Sacha Guitry

MONSIEUR PRUDHOMME A-T-IL VÉCU ?

1931

 

Monsieur Prudhomme a-t-il vécu ? en 1931, un seul acte, court, enlevé miraculeusement, a autrement d’importance pour qui veut prendre une idée de l’art et de la technique de Sacha Guitry. C’est encore une de ces pièces d’admiration, comme Pasteur et Mozart, mais si elle n’a l’air de rien, je la place très haut.

Maurice Martin du Gard.

(Mon ami Sacha Guitry).

L’événement se passe à une époque indéterminée, entre 1830 et 1840 et le décor représente l’endroit modeste mais coquet dont Henry-Monnier a fait son cabinet de travail. La pièce est mansardée, les fenêtres sont à tabatière et il y a deux portes. À droite, deux fauteuils auprès d’un guéridon. À gauche, un secrétaire. Au fond, la cheminée.

Le centre de la pièce est occupé par une longue table sur laquelle se trouvent, à droite, une planche à dessin, des crayons, des pinceaux et des godets pour l’aquarelle – face au public, de quoi écrire – et, à gauche, un miroir sur un chevalet, des bâtons de maquillage, une serviette et une sorte de champignon sur lequel les acteurs déposent leurs perruques. Il y a trois chaises autour de cette table, la première est à droite, la deuxième au milieu et la troisième à gauche. Sur le dossier de cette dernière, une robe de chambre est posée. Aux murs, des dessins et des aquarelles dont la plupart sont maintenus par des punaises.

PERSONNAGES

HENRY-MONNIER

LÉON GOZLAN

MONSIEUR RÉMOUILLOT

CAROLINE LINSEL

femme de Henry-Monnier

L’HABILLEUSE

UNE PETITE BONNE

 

Monsieur Prudhomme a-t-il vécu ? a été représentée pour la première fois sur la scène du Théâtre de la Madeleine, le 3 novembre 1931.

ACTE PREMIER

(Au lever du rideau, la scène est vide.

On entend une sonnette en coulisse – puis la porte du fond s’ouvre et la bonne fait entrer un monsieur assez élégant, d’une quarantaine d’années et qui porte un collier de barbe noire, c’est Léon Gozlan.)

 

LA BONNE. – Non, Monsieur, Monsieur Henry-Monnier n’est pas chez lui, mais je pense qu’il finira bien par rentrer. En tout cas, je vais prévenir Madame que vous êtes là. Quel nom que je dois lui dire ?

LÉON GOZLAN. – Monsieur Léon Gozlan.

LA BONNE. – Monsieur Léon… ?

LÉON GOZLAN. – Gozlan.

LA BONNE. – Oui… oh ! Ben, vous le lui direz vous-même.

(Léon Gozlan, resté seul, regarde, à la place où Henry-Monnier dessine, un croquis commencé.)

LÉON GOZLAN. – Oh… charmant !

CAROLINE, passant la tête par la porte qui se trouve à gauche. – Ah ! C’est vous, cher Monsieur Gozlan. Notre nouvelle petite bonne écorche tous les noms… et quand je lui ai demandé de me dire au moins comment vous étiez, elle m’a répondu que vous aviez de la fourrure autour de votre col ! Comment vous portez-vous ?

LÉON GOZLAN. – Le mieux du monde. Mais je suis désolé que cette enfant vous ait dérangé. C’est Henry-Monnier que je viens voir…

CAROLINE. – Oh ! Je pense bien. Mais vous avez dû le voir chez la concierge…

LÉON GOZLAN. – Chez la concierge ?

CAROLINE. – Oui. Il n’était pas dans sa loge ?

LÉON GOZLAN. – Mais non.

CAROLINE. – Oh ! Vous m’étonnez bien. Il est sorti il y a vingt minutes en me disant qu’il allait passer une heure avec elle.

LÉON GOZLAN. – En voilà une idée, par exemple !

CAROLINE. – Là, je suis bien de votre avis. Et voilà huit jours que cela dure, Monsieur Gozlan ! Oui, figurez-vous que depuis une semaine, quand ce n’est pas l’après-midi, c’est le soir, Monsieur Henry-Monnier s’installe dans la loge de Madame Fenouillard et pendant une heure ou deux, il bavarde avec elle !… Qu’est-ce que vous voulez… chacun prend son plaisir où il le trouve, n’est-ce pas !

LÉON GOZLAN. – Tiens, tiens, tiens…

CAROLINE. – Je n’en suis pas jalouse, croyez-le bien, car c’est une énorme gaillarde d’une soixantaine d’années… mais enfin, on dira ce qu’on voudra, une loge de concierge n’est pas la place d’un homme comme Henry-Monnier.

LÉON GOZLAN. – Voyons… voyons… voyons… Vous permettez que je regarde ce qu’il est en train de faire en ce moment. Où écrit-il ?

CAROLINE. – Au milieu.

LÉON GOZLAN, se penchant sur les papiers de Henry-Monnier et les feuilletant. – Eh ! Bien, mais… la voilà, l’explication de ses visites à votre concierge : il est en train d’écrire une scène nouvelle qu’il intitule le Roman chez la portière. Notre ami se documente tout simplement.

CAROLINE. – C’est possible, après tout. Mais je suis surprise alors que vous ne l’ayez pas vu, en passant.

LÉON GOZLAN. – Ah ! Ça, je vous réponds qu’il n’est pas en ce moment chez la concierge. Lorsque je suis passé devant sa loge, il y avait deux femmes seules qui bavardaient avec animation. Je vais l’attendre pendant cinq ou six minutes, si vous me le permettez.

CAROLINE. – Vous êtes chez vous.

(Elle se lève et va pour sortir.)

LÉON GOZLAN. – Comment va-t-il, Henry-Monnier ?

CAROLINE. – Comme santé, très bien.

LÉON GOZLAN. – Qu’est-ce qui ne va donc pas ?

CAROLINE, après une hésitation. – Oh ! Ma foi, tout le reste.

LÉON GOZLAN. – Allons donc ?

CAROLINE, revenant s’asseoir. – Monsieur Gozlan, vous l’aimez assez pour que je me confie à vous. La vie pour moi est devenue impossible avec un pareil homme.

LÉON GOZLAN. – À vous dire le vrai, je n’en suis pas surpris. Et je vous plains, ma pauvre enfant… car vous avez, en somme, tous les désagréments que connaissent les compagnes des hommes célèbres, sans en avoir les avantages puisque votre grand homme est, hélas ! méconnu.

CAROLINE. – Oh ! Mais, Monsieur Gozlan, comprenez-moi surtout : je n’ai jamais souhaité ni la fortune, ni la gloire – car je n’ai pas plus d’ambition que je n’ai de besoins. La pauvreté n’est rien quand on aime et qu’on est aimée.

LÉON GOZLAN. – Est-ce qu’il serait infidèle ?

CAROLINE. – Infidèle ?… Lui !… Grands dieux ! Il est bien trop égoïste pour être infidèle.

LÉON GOZLAN. – Quelle étrange réponse.

CAROLINE. – Je me comprends très bien.

LÉON GOZLAN. – Soit. Mais alors que lui reprochez-vous ?… Bien qu’il soit un observateur impitoyable – cruel même, je ne crois pas qu’il soit méchant…

CAROLINE. – Lui, méchant ?… Pas du tout.

LÉON GOZLAN. – Coléreux ?

CAROLINE. – Non, jamais.

LÉON GOZLAN. – Avare ?

CAROLINE. – Bien au contraire.

LÉON GOZLAN. – Il ne boit pas ?

CAROLINE. – Oh ! Quelle horreur !

LÉON GOZLAN. – Il travaille toujours ?

CAROLINE. – Du matin jusqu’au soir.

LÉON GOZLAN. – Alors… à qui la faute ?

CAROLINE. – À son esprit. À cette forme d’esprit qui n’appartient qu’à lui, je pense – et qui devient exaspérante à la longue, je vous le jure. Quand il commence une phrase, on ne sait jamais comment il va la terminer ! Et il n’a que des idées baroques dans la tête. Il y a trois jours, pendant toute la matinée, il a fait celui qui n’entendait plus – et il nous obligeait à hurler autour de lui !… Il a le cerveau fait de telle sorte qu’il dira toujours le contraire de ce qu’il devrait dire. S’il fait très chaud dehors, il rentre en disant : « J’ai peur d’avoir pris froid ! » La pendule sonne-t-elle onze coups – il s’écrie aussitôt : « Trois heures, déjà ! »

(Léon Gozlan sourit.)

Oui, c’est drôle, en effet… mais imaginez cela pendant dix ans de suite !

LÉON GOZLAN. – Eh ! Oui, bien sûr. Il devrait pourtant savoir que les femmes n’ont jamais apprécié l’humour.

CAROLINE. – Croyez-vous, Monsieur Gozlan, qu’on puisse apprécier du matin au soir, d’un bout de l’année à l’autre, cette façon glaciale qu’il a de plaisanter sans cesse. Même malade, il continue à se moquer de tout le monde.

LÉON GOZLAN. – Il ne se moque pas – je crois tout simplement qu’il travaille… à sa manière.

CAROLINE. – Beau travail vraiment qui consiste à froisser les gens autour de soi. D’ailleurs, c’est bien simple, il n’a plus d’amis. Champfleury, vous, Perlet… et je n’en vois pas d’autres. Il a beaucoup changé, Monsieur Gozlan, beaucoup…

LÉON GOZLAN. – Croyez-vous ?

CAROLINE. – J’en suis sûre. Depuis qu’il écrit, ce n’est plus le même homme. Dans les premières années de notre mariage il lui arrivait de rester des heures entières sans plaisanter… et quelques fois je l’ai vu triste…

LÉON GOZLAN. – Vous regrettez ce bon temps-là ?

CAROLINE. – Parfaitement. Au moins, je pouvais le consoler. Maintenant, c’est fini. Ou bien il dissimule les sentiments qu’il éprouve – ou bien il s’amuse à contrefaire ceux qu’il feint d’éprouver.

LÉON GOZLAN. – Il n’a peut-être plus le cœur à être triste.

CAROLINE. – Qu’est-ce que cela voudrait dire ?

LÉON GOZLAN. – Qu’il est trop malheureux pour cela – et qu’il craindrait de rester triste à tout jamais.

CAROLINE. – Pourquoi serait-il tellement malheureux, voyons !… S’il voulait recommencer à faire des tournées, comme nous en faisions tous les deux depuis tant d’années, il continuerait à gagner suffisamment de quoi vivre.

LÉON GOZLAN. – Oui, mais il y a Paris…

CAROLINE. – Puisque Paris ne veut pas de lui, qu’il se résigne !

LÉON GOZLAN. – Se résigner ? Aller de ville en ville et tourner autour de Paris quand on sait qu’on y pourrait occuper non pas la place d’un autre, mais bien sa propre place… n’être qu’un pitre aux yeux des sots quand on sait bien, soi, ce qu’on fait… quand on fait ça…

(Il désigne la place où Henri-Monnier écrit.)

CAROLINE. – Quoi donc ?

LÉON GOZLAN. – Ses pièces.

CAROLINE. – Mais, voyons, ce ne sont pas de vraies pièces…

LÉON GOZLAN. – Mais si !

CAROLINE. – Mais non, mais non, mais non… vous lui faites du mal en lui disant cela. Ses pièces ne sont pas plus jouables que celles d’Alfred de Musset…

LÉON GOZLAN. – Pas moins, peut-être, dans leur genre. Et qui vous dit que dans cent ans quelqu’un n’aura pas l’idée d’en jouer une un beau soir…

CAROLINE. – En 1931 ?

LÉON GOZLAN. – Eh ! Pourquoi pas ? [1] Et qui vous dit que, ce soir-là, la pièce qu’on jouera de lui ne sera pas précédée d’une sorte d’à-propos… qui vous mettra vous-même en scène…

CAROLINE. – Moi ? Mon Dieu, quelle idée !

LÉON GOZLAN. – Sait-on jamais ! Méfiez-vous en. Soyez indulgente, patiente…

CAROLINE. –… « et sacrifiez-vous », n’est-ce pas ?

LÉON GOZLAN. – Vous n’en serez pas plus malheureuse.

CAROLINE. – Mais pas moins. Il a brisé ma carrière… il a gâché ma vie…

LÉON GOZLAN. – Ne gâtez pas la sienne !

CAROLINE. – Et s’il m’abandonnait ?

LÉON GOZLAN. – N’est pas abandonné qui veut, vous savez ! Eh ! Bien, vous referiez votre existence… avec un homme… plus sérieux…

CAROLINE. – Qui m’ennuierait peut-être !… Alors, vous lui trouvez du talent comme écrivain, à Henry…

LÉON GOZLAN. – Mais – beaucoup.

CAROLINE. – Comme dessinateur il en a…

LÉON GOZLAN. – Beaucoup moins.

CAROLINE. – Et comme acteur ?

LÉON GOZLAN. – Bien davantage !… Mais, de cela, hélas ! Il ne reste rien… tandis que ça… ça restera.

(Il désigne la place où il écrit.

Elle en doute.)

CAROLINE. – Et vous trouvez qu’il joue très bien ?

LÉON GOZLAN. – Ah ! Oui, très bien.

CAROLINE. – C’est curieux… car enfin il est exactement à la scène ce qu’il est à la ville.

LÉON GOZLAN. – Est-ce donc si facile ?

CAROLINE. – C’est plus un genre qu’autre chose. Il joue comme il écrit, du reste, c’est bien simple. Et quand je vous entends dire qu’il a du talent comme auteur, cela m’amuse vraiment, moi qui sais comment il fait ses pièces !… Ah ! Ce n’est pas compliqué, je vous le jure. Il retient tout ce qu’il entend et il le note, voilà tout. Et, ce qui montre bien la bizarrerie de son caractère et l’étrange tournure de son esprit, il ne note jamais que les sottises qu’il entend. S’il m’arrive de commettre une erreur ou de faire une faute en parlant… ah ! Il ne la manque pas, je vous le jure ! Et, quelques fois, vous le voyez rire aux éclats de choses mystérieuses dont la drôlerie échappe à tout le monde…

LÉON GOZLAN. – Eh ! Bien, voilà… vous venez de décrire admirablement ce qui fait la valeur et l’originalité inestimable de son œuvre.

CAROLINE. – Alors, vous trouvez que je suis injuste avec lui ?

LÉON GOZLAN. – Comme tout le monde. Et c’est cela précisément qui le démoralise, soyez-en convaincue. S’il plaisante sans cesse, c’est qu’il souffre de n’être pas pris au sérieux.

CAROLINE. – Alors il faut être logique… et raisonnable : il faut que ce soit lui qui commence !… Et comment voulez-vous qu’on prenne au sérieux un dessinateur qui fait des pièces, un auteur dramatique qui joue la comédie ! Il faut choisir, voyons !… Regardez, je vous prie, la table sur laquelle il travaille… ici, de quoi écrire… là, de quoi dessiner… et, là-bas, au bout, une glace et du maquillage. Car il s’amuse à se faire des têtes, comme ça… sans aucune raison. Il voit dans la rue un homme qui lui plaît, qui l’amuse… il l’interpelle, le questionne… puis, sitôt rentré, il fait sa caricature, note par écrit ce que l’autre lui a dit et, ensuite, il se fait sa tête !… Et encore, mon Dieu, ce qui se passe ici, je suis seule à le voir, mais ce qui fait que jamais on n’aura même l’idée de prendre une seconde au sérieux un homme pareil, c’est cette manie qu’il a de faire des mystifications dans tous les endroits publics où il se trouve. Qu’à vingt ans, l’on s’amuse à se moquer du monde, je veux bien l’admettre… mais, à son âge, voyons ce n’est pas admissible ! Savez-vous ce qu’il a fait avant-hier ?

LÉON GOZLAN. – Non.

CAROLINE. – Il est entré dans un de ces établissements qu’on appelle des chalets de nécessité… et il s’est mis à crier : « Au nom de la loi, sortez tous ! » Tous ces malheureux, affolés, ont ouvert leur porte et sont sortis comme ils étaient… alors il les a regardés les uns après les autres et leur a dit, avec ce sérieux que vous lui connaissez : « C’est bien, vous pouvez continuer ! » Et il est ressorti !… Est-ce que ce n’est pas l’indice d’un homme qui perd la raison ?

LÉON GOZLAN. – Non… mais je conçois très bien votre état d’esprit – et je vais me permettre de vous donner un conseil. Il faut que ce soit vous qui donniez l’exemple…

CAROLINE. – De quoi ?

LÉON GOZLAN. – De la considération qui lui est due. C’est à vous d’abord, de le prendre au sérieux. C’est vous qui devez lui redonner cette confiance en lui qu’il est en train de perdre…

CAROLINE. – Vous m’attribuez un pouvoir que je n’ai pas.

LÉON GOZLAN. – Faites-en l’expérience. Parlez-lui sérieusement de ses pièces…

CAROLINE. – Il ne m’écoutera pas.

LÉON GOZLAN. – Essayez.

CAROLINE. – Oh ! Je veux bien essayer.

LÉON GOZLAN. – Et, si cela vous est possible, évitez de parler de lui comme vous venez de le faire. Ne vous plaignez pas – on cesserait de vous plaindre ! (On sonne.) On a sonné… c’est lui peut-être…

CAROLINE. – Non, il a toujours sa clef dans sa poche.

LÉON GOZLAN. – Eh ! Bien, quand il rentrera, allez à lui et dites-lui : « Voilà bien longtemps que tu ne m’as lu une pièce de toi. »

CAROLINE. – Soit.

LÉON GOZLAN. – C’est promis ?

CAROLINE. – C’est promis.

LA BONNE, entrant. – Il y a là une dame qui demande à voir Monsieur.

CAROLINE. – Priez-la d’entrer.

(La bonne ouvre la porte à Henry-Monnier qui paraît habillé en concierge.)

HENRY-MONNIER. – Bonjour Madame !… Bonjour, Monsieur Gozlan !

LÉON GOZLAN. – Comment c’est vous !

HENRY-MONNIER. – Oui, c’est moi-même… moi-même en personne, sous les aspects de Madame Fenouillard, concierge omnipotente et bavarde à l’extrême, qui connaît les secrets de tous les locataires et qui dit à Madame Pochet : « Ce n’est pas pour vous flatter, mais ça sent bien mauvais chez vous ! » Je retire tout cela et je suis à vous dans l’instant.

(Il commence à se déshabiller.)

CAROLINE, à l’oreille de Gozlan. – Comment voulez-vous que je le prenne au sérieux ?

LÉON GOZLAN. – Évidemment, c’est difficile.

CAROLINE. – Est-ce que je peux t’aider ?

HENRY-MONNIER. – Je t’en serai, je ne dis pas « éternellement » reconnaissant… mais presque !… Comment vous portez-vous, cher et bon Gozelan ?… Il manquait une syllabe à votre nom pour que l’alexandrin soit juste… je me suis permis de l’ajouter. Ainsi, vous allez bien ?

LÉON GOZLAN. – Très bien, et vous ?

HENRY-MONNIER. – Comparé à moi le chêne est souffreteux.

(Il passe une robe de chambre.)

Vous aurez été le premier à me voir dans le rôle de cette concierge qui m’ouvrira peut-être enfin les portes de la Comédie-Française !… Ah ! Mon ami, que de types étonnants on pourrait porter à la scène ! Le théâtre vivote depuis trois cents ans avec les personnages déformés de la Comédie Italienne. Quand les pièces sont faites par Molière, Regnard ou Beaumarchais, inclinons-nous, bien entendu… mais ne trouvez-vous pas qu’il est grand temps de porter à la scène des individus plus réels, plus vivants… et chacun parlant son langage ?… Vous aimez, vous, cette nouvelle école, cette grandiloquence poétique si peu raisonnable, ces drames insensés qui durent trois ou quatre heures et ne traitent que de sentiments improbables ?… Pour ma part, je les trouve assommants. Vive la vérité, Gozlan ! N’écrire que dix répliques, mais qu’elles soient vraies, qu’elles sonnent vrai !… Les entourer parfois d’un peu de fantaisie pour qu’elles passent mieux, comme l’on met du sucre autour d’une pilule – mais prendre pour modèle les gens qu’on a vu vivre !… Faites-en des croquis, des charges… et même au besoin des caricatures… si vous ne pouvez pas en faire des portraits… mais, tonnerre de Dieu, faites-les ressemblants !

LÉON GOZLAN. – Vous m’avez l’air d’un homme en plein travail, vous ?

HENRY-MONNIER. – Je suis en plein travail. Et je travaille à cinq ou six choses à la fois. Je termine un acte qui se passe dans une loge de concierge… j’ai fini il y a deux jours la meilleure chose que j’ai jamais écrite et qui s’appelle « La femme du condamné ». C’est une sorte de pièce, assez sinistre d’ailleurs, et qui ne sera jamais jouée, bien entendu, mais qui n’est pas trop mal, je pense… car je n’y ai mis que l’essentiel, l’indispensable. Et puis, alors, Gozlan, je vais vous sembler le plus vaniteux des hommes, mais cela m’est bien égal. Je n’ai plus qu’un seul but, voyez-vous, désormais… qu’un seul désir… et qu’un seul rêve – mais quel beau rêve ! – C’est de créer un personnage et de le faire assez vivant pour que plus tard on se demande s’il a ou non vécu !

LÉON GOZLAN. – ?

HENRY-MONNIER. – Je vous étonne, n’est-ce pas ? Et pourtant j’ai tout lieu de penser que mon bonhomme un jour tiendra sur ses deux jambes. Il n’existe encore qu’à l’état de croquis… je vais vous le montrer…

(Il va vers l’endroit où il dessine.)

LÉON GOZLAN, à l’oreille de Caroline. – Vous voyez bien qu’il peut être sérieux.

CAROLINE. – Pourvu que cela dure !

HENRY-MONNIER. – Le voici.

(Il s’assied près de Gozlan et se met à dessiner.)

Il n’a encore rien dit, alors, je ne sais pas comment il parle… mais je lui suppose une voix de basse-taille. C’est un gros imbécile. Il a l’embonpoint et l’aplomb de la sottise. C’est le bourgeois lui-même. Ses cheveux sont ramenés sur le front qui est vaste et vide… le col est excessif… il soulève les favoris… le ventre proémine… et le pantalon est peut-être un peu court. Je l’imagine professeur d’écriture, élève de Brard et Saint-Omer, expert assermenté près les Cours et les Tribunaux… voici d’ailleurs sa signature… c’est toute une affaire et c’est tout un programme… elle n’en finit plus, vous voyez… et il lui faut une minute entière pour faire son paraphe…

LÉON GOZLAN. – Tiens ! Tiens ! Tiens ! Tiens…

HENRY-MONNIER. – Quoi donc ?

LÉON GOZLAN. – Rien. Et quel sera son nom ?

HENRY-MONNIER. – Je crois bien, entre nous, qu’il va s’appeler Monsieur Joseph Prudhomme.

LÉON GOZLAN. – Sera-t-il de la Garde Nationale ?

HENRY-MONNIER. – Il en sera, Monsieur, comme il convient, et ce jour-là il s’écriera : « Ce sabre est le plus beau jour de ma vie ! » Il dit des choses dans le genre de celle-ci : « Tous les hommes sont égaux, je ne connais de distinction véritable que la différence qui peut exister entre eux ! » Et il dit en parlant de la veuve Tiroufflet : « C’est une grosse femme que j’estime, à vol d’oiseau, pouvoir peser dans les deux cent quarante livres ! » De plus, je vous préviens qu’il est assez familier avec les bonnes ! (Changeant d’idée.) Gozlan, faites ce que je fais depuis huit jours et vous vous amuserez comme un fou. Je prends l’omnibus au départ, n’importe quel omnibus, et je m’assieds à la première place à gauche, en entrant. L’omnibus se remplit et part. Quand le moment est venu de passer au receveur le prix de sa place, chaque voyageur le donne à son voisin qui le passe au suivant et la petite somme arrive enfin au receveur. Parfois, il y a de la monnaie à revenir. C’est là que mon rôle commence, car c’est à moi que toujours le receveur la donne. Alors, savez-vous ce que je fais ? J’ajoute à cette somme cinquante centimes de mon argent et je fais passer le tout à la personne qui attend sa monnaie. Cette personne fait son compte… et neuf fois sur dix, savez-vous ce qui se passe ? Eh ! Bien, mon bon Gozlan, elle s’applique à dissimuler sa joie… et après un coup d’œil rapide et circulaire, elle enfouit son argent… et le mien dans son porte-monnaie !… Les honnêtes gens ne demandent qu’à devenir voleurs – et je constate d’autre part qu’il n’existe pas un acteur à Paris qui sache jouer la comédie aussi bien que n’importe lequel d’entre nous !… Comment vous portez-vous ?

LÉON GOZLAN. – Je ne vais pas trop mal.

HENRY-MONNIER. – Vous travaillez ?

LÉON GOZLAN. – Mais oui.

HENRY-MONNIER. – Comme je vous comprends, car le travail est bien la seule raison de vivre…

(À sa femme.)

Pardon !

(Elle fait un geste qui signifie que rien de lui ne peut l’étonner.)

LÉON GOZLAN. – Et savez-vous pourquoi je venais vous voir ?

HENRY-MONNIER. – Je ne m’en doute même pas – et j’ai si peur d’être indiscret que j’ose à peine vous le demander.

LÉON GOZLAN. – Et cependant, bien que vous ne vous soyez pas douté de l’objet de ma visite, quelle excellente idée vous avez eue de me parler de votre bon Monsieur Prudhomme…

HENRY-MONNIER. – Pourquoi cela ?

LÉON GOZLAN. – Parce que… dites-moi… suis-je le premier à qui vous en ayez parlé ?

HENRY-MONNIER. – Non… le second.

MONSIEUR GOZLAN. – Et le premier, c’était… ?

HENRY-MONNIER. – Balzac.

LÉON GOZLAN. – J’en étais sûr !… Eh ! Bien, mon bon ami, vous avez eu absolument tort de lui en parler.

HENRI-MONNIER. – Et ! Pourquoi donc ?

LÉON GOZLAN. – Parce que je sors de chez lui – et qu’il m’en a touché deux mots. Votre bonhomme lui trotte par la tête depuis ce jour-là… et je vous préviens qu’il va vous le prendre. Il ne faut jamais rien raconter à Balzac. Il a tout de suite senti quel parti l’on pouvait tirer d’un tel personnage – et je venais vous en avertir.

HENRY-MONNIER. – Je vous en remercie. Oui, c’est stupide ce que j’ai fait là. Je l’ai tout de suite regretté – trop tard, malheureusement !… C’est d’ailleurs une manie détestable que j’ai de raconter à tout le monde les idées qui me viennent.

LÉON GOZLAN. – Guérissez-vous de cette manie.

HENRY-MONNIER. – À vrai dire, Gozlan, c’est plus qu’une manie… c’est plus qu’une habitude… c’est un besoin chez moi de raconter mes pièces… car c’est ainsi que je les fais… et quand je les sais par cœur, à force de les avoir racontées, alors, je les écris.

LÉON GOZLAN. – Chacun travaille à sa manière. Racontez-les à tout le monde… excepté à vos confrères.

HENRY-MONNIER. – J’aurais dû me méfier, c’est vrai, lorsqu’il m’a demandé de lui en faire un croquis.

LÉON GOZLAN. – Vous l’avez fait ?

HENRY-MONNIER. – Bien entendu.

LÉON GOZLAN. – Quelle folie ! Eh ! Bien, alors, mon ami, vous n’avez pas de temps à perdre. Si c’est une pièce que vous faites, annoncez-la tout de suite dans les journaux… et donnez à votre pièce le nom de votre personnage… et terminez-la vite… et faites-la jouer dans n’importe quel théâtre – enfin, coupez-lui l’herbe sous le pied. C’est un conseil d’ami que je vous donne là… parce que, vous savez, Balzac… c’est un géant, c’est un génie… mais c’est un homme… enfin.

HENRY-MONNIER. – Oui, oui.

LÉON GOZLAN. – Pensez à cette réflexion admirable de Rivarol : Le Génie égorge ceux qu’il pille. Et là-dessus je m’en vais pour vous laisser travailler.

(À Caroline.)

Adieu, gentille amie.

(À son oreille.)

Vous voyez, quand il veut, comme il est raisonnable.

CAROLINE. – C’est vrai.

LÉON GOZLAN. – Profitez-en – et parlez-lui.

CAROLINE. – Je vais le faire.

LÉON GOZLAN. – Au revoir. Bon travail.

HENRY-MONNIER. – Hélas !

LÉON GOZLAN. – Pourquoi « hélas »… et que signifie cet air sombre ?

HENRY-MONNIER. – Je m’en veux d’être aussi bavard.

LÉON GOZLAN, à Caroline. – Vous vouliez le voir triste… soyez heureuse.

HENRY-MONNIER, presque en colère. – Comment voulez-vous que je fasse ? Comment voulez-vous que je travaille dans ces conditions-là !

(Il est devant sa longue table et il va d’une place à l’autre.

Il est tiraillé par ses trois professions, écrivain, dessinateur, acteur.)

Il me faudrait deux mois de tranquillité absolue pour pouvoir le mettre sur pied, mon gros bonhomme… Or, j’ai vingt-cinq lithographies à faire pour la nouvelle édition des chansons de Béranger… j’ai trois représentations à donner à Nantes du 16 au 19 de ce mois… et le 28, je joue à Toulon… dame ! Il faut bien manger, si peu que ce soit et ne fût-ce que deux fois par jour ! (Il redevient gai.) Et à ce propos, vraiment, quel dommage que la chose la plus coûteuse soit celle justement qu’on fait le plus souvent !… Ah ! Mon bon Gozlan… je vous accompagne, tenez…

(Ils sortent tous deux.

Elle est seule et elle réfléchit.)

HENRY-MONNIER, rentrant un instant plus tard. – Est-ce curieux ce qui m’arrive avec Balzac ?

CAROLINE. – Très curieux…

HENRY-MONNIER. – C’est flatteur… mais c’est ennuyeux…

CAROLINE. – Oui.

(Il se met à la place où d’ordinaire il écrit.

On devine qu’elle hésite à lui dire quelque chose.

Elle prend à deux mains son courage.)

Et si tu reprenais ta vie de garçon ?

HENRY-MONNIER. – Hein ?

CAROLINE. – Je dis : « Et si tu reprenais ta vie de garçon » ?

HENRY-MONNIER. – Tu plaisantes ?

CAROLINE. – Du tout. Pourquoi n’aurais-je pas des idées, moi aussi ?… C’est peut-être une idée. Tu ne peux pas quitter Paris, tu as à travailler… nous n’avons pas d’argent, mais seul, tu pourrais vivre avec ce que tes dessins te rapportent… Alors ?

HENRY-MONNIER. – Eh ! Bien, et toi ?

CAROLINE. – Moi, je referai des tournées. Avant de jouer la comédie, j’en faisais déjà, avec mon père… je suis née en tournée, moi, tu sais… avec toi j’ai continué… je continuerai seule, voilà tout. Oh ! Je me débrouillerai bien, va. Nous payerions à nous deux la pension des enfants… Penses-y.

HENRY-MONNIER. – Mais j’y pense.

(Un temps.)

CAROLINE. – Je ne crois pas que mon idée soit mauvaise. Nous ne nous aimons plus…

HENRY-MONNIER. – Allons donc ?

CAROLINE. – Henry, voyons…

HENRY-MONNIER. – Mais, quoi ?

CAROLINE. – Vois comment nous nous regardons… Oh ! Nous nous aimons bien… sûrement… juste assez pour trouver le départ cruel – mais pas l’absence !… Et puis, je reviendrai… je reviendrai souvent… tous les deux mois… tous les trois mois… je t’écrirai tous les huit jours… tu me répondras une fois sur deux… Nous n’étions pas faits pour nous marier. Parce qu’on s’est aimés, tout de suite tu m’as épousée… c’était très honnête de ta part… mais c’était une folie, voyons ! Tu aurais dû en épouser une autre et me prendre pour maîtresse. Ç’aurait bien mieux valu ! C’est un roman d’amour que j’aurais voulu vivre avec toi. J’étais née actrice… j’aurais dû le rester… et vivre en actrice. Tu m’as donné un nom dont je n’avais que faire… puisque déjà je ne portais pas le mien ! On oublie volontiers son vrai nom de famille, mais pas le nom qu’on s’est choisi… puisqu’on se l’est choisi pour le faire connaître !… Tu m’as fait des enfants au lieu de me faire des rôles. Tu m’as détournée de ma route. Tu as tenté de faire de moi une bourgeoise… alors que je n’en ai ni l’esprit ni, je crois, le physique. Non, vraiment, je ne suis pas une bourgeoise… mais à la longue, je pourrais le devenir… on peut toujours le devenir – et rien que d’y penser, j’en ai le frisson !… Déjà depuis quelque temps, je me néglige un peu… je suis moins coquette… Dame, on se lasse à la fin de bien se coiffer quand personne jamais ne vous en complimente !… Oui, ton travail passe avant tout… je le comprends… Je ne le comprends pas depuis très, très longtemps… mais je suis en train vraiment de le comprendre… et je m’incline – mais ne me demande pas le sacrifice des années de jeunesse qui me restent encore à vivre… ce serait méchant, n’est-ce pas, de me le demander… et puis ce ne serait pas malin, car tu te rends bien compte que je ne sais pas aider à faire le ménage. Une seconde petite bonne te coûterait moins cher et te rendrait plus de services que moi. Je ne te suis vraiment pas nécessaire. D’autant que, entre nous, tu n’aimes pas l’amour, toi… je veux dire par là que l’amour dans ta vie ne joue pas un grand rôle… que ce soit moi ou bien une autre, tu t’en moques… parce que, toi, tu as des joies supérieures que, moi, j’ignore…

HENRY-MONNIER. – Tu vas tout gâter, ne continue pas.

CAROLINE. – Je croyais que tu aimais assez la vérité pour avoir le courage de la regarder en face.

HENRY-MONNIER. – Oh ! Je n’ai pas autant de courage que toi !

CAROLINE. – Et puis, la vérité des autres est différente… ?

HENRY-MONNIER. – Elle est un peu plus drôle.

CAROLINE. – Et j’ai pourtant l’impression que tout ce que je viens de te dire, tu l’as noté… et que je le retrouverai dans une pièce, un jour.

HENRY-MONNIER. – Non, tu te trompes… car tu n’as pas dit de bêtises. Je t’ai justement interrompue au moment exact où ça allait commencer à devenir comique.

CAROLINE. – À quel moment ?

HENRY-MONNIER. – À la minute même où j’ai cessé d’avoir envie de pleurer.

CAROLINE. – Tu as eu envie de pleurer ?

HENRY-MONNIER. – Oui.

CAROLINE, se levant. – Oh…

HENRY-MONNIER. – Ne te dérange pas, c’est fini.

CAROLINE. – Mais quand… dis-moi… ?

HENRY-MONNIER. – Je ne sais plus très bien…, et je t’avouerai même que je ne cherche pas à m’en souvenir. Alors, quand t’en vas-tu ?

CAROLINE. – Quand tu voudras.

HENRY-MONNIER. – Ah ! Non… c’est toi qui en as eu l’idée… fais-m’en la surprise. Car je ne te demande qu’une chose, c’est de m’en faire la surprise. Dans huit jours, dans trois jours… ce soir… ou dans un mois… je rentrerai à l’heure du dîner, la bonne s’avancera très émue et me dira…

CAROLINE. – « Madame est partie ! »

HENRY-MONNIER – Non. « Monsieur est servi ! »

Il reprend la plume et

LE RIDEAU TOMBE

DEUXIÈME ACTE

Le décor représente une loge d’acteur : une porte, une armoire, deux chaises, une tablette à maquillage, une glace, un peignoir pas très propre – et une habilleuse.

(La porte s’ouvre et l’habilleuse s’efface devant Henry-Monnier qui paraît maquillé et habillé en Joseph Prudhomme.)

 

L’HABILLEUSE. – Eh ! Bien, quel succès, Monsieur Monnier – vous êtes content ?

HENRY-MONNIER. – Oui, je suis très content, Madame Laurendier. Ce gros homme me satisfait… je crois décidément qu’il tient bien sur ses pattes…

(Il se regarde dans la glace.)

… et j’ai tout lieu de penser qu’il va aller son petit bonhomme de chemin comme un grand garçon qu’il est !

L’HABILLEUSE. – Vous qui étiez si sombre en arrivant ce soir… ça fait plaisir de vous voir comme vous êtes en ce moment.

HENRY-MONNIER. – J’étais mélancolique et morose ?

L’HABILLEUSE. – Vous n’étiez pas bien gai.

HENRY-MONNIER. – L’apparence est souvent trompeuse !

(Un temps.)

L’HABILLEUSE. – Eh ! Bien ?

HENRY-MONNIER. – Quoi donc ?

L’HABILLEUSE. – Vous allez vous regarder longtemps comme cela dans votre glace ?

HENRY-MONNIER. – Ce n’est pas moi que je regarde : c’est Monsieur Prudhomme. Il est vraisemblable… et cette perruque est un chef-d’œuvre. On rencontre des gens dans la rue qui n’en ont pas d’aussi bien faite.

L’HABILLEUSE. – Retirez-la quand même.

HENRY-MONNIER. – Un instant… attendez… En supprimant le rouge-aux-lèvres… et le rouge des joues… qui n’est pas admissible.

(Il le supprime en s’essuyant la bouche et le visage.)

Oh ! Ma foi…

L’HABILLEUSE. – Vous aimez bien votre métier ?

HENRY-MONNIER. – Qu’entendez-vous par mon métier ?

L’HABILLEUSE. – Votre métier d’acteur.

HENRY-MONNIER. – Oui, Madame, je l’aime… je l’aime infiniment, car il est singulier.

L’HABILLEUSE. – Et vos camarades qui disent de vous que vous êtes un amateur.

HENRY-MONNIER. – Laissez-les dire, ils ont raison. Les comédiens aiment mes pièces, les auteurs dramatiques adorent mes dessins et les dessinateurs me trouvent un comédien parfait. J’aurais vraiment tort de me plaindre puisque j’écris, dessine et joue pour mon plaisir ! Les gens s’imaginent que je fais trois métiers… et pourtant, je n’exerce qu’une seule profession. Trois cordes à un arc, ça ne fait pas trois arcs ! Seulement, avec trois cordes, on risque peut-être d’atteindre plus aisément son but. Je me dessine mon bonhomme sur la figure… et je lui prête un corps pour exprimer tout haut les réflexions qu’il fait…

L’HABILLEUSE. – Tout ça, c’est très joli, mais, Monsieur, l’heure passe. Démaquillez-vous vite et déshabillez-vous.

HENRY-MONNIER. – Il le faut, je sais bien… mais, c’est vraiment dommage. On se sent parfois tellement à son aise dans la peau d’un autre ! (Il retire sa perruque – elle l’aide à retirer sa redingote.) Il arrive un âge où tout à coup l’on s’aperçoit que le physique que l’on a ne correspond plus très bien aux habitudes que l’on prend, aux idées qui vous viennent, aux sentiments que l’on éprouve…

(On frappe.)

L’HABILLEUSE. – On a frappé.

HENRY-MONNIER. – Demandez qui est là.

L’HABILLEUSE. – Qui est-ce qui est là !

UNE VOIX. – Monsieur Rémouillot.

L’HABILLEUSE, répétant. – Monsieur Rémouillot.

HENRY-MONNIER. – Je ne le connais pas. Demandez-lui ce qu’il veut.

L’HABILLEUSE. – Qu’est-ce que vous désirez ?

VOIX DE MONSIEUR RÉMOUILLOT. – Je voudrais voir Monsieur Henry-Monnier.

HENRY-MONNIER. – Demandez-lui s’il était dans la salle, ce soir ?

L’HABILLEUSE. – Est-ce que vous étiez dans la salle, ce soir ?

VOIX DE MONSIEUR RÉMOUILLOT. – Non, j’arrive de Nevers et je viens pour donner à Monsieur Henry-Monnier des nouvelles de sa femme.

(Pendant ce temps, Henry-Monnier a reboutonné son gilet et il a remis sa redingote.)

HENRY-MONNIER, à voix basse. – Un instant.

L’HABILLEUSE. – Un instant, Monsieur, s’il vous plaît.

(Henry-Monnier parle bas à l’oreille de l’habilleuse, puis il va s’asseoir sur la seconde chaise aussi loin que possible de la table à maquillage. Il a pris son chapeau et il le tient comme un homme en visite.)

L’HABILLEUSE, ouvrant la porte à l’inconnu. – Monsieur Henry-Monnier n’est pas là, mais si vous voulez entrer et vous asseoir… il y a déjà un monsieur qui l’attend.

(Entre alors Monsieur Rémouillot, petit bourgeois de province.)

MONSIEUR RÉMOUILLOT. – Monsieur.

HENRY-MONNIER, imitant Monsieur Prudhomme et se présentant. – Monsieur Joseph Prudhomme, professeur d’écriture, je ne m’en cache pas, élève de Brard et Saint-Omer, je m’en glorifie !

MONSIEUR RÉMOUILLOT, se présentant. – Monsieur Rémouillot, expéditionnaire.

HENRY-MONNIER. – Tiens, j’ai connu un Trémouillot, jadis.

MONSIEUR RÉMOUILLOT. – Moi, je m’appelle Rémouillot…

HENRY-MONNIER. – Rémouillot. Trémouillot… vous n’allez pas pour une malheureuse lettre, la vingtième de l’alphabet, me chicaner, je pense ! Eh ! Bien, mon Trémouillot, à moi, ne pouvait pas digérer les épinards… ce qui ne l’empêchait pas de jouer à la manille assez médiocrement !

MONSIEUR RÉMOUILLOT. – Comme c’est curieux…

HENRY-MONNIER. – N’est-ce pas ?… Ainsi, Monsieur, vous aviez, comme moi, formé le projet de rencontrer, ce soir, Monsieur Henry-Monnier ?

MONSIEUR RÉMOUILLOT. – Eh ! Ma foi, oui, Monsieur. Et j’ai malheureusement pas beaucoup de temps à moi, car des amis m’attendent au cabaret.

HENRY-MONNIER. – Ils vont bien vos amis ?

MONSIEUR RÉMOUILLOT. – Très bien, Monsieur, merci.

HENRY-MONNIER. – Je les en félicite, Monsieur, car la santé est un bienfait des dieux ! Mais si vous avez un rendez-vous, Monsieur, je vous déconseille d’attendre Monsieur Henry-Monnier davantage car s’il faut en croire Madame l’habilleuse, il ne reviendra pas avant deux heures du matin.

MONSIEUR RÉMOUILLOT. – Deux heures du matin… ?

HENRY-MONNIER. – Si ce n’est pas trois heures. Cependant si vous voulez me charger d’une commission pour lui, je la lui transmettrai sitôt son retour.

MONSIEUR RÉMOUILLOT. – Oh ! C’est bien délicat…

HENRY-MONNIER. – Raison de plus, Monsieur. Placez un intermédiaire entre vous et lui – et bénissez le ciel, car vous avez en face de vous son confident, son fondé de pouvoirs… et son ami le plus intime. Parlez, parlez, Monsieur.

MONSIEUR RÉMOUILLOT. – Eh ! Bien, Madame Henry-Monnier, jugeant préférable de ne pas écrire la chose, et profitant d’un voyage que j’étais obligé de faire à Paris, voulait savoir de son mari s’il ne serait pas contrarié d’apprendre qu’elle a l’intention, sa tournée prenant fin le 15, de passer son été aux environs de Nevers.

HENRY-MONNIER. – Tout son été ?

MONSIEUR RÉMOUILLOT. – Tout son été.

HENRY-MONNIER. – Elle le passerait… heu… chez… chez des amis, je pense ?

MONSIEUR RÉMOUILLOT. – Chez des amis… je crois…

HENRY-MONNIER. – On se fait des amis dans toutes les villes où l’on passe quand on est séduisante comme elle !… Monsieur Monnier, sans rien savoir, se doute évidemment qu’on ne néglige pas impunément son épouse… et qu’en la laissant partir… il s’expose à des disgrâces… dont il sera le premier à rire… la chose étant fatale et naturelle, en somme – n’est-il pas vrai, Monsieur ?

MONSIEUR RÉMOUILLOT. – Il m’est assez difficile… de…

HENRY-MONNIER. – Ce qui n’empêche pas que nous nous comprenions.

MONSIEUR RÉMOUILLOT. – Heu… oui.

HENRY-MONNIER. – Il s’agit d’un garçon qu’on dit plein de mérite…

MONSIEUR RÉMOUILLOT. – Il en a l’apparence.

HENRY-MONNIER. – Et qui, par sa présence, rompt la monotonie de la vie provinciale. Tout est donc pour le mieux. Le Destin qui fait les unions ne conserve-t-il pas le droit de les défaire ? En foi de quoi, je puis, au nom de Monsieur Henry-Monnier, vous certifier qu’il souscrit de grand cœur au projet de Madame Henry-Monnier, sa femme. Le climat de Nevers ne peut que lui être extrêmement profitable car l’important massif du Morvan met à l’abri des vents contraires la vieille cité gauloise dont le Palais ducal construit par Clève et Gonzagues offre un beau spécimen de style Renaissance… Que Dieu vous ait en Sa Sainte Garde, Monsieur Rémouillot !

(Henry-Monnier s’est levé – Monsieur Rémouillot fait de même.)

MONSIEUR RÉMOUILLOT. – Je vous salue, Monsieur Prudhomme.

HENRY-MONNIER. – Professeur d’écriture… élève de Brard et Saint-Omer…

MONSIEUR RÉMOUILLOT. – Parfaitement.

(Monsieur Rémouillot sort confus et surpris. Resté seul, Henry-Monnier retire sa redingote, ses lunettes, sa perruque, ses favoris et il ouvre son faux-col. Son visage est d’une extrême tristesse.)

L’HABILLEUSE. – Qu’est-ce que vous avez ?

HENRY-MONNIER. – Oh ! Je n’ai plus grand’chose…

L’HABILLEUSE. – Eh ! Bien, dépêchez-vous… il est tard, maintenant. Vous vous êtes bien amusé, là ?

HENRY-MONNIER. – Ah ! Oui… c’est bien le mot.

L’HABILLEUSE. – Vous n’êtes pas souffrant ?

HENRY-MONNIER. – Non.

L’HABILLEUSE. – Vous avez l’air tout chose…

HENRY-MONNIER. – C’est que je le suis un peu.

L’HABILLEUSE. – Vous étiez si bien tout à l’heure.

HENRY-MONNIER. – J’étais mieux, n’est-ce pas ?… C’est la perruque qui me manque…

(Il la remet.)

et le faux-col…

(Il le replace.)

et la cravate…

(Il la renoue.)

et puis les favoris…

(Il les recolle.)

et surtout les lunettes…

(Il les reprend.)

et puis la redingote…

(Elle la lui passe, machinalement.)

et le chapeau, bien entendu…

L’HABILLEUSE. – Mais, quoi… vous n’allez pas…

HENRY-MONNIER – Si fait, Madame… désormais, c’est ainsi que je m’en vais déambuler dans les artères de la grand’ville… et tant pis pour tous ceux qui s’en étonneront… je le préfère à moi, ce gros homme imbécile… il est mon œuvre, il m’appartient – qu’il soit mon masque et mon refuge… et mon plaisir. Nous sommes le combien, Madame ?

L’HABILLEUSE. – Le 25 Mai, Monsieur.

HENRY-MONNIER. – Eh ! Bien, Monsieur Joseph Prudhomme naquit à 60 ans, le 25 Mai 1834. Bonsoir, Madame !

Il sort et

LE RIDEAU TOMBE

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Mai 2025

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[1] Monsieur Prudhomme, créé en 1931, faisait effectivement spectacle avec une admirable pièce en 3 tableaux de Henry-Monnier, intitulée : La Femme du Condamné.