Paul d’Ivoi

MASSILIAGUE DE MARSEILLE

VOYAGES EXCENTRIQUES – Volume 9

1902

Ouvrage illustré de quatre-vingt-douze gravures dans le texte de douze grandes compositions hors texte gravées sur bois et de huit compositions d’après les dessins de Louis Bombled

À MON CHER AMI ET CONFRÈRE

VICTOR DEMONTS

Je dédie ce livre en témoignage d’affectueuse gratitude.

PAUL D’IVOI.

PREMIÈRE PARTIE

LA MESTIZA

CHAPITRE PREMIER

LE CLUB DU SUICIDE UTILE

Aussi spacieuse que la place de la Concorde, à Paris, la Plaza Mayor de Mexico regorgeait de monde.

Dans le grand jardin d’Eucalyptus (création du malheureux empereur Maximilien), parsemé de fontaines et de statues, qui en occupe le centre et se nomme le Zocato, devant les chaînes enfermant le Paseo de las Cadenas, square exquis planté autour de la cathédrale (construite par Cortez, sur les ruines du Teocati atzeque) et de l’église du Sagrario, à la façade en pierre rose fouillée comme un ouvrage d’orfèvrerie du XVIe siècle, une foule bruyante, bariolée, se pressait, s’écrasait, allant battre de sa houle les murailles du Palais National, résidence du Président de la République Mexicaine, s’engouffrant sous les portales, portiques analogues à ceux de la rue de Rivoli, qui occupent deux côtés de la Place.

Cette cohue refluait dans la magnifique rue Cinco de Mayo, large artère reliant la Plaza Mayor au théâtre de l’Opéra.

Tous les échantillons des populations des Amériques Centrale et Méridionale semblaient s’être donné rendez-vous dans la capitale du Mexique. Brésiliens, Argentins, Chiliens, Péruviens, Écuadoriens, Boliviens, Vénézuéliens, Colombiens, Costariciens, Guatémaltèques, etc., etc., blancs, créoles, métis, quarterons, sambos, discouraient, discutaient dans tous les patois dérivés de l’espagnol ou du portugais. Et c’étaient de grands gestes, des éclats de voix, des syllabes gutturales lancées comme des détonations. On eût dit qu’un vent de délire passait sur cet immense concours de peuple. Quel objet pouvait émouvoir à ce point ces gens de nationalités diverses ?

Sous le Portal dos Mercaderes (Portique des Marchands), quatre hommes ne partageaient pas l’animation générale. Ils causaient à voix basse, et leur calme contrastait avec l’exubérance de ceux qui les entouraient.

Deux de ces personnages étaient blonds, de haute stature, solidement musclés, offrant les caractères ethnographiques des Américains du Canada ; ils portaient la blouse de chasse, la culotte bouffante serrée dans des guêtres de cuir. Seuls les galons cerclant leurs sombreros (chapeaux mexicains pointus et à larges bords), d’argent chez l’un, de laine chez l’autre, indiquaient la différence de leur condition. Le premier, en effet, Francis Gairon, chasseur de fourrures, réputé de Québec à l’Alaska, commandait au second, son compagnon de fatigues, son engagé, selon l’expression usitée, lequel répondait au simple prénom de Pierre.

Même inégalité entre les deux individus voisins des chasseurs. Ceux-ci moins grands, plus ramassés, avaient le type bâtard, mi-anglais, mi-allemand, qui tend à se généraliser dans l’Est des États-Unis ; mais l’un se redressait fièrement dans sa tenue bleue à parements rouges de domestique de bonne maison, tandis que l’autre avait la mise correcte et impersonnelle des gentlemen de la grande Confédération américaine.

Ce dernier parlait au chasseur :

— Foi de Joë Sullivan, vous ne semblez pas comprendre l’affaire, mon brave Francis.

— Si, si, monsieur Sullivan, répondit doucement l’interpellé, je comprends parfaitement ; seulement, permettez-moi de vous l’avouer, je ne vois pas clairement le droit des États-Unis à empêcher une chose… juste.

— Une chose juste, gronda son interlocuteur avec un mouvement brusque qui fit cliqueter les lourdes breloques de sa chaîne de montre, une chose juste… Comment osez-vous qualifier ainsi une détestable, une diabolique opération ?

— J’ose, parce que, nous autres Canadiens, avons l’habitude d’exprimer loyalement notre pensée.

— Voudriez-vous rompre nos conventions ?

Le chasseur secoua la tête :

— Ne craignez pas cela, monsieur Sullivan. Le Grand-Esprit, comme disent les Peaux-Rouges, a permis que je vous donne ma parole… ; il adviendra de notre entreprise ce qui est écrit au livre de la Destinée. Quel que soit l’avenir, vous pouvez compter sur moi et sur Pierre.

— On combat mal quand on doute de son droit.

— On se bat bien, quand la bataille est un devoir… Or, c’est un devoir de faire honneur à ses promesses. Vous êtes venu me trouver à ma maison, au bord du lac Ontario, vous m’avez dit : Francis Gairon, veux-tu faire campagne avec moi. Il y a deux mille dollars pour toi et ton engagé. Je vous ai répondu : Marché conclu. Donc, il n’y a plus à revenir là-dessus. Mais ceci posé, rien ne m’empêche d’ouvrir mon cœur[1].

Sullivan eut un sourire aussitôt réprimé :

— Ouvrez votre cœur, mon digne Francis, ouvrez…, d’autant plus qu’il me sera agréable de regarder ce qu’il contient.

— Alors, je parle. Au XVIe siècle, à ce que l’on raconte, les Espagnols, conduits par Pizarre, Cortez et d’autres conquistadores, envahirent l’Amérique méridionale. Ils trouvèrent au Mexique les Atzecs, au Pérou les Incas, deux nations indiennes jouissant d’une civilisation avancée, dont l’autorité s’étendait sur une partie notable du Brésil actuel, de la Colombie, Équateur, Bolivie, Chili, Plata, dont le nom était révéré par tous les hommes rouges du continent.

— Parfaitement exact. Je suis heureux de constater que l’habile chasseur Francis Gairon possède des connaissances historiques…

Le Canadien ne releva pas l’ironie évidente des paroles du Yankee :

— Il faut apprendre ce qu’ont fait ceux qui nous ont précédés sur cette terre, c’est aimer ses ancêtres.

— Oh ! persifla dédaigneusement Sullivan, vous n’attribuez pas ce titre aux Indiens, j’imagine ?

— Vous, monsieur Sullivan, comme tous les gentlemen d’origine saxonne, vous méprisez les hommes de couleur, je le sais. Nous, Canadiens, nous proclamons au contraire que nous sommes les descendants des Peaux-Rouges du Nord-Américain, ainsi que des Normands de France. Et rien de ce qui touche les Français ou les Indiens ne nous laisse indifférents. Aujourd’hui d’ailleurs ce qui vous inquiète, n’est-ce pas la tradition indigène ?

À cette question directe, le Yankee gonfla ses joues d’un air mécontent, mais ne répondit pas.

— Les Incas et les Atzecs, au moment de la conquête espagnole-portugaise, avaient résolu de se confédérer, de réunir sous un même commandement tous les guerriers rouges, depuis les sources du Rio Grande del Norte jusqu’au Cap Horn. Eh bien, de même que les Saxons nord-américains se sont groupés en ce formidable faisceau des États-Unis, de même les Espagnols-Indiens d’origine latine, du Sud-Américain, songent à former la puissante confédération rêvée par les indigènes d’autrefois. Cela me paraît juste.

— Juste, juste… grommela Sullivan… cela est nuisible au pays yankee. Actuellement nous dominons toute l’Amérique ; il n’en serait plus de même si le Sud se réunissait en États-Unis.

— Alors donc, vous cherchez à empêcher cela, uniquement par intérêt.

Cette fois, l’interlocuteur du chasseur s’expliqua nettement :

— Eh bien, oui, par intérêt, par patriotisme. Et je déteste tous ces gachupinos[2] du Sud, et, plus que les autres, cette Dolorès Pacheco, la Mestiza, comme ils l’appellent, qui bouleverse les cervelles pour arriver à retrouver le collier inca-atzec, aux six pendeloques de lapis, aux six pendeloques d’opale, dont la vue réunirait tous les Indios sous la même bannière. Le diable torde le cou à la Mestiza et à ce club ridicule dont elle est la présidente… Le Club du Suicide utile.

— All right ! marmotta le domestique.

— Vous pensez comme moi, Bell, s’exclama Sullivan avec un geste approbateur… En rentrant à l’hôtel je vous compterai dix dollars. Il faut encourager vos sentiments de bon Américain du Nord.

Le valet allait remercier, il n’en eut pas le temps. Un mouvement se produisit dans la foule. Une clameur éperdue monta vers le ciel :

— Evviva la Mestiza !

Entre les plantations du Zocalo et le porche de la cathédrale le flot des curieux s’était brusquement ouvert, laissant un large espace libre, et dans ce passage, souriante à ce peuple qui l’acclamait, une jeune femme, montée sur un cheval blanc, s’avançait lentement vers le sanctuaire.

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Mince, élancée, le teint doré, les yeux veloutés que rehaussaient les éclairs de la volonté, elle était adorablement jolie. Tout en elle décelait l’exaltation intérieure : la légère contraction de ses lèvres d’un rouge vif, les palpitations de ses narines délicates, le pli qui barrait son front pur.

Détail étrange. Son bouquet de corsage était composé d’immortelles vertes, jaunes et rouges, et dans ses cheveux noirs, relevés en casque, un piquet des mêmes fleurs était fiché.

— La voilà, la maudite, gronda Sullivan.

Francis Gairon baissa les yeux, une légère rougeur couvrit son visage hâlé par le vent des prairies, et il murmura si bas que l’Américain ne put l’entendre :

— C’est une envoyée du ciel… Celle que les Français appellent « leur Jeanne d’Arc » devait être ainsi.

Cependant la Mestiza atteignait le portail de la cathédrale. Un instant, son regard se fixa sur la façade dorique et ionique dominée par deux campaniles surmontés de coupoles en forme de cloches, puis elle sauta légèrement à terre, jetant la bride de son cheval à un homme du peuple qui s’était précipité pour tenir l’animal. D’un pas rapide, semblant glisser sur les dalles, elle disparut dans l’église.

Sullivan frappa sur l’épaule du chasseur :

— Suivons-la, ami Francis. Nous avons nos cartes d’entrée pour la séance. Profitons-en. Bell et Pierre iront nous attendre à l’hôtel Iturbide.

Le Canadien inclina la tête ; suivi de Joë, il marcha vers la cathédrale. Grâce à sa haute taille, à sa vigueur peu commune, il se fraya sans peine un passage et bientôt les deux hommes pénétrèrent à leur tour dans le temple.

Dès les premiers pas, ils s’arrêtèrent impressionnés par l’imposant spectacle qui se présentait à eux.

Sous leurs yeux se développaient les cinq nefs du sanctuaire, séparées des colonnes doriques, barrées au loin par les balustrades de tumbago (alliage d’or, d’argent et de cuivre) du chœur que dominait l’autel gigantesque, au tabernacle surmonté d’un dais abritant un peuple de statues et soutenu par huit colonnes de marbre mexicain.

Et sous les voûtes, entre les colonnes, autour des confessionnaux, sur les degrés même de l’autel, une assemblée silencieuse, recueillie, composée, d’une part, d’hommes aux costumes chamarrés de décorations et de broderies, représentants des gouvernements, des armées, des marines de l’Amérique du Sud, et, d’autre part, d’Indiens délégués par les tribus encore puissantes : Apaches, Guaranis, Comanches, Huopès, Patagons, mêlant leurs parures sauvages aux uniformes civilisés.

Dans la chapelle des Rois, sépulture des vice-rois et de l’Empereur Iturbide, deux cents personnes se distinguaient par leur tenue du reste de l’assistance. Uniformément vêtues de noir, toutes portaient en sautoir une sorte de baudrier strié de bandes blanches et vertes alternées. C’étaient les membres du Club du Suicide utile, club dont la Mestiza – Sullivan l’avait rappelé un instant plus tôt – était la fondatrice et la présidente.

Le Yankee promenait sur la foule un regard moqueur. Francis Gairon, lui, n’avait vu qu’une personne dans cette assemblée, et ses yeux se fixaient sur la chaire des prédicateurs, occupée par la gracieuse et fière Dolorès Pacheco, la Mestiza.

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Soudain la jeune fille se leva, étendit la main comme pour réclamer l’attention. Un frémissement secoua l’assistance, et d’une voix claire, musicale, enveloppante, Dolorès parla :

— Frères, sœurs du Sud-Américain, l’autorité ecclésiastique, en permettant au Club du Suicide utile de vous convoquer dans la cathédrale de Mexico, l’autorité ecclésiastique, dis-je, a voulu montrer qu’elle approuvait notre conception du monde, qu’elle s’associait à nos efforts. Nous l’en remercions avec la plus profonde gratitude.

« Divinité, humanité, les deux mots les plus grands qu’il soit donné à l’homme de prononcer, telle est la devise du Club dont j’ai l’honneur d’être la présidente. Nos statuts portent cette affirmation : Tout effort humain, toute pensée humaine doit profiter à l’humanité. Le suicide lui-même ne saurait demeurer improductif. À ceux que hante le désir de la mort anticipée, nous avons dit : Il reste d’immenses territoires à explorer, des problèmes scientifiques dangereux à résoudre, des dévouements sublimes à accomplir, cherchez la mort en vous consacrant à ces devoirs, renoncez au suicide égoïste et stérile. Vous souhaitez le trépas, eh bien, parcourez les terres inconnues d’Afrique, d’Amérique, d’Asie, d’Australie ; efforcez-vous d’atteindre les pôles de la terre ; risquez vos jours pour établir de nouvelles formules d’aviation, de navigation sous-marine, d’extraction minière ; donnez votre existence en soignant les malades, en bravant choléra, fièvre jaune, vomito, peste, typhus. Suicidez-vous pour le service de l’humanité. »

La Mestiza disait ces choses graves que l’on s’étonnait de voir sortir de ses lèvres de jeune fille, avec une chaleur entraînante, une conviction attendrie. On la sentait inspirée par une ardente charité, et l’on devinait que sa jeunesse, sa beauté, avaient été battues par la rafale cruelle de la souffrance, du malheur.

Un murmure approbatif monta de la foule vers elle, mais derechef Dolorès étendit la main et le silence se rétablit :

— Forts de nos premiers succès, nous, membres du Club du Suicide utile, avons désiré faire plus grand, viser plus haut que par le passé. Nous avons rêvé de sauver la patrie sud-américaine menacée. De même qu’en Europe, les pays latins : France, Espagne, Italie, Portugal, Roumanie, Suisse, Belgique, Allemagne du Sud, devraient s’unir pour n’être pas absorbés par les nations saxonnes, de même nous, Latins également, devons nous confédérer pour rester libres. Au Nord de notre Amérique, une république saxonne s’est organisée, formidable par sa population, sa richesse, sa cohésion. Déjà elle a enlevé par la force les provinces latines du Texas, du Nouveau-Mexique, de l’Arizona, de Californie, Cuba, Porto-Rico. Déjà elle a essayé, en convoquant un congrès panaméricain en cette même ville de Mexico[3], de faire de nous ses vassaux. J’ai répondu à cela en vous appelant en congrès sud-américain, pour vous crier : Frères, les Nordistes nous vaincront les uns après les autres si nous restons divisés.

Avec un profond soupir la Mestiza reprit :

— Divisés, nous le sommes de façon terrifiante. Non seulement les divers États sud-américains sont sans cesse en désaccord, en contestation, en guerre ; mais encore dans chaque État des castes rivales, établies sur la couleur de la peau, se jalousent, se haïssent, se combattent : blancs, mulatos[4], mestizos[5], quarterons[6], créoles[7], chinos[8], chinos-blancos[9], quinteros[10], zambos[11], pour ne citer que les castes principales, semblent n’avoir d’autre but que de préparer les discordes civiles.

Tous courbaient la tête, flagellés en leurs préjugés sociaux par cette jeune fille. Seul Joë Sullivan considérait Dolorès avec une insolente ironie.

— Eh bien, poursuivit-elle d’une voix éclatante, j’ai pensé que toute cette confusion pourrait disparaître si nous reprenions franchement la tradition des guerriers rouges, premiers possesseurs du sol, ancêtres dont nous devons être fiers. Vous qui presque tous avez du sang indien dans les veines, je vous convie au souvenir de ces grands politiques que furent les Incas, les Atzecs. Ils avaient compris la puissance de la fédération. Ils l’allaient signer quand survinrent les conquérants espagnols. Je vous supplie, à l’aurore du XXe siècle, de réaliser le rêve ébauché au XVIe par nos aïeux.

Cette fois, un tonnerre d’applaudissements souligna la supplication de Mestiza. On eût dit que, sous sa parole, le bandeau qui obscurcissait les regards des castes, venait de se déchirer. Tous avaient compris la petitesse des querelles intestines, alors que la constitution des États-Unis du Nord menaçait l’existence de la patrie sud-américaine. Et oublieux du lieu où ils se trouvaient, de la solennité du sanctuaire, ils ébranlèrent de leurs acclamations frénétiques les voûtes majestueuses, accoutumées jusqu’à cette heure à la subtile caresse des oraisons murmurées.

La jeune fille appuya les mains sur son cœur, ses yeux se voilèrent, tandis qu’un rayonnement intérieur semblait nimber son front d’une auréole.

Elle demeura longtemps immobile, laissant s’apaiser les transports de ses auditeurs, puis d’un accent tendre, elle reprit :

— Huascar, chef des Incas du Pérou ; Montézuma, roi des Atzecs du Mexique, avaient voulu symboliser leur alliance. Ils avaient fait confectionner par les plus habiles ouvriers six pendeloques d’opale au pays péruvien, six pendeloques de lapis-lazuli dans la vallée de Mexico, et ces diverses pièces réunies formèrent un collier que l’on nomma le « Gorgerin d’alliance ». Ce bijou était en cette ville, lors de l’arrivée des Espagnols. Le plus jeune fils de Montézuma, emporté par sa haine de l’étranger, l’enleva, et, suivi de quelques compagnons dévoués, s’enfonça dans les solitudes du Nord du Mexique, retournant ainsi vers le berceau des Atzecs, proche des sources du Rio Grande del Norte.

— Ochs imué[12], prononcèrent les Indiens présents.

— Pour nos frères rouges, il importe de retrouver le symbole inca-atzec. Tous suivront ce totem (étendard) des aïeux. La mission est dangereuse, mais un « épris du Suicide utile » se propose de l’accomplir. C’est lui que je veux vous présenter, afin qu’il soit consacré par vous Champion du Sud-Amérique, et qu’en sa présence vous juriez tous de vous grouper en un seul faisceau, le jour où le Gorgerin d’alliance vous sera présenté.

Un formidable hourrah interrompit la jeune fille.

— Vive Dolorès Pacheco !

— Gloria à la Mestiza !

Puis un cri se formula, qui couvrit les autres, qui se généralisa :

— Viva la Virgen Mexicana, regina de la Confederacione ! (Vive la Vierge mexicaine, reine de la Confédération !)

Alors elle se tourna vers l’autel, joignit les mains en un geste énergique et tendre, puis, se penchant, elle appela :

— Venez, señor Massiliague.

Presque aussitôt parut auprès d’elle, en haut de la chaire, un homme de vingt-huit à trente ans, à la figure joviale, aux yeux rieurs, aux lèvres hilares surmontées d’une fine moustache noire retroussée à la mousquetaire. Une abondante chevelure, noire également, frisottait sur le crâne du nouveau venu, lequel donnait l’impression de n’importe quoi, hormis d’un épris de suicide.

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Sans paraître troublé le moins du monde, celui-ci s’inclina et d’une voix où vibrait la gaieté :

— Té bonjour, vous autres, dit-il. Ça va bien, pas vrai ? Et autremain ? (autrement).

L’entrée en matière, débitée avec le plus pur accent marseillais, médusa l’assistance. Mais lui, paisiblement, continua :

— Mon nom vous en apprendra plus que de longs discours ; Scipion Massiliague, Massiliague de Marseille, une ville qui devrait être au midi de l’équateur, mais qu’un hasard… phénicien a placé seulement au sud de la France. Votre Midi américain a peur du Nord ; il a tort. Le Midi a conquis Paris, il conquerra donc aisément New-York. Mais enfin, vous désirez avoir le Gorgerin d’alliance, on va vous chercher cela, et pécaïre, je vous le rapporterai mort ou vivant, plutôt mort parce que la vie est pour moi la plus ennuyeuse des occupations.

La verve du méridional enfant de France faisait bonne impression sur les créoles, mulâtres, quarterons ou quinteros, gens d’enthousiasme facile et d’outrancière éloquence. Les Indiens seuls, à la nature mélancolique, considéraient avec étonnement cet homme qui traitait le trépas de si joviale façon.

Mais Massiliague poursuivit :

— Pourquoi je veux mourir, cela vous intéresse, hé ?… Bon, je vais vous le dire. Je veux mourir parce que je suis le plus malheureux des hommes à force d’être le plus heureux. Tout me réussit… Un souhait ! Pan, il est réalisé, cela m’ennuie !… Je fais le commerce avec la Barbarie, la Côte Occidentale d’Afrique, Madagascar, l’Indo-Chine… je ne m’en occupe pas. Tout le jour je flâne sur la Canebière, les mains dans les poches… Eh bien, pas une avarie à mes navires, pas une déchirure à mes ballots, pas un débiteur insolvable… Je gagne trop d’argent… Cela m’ennuie ! Si je dis qu’une fillette est jolie, sa mère me demande en mariage pour l’enfant… On m’a demandé quinze fois dans la même soirée… cela m’ennuie… et comme je ne puis épouser toutes les demoiselles – la loi française le défend, – je reste célibataire, ce qui m’ennuie aussi. Té ! vous avez compris mon amour du suicide… Alors c’est tout. Je pars demain à la chasse au Gorgerin d’alliance.

Au milieu de l’assemblée qui applaudissait maintenant, le Canadien Francis Gairon semblait transformé en statue. Ses yeux allaient de Dolorès à Scipion Massiliague, exprimant un étonnement douloureux. Comment la Vierge mexicaine associait-elle à son rêve glorieux cet inconnu à la verve de commis voyageur ?

Une main se posa sur son bras. Il tressaillit. C’était l’Américain Sullivan :

— Venez, Francis. Je reconnais ce Frenchman (Français). Il est descendu comme nous à l’hôtel Iturbide ; je pense qu’il trouvera la mort cherchée sans quitter Mexico.

CHAPITRE II

EN FACE DE TROIS CARABINES

L’hôtel Iturbide, le plus somptueux de Mexico, est installé dans l’ancien palais de l’Empereur Iturbide, fusillé en 1824. Rapprochement singulier, qui donne bien la physionomie exacte de l’étrange pays mexicain, lequel, avant de trouver la stabilité gouvernementale sous son président actuel, Porfirio Diaz, s’est offert, en quarante-huit années, le chiffre coquet de cent cinquante-cinq révolutions.

Dans le patio, ou cour intérieure, trois personnages causaient, assis autour d’une petite table sur laquelle, en des verres de cristal taillé, tremblotait la liqueur laiteuse pulque (sève fermentée de l’aloès).

Les deux premiers, l’Américain Joë Sullivan et le Canadien Francis Gairon, interrogeaient le troisième, un pur Mexicain celui-ci, à la peau basanée, aux favoris noirs, aux yeux sombres, couvert du costume national de charro, pantalon collant évasé dans le bas et bordé de boutons d’argent, gilet ouvert, petite veste chamarrée, l’homme était coiffé d’un sombrero de drap dont la tresse d’or et les broderies délicates indiquaient une situation élevée.

En effet, le propriétaire dudit couvre-chef était sénateur de l’État fédéral de Mexico et répondait au nom de Bartolomeo Villagran.

— Alors, illustre sénateur, disait Joë, vous êtes le tuteur de la señora Dolorès Pacheco ?

— Son tuteur très dévoué, oui, señor.

— Cela sans connaître sa famille cependant ?

— Sans avoir jamais vu âme qui vive de sa parenté. La chose d’ailleurs est naturelle, ainsi que je vous l’affirmais tout à l’heure. Un de mes compatriotes, parti au Pérou, à Lima, m’écrivit un jour – il y a dix-huit mois de cela – « Caro Bartolomeo Villagran, je te sais peu avantagé par la fortune. Or, une jeune Péruvienne colossalement riche, car elle possède des mines d’or et de diamant dans la Montana (région des forêts au Pérou) désire se fixer à Mexico. Jeune, belle, la señorita Dolorès Pacheco doit être sous la sauvegarde d’un caballero capable de la faire respecter. Veux-tu être ce protecteur, ce tuteur ? Les piastres rempliront ta demeure, sans compter que ta pupille est l’une des plus adorables personnes qui se puissent rencontrer sous le ciel. » Rendre un service est tentant pour un galant homme… j’ai accepté.

— Oh ! pays du Sud, s’exclama Sullivan avec une admiration simulée, pays de dévouement, de chevalerie. Pareille aventure paraîtrait incroyable dans nos froides contrées du Nord !

Mais changeant de ton :

— Et vous avez assisté à la création du Club du Suicide utile ?

— J’y suis scribano (secrétaire), señor, au traitement de dix mille piastres.

— Naturellement vous approuvez tout ce qu’y fait votre… pupille ?

— Des deux mains, señor.

— Des deux mains tendues pour recevoir…

— La manne dorée, señor, vous l’avez dit.

Durant quelques instants, les interlocuteurs se regardèrent en silence. Dans les yeux gris du Yankee, dans les yeux noirs du Mexicain, il y avait de la curiosité, de l’ironie, de l’indécision.

Sans nul doute, les paroles échangées jusqu’à ce moment n’étaient que les préliminaires de mots plus graves, et ces mots, chacun hésitait visiblement à les prononcer.

Enfin Sullivan saisit son verre et le levant :

— À la réussite de vos projets, señor Villagran, de ceux de la doña Mestiza. Que ce pulque, répandu dans mon gosier en libation propitiatoire, vous donne la force et le bonheur de découvrir le Gorgerin légendaire des Incas-Atzecs !

Le sénateur choqua sa coupe contre celle de Joë :

— Avec vous, je bois au triomphe de ma pupille… et ce d’une façon désintéressée, car je suis étranger à l’idée première… et je pense demeurer étranger à sa mise en pratique.

Un sourire fugitif crispa les lèvres de Sullivan, qui reprit aussitôt avec gravité :

— Quoi ? Ce n’est pas vous qui avez choisi le « futur suicidé » présenté à la cathédrale ?…

— Par Dolorès ?… Non. La chère créature a préféré confier sa pensée à tous les journaux des pays latins, demandant un homme résolu à mourir, disposé par suite à tenter l’aventure. Elle a éliminé tous les concurrents, sauf ce Scipion Massiliague…

— Qui n’a cependant rien de bien remarquable, insinua l’Américain entre haut et bas.

— C’est aussi votre avis, questionna vivement Villagran, tombant sans s’en apercevoir dans le piège qui lui était tendu ?

— Ma foi, au risque de déplaire au tuteur de la jolie señora Dolorès, j’avoue que le « Champion » m’a paru vulgaire, quelconque…, et en tout cas très inférieur à la tâche qui lui est confiée.

— Hélas ! soupira le sénateur.

— Ce choix, poursuivit Sullivan, me surprend d’autant plus, qu’à mon sens, la mignonne avait sous la main un caballero élégant, distingué, mieux qualifié que tout autre pour s’occuper de l’Amérique latine. Ne jugez-vous pas ainsi ?

Le Mexicain avait écouté d’un air avantageux, sa vanité native doucement chatouillée par les affirmations de son interlocuteur ; mais il joua la modestie :

— Je ne vois pas de qui vous voulez parler ?

Joë leva les bras au ciel :

— Vous ne voyez pas. Vous êtes donc plus modeste que la violette elle-même. Mais je parle de vous, señor Bartolomeo, de vous, Mexicain de vieille race, sénateur considéré ; de vous, qui par votre éducation, par votre naissance, étiez apte à recueillir les fruits de la mission patriotique… si elle arrive à bon port… instituée par votre exquise pupille : Honneur, grades, décorations… Tandis que ce gachupino de Français…

Un éclair avait passé dans les yeux de Villagran, indiquant au Yankee qu’il avait touché juste.

— Voyez-vous ce drôle… rapporter le Gorgerin d’alliance… tout est possible, la fortune est fantasque… Que lui offriront les peuples en délire ? La présidence de la Confédération peut-être, le droit de traiter d’égal à égal avec les puissants souverains de l’ancien monde… Un palais princier… des richesses incalculables.

Le sénateur écoutait les dents serrées, le regard ardent.

— Mais peut-être ne partagez-vous pas ma manière de voir ? acheva hypocritement le Yankee.

Bartolomeo baissa la tête, mais la relevant aussitôt comme un homme qui se décide à prendre un parti :

— Vous vous trompez, señor. Je m’étais dit les mêmes choses, j’avais même prié la madone de diriger le choix de Dolorès sur moi, qui ai autant de courage, d’énergie qu’un autre, et qui, de plus, lui eusse apporté un dévouement sans bornes. Mais je me suis incliné devant la décision de ma pupille. Peut-être, me suis-je confié, a-t-elle raison ; peut-être vaut-il mieux que l’union des Sud-Américains soit réalisée par un Européen, afin d’amener un jour la Confédération de tous les Latins du monde… Peut-être enfin ai-je trop bonne opinion de moi-même. Votre discours m’a rempli de tristesse, puisque vous appréciez mon humble personne de façon si flatteuse.

Sullivan échangea un regard rapide avec Francis Gairon, puis baissant la voix :

— Señor Bartolomeo Villagran, fit-il, je suis né dans le Nord, mais je suis de ceux qui veulent l’Amérique aux Américains. Une puissante union au Septentrion, une autre au Sud, alliées contre les empiètements de l’Europe, notre commune, notre seule ennemie ; voilà ce que doit souhaiter tout Américain digne de ce nom. À propager cette idée, j’emploie ma vie, ma fortune. Voilà pourquoi je me permettrai de parler comme je vais le faire.

Et après un temps :

— Si j’étais à votre place, savez-vous quelle résolution je prendrais ?

— Non, señor, non. Mais je serais infiniment heureux si vous consentiez à me l’apprendre.

— Je me rends à votre désir. Si donc j’étais le señor Villagran, sénateur de l’État fédéral de Mexico, je ne laisserais à aucun autre la gloire de conquérir le joyau, symbole de l’alliance des Sud-Américains.

— Mais j’ignore où il se cache.

Sullivan eut un hochement de tête approbateur. Son auditeur ne repoussait pas l’idée de prime abord, donc il ne tarderait pas à l’adopter entièrement. Aussi reprit-il d’un ton persuasif :

— Votre rival n’est pas plus avancé que vous.

— Pardon, pardon, il sera guidé par Dolorès Pacheco.

— Par cette jeune fille ?… Connaîtrait-elle la cachette du collier… ?

— Pas exactement, mais, à ce que j’ai cru comprendre du moins, elle est certaine de la région où il doit se trouver.

— Bon à savoir, murmura le Yankee en aparté, puis élevant la voix : elle vous a sans doute renseigné à cet égard ?

Bartolomeo haussa les épaules avec une mine désolée :

— Vous ne soupçonnez pas sa nature, señor. C’est une blanche pour l’intelligence, une Indienne pour le silence. La torture ne lui arracherait pas une parole qu’elle jugerait bon de taire…

— Mais, au moins, elle a dû éclairer le « champion »… ?

— Pas davantage. Peu après la clôture de la séance tenue dans la cathédrale, elle a quitté Mexico, avec quelques indios bravos rassemblés à mon insu. Elle se rend au presidio de San Vicente, sur le rio Bravo, qui forme la limite septentrionale séparative du Mexique et du Texas. Elle est partie depuis deux heures. Le Scipion Massiliague qui, en ce moment, se laisse porter en triomphe par le peuple délirant, se mettra en route demain pour la rejoindre. C’est à San Vicente seulement qu’elle lui indiquera le chemin à suivre.

Sullivan se pencha à son oreille :

— Mais si ce Massiliague était mis dans l’impossibilité d’arriver à la frontière… ?

— Cela retarderait l’expédition.

— Pas du tout. Vous vous présenteriez en son lieu et place.

Le sénateur secoua la tête :

— Dolorès ne m’accepterait pas.

— Si un autre se présentait.

— Un autre, peut-être…

— Il suffirait alors de suivre ses traces et…

— Mais, señor, il faudrait de l’argent et je n’en ai pas…

— J’en ai, moi.

Villagran tressaillit :

— Vous, señor… ?

— Moi. Je vous le répète, je veux l’Amérique aux Américains. Ma fortune est à votre disposition.

— C’est une expédition à former.

— Je m’en charge.

— En ce cas, señor, je marcherai de grand cœur dans la voie que votre magnificence vient de me tracer. Donc demain nous prendrons à sept heures du matin, – c’est l’heure à laquelle le « gachupino » quittera Mexico, – nous prendrons le chemin de fer jusqu’à la station de Chihuahua, capitale de l’État du même nom. Là nous abandonnerons le ferrocarril (chemin de fer) et traversant à cheval le llano de los Cristianos, nous passerons dans l’État de Coahuila et atteindrons San Vicente. Cet ordre de marche vous convient-il ?

La bouche de Sullivan s’ouvrit en un large rire :

— Oui, sauf l’heure matinale du départ de Mexico.

— Impossible de la retarder, puisque Scipion Massiliague…

— Scipion Massiliague ne prendra pas le train.

— Hein ? s’exclama le sénateur ébahi.

— Il ne montera pas en wagon, appuya Joë, parce que j’ai décidé qu’il en serait ainsi. Dormez donc tranquillement la grasse matinée, et fixons notre embarquement à quatre heures du soir.

— Mais Massiliague ?

— Ne vous inquiétez pas de lui. C’est un « épris du Suicide », vous le savez… Eh bien ! Un pressentiment m’avertit que demain, à quatre heures, il aura rencontré la mort à laquelle il aspire.

Bartolomeo n’insista pas. Il vida d’un trait son verre de pulque et le reposa sur la table en disant d’un accent attendri :

— Grand bien lui fasse.

Après quoi, il se leva, s’inclina cérémonieusement devant ses interlocuteurs, serra leurs mains avec effusion et s’éloigna enfin, aussi paisiblement que s’il ne venait pas de signer l’arrêt de mort d’un homme, le pacte de trahison d’une généreuse idée.

Quand il eut disparu, le Yankee frappa joyeusement sur le genou de Francis :

— Eh bien ! mon brave chasseur, je crois que nous venons de nous rapprocher de la récompense que le gouvernement des États-Unis allouera certainement à ceux qui auront fait avorter la Confédération du Sud… Pour exprimer toute ma pensée… j’oserai dire que nous la touchons… Ce ne sera pas deux mille, mais dix mille dollars peut-être que recevra votre escarcelle.

Comme Gairon le regardait d’un air surpris :

— Parbleu, vous avez la figure d’un homme qui tombe de la lune. L’opération est des plus claires : Massiliague écarté, c’est un ami à moi qui le remplace. La Mestiza lui fait fête, le conduit au gîte du Gorgerin, et alors, bonsoir, petite miss de couleur, nous filons sur Washington, capitale fédérale de l’Union ; les compliments et les dollars pleuvent…

Dans sa satisfaction, Joë se prit à fredonner le Yankee doodle, chant national des États-Unis, composé jadis en Angleterre pour tourner en dérision les colons d’Amérique, lesquels conquirent leur indépendance aux accents de cette marche ironique.

Mais le chasseur l’interrompit :

— Un mot encore. Vous avez l’homme qui se substituera à ce pauvre diable de Français ?

— Si je l’ai… c’est évident.

— Je le connais ?…

— Particulièrement, car c’est vous-même, ami Francis.

— Moi ?

Gairon n’avait pu déguiser un mouvement de répulsion.

— Moi, répéta-t-il, mentir… à cette jeune fille ?

L’Américain éclata franchement de rire :

— Vous êtes fou. En politique, le mensonge n’existe pas. On exprime toujours la vérité… relative qui conduit au succès. D’ailleurs quel autre remplirait mieux le rôle de « champion »… ? Canadien, Français, c’est presque la même chose… avec cela, votre profession de chasseur qui garantit votre connaissance de la vie de la prairie, votre courage, votre adresse. La Mestiza vous accueillera avec joie.

En dépit des compliments dont le couvrait Sullivan, le Canadien restait indécis. Évidemment, il devait obéissance à ce dernier, puisque, moyennant une prime de deux mille dollars, il s’était engagé à lui pour la campagne qui s’ouvrait ; mais son caractère loyal répugnait à la fourberie, et l’idée de tromper la noble enfant vouée à l’indépendance d’un monde, lui causait un malaise inexprimable. Il aurait sans doute formulé de nouvelles objections, si des clameurs nourries n’avaient interrompu l’entretien. Les cris venaient de l’extérieur, et dans le bourdonnement des voix, on percevait de temps à autre :

— Viva el Matanorte ! Viva el padre dell’ independancia ! (Vive le vainqueur du Nord, le père de l’indépendance !)

Avec leur emballement habituel, les Mexicains, qui portaient Massiliague en triomphe et le ramenaient à l’hôtel Iturbide après une promenade triomphale à travers la ville, les Mexicains en étaient arrivés à se figurer que leur héros, pas encore parti pour son expédition, en était déjà revenu victorieux.

Heureux don des peuples méridionaux, dans les cerveaux bouillonnants desquels le rêve et la réalité se mêlent de telle façon, qu’eux-mêmes ne les distinguent plus l’un de l’autre.

Et sur le pavois, Scipion Massiliague, radieux, épanoui, mêlait ses cris à ceux de la foule, lançait des galéjades (récits fantaisistes) énormes, encourageait son escorte, ses porteurs.

— Hardi, té, mes fils. Je dis mes fils, pécaïre, parce que vous êtes de vrais gensses du midi ! Dioubiban ! On se croirait à Marseille.

Sullivan et Francis s’étaient précipités à la porte de l’hôtel. Ils virent arriver le cortège. L’Américain eut un mauvais rire :

— Premier acte de notre pièce, dit-il. Supprimer ce « gachupino ».

— Cela, je le veux bien, répliqua le chasseur… un combat loyal ne m’a jamais déplu.

— Loyal, mais si vous aviez le dessous ?

— Mon engagé Pierre reprendrait l’affaire.

— Et si lui-même… ?

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— À l’impossible nul n’est tenu, monsieur Sullivan. Nous risquerons notre vie pour vous servir, vous ne sauriez rien exiger de plus.

— Bon ! une petite embuscade serait moins dangereuse et plus sûre.

Le Yankee ne continua pas. Francis s’était redressé avec un geste violent. Une seconde, une flamme rageuse brilla dans ses yeux bleus, mais il se domina et ce fut d’un ton calme qu’il répondit :

— Monsieur Sullivan, ne faites plus jamais de plaisanteries pareilles. Je ne répondrais pas de mon premier mouvement. À aucune époque de ma vie je n’ai attaqué un ennemi traîtreusement. Contre les Indiens mêmes, cette engeance qui nous tourmente tant, nous autres chasseurs, je répugnerais à guerroyer si je ne leur avais annoncé mon inimitié.

Et comme Joë se préparait à répondre, Francis l’arrêta :

— Cela suffit. Plus de paroles, il est préférable d’agir.

Puis se tournant vers le patio, il fit entendre un sifflement modulé de certaine manière.

Dix secondes après, l’engagé Pierre paraissait.

Gairon l’appela du geste auprès de lui et lui désignant le groupe qui, entourant Massiliague, se rapprochait peu à peu de l’hôtel :

— Tu vois cet homme ?

— Oui.

— Bien. Écoute donc.

Se penchant à l’oreille de Pierre, le Canadien lui parla à voix basse. Le visage de l’engagé s’éclaira, ses lèvres esquissèrent un sourire.

— C’est entendu, vous allez être obéi.

Sur ce, il s’éloigna précipitamment. Quant à Francis, il eut un dernier regard à l’adresse de Massiliague, tout proche maintenant, et avec un haussement d’épaules, un signe imperceptible à Sullivan, il rentra à son tour dans l’hôtel.

Le Yankee demeura seul à la porte du palais Iturbide :

— Au diable ces Canadiens et leurs scrupules, maugréa-t-il. Ils sont capables de laisser échapper le gibier.

Mais frappant du pied la mosaïque du dallage :

— Bah ! je m’en mêlerai… et à moi il n’échappera pas.

À cet instant même, les porteurs du héros du jour s’arrêtaient devant l’entrée du somptueux bâtiment.

— Vé, mes cailles, clama l’organe vibrant de Scipion. Posez-moi à terre. J’ai assez marché avec vos jambes. Champion de l’indépendance, je ne dois pas me plonger dans les douceurs d’un farniente ambulant. Capoue perdit Annibal ;… c’était, il est vrai, un simple Carthaginois, aujourd’hui on prononce Tunisien… Peut-être un Marseillais aurait résisté, mais cela n’est pas sûr ; donc ne tentons pas une expérience susceptible de compromettre le succès de nos efforts, la victoire définitive du Midi sur le Nord.

— Viva el señor Massiliague, rugit le peuple tandis qu’on obéissait à l’injonction du Méridional.

— Oui, oui, mes brebis, reprit ce dernier, vive Massiliague ; vous ne pouvez imaginer une acclamation plus méritée. Vous voulez que je vive, moi aussi. Mais pour vivre, il faut manger, dormir. Donc je vais dîner, puis me coucher, car demain je commence cette existence de dangers, de fatigues, à laquelle je m’astreins avec plaisir pour vous. Rentrez à vos domiciles respectifs, embrassez vos épouses, couchez vos enfants après les avoir mouchés, et couchez-vous vous-mêmes. Bonne nuit, vous autres, n’ayez plus le cauchemar du Nord. Capdediou, le Nord, il est dans notre poche, un mouchoir par-dessus.

Et saluant la foule d’un geste large qui sembla balayer tout le ciel, Scipion s’enfonça majestueusement sous le vestibule, pendant que le peuple, au paroxysme de l’exaltation, rugissait des hourrahs, des vivats, des bravos, des souhaits de gloire et de félicité.

Le Marseillais avait su parler à l’âme des Mexicains. Telle était d’ailleurs l’autorité déjà acquise par lui, que dix minutes après son arrivée, les groupes s’étaient dispersés, chacun se dirigeant vers son logis, ainsi que l’avait ordonné le grand homme.

Quelques fanatiques restaient seuls en faction aux abords de l’hôtel Iturbide, plantons d’honneur volontaires de l’illustre Père de l’indépendance.

Scipion, descendant de ces commerçants dont les vaisseaux sillonnent les mers, était le prototype rêvé du Marseillais. Colère comme un dindon, mais bon comme la bonté elle-même ; vantard et sincère, frivole et tenace, hâbleur mais brave, abondant en paroles, qui toujours dépassaient sa pensée, mais aussi abondant en actions qui parfois étaient en désaccord complet avec les mots prononcés par sa bouche, roublard et naïf, athée et croyant, s’emportant sur un vocable, s’apaisant sur un fredon, ayant le rire et la larme faciles, considérant la vie comme une galéjade dont la fin est toujours un éclat d’hilarité, le brave garçon appartenait jusqu’au bout des ongles à ce Midi artiste et vulgaire, indiscret et fraternel, que l’on aime pour ses qualités en déplorant ses défauts.

À cette heure, grisé par une journée de triomphe, assourdi d’acclamations, enroué à force de discours, il marchait avec une superbe assurance, haranguant tout bas une foule invisible que son imagination faisait grouiller autour de lui.

— Va bien, ma caillou, on va te leur en tresser des martinets à ceusses du Nord. Et tiens bon, passe-moi la trique. Tremble, septentrion !… Une bastide (maison de campagne aux environs de Marseille) s’est ouverte, donnant la liberté à un homme plus terrible que la tarasque[13]. Oui, plus terrible, vé, car la tarasque, elle a été vaincue, et moi, je me sens invincible !

Tout en monologuant avec de grands gestes, il avait gagné l’escalier conduisant à sa chambre. Soudain, il se heurta contre un homme debout au milieu d’un degré.

Le manteau de celui-ci, sans doute mal attaché, glissa à terre, et son propriétaire, regardant le Marseillais bien en face, lui jeta en pleine figure :

— Butor ! Ramasse cela et vite.

C’était l’engagé Pierre.

À ces paroles brutales, tombant en plein rêve de gloire, Scipion demeura une seconde interloqué :

— Quesaco ? balbutia-t-il.

— Ton langage rappelle celui des perroquets, reprit imperturbablement Pierre ; mais n’espère pas t’en tirer ainsi. Ramasse, je te dis, ou je cogne.

Massiliague hésita :

— J’appartiens à l’indépendance, murmura-t-il, je dois éviter les querelles particulières.

— Allons, dépêchons… s’écria l’engagé prenant son indécision pour l’effet de la couardise ; allons, ou tu vas voir ce que pèse le poing d’un Américain du Nord.

— Du Nord ? répéta le Marseillais transfiguré.

— Oui, du Nord !

— Eh ! ma colombe, il fallait le dire tout de suite… Je marche contre le Nord… un homme du Nord, c’est dans ma direction.

— Ramasse.

Scipion pouffa de rire :

— Fouille toutes tes poches, mon bon, fouille. Tu verras si tu y trouves un Marseillais qui ramasse.

Il n’avait pas achevé que le poing du chasseur s’abaissait avec une rapidité foudroyante ; mais, prompt comme l’éclair, Massiliague arriva à la parade et avec une bonhomie pleine de pitié :

— Tu as tenté de frapper… tu seras le premier Nordiste qui mordra la poussière.

— Un duel ?

— Un petit duel, oui, mon amour.

— À la carabine ?

— Au canon, si tu veux.

— Demain matin ?

— Demain ?

Scipion se gratta l’oreille…

— Demain je dois prendre le train à sept heures… soit, si tu es capable de te battre à six…

— Entendu ! Rendez-vous au Castillo de Chapultepec.

— Chapultepec, entendu !

Et le Marseillais reprit l’ascension de l’escalier. Seulement, comme il arrivait au premier palier, il se rencontra nez à nez avec Francis Gairon, qui paraissait attendre.

Le Canadien salua.

Scipion lui rendit sa politesse.

— Pardon, Monsieur, si je vous arrête, dit Francis de sa voix la plus caressante, mais j’ai cru entendre à l’instant que vous vous déclariez ennemi des Américains du Nord. Je me suis trompé sans doute ?

Du coup, Massiliague se dressa sur ses ergots. Il était lancé ; ayant un duel sur la planche, que lui importait d’en avoir plusieurs. Aussi il répliqua du tac au tac :

— Pas du tout, Monsieur, j’ai les Nordistes en horreur… Cela vous offusque ?

— Énormément.

— Vous souhaitez peut-être une rencontre ?

— J’allais le dire.

— En ce cas, Monsieur, c’est convenu. J’ai déjà un duel demain matin, à six heures, au Castillo (mont) de Chapultepec ; si vous voulez bien vous y promener à six heures et quart, j’aurai expédié mon premier adversaire, et je serai tout à votre disposition pour vous diriger vers un monde meilleur.

Gairon s’inclina, et, sans plus s’occuper de lui, Massiliague se dirigea vers sa chambre.

À peine eut-il disparu, que Joë Sullivan sortit de l’ombre d’un couloir, tel un diable jaillissant d’une boîte.

— Très bien, mon brave Francis, dit-il, très bien. Dès l’instant où cet homme consent à se placer en face de votre carabine et de celle de Pierre.

— Il est mort, monsieur Joë.

— J’en suis certain.

Le Yankee riait en prononçant ces derniers mots. Le chasseur lui saisit le bras :

— Ne riez pas, ne riez pas. Le combat sera loyal, c’est vrai, mais le diable m’emporte si jamais rencontre m’a été aussi désagréable.

— Vous dites ?

— Qu’à l’ordinaire, nous, chasseurs, frappons des créatures humaines seulement pour nous défendre.

— Eh bien ?

— C’est la première fois que je verserai le sang pour de l’argent… pour faire honneur à la parole que je vous ai donnée, acheva le Canadien avec effort… Cela me produit un singulier effet, et j’aime mieux que l’on ne tourne pas l’aventure en plaisanterie.

Et, tournant le dos au Yankee, Francis descendit l’escalier, au bas duquel Pierre, les mains dans ses poches, sifflotait une ballade indienne.

Sullivan le suivit des yeux :

— Imbécile, grommela-t-il entre ses dents. Ce rustre agite des cas de conscience. Où la délicatesse va-t-elle se nicher ? Va toujours sur le terrain, bison de Québec[14], je serai au Castillo de Chapultepec… avec une excellente carabine encore… Une balle dans le dos couche un homme à terre aussi proprement qu’un lingot de plomb en pleine poitrine. La fin justifie les moyens. Le guet-apens est louable… quand il sert les U.S.A. ! (abréviation de United States America – États-Unis américains).

Cependant, Massiliague, une fois rentré dans sa chambre, se débarbouillait, se parfumait, débarrassant sa personne et ses vêtements de la poussière recueillie durant sa marche triomphale.

Ces soins de propreté pris, il se rendit à la salle à manger, dîna de grand appétit, goûta aux trois boissons nationales du Mexique : le pulque d’un blanc laiteux extrait de l’aloès ; le colouche à la teinte brune, tiré du fruit du nopal ou tuna ; le charape aux tons écarlates, suc fermenté des goyaves. Après cette expérience scientifico-biberonne, il remonta chez lui, fuma un cigare de tabac mexicain, aussi parfumé, aussi parfait que celui de la Havane, sonna un garçon, lui recommanda de le réveiller vers quatre heures et demie du matin, et enfin se coucha. À peine dans les draps, il dormait d’un sommeil paisible. Les agitations de la journée n’avaient laissé aucune trace sur cet étonnant tempérament provençal. Quant aux périls de l’avenir, évidemment Massiliague les considérait comme quantités négligeables.

Fidèle à sa consigne, le garçon le secouait à quatre heures et demie sonnant.

— Bagasse ! s’écria Scipion en ouvrant les yeux, un tremblement de terre.

— Non, señor, répondit le domestique, c’est votre serviteur…

— Qui me tarabuste comme un voleur. Vé, mon gros, tu as de la poigne !

— Pour obéir à votre seigneurie.

Le Marseillais daigna sourire :

— Ma seigneurie ne t’avait pas ordonné de pousser si fort.

— Elle dormait si profondément que depuis quatre heures et demie, depuis cinq minutes…

Scipion jeta un coup d’œil sur la pendule et bondit hors du lit :

— Quatre heures trente-cinq ; ces rapetasses d’horloges, ça retarde quand on veille, et ça prend le mors-aux-dents lorsque l’on dort. Vite, ma barbe.

Avec une rapidité merveilleuse, sans que sa langue demeurât inactive un seul instant, Massiliague se rasa, s’habilla, vérifia l’état de sa carabine, complément obligé de tout costume de voyage en Amérique, glissa quelques cartouches dans sa poche, sangla ses reins de la ceinture de cuir contenant son argent, et d’un ton satisfait :

— Cinq heures vingt. Une volante (voiture) et du lest. Je solde mon addition pendant ce temps.

Trois minutes plus tard, il gesticulait dans le bureau de l’hôtel Iturbide, affolait le comptable, ordonnait de porter sa valise-portemanteau à la gare, pour le train de sept heures, payait sa note et sortait enfin au moment juste où une volante, hélée par le garçon de chambre, stoppait devant le portail.

Léger comme un sylphe, Scipion sauta dans le véhicule, jetant au volantero (cocher) cette adresse :

— Castillo de Chapultepec.

L’automédon, ravi de promener le « Champion de l’indépendance », dont le bruyant incognito venait d’être trahi par les vivats de quelques promeneurs matineux, fit claquer son fouet et la voiture partit bon train.

Elle gagna la Plaza Mayor. Massiliague adressa un petit salut amical à la cathédrale d’où il était sorti, la veille, sur les épaules d’une population délirante, eut une moue dédaigneuse pour le Palais National qui abrite la Présidence et les Ministères de la République fédérale du Mexique, regarda curieusement le Sagrario, la Casa di Cabildo, siège de la municipalité ; le Monte Pio, palais où résida le Conquistador Cortez.

Puis la volante s’engagea dans la calle de Plateros, que prolonge la calle de San Francisco, large avenue longue d’un kilomètre, éclairée à l’électricité, bordée de magasins luxueux, la plupart tenus par des Français. Elle contourna ensuite les jardins de l’Alameda et gagna ainsi la superbe calsada de la Reforma, superbe avenue créée par l’infortuné Maximilien et qui relie l’Alameda au Castillo de Chapultepec (montagne de la Cigale) au sommet duquel est installé le Colegio Militar (École militaire).

Entre les eucalyptus plantés sur la calsada, Scipion était emporté par le trot du cheval ; il franchissait les ronds-points, ayant des clignements d’yeux familiers pour les statues qui s’y dressent : celles de la Liberté, de Christophe Colomb et de Charles IV à cheval, en tenue d’empereur romain.

Enfin la volante s’arrêta à la base du bloc porphyrique du Castillo.

Le Marseillais enjoignit à son conducteur de l’attendre, et, la carabine en bandoulière, fredonnant un air pas du tout mélancolique, il s’enfonça dans les allées du parc qui couvre les pentes de la célèbre colline.

Des fleurs aux dimensions inconnues en Europe, des arbres ahuehuete aux troncs noueux mesurant quinze mètres de circonférence, dressaient leurs frondaisons jusqu’à cinquante mètres de haut.

— Mâtin, plaisanta le promeneur, voilà des petites cannes d’entraînement.

Et par réflexion :

— C’est égal, j’aime mieux les environs de Marseille… Il n’y a pas de plantes de cet acabit, mais on a plus de soleil.

En effet, ces géants végétaux versaient sur le sol une ombre épaisse, humide, où l’on se sentait mal à l’aise, où l’air semblait plus lourd.

Au bout de quelques instants, Scipion déboucha dans un carrefour spacieux.

— Je m’arrête ici, pécaïre… Mes adversaires me retrouveront, je pense.

Il consulta sa montre :

— Cinq heures cinquante… Premier rendez-vous à six heures. J’ai dix minutes, le temps de m’offrir un cigare.

S’asseyant sur l’herbe, le digne Marseillais posa sa carabine à terre, tira son étui de sa poche, y choisit un cigarro, l’alluma et envoya voluptueusement la fumée odorante vers le ciel.

Jamais on ne vit duelliste aussi parfaitement indifférent, à l’instant précis où il allait falloir en découdre.

Tout absorbé par son agréable occupation, le fumeur n’aperçut point un groupe de six personnes, qui parurent à l’angle de l’une des avenues s’ouvrant sur le carrefour et s’arrêtèrent à sa vue.

Francis et Pierre étaient les premiers. Ils considérèrent Scipion, échangèrent un regard. Puis Gairon, d’une voix légère comme un souffle, murmura :

— Décidément ce bavard est un brave.

— Un brave, répondit l’engagé.

Le qualificatif avait une réelle valeur, sortant de la bouche des chasseurs, coureurs des prairies verdoyantes du Far-West ou des steppes glacés du dominion canadien. Accoutumés à braver les dangers provenant de la nature ou des hommes, intempéries du climat, hostilité des Indiens et des fauves, les deux géants blonds n’appréciaient rien autant que la vaillance. En la reconnaissant chez celui qu’un engagement en forme les contraignait de supprimer, ils ressentirent pour lui une réelle sympathie, qui se traduisit par cette réflexion de Francis :

— Dommage de le tuer.

— Oui, dommage, fit Pierre en écho.

— Mais impossible de le ménager.

— Impossible. Sa peau ou la nôtre.

— Les termes de notre contrat sont formels.

— Formels.

Et tous deux courbèrent le front.

Ils se revoyaient, quatre mois auparavant, se reposant dans la maison, fruit de leurs bénéfices, dont le jardin se reflétait sur les eaux bleues du lac Ontario. Après une campagne laborieuse, qui les avait conduits jusqu’aux abords du Klondyke, où ils avaient eu maille à partir avec les Indiens Têtes-Plates, ils comptaient, ayant bien vendu leurs fourrures, vivre une saison d’oisiveté, de doux farniente.

Les circonstances en avaient décidé autrement.

Un soir qu’ils devisaient paisiblement, on frappa rudement à leur porte. C’était Joë Sullivan, homme considérable par le nombre de ses dollars, directeur du service de la surveillance secrète des frontières, persona grata auprès du gouvernement des États-Unis.

— Francis Gairon ? demanda-t-il.

— C’est moi, gentleman, répondit le chasseur en avançant un siège au visiteur.

Celui-ci s’assit et sans préambule :

— Combien te rapporte une campagne de chasse ?

— Cela dépend. Tantôt plus, tantôt moins.

— Naturellement. Aussi je n’exige pas un chiffre exact. Apprends-moi seulement ce que vaut pour toi en moyenne ton périlleux métier.

— Oh ! cela est facile. Bon an, mal an, quand nous avons payé cartouches, trappes, armes, provisions, frais de transport des pelleteries, nous revenons ici avec cinq cents dollars, dont les trois quarts pour moi, le quart restant appartenant à mon engagé Pierre.

— Bon. Alors si je te proposais d’être sous mes ordres durant une année, d’être défrayés de tout, et de palper deux mille dollars…

— Deux mille ? s’exclamèrent les chasseurs.

— Acceptez-vous ?

Les Canadiens avaient hésité.

— Oh ! insinua Joë, vous aurez moins de peine que dans vos expéditions habituelles.

— Encore, que faudra-t-il faire ?

— Servir une noble cause, ne questionnez pas davantage, il m’est interdit de m’expliquer maintenant. Vous saurez tout, à l’heure fixée par ceux à qui je me suis moi-même engagé corps et âme. Acceptez-vous ?

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— Soit !

— Alors, signez ce contrat.

Et l’Américain avait déployé sur la table une feuille de papier portant la formule habituelle des engagements de chasseurs. Les blancs remplis, les signatures apposées, Sullivan avait lu à haute voix :

« Cottage Francis Gairon, près Toronto (Ontario).

« Je soussigné déclare m’engager pour un an, à compter dudit jour, sous les ordres de sir Joë Sullivan, aux appointements de deux mille dollars net, tous frais payés.

« Je lui devrai obéissance. Mon temps, ma carabine lui appartiendront. Pierre, mon compagnon ordinaire, me suivra et partagera, selon la coutume, les profits de la campagne.

« En foi de quoi, j’ai signé, reconnaissant que toute infraction au présent acte serait forfaiture.

« Signé : Francis GAIRON. »

Au-dessous Pierre avait ajouté :

« Approuvé l’écriture ci-dessus.

« Signé : PIERRE. »

Voilà comment les Canadiens avaient été amenés à quitter leur logis, à gagner par mer la Vera-Cruz (vraie croix), le grand port mexicain, et, de là, à se rendre par voie ferrée à Mexico, où leur « maître » leur avait enfin dévoilé ses projets.

En braves gens, ils avaient regretté d’être entraînés dans l’aventure ; mais aveuglés par un point d’honneur étroit, ils avaient jugé qu’il ne leur était pas permis de se dégager.

À cette heure encore, s’ils déploraient de se rencontrer avec Scipion, que leur habileté professionnelle à la carabine leur faisait considérer comme mort, il ne leur venait pas à l’idée d’éviter cette sanglante solution.

Cependant ils hésitaient à trahir leur présence. Pour sortir de cette situation embarrassante, Francis toussa fortement.

Au bruit, Massiliague dressa la tête, aperçut ses adversaires et se levant d’un bond, sans lâcher son cigare :

— Salut, Messieurs, dit-il avec une inclination un peu théâtrale. Salut, je vous attendais. Nous commencerons la partie quand il vous plaira.

Par ma foi, les duellistes du Pré-aux-Clercs, de la place des Vosges, chevau-légers ou mousquetaires, n’auraient désavoué ni l’attitude, ni l’intonation du Marseillais.

Francis fut frappé de l’insouciance de ce jeune homme qui, selon toute apparence, allait mourir, et sa voix s’adoucit pour répondre :

— Oh ! Monsieur, je ne suis que le deuxième de vos adversaires ; permettez-moi donc de mettre à votre disposition mes témoins, car vous me semblez n’en pas avoir.

Il désignait quatre personnages qui avaient fait halte à quelques pas de lui et de son engagé.

Scipion salua derechef :

— J’accepte volontiers, d’autant plus que, vu ma popularité dans la population, il m’eût été impossible, vé, de réclamer l’assistance de deux citoyens mexicanos sans ameuter le peuple.

Gairon s’adressant alors aux témoins :

— Messieurs, vous voudrez bien prendre en mains les intérêts du señor Massiliague ; à dater de ce moment, vous êtes les directeurs du combat.

Le quatuor se forma en cercle et entra en conférence, tandis que les adversaires chargeaient soigneusement leurs carabines.

À ce moment, un des buissons répandus autour de la clairière s’agita doucement bien qu’il n’y eût pas de vent. Les branches furent écartées avec précaution, démasquant le visage de Joë Sullivan.

L’Américain fixa un regard ardent sur Scipion. Il murmura :

— Moi aussi j’ai mon fusil. Pierre ne se doute pas du service que je vais lui rendre. En duel, on ne sait jamais… Le dernier des gachupinos peut abattre le chasseur des prairies le plus adroit. Il est plus sûr d’attaquer l’ennemi qui tourne le dos.

Puis les branches reprirent leur position primitive, cachant de nouveau le perfide Yankee.

Les témoins achevaient d’ailleurs de régler les conditions du combat, Massiliague et Pierre se placeraient, face aux buissons, à deux extrémités opposées de la clairière. À un signal donné, ils s’enfonceraient dans le taillis, droit devant eux. Un second signal les avertirait qu’ils devaient s’arrêter. À partir de ce moment, ils se chercheraient sous bois et feraient feu l’un sur l’autre dès qu’ils s’apercevraient. Le nombre des balles à échanger était illimité, puisque l’un des deux devait rester sur le carreau.

C’était le duel à l’américaine classique.

Scipion écouta tout cela avec une satisfaction évidente :

— Bagasse… tout ce qu’il y a de plus amusant, déclara-t-il… les chasseurs de casquettes[15] se pâmeraient d’aise… Du gibier à deux pattes… Pécaïre, je suis aux anges en Amérique… je vais finir par aimer la vie.

Avec sa belle confiance habituelle, il oubliait que lui-même allait jouer ce rôle de « gibier bipède », qu’il attribuait seulement à son partenaire.

— En place, señores, prononça gravement le premier témoin.

Dociles, Pierre et Scipion se dirigèrent vers la lisière du carrefour.

Mais ni l’un ni l’autre n’arrivèrent aux premiers buissons. Par toutes les avenues débouchèrent soudain des groupes hurlants.

Les uns entourèrent Massiliague avec des rugissements d’allégresse, les autres se ruèrent sur les chasseurs. D’autres enfin traînaient jusqu’au centre de la clairière l’Américain Joë qu’ils avaient surpris dans sa cachette.

Et les cris se croisaient :

— La muerte ! la muerte (la mort) ! Longa vita all’illustro Massiliague !

Tous comprirent. Le peuple mexicain avait été avisé du danger qui menaçait son idole et était accouru pour défendre le Français.

En réalité, les allées et venues des Canadiens et de Scipion, au sortir de l’hôtel Iturbide, avaient attiré l’attention des quelques exaltés qui toute la nuit s’étaient succédé là, stationnant autour de la demeure du grand homme avec l’espoir de l’apercevoir. Ceux-ci avaient répandu la nouvelle que le « champion » vidait une affaire d’honneur. On juge de l’effet.

Quoi ! des hommes osaient attaquer le Père de l’Indépendance ! Bien certainement, ce devaient être des Nordistes désireux d’empêcher le noble Français de remplir sa mission. Dans l’espèce, l’imagination populaire était près de la vérité. Une foule irritée avait alors parcouru la Calle de Plateros, l’Alameda, la calsada de la Reforma, se grossissant en route de tous les passants. À présent elle emplissait la clairière.

Scipion se débattait, à demi étouffé par des admirateurs frénétiques. Tout à coup, il eut une exclamation.

— Té ! Qu’est cela ?

Il désignait des hommes qui, juchés sur les premières branches d’un ahuehuepe, y fixaient des cordes.

— Des amis, repartit un mulato, des amis qui préparent ta vengeance.

— Ma vengeance !

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— Parfaitement ! Nous allons pendre les misérables auteurs de l’attentat dont tes jours précieux étaient menacés.

— Troundelair… pendre ces gentlemen ; mais je ne veux pas de ça, glapit Massiliague.

Des pieds, des poings, des coudes, il se fraya passage à travers la cohue, parvint jusqu’à l’endroit où, adversaires et témoins, ficelés, ligottés, gisaient sur le sol, entourés par un cercle menaçant.

Arrachant la navaja (couteau) à la ceinture de l’un des assaillants, il trancha les liens des captifs et se plantant en face des Mexicains déconcertés :

— Qué vous faites donc ? Pécaïre ! On ficelle mes amis comme des saucissons d’Arles ! Eh ! tandis que vous y êtes, pitchouns, pourquoi ne pas les rouler dans du papier d’argent ? Per lou diable ! Vous êtes toqués et l’on devrait vous enfermer au lazaret de quarantaine !

Cette intervention inattendue fit l’effet d’un coup de théâtre.

Les prisonniers, qui déjà se croyaient pendus, les assaillants émus par la mercuriale, troublés à la pensée qu’ils s’étaient trompés, demeuraient immobiles en face du fougueux Marseillais.

Celui-ci profita de son avantage :

— Ces señores, dit-il, m’expliquaient les finesses du duel américain. Nul ne peut prévoir l’avenir, pas vrai ? Donc je voulais savoir. Et vous bousculez, vous houspillez ces dignes caballeros, sans seulement vous informer. Mes cailles, votre élan est louable, il fleure le dévouement ; mais, té, se dévouer est bon, raisonner est mieux.

L’assemblée écoutait muette et consternée.

— Six heures et demie, reprit Massiliague, j’ai juste le temps de me rendre à la gare. Ces señores m’accompagneront. Pour vous, Mexicanos amigos, je vous remercie de votre affection et vous pardonne votre bévue.

Des clameurs reconnaissantes montèrent vers le ciel, tandis que le héros descendait majestueusement la pente du Castillo, suivi de ses adversaires de tout à l’heure et de leurs seconds.

Joë Sullivan marchait, l’œil dur, les dents serrées, furieux de n’avoir pu mettre à exécution ses projets d’assassinat.

Les témoins se félicitaient d’avoir échappé au danger.

Pour Francis et Pierre, leurs traits reflétaient une émotion pénible. Les chasseurs étaient touchés de la générosité de Scipion. Cet étranger que, sans raison valable, ils avaient provoqué, qu’ils désiraient rayer du nombre des vivants ; cet étranger les sauvait simplement, sans phrases, sans paraître se douter qu’il pratiquait la plus haute des vertus : le pardon.

Cependant on atteignit le bas du coteau. Derrière la volante de Massiliague deux autres véhicules stationnaient. C’étaient ceux qui avaient amené les Canadiens et leurs compagnons.

Scipion entraîna Joë et les chasseurs vers sa voiture :

— Montez, dit-il, vous me conduirez à la gare. De la sorte, mes enragés gardes du corps n’auront plus le soupçon à l’âme et vous ne risquerez pas de recevoir une navaja entre les côtes.

Son accent, en parlant ainsi, était caressant, hospitalier, fraternel.

Pour toute réponse, les Canadiens et le Yankee prirent place dans le véhicule.

Bizarre était la situation. Celui qu’ils avaient pensé mener au trépas sans difficulté, presque en se jouant, celui-là, par un brusque retour des événements, les protégeait, les défendait, leur permettait de vivre.

Il leur apparaissait grandi de tout ce dont eux-mêmes se sentaient rapetissés.

Aussi, sur la face ouverte des chasseurs se lisait un étonnement attendri, presque sympathique, tandis que les traits accusés du Yankee exprimaient une sourde colère.

L’esprit généreux des Canadiens inclinait vers la reconnaissance, l’âme fourbe de Sullivan était ulcérée par le service rendu.

Mais Scipion prenait place auprès de ses protégés.

Et soudain une fanfare lança aux échos les premières notes de l’« Adelante, por la Virgen de Guadalupe » (En avant, pour la Vierge de Guadalupe) [16], ce chant national, aux accents duquel les Mestizos marchèrent naguère contre les Espagnols.

Une musique, rassemblée en hâte, se mettait en marche, précédant les voitures. Il était écrit, que, jusqu’à son départ, Massiliague serait bercé par les ovations populaires.

Des señores, à cheval, se formèrent en escadron serré autour des volantes et le cortège partit au grand trot, salué par les acclamations de la foule.

— Bien… dit alors Scipion en regardant ses compagnons. À présent êtes tirés d’affaire. Dioubiban ! J’ai eu peur pour vous.

Francis allait parler, Joë le prévint :

— Vous allez sans doute nous demander de la gratitude, I guess.

— Moi, fit le Marseillais surpris, je ne vous demande rien… pas même à l’heure qu’il est.

— Vous agissez prudemment, car je ne suis pas dupe de cette comédie.

— Comédie, bagasse… un peu plus, c’était un drame.

— Préparé par vous.

À ces mots, Scipion ouvrit des yeux énormes :

— J’avoue que je ne comprends goutte…

— Vous ne voulez pas comprendre plutôt, reprit le Yankee d’un ton agressif. Peu importe, d’ailleurs, je suis toujours prêt aux explications.

Et plantant un regard aigu dans les yeux de son interlocuteur :

— On a deux duels… on a peur…

— Peur, gronda le Méridional commençant à deviner vers quel but tendait Sullivan.

— Parfaitement. On ne veut pas présenter des excuses… Alors on prévient les gendarmes, ou, ce qui est la même chose, la population de Mexico.

Il n’avait pas achevé que Scipion se dressait. La face joviale du joyeux garçon s’était contractée, une pâleur intense couvrait ses joues tremblotantes. Comme un ressort ses bras se détendirent et ses doigts saisirent l’Américain à la gorge, tandis que ses lèvres s’ouvraient avec effort pour laisser passer ce mot haleté, comme déchiré par les dents serrées :

— Misérable !

Un murmure s’éleva dans l’escorte. Des navajas brillèrent au poing des cavaliers.

Scipion les vit. S’il n’apaisait l’orage, ses enthousiastes gardes du corps allaient poignarder celui qui avait motivé son courroux.

Par une volonté sublime, il ramena le rire sur ses lèvres, piqua dans son regard une flamme hilare et se tenant les côtes :

— Eh là, ma caillou, rentre tes petits couteaux, mon bon. Je ne dispute pas le señor, je lui esplique une chose. Tu t’es trompé, mes braves, on est bons amis.

Les navajas disparurent.

Alors Scipion se retourna vers Joë, et riant aux éclats pour donner le change aux Mexicains :

— Ah ! ah ! ah ! Mon petit… tu penses que Massiliague a pur (peur). Eh bien… je t’épargne, moi, pour la seconde fois…, mais tu vas me suivre à la gare, toi et tes compagnons, vous prendrez le train avec moi… À la première station, nous descendons… et, troun de l’air, on se bat jusqu’à extinction… Ah ! ah ! ah ! ah !

— Mais, hasarda le Yankee…

— Pas de mais, ni de si, ni de car… je te paie ta place en première, en sleeping, en ce que tu voudras… Ah ! ah ! ah ! Accepte ou je te livre à ces señores qui désirent te mettre en capilotade.

— Soit, consentit son interlocuteur avec un mauvais regard.

Accentuant encore son hilarité, Scipion s’adressa aux Canadiens :

— Et vous deusses, c’est convenu aussi ?

Les chasseurs restaient silencieux. Ils s’entre-regardaient avec une étrange indécision.

— Eh bien ? interrogea nerveusement Massiliague.

— Nous vous accompagnerons, répliqua vivement Francis. Nous assisterons en qualité de témoins à votre combat, mais nous ne serons pas adversaires.

— Vé,… et pourquoi… Quand il y en a pour un, il y en a pour trois.

Gairon hocha gravement la tête :

— Nous ne donnerons pas suite à nos projets de duel, parce que nous avons eu tort de vous provoquer, et que Pierre et moi, nous vous prions de recevoir nos excuses.

— Oui, nos excuses, répéta l’engagé, d’une voix étranglée.

Sullivan avait eu un brusque mouvement. Francis le contint du geste :

— Señor Massiliague, continua-t-il, nous sommes certains que vous êtes brave, que vous n’avez prévenu personne de notre promenade au Castillo de Chapultepec… Dès lors, pouvant nous laisser pendre, vous nous avez sauvé la vie… L’honneur nous obligeait à vous provoquer… maintenant l’honneur nous oblige à considérer votre existence comme sacrée. Jamais plus, nos armes ne vous menaceront.

Le courroux du Marseillais tomba aussitôt :

— Vé, s’écria-t-il… Voilà parler en brave homme… touchez-moi la main, s’il vous plaît.

Et comme le chasseur hésitait :

— Touchez, je vous dis. À Marseille, nous sommes des foudres de guerre, mais pas de rancune.

Il fredonna :

Allons donc, allons donc,

Déride, déride ;

Allons donc, allons donc,

Déride-toi, mon bon.

Puis sa main se tendit avec une telle cordialité que ni Gairon, ni Pierre ne se sentirent la force de résister. En une étreinte sympathique se nouèrent les doigts des trois hommes si bien faits pour s’entendre.

Mais on arrivait à la gare. L’horloge, dont le cadran dessinait sa circonférence au milieu de la façade, marquait sept heures moins cinq.

— Je prends les billets, s’écria Scipion, réglez les « volantes ».

D’un bond, il fut à bas de la voiture et s’engouffra sous le hall vitré.

Dans son empressement, il faillit renverser un flâneur qui le regarda s’éloigner avec une stupéfaction visible.

C’était le señor Bartolomeo Villagran.

— Oh ! oh ! les pressentiments du digne señor Sullivan ne se sont pas réalisés, grommela le sénateur. Le champion se porte à merveille et…

Une légère exclamation coupa sa phrase.

Encadrés par les caballeros qui les avaient escortés, Joë, Francis et Pierre venaient de se montrer.

À la vue de Bartolomeo, les Mexicains éclatèrent en vivats. Pour lui, tout en saluant, il se glissa auprès du Yankee :

— Señor, dit-il. Dans la séance de nuit du Sénat, je me suis fait désigner comme compagnon d’honneur de l’illustre Massiliague. J’espérais ne pas partir…

— Il faut que vous partiez au contraire, répliqua vivement Joë… Cet homme est condamné, soyez-en certain… Il est bon que vous soyez auprès de lui pour bénéficier de l’entreprise. Mais silence… nous causerons plus tard…

Et changeant de ton :

— Quelle est la première gare où stationnera le convoi ?

— À Aguascalientes (Sources chaudes) ; trois heures d’arrêt.

— C’est là qu’il rendra l’âme.

— Eh ! vous autres, de ce côté, clama une voix de stentor !

Agitant les bras au bout desquels se balançait sa valise, Scipion se dépensait en signes énergiques à l’autre extrémité du hall.

Tous coururent à lui. Sur ses talons ils gagnèrent le quai, grimpèrent dans le wagon réservé au « champion » par la gracieuseté de la compagnie.

L’escorte, la fanfare, le peuple, les piétons, ayant enfin rejoint les cavaliers, avaient suivi religieusement les voyageurs et s’étaient massés sur le quai, emplissant la gare de clameurs éperdues.

Soudain il se fit un grand silence. Le chef de quai venait de donner le signal du départ.

La machine siffla et le convoi s’ébranla lentement, tandis que les vivats redoublaient et que la fanfare, cuivres, bois, tambours, grosse caisse, sonnait, frappait, soufflait, à tour de bras, à tour d’haleine en l’honneur du Marseillais, « Adelante, por la Virgen de Guadalupe ».

Scipion Massiliague commençait la périlleuse expédition dans laquelle il s’était engagé avec son admirable insouciance provençale.

Debout dans le wagon, le corps à demi hors de la portière, il agitait son chapeau, son mouchoir, clamant :

— Adieu, pitchouns, adieu, mes colombes… que votre santé, elle vaille la mienne. Le diable pour tous et le bon Dieu pour moi… Adieu !

Quand essoufflé, congestionné, il se décida à quitter la portière, Mexico n’était plus qu’un point à l’horizon, et les vigilantes (aiguilleurs) pouvaient voir passer le train qui emportait le grand homme.

C’est ainsi que Scipion Massiliague entra dans l’inconnu.

À Aguascalientes, utilisant le stationnement de trois heures imposé aux voyageurs, il se rendit avec ses compagnons dans l’une des étroites vallées qui environnent les sources thermales auxquelles l’endroit doit son nom et sa fortune.

Là, il échangea deux balles de revolver avec Joë et laissa celui-ci un bras en écharpe.

Puis il continua sa route vers Chihuahua, ayant seulement auprès de lui le sénateur Villagran qui, très refroidi par les échecs successifs de Sullivan, éprouvait un vague remords d’avoir songé à trahir le Marseillais.

Aussi le couvrait-il d’épithètes louangeuses, usant toutes les métaphores, toutes les fleurs de la rhétorique espagnole ; mais il avait beau faire, Massiliague, désireux de démontrer que la rhétorique marseillaise est la première rhétorique du monde, trouvait toujours plus fort, plus emphatique que lui.

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Et quand le Mexicain découragé déclara :

— Noble señor, tu triomphes partout, même dans les joutes oratoires.

— Pas étonnant, répondit Scipion avec une superbe naïveté, le beurre de Marseille, c’est l’huile d’olives… et c’est d’huile de Provence que les anciens oignaient les membres des lutteurs, afin de les rendre plus forts.

* * * * *

Pendant que le Champion filait vers le Nord à toute vapeur, Sullivan rentrait piteusement à Aguascalientes.

Sa blessure physique était légère, une balle dans le gras du bras ; mais la plaie morale était profonde.

Il avait été honteusement vaincu par cet ennemi que son outrecuidance yankee lui faisait mépriser. Vaincu en adresse, en courage, en générosité, en tout. Inutile d’ajouter que cette constatation le mettait d’une humeur de dogue.

Tant et si bien qu’il éprouva le besoin de quereller Francis.

— Parbleu, dit-il, l’aventure est bouffonne, et je rirai bien quand on me parlera encore de l’habileté des chasseurs du Far-West Canadien.

L’interpellé haussa philosophiquement les épaules :

— Pas plus que les autres, les chasseurs ne lisent dans l’avenir.

— Ce qui veut dire ?

— Qu’en m’engageant sous vos ordres, je ne pouvais prévoir que ma vie serait entre les mains de celui dont vous parlez et qu’il l’épargnerait.

Le Yankee ricana :

— Vous y tenez beaucoup à la vie ?

— Non, monsieur Sullivan. L’homme qui passe de longs jours dans les solitudes, s’aperçoit que la vie est chose fragile qu’un souffle de vent éteint comme une bougie ; mais, en somme, nul ne doit souhaiter se présenter devant la mort avant l’instant fixé par le destin. C’est pourquoi il faut être reconnaissant envers qui ne brise pas le fil de vos jours.

— Alors, vous ne marcherez plus contre ce Massiliague ?

— Pardonnez-moi, j’ai signé un papier, et jusqu’à expiration de l’année, c’est-à-dire pendant huit mois encore, je vous dois obéissance. Il m’est impossible désormais de songer à immoler le Français ; mais si vous vous tentiez de le prendre, de le faire enfermer dans l’un des forts de la frontière américaine, jusqu’au jour où le Gorgerin des Incas-Atzecs serait en votre possession, je serais tout à vous, heureux de concilier ainsi les devoirs différents qui m’ont été créés par les événements.

Un éclair moqueur passa dans les yeux de Joë.

— Et vous vous offririez à la Mestiza pour chercher avec elle le joyau indien ?

Un nuage couvrit le front du Canadien ; cependant il répondit d’une voix ferme :

— Oui, monsieur Sullivan, car notre acte vous donne le droit d’exiger cela de moi, et rien ne peut me délier de ma promesse.

— Eh bien, je n’en demande pas davantage, mon brave Francis. Demain, nous quitterons Aguascalientes.

— À votre volonté.

— Le chemin de fer nous conduira à Mapimi. Là, quittant la ligne de Mexico-San Francisco, nous bifurquerons sur celle de Mapimi-Nouvelle-Orléans que nous quitterons à la frontière mexicaine.

— À Fuentès ?

— Ou aux environs… De la sorte, nous parviendrons à l’hacienda de San Vicente avant notre ridicule Marseillais.

Le Canadien inclina la tête en signe d’assentiment et, pensif, suivit celui qui, de par sa signature, librement apposée au bas d’un papier, était, suivant la loyale appréciation des chasseurs, son maître pour une année, dont un tiers écoulé à peine.

CHAPITRE III

L’HACIENDA DE SAN VICENTE

— Oui, señorita. L’hacienda (ferme, gentilhommière campagnarde) est presque tout entière située dans le presidio (district, chef-lieu de district) de San Vicente, en bordure de la rive droite du Rio Grande del Norte, qui nous sépare du Texas aujourd’hui rattaché aux États-Unis. Mes terres occupent une superficie de quatre mille kilomètres carrés…

— Quatre cent mille hectares, señor.

— Exactement. J’emploie cinq mille peones (ouvriers agricoles), environ trois cents vaqueros (vachers) ou caballineros (gardiens des chevaux en liberté), deux cents pulqueros (peones chargés de la récolte du pulque). Tous ces hommes, ma famille, ma fortune appartiennent, comme moi-même, à l’œuvre dont vous êtes la sainte inspiratrice.

La Mestiza tendit la main à son interlocuteur, qui la porta dévotement à ses lèvres.

C’était en effet la jeune fille qui conversait avec Fabian Rosales, hacendado (propriétaire d’une hacienda) de San Vicente et l’un des plus riches gentilshommes fermiers du Mexique.

Vingt années plus tôt, cet homme était arrivé dans le pays, sombre, triste. On avait appris qu’il venait de France, ayant éprouvé une grande douleur sur laquelle personne n’avait pu le décider à s’expliquer, qu’il se nommait Fabien Roseraie. Il possédait une certaine fortune sans doute, car après quelques semaines passées à explorer le pays, il avait acheté à vil prix la concession qu’il exploitait actuellement, devenue, grâce à son énergie, à son travail, à sa volonté, l’une des plus prospères de la République.

Dès le début, il espanolisa son nom, devint Fabian Rosales. Sévère mais juste, ce qui est la vraie bonté, l’hacendado, malgré sa taciturnité, malgré sa gravité mélancolique jamais déridée par le sourire, était adoré de ses subordonnés. Il y avait cinq ou six mois à peine qu’il était installé, quand un jour, une jeune Indienne Seri, employée aux plantations et réputée pour sa beauté, vint le trouver :

— Padrone (maître), dit-elle, tu m’as engagée pour cinq ans… tu as droit de me retenir sur la propriété[17], et cependant je viens te demander de me laisser partir.

— Partir ?… pourquoi veux-tu t’éloigner, mon enfant ?

— Parce que la souffrance est sur moi.

— Que signifient tes paroles ? A-t-on été dur ou injuste à ton égard ?

— Injuste, je ne sais, soupira l’Indienne, dur, oui. Mais celui qui me peine est au-dessus des reproches, au-dessus de toi-même. C’est le Grand-Esprit[18].

Intéressé malgré lui par l’étrangeté du dialogue, Fabian demanda :

— Et quelle tristesse a-t-il jetée sur toi, pauvre fille ?

Sans fausse pudeur, elle répondit, ses yeux clairs fixés sur ceux de l’hacendado :

— Il m’a enlevé mon cœur et te l’a donné. C’est fou, n’est-ce pas, la peone rêvant à son padrone. Voilà pourquoi je te prie de me rendre la liberté. J’irai là-bas, bien loin, rejoindre les demeures de ma tribu. Les aveugles, dit-on, oublient les étoiles qu’ils ne voient plus ; peut-être oublierai-je comme eux !

Elle avait croisé ses mains sur sa poitrine en une attitude suppliante, résignée. Fabian la considérait en silence.

Soudain il se rapprocha d’elle.

— Jeune fille, murmura-t-il avec la voix hésitante de celui qui cède à une impulsion intérieure, jeune fille, la recherche de l’oubli est mauvaise à l’aurore de la vie. Elle chasse la gaieté, fane la jeunesse, racornit le cœur. L’oubli n’est bienfaisant qu’au milieu de l’existence à ceux que le malheur a cruellement atteints.

Et avec une émotion incompréhensible qui ternit ses yeux d’un brouillard humide :

— Le ciel voudrait-il que j’oublie enfin ?

L’Indienne se jeta à genoux :

— Tu pleures, padrone ; est-ce moi qui te fais pleurer’ ?

Mais il la releva brusquement, et présentant ses paupières aux lèvres de la Peau-Rouge :

— Non. Sèche mes larmes, enfant. Qu’avec elles s’évaporent mes souvenirs. Ne pars pas, le doux chant du cœur de la peone a ranimé mon cœur attristé. Le Grand-Esprit me verse par tes yeux la lumière consolatrice… Qu’il soit fait selon sa miséricordieuse volonté.

Quinze jours plus tard. Fabian Rosales épousait, au presidio de San Vicente, l’Indienne Irahue dont le nom, d’allure prophétique, signifiait : aube blanche.

L’affection simple, naïve, de la fille du désert n’avait pas effacé la douleur mystérieuse enfouie dans le passé de l’hacendado, mais elle l’avait adoucie. Trois filles : Inès, Vera et Anina, étaient nées de cette union.

Aujourd’hui elles étaient respectivement dans leur dix-septième, seizième et dixième année, toutes trois brunes, au teint doré, aux yeux noirs, emplissant la maison de leurs chants, de leurs danses, des fusées cristallines de leurs rires, sérieuses seulement un jour par semaine, le jour où l’hacendado les conduisait à l’extrémité du parc réservé autour des bâtiments de l’hacienda, et où il s’agenouillait avec elles sous un berceau d’orangers, devant une dalle de marbre sur laquelle on lisait :

IRAHUE ROSALES

LE GRAND-ESPRIT LUI DONNA MISSION

DE RAMENER LE CALME DANS UNE ÂME TROUBLÉE.

MESSAGÈRE FIDÈLE,

SA MISSION REMPLIE, ELLE EST RENTRÉE DANS LE SEIN

DE CELUI QUI L’AVAIT ENVOYÉE.

L’épitaphe mélancolique disait vrai. En plein bonheur, ayant en quelque sorte rénové l’âme de Fabian, la petite Indienne s’était endormie, un soir, de l’éternel sommeil, sans souffrance, sans secousse, sans que rien eût fait présager sa fin.

Elle ne s’était pas réveillée, voilà tout, et sur sa couche funèbre, son doux visage souriait.

Ange consolateur envoyé sur la terre, elle avait déployé ses ailes pour regagner les prés fleuris d’étoiles de l’infini, sans connaître les angoisses de la séparation.

Telle était l’histoire, au moins la partie connue de tous, de l’hacendado qui, monté sur un superbe alezan, conduisait à travers sa propriété la Mestiza doucement bercée par le trot régulier du cheval blanc, sans une tache, sur lequel naguère elle était apparue devant la cathédrale de Mexico.

Les promeneurs traversaient les champs d’aloès géants. Des pulqueros circulaient au milieu des plantes aux feuilles épineuses ; ils s’assuraient de leur degré de maturité, puis quand ils les jugeaient propres à fournir le pulque, ils se glissaient au centre, et creusaient une cavité dans le cœur de l’arbuste.

La sève laiteuse s’accumulait dans ces réservoirs. Les travailleurs la recueillaient dans des vases de bois, qu’ils allaient ensuite vider dans de vastes cuves, placées à l’abri de hangars.

Les cuves remplies, il suffirait de laisser fermenter durant une quinzaine, et le pulque serait prêt à être livré à la consommation.

Soudain Dolorès murmura, parlant sa pensée sans en avoir conscience :

— Scipion Massiliague a dû quitter Mexico depuis un mois. Comment n’est-il pas encore arrivé ?

L’hacendado tressaillit :

— Vous êtes inquiète, doña Pacheco ?

— Oui, fit-elle, oui. Pour réunir le Congrès de toutes les républiques sud-américaines, j’ai dû proclamer le but… Les Nordistes le connaissent et les citoyens des États-Unis ne sont pas gens à hésiter lorsque leur intérêt est en jeu.

— Que craignez-vous donc ?

— Tout. L’homme que j’avais choisi parce que, sous une faconde intarissable, bien faite d’ailleurs pour séduire les mestizos… – elle eut un sourire en prononçant ce mot, – sous cette faconde, dis-je, j’ai reconnu un cœur loyal, un esprit subtil et aventureux, incapable de trahison ou de pusillanimité. Avec cela riche, c’est-à-dire insensible aux conseils de la cupidité. Savez-vous qu’il était difficile, señor Rosales, de trouver un personnage, remplissant mieux les conditions requises pour entreprendre une expédition, au bout de laquelle on ne saurait guère rencontrer que la mort.

— Je le reconnais, en effet. Et ce m’est un étonnement de voir que vous, une jeune fille, hier encore une enfant, vous ayez fait toutes les réflexions que l’expérience a suscitées à ma cervelle de cinquante ans.

Dolorès continua sans paraître avoir entendu :

— Je crois mes mesures bien prises. Le secret du but du voyage ne pouvant être gardé, il fallait essayer de tromper ceux dont l’intérêt nous assure l’inimitié. J’ai donc enjoint au señor Scipion de se rendre, par chemin de fer, à Chihuahua. Là, deux de mes Indios Mayos, anciens émigrants du Pérou qui se sont fixés sur les rivages du golfe de Californie, et en qui j’ai toute confiance, deux Mayos l’attendaient avec des chevaux, pour le guider en dissimulant leurs traces à travers la Sierra de la Mostenas et le llano[19] de los Cristianos. La distance à parcourir est d’environ quatre cents kilomètres. Comment ne sont-ils pas encore arrivés ?

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— Eh ! le llano est difficile, souvent impraticable. Alors il faut le tourner…

— J’ai aussi envisagé cette éventualité… Mais un mois, songez donc… un mois !

Fabian allait certainement essayer de rassurer sa compagne, mais son attention fut appelée par un cavalier qui galopait à travers champs, en soulevant un nuage de poussière.

— Quelque hôte s’est présenté à l’hacienda, dit-il, et l’on vient me prévenir. Je reconnais Guerrero, l’un de mes vaqueros.

— Sa venue annonce une visite ?

— Oui, il est âgé, et j’ai voulu lui assurer ses invalides en lui confiant la fonction peu pénible de m’informer dès qu’un ami ou un étranger fait appel à mon hospitalité.

— Ah ! si c’était Massiliague !

— Nous le saurons à l’instant. Venez à la rencontre de Guerrero, señorita.

Elle ne répondit rien, mais elle rendit la main à son blanc coursier, et Fabian ayant imité ce mouvement, tous deux se dirigèrent vers le messager.

Bientôt celui-ci, un vieillard basané, aux cheveux blancs, arrêta sa monture, un vigoureux mustang[20], à deux pas des promeneurs, et levant son chapeau bossué, déteint, s’écria :

— Señor padrone, des étrangers demandent la nourriture et une couche pour la nuit prochaine ?

— Leurs noms ? fit vivement Dolorès.

— L’un est un señor français…

— Un Français ?

— Et dit s’appeler Chapultepec.

— Ah ! s’écria Dolorès avec un geste de douloureuse impatience, ce n’est pas encore lui.

Et la tête penchée, en proie à des réflexions pénibles, elle ne parut plus s’intéresser à l’entretien.

Cependant, tout en se mettant en marche vers l’hacienda, Rosales interrogeait le vaquero :

— Chapultepec est un nom mexicain, mon brave Guerrero ; tu as dû mal entendre.

— Non, non, señor, répliqua le vieillard. Le caballero m’a bien dit : Je te donne la traduction de mon nom.

— La traduction… Ce voyageur s’appellerait donc Cigale.

Puis avec insouciance.

— Au moins c’est là un vocable français.

Puis se ravisant :

— Ne m’as-tu pas annoncé plusieurs voyageurs ?

— Si, Señor.

— Quels sont les autres ?

— Deux chasseurs.

— Bon, bon.

Poussant son cheval auprès de celui de la Mestiza, l’hacendado l’éperonna pour accélérer son allure, tandis que Guerrero retenait le sien, afin de suivre son maître à distance respectueuse.

Bientôt les cavaliers se trouvèrent sous les ombrages du parc, fraction de forêt équatoriale, dans les taillis de laquelle la hache avait défriché des avenues, et enfin ils mirent pied à terre devant le bâtiment principal de l’hacienda.

Ce bâtiment, vaste quadrilatère surmonté d’une terrasse, occupait l’une des extrémités d’un véritable village, formé par les cases du personnel, peones, vaqueros, pulqueros ou caballineros. Cinq ou six cents personnes s’étaient groupées en ce point. Les autres employés de l’exploitation se répartissaient en une dizaine d’agglomérations éparses sur la propriété.

Fabian traversa le large vestibule et pénétra dans la salle spacieuse où il pouvait réunir sans gêne trois cents personnes à dîner.

Près de l’angle d’une table, trois hommes étaient assis, humant, à l’aide de chalumeaux, une boisson fraîche que, suivant l’usage mexicain, les serviteurs leur avaient offerte dès leur arrivée.

— Les hôtes sont les bienvenus, dit gravement l’hacendado, ils sont la bénédiction du ciel. Ma demeure est honorée de vous recevoir.

Les visiteurs se levèrent aussitôt.

Deux d’entre eux étaient des géants, et si leur costume n’avait pas suffi à indiquer leur profession, leurs carabines à garnitures de cuivre, déposées dans un coin, eussent décelé des chasseurs des prairies.

Le troisième, de taille moyenne, mince, l’œil rieur et intelligent, la bouche un peu grande, surmontée d’une moustache châtaine, paraissait à peine vingt ans.

Il portait un complet de toile, et dans sa ceinture de cuir étaient passés deux revolvers.

Ce fut lui qui répondit aux hospitalières paroles de l’hacendado :

— Señor, le Texas est en pleine ébullition. Me rendant de San Francisco à la Nouvelle-Orléans, j’ai dû m’arrêter au fort Davis, les voies ferrées étant coupées sur plusieurs centaines de kilomètres, entre Fort-Bliss et Dallas, d’une part, puis sur le parcours de Fort-Bliss à San Antonio. Désireux d’atteindre New-Orléans et de m’y embarquer, j’ai fait marché avec les dignes chasseurs qui m’accompagnent. Ils me guident vers le Sud-Est, vers Piedras Negras, où je rejoindrai la ligne mexicaine de Mapimi à San Antonio. Je leur aurais cédé la parole, d’ailleurs, s’ils ne m’avaient affirmé que vous êtes Français comme moi.

Fabian Rosales tendit les mains au jeune homme.

— Français, vous êtes doublement mon hôte.

— Merci, señor.

Et se présentant :

— Cigale est mon nom. Des circonstances qu’il serait trop long de vous conter par le menu, m’ont fait prendre part à la dernière campagne des armées européennes en Chine. La guerre finie, un grand savant qui est même temps un grand cœur, le prince Rundjee[21], Hindou d’origine, engagé par haine de l’Angleterre au service de la Russie, a manifesté l’intention de séjourner quelque temps dans le Nord du Céleste Empire avec sa femme, la princesse Na-Indra et la sœur de celle-ci, Anoor, qui est ma fiancée.

— Votre fiancée ! s’exclama l’hacendado. Et vous l’avez quittée ?

— Parce que j’ai vingt ans, Señor, que je suis Français et que je me rends à Paris pour y remplir le premier des devoirs : accomplir mon service militaire.

Rosales salua.

— Comme j’étais venu au pays jaune par la mer Rouge et l’océan Indien, j’ai voulu retourner en France par le Pacifique, les États-Unis, la Nouvelle-Orléans et l’Atlantique ; histoire d’achever le tour du monde. Le hasard m’a forcé à un détour par le Mexique et je l’en remercie, puisqu’il m’a ainsi mis en votre présence.

Il y avait une aisance, une distinction réelles dans la façon dont fut débité ce petit discours. Quelques inflexions grasseyées, retour offensif de l’accent parisien, s’étaient seules glissées parmi les phrases correctes, leur donnant une sorte de piment, de saveur, que connaissent tous ceux qui ont entendu le langage des citoyens de la Ville Lumière.

L’hacendado serra les mains de son hôte avec effusion :

— Vous et vos compagnons ramenez la joie dans ma maison. Je m’inquiétais du retard d’un compatriote que j’attends, un Marseillais, el señor Massiliague. Maintenant je suis tranquille ; puisqu’un Français a pu trouver mon hacienda qu’il ne cherchait pas…

— En traversant les gorges des monts Apaches et de la sierra Santiago (Saint-Jacques).

— Chemin difficile… un autre Français parviendra bien à atteindre ma demeure qu’il cherche.

Les chasseurs, debout en arrière de Cigale, avaient échangé un coup d’œil rapide durant ces dernières répliques.

— Permettez-moi de donner des ordres pour que l’on vous conduise, vous et vos guides, aux chambres que je suis heureux de mettre à votre disposition.

À cette proposition, l’hôte de Rosales allait répondre par un acquiescement. Il fut prévenu par l’un des chasseurs.

— Excusez-nous, señor, si nous déclinons votre offre gracieuse. Nous autres, batteurs de prairie, sommes accoutumés à avoir le ciel comme plafond, l’horizon lointain comme murs. Nous étouffons dans les habitations des hommes. Aussi nous vous serions bien reconnaissants, si vous nous autorisiez à établir notre campement aux environs. Demain, au jour, nous viendrons reprendre le señor qui a loué nos services.

La demande en elle-même n’avait rien d’insolite. Les gens qui, le fusil sur l’épaule, parcourent les immenses territoires de chasse de la grande République nord-américaine, ont des habitudes d’indépendance, dont les Européens sédentaires ne sauraient se faire idée.

Rosales ne marqua donc aucune surprise :

— Agissez comme vous l’entendrez, braves chasseurs, dit-il. Demandez ce dont vous avez besoin et campez où il vous plaira.

Ceux auxquels il adressait ces paroles portèrent la main à leurs sombreros, et prenant leurs armes, quittèrent la pièce, laissant Cigale en tête à tête avec l’hacendado.

Du pas allongé et élastique que les coureurs du désert ont emprunté aux guerriers indiens, ils traversèrent les cours, laissèrent en arrière les habitations, puis continuant leur marche, ils disparurent bientôt entre les arbres d’un bois dressant sa ramure verte à deux kilomètres environ, au milieu de la plaine sablonneuse, hérissée de monstrueux aloès maguey.

À peu de distance de la lisière, ils s’arrêtèrent sous le couvert.

— Comme cela, fit d’une voix légère comme un souffle celui qui avait pris la parole en présence de Fabian, nous n’accepterons ni le pain ni le sel. Pas d’hospitalité, donc toute liberté d’action.

L’autre inclina la tête.

— Francis Gairon a la sagesse d’un grand chef, comme disent ces coquins de Peaux-Rouges.

— Ah ! Pierre, ma sagesse aurait dû me conseiller quelques mois plus tôt, car alors je n’aurais pas signé le pacte qui me lie à sir Joë Sullivan.

L’engagé promena autour de lui un regard inquiet :

— Chut ! chut ! Il est peut-être aux environs. Deux mille dollars sont bons à recevoir. Inutile de lui apprendre que vous regrettez le marché. Ces Yankees, que l’enfer rôtisse, sont de fins renards, voyez-vous. Celui-là n’aurait qu’à résilier le marché…

— Plût au ciel qu’il le fit !

— Cela vous coûterait deux mille dollars…

— Cela me coûterait moins que de mentir, de tromper sans cesse. L’autre jour encore, nous étions au fort Davis, avec Sullivan. On apprend que les trains ne circulent plus, la voie étant coupée. Que nous ordonne l’Américain ? De nous offrir comme guides à ce jeune Français, sir Cigale, et de le conduire au railway mexicain, en passant par l’hacienda de San Vicente. Nous y voici. Nous avons acquis la certitude que Massiliague n’est point encore arrivé. Alors, nouveau mensonge pour esquiver l’hospitalité de l’hacendado. Nous campons ici, attendant quoi ? Toujours Sullivan qui nous a fixé rendez-vous en ce point. Sullivan accompagné de dix soldats de la milice américaine, lesquels font partie de la garnison du fort Davis et ont troqué leur uniforme gris à parements rouges contre des tenues de chasseurs. Que résultera-t-il notre entrevue ? Sans doute l’enlèvement, l’emprisonnement du brave Massiliague qui nous a arrachés à la potence. Et, mille diables, je dois m’estimer heureux de cette solution, puisque c’est à ma requête que mon sauveur sera captif au lieu d’être tué.

La voix de Francis se faisait rude. Une souffrance profonde se lisait sur son visage :

— Massiliague capturé, continua-t-il, ce sera pis encore. Car je devrai, je l’ai promis, aller à la Mestiza, à cette jeune fille que je vénère à l’égal d’une sainte, la supplier d’accepter mon dévouement feint, lui voler sa confiance pour mieux la trahir. Deux mille dollars, qu’est cela ? Pour être libéré de mon fatal engagement, je donnerais en outre ma petite maison du lac Ontario, les quelques économies réalisées pour la vieillesse, ma carabine elle-même, cette fidèle compagne de chasse et de guerre.

Peu à peu le ton du Canadien s’élevait et sa plainte bruissait sous la futaie avec des résonnances lugubres.

Soudain il se tut.

Le crépuscule commençait à tomber, et dans la pénombre, avant-garde de la nuit, un piaulement aigu de busard en chasse avait retenti.

Francis eut un geste violent, puis élevant sa main droite à hauteur de sa bouche, il répéta le même cri à deux reprises différentes.

Si parfaite était l’imitation que l’oreille exercée d’un Indien même n’aurait pu soupçonner que le signal sortait de lèvres humaines.

Puis, les deux Canadiens, appuyés sur leurs armes, demeurèrent immobiles, semblant attendre ceux dont le cri avait annoncé l’approche.

Ils n’attendirent pas longtemps.

Des ombres silencieuses se glissèrent parmi les arbres, les buissons. Toutes firent halte à quelques mètres du chasseur. Un homme seul s’avança jusqu’auprès de Francis.

C’était Joë Sullivan.

— Eh bien, brave chasseur, vous venez de l’hacienda Rosales ?

— Oui, monsieur Sullivan et même…

— Massiliague n’y avait pas encore paru ?

— Vous savez cela ? fit le géant blond avec étonnement.

— Ma foi oui, Massiliague lui-même me l’a appris.

— Massiliague ?

— Sans doute. Le llano de los Christianos, qu’il devait traverser, est impraticable à cause de la sécheresse. Notre Marseillais a été forcé de contourner le désert, ce qui l’a retardé. À cette heure, il doit entrer à l’hacienda, au milieu des cris d’allégresse et des bénédictions des maîtres et des peones.

Francis secoua la tête :

— Vous voulez rire, monsieur Sullivan.

— Moi… Pourquoi supposez-vous cela, my old fellow (mon vieux garçon) ?

— Dame ! il me paraît étrange que, l’ayant rencontré, vous l’ayez laissé passer, à moins que son escorte ne fût nombreuse.

— Deux Indiens Mayos formaient toute sa suite.

— Alors je ne comprends pas.

— Simple pourtant. Les combinaisons politiques ne paraissent pas vous être familières.

Francis ne répondit pas.

— Souvenez-vous donc que nous sommes ici en territoire mexicain ; un enlèvement à main armée entraînerait des complications diplomatiques… Le « champion » – Sullivan prononça ce mot avec une ironie mordante – le champion se serait défendu. Coups de revolver, bruit, l’hacienda mise en émoi, au lieu de cela…

— Au lieu de cela ? interrogea curieusement le chasseur.

— J’ai abordé le señor Massiliague avec politesse, continua Joë. Il m’a reconnu. Señor, lui ai-je dit, à Aguascalientes, vous m’avez blessé en combat loyal. Il m’est impossible de rester sur une défaite. Je réclame de vous une revanche.

— Hein ?

— J’étais sûr de l’effet. – À votre service, répliqua ce niais ; quand vous plaît-il d’en découdre ?

— Demain, au point du jour, avant que les serviteurs de l’hacienda San Vicente soient répandus dans la campagne. Il s’esclaffa : Vous aimez le mystère ? – Je crains d’être dérangé, voilà tout.

— Eh bien, consentit le faquin, c’est entendu. – Et surtout silence, commandai-je, les chasseurs qui m’ont servi de guides, seront les témoins. – N’ayez crainte, la langue de Massiliague s’agite beaucoup, mais elle ne divulgue jamais un secret. Sur ce, nous nous saluâmes courtoisement. À l’aube, le gachupino viendra seul, sans défiance, à la lisière du bois qui nous abrite… Quand on s’apercevra de sa disparition, j’aurai franchi le Rio Bravo del Norte et je galoperai sur le sol libre des États-Unis.

Mais s’interrompant soudain, le Yankee fit un signe aux hommes de son escorte.

Ceux-ci, des soldats réquisitionnés au fort frontière de Davis, s’étendirent aussitôt sur le sol et parurent s’endormir.

Alors Joë gagna la lisière du bois, gravit un petit mamelon dont le faîte dominait la plaine plantée d’aloès.

Au loin des lumières brillaient :

— On a illuminé à l’hacienda, murmura-t-il. Réjouissez-vous, bonnes gens, une surprise vous attend.

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* * * * *

Sullivan ne se trompait pas.

L’arrivée de Massiliague, dont la Mestiza s’inquiétait avec juste raison, avait causé une joie générale. Vaqueros, peones, pulqueros, avaient salué de leurs acclamations celui qui allait remplir une mission, dont la portée réelle échappait peut-être à leurs cerveaux obscurs, mais qu’ils sentaient instinctivement devoir être profitable au Mexique, aux républiques sud-américaines.

Les filles de l’hacendado : Inès, Vera et Anina s’étaient associées à l’enthousiasme général.

Elles marchaient sans cesse derrière Scipion, le couvant de leurs yeux noirs, buvant ses paroles, et le Méridional, excité par cet auditoire naïf s’abreuvant de galéjades comme de vérités évangéliques, ne tarissait pas en imaginations.

En ce moment, assis parmi ses hôtes, à la table couverte de fleurs, éclairée à giorno par des bougies de cire jaune, il en lançait une très bonne :

— J’étais accoudé sur le bastingage du paquebot qui me ramenait d’Alger, où j’avais passé quelques jours parmi les Teurs (Turcs).

— Qui vous ramenait où ? questionnèrent les trois sœurs.

— Où ? Mais à Marseille, pitchouns… Où voulez-vous qu’un navire qui se respecte, reconduise les voyageurs ?… Je continue. Un coup de vent passe, enlève mon chapeau et l’emporte à la mer. Bagasse ! Cela me met de méchante humeur. Nous autres de la Canebière, qui soufflons le mistral, n’aimons pas être bernés par une petite brise sans conséquence. Je dis au capitaine : Mettez une chaloupe à la mer…

— Oh ! oh ! souligna Cigale qui assistait au repas, vous teniez à votre couvre-chef.

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— Eh oui !… il valait son pesant d’or… que dis-je d’or, son pesant de diamants… de la paille d’Aubagne, tépandieou, qu’un fermier récolte sous cloche uniquement à mon intention. Le capitaine, un ourson du Nord, refuse… Ces gensses du Nord ne connaissent pas la paille d’Aubagne… Je tâche à lui espliquer. Tout à coup je regarde la mer… et qu’est-ce que je vois… je vous le donne en dix, en cent… en cent mille… Vous trouverez pas… un coquin de marsouin qui avait pris le cordon de mon « paille » dans sa bouche, et nageait autour du bateau, mon chapeau sur l’oreille… Il me narguait, le drôle… C’était trop pour ma patience : Ah ! coquinasse, je crie, apprête tes nageoires, je vais te faire poursuite… Et pan, je pique une tête. Tous les passagers clament, les femmes s’évanouissent… et je plonge, car mon rigoulin de marsouin, pris de peur, il avait cherché refuge dans les profondeurs insondables de la mer.

— Oh ! soupirèrent les jeunes filles avec une naïve admiration.

— Tendez, attendez donc, s’exclama vivement le Marseillais… jusque-là, ça n’était rien… mais rien du tout. Le marsouin descend, descend… peut-être à trois mille mètres, peut-être plus bas… Je le suis, me contentant, pour lui apprendre à ne plus recommencer, de lui appliquer deux claques sur le museau. Là-dessus, je donne un coup de talon vigoureux, et je remonte à la surface des flots. Vite, je remets mon chapeau, car je suis sujet aux rhumes, et je voulais pas avoir froid à la tête… puis je cherche le paquebot. Disparu, envolé… à force de me tourner et de me retourner, je l’aperçois à l’horizon… gros comme un petit point.

— On vous avait abandonné ? s’écria Inès.

— C’est mal, ajouta Anina.

— Jamais des marins mexicains n’auraient agi de la sorte, déclara Vera qui se piquait de patriotisme.

Mais Massiliague leva le doigt :

— N’accusez pas le capitaine. J’étais resté cinquante-cinq minutes sous l’eau, et dans l’ardeur de la poursuite, je n’avais même pas pensé à respirer. Donc, mes colombes en fleur, ce digne marin m’avait cru noyé… Son excuse est que l’on se noie dans le Nord.

— On ne se noie pas à Marseille ?…

— Eh non… jamais. Il arrive parfois qu’un Marseillais tombe à l’eau et y reste… Mais il y reste parce qu’il s’y trouve bien, té… Il se noie pas. J’avoue que me voyant seul, abandonné au milieu de la Méditerranée, je mis mes mains dans mes poches et me pris la tête pour réfléchir. Soudain j’éclatai de rire…

— Quel courage, firent en chœur les jeunes filles, mordant à la galéjade avec un entrain charmant.

— Non, non, mes chères, pas du courage, du simple bon sens. Je m’étais dit : puisqu’un bateau, qui n’est qu’une machine, trouve le moyen d’atteindre le port, il serait bien surprenant qu’un Marseillais, ayant une âme et de l’esprit, n’en fit pas autant. Et je commençai tranquillement à tirer ma coupe, si bien que quarante-neuf heures, trente-sept minutes et dix secondes plus tard, j’entrais dans le vieux port de Marseille.

Scipion salua son auditoire et d’un ton détaché :

— Les journaux se sont occupés de cette petite affaire. Le gouvernement m’a décerné le titre de premier nageur de France, comme jadis à La Tour d’Auvergne celui de premier grenadier.

Puis, avec une exquise bonhomie :

— À Paris, ils m’appellent tous le La Tour d’Auvergne de la coupe.

Élevées comme le sont d’ordinaire les filles d’hacendados, Inès, Vera et Anina étaient d’une ignorance absolue en ce qui concernait la vie. Bercées de légendes indiennes, où des guerriers rouges accomplissent des exploits merveilleux, elles croyaient ingénument au récit de Massiliague.

On aurait tort de les railler d’ailleurs. Combien d’enfants de France tiennent pour réels les contes de fées. Aimer l’illusion, être entraîné vers la merveillosité, du reste, est un don de poète que le niais avide, acharné à la seule recherche de l’or, ne comprendra jamais. Et, justice immanente, l’or ne donne aucune satisfaction à ces êtres vulgaires, incapables d’embellir une existence par les fleurs de poésie, toujours closes et sans parfum pour leurs âmes obtuses et obstruées par la matière.

Mais Fabian Rosales considérait son hôte avec une inquiétude que sa politesse dissimulait à grand’peine.

Évidemment lui, comme Cigale (mis au courant lors de la venue du Marseillais) trouvaient étrange la tournure d’esprit du « Champion sud-américain ».

Certes, on peut rire, tout en se livrant à des besognes sérieuses ; mais devant un hâbleur de la force de Scipion, il était permis de se demander s’il possédait les qualités de force, d’adresse, de volonté, de dévouement nécessaires à l’accomplissement de la tâche ardue qu’il avait assumée.

Aussi lorsque l’on quitta la table, Fabian se rapprocha sans affectation de Dolorès Pacheco.

— Señorita Mestiza, dit-il, vous avez confiance en ce personnage ?

— Toute confiance, señor. Aussi brave, aussi loyal, qu’ardent à la plaisanterie.

— Vous en êtes certaine ?

— Oui.

L’hacendado secoua la tête :

— Me permettez-vous cependant de tenter une épreuve ?

Elle sourit doucement :

— Vous qui êtes prêt à vous sacrifier à notre cause, señor, vous avez droit d’éprouver ceux qui la servent.

— Je vous remercie de ces bonnes paroles, señorita.

Sur ce, Fabian appela du geste un serviteur :

— Prends ma carabine à bison. Une cartouche à balle à l’intérieur, et tu viendras la déposer auprès de moi.

— Bien, señor.

Un instant après, le serviteur reparaissait portant l’arme.

Alors l’hacendado toucha le bras de Massiliague.

— Señor, dit-il, pour nager comme vous nous avez affirmé le faire, il vous a fallu un long entraînement.

— Peuh ! fit Scipion, cela m’est venu naturellement… en regardant voguer les tartanes !…

— Cependant vous avez dû négliger les autres sports.

— Les autres ?… Quels autres ?

— Le tir par exemple.

— Le tir… allons donc… à cent mètres… je – le Marseillais hésita une seconde cherchant sa comparaison, puis triomphalement – je couperais une fourmi en deux parties égales.

L’incorrigible galéjadou se donnait carrière une fois de plus.

Cigale, le jeune voyageur parisien arrivé dans la journée, ne quittait plus Scipion. Le Parisien s’amusait de la verve intarissable du Marseillais.

— Une fourmi, en deux, répéta-t-il.

— Cela vous étonne ? s’empressa de demander Massiliague.

Avec le plus grand sérieux son interlocuteur répondit :

— Oui, un peu, je vous croyais plus fort que cela.

— Plus fort, clama le Méridional surpris. Vous connaissez quelqu’un peut-être qui ferait mieux que diviser une fourmi…

— En deux, parfaitement. À Paris nous avons des tireurs qui coupent un cheveu en quatre.

La plaisanterie aurait blessé un vantard bordelais, mais, à Marseille, on a le caractère sociable. Scipion éclata de rire, frappa amicalement sur l’épaule du jeune homme et avec un accent intraduisible :

— J’ai toujours pensé que Paris était un faubourg de Marseille, té, je vois que je ne me suis pas induit en erreur.

À ce moment, Rosales qui, depuis quelques secondes, regardait obstinément en l’air, s’adressa à Massiliague :

— Señor, le moment serait propice pour nous faire admirer votre adresse.

— À votre disposition.

Description : C:\Users\Famille\AppData\Local\Temp\FineReader11\media\image16.png

— Voici un fusil – l’hacendado désigna la carabine que, suivant, ses ordres, un domestique avait appuyée au mur à deux pas des causeurs. – Voici un fusil ; soyez donc assez aimable pour détruire ce vautour qui tournoie au-dessus de nos têtes. Vous sauverez ainsi la vie à quelques-uns des volatiles de la basse-cour.

Déjà Scipion avait empoigné l’arme.

À cinquante ou soixante mètres du sol, une forme noire se dessinait sur le ciel bleu sombre pailleté d’étoiles.

— C’est cela, le vautour ?

— Oui, señor.

— En ce cas, son compte est bon.

D’un mouvement rapide, le Marseillais épaula, visa à peine et fit feu. Aussitôt le rapace s’abaissa vers le sol et vint tomber presque à côté du groupe des causeurs.

Tous s’approchèrent. Le vautour était mort. Le projectile l’avait percé de part en part.

Et comme Fabian félicitait Scipion, celui-ci cligna de l’œil :

— Té, mon cher señor, on me prenait pour une mazette.

— Non, mais…

— Mais vous disiez… Ce brave Massiliague, il se vante. Avouez-le sans crainte ; j’ai bien vu, à table, vous étiez ému, comme une modiste, par la galéjade du nageur. Il faut bien rire un peu, mon bon, il faut rire.

Ma foi, l’hacendado ne résista plus. L’air du Méridional était si engageant, il y avait tant de finesse dans le regard du brave garçon, que le fermier, mélancolique et réservé, devina les trésors d’habileté, de droiture, enfermés dans l’écorce un peu vulgaire de celui dont il doutait un instant plus tôt.

Fabian traduisit cette impression un instant après, en murmura à l’oreille de Dolorès :

— Comme toujours, vous aviez raison, noble Mestiza. À présent j’ai confiance. Pardonnez-moi d’avoir hésité.

La jeune fille lui tendit la main :

— Je n’ai vu dans vos paroles que l’intérêt que vous portez à ma personne et à mon œuvre.

Tout à coup des explosions multiples crépitèrent dans la nuit ; des peones, dissimulés jusque-là dans les plantations d’aloès, se lançaient des bastardos (sorte de pétards) qui, avant d’éclater, décrivaient des trajectoires de feu au milieu des ténèbres.

Ces manifestations pyrotechniques sont l’accompagnement indispensable de toute fête mexicaine. Ne point s’y livrer serait faire injure à l’hôte que l’on reçoit.

Or, étant donnée l’importance exceptionnelle de Massiliague, le personnel de l’hacienda se crut obligé de forcer la consommation de pétards. Durant près d’une heure, des traits flamboyants se croisèrent, accompagnés de détonations incessantes qui ébranlaient au loin l’atmosphère silencieuse de la plaine.

Puis les bastardos se firent plus rares. Quelques explosions isolées résonnèrent encore et enfin tout se tut. Les munitions étaient épuisées.

Alors l’hacendado souhaita le bonsoir à ses hôtes :

— Reposez en paix, amigos, dit-il, et soyez remerciés d’avoir bien voulu honorer ma maison de votre présence.

Chacun se retira dans sa chambre.

Or, dans un petit pavillon en retour, occupé par les señoritas Rosales, les trois sœurs étaient rassemblées.

Leurs têtes mignonnes se rapprochaient pour entendre les phrases murmurées tout bas.

Leurs yeux brillaient, car elles s’entretenaient des sentiments mystérieux et doux qui troublent le cerveau des jeunes filles.

Après avoir embrassé leur père, elles s’étaient dirigées enlacées vers le pavillon, mais au moment d’entrer dans la pièce, à elle réservée, Vera avait retenu sa sœur Inès, et la petite Anina, sous le prétexte qu’elle aurait peur toute seule dans la chambre qu’elle partageait avec sa sœur aînée, avait suivi celle-ci.

— Inès, avait dit Vera en rougissant, Inès, j’ai une grande faveur à solliciter de toi.

— Qu’est-ce donc, ma bien aimée Vera ?

— Écoute. Tu es la plus âgée de nous trois. C’est donc toi qui dois te marier la première.

— À quoi vas-tu songer là ?

— À ce qui sera, chère sœur. Un caballero, un jour ou l’autre, pensera que le señor Fabian Rosales est père de trois filles, qui en toute sincérité ne sont pas tout à fait des laiderons. Alors ce cavalier viendra à l’hacienda et sollicitera ta main, Inès. Tu es trop bonne et trop belle pour que l’on te fasse l’affront de demander à m’épouser de préférence à toi.

Inès écoutait, le regard vague, doucement bercée par ces idées de mariage.

— Dis donc, interrompit Anina, si tu te maries, tu me garderas près de toi.

— Comment je te garderai ?

— Sans doute… tu es ma petite maman, en remplacement de celle qui est partie dans le soleil… et une petite maman ne quitte pas sa fille.

Un baiser sur le front fut la réponse de la sœur aînée à l’enfant.

— Eh bien, reprit Vera de plus en plus rougissante, je veux te prier, Inès chérie, de repousser l’hommage du caballero attendu, si…

Elle s’arrêta, baissa la tête, toute troublée de ce qu’elle avait encore à exprimer.

La bonne Inès la prit dans ses bras et lui appuyant le front sur épaule :

— Parle, n’aie pas peur, Vera. Ne suis-je pas ta sœur qui t’aime plus qu’elle-même ?

— Si, oh ! si.

— Alors explique-toi.

— Je n’ose pas.

Un nouveau silence suivit, bientôt rompu par la voix d’Inès.

— Vera, veux-tu que je t’aide, demanda-t-elle à sa cadette, qui, dans son émotion, semblait vouloir enfoncer son front dans l’épaule de son interlocutrice ; le veux-tu ?

— Oui, balbutia la jeune fille.

— En ce cas, je vais droit au but. Vera, ma mignonne, tu as distingué un caballero, n’est-ce pas ?

— Oui, avoua la pauvrette d’une voix à peine perceptible.

— Et c’est celui-là que tu me pries de refuser, s’il avait la pensée de songer à moi.

Les bras de Vera serrèrent plus étroitement le cou de sa sœur.

— Mais c’est entendu, ma chérie, poursuivit celle-ci. Est-ce que je pourrais vouloir une chose qui te peine ?

Et tendrement :

— Il ne te reste plus qu’à nommer ton… fiancé.

— Oh ! fiancé, répéta Vera en secouant sa tête mutine. Il ne m’a peut-être pas même remarquée, et je suis folle de me préoccuper de lui.

Mais une larme perla sous sa paupière :

— Je suis folle, je le sais… mais je ne saurais empêcher mon cœur d’aller vers lui. Pourquoi est-ce ainsi ? Pourquoi ma pensée ne m’obéit-elle plus ?

— Qu’importe, si elle te mène au bonheur. Nomme-le, ma petite Vera, nomme-le.

La jeune fille hésita encore. Un dernier combat se livrait dans son âme ; enfin elle prit son parti :

— Tu ne te moqueras pas de moi ?

— Ai-je coutume de rire alors que tes yeux sont humides ?

— Non, c’est vrai et ma question est sotte, méchante. Pardonne-moi ; je vais tout te dire. Celui dont il est question est un homme étrange. Les autres n’existaient pas pour moi… lui, je l’ai vu à peine, et je souffre à l’idée de ne plus le revoir.

— Serait-ce… ?

Inès s’arrêta au moment de prononcer le nom qu’elle avait sur les lèvres.

— Achève, sœur chérie, supplia son interlocutrice.

— Non… celui auquel je songeais n’est pas un familier de l’hacienda… Il est venu en ce jour pour la première fois. Il en partira sous peu et n’y reparaîtra vraisemblablement jamais…

Un gémissement étouffé de Vera interrompit la jeune fille.

— Quoi… commença-t-elle…

— Ne gronde pas, Inès, supplia précipitamment la cadette… Je sens que mon cœur cesserait de battre à l’instant, si le señor Massiliague s’en allait pour toujours.

Toute la tendresse d’une âme ingénue vibrait dans l’accent de la mignonne créature.

Inès se sentit envahie par la pitié. Toutefois elle essaya encore de parler raison :

— Ma chérie, il ne saurait penser à toi, à l’instant où il se lance dans une entreprise hasardeuse.

— Pourquoi donc. J’ai ouï dire que jadis, au pays de France, où naquit notre père, les gentilshommes se fiançaient avant de partir à la guerre, afin d’augmenter leur courage par un tendre souvenir.

— Oui, mais ces nobles étaient des gens graves, sérieux, tandis que le señor, lui, plaisante sans cesse.

— Son regard ne plaisante pas.

— Allons, allons, petite Vera, vas-tu me soutenir que tu l’as mieux observé que notre père ?…

— Non… notre père a une science bien plus grande que moi… ; mais aujourd’hui je ne suis plus la même que les autres jours ; il me semble que je lis dans la pensée de ceux qui se trouvent en face de moi.

— Enfantillage !

— Non, non, Inès, ne crois pas cela.

Et d’un ton triomphant :

— Si le señor Massiliague est tel que tu le dépeignais à l’instant, explique-moi comment la doña Mestiza, celle qui ne se trompe pas, celle dont la volonté a révolutionné cent millions de Sud-Américains, a placé en lui toute sa confiance ?

À cette question précise, Inès ne trouva rien à répondre.

Dans l’esprit des Hispano-Américains, où règne l’heureuse exaltation des poètes, la Mestiza était une messagère inspirée, suscitée pour créer la grande patrie du Sud. Telle Jeanne d’Arc dut apparaître aux habitants de France.

Même situation d’ailleurs. Naguère le doux pays de France se trouvait envahi par les armées saxonnes des rois d’Angleterre ; aujourd’hui l’Amérique latine subissait l’oppression des financiers de l’Amérique saxonne.

Conquête par le fer ou conquête par l’or amènent mêmes tristesses, mêmes angoisses, mêmes révoltes.

Et dans les deux cas, c’était une jeune fille qui jetait au monde le cri d’indépendance, l’une tourmentée de visions saintes dues à son atavisme catholique ; l’autre dirigée par le souvenir ancestral des Incas, des Atzecs.

— Alors, reprit Vera, heureuse du silence de sa sœur… Alors, je te parais moins insensée que tout à l’heure.

— Oui et non.

— Qu’entends-tu par là ?

— Que la Mestiza a le don de lire dans les cœurs, que le señor Massiliague est, par le fait seul qu’elle l’a choisi, digne de mener à bien son entreprise.

— À la bonne heure.

— Mais que la fille d’un hacendado, fût-il plus noble, plus riche encore que notre père, serait audacieuse d’espérer s’unir à un tel héros.

Vera tressaillit ; son visage se décolora… ces signes de découragement s’effacèrent du reste promptement.

— Cela, dit-elle sentencieusement, cela, c’est autre chose. Je ne partage point ton avis, Inès. Souviens-toi du romancero que nous chantions naguère.

Et elle murmura en sourdine :

Rose, ne dresse point ta corolle orgueilleuse,

Ne crois pas être seule à séduire les yeux

Du souverain majestueux,

De la princesse gracieuse.

Tout chef-d’œuvre divin, la plus humble fleurette,

Éclose au coin d’un bois,

Peut fixer les regards et couronner la tête

Des rois.

Inès se prit à rire.

— Folle, fit-elle doucement.

— Folle, si tu veux, s’écria sa sœur. Seulement tu as ri, donc tu ne gronderas plus, et tu me permettras de mettre mon idée à exécution.

— Quelle idée ?

— Que fait une jeune fille de notre province lorsqu’elle désire un caballero comme époux ?

— Elle prend quelques fleurs de sospiriano (arbuste aux fleurs en calice panachées de pourpre et de bleu).

— Les dresse en bouquet qu’elle dépose la nuit sur le rebord de la fenêtre de celui qu’elle a choisi. Cela signifie : Cherchez qui vous recherche et sollicitez sa main.

— Oui, en effet. Une jeune personne peut ainsi marquer sa préférence sans se compromettre. Le señor visé dédaigne-t-il l’avance fleurie, il lui suffit de garder le silence et nul ne connaît celle dont il s’agit. Le futur se promène-t-il au contraire, le bouquet à la main, interrogeant du regard les yeux noirs qu’il rencontre, rien de plus facile que de se trahir.

— Tu m’approuves donc, Inès ?

— Il le faut bien, chère petite sœur. Demain nous cueillerons une gerbe de sospiriano.

— Demain, se récria Vera. Inutile d’attendre jusque-là.

Ce disant, elle élevait triomphalement en l’air une botte de fleurs, dissimulée jusqu’à cet instant derrière un fauteuil.

L’aînée des Rosales eut un geste de surprise :

— Quoi, tu avais déjà ?…

— Fait ma cueillette ? certainement.

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— Et tu veux ?…

— La déposer cette nuit même sur la fenêtre du señor Massiliague. Demain il s’informera sans doute… et toi, toi… ma chère et sage grande sœur, tu confieras mon secret à notre père.

Et la pétulante petite personne se jeta dans les bras de son aînée.

Celle-ci n’avait d’ailleurs aucune objection sérieuse à formuler. La présentation du sospiriano est une coutume gracieuse de la province de Coahuila.

Sitôt dit, sitôt fait.

Pendant que les jeunes filles causaient, les hôtes de l’hacienda s’étaient couchés. Aucune lumière ne brillait sur la façade des bâtiments que la nuit claire teintait d’une obscurité bleutée.

À pas de loup, retenant leur haleine, s’arrêtant brusquement lorsqu’une feuille craquait sous leurs pieds, les trois sœurs parvinrent devant la croisée de la chambre occupée par le Marseillais.

Dans ce pays, où la terre ne manque pas, où, d’autre part, les secousses volcaniques sont fréquentes, les habitations se composent uniquement d’un rez-de-chaussée. Il fut donc aisé à Vera de placer son bouquet.

Leur expédition terminée, les jeunes filles regagnèrent leurs chambres respectives. Bientôt leurs lumières s’éteignirent, semblant indiquer qu’elles aussi avaient cédé au sommeil.

Pour Inès et Anina, la conjecture était juste, mais il n’en était pas de même pour Vera.

Celle-ci ne put fermer les yeux.

L’éveil de son jeune cœur la remplissait d’un émoi profond. Élevée au désert, elle subissait l’empire de l’affection naissante, sans aucune des résistances qu’inspire la civilisation des villes.

Au point du jour elle se leva, et, jetant un peignoir de mousseline ses épaules, elle vint, anxieuse et troublée, s’asseoir auprès de sa fenêtre.

De là elle apercevait toute la façade principale de l’hacienda, mais elle regardait une seule ouverture qui se dessinait dans la lumière indécise. C’était la croisée de Massiliague. Sur le rebord, une tache noire indiquait à la señorita que son bouquet se trouvait toujours là.

Comme elle regardait, elle distingua, venant, non des plantations de la pulqueria, mais du parc, où les peones n’avaient pas accès, une silhouette humaine se mouvant dans la pénombre matinale.

Quel était le promeneur ?

L’homme se rapprochait des bâtiments d’habitation.

Intriguée par ses allures mystérieuses, Vera entrouvrit sans bruit sa fenêtre. L’inconnu s’arrêtait au même instant devant la croisée de Scipion Massiliague. Il inspecta les alentours d’un coup d’œil circulaire, et rassuré sans doute par ce rapide examen, il heurta légèrement du doigt, les vitres du Marseillais.

Presque aussitôt, celui-ci parut :

— Vé, fit-il d’une voix dont l’oreille de la jeune fille ne perdait aucune des vibrations. Vé, c’est vous ?

— Chut ! L’heure est venue. Je me doutais que vous feriez la grasse matinée et j’ai pris sur moi de vous avertir.

— Bien, bien… je vous remercie. Rascasse ! mon bon ! Il eût été joli de manquer un rendez-vous de cette importance. Je suis à vous, cher ami, je suis à vous.

L’inconnu leva la main :

— Pas par la porte donc, vous réveilleriez tout le monde… par la fenêtre… elle est à deux pieds du sol.

— Juste, mon bon !

Et les jambes du Marseillais parurent en dehors de l’ouverture.

— Eh, fit-il alors, là sur le rebord… Qué sont ces jolies fleurs ?

Vera frissonna de la tête aux pieds. Les fleurs dont parlait Massiliague étaient celles que sa main tremblante avait posées là, au début de la nuit.

Mais elle se dressa toute droite, les mains crispées sur sa poitrine, en entendant l’interlocuteur de Scipion répondre d’un ton railleur :

— Ça, c’est des sospirianos… un bouquet de mariage.

— De mariage ?

— Ces fleurs indiquent que vous êtes un bourreau des âmes, car la jeune fille qui l’a placé ici a voulu vous dire : cherchez qui vous recherche.

— Quoi ?

— Une coutume du pays, cher monsieur.

— Qui a pu ?…

— La Mestiza peut-être ou bien l’une des filles de votre hôte… Je ne vois guère qu’elles ayant une situation suffisante pour se permettre pareille démarche.

— La Mestiza ou l’une des petites señoritas, répéta Scipion… Parbleu ! j’éclaircirai cela après notre promenade.

Sur ce, il sauta à terre, et côte à côte avec l’inconnu, il gagna l’ombre des arbres qui les cachèrent bientôt aux yeux de la tremblante Vera.

Ah ! la señorita goûtait un bonheur sans mélange.

— Après la promenade, j’éclaircirai ce mystère, avait dit Massiliague.

Donc il ne méprisait pas l’hommage de tendresse posé sur sa fenêtre par une main naïve.

Et sa pensée chantant l’hymne des naissantes affections, Vera, sans voix, sans regard, sans conscience même, resta debout devant sa croisée ouverte, dans la clarté grandissante du matin.

À ce moment où la fillette se berçait des doux rêves d’avenir, celui qu’elle associait en imagination à sa destinée, s’éloignait de l’hacienda avec l’homme dont la venue avait intrigué la señorita Rosales.

— Vé ! dit le Marseillais en enjambant une feuille épineuse d’aloès ; vous avez bien fait de me réveiller, monsieur Sullivan. Je dormais comme une motte.

— Je m’en doutais, repartit Joë, car c’était lui. Je m’en doutais. Le señor hacendado est réputé pour sa large hospitalité. Conséquence : coucher tardif, estomac bourré de victuailles, sommeil lourd et prolongé.

Scipion se prit à rire :

— Bagasse, vous parlez comme un membre de la Faculté.

— J’ai la faculté de raisonner, voilà tout.

— Très joli… Vous tenez aussi le calembour, mon bon.

— Vous vous apercevrez avec le temps que je tiens tout ce qu’il m’importe de tenir, affirma le Yankee avec ironie. Que voulez-vous ? nous autres, Américains du Nord, sommes gens pratiques…

— Et ma foi, dans la circonstance, je ne saurais vous en blâmer.

Étant donnée la situation respective des deux causeurs, le guet-apens préparé par l’un contre l’autre, la réflexion de Scipion devait paraître très amusante à son compagnon.

Les traits de celui-ci se contractèrent en un rire silencieux, ses paupières se rayèrent de mille plis, et il eut un mouvement d’épaules équivalant à la phrase méprisante du citoyen des États-Unis qui vient de tromper un étranger :

— Enfumé le booby !

Maintenant le petit bois, où Joë et ses compagnons avaient passé la nuit, se montrait tout proche.

Massiliague le désigna du doigt :

— C’est là dedans, commença-t-il…

— Oui, l’endroit vous paraît-il mal choisi ?

— Non… Un défaut pourtant…

— Lequel ?

— Bien proche de l’habitation. On entendra les coups de feu et l’on viendra nous déranger.

— Ne craignez pas cela.

— Que voulez-vous dire ?

— À l’hacienda, l’on n’entendra rien du tout.

— Bagasse, s’exclama le Marseillais, voilà qui est plus fort que de boucher l’entrée du port avec une sardine. Le señor Rosales, ses fidèles, ses hôtes, ses serviteurs ne sont point atteints de surdité…

— Je vous le concède…

— Eh bien, alors… ?

— Leurs oreilles ne percevront aucune détonation… une petite invention de votre serviteur.

Du coup la curiosité de Scipion fut très excitée :

— Et ce moyen ? interrogea-t-il.

— Je vous l’enseignerai dans un instant.

— Pourquoi pas de suite ?

— Parce que l’heure n’est pas venue. Mais rassurez-vous, señor Massiliague, elle n’est plus éloignée.

Les deux personnages s’engageaient sous les premiers arbres du bois. Quelques pas encore, et les buissons de la lisière les cachèrent. Si quelque peone avait traversé les cultures de la plaine, il n’eût pu deviner la présence des promeneurs.

— Tenez, s’écria soudain Sullivan, je ne veux pas vous taquiner plus longtemps. Je vais vous confier mon procédé.

— Voilà qui est bien, fit joyeusement Scipion. Ma trompe d’Eustache, elle est ouverte au large.

Une grimace énigmatique crispa les lèvres du Yankee.

— Oh ! c’est l’œuf de Christophe Colomb. Quand je vous aurai conté la chose, elle ne vous paraîtra peut-être pas intéressante. Je vous répondrai néanmoins : il fallait la trouver.

— Je le reconnais, mais parlez.

— Ainsi fais-je.

Et exécutant les mouvements à mesure qu’il parlait, Joë prononça lentement :

— Je coupe cette petite branche. Je la prends dans ma main droite… J’étends le bras… je décris trois cercles dans l’air, et je dis : Allez !

L’ultime syllabe vibrait encore quand plusieurs hommes, au costume de chasseurs des prairies, bondirent hors des buissons environnants.

Avant que Massiliague ahuri eût esquissé un geste, il était saisi, ligoté et un bâillon épais s’appliquait sur sa bouche.

Alors Sullivan s’inclina gravement :

— Le tour est joué, señor. Les habitants de l’hacienda ne percevront aucun coup de feu.

Après quoi, le Yankee, s’adressant à ses subordonnés, lança ce commandement bref :

— En route !

Entraîné par ses ravisseurs, Scipion fut conduit à l’extrémité opposée du bois.

Là des chevaux entravés attendaient sous la garde de deux individus portant le même costume que les autres.

Le prisonnier fut jeté en travers d’un cheval, et toute la troupe, sautant en selle, partit au galop vers l’Ouest, où une ligne verdoyante indiquait le cours du Rio Grande del Norte.

CHAPITRE IV

LE MENSONGE DE FRANCIS

— Où est donc le señor Massiliague ?

— Où sont donc mes guides Francis et Pierre ?

— À huit heures du matin, on ne dort plus.

— Ils devaient me prendre à l’aube, afin de poursuivre notre voyage.

Ces répliques clamées par Fabian Rosales et par son hôte, le jeune Cigale, s’entre-croisèrent au milieu de l’étonnement général.

Sur la table de la salle à manger, le petit déjeuner du matin était servi. Des vases de terre contenaient du lait fraîchement trait, du maté, du café, du pulque.

Dolorès Pacheco, Vera, Inès, Anina avaient déjà pris place. Elles considéraient l’hacendado et Cigale d’un air interrogateur. Et comme Fabian répétait :

— Où est donc le señor Massiliague ?

Vera répondit étourdiment :

— Il n’est pas rentré.

Tous les yeux se portèrent sur la jeune fille qui rougit et baissa la tête avec embarras.

— Pas rentré ?… Que veux-tu dire ?

Le trouble de la fillette augmenta encore… elle ouvrit la bouche, tenta de parler, mais la voix s’étrangla dans sa gorge, et après un geste d’impuissance, elle se cacha le visage de ses mains.

Cette mimique incompréhensible accrut l’inquiétude des assistants. Par bonheur, Inès se décida à parler. Brièvement, elle dit sa conversation de la veille avec Vera ; comment celle-ci avait porté le sospiriano sur la fenêtre de Scipion ; comment, ne pouvant dormir, elle s’était levée, et avait ainsi aperçu le Marseillais s’éloignant de l’hacienda avec un inconnu.

— Il n’est pas revenu, balbutia tristement Vera.

À présent tous demeuraient silencieux.

Soudain la voix de la Mestiza s’éleva anxieuse :

— Un guet-apens.

Les assistants frissonnèrent.

— Oui, reprit-elle avec force. L’indépendance des peuples a pour ennemis tous ceux qui vivent de l’oppression. Je suis certaine que l’homme associé par moi à la recherche du Gorgerin d’alliance est mort ou en danger.

Son accent avait fléchi en prononçant ces paroles lugubres ; mais sa faiblesse ne fut que passagère.

Dolorès se redressa de toute sa hauteur et d’un ton frémissant :

— En danger, il faut le sauver ; mort, il faut le venger !

Et se tournant vers Vera, dont les yeux brillaient :

— Dans quelle direction s’est-il éloigné ?

— Il a gagné le bois de Las Tres Marias (les trois Maries), que vous voyez là-bas.

— Bien.

Prenant dans sa poche un sifflet d’or, la Mestiza en tira un son strident.

Presque aussitôt la porte s’ouvrit et sur le seuil parut un Indien. Le nouveau venu avait le torse couvert d’une blouse de toile, serrée à la taille par une ceinture de cuir, encore revêtue de fourrure, qui supportait tout un attirail guerrier : machete (sabre d’abatis), navaja, cartouchière, poche à tabac. Une culotte large s’arrêtait aux genoux de l’Indien, laissant la jambe nue, sur laquelle s’enroulaient les lanières des mocassins, tels des serpents fauves sur une colonne de bronze.

Une toque de peau abritait le crâne du guerrier. Une plume d’aigle y était fixée, indiquant que son propriétaire avait rang de chef. De fait, l’indigène commandait aux Indios Mayos, dont Dolorès avait fait son escorte.

L’homme rouge s’était arrêté à trois pas de cette dernière. Immobile, il semblait attendre qu’elle lui adressât la parole. Mais ses yeux noirs, sans cesse en mouvement, scrutaient l’expression des visages.

— Le Puma (lion d’Amérique), dit la Mestiza, donnant à l’Indien le nom que sa légèreté lui avait mérité dans sa tribu, le Puma est un chef renommé parmi les Mayos dont les territoires de chasse sont baignés par le grand golfe de Californie.

Un sourire satisfait éclaira la face bronzée du Mayo.

— Il m’est dévoué, continua la jeune fille.

— Je suis à toi, doña Mestiza, comme le pulque est à l’aloès.

— Je le sais. Aussi est-ce à toi, chef, que je m’adresse pour retrouver l’homme blanc qui avait voué sa vie à la recherche du Gorgerin sacré, derrière lequel tous les Sud-Américains marcheront un jour.

Le Puma inclina la tête pour exprimer qu’il avait compris.

— Ce matin, un personnage inconnu est venu frapper à sa fenêtre, le señor Massiliague l’a suivi. Où est-il maintenant ?

— Les Mayos le sauront, doña.

Et pivotant sur la pointe des pieds, le chef quitta la salle. Tous se précipitèrent sur ses traces.

Dehors, le Puma modula la plainte de l’alligator à l’affût.

— Il ordonne à ses compagnons de s’armer et de le joindre, expliqua Dolorès.

En effet, de plusieurs points différents des cris semblables s’élevèrent. Le Mayo hocha la tête, puis il se dirigea vers la fenêtre qui s’ouvrait sur la pièce où Massiliague avait passé la nuit. Une bordure de pierre cernait le pied de la maison, formant un chemin solide bordé par une pelouse.

Le Peau-Rouge s’agenouilla sur les pavés et considéra les herbes voisines.

— Ohao ! [22] fit-il doucement.

Tous se penchèrent, comprenant que le Mayo avait découvert une trace ; mais ils eurent beau écarquiller les yeux, ils ne distinguèrent rien.

— L’Oiseau Babilleur a passé là, reprit le Puma désignant une touffe de gazon.

— L’Oiseau Babilleur… ? C’est ainsi que tu nommes le señor Massiliague ?

— Oui, doña. Près de lui était un blanc robuste, de taille moyenne.

— C’est vrai, appuya Vera, c’est vrai. Comment voyez-vous cela ?

— La terre révèle tout à ses enfants rouges, répliqua le chef avec l’emphase de ses congénères. Elle me dit que l’homme est du Nord. Son empreinte est plus longue que celle des Blancs du Sud.

Se relevant, l’Indien se prit à suivre une ligne invisible pour ceux qui l’entouraient :

— Ils se promenaient en causant, poursuivit le Mayo… les hommes au visage pâle ne peuvent marcher sans que leur langue soit agitée.

— Ah ! chef ! interrompit l’hacendado, je serais curieux de savoir comment vous reconnaissez les traces d’une conversation ?

— L’Indien est muet. Son pied se pose toujours de même.

« Les faces pâles parlent ; ils se tournent vers celui auquel ils s’adressent, et leur trace trahit ce mouvement.

La Mestiza approuva de la tête. Elle, qui, riche, adulée, avait courageusement revendiqué son origine indienne, se donnant elle-même le titre de « Métisse », était heureuse de voir l’indigène fournir une preuve de la merveilleuse perspicacité des chercheurs de traces.

Mais les neuf Mayos placés sous les ordres du Puma accouraient en armes, tenant leurs chevaux par la bride. L’un d’eux avait également en main la monture du chef.

Sans un mot, celui-ci montra le sol.

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Les Mayos se penchèrent une seconde, puis tous firent entendre leur guttural :

— Ohao !

En même temps que le Puma, tous se trouvèrent en selle.

— Suivons-les, s’écria le Parisien Cigale, très intéressé par l’aventure. Je croyais que les sauvages n’étaient malins comme cela que dans les romans de Gustave Aimard, de Chevalier, de Gabriel Ferry. Je m’aperçois que je me trompais.

— Vous avez raison, déclara l’hacendado. Qui sait d’ailleurs si vos guides n’ont pas eux-mêmes été victimes…

— Nos braves chasseurs ? Sapristi… Mais alors, ils auraient été surpris, car ce ne sont pas des gaillards à se laisser occire sans se défendre. Or, les coups de fusil, cela s’entend…

— C’est vrai… En route, nous verrons bien.

Quelques minutes plus tard, les chevaux étaient amenés par des serviteurs. Fabian, Dolorès, Cigale se mettaient en selle, et adressant un salut aux señoritas Rosales désolées de n’être pas de l’expédition, ils s’éloignaient au grand trot, précédés par les Mayos.

Le Puma tenait la tête de la petite troupe. Sans une hésitation, il traversa les plantations d’aloès. Les traces du reste étaient nettes sur le sol poussiéreux où se plaît l’arbuste épineux.

À la lisière du bois, le chef mit pied à terre et se glissa dans le fourré, après avoir recommandé à ses compagnons de l’attendre.

Son absence dura un quart d’heure à peine.

— L’Oiseau Babilleur est prisonnier, dit-il laconiquement.

— Prisonnier, s’écria Dolorès, de qui, de qui ? Parle, chef, parle donc.

— Gens du Nord.

— Des Américains ?

— Oui. L’un l’a conduit ici. D’autres cachés l’ont surpris au passage, attaché. Des chevaux étaient entravés à deux cents mètres à peine.

Cigale écoutait de toutes ses oreilles.

— Et mes guides ? dit-il enfin.

— Pas sur même piste… n’ai pas cherché ailleurs, la Doña n’avait pas ordonné.

La jeune fille murmura :

— Les chasseurs n’ont rien à craindre. Le « Champion » seul était visé par les Nordistes.

Et couvrant l’Indien d’un regard troublé :

— Puma, peux-tu nous conduire à leur poursuite ?

— Oui, doña.

Les longs éperons indigènes labourèrent les flancs des coursiers et toute la troupe s’élança au galop.

En un instant, on eut contourné le bois. La plaine s’étendait à perte de vue, nue, sablonneuse, parsemée de loin en loin de plantes épineuses… À l’horizon une bande sombre indiquait les rives boisées du Rio Grande.

Le bras du chef s’étendit dans cette direction.

Son geste n’eût-il pas été clair, que tous eussent compris en considérant le sol.

Les ravisseurs de Massiliague n’avaient pas pris la peine de dissimuler leurs traces. Les sabots de leurs montures, lancées au triple galop, avaient profondément entaillé la terre meuble.

On ne pouvait craindre de se tromper.

Avec la rapidité d’une avalanche, les cavaliers dévoraient l’espace. Les végétations, qui couvraient les berges du fleuve, grandissaient à vue d’œil. On les atteignit et l’on déboucha sur la rive même, à cinq ou six mètres du presidio de San Vicente, dont le clocher se dressait au-dessus de la cime des arbres.

Mais là, la piste s’interrompait brusquement. On eût pensé que les fugitifs avaient poussé leurs coursiers à l’eau, et traversé le fleuve à la nage.

Les Mayos se concertèrent un instant, puis ils se divisèrent en deux détachements dont l’un remonta le courant, tandis que l’autre le descendait au contraire.

Ce dernier du reste n’alla pas loin. À peu de distance, les guerriers firent halte, lancèrent un cri aigu qui ramena tous leurs compagnons auprès d’eux.

— Un gué, expliqua le Puma.

— Un gué, répéta Dolorès avec un accent impossible à rendre… Alors ils ont franchi le fleuve… ils sont sur le territoire des États-Unis.

La simple constatation de ce fait assombrit tous les visages.

Désormais Massiliague était captif, en pays ennemi, où lois, habitants, milices, intérêts, seraient opposés aux souhaits des Sudistes.

Est-ce que décidément la cause du Sud était condamnée ? Est-ce que le rêve patriotique de la Mestiza devrait à jamais renoncer à entrer dans la réalité ?

Comme tous restaient là, pâles, frémissants, indécis, le Puma appuya brusquement sa main sur l’épaule de Cigale et montrant l’autre rive :

— Guides, dit-il.

Le Parisien regarda du côté désigné et eut un cri :

— Vous dites vrai, mon ami rouge. C’est Francis, c’est Pierre !

En effet les Canadiens, droits en selle, descendaient la berge opposée, faisaient entrer leurs chevaux dans le lit du Rio Grande, et, suivant les sinuosités du gué, se dirigeaient vers la troupe de la Mestiza.

Celle-ci eut un mouvement. Un instant on eût pu croire qu’elle allait pousser son cheval à la rencontre des chasseurs ; mais Rosales retint l’animal par la bride :

— Attendez donc, dit-il doucement.

Francis et Pierre approchaient rapidement. Sur leurs visages, que l’on distinguait à présent, se lisaient la tristesse, l’embarras.

À quelques pas, Gairon porta la main à son sombrero et s’adressant à Cigale :

— Je vous demande pardon, señor, si je ne vous ai pas pris à l’aube, comme cela était convenu. Votre présence ici me dit que vous savez ce qui est arrivé… Vous comprenez donc que le plus pressé était de suivre l’homme en danger.

— Vous avez sagement agi, commença le Parisien.

Mais la Mestiza l’interrompit, son anxiété ne lui permettant pas de patienter plus longtemps.

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— Que savez-vous ?

Le Canadien s’inclina derechef et dirigeant son cheval sur le terrain à sec :

— Mon engagé et moi, nous dormions encore ce matin, quand un bruit de voix, puis le galop précipité d’une troupe de chevaux nous réveillèrent en sursaut. Au désert on est curieux… tout ce qui ne s’explique pas pouvant contenir un danger. D’un coup d’œil, nous nous comprîmes, et avec précaution nous explorâmes le bois. En un point voisin de la lisière, une courte lutte avait eu lieu. Un homme était venu de l’hacienda, en compagnie d’un autre, et là, il avait été assailli par des gens embusqués.

Le Puma écoutait comme les autres, hochant la tête d’un air approbateur :

— J’ai vu ces choses, murmura-t-il.

— Ah ! c’est vous, chef, s’écria Francis, qui avez conduit la señorita jusqu’au fleuve. Alors vous devinez notre raisonnement. Un homme, hôte de l’hacienda, les traces des chaussures ne permettaient pas de supposer qu’elles appartenaient à un peone… Un hôte donc avait été surpris, enlevé. Il importait avant tout de savoir qui avait commis le rapt et dans quel but on agissait. Nos chevaux étaient remisés dans une casa de vedero (guetteur, surveillant des champs) voisine. Nous les sellâmes et nous lançâmes sur la piste. Le Rio Grande del Norte atteint, nous découvrîmes aisément le gué. Sur la rive opposée, les traces reprenaient. Nous n’eûmes aucune peine à reconnaître la route que nous avons parcourue ces jours derniers avec le señor Cigale. Les ravisseurs se dirigeaient donc vers le fort Davis.

— Le fort Davis, répéta Dolorès… Alors ce malheureux Massiliague serait aux mains des Nordistes ?

— Hélas ! doña, reprit le Canadien, cela ne saurait faire doute. Voici d’ailleurs ce que j’ai trouvé…

Il tendait en même temps à son interlocutrice un bouton de métal, sur lequel un numéro, cerné d’étoiles, était gravé.

— Qu’est-ce ? demanda-t-elle.

— Un bouton d’uniforme des gardes-frontières de l’Union, perdu certainement par un des hommes de la troupe qui a opéré à San Vicente.

La Mestiza ne répondit pas. Elle avait courbé la tête, son corsage se soulevait avec violence.

— Oh ! gémit-elle, la cause du Sud doit-elle succomber dès le premier effort ? Le « Champion » accepté par tous est captif ; l’œuvre est frappée de stérilité.

Alors la voix tremblante de Francis s’éleva :

— Doña, dit le Canadien ; la vie des chasseurs est une longue guerre contre les hommes et contre les choses. Elle apprend à ne jamais désespérer. Un guerrier tombe, un autre le remplace… Le fusil qui tonne ne s’inquiète pas du nom du tireur, il sert bien quiconque a le regard juste et la main sûre.

Elle l’interrogea du geste :

— Je veux dire, continua-t-il, tandis que le tremblement de son organe se marquait de plus en plus ; je veux dire : Massiliague est réduit à l’impuissance, ne perds pas ton temps à le rechercher. Sa captivité prendra fin le jour où tu triompheras.

Et avec une sorte de ferveur :

— Car tu es l’âme de l’indépendance du Sud… Toi libre, rien n’est perdu. Étends la main sur le front d’un vaillant et celui-là deviendra ton serviteur, ton « Champion ». Tu es la tête qui conçoit, qui dirige ; il sera le bras qui exécute.

À présent la Mestiza s’était redressée. Ses grands yeux, où brillait une flamme, se fixaient sur le chasseur.

— Chasseur, fit-elle enfin, tes conseils sont inspirés par un esprit sage. Mais quel guerrier aura le courage d’accepter désormais la mission dont tu parles, qui aura la prudence nécessaire au succès ?

— Moi, répliqua tout bas Gairon.

— Toi ?

— Moi, qui ai vu le jour au Canada, moi, descendant de Français, moi un Celte[23] comme celui que les Nordistes ont pris.

— Vous aurez ainsi deux bras au lieu d’un, s’exclama Pierre, car un bon engagé ne quitte pas son chef de file.

— Acceptez, reprit Francis. Le temps de conduire le señor Cigale jusqu’à Piedras Negras et nous serons à vos ordres…

— Pas même ce retard, fit alors Cigale en se mêlant à la conversation, car je proposerai à la señorita un troisième bras, le mien. Je rentrais en France pour servir mon pays ; il me semble que je le servirai plus encore en restant ici quelques semaines. Acceptez, Mademoiselle, acceptez ; faites-nous la grâce de nous commander.

Le jeune homme souriait et son sourire dérida les visages graves de ses auditeurs.

Dolorès elle-même se rasséréna, tendant la main à ses nouveaux alliés :

— Señores, j’ai appris qu’il y a cruauté à refuser ce qui est offert de bon cœur. J’accepte donc l’aide que vous voulez me donner.

Puis avec un soupir :

— Rentrons à l’hacienda. Nous tiendrons conseil.

Et tous tournèrent bride. Seulement Cigale se rapprocha de Dolorès :

— Mademoiselle, a-t-on le télégraphe au presidio de San Vicente ?

— Oui, pourquoi ?

— Parce que je veux annoncer à des amis d’Europe que je stationne ici.

Elle approuva d’un signe de tête et le Parisien s’éloigna au galop dans la direction de la bourgade.

Au télégraphe il expédia ce télécablogramme :

« À son Altesse, le prince Rundjee.

« Moscou, 23, avenue Sous-Kremlin (Russie).

« Reste en Amérique pour servir intérêts français. Un mois, deux peut-être nécessaires. Lettre suivra. Attends votre avis que suivrai aveuglément. À vous, à Na-Indra, à Anoor, dévoué jusqu’à la mort…

« Signé : CIGALE. »

Cette dépêche transmise, le jeune homme se promena à travers la petite agglomération.

Il déjeuna dans une osteria (hôtellerie), où on lui servit del boccan, c’est-à-dire de la viande découpée en lanières et séchée au soleil et du quiritone, sorte de ragoût sans viande, composé de riz, de piments, de tomates et de citrons.

Le Parisien absorba le tout sans murmurer, bien que l’assaisonnement de ces mets lui arrachât mainte grimace. Mais à la limite du désert, il est sage de ne pas se montrer trop difficile.

Aux curieux qui l’interrogèrent avec l’indiscrétion enfantine de ces populations de la frontière, il déclara sans sourciller qu’il voyageait pour son agrément, qu’il se proposait de gagner la Vera-Cruz, et de là Cuba, puis l’Europe, où il mettrait en ordre ses notes sur les contrées, les peuples, les coutumes.

Des chenolas (filles de la basse classe) vinrent promener leurs haillons crasseux autour de lui, cherchant évidemment à obtenir quelques talcos (monnaie de cuivre valant huit centimes) ; mais le Parisien n’était pas d’humeur à prêter attention à leurs visages barbouillés.

Vers le soir, Cigale se rendit de nouveau au bureau du télégraphe.

— Une réponse est arrivée pour le señor, lui déclara l’employé en lui remettant un papier rose sur lequel s’alignaient des lettres noires.

Et le voyageur lut :

« Al señor Cigale.

« San Vicente (Coahuila, Mexique).

« Savons ce qui se passe au Mexique. Approuvons tous décision prise. Cœurs suivront. Temps consacré à l’Amérique comptera comme service en France ; ai obtenu Administration russe négocier avec ministère français. Courage, prudence et souvenir ami.

« Signé : RUNDJEE. »

Cigale eut un cri de joie.

Ceux qu’il avait quittés en Chine étaient rentrés sans accident à Moscou. Ils applaudissaient à sa résolution et lui envoyaient, viatique de tendresse, ces trois mots, origine de tout héroïsme : Courage, prudence, souvenir ami.

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À diverses reprises, il porta le télégramme à ses lèvres, puis il le plia, le glissa sur son cœur, et quittant l’office télégraphique, il bondit à cheval, en criant :

— Maintenant, plus de sentiment ; des actes. Cigale, mon vieux camarade, souviens-toi que tu es parigot, le parigot qui connaît l’argot mais non les obstacles. Sursum corda ! dirait le Cigale bien élevé que l’instruction a transformé, ce Cigale qui jadis aurait prononcé avec la dame aux sept petites chaises : Sursaute, cordage ! Mais le Cigale de la rue que j’étais autrefois est devenu un lettré qui connaît ses auteurs.

Puis, rendant la main à son cheval, il reprit le chemin de l’hacienda Rosales.

Comme il dépassait le petit bois où s’était accompli l’enlèvement de Massiliague, il lui sembla percevoir un bruit de voix.

D’un mouvement brusque il retint sa monture et prêta l’oreille. Sans doute, il avait été le jouet d’une illusion, car il n’entendit plus rien.

Il se remit en marche en murmurant :

— Je me suis trompé. C’est la brise du soir qui chuchote dans le feuillage.

Et d’un temps de trot il gagna l’hacienda où il fut accueilli à bras ouverts.

Cigale ne s’était point mépris, comme il le pensait. C’étaient bien des voix humaines qui avaient frappé son ouïe.

Dans une éclaircie du bois, où la lune projetait sa lueur argentée, Francis et son engagé campaient.

Continuant la comédie commencée la veille, ils avaient prétexté de leur horreur pour les habitations et avaient ainsi obtenu, sans éveiller les soupçons, licence de passer la nuit à la belle étoile.

Et maintenant seuls, dans le bruissement des feuillages agités par le vent, sous la lueur mélancolique de l’astre nocturne, ils s’entretenaient à voix basse.

Un instant ils s’étaient interrompus au passage de Cigale. Jusqu’à ce que le jeune homme se fût éloigné, ils observèrent un silence prudent, puis Gairon reprit d’un accent hésitant, l’accent de celui que le remords assiège et qui cherche à se tromper lui-même :

— Que dis-tu, Pierre ?

— Dame ! À bien prendre les choses, vous avez bien fait d’obéir au nommé Joë Sullivan.

— C’est bien là ta pensée ?

— Bien sûr. Vous me connaissez assez pour savoir que ma langue n’aime pas lancer le mensonge.

— Tu es franc, mon brave compagnon.

— Eh bien alors, croyez-moi. Si vous aviez refusé de vous offrir à la Mestiza pour l’aider à rechercher le Gorgerin en question, est-ce que vous vous figurez que notre « engageur » se serait contenté d’empocher notre refus et de se croiser les bras ?

— Non, sans doute.

— Il aurait déniché un autre serviteur. Avec de l’or, on embauche toujours assez de coquins pour une mauvaise besogne.

Francis secoua mélancoliquement la tête :

— C’est ce qui m’a décidé.

Et avec un profond soupir :

— Seulement, je suis malheureux, Pierre, malheureux au point que j’aurais joie à m’introduire dans la bouche le canon de ma carabine et de lâcher le coup.

— Bon ! En voilà un moyen de raccommoder les affaires. Vous, mort… le Sullivan soudoie un des coquins dont je parlais à l’instant…

— Oui, oui, je me rends compte de cela. – D’un ton sombre, le chasseur ajouta : – Jolie situation, je ne peux même pas me tuer !

L’engagé considérait son compagnon d’un air attristé. Aucun mot consolateur ne se présentait à son esprit. Il comprenait l’impasse dans laquelle l’acte signé au Yankee avait poussé Francis, l’avait poussé lui-même.

Ils étaient, de par leur signature, les serviteurs de Joë pour près de sept mois encore.

Sans doute, bien des gens auraient pensé que l’honneur n’est point entamé lorsque l’on rompt un engagement dont le but est une action méprisable ; mais les coureurs de prairies ont un code de loyauté à eux. Manquer à la parole donnée, quelles qu’en soient les conséquences, leur apparaît comme une félonie.

— Je dois mentir à la noble Mestiza, s’exclama Gairon avec une véhémence soudaine, marcher à ses côtés en la trahissant, apprendre d’elle la cachette du joyau, gage de l’émancipation des Sudistes, et faisant le jeu des Saxons du Nord, des ennemis de ma propre patrie, leur livrer le Gorgerin d’alliance.

D’un geste violent, il brisa une branche qui était à sa portée.

— Et cela, je ne veux pas le faire… Je ne veux pas que la Doña, la sainte créature, soit désespérée ; je ne veux pas qu’elle méprise le pauvre chasseur Francis, dont l’ambition serait de mourir pour elle.

Les yeux de Pierre exprimèrent l’étonnement :

— Eh là ! eh là ! chef, – les engagés appliquent volontiers ce titre au chasseur qui les commande. – Vous m’avez l’air de mettre votre cœur en opposition avec votre cervelle. Vous signez noir et vous désirez blanc.

— Tais-toi, ordonna durement Francis.

Mais son accent s’adoucit aussitôt :

— Pardonne-moi, mon brave camarade, pardonne-moi. Je ne vois pas clair en moi-même. Jusqu’à l’instant où nous sommes entrés dans Mexico, je croyais que les hautes futaies, les prairies sans limites, les fleuves aux eaux limoneuses, les montagnes escarpées, pouvaient seuls fixer l’attention d’un homme sensé. Du jour où j’ai mis le pied dans la cathédrale, parmi le peuple attentif, mon âme s’est transformée. Je n’ai plus vu, plus entendu que la Mestiza…

— Bon ! Des idées de mariage, commença l’engagé en riant.

Mais Francis le regarda si sévèrement que le rire se figea sur ses lèvres.

— Mariage ? Ce mot a pu sortir de ta gorge sans la brûler. Moi ! le trappeur grossier, n’ayant d’autre qualité que d’être sûr de ma carabine… et elle, la sainte, l’inspirée, celle que des millions d’hommes ont acclamée, adorée à l’égal d’une madone…

— Là, là, chef, ne vous fâchez pas… À mon idée, un homme qui abat un bison à cent pas, n’est point un mari à dédaigner… avec lui, on est assuré que le gibier ne manquera pas à la maison…

— Tu es fou.

— Si vous voulez… Vous êtes le chef, je ne suis que l’engagé. Vous parlez, je dois dire amen. Seulement, je serais curieux de savoir ce que vous souhaitez que je pense.

Le Canadien haussa les épaules sans répondre.

La logique terre à terre de son compagnon l’embarrassait.

Quoi ? Il avait signé la promesse de servir fidèlement Sullivan durant une année. Que celui-ci l’employât à telle ou telle besogne, qu’importait ! Aucune responsabilité ne pouvait rejaillir sur lui, puisqu’il était le serviteur. Le maître seul est responsable des ordres qu’il donne.

Alors pourquoi compliquait-il à plaisir sa situation ? Pourquoi s’avisait-il de sympathie pour celle qu’il était chargé de combattre ? Lui, dont toute l’existence avait été si simple, si nette, se résumant dans cette devise : Je dois, je paie ; par quel artifice, par quel philtre, avait-il acquis les sentiments complexes qu’il découvrait en lui ?

Est-ce que Pierre avait raison ? Est-ce qu’il aurait commis l’insigne stupidité de laisser son âme s’envoler vers la Mestiza ? Avait-il imité le coyote (chien des prairies) qui, la nuit, aboie aux étoiles, comme si les lampes d’or de la voûte céleste pouvaient être émues par ses cris ?

Non, non, mille fois non… Et pourtant, alors que ses lèvres se crispaient pour formuler la dénégation énergique, au fond de son être, une voix mystérieuse, jamais entendue jusqu’à cette heure, murmurait :

— Si, tu es l’insensé, si, tu es le coyote.

L’athlétique Canadien se passa la main sur le front pour chasser ces réflexions importunes ; mais la pensée n’est point une visiteuse facile à mettre à la porte. Plus obstinée, plus tenace, elle représentait les mêmes choses à l’esprit de Francis.

Enfin le géant appuya le bras sur l’épaule de son engagé :

— Pierre, fit-il d’une voix douce.

— Chef ?

— Tu estimes comme moi que trahir la Doña est mal.

— Oui, mais le moyen de faire autrement ?

— Il existe peut-être.

À cette déclaration, Pierre eut un sursaut :

— Vous l’avez trouvé, chef ?

— Je le crois.

— Et vous me le direz ?

— À l’instant.

— Vous ferez bien, car c’est peut-être que ma cervelle est épaisse, mais cela me paraît joliment difficile de rester les engagés du nommé Sullivan et de ne pas exécuter ses ordres.

— Nous les exécuterons.

— Ah ? murmura le compagnon de Francis d’un air ébahi… Nous les exécuterons. Alors nous trahirons la Doña ?

— Non.

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— Non ?

Pierre se prit le crâne à deux mains :

— Tenez, chef, j’ai vu un jour, dans un journal, une espèce d’image que les gens des villes appellent un rébus. – Dans les villes, n’est-ce pas, ils n’ont pas les joies de la prairie et ils s’ingénient à chasser leur ennui. – Eh bien, ce que vous me contez me produit le même effet que cette image… cela me donne mal à la tête.

Un sourire attristé entr’ouvrit les lèvres de Gairon.

— Je m’explique. Pendant sept mois encore, nous appartenons à Joë Sullivan.

— Oh, ça ! c’est clair.

— Quels sont ses ordres ? Remplacer ce brave garçon, qu’il tient prisonnier, auprès de la Mestiza.

— Toujours clair. C’est fait cela.

— Bien. En second lieu, nous devons suivre la Doña jusqu’à la cachette du collier.

— Oui.

— Une fois là, le lui enlever pour le rapporter à Joë.

— Tout cela, c’est de l’eau de roche.

Francis se rapprocha de son compagnon et, abaissant la voix, il lui murmura à l’oreille :

— Si la Mestiza ne parvenait à prendre le bijou inca-atzec qu’après l’expiration de notre engagement, nous ne serions plus tenus de le lui voler.

Le visage de Pierre s’éclaira :

— Je comprends.

— Ah !… Et tu approuves ?

— Naturellement. Mais cela dépend du hasard seul…

— Non encore, cela dépend de nous.

— Alors, je n’y suis plus.

Une seconde, Gairon demeura la bouche ouverte sans proférer aucun son. On eût dit qu’il n’osait prononcer les paroles décisives.

Enfin ses sourcils se froncèrent ; ses traits contractés trahirent l’effort, et la voix devenue rauque :

— En temps ordinaire, nous souhaitons arriver vite aux territoires de chasse. Nulle précaution ne nous paraît superflue pour dépister les Indiens qui nous barreraient le passage.

— Oui.

— Aujourd’hui, faisons le contraire. Si j’ai bien saisi le sens des ordres de la Doña, nous devons traverser le Texas et nous enfoncer dans les solitudes du territoire indien.

— C’est ce qu’il m’a semblé entendre.

— C’est un voyage de deux à trois mois… qu’il s’agit de faire durer double, le triple. Pour cela, accumulons nous-mêmes les obstacles ; négligeons les précautions usuelles. Attirons sur nous les Peaux-Rouges, les pirates du désert, les garnisons américaines.

— Et, conclut philosophiquement Pierre, faisons-nous fusiller, poignarder, scalper, torturer de toutes façons.

Francis eut un regard sévère :

— Si tu as peur, va-t’en ; je te rends ta liberté.

Les traits de l’engagé se couvrirent d’une teinte livide :

— Peur… Si un autre que vous, chef, disait cela, je ne donnerais pas un cent (environ cinq centimes de monnaie des États-Unis) de sa peau. Cependant je dois vous faire remarquer qu’avec votre combinaison, on a de fortes chances d’arriver au bout de sa carrière, avant l’heure fixée par le destin.

— Je te le répète. Si cela ne te convient pas, tu es libre de me quitter.

— Un engagé n’est jamais libre d’abandonner son chef.

— Alors ?

— Je vous suivrai partout, même au diable.

Les mains des deux hommes se cherchèrent, s’étreignirent nerveusement :

— Donc, reprit Francis avec une fervente exaltation ; nous périrons pour elle, avec elle, s’il le faut ; mais le gage de l’union sudiste n’ira pas aux Yankees.

— Comme il vous plaira, chef.

Le Canadien se frotta les mains :

— À cette heure, je me sens le cœur plus léger, et rien ne s’oppose à ce que je fasse le signal convenu, destiné à apprendre au guetteur, laissé par Sullivan, que tout a marché au gré de ses désirs.

Après un temps, il ajouta :

— Tout, oui, excepté cette chose ignorée qui, aujourd’hui, a parlé en moi pour la première fois.

Ce disant, il s’était dressé sur ses pieds.

Son compagnon l’imita, et tous deux traversèrent le bois, suivant une ligne oblique, qui les conduisit à la partie de la lisière opposée à celle qui faisait face à l’hacienda Rosales.

Là, les chasseurs dressèrent un bûcher de bois sec, auquel ils mirent le feu.

Une flamme claire pétilla bientôt, dardant ses langues blanches vers le ciel.

Tout au loin, une autre lueur s’alluma.

— On nous répond, fit joyeusement Francis ; notre signal a été aperçu.

Et dispersant du pied les tisons enflammés :

— Inutile d’entretenir plus longtemps un phare que des indiscrets s’étonneraient de voir.

Quelques étincelles, quelques grésillements encore ; de nouveau l’obscurité régnait en maîtresse sur la plaine.

— Dormons, reprit le Canadien d’un ton assourdi. Nous avons rempli l’engagement signé devant Sullivan… ; maintenant il faut tenir la promesse que nous avons faite devant le ciel.

— Mourir pour elle, répéta gravement Pierre en se découvrant, les yeux levés vers la voûte sombre où scintillaient les constellations.

— Mourir avec elle, s’il le faut, acheva Francis.

Un moment encore, les deux hommes restèrent debout, absorbés par une muette invocation, puis ils s’enveloppèrent lentement dans leurs couvertures et s’étendirent sur le sol.

Dans le grand silence de la nuit, les chasseurs dormaient, insoucieux du redoutable serment prononcé à l’instant. Ceux qui, par le fait d’une conception étroite de l’honneur, allaient provoquer le trépas, reposaient, et la lune, comme une lueur amie, pailletait de blanc les feuillages, les troncs moussus, les herbes, autour d’eux.

CHAPITRE V

AU FORT DAVIS

Quand les légions de César eurent soumis la Gaule, les Romains, avec des troupes peu nombreuses, maintinrent le calme dans le pays en construisant des camps retranchés (castra) sur les points culminants. Dominant les plaines environnantes, chacun de ces forts rappelait sans cesse aux vaincus que les soldats de la ville (Urbs, par un u majuscule, selon l’orgueilleuse orthographe des citoyens de Rome) avaient, outre l’avantage de la discipline, celui de la position stratégique. Une pareille constatation était une invite éloquente à la prudence, à la soumission.

Mais les Romains, originaires, d’après la tradition virgilienne, de l’Asie Mineure (émigrants de Troie en flammes), étaient devenus, de par leur croisement avec les peuples d’Italie, des Celto-Asiates, unissant à la cruauté de l’Orient la générosité des Celtes, la race supérieure de l’humanité, celle où se recrutent les poètes et les soldats, c’est-à-dire ceux qui immolent leur âme ou leur corps sur les autels du rêve idéal ou de la patriotique réalité.

Aussi, après les premiers excès qui accompagnèrent la victoire, les légions se montrèrent-elles douces aux tribus gauloises, leur inculquant les principes d’une civilisation plus raffinée. Une seule classe fut persécutée, celle des druides dépositaires de la philosophie de Gaule, dont la religion basée « sur l’unité divine devant laquelle l’homme, infime créature, devait s’incliner, quoique son esprit borné ne pût concevoir l’être suprême, ni en forme, ni en étendue, ni en volonté finale », effarouchait les faciles philosophes panthéistes, dont l’imagination avait peuplé l’Olympe de dieux, de demi-dieux, de héros, attribuant le ciel à Jupiter, les enfers à Pluton, les mines à Vulcain, l’océan à Neptune, et entourant ces personnages sacro-saints d’esprits bons ou mauvais.

Imitant la tactique des Romains, les Américains des États-Unis ont hérissé les hauts plateaux de leur pays de forts, dans lesquels de petits détachements tiennent garnison ; seulement comme ils sont de race saxonne, la race sanglante, cruelle et pratique, ils ont usé de leur supériorité d’armement et de position, pour détruire les Peaux-Rouges, premiers habitants du sol.

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Quelques centaines de mille Indiens errent encore aujourd’hui dans les plaines du « territoire non organisé du Texas » et du « territoire indien », reste misérable d’une population de plusieurs millions d’indigènes, qui disparaîtra vraisemblablement avant un siècle.

Les terres occupées par ces malheureux représentent encore, il est vrai, une superficie double de celle de la France ; mais si l’on songe que, depuis l’année 1880, les colons saxons ont confisqué une étendue huit fois plus considérable, après avoir détruit les habitants rouges, on comprend que les jours des Indiens sont comptés.

Il suffit de comparer la colonisation celtique du Canada et du Sud-Américain, où les colons se sont mêlés aux peuples indigènes sans les éliminer, à celle des Saxons pour voir combien sont différentes les races rivales, celte et saxonne.

Pour l’humanité, pour les destinées de la terre, puissent les Celtes triompher un jour de leurs ennemis séculaires.

Le fort Davis, situé au centre du fouillis de collines désigné par les Espagnols sous le nom de sierra Santiago (chaîne de Saint-Jacques) ; par les Yankees, sous celui d’Apaches mountains (montagnes apaches), est un vaste quadrilatère bastionné. Au centre de l’ouvrage se trouvent la caserne, le logis des officiers, la résidence du capitaine-commandant.

Cette dernière, construite sur le modèle des maisons espagnoles, avec un spacieux patio (cour) intérieur, sur lequel s’ouvrent les appartements et un toit en terrasse, semblait être le théâtre d’un événement d’importance.

Devant la porte d’entrée, les soldats de la garnison, à l’uniforme gris, étaient réunis en un groupe curieux. Les yeux interrogeaient avidement les deux lieutenants Wilde et Raper, et le cornette Jankins, qui, debout sous le vestibule, causaient avec animation.

Chaque expression du visage des officiers, chacun de leurs gestes, étaient notés, commentés par les troupiers.

Soudain, parut une grande fille brune, servante de mistress Hodge, épouse du commandant.

Elle dit aux officiers quelques mots que les curieux n’entendirent pas et s’éloigna.

Le lieutenant Wilde la suivit.

Tandis que les soldats se perdaient en conjectures sur la portée de cet incident, Wilde, toujours précédé par la domestique, traversait le patio. Une fontaine en occupait le milieu, lançant un jet d’eau qui retombait en poussière liquide dans une vasque de marbre multicolore, et rafraîchissait ainsi l’atmosphère brûlante.

Le long des murs, une véranda à colonnettes ménageait aux habitants une promenade ombreuse, où les dames étaient assurées de pouvoir mettre la délicatesse de leur teint à l’abri des ardeurs du soleil.

Sous l’auvent, les portes ouvertes permettaient à l’air de pénétrer à l’intérieur des appartements.

La servante se dirigea vers l’une des ouvertures, et la désignant à l’officier :

— C’est là, monsieur le lieutenant.

Puis après une révérence familière et mutine, révérence de soubrette de comédie, elle s’enfuit vers les communs.

Wilde la suivit un instant des yeux, frisa sa moustache, rouge comme ses cheveux, et franchit la porte qui lui avait été indiquée.

Dans la salle, que les jalousies abaissées maintenaient dans une pénombre bleutée, trois hommes étaient assis autour d’une table, sur laquelle se voyaient un carafon de whisky et des verres.

L’un était Joë Sullivan.

Les deux autres portaient les titres et noms de capitaine Hodge, commandant le fort Davis, et de Révérend Forster, pasteur et administrateur du Texas.

Le commandant apparaissait comme un de ces hommes incolores dont on ne dit rien. Son visage éteint, ses cheveux blond fade, ses yeux clignotants de myope, dénotaient la faiblesse, le défaut d’initiative.

Tout autre se montrait le pasteur Forster. Grand, maigre, sec, la face ascétique, des yeux noirs ardents, profondément enfoncés sous l’arcade sourcilière, le nez carrément coupé, le front têtu ; tout en lui indiquait l’être volontaire jusqu’à la cruauté.

Ministre du culte méthodiste, intrigant et habile, Forster avait réussi à se faire nommer gouverneur du Texas. De suite, en cette immense province, on avait senti sa main. Chefs de forts-frontière, magistrats municipaux des agglomérations clairsemées sur la surface du territoire, juges, nommés avec l’assentiment de la supreme court (cour suprême), doctors-professors, teachers, learning-schoolers, primars, etc., tous avaient reconnu chez le pasteur une volonté à laquelle on ne résistait pas.

Ce méthodiste habile semblait avoir repris les procédés de gouvernement des cardinaux politiques Richelieu et Mazarin.

Or cet homme étrange était arrivé la veille au soir au fort Davis, une heure après Sullivan qui ramenait Massiliague prisonnier et les soldats avec lesquels il avait accompli son hardi coup de main.

Joë contait justement les détails de l’expédition au capitaine Hodge. Il exultait, déclarant qu’il allait conduire son captif à Washington, lorsque l’on annonça le révérend Forster.

Celui-ci, introduit aussitôt, avait exhibé un ordre du Conseil fédéral, lui octroyant toute autorité en ce qui concernait les mesures à prendre relativement à Scipion Massiliague, Dolorès Pacheco, et généralement tout individu se rattachant de façon quelconque à l’affaire de la Confédération du Sud-Américain.

Et comme Sullivan se récriait, furieux d’être replacé au second rang, le pasteur lui dit tranquillement :

— Mon cher sir, je ne conçois pas votre mauvaise humeur. Vos services sont connus ; on les récompensera magnifiquement. Espériez-vous davantage ?

— Non, répliqua le Yankee d’un ton rogue.

— En ce cas, reprenez un visage souriant. Je resterai à votre égard un ami, et je ne ferai pas ressortir la maladresse de votre conduite.

— La maladresse ?

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— Le mot vous choque, je le déplore, mais il est le seul juste. Persécuter ceux qui se dévouent à une cause, c’est faire des martyrs, créer une tradition, accentuer une évolution qui se serait éteinte d’elle-même en face de la seule indifférence.

Sullivan ricana :

— Alors, à votre avis, il fallait laisser la Mestiza arriver tranquillement au gîte du Gorgerin d’alliance, il fallait…

— Il fallait réfléchir, interrompit sèchement le gouverneur. En réfléchissant, vous auriez reconnu la nécessité de permettre à la señorita Dolorès de continuer son voyage sans encombre, jusqu’à l’heure où des Indiens, ceux-là même qu’elle proclame ses amis, ses alliés, l’auraient massacrée avec sa suite pour la punir de leur avoir menti.

À cette singulière proposition, Joë ne trouva rien à répliquer, mais son regard, son geste interrogèrent.

— Vous ne semblez pas comprendre, expliqua le pasteur avec une imperceptible nuance de dédain, je vais tenter de vous rendre la chose tangible.

Et après un temps :

— Jadis, les Atzecs habitaient des territoires, dont la science n’a pu encore préciser l’emplacement, mais qui étaient situés à l’intérieur des pays occupés actuellement par les États-Unis. Cette contrée inconnue était désignée sous le nom de Tchicomoztoc ou des Sept Cavernes, et la nation se subdivisait en sept tribus : Yapica, Tlacochcalca, Huitznahuac, Cihuatepaneca, Tchalmeca, Tlacatecpaneca et Izquiteca.

« Plus intelligentes, plus civilisées, comprenant bien que leur union était la garantie de leur force, ces sept tribus soumirent les nations comanche et apache, s’ouvrant ainsi un chemin vers le Mexique. Par le Rio Grande del Norte, des émigrants Atzecs descendirent vers le Sud et finirent par se fixer dans la vallée de Mexico.

« À l’arrivée des Espagnols, quelques-uns, plutôt que de subir le joug des conquistadores, évacuèrent le pays, et rejoignant le Rio del Norte, revinrent dans leur patrie d’origine. Les Comanches et Apaches, redevenus indépendants depuis longtemps, mais toujours pénétrés de respect pour les Atzecs, leur livrèrent passage sans lutte. Ainsi les fugitifs purent s’enfoncer dans les déserts où coule le fleuve, et disparaître sans laisser de traces. Où sont leurs descendants ? Je l’ignore, et personne aux États-Unis ne saurait m’éclairer à ce sujet.

Sullivan écoutait. Son visage exprimait si clairement combien l’utilité de ce résumé d’histoire atzèque lui échappait, que Forster s’en aperçut :

— Ne vous impatientez pas, cher sir ; pour vous faire voir clair, il nécessaire d’allumer la lanterne. Ce qu’il nous faut, c’est, d’une part, de soulever contre la señorita Dolorès, l’inimitié des Indiens, afin qu’ils la suppriment eux-mêmes, sans que nos milices aient à se mêler de l’exécution ; et d’autre part, afin d’obtenir cet effet, de convaincre les Peaux-Rouges que cette jeune personne romanesque vise la popularité au moyen d’une imposture.

— Si vous réussissez à leur persuader cela, je suis prêt à me déclarer un imbécile garçon, indigne de dénouer les lacets de vos brodequins.

Le pasteur eut un regard d’une cinglante ironie :

— Je n’exige point de vous des affirmations aussi désobligeantes à votre endroit. Il me suffit de savoir que vous avez l’humilité de les penser.

Puis sans paraître s’apercevoir de la rougeur du Yankee, cinglé jusqu’aux moelles par l’impertinence de la réplique :

— À cette heure, l’œuvre de désagrégation est commencée. Des émissaires indiens, dont je suis sûr, vous entendez bien, absolument sûr… parcourent les villages apaches, les bourgades comanches… À cette heure encore, des journaux sud-américains, subventionnés par moi, préparent des articles que j’ai inspirés. Or vous figurez-vous ce que disent mes envoyés, ce qu’écrivent les journalistes ?

— Ma foi non.

— Eh bien, ils répandent une histoire de ma façon, une histoire qui va jeter le doute dans bien des esprits, une histoire qui rendra impossible la Confédération et amènera certainement la mort de la malheureuse insensée dont l’imagination a bouleversé le continent américain.

Il est impossible de rendre la pitié hypocrite, la cruauté larmoyante avec lesquelles ces derniers mots furent prononcés.

Encore que les scrupules ne le gênassent guère, Sullivan frissonna. Il venait d’entrevoir l’abîme de l’âme du pasteur.

Celui-ci parlait toujours :

— L’histoire la voici. Le Gorgerin inca-atzec, commandé par le roi péruvien Huascar et par le roi mexicain Montézuma, le Gorgerin aux six pendeloques d’opale, aux six pendeloques de lapis-lazuli, ce Gorgerin n’a jamais été exécuté. Il est resté à l’état de projet, dessiné par un artiste ignoré – ce dessin existe, en effet, et je m’en sers –, mais les orfèvres, les joailliers n’ont point été conviés à le fabriquer.

— Ah ! murmura Joë déconcerté par la prodigieuse fourberie que son interlocuteur développait cyniquement devant lui… La Mestiza est ainsi accusée de mensonge…

— Accusée… et convaincue… Les dessins relatifs au Gorgerin ont été envoyés à un bijoutier réputé de Paris… Eh ! Eh ! les temps sont durs pour la bijouterie, les bonnes aubaines sont rares… Bref, ce brave homme proclame urbi et orbi que le joyau lui a été commandé par doña Dolorès Pacheco qui, dans quelques semaines, le recevra dûment empaqueté, cacheté, ficelé, après avoir eu un délai normal suffisant pour simuler la recherche du « totem nouveau ».

Certes Sullivan était un bandit. Un assassinat lui paraissait la chose la plus naturelle du monde, dès l’instant qu’il servait ses intérêts, mais la duplicité du gouverneur le révolta.

— Tout cela est de la calomnie.

— Vous l’avez dit, cher sir, vous l’avez dit. La calomnie, cette arme des infâmes papistes, que moi, pasteur méthodiste, je n’emploie qu’à regret… ; la calomnie que je réprouve, mais que mon patriotisme excuse. Au surplus j’ai envoyé aujourd’hui même un courrier à l’hacienda de San Vicente, où la señorita Dolorès s’était arrêtée… ; j’avise cette pauvre jeune fille des dangers qui l’entourent, je la supplie de ne pas poursuivre sa marche vers le Nord. En un mot, je donne aux États-Unis l’attitude la plus correcte en cette affaire, et j’espère que tous les gouvernements apprécieront la noblesse de nos procédés.

— Mais si elle se laisse persuader, fit Joë respirant plus librement, la Mestiza sera sauvée.

Les yeux de Forster se fermèrent à demi et avec un regard oblique de félin :

— Elle serait sauvée, en effet, si elle suivait mes conseils. Mais hélas ! la colère divine s’abat sur elle. Mon courrier envoyé, j’ai appris qu’elle avait quitté San Vicente depuis une semaine, remontant vers le Nord en longeant le Rio Grande, de sorte que mon émissaire ne saurait plus la rencontrer.

Et levant les bras au ciel, le perfide personnage psalmodia :

— De sorte que l’infortunée créature est perdue, bien perdue. Ainsi l’a voulu le Très-Haut. Prions pour elle, cher sir, prions et résignons-nous. Les desseins de la Providence sont impénétrables, et il n’appartient pas à l’homme de chercher à les comprendre. Sorti de la poussière, destiné à y retourner, je me prosterne et je crie des profondeurs de mon humilité : que la volonté du Tout-Puissant s’accomplisse maintenant et dans les siècles des siècles.

Les cheveux de Sullivan se dressèrent sur sa tête en entendant les paroles du pasteur. L’indolent capitaine Hodge lui-même éprouva une sorte de commotion. Mais aucun des deux ne prononça un mot.

Forster les épouvantait. Ils venaient de comprendre que cet homme sinistre briserait comme verre tout obstacle placé en travers de sa route. La plus respectueuse critique même attirerait sa redoutable colère sur l’imprudent qui l’aurait formulée.

Satisfait sans doute de leur soumission :

— Il se fait tard, conclut le pasteur. Capitaine Hodge, faites-moi donner une chambre. N’importe laquelle, avec une natte pour m’étendre. Je ne suis pas de ces êtres qui se complaisent dans les douceurs du luxe. Combattant de la bonne cause, je rudoie mon corps, serviteur méprisable de l’âme immortelle dont me dota l’infini.

Puis changeant de ton.

— Demain, je verrai le prisonnier Massiliague. Je ne doute pas de le gagner à notre cause. Les Français sont intelligents et ils ont horreur de la fourberie.

C’était la présence du gouverneur qui, le lendemain matin, provoquait la curiosité des soldats de la garnison du fort Davis, curiosité qui fut portée à son paroxysme lorsque la servante de Mistress Hodge vint chercher le lieutenant Wilde pour le conduire dans la salle où le commandant de l’ouvrage et le pasteur étaient déjà installés en face l’un de l’autre.

L’officier s’était arrêté sur le seuil.

— Wilde, commanda le capitaine Hodge, prenez deux hommes avec vous et amenez ici le… il hésita une seconde puis continua : – le voyageur enfermé dans la casemate N° 2.

Le lieutenant salua et, pivotant sur ses talons, prit le pas gymnastique, afin de marquer à son supérieur son empressement à exécuter ses ordres.

Alors le pasteur se tourna vers Joë Sullivan qui, le visage renfrogné, assistait silencieusement à l’entretien :

— Sir Joë Sullivan, vous semblez mécontent. Vous avez tort. Vous serez magnifiquement récompensé de votre zèle. Et dans mon rapport sur la question, j’éviterai de dire combien naïfs me paraissent les arguments que vous avez employés jusqu’ici.

Le Yankee se leva à demi :

— Naïfs ?

— Sans doute… ; rasseyez-vous. – Sullivan obéit. – Écoutez-moi avec calme. Supposez que le champion du Sud, Massiliague, je crois ?…

— Oui, Scipion Massiliague.

— Ait été occis, comme vous le souhaitiez primitivement. Supposez que le chasseur Canadien engagé par vous découvre, aidé par la Mestiza, la cachette du Gorgerin atzec-inca ; supposez même qu’il le vole, qu’il nous l’apporte. Cela empêchera-t-il la Mestiza, les Mayos qui l’accompagnent, les Indiens chez lesquels elle se rend, d’affirmer l’existence du précieux totem ? Non, n’est-ce pas… ?

Et comme Joë, avec un regard significatif, posait la main sur la poignée du machete passé à sa ceinture, le révérend Forster fit entendre un rire moqueur :

— Vous êtes expéditif, digne sir. À la rigueur, on pourrait détruire la petite troupe de la Mestiza, mais oseriez-vous assurer que la même opération s’effectuera avec certitude contre une ou plusieurs tribus du territoire indien ?

Cette fois, le Yankee garda le silence. La question l’embarrassait.

— Non, n’est-ce pas, poursuivit le pasteur ? Avouez-le donc de bonne grâce. Ma combinaison au contraire fait disparaître tous les risques. Les Comanches massacrent la Mestiza et ses compagnons. Le joaillier parisien livre le Gorgerin. Que reste-t-il dès lors de l’union du Sud ? Rien, l’objet qui devait les rallier est faux. En outre qui oserait accuser les États-Unis d’être pour quelque chose dans un soulèvement des Peaux-Rouges, soulèvement que nos milices réprimeront avec une exemplaire sévérité, et dont le résultat sera probablement la suppression du territoire indien et sa constitution en État ?

Mais Sullivan secoua la tête :

— Avez-vous une objection à formuler, continua Forster sans se départir de sa politesse cauteleuse, parlez sans crainte ; toute critique justifiée m’est agréable.

— Eh bien, votre combinaison, mon révérend, ne supprime pas le danger principal.

— Qui est ?

— L’existence du véritable Gorgerin.

Le rire du gouverneur s’accentua :

— Vous ne réfléchissez pas, cher sir. Savez-vous où est ce Gorgerin ?

— Non.

— La Mestiza et son escorte massacrés ; quelqu’un pourra-t-il désigner l’endroit…

— Pas davantage.

— Alors, c’est comme si ce joyau n’existait pas ; un objet introuvable est égal à zéro. Je vais même plus loin. Le bijou fût-il découvert, que, grâce au doute jeté par mes soins dans l’esprit des populations, il passerait pour apocryphe… Donc…

— Je m’incline.

— Et bien vous faites. Vous verrez que je sais tenir compte des bonnes intentions.

Puis d’un ton léger qui contrastait avec le sens des paroles :

— À propos, vous n’avez pas une amitié profonde pour les chasseurs canadiens Francis et Pierre ?

— Une amitié… ma foi non.

— Ce ne vous serait pas un chagrin cuisant s’il leur arrivait malheur.

— J’hériterais de deux mille dollars que je n’aurais plus à leur payer.

— Alors, tout est au mieux ! Dans une entreprise comme la nôtre, quand on déchaîne les Indiens, il est assez difficile de leur dire : Frappez ceux-ci, épargnez ceux-là.

— En effet.

— D’ailleurs des chasseurs accoutumés à la prairie doivent savoir se tirer d’affaire tout seuls.

— Je partage votre avis, mon révérend.

À ce moment un bruit de pas, accompagné de cliquetis d’acier, retentit dans le patio.

Le gouverneur mit un doigt sur ses lèvres et vivement :

— Voici notre homme. Il s’agit de le gagner à notre cause, afin que la France ait à nous remercier d’avoir protégé un de ses nationaux contre les embûches tendues par les fourbes sud-américains. La France, c’est l’opinion de l’Europe avec nous.

Dans l’encadrement de la porte Scipion Massiliague paraissait, escorté par le lieutenant Wilde et par deux miliciens armés.

En apercevant Sullivan, le Marseillais tomba en arrêt :

— Té, fit-il, c’est ce drôle.

Le poing fermé, il fit un pas vers Joë, mais ses gardiens le retinrent aussitôt.

— Lâchez-moi, mes colombes, s’écria le brave garçon… le temps de lever le pied deux ou trois fois en l’honneur de ce faquin…

Et comme les soldats le maintenaient de plus belle, il regarda alternativement le lieutenant Wilde et le capitaine Hodge :

— Bagasse ! Des officiers s’opposent à ce que je botte un couard, un bonneteur du duel, qui résout une affaire d’honneur par un coup de Jarnac. Dioubiban ! Gentlemen, le mépris pousse dans mon cœur, comme un cactus dans une serre !

Le brave Méridional était lancé, sa verve inépuisable allait cingler les assistants durant de longues minutes ; mais la voix sèche du révérend Forster se fit entendre :

— Silence, disait le gouverneur. Silence, Monsieur Massiliague. Veuillez me prêter une oreille attentive. Ensuite vous vous fâcherez tout à votre aise, si vous croyez encore la colère justifiée.

— Je préfère me fâcher tout de suite, rugit Scipion.

— Le retard sera minime, reprit imperturbablement le pasteur. Répondez seulement à cette question. Que pensez-vous de sir Sullivan ici présent ? Est-il votre ami ?

Massiliague éclata de rire :

— Tenez, vous êtes un farceur, vous… Vous me déridez… Sullivan, mon ami… ! Pécaïre, il m’aime comme le lapin aime le chou… Toutes dents dehors.

— Vous vous trompez…

— Je me trompe ?…

— Entièrement. La preuve est qu’en vous provoquant, en vous enlevant, en vous amenant ici, au fort Davis, sir Joë exécutait mes instructions et avait pour but de vous arracher aux mains de gens qui, surprenant votre bonne foi, vous conduisaient à une mort certaine et sans gloire.

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L’audacieuse affirmation du gouverneur médusa Scipion. Forster profita de son mutisme momentané pour continuer d’un ton emphatique :

— Au milieu de l’univers encore réactionnaire, flottent les drapeaux de deux républiques sœurs : les États-Unis, la France ! La sympathie la plus vive, née d’un commun amour de la liberté, existe entre les deux pays. Voilà pourquoi moi, gouverneur du Texas, j’ai voulu protéger un Français contre les entraînements de sa généreuse nature…

— En m’enfermant dans une casemate, interrompit le Marseillais recouvrant enfin la voix. En effet, j’y étais protégé contre le froid, le chaud et lumière.

Mais la plaisanterie ne démonta pas le pasteur.

Celui-ci daigna sourire du bout des lèvres, puis avec calme :

— Ne vous hâtez pas de juger. Permettez-moi, avant toute chose, de vous conter l’histoire vraie du Gorgerin d’alliance, dont vous ne connaissez à cette heure que le roman.

Les lèvres du Marseillais s’entr’ouvrirent… on eût cru qu’une exclamation allait en jaillir. Point. Elles se refermèrent sans avoir laissé échapper aucun son.

Forster parla donc.

Il développa avec force commentaires la fable imaginée par lui pour jeter le trouble dans l’esprit des Sud-Américains. La commande du Gorgerin à un joaillier parisien, le voyage de recherches simulé.

— Comédie politique, conclut-il, à laquelle vous êtes mêlé par hasard et dont je ne veux pas que vous partagiez les dangers et le ridicule.

Massiliague avait écouté. Son visage, d’abord grave, s’était éclairé peu à peu.

— Eh ! pitchoun, s’exclama-t-il, voilà qui est machiné de même qu’un vaudeville du grand théâtre de Marseille. Je retire mon épingle du jeu… Pécaïre, il faudrait être coquillage comme une huître de la Madrague pour s’obstiner… Je renonce, je renonce. Je vais de ce pas m’embarquer pour l’Europe. Un tour sur la Canebière me vaudra mieux qu’une course dans le désert.

Il disait cela avec une telle rondeur que Forster ne douta pas d’avoir joué son interlocuteur.

En véritable homme du Nord, d’ailleurs, il avait le mépris inné des gens du Midi, légers, hâbleurs, prompts à sacrifier aux qualités brillantes de l’imagination la faculté solide de raisonnement.

Aussi s’efforça-t-il de rendre aimable sa face ascétique :

— Hélas ! cher monsieur, je ne puis, à mon grand regret, vous rendre la liberté.

Scipion le considéra avec un étonnement profond :

— Vous ne pouvez… ?

— Les circonstances, cher monsieur, les circonstances. À cette heure, savez-vous ce qui rampe autour du fort ?

— Non.

— Des espions chargés de vous reprendre, de vous ramener à l’aimable Mestiza, de vous replonger plus avant que jamais dans les bizarres conceptions de cette jeune fille au cerveau exalté.

Le Marseillais inclina la tête d’un air convaincu :

— Alors je reste prisonnier.

Le Révérend leva les mains vers le plafond.

— Prisonnier ! Fi ! le vilain mot. Vous êtes libre d’aller, de venir dans l’enceinte du fort. À la première occasion, je vous ferai conduire sous bonne escorte à la gare du railway, et par le Nouveau-Mexique, le Kansas, le Missouri et Illinois, vous parviendrez à Aurora, à quelques lieues de Chicago, où le chef du district militaire vous offrira un amical asile, jusqu’à ce que luise le jour attendu qui mettra fin à la folle équipée de la señorita Dolorès Pacheco.

— Donc, me laisser dorloter, résuma Scipion ; manger, boire, dormir et me promener avec des amis préposés à ma garde.

Forster s’inclina.

— Ça me va, poursuivit le Marseillais ; vivre dans la bombance me convient. Pour commencer, j’accepterai sans façon une chambre confortable et une collation abondante.

— Le capitaine Hodge va vous conduire.

Déjà l’officier blond s’était levé sur un signe du pasteur.

Scipion lui prit familièrement le bras :

— De gardien vous devenez hôtelier, capitaine. Troun de l’air ! Je vous félicite, et moi aussi, de cet avancement.

Puis saluant Joë et le gouverneur :

— Sans rancune, mes chers bons, sans rancune. Je vais me substanter, et ensuite, nous dirons du mal de cette petite espiègle de Mestiza… A-t-on jamais vu pareille folle… me faire travailler dans les postiches.

Il entraînait en même temps le capitaine. Tous deux sortirent.

Alors Forster eut un rire grinçant de crécelle et frottant nerveusement ses mains sèches l’une contre l’autre :

— Pas forts ces Français. Il a avalé l’hameçon sans difficulté.

— Oh ! appuya Sullivan. Ces gens de France ne voient pas aussi loin que le bout de leur nez. Ce bavard avait donné tête baissée dans mon chapelet de duels, à Mexico, et sans l’intervention d’un peuple imbécile…

— Nous n’aurions plus à le nourrir, acheva le pasteur. Ne regrettez rien, mon fils, ce qui est arrivé tournera à la plus grande gloire des méthodistes et de la République des États-Unis.

Mais changeant de ton :

— Les soucis de la politique m’accordent une trêve. Excusez-moi de vous quitter. Je désire profiter de mon repos momentané pour élever mon âme vers celui qui inspire les actions de tous, grands ou petits ; vers celui qui a frappé d’aveuglement le sieur Massiliague, afin de nous donner un gage nouveau de sa protection toute-puissante.

Or, à cet instant précis, Scipion laissé seul, dans une chambre claire et gaie, en face d’une table copieusement servie, mangeait à belles dents, tout en réjouissant sa pensée de ce monologue :

— Va bien, mon fils, va bien. Le gouverneur t’a servi une superbe galéjade de son pays. Compte qu’un citoyen de Marseille va digérer pareille balourdise… Tu m’as pris pour une bécasse, mon bon… attends… je vais t’assaisonner à l’huile. Vé ! N’ayons pas l’air d’avoir l’air… Le myope volontaire a de bons yeux… Une sardine ne bouche pas l’entrée du port… Je te glisserai entre les doigts… Dioubiban ! Et je joindrai cette petite Mestiza que tu traites de menteuse.

Il engloutit une énorme bouchée et termina :

— Pauvre bonhomme du Nord… ça veut souffler dans les voiles latines… Pas d’haleine, mon bon… À bon vent la tartane et gouverne bien. Le dernier qui rira, pitchoun, ça sera pas toi.

Comme on le voit, Scipion n’était pas aussi persuadé que le supposait le révérend Forster.

Du reste aucun mouvement, aucun mot ne trahit la méfiance du joyeux Marseillais ; aussi quand, huit jours plus tard, on le conduisit à la gare du fort Davis et que le train se fut ébranlé, emportant Massiliague et deux officiers, affectés à sa garde, le pasteur s’écria le plus sincèrement du monde :

— Le plus difficile est fait. Occupons-nous à présent de Dolorès Pacheco.

Durant le voyage, Scipion causa gaiement avec ses compagnons. À le voir, nul n’aurait soupçonné qu’il dissimulait.

Comment se défier d’ailleurs d’un être dont la langue est sans cesse en mouvement, d’un être qui raconte sa jeunesse, sa vie, ses affaires commerciales, ses amitiés, qui semble professer pour la discrétion un mépris poussé jusqu’à l’épouvante.

Les officiers échangeaient fréquemment des regards railleurs. Évidemment ils se gaussaient du pauvre sire. Tant et si bien qu’en arrivant à Aurora, après trois jours et trois nuits de sleeping-car, ces messieurs n’avaient plus aucune méfiance de leur prisonnier.

CHAPITRE VI

UNE FAMILLE AUX ÉTATS-UNIS

— Gentleman, je vous présente mes quatre sœurs. Et vous, Priscilla, Allane, Roma et Kate, je vous présente sir Scipion Massiliague qui consent à être notre hôte durant quelques semaines.

C’est ainsi que le major Coldjam, commandant en chef des milices de l’Illinois, introduisit le Marseillais dans le parloir de sa demeure, sise sur l’avenue n° 4 de la ville d’Aurora.

Aurora est une cité géométrique, comme toutes les cités nord-américaines. Les rues se coupent à angle droit ; les maisons construites par de puissantes sociétés se succèdent par vingt, par trente exemplaires identiques. Des tramways la parcourent en tous sens, et au-dessus des chaussées les trolleys-câbles étendent sur le ciel leurs lignes noires ainsi que de monstrueuses toiles d’araignées.

Quant à la famille de Coldjam, elle offrait un résumé à peu près complet de la population hétérogène des États-Unis.

La mère du major et de ses quatre sœurs était la fille unique et métisse d’un Canadien français et d’une Indienne sioux. Cette dame s’était mariée cinq fois, dotant chaque union d’un enfant ; et son existence entière était retracée dans un petit tableau qui ornait la cheminée du parloir et dont voici la reproduction.

État de services de Josèphe Patterelle.

1er mariage. 20 mai 1860, avec Will Coldjam, un fils : John Coldjam, né le 17 avril 1861.

2e mariage. 5 octobre 1864, avec Luc Vanpoose, une fille : Priscilla Vanpoose, née le 12 novembre 1865.

3e mariage. 31 août 1867, avec Allan O’Dirk, une fille : Allane O’Dirk, née le 15 décembre 1868.

4e mariage. 7 janvier 1872, avec Romo Loredo, une fille : Roma Loredo, née le 28 février 1874.

5e mariage. 11 mars 1877, avec Fritz Blomderer, une fille : Kate Blomderer, née le 2 juin 1878.

Ce tableau, œuvre du major John Coldjam, qui voyait toute chose à la militaire, était l’orgueil du digne homme.

Régulièrement le commandant des milices, après l’avoir fait remarquer à ses visiteurs, concluait de cette façon :

— Ma pauvre bonne chère mère aurait sans doute continué à se marier jusqu’à l’âge le plus avancé, mais le chagrin de cinq veuvages successifs, le désespoir de ne pas rencontrer un homme assez bien conditionné pour vivre longtemps, la consuma, et elle-même, entraînée sans doute par la force de l’exemple, rendit l’âme en 1879.

Et de fait, en regardant les portraits des divers époux, accrochés aux murs du parloir, on se rendait compte que Josèphe Patterelle avait dû être une bonne femme, incapable de songer à elle-même. Chacun des enfants était le portrait vivant de son père. John Coldjam, de même que son ascendant, se montrait rouge de cheveux, de favoris et de teint, bedonnant et osseux, le corps supporté par de longues jambes sans mollets, terminées par des pieds spacieux et plats. Nul Anglais n’aurait hésité à le reconnaître pour un frère. Or Will Coldjam, son respectable papa, avait vu le jour en Angleterre, quelque part entre Douvres et Londres.

De même, Luc Vanpoose, Hollandais de naissance, avait doté sa fille Priscilla des cheveux blond cendré, du teint clair, de la grâce opulente, un peu lourde mais imposante, des citoyennes des Pays-Bas. Issue de l’irlandais O’Dirk, Allane était châtaine avec des yeux bleus, et son origine celtique se trahissait par sa vivacité, sa propension à la plaisanterie, sa haine instinctive contre les Saxons.

Roma, fille de l’italien Loredo, avait les yeux de velours, la chevelure noire, le teint doré. Elle possédait le charme nonchalant et vigoureux des femmes de la campagne romaine, dont les vêtements grossiers se drapent en lignes antiques.

Enfin Kate, née d’un père germain, évoquait bien l’idée d’une fille d’Allemagne, avec ses tresses d’un blond pâle, son allure rêveuse, sa démarche lente et mélancolique.

Rien ne rappelait la métisse franco-indienne chez les cinq enfants de Josèphe. En matière de religion, la conciliante mère, avait également cédé aux préférences de ses maris. John appartenait au culte méthodiste, Priscilla s’intitulait baptiste, Kate luthérienne, Allane et Roma catholiques.

Seulement les descendants, moins patients ou moins indifférents que Josèphe, vivaient côte à côte sur le pied de guerre, se querellant sur tout : modes, boissons, couleurs, religions, les uns condamnant de parti pris ce qui venait des Celtes ou des Latins ; les autres manifestant à tout propos leur horreur des goûts, couleurs, pensées de provenance saxonne.

Si bien que le major, auquel son service aurait laissé force loisirs se voyait sans cesse occupé à rétablir la paix entre ses sœurs, ou du moins à tenter de mettre la paix, car son intervention n’avait en réalité d’autre effet que d’aggraver les dissentiments et de porter les cris à un diapason plus élevé.

Toutefois, après avoir reçu Scipion des mains des officiers, qui l’accompagnaient depuis le fort Davis, et après avoir signé à ceux-ci un récépissé constatant la livraison du Marseillais, quand Coldjam présenta ce dernier à ses sœurs, celles-ci, mises pour une fois d’accord par un devoir de politesse, saluèrent et sourirent à l’unanimité au nouveau venu.

Massiliague les considéra un instant, puis se retournant vers le major :

— Té, voilà une surprise qui vaut mieux qu’un coup de mistral. Quand on m’avait parlé de me mettre en cage chez vous, on ne m’avait pas dit qu’il y aurait dedans de si charmants oiselets.

Le sourire des demoiselles s’accentua.

Scipion continua aussitôt.

— Touchez-moi la main, mes jolies misses. Prisonnier des États-Unis, pour ma santé, paraît-il, j’aime rire… Vous devez aimer cela aussi… Eh bien, rions ensemble.

Les mains tendues, la bouche en cœur, le Marseillais était irrésistible, et le quatuor de demoiselles n’y put tenir. Des rires graves, aigus, se croisèrent.

— Bon, continua Scipion, vous avez compris, mes bonnes petites ; vous vous esbaudissez comme père et mère. Je crois que nous allons nous amuser comme dorades en eau claire.

Il s’interrompit soudain :

— Mais je bavarde, je bavarde et la poussière du voyage macule mon vêtement… Oui, je sais, vous me direz : le soleil lui-même a des taches… Qué ça prouve ? Que le soleil n’est pas de Marseille, voilà tout, qu’il ne s’y est jamais arrêté, le pauvre. – Sans cela, on lui aurait offert un pain de savon blanc pour se détacher… ; dès lors vous me permettrez de vous quitter pour réparer de la route les réparables outrages.

Et sur cette péroraison triomphante, qui porta à son paroxysme la gaieté des sœurs du major, Massiliague salua, fit un rond de jambes respectueux et familier, puis, conduit par Coldjam, effaré de ses façons, il gagna la chambre qu’on lui avait réservée.

Un domestique l’y attendait.

— Votre serviteur, expliqua le commandant de la milice. Originaire du Texas, Marius est un garçon robuste et dévoué, dont le service vous plaira, j’espère.

— Bon, murmura Scipion en aparté, c’est un espion… Ami Massiliague, défie-toi de ce fidèle domestique comme de la peste.

Et tout haut, avec son plus aimable sourire :

— En effet, il a une physionomie avenante, au possible. Mon cher hôte, vous me gâtez vraiment, vous avez songé à tout.

Coldjam s’inclina d’un air satisfait. Discrètement il gagna la porte, laissant le voyageur en tête à tête avec Marius.

Celui-ci brun, la tignasse noire, les épaules larges, s’empressa aussitôt autour de son nouveau maître :

— Si Monsieur le désire, je pourrais brosser ses habits, tandis qu’il passerait dans le cabinet de toilette. J’ai préparé un bain…

— Un bain, – avec son accent il prononça : bainne – s’exclama Scipion ravi de l’attention. Vé, ça n’est pas de refus.

— De plus, je suis masseur, Monsieur n’aura qu’à m’appeler…

— Un massur à présent, mais je vais être un coq en pâte.

Scipion se préparait à entamer une de ces brillantes improvisations dont il avait le secret, mais l’attitude de Marius lui fit perdre le fil de sa harangue.

Son valet de chambre improvisé le considérait avec des yeux ravis, bouche ouverte en O admiratif :

— Eh bagasse ! qu’as-tu, mon brave ?

— L’émotion, Monsieur me pardonnera…

— Quelle émotion ?

— L’accent de Monsieur.

— Mon accent ?

— Avec tout le respect que je dois à Monsieur, son accent me rappelle celui de mon père.

Sans hésiter, Scipion répliqua :

— Mazette ! il avait une jolie prononciation, ton père.

— Oh ! oui, appuya Marius d’un ton convaincu. Il est vrai qu’il était né dans une ville dont il était fier, une ville qu’il déclarait être la première du monde.

À ces mots, Massiliague sursauta et sèchement :

— La première ville du monde, c’est Marseille, mon bon.

— Justement, c’est Marseille qu’il la nommait.

À son tour, le « Champion » se sentit ému. Rencontrer un fils de Marseille à l’autre bout de la terre, l’avoir précisément pour domestique. Cela dépassait les limites des prévisions humaines.

— Alors tu serais presque mon compatriote ? fit-il doucement.

— Si Monsieur le permet, car il n’existe pas deux villes du nom de…

— De Marseille, deux villes, jamais, interrompit Scipion avec impétuosité, puis d’un ton plein d’onction : Vois-tu, mon fils, il n’y a qu’un Marseille sur la terre et sans doute il y en a un dans le ciel, car les Marseillais défunts ne pourraient pas séjourner autre part qu’à Marseille.

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À cette affirmation d’une orthodoxie douteuse, Marius lâcha la brosse à habits qu’il tenait déjà, et joignit les mains :

— Je ne saurais être l’ennemi d’un compatriote de mon père, fit-il d’une voix assourdie.

— L’ennemi ?

— Oui. On m’a placé près de Monsieur, pour surveiller les paroles, les gestes de Monsieur ; mais que Monsieur ne se gêne pas, je ne verrai, je n’entendrai que ce qu’il plaira à Monsieur.

Brusquement rappelé ainsi au sentiment de la situation, Scipion se sentit repris par la défiance :

— Un malin, se confia-t-il in petto ; il veut m’amadouer, m’inviter à vider mon sac. Tu erres, pitchoun ; on ne fait pas croire à un chasseur de casquettes que la tarasque est une limande et que le mont Blanc est une croquignole.

Il acheva tout haut, avec l’apparence du plus aimable abandon :

— Je te remercie, digne Marius, du sentiment honorable que tu exprimes, mais je n’ai rien à cacher, rien. Me voici en villégiature dans une bonne maison, entouré d’hôtes charmants, ma consigne est de me laisser dorloter… si ton regretté papa il était là dans cette salle, il te dirait qu’un enfant de la Canebière est esclave de la consigne quand elle se présente sous une forme agréable.

Et changeant soudain de ton :

— Mais le bain va refroidir, je passe dans le cabinet de toilette. Brosse mes vêtements, mon fils, brosse afin qu’ils soient sans tache comme mon âme, et, je le souhaite, comme la tienne.

Sur ce, Massiliague disparut dans la pièce désignée.

Resté seul, Marius demeura un moment interdit par la brusque sortie de son maître, mais il se ressaisit bientôt :

— Je me souviens de ce que répétait mon père : « Le Marseillais, petit, il est fin comme l’ambre, souple comme l’acier, indépendant comme l’aigle et gai comme le pinson. » Un homme de cette race ne peut donc accepter la captivité, si douce qu’elle soit. J’aurai occasion de lui prouver la sincérité de mon dévouement.

Et le brave garçon, auquel son père avait inculqué l’admiration passionnée pour la cité phocéenne et pour ses habitants, brandit sa brosse et s’escrima avec ardeur sur les habits de Massiliague, seul moyen à sa portée de faire montre de son zèle.

Aussi, quand le voyageur, une heure plus tard, descendit au parloir, il était tout simplement éblouissant. Massé, pommadé, parfumé, il étalait un linge éclatant, et sur ses habits, un microscope même n’aurait pas permis de découvrir la moindre parcelle de poussière.

* * * * *

Durant trois mois, Marius crut que son maître lui avait dit la vérité, lorsqu’il avait déclaré qu’il voulait jouir tranquillement de l’hospitalité du major Coldjam.

Massiliague avait suivi l’officier dans une tournée d’inspection des milices de l’Illinois. Il avait chassé avec lui dans les forêts qui ceinturent les vastes plaines défrichées de l’État.

Au retour, il avait accompagné les sœurs de son hôte à l’église, au temple, évitant de prendre parti quand une discussion sociale, religieuse ou autre s’élevait entre elles, ce qui, il faut bien l’avouer, se produisait journellement.

S’il était mis en jeu par l’une ou par l’autre, il répondait doucement :

— Mesdemoiselles, je suis votre hôte à toutes ; il m’est donc interdit de déplaire à chacune de vous.

Cette abstention eût pu lui aliéner l’esprit de toutes. Il n’en fut rien, grâce à l’adresse du Marseillais qui, chaque fois qu’il se trouva seul avec l’une des sœurs, sut lui persuader qu’il partageait de tous points ses idées. Dès lors, son silence devenait une approbation muette, et chacune, à l’énoncé de l’habituelle et prudente phrase de Scipion, clignait des yeux d’un air d’entente, se disant à part soi :

— Mes sœurs peuvent se méprendre ; mais moi, je sais bien quelle est la pensée intime de cet aimable gentleman français.

À plusieurs reprises, on avait conduit Massiliague à la grande cité voisine de Chicago. Il avait admiré de confiance les rues sales, le joli parc qui borde la ville du côté du lac Michigan, la bourse au blé, le Masonic-Temple, immense maison de vingt-quatre étages, qui contient un théâtre, des salles de réunion, des clubs, etc.

Avec une facilité, dont Marius, compagnon obligatoire de toutes ses sorties, s’étonna quelque peu, il s’extasia sur Chicago, reconnut avec les demoiselles que c’était là la plus brillante cité du globe ; il loua sans réserve l’hôtel « Auditorium », le plus vaste du monde, avec ses mille chambres dont la moins chère coûte deux dollars par jour, avec son hall central, où sur d’innombrables rocking-chairs, d’innombrables Américains se balancent en mâchonnant leur chewing-gum.

Il déclara que le coiffeur de la maison, qui prend environ onze francs pour une coupe de cheveux et un shampooing, était trop modéré dans ses prix et devait perdre sur son savon.

En un mot, il avait évité toute occasion de contrarier en quoi que ce fût ses chers hôtes.

Tous ne juraient plus que par lui ; songez donc, un homme qui a l’enthousiasme sans trêve pour l’Amérique, les Américains, les Américaines, et qui le proclame d’une voix bien timbrée, dont les vitres résonnent et que les passants s’arrêtent pour écouter.

L’orgueil national, ou, plus exactement, la vanité nationale, force et faiblesse des États-Unis, était chatouillé si doucement, si dextrement par Massiliague.

Avec cela, il avait des petits soins de français. Les misses, comme toutes jeunes personnes de bonne famille, étaient affiliées à la ligue antialcoolique des teatotalers (buveurs d’eau), et Scipion savait toujours s’arrêter, sans éveiller l’attention, dans une des pharmacies réputées pour la confection des bonbons stomachiques.

Ce sont des bonbons particuliers, de sucre cristallisé ; chacun contient environ un petit verre de liqueur. Ils représentent, suivant l’expression amusante d’un publiciste de New-York, « une hypocrisie sucrée et spiritueuse ».

Songez donc. On peut tonner contre l’alcoolisme en dégustant les bonbons stomachiques.

Celui qui absorberait un petit verre de cognac serait dédaigneusement qualifié d’ivrogne.

On reste digne du titre de « buveur d’eau » en s’administrant dix bonbons.

Chaque sœur était toujours amplement pourvue de capsules sucrées emplies de la liqueur qu’elle préférait.

À Priscilla, le genièvre ; à Allane, l’anisette ; à Roma, le muscat ; à Kate, le schnaps.

Scipion eût pu s’évader dix fois. Pourquoi n’avait-il pas saisi les occasions favorables ? Uniquement parce qu’il ne savait où rejoindre Dolorès Pacheco.

Les journaux avaient bien mené une bruyante campagne au sujet de la fable inventée par le révérend Forster, gouverneur du Texas. Le coup perfide avait été porté, exaltant les espérances des Nordistes, jetant, le trouble dans l’esprit des Sudistes.

D’autre part, on avait annoncé un soulèvement général des Indiens nomades du Texas et du Nouveau-Mexique.

Les Comanches du premier État, les Apaches du second, ces pirates du désert, avaient suspendu leurs querelles intestines et s’étaient alliés pour interdire la traversée des solitudes qui sont demeurées leur empire.

On disait que le gouvernement texien avait appelé les milices pour marcher contre les Peaux-Rouges révoltés.

Mais de la Mestiza, de ses compagnons, pas un mot. Il semblait qu’après s’être enfoncés dans le llano, ils s’étaient dissipés en impalpable fumée.

Or, un jour que, lassé de son inaction, Massiliague avait prétexté un malaise pour ne pas accompagner la famille Coldjam en promenade, Marius entra mystérieusement dans la chambre où il s’abandonnait à ses réflexions moroses.

Un mouvement d’impatience échappa à Scipion. Mécontent d’être dérangé, il s’écria vivement :

— Pécaïre ! je n’ai pas sonné.

Le Texien approuva du geste :

— Que Monsieur me pardonne, je suis assuré qu’il n’a point sonné.

— Alors que veux-tu ?

— Demander à Monsieur s’il reçoit…

— Si je reçois ?

— Oui. Une personne qui vient du fort Davis exprès pour vous entretenir.

— Moi… et le nom de cette personne ?

— Bell.

— Bell ?… Connais pas.

— L’homme m’avait prévenu. Mon nom, m’a-t-il dit, n’apprendra rien à sire Massiliague ; mais je pense qu’un messager du fort Davis aura accès auprès de lui.

— Soit donc, qu’il entre.

La curiosité du Marseillais était très excitée. Que pouvait lui vouloir cet inconnu venant précisément de ce fort Davis où, pour la dernière fois, lui-même avait entendu parler de la noble créature dont il avait embrassé la cause ?

L’arrivée de Bell semblait une réponse aux questions anxieuses qu’il s’adressait depuis de longues semaines. Qui était ce Bell ? Qui l’envoyait au prisonnier de Coldjam ?

Rapides comme l’éclair, ces réflexions traversèrent le cerveau de Scipion ; mais la porte se rouvrit et le visiteur parut.

C’était un inconnu de taille moyenne, aux épaules carrées. Son costume de voyage n’offrait aucun détail caractéristique indiquant sa profession. Mais son type, son menton rasé, la barbe qu’il portait en collier, le dénonçaient comme un pur Yankee.

Dans un regard, Massiliague fit toutes ces remarques, et constata de plus qu’il ne s’était jamais rencontré avec l’étranger.

De fait, Bell, le valet de chambre de sir Joë Sullivan, ne s’était pas encore trouvé sous le rayon visuel du Marseillais.

— Gentleman, commença ce dernier en désignant un siège, veuillez vous asseoir. Vous avez désiré me parler ?…

L’autre regarda autour de lui avec crainte et baissant la voix :

— Personne ne peut nous entendre ?

— Personne. Je suis seul au logis avec mon domestique. Veuillez vous approcher de la fenêtre, vous l’apercevrez dans la cour… donc…

— Je parle, gentleman… Vous comprendrez à l’instant l’hésitation que j’ai montrée.

Et se levant, Bell se ploya en accent circonflexe, appuya la main sur sa poitrine, puis lentement :

— Mon nom est Bell, je suis acheteur de caoutchouc pour la maison Barding, Bulding and Co de Dublin, une maison irlandaise, monsieur… ; les hasards de ma profession me conduisirent du Vénézuela au Mexique, du Mexique dans les États du Sud de la grande Confédération du Nord-Américain. C’est ainsi que je reçus l’hospitalité au fort Davis.

Scipion s’inclina poliment. Où son interlocuteur voulait-il en venir ?

Celui-ci continua :

— Avant d’aller plus loin, me permettez-vous de vous adresser une question ?

— Adressez, je vous prie, adressez… Je verrai si j’y puis répondre.

— Oh ! sans crainte, monsieur, sans crainte. Mon interrogation portera sur un point de morale générale, sur… comment dirai-je ?… un cas de conscience impersonnel.

— Dioubiban, s’exclama le bouillant Marseillais, vous me prenez pour un professeur de philosophie… Ma conscience, à moi, me dit : Fais ce que dois, advienne que pourra… et voilà toute ma morale.

— Elle m’encourage, monsieur, elle m’encourage, reprit Bell avec un sourire satisfait, à preuve que je m’explique sans plus de retard.

Il marqua un temps et poursuivit :

— Êtes-vous d’avis, monsieur, qu’un homme, mis par le hasard au courant d’un crime projeté, devient complice des criminels s’il ne cherche pas à déjouer leurs projets ?

Dans la loyauté de son cœur, Scipion répliqua sans hésiter :

— Naturellement.

Il n’avait pas achevé que Bell lui saisissait la main et la secouant avec une raideur toute britannique :

— À la bonne heure donc, c’est carré cela ; j’aime les gens carrés. Nous allons nous entendre.

— Mais enfin de quoi s’agit-il ?

— D’un assassinat…

— D’un…

— Que l’on veut colorer des semblants d’un accident.

— Et qu’est-ce que j’y puis, moi ?

— Tout… ou rien, à votre choix.

Les deux hommes s’étaient levés. Leurs regards se rivaient l’un sur l’autre. Aucun ne baissa les yeux. Enfin Massiliague rompit le silence :

— Je vous écoute, sir Bell.

— Et je vous en suis très obligé, monsieur, vraiment, car mon cœur va se décharger d’un secret dont il était affreusement gonflé.

— Parlez.

— Pour la clarté de l’histoire, monsieur, je vous dirai que l’on m’avait attribué comme logement, au fort Davis, une chambre attenant à un salon situé à droite du patio, salon dans lequel le chef du poste et ses officiers lisent le rapport ou tiennent conseil.

Scipion sourit :

— Je connais les aîtres. J’ai moi-même été l’hôte… involontaire du capitaine Hodge.

— Parfait. Eh bien, dans ma chambre, une panoplie de sabres, pistolets, fusils, armes indiennes, était appliquée au mur. J’adore les armes… que voulez-vous ? J’achète du caoutchouc, mais c’est l’industrie de l’acier qui a toutes mes préférences.

— Té, mon bon, plaisanta Scipion, je crois pourtant que vous changeriez de gamme s’il s’agissait de recevoir, en plein creux de l’estomac, une balle de caoutchouc ou une d’acier.

— Sans doute, votre remarque est juste, monsieur ; elle est juste, votre remarque : j’exprimais un avis à titre industriel seulement, à titre collectionneur presque…

— Je saisis, pécaïre.

— Et puis, je vous donnais la raison qui me fit monter sur une chaise et décrocher certaines armes, afin de les examiner de plus près…

— Oui, oui… mais où est le crime en tout cela ?

— Nous y arrivons, cher monsieur. Vous allez voir où m’a conduit mon indiscrète mais innocente curiosité. En détachant un fusil, un crochet qui le soutenait, probablement trop serré, résiste. Je donne une secousse pour dégager l’arme, et patatras, un carreau de plâtre se détache, le crochet vient, entraînant après lui une brique sur le côté de laquelle il était fiché.

Scipion eut un rire sonore :

— C’est ça, démolissez le fort Davis.

— Riez, monsieur, riez s’il vous plaît. Cela n’empêchera pas que c’est à cause de cette brique tombée que j’ai traversé toute la République fédérale pour gagner Chicago et me présenter devant vous.

Le Marseillais redevint grave comme par enchantement :

— Je ne vois pas la relation…

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— La voici. Cette brique placée en un point où l’on avait été amené à creuser la cloison de l’autre côté afin d’établir un écusson au-dessus de la cheminée de la salle du Conseil, formait à elle seule toute l’épaisseur du mur. Sur chaque face, un mince revêtement de plâtre la dissimulait. Lorsqu’elle fut tombée, il ne restait entre la pièce voisine et la mienne qu’une feuille de plâtre et encore, celle-ci étant fendue en son milieu, je voyais librement…

— Et vous avez vu ?

— Trois hommes assis autour d’une table.

— Tiens ! moi aussi, pitchoun, j’ai vu là trois personnages.

— Peut-être les mêmes, monsieur.

— Vous pouvez les nommer ?

— Sans peine. L’un était le capitaine Hodge, commandant le fort Davis.

Scipion frappa ses mains l’une contre l’autre :

— En voici toujours un. Après ?

— Le second s’appelle sir Joë Sullivan…

— Et de deux.

— Quant au troisième…

— Ne serait-ce pas M. le Gouverneur du Texas, le révérend Forster ?

— Vous l’avez dit, monsieur.

— Et de trois, le compte y est… Ah çà ! ils ne quittent donc pas la salle du rapport, ces dignes gentlemen ?

Bell haussa les épaules :

— S’ils la quittent ou non, cela je l’ignore, mais ce que je puis vous affirmer, c’est qu’ils s’y trouvaient au moment où je regardai machinalement par l’ouverture, et que les quelques mots de leur conversation qui arrivaient à mes oreilles, m’ôtèrent l’envie de me retirer discrètement comme j’en avais d’abord l’intention.

— Ils n’avaient donc pas entendu la chute des pierres…

— Non. J’oubliais de vous dire que mes mains avaient reçu la brique. Je ne songeai même pas à la déposer à terre, continua précipitamment Bell, car cette phrase était parvenue jusqu’à moi : Il faut la retrouver à tout prix, il faut qu’elle meure, ainsi que ses compagnons.

Massiliague eut un frisson :

— De qui parlaient-ils ?

— De la Mestiza. C’est ce que m’apprit la suite de leur conversation. Immobile à mon observatoire, je connus ainsi l’histoire du congrès sudiste de Mexico, la recherche supposée d’un bijou inca-atzec, fabriqué en réalité à Paris, votre nom à vous, votre retraite à Aurora chez le major Coldjam. Je sus que la Mestiza, partie de San Vicente, avec deux chasseurs canadiens…

— Deux Canadiens… Francis Gairon et Pierre.

Bell montra une imperceptible hésitation, mais se décidant tout à coup :

— Oui.

— Ah ! s’écria Scipion avec désespoir. Je comprends, je comprends. Ces chasseurs que j’ai épargnés, sotte bête que j’étais… Ces chasseurs sont à la solde de Sullivan, de ce Yankee maudit qui m’a enlevé… Ils se sont offerts comme guides sans doute, et ils conduisent la malheureuse Dolorès à la mort.

Son interlocuteur étendit les bras à droite et à gauche :

— Cela, monsieur, je ne saurais vous le dire. Mais je reprends. La Mestiza a comme escorte : les deux chasseurs, un seigneur français du nom de Cigale…

— Un gentil garçon, pécaïre.

— Le señor Fabian Rosales, un jeune domestique espagnol, Cœllo, et dix Indios Mayos, commandés par le Puma, chef réputé. En tout seize personnes. Elle a remonté le cours du Rio Grande del Norte, celui de son affluent, le rio Pecos, puis elle s’est enfoncée dans les solitudes du Llano Estacado, appelé Staked Plains par les Nordistes. Depuis on a perdu sa trace. Les tribus comanches et apaches, réunies pour lui barrer le chemin du Territoire Indien, ne l’ont pas aperçue. Des colonnes de miliciens montés vont être lancées à travers le llano, afin de découvrir sa retraite. On connaît son obstination. Jamais elle ne consentira à se rendre à des soldats des États-Unis. Elle préférera tenter de se frayer un passage à travers les Peaux-Rouges soulevés, qui la massacreront certainement.

Massiliague écoutait, les yeux écarquillés. Le sourire s’était effacé de ses lèvres.

— Alors, conclut Bell, j’ai songé que vous, un ami de la Mestiza, vous pourriez peut-être la prévenir, et je suis venu à Aurora pour vous conter ce que j’avais découvert.

Le Marseillais lui tendit les deux mains :

— Eh ! bagasse, je n’en sais pas plus que vous, mais vous êtes un brave homme.

— Je le crois, monsieur.

— Et moi j’en suis sûr, té, mais le diable me retourne sur son gril, si je me figure ce que je dois faire.

— Il m’est impossible de vous donner un conseil à ce sujet. J’ai fait de mon mieux, ma conscience est en repos ; je vais retourner à mon caoutchouc.

Et saluant, le visiteur acheva :

— Je n’ai pas besoin de vous recommander le secret. Vous comprendrez qu’une indiscrétion me porterait préjudice ; commerçant, j’ai besoin du bon vouloir des autorités.

— Soyez sans crainte, digne voyageur, les marsouins, ils sont bavards auprès de moi.

Sur ce, Scipion secoua la main de son interlocuteur à lui désarticuler l’épaule et le reconduisit jusqu’à la porte.

Puis il rentra dans sa chambre, se jeta dans un fauteuil et s’absorba dans de profondes réflexions.

Bell cependant cheminait sans se presser sur les trottoirs aux larges dalles de la quatrième avenue.

Parvenu à la première rue transversale désignée, selon l’usage américain, par un numéro d’ordre, seventh Street – (septième rue) – le promeneur traversa la chaussée, s’enfonça dans la seventh Street, tourna de nouveau à gauche par la première voie qu’il rencontra et s’arrêta bientôt devant une porte basse, qui découpait son rectangle de bois verni dans blancheur de la façade d’une maison.

Le logis semblait inhabité. Les volets clos aveuglaient les fenêtres. Cependant Bell introduisit une clef dans la serrure, ouvrit et laissa retomber le battant derrière lui.

Il se trouvait dans un vestibule où l’ombre régnait. Un instant, ses yeux clignotèrent, impressionnés par le passage brusque de la lumière à l’obscurité.

— La peste étouffe la Mestiza et ses amis, grommela le domestique : ils nous condamnent à une existence de taupes. Il y a de quoi se rompre les reins.

Mais ses yeux s’accoutumèrent à la pénombre, et lentement, il se dirigea vers un escalier dont les degrés se distinguaient confusément à l’extrémité du vestibule.

Une à une il gravit les marches, la main appuyée à la rampe. Parvenu à l’étage supérieur, il s’engagea dans un corridor étroit, orienté de façon à traverser la maison de part en part.

Ainsi il atteignit une porte close et frappa.

— Entrez, cria-t-on de l’intérieur.

Bell obéit. La lumière du jour inondait la salle où il pénétra ; cependant les fenêtres, placées en face de l’entrée, étaient obturées par des contrevents à lames, alias des persiennes. Mais le plafond vitré laissait passer une clarté crue, aveuglante, la clarté des ateliers de photographie.

Joë Sullivan était là.

À la vue de son domestique, le Yankee se leva précipitamment, courut à lui, et d’une voix anxieuse :

— Eh bien ?

— J’ai vu l’homme. Je lui ai raconté l’histoire que vous avez forgée.

— Bon… et qu’a-t-il dit ?

— Rien. Seulement, seulement, il m’a serré les phalanges avec tant d’effusion qu’elles en sont meurtries. J’en conclus qu’il va partir incessamment à la recherche de la Mestiza.

Joë hocha la tête avec satisfaction :

— Cela doit être ainsi. Forster s’est trompé. Ce Français a supporté ce qu’il ne pouvait empêcher, mais au fond il est resté dévoué à Dolorès Pacheco.

— Cela, j’en réponds. Si le pasteur Forster avait vu ses regards pendant que je lui servais mon conte, il n’en douterait plus.

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— By Satan’s tœ (par l’orteil de Satan), j’avais donc raison. Toutes les combinaisons diplomatiques ne valent pas une balle ou un couteau. Il n’y a que les morts dont on soit débarrassé. Laissons le gouverneur du Texas à sa politique compliquée. Le résultat actuel est que cette pécore de Mestiza nous a dépistés. Nous ignorons où elle se trouve. Peut-être touche-t-elle au but de son voyage… ?

— Comment vos engagés ne vous renseignent-ils pas ?

— Le sais-je ?

— Leur silence ne vous paraît pas étrange ?

— Si, et à moins qu’ils soient défunts, je ne me l’explique pas. Ce bêta de Francis était d’une sincérité ridicule. Il a fort bien pu se trahir… Or la jeune Dolorès est de taille à punir quiconque s’oppose à ses projets. Il doit y avoir quelque chose comme cela. Mes agents muets, la piste perdue… oui, oui… Elle se défie.

Sullivan marchait avec agitation en prononçant ces phrases incohérentes ; mais revenant tout à coup à Bell, qui attendait sans un mouvement que son maître eût achevé son monologue :

— Lui as-tu conseillé, à ce niais de Massiliague, de prévenir la jeune fille ?

— Oui… seulement j’ai dû être très prudent.

— Qu’a-t-il répondu ?

— Rien.

— By Hell ! (pour l’enfer), alors notre opération n’aura aucun résultat.

— J’en demande pardon à Monsieur, je pense, au contraire, qu’elle aura… qu’elle aura même celui que désire Monsieur.

— Tu penses que Massiliague va essayer de rejoindre la Pacheco.

— Oui… et que nous le filerons, comme l’a résolu Monsieur, et que nous trouverons par lui la cachette de la Sudiste, et que nous les enverrons tous dans un monde meilleur où ils ne conspireront plus contre la grandeur des États-Unis.

Tout en parlant, Bell se rapprochait de l’une des fenêtres.

— Si Monsieur le permet, j’estime que Monsieur a bien fait de louer cette maison inhabitée, dont les croisées donnent de ce côté sur le logis Coldjam. À travers les volets fermés, il est facile de surveiller la demeure de notre homme. Que Monsieur me croie ; il y aura du nouveau avant peu. Le personnage a des yeux qui bavardent quand sa bouche se tait. Je jurerais que j’y ai lu son désir de filer vers le Llano Estacado.

Sans doute, Joë avait été à même d’apprécier la perspicacité de son domestique, car il parut rassuré :

— Que le bon génie des États-Unis t’entende, Bell. Car seul le Français peut renouer la piste. À dater de ce moment, l’un de nous sera sans cesse en observation ici.

— Aux ordres de Monsieur. Si même Monsieur n’y voit pas d’empêchement, je veillerai la nuit. Monsieur se réserverait la faction de jour, et il pourrait se reposer en se fiant à la vigilance de son fidèle Bell.

— Convenu, mon garçon, convenu. Sois tranquille, si nous réussissons, je ne t’oublierai pas dans la distribution des récompenses.

Le laquais fit une profonde révérence :

— J’accepterai tout ce qu’il plaira à Monsieur de m’offrir ; mais je prie Monsieur d’être assuré que le plaisir de servir Monsieur et mon pays me suffirait amplement.

D’un geste large Sullivan approuva Bell, puis il vint se placer près d’une fenêtre et coula un regard aigu entre les lames des persiennes. Il apercevait ainsi la maison de Coldjam.

Scipion Massiliague avait ouvert la croisée de sa chambre, et par l’ouverture béante, le Yankee put le voir se promener à pas lents dans la pièce, le front penché, le visage soucieux.

En effet, le Marseillais réfléchissait. La visite de Bell l’avait bouleversé. Pas un instant il n’avait mis en doute la sincérité du pseudo-voyageur de commerce. L’astuce de Sullivan avait combiné le récit fantaisiste de ce dernier avec une habileté consommée ; Scipion devait fatalement se laisser prendre à la vraisemblance des faits rapportés.

Mais maintenant qu’allait-il faire ?

D’après les renseignements fournis par Bell, la Mestiza parcourait le désert. Mais le llano estacado, confinant aux solitudes des hauts plateaux du Texas, de l’Arizona, du Nouveau-Mexique, occupe une superficie au moins égale à celle de la France.

Comment retrouver une petite troupe de seize personnes dans cette immensité couverte d’herbes desséchées, parsemée de quelques vallées verdoyantes côtoyant les rares cours d’eau ?

Des Comanches, des Apaches, Massiliague n’avait cure. Insouciant du danger par nature, il ne pensait pas une seconde que les Indiens pussent l’arrêter dans sa marche. Quantité négligeable, les Indiens. Seulement voilà, c’était ce diable de désert qui cachait Dolorès Pacheco. Autant chercher une aiguille dans une meule de foin.

Cependant… une aiguille, avec un peu de chance, cela se rencontre encore. Mais pour cela, il importe avant tout de se rapprocher de la meule, laquelle dans l’espèce se dénommait le Llano Estacado.

— Dioubiban, s’exclama enfin Massiliague, c’est cela. Je m’évade d’abord, je gagne le Llano, je les découvre et le tour est joué.

Puis sa confiance native reprenant le dessus :

— Té, oui, mon bon. C’est facile comme d’avaler une bouillabaisse. Scipion, mon pitchoun, tu trouvais tes débiteurs dans Marseille alors qu’ils se cachaient de toi, comment ne mettrais-tu pas la main sur des gens qui ne te fuient pas ?… C’est dit.

Le soir, quand Coldjam et ses quatre sœurs rentrèrent, rien dans l’attitude Marseillais ne trahissait ses émotions de la journée.

Allant au-devant des questions, il raconta qu’un voyageur lui avait rendu visite, afin de lui remettre quelques menus objets oubliés par lui au fort Davis. Tout soupçon éloigné de la sorte, Scipion se mit à table gaiement avec ses hôtes.

— Bon, fit-il en dégustant un potage aux huîtres et à l’estragon, triomphe de la cuisine illinoise, – au dire des Illinois, car un Français n’en saurait absorber une cuillerée, – bon… de ma croisée, tantôt, j’entendais deux hommes du peuple se disputer. L’un d’eux a appelé l’autre : fenian… On parle donc la langue de mon pays ici ?

Les assistants se regardèrent :

— Pourquoi croyez-vous cela ? questionna enfin Coldjam.

— Parce que fenian est un mot de France.

— Pas du tout.

— Permettez. Je connais ma langue, peut-être. Chez nous, à Paris particulièrement, quand deux cochers se disputent, ce qui n’est pas rare, ils se traitent réciproquement de feignant, c’est une corruption de fainéant.

Toutes les misses éclatèrent de rire. Massiliague ne sourcilla pas, encore qu’il sût parfaitement à quoi s’en tenir et que son ignorance fût affectée.

— Mon cher hôte, reprit le major, dès que l’hilarité générale fut un peu calmée, fenian est un mot irlandais, dont la racine est Fionn, nom d’un héros légendaire de la verte Erin. Les Fenians sont les membres d’une association politique dont le but est de libérer l’Irlande de la suzeraineté anglaise. Presque tous les Irlandais d’Europe (environ 6 000 000) et ceux résidant aux États-Unis (13 000 000 à peu près) y sont affiliés.

Scipion jeta un regard rapide sur miss Allane. La jeune fille avait rougi.

— Bien, pensa-t-il, la gracieuse Allane n’a pas failli à son origine irlandaise. Elle est fenian.

— C’est là, continuait doctoralement Coldjam, une secte riche, puissante et dangereuse pour l’avenir de l’Angleterre. Sous prétexte de Celtisme, les Fenians entraînent l’Écosse et le pays de Galles dans leur mouvement séparatiste. C’est ce qui fait croire à tous les bons esprits que l’Angleterre disparaîtra comme grande puissance avant longtemps, et que les États-Unis sont appelés à lui succéder à la tête du monde civilisé.

Il leva dévotieusement son verre :

— À la réalisation de cette évolution désirable ! psalmodia-t-il d’un ton ému.

Tous les gobelets de cristal se choquèrent. Scipion trinqua comme les autres, mais à part lui, il murmura :

— Il faut retrouver Dolorès Pacheco ; car voir les États-Unis succéder à l’Angleterre, ce serait pour l’Europe, et surtout pour les Celto-Latins, tomber de Charybde en Scylla.

On apportait au même instant un roastbeef, non pas de viande fraîche, on n’en consomme pour ainsi dire pas dans la région, mais de viande de conserve préparée au Stock-Yard de Chicago, par l’une des importantes maisons Armour, Swifle, Libby and Libby, et Hammond ; conserves que, dans leur puffisme national, les citoyens de l’Union déclarent supérieures aux meilleures viandes de boucherie.

La conversation, habilement menée par Scipion, dévia aussitôt. Un concert enthousiaste célébra les vertus des industriels du Stock-Yard, ce qui permit à Massiliague de lancer cette phrase :

— Est-ce vraiment si curieux, ces établissements ?

— Si cela est curieux… Mais, cher monsieur, cela est unique au monde.

Et, parlant tous à la fois, le major, ses sœurs, se répandirent en éloges hyperboliques dans le brouhaha desquels sonnaient, tels des coups de clairon, les noms des fabricants. En Amérique, on est plus fier de l’homme qui dirige « la plus grande fabrique de n’importe quoi » que d’un savant, d’un grand général, d’un poète. Édison a dû en grande partie sa réputation à ce qu’il a monté la science par actions, à ce qu’il a créé une sorte d’immense laboratoire, où des savants appointés cherchaient la solution de problèmes électriques, mécaniques, physiques, que la société exploitait ensuite sous la raison sociale : Édison.

Là encore, la science elle-même devenait une conception industrielle. La maison Édison était une usine de savants.

Bien loin de se révolter contre l’emballement de ses hôtes, Massiliague feignit de le partager. Il exprima en termes si touchants son regret de n’avoir pu encore contempler les merveilles du Stock-Yard, que Coldjam lui proposa incontinent de l’y conduire le lendemain.

Les misses voulurent être de la partie, et il fut convenu que l’on prendrait le train pour Chicago dès le matin, afin d’assister à toute la série des opérations qui transforment, chaque jour, dans la seule usine Armour, 2 500 bœufs, 8 000 moutons et 20 000 porcs en boîtes de conserves.

Seulement, quand on fut passé au parloir, le repas fini, Priscilla et Kate, sur la prière du Marseillais, se mirent au piano, tandis que le major accordait son violon.

Tous trois étaient ravis, au fond de leurs âmes saxonnes, car Scipion avait dit :

— Sauf les harpes éoliennes, il n’est rien de comparable à l’harmonie que vous distillez. Vous avez la compréhension harmonique des Saxons, qui manque totalement aux Celtes.

Priscilla même avait répondu ironiquement :

— Vous êtes cruel pour vous-même, car, en votre qualité de Français, vous êtes Celte…

Et lui, jamais à court, avait répliqué du tac au tac, avec son inimitable accent, par ce déplorable à peu près :

— Celte et poivre, Miss. Avant tout, je suis de Marseille, ville réputée pour son Saxon de Marseille comme pour son Celte de potasse.

Le trio avait aussitôt commencé.

Alors, Massiliague vint prendre place auprès d’Allane l’Irlandaise et Roma l’Italienne. Et tandis que Coldjam, Priscilla, Kate, martelaient les touches, raclaient les cordes, les yeux levés vers le ciel, il se pencha à l’oreille de ses voisines :

— Avez-vous remarqué, miss Allane ; avez-vous constaté, miss Roma, combien sont différentes les aspirations des Celtes et des Saxons ? Les premiers rêvent l’indépendance pour eux et pour les autres ; les seconds souhaitent seulement réduire le monde en esclavage.

Des éclairs passèrent dans les yeux des jeunes personnes. Elles approuvèrent la remarque d’un signe de tête.

Mais les musiciens faisaient rage : le piano tremblait sur ses cales de verre, le violon rugissait et le morceau s’acheva dans un bourdonnement de tempête.

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Le rusé Marseillais applaudit avec transport, protesta lorsque Coldjam déclara le moment venu de se retirer, afin de pouvoir se lever de grand matin, se laissa enfin convaincre, et prit congé de ses hôtes, non sans avoir remarqué avec plaisir que les sœurs saxonnes et les sœurs celtes échangeaient des regards tout chargés de mépris.

Nouveau Machiavel, il avait divisé pour régner.

Dès sept heures du matin, tous, y compris l’inévitable Marius, étaient réunis au railway-station d’Aurora, et montaient dans un train qui, un peu avant huit heures, les déposait à Chicago.

Un omnibus les conduisit au Stock-Yard, formant comme une seconde ville. Aux alentours des usines, des parcs immenses, divisés en carrés par des palissades, contenaient une multitude d’animaux de races bovine, ovine ou porcine.

Le grand travail de fabrication commençant seulement à onze heures, les voyageurs eurent le loisir de visiter ces parcs, où des centaines de mille bestiaux attendaient le trépas. Ils purent s’étonner à la vue des innombrables voies ferrées qui aboutissent en cet endroit, des quais de débarquement, longs d’un kilomètre, des stations empruntant leurs noms aux pays expéditeurs. Des trains se croisaient, les uns ayant déposé leur cargaison, les autres roulant pesamment à pleine charge. Des mugissements, bêlements, grognements, se mêlaient aux cris des cow-boys, affectés à la réception des troupeaux, aux coups de sifflet stridents, au moyen desquels les maîtres de carrés, chefs de divisions des parcs, transmettaient leurs ordres.

Partout le grouillement d’une fourmilière. Auprès des enclos pour le gros bétail, se dressaient ceux des volailles, du gibier. Daims, cerfs, bisons, oies, dindons, poules, canards, bramaient, beuglaient, gloussaient, caquetaient, cancanaient.

Massiliague, toujours à son idée d’évasion, trouva le moyen de se rapprocher d’Allane et de Roma ; il leur dit tout bas.

— De tous ces êtres vivants aucun ne verra le coucher du soleil. Triste cet égorgement industriel. Les Saxons ne comprendraient pas ma réflexion mélancolique, mais vous, Celtes, vous partagez certainement mon impression.

— Oui, oui, s’empressèrent d’affirmer les deux misses.

En réalité, la mort de tant de pauvres bêtes ne leur causait aucun émoi. En véritables filles de l’Union, elles n’éprouvaient qu’un immense orgueil à songer que nulle part il n’existait d’aussi gigantesque abattoir ; mais elles se sentaient flattées, en tant que Celtes, de paraître en communion de pensées avec un Français. Car, en dépit de ses malheurs, la France, avec ses mœurs douces, sa politesse, son élégance, exerce une fascination sur la jeune République nordiste, chez qui règne la féodalité de l’or, où s’agite confusément un socialisme dont le but, incomplètement formulé, ne dépasse pas nos Jacqueries du moyen âge.

L’industrialisme est la caractéristique des États-Unis, et la folie européenne est de vouloir les imiter. La France notamment, dont la fortune est agricole, peut-elle copier l’Union, ainsi que l’y incitent tant de conférenciers superficiels ?

Non, mille fois non. Notre population, la superficie de notre territoire s’y opposent. Et les chiffres ont une éloquence brutale qui triomphe de tous les moyens oratoires. Une population de 40 000 000 d’habitants ne peut produire ni consommer comme une population double ayant à sa disposition un territoire dix-neuf fois plus étendu, sur lequel se rencontrent en abondance toutes les matières premières : pétrole, houille, fer, or, argent, etc.

Ainsi songeait Massiliague, devenu grave un instant.

Soudain les cris décuplèrent d’intensité. La fabrication allait commencer.

À un signal donné, les cow-boys, originaires pour la plupart du Nouveau-Mexique, du Texas, et équipés à la mexicaine, pénètrent dans les lofs ou enclos. Ils poussent les animaux dehors, au milieu d’un tumulte, de bousculades indescriptibles.

Porcs, bœufs, moutons, fauves, volailles, sont dirigés vers des abattoirs distincts, et la grande tuerie s’opère, foudroyante, terrifiante.

L’animal est assommé par une massue à vapeur ; un croc, mû par le même moyen, le saisit, l’attire devant un ouvrier qui lui coupe la gorge, devant un second qui lui coupe la tête, devant un troisième qui le fend par milieu, et ainsi de suite.

Dépouillé de sa peau, vidé, le corps arrive, trois minutes après la mort, près d’une énorme chaudière où il est plongé tout entier. En cinq minutes, il est cuit, retiré du récipient et dirigé sur un autre atelier, où on le détaille, où l’on classe les morceaux… envoyés aussitôt dans d’autres chantiers où ils sont transformés en viandes de conserves, extrait de viande, bouillon, saucisses, vessies, galantines, purées de viande, viande aux légumes, etc.

Des wagonnets se croisent, emplis de têtes, d’os, d’entrailles, de quartiers de bœufs. Une armée de cuisiniers les reçoit, les accommode. Puis les metteurs en boîtes pèsent les mixtures à la balance automatique, les mettent en boîtes que l’on expédie, séance tenante, vers tous les points du globe.

Le soir, les parcs sont vides ; on les remplira la nuit pour le lendemain, et de tous les animaux vivants le matin, il ne reste plus rien à l’usine. Les conserves roulent sur tous les railways, dans toutes les directions : les peaux sont emportées ainsi que les cornes vers Saint-Louis ou vers Chicago-Ville, les laines vers New-York, les soies vers Québec. L’usine à tuer se ferme, s’endort, se repose après qu’un fleuve d’eau y a coulé pour la nettoyer.

Massiliague se sentait bouleversé. Cette immense hécatombe, l’odeur fade du sang, de la chair, lui donnait la nausée, et il eut un soupir de soulagement lorsque la visite prit fin.

Toutefois, il n’avait pas perdu de vue ses projets d’évasion.

— Ma foi, dit-il, je veux conserver un souvenir de ce spectacle.

Et en phrases pressées, comme un homme dont le désir martèle les paroles, il expliqua qu’il souhaitait reproduire en bois découpé l’un des établissements du Stock-Yard.

Les misses le félicitèrent de cette pensée qui flattait leur « chauvinisme industriel ».

Avec lui, elles parcoururent les magasins, firent une ample provision de planchettes, de scies américaines, de clous, de crochets.

Il n’en coûta pas moins de sept dollars à Scipion ; mais, en rentrant à la maison, il possédait un assortiment complet de ces petites scies, dites américaines, formées d’un ressort d’acier.

Tout son attirail fut déposé dans sa chambre. On se mettrait au travail le lendemain sans faute. Les sœurs de Coldjam auraient volontiers proposé de commencer le soir même, car le Marseillais avait susurré à l’oreille des Saxonnes Priscilla et Kate :

— Ce sera la glorification des États-Unis !

Et glissé dans l’entendement des Celtes Allane et Roma :

— Cet abattoir représentera l’âme saxonne.

Mais le major observa très sagement qu’il était l’heure de dîner, et que lui-même, bien que soldat, accoutumé aux fatigues, éprouvait le besoin, après une journée si bien remplie, de confier ses impressions à son oreiller.

Ce soir-là, à huit heures quarante-cinq, tout le monde dormait. Tout le monde… est exagéré : un habitant de la maison veillait, et celui-là était le prisonnier qui, nouveau Latude, allait préparer son évasion.

Scipion consultait un indicateur des chemins de fer.

— Rasquette de rascasse, fit-il en refermant la publication, j’ai un train qui me conduirait en trois jours à Oklahoma, en plein territoire indien, par Davenport, Lawrence, Emporia, Hutchinson et Arkansas City. Ce train quitte Aurora à minuit vingt-trois minutes… Il est en ce moment neuf heures dix, je dois avoir le temps.

Tout en parlant ainsi, Scipion prenait une des scies américaines achetées à Chicago, tendait la mince lamelle d’acier sur un support de fer établi à cet effet, et se rapprochait de la fenêtre.

Des barreaux, pas très forts ni très serrés, garnissaient l’ouverture. Ce grillage avait été établi, non parce que la chambre de Massiliague était destinée à servir de prison, mais à cause de la faible distance (deux mètres environ) qui séparait la croisée du sol. Le rempart de fer était dressé surtout contre les malfaiteurs de l’extérieur.

Le Marseillais le considéra :

— Voilà ce qui m’a obligé d’aller aux abattoirs de Chicago, d’acheter des planchettes pour justifier les scies.

Et avec un sourire :

— Ces jeunes filles se figurent que je vais leur découper des constructions de bois reproduisant le Stock-Yard… Oh ! petites oies blanches, puissent les basses-cours célestes vous être ouvertes !

Il ouvrit la fenêtre avec précaution.

Au dehors les foyers électriques projetaient sur l’avenue une clarté presque aussi intense que la lumière du jour. Des tramways passaient de temps à autre, avec des tintements assourdissants de timbres, mais les piétons étaient déjà rares.

Aurora, en dépit de ses larges rues, des nombreuses voies ferrées qui s’y croisent, reste la cité provinciale, où on se lève matin, où l’on se couche tôt.

— Marchons, reprit Massiliague. Les passants ne me gêneront guère, et les tramways couvriront le grincement de la lime.

Et tranquillement il attaqua le premier barreau.

Tout le monde connaît aujourd’hui ces scies américaines, si fragiles d’apparence, auxquelles rien ne résiste en réalité.

Celle dont se servait le Français s’enfonçait rapidement dans le fer en produisant un bruit léger, à peine perceptible pour l’opérateur lui-même.

En un instant, la barre métallique fut coupée.

Scipion eut une exclamation :

— Pécaïre… ça ne traîne pas.

Il regarda sa montre :

— Mâtin ! mon bon, à ce train-là, tu aurais le temps de scier toute la maison avant de la quitter.

Puis il se remit à l’ouvrage.

À neuf heures trente-cinq, deux barreaux étaient enlevés. Aucun obstacle matériel ne s’opposait plus à l’évasion du captif.

— Maintenant, attendons, reprit Massiliague. Je vais laisser un mot à mes hôtes. Il faut de la politesse, même quand on file… à la marseillaise.

Sa croisée refermée avec soin, les rideaux tirés, il alluma sa lampe, s’installa devant sa table et confectionna la lettre suivante :

À la famille Coldjam, son hôte reconnaissant.

« Cher major, chères demoiselles,

« C’est le cœur serré par une émotion équivalente à celle que vous ressentirez en me lisant, que je trace ces lignes d’une main tremblante.

« Le Midi ne saurait vivre en cage, et je suis ma destinée qui m’entraîne… par la fenêtre… loin de vous.

« Où serai-je quand ce papier passera sous vos yeux ? Je ne puis vous renseigner à cet égard, car, ignorant à quelle heure vous parcourrez ma missive, il m’est impossible d’évaluer la distance que j’aurai franchie.

« Mais quelques milles (environ 1 800 mètres) de plus ou de moins ne sont rien en matière de souvenir. Fussé-je déjà aux antipodes, mes pieds et vos pieds s’appliquant semelle contre semelle à travers l’épaisseur de la boule terrestre, que ma pensée charmée résiderait encore parmi vous.

« La liberté est une bonne chose ; la reconnaissance en est une autre. Ayant recouvré la première, je conserve la seconde. C’est vous dire que, de retour à Marseille, la seule ville plus belle que Chicago, je passerai mes jours à espérer votre visite.

« Si vous vous décidez à m’accorder cette faveur, je mettrai à votre disposition les meilleures chambres de mon home… avec des fenêtres sans barreaux et une âme sans rancune.

« Car je demeure, à la fois, votre dévoué et sur la Canebière.

« Signé : SCIPION MASSILIAGUE, de Marseille. »

— S’ils ne sont pas contents, se déclara le Marseillais en cachetant son enveloppe, ils seront bien difficiles. Je crois que ma lettre est touchante, scientifique et gaie. Ils verront bien que je n’ai pas plaint ma peine.

De nouveau, il consulta sa montre :

— Dix heures… Dans trente minutes les tramways cesseront de circuler. Ce sera l’instant de déguerpir.

Nerveux, impatient, Scipion éteignit sa lampe, vint à la fenêtre, et le front appuyé à la vitre, il resta immobile, attendant.

Le dernier tramway passa, avec son tintamarre habituel de timbre automatique. Il s’éloigna, le bruit décrût peu à peu, puis le silence se fit.

Alors Massiliague rouvrit doucement sa croisée et se pencha au dehors.

Sous la clarté blanche de l’électricité l’avenue se montrait déserte. Plus un piéton, plus un agent de police. La ville était bien définitivement endormie.

— En route, fit le prisonnier à mi-voix.

Lestement il se glissa entre les barreaux restés en place, s’accrocha des deux mains au rebord de la fenêtre et sauta sur le sol.

Libre ! Il était libre !

Mais il n’eut pas le temps de se féliciter. Une forme humaine, tapie jusque-là dans l’ombre de l’arceau de la porte du logis Coldjam, bondit en avant, et la voix de Marius susurra :

— Je me doutais bien que Monsieur désirerait se promener cette nuit. Je veillais pour me mettre aux ordres de Monsieur.

Scipion pâlit… Il chercha à sa ceinture une arme absente. Marius continua :

— Quand j’ai dit à Monsieur que mon père, originaire de Marseille, m’avait inculqué l’amour, le respect de tout ce qui est marseillais, Monsieur n’a pas voulu me croire. Monsieur a eu tort, n’en déplaise à Monsieur, car je l’aurais fait sortir par la porte comme un gentleman, au lieu de le laisser sauter par la croisée ainsi qu’un robber (voleur).

La leçon de « convenability » était si inattendue que Massiliague se dérida :

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— Enfin que veux-tu ?

— Accompagner Monsieur partout où il ira, et lui prouver mon dévouement en toute circonstance. J’ai déjà commencé.

— Tu dis ?

— J’ai déjà commencé. Hier soir, Monsieur a appris aux Coldjam qu’un étranger lui avait rendu visite dans journée, pour lui remettre divers objets oubliés au fort Davis.

— Oui. Eh bien ?

— Comme l’étranger ne portait rien en arrivant, c’est moi qui l’ai reçu. Monsieur se souvient, je me suis fait cette réflexion : Monsieur met un cache-nez à la vérité, donc Monsieur a une idée de derrière la tête… tenons-nous prêt.

— Et ?…

— Aujourd’hui j’ai deviné la pensée de Monsieur, quand Monsieur a acheté les scies, censément pour découper du bois. Les yeux de Monsieur brillaient comme des escarboucles. Aussi je n’ai pas perdu de temps. Pendant le dîner, j’ai couru acheter des vêtements pour déguiser Monsieur, des carabines, revolvers, machetes, pour armer Monsieur et son fidèle valet de chambre. Tout cela est dans une chambre, chez un ami à moi, près de la gare. Si Monsieur veut bien me suivre, il sera méconnaissable en montant dans le train.

À mesure que le brave garçon parlait, la défiance de Scipion s’évanouissait. Quand Marius se tut, le Marseillais lui frappa amicalement, sur l’épaule :

— Guide-moi, mon pitchoun. Les Nordistes n’ont qu’à bien se tenir en face de nous deux. Moi et toi, cela fait presque un Marseillais et demi.

Rien n’avait bougé aux alentours. Évidemment Coldjam et ses sœurs, plongés dans le sommeil des consciences pures, ne se doutèrent point que leur prisonnier prenait la clef des champs.

Les deux hommes se mirent en marche d’un bon pas.

Mais, lorsqu’ils eurent parcouru une trentaine de mètres, deux promeneurs parurent qui suivirent la même direction.

Coiffés de grands chapeaux, dont les larges bords dissimulaient leurs traits, engoncés dans des couvertures de voyage, ceux-ci marchaient, les regards rivés sur Massiliague et sur son compagnon.

À un moment, le couvre-chef de l’un des inconnus faillit tomber. Il démasqua une seconde les traits de son propriétaire. Si le Marseillais s’était retourné, il eût reconnu la face sanguine et dure de Joë Sullivan.

C’était, en effet, le Yankee et son domestique Bell qui, selon le plan dressé par eux, commençaient la « filature » de Scipion sans défiance ; filature qui, à leur sens, devait les conduire à la découverte de l’asile de la Mestiza.

Toujours à cent mètres de ceux qu’ils surveillaient, Joë et Bell parvinrent devant la maison où Marius avait déposé ses achats d’armes et de vêtements.

— Que va-t-il faire là ? grommela Sullivan.

— Je pense le deviner, répliqua Bell.

— Instruis-moi donc.

— Voilà, gentleman. Notre homme est accompagné du domestique qu’on lui donna pour le surveiller.

— Oui.

— Il a donc acheté la complicité de cet individu.

— Cela doit être.

— Or, il est élémentaire, quand on fuit, de se déguiser afin d’enlever aux poursuivants possibles l’avantage d’envoyer un signalement exact par télégraphe.

— Tu as raison.

Bientôt, du reste, le maître et le serviteur constatèrent de visu que la supposition était exacte.

Massiliague parut, transformé en fermier illinois, chargé d’une carabine dans son étui de cuir fauve, la ceinture agrémentée de deux pochettes à revolvers, et côte à côte avec Marius, armé également de pied en cap, se dirigea vers la gare d’Aurora.

Bell trouva le moyen de se faufiler auprès du Texien qui allait prendre les billets de places et, quand celui-ci se fut éloigné, il demanda à tour :

— Deux sleepings pour Oklahoma, territoire indien.

— Tiens, fit la buraliste étonnée, car les voyageurs s’arrêtent peu sur le territoire réservé aux Peaux-Rouges, je viens déjà d’en délivrer deux.

— À nos compagnons de route, répondit Bell sans hésiter ; nous partons discuter un marché avec les tribus séminoles de l’Ouest.

— C’est donc cela.

Et tendant les tickets à son interlocuteur, l’employée ajouta :

— C’est égal, vous êtes des braves, car on prétend que les sauvages scalpent toujours les chevelures.

Bell sourit et courut rejoindre Sullivan.

Tous deux s’abritèrent derrière la bibliothèque de la station pour échapper aux regards de ceux qu’ils pourchassaient.

Quand le train arriva, ils laissèrent monter le Marseillais, puis eux-mêmes s’engouffrèrent dans un autre wagon.

La cloche tinta, le tuyau de la machine lança, avec, un halètement sourd, des flocons de vapeur blanche, et le convoi s’ébranla, emportant à la fois les fugitifs et leurs poursuivants.

CHAPITRE VII

EN PULLMAN-CAR

L’American engineering Dictionary porte la mention suivante :

PULLMAN – célèbre constructeur de wagons-lits et de wagons-restaurants auxquels il a donné son nom, et dont l’usage est indispensable aux États-Unis, à raison des longs parcours à effectuer : Pullman débuta comme simple ouvrier. À sa mort, il laissait à sa veuve quatre cent cinquante millions. Une ville de 30 000 habitants, tous employés à ses usines, se nomme Pullman-City.

Ce que le dictionnaire n’ajoute pas, c’est que cette ville fournit un exemple de ce que l’on appelle la liberté aux États-Unis, cette liberté que des phraseurs ignorants représentent sans cesse en France comme un idéal vers lequel on doit tendre.

La Compagnie de construction, fondée par Pullman, a créé des magasins où les ouvriers sont tenus de s’approvisionner de tout ce dont ils ont besoin. Tenus est le mot, puisque l’on refuse de louer une boutique à tout négociant étranger. De cette façon, l’argent versé aux travailleurs rentre par voie détournée dans les caisses de la Compagnie, et le bénéfice prélevé par la Société de consommation vient en déduction des salaires afférents à la fabrication.

Ceci non pour attaquer une nation grande et forte, mais pour montrer qu’en dépit des rhéteurs, c’est la jeune Amérique qui devrait se modeler sur la vieille Gaule, où l’idée a fait plus de chemin, et non l’inverse.

Le car, dans lequel Massiliague et Marius avaient pris place, offrait l’apparence d’un hall rectangulaire. Au centre un couloir de passage était ménagé. De chaque côté des couchettes disposées dans le sens de la longueur s’alignaient. Autour de chacune, des rideaux épais permettaient aux voyageurs de s’enfermer, de se déshabiller, de se coucher, sans crainte des regards indiscrets.

Cette première nuit s’écoula sans encombre. Au matin, tandis que le train filait à travers la campagne, Scipion se débarbouilla devant un lavabo confortable. Il achevait à peine qu’un nègre – le service des Pullman est fait par des gens de couleur – lui apportait ses chaussures cirées, ses vêtements brossés.

Marius, auquel le noir avait rendu les mêmes bons offices, maugréa bien un peu de se voir ainsi dépossédé de ses fonctions de valet de chambre ; mais il fut consolé par cette affirmation du Marseillais :

— Il n’y a plus de domestique, mon bon. Nous allons nous engager dans la Prairie, au milieu des peuplades indigènes. Nous sommes deux hommes menacés par les mêmes dangers, devant les supporter avec le même courage. Donc, tu deviens mon compagnon d’armes et n’es plus mon serviteur.

Le Texien avait répondu à cette affirmation par un grand salut, mais il n’en continua pas moins à parler à son « compagnon d’armes » à la troisième personne.

— Si j’osais donner un conseil à Monsieur, je lui ferais remarquer que l’heure du petit déjeuner a sonné.

— Déjeunons donc, mon bon.

Et tous deux gagnèrent le wagon-restaurant.

Du poisson fumé, des œufs sur le plat, quelques tasses de thé, les mirent dans les plus heureuses dispositions.

Mais leur attention fut bientôt appelée par un mouvement qui se produisait de chaque côté de la voie.

On traversait à ce moment un district minier, et partout les miliciens en armes bivouaquaient en plein champ.

— Que se passe-t-il donc ? demanda Scipion au steward qui le servait.

L’homme haussa les épaules avec philosophie :

— Oh ! rien… une grève.

— Une grève ?

— Oui, les mineurs veulent une augmentation de salaire. C’est leur droit, n’est-ce pas. La constitution reconnaît à tout citoyen le droit de proclamer la grève.

— Sans doute… mais tous ces soldats… ?

— C’est la réponse des patrons. Ils ont pris à leur charge la solde des milices, et celles-ci bloquent la mine. De la sorte, les ouvriers n’ayant plus de communications avec l’extérieur seront pris par la famine et obligés de reprendre le travail pour ne pas mourir de faim.

Et le steward conclut avec une conviction profonde :

— Dans un pays libre, chacun a le droit d’employer les armes que lui assure sa situation.

— Dioubiban, grommela Scipion, quand je pense qu’en France, les grévistes se plaignent de l’armée dont le rôle fraternel se borne à maintenir l’ordre. Qu’ils viennent donc voir comment les choses se traitent en Amérique, cela leur fera bénir leur sort.

Déjà grévistes et miliciens avaient disparu à l’horizon, et la locomotive, empanachée de fumée, emportait à sa suite la file sombre des wagons.

À présent tout le monde vaquait à ses affaires. Les lits repliés jusqu’au soir, les voyageurs se promenaient, jouaient, absolument comme si jamais ils n’avaient dû quitter la maison roulante qui les véhiculait.

Des industriels offraient des objets divers : coutelas, revolvers, cartouches, nécessaires, écritoires, papier à lettres, cartes postales, collection complète des vues principales des régions traversées par la voie, etc.

La journée s’écoula sans incident, puis la nuit vint et de nouveau le train roula dans les ténèbres avec ses passagers endormis.

À sept heures du matin, on atteignit Saltsprings, station thermale située à peu de distance de Kansas-City.

Là un événement bizarre se produisit.

La station était occupée par les forces de police. Le shériff (juge de paix et officier de police) se promenait sur le quai.

Au moment où le train stoppa, les agents se précipitèrent aux portières et interdirent aux voyageurs de descendre.

Un indescriptible tumulte suivit cette manifestation. Dix personnes à destination de Saltsprings protestaient, criaient, tempêtaient.

Mais le shériff se hissa majestueusement dans les Pullman et réclama le silence :

— Gentlemen, ladies, children, dit-il d’une voix onctueuse, crier n’est pas raisonner. Vos clameurs sont d’autant plus déplacées que vous ignorez les causes de la mesure prise. Je suis ici pour vous les apprendre ; veuillez donc faire silence.

Aussitôt tout s’apaisa.

— Gentlemen, ladies, children, poursuivit le fonctionnaire. Quelques milliardaires de la cinquième avenue[24] prennent actuellement les eaux à Saltsprings. C’est un grand honneur et un immense profit pour la localité. Celui qui paie a le droit de commander, n’est-ce pas ? Or, ces dignes baigneurs ont décidé qu’il ne serait pas conforme à leur dignité de se mêler à la foule des malades plus humbles, et ils ont demandé à l’établissement thermal de ne recevoir aucune autre personne. Requis à l’effet de faire respecter cet honorable et juste désir, j’ai pris aussitôt les dispositions nécessaires. Primo : ne sont admis à descendre à cette station que les habitants de la localité, lesquels sont libres de vaquer à leurs occupations, sous la condition qu’ils ne franchiront pas les limites de l’établissement et de ses dépendances. Secondo : les voyageurs qui n’appartiennent pas à cette catégorie doivent poursuivre leur route, les bains de Saltsprings étant interdits pendant deux semaines encore.

Massiliague, présent, écoutait cette étrange harangue avec stupéfaction. Il s’attendait à une explosion de récriminations.

Il se trompait. Trois personnes firent la preuve qu’elles résidaient dans la localité et reçurent licence de descendre. Les autres, des baigneurs que la Faculté envoyait aux sources pour des maladies diverses, se soumirent sans murmurer beaucoup.

Tel est le respect de l’argent en Amérique, qu’il semble sacrilège de lui résister.

— Bagasse, ne put s’empêcher de grommeler le Marseillais. Je me répète, mais aussi il y a de quoi. Les bonnes gens qui, en France, nous parlent toujours de la liberté américaine, sont de simples galéjadeurs, pour ne pas dire pis.

Quant à Marius, en sa qualité de Texien, il avait conservé l’indépendance d’allure et de langage qui caractérise les fils du Mexique.

— Par la Madona, dit-il, si j’avais pris mon ticket pour cette cité, il n’y aurait ni shériff, ni constables pour m’empêcher de descendre. Avec une bonne navaja et un bras solide, on se fraie un chemin partout.

Et le train filant de nouveau à toute vapeur, Marius, pour apaiser sa mauvaise humeur, se mit à parcourir le convoi de tête en queue.

Parfois, il s’arrêtait sur les passerelles à balcon qui relient les voitures. L’air, rafraîchi par la marche rapide, lui fouettait le visage, l’amenant peu à peu à oublier le sujet de sa colère.

Scipion vint le rejoindre pendant une de ces stations.

— Marius, lui dit-il à brûle-pourpoint, n’as-tu remarqué dans le convoi aucune personne de connaissance ?

Le Texien ouvrit des yeux surpris :

— Non, Monsieur.

— Oh !

Comme le Marseillais se taisait, son interlocuteur reprit :

— Je ne me permets pas d’interroger Monsieur, mais Monsieur avait certainement une raison pour me poser la question de tout à l’heure.

— J’en avais même deux.

— Deux ?

— Oui. Il y a dans le train un homme qui m’évite.

— Diable ! diable !… Un policier peut-être, lancé à la poursuite de Monsieur.

Massiliague inclina la tête d’un air approbateur.

— C’est précisément ce que je crains. Ce matin, à Saltsprings, en suivant le shériff, je me suis heurté contre un voyageur. Celui-ci a eu une exclamation irritée. J’ai cru qu’il allait se fâcher. Point, il m’a lancé un regard si rapide que je n’ai pu distinguer sa physionomie, puis s’est éloigné précipitamment. Cependant j’ai eu l’impression d’avoir entendu cette voix, d’avoir rencontré ce regard.

— De plus en plus grave, murmura le Texien en se grattant la tête, un homme qui connaissait Monsieur, alors un homme pour qui le déguisement de Monsieur ne servirait de rien. Mais Monsieur est-il certain ?

— Certain… ? oui et non… L’incident m’était sorti de l’esprit quand, à l’instant, je traverse le car voisin. Deux hommes enfoncés dans leurs fauteuils lisaient. L’un tournait le dos au couloir central, il n’a pas bougé, l’autre a vivement enfoncé sur ses yeux sa casquette de voyage à oreillettes et a étendu son journal devant lui, de façon à dissimuler entièrement son visage… Au costume j’ai vu que c’était le même personnage que ce matin.

— Monsieur aurait pu lui parler.

— Pour l’obliger à répondre, c’est vrai. Seulement j’ai songé que si je me trouvais en présence d’un ennemi, té, rien ne lui était mieux aisé que de me mettre la main au collet, dans ce train qui nous conduit avec une vitesse diabolique.

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— Monsieur a bien pensé.

— Tandis qu’en feignant de ne rien voir…

— Monsieur et son fidèle Marius pourront profiter du premier arrêt…

À ce moment, le nègre chargé du service du Pullman-car choisi par les deux voyageurs vint à passer. Scipion l’arrêta :

— Boy, il y a dix dollars à gagner.

Les lèvres épaisses du noir s’ouvrirent pour un large sourire :

— Gentleman, je suis prêt à gagner la somme.

— Bien, écoute donc, pitchoun, et que ta langue ne répète pas ce qu’entendront tes oreilles.

— Les langues noires sont bavardes comme les autres, sauf quand elles sont dorées.

— Tu es un drôle, pécaïre, mais tu me plais. Regarde bien ce wagon. Des voyageurs y reposent la nuit.

— Oui, gentleman.

— Or, je suis correspondant d’un journal, qui tient à être bien informé de tout.

— C’est un bon journal, gentleman.

— Il me faut les noms, les gares de destination des voyageurs de ce wagon.

— Les gares, facile ; les noms, c’est autre chose.

— Si tu réussis, je doublerai la prime.

Cette fois, le domestique nègre passa sa langue sur ses lèvres :

— Le gentleman dit donc vingt dollars.

— Je dis vingt dollars.

— Comptez sur moi.

Et le noir disparut, sa large face illuminée par l’espoir de toucher bientôt cette aubaine inespérée.

Ce fut seulement à l’heure du dîner qu’il remit à Scipion la liste des passagers du Pullman désigné.

— J’ai eu du mal, gentleman. Sur les sept personnes qui occupent la voiture, cinq se déplacent constamment. Rien n’a été plus aisé que de relever les inscriptions de leurs valises… le chef de train m’a donné la teneur de leurs tickets ; voici ces renseignements. Mais les deux dernières ne bougent pas. Alors le tintement lointain des dollars m’a rendu malin. Je me suis dissimulé sans bruit derrière un fauteuil et j’ai écouté la conversation des gentlemen. Pas bavards, deux heures de faction. Seulement j’avais appris au restaurant que l’un était le serviteur de l’autre, et qu’il venait chercher le repas de son maître, qui mange dans son wagon, à l’heure du dîner… Ils parleront, me disais-je.

— Et ils ont parlé !

— Oui, gentleman. Le laquais s’appelle : Bell !

— Bell, s’écrièrent les auditeurs du noir en échangeant un regard significatif, Bell !

— Oui.

— Et l’autre, l’autre ?

— Pour celui-là, je n’ai pu réussir. Son domestique l’appelle seulement : Sir… Cette nuit peut-être serai-je plus heureux. Quant à la destination de ces voyageurs, c’est Oklahoma, en plein territoire indien.

De nouveau Massiliague et Marius s’entre-regardèrent. Le soupçon vague du Marseillais prenait corps. Bell était le nom du visiteur inconnu dont la visite avait décidé le « champion » à quitter le logis Coldjam. Et cet homme se rendait précisément dans la bourgade qui était le but du voyage de Scipion.

Ce dernier cependant maîtrisa son émotion et affectant un ton indifférent :

— Ne t’occupe plus de cela, pitchoun, voici tes vingt dollars. J’ai la liste complète des passagers sauf un, cela n’a aucune importance.

Le nègre empocha les pièces d’argent avec une évidente satisfaction et se retira.

— Que décide Monsieur ? demanda respectueusement Marius.

— Eh ! Dioubiban, je veux m’assurer de l’identité de ces deux hommes. Je sens redoubler mes inquiétudes, depuis que le moricaud, il nous a fourni ses renseignements.

— Oui, mais le moyen ?

Un instant, Massiliague parut réfléchir. Enfin il releva la tête :

— Cette nuit, tout le monde dormira.

— C’est à présumer.

— Eh bien, ma caille, moi je ne dormirai pas, et le diable sera bien contre moi, si je ne parviens pas à voir le facies de ces mystérieux voyageurs.

Sa résolution prise, toute anxiété disparut du visage du Marseillais. Il dîna de bon appétit, s’enquit auprès du steward de l’heure approximative de l’arrivée à Oklahoma.

— À quatre heures vingt du matin, répliqua l’employé.

— Il fera encore nuit ?

— Oui, gentleman, en ce moment le jour ne se fait qu’à cinq heures.

— Bien, merci.

Et se tournant vers Marius, Scipion conclut en baissant la voix :

— Les ténèbres seront pour nous. Si ces inconnus nous poursuivent, nous aurons une chance de plus de leur glisser entre les doigts.

Mais le Texien secoua la tête :

— Je ne le pense pas, je demande pardon à Monsieur d’exprimer un avis opposé au sien : seulement tout à l’heure j’ai interrogé le chef du train.

— Interrogé ?

— Il m’a affirmé qu’il y avait seulement quatre tickets pour Oklahoma.

— Quatre ?

— Les nôtres et ceux des individus en question. Nous ne saurions donc compter sur la foule pour échapper…

La remarque était juste. Scipion le reconnut. La situation se compliquait étrangement. Des jurons montèrent à ses lèvres… des trouns de l’air, des rascasses se succédèrent, puis le Marseillais s’apaisa soudain.

— Après tout, je les connaîtrai cette nuit, ces faquinasses et, s’ils m’en veulent, milledioux, ils ne sont que deusses contre un.

— Contre deux, rectifia vivement Marius. Je suis Monsieur partout, et si Monsieur se bat, je me bats aussi.

Pour toute réponse, Scipion serra la main du brave garçon, dévoué à Marseille par piété filiale, et tous deux, rapprochés par le sentiment du péril prochain, regagnèrent leur sleeping. Une heure plus tard, leurs rideaux tirés, le silence qui régnait dans les alcôves ainsi ménagées eussent fait supposer à un indifférent qu’ils dormaient profondément.

Les conversations continuaient cependant entre les autres voyageurs, diminuant d’intensité à chaque fraction d’heure.

Puis les derniers passagers, attardés dans le wagon restaurant par la confection de boissons variées, regagnèrent à leur tour la place qu’ils avaient retenue pour la nuit, et le convoi roula pesamment dans la campagne obscurcie, semblant entraîner un équipage de morts.

Une heure du matin venait de sonner, quand les rideaux de Massiliague s’agitèrent légèrement. Presque aussitôt ceux de Marius s’entr’ouvrirent, et les deux hommes se trouvèrent debout dans le couloir médian.

— Personne ne veille, murmura le Marseillais d’une voix légère comme un souffle.

— Personne, ainsi que le constate Monsieur.

— Alors, en route.

Les explorateurs d’une nouvelle espèce avaient retiré leurs brodequins. Leurs pieds, couverts seulement de chaussettes, se posaient sans bruit sur le sol.

Ils parvinrent ainsi à la porte s’ouvrant sur la communication avec le car voisin. À travers la vitre, ils s’assurèrent qu’aucun rêveur, – il s’en rencontre partout – n’avait profité de la nuit pour faire une station élégiaque sur la passerelle. Rassurés à cet égard, ils ouvrirent doucement.

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Sur ses gonds, la porte tourna avec un léger grincement, mais le bourdonnement du train en marche rendait pareil bruit imperceptible pour les oreilles les plus exercées. Le battant retomba sur eux.

Maintenant ils étaient en plein air, les mains crispées sur la balustrade de fer courant d’une voiture à l’autre.

Au-dessus de leurs têtes, les étoiles sans nombre scintillaient, et parmi les ténèbres qui recouvraient le sol, de temps à autre une lueur vive, lampe de travailleur encore en besogne, lanterne de veilleur en tournée, se montrait rapide, bientôt masquée par les arbres, les buissons que le convoi laissait en arrière.

— Té ! quel calme, soupira Scipion. Pourquoi l’homme est-il plus agité que la nature ?

Réflexion philosophique, à laquelle Marius répondit en appuyant la main sur la poignée de la porte du second Pullman-car.

Un instant après, les deux hommes, retenant leur haleine, se trouvaient à l’intérieur de la voiture qui servait d’abri nocturne à ceux dont ils voulaient percer l’incognito.

Se mariant au bruit de ferraille, à la trépidation du train, des ronflements graves, aigus, modulés en phrases musicales, rythmés comme le va-et-vient d’un soufflet de forge, remplissaient l’air.

Les lampes électriques baissées « en veilleuses » permettaient aux explorateurs de se guider sans trop de peine. Et comme ils se préparaient à soulever les rideaux afin de dévisager les dormeurs, un chuchotement léger les cloua sur place.

Ce n’était plus là une manifestation du sommeil, mais bien la voix assourdie d’hommes éveillés, échangeant les répliques d’une conversation.

Ce son venait de l’extrémité opposée du car.

Que se passa-t-il dans l’esprit du Marseillais et de son compagnon ? Quel instinct secret les avertit que les causeurs étaient les inconnus qu’ils prétendaient démasquer ?

Mystère ! Mais sans s’être concertés, tous deux se dirigèrent vers l’endroit où la conversation mystérieuse continuait.

Courbés en deux, ils parvinrent auprès du rideau derrière lequel les voix se faisaient entendre.

— Mais, Bell, disait l’un, es-tu sûr de ce marchand de chevaux ?

Bell ! C’était bien cela. Scipion étreignit nerveusement la main de Marius.

— Sans doute, gentleman, sans doute, répondit l’organe de Bell. Mathewson est le premier maquignon d’Oklahoma. C’est lui qui fournit de monture tous ceux que leur mauvaise étoile condamne à s’aventurer dans les prairies du territoire indien. De la gare de Kansas-City, je lui ai télégraphié. À l’arrivée du train, un employé nous attendra avec les chevaux devant les bâtiments d’Oklahoma-station. Pour en prendre possession, il nous suffira de verser à leur conducteur deux cents dollars et de prononcer le nom dont j’ai signé la dépêche.

— Bell.

— Que nenni, gentleman. Bell est inconnu, Bell n’offre point de surface. Nous voulions être certains d’avoir des chevaux à l’arrivée, afin que, le Massiliague se mît-il incontinent en route, nous fussions en mesure de le suivre, de ne pas le perdre de vue.

Le Marseillais échangea un coup d’œil avec Marius.

Ce regard signifiait :

— Hein ? Nous ne nous trompions pas. C’est à nous que ces coquins ont affaire.

Mais l’interlocuteur de Bell reprit :

— Alors, ton télégramme…

— Signé de vos nom et titre, gentleman : Joë Sullivan, chef police-frontière, s’il vous plaît.

À l’audition de ces paroles, Scipion eut un brusque mouvement. Joë Sullivan, l’homme qui l’avait provoqué à Mexico, combattu à Aguascalientes, enlevé à San Vicente, interné au fort Davis !

Un moment, il eut le désir fou d’écarter le rideau qui le séparait de son ennemi, de bondir sur Joë, de l’étrangler. Mais Marius devina sa pensée. De la main droite, il pesa lourdement sur son épaule, tandis que l’index de la main gauche du brave serviteur s’appuyait à ses lèvres pour recommander le silence.

La voix inquiète de Sullivan demandait :

— Bell, n’as-tu rien entendu ?

— Rien, gentleman. Écoutez ces ronflements. Nos compagnons de voyage ne songent point à nous. Fussent-ils éveillés du reste, qu’avec le vacarme que produit le roulement du wagon, ils ne sauraient distinguer le sens de notre discours.

— C’est vrai… Je regrette seulement que le maquignon d’Oklahoma connaisse mon nom.

— Qui veut la fin veut les moyens, répliqua philosophiquement le domestique.

— Je ne le nie point.

— J’aurais pu déguiser votre personnalité, mais alors nous aurions risqué de n’avoir point de montures à notre arrivée, et si notre Massiliague prenait sans retard le chemin du désert, il nous échapperait, et ne nous guiderait pas, comme il va le faire, vers la cachette de la Mestiza Dolorès Pacheco.

— Que la foudre écrase, gronda Joë avec l’accent de la haine ! Tu as sagement agi, digne Bell. Ce qu’il faut, c’est que cette coquine, cette sang-mêlé, disparaisse ainsi que les diables qui l’escortent.

— Nous y arriverons, gentleman.

Un silence suivit.

Pâles, la poitrine soulevée par leur respiration précipitée, Scipion et Marius demeuraient pétrifiés.

Le plan sanguinaire de Joë les avait abasourdis.

— C’est égal, reprit soudain ce dernier, si le ridicule Marseillais…

— Ridicule, grommela Massiliague en serrant les poings.

Marius le contint du geste. Sullivan poursuivait :

— Si le ridicule Marseillais ne nous avait pas sauvé la vie sur la colline de la Cigale ; si Francis Gairon et Pierre, mus par un stupide point d’honneur, n’avaient pas refusé ensuite d’attenter à ses jours…, deux coups de fusil de ces fins tireurs eussent couché le champion et la Dolorès sur le sol. Nous ne serions pas obligés à une expédition hasardeuse.

Un frisson secoua le corps de Scipion.

Quoi, les Canadiens Francis et Pierre étaient à la solde de Joë. Ces hommes dont il avait préservé l’existence menaçaient la sienne !

La sienne, bah ! le danger l’amusait ; mais ils menaçaient la Mestiza, la noble enfant qui, insoucieuse de sa beauté, des sourires, des joies de la jeunesse, s’était vouée à l’émancipation d’une race ! Ils étaient auprès d’elle lorsqu’elle s’était engagée dans le Llano Estacado.

Et lui, lui, un Marseillais… il s’était laissé tromper, pécaïre. Il avait cru à la loyauté des Canadiens. Pauvre de moi… ! Si l’on savait cela à la Joliette, comme les langues s’exerceraient sur le compte de Massiliague, le crédule. Avec cela, elles auraient raison, les langues. Il fallait être bête comme une moule de Toulon ou une huître de la Madrague pour avaler pareille couleuvre… Scipion prononçait : serpennt d’eau.

Ses réflexions furent interrompues par une phrase qui parvint jusqu’à lui :

— Où sont-ils, ces imbéciles de chasseurs ? disait Joë. Bien certainement, pour qu’ils n’aient point donné de leurs nouvelles, il faut que la Pacheco ait découvert leur double jeu…

— … et qu’ils soient morts, conclut Bell… C’est bien possible.

L’hypothèse soulagea Massiliague d’un poids énorme.

Parbleu oui ! les traîtres avaient été démasqués. Sans cela, Sullivan, Forster, tous les ennemis de la cause sudiste, auraient suivi la trace de Dolorès.

Il appela Marius d’un signe, et tous deux, avec les mêmes précautions qu’à l’aller, reprirent le chemin de leur sleeping-car.

Sur la passerelle intermédiaire, Massiliague fit halte et se tournant vers Marius qui marchait derrière lui :

— Té, garçon, arrêtons-nous ici pour causer un tantinet.

— Comme il conviendra à Monsieur.

— Nous venons de constater, par expérience, qu’à l’intérieur des wagons une conversation peut être entendue.

Le Texien se prit à rire :

— Monsieur exprime la pensée de son fidèle domestique.

— En cet endroit, pareille chose n’est pas à craindre. Aussi, sans ambages superflus, je résume la situation. À Oklahoma, nos adversaires auront des chevaux et nous serons à pied.

Marius inclina la tête à plusieurs reprises :

— Si je comprends Monsieur, Monsieur veut exprimer qu’ils seront aptes à marcher plus vite que nous…

— Et que dès lors nous ne nous débarrasserons pas de leur incommode escorte, mon bon. Voilà justement la question.

Puis avec un ton d’adorable tranquillité, Massiliague conclut :

— Si la situation était retournée, c’est-à-dire si nous étions montés et eux pas, ce serait beaucoup plus agréable pour nous.

La vérité de l’affirmation apparut clairement à Marius, mais il exprima par un geste mélancolique qu’il regrettait vivement l’état actuel des choses.

À sa grande surprise, le Marseillais reprit :

— Or, dans une lutte quelconque, le tout est de retourner la situation. Voyons donc ce qu’il convient de faire pour réaliser la volte-face désirée.

Et appuyant familièrement la main sur l’épaule du Texien :

— Écoute, pitchoun. Qué tu penserais, si à l’arrivée, nous nous rendions auprès de l’homme qui garde les montures. Il ne connaît pas l’auteur de la dépêche expédiée de Kansas-City. Donc rien de plus facile. Lui verser deux cents dollars… je les ai… et lui couler dans le tuyau de l’entendement : Joë Sullivan, chef police-frontière. Bagasse, cela remettrait tout en place à notre satisfaction. Nous aurions les bucéphales et nos Yankees deviendraient fantassins.

Du coup, Marius se gratta la tête, ce qui, chez lui, était l’indice d’une profonde réflexion.

— Monsieur parle comme le journal lui-même ; seulement si Monsieur m’autorise à énoncer une objection…

— Énonce, mon petit ami, énonce.

— Ceux que Monsieur songe si malicieusement à déposséder, ne consentiront pas à se laisser faire.

Le brave garçon croyait sans doute l’argument sans réplique, car son visage exprima l’ahurissement le plus complet, lorsque Scipion, lui secouant les mains avec énergie, lui lança ces paroles :

— Té, mon petit, tu raisonnes comme deux journaux, toi. Le nœud du problème est là. Il faut mettre le Sullivan hors d’état de s’opposer à la substitution de cavaliers.

— Monsieur voudrait-il le provoquer en duel ?

— Eh non, mon follet, eh non. Les agents du train auraient la tique à l’oreille. En sa qualité de policier frontière, Joë serait certain de leur appui.

— En ce cas, Monsieur me pardonne, mais je ne vois pas…

— Atann un peu (attends un peu), tu es impatient comme un moco ; on dirait qué lou soleil, il a fait frire ton cervelet. Si Sullivan descend à Oklahoma, nous l’aurons sur les bras, ce requin d’eau douce, ce crocodile, et il nous disputera nos chevaux.

Marius ne put retenir un sourire en constatant que son maître, emporté par son improvisation, considérait déjà les coursiers comme lui appartenant.

— Monsieur indique où le bât me blesse.

— Et tu ne vois pas la solution, espiègle ?

— Je l’avoue.

Scipion eut un haussement d’épaules pitoyable :

— Ton père était pourtant de Marseille, fiston. Comme on baisse quand on vit loin des Bouches-du-Rhône. Enfin, tu te formeras, j’espère. Je reprends. Que Sullivan ne quitte pas le train à Oklahoma, et il ne sera pas sur la place de la gare pour nous gêner.

— Évidemment, mais… ?

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— Un estant (un instant), tarasquette, un estant. Il est donc indispensable qu’il ne descende pas.

— Oui.

— La prudence m’interdit de le blesser.

— Monsieur me l’a fait comprendre à l’instant.

— Eh bien… tu devines pas ?

Avec une réelle confusion, le Texien avoua du regard que le but où tendait son interlocuteur n’apparaissait en aucune façon à son intellect.

Mais Massiliague, que l’embarras de son domestique semblait amuser, ne jugea pas à propos de l’éclairer encore. Du ton dont on présente un rébus, il continua :

— Voyons, pitchoun, cherche avant de donner ta langue aux chiens. Qu’est-ce qui peut bien empêcher un homme en bonne santé de descendre à la gare pour laquelle il a pris un billet ?

Désespérément. Marius étendit les bras à droite et à gauche.

— Tu vois pas, té ?

— Je sollicite humblement le pardon de Monsieur.

— Je te l’accorde, mon fils, ainsi que ma bénédiction. Seulement tu es un sottinet. Sache donc qu’un voyageur bien portant ne descend pas à la station… si le train ne s’y arrête pas.

Cette fois, la bouche de Marius s’ouvrit en O majuscule, ses sourcils se recourbèrent en accents circonflexes ; ses traits disaient si clairement que la proposition audacieuse du Marseillais dépassait les limites de sa compréhension, que Scipion s’esclaffa :

— Pauvre de toi… Ta tête, garçon, sonne le creux ainsi qu’un estagnon[25] fêlé. Le train s’arrête pas, te rends-tu compte que Sullivan ne descend pas ?

— Je me rends compte…

— Tu vas encore me sortir un : seulement…

— Monsieur lit dans ma pensée. Le convoi « brûlant sans arrêt » Oklahoma, je crois que Monsieur ne descendra pas non plus.

Scipion dédaigna de répondre. Ses lèvres s’avancèrent en une moue dédaigneuse et il écrasa son interlocuteur de ces deux mots :

— Peuh ! farceur !

auxquels succéda un :

— Viens, tu verras,

qui n’admettait pas de réplique.

La tête basse, tel un chien battu, Marius regagna, sur les talons du Marseillais, le sleeping qui contenait leurs couchettes.

Là, Massiliague lui montra sa montre :

— Deux heures et demie du matin, fit-il. À quatre heures et demie nous devons être à Oklahoma. Il nous reste deux fois soixante minutes. Équipons-nous.

Obéissant, le Texien se rechaussa, se chargea de ses armes, imitant de point en point son chef, tout en se demandant tout bas :

— Que va-t-il faire ?… Il n’a pas la prétention de sauter à bas d’un train filant à toute vapeur. Alors quoi ?

Quand il fut prêt, Scipion s’assit sur son lit et parut méditer.

Son silence dura longtemps. De temps à autre il consultait sa montre. Enfin il se leva.

— Quatre heures, il est temps, viens, mon fils.

Toujours docile, Marius calqua ses mouvements sur ceux de son maître. L’un précédant l’autre, les deux personnages traversèrent le train dans toute sa longueur, et parvinrent à l’extrémité du car, en avant duquel étaient attelés les fourgons à bagages.

Très calme, Massiliague désigna du doigt le marchepied des fourgons et la main courante fixée à la paroi latérale :

— Voici notre chemin.

— Où Monsieur désire-t-il aller par là ? questionna timidement Marius.

— Je veux atteindre la locomotive.

— Me sera-t-il permis de demander à Monsieur pourquoi ?

— Pour remplacer le mécanicien et le chauffeur, deux êtres inintelligents, qui croient de leur devoir de stopper à Oklahoma, alors que, pour nous, il est de toute évidence que cet arrêt serait préjudiciable à des intérêts supérieurs.

Et bon prince, développant enfin son plan, le Marseillais continua :

— Nous surprenons ces agents, nous les ligotons avec nos lassos, qu’en bon terrien, tu as joints à notre équipement. La station franchie, nous serrons les freins. Le convoi ralentit, ralentit. Lorsqu’il marchera à la vitesse d’un homme au pas, nous sautons à terre, après avoir desserré et rouvert la vapeur en grand. Avant que les conducteurs du train aient atteint la machine, provoqué l’arrêt et aient ramené le tout à Oklahoma, nous y serons parvenus, nous aurons enfourché les chevaux et serons hors d’atteinte dans la prairie.

En signe d’admiration, Marius leva les bras vers le ciel. Comme son père avait raison alors qu’il affirmait que rien n’est impossible aux citoyens de Marseille !

Mais Scipion coupa court à ce transport lyrique :

— Attention, le temps presse.

Ce disant, il enjambait la rampe de l’escalier de descente du Pullman, et se penchant en avant, se cramponnait à la main courante du fourgon.

Un instant plus tard il était debout sur le marchepied, où son compagnon le rejoignit aussitôt.

Alors dans la nuit, fouettés par le vent violent causé par le déplacement de la machine, ils s’avancèrent lentement, les doigts crispés sur la tige de fer qui, seule, les empêchait d’être précipités sur la voie.

Assourdis par le tintamarre des chaînes d’attelage, par le halètement de la machine, dont la fumée brûlante, rabattue par la rapidité de la course, les enveloppait parfois de ses tourbillons humides, ils longèrent les quatre fourgons de bagages, placés en tête du train.

Les voici maintenant auprès du tender. Plus de main courante. La trépidation de la marche les fait sauter sur place, rend leur déambulation dangereuse et difficile. À quatre mètres d’eux, la plaque du foyer est ouverte, sur le rougeoiement des flammes ils distinguent les silhouettes des agents à qui est confiée la sécurité des voyageurs.

Le chauffeur enfourne du combustible dans le foyer. Le mécanicien debout, immobile, la main sur le frein, regarde au loin.

Ce qu’il cherche, Scipion le devine, ce sont les signaux d’approche de la gare d’Oklahoma, signaux à partir desquels il serrera progressivement pour stopper enfin à la station.

Et à un mille en avant, des lumières se montrent. C’est la station, pas un instant à perdre.

— À toi, le chauffeur, rugit-il.

Lui-même bondit sur le mécanicien. Deux coups secs retentissent. Chacun des assaillants a étourdi d’un coup de crosse de revolver l’un des agents de la machine. Les malheureux, surpris, ont perdu connaissance avant d’avoir soupçonné l’attaque. Et tandis que Marius les garrotte soigneusement avec les lassos, Scipion debout, la main sur la roue du régulateur, accélère encore la vitesse du train.

Ce n’est plus un rapide, c’est un météore qui franchit dans l’espace d’un éclair la gare d’Oklahoma.

Des cris retentissent sur les quais, mais déjà le train est loin, il s’est enfoncé dans l’obscurité.

— As-tu fini ? questionne le Marseillais.

Marius montre le mécanicien, le chauffeur ficelés ainsi que des saucissons.

— Monsieur peut voir.

— Bien. Alors, pare à descendre. Tu passeras le premier.

Le frein est serré, les sabots d’arrêt s’appliquent sur les roues avec des gémissements, des sifflements aigus.

La course folle du train se ralentit. Il semble qu’il va stopper.

— À terre, ordonne Scipion.

Le Texien saute. Massiliague desserre les freins, rouvre la vapeur en grand, et bondit auprès de son compagnon, tandis que le convoi, avec une vitesse uniformément accélérée, continue à filer dans les ténèbres.

— À Oklahoma, s’écrie encore le « champion de l’indépendance sudiste ».

Puis, suivi pas à pas par son domestique enthousiasmé, il s’élança au pas de course dans la direction d’Oklahoma-station que son équipée a mise en révolution.

Chefs, agents, facteurs, buralistes, tous se pressent affolés sur les quais, discutant, pérorant. Le train de quatre heures vingt est fou, c’est-à-dire qu’il semble abandonné à lui-même, puisqu’il n’observe plus les indications de l’horaire.

On télégraphie aux stations voisines. Puis l’on donne carrière aux imaginations inquiètes.

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Les agents de la machine sont-ils morts ?

Des Indiens nomades ont-ils attaqué le train ?

Interrogations aussi inutiles qu’anxieuses. Ceux qui seraient en mesure d’y répondre ne s’en soucient guère.

À travers champs, Massiliague et le Texien ont gagné la ville. Tout dort. L’émoi du personnel de la gare n’a point troublé le repos des habitants. Petite est la cité ; aussi les nocturnes promeneurs arrivent-ils sans peine sur la place de la Station.

À la première inspection, elle leur paraît déserte.

Le maquignon aurait-il manqué de parole à Sullivan ? Scipion frappe le sol d’un pied rageur. Quoi ? Il a confisqué un train, supprimé un arrêt, jeté la perturbation sur toute la ligne en pure perte.

Dans une heure peut-être, le convoi maîtrisé rentrera en gare, et sa situation à lui, déjà si difficile, se compliquera d’une grave contravention à la police des railways.

Mais non… Des formes imprécises s’agitent dans un angle obscur de la place.

Vite Scipion se dirige de ce côté.

Victoire ! Un homme est là, qui tient en mains deux chevaux sellés. C’est l’employé du maquignon.

Scipion s’approche encore de l’individu :

— Joë Sullivan, lui dit-il, chef police-frontière.

Le palefrenier salue et riposte :

— Deux cents dollars.

— Les voici.

L’homme compte, puis glisse argent et banknotes dans sa poche.

— Où faut-il conduire les chevaux ?

— Nous les conduirons nous-mêmes.

— À votre volonté, gentleman.

Et l’inconnu s’éloigne sans insister davantage. À peine a-t-il disparu que les voyageurs sautent en selle. Une courte rue est en face d’eux, orientée de l’Est à l’Ouest. C’est dans cette direction qu’est la Mestiza qu’ils souhaitent retrouver. Ils partent au trot de ce côté.

Bientôt les dernières maisons du bourg restent en arrière. Une route continue la rue. Elle court entre quelques champs cultivés. Au bout de trois milles, elle finit brusquement, près d’un bouquet d’arbres où murmure une source. C’est en ce point que commence le désert indien.

Insoucieux comme toujours, le Marseillais lance un sonore :

— Au galop, pitchoun.

Les chevaux semblent comprendre et les deux cavaliers s’engagent à toute vitesse dans la prairie, tournant le dos aux régions civilisées.

CHAPITRE VIII

LA PRAIRIE

Deux zones bien distinctes appartiennent encore, à peu près sans conteste, aux Peaux-Rouges.

La première est ce territoire indien, succession de plaines vallonnées, boisées dans le voisinage des rivières affluents de l’Arkansas qu’absorbe le Mississipi, partout ailleurs couvertes de hautes herbes comme les pampas de l’Argentine.

C’est là que vivent les Indiens, les uns sédentaires, à demi civilisés, ayant un semblant de gouvernement, des semblants d’école ; les autres, nomades, chasseurs, demeurés les ennemis irréductibles des Blancs qui les ont spoliés.

Ces derniers ne se cantonnent pas dans l’État dit territoire indien. Ils errent aussi dans les immenses solitudes du Texas occidental, du Nouveau-Mexique, de l’Arizona, de la Californie méridionale.

Cette vaste contrée, deux fois grande comme la France au moins, n’est qu’une succession de llanos et de déserts, au milieu desquels des cours d’eau, rares, asséchés pendant l’été, sont seuls bordés d’une végétation arborescente.

Vivant de rapines autant que de chasse, sans cesse en guerre entre elles, les tribus des libres fils du désert échappent dans ces solitudes à la lourde main des Blancs, des Visages Pâles, des Visages de femmes, des Faces malades, comme ils appellent les Américains.

Vallées fertiles, giboyeuses forêts, fleuves majestueux, la civilisation cruelle leur a tout pris. Ils gardent le désert, dont les sites désolés ravivent leurs haines et peut-être justifient leurs crimes.

Trois groupes principaux se partagent l’empire des solitudes dont il s’agit : les Apaches, dont les villages sont plus particulièrement établis dans l’État du Texas, le Nouveau-Mexique et la Californie ;

Les Comanches ;

Les Séminoles.

Ces derniers groupes se disputent la suprématie dans le territoire indien et le Llano Estacado.

Les plus intelligents sont les Séminoles. Leurs traditions confuses les représentent comme ayant donné le jour à une race très civilisée, qui brilla sur le monde comme le soleil lui-même, et sur qui s’appesantit un jour la colère du Grand-Esprit, lequel les dispersa et recouvrit de sable les monuments de leur grandeur.

Ils se sont confédérés, ont renoncé à la lance et aux flèches de leur ancêtres pour s’armer de carabines de fabrication américaine et ont même adopté une certaine discipline dans le combat.

C’est ce que Marius, dont la prime jeunesse s’était écoulée au Texas expliquait, le lendemain matin, à Scipion Massiliague, auprès duquel il s’était assis à l’ombre de quelques arbres.

Depuis longtemps, les champs cultivés qui avoisinent Oklahoma avaient disparu à l’horizon ; à perte de vue s’étendait une plaine ondulée, couverte de hautes herbes roussies par le soleil et la sécheresse. Quand le vent inclinait les tiges, la surface de la prairie semblait se creuser en vagues, donnant l’impression d’une mer fauve.

Aussi loin que le regard pouvait s’étendre, c’était le même paysage, sans un arbre. Le bouquet qui abritait les voyageurs n’avait point de pendant.

Les chevaux, entravés à quelques pas, paissaient d’une dent paresseuse l’herbe drue. Toute la nuit durant, leurs cavaliers les avaient poussés, avec la préoccupation d’augmenter la distance qui les séparait d’Oklahoma.

Vers dix heures du matin seulement, alors que les rayons du soleil commençaient à « piquer » douloureusement, Scipion et le Texien avaient consenti à s’arrêter, afin de laisser passer l’ardeur du milieu du jour.

Maintenant, après un repas frugal arrosé de l’eau d’une petite source qui sourdait à l’abri des arbres, ils vérifiaient leurs armes, tout en devisant.

— Oh ! Monsieur peut me croire, disait Marius. J’ai pratiqué autrefois tout ce pays, et je le connais comme ma poche. Ceux que vous essayez de rejoindre ont remonté le cours du Rio Grande del Norte, puis, d’après vos renseignements, ils ont fait un coude brusque à l’Est et se sont dirigés vers le territoire indien.

— Cela paraît ressortir des conversations de nos ennemis, mon pitchoun.

— Aussi je n’y contredis pas, que Monsieur veuille bien le remarquer. Je répète l’itinéraire probable des amis de Monsieur, pour fixer la route à suivre en vue de les rencontrer.

— Alors continue.

— Je suis aux ordres de Monsieur. La señorita Dolorès et son escorte, en s’éloignant du Rio Grande, ont franchi les Montagnes Rocheuses et sont arrivés au bord du Rio Pecos.

— Après ?

— Là, le Llano Estacado s’étendait devant eux. S’engager en plein désert est toujours une entreprise hasardeuse, je dirai plus, inutile, puisque deux voies permettent de traverser ses solitudes sans grand danger de périr de soif.

— Deux rivières, n’est-ce pas ?

— Monsieur l’a dit. Deux affluents de l’Arkansas, qui enferment le llano comme entre les dents d’une fourche. Au sud, la rivière Rouge ; au nord, la rivière Canadienne.

— Mais ces cours d’eau sont séparés par cinq ou six cents kilomètres de plaines incultes, et la Mestiza peut suivre l’un, tandis que nous la cherchons sur l’autre.

Cette fois, Marius secoua la tête :

— Que Monsieur me permette de lui faire connaître toute ma pensée.

— Je ne demande pas mieux.

— Alors, je prierai Monsieur de remarquer que la rivière Rouge est assez rapprochée de la ligne des forts texiens, où l’État rassemble ses milices en cas de besoin.

— Je le concède.

— Dès lors, une troupe, qui suivrait la rivière, serait menacée durant tout le parcours d’être prise en flanc par les Américains.

— Et tu conclus ?

— Que la señorita a sûrement choisi la rivière Canadienne, que des centaines de kilomètres de llanos protègent contre les atteintes des milices. C’est donc elle qu’il s’agit de rejoindre…

— À la bonne heure, s’exclama Scipion, la vue de ces llanos me contristait. Au moins nous ne manquerons pas d’eau.

— Voilà ce que je n’oserais affirmer à Monsieur.

— Dans une rivière, il y en aura toujours assez pour nous.

— Ah ! Monsieur ne connaît pas les rios du pays de la soif. Durant la saison des pluies, ce sont des torrents mugissants qui roulent des eaux tumultueuses, tantôt au milieu de plaines basses qu’ils inondent, tantôt dans des gorges étroites, des barrancas où les flots écument, bondissent de rapides en rapides, de chutes en chutes. Vienne la saison sèche, les eaux baissent. Le fleuve devient rivière, la rivière devient ruisseau, puis le soleil semble boire le filet liquide, le sable paraît l’absorber, et il ne reste plus qu’un lit asséché, avec, de loin en loin, quelques mares alimentées par des sources souterraines.

— Pécaïre, soupira Scipion, voilà une agréable contrée !

— Oh ! que Monsieur ne se décourage pas. Malgré tout, au voisinage des fleuves, le sous-sol, gorgé d’humidité pendant l’hivernage, en conserve assez pour nourrir une végétation relativement abondante. Les animaux du désert se rassemblent aux abords des sources permanentes. Gibier, ombre et eau, le voyageur trouve tout ce dont un homme a besoin pour vivre.

Puis avec un accent songeur :

— Il est vrai qu’il trouve aussi des gens dont il éviterait soigneusement la rencontre, si cela était en son pouvoir.

— Quels gens ?

— Les pirates du désert, blancs ou rouges, qui, eux aussi, se tiennent dans le voisinage des cours d’eau.

Massiliague haussa dédaigneusement les épaules.

— Monsieur est très brave, reprit le Texien, mais il aurait tort de mépriser ceux dont je parle. Il n’y a point de courage qui puisse parer une balle tirée par derrière ; pas de valeur qui ne succombe dans un guet-apens.

— Allons, tu veux m’effrayer.

— Que Monsieur ne le pense pas. Je désire seulement démontrer à Monsieur la nécessité de la prudence. Dans le désert, il faut se défier de tout : des herbes qui cachent aisément, un ennemi, du rocher derrière lequel une carabine vous vise peut-être ; de l’arbre dont le feuillage est capable de receler un Indien, de la source où le pirate s’embusque pour attendre le cavalier altéré. Le voyageur doit voir à droite, à gauche, en avant, en arrière, et quand il a pris toutes les précautions possibles, il est encore sage à lui d’agir comme s’il ne les avait pas prises.

À présent Scipion paraissait intéressé :

— Tu es sûr de ne pas forcer le tableau ? fit-il enfin.

— Monsieur aura la bonté de reconnaître bientôt que je suis resté au-dessous de la vérité.

— Eh bien, mon fils, tes paroles m’enchantent.

— Monsieur dit ?

— Que je me persuade de plus en plus qu’au désert nous n’aurons pas le temps de nous ennuyer.

Puis sans prendre garde à l’expression de surprise épandue sur la physionomie de son interlocuteur, Scipion s’étendit voluptueusement sur le sol :

— Nous ne partirons pas avant quatre heures du soir, brave Marius ?

— Monsieur a bien voulu…

— Comprendre que la chaleur du milieu de la journée épuiserait nos chevaux… Oui, oui. En ce cas, je vais dormir… Il fait suffocant comme dans un four, pécaïre… je tâcherai de rêver de l’Océan Glacial pour me rafraîchir.

Là-dessus, le Marseillais ferma les yeux. Bientôt sa respiration régulière apprit à son compagnon qu’il avait perdu la conscience des choses.

Marius, lui, alla s’asseoir un peu plus loin, le dos appuyé au tronc d’un gommier, et il demeura immobile, ses yeux seuls inspectant à tour de rôle les diverses parties de l’horizon.

Longtemps il resta ainsi, n’apercevant que le ciel bleu et la terre fauve, baignés d’une lumière intense, crue, aveuglante.

Le soleil avait franchi le zénith, il descendait vers l’occident, et ses rayons obliques venaient frapper les troncs des arbres que, jusqu’à ce moment, le feuillage avait maintenus dans l’ombre.

— Il va falloir se mettre en route, murmura Marius en se dressant sur ses pieds.

Mais ce mouvement élargit son horizon visuel et, soudain, il se pencha légèrement en avant.

Son inspection dura une minute à peine, puis il courut à Scipion et le secoua, brutalement.

— Hein ? quoi ? balbutia le Marseillais en se frottant les yeux.

Déjà le Texien avait repris son calme habituel :

— Que Monsieur se lève et selle les chevaux, dit-il placidement. Pendant ce temps, je vais barrer la route à ceux qui nous poursuivent.

Ces paroles réveillèrent complètement Massiliague.

— Ceux qui nous poursuivent !

D’un bond il s’était mis sur ses pieds :

Pour toute réponse, Marius étendit le bras vers l’Est, et son maître, regardant de ce côté, aperçut à deux milles environ une légère colonne de fumée qui montait obliquement vers le ciel, poussée par un faible vent d’ouest.

— Un feu ? demanda-t-il.

— Allumé par des Européens, affirma Marius. Jamais les Peaux-Rouges ne dressent un foyer dans la plaine. Ils savent que cela se distingue de trop loin.

— Pourquoi en conclure que ce sont nos ennemis ?

— Parce que ceux-là viennent d’Oklahoma comme nous. Le train ramené en gare, sir Sullivan a certainement cherché ses chevaux. Il a appris qu’on les avait enlevés… Que Monsieur conclue lui-même.

Le raisonnement était juste. Selon toute probabilité, la fumée était produite par un foyer que Sullivan et Bell avaient allumé. Scipion n’insista pas. Le temps n’était pas propice aux explications. Il se dirigea vers les chevaux et les revêtit de leurs harnais.

De son côté, Marius tira son machete et, à quelques mètres en avant du bouquet d’arbres, faucha les herbes de place en place, de façon a former de petits tas de plantes sèches.

Scipion achevait de harnacher les chevaux.

Précipitamment le Texien enflamma des allumettes et mit le feu aux herbes sèches. Puis il revint en courant auprès de son compagnon.

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— En selle, Monsieur, et galopons en ligne droite, de façon que les arbres soient toujours interposés entre nous et le campement de nos adversaires.

— Mais que signifie le manège auquel tu viens de te livrer ?

— J’ai mis le feu à la prairie. Avant dix minutes, une barrière de flammes se dressera en face des poursuivants. Le vent est favorable, il souffle de leur côté. Ils devront fuir devant l’incendie. Quand il leur sera loisible de reprendre leur marche, nous aurons, non plus une avance de deux ou trois heures, mais d’un jour entier. On ne retrouve pas des gens qui ont eu vingt-quatre heures pour croiser leur piste.

Avec la rapidité de la rafale, les chevaux franchissaient l’espace. Leurs sabots semblaient à peine effleurer le sol calciné.

Mais après une demi-heure de course, Marius retint son cheval :

— Si Monsieur consent à me croire, dit-il, nous reprendrons une allure plus raisonnable. Sir Sullivan ne nous rejoindra plus.

Scipion se retourna et ne put retenir une exclamation de surprise. Une barrière de feu coupait la prairie jusqu’aux confins de l’horizon. D’énormes volutes de fumée montaient vers le ciel, ou roulaient pesamment à la surface du sol, striées des langues rouges des flammes.

— Ils vont être rôtis, balbutia-t-il avec un serrement de cœur.

Certes, il eût sans remords occis Sullivan en combat singulier, mais sa nature généreuse se révoltait à la pensée du trépas horrible qu’il supposait réservé au Yankee.

Le Texien comprit ce qui se passait dans son esprit et adoucissant son organe :

— Que Monsieur ne se trouble pas. La brise est faible. Il suffira de mettre les montures au trot pour éviter l’atteinte du feu.

Mais soudain Scipion se frappa le front :

— Sapristi ! ils passeront tout de même.

— Comment Monsieur se figure-t-il cela ?

— J’ai lu des récits de voyages et j’y ai vu, que, lorsque des déserts herbeux s’embrasent, il n’y a qu’à faucher un espace circulaire assez grand en rejetant les herbes en dehors du cercle. Le feu, n’ayant plus d’aliment, contourne l’espace dénudé…

Il ne continua pas. Oubliant son respect habituel, le Texien s’abandonnait à une bruyante hilarité.

— Quésaco (qu’arrive-t-il) ? interrogea Massiliague surpris.

— Je supplie Monsieur de ne pas prendre en mauvaise part la gaieté son fidèle serviteur. Ce n’est pas de Monsieur que je ris, non, c’est du livre qui raconte ce que dit Monsieur.

— Et pourquoi, caponnasse, ris-tu de ce bouquin, eh ?

— Pour ceci seulement. Celui qui agirait ainsi serait fumé au lieu d’être grillé, voilà tout, et encore, il serait vraisemblablement brûlé tout de même. Pour éviter ce malheur, il faudrait une circonférence de plusieurs centaines de mètres de diamètre… une demi-journée de travail, alors que le feu se propage à la vitesse d’un cheval au trot ou au galop, selon la force du vent.

— On n’aurait pas le temps, veux-tu dire ?

— Non, on ne l’aurait pas. Et même, Monsieur peut en être certain, en supposant que l’on pût faucher un cercle assez vaste, on n’en sortirait pas vivant. La fumée épouvantable, que dégage le brasier, asphyxierait les malheureux qui auraient placé leur confiance dans les livres. Jamais un homme habitué au désert n’aura idée pareille. La seule chose à faire est de fuir jusqu’à ce que l’on rencontre un vaste espace rocheux ou le lit d’une rivière, les deux seuls obstacles susceptibles d’arrêter la flamme.

— De sorte que, si l’on monte un cheval fatigué, ou si l’on est trop éloigné d’un cours d’eau…

— Le sage recommande son âme à la Madone de Guadalupe.

Mais changeant de ton :

— Maintenant, Monsieur, nous ferions bien de pointer notre route vers le Nord… C’est de ce côté que nous joindrons la rivière Canadienne.

Les deux hommes firent tourner leurs montures. Dans cette nouvelle position, ils pouvaient plus commodément suivre les progrès de l’incendie.

Le spectacle était grandiose. Une immense nappe de vapeurs et de feu marquait l’horizon oriental, et le soleil couchant y provoquait les plus étranges jeux de lumière.

De toutes parts le ciel s’empourprait ; malgré la distance, une vague odeur de fumée emplissait l’atmosphère :

— Demain, un tapis de cendres couvrira la plaine, monologua le Texien. La poudre impalpable et noire, soulevée par la brise, ira porter au loin l’annonce que le llano a « vu le feu »… J’ai lu dans des feuilles quotidiennes que, par les grandes chaleurs, les herbes s’enflamment toutes seules. Ne croyez pas cela, Monsieur, quoique ce soit imprimé. Le feu est toujours mis par l’homme, pour créer un danger à d’autres créatures humaines, ou pour se soustraire lui-même à un péril.

* * * * *

Durant quinze jours, les deux cavaliers continuèrent leur route. Ils avaient atteint les rives de la rivière Canadienne. D’abord ils avaient trouvé un mince filet d’eau, mais après trois ou quatre heures de marche, ce filet lui-même avait disparu au confluent de la rivière avec un maigre affluent qui l’alimentait.

Dès lors le lit n’offrit plus à leurs yeux qu’une dépression, au sol desséché, fendillé par la chaleur.

De loin en loin, des flaques d’eau stagnante le parsemaient : trous profonds où le liquide pouvait séjourner, ou épanchement de sources. On choisissait le plus souvent les bords de ces mares pour établir la halte diurne, car on marchait la nuit, de huit heures du soir à huit heures du matin environ.

Le pays semblait absolument privé d’habitants. Les voyageurs n’avaient rencontré ni un être humain, ni même une trace indiquant le passage de l’homme.

Cette absence totale de population, si favorable cependant aux projets de Massiliague, ne laissait pas d’inquiéter Marius.

Souvent il répétait :

— Nous traversons le territoire des Séminoles. Comment se fait-il qu’ils l’aient abandonné ?

Question qui demeurait sans réponse.

Le seizième jour enfin, vers la fin de l’étape, des cases apparurent, groupées sur la rive d’un étang qui barrait le lit de la rivière sur quelques centaines de mètres.

— Les Séminoles ne sont pas des pillards, déclara le Texien. Allons droit à leur village ; ils nous traiteront en amis.

Et sur cette affirmation, les cavaliers poussèrent leurs chevaux vers l’agglomération.

Mais à leur profonde surprise, aucun guerrier ne sortit à leur approche.

— Ah çà, on ne signale pas notre présence, grommela Marius, qu’est que cela signifie ?

— Peut-être pensent-ils n’avoir rien à craindre de deux hommes qui ne se dissimulent point.

Le Texien secoua la tête :

— Non, non, que Monsieur chasse cette idée. Les passants sont rares dans le llano et ils excitent la curiosité. Les squaws (femmes) et la marmaille se groupent pour les voir, pour les questionner au besoin, car, si les guerriers sont sobres de paroles, les Indiennes ne leur ressemblent guère.

Et avec un gros rire :

— Que la femme soit rouge ou blanche, elle joue toujours de la langue, Monsieur. Et quoique les longs discours soient ennuyeux pour des gens fatigués, je préférerais encore les bavardages des squaws au silence qui règne ici.

Les cavaliers n’étaient plus qu’à cinquante pas des premières cabanes. Rien ne bougeait. Aucun indigène n’apparaissait, soit au seuil des huttes, soit dans les jardinets dont celles-ci étaient entourées.

— Bagasse, s’écria Scipion, le village est abandonné.

En effet, les voyageurs entraient dans l’enceinte sans qu’âme qui vive se montrât.

Bientôt, du reste, aucun doute ne subsista dans leur esprit. Les nattes qui ferment habituellement l’entrée des wigwams (cabanes) étaient enlevées ; les cases se montraient vides. Les scalps (chevelures enlevées à l’ennemi), les poteries grossières, les armes qui forment tout l’ameublement des habitations indiennes avaient disparu. Plus encore, le mât de totem (étendard d’une tribu) planté devant le wigwam du chef, reconnaissable à ses dimensions, le mât se dressait veuf de l’emblème qu’il supportait en temps ordinaire.

— Les habitants sont en expédition de guerre ou de chasse, dit Marius. Le village est abandonné. Ma foi, nous dormirons dans une case, cela nous vaudra mieux que la belle étoile coutumière.

Mais revenant à sa préoccupation :

— Le diable me brûle si je comprends. Tout le village parti, sans en excepter une femme ou un enfant. Il se passe des choses graves au désert.

Et comme Massiliague l’interrogeait du regard :

— Quoi ? Il m’est impossible de l’apprendre à Monsieur. Ce dont je suis persuadé, c’est que les Séminoles n’ont point abandonné le pays sans des raisons sérieuses. Lesquelles ? Voilà le hic. Ils ne traînent point leurs familles sur le sentier de la guerre, comme ils disent. Pas davantage aux grandes chasses… Alors…

Le brave garçon s’interrompit brusquement :

— Les paroles inutiles sont du temps perdu. Personne n’est là pour accueillir les hôtes ; c’est à eux de se servir eux-mêmes :

Il désignait la cabane du chef :

— Installons-nous dans ce wigwam ; c’est celui où nous serons le mieux. Pendant que Monsieur va se mettre à l’aise, je ferai un tour aux environs. La solitude du lieu me prouve que, sans être imprudent, on peut tirer un coup de fusil. Si donc un gibier quelconque passe à ma portée… il agrémentera notre ordinaire, un peu trop sommaire depuis quelques jours.

Les chevaux dessellés s’étaient déjà précipités sur les bords de l’étang, où croissait une herbe courte et drue.

Marius jeta sa carabine sur son épaule et s’éloigna en sifflotant.

Une heure après, il revenait. Sa chasse avait été fructueuse. Il rapportait deux lièvres des prairies au pelage gris rouge et un palmipède à la robe argentée que les Indiens désignent sous le nom de wappok.

Un feu fut allumé, et bientôt les voyageurs dégustèrent les victimes du Texien.

— Dioubiban ! déclara le Marseillais. Voilà le repas le plus succulent que nous ayons fait depuis notre sortie du Pullman. Ils ont beau dire, les Spartiates, il vaut mieux manger trop que pas assez, bien que mal. Vé ! s’il faut souffrir de l’estomac, j’aime mieux que ce soit d’indigestion que de privations.

Les carcasses des rongeurs et de l’oiseau furent débarrassées de chair comme pièces anatomiques, et les explorateurs réconfortés, mais un tantinet alourdis par la nourriture, restèrent étendus sur le sol, digérant leur festin.

Une chaleur accablante embrasait l’atmosphère. Dans l’intérieur du wigwam régnait une température d’étuve. Le soleil de midi versait une pluie de feu sur la terre. Tout en épongeant, d’un geste las, son front où perlait la sueur, Massiliague parlait :

— Oh ! ce temps ! Quelle bonne fortune pour des anthropophages, mon bon. Dans un moment, je serais mis à point. Le soleil remplit les fonctions de cuisinier des cannibales. Que l’un de ces philanthropes, amis de l’humanité comestible, se présente ; je te donne mon billet qu’il lui suffira de saler et poivrer mon individu rissollé avant de l’admettre sur sa table.

Marius écoutait les plaisanteries de son maître, l’air somnolent, les paupières mi-closes.

Soudain tous deux tressaillirent.

Dans le grand silence du milieu du jour, un murmure de voix arriva jusqu’à eux.

Des voix, donc des hommes, vraisemblablement des ennemis. En une seconde, ils eurent secoué leur engourdissement, et, la main sur leurs armes, ils écoutèrent.

Le son devenait plus élevé. On eût dit qu’une lente mélopée, coupée de silences brusques, s’élevait à quelque distance :

— Quésaco ? grommela Scipion.

Tout bas, Marius répondit :

— On croirait entendre un chant de mort.

— Un chant de mort ?

— C’est juste ! Monsieur n’est pas du pays, il ne connaît pas cela. Lorsqu’un Peau-Rouge sent le trépas tout proche, il chante, retraçant sa vie, ses exploits. D’après la croyance de ces gaillards, la cérémonie est nécessaire pour avertir les ascendants défunts déjà retournés « aux territoires de chasse du Grand-Esprit » que le moment est venu de se grouper autour de l’âme du moribond et de la préserver des atteintes des génies du mal.

— Alors, d’après toi, un mourant se trouverait dans le voisinage ?

— Je crois pouvoir l’affirmer à Monsieur.

— Allons voir.

Les voyageurs se glissèrent hors du wigwam et lentement, se dissimulant derrière les huttes, se dirigèrent vers l’endroit où le chant de mort retentissait toujours.

Bientôt, il n’y eut plus de doute pour eux ; le son s’échappait d’une cabane située à l’extrémité du village. Il passait rauque et triste sur la terre muette ainsi qu’une plainte de l’au-delà.

À pas de loup, Scipion et Marius gagnèrent la case et, se penchant à l’ouverture, regardèrent à l’intérieur.

Un étrange spectacle frappa leurs yeux.

Couché sur une natte, un vieillard psalmodiait d’une voix chevrotante. C’était un Indien ; ses cheveux blancs, ramenés en mèche au sommet du crâne et maintenus par un ruban rouge, formaient le scalp, coiffure des guerriers.

Description : C:\Users\Famille\AppData\Local\Temp\FineReader11\media\image40.png

Livide, les prunelles déjà voilées par l’approche de la mort, l’homme épuisait ses dernières forces à rappeler sa vie passée.

— Le Cheval Noir a senti ses jarrets d’acier paralysés. Il ne pouvait suivre sa tribu au grand conseil des Séminoles. Il leur a dit : Partez… laissez-moi seul. Le Cheval Noir saura faire entendre son chant de mort. Allez, les temps annoncés sont proches. Que nul ne manque à l’appel. Le vieillard que le Grand-Esprit rappelle, ne doit immobiliser aucun bras valide.

Massiliague frissonna à ces étranges paroles. L’abandon du village, l’absence des tribus séminoles, tout lui semblait expliqué. Un grand conseil indien se tenait en un endroit ignoré… Une cause mystérieuse – les temps sont proches, disait le moribond – avait décidé cet exode en masse.

Et d’instinct le Marseillais devinait que la venue de la Mestiza, de la Vierge du Sud, n’était pas étrangère au départ en masse des Séminoles.

Il fit un pas vers le mourant, avec, l’intention de l’interroger, de lui arracher le secret que la mort allait ravir ; mais Marius, oubliant pour la première fois les formes obséquieuses qu’il avait adoptées vis-à-vis de son maître, le retint par sa manche :

— Non, on ne trouble pas celui qui part.

Et comme le Marseillais se mettait en devoir de répliquer, son compagnon appuya un doigt sur ses lèvres, et, s’agenouillant, il entonna le De profundis.

Avec la dévotion naïve des Sudistes, dévotion faite surtout de pratiques extérieures, il lançait la prière des morts, auprès du Peau-Rouge hoquetant son sauvage chant de mort.

Impressionnante était la scène.

Représentants de deux races rivales, de deux religions opposées, le Texien et le Séminole unissaient leurs voix pour implorer l’infini selon le mode qui leur avait été enseigné.

Peut-être la mort, cette sublime éducatrice, donnait-elle à ces deux êtres si dissemblables l’intuition que tout ce qui sépare les hommes sur la terre disparaît au seuil mystérieux de la vie ouvert sur l’inconnu du trépas.

Brusquement une des voix cessa de se faire entendre. Le Cheval Noir avait exhalé son dernier soupir dans une ultime syllabe.

Le chef avait cessé de vivre.

Dans la hutte du défunt, les poteries, les armes, les instruments de culture avaient été pieusement laissés par ses proches, lors de leur départ.

Marius ferma les yeux du vieillard, puis montrant une bêche :

— Si Monsieur le permet, je vais creuser une fosse à ce vieux guerrier. Puisque la Madone a guidé nos pas vers son wigwam, c’est qu’elle ne veut pas que son corps reste exposé à la dent des bêtes sauvages.

Massiliague inclina la tête :

— Je t’aiderai, pitchoun.

En deux heures, les voyageurs eurent creusé le sol de la cabane assez profondément pour y coucher le chef, avec ses armes et les objets les plus précieux de son misérable ménage.

La fosse refermée, scellée de grosses pierres, ils assujettirent la porte et quittèrent le wigwam de l’Indien inconnu auquel ils avaient assuré la suprême demeure.

Au surplus, il était temps de se remettre en route.

Les chevaux largement abreuvés, gorgés d’herbe savoureuse, partirent d’une bonne allure et bientôt un pli de terrain déroba le village aux yeux des deux compagnons.

Ceux-ci se taisaient.

De l’aventure, à laquelle le hasard les avait inopinément conviés, ils emportaient une disposition mélancolique à la méditation. Distraits, ils se la laissaient conduire par leurs montures.

Celles-ci trottaient dans le lit même de la rivière, entièrement dépourvu d’eau et resserré entre de hautes falaises rocheuses.

Elles parcouraient le cañon de Wheeler : cañon est le vocable sous lequel on désigne des sentes étroites bordées de rochers à pic.

Marius précédait de quelques mètres le Marseillais. Tout à coup, il eut une exclamation, arrêta brusquement son cheval, sauta à terre et se pencha vers le sol.

— Quoi donc ? interrogea Scipion, tiré de ses réflexions par cette mimique.

Le Texien lui tendit une plume qu’il venait de ramasser.

Scipion la considéra. C’était une plume d’aigle, à la tige de laquelle étaient fixées quelques dents d’un carnivore quelconque.

— Eh bien, fit-il, une penne, des canines ?

Marius s’était remis à examiner le sol. Il se redressa :

— Chefs comanches.

— Que veux-tu dire, fiston, avec tes Comanches ?…

— Deux chefs ont passé par ici. L’insigne que vous tenez encore s’est détaché de la chevelure de l’un.

— Soit, mais après ?

— Le Séminole est hospitalier, les Comanches sont des bandits.

— Je te l’accorde… Seulement deux Peaux-Rouges ne sauraient nous disputer sérieusement le passage…

Un haussement d’épaules du Texien l’interrompit :

— Qui sait ? ces « vermines » ont toutes les ruses. Peut-être nous attendent-ils, cachés derrière un rocher, prêts à nous fusiller dès que nous serons à bonne portée.

Tout en parlant, il suivait les traces légères que le sable avait conservées.

Au bout d’un instant, il reprit :

— Non, ce ne peut être à nous qu’ils en voulaient. Ils ont descendu le long de la falaise… Un chrétien se serait rompu vingt fois les os, mais ces vermines ont la souplesse des singes auxquels elles ressemblent… Ils ne se cachaient point et marchaient comme des gens qui n’ont rien à craindre.

Massiliague suivait son guide, intéressé malgré lui par la perspicacité, commune à tous ceux qui ont fréquenté la prairie, avec laquelle Marius « lisait la piste ».

— Tenez, continua celui-ci en désignant un point où les traces étaient plus accusées, ils ont fait halte ici… Un de ces coquins a même posé la crosse de son fusil à terre. Ils devaient tenir conseil… Le résultat est qu’ils ont continué à remonter le défilé à une allure plus rapide.

— Mais, objecta Scipion, nous savons par expérience que la sécheresse dure depuis longtemps. Comme la pluie seule aurait pu effacer ces traces, elles sont peut-être anciennes.

Mais le Texien secoua la tête :

— Que Monsieur renonce à cette idée. Le vent du soir se lève, apportant une poussière impalpable qui efface tous les vestiges. La piste est d’aujourd’hui, car, marquée hier, elle ne serait plus visible.

Comme chaque soir, en effet, la brise d’ouest soufflait, rafraîchissant l’atmosphère, chassant une poussière ténue, dont le Marseillais ne se plaignait point, car elle lui rappelait les routes de Provence.

— La nuit va venir, fit encore Scipion, la nuit complice des guets-apens de ces damnés Indiens. Le plus prudent serait de faire halte ici jusqu’à l’aube.

L’évidence de la proposition frappa Massiliague. Déjà il se mettait en devoir de descendre de cheval, quand une détonation lointaine retentit.

— Un coup de feu, murmurèrent les deux hommes.

Le danger, signalé par l’instinct du Texien, devenait palpable. Les voyageurs sentirent leur cœur battre plus vite.

Rien n’est sinistre comme l’explosion d’une arme dans les solitudes de la prairie. L’homme le plus brave ne peut se défendre d’une certaine émotion en songeant qu’il est seul, à des centaines de milles de toute habitation, de tout secours, en face d’un péril inconnu.

Une seconde explosion résonna.

— Encore, grommela Scipion.

Comme une réponse à son exclamation, le vent apporta aux cavaliers le bruit d’un troisième coup de feu, puis d’un quatrième.

— C’est bizarre, murmura le Texien. On dirait que l’on tire sur un adversaire qui ne riposte pas. C’est bien cela, répéta-t-il en percevant une nouvelle détonation, voilà trois fois que ce fusil parle… Je suis curieux de savoir si l’autre va aussi aboyer…

Il achevait à peine que la vibration sèche d’une explosion lui parvenait.

— Et de trois. Il y a là-bas deux fusils…

— Deux, plaisanta Scipion, c’est une bonne galéjade de prétendre reconnaître cela à distance.

— Que Monsieur ne rie point. J’ai vécu assez longtemps au désert pour distinguer le son d’une arme de celui d’une autre arme. Il y a bien deux carabines… mais sur quoi s’exercent-elles ?

Puis vivement :

— Si Monsieur veut bien attendre ici, j’irai voir.

Mais Massiliague se récria :

— Je t’accompagnerai, pitchoun. Nous aussi, nous avons deux fusils. Deux contre deux, on peut rire, té.

— Mais les chevaux ?

— Qu’ils se reposent. J’entrave le mien, mon fils ; fais de même.

Le Texien ne discuta plus. Un instant après, laissant les montures au fond du cañon, les deux hommes s’élançaient en courant dans la direction du son.

La fusillade continuait toujours. De seconde en seconde, les explosions se succédaient, augmentant d’intensité, à mesure que les deux hardis compagnons se rapprochaient.

À droite et à gauche, la barrière rocheuse s’abaissait. Brusquement Scipion et Marius sortirent du défilé. Comme une route poudreuse, le lit de la rivière serpentait entre des rives basses qui n’arrêtaient plus la vue.

Un jet de flamme brilla dans la nuit tombante, suivie peu après par une détonation.

— C’est là, à cent mètres à peine, près de ce bouquet d’arbres, fit le Texien d’une voix légère comme un souffle. Il s’agit de tourner cette masse de verdure qui nous masquera et nous permettra d’approcher sans être aperçus.

Point besoin n’était de plus longues explications.

Se courbant en deux, glissant sans bruit sur le sol, le maître et le serviteur réussirent sans encombre à exécuter la manœuvre indiquée.

Les étranges tireurs du reste semblaient absorbés par leur bruyante occupation. Les coups de feu se suivaient avec une régularité mathématique :

— Rascasse, fit Scipion, on dirait qu’ils tirent à la cible.

— Chut ! riposta Marius en sautant sur la rive.

À peu de distance la masse sombre des arbres se profilait sur le ciel. En quarante enjambées, les voyageurs furent sous le couvert.

— Attention, susurra encore le Texien. Les tireurs sont de l’autre côté, il s’agit de ne pas recevoir un projectile.

Rampant, s’abritant derrière les troncs noueux, ils parvinrent à la lisière du petit bois. Cachés par des buissons bas, ils pouvaient distinguer deux hommes debout à une cinquantaine de pas.

— Comanches, souffla Marius à l’oreille de son compagnon.

— Ils fusillent les arbres alors ?

— Non, répondit brusquement le Texien. Leur cible est un homme. Tournez les yeux sur la ligne des arbres. Au troisième est attaché un Peau-Rouge… Un Séminole, parbleu… et un chef même, car il porte au scalp les trois plumes rouges du flamant des marais (oiseau de l’ordre des échassiers).

— Il doit être mort.

— Pas même blessé.

— Ces drôles sont donc bien maladroits ?

— Non, non, Monsieur ; seulement ils lui infligent l’agonie de l’anxiété avant de lui briser la tête d’une balle. Ces vermines ont des idées de démon. Ils feront feu cinquante, cent fois, sur leur prisonnier, en ayant soin de ne pas l’atteindre. Que Monsieur se figure l’agonie morale de celui qui, à chaque fois, s’attend à mourir.

Sans un mot, Massiliague épaula, visant un des Comanches.

Scipion l’imita aussitôt. Les deux détonations se confondirent en une et les farouches guerriers du désert s’abattirent lourdement sur le sol.

Sans prendre le temps de se féliciter, les voyageurs coururent vers celui qu’ils venaient de sauver.

Avec sa navaja, le Texien trancha les liens qui enserraient le Séminole.

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C’était un admirable type de la beauté indienne. De taille moyenne, mince, élancé, tout en lui décelait la souplesse et l’agilité.

Immobile, il se tenait en face des Européens dans une attitude digne, la main droite appliquée sur la poitrine en signe de gratitude.

— Vé, mon bon, commença Massiliague, vous revenez de loin… hé ?

Mais, se souvenant tout à coup qu’un Peau-Rouge ne pouvait comprendre les beautés de la langue marseillaise, il reprit, employant cette fois le jargon espagnol adopté par les tribus de la prairie :

— Vous êtes sauvé, señor Indien.

Le Séminole s’inclina avec grâce :

— Cœur de Feu sera l’ami du Visage Pâle qui a conservé un guerrier à sa tribu.

— Séminole, n’est-ce pas ?

— Mon frère l’a reconnu, fit le jeune chef avec une expression d’orgueil.

— Dioubiban, je crois bien, s’exclama Scipion avec un magnifique aplomb. On ne confond pas un noble Séminole avec ces chiens de Comanches. Mais je me demande comment l’écume de la prairie a pu vaincre le chef aux plumes de flamant.

Massiliague avait lu Gustave Aimard, Chevalier, Gabriel Ferry et employait ce qu’il croyait être la rhétorique indienne.

Son interlocuteur le considéra un instant avec surprise, puis doucement :

— Le guerrier blanc parcourt la prairie pour la première fois ?

— Vous l’avez dit, chef. Et même, puisque vous êtes un Séminole hospitalier, vous ne refuserez pas de m’indiquer mon chemin.

— Cœur de Feu guiderait lui-même son ami, s’il n’était rappelé par son devoir à son wigwam. Où allez-vous ?

À cette question précise, Scipion répliqua inconsidérément :

— Je n’en sais rien, pécaïre !

Mais remarquant l’effet produit sur son auditeur par cette réponse :

— Té, expliqua-t-il, je cherche des compagnons dont j’ai été violemment séparé… et je pensais que peut-être vous auriez entendu parler d’eux ?…

— Quels sont-ils ?

— C’est la Vierge du Mexique et son escorte.

Massiliague, on le voit, obéissant à une inspiration soudaine, désignait Dolorès Pacheco sous le surnom que lui avaient donné les Mexicains.

Il ne regretta point de s’être exprimé ainsi.

Le Séminole hocha la tête :

— Mon frère n’est point un guerrier du Nord.

— Non, mon bon, fichtre non.

— Il prête l’appui de son bras à l’Indien désarmé. Donc son cœur est loyal et la trahison ne fleurit pas en son esprit.

— Allez toujours, mon brave Peau-Rouge, vous raisonnez comme un amour. Pour vous éclairer, du reste, je vous apprendrai que la Mestiza m’a fait agréer comme son champion au congrès sudiste de Mexico, que présentement je fuis les Yankees, lesquels m’avaient fait prisonnier.

Scipion s’interrompit. Cœur de Feu fixait sur lui un regard aigu.

— Qu’avez-vous, rascasse ? grommela-t-il.

— Je lisais dans vos yeux que votre langue n’est point menteuse, que vos paroles rendent votre pensée.

— À la bonne heure, donc !

— Et je dirai à mon ami, le visage blanc : Descends vers le Sud ; à environ quatre journées de cheval (200 kil.), au milieu d’un cirque de montagnes dénudées, tu rencontreras un lac, aux eaux noires, c’est Agua-Negra. Ceux que tu cherches se sont réfugiés en cet endroit pour échapper aux pillards apaches ou comanches et aux soldats gris (les Indiens désignent ainsi les miliciens de l’Union).

Du coup, Scipion secoua chaleureusement les mains du Séminole, qui se laissa faire avec un flegme imperturbable.

— Agua-Negra, dites-vous, pitchoun. Troun de l’air, vous me tirez du pied une épine haute comme une montagne. Tu entends, Marius ?

— Monsieur en est bien certain.

Cependant l’Indien étendait la main vers les cadavres des Comanches :

— Un chef ne saurait rentrer désarmé dans son village, je vais prendre les armes de ceux-ci.

— Prenez-les donc, mon jeune ami… Et leurs chevelures avec, puisque chez vous l’on tient à ces parures capillaires.

— Pas les chevelures, riposta Cœur de Feu. Les scalps appartiennent au vainqueur.

Avant que le Marseillais eût pu l’interroger sur la signification de ces derniers mots, Cœur de Feu s’était éloigné.

Les voyageurs le virent se pencher sur les corps des Comanches, demeurer un instant incliné, puis revenir vers eux, chargé des carabines des défunts.

Seulement, à la main du Séminole se balançaient les scalps des morts.

— Vé, s’écria Scipion, vous les avez pris tout de même.

— Pour les remettre à mon ami, dont ils orneront la demeure, dont ils proclameront la vaillance.

Un instant le Marseillais hésita. Il allait refuser cet étrange présent, mais un signe rapide de Marius le prévint qu’il ferait ainsi au Peau-Rouge une mortelle injure, et il attacha à sa ceinture les scalps sanglants.

Alors, l’Indien lui appuya la main sur l’épaule.

— Où que vous soyez dans le llano, quel que soit le danger qui menace, dites : Je suis le frère de Cœur de Feu, chef du village du cañon de Wheeler, et l’on vous livrera passage.

— Merci, chef… Mais le village que vous venez de nommer se trouve à quatre heures de marche d’ici ?

— En effet.

— Alors, vous pouvez m’enseigner pourquoi il a été déserté par habitants.

— À vous je puis répondre, puisque vous êtes dévoué à la Vierge mexicaine. Les Apaches et les Comanches, soulevés par les hommes du Texas, avaient juré de la massacrer. Les Séminoles se sont rassemblés. Toutes les tribus ont promis d’exterminer ceux qui barreraient la route à celle que nos traditions ont annoncée. Moi-même, j’ai été chargé de me rendre au camp des Comanches et des Apaches alliés, pour leur proposer la guerre ou la paix. Ils ont répondu par des protestations pacifiques ; mais, quand je repris le chemin de mon village, ceux que vous avez frappés me tendirent un piège. Et j’avais entonné mon chant de mort, et j’étais triste comme la nuit, car, là-bas, à Wheeler, un vieux guerrier, mon père, attendait ma présence pour retourner dans le sein du Grand-Esprit.

— Le Cheval Noir, murmura Scipion se souvenant du nom prononcé par le moribond du village indien.

Un frisson secoua le corps du Séminole :

— Comment mon frère connaît-il ce nom ?

— Parce que nous nous sommes arrêtés dans votre wigwam.

— Et mon père ?

— Il disait bravement son chant de mort. Nous l’avons accompagné, et quand il eut expiré, nous creusâmes une tombe dans le sol même du wigwam. Nous l’y ensevelîmes, avec ses armes, ses objets usuels.

Les Peaux-Rouges considèrent l’impassibilité comme la première des vertus d’un guerrier ; mais le Séminole, en entendant le récit laconique du voyageur, laissa couler ses larmes :

— La vie de Cœur de Feu vous appartient, puisque vous l’avez conservée. Vous êtes le chef de ma maison. Car, ainsi qu’il appartient au fils aîné, vous avez donné la sépulture à mon père. Rien ne me presse plus de retourner à Wheeler ! Je serai votre guide jusqu’aux Eaux-Noires (lac d’Agua-Negra).

Une demi-heure ne s’était pas écoulée que les trois hommes, si curieusement réunis dans le désert, quittaient le lit asséché de la rivière Canadienne et s’avançaient rapidement vers le Sud.

Pendant quatre jours ils allèrent ainsi, marchant la nuit, se reposant durant les heures de soleil.

Peu à peu le pays se transforma. Aux plaines sablonneuses du llano, succédèrent des plateaux rocheux de faible hauteur où croissaient des plantes bizarres formées d’une seule tige, dépourvues de feuilles et auxquelles leur aspect a valu le nom de « cierges ».

On parcourait des kilomètres au milieu de cette végétation étrange. Une sorte de malaise envahissait alors les voyageurs. La vue de ces cierges innombrables, qui se dressaient comme une forêt de perches verticales, leur causait une impression d’agacement contre laquelle il leur était impossible de réagir.

Alors on lançait les chevaux au galop, Cœur de Feu porté en croupe par l’une des montures, et dans une foulée éperdue on traversait le paysage monotone, cherchant une gorge, une barranca, où l’on échappât à l’obsession des cierges. Et quand on avait trouvé l’endroit désiré, les roches nues, ravinées, calcinées, procuraient aux yeux une sensation de repos.

Puis le terrain s’éleva encore. De brusques ressauts du sol annoncèrent l’approche des hautes terres du Nouveau-Mexique. La nature se fit plus âpre. La nuit, le thermomètre descendait au-dessous de zéro.

Par des chemins de montagnes, côtoyant des abîmes, les voyageurs allaient à la file au milieu d’un chaos titanique.

Dans le dédale de rocs, de pics, de cañons, de barrancas, Cœur de Feu n’hésitait jamais sur la route à suivre. Avec la prodigieuse sagacité de sa race, il découvrait les sentiers praticables, contournait les obstacles, ne se laissant détourner par rien de la direction du Sud. Une trentaine de Séminoles, rencontrés en chemin, avaient augmenté le cortège.

Enfin le cinquième jour, à l’aube, les cavaliers débouchèrent dans un vaste cirque au fond duquel miroitaient les eaux sombres d’un petit lac.

— Agua-Negra, dit seulement le Séminole.

Tous s’étaient arrêtés. L’endroit apparaissait sinistre. Autour du lagon, des falaises de basalte noir, déchiquetées en aiguilles, striées en fûts de colonnes, s’élevaient à trois ou quatre cents mètres de haut, et l’eau, qui les réfléchissait, prenait une teinte d’encre.

Tout était sombre, désolé, tout semblait désert. Pourtant le chef désigna le fond, puis la droite de la vallée.

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— Apaches… Comanches, prononça il en même temps.

Et, en regardant avec attention, les Blancs aperçurent des corps étendus sur le sol resté libre entre la rive du lac et le pied des rochers.

Il fallait que Cœur de Feu eût une vue exceptionnelle pour distinguer, à pareille distance, les insignes des guerriers.

Déjà Scipion et Marius apprêtaient leurs armes. L’Indien les arrêta du geste :

— Écoutez.

Une sourde rumeur passait dans l’air. Soudain des hurlements sauvages retentirent auxquels se mêlèrent bientôt des coups de feu.

— Les Comanches me croient morts, murmura Cœur de Feu, ils attaquent de nouveau les amis de mon frère.

Il eut un geste.

En une seconde, lui et ses guerriers eurent mis pied à terre, et Cœur de Feu, laissant le sentier par lequel il était descendu dans la vallée tout à l’heure, s’engagea sur une étroite corniche longeant la falaise en surplombant le gouffre. Scipion et Marius suivaient les Indiens.

Heureusement, ni l’un ni l’autre n’étaient sujets au vertige. La sente dangereuse était peu étendue d’ailleurs. Elle permettait de tourner un massif basaltique, puis elle s’enfonçait entre deux hautes parois de rocs, et par une série de gradins, accédait au sommet de la falaise.

Bientôt les ascensionnistes atteignirent le plateau.

À peu de distance les rochers se soulevaient, formant un monticule dont les flancs étaient à pic du côté du lac et s’abaissaient en pente escarpée mais praticable du côté de la plaine.

— C’est là, fit encore Cœur de Feu en s’arrêtant.

— Là, alors, courons.

Là-bas sur la pente, un flot humain montait avec de rauques clameurs.

Cœur de Feu fit un signe et tous se ruèrent en avant.

Vingt minutes plus tard, les Comanches et Apaches, surpris par cette attaque inattendue, fuyaient dans toutes les directions.

Mais sur le plateau, où ses amis avaient établi leur camp, un triste spectacle attendait Scipion.

Étendue sur des couvertures, à l’ombre de sa tente, la Mestiza gisait toute blanche, inerte, l’épaule enveloppée de linges.

Autour d’elle se tenaient Fabian Rosales, Francis Gairon, Pierre, le domestique de Cigale, ce jeune Cœllo, dont Bell avait parlé naguère à Scipion, lors de leur entrevue à Chicago.

Tous étaient sombres, sauf Coëllo, dont les joues s’étaient couvertes d’une buée rose et dont les grands yeux noirs se fixaient sur le Marseillais avec une expression de joie et de crainte.

Massiliague remarqua la beauté presque féminine de l’adolescent, la grâce de sa tournure ; mais d’autres objets sollicitèrent ses regards.

À quelques pas, le chef mayo, le Puma, entouré de ses Indiens, réduits à six par le combat, se tenaient droits, raides, comme pétrifiés par la douleur que leur orgueil d’hommes rouges leur interdisait d’avouer.

Profondément troublé, le Marseillais s’agenouilla près de la couche de Dolorès. La respiration de la blessée était si faible qu’il ne la perçut pas d’abord.

— Pauvre ! gémit-il… elle est morte.

— Non, pas encore, répondit la voix grave du señor Rosales.

— Pas encore, répéta Scipion se soulevant à demi… Ces paroles, señor… Vous craignez donc que cette noble jeune fille… ?

L’hacendado hocha la tête et murmura :

— Peut-être !

DEUXIÈME PARTIE

NORD ET MIDI

CHAPITRE PREMIER

L’HONNEUR DU CHASSEUR

— Señor, veuillez m’accorder quelques instants d’entretien.

C’est ainsi que le Parisien Cigale s’était présenté un beau matin chez le señor Fabian Rosales, hacendado de l’immense exploitation agricole de San Vicente, située au nord du Mexique, province de Cohahuila, en bordure du Rio Grande del Norte.

Rosales s’inclina courtoisement :

— A la disposicion de usted, caballero. Vous êtes mon hôte, partant je vous appartiens.

À son tour, le Parisien salua :

— Señor, vous savez que le gouvernement français m’a autorisé à suivre la Mestiza Dolorès Pacheco dans sa recherche du Gorgerin inca-atzec d’Alliance, disparu lors de la conquête espagnole, il y a quatre cents ans, Gorgerin dont la présentation entraînerait la confédération de tous les États du Sud-Américain.

— En effet.

— Mon gouvernement attache à la réussite de cette expédition un tel intérêt, qu’il a décidé de compter sur mon temps de service militaire les mois que j’y consacrerais.

— Vous me l’avez dit.

— Or, Scipion Massiliague, de Marseille, que la Vierge mexicaine – puisque l’on nomme ainsi Dolorès – avait associé à son entreprise, a été enlevé et est actuellement prisonnier des Américains du Nord qui veulent empêcher par tous les moyens l’union des Sudistes.

— Leur suprématie sur les deux Amériques serait menacée.

— Naturellement. Vous connaissez la question mieux que moi, vous, señor. Vous êtes Français d’origine, mais vous habitez le pays depuis longtemps.

— Hélas !

— Vous ne vous étonnerez donc pas que moi, Parisien, Celte par conséquent, je parte avec la señorita Dolorès, et les chasseurs canadiens Francis et Pierre qui se sont offerts à suppléer Massiliague captif contre les Saxons du Nord.

— Je vous approuve des deux mains, mon cher hôte.

— Merci. Tous, nous brûlons de mener à bien l’entreprise. Le succès sera le signal de la délivrance du brave Marseillais qui avait assumé le périlleux honneur de devenir le champion des Sudistes.

— Ceci prouve la noblesse de vos sentiments.

Cigale eut un vague sourire et d’un ton insinuant :

— Alors, señor, si nous agissions autrement, nous vous paraîtrions moins nobles.

— Je ne dis pas cela.

— Mais vous le pensez certainement. Vous pouvez parler sans crainte de me froisser, puisque précisément j’ai adopté l’attitude que vous préférez.

— Vous avez raison, señor Cigale. Je vous dévoilerai donc ma pensée tout entière. Des Français qui demeureraient indifférents devant l’œuvre de la señorita Dolorès Pacheco, me sembleraient presque des traîtres à la cause de la civilisation. Moi-même, j’ai télégraphié à un mien ami. S’il peut prendre la direction de ma propriété, je suivrai la Doña.

— Parfait, s’exclama le Parisien, en se frottant les mains.

Une nuance d’étonnement parut dans le regard de l’hacendado.

— Ma confidence semble vous enchanter ?

— Elle m’enchante, mon cher señor, car elle facilite mon ambassade.

— Votre ambassade ?

— C’est le mot propre.

— Expliquez-vous.

— Ainsi fais-je. Une autre personne brûle également de faire partie de l’expédition. À ce point qu’elle m’a prié de l’accepter comme domestique.

— Un de mes vaqueros, sans doute… ; brave homme, je lui permets bien volontiers…

— Pas d’engagements téméraires, interrompit Cigale. Avant de vous prononcer, señor hacendado, sachez de qui je vous parle.

— De qui donc s’agit-il ?

— De la señorita Vera, votre seconde fille.

À ce nom, Fabian Rosales demeura stupéfait :

— Quoi, Vera, votre domestique…

— Le vêtement masculin est plus commode pour courir le désert.

— Elle quitterait ses sœurs : Inès et Annina.

— Elles l’approuvent.

— Quoi ? Inès si raisonnable… ?

— Estime qu’il convient de tenter l’impossible pour délivrer un fiancé.

Cette fois, l’hacendado se prit le crâne à deux mains, et avec l’effarement comique de l’homme jeté brusquement en pleine charade :

— Un fiancé, maintenant. Vera a un fiancé.

— Oui, señor.

— Mais je ne le connais pas.

— Et lui-même, señor, ne soupçonne pas que la gracieuse enfant l’a distingué.

Rosales faisait de vains efforts pour démêler l’imbroglio. Enfin il reprit d’un ton suppliant :

— Au nom du ciel, soyez clair.

— Voici. La gentille Vera a senti son cœur aller à Scipion Massiliague. L’auréole du champion, la verve du pauvre garçon, ont accaparé la pensée de la jeune fille. Et la dernière nuit que l’infortuné passa à l’hacienda, la señorita Vera, accompagnée de ses deux sœurs, alla porter sur la fenêtre de votre hôte le bouquet emblématique de sospiriano.

Les sourcils de l’hacendado se froncèrent. Presque rudement il gronda :

— Vera vous a chargé de me faire ce récit ?

Mais Cigale secoua la tête :

— Non, señor. Au surplus, je vous phonographie notre conversation de tout à l’heure.

Puis se servant pour les répliques de la jeune fille d’une petite voix flûtée, le Parisien poursuivit :

— Voici notre dialogue :

Elle. – Je vous joindrai au bord du Rio Grande. Je serai censément un garçon de San Vicente que vous aurez engagé pour le voyage. Mon nom sera Coëllo. Consentez, car je mourrais d’ennui, d’inquiétude, si je restais ici.

Moi. – Mais, Mademoiselle, ce serait fort mal reconnaître l’hospitalité de votre père.

Elle. – Je lui ferai tenir une lettre qui vous dégagera.

Moi. – Impossible, Mademoiselle. Les convenances les plus élémentaires me créent le devoir d’avertir le señor Rosales.

Elle. – Il refusera.

Moi. – J’en suis persuadé.

Elle. – Bien. Je comprends. Vous jugez indigne d’un hôte de prêter assistance à une señorita qui pleure. Parlez à mon père, parlez-lui. S’il ne comprend pas ma souffrance, je trouverai bien un moyen de vous rejoindre, sans que votre responsabilité soit engagée.

À ce point de son récit, le Parisien reprit sa voix naturelle pour achever :

— Telles sont les répliques que nous avons échangées, señor. Vous le voyez. Je n’ai rien dit qui ne fût conforme au respect, à la reconnaissance, que je devais à votre hospitalière maison.

L’hacendado pressa les mains du jeune homme et doucement :

— Pardonnez-moi d’avoir douté de votre loyauté. Au Mexique, nous laissons la jeune fille libre de choisir son fiancé. La démarche de Vera n’est donc pas irrespectueuse. Mais pour un père, les enfants restent toujours petits, j’ai eu une surprise douloureuse en apprenant que la femme apparaissait chez ma Vera. Je répare comme il convient l’injure en vous donnant la plus grande marque de confiance que puisse donner un caballero. Je vous dis : Señor Parisien, acceptez la proposition de mon enfant. Veillez sur elle et faites que le domestique Coëllo soit toujours digne de redevenir Vera Rosales.

Il y avait tant de chevaleresque grandeur dans l’accent de l’hacendado, que Cigale se sentit ému.

— Merci, señor, dit-il d’une voix qui tremblait. Vous venez de doter cette enfant d’un frère, je veillerai sur elle de même que si j’étais votre fils.

Il s’arrêta. L’hacendado était devenu atrocement pâle.

— Qu’avez-vous, señor ?

— Un souvenir… Je pourrais avoir un fils à peu près de votre âge… bon et brave comme vous.

— Je regrette d’avoir éveillé votre mémoire.

— Ne regrettez rien… Comme un fils, avez-vous dit… et mon trouble m’a fait vous dévoiler le secret du passé. Peut-être le destin veut-il que vous sachiez tout. Écoutez donc.

Jusque-là les deux hommes avaient causé debout.

À cet instant, Fabian avança un siège à son interlocuteur, et s’étant assis lui-même :

— Il y a vingt ans, j’étais le plus heureux des hommes. Marié à une douce créature, je me nommais Fabian Roseraie. Je venais d’être père… j’avais un fils, âgé de quelques jours à peine. J’étais fou de bonheur. Sur le bambin vagissant, je formais des projets d’avenir, je le voyais déjà général, ingénieur, magistrat… Chimères adorables que connaissent tous les pères. Le vôtre, señor, a dû éprouver les mêmes ivresses.

Avec mélancolie, le Parisien murmura :

— Je ne crois pas, señor.

— Vous blasphémez en exprimant un pareil doute.

— Ma foi, riposta Cigale, je blasphème par ignorance, car je n’ai jamais connu mes parents.

— Jamais ?

— Non. Je suis un enfant trouvé, j’ignore même par qui, car lorsque j’ai commencé à me souvenir, je devais avoir de sept à huit ans. Aujourd’hui encore, je serais un pauvre diable, ignorant et miséreux, si ma bonne étoile ne m’avait fait rencontrer le prince Rundjee, un noble et bienveillant seigneur hindou, qui m’a en quelque sorte adopté, et auprès de qui est celle dont je ferai ma femme : Anoor, une mignonne fille du Pendjab, que nous avons arrachée aux mains des brahmes.

— Ah ! soupira l’hacendado ; mon Fabien a-t-il eu dans sa détresse le bonheur de rencontrer pareille affection ?

Le Parisien sursauta :

— Votre fils est donc vivant ?

Avec un geste désolé, Rosales balbutia :

— Je ne sais pas.

Puis vite, comme s’il avait eu hâte d’achever :

— On me l’a enlevé. Sa mère est morte de chagrin. Le coupable, mon frère, oh ! honte, m’écrivit d’Amérique où il s’était enfui. Il se vantait de son crime. Il me haïssait parce que, à son avis, j’avais une chance supérieure à la sienne. Il me haïssait parce que, jeune fille, ma compagne m’avait préféré à lui. Ce lui avait été une sinistre joie de renverser notre bonheur. Ton Fabien, écrivait-il, tu ne le reverras jamais. Je l’ai condamné à l’existence des misérables. Enfin je suis vengé de ton insolente prospérité. Adieu.

L’hacendado poussa un long soupir.

— En vain je cherchai, je mis la police, les agences de recherche sur pied. Tout fut inutile. Mon frère mourut peu après à la Nouvelle-Orléans pendant une épidémie de fièvre jaune, sans que j’eusse pu le voir, le supplier d’avoir pitié. Enfin désespéré, seul, ayant horreur des êtres et des choses qui me rappelaient le passé, je quittai la France. Je vins au Mexique, j’acquis l’exploitation de San Vicente, et dans un labeur acharné je cherchai un dérivatif à ma tristesse. J’avais refait ma vie. Mes filles adoucissaient le souvenir de la disparition de mon fils. Il a fallu la démarche de Vera, démarche qui m’avertit qu’à leur tour elles quitteront ma maison. Il a fallu un mot de vous pour raviver ma blessure, pour m’arracher une plainte que mes lèvres avaient retenue jusqu’à ce jour.

Les mains unies, les deux hommes se regardaient, les yeux humides, unissant en un même regret l’adolescent privé de son père, le père privé de son fils.

— Comme votre Fabien, dit enfin Cigale d’une voix lente, je veillerai sur Vera.

Mais secouant son émotion.

— D’ailleurs vous nous accompagnerez sans doute, et nous serons deux pour écarter le danger de sa route.

Rosales inclina la tête :

— Oui, peut-être… Ne dites rien à cette pauvre petite de ce que je vous ai avoué… Apprenez-lui seulement que je ne m’oppose pas à ce qu’elle devienne Coëllo, le domestique. Elle a manqué de foi en moi. Ce sera sa punition de voyager en inférieur, au lieu de posséder l’équipage qui conviendrait à ma fille.

Il marqua une pause et acheva :

— Pour vous, señor Cigale, oubliez Roseraie. Roseraie est mort, Rosales seul existe.

Dans l’après-midi de ce jour, l’hacendado prévint le jeune homme que lui-même ferait partie de l’expédition. Un télégramme lui avait apporté la réponse de son ami. Celui-ci consentait à diriger l’exploitation du domaine de San Vicente, en l’absence de Rosales.

C’est ainsi que le lendemain matin, au milieu des souhaits des peones assemblés, la Mestiza s’était mise en route, suivie des chasseurs Francis et Pierre, de Fabian et du chef le Puma avec ses dix Indios Mayos. Cigale fermait la marche avec Vera.

La jolie fillette avait pris son déguisement au sérieux. Veste soutachée, pantalon mexicain, large sombrero, lui donnaient l’apparence d’un gentil jeune homme, un peu frêle, aux mains trop blanches, aux pieds mignons.

Mais elle se tenait droite en selle. Sa carabine accrochée à l’arçon, son revolver, son machete, composaient un ensemble très martial.

— Un peu opéra-comique, avait confié le Parisien à Fabian.

— Bah ! avait répondu l’hacendado, j’espère qu’elle renoncera à sa folle équipée avant que nous ayons quitté le territoire mexicain.

Il se trompait. La tendresse éclose dans le cœur de la jeune fille lui assura le courage de supporter les fatigues d’interminables chevauchées, sous un soleil de feu.

La petite troupe foula le sol mexicain le plus longtemps possible, remontant la rive droite de Rio Grande. Au Paso del Norte, il fallut cependant l’abandonner, le fleuve coulant à partir de ce point au milieu du chaos montagneux de l’ouest de l’État du Nouveau-Mexique.

Évitant les presidios (bourgades), dissimulant leur marche, Dolorès et ses amis s’enfoncèrent dans les gorges de la Sierra Soledad, puis gagnèrent la Sierra Bianca, et par le lit asséché du Rio Rondo parvinrent au Rio Pecos, dont les eaux peu profondes coulaient lentement vers le sud. Jusque-là, aucun danger n’avait menacé les voyageurs, mais au bord de cette dernière rivière, une découverte, sans importance en apparence, les avertit que l’heure de la lutte allait bientôt sonner.

En approchant du gué, grâce auquel la caravane pouvait traverser le Rio Pecos, le Puma, qui marchait en avant, revint brusquement vers le gros de la troupe.

— Qu’est-ce, chef ? questionna Dolorès.

Le Mayo répondit seulement :

— Apaches !

Un frisson courut sur l’épiderme des aventuriers. Au seuil du désert, on ne prononce jamais sans émotion, le nom des terribles Indios bravos. Leur férocité, leurs ruses, leur haine implacable de la race blanche, les terrifiants récits qui remplissent les veillées, comme les contes de revenants dans notre pays, pénètrent les habitants d’une crainte mystérieuse.

Tomber aux mains des Apaches ou de leurs rivaux les Comanches, c’est la mort certaine après les plus horribles supplices.

Les chasseurs, en gens accoutumés à la vie du désert, furent seuls exempts de ce trouble passager.

Francis s’approcha de Puma :

— Nombreux ?

L’Indien haussa les épaules.

— Impossible à dire. Piste de guerre. Peut-être vingt. Peut-être cent.

— Dans la piste de guerre, expliqua le Canadien, les Peaux-Rouges se suivent à la file, chacun posant le pied sur l’empreinte de celui qui le précède. De cette façon ils dissimulent leur nombre.

Puis revenant au chef mayo :

— Le chef a-t-il au moins reconnu si les Apaches ont passé depuis peu ?

— Lever du soleil.

— Il y aurait donc deux heures environ ?

— Oui.

— Pas de traces de chevaux ?

— Aucune. La manada (troupe de chevaux libres guidés par une bête montée) a dû prendre une autre route, elle attend sans doute les guerriers en un point déterminé.

Francis parut réfléchir un instant, puis son expérience du llano lui donnant en quelque sorte le commandement, il se tourna vers Dolorès :

— Doña, dit-il, veuillez faire halte en ce lieu. Pierre et moi, nous passerons le fleuve et reconnaîtrons la piste.

— Mais, c’est vous exposer…

— Bah ! fit-il, les Indiens et nous, sommes de vieilles connaissances. La poudre a souvent parlé entre nous, selon l’expression de ces coquins rouges, et nos carabines ont toujours protégé nos scalps.

Il souriait. Sa gaieté rassura la Mestiza.

— Voyez-vous, ajouta-t-il, nous serions seuls avec vous, même avec vos Indios Mayos, je vous répondrais de passer entre les doigts des Apaches ; mais il y a parmi nous trois personnes qui n’ont pas l’habitude des ruses de la prairie. Elles laisseront une trace qu’un enfant suivrait sans peine.

— Le seigneur Fabian, murmura Dolorès.

— Oui, et aussi le seigneur Cigale, son domestique Coëllo. Voilà pourquoi je recommande les plus minutieuses précautions.

La Mestiza inclina la tête :

— Faites donc comme vous l’entendrez. Je vous ai accepté comme champion et j’ai toute confiance en vous.

À ces dernières paroles, le Canadien rougit ; pour dissimuler son trouble, il fit volter son cheval, et adressant un signe à son engagé, il poussa l’animal vers le gué, tandis que Dolorès et son escorte mettaient pied à terre.

Un moment après, les chevaux faisaient jaillir autour d’eux l’eau qui leur montait, à peine aux genoux.

— Dites donc, chef, plaisanta alors Pierre, voilà que vous dirigez l’expédition.

Gairon affirma du geste.

— Elle place bien sa confiance, la Doña !

Un éclair brilla dans les yeux du chasseur.

— Oui, fit-il d’une voix rude, elle la place bien, car je donnerais ma vie pour elle sans hésiter… et la tienne aussi.

— Vous pouvez, chef…, vous pouvez. Je suis votre engagé, ma peau est à vous. Seulement vous me paraissez avoir changé d’idée.

— Moi, pourquoi ?

— Dame, il y a six mois d’écoulés, depuis que vous vous êtes vendu à Joë Sullivan.

— Après ?

— Pendant six mois encore, vous devez enlever le fameux Gorgerin, si la Doña le découvre.

Francis eut un mouvement si brusque que son cheval se cabra. Le chasseur l’apaisa aussitôt et d’un ton sourd :

— Voilà pourquoi la présence des Indiens me réjouit.

— Oh ! déclara insoucieusement l’engagé en frappant de la main sa carabine qui résonna sous le choc. Moi, elle me réjouit toujours, cette vermine des prairies.

— Je compte sur elle pour retarder notre marche.

— Bah !

— Et au besoin, acheva le chasseur d’un air sombre, je les attirerais sur nous.

Cette fois, Pierre éclata de rire :

— Vous leur offrirez le scalp de la Doña ?

— Non, gronda Gairon avec une tristesse rageuse. Je la tuerais plutôt que de l’exposer à la torture. Mais j’ai engagé mon honneur à Sullivan et tout mon être se soulève à la pensée de trahir la Vierge mexicaine… Après tout, on ne meurt qu’une fois. Nous disparus, d’autres reprendraient la recherche du joyau inca-atzec. C’est une noble créature que la douce Dolorès… elle préférerait échouer dans son expédition à voir le Gorgerin au pouvoir des Yankees.

Puis, après un silence, le Canadien acheva :

— Et puis, elle mourrait sans me mépriser…, sans m’accuser d’une trahison dont j’ai horreur, et que, cependant, ma signature d’engagement m’obligerait à accomplir.

Tant de douleur vibrait dans l’accent du chasseur, alors qu’il exposait sa terrible situation morale, que Pierre, en dépit de sa nature grossière, comprit.

Nourri d’ailleurs des mêmes idées, des mêmes principes d’honneur, il lui semblait, comme à Gairon, que celui-ci ne pouvait se dégager de la promesse de servir Sullivan pendant le laps d’une année.

Trop simpliste pour se dire : s’engager à servir, n’est point s’engager à agir en brigand. Dès l’heure où l’action malhonnête est commandée, le pacte se trouve ipso facto déchiré ; il croyait fermement que, durant la période stipulée par l’acte, l’homme devenait la chose du chef accepté.

Aussi fut-ce avec un organe adouci qu’il reprit :

— Alors, chef, tâchons de nous mettre à dos tous les Apaches du llano… Au demeurant, c’est une campagne de six mois à tenir, nous avons fait plus fort que ça. Allons-y, chef… Pour commencer, tâchons de savoir ce qui attire les diables rouges par ici.

Les chevaux gravissaient la pente douce de la rive gauche du rio. Là, les traces reprenaient sur une longueur de plusieurs milles ; les Canadiens les suivirent. Ils arrivaient dans un vallonnement étranglé entre deux monticules peu élevés, quand Francis arrêta brusquement sa monture.

— Ils ont campé ici.

— Et même ils ont fait du feu, comme s’ils n’avaient rien à craindre.

— La manada les a rejoints.

— En effet.

Les Canadiens s’entre-regardèrent. Pour des routiers du llano comme eux, il y avait une anomalie incompréhensible dans la conduite des Apaches, effectuant la marche de guerre et allumant des foyers.

Contre quel ennemi s’étaient-ils donc levés ? À coup sûr un ennemi peu redoutable, puisqu’ils dédaignaient de prendre la précaution élémentaire d’éviter la fumée.

Rien du reste n’éclaira les Canadiens.

De guerre lasse, ils reprirent la piste.

Maintenant les Indiens étaient montés. Ils s’étaient groupés en un peloton compact, mais les traces des sabots permettaient d’évaluer à une centaine le nombre des cavaliers.

Tous étaient partis dans la direction de l’est.

Éperonnant leurs montures, Francis et Pierre parcoururent encore quelques kilomètres, sans que les traces déviassent à droite ou à gauche.

— Oh ! remarqua enfin Pierre, leur but est éloigné, car ils ont mis leurs bêtes à un trot modéré.

— Signe qu’il doit être soutenu longtemps.

— Précisément, chef.

— D’autre part, l’absence de toute précaution indique que ce parti d’indiens ignorait notre présence sur le Rio Pecos.

— C’est aussi mon avis.

— Cependant, ils pourront nous gêner dans l’avenir. D’après les indications de la Doña, je pense qu’elle veut tenter de gagner le territoire indien. Les Apaches vont de ce côté ; ils nous barreront donc la route à un moment donné.

— Tant mieux… cela nous retardera comme vous le souhaitez, chef.

— Oui. Revenons au camp.

Tout le monde les attendait avec inquiétude ; aussi leur retour provoqua-t-il une véritable explosion de joie.

Les renseignements qu’ils rapportaient démontraient qu’aucun danger immédiat ne menaçait la petite troupe. Dès lors, rien n’empêchait les voyageurs de poursuivre leur route.

C’est ce qui fut décidé dans un conseil rapide, où le Puma avait été admis.

Le chef mayo avait pris un air anxieux à l’audition du récit des Canadiens.

Ceux-ci lui demandèrent la raison de son souci.

— Piste de guerre, jamais de feux de campement.

— Pourtant nous les avons vus.

— Oui, oui, le Puma en est sûr… ; il sait que les chasseurs ont l’œil perçant de l’aigle et qu’ils ignorent la peur qui obscurcit les regards.

— Que supposez-vous donc, chef ?

— Guerre pas ici… beaucoup plus loin… Apaches se rendent à conseil des tribus. Marche de guerre, par respect pour le conseil. Foyers, parce que rien n’est à redouter encore de l’ennemi.

Oui, ce devait être cela. La netteté de l’explication fournie par le Mayo frappa tous les assistants.

— Mais, Puma, questionna alors Dolorès, ne soupçonnez-vous pas à quels adversaires les Apaches vont chercher noise ?

L’Indien hocha la tête et pensif :

— Quien sabe (qui le sait ?), doña… Là-bas dans l’est est la puissante confédération des Séminoles. Elle compte des milliers de guerriers qui combattent comme les Blancs, en rangs serrés. Jamais les Apaches n’oseraient attaquer pareille puissance. Peut-être, ces pillards projettent-ils une expédition contre un presidio mal défendu. Quien sabe ? répéta-t-il avec haussement d’épaules… Quand le Coyote (loup des prairies) quitte son terrier, il a soif de sang. L’Apache est comme le Coyote. Il y aura des flaques rouges sur la terre, et des chevelures flotteront à l’arçon des selles.

Malgré ces prédictions funèbres, la petite troupe continua sa marche vers l’est. Pendant huit jours encore, on avança péniblement à travers le désert. Car à présent, au dédale des montagnes, avait succédé la plaine aux herbes jaunies.

Au moindre souffle de vent, des tourbillons de poussière s’élevaient, et la poudre impalpable pénétrait dans les narines, la bouche des voyageurs, desséchant les muqueuses, infligeant aux hommes et aux animaux la torture d’une soif ardente.

Personne ne se plaignait pourtant.

Dolorès Pacheco, droite en selle, indifférente en apparence à la fatigue, les yeux obstinément fixés vers l’est, comme si un invisible aimant attirait ses regards de ce côté, entraînait ses compagnons par son exemple.

Cigale et Rosales avaient pour Coëllo des prévenances qui ne surprenaient aucun de leurs compagnons.

Le déguisement de Vera avait été deviné par tous, et souvent le faux domestique trouvait à l’étape une hutte d’herbes entrelacées, ouvrage des Mayos envoyés en éclaireurs devant la caravane.

Elle était courageuse du reste, la gentille Vera. Elle avait maigri un peu. Son visage délicat s’était hâlé, mais sa bouche rose souriait, ce qui remplissait de fierté le señor Fabian Rosales.

— La brave enfant, disait parfois l’hacendado à Cigale. Pour un peu, je la prendrais dans mes bras.

— N’en faites rien, señor, répondait le Parisien. Une part de son courage lui vient de son déguisement. C’est pour le soutenir qu’elle trouve la volonté de ne pas se plaindre. Apprenez-lui que tous connaissent son identité, elle redeviendra femme et perdra toute sa vaillance.

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— Pourtant la Doña Mestiza…

— Oh ! celle-là, señor, est une exception. Une jeune fille qui voue sa vie à l’émancipation d’une race est une héroïne, partant une exception.

— Vous l’admirez profondément ?

— Oui, señor, je ne suis pas éloigné d’imiter nos Indiens qui l’appellent, non pas la Doña, mais la Madona Mexicana.

Cependant, chaque jour, les visages s’assombrissaient. Des indices nombreux indiquaient que bientôt les périls venant des hommes s’ajouteraient aux difficultés naturelles.

Les Mayos, qui remplissaient le rôle d’éclaireurs, annonçaient que de nombreuses traces d’indiens sillonnaient le désert.

Des partis de Peaux-Rouges avaient suivi, souvent à quelques heures d’intervalle seulement, des routes parallèles à celle de la troupe de la Mestiza.

Et détail étrange, dont tous cherchaient vainement la raison, les maîtres du désert se dirigeaient sans exception vers l’est.

Puis ce furent des trouvailles singulières. Une cartouchière de la milice américaine ; un sac de peau de daim contenant plusieurs dollars ; des bouteilles brisées ayant contenu de l’eau-de-vie.

Lorsqu’on lui présentait ces objets, Dolorès fronçait les sourcils. Enfin un matin, à l’heure où finissait la marche de nuit, elle appela ses compagnons qui, de même que les autres jours, allaient se reposer.

Le Puma, les Canadiens, Rosales, Cigale entourèrent aussitôt la jeune fille.

— Mes amis, dit-elle, tenons conseil.

Et s’adressant au Mayo :

— Chef, parlez le premier. Que pensez-vous des objets ramassés sur le sol par vos guerriers ?

L’Indien garda le silence pendant une minute, puis lentement :

— Cartouchière, argent, flacons d’eau-de-feu ?

— Oui.

— Apaches et Comanches ont quitté leurs territoires de chasses. Ennemis toujours, ils paraissent réconciliés.

— En effet.

— Et ils ont liqueurs, monnaie, ustensiles des Blancs, et ils ne s’enfuient pas vers les plaines sauvages où l’on ne peut les atteindre. Ils ne craignent donc pas les Blancs. Ils n’ont donc pas volé ces choses.

Dolorès approuva du geste.

— Si pas volé… on a donc donné à eux. Les Blancs ont fait des présents d’amitié aux hommes rouges. Et les hommes rouges se sont élancés vers l’est, à l’opposé du pays qu’ils parcourent à l’ordinaire.

— Voudriez-vous exprimer qu’ils sont enrôlés par les autorités américaines ? demanda Francis qui avait écouté avec une attention non dissimulée les explications du Mayo.

— Main-Sûre a bien compris la pensée du Puma.

Mais se reprenant :

— Tu ne sais pas. Les Mayos t’appellent Main-Sûre, parce que ta carabine ne manque jamais son but.

Gairon sourit à l’éloge, et oubliant un instant le motif de la réunion :

— Et mon brave Pierre a-t-il aussi un sobriquet ? C’est probable, hein, chef, car vous autres Indiens, avez la manie de décerner des surnoms.

Sans sourciller, le Puma répliqua :

— Lui est l’Ombre.

— L’Ombre ?

— Car il te suit partout. On ne saurait te rencontrer sans lui.

Les chasseurs se prirent à rire, imités par les assistants. Mais la Mestiza mit fin à cet accès d’hilarité :

— Puma, murmura-t-elle, je crois, de même que vous, que les Américains ont engagé les guerriers de la Prairie. Vous parlez avec la sagesse d’un grand chef. Il me reste à vous adresser une question.

— Que la Madone fasse entendre sa voix, le Puma écoute.

— Contre qui a-t-on levé ces Apaches, ces Comanches ?

Sans un mot, le Mayo étendit la main vers la jeune fille.

— Contre moi ?… traduisit-elle.

Il fit oui de la tête :

— Contre moi, contre mon œuvre, contre tous ceux qui veulent les Sudistes libres du joug du Nord.

Et s’exaltant par degrés, un voile rose montant à ses joues, Dolorès continua :

— Mais les temps prédits sont proches. Celle que la liberté guide est sur la voie tracée par les ancêtres. Les Incas, les Atzecs ont tressailli au fond de leurs sépultures séculaires, leurs esprits flottent dans l’air, pénètrent le mien. Ils m’inspirent.

Elle se calma soudain d’un brusque effort de volonté. Puis baissant la voix :

— Les Nordistes prétendent barrer notre chemin. Des nuées de guerriers sont épars entre nous et le territoire indien, où je veux pénétrer. Mais il nous reste une route que les ennemis de la liberté ne sauraient tenir.

Tous avaient tressailli. Leurs regards avides se fixaient sur le visage de Dolorès.

— Nous allons abandonner la direction de l’est, où nos adversaires ont préparé leurs embuscades. À quinze jours de marche environ, nous rencontrons la rivière Canadienne. Ses rives sont occupées par les Séminoles, guerriers valeureux, incapables de traîtrise. Parmi eux, nous cheminerons sans peine, et, avant un mois, nous serons là où je vous conduis.

— Avant un mois, répéta Francis d’une voix si basse que personne ne l’entendit.

Ses yeux s’étaient troublés. Une angoisse intérieure contracta ses traits.

Les paroles de Dolorès l’avaient atteint en plein cœur.

— Dans un mois, avait-elle dit, on parviendrait au but du voyage.

Mais dans un mois, il serait encore l’engagé de Joë Sullivan. Dans un mois, sous peine de forfaire à l’honneur, il devrait enlever le Gorgerin d’alliance à la Doña ; il devrait le porter à son « engageur », désespérer celle qui avait pris à ses yeux l’apparence d’une divinité, à qui, dans son cœur, il dressait un autel.

Il fallait dissimuler pourtant.

Comme les autres, il feignit de se rallier au projet de la jeune fille. Mais, le conseil terminé, il alla se coucher à quelques pas de ses compagnons, après avoir étendu son sarape (couverture rayée), au-dessus de sa tête, au moyen de piquets plantés en terre.

Pierre le rejoignit :

— Chef, votre situation va devenir mauvaise.

— Pourquoi me le dire, gronda Francis avec humeur…, je ne le sais que trop.

— On pourrait partir en reconnaissance et ne pas revenir.

— Impossible, j’ai promis à Joë de ne pas quitter la doña Dolorès.

— Diable ! Alors vous serez près d’elle dans un mois.

Gairon ne répondit pas.

— Et si elle trouve son satané collier, continua l’engagé, vous serez forcé de le lui prendre.

Le Canadien grinça des dents. Ce lui était une souffrance aiguë d’entendre affirmer par son compagnon ces choses qui déjà hantaient son cerveau.

— Jamais je n’agirai ainsi, fit-il avec une colère concentrée.

— Alors vous adopterez mon premier moyen, fuir.

— Ma signature me le défend.

— Il faut cependant choisir, chef.

Gairon tourna le dos à Pierre et fit mine de s’endormir. Vers le soir seulement, quand le signal du départ fut donné, le chasseur qui était resté en arrière, appela son engagé d’un signe.

Celui-ci s’approcha aussitôt.

— Pierre, commença lentement le chef, je t’ai brutalisé ce matin. J’ai eu tort, excuse-moi.

— Bon, s’exclama son interlocuteur en riant, c’est oublié. L’Ombre ne peut en vouloir à la Main-Sûre.

— Merci. À cette heure du reste, tu n’es plus lié à moi, je déchire ton engagement.

— Pourquoi donc ? Vous le déchirez, et si cela ne me plaît pas, à moi ?

— Je le déchire parce que j’ai pris une résolution désespérée. Tu m’accompagneras, s’il te convient, mais si tu préfères t’en aller, tu es libre. Il ne serait pas juste que tu fusses victime de ma folie.

— Allez toujours, bougonna Pierre. Vous êtes bien certain que je ne m’en irai pas d’un côté, tandis que vous vous dirigerez de l’autre. Elle n’est pas difficile à deviner, votre résolution… Vous n’abandonnerez pas la Mestiza, parce que vous avez donné votre parole au Sullivan…, je vous approuve. Vous ne voulez pas que la Doña trouve son colifichet avant que les douze mois de votre engagement soient écoulés… je vous approuve encore. Et pour lui faire perdre les six mois qui restent, vous êtes décidé à tout, même à attirer sur nous tous les Indiens, à nous envoyer dans l’autre monde. Eh bien ! chef, ça me va. On poussera son cri de guerre en même temps que vous… Si mon heure est venue, mon chant de mort répondra au vôtre. Un brave chasseur, qui n’a jamais manqué à l’honneur et a couché pas mal de vermines rouges sur le sol du désert, peut quitter la vie sans crainte. Il est assuré d’être bien reçu sur les territoires de chasse du Grand Esprit, comme disent les Indiens.

Dans sa forme naïve, le discours de Pierre était poignant. L’homme qui, sans y être contraint, fait le sacrifice de sa vie, inspire une sorte de respect. Gairon éprouva ce sentiment et il tendit la main à son compagnon.

— Merci, Pierre, j’accepte ton dévouement. Dans la situation affolante où je me débats, je sais que mon projet est presque un suicide. Je te suis profondément reconnaissant de vouloir mourir avec moi.

L’engagé eut un gros rire :

— De profundisAmen… On se croirait à l’église de Québec. Vous allez bien, chef. Nous ne sommes pas encore en terre.

— Non, mais peut-être ne tarderons-nous pas…

— Ce n’est pas la première fois qu’on aura déclaré la guerre aux diables rouges.

— Certes ! seulement, cette fois, mon esprit ne m’appartient plus…

— Oui, oui… je conçois. Il est auprès de la Doña ; il s’est brûlé, ainsi qu’un papillon à la lumière de ses yeux. Vous vous dites : Je ne puis penser qu’à elle. Rien ne me la fera oublier, et cela ne m’intéressera pas de lutter de ruses avec les Apaches et les Comanches.

Francis affirma tristement du geste.

— Ce ne serait que demi-mal d’ailleurs ; je n’ai pas une figure de femme dans le cœur, moi, et les ruses m’amuseront ;… mais un vrai chasseur ne devient pas bête comme un bison tout d’un coup. Attendez seulement que les guerriers ennemis approchent… Les vieilles haines se réveilleront aussitôt, et vous n’aurez plus d’autre idée que de les fusiller. L’écho des prairies répétera encore les détonations des carabines de Main-Sûre et de l’Ombre, ainsi que les cris d’agonie des hommes rouges.

— Puisses-tu avoir raison ! soupira Gairon.

Mais désignant la caravane qui, durant ce colloque, avait pris une avance assez considérable :

— Rejoignons nos compagnons, reprit-il. Avant huit jours, tout doit être décidé.

Et d’un ton sombre :

— Me tuer serait une solution… Hélas ! non, mon engagement est formel : Ne pas quitter la doña Dolorès… Allons, Gairon, redeviens toi-même… Crée le danger qui te fera gagner du temps et tâche de t’en tirer.

Les Canadiens rejoignirent la troupe de la Mestiza et avec elle remontèrent vers le nord.

À l’aube on s’arrêta près d’une source, autour de laquelle une douzaine d’arbres formaient une minuscule oasis.

Là, un incident favorisa les projets de Francis. Près du bassin naturel où sourdait l’eau limpide, le sol détrempé avait conservé des traces d’Indiens. Toutes fraîches, elles indiquaient que les Peaux-Rouges étaient partis depuis une heure à peine.

Gairon le fit remarquer à Dolorès.

— Doña, dit-il à la jeune fille, je veux suivre cette nouvelle piste. Vois. La direction est différente des autres. Ce n’est plus vers l’est, mais vers le nord-est que marchent les guerriers.

Et comme elle le remerciait, touchée de ce qu’elle croyait être de la sollicitude à son égard, il s’éloigna brusquement :

— Reposez-vous. Je vous rapporterai des nouvelles.

Un moment plus tard, il s’éloignait à grandes enjambées, suivi par son inséparable engagé.

— Pourquoi avoir laissé les chevaux ? demanda ce dernier.

— Ils sont las, répondit le Canadien… Puis, des cavaliers ne surprennent pas l’ennemi.

— Seulement ils peuvent le fuir, grommela Pierre entre ses dents.

Ce fut tout. Les deux hommes continuèrent à s’enfoncer côte à côte dans le désert.

Le soleil montait vers le zénith, criblant la terre de ses rayons ardents. Les herbes clairsemées craquaient comme si leurs fibres se fussent racornies à la chaleur. Les chasseurs allaient toujours, longeant la piste qui se déroulait interminablement devant eux.

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Soudain, ils se trouvèrent en face d’un espace dénudé, parsemé de petites éminences coniques ressemblant à de minuscules huttes de terre.

— Un camp de chiens des prairies, murmura Francis.

En effet, les chiens des prairies, curieux mammifères, plus proches des rongeurs que de la famille canine, vivent par troupes nombreuses. Chaque famille se creuse un terrier dont l’entrée est indiquée par une protubérance du sol. Ces cités souterraines couvrent parfois de vastes espaces, et sont dangereuses pour les cavaliers ; la surface de la prairie, qui cache d’innombrables galeries, s’effondre souvent sous les pieds des chevaux.

Partout apparaissaient les chiens de prairie. Assis sur leur train de derrière, ils regardaient venir les chasseurs ; mais, à leur approche, ils s’enfonçaient vivement dans leurs terriers.

Francis et son engagé, accoutumés aux choses du désert, ne prêtaient aucune attention aux animaux. La piste des Indiens, zigzaguant parmi les huttes, les préoccupait seule.

— Ma foi, fit tout à coup Pierre, ou bien j’ai la berlue, ou bien, en haut du monticule que nous gravissons en ce moment, nous apercevrons les lacs que l’on appelle les Lagunas Salinas.

— Dont l’eau contient autant de sel que l’océan, acheva Gairon. Je crois que tu as raison. Aussi bien, le chemin parcouru depuis le Rio Pecos, a dû nous conduire à peu près aux environs des Salinas.

— Alors, attention, car ceux que nous pourchassons se sont certainement arrêtés au bord d’un des lacs salés, pour y attendre que la grande chaleur soit passée.

— Oh ! les Peaux-Rouges se moquent du soleil.

— Ils le disent, chef, ils le disent. Seulement, quand il ne s’agit pas de parader devant un blanc, ils se mettent volontiers à l’ombre.

Sans doute, Francis partageait cette manière de voir, car en approchant du sommet de la hauteur, il ralentit le pas, se courba, et finit par s’allonger sur la terre brûlante pour ramper jusqu’à la crête.

L’engagé l’imitait de point en point.

Leur tête dépassa le sommet. Ils eurent une même exclamation :

— Les Salinas !

Une dépression se creusait, parsemée de mares, de lagons, aux eaux d’un gris d’acier sous la clarté du soleil. Des arbres aux racines aériennes, de l’espèce des palétuviers, croissaient sur la bordure marécageuse des nappes liquides, leur formant une ceinture verdoyante.

Juste en face d’eux, la ligne des arbres s’interrompait, laissant libre une plage de sable aux tons d’or, et là, étendus dans l’étroite bande d’ombre courant parallèlement à la lisière du taillis, une vingtaine de guerriers indiens semblaient se livrer aux douceurs du sommeil.

— Comanches, souffla tout bas l’engagé.

C’était exact. Aux ornements de leurs manteaux, à la disposition de leur scalp, les farouches coureurs de la prairie ne pouvaient être confondus avec les guerriers d’une autre tribu.

À cent pas du camp environ, un factionnaire debout, appuyé sur son fusil, veillait, séparé de ses compagnons par une pointe de buissons qui s’avançait ainsi qu’un cap entre la berge du lac et la plaine environnante.

Sans nul doute, les Peaux-Rouges se croyaient à l’abri de toute surprise. Leur tranquillité, l’attitude nonchalante de leur sentinelle, le démontraient surabondamment. Un instant, les chasseurs restèrent silencieux :

Enfin Gairon arma sa carabine et d’un ton pénétré :

— Si je me trompe, que la miséricorde divine soit sur moi, car je crois bien faire, et mon intérêt ne me guide pas.

Sans un mot, Pierre apprêta également son arme.

Ces deux hommes qui, mus par un respect religieux de la parole engagée, allaient provoquer la haine des plus cruels ennemis de la race blanche, revêtaient une sauvage grandeur.

Lentement, Francis épaula. Pas un frisson n’agitait son corps athlétique. Lui qui naguère semblait près de succomber à l’angoisse morale, retrouvait ses précieuses qualités de sang-froid, de décision, en présence du danger matériel.

La détonation résonna, roula sur la plaine, enflée par les échos, et le factionnaire comanche, frappé en plein front, s’abattit lourdement la face contre terre.

Au bruit, tous les Peaux-Rouges avaient bondi sur leurs pieds.

Mais une seconde explosion retentit, et l’un des guerriers s’affaissa. Au même instant les deux chasseurs se dressaient au sommet de l’éminence. Se tenant par la main, ils lancèrent un cri prolongé aux modulations bizarres.

Selon la coutume de la prairie, ils se désignaient à leurs adversaires par leur cri de guerre.

— La Main-Sûre !… l’Ombre !…

Ces noms éclatèrent, rugis par vingt voix. Comme une volée d’oiseaux troublés par un chasseur, les Comanches bondirent dans le taillis et disparurent, laissant leurs morts sur le terrain.

— Regagnons le camp, dit alors Francis. C’est la vermine rouge qui maintenant suivra notre piste.

À grandes enjambées, ils dévalèrent la pente du monticule, traversèrent la cité des chiens et reprirent le chemin du campement.

La journée était avancée, lorsqu’ils rejoignirent leurs compagnons. Déjà la caravane se préparait au départ.

— Eh bien, mes amis ? interrogea Dolorès.

Avec effort, Francis répondit :

— Nous n’avons rien vu.

CHAPITRE II

LE LAC NOIR

À peu près à mi-chemin entre les Lagunas Salinas et la rivière Canadienne, s’étale la nappe stagnante d’Agua Negra, le Lac Noir.

Enfermé dans une enceinte de falaises basaltiques, on croirait, à le voir, que des géants ont creusé, taillant en plein plateau rocheux, la dépression au fond de laquelle est la masse liquide.

Tout est morne, sombre, désolé, aux environs. Involontairement, en présence de ce coin ténébreux avec ses rocs noirs, son lac à la teinte d’encre, l’esprit rêve de drames lugubres, d’infernales légendes.

C’est là qu’après cinq journées de marche, la petite troupe de Dolorès Pacheco a établi son camp.

Pour cela, on a choisi une éminence qui domine d’une trentaine de mètres la falaise ouest.

À pic du côté du lac, où il est possible de puiser de l’eau à l’aide de récipients fixés à l’extrémité de cordes, le monticule, entassement de rocs, n’est abordable dans la direction du plateau que par une sente. Les chevaux, les mules, ont eu peine à gravir ce chemin escarpé.

En vain, la Mestiza, le Puma ont déclaré la précaution inutile, aucun indice de danger n’apparaissant à l’horizon. Francis Gairon a insisté et il a obtenu gain de cause.

Ah ! le chasseur a fait des calculs que l’événement va démontrer justes.

— Les Comanches que nous avons attaqués. Pierre et moi, s’est-il dit, ont indubitablement suivi notre piste. Au nombre de dix-huit, en défalquant leurs morts, ils n’ont pas osé attaquer le campement contenant dix-sept personnes : onze Mayos, les señores Rosales et Cigale, Coëllo, la Mestiza, deux chasseurs. Ils se sont éloignés pour revenir en force.

Et prudent dans sa téméraire entreprise, soucieux de défendre Dolorès après avoir appelé le péril sur elle, Francis a pressé les voyageurs. Il connaît bien le Lac Noir ; dès longtemps, dans ses courses vagabondes, il a remarqué la disposition des lieux. Il a incrusté dans sa mémoire la topographie du pays. On ne sait jamais… on peut, à tout instant, avoir maille à partir avec les Peaux-Rouges ; il est donc bon d’avoir songé à leur résister, d’avoir noté des points… stratégiques en quelque sorte, où deux hommes tiendraient en échec une armée.

Ces notations préventives lui servent aujourd’hui. Sur la hauteur, il respire. Les Comanches peuvent venir maintenant ; ils seront reçus de la belle façon. Oh ! ils feront le blocus du campement. Qu’importe ! On tiendrait des mois ici. De l’eau à discrétion, des vivres en quantité, car après les provisions dont sont chargées les mules, on mangera, si besoin en est, les mules elles-mêmes, puis les chevaux.

La seule inquiétude du Canadien est que les Indiens soient en retard au rendez-vous qu’il leur a tacitement fixé.

Il ne faut pas que la caravane quitte le lieu de refuge, où il a réussi à la conduire. Une fois hors de ce poste inexpugnable, une fois engagée dans les plaines qui s’étendent jusqu’à la rivière Canadienne, elle deviendrait une proie facile pour les guerriers de la Prairie.

Gairon écoute, avec un serrement de cœur, les conversations de ses compagnons qui, à l’abri de leurs tentes, échangent quelques paroles avant de goûter le repos de la sieste journalière.

— À quatre heures, tout le monde en selle. Dans six journées, huit au plus, nous arriverons en territoire séminole.

Lui, frissonne à ces mots. Il attend que le sommeil ait ramené le silence dans le camp. Deux heures… c’est son tour de garde. Il va prendre place au bord du plateau supérieur.

Vingt minutes, il reste immobile, ainsi qu’une statue, semblant observer la plaine, puis il promène un regard curieux sur le camp.

Les tentes coniques ont des blancheurs de neige sous le soleil, pas un souffle dans l’air lourd qu’on dirait vomi par la gueule d’un four.

Blancs, Créoles ou Mayos, vaincus par cette température étouffante, dorment profondément.

Alors, le Canadien se rapproche des chevaux, des mules, parqués à une extrémité de l’étroit plateau que domine le camp. Il procède par mouvements insensibles ; si quelqu’un le surveillait, il ne s’apercevrait pas de son déplacement, tant sa progression est lente, tant il met de prudence dans ses déplacements successifs.

Le voici près des bêtes.

Elles sont couchées, écrasées elles aussi par la chaleur. Tantôt l’une, tantôt l’autre, se dresse avec effort et va boire dans un creux de rocher, que les Mayos ont rempli d’eau.

C’est ce rocher qui paraît être le but du chasseur.

Il y arrive.

Ses mains s’enfoncent dans ses poches, s’étendent au-dessus de la surface liquide.

Une poussière blanche s’en échappe, grésille légèrement en touchant l’eau, qui reprend aussitôt sa transparence.

Gairon exhale un soupir satisfait :

— La moelle séchée de la liane minura empêchera le départ de la caravane. Un jour de gagné. Si besoin en est, nous recommencerons demain.

Et avec les mêmes précautions, il regagne son poste.

À présent, ses yeux ne quittent plus les quadrupèdes. La plus forte chaleur est passée, le soleil descendant vers l’horizon darde ses rayons, à chaque instant plus obliques.

Les animaux semblent se ranimer. Plusieurs vont boire.

Francis les compte avec une satisfaction croissante :

— Trois, sept, huit, dix…, quatorze…, tout va bien… Nous passerons la nuit ici… Pourvu que les Comanches surviennent. Que font donc ces vermines ? D’ordinaire, elles sont plus rapides.

Il a un regard anxieux sur la prairie. Jamais fiancé ne fut aussi impatient de voir apparaître sa future que le Canadien d’apercevoir ses ennemis rouges.

Mais les tentes s’agitent, les toiles tendues frissonnent. Un murmure confus de voix indique que la caravane s’éveille.

— Puma, appelle la voix de Dolorès.

Le Mayo accourt. Devant l’entrée de la tente de la Mestiza, il attend se ordres.

— Chef, reprend la jeune fille, faites harnacher les mules.

— Le désir de la Doña va être exaucé.

D’un geste large, il montre le parc des animaux à ses guerriers. Ceux-ci ont compris. Ils se précipitent ; mais soudain ils s’arrêtent.

En dépit du flegme indien, que les Peaux-Rouges considèrent comme la première vertu de l’homme, ils ne peuvent cacher leur surprise. L’un d’eux revient vers son chef :

— Les guerriers du Puma ne peuvent exécuter ses ordres.

— Pourquoi cela ?

— Les Ichamoïs (mauvais esprits) sont dans la peau des chevaux, des mules.

— Les Ichamoïs ? Que signifie cela ?

— Que les yeux du chef regardent.

Dolorès a entendu. Plus vite que le Puma, elle parvient auprès des animaux. Elle aussi fait halte interdite.

Une partie des quadrupèdes est étendue sur le sol. Mules ou chevaux halètent, leurs flancs se soulèvent précipitamment ; de leurs naseaux s’échappe une respiration rauque, sifflante. Leur poil est couvert de sueur.

— Mais ces pauvres bêtes sont malades, s’écrie la jeune fille.

Le Puma ne répond pas. Les sourcils froncés, il cherche à deviner la cause de l’incident, mais il ne trouve rien.

Les Mayos ne sont pas une race de cavaliers comme les Indiens du Texas. Leurs tribus, fixées sur les rives du golfe de Californie, sont sédentaires. Piétons d’habitude, ils ignorent les procédés usités dans le llano pour abattre les forces d’un coursier ou pour les doubler.

— Oui, malades, fait-il enfin. Pourquoi ? Le Puma l’ignore. Mais on ne saurait se mettre en route. Nous devons passer la nuit sur ce plateau.

Dolorès a une petite moue :

— Un jour perdu, murmure-t-elle.

Puis la pitié reprenant le dessus :

— Soit ! Après tout, un repos prolongé ne sera nuisible à personne.

À ces mots, le visage de Francis s’était éclairé. Sa ruse avait réussi. Vingt-quatre heures allaient s’écouler, pendant lesquelles les Indiens, attendus par lui, se présenteraient peut-être.

Mais une main se posa sur son bras. Il se retourna vivement et se trouva en face de Rosales et de Cigale.

— Monsieur Francis, commença ce dernier, une idée m’est venue, dont je faisais part au señor Fabian. Nous désirerions savoir ce que vous en pensez.

— Oh ! un chasseur est un piètre juge d’idées.

— Il vous plaît à dire. Nous estimons au contraire que, dans l’espèce, vous serez de bon conseil.

— Alors, je n’ai plus qu’à vous écouter.

Le Parisien sourit et avec sa belle humeur que rien n’était susceptible d’affecter :

— À la bonne heure donc. Eh bien ! la maladie de nos montures ne nous paraît pas naturelle.

Un tressaillement imperceptible contracta les traits du Canadien.

— Pas naturelle ? répéta-t-il inquiet.

— Ma foi non. Qu’un cheval ait la fièvre, passe ; mais que la presque totalité d’une manada soit frappée à la même heure d’une épidémie incompréhensible, cela a tout l’air d’un accident voulu, préparé…

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— Voulu par qui ? Préparé par qui ?

La voix du chasseur tremblait légèrement, en prononçant ces interrogations. Cigale ne s’en aperçut point :

— Si je le savais, cher monsieur, je tiendrais le fil de l’intrigue ; mais je l’ignore, je voulais seulement apprendre de vous si ma supposition était vraisemblable.

Gairon était au supplice. La question du Parisien voulait une réplique nette. Tendant sa volonté, il parvint à dire :

— Si nous n’étions entourés d’amis, de serviteurs dévoués, je croirais peut-être comme vous ; seulement, étant donnée la composition de l’escorte…

Cigale se frotta les mains :

— Parfait ! Alors je n’étais pas si bête… Votre confiance en nos hommes vous empêche seule d’adopter mon explication.

— C’est cela même.

— Eh bien ! moi, qui n’ai pas une confiance aussi robuste, cela n’est pas dans ma nature, j’estime qu’il y a parmi nous un traître…

— Un traître ! murmura Francis en pâlissant.

— Oui. Un personnage qui a voulu nous immobiliser ici.

— Nous immobiliser… Dans quel but ?

— Voilà ce qui m’échappe. En tout cas, je mettrais ma main à couper que ce n’est pas pour nous faire plaisir.

Et baissant la voix, le jeune homme ajouta :

— Le señor Rosales et moi, nous allons ouvrir l’œil. Faites de même de votre côté. Est-ce entendu ?

— Vous n’en avez pas douté, j’espère, s’exclama le Canadien débarrassé d’inquiétude en comprenant qu’il n’était pas soupçonné.

Cigale lui tendit la main :

— Veuillez prévenir votre compatriote, M. Pierre. Ce sera bien le diable si, avec huit yeux comme les nôtres, nous ne découvrons pas le mauvais enchanteur.

Heureusement pour Francis, dont le caractère loyal répugnait au mensonge, Coëllo, le pseudo-serviteur du Parisien, s’approcha en cet instant :

— Padrone, dit-il, vais-je préparer le repas du soir ?

— Coëllo est jeune, répondit doucement l’interpellé. Les fatigues ont altéré ses traits. Que Coëllo se repose aujourd’hui. C’est le padrone qui fera la cuisine et portera sa ration à son dévoué domestique.

La gentille Vera, travestie en serviteur mâle, profila aussitôt de la permission et disparut sous la tente qui lui était affectée.

Quant à Rosales, il pressa silencieusement la main du Parisien. Il le remerciait ainsi de sa sollicitude pour la jeune fille, que lui-même s’était interdit de reconnaître sous son déguisement.

Quelques minutes plus tard, tout le monde vaquait aux soins du repas. Pour la première fois, depuis longtemps, la caravane ne marcherait pas de nuit. On allait faire provision de sommeil en vue de l’avenir.

Pourtant les visages demeuraient pensifs. Une sourde inquiétude, motivée par l’inexplicable malaise dont la manada avait été atteinte, pesait sur tous les voyageurs.

Assis sur des pierres à distance de leurs compagnons, les chasseurs causaient à voix basse.

— Ainsi, ils ont mis le doigt sur la vérité, plaisantait Pierre.

— Ne ris pas. J’ai passé un mauvais moment. La sueur me coulait dans le dos.

— La même maladie que les mules alors ?

— Demain… ; que ferons-nous si les Comanches n’ont pas paru ?

— On lèvera le camp, chef.

— Et dans la plaine nous serons rejoints, écrasés par les Peaux-Rouges.

— À la grâce de la Providence… on ne meurt qu’une fois !

Les mains de Gairon s’appliquèrent sur les épaules de son engagé, qu’elles emprisonnèrent comme dans un étau.

— Mais je ne veux pas qu’elle meure, gronda-t-il avec un accent déchirant.

Pierre courba la tête. Qu’eût-il pu répondre, sinon ceci :

— Il ne fallait pas appeler le danger sur sa tête.

Sans doute Francis comprit ce qui se passait en l’esprit de son compagnon, car son étreinte se desserra peu à peu.

— Enfin, fit-il plus doucement, le sort en est jeté !… À tout prix, nous devons accepter la lutte autour du Lac Noir. Pour cela, il est indispensable que les Comanches…

L’engagé interrompit la phrase :

— Ce n’est que cela qui vous chagrine, alors, chef, vous serez satisfait avant peu.

— Comment cela ?

— Si la tendresse n’obscurcissait pas vos regards, vous ne m’adresseriez point pareille question.

— Soit ! Je suis aveugle… parle.

— Eh bien ! chef, considérez les chevaux. Ils sont inquiets. S’ils mangent, ils s’arrêtent tout à coup, lèvent la tête, tendent le cou vers la plaine… Vous savez bien que ces signes annoncent toujours l’approche des Indiens… les animaux les sentent de loin, comme les fauves.

— Cela est vrai.

— Depuis une heure, j’observe cela. Que maintenant les pauvres bêtes se mettent à frissonner, à pousser des hennissements plaintifs, et nous pourrons dire, sans crainte de nous tromper : La plaine n’est plus déserte. Les Peaux-Rouges nous guettent.

Il achevait à peine qu’un cheval hennit douloureusement.

Les Canadiens sursautèrent :

— Tu as entendu, murmura Gairon ?

— Oui, chef. Sans surprise d’ailleurs, je m’y attendais.

Un second hennissement passa dans l’air, plaintif, exprimant l’épouvante.

Aussitôt un remue-ménage se produisit dans le camp.

Fabian Rosales, accoutumé, comme tous les hacendados de la frontière, aux soudaines attaques des Indiens pillards, s’était élancé au milieu des Mayos.

— Entravez les chevaux. Leur terreur indique le voisinage de bravos (Indios bravos – non civilisés).

Ces paroles avaient retenti comme un coup de foudre. En un instant, les guerriers du Puma, le chef lui-même, avaient bondi vers le parc des bêtes de somme et de selle. Ils mettaient les animaux dans l’impossibilité de s’enfuir.

Souvent, en effet, les montures d’une caravane, prises en pareil cas de terreur panique, s’élancent en un galop furieux, piétinent leurs maîtres, s’échappent et disparaissent, privant ainsi les voyageurs de leurs services, au moment où ils en ont le plus grand besoin.

À l’appel de l’hacendado, Dolorès, Cigale, les Canadiens, Coëllo avaient couru vers lui. Ils l’entouraient.

Les interrogations se croisaient :

— Des Peaux-Rouges ?

— Des bravos, avez-vous dit ?

— Où sont-ils ?

— Qu’est-ce qui vous fait penser cela ?

Ce fut Gairon qui répondit :

— Le señor Rosales est un cavalier de la frontière. Il connaît l’effet produit sur les animaux domestiques par l’approche des tribus de la prairie.

— Et vous avez la même crainte que moi, n’est-ce pas ? continua Fabian.

— Oui, señor. Depuis un instant, nous observions les chevaux, Pierre et moi, et nous nous disions : Ils ont l’air de sentir les scalps !

Un morne silence accueillit l’affirmation du Canadien.

Pour lui, il reprit :

— Les hennissements des bêtes affolées ont trahi notre présence. Nous allons certainement être attaqués.

— Vous le croyez ? balbutia Vera Coëllo d’une voix tremblante.

— Dites que j’en suis convaincu, petit Coëllo. Par bonheur, notre position est admirable. Je me réjouis de vous l’avoir fait adopter. Au désert, voyez-vous, on ne regrette jamais d’avoir pris une précaution.

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Puis s’adressant au Puma :

— Le Puma est un chef renommé parmi les siens. J’ai vu les yeux de ses guerriers ouverts sur ses gestes, leurs oreilles attentives à sa voix. Qu’il dise si je me trompe.

Sobre de paroles, le Mayo se contenta de secouer la tête.

— Mettons-nous donc en état de défense. Le camp n’est accessible que par l’ouest. Roulons des blocs de pierre afin de former au sommet de la sente un rempart infranchissable. Après, il nous suffira d’attendre. Peut-être qu’en reconnaissant l’impossibilité de nous surprendre, les ennemis invisibles que nous ont signalés nos montures renonceront à nous assaillir.

Le Peau-Rouge est brave, mais prudent, il ne s’obstine pas dans une entreprise hasardeuse.

Déjà les Mayos exécutaient la manœuvre prescrite par le chasseur. Poussant devant eux des blocs de basalte épars sur le plateau, ils les amoncelaient à l’endroit où débouchait le sentier.

Cigale profita de ce moment pour se glisser auprès du Canadien :

— Je suis sûr maintenant qu’il y a un traître parmi nous.

— Sûr ? redit Francis à qui la perspicacité du Parisien infligeait décidément les émotions les plus désagréables.

— Totalement, cher monsieur.

— D’où vous vient cette assurance ?

— De ceci : Je me demandais tantôt dans quel but cet inconnu avait retardé notre départ.

— En effet.

— Eh bien ! je le connais son but : donner aux Indiens le temps d’arriver.

Le malaise de Gairon allait croissant. Par une fatalité étrange, Cigale, cet enfant de Paris, ignorant des ruses de la prairie, devinait toute l’intrigue ourdie.

Le chasseur avait l’impression cuisante que son interlocuteur lisait dans son esprit, bien qu’il n’en fût rien en réalité. Aussi essaya-t-il de l’égarer :

— Votre raisonnement pèche par un point, fit-il après un silence.

— Vraiment. Je serais curieux d’apprendre…

— Votre curiosité sera satisfaite. Si quelqu’un avait provoqué le mal dont nos animaux ont été atteints, afin de permettre aux bravos de nous joindre, ce quelqu’un nous aurait rendu un service signalé.

— Signalé… Comment cela, je vous prie ?

— Vous allez être de mon avis. Nos chevaux en bon état, nous descendions dans la plaine où nous serions, pour nous défendre, en beaucoup moins bonne posture qu’actuellement.

L’argument frappa le Parisien.

— C’est vrai, fit-il d’un ton pensif… – Mais revenant obstinément à son idée : – Alors, pourquoi a-t-on si mal accommodé nos coursiers ?

Enchanté de ce premier succès, Gairon s’écria :

— Nous avons accepté légèrement un soupçon, monsieur, voilà tout. Les bêtes vont mieux à présent. Seulement un certain nombre d’entre elles, au lieu de se coucher à l’ombre des rochers, étaient restées au soleil… C’est là, je pense, ce qui les avait incommodées… Avec la fraîcheur du soir, leur mal disparaît.

— Possible, consentit Cigale, encore que son visage n’exprimât pas une conviction bien caractérisée, possible. Toutefois, comme vous le disiez justement tout à l’heure : Au désert, on ne regrette jamais une précaution. Je continuerai à veiller aussi sérieusement que si tous nos compagnon n’étaient pas des gens dévoués.

Sur ce, le jeune homme s’éloigna, suivi par le regard anxieux du chasseur. Gairon se sentait mal à l’aise. Dans les paroles du Parisien, il avait démêlé un soupçon vague, imprécis encore, mais qui d’un instant à l’autre pouvait devenir un danger.

Et quel danger !

Que les assiégés eussent la certitude que leur situation avait été voulue par Gairon, et certes ils n’hésiteraient pas à punir ce qu’ils croiraient une trahison de sa part.

Punition facile, du reste, car le pauvre garçon était bien résolu à ne point opposer de résistance. Il mourrait, victime des deux sentiments contradictoires dont son âme était remplie : son respect pour son engagement vis-à-vis de Sullivan ; sa tendresse insensée pour Dolorès Pacheco.

Mais il entrevoyait une conséquence de la découverte de Cigale, mille fois plus pénible que le trépas.

La Mestiza ne verrait en lui qu’un traître et, lui mort, elle n’accorderait à sa mémoire que du mépris.

Il lui était défendu d’expliquer son but. S’expliquer était trahir le secret de Joë, son « patron », pour quelques mois encore. Il lui faudrait donc se taire, subir la honte imméritée, sembler un fourbe pour rester loyal.

Auprès de lui se dressaient deux ombres : celle de l’homme auquel il s’était loué, celle de la jeune fille à qui il s’était donné.

Chacune avait un doigt sur les lèvres pour lui recommander le silence.

Cette lancinante hallucination travailla l’esprit du chasseur jusqu’à la nuit venue.

La lune, par bonheur, était pleine. Elle inondait la terre de sa clarté blanche. Aucune surprise n’était à craindre.

Autour du plateau, les sentinelles, appuyées sur leurs armes, se profilaient dans la lumière argentée comme de noires statues. Les voyageurs, que la garde du camp laissait libres, s’étaient retirés sous leurs tentes.

Un grand silence couvrait la nature, troublé parfois par le cri d’un oiseau de proie en chasse, par le clapotis du Lac Noir qui, à cent mètres au-dessous du bivouac, étalait sa surface liquide.

Du côté de la plaine, aucun bruit ne décelait la présence des Indiens. Évidemment les guerriers du désert, aussi prudents que braves, avaient reconnu la force de la position occupée par l’ennemi, et ils ne songeaient pas à tenter un assaut, par cette nuit claire, si peu propice à leurs desseins.

Pourtant ils veillaient.

De temps à autre, s’élevait de la plaine le chant lugubre de l’ououave (chouette des prairies). L’imitation était parfaite, mais l’oreille du chasseur ne s’y laissait pas tromper. À des modulations imperceptibles, il reconnaissait que le son était produit par un gosier humain.

Soudain Francis se leva. Il alla secouer Pierre qui, allongé tout simplement sur le roc, dormait avec cette insouciance du confortable, caractéristique chez l’homme accoutumé à vivre en plein air.

Le réveil rapide est aussi une habitude chez les coureurs de prairie. L’engagé se dressa, et les yeux ouverts aussitôt :

— C’est vous, chef ?

— Oui, écoute. Les « vermines rouges », contrairement à leurs habitudes, ne se dissimulent pas.

— Je l’ai remarqué, chef.

— Et tu conclus ?

— Que les coquins sont assez nombreux pour être assurés de la victoire. Ils ont sûrement reconnu notre position. Elle est forte, c’est évident ; mais c’est une souricière. Une fois bloqués ici, impossible d’en sortir. Derrière nous, la falaise à pic ; devant, la plaine occupée par les diables rouges.

— Ce qui n’empêche pas que, si je le voulais, nous leur glisserions entre les doigts. Les lassos de la troupe, attachés bout à bout, nous permettraient de descendre au bord du Lac Noir…

— Les hommes, oui… pas les chevaux.

— Qu’importe. J’ai toujours eu plus de confiance dans mes jambes que dans celles du meilleur coursier.

— Moi aussi, chef. Seulement, les autres ne fourniraient pas une marche de douze ou quinze lieues. Au jour, les Indiens s’apercevraient de notre fuite et nous rejoindraient bientôt.

Francis eut un triste sourire :

— Je ne prétends pas employer ce moyen. Tu le sais, mon brave camarade… je désire un long blocus… pour gagner du temps. Seulement je songeais qu’elle… Elle, tu comprends ce que je veux dire, – elle ne doit pas mourir… C’est par la falaise, que, le moment arrivé, j’irai chercher du secours.

— Du secours ?

— Auprès des ennemis nés des Apaches et des Comanches.

— Les Séminoles ?

— Dont les villages occupent les rives de la rivière Canadienne.

Puis après un silence :

— J’ai tenu à te confier cela. Si je meurs, c’est toi qui iras vers les Séminoles.

— Bon, alors je ne partirai pas de longtemps.

Gairon secoua pensivement la tête :

— L’avenir est voilé aux yeux des hommes ; tel qui semble plein de force a déjà un pied dans la tombe. Promets-moi de faire ce que je t’ai indiqué, au cas où une balle me retrancherait du nombre des vivants.

L’engagé étendit gravement la main :

— Je vous le jure, chef.

— C’est bien. Merci. À présent je suis plus tranquille.

Francis achevait à peine que le ululement de la chouette retentit au fond du gouffre.

— Écoutez, chef, murmura l’engagé.

— J’ai entendu.

— Ces damnés Apaches ont eu la même pensée que vous : une bande des leurs s’est glissée dans le Val Noir. Ils nous avertissent que, de ce côté également, la retraite est coupée.

Et avec un geste violent :

— Ah ! chiens immondes, ils se moquent de nous. J’ai envie de répondre par un coup de carabine…

— Garde-t’en bien, se récria Gairon. Leur présence ne nous empêchera pas de passer, toi ou moi, quand le moment sera venu.

Puis baissant la voix :

— En ce point, les eaux du lac baignent le pied de la falaise.

— Bon, avec les Peaux-Rouges qui gardent le rivage, c’est complet.

— Ne te prononce pas si vite. Au flanc des rochers, à mi-hauteur environ, est accrochée une étroite corniche, qui semble se perdre dans une accumulation d’énormes blocs de basalte.

— Ah ! ah !

— L’apparence est trompeuse. Le chemin aérien continue et débouche au nord de la vallée sur un défilé qui permet d’en sortir.

Maintenant Pierre souriait :

— Je comprends, chef, je comprends pourquoi vous teniez à parvenir jusqu’ici. Une position imprenable pour le camp, et une ligne de retraite assurée. Mais comment savez-vous ces choses ? Voilà dix années que je bats le désert avec vous, et jamais nous ne sommes venus en cet endroit.

Le visage de Francis se couvrit d’une teinte de mélancolie :

— J’y étais venu, moi, deux ans avant de te rencontrer.

— Votre première campagne sans doute ?

— Presque.

Un instant. Gairon sembla hésiter, puis haussant les épaules avec insouciance :

— Après tout, je n’ai rien fait de mal. Vois-tu, Pierre, j’avais dix-huit ans. J’étais l’engagé d’un vieux chasseur de loutres que les Apaches, qui le connaissaient bien, appelaient le Renard Sanglant. Nous avions poussé jusqu’en Sonora et nous revenions, ayant vendu nos fourrures un bon prix. Nous fûmes éventés par un parti de maraudeurs rouges, qui nous donnèrent une chasse ardente. Nous les aurions dépistés comme à l’ordinaire, car le Renard Sanglant était aussi fécond en ruses que valeureux au combat. Par malheur, en longeant une rivière, mon compagnon fut piqué au pied par un insecte venimeux. Il eut beau ouvrir la plaie avec son couteau, faire couler le sang, le poison pénétra dans ses veines. Une enflure violacée, douloureuse, alourdissait sa marche. Alors, il me conduisit sur ce plateau.

— Regarde, dit-il, ici on est assuré de se bien venger avant de mourir. Dans un jour, deux au plus, le poison m’aura tué. Mais mes bras seront atteints les derniers. Jusqu’au moment suprême je pourrai fusiller les vermines rouges. Qu’est-ce qu’un chasseur qui a bien vécu peut désirer de mieux ?

Son calme me faisait peur. Je n’étais point encore familiarisé avec les âpres émotions du désert… Et puis j’avais dix-huit ans. Il est dur de dire adieu à la vie, alors qu’elle commence à peine…

Gairon s’arrêta une seconde… Et avec une mélancolie poignante, il poursuivit :

— Je pleurai… je l’avoue à ma honte… Ah ! si j’avais pu deviner ce que je devais souffrir aujourd’hui, j’aurais appelé la mort comme une libératrice… Seulement nul ne connaît demain. Je pleurai donc. Mon compagnon m’aimait. Il eut pitié de moi.

— Petit, murmura-t-il, tu as raison. Un enfant ne saurait envisager le trépas comme un guerrier chargé d’années. Tu seras sauvé, toi.

Il m’indiqua alors le chemin dont je te parlais tout à l’heure ?

— Pars de suite. Je soutiendrai seul l’attaque des Indiens. Un homme ici vaut une tribu. Tu auras, avant que je succombe, une avance suffisante pour que les vermines ne te rejoignent plus.

Je résistai d’abord, mais il fut persuasif :

— Mes chasses sont terminées. Vois, déjà l’enflure a dépassé le cou-de-pied, elle gagne la jambe. Lentement, mais sûrement, elle continuera à monter, rien ne peut me sauver. Que ma fin au moins soit utile ! Et puis je fermerai les yeux avec plus de plaisir en songeant que je laisse après moi un vengeur, un ennemi irréconciliable des Apaches.

Qu’ajouterai-je ? fit tristement le Canadien. Pour la forme, – car l’épouvante de la mort était en moi, – pour la forme, je lui représentai que lui, ayant rendu le dernier soupir, les Apaches prendraient sa chevelure et s’en pareraient comme un trophée de victoire.

— Bon, grommela-t-il, mon scalp frétillera à la ceinture d’un de ces fils de chiens… Qu’importe, le guerrier qui s’en parera n’osera point se vanter de l’avoir conquis. Quand on lui demandera : Quelle est cette chevelure ? et qu’il répondra : Celle du Renard Sanglant ; le questionneur saura conclure : Tu l’as donc volée au cadavre du chasseur ?

« Car, ne t’y trompes pas, petit, termina naïvement le vieillard, une réputation vous suit au-delà du tombeau, dans le désert. Aucun guerrier, aucune squaw, ne croira jamais que le Renard Sanglant a été vaincu par un pillard des prairies.

Et secouant la tête :

— Je cédai, acheva Gairon. J’abandonnai mon vieux compagnon. Je sus plus tard qu’après avoir épuisé ses munitions, après avoir tué vingt-sept guerriers à l’ennemi, il s’était traîné jusqu’au bord de la falaise, avait attaché une pierre à son cou et s’était précipité dans le Lac Noir, privant ainsi les Apaches du plaisir de s’emparer de sa carabine et de son scalp.

Un silence suivit ces dernières paroles. Les Canadiens songeaient à la fin héroïque du trappeur inconnu, qui avait lutté sur le plateau qui les supportait tous deux.

Enfin Francis murmura d’une voix indistincte :

— Voilà comment j’ai appris l’existence de la corniche et la possibilité de s’éloigner du Val Noir.

Pierre ne répondit rien.

Bientôt, les deux chasseurs s’enroulèrent dans leurs manteaux et parurent s’endormir.

Aucune alerte ne troubla leur repos.

Le jour vint, et avec lui la certitude que les assiégeants étaient trop nombreux pour que la petite troupe pût espérer se frayer un passage de vive force.

Contrairement à leurs habitudes cauteleuses, les Indiens ne se cachaient point. On les voyait, par centaines, parcourir la plaine au galop de leurs chevaux, avec de grands cris.

De même, sur les rives du lac, des groupes nombreux avaient établi leur campement.

— Ceux-là sont à portée de carabine, s’exclama joyeusement Pierre en les apercevant, je vais les inviter poliment à déguerpir.

Il chargeait son arme, mais l’arrivée de la Mestiza interrompit ses préparatifs belliqueux.

— Amis, dit-elle aux Chasseurs, attendez encore. Le sang n’a pas coulé. Peut-être ces Indiens ne seront-ils pas sourds à la voix du messager que je vais leur adresser.

Francis et son engagé échangèrent un regard.

Eux savaient bien que le sang avait coulé, que volontairement ils avaient attiré les Apaches sur les traces de leurs compagnons.

Ils ne confesseraient certes pas leur action ; mais l’envoyé qui se rencontrerait avec les Indiens, ne rapporterait-il pas la preuve de la pseudo-trahison ?

— Eh bien ? reprit Dolorès étonnée du mutisme des Canadiens, n’approuvez-vous pas ce que je veux tenter ?

Avec effort Francis bégaya :

— Je vous demande pardon, j’approuve ; mais je pense que les Peaux-Rouges sont les pires bandits qui soient au monde et que, peut-être, notre courrier ne reviendra jamais.

— Celui-là prétend n’avoir rien à craindre. La chevalerie indienne lui est connue ; il affirme qu’il reviendra sain et sauf.

— Quel est-il donc ?

— Le chef de mes fidèles Mayos.

— Le Puma ?

— Oui. Croyez-vous qu’il se trompe ?

Puis d’une voix assourdie :

— Même si son retour était douteux, je devrais accepter son sacrifice. Avant, tout, il importe que ma marche ne soit pas retardée. Soixante millions d’hommes attendent l’indépendance de la réussite de mes projets.

Une teinte rose avait envahi les joues de la jeune fille, l’enthousiasme illuminait ses yeux noirs.

— Oh ! réussir, continua-t-elle, du ton de la prière, réussir. Assurer le triomphe de la liberté… et après, mourir, être la victime propitiatoire nécessaire à toute grande cause. Je ne veux rien de plus.

D’un geste brusque, Francis fit sauter une larme qui perlait au bord de sa paupière.

— Mais pourquoi le Puma ? demanda-t-il d’une voix rauque.

— Il s’est offert à gagner le camp des Apaches.

— Puisqu’il s’agit de risquer sa vie pour vous, doña, pourquoi ne m’avoir pas choisi ?

Il parlait avec un accent heurté, disant plus qu’il n’eût voulu exprimer sans doute.

Elle le considéra, un peu surprise :

— J’ai besoin de vous pour mener à bien la tâche entreprise.

— De moi ?

— Oui. Vous êtes le « Champion », depuis le jour où l’infortuné auquel avait été décerné ce titre, a disparu. Le Champion doit m’accompagner à Mexico. Il faut qu’il soit le chef de la confédération sudiste.

— Une seule a droit de commander, vous, l’inspiratrice de l’Union, vous, la sainte créature qui a convié les Américains du Sud à l’indépendance.

Elle secoua la tête :

— Dolorès Pacheco n’assistera pas au triomphe des Sudistes… elle a fait le serment sacré, et elle tiendra ce qu’elle a promis.

— Quel serment ? Quelle promesse ? interrogea le chasseur troublé par l’accent dont elle avait parlé.

Elle refusa de répondre d’un geste doux et résigné.

— À quoi bon se dévouer, fit-il rudement, blessé de ce mutisme ? À quoi bon se dévouer, si la plus noble de toutes doit disparaître ?

Et comme elle gardait toujours le silence.

— Soit, vous êtes la pensée qui dirige après avoir conçu le rêve de liberté. Mais, au moins, permettez à vos serviteurs de risquer leurs jours pour vous, tandis que cela est encore possible. Envoyez-moi en parlementaire chez les Indiens.

Puis avec une sorte de fureur :

— Qu’est donc ce Champion qui ne peut courir aucun risque… Ce Champion auquel vous destinez les honneurs, les profits de l’expédition et qui, prince fainéant, est contraint de demeurer inactif alors que les autres agissent ?

Une émotion généreuse palpitait dans la voix du Canadien.

À cette heure, il oubliait sa situation. Il ne se souvenait plus qu’il avait souhaité être désigné comme parlementaire, afin d’empêcher la divulgation de sa trahison apparente.

Une seule chose lui apparaissait : en se rendant au camp des Peaux-Rouges, il avait chance d’y trouver la mort… et cette mort, qui eût mis fin à ses irrésolutions, au duel intérieur que ses sentiments contradictoires se livraient en lui, cette mort, il l’appelait de tous ses vœux.

— Écoutez, reprit-il implorant, j’ai honte de demeurer inutile. Nous autres, coureurs de la prairie, n’estimons que l’action. En vous proposant d’être le Champion, j’avais compté amener à moi la plus grosse part des dangers de l’expédition. S’il en doit être autrement, je ne suis plus Champion de l’indépendance. C’est un simple soldat de la liberté qui est devant vous… celui-là, vous ne refuserez pas de l’envoyer comme émissaire aux diables rouges.

Incapable de soupçonner les idées de son interlocuteur, Dolorès fut touchée :

— Soit, vous irez… Puissiez-vous revenir, pour que je ne déplore pas ma faiblesse.

Il la remercia en joignant les mains.

— Allez donc, reprit-elle. Je vais annoncer au Puma cette nouvelle détermination.

Et légère, ses pieds effleurant à peine le sol rocheux, elle s’éloigna.

Dix minutes plus tard, le chasseur, ayant confié ses armes à son engagé, descendait la pente de l’éminence, chargé seulement d’une longue gaule, à l’extrémité de laquelle flottait un lambeau de toile blanche.

Bientôt il foula le sol calciné de la plaine.

Il avait été aperçu sans aucun doute, mais les Indiens n’en faisaient rien voir.

Ils continuaient à vaquer à leurs occupations comme si rien d’anormal ne se produisait.

— Les chiens, grommela Francis, ils vont obliger un honnête chasseur à leur adresser la parole de même qu’un solliciteur !

Il s’arrêta et avec un soupir :

— Un honnête chasseur, répéta-t-il… Suis-je honnête alors que je me débats dans les mailles d’un double engagement ? Je ne puis tenir l’un qu’en sacrifiant l’autre. Suis-je honnête ? Qui éclairera ma conscience ? Qui me tirera du doute ?

Cependant il allait toujours.

Maintenant il avait atteint la ligne occupée par les factionnaires de l’ennemi.

Peints en guerre, la mèche du scalp ornée des plumes distinctives des tribus, les Peaux-Rouges le laissèrent passer, demeurant debout, immobiles, le talon de leurs lances fiché en terre.

— Allons, murmura encore Gairon, les coquins savent bien n’avoir rien à craindre d’un chasseur privé de sa carabine.

À quelque distance, une tente rayée élevait son cône au-dessus de la surface de la prairie.

Le Canadien se dirigea de ce côté. L’entrée du léger monument d’étoffe était ouverte face au campement des assiégés.

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En approchant, Francis se rendit compte que la tente était remplie de guerriers assis en cercle sur des pierres.

— L’assemblée des chefs, maugréa-t-il… Ces coyotes immondes m’attendent avec tout l’apparat dont ils sont capables.

Mais secouant les épaules, avec le mouvement maussade de l’homme qu’écrase un trop lourd fardeau :

— Allons, Gairon, il s’agit de leur parler.

Puis soudain, comme frappé :

— Il y aurait bien une solution… Si j’étais mort, je ne pourrais plus trahir la Mestiza au profit de Sullivan,… et elle continuerait son voyage sans crainte.

Un brouillard humide obscurcit un instant ses yeux :

— Mort ! Je ne la reverrais pas, fit-il tout bas, comme si ses paroles lui faisaient peur.

De nouveau ses épaules eurent un mouvement volontaire et las :

— Son souvenir restera doux au pauvre chasseur mort pour elle. Oui… C’est cela… je veux décider ces loups des prairies à m’attacher au poteau de la torture… Ils accepteront, que diable, c’est tentant d’orner la tente du conseil de la chevelure d’un ennemi, qui a déjà envoyé dans le monde des esprits un certain nombre de leurs guerriers.

Ce monologue l’avait conduit jusqu’à l’entrée de la tente.

Là, il fit halte et considéra les chefs rassemblés à l’intérieur.

Ils étaient dix, mais à sa grande surprise, Gairon constata qu’ils représentaient diverses tribus du désert. Comanches, Apaches. Papagos, Utapis, assis côte à côte, semblaient avoir oublié leurs rivalités habituelles pour constituer une seule nation. Évidemment une confédération, au moins momentanée, s’était formée, englobant tous les représentants rouges de la prairie.

— Que le messager des Visages Pâles entre dans le wigwam du Vautour Roux des Montagnes Rocheuses, prononça d’une voix caverneuse un guerrier aux cheveux gris, assis juste en face de l’entrée.

Francis obéit.

De la main, le Vautour Roux lui indiqua une pierre demeurée inoccupée.

Le chasseur s’assit, et silencieusement promena son regard sur les assistants.

Il connaissait les habitudes indiennes. Il savait que le flegme est pour les tribus du désert la plus haute vertu. Un chef ne doit marquer ni curiosité, ni surprise, ni joie, ni crainte.

Le chef qui avait parlé, venait de prendre à sa ceinture une pipe au fourneau de terre rouge, au tuyau long. Il la bourrait lentement de tabac puisé dans une pochette de peau.

Ceci fait, il se pencha vers un feu allumé, y prit un tison, enflamma le tabac, et après avoir aspiré deux ou trois bouffées de fumée, il passa l’instrument à son voisin.

Tous les chefs, l’un après l’autre, eurent la pipe en mains. Enfin elle arriva à Francis Gairon.

Celui-ci la porta à ses lèvres, puis la rendit au Vautour Roux.

Suivant l’usage de la prairie qui veut qu’avant tout conseil, toute entrevue, pareille cérémonie ait lieu, les ennemis en présence venaient de fumer le calumet de délibération.

— Mon frère blanc, reprit alors le Vautour Roux, mon frère blanc vient parmi nous en parlementaire ; il n’a donc rien à craindre et peut rapporter fidèlement les paroles qu’il est chargé de nous faire entendre.

Le Canadien s’inclina :

— La Main-Sûre n’a jamais connu la peur.

À l’audition de ce surnom que son adresse à la carabine lui avait fait décerner par les Indiens eux-mêmes, les guerriers saluèrent courtoisement.

— Il y a là-bas, poursuivit le chasseur, des voyageurs qui s’étonnent d’être attaqués par les braves de la prairie.

— Leur étonnement prouve que le Grand Esprit leur a ravi la mémoire, répondit l’organe guttural du chef rouge. Sans cela, ils se souviendraient que leurs balles ont renversé, ces jours derniers, deux guerriers qui ne pas encore vengés.

— Là, se confia Francis, nous y voilà.

Et à haute voix :

— Les voyageurs ignorent ce fait. Le coupable a négligé de se faire connaître. La Mestiza, la Vierge mexicaine, aime ses frères rouges à l’égal des autres, et si elle savait le crime, elle-même remettrait aux mains des chefs le meurtrier des guerriers.

Un silence suivit.

Évidemment les Indiens se consultaient, et Gairon attendait avec anxiété le résultat de leurs réflexions. Enfin le Vautour Roux leva lentement la main.

— Quand la biche fuit devant le chasseur, suivie par ses petits, prononça le chef avec l’emphase indienne, elle se fie d’abord à la rapidité de sa course ; mais lorsqu’elle s’aperçoit qu’elle va être prise, elle tente de dépister le poursuivant en abandonnant l’un de ses faons. Les hommes rouges ne sont ni des femmes babillardes, ni des enfants inexpérimentés. Ils ne se laissent pas tromper par un moyen aussi simple.

Gairon tressaillit. Vaguement il pressentit que l’attaque dont il s’était rendu coupable, n’était aux yeux de ses interlocuteurs qu’un prétexte pour frapper Dolorès et ses compagnons. Cependant il tenta encore un effort :

— Le Vautour Roux parle avec la sagesse d’un grand chef. Cela ne me surprend pas, car sa renommée était venue jusqu’à moi. Mais ses regards sont obscurcis par le sang de ses guerriers, il voit tous mes compagnons à travers un voile sanglant, et il ne distingue plus les innocents des coupables.

Puis adoucissant sa voix :

— La Mestiza cherche actuellement à affranchir les Sudistes. Créoles ou Peaux-Rouges, elle unit tous ceux du Sud dans une même tendresse. Elle n’est l’ennemie d’aucun.

Mais l’Indien l’interrompit violemment :

— Pourquoi mon frère souille-t-il ses lèvres d’un mensonge ?

— D’un mensonge ?

— Oui, celle que tu appelles la Mestiza sait bien qu’elle trompe les gens du Sud, que le Gorgerin d’alliance n’existe pas… Que veut-elle donc ? Seulement nous détacher de notre Père de Washington (président des États-Unis) et nous mettre en guerre avec les guerriers vêtus de gris (soldats de l’Union).

Soudain le Vautour Roux s’apaisa :

— Nous n’écouterons pas sa voix mélodieuse ; les esprits du mal lui ont donné le charme, mais nous y resterons insensibles. Nous ne lui ferons aucun mal, si elle consent à venir s’asseoir à notre foyer. Elle sera remise au Père de Washington et vivra doucement dans une ville du Nord. Mais si elle nous contraint à brandir le tomahawk (hache) de guerre, elle mourra avec tous ceux qui l’accompagnent, et son scalp sera suspendu dans le wigwam d’un guerrier. J’ai dit.

Ces derniers mots indiquaient que le chef considérait la conférence comme terminée. Francis Gairon affecta de ne point le comprendre.

— Beaucoup des tiens succomberont dans la lutte. Ta tribu deviendra faible et sera réduite en esclavage par celles qui n’auront pas pris part à la lutte.

— Tous les Indiens du désert sont alliés, répliqua laconiquement le chef.

— Alliés à cette heure, le seront-ils encore dans quelques mois ? Et si tes guerriers ont jonché cette plaine de leurs corps, pourras-tu défendre ton village ?

Le Vautour Roux esquissa un sourire :

— Tu dis des choses inutiles. Un chasseur ne devrait pas perdre son temps en discours futiles. Laisse cela aux squaws (femmes). Retourne vers les tiens. Rapporte-leur ce que tu as entendu.

— Et que la Mestiza se livre à votre discrétion, s’exclama impétueusement le Canadien. Cela, elle ne le fera pas. Tous nous préférons mourir.

— Vous mourrez donc.

— Oui, mais après nous être vengés.

Le Peau-Rouge secoua négativement la tête :

— Un chef sait être ménager de la vie de ceux qui lui obéissent. Votre position est imprenable de vive force. Nous ne l’attaquerons pas.

— Vous ne l’attaquerez pas ?

— Non, mais nous la bloquerons étroitement.

Gairon fit entendre un éclat de rire strident :

— Vous comptez sur la faim pour nous réduire ?

— Oui.

— Alors, préparez-vous à une longue station ici. Nous avons des vivres, des bêtes de charge… ; des semaines, des mois s’écouleront…

— Le Grand Esprit a donné la patience à l’Indien. Qu’importe d’attendre la défaite d’un ennemi, si l’on est assuré que la faim le visitera, appauvrira son sang, le privera de sa vigueur et le mettra enfin dans l’impossibilité de se servir de ses armes, devenues trop faibles pour ses mains débiles.

— Oh ! rugit le Canadien hors de lui… Avant cela, nous descendrons vers vous, et la plaine se désaltérera de votre sang.

Il se tut soudain. L’ironie qui brillait dans les yeux de ses assistants lui montrait combien vaine était sa bravade.

En effet, comment quinze combattants pourraient-ils engager en rase campagne la bataille contre les centaines d’adversaires qui grouillaient autour de l’éminence ?

Il courba le front, puis lentement :

— Chefs, dit-il. Il y a parmi vous des vieillards. Ceux-là parleront aux autres du Renard Sanglant.

Un petit frémissement parcourut les auditeurs. Sans doute déjà le souvenir du vieux chasseur, mort en ce lieu naguère, avait été rappelé ; dans la Prairie, on conserve la mémoire des vaillants.

— Je fus l’engagé du Renard, continua le Canadien. Sa mort vous coûta vingt-sept guerriers et son scalp vous échappa. Souvenez-vous, souvenez-vous.

Personne ne répondit, et Gairon, sentant que la résolution des Indiens ne pouvait être ébranlée, se leva, quitta lentement la tente, sans qu’aucun des assistants fit un mouvement pour le retenir.

Dehors, les Peaux-Rouges, campés aux environs, ne parurent pas même s’apercevoir de sa présence.

Sans qu’aucun obstacle se dressât sur sa route, il sortit du camp, dépassa la ligne des sentinelles et regagna le plateau fortifié.

Ses compagnons l’attendaient anxieux :

— Eh bien ? demanda Dolorès.

— Doña, fit-il d’une voix sourde. Ce sont des Apaches, des Comanches, des Papagos, des Utapis.

— Tous les ennemis des Atzecs, murmura la jeune fille.

— Vous l’avez dit, doña. Savez-vous ce qu’ils demandent ?

— Hélas ! je m’en doute.

— Ils veulent que vous soyez leur prisonnière, afin de vous livrer aux Américains du Nord.

Elle frissonna, mais relevant vers le ciel ses regards inspirés :

— C’est la guerre. Que la volonté de celui d’où vient toute indépendance, soit bénie !

Ce fut tout.

Mais Pierre ayant entraîné Francis à l’écart, lui chuchota à l’oreille :

— Et nos coups de feu de l’autre jour ?

— Pas plus d’importance que si nous avions tiré sur des troncs d’arbres.

— C’est bien uniquement à la Doña qu’ils en ont ?

— Oui. J’avais espéré qu’en leur livrant le coupable…

— Comment, leur livrer… ?

— Moi, qui ai tiré ; moi qui ai entraîné Dolorès dans cet effroyable danger, moi qui tremble à présent de la savoir en péril, qui ai honte de moi-même. Je leur offrais ma vie pour qu’elle fût libre… Au poteau du supplice, j’aurais dit merci à mes bourreaux, car ils m’auraient délivré d’une existence insupportable…

— Ils n’ont pas accepté…

— Ils m’ont coupé la parole pour me déclarer leur volonté. Capturer la Doña et la remettre au Père de Washington.

Et le Canadien demeura muet, comme pétrifié, auprès du brave Pierre, tout aussi bouleversé que lui-même.

CHAPITRE III

L’HEURE DE L’ACTION

Depuis trois mois dure le blocus de l’éminence, au haut de laquelle Dolorès et ses compagnons sont retranchés.

Dans la plaine, les Indiens campent toujours.

Ils ne manifestent aucune impatience. Ils chassent, dansent, chantent.

En vain les assiégés ont tenté quelques sorties de nuit. En vain leurs carabines ont envoyé la mort aux guerriers qui, soit dans la plaine, soit dans le Val Noir, avaient l’imprudence de passer à leur portée, rien n’a pu décider les assiégeants à se départir de leur prudente tactique.

Et sur la hauteur, la tristesse, le découragement se lisent sur les visages. Dans les combats provoqués par les assiégés, trois Mayos ont succombé, mais ce n’est pas là ce qui abat leurs compagnons. Qu’est-ce donc ?

Celui qui eût vu le campement trois mois plus tôt, l’eût compris en remarquant que les mules, les chevaux ont disparu, sauf deux pauvres bêtes qui attendent leur tour d’être transformées en nourriture.

Oui… la fin des ressources approche. Bientôt la disette apportera son terrible appui à l’ennemi.

La disette, c’est-à-dire la faiblesse accrue d’heure en heure, la rage impuissante usant les suprêmes forces… ; et puis la défaite dans l’impossibilité de soutenir la lutte.

Voilà ce qui désole les braves gens. Voilà ce qui met une ombre sur le front pur de Dolorès Pacheco.

Est-ce que ses projets géants vont être réduits à rien, par suite du défaut d’un peu de nourriture ? Est-ce que son esprit, voyageur infatigable de l’infini, va s’arrêter à cause d’un ridicule besoin matériel de l’estomac ?

Or, comme elle songeait tristement, Francis Gairon s’approcha d’elle.

— Doña, fit-il doucement.

Elle leva les yeux, comprit qu’il avait à lui dire une chose importante, et rappelant le sourire sur les lèvres :

— Qu’y a-t-il ?

— Une découverte que j’ai faite tout à l’heure, doña.

— Une découverte ?

— Dont on pourrait tirer parti sans doute.

Elle ne le laissa pas continuer :

— Pour échapper aux Indiens ?

Toute l’âme de la jeune fille passa dans cette question.

Le Canadien fit oui de la tête.

Alors elle lui prit la main, l’entraîna à l’écart, et d’une voix haletante :

— Parlez, parlez, mon ami. Ce n’est pas le souci égoïste de vivre qui m’agite à cette heure – puis avec un triste regard au ciel – vous le comprendrez plus tard ; mais échapper à ceux qui nous assiègent, c’est, la possibilité de poursuivre, d’achever notre œuvre.

Le visage du chasseur offrait un mélange d’admiration, de chagrin, de honte.

Auprès de la Mestiza, il ressentait toujours une sorte de gêne, mais en ce moment, son trouble était plus grand encore que de coutume.

Il fallut qu’elle répétât :

— Parlez.

Alors, avec effort, il commença :

— Cette nuit, j’étais à l’affût à la crête de la falaise qui domine le Lac Noir. Je guettais un des démons rouges, puisque aussi bien, leur envoyer quelques projectiles est la seule et inutile vengeance qui nous soit permise. Or, les allures de celui que j’avais au bout de ma carabine, m’intriguèrent. Vingt fois, je fus sur le point de lâcher mon coup, et vingt fois je le retins.

— Pourquoi ? murmura-t-elle.

— Vous allez le savoir. Le guerrier, un jeune Comanche, suivait la rive opposée du lac. Vous savez que, de ce côté, l’eau baigne le pied de la falaise. Il gagnait le massif de rochers éboulés qui se dresse à l’entrée de la gorge nord reliant le Val au désert. Et, détail curieux, le coquin n’avait aucune arme. Il s’était même dépouillé de son manteau.

— Continuez, continuez, fit Dolorès intéressée par le récit.

— J’en conclus qu’il avait voulu avoir les mouvements plus libres…

— C’est probable.

— J’en eus bientôt la certitude, doña. Parvenu aux roches éboulées, le Comanche y disparut un instant, puis il se montra de nouveau à leur sommet. À quelle opération bizarre se livrait-il donc ? Tout à coup, je retins avec peine un cri de surprise. L’Indien avait quitté son piédestal de rochers et lentement il avançait, collé au flanc même de la falaise.

— Au flanc de la falaise… c’est impossible, Francis.

— C’est ce que je me dis d’abord, reprit le chasseur, je me frottai les yeux… ; rien n’y fit, la vision persista. L’homme rouge progressait doucement, semblant remonter une pente douce qui devait l’amener à sept ou huit mètres au-dessous du point où je me trouvais. Le merveilleux, vous savez, doña, n’a pas grande place dans l’esprit des coureurs de la prairie. Tout s’explique. Déjà une explication se présentait à ma pensée.

— Laquelle ?

— Il doit y avoir là une corniche étroite qui nous a été cachée jusqu’à cette heure par le surplomb de la crête. C’est sur ce chemin aérien que s’appuyait le drôle. Et sans bruit, je m’allongeai à terre, la tête dépassant l’escarpement.

— Eh bien ?

— Je ne m’étais pas trompé. Sans doute, le Comanche avait distingué la sente dangereuse de l’autre côté du lac, et il l’explorait, afin de savoir, selon toute apparence, si elle aboutissait au plateau, si elle ne permettrait pas de nous surprendre.

— Avons-nous cela à craindre ?

— Non, doña. Le rebord dont je parle finit brusquement… c’est une impasse. Bref ! je laissai le Comanche poursuivre sa reconnaissance, et quand il fut tout près de moi, je l’abattis d’un coup de carabine. Son corps est à présent dans le lac. Seulement une idée m’était venue.

— Une idée ?

— La corniche ne peut pas servir à monter jusqu’à nous, mais un homme résolu pourrait l’utiliser pour tromper la vigilance des assiégeants, gagner la prairie et aller chercher du secours.

Dolorès joignit les mains :

— Oui, oui, auprès des Séminoles de la rivière Canadienne. Les Séminoles sont les alliés séculaires des Atzecs.

Mais Gairon l’interrompit brusquement.

— Ils sont surtout, eux, plus intelligents, plus humains, plus civilisés, les ennemis des bandits du désert, Apaches ou Comanches.

Puis après un silence :

— La nuit prochaine, je tenterai l’aventure.

La jeune fille lui serra la main, mais d’une voix hésitante :

— Ne pourrions-nous tous fuir par la voie que vous indiquez ?

— Non. Ce serait vous livrer à vos adversaires.

— Me livrer ?

— Évidemment. Nous n’avons plus de chevaux, donc notre marche serait lente, et les assiégeants, bientôt avertis de l’abandon du campement, nous rejoindraient en plaine.

Elle inclina la tête :

— Vous avez raison, mon ami. Nous vous attendrons ici.

Et avec une expansion soudaine :

— Si vous échappez à ceux qui nous entourent, marchez, sans vous arrêter une minute, la cause de l’indépendance n’a plus d’espoir qu’en vous.

— Je passerai ou je mourrai, répondit Francis simplement.

Il allait s’éloigner, mais se ravisant :

— Ne dites rien de cela à nos amis, doña. La curiosité les pousserait vers le bord de la falaise. Il est inutile d’attirer de ce côté l’attention des diables rouges.

— Ils ignoreront, je vous le promets. Demain seulement…

— C’est cela, demain.

Sur ce, le Canadien retourna à l’endroit où il reposait quelques minutes plus tôt.

Pierre l’y attendait.

— Est-ce fait ? demanda l’engagé.

— Oui.

— Alors, chef, vous partirez ?

— La nuit prochaine.

— Et la Doña ne s’est doutée de rien ?

— De rien.

— Tant mieux ? nous n’avons pas l’habitude de mentir comme les gens des villes, nous autres, et je craignais que notre histoire, malgré la peine que nous avons eue à l’inventer, ne lui parût louche.

— Rassure-toi, Pierre. La pauvre enfant ne songe pas à nous suspecter.

Pris d’une colère soudaine, il gronda :

— Elle a confiance en moi, en nous. Et nous mentons ; nous trompons la plus noble des créatures. Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux se loger une balle dans le crâne ?

Plus philosophe, Pierre l’interrompit tranquillement :

— Cependant vous allez la sauver.

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— Après l’avoir mise en danger.

— Pour ne pas la trahir, chef.

Et comme Francis s’entêtait à s’accuser.

— Au surplus, conclut l’engagé, il vous est impossible de vous faire sauter la tête en ce moment.

— Parce que ?…

— Parce que, sans tête, il vous serait interdit de descendre sur la corniche du Renard Sanglant et d’aller quérir du renfort.

L’argument, on en conviendra, était sans réplique. Aussi Gairon garda silence.

La journée s’écoula comme les précédentes.

Rosales, le faux Coëllo, Cigale, le Puma, les Mayos erraient d’un air ennuyé sur le plateau, lançant des regards courroucés aux assiégeants qui continuaient imperturbablement leur blocus.

De temps à autre un des compagnons de Dolorès leur montrait le poing.

Dans un grondement, jaillissait une injure :

— Coquins, bandits, lâches, pillards.

Puis le silence se rétablissait, plus déprimant, plus angoissant, après cette explosion d’une rage impuissante.

La nuit vint.

Après le dîner rapide, Dolorès, prétextant la fatigue, s’était retirée sous sa tente.

Elle était bien réellement le centre de cette petite troupe perdue au milieu du désert américain. Elle disparue, ses compagnons demeurèrent muets, abattus, ne sachant que se dire.

Bientôt ils gagnèrent un à un leurs abris, et sous le ciel noir bleu, ponctué d’étoiles, le campement parut être endormi.

Seuls, deux Mayos de faction veillaient, debout, ainsi que des statues, à l’extrémité du plateau.

Alors, Francis et Pierre se glissèrent sans bruit hors de leur tente. En rampant, ils parvinrent à la crête de la falaise.

Déjà Dolorès les y avait précédés.

Sans une parole, les Canadiens déroulèrent leurs ceintures de soie. Ces ceintures, longues de plusieurs mètres, présentaient, malgré leur finesse, une résistance presque infinie. Nouées ensemble, elles devaient permettre à Gairon d’atteindre le niveau de la corniche inférieure, par laquelle il se flattait d’échapper aux assiégeants.

Méthodiquement, Pierre enroula l’une des extrémités autour d’une pointe de roc, s’assura par une énergique traction que le point d’appui était suffisant, puis se tournant vers son ami :

— C’est fait, chef.

Francis inclina la tête et se prépara à descendre.

Mais, à ce moment, la Mestiza vint à lui, elle lui tendit les mains :

— Merci de ce que tu tentes, fit-elle lentement. L’espoir des peuples est en toi. Va et sois béni.

Dans la voix de la jeune fille vibrait une émotion contenue, mais aussi une autorité étrange.

Les Canadiens en furent frappés, et tous deux courbèrent dévotieusement le front sous sa bénédiction.

Aucun autre adieu ne fut échangé.

Prestement Gairon saisit la ceinture à deux mains et se laissa glisser par dessus le rebord de l’escarpement.

La Mestiza et Pierre se penchèrent avidement. Une seconde encore, ils aperçurent la silhouette du chasseur se mouvant dans les ténèbres, puis la forme devint imprécise et parut s’absorber dans l’ombre.

L’oreille tendue, la respiration oppressée, ils demeurèrent là, tremblants qu’un cri, une détonation, leur apprît que leur messager avait été découvert. Cet homme qui s’éloignait était en effet l’ultime espérance de la cause de la liberté sudiste. S’il échouait dans son entreprise, la partie était perdue, la tradition inca-atzèque ne se renouerait jamais.

Mais la nuit resta silencieuse. À un instant, il est vrai, les guetteurs crurent percevoir un gémissement étouffé, mais le bruit ne se renouvela pas, et après une longue station, la jeune fille et l’engagé regagnèrent lentement leurs tentes respectives.

* * * * *

Cependant Gairon avait atteint la corniche sans accident. Sa carabine en bandoulière, son machete dans la main droite, il avait pris pied sur l’étroite saillie.

Autour de lui, tout était sombre. Il avait l’impression d’être enfermé dans une cloche de nuit. Bien loin au-dessous de lui, des clapotis bruissaient, lui rappelant que l’abîme était là.

Bien des hommes d’un courage éprouvé eussent été émus en se voyant ainsi perdus dans l’obscurité, suspendus au-dessus d’un gouffre, mais Francis était familiarisé avec tous les dangers de la prairie, et ce fut paisiblement qu’il murmura :

— Enfin, j’ai donc une occupation agréable à mon cœur.

À petits pas, la poitrine presque appliquée à la paroi du rocher, il commença sa périlleuse promenade.

Au bout de quelques mètres, du reste, sa marche devint plus aisée, la saillie s’élargissant insensiblement.

— La nuit me cache, fit-il encore, mais elle m’empêche de voir. Je suis capable de tomber dans les bras d’une sentinelle rouge.

En redoublant de précautions, s’arrêtant à chaque instant pour prêter l’oreille, il reprit sa marche.

Une demi-heure, longue comme un siècle, s’écoula ainsi. Enfin Gairon distingua confusément en avant de lui une masse irrégulière.

— Les blocs de la passe Nord, se déclara-t-il. Attention. La passe est certainement gardée.

À présent il se glissait avec peine parmi les masses de pierre entassées au hasard par les éboulements.

Et soudain il resta immobile, la tête penchée en avant.

À deux mètres de lui, son cheval entravé un peu en arrière, un Indien était debout, appuyé sur sa lance, au milieu même du sentier étroit conduisant du Val Noir à la prairie.

Évidemment le guerrier était sans défiance.

Quelle apparence qu’il pût être attaqué en ce point ? Aussi chantonnait-il sur un air lent et doux, la mélopée de la Squaw, que le colonel Anderson a su traduire en lui conservant sa tournure naïve et prenante :

Le Grand Esprit a créé la squaw –

pour être l’esclave – de l’homme

valeureux. – Mais il lui a donné la

beauté ; – et l’homme est l’esclave

de la squaw.

 

Et comment en serait-il autrement ? –

Toute jeune, la squaw s’appelle

fille. – Plus âgée, elle prend le nom

de fiancée, de femme. – Et quand

elle a vieilli, les jeunes guerriers la

nomment « mère ».

La chanson s’acheva dans un râle sourd, murmure suprême d’agonie. Francis avait bondi en avant, et son machete avait ouvert la gorge de l’Indien.

Le chasseur se redressa écoutant.

Rien n’avait bougé aux environs.

Alors, il arracha le manteau du Peau-Rouge, le déchira, et des morceaux enveloppa les sabots du cheval qui, les naseaux dilatés, allongeait le cou vers celui auquel il obéissait naguère.

— Un cheval, voilà une aubaine, murmura Gairon. Allons, allons, j’ai mis la Doña en péril, je la sauverai…

Et avec un soupir :

— Avec cela mon année d’engagement s’avance. Peut-être pourrai-je obéir à mon cœur sans trahir personne.

Il fit une pause, puis acheva :

— En restant digne d’elle.

Ce disant, il prenait le coursier par la bride. Celui-ci se laissa docilement guider ; l’homme et l’animal s’engagèrent dans le passage étroit qui montait du Lac Noir à la plaine.

Évidemment les assiégeants avaient placé un factionnaire en cet endroit par un luxe de précaution qu’ils ne croyaient pas utile. Invraisemblable en effet était la pensée qu’une attaque pût se produire de ce côté.

Aussi Francis atteignit-il la surface du désert sans avoir rencontré personne.

Il poussa une exclamation de triomphe. La partie la plus difficile de l’expédition était accomplie.

Sautant joyeusement en selle, il serra les flancs de sa monture et la bête partit au grand trot.

Au matin, Francis avait depuis longtemps perdu de vue les entassements basaltiques du Val Noir.

Quatre jours de marche le conduisirent sur les rives desséchées de la rivière Canadienne.

Le cours d’eau était tari, barré de distance en distance par des lagons résultant de la plus grande profondeur du lit de la rivière.

La cinquième journée n’était pas achevée, que le voyageur entrait dans le village séminole de Whealers.

Il y trouvait le vieux chef le Cheval Noir et son fils Cœur de Feu.

À la nouvelle que la Mestiza était assiégée au Val Noir, les Séminoles avaient ressenti une indignation terrible.

Eux, les vieux alliés des Atzecs, des Toltecs, eux, les ennemis intraitables des Comanches et des Apaches, ne laisseraient point dans l’embarras celle qui parlait au nom de la tradition inca-atzèque.

Des courriers avaient été expédiés sur-le-champ aux diverses tribus séminoles établies le long de la rivière Canadienne.

Un rendez-vous avait été fixé aux chefs. Toute la nation assemblée délibérerait sur ce qu’il convenait de faire.

Les guerriers, les femmes, les enfants avaient quitté le village, tous se rendant à l’endroit désigné.

Avec Cœur de Feu, Francis Gairon les avait suivis. Et parmi les huttes désertées, le Cheval Noir seul était resté, grelottant de fièvre, n’ayant plus la force de marcher.

— Va, avait dit le vieillard à son fils, va… Soulève la colère des nôtres contre les ennemis de la Mestiza… Il faut la sauver d’abord… Ensuite tu reviendras chanter le chant de mort au vieux chef que le Grand Esprit rappelle à lui.

Cœur de Feu avait obéi.

Le rassemblement du peuple séminole eut lieu en un endroit appelé Roches-Rouges de Guadalupe. Un immense cirque dénudé, environné d’une ceinture de rochers rougeâtres, fendillés par l’ardeur du soleil.

Plus de vingt mille personnes se pressaient dans ce cirque naturel. Agriculteurs, chasseurs, industriels, écoliers – car les Séminoles ont des usines et des écoles – avaient tenu à l’honneur de répondre à l’appel de Cœur de Feu.

Les femmes avaient suivi afin de préparer la nourriture des hommes.

Au surplus, les délibérations furent brèves.

Lorsque Francis, invité à parler, eut exposé la situation de la petite troupe de Dolorès, un immense cri monta dans l’air.

— Il faut délivrer la Vierge inca-atzèque.

Et séance tenante, Cœur de Feu, promoteur de la réunion, fut désigné pour se rendre au camp des rôdeurs de la prairie qui assiégeaient la Mestiza.

Aux assaillants il dirait ceci :

— Depuis de longues lunes, la hache de guerre a été enterrée chez les Séminoles. Non pas que ceux-ci aient peur du combat ; leurs tribus sont aujourd’hui les plus nombreuses, les mieux armées. Mais les Séminoles ont compris les bienfaits de la civilisation et de la paix. Ils se sont munis de fusils perfectionnés ; leurs fils reçoivent l’instruction des Blancs ; des usines et des fermes s’élèvent à la surface aride de la prairie. Eh bien ! les Séminoles veulent que la Vierge du Sud ait libre passage, que nul n’entrave sa marche. Retirez-vous donc, frères rouges du Nouveau-Mexique, de l’Arizona ou du Texas ; retirez-vous si l’amitié séminole vous est chère, si vous voulez éviter les maux d’une guerre sans merci.

Le jeune Indien accepta sans murmurer la mission qui lui était confiée.

Son père était seul, mourant, dans leur village désert. Sans doute le cœur du fils était déchiré par la pensée de cette agonie solitaire, mais il n’en laissa rien paraître.

Seulement il activa les préparatifs du départ, et le soir même, en compagnie de Francis Gairon, il galopait vers le Val Noir.

Quatre jours plus tard, les deux hommes se séparaient en vue des rochers de basalte, au sommet desquels était établi le camp des fidèles de Dolorès.

Le chasseur allait tenter de rejoindre ses compagnons, afin de leur apprendre ce qui se passait.

Cœur de Feu, lui, se rendait parmi les ennemis de sa nation, portant la paix d’une main, la guerre de l’autre.

CHAPITRE IV

L’ESCLAVAGE OU LA MORT ?… PLUTÔT LA MORT

— Avant une douzaine de jours, les Visages Pâles seront à nous.

— Le chef dit une chose sage.

— Et les fils de Washington nous verseront l’eau-de-feu (alcool) ; ils nous feront présent de fusils à longue portée, d’étoffes, de cartouches.

Ces répliques s’échangeaient entre deux hommes, assis à terre dans la tente du Vautour Roux, le chef comanche auquel le Canadien avait eu affaire au début du siège.

Le Comanche, sec, maigre, les muscles saillants comme des cordes, le crâne casqué de son scalp où des fils argentés se mêlaient aux mèches restées noires, escomptait les profits de la défaite prochaine de la Mestiza.

Son interlocuteur, un Apache celui-là, formait avec lui un contraste frappant.

Grand, massif de formes et d’allures, le visage strié des signes rouges indiquant dans sa tribu la marche sur le sentier de la guerre, le Bison – ainsi l’avaient surnommé ses compagnons, à cause de sa force prodigieuse – le Bison offrait l’apparence bestiale de l’animal auquel il devait son sobriquet.

Mais cette apparence était trompeuse. Rusé était l’Apache, et à ce moment même il le prouvait, car il s’affermissait dans la confiance du Vautour Roux, au moyen d’adroites flatteries, avec l’espoir d’obtenir une part plus large dans les cadeaux promis par les Américains en échange de Dolorès Pacheco.

— Nul autre que le Vautour Roux ne pouvait mener à bien pareille entreprise, continua le Bison, nul autre ne serait arrivé au succès en économisant autant le sang des enfants rouges de la prairie.

Les yeux du Comanche brillèrent.

— Sage au conseil, prudent dans l’attaque, fit-il doucement.

— Oui, oui. Vaincre sans affaiblir sa tribu. C’est un exemple que tu donnes à tous, et les jeunes guerriers se souviendront de la leçon du plus grand de leurs chefs.

Quel que fût le flegme dont il s’entourait, le Vautour Roux fut sensible à l’éloge, mais il dissimula sa satisfaction sous une apparence de modestie :

— Le crois-tu vraiment ? N’attribues-tu pas aux autres ce qui est seulement la pensée d’un guerrier avisé ?

Le Bison allait répondre quand un Indien fit irruption sous la tente.

C’était un enfant, seize ou dix-sept ans à peine.

— Pourquoi l’Ocelot trouble-t-il les chefs ? demanda sévèrement le Comanche.

Le nouveau venu salua et vivement :

— Un envoyé des Séminoles veut être entendu.

— Des Séminoles ?… répétèrent les Indiens avec un tressaillement.

— Oui.

— Un chasseur, sans doute ?

— Non, un chef renommé.

— Son nom ?

— Cœur de Feu.

Le Vautour Roux et le Bison échangèrent un regard inquiet.

— Ochs ! fit enfin le premier. La hache de guerre est enterrée entre les Séminoles et nous, c’est donc un ami qui vient rendre visite à des amis.

Mais l’Ocelot secoua la tête :

— C’est un guerrier qui apporte les paroles de sa nation.

Un silence suivit.

Les chefs affectaient le calme, mais une émotion intense vibrait au fond d’eux-mêmes. Malgré les bravades habituelles aux bravos de la prairie, ils ne se dissimulaient pas que l’entrée en scène des Séminoles réduirait à néant tous leurs projets.

De plus, connaissant l’antique attachement des tribus séminoles pour les Atzecs, ils pressentaient que la présence de Cœur de Feu se rattachait à celle de la Mestiza.

Toutefois ils ne firent rien paraître de leurs préoccupations, et ce fut d’un ton calme que le Vautour Roux ordonna :

— Conduis vers nous celui que tu as annoncé.

Le jeune Peau-Rouge s’éloigna aussitôt.

— C’est un ennemi que nous allons recevoir, murmura le Comanche dès qu’il se trouva seul avec le Bison.

Celui-ci inclina la tête pour affirmer.

— Nous ne sommes plus assez forts pour soutenir la lutte contre les Séminoles, reprit le vieux chef. Les plus braves guerriers apaches et comanches dorment sous le sol brûlant du désert. Il est loin le temps où nos tribus étaient nombreuses, irrésistibles. Naguère nous dictions des lois à tous les hommes rouges ; aujourd’hui il nous faudrait accepter les ordres de ces chiens de Séminoles.

Le Bison se pencha à son oreille :

— Tu crains que Cœur de Feu veuille protéger ceux que nous assiégeons ?

— Oui.

— Qu’il commande peut-être de leur laisser la route libre ?

— Oui, gronda encore le Vautour Roux.

— S’il en était ainsi, que ferais-tu ?

À cette question précise, le Comanche courba le front ; puis, après quelques secondes de réflexion, il répondit, non sans une nuance d’embarras :

— La vie de nos guerriers est plus précieuse que les présents des fils de Washington.

— Tu céderais ?

— Oui.

De nouveau les interlocuteurs gardèrent le silence. Mais bientôt la voix du Bison s’éleva derechef :

— Le Vautour Roux est un grand chef. Sa sagesse est supérieure à celle de tous ceux qui lui obéissent. Mais son esprit est comme la lumière du soleil, il ne saurait empêcher que des ombres subsistent au milieu de la clarté.

Et comme l’interpellé interrogeait du regard, l’Apache poursuivit :

— La prairie est pleine d’embûches. Un guerrier valeureux, tel que Cœur de Feu lui-même, peut y rencontrer la mort.

— Tu voudrais ?…

— Je ne veux rien, ô le plus noble des Comanches ! je dis : un malheur est possible. Et s’il se produisait, qui donc oserait affirmer que nous avons été avisés à temps des désirs de nos frères bien aimés, les Séminoles ?

— Chut ! fit vivement le Vautour Roux, on vient. Mon frère le Bison me montrera le fond de son âme plus tard.

En effet, Cœur de Feu approchait, guidé par l’Ocelot.

Parvenu au seuil de la tente, il appliqua les mains sur ses joues, les étendit en avant. Ces marques courtoises de respect données, il s’assit, les jambes croisées, en face de ses hôtes et demeura immobile, attendant que ceux-ci l’interrogeassent.

— Mon frère a fait une longue course, commença le Comanche. La poussière du désert a terni le lustre de sa chevelure.

— Cœur de Feu avait hâte de saluer le grand chef dont le nom signifie courage et sagesse.

— Le Vautour Roux est touché de l’empressement de son frère qui, malgré sa jeunesse, égale déjà les plus braves guerriers.

Et avec une sollicitude feinte :

— Mais peut-être le corps de Cœur de Feu souffre-t-il de la faim. Lui plaît-il d’accepter une tranche de venaison ?

— Cœur de Feu n’entend pas la voix de la faim. À ses oreilles bourdonnent les paroles confiées à sa mémoire par l’assemblée de toute la nation séminole, et il voudrait les répéter aux chefs qui l’écoutent.

Un regard rapide échangé avec le Bison, et le Comanche répliqua :

— Que mon frère parle. Sa voix me réjouira.

Les politesses indiennes étaient épuisées. Les adversaires allaient entamer la partie grave de l’entretien.

— Le Grand Esprit qui a donné tant de lumières à ses enfants, les hommes rouges, commença le Séminole, leur a cependant laissé ignorer certaines choses, voulant par là leur montrer la nécessité de vivre unis et de s’aider dans leurs conseils.

— Telle a dû être la volonté du Grand Esprit, appuyèrent les auditeurs du jeune homme.

— La vue la plus perçante peut être obscurcie par le brouillard ; l’ouïe la plus fine ne perçoit plus le pas d’un ami, lorsque la terre tremble et que les génies du feu se combattent[26].

— Mon fils dit vrai.

— Le plus habile suiveur de pistes est dérouté lorsque le vent souffle en tempête et soulève, en épais nuages, la poussière dorée du désert.

— Tout cela est exact, déclara le Vautour Roux, mais en cet instant le brouillard n’étend pas son manteau sur la plaine, le sol ne s’agite pas en longs frissons, le vent est muet. Les paroles prononcées arrivent bien à mon esprit, mais mon esprit ne les comprend pas.

— Parce que c’est sur lui que flotte la brume, chef, brume que l’assemblée séminole m’a chargé de dissiper.

À ces mots, l’interlocuteur de Cœur de Feu affecta une surprise parfaitement jouée.

— Comment, ma pensée serait masquée de ténèbres, et je ne me suis pas aperçu de cela ? Comment les Séminoles ont-ils réussi à découvrir ce malheur ?

— En considérant tes actions.

— Mes actions. Qu’ont-elles de nuageux ?

— Je vais te le dire.

L’envoyé séminole demeura silencieux durant quelques secondes. Après quoi, d’une voix ferme et douce, il reprit :

— Tu es Comanche, celui qui s’assied auprès de toi est Apache. L’un et l’autre vous appartenez donc aux tribus du Sud, vaincues, décimées, opprimées par les Américains du Nord.

Les interpellés inclinèrent la tête en manière d’acquiescement.

— Le seul sentiment que doivent vous inspirer vos vainqueurs est la haine. Votre seul désir doit être de secouer le joug ; votre tendresse doit aller seulement à ceux qui peuvent vous seconder dans cette entreprise.

Les yeux baissés, le Vautour Roux et le Bison écoutaient.

Maintenant ils ne doutaient plus. Cœur de Feu venait leur reprocher de combattre Dolorès Pacheco.

— Eh bien ! Quels sont vos actes ?

— Oui, quels sont-ils ?

— Vous assiégez étroitement la Vierge du Sud, fille inspirée par le Grand Esprit, qui tente de délivrer vos frères et vous-mêmes. Qui vous pousse à cela ? Vos propres ennemis, ceux qui vous ont arraché vos territoires de chasse, qui vous ont chassés de vos villages, ceux dont l’avidité ne s’est arrêtée qu’aux frontières du désert, non qu’elle fût rassasiée, mais parce que, là, elle ne voyait plus rien à prendre.

Les chefs restèrent muets, impressionnés par les brûlantes paroles du messager.

— Alors les Séminoles assemblés ont dit : Nos frères rouges se trompent. Sans nul doute les mauvais génies se sont plu à obscurcir leur raison. Et ils m’ont choisi pour venir vous faire entendre la vérité.

Tandis que le Séminole parlait, le Vautour Roux réfléchissait. Un conseil de la puissante nation séminole était un ordre. Il fallait obéir, sous peine de déchaîner la guerre et d’amener l’anéantissement des derniers survivants des tribus apaches et comanches. Les Papagos, les Utapis, il en était certain, ne résisteraient pas une minute à la volonté dont Cœur de Feu apportait l’expression.

Et avec la diplomatie de sa race, le Comanche contraignit son visage à sourire.

— Il me semble en effet que mes yeux se dessillent, que des bruits nouveaux parviennent à mes oreilles. Parle encore, mon fils, dis toute ta pensée. Sois le médecin de l’esprit du vieux chef.

Cœur de Feu sourit à son tour. Il sentait que sa négociation allait aboutir heureusement.

— Mon père, dit-il, n’est-il pas surpris d’avoir rassemblé des guerriers pour s’opposer au passage de la Vierge du Sud ?

— Si, si… en effet… Comment ai-je pu faire cela ?

— Trompé par les mauvais Esprits, certainement. Mais à présent que mon père voit, que lui suggère sa pensée ?

— De lever mon camp, et d’entraîner mes guerriers hors de la route de celle que tu as nommée.

— Mon père a retrouvé toute sa sagesse, s’écria Cœur de Feu comme s’il avait été dupe de cette comédie. Le Grand Esprit en soit remercié !

Puis changeant de ton :

— Je ferai la première étape avec mon père et je retournerai auprès des miens leur dire : Réjouissez-vous, le Vautour Roux a déjoué les maléfices des génies de la nuit.

Le Comanche ne parut pas comprendre l’injonction enveloppée dans la phrase polie.

Cordialement il continua :

— Nous lèverons le camp demain matin. Que mon fils se repose aujourd’hui. Il est parmi des amis. Il est maître ici comme au milieu de sa tribu.

L’entretien était terminé.

Les interlocuteurs alors se touchèrent la main, et l’Ocelot, appelé aussitôt, conduisit le Séminole à une tente, sous laquelle le loyal Indien se glissa et s’endormit.

Il n’eût pas trouvé le sommeil s’il avait soupçonné la conversation qui s’engageait à ce moment même entre les hommes auxquels il venait de parler.

Après son départ, un long silence avait régné sous l’abri de toile du Vautour Roux.

Enfin celui-ci avait murmuré :

— Ochs ! les Séminoles sont de grands guerriers.

— Irrésistibles à la guerre, avait ajouté le Bison.

— Invincibles dans le conseil.

— Ils sont nombreux.

— Ils ont appris la discipline des Blancs.

— Et les autres Indiens doivent s’incliner devant leur volonté.

Une nouvelle pause et les deux hommes avaient répété ensemble :

— Ochs ! les Séminoles sont de grands guerriers.

Puis l’Apache, baissant la voix, reprit :

— Le coyote est plus faible que le puma.

— Ainsi l’a décidé le Grand Esprit.

— Cependant le coyote a sa part de la chasse du lion.

— Cela est vrai, Bison. Tous les coureurs de la prairie savent cela.

— Savent-ils aussi, pourquoi il en est ainsi ?

— Non.

— Je vais te l’apprendre. Le coyote est rusé. Pas assez fort pour attaquer les grandes bêtes, il suit le puma qui, lui, a la vigueur. Et quand celui-ci est repu, qu’il abandonne sa proie, le coyote accourt et trouve encore une large nourriture. Le puma chasse donc pour le coyote, le puma est le serviteur du petit loup des prairies.

Le Vautour Roux eut un vague sourire :

— Oui, tes paroles sont véridiques, mais ici le puma séminole défend de chasser.

— Cela est vrai. Mais si nous avions enlevé le camp des Faces Pâles hier, la défense des Séminoles serait arrivée trop tard, et nous ne serions pas coupables d’avoir agi alors que nous ignorions les désirs de la grande nation.

— Que veux-tu dire, Bison ?

— Que nous savons quel jour l’ordre nous est parvenu, mais que les Séminoles ne le savent pas.

— Ils le sauront par leur messager.

— Si leur messager les rejoint.

— Oh ! tu ne prétends pas le frapper dans mon camp.

— Non, non, il est ton hôte, il est sacré… ; mais quand il l’aura quitté, il sera exposé à tous les hasards du désert… et alors… qui sait ?… il y a aussi des hasards heureux pour les Comanches, pour les Apaches.

Brusquement le Bison appuya la main sur l’épaule de son interlocuteur :

— Le Vautour Roux est un grand chef.

— Le Bison, lui aussi, est un grand chef, riposta le Comanche. Son bras est terrible durant le combat, mais sa voix est agréable à entendre au conseil.

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L’athlète rouge sourit, agréablement flatté par le compliment.

— Alors, il peut exprimer toute sa pensée ?

— Il le peut.

— Voici donc ce que son amitié lui suggère. Demain matin, nous lèverons le camp, demain soir le Séminole, qui nous aura accompagnés, nous quittera.

— Oui, je le crois.

— Si tu le veux, moi-même et l’Ocelot nous nous lancerons sur sa trace. Qui retrouve l’homme tombé dans le désert ? Personne. Les fauves dévorent sa chair et le vent disperse ses os réduits en poussière.

— Cela est ainsi.

— Toi, pendant ce temps, tu ramènes tes guerriers contre les Visages Pâles qui, rassurés, ont quitté leur position avantageuse. Tu les extermines. Et plus tard, aux reproches des Séminoles, tu répondras : J’ignorais quels ils étaient. Lorsque le vaillant Cœur de Feu est venu apporter vos ordres, il était trop tard.

Comme on le voit, le géant ne manquait pas de ressources.

Ce fut sans doute l’avis du Vautour Roux, car il pressa la main de son compagnon et doucement :

— Bison, tu partiras avec l’Ocelot. Je te confie le soin de nous venger de l’insolence du jeune Séminole.

— Et toi ?

— J’exécuterai le plan que tu as tracé.

— En recommandant le silence à nos guerriers.

— Sois tranquille. La haine du Séminole chante en eux. Ils seront heureux de jouer ces hommes rouges qui nous oppriment aujourd’hui plus que les Américains eux-mêmes.

Une fauve lueur brilla dans les yeux sombres de l’Apache et les deux chefs se séparèrent.

Bientôt tout le camp fut en rumeur.

Les guerriers avaient appris qu’on abandonnait le siège qui durait depuis de si longues semaines ; que l’on agissait ainsi sur l’ordre des Séminoles ; qu’un chef de cette dernière nation accompagnerait la troupe durant la première journée de sa retraite.

De là, colères muettes, trahies seulement par des gestes brusques, des regards étincelants.

Mais tous dissimulaient avec soin leur irritation. Tous comprenaient le danger de se mettre en lutte ouverte avec la nation indienne qui, à elle seule, peut armer plus de guerriers que toutes les autres tribus réunies.

À l’abri de sa tente, le Vautour Roux observait tout, et son visage peint d’ocre rouge, s’éclairait.

Les Indiens étaient prêts à toutes les trahisons. Le plan ourdi par l’astucieux Bison s’accomplirait jusqu’au bout.

Quant au chef apache, il avait entraîné l’Ocelot sous sa tente propre, et là il lui parlait à voix basse.

Au tressaillement des narines du jeune homme, à l’animation de ses traits, à ses poings crispés, il était aisé de deviner que les paroles du géant allumaient en lui un courroux farouche.

Et de fait, quand, rendu à la liberté, l’Ocelot vint à passer auprès de la hutte de toile réservée à Cœur de Feu, il gronda sourdement :

— L’Ocelot enfoncera ses dents dans le Cœur de Feu, sans peur de se brûler la langue.

* * * * *

Cependant, Francis Gairon, blotti dans une anfractuosité de rocher, attendait la nuit.

Elle vint lentement.

Alors, il sortit de sa cachette, et rampant dans l’ombre, il gagna l’étroite percée par laquelle naguère, il avait quitté le Val Noir.

Aucun guerrier indien ne gardait le passage.

— Oh ! oh ! murmura le Canadien, mon ami Cœur de Feu a réussi dans son ambassade. Les diables rouges me semblent avoir levé le siège.

Cette supposition devint une certitude pour le chasseur, quand il arriva dans la crique basaltique, au fond de laquelle tremblottaient les eaux du lac.

Les rives étaient désertes. Oui, décidément les Indiens s’étaient éloignés.

Ravi par cette constatation, Francis, obéissant à un de ces mouvements auxquels l’homme le plus fort obéit au sortir d’un grand danger, plia les genoux et, les bras tendus vers le ciel où scintillaient les innombrables étoiles, s’écria :

— Maître des mondes, des soleils, de l’infini, sois béni d’avoir écarté la mort de la tête chère de Dolorès.

Une larme brûlante roula lentement sur sa joue. Il la fit sauter d’un coup de pouce rageur et, se redressant, il gagna la corniche de la falaise.

Une demi-heure plus tard, il parvenait sans encombre au point culminant de l’étroit chemin aérien. À ses appels, les assiégés répondaient en jetant des lassos, grâce auxquels il se hissait au sommet de l’escarpement.

Dolorès, Fabian, Cigale. Pierre, Coëllo, le Puma, les Mayos l’y attendaient. Il serra les mains tendues vers lui et d’une voix que l’émotion brisait :

— Les Indiens lèvent le siège, sur l’ordre de Cœur de Feu, chef séminole qui a abandonné son père mourant, pour venir délivrer la Vierge mexicaine.

Toutes les physionomies s’éclairèrent.

— Où est le Séminole ? demanda Dolorès.

— Au camp des Apaches. Il aura sans doute voulu s’assurer que ses injonctions étaient fidèlement exécutées.

Ce furent des exclamations joyeuses, des effusions, des serrements de mains.

— Ah ! s’écria la Mestiza en fixant sur Francis le rayon caressant de ses doux yeux, vous ne pourrez plus dire que vous n’êtes pas digne d’être présenté aux Sudistes comme un libérateur.

— Moi ? fit-il avec embarras.

— Vous-même, qui avez assuré le succès de notre expédition.

Il secoua tristement, la tête :

— J’ai fait ce que tout autre eût fait à ma place. Je n’ai pas voulu que vous tombiez au pouvoir des bandits de la prairie.

— Et vous avez risqué votre existence…

— Pour ce qu’elle vaut… le risque était mince.

La Mestiza eut une moue impatiente :

— Je vous défends de parler ainsi… ; la vie d’un brave homme et d’un homme brave a une valeur inestimable.

— Oui, répéta Gairon d’un ton indéfinissable, la vie d’un homme brave et d’un brave homme… Vous avez raison… Mais est-on brave parce que l’on effectue une chevauchée à travers le désert ? Est-on brave parce que l’on trouve un courageux Indien qui vous prête son appui ?

— Oui, à mon avis du moins.

La jeune fille prononça ces dernières paroles avec une nuance d’humeur.

Elle était mécontente… pourquoi… ? Elle n’eût su le dire exactement. Elle s’irritait de la façon dont le Canadien rabaissait son dévouement.

Et lui, tout bas, s’injuriait, se reprochant d’accepter les compliments de celle qui ne pouvait deviner que son acte dévoué était seulement la conséquence logique d’une trahison.

Brusquement Dolorès s’éloigna.

Au surplus, de graves préoccupations exigeaient sa présence.

Le blocus du Val Noir était levé. Qu’allaient faire les assiégés ?

Certes, l’intention de la Mestiza était de gagner le territoire des Séminoles ; mais, pour le faire, il fallait traverser deux cents kilomètres de plaines désertes, sans végétation, sans eau, sans ressources d’aucune sorte.

À cheval, le voyage eût duré quatre ou cinq jours. À pied, il demanderait le double de temps, le triple peut-être. Et les fidèles de la Vierge mexicaine devaient marcher, car leurs montures avaient été sacrifiées durant le siège.

— Au lieu de nous porter, elles nous soutiennent, avait dit plaisamment Cigale.

Oui, mais à présent elles manquaient.

On tint donc conseil.

Enfin le Puma éleva la voix :

— Je pense que l’on pourrait se reposer aujourd’hui et profiter de la journée pour choisir, parmi les bagages, les choses indispensables. On abandonnerait les autres, afin d’être aussi peu chargés que possible.

— Ochs ! firent les Mayos survivants.

Les Européens acquiescèrent à cette résolution. Jusqu’à la nuit, le campement offrit l’aspect d’une cité en déménagement.

Enfin l’obscurité remplaça la lumière, les étoiles s’allumèrent au ciel. Tout était prêt.

On partirait le lendemain au crépuscule.

Et ravis d’être délivrés, heureux de penser qu’après quelques jours de fatigue, ils parviendraient dans la région amie habitée par les Séminoles, les compagnons de Dolorès s’endormirent au milieu du grand silence de la prairie.

* * * * *

À cette heure même, une longue file de cavaliers serpentait à travers le désert.

Muets, dressés sur leurs selles comme des statues de bronze, les Indiens commandés par le Vautour Roux, revenaient vers le Val Noir qu’ils avaient abandonné la veille.

Au matin de ce jour, après une longue étape, pendant laquelle Cœur de Feu les avait accompagnés, les Apaches et Comanches avaient établi leur camp à quarante milles de celui de Dolorès.

Cœur de Feu n’avait pas soupçonné les pensées traîtresses du Vautour Roux. Après quelques heures de repos, il avait quitté le campement pour reprendre le chemin des territoires occupés par sa tribu.

Quarante minutes plus tard, deux cavaliers s’étaient élancés sur ses traces.

En eux, on eût pu reconnaître le Bison et l’Ocelot.

Ceux-ci allaient, en exécution du plan ourdi sous la tente du Vautour Roux, essayer de surprendre et d’assassiner le brave Séminole, afin de pouvoir affirmer plus tard qu’ils n’avaient pas connu la volonté de sa tribu, et d’être ainsi libres de massacrer la petite troupe de la Vierge mexicaine.

On sait déjà que la Providence devait déjouer leurs projets.

Cœur de Feu, surpris par ses adversaires, était attaché au poteau du supplice, il allait mourir, lorsque Scipion Massiliague et Marius le sauvèrent.

* * * * *

De nouveau, la Mestiza et son escorte étaient assiégés.

Un hasard providentiel les avait avertis du retour offensif du Vautour Roux.

Coëllo, alias Vera, étant descendu au Lac Noir, avait aperçu les Indiens. Bien vite, le faux peone était accouru faire part de sa découverte à ses compagnons. De telle sorte que les Apaches, qui espéraient surprendre leurs victimes, avaient été accueillis par une fusillade meurtrière.

Mais l’instant suprême était proche, les munitions allaient manquer.

Il restait à peine cinq cartouches par tireur. Un assaut encore, et les assiégés devraient se défendre à l’arme blanche, un contre cent, c’est-à-dire engager la lutte du désespoir.

Francis Gairon et Pierre devisaient tristement, assis sur des blocs de pierre à l’écart de leurs compagnons.

— Les diables rouges connaissent notre situation, disait Francis. Vois-les dans la plaine. Ils ne prennent pas la peine de se cacher ; ils savent que nous devons ménager nos dernières cartouches.

— Bon, je ne suis pas aveugle… et je vois cela comme vous, chef.

Gairon secoua la tête d’un air navré :

— Oui, oui, les corbeaux du désert sentent la curée prochaine. Encore quelques détonations, et nos carabines seront dans nos mains des armes aussi inutiles qu’un éventail entre les doigts d’une femme.

— Je le crains.

— Et alors, continua le Canadien d’une voix sourde, nous ne pourrons plus défendre Dolorès ; guerriers indignes de ce nom, nous devrons abandonner aux Indiens le trésor dont nous avons la garde.

Et avec un geste violent :

— Elle, leur prisonnière ; elle, traînée d’étape en étape jusqu’aux campements des Nordistes ; elle, ridiculisée, bafouée… L’espoir d’un peuple exposé aux risées des soldats. La Vierge mexicaine souffletée par la main brutale des soudards !

Le chasseur se cacha la figure dans les mains, un sanglot le secoua tout entier. Puis il gémit, les paroles rendues indistinctes par la violence de son émotion :

— Tout cela par ma faute. Lâche et traître, je l’ai amenée dans ce piège. Ah ! j’ai envie de tout avouer à nos compagnons, de les supplier de faire justice.

Mais Pierre entoura de son bras le cou de son chef :

— À quoi bon maintenant. Avouer, serait priver la Doña d’un défenseur. Il me semble que la seule chose à faire maintenant est de la défendre jusqu’à la mort.

— Jusqu’à la mort, répéta Gairon.

Puis, comme si une décision soudaine naissait dans son esprit :

— Jusqu’à la mort, as-tu dit ?

— Oui, chef.

— Et ne laisser aux assiégeants que des morts à scalper.

— Oui, encore.

Il y eut une sorte d’hésitation sur la physionomie de Francis… Son indécision fut courte d’ailleurs ; il reprit presque aussitôt avec une intonation étrange :

— La mort te semble donc la seule solution ?

— La seule en effet.

— Pour tous ?

— Pour tous.

— Et il te paraît préférable pour la Doña de tomber frappée mortellement d’une balle, que d’être capturée par l’ennemi.

Les yeux du chasseur interrogeaient avidement le visage de l’engagé. Celui-ci ne sourcilla pas.

— La mort plutôt qu’une captivité honteuse ! répondit-il sans hésiter.

— Merci. Elle mourra donc.

Sur ces mots, Gairon se découvrit, et les yeux fixés sur la voûte céleste, il sembla s’absorber dans un colloque muet avec l’infini. On eût cru qu’il implorait le souverain juge.

De fait, le Canadien se sentait presque devenir fou.

L’observation rigide de la parole donnée l’avait conduit à la trahison. Servant fidèle de l’honneur, il roulait à la honte.

Dans son cerveau simpliste d’homme accoutumé à vivre en face de la nature, la constatation déchaînait une tempête.

Toutes ses croyances s’effondraient d’un seul coup. À quoi se fier désormais, puisque le mal découlait du bien, la félonie de la loyauté, la vilenie de la noblesse ?

Et le ciel, impassible devant les tortures humaines, se couvrait d’ombre sous le pinceau bleuté de la nuit. L’immense farandole des mondes allumait ses étoiles. L’éternelle illumination des soleils de l’espace flamboyait au-dessus de ce groupe lamentable, captif au sommet de l’éminence du Val Noir.

À vingt pas des Canadiens, accroupis à l’abri de roches, le señor Rosales et le Parisien Cigale considéraient les environs avec inquiétude.

De temps à autre, l’hacendado tournait les yeux vers une forme allongée sur le sol à peu de distance. Il y avait alors dans son regard une expression de tristesse.

Le dormeur ou plutôt la dormeuse était Vera, en qui jusqu’alors Fabian, par une réserve exquise de père, n’avait voulu voir que le peone Coëllo.

Cigale s’aperçut de la préoccupation de son compagnon :

— Elle repose, fit-il doucement. Tant mieux. Ainsi elle oublie notre situation.

L’hacendado haussa les épaules :

— À quoi sert l’oubli ? Est-ce que l’oubli écarte le malheur ? Est-ce qu’il l’efface ? Non, non, l’oubli que les anciens avaient déifié, n’est qu’un faux dieu. Il n’existe pas. Le souvenir s’éloigne, mais il ne disparaît jamais.

Et à mi-voix, comme se parlant à lui-même :

— Ai-je perdu la mémoire de l’épouse morte en France, du fils volé à la malheureuse… ?

Il saisit Cigale par le bras et presque rudement :

— Écoutez, seigneur parisien, écoutez. Dans quelques heures, il y aura ici beaucoup d’yeux fermés pour toujours. Si vous survivez, il faut que vous sachiez tout, afin d’apprendre la vérité à mes filles, demeurées là-bas à l’hacienda. Elles doivent pouvoir reconnaître leur frère si le ciel permet qu’elles le rencontrent un jour.

Il se tut soudain. Une douce voix venait de murmurer tout près de lui :

— Père, laissez-moi vous prendre dans mes bras ; père, accordez-moi le baiser dont ma légèreté m’a privée depuis le début de ce long voyage.

C’était Vera-Coëllo.

Avant que l’hacendado eût pu répondre, elle reprit :

— Je dormais… Un rêve a visité mon esprit… si doux qu’il a chassé le sommeil. L’homme auquel j’ai offert les fleurs de sospiriano était libre, il accourait vers nous, il venait nous délivrer.

— Songe creux, pauvre enfant.

— Non, père, vérité. Je le sens, j’en suis sûre. Coëllo n’aurait pu vous parler de ces choses, j’ai osé reprendre mon nom de Vera pour vous apporter les paroles d’espérance.

Pour toute réponse, Fabian Rosales pressa la gentille señorita sur son cœur. À quoi bon maintenant lui reprocher le coup de tête, si naturel au Mexique, qui l’avait entraînée dans le danger.

Au fond la présence de la chère mignonne ne soutenait-elle pas le courage du père ?

Certes l’hacendado souffrait de savoir Vera exposée, mais en même temps, il n’éprouvait pas la douleur d’être seul, loin de tous les êtres aimés.

Avec l’inconséquence de l’affection, il s’était surpris parfois à murmurer :

— Si je succombe, une de mes filles au moins sera là pour me fermer les yeux.

Et comme, à cette heure, la même pensée flottait encore dans son cerveau, l’organe du Parisien le fit tressaillir.

— Señor, disait Cigale, ou bien j’ai la berlue, ou bien il se produit dans la plaine une végétation spontanée que je ne comprends pas.

S’arrachant à l’étreinte de sa fille, Fabian s’approcha de Cigale qui, penché en avant, désignait la surface du désert.

— Tenez, là-bas, continua le jeune homme… je jurerais que, dans la journée, il n’y avait que du sable… Eh bien, maintenant n’apercevez-vous pas des buissons ?

— Si, en effet, déclara Rosales, après avoir considéré le point désigné.

Et avec un cri :

— Mais cette poussée de buissons n’est pas unique… Là-bas, à droite, voici un massif de plantes qui n’existait pas davantage.

— En voici d’autres, d’autres encore… partout autour de la hauteur, appuya Vera.

Distraits de leurs préoccupations par la mimique expressive des trois personnages, Francis et Pierre vinrent à eux.

— Qu’est-ce ?

— Ces buissons !

Un rapide examen et les chasseurs prononcèrent ce seul mot :

— Indiens.

— Des Indiens, s’écria Cigale. Où prenez-vous des Indiens ?

— Dans ces feuillages tout simplement.

— Dans ces… ?

— Oui. Une ruse dont ils sont coutumiers. Veulent-ils surprendre un ennemi, ils font, à l’aide de branchages, un buisson factice qu’ils dressent devant eux. Puis, à l’abri de cet obstacle, ils s’avancent insensiblement.

— Ainsi vous pensez… ?

— Que les chiens se disposent à nous attaquer. Ah ! si les munitions n’étaient pas si rares, je leur montrerais de quel bois se chauffent de braves chasseurs. Mais voilà… trop peu de cartouches. Il faut les laisser approcher pour qu’aucune balle ne soit perdue.

Et montrant le poing aux broussailles, Pierre ajouta avec une fureur comique :

— Vermines du désert ! Ils se figurent qu’ils nous trompent avec leur stratagème, bon tout au plus pour des soldats de la milice.

En dépit de la gravité des circonstances, la colère de l’engagé dérida un instant les auditeurs, mais bientôt l’imminence du danger éteignit les rires.

Une attaque était chose terrible, à cette heure, où les munitions manquaient.

Néanmoins il fallait se préparer à la subir.

Tous les combattants furent appelés. Tous prirent leur poste de bataille. Le fusil en mains, le visage pâle, les traits contractés, chacun attendit l’assaut.

Dolorès seule semblait ignorer la crainte. Ses grands yeux rayonnaient. Il y avait en elle tant de confiance que tous se sentirent ranimés lorsqu’elle parut au milieu d’eux.

Francis Gairon, emporté par un mouvement irréfléchi, plia le genou au moment où elle passa auprès de lui, le frôlant de sa jupe, et d’une voix étranglée, il murmura :

— Pardon !

Surprise, la jeune fille se retourna. Mais déjà Pierre avait bondi auprès de son chef. Sa main herculéenne enserrait comme un étau l’épaule du Canadien. Au regard interrogateur de la Mestiza, il répondit :

— Le chef souffre de vous savoir en danger, doña. Il prétend qu’il aurait dû être assez habile pour dépister les Indiens, pour vous conduire saine et sauve au terme de votre voyage.

Elle eut un doux sourire.

— Ne vous accusez pas, fit-elle lentement. De toute éternité, ce qui arrive était décidé. Il n’est pas au pouvoir de l’homme d’empêcher ce qui doit être. Sachez seulement que je vous suis reconnaissante de votre dévouement.

Elle s’éloigna.

Sombre, presque brutal, Gairon gronda :

— Pourquoi m’as-tu empêché de m’accuser ? Le suprême bonheur pour moi à cette heure serait d’expier, de rendre le dernier soupir sous ses yeux.

L’engagé ne jugea pas à propos de répondre, et les deux hommes demeurèrent immobiles à la place où les avait surpris la venue de Dolorès.

De là, ils apercevaient toute la ligne des combattants. À dix pas d’eux étaient Cigale, puis Rosales, Coëllo, la Mestiza. Plus loin le Puma avait dispersé ses Mayos.

Tels des statues de bronze, les guerriers, masqués par des blocs de pierre, suivaient de leurs yeux étincelants les mouvements de l’ennemi.

Un peu en arrière de la ligne, les chasseurs voyaient tout sans être vus.

Cependant des bruits montaient de la plaine : hululements d’orfraies, abois de coyotes.

— Ces bandits chantent pour se moquer de nous, grommela Francis.

— Non pas, répliqua Pierre avec sa placidité habituelle. Ils s’avertissent réciproquement, afin de régler leur marche.

Et haussant les épaules :

— Allez, allez, chef. Ils savent qu’avant d’arriver ici où nous sommes, beaucoup des leurs partiront au pays des Esprits. Ils se croient assurés de la victoire, mais ils ne doutent pas qu’elle soit chèrement achetée.

Puis comme répondant à une pensée soudaine :

— Mais comment ces écumeurs du désert ont-ils osé reprendre l’affaire, après la visite du chef séminole que vous aviez ramené ?

— Je ne comprends pas.

— Il doit y avoir là-dessous quelque trahison des diables rouges.

— Peut-être Cœur de Feu a-t-il payé de sa vie sa généreuse intervention.

Il y eut un silence.

— C’était un brave, murmura enfin Gairon, sur le ton grave d’une oraison funèbre.

— C’était un brave, redit Pierre.

Mais les Canadiens s’interrompirent soudain.

Les buissons factices qui, depuis une heure, progressaient lentement dans la plaine, avaient atteint le bas de l’éminence sur laquelle était établi le campement.

Et d’autres fourrés les suivaient, donnant l’impression d’une forêt en marche.

Au pied de la colline, les branchages se mêlaient, s’épaississaient, formant un fourré sans cesse agrandi.

Les assiégeants se massaient avant de pousser leur redoutable cri de guerre.

Pierre eut une moue ennuyée :

— Cela nous annonce un effort irrésistible.

Et comme son compagnon gardait le silence.

— Les coquins, continua l’engagé avec une colère croissante, sont bien informés. Ils connaissent notre disette de cartouches et vont sacrifier vingt ou trente de leurs guerriers, certains que les autres parviendront jusqu’ici.

Un tremblement secoua tout le corps de Gairon.

— Jusqu’ici, répéta-t-il d’un air égaré… Ils sont certains, dis-tu… Mais toi, toi… tu ne penses pas qu’ils réussissent.

— Les balles seules pourraient les arrêter.

— Eh bien ?

— Quand nous aurons brûlé chacun nos cinq cartouches… ce sera fini.

— Fini.

Le Canadien était devenu livide. L’athlète se sentait vaincu par la fatalité.

— Ils arriveront ici, bégaya-t-il… Et elle… elle… elle sera leur prisonnière. À travers le désert, ils l’emporteront parmi les cactus, les nopals, dont les raquettes épineuses déchireront ses pieds. Ils la livreront aux Nordistes, et dans une prison privée d’air, de lumière, la Fleur du Sud s’étiolera.

D’un geste violent, il se frappa la poitrine :

— Et c’est ma faute, ma faute… mon crime !

Un effroyable rugissement coupa la parole au malheureux chasseur. D’un seul coup, à un signal donné, les Indiens s’étaient débarrassés des branchages qui leur servaient d’abri, et, peints en guerre, grimaçants, horribles, ils s’étaient élancés sur la pente de la colline en modulant leur rauque cri de guerre.

L’heure décisive a sonné.

Ainsi que des démons, les Apaches, les Comanches bondissent entre les rochers, s’excitant, se défiant à la course. Ils sont admirables d’intrépidité, et terrifiants aussi.

Lentement, accompagnant d’un regret chaque balle qui réduit leur faible provision, les assiégés tirent.

Tous les coups portent dans la masse grouillante accrochée aux flancs de la colline.

Des morts restent en arrière, étendus sur le sol, les bras en croix. Des blessés, arrêtés dans leur course furieuse, arrosent les rocs d’un sang vermeil et usent leurs dernières forces en hurlements de haine, en invectives à l’adresse des Faces Pâles.

Méthodiquement, abattant un Indien à chaque fois, Francis Gairon a déchargé sa carabine à quatre reprises.

Il lui reste une cartouche.

Un instant il la tient entre ses doigts. Il la considère d’un air pensif. Enfin il secoue rudement la tête et glisse le projectile dans le canon de son fusil.

Mais il n’épaule point.

Il a appuyé la crosse à terre et il regarde la marée humaine qui monte, qui monte toujours.

Un à un, les fusils des assiégés se taisent. Les cartouches sont épuisées.

Les assaillants comprennent cela. Ils se hâtent davantage, avec des cris de triomphe, stridents comme les appels des grands vautours qui planent tout au fond du ciel teinté des premières clartés d’aube.

Les assiégés échangent un regard, adieu muet de ceux qui se savent condamnés à mourir. Au bout des canons des carabines, ils assujettissent de larges coutelas. Ce sont les baïonnettes de la prairie.

La lutte à l’arme blanche, la lutte finale, désespérée, où l’on frappe, non plus pour vaincre, mais pour tomber vengé, est proche.

À peine vingt-cinq pas séparent les adversaires.

Les Peaux-Rouges hurlent, rugissent, sifflent, glapissent. C’est un concert infernal.

Un bond encore. Les voilà sur le retranchement.

Les lances, les baïonnettes se froissent avec de sinistres vibrations métalliques. Il y a des éclaboussements de sang, des cris de tuerie, des râles de mort.

Les assiégés sont repoussés.

Mais ils se défendent encore. Serrés les uns contre les autres, ils forment un petit cercle hérissé de baïonnettes. Ils font face partout à la fois.

Francis et Pierre vont les rejoindre, quand le premier s’arrête avec une exclamation déchirante.

Dans le tumulte, Dolorès Pacheco a été séparée de ses compagnons. Elle est seule, sans armes, entourée d’ennemis. Sur sa tête hautaine se lèvent des tomahawks menaçants.

Va-t-elle mourir là, sous les yeux des Canadiens impuissants à la défendre ?

Non, une sorte de colosse rouge bondit sur elle. C’est le Vautour Roux qui vient de reconnaître celle pour qui il a sacrifié sans compter le sang de ses guerriers.

Elle a un cri éperdu, appel désespéré à un secours impossible. Mais le chef indien la saisit brutalement. Il l’enlève dans ses bras, il l’emporte, laissant à ses camarades le soin d’achever le carnage.

Il court, comme s’il avait hâte de mettre en sûreté son précieux fardeau. C’est un trésor qu’il a capturé, car les Nordistes lui donneront des armes, des cartouches, de l’eau de feu en échange de sa prisonnière.

Gairon a eu un grondement sourd, profond, comme si son cœur se brisait. Il s’est rué à la poursuite du ravisseur.

Mais la masse compacte des Indiens s’oppose à son passage. En vain, il pique, frappe, abat les hommes autour de lui. En vain Pierre ne le lui cède en rien dans cette besogne mortelle. Le rempart humain a trop d’épaisseur, les ennemis sont trop nombreux.

Impossible de forcer le passage.

Et cependant le Vautour Roux est parvenu à l’extrémité du plateau. Il va se lancer sur la pente ; il va disparaître.

Alors une crispation convulsive strie le visage du Canadien d’innombrables rides, ses yeux prennent une expression hagarde.

— C’est moi qui l’ai conduite dans ce guet-apens, gronde-t-il. Je lui dois la mort plutôt que le déshonneur.

De sa carabine, il décrit un terrible moulinet, fracasse des crânes, se dégage un instant de la meute hurlante qui l’assaille.

Et droit au milieu de ses ennemis stupéfaits qu’il domine de sa haute taille, il épaule rapidement. Une détonation, le Canadien a brûlé sa dernière cartouche.

Mais il n’a pas visé en vain.

La balle a traversé deux poitrines. Le Vautour Roux et sa victime roulent à terre avec un jet de sang.

Et avec un cri lamentable, oublieux de la situation, du trépas qui est sur lui-même, Gairon lâche son arme, et s’affaisse sur les genoux en murmurant :

— Je l’ai tuée… je l’ai tuée !

Puis il s’abat sur le sol, privé de sentiment.

Mais comme si sa chute avait été un signal attendu, une fusillade nourrie éclate, crépite. Les balles s’abattent ainsi qu’une grêle meurtrière sur les Peaux-Rouges.

Ceux-ci affolés, éperdus, s’enfuient en poussant des clameurs d’épouvante, abandonnant la moitié des leurs sur le terrain, et une voix joyeuse, sonore, vibre gaiement dans l’air :

— Té, mon bon, tu diras pas que le parrain il est avare, il t’envoie des dragées de premier numéro.

C’est Massiliague qui accourt vers les voyageurs miraculeusement délivrés.

Derrière lui galopent son fidèle Marius, Cœur de Feu et le parti de Séminoles, amenés par le jeune chef au secours de la Vierge mexicaine.

CHAPITRE V

MASSILIAGUE CACHE SES SOUPÇONS POUR LES TRANSFORMER EN CERTITUDE

— Et la doña Dolorès, docteur ?

— Hors de danger. Avant quinze jours, elle sera en état de reprendre son voyage.

— Bé, ça m’ôte un poids de l’estomaque, mon cher docteur ; car la pauvre petite femme, je n’aurais pas donné une chiquenaude de son existence… Elle avait été traversée de part en part… ; la balle, entrée par la poitrine, était ressortie par le dos. Té, une véritable lunette. Enfin, tout est bien qui finit bien.

Ce court dialogue s’échangeait deux mois après le retour de Massiliague, entre l’aimable Marseillais et un médecin, amené à grand’peine de la bourgade la plus proche.

Ce jour-là, Scipion Massiliague semblait tout réjoui.

Ses compagnons avaient remarqué que, depuis sa rentrée parmi eux, sa verve paraissait tarie.

Une secrète préoccupation assombrissait le joyeux garçon, une préoccupation trahie par le pli profond qui barrait son front.

À quoi donc songeait le Provençal ? À une chose bien simple. Lors de son départ de Chicago, il avait voyagé en chemin de fer. Or, on se souvient qu’il avait ainsi surpris une conversation mystérieuse de Joë Sullivan avec Bell.

Et de cette conversation, il résultait clairement que des traîtres, à la solde dudit Sullivan, faisaient partie de l’escorte de la Mestiza.

Et ces traîtres, d’après les paroles du policier et de son serviteur, étaient les Canadiens.

Le sombre désespoir de Francis, durant les semaines où la jeune fille avait été en danger de mort, ses regards égarés, certaines paroles échappées au remords de l’infortuné, n’avaient fait qu’accroître dans l’esprit du Marseillais la certitude de la culpabilité de celui qu’il observait.

Mais les craintes, qu’inspirait à tous l’état de Dolorès, l’avaient empêché, jusqu’à cette heure, de passer aux actes.

La jeune fille en effet s’était débattue longtemps contre la mort.

Peu à peu cependant, sa jeunesse avait triomphé du mal. Maintenant, elle était hors de danger, et l’esprit libre, Massiliague allait pouvoir se livrer son enquête.

— Bon, se dit-il en quittant le docteur, je n’ai plus qu’à marcher de l’avant, et comme mon esprit ne se trompe pas sur le couquinasse, je le démasquerai avant peu.

Et après un silence :

— Car il faut que ce drôle soit démasqué… et puni… Il faut qu’il ne puisse nier ni se défendre.

Comme pour faciliter sa besogne, Francis qui avait assisté de loin à la conversation du Marseillais avec le médecin, l’arrêta au passage :

— Bonjour, monsieur Massiliague.

Scipion, se tournant vers lui, murmura :

— Té, je te vois venir, mon bon !

Puis, la figure épanouie par un large sourire :

— Eh ! c’est ce digne chasseur, mon remplaçant comme Champion des Sudistes.

— Oh ! remplaçant, fit doucement Gairon auquel avait échappé l’intention ironique de son interlocuteur… remplaçant… les circonstances m’ont permis d’être utile à celle dont vous vous étiez fait le défenseur, voilà tout.

— C’est ce que je veux dire, pécaïre.

— Et vous avez vu le docteur ?

Il y avait une angoisse dans la voix de Francis.

— Té, oui, je le quitte à l’instant.

— Et ?

— Et il m’a déclaré qu’il n’y avait plus l’ombre de danger.

— Ah !

Le visage du Canadien s’était éclairé. Le chasseur saisit les mains de son interlocuteur et les serra avec force.

Dans son attitude, dans sa physionomie, la sincérité éclatait à ce point que Scipion se confia in petto :

— C’est drôle. Il a pourtant l’air d’un brave homme.

Mais élevant la voix :

— Cela vous fait plaisir ?

— Ah ! s’écria Gairon, si vous aviez pu mesurer mon inquiétude, vous comprendriez que je renais… que l’espoir en rentrant en moi me rend la vie.

— Eh bien, vivez tout à votre aise… le disciple d’Esculape a été très affirmatif. La señora Dolorès est hors de danger.

Sur ce, il quitta le Canadien.

— C’est curieux, monologuait Scipion tout en marchant à petits pas… C’est curieux. On jurerait que ce digne Francis appartient corps et âme à notre charmante blessée… Et pourtant… Bon, conclut-il avec un haussement d’épaules, on verra bien.

Paisiblement, il regagna sa tente. Pour y entrer, il dut frôler un jeune peone qui était assis sur un quartier de roche. Il reconnut Coëllo.

— Tiens, pitchoun, que fais-tu là ?

— Je rêve, señor, répondit l’interpellé.

— Tu rêves, les yeux ouverts, comme le lièvre de la fable. Continue, mon garçon, continue le rêve, il a du bon.

Et il disparut sous le cône de toile qui lui servait d’habitation.

Coëllo l’avait suivi du regard.

— Oh ! murmura le pseudo-peone. Il n’a jamais reconnu en moi Vera Rosales qui l’aime. Ai-je donc eu tort d’espérer, de craindre, de risquer de mécontenter mon père pour conquérir le cœur de ce Français ?

Un instant elle demeura, les yeux fixes, le front coupé par une ride indiquant l’effort de la pensée.

— Tort ou raison, reprit-elle enfin, peu importe, puisque mon cœur est invinciblement attiré vers lui…

Elle se tut encore, puis acheva d’une voix tremblante :

— Je vais savoir… La lettre que j’ai glissée sous sa tente, durant son absence… Il la verra, et mon sort se décidera.

La jeune fille en effet, profitant de la sortie de Massiliague, avait pénétré dans sa tente, y avait déposé une lettre qui, du moins elle l’espérait, allait amener une explication, au cours de laquelle il lui serait possible d’apprendre si elle devait conserver l’espoir de devenir l’épouse du Marseillais.

La mignonne Vera, après avoir supporté tant de fatigues, tant de dangers, pour celui que son cœur ingénu avait distingué, ne se sentait plus la force de garder le silence, de rester en face de son héros sous la forme obscure et pseudonymique du peone Coëllo. Et, retenant son haleine, frémissante d’anxiété, elle demeurait là, considérant de ses grands yeux troublés la toile de la tente qui lui dérobait la vue de Scipion.

Soudain elle tressaillit.

L’organe sonore de Massiliague se faisait entendre :

— Cap de dious ! Le service de la poste, il se fait même dans le désert !

Vera appuya ses mains sur son cœur et bégaya :

— Ma lettre. Il a trouvé ma lettre.

Un bruit de papier déchiré parvint jusqu’à elle.

— Il la décachette, fit la jeune fille.

C’était vrai. Le curieux Scipion venait de déchirer l’enveloppe, et curieux comme on l’est à Marseille, il lisait :

« Señor,

« Au désert, la franchise est forcée. Le temps manque pour les longues hésitations, pour les phrases embrouillées où se complaisent les habitants des villes.

« De même que, lorsque l’aigle rapide passe dans le ciel, le chasseur doit épauler et faire feu, de même quand passe l’homme qui paraît être celui que l’on attend, la fiancée émue doit le lui dire sans détours.

« L’aigle ou le fiancé se seraient bientôt éloignés et auraient disparu, l’un dans les profondeurs bleues du ciel, l’autre dans l’immensité fauve du désert.

« Voilà pourquoi naguère, hôte fugitif de don Fabian Rosales, vous avez trouvé sur le rebord de votre fenêtre le bouquet de sospiriano, qui dit au cavalier : Señor, une fiancée songe à vous.

« Voilà pourquoi, ici, au Val Noir, vous recevez cette lettre qui vous répète : une fiancée songe à vous.

« Si vous avez pitié de la souffrance de celle qui attend sans oser espérer, écrivez vous-même, laissez votre missive sous votre tente et éloignez-vous.

« Celle qui a tracé ces lignes saura entrer en possession du précieux papier.

Signé :

« LE BOUQUET DE SOSPIRIANO. »

Quand il eut achevé sa lecture, Scipion Massiliague se tapa à plusieurs reprises sur la tête :

— Té, que signifie ?

Puis soudain il se précipita vers l’entrée et apercevant la jeune fille, sans deviner que son accoutrement de peone pouvait cacher sa mystérieuse correspondante :

— Hé, Coëllo, dit-il, il y a longtemps que tu es là, pitchoun ?

Interloquée au suprême degré, Vera perdit la tête et murmura :

— Oui, señor.

— Alors, tout va bien, mon garçon… tu me donneras le mot de la charade.

Avec son impétuosité naturelle, il vint à elle, lui prit la main, et curieusement :

— Tu as vu la señora qui est entrée dans ma tente, hé ?

Complètement bouleversée par le tour imprévu de l’entretien, la pauvre fillette bredouilla inconsciemment :

— Oui, señor.

— Oui… Per lou diable, voilà qui est bien. Et comment est-elle ?

Le faux Coëllo demeura bouche bée.

— Bon, continua Scipion, je comprends. Tu faisais pas attention. À ton âge et par cette température, on rêve plus qu’on ne regarde… Tu as vu passer une dame sans chercher à distinguer ses traits.

— En effet, c’est cela, réussit à prononcer la jeune fille.

— Je ne t’en veux pas, jeune Coëllo… Seulement je vais te proposer une affaire.

— Une affaire.

— Essellente, encore. Écoute.

— J’écoute, señor.

— Voici une once d’or mexicaine… Eh bien, pécaïre, elle est à toi, si tu me découvres ma correspondante… Tu saisis, je l’appelle « correspondante », parce qu’elle m’a écrit… Elle demande que je lui réponde… je suis poli, je répondrais si je la connaissais ; mais en ce moment je ne puis pas donner ma signature à une personne qui se cache.

Ahurie, Vera inclina la tête machinalement.

Quoi ? On lui promettait une once d’or, à elle, pour découvrir celle qui avait signé : Le bouquet de sospiriano.

C’était comique et désespérant. Ainsi, depuis deux mois qu’il était revenu parmi ses compagnons, Scipion n’avait pas un instant soupçonné son déguisement. Oh ! il ne l’aimerait jamais !

— Donc, poursuivit Massiliague, s’enfonçant de plus en plus dans son erreur, tu vas te mettre en quête.

— J’obéirai, señor.

— Et aussitôt que tu auras du nouveau, fais-moi signe. Je suis très désireux de connaître la señora sospiriano… Au moins elle a quelque chose d’original… et dame, l’originalité ne court pas les rues à notre époque.

Puis pirouettant sur les talons :

— Une once d’or, Coëllo, n’oublie pas.

Vera se trouvait seule.

Grande était sa perplexité.

Devait-elle rire de la situation qui lui était faite ? Devait-elle en pleurer ?

Certes, il lui semblait burlesque d’être chargée, contre récompense honnête, de se rechercher elle-même. Oui, mais son cœur épris ressentait une torture de n’avoir pas été deviné.

Rêvant, tantôt le sourire aux lèvres, tantôt les larmes aux yeux, la jeune fille gagna les limites du campement. À l’ombre d’une roche, elle s’étendit sur le sol et continua de ressasser les mêmes pensées.

Insensiblement, ses idées devinrent confuses, se brouillèrent, s’effacèrent. Le sommeil avait tiré ses nuages sur son esprit.

Quand elle reprit conscience d’elle-même, la nuit était venue et la lune brillait au ciel.

La jeune fille se souleva doucement sur le coude et promena autour d’elle un regard surpris.

Elle se sentait reposée, le trouble qui tourmentait son cerveau avait disparu. Plus rien ne bougeait au camp, la plaine entourant la colline demeurait silencieuse. Le calme des choses encourageait au calme de l’âme.

Soudain, elle prêta l’oreille.

De l’autre côté du rocher auquel s’adossait le faux peone, on parlait. On parlait comme en rêve, d’une voix sourde, haletante.

Il sembla à la fille de l’hacendado qu’elle reconnaissait la voix de Francis Gairon.

Un instant d’attention la convainquit qu’elle ne se trompait pas.

Et les mots que le Canadien prononçait entraient en elle comme des coups de poignard, car ces mots contenaient un terrible aveu.

Prise par la volonté de savoir, elle rampa autour de la pierre qui lui dissimulait le causeur.

Elle atteignit son extrémité et avança la tête avec précaution.

Francis et Pierre dormaient côte à côte.

Mais tandis que le second reposait avec le calme que donne une conscience tranquille, le premier s’agitait, se contorsionnait, comme si une douleur aiguë l’eût oppressé.

Sur le front de celui-ci perlaient des gouttes de sueur, ses traits se contractaient.

— Oh ! fit-il d’une voix haletante… pardonne, pardonne, Dolorès, je t’ai tuée, tuée pour t’éviter l’esclavage.

Vera frissonna de la tête aux pieds.

Que disait donc le dormeur ? Il s’accusait d’avoir frappé Dolorès… De quelle Dolorès s’agissait-il ? Était-ce de la Vierge mexicaine, pour l’existence de laquelle tous tremblaient depuis deux mois ?

Mais Francis eut un soubresaut. Ses mains se crispèrent sur sa poitrine.

— Là ! là, ce papier maudit qui me fait l’engagé de Joë Sullivan… Il brûle… Pardonne, j’avais signé, je ne pouvais manquer à ma parole.

La jeune fille dût s’appuyer au rocher pour ne pas tomber. Le nom de Joë Sullivan était connu de tous les Mexicains de la frontière.

Pour eux, il représentait le Nordiste sans pitié, sans scrupules, capable de tout, pour atteindre son but.

Et le chasseur se disait son agent !

Comme clouée au sol, Vera Rosales restait à la même place, les yeux rivés sur cet homme qui se lamentait même dans le sommeil.

La trahison est ce qui stupéfie le plus la jeunesse, sincère parce qu’elle est la jeunesse, parce que tous ses sentiments sont simples et forts.

Vera se demandait si elle ne rêvait pas.

Il lui semblait impossible que le chasseur canadien, en qui la Mestiza avait mis sa confiance, eût trahi, eût commis le crime le plus lâche, l’assassinat le plus odieux.

Une horreur invincible la secouait. Et dans son rêve vengeur, le Canadien continuait à s’accuser.

Mais bientôt une idée se fit jour dans l’esprit, de Vera. Elle ne songea pas à confier sa découverte à son père, à un des compagnons de la Mestiza. Non, guidée par son affection juvénile, elle murmura :

— Il doit tout savoir. Il fera justice.

Il, c’était Massiliague.

Aussitôt dit, aussitôt fait. À reculons, la jeune fille contourna de nouveau le rocher, puis avec des précautions infinies, elle se dirigea vers la tente du Marseillais.

Autour de celle-ci régnait le silence comme partout ailleurs.

La portière de toile était relevée pour laisser pénétrer à l’intérieur l’air tiède de la nuit, et les rayons de la lune, tamisés par l’étoffe, permettaient de distinguer confusément Scipion, étendu tout habillé sur une natte.

Il dormait.

Un moment, Vera hésita, mais elle eut un geste volontaire, énergique.

— C’est le salut de tous qui est en jeu, fit-elle à haute voix. Les convenances habituelles ne doivent pas m’arrêter.

Et délibérément elle entra, s’approcha du dormeur et lui frappa sur l’épaule.

Ah ! Scipion Massiliague connaissait le repos du juste, car il ne bougea pas et continua son somme, la bouche entr’ouverte distillant une paisible respiration.

La jeune fille le secoua de nouveau. Peine inutile. Agacée, elle réunit toutes ses forces et balança la couchette comme eût pu le faire une mer agitée.

Du coup, Scipion se décida à ouvrir un œil.

— Vé, fit-il d’une voix mal assurée, est-ce qu’il y aurait des moustiques par ici !

Mais sa phrase se termina par une exclamation.

— Mille diablos !… je ne me trompe pas, c’est Coëllo.

Elle mit un doigt sur ses lèvres :

— Chut !

— Du mystère, reprit gaiement Scipion en mettant toutefois une sourdine à sa voix, du mystère… ; aurais-tu gagné ton once d’or, mon brave ?

À ce rappel de sa propre situation, Vera rougit légèrement. Mais l’obscurité empêcha son interlocuteur de s’apercevoir de son trouble et elle répondit :

— Non. J’ai trouvé autre chose que je ne cherchais pas.

— Autre chose ?

— Oui. Vous m’aviez chargé de découvrir une señora.

— Sans doute.

— Eh bien, le hasard m’a fait rencontrer un homme.

— Un homme ?

— Et, qui plus est, un traître.

Cette fois, Massiliague sauta sur ses pieds et se prenant la tête à deux mains :

— Que tu me racontes, pitchoun. Un traître… un traître à qui, à quoi ? Parle donc. Tu me laisses là sur une jambe au milieu de ton histoire… Enfin veux-tu parler ?

— Dès que vous m’en laisserez le temps, je ne suis ici que pour cela.

— Va donc, Coëllo, je serai muet comme une dorade en bouillabaisse. Alors, nous disons un traître.

— Oui, señor, un agent de Joë Sullivan.

— Joë Sullivan, le gredin qui m’avait fait prisonnier.

— Lui-même.

— Et cet agent… que le diable de l’Esterel le grille… cet agent, où est-il ?

— Dans le camp, señor.

— Dans le camp !

Scipion avait saisi les mains du faux Coëllo.

— Tiens, fit-il, tu as des mains fines comme une dame.

Ce qui rendit Vera toute tremblante.

Mais le Marseillais, tout aux nouvelles qui venaient de lui être révélées, ne s’arrêta pas à son observation, et revenant aussitôt au sujet de l’entretien :

— Quand est-il arrivé, cet agent, quand ?… Je n’ai pas entendu dire qu’un étranger se fût présenté aujourd’hui.

— Il s’est présenté le jour même où vous étiez séparé de nous, señor.

— Vé… mais alors je le connais, il fait partie de l’escorte ?

Et se bourrant la tête de coups de poing.

— Triple criquet que je suis… Pécaïre ! voilà ce que c’est que d’être réveillé en sursaut. On est obtus comme un baril d’anchois… Parbleu ! je le connais le traître… je le crois… mais apprends-moi, mon bon, comment il t’a fait ses confidences.

— Sans s’en douter, señor.

Scipion fronça les sourcils :

— Aurais-tu l’intention de me faire damner avec tes réponses de rébus-? Il se calma, immédiatement, et reprenant son sourire : – Je comprends. Tu as surpris une conversation.

Vera inclina la tête pour affirmer.

— Avec qui ?

— Avec sa conscience.

Et arrêtant la parole sur les lèvres du bouillant Provençal, la jeune fille acheva :

— Il dormait. Sa conscience veillait sous la forme d’un rêve.

— Il parlait à haute voix ?

— Vous l’avez dit, señor.

— Et il s’accusait ?

— D’avoir tué la Mestiza à cause d’un papier qu’il porte sur la poitrine. Je n’ai pas très bien saisi cela, mais je pense que c’est un écrit de Joë Sullivan.

Massiliague ne répondit pas.

Le front penché vers le sol, il semblait réfléchir.

— Il aurait voulu tuer la Mestiza, gronda-t-il au bout d’un instant… Oh ! oh ! mon gaillard, tu as été bien près de réussir, mais à présent je suis là… À deux de jeu, mon brave… As pas pur, tu trouveras à qui parler.

Puis revenant à son interlocutrice :

— Coëllo, dit le Provençal, ta démarche me prouve que tu es tout dévoué à Dolorès Pacheco ?

— Ma vie est à la Doña.

— C’est bien. Alors tu es prêt à m’obéir, à tout faire pour démasquer et punir les coupables ?

— Tout. Je vous le répète. Ma vie est à la Vierge mexicaine.

— Parfait. Tu es jeune, mais tu es carré… Té, en France, le poète l’a dit : La valeur n’attend pas le nombre des années… C’est en langue d’Oï, moins musicale que la langue d’Oc, mais c’est vrai tout de même.

Il appuya familièrement la main sur l’épaule du pseudo-peone, sans remarquer que ce dernier frissonnait à ce contact.

— Écoute, petit, poursuivit-il. Nous pourrions réunir nos amis, leur faire part de ce que tu as entendu. Ce serait simple, rapide… mais pas du tout.

— Pas sûr ? l’aveu du coupable ?

— L’aveu, comme tu y vas. Des paroles prononcées en dormant, ce n’est pas une preuve, cela. Le chasseur nierait.

Vera eut un haut-le-corps.

— Le chasseur, je ne l’ai pas nommé, vous saviez donc ?…

— Je soupçonnais, pitchoun, comme un homme qui, engagé dans une mauvaise affaire, a pour règle d’ouvrir l’œil. Je reprends. Le chasseur nierait… arguerait d’un songe lugubre, et Dolorès, étant la bonté même, croirait. Dès lors, le coquin, mis sur ses gardes, serait insaisissable et pourrait nous rouler tout à son aise.

— C’est vrai, reconnut la jeune fille devenue pensive.

— Tu es intelligent, ma caillou, tu conçois de suite. Ça va marcher tout seul. Primo, tu vas faire un nœud à ta langue.

— Vous exprimez ainsi que je tairai ce que je sais.

— Très intelligent, décidément. C’est cela même, tu ne répéteras à personne ce que tu m’as dit.

— J’obéirai.

— De mieux en mieux. Pour moi, je vais chercher la preuve matérielle de la trahison, et je te donne mon billet que, si malin que l’on soit au Canada, on n’est pas de force avec Marseille.

Pour finir, Scipion secoua énergiquement la main du faux peone :

— À cette heure, va te reposer, bravounetto.

— J’y vais.

— Et surtout ne t’inquiète pas. Je veille sur Dolorès, elle n’a plus rien à redouter.

La recommandation était inutile. Dès la première entrevue, Vera avait accepté, comme parole d’évangile, la faconde du Marseillais. Peut-être, avec cet instinct merveilleux des natures primitives, avait-elle discerné le vrai courage de cet enfant de Provence, aussi capable d’exagérer l’héroïsme de l’action que le lyrisme du récit.

Rassurée, puisqu’il affirmait la Mestiza en sûreté, elle sortit, gagna sa tente et s’étendit sur sa couchette en murmurant :

— Il m’associe à l’œuvre de justice, je suis plus près de sa pensée qu’auparavant. Merci à la Madone qui a permis cela.

Avec la ferveur familière des habitants des Républiques espagnoles, elle mêlait naïvement la Madone aux émotions tendres de son âme.

Le lendemain, de grand matin, Scipion appela son fidèle Marius. Entre le Marseillais de Marseille et le Marseillais du Texas eut lieu une courte conversation à voix basse.

Après quoi, tous deux se munirent d’une boîte de fer-blanc, qui avait jadis contenu des conserves, et ils descendirent vers la plaine.

On ne les revit qu’à l’heure du déjeuner.

Aux questions curieuses de Rosales, de Cigale et des Canadiens, ils répondirent qu’ils étaient allés herboriser.

Et comme on s’étonnait de la passion subite de Scipion pour la recherche des plantes, il s’écria avec l’aplomb merveilleux de ses compatriotes :

— Vé, mais c’est une passion d’enfance. Dans les Alpes provençales, j’ai fait des lieues avec mon herbier. Si j’ai négligé une étude attrayante, depuis mon arrivée dans le nouveau monde, c’est que j’ai été employé sans cesse à autre chose. Mais puisque la maladie de notre chère Mestiza me laisse des loisirs, je retourne à mes premières amours.

Quant à Marius, mis en verve par le speech de Massiliague, il affirma qu’aucun Texien ne connaissait les plantes comme lui-même.

Le repas terminé, les deux « botanistes » – ils avaient incontinent été appelés ainsi – quittèrent de nouveau le campement.

Cette fois, par exemple, ils s’enfoncèrent dans les rochers qui, de gradin en gradin, descendaient vers le Lac Noir, et bientôt leurs compagnons les perdirent de vue.

Longtemps ils marchèrent, escaladant des blocs de basalte, suivant des sentiers escarpés. Enfin Scipion fit halte.

— Vé, fit-il, je pense que nous sommes assez loin.

— Je pense de même, riposta Marius.

— Alors, arrêtons-nous, et procédons à notre petite opération.

Sur ce, les deux hommes entassèrent les herbes sèches, les branches d’arbustes que, depuis leur départ, ils avaient cueillies le long de la route.

D’une gibecière dont il s’était muni, Marius tira une gamelle de métal, un bidon. Celui-ci était rempli d’une eau légèrement teintée de jaune, que l’opérateur versa dans le récipient.

Toujours de son sac, le Texien fit sortir un certain nombre de feuilles, d’épis de graminées spéciales à la flore de la prairie. Il parut les doser avec soin et les plongea enfin dans le liquide.

— Tout est prêt, déclara-t-il alors. Je visse le couvercle, j’allume le feu et, dans deux heures, nous aurons le scapleteletl que je vous ai promis.

— Tu es sûr, Marius ?

— Absolument. Tous les vaqueros de la frontière mexicaine connaissent cela comme moi. Vivant au milieu des dernières tribus indiennes insoumises, nous sommes exposés chaque jour à tomber entre les mains de ces vermines. Et quand on est prisonnier des Peaux-Rouges, il faut s’attendre à souffrir mille morts.

Avec un haussement d’épaules, Marius conclut philosophiquement :

— Mourir, ça n’est pas une affaire… Nos pères s’en sont tirés, nous nous en tirerons bien aussi, mais souffrir durant des heures, des jours parfois… Voilà qui est effrayant.

— Et le scapleteletl ? interrompit Massiliague, que les réflexions de son compagnon n’intéressaient évidemment pas.

— Ce suc, extrait de diverses plantes à l’aide d’alcool étendu d’eau, procure, suivant la dose, le sommeil avec l’anéantissement de la sensibilité, soit l’anéantissement de la sensibilité sans sommeil. Tout vaquero s’aventurant dans la prairie en emporte avec lui. Mais il ne faut pas que les Indiens puissent s’en emparer. Alors voici comment on procède : sous le bras, on pratique une incision dans la peau, on y introduit un petit cylindre d’os poli. Au bout de huit jours, on a ainsi obtenu une véritable petite poche dans le cuir, une poche qui ne se referme plus. On extrait le morceau d’os et on le remplace par un petit tube de verre épais, contenant quelques gouttes de scapleteletl. De la sorte, si l’on est pris par les diables rouges, on certain de ne pas souffrir. Le moment du supplice venu, on ingurgite le contenu de son tube et l’on ne sent plus rien. Les damnés rouges attribuent notre impassibilité à notre grand courage. On les laisse dire, car cela les rend plus prudents. Tenez, quand je résidais au Texas, il y avait, dans la ferme où j’étais employé, un vieux vaquero que l’on avait arraché aux Indiens, alors que déjà ces bêtes à face humaine l’avaient attaché au poteau du supplice. On lui avait, il est vrai, extirpé les ongles des mains quand le délivra. Eh bien, c’est très douloureux, l’arrachement des ongles… pourtant le vieillard nous jura sur son bonheur éternel qu’il n’avait ressenti autre chose qu’un léger chatouillement.

— Alors, grommela Scipion, coupant sans façon la parole au narrateur, prépare ta drogue, tandis que je vais herboriser ; nul ne doit se douter que mon amour pour la botanique est une simple galéjade.

De fait, nul ne soupçonna la ruse pendant les quinze jours qui suivirent.

La convalescence de Dolorès marchait à grands pas ; maintenant la blessée se levait et faisait sur le plateau de courtes promenades.

— Encore une semaine, déclara un matin le docteur, et elle pourra se remettre en route.

L’homme de l’art ne se trompait pas. La huitième journée n’était pas terminée que le campement semblait en ébullition. Chacun déployait une activité fébrile. On devait partir le soir même, à la fraîcheur de la nuit.

Cœur de Feu qui, après la victoire, s’était éloigné avec ses guerriers, avait reparu. Cette fois, une dizaine de Séminoles seulement l’accompagnaient, tenant en mains des chevaux pour la petite troupe de la Mestiza.

Le jeune chef apportait des nouvelles graves.

Entre le Val Noir et la frontière du territoire indien, les soldats nordistes formaient une ligne de postes qu’il s’agissait de traverser sans attirer l’attention.

Joë Sullivan, agissant pour le compte du gouvernement, avait appelé les chefs séminoles en conseil et leur avait dit en substance :

— La Mestiza s’est engagée dans une entreprise que nous jugeons mauvaise pour les États-Unis. Par tous les moyens, nous l’empêcherons de réussir et nous considérerons comme des ennemis ceux qui lui prêteront leur concours. Rentrez dans vos villages et demeurez simples spectateurs d’une aventure où vous n’avez à espérer que des horions.

— Les Séminoles, continua Cœur de Feu, ont acquis la prudence en même temps que la civilisation. Jadis à de telles paroles eût répondu un cri d’indignation. Aujourd’hui, ils se sont inclinés et m’ont abandonné. Moi seul et les quelques guerriers qui me suivent prêterons assistance à la Vierge mexicaine, à celle qui se dévoue à l’affranchissement des peuples hispano-indiens.

Présent à cet entretien, Massiliague avait hoché la tête d’un air satisfait :

— Vé, dit-il, après cela, il faut tenir conseil.

— Conseil, répliqua Dolorès, et pourquoi ? Dussé-je rester seule, je lutterai jusqu’au bout.

— Et nous ne vous quitterons pas, s’écrièrent Fabian, Cigale, Coëllo, le Puma.

Le Marseillais rit bonnement.

— Moi non plus, je ne pense pas à vous laisser seule… Une jeune fille abandonnée dans la prairie, ça manquerait de chevalerie… Les Provençaux, ils ont vaincu la tarasque (dragon fabuleux) de Tarascon, donc ils se soucient des Nordistes comme d’une bastide en ruines. Je voulais proposer simplement de prendre le thé tous ensemble, et de donner chacun son avis sur le moyen le plus sûr de tromper la vigilance de nos ennemis.

Et aussi paisible que s’il n’avait aucune arrière-pensée :

— Si vous ne voulez pas tenir conseil, acceptez toujours le thé. Mon fidèle Marius a une recette merveilleuse, et je vous conterai une histoire de mon pays.

On le sait, la bonhomie de Scipion était irrésistible.

Tous se déclarèrent prêts à prendre, avant le départ, la boisson parfumée que préparait Marius.

Et ce point acquis, le Marseillais s’en fut retrouver son confident.

— Tu es bien sûr de l’effet de ta drogue ? lui glissa-t-il à l’oreille.

— Sûr comme d’avoir le nez au milieu du visage.

— Eh bien, c’est pour ce soir. Tu serviras le thé, en ayant soin de ne mettre du scapleteletl que dans les tasses des Canadiens.

— Entendu.

Et Coëllo, s’étant approché, murmura d’un air inquiet :

— On lève le camp ce soir… Les traîtres chasseurs nous accompagnent.

Marius lui répondit avec son inimitable faconde :

— Non, pitchoun, ils resteront ici. Je les démasquerai avant le départ.

Le faux peone s’inclina. Flatté de la confiance absolue qu’exprimait son jeune visage, Scipion lui pinça gaiement l’oreille :

— Tu te connais en hommes, petit Coëllo, c’est bien… continue, tu seras mon ami.

— Votre ami, répéta l’interpellé, tandis qu’une rougeur ardente montait à ses joues !

— Eh oui, cela te fait donc grand plaisir ?

— Oh ! señor ! un plaisir que vous ne pouvez soupçonner !

— Tant mieux ! tant mieux ! Tu es gracieux comme un véritable Phocéen… Va, petit, va, je suis content de toi.

Cet ordre amical ayant été exécuté aussitôt, Massiliague, au comble de la satisfaction, confia à Marius :

— C’est surprenant, comme les gens de ce pays ont des natures vibrantes. Vois ce petit, Marius, il vibre comme un Marseillais, dont il a d’ailleurs la perspicacité.

Le moment était mal choisi pour parler de la clairvoyance des habitants de la grande cité méditerranéenne, car ni Massiliague, ni Marius, n’avaient deviné la gentille Vera sous les habits de Coëllo.

Pour elle, elle s’éloignait ravie.

— Il m’a dit : Tu seras mon ami. Dans l’amitié, on donne une portion de son cœur ; à force de dévouement, d’affection, je conquerrai le reste.

Et ce jour-là, Fabian Rosales, qui veillait sans en avoir l’air sur la romanesque enfant, remarqua que ses yeux rayonnaient de bonheur.

On devait partir vers huit heures du soir. À cinq, tout le monde se réunit sous la tente de Dolorès.

L’hacendado, le Parisien Cigale, Coëllo, le Puma, Cœur de Feu, Francis et Pierre entouraient la jeune fille.

Scipion, tandis que Marius apportait à chacun sa tasse de thé, infusé selon toutes les règles de l’art, Scipion parlait :

— Chers amis, rien ne dispose à bien marcher autant qu’une bonne histoire. C’est une bonne histoire que je vous veux conter.

Et tout bas à Coëllo, assis auprès de lui et dont les regards ne le quittaient pas :

— Attention, pitchoun, quand j’aurai fini, le traître, il sera hors de combat.

Puis à voix haute :

— Donc, je vais vous dire comment j’ai hérité du mobilier de mon cousin Marcassou et comment je n’ai jamais pu m’en servir.

À ce début, toutes les lèvres sourirent.

— Cela vous semble drôle, reprit imperturbablement l’orateur. Tant mieux. Je commence. Mon cousin Marcassou était un brave homme comme tous les Marseillais, et aussi un homme brave, comme tous les Marseillais également. C’est à cause de cette double qualité que son mobilier me devint inutilisable.

— Bon, interrompit Cigale, il avait une bravoure désastreuse pour les meubles.

— Juste, mon bon ; mais assez de préambules. Je vous narre le récit à la première personne, tel je l’ai trouvé couché dessus le testament du digne Marcassou.

Et enflant la voix, scandant les phrases de gestes que seuls esquissent les riverains de la Joliette, Scipion commença :

— C’est mon cousin qui parle. « Mon bon Massiliague, tu as connu Bombardade, un grand, gros, fort comme un Teur (Turc), dont la bastide, avec son jardinet, bordait la route de Marseille à Aubagne. Tu l’as connu, je dis… et surtout sa fille, la Louisette, une brune opulente, avec des pieds de duchesse et des mains… d’impératrice.

« La Louisette vous avait aussi un œil, ou plutôt deux yeux, car elle n’était point borgne ; deux yeux, dis-je, brillants à faire prendre le soleil pour une chandelle. Ah ! Couquinasse. Ces yeux lançaient des rayons à cuire un œuf en trois secondes… Je reçus l’un de ces rayons incendiaires, et mon cœur flamba.

« J’appelai aussitôt les pompiers, c’est-à-dire le mariage, car lorsqu’un brave garçon brûle pour une honnête fille, le pompier tout indiqué, c’est le conjungo. »

Tout le monde riait. Quant à Coëllo, ses regards exprimaient l’ahurissement le plus complet.

Évidemment l’intellect de Vera n’entrevoyait aucune relation entre le conte du Marseillais et la confusion du traître Francis Gairon.

Scipion paraissait ravi.

Il leva sa tasse emplie du breuvage originaire de Chine, et la portant à ses lèvres :

— Buvez tous, mes petits oiseaux, buvez tous pour désaltérer l’orateur !

Le moyen de résister à pareille invitation ?…

Toutes les tasses se vidèrent comme par enchantement. Le Provençal cligna des yeux, coula un regard en coulisse vers le Canadien, puis se pencha vers le faux Coëllo :

— L’affaire est dans le sac, mon petit ami, elle est dans le sac.

Déjà Marius s’empressait à remplir les tasses.

— Et le récit ? demanda Cigale.

— Oui, oui, le récit, répétèrent les assistants.

— Ou bien, continua le Parisien, nous serions fondés à croire que vous avez commencé une histoire dont vous ignorez la fin.

À cette proposition audacieuse, Massiliague se cabra.

— Monsieur Cigale, s’écria-t-il, cela pourrait arriver à un habitant de Paris, mais un Marseillais, il connaît toujours la fin d’une histoire vraie.

— Parlez donc, je vous prie.

— Et je ne me fais pas prier, veuillez le constater, je reprends la quasi-lecture du testament de mon cousin Marcassou, épris de la Louisette Bombardade.

Aussi gravement que s’il eût débité tout autre chose qu’une de ces fantaisies, fleurs de la Canebière, Scipion parla :

— « Donc, moi, Marcassou, un jour que Bombardade était sorti… Dame avant de m’esposer aux discussions du père, je voulais savoir si les idées de sa demoiselle, elles cadraient avec les miennes – donc je me présente à la bastide.

— Té, bonjour, la Louisette, que je dis.

— Té, bonjour, Marcassou, qu’elle riposte.

— Et autremain, toujours bon pied, bon œil, que je continue.

— T’es pas myopre, qu’elle susurre, donc tu dois être rassuré sur l’œil ; quant au pied, si tu veux le juger, tourne-toi un peu pour voir.

Elle faisait mine de me botter… Un ange, cette Louisette !

— Laisse ton pied, que je fais en soupirant, c’est de ta main que je désire te parler.

— Ma main, si une gifle doit te satisfaire…

— Eh non, ma mie, s’agit pas de la main frappeuse, mais de la main conjugale.

— Conjugale !…

Elle soupira si fort que bien sûr les moulins de l’Estaque tournèrent. Et elle rougit, la pauvre, comme un coucher de soleil. La fanfare du Vieux Port lui aurait donné aubade si elle l’avait vue arborer ainsi la couleur de la République.

Enfin de sa voix la plus douce, elle laissa tomber ces paroles :

— Ta proposition m’honore, Marcassou… d’autant plus que tu es venu à une heure de relevée, c’est-à-dire au moment le plus brûlant de la journée. Tu plains pas ta peine, mon bon, et cela m’est un gage de la sincérité de ton affection.

— Alors, tu consens, eh ?

— Je n’ai pas dit cela.

— Tu n’as pas dit le contraire non plus.

— C’est vrai.

Et elle secoua sa jolie tête que couvraient des cheveux noirs si touffus, qu’elle aurait pu se cacher derrière et dire : Je n’y suis pas. Tout le monde l’aurait cru.

— Seulement, fit-elle enfin.

— Dis ton seulement.

— Ainsi fais-je… j’ai prononcé un serment.

— Bah !

— Oui. J’ai juré à mon père, l’honorable Bombardade, de vivre à ses côtés jusqu’à son dernier soupir, à moins…

Elle s’arrêta.

— À moins ?… fis-je haletant comme un asthmatique.

— À moins qu’un fiancé ne verse son sang pour moi… Ainsi, Marcassou, fais-toi blesser pour moi, ou tuer même, si tu préfères… et ma main est à toi ».

Personne ne songeait à interrompre le causeur.

Amusés par sa faconde, par sa verve intarissable, les auditeurs oubliaient l’avenir, dont les ténèbres leur cachaient encore bien des souffrances et des fatigues.

En dépit de l’attention générale, nul ne remarqua le regard rapide que Scipion échangea avec Marius, lequel remplissait, à ce moment même, les tasses des chasseurs canadiens. Personne… n’est point juste. Vera avait surpris le signe d’intelligence, sans en comprendre le sens par exemple, et ses yeux se fixèrent sur le Provençal avec une expression interrogative.

Il ne parut pas s’en apercevoir et continua paisiblement :

— Se faire déchiqueter pour se marier ! Pécaïre, la chose demande réflexion. Le premier mouvement du cousin Marcassou fut de se poser cette question :

— Une femme tout entière vaut-elle la perte d’une phalange du petit doigt !

Mais les yeux de la Louisette l’enveloppaient de flammes. Ébloui, il s’écria :

— Convenu, ma caille ; convenu, ma suave, tu auras ton massacre.

Et là-dessus, il quitta la bastide et regagna son logis, où je lui laisse reprendre le fil de son mémoire.

— « Je restai huit jours à hésiter. Oh ! as pas pur (n’aie pas peur), c’était pas manque de courage… En fait de bravoure, un lion est une mazette auprès de moi… Mais j’ai un goût raffiné… et je cherchais une chose remarquable, inédite, bouleversante.

« Quand on cherche, on trouve… les horions plus aisément que la fortune, je le reconnais. Mais dans l’espèce je cherchais des horions, tout était donc pour le mieux. Mon idée était admirable, tout simplement, et malgré ma modestie bien connue, je dus la reconnaître admirable. C’était de me faire blesser par Bombardade lui-même, par ce père qui avait reçu le serment de la Louisette.

« Avec cela Bombardade était le premier chasseur de casquettes de la région… Ses duels de jeunesse… qu’il nous contait volontiers… étaient innombrables. Il maniait le fusil comme monsieur Lebel, et le fleuret… comme saint Michel, le prévôt d’armes du paradis. C’était un adversaire digne de moi, Marcassou ».

Massiliague s’interrompit soudain, poussa un cri :

— Ah !

Mais avant que quiconque eût eu le temps de le questionner :

— Ce n’est rien, dit-il, j’oublie de boire et je m’aperçois que parler donne soif.

Un éclat de rire souligna cette déclaration et nul dans le cercle ne pensa que l’exclamation du Provençal avait été causée uniquement par ce fait que Francis et Pierre venaient de vider leurs tasses de thé, dans lesquelles Marius – ainsi qu’il l’indiquait un moment plus tôt à son allié par un regard d’intelligence – avait mêlé le soporifique scapleteletl.

— Courage, señor, fit sérieusement Rosales, nous sommes anxieux de connaître la fin de la recherche de votre cousin Marcassou.

— Grand merci pour lui, répliqua le Marseillais toujours à la riposte.

— Tu parles comme nos poètes inspirés, appuya gravement le Puma qui, de même que tous les Indiens, adorait entendre narrer des contes.

— Oh ! fit modestement Scipion, à Marseille nous sommes tous comme ça ; mais puisque vous le souhaitez, je cède le dé de la conversation à Marcassou.

— « Sitôt mon parti pris, sitôt en route. Bombardade se promenait dans son jardin. Je l’aborde poliment :

— Bonjour, Bombardade.

— Té, c’est Marcassou, et ce qui t’amène ?

— Un service que j’attends de toi.

— Un seul, c’est peu.

— J’aime une personne du sexe joli.

Bombardade se mit à rire :

— Diable… qué tu veux que j’y fasse ?

— Voilà. La personne elle m’a dit : Il faut te battre pour conquérir mon cœur.

— Eh bien ! bats-toi.

— Justement j’espère que tu m’aideras… mon bon Bombardade… Accorde-moi un petit duel, en amis.

Mais Bombardade recule, sa face s’empourpre, il lève les bras au ciel :

— Un duel, malheureux,… on ne sait jamais comment ça tourne… c’est très dangereux.

Et paternel, ce brave des braves continue, la voix tremblante :

— Dangereux pour toi, s’entend… car pour moi… Mais je suis rangé ; de dix-huit à vingt-cinq ans, j’ai jeté ma gourme… toujours sur le terrain… j’ai tué six cents… ou six mille individus… Soyons modéré…, mettons six mille… ; c’est assez… ! c’est assez !

En parlant ainsi, il était beau comme une incarnation de l’Humanité.

À ma place, un autre aurait tremblé, moi j’insistai :

— Qué ça te fait, Bombardade, puisque…

— Ça me fait que je suis ton ami, arrive voir.

Il m’entraîna au fond de son jardin. Là, dans un angle, une grande cible était appliquée au mur.

— Regarde, fit-il d’un ton sombre…, tous les jours, à deux heures, je fais six balles et je ne peux pas mettre hors du noir. En duel, je voudrais te ménager, et malgré moi, je t’atteindrais en plein cœur. Non, Marcassou, non… cherche un adversaire moins adroit que moi.

« Rascasse ! Je suis têtu comme une mule. Et puis, les bonnes idées ne courent pas les rues, même à Marseille. Je m’étais juré que Bombardade me blesserait pour me faire gagner la Louisette, eh bien ! il me blesserait, per lou diable.

« Seulement il me blesserait sans le faire esprès, voilà tout.

« Chaque jour, à deux heures de relevée, il tirait six balles… dès demain, je serai derrière la cible et il m’atteindra. Troun de l’air, té, on aime ou on n’aime pas. Mon sang coulera et la Louisette sera mon épouse.

« Dans la nuit, je creusai un trou à travers le mur de la bastide, juste en arrière de la cible, et le lendemain, à deux heures sonnant à toutes les horloges, j’étais là debout devant le trou de la muraille.

« Mon corps était protégé par une cotte de mailles, mes membres par des brassards et des jambières. Je n’avais laissé à découvert qu’un seul point de mon individu… Un point où il me semblait qu’une blessure serait peu grave… Dame on raisonne quand on aime… on veut se conserver… pour se dévouer à sa fiancée.

« Ce point, quel est-il ?… Té, c’est difficile à dire… Ce point, c’est cet organe modeste…, qui suit toujours son maître et n’eut jamais l’idée ambitieuse de se mettre en avant ; cet organe si utile pour s’asseoir, auquel les civilisés appliquent une voilette que l’on dénomme fond de culotte. »

Chaque phrase du narrateur soulevait un accès d’hilarité. Scipion allait toujours, mais ses yeux, sans cesse en mouvement, se posaient à tout instant sur les chasseurs canadiens qu’une soudaine préoccupation semblait avoir saisis.

Leurs regards vagues, leur apparence absorbée, contrastaient avec la gaieté de leurs compagnons.

— J’ai presque fini, déclara Massiliague. À deux heures, Bombardade fit son carton habituel et atteignit Marcassou qu’il ne soupçonnait pas masqué par sa cible. Mais un garde champêtre, témoin inattendu de… l’accident, dressa procès-verbal. Il y eut jugement, amendes et cætera, si bien que Bombardade se brouilla avec mon cousin et que la Louisette refusa de l’épouser… parce que le sang avait coulé, non pas pour elle, mais contre son père. Bref, Marcassou mourut garçon.

— Mais, objecta Cigale, je ne vois pas en quoi tout cela vous a mis dans l’impossibilité de vous servir du mobilier de votre parent ?

— Té, c’est juste, j’oubliais de vous le dire : la balle qui avait frappé mon cousin ne put être extraite.

— Bon.

— Et le pauvre Marcassou fut condamné, pour le restant de ses jours, à ne jamais s’asseoir qu’à moitié.

— Bon encore.

— Alors les chaises, les fauteuils, où les autres se carraient…, il les prit en horreur, de telle sorte qu’il en arriva…

— À quoi donc ?

— À se faire fabriquer des demi-chaises… tout à fait insuffisantes pour moi.

Dolorès elle-même fut emportée dans le courant d’hilarité qui se produisit à cette conclusion inattendue.

Seuls Pierre et Francis ne riaient pas. Depuis un instant leurs yeux s’étaient fermés et, appuyés l’un contre l’autre, ils dormaient.

Et soudain Massiliague se dressa. Sa figure joviale avait revêtu une expression triste, presque tragique.

— Mes amis, dit-il, je vous ai conté une galéjade pour permettre à Marius de verser à ces chasseurs canadiens le soporifique qui les a endormis. Maintenant je veux vous narrer des choses sombres, qui vous feront peut-être juger que ces hommes ne doivent pas se réveiller.

Le rire se figea sur les lèvres des assistants. Les regards de tous convergèrent sur le Marseillais.

Celui-ci s’approcha lentement de Francis.

— Coëllo ? appela-t-il.

Le faux peone se releva.

— Cet homme disait durant son sommeil qu’un papier lui brûlait la poitrine, n’est-ce pas ?

— Oui, señor.

— C’est bien.

Lentement Scipion fouilla dans la blouse du Canadien. Au bout d’un moment, il présenta à Dolorès un vieux portefeuille de cuir éraillé par l’usage.

— Prenez ceci, Mademoiselle, et regardez s’il ne se trouve pas, à l’intérieur, un papier où le nom de Joë Sullivan figure à côté de celui de ce chasseur.

Il y eut un silence.

Le nom de Joë Sullivan, de cet ennemi redouté, venait de tomber comme un coup de tonnerre parmi ces gens si joyeux tout à l’heure.

— Joë Sullivan, murmura la Mestiza.

— Lui-même… Veuillez seulement inspecter le portefeuille.

Durant quelques secondes, Dolorès parut hésiter. Sans nul doute, il lui répugnait, à elle, si loyale, de surprendre ainsi les secrets d’un homme qui avait été son compagnon de route.

D’un regard rapide, elle embrassa l’assistance. Aucun de ceux qui l’entouraient ne protesta, et Cigale traduisit l’impression générale en disant :

— Ma foi, pour voir, il faut regarder… Il n’existe aucun autre moyen pratique.

Comme tous opinaient du bonnet, la Vierge mexicaine ouvrit le portefeuille.

Plusieurs papiers s’en échappèrent qui passèrent aussitôt de main en main.

— Ah ! s’exclama douloureusement la jeune fille, voici les deux signatures.

De ses doigts tremblants, elle présentait à ses amis le double du contrat d’engagement signé, près de onze mois plus tôt, par Francis Gairon et Joë Sullivan.

Un murmure irrité s’éleva :

— Un traître.

— Un agent des Nordistes.

Mais Massiliague leva la main et le silence se rétablit comme par enchantement.

— Mes amis, commença le Provençal, tout à l’heure vous jugerez le coupable. Auparavant il faut que vous connaissiez toutes les pièces du procès. Je vais vous dire comment j’ai été mis sur la voie de la vérité.

Nettement, sans circonlocutions, parlant avec la concision d’un homme sans imagination, Scipion narra son évasion de Chicago, la rencontre de Joë Sullivan dans le train.

Quand il eut achevé, il se tourna vers le pseudo-Coëllo.

— À ton tour, petit. Dis ce que tu as entendu.

Toute fière d’être mêlée à l’aventure, Vera conta comment elle avait surpris les confidences faites en rêve par le chasseur.

Elle dit comment ce dernier s’était accusé du meurtre de Dolorès.

Celle-ci pâlit, tandis qu’un murmure d’indignation bourdonnait au-dessus de l’assemblée.

Quand Vera eut achevé, Scipion reprit la parole :

— Maintenant vous n’ignorez plus rien. Quel est votre avis ?

D’une seule voix, tous répondirent :

— Cet homme a mérité la mort.

La pâleur de Dolorès s’accentua encore.

— La mort, redit-elle… c’est une terrible responsabilité de tuer… Encore faudrait-il donner à l’accusé la possibilité de se défendre.

Si doux, si suppliant était l’accent de la jeune fille, qu’un souffle de pitié caressa le cœur des assistants.

Tous inclinèrent la tête pour acquiescer à la proposition de la Vierge mexicaine.

Mais Scipion éclata de rire.

— Fort bien. Nous allons lui permettre de se défendre. Mais pour prononcer un plaidoyer, l’avocat a seulement besoin de la liberté de sa langue.

Et appelant Marius :

— Té, mon bon, ficelle-moi ce chasseur… ; enlève les armes de son engagé… parfait… À présent, fais-lui boire le spécifique de ton narcotique, afin qu’il ouvre les yeux et réponde à la señorita Pacheco.

À mesure qu’il parlait, Marius exécutait ses ordres.

Il entourait Francis d’un lacis serré de cordelettes, il s’emparait des armes de Pierre auquel, par un surcroît louable de précautions, il attachait les mains derrière le dos.

Après quoi, il tira de sa poche un petit flacon à demi rempli d’un liquide rougeâtre. Il en versa quelques gouttes dans la tasse du Canadien, additionna ce remède d’un peu de thé, puis écartant les dents du dormeur, il le força à avaler la mixture.

L’effet fut instantané.

Un frisson agita le corps de Francis, une rougeur couvrit ses pommettes… À deux ou trois reprises ses paupières battirent, et enfin ses yeux grands ouverts se fixèrent avec une expression étonnée sur son entourage.

Le silence général sembla l’impressionner.

Il voulut faire un mouvement ; mais alors il sentit les cordes qui enserraient ses membres.

Ses regards s’abaissèrent sur lui-même pour se relever bientôt sur ses juges.

Seulement, dans ses yeux, il y avait plus de tristesse que de surprise.

— Francis Gairon, dit lentement la Mestiza. Vous, en qui j’avais mis ma confiance ; vous qui, sans y être forcé, m’avez priée de vous associer à mon œuvre d’émancipation, vous êtes l’engagé, l’associé, le serviteur, la chose de notre pire ennemi.

Elle lui présenta l’acte trouvé dans le portefeuille.

— Ce papier ne laisse aucun doute… Qu’avez-vous à répondre ?

D’un ton déchirant, mais froidement résolu, le Canadien répondit :

— Rien.

— Rien, répéta douloureusement la jeune fille. Rien. Réfléchissez. Songez que tous ici vous condamnent et que votre silence leur donne raison… Mais croyez-moi, n’écoutez pas un entêtement né d’une fausse conception du courage… Je souhaite pouvoir vous épargner… Je souhaite qu’en dépit des apparences, il me soit permis de vous considérer comme innocent.

Ces paroles de pitié émurent le Canadien. Une grosse larme coula sur sa joue, mais avec force, presque brutalement :

— Que puis-je dire ? Je suis l’engagé de Joë Sullivan pour un mois encore. Si j’affirmais que j’ai regretté d’avoir signé, vous ne me croiriez pas… Alors, à quoi bon ?

— À quoi bon ? À me démontrer que vous ne me haïssiez pas, qu’une part de l’accusation au moins est inexacte, que vous n’êtes point celui qui a cherché à me tuer.

Elle s’arrêta. Un éclair avait passé dans les yeux du chasseur.

— Si, fit-il, je suis celui-là… Mais à cette heure suprême de l’assaut, alors que le chef des assaillants vous entraînait prisonnière, je n’ai pas agi en traître… Je vous aimais mieux morte que captive… et j’ai fait feu.

Les assistants grondèrent sourdement, mais Dolorès leur imposa silence de la main, et à leur profonde surprise, elle prononça ces mots :

— Je vous crois.

Peindre la reconnaissance qui resplendit dans les yeux de Gairon est impossible.

— Merci, reprit-il. J’ai eu un bon sentiment, vous ne m’en jugez pas incapable, cela me suffit. Pour le reste, la preuve qui est entre vos mains, écarte toute discussion. J’ai trahi votre confiance, frappez.

Une hésitation singulière faisait battre le cœur de la Mestiza.

— Malheureux ! s’écria-t-elle, savez-vous ce que vous demandez ?…

— Oui, doña.

— La justice de la Prairie est sommaire.

— Je le sais. Mais, en avouant, j’ai moi-même prononcé mon arrêt.

— Vous avez…

— J’attends la mort.

Ceci fut dit sans forfanterie.

Et tous ces hommes, animés contre l’accusé d’une colère justifiée, ne purent cependant s’empêcher de reconnaître que le chasseur faisait montre d’un vrai courage.

— Il me reste une prière à vous adresser.

— Parlez.

— Pierre, mon engagé, m’a suivi en vertu du contrat qui le liait à moi. Il ne doit pas être rendu responsable de ma faute.

Depuis un instant, Pierre, réveillé à son tour par Marius, suivait l’entretien avec une attention extrême, mais aux dernières paroles de Francis il se leva vivement :

— Pardon, pardon, chef, pas de ces histoires-là. Je ne suis pas un de ces avocats beaux parleurs, comme il y en a chez nous dans les tribunaux, mais je sais ce que parler veut dire. Je n’ignorais pas que nous appartenions à Joë Sullivan… J’ai assisté à tout, je vous ai aidé en tout. Par conséquent, si on vous envoie chez le Grand Esprit, comme disent les Indiens, j’ai le droit d’être du voyage… et je le réclame.

Cette fois, le tribunal improvisé approuva du geste. La vaillance, la loyauté ont des accents, qui forcent la sympathie même des ennemis.

La Mestiza surprit ce mouvement, et soudain, mue par un désir de clémence qu’elle ne s’expliquait pas bien elle-même :

— Vous avez été coupables envers moi seule, dit-elle. C’est donc à moi qu’il appartient de punir.

Les Canadiens s’inclinèrent.

— D’après l’usage de la Prairie, vous devriez mourir. Je répugne à verser le sang. Nous allons partir tout à l’heure… Vous resterez ici, séparés de nous à jamais. Fasse le ciel que le repentir touche votre cœur, que vous vous efforciez de racheter le mal que vous avez fait.

Elle dominait l’assemblée de toute la hauteur de sa générosité.

Aucune voix ne s’éleva contre sa sentence.

Cependant la nuit était venue.

— En route ! ordonna la jeune fille.

Et elle quitta la tente où les Canadiens demeurèrent seuls.

Quelques instants plus tard, les Mayos du Puma arrachèrent les piquets, enlevèrent la toile, laissant assis à terre les deux chasseurs.

Ceux-ci virent toute la petite troupe en selle. Ils entendirent les sabots des chevaux sonner sur la pente rocheuse de l’éminence. Puis ils aperçurent encore une fois l’escorte de la Vierge mexicaine filer à travers la plaine. Enfin tout disparut à leurs yeux.

À ce moment même, un homme se dressa auprès d’eux.

C’était le Puma.

— Chiens, dit le chef mayo, la Doña vous a fait grâce de la vie, mais moi je n’ai pas pardonné comme elle. Je devais rester en arrière, vous rendre vos armes… je les ai jetées dans le Lac Noir. Elles dorment au fond des eaux. Pour vous, je coupe vos liens avec ce couteau et je vous le laisse. Que la faim et les bêtes sauvages fassent ce que la noble Mestiza n’a pas voulu faire.

Ce disant, il tranchait les cordes qui emprisonnaient les poignets de Pierre, jetait le couteau aux pieds de l’engagé, puis sautant sur son cheval appelé par un léger sifflement, il partit à fond de train.

Si rapides avaient été ces divers mouvements que le Mayo avait disparu avant que les chasseurs fussent revenus de leur étonnement.

CHAPITRE VI

LES COUPABLES

Quand une chaloupe de pêcheurs est désemparée par la tempête, que ses voiles arrachées, ses avirons brisés, elle flotte à l’aventure sur les vagues irritées ; certes ses marins, séparés de l’abîme par quelques planches qui gémissent sous la poussée de chaque lame, connaissent d’horribles angoisses.

Mais le désespoir ne leur vient que si la situation se prolonge. Pendant les premières heures, les premiers jours, ils espèrent être recueillis. Après tout, ils sont sur la route suivie par les steamers de telle ou telle ligne ; rien d’impossible à ce qu’ils rencontrent un navire auquel ils adresseront les signaux de détresse et qui, suivant la coutume fraternelle de la marine, stoppera pour leur porter secours.

Dans le Far-West américain, rien de semblable. L’Océan dénudé de la Prairie s’étend de toutes parts, au delà des confins de l’horizon.

L’homme abandonné dans le désert n’a plus d’espoir. Si aucun être humain ne se trouve sur son passage, la faim le terrassera bientôt, et s’il rencontre quelqu’un, ce sera un Indien, un pillard qui le tuera.

Tel était le sort auquel le Puma, avec sa cruauté instinctive de Peau-Rouge, avait condamné les Canadiens.

Après le départ de leurs ex-compagnons, Pierre dont les mains étaient libres, avait ramassé le couteau du Mayo et délivré Francis. Puis les deux hommes avaient tenu conseil.

— Chef, dit Pierre, qu’allons-nous faire ?

— La suivre, répliqua Francis.

— Bon, nous ne la rejoindrons pas. Nous à pied, elle à cheval.

— Là, là… tu sais que les Nordistes barrent la route quelle doit suivre.

— Oui.

— Eh bien, cela ne nous indique-t-il pas notre devoir ?

— Sans doute, seulement…

— Seulement quoi ?

— Il faudra être auprès de la Doña avant trois jours.

— Parce que…

— Parce que nous n’avons rien à manger. Pour toute arme un couteau. Si dans trois jours nous n’avons rien mangé, nous serons à bout de forces et nous n’aurons plus qu’à nous coucher pour attendre la fin.

Francis secoua la tête d’un mouvement obstiné :

— Il faut que nous marchions… Je sens qu’elle aura besoin de nous.

— Oh ! ce que j’en dis, fit placidement l’engagé, ce n’est pas pour vous contrarier. Je suis votre compagnon. Où vous irez, j’irai. Tant que vous voudrez aller de l’avant, je marcherai… et quand vous vous étendrez pour râler votre chant de mort, soyez sûr que je serai étendu à côté de vous.

Il est impossible d’exprimer le dévouement avec une plus tranquille insouciance.

Gairon serra longuement la main de Pierre.

— Ah ! fit-il, pourquoi as-tu demandé à partager mon sort ?

— Dame, chef, quand on s’engage, ce n’est pas seulement pour faire de bons repas et se promener les mains dans les poches. Vous en savez quelque chose, vous qui êtes victime de votre signature à Joë Sullivan.

— Pour un mois encore, soupira le chasseur.

Mais Pierre eut un gros rire :

— Non, non, pas pour un mois, chef… Vous serez libéré avant. Car, les sorcières de l’Ontario me tordent le cou, si, à moins d’un miracle, nous ne sommes pas trépassés avant une semaine.

Pendant quelques minutes, les interlocuteurs observèrent le silence.

Ils hésitaient à parler.

La situation était bien telle que l’avait dépeinte l’engagé. Perdus dans le désert, privés de leurs carabines, il leur était matériellement impossible de chasser… Dès lors la conclusion logique de leur isolement était la mort par la faim.

Soudain Francis se couvrit le visage de ses mains, et avec un sanglot de rage impuissante :

— Oh ! fit-il… mourir, mourir… en laissant en sa pensée le souvenir d’un traître, d’un misérable… c’est trop ! c’est trop !

— Chef, balbutia l’engagé, bouleversé par cette explosion de douleur.

— Et ne pouvoir rien, rien… Victime de la parole donnée, il me serait interdit aujourd’hui encore de lui jurer fidélité. Ma signature me lie pour un mois, un mois… et à l’instant précis où j’entrevois la délivrance, le moyen de me dévouer à elle, sans restriction… cette abominable aventure…

Mais cette colère douloureuse tomba soudain et l’athlétique chasseur gémit :

— Oh ! Dolorès, Dolorès, jamais tu ne comprendras combien le traître t’appartenait, combien de tendresse cachait la trahison !

C’était poignant d’entendre se plaindre ainsi, rendu tout à coup faible comme un enfant par la souffrance, ce chasseur vigoureux, cet homme de bronze qui affrontait le danger en souriant.

Cela dura longtemps.

Enfin l’émotion de Francis se calma peu à peu. Il leva les yeux vers le ciel, et après un instant de réflexion :

— Il est environ dix heures. Mais la lune est claire, et puis la trace d’une troupe de cavaliers est aisée à suivre. En marche, Pierre, en marche, usons nos dernières forces à nous rapprocher d’elle.

Sans répondre, l’engagé se dressa sur ses pieds après avoir passé le couteau du Mayo à sa ceinture.

Les deux hommes alors quittèrent le lieu où était naguère le campement et le plateau du Val Noir redevint désert.

Sans peine, les Canadiens retrouvèrent la piste de l’escorte, et la poursuite commença.

Poursuite insensée !

Quelle chance avaient les deux hommes à pied, désarmés, sans vivres, de rejoindre leurs anciens compagnons montés sur les excellents mustangs (chevaux) amenés par le chef séminole ?

Et même, s’ils les joignaient, ne seraient-ils pas repoussés comme des coupables auxquels on avait fait grâce ?

Mais Francis ne voulait pas s’arrêter à ces pensées.

Avec un entêtement monotone, il répétait :

— Je sens qu’elle aura besoin de moi.

Parfois, il ralentissait sa course rapide.

— Quel rêve, si je pouvais offrir ma poitrine au fer qui la menacerait. Si je pouvais tomber à ses pieds, les éclabousser de mon sang… mourir en lui criant : Mestiza, celui qui entre dans le néant t’avait déjà donné son âme… il te donne son existence.

Toute la nuit, les géants canadiens allèrent ainsi.

Ils avaient reconnu au passage que l’escorte de Dolorès avait fait halte vers deux heures.

Sans doute, la convalescente s’était sentie fatiguée, et Francis eut, à cette pensée, un accès de colère.

C’était absurde d’imposer à la Mestiza, à peine remise de sa terrible blessure, une étape aussi pénible. On allait la tuer.

Le rude chasseur parlait comme un tendre père. Il lui poussait des inquiétudes presque féminines.

Et Pierre essayait vainement de l’apaiser.

À l’aube, tous deux s’arrêtèrent dans un vallon, où une caverne de faible dimension, formée par un éboulement de rochers, leur assurait un abri contre l’ardeur du jour.

Ils étaient las.

Huit heures de marche, après les émotions violentes de la veille, avaient épuisé leur vigueur. Le repos devenait indispensable.

Avec cela les premières atteintes de la faim apparaissaient.

Gairon eut un regard attristé pour la surface nue de la prairie, aux herbes desséchées que le soleil levant dorait de ses rayons obliques ; puis il se jeta sur le sol et ferma les yeux.

Évidemment le sommeil était loin de lui, mais il souhaitait s’isoler, interdire toute conversation à son compagnon.

Le bon sens de Pierre lui faisait peur. Il craignait de l’entendre exprimer son avis sur la folie de leur entreprise.

L’engagé le comprit.

Sans une parole, il s’installa à quelques pas du Canadien, et lui aussi parut s’abandonner au sommeil.

Seulement chez lui le repos simulé ne tarda pas à se transformer en repos réel. Le brave garçon, décidé à suivre son chef jusqu’au bout, avait trouvé, dans la simplicité de sa façon d’envisager le devoir, la tranquillité morale qui permet l’oubli.

La journée était avancée quand il reprit conscience de lui-même.

La première sensation qu’il éprouva en revenant à la vie, fut celle de la soif.

— Mâtin, murmura-t-il, il me semble que je boirais un fleuve.

Il se reprocha aussitôt cette exclamation. Son chef n’y verrait-il pas un symptôme de découragement ; plus que cela, un reproche ?

Et il chercha des yeux Francis Gairon.

À sa grande surprise, il ne l’aperçut pas.

Il ne songea pas une seconde à un abandon possible. Non, le chasseur devait errer aux environs ; mais quelle raison avait pu le décider à quitter l’abri des roches ?

Pierre se leva, fit quelques pas dans le vallon désolé et soudain il eut un cri.

À trente mètres de lui, agenouillé, penché vers le sol, Gairon demeurait immobile, tel une statue, dans le poudroiement rougeâtre du soleil couchant.

Cet homme, prosterné sur la terre fauve, parmi les rochers brûlés, évoquait une idée de tristesse si poignante que, sans s’expliquer à lui-même le sentiment auquel il obéissait, Pierre marcha vers lui sur la pointe des pieds, avec les précautions enfantines et exquises en leur gaucherie d’un fidèle pénétrant dans le temple.

En dépit de ses soins, le sol friable, calciné, criait sous ses pas. Mais ce bruit n’attira pas l’attention de Francis, près duquel l’engagé arriva sans que le chef eut levé la tête.

Alors Pierre se rendit compte de l’objet de la méditation de son ami.

Francis regardait, les yeux troubles, un morceau de gaze déchiré sans doute à un voile.

L’ombre projetée par le corps de l’engagé le tira de cette extase. Il se tourna vers le nouveau venu et lui montrant le lambeau d’étoffe :

— Son voile, dit-il doucement.

Le chasseur haussa les épaules :

— Rien d’étonnant à ce que nous trouvions cela, puisque nous suivons sa trace.

Mais Francis l’interrompit rudement :

— Si. C’est la volonté divine qui a voulu, ne dormant pas, que mes jambes me conduisissent auprès de ce cactus, dont les raquettes épineuses avaient happé cette gaze. Ce chiffon me dit qu’il ne faut point de découragement… qu’il faut se remettre en route… qu’un jour elle saura la vérité et qu’elle pardonnera.

Le visage de Pierre exprima le doute, mais il ne jugea pas opportun de discuter, et avec sa soumission habituelle :

— Si vous jugez ainsi, chef, partons.

— Merci.

Gairon saisit la main de son compagnon, la serra à la broyer, puis glissant dans sa poitrine le fragment du voile de Dolorès, il se releva.

Un instant plus tard, les deux abandonnés quittaient le vallon.

La chance parut les favoriser d’abord. Vers minuit, ils rencontrèrent une source ombragée par un groupe de palmiers et ils purent étancher leur soif.

On leur avait laissé leurs gourdes. Ils les remplirent.

— Tu le vois, fit joyeusement Francis, notre situation s’améliore, nous n’avons plus à craindre que la faim.

— Oui, oui, répliqua l’engagé… mais elle commence à me mordre aux entrailles d’inquiétante façon.

— Bah ! marchons, marchons… Quand on est occupé, on songe moins à se dorloter.

Se dorloter, l’expression était comiquement cruelle, appliquée à des malheureux perdus dans la Prairie et dont l’estomac n’avait reçu aucune nourriture depuis trente-six heures.

Mais tel était l’état d’esprit de Pierre qu’il ne sourcilla pas.

De nouveau, les chasseurs arpentèrent la plaine, suivant la piste laissée par les sabots des chevaux.

Les kilomètres succédaient aux kilomètres. Emporté par une attraction mystérieuse, Francis ne semblait pas ressentir la fatigue.

Pierre, au contraire, commençait à tirer la jambe. De temps à autre, il restait en arrière, puis se contraignant à l’effort, il accélérait son allure pour rejoindre son chef.

La lune descendait vers l’horizon, indiquant la troisième heure après minuit, quand les Canadiens atteignirent un champ de cactus hauts de six pieds, qui couvraient une centaine de mètres carrés.

— Ils ont campé ici durant la journée d’hier, s’exclama Gairon.

De fait, on constatait partout les ravages causés par la halte d’une troupe assez nombreuse :

Les raquettes des cactus avaient été coupées à coups de machete, des feux avaient été allumés, laissant sur le sol des monceaux de cendre grise.

Les chevaux entravés avaient bouleversé le sol de la pointe de leurs sabots.

— Tiens, regarde, reprit le Canadien qui furetait partout, regarde ces trous dans le sable… ce sont les piquets de sa tente qui les ont creusés. Et ici, au milieu d’eux, ces empreintes légères formant un rectangle, c’est le cadre de la natte sur laquelle la chère créature s’est reposée.

Francis semblait avoir oublié la lassitude, la faim ; à se trouver ainsi dans un endroit où la Vierge mexicaine avait respiré, il éprouvait une joie ineffable qui effaçait pour lui jusqu’au souvenir de ses misères.

Mais Pierre le rappela au sentiment de la réalité.

À terre étaient des débris d’os.

— Et cela, fit l’engagé, ce sont les ossements d’une antilope dont les Blancs et les Indiens se sont régalés, tandis que deux braves chasseurs comme nous n’ont rien à se mettre sous la dent.

La faim faisait souffrir Pierre, et son caractère, si égal d’ordinaire, s’en ressentait.

— Et puis, continua-t-il, pourquoi nous entêter dans une entreprise impossible ? Vers la fin de notre seconde étape, nous atteignons à grand’peine la première halte de la Mestiza…

— Eh bien… en nous maintenant à deux jours de distance, n’avons-nous pas chance de la rejoindre dès qu’un obstacle entravera sa marche ?

— De la rejoindre, fit railleusement l’engagé.

— Sans doute.

— Alors, chef, vous vous figurez que demain et après-demain nous fournirons la même carrière que ces deux dernières nuits ?

— Pourquoi pas ?

— Pourquoi, je vais vous le dire. À cette heure, le besoin de nourriture commence à se faire sentir, mais nous sommes échauffés par la marche et nous ne sentons pas la lassitude. Mais dans quelques heures, nous devrons nous arrêter, dormir… Au réveil nos jambes n’auront plus d’élasticité, notre volonté aura perdu de sa vigueur… Je connais cela… vous aussi, parbleu. Tout vrai chasseur, même avec ses armes, a connu la faim dans la prairie.

Et comme Francis, vaincu par la logique des choses, baissait la tête sans répondre, l’engagé poursuivit avec force :

— Nous nous remettrons en route cependant, mais malgré notre désir, nous irons moins vite. Cela durera un jour, deux jours… il y en aura quatre alors que nous n’aurons rien mangé. C’est le moment dangereux, celui-là… On a des visions, des hallucinations, on voit dans une espèce de rêve, des rivières poissonneuses, des pâturages où s’ébattent bœufs, moutons, bisons, daims… On ne souffre plus, mais la tête ballotte comme celle d’un homme ivre… on perd la notion exacte des choses… on n’est pas plus à redouter qu’un enfant.

Il conclut paisiblement :

— Cela m’est égal… Je voudrais déjà être à ce quatrième jour où l’on dîne en rêve, où l’on ne sent plus la faim… mais d’ici là, je souhaiterais être dispensé d’une fatigue sans but… Je me coucherais là, tranquillement ! et je dormirais.

Doucement Francis appuya sa main sur l’épaule de l’engagé.

— Eh bien, dors, mon pauvre Pierre, dors… Il n’est pas juste que tu sois la victime de la folie qui est en moi… Dors, je poursuivrai seul.

Ces simples paroles rappelèrent à lui le chasseur.

— Vous laisser seul… Pour qui me prenez-vous… ? Je suis votre engagé, je dois vous accompagner partout.

— Mais ta faim, ta fatigue…

— Tant pis pour moi… j’aime mieux mourir en souffrant que mourir déshonoré. Allez, profitez du moment, chef… Vos paroles m’ont fait l’effet d’un coup de fouet… Marchons.

Et arrachant une feuille de cactus qu’il se mit à mâchonner, en dépit de son amertume, pour tromper les réclamations de son estomac, Pierre s’éloigna à grandes enjambées.

— Brave cœur, murmura Francis.

Puis lui-même imita son compagnon.

Hélas ! les prévisions de Pierre devaient se réaliser.

Durant deux nuits encore, les Canadiens épuisèrent leurs dernières forces à suivre la trace de Dolorès, mais le matin du quatrième jour, ils se laissèrent tomber exténués près d’une mare, seul vestige humide conservé par un trou profond dans le lit d’une rivière desséchée.

Tous deux burent abondamment. Mais ensuite une sorte de torpeur les envahit. Une sueur glacée ruissela sur leurs fronts. Pendant de longues heures, ils s’agitèrent en prononçant des paroles incohérentes, mêlées à plaisir par le délire de la faim.

À cette crise succéda une période d’abattement.

Un lourd sommeil, avant-coureur de la mort, abaissa leurs paupières de ses doigts de plomb, et ils demeurèrent inertes, insensibles, vivants encore de la vie végétative, mais morts moralement.

Selon toute apparence, ils ne devaient sortir de cet état que pour entrer dans l’inconnu de l’éternité.

Cependant – au bout de combien de temps ? ils n’auraient su le dire – tous deux rouvrirent les yeux, avec l’impression qu’une boisson chaude tombait dans leur estomac, rappelant la vie prête à s’enfuir.

Leurs regards troubles perçurent confusément des ombres s’agitant autour d’eux et une voix rude résonna à leurs oreilles :

— Ils reviennent à eux, sergent.

— C’est bien, encore un peu de bouillon… On va les ramener au campement… là, le médecin-major achèvera de les remettre sur pied.

— Ah çà ! bégaya Pierre, qu’est-ce que c’est que ça ?

Sa voix était faible comme celle d’un enfant. Elle fut entendue néanmoins et l’organe déjà entendu tout à l’heure reprit :

— Sergent, en voilà un qui remue la langue.

Ces paroles achevèrent de dissiper le brouillard qui obscurcissait la pensée des chasseurs.

Leurs regards s’éclairèrent, la lucidité leur revint, et ils distinguèrent plusieurs soldats de la milice des États-Unis.

Le sergent s’était approché.

— Eh bien, dit-il d’un ton jovial, vous vous décidez donc à revenir à la vie ? By god ! Vous en avez fait des façons. Nous avons été sur le point d’y renoncer.

— Comment êtes-vous là ? interrogea Francis.

— Comment ? Mais, fort heureusement pour vous, nous faisions une reconnaissance, quand un de nos flanqueurs vous découvrit, pâmés sur le sable.

— Nous mourions de faim.

— Parbleu, cela se voyait. Grâce au ciel, le gouvernement fait entrer les tablettes de Liebig dans notre charge de vivres. On vous a fabriqué un bouillon à se lécher les doigts. On vous l’a ingurgité de force, et voilà… Maintenant vous êtes de jolis garçons. Seulement je m’étonne…

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— De quoi ?

— De voir deux hommes qui, au jugé, ont l’expérience de la Prairie, s’y aventurer sans autre arme qu’un méchant couteau.

En un instant, Francis comprit qu’en disant la vérité, il nuirait à Dolorès.

Ces soldats faisaient évidemment partie de ceux qui pourchassaient la noble jeune fille.

Il fallait leur donner le change et d’un ton bonasse, il répondit :

— Nous avons été volés.

— Par qui ? fit curieusement le sous-officier.

— Nous l’ignorons. C’est durant notre sommeil, nous croyions n’avoir rien à redouter et nous avions pensé inutile de nous imposer une faction… Nos chevaux, nos carabines, nos provisions, tout a disparu.

L’Américain haussa les épaules.

— Quelque pillard indien, sans doute.

— Nous l’avons supposé. Le sol rocheux, par malheur, n’avait conservé aucune trace.

— C’est fâcheux. Enfin, nous allons vous prendre en croupe, et au campement vous trouverez bien de quoi vous refaire un équipement.

Puis par réflexion.

— Au fait, vous venez de l’Ouest ?

Gairon eut une imperceptible hésitation, mais il pressentit qu’un mensonge pourrait embrouiller les choses.

Durant son évanouissement, les soldats avaient peut-être relevé la piste. Il valait mieux dire la vérité.

Aussi répondit-il :

— En effet, nous venons des rives du Rio Pecos.

— Et vous n’avez pas rencontré de voyageurs ?

À cette nouvelle interrogation, qui se rapportait bien certainement à la petite troupe de la Mestiza, le Canadien dressa l’oreille.

— Des voyageurs ? répéta-t-il.

— Oui, ils sont conduits par une sorte de folle mexicaine, que Satan confonde, car c’est elle qui nous oblige à trimer dans ce pays de chiens.

Le mieux, pour ne pas éveiller les soupçons, était d’abonder dans le sens du Yankee.

Gairon qui avait serré les poings en entendant appeler « folle » la noble fille à laquelle il avait donné son cœur, se contraignit à sourire :

— Attendez donc. Je crois bien que nous avons vu les gens dont vous parlez.

— Ah bah ! il y a longtemps ?

— Plusieurs semaines. C’était à une journée de marche du Rio Pecos. Nous sommes tombés dans leur camp, où du reste on nous a admirablement reçus.

Le sergent se frotta les mains.

— Bien, bien… la Mexicaine est une très jolie fille – il se frisa la moustache – qu’accompagnent plusieurs Indiens, un hacendado de la frontière…

— Oui, oui… je vois que vous êtes renseigné…

— Insuffisamment. Car nous ignorons de quel côté ils se dirigent.

À cet aveu, Francis eut peine à contenir sa joie. La Mestiza avait donc échappé aux troupes chargées de s’emparer de sa personne, et avec une nuance d’ironie :

— Ah ! ce n’est pas moi qui vous le dirai, reprit-il… car je n’en sais rien. Nous avons reposé dans le camp de ces personnes, puis nous les avons quittées pour continuer notre chemin, sans nous inquiéter de celui qu’elles choisissaient elles-mêmes. Au désert, on n’est pas curieux.

— C’est un tort.

— Je m’en aperçois, monsieur le sergent, car j’aurais eu grand plaisir à vous apprendre ce que vous désirez savoir.

— Et vous n’auriez pas perdu votre temps. Il y a une prime de mille dollars pour celui qui mettra sur la trace de la Mestiza, c’est ainsi qu’on la nomme… Et mille dollars constituent une somme assez rondelette pour que l’on puisse faire une part à qui vous aide.

Mais changeant de ton, le sous-officier demanda :

— Vous sentez-vous en état de supporter deux heures de cheval ?

— Trois si c’est nécessaire.

— Parfait ! alors vous, je vous prends en croupe.

Puis appelant un de ses hommes :

— Fried, ordonna-t-il, tu feras de même pour ce gentleman.

De la main il désignait Pierre.

Cinq minutes plus tard, tout le monde était en selle, et le détachement quittait au grand trot la rive de la mare où les chasseurs avaient failli trouver la mort.

Tout en trottant, le sous-officier parlait :

— Au camp, vous serez encore interrogé.

— Bon, fit Gairon, je répondrai comme je l’ai fait tout à l’heure.

— Certainement. Seulement, tâchez de rappeler vos souvenirs. Celui auquel vous aurez affaire est un malin parmi les malins, et un indice, sans importance pour vous ou pour moi, peut suffire à le mettre sur la voie.

— Qui est donc ce personnage ?

— Un gentleman, qui s’est chargé d’empêcher la Mexicaine de mener à bien ce qu’elle a entrepris, paraît-il, contre les États-Unis. Moi, je ne suis pas fort en politique, mais il paraît que c’est comme cela.

— Et ce gentleman ?

— A nom Joë Sullivan.

Francis sursauta :

— Sullivan ? redit-il en écho.

Dans l’espace d’un éclair, le chasseur avait entrevu le danger de se trouver en face de l’agent nordiste.

L’émotion de son accent n’échappa point au sous-officier.

Celui-ci se retourna à demi sur sa selle et d’un ton soupçonneux :

— On dirait que vous connaissez ce nom ?

Mais déjà Gairon s’était ressaisi et ce fut de l’air le plus tranquille qu’il répliqua :

— On dirait juste.

— En vérité.

— Et l’on pourrait ajouter que notre rencontre a quelque chose de providentiel.

— Comment cela ?

— Oh ! ce n’est pas un mystère et rien ne m’empêche de satisfaire votre curiosité. Mon camarade et moi, nous étions engagés dans le désert uniquement afin de rejoindre Joë Sullivan, pour le compte duquel nous remplissions une mission secrète.

Et affectant une joie qu’il était bien loin d’éprouver, le Canadien conclut :

— Je n’aurais osé rêver un enchaînement de circonstances aussi heureux.

Si le sergent avait senti un doute se glisser dans son esprit, l’apparente bonhomie du chasseur en fit disparaître jusqu’au souvenir. Les deux hommes conversaient comme les meilleurs amis du monde, lorsqu’ils parvinrent au lieu du campement.

Cet endroit a été gratifié du nom de Green Rocks – les rochers verts – vocables qui font naître l’idée d’une oasis dans le désert, d’un vallon rocheux couvert de verdure.

Telle n’est point la raison de cette appellation.

Les Green Rocks, sont une dépression rocheuse formée de granit cuprifère, lequel, sous l’action décomposante d’un soleil torride et des pluies de l’hivernage, s’est recouvert d’une couche d’oxyde de cuivre ou vert-de-gris.

De là, la désignation de roches vertes.

Rien n’est désolé d’ailleurs comme ce coin du désert. Le granit vert-de-grisé donne au paysage une apparence sombre et lugubre. On croirait errer parmi les scories d’une immense fonderie de cuivre, plutôt que dans un vallon disposé par la nature.

Cinquante hommes environ campaient là.

Tous considérèrent curieusement leurs camarades, les interrogeant au passage :

— Des prisonniers ?

— Où avez-vous capturé ce gibier ?

— Mais ce sont des coureurs de prairie.

— Voire même des Canadiens, répondait Pierre que la curiosité des miliciens impatientait.

L’escorte poursuivait néanmoins son chemin, se dirigeant vers quelques blocs de rochers disposés, par un caprice des éboulements, à la façon d’un dolmen druidique.

Sous leur abri, deux hommes assis semblaient absorbés par une conversation des plus intéressantes. L’un portait l’uniforme des officiers de la milice. L’autre en costume civil attira immédiatement les regards de Francis.

C’était Joë Sullivan en personne, Joë Sullivan auquel le liait, pour quelques semaines encore, l’engagement signé par lui.

Il eut un frisson de colère.

Là, à portée de sa main, se tenait l’homme qui avait fait de lui un agent de trahison, le maître de sa vie durant une année, le vrai coupable dont il portait la peine.

Un moment, ses yeux s’injectèrent de sang, il fut sur le point de crier sa haine. À son esprit se représenta le doux visage de Dolorès Pacheco, qui à cette heure sans doute l’avait chassé de sa pensée et se croyait généreuse en accordant un oubli dédaigneux à son meurtrier.

Ah ! comme il aurait bondi sur Joë avec joie, comme il l’aurait étranglé de ses mains puissantes.

Mais sa loyauté simpliste parla plus haut que sa colère.

Elle lui rappela qu’il était l’engagé du Nordiste ; que toute révolte serait seulement une trahison nouvelle, et il baissa la tête, éteignit la flamme de son regard, se contraignit à l’impassibilité pour se présenter devant son chef abhorré.

À peine avait-il dompté cette tempête intérieure que le cheval du sous-officier stoppa à trois pas du dolmen ; le militaire porta la main à son képi et respectueusement :

— Capitaine, notre reconnaissance n’a donné d’autre résultat que la rencontre de deux hommes qui mouraient de faim.

— Hein ?

— Ceux-ci que nous avons amenés afin que vous les interrogiez.

Cela dit, il se retourna et ordonna laconiquement au Canadien :

— À terre.

Francis exécuta le mouvement commandé. De son côté, Pierre se laissait glisser à bas du cheval qui l’avait porté jusque-là.

Le capitaine ouvrait la bouche ; mais une exclamation de Sullivan arrêta la parole sur ses lèvres :

— Gairon !

S’il s’était trouvé inopinément en présence de Joë, le brave chasseur se fût assurément troublé, il aurait balbutié, se fût enlisé dans des explications contradictoires et il aurait, selon toutes probabilités, dévoilé l’état de son âme.

Mais il était prévenu. Depuis quelques instants, il s’attendait à voir peser sur lui le rayon acéré des regards du policier-frontière.

Si bien qu’il répondit d’un ton de belle humeur :

— Lui-même, gentleman, lui-même, avec le camarade Pierre. Plus heureux de vous revoir que vous ne le supposez, car nous avons bien cru ne plus jamais avoir ce plaisir.

Joë s’était levé. D’un geste impérieux, il renvoya l’escorte, et se plantant devant Francis :

— Comment se fait-il que, depuis de longs mois, je n’aie pas eu de vos nouvelles ? Il a fallu la venue d’indiens fugitifs pour m’apprendre que la Mestiza campait au Val Noir, tandis que je la cherchais partout ailleurs. Deux de mes batteurs d’estrade que j’ai envoyés là-bas, sont revenus m’apporter la certitude qu’elle avait quitté cet endroit, mais sans pouvoir m’indiquer dans quelle direction elle s’était mise en route.

Il parlait, les dents serrées, avec une irritation froide, remplie de menaces.

— Bon, répliqua le Canadien sans se troubler. En voilà des questions. À laquelle vous plaît-il que je réponde d’abord ?

Son calme réagit sur son interlocuteur qui reprit avec moins de sévérité :

— Certes, je ne vous accuse pas, mon brave chasseur. Mais avouez qu’il est fâcheux d’être dans l’attente comme je m’y trouve depuis trop longtemps.

— Je l’avoue aisément, d’autant plus aisément que maintes fois je me suis dit : Le patron doit s’impatienter ferme, mais quand on a fait le possible, on a la conscience tranquille et l’on ne saurait connaître de remords.

— Que t’est-il donc arrivé ?

— Oh ! une chose bien simple. Vous m’avez trahi.

— Moi ?

— Ou plutôt votre signature.

Joë sursauta :

— Je crois deviner. Ceux que tu accompagnais…

— Se sont douté… Je me demande encore comment, car ni Pierre, ni moi, n’avions commis la moindre maladresse… ils se sont douté de mon engagement à votre égard.

— Tu en es certain ?…

— Attendez, vous en serez certain aussi.

Il débita sans broncher l’histoire qu’il avait préparée en route, histoire qui côtoyait sensiblement la vérité.

— Figurez-vous, monsieur Sullivan, que la Doña…

— Qui appelles-tu : la Doña, interrompit rudement le Yankee… ? C’est là un titre qui appartient aux nobles dames seules, et je ne sache pas que celle dont tu surveillais les actes y ait droit.

Une contraction fugitive des traits indiqua l’effort de Francis pour ne pas relever l’offense adressée à la Mestiza. Cependant il continua d’un ton soumis :

— Oh ! vous savez, dans le Nord, nous ne connaissons pas l’espagnol. Je dis : Doña, parce que tout le monde le disait, voilà tout… Donc…

Il parut chercher :

— … Donc Dolorès Pacheco nous convia un soir à prendre le thé sous sa tente avec ses compagnons. Nous acceptâmes. On dut mêler un narcotique à notre boisson, car nous nous endormîmes.

— Hein ?

— C’est comme je vous le dis. Quand nous rouvrîmes les yeux, Dolorès tenait mon portefeuille et me présentait notre traité d’engagement.

— Damnation ! gronda Sullivan.

— Ah oui ! damnation, appuya le chasseur, car, à dater de cet instant, nous fûmes prisonniers, étroitement gardés… Et plus tard, quand Dolorès Pacheco et sa troupe partirent, ils nous abandonnèrent sans armes, sans nourriture, comme pour nous dire : Mourez ainsi que des chiens, nous ne voulons pas nous salir les mains à verser votre sang.

Le Canadien s’était animé en parlant ainsi.

La rancœur de la clémence méprisante de la Mestiza donnait à son accent une telle amertume que Joë ne soupçonna pas une seconde sa sincérité.

Ce dernier questionna encore toutefois, mais sans raideur :

— Rien ne vous a indiqué de quelle façon cette fille avait surpris votre secret ?

— Rien, monsieur.

Sullivan frappa du pied avec impatience.

— C’est la bouteille à l’encre, c’est le diable…

Puis s’apaisant soudain :

— Et vous ignorez vers quel but se dirigeait l’aventurière ?

— Je l’ignore, fit avec force le chasseur qui enfonçait ses ongles dans sa chair pour ne pas céder à l’envie d’assommer le misérable qui traitait la Vierge mexicaine d’aventurière.

Il y eut un silence.

Enfin Sullivan haussa les épaules :

— Bah ! d’après mes renseignements, le but de l’expédition serait le territoire indien… Or, une ligne de petits postes s’étend le long de la frontière du territoire. Ni elle, ni ses compagnons ne franchiront cette barrière vivante.

Il tendit la main au Canadien et à Pierre :

— Au demeurant, je suis heureux de vous revoir sains et saufs. Reposez-vous. Mon ami, le capitaine Joles, – il s’inclina vers l’officier qui avait assisté à l’entretien, – vous fera distribuer des vivres… Reprenez des forces, mais surtout ne vous éloignez pas.

— Nous n’en avons nulle envie, monsieur Sullivan.

— Tant mieux, car je tiens à vous avoir sous la main. Vous connaissez bien la Mestiza, puisque vous avez vécu dans son camp pendant plusieurs mois.

— Certes.

— Eh bien, au cas où cette fine mouche se déguiserait pour essayer de tromper notre surveillance, vous éventeriez la ruse.

— Soyez tranquille, murmura, avec une imperceptible ironie, le chasseur amusé par l’idée que l’on comptait sur lui pour livrer Dolorès.

Sullivan n’y vit pas malice :

— Je suis tranquille, mon brave chasseur. Vous avez à vous venger, cela doublera votre clairvoyance de chercheur de pistes. En outre, notre contrat va venir sous peu à expiration et la prime vous sera versée. Eh ! Eh ! vous n’aurez pas perdu votre temps cette année.

Sans attendre de réponse, le Yankee revint au capitaine.

— Mon cher ami, dit-il, veuillez envoyer des hommes aux postes voisins. Voici la nouvelle consigne. Nul ne doit traverser nos lignes. Quel que soit l’inconnu qui se présente, qu’on me l’amène ici.

L’officier se leva aussitôt et courut donner des ordres.

Quant à Joë, il salua les Canadiens de la main et se retira sous le dolmen.

L’interrogatoire était terminé.

Bras dessus, bras dessous, les chasseurs rejoignirent le gros du détachement. Entourés par les soldats, ils racontèrent leur odyssée avec la même… fantaisie qu’à Sullivan lui-même.

Mais leur bonne grâce eut sa récompense : bouillon au Liebig, café, viande de conserves préparée par la maison Armour, de Chicago, leur furent offerts de copieuse façon.

Si bien qu’après avoir pensé mourir de faim, ils entrevirent l’instant où ils trépasseraient d’indigestion.

Décidément remis, se sentant dans les plus heureuses dispositions, ils décidèrent qu’un tour de promenade conviendrait tout à fait à leur état de santé.

Et sans se presser, en bons bourgeois sortant de table, ils flânèrent dans le vallon de Green Rocks.

Loin des oreilles indiscrètes, les deux compères ne purent se tenir de rire.

— Non, chef, commença Pierre, il faut que je vous félicite. Vous avez une façon de raconter l’histoire qui mettrait en gaieté un castor.

— Pouvais-je dire la vérité sans jeter ces damnés Nordistes sur la trace de cette sainte enfant, la Mestiza ?

— Ce n’est pas ce que je prétends dire. Seulement votre récit était si bien arrangé que je me demandais si, vraiment, les choses ne s’étaient point passées ainsi.

— Alors, le Sullivan n’a pas eu de doutes, d’après toi ?

— Lui… allons donc… il vous regardait avec compassion. Dans ses yeux, je lisais aussi clairement que dans un livre.

— Tu lisais ?

— Ceci, chef : Braves gens que ces chasseurs, mais aussi maladroits que possible. Ceux-ci se sont fait pincer bêtement et ils ne comprendront jamais pourquoi.

— Je désirais que telle fût son opinion.

— Parbleu ! je l’ai compris.

— Au surplus, doña Dolorès – Joë n’est plus là, rien ne s’oppose à ce que je dise : doña – au surplus, elle doit être en sûreté maintenant, bien au delà de la bande de terrain gardée par ces niais.

— Je le crois, chef.

— De manière que notre emploi devient une sinécure.

— Quel emploi ?

— Celui de reconnaître et de désigner la Doña, si elle était arrêtée en essayant de percer les lignes nordistes.

— Le fait est…

Un brouhaha soudain coupa la phrase de Pierre.

En arrière, tout le camp était en rumeur, de même qu’au moment de l’arrivée des chasseurs.

Près du dolmen, où tout à l’heure Sullivan l’avait interrogé, un rassemblement s’était formé.

Une image contenant croquis, cheval, dessin, Rêne

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Les deux amis y coururent, et grâce à leur haute taille, à leur vigueur herculéenne, ils parvinrent à se frayer passage à travers les soldats.

Sullivan était là, au centre du cercle, questionnant une Indienne.

Il aperçut les Canadiens.

— Venez ici, leur cria-t-il.

Et les interpellés ayant obéi :

— Voici une femme qui se dirigeait vers l’Est. Arrêtée par mes hommes, elle n’a opposé aucune résistance.

— Bon, une Peau-Rouge, fit légèrement Clairon.

— Prise de peu d’importance, grommela Joë… Je suis de votre avis, mon brave chasseur ; mais comme on le dit en France, le pays de vos ancêtres : deux précautions valent mieux qu’une, et le trop en cela ne fut jamais perdu.

Ses interlocuteurs inclinant la tête en signe d’approbation :

— Je n’ai pas voulu renvoyer cette créature avant de l’avoir soumise à votre examen ; regardez-la avec attention et dites-moi si vous l’avez ou non aperçue au nombre des serviteurs de…

Il suspendit un moment sa phrase et termina enfin :

— De la personne que vous savez.

Le ton du yankee indiquait la quiétude. Bien certainement l’Indienne lui semblait une prise négligeable, et s’il chargeait ses engagés de la considérer, c’était uniquement, ainsi qu’il l’affirmait, pour ne négliger aucune précaution.

Sans regarder la prisonnière, tout occupé qu’il était, à la confection d’une cigarette, Sullivan lui jeta cet ordre :

— Maria (dans le centre américain, on appelle toutes les femmes rouges, Maria, et tous les Indiens, José), Maria, tourne-toi vers ces caballeros. C’est à eux qu’il appartient de décider si tu dois être captive ou libre.

Sans hésitation apparente, la femme pivota sur ses talons et se campa, la tête haute, les yeux largement ouverts, en face de Francis Gairon.

Celui-ci eut peine à retenir un cri de douleur.

Sous la couche de bistre qui recouvrait ses traits, sous les misérables haillons d’une squaw indienne, il avait reconnu la Vierge mexicaine.

Des questions multiples cavalcadèrent dans son cerveau.

Comment était-elle seule, séparée de ses compagnons ? Pourquoi cet ajustement misérable ?

Elle le regardait toujours, la lèvre dédaigneuse, un défi dans les yeux.

— Eh bien ? fit Sullivan qui, sa cigarette allumée, se rapprocha du Canadien.

Ce dernier appela à lui toute sa volonté, tout son calme et haussant les épaules :

— Les serviteurs de la personne en question sont autrement harnachés que cela.

Joë éclata de rire.

— C’était mon impression.

— Et c’était la bonne, monsieur.

— Alors, on laisse passer cette Peau-Rouge ?

— Je pense que vous le pouvez sans que cela tire à conséquence.

— Bien.

Et s’adressant à la fausse Indienne.

— Tu as entendu. Tu es libre… décampe.

Puis aux soldats :

— Qu’on la laisse aller.

Une seconde, Dolorès – car c’était bien elle, Gairon ne s’était pas trompé, – demeura immobile. En son esprit, il se passait une chose étrange, inexplicable. Le Canadien l’avait devinée… ; elle l’avait lu dans son regard, compris dans l’hésitation de sa voix, et il mentait pour qu’elle fût libre…, lui qu’elle-même avait chassé comme un serviteur indigne et félon.

Quel mystère se cachait donc au fond de l’âme du chasseur ?…

Entendait-il lui démontrer qu’elle avait été injuste à son égard, ou bien cherchait-il à racheter ses fautes passées ?

Et dans l’âme de la Vierge, pure et douce comme le calice d’une fleur, se glissait la crainte d’avoir jugé sur des preuves insuffisantes, de n’avoir pas assez longuement recherché la vérité.

Mais la voix rude de Sullivan s’éleva de nouveau :

— Dis donc, chienne, tu ne m’as pas entendu ?

Elle tourna vers lui un regard étrange :

— Si, señor.

— Alors décampe au plus vite.

Elle ne résista pas. Se glissant entre les miliciens qui s’écartaient devant elle, elle sortit du groupe, et s’éloigna, bientôt masquée par les rochers.

Francis, qui avait repris sa promenade avec Pierre, serrait le bras de ce dernier à le broyer, en murmurant :

— Sauvée, sauvée par moi !… Mais comment se trouvait-elle seule, affublée ainsi, au milieu de ses ennemis ?

CHAPITRE VII

UN PIED BLANC VEND UNE FACE BRONZÉE

L’explication, que les chasseurs ne pouvaient se donner, était des plus naturelles.

Le Puma et Cœur de Feu qui, avec leurs guerriers, marchaient en éclaireurs devant la Mestiza, n’avaient pas tardé à découvrir la ligne de postes, établie ainsi qu’une barrière, le long de la limite du territoire indien.

Profitant de l’ombre propice de la nuit, ces inimitables batteurs d’estrade avaient reconnu les positions occupées par l’ennemi et étaient revenus auprès de Dolorès, en lui annonçant qu’il était impossible à une troupe, aussi nombreuse que la sienne, de franchir, sans être aperçue, le cordon de surveillance établi par Sullivan.

La nouvelle avait été accueillie avec tristesse.

Pourtant Cœur de Feu, prenant la parole, s’était fait fort de tromper la vigilance des ennemis.

— Nous ne passerions pas ensemble, dit-il, mais rien ne nous empêche de franchir la zone dangereuse en nous séparant.

Et tous l’interrogeant à la fois :

— Cœur de Feu n’a qu’une langue. Que ses frères pâles se taisent, afin qu’il lui soit possible de répondre à tout le monde à la fois.

Le silence s’étant rétabli, le Séminole poursuivit :

— Les Capotes grises ont mission d’arrêter une troupe de cavaliers. Que la troupe se disperse et que, un à un, des piétons se présentent pour entrer sur le territoire indien. Il y a gros à parier qu’ils ne seront pas inquiétés. Pendant cela, les Mayos et les Séminoles emmèneront les chevaux vers Nord. Un parti de Peaux-Rouges en chasse est une rencontre qui ne surprend pas dans le désert. Nous passerons de notre côté, et nous attendrons nos amis en un point fixé d’avance sur la rivière Canadienne, dont nous ne sommes pas très éloignés.

— Bravo ! s’exclama le Parisien Cigale. Voilà une idée excellente, ce me semble.

Mais Rosales intervint :

— Excellente, oui… et dangereuse aussi.

— Dangereuse ?…

— Parfaitement. La Doña est connue, le señor Massiliague, moi-même avons certainement été signalés par les espions… Nous courons donc le risque d’être reconnus. Et si l’un de nous est pris, notre ruse ne sera-t-elle pas aussitôt devinée par l’adversaire ?

Cœur de Feu écoutait en souriant :

— Le señor espagnol est un sage ; cependant qu’il écoute la parole d’un guerrier plus jeune, il est vrai, mais plus accoutumé aussi à la guerre du désert.

— Parlez, brave Séminole.

— Ce qui inquiète mon frère, c’est la crainte d’être reconnu. Pourquoi lui et ses amis ne déguiseraient-ils pas leurs visages ? Pourquoi ne demanderaient-ils pas à leurs alliés indiens de les orner des peintures de chasse ? Pense-t-il qu’il serait aisé de les distinguer après cela ?

L’idée du jeune chef séminole provoqua un véritable enthousiasme.

Deux heures après son émission, Dolorès, Scipion, Marius, Rosales, Cigale, Coëllo, le visage et les mains recouverts d’une teinte brune sur laquelle se détachaient les signes d’ocre rouge qui indiquent qu’un indigène est sur le sentier de la chasse, avaient l’air de véritables Peaux-Rouges.

Le temps pressait. Aussi les groupes se séparèrent-ils aussitôt.

L’hacendado et Coëllo s’éloignèrent ensemble.

Massiliague, son fidèle Marius et le Parisien Cigale prirent une autre direction. Dolorès, accompagnée jusqu’en vue des postes nordistes par le Puma et Cœur de Feu, avait voulu seule tenter l’aventure.

Dans une sublime pensée de générosité, se rendant compte qu’elle était spécialement visée par les Yankees, que le danger était plus grand pour elle que pour tout autre, elle avait craint d’entraîner à sa perte un de ses compagnons.

Lorsque les détachements nordistes apparurent au loin, la jeune fille prit congé de ses amis indiens.

Ceux-ci revinrent en arrière, rejoignirent leurs guerriers, laissés à la garde des chevaux, et tous, sautant en selle, s’élancèrent au galop vers le Nord, afin de traverser le cordon de surveillance à cinquante milles de là.

Voilà comment la Mestiza, arrêtée bientôt par une patrouille, avait été conduite devant Joë Sullivan qui l’avait relâchée, sans soupçonner qu’il venait de tenir entre ses mains celle pour la capture de qui il avait mis sur pied toutes les milices de la contrée.

La Vierge mexicaine avait franchi sans encombre le barrage humain qui la séparait naguère du but de son voyage.

Devant elle, le pays était libre d’ennemis. Plus aucun adversaire ne la séparait du but de son voyage.

Car Sullivan avait été bien renseigné.

C’était vers le territoire indien que sans cesse avaient tendu les pas de la Vierge mexicaine.

Bientôt elle atteindrait la rivière Canadienne, puis son affluent le Seeth. Elle remonterait le cours de ce dernier, et sur sa rive droite, elle rencontrerait un ruisseau torrentueux, encaissé, le Fraimy…, lequel porte chez les Indiens un nom dont la signification a jusqu’ici échappé aux Visages Pâles.

Ce nom est Télatl qui, dans le vieil idiome toltec, ancêtre de l’atzec, avait pour sens le nombre sept.

Sept, chiffre fatidique d’un peuple qui s’intitulait la Nation des Sept Villages et qui plaçait son point de départ aux sept sources jaillissantes dont la réunion forme le Télatl.

Tout à coup, elle tressaillit. Une voix rauque venait de la tirer brusquement de ses réflexions :

— Ohé ! la squaw, avance à l’ordre.

Elle regarda dans la direction où avait résonné cette injonction et demeura interdite.

Plusieurs officiers de la milice étaient assis au pied d’un monticule, auquel des aloès et des cactus faisaient une chevelure hérissée de pointes acérées.

Des chevaux entravés à quelques pas montrèrent à la jeune fille que toute tentative de fuite serait inutile.

Mais elle se rassura aussitôt.

Les officiers étaient munis de fusils de chasse, preuve qu’ils se disposaient à une de ces parties dont ils sont aussi friands que leurs collègues de l’armée anglaise.

Dès lors, il lui sembla n’avoir rien à craindre, et elle s’avança d’un pas assuré vers ces hommes.

L’un d’eux, grand gaillard sec, aux cheveux et à la barbe d’un ton roux, ayant conservé la raideur qui trahissait son origine anglo-saxonne, s’était levé et la regardait venir.

À trois pas, il l’arrêta :

— Halte !

Elle obéit, espérant que sa docilité abrégerait l’entretien.

— Squaw, demanda l’officier, à quelle tribu appartiens-tu ?

— Séminole, señor.

— Ah ! et comment es-tu si loin des villages de ta tribu, car si je ne m’abuse, il y a au moins un jour de marche d’ici aux territoires qu’elle occupe ? Est-il donc d’usage chez les Séminoles que les femmes s’éloignent ainsi ?

— Les femmes séminoles suivent les guerriers, lorsqu’ils se livrent au plaisir de la chasse.

Le Yankee se prit à rire :

— Ah ! ah ! tu suivais des chasseurs, parfait, cela ne te changera pas.

La Mestiza se sentit pâlir.

Dans les paroles de son interlocuteur, elle venait d’entrevoir le danger. Mais le milicien ne lui laissa pas le loisir de se reconnaître.

— Tu regagnais ton village ?

— Oui, señor.

— Tu y retourneras aussi bien demain.

— Un vieillard, mon père, m’y attend avec anxiété, car je dois lui rapporter des nouvelles d’un guerrier qui a été blessé dans la prairie.

— Bah ! Vingt-quatre heures de plus ou de moins ne sont rien. Nous avons besoin d’une servante pour préparer notre repas, tandis que nous serons à l’affût autour de cette éminence. Je te rencontre, je te réquisitionne. Au jour tu seras libre et tu recevras un dollar.

Résister était impossible.

Dolorès s’inclina.

— À la bonne heure, reprit l’officier en ricanant. On voit de suite que tu appartiens à une tribu Indios mansos (Indiens soumis, par opposition aux bravos ou insoumis), tu sais que les miliciens ont horreur des récalcitrants.

La jeune fille, tendant sa volonté, sut dissimuler la colère que lui causait la grossièreté du personnage, et froidement :

— Où le gentleman désire-t-il que le foyer soit allumé ?

— Là, répliqua l’homme en désignant des pierres disposées de façon à figurer un foyer… C’est le Grand Esprit lui-même qui t’a envoyée de ce côté. Sans toi, l’un de nous aurait dû se vouer à cette besogne de cuisinier.

Les autres riaient des lourdes facéties de leur camarade.

— Dis donc, Andrew, s’écria l’un, tu as donc l’intention de te marier ?

— Hein ? Moi, grommela l’interpellé ? Où prends-tu cela ?

— Dans tes actions. Quand on veut une squaw pour garder son foyer…

Avec ce terrible mépris que professent les Yankees pour la race rouge, les officiers parlaient, devant celle qu’ils croyaient Indienne, avec la même tranquillité qu’ils l’eussent fait devant un animal.

Les éclats de rire redoublèrent :

— Oh ! fit Andrew, ne t’exprimes pas ainsi devant cette « bête rouge » ; elle serait capable de te croire et de me demander ma main.

— Bon, tu la lui accorderais peut-être…

— Parbleu oui… Si elle m’apportait seulement 10 000 dollars en dot.

Et facétieux, il ajouta :

— Dis donc, squaw, possèdes-tu 10 000 dollars ?

Les lèvres serrées, se dominant avec peine, Dolorès parvint cependant à répliquer d’un ton assez calme :

— Hélas ! non, señor…, les pauvres Indiens n’ont jamais possédé pareille somme.

— Elle a dit : Hélas ! se récria l’un des assistants.

— Hélas ! signifie : regrets.

— La bête rouge regrette de ne pouvoir devenir Mistress Andrew.

Les officiers miliciens se tenaient les côtes.

Seul Andrew ne riait plus.

Il considérait la pseudo-Séminole avec attention.

— Bon, remarqua un jeune lieutenant, voilà Andrew qui prend sa situation de futur au sérieux.

— Ma foi oui, il rêve.

L’homme roux haussa les épaules :

— Je regardais cette squaw… Eh bien, je viens de me rendre compte qu’en dépit des tatouages, c’est une jolie fille.

Dolorès entendit. Elle frissonna de la tête aux pieds.

Pour une Indienne, être trouvée jolie par un Blanc au milieu du désert, est le plus grand malheur possible.

Andrew déjà s’avançait vers elle :

— Écoute, la fille. Andrew est un brave gentleman, désintéressé au possible. Tu n’auras pas besoin d’une dot pour gagner ses bonnes grâces. Tu es charmante, il est aimable ; voilà de quoi entrer en ménage.

Et enlaçant sa taille d’un mouvement inattendu, il approcha son visage de celui de Dolorès en disant :

— Un baiser, ma mie, à un brave milicien qui te fait l’honneur de te distinguer.

L’indignation, jusqu’alors domptée par la volonté de la jeune fille, éclata à ce contact brutal, à cette allocution méprisante.

Sans réfléchir aux conséquences de son acte, emportée par son dégoût, elle repoussa vivement le milicien, et tandis que, sous sa poussée, il reculait en chancelant, elle se baissa, prit à sa jarretière le couteau que toute femme y porte dans les colonies espagnoles.

Terrible, les peintures de son visage lui donnant une apparence féroce, elle apparut aux officiers, la lame brillante à la main, superbe de courage, de pudeur et de défi.

Peut-être qu’en toute autre circonstance les assistants l’auraient admirée, l’auraient renvoyée avec de bonnes paroles ; mais ces miliciens, partis pour chasser, avaient copieusement dîné.

Les libations sont peu propices aux pensers nobles, aux généreuses initiatives.

La vaillance de Dolorès provoqua des murmures. Sa contenance déterminée excita le courroux.

En un instant, tous l’entourèrent, inconscients de la lâcheté qu’ils commettaient en s’attaquant à une femme seule, fut-elle Indienne.

Les sabres jaillirent des fourreaux ; un coup sec fit sauter le couteau de la main de la Vierge mexicaine, et, en brutes avinées, ses ennemis se ruèrent sur elle, la renversèrent, la réduisirent à l’immobilité.

Avec des lanières de cuir, ils entravèrent ses mouvements.

Puis, excités par cette courte lutte, l’alcool troublant leurs cervelles, ils tinrent conseil :

— Comment punirait-on cette squaw, assez audacieuse pour menacer de sa navaja un officier de la milice, rempli à son égard des plus amicales dispositions ?

Andrew, blessé dans son amour-propre, répliqua :

— Voici ce que je propose, mes chers camarades…

— Nous sommes tout oreilles, firent les autres en chœur.

— J’ai voulu tirer cette squaw de la barbarie, en faire la compagne d’un brave militaire, l’élever au rang de mistress…

— Oui, oui, nous en sommes témoins.

— Elle a répondu à mes avances avec la rudesse d’une bête rouge, ennemie de toute civilisation.

— C’est vrai ! C’est vrai !

— Elle doit être punie…

— De façon exemplaire.

Andrew salua de la main ses approbateurs.

— Je suis heureux de constater, qu’en cette circonstance comme en toute autre, les officiers de la milice n’ont qu’un cœur, une pensée, une voix.

Les auditeurs battirent des mains :

— Bravo pour l’orateur.

— Et je ne doute pas, poursuivit celui-ci d’un ton doctoral, que la proposition, qui va vous être soumise par moi, n’obtienne l’unanimité de vos suffrages.

— Hip ! Hip ! Un hurrah, deux hurrahs, trois hurrahs pour Andrew.

Enfin le silence se rétablit, et Andrew, de l’accent d’un président du tribunal rendant un arrêt :

— Le crime est patent, et aucune circonstance atténuante ne peut être invoquée en faveur de l’accusée ?

— Aucune.

— Dès lors, nous devons appliquer la sentence dans la plénitude de notre indépendance.

— La plénitude la plus plénitude.

— Bon.

Sur ce, le Saxon prit une pose avantageuse, cligna des yeux d’un air malin, puis levant les bras au ciel :

— Le Grand Esprit m’inspire.

— Tant mieux, répondit le chœur.

— Il m’inspire un châtiment tout à fait digne de la faute.

— Voyons ! Voyons !

— Cette squaw a refusé de m’accorder sa main.

— Parfaitement ! Elle a refusé avec un couteau.

— Eh bien, je prends son pied.

— Son pied ?

— Totalement nu et j’y applique dix coups de cravache… C’est souverain pour les cors, et cela lui permettra de rejoindre la tribu beaucoup plus rapidement qu’elle ne l’espérait.

Une hilarité rugie accueillit cette féroce plaisanterie.

Pour Dolorès, elle frissonna et tout bas murmura :

— Je suis perdue… Mon pied va me trahir… ils reconnaîtront qu’ils n’ont pas affaire à une Indienne !

Les miliciens avinés s’étaient précipités en désordre. Ils entouraient la malheureuse garrottée, étendue sur le sol, dans l’impossibilité absolue de faire un mouvement.

Ils se penchèrent vers elle, dénouèrent ses mocassins (chaussure indigène) avec des railleries lourdement impertinentes :

— Des officiers sont à vos pieds, ma belle.

— Vous voici dotée de valets de chambre triés sur le volet.

— On vous déchausse.

— En attendant que l’on vous époussette la plante pédestre.

Ils se tenaient les côtes, se livrant à des contorsions bachiques. Sous l’effort de leurs mains maladroites, les mocassins cédèrent, mettant à nu les pieds blancs, aux ongles délicatement rosés, de la Vierge mexicaine.

Les miliciens s’entre-regardèrent stupéfaits :

— Par l’orteil de Satan, s’écria enfin Andrew traduisant l’impression générale, cette squaw a des pieds de lady.

— Blancs comme le lys, ajouta un autre.

— Roses comme la fleur du pommier, continua un troisième.

— Aurions-nous affaire à un phénomène oublié par le célèbre imprésario Barnum ? Une créature, Peau-Rouge par le visage, mais Visage Pâle par les pieds.

— Il y a supercherie…

— Déguisement…

— Duplicité !…

Tandis que ces exclamations sonnaient aux oreilles de Dolorès, lui annonçant que, cette fois, elle était bien au pouvoir de ses ennemis, Andrew s’était rapidement éloigné.

Tirant son mouchoir, il l’imbiba d’eau puisée à sa gourde ; puis, revenant à la captive, il lui frotta rudement la figure avec le linge mouillé.

Sous ce contact, la teinte brune, due à la peinture des Indiens, s’effaça, permettant d’apercevoir la peau claire de la Mestiza.

— Une Blanche ! grondèrent les miliciens.

— Qui sans doute avait intérêt à franchir nos lignes, fit Andrew d’une voix grave. Camarades, si vous m’en croyez, nous en resterons là de notre chasse. Rentrons au camp. Je pense que ce gibier nous vaudra les félicitations de l’honorable Joë Sullivan, délégué de Washington City.

— Au camp ! Au camp !

Il se produisit une bousculade. Les chevaux furent sellés, les objets divers, étalés à terre sur le lieu de la halte, furent rempaquetés.

Après quoi tous se hissèrent sur leurs montures.

Andrew, ayant jeté la prisonnière en travers de sa selle, donna le signal du départ.

Et la petite troupe, filant droit devant elle, escaladant les monticules, dévalant les pentes, se dirigea au grand trot vers le poste où naguère la Mestiza avait été interrogée par Sullivan.

La jeune fille avait perdu connaissance.

Sous l’étreinte d’un affreux désespoir, en se voyant échouer au port, et découvrant l’inutilité des dangers bravés par elle et par ses compagnons, une sorte de bouleversement s’était opéré dans son cerveau.

Le sang avait afflué à ses tempes, et dans un vacarme de marteaux frappant l’enclume, elle s’était sentie glisser doucement dans la syncope, image de la mort.

Insensible, inconsciente, elle n’apercevait plus ses gardiens, elle ne ressentait plus les chocs qui meurtrissaient sa chair contre le pommeau de la selle.

* * * * *

À cette heure même, sur le front de bandière du camp, deux hommes se promenaient.

C’étaient Francis Gairon et son engagé.

Tous deux semblaient de fort belle humeur. Chacun portait en bandoulière une excellente carabine américaine, don de la munificence de Sullivan.

L’agent nordiste avait voulu rendre des armes aux chasseurs en leur attribuant celles-ci, que la maladie avait privées de leurs propriétaires.

Car le désert est souvent fatal à ceux qui ne sont pas acclimatés. Une fièvre pernicieuse, dite « fièvre de la prairie », analogue à la fièvre hématurique du Soudan, terrasse le voyageur novice.

On s’en était bien aperçu dans la milice. Des vides s’étaient produits parmi les rangs. Heureux ceux qui, n’ayant pas succombé sur place, avaient pu être évacués sur les forts établis en bordure du désert.

C’est donc à la fièvre que les Canadiens devaient de posséder à nouveau des armes.

Décidément la journée avait été bonne pour eux. La Mestiza était libre, leurs carabines leur étaient rendues, que pouvaient-ils désirer de plus ?

Parfois, dans un besoin d’expansion, de bruit, Gairon interpellait un des factionnaires veillant à la sécurité du camp.

— Hé ! garçon, on va bientôt vous relever, vous en profiterez pour vous aller coucher.

Et le milicien riait en répliquant :

— Comme vous le dites, chasseur, je me promets un somme sérieux.

Mais Pierre les interrompit soudain :

— Écoutez.

Gairon prêta l’oreille.

Un roulement sourd retentissait au loin.

— Un galop de chevaux, murmura-t-il.

— Oui.

— De chevaux de régiment même, reprit le Canadien après une seconde d’attention, des mustangs sauvages ou des coursiers indiens n’auraient pas une allure aussi régulière.

Et haussant les épaules :

— Des miliciens qui rallient le camp, il n’y a là rien qui puisse nous inquiéter.

Cependant, en dépit de son indifférence affectée, Francis demeura sur place, les regards fixés dans la direction d’où venait le son.

Qu’attendait-il ? Lui-même eût été incapable de répondre à la question, mais au fond de son être, une angoisse inexplicable venait de naître, accrue à mesure que le bruit grandissait.

Le crépuscule voilait les environs de sa cendre grise, limitant la portée du regard.

Soudain, aux confins du cercle visuel, des formes plus sombres se découpèrent dans la pénombre.

Elles grandirent, se précisèrent. Un groupe d’hommes et de chevaux passa en coup de vent devant les chasseurs.

Mais si vite qu’ils eussent dépassé Francis, celui-ci avait eu le temps d’entrevoir une silhouette humaine, ballottée en travers de la selle de l’un des cavaliers.

Que se passa-t-il en lui ? Quelle lumière intérieure lui fit reconnaître cette forme vague ? Mystère.

Le cœur a de ces perspicacités inexplicables.

Toujours est-il que l’athlétique Canadien chancela, qu’il s’appuya sur l’épaule de Pierre pour assurer son équilibre et qu’il murmura :

— Elle ! Elle ! Par la Madone, elle s’est fait prendre.

Mais cette faiblesse ne dura qu’un instant.

Le chasseur se redressa de toute sa hauteur et s’adressant à son engagé :

— Pierre, lui dit-il, tu sais que depuis longtemps j’ai déchiré l’acte qui liait ton sort au mien.

— Oui, chef ; seulement, moi, je l’ai recollé.

— Oui… tu es un brave cœur, un fidèle compagnon… mais l’heure est terrible. Je vais entreprendre une chose où j’ai quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent de trouver la mort. C’est la lutte d’un homme contre un peuple. Je ne veux pas t’entraîner à ma suite dans cette aventure, que ma raison elle-même qualifie de folle. Donc, je te le répète, tu es libre.

— Si je veux, gronda l’engagé.

— Tu es libre, te dis-je. Et nul n’aura le droit de te critiquer si tu te sépares de moi, car tu t’es engagé, non pas à servir les projets insensés que me dicte mon cœur, mais à être mon compagnon de chasse.

Il s’arrêta. Pierre venait de lui saisir le bras.

— Écoutez, chef, voilà dix années que nous parcourons la prairie ensemble. Indiens, bêtes féroces, pillards du désert, nous avons tout affronté en commun. Aujourd’hui, vous allez marcher sur le sentier de la guerre contre les « Capotes grises », et vous me dites : Va-t’en. C’est donc que vous n’avez pas confiance en moi ?…

— Pas confiance, mon pauvre Pierre, peux-tu le croire ?

— Alors, retirez votre proposition ridicule… D’autant plus que, moi aussi, je ne serai pas fâché de batailler contre ces Nordistes, qui lèvent une armée pour ennuyer une jeune fille.

— Digne garçon.

— Qu’est-ce que vous voulez. Chacun apprécie les choses à sa façon. Vous, vous aimez la señorita Dolorès, c’est votre affaire ; moi, je déteste Sullivan… Des goûts et des couleurs, on ne discute pas. Que ce soit par affection pour la Doña, ou par haine pour le Joë, le sentier de la guerre s’ouvre également devant des guerriers. Allons, chef, serrons-nous la main, et ici, comme partout ailleurs, nous pousserons ensemble notre cri de guerre.

— Dans quinze jours, soupira encore Francis. Car pendant quinze jours encore, je suis l’engagé de Sullivan.

— Entendu… dans deux semaines.

Et les braves chasseurs qui, au cœur des États-Unis, venaient de jeter le gant à toute une nation, avec la plus naïve et la plus héroïque insouciance, s’étreignirent les mains.

Après quoi, ils rentrèrent au camp que l’arrivée des cavaliers avait mis en effervescence.

Déjà Andrew et ses camarades avaient conduit leur prisonnière près du dolmen naturel, choisi comme quartier général par Joë Sullivan.

La Mestiza, ranimée par des lotions d’eau fraîche, se tenait debout devant le Yankee.

Son visage, dépouillé de peinture, apparaissait dans toute sa beauté.

Seulement son teint doré avait pâli, et dans ses yeux brillants de courage se lisait aussi une mortelle angoisse.

Andrew contait, avec des intonations emphatiques, comment ses soupçons s’étaient éveillés à la vue de la fausse Indienne, comment il avait imaginé la ruse du baiser pour l’obliger à se trahir.

Ainsi qu’on le voit, le milicien fardait quelque peu la vérité, mais le désir vaniteux de briller est humain. Que de gens, quand les événements sont accomplis, éprouvent un plaisir enfantin, ridicule, à déclarer :

— Je l’avais bien dit.

Encore qu’ils n’aient rien dit du tout et qu’ils soient incapables de voir plus loin que le bout de leur nez.

Les lèvres serrées, un rictus ironique enlaidissant son visage, qui pourtant n’avait pas besoin de cela, Joë Sullivan écoutait.

L’orateur ayant terminé, il le congédia :

— Allez, Andrew. Il sera tenu compte du service signalé que vous avez rendu aujourd’hui à la cause nordiste.

Et apercevant Francis qui venait d’arriver avec Pierre :

— Approchez, brave chasseur.

Gairon obéit.

— Cette femme vous a joué tantôt. Je m’étonne qu’un chercheur de pistes comme vous n’ait pas reconnu son déguisement.

— Ma foi, monsieur Sullivan, cela prouve qu’elle était supérieurement grimée. Je ne suis qu’un homme, et malgré ma grande habitude des ruses du désert, je n’ai jamais prétendu ne pas pouvoir me tromper.

Son accent était si détaché que Joë en fut dupe.

— Soit, reprit-il. Mais à présent que la prisonnière nous montre sa figure naturelle, je pense que vous serez en mesure de me répondre, sans craindre d’erreur.

— À vos ordres, monsieur Sullivan.

— Avez-vous déjà vu cette femme ?

Le Canadien s’attendait à la question. Aussi n’hésita-t-il pas :

— Oui.

— Où ?

— Au camp de la Mestiza.

Le visage dur de l’agent nordiste exprima la satisfaction.

— Parfait.

Et après une pause :

— Quel rang occupait-elle dans ce camp ?

Les yeux de Dolorès se fixèrent sur ceux de Francis avec une éloquente inquiétude, mais le chasseur ne parut pas s’en apercevoir :

— Bon, répliqua-t-il. Elle avait un rang analogue à celui que vous avez ici, monsieur Sullivan… c’est-à-dire que tout le monde lui obéissait.

L’agent eut un cri de triomphe :

— Dolorès Pacheco !

Quant à la prisonnière, elle ferma les yeux et une ride douloureuse se dessina sur son front.

— Dolorès Pacheco !… Je m’en doutais, bien que je l’aie aperçue seulement à Mexico, en ce jour où elle exalta les sentiments des Sudistes. Pourtant j’hésitais encore. Toutes ces métisses se ressemblent.

Puis tendant la main à Gairon :

— Merci, mon brave chasseur… Votre engagement n’est pas encore à terme ; néanmoins prenez ce papier. Sur sa présentation, le trésorier de compagnie vous paiera la prime promise.

Et toute sa personne palpitant de joie :

— Je vous fais grâce des jours qui restent à courir. Reprenez votre liberté, Francis, reprenez-la… la campagne est terminée.

CHAPITRE VIII

LE PACTE IMPRÉVU

Le lendemain, au plus fort de la chaleur du jour, le campement de Joë Sullivan se dressait dans une des rares oasis de la prairie.

L’agent nordiste, une fois certain de la capture de Dolorès, n’avait pas voulu perdre une minute pour la ramener vers un fort du sud. Là, à l’abri de bonnes murailles, elle attendrait que le gouvernement statuât sur son sort.

Et séance tenante, après l’interrogatoire sommaire de sa victime, il avait donné l’ordre du départ.

Toute la nuit, les miliciens avaient marché. À l’aube, on avait gagné vingt milles vers le sud, et les soldats harassés avaient dressé leur camp à Spring Blue (source bleue), nom de l’oasis où nous les retrouvons.

La Mestiza avait été enfermée dans une tente, avec un factionnaire à l’entrée. Les chevilles entravées par une chaînette de fer, les mains immobilisées par des menottes, elle n’avait joui de la liberté de ses mouvements que durant le repas sommaire qu’elle avait pris sous les yeux de Sullivan.

Oh ! ce dernier exagérait les précautions. La captive représentait pour lui la première étape de la fortune, et il ne se souciait pas de la perdre par une négligence.

Enchaînée de nouveau, Dolorès était demeurée seule.

Peu à peu, à mesure que le soleil se rapprochait du zénith, incendiant la terre de ses rayons, les rumeurs du camp s’étaient éteintes.

Les miliciens s’abandonnaient aux douceurs de la sieste.

Enfin le silence régna en maître, troublé seulement par le pas régulier du factionnaire qui se promenait devant la tente de la captive.

Celle-ci, étendue sur un sarape qu’elle avait posé sur le sol, ainsi qu’une natte, se plongeait en une douloureuse méditation.

Elle était prisonnière et ses compagnons de fatigues l’attendraient vainement sur les rives de la rivière Canadienne.

L’œuvre, à laquelle elle s’était consacrée, ne serait jamais achevée.

Seule, elle connaissait le secret de la cachette du Gorgerin d’alliance inca-atzec. À cette heure, elle se reprochait de ne l’avoir pas confié aux amis sûrs qui l’avaient escortée, défendue.

Elle disparue, ils auraient pu poursuivre la recherche du précieux joyau. Ils auraient réussi à s’en emparer, à le rapporter à Mexico, à cimenter l’alliance des Hispano-Indiens du Sud-Américain, des Celtes actuellement divisés, s’offrant comme une proie facile aux Saxons du Nord.

Sa prudence avait été coupable, sa discrétion avait été une faute.

Et puis le souvenir de Francis traversait sa rêverie.

Elle ne savait plus que penser du Canadien. La veille, dans l’après-midi, il avait refusé de la trahir, et le soir, sans hésitation, il avait prononcé son nom.

Il était l’engagé de Sullivan – l’agent l’avait proclamé devant elle-même – une prime lui était allouée pour les services rendus.

Chaos mystérieux où elle se débattait sans trouver la lumière.

Le soleil dardait ses rayons verticaux sur la prairie, ces rayons de feu contre lesquels le feuillage maigre des arbustes de l’oasis, la toile de la tente elle-même, étaient des abris insuffisants.

Un air suffocant brûlait les narines, et la respiration de la captive devenait haletante.

Tout bruit avait cessé dans le camp. Le factionnaire même, engourdi par la température torride, avait interrompu sa promenade monotone. Adossé à un arbre voisin de la tente, appuyé sur son fusil dont la crosse reposait à terre, il restait debout, à demi endormi, ses paupières papillotant sur ses regards vagues.

Et, tout à coup, un léger bruit fit tressaillir la captive.

C’était un grattement léger, comme eût pu en produire un de ces innombrables rongeurs qui pullulent dans le Far-West.

L’animal qui le causait devait creuser le sol poussiéreux derrière la tente, du côté opposé à celui où se trouvait la sentinelle.

Soudain, la toile fut légèrement soulevée. La tête d’un homme se coula par l’ouverture, et Dolorès reconnut le visage de Francis Gairon.

Elle fut sur le point de crier, d’appeler… Mais le Canadien appuya un doigt sur ses lèvres et elle se tut.

Cependant le chasseur s’introduisait en rampant dans la tente.

Il redressa son corps, mais demeura les genoux en terre, et dans cette humble attitude :

— Doña, dit-il, je vous ai menti, et cependant il faut aujourd’hui que vous m’accordiez toute votre confiance.

Et comme elle allait parler, exprimer son étonnement, il la supplia du geste de l’écouter encore et continua :

— Je veux d’abord vous dire qui je suis, pourquoi j’ai agi… Après, vous jugerez.

Rapidement, sans rien omettre, il raconta comment il s’était engagé avec Joë Sullivan, puis son arrivée à Mexico, son émotion à la vue de la Mestiza, son désir de la servir.

Sa voix tremblait en exposant ces choses… Sur ses yeux une buée mettait un voile, et sa poitrine se soulevant avec force sous les coups précipités de son cœur, il allait toujours. Il disait sa lutte intérieure, alors qu’il se débattait entre la parole donnée à Sullivan et le sentiment tendre qui l’entraînait à devenir le plus fidèle soldat de Dolorès. Il avoua la ruse par laquelle il avait attiré les Indiens sur les traces de l’expédition… et ses angoisses en se livrant à cette besogne de trahison…, ses tristesses durant le siège du Val Noir.

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La sueur ruisselait sur son front, tandis qu’il énumérait les contradictions perpétuelles auxquelles il avait été en proie. Mais tandis que son embarras augmentait, la Mestiza se rassérénait. Non, elle ne s’était pas trompée. Francis n’avait point été un coupable, mais une victime d’un point d’honneur étroit.

Il arriva au bout de sa pénible confession. Alors, toujours agenouillé :

— Doña, dit-il. Hier Joë Sullivan m’a rendu la liberté, et j’ai juré de réparer le mal que j’ai fait à celle que j’adore ainsi qu’une madone. Toute la nuit, Pierre et moi, avons suivi les miliciens ; puis, dissimulés dans un pli de terrain, à quelques cents mètres d’ici, j’ai attendu que la grande chaleur fermât les yeux de vos gardiens. J’ai rampé, rampé jusqu’ici pour vous apprendre toute la vérité.

Et avec un profond soupir :

— Doña, je ne vous ai rien caché. Voulez-vous que je sois celui qui assurera le triomphe de votre cause ?

Un instant elle le considéra, un rayonnement dans les yeux, et enfin d’une voix si douce que le Canadien en fut ému jusqu’aux larmes :

— Parlez, dit-elle… je vous croirai.

C’était l’amnistie, le pardon, l’oubli du passé. Le mauvais rêve était fini.

Francis joignit les mains.

— Parlez, répéta la Mestiza.

Il s’inclina profondément, et se relevant enfin :

— Doña, fit-il, cinquante hommes à peine vous escortent. Pierre et moi serions de taille à vous délivrer… Je donnerais ma vie pour vous savoir libre…, et cependant je crois prudent de vous résoudre à rester captive quelque temps encore.

— Ah ! murmura-t-elle non sans surprise.

— Écoutez-moi. Enfant du désert, j’ai emprunté quelque chose à l’astuce des Peaux-Rouges, contre qui j’ai eu souvent à lutter. Or, voici ce que me suggère l’examen de la situation. Vous prisonnière, les milices qui parcourent la prairie, retournent dans leurs garnisons respectives. Le désert devient vide d’ennemis…, et vos amis, campés à cette heure sur les berges de la rivière Canadienne, peuvent sans difficulté conquérir le Gorgerin d’Alliance.

— C’est vrai, murmura-t-elle encore.

— Supposez au contraire que vous soyez délivrée, continua avec plus de force le chasseur, encouragé par l’approbation. Qu’arrive-t-il ? Tous les obstacles auxquels vous vous êtes heurtée, devant lesquels vous avez succombé, se représentent aussitôt, accrus encore par la colère de vos geôliers, par leur volonté de reprendre coûte que coûte celle qui leur a échappé.

— Oui, dit-elle… je reconnais tout cela.

— En ce cas, que décidez-vous, Doña ?

— Que me conseillez-vous ?

— Rien. Je suis ici pour obéir à vos ordres quels qu’ils soient. J’ai laissé parler devant vous mon expérience du désert… Maintenant je ferai ce que vous désirerez.

Dolorès hocha doucement la tête :

— Évidemment la sagesse serait de rassurer mes ennemis en demeurant leur captive… Elle serait encore de confier à mes compagnons dévoués le soin de s’emparer du Gorgerin d’alliance.

Sans un geste d’approbation ou d’improbation, Gairon écoutait :

— Mais, fit-elle comme hésitante, seule je connais la cachette du joyau d’émancipation, seule j’ai reçu le dépôt du secret de ceux qui en sont les derniers détenteurs.

Francis ne bougea pas.

— Puis-je le confier à d’autres ?

Tout à coup, elle fit un pas vers son interlocuteur, lui saisit les mains, et pointant dans ses prunelles le clair rayon de ses yeux :

— Francis Gairon, demanda-t-elle, faites-moi le serment qui me permettra de vous tout dire ?…

Il frissonna, parut chercher un instant, puis étendant la main :

— Sur votre existence, Doña, sur votre vie, je jure de vous servir fidèlement.

Elle le regarda avec étonnement. Le rude chasseur rougit et balbutia :

— Je me suis juré de mourir ou de triompher avec vous !

Il joignit les mains :

— Croyez-moi, continua-t-il, croyez-moi. Je vous ai ouvert le livre de mon âme… Vous avez dû y voir que je suis à vous. Jusqu’à l’heure où je vous ai rencontrée, le devoir était simple pour moi… Je l’accomplissais sans trouble, sans hésitation. Je vous ai aperçue et, de ce moment, j’ai compris qu’un seul devoir existait à mes yeux : vous servir, vous défendre, vous dévouer ma vie.

Et avec un profond soupir :

— Oui, je sais, je ne mérite pas votre confiance. Qu’était ma parole auprès de vous ? Rien. J’aurais dû la dédaigner. Ç’a été une prétention vaniteuse et ridicule de vouloir la sauvegarder. J’aurais dû me déshonorer pour vous servir… Mon déshonneur, la belle affaire, quand il s’agissait de vous tirer hors d’atteinte de vos ennemis, de permettre à la Vierge mexicaine de réussir dans son entreprise libératrice. Je ne suis pas digne de recevoir votre secret. Pour les besognes pures, il faut des mains pures et sur les miennes le sang, votre sang, a laissé sa trace.

« Non, Doña… Voyez en moi un esclave, un messager subalterne. À ceux qui n’ont pas démérité, envoyez sous enveloppe vos instructions. Je vous jure que je ne chercherai pas à les connaître.

Le remords, l’angoisse, palpitaient dans la voix du Canadien.

Sans doute, Dolorès comprit que le traître d’hier était arrivé au dévouement aveugle, absolu, car elle vint vers lui, lui reprit les mains et avec une bonté souveraine :

— Vous vous trompez… C’est à vous-même que je confierai mon secret.

— À moi ?… bégaya-t-il éperdu.

— À vous que le repentir a lavé de vos fautes ; à vous que la douleur a rendu digne de ma confiance.

Et dans le silence du milieu du jour, troublé seulement par la chanson métallique des cigales, elle parla.

TROISIÈME PARTIE

LE GORGERIN D’ALLIANCE

CHAPITRE PREMIER

LE FORT DAVIS

— Alors, Monsieur est satisfait ?

— Complètement.

— Ce gorgerin est bien tel que Monsieur le désirait ?

— Entièrement tel.

L’employé envoyé de Paris pour remettre à M. Forster le faux gorgerin commandé naguère par celui-ci, salua le gouverneur du Texas avec lequel il venait d’échanger ces courtes répliques.

C’était au fort Davis qu’il avait rejoint le haut personnage, et ce dernier l’avait reçu avec empressement, en présence de Joë Sullivan. Le délégué du joaillier parisien tira un papier de sa poche.

— Monsieur, dois-je vous remettre la facture acquittée ? À tout hasard la maison m’a muni de cette pièce. Mais, vu l’importance de la somme, je n’insisterai pas et vous demanderai seulement à quelle date vous souhaitez que nous fassions traite sur vous ?

Forster eut un sourire :

— Donnez la facture, monsieur, donnez ; voici un chèque sur la Central Bank de la Nouvelle-Orléans. C’est, je pense, par ce port que vous reprendrez le chemin de l’Europe ?

— En effet.

— Le chèque est de cent vingt mille francs, tout compris.

— C’est-à-dire : prix du bijou, frais de déplacement de votre serviteur et cætera. Oui, tel est bien le chiffre porté sur la facture.

Les deux hommes échangèrent les papiers, puis le gouverneur, du ton le plus aimable, demanda :

— Comptez-vous séjourner quelque temps dans ce fort ?

— Mille grâces, Monsieur. D’après l’horaire, un train sur San-Antonio et New-Orléans passe à Fort Davis-station dans deux heures. Je le prendrai, sauf avis contraire de votre part.

— Oh ! fit le gouverneur du ton le plus gracieux, la liberté n’est pas un vain mot en Amérique. Vous agirez donc selon votre plaisir. Mais vous aurez juste le temps d’atteindre la gare.

— Aussi vous demanderai-je la permission de prendre congé de vous.

— Prenez le congé et aussi l’expression de ma satisfaction pour le beau travail exécuté.

Les interlocuteurs se serrèrent la main et se séparèrent.

L’employé parisien quitta aussitôt le fort, ainsi qu’il l’avait dit, et se dirigea vers la gare.

Forster et Sullivan demeurèrent seuls dans la salle où, jadis, Massiliague avait été reçu par eux.

Tous deux semblaient ravis.

Leurs regards brillants, leurs visages sillonnés des innombrables rides du rire contenu, leur attitude, tout décelait une immense jubilation intérieure.

Après un moment de silence, le gouverneur présenta à son complice l’écrin ouvert dans lequel s’étalait la reproduction du Gorgerin d’alliance inca-atzec.

— Hein ? fit-il.

— Admirable, répondit Joë.

— Croyez-vous que la Dolorès Pacheco courbera le front ?

— Cette orgueilleuse créature sera écrasée, Excellence.

— J’y compte bien.

Et par réflexion :

— J’ai grande envie de jouir de suite de sa confusion.

— Rien de plus facile. La cellule où elle est renfermée, en attendant que le gouvernement statue sur son sort, occupe le bastion est du fort.

— Je sais.

— On a choisi ce point parce que l’enceinte domine là un ravin profond et escarpé.

— Je n’ignore rien de cela, Joë Sullivan, et je rends toute justice à votre prudence ! Souvenez-vous, du reste, que, averti télégraphiquement de la capture de la rebelle, je suis accouru ici et n’ai eu que des éloges pour tous et pour vous en particulier.

Joë s’inclina obséquieusement :

— Je n’ai eu garde d’oublier les paroles de Votre Excellence.

— Ah bah !

— Car elles ont une valeur incommensurable, d’abord au point de vue de l’amour-propre, ensuite à celui du coffre-fort.

Forster eut un coup d’œil dédaigneux à l’adresse de son acolyte, coup d’œil rapide que celui-ci ne perçut pas.

— Vous faites allusion à la promesse de récompense…

— … Monnayée, oui, Excellence. Dans un pays commerçant comme le nôtre, l’argent est la plus haute expression de toutes choses. Time is money, disons-nous…, le temps est de l’argent, et aussi l’affection, le dévouement, l’intrépidité.

— C’est juste, c’est juste, s’empressa de répliquer le révérend Forster.

Mais changeant de ton :

— Conduisez-moi auprès de la prisonnière.

— J’appelle l’officier de service, Excellence.

Depuis l’époque où Scipion avait été interné au fort Davis, la garnison avait été renouvelée.

L’officier commandant l’ouvrage portait le nom de John Yellow et le lieutenant, son second, celui de Dick Solly.

À l’appel de Sullivan tous deux accoururent.

Le commandant, grand, replet, coloré et blond ; le lieutenant, petit, brun, sec et jaune, saluèrent militairement ; puis, les talons réunis, attendirent les ordres du gouverneur.

— Je désire parler à la captive, déclara ce dernier, m’efforcer encore d’obtenir d’elle les aveux du repentir.

Personne ne bougea.

— Et, continua imperturbablement Forster, si elle résiste à mes objurgations, si mes prières sont sans effet, je souhaite au moins pouvoir me laver les mains, comme autrefois Ponce-Pilate, des malheurs qu’elle attirera sur sa tête.

Certes les officiers étaient braves ; Sullivan avait prouvé qu’il ne manquait pas de courage. Cependant tous frissonnèrent.

C’est que, dans les paroles du gouverneur, ils avaient senti passer la volonté froide, impitoyable, de supprimer l’adversaire au cas où il ne plierait pas.

— En route ! ordonna Forster.

D’un même mouvement, John Yellow et Dick Solly pivotèrent sur les talons et de ce pas mesuré, raide, particulier aux soldats de race saxonne, ils se mirent en marche, suivis par Sullivan et le pasteur.

La cour fut traversée.

On atteignit la ligne des constructions aboutissant au saillant est.

Quelques mètres encore et le groupe s’arrêtait devant une porte de chêne renforcée de ferrures grossières.

Yellow introduisit une clef dans la serrure ; avec un bruit de ferraille l’huis s’ouvrit.

— Demeurez ici, messieurs, dit Forster aux officiers. Veillez à ce que personne ne vienne nous déranger.

Les interpellés saluèrent derechef. Quant à Sullivan, obéissant à un signe du gouverneur, il pénétra avec celui-ci dans la cellule dont la porte se referma sur eux.

Petite, mais non triste, était la pièce aux murs blanchis à la chaux. Son étroite fenêtre était garnie de barreaux, mais par l’ouverture, on apercevait à deux cents mètres de là une pente rocheuse, amas de pierres éboulée. C’était l’autre côté du ravin, au bord duquel se dressait le saillant est du fort Davis.

Assise devant une table qui supportait ses coudes, le visage enfoui dans ses mains, Dolorès Pacheco était là.

Elle n’avait fait aucun mouvement à l’entrée des visiteurs. Sans doute elle ne les avait pas entendus.

Peut-être la captive rêvait-elle que, depuis un long mois, elle vivait seule, séparée du monde, ignorante du sort de ses compagnons de lutte.

Un moment Forster la considéra avec une ironique cruauté ; puis, fatigué d’attendre, il éleva la voix :

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— Dolorès Pacheco, dite la Mestiza.

La jeune fille tressaillit et releva la tête.

Une légère rougeur monta à ses joues, mais ses yeux que la tristesse, l’inquiétude, avaient nimbés d’une meurtrissure bleuâtre, ne se baissèrent pas.

— Dolorès Pacheco, reprit le gouverneur, le désir de vous parler raison une dernière fois m’a conduit ici.

Elle ne répondit pas.

— Comprenez-vous bien le sens de mes paroles ? fit-il avec impatience.

Elle secoua négativement la tête.

— Non, traduisit Forster.

Alors elle se décida à parler :

— Non, en effet, je ne comprends pas.

— Pourtant, je m’exprime clairement.

— Peut-être, murmura-t-elle, vous attachez aux mots un autre sens que moi-même.

Forster l’interrompit violemment :

— Toujours les mêmes folies !

Mais elle ne se troubla pas :

— Toujours, continua-t-elle. J’appelle lâcheté, j’appelle trahison, ce que vous décorez du titre de « raison ».

— Parce que vous ne voulez pas vous rendre à l’évidence.

— Au contraire. Vous allez, comme vous l’avez fait cent fois, m’inviter à vous enseigner où est caché le Gorgerin inca-atzec, gage de l’émancipation des Sud-Américains… Si je condescendais à vos désirs, je trahirais… cela me paraît évident.

— Idées de jeune fille. Quand une cause est perdue, on ne peut plus la trahir.

— Mais à sa perte, on peut ajouter celle de l’honneur.

Le chef suprême de l’administration du Texas fit la grimace, mais reprenant aussitôt son impassibilité :

— Vous raisonneriez juste, mademoiselle, dit-il, si votre assistance nous était indispensable pour triompher. Permettez-moi de vous mettre au courant. Vous me répondrez ensuite.

— Oh ! murmura la prisonnière, rien ne me fera revenir sur ma résolution.

— Nous le verrons bien. Écoutez seulement.

— Je vous écoute.

Forster se recueillit un instant, puis lentement, scandant les mots, comme pour les faire mieux pénétrer dans l’esprit de son interlocutrice :

— Vous êtes depuis un mois notre prisonnière.

Dolorès inclina la tête.

— Depuis un mois, vous avez cessé de travailler à la réalisation d’un rêve… respectable sans doute, mais irréalisable,… la coalition de tous les peuples du Sud-Américain.

Un sourire fugitif passa sur les lèvres de la Mestiza. Le gouverneur le surprit au passage :

— Je comprends votre pensée, fit-il vivement. Vous vous dites : Je suis immobilisée, soit ! Les compagnons que j’avais rassemblés restent libres. Ils poursuivent mon œuvre.

Et avec un ricanement :

— Erreur ! Dolorès Pacheco. Tous sont tombés entre nos mains. Tous, entends-tu bien, et les Indiens séminoles que tu avais réussi à soulever sont rentrés dans leurs villages, où ils célèbrent notre clémence.

Cette fois, elle courba la tête.

Ainsi c’en était fait. Les puissances mystérieuses qui président aux destinées des peuples, s’étaient détournées de cette poignée de vaillants, consacrant leurs jours à l’émancipation des Sudistes.

Captive elle-même, elle avait causé l’emprisonnement de ceux qui s’étaient ralliés à sa bannière.

Son doux visage exprimait une tristesse profonde.

Forster échangea un regard avec Joë Sullivan et d’un ton perfide :

— Allons, je vois que vous devenez raisonnable. Prêtez-moi encore quelques minutes d’attention et, j’en suis convaincu, nous trouverons un terrain d’entente.

Elle ne fit pas un mouvement.

Évidemment la jeune fille, absorbée par son désespoir, n’avait pas entendu les paroles du gouverneur, ou plutôt ces paroles, frappant son ouïe, ne présentaient aucun sens à son esprit.

— Tandis que vous et les vôtres, immobilisés, impuissants, viviez dans nos prisons, nous agissions. D’après les dessins recueillis avec soin, un joaillier de Paris confectionnait un gorgerin de tout point semblable à celui des Incas-Atzecs.

Il s’arrêta pour juger de l’effet de cette affirmation.

Dolorès le regardait maintenant. Dans son regard se lisaient l’effroi, le mépris, la colère.

— Nos journaux, poursuivit impitoyablement Forster, répandus à des millions d’exemplaires dans tout le Sud-Américain, ont détaillé jour par jour, je pourrais presque dire heure par heure, l’état d’avancement du travail. Ceux que votre voix avait enflammés, sont aujourd’hui convaincus que vous les leurriez d’un vain espoir, que vous les vouliez tromper, afin de les entraîner dans une guerre insensée contre les Nordistes, leurs véritables amis, tout disposés à répandre leurs capitaux, leur énergie, sur le Sud, à y créer des chemins de fer, des usines, des exploitations de toute nature…

— Et à conquérir ainsi commercialement l’Amérique celto-latine, prononça la captive d’un ton douloureux.

— Oh ! conquérir, essaya de protester le gouverneur…

Mais elle l’interrompit :

— Oui, conquérir… opprimer les Sudistes par l’argent, avant de les décimer par le fer.

Puis comme secouée par une réflexion soudaine :

— Ils ne peuvent m’accuser de mensonge, moi…

Sa phrase demeura suspendue. Ses deux interlocuteurs avaient éclaté de rire :

— Pardon, pardon…, ils le peuvent… ils vous accusent.

— Moi ?

— Sans doute, car nos quotidiens…

— Vous ont attribué la commande du faux gorgerin !

— Ah !

La Mestiza se laissa tomber sur l’escabeau, unique siège de sa cellule.

Elle comprenait.

On l’avait calomniée, rendue suspecte à ceux qu’elle espérait sauver. La tactique de Basile avait réussi une fois de plus.

Libre, elle eût confondu le mensonge… Captive, elle devait assister à son propre déshonneur.

— Vous êtes intelligente, reprit Forster dont les yeux perçants semblaient lire dans le cerveau de la prisonnière. Vous venez de tirer les conséquences du secret que je vous ai confié. Nous sommes d’accord sur ce point que votre entreprise a échoué, et que vous ne réussirez jamais à triompher du doute implanté par mes soins dans la cervelle de vos compatriotes.

Le cœur contracté, elle écoutait cet homme, dont chaque mot était pour elle une blessure.

— Si quelque autre songeait à reprendre l’opération, continua le gouverneur, il succomberait, dès le début, sous la méfiance universelle. Vingt années au moins sont nécessaires pour amener un oubli suffisant. Dans vingt ans peut-être, un nouveau champion sudiste se lèvera, mais alors il sera trop tard. Dans vingt ans les États-Unis auront construit cent mille kilomètres de voies ferrées à travers l’Amérique du Sud. Par leur activité, ils auront apporté la richesse au milieu des indolentes populations latines. Commerce, industrie, mines, forêts, tout leur appartiendra. Les finances des Sudistes seront entre leurs mains et les deux Amériques, indissolublement liées, ne pourront plus être désunies.

Le pasteur s’animait en parlant ainsi.

Des éclairs orgueilleux scintillaient dans ses yeux, et une teinte rouge se plaquait sur ses joues safranées.

Il était en proie à un de ces accès de fièvre dominatrice que subissent les ambitieux.

Sur le monde annexé par les Saxons il posait un pied brutal, s’abandonnant à cette franchise involontaire de ceux dont l’infini veut préserver le monde.

Car, le fait est à remarquer, les tyrans, les fléaux, qui sévissent sur l’humanité, auraient depuis longtemps transformé les peuples en troupeaux d’esclaves, si le destin ironique ne leur donnait, avec le succès, la faconde bavarde. Croyant n’avoir plus rien à redouter, ils parlent, ils s’expliquent. La foule silencieuse les écoute, apprend leurs projets, et soudain leurs complices les plus fidèles, effrayés par leurs aveux, par les colères qu’ils sentent gronder autour d’eux, les abandonnent, les trahissent, les livrent désarmés à ceux-là même qu’ils espéraient dominer sans effort.

Brusquement, il saisit les poignets de la Mestiza.

— Tu m’as compris, jeune fille, dit-il. Le Gorgerin ne peut plus être le talisman rêvé. Il n’est qu’un joyau, curieux de par son ancienneté, et dont la place est marquée dans les vitrines d’un musée.

D’un mouvement indigné, elle se dégagea.

— Indique-moi donc sa cachette sans plus tarder.

Il se tut. Dolorès riait.

— Cette gaieté ?…

— C’est vous qui la provoquez, digne geôlier.

— Que veux-tu dire ?

— Que vous-même venez de m’indiquer que je ne dois point avoir foi en vos paroles.

— Où prends-tu cela ?

— Si, comme vous le prétendez, le Gorgerin ne vous inspirait plus aucune inquiétude,… s’il était une simple pièce de musée,… vous vous préoccuperiez peu de son existence…

— Mais ne t’ai-je pas dit ?…

— Votre rêve, monsieur le Gouverneur, votre rêve. Chacun de nous a le sien… Vous rêvez d’or, je rêve de liberté.

— Je suis sûr d’atteindre mon but.

— J’espérerai atteindre le mien, aussi longtemps que le gage d’alliance ne sera pas en votre pouvoir.

Les sourcils du pasteur se froncèrent ; il eut un geste menaçant :

— Prends garde… La clémence divine elle-même a des limites… L’enfer prouve que certaines fautes ne sauraient être pardonnées.

Il voulait l’effrayer, mais elle avait retrouvé tout son courage, et ce fut avec un adorable sourire qu’elle répondit :

— Ah ! l’enfer prouve cela…

— En douterais-tu ?

— Non, non, monsieur le Gouverneur, mais je songeais à part moi que cette vérité vous prépare une éternité… infernale.

Du coup, Forster cessa d’être maître de lui.

Non seulement la captive ne se soumettait pas, mais elle raillait.

— Prends garde, fille au sang mêlé. Tu te condamnes à la réclusion perpétuelle. Ce Gorgerin, je m’en soucie comme un poisson d’une pomme. C’était la liberté, la fortune, la possibilité de vivre heureuse, que je venais t’offrir.

— Vous pensez donc que l’on peut trouver le bonheur dans l’infamie ?

— Tais-toi.

— Soyez satisfait. Désormais je resterai muette en votre présence, mais la loyauté me fait un devoir de vous déclarer que je serai également… sourde. Épargnez-vous donc des discours inutiles.

C’en était trop. Forster, écumant de rage, entraîna Joë Sullivan au dehors.

La porte se referma avec un cliquetis lugubre de ferraille, et Dolorès se retrouva seule dans l’étroite cellule.

Lentement elle s’approcha de la lucarne dominant le ravin et considéra la pente rocheuse qui faisait face.

Et comme elle regardait ainsi, son attention fut appelée par un groupe de sept pierres disposées en éventail sur une plate-forme de granit.

— C’est curieux, murmura-t-elle, il me semblait qu’en cet endroit, il n’y avait aucun bloc de rocher.

Et soudain elle eut un cri, se cacha le visage de ses mains comme pour s’isoler du monde extérieur. Puis, après un instant de réflexion :

— Je ne me trompe pas. Ces pierres sont disposées comme les Sept sources du Fraimy, cet affluent du Seeth qui se réunit à la rivière Canadienne. Le Fraimy, berceau des Atzecs. Le Fraimy, torrent des Sept villages dont le souvenir était retracé dans la religion des Atzecs et des Toltecs par les Sept autels et les lampes à Sept mèches.

Elle regarda de nouveau.

Les sept pierres se dressaient toujours sur leur assise rocheuse.

— Cela n’existait pas hier, reprit-elle. Une main inconnue a donc disposé ces monolithes pendant la nuit ?

Timidement elle ajouta :

— Mais alors, ce serait un signal. Quel allié l’aurait préparé ?

Sa jolie tête se pencha sur sa poitrine, et de ses lèvres entr’ouvertes s’échappa comme malgré elle, le nom du chasseur canadien :

— Francis !

CHAPITRE II

LES SEPT VILLAGES

Midi sonnait à l’horloge dont un commandant fortuné avait doté le fort Davis, lorsqu’un soldat, préposé aux délicates fonctions de geôlier, pénétra dans la cellule de la prisonnière.

Il lui apportait son déjeuner. Pain de munition, portion de bœuf conservé, cruche d’eau.

D’ordinaire, le brave garçon déposait le tout sur la table de bois qui, avec une couchette et un escabeau, formait le mobilier de la prison, puis il se retirait sans adresser la parole à la captive.

Cette fois, il fit exception à cette règle.

S’étant débarrassé des victuailles, il se retourna vers Dolorès.

— Mademoiselle, dit-il, Son Excellence le Gouverneur m’a chargé de vous remettre ce cahier de papier à lettres, ainsi que ce flacon d’encre et cette plume. Vous sortirez de prison aussitôt que vous aurez écrit ce qu’il attend de vous.

Dolorès fut sur le point de répliquer durement – ce que Forster attendait d’elle, c’était l’indication du lieu où se trouvait le Gorgerin d’alliance, – mais elle réfléchit que son obscur interlocuteur répétait une consigne dont le sens très probablement lui échappait, et elle se borna à s’incliner sans répondre.

Après tout, si elle ne s’était pas trompée, si un signal avait été fait à son intention, elle aurait sous la main de quoi correspondre avec ses alliés inconnus.

Le soldat se retira.

Prise d’une curiosité enfantine, elle examina le papier mis à sa disposition.

C’était du papier commun, comme en vendent les colporteurs errants de presidio en presidio.

Elle le replaça sur la table et se mit en devoir de déjeuner.

Certes, le repas n’avait rien de recherché, mais la Mestiza n’était point de ces jeunes filles maniérées qui critiquent les mets.

Et puis l’espoir réveillé en son esprit assaisonnait le bœuf de conserve.

Elle saisit le pain de munition, le rompit, et demeura saisie, sans un mouvement.

Un papier, roulé en boule, venait de s’échapper de la cassure.

Elle le ramassa, le déplia lentement, avec mille précautions.

Des caractères lui apparurent et elle lut :

« Ce billet, enfoncé dans la mie du pain à vous destiné est pour vous dire d’exposer à la flamme le papier à lettres qui vous a été remis. Vous apprendrez ainsi ce que vous devez savoir. »

C’était tout.

Pas de signature, rien qui décelât l’auteur de la laconique missive… Et pourtant la Vierge mexicaine n’hésita pas. Pour la seconde fois, elle répéta :

— Francis !

Puis un frisson la parcourut tout entière.

Pour lui écrire, le chasseur avait dû risquer sa liberté, sa vie. Si sa ruse était découverte, quelle punition l’attendait ?

Les Nordistes seraient sans pitié.

Mais elle se rassura aussitôt. Puisque papier et billet lui étaient parvenus sans encombre, il n’y avait plus lieu de s’épouvanter. Ses geôliers n’avaient point soupçonné la ruse.

Donc, il fallait obéir à l’injonction de son correspondant, exposer les feuilles blanches à la flamme et apprendre ainsi ce qu’elle devait savoir.

Évidemment, on avait tracé à l’aide d’une encre sympathique des phrases que la chaleur ferait apparaître sur le papier.

Mais ici une autre difficulté se présentait.

Les allumettes étaient rigoureusement refusées à la prisonnière. Bien plus, on ne lui confiait aucun luminaire.

La nuit venue, elle n’avait d’autre ressource que de se coucher et de tâcher de dormir dans l’obscurité du cachot, car la pâle lueur tombant de la lune et des étoiles par la lucarne ne lui permettait de se livrer à aucune occupation.

Alors comment pourrait-elle « révéler » l’encre sympathique ? Comment parviendrait-elle à lire les caractères invisibles ?

Elle avait repris le cahier de papier, elle le retournait fiévreusement entre ses doigts.

Là étaient enfermées les nouvelles qui, peut-être, devaient décider de l’émancipation de vingt peuples, et faute d’une allumette, d’une brindille de bois phosphoré, Dolorès restait dans l’ignorance, dans l’impossibilité d’aider ses amis, qui vraisemblablement comptaient sur son assistance.

Petites causes, grands effets. Un bain amena la mort d’Alexandre de Macédoine et la destruction de son empire ; un verre d’eau causa le démembrement de la Pologne. Louis XVI fut arrêté à Varennes et monta sur l’échafaud parce qu’il omit de s’affubler de bésicles noircies.

À ces exemples historiques, un autre allait-il s’ajouter ? La défaite des Celtes latins par les Saxons, des Sudistes par les Nordistes viendrait-elle de cette quantité négligeable : une allumette ?

Machinalement la jeune fille déjeuna, puis derechef elle se plongea dans ses réflexions.

La journée s’avança.

Vers cinq heures, le geôlier revint. Il apportait le dîner de la captive. Chaque jour il procédait ainsi, remplaçant sur la table la maigre vaisselle du premier repas par celle du second.

De la sorte, il se dérangeait seulement deux fois par jour au lieu de quatre.

— Avez-vous écrit, miss ? demanda-t-il.

La captive fit non de la tête. Elle allait laisser partir le soldat, quand elle se ravisa soudain.

— Je n’ai pas écrit, parce que j’ai songé… Mes souvenirs ne sont pas encore très précis. Mais il est possible que je veuille écrire ce soir. Ne pourriez-vous me procurer une lumière ?

Et avec un sourire railleur :

— On n’a pas à craindre qu’une lampe me serve à m’évader.

— By God ! murmura le geôlier avec un gros rire, il faudrait autre chose pour sortir d’ici. Je vais transmettre votre demande au commandant John Yellow.

— C’est cela, allez, mon ami.

Demeurée seule, Dolorès attendit avec anxiété.

S’il était fait droit à sa requête, tout était sauvé. Elle serait à même de lire ce que lui écrivait l’ami, inconnu encore.

L’absence du soldat dura un quart d’heure.

Enfin il reparut, tenant à la main une petite lampe de cuivre et un porte-allumettes.

À cette vue, la jeune fille retint avec peine un cri de joie. Elle avait réussi.

— Le commandant a tenu à consulter Son Excellence M. Forster, expliqua l’homme, c’est ce qui m’a fait perdre un moment. Voici de quoi veiller cette nuit, mademoiselle ; vous pourrez, si cela vous plaît, écrire jusqu’au matin.

Dolorès garda le silence.

Elle sentait que, si elle parlait, le tremblement de sa voix trahirait son émotion.

Il lui fallut un énergique effort de volonté pour ne pas bondir en avant, pour ne pas arracher des mains du geôlier la lampe désirée.

Elle réussit pourtant à se contenir, et le soldat sortit sans avoir rien remarqué.

La captive laissa la porte se refermer ; elle écouta le bruit décroissant des pas du gardien et, sûre enfin de n’être plus troublée, elle étendit sa main vers le porte-allumettes.

Un instant plus tard, la lampe était allumée ; sa flamme jaune et terne brillait faiblement dans la clarté tombant de la lucarne.

Mais cette lueur falote était, pour les yeux de la prisonnière, supérieure à la plus splendide illumination.

Au-dessus de la flamme, Dolorès promena lentement les feuilles de papier, et des lignes apparurent, rousses d’abord, pour arriver progressivement au noir intense.

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Et la Vierge mexicaine lut :

« Doña,

« Nous avons gagné la partie. Le Gorgerin d’alliance est en notre pouvoir. Nous l’avons remis à celui que vous avez choisi comme Champion. Scipion Massiliague en effet vous fut constamment dévoué… N’ayant jamais démérité, il était juste qu’il eût l’honneur de rapporter le précieux bijou à Mexico. »

Dolorès interrompit sa lecture. Un brouillard humide obscurcissait sa vue.

Puis elle continua :

« Maintenant il faut vous délivrer. Le temps presse. Nos ennemis possèdent une reproduction exacte du Gorgerin. Nous le savons, car nous avons arrêté l’employé qui l’a apporté de Paris. Sous peu de jours, Joë Sullivan, bien accompagné, se mettra en route. Une assemblée de Sudistes est convoquée à Mexico dans un mois. On doit lui présenter le faux Gorgerin, la facture de Paris dressée à votre nom, tuer ainsi la foi de tous en vous-même, en votre mission. »

Elle secoua douloureusement la tête.

Un mois seulement !

Son évasion serait-elle possible ?

À cette question, murmurée tout bas, elle répondit par un geste las, découragé.

Non, elle ne s’évaderait pas de ce fort maudit. Évidemment ses geôliers allaient redoubler de surveillance. À la veille du triomphe, ils ne négligeraient aucune précaution.

Mais une invincible curiosité la contraignit à reporter ses regards sur le papier.

« Donc, continuait son correspondant, le seigneur Cigale et Fabian Rosales, les moins connus de ceux qui ont intérêt à vous garder, se sont déguisés en colporteurs. Comme tels, ils vont se présenter au fort. Si ces lignes vous parviennent, c’est qu’ils auront réussi à tromper vos geôliers. »

La Vierge mexicaine s’arrêta encore, une étincelle joyeuse dans les yeux :

— Ils ont réussi, fit-elle à haute voix, comme pour faire pénétrer la conviction dans son esprit.

Et elle reprit :

« Ne vous étonnez de rien. Ils vont travailler à votre délivrance. »

La première partie de la missive finissait là.

Mais, à la page suivante, s’étalaient les lignes suivantes :

« En attendant que vos sauveurs aient forcé le succès, voyez le récit rapide de nos aventures. »

Voici en substance ce que relatait Francis, ce que la jeune fille lut avidement.

En quittant Dolorès, après leur entretien dans le camp de Sullivan, le chasseur avait rejoint son engagé, lequel l’attendait à peu de distance.

Tous deux s’étaient alors dirigés vers le lieu du rendez-vous fixé par les fugitifs aux bords de la rivière Canadienne.

En les revoyant, tous avaient manifesté une surprise justifiée ; mais Francis, loyalement, simplement, conta son histoire et, de même que Dolorès, Scipion et ses amis sentirent la confiance les gagner.

Puis, qui donc aurait eu le droit de marquer de la méfiance, alors que la Mestiza mettait son secret aux mains du chasseur ?

Dès lors, à petites journées, la troupe avait suivi la rive de la Canadian River, atteint son confluent avec le Seeth.

Ce dernier cours d’eau, remonté pendant deux cents milles environ, on avait rencontré le Fraimy ou Télatl.

Ce torrent encaissé, bondissant de rochers en rochers, chapelet de rapides et de cascades écumant entre des rives boisées, prend sa source au milieu de collines de moyenne altitude.

Sa source, ou plutôt ses sources, car le Fraimy est formé par la réunion de sept ruisseaux disposés en éventail sur un plateau parsemé de bouquets de pins, de bouleaux et de frênes.

C’est là que les voyageurs arrivèrent enfin.

Sept villages s’élevaient dans la plaine. À l’apparition des étrangers, tous furent en mouvement.

Guerriers, agriculteurs, squaws, enfants, se précipitèrent à la rencontre des nouveaux venus.

Mais, se conformant aux instructions données par Dolorès, ni Francis, ni ses compagnons n’avaient répondu aux questions des indigènes.

Suivant le bord du troisième ruisselet, compté à partir de la gauche, ils avaient atteint le pied d’une colline, où s’ouvrait une caverne obscure d’où s’échappait le filet d’eau.

La foule alors était devenue muette, s’écartant avec respect du groupe de voyageurs.

Scipion Massiliague pénétra seul dans la grotte. Il la traversa dans toute sa longueur, s’arrêtant seulement lorsqu’il fut contre la paroi lisse du rocher.

À ses pieds, du fond d’une sorte d’entonnoir évidé dans le granit, la source jaillissait en bouillonnant.

Le Marseillais se baissa, trempa ses mains dans l’eau, les égoutta en se tournant vers l’Orient, puis il heurta le roc à sept reprises différentes.

À peine l’écho de ces chocs s’était-il éteint qu’un bloc énorme parut frissonner, puis lentement il tourna sur lui-même, démasquant l’entrée d’un couloir ténébreux.

Une voix disait en même temps :

— Que celui qui a frappé entre, s’il a le cœur vaillant et la pensée pure.

— Alors, mon bon, j’entre, clama Scipion.

Et résolument il s’engouffra dans le couloir.

Au bout de dix pas, il aperçut en avant de lui comme une étoile mouvante.

— Suis cette lumière, ordonna l’organe d’un personnage invisible. Suis-la et ne crains rien, aucun obstacle n’est sur ta route.

— Je suis incapable de crainte, pécaïre, riposta gaillardement Massiliague, cependant votre avertissement est utile, car on n’y voit goutte et je vous remercie.

Il attendit une minute, espérant une réponse ; mais le silence ne fut plus troublé.

— Allons, je marche, mon bon. Vous impatientez pas.

Sur ce, Scipion se mit en route.

Tel un feu follet, la lumière glissait devant lui. Qu’il pressât le pas ou qu’il le ralentît, la distance qui le séparait de la clarté fuyante, ne paraissait ni augmenter, ni diminuer.

Évidemment, le porteur du falot réglait sa marche sur la sienne.

La galerie continuait toute droite.

Soudain, la lumière s’éteignit.

— Eh ! gronda le Marseillais, où veulent-ils que je me dirige, à présent qu’ils ont soufflé la bougie ?

— Va sans hésiter, reprit aussitôt la voix entendue tout à l’heure. Tu arrives au but.

— Ah ! alors en avant.

Tâtant la paroi de la main, le voyageur continua son chemin.

Au bout de dix pas, il sentit qu’un couloir s’ouvrait à sa droite, formant un angle obtus avec celui qu’il suivait jusque-là.

Et loin, au fond de l’ombre, il aperçut une lumière.

Oh ! ce n’était plus une lanterne, une torche, une chandelle ; non, c’était la clarté du soleil, découpant un disque lumineux à l’orée du souterrain.

— Allons, je distingue la porte de sortie, monologua Scipion. Tant mieux, car l’obscurité m’ennuie.

À mesure qu’il avançait, la lumière se faisait plus vive. Bientôt des traînées pâles coururent sur les rochers.

Il allait toujours. Enfin il atteignit le seuil et demeura muet d’étonnement.

Le corridor souterrain aboutissait à un étroit palier de granit, en surplomb d’un ravin resserré.

Cinquante pieds le séparaient du fond du vallon, et il paraissait impossible d’atteindre ce fond en descendant le long de la falaise en retrait.

— Pourquoi diantre m’a-t-on conduit ici ?

Cette réflexion était à peine formulée que Massiliague entendit un léger sifflement retentir au-dessus de sa tête.

Il leva les yeux et demeura bouche bée.

Le long du talus perpendiculaire glissait une sorte de chaise de branchages, retenue par une corde, dont le voyageur ne put apercevoir l’extrémité, masquée par un renflement du rocher.

Ce siège se posa doucement sur la plate-forme auprès de lui.

— Prends place, clama une voix sonore, si tu veux t’élever jusqu’au sanctuaire ignoré qui garde l’Emblème d’Alliance.

Sans hésiter, Scipion s’installa, se cramponna solidement aux branches, et avec son inimitable accent :

— Hisse, pitchoun… et surtout ne me racle pas le nez contre les pierres.

Dans le même moment, il fut enlevé.

La corde, halée par des mains invisibles, élevait le fauteuil et son locataire d’un mouvement régulier, sans secousses.

Bientôt, Massiliague se trouva à hauteur du renflement qui, jusque-là, lui avait masqué les opérateurs.

Il eut un cri d’étonnement.

Un second palier, beaucoup plus spacieux que celui qu’il venait de quitter, se montrait à lui.

Au centre, six hommes, portant le bandeau à plumes, la casaque sans manches et la tunique blanche des anciens prêtres atzèques, tiraient méthodiquement sur la corde.

Les considérer, reconnaître en eux des hommes de la caste sacerdotale atzèque, dont l’apparence a été popularisée par de nombreux savants, fut pour le Marseillais l’affaire d’un instant.

Son premier mouvement avait été de curiosité pure ; le second fut pratique. Se penchant en avant, il agrippa le rebord rocheux ; puis, d’un bond, il se trouva debout en face des inconnus.

Ceux-ci inclinèrent la tête, allongèrent les bras à droite et à gauche, ramenèrent leurs mains à leurs épaules, puis à leurs genoux, et tandis que ses compagnons achevaient d’enrouler la corde, un vieillard, courbé, sur les cheveux blancs duquel les plumes multicolores de son diadème se détachaient ainsi que des fleurs sur la neige, s’avança vers Massiliague.

— Tu es celui que nous attendons ?

— Si vous attendez l’homme désigné par la Virgen Mexicana, je suis celui-là.

— Tu dis vrai, reprit le vieillard, je t’ai vu à Mexico et je te reconnais.

Puis avec une nuance de tristesse :

— Mais elle, où ses ennemis la cachent-ils à cette heure ?

— Je l’ignore. J’ai voulu parachever son œuvre d’abord, ensuite je la délivrerai.

Comme toujours, le Provençal ne doutait de rien. Il disait : « Je la délivrerai », avec la même tranquillité que si une nation de quatre-vingts millions d’âmes n’avait pas eu un intérêt majeur à garder Dolorès en prison.

Le vieillard, un Indien, ainsi que ceux qui l’entouraient, parurent croire Scipion sur parole.

D’un air satisfait, il marcha vers le mur de granit qui limitait le palier, et sa main décrivit dans l’air des signes bizarres.

En même temps, il entonnait un chant étrange, aux lentes modulations. On eût dit un air sacré déformé par un gosier sauvage.

C’était le Van-Satl-Opan-petl, ou chant de guerre des soldats de Montézuma.

Après le refrain dernier, le prêtre appuya la main sur le roc, et soudain, un bloc énorme pivota sur lui-même, comme celui qui, au début de son expédition, avait livré passage à Massiliague.

— Bon, murmura le Marseillais à part lui, un ressort encore. Ce vieil olibrius aurait pu se dispenser de la parade et de la musique.

Bien entendu, il se garda d’exprimer son opinion à haute voix. L’aventure marchait trop bien pour qu’il risquât de se brouiller avec ses nouvelles connaissances.

Un trou sombre s’était ouvert dans la paroi de granit. Le vieillard le désigna :

— Celui qui n’a pas une âme forte doit rester sur le seuil.

Ce à quoi Scipion répondit avec une vague envie de rire :

— Et s’il a une âme forte ?

— Qu’il suive ma trace.

— Longtemps ?

— Le temps n’a pas de limites dans le temple où naquit le premier des Toltecs.

— Soit ! je te suivrai.

— Alors, renonce à ta force.

Un des prêtres enroulait en même temps une cordelette autour des poignets du voyageur.

Celui-ci se mordit les lèvres pour ne pas éclater de rire et réussit à prononcer :

— J’y renonce.

— Bien, renonce à la vue des choses saintes.

Et Scipion se laissa bander les yeux.

— Renonce à l’ouïe, renonce à la parole.

Une sorte de caveçon s’appliqua sur les oreilles du voyageur, un bâillon fut posé sur ses lèvres, sans qu’il fît un geste pour protester.

Il était maintenant aveugle, sourd, muet.

Une main se posa sur ses poignets garrottés. Bien décidé à se laisser conduire, Massiliague suivit l’impulsion qui lui était donnée et se mit en marche.

À la différence de température, il comprit qu’on l’entraînait dans un nouveau couloir souterrain.

Les pieds foulaient un sol moelleux. Il devina qu’une couche de sable recouvrait la terre.

Sans doute la galerie s’élargissait brusquement, car ses épaules, ses bras ne rencontraient que le vide.

Au bout d’une demi-heure, ses guides lui firent faire halte.

Une pression énergique l’avertit qu’il devait plier les genoux. Il obéit sans hésiter.

Puis on le releva et de nouveau la promenade mystérieuse continua.

Soudain un courant d’air tiède l’enveloppa comme une caresse. Les liens qui unissaient ses poignets tombèrent, et un corps lourd, un coffret, autant qu’il en put juger au toucher, fut glissé entre ses doigts.

Après quoi, ses oreilles furent délivrées de leur caveçon et une voix prononça :

— Reprends la vue, la parole ; les tombeaux se sont ouverts pour toi. Les grandeurs disparues vont renaître.

Un claquement sec suivit et le silence se fit, troublé seulement par le murmure d’une eau courante.

Vivement Scipion jeta loin de lui le bâillon et le bandeau. Il promena autour de lui un regard curieux.

On l’avait ramené dans la grotte d’où il était parti. À ses pieds bouillonnait la source, et par l’ouverture du réduit, il apercevait le plateau verdoyant, parsemé de bouquets d’arbres.

Pour un peu, il eût cru avoir rêvé.

Mais ses mains se crispaient sur un coffret de métal, curieusement incrusté d’or, lequel donnait à toute l’aventure un cachet d’indiscutable réalité.

Une petite clef brimbalait, fixée au corps de la boîte par une chaînette.

Il l’introduisit dans la serrure, ouvrit et eut un cri de joie :

— Capdediou ! C’est le Gorgerin.

En effet, sur un coussin de soie aux tons passés, reposait le joyau atzec-inca avec ses douze pierres, opales et lapis-lazuli.

* * * * *

Dolorès interrompit sa lecture.

Son cœur sautait dans sa poitrine en contractions éperdues.

Le Gorgerin, le but de son expédition, le gage de l’indépendance sudiste… Ses amis l’avaient en leur pouvoir.

Une tristesse voila un instant son regard :

— C’est la liberté pour tous… c’est la mort pour moi ! murmura doucement la jeune fille.

Mais d’un mouvement de tête mutin, elle parut chasser la pensée importune, et le ton décidé.

— Qu’importe ! Quand j’ai quitté le Pérou, j’avais promis. J’ai prié pour obtenir le terrible bonheur de délivrer mes frères…

Elle eut une hésitation encore ; plus bas, elle reprit :

— Je ne savais pas alors…, mon cœur dormait… ; tandis que maintenant…

Un geste rageur coupa la phrase.

— J’ai juré, termina-t-elle avec énergie, j’ai juré. À toute cause sainte il faut un martyre. Pour faire germer la liberté, il faut du sang.

Et joignant les mains :

— Prenez le mien.

Quelques minutes elle resta immobile, les yeux levés vers le ciel. Enfin elle reprit le papier et relut pour la seconde fois ces lignes :

« Le seigneur Cigale et Fabian Rosales, les moins connus de ceux qui ont intérêt à vous garder se sont déguisés en colporteurs. Comme tels ils vont se présenter au fort. Si ces lignes vous parviennent, c’est qu’ils auront réussi à tromper leurs geôliers… »

* * * * *

Minuit.

Lasse de réfléchir, la Mestiza s’était jetée toute habillée sur sa couchette.

Un demi-sommeil obscurcissait sa vue, rendait confuses ses pensées. Soudain elle frissonna. Ses yeux s’ouvrirent démesurément, et appuyée sur le coude, la tête penchée, elle écouta.

Il lui semblait que des pas légers retentissaient dans le corridor sur lequel s’ouvrait la porte de sa cellule.

Elle ne se trompait point.

Le bruit cessa, un imperceptible cliquetis métallique se produisit, et la prisonnière perçut le glissement d’une clef introduite avec précaution dans la serrure.

Qui pouvait venir à pareille heure ?

D’un bond, la jeune fille se trouva debout.

Presque aussitôt, la porte tourna lentement sur ses gonds. Dolorès avait depuis longtemps éteint sa lampe. Le cachot était plongé dans une obscurité épaisse que traversait un sillon bleuté, lumière d’infini pénétrant chez la captive par la lucarne et traçant un sillon plus clair entre celle-ci et le seuil.

La Vierge mexicaine distingua ainsi deux silhouettes d’hommes immobiles dans l’encadrement de la porte.

Les nouveaux venus ne pouvaient discerner la prisonnière enfouie dans l’ombre. Ils eurent l’air de se consulter du regard, puis un murmure étouffé fit tressauter la jeune fille :

— Mademoiselle Dolorès, avait-on dit.

Elle reconnut la voix du Parisien Cigale.

— Doña, prononça au même instant un autre organe.

— Le señor Cigale, le señor Fabian Rosales, s’écria-t-elle dans un transport de joie irréfléchi.

Mais les visiteurs la ramenèrent de suite au sentiment de la situation :

— Silence, si vous voulez être sauvée.

— Sauvée, répéta-t-elle.

— Oui, déclara l’hacendado Rosales. Nous allons faire le guet dans le couloir, habillez-vous vite et venez.

Alors la captive n’hésita plus.

Elle courut à ses libérateurs et vivement :

— Je suis prête.

Ils eurent une exclamation satisfaite.

— En route alors, Doña.

— Un mot… un seul… Comment avez-vous réussi ?…

— Plus tard.

Déjà Cigale avait saisi la Mestiza par la main. Fabian lui jeta un manteau sur les épaules, puis refermant la porte avec soin :

— Je passe le premier… ; attention, seigneur Parisien !

Pour toute réponse, l’interpellé fit sonner le barillet d’un revolver et entraîna Dolorès dans les traces de son compagnon qui s’était mis en marche.

Au bout d’un instant, tous trois débouchaient dans le patio ou cour intérieure.

— Il faut traverser cet espace, murmura Cigale à l’oreille de la jeune fille. De l’autre côté le fort est fermé par un simple mur qu’il sera aisé d’escalader.

Là était l’endroit dangereux.

La lune inondait le patio de sa lumière argentée, et sous les vérandas, les portes des chambres restaient ouvertes, suivant l’usage en ces pays torrides, où la fraîcheur relative de la nuit doit reposer des ardeurs du jour.

Qu’un dormeur fût en proie à l’insomnie, que le son de leurs pas attirât son attention, et les fugitifs étaient surpris, arrêtés, perdus.

Mais il n’y avait pas à tergiverser. La traversée du patio était obligatoire. Le petit groupe, rasant les murs, utilisant l’ombre protectrice de la galerie couverte, commença sa périlleuse promenade.

Les deux tiers de la distance furent franchis sans encombre. Déjà Dolorès se croyait sauvée, quand une exclamation sonore retentit :

— Qui va là ?

D’instinct tous se blottirent dans l’ombre et demeurèrent immobiles, retenant leur haleine.

Dans le rectangle noir d’une des portes ouvertes parut un spectre blanc. Tous trois le reconnurent en frémissant.

— Joë Sullivan, bégaya la jeune fille d’une voix si faible que ses compagnons devinèrent ses paroles plutôt qu’ils ne les entendirent.

L’agent nordiste se penchait à droite, à gauche, semblant scruter les alentours. Et les fugitifs, faisant corps avec la muraille, le considéraient avec épouvante, tremblant à chaque instant d’être aperçus.

Non ; encore tout ensommeillé, Joë n’avait pas à cette heure sa vue, perçante d’habitude.

Au bout d’une minute, qui dura un siècle pour les voyageurs, il haussa les épaules :

— By God ! les oreilles me cornent… Je me disais aussi : Qui peut bien se promener en ce moment ?

Avec un juron, il rentra dans sa chambre. Le silence régnait de nouveau.

Un quart d’heure se passa avant que la prisonnière et ses amis osassent se remettre en marche.

Enfin rassurés par la tranquillité environnante, sur la pointe des pieds, prenant les précautions les plus minutieuses, ils continuèrent la traversée du patio. À l’extrémité, une voûte trouait la ligne des bâtiments et donnait accès dans une seconde cour entourée d’un mur assez élevé.

— Encore un peu de courage, murmura Cigale, et nous y sommes.

Dolorès désigna avec effroi un baraquement isolé au milieu de la cour.

— Les écuries, dit-elle… ; il y a des soldats auprès des chevaux.

Son guide se prit à rire.

— Oui, mademoiselle, auprès des chevaux ! mais je vous garantis que ceux-là ne s’opposeront pas à notre fuite.

— Pourquoi ?

— Parce que nous leur avons offert un verre de whisky à l’opium, ainsi qu’au benêt, que l’on avait chargé d’être votre geôlier. Les buveurs d’opium dorment plus profondément encore que les fumeurs du dangereux narcotique.

Et le Parisien accéléra sa course.

Une échelle avait été couchée le long du mur. En dix secondes elle fut dressée ; les fugitifs escaladèrent facilement l’obstacle.

Dolorès était libre. Bientôt elle et ses deux fidèles disparurent dans un vallonnement.

CHAPITRE III

LE RESINERO

Don Ramon Saltarado y Delideaça Fœderer del Campiriadini dirigeait une exploitation de caoutchouc ; dans la langue du pays texien, il était resinero.

Il surveillait d’une façon spéciale sa propriété, et si les lianes, dont la sève fournissait le caoutchouc, prospéraient en courant sur les arbres qui leur servaient de support, elles devaient leur santé à Cristobal, un intelligent mulato – mulâtre – intendant du propriétaire.

Naturellement don Ramon s’attribuait tout le mérite.

La tête en poire, de gros yeux à fleur de tête, des favoris noirs, une panse arrondie portée par des jambes arquées, le noble Ramon avait passé, comme dit le populaire, à côté de l’intelligence. Il était lourd, stupide, fat et ridicule.

Dans son cerveau épais, réfractaire à tout effort, la religiosité atavique s’était transformée en superstition.

Armé d’un énorme chapelet qu’il égrenait sans cesse, le resinero se complaisait aux récits de revenants, d’apparitions. Le naufrage d’un navire, l’incendie d’une habitation, une explosion de grisou dans un charbonnage, lui apparaissaient comme choses sans importance, sans intérêt.

Mais si le hasard lui mettait sous les yeux une histoire étrange d’hallucination, de télépathie, de spiritisme ou d’hypnotisme, alors son cœur palpitait, ses méninges se dilataient agréablement.

Avec cela, paresseux au possible, ce singulier personnage aurait considéré comme un blasphème le vers célèbre de La Fontaine :

Aide-toi, le ciel t’aidera.

À son avis, le ciel devait tout faire, le rôle de l’homme se bornant à la prière.

Et comme Cristobal, actif, débrouillard, faisant sa fortune sans diminuer celle de son maître, travaillait beaucoup ; que le rendement de la propriété augmentait chaque année, Ramon répétait complaisamment :

— Ma vie est un exemple de sagesse humaine. J’égrène mon chapelet, Dieu fait le reste, et mon caoutchouc croît et multiplie.

C’est chez ce bizarre resinero que nous retrouvons le révérend Forster, escorté par Joë Sullivan et toute la garnison du fort Davis.

Dans le salon – ainsi nommé parce que l’on y recevait les voyageurs d’importance, – dans le salon, meublé de sièges grossiers fabriqués à Arispe, et dont les murs blancs n’avaient pour décoration que d’innombrables emblèmes de piété, Forster parlait :

— Oui, noble resinero, cette Dolorès Pacheco était enfermée au fort Davis.

— C’est que le ciel l’avait permis, glissa onctueusement Ramon.

— Évidemment, reprit le pasteur. Nous croyions avoir mis fin à l’exécrable esprit de guerre qui souffle sur le Sud de l’Amérique. Or, un soir, des colporteurs sollicitèrent l’hospitalité. On la leur accorda. Le lendemain, ils avaient disparu et la prisonnière avec eux.

— Le Seigneur est le Lion de Juda, psalmodia le propriétaire. Il dévore le coupable et délivre l’innocent.

Forster fronça les sourcils :

— Ah çà ! voilà tout ce que vous trouvez à dire ?

— La vertu consiste à se confier à l’incommensurable, monsieur le gouverneur. Ce qui n’empêche pas que je vous livrerais ceux que vous cherchez, s’ils étaient dans ma demeure… Car, par le fait seul qu’ils y seraient venus, le Tout-Puissant aurait indiqué qu’ils devaient retomber entre vos mains. La maison d’un fidèle Nordiste ne saurait devenir un asile pour un rebelle du Sud.

En dépit de sa tournure biblique, la déclaration n’avait rien qui pût déplaire au révérend Forster.

Il s’inclina donc devant l’hidalgo dont le visage inintelligent lui garantissait la sincérité.

— En ce cas, il me reste à vous remercier de votre hospitalité, don Ramon ; mes cavaliers sont reposés, nous allons reprendre la poursuite de cette misérable Mestiza.

— Je vais dire un chapelet, señor gobernador, à l’intention du succès de votre entreprise.

Forster haussa légèrement les épaules.

— Je vous en serai reconnaissant, fit-il toutefois avec une nuance de raillerie. Je solliciterai en outre une autre faveur de votre courtoisie.

— Parlez, señor.

— Si les fugitifs se présentaient de ce côté…

— Je les ferais aussitôt arrêter par mes serviteurs.

— Et vous donneriez avis de la chose au fort Davis.

— Pour vous servir, señor gobernador.

Sur ce, l’épais resinero accompagna ses hôtes jusque dans la cour, où déjà les miliciens étaient rassemblés.

Il les regarda monter à cheval, les salua obséquieusement et suivit des yeux la petite troupe aussi longtemps qu’elle demeura visible.

Lorsqu’elle eut disparu derrière les « bois à résine », c’est ainsi que l’on désigne les enchevêtrements d’arbres et de lianes à caoutchouc, Ramon fit glisser rapidement entre ses doigts les grains de son chapelet.

— Santa Maria, sine peccado concebida.

« San Jose.

« San Jacomo.

« San Hieronymo.

Il s’interrompit soudain :

— Il y avait longtemps que je n’avais invoqué mes saints patrons. Ces visiteurs m’avaient détourné de mes devoirs. Heureusement, les nobles esprits que j’implore comprendront qu’un maître de maison, un honnête resinero, ne saurait se dispenser de recevoir l’hôte envoyé par le hasard !

Et de plus belle il reprit :

— Santa Cecilia.

« Santissima Guadalupe.

« San Pedro.

« San Pablo.

Puis sa voix devint moins distincte, et le long défilé de tous les bienheureux du calendrier continua sous la forme d’un murmure inarticulé.

Il ne fallut pas moins d’une demi-heure à l’hidalgo pour mener à bien cette revue des élus.

Enfin il arriva au bout de sa tâche. Alors son visage s’épanouit.

— Là, dit-il, me voici en règle avec le ciel qui fait prospérer mon caoutchouc ; à présent, songeons à ce que j’ai promis aux hommes.

Et à un peone, qui s’était tenu constamment à quelques pas de lui :

— Andreï.

— Señor.

— Amène-moi une mule, je vais sortir.

— Ne suivrai-je pas Votre Grandesse ?

— Non, je vais visiter mes braves resineros, que la bonté divine dirige… je n’ai pas besoin de tes services.

Le serviteur se précipita aussitôt vers les écuries, et don Ramon, afin de prendre patience, tira de sa poche une brochure sur la couverture de laquelle on lisait :

L’APPARITION DU TAMBO DE ILIQIUL

Santa Magdalena et Tomaso Vaquero.

— Incompréhensible, grommela-t-il. Jamais les apparitions ne favorisent la noblesse. Les bienheureux seraient cependant mieux reçus par des gens du monde que par d’obscurs employés. Quelle idée a eue Magdalena de se montrer à ce vaquero Tomaso, un bouvier… fi…

Mais soudain il saisit son chapelet.

— Je suis fou, j’ai l’air de critiquer ceux que je dois révérer. Pardon, santa Magdalena, Magdalena santissima. Ta sagesse est supérieure à la mienne et je m’incline sans comprendre devant tes décisions.

À ce moment, Andreï revenait, tirant après lui une mule dont les harnais, selon la mode espagnole, étaient ornés de pompons rouges et de cuivres incrustés.

— Voici, señor, j’ai sellé Suavita, c’est la bête la plus douce.

— Tu as bien fait, Andreï, aide-moi à me mettre en selle.

Le peone s’agenouilla aussitôt, dans une position à peu près identique à celle du tireur à genou.

Le gros hidalgo utilisa l’homme comme un tabouret et réussit non sans peine à se hisser sur l’échine de Suavita, qui remuait ses longues oreilles d’un air résigné.

— Verga me dios, fit-il une fois affermi sur ses étriers.

— Amen, répliqua le serviteur.

Et à douce allure, Don Ramon gagna la campagne.

Bientôt il atteignit un petit bois. On eût dit un coin de forêt vierge. Sur les branches, des lianes s’entre-croisaient, s’enroulaient, laissant prendre des rejets vers la terre.

Il semblait que le fourré fût impénétrable. Mais en regardant mieux, on s’apercevait que des sentes étroites étaient pratiquées dans l’épaisseur des feuillages. C’était par ces brèches étroites que les travailleurs se glissaient parmi les lianes et recueillaient le caoutchouc. Car le bois était une resineria.

Aux alentours, des massifs de verdure analogues se montraient de toutes parts, tachant la plaine d’une multitude d’oasis.

Ramon allait toujours.

Parvenu à l’extrémité de la resineria, il arrêta sa monture et portant à ses lèvres un sifflet d’argent retenu par une chaînette de même métal à la boutonnière de sa blouse soutachée, il en tira un son aigu.

Un coup de sifflet lui répondit. Un bruit de branchages froissés s’éleva sous bois, puis les feuillages de la lisière s’écartèrent pour livrer passage à un superbe mulato dont le visage brun, les yeux vifs, dénotaient l’intelligence.

Le nouveau venu s’inclina avec la grâce innée des habitants du pays et d’une voix douce :

— Don Ramon a appelé son fidèle Cristobal. Cristobal est heureux de voir son maître vénéré.

Le regard ironique du mulato démentait peut-être un peu l’inflexion respectueuse des paroles, mais le resinero ne s’en aperçut pas.

Il se rengorgea, enfla ses joues et d’un ton protecteur :

— Je sais, Cristobal, que je puis compter sur toi. Quand je te confiai la surveillance de l’exploitation de ma propriété, la Madone de Guadalupe m’était apparue durant mon sommeil. Elle m’avait dit : un surveillant fidèle est en route pour se présenter devant toi. Aie confiance en lui. Quand tu es venu, je t’ai accueilli avec empressement, j’ai refusé de voir tes certificats. Quel certificat aurait valu la recommandation de la noble Dame de Guadalupe ? Aucun, n’est-ce pas ? Et la Madone m’a récompensé de ma confiance en triplant la récolte de mes resinerias.

Le mulato aurait pu répondre que son activité, son intelligence, étaient bien pour quelque chose dans cet heureux résultat ; mais sans doute il avait étudié son maître et il se borna à prononcer respectueusement :

— Notre-Dame de Guadalupe est le plus habile des resineros.

— Bien pensé et bien dit, s’écria joyeusement Ramon. Des présomptueux ne manqueraient pas d’affirmer qu’eux seuls méritent l’éloge ; – j’ai connu des gens de cette trempe.

— En est-il vraiment ? soupira Cristobal d’un ton pénétré.

— Oui, honnête mulato, oui, il y en a pour le malheur des hommes et des nations. L’esprit du mal a mis en eux son orgueil. Mais laissons ces êtres gonflés de vanité et écoute-moi bien.

Alors Ramon, avec une prolixité rare, raconta à son intendant la visite reçue par lui.

— Le révérend Forster, gouverneur du Texas, conclut-il, tient à reprendre les captifs évadés du fort Davis. Si la bonté divine les amenait par ici, nous pourrions acquérir des droits à la reconnaissance du gouvernement. Or, remarque qu’il n’y a rien d’impossible. Nous sommes pieux et la Madone, dans sa grâce, songe peut-être à nous les livrer. Donc, veillons.

— Je veillerai, señor, promit Cristobal.

— Parfait. Maintenant passons aux affaires. Tu recueilles la sève dans cette resineria ?

— Oui, señor.

— Quand as-tu commencé ?

— Il y a une heure environ.

— Alors les premières calebasses sont à peine remplies ?

— En effet.

La question du resinero, étrange dans sa forme, était cependant parfaitement justifiée.

La récolte du caoutchouc s’opère en effet de façon primitive. On incise la liane productive ; sous l’ouverture on place un récipient – naguère une calebasse, le nom est resté, – la sève coule goutte à goutte. Un récipient empli, on le remplace et ainsi de suite. Tout l’art de la récolte consiste à extraire la plus grande quantité de sève possible sans nuire à la santé de la plante.

— Et la « résine » est-elle de belle qualité ? demanda enfin l’hidalgo.

— J’allais m’en assurer quand votre signal a retenti, señor.

— Bon, nous allons voir cela ensemble.

Et portant derechef son sifflet à ses lèvres, don Ramon en tira plusieurs sons brefs, modulés de façon particulière.

Cristobal n’avait pu réprimer un mouvement nerveux. Sur son visage apparut une soudaine inquiétude. On eût dit qu’il voulait s’élancer sous bois et qu’il n’osait quitter son maître.

— Tu as huit peones occupés ici ? reprit l’Espagnol au bout d’un instant.

Le trouble du mulato augmenta encore à cette question si simple.

— Oui, señor, balbutia-t-il, oui.

— On dirait que tu n’en es pas certain.

— Si, si, j’en demande pardon à votre Seigneurie ; mais l’interrogation m’avait surpris au moment où je supputais en moi-même le rendement probable et…

— C’est bon, c’est bon… ne te défends pas. Je connais ton zèle, dont la Madone s’est portée caution… je plaisantais.

Deux travailleurs sortaient à cet instant du fourré.

Sur une claie, brancard primitif, étaient alignés des récipients de bois où tremblotait un liquide sirupeux.

L’hidalgo regarda. Il eut un cri :

— Mais il y a plus de huit calebasses…

Et les comptant :

— Huit, dix, douze, quatorze, seize… seize en une heure… mais malheureux, vous allez tuer les lianes.

— Non, non, señor, dit l’un des ouvriers, on a incisé avec précaution…

— Alors comment se fait-il qu’en si peu de temps, chacun de vous ait pu remplir deux calebasses… Car vous êtes seulement huit dans cette resineria.

Le peone regarda Cristobal, puis avec un accent bizarre :

— En effet, señor, huit.

— Seulement, s’empressa d’ajouter le mulato, j’ai constaté une surabondance de sève, vraiment miraculeuse.

Il n’avait pas achevé que don Ramon levait les bras vers le ciel :

— Miraculeuse, avez-vous dit. Oui, cela doit être. La faveur de la Madone est sur moi. C’est elle qui a chargé les lianes de tant de sève, afin d’enrichir son féal et dévoué.

Il empoigna son chapelet, toujours fixé à sa ceinture, et l’égrena rapidement.

— Oui, un miracle… c’est bien cela… la multiplication du caoutchouc… ; qu’est une pareille misère pour la Dame du ciel ? Rien… un jeu d’enfant. Elle a voulu marquer son estime particulière, voilà tout… Cristobal, tu feras porter une brassée de cierges à l’autel de la très Sage… Il ne faut pas marchander la cire à qui ne marchande pas le caoutchouc.

Tout joyeux, le resinero lança un retentissant :

— Continuez, braves gens !

Et, piquant des deux, se dirigea vers la resineria la plus voisine.

Le mulato le suivit des yeux, respira fortement comme un homme qui vient d’échapper à un danger. Après quoi, s’adressant aux peones :

— Lopez, Felipe, remettons-nous au travail. Le miracle explique tout.

Sans doute ses interlocuteurs comprirent le sens de ces paroles énigmatiques, car un sourire éclaira leurs faces bronzées. Se chargeant de leur claie, ils rentrèrent dans le fourré.

Un moment encore, Cristobal parut se consulter. Enfin, il eut un geste insouciant, et, à son tour, il s’enfonça dans l’une des sentes ménagées à travers la resineria.

Le chemin affectait une forme droite, coupée de distance en distance par des sentiers perpendiculaires. L’exploitation devait, en plan, figurer assez exactement un échiquier.

Grâce à cette disposition, les resineros pouvaient sans peine atteindre toutes les lianes à caoutchouc et la récolte devenait facile.

L’intendant se dirigeait dans ce dédale avec une aisance qui indiquait sa parfaite connaissance des lieux.

Soudain il fit halte.

À quelques pas de lui une femme, au costume mi-partie indien, mi-partie mexicain, était assise sur un tronc d’arbre, surveillant le mince filet de sève qui coulait d’une liane dans un vase de terre.

De la dextre, cette ouvrière tenait une baguette dont elle se servait pour agiter de temps à autre le liquide ainsi recueilli.

Cristobal mit le chapeau à la main, puis d’une voix respectueuse :

— Doña, murmura-t-il.

La femme se retourna et montra le doux visage de Dolorès :

— Ah ! c’est vous, mon ami.

— Oui, doña.

— Y aurait-il quelque chose de nouveau ?

— Don Ramon vient de passer près de la resineria.

— Ah !

La jeune fille se dressa sur ses pieds. Dans ses yeux, l’anxiété se lisait.

Comme hésitante, elle reprit :

— Aurait-il des soupçons ?

— Non, non, doña, rassurez-vous. Quoique, pour dire toute la vérité, le soupçon aurait pu germer dans sa tête.

— Qu’entendez-vous par là ?

— J’entends ce que je vais vous faire entendre à vous-même.

Comme il prononçait ces mots, un nouveau personnage parut, vêtu en peone et portant une écuelle de terre où tremblotait le caoutchouc liquide.

— Pécaïre ! s’exclama-t-il, mon petit pot est rempli, il m’en faudrait un autre.

C’était Scipion Massiliague.

En apercevant le mulato, il s’arrêta net, mais se remettant aussitôt :

— Té, bonjour, moussu Cristobal, et autremain, la santé va bien ?

— Avec une pointe d’inquiétude, répondit l’interpellé.

Sans laisser au Marseillais le temps d’interroger, Cristobal continua :

— Oh ! ne doutez pas de mon bon vouloir.

— Nous ne doutons pas, s’empressa d’affirmer Dolorès.

— Lorsque cette nuit vous êtes arrivés, ayant été obligés d’abandonner vos chevaux épuisés, je n’ai pas hésité à vous cacher.

— C’est vrai.

— Je suis un mulato, moi, et par conséquent Sudiste de cœur. Ma conduite n’avait donc rien que de naturel et je ne la rappellerais pas si…

L’intendant sembla hésiter.

— Si ?… questionna curieusement Scipion.

— Si ce qui s’est produit n’était pas arrivé.

— Mais encore, de quoi s’agit-il ?

— Voici. Lorsque ceux qui vous poursuivaient se présentèrent à leur tour à l’hacienda, je les surveillai, je fis causer les soldats tout en leur offrant des rafraîchissements.

— Vous nous l’avez dit.

— En effet. J’appris ainsi que le télégraphe avait joué entre les différents postes frontières, que de tous côtés des détachements battaient la campagne.

— Et vous nous avez invités à demeurer ici.

— Jusqu’au moment où vos ennemis découragés se relâcheraient de leur surveillance.

— Ce dont je vous remercie, articula doucement la Mestiza.

Scipion eut un haut-le-corps.

— Té, mademoiselle, vous ne prétendez pas dire que je sois un ingrat ?

— Non, sans doute.

— À la bonne heure, car Massiliague, il est connu pour sa mémoire. Vous arrêteriez n’importe qui sur la Canebière et vous demanderiez : Té, l’ami, est-ce que Scipion il est capable de gratitude ? On vous répondrait : Bien sûr, pauvre, bien sûr, c’est un caniche pour la fidélité, un terre-neuve pour le dévouement, un chien de chasse pour le flair.

Le bouillant Marseillais s’aperçut à ce moment qu’il se comparait à une multitude d’individus de la race canine.

Tout autre eût été interloqué ; lui, éclata de rire et avec la plus absolue bonhomie :

— Eh oui, je suis une véritable meute à moi tout seul… J’ai tort de le dire, car on ne doit pas chanter ses louanges pour ne pas paraître un chien savant. Ce n’est pas cela d’ailleurs que je voulais exprimer. Mon intention était tout uniment de prier ce brave monsieur Cristobal de m’expliquer pourquoi il nous récite ce qui s’est passé hier. Hier, c’est de l’histoire ancienne, mon bon.

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Et tranquillement :

— Certes, en accueillant la señora Dolorès, Francis et Pierre, l’hacendado Rosales, le jeune Cigale, Coëllo, mon fidèle Marius et moi-même, vous avez été un délicieux couquinasse. Mais si vous le regrettez, vous n’êtes plus délicieux du tout…

Le mulato découvrit ses dents blanches. La faconde du Marseillais l’amusait.

— Je ne regrette rien.

— C’est une bonne note, repartit du tac au tac l’incorrigible bavard.

— Mais je crains…

— Quoi donc ?

— Que mon maître don Ramon ne découvre la supercherie.

— Lui, comment cela ?

Très gravement Cristobal laissa tomber ces paroles :

— Señor, si vous me permettiez de parler, vous le sauriez déjà, car je ne suis venu ici que pour vous avertir, vous et vos compagnons.

Incapable de renoncer à avoir le dernier mot, Massiliague allait riposter. Dolorès ne lui en donna pas le temps :

— Parlez, Cristobal, nous écoutons.

Usant de l’autorisation, l’intendant redit rapidement son entretien avec don Ramon, l’inspiration grâce à laquelle il avait momentanément détourné les soupçons, nés chez le propriétaire de l’abondance des « calebasses » garnies de sève.

— Je vous ai mis au travail, conclut Cristobal, par prudence. S’il avait pris fantaisie à vos persécuteurs de visiter la resineria, ils vous eussent trouvés à la tâche tout comme les autres peones, et ne se seraient pas doutés que vous êtes ceux qu’ils cherchent.

— Alors, tout est au mieux, mon bravonnetto, s’exclama Scipion.

Mais le mulato secoua la tête.

— Jusqu’à présent, tout a bien marché, j’en conviens.

— C’est heureux.

— Seulement…

— Ah ! il y a un seulement.

— Extrêmement grave.

— Exposez votre seulement. Je gage que cet adverbe en ment, ment ou mentira sûrement.

Cristobal ne sembla pas remarquer la plaisanterie.

— Ma crainte vient d’une coutume de don Ramon.

— Et cette coutume ?

— Le maître est très superstitieux. Volontiers, il proclame que les esprits, élus ou non, s’immiscent dans les affaires des hommes.

— Tout superstitieux en est là.

— Or, tout à l’heure, embarrassé par ses questions, j’ai affirmé que la production de sève, dans cette resineria, était positivement miraculeuse.

— Bon, vous en serez quitte pour vous déjuger.

— Avec lui, impossible. Il a conclu de mes dires que la Madone le protégeait visiblement et, pour rien au monde, il ne renoncera à une idée aussi agréable.

— Pourtant si l’on ne rapportait ce soir que le nombre de calebasses strictement habituel ?…

— Il jurerait que l’équipe placée dans ce bois est composée de paresseux…

— Cela m’est égal.

— … de paresseux qui luttent contre Notre-Dame de Guadalupe, insista le mulato.

— Bon, et après ?

— Après, il vous enverrait tous chez le juge pour être punis.

— Chez le juge, diable !

Cette exclamation de Scipion était claire pour tous. Être conduits hors de la plantation équivalait pour les fugitifs à être reconnus.

Avec cela, étant donnée la disposition des constructions réservées aux peones, il était impossible de dissimuler huit personnes, si une ronde sérieuse du maître avait lieu.

Toutes les cases en effet se trouvaient disposées en carré, formant une place ouverte à une extrémité, et les cabanes n’avaient de portes et de fenêtres que sur cette place.

Enfin, en cas d’aventure, les peones ne consentiraient pas sans doute à être punis à cause d’étrangers et livreraient les voyageurs.

Certes, ces braves gens, espagnols de langue et d’atavisme, ressentaient une réelle sympathie pour la cause sudiste.

Sans difficulté, ils avaient consenti à se serrer quelque peu, afin de laisser une case libre pour les fugitifs.

Mais, après tout, ils appartenaient aux États-Unis. Quoi qu’il advînt des Sud-Américains, eux demeureraient rivés à l’Union des Nordistes. Dès lors, on pouvait leur demander une neutralité bienveillante, un secours platonique, mais non une aide effective, dangereuse pour leurs intérêts et leurs personnes.

Tout à coup, Massiliague se frappa le front :

— Té, mon brave, nous nous alarmons à tort.

— Que voulez-vous dire ?

— Attendez. Vous avez annoncé un miracle.

— Oui.

— Eh bien ! Continuons-le.

— Mais…

— Et s’il survient une anicroche, laissez-moi prendre la parole.

Le Marseillais semblait sûr de lui. Ses auditeurs se sentirent, gagnés par sa confiance. Toutefois ils voulurent l’interroger.

— Rien, répliqua-t-il en riant… faisons le miracle du caoutchouc… et vous, mon digne Cristobal, souvenez-vous que vous employez seulement huit personnes dans cette resineria.

Sur ces mots il salua et retourna à son poste sans consentir à s’expliquer davantage.

CHAPITRE IV

LA VISION DE MASSILIAGUE

Vers six heures du soir, les resineros revinrent à l’hacienda accompagnant une charrette, sur laquelle s’amoncelaient les calebasses remplies de sève, bouchées au moyen de rondelles de bois.

Deux par deux, les huit peones attachés à l’exploitation ouvraient la marche. À leur suite venaient les fugitifs : Massiliague et Coëllo, Dolorès avec Francis, Pierre auprès du Texien Marius et enfin Rosales à côté de Cigale.

Mais en arrivant dans la cour affectée aux travailleurs, une surprise les attendait.

Don Ramon les y avait précédés.

À sa vue les fugitifs se sentirent émus. Il allait les compter au passage et s’apercevrait sans peine que l’équipe comptait seize ouvriers au lieu de huit.

Tous les regards convergèrent sur Scipion.

Il souriait.

Lestement il se retourna vers ses compagnons et du ton du commandement :

— Ne prononcez pas une parole et obéissez-moi aveuglément.

Ce fut tout. Ramon arrêtait le cortège.

— Eh bien, Cristobal, fit-il d’une voix émue en s’adressant au mulato, le miracle a-t-il continué ? La production de la sève a-t-elle été du double de la normale durant tout le jour ?

L’intendant embarrassé regarda Scipion, celui-ci fit de la tête un signe affirmatif.

Son visage était si calme, si dépourvu d’inquiétude, que Cristobal n’hésita plus et répondit avec assurance :

— Oui, señor, le miracle a continué.

Ramon porta son chapelet à ses lèvres, et ravi :

— Voyez, braves gens, la bienveillance de la Madone, chacun de vous a récolté comme deux… je veux vous récompenser…

Il s’interrompit soudain.

— Mais je n’ai pas la berlue… vous êtes plus de huit.

Du coup la face du mulato pâlit sous sa teinte brune. De nouveau il adressa un coup d’œil suppliant au Marseillais, lequel secoua énergiquement la tête en manière de négation.

— Vous êtes plus de huit, répéta l’hidalgo.

Comme Cristobal gardait le silence, Massiliague fit un pas en avant et de sa voix claironnante :

— Pardon, señor, nous sommes seulement huit. Il vous sera facile de vous en convaincre en faisant l’appel.

— Qui es-tu, toi ?

— L’un des peones engagés pour la récolte par le señor Cristobal.

— Tu as une audace incroyable. Je vois huit rangs de deux… cela fait seize.

À la profonde stupéfaction de tous, Scipion ne se démonta pas. En dépit de l’évidence de l’affirmation du resinero, il redit :

— Veuillez procéder à l’appel, señor, et il me sera possible de vous rapporter les paroles de la Dame du Ciel.

— De la Dame du Ciel, clama Ramon en écho.

— Oui, señor, d’elle-même. Mais encore une fois, consentez à faire l’appel.

Ramon, nous l’avons dit, avait le cerveau farci de légendes. Il se sentit incapable de résister à l’homme qui, avec une sérénité implacable, venait de jeter le nom de la Dame toute-puissante dans la conversation, et d’un geste, il invita l’intendant à donner satisfaction à son interlocuteur.

Massiliague se frotta les mains et murmura à part lui :

— Té, cela va marcher comme sur des roulettes. Cet individu est imbécillissime, au superlatif, mon bon.

Puis à ses compagnons il glissa :

— Attention !

Cependant le mulato avait tiré un carnet de sa blouse. D’un air ahuri, car il ne devinait pas encore où tendait la comédie imaginée par Scipion, il en considérait les pages.

— J’attends, gronda impatiemment don Ramon.

Dominé, Cristobal s’exécuta et commença l’appel.

— Agostin !

— Présent ! répondit le peone en se portant derrière l’intendant.

Mais, rapide comme la pensée, Massiliague avait chuchoté à l’oreille de Coëllo :

— Toi aussi, tu es Agostin. Va te placer auprès de celui-là.

Coëllo obéit.

— Hein ? s’écria l’hidalgo stupéfait, que signifie cela ?

Le mulato leva désespérément les bras comme pour exprimer son ignorance.

Quant à Massiliague, qui décidément avait pris la direction de l’affaire, il répondit effrontément.

— Cela signifie que l’on a appelé Agostin et que le voilà.

— Mais, hurla Ramon, Agostin est double.

— Pour travailler deux fois plus, señor ; voyez cependant la feuille de votre intendant, ce brave, garçon est porté pour une seule journée.

Le resinero saisit le livret de Cristobal.

— C’est vrai. Agostin : une journée.

Et après un silence :

— Mais alors…

— Alors, continua imperturbablement Massiliague, remerciez la Madone, et poursuivez l’appel.

Dans la cervelle superstitieuse du gentilhomme-résinier, les paroles de son interlocuteur amenaient peu à peu le chaos.

Un homme plus libre d’esprit eût de suite prié Massiliague de ne pas mener plus loin la plaisanterie.

Chez lui, au contraire, les légendes, récits d’apparitions, d’hallucinations, de somnambulisme, accumulés en sa mémoire depuis des années, ne lui permettaient pas de repousser l’incroyable.

La Madone, le peone double, rentraient dans ses préoccupations ordinaires, dans les choses dont chaque jour, sur la foi de contes plus ou moins habiles, il admettait la réalité.

Il lui était donc impossible de nier. Et même, une vague satisfaction commençait à chatouiller sa vanité, à l’idée que chez lui, dans sa propriété, s’accomplissait une de ces aventures merveilleuses et incompréhensibles qui, souvent, lui avaient fait soupirer :

— Ah ! j’aurais bien voulu voir cela.

Aussi reprit-il lui-même l’appel :

— Perez !

Un peone et Dolorès répondirent :

— Présent.

Et furent se ranger auprès des deux Agostin.

— Oh ! psalmodia le resinero, Perez aussi est double, quoique porté pour une seule journée de salaire. Est-ce que la protection céleste serait sur moi, à ce point de dédoubler tous mes serviteurs ?

Puis d’un accent rendu tremblant par l’émotion, il clama :

— Antonio !

Francis unit sa voix à celle de l’interpellé :

— Présent !

— Double encore. Pablo !

— Présent !

Pablo avait lancé ce mot en même temps que Pierre.

— Toujours double, rugit l’hidalgo d’une voix mouillée. Tous, tous sont doubles. Oh ! comment reconnaître cette marque de la bienveillance céleste !

En se pressant, il reprit la lecture de la liste :

— Hieronymo.

— Présent !

— José.

— Présent !

— Pedro.

— Présent !

— Sanchez.

— Présent, mon bon.

Chaque fois, deux organes avaient répondu, et le dernier, Massiliague s’était élancé auprès du peone Sanchez.

Alors le Marseillais s’approcha de don Ramon médusé, pétrifié par cette multiplication inattendue de peones.

— Señor, fit-il gravement, permettez-moi maintenant de vous apprendre ce que la Dame attend de vous.

— Oui, oui, parlez, amigo. Rien ne me paraîtra difficile pour remercier l’adorable protectrice de son inestimable faveur.

Derechef le Provençal se frotta les mains. Il tenait son auditeur.

— Donc, reprit-il, il faut que vous sachiez une vérité peu connue. Tout homme est double.

— Ah ! balbutia Ramon du ton de la plus vive surprise.

— Vous-même, n’avez-vous pas soupçonné parfois cette réalité ?

— Si… non… peut-être… bredouilla le resinero très embarrassé par la question.

D’une part, il voulait rester sincère, n’ayant jamais senti qu’il pût être à l’état de dualité, et, d’autre part, il lui en coûtait d’avouer que lui, l’hidalgo, le maître, il ignorait une chose que connaissait un peone.

Scipion, du reste, s’empressa de mettre fin à sa perplexité.

— Il vous est arrivé certainement, señor, de vous proposer de remplir tel ou tel devoir, d’accomplir telle ou telle action ?

— Oh oui ! glapit Ramon, ravi de pouvoir affirmer.

— Bon. Quand vous étiez sur le point de prendre une décision dans un sens, n’avez-vous jamais eu l’impression qu’une voix intérieure vous incitait à vous décider dans un sens contraire, et produisait, à l’appui de ses dires, des arguments contraires à ceux que vous aviez formulés vous-même ?

— Si, si, en effet.

— Eh bien, señor, c’était là la voix de votre double.

— De mon double !

Donner une idée de l’intonation de don Ramon est impossible.

— De mon double !… J’ai un double.

C’était du ravissement et de la terreur.

Massiliague profita de son avantage pour conduire à fond sa « galéjade ».

— Donc, reprit-il, ce matin, j’étais le double invisible de Sanchez.

— Hein ?

— Oui, señor, enfermé en lui, je jouais encore le rôle modeste de conseiller intime.

Les fugitifs avaient peine à contenir une formidable envie de rire. Car si le resinero prenait un air ébahi du plus réjouissant effet, le vrai Sanchez roulait des yeux effarés.

Évidemment le peone, ignorant et crédule comme tous ceux de sa condition, se demandait, en présence de l’incroyable aplomb du Marseillais, si celui qui parlait n’avait pas réellement habité son corps.

— Je dois vous dire, señor, continua Scipion, que le double intérieur est celui qui nous met à même de percevoir les apparitions. Il est notre finesse, notre pourvoyeur d’idéal. Ceci posé, j’arrive à l’admirable apparition qui m’a transformé en double extérieur.

— Parlez. Parlez.

Et le resinero joignait les mains.

— Ainsi fais-je, señor. Sanchez s’était levé à l’aube. Avec nos camarades de travail, nous nous dirigeâmes vers la resineria que Cristobal nous avait désignée.

À mesure que Scipion parlait, le malaise de Sanchez augmentait.

— Tout cela est vrai, absolument vrai, murmurait-il.

Pour un peu, il allait croire à la véracité de la fable improvisée par le Provençal.

— Une fois au milieu des lianes, poursuivait cependant Massiliague, Sanchez disposa sa calebasse et se prépara à faire une incision à une plante.

— C’est vrai, prononça Sanchez décidément conquis par son double.

— Tout à coup, reprit le Marseillais, réussissant à ne pas rire au prix d’un héroïque effort, une délicieuse musique frappe nos oreilles ; une clarté douce et éclatante illumine le sous-bois.

— Et la Madone vous apparaît, s’exclama l’hidalgo, incapable de se contenir plus longtemps.

— Pécaïre ! comme vous y allez, répliqua Scipion avec une tranquillité admirable, la Madone… je n’en sais rien.

— Elle ne vous l’a pas dit ?

— Ma foi non. Et comme je n’ai pas l’habitude d’être reçu à l’hacienda céleste de la noble Dame, je ne saurais affirmer que c’était elle.

Et avec un aplomb d’enfer, le Provençal ajouta :

— Je ne veux dire que la vérité. Bien d’autres mentiraient pour se donner avantage ; moi je tiens à rester dans l’exacte vérité.

Du coup, don Ramon serra les mains de son interlocuteur et curieusement :

— Comment était-elle ?

— Jolie plus qu’aucune femme.

— Mais son costume ?

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— Un grand manteau bleu, sur une tunique blanche, serrée à la taille par une ceinture d’or.

— C’est elle, c’est elle ! glapit Ramon d’une voix enthousiaste.

— Puisque vous l’affirmez, señor, fit Scipion en s’inclinant, je dois le croire. Elle glissait sur le sol, sans remuer les pieds et il m’a semblé qu’elle était portée par une sorte de petit nuage.

— C’est elle. Et vous a-t-elle adressé la parole ?

— Parfaitement, mon bon.

— Qu’a-t-elle dit ?

— Ceci.

Massiliague gonfla ses joues, respira fortement, appuya l’index sur son front ; après cette mimique destinée à exaspérer l’impatience de son interlocuteur, il se décida :

— Je répète textuellement.

Et comme récitant une leçon :

— Don Ramon est un bon gentilhomme que j’aime. Je tiens à lui donner une marque éclatante de ma faveur. De ce moment, tous les peones entrés dans cette resineria vont se dédoubler, de même les lianes à caoutchouc.

— Ô bonne Madone !

— Cela l’encouragera à rester homme de bien. Mais qu’il prenne garde au démon de l’orgueil qui toujours perdit l’homme. J’exige de lui le secret sur cette aventure ; s’il parlait, s’il se vantait auprès de quiconque de ma bienveillance, aussitôt le dédoublement cesserait et un fléau s’abattrait sur la propriété.

— Ma langue sera enchaînée, je le jure ! bégaya le resinero.

— Quand elle eut achevé ce discours, l’apparition se fondit en un léger brouillard qui disparut à son tour. Je me trouvai debout à côté de Sanchez. Nous étions deux ; sa calebasse aussi avait une sœur, et deux lianes incisées laissaient perler goutte à goutte leur sève précieuse. Voilà, señor, ce qui est arrivé.

Et le visage imperturbable, le Marseillais s’inclina devant son auditeur.

Tous les assistants, fugitifs ou peones, Cristobal lui-même, demeuraient stupides, ahuris par l’étrange galéjade.

Quant au señor Ramon, il pétrissait nerveusement son chapelet.

— Cristobal, appela-t-il enfin.

L’intendant se rapprocha aussitôt.

— Distribution de mezcal à tous ces braves gens.

Le mezcal, eau-de-vie du pays, est apprécié par les habitants. Aussi les peones ravis lancèrent-ils un retentissant :

— Vive l’illustre señor !

Mais celui-ci leur imposa silence :

— Amigos, vous avez entendu. La Madone recommande la discrétion. Que nul ne s’avise de parler du miracle.

— Nous nous tairons, señor.

— Et toi, Sanchez, toi qui as été choisi par l’apparition, je te compterai dix dollars de gratification.

Du coup Sanchez lança son chapeau en l’air et fixa sur Massiliague un regard empreint de la plus profonde gratitude.

Don Ramon aurait parlé encore, mais un serviteur accourut :

— Señor, clama le nouveau venu, son Excellence le señor gobernador Forster arrive avec son escorte. Il demande l’hospitalité pour la nuit.

Cette annonce changea le cours des pensées du resinero.

— Je cours le recevoir ; pour vous, amigos, buvez le mezcal.

Massiliague n’avait pu réprimer un tressaillement en entendant prononcer le nom du gouverneur du Texas, de ce terrible ennemi acharné à la poursuite de Dolorès.

Mais, se remettant de suite, il posa le doigt sur ses lèvres en regardant Ramon :

— Silence, señor.

L’hidalgo approuva du geste et se précipita vers l’hacienda où l’attendaient ses hôtes.

À peine eut-il disparu, que Cristobal vint à Massiliague.

— Mes compliments, señor, vous vous en êtes bien tiré.

— Oh ! oui, appuya Coëllo, dont les yeux noirs exprimaient une admiration sans bornes, seulement la Madone se vengera peut-être…

Cette supposition fit sourire Scipion. Toutefois, constatant que la remarque inquiétait les peones, il répliqua :

— Je ne l’ai pas nommée, moi. J’ai conté une histoire où la Madone ne jouait aucun rôle ; c’est don Ramon qui a voulu que ce fût elle.

Tous les visages s’épanouirent.

— En effet ! en effet !

— Vous avez été sage et prudent, reprit le mulato ; néanmoins je pense que vous ferez bien de quitter la propriété cette nuit.

— Cette nuit, répétèrent les fugitifs surpris, pourquoi ?

— Parce qu’un danger imminent est sur vous.

— Un danger ?

— Oui.

— Et lequel ?

— L’indiscrétion du señor Ramon.

Le Marseillais haussa les épaules :

— Bon ! il a promis de se taire, mon pitchoun.

— C’est exact, il a promis. J’oserais même affirmer qu’il se dominera pendant un certain temps…

— Vous croyez pourtant…

— Qu’il parlera… Je le connais. Il est bavard et vaniteux. L’idée de se faire bien voir du gobernador l’excitera aux confidences. Songez donc. Pouvoir dire au premier fonctionnaire du Texas : Je suis un élu, j’ai été remarqué par la Madone. Mais il sacrifierait père et mère pour crier pareille chose sur les toits.

— Diable.

Du coup Scipion se gratta l’oreille.

— Fâcheuse situation, grommela le Parisien Cigale, nous sommes à pied.

— Et eux à cheval, acheva Francis.

— Deux pieds contre quatre ; ils nous rattraperont certainement.

Mais le Provençal s’appliqua un soufflet sur le crâne :

— Où a-t-on mis les chevaux ?

— Sans doute dans la grande écurie affectée aux montures des hôtes.

— Oui, le bâtiment en planches situé à cinq cents pas de l’hacienda.

— Précisément.

— Eh bien ! alors, tout va à merveille. La nuit tombe. Avant un quart d’heure, l’obscurité complète se fera. Seigneur Cigale, venez un peu avec moi.

Puis s’adressant à ses amis :

— Suivez-nous à distance.

— Mais où allons-nous ? questionna Dolorès.

— À la grande écurie. Chut ! ne demandez rien en ce moment.

Pour couper court aux interrogations, il alla secouer la main de Cristobal.

— Merci de votre aide, j’espère un jour vous montrer que vous n’avez pas obligé des ingrats.

Puis il serra la main à chacun des peones :

— Vous aussi, amigos, vous entendrez parler de ceux que votre bonté a sauvés.

Et ses compagnons l’ayant imité :

— À présent, amigos, buvez le mezcal. Nous, nous allons nous éloigner, afin de ne vous créer aucun ennui.

Le crépuscule tirait à sa fin. L’ombre épaisse et noire couvrait la terre de son manteau de crêpe.

— En route.

Sur ces mots, prononcés à mi-voix par Massiliague, ses amis se mirent en marche.

Scipion allait devant, ayant Cigale auprès de lui.

Les écuries des hôtes se trouvaient, comme l’avait dit Cristobal, à environ cinq cents mètres de la résidence de don Ramon.

Ce dernier avait reçu le gouverneur Forster et son escorte, avec les témoignages de la joie la plus vive.

En un instant, toute l’habitation avait été en l’air. Les serviteurs se croisaient, les ordres tonnaient. On dressait la table, on la couvrait de mets et de fleurs.

Une demi-heure après l’arrivée des persécuteurs de Dolorès, tous s’attablaient.

Forster, très sombre, furieux d’avoir perdu la trace des fugitifs, répondait à peine aux questions de Ramon.

— Je ne vois plus votre ami, Joë Sullivan, modula le resinero de sa voix la plus aimable.

— Il m’a quitté, répliqua sèchement Forster.

— Quitté de son plein gré. Il n’a pas été victime d’un accident ?

— Non !

— J’en suis heureux, car dans ce pays, hélas !, les accidents sont plus fréquents qu’on ne le désirerait.

— Merci de votre sollicitude. Sir Joë est en bonne santé.

Un silence suivit. Silence durant lequel Ramon se confia in petto que bien certainement il dériderait son Excellence s’il lui narrait l’apparition dont il avait été honoré.

Cristobal connaissait bien son maître. Déjà le secret pesait à ce dernier.

Toutefois, le resinero se souvint qu’il avait promis de se taire et il tenta de ranimer la conversation par un autre moyen :

— Pardonnez, señor gobernador, si je parais indiscret ; n’en accusez que mon dévouement aux États-Unis.

— Je n’en doute pas, fit laconiquement l’interpellé.

— Ces paroles me mettent à l’aise pour m’informer du succès de votre expédition.

— Insuccès total.

— Quoi ? Ceux que vous poursuivez vous ont échappé ?

— Jusqu’ici, oui.

— Mais vous prendrez votre revanche ?

L’interrogation délia la langue du gouverneur :

— Oui, de par les cohortes de Satan, je prendrai ma revanche. J’ai fait jouer le télégraphe. Partout des ennemis barrent le passage à ces damnés Sudistes. C’est à Mexico qu’ils prétendent arriver. Ils trouveront en route des obstacles sur lesquels ils ne comptent pas.

Et serrant les poings :

— Ils sont peu nombreux. Mes batteurs d’estrade qui ont relevé leurs traces, affirment que sept personnes seulement accompagnent la Mestiza.

— Tiens, remarqua le resinero, sept et un font huit.

— Naturellement, dit dédaigneusement le gouverneur, qui ne vit dans cette addition qu’une réflexion digne tout au plus de feu La Palisse.

Il se trompait.

Un rapprochement venait de se faire dans l’esprit de l’hidalgo, huit fugitifs d’une part, huit peones doubles d’autre part.

Est-ce que la Madone, qui peut tout, n’aurait pas pris les fuyards sous sa protection ? Est-ce qu’elle n’aurait pas transporté ces malheureux sur la resineria ?

À cette pensée, Ramon sentait son orgueil grandir.

Songez donc, un miracle politique ! Un miracle qui appartiendrait à l’histoire et le rendrait célèbre, lui, dont Ramon, par ricochet.

Mais alors il fallait parler.

Non, il fallait se taire. La Dame du Ciel avait recommandé le silence.

Oui, mais, en se taisant, c’en était fait de la renommée. L’histoire ne mentionnerait pas la grâce faite au pieux resinero.

La vanité du digne homme était au supplice. Elle souffrait si cruellement qu’elle lui souffla cette supposition hasardée :

— En exigeant le mutisme, la Madone a peut-être voulu éprouver ta perspicacité. C’est une mission politique qu’elle t’a confiée, et l’on se défie toujours de l’ambassadeur dont on se sert.

La formule prit corps.

— Parbleu, il n’y a pas de doute. À cause de tes vertus, elle t’a choisi entre tous pour enseigner sa volonté aux hommes. Elle souhaite que les Sudistes soient sauvés.

Et par réflexion :

— Cela est évident. J’étais fou d’hésiter. Évidemment la Madone préfère donner la victoire aux catholiques sudistes plutôt qu’aux protestants nordistes. Cela tombe sous le sens.

Enfiévré par une vaniteuse soif de réclame, don Ramon perdit la tête et s’écria tout à coup :

— Excellence, ne pensez-vous pas que la Madone protège ceux que vous désiriez accabler ?

À cette sortie malheureuse, Forster comprit immédiatement que son hôte savait quelque chose de précis sur Dolorès et ses amis.

Aussi, au lieu de procéder à un interrogatoire direct, il suivit le resinero sur le terrain théologique et engagea avec lui une discussion approfondie.

Grâce à cette manœuvre habile et sans avoir inquiété son interlocuteur une seule minute, il lui arracha le récit circonstancié du miracle.

Pour le gouverneur, il n’y eut aucun doute. Les fugitifs, serrés de près, s’étaient réfugiés dans la resineria, et, avec la complicité des peones, avaient échappé à ses recherches.

— Odieuse population, grommela-t-il en aparté. Espagnole d’origine, elle est restée Sudiste d’âme.

Mais il se garda d’énoncer cette réflexion à haute voix. Il parut au contraire abonder dans le sens de son hôte.

— Ma foi, don Ramon, finit-il par dire, j’estime comme vous que la Madone aurait bien pu songer à sauver ceux que je pourchasse. S’il en était ainsi, je m’inclinerais devant sa volonté.

L’hidalgo approuva du geste et de la voix.

— Mais, vous le comprenez ; j’ai reçu des ordres du gouvernement fédéral, et je ne saurais les enfreindre sans une preuve palpable qui me mette à l’abri de tout reproche.

— C’est trop juste, en vérité… ; mais cette preuve ?…

— Facile à se procurer.

— Parlez.

— Si les « doubles » de vos peones sont les personnes que nous croyons, l’intervention de la Madone est indiscutable.

— J’étais sûr que vous adopteriez cet avis.

— Aussi vous prierai-je de m’accompagner à la demeure de vos ouvriers. Le cas échéant, je leur annoncerai moi-même qu’ils n’ont plus rien à craindre.

Triomphant, se voyant déjà imprimé tout vif dans les innombrables journaux quotidiens ou périodiques des deux Amériques, Ramon se leva aussitôt de table.

Absorbé par sa joie, il ne remarqua pas le rapide colloque qui eut lieu à voix basse entre le gouverneur et le chef de l’escorte, et quand il sortit avec Forster, il ne se douta pas une seconde qu’officiers et soldats sortaient sur ses pas.

Le chef avait simplement dit :

— Deux hommes à l’écurie. Sellez les chevaux. Les autres, prenez vos armes… Nous allons cerner la baraque où sont cachés les rebelles.

Tel était le résultat de sa brève conversation avec le gouverneur.

Cependant pérorant, agitant de grands bras, versant sur sa vanité le baume des compliments exagérés, don Ramon conduisait son hôte au quartier des peones.

En approchant, ils virent les ouvriers rassemblés à l’extérieur. Des torches éclairaient la cour, et les braves gens dansaient en buvant le mezcal.

Forster ne put réprimer un mouvement de mauvaise humeur.

Il avait compté surprendre les peones endormis. Leur veille intempestive allait gêner son opération.

Pourtant il avançait toujours, quand des cris retentirent en arrière.

— Qu’est-ce ? fit-il en s’arrêtant.

Ramon avait fait halte en même temps que lui :

— Que signifie ce vacarme ?

La réponse ne se fit pas attendre.

Le chef de l’escorte arriva au pas de course et d’une voix haletante :

— Excellence !

— Que se passe-t-il ?

— Nos chevaux…

— Eh bien ?

— Disparus.

— Disparus ?…

— Et les hommes que nous avions laissés à la garde de l’écurie, ficelés, bâillonnés.

Forster proféra un juron ; Ramon se signa.

— Que veut dire tout cela, balbutia enfin le resinero, dont l’esprit lent concevait difficilement la corrélation des événements.

Le gouverneur le saisit par le bras et le secoua rudement.

— Cela veut dire que la Mestiza et ses compagnons ont fui en volant nos chevaux.

— Oh ! señor gobernador, fuir, eux…, quand la Madone, reine du ciel…

— La reine du ciel n’a rien à voir là dedans, et vous l’auriez compris depuis longtemps, si vous n’étiez le dernier des imbéciles.

À cette brusque sortie, Ramon sentit ses jambes se dérober sous lui, et il tomba assis avec une rudesse qui lui arracha un cri de douleur.

Quant à Forster, il avait déjà oublié sa présence.

— Vite, en route, vous autres. Gagnons le poste télégraphique le plus proche et avisons nos détachements de l’incident. Ah ! de par le diable, ces drôles nous ont encore joués, mais je jure bien que c’est pour la dernière fois.

* * * * *

Le gouverneur avait deviné juste.

Les gardes d’écurie, surpris par les fugitifs, avaient été réduits à l’impuissance.

Après quoi Dolorès et ses amis avaient choisi les meilleurs chevaux et, entraînant après eux les autres montures de l’escorte, afin d’empêcher toute poursuite, ils s’étaient élancés au galop dans la direction du Rio Grande del Norte, frontière du Texas et du Mexique.

Don Ramon, lorsqu’il revint de son ahurissement, trouva son hacienda vide d’hôtes ; mais, en dépit des preuves, il ne consentit jamais à renoncer à l’idée du miracle, et le récit de l’apparition fut publié, revu, corrigé et augmenté, dans un des magazines les plus lus des États-Unis.

CHAPITRE V

UNE APPARITION À LAQUELLE MASSILIAGUE NE S’ATTENDAIT PAS

À huit cents kilomètres au sud de la resineria Ramon, en plein territoire mexicain, dans le vaste triangle formé par les voies ferrées de San-Francisco et de la Nouvelle-Orléans à Mexico, s’élève l’auberge ou tambo de Vesilicate.

Situé à l’extrémité d’une pauvre bourgade, habitée par des peones et des Indiens, occupés les uns et les autres à l’extraction du pulque, le tambo se compose d’une baraque vermoulue précédée d’une cour malpropre.

Quelques rouliers, de rares voyageurs, de temps à autre une bande de salteadores (voleurs), errant à travers la morne contrée, fréquentaient seuls l’auberge, assurant au propriétaire, le señor Gonfaccio, un revenu à peine suffisant pour ne pas mourir de faim.

Aussi l’on juge de la joie du digne aubergiste quand, un beau soir, les sabots de plusieurs chevaux firent sonner le sol de la cour.

Vite, il se précipita et demeura bouche bée sur le seuil.

Six cavaliers étaient là. Six cavaliers bien armés, mais à la tenue correcte et soignée.

Plus de doute, un noble voyageur honorait le tambo de sa présence.

Déjà l’un des « clients » avait mis pied à terre et tenait l’étrier à celui qui paraissait être le chef.

Gonfaccio courut à ce dernier. Retirant le bonnet de coton crasseux qui couvrait son chef, il s’inclina profondément.

— Les saints archanges bénissent le seigneur étranger. Ma maison et moi-même sommes à lui.

— Bon, répliqua l’inconnu avec un accent saxon prononcé, je puis payer cher, je suis donc sûr que tu me seras dévoué.

Les yeux du tambero brillèrent comme des escarboucles. Dans la phrase impertinente de son interlocuteur, il n’avait entendu que ces mots :

— Je puis payer cher.

L’homme cependant descendit de cheval, jeta la bride à son domestique, toujours penché sur l’étrier et s’adressant à Gonfaccio :

— Suis-moi.

— Au bout du monde, s’il le faut, señor.

— Nous n’irons pas si loin, entrons seulement chez toi.

Et tandis que ses compagnons se dirigeaient vers un hangar branlant, décoré du nom d’écurie, le señor pénétra dans la cassine.

Des tables grossières, des bancs boiteux s’alignaient sur le sol, couvert de carreaux de terre, disjoints, fendus, et dont la couleur, jadis rouge, était devenue indécise.

Le voyageur s’assit, promena autour de lui un regard curieux, avança dédaigneusement les lèvres, puis :

— Donne des ordres pour que mes compagnons et moi puissions souper, sinon bien, du moins de façon convenable.

— À l’instant, señor, gibier, œufs, volaille… le tout arrosé d’un certain vin de France que je réserve pour les hôtes d’importance.

— C’est bien, va.

Aussi vite que le lui permettaient ses jambes courtes, le tambero quitta la salle.

Des vociférations, des bruits de casseroles maniées avec précipitation, parvinrent jusqu’au voyageur, puis Gonfaccio reparut, obséquieux, courbé en accent circonflexe, la face fendue par le large sourire du commerçant en face de la pratique.

— Avant une demi-heure, si les chérubins le permettent, Votre Seigneurie pourra se mettre à table.

— Bien. Écoute-moi.

— Je regrette de n’avoir que deux oreilles à mettre au service de Votre Seigneurie.

— Elles suffiront, seulement boucle ta langue.

— Je boucle.

Le voyageur se pencha en avant et d’un ton placide :

— Veux-tu gagner cent dollars ?

Le tambero reçut un choc. Cent dollars ! plus qu’il ne gagnait parfois en une année. À peine put-il bredouiller :

— Votre Seigneurie a deviné la réponse. On ne refuse pas de gagner cent dollars.

— Même si la chose à exécuter n’est pas une opération habituelle aux aubergistes ?

Gonfaccio sourit finement.

— Un aubergiste, señor, a pour mission de satisfaire ses clients. Rien de ce qui les intéresse ne peut lui paraître en dehors de ses fonctions.

L’inconnu hocha la tête en signe d’approbation. Il glissa nonchalamment la main dans une poche de son vêtement et l’en retira sans se presser.

Entre ses doigts, il tenait maintenant un petit flacon de verre taillé, contenant une liqueur brune.

— Tu vois ? dit-il.

— Votre Seigneurie doit s’apercevoir que j’ai les yeux grands ouverts.

— Ceci est une solution opiacée.

— Excellente contre l’insomnie, par conséquent.

— Précisément.

Et après une courte pause, le voyageur reprit :

— Ce soir, sans doute arriveront ici huit personnes.

— Huit ! Santa Virgen de Cordoya, s’exclama le tambero en joignant les mains. La bénédiction du ciel est sur ma modeste maison.

— Tais-toi.

L’ordre tomba rudement des lèvres de l’inconnu. Gonfaccio se tut incontinent.

— Ces personnes, continua plus doucement son interlocuteur, sont très impressionnables, la joie de me revoir pourrait leur faire du mal. Il faudra donc qu’elles n’aperçoivent ni moi, ni mes compagnons.

— Facile, señor.

— D’autre part, cette nervosité, dont je te parle, est cause que le sommeil les fuit. Or, des nuits sans repos après des journées de marche, rien n’est aussi pernicieux pour la santé.

— Votre Seigneurie exprime une grande vérité.

— Or, je m’intéresse à elles et ne veux point qu’elles souffrent de la fatigue. Tu mêleras le contenu de ce flacon à leur boisson.

— Et elles dormiront.

— Ce que je souhaite.

Le tambero avança la main.

— Donnez le flacon, señor. Il sera fait comme vous l’ordonnez.

L’inconnu enveloppa le cabaretier d’un regard scrutateur, puis résolument :

— Prends-le donc… prends aussi ces cinquante dollars, je te compterai le surplus quand tu viendras m’annoncer que tes hôtes dormiront.

Il se leva et avec une insouciance parfaitement jouée :

— À propos, ils ne doivent pas se douter de ta petite préparation.

— Ils n’y verront rien. Votre Seigneurie peut être tranquille sur ce point.

— Tu comprends. S’ils apprenaient que je veille sur eux, peut-être seraient-ils froissés dans leur amour-propre de cavaliers.

Gonfaccio cligna des yeux :

— Oui, oui, señor, je comprends. Entre nous, vous ne pouviez placer en meilleures mains vos cent dollars.

À ce moment, les cinq hommes qui étaient arrivés dans l’auberge à la suite du personnage mystérieux, parurent à l’entrée de la salle commune.

— Les chevaux sont au râtelier, avec de la paille jusqu’au ventre, dit celui qui, tout à l’heure, avait tenu l’étrier.

— Où vas-tu nous cacher ? demanda celui auquel s’adressaient ces paroles, en se tournant vers le tambero.

— Dans ma propre chambre, señor.

— Parfait, conduis-nous. Et surtout, sois discret.

— J’ai cent dollars sur la langue, fit gaiement l’aubergiste. Cela empêche de bavarder.

Dix minutes plus tard, les six voyageurs, installés dans la chambre du tambero, déchiquetaient des poulets qui venaient de leur être servis.

Ils mangeaient en silence, tournant fréquemment les yeux vers la fenêtre donnant sur la cour et prêtant l’oreille au moindre bruit.

— Toujours rien, murmura le chef.

— Bon, monsieur Sullivan, répondit son voisin. Ils ne peuvent encore être ici. Nous avions près de deux heures d’avance.

— C’est, vrai, mais l’attente m’impatiente, Bell.

— Il ne faut pas, monsieur Sullivan. Jamais nous n’avons joué la partie avec de pareils atouts en main.

— Tu trouves ?

— Oui, monsieur. Vous-même devez être de mon avis.

— Peuh !

— Sur le territoire des États-Unis, ils se défiaient de tout ; mais depuis qu’ils ont passé la frontière, franchi le Rio Grande del Norte, ils doivent se croire en sûreté.

— Ah ! si j’en étais sûr.

L’agent nordiste avait prononcé ces paroles, les dents serrées. On sentait sourdre dans son accent une inquiétude nerveuse dont il n’était pas maître.

Son complice Bell se rapprocha de lui.

— Monsieur Sullivan, dit-il en baissant la voix, veuillez raisonner.

— Parle.

— Une fois en territoire mexicain, la Mestiza, que le diable emporte, et ses amis pensent être plus en sûreté que sur le territoire de l’Union.

— Sans doute. Seulement, ils savent l’importance que nous attachons au Gorgerin d’alliance, et comme ils ne sont pas bêtes…

— Vous allez affirmer que, jusqu’à Mexico, ils continueront à avoir méfiance de tout.

— C’est ma pensée.

Malgré son respect pour son maître, Bell haussa les épaules.

— Bell, gronda sévèrement Joë.

— Que Monsieur me pardonne, murmura le laquais en baissant hypocritement les yeux. Je n’ai pas été maître d’un mouvement d’humeur en voyant que l’impatience de Monsieur trouble ainsi sa pénétration habituelle.

Sullivan sourit au compliment.

— Depuis quatre jours que nos ennemis foulent le sol mexicain, reprit Bell encouragé, vous avez, sur mon conseil, écarté tout obstacle de leur route.

— Afin de les rassurer, oui.

— Leur impression est certainement qu’ils nous ont dépistés.

— Je l’espère.

— Dès lors, ils se préoccupent de parcourir le plus de chemin possible. Regardant en arrière, ils ne prévoient pas le danger en avant d’eux.

— Eh ! théoriquement tu as raison, animal… cependant.

— Par ma foi, monsieur Sullivan, vous êtes entêté… Je prends les choses au pire, admettez qu’ils arrivent à Mexico avec leur Gorgerin, qu’ils le présentent au Congrès sudiste qui se réunira dans une quinzaine.

— Je ne veux pas songer à cette éventualité.

— Pourquoi ? Elle n’est pas terrible. Vous produiriez la facture du bijoutier de Paris. Jeter le doute dans l’esprit des Sudistes suffit à assurer le succès.

Mais Sullivan secoua rageusement la tête :

— L’influence de cette coquine sur ses compatriotes est sans bornes. À sa voix tous croiront. Ce qu’il faut réellement, c’est lui arracher le Gorgerin inca-atzec. Alors seulement, nous serons assurés du succès.

Il s’interrompit brusquement :

— Écoute.

Le pas de plusieurs chevaux retentissait dans la cour.

D’un bond, Bell fut à la fenêtre et d’une voix assourdie :

— Ce sont eux.

Joë eut un geste de triomphe.

— Enfin. Silence,… et attendons que l’opium nous les livre.

* * * * *

En effet Dolorès arrivait avec ses amis.

Marius et Vera, cette dernière cachée toujours sous le pseudonyme de Coëllo, conduisirent les chevaux à l’écurie. Après quoi ils rejoignirent leurs compagnons dans la salle commune où le tambero empressé avait dressé la table.

Ah ! le digne industriel tenait à gagner le complément de ses cent dollars.

Le vin de France, réservé aux clients de marque, avait paru, et Massiliague, en présence de ce compatriote, avait senti toute sa verve lui revenir.

Religieusement il avait débouché une bouteille, avait rempli un verre et, après avoir goûté le liquide avec une grimace de connaisseur, il l’avait vidé d’un trait : À la santé de la Virgen Mexicana.

Nul n’avait remarqué la joie qui brillait dans les yeux de Gonfaccio.

Les cent dollars se rapprochaient de son escarcelle, car c’était au vin de France qu’il avait mélangé la préparation opiacée.

Hélas ! il était écrit que cet honnête commerçant ne récolterait pas le fruit de son dévouement.

Comme il s’empressait autour de ses hôtes, qui se préparaient à rendre raison au Provençal, une fourchette s’embarrassa dans les plis de la ceinture de soie enserrant sa taille.

Machinalement il tira, la ceinture se déroula et… le flacon de cristal taillé, qu’il avait glissé sous l’étoffe, roula à terre.

Plus prompt que lui, Francis Gairon ramassa la petite fiole, au fond de laquelle restaient quelques gouttes de la liqueur brune.

Le trouble de l’aubergiste, l’élégance du flacon par rapport aux vêtements sordides du tambero, frappèrent le Canadien, habitué de longue date à toutes les surprises de la prairie.

Brusquement il porta le goulot à ses lèvres, goûta le contenu et arrêtant ses amis qui allaient boire :

— Reposez vos verres, dit-il d’un ton de commandement.

Puis, bondissant sur Gonfaccio qui cherchait à gagner la porte, il l’empoigna au collet, le ramena près de la table et sans élever la voix :

— Coquin ! continua-t-il, tu as mêlé de l’opium à notre boisson.

— Oh ! Seigneur, pouvez-vous supposer… protesta l’accusé.

Mais Gairon le secoua rudement et tirant son couteau :

— Mon garçon, acheva-t-il, tu vas me dire pourquoi tu as fait cela, ou bien, aussi vrai que je suis Canadien, je te fais avaler la lame de ce joujou.

Avide, certes Gonfaccio l’était, mais il ignorait la bravoure.

L’idée ne lui vint pas d’avertir ses alliés par un cri, et renonçant au sort héroïque d’un d’Assas cabaretier, il avoua tout tremblant :

— Des voyageurs arrivés avant vous m’avaient ordonné d’agir ainsi… une plaisanterie…

À ce moment même, Scipion qui s’était assis, laissa tomber sa tête sur ses bras croisés appuyés à la table.

Il dormait. La dose d’opium était forte, car en trois minutes, le Marseillais avait été terrassé.

Francis le désigna du doigt :

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— Vous voyez, vite, aux chevaux.

Le tambero s’arracha les cheveux :

— Hélas ! Seigneurs, vos montures ont les jarrets coupés.

— Misérable !…, procure-nous d’autres bêtes de selle, ou mon couteau…

— Grâce, señor, grâce, bégaya l’hôtelier dont les jambes flageolaient, je n’en ai pas…

Marius intervint :

— Cependant, en dehors des nôtres, j’ai compté six chevaux dans l’écurie.

— Ceux des voyageurs dont je vous parlais.

— Nous les prenons. Venez tous.

Et entraînant Gonfaccio terrifié, Francis ajouta :

— Si tu pousses un cri, tu es mort.

* * * * *

Un quart d’heure plus tard, les chevaux de la troupe de Sullivan auxquels les compagnons de la Mestiza avaient appliqué les selles à eux appartenant étaient tirés hors de l’écurie.

— Vite, Marius, apporte notre ami Massiliague. Six chevaux pour huit, c’est maigre, mais bah, nous irons toujours plus vite que des piétons.

Coëllo s’empressa de suivre le Texien.

Mais avant qu’ils eussent reparu, une fenêtre du premier étage s’ouvrit et des fusils furent braqués sur la petite troupe.

Avec la rapidité de la foudre, Francis, Pierre, Cigale et Rosales saisirent leurs carabines et firent feu.

Dans la fumée la voix du Canadien s’éleva :

— Au galop !

Comme un tourbillon, les cavaliers franchirent la porte de la cour et détalèrent à toute bride, tandis que les complices de Sullivan, dont trois gisaient sur le sol, tiraient au hasard dans la nuit.

Joë d’ailleurs ne séjourna pas longtemps dans le tambo. Il comprit que s’il attendait la venue des habitants du village, ceux que la Mestiza avait laissés en arrière auraient seulement à prononcer son nom pour qu’il fût fait à lui-même un mauvais parti.

Avec Bell et le dernier soldat valide qui lui restât, il prit le large. Certes, il eût eu plaisir à briser le crâne au Marseillais endormi, mais auprès de Scipion, Marius et Coëllo veillaient, le revolver au poing.

Quand les peones, habitants du village, arrivèrent, il ne restait plus au tambo que le Provençal endormi et ses deux compagnons.

En apprenant l’attaque dirigée contre Dolorès Pacheco, tous ces braves gens s’indignèrent. Ils battirent les environs, avec l’espoir de rejoindre les Nordistes et de les punir ; ce fut peine perdue, Sullivan et ses amis avaient réussi à se mettre en sûreté.

Cependant auprès du lit, sur lequel on avait porté Massiliague, Coëllo avait avec Marius une conversation intéressante, à en juger par l’éclat du regard, par la rougeur qui couvrait les joues du faux peone.

— Séparé de la Doña, disait-elle, le señor ne pourra plus arriver en temps utile à Mexico.

— Cela m’en a tout l’air, déclara philosophiquement Marius.

— Alors, il retournera en France.

— Sans doute ! et il aura bien raison.

— Raison ? gémit la jeune fille.

— Mais oui, monsieur Coëllo, répliqua Marius, se méprenant sur la portée de l’exclamation de celle qu’il continuait à prendre pour un adolescent. Il est de Marseille, c’est-à-dire de la plus belle ville du monde.

— La plus belle ville, répéta-t-elle tristement.

— Oui, la plus belle et de beaucoup. Si bien que s’il le permet…

— S’il le permet ?

— Je l’accompagnerai.

Vera inclina la tête et parut réfléchir. Au bout d’un instant, elle sortit de la chambre, gagna l’écurie. Là, près des cadavres des chevaux auxquels on avait coupé les jarrets, gisait sur la paille une petite valise de cuir fauve bien usée par le long voyage à travers le désert.

Vera s’en saisit.

— J’avais peur que nos amis l’eussent emportée, fit-elle tout bas.

Puis elle revint à l’auberge, se fit donner une chambre dans laquelle elle s’enferma.

Lentement elle se dévêtit. De la valise elle tira des vêtements de femme et les mit. Elle lissa ses longs cheveux noirs.

Sa toilette terminée, elle se considéra dans un fragment de glace appliqué au mur.

— Ah ! soupira-t-elle, pourquoi n’ai-je pas la beauté de Dolorès !

Une larme perla au bord de sa paupière et coula lentement sur sa joue.

Mais elle secoua la tête d’un air mutin, qui semblait dire : Bah ! nous verrons bien.

Il était près de midi quand on frappa à sa porte.

— Qui est là ? demanda-t-elle.

— C’est moi, Coëllo, répondit la grosse voix de Marius. Notre ami est réveillé et nous allons déjeuner.

— Priez donc le señor Massiliague de venir auparavant… J’ai à lui apprendre une chose grave.

Une exclamation de surprise retentit de l’autre côté du battant. Évidemment Marius trouvait incorrecte la prétention émise par le peone de faire déranger Scipion Massiliague.

Mais Vera reprit d’un ton suppliant :

— Je vous en prie, il s’agit de l’existence d’une personne.

Et le Texien répliqua :

— C’est bon ! C’est bon ! Je fais la commission, quoique, à vrai dire, vous pourriez bien m’accompagner… Enfin, je n’insiste pas.

Toute pâle, la fille de Rosales s’était dressée, le cou tendu vers la porte.

Elle attendait avec une angoisse inexprimable.

Massiliague consentirait-il à se rendre à son appel ? Ne jugerait-il pas, ainsi que le Texien, que c’était au peone à se déranger ?

Malgré son trouble, elle sourit à l’idée qu’elle était toujours pour ses compagnons un simple serviteur de l’hacienda Rosales.

Pourtant le sourire s’effaça de ses lèvres, sa pâleur s’accentua, quand un pas décidé fit craquer le plancher du corridor accédant à sa retraite.

Un coup sec résonna sur le panneau.

Elle courut ouvrir, une exclamation ahurie retentit.

— Pécaïre… je me trompe… une demoiselle… excusez, je cherche Coëllo.

— C’est moi ! balbutia-t-elle.

— Vous ?

— J’ai caché mon nom, Vera Rosales, sous celui d’un peone.

— Pourquoi, mais pourquoi ? questionna le Marseillais au comble de la surprise.

Elle voulut répondre, ce lui fut impossible. Son cœur bondissait dans sa poitrine, l’haleine lui manquait.

— Pourquoi ? répéta Scipion.

Alors elle fit un grand effort et réussit à bégayer :

— Parce que… autrefois… sur votre fenêtre… le bouquet de sospiriano.

Mais tout tournait autour d’elle, elle eut l’impression qu’elle allait mourir, et avec un long soupir elle perdit connaissance.

Quand elle revint à elle, elle était assise dans un fauteuil et Scipion était agenouillé devant elle.

— Vous ne m’avez pas abandonnée…, fit-elle doucement…, après ce que je vous ai dit.

Il serra doucement ses mains, puis :

— Té, mademoiselle Vera, vous avez le courage de la lionne et la timidité de la gazelle, ce sont les qualités qui conviennent à une dame Massiliague. Pécaïre… je demanderai votre main à monsieur votre père… Je dis votre main, parce que c’est l’habitude, car il me faut les deusses.

Et avec une émotion rare chez l’insouciant garçon :

— Pauvre petite ! M’avoir suivi comme ça… Non, c’est la première fois qu’il me pousse une idée anti-marseillaise, mais per lou diable de la Joliette, il faut dire la vérité… Sur la Canebière, il n’y en a pas une qui vous aille à la cheville…

CHAPITRE VI

CIGALE RETROUVE UN PÈRE

Après avoir mis un espace considérable entre leurs ennemis et eux, Dolorès proposa à ses compagnons de revenir sur leurs pas, afin de retrouver Massiliague, Marius et Coëllo.

Rosales, on le pense, opina dans le même sens.

Mais Francis s’écria :

— Les heures nous pressent. D’autres obstacles se dresseront devant nous. Il importe avant tout que la Doña arrive à Mexico. Que ceux qui resteront valides l’entourent, lui fassent un rempart de leurs corps, sans regarder en arrière, sans s’inquiéter de ceux qui tomberont.

Puis plus doucement :

— Au surplus, nous sommes au Mexique. Nos amis n’ont rien à craindre, car le Sullivan ne peut agir que de ruse. Soyez assurés, du reste, que nos coups de feu ont éveillé tout le village, et que l’agent nordiste, à cette heure, est prisonnier ou en fuite.

C’était l’évidence même, aussi les cavaliers piquèrent des deux et poursuivirent leur route.

Tout alla bien durant quarante-huit heures, mais le soir du troisième jour, comme la petite troupe longeait les marais de la Paz, un escadron de cavaliers parut sur sa droite.

À leur allure, il était facile de reconnaître leurs intentions malveillantes.

Cachés dans un repli de terrain, ces gens avaient laissé les voyageurs s’engager le long des marais, et maintenant ils leur coupaient toute ligne de retraite.

En effet, à gauche, s’étendait à perte de vue la nappe stagnante du marécage, avec ses touffes de roseaux que le vent du soir entre-choquait dans un bruit sinistre… à droite s’avançait l’ennemi.

— Ah çà ! murmura Cigale, nous sommes dans de vilains draps.

Personne ne répondit.

Soudain Gairon qui semblait réfléchir, s’écria :

— Pierre !

— Chef !

— Nous avons chassé naguère de ce côté.

— Oui.

— Mes souvenirs sont-ils exacts ? Il me semble qu’à cent ou cent cinquante mètres en avant de nous, doit se rencontrer une chaussée qui traverse les marais.

— Oui, chef, c’est bien cela, seulement…

L’engagé s’arrêta en promenant un regard perplexe sur ses compagnons.

— Oh ! fit Rosales, parlez. Je devine que vous avez à dire une chose défavorable. Qu’importe pour des gens décidés à mourir.

D’un geste noble, Dolorès tendit la main à l’hacendado et avec énergie :

— Oui, parlez, mon ami.

Pierre s’inclina :

— Eh bien ! doña, la chaussée dont il s’agit est un cul-de-sac.

— Hein ?

— Elle aboutit à une déchirure du rocher au fond de laquelle coule un torrent, le Salto de Agua, c’est ainsi que l’on désigne cet endroit, est infranchissable pour un cheval. En nous engageant dans le chemin indiqué, nous ferions le jeu de nos adversaires, car nous n’aurions d’autre ressource que de nous faire tuer ou de nous précipiter dans le gouffre.

Un frisson secoua ses interlocuteurs.

Seul, Francis resta calme.

— Avec ma ceinture et mon lasso, dit-il, je me chargerais bien de faire franchir le Salto de Agua à la Doña, si j’avais vingt minutes d’avance sur les poursuivants.

Et par réflexion :

— Même ce serait une bonne affaire pour notre cause, car ils pourraient nous croire morts… J’ai une idée.

Simplement, avec la plus admirable inconscience de son héroïsme, l’engagé poussa son cheval à côté de celui du Canadien.

— S’il en est ainsi, filez devant avec la Doña… j’arrêterai nos adversaires le plus longtemps possible.

— Je resterai avec vous, déclara Rosales.

— Et moi aussi, s’écria Cigale.

Les minutes étaient précieuses ; aussi Francis murmura seulement :

— Merci, j’accepte.

Et le visage rayonnant :

— En avant !

Les éperons mordirent le flanc des coursiers ; ceux-ci hennirent de douleur et dans une foulée éperdue atteignirent la chaussée annoncée.

Tous s’y engagèrent.

Au loin, des cris retentirent, les poursuivants se réjouissaient. Ils tenaient leurs adversaires, cernés maintenant sur les flancs par le marais, en tête par le Salto de Agua.

Étroite était la sente solide qui serpentait au milieu des fondrières du marécage. Par endroits, elle était recouverte par l’eau, obstruée de roseaux.

— Bon, remarqua Cigale, la fuite n’est pas commode par cette voie, mais la poursuite ne sera pas facile non plus ; cela établit une compensation.

— Halte, pied à terre, ordonna à ce moment l’engagé.

Le Parisien et Rosales obéirent.

— Chef, appela Pierre.

— Qu’est-ce ?

— Emmenez les chevaux. Ils nous embarrasseraient et seraient seulement une indication pour l’ennemi.

Sans un mot, Francis empoigna les rênes et poursuivit sa course, accompagné par Dolorès.

— Le diable m’emporte si je comprends, commença Cigale.

— Taisez-vous, ordonna le chasseur, et dissimulez-vous derrière ces roseaux. En avant de nous la chaussée est recouverte d’eau. Ceux qui nous pourchassent devront ralentir pour ne pas risquer de s’enliser ou de se noyer.

— Parfaitement.

— Et ils seront ainsi des cibles parfaites. Allez, allez, nous les retiendrons ici aussi longtemps qu’il nous plaira.

Rosales approuva de la tête.

— Oui, cela est vrai. Par exemple, de leur côté, ils nous empêcheront de sortir de ce maudit passage.

— Avez-vous peur ? demanda brutalement l’engagé. Si oui, laissez-moi seul.

L’hacendado avait rougi sous l’injure :

— Peur, non, mon ami… mais je quitterai la vie avec le regret de ne pas embrasser mes chers enfants. Voilà ce qui a mis une tristesse dans ma voix.

— Pardonnez-moi, señor, s’écria Pierre, touché par ces simples paroles.

Mais soudain, il s’interrompit et d’une voix brève :

— Attention ! les voilà.

En effet, dans la pénombre bleutée du soir, des silhouettes plus sombres se dessinaient sur la chaussée.

Certains d’atteindre les fugitifs, les cavaliers ne se pressaient pas. Marchant deux à deux, car le chemin n’était pas assez large pour permettre une autre formation, ils sondaient le terrain avec soin.

Bientôt la tête de la colonne arriva au point où la sente, obéissant à une légère déclivité du sol, s’enfonçait sous les eaux.

Deux cents mètres à peine les séparaient de l’embuscade.

— Si nous commencions le feu, proposa Cigale en portant son fusil à l’épaule.

Mais le chasseur rabattit vivement l’arme.

— Attendez qu’ils aient fait encore cinquante pas. L’obligation de chercher la chaussée sous l’eau et de subir notre fusillade les empêtrera davantage.

L’observation était trop juste pour n’être pas comprise immédiatement.

Tous trois, immobiles et silencieux, continuèrent à observer l’ennemi.

Après un temps d’arrêt fort court, pendant lequel les assaillants parurent se concerter, les hommes qui marchaient les premiers prirent leur parti et poussèrent leurs chevaux.

Ceux-ci, inquiets, renâclant de frayeur, avançaient lentement, tâtant du sabot le sol immergé. Cinquante mètres furent franchis ainsi, et soudain un chuchotement parvint aux oreilles de l’hacendado et du Parisien :

— Ouvrez le feu, avait murmuré Pierre.

Un silence, puis trois détonations, trois éclairs jaillissant des roseaux noirs. Deux ennemis vidèrent les arçons, et un cheval, atteint par un projectile, se leva sur les pieds de derrière, et bondit affolé au milieu des eaux qui rejaillirent autour de lui.

Une bousculade se produisait en même temps parmi les poursuivants. Ceux qui occupaient la tête de la colonne essayaient vainement de revenir en arrière.

Cependant Pierre ne s’occupait pas d’eux. Il regardait le cheval blessé, qui nageait vigoureusement et qui remontait vers l’extrémité du marais.

— Bravo ! fit-il enfin entre ses dents.

— Quoi ? interrogea Rosales.

— Voyez cette brave bête comme elle nage.

— Oui, eh bien ?

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— Cela prouve que l’eau est profonde, qu’il n’y a pas de vase.

— Sans doute, mais qu’est-ce que cela peut vous faire ?

Pierre considéra son interlocuteur du coin de l’œil :

— Tirez-vous votre coupe, señor ?

— Certainement.

— Ah ! Et vous, señor Cigale ?

— Je nage de naissance.

— C’est au mieux. Voilà qui pourra nous être utile plus tard.

Les compagnons du chasseur allaient demander l’explication de ces paroles mystérieuses, il ne leur en laissa pas le temps.

— Ils se rapprochent… Feu ! feu donc !

Les assaillants, décidés à ne pas se laisser arrêter, avaient repris leur marche. Parmi eux, Joë Sullivan et Bell excitaient les courages par la promesse d’une pluie de dollars.

Mais de nouveau les carabines tonnent. Les balles frappent dans la masse, des hommes tombent, des chevaux sans cavaliers jettent le désordre parmi la troupe.

Bientôt quelques combattants font volte-face. Ils entraînent leurs camarades. Ils fuient, disparaissent dans la nuit.

— Enfoncés ! clame Cigale expansif comme tout véritable enfant de Paris. Si nous rejoignions ce brave monsieur Francis ?

Il se tait en voyant Pierre secouer la tête :

— Nous sommes ici depuis dix minutes à peine.

— Ah !

— Le chef m’a demandé vingt minutes pour franchir le Salto de Agua. Un obstacle peut le retarder en chemin. Pour lui assurer ces vingt minutes, nous devons tenir au moins une heure.

— Bon, mettons que je n’aie rien dit.

Et l’insoucieux Cigale alluma une cigarette.

Cependant la résistance des trois compagnons paraissait avoir porté ses fruits. Vingt, trente, puis quarante minutes s’écoulèrent sans que les Nordistes eussent reparu.

Évidemment ils s’étaient rendu compte de l’impossibilité de forcer le passage et ils bloquaient l’issue de la chaussée.

— Dans vingt minutes, nous irons vers le Salto de Agua, annonça Pierre, qui venait d’exposer ainsi la situation à ses amis.

Il achevait à peine que sur la droite, à fleur d’eau, un éclair jaillit… une détonation arriva à leurs oreilles et le Parisien poussa un cri :

— Touché !

Une tache rouge qui allait s’agrandissant maculait sa manche gauche.

— Tonnerre, gronda le Canadien, ils ont un bateau et nous tournent.

Tout en parlant, il avait fait coucher à terre ses compagnons et bandait la blessure du jeune Cigale.

— Rien de cassé, dit-il, la balle a seulement traversé les chairs.

Cependant la fusillade crépitait, dirigée trop haut par bonheur, mais les défenseurs de la chaussée entendaient les volées de balles passer au-dessus de leurs têtes comme des oiseaux siffleurs.

— Les autres reviennent, grommela Pierre qui avait appliqué son oreille contre terre. La position va devenir intenable.

Tout à coup il eut une exclamation :

— Pourquoi pas ?

Et rapidement.

— Canardez ceux qui sont engagés sur la chaussée dès que vous les apercevrez. Un feu d’enfer, je reviens.

Avant qu’on eût pu le questionner, il s’était laissé glisser sans bruit dans l’eau et avait disparu.

Rosales et Cigale n’eurent pas le loisir de chercher quel était le but du chasseur. De nouveau l’ennemi se montra sur la chaussée.

Cette fois, les assaillants étaient à pied. Sans doute quelques-uns d’entre eux gardaient les chevaux en dehors du marais.

Imitant la tactique des défenseurs du passage, les hommes de Sullivan s’abritèrent de touffes de roseaux et ouvrirent le feu.

La position des deux compagnons de Pierre se faisait critique. Fusillés en avant, fusillés de flanc, ils devaient infailliblement succomber.

Le tir de leurs adversaires se faisait plus juste d’instant en instant. Les balles frappaient le sol autour d’eux.

Mais au moment où ils commençaient à désespérer, le feu s’éteignit soudainement à leur droite, des cris d’effroi passèrent dans l’air, puis plus rien.

Stupéfaits, ils avaient cessé de tirer.

Leurs ennemis, non moins étonnés qu’eux-mêmes, s’étaient dressés et leurs silhouettes se dessinaient nettement sur la tente.

— On les voit, dit précipitamment Rosales… Tirons, tirons.

Deux détonations se confondirent, saluées de clameurs rageuses, deux Nordistes s’affaissèrent.

Le Parisien avait pris son arme de sa seule main valide et, ainsi qu’on le voit, il s’en était adroitement servi.

Et comme ils se félicitaient, de grands cercles concentriques se dessinèrent à la surface de l’eau. Une tête d’homme apparut au centre.

— Un nageur, murmura Fabian…

Il épaulait.

— Diable ! ne tirez pas sur les amis, fit la voix railleuse de Pierre.

— Quoi, c’est vous ?

— Moi-même, ainsi que vous pouvez vous en assurer, continua le Canadien en prenant pied auprès de ses camarades.

— D’où venez-vous ?

— De là-bas. Je désirais obtenir qu’on ne tirât plus sur nous. Il y avait là cinq olibrius montés sur un bateau.

— Et ?

— Je suis arrivé sans bruit à la nage, j’ai chaviré la barque. Deux des bélîtres ne savaient pas nager… ils ont coulé comme des pierres… Quant aux autres, deux ont le dos troué par mon couteau, ce qui les empêche de flotter. Le dernier m’a échappé… Je ne le regrette pas. J’espère qu’il rejoindra ses associés et qu’il leur apportera une crainte salutaire de nous.

L’espérance du Canadien s’était sûrement réalisée, car tout bruit avait cessé du côté de l’ennemi.

— Savez-vous ce que je me figure ? reprit l’engagé.

— Non, mais apprenez-nous-le.

— Volontiers. Les Nordistes ont envoyé un détachement à la recherche d’autres canots afin de nous attaquer en force.

— C’est possible.

— Ils ne bougeront donc pas pendant une demi-heure au moins.

— En effet.

— Dès lors, rien ne nous retient plus ici. L’heure nécessaire pour assurer la fuite de la doña Mestiza est écoulée. Profitons du répit qui nous est laissé et tâchons de tirer notre peau d’ici.

Il n’eut pas besoin de développer sa pensée.

Rampant, se dissimulant derrière les roseaux, les trois hommes s’éloignèrent, lentement d’abord, puis plus vite lorsqu’ils se crurent hors de vue.

Rien n’entrava leur retraite.

Parvenus au Salto de Agua, ils firent halte.

Une barrière rocheuse limitait le marais de ce côté, mais cette barrière elle-même, fendue dans toute sa hauteur, par une convulsion volcanique sans doute, se creusait en un précipice à pic, au fond duquel un torrent, le Rio Nino, bondissait.

Large de quatre mètres à peine, la faille du Salto n’en était pas moins infranchissable.

Mais les chasseurs de la prairie ne connaissent pas d’obstacles.

Grâce à son lasso lancé autour d’une pointe de roc qui se dressait verticalement de l’autre côté du gouffre, Pierre établit un pont dangereux mais possible, auquel un homme pouvait confier sa vie.

Par exemple, une complication se présenta aussitôt.

Pour franchir le vide, il fallait s’accrocher par les mains à la lanière tendue et progresser ainsi d’une cime à l’autre.

Or Cigale était dans l’impossibilité d’exécuter ce mouvement. Son bras blessé pendait sans force à son côté.

— Abandonnez-moi, dit le courageux Parisien, et sauvez-vous.

— Parbleu, fit Pierre en haussant les épaules. Quand on me demandera ce que vous êtes devenu, je répondrai : Oh ! il était blessé en combattant auprès de moi… il me gênait pour franchir le Salto de Agua, je l’ai abandonné. Bien sûr que cela me fera honneur.

— Cependant il vaut mieux sacrifier un homme que trois.

— Qui vous parle de cela ?

Et s’adressant à l’hacendado, Pierre mit fin à la discussion par ces mots :

— Señor Fabian Rosales, veuillez traverser le Salto.

Il y avait tant d’assurance dans la voix du chasseur que l’interpellé ne résista pas.

Se cramponnant des deux mains au lasso, le corps se balançant dans le vide, il atteignit sans encombre la berge opposée.

— Señor, lui cria alors l’engagé, veuillez maintenir de toutes vos forces l’extrémité de la cordelette.

— Pourquoi ?

— Vous allez le voir.

Puis à Cigale.

— Montez sur mon dos, seigneur Cigale.

— Mais ?…

— Dépêchons-nous.

Le Parisien obéit, non sans pousser un cri de douleur. Dans son mouvement, il avait oublié sa blessure.

Prestement, Pierre entoura le jeune homme de sa ceinture de soie qu’il rattacha en avant sur sa propre poitrine, et s’allongeant avec son fardeau sur le sol, au bord de l’escarpement, il saisit le lasso à deux mains.

— Qu’allez-vous faire ? murmura le Parisien.

— Passer.

— En me portant ?

— Silence et… immobile.

Ce disant, l’engagé se suspendait au-dessus du gouffre. Malgré son courage, Cigale ferma les yeux.

La position était émouvante. La vie des deux hommes dépendait de la résistance du frêle lien jeté à travers l’espace.

Grâce à sa force herculéenne, Pierre ne semblait pas s’apercevoir de la charge qu’il portait.

Lentement, mais sûrement, il progressait. Cinq minutes s’écoulèrent, longues comme des siècles, et les hardis voyageurs se trouvèrent le long de la falaise opposée.

Avec l’aide de Fabian, le Parisien fut hissé sur la crête, où le Canadien le suivit bientôt. À peine en sûreté, le courageux garçon ramena à lui son lasso, et il ne resta plus aucune trace du passage des fugitifs.

Cependant Cigale tremblait violemment.

— Effet de vertige, vous avez eu peur, fit en riant le chasseur.

Le jeune homme secoua la tête :

— Non.

— Pourtant ce frisson continu…

— Provient de ce que j’ai vu…

Et avec une émotion profonde :

— J’ai ouvert les yeux un instant, tandis que vous me souteniez au-dessus du torrent, et en bas, brisé sur les roches, j’ai aperçu le corps d’un cheval, d’un de nos chevaux.

— Eh bien, riposta gaiement l’engagé, cela ne m’étonne pas.

— Mais vous ne me croyez pas… ; regardez, regardez, je vous en prie… Dans la nuit, nos amis ont roulé peut-être dans le Salto de Agua, et…

Pierre haussa les épaules :

— Regardez donc ces herbes, là, à vos pieds… Voici les traces de Francis et de la Doña. Ils ont donc franchi le mauvais pas.

— Mais les chevaux ?

— Ne pouvaient traverser le ravin… Alors Gairon, en les piquant de son couteau, les aura contraints de sauter, avec l’idée que leurs corps, gisant au fond du précipice, feraient supposer à nos ennemis que les cavaliers avaient trouvé la mort en cet endroit.

— Vous affirmez ?…

— Parce que je suis sûr ; un chercheur de pistes comme moi ne se trompe pas. La terre est un livre où vous-même, si vous viviez quelque temps auprès de nous, liriez tout aussi clairement.

Pierre se tut. La brise apportait un murmure lointain.

— Écoutez, reprit-il. Nos adversaires se sont aperçus que nous avions déguerpi. Ils accourent. Filons sans perdre une seconde, afin d’avoir disparu quand ils arriveront.

Déjà le Canadien se coulait entre les rochers.

Fabian et Cigale l’imitèrent.

Durant une demi-heure, personne ne parla. Depuis longtemps le Salto de Agua n’était plus visible.

Pierre allait toujours, mais Cigale commençait à sentir la fatigue. La perte de son sang, les émotions de cette fuite mouvementée, avaient épuisé ses forces.

Lourdes étaient ses jambes et vide son cerveau. Ses yeux se brouillaient, le sol lui paraissait osciller sous ses pas.

Enfin il lui devint impossible de mettre un pied devant l’autre.

Il s’appuya contre un roc et d’une voix brisée :

— Partez, partez… Je ne puis plus avancer…

Un dernier éclair de sa gaieté habituelle lui fit ajouter :

— Je suis une femmelette.

Et il glissa doucement à terre. Il avait perdu connaissance.

Un balancement léger le rappela à lui-même, il ouvrit les paupières, et distingua au-dessus de sa tête le ciel pailleté d’étoiles.

Il était donc couché ?

Non, le balancement continuait. Ses regards en cherchèrent la cause. Alors il comprit. Ses compagnons, réunissant leurs ceintures, en avaient fait une sorte de hamac, dans lequel ils portaient le Parisien.

Celui-ci voulut parler. Il ne put proférer aucun son. Il était plongé dans une sorte d’anéantissement. Il voyait, il entendait, mais le mouvement, la parole lui étaient impossibles.

Cependant ses yeux se rendaient compte que le paysage avait changé. Les rochers arides, des anfractuosités desquels jaillissaient quelques herbes desséchées, étaient remplacés par des arbres dont les branches s’entre-croisaient au-dessus des fugitifs.

On traversait donc un bois, une forêt ?

En avant de lui, le blessé remarqua une masure ; à la porte, ses amis firent halte, et après avoir vainement frappé, pénétrèrent à l’intérieur. Personne ne s’y trouvait ; mais dans un coin s’allongeait une natte de paille tendue sur un cadre de bois supporté par des pieds massifs.

On y installa le Parisien, puis Pierre parla :

— Señor Fabian, veillez sur notre ami… Je vais aux provisions, car je ne sais si vous êtes comme moi, mais j’ai l’estomac dans les talons.

L’hacendado inclina la tête et, tirant un escabeau grossier près de la couchette de Cigale, il s’assit.

Entre ses paupières mi-closes, le blessé suivait tous ses mouvements. Il le vit fixer sur lui un regard pensif. Il l’entendit murmurer :

— Je suis fou… La blessure de ce brave enfant a réveillé à mes souvenirs, mes regrets… Mon fils, hélas ! mon fils ne me connaîtra jamais.

Tout en parlant, Fabian sortait son portefeuille et y prenait une lettre jaunie par le temps.

Il la considéra longuement et murmura :

— La dernière lettre de mon frère… Que Dieu lui pardonne, comme je lui pardonne moi-même.

Comme mû pour une force intérieure, l’hacendado se leva, alluma une lumière et se prit à lire à haute voix :

« À Monsieur Fabien Roseraie, à Paris.

« Mon très cher frère, au moment de rendre ma belle âme au diable, triste cadeau que je lui fais là, je veux que tu comprennes d’où est venue la haine dont je t’ai poursuivi.

« Tu as confisqué toutes les joies de la famille. Dès le lycée, tous les succès t’appartenaient tandis que je récoltais tous les pensums. Plus tard, tes entreprises prospérèrent alors que les miennes périclitaient.

« Plus que cela encore. Mon cœur alla vers une jeune fille. La fatalité a fait que tu l’as aimée aussi et qu’elle t’a préféré à moi. Tu l’as épousée, et moi, moi dédaigné, seul, abandonné, j’ai juré que tu ne conserverais pas ce bonheur insolent dont j’étais frustré.

« Voilà pourquoi j’ai enlevé ton fils, ton Fabien, auquel tu avais donné ton prénom avec le fol espoir paternel de créer ainsi un lien de plus entre lui et toi.

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« Ta compagne est morte de chagrin. Tu t’es exilé… Il paraît qu’au Mexique, ta chance infernale t’a suivie et que tu t’es créé un nouveau bonheur. En fermant les yeux, j’aurai la joie de le détruire une dernière fois, de jeter sur lui l’ombre des souvenirs cruels.

« Ton fils, je l’ai abandonné dans Paris. Qu’est-il devenu ? Je ne m’en suis jamais inquiété. Mais je te connais assez pour savoir que désormais tu t’en inquiéteras, que tout enfant trouvé, tout orphelin fera battre ton cœur, que tu espéreras sans cesse le revoir, et que ces alternatives d’espérance et de désillusion te désoleront.

« C’est ce que je souhaite en bouclant ma valise pour un autre monde, peut-être meilleur, à coup sûr pas pire que celui dont je sors.

« Reçois l’adieu d’un frère ravi de mourir pour t’oublier. »

— Comme il me haïssait, murmura tristement l’hacendado… Ah !… post-scriptum effroyable.

Et reprenant sa lecture :

« Post-scriptum. – Je veux te laisser une chance d’être un heureux père. Avant de lancer ton Fabien dans le hasard, j’ai tatoué sous son bras gauche, à hauteur de l’aisselle, deux lettres : F. R… tu saisis : Fabien Roseraie. Qui sait ! tu as une telle chance que peut-être tu les rencontreras un jour… »

Une larme coula sur la joue du señor Fabian.

— Je suis insensé, répéta-t-il, insensé. Ce jeune Parisien blessé, compagnon inconnu de voyage, me bouleverse à ce point. Je rouvre la blessure de mon âme, je me déchire le cœur… Folie ! Folie !

Avec colère, il remit la lettre dans son portefeuille et enfonça celui-ci dans sa poche.

Un instant il demeura immobile, puis comme malgré lui, il se rapprocha de la natte sur laquelle gisait Cigale.

Il considéra le jeune homme.

— Mon Fabien aurait son âge… Il pourrait être brave, gai, comme celui-ci.

D’une voix étrange, semblant parler en rêve :

— C’est ainsi qu’il m’apparaîtrait… La voix du sang, chimère de l’imagination, ne m’avertirait pas que je contemple mon enfant… Il me faudrait chercher sous son bras les lettres tracées par la haine d’un frère… les chercher…

Il eut un geste violent :

— Les chercher. Ah ! mon frère savait bien ce qu’il faisait en ajoutant son terrible post-scriptum. Est-ce que je puis dire à un inconnu : Sous le bras gauche, inconnu, portes-tu ces lettres ? On rirait et cependant, celui que je regrette se présentera peut-être un jour devant moi… ou bien il s’est présenté… et je l’ai laissé s’éloigner.

L’hacendado se tordit les mains :

— Oh ! l’horrible doute… Pourquoi ces idées m’assiègent-elles ? Parce qu’un jeune homme, un enfant, est là, blessé.

Il se pencha sur le malade.

— Si c’était lui !

Mais il se recula brusquement :

— Stupide, stupide !… gronda-t-il.

Pourtant il se rapprocha de la couchette.

— Il n’a pas conscience… je pourrais m’assurer… au moins je retrouverais la tranquillité dans le présent.

Puis par réflexion :

— N’ai-je pas le prétexte nécessaire. Panser sa blessure… c’est le bras gauche qui est atteint justement.

Une dernière hésitation lui vint :

— Je tremble… C’est de la démence, en vérité.

Mais soudain il parut se décider :

— Allons, fit-il d’un ton résolu, ayons au moins le courage de lutter contre les idées qui jettent le trouble dans mon cerveau.

Avec hâte, comme s’il craignait de tergiverser encore, le señor Rosales mit à nu le bras de Cigale.

Avec des précautions infinies, il enleva le bandage qui obturait la blessure. Il lava celle-ci, la pansa.

Et quand ces précautions furent prises, assuré qu’aucun accident ne pouvait se produire, il saisit le poignet du jeune homme et tout doucement, sans secousse, il l’éleva en l’air.

Toujours plongé dans une inertie inexplicable, Cigale assistait sans rien y comprendre à cette scène étrange.

Cependant Rosales avait élevé son bras verticalement. Soudain il eut un sourd rugissement :

— Les lettres ! les lettres !

— Hein ? fit en écho le Parisien galvanisé par ces deux mots.

— Les lettres, les lettres, redisait l’hacendado avec extase… là… là… F. R…

Et son doigt s’appuyait sur un point de la face interne postérieure du bras du blessé :

Dans un éclair, Cigale se rendit compte que, placées ainsi, les signes n’avaient jamais pu être rencontrés par son rayon visuel. Il était tatoué sans le savoir.

Mais Rosales venait de remarquer ses yeux grands ouverts.

Il se pencha sur lui, l’enlaça éperdument :

— Mon fils, mon petit Fabien !

Et l’enfant perdu, le gamin de Paris, répondit, l’intensité de sa joie lui causant presque une douleur :

— Mon père !

Bouleversé par ce mot que ses lèvres prononçaient pour la première fois, le blessé s’évanouit de nouveau sur la poitrine de son père miraculeusement retrouvé.

CHAPITRE VII

LE VŒU DES INCAS

Le congrès sudiste convoqué à Mexico était encore rassemblé dans la cathédrale.

Membres du Cercle du Suicide Utile, délégués des républiques sud-américaines, créoles, mulatos, cuarterons, zambos, Indiens, écoutaient Joë Sullivan qui, debout dans la chaire, présentait aux yeux de tous le gorgerin fabriqué à Paris.

— Oui, disait-il… Voici le faux, joyau, accompagné de sa facture, grâce auquel on comptait semer la discorde entre les Américains. Désormais ce jeu est éventé. C’est l’union du Nord et du Sud. Vous avez les forêts immenses, les richesses minérales, nous avons l’or et l’industrie. En ce jour, plus de Sudistes, plus de Nordistes… des citoyens d’une même patrie… Hip ! Hip ! pour l’Amérique aux Américains.

Eu dépit de ses paroles ardentes, l’assemblée demeurait triste, silencieuse ; au fond du cœur les Celto-Latins, qui la composaient, sentaient bien qu’ils étaient vaincus par la diplomatie saxonne.

Désormais, tout espoir d’union fédérative des diverses nations du Sud devait être écarté.

Les divisions, les révolutions allaient travailler en faveur de l’ennemi commun.

— Haut les cœurs ! reprit Sullivan, opposons le nouveau monde à l’ancien, et oublions – l’oubli est encore le pardon, – oublions la Mestiza qui a tenté de mettre en lutte les frères du Sud et du Nord.

— Tu mens ! prononça soudain une voix douce et sonore.

Joë tressaillit, tous les assistants tournèrent la tête du côté d’où était partie l’injure.

Et alors, au premier rang des membres du Cercle du Suicide Utile, ils aperçurent un géant blond, au type des Français du Canada, qui soutenait une échelle du haut de laquelle une femme dominait la foule.

Mille cris retentirent aussitôt, faisant résonner les voûtes du sanctuaire.

— Dolorès Pacheco ! Dolorès Pacheco !

— Qui vient chercher le châtiment de ses impostures ! rugit Joë stupéfait de la voir là.

— Tais-toi ! répliqua-t-elle doucement.

Et s’adressant à la foule :

— Frères, cet homme vient de mettre sous vos yeux le gorgerin que les artificieux Nordistes ont fait exécuter, ainsi qu’un joyau vulgaire, par un habile artisan d’Europe. Cachée parmi vous, je l’ai laissé parler, entasser mensonges sur mensonges. J’avais dans les mains de quoi le confondre.

Et élevant au-dessus de sa tête le coffret remis à Massiliague aux sources du Télatl :

— Voici la cassette de nos aïeux…, Voici le Gorgerin sacré… voici les antiques écritures peintes qui furent enfermées avec lui dans la cachette inviolée, où je suis allée chercher l’emblème de l’émancipation des peuples.

Une clameur frénétique couvrit la voix de la jeune fille. Les assistants se jetaient dans les bras les uns des autres. La confédération sudiste, taxée de songe creux par ses adversaires, entrait dans la phase des réalités.

Certains, furieux d’avoir été bernés, s’avançaient d’un air menaçant vers Joë Sullivan.

Dolorès fit un geste.

Tout s’apaisa comme par enchantement.

— Que cet homme s’éloigne en paix ! dit-elle. Qu’il aille porter à ceux qui rêvaient d’opprimer les Sudistes la nouvelle que ceux-ci sont unis et libres.

Et la foule obéissante s’écarta devant l’agent nordiste, lequel, la tête basse, gagna le portail du sanctuaire.

* * * * *

Le lendemain matin, sous les fenêtres du logis où la Mestiza avait passé la nuit, deux hommes se promenaient lentement.

— Ainsi, chef, disait l’un, vous voulez solliciter la main de la Doña.

— Oui, mon pauvre Pierre. Ma vie n’a commencé que le jour où je l’ai vue pour la première fois, et s’il m’est interdit de la revoir, je préfère mourir.

— Bon ! Il m’a semblé qu’elle ne vous regardait pas d’un mauvais œil.

— Qui sait ? murmura Francis avec émotion.

À ce moment, un homme pétulant, pétillant, souriant, fredonnant, sortit de la maison, accompagné par une charmante jeune fille en qui les Canadiens reconnurent Vera.

— Té, mes amis, quelle tuile ! s’exclama le Marseillais.

— Que voulez-vous dire ?

— Lisez vous-même, mon bon.

Et le Provençal tendit une lettre à Gairon.

Celui-ci la prit. Ses yeux coururent à la signature.

— De la doña Dolorès ?

— Oui. Mais lisez, lisez.

Si étrange était l’accent de Scipion, que le chasseur obéit et parcourut ces lignes.

« Adieu, amis. Quand vous tiendrez cette lettre, je serai déjà loin, sur la route de la suprême expiation.

« D’après la tradition, c’était une jeune fille, du sang des Incas, qui devait sortir de l’ombre le Gorgerin d’alliance, et pour écarter de son action toute pensée d’intérêt personnel, elle devait s’engager, une fois sa mission remplie, à venir présenter sa poitrine au couteau d’or du sacrificateur.

« Cette lointaine descendante des Incas, c’est moi. Élevée dans le temple souterrain de Tchualtepaï, au Pérou, j’ai été désignée pour l’œuvre d’émancipation… Je retourne là-bas, ainsi que je l’ai promis, pour être immolée sur les autels des anciennes divinités de nos aïeux.

« Adieu, encore. Jusqu’à mon dernier soupir, je conserverai le souvenir des dévoués qui m’ont permis d’accomplir ma tâche. Adieu.

« Signé : Dolorès Pacheco, ou Ninnia Inca. »

— Eh bien, qu’en dites-vous ? fit Massiliague d’une voix tremblante.

Très pâle, Francis répondit :

— Je ne veux pas qu’elle meure.

— Té, moi non plus… mais que faire ?

— La suivre, et dussions-nous détruire le temple inca, n’en plus laisser pierre sur pierre…

Scipion saisit la main de son interlocuteur :

— Pécaïre ! cela me va.

Le Français du Canada et le Français de Marseille échangèrent un vigoureux shake-hand.

— Le señor Rosales et Cigale seront des nôtres, déclara le Provençal.

— Je l’espère, prononça gravement le chasseur. Unis jusqu’ici pour la libération des nations, il faut nous unir pour la délivrance de la libératrice.

— Alors, venez…, nos amis sont arrivés hier soir.

Et les causeurs franchirent le seuil de la maison que, durant la nuit précédente, Dolorès avait quittée pour marcher vers le supplice.

FIN.

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Avril 2025

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[1] Expression canadienne qui signifie : parler franchement.

[2] Gachupinos, terme de mépris appliqué naguère aux Espagnols, étendu aujourd’hui à toute la population.

[3] Les États-Unis, sous la présidence de MM. Mac Kinley et Roosevelt, ont en effet poursuivi ce but.

[4] Père blanc et mère nègre ou inversement.

[5] Père blanc et mère indienne ou inversement.

[6] Père blanc et mère mulâtresse ou inversement.

[7] Père blanc et mère mestiza ou inversement.

[8] Père indien et mère négresse ou inversement.

[9] Père blanc et mère china ou inversement.

[10] Père blanc et mère quartrona ou inversement.

[11] Père nègre et mère de couleur mais non négresse ou inversement.

[12] Ochs imué, expression indienne qui signifie à la fois : Cela est bien, et, cela est juste.

[13] Dragon fabuleux des légendes provençales.

[14] Terme de mépris que les Américains des États-Unis emploient volontiers à l’égard des Canadiens.

[15] En Provence le gibier est rare, et cependant les Provençaux ont la passion innée de la chasse. Pour se satisfaire ils ont inventé la chasse aux casquettes. Le dimanche, on se rend à la campagne avec des casquettes ad hoc. On les lance en l’air et on les fusille impitoyablement. Le vainqueur, le roi de la chasse, est celui dont la casquette ressemble le plus à une écumoire.

[16] La Vierge de Guadalupe, pèlerinage situé à quatre kilomètres de Mexico, est la patronne du Mexique.

[17] Telle est en effet la loi mexicaine.

[18] C’est ainsi que les Peaux-Rouges désignent la Divinité.

[19] Désert herbeux, souvent privé d’eau.

[20] Le cheval fut apporté en Amérique par les Espagnols. Il s’y multiplia considérablement et revint même à l’état sauvage. Les mustangs sont des chevaux sauvages, capturés au lasso, et dressés.

[21] Voir les volumes : Le Docteur Mystère ; Cigale en Chine.

[22] Ohao, bon ! – ce mot correspond au Ochs ! des Indiens du Nord.

[23] Les Canadiens français se considèrent comme des Celtes, et non comme des Latins. Ils ont raison d’ailleurs. L’Irlande, le pays de Galles, l’Écosse, la France, la Belgique, la Hollande, le Hanovre, toute l’Allemagne jusqu’à l’Elbe, la Suisse, une partie de l’Autriche, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, étaient habités par les Celtes. La conquête romaine fut un accident de la vie de ces peuples, et par erreur, les moines latinistes du moyen âge répandirent cette affirmation fausse que les pays catholiques étaient de race latine. Les premiers, les Canadiens, les Irlandais, les Gallois ont recouvré la conscience de leur véritable atavisme. En France, dans l’Allemagne Celte, beaucoup de bons esprits travaillent à rendre aux nations l’idée juste de leur race et de leur tradition. Peut-être un jour prochain verra-t-il luire l’aurore de la Confédération des Celtes du monde, c’est-à-dire de la race supérieure à toutes les autres.

[24] Les milliardaires habitent à New-York la cinquième avenue. Au nombre de quatre cents environ, ils constituent une ploutocratie, à laquelle tous les actes, tous les intérêts des États-Unis sont subordonnés.

[25] L’estagnon est un récipient de verre ou d’étain, usité dans le Midi pour enfermer l’huile d’olives ou l’essence.

[26] C’est ainsi que les Indiens expliquent les tremblements de terre.