Rudyard Kipling's Literary and Historical Legacy - Inquiries Journal

Rudyard Kipling

STALKY & CIE

Stalky and Co

1899

Traduit par Paul Bettelheim et Rodolphe Thomas





À CORMEL PRICE

Principal de l’United Service College

WESTWARD HO ! BIDEFORD NORTH DEVON

1874 – 1894

« Et maintenant chantons les hommes fameux »…

Les hommes qui ne se montrent guère…

Car leur œuvre se continue,

Et leur œuvre se continue,

Large et profonde se continue,

Plus grande qu’ils ne le savent !

 

Le vent d’ouest et le large océan

Nous ont ravis à nos mères ;

Nous ont jetés sur un rivage nu

(Douze maisons froides près du rivage

Sept étés près du rivage !)

Au milieu de deux cents frères.

 

Là nous avons rencontré des hommes fameux

Que leur charge plaçait au-dessus de nous

Et ils nous ont battus de verges…

Consciencieusement, de maintes verges…

Tous les jours nous ont battus de verges,

Car ils nous aimaient vraiment.

 

Et de l’Égypte jusqu’à Troie…

Par-dessus l’Himalaya…

Nos bandes solides ont marché loin…

Vers le Brésil ou Babylone,

Aux îles de l’Océan Indien,

Et aux cités de Tartarie !

 

Et tous nous chantons les hommes fameux…

Les anciens de notre collège ;

Car ils nous ont appris le bon sens…

Ont tâché de nous apprendre le bon sens…

La vérité et le bon sens qui vient de Dieu,

Et qui vaut mieux que le savoir !

 

Chaque degré de latitude

Qui enveloppe l’Univers

Voit un de nous (ou davantage)

(Nous tous inscrits au même rôle),

Exact à faire ce qu’il fait,

Ardent à remplir son emploi.

 

Cela, nous l’avons appris d’hommes fameux,

Sans savoir pourquoi,

Quand ils nous montraient, dans leur travail quotidien,

Que l’homme doit mettre la dernière main à son travail…

Bon ou mauvais, à son travail quotidien…

Sans chercher d’excuses.

 

Officiers d’État-major, ingénieurs,

Serviteurs de la mine, de la fusée et du grappin…

Les uns, devant la face des rois,

Se tiennent devant la face des rois ;

Ils portent des dons à divers rois…

Des dons d’obus et de mitraille.

 

Cela, nous l’avons appris d’hommes fameux

Qui nous l’ont enseigné sur nos frontières…

Ils déclaraient qu’il était mieux,

Qu’il était plus sûr, plus facile et mieux…

Rapide, sage et qu’il était mieux…

D’obéir à vos ordres.

 

Les autres, sous les étoiles plus lointaines,

Supportent le fardeau plus lourd :

Ils sont mis là pour servir les pays qu’ils gouvernent

(À moins de servir nul ne peut gouverner),

Pour servir et aimer les pays qu’ils gouvernent

Sans chercher louanges ni récompenses.

 

Cela, nous l’avons appris d’hommes fameux

Sans le savoir nous l’avons appris.

Mais, comme les années s’écoulaient…

Solitaires, comme les années s’écoulaient…

Loin de tout secours, comme les années s’écoulaient

Nous le comprenions plus nettement.

 

C’est pourquoi nous chantons les hommes fameux

À qui nous empruntons des lauriers,

Eux qui négligent Aujourd’hui…

Toutes les joies de leur Aujourd’hui

Et qui du travail de leur Aujourd’hui…

Achetèrent Demain pour nous !

 

Bénissons et chantons les hommes fameux…

Les hommes qui ne se montrent guère…

Car leur œuvre se continue,

Et leur œuvre se continue,

Large et profonde se continue,

Grande au delà de ce qu’ils savent.

L’EMBUSCADE

Il était de rigueur en été de se construire des huttes sur la dune couverte de genêts derrière le collège. Cela faisait de petits refuges taillés au cœur des buissons épineux : pleins de vieilles souches d’arbres, de bouts de racines, de chicots pointus, ils semblaient cependant des palais de délices que le veto des maîtres rendait adorables.

Cet été-là, pour la cinquième fois dans leur vie d’écoliers, Stalky, M’Turk et Beetle (ceci se passait avant qu’on leur eût accordé l’honneur d’une étude à eux) s’étaient bâti comme des castors une retraite propre à la méditation, qui leur servait de fumoir.

M. Prout cependant, le directeur de leur maison[1], ne les tenait pas en grande estime et Renardeau à la rouge chevelure, le subtil sergent du collège n’avait pas non plus grande confiance en eux. Il portait des souliers de tennis, se servait de jumelles et son métier était de fondre comme l’épervier sur les élèves coupables. Il eût sans doute découvert la hutte s’il s’était mis en campagne tout seul, car il connaissait bien son gibier, mais le sort voulut que M. Prout se mît en quête lui-même. On l’appelait Pied-de-Vache au collège, à cause de ses grands pieds, et le prudent Stalky retrouva les traces immenses de ses pas un après-midi tranquille où il eût volontiers oublié Prout et ses œuvres à l’aide d’un volume de Surtees[2] et d’une pipe neuve. Robinson, quand il vit des traces humaines sur la plage, n’agit pas plus vite que ne le fit Stalky : il enleva les pipes, balaya les bouts d’allumettes et s’en fut prévenir Beetle et M’Turk.

Fidèle à sa nature, Stalky, avant de parler à ses alliés, alla trouver le petit Hartopp, président de la Société d’Histoire Naturelle, institution que le jeune garçon méprisait cordialement. Hartopp fut plus que surpris d’entendre le collégien proposer sa candidature, celle de Beetle et celle de M’Turk, du ton humble qu’il savait prendre à l’occasion. Stalky lui avoua que depuis longtemps il s’intéressait aux floraisons printanières, aux papillons de l’avant – saison et aux acquisitions nouvelles. Finalement il offrit d’entrer immédiatement dans la carrière, si M. Hartopp le voulait bien. Hartopp, en sa qualité de maître, était naturellement soupçonneux, mais c’était aussi un enthousiaste et son petit cœur paisible avait été aigri par quelques remarques entendues par hasard, que les trois amis, Beetle en tête, avaient laissé tomber. Il fit donc bon accueil au pécheur repentant et inscrivit les trois noms sur son carnet.

Alors seulement Stalky alla retrouver Beetle et M’Turk à l’étude. Ils étaient en train de se rembourrer de livres qu’ils voulaient tranquillement lire pendant l’après-midi sur la dune pleine de genêts qu’ils appelaient le « Maquis ».

« Nous sommes flambés, » dit Stalky avec flegme ; « j’ai découvert après dîner les traces légères de Pied-de-Vache autour de notre hutte. On les voit de loin heureusement ».

« L’animal ! As-tu caché nos pipes ? » dit Beetle.

« Non ! Je les ai laissées au milieu de la hutte, bien sûr. Quel âne borgne tu fais, Beetle ! Crois-tu que personne n’ait de tête que toi ? Ce qu’il y a de certain c’est que nous ne pourrons plus aller à la hutte : Pied-de-Vache va la surveiller. »

« Quelle scie ! Ah zut ! » dit M’Turk d’une voix pénétrée, en déballant les livres qu’il s’était fourrés sous la veste. Les trois amis portaient leur bibliothèque entre leur ceinture et leur col. « C’est gentil ! Nous voilà sous la surveillance de la haute police jusqu’à la fin de l’année. »

« Pourquoi donc ? Pied-de-Vache n’a trouvé qu’une hutte qu’il va surveiller avec Renardeau. Cela ne nous regarde en rien ; nous n’avons qu’à ne pas nous montrer de ce côté pendant quelque temps. »

« C’est ça, et où veux-tu que nous allions ? » dit Beetle. « C’est toi-même qui as choisi cet endroit. Moi qui comptais lire cet après-midi ! »

Stalky était assis sur un bureau : ses talons tambourinaient sur le banc.

« Tu es une brute sans énergie, Beetle, il y a des jours où je crois que je serai forcé de te lâcher tout à fait. As-tu jamais vu ton oncle Stalky oublier ses neveux ? His rebus infectis – après avoir aperçu les nobles traces de Pied-de-Vache tournant autour de notre hutte, j’ai rencontré le petit Hartopp – destricto ense – qui brandissait un filet à papillons. J’ai gagné Hartopp. Je lui ai dit que tu lirais des rapports à la Société des Chasseurs de Punaises si elle t’admettait dans son sein, Beetle. Je lui ai raconté que les papillons t’intéressaient, Turkey. Enfin j’ai empaumé Hartoffle, et nous voilà sacrés Chasseurs de Punaises. »

« Et puis après ? » demanda Beetle.

« Oh Turkey, flanque-lui donc ton pied quelque part ! »

Le territoire ouvert aux excursions des collégiens était considérablement élargi, dans l’intérêt de la science, pour les membres de la Société d’Histoire naturelle[3]. À condition de ne pas rentrer dans les maisons, ils pouvaient, en fait, aller où ils voulaient, M. Hartopp se portant garant de leur bonne conduite.

C’est ce que Beetle comprit en recevant les coups de pied de M’Turk.

« Je suis un âne, Stalky ! » dit-il en cherchant à protéger son derrière. « Pax, Turkey ! je suis un âne ! »

« Continue, Turkey. N’est-ce pas que ton oncle Stalky est un grand homme ? »

« Un grand homme, » dit Beetle.

« Cela ne fait rien, c’est dégoûtant la chasse aux punaises, » dit M’Turk. « Comment diable s’y prend-on ? »

« Voilà, » dit Stalky, en ouvrant quelques pupitres de fags[4] qui se trouvaient derrière lui. Les fags sont amateurs d’histoire naturelle. « Voilà la boîte à herboriser du jeune Braybrooke. » Il jeta par la fenêtre une masse de plantes pourries et ajusta la courroie. « Cela vous donne un air professionnel tout à fait réussi à mon avis. Ça, c’est le marteau de minéralogiste du petit Clay : Beetle pourra le prendre. Et toi, Turkey, chipe donc un filet à papillons quelque part. »

« Jamais de la vie ! » dit M’Turk, simplement, mais avec conviction. « Beetle, passe-moi le marteau. »

« Je veux bien. Je ne suis pas fier, moi. Stalky, jette-moi ce filet, là-haut sur les casiers. »

« Voilà, voilà. Le manche est pliant. En ont-ils du luxe ces sales fags ! Ça ressemble à une canne à pêche. Par mon saint patron ! nous voilà devenus de vrais chasseurs de punaises ! Maintenant écoutez bien votre oncle Stalky : nous allons chercher des papillons le long de la falaise : très peu de types viennent de ce côté. Faudra allonger le pas, vous feriez mieux de laisser vos livres. »

« Plus souvent ! » dit Beetle avec énergie, « je ne veux pas perdre mon après-midi à cause de ces sales papillons. »

« Eh bien ! tu vas voir ce que tu vas suer ! tu devrais bien porter mon Jorrocks[5] pendant que tu y es ; tu n’en aurais pas plus chaud. »

Ils eurent chaud tous les trois, car Stalky les fit trotter le long de la falaise, à l’ouest, à l’abri des dunes couvertes de genêts. Ils traversèrent de nombreux ravins pleins d’ajoncs sans prêter la moindre attention à la fuite des lapins ou au vol des papillons, et il serait impossible de répéter ici les réflexions que Turkey se permit sur la science géologique.

« Allons-nous à Clovelly ? » demanda-t-il à la fin d’une voix haletante, en se laissant tomber sur l’herbe courte et souple. On entendait le murmure monotone de la mer au bas de la falaise et la brise d’été se jouait dans les arbres à l’intérieur des terres. Les regards des trois amis plongeaient au fond d’un ravin presque rempli de hauts et vieux genêts en pleine fleur. Cela s’étendait jusqu’à une bordure de ronces et un bois touffu d’essences diverses et de houx ; le ravin semblait à moitié envahi par un incendie qui l’embrasait d’or jusqu’à la falaise. Du côté des jeunes garçons s’ouvrait une pelouse hérissée d’écriteaux comminatoires.

« En voilà un vieux féroce ! » dit Stalky en lisant la pancarte la plus rapprochée : « …… sera l’objet de poursuites judiciaires conformément à la loi. G.M. Dabney, colonel en retraite, juge de paix, etc. » Je ne crois pas qu’un bonhomme sensé s’avisera de venir se promener par ici, pas vrai ? »

« Il faut prouver qu’on vous a causé un dommage avant de poursuivre, » dit M’Turk, dont le père possédait un vaste domaine en Irlande, « on ne peut vous poursuivre parce que vous êtes entré sans permission. Tout cela ne signifie rien ! »

« Tant mieux ! car nous avons là justement ce que nous cherchons. Beetle, espèce de fou à lunettes, ne passe donc pas juste au milieu ! On pourrait nous voir d’un demi-mille. Passe par ici et plie ton sale filet à papillons. »

Beetle déplaça l’anneau, fourra le filet dans sa poche, fit du manche un bâton de deux pieds de long et se glissa l’anneau autour de la taille. Stalky conduisit la petite bande jusqu’au bois, à environ un quart de mille de la mer. Ils arrivèrent aux ronces.

« Maintenant nous pouvons passer tout droit sous les genêts sans nous montrer, » dit le général en chef. « Beetle, marche en tête et explore la route. » Il leva la tête en reniflant : « Il y a une sale odeur de renard dans l’air ! »

Beetle se faufila dans le ravin à quatre pattes, fort gêné par ses lunettes qu’il rajustait à chaque instant. Bientôt il annonça, entre deux grognements de douleur, qu’il avait trouvé la piste d’un renard. C’était tant mieux pour lui, car Stalky le pinçait a tergo. Les trois garçons se glissèrent dans le tunnel qui servait évidemment de grand’route aux habitants du ravin. À leur grande joie, le chemin aboutissait, sur le bord même de la falaise, à un petit espace entouré de toutes parts par des joncs impénétrables. Le sol était couvert d’herbe sèche.

« Ma foi, la maison est prête, » dit Stalky, en remettant son couteau dans sa poche ; « on peut se coucher : voyez ! »

Il écarta les fortes tiges qui se trouvaient devant lui et ce fut comme une fenêtre ouverte sur un panorama éloigné de Lundy. En bas, à deux cents pieds, la mer léchait paresseusement les galets. Les trois garçons pouvaient entendre les cris des jeunes choucas sur les rochers, et toute une nichée d’éperviers qui sifflaient et jacassaient en un coin caché de la falaise. Stalky cracha paisiblement sur le dos d’un jeune lapin qui se chauffait au soleil sur un rebord de rocher où seul un lapin pouvait atteindre. Les cris de grands goëlands gris et noirs répondaient à ceux des choucas ; tout autour la terre, couverte de fleurs aux parfums pénétrants, était animée par les oiseaux qui font leurs nids près du sol et qui chantaient ou se taisaient quand passait et revenait l’ombre tournoyante des éperviers. De l’autre côté du ravin, des lapins folâtraient sur la prairie.

« Ah ! il fait bon ici ! L’histoire naturelle ? en voilà ! » dit Stalky en bourrant sa pipe. « C’est merveilleux, n’est-ce pas ? Oh la mer ! » Il cracha encore en manière d’approbation et se tut.

M’Turk et Beetle avaient sorti leurs livres et s’étaient couchés sur le ventre, la tête entre les mains. La mer venait doucement mourir sur les rochers ; les oiseaux, dispersés un moment par la venue de ces animaux étrangers, retournaient à leurs affaires et dans le lourd silence endormi de l’été les trois garçons poursuivaient leur lecture.

« Attention, voilà un garde, » dit Stalky en fermant Handley Cross avec précaution et en regardant à travers le fourré. Un homme armé d’un fusil se montrait à l’horizon, du côté de l’est : « Que le diable l’emporte ! il va s’asseoir. »

« Il jurerait bien que nous étions en train de braconner, » dit Beetle ; « à quoi les œufs de faisans sont-ils bons ? Ils sont toujours pourris. »

« Si nous allions jusqu’au bois ? » dit Stalky.

« Nous ne tenons pas à ce que le colonel G.M. Dabney, juge de paix, s’occupe déjà de nous. Dans le Maquis et du silence ! Vous savez ; il nous a peut-être suivis. »

Beetle s’était déjà engagé dans le tunnel. On l’entendait faire des efforts convulsifs pour respirer quand tout à coup des branches se brisèrent sous le poids d’un animal qui bondit à travers les ajoncs.

« Ah le petit rougeaud ! Je te vois ! » Le garde épaula rapidement et lâcha ses deux coups dans la direction des trois amis. Les plombs firent voler la poussière autour d’eux tandis qu’un gros renard plongeait entre les jambes de Stalky et s’enfuyait par-dessus la falaise.

Les amis ne dirent rien avant d’avoir atteint le bois, les vêtements déchirés, les cheveux en désordre, tout en sueur, mais sans avoir été vus.

« Nous l’avons échappé belle, » dit Stalky. « Je jurerais que des plombs m’ont passé dans les cheveux. »

« L’avez-vous vu ? » dit Beetle, « Je suis presque tombé dessus. Quelle grosse bête et ce qu’elle puait ! Tiens ! qu’est-ce que tu as, Turkey ? es-tu blessé ? » Le long visage de M’Turk était devenu tout pâle. Il serrait les lèvres, lui dont la bouche était généralement à moitié ouverte, et ses yeux étincelaient. Ses amis ne l’avaient vu en cet état qu’une seule fois, à une triste époque de guerre civile.

« Savez-vous bien que c’est un vrai meurtre cela ? » dit-il d’une voix rauque, en enlevant les épines dont il était couvert.

« Ma foi ! nous n’avons pas été touchés, » dit Stalky. « Je pense que c’est plutôt drôle. Dis donc, où vas-tu ? »

« Je vais au château, s’il y en a un, » dit M’Turk, en poursuivant sa route à travers les houx. « Je m’en vais raconter cette histoire au colonel Dabney. »

« Es-tu fou ? Il va dire que c’était joliment bien fait pour nous. Il va nous signaler. Nous y gagnerons une volée devant tout le collège. Turkey, ne sois pas un âne, pense à nous ! »

« Espèce d’idiot ! » dit M’Turk en se retournant d’un air furieux. « Crois-tu peut-être que c’est à nous que je pense ? c’est au garde que j’en veux. »

« Il est timbré, » dit Beetle tristement, et ils suivirent M’Turk – un M’Turk nouveau, fier, roide, aux narines orgueilleuses – qu’ils accompagnèrent à travers une charmille jusqu’à une pelouse où se trouvait, en compagnie d’un sous-ordre, un vieux monsieur à favoris blancs qui jurait et sacrait avec vigueur.

« C’est vous le colonel Dabney ? » demanda M’Turk de sa nouvelle voix de tête.

« C’est……, c’est moi ; et vous……, » les yeux du colonel dévisagèrent le jeune garçon, « …… et vous ? que diable venez-vous faire ici ? Vous avez effrayé mes faisans. Inutile de nier. Il n’y a pas de quoi rire. » (Les traits déjà disgracieux de M’Turk s’étaient déformés en un ricanement horrible au mot faisan). « Vous dénichiez des oiseaux. Ne cachez donc pas votre casquette ; je vois bien que vous êtes du collège. Inutile de nier. Quoi ! vous dites que ce n’est pas vrai ? votre nom, Monsieur, votre matricule ! à l’instant ! Vous avez à me parler – hein ? vous avez vu mes écriteaux n’est-ce pas ? inutile de nier, vous les avez vus. Malédiction ! Oh, malédiction ! » Le colonel suffoquait.

M’Turk frappa du pied et se mit à bégayer un peu, – signes certains qu’il perdait patience. Pourquoi donc lui, l’accusé, avait-il l’air si en colère ?

« Vo-voyons, Monsieur, tu-tuez-vous vos renards à coups de fusil ? Si ce n’est pas vous, c’est votre garde ! Nous l’avons vu ! vous pou-pouvez nous dire toutes les sottises que vous voudrez – mais c’est une chose abominable. Il y a de quoi vous faire montrer au doigt dans le pays. Un propriétaire devrait dire tout de suite et une fois pour toutes s’il entend protéger les chasses au renard. C’est pire qu’un meurtre, car il n’y a pas de recours légal. » M’Turk citait au hasard des bribes de discours de son père tandis que le vieux monsieur râlait presque de fureur.

« Savez-vous qui je suis ? » gargouilla-t-il à la fin. Stalky et Beetle en tremblaient.

« Non, Monsieur, et je m’en moque, quand vous seriez le vice-roi lui-même. Et puis répondez-moi comme un galant homme à un autre : tuez-vous vos renards à coups de fusil, oui ou non ? »

Quatre ans auparavant, Stalky et Beetle avaient soigneusement corrigé à coups de pied l’accent irlandais de M’Turk ! Bien sûr il était devenu fou ou avait attrapé un coup de soleil et il allait en recevoir, du vieux monsieur d’abord et du Principal ensuite ! Tous les trois pouvaient s’attendre au moins à une correction publique. Pourtant – fallait-il en croire leurs yeux et leurs oreilles ? – la colère du vieux monsieur semblait s’apaiser. C’était peut-être le calme avant la tempête, mais…

« Jamais de la vie ! » dit le colonel : il râlait encore.

« Alors flanquez votre garde à la porte. Il ne mérite pas de vivre dans le même comté qu’un renard craignant Dieu. Et une femelle encore ! dans cette saison ! »

« Vous êtes venu exprès pour me dire ça ? »

« Bien sûr, mon vieux, » répondit M’Turk en frappant du pied. « Dites : n’en auriez-vous pas fait autant pour moi si vous aviez vu pareille chose se passer sur mes terres ? »

Il était loin, bien loin, le collège, le respect dû aux aînés ! M’Turk foulait aux pieds les pourpres montagnes infécondes de la côte pluvieuse de l’ouest. Là, pendant ses vacances, il était vice-roi de quatre mille acres nus, fils unique d’une maison vieille de trois cents ans ; le patron d’un vieux bateau de pêche délabré et l’idole des fermiers paresseux de son père. C’était le propriétaire foncier parlant à son égal, le maître du sol en appelait au maître du sol. Le vieux monsieur répondit à ce cri :

« Je vous fais mes excuses, » dit-il, « à vous et à notre vieux pays. Voulez-vous avoir la bonté de me raconter votre histoire ? »

« Nous étions dans votre ravin, » commença M’Turk, et il dit ce qu’il avait vu, tantôt comme un écolier, tantôt comme un propriétaire irrité, quand l’indignité de la chose venait de nouveau l’émouvoir.

« Vous voyez donc, » dit-il en finissant, « qu’il devait en avoir l’habitude. Pour moi…… nous autres…… on n’aime jamais accuser le garde d’un voisin, mais, dans cette affaire, j’ai pris la liberté…… »

« Oui. Très bien, vous aviez un motif. C’est infâme… c’est infâme ! » Ils se promenaient l’un à côté de l’autre sur le gazon et le colonel parlait à M’Turk comme à un homme de son âge. « Voilà ce qu’on gagne à prendre un pêcheur – un pêcheur que j’ai tiré de ses pièges à homards. Il y a de quoi perdre un archange de réputation. Inutile de nier : c’est un fait. Votre père vous a donné une bonne éducation : parfaitement. Je serais heureux de faire sa connaissance – très heureux. Ces jeunes gens ? ils sont anglais ? inutile de nier. Ils sont avec vous ? C’est extraordinaire, vraiment ! Avec l’éducation d’aujourd’hui je n’aurais jamais cru qu’on pût rencontrer trois garçons assez bien élevés…… Mais la vérité sort de la bouche des…… non…… non, ce n’est pas ça. Inutile de nier : ce n’est pas votre cas. Mon foie ne me permet pas le vin de sherry, mais que diriez-vous d’un verre de bière ? hein ? de la bière et un petit goûter ? Il y a longtemps que j’ai eu votre âge – je déteste les collégiens, mais l’exception confirme la règle : tuer un renard ! et une femelle encore ! »

Une femme de charge aux cheveux gris les servit sur la terrasse. Stalky et Beetle se contentèrent de manger, mais M’Turk, à son aise et les yeux brillants, continua à discourir librement. Le vieux colonel ne cessait de le traiter comme un frère.

« Mais certainement, mon cher, vous pouvez revenir. N’ai-je pas dit que l’exception prouvait la règle ? Au fond du ravin d’en bas ? Partout où vous voudrez, mon bon, pourvu que vous n’effrayiez pas mes faisans. Les deux choses ne sont pas incompatibles ; inutile de nier : elles ne le sont pas. Je ne permettrai plus jamais que le garde ait un fusil. Vous pourrez allez et venir à votre guise : je ne vous verrai pas et vous ne serez pas forcés de me voir. Vous avez reçu une bonne éducation. Allons, encore un verre de bière ? C’était un pêcheur, je vous dis, et ce soir même il redeviendra pêcheur. Ah mais ! Si je pouvais le noyer…… ! Je vais vous accompagner jusqu’à la grille. Mes gens ne sont pas précisément, – comment dirai-je ? – faits aux garçons de votre âge, mais ils vous reconnaîtront. »

Il les quitta avec force compliments à la loge du garde et les trois amis franchirent en silence la haute porte percée à travers la palissade en bois de chêne qui entourait le parc. Stalky lui-même, dont le rôle avait été secondaire, pour ne pas dire nul, regardait M’Turk comme on regarde un être surnaturel. Les deux verres de forte bière de ménage qu’il avait bus avaient inspiré à ce dernier des sentiments mélancoliques : les mains dans les poches il se mit à chanter :

Paddy, mon bien-aimé, sais-tu ce qu’on raconte ?

En tout autre temps Stalky et Beetle seraient tombés sur lui, car cette chanson était formellement interdite sous peine d’anathème ; c’était un crime de la chanter. Mais après ce que Turkey avait fait, ses amis ne pouvaient que danser autour de lui en silence jusqu’à ce qu’il lui plût de reprendre terre.

Ils étaient encore à un demi-mille du collège quand la cloche du thé se mit à sonner. M’Turk tressaillit et s’éveilla de ses rêves. La gloire de son domaine des jours de vacances le quitta. Il redevint un collégien et se remit à parler anglais.

« Ça a été merveilleux, Turkey ! » dit généreusement Stalky, « je ne savais pas ce que tu valais. Tu nous as trouvé une hutte où nous ne pourrons pas être surpris. Quelle veine ! oh quelle veine ! Écoutez mon chant de victoire ! »

Ils tournèrent follement sur leurs talons, modulant le long cri de joie qui ressemble assez au chant de triomphe de l’homme primitif. Puis ils descendirent la hauteur au galop par le sentier de l’usine à gaz, juste à temps pour rencontrer le directeur de leur maison qui venait de passer l’après-midi à surveiller les abords de leur hutte abandonnée dans le « Maquis ».

M. Prout possédait malheureusement une imagination qui le portait à tout voir en noir et il regarda le plus aigrement du monde ces chérubins aux yeux candides. Il comprenait les élèves qui prenaient part aux jeux réguliers et qu’on avait toujours sous la main. Mais il avait entendu M’Turk se moquer ouvertement du cricket, – même des matchs les plus importants, – il n’ignorait pas que Beetle professait des opinions incendiaires sur l’honneur de la maison à laquelle il appartenait et il ne savait jamais si Stalky ne se moquait pas de lui avec son sourire éternel. Pour toutes ces raisons – il faut prendre la nature humaine comme elle est – ces garçons avaient dû commettre un méfait quelque part. Prout espérait que cela n’était pas très sérieux, mais……

« Ti-ra-la-la-i-tu ! écoutez mon chant de victoire ! » Stalky, toujours sur les talons, se précipitait comme un derviche tourneur vers le réfectoire.

« Ti-ra-la-la-i-tu ! écoutez mon chant de victoire ! » Beetle tournoyait derrière lui les bras étendus.

« Ti-ra-la-la-i-tu ! écoutez mon chant de victoire ! » criait M’Turk d’une voix qui se brisait.

Or, laissèrent-ils, ou ne laissèrent-ils pas derrière eux une l’odeur distincte de bière en passant en coup de vent près de M. Prout ?

Il était malheureux pour ce pédagogue que sa conscience de chef d’une des maisons de l’école l’obligeât à consulter ses collègues. S’il était aller exposer ses doutes au petit Hartopp en fumant une pipe, il se fût sans doute évité des ennuis, car Hartopp avait quelque confiance en ses élèves et les connaissait un peu. Le destin conduisit Prout chez King, le directeur d’une des autres maisons. King n’était pas son ami, mais il détestait de tout son cœur Stalky et Cie.

« Ah ! ah ! » dit King en se frottant les mains après avoir entendu l’histoire, « c’est curieux ! je vous prie de croire que les élèves de ma maison ne pensent pas à se livrer à de pareils déportements. »

« Mais en fait vous voyez que je n’ai pas de preuves certaines. »

« Des preuves avec l’inénarrable Beetle ? Comme si on en avait besoin ! Je pense que le sergent saura bien en trouver. Renardeau vaut le plus malin de mes collégiens. Soyez sûr que vos élèves ont été fumer et boire quelque part. C’est ce que font toujours les garçons de ce type-là. Ils croient se conduire en hommes. »

« Pourtant ils n’ont pas l’air d’être beaucoup suivis au collège et ils sont certainement un peu… brutaux envers leurs jeunes camarades, » dit Prout, qui avait vu de loin Beetle rendre avec intérêt à un fag en pleurs le filet à papillons qu’on lui avait emprunté.

« Certes ! ils méprisent trop les plaisirs ordinaires. Quels petits animaux orgueilleux ! Il y a quelque chose dans le ricanement hibernien de M’Turk qui m’agacerait un peu, moi. Et comme ils prennent garde de ne jamais montrer leur jeu ! leur insolence est voulue. J’ai pour principe, vous le savez, de ne jamais me mêler de la maison d’un collègue, mais ces gamins ont besoin d’une leçon, Prout. Ils ont besoin d’une bonne leçon, quand ce ne serait que pour rabattre leur suffisance. À votre place je m’occuperais pendant huit jours de leurs petites excursions. Des garçons de cette espèce, – et je peux me vanter, je crois, de connaître nos collégiens, – ne se mettent pas de la société des chasseurs de punaises pour le plaisir. Dites au sergent d’ouvrir l’œil et bien entendu je pourrai en faire autant dans mes promenades. »

« Ti-ra-la-la-i-tu ! écoutez mon chant de victoire ! » criait une voix au fond du corridor.

« C’est répugnant ! » dit King ; « où donc vont-ils chercher ces airs obscènes ? Ils ont besoin d’une bonne leçon. »

Les trois amis ne pensèrent guère à travailler pendant quelques jours. Ils avaient toute la propriété du colonel Dabney pour y jouer : des Peaux-Rouges ne l’auraient pas explorée plus adroitement et des voleurs n’auraient pas mieux appris à en connaître tous les détours. Ils pouvaient entrer par la grande porte sur la route du haut, – car ils avaient eu soin de se mettre dans les bonnes grâces du concierge et de sa femme, – se glisser dans le ravin et revenir par la falaise, ou bien ils pouvaient commencer par le ravin et grimper jusqu’à la route.

Ils prenaient soin de ne pas se trouver sur le chemin du propriétaire ; ils avaient eu de lui ce qu’ils désiraient et ne voulaient pas abuser de sa bienvenue ; – ils ne se montraient pas non plus tant qu’ils pouvaient marcher à couvert. Leur retraite préférée était le réduit au milieu des genêts, au bord de la falaise. Beetle l’appela la grotte enchantée, à cause de la paix profonde qu’on y trouvait. Une fois qu’ils y eurent caché leurs pipes et leur tabac dans un trou commodément situé à portée de leurs bras sur le flanc de la falaise, leur position se trouva sûre : ils étaient dans la légalité.

Remarquez, en effet, que le colonel Dabney ne les avait pas invités à entrer dans sa maison. Par conséquent ils n’avaient pas eu besoin de demander la permission d’aller faire des visites : le règlement du collège était strict à cet égard. Le colonel n’avait fait que leur permettre l’accès de sa propriété et puisqu’ils étaient légalement chasseurs de punaises ils avaient le droit d’aller jusqu’aux écriteaux du ravin et jusqu’à la grille sur la hauteur.

Les trois amis s’étonnaient de leur propre vertu :

« Et même si nous n’avions pas le droit de faire ce que nous faisons, » disait Stalky, couché sur le dos, les yeux perdus dans l’azur, « même si nous étions à des lieues des limites permises, personne ne pourrait nous surprendre à travers ce fourré, à moins de connaître le tunnel. Ça ne vaut-il pas mieux que de se terrer juste derrière le collège et d’avoir une peur bleue chaque fois qu’on se met à fumer ? N’est-ce pas que votre oncle Stalky… ? »

« Non, » dit Beetle, – il s’était couché au bord de la falaise et crachait d’un air pensif, « c’est Turkey qu’il faut remercier. C’est Turkey le grand homme. Turkey, mon petit, tu fais de la peine à Pied-de-Vache. »

« Quel âne cet homme-là ! » dit M’Turk, plongé dans sa lecture.

« On nous soupçonne, » dit Stalky. « Pied-de-Vache a un air bien mystérieux et Renardeau, quand il cherche quelque chose, ressemble toujours à un…, à un… »

« … à un chasseur de chevelures, » dit Beetle. « Renardeau est un véritable Sioux. »

« Pauvre Renardeau ! » dit Stalky. « Il compte bien nous attraper un de ces jours. Hier au soir, au gym, il m’a dit : Prenez garde, monsieur Corkran, j’ai l’œil sur vous. C’est dans votre intérêt que je vous dis ça. – Moi, je lui ai répondu : Eh bien, vous feriez mieux d’avoir l’œil autre part, sans cela il vous arrivera malheur. C’est dans votre intérêt que je vous dis ça. – Renardeau était furieux. »

« Oui, mais Renardeau est dans son rôle, » dit Beetle, « c’est Pied-de-Vache le véritable espion. Ça ne m’étonnerait pas s’il croyait que nous étions saouls l’autre jour. »

« Je n’ai jamais trop bu qu’une fois, pendant les vacances, » dit Stalky songeur, « et j’ai été horriblement malade. Mais par mon saint patron ! un maître comme cet animal de Pied-de-Vache suffirait à faire un ivrogne de n’importe qui. »

« Si nous allions le regarder jouer au cricket et si nous hurlions : « Ça y est, Monsieur ! » à chaque coup, et si nous nous tenions sur un pied en grimaçant chaque fois que Pied-de-Vache demande : « Eh bien, mes enfants, ça y est-il, cette fois ? » et si nous disions : « Oui, Monsieur » et « Non, Monsieur », et « oh, Monsieur ! », et « n’est-ce pas, Monsieur ? » comme un tas de sales fags, vous pouvez être sûrs que Pied-de-Vache nous tiendrait en haute estime, » dit M’Turk en ricanant.

« Il est trop tard pour commencer ce système. » « Tout va bien. Pied-de-Vache a de bonnes intentions, mais c’est un âne. Et il voit que nous, nous le considérons comme un âne. Et voilà pourquoi Pied-de-Vache ne nous aime pas. Hier soir après la prière, il m’a dit qu’il était in loco parentis, » grommela Beetle.

« Vraiment il a dit ça ! » s’écria Stalky. « Cela prouve qu’il nous mijote un tour encore plus sale qu’à l’ordinaire. La dernière fois qu’il m’a raconté ça, il m’a donné 300 lignes pour avoir dansé la cachuca dans le dortoir n° 10. Loco parentis, attendez un peu ! Mais qu’importe pourvu qu’on s’amuse ! Nous sommes dans notre droit. »

Ils étaient dans leur droit et c’était précisément ce qui étonnait Prout, King et le sergent. Les élèves qui ont quelque chose à se reprocher le montrent assez par leur apparence. Ils se glissent le long de la cour en sortant et sourient craintivement quand on les questionne. Ils rentrent, tout en désordre, juste à temps pour l’appel. Ils échangent des signes de tête, des clignements d’yeux, se regardent en riant et se dispersent à l’approche d’un maître. Stalky et ses alliés avaient passé depuis longtemps l’âge de ces manifestations enfantines. Ils partaient en promenade l’air indifférent et rentraient en excellente condition après un léger goûter de fraises et de laitage pris à la loge.

Le concierge avait été nommé garde en remplacement du pêcheur assassin de renards et sa femme faisait grand cas des trois amis. L’homme leur donna un écureuil qu’ils offrirent à la Société d’Histoire Naturelle, fermant ainsi la bouche au petit Hartopp qui demandait ce qu’ils faisaient dans l’intérêt de la science. Renardeau explora consciencieusement quelques chemins creux derrière une auberge peu fréquentée située à un croisement de routes et les trois garçons virent un jour avec curiosité Prout et King, – qui s’entendaient rarement – s’en aller ensemble vers le Nord-Est. Or la grotte enchantée se trouvait exactement au Sud-Ouest.

« Ils sont malins… diantrement malins, » dit Stalky. « Pourquoi nous cherchent-ils par là ? »

« C’est ma faute, » répondit Beetle d’une voix douce. « J’ai demandé à Renardeau s’il avait jamais goûté la bière qu’on vend là-bas. Ça lui a suffi et lui a remis un peu de cœur au ventre. Il y a longtemps qu’il rôdait autour de notre vieille hutte avec Pied-de-Vache, et j’ai pensé qu’un changement d’air leur ferait plaisir à tous les deux. »

« En tout cas, ça ne peut pas durer toujours, » dit Stalky. « Pied-de-Vache se renfrogne de plus en plus et King se frotte désespérément les mains en grognant comme une hyène. King se démoralise d’une façon terrible. Il va éclater un jour ou l’autre. » Ce jour-là vint un peu plus tôt que les trois inséparables ne s’y attendaient. Un après-midi, le sergent, qui avait pour mission d’aller chercher les manquants, ne fut pas présent à l’appel.

« Il en a assez des caboulots, hein ? » dit Stalky. « Il est monté sur la hauteur avec ses jumelles pour nous guetter. Avez-vous vu ce vieux Pied-de Vache nous regarder pendant que nous répondions Présent ! Pied-de-Vache est du complot. Ti-ra-la-la-i-tu ! Écoutez mon chant de victoire ! En route ! »

« La Grotte ? » demanda Beetle.

« Bien sûr, mais je ne fumerai pas aujourd’hui parce que je pense bien que nous allons être suivis[6]. Prenons par la falaise et marchons doucement, que Renardeau ait bien le temps de nous voir de là-haut. »

Ils allèrent du côté de l’école de natation et rattrapèrent bientôt King.

« Je vous en prie, » leur dit ce personnage, « ne vous gênez pas pour moi. Vous allez, n’est-ce pas, vous livrer à des recherches scientifiques ? Amusez-vous bien, mes jeunes amis. »

« Vous voyez, » dit Stalky quand ils eurent dépassé King, « il faut toujours qu’il bavarde. Il nous suit pour nous couper la retraite et va rester près de l’école de natation jusqu’à ce que Pied-de-Vache l’ait rejoint. Ils ont été partout excepté sur la falaise et maintenant ils croient nous avoir pris au piège. Pas besoin de se presser. »

Ils traversèrent le creux de terrain en se promenant et arrivèrent à la ligne des écriteaux.

« Écoutez un peu. Renardeau est du côté du vent et il descend la colline au galop. Quand vous l’entendrez dans les fourrés, piquez droit sur la grotte. Ils veulent nous prendre flagrante delicto. »

Ils plongèrent dans le tunnel à travers les genêts, traversèrent le gazon sans se cacher et se tapirent dans la grotte enchantée.

« Qu’est-ce que je vous disais ? » souffla Stalky en cachant soigneusement les pipes et le tabac. Le sergent, hors d’haleine, s’appuyait à la barrière et fouillait le fourré de ses jumelles. Il aurait pu tout aussi bien essayer de voir à travers un sac de sable. Prout et King apparurent derrière lui et tinrent conseil.

« Voilà, Renardeau n’aime pas les écriteaux et il n’aime pas les épines. Passons par le tunnel et allons à la loge. Tiens ! ils ont envoyé le sergent dans le Maquis. »

Renardeau disparaissait à moitié dans les genêts qu’il brisait et renversait devant lui à grand bruit. Nos amis furent bientôt à couvert dans le bois et regardèrent à travers les houx.

« Quel tapage infernal ! » dit ironiquement Stalky. « Je ne pense pas que le colonel Dabney aime ça. Allons goûter à la loge, nous verrons comment l’histoire finira. »

Le garde passa tout à coup à côté d’eux en courant :

« Nom d’un nom ! qui donc qu’il y a au fond du creux ? » demanda-t-il. « Monsieur va être furieux. »

« Sans doute des braconniers, » répondit Stalky dans le large patois du Devonshire que les trois garçons parlaient dans leurs expéditions.

« Je m’en vais te leur apprendre à braconner ! » dit le garde en sautant dans l’espèce d’entonnoir que formait le ravin et qui se remplit aussitôt de rumeurs variées. On distinguait la voix de King qui hurlait : « Allez, sergent ! laissez cet homme tranquille, Monsieur ! Il exécute mes ordres. »

« Et qui donc que t’es pour donner des ordres, la barbe rouge ? Vous, venez avec moi chez le propriétaire. Sortez du fourré ! » (ces paroles s’adressaient au sergent). « Oui, ma foi, je crois bien que je les connais les collégiens que vous cherchez. Ils ont de longues oreilles et des ventres doublés de fourrure, et vous les mettez dans vos poches après les avoir tués. Venez parler à Monsieur ! Il va vous en donner des collégiens, n’ayez crainte ! Restez de l’autre côté de la barrière, vous autres. »

« Expliquez la chose au propriétaire. Vous savez vous expliquer, sergent, » cria King. Le sergent s’était évidemment rendu à l’autorité.

Beetle, couché sur l’herbe derrière la loge, mordait littéralement la terre dans le paroxysme de sa joie.

Stalky le mit debout à coups de pied. Rien ne marquait la gaieté chez Stalky ou M’Turk, sinon quelques contractions des muscles de la face.

Les collégiens frappèrent à la porte de la loge où ils étaient toujours les bienvenus.

« Entrez donc et asseyez-vous, mes enfants, » leur dit la bonne femme, « ils ne feront pas de mal à mon homme, allez ! c’est lui qui leur apprendra à braconner, attendez un peu ! Voilà des fraises toutes fraîches et de la crème. Nous autres gens de Dartymoor nous n’oublions pas nos amis. Mais ces braconniers de Bideford ne valent pas la corde. Voulez-vous du sucre ? Mon homme vous a attrapé un blaireau ; il est là dans une boîte. »

« Nous le prendrons en partant, » dit Stalky. « Vous êtes occupée, n’est-ce pas ? laissez-nous ici. C’est sans doute votre jour de lessive ; il ne faut pas vous déranger pour nous. Mais non, je vous dis. Nous avons assez de crème, merci. »

La bonne femme s’en alla en s’essuyant les mains à son tablier. On entendit un bruit de pas rapides dans l’allée devant les fenêtres et la voix du colonel Dabney résonna comme un clairon :

« Vous savez lire ? vous avez des yeux, n’est-ce pas ? inutile de nier : vous en avez ! »

Beetle arracha une petite housse au dossier luisant du canapé de crin et se la fourra dans la bouche. Puis il alla rouler sous les meubles en riant comme un fou.

« Vous avez vu mes écriteaux. Votre devoir ? vous êtes un impertinent, mon garçon. Votre devoir était de ne pas entrer chez moi. Vous osez me parler de devoir, à moi ! Quoi… quoi… quoi……, misérable braconnier, vous allez bientôt vouloir m’apprendre à lire ! C’est vous qui poussiez ces cris de bête fauve dans les fourrés ? Vos élèves ? Vos élèves ?? Vos élèves ??? Gardez-les chez vous, vos élèves ! Je ne suis pas responsable de vos élèves ! Mais je ne vous crois pas, – je ne crois pas un mot de ce que vous dites. Vous avez l’air sournois, vous avez l’air d’un croquant, d’un braconnier, – votre apparence suffirait à ruiner un archange de réputation ! Inutile de nier : c’est comme je le dis ! Vous êtes sergent ? vous devriez avoir honte alors. Sa Majesté n’a jamais été plus mal servie ! Un sergent qui fait le braconnier ! et retraité encore ! c’est abominable ! abominable ! Mais je serai indulgent. Je serai humain. Pardieu, je serai la clémence même ! Avez-vous vu mes écriteaux, oui ou non ? Inutile de nier : vous les avez vus. Silence, sergent ! »

Vingt et une années de service avaient laissé leur marque sur Renardeau. Il obéit.

« Demi-tour ! Marche ! »

La haute grille retomba avec bruit. « Mon devoir ! un sergent m’indiquer mon devoir ! » s’exclama le colonel Dabney. « Bon Dieu ! encore des sergents ! »

« C’est King ! C’est King ! » réussit à dire Stalky, la tête cachée dans le coussin de crin. M’Turk mordait le petit tapis placé devant la cheminée et Beetle se tordait sur le sopha dans des convulsions de rire. À travers les vitres épaisses on voyait s’agiter des formes bleuâtres, grotesques et menaçantes.

« Je…… je proteste contre cette insulte. » King venait évidemment de monter la colline au galop. « Cet homme ne faisait que son devoir. Permettez… permettez-moi de vous donner ma carte. »

« Il est en complet de flanelle ! » dit Stalky en replongeant la tête dans son oreiller.

« Je regrette……, je regrette vivement : je n’en ai pas sur moi. Mais je m’appelle King, Monsieur, je suis professeur au collège et je suis prêt, – tout à fait prêt à prendre la responsabilité de ce que cet homme a fait. Nous avons vu trois… »

« Avez-vous vu mes écriteaux ? »

« Je reconnais les avoir vus, mais étant données les circonstances…… »

« Je suis in loco parentis, » la voix de basse de Prout se mêla à la discussion. On l’entendait souffler.

« Quoi ? » l’accent du colonel devenait de plus en plus irlandais.

« Je suis responsable des enfants qui me sont confiés. »

« Vous en êtes responsables, hein ? Dans ce cas, je ne puis dire qu’une chose : vous leur donnez un bien mauvais exemple, – un exemple fichtrement mauvais si j’ose m’exprimer ainsi. Je n’ai pas vos élèves. Je n’ai pas vu vos élèves et je vous dis que s’il y avait un de vos élèves sur chacun de ces arbres vous n’en auriez tout de même pas l’ombre d’un droit à mettre les pieds ici après avoir traversé le ravin en effrayant le gibier. Inutile de nier : vous l’avez effrayé. Vous auriez dû venir me trouver au château, comme des chrétiens, au lieu de venir chasser vos sacrés gamins sur mes terres. Vous êtes in loco parentis, hein ? Eh bien ! moi je n’ai pas oublié mon latin non plus ; dites-moi : Quis custodiet ipsos custodes ? Quand le maître erre comment blâmer l’enfant ? »

« Laissez-moi seulement vous dire deux mots en particulier, » demanda Prout.

« Je ne veux rien avoir de particulier avec vous ! soyez aussi particulier que vous voudrez de l’autre côté de la grille et… je vous souhaite le bonsoir ! »

La grille retomba une deuxième fois. Les trois amis attendirent que le colonel fût rentré chez lui et tombèrent dans les bras l’un de l’autre en tâchant de reprendre haleine.

« Oh ma chère âme ! oh King ! oh Pied-de-vache ! oh Renardeau ! » Stalky s’essuya les yeux. « Ah ! Ah ! Ah ! eh bien nous en avons vu de belles ! Dépêchons-nous, nous allons être en retard pour le thé. »

« Pre-pre-prends le blaireau : cela fera plaisir au petit Hartopp. Fai-faisons-leur plaisir à tous, » sanglota M’Turk en cherchant la porte à tâtons et en poussant à coup de pied le pauvre Beetle qui gisait toujours à terre.

Les amis trouvèrent le blaireau dans une boîte qui sentait fort mauvais. Ils laissèrent deux demi-couronnes sur la table et se mirent en route en trébuchant. Le blaireau grognait absolument comme le colonel Dabney et ils le laissèrent tomber deux ou trois fois à force de rire. Ils n’étaient pas encore tout à fait remis quand Renardeau les rencontra dans la cour et leur dit d’aller attendre au dortoir qu’on les envoyât chercher.

« Eh bien portez cette boîte chez M. Hartopp. En tout cas nous avons travaillé pour la Société d’Histoire naturelle, » dit Beetle.

« J’ai peur, Messieurs, que cela ne suffise pas à vous tirer d’affaire, » répondit Renardeau d’une voix grave. Il avait l’esprit dans le plus grand désordre.

« Tout va bien, Renardeau, » (Stalky en était arrivé aux dernières convulsions du rire), « nous, – nous ne vous abandonnerons jamais, Renardeau. Les chiens montrent du vice, hein, quand ils prennent un renard dans les bois ?…… Oui, vous avez raison. Je… je ne me sens pas tout à fait bien. »

« Cette fois-ci ils ont été un peu loin, » pensa Renardeau ; « je croirais bien qu’ils sont ivres, mais ils ne sentent pas la boisson. Pourtant ça m’étonnerait de leur part. King et Prout se sont fait attraper comme moi. C’est une consolation. »

« En voilà assez maintenant, » dit Stalky en se levant du lit où il s’était jeté. « Nous sommes des innocents persécutés… comme toujours. Nous ne savons pas pourquoi on nous a envoyés ici, c’est bien entendu ? »

« Pas d’explications. Privés de thé. Nous sommes déshonorés devant toute la maison, » dit M’Turk qui pleurait à force d’avoir ri. « L’affaire est bigrement sérieuse. »

« Ne disons rien jusqu’à ce que King se mette en colère, » ajouta Beetle ; « c’est un vieux calomniateur et il doit écumer de rage. Cet animal de Prout surveille trop ses paroles. Ayez l’œil sur King et à la première occasion demandez à réclamer au Proto : c’est ça qui les embête ! »

On vint chercher les trois amis de la part de Pied-de-Vache. King et Renardeau étaient là, Renardeau avait trois cannes sous le bras. King était triomphant, car il voyait des larmes, – des larmes de joie – sur les joues des victimes. L’interrogatoire commença.

Oui, ils étaient allés sur la falaise. Oui, ils étaient entrés chez le colonel Dabney. Oui, ils avaient vu les écriteaux (Beetle faillit éclater de rire). Pourquoi étaient-ils entrés chez le colonel ? « Nous avons trouvé un blaireau, Monsieur. »

King, qui détestait la Société d’Histoire Naturelle parce qu’il n’aimait pas Hartopp, ne put se contenir plus longtemps. Il pria les accusés de ne pas ajouter le mensonge à l’impertinence. « Mais, Monsieur, le blaireau est chez M. Hartopp. » Le sergent avait bien voulu se charger de l’animal. La question du blaireau se trouva ainsi résolue et ce premier échec ne fit qu’enflammer la colère de King. Il frappait le tapis du pied cependant que Prout préparait ses lentes questions. Les trois amis étaient entrés dans leurs rôles. Leurs yeux avaient cessé de briller, leurs figures ne révélaient rien, ils laissaient pendre leurs bras immobiles. Aux dépens d’un compatriote ils apprenaient la leçon de leur race : réfréner toute émotion et prendre l’étranger au piège à l’instant propice.

Jusque-là tout allait bien. King se mêlait de plus en plus de l’interrogatoire : il voulait se venger. Prout, lui, n’était que peiné. Stalky savait-il à quoi il s’exposait en dépassant les limites ? Stalky avoua d’un ton irrésolu qu’il avait vaguement entendu parler de quelque chose à ce sujet ; mais il pensait… il allongea la phrase autant qu’il put, car il ne désirait pas jouer sa meilleure carte contre un pareil adversaire. M. King ne voulait pas de mais et les faux-fuyants de Stalky ne l’intéressaient pas. D’autre part, les trois amis aimeraient peut-être entendre ce qu’il pensait, lui. Des élèves qui se faufilaient, – qui se glissaient, – qui se terraient au delà des limites, au delà même des limites si généreusement permises aux Membres de la Société d’Histoire Naturelle à laquelle ils s’étaient affiliés pour cacher leurs méfaits, – leurs vices, – leurs infamies, – leurs immoralités…

« Le voilà qui s’emballe, » se dit Stalky ; « il va falloir l’arrêter court. »

… de pareils élèves étaient la honte, la lèpre du collège, – King se laissait emporter par son éloquence, – leur langue était empoisonnée, ils mentaient, ne pensaient qu’à se bourrer de nourriture et commençaient même à s’enivrer en cachette…

King approchait de sa péroraison et les trois amis le savaient bien, mais M’Turk interrompit les grandes phrases vides ; ses camarades lui firent écho :

« J’en appelle au Principal, Monsieur. »

« J’en appelle au Principal, Monsieur. »

« J’en appelle au Principal, Monsieur. »

Ils étaient entièrement dans leur droit. L’ivresse était punie d’une correction publique et de l’expulsion. On les en avait accusés et leur sort était maintenant entre les mains du Principal seul.

« Tu en as appelé à César : tu iras devant César, » dit King. Ils avaient déjà entendu cette phrase une ou deux fois dans leur vie. « Néanmoins, mes jeunes amis, » ajouta King d’un air embarrassé, « il vaudrait mieux pour vous vous en tenir à notre décision. »

« Devrons-nous rester à l’écart de nos camarades jusqu’à ce que le Principal nous ait vus, Monsieur ? » demanda M’Turk à Prout sans répondre à King. C’était prendre la question de plus haut, les trois amis échappaient ainsi à l’étude du soir, car les brebis galeuses étaient soigneusement placées en quarantaine et le Principal ne rendait jamais de jugements avant que vingt-quatre heures ne se fussent écoulées.

« Ma foi, – enfin, – si vous persistez dans cette attitude de défi, » dit King, en jetant un regard de regret sur les cannes que Renardeau portait sous le bras, « il n’y a pas d’autre alternative. »

Dix minutes plus tard, tout le collège savait la nouvelle : Stalky et Cie étaient tombés enfin ; la boisson avait causé leur perte. Ils avaient bu. Ils étaient revenus de leur hutte ivres comme des Polonais. Ils gisaient maintenant ivres-morts sur le plancher du dortoir. Quelques explorateurs courageux se glissèrent en haut à la découverte et les criminels leur jetèrent des souliers à la tête.

« Nous l’avons – nous l’avons sur le gril ! » s’écria Stalky après avoir ainsi mis les curieux en fuite. « Il faudra que King prouve ses accusations jusqu’au bout. »

« On l’a trop chatouillé, ça l’a fait éclater, » dit Beetle, en citant un livre qu’il avait lu. « Je vous avais bien dit qu’il ferait explosion si nous lui en laissions le temps. »

« Et pas d’étude, ivrognes que vous êtes ! » ajouta M’Turk, « et il y a un devoir de trigonométrie ce soir ! tiens, voilà notre bon ami Renardeau ! de nouvelles tortures, Renardeau ? »

« Je vous ai apporté votre thé, Messieurs, » dit le sergent, de derrière un plateau bien garni. Renardeau ne mettait pas de malice dans ses luttes avec les collégiens et il n’avait pu s’empêcher de penser ce jour-là que des gens qui se laissaient pincer si facilement avaient peut-être quelque tour de réserve dans leur sac. Le sergent avait fait campagne aux Indes où il avait appris à connaître la valeur d’un renseignement exact et recueilli de bonne heure.

« J’ai… j’ai remarqué que vous n’aviez pas eu votre thé et j’en ai parlé à Gumbly qui m’a dit que vous n’étiez pas exclus des distributions, si l’on peut dire. Alors je vous ai monté ces provisions… C’est bien votre pâté de jambon, n’est-ce pas, Monsieur Corkran ? »

« Ma foi, Renardeau, vous êtes un bon type, » dit Stalky. « Je ne m’attendais pas à ce que vous ayez pour nous… quoi donc, Beetle ? »

« Des entrailles de père, » répondit Beetle promptement. « Merci, sergent. Tiens, c’est le jambon en boîte de Carter. »

« Il y avait un C dessus. J’ai cru que c’était celle de M. Corkran. Votre affaire est très grave, vous savez, Messieurs. J’ai pensé que vous aviez peut-être quelque chose que vous n’avez pas dit à M. King ou à M. Prout. »

« Mais oui, Renardeau ; toute une histoire, » dit Stalky, la bouche pleine.

« Si c’est comme ça, voyez-vous, j’ai pensé que je pourrai répéter tranquillement au Principal ce que vous m’aurez dit, quand il me questionnera. C’est moi qui vais lui apporter le rapport ce soir… vous êtes dans de mauvais draps, vous savez. »

« Notre position est terrible, Renardeau. Vingt-sept coups de canne dans le gym devant tout le monde et renvoyés du collège ! – Le vin est moqueur et la cervoise est tumultueuse[7], – dit Beetle.

« Il n’y a pas de quoi rire, Messieurs. Je vais porter le rapport au Principal. Peut-être ne savez-vous pas que je vous suivais cet après-midi ? J’avais des soupçons. »

« Avez-vous vu les écriteaux ? » cria M’Turk avec l’accent même du colonel Dabney.

« Vous avez des yeux. Inutile de nier ! vous les avez vus ! » dit Beetle.

« Un sergent ! » hurla Stalky sans pitié, « un sergent se faire braconnier ! et retraité encore ! C’est abominable ! abominable ! »

« Bon Dieu ! » dit le sergent en se laissant choir sur un lit. « Où diable…… où diable étiez-vous cachés ? J’aurais dû me douter que vous vous moquiez de nous… »

« Hein, espèce de toqué ! » reprit Stalky, « nous ne savions pas que vous nous aviez suivis cet après-midi n’est-ce pas ? vous pensiez nous surprendre, n’est-ce pas ? eh bien, mon vieux, nous vous avons conduit tout droit où nous voulions que vous alliez. N’est-ce pas, Renardeau, que le colonel Dabney est gentil ? Le colonel Dabney est notre ami intime. Il y a des semaines que nous allons chez lui. C’est lui qui nous a invités. Vous et votre devoir ! au diable votre devoir, Monsieur ! votre devoir était de rester chez vous ! »

« Renardeau, vous n’oserez plus lever la tête. Les fags vont se moquer de vous, » dit Beetle. « Songez à votre beau prestige ! »

Le sergent réfléchissait.

« Voyons, Messieurs, » dit-il d’un ton suppliant, vous n’allez pas raconter tout ça, n’est-ce pas ? M. Prout et M. King en étaient, voyons ! »

« Ils en étaient, mon petit Renardeau, ils en étaient, c’est triste à dire. Ils en ont empoché plus que vous. Nous avons tout entendu. Après tout vous vous en êtes tirés à bon compte. À la place de Dabney je vous aurais fait empoigner tous les trois. Il faudra que je le lui dise demain ! »

« Et le Principal va savoir tout ça, mon Dieu ! »

« Il saura tout, mon vieux Sioux, » dit Beetle en dansant. « Pourquoi pas ? nous n’avons rien à nous reprocher, nous. Nous n’avons pas été calomnier de pauvres garçons innocents en disant qu’ils étaient ivres. »

« Je n’ai pas dit cela, » plaida Renardeau, « j’ai…, j’ai dit seulement que vous aviez l’air tout drôle en rapportant ce blaireau. M. King a probablement mal compris. »

« Pour sûr et vous pouvez être certain qu’il rejettera la faute sur vous quand il verra qu’il a eu tort. Vous ne connaissez peut-être pas King, mais nous, nous le connaissons. J’en rougis pour vous. Vous n’êtes pas digne d’être sergent, » dit M’Turk.

« C’est vrai, je n’en suis pas digne quand j’ai trois jeunes démons de votre espèce à conduire. Je suis pincé ! Vous étiez en embuscade et vous m’avez pris avec armes et bagages. Il ne va plus y avoir moyen de tenir les petites classes en respect l Et le Principal qui va m’envoyer chez le colonel Dabney avec un petit mot pour savoir si vous étiez vraiment invités ! »

« Alors vous ferez mieux d’entrer par la grille cette fois au lieu de chasser vos sacrés élèves…… Non ! ça c’est ce qu’il a dit à King, n’est-ce pas ?… eh bien, Renardeau ? » Stalky, le menton dans la main droite, contemplait malicieusement sa victime.

« Ti-ra-la-la-i-tu ! écoutez mon chant de victoire ! » dit M’Turk. « Renardeau a apporté notre thé quand on nous traitait comme des lépreux. Renardeau a du cœur. Et puis Renardeau a servi, ne l’oublions pas. »

« J’aurais voulu vous avoir dans ma section, Messieurs, » dit le sergent avec conviction, « je vous aurais dressés ! »

« Silence ! le Conseil délibère ! » continua M’Turk. « Je suis l’avocat de l’accusé et puis cette histoire est bien trop bonne pour les autres brutes du collège. Ils ne comprendraient pas. Ils jouent au cricket et ne savent dire que Oui, Monsieur ! et Ah, Monsieur ! et Non, Monsieur ! »

« Passons, passons, » dit Stalky.

« Eh bien ! Renardeau est un bon petit bonhomme quand il veut bien ne pas se croire trop fort. »

« Ne sortez pas vos chiens les jours de grand vent, » chantonna Stalky. « Laissez-le aller, moi je m’en moque. »

« Moi aussi, » dit Beetle. « Je ne tiens qu’à Pied-de-Vache. À Pied-de-Vache et à King. »

« J’ai été forcé de faire ce que j’ai fait, » ajouta le sergent d’une voix plaintive.

« La cause est entendue !… considérant que l’accusé, étant de service, a été entraîné par ses complices… mettez ce que vous voudrez… Renardeau, le Conseil vous acquitte en vous infligeant un blâme. Nous ne dirons rien sur votre compte, » prononça M’Turk. « Nous vous le jurons. Ce serait mauvais pour la discipline du collège, très mauvais. »

« Ma foi, » dit le sergent en ramassant les tasses et les assiettes, « je connais trop ces diab…, ces Messieurs les collégiens pour ne pas être très heureux de vous entendre dire ça. Mais que vais-je raconter au Principal ? »

« Tout ce que vous voudrez, mon petit Renardeau. Nous n’avons rien à nous reprocher, nous ! »

Le Principal s’irrita grandement en voyant après dîner le rapport que le sergent lui apportait.

« Corkran, M’Turk et Cie, encore ! limites dépassées comme d’habitude. Tiens ! qu’est-ce que cela ? ils sont soupçonnés d’avoir bu ? Qui les accuse ? »

« C’est M. King, Monsieur le Principal. Je les ai attrapés hors des limites, Monsieur le Principal ; au moins c’est ce que je croyais. Mais je ne savais pas tout, Monsieur le Principal. » Le sergent avait l’air troublé.

« Continuez, » dit le Principal, « racontez-moi ce que vous savez. »

Il connaissait le sergent depuis sept ans et n’ignorait pas que les rapports de M. King dépendaient surtout de l’humeur de ce maître.

« Je croyais qu’ils avaient dépassé les limites sur la falaise, » dit le sergent, « mais il paraît qu’il n’en était rien. Je les vis entrer dans le bois du colonel Dabney et M. King arriva avec M. Prout… le fait est, Monsieur, que les gens du colonel Dabney nous ont pris pour des braconniers : M. King, M. Prout et moi. Il y a eu une petite dispute, on s’est échauffé un peu des deux côtés. M. Corkran et ses amis sont revenus ici sans être vus ; ils avaient l’air très gai. Le colonel Dabney lui-même a pris M. King pour un… le colonel Dabney est très strict. Alors ces Messieurs ont demandé à vous voir à cause de ce que… de ce que M. King a pu dire de leur conduite lorsqu’ils sont rentrés, dans le cabinet de M. Prout. J’avais seulement dit qu’ils étaient très gais, ils riaient, ils avaient l’air un peu excité. Ils m’ont raconté depuis, en plaisantant, Monsieur le Principal, que le colonel Dabney les avait invités à venir dans ses bois. »

« Parfaitement. Ils n’ont pas dit cela à leur maître, n’est-ce pas ? »

« Ils ont interrompu M. King pour demander à vous voir dès que celui-ci s’est mis à parler de leurs… de leurs habitudes. Ils l’ont interrompu tout de suite et ont demandé à être envoyés à leur dortoir en attendant que vous les fissiez appeler. Depuis ils ont plaisanté avec moi et j’ai cru comprendre qu’ils n’avaient pas perdu un mot de tout ce que le colonel Dabney a dit à M. King et à M. Prout quand il les a pris pour des braconniers. J’aurais dû me douter qu’ils s’étaient réservé une ligne de retraite quand ils m’ont entraîné si loin. On s’est moqué de nous, Monsieur le Principal, si vous voulez me permettre de vous dire mon opinion, et ils en rient comme des fous au dortoir. »

Le Principal comprit l’histoire, il la comprit tout entière. Un sourire lui plissa un peu les lèvres sous la moustache.

« Allez me les chercher, » commanda-t-il au sergent. « On peut régler cette affaire-là tout de suite. »

« Bonsoir, » dit-il quand Stalky et ses amis apparurent, escortés de Renardeau. « Je vous prie de m’écouter avec attention pendant quelques minutes. Vous me connaissez depuis cinq ans et moi je vous connais depuis… mettons vingt-cinq ans. Je crois que nous nous comprenons très bien et c’est pourquoi je vais maintenant vous faire un grand compliment. (La brune, sergent, s’il vous plaît. Merci. Vous pouvez vous retirer.) Je vais vous exécuter, sans rime, Beetle, ni raison. Je sais que vous êtes allés chez le colonel Dabney parce qu’il vous avait invités. Je ne prendrai même pas la peine d’envoyer vérifier le fait par le sergent parce que je sais que cette fois au moins vous avez dit l’exacte vérité. Je sais aussi que vous n’avez pas bu. (Quittez cet air vertueux, M’Turk, ou je croirai que vous ne me comprenez pas.) Votre conduite a été irréprochable et voilà pourquoi je vais commettre une abominable injustice. On vous a calomniés, n’est-ce pas ? On vous a insultés devant tout le collège ? Vous tenez particulièrement à l’honneur de votre maison, n’est-il pas vrai ? Eh bien, je m’en vais vous corriger, moi. »

Là-dessus ils reçurent chacun six coups de canne.

« Et voilà je crois la question réglée, » dit le Principal en remettant la canne à sa place et en jetant au panier le rapport de M. Prout. « Quand vous serez en face d’une situation s’écartant de la normale, – ceci pourra vous être utile plus tard – agissez toujours d’une façon anormale. Et à propos : il y a là sur ces rayons un tas de romans brochés. Vous pourrez les prendre à condition de les remettre en place. Je ne pense pas qu’ils courront grand risque à être lus en plein air. Ils sentent plutôt le tabac. Vous irez à l’étude ce soir comme à l’ordinaire. Bonsoir, » ajouta cet homme étonnant.

« Bonsoir, merci, Monsieur. »

« Je vous jure que je prierai pour le Proto ce soir, » dit Beetle. J’ai à peine senti les deux derniers coups qu’il m’a donnés. J’ai vu Monte-Cristo sur le rayon du bas, ça sera pour la prochaine fois que nous irons à la grotte enchantée. »

« Quel brave homme ! » dit M’Turk. « Pas de retenue. Pas de pensums. Pas de questions absurdes. Tout est arrangé. Tiens, voilà Prout et King ! qu’est-ce qu’ils vont faire chez lui ? »

Les trois amis ne surent pas ce que le Principal dit à King et à Prout ce soir-là, mais il est certain que ses paroles ne calmèrent pas l’irritation des deux maîtres. Lorsqu’ils sortirent, trois paires d’yeux remarquèrent que la figure de l’un était rouge et bleue jusqu’au bout du nez, tandis que le front de l’autre était inondé de sueur. Ce spectacle dédommagea bien Stalky et ses camarades du discours en plusieurs points qu’ils eurent à subir. Ils apprirent – personne n’en fut plus étonné qu’eux – qu’ils avaient passé sous silence des faits essentiels et qu’ils étaient coupables à la fois de suppressio veri et de suggestio falsi (divinités bien connues qu’ils offensaient souvent). On les informa en outre que leur nature était mauvaise, leur conduite très sujette à caution, leur exemple pernicieux et révolutionnaire, leur caractère, enfin, livré aux démons de l’entêtement, de la vanité et de l’orgueil le plus intolérable. En neuvième et dernier lieu les deux maîtres exaspérés leur conseillèrent de faire attention et de prendre garde à eux.

Ils prirent garde à eux en effet comme des collégiens seuls savent le faire quand ils veulent jouer un tour à quelqu’un. Ils attendirent huit jours pleins que Prout et King se fussent remis complètement d’une alarme aussi chaude. Ils attendirent un après-midi où devait se jouer un grand match – un match qui intéressait leur maison – et auquel Prout devait prendre part. Ils attendirent que ce maître eût bouclé ses jambières dans le pavillon et fût prêt à commencer le jeu. King était en train de marquer des points, près de la fenêtre, et les trois amis étaient assis sur un banc à la porte.

Stalky se tourna vers Beetle : « Dis-moi, Beetle, Quis custodiet ipsos custodes ? »

« Veuillez ne pas m’adresser la parole, » répondit Beetle. « Je ne veux rien avoir de particulier avec vous. Soyez aussi particulier que vous voudrez de l’autre côté du banc… je vous souhaite bien le bonsoir. »

M’Turk bâilla :

« Vous auriez dû venir me trouver comme des chrétiens, au lieu de chasser vos… gamins sur mes terres. Je trouve ces matchs complètement idiots. Allons voir chez le colonel Dabney s’il a pincé d’autres braconniers. »

Cet après-midi-là on rit bien dans la grotte enchantée.

LA LAMPE MERVEILLEUSE

PREMIÈRE PARTIE

La troupe Aladin répétait dans la salle de musique située au-dessus de l’étude n° 5. Le quatrième des frères Dickson, plus connu sous le nom de Dick IV, tenait l’emploi d’Aladin, de régisseur, de maître de ballet, d’une moitié de l’orchestre et aussi en partie de librettiste, car on avait refait le livret pour le remplir d’allusions locales. La représentation de la pantomime devait avoir lieu la semaine suivante dans l’étude d’en bas qu’occupaient Aladin, Abanazar et l’Empereur de Chine. Le Génie de la lampe, la Princesse Badroulbadour et la veuve Twankey avaient l’étude n° 5 en face sur le même palier, ce qui facilitait le rassemblement de la troupe. Le trépignement rythmé du corps de ballet ébranlait le plancher, tandis qu’Aladin, vêtu d’un maillot de coton rouge, d’un veston bleu à paillettes et d’un chapeau à plumes, martelait alternativement le piano et son banjo. C’était lui l’âme du jeu, comme il seyait à un « grand », reçu au premier examen de l’École militaire, et qui avait l’espoir d’entrer à Sandhurst au printemps.

Aladin recouvre enfin ses droits, Abanazar empoisonné gît sur le plancher, la veuve Twankey exécute sa danse ; de l’avis général tout ira bien à la représentation.

« Et la dernière chanson ? » dit l’Empereur, un grand garçon blond, ayant une ombre de moustache qu’il tiraillait avec ardeur. Il nous faudra quelque chose d’enlevé ! »

« John Peel ? Mon petit chien, viens boire, » proposa Abanazar, en s’efforçant d’effacer les plis de son large pantalon lilas. Abanazar, dit Mimi, avait toujours l’air à moitié endormi, mais il avait un sourire silencieux qui convenait bien au rôle du méchant Oncle.

« C’est vieux, » dit Aladin. « Autant prendre l’Horloge de mon grand-père. Dis donc, Stalky, qu’est-ce que tu chantonnais à l’étude hier soir ? »

Stalky, le Génie de la Lampe, qui était couché sur le haut du piano, en maillot noir et en pourpoint, un loup de soie noire sur la figure, siffla paresseusement un air entraînant de café-concert.

Dick IV inclina la tête de côté en critique d’art, en louchant tout le long de son nez rouge.

« Répète-moi ça ; je vais attraper l’air, » dit-il en tapotant les touches, « chante-moi les paroles. »

Arrah, Patsy, prends le bambin ! Arrah, Patsy, prends le gosse

Roule-le dans un manteau, car il va se faire une bosse.

Arrah, Patsy, prends le bambin ; prends-le donc un peu pour voir.

Il va sauter, mordre et pleurer ; nous tourmenter jusqu’au soir.

Arrah, Patsy, prends le bambin.

« C’est épatant ! épatant, » dit Dick IV. « Mais il n’y aura pas de piano à la représentation. Il faudra nous contenter des banjos – jouer et danser en même temps. Tertius, veux-tu essayer ? »

L’Empereur releva un peu ses manches d’apparat vertes et s’efforça de suivre Dick IV sur un grand banjo en nickel plaqué.

« Oui, mais moi il me faudra faire le mort pendant ce temps-là, et au beau milieu de la scène encore, » dit Abanazar.

« Oh ! ça, c’est l’affaire de Beetle, » dit Dick IV. « Enlève-moi ça, Beetle. Nous n’allons pas coucher ici. D’une façon ou d’une autre il te faudra retirer Mimi de là, et faire entrer à la fin tout le corps de ballet. »

« C’est ça. Jouez-moi ça encore une fois vous deux, » dit Beetle, qui pour figurer la veuve Twankey, était vêtu d’une jupe grise et portait une perruque châtain avec des boucles en saucisses, posée de travers au-dessus d’une paire de lunettes réparées à l’aide d’un vieux lacet. Il battit la mesure d’un pied tandis que les autres plaquaient le refrain sur les banjos en jouant de plus en plus fort.

Et il chanta :

Voici qu’Aladin a reconquis son épouse,

Dick IV répéta les paroles après lui.

Votre Empereur est apaisé,

déclama Tertius en élargissant la poitrine.

« Debout, Mimi ! Dis :

Je crois que je ferais mieux de ressusciter,

Alors nous nous prenons la main et nous avançons en disant

Nous espérons avoir eu le bonheur de vous plaire.

Comprenez-vous ? »

« Compris. Ça va. Quel est le refrain du ballet final ? On fait quatre sauts et une pirouette, » dit Dick IV :

John Short s’en va baisser la toile,

Car il va sonner le souffleur.

Point n’est besoin qu’on vous dévoile

Que nous voulons votre bonheur.

Épatant ! Épatant ! Et maintenant la scène entre la veuve et la Princesse. Dépêche-toi, Turkey. »

M’Turk, vêtu d’une jupe de soie violette et d’un coquet turban bleu, s’avança, gauche et l’air honteux. Le Génie de la Lampe descendit du piano et lui allongea froidement quelques coups de pied. « Joue donc, Turkey, » dit-il « c’est sérieux. » À ce moment quelqu’un frappa à la porte. C’était King, en robe et le mortier en tête, qui profitait du samedi soir pour rôder dans les couloirs avant le dîner.

« La porte fermée à clé ! » dit-il avec aigreur en fronçant les sourcils. « Qu’est-ce que cela signifie et pourquoi, je vous prie, ces costumes épicènes ? »

« C’est une pantomime, Monsieur. Nous avons la permission du Principal, » dit Abanazar, le seul élève de sixième année présent. Dick IV fit bonne contenance, sachant que son maillot lui allait bien, mais Beetle chercha à se cacher derrière le piano. Une jupe grise princesse empruntée à la mère d’un externe et un corsage d’indienne à pois, bourré sans méthode de papier écolier, ont le don de vous faire paraître ridicule. D’ailleurs, Beetle avait bien quelques petites choses à se reprocher.

« Toujours les mêmes, » dit King en ricanant. « Toujours des futilités, à un moment où vos carrières, quelles que du reste elles puissent être, vont se décider. La voilà bien cette bande de criminels endurcis – l’armée du désordre – Corkran – (le Génie de la Lampe s’inclina poliment) – M’Turk – (l’irlandais sourit) – et bien entendu l’ineffable Beetle, notre ami Gigadibs. » Abanazar, l’Empereur et Aladin étaient encore des élèves que King estimait un peu. Il ne leur dit rien. « Sortez donc de derrière cet instrument de musique, le petit bouffon, l’écrivailleur ; c’est vous, j’imagine, qui fournissez les vers de mirliton de la pièce. Vous vous figurez probablement être un poète ? »

« Il a dû trouver de mes vers, » pensa Beetle, voyant le sang monter au visage de King.

« Je viens d’avoir le plaisir de lire une de vos élucubrations, à mon adresse, je crois, une élucubration dont les vers étaient censés rimer. Ainsi vous me méprisez, maître Gigadibs, n’est-ce pas ? Je sais très bien – point n’est besoin de me le dire – que vous n’aviez pas l’intention de me soumettre ce poème. C’est en riant que je l’ai lu, oui, c’est en riant. Ces boulettes de papier, lancées par des gamins aux doigts tachés d’encre – car on n’est toujours qu’un gamin, maître Gigadibs, – ne sauraient m’émouvoir. »

« Laquelle a-t-il donc lue ? » se demanda Beetle. Notre ami, depuis le jour où il avait constaté qu’on pouvait infliger des blâmes en vers, avait publié de nombreuses satires fort goûtées de ses camarades.

Pour bien prouver sa tranquillité d’esprit, King se mit en devoir de démolir Beetle, qu’il appelait Gigadibs. Il n’oublia rien, depuis les lacets défaits jusqu’aux lunettes réparées à l’aide d’une ficelle (la vie d’un poète au collège est bien dure) pour le rendre la risée de ses camarades, et il arriva au résultat habituel. Ses fleurs de rhétorique – car King avait la langue acérée – finirent par lui rendre sa bonne humeur. Il traça un tableau des plus sombres de la fin de Beetle, vil pamphlétaire, mourant dans une mansarde, n’oublia pas d’adresser quelques mots bien sentis à M’Turk et à Corkran, et, après avoir rappelé à Beetle qu’il aurait à comparaître au premier appel, il s’en fut rejoindre ses collègues auprès de qui il se glorifia de sa victoire.

« Et ce qu’il y a de mieux, » déclara-t-il de sa grosse voix pendant qu’on mangeait le potage, – « c’est qu’avec ces têtes de bois je dépense en pure perte tous les trésors de mon esprit sarcastique. C’est à cent coudées au-dessus d’eux, j’en suis certain. »

« Quant à cela, » dit lentement l’aumônier du collège, « j’ignore si Corkran apprécie votre style, mais le jeune M’Turk lit du Ruskin pour son agrément personnel. »

« Quelle plaisanterie ! C’est pour poser. Je me méfie du Celte ténébreux. »

« Pas le moins du monde. Je suis entré l’autre soir dans leur étude, et j’ai trouvé M’Turk en train de recoller quatre numéros dépareillés de Fors Clavigera. »

« J’ignore quelle peut être leur vie privée, » dit avec chaleur un professeur de mathématiques, « mais je sais par expérience qu’il vaut mieux ne pas avoir affaire à l’étude n° 5. Ce sont de jeunes démons sans cœur. » Il rougit, en voyant rire les autres.

Pendant ce temps des cris de colère et des jurons remplissaient la salle de musique. Stalky seul, le Génie de la Lampe, couché sur le haut du piano, restait impassible.

« C’est ce petit animal de Manders qui a dû lui faire voir tes œuvres, » dit-il indolemment. « Il est toujours à tourner autour de King. Va-t’en lui casser la tête. Dis, Beetle, qu’est-ce que c’était ? »

« Sais pas, » répondit Beetle, sortant avec peine de sa jupe. « Un de mes poèmes traitait des efforts de King pour se rendre populaire auprès des petits, et dans un autre je l’ai montré en enfer, en train d’expliquer au Diable qu’il sortait de Balliol[8]. Les rimes étaient toutes bonnes, je le jure. Nom d’une pipe ! Manders lui aura peut-être montré les deux morceaux. C’est moi qui vais lui corriger ses césures ! »

Il s’éclipsa et descendit rapidement deux étages, donna la chasse à un petit garçon, tout blanc et rose, qui se trouvait dans une classe à côté du cabinet de King, situé exactement au-dessous de l’étude des trois amis, et le poursuivit tout le long du corridor jusqu’à une salle réservée aux ébats de la Troisième préparatoire. Il en revint, les vêtements en désordre et trouva M’Turk, Stalky et les autres membres de la troupe dans son étude, attablés devant un repas copieux – du café, du cacao, des gâteaux, du pain chaud, des sardines, des saucisses, des pâtés de veau et jambon, des harengs, trois sortes de confitures et au moins autant de pots de crème du Devonshire.

« Mazette ! » s’écria-t-il en se jetant sur les victuailles, « qui donc a payé tout ça, Stalky ? » On n’était plus qu’à un mois de la fin de l’année, et depuis des semaines une misère noire s’était abattue sur le collège.

« C’est toi, » dit Stalky d’une voix tranquille.

« Nom d’un chien ! est-ce que tu aurais chipé ma culotte du dimanche par hasard ? »

« Ne t’émotionne pas. Ce n’est que ta montre. »

« Ma montre ! je l’ai perdue il y a des semaines, là-bas, dans la garenne, en voulant tirer le vieux bélier, le jour où notre pistolet a éclaté. »

« Elle est tombée de ta poche (tu as si peu d’ordre, Beetle !), M’Turk et moi en avons pris soin. Je l’ai portée pendant huit jours et tu n’as rien vu. Je suis allé cet après-midi la mettre en gage à Bideford ; on m’en a donné treize shellings sept. Tiens, voici la reconnaissance. »

« Eh bien, en voilà de l’aplomb ! » dit Abanazar, de derrière un monceau de confitures et de crème. Beetle, rassuré sur le sort de son pantalon du dimanche, n’avait l’air aucunement irrité et ne semblait même pas surpris. Ce fut M’Turk qui se fâcha :

« Comment, Stalky, tu lui as donné la reconnaissance ? Tu as mis sa montre en gage ? Sale animal ! Beetle et toi, vous avez vendu la mienne il y a un mois et je n’ai jamais vu l’ombre d’une reconnaissance. »

« Pourquoi aussi avais-tu fermé ta malle à clé ? nous avons perdu la moitié de l’après-midi à l’ouvrir de force. Nous aurions peut-être mis ta montre en gage, Turkey, si tu avais agi en chrétien. »

« Vrai ! » dit Abanazar, « vous êtes de véritables communistes, vous autres. Je propose toutefois un vote de remerciements à l’ami Beetle. »

« Ça, c’est salement injuste, » dit Stalky, « c’est moi qui ai eu tout le mal. Beetle croyait bien n’avoir plus de montre. Dites donc, Crotte-de-Lapin m’a pris dans sa voiture jusqu’à Bideford cet après-midi. »

Grotte-de-Lapin était le voiturier du pays ; c’était un aborigène de la première formation dévonienne. Stalky lui avait donné son sobriquet bizarre.

« Il ne l’aurait pas fait s’il n’avait pas été à moitié ivre. Crotte-de-Lapin ne m’aime pas trop, il paraît. Je lui ai juré la paix en lui donnant un shelling. Il s’est arrêté en route à deux cabarets, de sorte qu’il va être bien pris ce soir. Laisse là ta lecture, Beetle ; nous allons tenir un conseil de guerre. Où as-tu donc été fourrer ton col ? »

« J’ai chassé le petit Manders jusqu’à l’étude de la Troisième préparatoire. Tous ses sales petits amis m’ont sauté dessus, » dit Beetle, de derrière un livre et un pot de harengs.

« Quel âne tu fais ! Le premier imbécile venu aurait pu te dire où Manders se réfugierait, » dit M’Turk.

« Je n’ai pas réfléchi, » répondit humblement Beetle, en retirant les harengs du pot avec une cuiller.

« Bien sûr ! Tu ne réfléchis jamais. » M’Turk rajusta avec une sauvage énergie le col de Beetle. « Si tu verses de l’huile sur mon Fors Clavigera tu t’en repentiras ! »

« Ferme ça – Biddy – espèce d’irlandais ! ce n’est pas ton sale Fors, c’est un livre à moi. »

Il s’agissait d’un gros volume assez vieux, relié en brun, que King avait jeté une fois à la tête de Beetle pour lui faire voir d’où venait le nom de Gigadibs. Beetle s’était emparé tranquillement du livre et y avait lu bien des choses. Ces vers, dont il comprenait à peine le quart, ne le quittaient jamais, même pendant les repas, comme en témoignaient les taches qui couvraient les pages du livre bien-aimé. Son esprit vagabondait au loin, en compagnie de personnages merveilleux, quand M’Turk se mit à lui taper sur la tête avec la cuiller à harengs, ce qui le fit grogner.

« Beetle ! King te tyrannise, il t’opprime et il t’insulte. Tu ne le sens donc pas ? »

« Laisse-moi tranquille ! et puis après ? je pourrai toujours l’éreinter dans mes vers, il me semble. »

« Il est fou ! fou à lier, » dit Stalky à ses hôtes, du ton d’un montreur de bêtes. « Beetle lit les écrits d’un âne appelé Browning et M’Turk ceux d’un autre âne appelé Ruskin et… »

« Ruskin n’est pas un âne, » dit M’Turk, « il est presque aussi fort que le mangeur d’opium. Il dit que nous sommes des enfants de races nobles, formés par l’art environnant. Cette description s’applique à moi : on n’a qu’à voir la façon dont j’ai embelli notre étude quand vous y auriez collé des étagères et des cartes de Noël. Enfant d’une noble race, formé par l’art environnant, cesse ta lecture, ou je te fourre un hareng dans le cou ! »

« Nous sommes deux contre un, » dit Stalky en guise d’avertissement, et Beetle ferma le livre, se conformant ainsi à la loi qui les avait régis, ses deux camarades et lui, pendant six années de bonne et de mauvaise fortune.

Les visiteurs étaient dans la joie. Les habitants de l’étude n° 5 avaient la réputation de pousser la folie plus loin que tous les autres élèves du collège réunis. Autant que le leur permettaient les lois qu’ils s’étaient données, ils se montraient polis et accueillants envers leurs voisins de palier.

« Quelle sottise avez-vous encore en tête ? » demanda Beetle.

« Guerre à King ! » s’écria M’Turk en indiquant d’un mouvement de tête un petit tambour provenant de l’Afrique Occidentale que son oncle, le marin, lui avait donné.

« Bon ! On va nous mettre encore à la porte de notre étude, » dit Beetle qui aimait ses aises. « Mason nous en a chassés rien que pour quelques petits roulements. » – Mason était le professeur de mathématiques qui avait parlé des trois amis au dîner des maîtres.

« De petits roulements ! – Seigneur ! » dit Abanazar. « On ne s’entendait pas parler chez nous pendant que tu jouais de cet instrument infernal. À quoi bon en tout cas vous faire mettre à la porte de votre étude ? »

« Il a fallu s’installer dans les salles communes pendant toute une semaine, » dit Beetle d’un ton tragique. – « Et ce qu’il y faisait froid ! »

« Ça se peut, mais pendant ce temps-là la chambre de Mason était pleine de rats. Au bout de huit jours, il a fini par comprendre, » dit M’Turk. « Il déteste les rats. Une fois rentrés dans notre étude, plus de rats ! Mason nous voit d’un mauvais œil maintenant, mais il n’a pas de preuves. »

« Je l’espère bien, » dit Stalky. « C’était moi qui montais sur le toit pour jeter ces sales bêtes par la cheminée. Il faudrait voir cependant si nous pouvons nous permettre de nouveaux tours. »

« Moi, je puis tout me permettre, » dit Beetle. « King jure que j’ai déjà passé toutes les bornes. » « Ce n’est pas à toi que je pense, » répliqua Stalky avec dédain. « Tu ne te destines pas à Sandhurst, vieille taupe ! je ne tiens pas à être renvoyé du collège, moi – faut dire aussi que le Principal commence à être fatigué de nous. »

« Quelle blague ! » dit M’Turk. « Le Principal ne renvoie jamais que les pourceaux ou les voleurs. Tiens ! à propos, Stalky et toi, vous n’êtes que des voleurs – de véritables cambrioleurs. »

Aux visiteurs ébahis, Stalky, en riant, interpréta ainsi la parabole :

« Ce petit animal de Manders nous a vus, Beetle et moi, dans le dortoir en train de forcer la malle de M’Turk, il y a un mois, le jour où nous avons pris sa montre. Manders est allé cafarder, et Mason a pris l’affaire au sérieux afin de se venger de nous. » « C’est ainsi qu’il s’est livré entre nos mains, » dit M’Turk d’un ton aimable. « Nous étions gentils avec lui au commencement parce qu’il venait d’arriver et qu’il cherchait à gagner la confiance des élèves. Malheureusement il se fie à sa petite jugeotte. Stalky alla le trouver dans son cabinet, fit semblant de pleurnicher et promit de ne plus jamais recommencer si on lui faisait grâce cette fois-là. Mason ne voulut rien entendre et lui dit que son devoir était d’informer le Principal. »

« Est-il vindicatif, cet animal-là ! » dit Beetle ; « c’était à cause des rats ! Alors j’ai pleuré moi aussi, tandis que Stalky avouait que, depuis son entrée au collège, depuis six ans, il se livrait au vol. Il ajouta que c’était moi qui lui avais appris à voler, tel Fagin. Mason en pâlit de joie ; il croyait nous tenir. »

« C’est prodigieux ! » s’écria Dick IV ; « nous n’avons rien su de tout cela. »

« Bien sûr. Mason n’est pas allé le crier sur les toits. Il a pris par écrit toutes nos affirmations. On lui a fait croire tout ce qu’on a voulu, » dit Stalky.

« Et puis il a donné le tout au Principal avec une petite improvisation de son cru. Il y en avait près de quarante pages, » dit Beetle. « Je l’ai aidé pas mal. »

« Et puis après, fous que vous êtes ? » dit Abanazar.

« Et puis on nous fit venir ; Stalky réclama la lecture des dépositions, et le Principal, d’une gifle, l’envoya rouler dans le panier à papier. Ensuite il nous donna huit coups de canne à chacun – et bien appliqués – pour avoir pris des libertés inouïes avec un nouveau maître. En sortant j’ai bien vu que le Proto se tordait. Savez-vous, » dit Beetle tout songeur, « que maintenant Mason ne peut plus nous regarder pendant la seconde leçon sans rougir ? Nous le fixons parfois tous les trois, si bien qu’on voit son front se couvrir de sueur. C’est un animal d’une sensibilité excessive. »

« Comme il lisait Éric[9] » dit M’Turk, « nous lui avons fait cadeau de Saint-Winifred ou la Vie de Collège. À Saint-Winifred les élèves occupaient leurs loisirs à voler, quand ils n’étaient pas en train de prier ou de boire au cabaret. Il n’y a qu’une semaine de cela, et le Principal ne nous a pas encore oubliés. Il a dit que notre ingéniosité était vraiment diabolique. C’est Stalky qui avait tout inventé. »

« Ça ne sert à rien de s’en prendre à un maître si on ne peut le rendre ridicule, » dit Stalky, couché sur le tapis devant la cheminée ; – « si Mason ne savait pas à qui il avait affaire – eh bien il le sait à présent, voilà tout ! Et maintenant, mes très chers auditeurs, » ici Stalky s’assit sur les talons et fit face à la compagnie, – « nous avons affaire à King, cet homme énergique et tenace. Il a fait tout son possible pour faire naître un conflit, » (sur ce, Stalky baissa son masque de soie noire et prit l’accent d’un juge en train de prononcer une sentence de mort), « il nous a opprimés, Beetle, M’Turk et moi, privatim et seriatim, l’un après l’autre chaque fois qu’il a pu nous attraper. De plus, il vient d’insulter l’étude n° 5 dans la salle de musique en présence de ces officiers du 93e. – On les prendrait d’ailleurs pour des garçons coiffeurs. – Benjamin, il faut lui faire crier Capivi ! »

Stalky ne lisait ni Browning ni Ruskin.

« D’ailleurs, » dit M’Turk, « c’est un Philistin qui suspend de petits paniers aux murs de sa chambre. Il porte une cravate à carreaux. Ruskin dit que pour quiconque porte une cravate à carreaux il n’y a point de salut possible. »

« Bravo, M’Turk, » s’écria Tertius, « je croyais que King n’était qu’une rosse. »

« Bien sûr, mais il est quelque chose de pire. Il a mis dans sa fenêtre, pour y faire pousser du musc, un panier en porcelaine avec un petit chat rouge dessus et des rubans bleus. Tu te rappelles quand j’ai pris ces morceaux de vieux chêne sculpté dans l’église de Bideford qu’on restaurait, (Ruskin dit que quiconque restaure une église n’est qu’un ignoble gâcheur de plâtre !) je les ai collés là-haut et King est venu demander si c’étaient des découpages que nous avions faits. Pouah ! c’est le roi des Philistins. »

M’Turk, qui voyait déjà son ennemi à terre baissa son pouce taché d’encre au-dessus d’une arène imaginaire. « Placetne, enfant d’une race généreuse ! » cria-t-il à Beetle.

« Eh bien, » dit Beetle en hésitant, « il vient de Balliol, mais je veux bien laisser encore à cet animal une chance de s’en tirer. D’ailleurs je pourrai toujours l’émoustiller dans mes vers. Il n’osera pas s’en plaindre au Principal ; cela le rendrait ridicule. (Stalky a raison.) Donnons-lui encore une chance. »

Beetle ouvrit le livre qui se trouvait sur la table, fit glisser son doigt le long de la page et se mit à lire au hasard :

Celui qui dans Moscou va tuer l’Empereur,

Se glisse plein d’effroi dans la ville endormie

Là-haut sur le Kremlin éclatant de blancheur

Avec cinq généraux portant la mort amie…

« Ce n’est pas ça, Cherche encore, » dit Stalky. « Attends un instant, je sais ce qui va venir. » M’Turk lisait par dessus l’épaule de Beetle.

Et pour se donner du courage

Chaque brave prend du tabac.

Puis aussitôt rempli de rage,

Pliant son écharpe il s’en va,

Et l’étoffe sur les chairs grasses

(Tudieu, quelle phrase !)

Résiste quand se rompt l’acier ;

Elle ne laisse point de traces

Sur le cou blanc du supplicié.

(Un point !)

« Je n’y comprends absolument rien, » dit Stalky.

« Es-tu bête ! C’est assez clair, » dit M’Turk ; « les six bonshommes ont étranglé le Czar sans laisser de traces. C’en est fait de King. Actum est ! »

« Et c’est lui qui m’a donné ce livre ! » dit Beetle avec satisfaction :

Dans la Bible il se trouve un texte

Qui n’est pas du tout erroné.

N’y manquez sous aucun prétexte,

Vous seriez vingt-neuf fois damné.

Puis il ajouta :

Sétébos ! Sétébos ! ô grand dieu Sétébos !

Toi qui vis, nous dit-on, dans la lune si froide.

« King revient de dîner, » dit Dick IV qui regardait par la fenêtre. « Le petit Manders est avec lui. »

« Il a raison d’être avec lui en ce moment ! » s’écria Beetle.

« Vous feriez mieux de vous en aller vous autres, » dit poliment Stalky à ses visiteurs. « Il ne serait pas juste de vous mêler à nos querelles. Et d’ailleurs nous préférons ne pas avoir de témoins. »

« Allez-vous commencer tout de suite ? » demanda Aladin.

« À l’instant même, et plus tôt si c’est possible, » répondit Stalky, en éteignant le gaz. – « King, c’est l’homme énergique et tenace. Faut lui faire crier Capivi. Va-t’en, Benjamin. »

Les convives se retirèrent dans leur étude et attendirent les événements.

« Quand on voit les narines de Stalky se dilater comme les naseaux d’un cheval, » dit Aladin à l’Empereur de Chine, « c’est qu’il est sur le sentier de la guerre. Je me demande ce qui va arriver à King. »

« Il aura son compte, » répondit l’Empereur. « En général, l’étude n° 5 paie bien ses dettes. »

« » Je devrais peut-être intervenir, » dit Abanazar, se rappelant tout à coup qu’il était moniteur.

« Ça ne te regarde pas, Mimi. D’ailleurs, si tu bougeais, ils s’en vengeraient et nous empêcheraient de travailler, » répondit Aladin. « Voilà que ça commence. »

Le tambour de guerre de l’Afrique occidentale avait servi à transmettre des signaux au delà des deltas et des fleuves. On avait défendu aux élèves du n° 5 de faire vibrer cette relique dans l’enceinte du collège. Sous les doigts agiles de M’Turk et de Beetle le bourdonnement fit place à la fanfare sauvage qui sonne la poursuite. Ensuite, M’Turk se mit à taper sur un côté de l’instrument, rendu lisse par le sang des anciens sacrifices, et le bruit se transforma en hurlements brefs, semblables à ceux que le gorille blessé pousse dans la forêt. Là-dessus King arriva en fureur – il monta l’escalier quatre à quatre, en faisant claquer sa robe. Aladin et ses camarades aux aguets écoulèrent avec curiosité la porte s’ouvrir avec fracas. King trébucha dans l’obscurité, en appelant sur la tête de nos musiciens le courroux des dieux de Balliol et des divinités protectrices du repos.

« Il les met dehors pour huit jours, » dit Aladin tenant la porte entrebâillée. « Il ordonne qu’on lui porte la clé dans cinq minutes. – Brutes ! Barbares ! Sauvages ! Gamins ! – Il est un peu ému. Arrah, Patsy, prends le bambin, » chantonna-t-il tout en tenant le bouton de la porte et en exécutant sans bruit une danse guerrière.

King redescendit l’escalier ; Beetle et M’Turk allumèrent le gaz pour s’entendre avec Stalky, mais celui-ci avait disparu.

« Ça a l’air de mal tourner, » dit Beetle en prenant ses livres et sa boîte de compas, « quel plaisir y a-t-il à aller passer huit jours dans l’étude commune ? »

« Tu ne vois donc pas que Stalky n’est pas ici, espèce de taupe ? » dit M’Turk. « Va porter la clé à King et tâche d’avoir l’air embêté ! Le sermon de King ne durera qu’une demi-heure. Moi, je vais aller lire en bas. »

« Mais c’est toujours mon tour, » dit tristement Beetle.

« Attends un peu, » dit M’Turk d’un ton encourageant, « je ne sais pas plus que toi ce que Stalky médite, mais il y a quelque chose en train. Va-t’en attirer sur toi la colère de King. Tu en as l’habitude. »

À peine la clé eut-elle tourné dans la serrure que le couvercle de la boîte au charbon, qui servait aussi de banquette, se souleva doucement. Stalky, la tête entre les jambes et l’estomac touchant l’oreille droite, ne s’était point trouvé à l’aise dans sa cachette, malgré sa souplesse. Il prit dans un tiroir une catapulte usée, une poignée de gros plombs et une seconde clé de l’étude, il ouvrit la fenêtre sans bruit et se mit à genoux, le visage tourné vers la route. On voyait les arbres penchés sous le vent, la ligne sombre de la garenne et la trace blanche des brisants sur la grève. Il entendit au loin la trompette du voiturier dans le petit chemin aux talus escarpés. Il y avait dans ces accents des velléités d’harmonie ; on eût dit le vent dans une bouteille, essayant de chanter :

Dans l’armée nous faisons comme ça !

Stalky sourit en serrant les lèvres, et ouvrit le feu à portée extrême ; le vieux cheval fit un grand écart.

« Qu’est-ce qu’il y a donc ? » dit Crotte-de-Lapin d’une voix entrecoupée par les hoquets.

Un gros plomb vint, avec un sifflement aigu, déchirer la toile usée de la bâche.

« Habet, » murmura Stalky, tandis que Crotte-de-Lapin lançait des jurons dans l’obscurité, en protestant qu’il voyait le « sacré collégien » qui l’attaquait.

. . . . . . . . . . . . . . . .

« Ainsi, » disait King à Beetle d’une voix aiguë – il l’avait gardé dans son cabinet pour se moquer de lui devant le petit Manders, sachant bien qu’un élève de Cinquième année n’aime pas être tourné en ridicule devant un fag – « ainsi, Monsieur Beetle, quand on ose entrer en conflit immédiat avec un humble représentant de l’autorité comme votre serviteur par exemple, on se trouve, malgré ces vers dont on est si fier, mis à la porte de son étude, n’est-il pas vrai ? »

« Oui, Monsieur, » répondit Beetle, un sourire bête aux lèvres et la haine au cœur. Il n’avait plus guère d’espoir, quoique fermement convaincu que Stalky n’était jamais aussi dangereux que lorsqu’il était invisible.

« Merci, vos observations ne sont point nécessaires. On vous chasse de votre étude comme si vous n’étiez qu’un simple petit Manders. Après tout vous n’êtes qu’un gamin aux doigts tachés d’encre et ne méritez pas d’être traité autrement. »

Beetle prêta l’oreille ; c’était Crotte-de-Lapin qui tempêtait au beau milieu de la route ; quelque gros mots arrivèrent jusqu’à eux. La croisée était-à moitié ouverte, car King avait ses idées en matière d’hygiène. Il se dirigea vers la fenêtre, majestueux comme toujours, sa robe noire se détachant bien sur le fond éclairé de la pièce.

« Je te vois ! je te vois ! » cria Crotte-de-Lapin, qui trouvait enfin un ennemi visible ; – un autre plomb vint le frapper. – « Te voilà, sacripant à trompe d’éléphant, avec tes yeux de travers et ta barbe rousse. T’es trop vieux pour de telles farces. Tiens ! mets-toi donc un cataplasme sur le nez. Va te soigner que je te dis ! »

Beetle reprit courage. Il reconnaissait dans ces manifestations la main de Stalky : il y avait donc de l’espoir ; la vengeance semblait prochaine. Il se promit bien de mettre en vers la description originale du nez de King par Crotte-de-Lapin. Le maître ouvrit la fenêtre et réprimanda sévèrement le voiturier. Mais celui-ci était trop hors de lui pour se laisser toucher par les menaces ou les conseils. Il était descendu de sa voiture et on le voyait qui se baissait sur le bord de la route.

Ce fut rapide comme l’éclair. Le petit Manders poussa un cri et porta la main à la tête. Un caillou vint s’abattre sur quelques beaux volumes reliés en veau, alignés sur un rayon, tandis qu’un autre ricochait sur le bureau du maître. Beetle, plein de zèle, fit semblant de vouloir l’arrêter et renversa une lampe dont l’huile tomba en cascades sur quelques papiers d’abord, puis sur des livres de choix pour se répandre ensuite sur un tapis d’Orient. La banquette était couverte de morceaux de verre ; le panier en porcelaine, que détestait M’Turk, réduit en miettes, laissait échapper son contenu sur les coussins en reps rouge ; le petit Manders, blessé à la joue, saignait abondamment. King, avec des imprécations étranges, courut chercher le sergent du collège, afin de faire arrêter Crotte-de-Lapin à l’instant même.

« Pauvre petit ! » dit Beetle d’un air de profonde commisération. – « Laissons-le saigner un peu. Comme ça pas de danger d’apoplexie ! » Manders, aveuglé par le sang, poussait des cris lamentables. Beetle lui tint habilement la tête au-dessus du bureau couvert de papiers, puis il le conduisit vers la porte.

Beetle, laissé seul au milieu du désordre, se mit à rendre le bien pour le mal. Les œuvres complètes de Gibbon furent écorchées au dos comme si un caillou les avait frôlées ; de l’encre noire, de l’encre à copier, se mélangèrent au sang répandu sur la table ; le grand flacon de colle décrivit, débouché, un demi-cercle sur le parquet, et le bouton de la porte, en porcelaine blanche, se teignit également du sang du jeune Manders. Beetle se garda bien d’expliquer ces ravages lorsque King revint furieux, et le trouva en train de contempler d’un air calme le tapis inondé.

« Vous ne m’aviez pas dit de m’en aller, Monsieur, » répondit-il du ton d’un Casabianca. King le mit dehors, en le vouant aux dieux infernaux.

Afin de donner libre cours à la joie qui l’étouffait, Beetle se précipita dans le réduit sous l’escalier où l’on cirait les souliers. Il allait pousser un premier cri de victoire lorsque deux mains le saisirent à la gorge.

« Cherche-moi mes affaires au dortoir. Apporte-les à notre salle de bains ; je suis encore en maillot, » lui souffla Stalky. « Ne cours pas ! marche ! »

Beetle s’en alla, en trébuchant, à l’étude commune ; il y trouva M’Turk, le mit au courant avec de fous rires, et se déchargea sur lui de sa mission. Ce fut donc M’Turk, au visage impassible, qui apporta du dortoir les vêtements de Stalky, pendant que Beetle, couché sur un banc, essayait de se remettre. Les trois amis disparurent alors dans la salle de bains n° 5, ouvrirent tous les robinets, remplirent la salle de vapeur, se laissèrent choir, les larmes aux yeux, dans leurs baignoires, et se mirent à repasser les incidents de la lutte.

« Moi ! Je ! Ich ! Ego ! » dit Stalky d’une voix entrecoupée. « Je m’étais caché dans la boîte au charbon où je suis resté tout abruti par vos roulements de tambour. J’ai lancé quelques plombs à Crotte-de-Lapin. Crotte-de-Lapin a lapidé King. C’est beau, hein ? Avez-vous entendu les vitres se casser ? »

« Et Beetle ! » s’écria M’Turk en désignant son ami.

« J’y étais ! j’y étais ! » hurla Beetle. « J’étais dans son cabinet ; en train d’écouter son sermon. »

« Bon Dieu ! » beugla Stalky, en disparaissant sous l’eau.

« Les vitres, ce n’est rien. Le petit Manders blessé à la tête. La lampe renversée sur le tapis. Du sang sur les livres et les papiers. La colle ! la colle ! la colle ! L’encre ! l’encre ! l’encre ! – Seigneur ! »

Stalky bondit hors de sa baignoire, tout rouge, secoua Beetle, jusqu’à ce qu’il l’eût calmé un peu, puis continua son récit qui les fit se tordre de nouveau dans un accès de fou rire.

« Dès que j’ai entendu King descendre, j’ai couru me cacher dans le petit réduit aux bottines. Beetle est venu tomber sur moi. J’ai caché ma clé de rechange sous la lame du parquet. Il n’y a pas l’ombre d’une preuve, » dit Stalky. Les trois amis parlaient tous à la fois.

« Et c’est lui qui nous a mis à la porte, c’est lui, c’est lui ! » criait M’Turk. « Il ne peut pas nous soupçonner. Ah ! Stalky, c’est la plus belle farce que nous ayons jamais faite. »

« De la colle ! de la colle ! en voulez-vous de la colle ? » hurla Beetle, dont on voyait les lunettes briller sous une mer de savon. « Il y avait de l’encre et du sang tout ensemble. J’ai tenu la tête de ce petit animal de Manders au-dessus du thème latin de lundi prochain. Nom d’un chien ! ce que cette huile puait ! Et Crotte-de-Lapin qui a dit à King de se mettre un cataplasme sur le nez ! Dis donc, Stalky, as-tu touché Crotte-de-Lapin ? »

« Pour sûr que je l’ai touché ! Je l’ai cinglé sur tout le corps. L’as-tu entendu jurer ? Ah ! j’en serai malade, si ça continue. »

Ils furent longs à s’habiller, car M’Turk se mit à danser, quand il apprit que le panier à musc était brisé, et Beetle répéta à ses amis toutes les expressions dont King s’était servi, en les embellissant de son mieux.

« C’est révoltant ! » dit Stalky, en riant tellement qu’il ne pouvait enfiler son pantalon. « En voilà un mauvais exemple pour de jeunes innocents comme nous ! Qu’en diraient-ils à Saint-Winifred ou la Vie de Collège ? Mazette ! cela me rappelle que nous avons un petit compte à régler avec la Troisième préparatoire, qui s’est livrée à des voies de fait sur Beetle, quand il poursuivait le petit Manders. Allons-y ! cela nous fera un alibi, Samuel. D’ailleurs si nous n’y prenions garde, ils seraient encore pires la prochaine fois. »

Toute une heure durant, une éternité pour des enfants, les élèves de la Troisième préparatoire s’étaient tenus sur leurs gardes, mais en ce moment ils s’occupaient de leurs petites affaires du samedi soir : faire cuire, au-dessus d’un bec de gaz, des moineaux empalés sur une plume rouillée ; préparer dans des pots de terre des boissons étranges ; écorcher des taupes à l’aide d’un canif ; soigner leurs vers à soie et discuter les méfaits de leurs aînés. Ils avaient une liberté, une facilité, une précision de langage, qui auraient fortement étonné leurs parents si ceux-ci avaient pu les entendre. La catastrophe fut soudaine. Stalky renversa au milieu de leurs ustensiles de cuisine toute une rangée de gamins. M’Turk dévasta les casiers comme un terrier qui fouille une rabouillère, tandis que Beetle versait de l’encre sur les têtes de ceux qu’il ne pouvait atteindre à l’aide d’un dictionnaire de Smith. Trois minutes suffirent pour détruire une quantité de vers à soie, de larves, de thèmes français, de casquettes, d’animaux mal empaillés et de pots de confitures de prunelles. Ce fut un grand désastre ; on eût dit une salle ravagée par trois tempêtes à la fois.

« Ça y est, » souffla Stalky, en sortant au milieu de cris de sales lâches ! – vous vous croyez des malins ! – « ça va bien – que le soleil ne se couche point sur votre colère ! – sont-ils drôles, les fags ! ils ne savent pas se défendre. »

« Ils se sont assis à six sur moi, quand j’ai poursuivi le petit Manders, » dit Beetle ; « je les ai prévenus cependant de ce qui les attendait. »

« Voilà tous nos petits comptes réglés, – c’est exquis ! » reprit M’Turk d’un ton détaché, en remontant le corridor. « Ne parlons pas trop de King cependant, pas vrai, Stalky ? »

« Bien sûr. Nous sommes des innocents qu’on calomnie, – tout comme le jour où le vieux Renardeau nous a accusés d’avoir fumé dans les caves. Heureusement que j’avais eu l’idée de répandre du poivre sur nos vêtements ; sans cela, il aurait senti l’odeur du tabac. King trouva très spirituel de nous traiter d’Empailleurs pendant huit jours. »

« King déteste la Société d’Histoire Naturelle, parce que le petit Hartopp en est le président. Il ne faut rien faire ici qui ne soit pas pour la plus grande gloire de King, » dit M’Turk. « Quelle vieille bête il doit être pour s’imaginer qu’à notre âge nous irions, comme de simples fags, empailler des oiseaux. »

« Pauvre homme ! » reprit Beetle. « Ses collègues ne l’aiment guère, et ils vont se payer sa tête, à propos de Crotte-de-Lapin. Quelle aventure ! Splendide ! Superbe ! Prodigieuse ! Fallait voir sa tête quand la première pierre est entrée ! et quand la terre est tombée du petit panier ! »

Un fou rire les secoua de nouveau pendant cinq minutes.

Ils allèrent à l’étude d’Abanazar, où leur entrée produisit un certain froid.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda Stalky, à qui rien n’échappait.

« Vous le savez bien, » dit Abanazar. » Si l’on vous attrape, vous serez chassés de la boîte. King a l’air d’un fou furieux. »

« Qui ? Quoi ? Comment ? Chassés, et pourquoi donc ? Nous n’avons rien fait que jouer du tambour. On nous a déjà mis à la porte de notre étude pour cela. »

« Vous n’avez donc pas payé à boire à Crotte-de-Lapin pour qu’il démolisse la chambre de King ? » « Pour qu’il démolisse la chambre ? jamais de la vie ! » répondit Stalky, plus à l’aise, car il n’aimait pas mentir. « Faut-il que tu aies l’âme basse, Mimi ! Nous venons de prendre un bain. Crotte-de-Lapin a donc lapidé King, cet homme énergique et tenace ? C’est atroce ! »

« C’est atroce ! King en bave ! Voilà la cloche de la chapelle qui sonne. Venez. »

« Mais dis donc, » demanda gaîment Stalky, comme ils descendaient l’escalier. « Pourquoi Crotte-de-Lapin a-t-il lapidé King ? »

« Je le sais, » dit Beetle, au moment où ils passaient devant le cabinet de King. « J’étais avec lui. »

« Tais-toi, imbécile ! » lui souffla l’Empereur de Chine.

« Pas de danger. Il est descendu à la prière, » répondit Beetle, qui voyait sur le mur la silhouette du maître. « Crotte-de-Lapin, un peu ivre, sacrait après son cheval. King l’a réprimandé de sa fenêtre, et l’autre lui a lancé des pierres, voilà tout ! »

« Tu dis donc, » reprit Stalky, « que c’est King qui a commencé ? »

King était derrière eux ; chaque mot dit à son intention venait l’atteindre comme une flèche.

« Je ne puis affirmer qu’une chose, » répondit Beetle, « c’est que King jurait comme un charretier. C’est honteux ! Je m’en plaindrai à mon père. »

« Dis-le à Mason plutôt, » suggéra Stalky. « Il connaît nos scrupules. Attends que je renoue mon lacet. »

Les autres pressèrent le pas ; ils n’aimaient point les apartés de ce genre. Ce fut M’Turk qui résuma l’affaire sous les batteries de l’ennemi :

« Voyez-vous, » dit l’Irlandais, juché sur la rampe, « il s’en prend d’abord aux petits ; puis aux grands ; puis à des gens qui ne sont pas du collège, et alors il lui arrive malheur. C’est bien fait !… Pardon, Monsieur, je ne vous voyais pas descendre. »

La robe noire passa en coup de vent. Derrière elle venaient les membres de la troupe Aladin. Bras dessus, bras dessous, ils remontèrent le long corridor en chantant du ton le plus innocent du monde :

Arrah, Patsy, prends le bambin ! Arrah, Patsy, prends le gosse.

Roule-le dans un manteau, car il va se faire une bosse.

Arrah, Patsy, prends le bambin ; prends-le donc un peu pour voir.

Il va sauter, mordre et pleurer ; nous tourmenter jusqu’au soir.

UN INTERMÈDE DÉSAGRÉABLE

C’était une vieille fille, tante de Stalky, qui lui avait envoyé les deux livres avec cette dédicace : à mon cher petit Arthur, le jour de ses seize ans ; M’Turk avait ordonné leur mise en vente, et ce fut Beetle qui les jeta sur le rebord de la fenêtre de l’étude n° 5 en revenant de Bideford. Bastable, annonça-t-il, ne voulait en donner que neuf pence, car Éric était aussi invendable que Saint-Winifred[10] : « le beau cadeau que nous fait ta tante ! et nous qui n’avons presque plus de cartouches !… cher petit Arthur ! »

Là dessus Stalky voulut tomber sur Beetle, mais M’Turk s’assit sur la tête de son ami et l’appela un adolescent à l’âme pure jusqu’à ce que la paix fût signée. Comme les trois camarades avaient un thème latin qui pressait, comme cet après-midi de juillet-là il faisait une chaleur étouffante, et comme ils auraient dû assister à un match de cricket, ils se mirent à refaire connaissance avec les deux volumes qu’ils connaissaient trop bien déjà. « Voilà ! » dit M’Turk :

« Les punitions corporelles avaient sur Éric un effet déplorable. Il brûlait, – non pas de remords ou de regret, –

Note ça, Beetle.

— Mais de honte et d’indignation. Il roulait des yeux furieux…

Oh ! le méchant Éric ! voyons l’endroit où il se met à boire. »

« Un instant. Voici un autre échantillon de style : –

La Sixième année,

dit l’auteur,

est le palladium de toutes les écoles publiques.

— Mais cette Sixième année-là, » – Stalky montrait le livre doré, – « ne peut empêcher les types de boire et de voler, de descendre les fags par la fenêtre la nuit et… et de faire ce qu’il leur plaît. Bon Dieu ! ce que nous avons perdu en n’allant pas à Saint-Winifred ! »

« Je suis fâché de voir dans ma maison des élèves qui prennent si peu d’intérêt aux jeux. »

M. Prout savait marcher sans bruit quand il voulait, ce qui n’était pas à vrai dire une qualité aux yeux de ses élèves. Il avait ouvert la porte de étude sans frapper, – autre impolitesse, – et regardait les trois garçons d’un air soupçonneux. « Je suis vraiment très fâché de vous voir rester à moisir dans vos études. »

« Depuis le dîner nous ne faisons que nous promener, Monsieur, » dit M’Turk avec ennui. Les matchs se ressemblent tous et les trois amis s’amusaient cette semaine-là à tirer des lapins avec des pistolets de salon.

« Je ne vois pas arriver les balles, Monsieur, » dit Beetle, « je me suis fait casser mes lunettes si souvent près des filets qu’on m’a dispensé de venir. Je ne servais à rien, même quand j’étais fag. »

« Vous préférez probablement vous empiffrer. Manger et boire. Pourquoi donc aucun de vous ne veut-il s’intéresser à l’honneur de la maison ! » Les trois amis étaient fatigués d’entendre cette phrase. L’honneur de la maison était le point faible de Prout et ils s’entendaient à le piquer au vif.

« Bien entendu, Monsieur, nous allons descendre, si vous nous en donnez l’ordre, » dit Stalky, avec une politesse irritante. Mais Prout n’avait garde de faire cela. Il avait essayé une fois, un jour de grand match, et les trois compères, s’isolant de leurs camarades, étaient restés au garde-à-vous pendant une demi-heure devant tous les visiteurs, auxquels des fags, embauchés à cet effet, les désignaient comme des victimes de la tyrannie de Prout. Prout était susceptible.

Dans les conciliabules infiniment mesquins de la salle des maîtres, King et Macréa, collègues de Prout, l’avaient persuadé qu’il n’y avait de salut que par les jeux, et par les jeux seuls. Les élèves qu’on négligeait étaient des élèves perdus. Il fallait les soumettre à la discipline commune. Prout, si on l’avait laissé tranquille, se serait assez bien entendu avec ses administrés, mais on ne le laissait jamais tranquille, et ses élèves, qui possédaient la clairvoyance diabolique de la jeunesse, savaient à qui ils devaient ses accès de zèle.

« Faut-il descendre, Monsieur ? » demanda M’Turk.

« Je ne tiens pas à vous l’ordonner. Un honnête garçon de votre âge devrait aller aux jeux avec plaisir. Je regrette. » Il sortit avec embarras, sentant confusément qu’il venait de semer de la bonne graine sur une terre ingrate.

« Dites-moi un peu à quoi il pense que tout ça peut servir ? » dit Beetle.

« Oh, il est timbré ! » s’écria Stalky. « King lui fait des discours, il lui reproche de ne pas nous tenir assez ferme ; Macréa bafouille sur la « tiscipline » et le vieux Pied-de-Vache reste bouche bée entre les deux en suant à grosses gouttes. L’autre jour j’étais descendu prendre du pain à l’office et j’ai entendu Oke (le majordome de ces messieurs) qui en parlait à Richards (un des domestiques de la maison de Prout). »

« Que disait-il ? » demanda M’Turk, en jetant Éric dans un coin.

« Il disait qu’ils font plus de bruit qu’une nichée de corneilles : – ils parlent la plupart du temps comme si nous qui les servons n’avions pas d’oreilles. Ils en racontent au vieux Prout !… ce qu’il fait pour ses élèves, ce qu’il ne fait pas. Que leurs élèves à eux sont bons et que les siens sont fichtrement mauvais. – Vous savez, voilà ce que disait Oke, et Richards se fâchait tout rouge. Il déteste King pour une raison ou une autre. Je me demande laquelle. »

« Tu sais bien que King parle de Prout en classe, » dit Beetle ; « il fait sans cesse des allusions, des mots d’esprit, seulement la moitié des types sont si bêtes qu’ils ne comprennent pas ce qu’il veut dire. Et te rappelles-tu son asile de nuit, mardi dernier ? C’était pour nous. Les types racontent qu’il dit de nous des choses tout à fait ignobles aux élèves de sa maison en se moquant de celle de Prout. »

« Ma foi, nous ne sommes pas venus ici pour nous mêler de leurs disputes, » s’écria M’Turk avec colère. « Qui vient se baigner après l’appel ? C’est King qui le fait au champ de cricket. Arrivez. » M’Turk prit son chapeau de paille et sortit.

Les trois amis arrivèrent au pavillon inondé de soleil, près de la grève, un moment avant l’appel et, sans questionner personne, ils virent à la voix et aux manières de King que sa maison était en train de triompher.

« Ah, Ah ! » dit ce personnage, en leur montrant un visage radieux, « voilà enfin les ornements de l’asile de nuit qui nous arrivent. Vous méprisez le cricket, n’est-il pas vrai ? » – les joueurs en complet de flanelle ricanèrent, – « d’après ce que j’ai vu cet après-midi il me semble que vous n’êtes pas les seuls de votre maison à penser ainsi. Et puis-je vous demander ce que vos seigneuries comptent faire jusqu’à l’heure du thé ? »

« Monsieur, nous allons nous baigner, » dit Stalky.

« Et d’où vient ce zèle soudain pour la propreté ? Je ne vois rien en vous qui le fasse particulièrement pressentir. Et même, autant que je puis me le rappeler, – je peux me tromper, – mais il y a peu de temps… »

« Il y a cinq ans, Monsieur, » dit Beetle avec indignation.

King fronça les sourcils : « l’un de vous avait peur de l’eau. Maintenant, me dites-vous, vous voulez vous laver. C’est très bien. La propreté n’a jamais fait de mal à des garçons de votre âge… ni à une maison, Occupons-nous d’affaires sérieuses. » Et il prit en main la liste d’appel.

« Pourquoi as-tu été assez bête pour lui répondre, Beetle ? » dit M’Turk avec colère, en s’en allant vers l’emplacement des bains sur la plage.

« Ce n’était pas juste, – me rappeler que j’avais peur de l’eau pendant ma première année ! des tas de types en ont peur, avant de savoir nager ! » « Tout ça est vrai, espèce d’âne ; mais il a vu qu’il t’avait fait monter à l’échelle. Il ne faut jamais répondre à King. »

« Mais Stalky, ce n’était pas juste. »

« Bon Dieu ! il y a six ans que tu es ici et tu demandes de la justice ! parole d’honneur, tu es complètement idiot. »

Un groupe d’élèves de la maison de King qui s’en allait aux bains les héla et les supplia de se laver, – pour l’honneur de leur maison.

« Voilà le résultat des discours impertinents de King, » dit Stalky. « Ces jeunes brutes n’auraient jamais songé à ça s’il ne le leur avait pas mis en tête. Maintenant ils vont en rire pendant des semaines. Faites semblant de ne pas entendre. » Les disciples de King se rapprochèrent en criant une insulte. Enfin ils s’en allèrent du côté du vent en se bouchant le nez avec affectation.

« C’est joli ! » dit Beetle. « Ils vont bientôt dire que notre maison sent mauvais. »

Quand les trois amis revinrent du bain, nonchalants, les cheveux mouillés, ne demandant qu’à vivre en paix, la prophétie de Beetle ne se justifia que trop. Un fag vint à leur rencontre dans le corridor, – un misérable fag de Seconde préparatoire, – qui leur tendit à bout de bras un morceau de savon soigneusement enveloppé, « avec les compliments de la maison de King ».

« Halte-là », dit Stalky, faisant immédiatement face à l’attaque. « Qui t’a envoyé, Nixon ? Rattray et White ? (deux grands de la maison de King). Merci. Il n’y a pas de réponse. »

« Ces plaisanteries stupides sont dégoûtantes, » gémit M’Turk. « Qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que ça a de drôle ? »

« Ça va continuer jusqu’à la fin de l’année, vous pouvez en être sûrs. » Beetle secoua la tête d’un air chagrin. Lui-même avait usé pas mal de plaisanteries jusqu’à la corde.

En quelques jours il fut admis dans le collège que les élèves de la maison de Prout ne se lavaient pas et répandaient en conséquence une odeur infecte. M. King daignait sourire en classe d’un air approbateur quand un de ses élèves s’écartait de Beetle avec certains gestes.

« Vous paraissez être atteint de quelque affection, mon cher Beetle, car pourquoi Burton aîné semble-t-il avoir peur de toucher le bord de votre robe, si l’on peut ainsi dire ? j’avoue ne pas comprendre. L’un de vous serait-il assez bon pour m’expliquer ce mystère ? »

Naturellement la moitié de la classe le renseignait.

« Étrange ! étrange ! cependant chaque maison a ses traditions dans lesquelles je ne voudrais pour rien au monde m’immiscer. Nous autres, nous avons un préjugé en faveur de l’eau fraîche. Continuez, Beetle… à partir de Jugurtha tamen et, si ce n’est pas au-dessus de vos forces, tâchez de deviner le moins possible. »

Les élèves de Prout étaient en fureur parce que les maisons de Macréa et de Hartopp se joignaient à celle de King pour les insulter. Ils se réunirent en assemblée générale un après-midi. Ce fut un meeting agité et violent ; seuls les moniteurs n’étaient pas là. Ils sympathisaient, mais le sentiment de leur dignité les forçait à s’abstenir. On lut des résolutions mal rédigées, on fit des discours commençant par « Messieurs, nous nous sommes réunis aujourd’hui… » et finissant par « c’est dégoûtant ! » exactement comme on en fait dans tous les collèges depuis que le monde est monde et qu’il y a des collèges.

L’étude n° 5 assistait à la réunion, l’air bienveillant et protecteur comme à l’ordinaire. À la fin, M’Turk, aux joues creuses, prit la parole :

« Vous jabotez, vous jacassez, vous bavardez, et c’est à peu près tout ce que vous savez faire ! À quoi bon ? La maison de King sera contente de vous avoir fait marcher et King sera content lui aussi. D’ailleurs cette motion d’Orrin est pleine de fautes de grammaire et King rira de ça par-dessus le marché. »

« Je pensais que toi et Beetle vous la corrigeriez, et… et nous l’aurions affichée ensuite dans le corridor, » dit humblement l’auteur.

« Jamais de la vie ! je ne veux pas me mêler de cette affaire-là » répondit Beetle. « Ça ne servirait, qu’à faire rire la maison de King. Turkey a tout à fait raison. »

« Eh bien, Stalky, veux-tu, toi ? »

Mais Stalky gonfla ses joues, loucha le long de son nez à la façon de Panurge et se contenta de dire : « Ah ! les abjects bavards ! »

« Vous êtes trois salauds ! » répondit immédiatement la populace, et ils sortirent au milieu des imprécations.

« C’est tordant ! » dit M’Turk. « Prenons nos pistolets et allons tirer des lapins. »

La malle de Stalky renfermait trois pistolets de salon avec une provision de cartouches. Elle se trouvait dans le dortoir des trois amis, une chambre à trois lits, située sous les combles ; elle s’ouvrait sur une salle de dix lits commençant à son tour la grande enfilade des dortoirs qui se suivaient d’un bout du collège à l’autre. La maison de Macréa venait après celle de Prout, celle de King après celle de Macréa, et celle de Hartopp se trouvait à l’extrémité. Des portes soigneusement fermées à clef séparaient les maisons l’une de l’autre, mais chaque maison dans son arrangement intérieur, – le collège avait été à l’origine une suite de douze bâtiments, – était une réplique exacte de celle qui la suivait ; un seul toit recouvrait le tout.

Les amis trouvèrent le lit de Stalky sorti de sa place à gauche de la lucarne. On voyait l’arrière-train de Richards émerger d’un placard large de deux pieds qui s’ouvrait dans le mur.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? je n’avais jamais remarqué ce trou. Que faites-vous là, mon gros ? » dit Stalky.

« Je remplis les pots à eau, M’sieur Corkran, » on entendait à peine la voix de Richards enfoncé dans le trou, « ils m’ont épargné du travail, ah ben oui ! »

« Ça m’en a l’air, » dit M’Turk. « Attention ! vous allez rester pris si vous n’y veillez. »

Richards sortit la tête et les épaules en soufflant :

« J’peux pas l’attraper. Oui, M’sieur M’Turk, il y a un robinet. On a posé toutes les conduites d’eau un étage plus haut, sous le rebord du toit pour ainsi dire. C’est pendant les dernières vacances qu’on a fait ça. Moi je ne peux pas attraper le robinet. »

« Je vais essayer, » dit Stalky, en plongeant dans l’ouverture.

« Glissez-vous à gauche, M’sieur Corkran, glissez-vous à gauche et cherchez dans le noir. »

Stalky se faufila à gauche et vit un long tuyau de plomb qui disparaissait dans un tunnel triangulaire. Le plafond de ce tunnel était formé par les poutres et les chevrons du toit du collège, son plancher se composait de solives mal équarries et il s’appuyait aux étais grossiers du mur en lattis et en plâtre sous la lucarne.

« C’est drôle, ce truc-là. Jusqu’où ça va-t-il ? »

« Ça va tout droit, M’sieur Corkran, – tout droit d’un bout du bâtiment à l’autre sous le rebord du toit. Avez-vous trouvé le robinet du compteur ? M. King a voulu nous épargner la peine de monter l’eau. C’est pas assez large pour un gros bonhomme comme le vieux Richards. Je suis trop fort pour faire le furet. Merci, M’sieur Corkran. »

L’eau jaillit du robinet à l’intérieur de l’armoire et, le reconnaissant, Richards s’en alla clopin-clopant après avoir rempli les pots à eau.

Les trois amis restèrent sur leurs lits, les yeux tout ronds, réfléchissant au parti qu’ils pourraient tirer de leur découverte. Ils entendaient, deux étages au-dessous d’eux, le bruit que faisaient leurs camarades irrités : nulle part le silence n’est plus profond que dans un dortoir, l’après-midi, au fort de l’été.

« Le trou était caché jusqu’à présent par le papier peint, » dit M’Turk, en examinant la petite porte. « Si seulement nous avions su ! »

« Je propose d’y aller voir. Personne ne montera à cette heure-ci. Pas besoin de faire le guet. »

Ils se glissèrent dans le trou, Stalky en tête, et fermèrent la porte derrière eux. À quatre pattes ils commencèrent à explorer un chemin sombre et malpropre, plein de plâtras, de débris de toutes sortes et de tout le rebut que les ouvriers laissent dans le grenier d’une maison. Le passage pouvait avoir trois pieds de large et le jour n’y filtrait guère que par les fentes sur les côtés des placards ; il y en avait un près de chaque lucarne.

« Voilà la maison de Macréa, » dit Stalky, l’œil à l’interstice du troisième placard. « Je vois le nom de Barnes écrit sur sa malle. Ne fais pas tant de bruit, Beetle ! nous pouvons aller jusqu’à l’autre bout du collège. En avant !… Nous voilà maintenant dans la maison de King, je vois le bout de la malle de Rattray. Ce que ces sales planches vous font mal aux genoux ! » On entendait ses ongles égratigner le plâtre.

« C’est le plafond d’en bas, » dit Beetle. « Si nous démolissions ça, le plâtre tomberait dans le dortoir, du dessous. »

« Allons-y, » souffla M’Turk.

« Pour nous faire pincer tout de suite ? jamais de la vie. Ce que je peux fourrer la main loin entre ces planches ! »

Stalky avança le bras jusqu’au coude entre les solives.

« Pas la peine de rester ici. Je propose de nous en retourner et de discuter la question. Voilà un drôle d’endroit. Je dois dire que je remercie King de ses travaux hydrauliques. »

Les trois amis rampèrent hors du tunnel, se brossèrent, fourrèrent leurs pistolets de salon dans les jambes de leurs pantalons et coururent à un chemin creux et solitaire, comme il y en a dans le Devonshire, autour duquel on pouvait quelquefois tuer un jeune lapin. Ils se couchèrent à l’ombre de sureaux luxuriants et se communiquèrent leurs réflexions.

« Savez-vous, » dit enfin Stalky, en visant un moineau éloigné, « que nous pourrions facilement y cacher nos pistolets ? »

« Oh ! » s’écria Beetle en s’ébrouant ; il suffoquait presque. Il n’avait rien dit depuis qu’on avait quitté le dortoir.

« Avez-vous jamais lu un livre appelé l’Histoire d’une maison ? ou quelque chose d’approchant ?

Je l’ai pris à la bibliothèque l’autre jour. C’est une Française qui l’a écrit : Violette machin. C’est traduit, vous savez, et c’est fort intéressant : ça vous raconte comment on bâtit une maison. »

« Eh bien, mon vieux, si tu tiens tant à savoir ça, tu n’as qu’à aller jusqu’à ces maisonnettes qu’on construit là-bas pour les gardes-côtes. »

« C’est ma foi vrai ! » Il fouilla dans ses poches. « Donnez-moi quatre sous, l’un de vous. »

« Quelle blague ! reste ici et ne va pas faire l’idiot au soleil. »

« Donnez-moi quatre sous. »

« Dis donc, Beetle, tu ne nous caches rien, pas vrai ? » demanda M’Turk, en donnant les sous. Il parlait d’un ton sérieux : Stalky manœuvrait souvent pour son propre compte et M’Turk l’imitait parfois, mais on n’avait jamais vu Beetle en faire autant dans toute l’histoire de la confédération.

« Non, je réfléchis, » répondit Beetle.

« Eh bien, nous allons venir avec toi ! » dit Stalky, en chef qui se méfie de ses aides.

« Je n’ai pas besoin de toi. »

« Laisse-le tranquille, » dit M’Turk. « Il a un poème sur le cœur, il va s’en aller jusqu’à la grève le déclamer et quand il reviendra à l’étude il nous le rendra tout entier. »

« Alors pourquoi voulait-il les quatre sous, Turkey ? Cet animal-là devient trop indépendant. Attention ! v’là un lapin ! Non ! si ! c’est un chat, par Jupiter ! tire le premier. »

Vingt minutes plus tard un jeune garçon, son chapeau de paille sur le derrière de la tête et les mains dans les poches, examinait des maçons en train de travailler à une maisonnette en construction. Il distribua un peu de tabac terriblement noir et fut admis à passer du vestibule à l’intérieur où il posa de nombreuses questions.

« Eh bien ! sors-nous ta sale poésie, » dit Turkey, en entrant en coup de vent dans l’étude avec Stalky. Beetle était plongé dans un volume de Viollet-le-Duc et il avait des dessins devant lui.

« Nous avons joliment rigolé. »

« Une poésie ? quelle poésie ? j’ai été voir les gardes-côtes. »

« Pas de poésie ? nous allons te démolir, Beetle, » dit Stalky, prenant l’offensive. « Tu mijotes quelque chose. Je le devine en t’entendant parler sur ce ton. »

« Votre oncle Beetle, » le poète essayait d’imiter la voix de bataille de Stalky, « votre oncle Beetle est un grand homme. »

« Ah non ! par exemple, il en est loin. Tu te mets le doigt dans l’œil, Beetle. Tombe dessus Turkey. »

« Un grand homme. » Beetle râlait, étendu sur le plancher. « Vous n’êtes que des écervelés, – attention à ma cravate, – des écervelés, – c’est moi le grand homme. Ouf ! Écoutez mon chant de victoire ! »

« Beetle, mon très cher, » Stalky se laissa tomber sur la poitrine de Beetle, – « nous t’aimons et tu es un vrai poète. Si jamais j’ai dit que tes vers étaient des vers de mirliton, je te fais mes excuses, mais tu sais aussi bien que nous que tu ne peux rien entreprendre seul sans tout abîmer. »

« J’ai une idée. »

« Et tu gâteras toute l’affaire si tu ne dis pas tout à l’oncle Stalky. Accouche, mon petit, et nous verrons ce qu’il y a à faire. Une idée, gros menteur – je savais que tu avais une idée quand tu es parti. Turkey disait que c’était une poésie. »

« J’ai vu comment on construisait les maisons. Laissez-moi me lever. Les solives du plancher d’une pièce sont les solives du plafond de la pièce au-dessous. »

« Évite ces sales termes techniques. »

« Ma foi, c’est ce que le bonhomme m’a dit. Le plancher est placé sur ces solives, sur ces poutres mises en travers sur lesquelles nous avons rampé, mais le plancher s’arrête à la cloison. Eh bien, si l’on allait derrière une cloison, comme nous dans le grenier, ne voyez-vous pas qu’on pourrait pousser ce qu’on voudrait sous le plancher, entre les lames du parquet et le lattis et le plâtre du plafond de la pièce au-dessous ? Tenez j’ai fait un dessin. »

Il montra un croquis grossier, mais qui suffit à faire comprendre la chose aux alliés. Le programme d’une école moderne ne contient rien qui se rapporte à l’architecture et aucun d’eux ne s’était encore demandé si les planchers et les plafonds étaient creux ou pleins. En dehors de ce qui le touche immédiatement, le collégien est aussi ignorant que le sauvage qu’il admire tant ; il est vrai qu’il possède aussi les ressources du sauvage.

« Je comprends, » dit Stalky. « J’y ai fourré la main. Et puis après ? »

« Et puis après…… ils disent que nous puons ; nous pourrions fourrer quelque chose là-dessous… du soufre, ou une saleté quelconque qui sentirait assez mauvais ; nous leur ferions voir ce que c’est qu’une vraie puanteur. » Beetle regardait Stalky qui jouait avec les dessins.

« Quelque chose qui sentirait mauvais ? » demanda Stalky en réfléchissant. Son visage s’éclaira : « ah ! mes amis ! j’ai trouvé. Une puanteur horrible ! Turkey ! » Il sauta sur l’irlandais, – « cet après-midi, après le départ de Beetle : ça fera l’affaire. » « Viens sur ma poitrine, ange radieux ! » chanta M’Turk, et ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre en dansant. « En voilà une journée ! Hurrah ! Hurrah ! ça fera l’affaire ! ça fera l’affaire ! » « Un instant, » dit Beetle, « je ne comprends pas. »

« Ah mon chéri, nous avons ce qu’il nous faut. Mon petit Arthur, mon adolescent à l’âme pure, racontons à notre doux Réginald l’histoire des puanteurs pestilentielles. »

« Pas avant l’appel. Venez. »

« Dites donc, » leur annonça Orrin d’un ton rogue, au moment où ils se mettaient en rang le long du mur du gymnase, « les élèves de la maison vont se réunir en un autre meeting. »

« Réunissez-vous, mes amis. » Stalky pensait à autre chose.

« C’est à propos de vous trois, cette fois-ci. »

« Très bien, fais-leur mes compliments… Présent ! » et il s’enfuit au galop dans le corridor.

Stalky et M’Turk, qui sautaient comme des chevreaux, avec des cabrioles, des gambades et des courbettes, conduisirent Beetle qui n’en pouvait plus au chemin des lapins. De derrière un tas de pierres ils tirèrent le cadavre d’un chat tout récemment tué. Alors Beetle vit le sens profond de ce qui venait de se passer et il éleva la voix en actions de grâces de ce qu’il y eût au monde des guerriers aussi sages que Stalky et M’Turk.

« Le vieux matou est bien nourri, hein ? » dit Stalky. « Combien lui faudra-t-il de temps, crois-tu, pour se mettre à fumer un peu dans un espace clos ? »

« Se mettre à fumer ! quel langage grossier ! » s’écria M’Turk. « Un pauvre petit minet ne peut pas aller mourir sous le plancher du dortoir de King sans que tu l’assailles de tes ignobles insinuations ? »

« Pourquoi est-il allé mourir sous le plancher ? » dit Beetle, qui songeait à l’avenir.

« Oh ! ils ne s’inquiéteront pas de ça quand ils le trouveront, » répondit Stalky.

« Un chat peut regarder un roi[11]. » M’Turk roula au bas du talus en riant de sa propre plaisanterie. « Tu ne sais pas, Minet, combien tu vas être utile à trois adolescents à l’âme pure, aux sentiments élevés. »

« Ils seront forcés de démolir le plancher pour le trouver, « dit Beetle, « comme on a dû le faire au n° 9 quand le rat a crevé. Il en a fallu des désinfectants ! ah zut ! si seulement je pouvais m’arrêter de rire ! »

« Des puanteurs ! en voulez-vous des puanteurs infectes ! » M’Turk se tordait en revenant près de ses amis. L’humour exquis de la situation les fit s’effondrer tous les trois ensemble : – « et dire que nous faisons tout ça pour l’honneur de la maison ! »

« En ce moment ils tiennent un autre meeting, – à notre sujet, « sanglotait Stalky, les genoux dans le fossé et la tête cachée dans les hautes herbes. « Voyons, il faut extraire à ce chat la balle qu’il a dans le corps. Dépêchons-nous. Plus tôt il sera installé et mieux ça vaudra. »

À eux trois ils se livrèrent avec un canif à un petit travail macabre ; à eux trois, (ne me demandez pas lequel serra le cadavre sous son gilet), ils emportèrent la victime et se hâtèrent de rentrer ; Stalky arrangeait le plan de campagne tout en courant.

Le soleil à son déclin, qui faisait de larges taches de lumière sur les couvertures, vit trois jeunes garçons et un parapluie disparaître dans le mur d’un dortoir. Cinq minutes plus tard ils ressortirent, se brossèrent soigneusement, se lavèrent les mains, se peignèrent et descendirent.

« Es-tu sûr de l’avoir poussé assez loin ? » demanda tout à coup M’Turk.

« Je te répète, mon vieux, que je l’ai poussé de toute la longueur de mon bras et du riflard de Beetle. Ça fait à peu près six pieds. Il est juste au milieu du grand dortoir à dix lits de King. J’appelle ça une belle position centrale. Ce qu’il va empoisonner les types de King, ceux de Hartopp et ceux de Macréa quand il commencera vraiment à se faisander ! Votre oncle Stalky est un grand homme, parole d’honneur. Beetle, sais-tu bien quel grand homme il est ? »

« Il me semble que c’est moi qui ai eu l’idée d’abord, seulement… »

« Tu ne pouvais rien faire sans ton oncle Stalky, pas vrai ? »

« Depuis huit jours ils crient que nous puons, » dit M’Turk. « Ce qu’ils vont prendre maintenant ! »

« Ils puent ! ils puent ! » cria quelqu’un au fond du corridor.

« Et le chat est là ! » dit Stalky, une main sur l’épaule de chacun de ses camarades. « Il est là, tout prêt à les surprendre. D’ici quelques jours il va commencer à leur parler dans leurs rêves. Puis il se mettra à sentir. Ce qu’il va sentir, mes amis ! faites-moi le plaisir d’y penser deux minutes ! » Les trois camarades regagnèrent leur étude en retenant les éclats de leur joie. Puis ils commencèrent à rire, – ils riaient comme seuls des garçons de leur âge peuvent le faire. Ils riaient, le front sur la table, glissaient à terre, riaient sans s’arrêter en se tordant sur les dossiers de leurs chaises ou en s’accrochant aux tablettes couvertes de livres : ils riaient à en perdre la respiration.

Au milieu de cette scène, Orrin fit son entrée ; il venait au nom des élèves de la maison.

« Ne fais pas attention à nous, Orrin, assieds-toi. Tu ne sais pas le respect et l’admiration que nous avons pour ta personne. Il y a quelque chose de si attrayant dans ton large front d’éphèbe, ce front si pur, si plein des rêves d’une innocente adolescence ! »

« Les élèves de la maison m’ont chargé de vous remettre ceci, » dit Orrin. Il déposa un papier plié sur la table et se retira d’un air majestueux.

« C’est leur ordre du jour, » dit Beetle. « Que l’un de vous le lise. Je suis trop malade à force d’avoir rigolé pour le regarder. »

Stalky ouvrit vivement le papier après l’avoir flairé :

« Hum ! hum ! écoutez : Les élèves de la maison remarquent avec chagrin et mépris l’attitude indiférente… combien d’f à indifférent, Beetle ? »

« Deux de préférence. »

« Il n’y en a qu’une ici… affectée par leurs camarades de l’étude n° 5 en face des insultes prodiguées à la maison de M. Prout au meeting qui a eu lieu dernièrement dans la classe n° 12 et par le présent ordre du jour les élèves de la maison votent un blâme à cette étude. C’est tout. »

« Et ce chat, qui a saigné tout le long de ma chemise ! » dit Beetle.

« Je sens le chat, » ajouta M’Turk. « Pourtant je me suis lavé deux fois. »

« Et moi qui ai manqué de casser le riflard de Beetle en poussant le matou à l’endroit où il va mûrir ! »

Les trois amis n’avaient plus rien à dire, ils pouvaient encore rire. Cette nuit-là on essaya une manifestation contre eux au dortoir : ils s’avancèrent aussitôt.

« Voyez-vous, » commença Beetle d’une voix suave, eu défaisant ses bretelles, « le malheur est que vous êtes un tas d’ânes sans cervelle. Vous n’avez pas plus d’esprit que des araignées. Nous vous l’avons dit souvent, pas vrai ? »

« Nous allons vous administrer une bonne danse, comme on en donne au dortoir. Vous nous faites toujours la leçon comme si vous étiez des moniteurs, » cria quelqu’un.

« Non, mon petit, vous ne ferez pas ça, » dit Stalky. « Vous savez bien que si vous le faisiez vous vous en repentiriez tôt ou tard. Nous ne sommes pas pressés, nous autres. Nous avons le temps d’attendre pour nos petites vengeances. Vous vous êtes conduits comme de véritables ânes : vous verrez ça demain, dès que King aura vu votre bel ordre du jour. Si vous n’en avez pas par-dessus la tête demain soir, je… je consens à avaler mon chapeau ! »

Mais le lendemain, avant même que la cloche du dîner n’eût sonné, les élèves de Prout s’étaient tristement rendu compte de leur erreur. King accueillait avec une affectation de terreur exagérée tous les membres isolés de cette maison. Avaient-ils l’intention de le faire chasser du collège à la suite de leur ordre du jour voté à l’unanimité ? Quelles étaient leurs idées sur l’administration de l’école : il se hâterait de les mettre à exécution. Pour rien au monde il ne voudrait les offenser, mais il craignait… il craignait bien… que ses élèves à lui, qui ne votaient pas d’ordres du jour (mais qui se lavaient), auraient quelque occasion de rire.

King était heureux, et ses disciples, qui s’épanouissaient à la faveur de son sourire, firent de cet après-midi un long martyre pour les infortunés élèves de Prout. Prout lui-même, l’air sombre et inquiet, s’efforçait de peser le pour et le contre et ne réussissait qu’à augmenter sa perplexité. Pourquoi accusait-on ses élèves de sentir mauvais ? c’était peu de chose, il est vrai, mais on l’avait habitué à croire que les fétus de paille qui volent dans l’air montrent d’où vient le vent, et qu’il n’y a pas de fumée sans feu. Sentant qu’on lui faisait une injustice il alla voir King, mais celui-ci était dans son heure d’ironie légère et il enveloppa son collègue des anneaux brillants de sa dialectique.

« Eh bien, » demandait Stalky le soir, en se promenant dans les dortoirs avant l’arrivée des moniteurs, « eh bien qu’avez-vous à dire, Foster, Carton, Finch, Longbridge, Marlin, Brett ? King vous a bien arrangés ! je l’ai entendu, – il vous a réduits en poudre ; – et vous ne saviez rien faire que vous tortiller en souriant bêtement, en disant Oui, Monsieur ! et Non, Monsieur ! et, oh Monsieur ! et s’il vous plaît, Monsieur ! – vous et votre ordre du jour !… allons donc ! »

« Dis donc, Stalky, tu vas te taire ! »

« Jamais de la vie. Ils sont malins les fabricants d’ordres du jour ! vous avez réussi à faire quelque chose de propre. La prochaine fois vous voudrez bien nous laisser tranquilles peut-être. »

Là-dessus quelques-uns se fâchèrent et plusieurs voix démontrèrent que l’erreur n’eût jamais été commise si l’étude n° 5 avait prêté son concours dès le début.

« Mais vous vous croyez si forts, vous autres, » grogna Orrin, l’homme de l’ordre du jour. « Quels airs vous vous êtes donnés en entrant au meeting ! on aurait cru que nous étions une bande d’idiots. »

« Voilà précisément ce que vous êtes ! » dit Stalky. « C’est ce que nous essayons d’enfoncer dans vos têtes de bois depuis je ne sais combien de temps. Ça ne fait rien, nous vous pardonnons. Du courage ! vous savez, ce n’est pas votre faute si vous êtes des imbéciles. » Ayant ainsi adroitement tourné le flanc de l’ennemi, Stalky sauta dans son lit.

Cette nuit-là les élèves de King sentirent une goutte d’amertume se mêler à leur joie. Par suite de courants d’air sous le plancher le chat ne gêna pas le dortoir sous lequel il se trouvait mais la pièce voisine à droite, jetant dans l’atmosphère une pâle sensation bleuâtre plutôt qu’une impression vraiment offensante. Mais les effluves les plus légers suffisent à blesser l’odorat sensible et le palais si net de la jeunesse. L’honnêteté demande que nous tirions plusieurs voiles bien désinfectés sur les discours que les élèves du dortoir tinrent à M. King et sur la réponse de ce dernier. Il était sincèrement fier de sa maison et s’inquiétait du confort de ses administrés. Il vint, il renifla, il parla. Le lendemain matin, un des habitants du dortoir confia à son ami intime, fag de la maison de Macréa, qu’ils avaient des ennuis que King ne désirait pas voir divulguer.

Mais le fag de chez Macréa avait lui aussi un ami intime dans la maison de Prout, un fag ébouriffé et malicieux qui, dès qu’il eut arraché le secret, s’empressa de le répandre sur un ton perçant qui retentit le long du corridor comme le cri aigu d’une chouette.

« Et depuis huit jours, ils disent que nous puons ! Voilà le petit Harland qui raconte que, dans son dortoir, une odeur infecte les empêche de dormir. Arrivez ! »

En poussant un seul cri, une seule clameur, les élèves de Prout se précipitèrent au combat. Pendant la récréation, entre la première et la seconde classe, une cinquantaine de gamins de douze ans luttèrent sur le gravier devant les fenêtres de King au milieu de vociférations dont le verbe « puer » formait le Leit-Motiv.

« Entendez-vous le canon d’alarme en mer ? » dit Stalky. Les trois amis étaient allés dans leur étude chercher leurs livres pour la seconde classe, une classe de latin faite par King. « Je pensais bien que son front d’azur était un peu sombre à la prière.

La voilà qui vient, notre sœur Marie,

La voilà qui vient… »

« S’ils font tant de bruit maintenant, que feront-ils quand le chat commencera vraiment à s’animer et à se mettre en train ? »

« En tout cas, pas d’observations vulgaires, Beetle. Nous ne voulons qu’une chose : nous tenir hors de cette querelle comme des gens du monde. »

« Ce n’est qu’une petite fleur fanée… » dit M’Turk. « Où est mon Horace ? Dites donc, je ne vois pas comment ce chat s’y prend pour empoisonner d’abord le dortoir de Rattray. Nous l’avons fourré sous celui de White, pas vrai ? » M’Turk cherchait à comprendre.

« C’est une bête capricieuse. Je suppose qu’elle se promène un peu partout. »

« Ah mes amis ! King ne va pas être à prendre avec des pincettes à la seconde classe, » dit Beetle. « Et moi qui n’ai pas regardé mon Horace ! venez. »

Ils se trouvaient à la porte de la classe. La cloche allait sonner dans cinq minutes et King pouvait venir d’un instant à l’autre.

M’Turk se fraya un chemin au milieu d’une troupe de fags qui se battaient, s’empara du petit Thornton (l’ami intime de Harland) et lui dit de raconter son histoire.

Le fag obéit : son récit fut simple et accompagné de pleurs. Un grand nombre de ses camarades lui avaient déjà fait payer cher son indiscrétion.

« Ce n’est rien, » cria M’Turk. « Il dit que la maison de King pue : c’est tout. »

« C’est vieux ! » hurla Stalky. « Il y a des années que nous le savions. Seulement, nous ne tenions pas à nous promener en criant : – ils puent ! – nous sommes bien élevés, nous autres, ce n’est pas comme eux. Attrape un fag, Turkey, et vois donc ce qu’il y a ».

Le long bras de M’Turk s’abattit sur un petit bonhomme craintif, l’ornement de la Seconde préparatoire.

« M’Turk, je t’en prie, laisse-moi. Je ne pue pas… je te jure que je ne pue pas ! »

« Mauvaise conscience ! » cria Beetle. « Qui donc t’a accusé de puer ? »

« Qu’en penses-tu ? » demanda Stalky en poussant le petit garçon dans les bras de Beetle.

« Hum ! hum ! il pue, ma foi. Ça doit être la lèpre, – ou la teigne. Peut-être les deux. Enlevez-le ! »

« Vraiment, Monsieur Beetle, » – King venait généralement prendre l’air à la porte pendant une minute ou deux quand sonnait la cloche, – « nous vous devons beaucoup pour votre diagnostic, qui semble faire autant d’honneur à votre imagination malsaine qu’à l’ignorance lamentable où vous êtes des maladies sur lesquelles vous discourez avec tant de faconde. Nous allons cependant éprouver votre science sur d’autres sujets. »

La classe fut gaie, mais Beetle ne se plaignit pas trop, car King se pressa tant de le sacrifier qu’il oublia tout à fait de lui donner un pensum et lui fournit en même temps une provision d’adjectifs d’une valeur inestimable, dont il put se servir plus tard, pendant la troisième classe. C’était la classe d’algèbre d’Hartopp, et Beetle s’y appliqua le plus sérieusement du monde à composer une poésie intitulée : la Maladrerie.

Après dîner, King emmena ses élèves se baigner à la mer sur les galets. Il le leur avait promis depuis longtemps, mais il aurait voulu pouvoir se dédire en voyant toute la maison de Prout alignée dans la cour pour applaudir avec intention. Pendant son absence la moitié du collège au moins envahit le dortoir infecté pour savoir à quoi s’en tenir. Le chat avait gagné pendant les dernières douze heures, mais un champ de bataille le cinquième jour n’aurait pu être aussi épouvantable que le rapportèrent les éclaireurs.

« Ma foi, » dit Stalky, « cette bête s’en tire à son honneur. Avez-vous jamais senti quelque chose de pareil ? Et on ne remarque encore rien dans le dortoir de White ! »

« Ça viendra ! Donne-lui du temps, » répondit Beetle. « L’odeur va grimper partout comme un beau chèvrefeuille. Quels sales lépreux tout de même ! aucune maison n’a le droit de se faire un foyer de pestilence étalé sous les narines d’adolescents convenables… »

« … de jeunes gens à l’âme pure, à l’esprit élevé. Tu brûles de remords et de regrets, hein ? » dit M’Turk, comme ils couraient à la rencontre de leurs camarades qui revenaient de la mer. King avait déserté ses élèves ; on pouvait dire ce qu’on voulait. En tête de la colonne gambadait une troupe de tirailleurs, – tout le collège mélangé, – sautant, se raillant, criant des insultes. Sur ses flancs ébranlés marchaient les hoplites, les anciens qui se jetaient des railleries à la tête, – les railleries simples et primitives de l’âge de pierre. Les trois amis se joignirent à ces guerriers. Leur apparence était calme, désintéressée, presque triste.

« Ma foi, on ne le dirait pas à les voir, » fit observer Stalky. « Ça ne peut pas être Rattray, n’est-ce pas, Rattray ? »

Pas de réponse.

« Rattray, mon cher ? Il a l’air fâché de quelque chose. Je t’assure, mon vieux, que nous ne t’en voulons pas de nous avoir envoyé ce savon la semaine dernière. Du courage, Rattray : tout ça passera. Ce ne sont probablement que quelques fags. Il est vrai qu’on est si négligent chez vous. »

« Vous ne rentrez pas, je pense ? » dit M’Turk. Les victimes ne demandaient que cela. « Vous ne pouvez vous figurer l’odeur qu’il y a là-bas. Sales comme vous l’étiez, vous ne pouviez vous en rendre compte, mais après ce petit lavage et cette atmosphère pure et fraîche, même vous en seriez malades. Il vaudrait mieux camper sur les dunes. Nous vous apporterions de la paille. » Les élèves de King se hâtèrent de rentrer aux accords du « Cadavre de John Brown » que chantaient leurs chers camarades. Ils se barricadèrent dans leur classe. Stalky fit immédiatement une croix à la craie sur la porte, avec cette légende : « Seigneur, ayez pitié de nous ! » laissant à King le soin de la découvrir.

Le vent tourna pendant la nuit et porta une odeur de charogne dans les dortoirs de la maison de Macréa. Les élèves, en chemise de nuit, frappèrent aux portes de séparation, fermées à clef, en suppliant leurs camarades de se laver. Les habitants de l’étude n° 5 vinrent à la seconde classe, ayant chacun au moins une demi-livre de camphre dans les poches ; King, trop prudent pour demander ce que cela voulait dire, bafouilla un peu et les mit à la porte. Beetle put ainsi finir en paix une autre poésie dans son étude.

« Malpas m’a dit qu’ils se servent maintenant de phénol, » dit Stalky. « King croit que ça vient des cabinets. »

« Il lui en faudra du phénol au chat, » répondit M’Turk. « On peut toujours essayer. Ça occupera King. »

« Je vous assure que j’ai cru qu’il allait me tuer quand j’ai reniflé il y a un instant, » dit Stalky. « Le grand Burton, lui, pouvait venir renifler autour moi tant qu’il voulait l’autre jour. Il n’empêchait pas Alexandre de crier : ils puent ! dans notre étude, avant… avant que nous… leur eussions fait prendre médecine. Il ricanait, voilà tout. Qu’as-tu donc fait, Beetle, pour le faire rager comme ça ? »

« Ah voilà, c’était une fine plaisanterie à moi. Je le tenais. Vous savez comme il discourt toujours sur le savant Lipsius. »

« Qui à l’âge de quatre ans……… cet animal-là ? » demanda M’Turk.

« Oui. Chaque fois qu’il entend dire que j’ai fait une poésie. Eh bien ! en m’asseyant, j’ai demandé à voix basse au grand Burton : – Comment va notre savant Lipsius ? Burton s’est mis à ricaner comme un hibou. Il ne savait pas ce que je voulais dire, mais King le savait bien, lui. Voilà pourquoi il est tombé sur nous. Vous ne me remerciez pas ? Et maintenant du silence. Je vais écrire la ballade du savant Lipsius. »

« Évite les expressions grossières, » dit Stalky. « Je ne voudrais pas être grossier en cet heureux jour. »

« Pas pour rien au monde – une rime à dépotoir l’un de vous ? »

Pendant le déjeuner King parla avec aigreur à Prout des élèves à l’esprit corrompu qui faisaient un emploi déplorable de leurs misérables aptitudes pour saper la discipline et pervertir leurs égaux, pour donner libre cours à leur imagination déréglée et pour détruire le respect.

« Mais vous ne sembliez pas penser à cela quand vos élèves disaient que… que cela puait chez nous. Si vous ne m’aviez pas assuré que vous ne vous mêliez jamais des affaires de vos collègues, j’aurais presque cru que toutes ces bêtises étaient nées de quelques remarques que vous aviez laissé tomber. »

Prout avait souffert longtemps, car King ne se radoucissait guère aux repas.

« Vous-même vous avez parlé à Beetle, n’est-ce pas ? » interrompit l’aumônier. « Vous lui disiez qu’il ne se baignait pas, qu’il avait peur de l’eau. J’étais au pavillon ce jour-là. »

« J’ai pu le faire en plaisantant. Vraiment je n’ai pas la prétention de me rappeler toutes les remarques que je laisse tomber au milieu de ces enfants ; je sais bien du reste que le nommé Beetle n’est pas facile à émouvoir. »

« C’est possible ; mais il possède, – ou plutôt lui et ses amis possèdent (cela revient au même), la finesse du démon quand il s’agit de découvrir le faible des gens. J’avoue que je préférerais sacrifier quelque chose pour me concilier l’étude n° 5. C’est peut-être bête, – mais jusqu’à présent je crois être le seul ici que ces jeunes gens n’aient pas accablé de leurs… attentions. »

« Tout cela est en dehors de la question. Je n’ai besoin de personne pour les mâter quand il faut, j’espère. Mais ma tâche devient dure, s’ils se sentent moralement supportés par ceux dont la justice devrait être absolue et rigoureuse. Je vous avoue que je ne déteste rien autant que ce qui peut ressembler à de la déloyauté entre nous. »

Les collègues de King se regardèrent du coin de l’œil, et Prout rougit :

« Je le nie absolument, » dit-il, « … en fait je reconnais que personnellement je n’aime aucun de ces trois garçons. Il n’est pas juste, par conséquent, de… »

« Comptez-vous les laisser continuer encore longtemps ? » demanda King.

« Sûrement, » dit Macréa, abandonnant son allié habituel, « s’il faut blâmer quelqu’un, c’est vous, King. Vous ne pouvez les rendre responsables de… vous préférez le vieux mot, je pense ?… de la puanteur qui règne chez vous. Voilà mes élèves qui s’en plaignent maintenant. »

« Que voulez-vous ? » dit le petit Hartopp. « Vous connaissez les enfants. Ils profitent naturellement de ce qui leur semble une chance providentielle. Voyons, King, qu’y-a-t-il dans vos dortoirs ? »

M. King expliqua que, s’étant imposé comme règle invariable de ne jamais se mêler des affaires de ses collègues, il s’attendait à ce qu’on ne se mêlât pas trop ouvertement des siennes. Ces messieurs seraient peut-être heureux d’apprendre, – ici l’aumônier eut un soupir lassé, – qu’il avait pris toutes les mesures jugées nécessaires en l’occasion à son humble avis. Bien plus, il avait dépensé en désinfectants, sans espérer le moins du monde rentrer dans ses débours, des sommes dont il ne voulait pas indiquer le montant. Il avait fait cela parce qu’il savait, à la suite d’une expérience amère, – bien amère, – que l’administration du collège était négligente, arriérée et routinière. Il ajouterait même : aussi négligente que la direction de certaines personnes qui se permettaient maintenant de juger ses actions. Pour finir, il donna un sommaire de sa carrière, avec un précis de ses talents et le catalogue de ses grades universitaires. Puis il sortit en faisant claquer la porte.

« Hélas ! » fit l’aumônier. Quelle vie mesquine que la nôtre ! comme elle nous amoindrit, mes frères ! Dieu vienne en aide à tous les maîtres ! ils en ont besoin. »

« Je n’aime pas ces garçons, je le reconnais, » – Prout enfonçait avec colère sa fourchette dans la nappe, – « et je ne prétends pas être fort, vous le savez. Mais j’avoue que je ne vois pas pourquoi je devrais sévir contre Stalky et ses camarades parce que King a la malchance de… de… »

« de se faire prendre à son propre piège, » dit le petit Hartopp. « Certainement, Prout. Personne ne vous accuse d’exciter les élèves d’une maison contre ceux d’une autre par votre négligence. »

« Quelle vie mesquine ! quelle vie mesquine ! » dit l’aumônier en se levant. Je vais aller corriger mes devoirs de français. À l’heure du dîner, King aura accablé de ses plaisanteries quelque malheureux enfant de treize ans. Il nous répétera ses mots et tout ira bien. »

« Mais ces trois gamins… sont-ils vraiment si dépravés ? »

« Quelle bêtise ! » dit le petit Hartopp. « Si vous réfléchissiez une minute, Prout, vous verriez que cette abondance précoce d’imaginations obscènes dont se plaint King ne vient que de lui. Comme dit le poète : il a planté les plumes qui ont aidé la flèche à voler. Il n’est pas content naturellement. Venez une minute au fumoir. Nous ne devrions pas écouter les enfants, mais nos trois diables sont probablement en train de s’amuser dans la cour à rappeler leur malheur aux élèves de King. Venez : les petites choses plaisent aux petits esprits. »

Le petit réduit derrière la salle commune ne servait guère que de vestiaire. Les fenêtres étaient en verre dépoli ; on ne pouvait voir au dehors, mais on pouvait entendre presque tout ce qui se disait dans l’allée. Quelqu’un vint du n° 5 en marchant avec précaution.

« Rattray, » dit le nouvel arrivant à demi voix, – l’étude de Rattray donnait de ce côté. « Sais-tu si M. King est par ici ? j’ai quelque chose… » M’Turk laissa prudemment sa phrase inachevée.

« Non, il est sorti, » répondit Rattray, sans réfléchir.

« Tiens, le savant Lipsius prend l’air ? Son Altesse Royale est allée se faire désinfecter. » M’Turk grimpa sur la grille, où il se cramponna comme une corneille.

« Et dans tout le collège il n’y avait pas de puanteur qui fût comme la puanteur de la maison de King, car la maison puait fort et personne ne savait d’où venait l’odeur. Personne, sinon King. Et il lava les fags, privatim et seriatim. Et il les lava dans les étangs d’Heshbon, un tablier autour des reins. »

« Ta bouche, idiot d’irlandais ! » On entendit une balle de golf qui faisait rejaillir les cailloux.

« Pas la peine de te fâcher, Rattray. Nous sommes venus causer avec toi. Viens ici, Beetle, ces messieurs sont chez eux, tu ne les sens pas ? »

« Où donc est le Prince Puant ? Un adolescent à l’âme pure, à l’esprit élevé, ne devrait guère se risquer autour de cette maison par le temps qui court. Il est sorti, hein ? ça ne fait rien. Je ferai de mon mieux, Rattray. Je suis in loco parentis en ce moment. »

(« Voilà pour vous, Prout, » dit Macréa à voix basse, car M. Prout affectionnait cette formule. »)

« J’ai quelques mots à vous dire, mon jeune ami ; nous avons à nous entretenir. »

Prout se mit à rire ; Beetle, forçant la voix, avait choisi une phrase favorite de King.

« Je vous répète, Monsieur Rattray, que nous avons à nous entretenir. Et nos discours ne traiteront point de choses qui puent – car ce mot est nauséabond et obscène. Nous étudierons, si vous le voulez bien, Monsieur Rattray, ce que j’ose espérer, – nous étudierons… comment dirai-je ?… cette révélation scabreuse d’une démoralisation latente. Ce qui me fait le plus de peine, ce n’est pas tant l’indécence criante avec laquelle vous vous pavanez, chargé de ce fardeau d’ordures, » (imaginez-vous cette harangue ponctuée par les balles que lançait Rattray, fort mal d’ailleurs) « que l’immoralité cynique avec laquelle vous vous ébattez au milieu de vos senteurs détestables. Je suis loin de vouloir m’immiscer dans les affaires d’une autre maison… »

(« Grand Dieu ! » s’écria Prout, « mais c’est King lui-même ! »

« Ligne pour ligne, mot pour mot. Écoutez, » dit le petit Hartopp.)

« … mais dire que vous puez, comme certaines gens impudiques et méprisables l’affirment, ce n’est rien dire, – c’est dire moins que rien. En l’absence de votre honoré directeur, que personne ne respecte plus que moi, je vais, avec votre permission, vous expliquer la grossièreté, l’énormité inconnue jusqu’à ce jour, la fétidité effrayante des puanteurs (je préfère le bon vieux mot), des puanteurs dont vous avez jugé bon d’infecter votre maison… ah, tant pis j’ai oublié le reste, mais c’était bien beau. Rattray, tu ne nous remercies pas de la peine que nous nous donnons ainsi pour vous ? Il y a des tas de types qui n’en auraient jamais fait autant, mais nous ne sommes pas des ingrats, Rattray. »

« Ah non, nous ne sommes pas des ingrats, » grogna M’Turk. « Nous n’avons pas oublié ce savon. Nous sommes polis. Pourquoi n’es-tu pas poli, Rat ? »

« Tiens ! » Stalky arrivait au petit galop, sa casquette sur un œil, « vous adressez une homélie à ces êtres puants ? j’ai bien peur qu’on ne puisse plus guère espérer qu’ils se repentent, Rattray ! White ! Perowne ! Malpas ! – pas de réponse. Ça va mal, ça va vraiment mal. Sortez donc vos morts, vous avez la morve, espèce de lépreux ! »

« Vous vous croyez bien malins ? » dit Rattray, poussé à bout, et oubliant sa dignité. « Ce n’est qu’un rat ou quelque chose comme ça, sous le plancher. On va le déclouer demain. »

« N’essayez donc pas de rejeter la faute sur une pauvre bête qui ne peut pas se défendre… et morte encore ! Je déteste l’équivoque. Parole d’honneur, Rattray… »

« Un instant. Hartoffle n’a jamais dit Parole d’honneur, dans toute sa petite vie, » fit observer Beetle.

(« Ah ! Ah ! » dit Prout au petit Hartopp.)

« Je vous l’avoue, Monsieur, je vous l’avoue, j’espérais mieux de votre part, Rattray. Vous ne pouvez donc pas confesser vos méfaits, comme un homme ? Avez-vous jamais pu croire que je manquais de confiance en vous ? »

(« Ce n’est pas de la brutalité, » murmura le petit Hartopp, comme s’il répondait à une question que personne n’avait posée. « C’est leur âge, leur âge seulement. »)

« Et voilà la maison, » disait Stalky, changeant sa voix sautillante et rapide en un ton sérieux et presque tragique, « et voilà le… le… dépotoir où l’on osait dire que notre établissement puait. Maintenant ils essayent de s’abriter derrière un rat mort ! Vous m’excédez, Rattray, vous me révoltez ! vous m’irritez plus que je ne saurais dire ! Dieu merci je suis un homme calme……… »

(« Ceci est pour vous, Macréa, » dit Prout.

« J’en ai peur, j’en ai peur. »)

« … sans cela j’aurais peine à me contenir devant votre air moqueur. »

« Cave ! » dit Beetle à voix basse : il avait aperçu King qui descendait majestueusement le corridor.

« Que faites-vous donc ici, mes petits amis ? » commença le maître. « J’avais comme une idée vague – reprenez-moi si je me trompe, » (les collègues de King, qui écoutaient, éclatèrent tous de rire) – « que si je vous rencontrais à la porte de ma maison je vous infligerais diverses punitions et châtiments rigoureux. »

« Monsieur, » dit Beetle, « nous partions nous promener. »

« Et vous vous êtes arrêtés en route pour parler à Rattray ? »

« Oui, Monsieur, » dit Rattray, sortant de son étude, « nous jouions à la balle. »

(« Ce Rattray est plus diplomate que je ne l’aurais cru, » observa le petit Hartopp. « Il n’a rien dit qui ne fût strictement vrai. Remarquez cette morale, Prout. »)

« Vous vous divertissez donc avec ces Messieurs ? Ma foi, je dois dire que je ne vous envie pas les amis que vous choisissez. Sans doute, ils étaient en train de tenir de ces discours libidineux dont ils sont si prodigues depuis quelque temps. Je vous conseille de bien surveiller votre conduite à l’avenir. Ramassez ces balles. » Il passa.

. . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain, Richards, qui avait été charpentier dans la flotte et que l’on chargeait de toutes les petites bricoles, reçut l’ordre de déclouer le plancher du dortoir sous lequel M. King pensait que quelque animal était venu mourir.

« Point n’est besoin de négliger nos travaux à cause d’un incident aussi insignifiant. Pourtant je sais que les petites choses plaisent aux petits esprits : il est vrai que j’ai donné des ordres pour que le plancher soit décloué après le déjeuner sous la haute surveillance de Richards. Je crois sans peine que cette opération intéressera vivement des intelligences (si l’on peut dire) tournées d’une certaine façon ; cependant, tout élève de ma maison ou d’une autre qui se laissera surprendre dans l’escalier du dortoir encourra ipso facto un pensum de trois cents lignes. »

Les élèves ne se réunirent pas dans l’escalier, mais la plupart d’entre eux attendirent à la porte de la maison de King. On avait fait promettre à Richards d’annoncer les nouvelles de la fenêtre du grenier et, autant que possible, de montrer le cadavre.

« C’est un chat, un chat mort ! » cria Richards eu montrant sa face empourprée à la lucarne. Il venait de la chambre fatale où il s’était traîné sur les genoux pendant assez longtemps.

« Un chat ? quelle blague ! » clama M’Turk.

« C’est un fag mort qu’on a oublié là-haut depuis l’année dernière ; trois hourras pour le fag défunt de King ! »

On poussa les hourras avec vigueur.

« Montrez-le, montrez-le ! nous voulons le voir ! » hurlèrent les petits. « Donnez-le aux chasseurs de punaises. » (C’est ainsi qu’on désignait les membres de la Société d’Histoire Naturelle) « Le chat a regardé le roi… il en est mort. Aïe ! Husch ! Miaou ! » les cris les plus variés se croisaient.

Richards se montra de nouveau.

« Il est…… » il s’arrêta brusquement, « … il est mort depuis longtemps. »

Tout le monde se tordit.

« Allons, venez vous promener, » dit Stalky après une pause savante. « Tout ça est dégoûtant et j’espère que ces lépreux ne recommenceront pas. »

« Recommenceront quoi ? » cria un élève de King avec colère.

« À tuer un pauvre petit chat qui n’a rien fait chaque fois que vous voudrez vous dispenser de vous laver. Il est déjà bien difficile de savoir qui pue le plus. Je préfère le chat, je vous assure. Son parfum est moins violent. Qu’est-ce que tu vas faire, Beetle ? »

« Je vais rigoler, je vais rigoler tout l’après-midi. Jamais je n’ai rigolé comme je rigolerai aujourd’hui. Nous allons nous terrer dans notre trou. »

. . . . . . . . . . . . . . . .

En bas, dans l’office, à la lumière du gaz et à côté des souliers alignés, Richards, entouré de ses boîtes à cirage, discourait, devant Oke, de la chambre des maîtres, Gumbly des réfectoires, et la belle Léna, de la blanchisserie.

« Oui, que je vous dis, il était dans un état dégoûtant. J’en ai presque été malade, mais je l’ai sorti tout de même et j’ai tout arrangé. Ce qu’il puait ! on aurait dit de l’eau sale à fond de cale. »

« C’est en cherchant des souris qu’elle est morte, la pauvre bête, » dit Léna.

« Alors ce chat courait après les souris autrement que tous les autres chats. J’enlève le plancher et je le vois couché sur le dos. Je le retourne avec mon manche à balai et je m’aperçois qu’il a le dos couvert de plâtre. C’est comme je vous le dis. Sous la tête il avait comme qui dirait un petit oreiller de plâtre qui s’était amassé devant lui quand il a glissé sur le dos. Jamais un chat n’a couru après les souris en glissant sur le dos, Léna. Quelqu’un l’a poussé sous le plancher, aussi loin qu’il a pu. Les chats ne se font pas d’oreiller pour y mourir. On l’a poussé quand il était déjà refroidi. »

« Vous êtes trop malin pour vivre longtemps, mon gros, » dit Léna qui était fiancée à Gumbly.

« Il va falloir vous marier. »

« J’ai appris quelques petites choses avant que des filles que je connais fussent nées. J’ai été dans la marine de la Reine, où l’on vous apprend à vous servir de vos yeux. Vous feriez mieux de vous mêler de vos affaires, Léna. »

« C’est-il vrai ce que vous venez de nous raconter ? » demanda Oke.

« Ne me posez pas de questions et je ne vous dirai pas de mensonges. Il a reçu une balle à travers le corps qui lui a cassé deux côtes, net, comme des brins d’osiers… J’ai vu tout ça en le retournant. Ils sont malins, oh, ils sont malins ! mais ils ne sont pas plus malins que le vieux Richards ! j’étais tout prêt a le raconter, mais… King a dit que nous ne nous lavions pas, hein ? il a laissé ses sacrés garnements crier que ça puait chez nous, pas vrai ? il n’a eu que ce qu’il méritait, que je dis ! »

Richards cracha sur un autre soulier et se remit au travail en riant à part lui.

LES IMPRESSIONNISTES

Un samedi soir, les maîtres des quatre maisons étaient réunis chez le Révérend John Gillett. Trois pipes et un cigare y mélangeaient leur fumée, ce qui témoignait de la diplomatie habile de l’aumônier. Celui-ci, à la fois état-tampon et confident de tous, avait travaillé pendant huit jours à réconcilier ses hôtes, car King, depuis l’affaire du chat, croyait toujours qu’on se moquait de lui et se fâchait d’un rien. Le Révérend John était gros, toujours bien rasé, sa moustache était forte et sa bonne humeur inaltérable. Ceux qui ne l’aimaient pas l’appelaient un Jésuite roublard. Il souriait de les voir réunis, ces quatre hommes si éprouvés, qui causaient de leurs ennuis sans trop d’amertume.

« Écoutez, » dit-il au cours de la conversation, « je n’insinue rien, mais chaque fois que l’un de vous est entré en conflit avec les élèves de l’étude n° 5, le résultat en a été plutôt humiliant pour lui. »

« Je n’admets pas ça, » répondit King, « tous les jours je pulvérise l’ineffable Beetle et ses camarades, pour leur bien. »

« Soit ! voyons votre affaire d’il y a deux ans. Vous rappelez-vous quand Prout et vous les avez poursuivis – il s’agissait d’une hutte bâtie en dehors des limites, je crois. Avez-vous oublié le colonel Dabney ? »

On se mit à rire, car King n’aimait guère entendre parler de ses exploits de braconnier.

« Et d’une ! Puis, quand vous aviez votre cabinet à côté de chez eux, – je disais bien que c’était se mettre dans la gueule du lion, – vous les mîtes à la porte de leur étude. »

« À cause des bruits ignobles qu’ils faisaient. Voyons, Gillett, vous n’allez pas me dire… »

« Je ne dis pas, mais vous les mîtes à la porte, et le soir même on démolissait tout chez vous. »

« Mais c’était Crotte-de-Lapin, ivre à en crever : il était d’ailleurs sur la route, » répondit King, « cela n’a rien à voir avec… »

Le Révérend John continua :

« En dernier lieu, ils croient entendre mettre en doute leur propreté personnelle, – à leur âge on est susceptible sur ce chapitre – très bien. Voyez comme dans chaque affaire le châtiment est approprié à l’offense. Vos élèves leur ont dit qu’ils puaient. Huit jours après, des odeurs nauséabondes emplissent votre maison et l’on trouve un chat mort, juste à l’endroit où cela peut vous incommoder le plus. Est-ce encore un effet du hasard ? Récapitulons : vous prétendez un jour qu’ils sont entrés sur les terres d’un voisin. Par je ne sais quel étrange enchaînement de circonstances dont ils tenaient peut-être le fil, c’est Prout et vous qu’on prend pour des intrus. Vous les mettez à la porte de leur étude et l’on saccage votre cabinet. J’ai déjà dressé le bilan de la dernière affaire. Eh bien ? »

« On a trouvé le chat au-dessous du dortoir de White, » répondit King. « Comme le plancher y est double, personne n’aurait pu, même de chez moi, en soulever les lames sans laisser de traces. Quant à Crotte-de-Lapin, il était extraordinairement ivre ce soir-là. »

« Le hasard les sert bien. Je n’ai jamais dit autre chose. Je les aime beaucoup pour ma part, et je crois qu’ils ont quelque confiance en moi. J’avoue que cela me fait plaisir d’être appelé Padre. Comme nous sommes en bons termes, ils ne me racontent pas de fausses histoires de vol. »

« Vous pensez à l’affaire de Mason, » dit lourdement Prout. « J’ai toujours trouvé l’histoire particulièrement scandaleuse. Le Principal aurait dû intervenir avec plus d’énergie. Mason peut se tromper, mais c’est un homme consciencieux et sincère. »

« Je ne suis pas de votre avis, Prout, » répondit le Révérend John, « Il a pris au sérieux une histoire fantastique, et, autant que j’en puis juger, il a accepté, sans examen, le témoignage d’un élève. Franchement il a mérité ce qui lui est arrivé. »

« Ils ont outragé Mason de propos délibéré, » reprit Prout. « Ils n’avaient qu’à me dire un mot et c’était fini, mais ils ont préféré profiter de ce qu’il ignorait leur caractère pour l’attirer dans un piège… »

« Cela se peut, » répondit King. « Mais si je n’aime pas Mason, c’est justement pour la raison qu’invoque Prout en sa faveur : il est plein de zèle. »

« Le vol n’est pas dans nos traditions… entre nous du moins, » dit le petit Hartopp.

« Ça, ce n’est pas mal dit pour un maître dont les élèves ont enlevé sept têtes de bétail aux électeurs inoffensifs de Northam, » répondit Macréa.

« Parfaitement, » dit le petit Hartopp sans rougir. « Enlever du bétail, faire la chasse aux faucons sur la falaise, et braconner un peu, voilà ce qui nous sauve. »

« Cela fait beaucoup plus de tort au collège… » commença Prout.

« … qu’un scandale qu’on pourrait étouffer ? Certainement. Notre réputation parmi les fermiers est déplorable. Mais je préfère ces fautes-là à… d’autres. »

« Je ne dis pas, » insista Prout, « mais ils ne sont pas de leur âge, ils ont quelque chose d’anormal et, à mon avis, de gâté. Leurs exploits ont des conséquences morales qui les conduiront à des méfaits plus graves. Je ne sais que faire ; on pourrait les séparer. »

« C’est une idée, « répondit Macréa, « mais elle ne me plaît pas. Depuis six ans ils font toutes leurs classes ensemble. »

« Ils disent toujours « nous, comme des journalistes, » – dit King tout à coup. « Cela m’agace. – Corkran, donnez-moi votre thème. – Monsieur, nous ne l’avons pas encore tout à fait fini. Nous allons vous l’apporter dans un instant. – Et ainsi de suite. Et les autres font de même. »

« Ce nous renferme bien des choses, » dit le petit Hartopp. « C’est moi qui leur fais la trigonométrie. M’Turk comprend peut-être un peu de quoi il s’agit, mais Beetle ressemble aux brutes sans âme dès qu’on parle de sinus et de cosinus. Il copie sur Stalky, dont les mathématiques font les délices. »

« Pourquoi le permettez-vous ? » demanda Prout.

« Tout se compense aux examens. Beetle ne remet pas de copie et compte sur son anglais pour le sauver. Il doit passer presque tout le temps de ma classe à faire des vers. »

« Plût au ciel qu’il me fît des vers latins avec autant de zèle, » dit King en se redressant vivement. « Il fabrique, avec la seule exception de Stalky, les hexamètres les plus barbares que j’aie jamais vus. »

« Chez eux le travail est organisé, » dit l’aumônier. « Stalky fait les mathématiques, M’Turk le latin et Beetle se charge de l’anglais et du français. Du moins, lorsqu’il était à l’infirmerie, il y a un mois… »

« En train de carotter, » interrompit Prout.

« C’est très possible. Eh bien ! j’ai constaté qu’ils traduisaient infiniment moins bien leur Roman d’un Jeune Homme Pauvre. »

« Je trouve cela profondément immoral, » dit Prout. J’ai toujours été contre ce système d’études séparées. »

« Il n’y a pas d’étude où l’on ne s’entr’aide, mais au n° 5 la chose a été réduite en système. Du reste ils font presque tout méthodiquement. »

« Ils ne s’en cachent pas, » dit le Révérend John. « J’ai vu Beetle et Stalky, qui voulaient aller s’exercer au football, donner la chasse à M’Turk dans l’escalier pour lui faire mettre en vers latins l’élégie de Gray. »

« C’est de la tricherie organisée, » dit Prout d’une voix de plus en plus profonde.

« Allons donc, » répliqua le petit Hartopp. « On ne peut apprendre à une vache à jouer du violon. »

« Ils savent que c’est tricher. »

« Dites donc, » s’écria le Révérend John, « nous avons parlé sous le sceau du secret, n’est-ce pas ? »

« Cependant, Gillett, » insista Prout, « vous nous dites que vous les avez entendus se partager ainsi leur travail. »

« Juste Ciel ! mon cher ami, je ne veux pas être pris pour témoin à charge. Hartopp vous en a parlé aussi. S’ils apprennent jamais que je les ai trahis, nos bons rapports en souffriraient. Cela me ferait de la peine. »

« Je trouve que vous montrez en ceci un peu de faiblesse, » dit Prout, regardant autour de lui pour voir si on l’approuvait. « Il vaudrait mieux les séparer, pour quelque temps au moins. Ne le croyez-vous pas ? »

« C’est ça, séparez-les, » dit Macréa, « et nous verrons si Gillett a raison. »

« Soyez prudent, Prout. Laissez-les tranquilles ou il vous arrivera malheur, et, chose bien plus importante, ils m’en voudront. J’aime trop mes aises, hélas ! pour me laisser tourmenter par ces espiègles. Où allez-vous donc ? »

« Jamais de la vie ! Ils n’oseraient pas… mais je m’en vais réfléchir à tout cela, » répondit Prout. « Cela demande de la réflexion. Ils savaient que c’était copier et il faut que je songe à mon devoir. »

« Il est capable de leur demander leur parole d’honneur. C’est moi qui suis un imbécile. » Le Révérend John regardait ses collègues d’un air piteux. « Je n’oublierai jamais plus qu’un maître n’est pas un homme. Croyez-moi, » ajouta l’aumônier, « il y aura du grabuge ! »

. . . . . . . . . . . . . . . .

Mais près du Tibre jaune,

Le tumulte régnait.

Comme un éclair dans un ciel bleu, (car on était encore dans l’ivresse de la victoire), M. Prout parut dans l’étude n° 5, fit à nos amis un sermon sur l’indignité de leurs procédés et leur annonça qu’ils retourneraient le lundi suivant à l’étude commune.

Le dimanche se passa tout entier en un concert de récriminations où il ne manquait ni soli ni chœurs. Les trois camarades n’avaient péché en effet qu’en suivant l’usage plus ou moins admis dans toutes les études.

« À quoi bon rager ? » finit par dire Stalky. « Nous sommes tous logés à la même enseigne. Il faudra aller vivre avec les autres. Nous aurons droit à un casier dans la salle commune et, pendant l’étude, à une place au n° 12. » Il regarda avec regret la pièce confortable que M’Turk, leur chef en matière d’art, avait ornée d’une boiserie, de patrons et de tentures en cretonne.

« C’est ça ! à tout instant Pied-de-Vache viendra comme un vieux chien mal peigné voir ce que nous faisons. Par le temps qui court il ne vous laisse jamais tranquille, » dit M’Turk. « Ah oui ! ce sera du propre ! »

« Pourquoi n’êtes-vous pas au cricket ? j’aime les garçons sains de corps et d’esprit. Il ne faut pas rester enfermés comme ça. Occupez-vous de l’honneur de votre maison, » dit Beetle en citant les paroles du maître, – « et allez donc ! »

« Mais oui, c’est ça ! pourquoi pas ? Nous allons nous en occuper de notre maison, nous en occuper sans relâche. Il y a un an qu’il ne nous a pas vus dans les salles communes. Nous avons appris bien des choses depuis ce temps-là. Nous en ferons une maison é-pa-tante, vous verrez ! Vous rappelez-vous dans Éric ou Saint-Winifred ce type qui s’appelle Bélial quelque chose ? C’est moi qui vais faire Bélial, » dit Stalky avec un sourire charmant.

« Très bien ! » dit Beetle. « Moi je ferai Mammon. Je ferai de l’usure… on en fait dans tous les collèges à en croire le B.O.P. [12]. Deux sous par semaine et par shelling : voilà de quoi troubler la faible intelligence de Pied-de-Vache. Toi, Turkey, tu seras Lucifer. »

« Que faudra-t-il faire ? » demanda M’Turk en souriant aussi.

« Des complots, des cabales… des boycottages. Livre-toi à ces intrigues ténébreuses dont Pied-de-Vache parle toujours. Allons-y ! »

Leurs camarades leur témoignèrent à l’occasion de leur chute cette sympathie blagueuse qu’on accordait toujours aux élèves privés de leur étude. On s’intéressa d’autant plus à eux qu’on savait qu’ils restaient volontiers à l’écart.

« Ça rappelle le bon vieux temps, pas vrai ? » dit Stalky, en choisissant un casier où il jeta ses livres. « Nous allons rigoler un peu avec vous, mes jeunes amis, car notre maître bien-aimé nous a chassés de notre trou. »

« C’est bien fait, » s’écria Orrin, « cela vous apprendra à copier ! »

« Ça, ça ne peut pas aller, » dit Stalky. « Nous ne pourrons jamais conserver notre beau prestige, mon cher Orrin, si nous te laissons dire des choses pareilles. »

Les trois amis entourèrent le jeune garçon de leurs bras, le poussèrent vers la fenêtre à guillotine et baissèrent le châssis jusque sur sa nuque. Ils lui attachèrent vivement avec une ficelle les pouces derrière le dos et, comme il lançait force ruades, ils lui enlevèrent ses souliers.

C’est ainsi que M. Prout le trouva quelques instants après, guillotiné et réduit à l’impuissance. Il était entouré d’un groupe de camarades qui se tordaient de rire au lieu de lui porter secours.

Stalky avait réuni, en prévision d’une vengeance, tous ses amis dans une salle en haut. Orrin y monta bientôt à la tête d’une colonne d’assaut et la salle s’emplit d’un nuage de poussière au milieu duquel les combattants luttaient en ébranlant le plancher et en poussant des cris sauvages. Un pupitre disparut dans la mêlée, un groupe de guerriers brisa dans sa chute le panneau d’une porte, des vitres furent cassées et un bec de gaz se décrocha. Au milieu de la confusion, les trois amis s’échappèrent dans le corridor où leurs appels attirèrent de nouveaux combattants qu’ils envoyèrent prendre part à la lutte.

« À la rescousse King ! King ! King ! Salle n° 12. À la rescousse, Prout ! Prout ! À la rescousse, Macréa ! À la rescousse Hartopp ! »

Les plus jeunes élèves sortirent comme les abeilles d’une ruche, montèrent bruyamment l’escalier et, sans faire de questions, allèrent augmenter le tumulte.

« Ce n’est pas mal pour la première soirée, » dit Stalky en rajustant son col. « C’est Prout qui sera vexé ! Il faudrait nous créer un alibi. » Ils attendirent donc l’heure de l’étude, juchés sur la grille de la maison de King.

« Vous voyez, » dit Stalky, comme ils se dirigeaient lentement vers l’étude en même temps que la vile multitude, « si l’on met aux prises les élèves des différentes maisons, il est à parier qu’il se trouvera un imbécile pour faire du grabuge pour de bon. Tiens ! Orrin. Tu as l’air tout chose. »

« C’est de ta faute, sale animal ! c’est vous autres qui avez commencé. Nous avons deux cents lignes chacun, et Pied-de-Vache vous cherche. Vois comment cette brute de Malpas m’a arrangé l’œil. »

« Comment ! c’est nous qui avons commencé ? Qui donc nous a reproché d’avoir copié ? Ta jeune intelligence ne sait donc pas rapporter un effet à sa cause ? Un de ces jours tu finiras par comprendre qu’il ne faut pas plaisanter avec l’étude n° 5. »

« Et mon shelling, quand me le rendras-tu ? » dit tout à coup Beetle.

Bien que Stalky ne vît pas Prout derrière eux, il donna la réplique sans hésiter.

« Je ne te dois que dix-huit sous, vieil usurier ! »

« Tu oublies les intérêts, » dit M’Turk. « Un sou par semaine et par shelling, c’est le tarif de Beetle. Tu dois être salement riche, Beetle. »

« Voyons, Beetle m’a prêté douze sous. » Stalky s’arrêta court et fit semblant de compter sur ses doigts. « C’était le 19, pas vrai ? »

« Oui, mais tu n’avais pas payé les intérêts du shelling que je t’avais prêté l’autre fois. »

« Mais tu as pris ma montre comme gage. » Le jeu se développait presque automatiquement.

« Ça ne fait rien, je veux mes intérêts, ou tu auras à payer les intérêts des intérêts. Rappelle-toi que j’ai un billet de toi, » s’écria Beetle.

« Tu n’es qu’un Juif sans entrailles, » répondit piteusement Stalky.

« Chut ! » dit M’Turk très haut et en tressaillant au moment où M. Prout les rejoignait.

« Je ne vous ai pas vus dans le désordre de tout à l’heure, » dit ce maître.

« Quel désordre, Monsieur ? Nous venons de chez M. King, » répondit Stalky. « Dites, Monsieur, que faut-il que je fasse ? On a cassé le pupitre que vous m’aviez dit de prendre, et le banc est inondé d’encre. »

« Prenez une autre place… une autre place. Me prenez-vous pour votre bonne d’enfant ? Mais je veux savoir, Beetle, si vous avez l’habitude de prêter à la petite semaine. »

« Non, Monsieur, pas en général. »

« Ce sont là des agissements très répréhensibles. J’aurais cru que mes élèves au moins ne feraient pas cela. Malgré l’opinion que j’ai de vous, je ne croyais pas que ce fût là un de vos défauts. »

« Il n’y a pas de mal à prêter de l’argent, n’est-ce pas, Monsieur ? »

« Je n’ai pas à discuter ces questions avec vous. Combien avez-vous prêté à Corkran ? »

« Je… je ne sais pas au juste, » dit Beetle. Il est difficile d’improviser en un instant toute une entreprise.

« Vous aviez pourtant l’air de le savoir à l’instant. »

« C’est deux shellings quatre, je crois, » dit M’Turk, en lançant un regard de mépris à Beetle.

Les finances de nos amis étaient terriblement embrouillées et il y avait une somme de deux shellings quatre que Beetle et M’Turk revendiquaient tous les deux, comme leur part sur le produit de la mise en gage d’un des pantalons de Stalky. Celui-ci soutenait cependant, depuis six mois, que les deux shellings quatre lui étaient dus comme commission pour avoir négocié le prêt. Bien entendu il avait dépensé l’argent en mangeailles pour les trois amis.

« Écoutez-moi bien. Il faudra cesser vos opérations usuraires. Vous disiez donc deux shellings quatre, Corkran ? »

Stalky qui n’avait rien dit continua de se taire.

« La mauvaise influence que vous exercez sur vos camarades est bien assez forte déjà, sans que vous les teniez encore dans votre dépendance. »

Il chercha dans ses poches et en sortit (oh joie !) deux shellings et quatre pence. « Apportez-moi ce que vous appelez le billet de Corkran et soyez heureux que je ne pousse pas les choses plus loin. Corkran, je retiendrai cette somme sur votre argent de poche. Tout de suite le billet, n’est-ce pas ? »

Peu leur importait ! Deux shellings quatre en une fois valent toujours mieux que six fois douze sous.

« Je voudrais bien savoir, par exemple, ce que c’est qu’un billet, » demanda Beetle. « J’ai simplement vu ce mot-là dans un livre. »

« Eh bien ! maintenant il faut que tu en fabriques un, » dit Stalky. « Mais notre encre ne devient noire que le lendemain[13]. Il pourrait remarquer ça ? »

« Pas de danger. Il a d’autres chats à fouetter, » dit M’Turk ; « signe ton nom sur un bout de papier, Stalky, et écris : Je te dois deux shellings et quatre pence. Hein ! est-ce malin d’avoir tiré ça de Prout ? Stalky n’aurait jamais payé… Qu’est-ce que tu fais, imbécile ? »

Beetle venait de donner machinalement l’argent à Stalky, le trésorier de l’association. Les vieilles habitudes sont difficiles à vaincre.

En recevant le billet, Prout expliqua à Beetle que l’usure était une chose vile, qu’elle semait la corruption dans les collèges (comme tout du reste, sauf le cricket obligatoire), qu’elle détruisait toute bonne camaraderie, qu’elle rendait la jeunesse froide et égoïste, et qu’elle ouvrait la porte à tous les maux. Enfin Beetle connaissait-il d’autres affaires de ce genre ? S’il en connaissait, son devoir était de le dire à son maître et de témoigner ainsi de son repentir. On ne lui demandait pas de citer de noms.

Beetle ne savait pas… du moins, il n’était pas très sûr. Pouvait-il accuser ses camarades ? On ne faisait peut-être que ça dans la maison. Il feignit une anxieuse délicatesse. Il ne pouvait rien dire. Il n’avait pas trouvé dans son métier de concurrents déclarés, mais si M. Prout pensait que cette affaire touchait à l’honneur de la maison (M. Prout était de cet avis), il vaudrait peut-être mieux que les moniteurs… »

Il fit durer ainsi l’interrogatoire pendant la moitié de l’étude.

Le Shylock amateur revint à la salle d’étude et se laissa choir à côté de Stalky. « Si Prout, » lui dit-il, « n’est pas convaincu à cette heure que la maison est pourrie d’usure, je ne suis qu’un Hollandais… voilà tout… – Au maître : – Je viens du cabinet de M. Prout, Monsieur. Il m’a dit de me mettre où je voudrais… – Ce qu’il était ému ! il ruisselle de sueur !… – Oui, Monsieur, je demandais seulement à Corkran de me laisser prendre de son encre. »

Comme nos amis se dirigeaient vers le dortoir, après la prière, Harrison et Craye, premiers moniteurs de la maison et fort zélés dans l’exercice de leurs fonctions, les abordèrent très en colère.

« Dis donc, Beetle ? Qu’est-ce que tu as encore fait à Pied-de-Vache ? Il nous a sermonnés toute la soirée. »

« Et pourquoi donc Sa Transparence Sérénissime vous a-t-elle contrariés ? » demanda M’Turk.

« Au sujet de l’argent que Beetle a prêté a Stalky. Beetle est allé dire à Prout qu’il y avait beaucoup d’usuriers dans la maison. »

« Non, mon vieux, » dit Beetle, s’asseyant sur un panier où l’on mettait les souliers, « voilà justement ce que je ne lui ai pas dit : j’ai dit la simple vérité. Il m’a demandé s’il y avait beaucoup d’usuriers dans la maison et je lui ai répondu que je n’en savais rien. »

« Pour lui, vous êtes une bande de sales Shylocks, » dit M’Turk. « C’est encore heureux pour vous qu’il ne vous prenne pas pour des voleurs. Une fois que cet homme consciencieux a une idée en tête, elle n’en sort plus, vous le savez bien. »

« C’est un homme animé des meilleures intentions.

Il a tout fait pour le mieux, » dit Stalky en se tortillant avec grâce autour de la rampe. « On l’a trouvé la tête dans un tuyau, une confession signée de lui dans le soulier gauche. Mais pour l’honneur de la maison, c’est très… »

« Ferme ça, » dit Harrison. « On dirait toujours que c’est vous qui êtes les moniteurs quand on a des observations à vous faire. »

« Vous avez trop de toupet, » dit Craye.

« Je ne vois pas qui a du toupet ici, excepté vous. Pourquoi donc vous mêlez-vous d’une affaire privée entre Beetle et moi et que Prout a déjà arrangée ? » Stalky cligna gaiement de l’œil à ses amis.

« Voilà l’ennui des petits prodiges, » dit M’Turk en regardant le bec de gaz. « Ils deviennent moniteurs avant d’avoir du tact et viennent embêter ceux qui pourraient les aider à veiller sur l’honneur de la maison. »

« Nous ne vous donnerons pas cette peine-là ! » dit Craye exaspéré.

« Pourquoi donc nous agacez-vous, alors ? » demanda Beetle. « D’après ce que vous dites vous-mêmes, vous avez été tellement négligents dans votre surveillance que Prout croit la maison pleine de prêteurs à la petite semaine. Je lui ai dit que j’avais prêté de l’argent à Stalky et à personne autre. Je ne sais s’il m’a cru, mais cela ne me regarde pas, c’est votre affaire. »

« Il paraît, » dit Stalky en haussant la voix, « qu’il y a un coup monté dans la maison tout entière. Il se peut que les fags empruntent des sommes considérables les uns aux autres. Nous n’en sommes pas responsables. Nous ne sommes pas gradés, nous autres ! »

« Et vous vous étonnez que nous ne tenions pas à fréquenter nos camarades ! » dit M’Turk avec dignité. « Nous sommes restés à l’écart dans notre étude jusqu’à ce que l’on nous ait mis à la porte de chez nous, et nous voilà maintenant mêlés à toutes ces histoires : c’est absolument honteux ! » « Puis vous tombez sur nous dans l’escalier, » dit Stalky, « à propos d’affaires qui ne regardent que vous. Vous savez bien que nous ne sommes pas moniteurs. »

« Et voilà que vous nous menacez d’une correction, » dit Beetle, qui se mit à inventer de toutes pièces en voyant l’étonnement se peindre sur le visage de ses adversaires.

« Et si vous vous figurez que ces façons-là vous serviront à quelque chose, vous vous mettez le doigt dans l’œil. Voilà tout. Bonsoir. »

Ils montèrent bruyamment l’escalier. Leurs dos se redressaient sous l’outrage offert à leur vertu.

« Mais que diable leur avons-nous fait ? » demanda Harrison à Craye avec stupéfaction.

« Je n’en sais rien, mais c’est toujours comme ça dès qu’on a affaire à eux. Ils ont toujours réponse à tout. »

M. Prout fit venir de nouveau ses bons élèves et parvint à plonger ces âmes candides dans un trouble encore dix fois plus profond. Il leur parla de l’attitude et des mesures à prendre, du niveau moral de la maison, de la loyauté qui devait régner parmi les élèves et que les moniteurs devaient observer eux aussi. Enfin, il les engagea à faire preuve de tact dans cette aventure.

Les moniteurs demandèrent donc à Beetle s’il était en relation d’affaires avec quelque autre personne. Beetle alla promptement se plaindre à Prout de ce que Harrisson et Craye se mêlaient d’une histoire que le maître avait déjà réglée. Personne ne savait mieux que Beetle jouer l’innocence outragée.

Prout pensa alors qu’il avait été peut-être injuste envers le coupable qui n’avait cherché ni à cacher ni à pallier sa faute. Il appela Harrison et Craye et leur reprocha doucement le ton qu’ils avaient pris envers un pécheur qui se repentait. Les moniteurs revinrent absolument désespérés à leur étude. Ils se lancèrent dans une enquête générale, rendant les fags à moitié fous, et mettant à jour avec grande pompe et ostentation tous les petits prêts naturels et inévitables que les écoliers de cet âge ont l’habitude de se faire entre eux.

« Vois-tu, Harrison, le petit Thornton m’a prêté deux sous samedi dernier parce que j’avais une amende à payer pour avoir cassé un carreau. Je les ai dépensés chez Keyte. Je ne savais pas que c’était défendu. Et puis quand mon oncle m’a envoyé un mandat de cinq shellings que j’ai touché chez Keyte, le grand Wray m’a emprunté quatre sous, mais il me les rendra avant les vacances. Nous ne savions pas qu’il y avait du mal à ça. »

Les deux moniteurs passèrent ainsi des heures entières, mais sans trouver d’usure ni rien qui ressemblât aux intérêts exorbitants de Beetle. Comme les élèves, en dehors des jeux obligatoires, n’étaient tenus par aucune tradition à montrer du respect aux moniteurs, les plus grands les invitèrent brièvement à se mêler de leurs propres affaires. Personne ne voulut rien dire à aucun prix. Harrison était un idiot, Craye en était un autre, et le plus grand de tous était le maître de la maison.

Une fois qu’on a jeté le trouble dans une maison, on voit les élèves, même quand ils n’ont rien à se reprocher, former des groupes et des coteries, se réunir à la tombée de la nuit, tenir des assemblées dans les chambres de débarras et s’attrouper dans les corridors. Et quand trois espiègles se glissent d’un groupe à l’autre, en affectant un air mystérieux, en criant : « Cave ! » quand il n’y a rien à craindre, et en murmurant : « ne le répète pas » à la fin d’un conte fantastique qu’ils viennent d’inventer à l’instant même, tout cela suffit pour donner un air de complot et d’intrigue à une maison.

Au bout de quelques jours Prout finit par s’apercevoir qu’il vivait au milieu d’embûches de toutes sortes. Des mystères l’enveloppaient de tous côtés, des cris d’avertissement précédaient sa marche lente et, derrière son dos, il pouvait entendre murmurer des mots de passe. M’Turk et Stalky inventèrent des phrases absurdes qui ne voulaient rien dire… des mots qui se répandaient dans la maison comme le feu dans du chaume. L’enquête sur l’usure n’eut pour résultat que de donner lieu à une plaisanterie délicieuse. Un élève n’avait qu’à dire à un de ses camarades avec une gravité effrayante : « Crois-tu qu’il y en ait beaucoup chez nous ? » et l’autre de répondre : « On ne sait jamais, ma foi ! » On peut se figurer l’effet produit par ce manège sur un maître humain et bien intentionné. D’ailleurs, un homme qui a cherché vraiment à gagner l’estime de ses disciples n’aime pas à s’entendre appeler Prout le Populaire, par un Celte à l’aspect ténébreux, aux cheveux noirs, à la langue bien pendue. Un homme tel que Prout est ému quand il apprend qu’un élève dont il se méfie raconte, entre chien et loup, des histoires extraordinaires dans les études. Même la politesse tendre et raffinée dont Stalky enveloppait Prout, cette politesse que les grandes personnes avisées montrent à un enfant effaré, ne parvenait pas à rendre au maître sa tranquillité d’esprit.

« Il me semble que le niveau moral de la maison n’est plus le même : il a baissé, n’est-ce pas ? » dit Prout à Harrison et à Craye. « Je n’insinue pas le moins du monde que… »

Il n’insinuait jamais rien, mais, d’un autre côté, il ne faisait jamais que ça, et avec les meilleures intentions du monde il avait mis les deux moniteurs dans un état qui, pour des garçons bien portants comme eux, touchait presque à la nervosité. Chose encore pire, ils se demandaient parfois si Stalky et Cie n’avaient pas raison d’appeler Prout un âne triste.

« Vous savez bien que je ne suis pas un homme à me laisser émouvoir par des riens. Je suis d’avis qu’il faut laisser les élèves travailler à leur propre salut, tout en tenant les rênes d’une main ferme et légère. Mais on voit le respect s’en aller ; le niveau moral, dans tout ce qui touche à l’honneur de la maison, a baissé, les cœurs se sont comme endurcis. »

Oh Prout est un seigneur, un seigneur, un seigneur !

Pied d’vach’ est un seigneur !

Il travaille beaucoup

Sa popularité…

Sa po-pu-la-ri-té…

Dont il est si jaloux !

La porte du cabinet de Prout était entrebâillée, et l’on entendait au loin une vingtaine de voix fraîches qui chantaient dans une salle d’étude. Les paroles étaient de Beetle, et le refrain plaisait assez aux fags.

« Un homme de bon sens ne trouvera jamais à redire à ça, » dit Prout avec un sourire embarrassé, « mais un fétu de paille peut montrer de quel côté vient le vent. Attribuez-vous ce trouble à des influences quelconques ? Je vous parle en ce moment comme aux premiers de ma maison. »

« Il n’y a pas le moindre doute à avoir, » répondit Harrison avec véhémence. « Je sais ce que vous voulez dire. Tout cela a commencé le jour où Stalky et les autres sont revenus dans les salles communes. Inutile de vouloir fermer les yeux, Craye. Tu le sais aussi bien que moi. »

« Parfois, » dit Craye, « ils nous rendent notre tâche difficile, par leurs manières plutôt qu’autrement, c’est là l’idée d’Harrison. »

« Vous gênent-ils donc dans l’exercice de vos fonctions ? »

« Pas exactement, Monsieur. Ils se contentent de nous regarder faire, de rire et de se moquer de nous. »

« C’est bien ça, » dit Prout, plein de sympathie.

« Monsieur, » dit Craye, entrant en plein dans son sujet, « je crois qu’il serait préférable de les renvoyer à leur étude, – cela vaudrait mieux pour tout le monde. Ils ne sont plus d’un âge à traîner dans les salles communes. »

« Ils sont plus jeunes qu’Orrin ou Flint ou une dizaine d’autres que je pourrais nommer. »

« Certainement, Monsieur, mais ce n’est pas la même chose. Ils ont une certaine influence. Ils ont le don de tout bouleverser sans qu’on puisse rien leur dire. Du moins si l’on dit quelque chose… »

« Vous pensez donc qu’il vaudrait mieux leur rendre leur étude ? »

Tel était en effet l’avis des deux moniteurs. Harrison dit à Craye plus tard : « Ils ont affaibli notre autorité. Ils sont trop grands pour qu’on les corrige ; ils se sont payé notre tête avec cette histoire d’usure, et nous voilà la risée de tout le collège : je me présente (à Sandhurst sous-entendu) dans six mois, et ils m’ont déjà fait perdre la moitié de mon temps avec leurs insanités. S’ils rentrent dans leur étude ils nous laisseront peut-être tranquilles. » « Tiens ! Harrison, » dit M’Turk apparaissant tout à coup et toujours prêt à saisir l’occasion. « Ça se maintient-il, mon vieux ? Tant mieux. Ça passera, mon ami, ça passera ! »

« Que veux-tu dire ? »

« Tu as l’air un peu soucieux, » reprit M’Turk. Quel métier fatigant que de veiller à l’honneur de la maison, pas vrai ? À propos, combien avez-vous trouvé de criminels ? »

« Écoute, » dit Harrison, espérant qu’on lui en saurait gré. « Nous avons proposé à Prout de vous rendre votre étude. »

« Nom d’un nom ! et qui donc êtes-vous, par tous les diables pour vous mêler de nos affaires ? Par mon saint patron ! vous nous mettez à l’épreuve vous autres… et rudement encore. On ne peut pas savoir, il est vrai, jusqu’à quel point vous profitez de votre position pour nous faire du tort auprès de M. Prout, mais voilà que vous m’arrêtez au passage de propos délibéré pour me dire que vous vous êtes entendus avec lui à notre sujet sans nous consulter… je… je ne sais pas ce que nous devons faire. »

« Ça, c’est salement injuste ! » s’écria Craye.

« Je te crois ! » M’Turk prit un air de gravité effrayante qui allait bien à son long visage maigre. « Saperlipopette ! Un moniteur et un pion ça fait deux, mais vous m’avez l’air d’être l’un et l’autre. Vous proposez ceci, vous proposez cela. C’est vous qui décidez quand et comment nous rentrerons dans notre étude ! »

« Mais… mais, Turkey… nous pensions que cela vous ferait plaisir,… nous le croyions vraiment. Vous savez que vous serez bien mieux chez vous, » dit Harrison, presque en larmoyant.

M’Turk les quitta brusquement, comme pour cacher les émotions qui l’agitaient.

« Ils sont à bout ! » Il alla trouver Stalky et Beetle dans une chambre de débarras. Ils en ont assez ! Ils viennent d’implorer Pied-de-Vache de nous laisser rentrer au n° 5. Les pauvres ! les pauvres petits ! »

« Ils nous tendent le rameau d’olivier, » remarqua Stalky. « C’est le drapeau blanc, il n’y a pas d’erreur ! Tu penses ! nous les avons matagrabolisés ! »

Le jour même, M. Prout les fit venir après le thé pour leur dire que s’il leur plaisait de négliger leur travail et de ruiner ainsi leur avenir, cela ne regardait qu’eux. Il voulait seulement les avertir qu’on ne pourrait plus tolérer leur présence dans les salles communes, ne fût-ce qu’une heure. Quant à lui, il préférait ne pas songer au temps qu’il lui faudrait consacrer à éliminer les traces déplorables qu’ils laissaient derrière eux. Il saurait plus tard à quel point Beetle avait exploité les mauvais penchants de ces jeunes imaginations. Beetle d’ailleurs pouvait être sûr que si M. Prout constatait ces effets pernicieux…

« Des effets de quoi ? » demanda Beetle qui cette fois n’y comprenait plus rien. M’Turk lui allongea un coup de pied à la dérobée, pour lui apprendre à se laisser entraîner à répondre à Prout.

Beetle, continua le maître, savait très bien de quoi il s’agissait. Les carrières des trois camarades s’étaient déroulées sous les yeux de Prout ; elles avaient été courtes et déplorables ; et comme le maître se trouvait in loco parentis à l’égard de ceux qu’ils n’avaient pas réussi encore à corrompre, il était de son devoir de prendre des précautions. À la fin de son sermon il leur rendit la clef de leur étude.

« Mais, » demanda Beetle dans l’escalier, « qu’est-ce que cette histoire d’imaginations corrompues ? »

« Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi bête que toi, » dit M’Turk. « Pourquoi veux-tu toujours te justifier ? J’espère que je t’ai bien écorché la cheville. Tout le monde réussit à te faire monter à l’échelle. »

« Je m’en fiche ! j’ai dû le toucher au bon endroit sans le savoir. Si j’avais deviné ça plus tôt, j’aurais pu appuyer un peu plus fort. Il est trop tard maintenant. Quel dommage ! Imaginations corrompues, que voulait-il dire par là ? »

« Peu importe, » dit Stalky. « Je savais que nous ferions le bonheur de la maison. Vous vous rappelez que je l’ai dit… mais, parole d’honneur ! Je ne pensais pas que nous irions si vite. »

. . . . . . . . . . . . . . . .

« Non, » disait Prout avec énergie dans la salle des maîtres. « Je maintiens que Gillett a tort. Il est vrai que je les ai laissés rentrer dans leur étude. »

« Malgré vos opinions bien connues au sujet des élèves qui copient ? » demanda doucement le petit Hartopp. « Quelle honteuse compromission ! »

« Un instant, » dit le Révérend John. « Nous gardons depuis dix jours un silence désespérant, mais maintenant il faut que nous sachions tout. Avouez que vous n’avez pas connu un seul instant de tranquillité depuis que… »

« J’avoue que non, » répondit Prout, « du moins en ce qui concerne ma maison. Mais votre opinion sur ces trois garçons-là n’en est pas moins absolument erronée. Mon devoir envers les autres… envers moi-même… »

« Ah ! j’ai dit que nous en viendrions là, » murmura le Révérend John.

« … m’a obligé de les renvoyer à leur étude. L’influence qu’ils exerçaient sur leurs camarades était extraordinaire… absolument extraordinaire. » Petit à petit il raconta l’histoire, depuis les opérations usuraires de Beetle jusqu’à la plainte des deux moniteurs.

« Je ne connaissais pas encore Beetle dans le rôle de Shylock, » dit King en se mordant les lèvres. « J’ai bien entendu quelques vagues rumeurs… »

« Avant ! » dit Prout.

« Non, après que vous avez eu affaire à eux ; mais je pris bien soin de ne rien demander. Je n’interviens jamais… »

« Quant à moi, » dit le petit Hartopp, « je donnerais volontiers cinq shellings à Beetle s’il me faisait le moindre calcul d’intérêts composés sans trois erreurs graves. »

« Mais… mais… mais ! » Mason, le professeur de mathématiques, bégayait et dans ses yeux brillait une joie féroce. « Ils vous ont mis dedans… tout comme moi ! »

« Ainsi vous avez fait une enquête ? » la voix du petit Hartopp couvrit celle de Mason avant que Prout eût saisi le sens de la phrase.

« Beetle lui-même, » répondit Prout, « a laissé entendre qu’on se prêtait pas mal d’argent dans la maison. »

« Il est passé maître dans l’art d’insinuer, » dit l’aumônier. « Mais quant à l’honneur de la maison… »

« Il s’est trouvé diminué en huit jours. Depuis des années je m’efforce de le rehausser. Mes moniteurs… et vous savez que les élèves n’aiment pas à se plaindre de leurs camarades… m’ont supplié de les en débarrasser. Vous dites, Gillett, que vous avez leur confiance ; ils vous raconteront peut-être l’affaire autrement. Pour moi qu’ils aillent au diable, s’ils veulent. J’en ai par-dessus la tête, » dit Prout avec amertume.

Ce fut le Révérend John, à la physionomie rieuse, qui se rendit chez le diable. Au n° 5, on venait de ranger les assiettes, après avoir fait honneur à un bon petit festin (ci : deux shellings quatre) et l’on allait se mettre au travail quand l’aumônier parut.

« Entrez donc, Padré ! » dit Stalky en lui offrant la plus belle chaise. « Depuis dix jours nous n’avons avec vous que des rapports officiels. »

« Vous étiez condamnés, » répondit le Révérend John. « Je ne fréquente pas les malfaiteurs. ».

« Mais nous voici réhabilités, » dit M’Turk.

« M. Prout s’est radouci. »

« Notre réputation est maintenant sans tache, » dit Beetle. « Cette affaire nous a été bien pénible. Padré, terriblement pénible. »

« Et maintenant, mes enfants, réfléchissez un instant et tâchez de comprendre. C’est de votre réputation que je veux vous parler ce soir. Pour me servir de votre langage : que diantre avez-vous fait dans la maison de M. Prout ? Il n’y a pas de quoi rire. M. Prout dit que vous avez tellement abaissé le niveau moral de la maison qu’il a dû vous renvoyer à votre étude. Est-ce vrai ? »

« C’est la vérité même, Padré. »

« Ne me répondez pas comme ça, Turkey. Écoutez-moi bien. Je vous ai dit bien souvent qu’aucun élève ne pouvait faire plus que vous autres pour le bien ou pour le mal. Vous savez que je n’ai pas l’habitude de vous faire de la morale : je ne crois pas que le petit de cet animal qu’on appelle homme comprenne ce genre de discours avant qu’un certain nombre d’années aient passé sur sa tête. J’aime à croire cependant que vous n’avez pas cherché à pervertir vos jeunes camarades. N’interrompez pas, Beetle. Écoutez-moi. L’idée de M. Prout est que vous avez corrompu vos compagnons d’une façon ou d’une autre. »

« M. Prout a tant d’idées, voyez-vous, » répondit Beetle avec ennui. « Laquelle est-ce ? »

« Eh bien ! il me dit qu’il vous a entendu, à la tombée de la nuit, raconter à mi-voix une histoire dans une classe. Au moment où il ouvrait la porte Orrin disait : – tais-toi Beetle ; c’est trop dégoûtant. – Eh bien ? »

« Vous rappelez-vous la Ville assiégée, de Mme Oliphant, que vous m’avez prêtée il y a six mois ? » demanda Beetle.

Le Padré fit signe que oui.

« C’est là que j’ai pris mon idée. Seulement à la place de la ville j’ai mis le collège dans le brouillard. Les spectres des élèves morts l’assiègent et viennent tirer par les pieds leurs camarades qui dorment dans les dortoirs. Je n’ai pris que de vrais noms d’élèves. On raconte ça à voix basse, – avec les noms. Orrin n’aimait pas ça du tout. Personne ne m’a jamais laissé achever. À la fin ça devient horrible. »

« Mais dites-moi pourquoi vous n’avez pas expliqué cela à M. Prout, au lieu de le laisser sous l’impression que… »

« Padré Sahib, » dit M’Turk, « ça ne sert à rien d’expliquer quelque chose à M. Prout. À défaut d’une impression il est sûr d’en avoir une autre. »

« Du reste ses intentions sont les meilleures du monde. Il se trouve in loco parentis, » murmura doucement Stalky.

« Quels jeunes démons ! » s’écria le Révérend John. « Faut-il entendre par là que cette histoire d’usure était aussi une des impressions de M. Prout ? »

« Pas tout à fait. Nous y avons contribué un peu, » répondit Stalky. « Je devais deux shellings quatre à Beetle, c’est vrai… du moins Beetle le dit, mais je n’avais jamais l’intention de le payer. Nous nous sommes mis à discuter dans l’escalier et… et… M. Prout est survenu à l’improviste. Voilà comme ça s’est passé, Padré. Il m’a payé à l’instant même, comme un milord (ce qui ne l’a pas empêché du reste de retenir la somme sur ma semaine). Beetle lui a donné le billet que j’avais signé, bien en règle. Voilà tout ce que je sais. »

« J’ai été trop scrupuleux, » dit Beetle, « comme toujours, du reste. Vous voyez, Padré, M. Prout avait une impression, et j’aurais dû peut-être lui faire voir clair. Mais, je vous le demande, pouvais-je être sûr qu’il n’y avait pas un tas d’usuriers dans sa maison ? Je pensais que les moniteurs en sauraient plus long que moi. Ça les regarde. Les moniteurs, c’est le vrai palladium des écoles publiques. »

« Ils ont fini par en savoir plus long que toi, » dit M’Turk. « Impossible, Padré, de trouver deux garçons plus consciencieux, animés de meilleures intentions, d’un caractère plus droit, à l’âme plus candide. Harrison et Craye ont bouleversé toute la maison avec les meilleures intentions du monde. »

« C’est ce qu’ils disaient :

Leur voix sonnait très haute et claire.

Leur ton n’était pas ordinaire. »

déclama Stalky.

« Mon impression à moi, » dit le Révérend John, « c’est que vous serez sûrement pendus tous les trois. »

« Comment ? Nous n’avons rien fait, nous autres, » répondit M’Turk. « Tout est venu de M. Prout. Avez-vous lu un livre qui parle de la lutte japonaise ? Mon oncle le marin me l’a donné ; un bien joli livre. »

« Turkey, pas de faux-fuyants ! »

« Je n’en cherche pas, Monsieur. C’est un exemple que je vous présente comme font les prédicateurs. Ces lutteurs ont un truc. Ils laissent l’adversaire se démener, puis ils donnent une petite secousse, et l’autre tombe tout seul. On appelle ça shibbuwichee ou tokonoma ou quelque chose comme ça. M. Prout se laisse prendre au shibbuwichee. Ce n’est pas notre faute. »

« Vous vous figuriez donc que nous passions notre temps à corrompre l’esprit des fags ? » dit Beetle. « D’abord ils n’en ont pas, et quand même ils en auraient, il y a longtemps qu’il est perverti. J’ai été fag moi-même, Padré. »

« Ma foi, je croyais connaître toute l’étendue de vos iniquités, mais puisque vous vous donnez tant de mal pour accumuler des charges contre vous, n’accusez personne si… »

« Nous n’accusons personne, Padré. Nous n’avons pas dit un seul mot contre M. Prout, n’est-ce pas ? » dit Stalky, en regardant les deux autres. « Nous l’aimons bien. Il ne sait pas combien nous l’aimons ! »

« Hum ! vous savez cacher votre affection pour lui. Tout d’abord, vous êtes-vous jamais demandé qui vous avait fait mettre à la porte de votre étude ? »

« C’est M. Prout, » répondit Stalky d’un ton significatif ?

« Non, c’est moi : sans le vouloir. Quelques paroles que j’avais laissées tomber ont donné à M. Prout l’impression que… »

Les élèves du n° 5 éclatèrent de rire.

« Vous voyez, Padré, c’est toujours la même chose, » dit M’Turk. M. Prout est prompt à gagner une impression : pas vrai ? Mais il ne faudrait pas croire que nous ne l’aimons pas : ce serait faux. Il n’a pas pour deux sous de vice. »

On frappa deux coups à la porte. « Les élèves du n° 5 au cabinet de M. le Principal, tout de suite, » dit Renardeau, le sergent du collège.

« Aïe ! » s’écria le Révérend John. « Il me semble que ça va mal pour certaines gens. »

« Ma foi ! » dit Stalky, « M. Prout est allé se plaindre au Proto. C’est un sournois. Ce n’est pas juste de faire intervenir le Principal dans une affaire d’intérieur. »

« Une bonne précaution serait de placer un cahier à un endroit… à un endroit tout indiqué, » dit le Révérend John d’un ton détaché.

« Pas la peine ! il tape sur les épaules, et cela ferait un potin du diable, » dit Beetle. « Bonsoir, Padré : notre compte est bon. »

Ils se trouvèrent de nouveau en présence du Principal, – Bélial, Mammon et Lucifer. Mais ils avaient affaire à un homme plus fin qu’eux. M. Prout pendant une demi-heure lui avait tenu des discours longs et tristes, et le Principal avait vu tout ce que le maître ne voyait pas.

« Vous avez agacé M. Prout, » dit-il, d’un ton pensif. « Les maîtres ne sont pas ici pour qu’on les agace plus qu’il n’est nécessaire. Moi non plus je n’aime pas être agacé plus que de raison. Je n’aime pas être agacé par des histoires pareilles. Vous m’agacez. C’est là une faute grave. Vous me comprenez ? »

« Oui, Monsieur. »

« Voilà pourquoi je vais vous agacer à mon tour pour des raisons personnelles et privées : vous m’avez fait perdre mon temps. Vous êtes bien trop grands pour être battus, n’est-ce pas ? Il faudra donc que je vous marque mon déplaisir d’une autre façon. Voyons, mille lignes chacun, huit jours de consigne et quelques autres choses de ce genre. Trop grands pour être battus, hein ? »

« Oh non, Monsieur, » dit Stalky en souriant. On n’aime pas être consigné huit jours en été.

« Soit. On fera de son mieux. Vous devriez bien me laisser tranquille. »

Le Principal frappait juste, avec fermeté et régularité, un peu lentement peut-être. Ce qui parut injuste aux trois amis fut sa façon de causer tout en procédant aux exécutions.

« Si nous appartenions… aux classes populaires, je m’exposerais en ce moment… à des poursuites correctionnelles. Vous ne vous rendez pas assez compte… de vos privilèges. Au delà d’une certaine limite… à votre tour, Beetle,… il est dangereux de satisfaire ses rancunes privées, car… ne bougez pas… on finit tôt ou tard par entrer en conflit avec les autorités qui connaissent fort bien les êtres auxquels elles ont affaire. Et ego… M’Turk, s’il vous plaît… in Arcadia vixi. Il y a une certaine injustice criante dans ma façon d’agir qui doit vous plaire… à vous. Et voilà ! vous direz à votre maître que vous venez d’être punis par moi. »

« Ma parole, » s’écria M’Turk en se frottant les épaules tout le long du corridor. « C’était sérieux cette fois, il a le coup d’œil juste, ce prussien de Bates. »

« Pas bête, hein, d’avoir choisi les coups au lieu des pensums ? » dit Stalky.

« Quelle blague ! notre compte était bon dès le début, » répondit Beetle. « J’ai vu ça tout de suite à l’œil du vieux. J’ai été bien près de pleurnicher. »

« Ma foi, je n’étais pas à la noce non plus, » avoua Stalky.

« Descendons aux lavabos et voyons les dégâts. L’un de nous tiendra le miroir et les autres pourront loucher. »

C’est ce qu’ils firent pendant dix minutes. Les coups avaient laissé des traces fort rouges et très égales qui se ressemblaient toutes : elles étaient parfaitement régulières et se détachaient bien, avec cette netteté de lignes qui marque le travail du véritable artiste.

« Que faites-vous là ? » demanda M. Prout du haut de l’escalier. Il avait entendu le bruit de l’eau qui coulait.

« Le Principal vient de nous battre, Monsieur, et nous sommes en train de laver le sang. Il nous a commandé de vous dire qu’il nous avait punis. Nous allions aller à votre cabinet. – Pied-de-Vache peut marquer un point, » ajouta-t-il à voix basse.

« Ma foi, c’est bien son tour, pauvre diable ! » dit M’Turk, en passant sa chemise. « Nous l’avons fait suer, va ! cette aventure lui a fait perdre plus de vingt livres. »

« Dites donc, pourquoi n’en voulons-nous pas au Proto ? » demanda Beetle. « Il a dit lui-même qu’il commettait une injustice flagrante. Et c’est vrai ! »

« Le cher homme ! » dit M’Turk pour toute réponse.

Stalky cependant se mit à rire si bien qu’il dut se cramponner au lavabo.

« Quel âne tu fais ! » dit Beetle. « Pourquoi rigoles-tu comme ça ? »

« Je… je pense à cette injustice flagrante. »

LES RÉFORMATEURS

Les trois amis ne pouvaient nier leur défaite : Prout avait remporté la victoire, mais ils ne lui en voulaient pas. Il avait à la vérité violé les règles du jeu en s’adressant au Principal, mais Stalky et Cie en avaient eu pour leur argent.

Le Révérend John saisit la première occasion pour discuter l’affaire. Des professeurs célibataires, dans un collège où chaque maître a son cabinet installé à dessein au milieu des études et des classes, peuvent, s’ils le veulent, fréquenter beaucoup leurs élèves. Les habitants du n° 5, prudents, avaient passé quelques années à éprouver le Révérend John. C’était vraiment un gentleman. Il frappait à la porte de l’étude avant d’entrer, se conduisait comme un visiteur et non pas comme un licteur égaré, il ne faisait jamais de phrases et ne se souvenait jamais pendant son existence officielle des confidences reçues pendant les heures de loisir. Prout était toujours parfaitement insupportable ; King ne venait jamais que la menace à la bouche ; le petit Hartopp lui-même, en parlant d’histoire naturelle, oubliait rarement son état, mais le Révérend John était un hôte désiré et bien aimé par l’étude n° 5.

Voyez-le donc, assis dans l’unique fauteuil des trois amis, une pipe de bruyère courbée entre les dents, son triple menton caché dans son col ecclésiastique, soufflant comme une aimable baleine tandis que les habitants du n° 5 discourent sur la vie telle qu’elle leur apparaît, – et en particulier sur leur dernière entrevue avec le Principal au sujet de leurs opérations usuraires.

« Une volée par semaine vous ferait énormément de bien, » disait le Révérend, l’œil pétillant et le corps tout entier secoué par le rire. « Et, comme vous dites, vous aviez tout à fait raison. »

« Je vous crois. Padré ! nous aurions pu le prouver s’il nous avait laissés parler, » dit Stalky ; « mais il ne nous l’a pas permis. Le Proto est un oiseau malin. »

« Il vous comprend parfaitement. Ha ! Ha ! après tout vous vous étiez donné assez de mal pour ça. »

« Il est très juste, par exemple, » dit Beetle. « Il ne vous flanque pas une volée dans la matinée et un sermon dans l’après-midi. »

« Il ne peut pas, » interrompit M’Turk. « Il n’est pas dans les ordres, Dieu merci ! » – Les habitants du n° 5 avaient les opinions les plus arrêtées au sujet des pasteurs, directeurs de collèges, et ils étaient toujours prêts à discuter sur ce point avec leur aumônier.

« Presque tous les autres collèges ont des ecclésiastiques à leur tête, » dit doucement le Révérend John.

« Ce n’est pas juste pour les types, » répondit Stalky. « Ça les rend boudeurs. Bien sûr ce n’est pas la même chose avec vous, Monsieur. Vous êtes du collège, comme nous. Je veux parler des ecclésiastiques ordinaires. »

« Ma foi, je suis un ecclésiastique tout à fait ordinaire. Et M. Hartopp aussi est dans les ordres. »

« Oui… c’est vrai, mais il était déjà au collège quand il est entré dans les ordres. Nous l’avons vu se présenter à son examen. Tout ça va bien, » dit Beetle. « Mais pensez donc ! si le Proto allait se faire ordonner ! »

« Qu’arriverait-il, Beetle ? »

« La maison serait perdue en un an, Monsieur, sans aucun doute. »

« Qu’en savez-vous ? » Le Révérend John souriait.

« Voilà presque six ans que nous sommes ici, » répondit Stalky. « En ce qui touche le collège il y a rudement peu de choses qui nous soient inconnues. Vous-même n’êtes arrivé qu’un trimestre après moi. Je me rappelle que vous nous avez demandé nos noms en classe, à votre première leçon. M. King, M. Prout, et le Principal, bien entendu, sont les seuls maîtres plus anciens que nous… au collège. »

« Oui, il y a eu pas mal de changements parmi nous. »

« Oh ! » fit Beetle en grommelant. « Ils sont venus ici et sont repartis pour aller se marier. Bon débarras ! »

« Monsieur Beetle n’est pas partisan du mariage ? »

« Non, Padré ; ne vous moquez pas de moi. Pendant les vacances, j’ai vu des types qui ont des maîtres mariés. C’est abominable ! Le collège est envahi par des bébés qui font leurs dents, qui ont la rougeole, etc. Les femmes des maîtres reçoivent à leur thé… à leur thé, Padré !… et elles invitent les types à déjeuner ! »

« Tout ça n’est rien, » dit Stalky. « Mais les directeurs négligent leurs maisons et abandonnent tout aux moniteurs. Tenez, un ami m’a dit que dans son école il y avait de grandes portières de serge et un passage long d’un mille à peu près entre le collège et la maison du maître. Les élèves pouvaient faire exactement ce qui leur plaisait. »

« Il n’y a pas à dire ! voilà Satan lui-même qui réprouve le péché ! »

« Oh ! on peut bien s’amuser ; mais vous savez ce que nous voulons dire, Padré. Au bout de quelque temps les choses se mettent à aller de plus en plus mal. Alors il y a tout à coup un grand éclat, un scandale dont parlent les journaux et une masse de types sont chassés du collège. »

« Toujours ceux qui n’ont rien fait, ne l’oubliez pas ? » dit M’Turk, la bouilloire en main. « Une tasse de cacao, Padré ? »

« Non merci, je fume. Toujours ceux qui n’ont rien fait ? continuez mon cher Stalky. »

« Alors, » Stalky s’excitait, – « tout le monde dit : – qui donc aurait cru ça ? les affreux garnements ! le méchant petit garçon ! Moi je pense que tout cela vient d’avoir des directeurs mariés. »

« Un Daniel devant ses juges ! »

« Mais c’est comme ça ! » interrompit M’Turk. « Pendant les vacances j’ai vu des types qui m’ont dit la même chose. C’est bien joli pour les parents de voir une gentille maison séparée, avec une gentille dame, et toutes ces histoires-là ! Mais ce n’est pas ça. Les directeurs en négligent leur tâche, les moniteurs en gagnent beaucoup trop d’autorité, et… et… tout se pourrit grâce à ce système. Voyez-vous, ce n’est pas comme si nous n’étions qu’une école ordinaire. Nous prenons les types dont ne veulent plus les fours de Londres[14], aussi bien que les bons petits enfants comme Stalky. Nous y sommes forcés, naturellement, pour nous faire connaître et d’une façon ou d’une autre nous réussissons à les faire entrer à Sandhurst, n’est-ce pas ? »

« C’est vrai, ô Turk ! Turkey, tu parles comme un livre. »

« Et c’est pourquoi il nous faut des maîtres un peu différents de ceux des autres collèges, ne le pensez-vous pas ? Nous ne ressemblons pas aux autres écoles. »

« Leur système rend aussi possible toutes sortes de brimades, à ce que m’a raconté un type, » dit Beetle.

« Ma foi, un célibataire n’a pas trop de tout son temps pour s’occuper de vous, je dois l’avouer. » Le Révérend John regardait ses hôtes d’un air critique. « Mais ne pensez-vous pas souvent que le monde, – les maîtres – se mêlent trop de vos affaires ? »

« Pas trop, – en été du moins. » Les yeux de Stalky se tournèrent avec satisfaction vers la fenêtre. « Nos limites sont assez larges et on ne nous laisse pas mal tranquilles. »

« Par exemple, me voilà assis dans votre étude, je vous gêne beaucoup, hein ? »

« Mais non, mais non, Padré. Asseyez-vous. Ne vous en allez pas, Monsieur. Vous savez que nous sommes toujours contents de vous voir. » L’accent était sincère, on n’en pouvait douter. Le révérend John rougit un peu de plaisir et bourra de nouveau sa pipe de bruyère.

« Nous savons généralement où se trouvent les maîtres, » dit Beetle d’un ton triomphant. « N’avez-vous pas traversé nos dortoirs d’en bas, hier soir après dix heures ? »

« J’ai été fumer une pipe avec votre directeur. Non, n’ayez pas peur, je ne lui ai pas donné d’impressions. Pour aller plus vite, j’ai traversé vos dortoirs. »

« Ce matin j’ai senti un peu de tabac dans l’air, » affirma Beetle en secouant la tête. « Le vôtre est plus fort que celui de M. Prout. J’ai deviné tout de suite. »

« Grand Dieu ! » dit le Révérend John, d’un ton distrait. Ce ne fut que quelques années plus tard que Beetle comprit que cette exclamation était un hommage rendu à son innocence plutôt qu’à ses facultés d’observation. Les maîtres, en allant l’un chez l’autre, traversaient à toutes les heures de la nuit les longs dortoirs clairs, sans stores et sans portes de séparation. Les célibataires, en effet, se couchent plus tard que les gens mariés. Beetle n’avait jamais songé que ces allées et venues constantes avaient peut-être leur raison d’être.

« À propos de brimades, » reprit le Révérend John, « vous devez en avoir subi votre bonne part, vous trois, quand vous étiez fags ? »

« Ma foi, nous devions être des petits animaux plutôt assommants, » dit Beetle, contemplant avec sérénité le gouffre qui séparait ses seize ans de sa onzième année. « Mon Dieu, quels tyrans c’étaient : Fairburn, Gobby Maunsell et toute cette bande ! »

« Te rappelles-tu Gobby qui nous appelait les trois souris aveugles et nous faisait monter sur les casiers et chanter pendant qu’il nous jetait des encriers à la tête ? » demanda Stalky. « Voilà des types qui s’y entendaient, aux brimades ! »

« Il n’y en a plus maintenant, » dit M’Turk avec tranquillité.

« En voilà, une erreur ! Nous sommes tous portés à dire que tout va bien quand on nous laisse tranquilles. Je me demande quelquefois si cela a disparu vraiment, les brimades. »

« Les fags se tyrannisent horriblement entre eux, » dit Beetle, « mais les classes supérieures sont censées passer leur temps à piocher leurs examens. Elles ont à s’occuper d’autre chose. »

« Quoi donc ? Quelle est votre idée ? » Stalky scrutait la physionomie de l’aumônier.

« J’ai des doutes, » dit celui-ci. Puis tout à coup il fit explosion : « Ma parole ! voilà trois garçons pas trop bêtes qui sont vraiment observateurs ! Vous étiez probablement trop occupés à tourmenter votre directeur pour voir ce qui se passait sous votre nez quand vous étiez dans les salles communes la semaine dernière. »

« Quoi donc, Monsieur ? je… je vous jure que nous n’avons rien vu, » dit Beetle.

« Alors je vous recommande d’ouvrir les yeux. Quand un petit bonhomme pleurniche dans un coin, a des vêtements qui ressemblent à des guenilles, ne travaille jamais et a la réputation d’être la plus salle petite sentinelle de corridor du collège, il y a sûrement quelque chose qui ne va pas. »

« C’est Clewer, » dit M’Turk à voix basse.

« Oui, c’est Clewer. Je l’ai comme élève pour le français. C’est son premier trimestre et il est déjà presque aussi complètement abruti que vous l’étiez, Beetle. De nature il n’est pas intelligent, mais on a tellement tapé dessus qu’il en est devenu presque idiot. »

« Oh non ! » répondit Beetle, « on fait semblant de l’être pour éviter les coups. Je connais ça, moi. »

« En fait je n’ai jamais vu personne le battre, » dit le Révérend John.

« Le véritable tyranneau ne fait pas ça en public, » fit observer Beetle. « Fairburn ne m’a jamais touché devant quelqu’un. »

« Pas besoin de faire ton malin, Beetle, » dit M’Turk. « Nous y avons tous passé dans notre temps. »

« Mais moi j’en ai eu plus que tout le monde, » répondit Beetle. « Padré, si vous avez besoin de quelqu’un qui fasse autorité en matière de brimades, adressez-vous à moi : le tire-bouchon, l’exercice à la brosse, les clefs, la vrille, les bras tordus, la berceuse, l’ag-ag et tout le reste. »

« Oui, c’est parce que vous faites autorité que j’ai besoin de vous, ou plutôt j’ai besoin de votre autorité, – à vous tous, – pour faire cesser cela. » « Et Abana et Pharpar, Padré, – Harrison et Craye ? Ce sont les favoris de M. Prout, » dit M’Turk avec un peu d’amertume. « Nous ne sommes même pas sous-moniteurs. »

« J’ai pensé à cela, mais d’un autre côté puisqu’on ne brime que par insouciance… »

« Pas le moins du monde, Padré, » dit M’Turk. « Ceux qui briment aiment brimer. Ils y vont de tout cœur. Ils y pensent en classe et s’y exercent pendant les récréations. »

« Tant pis. Si l’on porte l’affaire devant les moniteurs il y aura peut-être une autre histoire dans votre maison. Vous venez d’en avoir une. Ne riez pas. Écoutez-moi. Je vous demande, à vous, – ma bonne dixième légion, – de vous occuper tranquillement de cette affaire. Je voudrais que l’on fasse du petit Clewer un garçon à peu près propre et convenable… »

« Le diable m’emporte si je le lave, moi ! » murmura Stalky.

« … convenable et qui se respecte lui-même. Quant à l’autre, quel qu’il soit, vous pourrez vous servir de votre influence »… un éclair purement séculier brilla dans les yeux de l’aumônier, « … pour lui persuader de cesser, de la manière que vous voudrez. Voilà tout. Je vous en charge. Bonsoir, mes enfants ! »

. . . . . . . . . . . . . . . .

« Eh bien, qu’allons-nous faire ? » Les habitants du n° 5 se regardaient.

« Le jeune Clewer donnerait un œil pour avoir un endroit où il serait tranquille, » dit Beetle. « Je connais cela. Si nous en faisions le fag de notre étude ? »

« Non ! » répondit fermement M’Turk. « C’est une sale petite brute et il mettrait tout en désordre. De plus nous n’allons pas nous mettre à faire les Éric, hein ? Veux-tu te promener avec lui avec ton bras autour de son cou ? »

« Il pourrait toujours nettoyer les pots à confitures et la casserole brûlée qui nous sert à faire notre porridge… elle est dégoûtante. »

« Ce n’est pas ça, » dit Stalky, en mettant avec bruit ses talons sur la table ; « si nous trouvons l’aimable individu qui le tyrannise et si nous le rendons heureux à son tour, ça ira bien. Comment se fait-il que nous ne l’ayons pas découvert quand nous étions à l’étude commune ? »

« Une bande de fags s’est peut-être liguée contre Clewer. Ils font ça quelquefois. »

« Alors il faudrait distribuer au hasard des coups de pied à tous les petits de la maison… » dit M’Turk. « Allons-y ! »

« Ne t’excite pas ! faut pas faire de bruit autour de l’affaire, » recommanda Stalky : « qui que ce soit, il s’est tenu à l’écart, sans cela nous l’aurions vu. Nous allons faire des rondes et sentir le vent jusqu’à ce que nous soyons sûrs. »

Les trois amis parcoururent les études de la maison en recherchant tous les petits et tous les grands qu’ils pouvaient soupçonner ; – sur l’avis de Beetle ils visitèrent les lavabos et les chambres de débarras, sans résultat. Tout le monde semblait être là, excepté Clewer.

« Étrange ! » dit Stalky, en s’arrêtant à la porte d’une étude. « Bizarre ! »

À travers les panneaux on entendait le son assourdi d’une petite voix chevrotante, mêlée de larmes :

Comme la belle Kitty un matin trottinait…

« Plus haut, petit idiot, ou je te jette un bouquin à la tête ! »

Avec un pot au lait…

« Oh ! Campbell, je t’en prie ! »

à la foire de…

Un livre vint frapper quelque chose de mou et des cris aigus s’élevèrent.

« Ma foi, je ne me doutais pas que ce fût un type ayant une étude à lui, » dit Beetle. « C’est pour ça que nous ne le trouvions pas. C’est plutôt hasardeux d’avoir affaire à des types comme Sefton et Campbell ! Et puis on ne peut pas entrer dans leur étude comme dans une salle commune. »

« Quelles brutes ! » M’Turk écoutait. « Qu’y a-t-il de drôle à ça ? Je suppose que Clewer leur sert de fag. »

« Au moins ils ne sont pas moniteurs, c’est quelque chose, » dit Stalky, avec un sourire belliqueux. « Sefton et Campbell, hum ! Campbell et Sefton ! Ah ! Il y en a un qui vient d’une boîte à concours. »

Ces deux élèves étaient de précoces adolescents hirsutes, âgés de dix-sept à dix-huit ans. Leurs parents les avaient envoyés au collège en désespoir de cause, espérant que six mois d’un chauffage assidu pourraient peut-être les faire entrer à Sandhurst. Ils étaient censés faire partie de la maison de M. Prout, mais, en fait, c’était le Principal qui s’occupait d’eux. Comme il avait toujours bien soin de ne pas nommer moniteurs les nouveaux élèves qu’il ne connaissait pas, le couple se considérait comme lésé par le collège. Sefton avait passé trois mois dans une boîte à concours de Londres et il ne se faisait pas faute d’exagérer en les racontant les aventures qu’il y avait eues. Campbell l’imitait et regardait le reste du monde du haut de sa grandeur. Il aimait les vêtements bien coupés et son vocabulaire était étendu. Ces deux personnages n’étaient que dans leur second trimestre et le collège habitué à ce qu’il appelait irrespectueusement les roquets des boîtes à concours, les traitait avec une réserve plutôt mortifiante. Seuls leurs favoris, – Sefton possédait un vrai rasoir – et leurs moustaches faisaient un effet réellement sérieux.

« Entrons-nous leur conseiller de finir ? » demanda M’Turk. « Je n’ai jamais eu grand’chose à faire avec eux, mais je parierais mon chapeau que Campbell est un capon. »

« Non ! Ça c’est l’oratio directa, » dit Stalky en secouant la tête. « J’aime l’oratio obliqua. Et puis que fais-tu de notre influence morale ? Il faut y penser ! »

« Des blagues ! qu’est-ce que tu vas faire ? » Beetle entra dans la salle commune n° 9, d’en bas, qui se trouvait à côté de l’étude.

« Moi ? » des éclairs guerriers passaient dans les yeux de Stalky. « Moi, j’ai à leur parler un peu. Taisez-vous un moment ! »

Il se fourra les mains dans les poches et se mit à regarder la mer par la fenêtre en sifflant entre les dents. Puis un pied frappa le sol, une épaule se souleva ; il tourna et commença son double pas, rapide et court, – danse guerrière de Stalky méditant. Trois fois il traversa la pièce vide, les lèvres serrées, les narines dilatées, en se balançant en mesure. Puis il s’arrêta devant Beetle resté muet et lui frappa doucement la tête : Beetle s’inclinait à chaque coup. M’Turk se croisa les jambes et se mit à se balancer. Ils pouvaient entendre Clewer qui hurlait comme si son cœur allait se briser.

« C’est Beetle l’holocauste, » prononça enfin Stalky. « Beetle, j’en suis fâché pour toi. Te rappelles-tu l’art de voyager, de Galton (une des classes avait étudié cet agréable ouvrage) et le chevreau dont les bêlements excitaient le tigre ? »

« Quelle scie ! » dit Beetle avec inquiétude. Ce n’était pas la première saison qu’il servait d’holocauste. « Tu ne peux pas te passer de moi ? »

« J’ai peur que non, Beetle mon ami. Il faut que Turkey et moi nous te brimions. Plus tu hurleras bien entendu et mieux ça vaudra. Turkey, va chiper un bâton de cricket et une corde quelque part. Nous allons l’attacher pour attirer le gibier… à la Galton. Vous rappelez-vous Molly Fairburn quand il nous faisait faire le combat de coqs après nous avoir enlevé nos souliers et attaché les genoux ? »

« Mais ça faisait un mal abominable ! »

« Bien sûr. Quel garçon intelligent, ce Beetle ! Turkey va te rouler tout autour de la pièce. Rappelle-toi que nous avons eu une bonne dispute et que je t’ai amené à faire ça. Prête-moi ton mouchoir. »

On troussa Beetle pour le combat de coqs ; puis, outre le bâton qu’on lui glissa transversalement entre le coude et le genou, on lui lia les genoux avec une corde. Dans cette posture, une poussée de Stalky le fit rouler de côté et le couvrit de poussière.

« Dérange ses cheveux, Turkey. Laisse-toi lier aussi maintenant. Les bêlements du chevreau excitent le tigre. Vous êtes tous les deux dans une telle rage contre moi que vous ne faites que jurer. Rappelez-vous ça. Je vais vous exciter avec un bâton. Beetle, il faudra pleurnicher. »

« Très bien. Un moment encore et j’y suis, » dit Beetle.

« Allez-y maintenant et rappelez-vous les bêlements du chevreau. »

« Finissez, espèce de brutes ! laissez-moi me lever ! Vous m’avez presque coupé les jambes. Quels sales voyous vous faites ! Oh ! finissez, je vous en prie. Ce n’est pas une plaisanterie ! » Les protestations de Beetle étaient un chef-d’œuvre comme ton.

« Tape dessus, Turkey ! donne-lui des coups de pied ! roule-le donc ! tue-le ! n’aie donc pas peur, Beetle, espèce d’animal. Turkey, redonne-lui des coups de pied ! »

« Il ne pleure pas réellement. Relève-toi, Beetle, ou je te pousse à coups de pied dans la cheminée, » hurla M’Turk.

À eux trois ils faisaient un bruit horrible. L’appât attira le gibier qu’ils attendaient.

« Tiens ! qu’est-ce que vous fabriquez là ? » Sefton et Campbell virent en entrant Beetle couché sur le côté, la tête dans la cheminée, qui pleurait copieusement, tandis que M’Turk le poussait dans le dos du bout du pied.

« Ce n’est que Beetle, » expliqua Stalky. « Il fait semblant d’avoir mal. Je ne peux réussir à faire marcher Turkey carrément. »

Sefton donna aussitôt un coup de pied aux deux combattants ; son visage s’éclaira : « Ça va bien, je m’en charge. Voulez-vous vous lever, vous deux, et continuer le combat de coqs ? Passe-moi le bâton. Je m’en vais les chatouiller un peu. En voilà une blague ! Viens donc Campbell, nous allons les cuisiner. »

M’Turk se retourna vers Stalky et lui adressa les épithètes les plus malsonnantes.

« Stalky, tu disais que tu ferais aussi le combat de coqs, arrive ! »

« Faut-il alors que tu sois bête pour m’avoir cru ! » hurla Stalky.

« Vous avez eu une dispute ? » demanda Campbell.

« Une dispute ? » dit Stalky. « Tais-toi donc ! je les dresse, voilà tout. Connais-tu quelque chose aux combats de coqs, Seffy ? »

« Si je m’y connais ? mais quand j’étais à la boîte de Maclagan, à Londres, nous avions des combats de coqs dans le salon et le petit Maclagan n’osait rien dire. Bien entendu, on nous traitait là en hommes faits. Si je m’y connais ? Tu vas voir. »

« Puis-je me lever ? » gémit Beetle, comme Stalky s’était assis sur son épaule.

« Tais-toi, gros fainéant. Tu vas te battre avec Seffy. »

« Il va me tuer ! »

« Traînons-le donc dans notre étude, » dit Campbell. « On y est confortable et tranquille. Moi je ferai le combat de coqs avec Turkey. Tout ça vaut mieux que le jeune Clewer. »

« Ça va, » cria joyeusement Sefton. « Je propose de leur enlever leurs souliers et de garder les nôtres. » On jeta Beetle et M’Turk sur le plancher de l’étude. Stalky les roula derrière un fauteuil.

« Maintenant, je vais vous attacher tous les deux, » dit-il, « je dirigerai la course de taureaux. Mazette ! tu en as des poignets, Seffy. Ils sont trop gros pour un mouchoir. Tu n’as pas une corde ? »

« Il y en a des tas dans le coin, » répondit Sefton. « Dépêche-toi. Beetle, cesse de pleurnicher, espèce de brute ! nous allons avoir une belle bataille. Les vaincus devront chanter pour les vainqueurs… chanter des odes en l’honneur du conquérant. Tu es un sale poète, hein, Beetle ? je m’en vais te poétiser. » En se tortillant il se mit en position à côté de Campbell.

Stalky fixa rapidement et savamment les bâtons entre les bras et les genoux des combattants et leur attacha aussi les poignets solidement avec des cordes, pendant que M’Turk, lié et trahi, l’injuriait avec volubilité de derrière le fauteuil.

Stalky plaça de côté Campbell et Sefton et se dirigea vers ses alliés ; en passant il ferma la porte à clef.

« Tout va bien, » dit-il d’une voix changée.

« Que diable… ? » commença Sefton. Les fausses larmes de Beetle avaient cessé de couler, M’Turk, souriant, était sur pied. Ensemble ils resserrèrent encore les cordes qui liaient les genoux et les chevilles de leurs ennemis.

Stalky prit le fauteuil et contempla la scène avec son sourire le plus doux. L’homme troussé pour le combat de coqs est peut-être l’individu le plus impuissant qui soit au monde.

« Les bêlements de l’agneau excitent le tigre. Oh ! quels ânes vous faites ! » Stalky se rejeta en arrière et rit jusqu’à ce qu’il n’en pût plus. Les victimes ne comprirent que lentement quelle était la situation.

Sefton, gisant à terre, se mit à tonner : « Quand nous nous lèverons, nous vous donnerons la plus belle volée que vous aurez jamais reçue dans votre jeune vie ! vous rirez d’autre façon avant d’être au bout. Par tous les diables que signifie ceci ? »

« Tu vas le voir tout de suite, » dit M’Turk. « Ne jure pas comme cela. Ce que nous voulons savoir c’est pourquoi vous avez brimé Clewer, vous deux, grands salauds que vous êtes ! »

« Ça ne vous regarde pas. »

« Pourquoi avez-vous brimé Clewer ? »

Les trois alliés répétèrent cette question chacun à son tour, la réitérant d’une façon exaspérante. Ils savaient ce qu’ils faisaient.

« Parce que ça nous a plu, » fut la réponse qui vint enfin. « Laissez-nous nous lever. » Même à ce moment Campbell et Sefton ne se rendaient pas compte du dessein de Stalky et de ses amis.

« Eh bien, nous allons vous brimer maintenant parce que ça nous plaît. Nous serons exactement aussi justes envers vous que vous l’avez été envers Clewer. Il ne pouvait rien vous faire. Vous ne pouvez rien nous faire. C’est drôle, n’est-ce pas ? » « Nous ne pouvons rien ? attendez un peu, vous verrez. »

« Ah ! » dit Beetle d’une voix pensive, « voilà qui prouve qu’on ne vous a jamais convenablement dressés. Une correction publique n’est rien à côté d’une petite séance de brimades. Je vous parie vingt-cinq sous que vous pleurerez et que vous promettiez tout ce que nous voudrons. »

« Écoute, jeune Beetle ; une fois debout, nous te tuerons à moitié. Je peux te promettre ça en tout cas. »

« En attendant, c’est vous qui allez être à moitié tués. Avez-vous donné la vrille à Clewer ? »

« Avez-vous donné la vrille à Clewer ? » répéta M’Turk en écho. Pas un jeune garçon ne peut supporter la torture d’une question unique qui ne change pas – c’est là le fond de l’art de brimer ; à la vingtième répétition vint l’aveu.

« Oui, que le diable vous emporte ! »

« Alors vous aurez la vrille, » et ils eurent la vrille conformément à la vieille expérience acquise. La vrille ce n’est pas une bagatelle. Molly Fairburn d’autrefois n’aurait pu faire mieux.

« Avez-vous fait faire à Clewer l’exercice à la brosse ? »

Cette fois on répondit plus tôt et l’exercice à la brosse dura cinq minutes, d’après la montre de Stalky. Les patients ne pouvaient même pas se tordre dans leurs liens. On ne se sert pas de brosse dans l’exercice à la brosse.

« Avez-vous fait passer Clewer à la clef ? »

« Non, non. Je jure que non ! » « Campbell se roulait dans sa douleur.

« Alors, nous allons vous y faire passer pour que vous puissiez voir ce que cela aurait été si vous l’aviez fait. »

La torture de la clef, – pour laquelle on ne se sert pas du tout de clef, – fait excessivement mal. Les victimes la subirent pendant plusieurs minutes et leur langage nécessita le bâillon.

« Avez-vous fait passer Clewer aux tire-bouchons ? »

« Oui. Oh ! que le diable vous emporte, espèce d’idiots ! laissez-nous tranquilles, voyous que vous êtes ! »

On les passa aux tire-bouchons, et la torture des tire-bouchons, – les tire-bouchons n’ont rien à y voir, – est plus intense que la torture de la clef.

La méthode des attaques, le silence dans lequel elles se faisaient, brisaient le courage des patients. Avant chaque torture nouvelle venait l’averse des questions, impitoyable, étourdissante, et quand ils ne répondaient pas exactement, on leur fourrait dans la bouche des mouchoirs couleur isabelle.

« Voyons, c’est bien là tout ce que vous avez fait à Clewer ? Turkey, ôte-leur le bâillon et laisse-les répondre. »

« Oui, je jure que c’est tout. Oh ! tu nous tues, Stalky ! » cria Campbell.

« Voilà justement ce que Clewer vous disait. Je l’ai entendu. Maintenant nous allons vous montrer ce que sont de vraies brimades. Ce que je n’aime pas chez toi, Sefton, c’est que tu arrives au collège avec ton col droit et tes bottines vernies en pensant que tu es capable de nous apprendre quelque chose en fait de brimades. Voyons, crois-tu que tu es capable de nous apprendre quelque chose en fait de brimades ? Enlevez le bâillon et laissez-le répondre. »

« Non ! » d’une voix furieuse.

« Il dit que non. Berçons-le. Campbell peut regarder. »

Il faut deux gants de boxe et trois garçons pour en bercer un quatrième. Encore une fois l’opération n’a aucun rapport avec le nom qu’elle porte. On berça Sefton jusqu’à ce que ses yeux se fussent enfoncés dans leurs orbites et qu’il râlât en haletant ; il avait le vertige et le cœur lui tournait.

« Bon Dieu ! » dit Campbell, épouvanté dans son coin et devenant blême.

« Enlevez-le, » ordonna Stalky. « Amenez Campbell. Allons, voilà ce que j’appelle des brimades. Ah ! j’oubliais. Dis-moi, Campbell, pourquoi as-tu brimé Clewer ? Enlevez-son bâillon et qu’il réponde. » « Je… je n’en sais rien. Oh ! laissez-moi ! je jure que je ne vous ferai rien. Ne me bercez pas. »

« Les bêlements du chevreau excitent le tigre. – Il dit qu’il n’en sait rien. Place-le droit, Beetle. Passe-moi le gant et mets le bâillon. »

Campbell fut bercé en silence soixante-quatre fois.

« Je crois que je vais mourir ! » dit-il à moitié suffoqué.

« Il dit qu’il va mourir. Enlevez-le. À Sefton. Oh ! j’oubliais ! Sefton, pourquoi as-tu brimé. Clewer ? »

La réponse ne peut être imprimée, mais elle ne fit pas rougir le moins du monde la joue couverte de duvet de Stalky.

« Turkey, fais-en un Ag-Ag. »

Immédiatement on en fit un Ag-Ag. Il avait à sa disposition l’expérience chèrement achetée de presque dix-huit années, mais il ne semblait pas l’apprécier.

« Il dit que nous sommes des ramoneurs. Enlevez-le. À Campbell. Oh ! j’oubliais ! Dis-moi, Campbell, pourquoi as-tu brimé Clewer ? »

Alors vinrent les larmes, – les larmes brûlantes, des appels à la pitié et des promesses abjectes de paix. Campbell ne lèverait jamais la main sur ses bourreaux s’ils cessaient leurs tortures. Les questions recommencèrent, – accompagnées d’arguments douloureusement persuasifs.

« Tu sembles souffrir, Campbell. Souffres-tu ? »

« Oui. Horriblement ! »

« Il dit qu’il souffre. En as-tu assez ? »

« Oui ! oui, je le jure. Oh ! arrêtez ! »

« Il dit qu’il en a assez. Es-tu humble ? »

« Oui ! »

« Il dit qu’il est humble. Es-tu diablement humble ? »

« Oui ! »

« Il dit qu’il est diablement humble. Est-ce que tu brimeras encore Clewer ? »

« Non. Non… ôôh ! »

« Il dit qu’il ne brimera plus Clewer. Ni personne ? »

« Non. Je le jure ! »

« Ni personne. Et cette volée que Sefton et toi deviez nous donner ? »

« Je ne vous la donnerai pas ! je ne vous la donnerai pas ! je jure que je vous ne la donnerai pas ! »

« Il dit qu’il ne nous battra pas. Crois-tu que tu t’entendes aux brimades ? »

« Non, je ne le crois pas ! »

« Il dit qu’il n’entend rien aux brimades. N’est-ce pas que nous t’en avons appris un tas ? »

« Oui… oui ! »

« Il dit que nous lui en avons appris un tas. Tu nous en es reconnaissant ? »

« Oui ! »

« Il dit qu’il nous en est reconnaissant. Enlevez-le. Oh ! j’oubliais. Dis-moi, Campbell, pourquoi as-tu brimé Clewer ? »

Il se remit à pleurer ; ses nerfs étaient à vif.

« Parce que je suis un tyranneau. Je suppose que c’est ce que vous voulez me faire dire ? »

« Il dit qu’il est un tyranneau. Il a raison. Mettez-le dans un coin. Plus d’histoires pour Campbell. À Sefton !

« Les salauds ! les salauds ! » criait Sefton avec bien d’autres injures, tandis que des genoux habiles le renvoyaient d’un bout de tapis à l’autre.

« Les bêlements du chevreau excitent le tigre. – Nous allons te faire beau. Où est-ce qu’il met les trucs avec lesquels il se rase ? »

Campbell le dit.

« Beetle, donne-moi un peu d’eau. Turkey, fais mousser le savon. Nous allons te raser, Seffy ; aussi tu feras mieux de te tenir bien tranquille si tu ne veux pas qu’on te coupe. Je n’ai jamais rasé personne. »

« Non ! oh non ! je t’en prie, ne fais pas ça ! »

« On devient poli, hein ? je ne vais t’enlever qu’un de ces petits favoris mignons. »

« Si tu ne me rases pas, je… je ferai la paix. Je jure que quand je serai debout je vous ferai grâce de la volée que je vous ai promise ! »

« Et la moitié de cette moustache dont nous sommes si fiers. Il dit qu’il nous fera grâce de la volée qu’il nous a promise. Il est gentil, pas vrai ? » M’Turk se mit à rire dans le plat à barbe nickelé et fixa la tête de Sefton comme dans un étau entre les genoux de Stalky.

« Un moment, » dit Beetle. « On ne peut pas raser les poils un peu longs. Il faut d’abord couper ras sa moustache et ensuite on pourra lui racler la peau. »

« Ma foi, je ne vais pas m’amuser à chercher des ciseaux. Une allumette fera l’affaire, hein ? Jette-moi la boîte d’allumettes. Puisque c’est un porc, nous pouvons aussi bien le flamber. Tiens-toi tranquille, toi ! »

Stalky enflamma une allumette bougie, mais s’arrêta : « Oui, mais je ne veux en enlever que la moitié ? »

« Ça va bien, » dit Beetle en agitant le blaireau. « Je vais savonner sa moustache jusqu’au milieu, – vois-tu ? et puis tu pourras brûler le reste. »

La petite moustache fine de la jeunesse s’enflamma comme du duvet jusqu’à la ligne où s’arrêtait le savon, au milieu de la lèvre, et Stalky enleva les poils brûlés en les frottant avec son pouce. On n’avait pas fait très doucement la barbe à Sefton, mais le but qu’on s’était proposé était tout à fait atteint.

« Maintenant le favori de l’autre côté. Retournez-le ! » Le favori fut enlevé également à l’aide des allumettes et du rasoir. « Donnez-lui son miroir à barbe. Enlevez le bâillon. Je veux entendre ce qu’il va dire. »

Mais Sefton ne dit rien. Il regarda avec horreur et désespoir son visage en ruines, rasé de travers. Deux grosses larmes coulèrent le long de sa joue.

« Oh ! j’oubliais. Dis-moi, Setfon, pourquoi as-tu brimé Clewer ? »

« Laissez-moi tranquille ! Oh ! tyrans d’enfer que vous êtes, laissez-moi tranquille ! Est-ce que je n’en ai pas assez comme ça ? »

« Il prétend que nous devons le laisser tranquille, » dit M’Turk.

« Il prétend que nous sommes des tyrans et pourtant nous n’avons pas encore commencé ! » dit Beetle. « Tu es ingrat, Seffy. Bon Dieu ! ce que tu as l’air d’une atrocité et demie ! »

« Il prétend qu’il en a assez comme cela, » dit Stalky. « Il se trompe ! »

« Allons, à l’ouvrage ! à l’ouvrage ! » chanta M’Turk en agitant un bâton. « Arrive ici mon beau Narcisse. Ne tombe pas amoureux de ta propre image ! »

« Oh, laissez-le ! » dit Campbell dans son coin ; « vous voyez bien qu’il sanglote. »

La douleur, la honte, la vanité blessée et sa complète impuissance faisaient pleurer Sefton comme un gamin de douze ans.

« Tu feras la paix, Sefton, n’est-ce pas ? tu ne peux pas résister à ces jeunes démons…… »

« Ne sois pas impoli, Campbell mon cher, » dit M’Turk, « ou bien nous allons encore nous occuper de toi ! »

« Vous êtes de vrais démons, vous savez, » répondit Campbell.

« Quoi ? pour ces petites brimades ?… Les mêmes que vous avez fait subir à Clewer ! depuis combien de temps vous amusez-vous avec lui ? » demanda Stalky, « tout ce trimestre ? »

« Au moins nous n’étions pas toujours en train de taper dessus. »

« Vous le faisiez quand vous pouviez l’attraper, » dit Beetle. Il était assis à terre, les jambes croisées, et laissait tomber de temps en temps un bâton sur le cou-de-pied de Sefton. « Je le sais bien, allez ! »

« Je… nous le faisions peut-être. »

« Et vous vous donniez du mal pour l’attraper ? Je le sais bien, allez ! Parce que c’est un sale petit animal, hein ? je le sais bien, allez ! À l’heure qu’il est, vous voyez que c’est vous qui êtes de sales animaux et vous recevez ce qu’il a reçu parce qu’il était un animal. D’ailleurs ça nous plaît, tout simplement. »

« Nous ne lui avons jamais fait vraiment de mal… comme vous nous en avez fait. »

« Vraiment, » dit Beetle. « Ils ne font jamais vraiment de mal… Molly Fairburn n’en faisait pas. Ils se contentent de taper dessus un peu. Voilà ce qu’ils disent. Ils ne font que leur briser le cœur à coups de pied, et puis les petits s’en vont sangloter dans les chambres de débarras. Ils se fourrent la tête dans les manteaux accrochés et sanglotent. Ils écrivent à la maison trois fois par jour, – oui, espèce de brute, j’ai fait ça, – pour demander qu’on les retire du collège. On ne t’a jamais brimé convenablement, Campbell. Je suis fâché que tu te sois rendu. »

« Je ne le suis pas, moi, » dit Campbell, qui avait quelque humour. « Attention ! tu es en train de démolir Sefton ! »

Beetle était si excité qu’il avait manié son bâton sans réflexion. Sefton demandait grâce en hurlant.

« Et toi ! » cria Beetle, se retournant sans se lever. « On ne t’a jamais brimé non plus ? Où étais-tu avant de venir ici ? »

« Je… j’avais un précepteur. »

« Ah ! c’est assez naturel. Et tu n’as jamais vraiment pleuré de ta vie. Mais en ce moment tu pleures, par ma foi ! n’est-ce pas que tu pleures ? »

« Tu n’y vois donc pas, espèce de brute aveugle ? » Sefton tomba de côté. Les traces de ses larmes sillonnaient ses joues, à travers le savon séché. Le bâton de cricket tomba tout à coup sur la partie inférieure et arrondie de son corps.

« Ah, je suis aveugle, » dit Beetle, « et une brute ? Tais-toi, Stalky. Je vais causer un peu avec notre ami, à la Molly Fairburn. Moi, je crois que j’y vois. Sefton, est-ce que j’y vois ? »

« La question est bien posée, » dit M’Turk en surveillant le bâton à l’œuvre. « Seffy, tu ferais mieux de dire qu’il y voit. »

« Oui, tu vois, – certainement, je jure que tu y vois ! » hurlait Sefton que de solides arguments étaient en train de convaincre.

« N’est-ce pas que j’ai de beaux yeux ? » Pendant ce catéchisme le bâton se levait et s’abattait régulièrement.

« Oui ! »

« Brun clair, n’est-ce pas ? »

« Oui, oh ! oui. »

« Quel menteur tu fais ! Ils sont bleu-ciel. N’est-ce pas qu’ils sont bleu-ciel ? »

« Oui, oh ! oui. »

« Tu te contredis d’une minute à l’autre. Il faut t’instruire – il faut t’instruire. »

« Beetle, tu es joliment furieux ! » dit Stalky. « Garde ton sang-froid ! »

« On me l’a fait à moi, » répondit Beetle. « Voyons… tu m’as appelé brute ? »

« La paix, – oh ! la paix ! » cria Sefton. « Faisons la paix. Je cède ! laisse-moi aller ! je suis brisé ! je n’en peux plus ! »

« Zut ! juste quand ça commençait à bien marcher, » grommela M’Turk. « Je jurerais bien qu’ils ne laissaient pas aller Clewer. »

« Avoue, fais des excuses, – vite ! » dit Stalky. Sefton, gisant à terre, se rendit sans conditions, en termes plus abjects encore que ceux de Campbell. Jamais il ne toucherait plus personne. Il vivrait humblement tous les jours qui lui restaient à vivre.

« Je suppose qu’il faut accepter leur parole ? » dit Stalky. « Ça va bien, Sefton. Tu es brisé ? Très bien. Beetle, tais-toi ! Mais avant de vous laisser vous lever, il faut que Campbell et toi nous fassiez le plaisir de chanter Kitty de Coleraine, – à la Clewer. » « Ce n’est pas juste, » dit Campbell, « nous nous sommes rendus. »

« Bien sûr. Maintenant vous avez à faire ce que nous vous disons, tout comme le ferait Clewer. Si vous ne vous étiez pas rendus, vous auriez été brimés pour de bon. Comme vous vous êtes rendus, – tu suis le raisonnement, Seffy ? – il faut chanter des odes en l’honneur des conquérants. Allons, dépêchez-vous ! »

Les trois amis s’étalèrent voluptueusement dans des fauteuils. Campbell et Sefton se regardèrent et ce qu’ils virent ne les consola ni l’un ni l’autre ; ils attaquèrent Kitty de Coleraine.

« C’est atrocement mauvais, » dit Stalky, lorsque ces accents lamentables eurent pris fin. « Si vous ne vous étiez pas rendus, nous aurions été forcés à regret de vous jeter des livres à la tête pour vous apprendre à chanter faux. Allons ! »

Il les délivra de leurs liens, mais pendant plusieurs minutes les patients ne purent se lever. Campbell fut debout le premier, souriant d’un air gêné. Sefton se traîna jusqu’à la table et se cacha la tête dans les bras. De gros sanglots le secouaient. Ni l’un ni l’autre n’avaient la moindre velléité de combattre, – ils n’étaient que stupéfaits, embarrassés et honteux.

« Est-ce que… est-ce qu’il peut se raser complètement la figure avant le thé, dites-moi ? » demanda Campbell. « La cloche va sonner dans dix minutes. »

Stalky secoua la tête. Il avait l’intention d’escorter à ce repas l’individu à demi rasé.

M’Turk bâilla dans son fauteuil et Beetle s’essuya le front. L’excitation et la fatigue leur avaient donné chaud.

« Si j’y connaissais quelque chose je vous ferais un sermon, » dit Stalky avec sévérité.

« Pas de discours ; ils se sont rendus, » interrompit M’Turk.

« Ce travail de persuasion morale vous épuise pas mal. »

« Voyez-vous combien nous avons été indulgents ? nous aurions pu faire venir Clewer pour vous regarder, » dit Stalky. – Les bêlements du tigre excitent le chevreau. Nous ne l’avons pas fait pourtant. Nous n’aurions qu’à raconter tout ça à quelques types pour que vous soyez hués dans toute la boîte. Votre vie deviendrait insupportable. Nous ne le ferons pas non plus. Nous ne nous servons que de moyens de persuasion strictement moraux, Campbell. Ainsi, à moins que toi ou Seffy ne parliez de ça, personne n’en parlera. »

« Tu es un brave type, ma parole, » dit Campbell. « Je pense que je me suis plutôt conduit comme une brute à l’égard de Clewer. »

« Ça en avait l’air, » répondit Stalky. » Mais je ne pense pas que Seffy ait besoin de venir au réfectoire avec ses favoris de travers. Ce serait horriblement mauvais pour les fags de voir ça. Il peut se raser. Tu ne nous remercies pas, Sefton ? » Sefton ne leva pas la tête. Il dormait profondément.

« Voilà qui est drôle, » dit M’Turk, comme un ronflement se mêlait à un sanglot. « Moi je pense que c’est du toupet ; ou bien il fait semblant. »

« Non pas, » expliqua Beetle. « Quand Molly Fairburn s’était occupé de moi pendant une heure à peu près je me laissais quelquefois tomber sur un banc où je m’endormais à l’instant. Pauvre diable !… après tout il m’a appelé un sale poète ! »

« Allons, venez, » dit Stalky, baissant la voix. « Au revoir, Campbell. Rappelle-toi que si tu ne parles pas personne ne parlera. »

On aurait dû avoir une danse guerrière, mais les trois étaient si fatigués qu’ils s’endormirent presque au-dessus de leur thé, dans leur chambre, et qu’ils dormirent jusqu’à l’heure de l’étude.

. . . . . . . . . . . . . . . .

« Voilà une lettre bien extraordinaire. Tous les parents sont-ils fous à lier ? qu’en dites-vous ? » demanda le Principal, en passant huit pages d’écriture serrée au Révérend John.

« — Mon fils unique et je suis veuve – c’est l’espèce la moins raisonnable. » L’aumônier lut la lettre en pinçant les lèvres.

« Si la moitié de ces plaintes étaient fondées, notre homme serait à l’infirmerie ; au lieu de cela il se porte ridiculement bien. Il s’est rasé, c’est vrai, je l’avais remarqué. »

« Parce qu’il y a été forcé, comme le fait remarquer sa mère. Quelle chose excellente ! quelle chose salutaire ! »

« Vous n’avez pas à lui répondre, vous ! il m’arrive rarement d’ignorer ce qui s’est passé au collège, mais ceci me dépasse. »

« Si vous me demandiez mon avis, je vous dirais de ne pas chercher à vous excuser. Quand on est forcé de prendre des nourrissons venus de boîtes à concours… »

« Ce matin il a été très bien à sa répétition… avec moi…, » dit le Principal d’un air rêveur, « et ses manières étaient meilleures que d’habitude. »

« … ou bien ils font l’éducation de leurs camarades, ou bien, comme dans le cas présent, les camarades font la leur. Je préfère nos méthodes à nous, » affirma l’aumônier pour conclure.

« Vous croyez que c’est cela ? » demanda le Principal en soulevant le sourcil.

« J’en suis sûr ! et il n’a aucune excuse pour essayer de donner une mauvaise réputation au collège. »

« C’est ce que j’ai l’intention de lui faire comprendre, » répondit le Principal.

Les augures clignèrent de l’œil.

. . . . . . . . . . . . . . . .

Quelques jours plus tard le Révérend John fit une visite à l’étude n° 5. – « Padré, pourquoi n’êtes-vous pas venu plus tôt ? » demandèrent les trois amis.

« J’observais les temps et les événements et les hommes… et les collégiens, » répondit l’aumônier. « Je suis content de ma dixième légion. Je lui fais mes compliments. En classe, ce matin, Clewer jetait des boulettes remplies d’encre au lieu de travailler. Maintenant il fait cinquante lignes pour… audace sans pareille. »

« Vous ne pouvez nous blâmer, Monsieur, » dit Beetle. « Vous nous aviez dit de supprimer… la pression. À quoi pouvez-vous vous attendre de la part d’un fag ? »

« Beetle, j’ai connu des garçons de cinq ans plus âgés que lui et qui jetaient des boulettes d’encre. À l’un de ceux-là j’ai donné deux cents lignes… il n’y a pas si longtemps. Et, à propos, puisque j’y pense, m’a-t-on jamais remis ces deux cents lignes ? »

« Le sais-tu, Turkey ? » demanda Beetle sans rougir.

« Ne trouvez-vous pas que Clewer a l’air un peu plus propre, Padré ? » interrompit Stalky.

« Quels réformateurs nous sommes ! » affirma M’Turk.

« C’est Stalky qui a tout fait, mais on s’est amusé, » dit Beetle.

« J’ai remarqué la réforme en plusieurs endroit. Ne vous disais-je pas que votre influence serait plus grande que celle de n’importe qui dans le collège si vous vouliez bien vous en servir ? »

« Notre genre de… persuasion morale est un peu fatigant quand on l’emploie souvent. De plus, vous voyez, ça ne sert qu’à rendre Clewer insolent. »

« Je ne pensais pas à Clewer, Stalky ; je pensais… aux autres. »

« Oh ! nous ne nous sommes pas beaucoup inquiétés des autres, » dit M’Turk. « N’est-ce pas ? »

« Mais moi je m’en inquiétais, dès le début. »

« Alors, Monsieur, vous saviez ? »

Une bouffée de fumée descendit vers le sol.

« On dit que les collégiens font plus pour leur éducation mutuelle que ce que nous autres pourrions ou oserions faire. Si je m’étais servi de la moitié de la persuasion morale que vous avez ou n’avez pas employée… »

« Avec les meilleures intentions du monde. N’oubliez pas nos pieuses intentions, Padré, » dit M’Turk.

« Je suppose que je serais en train de languir à l’heure qu’il est dans la prison de Bideford, n’est-ce pas ? Eh bien, pour parler comme le Principal dans une petite affaire que nous nous sommes entendus pour oublier, cela me paraît une injustice flagrante… De quoi riez-vous, jeunes pécheurs ? N’est-ce pas vrai ? Je ne resterai pas ici pour qu’on se moque de moi. J’étais entré dans cette caverne d’iniquité pour voir si quelqu’un voulait venir se baigner au large de la falaise. Mais je vois que vous ne voulez pas venir. »

« Nous ne voulons pas, croyez-vous ! une minute, Padré Sahib, nous prenons nos serviettes et nous sommes avec vous. »

UNE BONNE PETITE ÉTUDE

Qui procul hinc – dit la légende,

Sa tombe est au loin, à la frontière !

Qui ante diem periit,

Sed miles, sed pro patria.

 

NEWBOLT.

À peine un mois du trimestre de Pâques s’était-il écoulé que l’externe Stettson aîné prit la diphtérie, ce qui irrita fort le Principal. Comme on avait constaté que la contagion venait d’une ferme isolée, il décréta de nouvelles limites très étroites et engagea énergiquement les moniteurs à administrer une correction à quiconque les franchirait, tout en promettant des châtiments supplémentaires de sa propre main. Stettson, en quarantaine chez sa mère, avait fait baisser le niveau sanitaire du collège ; il n’y avait pas de mots assez forts pour le flétrir. C’est ce que dit le Principal au gymnase, après la prière. Puis il écrivit environ deux cents lettres à autant de parents et tuteurs anxieux et commanda que tout continuât comme à l’ordinaire. Le mal ne s’étendit pas, mais une nuit, une voiture s’arrêta à la porte du Principal, et au matin il était parti, laissant tout aux soins de M. King, le plus ancien des directeurs. Le Principal allait souvent à Londres : pour y corrompre des fonctionnaires, croyait-on fermement au collège, et leur acheter les épreuves des sujets de composition qui devaient être donnés aux examens d’entrée des écoles militaires. Cette fois cependant son absence se prolongea.

« Oh, le vieil oiseau malin ! » dit Stalky à ses alliés, comme ils se trouvaient dans leur étude un après-midi qu’il pleuvait. « Il a sans doute tiré une bordée, et s’est fait mettre au bloc sous un faux nom. »

« Pour quel motif ? » demanda Beetle, s’associant avec joie à cette calomnie.

« Quarante shellings d’amende, ou un mois de prison, pour avoir donné des coups de pied au chasseur qui le mettait à la porte du Pavillon. Bâtes tire toujours une bordée quand il va à Londres. Ma foi ! Je voudrais bien qu’il soit de retour. J’en ai assez des verges et scorpions de King, de ses sermons sur l’esprit qui doit régner dans les écoles publiques – croyez-vous ! – et sur l’amour de l’étude. »

— « Le matérialisme brutal et grossier des classes bourgeoises qui ne travaillent que pour gagner des bons points. – Pas un seul intellectuel dans tout le collège, » cita M’Turk songeur, tout en faisant des trous dans la cheminée avec un tisonnier rougi au feu.

« Triste façon de passer son après-midi, et puis ça pue ici, » dit Stalky. « Sortons et allons fumer. Voici quelque chose de bon, » il montra un long cigare des Indes. « J’ai chipé ça à mon père aux dernières vacances. J’en ai un peu peur : c’est plus fort qu’une pipe. Nous allons fumer ça en palabre ; le passer de main en main, hein ? Nous nous mettrons derrière la vieille herse sur la route de la ferme du singe. »

« C’est en dehors des limites et on est très strict pour les limites en ce moment. Du reste cela va nous faire vomir. » Beetle flaira le cigare en connaisseur. « En voilà un cigare odoriférant ! »

« Tu vomiras si tu veux, pas moi. Qu’en dis-tu, Turkey ? »

« Autant y aller, moi je veux bien. »

« Mets la casquette alors. Nous sommes deux contre un ; Beetle, amène-toi. »

Les amis virent un groupe d’élèves dans le corridor devant le cadre aux avis ; le petit Renardeau, le sergent du collège se trouvait parmi eux.

« Encore des limites, sans doute, » dit Stalky. « Tiens, Renardeau, pour qui donc êtes-vous en deuil ? » Le sergent avait une large bande de crêpe, autour du bras.

« Il était dans mon vieux régiment, » dit Renardeau, indiquant d’un mouvement de tête le tableau où l’on voyait une découpure de journal, fixée entre les listes d’appel.

« Bon Dieu ! » dit Stalky, qui se découvrit en lisant. « C’est le vieux Duncan, – le gros Porcus, tué à l’ennemi à Kotal quelque chose, en ralliant ses hommes avec la plus grande bravoure, – ça on pouvait en être sûr. Le cadavre a été retrouvé. Tant mieux. On les charcute quelquefois, hein, Renardeau ? »

« D’une façon abominable, » répondit brièvement le sergent.

« Pauvre vieux Porcus ! Quand il est parti, j’étais encore fag. Combien cela nous en fait-il, Renardeau ? »

« Ça fait neuf avec M. Duncan. Quand il est arrivé il n’était pas plus grand que le petit Grey. Et il était de mon ancien régiment ! Oui, monsieur Corkran, ça nous en fait neuf, jusqu’à ce jour. »

Les trois amis sortirent et marchèrent rapidement sous la pluie.

« Je me demande ce qu’on ressent, – en recevant une balle et tout cela, » dit Stalky, comme ils cheminaient à travers les flaques d’eau d’un sentier. « Où est-ce arrivé, Beetle ? »

« Quelque part aux Indes, nous avons toujours des affaires par là. Mais, dis donc, Stalky, à quoi bon s’asseoir sous une haie pour vomir ? Le temps est salement froid et salement humide et nous allons sûrement nous faire pincer. »

« Ferme ça. Votre oncle Stalky vous a-t-il jamais mis dans le pétrin ? » Comme bien d’autres chefs, Stalky ne parlait guère de ses défaites passées. Ils franchirent une haie toute dégouttante, tombèrent sur des mottes de terre gonflées d’eau et s’assirent sur une herse couverte de rouille. Le cigare lançait des étincelles de salpêtre, ils le fumaient avec précaution et se le passaient l’un à l’autre en le tenant entre le pouce et l’index.

« Heureusement que nous n’en avons pas un chacun, hein ? » dit Stalky qui frissonnait, les dents serrées. À l’appui de son dire il rendit tout sans plus tarder devant ses camarades. Ceux-ci suivirent son exemple.

« Je te le disais bien, » gémissait Beetle, le front couvert d’une sueur froide. « Oh ! Stalky, quel imbécile tu fais ! »

« Je vomis, tu vomis, il vomit, nous vomissons, » récita M’Turk en y allant du sien. Il se coucha inerte sur la herse froide.

« Qu’est-ce qu’il y a donc dans ce sale cigare ? Dis donc, Beetle, as-tu versé de l’encre dessus ? »

Mais Beetle était hors d’état de répondre. Rompus et épuisés, les amis étaient couchés de tout leur long sur la herse, la rouille se marquait en carrés rouges sur leurs ulsters et le bout de cigare abandonné fumait sous leurs nez glacés. À ce moment, sans qu’ils eussent rien entendu, le Principal lui-même apparut. – Le Principal qui aurait dû être à Londres, en train de corrompre les examinateurs, – le Principal, revêtu d’un costume fantastique, d’un vieux complet en écossais et d’une casquette de chasse.

« Ah ! » dit-il en tortillant sa moustache. « Très bien. J’aurais dû me douter que c’était vous. Rentrez au collège, présentez mes compliments à M. King et priez-le de vous administrer une correction soignée. Ensuite vous me ferez cinq cents lignes pour demain cinq heures. De plus vous serez consignés huit jours. Ce n’est pas précisément le moment de passer les limites. Une correction soignée, n’oubliez pas. »

Il disparut par-dessus la haie aussi légèrement qu’il était venu. On entendit un murmure de voix de femmes dans le chemin creux.

« Oh, le vieux Prussien ! » dit M’Turk, tandis que les voix s’éloignaient. « Stalky, c’est de ta faute, imbécile ! »

« Démolissons-le, » soupira Beetle.

« Je ne peux pas. Je vais vomir encore une fois……… Ça m’est égal, mais ce que King va triompher ! une correction soignée, aïe ! »

Stalky ne trouva rien à répondre, pas même des mots aimables. Les amis rentrèrent au collège et reçurent la correction qu’on les avait envoyés chercher. King était enchanté, car, à moins d’ordre spécial, les trois amis étaient exempts de châtiments de sa main, à cause de leur âge. Heureusement il n’était pas expert dans le noble art.

« Étrange, comme le désir passe l’exécution, » dit Beetle, citant une pièce de Shakespeare dont on les bourrait ce trimestre-là. Ils revinrent à leur étude et se mirent à leur pensum.

« Tu as bien raison, » dit Stalky d’une voix veloutée et caressante. « Si le Proto nous avait envoyés à un moniteur nous aurions reçu quelque chose. »

« Écoute, Stalky, » commença M’Turk avec une rancune froide, « nous n’allons pas te faire une scène, l’affaire est bien trop mauvaise pour ça ; mais il faut que tu saches que tu es mis à l’index pour de bon. Tu n’es tout bonnement qu’un âne. »

« Pouvais-je deviner que le Proto nous pincerait ? Que faisait-il donc de ce côté dans ce costume ignoble ? »

« Pas d’échappatoires, » grogna Beetle d’un ton sévère.

« Après tout, c’est la faute du grand Stettson. S’il n’avait pas attrapé la diphtérie tout cela ne serait pas arrivé. Mais vous ne trouvez pas que c’est drôle, le Proto qui nous tombe sur le dos comme ça ? »

« Ferme ça. Tu es mort, » répondit Beetle. « Il n’y a plus d’éperons à tes sales talons et ton écusson est renversé, et puis à mon avis on devrait t’enlever pour un mois le droit de faire la popote. »

« Oh, tais-toi, je veux… »

« Tais-toi ? mais – mais nous sommes consignés pour huit jours ! » M’Turk hurlait presque, tant la situation lui paraissait affreuse. « Une volée de King – cinq cents lignes – et consignés par-dessus le marché ! tu ne nous demandes pas de t’embrasser, sale animal ? »

« Ferme ta boîte une minute. Je voudrais savoir pourquoi le Proto se trouvait là où nous l’avons vu. » « Eh bien ! tu le sais, » dit M’Turk. « Tu l’as trouvé bien portant et fort allègre, en train de faire l’amour à la mère de Stettson. Elle était là dans le petit chemin, je l’ai entendue. Ainsi, nous avons été envoyés recevoir une volée devant la mère d’un externe. C’est un squelette que cette vieille veuve, du reste ; y a-t-il autre chose que tu veuilles savoir ? »

« Je m’en moque, » grogna Stalky. « Je jure que je le lui revaudrai un jour. »

« Ça en a l’air, » répondit M’Turk. « Une correction soignée, consignés pour huit jours et cinq cents lignes – et puis voilà que tu te mets à faire du chambard ! Tombons dessus, Beetle. » Stalky venait de leur jeter son Virgile à la tête.

Le Principal revint le lendemain sans donner d’explications. Il trouva le pensum qui l’attendait et le collège un peu relâché sous la vice-royauté de M. King. Celui-ci avait parlé aux élèves, en un style noble et vague, qui planait au-dessus d’eux, de l’esprit des écoles publiques et des traditions des anciens collèges, car il ne manquait jamais de profiter de l’occasion. Il parvint à éveiller dans deux cent cinquante jeunes âmes une haine féroce pour tous les autres collèges, mais, en dehors de cela, les résultats obtenus furent maigres – si maigres, en effet, que deux jours après le retour du Principal, M. King rencontra par hasard Stalky et Cie, consignés, mais toujours pleins de ressources, qui jouaient aux billes dans le corridor. Il leur dit que cela ne l’étonnait pas le moins du monde, on pouvait s’y attendre de la part de personnes de leur morale !

« Mais, Monsieur, il n’est pas défendu de jouer aux billes, c’est un jeu très intéressant, » « dit Beetle, les genoux tout blancs de craie et de poussière. Immédiatement il reçut deux cents lignes pour impertinence et l’ordre de se rendre chez le moniteur le plus proche pour être jugé et exécuté.

Voici ce qui passa à huis clos, dans l’étude de Flint. Flint était chargé de la direction des jeux.

« Dis donc, Flint. King m’envoie chez toi pour avoir joué aux billes dans le corridor en criant, calez la bille ! »

« Est-ce qu’il suppose que ça me regarde ! » répondit l’autre.

« Je ne sais pas. Eh bien, » demanda Beetle avec un rire malicieux, « que faut-il lui dire, il est plutôt furieux. »

« Si le Principal veut afficher dans le corridor l’interdiction de jouer aux billes, je pourrai faire quelque chose, mais il m’est impossible d’intervenir sur la demande d’un directeur. King le sait aussi bien que moi. »

Beetle transmit cet oracle à King sans en adoucir les termes et King se précipita chez Flint. Or Flint était au collège depuis sept ans et demi, sauf six mois qu’il avait passés dans une boîte à concours de Londres. Pris de nostalgie, il en était revenu pour se faire donner par le Principal le dernier poli avant les examens de l’école militaire. Quatre ou cinq autres parmi les grands avaient passé par le même engrenage, sans parler de ceux qui, rejetés par d’autres collèges pour une certaine arrogance, avaient été assez bien formés par le Principal. Il ne fallait pas s’attaquer à cette sixième année-là sans prendre des gants. King en fit l’expérience.

« Faut-il entendre par là, Flint, que vous avez l’intention de permettre des jeux d’école communale sous les fenêtres de votre étude ? S’il en est ainsi je n’ai qu’une chose à dire……… » Il dit bien des choses et Flint l’écouta poliment.

« Eh bien, Monsieur, si le Principal veut convoquer une réunion des moniteurs, nous serons forcés de nous occuper de cette affaire. Mais d’après les traditions de l’école, les moniteurs ne peuvent intervenir dans une affaire qui concerne tout le collège, à moins que le Principal lui-même ne leur en donne l’ordre. »

La discussion dura longtemps : de part et d’autre on perdit un peu patience.

Après le thé, comme les moniteurs étaient réunis officieusement dans son étude, Flint raconta l’aventure.

« Voilà huit jours que King veut en venir là et ça y est maintenant. Vous savez aussi bien que moi que, sans les harangues de King, ce jeune démon de Beetle n’aurait jamais eu l’idée de jouer aux billes. »

« Ça, nous le savons, » répondit Pérowne, « mais la question n’est pas là. D’après ce que nous dit Flint, les injures de King à l’adresse des moniteurs rendraient légitime un chahut de premier ordre. C’est bien fruits secs et jeunes ours mal élevés qu’il a dit, n’est-ce pas ? Or il est impossible que des moniteurs… »

« Quelles bêtises ! » répondit Flint. « King est notre meilleur professeur de lettres et d’ailleurs il ne serait pas juste d’ennuyer le Proto par un chahut.

Il en a par-dessus la tête, avec tout le travail de préparation pour l’école militaire. Du reste, le collège n’est pas une école publique, je l’ai dit à King : c’est une société anonyme qui donne du 4 p. 100 ; mon père est actionnaire. »

« Qu’est-ce que ça fait ? » demanda Venner, un garçon de dix-neuf ans, aux cheveux roux.

« Ma foi, il me semble que ce serait nous faire du tort à nous-mêmes. Il nous faut entrer dans l’armée – ou bien sortir d’ici, pas vrai ? King est payé par l’administration pour nous apprendre ce qu’il sait. Tout le reste n’est que sottise. Vous ne le voyez donc pas ? »

Le Principal sentait peut-être qu’il y avait de l’orage dans l’air. Il alla fumer son cigare après le dîner dans l’étude de Flint, mais il lui arrivait si souvent de commencer sa soirée chez l’un des moniteurs que l’on ne se douta de rien quand il entra poliment et comme par hasard, après avoir frappé, comme l’exigeait l’étiquette :

« Une réunion de moniteurs ? » demanda-t-il en fronçant un sourcil interrogateur.

« Pas précisément, Monsieur. Nous étions en train de causer un peu. Prenez donc un fauteuil. »

« Merci. Vous aimez le luxe, mes enfants. » Il se laissa choir sur le petit canapé de Flint et fuma pendant quelques instants en silence. « Enfin, puisque vous êtes tous là, autant avouer que je suis le muet qui apporte le lacet fatal. »

Les jeunes visages devinrent graves. La phrase du Principal signifiait, pour certains d’entre eux, qu’ils auraient du travail supplémentaire et ne pourraient dorénavant participer à aucun sport. C’était peut-être la réussite future à Sandhurst, mais, pour le moment, c’était la ruine de l’équipe première.

« Mais oui ! Je viens chercher ma livre de chair. J’aurais dû vous prendre avant le match d’Exeter, mais c’était notre devoir sacré de battre Exeter. »

« Mais, Monsieur, le match avec les anciens élèves n’est-il pas sacré lui aussi ? » demanda Perowne. Ce match était le grand événement du trimestre de Pâques.

« Il faut espérer qu’ils ne seront pas en forme. Voici ma liste. Il me faut Flint d’abord, à cause de sa géométrie. Nous aurons à faire des déductions ensemble. Pérowne, du dessin linéaire supplémentaire. Dawson fera du latin avec M. King et Venner de l’allemand avec moi. Ai-je beaucoup dérangé votre équipe ? » demanda-t-il avec un sourire charmant.

« Vous l’avez ruinée, Monsieur. J’en ai bien peur, » répondit Flint. Vous ne pouvez pas nous laisser jusqu’à la fin du trimestre ? »

« Impossible. Il y aura une foule de candidats à Sandhurst cette année. »

« Et tout cela pour se faire charcuter par ces sales Afghans ! » dit Dawson. « On ne croirait pas qu’il y aurait tant de concurrence que ça, pas vrai ? »

« Ah ! cela me rappelle que Crandall aîné va venir avec les anciens élèves. J’en ai invité vingt, mais nous aurons à peine de quoi former une équipe. Je ne sais cependant si Crandall servira à grand’chose. Il a été abîmé pas mal en rapportant le cadavre de ce pauvre Duncan. »

« C’est le grand Crandall – l’artilleur ? » demanda Perowne.

« Non, le petit Crandall, Jujube, officier d’infanterie indigène. Il était à peine de votre temps, Perowne. »

« Les journaux n’en ont pas parlé. Nous avons lu naturellement ce qu’ils ont dit de Porcus. Qu’a-t-il donc fait, Crandall ? »

« J’ai apporté un journal des Indes que sa mère m’a envoyé. Il a fait là quelque chose d’assez… épatant, comme vous dites, je crois. Voulez-vous que je lise ? »

Le Principal lisait bien. Quand il eut fini le paragraphe imprimé en petits caractères, chacun s’empressa de le remercier.

« Bravo ! C’est bon pour le vieux collège, » dit Perowne. Quel dommage pourtant qu’il ne soit pas arrivé assez tôt pour sauver Porcus ! En voilà neuf que nous perdons depuis trois ans, n’est-ce pas ? »

« Oui, » répondit le Principal – « il y a cinq ans à cette époque, j’enlevai le vieux Duncan aux jeux pour lui donner des répétitions spéciales. À propos, à qui passerez-vous la direction des jeux, Flint ? »

« Je n’y ai pas encore songé, Monsieur. Qui me recommanderiez-vous ? »

« Merci, j’ai entendu dire derrière mon dos que ce Prussien de Bates est un oiseau malin. Il n’a pas l’intention d’être responsable du nouveau chef des jeux. Arrangez cela vous-mêmes. Bonsoir. »

« Et voilà l’homme, » dit Flint, quand la porte se fut refermée, « que vous voudriez ennuyer avec un chahut de salle d’asile ! »

« Je voulais seulement voir ce que tu dirais, », « se hâta de répondre Perowne. « Il est si facile de te mettre dedans, Flint. »

« Enfin, peu importe ! Le Proto a mis en pièces l’équipe première et il nous faut maintenant en ramasser les morceaux, sans quoi les anciens auront la partie belle. Donnons de l’avancement à l’équipe seconde, et que les grands jouent. Il y a quelque part des masses de talent que l’on pourrait mettre au point d’ici au jour du match. »

On représenta l’affaire au collège avec tant de force que même Stalky et M’Turk, qui affectaient de mépriser le football, jouèrent sérieusement une partie, côté des grands ; ils furent promus avant que leur ardeur se fût refroidie et alors la dignité de leurs casquettes exigea qu’ils montrassent un peu de zèle. L’équipe dut travailler au moins quatre jours sur sept, et le collège reprit espoir.

Les anciens élèves commencèrent à arriver pendant la dernière semaine du trimestre et leur bienvenue fut en proportion exacte de leur valeur. Messieurs les élèves de Sandhurst et de Woolwich, partis depuis un an seulement, mais qui posaient énormément, étaient salués par des cris joyeux de « Tiens, te voilà ! » et « Comment ça marche-t-il à la boîte ? » par ceux qui avaient partagé leurs études. Les officiers subalternes de milice étaient accueillis avec plus de respect, mais on leur faisait comprendre qu’ils n’étaient pas d’un métal absolument pur. Les renégats qui, n’ayant pas réussi à Sandhurst, étaient entrés dans le commerce ou la banque étaient acceptés en souvenir du temps passé, mais on ne leur faisait pas grand honneur. Mais quand apparurent les vrais officiers et gentlemen, les subalternes en service, qui, après avoir été au bout du monde et en être revenus, ne posaient naturellement pas, le collège tout entier se mit à faire haie à droite et à gauche sur leur passage dans un silence admiratif pour les voir se promener avec le Principal. Quand l’un d’eux eut mis la main sur Flint, sur le chef des jeux lui-même, en s’écriant « Juste Ciel ! Qu’est-ce qui te prend de grandir comme ça, tu n’étais qu’un sale petit fag quand je suis parti, » Flint se trouva entouré d’une auréole de gloire visible. Ces Messieurs se promenaient volontiers dans le corridor avec le petit sergent rougeaud, lui racontant les nouvelles des vieux régiments ; ils envahissaient les études pour sentir l’odeur bien connue d’encre et de chaux, ils découvraient dans les petites classes des neveux et des cousins auxquels ils faisaient des largesses immenses ; d’autres fois ils allaient au gymnase, se faire montrer par Renardeau ce que la nouvelle génération pouvait faire aux appareils.

Mais surtout ils aimaient causer avec le Principal, leur confesseur et homme d’affaires à tous. Ils avaient crié dans leur enfance irréfléchie que ce Prussien de Bates était un oiseau malin, et ils le prouvaient dans leur folle jeunesse. Le jeune homme empêtré dans une liaison avec la fille d’un pâtissier de Plymouth, – l’avisé qui venait de faire un petit héritage et qui se méfiait des hommes de loi, – l’ambitieux, hésitant entre deux routes dans son désir de prendre celle qui le mènerait plus loin, – le prodigue poursuivi par l’usurier, – l’arrogant brouillé avec ses camarades du régiment, – chacun venait avec ses ennuis au Principal et Chiron lui montrait, en termes qui n’étaient pas faits pour des enfants, un moyen tranquille et sûr de tourner, de vaincre ou d’éviter la difficulté. Ils envahissaient sa maison, fumaient ses cigares et buvaient à sa santé, comme ils y avaient bu, dans tous les pays du monde, chaque fois que deux ou trois élèves du vieux collège s’étaient trouvés réunis.

« Fumez sans vous arrêter, » dit le Principal ; « moins vous serez en forme, mieux cela vaudra pour nous. J’ai désorganisé l’équipe première à coups de répétitions. »

« Oui, mais nous ne sommes qu’une équipe de hasard. Leur avez-vous dit que nous aurons besoin d’un remplaçant, même si Crandall peut jouer ? » demanda un lieutenant du génie, qui avait le D.S.O. [15] à son actif.

« Il m’a écrit qu’il viendrait jouer ; donc il n’a pas été trop abîmé. Il arrivera demain matin. »

« C’est le petit Crandall d’autrefois ; celui qui a ramené le corps du pauvre Duncan ? »

Le Principal fit signe que oui. « Où allez-vous le mettre ? » demanda un chef d’escadrons de lanciers du Bengale, venu en congé : « Nous avons déjà tout envahi chez vous, Principal Sahib. »

« Il faudra qu’il aille coucher dans son ancien dortoir, je pense. Vous savez que les anciens élèves ont droit à ce privilège. Oui, je pense que le petit Crandall devra y dormir encore une fois. »

« Bates Sahib, » dit un artilleur, en jetant son bras pesant autour du cou du Principal, « vous nous cachez quelque chose. Avouez ! je le vois à votre œil. »

« Tu ne devines donc rien, vieux coucou ? » interrompit un officier du génie maritime. Crandall ira au dortoir, pour y servir de leçon de choses, pour produire un effet moral, etc., etc. N’est-ce pas, Principal Sahib ? »

« C’est vrai, Purvis, vous êtes trop malin. Je vous ai fouetté pour cela en 79. »

« Mais oui, Monsieur, et je suis convaincu que vous aviez mis de la craie sur la canne. »

« Non, mais j’ai le coup d’œil juste, cela vous a trompé peut-être. »

Les visiteurs donnèrent alors libre cours à de nouvelles réminiscences et racontèrent tous des histoires de collège.

Quand le lieutenant R. Crandall, appartenant à l’un des régiments de l’Inde, le petit Crandall d’autrefois, arriva d’Exeter le jour du match, il fut acclamé d’un bout à l’autre du collège, car les moniteurs avaient raconté sommairement ce que le Principal leur avait lu dans l’étude de Flint. Lorsque les élèves de Prout apprirent que Crandall allait revendiquer son droit d’ancien élève et demander un lit pour une nuit, Beetle courut dans la maison de King à côté et exécuta en public une danse de victoire tout le long de la grande étude ennemie. Il disparut dans un tourbillon d’encriers.

« Pourquoi t’occupes-tu de ces crétins ? » lui demanda Stalky, qui allait jouer comme remplaçant avec les anciens élèves, superbe en jersey noir, culotte blanche et bas noirs. « J’ai causé avec lui là-haut dans le dortoir pendant qu’il se changeait, je l’ai aidé à mettre son tricot. Il a été tailladé partout, sur les bras ce sont d’horribles cicatrices pourpres. Il va nous raconter ça ce soir. Je le lui ai demandé pendant que je laçais ses bottines. »

« Eh bien ! tu en as du toupet, » dit Beetle, jaloux.

« Ça m’est échappé, mais il ne s’est pas fâché le moins du monde. C’est un type épatant, ma parole. Je vais jouer comme un enragé, dis-le à Turkey. »

Les règles d’après lesquelles fut conduit le match sont d’une époque disparue. Les corps à corps furent serrés et durèrent longtemps ; les coups bien dirigés portaient bien. Les élèves du collège se tenaient tout autour de la mêlée et criaient : « Baissez la tête et poussez. » Vers la fin, tout le monde perdit le sentiment des convenances et les mères d’externes qui se trouvaient trop près de la limite entendirent des mots qui ne figuraient pas au programme. On n’eut à emporter personne sur un brancard, mais tout le monde fut content quand l’arbitre fit cesser le jeu. Beetle aida Stalky et M’Turk à mettre leurs pardessus. Les deux amis s’étaient rencontrés au cœur de la mêlée et, comme disait Stalky, « s’étaient arrangés de superbe façon ». Comme ils se traînaient tout raides derrière les équipes, car les remplaçants ne sont pas considérés comme les égaux d’hommes déjà barbus – ils passèrent devant une petite voiture rangée près du mur et une voix enrouée leur cria « Bien joué ! » C’était Stettson aîné, qui, les joues blêmes et les yeux creux, s’était frayé un chemin jusque-là sous l’escorte d’un cocher impatient.

« Te voilà, Stettson, » dit Stalky en s’arrêtant, « Il n’y a pas de dangers à s’approcher de toi ? »

« Non, je vais bien. On ne m’a pas laissé sortir avant, mais je voulais seulement venir au match. Ta bouche a plutôt l’air d’être en compote. »

« Turkey a marché dessus par hasard, en le faisant exprès. Enfin que je suis content que tu ailles mieux – car nous te devons quelque chose. Toi et tes membranes, vous nous avez mis dans un joli pétrin, jeune homme. »

« J’ai entendu parler de ça, » répondit l’autre en riant. « Le Proto m’a raconté l’histoire. »

« Ah vraiment ? Quand ça ?

« Viens donc au collège. J’aurai la cheville toute raide si nous restons ici à bavarder. »

« Ferme ça, Turkey. Je veux savoir ce qu’il en est. Eh bien ? »

« Il est resté chez nous tout le temps que j’ai été malade. »

« Pourquoi ça ? négliger le collège à ce point ! Je le croyais à Londres. »

« J’avais le délire, tu sais, et il paraît que je l’appelais tout le temps. »

« Quel toupet ! Tu n’es qu’un externe. »

« Il est venu tout de même et l’on peut dire que c’est lui qui m’a sauvé. Une nuit que j’avais le gosier bouché, – j’allais passer, a dit le médecin – on m’a mis une sorte de tube dans la gorge et le Principal a aspiré tout ce qu’il y avait. »

« Oh ! la ! la ! Ce n’est pas moi qui ferais ça. »

« Il pouvait attraper la diphtérie lui-même, disait le médecin, c’est pourquoi il est resté chez nous, au lieu de retourner au collège. Vingt minutes de plus et j’étais mort, a dit le docteur. »

À ce moment le cocher, qui avait reçu des ordres, fouetta le poney et faillit écraser les trois amis.

« Mazette ! » dit Beetle. « Ça, c’est plutôt héroïque ! »

« Plutôt héroïque ! » M’Turk, d’un coup de genou dans les reins, lança Beetle comme un boulet de canon à Stalky qui le lui renvoya aussitôt. « Tu mériterais d’être pendu ! ».

« Et le Proto mériterait d’avoir la V.C. [16], » dit Stalky. « Pensez donc, il pourrait être enterré à l’heure qu’il est, – mais il n’est pas enterré ! Ho ! Ho ! Il a passé à travers la haie comme un vieux merle robuste : une correction soignée, cinq cents lignes, consignés pour huit jours ! tout va bien ! »

« J’ai lu une histoire comme ça dans un livre, » dit Beetle. « Mon Dieu, quel type ! Quand on y pense ! »

« J’y pense, » répondit M’Turk. Il poussa aussitôt un sauvage cri irlandais qui fit se retourner les équipiers.

« Ferme ta grosse bouche, » dit Stalky qui piétinait d’impatience, « laisse l’affaire à ton oncle Stalky, et il aura bientôt le Proto sur le gril. Si tu dis un mot, Beetle, sans que je te le permette, je te tue ; ma parole ! Habeo Capitem crinibus minimis. Je le tiens par les petits cheveux. Tâchez maintenant de paraître ne rien savoir de nouveau. »

Point n’était besoin de dissimulation, le collège était trop occupé à acclamer les joueurs qui avaient fait partie nulle. Ils se tenaient, sans souci de leurs souliers crottés, autour des lavabos, pendant que les équipiers se lavaient. Ils acclamaient le petit Crandall chaque fois qu’ils l’apercevaient. Après la prière ils applaudirent avec plus de frénésie que jamais. Les anciens élèves y avaient assisté en habit.

Tortillant ouvertement leurs moustaches, ils s’alignèrent immédiatement devant les moniteurs le long du mur, au lieu de se placer à côté des maîtres. Le Principal fit l’appel – les aînés, les puînés et les cadets, en donnant à chacun son vieux nom si connu.

« Tout cela, c’est très joli, » dit-il à ses hôtes après dîner, « mais les enfants deviennent un peu turbulents. Il y aura plus tard du tumulte et de la tristesse, j’en ai bien peur. Crandall, vous ferez bien de monter vous coucher, le dortoir doit vous attendre. J’ignore à quels sommets vertigineux vous parviendrez dans votre carrière, mais je sais que vous ne serez jamais l’objet d’un culte aussi entier que celui d’aujourd’hui. »

« Au diable leur culte ! je veux finir mon cigare, Monsieur. »

« Leur culte est d’un or pur – va où la gloire t’attend, – petit Crandall. »

Un dortoir mansardé à dix lits, communiquant avec trois autres dortoirs par des ouvertures sans portes, allait servir de cadre à cette apothéose. Le gaz flambait au-dessus des simples tables de toilette en pin blanc. Les courants d’air sifflaient sans cesse, et dehors, sous les fenêtres sans volets, la mer battait sur la grève.

« Le même vieux lit, le même vieux matelas, je crois, » dit Crandall en bâillant, « tout est resté le même. Aïe ! Je suis estropié. Je ne savais pas que vous pouviez jouer comme ça. » Il caressait sa cheville endolorie. « Vous nous avez laissé à tous un petit souvenir. »

Il fallut quelques minutes pour les mettre à leur aise ; sans qu’ils sussent pourquoi, ils se sentirent plus tranquilles quand Crandall se retourna et fit sa prière – cérémonie qu’il avait négligée pendant quelques années.

« Ah ! Je vous demande pardon, j’ai oublié d’éteindre le gaz. »

« Ne vous inquiétez pas, je vous prie, » dit le moniteur du dortoir. « C’est Worthington qui fait ça. »

Un gamin de douze ans, en chemise de nuit, qui avait attendu le moment d’entrer en scène, sauta de son lit au bec de gaz et en revint, en passant par une table de toilette.

« Comment faites-vous quand il dort ? » demanda Crandall en riant.

« On lui fourre un chiffon humide dans le cou. »

« C’était une éponge mouillée quand j’étais le plus jeune du dortoir… Tiens ! Qu’y a-t-il donc ? » L’obscurité s’était remplie de chuchotements, du bruit des tapis que l’on traînait et des pieds nus courant sur le plancher nu, de protestations, de petits rires, et de menaces :

« Veux-tu rester tranquille, espèce d’idiot ! – Assieds-toi par terre alors… je te donne ma parole que tu ne t’asseoiras pas sur mon lit… attention au verre… », etc.

« Stal… Corkran nous a dit, » commença le moniteur, d’un ton qui montrait combien il se rendait compte de l’insolence de Stalky, « que vous nous raconteriez l’affaire du cadavre de Duncan. » Et les murmures ardents de courir… « Oui – Oui – Oui – racontez-nous ça. »

« Il n’y a rien à raconter. Pourquoi diable êtes-vous là vous autres à vous démener par un froid pareil ? »

« Ne vous occupez pas de nous, », « répondirent les voix. « Parlez-nous de Porcus. »

Alors Crandall se retourna sur son oreiller et s’adressa à cette jeunesse qu’il ne pouvait voir.

« Eh bien ! Il y a à peu près trois mois, Duncan commandait l’escorte qui convoyait un trésor – une voiture pleine de roupies pour la solde des troupes. Cinq mille roupies en argent. Il approchait d’un endroit appelé le fort Pearson, près de Kalabagh… »

« C’est là que je suis né, » piailla un petit fag, « on a donné au fort le nom de mon oncle. »

« Tais-toi, toi et ton oncle ! Ne faites pas attention à lui, Crandall. »

« Ça ne fait rien ; les Afridis apprirent que le trésor était en chemin et ils firent tomber tout le convoi dans une embuscade, à deux milles du fort. Ils mirent l’escorte en pièces. Duncan fut blessé et ses hommes se sauvèrent. Il n’y avait pas plus de vingt cipayes en tout et les Afridis étaient fort nombreux. C’était moi par hasard qui commandais au fort Pearson. À vrai dire j’avais entendu la fusillade et je me disposais à aller voir ce qu’il y avait, quand les hommes de Duncan arrivèrent. Nous y allâmes donc tous ensemble. Ils me disaient bien qu’il y avait un officier, mais je ne me rendis compte de la situation qu’en voyant, dans les roues de la voiture laissée dans la plaine, un camarade, soulevé sur un coude, qui tirait rapidement des coups de revolver. L’escorte avait abandonné la voiture, voyez-vous, et les Afridis – gens extrêmement prudents, – avaient cru que cette retraite n’était qu’une feinte – une sorte de piège, vous savez, et que la voiture servait d’appât. Ils avaient donc laissé ce pauvre Duncan là où il était. Mais dès qu’ils virent que nous étions si peu nombreux, ce ne fut plus qu’une course à qui arriverait le premier près de Duncan. Nous courûmes, ils coururent, et ce fut nous qui gagnâmes la course. Après quelques instants de lutte, ils décampèrent. Ce ne fut qu’en arrivant sur le blessé que je le reconnus comme un des nôtres. Il y a des tas de Duncan dans l’armée et le nom ne me rappelait rien, bien sûr. Duncan n’était pas changé du tout ; une balle lui avait traversé la poitrine, pauvre vieux, et il avait très soif. Je lui donnai à boire et je m’assis à côté de lui. Il me dit – c’est drôle, n’est-ce pas ? –, « te voilà Jujube ! » – moi je dis : « te voilà, Porcus, j’espère que tu n’as pas de mal ? » ou quelque chose comme ça. Mais il mourut au bout de quelques minutes sans avoir soulevé la tête de dessus mes genoux… Dites donc vous autres là-bas, vous allez attraper quelque chose par le froid qu’il fait ; il vaudrait mieux aller vous coucher. »

« Oui, oui ! dans un instant. Mais vos cicatrices. Comment avez-vous été blessé ? »

« En ramenant le cadavre au fort, les Afridis sont revenus à la charge, et la lutte a été un peu chaude. »

« En avez-vous tué un ? »

« Oui. Cela ne m’étonnerait pas. Bonsoir. »

« Bonsoir. Merci Crandall. Merci mille fois, Crandall. Bonsoir. »

La foule invisible se retira. Les habitants du dortoir s’enfoncèrent dans leurs lits avec un bruissement de draps, et se tinrent tranquilles un instant.

« Crandall, » dit Stalky d’une voix pénétrée d’un respect inaccoutumé.

« Eh bien ! Quoi donc ? »

« Supposons qu’un type voie un autre type en train d’étouffer, le gosier tout bouché par la diphtérie. Si, à l’aide d’un tube placé dans le gosier du malade, il aspirait les matières qui s’y trouvaient qu’en diriez-vous ? »

« Hum ! » dit Crandall réfléchissant. « Je n’ai entendu parler que d’un cas. C’était un médecin qui l’a fait pour une femme. »

« Ce n’était pas une femme, c’était un garçon. »

« Alors c’est bien plus beau. C’est à peu près le plus grand acte de courage qu’un homme puisse accomplir. Pourquoi me demandes-tu cela ? »

« J’ai entendu parler d’un type qui l’avait fait, voilà tout. »

« Eh bien. C’est un brave. »

« Vous n’auriez pas osé, vous ? »

« Ah ! non ! Tout le monde aurait peur. Pensez donc ! mourir froidement de diphtérie comme ça ! »

« Eh bien ! – ah !… écoutez un peu !… »

La phrase se termina par un grognement, car Stalky avait bondi de son lit et s’était assis avec M’Turk sur la tête de Beetle, qui aurait fait sauter la mine à l’instant même.

Le lendemain, le dernier jour du trimestre, consacré à quelques examens sans aucune importance, commença par des tumultes et des combats. M. King avait constaté que presque tous les élèves de sa maison avaient ouvert les portes condamnées entre les dortoirs, et étaient allés écouter une histoire que racontait Crandall. – Dans la longue enfilade de bâtiments, la maison de King se trouvait, comme vous savez, à deux portes de celle de Prout. – King outragé se plaignit au Principal, en tempêtant et en suppliant. – Il n’admettait pas qu’on permît à des jeunes gens du monde, comme on les nommait, de corrompre les mœurs de l’adolescence.

« Très bien, » répondit le Principal. « J’aviserai. » « Mon Dieu je regrette bien, » dit Crandall d’un air honteux. « Je ne crois pas leur avoir rien dit ! qu’ils n’auraient pas dû entendre. Qu’on ne les ennuie pas à cause de moi ! »

« Bah ! Ce ne sont pas les élèves, » répondit le Principal, avec un clignement d’œil imperceptible, « ce sont les maîtres qui font tout le mal. Enfin, Prout et King n’approuvent pas les réunions aussi nombreuses dans les dortoirs – et il faut soutenir les directeurs. Inutile aussi de songer à punir deux maisons seulement à la fin du trimestre. Il faut être juste et punir tout le monde. Voyons : ils ont un devoir pour les vacances de Pâques qu’ils ne regarderont même pas, naturellement. Tous les élèves, sauf les moniteurs et les grands, qui ont des études séparées, iront à l’étude ce soir comme à l’ordinaire. Bien entendu, un des maîtres devra se charger de les surveiller, il faut être juste envers tout le monde. »

« Une étude le dernier soir du trimestre ! Aïe ! » s’écria Crandall, se rappelant sa propre jeunesse écervelée. « Ce sera mouvementé, j’imagine. »

Les élèves qui s’ébattaient au milieu des malles déjà faites, en poussant des cris de joie dans les corridors et en exécutant des danses guerrières dans les salles d’étude, reçurent la nouvelle avec étonnement et colère. Dans aucun collège au monde on n’allait à l’étude le dernier soir du trimestre. C’était une chose monstrueuse, tyrannique, contraire à toute légalité, à toute religion et à toute moralité. – Eh bien ! Ils iraient dans les salles d’étude et y porteraient ce malheureux devoir de vacances, mais… ils se mettaient à sourire et à se demander de quelle étoffe serait l’homme que les maîtres allaient déléguer contre eux. Cette mission échut à Mason, homme crédule et enthousiaste, et qui aimait la jeunesse. Aucun autre maître n’avait tenu à se charger de cette étude-là, car il manquait au collège l’influence salutaire de la tradition, et ceux qui étaient accoutumés à la routine bien ordonnée des anciennes fondations trouvaient parfois que l’école était indisciplinée. Mason fut reçu avec un tonnerre d’applaudissements par les quatre salles où travaillaient ceux qui n’avaient pas atteint à la dignité d’une étude séparée. Avant qu’il eût toussé deux fois, on le gratifia d’un résumé en vers des lois régissant le mariage dans la Grande-Bretagne, rédigé par le grand-prêtre des Israélites, avec un commentaire fait par le chef de la troupe. Les petites classes lui rappelaient que c’était le dernier jour, et que tout ça c’était pour rire. Comme il s’élançait vers elles pour leur démontrer le contraire, la Quatrième préparatoire et la Troisième supérieure se mirent à vomir à grand bruit et de façon fort réaliste. M. Mason essaya, tâche vaine entre toutes, de discuter avec elles ; un esprit audacieux, au fond de la salle, lui donna cinquante lignes pour ne pas avoir levé sa main avant de parler. Comme Mason se piquait de la correction de son langage, il fut blessé au vif et pendant qu’il cherchait à découvrir le coupable, les élèves de la Seconde supérieure installés dans la troisième salle, éteignirent le gaz et se mirent à lancer des encriers : ce fut une étude mouvementée et pleine d’agréments. Les élèves dans les études séparées et les moniteurs entendaient de loin les échos du grabuge et les maîtres, au dessert, souriaient.

Stalky attendit montre en main jusqu’à huit heures et demie.

« Si ça continue encore un peu, le Principal va monter, » dit-il. « Allons raconter notre histoire, dans les études d’abord, dans les salles ensuite. Vivement. »

Stalky ne laissa guère le temps à Beetle de dramatiser ni à M’Turk de traînailler. Ils envahirent les études l’une après l’autre et dirent ce qu’il y avait à dire sans écouter les réflexions. Ils ressortaient dès qu’ils voyaient qu’on les avait compris. Cependant le bruit de cette étude maudite allait en augmentant. Près de la porte du cabinet de Flint, les amis rencontrèrent Mason, qui fuyait vers le corridor.

« Il est parti chercher le Principal – allons-y, dépêchons-nous ! »

Tous trois de front, ils envahirent la salle d’étude n° 12.

« Le Proto ! le Proto ! le Proto ! » Ce cri calma le tumulte pour un instant. Stalky sauta sur un pupitre et cria : « Pendant que nous le croyions à Londres, le Proto a sauvé le grand Stettson de la diphtérie en aspirant ce qu’il y avait dans sa gorge. Assez blagué, idiots que vous êtes ! Stettson serait mort si le Proto n’avait pas fait cela. Le Proto aurait pu en mourir. Crandall dit que c’est le plus grand acte de courage qu’un homme puisse faire et… » – sa voix se brisa – « le Proto croit que nous n’en savons rien ! »

M’Turk et Beetle, qui sautaient de pupitre en pupitre, firent pénétrer la nouvelle parmi les petites classes. Il y eut un silence, et le Principal entra suivi de Mason. C’était dans l’ordre établi des choses qu’aucun élève ne devait parler ni bouger sous l’œil du Principal. Il s’attendait à un silence plein de respect. Il fut reçu avec des hourrahs soutenus et sans fin. Comme c’était un homme avisé, il s’en alla, et les élèves restèrent silencieux et quelque peu apeurés.

« Ça ne fait rien, » dit Stalky. « Il ne peut pas faire grand’chose ! Ce n’est pas comme si nous avions démoli les pupitres comme nous l’avons fait un jour où le vieux Carleton avait pris l’étude. Continuez donc ! écoutez-les acclamer le Proto dans les études. » Il poussa un cri en fusée montante ; et constata que Flint et les moniteurs poussaient des acclamations à ébranler les murs.

Quand un Principal, nommé par une société anonyme par actions qui donne 4 p. 100 de dividende, se voit acclamer pendant qu’il se rend saintement à la prière, non seulement par quatre classes d’élèves qui s’attendent à être punis, mais aussi par les moniteurs investis de sa confiance, il peut ou bien demander des explications, ou bien continuer son chemin avec dignité, tandis que le plus ancien des directeurs roule des yeux furibonds, comme un chat enragé, en faisant remarquer à un professeur de mathématiques blême et tremblant que certaines méthodes – pas les siennes, Dieu merci ! produisent certains résultats. Par délicatesse, les anciens élèves n’assistèrent pas à l’appel et ce fut au collège seul réuni dans le gymnase que le Principal parla d’un ton glacial.

« Il est bien rare que je ne vous comprenne pas, mais j’avoue que c’est le cas, ce soir. Certains d’entre vous ont l’air de croire, après leurs exploits idiots pendant l’étude, que je suis une personne qu’il convient d’acclamer. Je veux vous montrer qu’il n’en est rien. »

Un-deux-trois ! un triple hourrah vint donner un démenti au Principal. Son regard devint menaçant sous la lumière du gaz.

« En voilà assez. Cela ne vous servira à rien. Les petits – (les élèves des classes élémentaires n’aimaient guère cette façon de les désigner) – me feront trois cents lignes chacun pendant les vacances. Je ne m’occuperai pas d’eux davantage. Les élèves du grand collège me feront mille lignes chacun pendant les vacances, à livrer le soir de la rentrée, et de plus… »

« Fichtre ! en voilà un glouton ! » chuchota Stalky.

« Pour leur conduite envers M. Mason, j’ai l’intention, en leur donnant leur argent de voyage, de fouetter tous les élèves du grand collège, y compris les trois qui ont une étude séparée et que j’ai trouvés dans la salle d’étude, en train de danser sur les pupitres quand je suis monté. Les moniteurs resteront après l’appel. »

Les élèves sortirent en silence, puis se réunirent en groupes, près de la porte du gymnase, pour savoir ce qui allait se passer.

« Eh bien, Flint, » dit le Principal, « voulez-vous être assez aimable pour m’expliquer votre conduite ? »

« Ma foi, Monsieur, » dit Flint poussé à bout, « si vous vous mettez, au risque de votre propre vie, à sauver celle d’un autre qui se meurt de diphtérie et si le collège apprend ce que vous avez fait… il faut bien vous attendre à ça ! »

« Ah ! je vois ; alors tout ce bruit, ce n’était pas par insolence ? Je puis excuser l’immoralité, mais je ne puis tolérer l’impertinence. Mais cela ne justifie pas leur conduite envers M. Mason. Je leur ferai grâce des lignes, mais non pas de la correction. » Quand la nouvelle fut publiée, les élèves, perdus d’étonnement et d’admiration, regardèrent bouche bée le Principal lorsqu’il rentra chez lui. Voilà un homme à révérer. Le Principal administrait rarement des coups de canne, mais quand il le faisait, c’était avec une grande science. L’exécution de cent élèves serait épique, sublime.

« Ça va bien, Principal Sahib. Nous sommes au courant, nous autres, » dit Crandall, pendant que le Principal enlevait sa robe avec un petit grognement au fumoir. « J’ai découvert ça en causant avec notre suppléant. Hier soir au dortoir il m’a demandé mon opinion sur votre exploit. Je ne savais pas alors que c’était de vous qu’il parlait. En voilà un jeune animal rusé. Des taches de rousseur et des yeux… C’est Corkran qu’il s’appelle, je crois ? »

« Je le connais, merci, » répondit le Principal, et il ajouta, songeur : « oui, je les aurais punis avec les autres, même si je ne les avais pas vus. »

« Si les élèves du vieux collège n’étaient pas déjà un peu montés, nous vous porterions en triomphe le long du corridor, », « dit l’officier du génie. « Mais Bates, comment avez-vous pu faire cela ? Vous auriez pu prendre la maladie vous-même, et que serions-nous devenus alors ? »

« J’ai toujours pensé que vous en valiez vingt comme nous. J’en suis sûr maintenant, » dit le chef d’escadrons, en cherchant des yeux un contradicteur.

« Tout de même on ne devrait pas le laisser à la tête d’un collège, » dit l’artilleur. « Promettez-nous de ne jamais recommencer, Bates Sahib. Nous ne pourrons pas partir tranquilles si vous courez ces risques-là. »

« Bates Sahib, » dit Crandall, « vous n’allez pas fouetter tous les élèves du grand collège ? Ce n’est pas possible. »

« Je puis pardonner l’immoralité, je l’ai déjà dit, mais je ne puis tolérer l’impertinence. Le sort de Mason est assez dur, même quand je le soutiens. D’ailleurs on les a entendus chanter Aaron et Moïse au club, de golf. Je recevrai des plaintes à ce sujet des parents des externes. Il faut que les convenances soient respectées. »

« Nous viendrons vous aider, » répondirent les hôtes.

. . . . . . . . . . . . . . . .

Les élèves du grand collège reçurent leur correction l’un après l’autre, leur par dessus sur le bras, leur argent de route sur la table, pendant que les chars-à-bancs qui devaient les conduire à la gare attendaient en bas. Le Principal commença par Stalky, M’Turk et Beetle ; il les traita consciencieusement.

« Voilà votre argent de route. Au revoir et bonnes vacances. »

« Au revoir. Merci, Monsieur. Au revoir. »

« Ce matin, l’intention répond à peu près au désir, » dit Stalky. « Nous avons eu ce qu’il y a de mieux. Attendons que quelques types sortent et nous acclamerons le Proto pour de bon. »

« N’attendez pas à cause de nous, je vous en prie, » dit Crandall au nom des anciens élèves. « Nous allons commencer tout de suite. »

Tout alla bien, tant que les hourrahs ne dépassèrent pas le corridor, mais quand ils s’étendirent jusqu’au gymnase, où les élèves qui attendaient leur tour se mirent à l’acclamer, le Principal quitta la partie de guerre lasse, et ceux qui restaient se jetèrent sur lui pour lui serrer la main.

Puis ils se mirent tous sérieusement à l’acclamer jusqu’à ce que, par signes, on eût fait partir les chars-à-bancs.

« N’ai-je pas dit que je le revaudrai au Proto ? » dit Stalky, assis à côté du cocher, comme ils s’engageaient dans la grande rue étroite de Northam. « Et maintenant : tous ensemble, en vous réglant sur votre oncle Stalky :

Dans l’armée nous faisons comme ça,

Dans la flotte nous faisons comme ça,

Dans les écoles nous faisons comme ça,

Personne ne nous contredira ! »

LE DRAPEAU NATIONAL

On se trouvait en hiver : le matin, le froid était âpre. Si âpre que Stalky et Beetle, – M’Turk, lui, était de ces gens désagréables que rien n’empêche jamais de soigner leur toilette, – sommeillaient jusqu’au dernier moment avant de se lever pour aller répondre à l’appel dans le gymnase où flambait le gaz. Naturellement ils étaient souvent en retard, et comme chaque inexactitude leur valait un mauvais point, comme trois mauvais points en une semaine les condamnaient au peloton de punition, il s’en suivait tout naturellement aussi qu’ils passaient des heures sous la main du sergent Renardeau qui faisait manœuvrer les coupables avec toute la pompe de son ancien champ d’exercices.

« Ne croyez pas que j’y trouve quelque plaisir. » (ses premiers mots étaient toujours les mêmes).

« J’aimerais bien mieux être en train de fumer tranquillement une pipe chez moi… mais je vois que nous avons affaire à toute la vieille brigade cet après-midi. Si seulement je vous avais régulièrement, M’sieu Corkran ! » ajouta-t-il en alignant la section.

« Il y a presque six semaines que vous me tenez, vieux glouton. Numérotez-vous ! »

« Un peu moins vite, je vous prie. C’est moi qui commande ici. Par le flanc gauche… gauche ! En avant… marche ! » Vingt-cinq retardataires, tous récidivistes, entrèrent à la file dans le gymnase.

« Prenez sans bruit les haltères qu’il vous faut : revenez sans bruit à vos places. Numérotez-vous… sans crier. Numéros impairs, un pas en avant ! Les numéros pairs ne bougent pas. Maintenant : flexion du corps en avant, en vous réglant sur moi ! »

Les haltères s’élevaient et s’abaissaient, s’entrechoquaient et revenaient toutes ensemble. Les jeunes garçons avaient l’habitude de cet exercice monotone.

« Fort bien. Je serai fâché le jour où il y en aura qui reprendront leurs habitudes de ponctualité. Remettez sans bruit les haltères à leur place. Nous allons maintenant essayer quelques mouvements simples. »

« Quelle scie ! je les connais ces mouvements simples. »

« Il serait bien honteux que vous ne les connaissiez pas, M’sieu Corkran. Tout de même, ils ne sont pas aussi faciles qu’ils en ont l’air. »

« Renardeau, je vous parie un shelling que je commande la manœuvre aussi bien que vous. »

« Nous verrons tout à l’heure. Allons : oubliez que vous êtes punis et imaginez-vous que vous êtes un peloton à l’exercice. Moi je suis l’officier qui vous commande. Il n’y a pas de quoi rire. Si vous avez de la chance, la plupart d’entre vous seront à l’exercice la moitié de leur vie. Faites-moi un peu honneur. Dieu sait qu’il y a assez longtemps que vous manœuvrez ! »

Les jeunes garçons doublèrent les rangs, marchèrent, tournèrent, firent face en arrière. Ils étaient sous le charme puissant du mouvement réglé. Comme Renardeau le disait, il y avait longtemps qu’ils s’exerçaient.

La porte du gymnase s’ouvrit et l’on aperçut M’Turk qui conduisait un vieux monsieur.

Le sergent, en train de mener un changement de direction, ne vit rien. « Pas si mal que ça, » murmurait-il, « pas mal du tout. L’homme qui est au pivot se contente de marquer le pas, M’sieu Swayne. Voyons, M’sieu Corkran, vous dites que vous connaissez la théorie ? Faites-moi le plaisir de prendre le commandement et de ramener le peloton à sa première formation en reprenant mes ordres un à un.

« Quoi donc ? quoi donc ? » cria le visiteur d’un ton autoritaire.

« Nous… nous manœuvrons un peu. Monsieur, » bégaya Renardeau, sans dire pourquoi on était là.

« Très bien… très bien. Je voudrais seulement les voir plus nombreux, » dit gaiement le nouveau venu. « Que je ne vous interrompe pas. Vous alliez passer le commandement à quelqu’un, n’est-ce pas ? » Il s’assit ; son haleine se condensait dans l’air froid.

« Je vais bafouiller, j’en suis sûr, » murmura Stalky avec inquiétude. Son malaise s’accrut quand une rumeur venue du second rang lui apprit que le vieux monsieur n’était autre que le général Collinson, membre du Conseil d’administration du collège.

« Hein ? qui ça ? » demanda Renardeau.

« Collinson, commandeur de l’Ordre du Bain, » souffla le grand Swayne. « C’est lui qui commandait les Pompadours, – l’ancien régiment de mon père. »

« Prenez votre temps, » dit le général. « Je sais ce que c’est. Première fois que vous commandez, hein ? »

« Oui, mon général. » Stalky, tout anxieux, reprit haleine. « Garde à vous ! À droite… alignement ! » L’écho de sa propre voix lui rendit confiance.

Le peloton fut mis face en arrière, replacé, formé en colonne par quatre et remis en ligne sans une hésitation. L’heure réglementaire de la punition était passée depuis longtemps, mais personne n’y pensait : tout le monde soutenait Stalky qui craignait affreusement que sa voix ne se brisât.

« Il vous fait honneur, sergent, » remarqua le visiteur. « Voilà un bon instructeur et un bon peloton. Mais c’est extraordinaire ; j’ai déjeuné chez votre Principal et il ne m’a pas raconté que vous aviez un corps de volontaires au collège. »

« Nous n’en avons pas, mon général, » dit le sergent. « Nous ne faisons que manœuvrer un peu. »

« On voit qu’ils aiment ça, pas vrai ? » demanda M’Turk, qui parlait pour la première fois, avec un éclair dans ses yeux profonds.

« Et toi, Willy, pourquoi donc n’en es-tu pas ? » « Oh ! je ne suis pas assez exact, » répondit M’Turk. « Le sergent ne prend que les meilleurs d’entre nous. »

« Rompez ! allez-vous-en ! » cria Renardeau, craignant une explosion dans les rangs. « Mon général, j’au… j’aurais dû vous prévenir que… »

« Mais vous devriez avoir un corps de volontaires ! » – le général suivait son idée, « et vous en aurez un si le Conseil veut m’écouter. J’ai été plus satisfait aujourd’hui que je ne saurais dire. Des garçons animés d’un esprit semblable au vôtre devraient donner l’exemple à tout le collège. »

« C’est ce qu’ils font, » dit M’Turk.

« Mon Dieu ! il est déjà si tard ? Voilà une demi-heure que ma voiture m’attend, il faut que je me sauve. Rien de tel que de voir les choses par soi-même. Par quel bout du bâtiment sort-on ? conduis-moi, Willy. Quel était ce garçon qui commandait la manœuvre ? »

« Je crois qu’il s’appelle Corkran. »

« Tu devrais le connaître. Voilà le genre de camarade dont il faudrait cultiver l’amitié. Évidemment il sort de l’ordinaire. C’est un spectacle étonnant : vingt-cinq garçons qui préféreraient sans nul doute jouer au cricket… » (on était en plein hiver, mais les grandes personnes, surtout celles qui ont longtemps vécu aux colonies, commettent de ces petites erreurs, et M’Turk ne dit rien) « … en train de manœuvrer par goût seulement ! Il est honteux de laisser se perdre de si bons éléments, mais je pense que je pourrai faire prévaloir mon avis. »

« Qui donc est ton ami aux favoris blancs ? » demanda Stalky, quand M’Turk rentra à l’étude.

« C’est le général Collinson. Il vient quelquefois chez nous chasser avec mon père. C’est plutôt un brave homme. Il a dit que je devrais cultiver ta connaissance, Stalky. »

« T’a-t-il donné quelque chose ? »

M’Turk montra un beau souverain entier.

« Allons, » dit Stalky en l’empochant, car c’était lui le trésorier. « nous allons avoir un goûter soigné. Tu en as eu de l’aplomb, Turkey, de parler de notre ardeur et de notre ponctualité ! »

« Le vieux ne savait donc pas que nous étions punis ? » demanda Beetle.

« Jamais de la vie. Il était venu déjeuner chez le Proto. Je l’ai rencontré ensuite qui visitait la boîte pour son compte et j’ai eu l’idée de lui montrer vos grandes manœuvres. Quand j’ai vu qu’il était si content je n’ai pas voulu jeter de l’eau froide sur son enthousiasme ; il ne m’aurait peut-être pas donné le souverain ! »

« Le vieux Renardeau était heureux, hein ? l’avez-vous vu rougir derrière les oreilles ? » dit Beetle. « Ça a été un vrai triomphe pour lui. Nous l’avons soutenu admirablement, pas vrai ? allons chez Keyte acheter du cacao et des saucisses. »

Ils rejoignirent Renardeau qui courait au village raconter son aventure à Keyte. Ce dernier avait été dans son temps maréchal des logis-chef dans un régiment de cavalerie ; maintenant, vétéran usé par la guerre, il était à la fois receveur des postes et marchand de comestibles.

« Vous nous devez une fière chandelle, » dit Stalky, d’un air significatif.

« Je vous suis très reconnaissant, M’sieu Corkran. J’ai eu à vous contrarier pas mal dans le service, de temps en temps, mais en dehors du service : les limites permises, fumer, et toutes ces histoires-là, – vous êtes le jeune homme sur lequel je puis compter le plus pour me sortir d’un mauvais pas. Vous avez commandé cette manœuvre d’une façon admirable, bien que ce soit moi qui le dise. Maintenant, si vous venez régulièrement à l’avenir… »

« Mais il faudrait qu’il soit en retard trois fois par semaine, » dit Beetle. « Renardeau, vous ne pouvez pas demander à un type d’être aussi inexact, rien que pour vous faire plaisir. »

« C’est vrai… cependant si vous pouviez vous arranger… et vous aussi. M’sieu Beetle… cela vous donnerait une belle avance quand le corps de volontaires sera formé. Le général va demander sans doute qu’on en crée un. »

Les trois amis pillèrent la boutique de Keyte à peu près à leur fantaisie, car le vieillard, qui les connaissait, était plongé dans une conversation avec Renardeau.

« D’après mon calcul nous en avons pour sept shellings six, » cria Stalky à la fin, à travers le comptoir, « mais vous feriez bien de compter vous-même. »

« Non… non. Je vous croirai toujours sur parole, M’sieu Corkran… C’est dans les Pompadours qu’il était, n’est-ce pas sergent ? nous avons campé un jour avec eux, à Umballa, je crois. »

« Je ne sais pas si ce pot de jambon et de langue coûte dix-huit pence ou un shelling quatre ? »

« Mettons un shelling quatre, M’sieu Corkran… Bien entendu, sergent, je donnerais volontiers mon temps si cela pouvait servir à quelque chose, mais je suis trop vieux. J’aimerais bien voir faire l’exercice encore une fois. »

« Viens donc, Stalky, » cria M’Turk. « Il ne m’écoute pas, laisse-lui l’argent. »

« Il faut qu’il me change la pièce, espèce d’idiot ! Keyte ! cavalier Keyte ! brigadier Keyte ! Marrréchal-des-logis-chef Keyte ! voulez-vous me donner la monnaie d’une livre ? »

« Oui… oui, bien sûr… Sept shellings six. »

Ses yeux se fixèrent distraitement, il poussa les pièces blanches vers Stalky et disparut dans les ténèbres de l’arrière-boutique.

« Ces deux-là vont bavarder maintenant sur la révolte des Indes jusqu’à l’heure du thé, », « dit Beetle.

« Le vieux Keyte était à Sobraon, » répliqua Stalky. « Vous devriez l’entendre en parler : il dame joliment le pion à Renardeau. »

. . . . . . . . . . . . . . . .

Le visage du Principal, impénétrable comme toujours, se penchait au-dessus d’une pile de lettres.

« Qu’en pensez-vous ? » demanda-t-il enfin au Révérend John Gillett.

« C’est une bonne idée, on ne peut le nier… c’est une idée estimable. »

« Admettons. Et puis après ? »

« J’ai mes doutes… voilà tout. Plus j’apprends à connaître nos collégiens et moins je me prétends capable de suivre leur humeur. J’avoue pourtant que je serais bien étonné si le projet réussissait. Ce n’est pas dans le… le caractère de l’école. Ici nous préparons les gens pour l’armée. »

« Je n’ai en cette affaire qu’à exécuter les vœux du Conseil. Il demande un corps de volontaires. Nous lui fournirons un corps de volontaires. Cependant j’ai suggéré qu’il était inutile de dépenser de l’argent pour des uniformes avant de savoir faire l’exercice. Le général Collinson nous envoie cinquante armes homicides… des Sniders raccourcis comme il les appelle… tous soigneusement mis hors d’usage. »

« Précaution nécessaire dans un collège où l’on tire autant au pistolet de salon ! » Le Révérend John souriait.

« Par conséquent il n’y aura pas de dépenses, en dehors du temps du sergent. »

« Mais s’il ne réussit pas, c’est vous qui serez blâmé. »

« Oh ! assurément. Cet après-midi je vais afficher un avis dans le corridor et… »

« J’attends le résultat. »

. . . . . . . . . . . . . . . .

« Veuillez ne pas toucher au nouveau râtelier d’armes ! »

Dans le gymnase, Renardeau luttait avec une foule turbulente. « Non, M’sieu Swayne, ça ne fait pas de bien à un Snider, même réformé, que de jouer sans cesse avec la culasse. Oui, les uniformes viendront plus tard, quand nous serons plus avancés. Pour le moment, nous nous bornerons à faire l’exercice. Je suis ici pour prendre les noms de ceux qui veulent se faire inscrire. – Laissez ce Snider, M’sieu Hogan ! »

« Qu’est-ce que tu vas faire, Beetle ? » demanda quelqu’un.

« Moi ? j’ai eu tout l’exercice qu’il me faut, merci. »

« Comment ! après tout ce que tu as appris ? viens donc, ne sois pas un crétin. Tu seras caporal au bout de huit jours, » cria Stalky.

« Je ne me destine pas à l’armée. » Beetle toucha ses lunettes.

« Un instant, Renardeau, » dit Hogan. « Où allez-vous nous faire manœuvrer ? »

« Ici, au gymnase, jusqu’à ce que vous soyez assez forts pour qu’on vous fasse sortir sur la route. » Le sergent fit bomber sa poitrine.

« Pour que tous les croquants de Northam viennent nous regarder ? pas de ça, Renardeau ! »

« Eh bien ! nous n’insisterons pas là-dessus. Apprenez d’abord à manœuvrer, nous verrons ensuite. »

« Dites donc, » demanda Ansell, de chez Macréa, en se frayant un chemin à travers la foule. « Qu’est-ce que c’est que cette histoire de volontaires ? »

« Ça vous fera gagner des masses de temps à Sandhurst, » répliqua promptement le sergent. « Vous serez bientôt quittes de vos classes si vous arrivez là-bas bien préparés. »

« Hum ! je veux bien apprendre la manœuvre, mais je n’irai pas faire l’idiot dans le pays avec un snider d’enfant. Que comptes-tu faire, Perowne ? Hogan se fait inscrire. »

« Je ne sais pas si j’ai le temps, » dit Perowne. « J’ai déjà je ne sais combien de leçons supplémentaires. »

« Eh bien, appelle ça une leçon supplémentaire, » répliqua Ansell. « Il ne nous faudra pas longtemps pour nous entonner la théorie. »

« Passe encore pour ça, mais manœuvrer en public ? » dit Hogan. – Il ne prévoyait pas que trois ans plus tard il mourrait sous les rayons du soleil de Birmanie, devant le fort de Minhla.

« Tu as peur que l’uniforme n’aille pas à ton teint pétri de lis ? » demanda M’Turk, avec un mauvais rire.

« Ferme ça, Turkey. Tu ne te destines pas à l’armée. »

« Non, mais je vais vous envoyer un remplaçant. Holà ! Morrell et Wake ! les deux fags près du râtelier d’armes ! il faut vous enrôler. »

Les petits rougirent profondément en se glissant vers le sergent, – ils avaient été trop timides pour aller se faire inscrire plus tôt.

« Mais je ne veux pas des petits, au début du moins, » dit le sergent d’un air maussade. « Je veux… j’aimerais avoir quelques-uns des habitués de la vieille brigade, – les punis, pour encadrer les autres. »

« Sergent, ne soyez pas ingrat. Ils sont presque aussi grands que ceux qu’on vous donne dans l’armée à l’heure qu’il est. » M’Turk lisait les journaux à cette époque, il était généralement bien informé, et en profitait pour cingler ceux qu’il voulait. Cependant il ne savait pas que le petit Wake serait bimbaschi dans l’armée égyptienne avant d’avoir trente ans.

Hogan, Swayne, Stalky, Pérowne et Ansell étaient plongés dans un conciliabule près du cheval. Stalky menait, comme d’habitude. Le sergent les guettait d’un air anxieux, car il savait que beaucoup d’élèves se laisseraient guider par leur décision.

« Renardeau n’aime pas mes recrues, » dit M’Turk à Beetle d’un ton chagrin. « Trouve-lui-en quelques-unes. »

Plein de bonne volonté, Beetle se saisit de deux autres fags, chacun pas plus haut qu’une carabine.

« Voilà, Renardeau. Voilà de la chair à canon. Marchez pour votre foyer et vos compagnes, jeunes brutes… et plus vite que ça ! »

« Et malgré tout Renardeau n’est pas content ! » dit M’Turk :

« Car notre façon de traiter l’armée,

Notre façon de traiter la marine…

Ici Beetle fit chorus. Ils avaient trouvé ces vers dans un vieux volume du Punch et ils leur semblaient convenir à la situation.

« Nous ont très mal réussi ;

Personne ne peut le nier ! »

« Tenez-vous tranquilles, Messieurs. Si vous ne pouvez nous aider, ne nous gênez pas. » Renardeau ne quittait pas des yeux le conseil assemblé près du cheval. Carter, White et Tyrrel qui avaient tous de l’influence, étaient venus y prendre part. Les autres jouaient avec les fusils d’un air irrésolu.

« Un instant, » cria Stalky. « Nous laissera-t-on flanquer ces farceurs à la porte, avant de nous mettre au travail ? »

« Certainement, » dit Renardeau. « Tous ceux qui désirent s’enrôler vont rester ici. Les autres sortiront en fermant doucement la porte derrière eux. »

Quelques-uns des plus sérieux coururent sus aux badauds qui eurent juste le temps de se sauver dans le corridor.

« Pourquoi donc ne te fais-tu pas inscrire ? » demanda Beetle en rajustant son col.

« Et toi ? »

« À quoi bon ? nous ne nous destinons pas à l’armée. Et puis je sais la manœuvre, sauf le maniement d’armes bien entendu. Je me demande ce qu’ils fabriquent là-dedans ? »

« Ils sont en train de traiter avec Renardeau. Tu n’as pas entendu Stalky qui disait : – Voilà ce que nous allons faire… et si cela ne leur plaît pas, tant pis ! – ils vont se faire préparer par Renardeau. Tu ne vois donc rien, espèce d’idiot ? Ils se présentent à Sandhurst ou à la Boutique[17] dans quelques mois. Ils vont apprendre la théorie, et puis un beau matin, ils lâcheront tout. Penses-tu que des types qui ont déjà tant de travail supplémentaire vont se mettre à faire les volontaires pour s’amuser ? »

« Ma foi, je n’en sais rien. J’avais l’idée d’écrire une poésie là-dessus… je les aurais blagués, tu sais… quelque chose comme la Ballade des Chasseurs de Chiens, hein ? »

« Tu ne pourras pas faire ça, je pense, parce que King va se laisser tomber sur la compagnie comme une charretée de briques. On ne l’a pas consulté. Le voilà qui rôde, nez au vent, autour du cadre aux affiches. Allons le faire parler. » Ils s’approchèrent, en flânant, du maître, l’air aussi innocent que possible.

« Comment ? » dit King, feignant d’être violemment surpris, « je pensais que vous étiez en train d’apprendre à combattre pour votre patrie. »

« Je crois que la compagnie est au complet, Monsieur, » répondit M’Turk.

« C’est bien dommage ! » soupira Beetle.

« Alors nous avons quarante vaillants défenseurs n’est-ce pas ? c’est beau ! quel dévouement ! je suppose qu’un désir d’échapper à leurs devoirs ordinaires se trouve peut-être au fond de ce zèle.

Sans doute on leur accordera des privilèges spéciaux, comme au Chœur et à la Société d’Histoire Naturelle… ne disons pas les Chasseurs de punaises. » « Probablement, Monsieur, » dit gaiement M’Turk. « Le Principal n’en a pas encore parlé, mais il n’y manquera pas bien sûr. »

« Oh ! c’est certain. »

« Il est tout juste possible, mon cher Beetle, » – King se tourna vers son deuxième interlocuteur, – « que les directeurs… rouages nécessaires, mais un peu négligés dans l’humble mécanisme de notre existence… aient un mot à dire sur la question. Pour la jeunesse tout au moins, la vie n’est pas qu’armes et munitions de guerre. À l’occasion, nous nous occupons aussi d’éducation. »

« Comme cet animal-là est d’accord avec lui-même ! » murmura M’Turk quand King ne put plus les entendre. « On sait toujours comment l’avoir. As-tu vu comme il a mordu quand on a parlé du Principal et des privilèges spéciaux ? »

« Le diable l’emporte ! il aurait bien dû approuver le corps de volontaires. J’aurais pu faire une si jolie ballade pour le ridiculiser ! et maintenant me voilà forcé d’être un enthousiaste féroce. Ça ne nous empêchera pas de faire enrager Stalky à l’étude, pas vrai ? »

« Pour sûr, mais dans le collège il faudra être philo-volontaires comme tout. Ne peux-tu faire une épigramme soignée, à la Catulle, sur l’opposition de King ? » – Beetle était occupé à cette noble tâche quand Stalky revint, encore tout échauffé de sa première manœuvre.

« Eh bien, vieil avaleur de sabres, » commença M’Turk. « Où est donc le chien que tu viens de tirer ? vous armez-vous pour nous défendre ou pour défier le monde ? »

« Nous le défions ! » dit Stalky, en sautant sur son camarade. « Écoute, Turkey, il ne faut pas blaguer notre peloton. Nous avons tout organisé admirablement. Renardeau a juré qu’il ne nous ferait pas manœuvrer en plein air avant que nous lui ayons dit que nous sommes prêts à sortir. »

« Exposition indécente d’enfants en bas âge singeant les idiosyncrasies de leurs aînés. Humph ! »

« Tu as fait parler King, Beetle ? » demanda Stalky, pendant une pause du combat.

« Pas tout à fait, mais c’est bien là son style charmant. »

« Eh bien, écoutez votre oncle Stalky… qui est un grand homme. Conséquemment et subséquemment, Renardeau va nous laisser commander la manœuvre chacun à notre tour, privatim et seriatim, de sorte que nous saurons tous au moins manier un peloton. Ergo et propter hoc quand nous arriverons à la Boutique nous serons vite débarrassés de nos classes. C’est ainsi, mes chers auditeurs, que nous rendrons instructif un amusement salutaire. »

« Je savais bien que tu en ferais une sorte de travail supplémentaire, espèce de brute égoïste, » dit M’Turk. « Tu n’as donc pas envie de mourir pour ta vieille patrie ? »

« Pas si je peux faire autrement, pour sûr ! ainsi ne va pas blaguer notre peloton. »

« Voilà des années que nous nous sommes entendus là-dessus, » dit Beetle avec dédain. « C’est King qui va se charger de vous blaguer. »

« Alors, mon vieux poète, il faudra blaguer King. Compose-nous un refrain entraînant, à la Limerick, que tu feras chanter par les fags. »

« Dis donc, occupe-toi de tes volontaires, et ne remue pas la table. »

« Du reste, il n’aura rien à blaguer, » ajouta Stalky, d’un air qui voulait dire bien des choses.

Les amis ne surent pas ce que cette phrase signifiait, mais, à quelques jours de là, ils voulurent aller voir la manœuvre. Ils trouvèrent la porte du gymnase fermée à clef et un fag qui montait la garde.

« En voilà du toupet ! » s’écria M’Turk en se baissant.

« Défense de regarder par le trou de la serrure, » dit la sentinelle.

« Elle est bonne celle-là. Wake, petit animal que tu es, c’est moi qui t’ai fait un volontaire. »

« Pas ma faute. J’ai reçu l’ordre de ne permettre à personne de regarder. »

« Et si nous regardions quand même ? » dit M’Turk. « Et si nous te démolissions ? »

« J’ai reçu l’ordre de signaler quiconque me gênera dans l’exercice de mes fonctions. Les volontaires lui régleront son compte après l’exercice, conformément à la loi militaire. »

« Quelle brute, ce Stalky ! » dit Beetle. Les deux amis n’avaient pas hésité un instant ; ils savaient bien qui avait inventé ce plan.

« Tu te crois un fameux centurion, hein ? » demanda Beetle, en écoutant le cliquetis des armes et le bruit des crosses qui retombaient sur le sol, à l’intérieur du gymnase.

« On m’a défendu de parler autrement que pour expliquer mes ordres. Je recevrai une volée, si je désobéis. »

M’Turk et Beetle se regardèrent ; puis, secouant la tête, ils s’en allèrent.

« Ma foi, Stalky est vraiment un grand homme, » dit Beetle, après un long silence. « Notre consolation est que ça fera rager King de les voir poser ainsi à la société secrète. »

Bien d’autres que King étaient intrigués, mais les volontaires restaient plus muets que des carpes. Renardeau, qu’aucun serment ne retenait, alla conter ses ennuis à Keyte.

« De ma vie je n’ai vu folie semblable. Ils ont couvert tout le bâtiment ; ils placent un poste et une sentinelle devant la porte et se mettent à faire l’exercice comme des enragés. »

« Mais pourquoi faire ? » demanda l’ancien maréchal-des-logis-chef.

« Pour apprendre la manœuvre. Vous n’avez jamais rien vu de pareil. Ils s’y mettent quand mon heure est finie. – Ils ont des inventions étonnantes, mais, quant à sortir, rien au monde ne peut les y décider. Tout ça est absurde. Pour moi, quand on est volontaire, il faut être volontaire, au lieu de se barricader derrière une porte. »

« Et qu’en dit l’administration ? »

« Voilà encore ce que je ne comprends pas, » dit le sergent, non sans aigreur. « Je m’en vais chez le Principal, et il ne veut pas m’aider. Il y a des moments où je crois qu’il se fiche de moi. Je n’ai jamais été sergent de volontaires, Dieu merci ! mais j’ai toujours eu la charité de plaindre ceux qui l’étaient… j’en suis content maintenant. »

« Je voudrais les voir, » dit Keyte, « car, malgré ce que vous me dites, je ne comprends pas ce qu’ils veulent. »

« Je n’y puis rien, chef ! Demandez à ce jeune Corkran qui est plein de taches de rousseur. C’est lui leur généralissime. »

On ne refuse rien à un soldat de Sobraon, au seul pâtissier établi en deçà des limites permises. On invita donc Keyte qui arriva en s’appuyant sur sa canne, tremblant de vieillesse : il s’assit dans un coin et s’apprêta à regarder.

« L’ensemble est bon. L’ensemble est vraiment bon, » murmurait-il entre les évolutions.

« Ce n’est pas là ce qu’ils veulent. Vous verrez quand je les laisserai aller. »

Quand arriva la pause, le peloton resta aligné. Pérowne sortit du rang, fit face à ses camarades, et, s’aidant de temps en temps d’un petit livre rouge, au fermoir en métal, commanda la manœuvre pendant dix minutes. (C’est ce Pérowne-là qui fut tué dans l’Afrique équatoriale par ses hommes.)

Ansell lui succéda, et Hogan vint ensuite. Tous les trois furent passivement obéis.

Puis Stalky déposa son Snider et, reprenant haleine, se répandit en invectives à l’adresse du peloton.

« Halte-là, M’sieu Corkran, » lui cria Renardeau. « Ce n’est pas dans la théorie, ça ! »

« N’importe, sergent. On ne sait jamais ce qu’on aura à dire à ses hommes. – Pour l’amour de Dieu, tâchez de vous tenir droits, sans vous appuyer les uns sur les autres, espèces de bécasses de gouttière, avec vos yeux chassieux, et vos ventres de harengs ! Ça ne m’amuse pas de vous dresser. On aurait dû faire ça avant de vous envoyer ici. – Allez donc porter un manche à balai dans la milice ! »

« C’est ça ! C’est bien ça ! Nous en savons quelque chose, nous autres, » dit Keyte en essuyant ses yeux humides. « Mais qui donc lui a appris tout ça ? »

« Son père peut-être… ou bien son oncle. Je n’en sais rien. La moitié d’entre eux doit être née à deux pas d’une caserne. » (Renardeau ne se trompait pas de beaucoup.) « Depuis que ces bêtises de volontaires ont commencé, j’ai entendu plus d’injures que pendant une année de régiment. »

« Voilà un homme au second rang qui a l’air, d’avoir mis son ventre au clou. Oui, c’est vous, soldat Ansell. » Pendant trois minutes, Stalky cingla le malheureux de ses invectives, en gros et en détail.

« Tiens ! » dit Stalky en reprenant son ton ordinaire. « Touché ! Ansell, tu as rougi, tu as bougé ! »

« Pas pu m’empêcher de rougir, » répondit Ansell, « je ne crois pas avoir bougé pourtant. »

« Enfin, à toi maintenant. » Stalky reprit sa place dans le rang.

« Seigneur ! on se croirait à la comédie, » dit Keyte en riant ; il suivait la scène avec attention.

Ansell avait, lui aussi, la chance d’avoir des parents dans l’armée. Lentement, d’une voix traînante, – sa manière était plus réfléchie que celle de Stalky, – il descendit jusqu’aux personnalités extrêmes.

« Touché ! » s’écria-t-il triomphalement. « Tu n’as pas pu y tenir plus que moi. » Stalky était tout rouge et l’on voyait son snider trembler entre ses doigts.

« Je croyais que je résisterais, » répondit-il en cherchant à se remettre, « mais j’ai bientôt perdu tout mon sang-froid. C’est drôle, pas vrai ? »

« Voilà qui est bon pour le caractère, » dit Hogan, un garçon un peu lourd, pendant qu’on replaçait les armes au râtelier.

« A-t-on jamais vu ! » demanda Renardeau à Keyte d’un ton navré.

« Je ne connais pas grand’chose aux volontaires, mais je n’ai jamais rien vu de plus drôle que cette affaire-là. Je vois où ils veulent arriver. Mon Dieu ! combien de fois ai-je été aligné et attrapé dans mon jeune temps ! L’ensemble est bon, extrêmement bon. »

« Si je pouvais les faire sortir, chef, j’en ferais ce que je voudrais. Ils changeront de ton peut-être quand leurs uniformes arriveront. »

En effet, il était temps que les volontaires fissent quelques concessions à la curiosité de leurs camarades. Trois fois déjà la sentinelle avait été maltraitée et trois fois les volontaires avaient puni l’agresseur conformément aux lois militaires. Le collège enrageait. – Pourquoi donc, se demandait-on, un corps de volontaires, si personne ne peut les voir ? M. King félicitait ses élèves de leurs défenseurs invisibles, et ils n’avaient rien à répondre à ses sarcasmes. Renardeau devenait maussade et impatient. Quelques volontaires émettaient ouvertement des doutes sur la sagesse de leur conduite, et la question des uniformes se dessinait à l’horizon. Si on leur en donnait, ils seraient forcés de les porter. Mais comme il arrive si souvent en ce monde, la question se trouva résolue tout à coup en dehors d’eux.

Le Principal avait fait savoir aux membres du Conseil que leur décision avait été exécutée et que, d’après ce qu’on lui disait, les élèves apprenaient à manœuvrer.

Il ne dit rien des conditions auxquelles les volontaires avaient consenti à s’enrôler. Comme de juste, le général Collinson fut ravi, et raconta la chose à ses connaissances. L’une d’elles avait un ami à lui, membre du Parlement, homme intelligent, plein de zèle, patriote avant tout, et qui cherchait toujours à faire le plus de bien qu’il pouvait dans le moins de temps possible. Hélas ! peut-on répondre des amis de ses amis ? Si l’ami de Collinson avait présenté le membre du Parlement au général, celui-ci aurait pris sa mesure et évité ainsi bien des histoires. Mais l’ami se contenta de parler de son ami, et le portrait qu’il en fit au général Collinson ne fut pas exact, car il n’y a pas deux personnes au monde qui voient les choses du même œil. D’autre part c’était un membre du Parlement, un Conservateur impeccable, et le général avait le respect inné du soldat anglais pour les membres de la Cour suprême. Le député s’en allait justement dans l’ouest porter la lumière dans quelque circonscription arriérée. – Ne ferait-il pas bien, disait l’ami, d’aller, présenté par le général, dire quelques mots aux élèves du collège, en prenant pour sujet l’admirable corps de volontaires qui venait d’être fondé. « Leur causer un peu, hein ? Vous savez ce qui leur plairait ; c’est bien l’homme qu’il faut. Il saura se faire comprendre d’eux, vous pouvez y compter. »

« On ne leur parlait pas beaucoup, de mon temps, » répondit le général, qui se méfiait.

« Les temps sont changés… l’instruction s’est répandue, et ainsi de suite… Les enfants d’aujourd’hui seront les hommes de demain. À cet âge les impressions sont souvent durables. Et comme nous voyons de nos jours le pays courir à sa ruine… » « C’est bien vrai ! » répondit l’autre. – M. Gladstone venait de commencer un ministère de cinq ans, et ses premiers actes avaient déjà déplu au général. Il promit donc d’écrire au Principal, car les enfants d’aujourd’hui seront sans contredit les hommes de demain ; – c’était même très bien dit, à son sens.

Le Principal répondit qu’il serait heureux de recevoir M. Raymond Martin, membre du Parlement, dont il avait tant entendu parler ; qu’il serait heureux de lui offrir l’hospitalité pour une nuit et de l’autoriser à parler sur le sujet qui lui plairait.

Si M. Martin n’avait jamais eu d’auditoire composé de jeunes Anglais de cette classe, il trouverait sûrement là l’occasion de tenter une expérience intéressante.

« Quant à cela, je ne crois pas me tromper beaucoup, » dit le Principal en confidence au Révérend John. « Auriez-vous par hasard entendu parler du nommé Raymond Martin ? »

« J’ai connu à l’Université un étudiant qui s’appelait ainsi, » répondit l’aumônier. « Si je me souviens bien, il était sans idées et sans talents, mais très convaincu. »

« Il doit faire une conférence ici, samedi prochain, sur le Patriotisme.

« S’il est une chose au monde que nos élèves détestent par-dessus tout, c’est de se voir privés de leur samedi soir. Le patriotisme n’est rien à côté de leur petite cuisine. »

« L’art non plus, » répondit le Principal avec un regard malicieux. « Vous rappelez-vous la soirée : une heure chez Shakespeare… et le comique mondain à la lanterne magique ? »

. . . . . . . . . . . . . . . .

« Qu’est-ce donc que ce Raymond Martin, membre du Parlement ? » demanda Beetle, après avoir lu l’avis affiché dans le corridor. « Pourquoi ces animaux-là s’amènent-ils toujours un samedi soir ? »

« Ah ! Rouméo ! Rouméo ! Pourquoi es-tu Rouméo ? » dit M’Turk, lisant par-dessus l’épaule de Beetle, en imitant l’artiste entendue six mois auparavant. « Espérons toujours qu’il sera moins mauvais qu’elle. Dis donc, Stalky, tu es bon patriote, n’est-ce pas ? Sans ça voilà un type qui saura te le faire devenir. »

« Espérons que ça ne durera pas toute la soirée. Je suppose qu’il faudra écouter ce Martin ! »

« Pas de danger que je le rate moi ! » dit M’Turk. « Beaucoup de types ont trouvé la bonne femme ennuyeuse avec son Rouméo ! Rouméo ! Moi pas. Elle m’a fait plaisir. Vous vous rappelez quand elle a été prise de hoquets au milieu de la tirade. Martin aura peut-être des hoquets. Le premier arrivé au gym retiendra des places pour les deux autres. »

. . . . . . . . . . . . . . . .

Bien des yeux épièrent l’arrivée de M. Raymond Martin, membre du Parlement, chez le Principal. Loin d’être intimidé, le nouveau venu avait l’air vif et de bonne humeur.

« Il ressemble un peu à un débardeur, » remarqua M’Turk. « Ce serait un radical que cela ne m’étonnerait pas. Il s’est attrapé avec le cocher en le payant. Je l’ai entendu. »

« C’était son beau patriotisme qui faisait des siennes, » expliqua Beetle.

Après le thé, nos amis se ruèrent avec les autres à l’assaut des places, s’emparèrent d’un petit coin tranquille, et se mirent à critiquer. Tous les becs de gaz étaient allumés. Sur la petite estrade, tout au fond, on voyait la chaire du Principal. C’était là que M. Martin devait prononcer son discours. Il y avait aussi une rangée de chaises pour les maîtres.

Renardeau entra, l’air digne, et vint placer contre le bureau un objet qui ressemblait à un morceau d’étoffe enroulé sur un bâton. Aucune des autorités n’étant encore arrivée, les élèves applaudirent en poussant des cris variés : « Qu’est-ce que c’est, Renardeau ? Vous avez chipé le riflard du Monsieur… Pas besoin de verges ! ici on ne connaît que les coups de canne ! Enlevez cette babiole ! Numérotez-vous ! » et ainsi de suite. L’entrée du Principal et des maîtres mit fin à ces démonstrations.

« Heureusement que les maîtres détestent ces conférences autant que nous. Regarde King qui se tortille pour éviter le courant d’air. »

« Mais où est donc ce Martin Raymondifère ? L’exactitude, mes chers amis, est l’image de la guerre… »

« Ferme ça ! voici le Duc. Mazette ! il en a un gésier ! »

M. Martin était en habit, ce qui faisait ressortir l’ampleur de sa gorge. C’était un homme grand, à la large carrure, au teint blanc et rose. Beetle cependant aurait pu être plus poli.

« Regarde-moi son dos. Le voilà qui cause avec le Principal. Il est rudement mal élevé. On ne tourne pas le dos à son auditoire comme ça. C’est un Philistin… un Jébusien… un Hivien… » dit M’Turk avec une moue de dédain, en se rejetant en arrière.

En quelques mots assez ternes, le Principal présenta l’orateur, puis il se rassit au milieu des applaudissements. On applaudit naturellement bien davantage lorsqu’on s’aperçut que M. Martin croyait que cette ovation s’adressait à lui. Quelques minutes se passèrent avant qu’il pût commencer. Il ne connaissait rien du collège, ni ses annales, ni ses traditions. Il ignorait que, d’après le dernier recensement, huit pour cent des élèves étaient nés au loin… dans les camps, dans les cantonnements ou en pleine mer ; il ne savait pas que soixante-quinze pour cent d’entre eux étaient fils d’officiers des armées de terre ou de mer : des Willoughby, des Paulet, des de Castro, des Mayne ou des Randall, – qui espéraient tous suivre la même carrière que leurs pères. Le Principal aurait dû lui expliquer cela, et bien d’autres choses encore : mais après avoir passé une heure à table avec le député, il s’était décidé à ne rien dire. M. Raymond Martin avait l’air fort bien informé déjà.

« Eh bien, mes amis, » commença-t-il d’une voix criarde, aigre et traînante qui, sans qu’ils en eussent conscience, donna sur les nerfs à tous ses jeunes auditeurs. – On savait sans doute pourquoi il était venu ? Il n’avait pas souvent l’occasion de parler devant des collégiens. Certaines gens pensaient que les collégiens étaient des drôles de corps, mais, quant à lui, il supposait qu’ils devaient ressembler assez à ceux qu’il avait connus dans sa jeunesse.

« Cet homme, » dit M’Turk avec conviction, « est le pourceau de Gadarénie lui-même. »

L’orateur continuait. – Ses auditeurs devaient se rappeler qu’ils ne seraient pas toujours des enfants, car les enfants d’aujourd’hui étaient les hommes de demain et des hommes de demain dépendait la grandeur de leur glorieuse patrie.

« Si cela continue, mes bien chers, » dit Stalky, « je vais me voir obligé de chahuter cet individu. » Il aspira longuement l’air par les narines.

« Impossible, » répondit M’Turk. « Il nous donne son Roméo gratis. »

— Ils devaient donc, disait le conférencier, penser aux devoirs et aux responsabilités de la vie qui s’ouvrait devant eux. La vie n’était pas faite seulement pour s’amuser… Ici il énuméra quelques jeux, et pour bien achever de se couler aussi complètement que possible, il parla de billes. « Oui, » s’écria-t-il, « dans la vie, il y a autre chose que des billes ! » Un tressaillement d’horreur courut le long des bancs : les plus jeunes crièrent presque leur indignation. Cet homme était un païen… un réprouvé… qui avait passé toutes les bornes… qui s’était damné aux yeux des hommes ! Stalky laissa tomber sa tête entre ses mains. M’Turk, l’air joyeux et content, paraissait suspendu aux lèvres de l’orateur, tandis que Beetle opinait gravement du bonnet.

L’orateur continuait : – quelques-uns de ses jeunes amis espéraient sans doute avoir plus tard l’honneur de porter l’épée et de servir la Reine. Étant lui-même major dans un régiment de volontaires, il avait quelque expérience des devoirs de l’officier et il était heureux d’apprendre qu’on avait fondé au collège un corps de volontaires. Une telle institution ferait naître un esprit louable et salutaire qui serait, si on l’encourageait, très utile au pays qu’ils aimaient et auquel ils étaient si fiers d’appartenir. Quelques-uns des jeunes gens qui l’écoutaient s’attendaient sans doute à conduire un jour leurs hommes sous les balles des ennemis de l’Angleterre… il dirait même que quelques-uns d’entre eux attendaient avec impatience le moment où, dans tout l’orgueil de leur jeune virilité, ils affronteraient la mort sur le champ de bataille !

La pudeur d’un adolescent est cependant dix fois plus grande que celle d’une vierge, que la nature aveugle n’a formée que dans une intention unique, tandis qu’elle a formé l’homme pour plusieurs fins. D’une main vigoureuse et brutale, le député arracha tous ces voiles, et, emporté par son éloquence, les foula aux pieds avec les meilleures intentions du monde. D’une voix rauque il clama les petits secrets de ces enfants, leurs espoirs et leurs rêves d’honneur et de gloire ; ces choses dont les adolescents ne parlent même pas à leurs amis les plus intimes. Il ne paraissait pas se douter qu’avant son discours ses auditeurs avaient pu penser à ces espérances d’avenir.

Il leur montra des buts éclatants, mais d’un doigt qui en ternissait toute la splendeur. Par ses cris et ses gestes, il profana les replis les plus secrets de leurs âmes. Il exhorta ses auditeurs, d’une façon qui les fit rougir jusqu’aux oreilles, à se rappeler les hauts faits de leurs pères. – Quelques-uns, dit-il, d’une voix qui semblait déchirer le silence glacial, avaient perdu des parents tombés pour la patrie. (Maints d’entre eux virent alors, suspendue au mur d’un corridor ou d’une salle à manger, la vieille épée qu’ils allaient admirer et toucher du doigt à la dérobée depuis qu’ils pouvaient marcher.) Il les adjura d’imiter ces exemples glorieux, et ses auditeurs, dans leur gêne extrême, ne savaient plus où tourner leurs regards.

Ils étaient trop jeunes pour se faire une notion exacte de ce qu’ils ressentaient, mais ils étaient furieux de se sentir ainsi outragés par un gros homme qui trouvait que c’était un jeu que de jouer aux billes.

Il arriva ainsi à sa péroraison – il s’en servit d’ailleurs plus tard avec le plus grand succès dans une réunion électorale – tandis qu’ils restaient là, rougissants, gênés, absolument écœurés. Après bien des paroles, il mit enfin une main sur sa poitrine et de l’autre s’empara du bâton roulé dans un morceau d’étoffe. – Le voilà, le symbole matériel de la patrie, auquel ils devaient l’hommage et le respect. Que personne ne regarde ce drapeau sans se promettre d’ajouter quelque nouvel éclat à sa gloire impérissable ! Il le déploya devant eux : c’était un grand Union Jack en calicot, aux trois couleurs criardes ; il attendit le tonnerre d’applaudissements qui devait couronner ses efforts.

Les auditeurs regardèrent en silence. Ils avaient sûrement déjà vu cette chose-là… au poste des gardes-côtes, là-bas : ils avaient vu à travers un télescope ce drapeau en berne quand un brick était venu s’échouer sur la plage de Braunton. Ils l’avaient vu flotter au-dessus du club de golf et on l’apercevait à la devanture de Keyte, reproduit sur certaines boîtes de bonbons bariolés. Mais au Collège on n’arborait jamais le drapeau : on ne le mêlait point à la vie des élèves ; le Principal n’en avait jamais parlé ; leurs pères ne leur avaient pas appris à le vénérer. C’était une chose cachée, sainte et mystérieuse. Par tout ce qu’il y a de grotesque, que voulait donc cet individu qui agitait cette horreur devant leurs yeux ? Une idée ! sans doute il était ivre.

Le Principal sauva la situation. Il se leva vivement pour proposer un vote de remerciements. Dès ses premiers mots, les élèves, se sentant délivrés d’un fardeau, applaudirent avec fureur.

« Je suis sûr, » dit-il en terminant, le visage en pleine lumière sous le bec de gaz, « que vous vous joindrez tous à moi pour remercier très cordialement M. Raymond Martin de la conférence si agréable qu’il vient de nous faire. »

Nous ne saurons jamais exactement ce qui se passa en ce moment. Au dire des assistants, le Principal cligna une fois de l’œil, ouvertement et avec gravité, après le mot « agréable » ; l’intéressé déclare cependant n’avoir jamais rien fait de pareil, à moins toutefois qu’un grain de poussière n’ait pénétré à cet instant sous sa paupière.

M. Raymond Martin fut convenablement applaudi. Il dit plus tard : « Sans vanité, je crois que mes paroles leur sont allées au cœur. Je ne me serais jamais attendu à voir des collégiens applaudir comme cela. »

Comme il s’en allait, la cloche sonna la prière et les élèves s’alignèrent le long du mur. Le drapeau déployé se trouvait toujours sur le bureau et Renardeau, que l’éloquence de M. Martin avait profondément touché, le regardait avec fierté. Le Principal et les maîtres, qui se tenaient au fond de l’estrade, ne pouvaient voir cette horreur : un moniteur sortit du rang, roula vivement le drapeau et le jeta non moins vivement dans un casier à fleuret.

Comme s’il eût touché un ressort, un long murmure de satisfaction s’éleva, suivi tout aussitôt de multiples salves d’applaudissements.

Dans les dortoirs on parla de la conférence. Tout le monde fut du même avis. M. Raymond Martin sans aucun doute était né dans le ruisseau et avait été élevé dans une école communale où l’on jouait aux billes. C’était en outre (j’en passe et des meilleures) un Voyou aux chairs flasques, un Saligaud outré, un Porte-drapeau au ventre tremblant comme une gelée (cette dernière injure était de Stalky) et bien d’autres choses encore qu’il ne serait pas convenable de rappeler ici.

Le lundi suivant, les volontaires se mirent en rangs, tristement, l’air honteux. Même alors on eût peut-être doublé le cap si personne n’avait été assez imprudent pour rompre le silence.

Mais Renardeau parla : « Après le beau discours d’avant-hier, j’espère que vous allez vous mettre à faire l’exercice avec un nouveau zèle. Maintenant vous ne pourrez plus refuser d’aller manœuvrer dehors. »

« Alors il n’y a pas moyen d’éviter ça ? » demanda Stalky, d’une voix doucereuse qui aurait dû avertir le sergent.

« Ah non ! quand M. Martin a eu la générosité de vous donner le Drapeau. Il m’a dit, avant de partir ce matin, que les volontaires pourraient, s’ils voulaient, le considérer comme le leur. C’est un beau drapeau. »

Sans dire un mot, Stalky quitta le rang et remit son fusil au râtelier. Hogan et Ansell imitèrent son exemple.

Pérowne hésitait. « Voyons, ne devrions-nous pas… ? » commença-t-il.

« Je vais le sortir tout de suite du casier, » dit le sergent qui leur tournait le dos. « Nous pourrons alors… »

« Venez donc, » cria Stalky. « Que diable attendez-vous ? Rompez les rangs ! Allez-vous-en ! »

« Comment… ? quoi… ? »

Le bruit des sniders, jetés violemment au râtelier, couvrit sa voix ; l’un après l’autre, tous les volontaires avaient quitté le rang.

« Je… je crois que je serai forcé de prévenir le Principal, » bégaya Renardeau.

« Prévenez le, N. de D. ! » lui cria Stalky, pâle comme la mort. Il s’enfuit.

. . . . . . . . . . . . . . . .

« Voilà une drôle d’histoire ! » dit Beetle à M’Turk. « J’étais dans notre étude en train de faire un poème tout simplement exquis sur le porte-drapeau au ventre tremblant comme une gelée quand Stalky est entré. Je lui dis : « Tiens, te voilà, » et il se mit à jurer comme un charretier, puis il éclata en sanglots. Il hurlait, la tête sur la table. Ne faudrait-il pas voir ce qu’il y a ? »

M’Turk s’inquiéta. « Il s’est, peut-être démoli quelque chose ? »

Les deux camarades trouvèrent leur ami, les yeux brillants, en train de siffler entre les dents.

« Je t’ai attrapé, hein, Beetle ? Je savais bien que ça prendrait. C’était bien trouvé, n’est-ce pas ? Tu as cru que je pleurais pour de bon. J’ai bien joué, pas vrai ? Quel vieil âne engraissé tu fais ! » et il se mit à lui tirer les oreilles et les joues ; au collège on appelait ça « traire ».

« Je sais bien que tu pleurais, » répondit tranquillement Beetle. « Pourquoi n’es-tu pas à l’exercice ? »

« L’exercice ? Quel exercice ? »

« Ne fais donc pas le malin ; l’exercice au gym. » « Il n’y en a plus. Le bataillon de volontaires est dissous… disloqué… mort… en putréfaction… nauséabond… infect… Et si tu continues à me regarder comme cela, Beetle, je vais te démolir toi aussi – Ah ! oui, j’oubliais, je vais être signalé au Principal pour avoir juré. »

LE DERNIER TRIMESTRE

On n’était plus qu’à quelques jours des vacances et des examens trimestriels, et, chose plus importante, de la publication du journal du collège dont Beetle était le rédacteur en chef. Il avait accepté ces fonctions, enjôlé par les flatteries de Stalky et de M’Turk, et en vertu de la loi sévère qui régissait l’étude. Une fois installé, il constata, comme d’autres avant lui, que c’était à lui de faire le travail et à ses amis de le critiquer. Stalky baptisa le journal le Patriote de Swillingford, en souvenir pieux de Sponge, tandis que M’Turk comparait sa prose désavantageusement à celle de Ruskin et de Quincey. Seul, le Principal s’intéressait à cette publication et cela d’une façon peu banale. Il donna à Beetle libre accès à sa bibliothèque aux reliures brunes qui sentaient le tabac, sans rien lui défendre et sans rien lui recommander. Beetle y trouva un gros fauteuil, un encrier d’argent, des plumes et du papier tant qu’il en voulait. Il y avait des quantités et des quantités de vieux dramaturges ; on y voyait Mes Voyages, par Hakluyt ; les traductions en français d’auteurs russes qui s’appelaient Pushkin et Lermontoff ; de petites nouvelles d’un caractère capiteux et troublant, mêlées à des chansons excentriques, d’un auteur du nom de Peacock. Il y avait le Lavengro de Borrow ; un livre curieux, censé être la traduction d’un poème appelé Rubáiyát, qu’au dire du Principal on n’appréciait pas encore à sa juste valeur. Il y avait des centaines de volumes de vers : – Crashaw, Dryden, Alexandre Smith, L.E.L., Lydia Sigourney, Fletcher et son île empourprée, Donne, le Faust de Marlowe, et Ossian, qui pendant trois jours grisa M’Turk à qui Beetle l’avait passé ; le Paradis Terrestre, Atalanta en Calydon, – et Rossetti, – pour ne citer que quelques noms. Parfois le Principal, entrant nonchalamment sous prétexte de jouer le rôle de censeur du journal, lisait à Beetle un fragment de l’un ou de l’autre de ces poètes et lui faisait entrevoir des horizons nouveaux. Puis, respirant lentement, les yeux mi-clos au-dessus de son cigare, il lui parlait des grands hommes vivants et des journaux, morts depuis longtemps, qu’ils avaient fondés dans leur folle jeunesse ; il lui parlait du temps où ces planètes n’étaient que des petites étoiles brillant à peine et qui cherchaient leur place dans l’immensité indifférente. Lui, le Principal, les avait connus comme l’on se connaît entre jeunes gens. Le travail régulier était jeté par-dessus bord. Beetle ayant la tête pleine de poésies et d’histoires amassées en secret, qu’il racontait au seul M’Turk, en criant et en déclamant en face de la mer aux longues vagues, quand, allègres, la tête haute, ils se promenaient l’après-midi sur la plage, autour de l’épave d’un galion de l’Armada.

Grâce en grande partie à leur directeur, que l’expérience avait rendu méfiant, on avait laissé les trois amis de côté, pendant trois trimestres consécutifs, quand il s’était agi de nommer des moniteurs. Ce grade, accordé au mérite, comportait l’honneur de la canne en bois de frêne, et la faculté de s’en servir sous certaines restrictions.

« Mais, » dit Stalky, « en y pensant bien, depuis qu’on nous a laissés de côté nous nous sommes mieux payé la tête des types de la Sixième que qui que ce soit en ces sept dernières années. »

Il indiqua avec fierté son cou, prisonnier d’un faux col très haut et très raide comme seuls, d’après l’usage, les élèves de Sixième avaient le droit d’en porter ; mais les élèves de Sixième voyaient les faux-cols de Stalky sans rien dire. Une année auparavant, Mimi, Abanazar, ou Dick Quatre, les aurait fait enlever ou sinon… Mais ce trimestre-là, la Sixième était composée surtout de jeunes élèves remarquables, aimés des directeurs et qui tenaient trop à leur dignité pour entamer une lutte ouverte avec trois garçons pleins de ressources. Nos amis avaient donc leur casquette tout à fait en arrière, au lieu de la porter un peu inclinée sur l’œil comme il sied à des élèves de cinquième année. Ils portaient avec joie des souliers vernis en semaine et des cravates merveilleuses le dimanche ; personne ne disait rien. Au printemps, M’Turk allait se présenter à Cooper’s Hill et Stalky à Sandhurst ; le Principal leur avait dit qu’à moins de s’effondrer complètement pendant les vacances ils étaient sûrs de réussir. Comme entraîneur de poulains, le Principal se trompait rarement dans son appréciation de leur valeur.

Ce même jour, ayant pris Beetle à part, le Principal lui avait donné beaucoup de bons conseils. Beetle ne s’en souvenait plus guère quand il entra à toute vitesse, pâle et surexcité, dans l’étude, et se mit à débiter sa merveilleuse histoire. Il fallait une grande foi pour y croire.

« Tu débutes à cent livres par an ? » dit M’Turk froidement. « Quelle blague ! »

« Et mes frais de voyage. Tout est arrangé ! Le Proto dit qu’il m’y préparait depuis longtemps et je ne m’en suis jamais douté, jamais ! jamais ! On ne commence pas par écrire tout de go, vous savez : on commence par rembourrer les dépêches et on fait des coupures dans les journaux avec des ciseaux. »

« Des ciseaux, mon Dieu ! » dit Stalky. Quelle bouillie tu feras de tout cela. Enfin, dans tous les cas, c’est ton dernier trimestre à toi aussi. Sans être des moniteurs, mes très chers amis, voilà sept ans que nous sommes ici. »

« Elles n’ont pas été mauvaises ces sept années, » dit M’Turk. « J’aurai du regret à quitter le vieux collège, et toi ? »

Ils regardaient la mer écumante, le long de la grève, dans la lumière claire de l’hiver. « Je me demande où nous serons tous l’année prochaine, à pareille époque ? » dit Stalky, songeur.

« Et dans cinq ans d’ici ? » reprit M’Turk.

« Vous savez, » dit Beetle, « mon départ, c’est entre nous. Le Proto ne l’a dit à personne. Je sais qu’il n’a rien dit, car Prout m’a annoncé aujourd’hui en grognant que si j’étais plus raisonnable – eh va donc ! – je pourrais peut-être devenir moniteur le trimestre prochain. Il est à court de moniteurs sans doute. »

« Chambardons la Sixième pour finir, » suggéra M’Turk.

« Ces sales petits écoliers ! » dit Stalky qui se voyait déjà élève de Sandhurst, « à quoi bon ? »

« Pour produire un effet moral, » répondit M’Turk, « pour laisser une tradition impérissable, etc., etc. »

« Il vaut mieux aller à Bideford payer nos dettes, » dit Stalky. « J’ai tiré trois livres de mon père ad hoc. Du reste je ne dois pas plus de trente shellings. Sauve-toi, Beetle, va demander la permission au Proto. Dis que tu veux corriger les épreuves du Patriote de Swillingford. »

« En effet, j’y tiens, » dit Beetle, « ce sera mon dernier numéro et je voudrais qu’il soit propre. Je pourrai voir le Proto avant qu’il aille déjeuner. »

Dix minutes plus tard, ils sortaient tous trois de front, affranchis de l’appel de cinq heures par faveur spéciale et ayant tout l’après-midi devant eux. Malheureusement, car il ne les laissait jamais passer sans sarcasmes, ils trouvèrent aussi King devant eux. Mais un régiment de Kings n’aurait pu irriter Beetle ce jour-là.

« Aha ! Mes amis, » dit King, en se frottant les mains, « vous êtes en train d’étudier la littérature légère ? De vulgaires mathématiques ne sont pas faites pour des esprits aussi élevés que les vôtres, n’est-ce pas ? »

(« Cent livres par an ! » pensait Beetle, souriant, le regard lointain.)

« Notre incapacité déclarée, » reprit King, « se réfugie dans les sentiers fleuris d’une fiction inexacte. Mais le règlement de comptes est proche, mon cher Beetle. J’ai préparé moi-même quelques toutes petites questions assez bêtes sur la grammaire latine que même vos artifices habiles ne sauraient éluder. Mais oui, c’est de la grammaire latine. Je pense, si je puis ainsi dire, – mais nous verrons quand les sujets seront donnés – que Ulpian fera votre affaireAha ! Elucescebat, dit notre ami. – Nous verrons ! Nous verrons ! »

Beetle ne donnait toujours aucun signe d’irritation. Il voguait sur un navire, son voyage payé, vers un monde immense et merveilleux – à mille lieues de l’île de Lundy.

King le laissa aller avec un grognement.

« Il ne sait pas lui, » pensait Beetle. « Il va continuer le trimestre prochain… et celui d’après, à corriger des devoirs, à haranguer et à se pavaner devant les petits. » Beetle courut après ses camarades le long du sentier escarpé, derrière le collège, sur la colline couverte de genêts. Il les trouva en train de jeter des cailloux sur le haut du gazomètre, mais l’employé noirci qui en avait la garde les fit cesser. Ils le regardèrent huiler un robinet planté en terre entre deux buissons de genêts.

« À quoi est-ce que ça sert, mon vieux gazier ? » demanda Stalky.

« À donner du gaz aux cuisines, » répondit le vieux gazier. « Si par hasard je ne l’ouvrais pas vous seriez obligés, vous autres jeunes messieurs, d’étudier votre livre à la lumière des bougies. »

« Hum ! » dit Stalky, et il resta silencieux une minute au moins.

« Dites donc ! Où allez-vous, vous autres ? »

Ils se trouvaient à un tournant du chemin et face à face avec Tulke, premier moniteur de la maison de King. Ce garçon, assez court de taille, aux cheveux blanchâtres, était un de ceux auxquels on est obligé de donner de l’avancement à cause de leurs capacités et qui, dans la suite, font appel sans cesse au Principal pour qu’il soutienne leur autorité quand ils ont montré plus de zèle que de discrétion.

Les trois amis ne firent pas la moindre attention à lui. Ils avaient une permission régulière. Tulke répéta la question avec véhémence, car les habitants du n° 5 lui avaient fait subir pas mal de petits ennuis et il croyait les avoir enfin pris en défaut.

« Qu’est-ce que cela peut te faire, que diable ! » répliqua Stalky avec son plus doux sourire.

« Écoute bien, je n’ai pas… je n’ai pas l’intention, » bredouilla Tulke, « de laisser des élèves de Cinquième me répondre par des jurons. »

« Alors va-t-en vite convoquer une réunion de moniteurs, » dit M’Turk, qui connaissait le faible de Tulke.

Le moniteur n’articulait plus de rage.

« Faut pas crier après les types de Cinquième comme ça, » dit Stalky. « Ce n’est pas bon ton. »

« Accouche, chéri ! » dit M’Turk avec calme.

« Je… je veux savoir ce que vous faites ici, vous autres, en dehors des limites ? » demanda Tulke, en brandissant avec importance sa canne en bois de frêne.

« Ah ! » répondit Stalky. « Nous y arrivons maintenant. Pourquoi n’as-tu pas demandé ça plus tôt ? »

« Eh bien, je vous le demande maintenant. Que faites-vous ici ? »

« Nous t’admirons, Tulke, » répondit Stalky.

« Nous trouvons que tu es un type rudement épatant, pas vrai ? »

« Mais oui ! Mais oui. » Une voiturette contenant des jeunes filles tourna le coin. Stalky se mit promptement à genoux devant Tulke dans l’attitude de la prière ; ce dernier devint cramoisi.

« J’ai des raisons de croire… » commença-t-il.

« Oyez ! Oyez ! Oyez ! » cria Beetle, à la manière du crieur public de Bideford, « Tulke a des raisons de croire ! Trois hourrahs pour Tulke ! »

On poussa les trois hourrahs. « Ce n’est que notre grande admiration pour toi, » dit Stalky. « Tu sais, Tulke, combien nous t’aimons. Nous avons tant d’affection pour toi que nous trouvons que tu devrais rentrer et te décider à mourir. Tulke, tu es trop bon pour vivre. »

« Oui, » dit M’Turk. « Fais-nous donc le plaisir de mourir. Pense comme tu serais joli empaillé ! » Tulke remonta le chemin en tourbillon, une lueur sinistre dans les yeux.

« Cela présage une réunion des moniteurs, pour sûr ! » dit Stalky. « L’honneur de la Sixième est engagé, etc., etc. Tulke va écrire des petits billets tout l’après-midi et Carson viendra nous appeler après le thé. Ils ne peuvent pas fermer les yeux cette fois. »

« Je te parie un shelling qu’il va nous suivre ! » dit M’Turk. « C’est l’élève favori de King et s’ils peuvent nous pincer hors des limites ce sera pour eux comme s’ils avaient scalpé nos chevelures. Il faut être sage. »

« Alors je propose d’aller chez la mère Yéo faire une dernière ripaille, » dit Beetle. « Nous lui devons à peu près dix shellings et Marie va pleurer amèrement quand elle saura que nous partons. »

« Marie ! » répondit Stalky. « Elle m’a donné une rude calotte la dernière fois. »

« Ça arrive, » dit M’Turk, « à moins de faire le plongeon. Mais le plus souvent elle vous rend vos baisers. Allons chez la mère Yéo. »

Ils se dirigèrent vers une maison vieille de deux cents ans, à l’aspect sombre et sévère, aux vitres vert bouteille, moitié crèmerie, moitié restaurant, au haut d’une petite rue étroite. Ils la fréquentaient depuis le temps où ils avaient été fags. Très aimés, ils y étaient chez eux.

« Nous venons payer nos dettes, la mère, » dit Stalky, qui glissa son bras autour de la taille mesurant 56 pouces de la maîtresse de l’établissement.

« Nous allons payer nos dettes et vous dire adieu et puis… et puis nous avons rudement faim. »

« Comment, » dit la mère Yéo, « vous me faites la cour ? J’en ai honte pour vous. »

« Pour sûr que nous ne ferions rien de pareil si Marie était là, » dit M’Turk, retombant dans le parler du Devon du Nord, dont les amis se servaient dans leurs expéditions.

« Qui est-ce qui prononce mon nom en vain ? » La porte du fond s’ouvrit, et Marie, une jeune fille aux cheveux blonds, aux yeux bleus, aux joues rouges comme des pommes, entra, un bol de crème dans les mains. M’Turk l’embrassa. Beetle suivit son exemple avec le plus grand calme. Tous les deux reçurent immédiatement une calotte.

« N’embrassez jamais la bonne quand vous pouvez embrassez la maîtresse, » dit Stalky, en clignant de l’œil sans vergogne à la mère Yéo, pendant qu’il explorait un rayon de pots de confitures.

« Je suis contente de voir que l’un de vous ne tient plus à recevoir de soufflets, » dit Marie, se tournant vers lui d’un air provocant.

« Heu ! je sais que je puis me faire embrasser, » dit Stalky, le dos tourné.

« Pas par moi, petit faquin ! »

« Je ne vous l’ai jamais demandé. Il y a de belles filles à Northam pour sûr… et à Appledore aussi. » Une moue inimitable, moitié mépris, moitié ressouvenance, couronna cette réplique.

« Allez donc ! vous finirez mal. Que faites-vous là, à flairer la crème ? »

« Elle est tournée, » répondit Stalky. « Sentez-là. »

Marie eut l’imprudence d’obéir.

— Un baiser de Bideford.

Ce n’est jamais trop fort,

dit Stalky, et il en prit un sans suites fâcheuses.

« Vous… vous… vous… » commença Marie, dont la gaîté débordait.

« À Northam les baisers sont meilleurs… plus riches pour ainsi dire et on nous les rend, » dit Stalky, tandis que M’Turk faisait gravement valser à perdre haleine la mère Yéo. Beetle annonça la triste nouvelle à Marie en s’asseyant devant le pain chaud, la crème caillée et les confitures.

« Mais oui, Marie. Vous ne nous reverrez plus jamais. Nous allons devenir pasteurs et missionnaires. »

« Serrez les rangs ! » dit M’Turk, qui regardait à travers les rideaux. Tulke nous a bien suivis. Le voilà qui remonte la rue. »

« On ne vous a jamais défendu de venir ici. » dit la mère Yéo. « Restez tranquilles, mes petits chéris. » Elle alla péniblement dans la pièce du fond où elle se mit à faire son compte.

« Marie, » dit Stalky tout à coup avec un accent tragique, « m’aimez-vous, Marie ? »

« Oui, ma foi ! Je vous l’ai déjà dit quand vous n’étiez pas plus grand que ça, » répondit la demoiselle.

« Vous voyez ce garçon qui remonte la rue ? » demanda Stalky en indiquant Tulke qui ne se doutait de rien. « Marie, jamais fille d’aucune sorte ni manière ne l’a embrassé, dans toute sa vie. Oh ! c’est honteux ! »

« Qu’est-ce que cela me fait ? ça lui viendra tout naturellement, je pense, » dit-elle en hochant la tête d’un air sagace. « Vous ne voulez pas que je l’embrasse, bien sûr ? »

« Je vous donne une demi-couronne si vous le faites, » dit Stalky, en lui montrant la pièce.

Une demi-couronne, c’était beaucoup pour Marie Yéo, et une farce plus encore, mais…

« Vous avez peur, » dit M’Turk, au moment psychologique.

Beetle, qui connaissait le point faible de Marie, fit chorus :

« Oui-dà ! à Northam pas une fille n’hésiterait deux secondes, et une belle fille comme vous !… »

M’Turk planta un pied solidement contre la porte du fond, de peur que la mère Yéo ne revînt mal à propos, car Marie semblait décidée. Et Tulke se trouva arrêté sur son passage par une grande fille du Devon, – ce pays des baisers faciles, le plus beau qui soit au monde. Il se jeta de côté, poliment. Elle réfléchit un instant, puis posa une grosse main sur son épaule.

« Où vas-tu, mon chéri ? » demanda-t-elle.

Stalky, qui s’était fourré son mouchoir dans la bouche, vit le jeune garçon devenir cramoisi.

« Donne-moi un baiser ! Vous n’apprenez donc pas la politesse au collège ? »

Tulke suffoquait ; il fit volte-face. Gravement et consciencieusement. Marie l’embrassa deux fois. Le malheureux moniteur s’enfuit.

Elle rentra dans la boutique, les yeux pleins d’un étonnement candide.

« Vous l’avez embrassé ? » demanda Stalky en lui tendant la pièce.

« Oui, ma foi. Mais oh ! là ! là ! mon petit ami, ce n’est pas un collégien celui-là ! Il avait l’air de vouloir pleurer, comme qui dirait. »

« Eh bien, nous ne pleurons pas, nous. Vous ne pourriez pas nous faire pleurer de cette façon-là, » dit M’Turk. « Essayez. »

Là-dessus Marie les calotta tous les trois. Lorsqu’ils sortirent, les oreilles leur tintaient encore et Stalky annonça : « Il n’y aura plus de réunion de moniteurs, je crois. »

« Tu crois ? » dit Beetle. « Écoutez donc. Si c’est lui qui l’a embrassée – ce sera notre thèse – c’est un malheureux d’une immoralité cynique et sa conduite est une indécence effrontée. Confer orationes Regis furiosissimi le jour où il m’a attrapé en train de lire Don Juan. »

« Bien sûr qu’il l’a embrassée, » dit M’Turk. « et au beau milieu de la rue encore, la casquette de sa maison sur la tête ! »

« Heure : trois heures 57 du soir, » dit Stalky.

« Notez bien ça. Où veux-tu en venir, Beetle ? »

« Eh bien ce petit animal ne ment pas. Il dira peut-être qu’on l’a embrassé ! »

« Et puis après ? »

« Et alors ! » dit Beetle que son idée faisait bondir de joie, « ne voyez-vous pas ? Le corollaire de ma fameuse proposition est que les élèves de Sixième ne peuvent se protéger contre les outrages et le rapt. Il leur faut des bonnes d’enfants pour les garder. Nous n’avons qu’à dire ça tout bas dans le collège. C’est chouette pour la Sixième ! C’est chouette pour nous ! C’est chouette de toute façon ! »

« Mazette, » dit Stalky, « notre dernier trimestre se termine bien. Sauve-toi maintenant achever ta feuille de chou. Nous t’aiderons, Turkey et moi. Nous entrerons par derrière. Pas besoin de déranger Randall. »

« Alors ne jouez pas dans mes plates-bandes. » Beetle savait apprécier l’aide de ses amis, mais il ne lui déplaisait pas de leur montrer son importance. Le petit grenier, derrière l’imprimerie de Randall, était son domaine à lui, où il se voyait déjà à la tête du Times. C’était là qu’il avait appris, sous la conduite de l’apprenti taché d’encre, à se reconnaître plus ou moins exactement au milieu des casiers à caractères, et il se croyait un compositeur expérimenté.

Sur une table à dessus de marbre se trouvaient les formes déjà ajustées du journal du collège ; il y avait une épreuve à côté, mais pour rien au monde Beetle n’aurait voulu corriger sur l’épreuve seule. Armé d’un maillet et de petites pinces, il retirait de mystérieux coins de bois pour desserrer les formes ; il enlevait une lettre ici, en insérait une autre là.

Il lisait au fur et à mesure et s’arrêtait souvent pour admirer ses propres articles.

« Tu ne feras pas le malin comme ça, », « dit M’Turk, « quand il faudra que tu fasses ça pour gagner ta vie. C’est renversé et à rebours, pas vrai ? Voyons si je puis le lire. »

« Va-t’en, » dit Beetle. « Va lire ces formes là-bas, puisque tu te crois si malin. »

« Des formes ? qu’est-ce que c’est que ça ? Ne sois pas si salement technique. »

M’Turk s’éloigna avec Stalky, fureta partout. Ils ne laissèrent rien sans y toucher.

« Viens donc un instant, Beetle, » dit Stalky après quelques minutes. « Qu’est-ce que c’est que ça ? Il me semble m’y reconnaître. »

Après un coup d’œil rapide, Beetle répondit : « C’est le texte de la composition en version latine de King. In… In Verrem : actio prima. En voilà une histoire ! »

« Songez, » dit M’Turk, songez aux jeunes garçons à l’âme pure, à l’esprit élevé, qui donneraient un œil pour pouvoir y jeter un coup d’œil. »

« Non, cher petit ! » répondit Stalky, « ce serait mal et ça ferait de la peine à nos bons maîtres. Tu ne copierais pas une composition, n’est-ce pas, mon cher enfant ? »

« En tout cas je ne puis pas lire cette sale histoire, » répondit l’autre. « D’ailleurs, nous partons à la fin du trimestre, ainsi ça nous est égal. »

« Vous rappelez-vous comment Titi l’aimable arrangea l’équipage de chasse de Puffington, décrit par Spraggon ? – Il faut sucrer le lait de M. King, » dit Stalky, dont le visage s’illuminait d’une joie diabolique. « Voyons ce que Beetle peut faire de ces pinces dont il est si fier. »

« Pas facile de rendre la prose latine beaucoup plus bizarre qu’elle ne l’est déjà ; on va essayer, » dit Beetle, en transposant un Aliud et un Asiae pris dans deux phrases distinctes. « Voyons ! nous allons mettre ce point un peu plus loin, et nous ferons commencer la phrase à la première majuscule. Bravo ! voilà trois lignes qu’on pourra changer de place en bloc ! »

« Une de ces pauses scientifiques qui font à juste titre la gloire de ce sportsman éminent, » cita Stalky, qui connaissait la chasse Puffington par cœur [18].

« Attends un peu ! » dit M’Turk, « voici un vol… voluntate quidnam tout seul. »

« Je m’en occupe à l’instant. Quidnam ira après Dolabella. »

« Ce bon vieux Dolabella, » murmura Stalky, « ne le mets pas en pièces. Quelle sale prose que celle de Cicéron ! Il devrait nous être reconnaissant de ce que… »

« Tiens ! » dit M’Turk, penché au-dessus d’une autre forme, « combien offre-t-on d’une ode magnifique ? Qui… quis… oh ! c’est Quis multa gracilis, bien sûr. »

« Apporte-la, « dit Stalky après quelques minutes de travail acharné. « Nous avons fini de sucrer le lait par ici. – Ne fouettez jamais vos chiens sans nécessité. »

« Quis munditiis ? » commença Beetle, en maniant ses pinces. « Ce n’est pas mal ma parole ! Ce point d’interrogation n’a-t-il pas l’air joli ? »

« Heu quoties fidem ! Ça donne au bonhomme l’air d’être anxieux et excité. Cui flavam religas in rosa. Dont la saveur s’est réfugiée dans une rose. Mutatosque Deos flebit in antro. »

« Des dieux muets qui pleurent dans une grotte, » suggéra Stalky. « Par mon saint patron ! Horace a autant besoin d’être repris que… Tulke. »

Ils éditèrent consciencieusement Horace jusqu’à ce qu’il fit trop sombre pour y voir.

. . . . . . . . . . . . . . . .

« Ah ! Ah ! » s’écria Beetle, « Elucescebat, dit notre ami. – Ulpian me sert bien vraiment. Si King y comprend quelque chose je ne suis qu’un homme de bois aux yeux bleus. » Ils se laissèrent glisser par la fenêtre du grenier dans une allée de derrière qu’ils connaissaient bien et commencèrent leur trotte de trois milles jusqu’au collège. Mais la révision des classiques les avait retenus trop longtemps. Ils s’arrêtèrent, fourbus et hors d’haleine, au milieu des genêts derrière le gazomètre. En bas, les lumières du collège étincelaient. Ils étaient au moins de dix minutes en retard pour le thé et la fermeture des portes.

« Il n’y a pas moyen, » haleta M’Turk. « Je vous parie un shelling que Renardeau est en ce moment sous le bec de gaz, dans la cour, à attendre les retardataires ; c’est embêtant d’ailleurs. Le Proto nous a donné une longue permission et on n’aime pas en abuser. »

« Laissez-moi puiser maintenant dans les vastes trésors de mes connaissances, » commença Stalky.

« Ferme ça, » dit avec irritation M’Turk. « Ne fais pas ton Jorrock. Il n’y aurait pas moyen de courir ? »

— « M. Radcliffe n’aimait pas les bottes d’évêque, mais il recommandait chaudement le champagne et la confiture d’abricots pour nettoyer les revers de bottes. – Où est le truc que tripotait le gazier cet après-midi ? »

Ses camarades l’entendirent tâtonner dans le gazon humide. Puis ils virent un grand miracle. Les lumières s’éteignirent dans les chalets des gardes-côtes ; – les fenêtres brillamment illuminées du club de golf, puis les façades des deux hôtels disparurent. Dans les villas isolées les lumières baissèrent, vacillèrent, s’évanouirent. Enfin, les lumières du collège moururent elles aussi. Les amis se trouvaient dans l’obscurité d’une nuit d’hiver orageuse.

« Par mes saints rognons !… » déclama Stalky, « quelle gelée ! Les dahlias sont morts ! Sauvons-nous ! »

Ils s’élancèrent à travers les genêts pendant que le collège bourdonnait comme une ruche d’abeilles en colère et que dans les réfectoires on criait en chœur : « Du gaz ! du gaz ! du gaz ! » Ils arrivèrent sur le bord du chemin creux qui les séparait de leur étude.

Se laissant choir dans le fossé comme des boulets, ils en rebondirent comme des gamins et se précipitèrent vers leur étude. Moins de deux minutes après ils avaient mis un veston et un pantalon secs. Pantouflés avec soin, ils allèrent se mêler à la foule, au réfectoire, qui ressemblait au foyer d’une révolution sud-américaine.

« Malédiction ! qu’il fait noir et comme ça sent le fromage ! » récita Stalky, en jouant des coudes à travers la foule qui braillait : « Du gaz ! » de toutes ses forces. « Le gazier est allé se promener. Il faut que Renardeau le trouve. »

Prout, le directeur le plus proche, essayait de rétablir l’ordre, car des élèves lançaient des ronds de beurre à travers le chaos. M’Turk avait fait couler le samovar des fags. Plusieurs convives échaudés pleuraient d’une douleur qui n’était pas feinte.

Les élèves de Quatrième et de Troisième supérieure entonnèrent la chanson de collège Vive la Compagnie, en tambourinant l’accompagnement avec le manche de leur couteau. Les élèves des petites classes poussaient des cris d’orfraie et se jetaient sur les provisions de leurs voisins. Deux cent cinquante garçons en excellente forme et qui veulent plus de lumière savent la chercher avec une ardeur sans égale.

Une odeur affreuse de gaz leur apprit que les communications étaient rétablies. Stalky, le gilet déboulonné, avalait avec délices ce qui pouvait bien être sa quatrième tasse de thé. « Ça va bien, » dit-il, « tiens ! voilà Pomponius Ego. »

C’était Carson, le premier élève de l’école, à l’âme simple, au caractère droit ; un des piliers de l’équipe première. Il vint à eux de la table des moniteurs et, d’une voix enrouée, officielle, il invita les trois amis à se présenter à son cabinet dans une demi-heure.

« Une réunion de moniteurs. Une réunion de moniteurs, » sifflait-on à toutes les tables. On imitait grossièrement l’action et l’effet de la verge en bois de frêne.

« Comment allons-nous nous payer leur tête ? » demanda Stalky, à moitié tourné vers Beetle. « C’est ton tour cette fois-ci. »

« Écoutez, » répondit l’autre. « Tout ce que je vous demande c’est de ne pas rire. Je vais me charger de l’immoralité du jeune Tulke… à la King, et ça va être sérieux. Si vous ne pouvez pas vous empêcher de rire ne me regardez pas, ou j’éclaterai. »

« Parfaitement, ça va, » dit Stalky. Dans le corps élancé de M’Turk chaque muscle se raidissait, et ses paupières s’étaient à moitié baissées sur ses yeux. C’était un signal de guerre.

Les huit ou neuf moniteurs, le visage grave et compassé, étaient rangés en demi-cercle sur des chaises dans le cabinet rempli d’ornements tout à fait « philistins » de Carson. Tulke n’était pas populaire parmi eux, et ceux qui avaient appris à connaître Stalky et Compagnie se doutaient bien qu’il s’était peut-être rendu ridicule. Mais il fallait soutenir la dignité de la sixième année. Carson commença donc précipitamment.

« Écoutez, vous autres, je… nous vous avons fait venir pour vous dire que vous êtes bien trop impertinents envers la Sixième… et ça depuis quelque temps déjà… et… et nous l’avons toléré, mais nous n’allons pas le tolérer davantage. Il paraît que cet après-midi, sur la route de Bideford, vous avez juré et sacré après Tulke et nous allons vous montrer que ça ne peut pas marcher comme ça. Voilà tout ! »

« Vous êtes bien bons, » dit Stalky, « mais nous aussi nous avons quelques droits. Vous ne pouvez pas, parce que l’on vous a nommés moniteurs, faire venir des grands et les sermonner au hasard comme font les directeurs. Nous ne sommes pas des fags, Carson. Ces manières-là sont bonnes pour Davies cadet, mais elles ne prendront pas avec nous. »

« Sans le maboulisme de Prout, nous serions moniteurs depuis longtemps, » dit M’Turk. « Vous le savez bien. Vous n’avez pas le moindre tact. »

« Un instant, » dit Beetle, « on doit rendre compte d’une réunion de moniteurs au Proto. Je veux savoir si le Proto soutient Tulke dans cette affaire ? »

« Ce… ce n’est pas précisément une réunion de moniteurs, » dit Carson. « Nous ne vous avons appelés que pour vous avertir. »

« Mais tous les moniteurs sont ici, » insista Beetle, « où est la différence ? »

« Mazette ! » dit Stalky. « Est-ce à dire qu’après être venu nous trouver au thé devant tous les élèves, en leur donnant l’impression que c’était une réunion de moniteurs, tu nous as appelés rien que pour nous sermonner ? Par mon saint patron ! Carson, tu te mets dans de mauvais draps, je t’assure. »

« Voilà une affaire mystérieuse, très mystérieuse, » dit M’Turk en branlant la tête. « C’est bien louche ! »

Les moniteurs se regardèrent, inquiets. En deux trimestres, Tulke avait convoqué trois réunions de moniteurs, si bien que le Principal leur avait dit qu’ils devaient maintenir la discipline sans avoir toujours recours à son autorité. Il semblait cependant qu’ils avaient mal engagé l’affaire, mais un élève bien pensant n’aurait pas discuté la légalité de la chose et aurait été impressionné comme il convenait par la Cour. Les protestations de Beetle, c’était de l’insolence pure.

« Enfin, vous méritez une correction, vous autres, » s’écria imprudemment un certain Naughten. Beetle trouva alors une noble inspiration.

« Pour avoir dérangé les amours de Tulke, hein ? » Tulke devint rouge comme une prunelle. « Ah ! mais ça ne se passera pas comme ça ! » continua Beetle. « Tu as eu ton tour. On nous fait venir pour avoir juré et sacré après toi, on se contente de nous avertir… et ça n’irait pas plus loin ? Tu vas y passer maintenant ! »

« Je… je… je… » balbutia Tulke. « Ne laissez pas ce jeune démon commencer ses discours. »

« Si tu as quelque chose à dire il faut le dire convenablement, » ordonna Carson.

« Convenablement ? Mais oui. Écoutez donc. Comme nous allions à Bideford, nous avons rencontré cet ornement de la Sixième, – est-ce assez convenable ? – en train de flâner sur la route, une mauvaise lueur dans le regard. Nous ne savions pas alors pourquoi il tenait tellement à nous arrêter, mais à quatre heures moins cinq, comme nous étions dans la boutique de la mère Yéo, nous avons Tulke sur le trottoir, la casquette de sa maison sur la tête, en train d’embrasser et de caresser une femme, en plein jour ! Est-ce assez convenable pour vous, ça ? »

« Ce n’est pas vrai… c’est faux… »

« Nous t’avons vu, » dit Beetle. « Puis, – je serai convenable, Carson – tu rentres furtivement, ses baisers encore chauds sur les lèvres (Beetle n’avait pas lu les jeunes poètes sans en garder quelque chose), tu convoques une réunion de moniteurs qui n’en est pas une afin de maintenir la dignité de la Sixième. » À cet instant une nouvelle route frayée par le ciel s’ouvrit devant lui. « Et comment pouvons-nous savoir, » cria-t-il, « combien d’élèves de la Sixième sont mêlés à cette abominable affaire ? »

« Oui, voilà ce que nous voudrions savoir, » dit M’Turk, simple et digne.

« Nous comptions venir en causer tranquillement avec toi, Carson, » dit Stalky avec sympathie, « mais vous avez voulu à toute force la réunion. »

Les élèves de Sixième étaient trop abasourdis pour répondre. Beetle continua donc l’attaque, façonnant avec soin sa rhétorique sur celle de King. Il se surpassait et s’étonnait lui-même.

« Ce… ce n’est pas tant l’immoralité cynique que l’indécence effrontée de cette affaire qui est terrible. Autant qu’on peut en juger, il nous est impossible d’aller à Bideford sans nous heurter aux amours malsaines de quelque moniteur. Il n’y a pas de quoi ricaner, Naughten. Je n’ai pas la prétention de me connaître beaucoup à ces choses-là… mais il me semble qu’un type doit être assez perdu dans le péché (ici il citait l’aumônier du collège) pour embrasser ses maîtresses (c’était du Hakluyt) devant toute la cité (une réminiscence de Milton). Il aurait pu avoir la décence, – vous faites autorité en manière de décence, je crois – d’attendre jusqu’à la nuit. Mais non. Tu n’as pas attendu, oh ! Tulke, petit animal incontinent que tu es ! »

« Voyons, tais-toi une minute, » dit Carson. « Qu’est-ce que c’est que cette histoire, Tulke ? »

« Je… écoutez-moi. Je regrette infiniment. Je n’aurais jamais cru que Beetle prendrait ainsi les choses. »

« Parce que… toi… tu n’as aucune décence… tu pensais… que… je n’en avais pas non plus ! » s’écria Beetle tout d’une haleine.

« Tu as essayé de couvrir ça par des menées sournoises, pas vrai ? » dit Stalky.

« C’est une insulte voulue, faite à nous trois. » dit M’Turk. « Tu as l’esprit bien sale, Tulke ».

« Je vais vous flanquer à la porte, vous autres, si vous continuez, » dit Carson en colère.

« Ça prouve que c’est un coup monté. » répondit Stalky, avec l’air d’une vierge martyre.

« Je… je passais dans la rue, je le jure, », cria Tulke, « et… j’en suis très peiné… une femme tomba sur moi et m’embrassa. Je jure que je ne l’ai pas embrassée. »

Il y eut une pause remplie par un long et doux sifflement de mépris, d’étonnement et de dérision qui venait de Stalky.

« Parole d’honneur, » gargouilla le persécuté, « oh ! empêchez-le donc de faire des discours. »

« Très bien, » interposa M’Turk. « Nous sommes obligés, bien entendu, d’accepter ton explication. »

« Saperlipopette ! » tonna Naughten. « Tu n’es pas premier moniteur ici, M’Turk. »

« C’est bien, » répliqua l’irlandais. « Vous connaissez Tulke mieux que nous. Je ne parle que pour nous. Nous autres nous croyons Tulke sur parole. Tout ce que je puis dire, c’est que si l’on m’avait pincé dans une situation aussi dégoûtante et si j’avais fourni la même explication que Tulke – je me demande ce que vous auriez dit. Enfin, à en croire la parole d’honneur de Tulke, il semble… »

« Et Tulkus… pardon… Tulkiss[19] est un homme d’honneur, » interposa Stalky.

« … il semble que les élèves de Sixième, lorsqu’ils vont se promener, ne peuvent se défendre contre les embrassades ! » cria Beetle, en poussant l’attaque à fond. « C’est joli, n’est-ce pas ? C’est une belle chose à raconter aux fags, n’est-ce pas ? Nous ne sommes pas des moniteurs, bien sûr, mais on ne nous embrasse pas souvent. Je ne crois pas que cela nous vienne jamais à l’esprit, pas vrai, Stalky ? »

« Sûrement, » dit Stalky, en se détournant pour cacher ses émotions. La physionomie de M’Turk n’exprimait qu’un mépris hautain et un peu de lassitude.

« Cependant, vous avez l’air de vous y connaître, » dit un moniteur.

« Pas de notre faute… puisque vous nous fourrez ces choses-là sous le nez. » Beetle se mit à parodier en traînaillant le style léger, le plus amer de King… c’était la pluie fine après la tempête. « Enfin, c’est bien assez vil et honteux tout cela, pas vrai ? Je ne sais qui paraît en plus mauvaise posture : Tulke, qui a été pincé par hasard, ou les autres, qui ont échappé ! Et nous, » – ici il se tourna avec véhémence vers ses deux amis – « il faut que nous comparaissions devant eux et qu’ils nous fassent la leçon parce que nous avons gêné leurs intrigues ! »

« Sapristi ! je voulais seulement vous donner un avertissement, » dit Carson, se livrant ainsi pieds et poings liés à l’ennemi.

« Nous avertir ! Vous ? » Ceci de l’air de quelqu’un qui trouve des dons répugnants dans son casier. « Carson, voudrais-tu être assez bon pour nous dire à propos de quelle chose au monde tu as le droit de nous avertir après ce scandale ? Nous avertir ! Ah ! c’est trop fort ! Allons quelque part où c’est propre ! »

La porte claqua derrière leur innocence outragée.

« Oh ! Beetle ! Beetle ! Beetle ! Mon Beetle d’or ! » sanglota Stalky, en se jetant sur la poitrine palpitante de Beetle, dès qu’ils furent rentrés dans leur étude. « Comment as-tu pu faire tout ça ? »

« Le cher garçon ! » dit M’Turk, entourant de ses deux bras la tête de Beetle qu’il ballotta à droite et à gauche en suivant le rythme de ce vieux refrain :

Jolies lèvres… plus douces… que la cerise ou la prune,

Elles semblent… toujours gaies… jamais tristes !

Elles vous disent… viens donc. Un baiser ! vite ! vite !

Yummi yum ! yummi yum ! yummi – yum – yum !

« Attention ! » haleta Beetle, émergeant d’entre leurs bras. « Vous allez casser mes lanternes. C’était splendide, hein ? N’ai-je pas bien fait mon petit Éric ? As-tu vu quand j’ai copié King ! Aïe ! » Sa physionomie s’assombrit. « Il y a un adjectif dont je ne me suis pas servi… obscène. Comment ai-je pu l’oublier ! Et c’est un des adjectifs favoris de King encore ! »

« Ça ne fait rien, » dit M’Turk. « Ils vont dans un instant envoyer des ambassadeurs nous supplier de ne pas raconter ça au collège. C’est une affaire rudement sérieuse pour eux. Ces pauvres vieux… ces pauvres types de Sixième. »

« De jeunes roués immoraux, » ronchonna Stalky. « Quel exemple pour de jeunes garçons à l’âme pure comme vous et moi ! »

Dans l’étude de Carson, les élèves de Sixième, pétrifiés, lançaient des regards furieux à Tulke qui se retenait de pleurer.

« Eh bien, Tulke ? » dit le premier moniteur avec amertume. « Tu as réussi à faire un assez joli gâchis ! »

« Pourquoi… pourquoi n’as-tu pas flanqué une volée à ce jeune démon de Beetle, avant qu’il commence à jacasser ? » gémit Tulke.

« Je savais qu’il y aurait du grabuge, » dit un moniteur de la maison de Prout. « Mais tu as insisté pour avoir la réunion, Tulke. »

« Oui, » dit Naughten, « et ça nous a fait joliment du bien. Ces types-là arrivent et nous cassent la tête avec leurs sermons, quand c’est à nous de leur faire la leçon. Beetle nous parle comme s’il s’adressait à un tas de voyous… et ainsi de suite. Puis, quand ils nous ont pendus dehors à sécher ils sortent en faisant claquer la porte, tout comme des directeurs. Et c’est ta faute, Tulke. »

« Mais je ne l’ai pas embrassée ! »

« Âne que tu es ! si tu avais avoué l’avoir embrassée et si tu avais soutenu ton affirmation, ça aurait mieux valu dix fois que de dire ce que tu dis. Maintenant, ils vont raconter ça dans tout le collège… et Beetle va inventer un tas de sobriquets et de sales couplets. »

« Mais, nom d’un chien ! c’est elle qui m’a embrassé, » répondit Tulke, qui en dehors de son travail, était lent d’esprit.

« Je ne pense pas à toi. C’est à nous que je pense. Je vais aller à leur étude voir si je puis les faire rester tranquilles. »

« Tulke est rudement vexé de cette affaire, » commença Naughten d’un ton conciliant quand il eut trouvé Beetle.

« Qui est-ce qui l’a embrassé ce coup-ci ? »

« Je viens vous demander à vous autres et à toi, Beetle, en particulier, de ne pas laisser l’affaire s’ébruiter dans tout le collège. Naturellement, des grands comme vous peuvent facilement comprendre pourquoi. »

« Hum ! » dit Beetle avec la froideur peu empressée de celui qui se décide à remplir un devoir social désagréable. « Je suppose alors qu’il faut que j’aille causer de nouveau avec les types de la Sixième. » « Mais pas le moins du monde, mon cher, je t’assure, » répondit vivement Naughten. « Je leur dirai de ta part tout ce qu’il te plaira. »

Mais l’occasion de placer l’adjectif qui manquait était trop séduisante. Naughten revint donc à la réunion, qui n’était pas dissoute, avec Beetle, pâle, glacial et réservé, sur les talons.

« Il paraît, » commença ce dernier, en articulant ses mots avec une netteté laborieuse, « il paraît qu’il règne une certaine inquiétude parmi vous quant aux mesures que nous pourrions croire convenable de prendre à l’égard de cette dernière révélation de… de la… obscène. Si cela peut vous consoler de savoir que nous avons décidé, – pour l’honneur de l’école, vous comprenez, – de garder bouche close quant à ces… ces obscénités, eh bien vous le savez maintenant. »

Il fit demi-tour, la tête dans les étoiles, et revint hautain à son étude, où Stalky et M’Turk, trop faibles pour se lever, étaient couchés côte à côte sur la table, essuyant leurs yeux humides.

. . . . . . . . . . . . . . . .

La composition en version latine réussit au delà de leurs espérances les plus folles. Naturellement, Stalky et M’Turk ne composaient pas avec les autres, car ils travaillaient à part avec le Principal, mais Beetle, plein d’ardeur, y assista.

« Ceci, j’imagine, est votre πάρεργον, » dit King. « Vous allez une dernière fois montrer vos talents avant d’être transféré dans des sphères plus hautes ? C’est un dernier assaut livré aux humanités. Déjà vous avez l’air confondu. »

Beetle examinait la page imprimée, les sourcils froncés.

« Ça me semble avoir ni queue ni tête, murmura-t-il. « Qu’est-ce que ça veut dire ? »

« Ah ! non, » dit King avec sa coquetterie de pédagogue. « Nous comptons sur vous pour nous donner le sens. C’est une composition, mon cher Beetle, et non un concours de devinettes. Vous allez voir que vos camarades n’auront aucune difficulté à… »

Tulke quitta sa place et déposa le texte sur la chaire, King regarda, se mit à lire, et son visage devint affreusement vert.

« Stalky a beaucoup perdu, » pensait Beetle. « Comment King s’en tirera-t-il ? »

« Il semble, » dit King avec un effort, « qu’il y a quelque chose de vrai dans l’observation de notre ami Beetle. Je… je suis porté à croire que le brave Randall a dû, en classant, laisser tomber les formes, si vous savez ce que cela veut dire, Beetle, vous qui avez la prétention d’être journaliste. Vous pourriez peut-être dire à la classe comment on les classe. »

« Comment, Monsieur ? la forme de quoi ? Je ne vois pas de verbe du tout dans cette phrase-ci et… et l’ode est tout de travers, il me semble. »

« J’allais dire, quand vous nous avez gratifiés de votre critique, qu’un accident a dû arriver au texte pendant la composition et que l’imprimeur l’a recomposé d’après ses lumières naturelles. Non, » ajouta-t-il, en tenant le papier à bout de bras, « notre Randall n’est pas une autorité sur Cicéron ou Horace. »

« C’est assez mesquin de s’en décharger sur Randall, » chuchota Beetle à son voisin. « King devait être saoul comme un Polonais quand il a copié ça. »

« Mais, » dit King, « nous pouvons remédier à cette erreur en dictant le texte. »

Dix voix à la fois lui répondirent aussitôt :

« Non, Monsieur. On aura moins de temps pour composer. Nous n’avons que deux heures, Monsieur. Ce n’est pas juste. Le texte de la composition doit être imprimé. Comment pourra-t-on nous classer ? Tout ça c’est la faute de Randall. En tout cas, ce n’est pas la nôtre. Une composition, c’est une composition, » etc., etc.

M. King trouva naturellement que protester ainsi c’était essayer de saper son autorité et, au lieu de commencer la dictée de suite, il fit un sermon sur l’esprit dans lequel on devait aborder les compositions. Comme la tempête se calmait, Beetle se hâta de la ranimer.

« Hein ? Comment ? » demanda King. « Que disiez-vous donc là à Mac Lagan ? »

« Monsieur, je disais seulement que je trouvais que l’on aurait dû vérifier les textes avant de les distribuer. »

« Bravo ! » fit quelqu’un à un pupitre du fond. M. King voulut savoir si Beetle avait la prétention de modifier lui-même les traditions de l’école. Quinze autres minutes furent nécessaires pour le renseigner et les moniteurs laissèrent voir pleinement combien ils en avaient assez.

« Ah ! nous avons passé un bon moment. » dit plus tard Beetle dans l’étude dénudée du n° 5. « Il a crié un peu et je l’ai fait continuer. Puis il a dicté à peu près la moitié de Dolabella et Cie. »

« Ce bon vieux Dolabella, » dit Stalky avec tendresse. « C’est un de mes amis… et puis ?

« Ensuite nous avons été obligés, bien sûr, de lui demander comment s’écrivait chaque mot presque, et alors il s’est mis à crier bien davantage. Il nous a maudits, (Mac Lagan, moi et Randall Mac Lagan m’a donné la réplique vaillamment) et « le matérialisme ignorant des classes bourgeoises ennemies des lettres, la chasse aux bonnes notes » et tout le reste. Ça a été pour ainsi dire une dernière parade, – un dernier assaut, un fameux πάρεργον ! »

« Quand il a écrit le texte, King était saoul à ne pas voir clair, » dit Stalky. « J’espère que tu as bien expliqué cela ? »

« Bien sûr. C’est ce que j’ai dit à Tulke. Je lui ai dit qu’avec un moniteur sans moralité on pouvait bien supposer qu’un des directeurs serait un ivrogne. Tulke s’est presque mis à pleurer. Il a terriblement peur de nous depuis l’affaire de Mary. »

Tulke conserva cette attitude modeste jusqu’au dernier moment… jusqu’au moment où les élèves, après avoir reçu leur argent de route, emplissaient les chars-à-bancs qui devaient les conduire à la gare. Les trois amis réussirent à le retenir un moment.

« Vois-tu, Tulke, » dit Stalky, « il se peut que toi tu sois un moniteur, mais moi je quitte le collège. Comprends-tu, mon cher Tulke ? »

« Oui, je comprends. Sans rancune, Stalky. »

« Stalky ? au diable ton impertinence, petit animal ! » cria Stalky, superbe avec son chapeau haut de forme, son col empesé, ses guêtres et son ulster couleur tabac et bien taillé. Il faut que tu saches que je suis moi Monsieur Corkran et que toi tu n’es qu’un sale petit écolier. »

« Très immoral d’ailleurs, » ajouta M’Turk. « Comment n’as-tu pas honte d’imposer ta société à des garçons à l’âme pure comme nous ? »

« Viens donc, Tulke, » cria Naughten, de la voiture des moniteurs.

« Voilà, nous arrivons. Serrez-vous et faites de la place, vous autres, les collégiens ! Il vous faudra revenir au prochain trimestre, dire oui, Monsieur et oh ! Monsieur et non, Monsieur et s’il vous plaît, Monsieur. Mais avant de vous dire adieu nous allons vous raconter une petite histoire. Marchez, Dickie », (ceci au cocher) « nous sommes prêts. Fourrez ce carton sous la banquette et ne poussez pas votre oncle Stalky. »

« On ne pourrait voir un groupe plus gentil d’adolescents à l’esprit élevé, « dit M’Turk, en les regardant d’un air de condescendance aimable. Ils ne sont pas très moraux, mais que voulez-vous… les jeunes gens sont des jeunes gens ! Pas la peine Carson, de prendre un air offensé. Monsieur Corkran va nous faire le plaisir de raconter l’histoire de Tulke et de Marie Yéo ! »

LA LAMPE MERVEILLEUSE

2e PARTIE

Ce même Bébé qui raconta au romancier Eustache Cleaver l’histoire de la capture de Boh Na Chee[20] hérita d’une propriété avec le titre de baronnet et de vastes revenus. Il quitta l’armée et devint propriétaire foncier, pendant que sa mère montait la garde autour de lui, afin de veiller à ce qu’il n’épousât que la fille qui convenait. Inaccoutumé à sa nouvelle situation, il fit don aux volontaires de l’endroit d’un grand champ de tir au fusil à répétition, long de deux milles, qui traversait le cœur même de la propriété. Les familles d’alentour, qui vivaient dans un isolement sauvage au milieu de bois remplis de faisans, le considéraient comme un fou égaré. Le bruit des coups de feu effrayait le gibier et l’on rejeta le Bébé du sein de la société des juges de paix et des honnêtes gens, en attendant qu’une jeune fille du pays l’eût fait revenir à de meilleurs sentiments. Il prit sa revanche en remplissant sa maison d’une sélection choisie de vieux camarades de collège, revenus en congé, – de piètres partis, mais aimables et qu’il était permis aux jeunes filles du voisinage qui pratiquaient la bicyclette de regarder de loin. Je savais toujours par les invitations du Bébé quand un transport était arrivé. Il me présentait parfois de vieux amis du même âge que lui, d’autres fois de jeunes géants rougissants que j’avais connus petits fags, tout au fond de la Seconde préparatoire. À ceux-là, le Bébé et les vieux expliquaient tous les devoirs de l’homme dans l’armée.

« Moi, il m’a fallu quitter le service, » disait le Bébé, « mais ce n’est pas une raison pour que la postérité perde toute l’expérience que j’ai amassée. » Il avait juste trente ans. Cet été-là une dépêche autoritaire m’attira à son château seigneurial : « Bonne fournée du Tamar, viens vite. »

C’était une très bonne fournée, composée à mon intention seulement : il y avait un capitaine d’infanterie indigène, chauve, tout cassé, qui tremblait de fièvre derrière un nez rouge proéminent, – on l’appelait le capitaine Dickson. Il y avait un autre capitaine, d’infanterie indigène lui aussi, avec une moustache blonde. Son visage ressemblait à du verre blanc et ses mains étaient fragiles, mais il répondait joyeusement quand on appelait Tertius. Il y avait un homme énorme, à la mise soignée, qui évidemment n’avait pas fait campagne depuis des années, rasé de près, la voix douce, avec quelque chose de félin, toujours Abanazar, bien qu’il fût devenu l’ornement du service politique des Indes. Il y avait aussi un Irlandais maigre, au service des Télégraphes. Son visage était devenu, sous bien des soleils, d’un noir bleuâtre. Heureusement que les portières en serge de l’aile réservée aux célibataires fermaient bien, car nous nous habillions n’importe où, dans le corridor, ou dans les chambres des voisins, causant, appelant, criant et parfois valsant deux par deux sur un air composé par Dick IV lui-même.

Il y avait soixante ans de travail varié à raconter entre nous, depuis que nous nous étions rencontrés dans la vie aux scènes changeantes des Indes, à un dîner, dans un camp, ou sur un champ de courses, – dans un dak-bungalow ou une gare lointaine. Bébé s’asseyait sur la rampe, buvant un peu envieusement nos paroles. Il aimait bien son titre de baronnet, mais son cœur regrettait les jours d’autrefois.

C’était une Babel gaie, un mélange d’affaires personnelles, d’affaires locales et d’affaires impériales, de bouts de vieilles listes d’appel, d’une politique nouvelle. Le bourdonnement d’un gong birman y coupa court, et nous ne descendîmes pas moins d’un quart de mille d’escaliers, trouver la mère du Bébé qui nous avait connus tous, pendant nos jours de collège. Elle nous salua comme s’ils n’étaient finis que depuis une semaine. Mais quinze ans s’étaient passés depuis qu’elle m’avait prêté, en riant aux larmes, une jupe gris princesse pour une représentation théâtrale.

On nous servit un dîner sorti des mille et une nuits dans une salle longue de quatre-vingts pieds, remplie de portraits d’ancêtres et de rosiers en fleurs et chauffée à la vapeur, ce qui nous impressionna encore plus. Le dîner fini, la petite mère s’en alla en disant : « Vous voulez causer, jeunes gens, je vais donc vous souhaiter le bonsoir. » Nous nous réunîmes autour d’un feu de bois de pommier qui brûlait dans une cheminée gigantesque en acier poli, sous un manteau haut de dix pieds. Le Bébé nous entoura de tous côtés de liqueurs curieuses, et de ces cigarettes qui servent surtout à vous faire apprécier votre propre pipe.

« Quel bonheur, » grogna Dick IV, enveloppé dans une couverture et allongé sur un canapé. « C’est la première fois que j’ai chaud depuis mon retour. »

Nous étions presque tous penchés sur le feu même, sauf le Bébé qui était de retour depuis assez longtemps en Angleterre pour être habitué à prendre de l’exercice quand il avait froid. C’est une distraction triste qu’affectionnent beaucoup les Anglais de notre île.

« Si tu dis un seul mot de tubs froids et de marches rapides, » traînailla M’Turk, je te tuerai. J’ai un foie, moi. Vous rappelez-vous le temps où nous trouvions grand plaisir à sauter du lit le dimanche matin, quand le thermomètre était à 57 degrés si c’était l’été, et à nous baigner sur la grève ? Brrr ! »

« Ce que je ne comprends pas, » dit Tertius, « c’est la façon dont nous allions en bas aux lavabos nous faire bouillir tout rouges. Nous remontions ensuite, tous les pores ouverts, par une tempête de neige nouvelle ou une noire gelée. Aucun de nous n’en est mort cependant, autant que je me rappelle. »

« À propos de bains, Beetle, » dit M’Turk avec un petit rire, « te rappelles-tu notre bain au n° 5 le soir où Crotte-de-Lapin Lapida King ? Que ne donnerais-je pas pour le voir maintenant, ce vieux Stalky ! C’est le seul des deux études qui soit absent. »

« Stalky est le grand homme de son siècle, » dit Dick IV.

« Qu’en sais-tu ? » demandai-je.

« Ce que j’en sais ? » répliqua Dick avec dédain. « Si tu t’étais jamais trouvé serré de près en compagnie de Stalky, tu ne demanderais pas ça. »

« Je ne l’ai pas vu depuis 87, quand nous étions au camp de Pindi, » répondis-je. « Ça marchait ferme alors – il avait environ sept pieds de haut, et quatre de large. »

« C’est un type capable, bigrement capable, » dit Tertius, en tiraillant sa moustache et en contemplant le feu.

« En 84, » déclara le Bébé, « étant en Égypte, il a failli juste passer en conseil de guerre et se faire casser. J’étais à bord du même transport que lui, et aussi novice que lui, mais je le laissais voir, Stalky pas. »

« Qu’y avait-il donc ? » demanda M’Turk, en se penchant en avant distraitement pour redresser ma cravate.

« Oh ! rien. Son colonel lui avait confié vingt Tommies qu’il devait conduire derrière Souakim, pour se baigner, ou pour étriller les chameaux, ou pour je ne sais quoi. Stalky s’empêtra au milieu des Derviches à cinq milles dans l’intérieur du pays. Il fit une retraite magistrale et il en tua huit. Il savait joliment bien qu’il n’avait pas le droit d’aller aussi loin. Il prit donc les devants et flanqua une lettre à son colonel, qui écumait de rage, pour se plaindre de « l’insuffisance des renforts qu’on lui avait accordés pendant ses opérations… Sapristi ! on aurait dit un gros brigadier qui en attrapait un autre. Stalky entra alors au corps de l’état-major. »

« C’est bien Stalky, » dit Abanazar du fond de son fauteuil. »

« Tu l’as rencontré, toi aussi ? » demandais-je.

« Oui, oui, » répondit-il de son ton le plus doux, « je me suis trouvé à la queue de… de cette épopée. Vous ne savez donc pas, vous autres ? »

Le Bébé, M’Turk et moi nous ne savions rien et nous demandâmes fort poliment des renseignements.

« Ce n’était rien, » répondit Tertius. « nous nous étions empêtrés là-haut, dans les montagnes Khye-Kheen, il y a deux ans, et Stalky nous a tirés d’affaire, – voilà tout. »

M’Turk contempla Tertius avec tout le mépris de l’irlandais pour le Saxon à la langue liée.

« Ciel ! » s’écria-t-il, « et c’est toi et tes pareils qui gouvernez l’Irlande. Tu n’as pas honte, Tertius ? »

« Enfin, je ne sais pas raconter. Je puis tenir ma partie quand un autre commence le bukhing. Demandez-lui, » – il indiqua Dick dont le nez reluisait dédaigneusement de l’autre côté du foyer.

« Je savais que tu ne voudrais pas, » dit Dick IV. « Qu’on me donne un whisky et soda. Je buvais de la limonade et de la quinine pendant que vous autres vous vous abreuviez de champagne ; ma tête tourne comme une toupie. »

Il essuya sa moustache hérissée au-dessus de son verre et en claquant des dents il commença :

« . Vous connaissez l’expédition contre les Khye-Kheen Malôts ? Avec les forces mises en campagne, et contre lesquelles ils n’osaient pas se battre, nous leur avons chassé l’âme du corps de peur. Eh bien ! les deux tribus, – il y avait une coalition contre nous, – entrèrent au camp sans tirer un coup de fusil ; un tas de coquins velus, n’ayant pas plus d’autorité sur leurs hommes que je n’en avais, promirent et jurèrent toutes sortes de choses. Sur ce témoignage des plus maigres, mon cher Mimi… »

« J’étais à Simla, » répondit vite Abanazar.

« Ça ne fait rien, vous êtes tous enduits de la même poix. Ces ânes d’agents politiques, se fiant à ces traités de quatre sous, signalèrent le pays comme pacifié. – Le gouvernement, toujours bête, se mit à faire des routes en se fiant pour cela à la main-d’œuvre locale. Te rappelles-tu ça, Mimi ? Nos autres camarades, qui n’avaient rien vu de cette campagne, croyaient que c’était fini, ils étaient désireux de retourner dans l’Inde. Mais moi j’avais déjà été mêlé à deux de ces petites affaires et j’avais mes soupçons. Je me faufilai donc summo ingenio à la tête d’une patrouille de reconnaissance – pas besoin de manier la bêche, on n’avait qu’à marcher dignement de long en large avec une garde. On avait retiré le plus de troupes possible, mais je rassemblai à peu près quarante Pathans recrutés pour la plupart dans mon régiment et je restai ferme au camp principal pendant que les corvées s’en allaient travailler suivant le cadastre politique.

« Nous avons eu des chansons un peu raides au camp, » dit Tertius.

« Mon petit chien, » – c’est ainsi que Dick nommait l’officier qui lui avait été adjoint. – était une petite bête pieuse. Il ne voulait pas de ces chansons, et par conséquent il fut atteint de pneumonie. Je me mis à rôder autour du camp et je trouvai Tertius qui dégoisait comme s’il était un D.A.Q.M.G. [21].

Dieu sait qu’il n’est pas taillé pour cela ! Il y avait six ou huit de nos anciens camarades de collège au camp principal (nous sommes toujours nombreux aux escarmouches de frontière). J’avais entendu rapporter de Tertius que c’était un vieux cheval sûr et je lui dis de quitter ses culottes de D.A.Q.M.G. et de me venir en aide. Tertius se présenta comme volontaire sur-le-champ. Nous nous arrangeâmes avec les autorités et nous sortîmes, quarante Pathans, Tertius et moi, à la recherche des détachements occupés à la route. Celui de Macnamara, – vous vous rappelez notre vieux Macnamara, le sapeur qui jouait du violon si diablement mal à Umballa ? – son détachement était l’avant-dernier. Le dernier était celui de Stalky. Il était à la tête de la route avec quelques-uns de ses chers Sikhs. Mac disait que Stalky était en sûreté. »

« Stalky est un vrai Sikh, » dit Tertius. « Quand il peut, il conduit ses hommes avec la régularité d’une horloge prier au Durbar Sahib à Amritzar. »

« Ne m’interromps pas, Tertius. Nous avions déjà dépassé Mac de quarante milles quand nous rentrâmes Stalky ; mes hommes me prévenaient doucement, mais avec fermeté, que le pays se soulevait. Quelle espèce de pays, Beetle ? Ma foi, je ne m’entends guère aux descriptions, Dieu merci ! mais on peut bien dire que c’est un pays infernal. Quand nous n’étions pas jusqu’au cou dans la neige, nous roulions au bas du kudh. Les indigènes, disposés à être amicaux, qui devaient fournir la main-d’œuvre pour faire la chaussée (n’oublie pas ça, mon petit Mimi) étaient assis derrière les rochers et s’exerçaient sur nous au tir à la cible. C’est la vieille, la vieille histoire. Nous allâmes tous à la recherche de Stalky. J’avais le pressentiment qu’il se serait mis à l’abri. À la brune nous le trouvâmes avec son détachement, aussi à l’aise que des punaises sur une couverture, dans un vieux fort Malôt en pierre, avec une tour de guetteur au coin. Le fort était suspendu au-dessus de la route qu’on avait fait passer dans les rochers à coups de mine, cinquante pieds plus bas. Au-dessous de la chaussée il y avait une descente assez escarpée de 5 à 600 pieds dans une gorge large d’un demi-mille environ et longue de deux ou trois milles. De l’autre côté de la gorge il y avait des hommes qui cherchaient scientifiquement quelle hausse il fallait pour nous atteindre. Aussi je frappai à la porte et j’entrai en me heurtant à Stalky, qui mangeait accroupi par terre avec ses hommes. Il était vêtu d’un vieux manteau graisseux et ensanglanté. Je ne l’avais vu que pendant une demi-minute, trois mois auparavant, mais il me salua tranquillement de la main, comme s’il m’avait rencontré la veille :

« Tiens, Aladin ! » dit-il, « tiens, l’Empereur ! tu arrives juste à temps pour la représentation. »

« Je vis que ses Sikhs avaient l’air un peu démolis et je lui demandai où était son détachement, son officier adjoint ? »

« Voilà… » dit Stalky, « tout ce qu’il y a. Si tu cherches le petit Everett, il est mort et son corps est dans la tour du guetteur. La semaine dernière, le détachement a été attaqué et Everett a été tué, avec sept hommes. Il y a cinq jours que nous sommes assiégés. Je suppose qu’ils t’ont laissé passer pour être plus sûrs de t’avoir. Tout le pays s’est soulevé. Il me semble que tu es tombé dans une embuscade de première classe. » Il dit ça en ricanant, mais ni Tertius ni moi, nous ne pouvions y voir rien de plaisant. Nous n’avions pas de vivres pour nos hommes et Stalky n’en avait que pour quatre jours pour les siens. Tout cela est arrivé, cher Mimi, parce qu’on avait mis sa confiance dans vos ânes d’agents politiques qui racontaient que les indigènes étaient nos amis.

Enfin, pour nous mettre tout à fait à notre aise, Stalky nous conduisit à la tour voir le corps du pauvre Everett couché dans un pied de neige. On aurait dit une jeune fille de quinze ans, – pas un poil sur la figure du pauvre garçon. On lui avait tiré un coup de fusil à la tempe, mais les Malôts aussi lui avaient laissé leur marque. Stalky déboutonna la tunique et nous montra une blessure en forme de faucille à la poitrine. Te souviens-tu, Tertius, de la neige blanche aux sourcils et qu’il semblait vivant quand Stalky remuait la lampe ? »

« Oui, » dit Tertius en frissonnant. « Je me souviens aussi du regard dur de Stalky, les narines dilatées, le même regard qu’il avait autrefois lorsqu’il était en train de tourmenter un fag. Il faisait très beau ce soir là. »

« Nous tînmes un conseil de guerre là-haut, auprès du cadavre du pauvre Everett.

Stalky nous dit que les Malôts et les Khye-Kheens s’étaient soulevés ensemble en mettant de côté leurs vendettas privés pour nous anéantir. Les types que nous avions vus de l’autre côté de la gorge étaient des Khye-Kheens. La distance était d’un demi-mille à vol d’oiseau et ils s’étaient, creusé une rangée de trous, au-dessous de la cime de la colline, afin de pouvoir y dormir et nous réduire par la faim. Il nous dit qu’il y avait devant nous une masse de Malôts ; qu’il n’y avait pas d’abri derrière le fort sans quoi il y aurait eu des Malôts là aussi. Stalky ne s’inquiétait pas tant des Malôts que des Khye-Kheens ; il disait que les Malôts étaient d’ignobles traîtres. Moi je ne pouvais comprendre pourquoi les deux bandes ne s’unissaient pas pour se précipiter sur nous. Ils devaient être cinq cents au moins. Stalky nous dit qu’ils ne se fiaient guère les uns aux autres parce que chez eux ils étaient ennemis de père en fils et que la seule fois qu’ils avaient essayé un assaut il avait fait éclater deux mines au milieu d’eux, ce qui les avait un peu dégoûtés.

Quand nous eûmes fini, il faisait nuit et Stalky me dit, toujours tranquille : « C’est toi qui commandes maintenant. Je pense que ça t’est égal de me laisser agir à ma guise pour réapprovisionner le fort ? » Je répondis : « Bien sûr que oui ! » Là-dessus la lampe s’éteignit et Tertius et moi fûmes forcés de descendre par l’escalier de la tour pour aller rejoindre nos hommes (nous ne tenions pas à rester avec Everett). Stalky avait disparu, – pour aller revoir les approvisionnements à ce que je supposai. À toute aventure Tertius et moi nous veillâmes jusqu’au matin à tour de rôle pour le cas où il y aurait eu un assaut. (Il faut vous dire qu’ils nous tiraient dessus à peu près tout le temps.)

Le matin arriva. Pas de Stalky. Pas de trace de sa présence. Je me consultai avec son plus ancien officier indigène, un type grand, vieux, aux favoris blancs, – Rutton Singh, de Jullunder. Il se contenta de rire en disant que tout allait bien. À l’entendre, Stalky était déjà sorti du fort deux fois auparavant pour aller je ne sais où. Il dit que Stalky rentrerait intact et il m’assura que Stalky était une espèce de Guru invulnérable. Tout cela ne m’empêcha pas de mettre la troupe entière à la demi-ration et de faire percer des meurtrières aux hommes.

Vers midi il y eut une tempête de neige qui n’en finissait plus et l’ennemi cessa le feu. Nous répondions avec peu d’entrain parce que nous étions terriblement à court de munitions. Je ne pense pas que nous lâchions cinq coups par heure, mais généralement nous attrapions notre homme. Eh bien, pendant que je causais à Rutton Singh, je vis Stalky qui descendait de la tour du guetteur, les yeux pas mal gonflés. Il était couvert de glace colorée en rouge.

« On ne peut se fier à ces tempêtes de neige, » dit-il. « Sortez vite et ramassez tout ce que vous pourrez prendre. Il y a un peu d’animosité entre les Khye-Kheens et les Malôts en ce moment. »

Je fis sortir Tertius avec vingt Pathans et ils se frayèrent un bout de chemin dans la neige jusqu’à une espèce de camp situé à environ huit cents yards. Près du feu il n’y avait que quelques hommes de garde et une demi-douzaine de moutons. Les nôtres dépêchèrent les hommes, enlevèrent les moutons avec tout le grain qu’ils purent emporter et revinrent. Personne ne tira sur eux. Il semblait ne pas y avoir un chat dans les environs, mais la neige tombait assez fort.

« Voilà qui n’est pas mal, » dit Stalky, quand le dîner fut prêt, en rongeant du mouton rôti sur une baguette de fusil. « Il est insensé de risquer des hommes. Les Khye-Kheens et les Malôts tiennent en ce moment un pow-wow à l’entrée de la gorge. Je n’ai pas confiance dans ces histoires qu’on appelle coalitions. »

Savez-vous ce que ce fou avait fait ? Tertius et moi le secouâmes jusqu’à ce qu’il nous l’eût avoué peu à peu. Il y avait une cave à grains souterraine au-dessous de la tour du guetteur et, en faisant sauter le roc, Stalky avait éventré un de ses murs. Comme c’était Stalky et non un autre, il avait laissé le trou ouvert pour s’en servir au besoin et avait placé le corps du pauvre Everett au-dessus de la cage de l’escalier qui y descendait de la tour. Chaque fois qu’il s’était servi du passage il avait eu à déplacer et à replacer le cadavre. Bien entendu les Sikhs se gardaient d’approcher de l’endroit. Eh bien, il était sorti par ce trou et avait sauté sur la route. Puis, dans la nuit, et au milieu d’un ouragan de neige qui faisait rage, il avait sauté par-dessus le bord du khud, avait réussi à descendre jusqu’au fond de la gorge, avait passé à gué la nullah à moitié gelée, grimpé sur l’autre rive par un sentier qu’il avait découvert et était arrivé enfin sur le flanc droit des Khye-Kheens. Puis, écoutez ceci, – il avait traversé une crête qui s’étendait parallèlement à leurs derrières, marché encore un demi-mille et abouti à gauche de leur ligne, à l’endroit où la gorge devient moins profonde et où se trouvait un véritable chemin allant du camp des Malôts à celui des Khye-Kheens. Tout cela se passait vers deux heures du matin et il arriva qu’un homme l’aperçut : un Khye-Kheen. Aussi Stalky le supprima sans bruit et le laissa, – avec la marque des Malôts sur la poitrine, semblable à celle que portait Everett.

« J’eus soin d’être aussi économe que possible, » nous dit Stalky. « S’il avait crié j’aurais été tué. Je n’avais jamais eu à faire cette espèce de chose qu’une seule fois auparavant, la première fois que j’essayai ce chemin là. Il est parfaitement praticable à l’infanterie, vous savez. »

« Quelle est l’histoire de ton premier bonhomme ? » lui demandai-je.

« Ah ! ça se passait la nuit après l’affaire où Everett fut tué. Je sortis chercher une ligne de retraite pour ma troupe. Un homme me vit. Je le supprimai, privatim, je le démolis. Mais en y réfléchissant, je pensai que si je pouvais trouver le cadavre (je l’avais jeté en bas des rochers) il serait possible de l’orner de la marque des Malôts et de laisser aux Khye-Kheens le soin de tirer leurs conclusions. C’est pourquoi je sortis la nuit d’après et je le fis. Les Khye-Kheens sont révoltés de voir les Malôts commettre ces deux lâches attentats après avoir juré d’oublier toutes leurs vendettas. Ce matin de bonne heure, je me couchai derrière leurs sungars pour les épier. Ils s’en allèrent tous en conférer à l’entrée de la gorge. Ils sont terriblement embêtés. Ça ne m’étonne pas. » Vous savez comment Stalky laisse tomber ses mots, un à un. »

« Bon Dieu ! » dit le Bébé en faisant explosion, comme s’il commençait à entrevoir toute la profondeur de cette stratégie.

« Ce brrrave garçon ! » fit M’Turk, en ronronnant avec ravissement.

« Stalky stalkait[22], » dit Tertius. « Voilà toute l’affaire. »

« Pas du tout, » répondit Dick IV. « Tu ne te rappelles pas comme il disait avoir seulement profité de sa chance ? Tu ne te rappelles pas comment Rutton Singh embrassait ses bottes et rampait dans la neige, et comme nos hommes criaient ? »

« Pas un de nos Pathans n’a cru que c’était une affaire de chance, » dit Tertius. « Ils juraient que Stalky aurait dû naître un Pathan et… te rappelles-tu que nous avons eu presque une bataille dans le fort quand Rutton Singh a dit que Stalky était un Sikh ? Bon Dieu ! comme le vieux bonhomme était furieux contre mon Jemadar pathan ! Mais Stalky n’eut qu’à lever le doigt et ils se turent.

Mais le vieux Rutton Singh avait à moitié tiré son sabre et il jurait qu’il brûlerait tous les Khye-Kheens et Malôts qu’il tuerait. Là-dessus le Jemadar devint joliment furieux ! il voulait bien se battre avec ses coreligionnaires, mais il n’entendait pas détruire les chances qu’un autre musulman pouvait avoir d’aller au Paradis. Alors Stalky se mit à baragouiner alternativement en Pushtu et en Punjabi. Où diable avait-il été ramasser son Pushtu, Beetle ? »

« Ne t’inquiète pas de son langage, Dick, » répondis-je, « donne-nous la substance de son discours. »

« Je me flatte de savoir parler moi-même à l’occasion au rusé Pathan, mais le diable m’emporte si je suis capable de fabriquer des calembours en Pushtu ou de finir l’exposé de mes arguments par une historiette graveleuse, comme il le fit. Il joua de ces deux vieux chiens de guerre comme… comme d’un accordéon. Stalky annonça, – et les deux autres confirmèrent sa connaissance de la nature orientale, – que les Khye-Kheens et les Malôts organiseraient à eux deux une attaque combinée sur nous cette nuit-là, afin de se prouver mutuellement leur bonne foi. Cependant, ils ne pousseraient pas l’attaque à fond, parce qu’aucun des deux côtés n’avait confiance en l’autre, à cause, pour parler comme Rutton Singh, des petits accidents qui étaient arrivés. L’idée de Stalky était de se glisser dehors à la brune avec ses Sikhs, de les amener par cet abominable chemin de chèvre qu’il avait trouvé jusque sur les derrières de la position des Khye-Kheens et d’envoyer quelques balles à longue portée sur les Malôts, au moment où l’attaque serait bien en train. « Ça détournera leurs idées et ça aidera à les troubler, » nous dit-il. « À ce moment vous sortirez, vous autres, pour balayer ce qui restera et nous nous rejoindrons à l’entrée de la gorge. Ensuite je propose de retourner au camp de Mac et de manger quelque chose. »

« C’est toi qui commandais ? » insinua le Bébé.

« J’étais plus ancien que Stalky d’environ trois mois et plus ancien que Tertius de deux mois, » répondit Dick IV. « Mais nous sortions tous du même vieux collège. Je pense que notre petite affaire est la seule qu’il y a jamais eu où personne n’a été jaloux d’un camarade. »

« C’est vrai, » interrompit Tertius, « mais il y eut une autre dispute entre Gul Sher Khan et Rutton Singh. Notre Jemadar disait, – il avait tout à fait raison, – que pas un Sikh au monde n’était fichu de chasser à l’affût et que Koran Sahib ferait mieux de prendre les Pathans qui connaissent ces distractions de montagnards. Rutton Singh répondit que Koran Sahib savait bien que tous les Pathans étaient déserteurs de naissance et que tous les Sikhs étaient loyaux, quand bien même ils ne savaient pas ramper sur le ventre. Stalky intervint alors en citant un proverbe de vieille femme qui eut l’effet de faire se tordre les deux hommes. Il dit que les Sikhs et les Pathans pourraient régler plus tard leurs comptes sur le dos des Khye-Kheens et des Malôts, mais qu’il prendrait des Sikhs dans sa petite expédition dans la montagne parce que les Sikhs savent tirer. Et c’est vrai. Donnez à un Sikh assez de munitions pour charger un mulet et le voilà parfaitement heureux.

« Et il s’en alla, » continua Dick IV. « Aussitôt que la nuit fut venue, et qu’il eut fait un petit somme, lui et ses trente Sikhs descendirent par l’escalier de la tour, chaque homme saluant le petit Everett en passant devant le corps debout, adossé au mur. Les derniers mots que je l’entendis dire furent : « Kubbadar ! tumbleinga[23], » puis ils tumbleingèrent par-dessus la lisière noire de l’inconnu. Vers neuf heures du soir l’attaque combinée se développa ; les Khye-Kheens de l’autre côté de la vallée et les Malôts en face de nous, tirant à longue distance et se criant les uns aux autres d’avancer et de couper nos gorges d’infidèles. Puis ils montèrent à l’assaut jusqu’à la porte et se mirent à leur vieux jeu d’appeler nos Pathans renégats en les invitant à s’unir à eux pour la guerre sainte. Un de nos hommes, un garçon de Dera Ismaïl, sauta sur le mur pour répondre à leurs injures ; il sauta en bas, pleurant comme un enfant. Il avait reçu une balle dans la paume de la main. Je n’ai jamais vu un homme recevoir une balle dans la main sans pouvoir s’empêcher de pleurer à chaudes larmes. Cela fait tressaillir tous les nerfs. Alors Tertius prit son fusil et tapa sur la tête des autres pour les faire tenir tranquilles aux créneaux. Ces chers enfants voulaient ouvrir la porte et tomber sur l’ennemi généralement ; mais ce n’était pas là ce qu’il nous fallait.

À la fin, près de minuit, j’entendis le wop-wop-wop des Martinis de Stalky, de l’autre côté de la vallée, et un concert d’imprécations provenant des Malôts dont le corps principal nous était caché par un pli de terrain sur le versant de la hauteur. Stalky les sauçait bon train et tout naturellement ils firent demi-tour et se mirent à tirer sur leurs perfides alliés, les Khye-Kheens, – de vrais feux de salve. Moins de dix minutes après que Stalky eut commencé sa diversion ils y allaient bon jeu bon argent des deux côtés de la vallée. Quand on put y voir, la vallée offrait un spectacle plutôt varié. Les Khye-Kheens s’étaient précipités hors de leurs sungars au-dessus de la gorge pour châtier les Malôts et Stalky, – je l’observai avec mes jumelles, – s’était glissé derrière eux. Très bien. Les Khye-Kheens durent marcher le long du versant de la colline jusqu’à l’endroit où il devenait possible de traverser la gorge moins profonde et de tomber sur les Malôts. Ces derniers étaient extraordinairement joyeux de voir les Khye-Kheens attaqués par derrière.

J’eus alors l’idée d’encourager les Khye-Kheens. Aussi je fis sortir tout mon monde et nous avançâmes à la pas de charge[24], mettant ainsi entre deux feux ce que j’appellerai pour me faire comprendre le flanc gauche des Malôts. Même à ce moment, s’ils avaient oublié leurs différends, ils auraient pu nous avaler tout vifs, mais ils avaient passé la moitié de la nuit à tirer les uns sur les autres et ils continuèrent à se bombarder. C’était la chose la plus curieuse qu’on eût jamais vue. Dès que nos hommes eurent tourné les Malôts, ces derniers se mirent à tirer sur les Khye-Kheens plus fort que jamais pour montrer qu’ils étaient de notre parti, ils remontaient la vallée en courant et s’arrêtaient à quelques centaines de mètres pour recommencer le feu. Aussitôt que Stalky vit notre tactique il l’imita de son côté de la gorge et, ma foi, les Khye-Kheens firent juste la même chose. » « Oui, » dit Tertius, « mais tu oublies Stalky qui jouait Arrah, Patsy, prends le bambin ! sur le clairon pour nous faire avancer plus vite. »

« Vraiment ? » rugit M’Turk. Je ne sais comment cela se fit, mais nous commençâmes tous à le chanter et il y eut une interruption.

« Je te crois ! » dit Tertius, quand nous fûmes calmes. Pas un membre de la troupe Aladin n’avait oublié cet air. « Oui, il jouait Patsy. Continue, Dick. »

« Pour en finir, » reprit Dick IV, « nous poussâmes les deux troupes dans les bras l’une de l’autre sur un bout de terrain plat à l’entrée de la vallée. Toute la bande tourbillonna sous nos yeux et disparut dans une tempête de neige aveuglante en luttant, en s’égorgeant et en hurlant. C’étaient des gens très forts et dangereux ; nous ne les suivîmes pas.

Stalky avait fait un prisonnier, – un vieux cipaye retraité après 25 ans de service qui lui montra son certificat de libération, – c’était un vieux bonhomme terriblement ardent. Il avait essayé de pousser ses hommes à l’assaut de bonne heure. Maintenant il boudait, – il en voulait aux siens de leur lâcheté. Rutton Singh voulait lui passer sa baïonnette à travers le corps. Les Sikhs ne comprennent pas qu’on combatte le gouvernement après l’avoir honnêtement servi. Stalky lui sauva la vie, et se l’attacha solidement, – en vue de l’avenir je crois. De retour au fort, nous enterrâmes le petit Everett ; Stalky ne voulut pas entendre parler de faire sauter toute la construction, – puis nous filâmes. Nous n’avions perdu que dix hommes en tout. »

« Que dix hommes sur soixante-dix ! – Comment les aviez-vous perdus ? » demandai-je.

« Bah ! au commencement de la nuit le fort avait subi un assaut et quelques Malôts avaient passé par-dessus la porte. Il fit un peu chaud pendant une minute ou deux, mais les recrues se comportèrent très bien. Par bonheur nous n’avions pas de blessés graves à porter, car nous avions quarante milles à faire pour arriver au camp de Macnamara. Bon Dieu ! quelle marche ! À mi-chemin le vieux Rutton Singh s’effondra ; il fallut le jeter dans la capote de Stalky accrochée à quatre fusils, et Stalky, son prisonnier et deux Sikhs le portèrent. Là-dessus je m’endormis. On peut dormir en marchant, vous savez, une fois que les jambes sont convenablement engourdies. Mac jure que nous fîmes tous notre entrée dans son camp en ronflant et que nous nous laissâmes tomber à l’endroit où nous nous arrêtâmes. Ses hommes nous traînèrent dans les tentes comme des sacs. Je me rappelle avoir vu en m’éveillant Stalky qui dormait, la tête sur la poitrine du vieux Rutton Singh. Stalky dormit vingt-quatre heures. Moi je n’en dormis que dix-sept, mais j’étais tout près de l’attaque de dysenterie qui allait me mettre sur le flanc. »

« Tout près ! quelle bêtise ! » dit Tertius. « Il en souffrait déjà avant que nous eussions rejoint Stalky au fort. »

« Dis donc ! tu n’as pas besoin de parler, toi ! tu brandissais ton sabre dans la figure de Macnamara chaque fois que tu le voyais, en réclamant un conseil de guerre immédiat. La seule manière de te calmer c’était de t’arrêter toutes les demi-heures. Tu as eu le délire pendant trois jours. »

« Je ne me rappelle rien de tout cela, » dit Tertius paisiblement. « Je me rappelle bien que mon ordonnance me donnait du lait. »

« Et comment Stalky en sortit-il ? » demanda M’Turk, qui tirait de grandes bouffées de sa pipe.

« Stalky ? comme un calme taureau de brahmane. Ce pauvre vieux Mac était au bout de son rouleau d’officier du génie ; il ne savait quoi faire. Vous comprenez, j’étais pourri de dysenterie, Tertius battait la campagne, la moitié des hommes avaient quelque chose de gelé et les ordres de Macnamara portaient qu’il devait lever le camp et rentrer avant l’hiver. Donc Stalky, que rien n’avait ému, lui prit la moitié de ses provisions pour lui épargner la peine de les retraîner derrière lui en revenant dans la plaine ; il lui prit toutes les munitions sur lesquelles il put mettre la main, et finalement, consilio et auxilio Rutton Singh, il retourna à son fort avec tous ses Sikhs, les beaux prisonniers qu’il avait faits et un tas d’auxiliaires que lui et son prisonnier avaient séduits au point de leur faire prendre du service. Il avait soixante hommes de toutes sortes, – sans compter son aplomb d’enfer. Mac pleura presque de joie en le voyant partir. Vous comprenez, Stalky n’avait pas reçu l’ordre exprès de rentrer avant que les défilés fussent bloqués : Mac respecte grandement les ordres qu’on lui donne, Stalky aussi respecte grandement les ordres qu’on lui donne… quand ils lui conviennent. »

« Il me dit qu’il allait en Engadine, » raconta Tertius. « Il était assis sur mon lit en fumant une cigarette et il me faisait rire aux larmes. Le lendemain, Macnamara nous fit tous descendre dans la plaine, avec armes et bagages. Nous avions l’air d’un hôpital ambulant. »

« Stalky m’a affirmé que Macnamara avait été pour lui une aubaine tombée du ciel, » dit Dick IV. « Je le voyais dans la tente de Mac ; il écoutait Mac jouer du violon et après chaque morceau il enjôlait Mac jusqu’à ce que l’autre eût lâché des pioches, des pelles et des cartouches de dynamite. C’est là que nous vîmes Stalky pour la dernière fois. Huit ou dix jours plus tard les défilés étaient bloqués par les neiges et je ne pense pas que Stalky désirait beaucoup qu’on le trouvât à ce moment là. »

« Non, il n’y tenait pas, » dit le bel et gros Abanazar. « Il n’y tenait pas ! Ha ! Ha ! »

Dick IV leva la main, une main sèche, mince, au dos de laquelle on voyait courir les veines bleues. « Un instant, Mimi, tu auras ton tour, n’aie pas peur ! Je rejoignis mon régiment et au printemps, cinq mois plus tard, je m’en allai en détachement avec une couple de compagnies : j’étais sensé surveiller quelques-uns de nos amis de l’autre côté de la frontière, mais, bien entendu, je devais chercher des recrues. Ça tombait assez mal, parce qu’une espèce de jeune Naick se permit de poursuivre jusque dans ces montagnes une vendetta ridicule qu’il avait héritée de sa tante, et les gentilshommes du pays refusèrent de s’engager dans ma troupe. Bien entendu le Naick s’était éclipsé pour régler ses comptes, il fallait s’y attendre, mais en plus il avait tiré à l’affût l’oncle de mon brosseur favori. J’étais furieux, car je savais que Harris des Ghuznees, battrait le pays trois mois plus tard et ramasserait tous les bonshommes que je guignais de l’œil. Tout le monde en voulait au Naik ; on sentait qu’il aurait dû avoir la pudeur de retarder ses… ses honteuses amours jusqu’à ce que nos compagnies fussent au complet.

Cet animal-là avait cependant gardé un peu l’esprit de corps. Une nuit, il m’envoya un homme du clan de sa tante pour m’annoncer que si je voulais venir avec une escorte il me montrerait une bande de recrues admirables. Je passai à toute vitesse de l’autre côté de la frontière et à dix milles environ dans l’intérieur, dans une nullah, mon rapparee me présenta à peu près soixante-dix hommes. Ils étaient diversement armés, mais ils se tenaient droits comme des soldats de la Reine. L’un d’entre eux sortit du rang et exhiba un vieux clairon, tout à fait comme… comment donc s’appelle-t-il ?… Bancroft, pas vrai ?… quand il cherche son lorgnon dans une pantomime. Puis il joua Arrah, Patsy, prends le bambin ! Arrah, Patsy, prend le… Il ne savait que ça et ne pouvait aller plus loin. »

Dick IV non plus ne put aller plus loin, car nous dûmes chanter la vieille chanson deux fois d’un bout à l’autre, puis la reprendre deux fois et une fois encore pour la répéter.

« Il m’expliqua que si je savais le reste de la chanson il avait à me remettre une lettre de la part de l’homme auquel la chanson appartenait. Là-dessus, mes enfants, je finis le vieil air sur le clairon et voici ce que je reçus. Je savais que vous aimeriez la voir. Ne me l’arrachez pas des mains. » (Nous nous efforcions tous de voir cette écriture informe et bien connue) « Je vais lire la lettre à haute voix :

Fort Everett, le 19 février.

« Cher Dick, ou cher Tertius. – Le porteur de la présente a soixante-quinze recrues sous ses ordres. Ce sont tous des diables, mais ils désirent s’amender. On les a un peu décrassés et, lorsqu’on les aura soignés, ils représenteront bien. Je voudrais que tu en donnes vingt à mon adjudant : bien que ce soit un âne bâté, il aura besoin d’hommes au printemps. Tu pourras garder les autres. Tu seras content d’apprendre que j’ai continué ma route jusqu’au bout du pays des Malôts. Tous les chefs et tous les prêtres mêlés à l’affaire du mois de septembre dernier y ont travaillé un mois chacun, ils ont trouvé le cailloutis qu’il fallait pour l’empierrer en démolissant les murs de leurs maisons. La tombe d’Everett est couverte d’un monticule de quarante pieds de haut. Ce sera une base commode pour les triangulations à venir. Rutton Singh envoie ses meilleurs salaams. Je suis en train de conclure quelques traités et j’ai donné à mon prisonnier, qui envoie lui aussi ses salaams, le rang local de Khan Bahadur.

A. L. CORKRAN.

« Voilà, c’est tout ce qu’il y avait, » dit Dick IV, quand les cris, les acclamations, les rires et, je pense, les larmes, eurent cessé. Je dirigeai la bande aussi vite que je pus vers l’autre côté de la frontière. Ils étaient assez enclins à avoir le mal du pays, mais ils se remirent en reconnaissant quelques-uns de mes hommes qui avaient été à l’affaire des Khye-Kheens. Cela fit une troupe excellente. Il y a trois cents milles du Fort Everett à l’endroit où je ramassai les hommes, plutôt plus que moins. Et maintenant, Mimi, raconte-leur ce qui arriva à la fin à Stalky, comme tu l’as vu. »

Abanazar rit d’un petit rire timide, sournois, officiel.

« Oh ! ce n’est pas grand’chose. J’étais à Simla au printemps quand Stalky, sorti de ses neiges, se mit à correspondre directement avec le gouvernement. »

« À la manière d’un roi, » interrompit Dick IV.

« Dick, c’est mon tour maintenant. Il avait fait un tas de choses qu’il n’aurait pas dû faire et engagé indirectement la parole du gouvernement. »

« Il avait mis la montre de l’État en gage, hein ? » dit M’Turk en me faisant un petit signe d’intelligence.

« C’était à peu près ça. Mais ce qu’il y avait d’embarrassant, c’est que tout était si convenable, si admirablement raisonné. Ça venait aussi bien à point que s’il avait eu à sa disposition toutes sortes de renseignements… qu’il n’avait pu avoir, bien entendu. »

« Bah ! » dit Tertius, « je parie quand on voudra pour Stalky contre le ministère des affaires étrangères. »

« Il avait fait à peu près tout ce qui lui avait passé par la tête, excepté frapper des pièces de monnaie à son effigie et à son nom, tout cela sous prétexte de bâtir cette infernale route et d’être bloqué par les neiges. Son rapport était simplement étonnant. Von Lennaert, en le lisant, commença par s’arracher les cheveux, puis il s’écria d’une voix étranglée : « Au nom du ciel quel est ce Warren Hastings inconnu ? Il faut le faire rentrer sous terre. Il faut le faire rentrer sous terre officiellement ! Le Vice-Roi ne supportera jamais ça. On n’a jamais entendu pareille chose. Il faut que Son Excellence elle-même le fasse rentrer sous terre. Faites-le venir et flanquez-lui un blâme. » – Ma foi, je lui adressai un blâme officiel qui n’en finissait plus et en même temps je lui envoyai un télégramme non officiel. »

« Toi ! » s’écria le Bébé avec étonnement. Abanazar, en effet, ressemblait surtout à un chat persan, à la fourrure soyeuse.

« Oui… moi, » dit Abanazar. « Ce n’était pas long, mais d’après ce que tu nous a raconté, Dicky, il y a eu plutôt coïncidence. Je lui télégraphiai :

Aladin maintenant a gagné son épouse,

Votre empereur est apaisé ;

Je pense qu’il vaudrait mieux revenir à la vie :

Nous espérons que vous vous êtes tous amusés !

« C’est drôle comme cette vieille chanson me revint à la mémoire. La dépêche n’était guère compromettante et elle devait l’encourager. La seule chose qui n’allait pas, c’est que l’Empereur n’était pas apaisé : il s’en fallait de beaucoup. Stalky s’arracha à sa retraite du milieu des montagnes et prit paisiblement la route de Simla où il arriva les mains dans les poches pour être offert en sacrifice. »

« Mais, » fis-je observer, « sûrement c’était au commandant en chef… »

« Son Excellence se figurait qu’en attrapant un petit capitaine à peine promu, – tout à fait comme King nous attrapait, – elle tenait d’une main ferme les rênes du gouvernement. Bien entendu, tant qu’elle se figurait ça, Von Lennaert l’encourageait. Je ne suis pas sûr que ce n’était pas Von Lennaert qui lui avait donné cette idée. »

« Dans ce cas, » dis-je, « on a changé l’espèce depuis mon temps. »

« Peut-être. On envoya Stalky recevoir sa réprimande comme un méchant petit garçon. J’ai des raisons de croire que les cheveux de Son Excellence se dressaient sur sa tête. Il en donna à Stalky pendant une heure !… Cependant Stalky se tenait au garde-à-vous au milieu de la chambre et Von Lennaert, par derrière, faisait semblant en pantomime (à ce que prétend notre ami) d’apaiser la chevelure de Son Excellence. Stalky n’osait pas lever les yeux ; il aurait éclaté de rire. »

« Pourquoi donc alors n’a-t-on pas dégradé Stalky en public ? » demanda le Bébé avec un long clignement d’œil malicieux.

« Ah ! pourquoi ? » dit Abanazar. « Pour lui laisser une chance de racheter sa carrière ruinée et pour ne pas briser le cœur de son pauvre père. Stalky n’avait plus de père, mais ça ne faisait rien, Il se conduisit comme un… comme l’orphelinat de Sanawar et Son Excellence daigna l’épargner. C’est alors que Stalky vint me voir à mon bureau et resta dix minutes assis en face de moi, les narines dilatées. Puis il me dit : – « Mimi, si je pensais que ce pendeur de paniers… »

« Ah ! il se rappelait ça ! » interrompit M’Turk.

« … ce pendeur de paniers de deux annas gouvernait l’Inde, je te jure que je me ferais demain naturaliser Moscovite. Je suis une femme incomprise[25]. Cette affaire m’a brisé le cœur. Il me faut six mois de congé de chasse dans l’Inde. Crois-tu que je puisse les avoir, Mimi ? »

Il eut son congé environ trois minutes et demie plus tard et dix-sept jours après il était de retour dans les bras de Rutton Singh… perdu de réputation… avec l’ordre de remettre son commandement, etc., à Cathcart Mac Monnie. »

« Notez-moi ça ! » interrompit Dick IV. « Un colonel de l’administration civile à la tête de 30 Sikhs au sommet d’une montagne. Notez-moi ça, mes enfants ! »

« Naturellement Cathcart, qui n’est pas un sot, bien qu’il soit dans l’administration civile, laissa Stalky chasser pendant les six mois qui suivirent, à moins de quinze milles du fort Everett. De plus, j’ai toujours entendu dire que le colonel, Stalky et Rutton Singh, sans oublier le prisonnier, s’entendaient comme larrons en foire. Puis je crois que Stalky alla paisiblement rejoindre son régiment. Je ne l’ai pas vu depuis. »

« Moi je l’ai vu, » dit M’Turk tout fier.

Nous nous tournâmes tous d’un seul mouvement. « C’était au début de cette période de chaleurs. J’étais campé près de Jullunder et je tombai sur Stalky dans un village sikh. Il était assis sur l’unique chaise de cérémonie et la moitié de la population lui rendait hommage. Il avait une douzaine de bébés sikhs sur les genoux, une vieille femme édentée lui tapait sur l’épaule et il portait une guirlande de fleurs autour du cou. Il me dit qu’il était en tournée de recrutement. Nous dînâmes ensemble ce soir-là, mais il ne me souffla pas mot de l’affaire du fort. Il me prévint cependant que si j’avais besoin de provisions, je ferais aussi bien de dire que j’étais le bhai de Koran Sahib. C’est ce que je fis et les Sikhs refusèrent d’accepter mon argent. » « Ah ! ça doit avoir été un des villages de Rutton Singh, » dit Dick IV, et pendant quelque temps nous fumâmes en silence.

« Dites donc, » demanda M’Turk, remontant dans ses souvenirs jusqu’aux années de collège, « Stalky vous a-t-il jamais raconté comment il se fit que Crotte-de-Lapin lapida King, la nuit que vous savez ? »

« Non, » répondit Dick IV.

M’Turk raconta.

« C’est ça, » dit Dick IV, avec un signe de tête. « En réalité il a refait le même tour. Il n’y a personne qui vaille Stalky. »

« C’est ici justement que tu te trompes, » fis-je observer. « L’Inde est pleine de Stalkys, – de gaillards sortis de Cheltenham, de Haileybury, de Malborough[26], que nous ne connaissons pas du tout. L’étonnement commencera quand il y aura vraiment une grande querelle. »

« Qui sera étonné ? » demanda Dick IV.

« Les autres. Les messieurs qui vont à la guerre en wagon de première classe. Figurez-vous seulement Stalky lâché dans le sud de l’Europe avec un nombre suffisant de Sikhs et une bonne perspective de butin. Pensez-y tranquillement. »

« Il y a quelque chose de vrai dans ce que tu dis, » répondit le Bébé, « mais tu es trop optimiste, Beetle. »

« Ma foi, j’ai le droit de l’être. N’est-ce pas à moi qu’on doit toute l’affaire ? Ne riez pas. Qui donc a écrit : Aladin maintenant a trouvé son épouse… hein ? »

« En quoi cela s’y rapporte-t-il ? » demanda Tertius.

« En tout, » répondis-je.

« Prouve-le, » dit le Bébé.

Et c’est ce que j’ai fait.

FIN

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Juillet 2025

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[1] Les grandes écoles publiques anglaises sont habituellement divisées en plusieurs pensions, ou maisons, dirigées chacune par un professeur. Un directeur général, ou Principal, est placé à la tête du collège où il a la haute main sur les études et la discipline. (Note des Traducteurs.)

[2] Voir la note n° 5.

[3] Les collégiens anglais sont libres de sortir seuls, mais ils ne doivent pas franchir les limites fixées par le Principal (N.D.T.).

[4] Dans les collèges anglais, les petits sont tenus d’être en quelque sorte les serviteurs des grands. Ils font leurs commissions, cirent leurs souliers, etc. On les appelle « fags », du verbe « to fag » qui veut dire peiner (N D.T.).

[5] « The Jaunts and Jollities of that renown’d sporting citizen Mr John Jorrocks », par R.S. Surtees. Ce livre, jadis célèbre en Angleterre, est très aimé par Stalky & Cie qui le connaissent par cœur et ne cessent de le citer (N.D.T.).

[6] En français dans le texte (N.D.T.).

[7] Proverbes, XX, I. (N.D.T.)

[8] Le collège de Balliol est un des plus anciens de l’Université d’Oxford. – N.D.T.

[9] Éric et Saint-Winifred sont deux livres écrits pour jeunesse par le Révérend Farrar. Ils jouissent d’une grande réputation en Angleterre. – N.D.T.

[10] Voir la note précédente. N.D.T.

[11] Calembour intraduisible. King signifie roi en anglais et chez nos voisins le proverbe permet à un chat de regarder un roi comme chez nous à un chien de regarder un évêque. (N.D.T.)

[12] Boys’ Own Paper, – journal destiné à la jeunesse, très lu en Angleterre. (N.D.T.)

[13] En Angleterre, on se sert beaucoup d’une encre bleue qui noircit en séchant. (N.D.T.)

[14] Les « Crammers ». Les crammers se chargent de faire entrer dans les écoles militaires les candidats qu’on leur donne à gaver. (N.D.T.)

[15] D.S.O. Distinguished Service Order. Décoration militaire (N.D.T.)

[16] V.C. – la Victoria Cross – Décoration militaire très estimée. (N.D.T.)

[17] L’école de Woolwich (N.D.T.).

[18] Voir la note 5 (N.D.T.)

[19] Jeu de mots intraduisible. Kiss veut dire baiser. Voir Shakespeare, Jules-César, III, 2. (N.D.T.)

[20] « Voir « A conference of the Powers ». Many Inventions (N.D.T.)

[21] Deputy-Assistant-Quartermaster-General. N.D.T.

[22] To stalk veut dire chasser à l’affût. (N.D.T.)

[23] Attention, vous allez tomber !

[24] En français dans le texte. (N.D.T.)

[25] En français dans le texte. (N.D.T.)

[26] Grandes écoles publiques anglaises. (N.D. T)