William Hope Hodgson

LE DERNIER VOYAGE

The Shamraken homeward bounder

(1908)

Traduit de l’anglais par Émile Chardome pour la Revue belge (1927-1928)

Le Shamraken, navire à voiles, en avait passé des jours sur les mers ! Il était vieux, plus vieux que ses maîtres, et ce n’est pas peu dire. Il allait, le bois boursouflé de ses vieux flancs soulevé par la houle. Mais il ne semblait pas pressé. Pourquoi se serait-il pressé ? Il finirait toujours par arriver d’une façon ou d’une autre, suivant son invariable habitude.

Deux faits caractérisaient à première vue l’équipage : d’abord l’âge avancé de tous ses membres, ensuite l’air de famille qu’il y avait entre eux, bien qu’ils ne fussent point parents. Mais le vaisseau leur appartenait en commun.

Ils formaient un étrange assemblage, ces hommes barbus, grisonnants, vieillotants. Cependant, ils ne donnaient pas, comme les autres vieillards, l’impression de n’appartenir déjà plus à l’humanité – sauf peut-être en ceci qu’ils ne bougonnaient jamais, et qu’on lisait dans leurs yeux la joie tranquille de ceux en qui toute passion est morte.

Si un travail s’imposait, on n’entendait point le concert de protestations plus ou moins sourdes que n’eussent pas manqué d’émettre les matelots du type ordinaire. Ceux-ci entamaient la besogne quelle qu’elle fût, avec la philosophique soumission que l’expérience peut seule engendrer. Ils apportaient à accomplir cette besogne une espèce d’entêtement résigné, procédant de la conscience qu’il fallait bien qu’elle s’effectuât. En outre, leurs mains possédaient la maturité dans l’adresse, qui s’obtient par une très longue pratique, et qui chez eux compensait la faiblesse de l’âge. Leurs mouvements étaient lents, mais infaillibles. Ils avaient si fréquemment vaqué aux mêmes tâches qu’ils étaient arrivés, par une sorte de division du travail, aux plus courtes comme aux plus simples méthodes.

Ils venaient, nous l’avons dit, de passer bien des jours sur l’eau, encore que vraisemblablement personne à bord n’en connût le nombre exact ; cependant, le capitaine Abe Tombes – plus familièrement connu sous le nom de « Patron Abe », en avait peut-être quelque idée : on le voyait parfois régler, d’un air solennel, un sextant énorme ; ce qui permettait de conclure qu’il tenait vaguement compte des temps et des lieux.

Une demi-douzaine de matelots étaient assis, placides, occupés des menus travaux habituels. D’autres s’éparpillaient un peu partout. Deux hommes arpentaient le côté sous le vent du pont des gaillards, fumaient, échangeaient quelques mots. Un autre, assis oisif auprès des travailleurs, laissait, à de longs intervalles, entre deux bouffées de pipe, tomber une réflexion. Un autre, installé au bout-dehors du beaupré, s’efforçait de pêcher, avec une ligne amorcée d’un chiffon blanc, ce poisson qu’on appelle bonito. C’était Nuzzie, le mousse. Un mousse de cinquante-cinq ans. Il en avait quinze lors de son inscription au rôle du Shamraken, et malgré les quarante ans écoulés depuis, il ne cessait pas d’être « le mousse ». Car les hommes du Shamraken vivaient dans le passé.

Il était temps qu’il descendît prendre sa ration de repos en vue du quart de nuit. On aurait pu dire la même chose des trois hommes qui causaient et fumaient. Seulement, pour eux-mêmes, ils ne songeaient guère au sommeil. Un homme âgé mais bien portant dort peu, et ils étaient bien portants, quoique âgés.

Soudain, un des deux matelots qui arpentaient le côté sous le vent du pont, jetant par hasard un coup d’œil à l’avant, aperçut Nuzzie toujours sur son bout de beaupré, faisant ballotter sa ligne dans l’espoir de donner à quelque absurde bonito l’illusion que le chiffon blanc qui servait d’appât, était un poisson volant.

Le fumeur attira sur ce point l’attention de son compagnon.

– Il est temps que cet enfant aille dormir.

– Pour sûr, répondit l’autre, retirant sa pipe, et fixant un regard sévère sur la silhouette qui occupait le bout du beaupré.

Une demi-minute, ils se tinrent là, immobiles, comme deux images symbolisant la vieillesse qui va réprimander l’adolescence. Ils tenaient à la main leurs pipes, dont la fumée s’élevait en sveltes volutes.

– Il n’y a pas moyen d’avoir raison de cet enfant, disait le premier, d’un ton grave et convaincu.

Puis se rappelant sa pipe, il en tira une bouffée.

– Les enfants sont de bien singulières créatures, opina l’autre, tirant lui aussi une bouffée de sa pipe.

– Pêcher quand il devrait dormir !

– Les enfants ont terriblement besoin de dormir. Je me souviens d’avoir été un enfant. Je suppose que c’est la croissance.

Entre-temps, le pauvre Nuzzie pêchait toujours.

– Je vais lui dire de sortir de là, reprit le premier, et il se dirigea vers les degrés qui menaient à l’avant.

– Boy ! cria-t-il, dès que sa tête fut au niveau du pont. Boy !

Au second appel, Nuzzie se retourna.

– Eh ? demanda-t-il.

– Sortez de là ! ordonna le vieil homme. Sans quoi, cette nuit, vous ronflerez au gouvernail !

– Pour sûr, confirma son compagnon, qui l’avait suivi. Descendez, boy, et vite à votre cadre !

– Bien, acquiesça Nuzzie. Et il roula sa ligne. Évidemment, l’idée de désobéir ne lui traversait même pas l’esprit. Il quitta l’espar, et descendit sans un mot.

Quant à eux, ils recommencèrent d’arpenter le côté sous le vent du pont principal.

– Il me semble, Zeph, disait l’homme qui fumait, assis sur un couvercle d’écoutille, que Patron Abe a raison. Le vieux sabot nous a fait gagner bien des dollars, et nous ne rajeunissons pas.

– C’est assez vrai, répondit son voisin, assis comme lui, et en train d’estroper une poulie.

– Et il est temps que nous reprenions l’habitude du plancher des vaches, continua le premier, qui s’appelait Job.

Zeph coinça la poulie entre ses genoux, réussit à extraire une chique de sa poche, mordit la chique, et remit dans sa poche ce qui en restait.

– Ça semble drôle, quand on y pense, que ce soit notre dernier voyage, fit-il, mastiquant avec force, le menton appuyé sur la main.

Job, avant de répondre, tira deux ou trois bouffées.

– Il le fallait, dit-il enfin. Je sais un joli endroit où m’établir. Et vous, Zeph ?

L’homme qui tenait la poulie entre les genoux secoua la tête. Ses regards semblaient aller à la dérive sur la mer.

– J’ignore, Job, ce que je ferai quand on aura vendu le vieux sabot, comme vous dites. Depuis que Maria est morte, je ne me soucie plus de vivre à terre.

– Je n’ai jamais été marié, déclara Job, tassant, au fond de la pipe, le tabac qui se calcinait. Pour un marin, je trouve que c’est mieux comme ça.

– Chacun son idée, Job… J’aimais tant Maria !… Il s’interrompit. De nouveau, son regard erra sur la mer.

– Je voudrais une ferme à moi. Je crois avoir gagné assez de dollars pour la payer, dit Job.

Zeph ne répliqua rien. Quelque temps, ils se turent.

Tout à coup, de la porte du gaillard d’avant, à tribord, deux hommes émergèrent. Ils appartenaient à « l’équipe d’en bas ». Ils semblaient plus vieux encore, si possible, que ceux des ponts. Leurs barbes, blanches, mais tachées par le jus de tabac, leur venaient presque à la ceinture. Au reste, ils avaient été grands et vigoureux. Mais ils pliaient maintenant sous le fardeau des années. Ils s’en vinrent, la démarche pesante, vers l’arrière. Quand ils furent en face de l’écoutille principale, Job leva les yeux et parla :

– Dites, Néhémiah, voilà Zeph qui pense à Maria, et qui broie du noir.

Le plus petit des deux nouveau-venus secoua lentement la tête.

– Chacun de nous a ses peines, dit-il. Chacun de nous a ses peines ! J’ai eu la mienne quand j’ai perdu ma fille. Je l’aimais tant ! Elle était si bonne et si belle ! Mais cela devait arriver… Cela devait arriver… Puis, ç’a été au tour de Zeph de connaître le malheur.

– Maria était une bonne femme pour moi, dit Zeph, lentement, lui aussi. Et maintenant que c’en est fini du vieux bateau, j’ai peur de me sentir bien seul, là-bas, à terre.

Le geste de sa main laissait vaguement supposer que la terre allait surgir quelque part au delà du bastingage de tribord.

– Oui, remarqua le second des nouveau-venus. C’en est fini du vieux bateau, où j’ai navigué soixante-six ans. Soixante-six ans ! Comme le quitter sera dur !

Il baissa le front d’un air morne, et ses mains tremblantes firent jaillir la flamme d’une allumette.

– Ça devait arriver, répéta le plus petit. Ça devait arriver.

Sur quoi, lui et son compagnon allèrent s’asseoir un peu plus loin, pour fumer et méditer.

Patron Abe et Josh Matthews, le second, se tenaient debout à la poupe. Comme les autres marins du Shamraken, ils sentaient le poids du temps, et cette blancheur qui est l’écume de l’éternité teignait leurs cheveux et leur barbe.

Patron Abe disait.

– C’est plus pénible que je ne l’aurais cru.

Son regard errait sur les ponts usés, mais si propres.

– Je ne sais ce que je ferai, Abe, quand nous ne l’aurons plus, répondit son lieutenant. Ç’a été un home pour nous depuis soixante années.

Il secoua les cendres de sa pipe, et s’occupa de la remplir à neuf.

– Ce sont ces maudits frets ! geignait le capitaine. Nous perdons sur chaque voyage ! Les bateaux à vapeur nous ruinent !

Il soupira, et se remit à mâcher dévotement sa chique.

– Ç’a été un bâtiment bien confortable, murmurait Josh, monologuant. Et depuis que j’ai perdu mon fils, je ne souhaite plus autant qu’autrefois vivre à terre. Me voilà seul ici-bas.

Il se tut. Ses vieux doigts tremblants bourrèrent sa pipe.

Patron Abe ne disait rien non plus. Il semblait absorbé. Il mâchonnait toujours, appuyé au bastingage. Tout à coup, il se redressa, et s’en fut se mettre sous le vent. Il cracha, resta quelques instants immobile, jeta autour de lui un coup d’œil circulaire – résultat d’une habitude d’un demi-siècle. Soudain, il appela l’officier.

– Que pensez-vous de cela ? demanda-t-il, après que leurs yeux eurent interrogé la mer.

– Je ne sais pas, Abe, à moins que ce ne soit un brouillard causé par la chaleur.

Patron Abe n’en parut pas convaincu. Mais, n’ayant rien de mieux à suggérer, il garda le silence.

Josh parla de nouveau.

– Très curieux, Abe. Nous traversons une région étrange.

Patron Abe fit un signe d’assentiment, et se remit à observer le phénomène qui l’intriguait : on eût dit qu’une immense muraille de brume rose montait au zénith. D’abord ce n’avait été, sur l’horizon, qu’une brillante nuée. Maintenant, elle couvrait une grande partie du ciel, et le bord supérieur avait pris un merveilleux ton de flamme.

– Que c’est beau ! dit Josh. Je savais bien que nous sommes dans de singuliers parages.

À mesure que le Shamraken approchait du brouillard, le brouillard, en avant du navire, s’étendait au point d’emplir le ciel. Le vaisseau y entra, et l’aspect de toutes choses fut changé.

… Les grandes effilochures roses du brouillard flottaient autour d’eux, estompant, et pour ainsi dire transfigurant chaque ligne des agrès et des cordages, de sorte que le vieux bateau semblait un vaisseau de féerie voguant parmi les prestiges d’un monde inconnu.

– Je n’ai jamais rien vu de pareil, Abe, rien ! dit Josh. Ah ! mais, c’est beau ! c’est beau ! On dirait que nous naviguons dans le feu du soleil couchant.

– Je n’y comprends goutte ! grommelait Patron Abe. Mais je trouve aussi que c’est beau, extraordinairement beau.

Les deux vieux camarades prolongèrent leur contemplation. Il régnait, dans cette nouvelle atmosphère, une paix étrange, qu’ils avaient ignorée sur la mer nue. La brume étouffait le craquement coutumier de la mâture ; et, des lourdes vagues sans écume, ne s’élevait point le mugissement habituel aux flots.

– On a une impression de surnaturel, fit observer Josh. On dirait qu’on est dans une église.

– Oui, répliqua Patron Abe. On a l’impression que ce n’est pas naturel.

– Ça doit être comme ça en paradis, suggéra Josh. Et Patron Abe n’eut pas envie de le contredire.

Un peu plus tard, le vent commençant à tomber, il fut décidé de mettre toutes les mains au mât de grand perroquet. On appela Nuzzie, on déposa les pipes, on se tînt prêt à saisir les drisses. Mais nul ne s’occupa de larguer la voile : c’était l’affaire de Nuzzie, et Nuzzie, seul de l’équipage qui fût allé dormir, n’arrivait pas. Au bout d’une minute, il apparut. Patron Abe l’accueillit sévèrement.

– Voyons, boy, montez vite larguer cette voile ! N’êtes-vous pas honteux de laisser un pareil travail à de grandes personnes ?

Et Nuzzie, le grisonnant « boy » de cinquante-cinq ans, monta humblement, ainsi qu’il lui était enjoint.

Cinq minutes après, il cria qu’on pouvait hisser la voile, et les matelots s’emparèrent des drisses. Néhémiah, en soliste, chanta d’une voix chevrotante :

Un vieux fermier habitait le Yorkshire.

 

Et le chœur des voix aigrelettes répétait le refrain. Néhémiah continuait :

Il avait une vieille femme, et la souhaitait au diable.

 

De nouveau, on entendit le chœur des voix cassées. Néhémiah reprit :

Un jour, le diable lui apparut à sa charrue :

Je suis venu, dit-il chercher la vieille femme.

 

Et ainsi de suite. Ils chantaient, rythmant leur effort sur les modulations de leur chant, et toujours enveloppés par l’extraordinaire brume rose qui, au-dessus d’eux, se transformait en une irradiation écarlate, de sorte que la pointe des mâts piquait un grandiose plafond de flamme.

Trois diablotins voulaient enchaîner la vieille.

 

reprit Néhémiah, et le chœur après lui.

 

Elle prit son sabot, et le leur cassa sur la tête ;

Sur quoi les trois diablotins se mirent à crier :

Étranglons la vieille sorcière, ou elle va nous tuer tous.

 

– Suffit ! cria Josh, coupant net la chanson. La voile déferla, les cordes retombèrent, et les mariniers retournèrent à leurs occupations.

C’était le moment où on relevait les hommes de quart. Mais, sauf le timonier et la vigie, ces gens accoutumés à se passer de sommeil ne s’apercevaient guère de la différence, laquelle, pour les matelots disséminés sur le pont consistait tout juste en ceci : ceux qui tantôt n’avaient fait que fumer, à présent fumaient et travaillaient. Ceux qui tantôt travaillaient et fumaient, à présent ne faisaient plus que fumer. Et le vieux Shamraken avançait comme une ombre rose dans la brume scintillante, et seules les grandes lames silencieuses et lourdes semblaient comprendre qu’il n’était pas seulement un fantôme.

Zeph envoya Nuzzie chercher du thé, et toute l’équipe fit son repas du soir. Ils mangeaient, assis au hasard, et en même temps s’entretenaient avec leurs camarades, de quart sur le pont, du brouillard brillant où ils étaient plongés. Leur conversation révélait combien profondément les impressionnait le phénomène. La superstition s’éveillait en eux, Zeph affirmait sans ambages sa croyance à quelque voisinage surnaturel. Il prétendait avoir le sentiment que « Maria » n’était pas loin de lui.

– Vous voulez dire que nous nous rapprochons du ciel ? demanda Néhémiah très occupé à larder une bonnette.

– Je ne sais pas, répliqua Zeph, mais – et son geste montrait la voûte enflammée, – vous avouerez que c’est merveilleux !… Et si pourtant c’était le ciel !… Quelques-uns d’entre nous sont bien fatigués de la terre… Je voudrais revoir Maria…

Néhémiah hocha la tête.

– J’espère que ma fille sera là, dit-il, méditatif. Elle y aura fait la connaissance de Maria.

– Tout le monde aimait Maria, reprit Zeph. Surtout les jeunes filles. Elle avait le don d’attirer leur amitié.

– Je n’ai jamais été marié, dit Job, à qui on ne demandait rien. Mais c’est chose dont il était fier et dont plus d’une fois on l’avait entendu s’enorgueillir.

– Il n’y a pas là de quoi te vanter, garçon, s’écria un des vieux à barbe blanche, demeuré silencieux jusqu’alors. Ainsi, personne ne viendra à ta rencontre quand tu entreras au ciel.

– C’est la pure vérité, Job, approuva Néhémiah, fixant sur Job un œil chargé de blâme, sur quoi Job prit le parti de se taire.

Vint le quart de six à huit heures. Néhémiah et le reste de son équipe s’installèrent, pour prendre le thé, à côté de leurs camarades. Quand ils eurent fini, ils allèrent d’un commun accord s’asseoir au gaillard, et la mystérieuse atmosphère colorée où se mouvait le vaisseau absorba toute leur attention. Parfois l’un d’eux, retirant la pipe de sa bouche, exprimait une idée qu’il avait au préalable ruminée longuement.

La relève du quart eut lieu. Nul ne bougea, sauf les hommes de vigie et de roue.

Neuf heures. La nuit sur la mer. Le rose devint d’un rouge intense, lumineux, mais qui semblait créer sa propre lumière. Là-haut, le ciel était de flamme et de sang.

– Colonne de fumée le jour, colonne de feu la nuit, murmura Zeph à Néhémiah, qui répondit solennellement :

– C’est dans la Bible.

Après la relève de la vigie et du timonier, Josh et Patron Abe apparurent sur le pont principal.

– C’est drôle, disait Patron Abe, jouant l’indifférence.

– Pour sûr, confirma Néhémiah.

Capitaine et second s’assirent parmi leurs hommes.

À dix heures et demie, une rumeur s’éleva de la proue et un cri fut poussé par la vigie. Toutes les têtes se tournèrent vers un point sur la droite, à l’avant : là, on voyait la brume rayonner d’un éclat plus intense encore, plus surnaturel et plus rouge. Une minute après, surgit un colossal arc de triomphe, formé de nuées incandescentes !

Une clameur d’admiration s’échappa de toutes les poitrines. Équipage et officiers se précipitèrent à l’avant. Les jambages de l’arc, aussi bien par bâbord que par tribord, s’enfonçaient dans la mer, assez loin du vaisseau, qui allait passer entre eux.

– C’est le ciel ! murmura Josh, à voix très basse. Mais Zeph l’entendit.

– C’est peut-être les Portes de Gloire dont Maria parlait toujours, répliqua-t-il.

– Si j’allais revoir mon fils ! murmura encore Josh, qui se pencha, les yeux brillants d’attente et de ferveur.

Autour du vaisseau, la quiétude régnait. Le vent n’était plus qu’une légère brise à bâbord arrière. À l’avant, dans l’embrasure de l’arche resplendissante, les longues lames roulaient, huileuses, noires, sans écume.

Soudain, au milieu du silence, une note s’éleva, subtile, musicale, grandissant et s’affaissant, comme le gémissement plaintif qu’eût fait sourdre au loin une harpe d’Éolie. Le son, venant de l’arche, était repris par le brouillard, qui le renvoyait, en longs échos sanglotants, à l’horizon incommensurable.

– On chante ! cria Zeph. Maria aimait, chanter ainsi. Écoutez !

– S’t ! interrompit, Josh. J’entends mon fils !

Sa vieille voix perçante était devenue un glapissement.

– C’est merveilleux ! merveilleux ! incroyable ! s’exclamait Patron Abe.

Zeph s’était un peu détaché en avant du groupe. Il protégeait ses yeux de ses mains, et toute son attitude dénotait le plus intense bouleversement.

– Je crois que je la vois ! je crois que je la vois ! se répétait-il, fiévreux.

Derrière lui, deux des vieux hommes soutenaient Néhémiah, qui se sentait, pour employer ses propres termes, « tout chose » à l’idée de retrouver sa fille.

De l’arrière, Nuzzie, le « mousse » auquel était confiée la roue, avait perçu l’aérienne musique, mais, n’étant qu’un enfant, on peut supposer qu’il ne se rendait pas compte de cette proximité de « l’autre monde » si évidente pour les hommes, ses maîtres.

Quelques minutes s’écoulèrent encore. Job, qui avait en tête la ferme, objet de ses convoitises, insinua que peut-être on n’était pas aussi près du paradis que l’imaginaient ses camarades. Personne ne daigna relever ses paroles.

Une demi-heure plus tard, vers minuit, une nouvelle phase de l’apparition arracha un nouveau murmure aux spectateurs. On était encore loin de l’arche. Et voici que ce ne fut plus une arche, mais un cône prodigieux, d’un rouge brûlant et sombre, et dont la partie supérieure était noire, sauf l’extrême pointe, qui redevenait du même rouge effrayant.

– Le Trône de Dieu ! cria Zeph, tombant à genoux. Les autres l’imitèrent, même le vieux Néhémiah, qu’on vit faire un grand effort pour s’agenouiller.

– Sans doute que nous voilà presque au ciel, balbutia-t-il d’une voix rauque.

Patron Abe, brusquement, sauta sur ses pieds. Il n’avait jamais ouï parler de cet extraordinaire phénomène électrique qu’on n’aperçoit peut-être pas plus d’une fois par siècle, la Tempête de Feu, qui précède certains grands cyclones ; mais son œil expérimenté venait tout à coup de découvrir que le cône était en réalité une montagne d’eau tournoyante, où se reflétait l’embrasement des nues. Il ne possédait pas la connaissance technique nécessaire pour savoir que le phénomène était dû à un énorme vortex produit par le déplacement de l’air ; mais il avait souvent vu se former une trombe marine. Pourtant, il hésitait. La situation était tellement inouïe ! Toutefois, cette monstrueuse et giratoire montagne d’eau qui lançait des lueurs rouges ne lui parut avoir aucune relation avec l’idée qu’il se faisait du paradis. Son hésitation durait encore, quand éclata le premier rugissement du cyclone. À ce bruit, les vieux hommes s’entre-regardèrent, épouvantés.

– C’est Dieu qui parle ! murmura Zeph, dans un souffle. Nous ne sommes que de misérables pécheurs !

Un instant plus tard, ils avaient dans la gorge, avec le souffle du cyclone, l’angoisse de la mort, et le Shamraken entrait sous les portiques de l’éternité.

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Février 2014

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