Afficher l'image d'origine

Hermann Hesse

LE LOUP DES STEPPES

1927

Der Steppenwolf

Traduit de l’allemand par Juliette Pary (1931)

PRÉFACE DE L’ÉDITEUR

Ce livre contient ce qui nous reste des écrits de l’homme à qui nous avons donné le nom qu’il s’est souvent donné lui-même : Loup des steppes. Son manuscrit nécessite-t-il une introduction ? J’éprouve, quant à moi, le besoin d’ajouter au récit du Loup des steppes quelques pages où je m’efforcerai de fixer le souvenir que je garde de lui. C’est peu, je sais, d’autant plus que son origine et tout son passé me sont restés inconnus. Mais sa personnalité a laissé sur moi une empreinte profonde et, malgré tout, je dois le dire, sympathique.

Le Loup des steppes était un homme d’environ cinquante ans, lorsqu’il se présenta, il y a quelques années, chez ma tante pour louer une chambre meublée. Il loua la pièce mansardée sous les combles et la petite chambre à coucher à côté. Il revint quelques jours plus tard avec deux valises et une grande caisse pleine de livres. Son séjour fut de neuf ou dix mois. Il vivait calme, très retiré, et, n’étaient les rencontres dans l’escalier ou le corridor, amenées par la proximité de nos chambres, nous ne nous serions probablement jamais connus. Ce n’était pas un homme liant. Au contraire, il était insociable à un degré que j’ignorais jusque-là ; il était vraiment, comme il le disait parfois, un loup des steppes : lointain, farouche, craintif, très craintif même, d’un autre monde que le mien. Dans quels abîmes de solitude se plongeait-il de par sa nature et de par son destin, et comme il en avait la conscience et l’acceptation ! Cet isolement lui paraissait une condition de sa vie. Cela, je ne l’appris pleinement que plus tard, par les écrits qu’il laissa ici en partant. Mais déjà, grâce à mainte rencontre et maint entretien, j’avais, dans une certaine mesure, appris à le connaître, et l’image que m’en donnaient ses écrits coïncidait avec celle, certes moins vive, moins complète, que m’avaient suggérée nos relations.

Par hasard, je me trouvais là au moment où le Loup des steppes entra pour la première fois dans notre maison pour devenir le locataire de ma tante. Il vint à l’heure du déjeuner, la table n’était pas encore desservie, et il me restait une demi-heure avant de me rendre au bureau. Je n’ai pas oublié l’impression singulière, l’impression double qu’il me fit lors de cette première rencontre. Il entra par la baie vitrée au seuil de laquelle il avait tiré le cordon de la sonnette et ma tante, dans le vestibule à moitié obscur, lui demanda ce qu’il désirait. Lui, le Loup des steppes, dressant sa tête pointue aux poils courts, flaira nerveusement l’air et dit avant même de répondre et de se nommer : « Oh ! cela sent bon, ici. » Là-dessus, il sourit, et ma bonne tante sourit aussi. Quant à moi, je trouvai ces mots, comme entrée en scène, plutôt étranges, et me sentis quelque irritation contre lui.

« Eh bien, voilà, reprit-il, je viens pour la chambre que vous avez à louer. »

Je ne pus l’observer de plus près que lorsque nous montâmes tous les trois l’escalier menant à la mansarde. Il n’était pas très grand, mais il avait la démarche et le port de tête d’un homme de haute taille. Il portait un pardessus d’hiver confortable, de mode récente ; il était vêtu convenablement, mais sans recherche. Il avait un visage rasé et des cheveux ras, grisonnants par places. Sa démarche, au début, me fut désagréable ; elle avait quelque chose d’embarrassé et d’indécis, allant mal avec son profil aigu et le ton, le tempérament de ses paroles. Je ne sus que plus tard qu’il était malade et que marcher lui causait un pénible effort. Avec un singulier sourire, qui, à ce moment-là, me déplut également, il contemplait l’escalier, les murs, les fenêtres, les vieux placards ; tout cela paraissait lui convenir, mais en même temps lui donner envie de rire. Cet homme semblait nous venir d’un monde différent, de quelque pays d’outremer. Il trouvait tout très gentil, mais un peu ridicule. Il était, c’est certain, poli, aimable même. Immédiatement, sans objections, il se déclara content de la maison, de la chambre, du prix de location, de celui du petit déjeuner ; pourtant, il émanait de lui une atmosphère étrangère, qui, me semblait-il, l’enveloppait méchamment. Il loua la mansarde avec, en plus, la petite chambre à coucher, se renseigna sur le chauffage, l’eau, le service, le ménage, écouta attentivement et avec bienveillance, offrit sur le champ de payer d’avance, mais, malgré tout, en même temps, il avait l’air de se moquer de lui-même ; on aurait dit qu’il lui paraissait nouveau et insolite de louer une chambre, d’en causer et discuter, cependant qu’en réalité, dans son for intérieur, il devait être occupé de tout autre chose. Telle était à peu près mon impression, et elle n’aurait pas été bonne si maint petit trait n’était venu la contredire et la corriger. Ce qui me gagna dès le début, ce fut le visage de l’homme, malgré son expression lointaine : visage peut-être surprenant et triste, mais lucide, réfléchi, travaillé et spiritualisé. Je lui savais gré aussi de son ton courtois. Il y mettait de l’application, sans, d’ailleurs, qu’il s’y mêlât rien de hautain. Au contraire, on y sentait une intention presque attendrissante, quelque chose, aurait-on dit, de suppliant que je ne m’expliquai que plus tard, mais qui m’attira.

Avant que fût terminée l’inspection du logement et qu’eussent abouti les pourparlers, l’heure du déjeuner avait passé, et je dus retourner à mon bureau. Je pris congé de lui et le laissai avec ma tante. Quand je revins le soir, elle me dit qu’il avait loué et emménagerait ces jours-ci : il l’avait seulement priée de ne pas l’annoncer à la police, car, malade comme il était, supporterait-il ces formalités et ces longues attentes à la préfecture ? Je me rappelle fort bien que cette précaution m’inquiéta et que j’avertis ma tante de ne pas y consentir. Cette crainte de la police me paraissait trop bien correspondre aux particularités de l’homme, à l’éloignement de ses façons, pour ne pas inspirer de soupçons. J’expliquai à ma tante que, sous aucun prétexte, elle n’eût à accepter, de la part d’un étranger, cette condition singulière qui, dans certaines circonstances, pourrait avoir pour elle des suites fort désagréables. Mais ma tante le lui avait déjà promis. Elle s’était, en somme, laissé charmer et séduire par cet étranger. Jamais, d’ailleurs, elle n’avait hébergé des locataires sans entretenir avec eux des relations humaines, cordiales, amicales ou, pour tout dire, maternelles, ce dont plus d’un ancien locataire n’avait manqué de profiter. Il arriva donc qu’au cours des premières semaines je critiquai plus d’une fois le nouveau locataire, tandis que ma tante, chaque fois, prit chaleureusement sa défense.

Cette affaire avec la police étant loin de me plaire, je tins du moins à savoir ce que ma tante avait appris sur lui, sur son origine et ses projets. Déjà, elle savait ceci et cela, bien que, à midi, après mon départ, il ne fût resté que quelques instants. Il lui avait dit qu’il comptait passer quelques mois dans notre ville, fréquenter les bibliothèques, étudier les antiquités. Au fond, ma tante n’aurait pas voulu louer pour un temps si court. Mais il l’avait déjà séduite, c’était clair, malgré ses apparences plutôt déconcertantes. Bref, la chambre était louée, et mes objections venaient trop tard.

« Pourquoi donc a-t-il dit que cela sentait bon, ici ? » demandai-je.

Ma tante, qui a quelquefois du flair, répondit :

« Ça, je le comprends parfaitement. Chez nous, ça sent l’ordre, la propreté, une vie saine et convenable, et c’est ce qui lui a plu. On dirait que lui n’y est plus accoutumé et que ça lui manque. »

Eh bien, oui, pensais-je, c’est bien cela. « Mais alors, dis-je, s’il n’est plus habitué à une vie convenable et organisée, qu’est-ce qui arrivera ? Que feras-tu s’il n’est pas soigneux, s’il salit tout et s’il revient soûl à des heures impossibles ?

— Nous verrons ça », dit-elle en riant, et je la laissai tranquille sur ce point.

En effet, mes craintes se trouvèrent mal fondées. Ce locataire, bien qu’il fût loin de mener une vie raisonnable et ordonnée, ne nous a jamais nui et ne nous a pas non plus importunés. Même aujourd’hui, nous repensons à lui avec plaisir. Cependant, en notre conscience, en notre âme, cet homme nous a tous les deux, ma tante et moi, gênés et importunés, et même, à vrai dire, je n’en ai pas encore, à l’heure qu’il est, fini avec lui. La nuit, je rêve de lui quelquefois, je me sens, dans les profondeurs de moi-même, inquiet et troublé par le seul fait qu’il existe un être semblable, bien qu’il me soit presque devenu cher.

*

Deux jours plus tard, le chauffeur monta les valises de l’étranger, qui se nommait Harry Haller. Une très belle valise de cuir me fit bonne impression ; il y avait en outre une autre grande valise plate qui semblait le témoin de voyages lointains ; du moins était-elle toute couverte d’étiquettes d’hôtels et de compagnies de tourisme de pays différents, même transocéaniques.

Puis il parut – et telle fut l’entrée dans la connaissance de cet homme étrange. Au début, je ne faisais rien qui pût m’y aider. Bien qu’il m’eût retenu dès le premier instant, je ne fis pas un effort durant les premières semaines, pour le rencontrer ou lui parler. En revanche, je l’ai, je l’avoue, observé dès le début. Parfois, en son absence, je suis entré chez lui ; en somme, par curiosité, j’ai fait un peu d’espionnage.

J’ai déjà donné quelques indications sur la physionomie du Loup des steppes. Il donnait spontanément, au premier coup d’œil, la conviction qu’il était un type d’homme remarquable, rare et puissamment doué ; son visage était plein d’esprit, l’extrême mobilité de ses traits attestait une vie intérieure intéressante, mouvementée, infiniment délicate et sensible. Dans la conversation, s’il sortait, ce qui n’était pas toujours le cas, du langage conventionnel, s’il se laissait aller, renonçant à son attitude lointaine, à des opinions personnelles, bien à lui – d’emblée, il nous soumettait. Plus réfléchi que le reste des hommes, il avait, en touchant aux choses de l’esprit, cette souveraineté presque glacée de ceux qui n’ont plus besoin que des faits, qui ont pensé, qui savent ; seuls, peuvent se montrer ainsi les vrais intellectuels qui ont chassé toute espèce d’ambition, qui n’ont jamais envie de briller, qui ne songent même pas à persuader, à avoir raison, à avoir le dernier mot.

Je me souviens d’un de ses jugements – au fond, était-ce un jugement ? Il ne consistait qu’en un seul regard. C’était vers la fin de son séjour. Un célèbre critique, philosophe et historien, d’un renom européen, faisait une conférence, et j’avais réussi à y emmener le Loup des steppes, qui n’en avait d’abord eu nulle envie. Nous étions côte à côte. Lorsque le conférencier monta en chaire et commença son discours, il désappointa plus d’un auditeur qui avait cru trouver en lui une espèce de prophète. Son aspect était un peu mièvre et affecté. Il débuta par des compliments à ses auditeurs, par des remerciements sur leur nombre. Le Loup des steppes me jeta un bref regard, jugeant ces mots et toute la personnalité de l’orateur d’un regard terrible, inoubliable, dont le sens suffirait à emplir un livre. Son ironie douce, mais dominatrice, faisait mieux que critiquer l’orateur, qu’annihiler le grand homme. Ce regard était plus triste qu’ironique, d’une tristesse d’abîme ; il révélait un désespoir en quelque sorte stabilisé, devenu forme et habitude. Non seulement il éclairait de sa lucidité désespérée, ridiculisait et anéantissait la personne de l’orateur maniéré en sa posture du moment et, avec lui, l’attente et l’attitude béantes du public, et le titre prétentieux de la conférence, mais il transperçait tout notre temps, son affectation laborieuse, son arrivisme, sa suffisance, le jeu superficiel de son intellectualisme vaniteux et fade. Hélas ! n’était-ce que cela ? Il plongeait plus profondément encore, il dépassait les manquements et les désespérances d’un temps, d’une intelligence, d’une culture. Il atteignait au cœur de l’être, il exprimait éloquemment en une seule seconde les doutes fondamentaux d’un penseur, d’un homme qui savait, sur la dignité, sur le sens même de la vie humaine. Ce regard disait : « Vois donc les singes que nous sommes ! Vois donc, l’homme, c’est ça ! » Et la célébrité, la lumière, les gains de l’esprit, les élans vers la grandeur, la noblesse, la perpétuation de ce qui est humain s’écroulaient, n’étaient plus que singerie.

Je m’aperçois que j’ai anticipé et que, contre mon plan et mon désir, j’ai déjà dit l’essentiel sur Haller, bien que mon intention première ait été de ne le dévoiler que peu à peu, au fur et à mesure des degrés de nos rapports.

Maintenant il devient superflu de parler encore de l’attitude curieusement « étrangère » de Haller, et de conter en détail comment je devinai et reconnus les raisons et la signification de cette étrangeté, de ce terrible et extraordinaire isolement. Tant mieux, car je préfère reléguer ma propre personne à l’arrière-plan. Je ne veux pas présenter ma confession, ni écrire une nouvelle, ni faire de la psychologie. Je ne veux que contribuer, en tant que témoin oculaire, à l’évocation de l’homme singulier qui laissa ce manuscrit.

Au premier regard, lorsqu’il entra par la baie vitrée chez ma tante, qu’il dressa la tête comme le font les oiseaux et qu’il fit l’éloge de la bonne odeur régnant dans la maison, je sentis ce qu’il y avait en lui d’insolite, et ma première et naïve réaction fut de me mettre en garde. Je flairais chez cet homme (et ma tante, qui, par contraste avec moi, n’est rien moins qu’une intellectuelle, le flairait aussi) une maladie de l’esprit, de l’âme, du caractère. Je m’y opposai de tout mon instinct d’être bien portant. Cette résistance, avec le temps, se fondit en sympathie. Une grande pitié m’était venue envers celui qui souffrait longuement, intimement, et dont j’observais le trouble intérieur. Au cours de cette période, je me rendis compte de plus en plus que sa maladie n’était pas due à des défaillances de sa nature, mais, au contraire, uniquement à sa surabondance de dons et de forces. Mais il n’avait pas su les accorder, et sa richesse n’avait pas atteint à l’harmonie. Je reconnus que Haller était un génie de la souffrance, qu’il avait en lui, au sens de Nietzsche, une aptitude à souffrir infinie, terrible, géniale. C’est pour cela aussi que son pessimisme n’était pas fondé sur le mépris du monde, mais sur le mépris de lui-même ; quelque impitoyables et mortels que fussent ses persiflages de telles personnes, de telles institutions, jamais il ne s’en exceptait. Il était toujours le premier à tomber sous ses propres coups, à se haïr et à se réprouver.

Je dois faire ici une remarque psychologique. Bien que je sache peu de la vie du Loup des steppes, j’ai lieu de croire qu’il fut élevé par des parents et des maîtres aimants, mais stricts et dévots, qui fondaient l’éducation sur la nécessité de « briser la volonté ». Avec cet élève-là, la destruction de la personnalité, l’écrasement de la volonté n’avaient pas réussi. Il était trop fort et trop dur, trop fier et trop intelligent. Au lieu de la détruire, ils n’étaient arrivés qu’à la lui faire haïr. Ce fut sur lui-même, sur cet objet dont la noblesse n’était pas fautive, qu’il braqua toujours impitoyablement son génie, sa fantaisie, la puissance de son esprit. En quoi il se montrait essentiellement chrétien et martyr, puisque toutes les critiques, les pointes, les violences, les répudiations dont il se servait, il les déchaînait avant tout et par-dessus tout contre lui-même. Pour ce qui est des autres, du monde environnant, il faisait continuellement et héroïquement effort pour les aimer, leur rendre justice, ne point leur faire de mal, car « aimer son prochain » était inscrit en lui aussi profondément que se haïr lui-même : ainsi, toute sa vie n’a-t-elle pas démontré qu’il est impossible d’aimer son prochain sans s’aimer soi-même, que la haine envers soi équivaut à l’égoïsme et engendre le même isolement sinistre, le même désespoir ?

Mais il est temps d’en venir aux réalités. Ce que j’appris d’abord sur M. Haller, en partie grâce à mon espionnage, en partie par les remarques de ma tante, se rapportait à son genre de vie. Il était aisé de s’apercevoir qu’il était adonné à la méditation et à la lecture, et qu’il n’exerçait aucun métier pratique. Il restait toujours très longtemps au lit, ne se levait que vers midi et franchissait en robe de chambre les quelques pas qui séparaient sa chambre à coucher de son salon. Ce salon, pièce mansardée, grande et claire, avec deux fenêtres, prit, dès son arrivée, un aspect différent de celui qu’il avait eu du temps des autres locataires. Avec le temps, des toiles, des dessins furent accrochés aux murs. Il y épingla des images découpées dans des journaux et qu’il remplaçait fréquemment. Un paysage du Midi, des photographies d’une petite ville allemande, probablement la patrie de Haller, des aquarelles d’un coloris lumineux, dont nous n’apprîmes que plus tard qu’il les peignait lui-même ; la photographie d’une jolie jeune femme ou jeune fille ; un certain temps, un bouddha siamois, lequel céda sa place à une reproduction de la Nuit de Michel-Ange, ensuite à un portrait du Mahatma Gandhi. Les livres non seulement emplissaient la bibliothèque, mais traînaient partout sur les tables, sur le beau secrétaire ancien, le divan, les chaises, le plancher. Ces livres, lardés de signets de papier, se renouvelaient souvent. Leur nombre allait croissant, car non seulement il en apportait de gros paquets des bibliothèques, mais il en recevait fréquemment par la poste. L’homme qui habitait cette pièce aurait pu être un savant. La fumée de tabac qui emplissait la pièce contribuait à créer cette impression. Des bouts de cigares, des cendriers traînaient partout. Cependant, une grande partie de ces livres n’étaient pas scientifiques ; la plupart étaient des œuvres de poètes de tous les temps et de tous les peuples. Quelque temps, jonchèrent le divan, où il restait étendu des journées entières, les six volumes d’un ouvrage intitulé Le Voyage de Sophie de Memel en Saxe, de la fin du XVIIIsiècle. Les œuvres complètes de Goethe et celles de Jean-Paul paraissaient servir beaucoup, de même que celles de Novalis, mais il y avait aussi Lessing, Jacobi, Lichtenberg. Quelques volumes de Dostoïevsky regorgeaient de notes. Sur la grande table, parmi les livres, souvent une gerbe de fleurs ; à côté, une boîte à couleurs toujours couverte de poussière ; auprès d’elle, des cendriers, et aussi, pour ne point passer ce fait sous silence, des bouteilles remplies de boissons. Une bouteille dans un panier de paille contenait du vin italien qu’il achetait à une boutique voisine, ou bien c’était du bourgogne, du malaga. Je vis aussi une grosse bouteille de cherry qu’il dut vider presque toute dans un temps assez court. Jetée dans un coin de la pièce, elle se couvrit de poussière sans qu’il en bût jamais le reste. Je ne veux pas justifier mon espionnage. J’avoue franchement que, les premiers temps, tous ces indices d’une vie qui, bien que nourrie de passions intellectuelles, était déréglée et dissipée, provoquèrent chez moi dégoût et soupçons. Je suis non seulement un bourgeois, vivant d’une existence réglée, mais je suis aussi très sobre et je ne fume pas. Les bouteilles dans la chambre de Haller me plaisaient encore moins que tout le reste de ce pittoresque chaos.

Sous le rapport du boire et du manger, comme sous celui du sommeil, l’étranger vivait d’une façon inégale selon des soubresauts et des sautes d’humeur. Certains jours, il ne sortait pas, ne prenait rien que le petit déjeuner ; ma tante trouvait, comme seul reste de son repas, une pelure de banane ; d’autres fois, il allait au restaurant, passant des lieux élégants et renommés à des gargotes de banlieue. Sa santé ne paraissait pas bonne ; il traînait la jambe, il peinait en montant les escaliers ; il paraissait avoir des malaises ; une fois, il laissa échapper que, depuis des années, il n’avait ni bien digéré ni bien dormi. J’en attribuai la cause principale à son intempérance. Plus tard, lorsque de temps en temps, je l’accompagnai dans une de ses tavernes, je le vis avaler son vin avec brusquerie, par lourdes rasades. Mais je ne l’ai point vu, ni moi ni un autre, vraiment ivre.

Jamais je n’oublierai la première de nos rencontres qui eut un caractère personnel. Nous nous connaissions tout juste comme se connaissent des voisins dans une maison meublée. Un soir, revenant de mon bureau, je trouvai M. Haller, à mon étonnement, assis sur le palier entre le premier et le second étage. Installé sur la marche supérieure, il se serra pour me laisser passer. Je lui demandai s’il se sentait mal et m’offris à le reconduire chez lui.

Haller me fixa, et je m’aperçus que je l’avais éveillé d’une sorte de rêve. Lentement, il sourit – de ce sourire charmant et pitoyable qui m’avait si souvent saisi le cœur ; puis il m’invita à m’asseoir auprès de lui. Je remerciai et dis que je n’étais pas habitué à m’asseoir dans l’escalier devant les appartements des autres locataires.

« Ah ! oui, dit-il, et il sourit davantage, vous avez raison. Mais attendez encore un instant, je dois tout de même vous montrer pourquoi j’ai dû m’asseoir ici. »

Ce disant, il indiqua le palier de l’appartement du premier étage où habitait une veuve. Entre l’escalier, la fenêtre et la baie vitrée, se trouvaient une grande armoire en acajou, et, devant elle, sur deux petits supports, une azalée et un araucaria. Les plantes étaient belles, propres, bien soignées ; moi aussi, je l’avais déjà remarqué avec plaisir.

« Voyez-vous, poursuivit Haller, ce petit palier avec l’araucaria, il sent prodigieusement bon. Je ne peux pas passer sans m’y arrêter un moment. Chez madame votre tante, cela sent bon aussi l’ordre et la propreté, mais ce palier à l’araucaria, il est si bien nettoyé, épousseté, fourbi, astiqué, immaculé, que, vraiment, il rayonne. Je dois toujours m’arrêter là pour m’en mettre plein les poumons. Vous ne sentez pas ça, vous ? Cette odeur d’encaustique avec un faible relent de térébenthine, avec la senteur de l’acajou, du feuillage lavé, dégage un parfum qui est un distillé suprême de la propreté bourgeoise, du soin, de la minutie, de l’accomplissement du devoir, de la fidélité en petit. Je ne sais pas qui habite là ; mais il doit y avoir derrière cette baie vitrée un paradis de bourgeoisisme épousseté, d’ordre, d’attachement apeuré et touchant à de petites habitudes et à de petits devoirs. »

Comme je gardais le silence, il continua : « Ne croyez pas, je vous prie, que je fasse de l’ironie ! Cher monsieur, rien n’est plus loin de moi que de vouloir me moquer de cet ordre et de ce bourgeoisisme. C’est vrai, je vis dans un monde différent, pas dans celui-là, et peut-être ne serais-je pas en état de passer même un seul jour dans un appartement qui abriterait de tels araucarias. Mais, bien que je ne sois qu’un loup des steppes vieux et usé, je suis quand même le fils d’une mère, et ma mère était une bourgeoise qui soignait les plantes, veillait aux chambres, aux escaliers, aux meubles, aux rideaux, et s’efforçait de mettre dans sa vie et dans son logement autant d’ordonnance, de clarté et de pureté qu’il était possible. C’est cela que me rappellent le relent de térébenthine et l’araucaria. Voilà pourquoi, de temps en temps, je m’assois ici, je contemple ce calme petit jardin de l’ordre et me réjouis que cela existe encore. »

Il voulut se lever, mais cela lui fut difficile. Il ne me repoussa pas quand je l’aidai. Je me taisais, mais j’étais, comme ma tante, sous le charme que dégageait parfois cet homme indéchiffrable. Nous montâmes lentement l’escalier. Devant sa porte, la clef entre les doigts, il me regarda encore une fois en face et, très gentiment, me dit : « Vous venez de votre bureau ? Eh ! oui, je n’y comprends rien, aux affaires, je vis plutôt retiré, en marge de tout, vous savez. Mais je crois que vous avez, vous aussi, de l’intérêt pour les livres et pour cette sorte de choses ; votre tante m’a dit une fois que vous avez étudié au lycée et que vous étiez bon en grec. Eh bien, j’ai trouvé ce matin une phrase chez Novalis, voulez-vous que je vous la montre ? Elle vous fera plaisir à vous aussi. »

Il m’emmena dans sa chambre, saturée de tabac, tira un volume d’une pile, feuilleta, fureta :

« Cela aussi, c’est bien ; très bien ; dit-il, écoutez cette phrase : « On devrait être fier de souffrir : toute souffrance est un rappel de notre rang élevé. » Pas mal ! quatre-vingts ans avant Nietzsche ! Mais ce n’est pas la phrase dont je vous parlais,… attendez… je la tiens ! La voilà : « La plupart des hommes ne veulent pas nager avant de savoir le faire. » N’est-ce pas spirituel ? Naturellement, ils ne veulent pas nager ! Ils sont nés pour la terre, pas pour l’eau ! Et, naturellement, ils ne veulent pas penser : ils sont faits pour vivre, pas pour penser ! Oui-da, et celui qui pense, celui qui en fait son principal souci peut, certes, pousser loin dans ce domaine, mais il a quand même changé la terre pour l’eau et un jour il coulera. »

Il m’avait séduit et intéressé, et je restai chez lui quelque temps. Depuis, il nous arriva souvent de causer un peu quand nous nous rencontrions dans la rue ou dans l’escalier. Au début, comme avec l’araucaria, il me semblait toujours un peu qu’il se moquait. Mais non ! Il avait pour moi, comme pour l’araucaria, une véritable estime ; il était si conscient de son isolement, de son déracinement, d’avoir quitté la terre pour l’eau que, sans la moindre ironie, la vue d’une habitude bourgeoise, par exemple la ponctualité avec laquelle je me rendais à mon bureau, ou le mot d’un domestique ou d’un conducteur de tramway, le remplissait d’admiration. Au commencement, cela me parut ridicule et exagéré, caprice dévergondé, affectation sentimentale. Mais, de plus en plus, je dus me convaincre que, du fond de sa solitude étouffante, de sa sauvagerie de loup des steppes, il aimait et admirait sincèrement notre petit monde bourgeois comme quelque chose de sûr et solide, d’inaccessible et lointain, comme la patrie et la paix vers lesquelles ne le menait aucun chemin. Il saluait notre femme de ménage, une brave fille, d’un coup de chapeau pénétré de respect, et, lorsque ma tante lui parlait un peu ou attirait son attention sur la nécessité de réparer son linge ou de recoudre un bouton à son pardessus, il l’écoutait avec tant d’attention, d’application et de déférence qu’on le sentait tenté indiciblement et désespérément de se glisser par quelque brèche dans ce petit monde paisible, de s’y sentir chez lui, ne fût-ce qu’une heure.

Lors de notre premier entretien devant l’araucaria, il s’était surnommé le Loup des steppes. Cela aussi ne laissait pas de me surprendre et me gêner. Qu’est-ce que c’était que ce surnom ? Mais, bientôt, il me devint familier ; non seulement par accoutumance, mais en moi-même, mentalement, je ne le nommais plus que le Loup des steppes. Même aujourd’hui, je ne saurais trouver de terme plus approprié. Un loup des steppes égaré parmi nous, dans la ville et la vie des troupeaux. Aucune évocation plus poignante pour mieux peindre son ombrageuse distance, sa brutalité indomptée, son alarme, sa nostalgie et son éternel exil.

Une fois, il m’arriva de pouvoir l’observer tout un soir, à un concert symphonique où je fus surpris de le découvrir non loin de moi, sans qu’il me remarquât. On joua d’abord du Haendel, musique noble et belle, mais le Loup des steppes demeura abîmé en lui-même, sans contact avec la musique ni l’entourage. Détaché, solitaire, lointain, la mine froide, soucieuse, il regardait devant lui. Mais, quand vint un autre morceau, une petite symphonie de Friedemann Bach, je fus bien surpris de voir mon étranger, aux premiers accords, sourire et s’abandonner. Il s’absorba en lui-même et parut, pendant dix minutes, si heureux, perdu dans de si beaux rêves, que je m’occupai de lui bien plus que de la musique. Quand le morceau fut fini, il s’éveilla, se redressa, fit mine de vouloir partir, mais resta assis et écouta encore le dernier morceau, des variations de Reger. À bien des auditeurs elles parurent longues et fatigantes. Le Loup des steppes, lui aussi, bien qu’ayant, au début, manifesté de l’attention et de la bonne volonté, se détacha, enfonça les mains dans les poches et retourna en lui-même, non plus ravi et rêveur comme tantôt, mais triste et finalement irrité. Son visage, une fois de plus, était gris et éteint. Il avait l’air vieux, malade et mécontent.

Après le concert, je le revis dans la rue et le suivis. Blotti dans son pardessus, il marchait, morose et las, dans la direction de notre quartier. Devant un estaminet vieillot, il s’arrêta, consulta, indécis, sa montre et entra finalement. Obéissant à une impulsion, j’entrai aussi. Il s’assit à une table dans ce lieu petit-bourgeois. La patronne et la serveuse l’accueillirent en habitué. Moi, je le saluai et m’installai auprès de lui. Nous restâmes une heure. Tandis que je buvais deux verres d’eau minérale, lui se fit servir une demi-bouteille, puis encore un quart de vin rouge. Je lui dis que j’étais allé au concert, mais il ne broncha pas. Il lut l’étiquette de ma bouteille et me demanda si je ne voulais pas lui permettre de m’offrir du vin. Quand je répondis que je n’en buvais jamais, il fit de nouveau sa mine pitoyable et dit : « Oui, vous avez bien raison. Moi aussi, j’ai vécu avec abstinence pendant des années, j’ai même jeûné durant de longues périodes, mais, actuellement, je me retrouve sous le signe de l’esprit liquide, signe humide et obscur. »

Comme j’accueillis cette allusion en plaisantant et m’étonnai qu’il crût, lui, à l’astrologie, il reprit son ton trop poli qui me blessait souvent pour dire : « C’est vrai ; à cette science-là, à mon regret, je ne puis croire non plus. »

Je pris congé de lui, et il ne revint que tard dans la nuit, mais son pas était le même que d’habitude. Comme toujours, il ne se coucha pas tout de suite (habitant la chambre voisine, je pouvais m’en rendre compte) mais resta une heure dans son salon éclairé.

Un autre soir que je n’ai pas oublié, j’étais seul à la maison, ma tante n’était pas là. On sonna à la porte d’entrée. J’ouvris, je vis une jeune et très jolie femme, et, lorsqu’elle demanda M. Haller, je la reconnus : c’était la photographie de sa chambre. Je lui indiquai la porte et me retirai. Elle resta quelque temps là-haut ; je les entendis descendre ensemble l’escalier et sortir, très gais, très animés, en devisant plaisamment. Fort étonné que l’ermite eût une maîtresse, surtout si jeune, si jolie, et si élégante, je ne savais plus où j’en étais dans mes conjectures sur lui et son existence. Mais, une heure plus tard, il était de retour, seul. D’un pas lourd et accablé, il monta l’escalier et rôda de long en large dans son salon, des heures et des heures, doucement, à pas de loup, comme un fauve encagé. La nuit entière, jusqu’au matin, il y eut de la lumière dans sa chambre.

Je ne sais rien de cette liaison et veux seulement ajouter qu’une fois encore je l’ai vu avec cette femme, dans la rue. Ils marchaient bras dessus, bras dessous ; il avait l’air content, et je fus de nouveau surpris du charme quasi enfantin que savait parfois dégager son visage reclus et enténébré. Je compris cette femme, je compris aussi la sollicitude de ma tante pour lui. Mais, le même soir, lorsqu’il revint, il était de nouveau sombre et misérable. Je le rencontrai devant la porte d’entrée, cachant sous son pardessus, comme il le faisait souvent, sa bouteille de vin italien. Il passa avec elle la moitié de la nuit là-haut, dans sa tanière. J’avais pitié de lui, mais aussi quelle vie menait-il donc, désolée, perdue et sans ressort !

Maintenant, assez bavardé. Il suffit de ces anecdotes et de ces descriptions pour faire comprendre que le Loup des steppes menait la vie d’un suicidé. Pourtant, je ne crois pas qu’il se soit supprimé, après que, subitement, sans adieu, mais ayant payé tout son loyer, il quitta notre ville et disparut. Nous n’avons jamais plus entendu parler de lui et nous gardons encore quelques lettres arrivées à son adresse. Il ne nous laissa rien que son manuscrit, rédigé pendant son séjour ici. Par quelques lignes brèves, il me l’abandonnait, ajoutant que je pouvais en faire ce que bon me semblait.

Il me fut impossible de vérifier dans quelle mesure étaient véridiques et réels les événements dans le manuscrit de Haller. Je ne doute pas qu’ils ne soient pour la plupart imaginés : invention arbitraire, non, mais essai d’extériorisation, représentant des phénomènes intérieurs profondément vécus sous forme d’événements visibles. Toutefois, les aventures, en partie imaginaires, du manuscrit de Haller se placent surtout, selon toute probabilité, à la dernière période de son séjour ici. Aussi, je ne doute pas qu’il n’y ait à l’origine une bonne part de réalité extérieure vraiment vécue. À cette période, notre hôte, en effet, avait changé d’aspect et de conduite, sortait beaucoup, parfois des nuits entières, et ne touchait pas à ses livres. Aux brefs instants où je le rencontrais, il paraissait extraordinairement animé et rajeuni, parfois même réellement joyeux. Ces moments-là, il est vrai, étaient immédiatement suivis de nouvelles et pesantes dépressions ; il restait des journées au lit sans vouloir manger. C’est dans cette période que survint une querelle violente, brutale même, avec sa maîtresse reparue. La maison entière en fut révolutionnée, et, le lendemain, Haller s’excusa auprès de ma tante.

Non, je suis convaincu qu’il ne s’est pas suicidé. Il vit encore, il monte quelque part, de son pas fatigué, les escaliers de maisons étrangères. Il contemple je ne sais où des parquets bien cirés et des araucarias bien propres, il passe des journées dans les bibliothèques et des nuits dans les brasseries, il reste étendu sur un divan de meublé, il entend vivre derrière les vitres le monde et les humains, se sait exclu, mais ne se tue pas, car un reste de foi lui dit qu’il lui faut absorber jusqu’à la lie cette souffrance, cette souffrance empoisonnée qui est dans son cœur, et que c’est d’elle, de cette souffrance, qu’il lui faut mourir. Je pense souvent à lui. Il ne m’a pas rendu la vie facile. Il n’avait pas le pouvoir de soutenir et d’encourager ce qu’il y a en moi de fort et de joyeux, oh ! non, bien au contraire ! Mais je ne suis pas lui, je ne mène pas sa vie, je mène la mienne, petite et bourgeoise, mais sûre et remplie de devoirs. Ainsi, nous pouvons songer à lui en toute amitié et toute tranquillité, moi et ma tante. Elle aurait pu, elle, en dire bien plus, mais elle garde cachés ses secrets dans son cœur généreux.

Pour ce qui est des écrits de Haller, de ces singulières fantaisies, parfois morbides, parfois belles et riches de pensées, je dois dire que, s’ils m’étaient tombés sous la main par hasard et sans que j’en aie connu l’auteur, je les aurais certainement rejetés avec indignation. Mais, grâce à mes relations avec Haller, il m’est devenu possible de les comprendre en partie et même de les apprécier. Je me serais fait scrupule de les communiquer à d’autres, si j’y avais vu seulement les imaginations pathologiques d’un être isolé, d’une pauvre âme malade. Mais j’y vois autre chose, un document de l’époque, car la maladie de Haller n’est pas – je le sais aujourd’hui – la folie d’un seul homme, mais le trouble d’une époque entière, la névrose de toute la génération à laquelle il appartient, et qui s’attaque non pas aux individus faibles et inférieurs, mais précisément aux plus forts, aux mieux doués, à ceux qui possèdent la plus haute intellectualité.

Ces écrits, indépendamment de la réalité qui, peu ou prou, leur sert de base, sont une tentative de surmonter la grande maladie de l’époque non pas en la camouflant et l’enjolivant, mais en faisant d’elle l’objet même de la démonstration. Ils signifient, textuellement, une marche à travers l’enfer, marche tantôt hésitante, tantôt hardie, à travers le chaos d’un monde spirituel obscurci, marche entreprise avec la volonté de traverser coûte que coûte l’enfer, de tenir tête au chaos, de supporter le mal jusqu’au bout.

Un mot de Haller m’a donné la clef de cette interprétation. Il m’a dit une fois, lorsque nous parlions des soi-disant cruautés du Moyen Âge : « Cette cruauté, en réalité, n’en est pas une. Un homme du Moyen Âge prendrait en horreur le ton de notre existence moderne, il le trouverait bien pire que cruel : exécrable et barbare. Chaque époque, chaque culture, chaque tradition possède son ton. Elle a les douceurs et les atrocités, les beautés et les cruautés qui lui conviennent. Elle accepte certaines souffrances comme naturelles, s’accommode patiemment de certains maux. La vie humaine ne devient une vraie souffrance, un véritable enfer, que là où se chevauchent deux époques, deux cultures, deux religions. Un homme de l’Antiquité qui aurait dû vivre au Moyen Âge aurait misérablement étouffé de même qu’un sauvage étoufferait au milieu de notre civilisation. Mais il y a des époques où toute une génération se trouve coincée entre deux temps, entre deux genres de vie, tant et si bien qu’elle en perd toute spontanéité, toute moralité, toute fraîcheur d’âme. Naturellement, chacun ne ressent pas cela avec la même intensité. Une nature telle que Nietzsche a dû, anticipant une génération, souffrir la misère dont nous souffrons à présent ; ce par quoi il a passé seul et incompris, des milliers le ressentent aujourd’hui. »

Je repense souvent à ces paroles en lisant son manuscrit. Haller fait partie de ceux qui sont pris entre deux époques, qui sont chassés de tout abri et de toute innocence, dont le destin est d’éprouver l’ambiguïté de la vie humaine, accrue jusqu’au tourment individuel, jusqu’à l’enfer.

Là, me semble-t-il, réside le sens que peuvent avoir pour nous ses écrits, et c’est pourquoi je me suis décidé à les publier.

D’ailleurs je ne prétends pas les défendre ni les juger ; que chaque lecteur le fasse selon sa conscience.

LE MANUSCRIT DE HARRY HALLER

Seulement pour les fous.

 

La journée avait passé comme toutes les journées passent ; je l’avais doucement assassinée avec mon espèce d’art de vivre timide et primitif ; j’avais travaillé un peu, j’avais manié de vieux livres ; deux heures durant, j’avais eu des douleurs comme en ont les gens âgés, j’avais pris un cachet et m’étais réjoui de voir que le mal se laissait vaincre ; étendu dans un bain brûlant, j’en avais absorbé la bonne chaleur ; trois fois, j’avais reçu le courrier et parcouru toutes ces lettres et imprimés évitables ; j’avais fait mes exercices respiratoires, mais omis, par paresse, mes exercices mentaux ; je m’étais promené une heure et j’avais trouvé au ciel de petits échantillons de nuages duveteux, tendres, précieux. C’était bien gentil, ainsi que de lire les vieux livres, rester dans le bain chaud ; mais, somme toute, ce n’était pas un jour délicieux, radieux, de bonheur et de joie, mais tout bonnement un de ces jours qui, depuis longtemps, me devraient être normaux et accoutumés : jours modérément agréables, tout à fait supportables, tièdes et moyens, d’un vieux monsieur pas content ; jours sans extrêmes douleurs, sans extrêmes soucis, sans chagrin proprement dit, sans désespoir, jours où l’on se demande sans émotion, sans crainte, tranquillement, pratiquement, s’il n’est pas temps de suivre l’exemple d’Adalbert Stifter et d’avoir un accident en se rasant.

Celui qui a subi les mauvais jours, avec les crises de goutte ou ces affreuses migraines qui s’agrippent derrière les prunelles et changent diaboliquement de joie en torture toute activité de l’œil et de l’oreille ; celui qui a vécu des jours infernaux, de mort dans l’âme, de désespoir et de vide intérieur, où, sur la terre ravagée et sucée par les compagnies financières, la soi-disant civilisation, avec son scintillement vulgaire et truqué, nous ricane à chaque pas au visage comme un vomitif, concentré et parvenu au sommet de l’abomination dans notre propre moi pourri, celui-là est fort satisfait des jours normaux, des jours couci-couça comme cet aujourd’hui ; avec gratitude, il se chauffe au coin du feu ; avec gratitude, il constate en lisant le journal qu’aujourd’hui encore aucune guerre n’a éclaté, aucune nouvelle dictature n’a été proclamée, aucune saleté particulièrement abjecte découverte dans la politique ou les affaires ; avec gratitude, il accorde sa lyre rouillée pour le psaume de louanges modéré, médiocrement gai, presque content, avec lequel il ennuiera son dieu des couci-couça, doux, tranquille, un peu engourdi de bromure ; et, dans l’air épais et fadasse de cet ennui satisfait, de cette absence de douleur dont il convient d’être grandement reconnaissant, tous les deux, le dieu couci-couça, qui branle de son chef morne, et l’homme couci-couça, un peu grisonnant, qui chante un psaume assourdi, se ressemblent comme des jumeaux.

C’est une bien belle chose que ce contentement, que cette absence de douleur, que ces jours supportables et assoupis, où ni la souffrance ni le plaisir n’osent crier, où tout chuchote et glisse sur la pointe des pieds. Malheureusement, je suis ainsi fait que c’est précisément cette satisfaction que je supporte le moins ; après une brève durée, elle me répugne et m’horripile inexprimablement, et je dois par désespoir me réfugier dans quelque autre climat, si possible, par la voie des plaisirs, mais si nécessaire, par celle des douleurs. Quand je reste un peu de temps sans peine et sans joie, à respirer la fade et tiède abomination de ces bons jours, ou soi-disant tels, mon âme pleine d’enfantillage se sent prise d’une telle misère, d’un tourment si cuisant, que je saisis la lyre rouillée de la gratitude et que je la flanque à la figure béate du dieu engourdi de satisfaction, car je préfère une douleur franchement diabolique à cette confortable température moyenne ! Je sens me brûler une soif sauvage de sensations violentes, une fureur contre cette existence neutre, plate, réglée et stérilisée, un désir forcené de saccager quelque chose, un grand magasin, ou une cathédrale, ou moi-même, de faire des sottises enragées, d’arracher leur perruque à quelques idoles respectées, d’aider des écoliers en révolte à s’embarquer sur un paquebot, de séduire une petite fille, ou de tordre le cou à un quelconque représentant de l’ordre bourgeois. Car c’est cela que je hais, que je maudis et que j’abomine du plus profond de mon cœur : cette béatitude, cette santé, ce confort, cet optimisme soigné, ce gras et prospère élevage du moyen, du médiocre et de l’ordinaire.

C’est dans cette humeur que je terminai ma journée banale dans l’obscurité tombante. J’aurais pu l’achever de la façon normale qui eût convenu à un homme assez souffrant, c’est-à-dire en me laissant happer par le lit déjà prêt et pourvu d’une chaufferette en guise d’appât ; mais non, je chaussai mes souliers, maussade, mécontent, dégoûté de mon petit train de labeur journalier, j’enfilai mon pardessus et je sortis dans la nuit et le brouillard pour aller boire à la brasserie du Casque d’Acier ce que les hommes qui boivent sont convenus d’appeler « un petit verre de vin ».

Je descendis les escaliers, difficiles à monter, qui mènent à ma mansarde, ces escaliers étrangers, si bourgeois, si propres, de la maison meublée irréprochable sous les toits de laquelle se trouve ma tanière. Je ne sais comment cela se fait, mais moi, le Loup des steppes, le sans-patrie, le dénigreur solitaire du monde petit-bourgeois, je demeure toujours dans de bonnes maisons bourgeoises, par une vieille sentimentalité. Je n’habite ni des palaces ni des logements de prolétaires, mais précisément ces petits nids cossus, superlativement convenables, superlativement ennuyeux, d’une netteté impeccable, qui sentent un peu le savon et la térébenthine, et où l’on craint de refermer trop bruyamment la porte ou d’entrer avec des souliers boueux.

J’aime sans doute cette atmosphère depuis mon enfance, et ma nostalgie secrète de ce qui ressemble à une patrie me ramène toujours, sans espoir, vers ces vieilles niaiseries. Eh ! oui, j’aime aussi le contraste entre ma vie désordonnée, solitaire, traquée et sans amour, et ce milieu familial et bourgeois. C’est bon de respirer dans l’escalier cette odeur de calme, d’ordre, de propreté, de décence, de douceur apprivoisée, qui a toujours pour moi, malgré ma haine des bourgeois, quelque chose d’attendrissant, j’aime passer le seuil de ma chambre où tout cela cesse d’un coup, où des bouts de cigares et des bouteilles traînent parmi les bouquins, où tout est désordonné, délaissé, dénué de confort, où les livres, les manuscrits, les pensées sont marqués et saturés de la peine du solitaire, des problèmes de l’être, du désir nostalgique de donner un sens nouveau à la vie devenue absurde.

Voici que j’ai passé devant l’araucaria. C’est au premier étage, devant la porte d’un appartement qui est sans doute encore plus parfaitement irréprochable, propre et astiqué que les autres, car le palier rayonne d’un nettoyage surhumain ; c’est un petit temple de l’ordre. Sur un parquet où l’on craint de mettre le pied, on voit deux jolies sellettes ; chacune supporte un grand cache-pot ; dans l’un une azalée, dans l’autre un araucaria. Celui-ci est de taille assez élevée, arbre-enfant droit et bien portant, d’une perfection absolue, et même la dernière extrémité de la dernière branche respire le grand lavage. De temps en temps, quand je sais qu’on ne m’observe pas, je fais de ce palier un temple ; je m’assieds sur une marche au-dessus de l’araucaria, je me repose un peu et, les mains jointes, je contemple pieusement ce petit jardin de l’ordre, dont la méticulosité attendrissante et le ridicule solitaire, je ne sais pourquoi, m’empoignent l’âme. Je devine derrière ce palier, dans l’ombre sacrée de l’araucaria, un appartement plein d’acajou brillant, de bonne conduite, de santé, de levers matinaux, de devoirs accomplis, de fêtes de famille modérément joyeuses, de sorties endimanchées à l’église et de couchers de bonne heure.

Avec une gaieté factice, je pressais le pas sur l’asphalte humide des ruelles ; les lueurs larmoyantes et embrumées des becs de gaz transparaissaient à travers une grisaille moite et tiraient du sol trempé des reflets moroses. Les années oubliées de ma jeunesse me revinrent à la mémoire. Que j’aimais donc en ce temps-là ces sombres et mornes soirées d’automne tardif ou d’hiver ; avec quelle avidité, quelle griserie, j’absorbais les sensations de mélancolie et de solitude ! Des nuits entières, enveloppé dans mon manteau, sous la pluie et la tempête, je parcourais la nature hostile et effeuillée. J’étais seul déjà, mais plein de jouissance profonde, débordant de poèmes que je griffonnais ensuite dans ma chambre, à la lueur de la chandelle, assis au bord de mon lit. Eh bien, c’était passé, la coupe était bue et ne se remplirait plus. Le regrettais-je ? Non. Je ne regrettais rien de ce qui était passé. Je ne regrettais que l’à-présent et l’aujourd’hui, toutes ces innombrables heures et journées perdues, subies, sans qu’elles m’apportassent un don ou un bouleversement. Dieu soit loué, il y avait parfois, rares et belles exceptions, d’autres heures qui brisaient les cloisons et me rejetaient, moi l’égaré, dans le sein vivant de l’univers. Triste et profondément ému, je cherchai à évoquer la dernière émotion de ce genre. C’était à un concert, on donnait de la magnifique musique ancienne ; et, entre les deux mesures d’un morceau joué au piano, la porte de l’au-delà se rouvrit soudain pour moi ; je parcourus le ciel et vis Dieu à l’œuvre ; je souffris des douleurs bienheureuses, je ne résistai plus à rien, je ne craignis plus rien au monde, je dis oui à tout, j’abandonnai mon cœur. Cela ne dura pas longtemps, un quart d’heure, peut-être, mais la nuit, cela revint en rêve. Depuis, à travers toutes ces journées moroses, je vis de temps en temps scintiller cette lueur, je la distinguai nettement, pendant des minutes entières, traversant ma vie comme une trace divine, presque toujours ensevelie sous la boue et la poussière, puis fusant soudain en étincelles d’or, paraissant impossible à perdre et aussitôt reperdue. Une fois, la nuit, étant éveillé, il m’arriva tout à coup de dire des vers, trop beaux et trop étranges pour songer à les fixer ; le matin, je n’en savais plus un mot et pourtant je les sentais cachés au fond de moi comme un fruit lourd dans une vieille écorce fragile. Une autre fois la lueur reparut à la lecture d’un poète, à la méditation d’une pensée de Descartes, de Pascal ; une fois encore, elle miroita lorsque j’étais chez ma maîtresse et m’emmena au fond des cieux le long d’une traînée d’or. Ah qu’il est donc difficile de retrouver cette trace divine au milieu de la vie que nous menons, de cette vie si satisfaite, si bourgeoise, si dénuée d’esprit en face de ces bâtisses architecturales, de ces affaires, de cette politique, de ces hommes ! Comment ne serais-je pas un loup des steppes et un ermite hérissé au milieu d’un monde dont je ne partage aucune des ambitions, dont je n’apprécie aucun des plaisirs ! Je ne puis tenir longtemps ni dans un cinéma ni dans un théâtre ; à peine puis-je lire un journal, rarement un livre contemporain ; je ne comprends pas quelle est cette jouissance que les hommes cherchent dans les hôtels et les trains bondés, dans les cafés regorgeant de monde, aux sons d’une musique forcenée, dans les bars, les boîtes de nuit, les villes de luxe, les expositions universelles, les conférences destinées aux pauvres d’esprit avides de s’instruire, les corsos, les stades : tous ces plaisirs qui me seraient accessibles et que des milliers d’autres convoitent et poursuivent au prix d’efforts, je ne puis ni les comprendre ni les partager. En revanche, ce qui m’arrive dans mes heures rares de jouissance, ce qui m’est émotion, joie, extase et élévation, le monde l’ignore, le fuit et le tolère tout au plus dans la poésie ; dans la vie, il traite cela de folie. En effet, si la foule a raison, si cette musique des cafés, ces plaisirs collectifs, ces hommes américanisés, contents de si peu, ont raison, c’est bien moi qui ai tort, qui suis fou, qui reste un loup des steppes, un animal égaré dans un monde étranger et incompréhensible, qui ne retrouve plus son climat, sa nourriture, sa patrie.

En proie à ces réflexions coutumières, je suivais les rues humides, à travers un des quartiers les plus anciens et les plus silencieux de la ville. En face, de l’autre côté de la ruelle, se dressait dans l’obscurité un vieux mur de pierre que j’aimais contempler : il était toujours là, vétuste et calme, entre une petite église et un vieil hôpital ; souvent, le jour, mes yeux se reposaient sur sa surface rugueuse ; il y en avait si peu, de ces bonnes surfaces paisibles et muettes, à l’intérieur de la ville où, de mètre en mètre, un magasin, un avocat, un inventeur, un médecin, un coiffeur ou un pédicure étalait son nom. Comme toujours, je revis le vieux mur entouré de paix ; et pourtant il y avait quelque chose de changé : au milieu, se dressait une jolie porte ogivale ; et je me demandais, déconcerté, si elle avait toujours été là ou si elle était venue s’y ajouter. Sans doute, elle avait l’air ancien, très ancien ; il était probable qu’elle conduisait depuis des siècles dans la cour ensommeillée de quelque couvent, et, même aujourd’hui, bien que le couvent fût détruit, elle y conduisait encore. Selon toute évidence, je l’avais vue des centaines de fois, sans jamais y faire attention ; peut-être la remarquais-je alors, parce qu’on l’avait repeinte. Quoi qu’il en fût, je m’arrêtai pour la regarder attentivement, sans toutefois traverser la rue, dont le sol était trempé et vaseux ; je restai simplement sur le trottoir, il faisait déjà fort sombre, et il me parut que la porte était surmontée d’une couronne ou de je ne sais quoi de multicolore. En m’efforçant de mieux voir, je distinguai au-dessus une enseigne lumineuse où des lettres, me semblait-il, étaient tracées. Je la regardai de tous mes yeux et, finalement, malgré les flaques et la boue, je passai de l’autre côté. Je vis alors sur les pierres vert-de-grisées une tache éclairée d’une lueur mate ; sur cette tache, couraient, disparaissaient, revenaient et s’évanouissaient des lettres multicolores mouvantes. « Ça y est, pensai-je, ils ont exploité ce bon vieux mur pour une enseigne lumineuse ! » Entre-temps, je déchiffrai quelques-uns des mots fuyants ; ils étaient difficiles à lire et devaient être à moitié devinés : les lettres venaient à intervalles inégaux, pâles et vacillantes, et s’éteignaient aussitôt. L’homme qui avait pensé réaliser une bonne affaire n’était pas pratique, c’était un loup des steppes, un pauvre type. Pourquoi faire luire les lettres d’une enseigne ici, sur ce mur, dans la plus obscure petite ruelle de la vieille ville où personne ne passait à cette heure du jour sous la pluie ? Et pourquoi ces lettres étaient-elles fuyantes, insaisissables, capricieuses et illisibles ? Mais, attention, je réussis enfin à attraper au vol plusieurs mots de suite :

 

THÉÂTRE MAGIQUE

Tout le monde n’entre pas…

n’entre pas.

 

J’essayai d’ouvrir la porte, la lourde poignée ancienne ne cédait à aucune pression. Le jeu des lettres lumineuses avait pris fin tout à coup, tristement, conscient de son inutilité. Je reculai de quelques pas, m’enfonçant profondément dans la vase ; plus de lettres, le jeu s’était éteint ; longuement, j’attendis dans la boue. En vain.

Enfin, lorsque, ayant renoncé, je retournai sur le trottoir, plusieurs lettres lumineuses s’égouttèrent devant moi sur l’asphalte qui les reflétait.

Je lus :

Seulement… pour… les… fous.

 

J’avais les pieds mouillés, je gelais, mais j’attendis encore quelque temps. Plus rien. Comme je demeurais là, à songer à la grâce de ces feux follets légers, multicolores, fantomatiques, sur le mur humide et l’asphalte noir miroitant, un fragment de mes pensées précédentes me revint soudain : ce jeu de lettres était le symbole de ma trace d’or scintillante devenant soudain introuvable et lointaine.

Glacé, je poursuivis mon chemin, rêvant à cette trace, plein du désir de voir s’ouvrir la porte d’un théâtre magique, seulement pour les fous. Je me retrouvai dans le quartier des Halles, où les distractions nocturnes ne manquaient point ; à chaque pas flambait une enseigne alléchante : Bar – Variétés – Ciné – Dancing –, mais tout cela n’était pas pour moi, c’était pour « tout le monde », pour les normaux que je voyais en foule se presser aux portes. Néanmoins, ma tristesse s’était un peu évaporée, le contact d’un autre monde m’avait effleuré, quelques lettres diaprées avaient dansé et joué dans mon âme, frôlant des cordes secrètes ; une lueur de la trace d’or était redevenue visible.

Je me rendis au petit estaminet vieillot où rien n’avait changé depuis mon premier séjour dans cette ville, il y a bien de cela vingt-cinq ans ; la patronne est la même, et maints clients d’autrefois étaient encore là, aux mêmes places, devant les mêmes verres. J’entrai dans le modeste local ; c’était quand même un abri. Pas plus, il est vrai, que le palier de l’araucaria : car, là non plus, je ne trouvai ni patrie ni communauté, rien qu’une petite place de spectateur devant une scène où des étrangers jouaient des pièces étrangères ; mais cette place tranquille avait, elle aussi, son prix : pas de foule, pas de cris, pas de musique, seuls, quelques bourgeois paisibles à des tables de bois sans nappe (ni marbre, ni zinc émaillé, ni peluche, ni dorures !) et, devant chacun, l’apéritif du soir, le verre de bon vin solide. Ces quelques habitués, que je connaissais tous de vue, étaient peut-être de vrais bourgeois qui dressaient, dans leurs maisons bourgeoises, des autels domestiques insipides à des idoles satisfaites et stupides ; mais peut-être étaient-ils comme moi, des solitaires et des déracinés, de doux pochards pensifs devant leur idéal en banqueroute, de pauvres diables et des loups des steppes ; je n’en savais rien. Chacun d’eux était attiré par une nostalgie, une déception, un besoin d’ersatz ; l’homme marié cherchait à y retrouver l’atmosphère de son existence de célibataire, le vieux fonctionnaire les échos de ses années d’étudiant ; tous étaient assez silencieux, tous étaient des buveurs et préféraient, comme moi, une bonne demi-pinte de vin d’Alsace à un défilé de danseuses. C’est là que je jetais l’ancre, que je pouvais tenir une heure et même deux. À peine eus-je avalé une gorgée de vin que je sentis que, depuis le petit déjeuner, je n’avais rien mangé.

C’est bizarre, tout ce qu’un homme est capable d’avaler ! Pendant près de dix minutes, je lus un journal et laissai pénétrer en moi, par le sens de la vue, l’esprit d’un homme irresponsable, qui remâche dans sa bouche les mots des autres et les rend salivés, mais non digérés. C’est cela que j’absorbai pendant un laps de temps assez considérable. Ensuite, je dévorai une large tranche de foie extrait du ventre d’un veau égorgé. Drôle de chose ! Le vin d’Alsace, c’est encore ce qu’il y avait de meilleur. Je n’aime pas, du moins pour tous les jours, les vins violents et sauvages qui étalent des appâts puissants et possèdent des bouquets célèbres et spéciaux. Je préfère les petits vins campagnards purs, légers, modestes, sans noms particuliers ; on en boit facilement en grande quantité, et ils ont le goût simple et doux de la terre, du ciel, de la campagne et de la forêt. Un verre de vin d’Alsace et une tranche de bon pain, c’est là le meilleur repas. Néanmoins, j’avais déjà englouti une bonne portion de foie, jouissance particulière pour moi qui ne mange que rarement de la viande, et j’en étais à mon second verre de vin. N’est-ce pas étrange, cela aussi, que, là-bas, dans les vallées vertes, de braves gens cultivent des vignes et pressent du vin pour qu’ici et là dans le monde bien loin d’eux, quelques bourgeois déçus, paisibles sacs à vin, et quelques loups des steppes égarés puisent dans leur verre un peu de courage et de bonne humeur !

Eh ! que m’importait que cela fût étrange ! C’était efficace, c’était secourable : la bonne humeur se montrait déjà. Rétrospectivement, un rire de délivrance s’élevait au-dessus du salmigondis littéraire du journaliste, et je me rappelai subitement la mélodie oubliée du concert ; elle monta en moi comme une bulle de savon miroitante, resplendit, refléta, petite et diaprée, le monde entier et s’évapora doucement. Pouvais-je être perdu, s’il était possible que cette divine petite mélodie vécût secrètement dans mon âme et épanouît soudain sa fleur exquise aux charmantes couleurs ? Même si j’étais un animal égaré, incapable de comprendre le monde environnant, ma vie absurde avait cependant un sens ; quelque chose en moi répondait, servait de récepteur aux appels issus de mondes lointains et sublimes ; mon cerveau était empreint de milliers d’images.

Des foules d’anges de Giotto sous la voûte bleue d’une petite église de Padoue et auprès d’eux Hamlet et Ophélie couronnée de fleurs, beaux symboles de toute la tristesse et de tous les malentendus du monde ; et là, dans son ballon incendié, le voyageur aérien Gianozzo, jouant du cor ; Attila Schmelzle, son chapeau neuf à la main ; le Boroboudour, soufflant en l’air ses montagnes sculptées. Qu’importe, si ces belles silhouettes vivaient dans des milliers d’autres cœurs puisqu’il y avait encore dix mille images et musiques dont la patrie, l’ouïe, la perception n’existaient qu’en moi seul. Le vieux mur de l’hôpital, vert-de-grisé, taché, en efflorescence, dont les renfoncements et les rainures cachaient des milliers de fresques, – qui lui faisait écho ? Qui lui ouvrait son âme ? Qui ressentait le charme de ses couleurs doucement agonisantes ? Les vieux livres des moines, aux miniatures tendrement illuminées, les vers des poètes allemands d’il y a cent ou deux cents ans, oubliés de leur peuple, tous les volumes usés et émiettés, tous les manuscrits des vieux musiciens, aux feuilles épaisses et jaunes avec leurs sons engourdis, – qui entendait leurs voix malicieuses et nostalgiques ? Qui portait un cœur plein de leur esprit et de leur charme à travers une époque différente et détachée d’eux ? Qui songeait encore à cet arbre de la montagne de Gubbio, à ce petit cyprès tenace, qui, fendu et broyé par un éboulement, s’était accroché à la vie et avait engendré des rejets chétifs ? Qui rendait justice à la ménagère diligente du premier et à son araucaria astiqué ? Qui déchiffrait la nuit, sur le Rhin, les écrits nébuleux des brouillards ? C’était le Loup des steppes. Qui cherchait dans les ruines de sa vie le sens fuyant ? Qui souffrait des douleurs apparemment absurdes, vivait des sensations manifestement insensées, espérait en secret trouver dans le dernier chaos de démence la révélation et le contact de Dieu ?

J’écartai le verre que l’hôtesse voulait remplir et me levai. Je n’avais plus besoin de vin. La trace d’or avait fusé, j’avais retrouvé le souvenir de l’éternité, de Mozart, des étoiles. J’avais de nouveau une heure à vivre, à respirer, à exister, sans crainte, sans honte, sans souffrance.

Lorsque je sortis dans la rue muette, la pluie fine, tiraillée par le vent froid, rejaillissait avec un scintillement cristallin contre les becs de gaz. Où aller ? Si j’avais eu en ce moment un vœu magique à formuler, j’aurais souhaité un charmant salon Louis XVI, où de bons musiciens m’auraient joué quelques morceaux de Haendel et Mozart. Je me serais abreuvé de la musique noble et fraîche, comme les dieux s’abreuvent de nectar. Oh ! si j’avais eu un ami en cet instant, un ami dans quelque mansarde, méditant à la lueur d’une chandelle, son violon auprès de lui ! Comme je me serais glissé dans le silence nocturne, comme j’aurais escaladé sans bruit l’escalier tortueux afin de le surprendre ! Comme nous aurions, en musique et en entretiens, célébré quelques heures supra-terrestres ! Jadis, j’avais souvent goûté ce bonheur, mais lui aussi, avec le temps, s’était détaché et éloigné ; des années effeuillées traînaient entre naguère et maintenant.

Hésitant, je pris le chemin du retour, je levai le col de mon pardessus et frappai de ma canne le pavé humide. Quelle que fût la lenteur avec laquelle j’avançais, je me retrouverais toujours trop tôt dans ma mansarde, petite patrie factice que je n’aimais pas et qui pourtant m’était indispensable, car le temps n’était plus où je pouvais demeurer dehors, à courir la ville toute une nuit pluvieuse d’hiver. Eh bien, tant mieux, je ne laisserais pas gâcher ma bonne humeur par la pluie, la goutte ou l’araucaria, et, s’il n’y avait point d’orchestre en chambre ni d’ami solitaire avec un violon, la mélodie exquise résonnait quand même au-dedans de moi, et je pouvais me la rejouer en fredonnant doucement à intervalles rythmiques. Songeur, j’avançais toujours. Oui, je pouvais me passer d’orchestre et d’ami, et il était ridicule de se laisser dévorer par une impuissante soif de réconfort. La solitude est l’indépendance, je l’avais souhaitée et acquise au cours de longues années. Elle était froide, oh ! oui, mais elle était calme, merveilleusement calme et immense comme l’espace silencieux et glacé où tournent les astres.

Lorsque je passai devant un dancing, un jazz violent jaillit à ma rencontre, brûlant et brut comme le fumet de la viande crue. Je m’arrêtai un moment : cette sorte de musique, bien que je l’eusse en horreur, exerçait sur moi une fascination secrète. Le jazz m’horripilait, mais je le préférais cent fois à toute la musique académique moderne ; avec sa sauvagerie rude et joyeuse, il m’empoignait, moi aussi, au plus profond de mes instincts, il respirait une sensualité candide et franche.

J’aspirai l’air un long moment, je flairai la musique sanglante et bariolée, je humai, lubrique et exaspéré, l’atmosphère du dancing. La partie lyrique du morceau était sucrée, graisseuse, dégoulinante de sentimentalité ; l’autre était sauvage, extravagante, puissante, et toutes les deux, pourtant, s’unissaient naïvement et paisiblement et formaient un tout. C’était une musique de décadence, il devrait y en avoir eu de pareille dans la Rome des derniers empereurs. Comparée à Bach, à Mozart, à la musique enfin, elle n’était, bien entendu, qu’une saleté, mais tout notre art, toute notre pensée, toute notre civilisation artificielle, ne l’étaient-ils pas, dès qu’on les comparait à la culture véritable ? Et cette musique-là avait l’avantage d’une grande sincérité, d’une bonne humeur enfantine, d’un négroïsme non frelaté, digne d’appréciation. Elle avait quelque chose du Nègre et quelque chose de l’Américain qui nous paraît, à nous autres Européens, si frais dans sa force adolescente. L’Europe deviendrait-elle semblable ? Était-elle déjà sur cette voie ? Nous autres vieux érudits et admirateurs de l’Europe ancienne, de la véritable musique, de la vraie poésie d’autrefois, n’étions-nous après tout qu’une minorité stupide de neurasthéniques compliqués, qui, demain, seraient oubliés et raillés ? Ce que nous appelions « culture », esprit, âme, ce que nous qualifiions de beau et de sacré n’était-ce qu’un spectre mort depuis longtemps, et à la réalité duquel croyaient seulement quelques fous ? Ce que nous poursuivions, nous autres déments, n’avait peut-être jamais vécu, n’avait toujours été qu’un fantôme ?

Le quartier ancien m’accueillit, la petite église, éteinte, irréelle, transparaissait dans la grisaille. Subitement, je me rappelai l’incident du soir, la porte ogivale mystérieuse, l’enseigne énigmatique, les lettres railleuses et fuyantes. Quelle était l’inscription ? « Tout le monde n’entre pas ». Et : « Seulement pour les fous ». Avec avidité, je fixai le vieux mur, souhaitant secrètement que recommençât la magie, que m’appelât, moi le fou, l’enseigne lumineuse, et que me laissât entrer la petite porte. Là-bas, peut-être, trouverais-je ce que je souhaitais ? Là-bas entendrais-je ma musique ?

Le sombre mur de pierre me contemplait, serein, dans l’obscurité profonde, fermé, abîmé, dans son rêve. Nulle trace de porte ni d’ogive, rien que le mur calme et noir. Avec un sourire, je poursuivis ma route, faisant à la muraille un signe affectueux. « Dors bien, je ne te réveillerai pas. Le temps viendra où ils t’abattront ou te couvriront de leur publicité cupide, mais, en attendant, tu es là, tu es encore calme et belle, et je t’aime. »

Surgi soudain du noir abîme d’une ruelle, un homme me fit peur, un passant tardif et solitaire, au pas fatigué, une casquette sur la tête, vêtu d’une blouse bleue. Il portait sur l’épaule une perche avec une affiche, et, sur le ventre, attachée à une courroie, une boîte comme en portent les colporteurs. Las, il marchait devant moi sans se retourner ; autrement je lui aurais offert un cigare. À la lueur de la lanterne voisine, je cherchai à lire son enseigne, une affiche rouge au bout d’un bâton, mais elle oscillait de droite à gauche et je ne pouvais rien déchiffrer. Finalement, je l’abordai et le priai de me laisser lire son affiche. Il s’arrêta et redressa sa perche, de sorte que je pus distinguer les lettres floues et tournoyantes :

 

Boîte de nuit anarchique.

Théâtre magique.

Tout le monde n’entr…

 

« C’est vous que je cherchais, m’écriai-je, joyeux. Qu’est-ce que votre boîte de nuit anarchique ? Où ? Quand ? »

Il repartait déjà.

« Pas pour tout le monde », dit-il avec indifférence, d’une voix endormie.

Et il se remit en marche. Il en avait assez et voulait rentrer à la maison.

« Arrêtez, criai-je en courant après lui. Qu’avez-vous là dans votre boîte ? Je veux vous acheter quelque chose. »

Sans s’arrêter, l’homme plongea machinalement la main dans sa boîte, en tira une petite brochure et me la tendit. Tandis que je déboutonnai mon pardessus pour trouver de l’argent, il s’enfonça sous un portail, referma la porte derrière lui et disparut. Ses pas lourds résonnèrent d’abord sur le pavé de la cour, puis sur un escalier de bois, puis plus rien. Soudain, moi aussi, je me sentis très las et je songeai qu’il était tard et qu’il ferait bon rentrer. J’accélérai le pas et, bientôt, je parvins par la banlieue endormie à mon quartier situé près des fortifications, où des fonctionnaires et des petits rentiers habitent des pavillons proprets devant une pelouse et un brin de lierre. En passant devant le gazon, le lierre, le petit sapin, j’atteignis la porte, je trouvai la serrure, j’appuyai sur la minuterie, je me glissai le long des baies vitrées, des armoires polies et des pots de fleurs et j’ouvris la porte de ma chambre, de ma fausse petite patrie, où le fauteuil et le poêle, l’encrier et la boîte à couleurs, le Novalis et le Dostoïevsky m’attendent, de même que les autres, les hommes véritables, sont attendus, au retour, par leurs mères ou leurs femmes, leurs enfants, leurs bonnes, leurs chiens, leurs chats.

Quand j’ôtai mon pardessus trempé, la petite brochure me retomba sous la main. Je l’examinai, c’était un mince livret mal imprimé sur du mauvais papier, comme ces fascicules distribués aux foires : Le destin de l’homme né en Janvier ou Comment rajeunir de vingt ans en huit jours ?

Mais, lorsque je m’enfouis dans mon fauteuil et que j’eus mis mes lunettes, ce fut avec une grande stupeur et un sens soudain de la prédestination que je lus sur la couverture du fascicule ce titre : Traité du Loup des steppes. Pas pour tout le monde.

Voici le contenu de la brochure qu’avec une tension toujours croissante je dévorai d’un seul trait.

TRAITÉ
DU
LOUP DES STEPPES

Seulement pour les fous

 

Il y avait une fois un nommé Harry, au sobriquet de Loup des steppes. Il marchait sur deux jambes, portait des vêtements et était un homme, bien qu’au fond, il ne fût quand même qu’un loup des steppes. Il avait appris bien des choses comme en peuvent apprendre les gens sensés, et c’était un homme assez intelligent. Mais ce qu’il n’avait pas appris, c’est à être content de lui-même et de sa vie. Cela, il ne le pouvait pas, il était un mécontent. Probablement parce qu’au fond de son cœur il savait (ou croyait savoir) qu’en réalité il n’était pas du tout un homme, mais un loup de la steppe. Que les gens compétents essaient d’établir si jadis, avant même sa naissance, il avait été ensorcelé et transformé par magie de loup en homme, ou si, né parmi les humains, il avait été doué d’une âme de loup, ou enfin si cette conviction d’être un loup n’était chez lui qu’une maladie et une hallucination. Il est possible, par exemple, que cet homme ait été, dans son enfance, sauvage, indomptable, désordonné, que ses éducateurs se soient efforcés de détruire la bête en lui, et par là, précisément, lui aient donné la certitude qu’il n’était en réalité qu’une bête dissimulée sous un mince vernis d’éducation et d’humanité. On pourrait en discourir longuement et curieusement, et même écrire des livres là-dessus ; le Loup des steppes ne s’en trouverait pas mieux, car il lui était bien égal de savoir si le loup lui avait été incorporé par sorcellerie ou à coups de trique, ou s’il n’était qu’une hallucination de son âme. Il se moquait parfaitement de ce qu’en pensaient les autres, et lui-même, il s’en moquait bien, puisque rien de tout cela n’arriverait à extirper le loup de son être.

Donc, le Loup des steppes avait à la fois une nature humaine et une nature de fauve, tel était son destin, et il se pourrait bien que ce destin ne fût ni si singulier ni si rare. Il existe bon nombre d’hommes qui ont en eux quelque chose du chien ou du renard, du poisson, ou du serpent, sans pour cela subir des difficultés particulières. Chez ceux-là, l’homme et le renard, l’homme et le poisson vivent côte à côte ; aucun ne fait souffrir l’autre, au contraire, ils s’entraident même ; certains hommes dont on envie la destinée doivent leur bonheur au singe ou au renard qu’ils recèlent plutôt qu’à l’être humain. C’est une chose bien connue de tous. Chez Harry, par contre, l’homme et le loup ne cohabitaient pas paisiblement, et, bien loin de s’entraider, menaient perpétuellement entre eux une lutte à vie et à mort ; l’un ne vivait que pour faire enrager l’autre, et, lorsque deux êtres, dans le même sang et la même âme, se haïssent mortellement, ce n’est pas une existence heureuse. Enfin ! tout homme a son destin, et aucun n’est facile.

Notre loup des steppes avait donc la conscience, comme c’est le cas chez tous les êtres mixtes, d’être tantôt un loup, tantôt un homme ; mais, lorsqu’il était loup, l’homme veillait en lui, spectateur et juge ; et, lorsqu’il était homme, le loup observait à son tour. Par exemple, quand Harry l’homme avait une belle pensée, éprouvait une sensation noble et raffinée ou accomplissait ce qu’on est convenu de nommer une bonne action, le loup, au-dedans de lui, montrait les dents, éclatait de rire et lui prouvait avec une raillerie cinglante le ridicule de toute cette grandiloquente comédie jouée par un fauve, un carnassier qui, au fond de son cœur, savait exactement ce qui lui convenait : courir, solitaire, la steppe, se gorger de sang de temps en temps ou traquer une louve. Ainsi, vue par le loup, toute action humaine devenait férocement comique et maladroite, stupide et outrecuidante. Mais il en était de même quand Harry sentait et se conduisait en loup, quand il montrait les dents, quand il éprouvait une haine et une aversion mortelle envers tous les hommes, leurs mœurs et leurs manières hypocrites. À ce moment-là, ce qui veillait, c’était sa partie humaine ; elle observait le loup, le traitait de brute et d’animal et lui empoisonnait toutes les joies de sa nature de fauve, simple, saine et sauvage.

Tel était le sort du Loup des steppes, et l’on peut facilement s’imaginer que la vie de Harry n’était pas précisément agréable. Ce qui ne veut pas dire qu’il ait été tout particulièrement malheureux (bien que lui-même en fût persuadé, car chacun de nous tient ses souffrances pour les plus cruelles de toutes). C’est une chose qu’on ne devrait dire de personne. Même celui qui n’a pas de loup en lui n’est pas forcément heureux. Cependant la vie la plus douloureuse a encore ses heures ensoleillées et ses petites fleurs de bonheur parmi les sables et les pierres. Il en était ainsi pour le Loup des steppes. La plupart du temps, on ne saurait le nier, il souffrait et pouvait aussi faire souffrir les autres, notamment ceux qui l’aimaient et qu’il aimait. Car tous ceux qui lui donnaient leur amour ne voyaient d’ordinaire en lui qu’un seul côté. Certains l’aimaient comme un homme fin, personnel et intelligent, et se montraient horrifiés et déçus quand ils découvraient en lui le loup. Mais ils ne pouvaient faire autrement que le découvrir parce que Harry, comme tout être, désirait qu’on l’aimât tout entier et ne voulait pas camoufler ni truquer le loup, surtout aux yeux de ceux à l’amour desquels il tenait le plus. Mais d’autres, justement, aimaient en lui le fauve, l’essence libre, sauvage, indomptable, dangereuse, puissante, et ceux-là, à leur tour, subissaient le désappointement le plus cuisant, quand le loup farouche et furieux se trouvait encore, par-dessus le marché, être un homme, quand il éprouvait la nostalgie de la tendresse et de la douceur, qu’il voulait entendre Mozart, lire des vers et nourrir un idéal humain. Ceux-là, pour la plupart, étaient les plus déçus et les plus irrités, et c’est ainsi que le Loup des steppes empoisonnait de sa dualité et de sa disparité tous les destins qu’il frôlait.

Celui qui croit maintenant connaître Harry et s’imaginer sa vie lamentable et déchirée se trompe cependant, car il est encore loin de tout savoir. Il ignore qu’il y avait chez lui (car il n’y a pas de règle sans exceptions, et un seul pécheur, parfois, est plus cher à Dieu que quatre-vingt-dix-neuf justes) d’exceptionnels instants de bonheur et qu’il lui arrivait de sentir, de penser, de humer en lui l’homme ou le loup pur et entier, et que, parfois même, à de rares heures, tous deux faisaient la paix et vivaient en amour ; non pas que l’un dormait tandis que l’autre veillait ; non, ils s’encourageaient et se complétaient mutuellement.

Dans la vie de cet homme, comme partout au monde, le quotidien, l’accoutumé, l’admis et le régulier ne paraissaient quelquefois exister que pour cesser d’être, pour vivre, çà et là, la durée d’une pause brève, pour éclater et faire place à l’extraordinaire, au miracle, à la grâce. Ces heures rares de bonheur arrivaient-elles à compenser et à adoucir le sort pitoyable du Loup des steppes, de sorte que douleur et félicité s’équilibraient en fin de compte ? Peut-être même ce bonheur fugace, mais intense, absorbait-il toutes les souffrances et laissait-il un surcroît ? Ce sont là de ces problèmes sur lesquels les oisifs peuvent ratiociner à loisir. Le Loup lui-même les ressassait bien souvent en ses jours désœuvrés.

À cela, il faut encore ajouter une chose. Il existe un assez grand nombre de gens de la même espèce que Harry ; beaucoup d’artistes notamment appartiennent à cette catégorie. Ces hommes ont tous en eux deux âmes, deux essences ; le divin et le diabolique, le sang maternel et le sang paternel, le don du bonheur et le génie de la souffrance co-existent et inter-existent en eux aussi haineusement et désordonnément que le loup et l’homme en Harry. Ces êtres-là, dont la vie est des plus inquiètes, éprouvent parfois à leurs rares instants de joie une si indicible beauté et intensité, l’écume du moment jaillit si haut et si aveuglante au-dessus de la mer de souffrance que ce bonheur éclatant et bref, en rayonnant effleure et séduit les autres. C’est ainsi que naissent, écume éphémère et précieuse au-dessus de l’océan des douleurs, toutes ces œuvres d’art par lesquelles un seul homme qui souffre s’élève si haut, pour une heure, au-dessus de son propre sort que sa félicité rayonne comme un astre et, à tous ceux qui la voient, apparaît comme une éternité, comme leur propre rêve de bonheur. Tous ces hommes, quels que soient les noms que portent leurs actes et leurs œuvres, n’ont pas, au fond, de vie proprement dite ; leur vie n’est pas une existence : elle n’a pas de forme, ils ne sont pas héros, artistes ou penseurs, de la même façon dont d’autres sont juges, médecins, professeurs ou cordonniers ; leur vie est un mouvement, un flux éternel et poignant, elle est misérablement, douloureusement déchirée et apparaît insensée et sinistre, si l’on ne consent pas à trouver son sens dans les rares émotions, actions, pensées et œuvres qui resplendissent au-dessus de ce chaos. C’est parmi les hommes de cette espèce qu’est née l’idée horrible et dangereuse que la vie humaine tout entière n’est peut-être qu’une méchante erreur, qu’une fausse-couche violente et malheureuse de la Mère des générations, qu’une tentative sauvage et lugubrement avortée de la Nature. Mais c’est aussi parmi eux qu’est née cette autre idée, que l’homme n’est peut-être pas uniquement une bête à moitié raisonnable, mais un enfant des dieux destiné à l’immortalité.

Toute espèce d’êtres humains possède ses marques distinctives, ses insignes, ses vertus, ses vices, son péché mortel. Une des caractéristiques du Loup des steppes était d’être un homme nocturne. Il craignait le jour qui ne lui était pas propice, ne lui avait jamais apporté rien de bon. Jamais, en aucun matin de sa vie, il ne fut vraiment joyeux. Jamais, à aucune heure avant midi, il ne fit une bonne action, n’eut une bonne pensée capable de donner de la joie aux autres et à lui-même. Ce n’est que dans le courant de l’après-midi qu’il se réchauffait lentement, et, seulement vers le soir, en ses bons jours, il s’animait, devenait fécond et, parfois, ardent et joyeux. Cette particularité se rattachait d’ailleurs à ce besoin profond et passionné de solitude et d’indépendance qu’aucun homme n’éprouva jamais plus que lui. Dans sa jeunesse, quand il était encore pauvre et peinait pour gagner son pain, il préférait crever de faim et porter des vêtements déchirés uniquement pour sauver une parcelle d’indépendance. Jamais il ne se vendit, ni pour de l’argent ni pour du confort, ni aux femmes ni aux puissants ; cent fois, il rejeta et refusa ce qui, aux yeux de tous, était bénéfice et bonheur, pour garder en revanche sa liberté. Aucune idée ne lui était plus horrible et plus haïssable que celle de devoir un jour remplir une fonction, suivre un immuable emploi du temps, obéir aux autres. Un bureau, un comptoir, un office lui étaient exécrables comme la mort, et ce qui pouvait lui arriver de plus affreux en rêve, c’était d’être prisonnier dans une caserne. À toutes ces conditions, il ne pouvait souscrire, souvent au prix de grands sacrifices. C’est là qu’étaient sa force et sa vertu, c’est là qu’il était incorruptible et inébranlable, que son caractère était ferme et rigide. Mais à cette vertu se trouvaient liés étroitement son destin et sa souffrance. Il lui arriva ce qui arrive à tous : ce qu’il cherchait et poursuivait obstinément, par un besoin inné de sa nature, lui fut donné, mais au-delà de ce qui est bon pour un humain. Ce qui fut d’abord son rêve et son bonheur devint ensuite son amer destin. L’homme puissant périt par la puissance ; le cupide, par l’argent ; l’humble, par la servitude ; le jouisseur, par la volupté. Le Loup des steppes, lui, périt par l’indépendance. Il avait atteint son but : personne ne le commandait, il n’avait à se soumettre à personne, il disposait librement de lui. Car tout homme fort atteint inévitablement ce que lui fait chercher un besoin véritable.

Mais, lorsque enfin il se sentit absolument libre, Harry s’aperçut soudain que sa liberté était une mort, qu’il était resté seul, que le monde le laissait lugubrement tranquille, qu’il ne se souciait plus des hommes ni de lui-même, qu’il étouffait lentement dans une atmosphère toujours plus rare de vide et d’isolement. La solitude et l’indépendance avaient cessé d’être son désir et son but pour devenir son sort et sa condamnation ; le vœu magique était formulé et ne pouvait être repris ; cela ne servait plus à rien de tendre les mains, d’être plein de désir et de bonne volonté, prêt à l’attachement et à la communauté : maintenant, on le laissait seul. Non pas qu’il fut haï ou évité des hommes. Au contraire, il avait beaucoup d’amis. Bien des gens avaient de l’estime pour lui. Mais ce n’était toujours que de la sympathie et de la bienveillance ; on l’invitait, on lui faisait des cadeaux, on lui envoyait des lettres charmantes, mais personne ne se rapprochait de lui, n’engageait un lien, n’avait l’aptitude et le désir de partager sa vie. Il était entouré maintenant de l’air du solitaire, de cette atmosphère silencieuse, de ce dépouillement du monde environnant, de cette inaptitude aux relations humaines, contre lesquelles ne pouvaient lutter aucune volonté ni aucune nostalgie. C’était un des signes les plus caractéristiques de sa vie.

Un autre était d’appartenir aux suicidés. Précisons cette expression : il est faux de n’appeler suicidés que ceux qui se suppriment réellement. Parmi ceux-là, il s’en trouve beaucoup qui, en quelque sorte, ne deviennent des suicidés que par hasard et n’ont pas nécessairement le suicide dans le sang. Parmi les hommes sans personnalité, sans empreinte puissante, sans destinée, il en est qui périssent de leur propre main, sans pour cela, de par leur sceau et leur empreinte, appartenir au type des suicidés ; par contre, parmi ceux qui, par essence, appartiennent aux suicidés, beaucoup, la plupart même, ne se suppriment pas en réalité. Le propre du « suicidé » – et Harry l’était – n’est pas de se trouver forcément en relations constantes avec la mort, mais de sentir son moi, à tort ou à raison n’importe, comme un germe particulièrement dangereux, douteux, menaçant et menacé de la nature ; c’est de se croire toujours exposé au danger, comme s’il se trouvait sur la pointe extrême d’un rocher d’où la moindre poussée du dehors et la moindre faiblesse du dedans peuvent suffire à le précipiter dans le vide. On reconnaît ces hommes à une ligne de destin qui prouve que, pour eux, le genre de mort le plus vraisemblable est le suicide, du moins dans leur imagination. Cet état d’âme, qui se manifeste presque toujours dans leur première jeunesse et ne les quitte pas de toute leur vie, n’est pas conditionné par une trop faible vitalité ; au contraire, on trouve parmi les suicidés des natures extraordinairement tenaces, avides et même téméraires. Mais, de même qu’il est des tempéraments chez qui la moindre indisposition provoque la fièvre, de même, chez ceux que nous appelons suicidés et qui sont toujours infiniment sensibles et impressionnables, le moindre bouleversement provoque l’abandon à l’idée de la mort. Si nous avions une science possédant l’audace et le sentiment de responsabilité nécessaires pour s’occuper des hommes et non seulement du mécanisme des phénomènes vitaux, si nous avions quelque chose comme une anthropologie, comme une psychologie, ces faits seraient connus de tous.

Ce que nous avons dit ici des suicidés n’est, bien entendu, que superficiel ; c’est de la psychologie, donc une partie de la physique. Au point de vue métaphysique, la question est différente et beaucoup plus claire, car elle nous présente les suicidés comme des êtres qui se sentent coupables du péché d’individualisation, comme des âmes qui ne croient plus avoir pour but de leur vie leur développement et leur achèvement, mais leur absorption, leur retour à la Mère, à Dieu, au Tout. De ceux-là, beaucoup sont absolument incapables d’accomplir le geste du suicide réel, dans lequel ils ont profondément reconnu le péché. Cependant, ils nous apparaissent quand même comme des suicidés, puisque la libératrice, pour eux, est la mort et non pas la vie ; qu’ils sont prêts à la rejeter, à l’abandonner, à l’étreindre et à retourner au commencement.

De même que toute force peut devenir une faiblesse (doit même le devenir dans certaines circonstances) de même le suicidé typique peut, lui, faire de sa faiblesse apparente une force et un appui ; et c’est ce qu’il fait très souvent.

Ce cas était celui de Harry, le Loup des steppes. L’idée que le chemin de la mort lui était accessible à n’importe quel moment, il en fit comme des milliers de ses semblables, non seulement un jeu d’imagination d’adolescent mélancolique, mais un appui et une consolation. Il est vrai que tout bouleversement, toute souffrance, toute situation défavorable provoquaient immédiatement en lui, comme en tous ceux de son espèce, le désir de s’y soustraire par la mort. Mais, peu à peu, il transforma ce penchant en philosophie utile à la vie. L’accoutumance à l’idée que cette sortie de secours lui était toujours ouverte lui donnait de la force, le rendait curieux de goûter les douleurs et les peines, et, lorsqu’il se sentait bien misérable, il lui arrivait d’éprouver une sorte de joie féroce : « Je suis curieux de voir combien un homme est capable de supporter. Si j’atteins à la limite de ce qu’on peut encore subir, eh bien, je n’ai qu’à ouvrir la porte et je serai sauvé ! » Il existe beaucoup de suicidés qui puisent dans cette idée des forces extraordinaires.

D’autre part, ils connaissent tous la lutte contre la tentation de la mort volontaire. Chacun d’eux, dans quelque recoin de son âme, sait fort bien que le suicide n’est qu’une sortie de secours piteuse et illégitime, et qu’il est plus beau et plus noble de se laisser vaincre et abattre par la vie elle-même que par sa propre main. Cette science, cette conscience du péché dont la source est la même que celle d’où découlent les remords des onanistes, oblige la plupart des « suicidés » à une lutte perpétuelle contre leur tentation. Ils luttent comme le kleptomane contre son vice. Le Loup des steppes, lui aussi, était accoutumé à cette lutte pour laquelle il s’était servi des armes les plus diverses. Finalement, à l’âge de quarante-sept ans environ, il lui vint une idée heureuse et non dénuée d’humour, qui l’égaya souvent. Il fixa à son cinquantième anniversaire le jour où il pourrait se permettre le suicide. Ce jour-là, décida-t-il, il serait libre d’utiliser la sortie de secours ou de n’en rien faire, selon son humeur. Qu’il arrivât donc n’importe quoi, maladie, misère, amertume, souffrance, tout avait un terme fixé, ne pouvait durer au maximum que ces quelques années, ces quelques jours, dont le nombre allait diminuant. En effet, il supportait maintenant avec plus d’aisance certains maux qui jadis l’avaient torturé plus longuement et plus profondément, l’avaient même parfois bouleversé jusqu’au fond de son être. Lorsque, pour une raison quelconque, il se sentait particulièrement mal, lorsqu’à l’isolement, à l’appauvrissement, à la dévastation de sa vie, s’ajoutaient encore des souffrances ou des pertes supplémentaires, il était libre de dire aux douleurs : « Attendez donc deux ans encore, et je serai votre maître ! » Il s’abandonnait amoureusement à l’idée de son cinquantième anniversaire ; tandis que, ce matin-là, arriveraient les lettres et les félicitations, lui, sûr de son rasoir, prendrait congé de ses souffrances et fermerait la porte derrière lui. Il s’en moquerait bien, alors, de la goutte qui rongeait ses os, de la mélancolie, des migraines et des maux d’estomac !

*

Il reste encore à expliquer un phénomène particulier du Loup des steppes, et notamment ses rapports singuliers avec le bourgeoisisme, en faisant remonter ces manifestations aux lois fondamentales. Et, puisque l’occasion s’en présente d’elle-même, prenons donc le bourgeoisisme comme point de départ.

Le Loup des steppes, en raison de sa propre conception, se trouvait absolument hors du monde bourgeois, puisqu’il ne connaissait ni vie de famille ni ambition sociale. Il se sentait exclusivement comme un être à part, tantôt comme un maniaque et un solitaire morbide, tantôt comme un individu aux aptitudes géniales, au-dessus des normes mesquines de la vie quotidienne. En toute conscience, il méprisait le bourgeois et se félicitait de n’en être pas un. Cependant, sous maint rapport, il vivait fort bourgeoisement, il avait de l’argent à la banque et secourait des parents pauvres ; il s’habillait sans recherche, mais convenablement et sobrement ; il cherchait à vivre en paix avec la police, le fisc et autres puissances. En outre, une nostalgie profonde et secrète l’attirait continuellement vers le petit monde bourgeois, vers les pensions de famille tranquilles et convenables, aux jardins proprets, aux escaliers astiqués, et à toute cette modeste atmosphère d’ordre et de décence. Il lui plaisait de cultiver ses petits vices et ses extravagances, de se sentir en maniaque ou en génie, mais il ne séjournait, ne demeurait jamais, pour ainsi dire, dans les régions de la vie où le bourgeoisisme n’existe plus. Il ne se sentait chez lui ni dans l’atmosphère des hommes violents et exceptionnels, ni dans celle des criminels et des déclassés, et continuait à habiter la province bourgeoise, à entretenir des relations quelconques, fût-ce celle du contraste et de la révolte, avec ses normes et son atmosphère. En outre, il avait reçu l’éducation d’un milieu petit-bourgeois et il en avait conservé une foule de notions et de poncifs. En principe, il n’avait pas le moindre grief contre la prostitution, mais, en pratique, il aurait été incapable de prendre une fille au sérieux et de la considérer réellement comme une égale. Il pouvait aimer comme son frère un criminel politique, un révolutionnaire, un séducteur intellectuel honni par l’État et la société, mais, sur l’assassin, le bandit, le voleur, il n’aurait su que s’apitoyer le plus bourgeoisement du monde.

De cette façon, une moitié de son être reconnaissait et confirmait toujours ce que niait et combattait l’autre. Élevé dans une maison bourgeoise et intellectuelle, selon des mœurs et des règles strictes, il y était toujours resté attaché par une partie de son âme, même après s’être, depuis longtemps, individualisé au-delà des limites du bourgeoisisme, après s’être délivré des croyances et des idéals bourgeois.

Le bourgeoisisme lui-même, en tant qu’état humain qui subsiste à perpétuité, n’est pas autre chose qu’une aspiration à la moyenne entre les innombrables extrêmes et antipodes de l’humanité. Prenons pour exemple une de ces paires de contrastes telle que le saint et le débauché, et notre comparaison deviendra immédiatement intelligible. L’homme a la possibilité de s’abandonner absolument à l’esprit, à la tentative de pénétration du divin, à l’idéal de la sainteté. Il a également la possibilité inverse de s’abandonner entièrement à la vie de l’instinct, aux convoitises de ses sens, et de concentrer tout son désir sur le gain de la jouissance immédiate. La première voie mène à la sainteté, au martyre de l’esprit, à l’absorption en Dieu. La seconde mène à la débauche, au martyre des sens, à l’absorption en la putrescence. Le bourgeois, lui, cherche à garder le milieu modéré entre ces deux extrêmes. Jamais il ne s’absorbera, ne s’abandonnera ni à la luxure ni à l’ascétisme ; jamais il ne sera un martyr, jamais il ne consentira à son abolition : son idéal, tout opposé, est la conservation du moi ; il n’aspire ni à la sainteté ni à son contraire, il ne supporte pas l’absolu, il veut bien servir Dieu, mais aussi le plaisir ; il tient à être vertueux, mais en même temps à avoir ses aises. Bref, il cherche à s’installer entre les extrêmes, dans la zone agréable et tempérée, sans orages ni tempêtes violentes, et il y réussit, mais aux dépens de cette intensité de vie et de sentiment que donne une existence orientée vers l’extrême et l’absolu. On ne peut vivre intensément qu’aux dépens du moi. Le bourgeois, précisément, n’apprécie rien autant que le moi (un moi qui n’existe, il est vrai, qu’à l’état rudimentaire). Ainsi, au détriment de l’intensité, il obtient la conservation et la sécurité ; au lieu de la folie en Dieu, il récolte la tranquillité de la conscience ; au lieu de la volupté, le confort ; au lieu de la liberté, l’aisance ; au lieu de l’ardeur mortelle, une température agréable. Le bourgeois, de par sa nature, est un être doué d’une faible vitalité, craintif, effrayé de tout abandon, facile à gouverner. C’est pourquoi, à la place de la puissance, il a mis la majorité ; à la place de la force, la loi ; à la place de la responsabilité, le droit de vote.

Il est clair que cet être pusillanime, en quelque grande quantité qu’il existe, est incapable de se maintenir, qu’en raison de ses facultés il ne peut jouer dans le monde un autre rôle que celui d’un troupeau de brebis entre des loups errants. Néanmoins, nous voyons que, aux périodes de domination des natures puissantes, le bourgeois, bien qu’opprimé, ne reste jamais sur le carreau et parfois paraît même régir le monde. Comment est-ce possible ? Ni la quantité numérique du troupeau, ni la vertu, ni le sens commun, ni l’organisation ne seraient assez puissants pour le sauver de la mort. Aucune médecine au monde ne saurait garder en vie celui dont la force vitale, dès l’abord, est à ce point affaiblie. Cependant le bourgeoisisme existe, il est fort, il prospère. Pourquoi ?

La réponse est : grâce aux Loups des steppes. En effet, la puissance de vie du bourgeoisisme ne se base aucunement sur les facultés de ses membres normaux, mais sur celles des outsiders extrêmement nombreux, qu’il est capable de contenir par suite de l’indétermination et de l’extensibilité de ses idéals. Il demeure toujours dans le monde bourgeois une foule de natures puissantes et farouches. Notre Loup des steppes Harry en est un exemple caractéristique. Lui, qui a évolué vers l’individualisme bien au-delà des limites accessibles au bourgeois, lui qui connaît la félicité de la méditation, ainsi que les joies moroses de la haine et de l’horreur de soi, lui qui méprise la loi, la vertu et le sens commun, est pourtant un détenu du bourgeoisisme et ne saurait s’en évader. C’est ainsi que s’accumulent autour de la masse fondamentale du bourgeoisisme proprement dit de vastes couches d’humanité, des milliers de vies et d’intelligences dont chacune, bien qu’échappée à l’élément bourgeois et destinée à l’absolu, se rattache encore à l’existence bourgeoise par des sentiments infantiles : infectée en partie par sa décroissance de vitalité, elle continue à lui appartenir, à la servir et à la magnifier. Car le mot d’ordre du bourgeoisisme est le principe inverti des forts : celui qui n’est pas contre moi est pour moi.

Si c’est à ce point de vue-là que nous envisageons l’âme du Loup des steppes, il nous paraît destiné à être un non-bourgeois par le degré même qu’atteint son individualité, car toute individualisation poussée à l’extrême se tourne contre le moi et tend à le détruire. Nous voyons qu’il a en lui des penchants violents à la sainteté comme à la débauche, mais qu’une faiblesse ou une indolence quelconque l’empêche de faire le saut dans l’espace universel, libre et farouche, et le laisse attaché à la lourde constellation maternelle du bourgeoisisme. Telle est sa place dans l’univers, tel est son enchaînement. La plupart des intellectuels, le plus grand nombre des artistes appartiennent à ce type. Seuls les plus forts d’entre eux pourfendent l’atmosphère du monde bourgeois et atteignent au cosmique ; tous les autres se résignent et consentent à des compromis, méprisent le bourgeoisisme et pourtant lui appartiennent, le renforcent, le glorifient, puisque, finalement, ils sont forcés de le réaffirmer afin de pouvoir vivre. Il en résulte pour ces innombrables existences non pas une grandeur tragique, mais un désastre et une infortune dont l’enfer même attise et féconde le talent. Les rares êtres qui s’y arrachent se retrouvent dans l’absolu et périssent admirablement, ce sont les tragiques ; leur nombre est restreint. Mais les autres, les enchaînés, dont les talents sont souvent fort honorés par la bourgeoisie, voient s’ouvrir devant eux un troisième royaume, un monde imaginaire, mais souverain : l’humour. Aux loups des steppes inapaisés, qui souffrent perpétuellement et terriblement, à qui est refusée la force nécessaire au tragique, au brisement dans l’espace étoilé, qui se sentent destinés à l’absolu et pourtant ne sont pas en état d’y vivre : à ceux-là, quand leur esprit est vivifié et assoupli par la souffrance, se présente la voie conciliatrice de l’humour. L’humour reste en quelque sorte bourgeois, bien que le bourgeois véritable soit incapable de le comprendre. L’idéal disparate et enchevêtré de tous les loups des steppes se réalise dans sa sphère imaginaire : il devient possible non seulement d’accepter à la fois le débauché et le saint, de rapprocher les pôles opposés, mais aussi d’intégrer le bourgeois dans cette affirmation.

Il est facile au possédé divin d’admettre le criminel, et inversement ; mais, à eux deux et à tous les autres absolus, il est impossible d’admettre en outre le bourgeoisisme, cette moyenne neutre et tiède. Seul l’humour, trouvaille splendide des êtres entravés dans leur destination de grandeur, des presque-tragiques, des malheureux trop bien doués, seul l’humour (création la plus singulière et peut-être la plus géniale de l’humanité) réalise cette chose impossible, juxtapose et unit toutes les sphères humaines sous les radiations de ses prismes. Vivre au monde comme si ce n’était pas le monde, estimer la loi et rester pourtant au-dessus d’elle, posséder « comme si l’on ne possédait pas », renoncer comme si on ne renonçait pas, toutes ces exigences courantes et si souvent formulées de la science de vivre, seul l’humour est en état de les réaliser.

Et, si le Loup des steppes, à qui ne manquent point les dons et les facultés nécessaires, réussissait encore, dans le dédale étouffant de son enfer, à bouillir, à mettre en fermentation avec sa sueur ce philtre magique, alors il serait sauvé. Pour ce faire, il lui manque encore bien des choses. Mais l’espoir et la possibilité existent. Que ceux qui l’aiment lui souhaitent ce sauvetage ! Ses souffrances deviendraient supportables, fécondes même, et, bien que lié pour toujours à la bourgeoisie, ses rapports avec elle, aimants ou haineux, perdraient leur sentimentalité, et son enchaînement à ce monde cesserait de le torturer comme une perpétuelle honte.

Pour atteindre à ce but, ou pour, en fin de compte, oser quand même le saut dans l’infini, ce Loup des steppes devrait être une bonne fois placé en face de lui-même, pénétrer du regard son propre chaos, devenir pleinement conscient de son être. Son existence problématique se révélerait alors à ses yeux dans toute son inaltérabilité, et il lui deviendrait impossible à l’avenir de continuer, encore et toujours, à fuir l’enfer de ses sens pour se réfugier dans des consolations sentimentales et philosophiques, abandonnant de nouveau ces dernières pour recourir à l’ivresse aveugle de ses instincts de fauve. Le loup et l’homme seraient obligés de se reconnaître réciproquement sans camouflages sentimentaux, de se regarder, nus, entre les deux yeux. Ou bien ils éclateraient et divorceraient pour toujours, de sorte qu’il n’y aurait plus de Loup des steppes, ou bien ils feraient un mariage de raison, à la lumière de l’humour levant.

Il se peut qu’un jour Harry se voie placé devant cette dernière possibilité. Il se peut qu’un jour il apprenne à se connaître, soit qu’il lui tombe sous la main un de nos petits miroirs, soit qu’il rencontre les immortels ou trouve dans un de nos théâtres magiques ce dont il a besoin pour affranchir son âme dépareillée. Des milliers de chances semblables l’attendent, son destin les attire irrésistiblement, tous les outsiders du bourgeoisisme vivent dans l’atmosphère de ces possibilités magiques. Un rien suffit, et c’est le coup de foudre.

De tout cela, le Loup des steppes se rend fort bien compte, même s’il ne lui arrive jamais de parcourir ce sommaire de sa biographie intérieure. Il prévoit sa place dans l’édifice universel, il pressent et connaît les immortels, il devine et craint la possibilité d’une rencontre avec lui-même, il sait l’existence de ce miroir où de se mirer il a un besoin si violent, une peur si mortelle.

*

À la fin de notre étude, il nous reste à nous affranchir d’une dernière fiction, d’une feinte consciente. Toutes les « explications », toute la psychologie, toutes les tentatives de compréhension nécessitent toujours des expédients, des théories, des mythologies, des mensonges ; un auteur convenable ne devrait pas omettre, à la fin d’une démonstration, d’élucider ces mensonges dans la mesure du possible. Quand je dis « en haut » et « en bas », c’est déjà là une affirmation qui doit être expliquée, car il n’existe de haut et de bas que dans la pensée, que dans l’abstraction. La vie elle-même ne connaît pas de hauts et de bas.

Bref, le Loup des steppes n’existe qu’à l’état de fiction. Quand Harry se sent un homme-loup et se croit composé de deux éléments hostiles et opposés, ce n’est qu’un mythe simplificateur. Harry n’est pas le moins du monde un homme-loup, et, si nous avons, apparemment sans le remarquer, accepté ce mensonge inventé et cru par lui-même, si nous avons effectivement cherché à l’envisager et à l’interpréter comme un être double, ce n’est que dans l’espoir d’être mieux compris ; nous avons profité d’une erreur que, maintenant, nous tâcherons de corriger.

La division en homme et en loup, en esprit et instinct, au moyen de laquelle Harry cherche à se rendre son sort plus intelligible est une simplification grossière, une violation du réel en faveur d’une explication plausible, mais erronée, des contrastes que l’homme découvre en lui-même et qui lui paraissent être la source de ses souffrances assez considérables. Harry trouve en son être un « homme », c’est-à-dire un monde de pensées, de sentiments, de culture, d’une nature domptée et sublimée ; à côté, il trouve en lui un « loup », c’est-à-dire un sombre univers de sens, de sauvagerie, de cruauté, d’essence brutale et non sublimée. Malgré cette répartition, apparemment si nette, de son être, en deux sphères réciproquement hostiles, il lui est déjà arrivé à plusieurs reprises de voir l’homme et le loup se supporter pendant des périodes, pendant des instants bienheureux. Si Harry voulait, à chaque moment isolé de sa vie, à chacune de ses sensations, essayer d’établir la part de l’homme et la part du loup, il se verrait aussitôt acculé à une impasse, et toute sa belle théorie d’homme-loup volerait en éclats. Car aucun homme, pas même le Nègre, pas même l’idiot, ne possède une nature si agréablement simple qu’il soit possible de l’envisager comme la somme de deux ou trois éléments principaux ; et vouloir expliquer en fin de compte par cette division naïve en loup et en homme quelqu’un d’aussi différencié que Harry est une tentative décidément enfantine. Harry ne procède pas de deux êtres, mais de cent, de mille. Sa vie oscille (comme celle de chacun) non pas entre deux pôles, comme, par exemple, l’instinct et l’esprit, ou le débauché et le saint, mais entre des milliers de contrastes, entre d’innombrables oppositions.

Nous ne devons pas nous étonner qu’un homme aussi renseigné et intelligent qu’Harry puisse se prendre pour un « loup des steppes », qu’il croie pouvoir faire tenir la structure complexe et riche de sa vie dans une formule aussi simple, brutale et primitive. L’homme n’est point capable de penser dans une grande mesure, et même le plus cultivé, le plus intelligent d’entre les humains ne voit le monde et surtout ne se voit lui-même qu’à travers les lunettes de formules naïves, simplifiantes et falsificatrices. Car c’est, à ce qu’il paraît, un besoin inné et obligatoire de tous les êtres de se représenter leur moi comme une unité. Aussi fréquemment, aussi profondément que soit ébranlée cette illusion, elle se reforme et se consolide toujours immédiatement. Le juge, qui est assis en face de l’assassin et le regarde dans les yeux, l’entend parler un instant de sa propre voix (de la voix du juge) et retrouve toutes les émotions, les facultés, les possibilités du criminel en son for intérieur, mais, un moment après, il redevient juge, rentre dans l’écorce de son moi illusoire, fait son devoir et condamne l’assassin à la peine de mort. Quand, dans les âmes humaines douées d’une organisation délicate, éclôt la prescience de leur multiplicité, quand elles brisent, comme tous les génies, l’illusion de l’unité individuelle et se sentent une multitude, un faisceau de moi disparates, elles n’ont qu’à l’exprimer pour que la majorité les enferme, appelle au secours la science, constate la schizophrénie et protège l’humanité contre l’appel à la vérité sortant de la bouche de ces malheureux. Mais à quoi bon perdre des mots, à quoi bon dire des choses que chaque être pensant doit savoir lui-même, mais qu’il n’est pas d’usage d’exprimer ? Par conséquent, lorsqu’un homme s’enhardit à étendre l’unité illusoire de son moi à la dualité, il est déjà presque un génie, ou du moins une rare et intéressante exception. En réalité, aucun moi, même le plus naïf, n’est une unité, mais un monde extrêmement divers, un petit ciel constellé d’astres, un chaos de formes, d’états, de degrés, d’hérédités et de possibilités. Le fait que chacun aspire à considérer ce chaos comme une unité et parle de son moi comme d’une manifestation simple, fixe, nettement délimitée, paraît être une erreur inhérente à tout être humain, même supérieur, une nécessité de la vie comme la nutrition et la respiration.

Cette nécessité repose sur une simple transmission. De corps, chaque homme est un ; d’âme, jamais. La poésie, même la plus raffinée, opère selon l’usage avec des personnages apparemment entiers, apparemment indivis. En poésie, les gens du métier, les experts apprécient surtout le drame, et à bon escient, car il offre (ou pourrait offrir) la plus grande possibilité de représenter le moi comme une multiplicité – si l’on ne voyait s’y opposer l’évidence grossière, qui représente chacun des personnages comme étant un, parce qu’il est compris dans un corps immuablement unique, incomplexe, isolé. C’est pourquoi l’esthétique naïve apprécie le plus le drame dit drame à caractères, où chaque figure se dessine bien nettement, bien à part, comme une unité. Peu à peu et de loin, éclôt en quelques-uns la prescience que tout cela n’est peut-être qu’une esthétique superficielle et à bon marché, que nous faisons fausse route en appliquant à nos grands dramaturges les notions de beauté antiques. Bien qu’admirables, elles ne nous sont pas innées, mais simplement serinées, ces notions de l’Antiquité qui, la première, prenant toujours pour point de départ le corps visible, a inventé la fiction du moi, de l’individu. Cette notion est absolument inconnue aux poèmes de l’Inde ancienne ; les héros des épopées hindoues ne sont pas des personnes, mais des faisceaux de personnes, des séries d’incarnations. Et, dans notre monde moderne, il y a des œuvres qui essaient, probablement sans que l’auteur lui-même s’en rende pleinement compte, de représenter derrière les voiles des personnages et des caractères une multiplicité d’âme. Que celui qui veut comprendre ce fait se décide une fois à envisager les figures d’un pareil poème non pas comme des êtres singuliers, mais comme des parties, des faces, des aspects divers d’une unité supérieure (par exemple l’âme du poète). Celui qui considère ainsi le Faust voit se former de Faust, de Méphisto, de Wagner et de tous les autres, une unité, un « sur-personnage » : c’est seulement dans cette unité supérieure, et non dans les figures isolées, que se trouve quelque allusion à la véritable essence de l’âme. Quand Faust dit le mot fameux, si populaire parmi les maîtres d’école, admiré avec un frisson par les philistins : « Deux âmes, hélas ! habitent en ma poitrine ! » il oublie le Méphisto et toute la foule d’autres âmes que sa poitrine héberge également.

Notre Loup des steppes, lui aussi, croit porter dans son sein deux âmes (l’homme et le loup), et son sein, déjà, s’en trouve assez mal. La poitrine, le corps ne font qu’un, mais les âmes qui y habitent ne sont ni deux ni cinq, elles sont innombrables ; l’homme est un bulbe formé de centaines de pellicules, une texture tissée de milliers de fils. Dans l’Asie ancienne, on l’avait reconnu, on s’en rendait exactement compte, et le Yoga bouddhiste connaît la technique spéciale pour dépouiller l’illusion de la personnalité. Les jeux de l’humanité sont joyeux et divers : la folie que l’Inde, pendant mille ans, s’est tant efforcée de démasquer est celle que l’Occident, avec autant de vigueur, essaie de renforcer et de soutenir.

Si nous envisageons de ce point de vue notre Loup des steppes, nous comprendrons facilement pourquoi sa dualité ridicule le fait tant souffrir. Il croit, comme Faust, que deux âmes sont trop pour une seule poitrine et ne peuvent que la déchirer. Mais elles sont au contraire trop peu nombreuses, et Harry martyrise sa pauvre âme en voulant la faire tenir dans une forme aussi primitive. Il agit, bien qu’il soit un homme instruit et cultivé, à la façon d’un sauvage qui ne sait pas compter au-delà de deux. Il donne à une partie de lui-même le nom d’homme, à une autre celui de loup, et croit en avoir fini et s’être épuisé. Dans l’homme, il empile tout ce qu’il trouve en lui de spirituel, de sublimé ou de cultivé ; dans le loup, tout ce qu’il a d’instinctif, de sauvage et de chaotique. Mais la vie n’est pas aussi candide que nos pensées, aussi simpliste que notre pauvre langage d’idiots, et Harry se dupe doublement quand il applique cette méthode nègre d’homme-loup. Il annexe à l’homme, nous le craignons, des régions entières de son âme qui sont encore loin d’être humaines et attribue au loup des parties de son être qui ont, depuis longtemps, dépassé le fauve.

Comme tous les hommes, Harry croit savoir très bien ce qu’est l’homme et n’en a pourtant aucune idée, bien qu’il le pressente parfois en rêve ou dans quelque autre état de conscience difficilement contrôlable. Qu’il n’oublie point ces pressentiments, qu’il se les incorpore autant que possible ! Car l’homme n’est point une création solide et durable (ce qui était, malgré les divinations opposées de ses sages, l’idéal de l’Antiquité) mais plutôt un essai et une transition ; il n’est pas autre chose que la passerelle étroite et dangereuse entre la nature et l’esprit. Sa destination la plus fervente l’attire vers l’esprit, vers Dieu ; son désir le plus intime le repousse à la Mère, à la Nature : entre ces deux puissances oscille sa vie frémissante et craintive. Ce que les hommes entendent par la notion d’humain n’est toujours qu’une convention bourgeoise périssable. Certains instincts des plus brutaux sont méprisés et honnis par cette convention, une parcelle de conscience, de moralité et de « débestialisation » est obligatoire, un brin d’esprit est non seulement permis, mais exigé. L’homme de cette convention est, comme tout idéal bourgeois, un compromis, un essai timide et ingénument malin de berner la méchante aïeule Nature, de même que l’ennuyeux ancêtre Esprit, et de garder entre eux deux la moyenne confortable.

C’est pourquoi le bourgeois permet et supporte ce qu’il appelle « personnalité », mais livre en même temps cette dernière au moloch dénommé « État » et les oppose continuellement l’un à l’autre. C’est pourquoi le bourgeois brûle aujourd’hui comme hérétique, ou fait pendre comme criminel, celui à qui demain il élèvera des statues.

La divination que l’homme n’est pas une création toute faite, mais une exigence de l’esprit, une possibilité lointaine aussi crainte que désirée, et que le chemin qui y mène n’est jamais suivi que l’espace de quelques pas, dans des souffrances et des extases terribles, par ces êtres isolés et rares en l’honneur de qui on dresse aujourd’hui l’échafaud, demain le monument, cette divination, dis-je, vivait dans l’âme du Loup des steppes. Mais ce qu’il appelle homme en lui, par opposition à son loup, n’est pas autre chose, en grande partie, que ce même homme médiocre de la convention bourgeoise. Harry peut bien pressentir le chemin qui mène à l’homme véritable, le chemin des immortels, il peut même çà et là y avancer d’un pas hésitant et infinitésimal, qu’il paie ensuite par des tourments cuisants, par une douloureuse solitude. Mais, au tréfonds de son âme, il craint pourtant d’admettre et de vouloir cette exigence suprême, cette création humaine véritable recherchée par l’esprit, de suivre ce chemin étroit et unique vers l’immortalité. Il le sent nettement : cela conduit à des tortures toujours plus grandes, à la proscription, au dernier renoncement, peut-être à l’échafaud ; et, bien qu’au bout de ce chemin, le tente l’immortalité, il n’a pourtant pas la volonté de souffrir toutes ces souffrances, de mourir toutes ces morts. Bien qu’il soit plus conscient que les bourgeois du but du devenir humain, il ferme pourtant les yeux et ne veut pas savoir que s’accrocher désespérément à son moi, ne pas vouloir mourir est la voie la plus sûre vers la mort éternelle, tandis que pouvoir mourir, dépouiller les voiles, abandonner éternellement le moi au changement mène à l’immortalité. Quand il rend un culte à ses préférés parmi les immortels, à Mozart par exemple, il ne le voit, en fin de compte, qu’avec des yeux de bourgeois ; tel un maître d’école, il est enclin à attribuer la perfection de Mozart uniquement à un don spécial, au lieu de l’expliquer par la grandeur de son abandon, par son acceptation de la souffrance, son indifférence aux idéals bourgeois, son endurance de cet isolement extrême qui, autour de celui qui souffre et devient homme, raréfie l’atmosphère bourgeoise jusqu’à l’éther glacé, jusqu’à la solitude du jardin de Gethsémani.

Cependant notre Loup des steppes a du moins découvert en lui la qualité faustienne, il a trouvé que l’unité du corps n’implique pas celle de l’âme, et qu’il se trouve tout au plus sur le chemin du long pèlerinage vers l’idéal de cette harmonie. Il voudrait ou surmonter en lui le loup et devenir entièrement homme, ou bien renoncer à l’homme et mener au moins en tant que loup une vie intégrale et non désagrégée. Il est probable qu’il n’a jamais observé de près un loup véritable ; peut-être aurait-il vu alors que les animaux, eux non plus, n’ont pas d’âme indivisible, qu’ils dissimulent également, sous la forme souple et belle du corps, une multiplicité d’états et d’aspirations, que le loup cache des abîmes, que le loup souffre lui aussi. Non, le « retour à la nature » fait toujours suivre à l’homme une fausse route pénible et sans espoir. Harry ne pourra jamais redevenir totalement un loup et, s’il le devenait, il verrait que le loup, lui non plus, n’est rien de simple et de primitif, mais quelque chose, déjà, de multiple et de compliqué. Le loup, lui aussi, a deux âmes, et plus que deux, dans sa poitrine de fauve, et celui qui souhaite d’être un loup commet le même oubli que l’homme à la chanson populaire : Ô bonheur d’être encore un enfant ! L’homme sympathique, mais sentimental, qui chante cette chanson de l’enfant bienheureux, souhaite lui aussi le retour à la nature, à l’innocence, aux commencements, et oublie complètement que les enfants, loin d’être bienheureux, sont susceptibles de bien des conflits, de bien des déchirures, de toutes les souffrances.

En général, il n’est pas de voie qui conduise en arrière, ni vers le loup ni vers l’enfant. Au début de toutes choses, il n’y a ni innocence ni ingénuité ; tout ce qui est créé, même ce qui apparaît comme le plus simple, est déjà coupable, déjà lancé dans le torrent boueux du devenir, et ne peut jamais, jamais remonter le courant. Le chemin de l’innocence, de l’incréé, de Dieu, ne mène pas en arrière, mais en avant, non pas vers l’enfant ou le loup, mais toujours plus avant dans la culpabilité, toujours plus profondément dans la création humaine. Même le suicide, pauvre Loup des steppes, ne te servirait à rien ; tu devras malgré tout suivre le chemin plus long, plus pénible et plus difficile du devenir humain ; tu devras souvent encore multiplier ta dualité, compliquer ta complexité. Au lieu de réduire ton espace, de simplifier ton âme, tu deviendras de plus en plus le monde, tu devras finalement faire entrer l’univers entier dans ta poitrine douloureusement élargie, pour parvenir peut-être un jour au repos, à la fin.

C’est la voie que suivit Bouddha, que suivit tout homme grand, l’un sciemment, l’autre inconsciemment, autant que leur réussit cette entreprise audacieuse. Chaque naissance signifie la séparation du tout, délimitation, détachement de Dieu, rénovation douloureuse. Le retour au tout, l’affranchissement de l’individualisation torturante, le devenir divin signifie : avoir élargi son âme jusqu’à lui faire étreindre à nouveau le tout.

Il ne s’agit pas ici de l’homme tel que le connaissent l’école, l’économie nationale, la statistique, de l’homme tel qu’il court les rues à des millions d’exemplaires et qu’on ne saurait considérer autrement que le sable du rivage ou l’écume des flots : quelques millions de plus ou de moins, qu’importe, ce sont des matériaux, pas autre chose. Non, nous parlons ici de l’homme au sens suprême, du but de la longue route du devenir humain, de l’homme souverain, de l’immortel. Le génie n’est pas aussi rare que nous le croyons, mais, en même temps, il n’est pas aussi fréquent que le déclarent l’histoire de la littérature, celle de l’univers et, par-dessus tout, les journaux. Le Loup des steppes Harry aurait, nous semble-t-il, suffisamment de génie pour tenter l’audacieuse entreprise du devenir humain au lieu de se retrancher en souffreteux, à chaque difficulté, derrière son loup stupide.

Il est aussi surprenant et attristant de voir que des hommes doués de telles possibilités recourent à des loups des steppes et à des : « Deux âmes, hélas ! » que de constater si souvent leur lâche amour pour le bourgeoisisme. Un homme capable de comprendre Bouddha, un homme qui a la divination des ciels et des abîmes de l’essence humaine ne devrait pas vivre dans un monde où dominent le sens commun, la démocratie et l’instruction bourgeoise. Il n’y vit que par lâcheté et, quand ses dimensions l’étouffent, quand il se sent à l’étroit dans la pièce bourgeoise, il fait payer au loup les pots cassés et ne veut pas savoir que la bête, en cet instant, est le meilleur de lui-même. Tout ce qu’il y a de sauvage en lui, il l’appelle loup et le juge méchant, dangereux, épouvantail à bourgeois ; lui, qui croit pourtant être artiste et posséder des sens délicats, n’est pas capable de voir qu’en dehors du fauve et derrière lui il existe en son moi bien autre chose, que tout ce qui mord ne vient pas du loup, qu’il y a là des renards, des dragons, des tigres, des singes et des oiseaux de paradis. Et tout cet univers, tout ce jardin paradisiaque plein de formes petites et grandes, terribles et charmantes, puissantes et délicates, est écrasé et emprisonné par la fable du loup, comme l’homme véritable l’est par le bourgeois.

Qu’on s’imagine un jardin avec des centaines d’arbres différents, des milliers de fleurs variées, d’innombrables fruits, des herbes à profusion. Mais, si le jardinier ne connaît pas d’autre distinction botanique que « mangeable » et « mauvaise herbe », il ne saura à quoi s’en tenir sur les neuf dixièmes de ses richesses, il arrachera les fleurs les plus exquises, abattra les arbres les plus nobles, ou, du moins, les détestera et les regardera d’un mauvais œil. C’est ainsi qu’agit le Loup des steppes envers les mille floraisons de son âme. Ce qui ne convient pas aux rubriques « Homme » ou « Loup », il ne le voit même pas. Et que n’attribue-t-il point à l’homme ? Toutes les lâchetés, toutes les singeries, toutes les stupidités et les mesquineries, il les lui attribue pourvu qu’elles ne soient pas carnassières et, de même, il applique au loup tout ce qui est noble et tout ce qui est fort, uniquement parce qu’il n’a pas encore réussi à en devenir maître.

Nous prenons congé de Harry, nous le laissons poursuivre seul son chemin. S’il était déjà chez les immortels, s’il était là-bas où paraît le conduire sa voie douloureuse, avec quel étonnement il contemplerait ces allées et venues, ces zigzags indécis et fous de sa route ; comme il sourirait à ce Loup des steppes, d’un sourire encourageant, grondeur, apitoyé, amusé !

 

 

*

Lorsque j’eus fini de lire, je me souvins que, quelques semaines auparavant, au milieu de la nuit, j’avais griffonné des vers assez singuliers qui traitaient également du Loup des steppes. Je les cherchai dans le fouillis de mes papiers, dans les tiroirs bondés de mon bureau, et, les ayant retrouvés, je lus :

 

Loup des steppes, je rôde, je rôde,

De la neige partout dans le vaste monde.

Le corbeau bat des ailes dans l’arbre,

Mais nulle part une biche ni un lièvre.

Les biches, j’en suis amoureux,

Si au moins j’en trouvais une !

Je la prendrais entre les mains, entre les dents,

C’est ce qu’il y a de meilleur au monde.

Je l’aimerais de toute mon âme,

Je mordrais sa tendre chair,

Je m’abreuverais de son sang si rouge,

Pour hurler, après, toute la nuit.

Je me contenterais même d’un lièvre,

Sa chair chaude est bonne, dans le noir.

Ah ! ai-je donc tout perdu

De ce qui rend la vie un peu douce ?

Le poil de ma queue est tout gris,

Ma vue, elle aussi, se trouble,

Ma chère femme est morte depuis longtemps.

Et je rôde et rêve de biches,

Je rôde et rêve de lièvres.

J’écoute le vent souffler dans la nuit d’hiver ;

J’abreuve de neige mon gosier brûlant ;

J’emporte ma pauvre âme au diable.

 

Ainsi j’avais en main deux de mes portraits, l’un en versiculets, craintif et contristé comme moi, l’autre tracé froidement, avec une apparence d’objectivité supérieure, vu de haut et du dehors, écrit par un étranger qui savait de moi plus et cependant moins que je n’en savais moi-même. Ces portraits vus simultanément, le bégaiement désolé de mes vers et l’étude pénétrante tracée par une main inconnue me faisaient mal tous les deux ; l’un et l’autre avaient raison et montraient nettement tout ce qu’il y avait d’intenable dans mon état. Ce Loup des steppes devait mourir, mettre fin par sa propre main à son existence détestable, – ou bien, fondu au feu mortel d’un renouvellement, changer, arracher son masque et recréer un moi nouveau. Ah ! ce phénomène ne m’était ni neuf ni inconnu, je le connaissais, je l’avais déjà vécu à plusieurs reprises, aux périodes de désespoir extrême. Chaque fois, cette explosion avait fait voler en miettes le moi de l’époque ; chaque fois, les puissances de l’abîme l’avaient broyé et détruit ; à chaque fois, un morceau de vie particulièrement cher et choyé m’était devenu infidèle et m’avait abandonné. Un jour, j’avais perdu ma réputation bourgeoise avec ma fortune, et j’avais dû apprendre à renoncer à l’estime de ceux qui, jusqu’alors, m’avaient tiré des coups de chapeau ; puis ma vie de famille s’était écroulée en une nuit : ma femme, atteinte d’une maladie de l’esprit, m’avait chassé du foyer, l’amour et la confiance s’étaient soudain transformés en haine et en lutte mortelle ; les voisins, avec une pitié méprisante, m’avaient regardé partir. C’est alors qu’avait commencé mon isolement. Plus tard, lorsque après de lourdes et amères années je me fus construit, dans une solitude sévère et une pénible discipline, une nouvelle vie et un nouvel idéal ascétique et spirituel, lorsque j’eus atteint de nouveau un calme relatif et une certaine altitude vitale, adonné aux spéculations abstraites et à la méditation strictement réglée, cette autre forme de vie s’était encore écroulée, avait perdu soudain son sens noble et sublime. Je fus entraîné de par le monde dans des voyages égarés et épuisants, de nouvelles souffrances s’amoncelèrent, et de nouveaux péchés. Et, chaque fois, l’arrachement d’un masque, l’écroulement d’un idéal avaient été précédés de ce vide et de ce silence sinistres, de cette strangulation mortelle, de cet isolement et de cette désespérance, de ce morne enfer sans amour que j’avais à traverser de nouveau.

À chacun de ces bouleversements de ma vie j’avais finalement, c’est indéniable, gagné quelque chose en liberté, en esprit, en profondeur, mais aussi en solitude, en détachement d’incompris, en refroidissement. Vue par le côté bourgeois, ma vie, de crise en crise, avait été une descente ininterrompue, un éloignement toujours plus béant du normal, du permis, du quotidien.

Au cours des années j’étais devenu un sans-métier, un sans-famille, un sans-patrie, je me trouvais en dehors de tous les groupes sociaux, seul, en conflit âpre et continuel avec la morale et l’opinion publique ; personne ne m’aimait, nombre de gens m’étaient hostiles, et, bien que je vécusse encore dans le cadre bourgeois, j’y étais, par ma façon de penser et de sentir, absolument étranger.

La religion, la patrie, la famille, l’État avaient perdu leur prix, je ne m’en souciais plus. Les prétentions de la science, des arts, des coteries, me répugnaient ; mes conceptions, mon goût, mon esprit, que j’avais jadis fait briller en homme bien doué et populaire, étaient maintenant négligés, saccagés, n’inspiraient plus aux gens que des soupçons. Si mes mutations douloureuses m’avaient fait gagner quelque chose d’indivisible et d’impondérable, je l’avais payé cher, et, de changement en changement, ma vie était devenue plus dure, plus difficile, plus solitaire, plus dangereuse. En vérité, je n’avais pas de raison de souhaiter d’aller plus avant dans ce chemin qui me menait à une atmosphère toujours plus raréfiée, comparable à la fumée dans la chanson d’automne de Nietzsche.

Ah ! oui, je connaissais ces crises, ces transmutations, que le destin prépare à ses enfants malades, à ses plus frêles enfants : je ne les connaissais que trop. Je les connaissais comme un chasseur ambitieux, mais raté, connaît les étapes d’une chasse, comme un vieux spéculateur les phases de la spéculation, du gain, de l’incertitude, de l’oscillation, de la banqueroute. Devais-je donc réellement revivre tout cela ? Tout ce tourment, cette misère démente, ces révélations de la bassesse et de l’indignité de mon propre moi, cette horrible crainte de la défaite, cette peur de la mort ? Ne serait-il point intelligent et plus simple d’éviter la répétition de tant de souffrances, de plier bagage ? Certes, ce serait plus simple et plus intelligent !

Que les affirmations du traité du Loup des steppes sur les suicidés fussent vraies ou non, personne ne pouvait me refuser le plaisir de m’éviter, à l’aide du gaz, du rasoir ou du revolver, le retour d’un processus dont j’avais dû assez souvent et assez profondément goûter l’amère douleur. Non, mille fois non, il n’y avait pas de puissance au monde qui pût exiger de moi que je passasse une fois de plus par les frissons mortels d’une rencontre avec moi-même, que j’accomplisse une auto-création, une incarnation nouvelle, dont le but et la fin n’étaient même pas la paix et le repos, mais encore une destruction et une formation. Qu’importait que le suicide fût bête, lâche et piteux, qu’il fût une sortie de secours sordide et honteuse, – toute issue à cette forge de souffrances, même la plus indigne, était à souhaiter ; il ne s’agissait plus d’une comédie d’héroïsme et de noblesse, j’étais simplement placé devant le choix entre une petite douleur éphémère et une souffrance infinie, indiciblement brûlante. Dans ma vie si folle et si difficile, j’avais joué assez souvent les nobles don Quichotte, préféré l’héroïsme à la raison et l’honneur au confort. Assez ! Que cela finisse !

Le matin s’étirait déjà dans le cadre de la fenêtre, le lourd et maudit matin d’une journée d’hiver, lorsque je me couchai enfin. J’emportai ma décision dans mon lit. Mais, au moment ultime, aux derniers confins de la conscience, à l’instant même de m’endormir, je vis, l’espace d’une seconde, flamboyer devant moi ce passage remarquable du traité du Loup des steppes où il est parlé des « immortels » ; ces mots engendraient l’évocation frémissante des instants – dont le dernier était encore récent – où je m’étais senti assez près des immortels pour goûter dans l’accord d’une musique ancienne toute leur sagesse claire et glacée, au dur sourire. Ce sourire émergea, scintilla, s’éteignit, et, lourd comme une montagne, le sommeil s’appesantit sur mon front.

Réveillé vers midi, je retrouvai immédiatement en moi la situation éclaircie ; le fascicule reposait à mon chevet, ainsi que mes vers, et, du fond de l’embrouillamini de ma vie intérieure, ma décision, arrondie et solidifiée au cours d’une nuit de sommeil, me contemplait avec une bienveillance calme. Je n’étais pas pressé, ma résolution de mourir n’était pas le caprice d’une heure, elle était un fruit mûr, à point, lentement accru et alourdi, doucement balancé par le vent du destin, dont le souffle prochain le ferait tomber.

Je possédais dans ma pharmacie de voyage un moyen excellent pour calmer les douleurs, une préparation d’opium particulièrement efficace, dont je ne me permettais que rarement la jouissance, que je m’interdisais des mois entiers ; je ne prenais ce stupéfiant pesant que lorsque mes tortures physiques devenaient impossibles à supporter. Cette drogue, malheureusement, ne pouvait servir mon dessein, j’en avais fait l’essai quelques années avant. À une période où, cerné de désespoir, j’en avais pris une dose massive, suffisante pour assommer six hommes, elle ne m’avait pas tué. Bien endormi, j’avais passé quelques heures dans un engourdissement complet, mais, à ma déception affreuse, je fus à demi réveillé par de violentes convulsions de l’estomac, je vomis, sans reprendre entièrement conscience, tout le poison et m’endormis de nouveau. Le lendemain, au milieu de la journée, je m’éveillai définitivement, atrocement dégrisé, le cerveau vide et brûlé, presque sans mémoire. Sauf une période d’insomnie et de violentes douleurs d’estomac, le poison ne laissa pas de trace.

Il ne s’agissait donc pas d’employer ce moyen. Mais je moulai ma décision dans la forme suivante : dès que j’éprouverais de nouveau le besoin de prendre cet opium, il me serait permis, au lieu d’une brève délivrance, d’entrer dans la grande, la mort ; une mort, cette fois, sûre et certaine, par la balle ou par le rasoir. Ainsi, la situation était éclaircie : il me paraissait trop long de suivre la spirituelle recette du petit traité du Loup des steppes et d’attendre encore deux ans, jusqu’à ma cinquantième année. Que ce fût dans un an ou un mois, ou même demain, la porte était ouverte.

*

Je ne puis dire que la « décision » ait amené un changement appréciable à ma vie. Elle me rendit un peu plus indifférent aux maux, un peu plus insouciant dans l’usage du vin et de l’opium, un peu plus curieux des limites de ce qu’un homme est en état de supporter – et c’est tout. Les autres évocations de cette soirée retentissaient en moi bien plus fort. Je relus maintes fois le traité du Loup des steppes, tantôt avec abandon et reconnaissance, comme si je savais ma destinée sagement guidée par un magicien invisible, tantôt avec ironie et mépris envers la neutralité de l’étude, qui ne me paraissait pas le moins du monde saisir la couleur et la tension particulière de ma vie. Ce qu’elle renfermait sur les loups des steppes et les suicidés était fort intéressant, fort intelligent, s’appliquait à l’espèce, au type, représentait une abstraction spirituelle ; par contre, ma personne, mon âme singulière, mon destin unique et mien ne me semblaient pas susceptibles d’être pris dans des rets si grossiers.

Ce qui me préoccupait plus que tout, c’était la vision ou hallucination près du mur de l’église, l’annonce fascinatrice de cette enseigne lumineuse qui s’accordait avec certaines allusions du traité. On m’avait promis là de grandes choses, les voix d’un monde étranger avaient profondément excité ma curiosité ; souvent, j’y repensais et m’abîmais dans cette songerie des heures et des heures. Toujours plus net, l’avertissement de ces inscriptions me disait : « Pas pour tout le monde » et « Seulement pour les fous ». J’étais donc bien fou, bien éloigné de « tout le monde » puisque ces voix pouvaient m’atteindre, ces choses me parler. Mon Dieu, n’étais-je donc pas suffisamment retiré de la vie quotidienne, de l’existence et de la pensée des normaux, n’étais-je pas assez isolé et fou ? Cependant, en mon for intérieur, j’entendais nettement l’appel, l’invitation à la folie, au déchirement de la raison, de l’entrave, du bourgeoisisme, à l’abandon au monde ondoyant et sans lois, de l’âme, de la fantaisie.

Un jour que j’avais, une fois de plus, parcouru en vain les rues et les places à la recherche de l’homme à l’affiche et que je m’étais glissé de nouveau, aux aguets, devant le mur à la porte invisible, je rencontrai dans la banlieue un cortège funèbre. En contemplant les visages des hommes endeuillés qui trottinaient derrière le corbillard, je songeai : « Où est dans cette ville, en ce monde, l’homme dont la mort me serait une perte ? Où est celui pour qui ma mort aurait quelque importance ? » Il y avait bien Erika, ma maîtresse ; mais, depuis longtemps, notre liaison ne tenait plus qu’à un fil ; nous nous voyions rarement sans nous quereller, et, en cet instant, je ne savais même pas où elle se trouvait. Elle venait parfois me voir, ou bien j’allais la chercher, et, comme nous sommes tous deux des êtres solitaires et difficiles, fraternisant quelque part dans l’âme et la maladie, il restait malgré tout un lien entre nous. Mais ne pousserait-elle pas un soupir de soulagement en apprenant ma mort ? Je ne le savais pas, de même que je ne savais rien sur la sûreté de mes propres sentiments. Pour en savoir quelque chose, il faudrait vivre dans le possible et le normal.

Entre-temps, suivant un caprice soudain, je m’étais associé au cortège funèbre et suivais le convoi au cimetière, un cimetière moderne, cimenté, patenté, avec four crématoire et autres perfectionnements. Mais notre mort, lui, ne fut pas incinéré : son cercueil fut descendu dans une simple fosse, et je regardai faire le pasteur et les autres vautours à charogne, employés des pompes funèbres, qui cherchaient à prêter à leurs agissements une apparence de grand deuil et de haute solennité, tant et si bien qu’à force de simagrées, de singeries, d’embarras, ils tombaient dans le ridicule ; je voyais flotter autour d’eux l’uniforme noir du métier, je les voyais s’efforcer de donner le ton à l’assemblée endeuillée et de la forcer à ployer le genou devant la majesté de la mort. Peine perdue, nul ne pleurait, le mort semblait n’avoir été nécessaire à personne. On ne se laissait pas attendrir par les pieuses évocations, et quand le pasteur, s’adressant à l’assistance, répétait « Mes chères ouailles », tous les silencieux visages mercantiles de ces boutiquiers et de leurs femmes se figeaient dans leur gravité, embarrassés, faussés, animés de l’unique désir de voir s’achever cette désagréable cérémonie. Enfin, elle se termina, les deux ouailles placées au premier rang serrèrent la main à l’orateur, secouèrent de leurs semelles la boue humide où ils avaient enfoui leur mort, les visages redevinrent immédiatement humains et quotidiens, et l’un d’eux me parut soudain familier : n’était-ce pas le porteur de l’affiche qui m’avait glissé le petit fascicule ?

À l’instant où je crus le reconnaître, il se retourna, se baissa, releva son pantalon noir au-dessus de ses souliers, et s’éloigna rapidement, son parapluie sous le bras ; je courus après lui, le rattrapai, lui fis signe, mais il ne semblait pas me reconnaître.

« N’y a-t-il pas de soirée, aujourd’hui ? » demandai-je, essayant de cligner de l’œil vers lui, comme font des complices initiés au même mystère. Mais il y avait trop longtemps que je ne m’étais livré à ces mimiques, moi qui, avec ma façon d’exister, avais presque désappris à parler ; je sentis que je ne faisais qu’une grimace stupide.

« Une soirée ! grogna l’homme en me regardant avec indifférence. S’il t’en faut pour ton argent, vieux, va à l’Aigle-Noir ! »

En effet, je n’étais plus certain que ce fût lui. Déçu, je poursuivis ma route, allant je ne sais où ; il n’y avait pas de but, pas de projets, pas de devoirs pour moi. La vie avait une amertume répugnante, je sentais le dégoût qui, depuis longtemps, montait en moi, atteindre à sa limite ; je voyais la vie me chasser et me rejeter. Furieux, je parcourais la ville grise, où tout me semblait sentir l’enterrement et la glaise humide. Non, aucun de ces oiseaux mortuaires ne se dresserait près de ma tombe, avec sa soutane, son susurrement sentimental, ses chères ouailles. Où que je jetasse mes regards, où que j’envoyasse mes pensées, nulle part ne m’attendait un plaisir, nulle part un appel, nulle part une tentation ; tout puait l’usure et la pourriture, la satisfaction putride des couci-couça, tout était vieux, morne, fané, usé, épuisé. Grand Dieu ! comment était-ce possible ? Comment pouvais-je en être arrivé là, moi, l’adolescent ailé, le poète, l’ami des muses, le pèlerin du monde, l’idéaliste ardent ? Comment s’étaient-elles doucement emparées de moi, cette paralysie, cette haine envers moi et tous, cette obstruction de tous les sentiments, cette aigreur profonde et haineuse, cette boîte à ordures de la désaffection et du désespoir ?

En passant devant la bibliothèque, je rencontrai un jeune professeur avec lequel je m’étais parfois entretenu, que j’étais même allé voir, lors de mon dernier séjour dans cette ville, il y avait de cela quelques années, pour parler des mythologies orientales, sujet qui m’occupait beaucoup en ce temps-là. Le savant vint à ma rencontre, raide et quelque peu myope et ne me reconnut que lorsque j’étais presque passé. Il s’élança vers moi avec la plus sympathique franchise, et je lui en fus, dans mon lamentable état, presque reconnaissant. Sincèrement réjoui, il s’anima, me rappela des détails de nos entretiens de jadis, m’assura qu’il me devait bien des inspirations et qu’il avait souvent pensé à moi ; il était rare qu’il eût eu depuis des causeries aussi animées et aussi fécondes avec ses confrères. Il me demanda depuis quand je me trouvais ici (je mentis et dis : depuis quelques jours) et pourquoi je n’étais pas venu le voir.

Je regardais cet homme aimable avec sa bonne figure de savant, je trouvais la scène, au fond, un peu ridicule, mais je jouissais comme un chien affamé de cette bribe de chaleur, de cette gorgée d’affection, de cette bouchée d’estime. Le Loup des steppes Harry ricanait, attendri ; la bave inondait sa gueule sèche ; la sentimentalité le faisait ployer malgré lui. Moi, je continuais à m’embrouiller avec zèle dans tous mes mensonges, racontant que j’étais de passage dans la ville, pour mes études, qu’en outre je me trouvais un peu souffrant, sans quoi, bien entendu, je serais allé le voir. Et lorsqu’il m’invita sincèrement à passer cette soirée chez lui, j’acceptai avec reconnaissance, je le priai de transmettre mes hommages à sa femme, et toutes ces paroles et tous ces sourires me faisaient mal aux gencives, déshabituées de ce genre d’efforts. Tandis que moi, Harry Haller, me trouvais là, dans la rue, amadoué et flatté, poli et courtois, souriant à la bonne figure myope de cet homme aimable, l’autre Harry se tenait à son ombre et ricanait lui aussi. Il se dressait sarcastique et se disait que j’étais un drôle de type, hypocrite et loufoque, qui, il y avait à peine deux minutes, montrait furieusement les dents à toute cette terre maudite et qui, maintenant, au premier mot inoffensif d’un bon bourgeois respectable, volait au-devant de lui, attendri, zélé, touché, et se vautrait comme un porc dans la joie d’avoir trouvé un petit bout d’estime, de gentillesse et de bienveillance.

C’est ainsi que les deux Harry, tous les deux, il faut le dire, fort antipathiques, en face du bon professeur, se raillaient, s’observaient, se crachaient à la figure et, comme toujours, se posaient la question : cet égoïsme sentimental, ce manque de caractère, cette malpropreté et cette duplicité de sentiments étaient-ils simplement de la faiblesse et de la bêtise humaines, communes à tous les hommes, ou un apanage personnel du Loup des steppes ? Si cette saloperie était communément humaine, eh bien ! je pouvais rejeter sur elle, avec une violence renouvelée, mon mépris universel ; si ce n’était que ma faiblesse individuelle, elle entraînerait une orgie de mépris envers moi-même.

La querelle des deux Harry m’avait presque fait oublier la présence du professeur ; soudain, il m’importuna et je me hâtai de m’en débarrasser. Longuement, je le suivis des yeux, tandis qu’il descendait l’avenue dénudée, avec la démarche sympathique et un peu ridicule de l’idéaliste, du croyant. La lutte faisait fureur au-dedans de moi, et, tandis que je détendais et redressais automatiquement mes doigts raidis, je m’avouais que je m’étais laissé circonvenir, acceptant une invitation à dîner pour sept heures et demie, y compris obligations de politesse, bavardages scientifiques et contemplation du bonheur familial d’autrui. Irrité, je rentrai à la maison, versai du cognac dans un verre d’eau, avalai mes cachets contre la goutte, m’étendis sur le divan et essayai de lire. Je venais de réussir enfin à m’absorber dans Le Voyage de Sophie de Memel en Saxe, délicieux bouquin du XVIIIsiècle, lorsqu’il me revint soudain à l’esprit qu’on m’avait invité, que je n’étais pas rasé et que je devais m’habiller. Dieu sait pourquoi je m’étais astreint à cette corvée ! Allons, Harry, lève-toi, mets de côté ton livre, savonne-toi, gratte-toi le menton jusqu’au sang, habille-toi et sois heureux d’aller dans le monde ! Et tout en me savonnant, je songeais à la fosse fangeuse du cimetière où l’on avait, aujourd’hui, inhumé l’inconnu, aux visages raides des chères ouailles embêtées, et je ne pouvais même pas en rire. Tout, me semblait-il, tout finissait là-bas, dans ce trou boueux, par l’oraison embarrassée et stupide du pasteur, par les mines niaises et gênées de l’assistance en deuil, par l’aspect désolé de toutes ces croix, de toutes ces tables en marbre et zinc, de toutes ces fleurs artificielles en fil de fer et en verroterie.

Il n’y avait pas que l’inconnu qui finissait là-bas, il n’y avait pas que moi qui y finirais demain ou après-demain, enfoui dans la grotte au milieu des singeries et des simagrées de l’assistance ; non, tout se terminerait ainsi, toutes nos aspirations, notre culture, nos croyances, notre joie de vivre, notre vitalité si malade qu’on enterrerait bientôt. Le monde civilisé était un cimetière où Jésus-Christ et Socrate, Mozart et Haydn, Dante et Goethe n’étaient plus que des noms aveugles sur des tables de métal rouillées, entourées d’une assistance hypocrite et mal à l’aise, qui aurait donné bien des choses pour pouvoir croire encore à ces plaques de zinc jadis sacrées, pour pouvoir prononcer au moins un mot honnête et grave de regret et de désespoir sur ce monde trépassé, mais qui, au lieu de tout cela, restait à se dandiner à côté d’une tombe. Rageur, je m’égratignai le menton selon mon habitude, essayai de cautériser l’écorchure, mais je dus changer de col, bien que je vinsse d’en mettre un tout frais, tout cela sans savoir pourquoi, car je ne sentais pas le moindre désir de me rendre à l’invitation. Mais la fraction humaine de Harry jouait de nouveau la comédie, disait du professeur que c’était un brave type, souhaitait ardemment un peu d’odeur humaine, de causerie et de sociabilité, se rappelait la jolie femme du savant, trouvait l’idée d’une soirée chez des hôtes aimables plutôt réjouissante, m’aidait à coller sur mon menton un carré de taffetas d’Angleterre, me forçait à m’habiller, à mettre une cravate convenable, et m’empêchait doucement de suivre mon désir de rester à la maison.

Je pensais : « De même qu’en cet instant je m’habille et sors, que je vais voir le professeur et que j’échange avec lui des gentillesses plus ou moins hypocrites, sans, au fond, le vouloir, de même agissent et se meuvent et vivent la plupart des hommes d’heure en heure et de jour en jour ; par nécessité, sans que leur volonté y ait part, ils font des visites, mènent des entretiens, passent au bureau leurs heures de travail d’une façon automatique, forcée, involontaire ; tout cela aurait pu, au même titre, être fait par des machines ou n’être pas du tout ; c’est bien cette mécanique éternellement en mouvement qui les empêche, comme moi, de critiquer leur vie, de sentir et de reconnaître sa fadeur et sa stupidité, sa valeur problématique au rictus atroce, sa tristesse et son vide désespéré. Oh ! ils ont raison, les hommes, infiniment raison de vivre de cette façon, de jouer à leurs petits jeux et de continuer leurs petites histoires, au lieu de résister à la mécanique morose et de fixer lugubrement le vide, comme le fait ce déraciné de Harry.

Si, parfois, dans ces pages, je méprise ou raille les humains, que personne n’aille croire que je les accuse, que je les incrimine, que je veuille rendre autrui responsable de ma misère personnelle. Mais moi, qui suis déjà parvenu trop loin, qui côtoie le bord de la vie là où elle s’engouffre dans le noir sans fond, j’ai tort et je mens quand je tâche de faire croire aux autres et à moi-même que cette mécanique me fait encore agir, que j’appartiens toujours à ce doux monde enfantin des jeux éternels.

La soirée, comme elle le promettait, fut vraiment admirable. Devant la maison du professeur, je m’arrêtai un instant et contemplai les fenêtres. C’est donc là, pensai-je, que vit cet homme, qu’il fait son travail sempiternel, qu’il lit et commente des textes, qu’il cherche des correspondances entre les mythologies de l’Inde et du Proche-Orient, et cela lui fait plaisir, car il croit à la valeur de sa besogne, à la science dont il est le serviteur, au prix du simple savoir, de l’emmagasinage, au développement, au progrès. Il n’a pas vécu la guerre, ni le bouleversement des bases de la pensée par Einstein (cela, pense-t-il, est du domaine des mathématiciens) ; il ne voit pas comment se prépare autour de lui la prochaine guerre ; il tient pour haïssables les Juifs et les communistes ; il est un brave gosse insouciant et gai qui se prend au sérieux, il est digne d’être envié.

Je me secouai et j’entrai ; je fus reçu par une femme de chambre en tablier blanc ; je notai, par je ne sais quel pressentiment, la place où elle accrocha mon chapeau et mon pardessus ; on me pria d’entrer et d’attendre dans une pièce claire et bien chauffée, et au lieu de réciter une prière ou de faire un petit somme, je suivis un caprice subit et m’emparai du premier objet qui s’offrait à moi. C’était une image encadrée, qui séjournait sur une table ronde, et qu’un support en carton maintenait en plan oblique. C’était une gravure représentant le poète Goethe, vieillard imposant à la noble coiffure et au visage magnifiquement modelé, où ne manquaient ni le célèbre regard de flamme, ni, sous un mince vernis de courtisanerie, la nuance solitaire et tragique que l’artiste s’était tout particulièrement efforcé de rendre. Il avait réussi à prêter à ce vieillard démoniaque, sans nuire à sa profondeur, un air un peu professoral ou même théâtral, d’honnêteté et de discipline, et à en faire, somme toute, un vieux monsieur vraiment admirable, pouvant faire honneur à n’importe quel salon bourgeois. Probablement, ce portrait n’était pas plus sot que tous ceux du même genre ; charmants sauveurs, apôtres, héros, génies et hommes d’État fignolés par des mains diligentes d’artisans de l’art ; peut-être ne m’irritait-il à ce point que par la virtuosité habile qui s’en dégageait ; quoi qu’il en fût, cette interprétation suffisante et vaniteuse du vieux Goethe me ricana au visage ; irrité et chargé comme je l’étais déjà, ce fut l’éclatement de la dissonance fatale et la preuve que je ne devais pas être là.

Ce qui était à sa place, ici, c’étaient les grandes gloires nationales, les vieux maîtres délicieusement stylisés, mais pas les loups des steppes.

Si le maître de la maison était entré à ce moment, j’aurais réussi peut-être, sous un prétexte quelconque, à prendre la retraite. Mais ce fut sa femme qui entra, et je m’abandonnai à mon sort, bien que je pressentisse un malheur. Je lui offris mes hommages, et des dissonances nouvelles ne tardèrent pas à suivre la première. Elle me félicita de ma bonne mine, moi qui ne savais que trop bien combien j’avais vieilli depuis notre dernière rencontre ; d’ailleurs, la douleur que j’éprouvai au moment où elle serra mes doigts raidis par la goutte aurait suffi à me le rappeler. Puis elle me demanda comment allait ma charmante femme, et je dus déclarer qu’elle m’avait abandonné et que nous étions maintenant divorcés. Nous poussâmes un soupir de soulagement quand le professeur entra. Il me dit bonsoir le plus gentiment du monde, et le comique et la fausseté de la situation s’exprimèrent immédiatement de la façon la plus cocasse. Il tenait entre les mains un journal auquel il était abonné, organe du parti militariste qui fait tout pour provoquer la guerre, et, après m’avoir serré la main, il m’indiqua un article et me raconta qu’il y avait là quelques lignes sur mon homonyme, un certain publiciste Haller ; ce devait être un sans-patrie, un vaurien de la pire espèce ; il s’était moqué du Kaiser et avait proclamé tout haut que sa patrie n’était pas moins responsable de la guerre que les pays ennemis ! Non, mais peut-on s’imaginer un dégoûtant pareil ! Dieu merci, le journal, au moins, n’y était pas allé de main morte, il avait cloué cette fripouille au pilori.

Quand il s’aperçut que le sujet ne m’intéressait pas, il parla d’autre chose, et ils ne se doutèrent même pas que ce monstre était assis devant eux. Cependant il en était ainsi, le monstre c’était moi. Mais à quoi bon troubler ces bonnes gens ! Intérieurement, j’éclatai de rire, mais, dès alors, je perdis l’espoir d’éprouver, durant cette soirée, quoi que ce fût d’agréable. Au moment même où le professeur parlait du traître antipatriote Haller, la furieuse sensation de dépression et de désespoir qui, depuis la scène de l’enterrement, croissait et s’accentuait en moi, devint une crispation horrifique, une douleur corporelle montant du bas-ventre, une angoisse étouffante devant la destinée. Je sentais quelque chose me guetter sournoisement, un danger, à pas de loup, s’approcher par-derrière.

Par bonheur, on annonça le dîner. Nous passâmes dans la salle à manger, et, tout en m’efforçant sans cesse de dire ou de demander quelque chose d’inoffensif, je mangeai plus que d’habitude et me trouvai plus mal d’instant en instant. « Mon Dieu, pensai-je, pourquoi nous donnons-nous tant de peine ? » Je sentais nettement que mes hôtes, eux aussi, étaient loin d’être à l’aise, et que leur animation leur coûtait un effort ; peut-être était-ce moi qui les paralysais, peut-être, dans l’atmosphère de leur maison, y avait-il ce soir-là de l’orage ? Ils me posaient sans discontinuer des questions auxquelles il m’était impossible de répondre franchement ; bientôt je m’embourbai jusqu’au cou dans les mensonges et, à chaque parole, je luttais contre le dégoût. Finalement, pour faire diversion, je commençai à parler de l’enterrement que j’avais suivi dans la journée. Mais le ton était faux, mes tentatives d’humour produisaient un effet déplorable, l’abîme entre nous s’approfondissait, le loup des steppes ricanait en moi, les canines à nu, et, au dessert, nous étions tous trois devenus extraordinairement silencieux.

Nous retournâmes au salon pour y prendre le café et les liqueurs, peut-être cela nous remonterait-il. Mais là, le prince des poètes me tomba de nouveau sous les yeux, bien qu’on l’eût placé de côté, sur un guéridon. Je ne pouvais m’en éloigner, et, non sans entendre en moi des voix avertisseuses, je le repris entre les mains et commençai à m’expliquer avec lui. J’étais possédé par le sentiment que la situation devenait insupportable et que je devais maintenant réussir à réchauffer, à entraîner mes hôtes, ou à provoquer une explosion définitive.

« Espérons, dis-je, que Goethe n’a pas eu en réalité cette mine-là ! Cette fatuité et cette noble pose, cette dignité majestueuse pour la galerie, et, sous un aspect viril, ce monde de tendre sensiblerie ! Certes, on peut avoir bien des choses contre lui ; moi-même j’en veux souvent à ce vieux poseur, mais le représenter ainsi, non vraiment, c’est trop. »

La maîtresse de maison, avec un visage profondément tragique, versa le café dans les tasses et sortit précipitamment. Le mari, moitié gêné, moitié fâché, me révéla que ce portrait de Goethe appartenait à sa femme et qu’elle l’aimait tout particulièrement. « Même si, au point de vue objectif, vous aviez raison, ce dont je doute, vous n’auriez pas dû vous exprimer aussi crûment.

— C’est vrai, avouai-je. C’est malheureusement une habitude, un vice à moi, de me décider toujours pour l’expression la plus crue ; d’ailleurs, Goethe, à ses bons moments, le faisait lui-même. Il est vrai que ce Goethe-là, tiré à quatre épingles, n’aurait jamais employé un mot cru, vrai, spontané. Je vous prie, vous et madame votre femme, de bien vouloir m’excuser. Dites-lui, s’il vous plaît, que je suis un schizophrène. Je vous demanderai en même temps la permission de prendre congé. »

L’hôte, embarrassé, éleva quelques objections, tenta même de reparler de nos entretiens de jadis, si beaux et si animés, de l’impression profonde que lui avaient faite en ce temps-là mes suggestions au sujet de Mithra et de Krishna ; il avait espéré, dit-il, qu’aujourd’hui encore… etc. Je le remerciai pour ses bonnes paroles, mais je lui dis que mon intérêt pour Krishna, de même que mon désir de mener des entretiens scientifiques s’étaient complètement évaporés ; j’ajoutai que je lui avais plusieurs fois menti, que, par exemple, je me trouvais dans cette ville non pas depuis quelques jours, mais depuis de longs mois ; le fait est que je vivais pour moi seul et n’étais plus susceptible d’être reçu en bonne compagnie, car, premièrement, je souffrais de la goutte et de la mauvaise humeur et deuxièmement, j’étais presque toujours soûl. Ensuite, pour faire table rase et du moins ne pas m’en aller en menteur, je préférais déclarer à l’estimé professeur qu’il m’avait lui-même profondément offensé. Il avait épousé l’attitude du journal réactionnaire, balourde et obtuse, digne d’un officier en retraite et non pas d’un savant, envers les opinions de Haller. Cette « fripouille », ce sans-patrie de Haller, c’était moi-même, et il vaudrait mieux pour notre pays et pour le monde, que les quelques personnes capables de réfléchir se prononçassent pour la paix et pour la raison, au lieu de nous pousser furieusement et aveuglément à une nouvelle guerre. À bon entendeur, salut !

Je me levai, pris congé de Goethe et du professeur, décrochai à la hâte mon pardessus dans le vestibule et gagnai le large. Le loup, ragaillardi, hurlait de toutes ses forces dans mon âme, un mélo formidable se déroulait entre les deux Harry. Car, et je m’en rendis compte immédiatement, cette soirée peu réjouissante avait pour moi bien plus d’importance que pour le professeur indigné : pour lui, elle n’était qu’une déception et un petit désagrément ; pour moi, elle était une dernière déroute, un dernier échec, un adieu au monde bourgeois, savant, moral, une victoire complète du loup des steppes. Et je partais en vaincu et en déserteur, je faisais faillite devant moi-même, je m’en allais sans consolation, sans supériorité, sans humour. J’avais pris congé de ma patrie ancienne, du bourgeoisisme, de la morale, de la science, comme l’homme qui souffre de l’estomac prend congé du rôti de porc. Furieux je courais les rues sous les becs de gaz, furieux et mortellement triste. Quelle journée méchante, humiliante, désespérée, depuis le matin jusqu’au soir, depuis le cimetière jusqu’à la scène chez le professeur ! Pourquoi ? À quoi bon ? Dans quel but faire peser sur moi d’autres journées semblables, dépêtrer de nouveau un pareil fatras ? Non. Cette nuit même je mettrais fin à cette farce. Rentre chez toi, Harry, et coupe-toi la gorge ! Tu as déjà trop attendu pour le faire.

Je courais deçà delà, à travers les rues, chevauché par la misère. Bien entendu, j’avais été sot de railler le décor de salon de ces bonnes gens, mais je ne pouvais pas, non, je ne pouvais pas faire autrement ! Je ne pouvais plus supporter cette vie domestique, hypocrite, sage. Et, puisque d’autre part, semblait-il, je ne pouvais plus supporter la solitude, puisque j’avais pris ma propre compagnie en grippe et en indicible horreur, puisque je me débattais, suffoquant dans l’étouffoir de mon enfer, que me restait-il comme issue ? Aucune. Ô mon père et ma mère, ô flamme lointaine et sacrée de ma jeunesse, ô les mille joies, les œuvres, les buts de ma vie ! Rien ne m’était resté, pas même du repentir, rien que du dégoût et de la douleur. Jamais, me semblait-il, autant qu’à cette heure, le simple devoir-vivre ne m’avait fait aussi mal.

Je me reposai un instant dans une morne buvette de banlieue ; je pris un siphon d’eau de Seltz et un cognac et je filai plus loin, traqué par le diable, escaladant et redescendant les ruelles escarpées et tortueuses de la vieille ville, à travers les allées, à travers la place de la gare. « M’en aller ! » pensai-je, et j’entrai dans la gare, je braquai les yeux sur les indicateurs de chemin de fer accrochés aux murs, j’avalai au buffet une gorgée de vin, je m’efforçai de réfléchir. Je commençais à entrevoir, toujours plus proche, toujours plus précis, le fantôme que je craignais. Retourner, rentrer chez moi, m’immobiliser en face du désespoir ! Dussé-je encore galoper des heures et des heures, je n’échapperais pas au retour vers ma porte, vers ma table chargée de livres, vers mon divan, avec, au-dessus de lui, le portrait de ma maîtresse, je n’échapperais pas au moment où je devrais tirer mon rasoir et me couper la gorge. Toujours plus précise, cette image se déroulait devant moi ; toujours plus proche, mon cœur battant furieusement, je ressentais la peur des peurs : la peur de la mort. Oui, j’en avais une peur horrible. Bien que je ne visse pas d’autre issue, bien que le dégoût, la souffrance et la désolation s’amoncelassent autour de moi, bien que rien ne fût plus capable de m’insuffler de la joie ou de l’espoir, je ressentais en dépit de tout une inexprimable horreur de l’exécution, du dernier instant, de l’entaille froide et béante dans ma propre chair.

Je ne voyais pas le moyen de fuir ce que je redoutais. Si, dans la lutte entre désespoir et lâcheté, c’était la lâcheté qui triomphait une fois de plus, demain et tous les jours le désespoir reviendrait, accru par le mépris de moi-même. Je reprendrais et je rejetterais le rasoir tant de fois que je finirais par m’exécuter quand même. Alors, mieux valait tout de suite ! Je me raisonnais moi-même comme un enfant apeuré, mais l’enfant n’écoutait pas, il s’enfuyait, il voulait vivre. Palpitant, entraîné à travers la ville, je contournais de loin mon appartement, toujours songeant au retour, toujours le retardant. Ici et là, je m’accrochais pour un instant au comptoir d’un bar, le temps de boire un verre de vin, deux verres de vin, puis j’étais emporté plus loin, pourchassé en grand cercle autour du but, autour du rasoir, autour de la mort. Mortellement las, je m’asseyais un moment sur un banc, sur le bord d’un puits, sur une pierre ; j’entendais battre mon cœur, j’essuyais la sueur de mon front, je repartais, plein d’une terreur mortelle, plein du désir vacillant de vivre.

C’est ainsi que je fus entraîné, à une heure tardive, dans une banlieue éloignée et peu connue de moi, vers une auberge d’où s’échappait une musique stridente. Au-dessus de la porte, je lus en entrant une vieille enseigne : À l’Aigle Noir. À l’intérieur, c’était la fête, la foule, la fumée, les vapeurs du vin, les clameurs ; on dansait dans la salle du fond ; là se déchaînait la musique. Je restai dans la première salle, où se tenaient pour la plupart des gens simples, pauvrement vêtus ; par contre, à côté, on apercevait aussi des silhouettes élégantes. Poussé par la cohue, je me trouvai acculé, près du buffet, à une table à laquelle était assise, sur un banc adossé au mur, une jolie fille pâle, en robe du soir profondément décolletée, une fleur fanée dans les cheveux. Elle me regarda cordialement et attentivement, recula un peu et me fit place.

« Vous permettez ? demandai-je, en m’asseyant près d’elle.

— Certainement, dit-elle. Qui donc es-tu ?

— Merci, dis-je, je ne peux pas retourner chez moi, c’est impossible, je ne peux pas, je ne peux pas ; je veux rester ici, avec vous, si vous le voulez bien. Non, je ne peux pas rentrer. »

Elle hocha la tête, comme si elle me comprenait ; je contemplai le frison qui lui tombait sur l’oreille et je vis que la fleur fanée était un camélia. Au fond retentissait la musique ; au buffet les garçons clamaient les commandes.

« Reste ici, dit-elle d’une voix qui me fit du bien. Pourquoi ne peux-tu pas rentrer ?

— Je ne peux pas. Quelque chose m’attend là-bas… non, je ne peux pas, c’est trop horrible.

— Eh bien, laisse-le attendre et reste ici. Et d’abord essuie ton lorgnon, tu n’y vois pas clair. C’est ça, donne-moi ton mouchoir. Qu’est-ce qu’on prend ? Du bourgogne ? »

Elle essuya mon lorgnon ; alors seulement je la vis clairement : le visage ferme et pâle, la bouche rouge sang, les yeux gris clair, le front lisse et frais, le petit frison sur l’oreille. Bienveillante, un brin railleuse, elle s’occupa de moi, commanda du vin, heurta mon verre du sien et jeta un regard sur mes souliers.

« Mon Dieu ! mais d’où viens-tu ? On te dirait venu à pied de Paris ! On ne se présente pas dans cette tenue-là à un bal, voyons ! »

Je répondais oui et non, je riais un peu, je la laissais parler. Elle me plaisait beaucoup, ce qui ne laissait pas de me surprendre, car, jusqu’alors, j’avais évité ce genre de filles et les avais considérées plutôt avec méfiance. Elle était vis-à-vis de moi précisément ce qu’il fallait qu’elle fût en ce moment, – oh ! et, depuis, elle l’a été à toute heure. Elle me traitait avec tout le ménagement dont j’avais besoin et tout le persiflage dont j’avais besoin. Elle commanda un sandwich et m’ordonna de le manger. Elle me versa du vin et m’enjoignit de le boire, mais pas trop vite. Puis elle me complimenta sur ma docilité.

« Tu es sage, toi, fit-elle, encourageante. Tu ne me donnes pas de fil à retordre. Parions qu’un bout de temps a passé depuis la dernière fois où tu as obéi à quelqu’un ?

— Oui, vous avez gagné votre pari. Mais comment le savez-vous ?

— Ce n’est pas sorcier. Obéir, c’est comme boire et manger : rien ne vaut ça quand on en manque depuis longtemps. Tu m’obéis volontiers, pas vrai ?

— Très volontiers. Vous savez tout.

— Tu me rends ça facile. Peut-être, ami, pourrais-je même te dire ce qui t’attend chez toi et dont tu as si peur. Mais tu le sais toi-même ; pas la peine d’en parler, hein ? Fariboles que tout ça ! Ou bien on se pend, et alors, tant pis, quand on se pend, on se pend, c’est qu’on a ses raisons. Ou bien on vit, et alors on n’a qu’à se soucier de la vie. Rien de plus simple.

— Oh ! m’écriai-je, si c’était aussi simple que cela ! Dieu sait si je m’en suis soucié, de la vie, et pourtant ça ne m’a guère profité. Il est peut-être difficile de se pendre, je n’en sais rien, moi ! Mais vivre est tellement plus difficile ! Dieu sait si ça l’est, difficile !

— Rien de plus facile, tu verras. Le commencement est fait, tu as nettoyé ton lorgnon, tu as mangé, tu as bu. Maintenant, on va donner un coup de brosse à tes souliers et à ton pantalon ; ils en ont diablement besoin. Après ça, tu danseras un shimmy avec moi.

— Voyez-vous, m’écriai-je avec ardeur, que c’est moi qui avais raison. Je ne regrette rien plus que de ne pouvoir obéir à un de vos ordres. Pourtant, celui-là je ne puis l’exécuter. Je ne peux pas danser un shimmy, ni une valse, ni une polka, ni toutes ces choses-là dont je ne sais plus le nom ; de ma vie je n’ai appris à danser. Voyez-vous, maintenant, que tout n’est pas aussi simple que vous le croyez ? »

La belle fille sourit de ses lèvres rouge sang et secoua sa tête ferme, coiffée à la garçonne. En la regardant, je crus m’apercevoir qu’elle ressemblait à Rose Kreisler, la première jeune fille dont, adolescent, je m’étais épris, mais Rose était, je m’en souvenais, brune et hâlée. Non, je ne savais pas qui elle me rappelait, cette étrangère, sinon quelqu’un de ma prime jeunesse, de mon adolescence.

« Tout doux, fit-elle, tout doux. Alors, tu ne sais pas danser ? Du tout ? Pas même un one-step ? Et, avec ça, tu affirmes que tu t’es donné dans la vie Dieu sait combien de peine ! Eh bien, tu as menti, mon petit ! À ton âge, tu ne devrais plus le faire ! Comment, tu oses dire que tu t’es donné du mal dans la vie, quand tu ne sais même pas danser ?

— Mais puisque je ne peux pas ! Je ne l’ai jamais appris.

— Mais tu as appris à lire et à écrire, hein, et aussi à compter, et sûrement le latin et le français, et toutes sortes de choses ? Je parie que tu as traîné à l’école dix ou douze ans, que tu as fait des études par-dessus le marché et que tu as un titre de docteur et que tu connais l’espagnol ou le chinois ? Ose dire que ce n’est pas vrai ! Mais le petit bout de temps et d’argent pour un cours de danse, ça t’a toujours manqué, hein ?

— Ce sont mes parents, me justifiai-je. Ce sont eux qui m’ont fait apprendre le latin et le grec et tous ces trucs-là. Mais ils ne m’ont jamais fait apprendre à danser ; chez nous, ce n’était pas la mode, mes parents eux-mêmes n’ont jamais dansé. »

Elle me regarda froidement, pleine de mépris et, de nouveau dans son visage, quelque chose parla qui me rappelait ma première jeunesse.

« Tiens, tiens, c’est la faute de tes parents ! Leur as-tu demandé, par hasard, si tu pouvais venir ce soir à l’Aigle-Noir ? L’as-tu fait ? Réponds, mais réponds donc ! Tu dis qu’ils sont morts depuis longtemps. Eh bien, alors ? Si tu n’as pas voulu apprendre à danser dans ta jeunesse par pure obéissance – soit ! bien que je ne croie pas que tu aies été un petit garçon modèle, toi ! Mais plus tard ? Qu’as-tu fait plus tard, pendant toutes ces années ?

— Ah ! avouai-je, je ne le sais plus moi-même. J’ai étudié, j’ai fait de la musique, j’ai lu des livres, j’ai écrit des livres, j’ai voyagé.

— Drôles de vues que tu as sur la vie ! Ainsi, tu as toujours fait des choses difficiles et compliquées, et les choses simples, tu ne les as jamais apprises ? Pas le temps ? Pas envie ? Comme tu voudras ! Dieu merci, je ne suis pas ta mère. Mais, après ça, faire comme si tu avais essayé de tout, et que rien ne t’ait réussi, non, pas de ça, mon petit !

— Ne me grondez pas ! priai-je. Je le sais bien, allez, que je suis fou.

— Taratata ! Chansons que tout ça ! Tu n’es pas fou le moins du monde, monsieur le professeur, tu es même beaucoup moins fou qu’il ne le faudrait, à mon goût. Tu es bêtement intelligent, à la façon des vrais professeurs. Allons, prends encore un sandwich. Après ça, tu me raconteras autre chose. »

Elle fit apporter un autre sandwich, y mit un peu de sel, un peu de moutarde, en coupa un petit morceau pour elle-même et m’ordonna de manger. Je mangeai. J’aurais accompli tous ses ordres, tous, excepté celui de danser. Cela me faisait un bien inouï d’obéir, d’être assis près de quelqu’un qui me questionnait, m’ordonnait, me grondait. Si le professeur ou sa femme l’avaient fait, il y a quelques heures, bien des choses m’eussent été épargnées. Et pourtant, non, il en était mieux ainsi : bien des choses m’auraient échappé.

« Dis donc, comment t’appelles-tu ? demanda-t-elle tout à coup.

— Harry.

— Harry ? Un nom de gosse ! D’ailleurs, tu n’es qu’un gosse, Harry, malgré ces petits bouts de taches grises dans tes cheveux. Tu es un gosse, et il te faut quelqu’un qui s’occupe un peu de toi. Je ne parle pas de danse pour le moment. Mais comme te voilà peigné ! Tu n’as donc pas de femme, pas de maîtresse ?

— Je n’ai plus de femme, nous sommes divorcés. J’ai bien une maîtresse, mais elle n’habite pas ici. Je ne la vois que rarement, nous ne nous entendons pas très bien. »

Elle sifflota doucement entre ses dents.

« Tu me parais un monsieur plutôt compliqué, puisque aucune femme ne reste avec toi. Mais, dis donc, qu’est-ce qui t’est arrivé de particulier, ce soir, pour que tu te sois mis à courir les rues comme un détraqué ? Tu as fait faillite ? Tu as perdu au jeu ? »

Cela, c’était assez difficile à expliquer.

« Voyez-vous, commençai-je, au fond, c’est une bêtise. J’étais invité chez un professeur – mais moi-même, je n’en suis pas un vrai –, et, d’abord je n’aurais pas dû accepter : j’ai perdu l’habitude d’aller en visite, de rester chez des gens, de causer ; j’ai désappris ça. En entrant dans la maison, j’ai senti que ça ne marcherait pas ; en accrochant mon chapeau, j’ai eu l’idée que je devrais peut-être bientôt le reprendre. Donc, dans le salon, chez le professeur, traînait sur la table une espèce d’image, une sotte image qui m’agaçait…

— Quelle image ? Pourquoi est-ce qu’elle t’agaçait ? m’interrompit-elle.

— Eh bien, c’était un portrait de Goethe ; – vous savez le poète Goethe ? Mais cette gravure ne le représentait pas tel qu’il fut en réalité. D’ailleurs, on n’en peut rien savoir exactement, puisqu’il est mort il y a cent ans. Une espèce de peintre moderne a bichonné là-dessus un Goethe tel qu’il le voit, et ce portrait me portait sur les nerfs et me dégoûtait horriblement. Je ne sais pas si vous comprenez ça ?

— Je comprends très bien, n’aie pas peur. Alors ?

— Déjà, je n’étais pas d’accord avec mon hôte. Comme presque tous les professeurs, c’est un grand patriote, qui a fait de son mieux pendant la guerre pour aider à duper le peuple, – bien entendu, de la meilleure foi du monde. Mais moi, je suis un adversaire de la guerre. Enfin, passons. Donc, la suite : je n’aurais peut-être pas dû regarder le portrait…

— Certes, tu ne l’aurais pas dû !

— Mais, d’abord, ça me faisait pitié à cause de Goethe, car il faut vous dire que je l’aime très, très fort. Et puis, à cause de mes réflexions… en somme, je pensais ou je sentais quelque chose comme ceci : me voilà chez des gens que je considère en égaux et dont j’ai cru qu’ils aimaient Goethe à peu près comme moi et qu’ils se faisaient de lui une image à peu près semblable à la mienne ; mais non, ils installent dans leur salon ce portrait fade, truqué, de mauvais goût et le trouvent superbe et ne s’aperçoivent même pas que l’esprit de ce portrait est le contraire de l’esprit de Goethe. Ils trouvent ce portrait magnifique, et grand bien leur fasse ! Mais moi, toute confiance envers ces gens-là, toute amitié, toute affinité ou confraternité, c’est passé, parti, fini ! D’ailleurs, l’amitié était déjà si mince ! Alors je me suis senti furieux et triste en m’apercevant que j’étais tout seul et que personne ne me comprenait. Vous saisissez ?

— Facile à saisir, Harry ! Et puis ? Tu leur as jeté leur portrait à la tête ?

— Non, j’ai dit des sottises et je suis parti. Je voulais rentrer chez moi, mais…

— Mais, là, il n’y aurait pas eu de maman pour gronder ou consoler ce grand bêta. Mais oui, Harry, tu me fais presque pitié, tu es un gosse comme on n’en fait plus. »

Certes, je m’en rendais compte, du moins le croyais-je. Elle me fit boire un verre de vin. Elle était en effet une maman pour moi. Entre-temps, je m’apercevais combien elle était jeune et jolie.

« Ainsi, commença-t-elle, ainsi ce Goethe est mort il y a cent ans, et Harry l’aime bien et se fait de lui une idée merveilleuse, et c’est bien son droit, à Harry, pas vrai ? Mais le peintre, qui, lui aussi, est toqué de Goethe et s’en fait une image à sa façon, n’en a pas le droit, hein ? Et le professeur non plus, ni personne, parce que Harry n’aime pas ça ! Il ne supporte pas le goût des autres, il dit des sottises et puis il fiche le camp. S’il avait un brin d’esprit, il rirait tout bonnement du peintre et du professeur. S’il était fou, il leur jetterait leur Goethe à la tête. Mais, parce qu’il n’est qu’un gosse, il court à la maison et il a envie de se pendre. J’ai bien compris ton histoire, Harry. C’est une drôle d’histoire. Elle me fait rire. Halte, ne bois pas si vite ! On boit le bourgogne à petites gorgées, autrement il échauffe trop. Mais, à toi, il faut tout te dire, gosse que tu es ! »

Son regard était sévère comme celui d’une gouvernante de soixante ans.

« Oh ! oui, demandai-je, content, dites-moi tout.

— Que faut-il te dire ?

— Tout ce que vous voudrez.

— Bon, alors je te dirai une chose : depuis une heure tu m’entends te tutoyer et tu me dis encore vous. Toujours du grec et du latin, toujours ce qu’il y a de plus compliqué ! Quand une femme te tutoie et qu’elle ne te dégoûte pas, tutoie-la aussi. Et d’une ! Voilà déjà une chose que tu viens d’apprendre. Deuxièmement : depuis une bonne demi-heure, je sais que tu t’appelles Harry. Je le sais parce que je te l’ai demandé. Mais toi, tu n’as aucune envie de savoir mon nom.

— Oh ! si, j’aimerais bien le connaître.

— Trop tard, mon petit ! Un jour, on se reverra, et tu me le demanderas. Aujourd’hui, je ne le dirai plus. Voilà ! Maintenant, je veux danser. »

Comme elle faisait mine de se lever, je sentis soudain mon élan retomber, j’eus peur qu’elle ne partît et ne me laissât seul, et que tout ne redevînt comme avant. Telle une rage de dents passagèrement calmée qui revient et brûle comme du feu, la crainte et la terreur revenaient de nouveau. Oh ! Dieu avais-je donc pu oublier ce qui m’attendait ? Y avait-il donc quelque chose de changé ?

« Arrêtez, suppliai-je, ne partez… ne pars pas. Bien entendu, tu peux danser tant que tu voudras, mais ne m’abandonne pas pour longtemps, reviens, reviens ! »

Elle se leva en riant. Je l’avais crue plus grande, elle était svelte, mais point élancée. De nouveau, elle me rappela quelqu’un ; mais qui ? C’était introuvable.

« Tu reviendras ?

— Je reviendrai, mais ça peut durer un bon moment, une demi-heure ou même une heure entière. Toi, je te dirai une chose : ferme les yeux et fais un petit somme ; tu en as besoin. »

Je me levai pour la laisser passer, et elle partit ; sa jupe frôla mon genou ; tout en marchant, elle se regarda dans un minuscule miroir de poche, leva les sourcils, effleura son menton d’une mignonne houppette et disparut dans la salle de bal. Je regardai autour de moi : des visages étrangers, des hommes qui fumaient, de la bière répandue sur la table, de toutes parts du vacarme et des clameurs ; à côté la musique. Et elle qui m’avait dit de dormir ! Chère petite, que savait-elle de mon sommeil, plus vite effarouché qu’une belette ! Dormir au milieu de cette foire, assis à cette table, parmi le tintement de ces chopes de bière ! Je bus le vin à petits coups, je tirai de ma poche un cigare, je cherchai des allumettes, mais, au fond, je n’avais pas envie de fumer ; je posai le cigare devant moi. « Ferme les yeux », m’avait-elle dit. Dieu sait d’où lui venait cette voix, cette bonne voix profonde, maternelle ! Cela faisait du bien de lui obéir, je venais de l’éprouver. Je fermai docilement les yeux ; j’appuyai ma tête contre le mur, j’écoutai mille rumeurs violentes autour de moi, je souris à l’idée de m’endormir en pareil lieu, je voulus aller à la porte pour jeter un regard dans la salle de bal – il fallait bien que je visse danser ma belle – je remuai les jambes sous la table ; je ne sentis qu’à ce moment combien j’étais las de mes longues pérégrinations et je restai assis. Et voici que je dormais déjà, fidèle à l’ordre maternel ; voici que je dormais d’un sommeil avide et reconnaissant, voici que je voyais un rêve, le plus clair et le plus joli que j’aie vu depuis longtemps. Je rêvais.

J’étais assis et j’attendais dans un vestibule ancien. D’abord, je ne savais qu’une chose, c’est que j’étais annoncé à une Excellence ; puis je me rappelai que l’Excellence qui allait me recevoir, c’était M. de Goethe. Par malheur, je n’étais pas là à titre privé, mais en qualité de correspondant d’une revue ; je m’en trouvais fort ennuyé ; que diable venais-je faire dans cette galère ? En outre, j’étais harcelé par un scorpion que je venais d’apercevoir au même moment et qui s’efforçait de grimper le long de ma jambe. J’avais essayé de m’en débarrasser en le secouant, mais je ne savais plus où il s’était glissé et je n’osai mettre la main nulle part.

Par ailleurs, je n’étais pas absolument sûr de ne pas être annoncé chez Matthisson au lieu de Goethe. Mais, en rêve, je le confondais avec Burger, car je lui attribuais les Poèmes à Molly. Au fait, une entrevue avec Molly m’eût été fort désirable ; je me l’imaginais merveilleuse, douce, musicale, nocturne. Si seulement je n’avais pas été là au nom de cette maudite rédaction ! Mon irritation allait croissant et se reportait peu à peu sur Goethe, contre lequel je me trouvais avoir soudain tous les griefs et toutes les rancunes. Elle promettait, l’audience ! Le scorpion, lui, bien que dangereux et dissimulé tout près de moi, n’était peut-être pas aussi méchant que je l’avais cru ; il pouvait même, me semblait-il, être de bon augure ; il me paraissait fort possible qu’il eût quelque chose de commun avec Molly, qu’il fût une sorte de messager, une bête héraldique, un beau et dangereux blason de la féminité et du péché. L’animal ne s’appelait-il pas Vulpius ? Mais un domestique ouvrit soudain la porte à deux battants ; je me levai et fis mon entrée.

Le vieux Goethe était debout, petit, très raide, une grosse décoration étoilée sur sa poitrine classique. Il semblait toujours gouverner, toujours contrôler l’univers du haut de son musée de Weimar. À peine m’eut-il aperçu qu’il hocha la tête comme un vieux corbeau et émit solennellement : « Eh bien, vous autres jeunes gens, vous êtes probablement bien peu d’accord avec nous et avec nos efforts ?

— C’est bien cela, dis-je, gelé par son regard de ministre. Nous autres jeunes gens, en effet, ne sommes pas d’accord avec vous, mon vieux monsieur. Vous êtes trop solennel pour nous, Excellence, trop poseur, trop vaniteux et trop peu sincère. C’est peut-être là l’essentiel : trop peu sincère. »

Le vieux petit homme pencha quelque peu sa tête sévère, et tandis que sa bouche dure, au pli officiel, se détendait en un petit sourire et devenait délicieusement vivante, mon cœur battit soudain, car je me rappelai tout à coup « De là-haut le crépuscule tombe » et que c’était cet homme et cette bouche qui avaient engendré ces vers. Au fond, dès ce moment, j’étais complètement désarmé et subjugué et me serais volontiers agenouillé devant lui. Mais je restai debout et j’entendis sa bouche souriante me dire : « Tiens, tiens, vous m’accusez donc d’hypocrisie ? Qu’est-ce que c’est que ces grands mots-là ? Ne voudriez-vous point vous expliquer ?

— Volontiers, bien volontiers !

« Pareil en cela à tous les grands esprits, vous avez nettement reconnu et senti, monsieur de Goethe, le doute et le désespoir de la vie humaine : la splendeur du moment et sa misérable déchéance, l’impossibilité de payer un bel élan autrement que par la geôle du quotidien, la nostalgie brûlante du royaume de l’esprit et sa lutte éternelle et mortelle contre la soif, sacrée elle aussi, de l’innocence perdue de la nature ; cette terreur de rester suspendu dans le vide et dans le doute, cette certitude d’être condamné au périssable, à l’imperfection, à l’éternel essai, au dilettantisme, bref, tout le sans-issue, l’impasse et le désespoir brûlant de l’humanité. Tout cela, vous l’avez connu, vous l’avez même avoué, et cependant, par l’exemple de votre vie, vous avez prêché le contraire, vous avez fait montre de foi et d’optimisme, vous avez feint, pour vous et pour les autres, de trouver une durée et un sens à nos efforts spirituels. Vous avez éconduit et assourdi les aveux de l’abîme, la voix de la désespérante vérité, en vous-même comme en Kleist et en Beethoven. Pendant des dizaines d’années, vous avez fait mine de prendre l’assemblage de savoir et de valeurs, la confection et la collection de lettres, toute votre existence sénile à Weimar, pour le moyen d’éterniser l’instant, que pourtant vous n’étiez capable que de momifier, de spiritualiser la nature que vous ne pouviez que styliser en masque. C’est cela, l’hypocrisie, que nous vous reprochons. »

Pensif, le vieux conseiller intime me regarda au fond des yeux, sa bouche souriant toujours.

Puis, à mon étonnement, il me demanda : « S’il en est ainsi, La Flûte enchantée de Mozart doit vous paraître bien haïssable ? »

Et, avant même que j’eusse eu le temps de protester, il continua : « La Flûte enchantée représente la vie comme une exquise mélodie, elle célèbre nos sentiments, bien que périssables, comme éternels et divins ; elle ne se range point du côté de M. de Kleist ni de M. Beethoven, mais elle prêche l’optimisme et la foi.

— Je sais ! je sais ! m’écriai-je furieux. Dieu sait pourquoi vous avez eu recours précisément à La Flûte enchantée, qui est ce que j’aime le mieux au monde. Mais Mozart, lui, n’a pas vécu jusqu’à l’âge de quatre-vingt-deux ans ; il n’a pas, comme vous, prétendu à cet ordre, à cette durée, à cette dignité empesée dans sa vie intime ; ce n’était pas un poseur, lui ! Il a chanté ses mélodies divines, et il est resté pauvre, et il est mort jeune, indigent, méconnu… »

Le souffle me manqua. Il aurait fallu dire mille choses en dix mots. La sueur venait à mon front.

Goethe répliqua avec beaucoup de bienveillance : « Il est vrai que je suis peut-être impardonnable d’avoir vécu jusqu’à l’âge de quatre-vingt-deux ans. J’y ai cependant pris moins de plaisir que vous ne paraissez le croire. Vous avez raison : j’ai toujours eu le désir de durer, j’ai toujours craint la mort et lutté contre elle ; je crois que la lutte contre la mort, la volonté d’exister irraisonnée et tenace est l’impulsion qui fait vivre et agir tous les hommes remarquables. Le fait qu’en fin de compte il faut mourir quand même, je crois l’avoir démontré, mon jeune ami, à l’âge de quatre-vingt-deux ans, avec autant d’évidence que si j’étais mort adolescent. Je voudrais dire encore, si cela pouvait servir à ma justification, qu’il y eut dans ma nature beaucoup d’enfantillage, beaucoup de curiosité, de penchant à l’amusement, de goût pour les distractions. Et il me fallut un certain temps pour m’apercevoir qu’un jour il faudrait cesser de jouer. »

Ce disant, il sourit avec espièglerie, on aurait dit un vrai polisson. Sa taille avait grandi, son maintien raide et sa dignité guindée avaient disparu. L’air autour de nous débordait de mélodies, de chansons goethéennes. J’entendais La Violette de Mozart et Tu remplis bois et vallée de Schubert. Le visage de Goethe, maintenant, était jeune, rose, riant, et ressemblait comme un frère tantôt à Schubert, tantôt à Mozart ; l’étoile sur sa poitrine était une constellation de fleurs des champs ; une primevère jaune, grasse et joyeuse, s’épanouissait au milieu.

Il ne me convenait pourtant point que le vieil homme éludât aussi plaisamment mes questions et mes accusations, et je le regardai avec reproche. Mais lui se pencha vers moi, approcha sa bouche, cette bouche déjà tombée en enfance, et chuchota doucement à mon oreille : « Mon petit, tu prends le vieux Goethe trop au sérieux. Prendre trop au sérieux les vieilles gens qui sont mortes, c’est leur faire du tort. Nous autres immortels, nous n’aimons pas cela, nous préférons la plaisanterie. Le sérieux naît, mon petit, je veux bien te révéler cela, d’une surestimation du temps. Moi aussi, jadis, j’ai surestimé la valeur du temps, c’est pourquoi je tenais à atteindre l’âge de cent ans. Mais, vois-tu, dans l’éternité, le temps n’existe pas, l’éternité n’est qu’un seul instant, juste assez pour une plaisanterie. »

En effet, il était devenu impossible de lui parler sérieusement ; il sautillait, joyeux et leste, s’amusant tantôt à faire jaillir la primevère, telle une fusée, hors de l’étoile, tantôt à la faire diminuer et disparaître. Tandis qu’il brillait par ses écarts et ses entrechats, je songeai que cet homme-là, au moins, n’avait pas négligé d’apprendre la danse. Il dansait à merveille. C’est alors que je me ressouvins du scorpion ou plutôt de Molly, et que je demandai à Goethe : « Dites, Molly n’est pas là ? »

Goethe éclata de rire. Il s’approcha de son secrétaire, ouvrit un tiroir, en tira un précieux étui de cuir ou de velours, l’entrouvrit et me le mit sous les yeux. Sur le velours foncé, s’étalait une minuscule jambe féminine, chatoyante, menue et impeccable, une jambe ravissante, le genou légèrement fléchi, le pied tendu, s’achevant en la plus mignonne des pointes.

Je tendis la main pour saisir la petite jambe dont j’étais déjà amoureux, mais à peine eus-je avancé deux doigts que le joujou sembla frémir imperceptiblement, et le soupçon me vint tout à coup que ce ne fût le scorpion. Goethe parut me deviner et même avoir voulu et poursuivi ce but, cette incertitude profonde, ce heurt frémissant entre le désir et la peur. Il rapprochait l’adorable scorpion de mon visage, me voyait palpiter de désir, me voyait frissonner d’angoisse, et semblait prendre plaisir à ce jeu. Cependant qu’il me taquinait ainsi avec l’exquis et dangereux hochet, il redevenait vieux, très vieux, centenaire, millénaire, et son visage fané de vieillard, aux cheveux blancs comme la neige, riait doucement et sans bruit, riait d’un rire violent rentré en lui-même, avec un humour sénile profond comme l’abîme.

*

Lorsque je me réveillai, j’avais oublié mon rêve ; je ne m’en souvins que plus tard. J’avais dû dormir une bonne heure au milieu de la musique et du tintamarre, devant une table de brasserie ; jamais je n’aurais cru cela possible. L’aimable fille était là devant moi, une main sur mon épaule. « Donne-moi deux ou trois marks, fit-elle, j’ai consommé là-bas. »

Je lui donnai mon portefeuille, elle partit et revint bientôt.

« Ça y est ; maintenant je peux rester un petit moment avec toi, puis il faut que je file, j’ai un rendez-vous.

— Avec qui ? demandai-je, effrayé.

— Avec un homme, mon petit Harry. Il m’a invitée au bar de l’Odéon.

— Oh ! et moi qui croyais que tu ne me laisserais pas seul.

— Eh bien, tu n’avais qu’à m’inviter ! Un autre t’a devancé. Du moins, ça t’épargnera une bonne part de ta galette. Tu connais l’Odéon ? Après minuit, rien que du champagne ! Genre club, orchestre nègre, tout ce qu’il y a de plus chic ! »

Je n’y avais pas pensé.

« Ah ! dis-je, laisse-moi donc t’inviter. Je croyais que ça allait de soi, puisque nous sommes devenus des amis. Je t’en prie, laisse-moi t’inviter où tu voudras.

— Tu es bien gentil. Mais, vois-tu, je n’ai qu’une parole, j’ai accepté et j’irai. T’en fais pas ! Allons, avale encore une gorgée, il reste du vin dans la bouteille. Tu vas le boire et puis rentrer bien sagement chez toi et dormir. Promets-moi ça.

— Non, dis donc, toi, je ne peux pas rentrer à la maison.

— Encore tes histoires ! Tu n’en as donc pas fini avec ton Goethe ? (C’est à ce moment que mon rêve goethéen me revint à la mémoire.) Mais, si tu ne peux vraiment pas rentrer chez toi, reste ici, il y a des chambres de voyageurs. Veux-tu que je t’en fasse préparer une ? »

Je m’en déclarai satisfait et lui demandai quand je la reverrais. Où donc habitait-elle ? Elle ne me le dit pas. À condition de chercher un peu, je la trouverais à coup sûr.

« Ne puis-je donc pas t’inviter ?

— Où ça ?

— Où tu voudras et quand tu voudras.

— Bon. Mardi, dîner au Vieux-Franciscain, au premier. Au revoir ! »

Elle me tendit la main, et ce n’est qu’alors que je remarquai cette main qui s’apparentait de si près à sa voix, ferme et belle, intelligente et secourable. Elle eut un rire railleur lorsque je la lui baisai.

Au dernier instant, elle se retourna encore une fois et dit : « Il faut que je te dise une chose, à propos de Goethe. Figure-toi que ce qui t’arrive avec ton Goethe, histoire de ne pas supporter son portrait, moi, ça m’arrive avec les saints.

— Les saints ? Tu es si pieuse que ça ?

— Non, je ne suis pas pieuse, malheureusement. Mais je l’ai été jadis et je le redeviendrai un jour. Maintenant, on n’a pas le temps d’être pieux.

— Pas le temps ? Il y faut donc du temps ?

— Oh oui ! Pour être pieux, il faut du temps et même plus : il faut ne pas dépendre du temps. On ne peut être vraiment pieux tandis qu’on vit dans la réalité et que, par-dessus le marché, on la prend au sérieux : le temps, l’argent, le bar de l’Odéon et le reste.

— Je comprends. Mais que disais-tu des saints ?

— Eh bien, il y a certains saints que je préfère : saint Étienne, saint François et d’autres. Parfois je vois des images qu’on fait d’eux et de Notre-Seigneur et de la Sainte Vierge, des images faussées, truquées, abêties, que je supporte aussi mal que toi ce portrait de Goethe. Quand je suis en face d’un de ces saints François ou de ces Jésus-Christs douceâtres et bébêtes, quand je vois les autres trouver ces images édifiantes et belles, je le ressens comme une offense à Notre-Seigneur, au vrai, et je me dis : Pourquoi a-t-il vécu et souffert, si les gens, pour penser à lui, s’accommodent d’une aussi sotte image ! Mais je sais au fond que mon Jésus-Christ ou mon saint François à moi n’est également qu’une idée humaine, qui n’atteint pas au modèle, et que l’image intérieure que je me fais de lui paraîtrait au Christ lui-même aussi bête et aussi piteuse qu’à moi ces fades effigies. Je ne te dis pas ça pour te donner raison dans ta rage et ta fureur contre le portrait de Goethe ; non, tu as tort. Je veux simplement te montrer que je peux te comprendre. Vous autres artistes et savants, vous avez en tête un tas de choses abracadabrantes, mais vous n’êtes malgré tout que des hommes comme les autres, et nous aussi, nous avons nos rêves et nos idées. Va, je m’en suis bien aperçue, de ton embarras, monsieur le savant, quand tu en es venu à ton aventure avec Goethe ; tu t’es donné bien de la peine pour faire comprendre tes belles histoires à une simple fille comme moi. Eh bien, je veux te montrer que ce n’est pas la peine de te donner tant de mal. Je te comprends sans ça. Et maintenant, assez ! Va te coucher. »

Elle partit et un vieux domestique me fit monter deux étages, ou plutôt me demanda d’abord mes bagages ; quand il sut que je n’en avais pas, il me fit payer d’avance ce qu’il appelait le « prix de la nuit ». Puis, par un vieil escalier obscur, il me conduisit dans une chambre et m’y laissa seul. Il y avait là un étroit lit de bois très court et très dur, et, suspendus au mur, un sabre et un portrait en couleur de Garibaldi, ainsi qu’une couronne datant de quelque fête ancienne. J’aurais beaucoup donné pour une chemise de nuit. Du moins, il y avait de l’eau et une petite serviette ; je pus faire mes ablutions ; ensuite, je me couchai tout habillé sur le lit, je laissai la lampe allumée et je me trouvai à mon aise pour réfléchir. Donc, du côté de Goethe, tout était arrangé. Quel bonheur qu’il fût venu à moi en rêve ! Et cette merveilleuse fille, si seulement j’avais su son nom ! Soudain, un être humain, un être vivant qui brisait la morne cloison de ma solitude mortelle et me tendait la main, une bonne main, belle, ferme, chaleureuse ! Soudain, de nouveau, des choses qui me touchaient de près, des choses auxquelles je pouvais penser avec joie, avec anxiété, avec excitation ! Soudain, une porte ouverte par laquelle la vie venait vers moi ! Peut-être pourrai-je revivre, peut-être pourrai-je redevenir un homme. Mon âme, endormie et presque gelée à mort, respirait de nouveau, battait, ensommeillée, de ses faibles petites ailes. Goethe m’avait rendu visite. Une femme m’avait fait boire, manger, dormir, m’avait été bonne, s’était moquée de moi, m’avait appelé un pauvre petit gosse. Elle m’avait, cette merveilleuse amie, conté une histoire de saints et m’avait montré que, même dans mes aberrations les plus singulières, je ne demeurais point seul et incompris, telle une maladive exception, mais que je possédais des frères et des sœurs qui me comprenaient. La reverrais-je ? Certes, oui, on pouvait se fier à elle : « Je n’ai qu’une parole ! »

Et voici que je dormais de nouveau, que je dormais quatre heures, cinq heures. Il était dix heures passées quand je me réveillai, les vêtements chiffonnés, rompu, brisé, avec le souvenir, en moi, d’une innommable horreur, mais vivant, plein d’espoir, plein de bonnes pensées. En rentrant à la maison, je ne ressentis plus rien de l’épouvante que ce retour, la veille, avait eu pour moi.

Dans l’escalier, au-dessus de l’araucaria, je rencontrai la « Tante », ma propriétaire, que je ne voyais que rarement, mais dont la douceur me plaisait beaucoup. La rencontre ne m’était pas agréable, j’étais négligé, défait, ni peigné ni rasé. Je saluai et voulus monter. D’ordinaire, elle respectait toujours mon désir de rester seul et de passer inaperçu, mais, ce jour-là, décidément, un voile s’était déchiré, une barrière écroulée entre la vie et moi ; elle se mit à rire et s’arrêta.

« Vous avez fait la fête, monsieur Haller, vous ne vous êtes pas encore couché, aujourd’hui. Vous devez être éreinté !

— Oui, dis-je, riant aussi malgré moi, j’ai passé une nuit plutôt mouvementée, et j’ai dormi à l’hôtel, ne voulant pas porter atteinte à l’ordre et à la dignité de votre maison pour laquelle j’ai un profond respect. Aussi, je m’y sens parfois un étranger.

— Ne vous moquez donc pas, monsieur Haller !

— Oh ! je ne me moque que de moi-même.

— C’est précisément ce qu’il ne faut pas faire. Vous ne devez pas vous sentir un étranger chez moi. Vous devez vivre à votre guise et faire ce qui vous plaît. J’ai déjà eu des locataires infiniment respectables, des joyaux de respectabilité, mais aucun n’était plus tranquille et moins gênant que vous. Et, maintenant, voulez-vous une tasse de thé ? »

Je ne résistai pas. Elle me servit du thé dans son salon, parmi les beaux vieux meubles et les portraits de famille, et nous bavardâmes un peu. Cette douce femme, sans même me le demander, apprit ceci et cela de ma vie et de mes pensées, en m’écoutant avec ce mélange de déférence et de maternel je-ne-te-prends-pas-au-sérieux qu’ont les femmes intelligentes pour les loufoqueries masculines. Nous parlâmes aussi de son neveu, et elle me montra dans la pièce voisine un appareil de T.S.F., œuvre de ses veillées. C’est à fignoler cette espèce de machine que le jeune homme studieux passait ses soirées, passionné par l’idée du sans-fil, pieusement agenouillé devant le dieu de la technique, qui avait réussi après des milliers d’années à découvrir et à représenter fort imparfaitement des choses que chaque penseur avait toujours sues et utilisées avec bien plus d’adresse. Nous parlâmes un peu de cela, car la bonne tante a quelque penchant à la religiosité et les entretiens religieux lui plaisent. Je lui dis que l’omniprésence de toutes les forces et actions avait été fort bien connue des anciens Hindous, et que la technique n’avait fait qu’en porter un petit fragment à la connaissance universelle, en construisant pour les ondes sonores un émetteur et un récepteur encore horriblement imparfaits. L’essentiel de cette ancienne vérité, l’irréalité du temps, n’avait pas encore été remarquée par la technique, mais, finalement, bien entendu, elle serait, elle aussi, « découverte » et tomberait entre les mains des ingénieurs diligents. On découvrirait, très prochainement peut-être, que non seulement nous étions perpétuellement environnés des images et des événements actuels, tels que la musique de Paris et de Berlin, rendue perceptible à Zurich ou à Francfort, mais que tout ce qui avait existé était enregistré et conservé de la même façon, et qu’un jour, avec ou sans fil, avec ou sans rumeurs simultanées et importunes, nous entendrions parler le roi Salomon et Walther von der Vogelweide. Je lui dis aussi que tout cela, de même qu’aujourd’hui les débuts de la T.S.F., ne servirait aux hommes qu’à se fuir et à fuir leur but, à s’entourer d’un nuage toujours plus épais de distractions et d’occupations vaines. Mais toutes ces choses, si familières pour moi, je les dis d’un ton enjoué et plaisant, sans mon mépris et mon amertume ordinaires pour la technique et l’actualité. La chère tante souriait, et nous restâmes une bonne heure ensemble à boire le thé et à être contents.

Pour mardi soir, j’avais invité la belle, l’extraordinaire personne de l’Aigle-Noir, et j’eus bien de la peine à tuer le temps jusque-là. Lorsque enfin arriva ce jour, l’importance de mes relations avec l’inconnue m’était devenue terriblement évidente. Je ne songeais qu’à elle, j’attendais tout d’elle, j’étais prêt à tout lui sacrifier et à tout jeter à ses pieds, sans en être le moins du monde amoureux. Je n’avais qu’à m’imaginer qu’elle pût oublier ou négliger notre rendez-vous pour me rendre compte de mon état : le monde redeviendrait vide, une journée serait aussi grise et dénuée de valeur que l’autre, le désert sinistre me cernerait de nouveau, et, à cet enfer silencieux, pas d’autre issue que le rasoir. Cependant, durant ces derniers jours, le rasoir ne m’était pas devenu plus cher, il n’avait rien perdu de son horreur. C’est bien cela qui était hideux : j’avais une peur profonde, suffocante, de l’entaille dans ma gorge, je craignais la mort avec une force aussi sauvage, tenace, farouche et cabrée, que si j’avais été l’homme le plus sain, et ma vie sur terre un paradis. Je reconnaissais mon état avec une entière et impitoyable netteté et je comprenais que c’était cette insupportable tension entre l’impuissance de vivre et l’impuissance de mourir qui me rendait si importante l’inconnue, la jolie danseuse de l’Aigle-Noir. Elle était la petite lucarne, la fente minuscule dans mon antre noir de terreur. Elle était la délivrance, le vent du large. Elle devait m’apprendre à vivre ou m’apprendre à mourir ; elle devait, de sa belle main ferme, effleurer mon cœur glacé, afin qu’au contact de la vie il refleurît ou tombât en ruines.

Où puisait-elle cette force ? D’où lui venait cette magie ? De quels mystérieux abîmes était née son importance pour moi ? Cela, je n’y pouvais songer, et d’ailleurs je ne m’en souciais pas : qu’importe ? Je me moquais de toute science, de toute notion ; n’en étais-je pas gavé ? Ma honte et mon supplice les plus aigus et les plus ironiques étaient justement de voir si nettement mon propre état, d’en être à ce point conscient. Je voyais cet animal, cette espèce de loup des steppes, se débattre devant moi comme une mouche dans une toile d’araignée, englué et sans défense. Je voyais son destin voguer vers son terme, je voyais l’araignée prête à le dévorer, je voyais aussi, proche de lui, une main providentielle. Sur les raisons et les origines de ma souffrance, de ma maladie d’âme, de mon ensorcellement et de ma névrose, j’aurais pu dire les choses les plus ingénieuses et les plus sensées, la mécanique m’en était limpide. Mais ce dont j’avais un tel besoin, une soif si désespérée, ce n’était pas savoir et comprendre, c’était vivre, agir, m’élancer, sauter.

Bien que, durant ces quelques jours d’attente, je n’eusse pas douté une seule fois de la promesse de mon amie, je devins pourtant, le dernier jour, inquiet et incertain ; de ma vie, je n’avais désiré plus impatiemment le soir d’un jour quelconque. Cette tension et cette impatience, tout en devenant presque insupportables, me faisaient un bien merveilleux : pour moi, le désenchanté qui, depuis de longues années, n’avait rien espéré, ne s’était réjoui de rien, il était indiciblement nouveau et miraculeux de courir de long en large toute la journée, plein d’inquiétude, de trouble et d’attente passionnée, de s’imaginer d’avance la rencontre, la causerie, les événements de la soirée, de se raser et de s’habiller (avec un soin tout particulier, une chemise neuve, une cravate neuve, des lacets neufs à mes souliers). Que cette fine et mystérieuse petite fille fût ceci ou cela, qu’elle fût entrée en relations avec moi d’une façon ou d’une autre, peu m’importait ; elle était là, le miracle s’était produit, j’avais retrouvé un être humain et un intérêt nouveau à la vie. Il fallait seulement que cela continuât, que je m’abandonnasse à cette attirance, que je suivisse cette étoile.

Instant inoubliable où je la revis ! J’étais assis à une petite table du vieux restaurant confortable, inutilement retenue d’avance par téléphone. J’étudiais le menu et j’avais devant moi dans un vase, deux belles orchidées achetées pour ma nouvelle amie. Je l’attendis quelque temps, mais, sûr de sa venue, je n’étais plus inquiet. Et voici qu’elle vint, s’arrêta au vestiaire et ne me dit bonjour que par un regard attentif, un peu inquisiteur, de ses yeux gris clair. Je surveillai avec méfiance l’attitude du garçon envers elle. Non, Dieu merci, pas de familiarité ; il gardait ses distances, il était irréprochablement poli. Et pourtant ils se connaissaient, elle l’appelait Émile.

Quand je lui offris les orchidées, elle fut contente et se mit à rire. « Ça c’est gentil, Harry ! Tu voulais me faire un cadeau, n’est-ce pas ? Et tu ne savais pas au juste ce que tu devais choisir et dans quelle mesure tu avais le droit de le faire ; tu redoutais de m’offenser, alors tu as acheté des orchidées, ce ne sont que des fleurs, mais ça coûte joliment cher. Merci bien, mon petit ! Mais j’aime mieux te le dire tout de suite : je ne veux pas de cadeaux de toi. Ce sont les hommes qui me font vivre, mais je ne veux pas que ce soit toi. Mais comme tu es changé ! On ne te reconnaîtrait pas. L’autre jour tu avais la mine d’un déterré, et, maintenant, on dirait presque un homme. À propos, as-tu exécuté mes ordres ?

— Quels ordres ?

— Si oublieux que ça ? Je te demande si tu sais maintenant danser le fox ? Tu m’as dit que tu ne souhaitais rien de mieux que de recevoir des ordres de moi, que ton plus grand plaisir serait de m’obéir. Te rappelles-tu ?

— Oh ! oui, je l’ai dit et je ne m’en dédis pas. C’était sérieux.

— Et pourtant tu n’as pas encore appris à danser ?

— Ça peut-il se faire si vite que ça, en deux jours ?

— Mais oui, voyons ! Tu peux apprendre le fox en une heure, le boston en deux, le tango demande plus de temps, mais tu n’en as guère besoin.

— Maintenant je dois enfin connaître ton nom ! »

Elle me regarda un instant en silence.

« Peut-être pourrais-tu le deviner. Je le voudrais bien. Creuse-toi un peu et regarde-moi bien. N’as-tu pas encore remarqué que j’ai quelquefois un visage de garçon ? En ce moment, par exemple ? »

Oui, en la contemplant de près, je dus convenir qu’elle avait raison, c’était un visage d’adolescent. Et lorsque je réfléchis quelques instants, ce visage me rappela ma propre adolescence et mon ami de ce temps, qui se nommait Hermann. L’espace d’un instant, elle me parut transformée en cet Hermann.

« Si tu étais un garçon, dis-je, tout interdit, tu devrais t’appeler Hermann.

— Qui sait, fit-elle en plaisantant, peut-être le suis-je et n’est-ce qu’un déguisement.

— T’appelles-tu Hermine ? »

Elle fit oui, radieuse, heureuse que j’eusse deviné.

On servit le potage, et elle devint joyeuse comme une enfant. De tout ce qui me plaisait et me charmait en elle, le plus exquis et le plus singulier était sa façon de passer subitement de la plus profonde gravité à la plus franche gaieté, et inversement, sans aucun effort ou affectation, comme une enfant bien douée. Elle fut gaie un long moment, me taquina à propos du fox-trot, posa son pied sur le mien sous la table, fit l’éloge enflammé d’un petit plat, remarqua que j’avais soigné ma toilette, ce qui ne l’empêcha pas de critiquer une infinité de détails vestimentaires.

« Mais comment as-tu fait, lui demandai-je, pour te donner tout à coup l’air d’un jeune garçon et me faire deviner ton nom ?

— Oh ! tout cela, tu l’as fait toi-même. Ne saisis-tu pas, monsieur le savant, que si je te plais, si j’ai à tes yeux de l’importance, c’est que je te suis une sorte de miroir, qu’il y a en moi quelque chose qui te comprend et te répond ? Au fond, tous les hommes devraient être les uns pour les autres de tels miroirs, se répondre et se correspondre ainsi, mais les fous comme toi deviennent facilement si butés qu’ils ne peuvent plus rien voir ni lire dans les yeux des autres ; ils ne s’en soucient plus. Et, quand un toqué de cette espèce retrouve soudain un visage qui le regarde vraiment, où il découvre quelque chose comme une réponse et une parenté, alors, naturellement, cela lui fait plaisir.

— Tu sais tout, Hermine, m’exclamai-je avec stupéfaction. C’est exactement cela. Et pourtant tu es tellement différente de moi ! Tu es mon contraire : tu as tout ce qui me manque.

— Tu crois ça, dit-elle laconique, et ça vaut mieux. »

Et, tout à coup, sur son visage qui me présentait vraiment un miroir magique, s’appesantit un nuage lourd d’austérité ; soudain, dans ce visage, il n’y avait plus que du sérieux, plus que du tragique, sans fond comme les yeux vides d’un masque. Lentement, comme si elle tirait d’elle à contrecœur chaque mot, elle dit :

« N’oublie pas, toi, tes paroles. Tu as dit que je devais te commander et que tu serais heureux d’obéir à tous mes ordres. Ne l’oublie pas. Sache-le, mon petit Harry : ce qui t’arrive avec moi, la réponse que te donne mon visage, ce quelque chose qui va à ta rencontre et te prête confiance, eh bien ! c’est ce qui m’arrive avec toi. Quand je t’ai vu entrer, l’autre jour, à l’Aigle-Noir, si las, si absent et presque hors de ce monde, je l’ai senti tout de suite : celui-là m’obéira, celui-là a soif que je le commande. Et c’est ce que je ferai, c’est pour cela que je t’ai abordé, c’est pour cela que nous sommes devenus amis. »

Elle parlait avec une si poignante gravité, avec une si forte tension d’âme, que j’avais peine à la suivre et que je cherchai à la calmer et à la distraire. D’un mouvement des sourcils, elle rejeta cette tentative, me domina d’un regard et poursuivit d’une voix absolument glaciale : « Tu dois tenir parole, mon petit, c’est moi qui te le dis, ou bien tu le regretteras. Tu recevras de moi bien des ordres et tu les exécuteras, des ordres charmants, des ordres agréables et tu seras heureux d’y obéir. Et, à la fin, tu accompliras mon dernier ordre, Harry.

— Je l’accomplirai, dis-je, à moitié sans le vouloir. Quel sera ton dernier ordre ? » Je m’en doutais déjà. Dieu sait pourquoi.

Elle tressaillit comme sous un souffle froid et parut lentement s’éveiller de son absorption. Ses yeux ne me délivraient pas. Elle devint soudain encore plus sombre.

« Il serait plus intelligent de ma part de ne pas te le dire. Mais je ne veux pas être intelligente, Harry, pas cette fois-ci. Je veux tout autre chose. Attention, écoute-moi. Tu l’entendras, tu l’oublieras, tu en riras, tu en pleureras. Attention, mon petit. Je veux jouer avec toi la vie et la mort, frère, et je veux, avant même de commencer le jeu, te montrer mes cartes. »

Qu’il était beau, son visage, qu’il était supra-terrestre, quand elle le disait ! Une tristesse omnisciente flottait, claire et froide, au fond de ses yeux, qui semblaient avoir souffert toutes les souffrances imaginables et leur avoir dit oui. Les lèvres parlaient péniblement, entravées, comme on parle quand on a le visage raidi par un grand froid ; mais, entre les lèvres, aux commissures, sur la pointe fuyante de la langue qui ne se montrait que rarement, se jouait, par contraste avec la voix et le regard, une sensualité douce et exquise, un fervent désir de volupté. Un petit frison tombait sur le front calme et lisse, et, de ce coin de peau affluait, de temps en temps, comme un souffle vivant, cette onde de ressemblance virile, de magie hermaphrodite. Je l’écoutais, apeuré et pourtant comme assoupi, comme à demi absent.

« Je te plais, disait-elle, pour la raison que je t’ai donnée ; j’ai brisé ta solitude, je t’ai saisi tout juste sur le seuil de l’enfer et je t’ai réveillé. Mais je veux de toi plus que cela, beaucoup plus. Je veux te rendre amoureux de moi. Non, ne me contredis pas, laisse-moi parler. Je te plais beaucoup, je le sens, et tu m’es reconnaissant, mais tu n’es pas épris. Je ferai en sorte que tu le sois, c’est mon métier ; c’est de cela que je vis – savoir rendre les hommes amoureux de moi. Pourtant, sache que, si j’agis ainsi, ce n’est pas que je te trouve si désirable. Je suis aussi peu amoureuse de toi, Harry, que tu l’es de moi. Mais j’ai besoin de toi comme tu as besoin de moi. Je te suis indispensable en ce moment, parce que tu es désespéré et qu’il te faut une secousse qui te jette à l’eau et te redonne la vie. Tu as besoin de moi pour apprendre à danser, à rire, à vivre. Moi, j’ai besoin de toi, pas aujourd’hui, plus tard, et c’est aussi pour quelque chose de très beau et de très grave. Quand tu seras amoureux, je te donnerai mon dernier ordre, et tu m’obéiras, et ce sera bien pour toi et pour moi. »

Elle souleva légèrement dans le vase une des orchidées brun-mauve, veinées de vert, pencha un instant son visage sur elle et regarda fixement la fleur.

« Ce ne sera pas facile, mais tu le feras. Tu exécuteras mon ordre et TU ME TUERAS. C’est cela. Ne m’en demande pas plus. »

Les yeux encore fixés sur l’orchidée, elle retomba dans le silence, son visage se détendit, s’élança hors de la tension et de la gravité comme un bouton de rose qui éclôt, et un sourire délicieux envahit ses lèvres, tandis que le regard restait encore un instant immobile et figé. Et voici qu’elle secoua sa tête au frison d’enfant, avala une gorgée d’eau, s’aperçut soudain que nous étions à table et se jeta avec un appétit joyeux sur les mets.

J’avais distinctement entendu, mot pour mot, son discours sinistre, j’avais même deviné son « dernier ordre » avant qu’elle l’eût prononcé, et le « Tu me tueras » ne m’avait pas fait peur. Tout ce qu’elle me disait m’apparaissait persuasif et prédestiné, je l’acceptais sans résistance, et cependant, malgré la gravité lugubre avec laquelle elle parlait, cela ne me semblait pas entièrement réel et sérieux. Une partie de mon âme buvait ses paroles et y avait foi, une autre hochait la tête avec bienveillance et se disait que cette Hermine, si saine, si sûre, si intelligente, possédait donc, elle aussi, ses fantaisies et ses vagues à l’âme crépusculaires. À peine avait-elle prononcé le dernier mot qu’une brume d’irréalité et d’inefficacité voila toute cette scène.

Néanmoins, je n’étais pas capable de retourner d’un saut, avec la légèreté acrobatique d’Hermine, dans le réel et le vraisemblable.

« Je te tuerai donc un jour ? » demandai-je, rêvassant doucement, tandis qu’elle riait déjà et découpait avec zèle son caneton.

« Naturellement, fit-elle à la légère, n’en parlons plus, il est temps de dîner. Harry, sois gentil et commande-moi encore de la salade verte ! Tu n’as donc pas d’appétit ? Je crois vraiment qu’il faut t’apprendre tout ce qui est naturel chez les autres, même le plaisir de bien manger. Tiens, petit, ça c’est une cuisse de caneton, et, quand on détache de l’os la belle viande claire, on sent que c’est fête et on a l’eau à la bouche ; on est plein d’une attente émue et reconnaissante comme lorsqu’on déshabille pour la première fois sa maîtresse. M’as-tu compris ? Non ? Que tu es bête ! Attention, je vais te donner un petit bout de cette belle cuisse, tu vas voir. Là, ouvre la bouche… Oh ! le monstre ! Voilà-t-il pas qu’il louche du côté des autres pour s’assurer qu’on ne l’a pas vu accepter une bouchée de ma fourchette. Sois sans crainte, petit garçon modèle, je ne te compromettrai pas. Mais, si tu as besoin pour ton plaisir de la permission des autres, tu n’es vraiment qu’un pauvre type ! »

La scène précédente devenait de plus en plus irréelle, il était de moins en moins croyable que ces yeux-là, il y avait à peine quelques instants, m’eussent fixé d’un regard pesant et sinistre. Oh ! dans ces choses, Hermine était pareille à la vie elle-même : rien que le moment présent, impossible à prévoir. Maintenant, elle mangeait, et le caneton, la salade, la tarte et la liqueur étaient pris au sérieux, devenaient un sujet de causerie et de critique, de plaisir et de fantaisies. Dès qu’on emportait le plat, s’ouvrait un nouveau chapitre. Cette femme qui avait vu jusqu’au fond de moi, qui paraissait en savoir sur la vie plus que tous les sages, jouait au jeu enfantin du moment présent avec un art qui faisait de moi son élève. Que ce fût la plus haute sagesse ou la plus simple candeur, n’importe ; la vie ne pouvait rien sur qui savait vivre ainsi, exister par l’actualité, apprécier la valeur éphémère de tous les instants, cueillir avec un soin souriant toutes les petites fleurs de la route. Et cette joyeuse enfant avec son bel appétit, avec sa gourmandise enjouée, serait en même temps une rêveuse et une hystérique qui souhaitait la mort, ou une froide calculatrice qui, en pleine connaissance de cause, voulait me séduire et faire de moi son esclave ? Ce n’était pas possible ! Simplement, elle était tellement la femme du moment, s’abandonnait si bien à l’instant présent qu’elle était accessible, de même qu’à tout caprice joyeux, à tout frisson obscur et passager venant des lointains de l’âme et qu’elle s’y livrait jusqu’au bout.

Cette Hermine, que je voyais aujourd’hui pour la deuxième fois, savait tout de moi, il ne me semblait pas possible de lui cacher quoi que ce fût. Peut-être n’aurait-elle pu entièrement pénétrer ma vie intellectuelle et me suivre dans la sphère de mes relations avec la musique, avec Goethe, avec Novalis ou Baudelaire, mais ce n’était pas sûr ; peut-être y eût-elle réussi sans effort. D’ailleurs, qu’en restait-il, de ma « vie intellectuelle » ? Tout n’était-il pas en lambeaux, n’avait-il point perdu son sens ? Quant à mes autres problèmes et besoins, intimes et personnels, je ne doutais pas qu’elle ne les comprît tous. Bientôt, je lui parlerai du Loup des steppes, du traité, de tout ce qui, jusque-là, n’avait existé que pour moi, dont jamais je n’avais soufflé mot à un être humain. Je ne pus résister à la tentation de commencer tout de suite.

« Hermine, dis-je, il m’est arrivé dernièrement une drôle de chose. Un inconnu m’a donné un petit livre imprimé, comme on en distribue à la foire, et, dedans, il y avait mon histoire et en général tout ce qui me concerne. Dis, n’est-ce pas curieux ?

— Et comment s’appelle ce livre ? demanda-t-elle à la légère.

— Traité du Loup des steppes.

— En voilà un nom, Loup des steppes ! Épatant ! Alors, c’est toi le Loup des steppes ?

— Oui, c’est moi. Je suis un être à moitié loup et à moitié homme, ou du moins je le crois. »

Elle ne répondit pas. Avec une attention pénétrante, elle scruta mes yeux, mes mains, et, pour un instant, son regard et son visage retrouvèrent leur gravité profonde et leur austère ferveur. Je crus deviner ses pensées : étais-je assez loup, se demandait-elle, pour exécuter son « dernier ordre » ?

« Ce n’est, bien entendu, qu’une imagination, dit-elle, retournant à la gaieté, ou, si tu veux, une poésie. Mais il y a quelque chose là-dedans. Aujourd’hui, tu n’es pas un loup, mais, l’autre jour, quand tu es entré dans la salle, comme si tu venais de tomber de la lune, tu étais véritablement une sorte de brute, c’est bien ça qui m’a plu. »

Elle s’interrompit sous le coup d’une idée soudaine et dit, comme frappée :

« Que c’est stupide, ce mot de « brute » ou de « fauve » ! On ne devrait pas parler ainsi des animaux. Ils sont souvent affreux, mais tout de même plus vrais que les hommes.

— Comment « vrais » ? Que veux-tu dire par là ?

— Eh bien, tu n’as qu’à regarder un animal, un chat, un chien, un oiseau, ou surtout une des belles grandes bêtes au Jardin des plantes, une girafe ou un puma. Tu ne peux pas t’empêcher de voir qu’ils sont tous vrais, qu’il n’y a pas une seule bête qui soit embarrassée ou ne sache que faire ni comment se conduire. Elles ne veulent pas te flatter ni t’en faire accroire. Pas de comédie. Elles sont elles, comme les pierres, les fleurs ou les étoiles. Compris ? »

Oui, je comprenais.

« La plupart du temps, les bêtes sont tristes, poursuivit-elle. Et, quand un homme est triste, non parce qu’il a mal aux dents ou qu’il a perdu de l’argent, mais parce qu’il sent une fois, pendant une heure, ce que c’est que de tout, de la vie, alors il ressemble un peu à une bête – il a l’air malheureux, mais plus vrai et plus beau que toujours. C’est exact et c’est bien l’air que tu avais, Loup des steppes, quand je t’ai vu la première fois.

— Et alors, Hermine, que penses-tu de ce livre où je suis décrit ?

— Ah ! ça, tu sais, je ne peux pas toujours penser. Nous en reparlerons une autre fois. Tu pourras bien me le faire lire ! Ou bien non, si je me remets un jour à la lecture, donne-moi donc un des bouquins que tu as écrits toi-même. »

Elle demanda du café et parut pendant un long moment distraite et inattentive, puis, tout à coup, elle rayonna et sembla au bout de ses réflexions.

« Hallo ! cria-t-elle gaiement, ça y est !

— Quoi donc ?

— Eh bien, mais cette histoire avec le fox-trot, j’y pensais tout le temps. Dis-moi, as-tu une chambre où nous pourrions de temps en temps danser tous les deux ? Si elle est petite, ça ne fait rien, mais il ne faut pas qu’il y ait quelqu’un au-dessous qui puisse se plaindre parce qu’on fera un peu trembler le parquet. Bon, très bien ! Tu peux donc apprendre à danser chez toi.

— Oui, dis-je timidement, tant mieux. Mais je croyais qu’il fallait de la musique.

— Naturellement ! Mais la musique, tu l’achèteras toi-même, ça ne te coûtera pas plus cher qu’un cours de danse. Et le professeur, tu l’économiseras, puisque ce sera moi ! Ainsi, nous aurons de la musique tant que nous voudrons, et, par-dessus le marché, il nous restera le gramophone.

— Le gramophone ?

— Mais oui. Tu en achèteras un, tout petit, avec quelques disques…

— Parfait, m’écriai-je, et, si tu réussis vraiment à m’apprendre la danse, tu recevras le gramophone en guise d’honoraires. Entendu ! »

Je dis cela d’un air détaché, mais ce n’était pas de gaieté de cœur. Je ne pouvais me représenter dans mon cabinet de travail plein de livres cette espèce d’appareil qui ne m’inspirait aucune sympathie, et j’avais aussi bien des préventions contre la danse elle-même. À l’occasion, pensai-je, je pourrais essayer, bien que persuadé d’être trop vieux et trop raide pour ce genre d’exercice. Mais, comme cela, tout de go, c’était par trop précipité, et je sentais monter en moi toute la résistance du vieil amateur de musique raffiné au gramophone, au jazz et aux danses modernes. Faire marcher dans ma chambre, dans mon refuge, dans la cellule de mes pensées, entre Novalis et Jean-Paul, les disques à succès américains et danser à leur musique, non, c’était trop, aucun homme ne pouvait exiger un tel sacrifice. Mais ce n’était pas un homme qui l’exigeait, c’était Hermine. Elle avait à ordonner, moi à obéir. Et, bien entendu, j’obéis.

Nous nous rencontrâmes le lendemain après-midi dans un café. Hermine était déjà là, assise devant une tasse de thé. Elle me montra en souriant un journal où elle avait découvert mon nom. C’était une de ces feuilles de polémique réactionnaire de mon pays où paraissent en série, de temps à autre, des articles injurieux à mon adresse. Pendant la guerre, j’avais été l’adversaire de la tuerie ; après la paix, j’avais réclamé du calme, de la patience, de l’autocritique, de l’humanité, je m’étais opposé à la passion nationaliste qui devenait de jour en jour plus sauvage, plus féroce et plus stupide. Cette attaque était, comme les précédentes, mal écrite, à moitié rédigée par le rédacteur, à moitié plagiée chez ses confrères de la presse de droite. Personne, on le sait, n’écrit aussi mal que les défenseurs des idéologies périmées, personne ne fait son métier avec aussi peu de soin, de propreté et d’effort. Hermine avait lu l’article et, par conséquent, appris que Harry Haller était un pendard et un sans-patrie et que, naturellement, notre pays allait au désastre tant qu’on supportait ces idées et ces gens qui serinaient aux jeunes des sentimentalités humanitaires au lieu de la vengeance contre l’ennemi de la race.

« Est-ce bien de toi qu’il s’agit ? demanda Hermine, en m’indiquant mon nom. Tu t’es fait là de beaux ennemis, Harry ! Ça t’ennuie ? »

Je lus quelques lignes, c’était comme d’ordinaire ; chacune de ces insultes m’était connue depuis des années jusqu’à la satiété.

« Non, dis-je, j’y suis habitué. J’ai exprimé plusieurs fois l’opinion que chaque peuple et même chaque homme en particulier, au lieu de se bercer par des « questions de culpabilité » politiques, hypocrites et faussées, devrait s’examiner lui-même pour savoir dans quelle mesure, par ses manquements, ses omissions, ses mauvaises habitudes, il est responsable de la guerre et de toute la misère du monde ; j’ai dit que c’était le seul moyen d’éviter peut-être une guerre prochaine. C’est cela qu’ils ne me pardonnent pas, car, bien entendu, ils sont tous innocents : le Kaiser, les généraux, les grands industriels, les politiciens, les journaux, nul n’a rien à se reprocher, ce n’est la faute de personne. On croirait que tout va on ne peut mieux dans le monde ; seulement, voilà, il y a une douzaine de millions d’hommes assassinés. Et, vois-tu, Hermine, même si ces insultes ne peuvent plus m’agacer, quelquefois, tout de même, elles m’attristent. Deux tiers de mes compatriotes lisent cette espèce de journaux, entendent ces chansons matin et soir ; de jour en jour, on les travaille, on les serine, on les traque, on les rend furieux et mécontents ; et le but et la fin de tout est encore la guerre, une guerre prochaine, probablement encore plus hideuse que celle-ci. Tout cela est simple et limpide, chacun pourrait le comprendre, s’il se donnait la peine d’y penser une heure. Mais personne ne le veut, personne ne désire échapper, ni pour lui ni pour ses enfants, à une nouvelle boucherie, s’il ne peut le faire qu’à ce prix. Réfléchir une heure, rentrer en soi un instant et se demander combien on est responsable soi-même du désordre et de la méchanceté dans le monde, cela, nul n’y consent ! Donc, tout se poursuivra comme toujours, et des milliers de gens préparent tous les jours avec zèle la guerre prochaine. Depuis que je le sais, je suis paralysé et désespéré, il n’y a plus pour moi de « patrie » et d’idéal, décors truqués, bons pour les messieurs qui travaillent à un nouveau massacre. À quoi bon penser, dire, écrire quelque chose d’humain, remuer dans sa tête des idées meilleures – pour deux ou trois hommes qui le font, il y a, jour après jour, des milliers de journaux, de revues, de discours, de séances publiques et secrètes qui recherchent et qui obtiennent tout le contraire ! »

Hermine m’avait écouté avec sympathie.

« Oui, dit-elle, tu as raison. Naturellement, il y aura une nouvelle guerre, on n’a pas besoin de lire les journaux pour le savoir. On peut être triste, mais cela n’a aucune valeur. C’est comme si on s’attristait sous prétexte qu’un jour, en dépit de ce qu’on peut faire, on mourra irrévocablement. La lutte contre la mort, mon cher Harry, est toujours une chose belle, magnifique et respectable, de même que la lutte contre la guerre. Mais c’est en même temps du don-quichottisme sans issue.

— Peut-être, m’écriai-je violemment, mais, avec des vérités comme celles-ci : que nous mourrons tous et que, par conséquent, on peut se moquer de tout, on rend toute la vie plate et bête. Faut-il donc tout abandonner, renoncer à tout esprit, à tout effort, à toute humanité, laisser gouverner l’argent et l’ambition et attendre la prochaine mobilisation en buvant des bocks ? »

Le regard que, maintenant, me jetait Hermine était bien curieux, un regard de camaraderie intime, amusé, malicieux, moqueur et, en même temps, si lourd de savoir et de gravité sans fond.

« Mais non, il ne le faut pas, dit-elle maternellement. Et ta vie ne devient pas plate et bête parce que tu sais que la lutte sera sans succès. Il serait bien plus plat, Harry, de lutter pour quelque bel idéal en croyant que tu l’atteindras. Les idéals sont-ils là pour être atteints ? Vivons-nous donc, nous autres, pour nous débarrasser de la mort ? Non, nous vivons pour la craindre et aussi pour l’aimer, et c’est grâce à elle que ce petit bout de vie, quelquefois, l’espace d’une heure, brûle d’une flamme si belle. Tu n’es qu’un enfant, Harry. Sois sage et viens avec moi, nous avons tant à faire. Je ne me soucierai plus aujourd’hui de la guerre ni des journaux. Et toi ? »

Oh ! moi, j’étais docile.

Nous allâmes ensemble – ce fut notre première promenade en ville – dans un magasin de musique ; et, après avoir examiné, ouvert, refermé et mis en marche nombre de gramophones, nous en trouvâmes un gentil et bon marché ; je voulus l’acheter séance tenante, mais Hermine me retint, et je dus l’accompagner dans un autre magasin pour y revoir et réentendre les appareils de toutes les marques et de toutes les tailles, du plus coûteux au moins cher ; seulement alors elle consentit à retourner dans la première maison pour y acheter l’appareil choisi.

« Tu vois, dis-je, nous aurions pu nous épargner cette peine.

— Tu crois ça ? Et, demain, peut-être, nous aurions trouvé le même appareil exposé dans une autre vitrine pour vingt francs de moins ! D’ailleurs, c’est amusant de faire des emplettes, et les choses amusantes, il faut les goûter jusqu’au bout. »

Accompagnés du livreur, nous nous rendîmes chez moi avec notre acquisition.

Hermine examina en détail mon salon, fit l’éloge du divan et de la cheminée, s’assit sur les chaises, prit en main les livres, contempla longuement la photographie de ma maîtresse. Nous avions placé le gramophone entre des piles de livres sur la commode. Et la leçon commença. Elle fit jouer un fox-trot, exécuta les premiers pas, me prit par la main et se mit à me guider. Je trottais docilement, me cognais aux chaises, écoutais ses ordres, ne les comprenais pas, lui marchais sur les pieds et me montrais aussi maladroit qu’appliqué. Après la deuxième danse, elle se jeta sur le divan, riant aux éclats comme une enfant.

« Mon Dieu, que tu es raide ! Marche donc simplement, comme si tu te promenais ! Il ne faut pas te donner tant de peine. Je crois que tu as déjà chaud ? Allons repose-toi cinq minutes. Danser, vois-tu, quand on s’y met, c’est aussi simple que penser, et c’est bien plus aisé à apprendre. Maintenant, tu t’impatienteras moins quand tu verras que les hommes, au lieu de s’habituer à penser, préfèrent appeler M. Haller un traître antipatriote et attendre tranquillement la prochaine guerre. »

Une heure après, elle partit, en me persuadant que, la prochaine fois, ça irait bien mieux. J’étais d’un autre avis et fort déçu de ma bêtise et de ma maladresse. Durant cette leçon, me semblait-il, je n’avais rien appris, et je ne croyais pas que cela pût s’améliorer. Non, pour danser, il fallait avoir des qualités qui me manquaient entièrement : gaieté, candeur, entrain, légèreté. D’ailleurs, je l’avais toujours su.

Mais, ô miracle, la seconde fois cela fut vraiment mieux et commença même à m’amuser, et, à la fin de la leçon, Hermine affirma que je savais le fox-trot. Pourtant, quand elle en déduisit que, le lendemain, j’irais avec elle dans un dancing, j’eus une peur affreuse et je m’y opposai de toutes mes forces. Elle me rappela froidement mon vœu d’obéissance et me donna rendez-vous pour le lendemain à l’hôtel des Balances.

Le soir, je restai à la maison ; je voulais lire et ne le pouvais pas. J’avais peur du lendemain, je m’épouvantais de songer que moi, vieux maniaque farouche et sensitif, je devrais non seulement visiter un de ces stupides dancings modernes avec leur jazz-band, mais me produire en public en qualité de danseur, sans y rien connaître. J’avoue que je riais et qu’en même temps j’avais honte de moi, quand je finis, tout seul dans mon coin tranquille, par faire marcher le gramophone et par répéter tout doucement, sur la pointe des pieds, les pas de mon fox-trot.

Le jour suivant, à l’hôtel des Balances, un petit orchestre jouait, on servait du thé et du whisky. J’essayai de distraire Hermine en lui offrant des gâteaux, en la tentant par une bouteille de bon vin, mais elle demeura impitoyable.

« Tu n’es pas là pour ton plaisir. C’est une leçon de danse. »

Je dus danser avec elle deux, trois fois, et, à l’entracte, elle me présenta au joueur de saxophone, beau jeune homme aux cheveux noirs, d’origine espagnole ou sud-américaine, qui savait, me dit-elle, jouer de tous les instruments et parler toutes les langues du monde. Ce señor paraissait être en grande amitié avec Hermine ; il avait devant lui deux saxophones de tailles différentes et jouait tantôt de l’un, tantôt de l’autre, tandis que ses yeux noirs rayonnants contemplaient attentivement et joyeusement les danseurs. À ma grande surprise, j’éprouvai envers ce beau musicien inoffensif quelque chose comme de la jalousie, pas de la jalousie amoureuse, puisqu’il n’était pas question d’amour entre Hermine et moi, mais une jalousie plutôt morale, une jalousie d’amitié, car il ne me paraissait point digne de l’intérêt, de la distinction exceptionnelle, de l’admiration même qu’elle lui accordait. « On m’en fait faire, des relations ! » pensai-je, grincheux.

Hermine fut invitée à danser, coup sur coup, et je restai seul devant mon thé, écoutant cette musique que, jusqu’ici, je n’avais jamais pu supporter. « Seigneur mon Dieu, pensai-je, il faut donc qu’on m’introduise et que je m’acclimate ici, dans ce monde si étranger et si répugnant, que j’avais toujours soigneusement évité et profondément méprisé, ce monde verni et vulgaire des fêtards, des petites tables, du jazz, des filles et des commis voyageurs ! » Chagrin, je buvais mon thé et fixais la foule semi-élégante. Deux jolies filles attirèrent mes regards, bonnes danseuses toutes deux ; je les contemplais avec dépit et admiration, quand elles passaient devant moi, belles, souples, joyeuses et sûres.

Hermine, reparaissant, se déclara mécontente de moi. « Tu n’es pas là, gronda-t-elle, pour faire un visage de six pieds de long et rester immobile à table, secoue-toi et danse ! Quoi, tu ne connais personne ? Ça n’a aucune importance. Il n’y a donc pas là de femme qui te plaise ? »

Je lui en montrai une, la plus jolie de notre voisinage et qui, avec son petit jupon de velours, ses cheveux blonds coupés drus et ses bras potelés, bien féminins, était délicieuse. Hermine insista pour que, sur-le-champ, j’aille l’inviter. Je me défendis désespérément.

« Je ne peux pas ! dis-je, tout malheureux. Oui, si j’étais un beau garçon ! Mais un vieil empoté comme moi, qui ne sait même pas danser – elle va se moquer de moi ! »

Hermine me regarda, méprisante.

« Et si je me moque de toi, moi ? Ça t’est égal ? Quel poltron tu fais ! Tous ceux qui s’approchent d’une femme risquent qu’on se moque d’eux ; c’est l’enjeu. Risque-toi donc, Harry, et au besoin laisse-la rire de toi – autrement je ne crois plus à ton obéissance. »

Elle ne céda pas. Angoissé, je me levai et m’approchai de la jolie fille, juste au moment où recommençait la musique.

« Au fond, je ne suis pas libre, dit-elle en me regardant, curieuse, avec ses grands yeux frais, mais mon danseur s’éternise au bar. Allons-y ! »

Je l’enlaçai et fis les premiers pas, encore étonné de ne pas avoir été éconduit. Elle s’aperçut bientôt de mon inexpérience et me guida. Elle dansait merveilleusement et m’entraînait ; j’oubliai pour quelques instants toutes mes règles et mes principes de danse, je flottais simplement dans son sillage, je sentais les hanches cambrées, les genoux souples et prompts de ma danseuse, je regardais son visage rayonnant, et je lui avouai que je dansais aujourd’hui pour la première fois de ma vie. Elle souriait, m’encourageait et répondait à mes regards admirateurs et à mes paroles flatteuses non par des mots, mais par de petits mouvements exquis qui nous rapprochaient délicieusement. De la main droite, j’enlaçais étroitement sa taille, je suivais, heureux et attentif, les mouvements de ses jambes, de ses bras, de ses épaules ; pas une seule fois, à mon étonnement, je ne lui marchai sur les pieds, et, la musique finie, nous restâmes debout à applaudir jusqu’à ce que la danse reprît, et, de nouveau, ardemment, amoureusement, pieusement, j’accomplis le rite.

Lorsque la danse cessa, trop tôt à mon gré, la jolie fille veloutée se retira, et soudain je vis près de moi Hermine, qui nous avait regardés.

« Tu as compris, approuva-t-elle en riant. Tu as découvert qu’une jambe de femme n’est pas une jambe de bois. C’est déjà quelque chose ! Dieu merci, tu danses maintenant le fox-trot, demain on passera au boston, et, dans trois semaines, il y aura bal masqué au Globe. »

C’était l’entracte, nous nous étions assis, et Pablo, le beau joueur de saxophone, fit signe à Hermine et vint s’asseoir près de nous. Il semblait fort lié avec elle. J’avoue que ce monsieur, lors de notre première rencontre, était bien loin de me plaire. Il était beau, ce n’était pas niable, de corps et de visage, mais je n’arrivais pas à lui trouver d’autres qualités. Quant à son polyglottisme, il en usait à son aise, c’est-à-dire qu’il ne parlait pas du tout, ou prononçait seulement des mots comme : s’il vous plaît, merci, certainement, si vous voulez, hello, etc., qu’il connaissait effectivement en plusieurs langues. Non, il ne parlait pas beaucoup, le señor Pablo, et il semblait penser encore moins, ce beau caballero. Son occupation était de jouer du saxophone dans le jazz-band, et il paraissait se consacrer à ce métier avec passion ; parfois, au milieu du morceau, il battait des mains ou se laissait aller à des manifestations enthousiastes, comme par exemple à chantonner tout haut : « o o o o, ha ha, hallo ! » À part ça, il semblait n’exister que pour être beau, pour plaire aux femmes, pour porter des cols et des cravates à la dernière mode et de nombreuses bagues aux doigts. Sa conversation consistait à être assis près de nous, à nous sourire, à regarder son bracelet-montre et à rouler des cigarettes, chose qu’il faisait très adroitement. Ses beaux yeux sombres de créole, ses boucles noires, ne dissimulaient aucun romantisme, aucun problème, aucune pensée ; vu de près, le demi-dieu exotique n’était qu’un gosse joyeux et un peu gâté, aux manières agréables, pas autre chose. Je lui parlai de son instrument et des tonalités, nuancées du jazz, pour qu’il vît qu’il avait affaire à un vieil amateur. À cela, il ne répondit même pas et, lorsque, par politesse pour lui ou plutôt pour Hermine, j’entrepris quelque chose comme une justification théorique du jazz, il sourit candidement à mes efforts sans paraître savoir qu’avant et en dehors du jazz il existait quelque autre musique. Il était aimable et gentil, ses grands yeux vides souriaient gentiment ; mais entre lui et moi, il ne paraissait y avoir rien de commun, rien de ce qui lui était important et sacré ne pouvait l’être pour moi, nous venions de pôles différents, nous ne parlions pas un seul mot de la même langue. (Mais, plus tard, Hermine me conta une chose curieuse. Après notre conversation, Pablo lui avait dit : « Ménage bien cet homme, il est si malheureux. » Et, quand elle lui demanda de quoi il tirait cette conclusion, il répondit : « Pauvre, pauvre garçon. Regarde ses yeux. Il ne sait pas rire. »)

Lorsque le musicien aux yeux noirs eut pris congé de nous et que le jazz reprit, Hermine se leva. « Veux-tu encore danser avec moi, Harry ? À moins que ça ne te dise plus rien ? »

Je dansais maintenant plus légèrement, librement et joyeusement, quoique sans l’abandon et la spontanéité que m’inspirait l’autre femme. Hermine me laissait conduire et s’adaptait à moi, légère et douce comme un pétale de fleur. Chez elle aussi, je retrouvais et sentais maintenant toutes ces beautés tantôt approchantes, tantôt fuyantes ; elle aussi embaumait la femme et l’amour, sa danse douce et intime chantait elle aussi la chanson tendre et tentante du sexe – et pourtant je ne pouvais répondre à tout cela, je ne pouvais entièrement m’oublier et m’abandonner. Hermine m’était trop proche, elle était ma camarade, ma sœur, mon égale, elle me ressemblait et ressemblait à mon ami de jeunesse Hermann, l’enthousiaste, le poète, le compagnon ardent des travaux et des excès de mon esprit.

« Je le sais, dit-elle plus tard, lorsque je lui en parlai, je le sais très bien. Malgré tout, je te rendrai encore amoureux de moi, mais ça ne presse pas. Pour l’instant, nous sommes camarades, nous sommes des gens qui espèrent devenir amis, parce qu’ils se sont reconnus. Maintenant, nous allons jouer ensemble et nous enseigner mutuellement. Je te montrerai mon petit théâtre, je t’apprendrai à danser, à être un peu bête et un peu gai, et tu me montreras tes pensées et un peu de ton savoir.

— Ah ! Hermine, il n’y a pas grand-chose à montrer, tu en sais bien plus que moi. Quel être remarquable tu fais, toi ! Tu me comprends en tout, tu me devances partout. Suis-je donc quelque chose pour toi ? Se peut-il que je ne t’ennuie pas ? »

D’un regard assombri, elle fixa le parquet.

« Je n’aime pas t’entendre parler ainsi. Songe au soir où, claqué, à bout, du fond de ta torture et de ta solitude, tu es venu tomber sur mon chemin pour devenir mon camarade. Sais-tu pourquoi j’ai pu, à ce moment-là, te reconnaître et te comprendre ?

— Pourquoi, Hermine ? Dis-le moi.

— Parce que je suis comme toi. Parce que je suis aussi seule que toi et que j’arrive aussi peu à aimer et à prendre au sérieux les hommes, la vie et moi-même. Il y a toujours des êtres qui exigent de la vie de grandes choses et ne peuvent se faire à sa stupidité et à sa brutalité.

— Toi, toi ! m’exclamai-je, profondément étonné. Je te comprends, camarade, personne ne te comprend comme moi. Et cependant tu demeures pour moi une énigme. Toi qui maîtrises la vie en jouant, toi qui possèdes cette merveilleuse estime des petites choses et des jouissances passagères, toi qui es une telle artiste en l’art de vivre, comment peux-tu souffrir de la vie ? Comment peux-tu désespérer ?

— Je ne désespère pas, Harry. Mais souffrir de la vie, oh ! oui, je connais ça. Tu t’étonnes de ne pas me voir heureuse, moi qui sais si bien danser et me tenir à la surface de la vie. Et moi, ami, je m’étonne de te voir si déçu, toi qui es apparenté aux choses les plus belles et les plus profondes : l’esprit, l’art, la pensée. C’est pour cela que nous avons été attirés l’un vers l’autre, c’est pour cela que nous sommes frère et sœur. Je t’apprendrai à danser, à jouer, à sourire et à n’être pas satisfait quand même. Tu m’apprendras à penser et à connaître et à n’être pas satisfaite quand même. Sais-tu que nous sommes tous les deux des enfants du diable ?

— Oui, c’est cela. Le diable est l’esprit, et nous sommes ses malheureux enfants. Expatriés de la nature, nous sommes suspendus dans le vide. À ce propos, il me vient une idée : dans le traité du Loup des steppes, dont je t’ai parlé, il est dit que ce n’est qu’une pure illusion de Harry de se croire deux âmes, de penser qu’il consiste en une ou deux personnalités. Tout homme est fait de dix, de cent, de mille âmes.

— Cela me plaît, s’exclama Hermine. Chez toi, par exemple, le côté intellectuel est superlativement développé, mais, en revanche, tu es très arriéré en tout ce qui concerne l’art de vivre et ses petites pratiques. Le penseur Harry a cent ans, mais le danseur Harry un jour à peine. C’est celui-là que nous allons faire progresser, et tous ses petits frères qui sont aussi gosses et bêtes et blancs-becs que lui. »

Elle me regarda en souriant. Et, doucement, d’une voix changée :

« Et Maria, t’a-t-elle plu ?

— Maria ? Qui est-ce ?

— Celle avec qui tu as dansé. Une belle fille, une très belle fille. Tu en étais un peu amoureux, si je ne me trompe.

— Tu la connais donc ?

— Oh ! oui, nous nous connaissons très bien. Est-ce que tu y tiens beaucoup ?

— Elle m’a plu, et j’ai été bien content de la trouver si indulgente pour un danseur comme moi.

— Peuh ! rien que ça ! Tu devrais lui faire un peu la cour, Harry. Elle est très jolie et elle danse si bien, et tu en es déjà amoureux. Je crois que tu auras du succès.

— Ah ! ça, je n’y prétends pas !

— Voilà que tu mens un peu, mon petit. Je sais bien que tu as, quelque part dans le monde, une maîtresse et que tu la vois une fois tous les six mois pour te quereller avec elle. C’est vraiment beau de ta part de vouloir rester fidèle à cette remarquable amie, mais permets-moi de n’y pas croire tout à fait ! En général, je te soupçonne de prendre l’amour terriblement au sérieux. Fais-le si tu veux, aime avec toute sorte de trucs idéals si ça te plaît, c’est ton affaire, ça ne me regarde pas. Ce qui me regarde, c’est de t’enseigner les jeux légers de la vie ; dans ce domaine je suis ton professeur et je te l’apprendrai mieux, crois-moi, que ta bien-aimée idéale ! Ça te ferait du bien, Loup des steppes, de coucher de nouveau avec une jolie fille.

— Hermine, m’écriai-je, torturé, regarde-moi donc, je suis un vieil homme !

— Tu es un gosse. Et, de même que tu as été trop paresseux pour apprendre à danser, avant qu’il ne soit presque trop tard, tu as été trop paresseux pour apprendre à aimer. L’amour idéal et tragique, ô mon ami, tu le connais à merveille, je n’en doute pas, tous mes compliments ! Mais tu vas me faire le plaisir d’apprendre à aimer d’une façon plus humaine et plus ordinaire. Le plus difficile est fait, on peut bientôt te laisser aller au bal. Demain, tu apprendras le boston. Je viendrai à trois heures. À propos, comment la musique t’a-t-elle plu, aujourd’hui ?

— Beaucoup.

— Tu vois, c’est déjà un progrès, tu as appris quelque chose de plus. Jusqu’à présent, tu n’avais jamais pu supporter la danse ni le jazz, ce n’était pas assez profond pour toi et maintenant tu vois que point n’est besoin de les prendre au sérieux pour les trouver délicieux et charmants. D’ailleurs, sans Pablo, l’orchestre n’existerait pas. C’est lui qui donne le ton, c’est lui qui mène à la baguette. »

*

De même que le gramophone abîmait l’atmosphère d’intellectualité ascétique de mon cabinet de travail et que les danses américaines, importunes, destructrices, faisaient irruption dans le monde à part de ma musique, de même, de tous les côtés, des éléments nouveaux, effarants, désorganisateurs, pénétraient dans ma vie, jusqu’ici si nettement circonscrite et délimitée. Hermine et le traité du Loup des steppes avaient raison avec leur théorie des mille âmes ; journellement quelques nouvelles âmes se montraient en moi à côté des anciennes, émettaient des prétentions, s’agitaient et me montraient, distincte comme une image, l’illusion de ma personnalité antérieure. Jusqu’ici, je n’avais fait valoir que les capacités et connaissances où par hasard j’étais passé maître, et j’avais dépeint l’image et vécu la vie d’un Harry qui n’était, au fond, qu’un expert en poésie, musique et philosophie. Tout le reste de ma personne, le chaos de facultés, d’aspirations, d’instincts, je l’avais considéré comme importun et classé sous l’étiquette de Loup des steppes.

Cependant, ce redressement de mon erreur, cette dissolution de ma personnalité, n’était pas uniquement une aventure agréable et amusante ; au contraire, elle était souvent d’une amertume douloureuse, presque insupportable. Le gramophone faisait parfois un bruit diabolique dans ce milieu où tout était destiné à d’autres accords. Et, fréquemment, en dansant mes one-step dans quelque boîte à la mode parmi les jouisseurs et les profiteurs élégants, je m’apparaissais comme un traître qui abandonnait tout ce qu’il avait eu dans la vie de sublime et de sacré. Il aurait suffi qu’Hermine me laissât seul pendant huit jours pour que j’abandonnasse cette pénible et ridicule tentative de me poser en viveur. Mais elle était toujours là ; bien que je ne la visse pas tous les jours, j’étais toujours vu d’elle, dirigé, surveillé, conseillé ; et c’est avec un sourire qu’elle lisait sur mon visage toutes mes révoltes rageuses et mes tentatives de fuite.

Avec la destruction progressive de ce que j’avais jadis appelé ma personnalité, je commençai à comprendre pourquoi, malgré tout mon désespoir, j’avais eu une peur aussi épouvantable de la mort ; je commençais à m’apercevoir que cette peur lâche et hideuse faisait partie, elle aussi, de mon ancienne existence hypocrite et bourgeoise. Ce monsieur Haller, tel qu’il avait été jusqu’ici, écrivain de talent, amateur éclairé de Goethe et de Mozart, auteur de méditations valant la peine d’être lues sur la métaphysique de l’art, sur le génie, sur le tragique, sur l’humanité, ermite mélancolique dans sa cellule pleine de livres, se trouvait livré, trait par trait, à la critique et ne résistait à aucun assaut. Ce monsieur Haller, si doué et si intéressant, avait en effet prêché la raison et l’humanité et protesté contre la bestialité de la guerre, mais, pendant qu’on la faisait, ne s’était pas laissé arrêter et fusiller, comme l’aurait exigé, en somme, l’aboutissement logique de sa pensée. Il avait, au contraire, trouvé une issue quelconque, très convenable et très noble, bien entendu, mais qui n’en était pas moins un compromis. En outre, cet adversaire du pouvoir et de l’exploitation avait en banque un certain nombre d’actions appartenant à des entreprises industrielles, dont il touchait sans remords les dividendes. Et ainsi de suite. Harry Haller s’était, en vérité, merveilleusement travesti en idéaliste et en beau ténébreux, en ermite morose et en prophète courroucé, mais au fond il restait un bourgeois, réprouvait la manière de vivre d’Hermine, se reprochait le temps passé dans les boîtes de nuit et les billets de banque dilapidés, avait des remords et ne désirait aucunement sa délivrance et son perfectionnement, mais, au contraire, un renouveau de la confortable époque où ses petits jeux intellectuels l’avaient amusé et lui avaient rapporté de la gloire. C’est ainsi que les lecteurs de journaux, qu’il raillait et méprisait tant, souhaitaient le retour du temps idéal d’avant guerre, parce que c’était plus commode que tirer des leçons de la souffrance vécue. Pouah ! Quel vomitif, ce monsieur Haller ! Et pourtant je me cramponnais à lui ou plutôt à son masque à moitié démaquillé, à son flirt avec l’intellect, à sa crainte bourgeoise du désordre et du hasard (domaine auquel la mort appartenait aussi) ; je comparais, railleur et envieux, le nouvel Harry en formation, dilettante timide et un peu ridicule des dancings, à l’ancienne image faussement idéale, en qui je retrouvais tous les traits hypocrites qui jadis m’avaient tant choqué dans le portrait de Goethe. Le vieil Harry lui-même n’avait-il pas été un tel Goethe bourgeoisement idéalisé, un héros de l’intellect au regard trop digne, enduit de noblesse, d’esprit et d’humanité comme de brillantine, et presque attendri par sa propre élévation d’âme ? Mais diable ! cette belle attitude s’était lamentablement effondrée, cet idéal monsieur Haller se démontait piteusement. Il avait l’air d’un haut dignitaire en pantalon troué, attaqué et dévalisé par les bandits et qui eût mieux fait d’apprendre le rôle du loqueteux au lieu de continuer à porter ses guenilles comme si elles étaient encore couvertes de décorations, et à prétendre en larmoyant à la dignité perdue.

Fréquemment, je rencontrais le musicien Pablo et je dus reviser le jugement que j’avais porté sur lui, ne fût-ce que pour la raison qu’il plaisait à Hermine et qu’elle recherchait avec tant d’empressement sa société. J’avais classé Pablo comme un aimable zéro, un petit bellâtre un peu fat, un enfant joyeux et sans problèmes, qui souffle gaiement dans sa trompette de foire et se laisse facilement gouverner par les louanges et les friandises. Mais Pablo était aussi indifférent à mes jugements qu’à mes théories musicales. Il m’écoutait, poli, aimable, souriant, sans jamais donner de réponse véritable. Néanmoins je paraissais l’intéresser, il se donnait manifestement de la peine pour me plaire et me témoigner sa sympathie. Une fois qu’au cours d’un de ces vains entretiens je me montrais irrité et presque brutal, il me regarda, consterné, prit ma main gauche, la caressa et m’offrit dans un petit étui doré une dose d’une drogue inconnue qui me ferait du bien. J’interrogeai Hermine du regard et, comme elle fit oui de la tête, j’acceptai. En effet, en quelques instants je me sentis rafraîchi et revigoré ; il y avait probablement de la cocaïne là-dedans. Hermine me raconta que Pablo possédait de nombreuses drogues de cette espèce, obtenues par des voies secrètes ; il était passé maître dans l’art de les doser et de les mélanger, et en offrait parfois à ses amis : pour calmer les douleurs, pour endormir, pour donner de beaux rêves, pour rendre joyeux, pour rendre amoureux.

Je le rencontrai un jour dans la rue, près des quais, et il m’aborda familièrement.

Cette fois je réussis enfin à le faire parler.

« Monsieur Pablo, lui dis-je, tandis qu’il jouait avec une mince canne noir et argent, vous êtes un ami d’Hermine, c’est la raison pour laquelle je m’intéresse à vous. Mais puis-je vous dire que vous ne me rendez pas la conversation facile ? J’ai essayé plusieurs fois de vous parler de musique ; j’aurais aimé entendre votre opinion, vos objections, votre jugement ; mais vous n’avez daigné me donner la moindre réponse. »

Il se mit à rire gaiement et, pour une fois, se livrant, dit, paisible : « Voyez-vous, selon moi, cela n’a aucune valeur de parler de musique. Je n’en parle jamais. Qu’aurais-je donc pu répondre à toutes les choses justes et intelligentes que vous m’avez dites ? Vous aviez tellement raison ! Mais voyez-vous, moi, je suis musicien et non savant, et je ne crois pas qu’en musique il soit de quelque importance d’avoir raison. Ce qui compte, ce n’est pas d’avoir raison, d’avoir du goût, de l’instruction, rien de tout cela.

— Bon, bon. Mais alors qu’est-ce qui compte ?

— Ce qui compte, monsieur Haller, c’est de faire de la musique, d’en faire tant qu’on peut, le mieux qu’on peut, de toutes ses forces. Cela seul compte, monsieur. Si j’ai en tête les œuvres complètes de Bach et de Haydn et si je peux en dire les choses les plus intelligentes, ça ne sert encore à personne. Mais si, prenant mon saxophone, je joue un shimmy entraînant, le shimmy peut être bon ou mauvais, il fera quand même plaisir aux gens, il leur mettra des fourmis dans les jambes, il leur allumera le sang. Il n’y a que ça qui compte. Regardez donc une fois dans un dancing tous les visages au moment où la musique reprend après un entracte : les yeux brillent, les jambes frémissent, les figures s’épanouissent ! C’est pour cela qu’on fait la musique.

— Très bien, monsieur Pablo. Mais il n’y a pas que la musique sensuelle, il y a la musique spirituelle. Il n’y a pas que la musique qui résonne au moment actuel, mais il y a la musique immortelle qui continue à vivre, même quand elle s’est tue. Quelqu’un peut être couché tout seul dans son lit et éveiller mentalement une mélodie de La Flûte enchantée ou de la Passion selon saint Matthieu, alors la musique vibre sans qu’un seul homme joue d’une flûte ou d’un violon.

— Mais oui, monsieur Haller. Yearning et Valencia, eux aussi sont reproduits silencieusement toutes les nuits par bien des gens solitaires et rêveurs ; la plus pauvre petite dactylo dans son bureau fredonne mentalement le dernier one-step et en rythme l’accompagnement en tapant à la machine. Ils ont tous raison, ces gens solitaires, laissons-leur cette musique muette, que ce soit Yearning, La Flûte enchantée ou Valencia. Mais cette mélodie solitaire, où la prennent-ils ? Ils la prennent chez nous, les musiciens ; elle doit d’abord être jouée et entendue, il faut l’avoir dans le sang avant de pouvoir en rêver et la réentendre dans son coin isolé.

— D’accord, dis-je froidement. Cependant il n’est pas possible de mettre Mozart et le dernier fox-trot au même niveau. Et ce n’est pas la même chose de jouer aux gens de la musique divine ou immortelle ou des rengaines populaires. »

Dès que Pablo s’aperçut que l’émotion me coupait la voix, il prit son visage caressant, me serra tendrement le bras et donna à sa voix une incroyable douceur.

« Ah ! mon cher monsieur, vous avez sûrement raison avec vos niveaux. Je ne m’oppose certes pas à ce que vous placiez Mozart et Haydn et Valencia sur des plans différents, comme il vous plaira. Moi, ça m’est tellement égal, je n’ai pas à établir ces niveaux, on ne me le demande pas. Mozart sera peut-être encore joué dans un siècle et Valencia ne le sera plus dans deux ans. Je crois que nous pouvons tout bonnement abandonner cela au bon Dieu ; il est juste et il a en main la durée de toutes nos vies, comme celle de chaque valse et de chaque fox-trot. Il fera sûrement pour le mieux. Mais nous autres musiciens, nous devons faire notre tâche et notre devoir : nous devons jouer ce qu’on nous demande à l’instant et le jouer aussi bien que possible. »

En soupirant, je renonçai à mes efforts. Pas moyen de venir à bout de cet homme.

*

À certains moments, l’ancien et l’actuel, la douleur et le plaisir, la crainte et la joie, se mêlaient en moi étrangement. Tantôt, j’étais au ciel, tantôt en enfer, mais, le plus souvent, dans les deux en même temps. Le vieil Harry et le nouveau vivaient tantôt en paix, tantôt en conflit amer. Le vieil Harry semblait parfois complètement enterré, puis ressuscitait soudain, commandait, tyrannisait, parlait en maître, et le Harry tout neuf, mortifié, penaud, baissait pavillon. D’autres fois, c’était le jeune qui mettait au vieux le couteau sur la gorge et l’enfonçait de toutes ses forces, et ce n’étaient plus que râles, luttes mortelles, tentation du rasoir.

Mais souvent la souffrance et le bonheur me submergeaient d’un même flot. Je vécus un pareil instant le soir, où, quelques jours après mon premier essai de danse en public, je rentrai dans ma chambre à coucher et trouvai dans mon lit, à mon saisissement, mon émerveillement, mon effroi et mon ravissement indicible, la jolie Maria.

De toutes les surprises auxquelles Hermine m’avait exposé jusque-là, celle-ci était la plus violente. Car je ne doutai pas un instant que ce ne fût elle qui m’envoyât cet oiseau du paradis. Ce soir-là, par exception, je n’avais pas accompagné Hermine, mais j’avais entendu à la cathédrale un concert de musique religieuse ancienne, belle et mélancolique excursion dans ma vie d’antan, dans les paysages de ma jeunesse, dans les régions du Harry idéal. Dans le vaste édifice gothique de la cathédrale, dont le beau vaisseau semblait se balancer à la lueur fantomatique des rares cierges, j’avais écouté des airs de Buxtehude, Pachelbel, Bach, Haydn, j’avais suivi comme autrefois les vieux sentiers bien-aimés, j’avais réentendu la voix magnifique d’une chanteuse qui jadis avait été mon amie et avec qui j’avais vibré en de poignantes auditions. Les voix de la musique ancienne, sa grandeur et sa sainteté infinies avaient réveillé en moi toutes les extases, les élans, les élévations de la jeunesse ; triste et abîmé en moi-même, je demeurais dans le chœur de l’église, réfugié pour une heure en ce monde sublime et bienheureux qui avait été ma patrie. Pendant un duetto de Haydn, les larmes, soudain, m’étaient venues aux yeux, et, sans attendre la fin du concert, renonçant à revoir la cantatrice (oh ! combien de soirées radieuses avais-je passées avec des artistes après de pareils concerts !) je m’étais enfui de la cathédrale et m’étais brisé à courir les rues nocturnes, où, çà et là, derrière les vitres des dancings, des jazz-band jouaient les mélodies de ma vie actuelle. Oh ! quel morne chaos était donc devenue ma vie !

Pendant cette promenade nocturne, j’avais longuement réfléchi à mes relations singulières avec la musique et reconnu une fois de plus, en ce lien aussi funeste qu’attendrissant, le destin de tous les intellectuels allemands. L’esprit allemand est dominé par le droit maternel, enchaîné à la nature par une hégémonie de la musique telle que ne l’a connue aucun autre peuple. Nous autres intellectuels, au lieu de nous défendre virilement contre cette invasion, au lieu d’obéir au Logos, au verbe, et de lui trouver un moyen d’expression, nous rêvons d’un langage sans paroles, qui dise l’inexprimable et représente l’indicible. Au lieu de jouer fidèlement et honnêtement de son instrument, l’intellectuel allemand a toujours frondé le verbe et la raison et courtisé la musique. Son esprit s’est abîmé dans la musique, dans les harmonies merveilleuses et célestes, dans les sentiments et les états d’âme exquis et miraculeux, à jamais irréalisés, et il en a négligé la plupart de ses tâches réelles. Nous n’étions pas chez nous dans le réel, nous lui étions hostiles et étrangers, et c’est pourquoi dans notre réalité allemande, dans notre histoire, notre politique, notre opinion publique, le rôle de l’esprit fut tellement lamentable. Eh ! oui, j’avais souvent ressassé ces réflexions, non sans éprouver de temps en temps la soif violente de contribuer, moi aussi, une bonne fois, à modeler la réalité, à agir en être sérieux et responsable, au lieu d’évoluer éternellement dans l’esthétique et les idéologies. Mais cela finissait toujours par la résignation, par l’acceptation de la fatalité. Messieurs les généraux et les grands industriels avaient bien raison : nous n’étions bons à rien, nous autres « intellectuels », bande de bavards intelligents, irresponsables, improductifs, ignorants de la réalité. Pouah ! Saleté ! Rasoir !

Ainsi, plein des réminiscences et des retentissements de la musique, le cœur lourd de tristesse et d’élans vers la vie, la réalité, le sens, l’irrévocablement perdu, j’étais enfin rentré, j’avais monté les escaliers, allumé la lampe du salon, essayé en vain de lire un peu, songé au rendez-vous où je serais forcé demain soir à danser et à boire du whisky au Cecil Bar, et ressenti de la colère et de l’amertume non seulement contre moi-même, mais aussi contre Hermine. Qu’importait que ses intentions fussent les meilleures du monde, qu’importait qu’elle fût une créature admirable ! Elle aurait mieux fait à ce moment-là de me laisser périr au lieu de me traîner et de me ravaler dans ce monde jouisseur, trouble, papillotant, où je resterais toujours, malgré tout, un étranger, et où étouffait et se consumait ce qu’il y avait de meilleur en moi.

Tristement, j’avais éteint ma lumière, tristement ouvert la porte de ma chambre, tristement commencé à me déshabiller, lorsqu’une senteur inaccoutumée me frappa ; c’était un léger parfum, et, me retournant, je vis dans mon lit la jolie Maria, souriante, un peu inquiète, ses yeux bleus grands ouverts.

« Maria ! » dis-je.

Et ma première pensée fut que ma logeuse me donnerait congé si elle apprenait cela.

« Je suis venue, dit-elle doucement. Vous m’en voulez ?

— Non, non. Je sais bien, Hermine vous a donné la clef. Oui, oui.

— Oh ! vous êtes mécontent. Je vais m’en aller.

— Non, belle Maria, restez ! Mais ce soir, justement, je suis très triste, je ne peux pas être gai aujourd’hui, peut-être le pourrai-je de nouveau demain. »

Je m’étais légèrement penché vers elle, et soudain elle prit ma tête dans ses deux mains grandes et fermes, l’attira et me baisa longuement. Je m’assis alors sur le lit, auprès d’elle, je retins sa main, la priai de parler tout bas, pour qu’on ne nous entendît pas, et contemplai son beau visage qui reposait sur mon oreiller, étrange et merveilleux comme une grande fleur. Lentement elle porta ma main à sa bouche, l’attira sous la couverture et la posa sur sa gorge tiède, qui respirait doucement.

« Tu n’as pas besoin d’être gai, dit-elle. Hermine m’a déjà dit que tu avais de la peine. Et d’abord, ça se voit. Mais, dis donc, toi, est-ce que je te plais encore ? L’autre jour, en dansant, tu étais très amoureux ! »

Je baisais ses yeux, sa bouche, son cou et ses seins. Un instant auparavant, j’avais songé à Hermine avec amertume et reproches. Et voilà que je tenais entre les mains son cadeau et que je lui en étais reconnaissant. Les caresses de Maria ne blessaient pas la merveilleuse musique que je venais d’entendre, elles en étaient dignes, elles étaient sa réalisation. Lentement, je tirais la couverture qui dissimulait son beau corps, jusqu’à ce que mes baisers fussent parvenus à ses pieds. Lorsque je m’étendis auprès d’elle, son visage en fleur me sourit doucement et sagement.

Cette nuit-là, à côté de Maria, je ne dormis pas longtemps, mais profondément et paisiblement comme un enfant. Entre les heures de sommeil, je buvais sa jeunesse joyeuse et j’apprenais, dans un doux murmure, bien des choses précieuses sur sa vie et celle d’Hermine. Je connaissais bien peu cette sorte d’êtres et ce genre de vie, ce n’était qu’au théâtre, jadis, que j’avais rencontré par hasard de semblables existences, hommes et femmes, moitié artistes, moitié viveurs. Maintenant je découvrais ces vies remarquables, étrangement innocentes, étrangement vicieuses. Ces filles, nées pour la plupart dans la pauvreté, trop jolies et trop intelligentes pour étayer toute leur vie uniquement sur un métier mal payé et sans joie, vivaient toutes tantôt de quelque travail de hasard, tantôt de leur beauté et de leur grâce. De temps en temps, elles passaient quelques mois devant une machine à écrire, parfois elles devenaient les maîtresses de riches mondains, recevaient de l’argent et des cadeaux, habitaient tour à tour des palaces avec autos et fourrures et des mansardes sordides ; une offre avantageuse pouvait les entraîner au mariage, mais, somme toute, elles n’y tenaient pas. Certaines n’étaient pas des amoureuses et n’accordaient leurs faveurs qu’à contrecœur, après de longs marchandages, au prix le plus élevé. D’autres, et Maria était de celles-là, étaient extraordinairement douées pour l’amour et assoiffées de ses joies ; la plupart le pratiquaient avec les deux sexes ; elles ne vivaient que pour l’amour, et à côté des amis officiels et payants elles cultivaient d’autres liaisons amoureuses. Actives et affairées, soucieuses et frivoles, sensées et pourtant étourdies, ces libellules vivaient leur vie aussi enfantine que raffinée, indépendantes, ne se vendant que selon leur bon plaisir, attendant tout d’un coup de dés et de leur bonne étoile, amoureuses de la vie et cependant bien moins attachées à elle que ne le sont les bourgeois, toujours prêtes à suivre un prince charmant dans son château de conte de fées, toujours demi-conscientes d’une fin triste et fatale.

En cette première nuit étrange, et les jours qui suivirent, Maria m’apprit beaucoup, non seulement des jeux délicieux et d’exquises mignardises des sens, mais aussi une nouvelle compréhension, des perspectives neuves, un nouvel amour. Le monde des dancings et des boîtes de nuit, des cinémas, des bars et des salons de thé, qui, pour moi, ermite et esthète, gardait quelque chose d’inférieur, de défendu et d’avilissant, était pour Maria, Hermine et leurs compagnes, le monde tout court ; il ne leur semblait ni bon ni mauvais ; c’est là que s’épanouissait leur vie brève et assoiffée ; c’est là qu’elles étaient chez elles. Elles aimaient une marque de champagne ou un plat du jour au grill-room comme nous autres aimons un poète ou un compositeur, et elles dépensaient pour un nouvel air de danse ou pour la chanson huileuse et sentimentale d’un chanteur de jazz la même extase, la même émotion et le même attendrissement que nous dépensions pour Nietzsche ou pour Hamsun. Maria me parla du beau joueur de saxophone Pablo et d’un song américain qu’il chantait parfois, avec un enthousiasme, une ferveur et une admiration qui m’émurent et m’attendrirent cent fois plus que les extases de quelque intellectuel supérieur à propos des jouissances artistiques les plus raffinées. J’étais prêt à admirer avec elle, quelque fût le song ; les mots pleins d’amour de Maria, son regard où s’épanouissait la nostalgie, battaient en brèche toute mon esthétique. Certes, il y avait des œuvres de beauté, des œuvres rares et choisies, celles surtout de Mozart qui me paraissaient au-dessus de tout débat, mais où était la délimitation ? Nous autres connaisseurs et critiques, n’avions-nous pas ardemment aimé dans notre jeunesse des artistes et des œuvres d’art qui n’étaient plus maintenant que douteux et choquants ? Cela ne nous était-il pas arrivé avec Liszt, avec Wagner, même avec Beethoven ? L’attendrissement enfantin et fleuri de Maria sur le song américain n’était-il pas une émotion artistique aussi pure, aussi belle, aussi indubitablement élevée que les transports de quelque professeur à propos de Tristan et Isolde ou l’exaltation d’un chef d’orchestre dirigeant la Neuvième Symphonie ? Et cela ne s’accordait-il point parfaitement avec les opinions de señor Pablo, ne lui donnait-il point raison ?

Ce beau Pablo, Maria, elle aussi, paraissait l’aimer !

« Il est très beau, lui dis-je, il me plaît beaucoup. Mais dis-moi, Maria, comment peux-tu en même temps m’aimer, moi, vieux bonhomme ennuyeux qui n’est pas beau, qui a déjà des cheveux blancs et ne sait ni jouer du saxophone ni chanter des chansons d’amour en anglais ?

— Ne dis pas de bêtises, gronda-t-elle. C’est tout naturel, voyons ! Toi aussi tu me plais, toi aussi tu a des choses gentilles, charmantes, bien à toi ; ne sois pas différent de ce que tu es. Il ne faut pas demander d’explications. Vois-tu, quand tu me jettes un baiser dans le cou ou sur l’oreille, je sens que je te plais, que tu m’aimes bien ; tu as une façon à toi d’embrasser, un peu timide, et qui me dit : il t’aime bien, il t’est reconnaissant d’être jolie. J’aime ça ! Et, chez un autre homme, précisément, j’aime juste le contraire, qu’il paraisse se moquer de moi et m’embrasse comme s’il me faisait une grâce. »

De nouveau, nous nous rendormîmes. De nouveau, je me réveillai, sans avoir cessé de l’enlacer, ma belle, belle fleur.

Et, chose étrange ! La belle fleur restait toujours, malgré tout, le cadeau d’Hermine. Derrière elle, je voyais l’autre, dissimulée sous Maria comme sous un masque. Et soudain je pensais aussi à Erika, ma méchante bien-aimée lointaine, ma pauvre amie. Elle était à peine moins jolie que Maria, bien que moins affranchie et fleurissante, et moins riche en exquis petits talents amoureux ; tout un long moment, elle demeura devant moi comme une image, distincte et douloureuse, aimée et profondément liée à mon destin, puis elle s’abîma de nouveau dans le sommeil, dans l’oubli, dans un lointain à moitié endeuillé.

C’est ainsi que maints souvenirs de ma vie, en cette belle nuit tendre, reparurent devant moi, qui avais vécu si longtemps pauvre, vide, privé d’images. Maintenant, merveilleusement éclose au contact d’Éros, la source jaillissait riche et profonde, et par moments mon cœur s’arrêtait de battre de ravissement et de tristesse, en voyant combien était riche la galerie de tableaux de ma vie, combien remplie de constellations et d’astres éternels l’âme du pauvre Loup des steppes.

Mon enfance et ma mère me contemplaient de là-bas, lumineuses et tendres, infiniment lointaines comme des cimes envolées dans le bleu, le chœur de mes amitiés retentissait en airain sonore, en commençant par le légendaire Hermann, frère spirituel d’Hermine ; embaumées et extra-terrestres comme des nymphéas s’épanouissant sur l’eau, flottaient les images des femmes que j’avais aimées, désirées, chantées, dont je n’avais atteint ou tenté d’avoir que quelques-unes. Ma femme, elle aussi, parut, avec qui j’avais vécu maintes années, qui m’avait enseigné la camaraderie, le conflit, la résignation, en laquelle, malgré toutes les insuffisances, j’avais gardé une profonde confiance jusqu’au jour où, devenue soudain démente et malade, elle m’abandonna en une fuite soudaine et une révolte farouche ; et je reconnus combien j’avais dû l’aimer et quelle foi j’avais dû avoir en elle pour que sa trahison de ma confiance ait pu me blesser aussi profondément et pour toute la vie.

Ces images – il y en avait des centaines, avec et sans noms – étaient toutes revenues, rejaillissaient, jeunes et régénérées, de la fontaine de cette nuit d’amour, et j’apprenais de nouveau ce que j’avais longtemps oublié dans ma misère ; je savais qu’elles étaient la valeur et la possession de ma vie et qu’elles demeuraient indestructibles, émotions cristallisées en étoiles, que je pouvais oublier sans les détruire, dont les constellations formaient ma légende, dont l’éclat faisait le prix de mon existence. Ma vie avait été pénible, incohérente et malheureuse, elle conduisait au renoncement et au reniement, elle avait le goût de l’amertume humaine, mais elle était riche, fière et riche, souveraine même dans la misère. Qu’importait que le petit bout de chemin qui restait jusqu’au crépuscule fût, lui aussi, lamentablement perdu ; le noyau de cette vie était noble, elle avait de la dignité, de la race : je ne misais pas des sous, je misais des étoiles.

Il y a déjà longtemps de cela, bien des choses ont passé et changé depuis, je ne puis plus me rappeler que de rares détails isolés de cette nuit, paroles qui passaient entre nous, gestes et attitudes de profonde et amoureuse tendresse, instants étoilés de réveil au milieu de la pesante fatigue d’amour. Mais ce fut cette nuit où, pour la première fois depuis ma déchéance, ma propre vie me regarda avec des yeux impitoyablement fulgurants, où je reconnus de nouveau le destin dans le hasard, le fragment divin dans les ruines de mon existence… De nouveau, mon âme respirait, mes yeux voyaient, et, par moments, j’avais la divination flamboyante que je n’aurais qu’à rassembler les visions dispersées, à élever et à totaliser en image ma vie de Harry Haller, Loup des steppes, pour entrer moi-même dans le monde des images et devenir immortel. N’est-ce pas là le but en raison duquel toute vie humaine n’est qu’un essai et une tentative ?

Le lendemain, après avoir fait partager mon déjeuner à Maria, je réussis à la faire sortir de la maison en contrebande. Le même jour, je louai pour elle et pour moi dans le quartier voisin une chambrette qui n’était destinée qu’à nos rendez-vous.

Mon professeur de danse, Hermine, poursuivait son cours consciencieusement. Elle me faisait apprendre le boston. Sévère et impitoyable, elle ne me laissait manquer aucune leçon, car il était décidé que j’irais avec elle au prochain bal masqué. Elle m’avait demandé de l’argent pour un mystérieux travesti. Il m’était encore interdit d’aller la voir et même de savoir où elle habitait.

Ces trois semaines environ qui précédèrent le bal masqué furent véritablement belles. Maria me semblait être la première véritable amante que j’eusse eue de ma vie. Des femmes que j’avais aimées, j’avais toujours exigé de l’esprit et de la culture, sans jamais vouloir remarquer que la femme la plus spirituelle et relativement la plus cultivée ne donnait jamais de réponse au Logos en moi, mais qu’elle s’y opposait toujours ; j’apportais aux femmes mes problèmes et mes réflexions et il m’aurait paru absolument impossible d’aimer plus d’une heure une fille qui avait à peine lu un livre, qui ignorait à peu près ce que c’était que lire, et n’aurait pu distinguer Beethoven de Tchaïkovski. Maria n’avait pas d’instruction, elle n’avait pas besoin de ces détours et de ces ersatz, tous ses problèmes provenaient directement de ses sens. Conquérir avec les sens qui lui étaient donnés, avec son propre corps, ses couleurs, ses cheveux, sa voix, sa peau, son tempérament, autant de bonheur qu’il était possible et concevable, trouver et faire jaillir par enchantement chez l’amant la réponse, la compréhension, le vivant et vibrant écho à chacune de ses facultés, à chacun de ses ondoiements, à chacune des modulations de sa chair, tels étaient sa tâche et son art. Lors de notre première danse timide, je l’avais déjà ressenti, j’avais flairé le parfum de cette sensualité géniale, adorablement raffinée, et j’en avais été ensorcelé. Ce n’était certainement pas par hasard qu’Hermine, l’omnisciente, m’avait amené Maria. Son parfum et toute son empreinte étaient estivales, couleur de rose.

Je n’avais pas le bonheur d’être le seul amant de Maria ni son préféré, j’en étais un parmi plusieurs autres. Souvent, elle n’avait pas de temps à me donner, quelquefois une heure dans l’après-midi, rarement une nuit. Elle ne voulait pas accepter d’argent, je sentais là la main d’Hermine. Mais elle accueillait volontiers des cadeaux, et, quand je lui donnai un petit porte-monnaie en cuir rouge, elle me permit d’y mettre quelques pièces d’or. D’ailleurs, elle se moqua de moi à propos de ce porte-monnaie. Il était ravissant, mais absolument démodé, il datait d’avant le déluge. Dans ce domaine, qui, jusqu’ici, avait été de l’hébreu pour moi, Maria fit encore mon éducation. J’appris avant tout que ces joujoux, ces objets de luxe, ces bijoux de la mode, n’étaient pas seulement des babioles et des brimborions inventés par les fabricants et les commerçants avides, mais qu’ils étaient justifiés, multiples, beaux ; que c’était un petit ou plutôt un grand monde d’objets ayant pour but unique de servir l’amour, d’affiner les sens, de raviver un univers inanimé et de le douer magiquement de nouveaux organes d’amour, de la bague à l’étui à cigarettes, du sac à main à la boucle de ceinture. Le sac n’était pas un sac, ni le porte-monnaie un porte-monnaie, ni l’éventail un éventail, ni les fleurs des fleurs, tout était matière plastique à l’amour, à la magie, à la tentation, tout n’était qu’arme, message, éclaireur, appel.

À qui, au fond, allait vraiment le cœur de Maria ? Souvent je me le demandais. C’était, je crois, le jeune joueur de saxophone Pablo qu’elle aimait le plus, avec ses yeux noirs perdus et ses longues mains pâles, nobles et mélancoliques. En amour, j’aurais cru ce Pablo plutôt ensommeillé, gâté et passif, mais elle m’affirma que, bien que lent et difficile à animer, il était alors plus tendu, plus dur, plus viril et plus exigeant qu’un boxeur ou un jockey. C’est ainsi que j’apprenais des choses secrètes sur l’un et sur l’autre, sur le musicien de jazz, sur l’acteur, sur maintes femmes, maints hommes, maintes filles de notre milieu, que je pénétrais toute sorte de mystères, que je voyais les dessous des liaisons et des inimitiés, que je devenais insensiblement (moi qui avais été dans ce monde un étranger sans aucune relation) un intime et un habitué. J’eus aussi sur Hermine quelques révélations. Je rencontrais souvent, à présent, le señor Pablo, que Maria aimait extrêmement. De temps en temps, elle usait de ses drogues secrètes et m’en procurait la jouissance, que Pablo m’offrait toujours avec un zèle particulier. Un jour il me dit sans détours : « Vous êtes beaucoup trop malheureux, ce n’est pas bien, il ne faut pas demeurer ainsi. Ça me fait pitié. Fumez une petite pipe d’opium. » Mon opinion sur cet homme joyeux, intelligent, enfantin et pourtant insondable changeait continuellement, nous devenions amis. Je profitais parfois de ses offres. D’un œil un peu égayé, il observait mon béguin pour Maria. Un jour il organisa un « festival » chez lui, dans la mansarde d’un hôtel de banlieue. Il n’y avait qu’une seule chaise. Maria et moi devions nous asseoir sur le lit. Il nous fit boire une boisson merveilleuse, mystérieuse, mélange de trois liqueurs. Puis, lorsqu’il me vit de très bonne humeur, il nous proposa, le regard ardent, de célébrer une orgie amoureuse à trois. Je refusai brusquement, cela ne m’était pas possible ; cependant je jetai un regard furtif vers Maria, et, bien qu’elle approuvât sur-le-champ mon refus, j’aperçus une lueur dans ses yeux et je sentis son regret de devoir renoncer. Pablo fut déçu sans en être blessé. « Dommage, dit-il, Harry a trop de complications morales. Rien à faire. Pourtant ç’aurait été si beau, si beau ! Mais je sais une compensation. » Chacun de nous reçut une pipe d’opium, et, les yeux ouverts, immobiles, nous vécûmes la scène suggérée par lui. Je sentais Maria frémissante d’extase. Lorsque ensuite je ressentis un malaise, Pablo me coucha sur le lit, me fit boire des gouttes, et, quand je fermai les yeux pour quelques instants, je sentis sur chacune de mes paupières un baiser vaporeux, plus léger qu’un souffle. Je le reçus comme si je croyais qu’il venait de Maria. Mais je savais bien qu’il était de lui.

Un soir, il me surprit encore plus. Il surgit soudain chez moi, me dit qu’il avait besoin de vingt francs et me demanda cet argent. En revanche, il m’offrait de disposer cette nuit de Maria à sa place.

« Pablo, dis-je, épouvanté, vous ne savez pas ce que vous dites. Céder sa maîtresse à un autre pour de l’argent, c’est chez nous la chose la plus honteuse. Je n’ai pas entendu votre proposition, Pablo. »

Il me regarda, apitoyé. « Vous ne voulez pas, monsieur Harry. Bien. Vous vous créez toujours vous-même des difficultés. Alors, ne couchez pas cette nuit avec Maria, puisque vous aimez mieux ça, et donnez-moi l’argent tout simplement, je vous le rendrai. Il me le faut absolument.

— Mais pour quoi faire ?

— Pour Agostino, vous savez, le second violon. Il y a déjà huit jours que ce petit est malade, et personne ne le soigne, il n’a pas un sou, et moi aussi je suis dans la dèche. »

Par curiosité, et un peu aussi pour me punir, je l’accompagnai chez Agostino, auquel il porta du lait et des remèdes dans sa misérable mansarde ; il refit le lit, aéra la chambre, entoura le front fiévreux d’une compresse selon toutes les règles de l’art, avec la douceur, l’adresse et la promptitude d’une bonne infirmière. Le même soir, je le vis jouer jusqu’à l’aube de son saxophone au City Bar.

Avec Hermine je causais souvent, longuement et en détail, de Maria, de ses mains, ses épaules, ses hanches, de sa façon de rire, d’embrasser, de danser.

« T’a-t-elle déjà montré cela ? » demanda une fois Hermine en me décrivant un jeu particulier de la langue dans le baiser. Je la priai de me l’enseigner elle-même, mais elle refusa gravement. « Cela viendra plus tard, dit-elle, je ne suis pas encore ta maîtresse. »

Je voulus savoir comment il se faisait qu’elle fût initiée à l’art de baiser de Maria et à certaines particularités secrètes de son corps, connues seulement de l’amant.

« Oh ! s’exclama-t-elle, puisque nous sommes amies ! Crois-tu que nous ayons des secrets l’une pour l’autre ? J’ai assez souvent couché et joué avec elle. Mais oui, tu as eu la chance de tomber sur une belle fille, elle en sait plus que les autres.

— Cependant je crois, Hermine, qu’il y a des choses que vous vous cachez. Ou bien lui as-tu dit aussi tout ce que tu sais de moi ?

— Non, cela, elle ne le comprendrait pas. Maria est admirable, tu as eu de la chance, mais entre toi et moi, il y a des choses dont elle n’a aucune idée. Je lui ai beaucoup parlé de toi, naturellement ; bien plus que tu n’aurais voulu à ce moment-là ; il fallait la séduire pour toi ! Mais ni Maria ni aucune autre, ami, ne te comprendra jamais comme je te comprends. J’ai appris d’ailleurs d’elle-même certains détails sur toi ; dans la mesure où elle te connaît je suis renseignée. Je te connais presque aussi bien que si nous avions souvent couché ensemble. »

Lorsque je rencontrai de nouveau Maria, j’éprouvai une sensation bizarre et mystérieuse en songeant qu’elle avait tenu Hermine sur son cœur comme elle me tenait, moi ; qu’elle avait palpé, tâté, goûté et baisé ses membres, ses cheveux, sa peau, tout comme les miens. Des liaisons et des relations nouvelles, indirectes, compliquées, surgissaient devant moi, de nouvelles possibilités de vie et d’amour, et je songeais aux mille âmes du Loup des steppes.

*

En cette brève période, entre le don de Maria et le grand bal masqué, j’étais tout bonnement heureux, sans cependant éprouver le sentiment d’une délivrance, d’une félicité atteinte ; au contraire, je sentais nettement que ce n’était qu’un prologue et une préparation, que tout s’élançait irrésistiblement en avant, que la réalité était encore à venir.

Entre-temps, j’avais si bien appris à danser qu’il me semblait possible de prendre part au bal dont on parlait de plus en plus. Hermine avait un secret, elle refusait fermement de me révéler en quel costume elle apparaîtrait. Je le reconnaîtrais sûrement, disait-elle, et, si je n’y arrivais pas, elle m’y aiderait ; mais je ne devais rien savoir d’avance. Comme elle ne s’intéressait pas le moins du monde à mes projets de travesti, je résolus de ne pas me déguiser du tout. Maria, lorsque je voulus l’inviter au bal, me déclara qu’elle avait déjà un cavalier pour cette fête et qu’elle était même pourvue d’une carte d’entrée, et je vis, quelque peu déçu, que j’allais devoir m’y rendre seul. C’était le plus grand bal masqué de la saison, organisé tous les ans par les artistes à l’hôtel du Globe.

Durant ces journées, je ne vis Hermine que rarement, mais, à la veille du bal, elle vint chercher son billet que je m’étais procuré, et resta un long moment chez moi, paisiblement assise dans ma chambre ; c’est alors que nous eûmes une conversation qui me parut remarquable et me fit une impression profonde.

« En somme, tu vas très bien, dit-elle, la danse te ragaillardit. Qui ne t’a pas vu un mois te reconnaîtrait à peine.

— Oui, avouai-je, il y a des années que je ne me suis si bien senti. Tout cela grâce à toi, Hermine.

— Oh ! et pas à ta belle Maria ?

— Non. Elle aussi, c’est toi qui me l’as donnée. Elle est merveilleuse.

— Elle est la maîtresse qu’il te fallait, Loup des steppes. Jeune, jolie, joyeuse, grande artiste en amour, et pas toujours accessible. Si tu ne devais pas la partager avec d’autres, si elle n’était pas chez toi un hôte de passage, ça n’irait pas aussi bien. »

Oui, cela aussi, je devais l’admettre.

« Alors, maintenant, tu as tout ce qu’il te faut ?

— Non, Hermine, il n’en est pas ainsi. Je possède, il est vrai, quelque chose d’exquis et de charmant, une grande joie, une chère consolation. Je suis tout bonnement heureux…

— Eh bien, alors, que veux-tu de plus ?

— Je veux plus. Être heureux ne me suffit pas, je ne suis pas fait pour ça, ce n’est pas ma destinée. Ma destinée est le contraire.

— Quoi, être malheureux ? Eh bien, mais tu ne l’as donc pas été assez, malheureux, au temps où tu ne pouvais plus rentrer chez toi à cause du rasoir !

— Non, Hermine, c’est tout de même autre chose. D’accord, j’étais en ce temps-là très malheureux. Mais c’était un malheur stupide, stérile.

— Pourquoi ?

— Parce qu’autrement je n’aurais pas eu cette peur de la mort que pourtant je souhaitais. Le malheur qu’il me faut et dont j’ai soif est différent ; il est tel que j’en dois souffrir avec convoitise et mourir avec volupté. Voilà le malheur ou le bonheur que j’attends.

— Je comprends. En cela nous sommes frère et sœur. Mais qu’as-tu contre le bonheur que tu as trouvé avec Maria ? Pourquoi n’es-tu pas content ?

— Je n’ai rien contre ce bonheur, oh ! non : je l’aime, je lui suis reconnaissant. Il est beau comme une journée de soleil au milieu d’un été pluvieux. Mais je sens qu’il ne peut pas durer. Lui aussi est stérile. Il me rend content, mais le contentement n’est pas une nourriture pour moi. Il endort le loup des steppes, il le rassasie. Mais ce n’est pas un bonheur pour lequel on meurt.

— Il faut donc mourir, Loup des steppes ?

— Oui, je le crois. Je suis très content de mon bonheur, je puis encore le subir un bon moment. Seulement, quand il me donne une heure de répit pour prendre conscience, pour redevenir nostalgique, alors toute cette nostalgie tend non pas à garder toujours ce bonheur, mais à souffrir encore, en plus grand, en plus beau qu’autrefois. Je me consume du besoin d’une souffrance qui me rende prêt et désireux de mourir. »

Hermine me contempla tendrement avec le sombre regard qui, chez elle, apparaissait soudain. Quels yeux terribles et magnifiques ! Lentement, cherchant les paroles et les plaçant l’une à côté de l’autre, elle dit si bas que je dus faire un effort pour l’entendre :

« Je veux te dire quelque chose aujourd’hui, quelque chose que je sais depuis longtemps, et que tu sais aussi, sans peut-être l’avoir encore dit à toi-même. Je te dirai maintenant ce que je sais de toi et de moi et de notre destin. Toi, Harry, tu fus un artiste et un penseur, un homme plein de joie et de confiance, toujours sur les traces du grand et de l’éternel, jamais satisfait du médiocre et du gentil. Mais plus la vie t’a éveillé et donné la conscience de toi-même, plus grande est devenue ta peine ; t’enlisant de plus en plus, tu t’es enfoncé jusqu’au cou dans la souffrance, l’angoisse et le désespoir, et tout ce que jadis tu as connu, adoré, admiré de beau et de sacré, toute ta foi ancienne dans les hommes et dans notre destin élevé n’a pu t’aider, a perdu sa valeur, est tombée en ruine. Ta foi n’avait plus d’air pour respirer. Et l’asphyxie est une mort cruelle. Est-ce exact, Harry ? Est-ce bien ta destinée ? »

De la tête je fis oui, oui, oui.

« Tu avais en toi une image de la vie, une croyance, une exigence, tu étais prêt à des exploits, des souffrances, des sacrifices ; et puis, peu à peu, tu remarquas que le monde n’exigeait de toi aucun exploit et aucun sacrifice, que la vie n’est pas une épopée héroïque avec des rôles en vedette, mais une cuisine bourgeoise, où l’on se contente de boire et de manger, de prendre un café, de tricoter des bas, de jouer aux cartes et d’écouter la T.S.F. Et celui qui veut et qui a en lui autre chose : l’héroïque, le beau, l’adoration des grands poètes, la piété pour les saints, n’est qu’un imbécile et un don Quichotte. Bon. Et moi, mon ami, j’ai eu le même sort. J’étais une jeune fille bien douée, destinée à vivre en grand, à exiger de moi-même de grandes choses, à remplir de dignes missions. Je pouvais prendre sur moi une haute destinée, être la femme d’un roi, l’amante d’un révolutionnaire, la sœur d’un génie, la mère d’un martyr. Et la vie m’a tout juste permis de devenir une courtisane d’assez bon goût ; cela même ne m’a pas été facile. D’abord, j’ai désespéré, et, pendant longtemps, j’ai cherché la faute en moi-même. En fin de compte, pensais-je, c’est toujours la vie qui doit avoir raison, et, si elle s’est jouée de mes beaux rêves, eh bien, c’est qu’ils étaient bêtes et avaient tort. Mais cela ne me réconfortait pas. Et, comme j’avais de bons yeux et de bonnes oreilles et que j’étais un peu curieuse, j’observai exactement la vie – la soi-disant vie – je regardai mes amis, mes voisins, plus d’une cinquantaine d’êtres et de destins, et je vis, Harry, que mes rêves avaient eu raison, mille fois raison, comme les tiens. C’étaient la vie, la réalité qui avaient tort. Qu’une femme de mon espèce ne trouvât pas d’autre issue que de vieillir bêtement et misérablement devant une machine à écrire, au service d’un brasseur d’affaires, ou bien d’épouser ce brasseur pour son argent, ou encore de devenir une sorte de fille, c’était aussi peu juste que de trouver un homme comme toi, solitaire, désespéré, farouche, finalement acculé au rasoir. Chez moi, la misère était plutôt matérielle et morale, chez toi plutôt intellectuelle, mais le chemin était le même. Crois-tu que je ne puisse comprendre ta peur du fox-trot, ton horreur des bars et des dancings, ta résistance au jazz-band et à toutes ces insanités ? Je ne les comprends que trop, et aussi ton dégoût de la politique, ton horreur des bavardages et des agissements irresponsables des partis et de la presse, ton désespoir en face de la guerre, celle qui fut et celle qui viendra, en face de la façon dont on pense aujourd’hui, dont on lit, dont on construit, dont on fait de la musique, dont on célèbre les cérémonies, dont on fabrique l’instruction publique ! Tu as raison, Loup des steppes, tu as mille fois raison, et pourtant tu dois périr. Tu es bien trop exigeant et affamé pour ce monde moderne, simple, commode, content de si peu ; il te vomit, tu as pour lui une dimension de trop. Celui qui veut vivre en notre temps et qui veut jouir de sa vie ne doit pas être une créature comme toi ou moi. Pour celui qui veut de la musique au lieu de bruit, de la joie au lieu de plaisir, de l’âme au lieu d’argent, du travail au lieu de fabrication, de la passion au lieu d’amusettes, ce joli petit monde-là n’est pas une patrie… »

Elle fixa le plancher, songeuse.

« Hermine, m’exclamai-je tendrement, ma sœur, comme tu as de bons yeux ! Et c’est toi pourtant qui m’as appris le fox-trot ! Mais qu’entends-tu par là : que des êtres comme nous, avec une dimension de trop, ne peuvent vivre ici ? N’en est-il ainsi qu’aujourd’hui ? Ou bien en fut-il toujours de même ?

— Je ne sais pas. Pour ne pas porter atteinte à la dignité du monde, je veux croire que ce n’est que notre époque, que ce n’est qu’une maladie, un malheur momentané. Les leaders travaillent vaillamment et victorieusement à la prochaine guerre, et nous autres, entre-temps, nous dansons le fox-trot, gagnons de l’argent et croquons des pralinés… À une pareille époque, le monde ne saurait avoir un aspect plus digne. Espérons que des temps ont été meilleurs et le seront encore, oui, meilleurs, plus riches, plus profonds, plus vastes. Quant à nous, nous ne nous en trouverons ni bien ni mal. Et peut-être en a-t-il toujours été de même…

— Toujours comme maintenant ? Toujours un monde pour les politiciens, les profiteurs, les jouisseurs et les garçons de café, et pas d’air pour les êtres humains ?

— Eh ! oui, je n’en sais rien, personne ne le sait. D’ailleurs, n’est-ce pas la même chose ? Mon ami, je songe soudain à ton préféré, dont tu m’as souvent parlé et lu des lettres, à Mozart. Comment a-t-il vécu, lui ? Qui donc, en son temps, a gouverné le monde, empoché l’argent, donné le ton et conduit la foule : Mozart ou les faiseurs d’affaires ? Mozart ou les plats bonshommes à la douzaine ? Comment est-il mort et a-t-il été enterré ? Oui, je pense que peut-être il en fut et il en sera toujours ainsi, et que ce qu’ils appellent dans les écoles « histoire universelle », ce qu’il faut apprendre par cœur pour être instruit, ces lieux communs sur les héros, les génies, les belles actions et les grands sentiments, tout ça n’est que du truquage inventé par les maîtres d’école pour que l’enseignement existe et pour que les gosses fassent quelque chose pendant l’année scolaire. Il en fut toujours ainsi, il en sera toujours ainsi ; la puissance et l’argent, le temps et le monde appartiennent aux petits, aux mesquins, et les autres, les êtres humains véritables, n’ont rien. Rien que la mort.

— Pas autre chose ?

— Si, l’éternité.

— Tu entends par là le nom, la gloire pour la postérité ?

— Non, mon Loup, pas la gloire… A-t-elle donc de la valeur ? Et crois-tu que tous les hommes vraiment grands, vraiment accomplis, soient devenus célèbres et connus par la postérité ?

— Bien entendu, non.

— Donc, ce n’est pas la gloire. La gloire, ça n’existe que pour l’enseignement, c’est un truc des maîtres d’école. Ce n’est pas la gloire, oh ! non. Mais c’est ce que j’appelle éternité. Les croyants l’appellent royaume de Dieu. Il me semble à moi que nous autres, les exigeants, ceux qui ont une dimension de trop, ceux qui sont nostalgiques, ne pourrions pas vivre s’il n’y avait pas d’autre air à respirer que l’atmosphère de ce monde, si, en dehors du temps, il n’existait pas l’éternité : car c’est elle le domaine du vrai. C’est à elle qu’appartiennent la musique de Mozart et les vers de tes grands poètes, c’est à elle qu’appartiennent les saints, ceux qui ont fait des miracles, souffert le martyre et donné un grand exemple aux hommes. Et de même appartiennent à l’éternité l’image de toute action vraie, la puissance de tout sentiment réel, même si personne ne s’en doute, ne le voit, ne le fixe et ne le garde pour la postérité. Pour l’éternité, il n’y a pas de survivants, il n’y a que des contemporains.

— Tu as raison, dis-je.

— Les croyants, poursuivit-elle pensivement, en ont su quand même plus long que les autres. C’est pourquoi ils ont institué les saints et ce qu’ils appellent « la communion des saints ». Les saints, ce sont les vrais hommes, les jeunes frères du Christ. Toute notre vie, nous sommes en route vers eux, par chaque bonne action, par chaque courageuse pensée, par chaque amour. Jadis, les peintres anciens représentaient la communauté des saints dans un ciel doré, belle, paisible et radieuse ; ce n’est pas autre chose que ce que j’ai tout à l’heure nommé éternité. C’est le royaume qui est au-delà du temps et de l’apparence. C’est à lui que nous appartenons, c’est là qu’est notre patrie, c’est là que va notre cœur, Loup des steppes, et c’est pour cela que nous désirons la mort. Là-bas, tu retrouveras ton Goethe et ton Mozart et ton Novalis, et moi mes saints, saint Christophe, saint Philippe de Néri et les autres. Beaucoup de saints furent d’abord de grands pécheurs, car le péché peut être, lui aussi, une voie vers la sainteté, le péché et le vice. Tu vas te moquer de moi, mais je pense souvent que mon ami Pablo pourrait être, lui aussi, un saint caché. Ah ! Harry, nous devons passer par tant d’ordures et d’absurdités pour aller dans notre patrie ! Et nous n’avons personne qui nous conduise, notre seul guide est la nostalgie. »

Ces derniers mots, elle les avait murmurés tout bas, et la chambre était entrée dans un silence paisible ; le soleil se couchait et faisait miroiter les lettres d’or au dos des livres de ma bibliothèque. Je pris la tête d’Hermine dans mes mains, je la baisai au front et j’appuyai sa joue contre la mienne, fraternellement ; nous restâmes ainsi un long moment. J’aurais aimé demeurer ainsi et ne plus sortir ce soir. Mais, pour cette nuit, la dernière à la veille du grand bal, Maria s’était promise à moi.

En route pour mon rendez-vous, je ne pensais pas à Maria, mais seulement à ce que m’avait dit Hermine. Peut-être, me semblait-il, n’étaient-ce pas ses propres pensées, mais les miennes, que cette voyante avait lues et respirées et qu’elle me rendait moulées dans une autre forme, se dressant, nouvelles, devant moi. Ce dont je lui étais le plus reconnaissant à cette heure, c’était d’avoir exprimé l’idée de l’éternité. J’en avais besoin, de cette idée ; sans elle, je ne pouvais ni mourir, ni vivre. L’au-delà sacré, l’en-dehors du temps, le monde de la valeur éternelle, de l’essence divine m’avaient été rendus aujourd’hui par mon amie et ma maîtresse de danse. Je songeais à mon rêve sur Goethe, à la figure du vieux sage qui avait eu un rire inhumain et m’avait poursuivi de son immortelle raillerie. Maintenant seulement, je comprenais le rire de Goethe, le rire des immortels. Il était sans objet, ce rire, il n’était que lumière, que clarté, il était ce qui reste quand un homme véritable a passé par les vices, les souffrances, les erreurs, les passions et les malentendus des humains et qu’il est parvenu à l’éternel, à l’universel. Et l’éternité elle-même n’était pas autre chose que la délivrance du temps, que, peut-être, son retour à l’innocence, sa refonte en espace.

J’attendais Maria au restaurant où nous avions l’habitude de dîner les soirs que nous passions ensemble. J’étais assis dans la paisible petite auberge de banlieue, pensant encore à notre conversation. Toutes ces pensées surgies entre Hermine et moi m’apparaissaient familières, profondément connues, puisées à la source même de mon imagerie, de ma mythologie, la plus mienne. Les immortels, tels qu’ils vivent dans l’espace en dehors du temps, cristallisés en images, planant comme dans l’éther, dans l’éternité transparente, dans la gaieté glaciale, astrale, radieuse, de ce monde supraterrestre, où donc avais-je connu tout cela ? Je réfléchis et je me rappelai des passages des Cassations de Mozart, du Clavecin bien tempéré de Bach, et partout, dans cette musique, je crus voir briller la froide clarté astrale, la luminosité éthérée. Oui, c’était cela, cette musique était quelque chose comme du temps figé en espace, et, au-dessus d’elle planait infiniment une gaieté surhumaine, un rire éternel et divin. Oh ! oui, le vieux Goethe de mon rêve se plaçait bien là, lui aussi. Soudain, autour de moi, j’entendis ce rire insondable, j’écoutai rire les immortels. Ensorcelé, je demeurai là, je tirai mon crayon, cherchai du papier, trouvai la carte des vins, la retournai et griffonnai sur le côté blanc ces vers, que je retrouvai le lendemain dans ma poche. Les voici :

 

LES IMMORTELS

 

Encore et toujours, du fond des vallées terrestres,

Monte vers nous la fumée de la vie.

Misère farouche, abondance grisée,

Vapeurs sanglantes des orgies de bourreaux,

Agonies de luxure, désirs sans fin,

Mains d’assassins, mains d’usuriers, mains en prière,

Foule humaine flagellée par la peur et la volupté,

Puant la pourriture, suffocante et crue,

Respirant la félicité et la lubricité sauvage,

Se dévorant et se vomissant,

Accouchant de guerres et de beaux-arts,

Décorant d’illusions la maison en flammes,

Se tordant, se débauchant, se suicidant

À travers la foire de son monde enfantin

Qui pour chacun renaît des flots

Et pour chacun retombe en poussière.

Mais nous, nous nous retrouvâmes

Dans l’éther astral lumineux et glacé,

Ni hommes ni femmes, ni jeunes ni vieux,

Ne connaissant ni heures ni jours.

Vos péchés ainsi que vos angoisses,

Vos meurtres et vos misérables jouissances

Nous sont un spectacle comme les soleils tournoyants.

Chacun de nos jours est le plus long.

Calmes, souriant à votre vie pantelante,

Calmes, contemplant les astres qui se meuvent,

Nous respirons l’hiver de l’espace universel.

Nous sommes les amis du dragon céleste.

Immobile et froide est notre existence infinie,

Astral et glacé notre rire éternel.

 

Puis vint Maria, et, après un gai repas, j’allai avec elle dans notre chambrette. Ce soir-là, elle fut plus belle, plus ardente, plus fervente que jamais, et me fit goûter des jeux et des tendresses que je sentais être un suprême abandon.

« Maria, dis-je, tu es aujourd’hui prodigue comme une déesse. Ne nous tue pas tout à fait tous les deux, puisque, demain, c’est le bal masqué. Qui auras-tu pour cavalier ? J’ai bien peur, ma petite fleur chérie, que ce ne soit un prince de conte de fées et que tu ne te laisses enlever par lui pour ne jamais plus me revenir. Tu m’aimes aujourd’hui presque comme le font les bons amants qui se voient pour la dernière fois. »

Elle appuya ses lèvres tout contre mon oreille et murmura :

« Ne le dis pas, Harry. Chaque fois peut être la dernière. Quand Hermine te prendra, tu ne reviendras plus chez moi. Peut-être te prendra-t-elle demain ! »

Jamais je n’ai éprouvé plus intensément que cette nuit, à la veille du bal, la sensation caractéristique de ces jours, double émotion de douceur et d’amertume. Ce que je ressentais, c’était du bonheur : la beauté et l’abandon de Maria, la joie de goûter, de palper, de respirer mille sensualités fines et exquises, que j’avais appris à connaître si tard, en homme déjà vieillissant, le balancement sur une onde douce et berceuse de volupté. Et pourtant tout cela n’était que l’écorce : à l’intérieur, tout était signification, tension, destin, et, cependant que je m’occupais tendrement des adorables et touchantes babioles de l’amour, que je paraissais flotter dans un moelleux bonheur, je sentais en mon cœur mon destin se précipiter au galop, ventre à terre comme un cheval échappé, au-devant de l’abîme, au-devant de la chute, plein d’angoisse, de nostalgie, d’abandon à la mort. De même que, quelque temps auparavant, j’avais résisté, craintif et timide, à la douce légèreté de l’amour purement sensuel, de même que j’avais ressenti la peur de la beauté rieuse, prête à se donner, de Maria, j’éprouvais maintenant la peur de la mort – mais c’était une peur qui savait qu’elle deviendrait bientôt abandon et délivrance.

Pendant que nous nous abîmions silencieusement dans les jeux diligents de notre amour et que nous nous appartenions avec plus de ferveur que jamais, mon âme disait adieu à Maria, adieu à tout ce qu’elle avait signifié pour moi. Par elle j’avais appris à me confier, une fois encore avant la fin, aux jeux de la surface, à chercher les joies éphémères, à être animal et enfant dans l’innocence du sexe, état que je n’avais connu dans ma vie ancienne que dans des cas rares et exceptionnels, car le sexe et la vie des sens avaient presque toujours eu pour moi le goût amer de la faute, la saveur délicieuse, mais angoissante, du fruit défendu, dont un intellectuel doit savoir se garder. Maintenant, Hermine et Maria m’avaient montré ce jardin dans son innocence, j’avais été son hôte reconnaissant, mais il était temps pour moi d’aller plus loin, il faisait trop chaud et trop bon dans ce jardin. J’étais destiné à briguer encore le prix de la vie, à expier encore le péché infini de l’existence. Une vie facile, un amour facile – ce n’était pas pour moi.

Les allusions de mes amies me laissaient croire qu’on projetait pour le lendemain, au bal ou après le bal, des jouissances et des luxures extraordinaires. Peut-être était-ce la fin, peut-être Maria avait-elle raison avec son pressentiment, peut-être étions-nous étendus côte à côte pour la dernière fois, peut-être commençait-elle demain, la nouvelle marche au destin ? J’étais plein de nostalgie brûlante, de suffocante angoisse, et je me cramponnais sauvagement à Maria, je parcourais encore une fois, ardent et avide, les sentiers et les taillis de son jardin, je mordais une fois encore à pleine bouche dans le fruit savoureux du paradis.

*

Le sommeil manqué la nuit, je le rattrapai le lendemain dans la journée. Je rentrai à la maison le matin ; je pris un bain, puis, mortellement las, je tirai les rideaux de ma chambre pour faire la nuit ; je retrouvai, en me déshabillant, mes vers dans ma poche, me couchai, oubliai Maria, Hermine, mes vers et le bal masqué et dormis toute la journée. Le soir, lorsque je me levai, je ne me souvins qu’en me rasant que le bal commencerait dans une heure et que j’avais à me mettre en tenue de soirée. Je m’habillai de très bonne humeur et je sortis pour dîner.

C’était le premier bal masqué auquel j’allais prendre part. J’avais bien assisté autrefois à quelques-unes de ces fêtes ; je les avais même trouvées jolies, mais, ne sachant pas danser, je n’avais été qu’un spectateur, et l’enthousiasme avec lequel en parlaient les autres, l’impatience avec laquelle ils les attendaient, m’avaient toujours paru un peu comiques. Et voici qu’aujourd’hui le bal, pour moi aussi, était un événement que j’attendais ardemment et non sans angoisse. Comme je n’avais aucune dame à accompagner, je décidai de m’y rendre assez tard ; d’ailleurs Hermine elle-même me l’avait conseillé.

Ces derniers temps, je n’étais presque pas allé au cabaret du Casque d’acier, mon ancien refuge où les maris déçus passaient leurs soirées, sirotant leur vin et jouant aux célibataires ; il ne convenait plus au style de ma vie actuelle. Mais, ce soir, je m’y sentis entraîné tout naturellement. Dans cet état de joie et d’angoisse, de destin et d’adieu qui me dominait alors, toutes les stations et les plaques commémoratives de ma vie brillaient de l’éclat douloureusement beau du passé : c’est ainsi que je revoyais ce petit cabaret enfumé, dont j’avais été, il y avait de cela si peu de temps, un habitué, où le stupéfiant primitif d’une bouteille de vin avait suffi pour me faire regagner une nuit encore mon lit solitaire, pour m’aider à supporter la vie encore une journée. Depuis j’avais goûté à d’autres drogues, à des toxiques plus corsés, à des poisons plus prenants. J’entrai en souriant dans la vieille boîte, accueilli par le bonjour de la patronne et le hochement de tête des habitués silencieux. On m’apporta un poulet rôti qu’on me vanta, le jet clair du vin d’Alsace coula dans le verre bavarois ; les tables propres en bois blanc, les vieilles boiseries jaunes me regardaient avec bienveillance. Et, tandis que je buvais et que je mangeais, je sentais grandir en moi la sensation douce et douloureusement fervente de l’effeuillement et de l’adieu, d’un attachement jamais encore brisé, mais mûr pour la rupture, à tous les objets et à tous les endroits de ma vie ancienne. L’homme « moderne » appelle cela sentimentalité ; il n’aime plus les objets, pas même ce qu’il a de plus sacré, son automobile, qu’il espère échanger au plus tôt contre une meilleure marque. Cet homme moderne est chic, solide, sain, souple et froid, un type formidable qui fera magnifiquement ses preuves à la prochaine guerre. Moi je m’en moquais, je n’étais ni un moderne ni un ancien, j’étais en dehors du temps et je suivais le courant menant à la mort. Je n’avais rien contre la sentimentalité, j’étais heureux et reconnaissant d’éprouver encore en mon cœur brûlé quelque chose qui ressemblât à un sentiment. Je m’abandonnai donc aux souvenirs du vieux cabaret, à mon attachement aux vieilles chaises massives, à l’odeur de vin et de fumée, au reflet d’habitude, de chaleur, de simili-patrie que tout ceci avait pour moi. Il fait bon dire adieu, cela rend plus doux. J’aimais mon verre bavarois, mon siège dur, le goût frais du vin d’Alsace, mon intimité avec tout et tous dans ce lieu, les visages des buveurs rêveusement assoupis, des désenchantés dont j’avais été longtemps le frère. Ce que j’éprouvais là, c’étaient des sentimentalités bourgeoises, légèrement épicées de romantisme suranné de brasseries et de tavernes, relent d’adolescence, où le cabaret, le vin et le cigare étaient encore des fruits défendus, secrets et savoureux. Mais aucun Loup des steppes ne se levait pour montrer les dents et déchirer en lambeaux mes attendrissements. Je demeurais paisiblement assis au coin du feu du passé, devant la flamme mourante d’un astre déjà descendu.

Un marchand ambulant passa avec des marrons grillés, et je lui en achetai une poignée. Une vieille femme me tendit des fleurs, je lui pris une botte d’œillets que j’offris à la patronne. Ce ne fut qu’en payant, lorsque je portai la main, par habitude, à la poche de mon veston, que je m’aperçus de nouveau que j’étais en tenue de soirée. Bal masqué ! Hermine !

Mais il était encore trop tôt, je ne pouvais me décider déjà à me rendre au Globe. Je ressentais en outre, comme pour tous les amusements de ces derniers temps, bien des révoltes et des résistances ; une crainte d’entrer dans les grandes salles bruyantes et bondées, une timidité d’écolier devant l’atmosphère étrangère, la danse, le monde des noceurs.

En flânant je passai devant un cinéma, je vis des enseignes lumineuses et de gigantesques affiches coloriées ; je m’éloignai, je revins sur mes pas et finalement j’entrai. Je pourrais demeurer là bien tranquillement jusqu’à onze heures environ. Conduit par l’ouvreuse avec sa lanterne, je trébuchai dans la salle obscure, je me laissai tomber sur un siège et me trouvai tout à coup en plein dans l’Ancien Testament. Le film était un de ceux qu’on tourne à grands frais et avec force trucs soi-disant non pas pour gagner de l’argent, mais dans des buts sublimes et sacrés ; les maîtres de catéchisme y conduisent en matinée leurs élèves. On y représentait l’histoire de Moïse et des Israélites en Égypte avec ce grand déploiement d’hommes, de chevaux, de chameaux, de palais, de splendeurs pharaoniques et de tortures juives dans les sables brûlants du désert. Je vis Moïse, coiffé un peu à la manière de Walt Whitman, un magnifique Moïse de théâtre, marchant à grands pas devant les Juifs, appuyé sur son bâton, sombre et tragique. Je le vis prier Dieu au bord de la mer Rouge, et je vis la mer se diviser en laissant libre un chemin étroit entre les murs liquides (de quelle façon les cinéastes avaient réussi à réaliser ce prodige, c’est ce que se demandaient avec animation les premiers communiants conduits à ce film religieux par leurs pasteurs), je vis passer le prophète, suivi du peuple craintif, je vis surgir derrière eux les chars du pharaon, je vis les Égyptiens s’arrêter et hésiter au bord de la mer, je les vis s’y risquer hardiment et je vis enfin les flots engloutir le pharaon splendide, cuirassé d’or, et tous ses chars et guerriers, non sans me souvenir d’un admirable duo de Haendel, pour deux basses, où cet événement est magnifiquement glorifié. Ensuite, je vis le Moïse monter sur le Sinaï, sombre héros sur une sombre cime, et Jéhovah lui communiquer les dix commandements, avec le concours de l’orage, de la tempête et des signaux lumineux, cependant que son peuple indigne, entre-temps, dressait au pied du mont, le veau d’or et s’abandonnait à des distractions plutôt bruyantes. Il me paraissait bizarre et incroyable de contempler ainsi les histoires saintes, leurs héros et leurs miracles, qui avaient fait planer sur notre enfance les premières divinations vagues d’un monde surhumain ; il me semblait étrange de les voir jouer ainsi devant un public reconnaissant, qui croquait en silence ses cacahuètes : charmante petite saynète de la vente en gros de notre époque, de nos gigantesques soldes de civilisation. Seigneur mon Dieu ! pour éviter cette saleté, c’étaient non seulement les Égyptiens, mais les Juifs et tous les autres hommes qui eussent dû périr alors d’une mort violente et convenable, au lieu de cette petite mort sinistrement mesquine et bourgeoise dont nous mourons aujourd’hui. Allons, ça va !

Grâce au cinéma et à son influence, mes résistances secrètes, ma crainte inavouée du bal masqué n’avaient pas diminué, mais s’étaient désagréablement accrues, et je dus me donner une secousse en pensant à Hermine pour me forcer enfin à me rendre au Globe. Il était déjà tard, et le bal battait son plein ; dégrisé d’avance, je tombai, avant même d’avoir enlevé mon pardessus, au milieu d’un charivari de masques ; de tous côtés on me poussait et me pinçait familièrement, des femmes m’invitaient à leur offrir du champagne, des clowns me tapaient sur l’épaule en me tutoyant. Sans répondre à ces avances, je me fis péniblement un chemin à travers la foule jusqu’au vestiaire, et, lorsque je reçus mon numéro, je le cachai soigneusement dans ma poche, avec l’idée d’en faire bientôt usage, quand j’aurais assez de ce tohu-bohu.

La fête se déroulait dans tous les locaux du grand édifice ; on dansait dans toutes les salles, même au sous-sol ; les escaliers, les corridors étaient submergés de masques, de danses, de musique, de rires et de poursuites. Je me traînais, oppressé, à travers la mêlée, de l’orchestre nègre à la musique villageoise, de la grande salle rayonnante aux couloirs, aux salons, aux bars, aux buffets, aux cabarets. Les murs étaient couverts des toiles barbares et joyeuses des jeunes peintres. Toute la ville était là, artistes, journalistes, savants, hommes d’affaires et, bien entendu, le monde des noceurs. Dans un des orchestres, maître Pablo soufflait avec enthousiasme dans son tuyau nickelé ; en me reconnaissant, il me chanta à haute voix son bonjour. Bousculé par la foule, je me trouvai tantôt dans l’une, tantôt dans l’autre salle, remontant et redescendant les escaliers ; un couloir du sous-sol était transformé par les artistes en enfer, une bande de démons s’y démenaient comme des enragés. Timidement, je regardais à droite et à gauche, essayant de découvrir Hermine et Maria ; je fouillais partout, je m’efforçais en vain de pénétrer dans la salle principale, mais chaque fois je m’égarais ou devais lutter contre le courant de la foule. À minuit, je n’avais encore trouvé personne, et, bien que je n’eusse pas encore dansé, j’avais chaud, la tête me tournait, je me laissai tomber sur un siège. Je commandai du vin et je me dis que ces fêtes tapageuses n’étaient pas faites pour un vieux bonhomme comme moi. Résigné, je bus mon vin ; je fixais les dos et les bras nus des femmes, regardais passer les travestis grotesques, me laissais bousculer et renvoyais silencieusement les filles qui manifestaient l’envie de s’asseoir sur mes genoux ou de danser avec moi. « Vieux loup-garou ! » s’écria l’une d’elles, et elle avait raison. Je décidai de boire pour me donner du courage, mais le goût du vin me paraissait fade, c’est à peine si j’avalai le second verre. Peu à peu, je sentais le loup des steppes se dresser derrière moi et tirer la langue. Décidément, ça ne me valait rien, je n’étais pas chez moi ici. J’étais venu avec les meilleures intentions du monde, mais je ne pouvais me forcer à être gai, et toute cette joie bruyante alentour, ces rires et ce hourvari me semblaient affectés et stupides.

Ainsi, à une heure du matin, déçu et furieux, je jouai des coudes pour arriver au vestiaire, remettre mon pardessus et partir. C’était une défaite, une rechute du Loup des steppes qu’Hermine ne me pardonnerait pas. Mais je ne pouvais faire autrement. J’avais encore fouillé des yeux la foule dans l’espoir de trouver mes amies. En vain. Et voici que déjà l’employé du vestiaire tendait la main pour prendre mon numéro ; je me fouillai : le numéro était introuvable ! Nom d’un chien, il ne manquait plus que ça ! Plus d’une fois, au cours de mes pérégrinations moroses à travers les salles, au buffet, attablé devant le vin fade, j’avais mis la main dans ma poche, luttant contre le désir de partir, et j’avais palpé à travers l’étoffe la plaque ronde. Et maintenant elle n’y était plus. Tout était contre moi.

« Perdu ton numéro ? » demanda d’une voix perçante un petit diablotin rouge et jaune à côté de moi. « Tiens, camarade, je te donne le mien. » Et, tandis que je l’acceptais automatiquement et que je le retournai entre les doigts, le petit bonhomme avait déjà disparu.

Mais, lorsque je portai la plaque ronde à mes yeux pour lire le numéro, j’y vis au lieu d’un chiffre quelques lignes tracées d’une écriture fine. Je priai l’employé d’attendre et j’allai sous le lustre pour déchiffrer le griffonnage. En petites lettres papillonnantes, difficiles à lire, la plaque portait :

 

Cette nuit à partir de quatre heures Théâtre Magique

— seulement pour les fous —

L’entrée coûte la raison.

Pas pour tout le monde. Hermine est en enfer.

 

Comme une marionnette dont le metteur en scène, un instant, a perdu les fils, se ranime après un bref effondrement et une dégringolade, reprend sa place parmi les acteurs, danse et joue, je me lançai, attaché au fil magique, dans le brouhaha que je venais de fuir. Je l’avais abandonné, vieux, las et dégrisé, j’y retournai jeune, ardent et souple. Jamais un pécheur n’eut tant de hâte de retourner en enfer. Un instant auparavant, mes souliers vernis me serraient, l’air épais et parfumé me dégoûtait, la chaleur m’accablait ; maintenant, je volais, des ailes aux pieds, au rythme du one-step, à travers les salles, au-devant de l’enfer ; j’éprouvais le charme de l’atmosphère, je me laissais porter et bercer par la chaleur, la musique ondoyante, la griserie des couleurs, le parfum des épaules féminines, l’ivresse de la foule, le rire, le rythme, l’éclat de tous les yeux allumés. Une danseuse espagnole se jeta dans mes bras :

« Danse avec moi !

— Impossible, dis-je, on m’attend en enfer. Mais je veux bien te prendre un baiser. »

Les lèvres rouges sous le loup de dentelle se tendirent vers moi, et, dans le baiser, je reconnus Maria. Je l’enlaçai étroitement, sa bouche savoureuse s’épanouissait comme une rose mûre. Voici que nous dansions déjà, bouche à bouche, que nous dansions devant Pablo, amoureusement suspendu à son saxophone aux hurlements tendres ; son beau regard animal nous étreignait, radieux et à moitié absent. À peine avions-nous fait vingt pas que la musique cessa ; à contrecœur, je me détachai de Maria.

« J’aurais bien voulu danser une fois encore avec toi, dis-je, grisé par sa chaleur ; faisons quelques pas ensemble, Maria, je suis épris de ton beau bras, laisse-le-moi encore un instant. Mais, vois-tu, Hermine m’a appelé. Elle est en enfer.

— C’est ce que je pensais. Adieu, Harry. Je t’aimerai toujours. »

Le parfum épanoui et mûr de la rose sentait l’adieu, l’automne, le destin.

Je courus plus loin, à travers les longs corridors pleins de tendres enlacements ; je descendais les escaliers vers l’enfer. Là-bas, des lampes cruelles et tranchantes flamboyaient furieusement sur les murs noirs goudronnés, et l’orchestre endiablé jouait avec fièvre. Au bar, perché sur un tabouret, un bel adolescent sans masque, en frac, m’inspecta d’un bref regard moqueur. Serré contre le mur par le flot des danseurs – plus de vingt couples dansaient dans le couloir étroit –, je regardais toutes les femmes, avide et angoissé ; la plupart étaient encore masquées, certaines me souriaient, mais aucune n’était Hermine. Le bel adolescent me contemplait, railleur, du haut de son tabouret. « Pendant l’entracte prochain, pensai-je, elle m’abordera. » Mais la danse s’acheva sans qu’elle vînt.

Je passai au bar, coincé dans le fond du couloir étroit. Je me plaçai à côté du siège de l’adolescent et je commandai un verre de whisky. En buvant, je regardai le profil du jeune homme, il me paraissait charmant et familier comme une image d’un temps très lointain, comme un bijou précieux à travers le doux voile cendré du passé. Oh ! voici que je me rappelais : c’était Hermann, mon ami de jeunesse.

« Hermann ! » dis-je en hésitant.

Il sourit. « Harry ? M’as-tu trouvée ? »

C’était Hermine, coiffée à la garçonne et légèrement maquillée ; étrange et pâle, son visage spirituel émergeait du col blanc, ses mains paraissaient singulièrement petites au sortir des vastes manches du frac, ses pieds semblaient d’une mièvrerie bizarre dans les chaussettes noir et blanc sous le long pantalon noir.

« C’est dans ce costume, Hermine, que tu veux me rendre amoureux de toi ?

— Jusqu’ici, fit-elle, je n’ai rendu amoureuses que quelques femmes. Mais, à présent, c’est ton tour. Buvons d’abord un verre de champagne. »

C’est ce que nous fîmes, perchés sur nos tabourets, pendant que les danses se déroulaient devant nous et que se gonflait la musique ardente. Et, sans qu’Hermine parût se donner la moindre peine, j’en devins bientôt amoureux. Comme elle portait un vêtement d’homme, je ne pouvais danser avec elle, je ne pouvais me permettre aucune tentative, aucune caresse, et, tout en apparaissant dans son travesti masculin neutre et lointaine, elle m’entourait, par les regards, par les mots, par les gestes, de toutes les séductions de sa féminité. Sans même l’avoir effleurée, je me soumettais à son charme, et ce charme demeurait celui de son rôle, restait hermaphrodite, car elle s’entretenait avec moi d’Hermann et de l’enfance, de la mienne et de la sienne, de ces années, avant la puberté, où la jeune puissance amoureuse n’embrasse pas seulement les deux sexes, mais tout et tous, l’esprit et les sens, prêtant à tout un charme d’amour et la féerique faculté de transmutation qui ne revient à un âge plus tardif qu’aux élus et aux poètes. Elle jouait le jeune homme à la perfection, fumait des cigarettes, causait avec grâce et esprit, parfois avec une légère causticité, mais tout était pénétré par Éros, tout se transformait, s’acheminant vers mes sens, en une exquise séduction.

Comme j’avais cru bien connaître Hermine, et comme cette nuit-là, elle se révélait totalement neuve ! Avec quelle douceur, sans que je m’en aperçusse, elle resserrait autour de moi les mailles du filet convoité, avec quelle fascination de sirène elle me distillait l’exquis poison !

Nous restions là à bavarder et à boire du champagne. Nous flânions à travers les salles en explorateurs aventureux, découvrant des couples dont nous observions les agaceries amoureuses. Elle me faisait danser avec telle ou telle femme, me donnant des conseils sur les moyens de séduction à employer avec l’une ou l’autre. Nous nous posions en rivaux, faisions les yeux doux, pendant quelque temps, à la même femme, dansions tour à tour avec elle, cherchions tous les deux à la gagner. Et cependant tout cela n’était qu’un jeu masqué, une passe d’armes entre nous deux qui nous liait l’un à l’autre, nous incendiait l’un pour l’autre. Tout était jeu, symbole, conte de fées, avec un sens, une dimension de plus. Nous vîmes une jolie femme qui avait l’air un peu souffrante et triste ; Hermann dansa avec elle, la fit s’épanouir, l’emmena sous une tonnelle et me conta plus tard qu’il l’avait conquise non pas en homme, mais en femme, par le charme de Lesbos. Peu à peu, toute cette maison sonore pleine de salles dansantes avec sa foule de masques délirants me devint un paradis affolé : je butinais de fleur en fleur, je tâtais en jouant fruit sur fruit ; des serpents, dans l’ombre verte des palmiers, me jetaient des regards tentateurs ; des fleurs de lotus émergeaient, fantomatiques, des marais noirs ; des oiseaux magiques appelaient dans les branchages, et cependant tout ne me conduisait que vers un seul but convoité, tout me chargeait de langueur et de nostalgie vers l’unique. Une fois je dansai avec une inconnue, ardemment, fervemment ; je l’entraînai dans l’ivresse et le tourbillon, et, tandis que nous planions dans l’irréel, elle dit soudain, en éclatant de rire : « Dis donc, on ne te reconnaît plus. Tout à l’heure tu étais si bête et si embêtant ! » Je reconnus celle qui m’avait jeté il y avait quelques heures : « Vieux loup-garou ! » Elle croyait déjà me tenir, mais je dansai la prochaine danse avec une autre, je m’enflammai pour une femme nouvelle. Je dansai deux heures et au-delà, toutes les danses, même celles que je n’avais jamais apprises. Hermann, l’adolescent souriant, surgissait près de moi, me faisait un signe et disparaissait à nouveau.

Cette nuit, au bal, il me fut donné d’éprouver une sensation que j’avais ignorée pendant cinquante ans, bien que tout étudiant, toute midinette la connussent : la sensation de la fête, la griserie de la fraternité en liesse, la fusion mystérieuse de l’individu avec la foule, l’Union Mystique de la joie. J’en avais souvent entendu parler ; chaque femme de chambre l’avait ressentie fréquemment ; j’avais vu briller les yeux de celui qui en parlait et j’avais eu un sourire moitié envieux, moitié supérieur. Ce rayonnement dans le regard enivré d’un homme enlevé à lui-même, affranchi de sa personnalité, ce sourire et cet abandon à moitié dément de celui qui se noie dans la griserie de la communauté, je l’avais vu des centaines de fois en des exemples nobles et vulgaires, matelots et troupiers soûls, grands artistes dans l’enthousiasme des représentations extraordinaires, jeunes soldats partant pour la guerre ; tout dernièrement encore, j’avais admiré, aimé, raillé et envié ce rayonnement et ce sourire du bienheureux ravi à lui-même sur le visage de mon ami Pablo, suspendu, dans l’ivresse de la musique, à son cher saxophone, ou contemplant, extatique, le chef d’orchestre, le tambour, l’homme au banjo. Ce sourire, ce rayonnement enfantin, avais-je songé parfois, n’étaient possibles qu’aux êtres jeunes ou aux peuples qui ne possédaient pas encore une individualisation et une différenciation puissante.

Mais, aujourd’hui, en cette nuit bénie, moi, le Loup des steppes Harry, j’irradiais ce sourire, je nageais moi-même dans ce bonheur profond, féerique, enfantin, je respirais ce rêve grisant de fusion, de musique, de rythme, de vin et de volupté, dont j’avais si souvent entendu l’éloge sur les lèvres de quelque étudiant, avec une grimace de raillerie et de lamentable supériorité. Je n’étais plus moi, ma personnalité s’était dissoute dans la fête comme le sel dans l’eau. Je dansais avec celle-là ou celle-ci, mais ce n’était pas elle seulement que je tenais dans mes bras, dont les cheveux m’effleuraient, dont le parfum me captivait, c’étaient toutes, toutes les autres femmes qui flottaient dans la même salle, la même musique, la même danse, et dont les visages radieux se balançaient devant moi, pareils à de grandes fleurs fantastiques ; toutes m’appartenaient, j’appartenais à toutes ; nous participions tous les uns des autres. Les hommes, eux aussi, en faisaient partie, j’étais en eux, ils ne m’étaient pas étrangers ; leur sourire était le mien, leur ardeur la mienne, mon ardeur la leur.

Une nouvelle danse, un fox-trot, intitulé Yearning, avait conquis le monde cette saison. Ce Yearning était joué et redemandé sans cesse, nous en étions pénétrés, grisés, nous en chantions tous la mélodie. Je dansais sans interruption avec chaque femme qui me tombait sous la main, avec de toutes jeunes filles, des jeunes femmes épanouies, des femmes mûres, automnales, douloureusement effeuillées ; épris de toutes, rieur, heureux, radieux. Et, lorsque Pablo me vit rayonner ainsi, moi qu’il avait toujours vu comme un pauvre diable bien à plaindre, ses yeux brillèrent d’un feu extatique, il grimpa avec enthousiasme sur sa chaise et s’attaqua violemment à son instrument ; debout sur son siège, soufflant à pleine bouche dans le saxophone, il se balançait avec son instrument, fou et heureux au rythme du Yearning ; et ma danseuse et moi nous lui jetions des baisers et chantions nous aussi à haute voix. « Ah ! pensais-je en reprenant haleine, qu’importe maintenant ce qui m’arrivera, puisque moi aussi, fût-ce une fois, j’ai été heureux, rayonnant, délivré de moi-même, un enfant, un frère de Pablo. »

J’avais perdu la notion du temps, je ne sais combien d’heures ou d’instants dura cette grisante félicité. Je ne remarquais pas que plus la fête devenait ardente, plus elle se concentrait en un espace étroit. La plupart des invités étaient déjà partis, le silence régnait dans les couloirs, de nombreuses lumières étaient éteintes, l’escalier ressemblait à un cimetière ; au second étage, les orchestres, l’un après l’autre, se taisaient et s’en allaient ; seulement dans la grande salle et en bas, en enfer, le tumulte flamboyant faisait fureur, s’embrasant et nous embrasant de plus en plus. Comme je ne pouvais danser avec Hermine, l’adolescent, nous ne nous étions plus rencontrés et fait signe qu’en passant, dans l’intervalle des danses ; à la fin, elle avait complètement disparu non seulement de mon champ de vision, mais de mes pensées. Il n’y avait plus de pensées. Je nageais, dissous, dans le délire dansant, effleuré de parfums, de sons, de soupirs, de mots, caressé de regards, allumé, entouré de visages, de lèvres, de joues, de bras, de genoux, de seins, lancé et rejeté comme une vague au rythme de la musique.

Soudain, me réveillant à moitié pour un instant, j’aperçus parmi les derniers invités qui emplissaient la petite salle, la dernière où résonnait encore la musique, une Pierrette noire au loup blanc, une belle fille fraîche, la seule qui portât encore un masque sur son visage, silhouette adorable que je n’avais pas vue une seule fois au cours de la nuit. Tandis que toutes les autres portaient la marque de l’heure tardive, avec leurs visages rouges et échauffés, leurs vêtements froissés, leurs cols et leurs volants fanés, la Pierrette noire, elle, se dressait neuve et fraîche avec son visage blanc sous le masque ; son costume ne faisait pas un seul pli, avec sa collerette intacte, ses manchettes de dentelles coquettes et sa coiffure lisse. Je me sentis attiré vers elle, je l’enlaçai, l’entraînai dans la danse. Son parfum m’embaumait, sa collerette me chatouillait le menton, ses cheveux effleuraient ma joue, son jeune corps souple allait au-devant-de mes mouvements, plus tendrement et plus intimement que celui de toutes les autres danseuses de cette nuit ; il les fuyait, les tentait, les appelait en jouant à de nouveaux contacts. Et, soudain, lorsque je me penchai en dansant pour chercher ses lèvres, sa bouche sourit, railleuse et familière, et je reconnus avec bonheur le menton ferme, les épaules, les coudes, les mains. C’était Hermine, et non plus Hermann, rhabillée, recoiffée, fraîche, légèrement poudrée et parfumée. Nos lèvres se rencontrèrent ardemment ; un instant, tout son corps, jusqu’aux genoux, se serra contre moi avec abandon et désir, puis elle détacha sa bouche et dansa en s’écartant, tout à coup réservée. Quand la musique cessa, nous restâmes debout, enlacés, tous les couples enflammés autour de nous applaudissaient, tapaient des pieds, hurlaient, excitaient l’orchestre épuisé à répéter Yearning. Et tous, subitement, nous sentîmes le matin, vîmes la lueur blême derrière les rideaux, pressentîmes la fin prochaine de la joie, devinâmes la lassitude approchante et nous jetâmes une dernière fois en éclatant de rire, aveuglément, désespérément, dans la danse, la musique, la lumière ; nous nous hâtâmes furieusement, couple contre couple, au rythme de la chanson, nous sentîmes encore, pris d’extase, le flot immense nous submerger. Dans cette danse, Hermine abdiqua sa supériorité, sa raillerie, sa froideur – elle savait qu’il ne lui restait plus rien à faire pour me rendre amoureux. Je lui appartenais. Et elle se donnait dans la danse, le regard, le sourire, le baiser. Toutes les femmes de cette nuit enfiévrée, toutes celles avec qui j’avais dansé, toutes celles que j’avais suivies d’un regard d’amour, s’étaient fondues en une seule qui s’épanouissait dans mes bras.

Cette dernière danse dura longtemps. Deux fois, trois fois, la musique s’interrompit, le pianiste se détourna de son piano, le joueur de violon, refusant de continuer, hocha la tête, mais, à chaque fois, ils furent pris à nouveau par l’ivresse suppliante des danseurs ; ils jouèrent encore, violemment, farouchement. Puis – nous étions encore enlacés, respirant avec peine après la dernière danse dévorante – le dessus du piano s’abaissa avec un claquement sourd, nos bras tombèrent, las comme ceux des musiciens, le flûtiste, en clignotant, glissa sa flûte dans l’étui, des portes s’ouvrirent, l’air froid envahit la salle, des garçons parurent avec des pardessus, et le serveur du bar éteignit l’électricité. Frissonnant comme des fantômes blêmes, les derniers danseurs, qui venaient encore de brûler d’une telle flamme, s’enveloppaient dans leurs manteaux, relevaient leurs cols, fuyaient. Hermine demeurait pâle, mais souriante. Lentement, elle leva les bras et lissa ses cheveux ; son aisselle brilla à la lumière, une ombre fine, infiniment douce, partait de là vers la gorge cachée, et cette petite ligne ombrée et fuyante me paraissait concentrer, comme un sourire, tout son charme, tous les jeux et les possibilités de son beau corps.

Nous restions debout à nous regarder, les derniers dans la salle, les derniers dans la maison. En bas, j’entendis claquer une porte, se briser une vitre, se perdre un ricanement, mêlé au bruit hâtif et hostile des autos démarrant. Quelque part, sur des hauteurs et dans des lointains indéfinissables, j’entendis résonner un rire, indiciblement clair et joyeux et cependant étranger et effrayant, un rire de cristal et de glace, lumineux et splendide, mais impitoyable et froid. Où donc avais-je entendu ce rire étrange ? Je ne pouvais me le rappeler.

Nous restions debout, tous deux, à nous regarder. L’espace d’un instant, je me réveillai et me dégrisai, je sentis tomber sur moi, pesante, une lassitude inouïe, je sentis le contact dégoûtamment tiède et humide des vêtements trempés de sueur, je vis mes mains rouges et gonflées de veines sortir des manchettes salies et chiffonnées, mais, sur-le-champ cette sensation disparut, un regard d’Hermine l’éteignit. Sous son regard, d’où mon âme à moi semblait me contempler, toute réalité s’effondra, même celle de mon désir charnel. Ensorcelés, nous nous regardions, ma pauvre petite âme me regardait.

« Tu es prêt ? » demanda Hermine, et son sourire s’évanouit comme s’était évanouie l’ombre au-dessus de sa gorge. Haut et loin, ce rire singulier se perdit dans les espaces inconnus.

Je fis un signe affirmatif. Oh ! oui, j’étais prêt.

Sur le seuil apparut Pablo, le musicien, en nous lançant un regard éclatant de ses yeux joyeux, qui étaient, au fond, des yeux d’animal ; mais les yeux des animaux sont toujours graves, et les siens, au contraire, riaient sans cesse, et ce rire en faisait des yeux humains. Il nous fit signe avec toute son amicale cordialité. Il avait mis un veston d’intérieur en soie bariolée ; au-dessus des revers rouges, le col chiffonné de sa chemise et son visage livide et fatigué paraissait singulièrement blême, mais les yeux noirs radieux effaçaient même la réalité, ensorcelaient eux aussi.

Nous le suivîmes ; devant la porte, il me dit tout bas : « Frère Harry, je vous invite à une petite représentation. Seuls les fous sont admis, l’entrée coûte la raison. Êtes-vous prêt ? » De nouveau je fis un signe affirmatif.

Brave garçon ! Doucement et tendrement, il nous prit par le bras, Hermine à droite, moi à gauche, et nous conduisit, le long d’un escalier, dans une petite pièce ronde, illuminée par en haut d’une lueur bleuâtre et meublée seulement d’une petite table ronde et de trois fauteuils dans lesquels nous nous installâmes.

Où étions-nous ? Dormais-je ? Étais-je chez moi ? En voiture ? En voyage ? Non, je me trouvais dans une pièce ronde illuminée d’une lueur bleuâtre, dans une atmosphère raréfiée, dans une couche de plus en plus rare de réalité. Pourquoi Hermine était-elle si pâle ? Pourquoi Pablo parlait-il tant ? N’était-ce pas moi, peut-être, qui le faisais parler, qui parlais en lui ? Du fond de ses yeux noirs, n’était-ce pas mon âme à moi qui me regardait, oiseau sauvage égaré, comme du fond des yeux gris d’Hermine ?

L’ami Pablo nous contemplait avec toute sa bienveillance aimable et un peu cérémonieuse, et parlait, parlait longuement. Lui, que je n’avais jamais entendu dire une phrase qui se tînt debout, lui que n’intéressaient aucune théorie, aucune discussion, lui que j’avais à peine cru capable de penser, parlait maintenant de sa bonne voix chaude, sans hésitations et sans incorrections.

« Mes amis, je vous ai invités à une représentation à laquelle Harry rêve depuis longtemps. Il est tard, et nous sommes probablement tous fatigués. Nous allons donc d’abord nous reposer un peu et nous rafraîchir. »

Il tira d’un placard trois petits verres et un flacon bizarre, prit une boîte exotique en bois peint, emplit les trois verres, tira de la boîte trois cigarettes jaunes, longues et minces, chercha des allumettes dans la poche de son veston de soie et nous offrit du feu. Chacun de nous, renversé dans son fauteuil, fumait lentement sa cigarette, dont la fumée était épaisse comme l’encens, et buvait à petites gorgées lentes le liquide âcre et doux, d’un goût infiniment étrange et jamais connu ; il agissait, en effet, d’une façon extraordinairement vivifiante et rafraîchissante, comme si l’on s’emplissait de gaz et ne sentait plus son poids. C’est ainsi que nous restions assis, fumant à petits traits, nous reposant, sirotant notre boisson, nous sentant devenir heureux et légers. Pablo, pendant ce temps, parlait de sa voix chaude et légèrement assourdie :

« Ce m’est un plaisir, mon cher Harry, de pouvoir aujourd’hui vous donner l’hospitalité. Souvent, vous avez été las de votre vie, vous cherchiez à en sortir, n’est-ce pas ? Vous désirez quitter ce temps, ce monde, ce réel, pour pénétrer dans une autre réalité plus conforme à vous-même, dans un monde en dehors du temps. Faites-le, cher ami, je vous y invite. Vous savez que ce que vous cherchez, c’est l’univers de votre âme à vous. Ce n’est qu’en votre for intérieur que réside ce que vous souhaitez. Je ne puis rien vous donner qui n’existe déjà en vous-même, ni vous ouvrir une autre galerie d’images que celle de votre âme. Je ne puis vous offrir que l’occasion, l’impulsion, la clef. Je vous aide à visualiser votre propre monde, c’est tout. »

Il tira de son veston bariolé un petit miroir de poche.

« Voyez : c’est ainsi que jusqu’à présent vous vous êtes vu vous-même. »

Il porta le miroir à mes yeux, et je vis, confuse et nébuleuse, une image sinistre, mue par sa propre force, grouillant et fermentant violemment en elle-même : moi, Harry Haller, et à l’intérieur de ce Harry, le Loup des steppes, beau loup farouche, mais égaré et craintif, les yeux allumés d’une lueur tantôt triste, tantôt cruelle, et cette figure fauve s’agitait d’un mouvement incessant à travers Harry, comme dans un torrent coule et roule un affluent d’une autre couleur, luttant, souffrant, se dévorant l’un l’autre, plein du désir irréalisé de se mouler dans une forme définitive. Triste, infiniment triste, le loup ondoyant, à moitié formé, me regardait de ses beaux yeux farouches.

« C’est ainsi que vous vous êtes vu vous-même », répéta doucement Pablo, en remettant le miroir dans sa poche. Plein de gratitude, je fermai les yeux et avalai une gorgée de l’élixir.

« Maintenant, nous sommes reposés, dit Pablo, nous avons repris des forces et bavardé un peu. Si vous ne vous sentez plus las, je vais vous emmener dans ma boîte magique et vous montrer mon petit théâtre. Voulez-vous ? »

Nous nous levâmes, Pablo nous précéda en souriant, ouvrit une porte, tira un rideau, et nous nous trouvâmes dans le couloir central d’un théâtre en hémicycle, autour duquel un nombre inouï de portes étroites conduisait aux loges.

« Voilà notre théâtre, expliqua Pablo, il est amusant, j’espère que vous rirez bien. » Là-dessus, il éclata de rire, quelques notes seulement, mais qui me transpercèrent comme des flèches aiguës ; c’était le rire lointain et singulier que j’avais entendu déjà.

« Mon petit théâtre a autant de loges que vous le désirez, dix, cent, mille, et derrière chaque porte vous attend ce que vous cherchez. C’est une belle galerie de peintures, cher ami, mais cela ne servirait à rien de la parcourir dans l’état où vous êtes. Vous seriez aveuglé et entravé par ce que vous êtes accoutumé d’appeler votre personnalité. Vous avez sans doute deviné depuis longtemps que la délivrance du temps, l’affranchissement de la réalité, et tous les autres noms que vous pouvez donner à votre nostalgie ne signifient en somme que le désir de dépouiller votre soi-disant personnalité. Elle est la prison où vous demeurez. Et, si vous entriez au théâtre tel que vous êtes, vous verriez tout avec les yeux de Harry, à travers les vieilles lunettes du Loup des steppes. Par conséquent, vous êtes invité à vous défaire de ces lunettes et à bien vouloir déposer cette estimable personnalité au vestiaire, où elle sera, sur demande et à n’importe quel moment, remise à votre disposition. La jolie petite soirée dansante que vous avez derrière vous, le Traité du Loup des steppes, et finalement le léger stimulant que nous venons de prendre, vous ont, je l’espère, préparé suffisamment. Vous, Harry, après vous être débarrassé de votre respectable personnalité, vous aurez à votre disposition le côté gauche du théâtre ; vous, Hermine, le côté droit ; à l’intérieur, vous pourrez vous rencontrer à votre aise. S’il te plaît, Hermine, retire-toi un moment derrière le rideau, je voudrais d’abord introduire Harry. »

Hermine disparut à droite, en passant devant une glace gigantesque, qui couvrait le mur du sol au plafond.

« C’est fait ; Harry, venez et soyez de très bonne humeur. Le but de toute cette organisation est de vous enseigner à rire – j’espère que vous ne me rendrez pas la tâche difficile, vous vous sentez bien ? Vous n’avez pas peur ? Très bien. Entrez maintenant, sans crainte et de bon cœur, dans le monde des fictions, et je vous y introduirai, comme c’est l’usage, par un petit suicide fictif. »

Il tira le petit miroir de sa poche et le porta à mes yeux. Je vis encore le Harry nébuleux, enchevêtré, traversé par le loup en lutte – image familière mais antipathique, dont la destruction m’importait fort peu.

« Vous-même, cher ami, effacerez maintenant ce reflet de miroir dont vous pouvez présentement vous passer : plus n’en est besoin. Il suffit, si votre humeur vous le permet, de contempler cette image avec un rire sincère. Vous êtes à l’école de l’humour, vous devez apprendre à rire. Eh bien, tout humour un peu élevé commence par cesser de prendre au sérieux sa propre personne. »

Je regardai fermement le miroir, où le Loup Harry exécutait ses contorsions. Un instant, tout au fond de moi-même, je sentis un frémissement, bref mais douloureux, comme un souvenir, une nostalgie, un remords. Puis l’oppression légère fit place à une sensation nouvelle, pareille à celle qu’on éprouve quand on vous arrache une dent d’une mâchoire anesthésiée par la cocaïne : sensation de soulagement, d’apaisement profond et, en même temps, d’étonnement, de n’avoir pas plus souffert. À cette sensation se joignit une fraîche hilarité à laquelle je ne résistai pas, et j’éclatai d’un rire de délivrance.

Le morne reflet dans le miroir frémit et s’effaça, la petite surface ronde parut soudain brûlée, rugueuse, grise, sans transparence. En riant, Pablo rejeta le débris, qui se perdit en roulant sur le sol du couloir sans fin.

« Bien ri, s’écria Pablo, tu apprendras encore à rire comme les immortels. Enfin, tu as assassiné le Loup des steppes. Ce n’est pas avec un rasoir qu’on peut faire ça. Il faut maintenant qu’il reste mort ! Tout de suite tu vas pouvoir quitter la réalité stupide. À la première occasion nous nous tutoierons, mon cher ; tu ne m’as jamais plu autant. Et, si tu y attaches encore du prix, nous pourrons philosopher et discuter ensemble, parler tant que tu voudras de Mozart et de la musique et de Gluck et de Platon et de Goethe. Tu comprendras pourquoi, jusqu’à présent, c’était impossible. Espérons que, pour aujourd’hui, tu es délivré de ton Loup des steppes. Car, bien entendu, ton suicide n’est pas définitif ; nous sommes ici dans un théâtre magique, tout y est images, il n’y a pas de réalités. Trouves-en de belles et de joyeuses et montre que tu n’es plus amoureux de ta personnalité problématique. Cependant, si tu désirais la reprendre, tu n’aurais qu’à te regarder dans la glace que je vais maintenant te montrer. Mais tu connais le bon vieux proverbe allemand : mieux vaut un miroir en poche que deux sur le mur. Haha ! (Il éclata de nouveau de ce rire effrayant et magnifique) – Là, il ne reste plus maintenant qu’à passer par une drôle de petite cérémonie. Tu as rejeté toute ta personnalité, à présent viens et regarde-toi dans un vrai miroir. Cela t’amusera. »

Avec des éclats de rire et de petites caresses comiques, il m’obligea à me retourner, me plaçant en face de la grande glace murale. C’est là que je m’aperçus.

Je vis, l’espace d’un très court instant, le Harry familier, mais avec, cette fois, un visage extraordinairement gai, rieur, illuminé. Mais à peine l’avais-je reconnu qu’il se dissipa, tandis que s’en détachait une deuxième figure, une troisième, une dixième, une vingtième, et bientôt toute la glace gigantesque grouilla de demi-Harrys, de fractions de Harry, d’innombrables Harrys dont j’apercevais et reconnaissais chacun avec une rapidité d’éclair. Quelques-uns étaient de mon âge, d’autres plus âgés, d’autres encore étaient des vieillards, certains des adolescents, des garçonnets, des écoliers, des gosses, des bébés. Des Harrys de vingt ans et de cinquante ans, de cinq et de trente, graves et gais, dignes et ridicules, élégants et loqueteux, et même tout nus, imberbes et bouclés, couraient et sautaient tous ensemble, et tous étaient moi ; en un clin d’œil, chacun était aperçu, reconnu, disparu ; ils s’éparpillaient de tous côtés, à droite, à gauche, en dehors du miroir. L’un d’eux, jeune homme élégant, se jeta en riant dans les bras de Pablo, l’embrassa et s’enfuit avec lui. Un autre qui me plaisait tout particulièrement, un charmant éphèbe de seize ou dix-sept ans, s’élança comme un éclair dans le corridor, lut avidement les enseignes sur toutes les portes ; je le suivis en courant, il s’arrêta devant l’une sur laquelle je lus les mots :

 

Toutes les femmes sont à toi !

Jette un franc dans la fente

 

Le cher enfant fit un bond, et, la tête la première, se rua lui-même dans la fente et disparut.

Pablo, lui aussi, s’était évaporé, ainsi que le miroir avec ses innombrables Harrys. Je sentis que désormais j’étais livré au théâtre et à moi-même, et j’allai curieusement de porte en porte, lisant sur chacune une enseigne, une tentation, une promesse.

L’enseigne

 

Tous à la curée joyeuse !

Partie de chasse en automobile

 

me tenta, j’ouvris la porte étroite et j’entrai.

Aussitôt, je fus entraîné dans un monde bruyant et agité. Des automobiles, blindées pour la plupart, parcouraient les rues et poursuivaient les passants, les acculant aux murs des maisons, les réduisant en bouillie. Je compris immédiatement : c’était la lutte entre les hommes et les machines, depuis longtemps préparée, redoutée, attendue, et finalement éclatée. Partout traînaient des morts, des cadavres broyés, des voitures mutilées, fracassées, à moitié pulvérisées ; aux fenêtres et sur les toits, des fusils et des mitrailleuses tiraient sur les avions qui survolaient ce chaos sinistre. Des affiches féroces, magnifiquement sanglantes, placardées sur tous les murs, appelaient la nation, en lettres gigantesques, flamboyantes comme des torches, à prendre enfin la défense des hommes contre les machines, à massacrer les riches grassouillets, élégants, parfumés, qui faisaient crever les autres à l’aide de leurs engins, à les exterminer, eux et leurs belles voitures grouillant sur les routes et écrabouillant les pauvres gens, à incendier les usines, à nettoyer et à dépeupler enfin la terre polluée pour y faire repousser un peu d’herbe et transformer le monde de poussière et de ciment en quelque chose qui ressemblât à une forêt, une prairie, une steppe, un torrent, un marais. D’autres affiches, par contre, merveilleusement peintes, admirablement stylisées, avec des nuances plus fines et moins primitives, avertissaient en termes judicieux tous les gens raisonnables et possédant quelque avoir du danger de l’anarchie chaotique ; elles énonçaient avec une émotion attendrissante les bienfaits de l’ordre, du travail, de la propriété, de la culture, du droit, et célébraient les machines comme l’ultime et suprême invention des hommes, grâce à laquelle ils deviendraient des dieux. Pensif et admiratif, je lisais les affiches, les rouges et les vertes, et leur éloquence incendiaire, leur impitoyable logique me faisaient une prodigieuse impression ; elles avaient raison, et je relisais les unes et les autres, profondément convaincu, mais quelque peu importuné par les coups de fusil qui éclataient à proximité. En tout cas, c’était clair : la guerre, une guerre violente, racée et infiniment sympathique, où il ne s’agissait plus de kaiser, de république, de frontières, de drapeaux, de couleurs et autres fichaises théâtrales et décoratives, mais où tous ceux qui n’avaient plus d’air pour respirer, qui n’avaient plus goût à la vie, extériorisaient violemment leur irritation et s’associaient à la destruction générale de ce monde verni et civilisé. Je voyais flamboyer dans tous les yeux la joie franche de détruire et d’assassiner, et je sentais s’épanouir en moi, en éclatant de rire, ces fleurs rouges, charnues et féroces. Joyeusement, je me jetai dans la lutte.

Mais le plus beau de tout cela, c’est que, tout à coup, je vis surgir auprès de moi mon camarade Gustave, perdu de vue depuis des dizaines d’années, jadis le plus fort, le plus belliqueux, le plus vivant de mes amis d’enfance. Mon cœur se dilata de joie quand je le vis cligner de ses yeux bleu clair. Il me fit signe et j’accourus avec empressement.

« Mon vieux Gustave, m’écriai-je, heureux, enfin, on te revoit ! Qu’es-tu devenu ? »

Il eut un petit rire rageur, exactement comme quand il était gosse.

« Idiot, à quoi bon tout de suite ces questions et ce bavardage ? Puisque tu tiens à le savoir, je t’annonce que je suis professeur de théologie, mais, Dieu merci, il n’y a plus de théologie, il y a la guerre. Allons-y, mon vieux ! »

Il visa le chauffeur d’une auto, qui venait en soufflant au-devant de nous, le tua net, grimpa, vif comme un singe, dans la voiture, l’arrêta, me fit monter ; nous passâmes avec une vitesse d’éclair à travers les éclats d’obus et le feu des mitrailleuses, jusqu’aux portes de la ville, jusqu’à la banlieue.

« Es-tu du côté des industriels ? demandai-je à mon ami.

— Bah ! c’est une affaire de goût, on aura le temps d’y penser plus tard. Et puis non, attends, je suis plutôt pour l’autre parti ; mais au fond, naturellement, c’est égal. Je suis théologien, et mon ancêtre Luther a jadis donné un coup de main aux princes et aux riches contre les paysans, je m’en vais un peu rabibocher ça. Sale bagnole, espérons qu’elle tiendra encore quelques kilomètres ! »

Vifs comme le vent, nous roulâmes à travers une région paisible et verdoyante, traversâmes une vaste vallée et montâmes une route escarpée. Nous stoppâmes sur une chaussée luisante et polie, entre le mur abrupt d’un rocher et une balustrade basse, au bord d’un virage affolant et vertigineux, au-dessus d’un lac bleu miroitant.

« Beau paysage, dis-je.

— Très gentil. On pourrait l’appeler le mont des essieux, il paraît qu’il s’en rompt souvent par ici. Attention, mon petit Harry ! »

Un grand pin se dressait au tournant, et portait là-haut, dans le branchage, quelque chose comme une guérite aérienne, maintenue par des planches. Gustave, avec son petit rire, me jeta un clin d’œil malin, et, d’accord, ayant vivement quitté notre voiture et grimpé sur le tronc, nous nous cachâmes dans la petite guérite qui nous plaisait fort et qui était remplie de fusils, de revolvers, de caisses à cartouches. À peine nous étions-nous un peu reposés et préparés à la chasse que nous entendîmes au tournant le klaxon impérieux et rauque d’une voiture de luxe, qui descendait la chaussée à grande allure. Nous épaulions déjà. C’était merveilleusement passionnant.

« Vise le chauffeur ! » ordonna Gustave, au moment où la lourde voiture passait au-dessous de nous. Déjà, j’épaulai, je tirai, visant la casquette bleue. L’homme s’effondra, la voiture roula en avant, se heurta au mur, rebondit, se jeta furieusement, comme une grosse mouche bourdonnante, contre la balustrade basse, culbuta et, avec une détonation brève, roula par-dessus le mur, dans l’abîme.

« Ça y est ! fit Gustave en riant. À moi la suivante ! »

De nouveau, une voiture approchait à toute vitesse, on distinguait de loin les silhouettes des voyageurs, un bout de voile flottait, raide et figé, derrière la nuque d’une femme ; au fond, il me faisait pitié, ce voile : qui sait s’il ne cachait pas le plus beau visage. Puisqu’on jouait aux brigands, crénom ! il serait plus juste et plus élégant de suivre l’exemple des plus grands d’entre eux et de ne pas étendre aux jolies femmes notre honnête carnage. Mais Gustave avait déjà tiré. Le chauffeur sursauta, s’écroula, la voiture fit une embardée et, les roues en l’air, retomba sur la route. Ce fut tout, les hommes restaient muets, pris sous la carrosserie comme dans une souricière. L’auto crépitait et craquait encore, les roues tournoyant drôlement dans l’air ; tout à coup, ce fut l’explosion, et des flammes montèrent.

« Une Ford, dit Gustave. Descendons, il faut nettoyer la route. »

Nous descendîmes pour examiner la voiture incendiée. Bientôt il n’en resta presque rien ; à l’aide de leviers improvisés avec des branchages, nous jetâmes les débris dans l’abîme ; longtemps, on les entendit crépiter dans les arbustes. Deux des morts étaient tombés sur la route et y restaient étendus, les vêtements à moitié consumés. Le veston de l’un d’eux étant à peu près conservé, je fouillai dans ses poches pour l’identifier. Sur des cartes de visite trouvées dans une serviette de cuir, je lus les mots : « Tat twam asi. »

« Très spirituel, fit Gustave. Mais à quoi ça sert-il de savoir les noms des gens que nous assassinons. Ce sont de pauvres diables comme nous, ce n’est pas ça qui compte. Notre terre doit fiche le camp et nous avec, le plus intelligent serait de la tenir sous l’eau pendant dix minutes. Allons, au boulot ! »

Nous fîmes prendre aux morts le chemin de leur voiture. Déjà, une nouvelle auto klaxonnait. Nous tirâmes de loin, postés sur la route. La voiture tourna sur elle-même comme une personne ivre, chavira et stoppa, épuisée. Un voyageur restait immobile à l’intérieur et une jolie jeune fille, saine et sauve, bien que pâle et tremblant de tous ses membres, descendit. Nous la saluâmes poliment, lui offrant nos services. Elle était trop effrayée pour parler et nous fixa quelques instants comme une folle.

« Allons, allons, voyons d’abord le vieux monsieur », dit Gustave en se tournant vers le voyageur qui restait toujours immobile derrière le chauffeur mort. C’était un homme grisonnant aux cheveux coupés ras ; il tenait ouverts ses yeux gris perçants, mais semblait grièvement blessé ; il vomissait le sang, et son cou était sinistrement tordu et raidi.

« Permettez, vieux monsieur, mon nom est Gustave. Nous avons pris la liberté de tuer votre chauffeur. À qui avons-nous l’honneur ?… »

Le vieux le fixa froidement et tristement du fond de ses yeux gris.

« Je suis M. Lœring, procureur général, dit-il lentement. Vous m’avez assassiné comme mon pauvre chauffeur ; je sens que c’est la fin. Pourquoi avez-vous tiré sur nous ?

— Vous alliez trop vite.

— Nous allions à une vitesse normale.

— Ce qui était normal hier ne l’est plus aujourd’hui, monsieur le procureur. Nous estimons toute vitesse trop considérable. Nous cassons maintenant toutes les voitures, toutes les machines.

— Vos fusils aussi ?

— Leur tour viendra, s’il nous en reste le temps. Demain ou après-demain, nous serons probablement tous fauchés. Vous le savez, notre terre est horriblement surpeuplée. Après cela, au moins, il y aura de l’air.

— Vous tirez donc sur tout le monde sans distinction ?

— Bien entendu. Évidemment, pour quelques-uns, c’est tout de même dommage. Par exemple, j’aurais bien regretté cette jolie jeune femmes c’est sans doute mademoiselle votre fille ?

— Non, c’est ma secrétaire.

— Tant mieux. Et maintenant descendez, s’il vous plaît, ou permettez-nous de vous tirer de là, car nous allons détruire la voiture.

— Je préfère être détruit avec elle.

— Comme il vous plaira. Permettez encore une question. Vous êtes procureur. Je n’ai jamais pu comprendre comment on pouvait être procureur. De quoi vivez-vous ? Vous êtes payé pour accuser et condamner à des peines variées d’autres créatures, de pauvres diables pour la plupart, pas ?

— C’est exact. Je faisais mon devoir. C’était ma tâche. De même que celle du bourreau de guillotiner ceux que je condamnais. Vous vous êtes vous-mêmes chargés d’une tâche semblable. Vous tuez aussi.

— D’accord, seulement nous ne tuons pas par devoir, mais par plaisir, ou plutôt par déplaisir, par désespoir. Ce monde nous a désespérés. C’est pourquoi la tuerie nous amuse un peu. Ça ne vous a jamais amusé de tuer ?

— Vous m’ennuyez. Ayez l’obligeance de poursuivre votre tâche jusqu’au bout. Si la notion du devoir vous est inconnue… »

Il se tut et gonfla les lèvres comme pour cracher. Mais il ne sortit qu’un peu de sang qui englua son menton.

« Attendez ! dit poliment Gustave. La notion du devoir, en effet, je ne la connais plus. Jadis j’y avais souvent affaire, car j’étais professeur de théologie. À part ça, j’étais soldat et je faisais la guerre. Ce qui s’appelait le devoir et m’était ordonné par mes supérieurs et par les autorités était loin d’être bien, et j’aurais toujours préféré le contraire. Mais, si je n’ai plus la notion du devoir, j’ai en revanche celle de la faute – peut-être est-ce la même ! Par le fait qu’une mère m’a mis au monde, je suis fautif, je suis condamné à vivre, je dois appartenir à un État, être soldat, tuer, payer des impôts pour des armements. Et, en ce moment, la faute de la vie m’a amené de nouveau, comme jadis en temps de guerre, au devoir de tuer. Mais, cette fois, je ne tue pas à contrecœur, je prends conscience de la faute, et, si ce monde stupide et abruti vole en miettes, je ne proteste pas, je fais de mon mieux pour l’y aider et je péris volontiers avec. »

Le procureur fit un grand effort pour sourire un peu du coin de ses lèvres noires de sang coagulé. Il n’y réussit pas brillamment, mais l’intention y était.

« C’est bon, dit-il. Dans ce cas, nous sommes confrères. Faites donc votre devoir, confrère. »

La jolie jeune femme, durant cette conversation, s’était évanouie.

Dans un vrombissement, arrivait en ce moment une auto lancée à toute vitesse. Tirant de côté la jeune femme, nous nous serrâmes contre le mur et attendîmes la collision de la nouvelle voiture avec les débris de l’ancienne. Elle freina violemment, se cabra, mais sans se briser. Nous épaulâmes à la hâte.

« Descendez ! commanda Gustave. Haut les mains ! »

Trois hommes, docilement, descendirent et levèrent les bras.

« Y a-t-il un médecin parmi vous ? » demanda Gustave.

Ils firent signe que non.

« Dans ce cas, ayez l’obligeance de vous charger de ce vieux monsieur, il est grièvement atteint. Attention, doucement ! Prenez-le dans votre voiture, vous le déposerez en ville. Allez ! »

Une fois le blessé bien installé dans l’auto, Gustave ordonna « Départ ! » et la voiture démarra.

Entre-temps, notre sténographe avait repris conscience et observé ce qui se passait. Cette belle proie me plaisait.

« Mademoiselle, dit Gustave, vous avez perdu votre patron. J’espère que vous n’étiez pas en relations intimes avec ce vieux monsieur. Je vous engage, soyez une bonne camarade ! Là, et maintenant nous sommes pressés. La situation n’est pas confortable. Savez-vous grimper, mademoiselle ! Oui ? C’est bon, nous allons vous aider des deux côtés. »

Nous nous hissâmes tous les trois, au plus vite, dans notre arsenal aérien. Là-haut, la jeune femme se trouva mal, mais on lui fit prendre un cognac, et elle revint à elle au point de pouvoir admirer le magnifique paysage et de nous informer qu’elle s’appelait Dora.

Presque immédiatement nous vîmes approcher une auto qui passa prudemment devant les débris, sans s’arrêter, et accéléra ensuite.

« Fuyarde ! » murmura en riant Gustave et il tira sur le chauffeur. L’auto capota, fit un saut par-dessus la balustrade, s’y accrocha et resta suspendue au-dessus de l’abîme.

« Dora, dis-je, savez-vous tirer ? »

Elle ne savait pas, mais nous lui apprîmes à charger un fusil. D’abord elle fut maladroite, s’écorcha un doigt, éclata en sanglots et exigea un pansement. Mais Gustave lui dit : « À la guerre comme à la guerre, montre donc que tu es une brave fille, une fille courageuse ! » Elle se ressaisit et interrogea :

« Que deviendrons-nous ?

— Je n’en sais rien, dit Gustave. Mon ami Harry aime les jolies jeunes femmes, il sera votre ami.

— Mais la police et les soldats finiront par nous tuer !

— Il n’y a plus de police. Nous avons le choix, Dora. Ou bien nous restons tranquillement ici et nous tirons sur toutes les voitures qui passent, ou bien nous prenons nous-mêmes une voiture pour nous faire tuer par les autres. C’est égal, de quelque côté que nous nous mettions. Moi, j’aime mieux rester ici. »

Une torpédo passait, lançant un appel retentissant. Nous eûmes tôt fait de l’expédier. Elle demeura sur la route, les roues en l’air.

« Drôle de chose, dis-je, que ça soit tellement amusant de tirer ! Et moi qui étais pacifiste ! »

Gustave sourit. « Il y a trop de gens au monde, vois-tu. Avant, ça ne se remarquait guère. Mais maintenant, quand chacun veut non seulement respirer l’air frais, mais encore avoir son auto, on s’en aperçoit un peu plus. Bien entendu, ce que nous faisons là n’est pas raisonnable, c’est de l’enfantillage, comme la guerre elle-même l’est en grand. Un jour, peut-être, l’humanité apprendra à modérer son accroissement par des moyens rationnels. En attendant, en face d’une situation impossible à endurer, nos réactions sont assez déraisonnables, mais au fond nous faisons ce qu’il faut : nous réduisons.

— Oui, dis-je, ce que nous faisons est sans doute absurde, mais probablement indispensable et bon. Il est mauvais que l’humanité s’efforce de raisonner trop et cherche à ordonner au moyen de la logique des choses inaccessibles au raisonnement. Cela donne des idéals comme ceux des Américains ou des bolcheviks, qui sont les uns et les autres extrêmement raisonnables, et, pourtant violent et dépossèdent horriblement la vie, parce qu’ils la simplifient avec tant de candeur. L’image de l’être humain, qui représentait jadis un idéal, est en train de devenir un cliché. Nous autres fous l’anoblirons peut-être à nouveau. »

Gustave répliqua en riant : « Mon vieux, tu as beaucoup d’esprit, ça me fait vraiment plaisir de t’entendre et de tirer profit de ta sagesse. Peut-être même as-tu un peu raison. Mais, je t’en prie, aie l’obligeance de recharger ton fusil, tu m’as l’air un peu rêveur. À tout instant, des lapins peuvent paraître dans le taillis, et ce n’est pas avec de la philosophie que nous tirerons dessus. »

Une auto qui approchait capota immédiatement, la route était barrée. Un survivant, gros homme rouquin, gesticula farouchement, regarda au-dessous et au-dessus de lui, découvrit notre cachette, accourut en hurlant et tira sur nous, coup sur coup, levant son revolver.

« Allez-vous-en, ou je tire ! » cria Gustave. L’homme le visa et tira encore une fois. Nous l’abattîmes de deux coups de fusil.

Nous expédiâmes encore deux voitures. Puis la route demeura déserte et silencieuse, on avait dû la signaler comme dangereuse. Nous avions le temps de contempler la belle vue. De l’autre côté du lac, au fond de la vallée, se trouvait une petite ville, la fumée montait, et bientôt nous vîmes des flammes lécher les toits. Des détonations nous parvenaient.

Dora pleura un peu, je caressai ses joues humides.

« Nous devons tous mourir ? » demanda-t-elle. Personne ne répondit. Un passant se montra sur la route, vit les voitures éventrées, s’approcha, flaira, fouilla, tira de l’une d’elles une ombrelle rayée, un sac à main en cuir, une bouteille de vin, s’assit paisiblement au pied du mur, but, mangea une tablette de chocolat qu’il trouva dans le sac, vida entièrement la bouteille et repartit gaiement, l’ombrelle sous le bras. Il s’en alla paisiblement à petits pas, et je dis à Gustave : « Voyons, pourrais-tu vraiment tirer sur ce brave type et lui faire un trou dans la tête ? Par Dieu ! je ne le pourrais pas.

— On ne te le demande pas ! » grommela mon ami. Mais lui aussi éprouvait un malaise. À peine avions-nous aperçu un être humain qui avait encore une attitude paisible, inconsciente, enfantine, qui était encore en état d’innocence, que toute notre louable et indispensable activité nous paraissait soudain bête et répugnante. Pouah ! tout ce sang versé ! Nous en avions honte. Mais il paraît que même de grands généraux ont éprouvé cela à la guerre.

« Nous n’allons pas rester toujours ici, se lamenta Dora, nous allons descendre, nous trouverons peut-être dans les autos quelque chose à manger. Vous n’avez donc pas faim, vous autres bolcheviks ? »

En bas, dans la ville incendiée, les cloches retentirent, émues et effrayées. Nous nous mîmes en devoir de descendre. Lorsque j’aidai Dora à enjamber la cloison, j’embrassai ses genoux. Elle eut un rire clair. Mais soudain la cloison céda et nous fûmes précipités dans le vide…

De nouveau je me retrouvai dans le couloir en demi-cercle, excité par les aventures de ma partie de chasse. Partout, sur d’innombrables portes, des enseignes me tentaient :

 

Mutabor

Transformation magique en plantes et en bêtes

Kama Soutra

Enseignement de l’art d’aimer indien

Cours pour les débutants : 42 méthodes différentes

de faire l’amour

Suicide joyeux

Tu vas crever de rire

Désirez-vous vous spiritualiser ?

Sagesse orientale

Oh ! si j’avais mille langues !

Seulement pour les messieurs

Le crépuscule de l’Occident

Prix modérés. Spectacle unique

L’essence de l’art

La transformation du temps en espace

par la musique

Le rire qui pleure

Cabinet d’humour

On s’amuse tout seul

Ersatz intégral pour toute liaison

 

La liste des enseignes était interminable. L’une d’elles portait :

 

Guide pour la reconstruction de la personnalité

Succès garanti

 

Cela me parut digne d’attention et j’entrai.

Je fus accueilli par une pièce silencieuse et crépusculaire. Sur le sol, accroupi à l’orientale, se tenait un homme, devant lequel était posé un grand échiquier. D’abord je le pris pour l’ami Pablo, car il portait comme lui un veston de soie bariolé et il avait les mêmes yeux noirs rayonnants.

« Êtes-vous Pablo ? demandai-je.

— Je ne suis personne, expliqua-t-il cordialement. Ici, nous ne portons pas de nom, nous ne sommes pas des personnages. Je suis un joueur d’échecs. Désirez-vous suivre le cours sur la reconstruction de la personnalité ?

— Oui, s’il vous plaît.

— Dans ce cas, veuillez mettre à ma disposition quelques douzaines de vos figurines.

— De mes… ?

— Des figurines dont se composait votre soi disant personnalité. Elle s’est morcelée, vous l’avez vu, en fragments. Sans figurines, je ne puis. »

Il me tendit un miroir, j’y revis l’unité de ma personne morcelée en innombrables moi ; leur quantité semblait encore accrue. Mais les figurines, maintenant, étaient toutes petites, aussi petites que des échecs ordinaires : le joueur, d’un geste sûr et silencieux, en prit quelques douzaines et les plaça sur le sol à côté de l’échiquier. En même temps, d’une voix monotone, comme quelqu’un qui récite une leçon ou un discours appris par cœur et souvent répété :

« Vous connaissez la conception erronée et susceptible d’engendrer bien des malheurs, qui veut que l’homme soit une unité durable. Vous savez également que l’homme consiste en une multitude d’âmes, de moi nombreux. On considère comme fou celui qui divise en morceaux l’unité apparente de la personne, et la science appelle cela du nom de schizophrénie. La science a raison en ce sens qu’une multitude sans organisation, sans ordre et sans groupement est impossible à dominer. Par contre, elle a tort de croire que les nombreux sous-moi ne peuvent être organisés qu’une fois pour toutes, pour la vie entière. Cette erreur de la science a des conséquences très désagréables ; sa valeur se réduit notamment à simplifier la tâche des professeurs et des maîtres d’école subventionnés par l’État et de leur épargner la peine de penser et d’expérimenter. Par suite de cette erreur, on considère comme « normaux » et même comme très estimables au point de vue social bien des hommes irrémédiablement fous et, inversement, bien des génies sont considérés comme fous. Par conséquent, nous remplissons les lacunes de la science psychologique au moyen de la notion que nous appelons art de la reconstruction. Nous montrons à celui qui a passé par le morcellement de son moi qu’il est libre de réorganiser les figurines à n’importe quel moment dans n’importe quel ordre et qu’il peut ainsi atteindre à une variété infinie du jeu de la vie. De même que le poète crée un drame avec une poignée de figures, nous créons des groupes, des jeux, des intrigues, des situations nouvelles, avec les figures de notre moi morcelé. Voyez ! »

De ses doigts habiles et silencieux il ramassa une poignée de mes figurines, vieillards, femmes, enfants, adolescents, joyeux, tristes, délicats, forts, maladroits, agiles, et les rangea rapidement sur l’échiquier ; au cours de la partie d’échecs, ils s’associèrent en familles, en groupes, formèrent des amitiés et des rivalités, entrèrent en lutte et en jeux, formant à eux tous un petit univers. Sous mes yeux ravis, il fit vivre pendant quelques minutes ce petit monde mouvementé et bien organisé, où l’on jouait, luttait, guerroyait, se mariait, s’accroissait ; c’était en effet un drame animé et passionnant à mille personnages.

Puis, d’un mouvement joyeux, il passa la main sur l’échiquier, renversa doucement toutes les pièces, les mit en tas ; avec des gestes réfléchis, en artiste chercheur, il reconstruisit, au moyen des mêmes figurines, un jeu tout nouveau, avec des relations, des groupements et des liaisons différentes. Le deuxième jeu s’apparentait au premier : c’était le même monde, construit avec les mêmes matériaux, mais l’atmosphère était différente, le rythme modifié, les motifs autrement disposés, les situations changées d’angles.

Ainsi, le constructeur adroit, avec les figurines dont chacune était une parcelle de mon moi, fabriquait un jeu, puis un autre, qui possédaient entre eux une ressemblance lointaine, appartenaient manifestement au même monde, avaient la même origine, tout en étant chacun entièrement nouveau.

« Ceci est l’art de la vie, enseignait-il d’un ton doctrinaire. Désormais, vous pouvez vous-même former et ranimer à votre aise le jeu de votre vie, l’enrichir et le compliquer ; les données sont entre vos mains. De même que la folie, dans un sens élevé, est le commencement de toute sagesse, la schizophrénie est, elle, le commencement de tout art, de toute imagination. Les savants même l’ont déjà presque admis, comme vous pouvez vous en rendre compte en lisant La Corne d’abondance du Prince, ce livre enchanteur où la besogne pénible d’un savant est ennoblie par la collaboration géniale d’un certain nombre d’artistes déments, enfermés dans des asiles d’aliénés. Tenez, reprenez vos figurines, ce jeu-là vous amusera souvent. La figurine qui a grandi aujourd’hui jusqu’à devenir un personnage insupportable qui vous gâche le jeu, vous en ferez demain un rôle secondaire et inoffensif. La pauvre petite figurine qui semblait condamnée à une malchance et à une déveine sans fin vous en ferez demain une princesse. Je vous souhaite bien du plaisir, monsieur. »

Je m’inclinai profondément, plein de reconnaissance, mis mes figurines dans ma poche et me retirai par la porte étroite.

Au fond, j’avais cru qu’en sortant je m’assoirais sur le sol, dans le corridor, pour jouer des heures, des éternités, avec mes figurines, mais à peine me retrouvai-je dans le couloir illuminé du théâtre que des courants plus puissants m’entraînèrent. Une affiche flamboya soudain sous mes yeux :

 

Le miracle du loup des steppes apprivoisé

 

Cette enseigne éveilla en moi des sentiments divers ; toutes sortes de frayeurs et de contraintes de ma vie ancienne, de la réalité abandonnée, me serrèrent le cœur. J’ouvris la porte d’une main tremblante et je me trouvai dans un cirque forain où une grille de fer me séparait des tréteaux pauvrement aménagés. Sur la scène je vis un dompteur, un monsieur aux airs prétentieux qui, en dépit de sa moustache conquérante, de son biceps puissant et de son accoutrement théâtral, me ressemblait déplorablement. Cet homme fort tenait en laisse comme un chien – pitoyable spectacle – un loup grand et beau, mais d’une maigreur horrible, avec un regard craintif d’esclave. C’était aussi écœurant que passionnant, aussi hideux que secrètement excitant, de voir ce dompteur brutal faire exécuter au fauve si noble et pourtant honteusement soumis une série de scènes et de tours sensationnels.

Cet homme, maudit jumeau caricatural de mon être, avait dressé son loup d’une manière prodigieuse. Il obéissait à tous les ordres, frémissait comme un chien à chaque appel et à chaque sifflement du fouet, tombait à genoux, faisait le mort, portait dans la gueule un petit panier, un pain, un œuf, une tranche de rôti ; quand le dompteur laissa tomber son fouet, il le ramassa et le lui rapporta entre ses dents, avec un frétillement de la queue insupportablement humble. On amena devant le loup un lapin et un agneau blanc : et, bien qu’il se léchât les babines et salivât de convoitise frémissante, il ne toucha pas aux petites bêtes, accroupies, tremblantes, sur le plancher, mais, obéissant à la voix du dompteur, virevolta élégamment par-dessus elles ; puis il se coucha entre le lapin et l’agneau et les enlaça de ses pattes de devant en formant un groupe familial attendrissant. Finalement, il mangea une tablette de chocolat dans la main du dompteur. C’était un supplice de voir à quel point ce loup avait renié sa vraie nature, et je sentais mes cheveux se dresser sur mon crâne.

Cependant, dans la deuxième partie de la représentation, le spectateur ému fut, ainsi que le loup, dédommagé de ce supplice. Après l’apothéose de ce programme raffiné de dressage, quand le dompteur se fut incliné avec un sourire triomphal au-dessus du groupe formé par le loup et l’agneau, les rôles changèrent. Le belluaire ressemblant à Harry déposa tout à coup son fouet, avec un salut profond, aux pieds du loup, et commença soudain à trembler, à se serrer et à prendre l’aspect miséreux qu’avait eu précédemment l’animal. Ce dernier, en riant, se lécha les babines, perdit toute contrainte et toute hypocrisie ; son regard s’illumina, tout son corps se redressa, s’assouplit, s’épanouit dans la sauvagerie reconquise.

Maintenant, c’était le loup qui commandait, et l’homme qui devait obéir. Ce dernier tombait à genoux sur commande, faisait le loup, laissait pendre la langue, s’arrachait à lui-même les vêtements avec ses dents aurifiées. Selon les ordres du dompteur d’hommes, il marchait à quatre pattes ou se dressait sur le derrière, se laissait enfourcher par le loup, lui rapportait le fouet. Avec une soumission de chien et une faculté d’adaptation rare, il acceptait toute humiliation et toute perversion. Une jolie fille monta sur la scène, s’approcha de l’homme dressé, lui caressa le menton, mit sa joue contre la sienne, mais il resta à quatre pattes, demeura un fauve, secoua la tête et montra les dents à la belle, si féroce et si menaçant qu’elle dut s’enfuir. On lui présenta du chocolat qu’il flaira et repoussa dédaigneusement. Finalement on ramena l’agneau blanc et le petit lapin tacheté, et l’homme bien dressé s’abandonna jusqu’au bout et fit le loup à la perfection. Il saisit les petites bêtes gémissantes avec les doigts et les dents, leur arracha des lambeaux de peau, mâcha en ricanant leur chair vivante et s’abreuva avec ivresse, les yeux voluptueusement fermés, de leur sang tout chaud.

Épouvanté, je m’enfuis. Ce théâtre magique, je le voyais, n’était pas un paradis pur, sa jolie surface dissimulait tous les cercles de l’enfer. Oh ! mon Dieu, même ici, il n’y avait donc pas de délivrance ?

Oppressé, je rôdais de long en large, sentais dans ma bouche le goût du sang et du chocolat, l’un aussi répugnant que l’autre, souhaitais ardemment m’affranchir de cette vague immonde, luttais, fébrile, en moi-même, pour créer des images plus douces et plus supportables. « Pas cela, pas cela ! » me disais-je, et j’évoquais avec horreur ces hideuses photographies de guerre, avec des tas de cadavres enchevêtrés, dont les visages étaient transformés, grâce aux masques à gaz, en gueules diaboliques et ricanantes. Que j’étais donc enfant, quand je m’épouvantais, en pacifiste et en ami de l’humanité, à la vue de ces photographies ! Aujourd’hui, je savais qu’aucun dompteur, aucun ministre, aucun général, aucun fou n’était capable de nourrir dans sa cervelle des pensées et des images qui ne demeurassent en moi, aussi sales, sauvages, féroces, absurdes et grossières.

Avec un soupir de soulagement, je me rappelai l’enseigne qui, à mon entrée au théâtre, avait tenté si fort le bel adolescent :

 

Toutes les femmes sont à toi

 

et il me sembla que, somme toute, rien n’était aussi désirable. Heureux de pouvoir secouer ce maudit Loup des steppes, j’entrai par cette porte nouvelle.

Chose étrange – atmosphère légendaire et pourtant si profondément intime que je me sentis frémir – le parfum de ma jeunesse me capta soudain, les effluves de mon adolescence. Le sang de jadis afflua vers mon cœur. Ce que je venais de penser, d’être, de faire, s’effondra derrière moi, et je redevins jeune. Il y avait à peine une heure, à peine un instant, j’avais cru connaître l’amour, le désir, la langueur, mais c’étaient ceux d’un vieil homme. Maintenant, j’étais redevenu jeune, et ce que je sentais en moi, ce feu coulant ardemment, cette nostalgie irrésistiblement entraînante, cette passion qui rompait les digues comme le fait un vent chaud en mars, c’était jeune, neuf, vrai. Oh ! comme les feux oubliés brûlaient de nouveau, comme les voix du passé s’amplifiaient et se recoloraient, comme le sang en fleur s’épanouissait, comme l’âme criait et chantait ! J’étais un adolescent de quinze ou seize ans, le cerveau plein de grec, de latin, de beaux vers, d’ambitions, d’efforts, de fantaisies, de rêves artistiques ; mais, bien plus profondément, intensément et terriblement que toutes ces flammes ardentes, m’embrasaient et me torréfiaient le feu de l’amour, la faim du sexe, la divination dévorante de la volupté.

Je me trouvais sur une des collines qui dominent ma petite ville natale ; l’air sentait la brise tiède et les premières violettes ; en bas, scintillaient le fleuve et les fenêtres de notre maison ; tout cela possédait l’éclat, le retentissement, l’arôme éblouissant de fraîcheur, ivre de création, la couleur intense et vivace, le souffle printanier surréel et illuminé qu’avait pour moi la vision du monde aux heures extasiées et poétiques de ma première jeunesse. J’étais debout sur le sommet de la colline, la brise caressait mes cheveux longs ; d’une main égarée, abîmé dans une rêverie amoureuse, je cueillis sur un arbuste à peine reverdi le bourgeon à demi éclos d’une feuille, je le portai à mes yeux, je le respirai (et cette odeur, à elle seule, suffit à me pénétrer ardemment de l’émotion de jadis) puis je saisis le petit bout vert entre mes lèvres, qui n’avaient encore baisé aucune femme, et me mis à le mâcher. À ce goût âpre, embaumé et amer, je reconnus soudain l’heure que je revivais. Tout me revint d’un coup. Je repassais par un moment de la dernière année de mon adolescence, une après-midi d’un dimanche de printemps, lorsque, au cours de ma promenade solitaire, j’avais rencontré Rose Kreisler, l’avais si timidement saluée et en étais devenu si éperdument amoureux.

À cet instant, plein d’une attente anxieuse, je vis venir la jeune fille, rêveuse et solitaire ; elle montait le sentier sans m’avoir encore aperçu. Ses cheveux étaient sagement nattés et épinglés en chignon, mais de longues mèches lui battaient les joues et ondoyaient dans le vent. Je voyais, pour la première fois de ma vie, combien cette jeune fille était belle, comme le jeu du vent dans ses doux cheveux était féerique, comme les plis tombants de sa légère robe bleue moulant le jeune corps éveillaient le désir ; et, de même que le goût âcre et pimenté du bourgeon mâché m’avait saturé de toute la volupté suave, de toute la douce angoisse du printemps, la vue de cette jeune fille me pénétrait du pressentiment mortel de l’amour, de l’attente de la femme, de la divination bouleversante de promesses et de possibilités inouïes, de félicités indicibles, d’enchevêtrements, d’angoisse et de souffrances inimaginables, de délivrance ineffable et d’inexorable péché. Oh ! comme le goût amer du printemps me brûlait la bouche ! Comme le vent taquinait les cheveux flottants sur ses joues vermeilles ! S’approchant de moi, elle avait levé les yeux, m’avait reconnu, avait légèrement rougi et baissé le regard un instant ; je la saluai en tirant un grand coup de chapeau – mon chapeau de premier communiant – et Rose, se reprenant immédiatement, remercia avec un sourire, en grande personne, la tête un peu rejetée, et poursuivit lentement son chemin, grave, supérieure et sûre, environnée des mille et mille vœux, hommages et désirs que j’envoyais à sa suite.

Il en avait été ainsi un dimanche d’il y a trente-cinq ans, et tout le passé m’était revenu en ce moment : la colline, la ville, le vent de mars, l’odeur des bourgeons, Rose et ses cheveux bruns, et le flux de langueur, et l’angoisse étouffante et douce. Tout était comme jadis, et il me semblait que jamais plus tard dans ma vie je n’avais aimé comme j’aimais Rose. Mais cette fois, il me fut donné de l’accueillir autrement. Je la vis rougir quand elle me reconnut, je vis qu’elle s’efforçait de cacher cette rougeur, et je compris que je lui plaisais, que cette rencontre, pour elle, signifiait autant que pour moi. Et, au lieu de saluer et rester solennellement debout, chapeau en main, jusqu’à ce qu’elle fût passée, je fis, en dépit de mes craintes et de ma timidité, ce que me commandait mon sang, et je m’exclamai : « Rose ! Dieu merci, tu es venue ma belle, belle chérie. Je t’aime tant ! » Ce n’était peut-être pas très intelligent, mais cela suffisait amplement. L’esprit était inutile à ce moment-là. Rose ne se conduisit pas en grande personne et ne suivit pas son chemin. Rose s’arrêta, me regarda, rougit encore plus et dit : « Bien vrai, Harry, tu m’aimes ? » Ses yeux bruns rayonnaient dans son visage éblouissant de santé, et je sentais : toute ma vie et toutes mes amours passées avaient été fausses, compliquées, bêtes et malheureuses à partir du moment où j’avais laissé échapper Rose, cette après-midi de dimanche. Mais, à présent, il m’était donné de réparer l’erreur, tout devenait différent et tout allait bien.

Nous nous prîmes par la main et nous marchâmes lentement, indiciblement heureux, extrêmement embarrassés, ne sachant que dire ni que faire ; par gêne, nous commençâmes à courir, jusqu’à ce que, à bout de souffle, nous dûmes nous arrêter, sans nous lâcher les mains. Nous étions tous deux encore des enfants et nous ne savions pas au juste ce que nous devions faire l’un de l’autre ; nous n’allâmes même pas, ce dimanche, jusqu’au premier baiser, mais nous étions heureux au-delà de tout ce qu’on peut imaginer. Nous restâmes debout, respirant à pleins poumons, puis nous nous assîmes dans l’herbe, je caressai sa main, et elle passa timidement la sienne dans mes cheveux, ensuite nous nous levâmes de nouveau et cherchâmes à établir lequel de nous était le plus grand ; en réalité, j’avais un centimètre de plus, mais je ne l’admis pas, j’affirmai au contraire que nous étions exactement de la même taille, que le Bon Dieu nous avait destinés l’un à l’autre et que nous allions nous marier. Alors Rose déclara qu’elle sentait l’odeur des violettes, et, agenouillés dans la jeune herbe printanière, nous trouvâmes quelques violettes à courtes tiges, et je lui donnai les miennes, et elle me donna les siennes ; et, lorsqu’il fit plus frais et que les rayons obliques tombèrent sur les rochers, elle parla de partir ; nous fûmes tous les deux très tristes, car je ne pouvais l’accompagner, mais nous avions entre nous un secret, et, de tout ce que nous possédions, c’était le meilleur.

Je restai là-haut, sur les rochers à respirer les violettes de Rose. Couché sur le sol au-dessus d’un ravin, les yeux fixés sur la vallée, j’attendis que sa chère petite silhouette parût en bas, sur la route, traversât le pont et passât devant le puits. Je la savais maintenant revenue dans la maison de son père, arrivée dans sa chambre, et moi, j’étais étendu ici, bien haut et bien loin, mais, d’elle à moi, courait un lien, vibrait un fluide, émanait un mystère.

Nous nous revîmes encore, çà et là, sur les rochers, sous les murs des jardins, tout le long du printemps, et, lorsque les lilas se mirent à fleurir, nous échangeâmes le premier et timide baiser. Nous n’étions que des enfants et ne pouvions nous donner que peu de choses, notre baiser était encore sans ardeur et sans ferveur, et je n’osais que caresser doucement les frisons légers sur ses oreilles, mais toute la joie, tout l’amour dont nous étions capables étaient quand même nôtres ; à chaque mot d’amour à peine éclos, à chaque attente anxieuse, nous apprenions un bonheur nouveau, nous montions d’un petit degré sur l’échelle de l’amour.

Ainsi, à commencer par Rose et les violettes, je revécus toute ma vie amoureuse, sous une meilleure étoile. Rose se perdit, Irmgard apparut, et le soleil devint plus ardent, les étoiles plus grisantes, mais ni Rose ni Irmgard ne furent miennes ; j’avais à monter degré par degré, à vivre, à apprendre, à perdre encore Irmgard, à perdre aussi Anna. J’aimais de nouveau toutes les jeunes filles que j’avais aimées dans ma jeunesse, mais à chacune je savais inspirer de l’amour, donner quelque chose de moi, recevoir quelque chose d’elle. Les désirs, les rêves, les possibilités, qui n’avaient vécu que dans mon imagination, se réalisaient et devenaient chair. Oh ! mes belles fleurs, Laure et Ida, vous toutes que j’ai aimées jadis un été, un mois, un jour !

Je compris que j’étais maintenant le bel adolescent ardent que j’avais vu s’élancer vers la porte de l’amour, que je développais et vivais intégralement ce morceau de mon être et de ma vie, dont je n’avais en réalité vécu que la dixième, la millième partie ; cet élément se réalisait sans être entravé par toutes les autres figures de mon moi, sans se laisser importuner par le penseur, torturer par le loup des steppes, affaiblir par le poète, l’imaginatif, le moraliste. Non, je n’étais plus rien qu’un amoureux, je ne goûtais pas d’autres félicités ni d’autres souffrances que celle de l’amour. Irmgard m’avait appris à danser, Ida à embrasser, et la plus belle, Emma, avait été la première qui, un soir d’automne, à l’ombre d’un orme à demi effeuillé, m’avait fait baiser ses seins brunis et boire la coupe de la volupté.

Je vécus tant de choses dans le petit théâtre de Pablo, qu’il serait impossible d’en exprimer la millième partie. Toutes les femmes que j’avais aimées étaient miennes, chacune me donnait ce qu’elle seule avait à donner, à chacune je donnai ce qu’elle seule savait me prendre. Je goûtai beaucoup d’amour, beaucoup de bonheur, beaucoup de volupté, et aussi beaucoup de complications et de souffrances. Toutes les amours manquées de ma vie s’épanouirent merveilleusement dans mon jardin en cette heure de rêve, fleurs tendres et chastes, flamboyantes et bariolées, sombres et vite fanées ; volupté incandescente, fervente rêverie, mélancolie torride, trépassement angoissé, renaissance radieuse. Je trouvais des femmes qu’on ne pouvait conquérir qu’en coup de foudre, et d’autres qu’on était heureux de courtiser longuement et délicatement ; chaque coin crépusculaire de ma vie, où jadis, ne fût-ce qu’un instant, la voix du sexe m’avait appelé, un regard de femme m’avait enflammé, le reflet d’une peau blanche m’avait tenté, surgit et s’illumina ; je rattrapai tout le temps perdu. Chacune devint mienne à sa façon. La femme aux yeux extraordinaires d’un brun noir sous les cheveux de lin, près de laquelle j’étais resté une fois un quart d’heure dans le couloir d’un rapide, et qui m’était ensuite souvent apparue en rêve, cette femme ne dit pas un mot, mais elle m’enseigna un art d’aimer inconnu, effrayant, mortel. Et la Chinoise silencieuse et lisse au regard vitreux, dans le port de Marseille, avec ses yeux glauques et ses cheveux d’ébène, savait, elle aussi, des choses inouïes.

Chacune avait son mystère, embaumait son climat, baisait et riait à sa façon, était pudique comme il n’appartenait qu’à elle, luxurieuse, comme elle seule le savait. Elles allaient et venaient, le courant les amenait à moi, m’attirait à elles, m’entraînait loin d’elles, c’était un flottement enfantin et enjoué dans le fleuve du sexe, plein de charmes, de dangers, de surprises. Et je m’émerveillais de voir combien ma vie, ma pauvre vie de loup des steppes sans amour, avait été riche en chances amoureuses, en tentations, en possibilités. Je les avais presque toutes manquées et fuies, j’avais trébuché contre elles, j’avais eu tôt fait de les oublier ; mais elles demeuraient toutes au fond de ma réserve, sans lacunes, par centaines. Voici enfin que je m’en apercevais, que je les voyais, que je m’y abandonnais, que je m’abîmais dans leur monde souterrain éclairé d’une lueur rose crépusculaire. La tentation qu’un jour m’avait offerte Pablo revint elle aussi, ainsi que d’autres que jadis je n’avais pas même comprises ; des jeux fantastiques à trois et quatre m’entraînèrent souriants, dans leur ronde. Bien des choses se passèrent, bien des jeux se déroulèrent, qu’on ne saurait rendre en paroles.

Du fond du courant infini des tentations, des vices, des enchevêtrements, je remontai de nouveau à la surface, calme, silencieux, cuirassé, saturé de savoir, sage, profondément expérimenté, mûr pour Hermine. Elle surgit, elle, Hermine, dernière figure de ma mythologie aux mille visages, dernier nom de mon interminable série ; en ce même instant, je repris conscience et je mis fin à mon conte de fées amoureux : car elle, je ne voulais pas la rencontrer dans le crépuscule d’un miroir magique ; ce qui lui appartenait, ce n’était pas seulement une figurine de mon échiquier, c’était tout moi, c’était Harry entier. Oh ! maintenant je reconstruirais mon jeu de façon à ce que tout se rapportât à elle, à ce que tout conduisît à la réalisation.

Le courant m’avait ramené à terre, je me retrouvai dans le couloir silencieux du théâtre. Et maintenant ? Je mis la main dans ma poche pour en retirer mes échecs, mais cette impulsion s’effaça sur-le-champ. L’univers inépuisable des portes, des enseignes, des miroirs magiques, m’entourait toujours. Abandonné, sans volonté, je lus l’enseigne la plus proche et je frémis :

 

Comment on tue par amour

 

disait l’inscription. Une évocation tressaillit en moi : Hermine, à la table d’un restaurant, entraînée soudain loin du vin et du dîner, dans un abîme sans fond, une gravité terrible dans le regard, me disant qu’elle ne me rendrait amoureux d’elle que pour être tuée par moi. Un flot d’épouvante et de ténèbres submergea mon cœur ; je retrouvai soudain tout devant moi, je sentis de nouveau la misère et la destinée. Désespérément, je me cramponnai à ma poche pour en tirer les échecs, faire un peu de magie et réorganiser l’ordre de mon échiquier. Mais les figurines n’étaient plus là. Au lieu d’elles, je tirai de ma poche un couteau. Mortellement effrayé, je parcourus le couloir, passant et repassant devant les portes ; arrivé en face de la grande glace, j’y jetai un regard. Au fond, grand comme moi, se dressait un beau loup géant, immobile, le regard farouche et inquiet. En m’apercevant, il cligna de l’œil, ricana, ses babines se séparèrent un instant laissant voir la langue rouge.

Où était Pablo ? Où était Hermine ? Où était le monsieur plein d’esprit qui avait disserté avec tant de charme sur la reconstruction de la personnalité ?

Je regardai encore la glace. J’avais eu un moment de folie. Il n’y avait dans le tain aucun loup se léchant les babines. Il n’y avait que moi, Harry, le visage grisâtre, abandonné de tous les jeux, fatigué de tous les vices, horriblement livide, mais quand même humain, un être enfin à qui on pouvait parler.

« Harry, dis-je, que fais-tu là ?

— Rien, répondit celui qui était dans la glace. J’attends. J’attends la mort.

— Mais où est la mort ? demandai-je.

— Elle vient », dit l’autre.

Et j’entendis, du fond de la salle vide à l’intérieur du théâtre, retentir une musique, celle qui dans Don Juan accompagne l’apparition de l’hôte de pierre. À travers la maison fantomatique, le glas résonnait, glacial, sinistre, venant de l’au-delà, des immortels.

« Mozart ! » pensai-je, en conjurant par là les images suprêmes et bien-aimées de ma vie.

Un rire retentit derrière moi, clair et glacial, venant des régions inaccessibles à l’homme, survolant la souffrance vécue, engendré par l’humour divin. Je me retournai, gelé et ensorcelé par ce rire, et je vis venir Mozart. Il passa en riant, se dirigea négligemment vers une loge, ouvrit la porte et entra. Je le suivis avidement, lui, le dieu de ma jeunesse, l’idéal perpétuel de ma vie et de mon admiration. La musique résonnait toujours. Mozart s’était accoudé à l’appui de la loge, le théâtre restait invisible, l’espace incommensurable était empli de ténèbres.

« Vous voyez bien, dit Mozart, ça marche même sans saxophone. Soit dit sans vouloir attenter à ce chic instrument.

— Où sommes-nous ? demandai-je.

— Nous sommes au dernier acte de Don Giovanni, Leporello se traîne déjà à genoux. Une scène excellente, et la musique n’est pas mal non plus, pas mal, pas mal. Il y a encore en elle un tas de petites choses humaines, mais on sent déjà l’au-delà – le rire, hein ?

— C’est la dernière musique véritable qui ait été composée, dis-je, solennel comme un maître d’école. Certes, il y a encore eu Schubert, il y a eu Hugo Wolf, et je ne veux pas oublier le pauvre cher Chopin. Vous froncez les sourcils, maître – oh ! oui, Beethoven est là, et il est admirable, lui aussi. Mais tout cela, bien que magnifique, est déjà en quelque sorte fragmenté, porte les germes de la dissolution ; depuis Don Juan, aucun être humain n’a créé une œuvre d’un jet aussi parfait et achevé.

— Ne vous donnez pas tant de peine, dit Mozart avec un accent de raillerie terrible. Vous êtes probablement musicien vous-même ? Moi, j’ai quitté le métier, j’ai pris ma retraite. Si je m’en occupe encore de temps en temps, c’est pour m’amuser. »

Il leva les mains comme pour diriger un orchestre ; la lune ou quelque astre pâle se leva je ne sais où ; par-delà l’appui de la loge j’aperçus d’incommensurables profondeurs où passaient les nuages et les brouillards ; des monts et des mers se dessinaient, une plaine mondiale, pareille à un désert, s’étendait au-dessous de nous. Dans cette plaine un vieux monsieur d’aspect vénérable, avec une barbe longue, conduisait mélancoliquement une procession formidable de quelques dizaines de milliers d’hommes vêtus de noir. Devant ce spectacle morne et désespérant, Mozart dit :

« Voyez ! c’est Brahms. Il aspire à la délivrance mais il attendra encore un bon moment. »

J’appris que les milliers de figures noires étaient les joueurs de notes et de voix, qui, selon le jugement divin, étaient superflues dans les partitions du musicien.

« Trop instrumenté, gaspillé trop de matériaux », expliqua Mozart.

Après Brahms, nous vîmes approcher, à la tête d’une armée aussi gigantesque, Richard Wagner. Nous sentions les lourds milliers d’hommes le traîner et le freiner ; nous le vîmes avancer lui-même, harassé, d’un pas de martyr.

« Dans ma jeunesse, remarquai-je tristement, on considérait ces deux musiciens comme les plus grands contraires du monde. »

Mozart se mit à rire.

« Oui, c’est toujours ainsi. Vus d’un peu loin, ces contraires se ressemblent habituellement. D’ailleurs, l’instrumentation épaisse n’était pas un péché individuel de Wagner ou de Brahms, c’était une erreur de leur époque.

— Comment ? Et c’est elle qu’ils doivent si lourdement expier ? m’écriai-je sur un ton d’accusation.

— Naturellement. C’est la voie des instances. Quand ils auront expié l’erreur de leur temps, on verra bien s’il leur reste suffisamment de valeur personnelle pour pouvoir compter avec elle.

— Mais puisque ce n’est pas leur faute !

— C’est entendu. Ce n’est pas non plus leur faute si Adam a croqué la pomme, et pourtant ils doivent l’expier.

— Mais c’est épouvantable !

— Certainement, la vie est toujours épouvantable. Nous n’y pouvons rien et pourtant nous en sommes responsables. On est né, et, par cela même, on est coupable. Drôle de catéchisme qu’on vous a appris, si vous ignorez cela ! »

Cette fois, je me sentais à bout. Je me voyais, pèlerin épuisé, me traînant dans le désert de l’au-delà, chargé de tous les livres évitables que j’avais écrits, de tous les articles, de tous les traités, suivis de l’armée des typographes qui avaient dû y travailler, des escadrons de lecteurs forcés de les avaler. Mon Dieu ! Et, à part tout ça, il y avait encore Adam, la pomme et tout le reste de la faute originelle. Il y aurait donc tout cela à expier, purgatoire sans fin, et seulement ensuite on se demanderait s’il avait existé là-dessous quelque chose de personnel, de bien à moi, ou si toute mon activité et ses conséquences n’avaient été que l’écume des flots, que le jeu insensé de l’existence !

Quand Mozart me vit faire un visage de six pieds de long, il éclata de rire. Se tenant les côtes, il fit une gambade vertigineuse et cria en cabriolant :

« Eh ! mon petit, as-tu mal au cœur ? Penses-tu à tes lecteurs, ces cochons de payants ? Penses-tu à tes typos, qui t’ont dans la peau, qui bûchent sans repos ? T’as envie de mordre, mais c’est à se tordre ! Ton visage de six pieds de long, c’est à faire pipi dans son pantalon ! Ô cœur en détresse, avec ta noblesse, si t’as mal aux fesses, cours à confesse, vite un cierge à Notre-Dame, pour sauver ta pauvre âme ! Ça pince, ça pousse, ça donne des secousses, on est à tes trousses. Eh ! quoi, t’as la frousse ? Le Bon Dieu est sur sa porte, le diable t’emporte, il n’y va pas de main morte. Tu seras rossé, je gage, pour tes milliers de pages, – t’as plagié tous tes griffonnages ! »

C’en était trop, la colère chassait la mélancolie. Je saisis Mozart par son catogan, il s’envola, et le catogan dans ma main s’allongea de plus en plus comme une queue de comète, au bout de laquelle, suspendu, je tourbillonnais dans l’univers. Sapristi, qu’il y faisait froid, dans cet univers ! Ces immortels supportaient un air glacial horriblement raréfié. Mais il rendait gai, cet air frigorifique, je l’éprouvai même en ce bref instant avant de perdre conscience. Je me sentis transi, percé d’une gaieté gelée, aiguë, amère, polie comme l’acier, d’une envie d’éclater du même rire que Mozart, clair, effréné et extra-terrestre. Mais, déjà, le souffle et la conscience me manquaient.

*

Confus et brisé, je revins à moi, la lueur blanche du couloir se reflétait dans le parquet poli. Je n’étais pas chez les immortels, pas encore. Je demeurais toujours de ce côté-ci des problèmes, des souffrances, des loups des steppes, des complications douloureuses. L’endroit n’était pas bon, ni le séjour supportable. Il fallait y mettre fin.

Face à moi, dans la grande glace, se dressait Harry. Il n’avait pas bonne mine, pas meilleure, peut-être, que la nuit, au bal de l’Aigle-Noir, après la visite chez le professeur. Mais, depuis, des années et des siècles avaient passé ; Harry était devenu plus âgé, il avait appris à danser, il avait visité le théâtre magique, il avait entendu rire Mozart, il ne craignait plus les femmes, les danses, les couteaux. Même un homme de capacités moyennes devient mûr quand on lui fait parcourir quelques siècles. Longuement, je contemplai Harry dans la glace : je le reconnaissais très bien, il ressemblait encore un tout petit peu au Harry de quinze ans qui avait rencontré Rose sur la colline, un après-midi de dimanche, au printemps, et lui avait tiré un grand coup de chapeau. Et pourtant il avait quelques siècles de plus ; il avait fait de la musique et de la philosophie et il en avait soupé ; il s’était soûlé au Casque d’Acier et avait disserté sur Krishna avec de braves savants ; il avait aimé Erika et Maria, il était devenu l’ami d’Hermine ; il avait tiré sur des autos et couché avec la Chinoise, rencontré Mozart et Goethe et percé des trous dans les mailles du temps et de la réalité apparente qui l’emprisonnaient encore. S’il avait perdu les jolies pièces de son échiquier, il avait en revanche un bon couteau dans sa poche. En avant, vieux Harry, vieux copain vanné !

Nom de D…, que la vie avait donc un goût amer ! Je crachai sur le Harry du miroir, je posai mon pied dessus et le mis en morceaux. Lentement, je suivis le couloir plein d’échos ; attentivement, je regardai les portes qui m’avaient promis tant de jolies choses : aucune d’elles ne portait plus d’enseigne. Pas à pas, je passai devant les cent portes du théâtre magique. N’avais-je pas été à un bal masqué ? Cent ans s’étaient sûrement écoulés depuis. Bientôt, il n’y aurait plus d’ans. Il restait quelque chose à faire, Hermine m’attendait encore. Ç’allait être une drôle de nuit de noces ! Je me laissais entraîner vers elle par une vague immonde, miséreux, esclave, Loup des steppes. Pouah !

Je m’arrêtai devant la dernière porte. C’est là que m’avait entraîné le flot impur. Ô Rose, ô jeunesse lointaine, ô Goethe et Mozart !

J’ouvris. Le tableau que je vis était simple et beau. Par terre, sur des tapis, j’aperçus deux êtres nus, la belle Hermine et le beau Pablo, étendus côte à côte, profondément endormis, épuisés par les jeux de l’amour, qui semblent inassouvissables et qui sont pourtant si vite assouvis. Belles, bien belles créatures, merveilleux tableau, admirables corps. Sous le sein gauche d’Hermine, il y avait une trace ronde et fraîche, un suçon foncé, une morsure des belles dents scintillantes de Pablo. À l’endroit de la trace je plongeai mon couteau jusqu’au manche. Le sang coula sur la peau blanche et satinée d’Hermine. J’aurais essuyé ce sang avec mes lèvres, si tout avait été différent, un petit peu différent de ce qui était. Maintenant, je ne le fis pas ; je regardai simplement couler le sang, et je vis ses yeux, un instant, s’ouvrir et me regarder, douloureusement, profondément étonnés. « Pourquoi est-elle étonnée ? » pensai-je. Puis je songeai qu’il faudrait lui fermer les yeux. Mais ils se fermèrent d’eux-mêmes. C’était fait. Elle ne fit qu’un petit mouvement, se tournant légèrement sur le côté ; de l’aisselle à la gorge, je vis onduler une ombre légère et douce, qui semblait vouloir me rappeler je ne sais quoi. Oublié ! Puis elle demeura immobile.

Je la contemplai longuement. Enfin je tressaillis comme quelqu’un qui s’éveille et je voulus partir. Mais, à cet instant, Pablo ouvrit les yeux, étira ses membres, se pencha sur la belle morte et sourit. « Jamais ce type-là ne prendra rien au sérieux, pensais-je, tout le fait sourire. » Soigneusement, Pablo souleva le revers du tapis et recouvrit Hermine jusqu’aux seins, de sorte que la blessure ne se voyait plus. Puis, à pas de loups, il sortit de la loge. Où allait-il ? M’abandonnaient-ils tous ? Je restai seul avec la morte à moitié voilée, que j’aimais et enviais. Le petit frison d’enfant effleurait son front pâle, sa bouche rayonnait, écarlate, un peu entrouverte, dans le visage tout blanc, ses cheveux embaumaient doucement et laissaient voir la petite oreille délicate.

Son désir était réalisé. Avant même qu’elle fût totalement mienne, j’avais tué ma bien-aimée. J’avais fait l’inimaginable, et, maintenant, à genoux, je la fixais sans savoir ce que signifiait cette action, si elle était juste et bonne, ou bien le contraire. Qu’en dirait Pablo ? Qu’en dirait le grand joueur d’échecs ? Je ne savais rien, je ne pouvais pas penser. La bouche peinte flamboyait, de plus en plus rouge, sur le visage pâlissant. Toute ma vie, mon petit bout de bonheur et d’amour, avait été comme cette bouche rigide : un peu de rouge sur le visage d’une morte.

De ce visage mort, de ces bras morts, de ces mortes épaules blanches, émanaient peu à peu un frisson, une solitude et une frigidité hivernale, un froid qui montait lentement, lentement, me glaçant les mains et les lèvres. Avais-je éteint le soleil ? Avais-je tué le cœur de la vie ? Était-ce le froid mortel des univers ?

Grelottant, je fixais le front pétrifié, le frison rigide, le reflet pâle et froid de l’oreille nacrée. Le froid qui en émanait était mortel et pourtant il était beau : il plaquait, résonnait miraculeusement, il devenait musique !

Jadis, en un autre temps, n’avais-je point déjà ressenti ce frisson, qui était quelque chose comme du bonheur ? N’avais-je point entendu déjà cette musique ? Oui, chez Mozart, chez les immortels.

Des vers me revinrent à la mémoire, que jadis, en un autre temps, j’avais trouvés je ne sais où :

 

Mais nous, nous nous retrouvâmes

Dans l’éther astral lumineux et glacé,

Ni hommes ni femmes, ni jeunes ni vieux,

Ne connaissant ni heures ni jours.

Immobile et froide est notre existence infinie,

Astral et glacé notre rire éternel.

 

*

La porte de la loge s’ouvrit, et je reconnus Mozart sans catogan, sans culottes et souliers à boucles, habillé d’un vêtement moderne. Il s’assit tout à côté de moi, j’avais presque envie de le retenir pour qu’il ne se salît pas avec le sang qui, de la gorge d’Hermine, avait coulé sur le sol. Il s’accroupit et se plongea dans le maniement de quelques petits instruments et appareils dispersés sur le plancher. Il paraissait s’y intéresser infiniment, tripotant et manipulant ces objets avec des doigts agiles et adroits que j’aurais aimé voir sur les touches d’un clavier. Je le regardai rêveusement, perdu dans la contemplation de ses belles mains spirituelles, réchauffé et pourtant effarouché par sa présence. Je ne faisais même pas attention à ce qu’il maniait et tripotait là.

Mais c’était, je le vis bientôt, un appareil de T.S.F. qu’il avait dressé et mis en marche ; installant le haut-parleur, il annonça : « Vous entendrez Munich, le Concerto grosso en F-Dur de Haendel. »

En effet, à ma surprise et à mon épouvante indicible, l’appareil diabolique se mit à vomir ce mélange de viscose glutineuse et de caoutchouc mâché que les possesseurs de phonographes et les abonnés de la T.S.F. sont convenus d’appeler musique ; mais sous le grincement et le crachement, transparaissait comme une belle peinture ancienne sous une couche épaisse de saleté, la noble structure de cette musique divine, l’élan souverain, la vaste et fraîche atmosphère, le son profond et plein.

« Mon Dieu, m’écriai-je, terrifié, que faites-vous là, Mozart ? Pourquoi me faites-vous, pourquoi vous faites-vous cette injure ? Pourquoi lancez-vous sur nous cet appareil hideux, cette apothéose de notre époque, sa dernière arme triomphale dans la lutte destructrice contre l’art ? Le faut-il, Mozart ? »

Oh ! comme il se mit à rire, cet homme insondable, d’un rire froid et fantomatique, silencieux et pourtant destructeur ! Franchement amusé, il se repaissait de mes tourments, tournait les vis maudites, manipulait le haut-parleur. En riant, il continua à déverser dans l’espace la musique déformée, empoisonnée et privée d’âme et toujours en riant il me répondit :

« Pas trop de pathétique, cher monsieur ! À propos, avez-vous remarqué ce ritardando ? Pas mal comme idée, heuh ? Bon, et maintenant, impatient que vous êtes, pénétrez-vous de ce ritardando ; entendez-vous les basses ? Elles hurlent comme des dieux – et permettez que la trouvaille de ce vieux Haendel abreuve et apaise votre cœur inquiet ! Écoutez, mon petit homme, écoutez passer sous le voile désespérément idiot de cet appareil ridicule la silhouette lointaine de la musique divine ! Attention, ça vous apprendra ! Remarquez donc comment ce tuyau loufoque fait la chose apparemment la plus bête, la plus inutile, la plus inadmissible au monde, comment, sans choisir, stupidement, brutalement, il flanque la musique dans un endroit étranger qui ne lui convient pas, et comment, malgré tout, il n’arrive pas à détruire l’esprit de cette musique ! Tout ce qu’il prouve, c’est l’indigence de sa propre technique, la grossièreté de sa fabrication sans art. Écoutez, mon petit, ça vous fera du bien ! Écoutez de toutes vos oreilles ! C’est ça ! Et maintenant, vous n’entendez pas seulement du Haendel violé par la T.S.F., du Haendel qui reste divin même sous cette forme hideuse et grimaçante, – vous ouissez et voyez, très cher ami, un symbole saisissant de la vie elle même. Quand vous écoutez la T.S.F., vous assistez à la lutte originelle entre l’idée et l’apparence, entre l’éternité et le temps, entre le divin et l’humain. De même, mon cher, que la T.S.F., pendant dix minutes, jette la plus belle musique du monde dans des locaux impossibles, dans des salons bourgeois, parmi des abonnés qui bavardent, qui mangent, qui dorment, qui bâillent, de même qu’elle prive cette musique de sa beauté sensuelle, qu’elle l’abîme, la gâche, la pollue et pourtant n’arrive pas à assassiner son esprit – de même, exactement, la vie, la soi-disant réalité, disloque et brise les images radieuses de l’univers, fait suivre un morceau de Haendel par une conférence sur la technique de la comptabilité dans les entreprises industrielles moyennes, fait d’un orchestre magique une bouillie de sons dégoûtante, coince sa technique, son industrie, sa misère et sa vanité entre l’idée et le réel, entre la musique et l’oreille. Toute la vie est ainsi, mon petit, et nous devons la laisser telle, et, si nous ne sommes pas des ânes bâtés, nous devons en rire. Des gens de votre espèce n’ont pas le moindre droit de critiquer la vie ou la T.S.F. Apprenez plutôt à écouter ! Apprenez à prendre au sérieux ce qui en vaut la peine, et à rire du reste ! Ou bien en avez-vous mieux disposé vous-même, avec plus de noblesse, d’intelligence, de bon goût ? Oh ! non, monsieur Harry, vous ne l’avez pas fait. Vous avez fait de votre vie une maladie infecte, de votre talent un malheur. Et, en fin de compte, comme je le vois, vous n’avez rien su faire d’une jeune femme si jolie et si ravissante, rien que lui enfoncer un couteau dans le ventre et la faire crever. Trouvez-vous cela juste, par hasard ?

— Juste ? Oh ! non, m’écriai-je, désespéré. Mon Dieu, tout est si faux, si brutal, si infernalement bête ! je suis une brute, Mozart, une brute méchante, stupide, vicieuse, malade ; vous avez mille fois raison de le dire.

« Mais, en ce qui concerne cette jeune femme : elle l’a voulu elle-même, je n’ai fait que réaliser son désir. »

Mozart rit silencieusement, mais il eut enfin l’obligeance infinie de faire taire l’appareil de T.S.F.

Ma défense, à laquelle j’avais cru en toute candeur, me paraissait soudain à moi-même étonnamment niaise. Je me souvins subitement que, lorsque Hermine, un jour, avait parlé de temps et d’éternité, j’avais été immédiatement prêt à considérer ses pensées comme un reflet des miennes. Par contre, je n’avais pas cru un instant que l’idée de se laisser tuer par moi fût née sous mon influence, qu’elle ne fût le désir authentique et personnel d’Hermine. Pourquoi donc n’avais-je pas seulement, à ce moment-là, cru et admis ce désir si effrayant et si singulier ? Pourquoi l’avais-je même deviné d’avance ? Peut-être parce qu’il était mien ? Et pourquoi avais-je assassiné Hermine au moment précis où je la trouvai nue dans les bras d’un autre ? Omniscient et railleur, résonnait le rire silencieux de Mozart.

« Harry, dit-il, vous êtes un mauvais plaisant. Cette jolie fille ne souhaitait-elle vraiment rien de vous qu’un coup de couteau ? Contez donc cette histoire à un autre ! Quoi qu’il en soit, vous avez bien frappé, la pauvre petite est tout ce qu’il y a de plus morte. Il serait peut-être temps de vous rendre compte des suites de votre galanterie envers cette belle dame. Ou bien préférez-vous vous soustraire aux conséquences ?

— Non, criai-je, vous ne comprenez donc pas ? Moi, me soustraire aux conséquences ! Mais je ne demande que ça, expier, expier, expier, mettre ma tête sous la guillotine, me laisser châtier et annihiler ! »

Mozart me regarda avec une insupportable raillerie.

« Que vous êtes donc pathétique ! Mais vous apprendrez quand même à blaguer, Harry. Vous l’apprendrez, s’il le faut, sous la guillotine. Êtes-vous prêt ? Oui ? Bon, dans ce cas, allez chez le magistrat et livrez-vous à toute la procédure judiciaire sans le moindre sens de l’humour, y compris l’exécution capitale à froid à une heure matinale dans la cour de la prison. Encore une fois, êtes-vous prêt ? »

Une enseigne lumineuse flamboya soudain devant moi :

 

L’exécution de Harry

 

et je fis un signe affirmatif. Une cour nue entre quatre murs avec de petites fenêtres grillagées, une guillotine proprement échafaudée, une douzaine de messieurs en veston et soutanes et, au milieu de tout cela, moi, grelottant dans l’air gris du matin, le cœur serré d’une misérable angoisse, mais prêt et consentant. Sur l’ordre des chefs, j’avançai, je me mis à genoux. Le procureur général ôta son chapeau et toussa légèrement, tous les autres messieurs toussèrent aussi. Ensuite il déplia un papier solennel et en donna lecture :

« Messieurs, vous avez devant vous Harry Haller, accusé et trouvé coupable d’un abus de notre théâtre magique. Non seulement Haller a porté atteinte au grand art en confondant notre belle collection d’images avec la soi-disant réalité et en assassinant une femme illusoire avec un couteau imaginaire, mais il a en outre manifesté l’intention de se servir de notre théâtre comme d’un moyen de suicide sans la moindre pointe d’humour. Par suite de la susdite accusation, nous condamnons Haller à la peine de vie éternelle et à la privation du droit d’entrée dans notre théâtre pour douze heures. Punition supplémentaire : nous ne pouvons remettre l’accusé en liberté sans nous être moqués de lui. Messieurs, je vous en prie : une – deux – trois ! »

À trois, tous les assistants, avec un accord parfait, éclatèrent de rire, un rire en chœur, le rire terrifiant de l’au-delà qu’un être humain ne peut pas supporter.

Lorsque je repris conscience, Mozart était toujours assis à côté de moi, me tapait sur l’épaule et disait : « Vous avez entendu le verdict. Vous allez devoir vous habituer à écouter comme toujours la T.S.F. de la vie. Cela vous fera du bien. Vous êtes extraordinairement peu doué, mon pauvre petit, mais peu à peu vous avez dû tout de même vous faire une idée de ce qu’on exige de vous. Vous devez apprendre à rire, voilà ce qu’on veut. Vous devez concevoir l’humour de la vie. Mais, bien entendu, vous êtes prêt à tout au monde, excepté ce qu’on vous demande ! Vous êtes prêt à assassiner des femmes, prêt à vous faire solennellement exécuter, vous seriez sûrement prêt à faire pénitence et à vous flageller pendant cent ans. N’est-ce pas ?

— Oh oui ! de tout mon cœur ! m’écriai-je du fond de ma misère.

— Naturellement ! Vous êtes feu et flamme pour toute entreprise stupide et sans humour ; vous êtes prêt, homme aux grandes phrases, à tout ce qui est pathétique et creux. Eh bien, moi, je n’en suis pas. Elle ne vaut pas deux sous, votre expiation romantique ! Vous voulez être châtié, vous voulez qu’on vous guillotine, espèce de fou furieux ! Vous commettriez encore dix assassinats pour cet idéal bêta. Vous voulez mourir, lâche que vous êtes, mais vous ne voulez pas vivre. Mais, pardieu, ce qu’il faut justement, c’est vivre ! Vous mériteriez d’être condamné à la peine suprême.

— Oh ! et quelle serait-elle ?

— Nous pourrions, par exemple, ressusciter la jeune femme et vous obliger à l’épouser.

— Non, ça, je n’y consentirais pas. Je ferais un malheur.

— Comme si vous n’en aviez déjà pas fait assez ! Mais que ce soit fini, maintenant, une fois pour toutes, les phrases pathétiques et les assassinats. Une parcelle de bon sens, que diable ! Vous devez vivre, et vous devez apprendre à rire. Vous devez apprendre à écouter la sacrée T.S.F. de la vie, à révérer l’esprit à travers elle, à blaguer les niaiseries en elle. C’est tout, on ne vous demande pas autre chose. »

Doucement à travers mes dents serrées, je demandai : « Et si je refuse ? Et si je ne vous donne pas le droit, monsieur Mozart, de disposer du Loup des steppes et de son destin ?

— Dans ce cas-là, dit paisiblement Mozart, je te propose de fumer encore une de mes bonnes petites cigarettes. » À l’instant où il dit cette phrase et, d’un geste magique, sortit de sa poche une cigarette, il n’était plus Mozart ; il me regardait chaleureusement de ses beaux yeux noirs exotiques, et c’était mon ami Pablo, ressemblant d’ailleurs comme un frère jumeau à celui qui m’avait appris à jouer aux échecs.

« Pablo ! m’écriai-je en tressaillant. Pablo, où sommes-nous ? »

Pablo me donna la cigarette et m’offrit du feu.

« Nous sommes, sourit-il, dans mon théâtre magique, et, si tu veux apprendre le tango, devenir général ou t’entretenir avec Alexandre le Grand, tout cela, la prochaine fois, est à ta disposition. Mais je dois te dire, Harry, que tu m’as un peu déçu. Tu t’es diablement oublié, tu as violé l’humour de mon petit théâtre, tu as organisé toute une saloperie avec tes coups de couteau et sali nos jolies petites images par des taches de réalité. Ce n’était pas gentil de ta part. Espérons au moins que tu l’as fait par jalousie, quand tu m’as vu couché auprès d’Hermine. Malheureusement, tu n’as pas su te servir de cette figurine-là. Je croyais que tu avais mieux appris à jouer. Allons, ce n’est pas irréparable. »

Il prit Hermine, qui devint aussitôt entre ses doigts une figure naine, et la plaça dans la poche de son veston, d’où il venait de tirer la cigarette.

La fumée pesante et douce avait un parfum exquis, je me sentais exténué et prêt à dormir un an.

Oh ! je comprenais tout, je comprenais Pablo, je comprenais Mozart ; j’entendais quelque part au-dessus de moi son rire épouvantable ; je palpais dans ma poche tous les mille et mille échecs de l’échiquier de la vie, j’en devinais, bouleversé, le sens ; j’étais prêt à recommencer une fois de plus la partie, à en goûter de nouveau les tortures, à frémir devant son absurdité, à retraverser encore et toujours l’enfer qui était en moi.

Un jour, je saurais jouer la partie d’échecs. Un jour j’apprendrais à rire. Pablo m’attendait. Mozart m’attendait.

FIN

À propos de cette édition électronique

Texte libre de droits.

Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :

Ebooks libres et gratuits

http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits

Adresse du site web du groupe :
http://www.ebooksgratuits.com/

Juin 2015

– Élaboration de ce livre électronique :

Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : PatriceC, MarcD, Coolmicro.

– Dispositions :

Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…

– Qualité :

Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.

Votre aide est la bienvenue !

VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.