Julien Offray de Lamettrie
L’ART DE JOUIR
1745
Et quibus ipsa modis tractetur blanda voluptas.
LUCRETIUS
Plaisir, maître souverain des hommes & des dieux, devant qui tout disparoît, jusqu’à la raison même, tu sais combien mon cœur t’adore, & tous les sacrifices qu’il t’a faits. J’ignore si je mériterai d’avoir part aux éloges que je te donne ; mais je me croirois indigne de toi, si je n’étois attentif à m’assurer de ta présence, & à me rendre compte à moi-même de tous tes bienfaits. La reconnoissance serait un trop foible tribut, j’y ajoute encore l’examen de mes sentimens les plus doux.
Dieu des belles ames, charmant plaisir, ne permets pas que ton pinceau se prostitue à d’infâmes voluptés, ou plutôt à d’indignes débauches qui font gémir la nature révoltée. Qu’il ne peigne que les feux du fils de Cypris, mais qu’il les peigne avec transport. Que ce dieu vif, impétueux, ne se serve de la raison des hommes, que pour la leur faire oublier : qu’ils ne raisonnent que pour exagérer leurs plaisirs & s’en pénétrer : que la froide philosophie se taise pour m’écouter. Je sens les respectables approches de la volupté.
Disparoissez, courtisanes impudiques ! Il sortit moins de maux de la boëte de Pandore, que du sein de vos plaisirs. Eh ! que dis-je ! des plaisirs ! En fût-il jamais sans les sentimens du cœur ? Plus vous prodiguez vos faveurs, plus vous offensez l’amour qui les désavoue. Livrez vos corps aus satyres ; ceux qui s’en contentent, en sont dignes : mais vous ne l’êtes pas d’un cœur né sensible. Vous vous prostituez en vain, en vain vous chercher à m’éblouir par des charmes vulgivagues : ce n’est point la jouissance des corps, c’est celle des ames qu’il me faut. Tu l’as connue, Ninon, cette jouissance exquise, durant le cours de la plus belle vie ; tu vivras éternellemenr dans les fastes de l’amour.
Vous, qui baissez les yeux aux paroles chatouilleuses, précieuses & prudes, loin d’ici ! La volupté est dispensée de vous respecter, d’autant plus que vous n’êtes pas vous-mêmes, à ce qu’on dit, si austere dans le deshabillé. Loin d’ici sur-tout race dévôte, qui n’avez pas une vertu pour couvrir vos vices !
Belles, qui voulez consulter la raison pour aimer, je ne crains pas que vous prêtiez l’oreille à mes discours ; elle n’en sera point alarmée. La raison emprunte ici, non le langage, mais le sentiment des dieux. Si mon pinceau ne répond pas à la finesse & à la délicatesse de votre façon de sentir, favorisez-moi d’un seul regard ; & l’amour qui s’est plu à vous former, qui s’admire sans cesse dans le plus beau de ses ouvrages, fera couler de ma plume la tendresse & la volupté, qu’il sembloit avoir réservées pour vos cœurs.
Je ne suivrai point les traces de ces beaux esprits, précieusement néologues & puérilement entortillés : ce vil troupeau d’imitateurs d’un froid modele glaceroit mon imagination chaude & voluptueuse : un art trop recherché ne me conduiroit qu’à des jeux d’enfans que la raison proscrit, ou à un ordre insipide que le génie méconnoît & que la volupté dédaigne. Le bel esprit du siecle ne m’a point corrompu ; le peu que la nature m’en réservoit, je l’ai pris en sentimens. Que tout ressente ici le désordre des passions, pourvu que le feu qui m’emporte soit digne, s’il se peut, du dieu qui m’inspire !
Auguste divinité, qui protégeas les chants immortels de Lucrece, soutiens ma foible voix. Esprits mobiles & déliés, qui circulez librement dans mes veines, portez dans mes écrits cette ravissante volupté que vous faites sans cesse voler dans mon cœur.
Ô vous, tendres, naïfs ou sublimes interpretes de la volupté, vous qui avez forcé les graces & les amours à une éternelle reconnoissance, ah ! faites que je la partage. S’il ne m’est pas donné de vous suivre, laissez-moi du moins un trait de flamme qui me guide, comme ces cometes qui laissent après elles un fillon de lumiere qui montre leur toute.
Oui, vous seuls pouvez m’inspirer, enfans gâtés de la nature & de l’amour, vous que ce dieu a pris soin de former lui-même, pour servir à des projets dignes de lui, je veux dire, au bonheur du genre humain ; échauffez-moi de votre genie, ouvrez-moi le sanctuaire de la nature, éclairé par l’amour : nouveau, mais plus heureux Prométhée, que j’y puise ce feu sacré de la volupté, qui dans mon cœur, comme dans son temple, ne s’éteigne jamais ; & qu’Épicure enfin paroisse ici, tel qu’il est dans tous les cœurs. Ô nature, ô amour, puissé-je faire passer dans l’éloge de vos charmes tous les transports avec lesquels je sens vos bienfaits !
Venez, Phylis, descendons dans ce vallon tranquille ; tout dort dans la nature, nous seuls sommes éveillés : venez sous ces arbres, où l’on n’entend que le doux bruit de leurs feuilles ; c’est le zéphir amoureux qui les agite ; voyez comme elles semblent planer l’une sur l’autre, & vous font signe de les imiter.
Parlez, Phylis, ne sentez-vous pas quelque mouvement délicat, quelque douce langueur qui vous est inconnue ? Oui, je vois l’heureuse impression que vous fait ce mystérieux asyle : le brillant de vos yeux s’adoucit, votre sang coule avec plus de vîtesse, il éleve votre beau sein, il anime votre cœur innocent.
En quel état suis-je ! Quels nouveaux sentimens, dites-vous !… venez, Phylis, je vous les expliquerai.
Votre vertu s’éveille, elle craint la surprise même qu’elle a : la pudeur semble augmenter vos inquiétudes avec vos attraits : votre gloire rejette l’amour, mais votre cœur ne le rejette pas.
Vous vous révoltez en vain, chacun doit suivre son sort : pour être heureux il n’a manqué au vôtre que l’amour ; vous ne vous priverez pas d’un bonheur qui redouble en se partageant : vous n’éviterez pas les pieges que vous tendez à l’univers : qui balance a pris son parti.
Ô si vous pouviez seulement sentir l’ombre des plaisirs que goûtent deux cœurs qui se sont donnés l’un à l’autre, vous redemanderiez à Jupiter tous ces ennuyeux momens, tous ces vuides de la vie que vous avez passés sans aimer !
Quand une belle s’est rendue, qu’elle ne vit plus que pour celui qui vit pour elle ; que ses refus ne sont plus qu’un jeu nécessaire ; que la tendresse qui les accompagne autorise d’amoureux larcins, & n’exige plus qu’une douce violence ; que deux beaux yeux, dont le trouble augmente les charmes, demandent en secret ce que la bouche refuse ; que l’amour éprouvé de l’amant est couronné de myrtes par la vertu même ; que la raison n’a plus d’autre langage que celui du cœur ; que… les expressions me manquent, Phylis, tout ce que je dis n’est pas même un foible songe de ces plaisirs. Aimable foiblesse ! douce extase ! c’est en vain que l’esprit veut vous exprimer, le cœur même ne peut vous comprendre.
Vous soupirez, vous sentez les douces approches du plaisir ! Amour, que tu es adorable ! si ta seule peinture peut donner des desirs, que ferois-tu toi-même ?
Jouissez, Phylis, jouissez de vos charmes : n’être belle que pour soi, c’est l’être pour le tourment des hommes.
Ne craignez ni l’amour, ni l’amant ; une fois maîtresse de mon cœur, vous le serez toujours. La vertu conserve aisément les conquêtes de sa beauté.
J’aime, comme on aimoit avant qu’on eût appris à soupirer, avant qu’on eût fait un art de jurer la fidélité. Amour est pauvre : je n’ai qu’un cœur à vous offrir, mais il est tendre comme le vôtre. Unissons-les, & nous connoîtrons à la fois le plaisir, & cette tendresse plus séduisante qui conduit à la plus pure volupté des cœurs.
Quels sont ces deux enfans de différent sexe qu’on laisse vivre seuls paisiblement ensemble ? Qu’ils seront heureux un jour ! Non, jamais l’amour n’aura eu de si tendres, ni de si fideles serviteurs. Sans éducation & par conséquent sans préjugés, livrés sans remords à une mutuelle sympathie, abandonnés à un instinct plus sage que la raison, ils ne suivront que ce tendre penchant de la nature, qui ne peut être criminel, puisqu’on ne peut y résister.
Voyez ce jeune garçon ; déjà il n’est plus homme, sans s’en appercevoir. Quel nouveau feu vient de s’allumer dans ses veines ! quel chaos se débrouille ! il n’a plus les mêmes goûts, ses inclinations changent avec sa voix. Pourquoi ce qui l’amusoit, l’ennuye-t-il ? Tout occupé, tout étonné de son nouvel être, il sent, il desire, sans trop savoir ce qu’il sent, ni ce qu’il desire : il entrevoit seulement, par l’envie qu’il a d’être heureux, la puissance de le devenir. Ses desirs confus forment une espece de voile, qui dérobe à sa vue le bonheur qui l’attend. Consolez-vous, jeune berger, le flambeau de l’amour dissipera bientôt les nuages qui retardent vos beaux jours : les plaisirs après lesquels vous soupirez, ne vous seront pas toujours inconnus ; la nature vous en offrira par-tout l’image ; deux animaux s’accoupleront en votre présence ; vous verrez des oiseaux se caresser sur une branche d’arbre, qui semble obéir à leurs amours.
Tout vous est de l’amour une leçon vivante.
Que de réflexions vont naître de ce nouveau spectacle ! jusqu’où la curiosité ne portera-t-elle pas ses regards ! L’amour l’aiguillonne ; il veut instruire l’un par l’autre ; il a fait la gorge de la bergere, différente de celle du berger : elle ne peut respirer sans qu’elle s’éleve, c’est son langage : il semble qu’elle veuille forcer les barrieres de la pudeur, comme indignée d’une contrainte qui la fâche. Pensées naïves, desirs innocens, tendres inquiétudes, tout se dit sans fard ; le cœur s’ouvre, on ne se dissimule aucuns sentimens ; ils sont trop nouveaux, trop vifs, pour être contenus.
Mais n’y auroit-il point encore d’autre différence ? Oh oui ! & même beaucoup plus considérable : voyez cette rose que le trop heureux hymen reçoit quelquefois des mains de l’amour : rose vermeille, dont le bouton est peine éclos qu’elle veut être cueillie : rose charmante, dont chaque feuille semble couverte & entourée d’un fin duvet, pour mieux cacher les amours qui y sont nichés, & les soutenir plus mollement dans leurs ébats.
Surpris de la beauté de cette fleur, avec quelle avidité le berger la considere ! Avec quel plaisir il la touche, la parcourt, l’examine ! Le trouble de son cœur est marqué dans ses yeux.
La bergere est aussi curieuse d’elle-même pour la premiere fois ; elle avoit déjà vu son joli minois dans un clair ruisseau : le même miroir va lui servir pour contempler des charmes secrets qu’elle ignoroit.
Mais elle découvre à son tour combien Daphnis lui ressemble. Qu’elle lui rend bien sa surprise ! Frappée d’une si prodigieuse différence, toute émue elle y porte la main en tremblant ; elle le caresse, elle en ignore l’usage, elle ne comprend pas pourquoi son cœur bat si vîte, elle ne se connoît presque plus : mais enfin, lorsque revenue à elle-même, un trait de lumiere a passé dans son cœur, elle le regarde comme un monstre, la chose lui paroît absolument impossible, elle ne conçoit pas encore, la pauvre Agnès, tout ce que peut l’amour.
L’idée du crime n’a point été arrachée à toutes ces recherches amoureuses ; elles sont faites par de jeunes cœurs qui ont besoin d’aimer, avec une pureté d’ame que jamais n’empoisonna le repentir. Heureux enfans ! qui ne voudroit l’être comme vous ? Bientôt vos jeux ne seront plus les mêmes, mais ils n’en seront pas moins innocens : le plaisir n’habita jamais des cœurs impurs & corrompus. Quel sort plus digne d’envie ! vous ignorez ce que vous êtes l’un à l’autre ; cette douce habitude de se voir sans cesse, la voix du sang ne déconcerte point l’amour ; il n’en vole que plus vîte auprès de vous, pour serrer vos liens & vous rendre plus fortunés. Ah ! puissiez-vous vivre toujours ensemble & toujours ignorés dans cette paisible solitude, sans connoître ceux qui vous ont donné le jour ! Le commerce des hommes seroit fatal à votre bonheur ; un art imposteur corromproit la simple nature, sous les loix de laquelle vous viviez heureux : en perdant votre innocence, vous perdriez tous vos plaisirs.
Que vois-je ! c’est Isménias, qui est sur le point d’enlever l’objet de ses desirs. Son bonheur est peint dans ses yeux, il éclate sur sa figure ; & du fond de son cœur, par une sorte de circulation nouvelle, il paroît répandu sur tout son être. Il parle d’Ismene, écoutons. Qu’il a l’air content & ravi !
Enfin, dit-il, je vais donc posséder celle que mon cœur adore ! Je vais donc jouir du fruit de la plus belle victoire. Dieux ! que cette conquête m’a coûté ! Mais qui soumet un cœur tel que celui d’Ismene, a conquis l’univers.
Il fait l’éloge de ses charmes. Toutes les femmes n’ont que des visages, Ismene seule a de la physionomie. On sent, on pense toujours avec ces traits-là : mais par quel heureux mélange de couleurs est-on embarrassé de dire s’il y a plus de sentiment que d’esprit dans ses yeux !
Ismene ignore le parti qu’a pris son amant : elle lui avoit défendu de tenter une entreprise aussi délicate. Mais il faut épargner à ce qu’on aime jusqu’à la moindre inquiétude : il n’y a point à balancer ; en obéit l’amour, en désobéissant à l’amante. Le devoir est tout en amour comme en guerre, & le péril n’est rien. Plus la démarche est téméraire, plus Ismene sera sensible… Ah ! que l’amour donne de courage ! Ah ! que cette preuve de tendresse lui sera chere, & qu’elle en saura un jour bon gré à son amant !
Isménias, prêt d’arriver chez Ismene, la croit déjà partie sur un faux rapport : il ne comprend pas comment il a pu la manquer sur la route ; il s’agite, il délibere, quel parti prendre ? Hélas ! Est-il en état d’en prendre un ? Il retourne sur ses pas : on le prendroit pour un insensé : égaré, se connoissant à peine, il court nuit & jour, il ne rencontre point Ismene, il tremble qu’elle n’arrive la premiere au rendez-vous. Ô dieu ! Ô amour ! quelles eussent été ses inquiétudes de n’y point trouver son amant.
Mieux instruit ensuite au moment qu’il s’en flatte le moins, quelle heureuse révolution ! quelle brillante sérénité releve un front abattu ! Comme il remercie l’amour d’avoir pris pitié de son tourment !
Il baise cent fois le billet d’Ismene, il l’arrose de ses larmes, il revole sur ses premiers pas. Rien ne fatigue, rien ne coûte quand on aime : la distance des lieux est bientôt franchie par les ailles de l’amour.
Par la joie de l’amant, jugez de celle de l’amante, lorsqu’elle entendra cette histoire de la bouche même d’Isménias ; & devinez, si vous pouvez, lequel des deux va goûter le plus pur contentement ! Si les plaisirs augmentent par les peines, que j’envie votre sort, Isménias !
Ils se revoient enfin, ils veulent en vain parler ; mais à la vivacité de leur silence & de leurs caresses, qu’on voit bien que la parole est un foible organe du sentiment ! Ont-ils enfin repris l’usage de la voix ! Grands dieux ! quels entretiens ! Se racontent-ils tout ce qui se passe dans l’univers ? Non, ils ont bien plus de choses à se dire : ils s’aiment, ils se retrouvent aprês une longue & trop cruelle absence. Qui pourroit redire ici leurs discours, & plutôt encore leur joie que leurs plaisirs ? Il faudroit sentir comme eux, il faudroit s’être trouvé dans la même situation délicieuse.
Ismene, je l’ai prévu, n’oubliera jamais ce qu’a fait Isménias ; elle ne quitte point une fortune brillante, ce seroit un petit sacrifice à ses yeux ; c’est elle-même qu’elle sacrifie. Pour qui ? pour un amant dont l’amour fait toute la richesse.
Le plaisir appelle Ismene, il lui tend les bras, il lui montre une chaîne de fleurs. Refusera-t-elle un dieu jeune, aimable, qui ne veut que sa félicité ? C’en est fait ; « le conseil en est pris quand l’amour l’a donné ». Mais de combien de sentimens divers elle est agitée, & quelles singulieres conditions elle impose à son amant !
« Vous voyez, dit-elle, Isménias, tout ce que je fais pour vous. Je ne pourrai reparoître dans l’univers, les préjugés y tiennent un rang trop considérable ; & si je vous perds (tombe sur moi plutôt la foudre !) je n’ai d’autre ressource que la mort. Je ne vous parle point de l’ingratitude, de l’infidélité, de l’inconstance, du mépris… car qu’en sais-je ! Et combien me repentirai-je peut-être de cette démarche, quand il n’en sera plus temps ! Mais que dis-je ! non, Isménias, vous ne ressemblerez point aux autres hommes ; non, vous ne séduirez pas la vertu pour l’abandonner aux plus vifs regrets. Je vous fais injure, je suis sûre de vous, je vous ai choisi ; & si cela n’étoit pas, à quoi me serviroit de prévoir un malheur que je n’aurois pas la force de prévenir ? Mais cependant, quelque empire que l’amour ait sur mon cœur, j’aurai celle d’en rester aux termes où nous en sommes : jamais, comptez-y, vous ne serez mon amant tout-à-fait. » Ismene l’eût juré par le Stix.
Isménias gémit, il est désolé, il ne conçoit pas la trop rigoureuse loi d’un cœur sensible. « Tendre & cruelle Ismene, quoi ! vous m’aimez, & vous ne ferez pas tout pour moi ! Il m’en coûtera peut-être plus qu’à vous, interrompit-elle, mais la tendresse est la volupté des cœurs. Ce que je vous refuse en plaisirs, vous l’aurez en sentimens. Il n’y a pas dans toute mon ame un seul mouvement qui ne m’approche de vous, un seul soupir qui ne tende vers les lieux où le destin vous appelle. Ne sentez-vous donc point, Isménias, le prix de tant d’amour, le prix d’un cœur qui fait aimer dans ces momens où les autres femmes ne savent que jouir. » ?
L’amour est éloquent : Isménias auroit pu employer toute sa rhétorique ; il auroit pu vanter son expérience, son adresse, persuader, peut-être convaincre… Mais il n’étoit pas temps, la retenue étoit nécessaire ; en pareil cas, il s’agit moins de séduire que d’obéir & de dissiper les craintes. Quand l’heure du berger n’a pas sonné, il seroit heureux que certaines poursuites ne fussent qu’inutiles ; un à-compte, demandé mal-à-propos, a souvent fait perdre toute la dette de l’amant.
Notre amoureux étoit trop initié dans les mysteres de Paphos pour ne pas contenir l’impétuosité de ses desirs. Il fut même si sage jusqu’au départ, que la belle, à ce qu’on dit, craignit d’avoir trop exigé.
Mais déjà les mesures sont prises, & bien prises ; la circonspection d’Ismene ne souffre aucune légéreté ; tout sera trompé, jusqu’aux préjugés.
Pourquoi de si cruels retours ? un cœur sans artifice devroit-il connoître les remords ? Quoi ! ces bourreaux déchirent sans pitié le cœur d’Ismene ? Elle craint les suites d’une démarche aussi hardie ; elle tremble d’être reconnue ; elle se reproche tout, jusqu’aux hommages rendus à une vertu qu’elle ne croit pas avoir. Que cette simplicité est belle & honnête ! Elle s’accuse d’avoir joué la sagesse, d’avoir trompé les hommes & les dieux.
« Jusqu’ici, dit-elle, on n’a respecté en moi qu’une trompeuse idole, qu’un masque imposteur ; le rôle que je vais faire ne sera pas plus vrai. Indigne des honneurs que je recevrai… Ah dieux ! une ame bien née peut-elle se manquer ainsi à elle-même ? ô Vénus ! pourquoi faut-il que je sois destinée à être ta proie, comme celle des remords. » ?
Amour, tant que tu souffriras un reste de raison dans ton empire, tes sujets seront malheureux. Ismene n’est éperdue, que parce qu’elle ne l’est pas assez : son foible cœur ne conçoit pas qu’il s’est donné malgré lui, après n’avoir que trop combattu.
« Non, charmante Ismene, l’honneur & l’amour ne sont point incompatibles ; ils subsistent ensemble, ils s’éclairent, il s’illustrent, quand une fidélité, une constance à toute épreuve, un attachement inviolable, sentimens de la plus belle ame, ne l’abandonnent jamais. Loin que l’amour conduit, s’il se peut, par la prudence, soit une source de mépris, ah ! belle Ismene ! qu’une femme qui sait aimer est un être rare & respectable ! On devroit lui dresser des autels ».
Isménias ayant ainsi rassuré sa maîtresse inquiete, nos tendres amans partent enfin ; ils voudroient déjà être au bout du monde. Plus d’allarmes, la joie succede aux craintes, & le doux plaisir à la joie. Déjà Ismene est enflammée par mille discours tendres & par mille baisers de feu. On permet à Isménias ces anciennes privautés, ces équivalens d’amour qui n’en sont point, & dont aussi le fripon se contentoit à peine. Les chemins disparoissent ; les postes se font comme par des chevaux aîlés ; quelquefois on ne va que trop vite, on n’arrive que trop promptement ; si la prudente volupté transporte moins nos cœurs, elle les amuse davantage. « Ton plaisir, dit Isménias, n’est que l’ombre de ceux que peuvent goûter deux cœurs parfaitement unis ».
Les amans en reviennent toujours là : ont-ils tort ? C’est le but de l’amour ; il ne bat que d’une aîle lorsqu’il est seul ; en compagnie il n’en a point ; tête-à-tête il en a mille.
Ismene n’eut pas de peine à détourner la conversation sur le plaisir des hommes & des femmes. Ce sont les hommes, à son avis, qui ont le plus de plaisir : Isménias croit que ce sont les femmes. Les autres sont toujours plus heureux que nous. La dispute duroit encore, lorsqu’après avoir couru dans la nuit plus avant qu’Isménias n’eût voulu, il goûta enfin, pour la première fois, cette volupté libre, commode, & en quelque sorte universelle, après laquelle il soupiroit depuis long-temps. Il s’en faut de peu que nos amans ne soient vraiment unis : ils meurent tour-à-tour & plus d’une fois, dans les bras l’un de l’autre : mais plus on sent le plaisir, plus on desire vivement celui qu’on n’a pas.
Ismene éperdue se connoît à peine : jusqu’ici elle n’avoit voulu que s’amuser, dirai-je, à l’ombre de la volupté ? Jeux d’enfans aujourd’hui ! Tous les feux de l’amour n’ont rien de trop pour elle ; que dis-je ! ils sont trop foibles, séparés ; pour les augmenter, elle veut les unir, quoiqu’il en puisse arriver. « Jamais, dit-elle en modérant ses transports, je ne serai femme de la façon d’un autre amant : mais qu’il faut aimer pour consentir à l’être de cette fabrique-là » ! Isménias ravi, tout en la rassurant, la ménageoit si singulierement, s’avançoit peu-à-peu si doucement dans la carriere, & prépara enfin si bien sa victoire, qu’Ismene fit un cri… Amour, tu te joues des projets de nos foibles cœurs ! Mais sous quel autre empire seroient-ils plus heureux ?
Qu’entends-je ! quels gémissemens ! l’affliction est peinte sur le visage du plus tendre amant ! Les pleurs coulent de ses yeux, il touche à la plus cruelle absence. C’est un jeune guerrier, que l’honneur & le devoir obligent de devancer son prince en campagne. Il part demain, plus de delai, il n’a plus qu’une nuit à passer avec ce qu’il aime ; l’amour en soupire.
Mais quels vont être ces adieux ! & comment les peindrai-je ? Si la joie est commune, la tristesse l’est aussi ; les larmes de la douleur sont confondues avec celles du plaisir, qui en est plus tendre. Que d’incertains soupirs ! quels regrets ! quels sanglots ! Mais en même temps quelle volupté d’ame & quels transports ! Quel redoublement de vivacité dans les caresses de ces tristes amans ! Les délices qu’ils goûtent en ce moment même, qu’ils ne goûteront plus le moment suivant ; le trouble où la plus périlleuse absence va les jetter, tous cela s’exprime par le plaisir & s’abyme dans lui-même : mais puisqu’il sert à rendre deux passions diverses, il va donc être doublé pour cette nuit. Doublé ! ah ! que dis-je ! il sera multiplié à l’infini ; ces heureux amans vont s’enivrer d’amour, comme s’ils en vouloient prendre pour le reste de leur vie. Leurs premiers transports ne sont que feu ; les suivans les surpassent ; il s’oublient ; leurs corps lubriquement étendus l’un sur l’autre, & dans mille postures recherchées, s’embrassent, s’entrelacent, s’unissent : leurs ames plus étroitement unies s’embrâient alternativement & tout ensemble ; la volupté va les chercher jusqu’aux extrémités d’eux-mêmes ; & non contentes des voies ordinaires, elle s’ouvre des passages au travers de tous les pores, comme pour se communiquer avec plus d’abondance : semblable à ces sources qui, trop resserrées par l’étroit tuyau dans lequel elles serpentent, ne se contentent pas d’une issue aussi large qu’elles-mêmes, crevent & se font jour en mille endroits ; telle est l’impétuosité du plaisir.
Quels sont alors les propos de ces amans ! s’ils parlent de leurs plaisirs présens, s’ils parlent de leurs regrets futurs, c’est encore le plaisir qui exprime ces divers sentimens, c’est l’interprete du cœur. Ce je ne vous verrai plus se dit avec tendresse ; il se dit encore avec passion, il excite un nouveau transport ; on se rembrasse, on se resserre, on se replonge dans la plus douce ivresse, on s’inonde, on se noie dans une mer de voluptés. L’amante toute en feu fixe au plaisir son amant, avec quelle ardeur & quel courage ! Rien en eux n’est exempt de ce doux exercice : tout s’y rapproche, tout y contribue : la bouche donne cent baisers les plus lascifs, l’œil dévore, la main parcourt, rien n’est distrait de son bonheur ; tout s’y livre avidement ; le corps entier de l’un & de l’autre est dans le plus grand travail ; une douce mélancolie ajoute au plaisir je ne sais quoi de singuliérement piquant, qui l’augmente & met ces heureux amans dans la situation la plus rare & la plus intéressante. Amour, c’est de ces amans que tu devois dire,
Vîte, vîte, qu’on les dessine
Pour mon cabinet de Paphos.
Ils t’en auroient donné le temps, je les vois mollement s’appésantir & se livrer au repos qu’une douce fatigue leur procure ; ils s’endorment ; mais la nature, en prenant ses droits sur le corps, les exerce en même temps sur l’imagination ; elle veille presque toujours ; les songes sont, pour ainsi dire, à sa solde ; c’est par eux qu’elle fait sentir le plaisir aux amans, dans le sein même du sommeil. Ces fideles rapporteurs des idées de la veille, ces parfaits comédiens qui nous jouent sans cesse nos passions dans nous-mêmes, oublieroient-ils leur rôle, quand le théatre est dressé, que la toile est levée, & que de belles décorations les invitent à représenter ? Les criminels dans les fers font des rêves cruels, le mondain n’est occupé que de bals & de spectacles ; le trompeur est artificieux, comme le lâche est poltron en dormant : l’innocence n’a jamais rêvé rien de terrible. Voyez le tendre enfant dans son berceau, son visage est uni comme une glace, ses traits sont rians, sa petite paupiere est tranquille, sa bouche semble attendre le baiser que sa nourrice est toujours prête à lui donner. Pourquoi le voluptueux ne jouiroit-il pas des mêmes bienfaits ? Il ne s’est pas donné au sommeil ; c’est le sommeil qui l’a saisi dans les bras de la volupté. Morphée, après l’avoir enivré de ses pavots, lui fera sentir la situation charmante qu’il n’a quittée qu’à regret. Belles, qui voyez vos amans s’endormir sur votre beau sein, si vous êtes curieuses d’essayer le transport d’un amant assoupi, restez éveillées, s’il vous est possible ; le même cœur, soyez-en sûres, la même ame vous communiquera les mêmes feux, feux d’autant plus ardens, qu’il ne sera pas distrait de vous par vous-même. Il soupirera dans le fort de sa tendresse, il parlera même & vous pourrez lui répondre ; mais que ce soit très-doucement : gardez-vous sur-tout de le seconder, vous l’éveilleriez par les moindres efforts ; laissez-le venir à bout des siens ; représentez-vous tous les plaisirs que goûte son ame, l’imagination peint mieux à l’œil fermé qu’à l’œil ouvert ; figurez-vous comme vous y étes divinement gravée ! jouissez de toute sa volupté dans un calme profond & dans un parfait abandon de vous-même ; oubliez-vous pour ne vous occuper que du bonheur de votre amant. Mais qu’il jouisse à la fin d’un doux repos ; livrez-vous-y vous-même, en vous dérobant adroitement de peur de l’éveiller ; ne vous embarrassez pas du soin de revoir la lumiere, votre amant vous avertira du lever de l’aurore ; mais auparavant il se plaît à vous contempler dans les bras du sommeil ; son œil avide se repaît des charmes que son cœur adore ; ils recevront tous ensemble & chacun en particulier, l’hommage qui leur est dû. Que de beautés toujours nouvelles ! Il semble qu’il les voie pour la premiere fois. Ses regards curieux ne seroient jamais satisfaits ; mais il faut bien que le plaisir de voir fasse enfin place au plaisir de sentir. Avec quelle adresse ses doigts voltigent sur la superficie d’une peau veloutée ! L’agneau ne bondit pas si légérement sur l’herbe tendre de la prairie, l’hirondelle ne frise pas mieux la surface de l’eau : ensuite il étend toute la main sur cette surface douce & polie, il la fait glisser… on diroit une glace qu’il veut éprouver. Son desir s’augmente par tous ces épreuves, son feu s’irrite par de nouveaux larcins ; il va bientôt vous éveiller, mais peu-à-peu. Croyez-vous qu’il va prodiguer tous ces noms que sa tendresse aime à vous donner ? Non, il est trop voluptueux ; sa bouche lui sera d’un autre usage ; il donnera cent baisers tendres à l’objet de sa passion ; il ne les donnera pas brûlans, pour ne pas l’éveiller encore ; il s’approche, il hésite, il se fait violence ; il se tient légérement suspendu au-dessus d’une infinité de graces qui agissent sur lui avec toute la force de leur aimant ; il voudroit jouir d’une amante endormie… déjà il s’y dispose avec toutes les précautions & l’industrie imaginables, mais en vain ; le cœur de Phylis est averti des approches de son bonheur, un doux sentiment l’annonce de veine en veine ; ses pores, sensibles à la plus légere titillation, s’ouvriroient à l’haleine de Zéphire. Il étoit temps, bergere, les transports de votre amant touchoient à leur comble : il n’étoit plus maître de lui. Ouvrez donc les yeux, & acceptez avec plaisir les signes du réveil. « C’est moi, dit-il, c’est ton cher Hylas, qui t’aime plus qu’il n’ait fait de sa vie ». Il se laisse ensuite tomber mollement dans vos bras, qu’un reste de sommeil vous fait étendre & ouvrir à la voix de l’amour ; il les entrelacera dans les siens ; il s’y confondra de nouveau. C’est ainsi qu’à peine rendue à vous-même, vous sentirez la volupté du demi-réveil. L’homme a été fait pour être heureux dans tous les états de la vie.
C’est assez, profès voluptueux, l’amour ne perd rien à tous les sermens qu’il fait faire ; jurez à votre maîtresse que vous lui serez fidele, & levez-vous. C’est ici qu’il faut s’arracher au plaisir que les regrets accompagnent. N’attendez pas les pleurs ni les plaintes d’une belle qui touche au moment de vous perdre, arrachez-vous encore une fois, & n’excitez point des desirs superflus. Les plaisirs forcés sont-ils des plaisirs ? Songez que vous reverrez un jour votre amante, ou que l’amour, dont l’empire ne finit qu’avec l’univers, sensible à de nouvaux besoins, vous enflammera pour d’autres bergeres, peut-être encore plus aimables.
Amans, qui êtes sur le point de quitter vos belles, que vos adieux soient tendres, passionés, plein de ces nouveaux charmes que la tristesse y ajoute. Je veux que vous surpassiez un peu la nature, mais ne l’excédez jamais : c’est à la tendresse à seconder le tempérament & à faire les derniers efforts. Qu’il seroit heureux de trouver une ressource imprévue, au moment même qu’on s’embrasse pour la derniere fois, au moment que les pleurs mutuels de deux amans prenant divers cours, semblent être les garans de leur douleur & de leur fidélité, en même temps que la marque & le terme de leurs plaisirs !
Ô vous ! qui voulez faire croître les myrtes de Vénus avec les pavots de Morphée, voluptueux de tous les temps, prenez tous mon guerrier pour modele ; ne craignez ni les caprices du réveil, ni le défaut de sentiment. Si le rendez-vous est bien pris, si les cœurs sont d’intelligence, Flore en aura bientôt assez pour goûter à la fois & les douceurs du sommeil & celles de l’amour. Soyez seulement habile économe de vos plaisirs ; sachez l’art délicat de les filer, de les faire éclorre dans le cœur d’une amante endormie ; & vous éprouverez que, si ceux du soir sont plus vifs, ceux du matin sont plus doux.
Comme on voit le soleil sortir peu-à-peu de dessous les nuages épais qui nous dérobent ses rayons dorés, que la belle ame de Flore perce de même imperceptiblement ceux du sommeil ; que son réveil exactement gradué comme aux sons des plus doux instrumens, la fasse passer en quelque sorte par toutes les nuances qui séparent ce qu’il y a de plus vif ; mais pour cela il faut que vos caresses le soient ; il faut n’arriver au comble des faveurs que par d’imperceptibles degrés ; il faut que mille jouissances préliminaires vous conduisent à la derniere jouissance : découvrez, contemplez, parcourez, contentez vos regards comme l’amant d’Issé : par eux le cœur s’enflamme, les baisers s’allument… Mais n’en donnez point encore, revenez sur vos pas ; qui vous presse ? Êtes-vous donc las de jouir ? Levez de nouveau cà & là doucement le voile léger qui cache à vos yeux tant d’attraits… Je ne vous retiens plus, eh ! le pourrois-je ? Heureux Pygmalion, vous avez une statue vivante que vous brûlez d’animer ! Déjà le front, les yeux, l’incarnat des joues, ces levres vermeilles où se plaît l’amour, cette gorge d’albâtre où se perdent les desirs, ont reçu cent fois tour-à-tour vos timides baisers : déjà la sensible Flore semble s’animer sous la douce haleine du nouveau Zéphire. Je vois sa bouche de rose faire un doux mouvement vers la vôtre : ses beaux bras s’étendent avec une mollesse dont le simple réveil ne peut se faire honneur ; ses mains commencent à s’égarer comme les vôtres, par-tout où l’instinct d’amour les conduit. Plus réveillée qu’endormie, plus doucement émue que vivement agitée, il est temps de passer à des mouvemens qui ne seront pas plus ingrats qu’elle. Flore y répond… Doucement, doucement, Tircis… point encore… Elle se souleve à peine… Mais que vois-je ! Un de ses beaux yeux s’est ouvert ; votre air de volupté a passé dans son ame, ses baisers sont plus vif, ses mains plus hardies… J’entends des sons entrecoupés… Heureux Tircis, que tardez-vous ? Tout est prêt jusqu’au plaisir.
Quels plaisirs, grands dieux ! que ceux de l’amour ! peut-on appeler plaisir tout ce qui n’est pas l’amour ? Heureux ces vigoureux descendans d’Alcide qui portent dans leurs veines tous les feux de Cythere & de Lampsaque ! pour eux la jouissance est un vrai besoin renaissant sans-cesse ; mais plus heureux encore, ceux dont l’imagination vive tient toujours les sens dans l’avant-goût du plaisir, & comme à l’unisson de la volupté ! Pour ces amans tous les jours se levent sereins & voluptueux : examinez leurs yeux, & jugez, si vous pouvez, s’ils vont au plaisir ou s’ils en viennent. Si les préludes leur sont chers, que ses restes leur sont précieux ! Est-ce la volupté même qui plane dans son atmosphere ? Voyez-vous comme ils les ménagent, les chérissent, les recueillent en silence, les yeux fermés, comme au centre de leur imagination ravie, semblables à une tendre mere qui couvre de ses aîles & retient dans son sein ses petits qu’elle craint de perdre ! vos transports sont à peine finis, Climene, & vous avez déjà la force de parler ! ah ! cruelle !
Dans le souverain plaisir, dans cette divine extase ou l’ame semble nous quitter pour passer dans l’objet adoré, où deux amans ne forment qu’un même esprit animé par l’amour, quelque vifs que soient ces plaisirs qui nous enlevent hors de nous-mêmes, ce ne sont jamais que des plaisirs : c’est dans l’état doux qui leur succede, que l’ame en paix, moins emportée, peut goûter à longs traits tous les charmes de la volupté. Alors en effet elle est à elle-même, précisement autant qu’il faut pour jouir d’elle-même ; elle contemple sa situation avec autant de plaisir qu’Adonis sa figure, elle la voit dans le miroir de la volupté. Heureux momens, délire ou vertige amoureux, quelque nom qu’on vous donne, soyez plus durables, & ne fuyez pas un cœur qui est tout à vous.
Ne m’approchez pas, mortels fâcheux & turbulens, laissez-moi jouir… Je suis anéanti, immobile ; j’ai à peine la force d’ouvrir des yeux fermés par l’amour. Mais que cette langueur a de charmes ! Est-ce un rêve ou une réalité ? Il me semble que je m’affaisse, mais pour tomber, heureux Sybarite, sur un monceau de feuilles de roses. La mollesse, avec laquelle tous mes sens se replient sur tant de délices, me les rappelle. Douce ivresse ! je jouis encore des faveurs de Thémire ; je la vois, je la tiens entre mes bras. Il n’y a pas dans tout son beau corps une seule partie que je ne caresse, que je n’adore, que je ne couvre de mes baisers. Ah dieux ! que d’attraits & que d’hommages réels mérite l’illusion même ! que ne puis-je toujours ainsi vous voir, adorable Thémire ! votre idée me tiendroit lieu de vous-même. Pourquoi ne me suit-elle pas par-tout ? L’image de la beauté vaut la beauté même, si elle n’est encore plus séduisante. Doux souvenir de mes plaisirs passés, ne me quittez jamais ! Passés ! que dis-je ! Non, amour, ils ne le sont point. Je sens votre auguste présence… Doux plaisir !… Quelle volupté ! Mes yeux s’obscurcissent… Ah Thémire !… Ah ! dieu puissant ! se peut-il que l’absence ait tant de charmes, & que nos foibles organes suffisent à cet excès de bonheur ? Non, de si grands biens ne peuvent appartenir qu’à l’ame, & je la reconnois immortelle à ses plaisirs.
Souffre, belle Thémire, que je me rappelle ici jusqu’aux moindres discours que tu soupirois la premiere fois… Quel combat enchanteur de la vertu, de l’estime & de l’amour ! comme à des mouvemens ingrats il en succéda peu-à-peu de plus doux qui ne t’inquiétoient pas moins ! Je vois tes paupieres mourantes, prêtes à fermer des yeux adoucis, attendris par l’amour. Le rideau du plaisir fut bientôt tiré devant eux ; la force t’abandonnoit avec la raison, tu ne voyois plus, tu ne savois ce que tu allois devenir, tu craignois, hélas ! que cette simplicité ajoutoit à tes charmes & à mon amour ; tu craignois de tomber en foiblesse, & de mourir au moment même que tu allois verser bien d’autres larmes que les premieres, que tu allois sentir le bien-être & le plus grand des plaisirs. De quelle volupté encore ta tendresse fut suivie ! Quels nouveaux & violens transports ! Dieux jaloux ! respectez l’égarement d’une mortelle charmante qui s’oublie dans les bras qu’elle adore, plus heureuse ! que dis-je ! plus déesse en ces momens que vous n’êtes dieux ! Amour, tu ne l’es toi-même que par nos plaisirs !
Quel autre pinceau que celui de Pétrone pourroit peindre cette premiere nuit !… Quels plaisirs enveloppa son ombre voluptueuse ? quelle extase, que de jouissances dans une ! Brûlans d’amour, collés étroitement ensemble, agités, immobiles, nous nous communiquions des soupirs de feu : nos deux ames confondues par les baisers les plus ardens, ne se connoissoient plus ; éperdument livrées à toute l’ivresse de nos sens, elles n’étoient plus qu’un transport inexprimable, avec lequel, heureux mortels, nous nous sentions délicieusement mourir.
Si les plaisirs du corps sont si vifs, quels sont ceux de l’ame ! Je parle de cette tendresse pure, de ces goûts exquis qui semblent faire distiller la volupté goutte à goutte au fond de nos ames, tellement enivrées, tellement remplies de la perfection de leur état, quelles se suffisent à elles-mêmes & ne desirent rien. Ah ! que les cœurs qui sont pénétrés de cette divine façon de sentir sont heureux ! oui, j’en jure par l’amour même, j’ai vu des momens, dieux ! quels momens ! où ma Thémire s’élevant au-dessus des voluptés du corps, méprisoit dans mes bras des faveurs que l’amour eût dédaignées lui-même.
Toute tendresse, toute ame, dieux quelle existence ! disoit-elle. Non, je n’avois point encore connu l’amour… Rejettant ensuite tout autre sentiment plus vif, sans doute parce qu’ayant moins de douceur, sa vivacité même fait alors une sorte de violence, laisse-moi, laisse-moi goûter en paix & sans mélange un bien-être si grand, si parfait : le plaisir corromproit mon bonheur.
Je regardois ma Thémire avec l’attendrissement qu’elle m’avoit inspiré. Tant d’amour avoit fait couler quelques larmes de ses yeux, qui en étoient plus beaux. Dans son amoureuse mélancolie, son cœur n’avoit pu contenir tout le torrent de tendresse dont il sembloit inondé. Mais enfin les sens se réveillant peu-à-peu, rentrerent dans leurs droits, & nos ébats devenus plus vif, sans en être moins tendres : non, reprit Thémire, non, tu ne connois point encore tous mes transports ; je voudrois que toute mon ame pût passer dans la tienne.
J’avois déjà fait deux sacrifices. Thémire enflammée croyoit toucher à chaque instant l’heureux terme de ses plaisirs, mais soit que l’amour, comme retenu par la tendresse, fût encore fixé ou concentré au fond de son cœur, soit qu’un tempérament trop irrité ne répondît pas à l’ardeur de ses desirs, je la vis, désespérée, témoigner, en frémissant, qu’elle ne pouvoit supporter tant d’agitation ; son transport s’éleva jusqu’à la fureur. Quoi ! disoit-elle, le sort de Tantale m’est réservé dans le sein des plaisirs ?
Le moyen de ne pas mettre tout en œuvre pour calmer ce qu’on aime ! Comment refuser des plaisirs qui s’augmentent partagés !
Un troisieme sacrifice appaisa peu-à-peu cette espece de colere des sens mal satisfaits. Le plaisir ne fut plus renvoyé : des mouvemens plus doux l’accueillirent & rappellerent la molle volupté. Mes yeux étoient pleins d’amour : Thémire ouvrit les siens, & voyant l’intérêt vif que je prenois au succès de ses plaisirs, l’air élevé, animé, tout de feu, dont je l’encourageois, dont je présidois au combat, remplie elle-même alors du dieu qui me possédoit, d’une voix douce & d’un regard mourant, enfin, dit-elle, ah ! viens vîte, cher amant, viens dans mes bras… que j’expire dans les tiens !
Quelle maîtresse, grands dieux ! jugez si je l’adore, si je cesserai un moment de l’aimer, & si elle a besoin d’être jeune comme Hébé, & belle comme la Vénus de Praxitele, pour partager vos autels !
Mais, à son tour, Thémire est contente ; elle a pour amant non-seulement un grand maître dans l’art des voluptés, mais un cœur, je dois le dire à ta gloire, tendre amour, un cœur bien différent de tous les autres, toujours amoureux, toujours complaisant, qui ne rit, ne sent que pour elle ; qui n’a point d’autre volonté, d’autre ame que la sienne, qui ne murmura jamais de ses plus injustes rigueurs. Pendant combien d’années me suis-je contenté, que dis-je ! me suis-je trouvé trop heureux des simples baisers, caresses & attouchemens, comme dit naïvement Montagne ? Si rien ne doit jamais dégoûter un amant de l’objet qu’il aime, si rien ne doit suspendre un service dont l’amour permet la célébration, rien aussi ne doit rendre infracteur de la foi qu’on a jurée à sa maîtresse. Belles, vous jugerez vos amans par leur générosité ; c’est la balance des cœurs. Veulent-ils forcer vos goûts, violer votre prudence, & sans égard pour de trop justes craintes, vous exposer aux suites fâcheuses d’une passion sans retenue ? Soyez sûres qu’ils vous trompent, qu’ils ne sont qu’impétueux, & que vous n’êtes pas vous-mêmes ce qu’ils aiment le plus en vous.
Voyons comment tous les sens concourent à nos plaisirs. On sait déjà que Vénus peut être physique, sans perdre de ses graces. Le plus beau spectacle du monde est une belle femme ; il se peint dans ses yeux : c’est par eux que passe dans l’ame l’image de la beauté, image agréable dont la trace nous suit par-tout, source féconde en amoureux desirs. Sans cet admirable organe, miroir transparent où se vient peindre en petit tout l’univers, on seroit privé de cette Sirene enchanteresse, aux pieges de laquelle il est si doux de se laisser prendre. C’est elle qui embellit tout ce qu’elle touche, & se représente tout ce qu’elle veut. Ses brillans tableaux charment nos ennuis dans l’absence, qui disparoît pour faire place à l’objet aimé dont l’imagination est le triomphe ; ses yeux de Lynx s’étendent sans bornes sur l’avenir comme sur le passé ; par eux, par la maniere dont ils sont taillés, les objets les plus éloignés se rapprochent, se grossissent, & se montrent enfin sous les plus beaus traits ; par eux le voluptueux jouit de ses idées ; il les appelle, les éveille ; écarte les unes, fixe & caresse les autres au gré de ses desirs. Non que je sache comment l’imagination broie les couleurs, d’où naissent tant d’illusions charmantes ; mais l’image du plaisir qui en résulte est le plaisir même.
L’esprit, le charme de la conversation, la douceur de la voix, la musique, le chant, sans l’ouïe, que d’attraits perdus ! Sans l’odorat aurois-je le plaisir de sentir le parfum des fleurs & de ma Thémire ? Sans le toucher, le satin de sa belle peau perdroit sa douceur ! Quel plaisir auroit ma bouche, collée sur sa bouche avec mon cœur ? Que deviendroient ces baisers amoureusement donnés, reçus, rendus, recherchés ?. Toutes ces voluptés badines qui changent les heures en momens, tous ces jeux d’enfans qui plaisent à l’amour, ne séduiroient plus nos tendres cœurs ; cette partie divine seroit en vain légerement titillée, soit par les mains des graces, soit par le plus agile organe des mortels ; ce bouton de rose n’auroit plus la même sympathie, cet harmonieux accord de deux plaisirs industrieusement réunis, ce doux concert de la volupté seroit détruit. En vain, Thémire, ces charmes, dont je suis idolâtre, tomberoient en grappe délicieuse dans la bouche voluptueuse qui les attend. Plus de ressources imprévues, plus de miracles d’amour désespéré : ce qu’il y a de plus sensible dans les amours des tendres colombes, seroit perdu avec la plus puissante des voluptés.
Assez d’autres ont chanté les gloux-gloux de la bouteille ; je veux célébrer ceux de l’amour, incomparablement plus doux. Je t’évoque ici du sein des morts, charmant abbé ; quitte ces champs toujours verds & l’éternel printemps de ces jardins fleuris, riant séjour des ames généreuses qui ont joint le plaisir délicat de faire des heureux, au talent de l’être… Je reconnois ton ombre immortelle, aux fleurs que la volupté seme sur tes pas. Explique-nous quelle est cette espece de philtre naturel… dis, Chaulieu, par quel heureux échange nos ames, en quelque sorte tamisées, passent de l’un dans l’autre, comme nos corps. Dis comment ces ames, après avoir mollement erré sur des levres chéries, aiment à couler de bouche en bouche & de veine en veine, jusqu’au fond des cœurs en extase. Y cherchent-elles le bonheur dans les sentimens les plus vifs ? Quelle est cette divine, mais trop courte métempsycose de nos ames & de nos plaisirs !
Charmes magiques, aimant de la volupté, mysteres cachés de Cypris, soyez toujours inconnus aux amans vulgaires ; mais pénétrant tous mes sens de votre auguste présence, faites que je puisse dignement peindre celui que vous excitez, & pour lequel tous les autres semblent avoir été faits. On le reconnoît a son délicieux & puissant empire : il interdit l’usage de la parole, de la vue, de l’ouie, de la pensée, qui fait place au sentiment le plus vif : il anéantit l’ame avec tous ses sens ; il suspend toutes les fonctions de notre économie ; il tient, pour ainsi dire, les rênes de l’homme entier, au gré de ces joies souveraines & respectables, de ce fécond silence de la nature, qu’aucun mortel ne devroit troubler, sans être écrasé par la foudre : telle est en un mot sa puissance immortelle, que la raison, cette vaine & fiere déesse, rangée sous son despotisme, n’est comme les autres sens, que l’heureuse esclave de ses plaisirs.
À ces traits qui peut méconnoître l’amour ? Qui peut ne pas rendre hommage à cette importante action de la nature, par laquelle tout croît, multiplie & se renouvelle sans cesse, & dont toutes les autres ne semblent être que des distractions : distractions nécessaires à la vérité, autorisées & même conseillées par l’amour, à condition qu’on n’en ait point en célébrant ses mysteres. Ô Vénus ! combien peu sentent le prix de tes faveurs ! Combien peu se respectent eux-mêmes dans les bras de la volupté ! Oui, ceux qui sont alors capables de la moindre distraction, ceux à qui tes plaisirs ne tiennent pas lieu de tous les autres, pour qui tu n’es pas tout l’univers, indignes du rang de tes élus, le sont de tes bontés.
La volupté a son échelle, comme la nature ; soit qu’elle la monte ou la descende, elle n’en saute pas un degré, mais parvenue au sommet, elle se change en une vraie & longue extase, espece de catalepsie d’amour qui suit les débauchés & n’enchaîne que les voluptueux.
Quelle est cette honnête fille que l’amour conduit tremblante au lit de son amant ! L’hymen seul que sa générosité refuse, pourroit la rassurer. Elle se pame dans les bras de Sylvandre, qui meurt d’amour dans les siens ; mais réservée dans ses plaisirs, elle modere si bien ses transports, qu’il n’est que trop sûr qu’elle ne confondra que ses soupirs. Elle se défie de l’adresse même du dieu qu’elle chérit ; tout dieu qu’il est, elle ne l’en croit que plus trompeur. Sa virginité lui est moins chere que son amour ; sans doute sa curiosité seroit voluptueusement satisfaite avec celle de son amant ; en faisant tout pour lui, elle croit n’avoir rien fait, parce que ce n’est point avec lui ; elle le refuse moins qu’elle-même ; mais enfin elle craint les fruits d’un amour éperdu, elle n’entend plus que la voix d’un fantôme qui lui dit de se respecter. Quelqu’excessive que soit la tendresse d’un cœur qui n’a jamais aimé, elle n’est point à l’épreuve de l’infâmie. Dieu puissant ! se peut-il qu’une foible mortelle que tu as si facilement séduite par tes plaisirs, se souvienne encore en aimant de tout ce qu’on devroit oublier quand on aime ?
À quel genre de volupté plus simple, plus épurée, suis-je parvenu ! Ici l’églogue, la flûte à la main, décrit avec une tendre simplicité les amours des simples bergers. Tircis aime à voir ses moutons paître avec ceux de Sylvandre ; ils sont l’image de la réunion de leurs cœurs. C’est pour lui qu’amour la fit si belle ; il mourroit de douleur, si elle ne lui étoit pas toujours fidelle. Là, c’est l’elégie en pleurs, qui fait retentir les échos des plaintes & des cris d’un amant malheureux. Il a tout perdu en perdant ce qu’il aime ; il ne voit plus qu’à regret la lumiere du jour ; il appelle la mort à grands cris, en demandant raison à la nature entiere de la perte qu’il a faite.
Il faut l’entendre exprimer lui-même la vivacité de ses regrets, entrecoupés de soupirs. La pudeur augmentoit les attraits de son amante ; elle la conservoit dans le sein même des plus grands plaisirs, qui en étoient plus piquans. Avant lui, elle ne connoissoit point l’amour. Il se rappelle avec transport les premiers progrès de la passion qu’il lui inspira, & tout le plaisir mêlé d’une tendre inquiétude qu’elle eut à sentir une émotion nouvelle. Pendant combien d’années il l’aima sans oser lui en faire l’aveu ! Comme il prit sur lui de lui déclarer enfin sa passion en tremblant ! Hélas ! elle n’en étoit que trop convaincue ; tous ces beaux noms de sympathie ou d’amitié la déguisoient mal : elle sentoit que l’amour se masquoit pour la tromper ; & peut-être sans le savoir, aide-t-elle ce dieu même à donner à ce parfait amour autant de confiance, que son dangereux respect lui en avoit inspiré à elle-même. Mais se rendre digne des faveurs de Sylvandre, étoit pour Damon d’un plus grand prix que de les obtenir. Aimer, être aimé, c’étoit pour son cœur délicat la premiere jouissance ; jouissance sans laquelle toutes les autres n’étoient rien. La vérité des sentimens étoit l’ame de leur tendresse, & la tendresse l’ame de leurs plaisirs ; ils ne connoissoient d’autres excès que celui de plaire & d’aimer : c’est la volupté des cœurs.
Pleure, (eh ! qu’importe que l’on pleure pourvu qu’on soit heureux ?) pleure infortuné berger : un cœur amoureux trouve des charmes à s’attendrir ; il chérit sa tristesse, les joies les plus bruyantes n’ont pas les douceurs d’une tendre mélancolie. Pourquoi ne pas s’y livrer, puisque c’est un plaisir, & le seul plaisir qu’un cœur triste puisse goûter dans la solitude qu’il recherche ? Un jour viendra, que trop consolé tu regretteras de ne plus sentir ce que tu as perdu. Trop heureux de conserver ton chagrin & tes regrets : si tu les perds, tu existeras, comme si tu n’avois jamais aimé.
Pourquoi vous mettre au rang des prudes, vous qui ne l’êtes pas, respectable Zaïde ? Pourquoi accordez-vous à mon idée plus qu’à moi-même ? Je suis tel que vous supposez ; vous n’avez, j’en jure par vos beaux yeux, vous n’avez pas plus à craindre avec l’original, qu’avec la copie. C’est perdre de gaieté de cœur un bien réel, pour embrasser la nue d’Ixion. Rassurez-vous ; ne craignez ni indiscrétion ni inconstance, je n’en veux pour garans que vos charmes. Nos cœurs sont faits l’un pour l’autre ; que la plus douce sympathie les enchaîne pour jamais. C’est bien à nous, foibles mortels, à croire pouvoir être heureux sans le secours de Vénus ! Quelque industrieux que soient les moyens qu’on a imaginés, l’amour en gémit ; craignons son courroux ; c’est le plus redoutable des dieux. Venez, Zaïde, venez, ne sentez-vous donc point le vuide de votre condition ? & comment le remplir sans amour ? Voyez les lys dont il a parsemé votre beau teint ! C’est pour donner à votre amant le plaisir de les changer en roses. L’empire de Flore est soumis à celui de l’amour. Un jour viendra, n’en doutez pas, que vous vous repentirez moins d’avoir aimé, fût-ce un volage, que de n’avoir point aimé. Tous ces beaux jours perdus dans une froide indifférence, vous les regretterez, Zaïde, mais en vain ; ils s’envolent & ne reviennent plus.
D’une ardeur extrême
Le temps nous poursuit.
Détruit par lui-même,
Par lui reproduit :
Plus léger qu’Éole,
Il naît & s’envole,
Renaît & s’enfuit.
Voyez ce jeune myrte ! sa vie est courte, il sera bientôt flétri. Mais il profite du peu de jours qui lui sont accordés ; il ne se refuse ni aux caresses de Flore, ni aux douces haleines de Zéphire. Imitons-le en tout, Zaïde, & que sa vie, l’image de la nôtre par la durée, le soit encore par les plaisirs.
Jeune Cloé, vous me fuyez… En vain je vous appelle, en vain je vous poursuis… Déjà tous vos charmes se dérobent à ma vue… rassurons-nous… Les coquettes ne font que semblant de se cacher.
À ces jeux que Virgile a si bien peints, qui ne voit les ruses & toute la coquetterie d’amour ? Vous croyez le prendre sur des levres vermeilles ! L’enfant qu’il est, s’y croit trop à découvert ! il se sauve ; il s’enfuit. Jeune Aurore, il est déjà dans les boucles de vos beaux cheveux ; comme il s’y joue avec un souffle badin d’une épaule à l’autre ! Que j’aime à le voir, las de voltiger comme un oiseau du lys à la rose & de l’ivoire au corail, se reposer enfin sur votre belle gorge ! On l’y poursuit, il n’y est déjà plus. Par où s’est-il glissé ? Où se cache-t-il ? Par-tout où habite la beauté. Il s’est fait une derniere retraite, c’est là qu’il aime s’arrêter, « comme une tendre fauvette sur ses petits ». Poursuivez-le encore : à l’air dont il demande grace, qu’on voit bien qu’il n’en veut point avoir ! Il ne semble se fixer au siege de la volupté, il n’est bien aise que son empire ait des bornes, que pour avoir le plaisir de s’y laisser prendre, & ne pas manquer d’excuse.
Transportons-nous à l’opéra ; la volupté n’a point de temple plus magnifique, ni plus fréquenté. Quelles sont ces deux danseuses autour de l’arche de Jephté ? Dans l’une, quelle agilité, quelle force, quelle précision ! Le plaisir la suit avec les jeux & les ris, son escorte ordinaire : l’autre, moins étonnante, séduit plus ; ses pas sont mesurés par les graces & composés par les amours. Quelle moëlle, quelle douceur ! L’une est brilliante, légere, nouvelle ; l’autre est ravissante, inimitable. Si Camargo est au rang des nymphes, vertueuse Salé, vous ornerez le chœur des graces. Divine enchanteresse, quelle ame de bronze n’est pas pénétrée de la mollesse de tes mouvemens ? Étends, déploie seulement tes beaux bras, & tout Paris est plus enchanté qu’Amadis même !
Nouvelle Terpsicore, je n’ai point à regretter ce genre de plaisirs. Sage C***, vous avez plus d’art, sans manquer de graces. D***, charmante D*** vous avez plus de graces, sans manquer d’art. Brillantes rivales, vous faites l’une & l’autre l’honneur des ballets d’Apollon.
Qu’entends-je ! Le dieu du chant seroit-il descendu sur la terre ! Quels sons ! quel désespoir ! Quels cris ! Nouvel Atis, aimable Jéliote ! sers-toi de tout l’empire que tu as sur les cœurs sensibles : non jamais la puissance d’Orphée n’égala la tienne ! Et toi, frêle & surprenante machine, qui n’as point été faite pour penser, le Maure, remercie l’amour de t’avoir organisée pour chanter ; tu ravis nos ames par les sons de ta voix !
De combien de façons n’intéresses-tu pas nos cœurs, puissante Vénus, lors même que tu persécutes une malheureuse, dont le crime est celui des dieux ! Mérope, mere incomparable, ta tendresse est éperdue, c’est presque de l’amour. Je ne t’oublie point, adorable Zaïre, j’ai pour toi les yeux d’Orosmane ; oui, tu étois digne d’un plus heureux destin. Pourquoi faut-il qu’une flamme aussi pure soit éteinte par des préjugés que tu n’avois pas ? L’amour devoit-il souffrir qu’on éclairât la reine de son empire sur d’autres intérêts que ceux de la volupté !
Le plaisir de la table succede à celui des spectacles. Le voluptueux fait choisir ses convives ; il veut qu’ils soient, comme lui, sensuels, délicats, aimables, & plutôt gais, plaisans, que spirituels. Il écarte tout fâcheux conteur, tout ennuyeux érudit. Sur-tout point de beaux esprits ; ils aiment plus à briller qu’à rire. Des bons mots, des saillies, quelques étincelles, (l’esprit a sa mousse comme le champagne) mais plus encore de joie ; & que le goût du plaisir pétille dans tous les yeux, comme le vin dans la fougere. Le gourmand gonflé, hors d’haleine dès le premier service, semblable au cigne de La Fontaine, est bientôt sans desirs. Le voluptueux goûte de tous les mets : mais il en prend peu, il se ménage, il veut profiter du tout. Comus est son cuisinier, & la fine Vénus a bien ses raisons pour fournir ses ingrédiens. Les autres sablent le champagne ; il le boit, le boit à longs traits, comme toutes les voluptés. Vous sentez qu’il préfere à tout ces charmans têtes-à-têtes, où les coudes sur la table, les jambes entrelacées dans celles de sa maîtresse, les yeux sont le plus foible interprete du langage du cœur. Versez, Iris, versez à plein verre. « Qu’il endorme, ou qu’il excite, la traite est petite, de la table au lit. ». Cette nuit, distillé par l’amour, il vous sera rendu… Mais auparavant accordez à Bacchus ce qui est dû à Bacchus ; laissez-le reposer dans les bras de Morphée ; il ne pourroit fournir qu’une foible carriere. Déesse de Cythere, je sais quels hommages sont dûs à vos charmes ; mais attendez à voir paroître votre étoile ! Vous entendez mal vos intérêts… Iris, n’éveillez pas si-tôt vot amant.
Suivons par-tout le voluptueux, dans ses discours, dans ses promenades, dans ses lectures, dans ses pensées, &c. Il distingue la volupté du plaisir, comme l’odeur de la fleur qui l’exhale ou le son de l’instrument qui le produit. Il définit la débauche, un excès de plaisir mal goûté ; & la volupté, l’esprit & comme la quintessence du plaisir, l’art d’en user sagement, de le ménager par raison, & de le goûter par sentiment. Est-ce sa faute après cela, si on a plus de desirs que de besoins ? Il est vrai que le plaisir ressemble à l’esprit aromatique des plantes ; on n’en prend qu’autant qu’on en inspire : c’est pourquoi vous voyez le voluptueux prêter à chaque instant une oreille attentive à la voix secrette de ses sens dilatés & ouverts ; lui, comme pour mieux entendre le plaisir ; eux, pour mieux le recevoir. Mais s’ils n’y sont pas propres, il ne les excite point : il perdroit le point de vue de son art, la sagesse des plaisirs.
La nature prend-elle ses habits de printemps ? prenons, dit-il, les nôtres ; faisons passer dans nos cœurs l’émail des prés & la verte gaieté des champs. Parons notre imagination des fleurs qui rient à nos yeux. Belles, parez-en votre sein, c’est pour vous qu’elles viennent d’éclorre ; mais prenez encore plus d’amours que de fleurs. Enivrez-vous de tendresse & de volupté, comme les prés s’enivrent de leurs ruisseaux. Chaque être vous adresse la parole ; seriez-vous sourdes à la voix, à l’exemple de la nature entiere ! Voyez ces oiseaux : à peine éclos, leurs aîles les portent à l’amour ! Voyez comme ce dieu badin folâtre sous la forme de Zéphire autour de ce verd feuillage ! Les fleurs même se marient ; les vents sont leurs messagers amoureux. Chaque chose est occupée à se reproduire.
Vous, qui avez tant de sentiment, Corine… venez. Si l’instinct jouit plutôt que l’esprit, l’esprit goûte mieux que l’instinct.
Qu’un simple bouquet a de charmes pour un amant ! L’amour est-il niché dans ces fleurs ? Daphnis croit le respirer lui-même : on diroit qu’il veut l’attirer dans son cœur par une voie nouvelle. Mais quel feu secret ! Quelle douce émotion ! Et quelle en est la cause ? C’est qu’il étoit contre le cœur de sa chere Thérese. En reçoit-elle un à son tour des mains de son berger ? Il le suit des yeux. Que ces fleurs sont heureuses d’être si bien placées ! Elles ornent le trône des amours ! Il envie leur sort ; il voudroit, comme elles, expirer sur ce qu’il aime.
La douleur est un siecle, & le plaisir un moment ; ménageons-nous pour en jouir, dit le convalescent voluptueux. Reprend-il un nouvel être ? Il est enchanté du spectacle de l’univers. Heureuse abeille ! il n’y a pas une fleur dont il ne tire quelque suc : ses narines s’ouvrent à leur agréable parfum. Une table bien servie ranime son appétit, un vin délicieux flatte son palais, un joli minois le met tout en feu : que dis-je !
La premiere Philis des hameaux d’alentour
Est la Sultane favorite,
Et le miracle de l’amour.
Lesbie, vous êtes charmante, & je vous aime plus que Catulle ne vous a jamais aimé… Mais vous êtes trop libidineuse : on n’a pas le temps de desirer avec vous. Déjà… pourquoi si vîte ? J’aime qu’on me résiste, & qu’on me prévienne, mais avec art, ni trop, ni trop peu : j’aime une certaine violence, mais douce, qui excite le plaisir sans le déconcerter. La volupté a son soleil & son ombre : croyez-moi, Lesbie, restons encore quelque temps à l’ombre ; ombre charmante, ombre chérie des femmes voluptueuses, nous ne nous quitterons que trop tôt ! Ne sentez-vous donc pas le prix d’une douce résistance, & d’un bien plus doux amusement ? Il n’y a pas jusqu’à la foiblesse même dont on ne puisse tirer parti. Que Polyénos, Ascylthe, & tous les Mazulims du monde ne se plaignent plus de leur désastre, l’attente du plaisir en est un. Circé s’en loue, elle remercie son amant de ce qui blesse au moins la vanité des autres femmes. Circé rend graces à une trop heureuse impuissance ; c’est qu’elle n’est que voluptueuse : son plaisir en a duré long-temps, ses desirs n’ont point fini. Les langueurs du corps empêchent donc quelquefois les langueurs de l’ame ! Quoi ! elles soutiennent la volupté ! Qui l’eût cru, sans l’expérience de la parodie du pavot de Virgile ? Parodie si brusque quelquefois, au milieu même des plus grands airs, qu’on a bien de la peine à n’en pas rire, au hasard d’augmenter le dépit de Vénus.
Si le voluptueux se promene, le plus beau lieu, le chant des oiseaux, la fraîcheur des ruisseaux & des zéphirs, un air embaumé de l’esprit des fleurs ; la plus belle vue, la plus superbe allée, celle où Diane se promene elle-même avec toute sa cour ; voilà ce qu’il choisit & ce qu’il quitte bien plus volontiers, soit pour lire au frais Crébillon ou Chaulieu ; soit pour s’égarer dans un bois, & fouler avec quelque driade le gazon touffu d’un bosquet inaccessible aux profanes. Lambris dorés, que les flûtes & les voix font retentir, charmez-vous ainsi le magnifique ennui des rois ?
S’il attend sa maîtresse, c’est dans le silence & le mystere ; tous ses sens tendus semblent écouter ; il ose à peine respirer ; un faux bruit l’a déjà trompé plus d’une fois : puissé-je l’être toujours ainsi. Tout dort, & Julie ne vient point ? L’impatience de l’un surpasse la prudence de l’autre. Il ne se connoît plus, il brûle, il frémit du plaisir qu’il n’a pas encore… Que sera-ce & quels transports, quand un objet si tendrement chéri, si vivement imaginé, éclairé par le seul flambeau de l’amour… Heureux Sylvandre, voilà Julie !
Issé est-elle dans les bras du sommeil ? Celui de l’amour même n’est pas plus respecté ; il ordonne aux ruisseaux de murmurer plus bas ; il voudroit imposer silence à la nature entiere. Issé ne s’éveillera que trop tôt, elle est dans la plus galante attitude. Voyez celle de l’amant ! voyez ses yeux ! Que de charmes ils parcourent ! Favorise le dieu du sommeil, & qu’ils ayent le temps de se payer des larmes qu’ils ont versé pour eux !
Beaux jours d’Hébé ! quoi ! vous ne reviendrez plus ! Je serai désormais impitoyablement livré au vuide d’un cœur sans tendresse & sans desir : vuide affreux que tout les goûts, tous les arts, toutes les dissipations de la vie ne peuvent remplir ! Que je sente du moins quelquefois les flatteuses approches du plus respectable des dieux, signe consolateur d’une amante éperdue ; & tel qu’au nautonnier allarmé se montre la brillante étoile du matin. Plaisir, ingrat plaisir, c’est donc ainsi que tu traites qui t’a tout sacrifié ! Si j’ai perdu mes jours dans la volupté, ah rendez-les moi, grands dieux, pour les reperdre encore !
Je suis jaloux de ton bonheur, trop heureux pêcher. La nature t’a traité en mere, & l’homme en marâtre. Un doux zéphir a soufflé dans les airs, une nouvelle chaleur te rappelle à la vie ; tes boutons paroissent, se développent bientôt ornés de fleurs ; tu seras enfin chéri pour tes excellens fruits ! Combien de printemps t’ont rajeuni ! Combien d’autres te rajeuniront encore, tandis que le premier de l’homme, hélas ! est aussi son dernier ! Quoi ! cet arbre fleuri qui fait l’honneur du champ, qui a plus de sentiment que tous les êtres ensemble, ne seroit qu’une plante éphémere, éclose le matin, le soir flétrie ; moins durable que ces fleurs, qui du moins sûres de parer nos campagnes durant l’été, embelliront peut-être l’automne même ! Spectacle enchanteur, dont l’éternité même ne pourroit me rassasier, un destin, cruel sans doute, nous arrache au plaisir de vous voir & de vous admirer sans cesse, mais il est inévitable. Ne perdons point le temps en regrets frivoles ; & tandis que la main du printemps nous caresse encore, ne songeons point qu’elle va se retirer ; jouissons du peu de momens qui nous restent ; buvons, chantons, aimons qui nous aime ; que les jeux & les ris suivent nos pas ; que toutes les voluptés viennent tour-à-tour, tantôt amuser, tantôt enchanter nos ames ; & quelque courte que soit la vie, nous aurons vécu.
Le voluptueux aime la vie, parce qu’il a le corps sain, l’esprit libre & sans préjugés : amant de la nature, il en adore les beautés, parce qu’il en connoît le prix : inaccessible au dégoût, il ne comprend pas comment ce poison mortel vient infecter nos cœurs. Au-dessus de la fortune & de ses caprices, il est sa fortune à lui-même : au-dessus de l’ambition, il n’a que celle d’être heureux : au-dessus des tonnerres, philosophe Épicurien, il ne craint pas plus la foudre que la mort. Les arbres se dépouillent de leur verdure, il conserve son amour. Les fleuves se changent en marbre, un froid cruel gele jusqu’aux entrailles de la terre, il brûle des feux de l’été. Couché avec sa chere Délie, la rigueur de l’hiver, le vent, la pluie, la grêle, les élémens déchaînés ajoutent au bonheur de Tibule. Si la mer est calme & tranquile, le voluptueux ne voit dans cette belle nappe d’huile, qu’une parfaite image de la paix. Si les flots bouleversés par Eole en furie, menacent quelque vaisseau du naufrage, ce tableau mouvant de la guerre, tout effrayant qu’il est, il le voit avec le plaisir d’un homme éloigné du danger. Ce n’est pas là un de ceux que court volontiers la volupté.
Tout est plaisir pour un cœur voluptueux ; tout est roses, œillets, violettes dans le champ de la nature. Sensible à tout, chaque beauté l’extasie ; chaque être inanimé lui parle, le réveille ; chaque être inanimé le remue ; chaque partie de la création le remplit de volupté. Voit-on paroître la riante livrée du printemps ? Il remercie la nature d’avoir prodigué une couleur si douce & si amie des yeux. Admirateur des plus frappans phénomenes, le lever de l’aurore & du soleil, cette brillante couleur de pourpre, qui se jouant dans le brun des nuées, forme à son couchant la plus belle décoration, les rayons argentés de la lune, qui consolent les voyageurs de l’absence du plus bel astre : les étoiles, ces diamans de l’Olympe, dont l’éclat est relevé par le fond bleu auquel ils sont attachés : ces beaux jours sans nuages, ces nuits plus belles encore, qui inspirent les plus douces rêveries, nuits vertes des forêts, où l’ame enchaînant ses pensées volages dans les bornes charmantes de l’amour, contente, recueillie, se caresse elle-même & ne se lasse point de contempler son bonheur : ombre impénétrable aux yeux des Argus, où il suffit d’être seul pour desirer d’être avec vous, Thémire ; d’être avec vous pour oublier tout l’univers. Que dirai-je enfin ? toute la nature est dans un cœur qui sent la volupté.
Vous la sentez, Sapho, vous éprouvez l’empire de cette puissante divinité. Mais quel singulier usage vous en faites ! Vous refusez aux uns ce que vous ne pouvez accorder aux autres ; vous jouez le sexe que vous n’avez pas, pour chérir celui que vous avez. Amoureuse de votre sexe, vous voudriez en changer ! Vous ne voyez pas que vous oubliez votre personnage, en faisant mal le nôtre, & que la nature abusée en rougit !
Ne nous élevons point contre cette usurpation ; n’arrêtons point le cours d’un ruisseau, qui conduit tôt ou tard à sa source. Quand on prend de l’amour, on peut prendre une amante ; le plaisir se lasse de mentir.
La vue des plaisirs d’autrui nous en donne. Avec quel air d’intérêt la curieuse Suzon regarde les mysteres d’amour ! Plus elle craint de troubler les prêtres qui les célebrent, plus elle en est elle-même troublée ; mais ce trouble, cette émotion ravit son ame. Dans quel état la friponne est trouvée ! Trop attentive, pour n’être pas distraite, elle semble machinalement céder à la voluptueuse approche des doigts libertins !… Pour la désenchanter, il lui faudroit des plaisirs, tels sans doute que ceux dont elle a devant soi la séduisante image. L’amour se gagne à être vu de près.
Oserois-je légerement toucher des mysteres secrets dont le seul nom offense Vénus, & fait prendre les armes à tout Cythere, mais qui cependant ont quelquefois le bonheur de plaire à la déesse, par l’heureuse application qu’on en fait ?
Le beau Giton gronde le satyre qu’il a choisi pour ses plaisirs : tout enfant qu’il est, il s’apperçoit bien de l’infidélité qu’Ascylthe lui a faite : il donne à son mari plus de plaisir qu’une femme véritable : est-il surprenant qu’il mette ses faveurs au plus haut prix, & que le plus joli cheval, le coursier de Macédoine le plus vîte puisse à peine les payer ?
Vous souvient-il de l’écolier de Pergame ? Grands dieux ! l’aimable enfant ! la beauté seroit-elle donc de tous les sexes ? Rien ne limiteroit-il son empire ? Que de déserteurs du culte de Cypris ! Que de cœurs enlevés à Cythere ! La déesse en conçoit une juste jalousie. Eh ! quel bon citoyen de l’île charmante qu’elle a fondée, ne soupireroit avec elle de toutes les conquêtes que fait le rivage ennemi ? Beau sexe, cependant, n’en soyez pas si jaloux. Pétrone a moins voulu dans l’excès de son raffinement, vous causer des inquiétudes, que vous ménager des ressources contre l’ennuyeuse uniformité des plaisirs. En effet combien d’amours petits ou timides (ceux-là sont si faciles à effaroucher) ont été bien aises de trouver un refuge, sans lequel, privés d’asyle, ils seroient peut-être morts de frayeur à la porte du temple ! Combien d’autres, excités par une simple curiosité philosophique, rentrant ensuite dans leur devoir, ont si bien servi le véritable amour, que pour ses propres intérêts, ce dieu des cœurs, en bon casuiste, n’a pu quelquefois se dispenser de leur accorder conditionnellement une indulgence dont il profitoit.
Vous avez de l’esprit, Céphise, & vous êtes révoltée par ces discours ! vous vous piquez d’être philosophe, & vous vous feriez un scrupule d’user d’une ressource permise & autorisée par l’amour ! Quels seroient donc vos préjugés, si, comme tant d’autres femmes, vous aviez le malheur de n’être que belle ! Ah ! croyez-moi, chere amante, tout est femme dans ce qu’on aime ; l’empire de l’amour ne reconnoît d’autres bornes que celles du plaisir.
Je te rends, amour, le pinceau que tu m’as prêté, fais-le passer en des mains plus délicates ; & toi, reste à jamais dans mon cœur.
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Mai 2025
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