Sacha Guitry

FAISONS UN RÊVE

(1916)

PERSONNAGES

LUI : Sacha Guitry

LE MARI : Raimu

ELLE : Charlotte Lysès

LE VALET DE CHAMBRE : Georges Barral

Faisons un rêve a été représenté pour la première fois au Théâtre des Bouffes-Parisiens, le 3 octobre 1916.

ACTE PREMIER

LE DÉCOR

Au lever du rideau, la scène est vide. On sonne. Un instant plus tard, le valet de chambre introduit le mari et la femme. La femme est jolie, elle est jeune, elle est élégante – et, sans être spirituelle, elle est très fine. Le mari, lui, n’est pas très fin, mais il se croit spirituel. C’est un homme du Midi qui n’a jamais pu se débarrasser complètement de son accent. Comme il est très bien habillé, il se trouve élégant – et, ce qui le rend assez sympathique, c’est qu’elle ne cesse de se moquer de lui.

LE MARI

Comment, il n’est pas là ?

LE VALET DE CHAMBRE

Non, monsieur, Monsieur n’est pas encore rentré. Mais que Monsieur et Madame veuillent bien prendre la peine de s’asseoir. Monsieur m’a prévenu qu’il attendait Monsieur et Madame à quatre heures moins un quart…

LE MARI

Il appelle ça nous attendre à quatre heures moins un quart, il en a de bonnes ! (Le valet de chambre est sorti.) C’est que je n’aime pas beaucoup attendre, moi.

LA FEMME

Mais pourquoi es-tu toujours de mauvaise humeur, voyons !

LE MARI

Je ne suis pas de mauvaise humeur, mais je trouve inconcevable que, nous ayant donné rendez-vous chez lui, ce garçon n’y soit pas. (Un temps.) Ça t’amuse toi, d’attendre ?

LA FEMME

Non, ça ne m’amuse pas d’attendre, seulement je n’y attache pas une aussi grande importance que toi, voilà tout. Et puis, enfin, sois juste, nous n’avons pas encore attendu bien longtemps. Ce garçon a demandé de passer chez lui à quatre heures moins un quart…

LE MARI, montre en main

Eh ! Bien, il est juste quatre heures moins un quart.

LA FEMME

Eh ! Bien, il ne sera donc en retard que dans quelques secondes.

LE MARI

Pourquoi « quelques » ?… Il est en retard, ça y est.

LA FEMME

Eh ! Bien, ça y est, il est en retard. Et puis, après ? En voilà une affaire !

LE MARI

Tu prends gaiement la chose, toi.

LA FEMME

Fais comme moi, va. C’est très joli chez lui.

LE MARI

C’est gentil, oui.

LA FEMME

Je trouve ça mieux que gentil. C’est arrangé avec beaucoup de goût. On sent que les choses sont entrées ici une à une. Ce qu’il y a d’agréable dans un intérieur, c’est de sentir la personnalité de celui qui l’habite. Mettre à côté les uns des autres des meubles d’époques différentes, c’est très difficile. Tout cela est charmant. Tu n’es pas de mon avis ?

LE MARI

Hein… ?

LA FEMME

Rien.

LE MARI

Quoi, tu crois que je n’ai pas entendu ce que tu m’as demandé ?

LA FEMME

Eh ! Bien, qu’est-ce que je t’ai demandé ?

LE MARI

Eh ! Bien, tu m’as demandé, à propos des meubles…

LA FEMME

Et alors ?

LE MARI

Et alors, oui, quoi, tu as raison… c’est arrangé avec beaucoup de goût. Ce qui m’étonne même, c’est que lorsqu’on a un appartement arrangé comme ça, on aille dehors. Moi, si j’avais des meubles comme ceux-là, je ne sortirais jamais de chez moi.

LA FEMME

Il a peut-être été retenu…

LE MARI

Où veux-tu qu’il ait été retenu ?

LA FEMME

Mais je n’en sais rien.

LE MARI

Il n’a rien à faire dans la vie…

LA FEMME

Il est tout de même avocat.

LE MARI

Avocat ! Penses-tu ?

LA FEMME

Il m’a dit qu’il était attaché au barreau de Paris.

LE MARI

Attaché ? Pas solidement. (Il rit.) Il est amusant comme mot celui-là, hein… Non, il a fait son droit, pour faire quelque chose, comme la plupart des hommes du monde qui ne veulent rien faire. D’ailleurs, ça le regarde. Il a un nom, de la fortune… il a bien raison de ne pas se la fouler. La vie lui est facile… il aime les femmes…

LA FEMME

Tu crois qu’il aime les femmes ?

LE MARI

Je l’espère pour lui. Depuis qu’il est avec la petite Martini…

LA FEMME

Il est toujours avec la petite Martini ?

LE MARI

Il me semble.

LA FEMME

Non, je crois que c’est fini. Je ne sais plus qui m’a parlé de cela, mais je crois que c’est fini…

LE MARI

Alors, il est avec une autre.

LA FEMME

Avec qui ?

LE MARI

Mais je n’en sais rien, je le suppose. (Un temps.)

LA FEMME

Je le trouve très agréable comme homme, très bien élevé, très gentil…

LE MARI

Oui, oui, et si, en plus, il était exact, il serait parfait.

LA FEMME

Oh ! que tu es turbulent, mon Dieu ! Qu’est-ce que ça peut te faire d’attendre cinq ou six minutes ? Nous n’avons rien à faire, n’est-ce pas ?

LE MARI

Nous n’avons rien à faire ?… Parle pour toi, mon enfant.

LA FEMME

Qu’est-ce que tu as donc à faire, toi ?

LE MARI

Hé… j’ai à faire.

LA FEMME

Oui, mais quoi ?

LE MARI

Ben… j’ai un rendez-vous à quatre heures…

LA FEMME

Où ça ?

LE MARI

Dans Paris.

LA FEMME

Ça, je l’aurais parié…

LE MARI

Pourquoi l’aurais-tu parié ?… Je pourrais très bien avoir rendez-vous à Saint-Cloud.

LA FEMME

Ou à la Garenne-Bezons.

LE MARI

Eh !… Pourquoi pas ! Je t’ai répondu « dans Paris », parce que l’endroit où j’ai rendez-vous se trouve dans le cœur de Paris.

LA FEMME

Et… qu’est-ce que tu appelles « le cœur de Paris » ?

LE MARI

L’Opéra.

LA FEMME

Tu as rendez-vous avec une danseuse ?

LE MARI

Oh ! Dieu m’en préserve. Je dis « l’Opéra », pour le quartier de l’Opéra, tu comprends. Car c’est à côté de l’Opéra que j’ai rendez-vous.

LA FEMME

Chez le marchand de nouilles, en face ?

LE MARI

Non, non, non, pas chez le marchand de nouilles.

LA FEMME

Alors, où as-tu rendez-vous ?

LE MARI

Un peu plus haut, à gauche…

LA FEMME

Dis-moi où ?

LE MARI

Qu’est-ce que ça peut te faire ?

LA FEMME

Qu’est-ce que ça peut te faire de me le dire ?

LE MARI

J’ai rendez-vous… devant la banque Sud-Américaine.

LA FEMME

Avec qui ?

LE MARI

Avec un Américain du Sud, pardi !

LA FEMME

Comment s’appelle-t-il ?

LE MARI

Comment il s’appelle… ?

LA FEMME

Oui, il a un nom, cet homme-là !

LE MARI

Oh ! là, là, tu penses… il en a même trois… il s’appelle… c’est bien simple… il s’appelle… heu…

LA FEMME

Comment ?

LE MARI

Attends, je ne l’ai pas encore dit. Il s’appelle tout bonnement Lopez Quita de la Manãna…

LA FEMME

Quoi ?

LE MARI

Eh ! Oui, qu’est-ce que tu veux, c’est comme ça. Je n’y suis pour rien, moi.

LA FEMME

C’est la première fois que j’entends ce nom-là.

LE MARI, à part

Moi aussi.

LA FEMME

Mais qu’est-ce que c’est que cet homme-là ?

LE MARI, disant n’importe quoi

Oh ! Ça, les Américains du Sud, on ne sait jamais la vérité sur eux. On ne sait jamais s’ils sont Brésiliens, Chiliens, Argentins… ou autre chose. Quand ils ont dit : « Américain du Sud », ils ont tout dit. D’ailleurs, ils ne le savent pas eux-mêmes. Les Brésiliens ayant généralement leurs parents au Chili, leurs pénates en Argentine et leur fortune au Guatemala… comment veux-tu qu’ils s’y reconnaissent ! Ce sont des gens très intelligents, du reste.

LA FEMME

Comment est-il, celui-là ?

LE MARI

Très intelligent, comme les autres.

LA FEMME

Je veux dire : il est grand ?

LE MARI

Assez.

LA FEMME

Comment « assez » ? Est-ce que je n’ai plus le droit de te questionner, maintenant ?

LE MARI

Mais, mon petit, ce n’est pas à toi que je dis « assez ». Tu me demandes s’il est grand… je te réponds : « Assez… assez grand, oui. »

LA FEMME

Il est brun ?

LE MARI

Oh !… Plus que brun… c’en est même…

LA FEMME

Gênant.

LE MARI

Non… pas gênant… ça ne peut pas me gêner qu’il soit brun, ce garçon, si ça l’amuse.

LA FEMME

Tu le connais depuis longtemps ?

LE MARI, mentant très mal

Oh ! Depuis… avant-hier. Je fis sa connaissance au cercle. Nous parlâmes d’un tas de choses de Bourse… car, entre nous, cet homme-là, c’est tout simplement un financier…

LA FEMME

Allons donc ?

LE MARI

Mais oui. Et formidable ! Je lui ai demandé des renseignements sur la Dos Estrellas, en le flattant, bien entendu, sur sa compétence notoire en matière de finance… et j’ai tellement bien manœuvré qu’il a fini par me dire : « Voulez-vous me voir vendredi à quatre heures ? »

LA FEMME

Il a l’accent anglais ?

LE MARI

Mais non, il n’a pas l’accent anglais. Mais tu sais bien que c’est le seul accent étranger que je puisse prendre. Ne me taquine pas, voyons… Oh ! là, là, quatre heures moins cinq, je file.

LA FEMME

Tu ne peux pas faire ça, voyons.

LE MARI

Comment, je ne peux pas faire ça ?… Tu vas voir !… Est-ce que tu t’imagines que je vais rater un rendez-vous de cette importance pour… pour… je me demande quoi, d’ailleurs ?… Qu’est-ce qu’il a à nous dire celui-là, je n’en sais rien.

LA FEMME

Moi non plus, je n’en sais rien.

LE MARI

Nom de Dieu, quand on donne un rendez-vous, on y est. Qu’est-ce qu’il t’a dit dans le téléphone ?

LA FEMME

Il m’a dit : « Vous me feriez le plus vif plaisir en passant tous les deux chez moi à quatre heures moins le quart. J’ai quelque chose à vous montrer. »

LE MARI

Quelque chose à nous montrer ?… Ça va encore être une gravure ancienne, ça, tu vas voir. Il m’a déjà fait le coup, une fois. Je m’en fous, moi, des gravures anciennes.

LA FEMME

Non, ç’avait l’air d’une chose vraiment importante…

LE MARI

Pour lui, peut-être. En tout cas, je sais que, pour moi, le rendez-vous que j’ai tantôt a une importance considérable. Ce banquier peut me rendre un immense service… et je tiens à le ménager. Tu ne serais pas mécontente, n’est-ce pas, si je te disais dans quarante-huit heures que j’ai réalisé un bénéfice de deux à trois millions ?

LA FEMME

J’avoue que je ne serais pas mécontente.

LE MARI

Eh ! Bien, alors, mon petit, laisse-moi faire.

LA FEMME

Mais je te laisse faire, mon chéri.

LE MARI

Non, je veux dire… laisse-moi agir au mieux de nos intérêts – tu comprends ?… On peut, sans avoir une nature basse ou vile, faire un petit plaisir à un homme dont on attend un grand service. Deux ou trois millions, c’est quelque chose, ça.

LA FEMME

Mais je ne t’empêche pas de faire un petit plaisir à ce monsieur, moi.

LE MARI

Non, bien sûr, mais tu comprends, n’est-ce pas, ce que je veux dire ?

LA FEMME

Non, pas très bien.

LE MARI

Eh ! Bien, supposons… oui, supposons une chose. Supposons que ce monsieur me dise : « Je voudrais me distraire un peu ce soir… où me conseillez-vous d’aller ? » Qu’est-ce que tu veux que je lui réponde ?

LA FEMME

« Venez à la maison ! »

LE MARI

Mais non, tu es folle, voyons. Se distraire, c’est aller au théâtre.

LA FEMME

Ah ! Bon, bon. Eh ! Bien, alors, tu lui indiques tout simplement le théâtre où l’on joue la meilleure pièce en ce moment… et tu lui souhaites d’y passer une bonne soirée. Hein ?

LE MARI

Oui… oh ! Évidemment, je peux faire ça… je peux me contenter de lui indiquer, comme tu dis, un théâtre… mais ce n’est peut-être pas suffisant… ce n’est peut-être pas très adroit. Car enfin, tiens, renversons les rôles. Je suis à Buenos Aires et ce monsieur se contente de m’indiquer un théâtre sans me proposer de m’y accompagner. Eh ! Bien, je pense : voilà un mufle !

LA FEMME

Ah ! Je comprends. Ce que tu voudrais, en somme, dans le cas où ce monsieur te dirait qu’il a envie de sortir ce soir, c’est pouvoir lui répondre : « Mais, cher monsieur, dites-moi où vous serez vers huit heures et demie… »

LE MARI

Parfaitement…

LA FEMME

« … Afin que je puisse passer vous prendre… »

LE MARI

Voilà…

LA FEMME

« … Avec ma femme… »

LE MARI

Av… v… heu… ça… tu sais…

LA FEMME

Ah ! Ah ! Tu crains que ma présence…

LE MARI

Non, mais je crains que tu ne t’amuses pas beaucoup.

LA FEMME

Oui. Tandis que, seule à la maison, je risque de me tordre toute la soirée.

LE MARI

Non, je ne plaisante pas. Mais tu sais, ce genre d’homme-là, parlant mal le français, pas très bien élevé, avec une femme comme toi… je crains bien que…

LA FEMME

Oui, dans le fond, tu préférerais renoncer à sortir avec lui, ce soir, plutôt que de m’infliger sa présence.

LE MARI

Ah ! Oui. Je fais tout de même passer les affaires après ton plaisir, je l’avoue.

LA FEMME

Tu es bien aimable.

LE MARI

Et, ma foi, si ça t’embête que j’y aille seul… je resterai tranquillement ce soir à la maison, voilà tout… et je n’en mourrai pas.

LA FEMME

Je l’espère.

LE MARI

Seulement… c’est peut-être un peu bête de flanquer en l’air deux ou trois millions, parce que, enfin, c’est une somme… C’est une somme qui représente une belle voiture neuve… un joli bijou pour toi… un gentil cadeau pour ta maman…

LA FEMME

Mon chéri, mon chéri, ne te donne pas tant de peine. Tu penses bien que je te taquine en ce moment, voyons… et tu sais parfaitement que tu peux aller au théâtre, si tu le veux, ce soir… et comme tu l’entends.

LE MARI

Vraiment ?

LA FEMME

Mais oui, vraiment. Fais ce que tu dois faire et ce qui peut te faire plaisir, je t’en supplie. Ou bien je me coucherai tout de suite, ou bien je ferai venir Henriette à la maison pour bavarder avec moi en t’attendant… ou bien j’irai chez elle…

LE MARI

Mais… comme tu dis ça drôlement…

LA FEMME

Drôlement ?

LE MARI

Bizarrement.

LA FEMME

Qu’est-ce que j’ai de bizarre ?

LE MARI

Je ne sais pas… tu as comme un petit sourire en coin.

LA FEMME

Moi ?

LE MARI

Oui !… Germaine ?

LA FEMME

Mon ami ?

LE MARI

Tu ne t’imagines pas, je suppose, que je veux cette soirée pour faire des frasques ?

LA FEMME

Oh !

LE MARI

Tu me connais, Germaine. Tu sais quelle sainte horreur j’ai du mensonge et de l’hypocrisie…

LA FEMME

Tu es sérieux ?

LE MARI

Mais oui.

LA FEMME

Alors, ne continue pas, veux-tu ?

LE MARI

Pourquoi ?

LA FEMME

Parce que… parce que je ne veux pas que nous parlions de ces choses-là. Ça me gêne. Je n’ai pas beaucoup d’expérience, je ne me crois ni plus forte ni plus maligne qu’une autre, mais j’ai bien l’impression qu’il y a certains sujets qu’il est préférable de ne jamais aborder. Et, puisque nous en avons tout de même parlé sérieusement, veux-tu que nous nous fassions une petite promesse mutuelle ? Je crois que le moment en est parfaitement choisi… et, ainsi, nous en aurons parlé pour la dernière fois.

LE MARI

Quelle promesse ?

LA FEMME

Celle-ci : tu ne mettras jamais en doute ma parole et je ne mettrai jamais ta parole en doute. Hein ? Qu’en penses-tu ?

LE MARI

Mais… je pense que c’est très bien.

LA FEMME

Alors c’est promis ?

LE MARI

C’est promis.

LA FEMME

À condition, bien entendu, de ne pas dépasser la limite de la vraisemblance…

LE MARI

Évidemment.

LA FEMME

Je crois que la vie n’est possible à deux…

LE MARI

… Que sous le régime d’une confiance absolue et réciproque.

LA FEMME

Puisqu’on ne peut rien empêcher, et que ce qui doit arriver arrive.

LE MARI

C’est vrai. Mais… je ne te savais pas aussi fataliste.

LA FEMME

Mais moi non plus, figure-toi. On apprend à se connaître chaque jour davantage et l’on découvre en soi des ressources insoupçonnées.

LE MARI

C’est parfaitement exact. Et, en tout cas, ce que je puis te certifier, c’est que ta sagesse, dont tu viens de me donner une preuve évidente, est la meilleure des tactiques.

LA FEMME

Mais ce n’est pas une tactique.

LE MARI

Oh ! Mais je ne dis pas ça… je dis… je dis que ce serait la meilleure des tactiques si je me trouvais en faute… tu comprends ? Tiens, en ce moment, je me mets dans la peau d’un homme qui aurait envie de se payer ce soir une petite bombe. Eh ! Bien ! le seul fait de lui dire à cet homme-là : « Fais ce que tu voudras… il n’arrive que ce qui doit arriver… »

LA FEMME

Ça calme ?

LE MARI

Ça calme, comme tu dis… et ça trouble un peu aussi…

LA FEMME

Chut ! Chut ! Fais attention, mon chéri… n’oublie pas que tu es dans la peau d’un autre en ce moment… et que tu vas rater ton rendez-vous avec ton Américain du Sud.

LE MARI

Bigre, tu as raison. (Regardant sa montre.) Quatre heures dix !

LA FEMME

Aïe ! Il est raté, hein ?

LE MARI

J’en ai bien peur…

LA FEMME

Oh ! Que c’est bête.

LE MARI

Bête, non… C’est peut-être un peu dommage…

LA FEMME

Est-ce que tu as son adresse ?

LE MARI

Son adresse ?…

LA FEMME

Je veux dire… enfin… sais-tu à quel hôtel il est descendu ?

LE MARI

Oui, oh ! Je sais où le retrouver… seulement, avoir l’air de courir après lui, comme ça… hum !

LA FEMME

Je te proposerais bien de ne plus y penser… et d’abandonner cette affaire, car on en retrouve tant qu’on veut des Américains du Sud. Il n’y a pas que celui-là, n’est-ce pas ?

LE MARI

Certes, non… Alors tu me conseillerais de…

LA FEMME

Non, je ne te conseillerais pas, mais je te proposerais bien d’y renoncer, car je sens que tu n’as plus très envie d’aller retrouver… ce monsieur… seulement, voilà, c’est grave, ça…

LE MARI

C’est grave ?

LA FEMME

Mais oui, comme responsabilité pour moi, c’est très grave. Et puis, vois-tu que, tout à coup, je me mette à me demander si tout cela était bien vrai ? Ça peut peut-être m’inquiéter…

LE MARI

T’inquiéter ?

LA FEMME

Mais oui, ça peut m’inquiéter de te voir abandonner comme ça, de gaieté de cœur, deux ou trois millions… toi qui es si sérieux.

LE MARI

Évidemment.

LA FEMME

Comme nous le disions tout à l’heure, il faut que les choses soient vraisemblables pour qu’il n’y ait pas dans notre esprit le moindre doute…

LE MARI

C’est certain.

LA FEMME

Et puis, de ton côté, ne regretterais-tu pas d’avoir été faible ? Ne m’en voudrais-tu pas de t’avoir, en somme, retenu ?… Va vite, va… je crois que c’est encore le plus sage. Si tu dois regretter quelque chose, je préfère que tu regrettes d’y être allé. Va-t’en vite.

LE MARI

Mais alors, toi, qu’est-ce que tu vas faire ?

LA FEMME

Moi ? Je vais attendre notre ami pendant cinq minutes encore, ne fût-ce que pour t’excuser… et, si dans cinq minutes il n’est pas là, je rentrerai à la maison.

LE MARI

Bon.

LA FEMME

Alors, laisse-moi la voiture.

LE MARI

Bien entendu. Mais… de toute façon, je repasse par ici… et si je vois la voiture en bas, je monte.

LA FEMME

C’est ça… et nous aurons peut-être encore le temps d’aller faire ensemble le tour du lac.

LE MARI

Pourquoi pas !

LA FEMME

À moins que l’idée de dîner avec ce monsieur…

LE MARI

Ah ! Non, tout de même…

LA FEMME

Pas tout le même jour ?

LE MARI

Certes, non ! Il ne faut pas qu’il me cramponne !… Moi, je veux bien être bon… mais…

LA FEMME

… Tu ne veux pas être bête !

LE MARI

Eh ! Pardi, non !… Alors, à tout à l’heure…

LA FEMME

Mais oui.

LE MARI

C’est ça…

LA FEMME

Allons, allons, courage. Deux ou trois millions, c’est quelque chose…

LE MARI

Eh ! C’est bien ce que je me dis. Alors… à tout de suite !

LA FEMME

À tout de suite. (Et le mari s’en va.) Et dire que cet homme-là est intelligent en affaires !

(Elle reste seule un instant. Elle regarde tout autour d’elle. Elle examine chaque meuble, chaque objet, puis, rêveuse, elle s’assied – et, alors la petite porte qui est à gauche s’entrouvre et quelqu’un paraît.)

(C’est Lui. Trente ans, pas joli garçon si on veut, mais cela revient au même. Heureux de vivre, content des autres, enchanté de soi – si on lui demandait quelle est sa profession, il répondrait : « Faire l’amour ! » Il est entré sans être vu par Elle. Il la regarde. Elle lui plaît et il trouve sa robe ravissante. Sa main dégantée est posée sur le bras du fauteuil qu’elle occupe. Il se met à genoux près d’elle sans faire de bruit, et il pose un baiser sur cette main.)

ELLE

Oh…

LUI

Bonjour.

ELLE

Comment… vous êtes là ?

LUI

Non.

ELLE

Comment, non ?

LUI

Non, enfin… oui… c’est-à-dire que suis là, dans la salle de bains… où je fume depuis une demi-heure… et comme l’air y est devenu irrespirable… je sors !… Bonjour.

ELLE

Vous étiez là !

LUI

Oui, j’étais là… bien sûr que j’étais là… et je vous entendais… car on entend très bien de la salle de bains… et, tout de suite, il faut que je vous dise à quel point je suis heureux, mon Dieu, de penser que vous aimez un peu les choses qui sont ici… et qui sont parfaitement entrées une à une… vous aviez raison de le dire… Ah ! Et puis, que je vous apprenne aussi que Mlle Martini et moi, c’est fini, fini complètement – c’était une femme…

ELLE

N’en dites pas de mal.

LUI

Oh ! Je n’en dis pas de mal… elle était très gentille… elle avait un petit type anglais… maintenant, elle a un grand type espagnol !… En tout cas, c’est fini avec elle, fini, fini, fini ! Ah ! Et puis, que je vous dise ceci aussi pendant que j’y pense : je ne plaide pas, parce que je ne veux pas plaider. Je ne peux pas arriver à m’intéresser aux ennuis des autres, moi ! Seulement, en ce moment, tenez, si je plaidais ma cause… il me semble que je ne m’en tirerais peut-être pas trop mal… surtout si, d’un regard, le jury voulait bien m’encourager un peu…

ELLE

Eh ! Bien, le jury va vous poser une question…

LUI

Oh ! Que le jury a une jolie voix !… Si j’avais la voix du jury, je serais sauvé…

(Toutes ces choses qu’il lui dit, et toutes celles qu’il va lui dire jusqu’à la fin de l’acte doivent être dites avec une certaine volubilité et la plus grande gaieté possible, car elles ne sont que le témoignage d’une bonne humeur inaltérable. Ce n’est pas un homme d’esprit qui parle, c’est un homme gai qui improvise pour son plaisir une déclaration d’amour – et si l’on me demandait s’il est sincère, je répondrais qu’il est sincèrement gai.)

ELLE

Voulez-vous me dire, je vous prie, pourquoi vous vous cachiez dans votre salle de bains ?

LUI

Oh ! Mais je ne me cachais pas dans ma salle de bains… mais non. J’étais en train de me laver les mains, dans ma salle de bains.

ELLE

Votre valet de chambre nous a dit que vous n’étiez pas là…

LUI

Le témoin s’est trompé… ou alors il ne m’avait pas entendu rentrer ! En tout cas, j’étais vraiment rentré, puisque la salle de bains n’a qu’une porte… celle-ci !… Ma parole, j’étais en train de me laver les mains… ce qui n’est ni répréhensible ni injurieux pour qui que ce soit… Lorsque vous êtes entrés. J’ai continué de me laver les mains… Vous vous êtes assis, vous avez bavardé… je me suis essuyé les mains… je ne pouvais pas arriver avec les mains trempées… Tout en m’essuyant les mains, j’ai tendu l’oreille… Avez-vous remarqué comme on tend bien l’oreille en s’essuyant les mains ? C’est presque instinctif. J’ai tendu l’oreille afin de me rendre compte que vous ne vous disputiez pas… parce que, moi, j’ai horreur d’interrompre une dispute… c’est vrai, ça peut empêcher les choses de s’envenimer…

ELLE

Pourquoi nous serions-nous disputés ?

LUI

Vous êtes mariés !

ELLE

Vous auriez pu entrer, puisque nous ne nous disputions pas.

LUI

Oui, seulement, j’avais les mains humides !

ELLE

Et vous avez horreur des mains humides ?

LUI

Peut-être encore plus que des mains mouillées ! Alors, je les ai secouées comme ça, un peu, en l’air pour qu’elles sèchent… puis de nouveau j’ai tendu l’oreille… à ce moment-là, tous deux, vous parliez de… d’un Américain du Sud. Ça ne m’a pas intéressé. Alors, ma foi, j’ai allumé une cigarette… Quelques instants plus tard, je l’ai entendu qui disait : « Eh ! Nom de Dieu, quand on donne un rendez-vous, on y est ! » Je me suis dit : « Ce n’est peut-être pas le moment d’entrer, attendons encore un peu ! » J’ai fumé quelques bouffées… puis, de nouveau, j’ai tendu l’oreille… et alors ces mots, ces mots tant espérés sont venus jusqu’à moi : « Eh ! Bien, écoute mon chéri, va à ton rendez-vous, moi, je vais attendre notre ami pendant cinq minutes encore !… » Vraiment, mettez-vous à ma place !… Pouvais-je faire mon entrée à l’instant même où il s’en allait ?… C’eût été faire attendre l’Américain du Sud… et vous savez, moi, je n’aime pas faire attendre une femme… En tout cas, je pense que vous ne doutez pas de tout ce que je viens de vous dire ?

ELLE

Non.

LUI

Vous croyez, n’est-ce pas, ce que je viens de vous dire ?

ELLE

Mais oui.

LUI

Oh !

ELLE

Quoi ?

LUI

Vous ne croyez pas ça ?

ELLE

Mais si…

LUI

Mais il ne faut pas croire ça.

ELLE

Pourquoi ?

LUI

Mais parce que c’est complètement faux !

ELLE

Comment, c’est faux ?

LUI

Mais oui. Et voici maintenant la vérité. Figurez-vous qu’hier au soir, après le dîner, chez vous, votre mari m’a dit dans un coin en s’étirant : « Ah ! Que je voudrais être à demain quatre heures ! » L’Américain ! Alors, moi, je me suis dit : « Si je leur demande de venir tous les deux demain chez moi, à quatre heures moins un quart… et si je ne suis pas là… je suis sûr qu’à quatre heures moins cinq cet homme-là s’en ira… et je suis presque sûr que, elle, elle restera. » J’ai risqué le coup… le coup a réussi !

ELLE

Oh !

LUI

Je vous le dis, parce que, vous comprenez, moi, j’aime mieux passer à vos yeux pour un malin… que pour un homme qui se lave les mains vers quatre heures… d’autant que j’ai les mains extrêmement propres, je vous prie de le remarquer.)

ELLE

Mais pourquoi avez-vous fait ça ?

LUI

Pourquoi j’ai fait ça ?… Vous me demandez pourquoi j’ai fait ça ?

ELLE

Mais oui, je vous le demande…

LUI

Oh ! Voyons… j’ai fait ça pour vous avoir un peu, ici, chez moi… pour causer avec vous ! Vous devez bien comprendre que je ne pourrais pas vivre davantage dans l’état où je suis ! Je n’en peux plus !…

ELLE

Dans quel état ?

LUI

Oh ! Écoutez… cet homme-là va revenir… nous n’avons peut-être que dix minutes… profitons-en, je vous en supplie… et ce sera fini quand il reviendra…

ELLE

Quoi, fini ?

LUI

Vous m’aurez dit « oui » ou « non »… je serai fixé… ce sera fini !… Ça ne peut plus durer !… Depuis un an et demi que je vous connais et que je vais chez vous… vingt fois… trente fois, j’ai eu l’occasion de bavarder seul à seul avec vous… seulement, c’est comme un fait exprès, depuis trois semaines… depuis que c’est devenu… aigu… grave… il m’a été impossible de vous parler bas une seconde !… Les yeux… toujours les yeux… nous ne nous parlons qu’avec les yeux depuis trois semaines !… Ça fait des conversations extrêmement limitées, à la fois vagues et précises – si précises soudain qu’on se dit : « Ça y est, nous sommes d’accord… et elle m’aime aussi ! » – et tout à coup si vagues qu’on se dit : « Nom d’un chien, elle va me demander tout haut ce que je désire… ça va être affreux ! » Alors, aujourd’hui, je brise les vitres, tant pis ! Et si j’ai le courage de le faire… c’est parce que, tout à l’heure… une phrase que j’ai entendue, là, m’a donné un espoir inouï… prodigieux… insensé, je l’avoue, mais…

ELLE

Quelle phrase ?

LUI

Quand il a dit qu’il allait aller au théâtre sans vous, ce soir !… Eh ! Bien, à ce moment-là, moi, je me suis dit : « Si je ne me suis pas trompé, si je ne suis pas devenu complètement fou… si mes yeux ont réellement compris les siens… cette femme-là sera ici, chez moi… ce soir à neuf heures ! » Oh ! Je sais bien que c’est fou, mais je me le suis dit tout de même… et puisque j’étais décidé à parler, je me suis dit aussi que je n’avais pas un instant à perdre… Remarquez que ce que je fais, en ce moment-ci, est peut-être stupide, oui, je viens peut-être de tout gâter, je viens peut-être de perdre en quelques secondes, en quelques mots, tout le chemin que j’avais acquis depuis trois semaines avec mes yeux !… Tant pis, que voulez-vous !… Je dis « tant pis », mais dans le fond, je ne suis pas fier et, tout à coup, j’ai peur… j’ai peur affreusement… de la première phrase que vous allez prononcer !… Vos lèvres vont s’ouvrir… et quelques mots vont sortir… qui vont peut-être briser net, à jamais, trois semaines d’espoirs échafaudés. Oh ! Non, pas encore… pas encore… attendez… attendez… ne répondez pas encore… je ne vous ai dit que des choses vagues… sans signification… attendez !… Et en même temps que je vous demande d’attendre, je me dis que c’est peut-être bête de vous empêcher de parler… c’est peut-être maintenant qu’il faudrait vous laisser parler… Et, pourtant, non, ça ne peut pas déjà être maintenant, puisque je ne vous ai pas encore dit un seul mot d’amour !… D’ailleurs, des mots d’amour… vais-je en trouver ?… Vont-ils venir à mon appel, à mon secours… tous ceux que, depuis trois semaines, je mets de côté pour vous ?… Oui, ils viennent, je sens qu’ils viennent, seulement je n’ose pas les laisser passer… car enfin, voyez-vous que je me sois trompé… ce serait horrible, ça ! Voyez-vous que vos yeux n’aient pas exprimé tout ce que j’y lisais comme en un livre ouvert !… Car, vous savez, c’est fabuleux, depuis trois semaines, ce que j’ai cru lire dans vos yeux… et avouez que si je me suis trompé, je suis ridicule maintenant… pour toujours, à vos yeux… à vos yeux que j’adore… et qui me regardent fixement exprès… pour que je ne puisse pas deviner ce qui se passe en vous… Oh ! Écoutez, vous ne voulez pas être gentille, vous ne voulez pas me répondre d’abord un peu avec vos yeux, pour que je devine ce qui se passe en vous ? Vous ne voulez pas… non… ?… Non, elle ne veut pas me répondre avec ses yeux, elle me laisse patauger, exprès… et j’ai l’impression que je m’enlise en ce moment !… Vous savez que j’aimerais mieux une paire de claques qu’un mot trop méchant !… Qu’est-ce que j’ai fait en parlant ?… Oh ! Mon Dieu… qu’est-ce qu’elle va me dire ?… Qu’est-ce qu’elle va me répondre ?… Avec ces yeux-là, ce sourire-là… qu’est-ce qu’elle va me répondre ? Ça ne fait rien, allez-y maintenant… tant pis… dites… allez… dites… dites… dites…

ELLE

Je t’aime !

LUI

Oh ! Non, ce n’est pas vrai ! Oh ! Non… c’est trop beau… c’est vrai ?…

ELLE

Je t’aime… embrasse-moi !

LUI

Je vais le faire… tu sais que je vais le faire… Je le fais. (Il l’embrasse follement.) Et ce soir ?

ELLE

Je serai ici à neuf heures !

LUI

Tu seras ici à neuf heures… ââh ! (Et c’est un véritable hurlement de joie qu’il pousse. À ce moment exact le mari ouvre la porte et paraît.)

LE MARI

Qu’est-ce qu’il y a ?

LUI

Rien, rien… c’est une histoire que je raconte à votre femme… l’histoire d’un lion qui faisait : « Aâh ! »

Et il retrouve pour ce second « Aâh ! » l’intonation du premier tandis que…

LE RIDEAU TOMBE.

ACTE II

LE DÉCOR

Le même.

Quelques heures plus tard.

Au moment où le rideau se lève, il est, Lui, seul en scène. Il porte un vêtement d’intérieur. Les rideaux de la fenêtre sont fermés – et le divan est devenu un lit. Il y a beaucoup plus de fleurs qu’à l’acte précédent. Il se promène de long en large en vaporisant du parfum. Puis il va à la porte du fond et il l’ouvre. Il parle à son valet de chambre, qu’on ne voit pas.

LUI

Émile, vous pouvez aller au cinéma, je n’ai plus besoin de vous. Demain matin, réveillez-moi à dix heures et demie, onze heures… onze heures et demie, midi… Ne me réveillez donc pas d’ailleurs. Je suis bien assez grand pour me réveiller tout seul ! (Il a refermé la porte. Il regarde maintenant tout autour de lui.) L’œil du maître… qui se méfie de l’œil de la maîtresse !… Ah ! C’est qu’elles voient si bien, les femmes, en une seconde, la chose qu’on n’aurait pas dû laisser traîner !… Non, tout ça est bien, tout ça est très bien. Il n’y a qu’une photo, elle est de moi, elle ne peut rien dire. (Consultant la pendulette qui est sur son bureau.) Oh !… Neuf heures moins cinq… elle part de chez elle !… Si elle tient sa promesse… et elle va la tenir, j’en suis sûr… elle sera ici dans… pas tout à fait cinq minutes. Elle descend… Oh ! Que j’ai bien fait de parler aujourd’hui, moi… de lui dire que je l’aimais !… C’était le jour… c’était l’heure… c’était juste !… Ah ! Dame, on sent ces choses-là !… La voilà qui sort de chez elle… elle regarde à droite… elle regarde à gauche… traverse le trottoir… appelle un taxi : « Psst… taxi !… 25, avenue de Messine ! »… « Bien, madame. » Elle tourne le coin de l’avenue de l’Alma… Je la vois dans le fond du taxi : elle tremble tellement elle a peur. Elle traverse les Champs-Élysées… premier refuge… second refuge… elle prend la rue Washington… La rue Washington représente à peu près deux minutes. J’ai donc le temps d’éteindre, là… et d’allumer la petite lampe qui est ici. (Il fait ce qu’il dit.) Ça doit être mieux comme ça, hein ? Oh ! Oui, sûrement, c’est mieux, c’est beaucoup mieux ainsi. La lumière, ou, plutôt, l’obscurité joue un grand rôle dans l’amour !… Ce n’est pas une pensée, c’est une réflexion. (Retournant à la pendulette.) Elle est toujours rue Washington. En voilà une rue qui est longue !… Et pourquoi, mon Dieu… pour ce qu’elle est jolie !… (Il s’assied.) Pourvu qu’elle ne prenne pas froid dans le taxi. Ah ! Ça, si elle chipe un rhume, je suis fichu. Elle sera d’une humeur épouvantable… et ce sera ma faute si elle a laissé les deux vitres ouvertes !… Je pense que ça doit être assommant de faire l’amour avec une femme qui a un rhume. Sûrement. On lui dit : « Je t’aime ! Et toi, chérie ? » et elle vous répond : « Boi, je t’adore… att-choum ! » (Il retourne à la pendulette.) Ah ! La voilà enfin qui tourne le coin de la rue Washington. Elle traverse maintenant la petite place où il y a ces nouveaux refuges qui sont si compliqués, comme tout ce qui est destiné à simplifier la vie. Elle passe devant l’horloge de précision qui retarde d’une heure trente-cinq depuis un an et demi. Elle prend le boulevard Haussmann. Prends-le, mon amour, il est à toi, tiens, je te le donne, le boulevard Haussmann… prends-le et descends-le !… Fais attention aux tramways, toi, idiot… ne me l’abîme pas surtout ! (Tout ce trajet qu’il imagine, il s’amuse à le mimer.) Continue… continue, descends toujours le boulevard Haussmann… Tiens, elle passe devant mon tailleur… qui veut un acompte – penses-tu ! Ce n’est pas le moment. Ce n’est d’ailleurs jamais le moment. Elle passe devant un deuxième tailleur. Passe, le front haut, je ne lui dois rien à celui-là… Elle passe devant un troisième tailleur !… Quel quartier, mon Dieu ! Et on s’étonne que ce coin-là soit désert. Continue… continue… Ah ! Shakespeare, statue de Shakespeare. Elle tourne autour de Shakespeare… Ne soyons pas étonnés si demain Shakespeare a la tête à l’envers !… Elle prend l’avenue de Messine… le chauffeur met en seconde… Elle monte l’avenue de Messine… Allez, monte, monte encore, encore, encore… Mais non, pas au 23, on t’a dit au 25 !… Va… va… maintenant freine, arrête, arrête… c’est ça !… Descends, mon amour… je t’ouvre la portière… descends… paye… ah ! Ça il faut payer, il n’y a rien à faire. Donne-lui un bon pourboire. Voilà. Parfait. Traverse le trottoir… mais non, on ne te regarde pas mon chéri… à cette heure-ci, qui veux-tu qui te regarde ?… Sonne à la porte d’entrée… impatiente-toi… resonne… pousse la porte… referme la porte… traverse le vestibule… prends l’ascenseur… (Il tend l’oreille.) Non, tu préfères monter à pied les vingt et une marches qui nous séparent ?… Ça ira aussi vite, tu as bien raison. Vas-y… 21,20,19,18,17,16,15,14,13,12,11,10,9, 8,7, 6,5, 4,3, 2… une… sonne… sonne… allez, va… sonne… sonne… Elle se met de la poudre peut-être. Assez de poudre… allez, sonne… mais sonne donc ! (Un temps. Il est navré.) Qu’est-ce qu’elle peut foutre, nom de Dieu ? (On sonne. Il bondit de joie.) Ah ! La voilà !… J’étais bien sûr qu’elle viendrait ! (On resonne.) Voilà, voilà !… (Il est dans l’antichambre. On entend d’abord : « Merci », puis le bruit de la porte d’entrée qu’il fait claquer, et il rentre, une carte-pneumatique à la main, désolé, vexé.) Ça y est, le pneu !… Le sale petit pneu, implacable, fatal !… Douze lignes d’excuses qui ne disent rien… ou un seul mot : impossible – qui dit tout !… Ah ! Et dire que j’étais sûr qu’elle viendrait ! Faut-il être bête, mon Dieu ! (Il décachette le pneu et il le lit tout haut.) « Entendu, mon cher vieux, à demain déjeuner, Adrien. » Ah ! Le salaud !… Oh ! Ce qu’il m’a fait peur !… Eh bien, non, je n’irai pas déjeuner demain avec lui ! Je ne veux plus le voir…, jamais… non, il m’a fait trop peur !… Mais, c’est drôle comme on est, tout de même : ce pneumatique d’un autre me donne à présent la certitude qu’elle viendra ce soir, puisque le pneu n’est pas d’elle alors qu’il aurait pu être d’elle. Seulement, elle est très en retard tout de même. Et ça, c’est bête, c’est très bête… (Il se met à marcher de long en large.) Mon Dieu, que les femmes sont assommantes !… Une !… J’en ai connu une qui était exacte. D’ailleurs je ne pouvais jamais arriver à être à l’heure avec elle ! (Il se laisse tomber dans un fauteuil.) Ah ! Oui, elles sont assommantes. C’est même inouï qu’on puisse adorer les femmes comme je les adore… et les trouver assommantes à ce point-là. Car je les adore, et c’est, du reste, ce qui me donne le droit de dire qu’elles sont assommantes. Être marié !… Ça, ça doit être terrible. Je me suis toujours demandé ce qu’on pouvait bien faire avec une femme en dehors de l’amour. Chacun est comme il est, n’est-ce pas, et j’ai l’impression qu’il y a plus de différence entre un homme qui est marié et un homme qui n’est pas marié qu’entre un Chinois et un Portugais !… Si quelqu’un me disait : « Tu étrangleras, un jour, un facteur sur la route du Vésinet… » – je dirais : « Peut-être ! » Si quelqu’un me disait : « Tu seras, un jour, archevêque de Clermont-Ferrand… » – je dirais : « C’est possible. » Mais si quelqu’un me disait : « Tu seras marié un jour… » – je répondrais : « Non, mon général ! » – à condition, bien entendu, que ce soit un général qui m’ait dit ça !… Mais qu’est-ce qu’elle peut faire ?… Elle n’a peut-être pas trouvé de taxi… Ah ! Qu’elle ne dise pas ça, voyons, il y en a toujours au coin de l’avenue de l’Alma… Pourvu qu’elle ne soit pas malade !… Elles ont toujours quelque chose, c’est vrai. On dirait qu’elles ont deux fois plus d’organes que nous !… Pourvu, surtout, mon Dieu, qu’elle n’ait pas réfléchi. Car elles ne font que des bêtises quand elles réfléchissent !… Et ce serait une bêtise de ne pas venir. Elle le regretterait. Peut-être pas autant que moi, mais elle le regretterait sûrement. (Il a repris sa promenade.) Non, n’est-ce pas, ce qui est stupide c’est l’heure qui passe. Admettons qu’elle soit là à la demie… Eh bien, le temps de… heu… (Il fait le simulacre de prendre quelqu’un dans ses bras et de l’embrasser.)… nous ne serons pas couchés avant dix heures. Et tout à coup, à onze heures, elle sautera du lit en disant : « Vite, vite ! » Et, pendant ce temps-là, elle m’aura demandé l’heure au moins dix fois. (Ayant d’un coup d’œil mesuré la distance qui sépare le lit de la pendulette, il ajoute :) D’ailleurs, à ce propos, je vais mettre mon bracelet-montre… (Il fait ce qu’il dit.)… car je ne tiens pas à me relever tout le temps. Non, ce qui est bête, c’est de rater une chose qui pouvait être charmante… une occasion que nous ne retrouverons peut-être jamais !… Et le mari, lui, je le connais, le mari, il est sûrement parti à neuf heures moins vingt !… J’ai presque envie de lui téléphoner, parce qu’elle est peut-être dans un fauteuil en train d’hésiter… et elle est capable d’hésiter comme ça pendant une heure… et puis, tout à coup, dans une heure, elle se décidera… et elle arrivera, souriante, sans même se rendre compte que nous ne pourrons plus rien faire ! Et, d’un autre côté, si elle ne doit pas venir, j’aimerais autant le savoir ! Je n’ai pas envie de passer toute ma soirée, comme ça, comme un idiot, dans l’obscurité… Non, c’est vrai… c’est charmant, les femmes et l’amour… mais enfin, il ne faut pas en être esclave à ce point-là. Il ne faut pas tout subordonner à ça. C’est bien simple, depuis cinq heures, ce soir, je n’ai pas pu m’occuper d’autre chose. J’avais un rendez-vous avec Chabrier, je n’y suis pas allé… J’ai acheté des fleurs… des draps de soie… je m’en suis foutu pour Dieu sait combien… J’ai à peine dîné pour ne pas être gonflé… Je me suis rasé en sortant de table, j’ai horreur de ça… ça me congestionne… sûrement, demain, j’aurai des petits boutons blancs !… Non, vraiment elle aurait mieux fait de me dire : « Je ne peux pas venir, je ne peux pas venir ! » Je n’en serais pas mort, quoi ! C’est une femme délicieuse, c’est entendu… mais, moi aussi, je suis un homme délicieux… et je n’aime pas beaucoup qu’on me fasse poireauter comme ça. (S’apercevant que l’heure passe, passe…) Oh ! Regardez-moi ça !… Ah ! Non, non, non… Eh bien ! dans ces conditions-là, j’aime autant qu’elle ne vienne plus ! Zut de zut, j’en ai assez, moi, à la fin !… Je ne plaisante pas. Je ne suis vraiment plus en état, à présent, de supporter des minauderies, des : « Oh ! Pardon, je suis en retard… » des… (On entend, venant de la rue, le bruit d’une voiture.) La voilà ! (Il a bondi à la fenêtre, joyeux.) C’est elle, c’est elle… oh ! Sûrement, c’est elle… J’étais bien certain qu’elle viendrait !… Chérie, va !… Elle vient de tourner autour de Shakespeare… Elle monte l’avenue de Messine… le chauffeur met en seconde, comme l’autre… comme l’autre, il ne distingue pas les numéros… Ah ! L’imbécile, il s’arrête devant le 23 !… Elle va descendre là tout de même. Elle ouvre la portière. Je vois déjà le bas de sa jupe… Oh ! Merde, c’est un curé !… Qu’est-ce qu’il vient foutre avenue de Messine, celui-là !… Est-ce que je vais rue des Saints-Pères, moi !… (Il est dans un état de rage indescriptible) Ah ! Tant pis, je vais lui téléphoner. Je n’en peux plus ! (Il s’assied, décroche, ou plutôt arrache le récepteur, et, prenant ses désirs pour des réalités, il dit, gravement :) Allô, c’est vous, chérie ? (Puis, souriant lui-même de son excessive nervosité, il ajoute :) Ce serait trop beau, ça ! C’est pour plus tard. (Cherchant à se souvenir du numéro :) Passy… Passy… Oh ! Que c’est bête… je sais que ça finit par : 02… (Il consulte dans un mémento sa liste personnelle de numéros.) Ah ! Non, pas tout à fait : Passy 14-33 (Au moment de composer ce numéro sur le cadran, il se ravise et fait le 13.) Je préfère le demander par les réclamations, ça ira plus vite. Allô ?… Allô ?… Qu’est-ce qu’elles peuvent faire celles-là ?… Elles doivent jouer aux cartes, ce n’est pas possible !… Allô ?… Ah ! Enfin !… Mademoiselle, voilà un quart d’heure que je demande un numéro sans pouvoir l’obtenir. Oui, mademoiselle, je sais le numéro que je veux, figurez-vous !… Donnez-moi, s’il vous plaît, Passy… heu… (Le mémento s’est refermé et il ne se souvient plus du numéro.) Comme si je ne savais pas le numéro que je veux ! (Il le cherche.) Voulez-vous avoir l’obligeance… de bien vouloir… me donner… (Il ne trouve pas.)… s’il vous plaît… mademoiselle, le plus rapidement possible, le numéro… heu… (Il trouve.)… Passy 14-33 !… Oui, mademoiselle, 33 : l’âge du Christ !… Non, pas 46… Non, allô ?… Allô !… Passy 14-33 : les deux bossus. C’est ça. (Il se lève brusquement, le récepteur à l’oreille.) Ah ! Oui, mais attention… si elle arrive pendant que je la demande et que je ne l’entende pas sonner – ce serait horrible, ça. J’ai bien envie d’aller mettre ma clef sur la porte. Oui… C’est tout de même plus prudent. Allô ?… Allô ?… (La longueur du fil lui permet d’aller jusqu’au tiroir où se trouve sa clef) Allô ? (Il a posé le récepteur sur son bureau, puis, très vite, il est sorti de scène et est allé mettre sa clef sur sa porte, sans pourtant cesser de crier, de hurler même : « Allô ? » Il rentre en scène, toujours très vite, et il reprend le récepteur.) Allô ?… Non, pas encore. (Il regarde tout autour de lui.) Où sont mes cigarettes ?… Je passe une heure ou deux par jour à chercher mes cigarettes. (Elles sont sur une petite table, près de la fenêtre.) Ah… là-bas ! (De la main gauche, ayant pris son appareil téléphonique, et le récepteur collé à l’oreille droite, il profite de la longueur du fil pour aller jusqu’à la table où sont ses cigarettes.) Allô ?… Je suis sûr qu’elle n’a rien demandé cette fille-là ! (Il a pris une cigarette.) Où sont les allumettes, maintenant ? (Il aperçoit la boîte à l’autre bout du salon – et il traverse la scène, comme un homme qui a l’habitude de se promener ainsi tout en téléphonant.) Quelle patience il faut avoir ! (Il est assis maintenant devant le petit meuble sur lequel se trouve la boîte d’allumettes.) Elles aussi, d’ailleurs, les malheureuses, il leur en faut de la patience. Quel métier elles font ! Être entouré de gens nerveux qu’on ne voit pas et qui vous parlent par chiffres… (Il a allumé sa cigarette, non sans peine, n’ayant qu’une main de libre.) Ce qui m’étonne… Allô ? – Comment ? Maison quoi ? (Victime d’une erreur, mais s’en amusant.) Oui, monsieur, c’est ici – De la cerisette ? Bien monsieur. – Un litre de cerisette ? Bon. – Oh ! Oui, monsieur, bien fraîche, comme toujours. – Dans un quart d’heure chez vous ? Parfaitement. – Voulez-vous me rappeler votre nom et votre adresse. – Je prends tout ça par écrit. Voilà qui est fait. Comptez bien là-dessus. Au revoir, monsieur ! (Il agite le petit crochet de son appareil comme s’il envoyait une dépêche urgente par le télégraphe Morse.) Je t’en ficherai, moi, de la cerisette !… Allô ?… Allô ?… Allô, mademoiselle ? Mais qu’est-ce que vous faites, voyons ?… Je vous demande Passy 14-33 et vous me donnez un type qui veut de la cerisette. Je n’ai pas de cerisette, moi ! – Causer !… Avec qui voulez-vous que je cause ? – Mais je ne vous dis pas que vous m’avez coupé, mademoiselle, vous ne me l’avez pas encore donné ! – Oui, mademoiselle, Passy 14-33… Attendez une seconde ! (Il se dresse et tend l’oreille vers la fenêtre, car il a cru entendre le bruit d’un taxi. Il s’est trompé. Il se rassied.) Non, donnez-le-moi. Allô ?… Allô… (Il dit « Allô » sur toute une gamme de tons qui va de l’impatience à l’anxiété. Tout à coup, son visage s’éclaire et sa voix devient tendre.) Allô, c’est vous, chérie ? – Oui, c’est moi. Mais qu’est-ce qui se passe ? – Comment rien ? Mais vous savez l’heure qu’il est ? – Oh !… Pourquoi ? – Ho… mais pourquoi ? – Qu’est-ce que vous voulez qu’il arrive ? – Il y en a toujours au coin de l’avenue de l’Alma. – Écoutez, mon chéri adoré, je… Comment ? – Non, n’ayez pas peur, on n’entend jamais que des commandes par le téléphone. Écoutez, mon amour, je ne vous comprends pas. Tantôt, vous m’avez répondu « oui » d’une façon si spontanée, votre ton était catégorique… Non : ton… – Mais non : ton… – Non, je te dis ton ton… pardon votre ton… – Oui, c’est ça. Eh bien ! il était catégorique, tantôt, ton ton. Alors, qu’est-ce qu’il y a eu ? – Oh ! (À part.) Ça y est, elle a réfléchi ! (Haut.) Mais il ne faut pas réfléchir, mon amour, il ne faut jamais réfléchir, il faut… allô ?… Je croyais qu’on avait coupé. Je vous disais qu’il fallait toujours se laisser guider par son instinct. Écoutez-moi bien, mon chéri adoré, je ne veux vous dire qu’un mot, parce que ce mot-là me vient du cœur. (Tendrement.) Écoutez… (Sèchement.) N’écoutez pas, mademoiselle. (Tendrement.) Écoutez-moi bien… (Sèchement.) N’écoutez pas je vous prie, mademoiselle… (Tendrement.) Écoutez… (Sèchement.) Mais fichez-nous la paix, mademoiselle, à la fin, voyons ! (Tendrement.) Allô, chérie, écoutez, ce mot, ce mot qui me vient du cœur et qui tout doucement me monte aux lèvres, c’est tout simplement le mot… Allô… elles ont coupé, les salopes ! (Hurlant.) Allô ?… Allô ?… (Menaçant.) Je vous jure que… (Radouci.) Oh… C’est vous ? Pardon. Je vous jure que jamais un être au monde n’a jamais été désiré comme je vous désire en ce moment, mon aimée ! Écoutez-moi. Je vous assure qu’il vous faut à peine cinq minutes pour être ici. – Non, non, pas plus, croyez-moi. J’en ai fait vingt fois l’expérience en allant chez vous. – Eh bien ! une heure, pensez… pense donc, en une heure à tout ce que nous pouvons fai… nous dire ! Comment êtes-vous habillée, d’abord ? – Eh bien ! remettez-le, votre chapeau. Moi ? Mais, mon amour, je suis en… complet veston comme j’étais tantôt. – Le même, exactement. – Comment, le lit ? D’abord, ce n’est pas un lit, c’est un divan. – Oui, bien sûr que je peux le transformer en lit si je veux… mais, oh ! Vous ne pensez pas que j’ai fait une chose pareille !… Je sais trop la femme que j’attends, vous savez ! – Oui, pour les autres, on prépare le lit, on éteint les lumières et on se met en robe de chambre, mais pas pour vous ! – Comment ? – Que j’aille, moi, chez vous ?… Oh ! Non… – Parce que… le temps de me rhabil… oh ! Et puis, non, il faut que ce soit ici, chez moi, tu le comprends bien… – Comment ? Je n’entends pas. – Quoi ?… Que je prenne mes deux… quoi ? – Ah ! Bon. Je ne comprenais pas. (Il porte son second récepteur à sa seconde oreille.) Oui, maintenant j’ai les deux, chérie. Mais j’entends à peine ce que vous me dites. Pourquoi parlez-vous si bas ? – Vous n’êtes donc pas seule ? – Mais qui est-ce qui est là ? – Votre femme de chambre ! Ah ! Bon. Vous m’avez fait peur. Elle est auprès de vous ? – Dans la pièce à côté ?… Et alors ? – Vous ne voulez pas qu’elle cache quoi ? – Ah ! Qu’elle sache, pardon. Oui, mais qu’elle sache quoi ? – Que vous téléphonez si longtemps !… Comment ? – Il faut… quoi ? – Que je vous parle !… Mais je ne fais que ça depuis une heure. – Que je vous parle comme ça jusqu’à minuit ? Ah ! Non, vous n’allez pas me faire ça ! – Sur votre lit ? Pourquoi vous mettez-vous sur votre lit ? – Pour m’entendre ? Vous êtes bien aimable, mais… – Il faut que je vous parle tout seul ? – Pourquoi n’allez-vous plus me répondre ? – Comment, c’est fini ? – Allô ? Chérie, répondez-moi : vous ne voulez plus me répondre ?… Chérie ?… Allô ?… Chérie ?… Elle ne veut plus me répondre !… Mais pourquoi me faites-vous ça ?… Qu’est-ce que ça veut dire ?… Qu’est-ce que je vous ai fait, moi, pour que vous me fassiez ça ?… Pourquoi me privez-vous de cette joie que je désirais, que j’escomptais plus que jamais de ma vie je n’ai désiré une chose ? Allô… Eh bien ! puisque tu ne veux plus me répondre, puisque tu m’infliges ce plaisir spécial et cruel, puisque par ta volonté j’ai cette impression étrange d’être loin de toi et de pouvoir pourtant te parler à l’oreille, eh bien ! alors, je vais en profiter pour te dire tous les mots qui me viendront, comme ils viendront, sans les choisir. Mais, tu sais, tiens-toi bien, et tant pis si je te fais rougir. Écoute-moi. Sais-tu ce que c’est que d’être désirée, tu entends, follement, incroyablement désirée par un homme dont le… Allô ?… Oh !!! Mais, foutez-moi la paix avec votre cerisette, nom de Dieu ! – Non monsieur, ce n’est pas ici ! – Mais je n’en sais rien, moi. Demandez votre numéro correctement, voilà tout ! Allez-vous-en, monsieur… sortez… je vous chasse !… Allô ?… Vous êtes là, chérie !… Naturellement, on nous a coupés maintenant… Allô ?… Allô, les réclamations… vous m’avez coupé avec Passy 14-33 ? Non ?… Je suis toujours avec Passy 14-33 ? (Exaspéré, il crie dans l’appareil et sa voix est étranglée par l’émotion.) Vous en êtes sûre ?… Sonnez-le tout de même, voulez-vous ! Pourquoi ce n’est pas la peine ? – Vous êtes certaine qu’il est décroché et qu’on écoute… – Bon… – Mais… – Pardon… – Je… – S… Mais laissez-moi placer un mot, mademoiselle, s’il vous plaît !… Pourquoi me dites-vous que vous êtes sûre qu’il est décroché ?… Ah… Vous entendez la sonnerie dans l’appartement ?… Et ça prouve que l’appareil est décroché et qu’on écoute ? Bon. Merci. Alors, chérie, vous êtes là ?… Je vous en supplie, si vous êtes là… dites-le-moi… ayez pitié de mes nerfs, pour l’amour du Bon Dieu ! (À part.) Je n’en peux plus… et j’ai une crampe dans le bras ! (Il fait, avec son bras, quelques mouvements de gymnastique qui donnent, à son récepteur, l’air d’une petite haltère.) Chérie, chérie, ce que vous faites en ce moment n’est pas digne de vous, et je ne méritais pas d’être traité de cette façon, je vous le jure. Vraiment, ça n’a pas de sens ! Et vous vous imaginez que je vais vous parler comme ça, jusqu’à minuit, sans même avoir la certitude que vous m’écoutez ! Ah ! Non, par exemple !… Oh !… Et savez-vous ce que je vois en ce moment ? Eh bien ! je vois qu’il y a exactement six minutes que je parle tout seul, six minutes que je n’entends plus votre voix… Donc, vous pourriez être ici depuis déjà une minute si vous n’étiez pas le méchant petit être adoré que vous êtes !… Écoutez, mon amour, si vous ne voulez pas parler, tapez au moins sur l’appareil, faites quelque chose afin que je n’aie pas cette impression affreuse de parler dans le vide !… Tenez, j’ai une idée, chérie. Je prends les deux récepteurs et je ferme les yeux… (Elle vient, à l’instant même, de paraître. Elle a refermé, sans bruit, la porte derrière elle, et, comme il lui tourne le dos, elle peut s’approcher de lui sans être vue, sans qu’il l’entende.) Là… maintenant, penche-toi sur ton appareil et fais le bruit d’un baiser… fais-le, je t’en supplie… fais-le pour que j’aie un peu l’impression que tu es là près de moi… (Elle se penche vers lui.) J’ai les yeux fermés et je tends mes lèvres vers les tiennes… (Elle pose ses lèvres sur les siennes.) Ah !!!

Il a poussé un cri. Il s’est dressé – et il la prend dans ses bras tandis que…

LE RIDEAU SE FERME.

ACTE III

LE DÉCOR

Le même.

Quelques heures plus tard.

Ils sont, Elle et Lui, couchés – et ils dorment enlacés. L’éclairage est le même qu’à l’acte précédent – et ses vêtements à Elle, inanimés, gisent çà et là.

Un instant après le lever du rideau, on entend en coulisse le bruit que fait une chaise en tombant, puis l’on perçoit d’autres bruits encore.

Elle se réveille la première.

ELLE

Eh !… Eh !… Écoutez…

LUI, s’éveillant à son tour

Hein ?

ELLE

Il y a quelqu’un dans l’antichambre…

LUI

Qu’est-ce que vous dites ?

ELLE

J’entends du bruit dans l’antichambre.

LUI

Comment, du bruit dans l’antichambre… à cette heure-ci, c’est impossible…

ELLE

Je vous assure…

LUI

Ah ! Ça, mais… je m’étais donc endormi ?

ELLE

Oui. Et j’allais m’endormir aussi. Tenez, on vient de remuer un meuble…

LUI

Tiens… mais qu’est-ce que cela veut dire, ça ?… (Il saute à bas du lit.)

ELLE

Vous avez un revolver ?

LUI

Pff… un revolver !

ELLE

N’y allez pas comme ça !

LUI

Laissez-moi écouter… je voudrais me rendre compte… (Il écoute, et il entend des bruits qui lui semblent anormaux à une heure pareille.) Oui, il y a sûrement au moins une personne !… On a dû forcer la porte…

ELLE

Mais non… vous aviez laissé la clef dessus…

LUI

C’est-à-dire que je l’avais mise pour vous sur la porte… et nous avons oublié de la retirer. En tout cas, vous comprenez bien qu’à cette heure-ci, si ce n’est pas un locataire qui s’est trompé de porte, c’est sûrement un assassin.

ELLE

Ce n’est peut-être qu’un cambrioleur.

LUI

Oui, mais… un assassin, c’est un cambrioleur qu’on dérange. (Il prend son revolver.)

ELLE

Oh ! Mon Dieu !

LUI

Alors… adieu, peut-être… Embrasse-moi… (Ils s’embrassent.) Bouche-toi les oreilles pour ne pas entendre si je tire… Ils viennent d’ouvrir le bahut… C’est là-dedans qu’on met les balais. Qu’est-ce qu’ils vont faire avec ça ?… Pourvu qu’ils ne soient pas une douzaine… On m’a dit qu’il fallait toujours tirer le premier… (Il est allé à pas de loup jusqu’à la porte du fond, il l’ouvre brusquement en disant :) Haut les mains ! (Et il se trouve nez à nez avec son valet de chambre.)

LE VALET DE CHAMBRE

Mais, monsieur…

LUI

Comment, c’est vous, espèce d’idiot !

LE VALET DE CHAMBRE

Mais oui, monsieur.

LUI

Qu’est-ce que vous faites là ?

LE VALET DE CHAMBRE

Je fais le ménage, monsieur…

LUI

Le ménage ?… À cette heure-ci !… Je vais vous flanquer dehors, moi, pour vous apprendre à faire le ménage pendant la nuit…

LE VALET DE CHAMBRE

Mais, monsieur, il est huit heures.

LUI

Huit heures de quoi ?

LE VALET DE CHAMBRE

Mais du matin, monsieur.

LUI

Oh ! Nom de Dieu !

LE VALET DE CHAMBRE

Je regrette d’avoir réveillé Monsieur.

LUI

Je regrette que vous ne l’ayez pas fait plus tôt ! (Il lui ferme la porte au nez. Mais il la fait claquer si violemment qu’Elle croit à un coup de feu et dit :)

ELLE

Ah !

LUI

Qu’est-ce qu’il y a ?

ELLE

Vous l’avez tué ?

LUI

Non, c’est mon valet de chambre… et je ne le tue jamais…

ELLE

Comment, c’est votre valet de chambre qui est là ?…

LUI

Oui, mais il n’y a peut-être pas de quoi tellement s’en réjouir… car… demandez-moi pourquoi il est là, mon valet de chambre…

ELLE

Pourquoi est-il là, votre valet de chambre ?

LUI

Parce qu’il fait le ménage !… Maintenant, par curiosité demandez-moi pourquoi il fait le ménage ?

ELLE

Parce qu’il est fou.

LUI

Non. Parce qu’il est huit heures du matin.

ELLE

Quoi ?

LUI

Et maintenant, puisqu’on joue aux questions… demandez-moi si ce n’est pas une plaisanterie ?

ELLE

Ce n’est pas une plaisanterie ?

LUI

Non… regardez bien la fenêtre… une, deux… trois ! (Il ouvre les rideaux, et le soleil, qui n’attendait que ce signal, fait, radieux, son entrée. Elle pousse un grand cri.)

ELLE

Oh !… Nous avons dormi toute la nuit !!!

LUI

Comme des anges !

ELLE

Oh ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! Mon Dieu !

LUI

Mon amour adoré… ne nous affolons pas… surtout, ne nous affolons pas…

ELLE

Mais, mon ami, il ne s’agit pas de savoir s’il faut ou non s’affoler… il est huit heures du matin… et nous avons passé la nuit ensemble… ce n’est pas un problème à résoudre, ça… c’est un fait !

LUI

C’est un fait… c’est un fait – acquis… c’est même un fait exquis… Eh ! Bien, devant un exquis fait – acquis, il ne faut pas s’affoler…

ELLE

Qu’est-ce qu’il faut faire ?

LUI

Il faut s’asseoir comme ça… et tâcher de ne pas rire, si on peut…

ELLE

Rire ?

LUI

Oui.

ELLE

Vous avez envie de rire, vous ?

LUI

Oh ! Oui.

ELLE

Eh ! Bien, pas moi !

LUI

Oh ! Si !

ELLE

Ah ! Non… Vous trouvez ça drôle ?

LUI

Oh ! Oui !

ELLE

Mais vous ne vous rendez pas compte…

LUI

Mais si.

ELLE

Vous vous rendez compte que je suis mariée et que j’ai découché ?

LUI

Oui.

ELLE

Vous vous rendez compte de ce qui va se passer ?

LUI

Je me rends compte de tout, mon amour, mais vous, vous ne vous rendez pas compte d’une chose, c’est qu’en ce moment vous êtes dans mon lit… avec une chemise de nuit à moi… et que c’est un spectacle ravissant !… Vous ne vous rendez pas compte que nous sommes en train de vivre des minutes incomparables… inoubliables… charmantes…

ELLE

Ah ! Vous trouvez que c’est charmant ?

LUI

Prodigieusement…

ELLE

C’est abominable, voyons…

LUI

Oui, aussi… Une aventure a d’ordinaire plusieurs côtés. Eh ! Bien, la nôtre a un côté abominable et un côté charmant. Ne m’en veuillez pas trop – chacun a son caractère – ne m’en veuillez pas trop, si malgré moi je vois d’abord le côté charmant de notre aventure !

ELLE

Comment… comment… il est huit heures du matin… je ne suis pas encore rentrée chez moi…

LUI

Ça, c’est le côté abominable…

ELLE

Nous avons passé toute la nuit ensemble.

LUI

Ça, c’est le côté charmant de l’aventure…

ELLE

Quand je vais rentrer chez moi…

LUI

Qu’est-ce que vous allez prendre !… Ça, c’est le côté abominable… mais lorsque je vous demande : « Qu’est-ce que tu prends le matin ? » – avouez que ça, c’est le côté charmant !… Qu’est-ce que tu prends, mon chéri ? Veux-tu du thé, du chocolat ?

ELLE

Est-ce que je sais…

LUI

Bon, alors, tu auras du café au lait… (À la porte du fond.) Émile, deux cafés au lait complets – deux !

LE VALET DE CHAMBRE, en coulisse

Bien, monsieur.

ELLE

Écoutez, je vous supplie…

LUI

… de m’embrasser !

ELLE

Non, non… non… voyons… qu’est-ce que nous allons faire ?

LUI

Rien.

ELLE

Comment, rien ?

LUI

Mais, mon amour, qu’est-ce que vous voulez que nous fassions ? Il n’y a rien à faire… à moins de recommencer ce que nous avons fait cette nuit…

ELLE

C’est très joli, mon ami, de plaisanter… et j’admire votre bonne humeur… mais vous conviendrez qu’il est peut-être temps, maintenant, d’examiner les moyens d’essayer d’arranger…

LUI

D’arranger quoi, mon chéri ?… Je vous dis qu’il n’y a rien à faire, croyez-moi donc.

ELLE

Oh ! voyons, ce n’est pas possible !… Il faut que nous fassions tout au monde pour… pour…

LUI

Pour quoi, mon amour ?… Je vous supplie d’examiner avec un peu de sang-froid… à défaut de bonne humeur… la situation dans laquelle nous nous trouvons…

ELLE

Du sang-froid !

LUI

Oui, mon chéri. Qu’est-ce que tu as dit en partant de chez toi, hier soir… car tu es partie de chez toi, hier soir… je t’adore ! Qu’est-ce que tu as dit, hier soir, en partant de chez toi ?

ELLE

J’ai dit à ma femme de chambre que j’allais chez Henriette…

LUI

Bon, parfait !… Ton mari est rentré à minuit et quart, minuit et demi, il a été surpris de ne pas te voir…

ELLE

Oh !

LUI

Il n’y a pas à lui en vouloir de ça… Il a dit à ta femme de chambre : « Hé bé, où est Madame ? »

ELLE

Oh !

LUI

Et ta femme de chambre lui a répondu que tu étais allée chez… ?

ELLE

Que j’étais allée chez Henriette !

LUI

Alors, qu’est-ce qu’il a fait, lui, il a dû téléphoner à ton amie Henriette.

ELLE

Oh ! Tu crois ?

LUI

Je le suppose… et Henriette, bêtement, lui a dit qu’elle ne t’avait pas vue de la soirée…

ELLE

Oh ! mon Dieu, mon Dieu !… Alors qu’est-ce qu’il a dû faire ?

LUI

Eh bien, mon amour, il a dû se mettre pendant une heure sur le balcon… le temps de chiper un rhume… et, au bout d’une heure, ou bien il s’est couché en disant avec l’accent du Midi : « Ça y est, je suis cocu !… »

ELLE

Oh !

LUI

Ce qui est absolument faux, n’est-ce pas ?… Ou bien alors, il a téléphoné à tous les postes de police de Paris…

ELLE

Oh ! Le malheureux !

LUI

Et pourtant, remarque que ce qui lui est arrivé entre dix heures et onze heures du soir est bien plus épouvantable que ce qui lui est arrivé entre onze heures et huit heures du matin !

ELLE

Comment cela ?

LUI

Dame, si j’ai bonne mémoire, c’est entre dix heures et onze heures qu’un véritable malheur a frappé son front… et pourtant cet homme-là n’a commencé à s’inquiéter que vers minuit un quart… alors que nous dormions tous deux comme des anges. C’est tout de même curieux !

ELLE

Je vous trouve fantastique, vous savez, d’oser plaisanter dans un moment pareil !

LUI

C’est que, je vais vous dire, nous ne sommes pas d’accord. Vous estimez qu’il vient de vous arriver un grand malheur… moi, j’estime qu’un grand bonheur vient de nous arriver !

ELLE

Un grand bonheur ?

LUI

Mais oui. Écoutez-moi bien. Je vous jure que je ne l’ai pas fait exprès et que je ne me suis pas endormi volontairement… mais je vous jure que si j’avais pu souhaiter une chose… jamais, vous entendez, jamais je ne l’eusse souhaitée plus belle… plus complète !… Comprenez donc que c’est irrémédiable… et qu’il n’y a rien à faire !

ELLE

Vraiment ?… Eh bien, nous allons voir ! Voulez-vous avoir la gentillesse de me passer un…

LUI

Un quoi, mon amour ? Je ne sais pas si j’en ai.

ELLE

Un peignoir et des pantoufles…

LUI

Bien, mon trésor chéri. (Il fait ce qu’elle lui demande.) Mais je crains bien que mes peignoirs vous aillent aussi mal que mes chemises de nuit !

ELLE

Je me soucie fort peu d’élégance, en ce moment, je vous le jure ! (Il lui passe le peignoir.)

LUI

Bien, mon amour… Voici le peignoir… et voici les pantoufles demandées. Une seule suffirait pour les deux pieds, d’ailleurs.

ELLE

Merci.

LUI

Maintenant, si vous voulez bien vous glisser dans cette robe de chambre, nous verrons s’il n’y a pas quelques petites retouches à y faire. Oh ! Venez vous regarder dans une glace, je vous en prie…

ELLE

Je n’ai pas envie de rire, moi, vous savez…

LUI

Quel dommage !… Mon Dieu, que vous ririez, si vous aviez envie de rire !… Enfin, je vais attendre – je vais attendre que vous ayez compris ce que notre aventure… a de divin dans sa fatalité.

ELLE

Vous attendrez longtemps ! (Elle va pour décrocher le récepteur du téléphone.)

LUI, l’arrêtant

Qu’est-ce que vous faites ?

ELLE

Je vais téléphoner chez moi…

LUI

Pour quoi faire ?… Pour que votre mari vous demande d’où vous lui téléphonez ?… Oh ! Non, ne faites pas une bêtise pareille.

ELLE

Une bêtise ?

LUI

Oui, une bêtise, mon amour… Affolez-vous, mais sur place… ne faites rien !… Téléphoner chez vous ! (Un temps.) Écoutez… Écoutez…

ELLE

Quoi ?

LUI

Écoutez…

ELLE

Eh ! Bien, oui, j’écoute.

LUI

Je vous demande pardon, je réfléchis… Écoutez… il vous reste peut-être une chance… d’arranger tout…

ELLE

Laquelle ?

LUI

Je dis une chance pour vous faire plaisir… parce que je vous vois tellement affolée…

ELLE

Quelle chance ?… Dites vite !

LUI

Eh ! Bien, à mon avis, la seule chance que vous ayez, c’est que votre mari n’ait pas téléphoné chez votre amie… heu… J’ai oublié son nom…

ELLE

Henriette.

LUI

Oui, Henriette…

ELLE

Ah ?… Pourquoi ?

LUI

Parce que vous allez le faire, vous allez téléphoner à votre amie Henriette et vous allez lui dire la vérité…

ELLE

Quoi ?

LUI

Oui… sans lui dire mon nom, naturellement, vous allez lui dire ce qui nous est arrivé… et elle, elle peut vous sauver…

ELLE

Mais je ne peux rien lui dire du tout à Henriette !

LUI

Pourquoi ? Elle est sourde ?

ELLE

Non, elle n’est pas sourde… mais c’est sa sœur !

LUI

Sa sœur ?

ELLE

Oui !

LUI

C’est la sœur de votre mari, Henriette ?

ELLE

Mais oui.

LUI

Aïe ! Aïe ! Aïe ! Je croyais que c’était une amie !… Ah ! Ben, alors, il n’y a plus rien à faire !…

ELLE

Et si je rentrais, tout simplement ?

LUI

Comment ça ?

ELLE

Mais non… Si je rentrais en disant que j’ai eu un accident de voiture ?

LUI

Où ça ?

ELLE

Dans la rue…

LUI

Je pense bien… parce que, dans les appartements, les accidents de voiture… Mais à quel endroit, l’accident ?

ELLE

Boulevard Haussmann…

LUI

Non, pas à quel endroit de Paris, à quel endroit du corps ?… Car vous comprenez bien que si vous avez eu un accident et que vous n’êtes pas blessée… vous ne pouvez pas avoir mis onze heures pour rentrer chez vous !

ELLE

Bon, bon, tout ce que je trouve est idiot… Eh ! Bien, trouvez donc quelque chose, vous qui êtes si malin, trouvez donc quelque chose, plutôt que de rester là, comme ça…

LUI

Moi ?… Comment voulez-vous que je trouve, je ne cherche pas !

ELLE, rageuse

Ah !

LUI

Je vous dis qu’il n’y a rien à faire… vous ne voulez pas me croire, tant pis ! (On frappe.) Entrez…

ELLE

Où ça ?

LUI

Ce n’est pas à vous que je dis : entrez – c’est à lui. (Le valet de chambre, qui a le sourire, apporte le café au lait.) Qu’est-ce que vous avez à rigoler ? Voulez-vous sortir… en voilà des manières ! (Le valet de chambre sort.)

ELLE

Ah ! C’est abominable !

LUI

Un, deux ? Un, deux ? Un, deux ?

ELLE

Qu’est-ce que vous avez ?

LUI

Je vous demande combien de pièces de sucre vous voulez… une ou deux ?

ELLE

Trois !

LUI

Ruiné ! Voulez-vous beaucoup de café ?… Non, très peu, vous êtes assez énervée comme ça… Lui, il va en avoir davantage, parce que, Lui, il a conservé son sang-froid… Mais en revanche, Elle va avoir tout le lait, moins 10 % pour Lui, qu’il va garder comme intermédiaire… Maintenant, mon amour, voulez-vous que nous cessions de blaguer un instant ?

ELLE

Oh ! Mais je ne blague pas, je vous jure.

LUI

Bien, mon chéri. Voulez-vous considérer que vous avez en face de vous un homme parfaitement honnête et loyal, incapable d’une action vile ?

ELLE

Oui.

LUI

Vous voulez bien le considérer ?

ELLE

Oui.

LUI

Je vous remercie… Eh ! Bien, cet homme honnête et loyal peut-il espérer de vous une réponse précise à une question qu’il va vous poser ?

ELLE

Oui…

LUI

Alors, je vous pose la question suivante : voulez-vous, oui ou non, du beurre sur le pain ?

ELLE

Oh !…

LUI

Je t’aime – et c’est là mon excuse – mais je n’ai pas eu de réponse… Voulez-vous du beurre sur le pain ?

ELLE

Oui, sur un seul côté.

LUI

Bien, madame. J’aurai fait tout au monde pour la distraire…

ELLE

Et si je téléphonais à la Préfecture ?

LUI

Quelle préfecture, mon chéri ? Il y a le choix.

ELLE

Je ne sais pas…

LUI

Eh ! Bien, quand vous aurez trouvé une préfecture amusante, nous ferons ça !

ELLE

Mais comment se fait-il qu’il n’ait pas encore téléphoné, lui, chez vous ?

LUI

Qui ça ? Votre mari ? Pourquoi il n’a pas encore téléphoné chez moi ? Tout à l’heure… ne soyez pas impatiente comme ça… il va téléphoner tout à l’heure !

ELLE

Pourquoi, tout à l’heure ?

LUI

Parce qu’en ce moment il a d’autres soupçons à liquider.

ELLE

Dites donc, vous, sur qui, des soupçons ?

LUI

Comment, sur qui ? Mais sur tous ceux chez qui vous n’avez pas passé la nuit !… Je parie qu’il a fait cette gaffe-là au moins vingt fois depuis ce matin… et, à l’heure qu’il est, tout Paris sait que vous avez découché. Moi, je vais être le dernier… c’est toujours comme ça !… C’est l’éternelle injustice des maris, il n’y a rien à faire. Maintenant, mon amour, je vous annonce brutalement une nouvelle qui sera sans doute dans les journaux du soir : vous êtes servie…

Permettez-moi de vous accompagner à la salle à manger. Nous allons y aller deux par deux. Traversons la bibliothèque, la salle de billard, le salon… (Il la promène à son bras tout autour de la pièce.) Maintenant nous voilà dans la salle à manger. Je vous souhaite bon appétit.

ELLE

Votre calme est effrayant !

LUI

Je suis désolé de voir que mon calme augmente encore votre nervosité, pourtant, au nom du ciel, soyez gentille et ne me gâtez pas mon plaisir davantage !

ELLE

Votre plaisir ?

LUI

Il est si grand, si merveilleux, mon plaisir ! Pensez donc, hier, à quatre heures, ici… là… j’ai eu l’incroyable toupet de vous dire que je vous aimais… Vingt-quatre heures ne se sont pas écoulées… et vous êtes ma maîtresse… et nous avons passé toute une nuit ensemble… et vous avez dormi dans mes bras… et vous voulez m’empêcher d’estimer que le bonheur qui m’arrive est cent millions de fois supérieur à tous les petits ennuis que vous allez avoir !

ELLE

Ah ! Vous êtes admirable !

LUI

Vous êtes bien gentille, mais ne me jugez pas comme ça, le matin, au réveil.

ELLE

Vous appelez ça des petits ennuis ?

LUI

Mais oui, croyez-moi bien : de tout petits ennuis.

ELLE

Ah !… Mais, voyons, qu’est-ce que je vais devenir ?

LUI

Ma femme !…

ELLE

Vous êtes marié… ?

LUI

Moi, non, grâce à Dieu – pas encore.

ELLE

Qu’est-ce que vous avez dit, alors ?

LUI

Je vous ai dit : ma femme – en réponse à votre question. Vous m’avez demandé : « Qu’est-ce que je vais devenir ? » Alors, je vous ai répondu : « Ma femme » – vous allez devenir ma femme !

ELLE

Oh ! non ?

LUI

Comment, non ? Mais si, voyons !

ELLE

Vous dites ça… sérieusement ?

LUI

Sérieusement, non… je le dis gaiement !… Mais, mon amour chéri, nous y sommes amenés par la force même des choses ! Encore une fois, je vous donne ma parole d’honneur que je ne l’ai pas fait exprès… que je ne me suis pas endormi volontairement, mais je vous jure aussi une chose, c’est que lorsque mon valet de chambre m’a annoncé qu’il était huit heures du matin… il n’avait pas prononcé la deuxième syllabe du mot « heure » que ma décision déjà était prise… et sans l’avoir voulu, vous, mon aimée, vous avez retardé une chose rare et admirable…

ELLE

Quelle chose ?

LUI

Quelle chose ? Mais l’explosion de joie de deux amants nouveaux qui s’éveillent… et s’aperçoivent en s’éveillant que le Destin les a unis pour toute la vie ! Vous ne voyez pas, cette nuit, vers minuit, le Destin allant chercher le Marchand de Sable et lui disant : « Morphée, veux-tu être gentil, viens… viens m’endormir ces deux types-là… je sens qu’ils vont s’aimer… et demain matin tu les verras se réveiller, tu verras leur immense joie… tu la verras sourire dans les bras de son amant !… » Souris-moi, enfin, mon amour… et bois à la santé du Destin qui vient de nous unir pour toute la vie !… Ouvre ta petite gueulette… (Il lui fait avaler une gorgée de café au lait.) C’est bon ? C’est comestible ?

ELLE

Écoutez…

LUI

Quoi qui n’y a ?

ELLE

Je ne sais pas si c’est parce que je dors encore…

LUI

Mais ?…

ELLE

Mais… je n’ai pas l’impression que tout ça est vrai !…

LUI

En effet, c’est trop beau, on n’ose pas y croire.

ELLE

Tout à l’heure, je me suis énervée, j’ai tremblé… j’ai même failli me mettre en colère… mais, à aucun moment, dans le fond, je ne me suis rendu compte de la gravité des choses !

LUI

C’est le sommeil, évidemment, qui en est la cause… On est tous comme ça, on réalise mal…

ELLE

Quand on pense que je suis là… près de vous… dans cette tenue incroyable…

LUI

Quel souvenir ça va être, ça !

ELLE

… et que nous parlons presque en souriant, maintenant… d’une aventure épouvantable…

LUI

Merveilleuse !

ELLE

Quand on pense à ce que nous avons fait…

LUI

Hein – c’était bien ?

ELLE

Quand on pense à la rapidité de tout cela…

LUI

J’ai été aussi vite que j’ai pu…

ELLE

Taisez-vous ! Quand on pense que vous m’avez peut-être dit la vérité…

LUI

Oh ! Sûrement. Je ne sais pas ce que j’ai dit, mais c’est sûrement la vérité. C’est tellement plus facile !

ELLE

… Que je vais divorcer… et que vous allez m’épouser, tout simplement…

LUI

Oh ! Oui, tout simplement. Vous savez, les choses paraissent compliquées… après, quand on les raconte, parce qu’on les complique en les racontant… mais les choses vécues, pendant qu’on les vit, sont très simples !… Les scènes d’amour… les scènes de séparation… c’est au théâtre qu’on voit ça ! Dans la vie, il y en a très rarement.

ELLE

Vous avez vraiment le sentiment que nous allons nous marier ?

LUI

Oh ! Oui… et l’idée de vous consulter à ce sujet ne me vient même pas à l’esprit ! D’ailleurs, je ne me consulte pas moi-même… je me fie au Destin qui vraiment me favorise trop bien… depuis vingt-quatre heures !… Laissons-le faire, croyez-moi… et mangeons ! Vous ne mangez pas assez pendant les repas, vous. (Il lui glisse entre les lèvres un morceau de biscotte beurrée.) Parlez la bouche pleine, c’est un signe d’amour et de confiance.

ELLE

Nous allons vivre ensemble, tous les deux ?

LUI

Oui, nous allons vivre ensemble…

ELLE

Vous ne savez rien de moi… je ne sais rien de vous…

LUI

Tout de même, il y a un petit point sur lequel nous sommes déjà fixés !… Et si, par hasard, vous avez de moi une aussi bonne opinion que moi de vous… l’avenir doit vous paraître assez rose… Mais à propos, on n’a pas parlé de ça… quelle est votre opinion sur moi au sujet de ce que je pense ? Nous sommes seuls, dis-moi ça à l’oreille.

ELLE

Pas mauvaise…

LUI

Pas mauvaise ?… Mais c’est magnifique !

ELLE

Ça a une grosse importance, je le sais bien… seulement, il y a tout le reste…

LUI

Quoi ? L’argent ?…

ELLE

Oh !

LUI

J’en ai…

ELLE

Je ne pensais pas à ça…

LUI

J’en ai tout de même. J’en ai peut-être un peu moins que ton mari, seulement moi, je le dépense… ça revient au même. Mon nom n’est pas lourd à porter – et s’il n’est pas absolument nécessaire que j’aie l’accent du Midi…

ELLE

Non, ce n’est pas nécessaire.

LUI

Alors…

Si tu veux, faisons un rêve.

Montons sur deux palefrois,

Tu m’emmènes, je t’enlève,

L’oiseau chante dans les bois…

Oh ! Dis, veux-tu ?… Faisons ce rêve… et vivons-le ! Pendant quelque temps, tous les deux, nous voyagerons… sous mon nom, afin que tu t’y habitues… et, un beau matin, un merveilleux matin, je te dirai : « Chérie, veux-tu te dépêcher ! Viens à la mairie… on nous attend, ne soyons pas en retard, comme toujours… »

ELLE

Ça va être un scandale… tout le monde le saura… il faudra publier les bans…

LUI

Les bans… on s’assoit dessus, d’abord !… Ce qui t’arrive, dans le fond, n’est même pas original : tu changes de mari, et puis voilà tout…

ELLE

Où habiterons-nous ?

LUI

Nous trouverons un rez-de-chaussée dans lequel nous organiserons un grenier ravissant !…

ELLE

Oui… mais… voyez-vous qu’il ne veuille pas divorcer ?…

LUI

Oh ! Elle a peur ! Merci d’avoir peur ! Il voudra, va, n’aie pas peur…

ELLE

Vous êtes absolument sûr qu’il est tout à fait inutile que je fasse le moindre effort pour arranger les choses ?

LUI

Oh ! Vous n’allez pas recommencer avec cette idée… n’y pensez plus… et songez donc… une nuit… une nuit entière !… Un homme peut trouver, au besoin, la justification d’une nuit passée hors de chez lui… mais une femme, voyons… il faudrait que vous trouviez une chose tellement incontrôlable… que je ne souhaite même pas que vous la trouviez, d’ailleurs. Car, comprenez-le bien, une femme comme vous ne vit pas avec un homme qu’elle peut tromper et à qui l’on peut mentir aussi facilement que cela. Ce serait un encouragement au mal. Dites-vous plutôt que vous avez failli devenir ma maîtresse… que les circonstances vous en empêchent, que vous devenez ma femme et que c’est bien mieux ainsi. Oui, en un mot, dites-vous bien qu’une femme comme vous ne vit pas avec un cocu… même le sien.

ELLE

C’est vrai… c’est très vrai… j’allais faire une chose pas bien !… Je ne veux pas être votre maîtresse…

LUI

Il ne faut pas… dépêchons-nous, mais il ne faut pas.

ELLE

Ce ne serait pas digne de moi ! En effet, si je lui mentais… Ou bien il ne me croirait pas… et ce ne serait pas la peine de lui avoir menti… en plus… ou bien il me croirait… et ce serait m’encourager à continuer !

LUI

Puissamment raisonné !

ELLE

Soyons propres…

LUI

Soyons élégants…

ELLE

En dépit même du costume…

LUI

Oh ! Elle a souri ! Enfin !… Sonnez clairons ! Ma maîtresse a souri !… Veux-tu me faire un plaisir ?

ELLE

Je n’hésite pas.

LUI

Un grand plaisir ?

ELLE

Oui.

LUI

Recouchons-nous et refaisons tout ça !… j’entends par là : on se couche, on fait comme si on dormait, on fait comme si on se réveillait… et on simule l’explosion de joie réelle de deux amants nouveaux qui s’éveillent et voient en s’éveillant que le Destin les a unis pour toute la vie !

ELLE

Oh ! Toute la vie !

LUI

Allez coucher ! (Ils s’allongent tous les deux sur le lit, dans les bras l’un de l’autre.) Et pour commencer, on dort. On dort comme des gens bien élevés, sans faire de bruit.

ELLE

Comment est-ce qu’on s’éveille ?

LUI

Je suis en train de me le demander, car, en effet, c’est la grande question. Il faudrait trouver quelque chose d’amusant pour se réveiller.

ELLE

Oui… trouve…

LUI

C’est toujours à moi de trouver… (On frappe.) Ah ! Ah ! Ce n’est peut-être pas mal, ça…

ELLE

Fff !

LUI

Ça dépend de ce qu’il va dire !… Qu’est-ce que c’est ?

LA VOIX DU MARI

Hé ! Bé… c’est moi…

ELLE

C’est lui !

LUI

Ton mari ! C’est inespéré ! Une seconde, s’il vous plaît… n’entrez pas…

ELLE

Ça y est !

LUI

Chut ! Ne parle pas… (Ils se sont levés.)

ELLE

Qu’est-ce qu’il faut faire ?

LUI

File par là… prends tes vêtements… et disparais. (Il lui a désigné la porte de la salle de bains.)

ELLE

Tu vas le recevoir ?

LUI

Naturellement.

ELLE

Tu vas essayer de nier ?

LUI

Nier ?… Oh ! Tu ne me connais pas !

ELLE

Fais attention, il est très violent.

LUI

J’ai mon revolver. Je ne m’en servirai pas, n’aie pas peur.

ELLE

Qu’est-ce que tu cherches ?

LUI

Une carte de visite…

ELLE

Pourquoi ?

LUI

Ça, je ne pourrai pas l’éviter… Seulement, écoute bien : n’écoute pas !

ELLE

Comment ?

LUI

Oui, écoute bien en ce moment ce que je te dis : n’écoute pas ce que nous dirons.

ELLE

Pourquoi ?

LUI

Parce qu’il se peut très bien qu’il y ait entre nous des mots pénibles… grossiers peut-être – et je ne veux pas que tu en conserves le souvenir. Et puis, dis-toi bien ceci : je t’aime – et fous-toi du reste. (Il l’a embrassée. Elle est sortie. Il referme derrière elle la porte de la salle de bains. Il a dans sa main gauche sa carte de visite et à sa main droite son revolver.) Entrez ! (Le mari entre. Il a son chapeau sur les yeux, et son col de pardessus est relevé. Son regard est fixe et son attitude est dramatique – c’est-à-dire comique. Il hoche la tête de haut en bas comme quelqu’un qui va dire : « Qu’est-ce que vous pensez de ça ! » L’amant, qui hoche aussi la tête, a l’air de penser : « Que voulez-vous, c’est la vie ! »)

LE MARI

Vous vous demandez sans doute ce que je viens faire chez vous à cette heure matinale ?

LUI

Ben…

LE MARI

Ou bien, peut-être, à mon attitude, l’avez-vous deviné ?

LUI

Ben…

LE MARI

Ce qui m’arrive… est effroyable…

LUI

Mais oui…

LE MARI

Épouvantable…

LUI

Mais oui…

LE MARI

Affreux !

LUI

Mais oui, mais oui…

LE MARI

Je ne suis pas encore rentré chez moi !

LUI

Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ?

LE MARI

Je dis que je ne suis pas encore rentré chez moi !

LUI

Vous n’êtes pas…

LE MARI

J’ai passé la nuit dehors !… Oui… J’ai fait la folie… la grande folie… la nouba… stupide… insensée… : je me suis saoulé comme un imbécile… j’ai… enfin, je n’ai pas besoin de vous raconter tout ce que j’ai fait… (Depuis un moment l’amant a fait disparaître sa carte et son revolver.)

LUI

Non… je vois ça d’ici.

LE MARI

… Il vous est facile de l’imaginer !… Alors, je viens vous trouver, vous, vous qui êtes mon ami… qui êtes garçon, pour vous supplier de faire tout au monde pour me tirer de cette aventure !

LUI

C’est moi que vous avez choisi pour ça…

LE MARI

Oui. Tout à l’heure, je suis arrivé jusqu’à la porte de chez moi… j’ai même mis la clef dans la serrure… mais, tout doucement, je l’ai retirée… et je suis reparti… car, au moment de rentrer chez moi, je me suis aperçu que je n’avais rien trouvé à dire à ma pauvre femme… et que j’allais me dresser devant elle… comme un grand idiot, sans savoir quoi lui dire… Je dois vous avouer que j’ai la tête brisée et que je suis complètement abruti !

LUI

Bon.

LE MARI

Comment, bon ?

LUI

Je veux dire par là que vous avez bien fait de ne pas rentrer chez vous à une heure à la fois si tardive et si matinale.

LE MARI

Alors, voilà…

LUI

Voilà quoi ?

LE MARI

Je crois que le plus simple…

LUI

Ah ! Vous avez une idée ? Je croyais que vous veniez me demander un conseil.

LE MARI

C’est plutôt un service qu’un conseil. Et je crois que le plus simple est que vous téléphoniez à ma femme tout de suite…

LUI

Non…

LE MARI

Attendez !

LUI

Je veux bien attendre, mais je vous préviens que ce n’est pas aussi simple que vous le croyez.

LE MARI

Attendez une seconde !… Si vous lui disiez que nous nous sommes rencontrés au théâtre hier au soir… que je suis rentré boire un verre chez vous… que j’ai eu une syncope… et que je viens à l’instant de revenir à moi…

LUI

Oui, eh ! bien, non, ça ne va pas.

LE MARI

Il semble pourtant que…

LUI

Non… n’insistez pas… Remarquez que l’idée de la syncope est amusante, mais je ne peux pas téléphoner à votre femme pour lui dire que vous avez passé la nuit chez moi.

LE MARI

Pourquoi ?

LUI

Parce qu’elle ne le croirait pas. Permettez-moi de vous dire que si les choses pouvaient s’arranger ainsi, ce serait trop commode !

LE MARI

Ah ?

LUI, à mi-voix

Je veux bien, par amitié pour vous, essayer de vous tirer de ce mauvais pas où vous vous êtes fourré… mais je ne prêterai pas la main à une combinaison fragile… qui risquerait d’être éventée tout de suite. Ça, je ne le ferai sous aucun prétexte… Qu’est-ce qu’il y a ?

LE MARI

Pourquoi parlez-vous si bas ?

LUI

J’ai parlé bas ? Je ne m’en suis pas rendu compte… Eh ! Bien, j’ai parlé bas, parce que (Désignant la porte de la salle de bains.) Je ne suis pas seul !

LE MARI

Ah ?

LUI

Il n’y a pas que vous ! Et il est, à mon sens, inutile qu’une étrangère soit mise au courant de vos histoires.

LE MARI

En effet. Et, dites-moi… belle fille ou jolie fille ?

LUI

Il m’est difficile d’en parler. Disons : le charme même.

LE MARI

Courtisane ?

LUI

Pas du tout.

LE MARI

Danseuse ?

LUI

Non.

LE MARI

Actrice ?

LUI

Aucunement.

LE MARI

Femme du monde ?

LUI

Voilà.

LE MARI

Mariée ?

LUI

Parfaitement.

LE MARI

Dont le mari est en voyage ?

LUI, à part

C’est une idée, ça !

LE MARI

Ça ne fait jamais qu’un cocu de plus…

LUI

N’est-ce pas ?

LE MARI

Et sur le nombre !…

LUI

Je suis content de vous l’entendre dire. Ça réconforte.

LE MARI

Ami intime à vous, le mari ?

LUI

Hum…

LE MARI

Du coup, il le devient davantage.

LUI

Voilà ! Mais revenons à vous.

LE MARI

Nous en voilà bien loin, c’est vrai.

LUI

Êtes-vous décidé à faire exactement ce que je vais vous proposer ? Parce que généralement les gens demandent des conseils – et puis ils ne les suivent pas !

LE MARI

Moi, je ne suis pas comme ça.

LUI

Alors, que je comprenne bien, vous n’êtes pas du tout rentré chez vous ?

LE MARI

Mais non, pas du tout. Je ne pouvais pas rentrer à moitié.

LUI

Non… je veux dire par là : vous n’avez même pas téléphoné chez vous ?

LE MARI

Non, pas encore. (Il avance la main.)

LUI, le retenant

Il n’est pas question de le faire. Ne le faites surtout pas. Pensez à la brusquerie du coup de téléphone, pensez à elle !

LE MARI

Pauvre petite !… Dans quel état doit-elle être !

LUI

Ah !!!

LE MARI

Qu’est-ce que vous croyez qu’elle a dû faire cette nuit ?

LUI

Quelle drôle de question vous me posez là ! Je n’en sais rien, mon ami.

LE MARI

C’est vrai, vous n’étiez pas avec elle.

LUI

Il me semble ! Mais je pense, néanmoins, que, ne vous voyant pas rentrer vers minuit un quart, elle a dû se mettre sur le balcon pendant une heure… le temps de chiper un rhume, et, au bout d’une heure… ou bien elle s’est couchée en se disant : « Ça y est ! »

LE MARI

Oh !

LUI

Ou bien elle a téléphoné à tous les postes de police de Paris, à toutes les préfectures de France… à la morgue, même…

LE MARI

Ah ! Pauvre petite malheureuse !

LUI

Et c’est en pensant à elle, voyez-vous… à la femme infiniment délicate et charmante qu’elle est… que je me permets de vous dire : « N’employons pas un moyen grossier comme votre histoire de syncope… ne la traitons pas comme une petite provinciale bébête… donnons-nous la peine, enfin, de lui éviter à la fois un chagrin… et une mortification ! » L’excuse que nous allons, ou plutôt que je vais trouver… car je vais la trouver… il faut qu’elle puisse la croire !… Il faut même qu’elle ne puisse pas ne pas la croire ! Dans ces conditions-là, mon rôle alors n’est plus le rôle d’un complice… il devient un rôle d’ami… et il ne me déplaît pas de le remplir !

LE MARI

Comme vous parlez facilement le matin, vous… c’est épatant !

LUI

C’est que je suis avocat…

LE MARI

C’est vrai… je l’oublie toujours.

LUI

Même quand vous avez des procès !

LE MARI

Maintenant, je m’en souviendrai !

LUI

Je vous y ferai penser, au besoin. Mais, dans cette affaire-là, je veux, pour vous, un acquittement… ou alors je ne m’en mêle pas.

LE MARI

Mais, mon cher Maître, je me fie entièrement à vous.

LUI

Eh ! Bien, mon ami… il n’y a qu’une solution… il n’y en a pas deux !

LE MARI

Laquelle ?

LUI

Attendez… c’est un procédé d’avocat, ça… je dis qu’il n’y a qu’une solution pour que vous n’hésitiez pas à l’adopter.

LE MARI

Mais vous ne savez pas encore laquelle ?

LUI

Non, pas encore. Je la cherche en ce moment. Donnez-moi deux minutes.

LE MARI

Voulez-vous me permettre de vous poser une petite question ?

LUI

Allez-y.

LE MARI

Quelle est votre tasse ?

LUI

Ma tasse ? Voyons, j’étais là… c’est celle-ci.

LE MARI

Alors, celle-là… c’est celle de la dame qui est là, à côté ?

LUI

Oui. Qu’est-ce qu’elle a d’extraordinaire ?

LE MARI

Oh ! Elle n’a rien d’extraordinaire, seulement, comme je crève de soif et de faim, je voulais vous demander si vous ne trouviez pas justement extraordinaire, vous, que je boive dans la tasse de cette dame.

LUI

Euh… non, dans le fond, je ne trouve pas ça extraordinaire.

LE MARI

Comme ça, je vais peut-être savoir ce que cette charmante dame pense de vous.

LUI

Vous me le direz, vous serez gentil.

LE MARI

Je vous le promets. Et maintenant, je suis sérieux et je vous écoute.

LUI

Alors, je vais vous poser une dernière question. Quelle raison aviez-vous donnée à votre femme pour sortir sans elle hier au soir ? Un beau mensonge, hein ?

LE MARI

Je lui ai dit que j’avais rendez-vous avec un Américain du Sud.

LUI

Et l’Américain du Sud, naturellement…

LE MARI

C’est une ravissante poupée.

LUI

Eh ! Bien alors, comme je vous le disais, il n’y a qu’une solution. La voici. Est-ce que par hasard et par bonheur, vous auriez en province, pas trop loin de Paris, un parent ou quelque chose d’approchant ?

LE MARI

Oui.

LUI

Qu’est-ce que vous avez ?

LE MARI

J’ai une vieille tante à Orléans.

LUI

Admirable !

LE MARI

Vous ne diriez pas « admirable », si vous voyiez la gueule qu’elle a !

LUI

Oui… mais elle nous sauve – alors qu’importe le flacon !… Voyons… (Il fouille dans un tiroir et en sort l’indicateur des chemins de fer, il le feuillette.) Orléans… Orléans…

LE MARI

Superbe cathédrale.

LUI

Oui… Eh bien !… vous allez la revoir…

LE MARI

La cathédrale ?

LUI

Oui… et la tante aussi… car vous avez un train qui part de Paris-Quai d’Orsay à dix heures trente-deux… et qui vous met à Orléans-Les Aubrais à midi cinq. C’est inespéré.

LE MARI

Qu’est-ce que vous dites ?

LUI

Suivez-moi bien. À midi et quart, vous voilà donc à Orléans. Vous sortez de la gare et vous allez directement à la poste…

LE MARI

Rue Grande…

LUI

Ne m’interrompez pas. Vous allez à la poste, vous demandez la communication téléphonique avec Paris, avec votre femme… Au bout de vingt minutes, vous l’obtenez… et vous lui dites ceci : « Je te téléphone d’Orléans, ma chérie, car je t’ai menti, hier ; il n’y a pas d’Américain du Sud. Voici la vérité. J’avais reçu hier matin une dépêche d’Orléans m’annonçant que ma pauvre tante était au plus mal, et je n’ai pas voulu te le dire… J’ai pris le train pour Orléans. Je suis près de ma tante qui n’est pas morte, mais qui ne vaut guère mieux… Je la soigne… Je te tiendrai au courant, par dépêche, de son état de santé… »

LE MARI

Oh ! Ce n’est pas bête ça !

LUI

Attendez, attendez… Et pendant deux jours, matin et soir, vous envoyez à votre femme des dépêches de plus en plus rassurantes de madame votre tante… et enfin, mardi soir, elle reçoit de vous un dernier télégramme ainsi conçu : « Tante définitivement hors de danger serai Paris demain. Tendresses. Gaston. » Et comme ça, vous êtes sauvé !

LE MARI

Oui, mais malheureusement, je ne peux pas faire ça !

LUI

Pourquoi ?

LE MARI

Parce qu’elle n’y comprendrait plus rien

LUI

Mais pourtant…

LE MARI

Votre idée est magnifique, mais le dernier mot gâte tout.

LUI

Le dernier mot ?

LE MARI

Oui. Je peux aller à Orléans, je peux télégraphier à ma femme deux fois par jour… mais, mais je ne peux pas signer mes dépêches : Gaston.

LUI

Pourquoi ?

LE MARI

Parce que je m’appelle Gustave !

LUI

Pardon. Excusez-moi. Alors, signez Gustave !… Ça va, comme ça ?

LE MARI

Ça va… heu… enfin… ça peut aller, bien sûr… mais au fond, est-ce bien nécessaire que j’aille pendant deux jours à Orléans ?

LUI

Comment ? Mais…

LE MARI

C’est que je vais me raser terriblement là-bas !

LUI

Ah ! Ça, c’est bien possible, mais que voulez-vous, tout se paye !… Ne pensez pas qu’à vous, mon cher, pensez à elle… (Et comme il s’est emporté pour dire ces derniers mots, voilà que d’un geste il désigne la porte derrière laquelle elle est cachée.)

LE MARI

Qu’est-ce que vous me montrez par là ?

LUI

Votre femme.

LE MARI

Ma femme ?!?!

LUI

Dame ! Où habitez-vous ?… Quand on sort de chez moi, pour aller chez vous… est-ce qu’on va par là, ou par là ?

LE MARI

On va par là…

LUI

Voilà pourquoi j’ai fait ce geste. Et je le répète… pensez à elle, à votre malheureuse petite femme qui est en train de pleurer chez vous et dites-vous bien qu’il ne faut pas que le moindre doute subsiste dans son esprit. Or, jamais elle ne pourra admettre que vous vous soyez infligé un sacrifice pareil… Orléans, deux jours, uniquement pour la ménager ! Quand on fait un mensonge, il faut le soigner, croyez-moi.

LE MARI

Oui, oui… il faut le rendre vraisemblable, c’est très juste.

LUI

Et ainsi, c’est un hommage que l’on rend à la personne que l’on trompe. Alors, c’est décidé ? Vous disparaissez jusqu’à mardi ?

LE MARI

Oui.

LUI

Allez, hioup !

LE MARI, avec beaucoup d’accent tout à coup

Alors, à quelle heure il est le traing ?

LUI

Je ne comprends pas le patois.

LE MARI

Je ne parle pas le patois, je vous demande à quelle heure est le chemin de fer ?

LUI

Ah ! Le train ! Pardon. À dix heures trente-deux…

LE MARI

Je le prends. Et puis vous savez, ma vieille tante va être bougrement contente de me revoir. Il y a neuf ans que je ne l’ai pas vue !

LUI

Neuf ans ! Quel âge a-t-elle ?

LE MARI

Quatre-vingt-quatre ans !

LUI

Elle a quatre-vingt-quatre ans – et elle ne vous a pas vu depuis neuf ans ? C’est inespéré ! Votre arrivée va lui foutre un coup, elle peut en mourir… et là, vous êtes sauvé !

LE MARI

Ce serait trop beau. Ne demandons pas l’impossible !

LUI

Allez… à la gare !… Accompagnez… (Il accompagne le mari qui s’en va, puis il revient et ouvre la porte de la salle de bains.) Viens, mon amour – la voie est libre… Il est parti !

ELLE, paraissant

Il est parti ?… Alors, alors… nous avons toute la vie devant nous ?

LUI

Tu n’as pas écouté ! Que tu es gentille… Nous avons mieux que ça, mieux que toute la vie !…

ELLE

Mieux que toute la vie ?

LUI

Oui, nous avons deux jours ! (Il a dit cela joyeusement, sans se rendre compte de son horrible muflerie. Elle a eu presque un haut-le-cœur et les larmes lui sont venues aux yeux.) Qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce qu’il y a ? Oh ! Non… Pardon… J’avais cru bien faire… Chérie… Pardon… ça m’a échappé…

ELLE

Eh ! Oui…

LUI

Pardon, pardon…

ELLE

Nous l’avons fait, le rêve !

RIDEAU

ACTE IV

LE DÉCOR

Le même.

Elle est à la porte du fond, laquelle est entrouverte.

ELLE

Oui, mon chéri… à tout à l’heure… dépêche-toi… (On entend une porte qu’on fait claquer. Elle referme la porte du salon et descend vers le bureau. Elle s’assied… un temps…) Il le faut… j’en suis sûre… et pourtant j’hésite… Pourquoi n’ai-je pas osé lui en parler !… (Elle prend un cahier de feuilles de papier à lettres… puis la plume… qu’elle trempe dans l’encre… Elle réfléchit… Puis lentement… très lentement… elle commence à écrire…)

Mardi soir,

Mon amant chéri,

Tout à l’heure, quand tu rentreras… je serai partie… pour toujours… Hélas ! Il le faut !…

Nous avions fait un rêve !… Oui, Vivre ensemble toute la vie… c’eût été beau… C’était trop beau !…

Nous venons de passer deux jours dans les bras l’un de l’autre !… Deux jours que je n’oublierai jamais et dont je veux garder le souvenir intact !

Je ne veux pas qu’une discussion vienne en rompre le charme – je veux qu’il se prolonge en moi et je profite de ton absence pour m’en aller, lâchement…

J’emporte comme une voleuse les derniers mots que tu m’as jetés avant de faire claquer la porte… Je ne veux pas t’en entendre prononcer d’autres…

Tu m’as dit en partant : « À tout à l’heure, mon amour !… » Ce n’est pas un mot. Ce n’est presque rien et si je devais te revoir, si je n’avais pas pris la décision que j’ai prise, je ne m’en souviendrais sans doute déjà plus. Mais parce que je sais que je ne te reverrai pas, ces mots ont tout à coup, pour moi, une signification douloureuse et pourtant très douce… Je t’ai obligé à commettre un mensonge sans que tu en sois coupable. Tu as dit : « À tout à l’heure… » Et tout à l’heure tu ne me reverras pas !…

Désormais, chaque soir en m’endormant, je répéterai tout bas ces mots : « À tout à l’heure, mon amour… »

Je veux conserver dans mon oreille le son de ta voix quand tu disais ces mots… Je veux conserver cette illusion, mon amour, que « tout à l’heure » je te reverrai…

Mais comprends-moi bien, n’est-ce pas, il ne faut pas que je te revoie jamais. (Elle souligne ce dernier mot.)

Je sais combien tu es adroit, et je suis sûre que tu voudras bien m’éviter toute rencontre avec toi !…

Autant que cela te sera possible, tu n’iras pas dans les endroits où tu sais que j’ai l’habitude d’aller…

Songe à ce que serait pour moi ton regard, vu de loin ! Songe à l’horreur d’un coup de chapeau ! Songe à la poignée de main que je te donnerais ! Songe aux phrases banales que nous serions obligés d’échanger tous les deux ! (S’interrompant d’écrire…) Oh non ! Surtout pas cela, je t’en supplie ! (Continuant).

N’efface pas le souvenir que j’ai actuellement de toi… Je te vois dans l’encadrement de cette porte… Je revois ton sourire, et dans tes yeux que j’aime, la certitude que tu avais de me revoir « tout à l’heure » !

N’efface pas ce départ qui évoque un retour !… Aie pitié de ma faiblesse, et pense au mal que tu pourrais me faire !

Oh ! va, je ne fais pas la maligne, et j’avoue sans rougir la peine immense que j’ai !… Tu m’as prise tout à fait. Je ne pense pas qu’il y eût jamais des amours plus rapides, plus fugitives que les nôtres et pourtant je ne pense pas qu’un amour fût jamais plus grand que celui qui me déchire actuellement le cœur !…

Je sais bien qu’on se croit toujours plus atteint que les autres ! Qu’importe ! Je ne veux pas qu’on me dise qu’il est possible d’aimer davantage.

Je veux t’avoir aimé follement… et je ne veux pas penser qu’une autre plus que moi puisse t’aimer maintenant…

Songe à la fragilité d’une si merveilleuse illusion !

Et sache que d’un mot malheureux tu pourrais la détruire à jamais !…

Je me méfie de ta franchise turbulente… Je me méfie de ce que tu appelles ta bonne humeur et dont tu es si fier… Je me méfie de ton esprit parisien… J’ai peur d’un jeu de mots… j’ai peur de m’apercevoir que tout cela… peut-être… tu l’as pris à la blague !…

Si je n’ai été pour toi qu’une bonne fortune, je ne veux pas le savoir… Je crois tellement que j’ai été autre chose !… (Elle s’interrompt d’écrire.)

Ah ! Ton esprit et ta gaieté, comme c’est peu de chose si tu savais ! Et dire que tu crois que c’est pour cela que je t’aime !… J’aime mieux que tu ne saches pas… Tu deviendrais plus fat encore… (Elle reprend la plume.)

Depuis ce matin, je sens dans tes paroles et dans tes gestes une inquiétude qui augmente… Et tantôt, à plusieurs reprises, j’ai senti que ton regard fuyait le mien… l’heure fatale approchait, n’est-ce pas, mon amour ?…

On rentre d’Orléans demain matin… et il s’agissait de savoir lequel de nous deux en parlerait le premier !… J’ai eu ce triste courage. Tu te demandais depuis ce matin, n’est-ce pas, comment les choses allaient se passer… eh ! bien, tu vois… elles vont se passer le mieux du monde !… Je veux nous éviter toutes les petites hypocrisies qui ne seraient pas dignes de notre amour !… Nous vivons depuis quarante-huit heures dans un rêve inouï… Nous avons parlé de tout… et nous n’avons parlé de rien… ç’a été un tourbillon de mots et de baisers… nous n’avons cessé de regarder la vie que pour faire l’amour… Nous ne nous sommes pas dit « vous » une seule fois pendant deux jours… et hier, en dînant dans ce petit salon, nous nous sommes tutoyés devant le garçon qui nous servait… avec une inconscience joyeuse et sans même nous en rendre compte !… Nous avons commis toutes les imprudences… au bout de quelques heures… avant-hier déjà… nous ne prenions plus la précaution de baisser les stores dans les taxis que nous prenions… et avoue, n’est-ce pas, que désormais tu ne diras plus que la musique de Manon a un peu vieilli ?… avoue qu’elle était hier soir d’une éternelle jeunesse… (Elle ferme un instant les yeux et l’on a vaguement l’impression qu’on entend – à peine – les deux premières mesures du Rêve… Elle reprend sa lettre.)

… et l’ouvreuse en sortant, tu te souviens… qui t’a dit : « Vot’ dame a oublié son sac !… » Et la promenade au Bois, le soir, à la tombée de la nuit… ton bras autour de mon cou !… Et, en rentrant du théâtre, le petit souper froid dans la même assiette et dans le même verre !…

Car nous avons déjà des souvenirs… et comme ils sont nombreux !… Tout me revient à l’esprit… je revois chaque rose… et le champagne d’hier me grise de nouveau !… Je ne sais, vois-tu, je ne sais pas ce que je donnerais pour avoir un jour de moins… ou plutôt pour avoir un jour de plus à vivre dans tes bras… prends-moi contre toi… serre-moi bien fort… Je t’aime… Je t’aime… (Elle a cessé d’écrire sans s’en apercevoir… Elle s’en aperçoit… revient à sa lettre… raye quelques mots… et continue de parler, sans l’écrire…)

Ah ! Pourquoi l’autre matin quand je t’ai dit : « Alors, nous avons toute la vie devant nous !… » pourquoi m’as-tu répondu : « Mieux que ça… nous avons deux jours !… » C’était un mot charmant… mais c’était un mot terrible !… Tu as eu l’adresse de ne pas le répéter depuis deux jours… et je viens seulement de m’en souvenir !… Tu n’effaceras jamais ce mot-là… Maintenant ! C’est fini !…

Tu as évité soigneusement de parler de ce qui allait se passer ce soir entre nous… et si tu ne m’avais pas laissée seule… peut-être n’y penserais-je pas encore !… Il a fallu que tu sortes… il faut bien que j’y pense !… Tu fais des courses en ce moment… tu es chez un libraire pour toi… ou chez un parfumeur pour moi… et c’est peut-être exprès que tu m’as laissée seule… pour que je prenne moi-même la grande décision !… Tu veux m’en laisser toute la responsabilité… tu me connais donc déjà !!! Tu es donc bien persuadé que je vais rentrer chez moi, ce soir… pour toujours !!! Et pourtant… si je restais… si, tout à l’heure, je te disais : « Partons tous les deux !… » tu ne pourrais pas me dire « non ! »… et nous partirions ce soir tous les deux… et nous ferions la chose irrémédiable dont tu as parlé le premier !… Donc, ça dépend de moi… uniquement de moi… (Elle reprend la plume et continue d’écrire…)

Trois solutions s’offrent à moi… Je reste – je pars – ou je rentre ce soir pour revenir demain…

Tu n’as pas dit un mot… Rien ne t’a échappé depuis deux jours qui puisse m’indiquer la solution que tu préfères… Il faut donc que je choisisse ! Ou bien c’est le bonheur, la folie merveilleuse, irraisonnée… C’est le grand départ ce soir, c’est le réveil demain dans du soleil et de la joie… C’est pour toute la vie ! (Elle reprend de l’encre…)

Oui, mais, non… (Elle écrit.)

Non, ça tu m’en aurais parlé… Tu n’aurais pas pu ne pas m’en parler ! Ça, ça t’aurait échappé… (Elle s’énerve un peu en écrivant…)

Si tu avais ce désir comme je l’ai moi-même, tu n’aurais pas pu me parler d’autre chose, puisque moi, pas une seconde, je n’ai pu penser à autre chose ! Et il ne faut plus, n’est-ce pas, que j’y pense ? Quand tu m’en as parlé, toi… quand tu m’as dit que je serais « ta femme »… C’est qu’à ce moment-là tu croyais, n’est-ce pas, que mon mari était au courant de tout, que tout était perdu et qu’il me serait impossible de rentrer chez moi ? Alors tu as eu ce mouvement spontané et ce que tu m’as offert, en somme, c’était la réparation ! Tu m’avais compromise et tu me réhabilitais !… Je ne me trompe pas, puisque cinq minutes plus tard, les choses s’étant arrangées, tu m’as crié ce mot : « Nous avons mieux que toute la vie, nous avons deux jours ! » Ce mot-là t’est parti du cœur et tu étais vraiment toi-même à cette minute-là ! (Elle prend de l’encre.)

Comment ai-je pu, mon Dieu, ne pas comprendre tout de suite ! Comment ai-je pu m’illusionner davantage !… Maintenant j’ai compris !… Et il me semble que je t’entends dire : « Enfin ! » (Elle reprend sa lettre.)

Puisque tu m’as laissé le soin de choisir… je m’en vais… c’est cette solution-là que j’adopte… parce qu’il le faut !… (Elle souligne plusieurs fois les derniers mots. Elle est extrêmement énervée.)

Je sais bien qu’elle va vous surprendre un peu… et je vous cause peut-être un chagrin très grand… (Elle prend de l’encre.)

Tant pis !… (Elle écrit…)

En réfléchissant bien… il n’est pas difficile de comprendre que ce n’est pas celle que vous souhaitiez le plus !… Votre caractère indépendant s’accommoderait sans doute bien mieux… d’une solution… mixte !…

Il est bien évident que le fait pour vous d’avoir une maîtresse mariée comblerait tous vos vœux… puisque votre chère petite existence n’en serait pas pour cela désorganisée !… Oui, mais… que voulez-vous… il faut un peu compter avec moi !… Chacun a ses goûts dans la vie… et vous aviez éveillé en moi le goût de l’aventure… et la grande Folie, je l’aurais volontiers commise… Mais, que voulez-vous, je n’ai pas encore le goût de l’adultère ! Le mensonge quotidien… la petite infamie qui se commet chaque jour… Non !… (Elle prend de l’encre.)

Oui !… oh ! Je sais bien… (Elle écrit.)

Le cinq à sept devient régulier… une demi-journée de temps en temps… et parfois une journée entière… évidemment… (Elle reprend de l’encre.)

C’est la chose de tout repos… qui peut se prolonger presque indéfiniment… C’est l’ignorance des défauts de celui qu’on aime… et c’est le refuge… c’est l’endroit intime que tout le monde ignore… c’est la pudeur obligatoire… c’est le désir qui se renouvelle sans cesse… et qui n’est jamais satisfait… c’est le plaisir qui ne s’épuise pas… c’est l’ivresse infinie des minutes qu’on vole… c’est le baiser sur les lèvres à chaque seconde… puisque les secondes sont comptées… c’est la privation de l’être qu’on aime… et c’est la joie exquise de le retrouver et de le reprendre chaque jour… c’est l’injustice de la vie contre laquelle on se révolte… et qui m’encourage à t’aimer davantage… c’est le mystère dans l’amour… c’est tout l’agrément de l’amour… c’est l’amour enfin tel que je le veux pour nous… et c’est ça, vois-tu, notre amour… c’est ça, la vérité… sûrement… (La porte s’ouvre brusquement et il entre.)

Toi !… (Elle détruit sa lettre et se jette dans ses bras.)

Viens, toi que j’adore… Nous avons mieux que deux jours, nous n’avons plus que quelques heures… vite… profitons-en !!!…

RIDEAU

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Mai 2025

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