur aucun sentiment de vengeance. Tout ce qui est raisonnable, tout ce qui peut contribuer à votre tranquillité, je suis prêt à le faire ; mais je ne souscrirai point à un acte qui répugne à la raison, à l’honneur, à la justice. »

M. Falkland m’écouta avec étonnement et impatience. Il n’était pas préparé à tant de fermeté. Plusieurs fois la fureur qui le tourmentait intérieurement se manifesta par des convulsions ; plusieurs fois il laissa voir l’intention de m’interrompre ; mais il fut retenu par le ton ferme et mesuré de mon discours, peut-être aussi par le désir de mieux connaître la situation de mon âme. Quand il s’aperçut que j’avais fini, il garda un moment le silence ; sa colère semblait bouillonner par degrés, jusqu’à ce qu’enfin elle ne put plus se contenir.

« Bien ! bien ! dit-il en grinçant les dents et frappant du pied. Vous refusez l’accommodement que je vous offre ! Ah ! je n’ai pas le pouvoir de vous persuader ! Vous me défiez ! au moins j’ai encore sur vous un genre de pouvoir ; je l’exercerai, et ce pouvoir-là vous écrasera. Je n’entends plus descendre à aucune explication avec vous. Je sais ce que je suis et ce que je puis être. Et vous, je sais ce que vous êtes et quel est le sort qui vous attend. »

En disant ces mots, il sortit de la chambre.

Ainsi se passa cette scène mémorable. Elle a laissé dans mon esprit des traces ineffaçables. L’air et la figure de M. Falkland, son état de dépérissement, cette empreinte de mort sur toute sa personne, son énergie et sa fureur plus qu’humaines, les paroles qu’il m’avait adressées, les motifs qui les lui inspiraient, toutes ces imaginations réunies firent sur moi une impression qu’il m’est impossible de peindre par des paroles. L’idée de son désespoir agita tout mon être. Combien est faible en comparaison cet enfer imaginaire que le fatal ennemi du genre humain est représenté traînant partout avec lui !

De cette idée mon âme se porta aussitôt à celle des menaces qu’il avait exhalées contre moi. C’était un mystère indéfinissable. Il m’avait parlé de pouvoir, sans me faire entendre le moins du monde en quoi il imaginait le faire consister. Il avait parlé de peines à m’infliger, sans dire un mot qui pût m’expliquer la nature de ces peines.

Je demeurai assis pendant quelque temps à réfléchir. Personne ne paraissait, ni M. Falkland, ni personne autre, pour me troubler dans mes réflexions. Je me levai ; je sortis de la chambre, et de la chambre j’allai dans la rue. Personne ne se présenta pour m’arrêter, chose étrange ! Quel était donc la nature de ce pouvoir dont j’avais tant à craindre, et qui pourtant me laissait en parfaite liberté ? Je commençai à me persuader que tout ce que j’avais entendu de la bouche de mon terrible adversaire n’était que délire et extravagance, et que sa raison, qui n’avait été depuis si longtemps pour lui qu’un instrument de supplice, avait fini par l’abandonner tout à fait. Cependant, dans ce cas, était-il à croire qu’il lui eût été possible d’employer Gines et son adjoint, comme il venait de s’en servir, dans son dernier acte de violence ?

Je marchai le long des rues avec une extrême précaution. Je regardais devant et derrière moi, autant que l’obscurité pouvait me le permettre, afin de ne pas me trouver encore surpris par quelque violence ou par quelque stratagème imprévu. Je ne quittais pas pourtant l’enceinte de la ville, comme la première fois, car je regardais en quelque sorte les rues, les maisons et les habitants comme des garants de ma sûreté. J’étais toujours à marcher dans cet état de soupçon et de prévoyance, quand j’aperçus Thomas, ce domestique de M. Falkland dont j’ai déjà eu occasion de parler plusieurs fois. Il vint droit à moi, et avec un air trop ouvert pour que je pusse croire qu’il y eût rien d’insidieux dans son dessein, d’autant moins que Thomas, quoique grossier et sans éducation, m’avait toujours paru mériter, par sa droiture et sa bonté naturelles, une estime particulière.

« Thomas, lui dis-je, comme il approchait, j’espère que vous allez me féliciter de ce que je suis enfin délivré du danger affreux dont je me suis vu si impitoyablement menacé pendant plusieurs mois.

— Non, ma foi, répondit durement Thomas, je ne vous en félicite pas. En vérité, je ne sais que dire de moi dans cette affaire. Pendant que vous étiez dans cette prison si tristement enfermé, je me sentais presque comme si j’avais eu du tendre pour vous, et, à présent que tout cela est fini et que vous voilà libre d’aller et de venir par le monde à suivre vos vicieux penchants, le sang me bout, rien seulement que de vous voir. À vous regarder, il me semble que vous êtes encore ce petit Williams que j’aimais tant et pour qui j’aurais de bon cœur donné ma vie, et pourtant sous ce visage riant sont la trahison, le mensonge et tout ce qu’il y a de plus dangereux et de plus abominable au monde. Votre dernière action est encore pire que tout le reste. Comment avez-vous bien pu avoir le cœur d’aller faire revivre cette vilaine histoire de M. Tyrrel, dont tout le monde est convenu de ne jamais reparler, par égard pour notre maître, et dont vous savez tout aussi bien que moi qu’il est innocent comme l’enfant à la mamelle ? C’est pour tout cela que je voudrais de toute mon âme ne vous avoir jamais retrouvé devant mes yeux.

— Vous persistez donc, Thomas, à penser toujours aussi mal de moi ?

— Pire ! pire ! cent fois pire que jamais ! Avant cela, je vous croyais déjà aussi mauvais qu’il fût possible. Je ne peux pas, en vérité, m’imaginer à présent ce que vous deviendrez un jour. Mais, ma foi, vous vérifiez bien le proverbe : « Quand une fois le diable s’est emparé de nous, on ne sait plus où l’on s’arrêtera. »

— Et je ne verrai donc jamais de terme à mes malheurs ? Qu’est-ce que M. Falkland peut inventer de pire contre moi que cette mauvaise opinion et cette haine de tous mes semblables ?

— M. Falkland inventer ! C’est encore le meilleur ami que vous ayez dans le monde, quoique vous ayez été un traître à son égard. Le pauvre homme ! le cœur me saigne seulement de le regarder ; c’est le chagrin et le malheur en personne, et, en vérité, Caleb, je crois que c’est à vous seul qu’il doit cela. Au moins vous lui donnez le coup de grâce, et c’est vous qui achèverez l’ouvrage de la maladie qui le mine depuis longtemps. Il y a eu un train du diable entre lui et le squire Forester. Celui-ci s’est mis avec raison dans une fureur de possédé contre mon maître, de ce qu’il l’a attrapé dans l’affaire du procès et de ce qu’il vous a sauvé la vie. Il jure ses grands dieux qu’il vous fera reprendre et rejuger de plus belle aux assises prochaines. Mais mon maître est si généreux en votre faveur, que je crois bien qu’il le ramènera à son avis. Le voir ainsi tout arranger pour votre bien et votre avantage, et prendre toutes vos méchancetés avec la douceur d’un agneau, et puis songer à vos infâmes procédés contre lui !! vraiment c’est ce qui ne se reverra jamais une seconde fois, quand on ferait le tour du monde. Allons, pour l’amour de Dieu, repentez-vous un peu de vos vilaines inventions de réprouvé, et faites-lui seulement la petite réparation qui est en votre pouvoir ! Allons donc, pensez à votre pauvre âme avant qu’il vous arrive de vous réveiller dans un déluge éternel de feu et de soufre, comme cela ne peut pas manquer de vous arriver un de ces jours. »

En disant ceci il me tendit la main et se saisit d’une des miennes. Cette démonstration me parut étrange, mais je la regardai d’abord comme un mouvement involontaire, suite de la ferveur et du zèle de sa pieuse exhortation. Je sentis ensuite qu’il me glissait quelque chose dans la main, puis il me lâcha bien vite et partit comme un éclair. Ce qu’il venait de me donner était un billet de banque de 20 livres sterling, et je ne doutai pas qu’il n’eût été chargé de cette mission par M. Falkland.

Que devais-je en inférer ? quelle lumière cette circonstance jetait-elle sur les intentions de mon persécuteur ? Son animosité contre moi était aussi forte que jamais, je venais d’en avoir l’assurance de sa propre bouche. Cependant quelques restes d’humanité semblaient encore tempérer sa passion. Il prescrivait à cette passion des bornes assez vastes pour y embrasser tout ce qui pouvait servir à satisfaire ses vues ; mais c’était la ligne à laquelle il s’arrêtait. Toutefois, cette découverte n’apportait à mon âme aucune consolation. Je ne pouvais deviner quelle portion d’infortune j’étais destiné à endurer, avant que sa farouche jalousie et son insatiable soif de réputation pussent se trouver satisfaites.

Il se présentait une autre question. Devais-je recevoir l’argent qui venait d’être remis dans mes mains, l’argent d’un homme qui m’avait causé des maux moins cruels sans doute que ceux qu’il s’était faits à lui-même, mais enfin les plus grands qu’un homme pût infliger à un autre, l’argent d’un homme qui avait flétri toutes les espérances de ma jeunesse, qui avait anéanti mon repos, qui m’avait rendu un objet d’exécration pour tous les hommes et avait fait de moi un malheureux proscrit sur la face de la terre, qui avait fabriqué contre moi les plus basses et les plus noires impostures, et qui les avait soutenues avec une constance qui leur avait donné universellement toute la force de la vérité ; qui m’avait voué, il n’y avait qu’une heure, une haine implacable, et avait juré de ne mettre aucun terme à sa persécution ? Une telle conduite de ma part ne supposerait-elle pas une âme abjecte et lâche ? Ne semblerais-je pas ramper devant mon tyran et baiser une main toute fumante de mon sang ?

Si ces raisons me paraissaient fortes, il ne laissait pas que d’y en avoir d’autres pour y répondre. J’avais besoin d’argent, non pas pour contenter quelque vice ou quelque fantaisie, mais pour satisfaire les exigences impérieuses de la vie. Sans doute l’homme, quelque part qu’il soit placé, doit chercher en lui-même les moyens de se procurer sa subsistance ; mais il fallait que je m’ouvrisse une carrière nouvelle, que je me retirasse dans quelque endroit éloigné, que je me fisse d’avance un rempart contre la malveillance des hommes et contre les projets inconnus de mon redoutable ennemi. Les moyens actuels d’existence sont la propriété de tous. Qui m’empêcherait donc de prendre ce dont j’avais un besoin réel, quand je le pouvais prendre sans exercer aucune violence, sans m’exposer à aucun risque ? La somme en question me procurait un véritable avantage, et elle passait dans mes mains sans que le dernier propriétaire en reçût le moindre dommage ; quelles autres conditions pourrais-je exiger pour légitimer l’usage que j’en voulais faire ? Celui qui l’a possédée avant moi m’a offensé. Que fait cette circonstance ? Change-t-elle la valeur qu’a cette propriété comme moyen d’échange ? Peut-être celui-ci se targuera-t-il du service que je reçois de lui ! Certes, il n’y a qu’une sotte et lâche timidité qui, sur une telle appréhension, irait s’abstenir d’une chose juste en elle-même.

XXXIX

Sous l’influence de ces raisonnements, je me déterminai à garder ce qui m’avait été remis dans les mains. Ensuite mon premier soin fut de songer au lieu que je choisirais pour y cacher cette triste existence que je venais de dérober au bourreau. Depuis cette crise, il me semblait que le danger d’être arraché par force au plan auquel je jugerais à propos de me fixer ne devait plus être aussi grand. D’ailleurs, ce qui influait beaucoup sur ma détermination, c’était le dégoût extrême que j’avais conçu pour les situations par lesquelles il m’avait fallu passer. Je ne pouvais savoir de quelle manière M. Falkland se proposait de diriger sur moi ses vengeances ; mais toute espèce de déguisement m’était si odieuse, l’idée de passer ma vie sous une autre forme que la mienne me causait une aversion tellement insurmontable, qu’il m’était impossible, au moins pour le moment, d’arrêter mon esprit sur rien de semblable. La capitale m’inspirait le même éloignement, en me rappelant tant d’instants passés sous le voile du mensonge et dans l’angoisse de la terreur. Je me décidai donc en faveur du projet qui avait autrefois tant souri à mon imagination, celui de me retirer dans quelque lieu éloigné, bien champêtre, au sein de la paix et de l’obscurité, où, pendant au moins quelques années, peut-être pendant la vie de M. Falkland, je pourrais me cacher du monde entier, oublier mes funestes relations avec lui, laisser cicatriser les blessures qu’elles avaient faites à mon âme, diriger et mettre en ordre les nombreux matériaux de mon expérience, cultiver le peu de talents que je possédais, et employer les intervalles de ces occupations à l’exercice d’une innocente industrie et au commerce de quelques bonnes âmes sans culture et sans artifice. Les menaces de mon persécuteur semblaient me prédire la ruine inévitable de cet heureux plan de vie. Mais il me semblait plus sage de mettre ces menaces tout à fait hors de compte. Je les comparais à la mort, qui infailliblement doit nous atteindre sans que nous en sachions le moment, mais dont l’arrivée, possible cette année, cette semaine, demain même, n’entre jamais dans les calculs d’un homme qui conçoit une entreprise, quelque importante qu’elle puisse être.

Telles furent les idées qui déterminèrent mon choix. Ainsi ma confiante jeunesse disposait déjà d’un long avenir dans les plans qu’elle traçait, tandis que l’annonce des malheurs dont j’étais à chaque instant menacé résonnait encore à mon oreille. J’étais endurci à la crainte et aux alarmes ; le bruissement des vents, précurseurs de la tempête, n’avait pas même le pouvoir de troubler ma tranquillité. Néanmoins, tant que je devais encore me croire dans la sphère de mon ennemi, je jugeai nécessaire de m’environner de toute la vigilance possible. J’eus grand soin de ne pas m’exposer aux hasards des ténèbres ou de la solitude. Quand je quittai la ville, ce fut avec la voiture publique, moyen de protection bien assuré contre toute violence ouverte. Toutefois, je ne me trouvais pas plus inquiété dans ma marche que si je n’avais pas eu la moindre raison de rien craindre. À mesure que la distance augmenta, je me relâchai de quelque chose dans mes précautions, quoique toujours tenu en éveil par un instinct de danger et constamment poursuivi par l’image de mon persécuteur. Je fixai mon choix sur une petite ville du pays de Galles. Dans la recherche que je faisais d’une demeure, mes regards s’arrêtèrent avec plaisir sur cet endroit qui, dans une situation riante, annonçait à la fois la propreté et la simplicité. Il était éloigné de tout chemin public et fréquenté, et n’avait aucun commerce ou du moins rien qui en méritât le nom. La nature y avait l’aspect le plus agréablement diversifié, offrant dans une partie des sites agrestes et pittoresques, dans l’autre de riches et abondantes productions.

Une fois fixé dans ce lieu, je me mis à y exercer deux professions différentes : la première, celle d’horloger, pour laquelle le peu d’instruction que j’avais reçue ne laissait pas d’être assez heureusement secondée par une imagination fertile en inventions mécaniques ; la seconde, de maître de mathématiques et des sciences pratiques qui en sont l’application, telles que la géographie, l’astronomie, l’arpentage et la navigation. Dans l’obscure retraite que j’avais adoptée, aucune de ces deux professions ne pouvait être une source abondante d’émoluments ; mais si ma recette était faible, ma dépense l’était encore plus. Dans ce petit endroit, je fis la connaissance du vicaire, de l’apothicaire, de l’avocat et des autres personnes qui, de tout temps, avaient été regardées comme la petite aristocratie du lieu. Chacun d’eux réunissait un grand nombre d’emplois différents. À moins de voir le vicaire le jour du dimanche, il aurait été difficile de deviner sa profession. Les autres jours de la semaine, sa main évangélique ne se faisait aucun scrupule de conduire la charrue ou de ramener les vaches des champs à la ferme pour les traire. L’apothicaire faisait au besoin l’office de barbier, et l’avocat était aussi le maître d’école du canton.

Toutes ces personnes m’accueillirent avec une bonne et franche hospitalité. Chez les gens qui vivent ainsi loin du tourbillon des sociétés nombreuses, il règne un esprit de bonhomie et de confiance qui facilite bientôt à un étranger les moyens de gagner leur bienveillance. Dans les divers événements de ma vie, mes manières avaient toujours conservé la simplicité de la vie champêtre, et les traverses que j’avais eu à endurer avaient encore ajouté à la douceur naturelle de mon caractère. Sur le nouveau théâtre où je me trouvais placé, je n’avais point de rival. Ma profession mécanique jusqu’alors n’y avait pas été exercée par un ouvrier à demeure, et le maître d’école, qui n’aspirait nullement aux hautes sciences que je me proposais d’enseigner, était disposé à m’admettre volontiers pour son adjoint dans l’entreprise de civiliser les esprits rustiques des habitants du lieu. Quant au vicaire, il ne s’occupait guère de civilisation ; son affaire était de songer aux choses d’une meilleure vie, et non pas aux intérêts charnels de ce bas monde… où, à parler vrai, ses vaches et ses avoines étaient le premier objet de ses pensées.

Cependant cette retraite m’offrit encore une autre famille chez laquelle peu à peu je devins un hôte intime. Le père était un homme de sens et d’esprit, qui s’était surtout occupé d’agriculture. La mère était une femme admirable et extraordinaire. C’était la fille d’un noble napolitain, qui avait joué un rôle distingué dans presque tous les pays de l’Europe. Il était venu finir ses jours dans ce village, après avoir eu ses biens confisqués et s’être fait bannir pour ses opinions politiques et religieuses. Comme Prospero dans la Tempête de Shakspeare, il s’était retiré avec sa fille unique dans un des coins les plus obscurs du monde. Bientôt après son arrivée, une fièvre maligne l’avait emporté en trois jours, et il n’avait laissé pour tout héritage que quelques bijoux avec une lettre de crédit peu considérable sur un banquier anglais.

Laura, sa fille, orpheline à l’âge de huit ans, était restée sur une terre étrangère, sans autre ami que le père de celui qui devint son époux. L’humanité seule l’avait attaché au Napolitain mourant, qui le nomma tuteur de sa fille, déterminé à cet acte de confiance par son air de bonté, et sachant tout juste assez d’anglais pour lui expliquer ses volontés dernières. Ce tuteur de Laura, homme simple, mais de bon sens, renvoya en Italie les deux domestiques de l’exilé, qui n’avait pas légué assez de fortune pour les nourrir. Dans ce bas âge, la petite orpheline ne garda de son père qu’un souvenir de plus en plus vague et confus ; mais elle avait reçu de lui, soit par le sang, soit par les impressions qu’avait laissées son image, quelque chose que le temps ne put effacer. Chaque année la voyait acquérir des qualités nouvelles. Elle lut, observa et réfléchit. Sans maîtres, elle apprit à dessiner, à chanter, et à comprendre les langues de l’Europe civilisée. N’ayant d’autre société que des paysans dans un pareil séjour, elle n’avait aucune idée de supériorité ou de gloire en ornant son esprit ; mais elle satisfaisait ainsi un instinct secret qui révélait son origine italienne.

Un attachement mutuel naquit entre elle et le fils de son tuteur. C’était un agriculteur comme son père, et il y avait peu de rapports entre ses goûts et ceux de Laura ; mais elle fut longtemps à découvrir ce défaut. Elle n’avait pas été accoutumée à partager avec personne ses amusements favoris, et l’habitude lui avait fait croire qu’ils étaient même plus doux dans la solitude. Le jeune homme avait de la probité, un bon cœur et un excellent jugement. Il était d’une belle santé, bien fait, et aimable, parce qu’il était bon. Laura n’avait jamais vu d’homme plus parfait depuis la mort de son père. Peut-on la plaindre si on considère que partout ailleurs ses talents sans dot ne lui eussent pas procuré une alliance aussi relevée ?

Quand elle devint mère, son cœur s’ouvrit à une autre affection. Elle pensa que ses enfants du moins pourraient s’associer à ses jouissances favorites. Lors de mon arrivée elle en avait quatre, dont l’aîné était un fils. Elle avait été pour tous une institutrice assidue. Ce fut un bien pour elle peut-être de pouvoir trouver cette sphère pour y exercer son esprit ; et cela à une époque où le charme qui nous a séduits dans la nouveauté de la vie commence à s’épuiser.

Ce fut pour elle une source nouvelle d’activité. Il est impossible que l’âme ne finisse point par tomber dans la langueur, si la société et l’affection ne viennent pas à son secours.

Le fils aîné du fermier gallois et de Laura avait dix-sept ans lorsque je m’établis dans le voisinage ; leur fille aînée n’avait qu’un an de moins. Toute la famille formait un groupe auquel un ami de la paix et de la vertu aurait aimé à se mêler dans toutes les situations possibles : on concevra aisément combien cette amitié fut précieuse à mon isolement et à mon malheur. L’aimable Laura avait une singulière pénétration ; mais la finesse de son regard était tempérée par une douceur telle que je n’en ai jamais vu de semblable sur aucune figure humaine. Elle m’eut bientôt distingué avec bienveillance. Car, familière comme elle l’était avec les productions écrites de l’esprit cultivé, elle n’avait jamais vu l’instruction réalisée dans un être vivant, excepté dans la personne de son père. Elle aimait à s’entretenir avec moi, et m’invitait à l’aider dans l’éducation de ses enfants. Son fils avait déjà été si heureusement instruit par sa mère, que je trouvais en lui presque toutes les qualités qu’on demande à un ami. Mes leçons et mon inclination me faisaient passer une grande partie du jour dans cette maison. Laura me traitait comme si j’étais de la famille, et je me flattais quelquefois que je pourrais en effet en être un jour. Quelle douce perspective pour moi qui n’avais encore connu que le malheur, et qui osais à peine chercher un regard de sympathie dans un visage humain !

Ma liaison avec cette famille devint chaque jour plus intime. La confiance de la mère en moi croissait de plus en plus. Il est, dans les progrès d’une amitié telle que la nôtre, une foule de points de contact dont ne se doutent pas les amis ordinaires.

Quoique la différence de nos âges ne fût pas suffisante pour m’inspirer ce sentiment, c’était surtout comme une mère que j’estimais et j’honorais la vertueuse Laura, parce qu’elle s’offrait sans cesse à mes yeux avec son caractère de mère. Son fils était un jeune homme intelligent, généreux, sensible et déjà instruit, quoique sa grande jeunesse et la supériorité de sa mère lui ôtassent quelque chose de l’indépendance de son jugement, et lui inspirassent une sorte de religieuse déférence pour elle. Dans la fille aînée je voyais le portrait vivant de Laura : ce qui me la faisait aimer pour le présent, et me faisait croire que je pourrais un jour l’aimer pour elle-même. Hélas ! je me berçais ainsi des visions de l’avenir, pendant que j’étais sur le bord du précipice.

On trouvera peut-être étrange que je n’eusse jamais révélé ma vie passée ni à cette aimable mère, ni à mon jeune ami : car je pouvais appeler ainsi son fils. Mais, dans le fait, j’avais horreur du souvenir même de mon histoire, et je mettais toute ma félicité dans l’espoir de l’ensevelir dans l’oubli : grâce à cette illusion, je ne m’inquiétais plus des menaces de Falkland.

Un jour, j’étais seul assis à côté de la vertueuse Laura, lorsqu’elle prononça son nom. Je tressaillis, étonné qu’une femme comme elle, solitaire et inconnue depuis l’âge de huit ans au fond de ce désert, pût avoir appris ce nom fatal et redoutable. Je ne fus pas seulement étonné, je devins pâle de terreur. Je me levai de ma chaise, et tentai vainement de m’asseoir de nouveau. Je sortis comme frappé de vertige, et allai m’enfermer dans ma chambre. Un événement aussi imprévu m’accabla. La pénétrante Laura observa ma conduite ; mais, sans en rien conclure alors, elle supposa que toute question me serait pénible, et réprima généreusement sa curiosité.

Je sus depuis que M. Falkland avait été connu du père de Laura ; qu’il avait été informé de l’histoire du comte Malvesi et d’autres circonstances qui faisaient honneur au noble Anglais. L’exilé napolitain avait laissé des lettres où tout cela était raconté, et où il parlait de Falkland avec un enthousiasme de panégyriste. Laura s’était accoutumée à regarder les moindres souvenirs de son père avec une grande vénération, et c’était ainsi que le nom de M. Falkland était associé dans son esprit avec les sentiments de la plus haute estime.

Le lieu où j’étais avait peut-être pour moi plus de charme qu’il n’en aurait eu pour toute autre personne d’un esprit cultivé au même degré que le mien. Souffrant encore des traits cruels de la persécution et du malheur, saignant de presque toutes les veines de mon corps, le repos et la tranquillité étaient pour moi le premier des biens. Il me semblait que toutes mes facultés épuisées par une tension surnaturelle, étaient tombées, pour l’instant, dans une sorte d’affaissement qui leur rendait indispensable un intervalle de repos.

Cette disposition d’esprit ne fut pourtant que momentané. J’étais doué naturellement d’une grande activité ; les peines que j’avais eu à endurer avaient probablement beaucoup ajouté à l’énergie de mon âme. Je sentis bientôt le besoin de quelque occupation forte et attachante. Le hasard me fit alors découvrir, dans un coin obscur, chez un de mes voisins, un dictionnaire général de quatre des langues du Nord. Personne ne savait comment ce livre se trouvait là. Je l’achetai et l’emportai chez moi comme une conquête. Cette circonstance décida le sujet de mes méditations. Dans ma jeunesse, je m’étais un peu occupé des langues. Je me déterminai à entreprendre, ne fût-ce que pour mon usage, une analyse étymologique de la langue anglaise. Je m’aperçus bientôt que ce genre d’application avait un avantage particulier pour moi, vu la situation où je me trouvais, c’est qu’avec un petit nombre de livres je pouvais me donner de l’occupation pour longtemps. J’achetai d’autres dictionnaires. Dans toutes mes autres lectures, j’avais soin de noter les divers sens dans lesquels les mots étaient employés, et ces remarques me servaient à éclaircir mes recherches étymologiques. Je travaillais avec une assiduité sans relâche, et mes matériaux grossissaient à vue d’œil. Ainsi je trouvai le moyen de distraire ma pensée du souvenir de mes tristes infortunes.

Dans cet état si doux et si analogue à la disposition de mon âme, les semaines s’écoulaient les unes après les autres sans trouble et sans alarmes. Ma situation nouvelle n’était pas très-différente de celle où j’avais passé mes premières années, avec cet avantage que mon esprit était plus orné et mon jugement plus mûr. Je commençais à regarder tout l’espace intermédiaire de ces deux époques comme le songe d’une imagination malade et souffrante, ou plutôt je me sentais dans le même état qu’un homme revenu à son bon sens, après six mois de transport et de délire, après les rêves les plus affreux et les plus horribles. Quand je repassais dans mon esprit les épreuves inouïes par lesquelles j’avais passé, cette idée n’était pas sans quelque satisfaction, comme le souvenir d’un mal qui n’est plus, et chaque jour ajoutait à l’espérance d’en être délivré pour jamais. Certainement les sombres menaces de M. Falkland étaient plutôt les suggestions du dépit et de la rage que le résultat d’un projet réfléchi et concerté. Oh ! combien mon sort me paraîtrait au-dessus du sort de tous les autres hommes, comme je savourais mon bonheur, si, après tant de terreurs et d’alarmes, je me voyais enfin tout à coup rétabli dans la jouissance des droits d’une créature humaine ! Tandis que je cherchais ainsi à charmer ma solitude par ces douces illusions, il arriva que quelques maçons avec leurs compagnons furent appelés, d’une distance de cinq à six milles, pour travailler à quelque agrandissement dans une des meilleures maisons de ce canton dont le locataire venait de déménager. Aucun événement sans doute ne serait moins remarquable, sans le rapport étrange qui se trouva entre l’époque de leur arrivée et celle du changement subit qui se fit dans ma situation. Ce changement se manifesta par une sorte de froideur et de réserve que je remarquai d’abord dans une personne et puis dans une autre de ma nouvelle société. On paraissait éluder de lier conversation avec moi, et on répondait à mes demandes d’un air contraint et embarrassé. Quand on me rencontrait dans la rue ou dans les champs, les figures semblaient s’assombrir, et l’on s’arrangeait pour éviter mon abord. Mes écoliers me quittèrent les uns après les autres, et il ne me vint plus d’ouvrage dans mon autre profession. Il me serait impossible de rendre les sensations que produisit sur moi le progrès graduel, mais continu, de cette révolution inexplicable. Il semblait que je fusse atteint d’un mal contagieux qui mettait chacun dans la nécessité de me fuir et de me laisser périr seul et sans secours. Je demandais aux uns et aux autres de vouloir bien m’apprendre ce que signifiait cette conduite envers moi ; mais on écartait mes demandes ; on y répondait d’une manière équivoque et évasive. Je voulais quelquefois m’imaginer que c’était une prévention de ma part ; mais la répétition des mêmes épreuves et encore plus l’anéantissement progressif de tous mes moyens de subsistance ne me convainquirent que trop de la réalité de mon infortune. Rien n’est peut-être plus capable de donner à l’âme une commotion pénible qu’un changement marqué dans la conduite de nos semblables envers nous, sans que nous puissions l’attribuer à aucune raison plausible. Ne pouvant assigner aucun motif à cette disgrâce générale, j’étais souvent porté à me figurer que mon imagination égarée s’était créé cet horrible fantôme. Je faisais tous mes efforts pour secouer cette fatale illusion et reprendre mon premier état de contentement et de bonheur, mais en vain. Ajoutez que, ne connaissant pas la source du mal, le voyant toujours s’accroître, et lui trouvant, dans ce que je pouvais en apercevoir, tous les caractères de l’arbitraire, il m’était impossible de deviner à quel point il s’arrêterait ou à quel degré il finirait par m’accabler entièrement.

Néanmoins, au milieu de cette situation si singulière et en apparence si inexplicable, une idée vint tout à coup se présenter à moi, et dès lors je ne fus plus le maître de la chasser de mon esprit. C’est Falkland ! En vain je cherchais à me rejeter sur le peu de probabilité de cette supposition, en vain je me disais : « M. Falkland, tout ingénieux et fécond qu’il est dans ses ressources, n’agit pourtant que par des moyens humains et non surnaturels. Il peut bien m’atteindre par surprise et d’une manière tout à fait au-dessus de ma prévoyance ; mais encore ne peut-il produire d’effets remarquables sans quelque agent sensible, quelque difficile qu’il puisse être d’en suivre la trace jusqu’au premier moteur. Il n’est pas comme ces êtres invisibles qu’on suppose se mêler quelquefois des choses humaines, qui volent partout sur l’aile des vents, et qui, s’enveloppant de nuages et de ténèbres impénétrables, versent la désolation sur la terre. »

C’était ainsi que je cherchais à tromper mon imagination, pour me persuader que mes malheurs actuels avaient une autre source que les premiers. Croire encore à l’existence et à la continuité de ma première chaîne d’infortune était la plus épouvantable des idées possibles, auprès de laquelle tout autre mal n’était rien. D’une part, l’incohérence de mes réflexions sur ma situation présente, si je n’y faisais pas entrer pour quelque chose les machinations de M. Falkland ; de l’autre, la seule possibilité d’avoir encore à lutter contre sa haine après une suspension de plusieurs semaines, une suspension que j’avais crue éternelle, ces deux genres de torture me déchiraient en sens contraires. C’était un siècle qu’un intervalle de quelques semaines pour un homme aussi profondément malheureux que je l’avais été pendant longtemps. Mais tous mes efforts ne pouvaient réussir à bannir de mon esprit cette terrible image. Le génie et la persévérance de M. Falkland avaient fait dès l’origine une telle impression sur moi, que je ne me figurais pas que rien lui fût impossible. Il ne s’agissait pas ici de calculer jusqu’où peut aller la puissance de l’esprit humain sur les causes matérielles ; M. Falkland avait toujours été pour mon imagination un être incompréhensible, et nous ne nous croyons guère capables d’analyser ce qui nous semble tenir du prodige.

On conçoit bien qu’une des premières personnes auxquelles je m’adressai pour l’explication de ce fatal mystère fut la vertueuse Laura. Plein de confiance dans sa justice et dans la bonté de son cœur, décidé à lui ouvrir le mien avec sincérité, je frappai à sa porte ; un domestique paraît, et me dit d’excuser sa maîtresse qui me prie de la dispenser de me voir.

Je fus comme atteint d’un coup de foudre : je m’attendais à tout, excepté à être ainsi repoussé ; après être resté là quelques moments immobile et muet, je m’éloignais, lorsqu’un des ouvriers, qui courait après moi, me remit ce billet :

« M. Williams,

» Que je ne vous revoie plus. J’ai le droit de vous demander cette grâce ; et à cette condition je vous pardonne l’inconvenance coupable de votre conduite envers moi et ma famille.

» Laura DENISON. »

Je ne saurais décrire les sensations que me causa cette lecture. C’était la terrible confirmation du malheur qui m’enveloppait de tous côtés ; mais ce qui m’affligea le plus fut la froideur avec laquelle ces lignes étaient écrites. Tant d’indifférence de la part de Laura, ma consolatrice, mon amie, ma mère ! Se séparer de moi, me renvoyer, me chasser pour toujours, sans un regret !

Je résolus, malgré sa défense, d’avoir une explication avec elle. Je ne désespérais pas de surmonter son antipathie. Je ne doutais pas que je parviendrais à la faire revenir de cette décision indigne d’elle qui condamnait un homme sans l’entendre. Le lendemain je franchis la barrière de son jardin, et m’y cachai à l’heure que je savais qu’elle consacrait habituellement à sa promenade. Je voulus la surprendre, quoique j’eusse pu obtenir une entrevue à force de la réclamer. C’était ne pas courir le risque de la trouver irritée contre moi par mon obstination. Je vis passer les enfants qui se rendaient dans la campagne, et je soupirai en pensant que je les voyais peut-être pour la dernière fois. Leur mère parut ensuite, et je remarquai sur son visage sa douceur et sa sérénité accoutumées. Mon cœur battait violemment ; mon trouble était extrême : je sortis de ma cachette, et je hâtai le pas à mesure que je m’approchai de Laura.

« Pour l’amour du ciel, madame, m’écriai-je, écoutez-moi, ne m’évitez pas ! »

Elle s’arrêta. « Non, monsieur, reprit-elle, je ne vous éviterai pas ; je vous avais prié de me dispenser de cette entrevue ; mais puisque je ne puis l’obtenir… Quoique cette entrevue me soit pénible, elle ne m’inspire aucune crainte.

— Oh ! madame, répondis-je, ô mon amie, vous que je respecte, vous que j’osais appeler ma mère, pouvez-vous désirer de ne pas m’entendre ? Pouvez-vous, quelles que soient vos préventions contre moi, ne pas vous inquiéter de ma justification ?

— Je ne désire nullement vous entendre. Quand un fait raconté dans sa simplicité flétrit le caractère de celui qu’il intéresse, quelles couleurs pourraient lui faire dire le contraire ?

— Bon Dieu ! pouvez-vous condamner un homme quand vous n’avez entendu qu’une version de son histoire !

— Oui, reprit-elle avec dignité, la maxime d’entendre les deux parties peut être bonne dans quelques cas ; mais il en est d’autres qui sont trop clairs pour laisser le moindre doute. Une défense habile peut me faire admirer votre talent : je le connais déjà, et je puis l’admirer sans aimer votre caractère.

— Madame, aimable et vertueuse Laura, que j’honore dans votre inflexible rigueur, je vous conjure de me dire, par tout ce que vous avez de plus sacré, de me dire ce qui vous a inspiré cette soudaine aversion pour moi.

— Non, monsieur ; je n’ai rien à vous dire. Je vous écoute, parce que la vertu doit souffrir sans confusion la présence du vice. Votre conduite même en ce moment vous condamne. La vertu dédaigne les apologies ; elle brille de sa propre lumière et n’a pas besoin de faux dehors. Vous ignorez encore les premiers principes de la vertu.

— Et croyez-vous que la conduite la plus régulière soit toujours à l’abri du soupçon ?

— Certainement. La vertu, monsieur, consiste en actions et non en paroles. L’homme vertueux et le méchant sont des caractères diamétralement opposés, et non distingués l’un de l’autre par d’imperceptibles nuances. La Providence, qui nous gouverne tous, n’a pas permis que nous restions sans moyen de décider la plus importante de toutes les questions. L’éloquence peut chercher à nous embarrasser ; mais je tâcherai d’éviter sa fallacieuse influence. Je ne veux pas laisser pervertir mon jugement et me montrer les choses sous de fausses couleurs.

— Madame, madame, vous ne tiendriez pas ce langage, si vous n’aviez pas toujours vécu dans cette obscure retraite, si vous étiez moins étrangère aux passions et aux institutions des hommes !

— C’est possible ; et si cela est, j’ai à remercier Dieu de m’avoir conservé l’innocence du cœur et l’intégrité de mon jugement.

— Croyez-vous donc que l’ignorance soit la seule et la plus sûre protectrice de ces avantages ?

— Monsieur, je vous ai dit et je vous répète que toutes vos protestations sont vaines. J’aurais voulu que vous nous eussiez épargné, à vous comme à moi, la peine de cette explication. Mais supposons que la vertu soit en effet une chose douteuse, telle que vous me la représentez… Est-il possible, si vous n’êtes pas coupable, que vous ne m’ayez pas informée de votre histoire ? Deviez-vous me la laisser apprendre par hasard, au risque de paraître encore plus coupable que vous n’êtes ? Que vous soyez honnête, je le veux bien ; mais vous ne passez pas pour tel aux yeux du monde : deviez-vous m’exposer à introduire, sans le savoir, un homme de votre réputation parmi mes enfants ? Allez, monsieur, je vous méprise, vous êtes un monstre et non un homme. Je ne sais si je me laisse égarer par ma position personnelle ; mais ce dernier trait est pire à mes yeux que tous les autres. La nature m’a créée la protectrice de mes enfants ; je n’oublierai jamais l’ineffaçable offense que vous avez commise contre eux. Vous m’avez blessée au cœur : vous m’avez appris jusqu’où peut aller la méchanceté de l’homme.

— Madame, je ne puis plus longtemps me taire ; je vois que, par un moyen ou un autre, vous avez entendu parler de l’histoire de M. Falkland.

— Oui, je m’étonne que vous ayez l’effronterie de prononcer ce nom, qui est celui du plus noble, du plus vertueux, du plus généreux des hommes.

— Madame, je me dois à moi-même de vous éclairer à ce sujet. Ce Falkland…

— M. Williams, je vois revenir mes enfants : la plus lâche de vos actions est de vous être rendu leur précepteur. J’exige que vous ne les voyiez plus. Je vous ordonne de vous taire ; je vous ordonne de vous éloigner. Si vous persistez dans le projet absurde de vous expliquer avec moi, vous choisirez un autre moment. »

Je ne pus rien ajouter. J’avais eu le cœur déchiré pendant tout ce dialogue. Je n’eus pas la force de prolonger la peine de cette respectable femme, à qui j’avais fait tant de mal, quoique innocent des crimes qu’elle m’imputait. J’obéis à ses ordres et m’éloignai.

Je retournai machinalement à ma demeure. En entrant dans la maison dont j’occupais un appartement, je trouvai tous mes hôtes sortis. La femme et les enfants avaient été prendre le frais ; le mari était dehors à ses occupations ordinaires. Dans ce pays on ne ferme les portes, pendant le jour, qu’au loquet. Ainsi j’ouvris moi-même, et j’entrai dans la cuisine. Comme mes yeux se portaient indifféremment, de côté et d’autre, ils tombèrent par hasard sur un papier posé dans un coin, qui, par je ne sais quelle liaison d’idées que je ne saurais expliquer, m’inspira de la curiosité et du soupçon. Je courus à l’endroit où il était, je m’en saisis, et je lus, quoi ? La merveilleuse et surprenante histoire de Caleb Williams, ce même écrit qui m’avait causé de si affreuses angoisses dans les derniers moments de mon séjour à Londres.

Cette découverte m’éclaircit tout d’un coup le mystère que je n’avais pu comprendre. Une affreuse certitude succéda aux doutes qui m’avaient tourmenté. L’effet de la foudre n’est ni plus rapide, ni plus terrible ; je restai anéanti.

Il n’y avait donc plus d’espérance pour moi ! Il ne me servait à rien d’avoir été acquitté ? L’avenir, le passé ne m’offraient aucun moyen de soulagement dans mes souffrances ! L’odieuse et atroce imposture inventée contre moi était donc destinée à me suivre partout, à flétrir partout ma réputation, à m’enlever partout l’intérêt et la bienveillance de mes semblables, à m’arracher partout jusqu’à l’aliment nécessaire au soutien de ma vie !

La certitude de voir le terme de la tranquillité dont j’avais joui, l’affreuse perspective de trouver dans chaque retraite les mêmes sentiments de haine, me causèrent une douleur mortelle, et pendant peut-être l’espace d’une demi-heure je fus absolument hors d’état de former une pensée raisonnable, ni de prendre une résolution. Aussitôt que je fus sorti de cet état d’épouvante et de stupeur, aussitôt que mon esprit fut délivré de ce calme de mort qui enchaînait toutes ses facultés, il s’y éleva tout d’un coup comme un vent impétueux et irrésistible qui m’entraîna à abandonner sur-le-champ la retraite qui m’avait été si chère. Je ne trouvai pas en moi la patience d’entrer en explication avec ces bons villageois. J’avais été trop souvent témoin des triomphes de l’imposture pour mettre dans mon innocence cette confiance assurée qu’elle aurait pu donner à toute autre personne de mon âge et de mon caractère. L’exemple récent de mon explication avec Laura pouvait bien contribuer à m’ôter tout courage. Je ne pus supporter l’idée d’entreprendre d’arracher ainsi en détail, et l’un après l’autre, les traits envenimés qui pleuvaient partout sur moi. Si jamais je me trouvais réduit à la nécessité d’aller au-devant de mes ennemis, si je me voyais forcé dans toutes mes retraites, comme l’animal sauvage qui n’a plus d’autre ressource que de revenir sur ses pas et de s’élancer sur les chasseurs, alors je m’élancerais sur le véritable auteur de cette inique persécution. J’irais attaquer la calomnie jusque dans son fort ; je m’animerais d’une énergie toute nouvelle ; je tenterais des efforts dont je n’avais pas encore eu l’idée ; par la fermeté, l’intrépidité et l’inébranlable constance qu’on me verrait déployer, je saurais bien encore forcer les hommes à croire que Falkland était un imposteur et un assassin.

XL

Je me hâte d’arriver à la conclusion de ma déplorable histoire. C’est peu après l’époque où je l’ai conduite que je commençai à l’écrire : ressource nouvelle que m’avait suggérée le désir d’échapper par tous les moyens possibles au sentiment de mes malheurs. Dans la précipitation avec laquelle je quittai le pays de Galles, quand je vis se vérifier les dernières menaces de M. Falkland, j’avais laissé tous les matériaux de mes recherches étymologiques, ainsi que mon manuscrit. Je n’ai jamais pu me décider depuis à reprendre cette étude. On a difficilement le courage de recommencer une tâche laborieuse : il n’est pas d’efforts qui coûtent plus que ceux dont le but est de reconquérir une position perdue. Je ne savais pas d’ailleurs si je ne serais pas encore bientôt obligé de quitter inopinément toute autre retraite que je viendrais à choisir, et, pour un état aussi incertain et aussi précaire, le travail que j’avais commencé entraînait un attirail trop volumineux et trop embarrassant. Il ne servait qu’à aiguiser les traits de la haine de mon ennemi et à aigrir ma continuelle souffrance. J’étais enfin accablé de me voir séparé de la famille de Laura. Insensé d’avoir pu croire qu’il y avait encore place pour moi sous un toit ami et paisible ! Pour la seconde fois je perdais ainsi tout espoir d’entretenir les purs sentiments d’une amitié fondée sur l’estime mutuelle. M. Collins avait autrefois été un ami auquel il m’avait fallu renoncer. Je ne voyais plus devant moi que solitude, séparation, éternel bannissement… Mots vides de sens pour la plupart des hommes, mais dont je n’éprouvais que trop la vaste signification. L’orgueil de la philosophie nous a appris à traiter l’homme comme un individu. Il ne l’est pas. Il tient nécessairement, indispensablement, à son espèce. Il est comme ces jumeaux qui naissent avec deux têtes et quatre mains ; mais, si vous tentez de les détacher l’un de l’autre, ils sont condamnés à languir dans une agonie mortelle.

Ce fut cette circonstance, plus que tout le reste, qui me remplit peu à peu le cœur d’aversion pour M. Falkland. Je ne pus bientôt plus prononcer son nom sans horreur et dégoût. Ce nom était celui de l’homme qui m’avait enlevé toutes mes consolations, tout ce qui était pour moi un bonheur ou un semblant de bonheur.

La composition de ces mémoires a été pour moi, pendant plusieurs années, un moyen de distraction, j’ai trouvé pendant quelque temps une triste consolation à les écrire. J’aimais mieux ramener mes pensées sur cette longue suite de calamités que j’avais eu à essuyer que de les porter en avant, comme je n’y avais été que trop accoutumé autrefois, sur les malheurs que l’avenir pouvait me réserver. Il me semblait que mon histoire, racontée avec candeur et exactitude, porterait avec elle une empreinte de vérité si frappante, que peu d’hommes pourraient y résister. « Au moins, me disais-je, laissant après moi ces tristes mémoires, quand je cesserai d’exister, la postérité aimera à me rendre justice, et les hommes, instruits par mon exemple du déluge de maux que la constitution actuelle de la société entraîne sur leur tête, tourneront enfin leur attention vers la source d’où découlent tant de douleurs et d’amertumes. » Mais ces motifs ont perdu de leur influence pour moi. J’ai fini par contracter un dégoût de la vie et de tout ce qui l’accompagne. Ce plaisir que j’éprouvais à écrire est devenu maintenant un fardeau. Je resserrerai dans un court espace ce qui me reste à dire.

Peu de temps après l’époque où j’en étais resté, je découvris la cause précise de ce changement mystérieux qui s’était fait à mon égard dans ma retraite du pays de Galles et je n’y vis que trop bien le présage de ce que l’avenir pouvait me réserver ailleurs. M. Falkland avait pris à sa solde l’infernal Gines, l’homme le plus propre, sous tous les rapports, au service qu’on attendait de lui, d’abord par son caractère naturellement cruel et impitoyable, ensuite par les habitudes de son esprit rempli à la fois d’audace et d’astuce, enfin par la haine envenimée et l’implacable vengeance qu’il m’avait jurées. L’emploi pour lequel cet homme était payé consistait à me suivre de place en place, à l’effet d’y détruire ma réputation et de m’ôter la chance d’y acquérir, par une longue résidence, un caractère d’intégrité capable de donner quelque poids à mes dénonciations, si je tentais par la suite de les renouveler. Il était venu dans le lieu de ma retraite avec les maçons et les ouvriers dont j’ai parlé ; tout en prenant les plus grandes précautions pour n’être pas aperçu de moi, il avait eu soin de répandre de tous côtés ce qui était le plus propre à ses vues, c’est-à-dire à me faire passer aux yeux de mes voisins pour le plus pervers et le plus infâme de tous les hommes. Ce fut lui, sans aucun doute, qui avait fait circuler ce détestable papier que j’avais trouvé avant mon départ dans la maison où je logeais. Dans tout ceci, M. Falkland, raisonnant toujours d’après ses principes, ne faisait que prendre des précautions nécessaires. Il y avait dans son caractère quelque chose qui lui faisait envisager avec horreur l’idée de mettre fin à mon existence par quelque moyen violent, en même temps que, malheureusement pour moi, il ne se trouvait jamais suffisamment à l’abri des récriminations que je pouvais faire faire contre lui, tant qu’il me savait en vie. Quant à son affreux traité avec Gines, il était bien loin de vouloir qu’un tel fait fût généralement connu ; mais aussi la possibilité de cet incident ne l’effrayait pas. Il n’était que trop connu, et plus même qu’il ne l’eût désiré, que j’avais avancé contre lui les accusations les plus odieuses. S’il m’avait en horreur, comme l’ennemi déclaré de sa réputation, je n’étais pas vu d’un autre œil par les personnes qui avaient eu occasion de se mettre au fait de toute notre histoire. Quand elles seraient venues à apprendre toutes les peines qu’il se donnait pour que ma réputation me suivît partout, elles auraient regardé ces démarches de sa part comme des actes de justice et d’impartialité, peut-être même comme l’effet d’une généreuse sollicitude pour le bien public et du désir d’empêcher que les autres ne fussent, après lui, victimes de mes mensonges.

Quel expédient emploierais-je donc pour échapper à cette barbare prévoyance qui s’attachait en tous lieux à mes pas, pour me priver partout des bienfaits et des consolations de la société de mes semblables ? Il y en avait un contre lequel mon aversion était fortement déclarée ; c’était le déguisement de ma personne. J’avais essuyé de si dures mortifications, il avait fallu me soumettre à des contraintes si pénibles quand j’avais fait usage de cette ressource, elle s’associait dans mon esprit à des sensations si douloureuses, que j’étais bien convaincu d’une chose, c’est que la vie ne valait pas d’être achetée à si haut prix. Mais, quoique mon parti fût irrévocablement pris sur ce point, il y avait un autre article qui ne me paraissait pas aussi important, et sur lequel j’étais décidé à passer condamnation dans les circonstances où je me trouvais. L’expédient peu noble de se donner un faux nom était une mesure à laquelle je me soumettais volontiers, si elle pouvait m’assurer la tranquillité.

Mais le changement de nom, les émigrations brusques et furtives d’un lieu à un autre, la distance et l’obscurité des retraites, toutes ces précautions étaient insuffisantes pour éluder la sagacité de Gines ou pour lasser l’inexorable constance avec laquelle M. Falkland excitait ce génie infernal à ma poursuite. Quelque part que je me retirasse, il ne se passait pas longtemps sans que j’eusse occasion de voir sur mes traces cet infatigable démon. Je n’ai pas de mots pour rendre les sensations que produisit dans mon cœur cette persécution opiniâtre. Il était pour moi ce qu’on a dit de l’œil toujours ouvert qui suit partout le coupable pécheur, et dont l’éclair réveille en lui l’aiguillon du remords, chaque fois que la nature épuisée semble vouloir assoupir un moment le tourment de sa conscience. Le sommeil avait fui de mes yeux ; il n’y avait plus de repos pour moi, plus de soulagement d’aucun genre ; jamais je ne pouvais compter sur un instant de sécurité ; jamais il ne m’était donné de reposer ma tête une seule minute dans le sein de l’oubli. Il n’y avait pas de murailles qui pussent me dérober à sa surveillance, pas un endroit où son art diabolique ne trouvât le moyen de me créer de nouvelles tortures. Le moment où je ne le voyais pas sur mes traces était empoisonné par l’affreuse certitude de sentir sa présence l’instant d’après. Dans ma première retraite, j’avais été bercé pendant quelques semaines par une trompeuse sécurité ; mais je n’étais plus même assez heureux pour en saisir seulement l’ombre. J’ai passé des années dans cette affreuse vicissitude de tourments ; qu’on s’étonne donc si quelquefois la situation de mon esprit approchait de la démence.

Je ne me départis point de la conduite que j’avais d’abord adoptée. J’avais résolu de ne jamais entrer dans une discussion avec l’odieux Gines. À quoi m’aurait-il servi de chercher à établir ma défense ? L’histoire que j’avais à faire était incomplète ; si cette histoire, quoique mutilée et imparfaite, avait néanmoins paru satisfaisante à quelques personnes prévenues en ma faveur par un long commerce, je ne pouvais pas espérer qu’elle eût le même succès avec des étrangers. D’ailleurs, cette justification m’avait suffi tant que j’avais pu me soustraire à la vigilance de mes persécuteurs ; mais en serait-il de même à présent que je n’avais plus aucun moyen de les éviter, et que c’était en armant à la fois tout un pays contre moi qu’ils me faisaient la guerre ?

Il est impossible de se faire une idée de tous les maux qu’entraînait un pareil genre d’existence. Une aggravation continuelle des privations et des dégoûts de l’indigence en était la conséquence inévitable. Partout où j’étais dénoncé, un abandon universel venait m’instruire de mon sort. Alors, tout retard n’eût servi qu’à augmenter le mal, et quand je fuyais, c’était la honte et la misère qui s’attachaient à mes pas ; mais je bravais encore tous ces maux. Tantôt l’indignation, tantôt une invincible persévérance me tinrent lieu de soutien, lorsque l’humanité laissée à elle seule eût probablement succombé.

On a déjà pu voir que je n’étais pas d’un caractère à endurer l’infortune, sans mettre en usage tous les moyens que je pouvais imaginer pour l’éluder ou la désarmer. En repassant dans mon esprit, comme j’en avais souvent l’habitude, les différents projets qui pouvaient améliorer ma situation, je vins une fois à me faire cette question : « Mais pourquoi me laisserais-je harceler toujours par ce Gines ? N’est-ce pas un homme opposé à un homme ? Et pourquoi ne viendrais-je pas à bout, en exerçant toutes mes facultés, de prendre l’ascendant sur lui ? Aujourd’hui il semble être le persécuteur et moi le persécuté ; cette différence n’est-elle pas tout entière dans mon imagination ? Ne puis-je pas employer toute mon industrie à l’inquiéter lui-même, à lui susciter mille difficultés, et à rire des embarras sans fin auxquels je vais le condamner à mon tour ? »

Hélas ! un esprit tranquille peut seul se permettre des suppositions semblables ! Ce n’est pas dans la persécution elle-même, c’est dans la catastrophe qui en est le terme que consiste la différence entre le tyran et sa victime ! Sous le rapport de la fatigue corporelle, le chasseur est peut-être de niveau avec le misérable animal qu’il poursuit. Mais était-il possible que l’un ou l’autre de nous oubliât qu’à chaque poste où il me relançait, Gines satisfaisait son infernale malice, en semant sur mon compte les bruits les plus atroces et en excitant contre moi l’exécration de toutes les âmes honnêtes ; tandis que moi, mon rôle était de voir s’anéantir continuellement mon repos, mon honneur et mes moyens de subsistance ? Y avait-il quelque raffinement de ma raison qui pût convertir en une lutte d’intelligence et d’adresse cet affreux enchaînement d’infortunes ? Non, je n’avais pas une philosophie capable d’un effort aussi extraordinaire. Quand même, dans d’autres circonstances, j’aurais pu m’abandonner à une illusion aussi étrange, n’étais-je pas enchaîné ici par la nécessité de pourvoir à mon existence ? et dans les formes actuelles des sociétés humaines, comment mes efforts auraient-ils pu me dégager de cette dure nécessité ?

Dans l’un de ces changements de demeure auxquels ma destinée fatale m’obligeait sans cesse, il m’arriva de rencontrer sur une route qu’il me fallait traverser, mon premier, mon meilleur ami, le vénérable Collins. Par une de ces circonstances qui ont contribué à accumuler tant de misères sur ma tête, cet honnête homme avait quitté l’Angleterre quelques semaines seulement avant le déplorable incident qui fut le point de départ de tous mes malheurs. Outre les grands revenus qu’il possédait dans son pays natal, M. Falkland avait une plantation très-considérable aux Indes occidentales. Cette propriété avait été fort mal régie par la personne qui en avait la direction sur les lieux, et, après grand nombre de promesses et de défaites de sa part, qui servirent bien à amuser pendant quelque temps la patience de M. Falkland, mais qui finirent par ne rien produire, il fut résolu définitivement que M. Collins irait en personne pour remédier aux abus de cette mauvaise administration. Il avait de plus été question qu’il resterait plusieurs années dans l’habitation, si même il ne s’y établissait pas tout à fait. Depuis cette époque, je n’avais pas eu la moindre nouvelle de lui.

J’avais toujours regardé comme une de mes plus cruelles disgrâces son absence dans un moment aussi critique. M. Collins avait été une des premières personnes, à dater même de mon enfance, qui m’eût distingué comme donnant des espérances peu ordinaires, et en conséquence il avait contribué plus que tout autre à encourager mes dispositions et à m’aider dans mes études. Il avait été l’administrateur de la petite fortune que m’avait laissée mon père, et c’était en considération de l’attachement mutuel qui existait entre nous que celui-ci l’avait chargé en mourant de cette mission de confiance ; enfin sous tous les rapports, c’était de toutes les créatures humaines celle à la protection de laquelle je semblais avoir le plus de droits. J’avais toujours pensé que, s’il eût été présent au moment de la fatale crise, il aurait été convaincu de mon innocence, et qu’avec cette conviction il m’aurait si puissamment aidé de toute l’énergie de son âme et de toute l’autorité de l’estime et du respect dont il jouissait, qu’il m’aurait épargné la plus grande partie des maux qui avaient fondu sur moi.

Aussi rien ne pouvait-il me causer un plaisir plus vif et plus pur que cette rencontre. Nous fûmes quelque temps avant de nous reconnaître l’un l’autre. M. Collins, depuis que je l’avais vu, était au moins vieilli de dix ans, sans compter qu’il était pour le moment dans un état de mauvaise santé qui le faisait paraître plus pâle et plus maigre. C’était un effet du changement de climat, dont l’influence se fait sentir encore plus particulièrement sur les personnes déjà avancées en âge. Ajoutez à cela qu’en ce moment je le croyais aux Indes occidentales. Vraisemblablement, depuis l’intervalle de notre séparation, je n’étais pas moins changé que lui. Je fus le premier à le reconnaître. Il était à cheval et moi à pied. Je l’avais laissé passer devant moi. L’instant d’après je le remis parfaitement ; je courus, j’appelai avec force ; je n’étais pas le maître de contenir la véhémence de mon émotion.

L’ardeur qui m’emportait avait altéré mon son de voix habituel ; sans cela, M. Collins l’aurait infailliblement reconnu. Il avait déjà la vue presque éteinte ; il arrêta son cheval jusqu’à ce que je puisse arriver à lui, puis il me dit : « Qui êtes-vous ? je ne vous connais pas.

— Mon père, m’écriai-je en embrassant avec transport un de ses genoux, c’est votre fils ! c’est votre pauvre Caleb qui a reçu de vous tant de marques d’affection et de bonté. »

En entendant prononcer mon nom, mon vieil ami ne put se défendre d’une émotion qui se manifesta par une sorte de frémissement ; toutefois, ce mouvement fut un peu modéré par l’âge et par cette philosophie calme et bienfaisante qui formait un des traits les plus remarquables de son caractère.

« Je ne m’attendais pas à vous voir, répliqua-t-il… Je ne le désirais pas.

— Mon ami, mon meilleur, mon premier ami ! répondis-je avec un ton où l’impatience et le respect se confondaient ensemble, ne me parlez pas ainsi. Dans le monde entier, je n’ai pas un autre ami que vous. Que je trouve au moins quelque sympathie dans votre cœur ! Que j’y trouve un peu de la tendre affection que je vous porte ! Ah ! si vous saviez combien j’ai soupiré après vous pendant tout le temps de votre absence, vous ne voudriez pas me refuser ainsi de goûter sans amertume le bonheur de vous revoir.

— Eh ! si vous êtes réduit à cette déplorable situation, me dit-il d’un ton sévère, quelle en est la cause ? N’est-ce pas une conséquence inévitable de vos actions ?

— Les actions des autres et non pas des miennes ! Ah ! votre cœur doit vous dire que je suis innocent.

— Non, j’ai toujours pensé, en observant de bonne heure vos dispositions, que vous seriez un homme extraordinaire. Mais malheureusement les hommes extraordinaires ne sont pas toujours des hommes vertueux ; il semble, hélas ! que ce soit une loterie où les plus petites circonstances décident de l’événement.

— Voulez-vous m’entendre ? Je suis sûr, comme de ma propre existence, que j’ai de quoi vous convaincre de la pureté de ma conduite.

— Certainement, si vous l’exigez, je vous entendrai. Mais ce ne peut pas être pour l’instant. J’aurais désiré de grand cœur m’épargner tout à fait cette pénible tâche. Les impressions violentes sont peu faites pour mon âge, et puis je n’ai pas la même impatience que vous pour désirer le résultat de cette explication. Que voudriez-vous me persuader ? Que M. Falkland est un imposteur et un assassin ? »

Je ne répondis rien. Mon silence était une réponse affirmative à cette question.

« Et quel avantage résulterait-il d’une telle conviction ? je vous ai connu pour un enfant d’une haute espérance, dont les inclinations pouvaient tourner d’un côté ou de l’autre, suivant les circonstances. J’ai connu M. Falkland dans la maturité de son âge, et je l’ai toujours admiré comme un modèle de bienfaisance et de générosité. Si vous alliez changer toutes mes idées, et me faire voir qu’il n’y a pas de signe auquel on puisse distinguer, sans se méprendre, le vice de la vertu, quel bien m’en reviendrait-il ? Il me faudrait donc renoncer à toute espèce de consolation intérieure, à toute espèce de relation au dehors. Et à quelle fin ? Quel but vous proposez-vous ? Est-ce de faire périr M. Falkland par la main du bourreau ?

— Non, non. Je ne voudrais pas offenser un cheveu de sa tête, à moins de m’y voir forcé par le soin de ma propre défense. Mais sûrement vous voulez me rendre justice !

— Et quelle justice ? celle de publier votre innocence ? Vous savez quelle en serait la conséquence infaillible. Mais je ne crois pas que vous réussissiez à me persuader que vous êtes innocent. Quand même vous viendriez à bout d’embarrasser mon esprit, vous ne parviendrez jamais à l’éclairer. Telle est la malheureuse destinée des choses humaines, que, lorsque l’innocence se trouve une fois enveloppée dans des soupçons, elle ne peut guère espérer de porter sa justification jusqu’à l’évidence, tandis que le crime peut souvent faire naître en nous une répugnance invincible à le juger comme tel. C’est donc pour acheter une si triste incertitude qu’il faut que j’abandonne tout ce qui me reste encore de consolation dans la vie. Je crois M. Falkland un homme vertueux ; mais je sais qu’il est prévenu. Il ne me pardonnerait même pas de vous avoir parlé, dans cette rencontre accidentelle, si jamais il pouvait en avoir connaissance.

— Ah ! m’écriai-je avec impatience, ne m’opposez pas les conséquences qui peuvent en résulter. J’ai droit à vos bontés, j’ai droit à vos secours.

— Je ne vous les refuse pas. Je ne puis vous les refuser jusqu’à un certain point, et il n’est pas à croire qu’un examen, quel qu’il soit, me mette dans le cas de vous en accorder davantage. Vous connaissez ma façon de penser. Je vous regarde comme un homme vicieux ; mais je ne pense pas que l’on doive nourrir contre un homme vicieux de l’indignation et du mépris. Je vous regarde comme une machine ; je crains que vous ne soyez fabriqué de manière à n’être pas très-utile à vos semblables ; mais vous ne vous êtes pas fait vous-même ; vous n’êtes que ce que les circonstances irrésistibles vous ont forcé d’être. Je suis fâché de vous savoir des qualités nuisibles ; mais je ne garde pour cela aucune haine contre vous ; au contraire, je vous dois de la bienveillance. En vous considérant sous ce point de vue, je suis et je serai toujours prêt à faire tout ce qui sera en mon pouvoir pour votre bien réel, et si j’en savais les moyens, je vous aiderais bien volontiers à reconnaître et à extirper les erreurs qui vous ont égaré. Vous avez déçu mes espérances ; mais je n’ai pas envie de vous faire des reproches. Je sens que j’ai plus besoin de me livrer à ma compassion pour vous que d’aggraver encore vos malheurs par mes réprimandes. »

Que pouvais-je répondre à un homme semblable ? Aimable, excellent homme ! Jamais mon âme n’a été plus douloureusement déchirée que dans ce moment. Plus il excitait mon admiration, plus mon cœur me commandait impérieusement de lui arracher son amitié, quelque prix qu’il pût m’en coûter. J’étais persuadé que l’équité rigoureuse exigeait de lui qu’il mît de côté toutes considérations personnelles, pour se livrer courageusement à la recherche de la vérité. Il me semblait juste, si sa conscience éclairée décidait en ma faveur, qu’il abandonnât tout pour faire cause commune avec moi, dans l’état de misère où j’étais, et qu’il fît tous ses efforts pour balancer à lui seul l’injustice du reste des hommes. Mais, si un dévouement aussi absolu faisait hésiter son courage, affaibli maintenant par les années, était-ce à moi de l’entraîner malgré lui ? Hélas ! ni lui ni moi nous ne prévoyions la terrible catastrophe qui allait suivre de si près. Sans cela, je suis bien convaincu qu’aucun égard pour sa tranquillité ne l’aurait empêché de se rendre à mes désirs. D’un autre côté, pouvais-je me flatter de prédire à quels maux il demeurerait exposé en embrassant ma cause ? Son intégrité ne pouvait-elle pas succomber et être opprimée comme l’avait été la mienne ? Sa faiblesse et ses cheveux blancs ne donnaient-ils pas un avantage de plus à mon fatal adversaire ? M. Falkland ne pouvait-il pas le rendre aussi misérable, le mettre aussi bas qu’il m’avait mis moi-même ? Après tout, n’était-ce pas de ma part un désir coupable de vouloir envelopper un autre dans ma malheureuse cause ? Et s’il y avait quelque moyen de me défendre, n’avais-je donc pas assez de mon énergie, de ma prudence et d’une conscience pure pour me défendre moi-même ?

Ces considérations me déterminèrent à céder à ses vues. Je me soumis à endurer la mauvaise opinion de l’homme du monde dont je désirais le plus ardemment l’estime, plutôt que de courir le risque de l’envelopper dans ma misère ; je me soumis à abandonner ce qui était pour moi dans ce moment la dernière consolation possible de ma malheureuse vie, une consolation dont je ne pouvais détacher mes pensées à l’instant même où je consentais à la perdre. La candeur et l’ingénuité de mes sentiments affectèrent profondément M. Collins. Une voix secrète lui disait : « Est-ce ainsi que parle l’hypocrisie ? Si cet homme est vertueux, c’est un des hommes du monde dont la vertu est la plus désintéressée. » Nous nous arrachâmes l’un à l’autre. M. Collins me promit d’avoir toujours, autant qu’il serait en lui, l’œil sur moi dans la suite de mes vicissitudes, et de me donner tous les secours qui seraient compatibles avec ce que la prudence lui prescrirait. Ce fut ainsi que je me séparai de celui que je pourrais nommer la seconde moitié de moi-même, et que je me résignai volontairement à attendre, dans cet état de mutilation et de délaissement, tous les maux que le sort pouvait me réserver. C’est là le dernier incident qui me semble, pour le moment, mériter d’être rapporté. Je ne doute pas que dans peu je n’aie encore occasion de reprendre la plume. Mes souffrances jusqu’ici ont été sans exemple, et pourtant je sens au-dedans de moi la conviction intime que le sort m’en réserve encore de plus grandes. Quelle cause mystérieuse peut donc me donner la force d’écrire ces mémoires, et m’empêcher de succomber à la terreur dont je suis frappé ?

XLI

Mes sinistres présages se sont vérifiés, et le pressentiment qui m’agitait était prophétique. Je vais raconter une nouvelle et terrible révolution dans ma fortune et dans mon âme.

Après avoir essayé tant de situations différentes qui toutes m’amenaient à des résultats uniformes, je me déterminai enfin à me mettre, s’il était possible, hors de la portée de mon persécuteur, en me bannissant volontairement moi-même de ma patrie. C’était ma dernière ressource pour conquérir la tranquillité, une réputation honnête et ces autres privilèges sans lesquels la vie est sans valeur. « Sous quelque lointain climat, me disais-je, sûrement je trouverai la sécurité nécessaire à une carrière suivie, je pourrai là porter la tête haute, m’associer avec les hommes sans que mon titre d’homme me soit dénié, former des liens et les conserver. » Toute l’ardeur de mon âme se concentra sur ce nouveau plan.

Dernière consolation qui me fut encore ravie par l’inexorable Falkland.

Au moment où je formais ce projet, je n’étais pas éloigné des côtes de l’Est, et je résolus de m’embarquer à Warwick, pour passer immédiatement en Hollande. Je me transportai donc aussitôt dans cette ville, et presque à mon arrivée je me rendis au port. Il n’y avait pas pour l’instant de navire prêt à faire voile. Je me retirai dans une auberge où, au bout de quelque temps, je demandai une chambre. À peine y étais-je, que la porte s’ouvrit, et je vis entrer l’homme dont la présence était la plus odieuse pour moi, le détestable Gines. Il referma la porte dès qu’il fut entré.

« Mon jeune garçon, dit-il, j’ai un petit avertissement à vous signifier en particulier. C’est un conseil d’ami que je viens vous donner, pour vous épargner bien de la peine inutile. Ce que vous avez de mieux à faire, c’est de prendre la chose comme je vous la dis. Ma fonction actuelle, faute de mieux, c’est, voyez-vous, de veiller à ce que vous ne passiez pas les limites. Non pas que je me soucie beaucoup d’être aux ordres de personne ni de rester toujours collé aux talons d’un autre ; mais je me sens pour vous une tendresse toute particulière, à cause de quelque bon tour que je n’oublie pas, et c’est ce qui fait qu’avec vous je n’y regarde pas de si près. Vous m’avez déjà fait faire une assez jolie tournée, et, au moyen de l’amitié que je vous porte, il ne tient qu’à vous de m’en faire faire encore autant, si cela vous amuse. Mais ne songez pas à arpenter la grande plaine. Mes ordres ne s’étendent pas jusque-là. Vous êtes prisonnier, voyez-vous, et je crois bien que vous le serez toute votre vie. Rendez-en grâce à la douceur ou plutôt à la faiblesse de votre ancien maître. Si la chose dépendait de moi tout à fait, je vous ferais peut-être aller plus vite. Tant que vous le jugerez à propos, vous pouvez vous promener dans l’enceinte de votre prison ; et l’enceinte que veut bien vous réserver votre très-gracieux squire, c’est toute l’Angleterre, avec l’Écosse et le pays de Galles. Mais ne vous avisez pas de vouloir sortir de ces limites. Le squire est bien décidé à vous avoir toujours à sa portée. En conséquence, il a donné ses ordres ; toutes les fois que vous voudrez tenter de vous échapper, je dois faire de vous, au lieu d’un prisonnier au large comme vous êtes, un prisonnier dans la vraie signification du mot. J’ai avec moi un ami qui vous a suivi tout à l’heure au port, et moi, je n’étais pas loin ; au moindre signe que vous auriez fait pour quitter terre, en un tour de main nous étions sur votre dos, et nous vous retenions par les talons. Je vous donne avis pourtant de vous tenir dorénavant à une distance convenable de la mer, de peur qu’il ne vous arrive pis. Vous voyez que tout ce que j’en dis, c’est uniquement pour votre bien. Quant à moi, si je suivais mon goût, je vous aimerais mieux entre quatre murs, avec une bonne corde au cou et un point de vue d’où vous pourriez apercevoir la potence ; mais je fais ce qu’on m’ordonne, et là-dessus, bonsoir. »

Ce message me causa une révolution subite. Je dédaignai de répondre et même de m’occuper le moins du monde de l’infernal démon qui en était porteur. Il y a aujourd’hui trois jours que cette scène s’est passée, et depuis ce moment tout mon sang est dans une fermentation continuelle. Mes pensées vont et viennent avec une rapidité incroyable d’une horrible image à une autre. Je n’ai plus de sommeil. À peine puis-je pendant deux minutes conserver la même posture. C’est avec une extrême difficulté que j’ai pu me contenir assez pour ajouter encore quelques pages à mon histoire. Mais, dans l’affreuse incertitude où je suis des événements qui peuvent se succéder d’un instant à l’autre, j’ai cru devoir me forcer moi-même à achever cette pénible tâche. Je ne me sens pas dans un état régulier. Comment ceci finira-t-il ? Dieu le sait. En vérité, il y a des moments où je tremble que ma raison ne m’abandonne tout à fait.

Quel sombre et mystérieux tyran ! quel barbare et implacable ennemi !… Est-il bien possible que les choses en soient venues là !… Quand Néron et Caligula tenaient le sceptre de Rome, il était terrible d’offenser ces maîtres sanguinaires. L’empire s’étendait déjà aux bouts du monde et embrassait les deux mers. Si leur malheureuse victime fuyait aux climats où l’astre du jour paraît sortir des ondes de l’Océan, le bras du tyran pouvait encore la saisir. Si elle volait à l’occident, si elle courait s’ensevelir dans les ténèbres de l’Hespérie ou dans les déserts glacés de Thulé, elle n’était pas encore à l’abri du pouvoir de son féroce ennemi… Falkland ! es-tu descendu de ces tyrans pour nous en conserver la vivante image ? L’univers et tous ses climats ont-ils donc été créés en vain pour ta malheureuse et innocente victime ?

Tremble !

Ils ont tremblé, ces tyrans qu’environnaient les armées de leurs janissaires ! Qui pourrait te mettre à l’abri de ma rage ?… Je ne me servirai pas de poignards ! Non… Je raconterai mon histoire… Je te montrerai au monde tel que tu es, et il n’y aura pas un homme vivant qui ne sente que la vérité a dicté ces pages… T’es-tu figuré que je n’étais qu’un être passif, qu’un vermisseau, organisé seulement pour souffrir et incapable des émotions du ressentiment ? T’es-tu figuré que tu ne courais aucun risque à m’infliger des supplices, quelque douloureux qu’ils fussent, à m’accabler de persécutions, quelque intolérables qu’elles pussent être ? M’as-tu donc supposé impuissant et stupide, sans intelligence pour combiner ta perte, et sans énergie pour la consommer.

Je dirai mon histoire… la justice nationale m’entendra… tous les éléments de la nature se bouleverseraient vainement pour m’interrompre… Je parlerai avec une voix plus redoutable que la foudre ! Pourquoi supposerait-on qu’un motif honteux m’ouvre la bouche ? Je suis pas maintenant sous les serres de la persécution ! Je n’aurai pas l’air de charger ta tête d’une accusation criminelle pour la repousser de la mienne… Verrai-je d’un œil affligé l’abîme que je vais creuser sous tes pas ?… Trop longtemps tu m’as trouvé compatissant et sensible ! Quel avantage ai-je recueilli de ma clémence abusée ? Y a-t-il un mal que tu aies balancé à ajouter à tous ceux que tu as accumulés sur moi ? Je ne balancerai pas non plus. Tu n’as pas montré la moindre pitié ; n’en attends aucune de moi… Je serai calme… J’aurai un courage inébranlable, mais mesuré et recueilli.

Je touche au moment terrible… Je sens… oui, je crois sentir que je sortirai triomphant et que j’écraserai mon redoutable ennemi… Mais, quand il en serait autrement, il n’aura pas du moins le succès qu’il se propose. Sa renommée ne sera pas immortelle, comme il s’en flatte. Ce papier sera le dépositaire de la vérité ; un instant viendra où il sera mis au jour, et où le monde nous rendra justice à tous deux. Avec cette idée, je ne mourrai pas sans quelque consolation. Il ne sera pas dit que le règne de la tyrannie et de l’imposture doit être éternel.

Que les précautions de l’homme sont faibles et impuissantes contre ces immuables lois qui gouvernent le monde intellectuel ! Ce Falkland a inventé contre moi mille noires accusations ; il m’a poursuivi, comme une proie, de ville en ville. Il a tracé un cercle autour de moi pour que je ne pusse jamais échapper à sa puissance. Il a tenu sa meute à figures d’hommes sur mes traces, et l’a sans relâche animée à ma poursuite. Il peut me relancer jusqu’aux extrémités du monde… Vains efforts ! avec cette seule arme, avec cette faible plume, je brave toutes ses machinations, je lui enfonce le poignard à l’endroit même qu’il cherche le plus à défendre.

Collins, c’est maintenant à vous que je m’adresse. J’ai consenti à me priver de votre assistance dans la situation épouvantable où je me trouve. Je mourrais plutôt mille fois que de rien faire qui puisse troubler votre bonheur… Mais, souvenez-vous-en… vous n’en êtes pas moins mon père… Je vous en conjure, par tout l’amour que vous m’avez porté, par tant de bienfaits que j’ai reçus de vous, par cette tendresse si vive et si touchante que vous m’inspirez, et qui pénètre au plus profond de mon cœur, par mon innocence… Car, si ces mots sont les derniers que je puis écrire, je veux mourir en protestant de mon innocence… par tous ces nœuds sacrés, par d’autres encore, s’il en est d’autres qui puissent vous toucher, je vous en conjure, écoutez ma dernière prière… conservez ce papier, gardez-le de la destruction, gardez-le de Falkland. C’est là tout ce que je vous demande. J’ai pourvu à un moyen sûr de faire passer cet écrit dans vos mains, et j’ai une ferme confiance (confiance que je ne veux jamais perdre) qu’un jour il sera rendu public.

Ma plume se ralentit sous mes doigts tremblants… Me reste-t-il encore quelque chose à dire ?… Jamais je n’ai pu parvenir à m’assurer de ce que contenait ce coffre funeste d’où sont sorties toutes mes infortunes. J’ai pensé autrefois qu’il renfermait ou un instrument de meurtre ou un monument quelconque de la catastrophe du malheureux Tyrrel. À présent je suis persuadé que le secret qui y est renfermé est un récit fidèle de cet événement avec toutes ses circonstances, déposé comme une arme de réserve et une extrême ressource pour arracher au naufrage la réputation de M. Falkland, dans le cas où, par quelque accident imprévu, son crime viendrait à être pleinement divulgué. Mais, que cette conjecture soit bien ou mal fondée, c’est ce qui n’importe guère. Si Falkland n’est jamais dévoilé aux yeux de l’univers, il est vraisemblable que, dans ce cas, son écrit ne verra jamais le jour. Alors les mémoires que je trace y suppléeront.

Je ne sais d’où me vient cette solennité. J’ai un secret pressentiment que je ne serai plus maître de moi. Si je réussis dans l’entreprise que je médite à l’égard de Falkland, alors toutes mes mesures pour conserver cet écrit auront été superflues, je ne serai plus réduit à recourir au secret et à l’artifice. Si je succombe, cette précaution paraîtra sagement prise.

POST-SCRIPTUM

C’en est fait, j’ai exécuté la tentative que je méditais. Ma situation est changée entièrement. Je reprends la plume pour rendre compte de ce qui s’est passé. Pendant plusieurs semaines après le dénoûment de cette grande catastrophe, l’agitation et le tumulte de mes pensées ne m’ont pas permis d’écrire. Je crois pouvoir actuellement mettre assez d’ordre dans mes idées pour continuer. Grand Dieu ! qu’ils me semblent surprenants et terribles les événements qui sont survenus depuis la dernière fois que j’ai interrompu ces mémoires ! Est-il étonnant que mes pensées fussent si solennelles et mon esprit rempli d’affreux présages ? Ma résolution prise, je partis de Warwick pour me rendre à la ville principale du comté dans lequel réside M. Falkland. Je savais que Gines était à ma suite. Je ne m’en inquiétais pas. Il avait lieu de s’étonner de la route qu’il me voyait prendre, mais il lui était impossible de dire quel dessein m’y conduisait. Mon projet était un secret soigneusement renfermé dans mon sein. Ce ne fut pas sans un frisson de terreur que j’entrai dans une ville qui avait été si longtemps le théâtre de mon affreuse détention. Au moment de mon arrivée, pour ne pas donner à mon adversaire le temps de contre-miner mes opérations, je me rendis sur-le-champ à la demeure du premier magistrat.

Je lui déclarai qui j’étais, et lui dis que je venais d’une des extrémités du royaume, exprès pour le rendre dépositaire d’une dénonciation de meurtre contre mon ancien maître. Mon nom lui était déjà familier. Il me répondit qu’il ne pouvait pas prendre connaissance de ma déposition, que j’étais l’objet de l’exécration universelle dans ce lieu ; et qu’il était bien résolu à ne servir pour rien au monde d’instrument à ma perversité.

Je l’avertis de bien prendre garde à ce qu’il allait faire ; je lui représentai que je ne demandais de lui aucune grâce et que je m’adressais seulement à lui pour réclamer l’exercice légal de ses fonctions. Prétendrait-il me dire qu’il avait le droit de supprimer, à sa volonté, une dénonciation d’une nature aussi compliquée ? J’avais à accuser M. Falkland d’une suite de meurtres multipliés. Le meurtrier savait que cette fatale vérité était entre mes mains, et pour cette raison, j’étais dans un danger continuel de perdre la vie par suite de sa méchanceté et de sa vengeance. J’étais résolu de pousser l’affaire jusqu’au bout, et de réclamer justice de tous les tribunaux d’Angleterre. Sous quel prétexte refuserait-il ma déposition ? sous tous les rapports j’étais un témoin compétent. J’étais en âge de connaître la nature d’un serment ; j’étais en jouissance de ma raison et de mes sens ; je n’étais flétri par aucun jugement du jury, ni par aucune sentence légale. Son opinion particulière sur mon compte ne pouvait rien changer à la loi. Je demandais à être confronté avec M. Falkland, et j’étais bien assuré de faire valoir ma dénonciation de manière à le convaincre devant toute la terre. Que s’il ne jugeait pas à propos de le faire arrêter sur ma seule déposition, je ne demandais pas autre chose, sinon qu’il lui fît signifier l’accusation intentée contre lui, et le fît sommer de paraître pour y répondre.

Quand le magistrat vit que je lui parlais d’un air aussi décidé, il crut devoir baisser un peu de ton. Il ne me parla plus d’un refus absolu d’acquiescer à ma réquisition ; mais il daigna entrer en explication avec moi. Il me représenta l’état déplorable où était la santé de M. Falkland depuis plusieurs années ; que déjà il avait eu à subir, sur la même imputation, un interrogatoire fait avec toute la publicité et la solennité possibles ; qu’il n’y avait qu’une méchanceté infernale qui eût pu m’inspirer une semblable démarche, et que, si je persistais, j’attirerais le plus rigoureux châtiment sur ma tête. Ma réponse à toutes ces représentations fut courte : j’étais déterminé à poursuivre, et je bravais les conséquences. À la fin, la sommation fut accordée, et on fit signifier à M. Falkland la dénonciation qui venait d’être déposée contre lui.

Il s’écoula trois jours de délai avant qu’il pût être fait aucun nouvel acte de procédure. Cet intervalle ne contribua guère à me tranquilliser. L’idée de soutenir une accusation capitale contre un homme tel que Falkland et de solliciter sa mort n’était pas de nature à me laisser dans un état de calme. Tantôt je cherchais des raisons en faveur de mon entreprise ; c’était la plus juste des vengeances (car la douceur naturelle de mon caractère s’était changée en fiel amer), ou bien c’était un acte commandé par la nécessité de pourvoir à ma propre défense, ou enfin, entre deux maux, c’était choisir celui qui, aux yeux de tout juge impartial et ami de l’humanité, était le moindre, sans contredit. Une autre fois j’étais tourmenté par des doutes. Mais, malgré toutes ces fluctuations d’opinion, je n’en persévérais pas moins dans ma résolution ; je me sentais comme entraîné par une nécessité irrésistible. Les conséquences de ce que j’avais entrepris étaient de nature à épouvanter le plus intrépide : d’une part, le supplice ignominieux d’un homme pour lequel j’avais senti autrefois une profonde vénération, et que même encore quelquefois je ne croyais pas tout à fait sans une sorte de droit à ce sentiment ; d’une autre part, le renouvellement, sans aucun terme, peut-être même l’accroissement des maux que j’avais endurés. Mais cette affreuse perspective, je la préférais encore à un état d’incertitude. Je voulais pousser à bout le sort qui me poursuivait. Je voulais anéantir ce rayon d’espoir qui, tout faible qu’il était, avait si longtemps fait mon supplice, et, par-dessus tout, je voulais épuiser toutes les ressources qui étaient à ma disposition. J’étais dans un état qui tenait de la frénésie. L’agitation de mes pensées avait allumé dans mon corps une fièvre dévorante. Si je portais une main sur mon front ou sur ma poitrine, c’était un fer ardent que j’en approchais. Je ne pouvais rester un moment dans la même place. J’étais tourmenté sans relâche par le désir de voir arriver l’instant où cette terrible crise, que j’avais tant appelée de mes vœux, serait décidé.

Après l’intervalle de trois jours, il fallut paraître avec M. Falkland en présence du magistrat auquel je m’étais adressé pour ma déposition. On ne me laissa que deux heures pour me préparer, M. Falkland paraissant aussi impatient que moi-même de voir la cause portée à sa décision, et ensuite oubliée pour jamais. Avant le moment de l’information, j’eus occasion d’apprendre que M. Forester avait été forcé par quelques affaires à entreprendre un voyage dans le continent, et que Collins, dont la santé était déjà fort dérangée lorsque je l’avais rencontré, était en ce moment retenu par une maladie dangereuse. Son voyage aux Indes avait totalement ruiné sa constitution. L’auditoire que je trouvai dans la maison du magistrat était composé de quelques gentilshommes et autres personnes qu’on avait choisies, le plan étant à peu près, comme lors du premier examen de l’affaire, de trouver une sorte de terme moyen entre l’air suspect qu’aurait eu une procédure tout à fait secrète, et le scandale, comme on le disait, d’une information de ce genre exposée aux regards du premier venu.

L’émotion que me causa la vue de M. Falkland fut telle qu’il me serait impossible d’en concevoir une plus forte. La dernière fois que je l’avais vu, il avait l’air égaré et farouche, l’abord d’un spectre, le geste furieux et l’œil plein de rage. À présent, ce n’était plus qu’un cadavre. Fatigué et presque anéanti par le voyage qu’il venait de faire, il ne pouvait se soutenir debout, et on l’avait apporté sur un fauteuil. Son visage était sans couleur, ses membres sans mouvement et comme sans vie. Sa tête était penchée sur sa poitrine, excepté qu’il la soulevait de temps en temps pour ouvrir un œil morne et languissant, après quoi il retombait aussitôt dans son premier état, avec l’apparence d’une insensibilité complète. Il semblait ne pas avoir trois heures à vivre. Il avait gardé la chambre pendant plusieurs semaines ; mais la sommation du magistrat lui avait été signifiée dans son lit ; car les ordres qu’il avait donnés relativement aux lettres et aux autres papiers qui lui arrivaient étaient trop positifs pour que personne se hasardât à désobéir. La lecture de la sommation lui avait causé un paroxysme alarmant ; mais à peine était-il revenu à lui qu’il avait insisté pour être transporté au lieu de l’assignation avec toute la diligence possible. Dans l’état le plus désespéré, Falkland était encore lui-même, absolu dans ses volontés, et sachant se faire obéir de tout ce qui l’approchait.

Quel spectacle pour moi ! Jusqu’au moment où Falkland s’offrit à ma vue, mon cœur s’était dépouillé de tout sentiment de pitié. Je me figurais que j’avais pesé froidement les motifs qui me faisaient agir ; car la passion qui nous domine nous semble encore du calme et du sang-froid, quand elle est dans son état de véhémence et d’exaltation. Je me figurais avoir pris ma détermination avec justice et impartialité. Je pensais que, si M. Falkland avait la liberté de persister dans ses projets, alors nous nous trouvions l’un et l’autre voués pour jamais aux derniers des maux. Je trouvais qu’il était en mon pouvoir, au moyen du parti que j’avais adopté, d’écarter de moi ma part d’infortunes, sans que la sienne en fût à peine augmentée.

Ainsi c’était à mes yeux un acte de justice et d’équité, qui devait paraître tel à ceux de tout juge impartial, qu’il n’y eût qu’un malheureux au lieu de deux, qu’il ne se trouvât qu’une seule personne au lieu de deux hors d’état de remplir son rôle dans la société et de contribuer pour sa part au bien général. Il me semblait que, dans cette détermination, je m’étais élevé au-dessus de toutes considérations personnelles, et que les misérables suggestions de l’égoïsme n’avaient eu aucune influence sur mon jugement. M. Falkland, il est vrai, était mortel ; mais, malgré le dépérissement de sa santé, il pouvait encore vivre longtemps. Devais-je me soumettre à voir les plus belles années de ma vie se consumer dans une situation aussi déplorable que la mienne ! Il m’avait déclaré que sa réputation serait pour toujours hors de toute atteinte ; c’était là sa passion, sa démence. Vraisemblablement donc il se proposait de me faire un legs de haine et de persécution, dont il chargerait Gines, ou quelque autre scélérat aussi atroce, d’être l’exécuteur, quand il ne pourrait plus me persécuter lui-même. C’était donc à présent ou jamais le moment de racheter mes jours de l’éternel désespoir auquel ils étaient voués.

Mais tout cet échafaudage de raisonnements s’évanouit devant l’objet qui s’offrait à mes regards : « Pourrais-je fouler aux pieds un homme réduit à un état aussi misérable ! Irais-je diriger tous les traits de mon animosité sur un être déjà presque anéanti par l’inévitable loi de la nature ? Empoisonner ainsi les derniers moments d’un homme tel que Falkland par des sons aussi insupportables à son oreille ! » À ces questions je répondais toujours non ; c’est impossible. Il faut donc que je me sois laissé égarer par la plus funeste des erreurs pour me rendre l’auteur de cette catastrophe abominable. Certainement il y avait un remède plus efficace et plus magnanime aux maux sous lesquels je gémissais.

Mais il n’est plus temps. Il n’est plus en mon pouvoir de revenir sur la fatale erreur qui m’avait abusé. Falkland est là, devant mes yeux, amené devant le magistrat avec toute la solennité de la loi, pour répondre à une accusation de meurtre. Me voici en sa présence, engagé par ma déclaration comme auteur de l’accusation portée contre lui, sommé par tout ce qu’il y a de plus imposant et de plus sacré à la soutenir. Telle est ma situation, et, dans cet état, il faut agir sans retard, sans réflexion. Tout mon corps frémit. Qu’avec joie j’aurais consenti que cet instant fût le dernier de mon existence ! Toutefois je jugeai que la conduite qui m’était le plus impérieusement commandée par les circonstances, c’était d’exposer aux auditeurs mon âme toute nue et les émotions dont elle était remplie. Mes yeux se portèrent d’abord sur M. Falkland, ensuite sur le magistrat et sur les assistants, puis ils revinrent encore sur M. Falkland. Une véritable angoisse étouffait ma voix. Enfin je commençai :

« Que ne puis-je effacer de ma vie ces quatre derniers jours ? Comment se fait-il que j’aie mis tant d’ardeur et tant d’obstination à suivre le plus infernal de tous les projets ? Oh ! que n’ai-je cédé aux remontrances du magistrat qui m’écoute, ou que n’ai-je plié sous le despotisme salutaire de son autorité ! Jusqu’à ce moment je n’avais été que malheureux ; dorénavant il faut que je me regarde comme vil. Jusqu’à ce moment, quelques injustices que les hommes m’aient fait éprouver, je pouvais me réfugier en paix devant le tribunal de ma conscience. Ah ! je n’avais pas encore comblé la mesure de mes infortunes.

» Plût à Dieu qu’il me fût permis de quitter ce lieu sans proférer un seul mot de plus ! J’en braverais les conséquences… Je me soumettrais de bon cœur à m’entendre nommer lâche, imposteur, pervers et dépravé, plutôt que d’ajouter encore au poids des malheurs qui accablent M. Falkland. Mais la situation même de M. Falkland et sa propre volonté me défendent de me taire. Tandis que je sacrifierais de tout mon cœur mes intérêts les plus chers à la sensibilité que m’inspire l’état où je le vois, lui-même il me presserait de l’accuser pour pouvoir entreprendre sa justification… Je vais ouvrir mon cœur tout entier.

» Il n’est pas de remords, pas de tourments qui puissent expier la démence et la barbarie de l’action que je viens de commettre. Mais M. Falkland sait bien… je l’affirme en sa présence… il sait avec quelle répugnance je me suis laissé entraîner à cette extrémité. J’ai eu pour lui de la vénération ; il était fait pour l’inspirer ; je l’ai tendrement chéri ; il était doué de qualités vraiment célestes.

» Du premier moment où je l’ai vu, j’ai conçu pour lui la plus vive admiration. Il a daigné encourager ma jeunesse ; je me suis attaché à lui avec une affection et un dévouement sans réserve. Il était malheureux ; une indiscrète curiosité, si naturelle à mon âge, me donna le désir de pénétrer le secret de son malheur. Telle fut l’origine de ma propre infortune.

» Que dirais-je ?… Il est vrai qu’il a été le meurtrier de Tyrrel, qu’il a laissé aller les deux Hawkins au supplice, quoiqu’il sût qu’ils étaient innocents et que lui seul était le coupable. Après une foule de tentatives et de défaites, après mille indiscrétions hasardées de ma part, mille indications échappées de la sienne, il se décida enfin à me confier sa fatale histoire.

» M. Falkland ! je vous en conjure par ce qu’il y a de plus saint, rappelez-vous ici tout ce qui s’est passé ; me suis-je jamais montré indigne de la confidence que vous m’aviez faite ? C’était un pénible fardeau pour moi que votre funeste secret ; il n’y avait que l’excès de la démence qui eût pu m’amener à m’en rendre maître ; mais, plutôt que de le trahir, j’aurais enduré mille morts. Ce furent votre jalouse inquiétude et le tourment continuel de votre esprit qui vous portèrent à épier tous mes mouvements et à prendre l’alarme à la moindre de mes démarches.

» Vous avez commencé avec moi par la confiance ; pourquoi n’avez-vous pas continué cette confiance ? Le mal qui résultait de ma première imprudence eût été bien léger en comparaison de ceux qui ont suivi. Vous m’avez menacé : vous ai-je trahi pour cela ? À cette époque, un seul mot de ma bouche aurait pu me délivrer pour jamais de vos menaces. Je les ai supportées longtemps ; à la fin, j’ai quitté votre service sans rien dire, et j’ai voulu reprendre ma liberté, comme un fugitif qui se délivre de ses fers. Pourquoi ne m’avez-vous pas laissé aller ? Vous m’avez ramené chez vous à force de stratagèmes et de violences ; vous n’avez pas craint de m’imputer un crime honteux et capital. M’est-il échappé alors un seul mot de ce meurtre, dont le secret était dans mes mains ?

» Est-il un homme qui ait souffert plus que moi des injustices sociales ? J’étais accusé d’une basse scélératesse, dont l’idée seule me révoltait. Je fus mis en prison. Je ne ferai pas ici la longue énumération des horreurs de ma captivité, dont la moindre ferait frémir quiconque a conservé un sentiment d’humanité. Je n’avais d’autre perspective que la potence ! Jeune, plein d’ardeur et de vie, innocent comme l’enfant qui naît au monde, un horrible gibet était le terme de ma destinée ! J’étais dans la persuasion qu’un mot d’accusation contre mon maître me délivrerait de tous ces maux ; cependant je gardai le silence, je m’armai de patience et de courage, ne sachant si je devais l’accuser ou mourir. Est-ce là la conduite d’un homme indigne de confiance ?

» Je me déterminai à m’évader de prison. Après plusieurs tentatives infructueuses et mille difficultés, je vins à bout d’exécuter ce dessein. Aussitôt paraît une proclamation contre moi avec une récompense de cent guinées pour m’arrêter. Je me vis obligé de chercher un refuge au milieu de la fange et du rebut de l’espèce humaine, dans le sein d’une bande de voleurs. Je faillis perdre la vie au moment où j’entrai dans cette retraite, et au moment où j’en sortis. Immédiatement après, je parcourus presque toute l’étendue du royaume sous les haillons de la misère et dans la plus affreuse détresse, en danger d’être à toute heure saisi et garrotté comme un criminel. J’ai voulu abandonner ma patrie ; on m’en a empêché. J’ai été forcé de recourir à mille déguisements. J’étais innocent, et pourtant il m’a fallu employer plus de ruses et d’artifices que le plus vil des scélérats. À Londres, je me suis vu harcelé avec le même acharnement, et j’y ai été tourmenté des mêmes alarmes que dans ma fuite à travers les provinces. Tant de persécutions m’ont-elles engagé à rompre enfin le silence ? Non ; je les ai endurées avec patience et soumission ; je n’ai pas fait une seule tentative pour les rejeter sur leur auteur.

» Enfin je tombai entre les mains de ces infâmes qui se nourrissent du sang des hommes. Dans cette affreuse situation, je tentai pour la première fois de repousser le fardeau dont on m’accablait, en me portant dénonciateur. Heureusement pour moi le magistrat de Londres rejeta avec hauteur et mépris toutes mes déclarations.

» Je ne fus pas longtemps à me repentir de mon imprudente démarche, et je me réjouis de son insuccès.

» Je confesse que, pendant ce temps, M. Falkland m’a donné divers témoignages d’humanité. Il avait tenté d’abord de s’opposer à ce que je fusse conduit en prison ; il avait contribué à adoucir les rigueurs de ma captivité ; il n’avait eu aucune part aux poursuites exercées avec tant d’acharnement contre moi, enfin, quand je fus mis en jugement, il fit en sorte que je fusse renvoyé en liberté. Mais une grande partie de ces actes de bienveillance m’étaient inconnus ; je ne le voyais que comme un persécuteur toujours impitoyable. Quel que fût celui qui accumula sur ma tête calamités sur calamités, je ne pouvais jamais oublier que toutes avaient pour origine sa fausse accusation.

» Les poursuites judiciaires dirigées contre moi pour vol domestique étaient enfin terminées. Pourquoi donc ne pas permettre que ce fût aussi là le terme de mes souffrances, et ne pas me laisser aller dans quelque retraite obscure, mais tranquille, cacher ma tête proscrite ? Ma constance et ma fidélité n’avaient-elles pas été suffisamment à l’épreuve ? Dans cet état de choses, un traité de paix entre nous n’était-il pas le parti le plus sage et le plus sûr ? Mais la jalouse inquiétude de M. Falkland ne lui permit pas de rien donner à la confiance. Le seul traité qu’il me proposa, ce fut de signer de ma propre main ma honte et mon infamie. Je rejetai cette proposition, et, depuis ce moment, j’ai toujours été relancé de ville en ville ; partout je me suis vu arracher le repos, l’honneur et le moyen de gagner ma vie. Longtemps j’ai persisté dans la résolution que j’avais prise, qu’aucun genre de persécution ne me porterait à me rendre l’agresseur. Enfin, dans un moment funeste, j’ai trop écouté mon ressentiment et mon impatience, et l’erreur d’un seul instant a amené la scène de ce jour.

» Je vois maintenant toute l’énormité de ma faute. Je suis sûr que, si j’eusse ouvert mon cœur à M. Falkland, si je lui eusse dit en particulier tout ce que je viens de dire ici, il n’aurait pu résister à la justice de mes demandes. Après tant de précautions, tant de mesures, c’était toujours, en dernière analyse, sur la complicité de mon silence qu’il était forcé de compter pour son repos. Pouvait-il être bien sûr que, si je me voyais réduit, finalement, à dévoiler ce que je savais, et à le soutenir avec toute l’énergie dont j’étais capable, je ne parviendrais pas à me faire croire ? Si, dans tous les cas, il était à ma merci, à quelle voie lui convenait-il donc mieux de recourir pour sa sécurité ? à la conciliation ou à la persécution la plus implacable ?

» M. Falkland est doué du plus beau caractère. Oui, malgré la catastrophe de Tyrrel, le sort déplorable des Hawkins, et tout ce que j’ai eu moi-même à souffrir, j’affirme qu’il possède les plus grandes et les plus sublimes qualités. Il était donc impossible qu’il eût résisté à la franchise et à la chaleur d’une explication dans laquelle mon âme tout entière se serait épanchée dans la sienne. Tandis qu’il était encore temps de tenter cette épreuve salutaire, je me suis laissé aller au désespoir. Ce désespoir était criminel ; il était une trahison contre la toute-puissance de la vérité.

» Je viens de raconter mon histoire sans aucune réticence, dans toute sa simplicité. J’étais venu ici pour maudire et je reste pour bénir. J’étais venu pour accuser et je suis forcé de louer. Je proclame au monde entier que M. Falkland ne mérite qu’intérêt et qu’affection, tandis que moi, je suis le plus méprisable, le plus haïssable des hommes. Jamais je ne me pardonnerai l’iniquité de cette journée. Le souvenir m’en poursuivra partout et trempera d’amertume chacune des heures de mon existence. En agissant comme j’ai fait, je suis devenu un assassin, un assassin de sang-froid et réfléchi, le plus détestable des assassins… J’ai dit ce que ma funeste imprudence m’a obligé de dire. Faites de moi ce qu’il vous plaira. Je ne demande pas de grâce. Comparée à ce que j’éprouve, la mort serait un bienfait. »

Tels furent les accents que me dicta le remords. Ils sortirent avec l’impétuosité d’un torrent, car mon cœur saignait de toutes parts. Tous ceux qui m’entendirent furent stupéfaits et confondus. Chacun d’eux fondait en larmes. Ils ne purent résister à la chaleur avec laquelle j’avais vanté les hautes qualités de Falkland ; ils firent éclater leur adhésion sympathique à mon repentir.

Comment pourrais-je dépeindre ce que sentit cet infortuné ? Avant que j’eusse commencé, il paraissait dans un état de faiblesse et d’abattement, incapable de vives impressions. Quand je vins à parler du meurtre, je crus apercevoir en lui un frémissement involontaire, quoique cette émotion fût en partie tempérée par l’affaissement de ses organes et en partie modérée par l’énergie de son âme. C’était une allégation à laquelle il s’attendait, et il avait fait ses efforts pour s’y préparer. Mais dans ce que j’avais dit, il y avait beaucoup de choses qu’il était loin de prévoir. À l’instant où j’exprimai la douleur dont j’étais déchiré, il parut tressaillir, et eut d’abord l’air de craindre que ce ne fût de ma part un artifice pour gagner la confiance de mes auditeurs. Il était vivement indigné contre moi de ce que j’avais ainsi retenu tout mon ressentiment contre lui pour l’en accabler, à ce qu’il semblait, dans les derniers moments de son existence. Cette indignation s’augmenta encore bien davantage quand il crut s’apercevoir que, pour rendre cet acte d’hostilité plus poignant et plus mortel, j’affectais tous les dehors du sentiment et de la générosité. Mais, à mesure que je continuai, il ne lui fut plus possible d’y résister. Il ne put méconnaître ma sincérité ; il fut pénétré de ma douleur et de l’intensité de mes remords. Soutenu par quelques-uns des assistants, il se leva de dessus son siège, et… à mon extrême surprise… il se précipita dans mes bras.

« Williams, dit-il, vous avez vaincu ! je vois trop la grandeur et l’élévation de votre âme. Je sens que je me suis perdu moi-même, que c’est l’excès de ma jalouse inquiétude qui m’a seul précipité dans l’abîme, et que je n’ai rien à vous imputer. J’aurais bravé tout ce que la haine et l’animosité auraient pu vous suggérer contre moi. Mais, je le vois, la simplicité touchante et énergique de vos paroles a porté la conviction dans tous les cœurs. Tout est fini pour moi. Ce que j’ai le plus ardemment désiré m’est enlevé pour jamais. J’ai souillé ma vie d’une longue suite de basses cruautés pour couvrir un acte d’égarement passager et ne pas être en butte aux injustes préjugés du monde. Le voile sous lequel je me cachais est entièrement tombé. Mon nom sera voué à l’infamie, tandis que votre héroïsme, votre constance et vos vertus exciteront à jamais l’admiration. Vous m’avez porté la plus cruelle de toutes les blessures, mais je bénis la main qui me frappe. Et vous, dit-il en se tournant vers le magistrat, ordonnez de moi ce que vous voudrez. Je suis prêt à subir la vengeance de la loi. Vous ne pouvez jamais m’infliger plus de peines que je n’en mérite. Je ne puis vous paraître plus odieux que je le suis à moi-même. Je suis le plus exécrable des scélérats. J’ai traîné pendant des années (je ne sais depuis quand) ma déplorable existence dans d’épouvantables tortures. Je la perds enfin, pour prix de tant de travaux et de tant de crimes, en voyant s’évanouir avec elle ce qui faisait ma seule espérance, en me voyant arracher l’unique bien pour lequel je consentisse d’exister. Il était digne d’une telle vie de ne durer précisément que ce qu’il fallait pour être témoin de cette déplorable chute. Toutefois, si vous voulez me livrer au châtiment que j’ai mérité, hâtez les coups de votre justice ; c’était le seul amour de ma réputation qui entretenait dans mon cœur la chaleur de la vie, et je sens que la honte et la mort me frappent du même coup. »

Je rapporte les louanges que m’a données Falkland, non que je croie les mériter, mais pour qu’elles contribuent à aggraver encore l’énormité de la froide barbarie dont je me suis rendu coupable. Il ne survécut que trois jours à cette cruelle scène. J’ai été son assassin. C’était bien à lui qu’il appartenait de vanter ma constance, à lui dont ma folle précipitation immolait l’honneur et la vie ! En comparaison de ma conduite envers lui, il aurait été généreux de lui plonger moi-même un poignard dans le sein ! il aurait encore pu me rendre grâce de ma bonté. Mais qu’avais-je fait ? Atroce et abominable méchant ! je m’étais fait un jeu barbare de lui infliger des tortures mille fois plus cruelles que la mort. Aussi je porte la peine de mon crime. J’ai toujours devant moi son image. Dans mes veilles ou dans mes songes, c’est lui que je vois. Je le vois qui me reproche avec douceur mon insensibilité. Je ne vis que pour être la proie du remords. Hélas ! je suis ce même Caleb Williams qui pouvait encore, il y a quelques jours, au milieu de ses infortunes inouïes, se vanter de son innocence.

Tel fut le résultat du plan que j’avais formé pour me délivrer des maux que j’endurais depuis si longtemps. Je me figurais que, si Falkland venait à mourir, je pourrais retrouver encore tout ce qui rend la vie précieuse. Je me figurais que si je parvenais à démontrer le crime de Falkland, mes efforts seraient couronnés par les faveurs de la fortune et les applaudissements des hommes. L’une et l’autre de ces conditions sont remplies ; et ce n’est que d’aujourd’hui que je suis véritablement misérable.

Mais pourquoi est-ce moi qui suis perpétuellement le centre de mes réflexions, – ce moi que je n’ai que trop écouté, ce moi qui a été la source de mes funestes erreurs ? Falkland, je ne veux m’entretenir que de toi, et c’est dans cette pensée que je puiserai sans cesse un nouvel aliment à mes douleurs. Je veux consacrer à ta cendre une larme généreuse et désintéressée. Jamais âme plus grande et plus sublime n’a paru parmi les enfants des hommes. Rien n’était au-dessus de ton vaste et brillant génie, et l’ambition qui brûlait dans ton sein émanait des sources du ciel. Mais, dans l’aride et hideux désert des sociétés humaines, à quoi servent les plus beaux talents et les sentiments les plus distingués ? C’est un sol empesté où la plante la plus précieuse ne s’imbibe que de poison, à mesure qu’elle y prend sa croissance. Tout ce qui, dans un champ heureux et sous un ciel plus pur, pourrait s’étendre et se propager en sentiments vertueux et en projets utiles, y dégénère bientôt en vice et en crimes.

Falkland, tu as commencé ta carrière avec les intentions les plus pures et les plus louables ; mais, dès ta plus tendre jeunesse, tu as sucé le poison du faux honneur, et, de retour dans ton pays natal, tu t’es vu exposé aux traits d’une basse et stupide envie qui ont fait fermenter ce poison dans tes veines et t’ont entraîné dans la démence. Bientôt, hélas ! par ce funeste concours, les brillantes espérances de ta jeunesse ont été flétries pour jamais. De ce moment, tu n’as plus vécu que pour un vain fantôme. De ce moment, ta bienveillance naturelle s’est convertie en une jalousie délirante et une inexorable inquiétude. Tes années se sont écoulées l’une après l’autre dans cette vie de douleurs et de mensonges ; ton existence ne s’est prolongée que pour que tu te sentisses enfin arracher par mes cruelles mains ta dernière consolation, et que tu visses la honte si redoutée t’accompagner dans la tombe.

J’ai commencé ces mémoires avec l’idée de venger ma réputation. Il ne me reste plus de réputation à venger. Mais j’ai voulu les finir pour révéler toute ton histoire ; si ces erreurs de ta vie, que tu as tant désiré de cacher aux hommes, se trouvent aujourd’hui dévoilées, qu’au moins le monde ne te connaisse point par un récit mutilé.

FIN

NOTE DU TRADUCTEUR

En réimprimant, après un laps de trente ans, cette traduction d’un ouvrage si souvent réimprimé en Angleterre, je ne puis m’empêcher de faire observer au lecteur que Caleb Williams date d’une époque où, en Angleterre comme en France, le roman subissait encore l’influence de la rhétorique un peu déclamatoire de J. -J. Rousseau. Godwin était un des adeptes les plus fervents de cette école ; s’il vivait aujourd’hui, il se rapprocherait sans doute un peu plus de celle de Walter Scott ou de celle de Ch. Dickens. Une traduction fidèle devait respecter son style et sa forme, au risque de respecter ce qui pourra ne pas être approuvé par les critiques du jour.

A.P.

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[1] Cette préface avait été omise dans la première édition à la prière des libraires.

[2] Le squire est, en Angleterre, le propriétaire principal d’un domaine : ce mot correspond à celui de laird en Écosse.

[3] Vestry : sacristie, assemblée ainsi nommée du lieu où se tient la réunion des notables de la paroisse.

[4] Procureur.

[5] Un liard sterling.

[6] Le docteur Prideaux était un historien et un antiquaire estimé, né à Padston, dans le comté de Cornouailles, en 1648.

[7] Fameux voleur choisi par Fielding pour être le héros d’un de ses romans.

[8] La Grande-Bretagne a eu ses dragonnades comme la France, grâce aux persécutions du temps de Charles II, et le verbe to dragoon est resté dans la langue pour la funeste immortalité des dragons de Claverhouse.

[9] Idée empruntée à Hamlet.

[10] La loi du pugilat est tellement sacrée en Angleterre, qu’au moindre défi un cercle se forme entre les deux boxeurs, qu’on laisse se battre jusqu’à ce que l’un des deux tombe mort ou demande grâce.

[11] Felony, crime capital.

[12] Horse-sterling. D’après une loi d’Édouard VI, le vol d’un cheval ou d’un mouton faisait encourir la peine de mort sans bénéfice du clergé.

[13] Shop-lifting, vol dans une boutique pour une valeur de cinq livres sterling.

[14] Burglary.

[15] Jack Ketch, le bourreau.

[16] Un ami de l’auteur a été témoin, à Newgate, il y a quelques années, d’un fait absolument semblable à celui-ci.

[17] Le shelling vaut la vingtième partie d’une livre sterling c’est-à-dire environ 1 fr. 25 c.

[18] On trouve une histoire toute semblable dans le Calendrier de Newgate, vol. I, p. 382.

[19] Voyez Howard, sur les Prisons.

[20] En cas de peine forte et dure. – Voyez les procès criminels d’État, vol. I, année 1615.

[21] Ceci ressemble à une parodie de la célèbre réponse du roi Jean de France, qui avait été fait prisonnier à la bataille de Poitiers.

[22] Eugène Aram. – Voyez l’Annual register, année 1759.

[23] William André Horne. – Id., même année.

[24] Outside.

[25] Bow-Street est la rue de Londres où sont situés les bureaux de police.