Jean de La Varende
LES MANANTS DU ROI
1793 – 1950
(1938)
À
RENÉ FAUCHOIS,
son ami fraternel.
« Je me tiens ferme et droit à l’avant du navire. »
(RENÉ FAUCHOIS : les Sirènes.)
… drame de cent cinquante ans, aux acteurs héréditaires – dont les dernières plaintes furent étouffées par une conspiration étonnante des silences. On ne devait pas ! À défaut d’autre, laissons à nos fils l’héritage de telles angoisses et de leur qualité. Nous tentâmes d’en fixer la raison, la forme, la noblesse, et, sans dénier l’esprit partisan, au moins voulûmes-nous rester dans une hauteur égale à celle des causes débattues.
L. V.
1938
À René Brécy.
Nicolas de Galart se préparait pour la sortie matinale et coutumière ; le domaine demandait qu’on s’en occupât comme d’une personne vivante, bien vivante, certes, mais délicate : quelques années d’indifférence, et la vie s’en serait retirée. La nation fut ainsi faite d’un souci diligent, penché sur chaque parcelle : pas une lande qui ne fût ensemencée d’arbres et, grâce à l’attention d’un propriétaire, qui ne trouvât l’essence qu’elle pouvait enfin nourrir. Voilà comment le plus beau royaume sous le Ciel prit cet aspect de parc où les envahisseurs s’avançaient émerveillés.
La terre des Galart était rétive et dure ; il fallait, pour cette enfant oublieuse, plus de soins encore, et, de l’inquiétude passionnée qu’elle demanda, vint peut-être, pour elle, leur étrange et puissant amour.
*
L’hiver allait bientôt finir ; on le sentait : les soirs paraissaient plus longs ; sur quelques talus bien exposés, les touffes de primevères commençaient d’élargir leurs feuilles grasses ; quand un rayon de soleil s’attardait aux boqueteaux qui, dans la vaste plaine, subsistaient de la forêt primitive, on voyait sourdre des hautes branches une poudre rose impalpable, née, semblait-il, de la lueur. Mais c’étaient les arbres, les cépées de chêne ou de hêtre, qui bourgeonnaient.
Les boqueteaux, dans leurs superpositions, approfondissaient encore la campagne et reculaient sa limite vaporeuse, sa toile de fond argentée et flottante. Ils agissaient, pour la vue, en manière de portants, de chicanes. Les premiers restaient violâtres, et derrière, les autres finissaient par atteindre l’horizon en laissant fuir leur pourpre, dans une anémie bleuissante, qui les faisait pâlir – pâlir – jusqu’aux plus éteints des gris lavande et des scabieuses.
Alors, au lointain, la tonalité des arbres devenait si fine que les nuées, coupées par le plateau, donnaient le sentiment d’appartenir au sol, comme des collines. Ainsi l’homme des plaines hautes arrive à chercher, là-bas, des montagnes ; et puis, au-delà, des grèves étincelantes et des récifs clairs : des flots et des golfes, plus beaux que tous ceux des mers fastueuses.
Le plateau monotone vous rejette vers le ciel ; vers ses mirages ; et l’âme, de tout son rêve, enrichit les terres pauvres.
*
Galart prit sa houppelande fourrée, ses gants en peau de chien, et décrocha son fusil ; non qu’il chassât bien fermement, mais rien de mieux qu’un fusil au bras n’autorise la flânerie d’un honnête homme. D’ailleurs, avec tous ces gens qui ne travaillaient plus, ces chômeurs volontaires ou forcés, la contrée perdait sa tranquillité sûre ; et il devait aller loin, de l’autre côté de l’horizon. Les bordiers de forêt se lamentaient des lapins. Certes, le duché possesseur des bois aurait dû les indemniser, mais rien ne semblait facile. Pas la faute de ces grands seigneurs, qui, tellement aimés, faisaient bien mentir le dit-on :
Terre de duché,
Terre de curés,
Saute bordier !
Hélas, qu’allaient-ils devenir, les Broglie, avec la mort de leur chef ? Les temps s’annonçaient terribles ! Cependant la terre est exigeante : les mélancolies, les peines ni les craintes, elle ne les veut connaître : il faut s’occuper d’elle de cœur généreux, de cœur content :
Laboureur triste… triste laboureur !
Allons, toi aussi, saute ! marquis…
*
Le temps était bleu et calme. Galart regarda sa terre ; elle se situait en pays pauvre, près de l’Auge riche. Il ne fallait pas tenter d’y engraisser le haut bétail, mais seulement préparer l’animal pour le vendre, avant qu’il fût de boucherie. On faisait de la charpente et du muscle, sur ce sol ferreux ; on apporterait la viande dans l’Auge, où l’herbe mangée repousse sous le bœuf. Acheter à l’est ; vendre à l’ouest.
La prairie naturelle donnait le plus sûr rendement ; toutefois, qu’il fallait la surveiller ! Son déclin était presque imperceptible : on ne s’en apercevait qu’à tel enclos qui, après avoir nourri quatre grosses pièces, n’en voulait plus que trois… Oubli de fossés, négligences de fumure ; surtout, agressivité de la forêt première.
La forêt avait ses troupes, ses enfants perdus : les épines noires, qui jaillissaient subrepticement des boqueteaux, annoncées par de grands terrassements de taupes porteuses de germes. Les buissons piquants formaient vite un archipel où les bêtes rechignaient d’entrer. Trois ans, et les épines possédaient la prairie ; elles aspiraient l’herbe et la desséchaient autour d’elles. Il fallait non pas couper, mais extirper, immédiatement.
Galart emportait toujours avec lui quelques chiffons, dans ses promenades ; et l’on voyait le comte s’arrêter en plein herbage, mettre son fusil en bandoulière, fouir et couper l’épine qu’il travaillait au couteau, minutieusement. Après son départ, on distinguait, à la place attaquée, de petites balises surmontées d’une banderole : il avait fendu la tige, et repiquée à l’envers, son mince drapeau flottant, elle annonçait le danger.
Alors, haussant l’épaule, mi-grognon, mi-épanoui, le métayer s’en venait avec sa houe déraciner le pied d’épine : « Si j’y manquais, moi, disait le croquant, lui ne me manquerait point ! » Cependant le rustre était touché au cœur, dans son farouche et coléreux amour, son âme de terreux : le comte et lui étaient du même bord, des fervents du sol : des manants tous deux ; des manants, le beau mot qui réunissait gentilshommes et terriens… de maneo : je reste, je persévère et j’attends. Les autres pouvaient fuir ; pouvaient courir où l’on se divertit : à eux, les manants, de continuer, d’assurer.
*
La saison avait été favorable. Tout le fumier couvrait la terre. Il y faut de la gelée pour qu’on puisse charger à comble les chariots. La campagne reçoit un ordre impérieux du temps, auquel chaque laboureur obéit. Avant de sortir, le châtelain était monté au haut de la maison pour vérifier, d’un regard circulaire, la fumure générale : la surface jaune et blanche, argile et marne, l’herbe même, étaient piguelées de petits monticules noirs : les tas d’engrais consommé, disposés avec la belle – ou machinale – régularité paysanne : une longueur d’attelage. Ainsi, sur toute l’étendue, régnaient des quinconces de petits volcans sombres qui, réchauffés par le soleil, fumaient bleu.
Dans tout cet ordre, on pouvait trouver un réconfort, de l’espoir. Pas un profit immédiat à en attendre : l’année ne donne point nécessairement en proportion des soins, mais ces soins restent quand même dans les profondeurs des avenirs. Il ne faut pas attribuer une fructification d’argent à toutes les œuvres du sol : ils nourrissent la terre ; lui assurent une religion. Au fond de soi-même, le hobereau se sentait dans l’état d’esprit d’un pieux homme qui rend son culte au Seigneur-Dieu, sans rien lui demander qu’une augmentation, peut-être, de sa piété personnelle.
Il atteignit enfin la campagne : c’est l’espace hors des bocages où sont les hameaux ; le vide espace des cultures entre les bois.
Ici, son esprit se déliait ; non que sa pensée devînt plus spécialement agile : elle ne l’était jamais ; simplement, son imagination lente se délivrait de ses soucis coutumiers, de ce qui encombrait son âme. Au milieu des champs infinis, il arrivait avec ce sentiment de l’homme de mer qui parvient au large… Toutes les difficultés terrestres demeurent au rivage ; les choses qui compliquent et découpent la vie des hommes, le cèdent au monde uniforme. On redevient son maître, d’être si complètement seul.
Il avançait à pas vifs, dans une sorte de bonheur mélancolique. Ses chiens étaient loin, et de temps à autre, un de leurs jappements lui sollicitait l’oreille. Ici tout prenait une sonorité ! encore plus grande qu’en mer. Galart croyait bien se rendre compte qu’agissaient de mystérieuses lois acoustiques : la suite de ces plateaux formait des conques usées ; une réunion de coupes aplaties… vingt lieues de cratères immensément évasés, qui se touchaient les uns les autres. Au soleil couchant, de haut, ainsi devaient les voir les grands rapaces, quand les ombres frisantes accusaient leurs dépressions. Et les phénomènes des vasques s’y reproduisaient : un bruit, sur le bord, gagnait l’autre bord quelque loin qu’il fût, guidé par les concavités – avant de couler musicalement au fond.
Dans ces cirques apaisés, on entendait les roulements des voitures aux grands chemins depuis Saint-Pierre, à une lieue ; et, quand les armées faisaient leurs exercices ou leurs guerres, le son du canon sortait des bois.
Les soirs d’été, le bruit disloqué des essieux retentissait, alors qu’on rentrait les javelles ; dans le matin, le chant d’un berger semblait monter jusqu’au ciel pâle, droit comme une fumée des chaumes.
*
Vers le sud, la terre parut floconner ; au milieu du champ couleur de lion, une guérite bleue sur roues levait ses brancards : les moutons, le berger et sa cabane. Des points noirs et vifs, toujours en mouvement, cernaient l’amas laineux : les chiens.
— Eh, bonjour ! mon Césaire… Ça va-t-i comme tu veux ?
Le vieil homme souleva son chapeau de jonc et sourit ; puis il fit une moue :
— Non, not’ maître ; mais va quant-même…
— Le troupeau ?
— Oui. Pas trop de mal-être, mais, du mal-va ! La bête ne tient point. Les maît’ béliers ne trouvent ni chaume, ni lisière même, à leur convenance. On cherche le manger sans répit… (Il parla aux bêtes.) Rrrou-itt ! Rrrou-itt’… Blaizot à dret ! et schmell ! Schmell ! (Vite ?… peut-être une corruption du mot allemand ?) – (Il parlait aux chiens.) Blaizot ! schmell ! Tenez, not’ maît’ : le grand Rouget, il est cor’ en maraude…
Les chiens du château, assis sur leur derrière, attendaient très loin. Ils n’approchaient pas les chiens du troupeau, démons noirs efflanqués, aux yeux si terriblement clairs, qui s’affairaient dans une rage muette. Sans autre bruit qu’un froissement étouffé, un cliquetis de tiges sèches, les moutons refluaient.
— Oui…, fit le maître, c’est drôle… Et les mères ?
— Beaux ventres ! répliqua l’homme ; mamelles raidies, et sûrement du double partout (deux naissances) ; mais, elles ont le bêlis. Marchez ! not’ maît’, dès que vous avez passé la sente Rousse, elles vous ont nommé… R’gardez le carroi… au loin !
Très loin, en effet, un lourd attelage gris menait du fumier noir, mais si loin ! perceptible à l’ouïe seulement à cause de la conductibilité de la plaine. Une brebis s’arrêta ; une autre cessa de brouter ; puis, toutes, elles se tinrent, longues, le cou tendu vers les hommes des fonds, et bientôt commença le bêlis :
… une discordante et sourde mêlée de voix, si tremblantes, si résignées ; faite d’une telle soumission au désespoir, au mauvais destin ; éveillant l’idée d’une foule vaincue qui accepterait la souffrance pourvu qu’on lui permît de se plaindre, – à petit bruit – comme en rêve…
. . . . . . . . . . .
Sombres, le comte et le berger regardaient le troupeau. Enfin le berger modula un sifflet ; les brebis revinrent au sol.
— Y a de ça, de la faute à ça, fit l’homme, en exhibant une poignée de glaise scellée d’une empreinte : une patte de chien, forte.
Le maître haussa les sourcils.
— Oui, not’ maît’, deux loups et une louve… J’ai trouvé trace des mamelles de la femme emmi les marnes ; j’allume depuis trois soirs…
— … C’était donc toi, berger, ces lueurs ?
— Moué ! et j’ai vu luire leurs yeux aux braises… Tout cela de la vermine à Saint Evroult (bêtes sauvages).
Et il cracha par terre en jouant avec la motte, pensivement.
— Si tu es sûr, je m’en vais prévenir M. du Halleys ; il serait ici demain avec ses vautres ?
— Non ! fit le berger ; suis sûr, mais j’suffis et j’ai crainte de malheur ; mieux vaut danger de loup que d’autres… Il me tient en veille.
— Veux-tu un fusil, Césaire ?
— Un fusill’…, fit l’homme avec un rire presque douloureux ; non ! not’ maît’… un fusill’, au berger ! (Il se grandit sous la limousine fauve ; lui, courbe et lié au sol, devint très haut sur la terre pâle.) Not’ maît’ ! non… Bergers ont d’aut’z’armes !
*
Tandis que M. de Galart reprenait sa route, il l’entendit répéter en marmonnant avec une fierté redoutable :
— … berger a d’aut’z’armes…
Le maître se retourna encore : le berger levait le bras pour saluer, et comme il semblait déjà loin ! Quand on marchait ici, les choses paraissaient vous fuir ; bien plus vite que votre marche ; comme si la plaine eût été entraînée sous vos pas d’un mouvement contraire ainsi qu’un tapis sans fin, qui glisserait.
« Je lui ferai porter du vin, pensait le comte ; ceux-là, les plus à plaindre, ne se plaignent jamais. Les loups ? Est-ce possible ? » Mais il songea à sa remise charretière dont l’imposte brunissait sous cent pattes de loups : cent pattes droites avant, fichées par un clou. Son grand-père avait accroché là les trophées ruraux de ses chasses, du temps où jaillissait toute maisonnée, depuis les gars-de-sauce armés de broches, jusqu’au magister et sa férule, quand retentissait le cri qui mettait la campagne en folie : « Au loup ! Ououh ! Au loup ! »
Quelques-uns encore ? Une « passée », voyageant entre les grandes forêts ? Que pensait exactement le berger ? N’irait-il pas jusqu’à sacrifier une ou deux bêtes malingres, holocauste mystérieux… « Berger est maître…, le dernier maître », pensa tristement le comte.
*
Il se dirigeait vers les hauteurs des courbes, sur un tas de marne qui marquait un point culminant, une sorte de pyramide tronquée qu’on voyait de très loin : socle qui donnait l’impression de soutenir les nuées lourdes, les volutes pressées des nuages. Le sommet du plateau formait là une friche que Galart pensait semer en pins, la terre refusant les céréales. La colonnade eût été belle, ainsi placée, et utile, pour opposer barrière au vent.
Près du tas, dans la haute lumière, une immense roue morte gisait sur le côté, squelettique, argentée de toute son usure : c’était l’ancien élévateur de marne, à l’intérieur garni de degrés où s’accrochaient les hommes, pour la mettre en mouvement.
La « machine ! » le châtelain l’avait connue dans son enfance, bien droite, et balancée sur ses pivots ; et combien de fois avait-il essayé de la mettre en branle tout seul ! Mais son poids infime n’en tirait que des craquements, un miaulis de chat, elle qui marchait si bien à quatre hommes ! La machine, alors, remplissait le paysage de sa plainte qui devenait, avec les distances, des chants aigus d’oiseau. À près d’une lieue du château, les chuintements de ses paliers parvenaient jusqu’à là, malgré tout le suif qu’on y coulait : « En a-t-elle mangé du bœuf ! » disaient les ouvriers rieurs ! Après les moissons, comme on tirait au crépuscule, sa voix restait liée aux beaux soleils épais, huileux, des fins d’été.
On l’avait baptisée « le moulin sec », et, vraiment oui, elle rappelait bien, de sa roue poussiéreuse, l’autre roue, l’ineffablement fraîche, la roue du ruisseau, dans la vallée. Comme celle de la vallée, la roue du plateau s’entourait de lueurs claires, mais brassait de la fumée irritante au lieu d’eau vive… Moulin aride des gens de plateau, qui manquent de joie, mais sont durs.
*
Maintenant qu’elle s’était brisée, Galart la respectait. Il savait bien qu’il entrait dans son respect anormal une piété, un sentiment : elle devenait une relique, la vieille roue ! et pas seulement pour lui, mais pour tous ceux qui aussi avaient tant joué jadis dans ses flancs : les gens de son âge.
Et voilà qu’il arrivait jusqu’à elle ! si loin de sa route d’abord fixée ! cette diablesse de terre ne vous emmenait qu’où elle le voulait… insensiblement. Se reposer un petit quart d’heure, et redescendre. Oh ! certainement, près d’une lieue, au long de cette plaine qui montait toujours pour ne pas faire une différence de vingt mètres.
Il se retourna ; la plaine entière s’incurvait devant ses yeux, et tellement belle ! comme ratissée par ses sillons au râteau géant ! Un carré de fabuleux jardin ! Tout le travail de sa race, à lui Galart, son effort continu apparaissaient là : une lutte de sept siècles : trois châteaux usés autour de ces guérets ! Ils avaient arraché la terre à la forêt sombre, à la forêt atroce ; c’étaient eux, qui avaient desséché les marécages ; canalisé les terribles eaux ; dirigé les courants ; créé de vrais lits de rivière, auxquels trois générations travaillèrent, pour guider les ruissellements sur les vallées. Et qu’ils avaient défendu ! Ils s’étaient constitués les gendarmes de ces champs ; pour eux, ils agrandissaient toujours les « basses-cours », ces fortifications où se réfugiaient les paysans et le bétail. Quand le danger approchait, les châtelains se dressaient, derrière leurs murs, avec leurs épées. Ils soignaient, médecins, ces gens depuis toujours ; leurs femmes pansaient, recousaient, droguaient. Ils étaient justiciers avec une intégrité que, par point d’honneur, ils respectaient comme leur âme ; amuseurs, aussi, avec leurs bals des moissons, de Pâques ; les Épiphanies ; les Noëls… Et Galart, penché sur le domaine, se disait que personne n’y avait été malheureux charnellement : pour tous, pain, cidre, bois et petite viande. L’argent ? dame… ! autre chose… Mais eux-mêmes, les maîtres, ils n’en avaient guère : la terre, les bâtiments, mangeaient tout.
Œuvre bonne ! qui ne se prescrirait pas ! Tant pis !
. . . . . . . . . . .
Pour s’asseoir, il se rapprocha de la grande roue claire, l’atteignit ; mais son œil se fixa sur quelque chose d’insolite : il se recula : à la peinture rouge, en grandes capitales, soigneusement tracée, une inscription : « MORT AUX NOBLES ! » – et là dessous, un petit couperet de guillotine.
*
Avec une attention douloureuse, il étudia l’inscription : chaque lettre avait été remplie d’un pinceau décidé… sans doute, quelque peintre ambulant – les peintres sont à l’ordinaire d’idées plus avancées que les autres – un vitrier avait dû se reposer là, tenté par le paysage, la plaine aristocratique barrée de son château et de ses futaies – et y fignoler haineusement sa déclaration de guerre.
Galart regarda de nouveau sa terre, reprit encore une fois contact spirituel avec le travail séculaire, dont le résultat triomphait devant lui. Cette belle plaine protestait comme d’un mouvement d’épaule, dans sa courbe ; un grand souffle indigné, méprisant.
Il hocha la tête, remercia les vastes lignes ; puis, dents serrées, énergique et dédaigneux, il commença d’arpenter le terrain : on planterait, fin mars, ces pins qui sauraient un jour couper le vent d’est ; le vent de Paris.
Il avait fini son compte et inscrivait les chiffres sur son carnet, quand il leva la tête : une sonnerie lointaine arrivait jusqu’à lui. Il vérifia sa montre : son souci et les occupations lui auraient-ils à ce point caché le temps ? Non ; neuf heures et demie, seulement. Qu’est-ce qu’on sonnait ? un glas… on tintait le glas à son église paroissiale. Un mort voulait dire un enterrement à suivre pour le surlendemain.
Galart reprenait de l’œil, une dernière fois, ses jalons ; il partait, alors qu’un nouveau glas lui parvint du sud, plus lointain. Il situa de l’œil la sonnerie : le clocher mince de la Roussière traçait une ligne exacte du côté du soleil, au milieu des confusions sylvestres. Là aussi, un mort. Mais tout de suite s’entendit un glas encore, au nord. Landepéreuse ! et plus loin, bientôt, un autre venait, tout menu et aminci. Que cela devenait étrange !
Le comte se sentit gagné par une inquiétude sourde, et cessa tout travail. Il restait là, l’oreille tendue, tournant lentement la tête vers les points cardinaux, le cercle brumeux, les lointains.
Qu’est-ce que cela pouvait annoncer ? Point la guerre : on eût pour elle sonné en tocsin, quand rien autre ne s’entendait que glas en branle. La plaine, comme un tympan tendu, recueillait les cloches, les ébranlements en route dans l’air calme ; les recevait pour les renvoyer vers d’autres cieux et d’autres élasticités. Pas un souffle de vent : la terre exhalait des cloches ; les tintements se mélangeaient, se séparaient : la mémoire du châtelain les reconnaissait, les situait, rendant ses notes à chaque village, machinalement, tandis que son âme se prenait d’épouvante. Il se nommait les invisibles paroisses, et, pâlissant, comprenait que tout son pays sonnait aux Trépassés !
Il était seul, perdu au centre du cercle distendu ; sans une maison à moins d’une demi-lieue ; sans un homme, que ce berger, grain noir d’avoine, là-bas… Il se hissa sur le tas de marne : un attelage sur l’autre versant ; il héla, courut : un de ses métayers avec deux chevaux :
— Jean ! entends-tu ? Entends-tu ?
— Whho ! grrr ! fit l’homme en arrêtant l’attelage.
Lui aussi prêta l’oreille… Galart avait laissé sa main sur son bras chaud ; tous deux regardaient à terre :
— Oui ! fit Jean. (Il fixa le comte avec des yeux élargis et sombres.) Oui ! C’est la sonnerie des Morts… Héla ! Monsieur… la sonnerie des Morts… partout !
Une cloche s’y mêla soudain, grêle mais vive : Galart tressaillit :
— Le château… ! on m’appelle !
Il se rejeta vers l’horizon de l’ouest, et il entendit mieux la cloche, de voir les briques roses du château ; si menu, si perdu, mais si tranquille… Quelle distance !
Le comte revint à l’homme :
— Dételle un de tes chevaux et prête-le-moi ; je le monterai ; tu passeras le reprendre ce soir.
. . . . . . . . . . .
Le fusil jeté dans le banneau, il lui aida. Tous deux s’activaient dans une hâte habile ; en un tournemain, ils avaient débouclé ; avec des cordes, le garçon fit des rênes ; Galart sauta sur le pommelé énorme, à cru. Et il prit le galop, terre tremblante. Derrière lui, un autre écrasement des mottes ; il se retourna une seconde : le jeune homme talonnait aussi le limonier :
— J’vous suis… not’ maît’.
Cela lui fit je ne sais quel bien.
Quand ils arrivèrent dans la cour d’honneur, elle était pleine de monde ; on avait entendu le galop des forts chevaux ; la foule s’écarta :
— Mes enfants ? cria Galart.
« Non, non ! » secouèrent les têtes…
— Le feu ?
« Non, non… »
Il était tout près. Mme de Galart, prévenue, l’attendait sur le perron, vêtue de noir – en deuil ! Se contenir ! Il sauta de cheval ; elle l’entraîna, et elle lui dit. Galart leva les bras en croix ; puis, mettant ses mains sur son visage, il pleura, à sanglots.
*
Le valet entra :
— Les gens peuvent-ils venir ?
— Les gens ? interrogea Galart, en levant sa figure rougie… (Mais il comprit soudain, hocha la tête et acquiesça.) Dans un instant.
Lui aussi se vêtit de noir ; puis avec sa femme et ses enfants, ils se placèrent sur le perron.
Les bordiers, les paysans, les tâcherons, les voisins humbles et les petits propriétaires étaient venus. Ils défilèrent pour serrer les mains, ainsi qu’à l’enterrement. Leur loyalisme avait compris que le seigneur restait le plus proche de Celui qui n’était plus, dont on apprenait le trépas ; Celui qu’on avait mis à mort la veille, la veille de ce jour, qui était en effet le
22 janvier 1793
À R. G. Nobécourt.
Les deux femmes de service et le vieux Claude attendaient, dans la cuisine, autour de la cheminée. La nuit était déjà complète, où les chevestres hululaient précautionneusement. On menait petite vie, maintenant, au château de Galart ; les jeunes domestiques avaient été pris par la conscription ; les caméristes congédiées… mieux valait : aurait-on pu encore payer leurs gages ?
Le coquemar de cuivre allongeait hors de la flamme son long tuyau terminé par un robinet, où l’on prenait l’eau chaude sans se rôtir ; mais le robinet coulait, gouttes à gouttes lentes, qui faisaient un petit cratère noir dans les cendres : la cuisinière le fixait sans mot dire.
— Enfin, voilà Madame ! fit gaiement la jolie fille d’intérieur, la seule qui restait, du vif et frais troupeau des chambrières.
On entendit, en effet, une charrette grinçante. Le vieux Claude sortit avec la lanterne. Tous s’empressèrent autour de la voiture, grosse guimbarde affaissée, tirée par un cheval de labour qui fumait de tout son poil ; une voix haute demanda :
— A-t-on des nouvelles de Monsieur ?
— Non, Madame.
Mme de Galart franchit le seuil et vint au feu. Il faisait froid ; elle avait dû néanmoins se rendre au district, qui avait des exigences sévères – souvent mortelles. Une limousine épaisse enveloppait la jeune femme ; une limousine de berger. Claude, au moyen d’un grand tuyau de fer, dans lequel il soufflait à rompre, tentait d’activer les braises.
— Rien de neuf ? demanda encore la maîtresse.
Les servantes s’agitèrent immédiatement :
— Oh si ! Oh !… Ah oui !
Mme de Galart vérifia vite les mines pour savoir si cela était grave. Non. Bien ! Alors elle écouta.
La chambrière prit la parole : un homme, pas encore un vieillard, était venu sonner à la soirante, un vielleux en redincote, avec une grande vielle au dos ; une grosse vielle peinte… La cuisinière suivait le récit ardemment, comme si elle y trouvait, toujours, un nouveau plaisir.
— Il a demandé… il a sonné à la grande porte ; j’ai ouvert qu’à demi, bien sûr ! et il m’a demandé M. le comte ; j’ai dit que ni monsieur ni madame n’étaient là. Il a fait « ah ! » avec du désappointement ; puis il s’est enquis quand on rentrerait ; je répondis : « Je ne sais point »… Alors il a tourné vers le dehors ; enfin il a dit, en me regardant un petit coup : « Peut-être qu’on voudrait cependant me donner un morceau de pain… » Ça me fit quéqu’chose… par le ton qu’il eut… Mais je ne pouvais pas le faire passer dans les appartements ! J’montrais la cuisine : « Allez-y. » Puis j’ai recrouillé à deux tours… Pourtant…
— Pourtant quoi ? insista Mme de Galart.
— Il était plus malheureux que méchant, j’en accertaine ! Je suis venue l’attendre à la porte d’ici, et Jeannette lui fit une tartine de saindoux.
— Oh ! je pouvais bien, rendit compte Jeannette, j’avais tout mon fond de pâté ; et il disait : « Merci, merci, bonnes gens », avec des mouvements comme ça… Héla ! qu’il avait faim ! il a mordu, d’un coup, et c’est que pour la bouchée seconde qu’il a tiré un long couteau à virole, un grand couteau de Nontron, tout roux ; il a souri, car on a reculé… et il dit : « Faites escuse… »
— Non, précisa Lison la chambrière, il a dit : « Pardon de ma lame, mais c’est aussi ma fourchette. »
— J’avais du cidre chaud ; lui en baillai bolée, et lampait-i, le pauvre, lampait-i !
— Alors, intervint le vieux Claude : c’t’homme, qui n’est point, pour sûr, mauvais, m’a demandé ainsi : « Y aurait-il pas bergerie ou fenil, pour la nuit à passer ? j’ai l’habitude et suis pas difficile… » J’lui répondis : « Y a la grange aux errants ; vais prévenir le fermier ; mais faut laisser vot’ briquet et tout feu. » (Le bonhomme s’enorgueillissait de savoir si fermement la coutume.) Et il me remit son fusil (briquet)… un beau fusil, que je lui rendrai en main dès le jour.
— Tu aurais plutôt bien fait de lui prendre son nontron, dit Jeannette.
— N’en ai pas seulement eu pensée, ma fille… On n’insulte pas à l’hôte de Dieu !
*
Mme de Galart buvait son bouillon de pintade en se chauffant. Malgré elle, son regard se dirigeait vers la grange aux errants qu’on aurait pu voir d’ici à quarante toises ; la grange où le vielleux et son grand couteau attendaient. La maîtresse avait confiance dans l’instinct, presque animal, de ses gens ; cependant, elle, si rieuse, se sentait troublée par cette présence invisible. L’homme devait l’avoir entendue rentrer, aurait pu discerner ses questions. La cuisinière suivit le regard qui s’était heurté aux volets clos, encore renforcés par une traverse :
— Oh ! j’ai tout barré ; il nous verrait bien céans, par les trous de bauge, dans not’ cuisine…
Elle frissonna.
Immédiatement Mme de Galart se sentit intrépide, et quand la cuisinière continua :
— Si madame permet, je ferais donc un lit dans l’ancienne chambre du chef, pour Claude ; ainsi il nous garderait ?
— Assez, Jeanne ; Claude regagnera son écurie ; si tu te sens trop craintive, Jeanne, on lâchera le dogue dans ta cuisine. Comment va mon oncle ? Il a soupé ?
— Que oui ! et bien soupé, s’exclama la cuisinière ; je lui ai servi de la pintade et du lard-blanc…
— Et sûrement qu’il ronfle à c’t’heure comme les Sept Dormants, Madame, dit Lison, car, dès le premier service, il bâillait déjà au décroche !
Le personnage en question était un de ces nombreux « oncles » qui se succédaient dans la maison (« cousins » s’ils semblaient trop jeunes) : les prêtres réfractaires que les châtelains cachaient, au péril de leur vie. Personne n’était dupe et, pour le montrer, on raillait le faux parent, ce qui n’aurait jamais eu lieu pour un parent réel. Mme de Galart sourit aussi ; puis :
— Vous lui avez annoncé le chemineau ?
— Oui ; il a dit que tel était bien fait.
— Bon ! Viens me déshabiller, Lison.
*
Quand elles eurent atteint la chambre de perse, la jeune mère alla voir ses deux enfants qui dormaient dans une pièce contiguë, éteignit leur veilleuse, et leur traça au front un signe de croix ; alors, ayant fermé la porte de communication, elle vint à sa poudreuse, dont Lison avait déjà découvert les petits pots bleus et blancs, s’assit avec calme et prononça enfin :
— Maintenant, Louise, dis-moi ce dont tu grilles…
— C’est lui, Madame, le vielleux…
— Eh bien ?
— Madame, Madame ! c’est un gentilhomme !
— Allons donc ! Qu’as-tu vu ?
— Rien et tout !… Ah, les par-chemins aux jours d’aujourd’hui ne sont plus les gueux d’antan ! Celui-là, il aurait été plus aise dans la salle qu’aux cuisines. J’ai rien voulu dire, à cause de Jeanne qui bavarde comme une sansonnette. Si Jeannette lui trouvait l’air en dessous, c’est qu’il n’était point si fier, de piquer son manger à la pointe, et de prendre son pouce comme assiette ! Un rôdeur… ? Marchez ! lui, il est venu tout droit à la porte-maîtresse, tel un qui connaît son dû, quand nul galvaudeux n’aurait manqué l’office !… Et du parler doux, si doux qu’un instant j’ai failli lui répondre « monsieur »… Parierais qu’il m’a devinée car il a dit, en fonçant sa voix : « Pas de chance anuyl » avec une trémousserie de la lèvre ; j’ai ri un petit ; il a ri aussi, et n’avait cependant pas l’air gai. Ah ! non…
La jeune fille semblait surexcitée ; Mme de Galart la fixa gravement :
— Tu en as certitude en toi, ma Louise ? Tu ne te montes ?
Lison s’arrêta sur un pied :
— … Je ne sais plus, not’ maîtresse, si vous me demandez ainsi…
Mme de Galart songea. Donc, ce pouvait être un homme de leur milieu ? un errant de la grande cause royale, doublement à plaindre ? Et chez eux, il n’aurait eu qu’une grange, de la paille et du froid ! Elle évoqua son mari, alors qu’il rentrait de ses tournées chouannes, si heureux de s’étendre dans un bon lit : « Oh ! les fins draps ! » ; si sensible à l’argenterie que sa main caressait – maintenant que la maison s’était réduite, le maître discernait, au seul toucher, le jour où l’on avait fait les couverts. Elle entendait la volubilité de l’homme de guerre, épanoui dans son confort retrouvé. Le faux vielleux n’aurait même pas un peu de conversation libre et gaie, entre soi !
— Madame, fit Lison, voici son fusil.
La chambrière avait pris le briquet dans la poche de son tablier, et le tendait éloquemment. La lame d’acier, qui devait donner l’étincelle, était enchâssée dans une plaque découpée et brillante en forme de navire, une mince galère d’argent ; une chaînette, aussi en argent, retenait le silex pris entre deux crocs à vis, comme un chien de pistolet ; le tube pour l’amadou était d’argent :
— C’est un ancien marin, sans doute, Lison… je confesse que l’argent du briquet est inattendu ; mais, tu sais, il y a des souvenirs dont on ne se sépare pas…
— Le briquet porte des armoiries, comme aux cuillers, fit l’enfant.
Et elle le retourna.
Mme de Galart s’approcha de la lampe et vit, non des armoiries mais un insigne : une petite chouette avec une couronne…
— Cela ne veut rien dire, Lison ; d’ailleurs le travail de l’objet vaudrait plus que le métal.
— Quand nous l’eûmes fait souper, il nous a dit : « Bonnes gens »… murmura la jeune fille ; un ouvrier comme nous jamais n’aurait eu parler semblable.
— Assez ! Lison… Tu sais que Monsieur a donné ordre de tenir la porte close quand il n’est pas avec nous. Couche-toi, et laisse ta chambre ouverte, si tu as peur.
— J’ai pas peur, dit Lison, j’ai deuil…
*
Mme de Galart, elle aussi, avait deuil ; l’accablait le sentiment d’une injustice suprême envers cet homme. Comment ? il caressait peut-être, depuis des jours, l’espoir d’une de ces félicités où l’esprit et la chair sont comblés, un repos si douloureusement gagné, l’oasis… et tout cela pour s’aller coucher dans la menue paille ou la gerbée !
La jeune femme se leva, ouvrit ses volets intérieurs et fixa ses regards sur la grange aux errants qui s’étendait, extrêmement longue. La grange paraissait encore plus basse à cause d’un orme immense qui l’ombrageait.
Comme elle était noire ! Son chaume, et son crépi blanc, traversé de colombages, se confondaient dans l’opacité ; on distinguait seulement le chaume à son arête épaisse. Déjà si sombre ; grand morceau de nuit ; quelle devait être sa ténèbre intérieure ! Mme de Galart eut la vision de l’homme désespéré tout debout dans ce néant. Elle composa une étrange image, entièrement faite d’obscurités, mais dont le sens de la détresse agglutinait les éléments ; créait une vision seconde.
Avec la persécution sanglante, on s’aimait tant ! Tous les traqués se sentaient tellement parents, solidaires ! La jeune femme eut l’envie brusque de décrocher une lanterne et d’aller chercher le vielleux « qui parlait si doux… si doux ». « Venez ! je m’excuse, la maison vous attend. » Mais dans le mouvement qu’elle fit, elle eut aussi la perception de sa gêne, si l’on avait affaire à un vrai chemineau ; il aurait fallu l’éveiller peut-être… « Qué que vous v’lez ?… C’est pas de refus !… bé sûr ! »
Et une femme jeune arrivant ainsi… ? un croquant… que pourrait-il penser, imaginer ? même si elle rencontrait un gentilhomme, est-ce que cela ne prenait pas tournure embarrassante ?
Un peu de rouge lui chauffa les joues… Impossible ! Emmener Lison ? La servante la jugerait, la sentirait agitée d’incertitudes et semblable à elle-même. La maîtresse perdrait de son autorité, de son essence supérieure. Alors il fallait donc attendre le jour ; elle se raccrocha à la défense formelle de son mari… Qu’il est facile d’obéir !
Mme de Galart revint à son lit ; mais elle ne put se résigner à éteindre sa lampe ; au contraire, elle la porta près de la fenêtre. Peut-être que la lumière pénétrerait, par quelque trou de la muraille, jusqu’au refuge du vielleux-gentilhomme, l’aiderait ; l’assurerait qu’il vivait encore ; qu’une petite âme veillait, palpitait.
Dès six heures, tout le monde fut debout, même les enfants. Ainsi était l’usage ; les petits s’agitaient beaucoup ; ils avaient vu l’homme la veille et pétillaient de curiosité ; tous deux venaient de rêver marches et contredanses, et si leur mère ne fût rentrée si tard elle eût dû en entendre !
Le vieux Claude alla chercher le chemineau.
Mme de Galart n’avait qu’à peine dormi, mais savait ce qu’elle voulait faire. Il restait possible que le coureur de chemins fût un honnête homme, ou qu’il n’eût jamais été qu’un vagabond vrai ; cela importait peu ; le croquant serait fêté, voilà tout, si le gentilhomme y reprenait courage. Allait-on savoir au premier coup d’œil ? Madame avait fait dresser un couvert dans le vestibule ; l’homme déjeunerait donc sans se mêler aux domestiques.
Elle attendait sur le seuil de la porte noble. Parut d’abord Claude, puis l’homme… L’homme marchait un peu voûté, vieillissant ; une houppelande couleur tabac tombait sur ses jambes et sur ses bas gris aux larges reprises claires. Il portait un vieux tricorne, dont un des bords pliait ; sur son dos, la belle vielle. Madame étudia ses traits : de grands traits ! elle vit, avec angoisse, que l’homme s’était rasé ; un croquant désireux de pitié n’eût point fait sa barbe. La jeune femme avança de trois pas :
— Je m’excuse, dit-elle, mais je ne puis recevoir personne dans la maison quand mon mari n’y est pas… Les temps sont dangereux.
Le musicien avait tiré son tricorne et s’inclinait. Nu-tête, il décevait avec ses cheveux grisonnants coupés ras. Instinctivement, Mme de Galart attendait de la poudre :
— Je vous ai fait préparer un repas, reprit-elle, voulez-vous entrer ici ?
— Grand merci, Madame, mais votre fermier m’a déjà nourri, bien honnêtement.
La jeune femme parut déconcertée : l’homme eut un joli sourire :
— Pour vous obliger, Madame, et aussi avec bien du plaisir, car, à grand chemin, grand-faim.
Elle demeurait incertaine ; que l’accent campagnard fût net, certes ; mais n’était-il pas appuyé ? Une bonhomie, qui aurait pu être paysanne, mais aussi une aisance parfaite, sans forfanterie et sans timidité. Un ouvrier ? Non… plutôt un bourgeois ruiné par les assignats ou la faillite… Inoffensif, en tout cas !
Les enfants familiers s’approchaient ; ils regardaient la vielle avec admiration ; leur mère demanda encore :
— Vous connaissiez M. de Galart ?
— Non. (Le chemineau qui avait mis sa vielle avec bonté aux mains des enfants, se redressa.) Non, madame, pas de figure, mais de sentiment ; j’en ai ouï causer, et j’sais que monsieur est bié donnant et de main ouverte (« c’est un paysan », pensa-t-elle) et peut-être qu’il aurait pu me faire accueil…
— Nous sommes appauvris, répliqua la jeune femme, et nous ne pouvons employer autant de monde que nous le voudrions.
L’homme rougit légèrement, et, en prononçant ces paroles, Mme de Galart les regrettait déjà :
— Je n’en cherchais pas tant, Madame ; hélas, je sais combien tous ont pu souffrir ; j’espérais une bonne nuit et de bonnes paroles… j’ai eu les deux, dont je vous rends grâce, Madame.
Et il fit un mouvement pour s’en aller. Désespérément, Mme de Galart lui montra la table (c’était un gentilhomme qui se cachait).
— Veuillez prendre place ; les enfants vous serviront ; allons, mes petits, faites honneur à votre hôte.
— Tu nous joueras, commanda François.
— Tu nous feras danser, pria Louise.
— Bié sûr, bié sûr, mes mignons, et tant que vous voudrez.
— Assieds-toi, décida le garçon ; j’te vas chercher des œufs au plat qu’on t’a cuisinés ; c’est œufs de ma poule ; sont gros de même ; une fois, y a eu deux jaunes dedans.
L’homme regardait la jolie table :
— Oh ! fit-il, des serviettes ! c’est trop beau !
Mme de Galart s’en voulut d’avoir fait mettre des couverts d’étain ; elle parla :
— Ah Dieu ! je suis tellement au regret de votre nuit ; tellement au regret ; j’y pensais sans pouvoir dormir.
Le vielleux leva les yeux sur elle :
. . . . . . . . . . .
— Marchez ! fit-il, ma bonne dame, le foin et la paille, n’y a ni plus sain, ni plus souëf ; et j’ai point toujours connu si chaudes courtines. (Il traîna.) D’aucunes fois j’en ai plus hautes : les étoiles au bon Dieu, qui brillent, mais fraîchement.
Découragée, Mme de Galart insista encore :
— Vous n’aviez pas de message pour mon mari ?
— Non, Madame.
Alors, quand les enfants furent revenus, elle s’en alla ; qu’il fût humble, la courtoisie populaire défendait de le regarder manger ; qu’il fût noble, elle ne voulait plus ni l’épier, ni l’éprouver. La jeune femme gagna la bibliothèque, d’où l’on pourrait intervenir si besoin était ; mais, comme elle avait eu confiance dans le sens critique des domestiques, elle faisait crédit à la sympathie spontanée de ses enfants. Un dernier regard lui montra le musicien faisant des gestes précautionneux au-dessus de la belle vielle, que François serrait de près :
— Mon cher enfant, disait-il, prenez garde à mon amie, ma fidèle amie… ! ma dernière amie, mon dauphin joli !
*
Quand le déjeuner fut pris – un vrai et bon déjeuner – le voyageur joua ; le ronflement de la vielle, son nasillement, étaient dominés par une légèreté de main étonnante, presque miraculeuse, quand on la comparait au toucher des vielleux ordinaires, pianoteurs de pauvres notes titillantes ; les petits sautaient de joie ; la fille pleura quand Lison vint la chercher pour sa toilette.
— Maintenant qu’on est entre hommes, dit fièrement François, sonne-moi des airs de guerre !
— Bien, Monseigneur ! que votre cœur écoute et veille : voici les trompettes de M. de Turenne !
Il commença ; le petit connaissait la fanfare célèbre et bientôt tous les deux chantaient à tue-tête.
Quand ce fut fini (répété quatre fois !) :
— Attends ! dit François qui se précipita vers l’escalier.
Sa mère le saisit au vol :
— Maman, fit-il tout bas, puis-je lui donner mon petit écu ?
— Mais oui !
Elle allait dire : « Je te le rendrai », mais elle voulut laisser tout son mérite à l’enfant.
François s’attardait ; il y eut silence. Puis Mme de Galart entendit bouger le vielleux ; il avançait vers la porte ouverte des salons… il y entrait – elle le connut au son différent de ses pas quittant les dalles pour s’appuyer sur le parquet et les tapis. La jeune femme s’étonna : « Il regarde, pensa-t-elle… eh ! que pourrait-il dérober ? » Le silence durait, mais tout à coup la musique reprit, rassurante, non parce qu’elle occupait les deux mains, horreur ! mais parce qu’elle indiquait gaieté et gentillesse.
Une étrange mélodie, d’ailleurs, qui atteignit immédiatement toute une région lointaine chez Mme de Galart, une région oubliée d’elle-même : une chanson haute et claire, vive et preste ; languissante parfois comme un souvenir trop doux, aussitôt relevée en énergie et alacrité ; un chant de guerre, d’aventure, d’amour et de nostalgie.
Ah ! cette musique, elle l’avait entendue jadis ! il y avait si longtemps ; où ? quand ?… Les notes montaient emportées et joyeuses, puissantes ; l’instrument semblait se surpasser, donner toute sa force dans une frénésie heureuse. Le musicien s’abandonnait à une sorte de vertige.
Mme de Galart avança vers la chanson de son enfance. La mélodie croissait toujours ; la chanson d’au-delà, des lointains, des premiers jours heureux, ce chant qui se mêlait en la jeune femme à des visions de soleil et de mer vive, à des choses vermillon et à des flots.
Invinciblement attirée elle parvint jusqu’à la porte et… elle vit : le vielleux jouait pour les portraits, les trois portraits du salon rouge : pour le commandeur de Saint-Mauvis avec une grande perruque noire et sa croix flottant sur la cuirasse ; pour le commandeur de Galart en écarlate, gilet bleu et catogan ; pour le grand-bailli de Morée, énorme, sur la cheminée, peint par Largillière avec, à son corselet de fer, la vaste étoile en émail des chevaliers Grand-Croix. Le grand-bailli avait une splendide perruque Louis XIV de boucles blanches qui semblaient, mousseuses, frémir à la musique, quand son unique narine (l’autre avait été emportée par une pistolade) humait l’odeur du combat.
Le musicien allait de l’un à l’autre, sautillant dans une souple marche glissée, et il tournait sa manivelle à toute vitesse, et il pianotait tant qu’il pouvait son clavier : l’homme extasié souriait et saluait les chevaliers de Saint-Jean.
Mme de Galart restait sur le pas de la porte… Soudain ! elle retrouva l’air, l’air que chantonnaient ses oncles, les Maltais, quand ils la promenaient toute petite : l’air triste, vif et gai des exilés sur la mer latine, des « voués chasseurs de Turcs » !
— … La Favillana ! cria Mme de Galart, hors d’elle-même, c’est la Favillana… Monsieur !
Le vielleux, foudroyé, s’était tu, et, les mains tombées, la regardait avec une apparente stupeur… d’être interrompu ? d’être dévoilé ?…
— La Favillana… Madame… vous la connaissez donc ?
— Monsieur, vous êtes de la religion, vous appartenez à l’ordre de Malte ?
Le musicien baissa la tête ; puis il se redressa, plus vieux d’aspect.
— Je requiers un grand pardon, ma bonne dame ; oui, bié sûr, j’ai servi à Malte autrefois, et même fait campagne avec MM. les chevaliers de toute langue ; mais comme simple servant, comme coutelier, et rien d’autre… Alors, de voir tous ces biaux messieurs, si bien tirés… le cœur m’a failli et… je leur-z-y ai joué leur petite chanson de guerre, leur Favillana, pour les rendre bien aises… Le pardon, madame…
— Trêve ! Monsieur ; si vous êtes chevalier de Malte, laissez ces jeux indignes de nous. J’ai déjà bien assez de honte et de remords…
Il sembla réfléchir ; puis, levant la face, reprit avec son joli sourire :
— Quittez-les, quittez vos regrets, jeune dame ; je ne suis qu’un vieux soldat, et vous m’avez fait grand honneur. Ne vous déplaise, j’aurais voulance de reprendre, pour lors, ma longue route.
*
L’enfant revenait enfin, rouge et content :
— J’ai eu du mal à la retrouver (il montrait sa pièce d’argent)… l’avais trop bien mussée à cause des faillis Bleus !
Ce fut la dernière épreuve :
— Eh bien ! donne-la donc, mon petit, à ce brave homme qui nous a fait plaisir tel…
Elle fixa le musicien dont l’œil brilla ; mais le vielleux, très simplement, tendit la paume ; puis, quand il tint la pièce, il fit avec un grand signe de croix :
— À Dieu plaise, dit-il dans une solennité simple, à Dieu plaise de bénir le père, la mère et l’enfant. (Il se tourna vers les dignitaires de Malte.) À Dieu plaise de faire recours aux trépassés.
Il salua tout le monde, vivants et morts, et s’en fut.
. . . . . . . . . . .
L’homme devait être encore dans l’avenue, quand Lison survint, désolée :
— Madame, on a oublié de lui rendre son briquet !
— Cours, Lison, cours vite, vite !
Quand revint la chambrière, elle tenait le navire d’argent dans sa main :
— Il n’a pas voulu le reprendre, madame ! il veut que le petit le garde en souvenir.
— Impossible ! François, rattrape-le !
Mais on ne le retrouva plus.
— Voyons, ma chère dame, voyons ! vous ne pouviez raisonnablement rien faire d’autre ; comment ouvrir le château à un coureur inconnu ? Comment ? et surtout dans les temps que nous vivons !
— C’est justement, l’abbé, répliqua Mme de Galart ; autres temps, autres mœurs ; et tout valait mieux que de décevoir un des nôtres !
— Madame !… je l’ai entendu patoiser, votre gentilhomme, et jamais il n’y eut meilleur accent du pays de Caux ; croyez-en l’ex-doyen de Clairville !
— C’est le plus facile à prendre, monsieur l’abbé, et tous les comédiens n’en tentent point d’autre. (Elle réfléchit un instant.) Et qui vous dit, l’abbé, si le vielleux ne prit pas dessein de jouer le rôle, quand il a vu qu’on le recevait si piètrement, et ceci, rien que pour nous éviter des remords ?
*
La journée sembla se ressentir de ces émotions matinales ; elle fut lourde et noire ; une sorte d’attente singulière, et comme fiévreuse, parut oppresser la demeure. Les enfants étaient moins gais et plus lents : regrettaient-ils le musicien ? pressentaient-ils ? ou seulement le vent du nord, âpre et brumeux, qui accablait la nature, les assombrissait-il aussi ? Fut-ce parce qu’à midi, au moment où, pour remplacer les cloches volées, on frappait l’angélus avec une claquette de frêne, un petit garçon inconnu au pays avait passé devant le château, le long des douves, en chantant la Carmagnole d’une voix aiguë ? François et Louise, serrés contre leur mère, le suivirent longtemps des yeux…
Le vide de la grande maison, jadis pleine de rumeurs actives et heureuses, saisissait les proscrits. Et M. de Galart qui ne rentrait pas ! Tout le monde se coucha tôt.
*
Mme de Galart ne pouvait trouver le sommeil. Elle mêlait aux événements du jour les souvenirs anciens ; et ces souvenirs prenaient, avec l’abominable incertitude actuelle, une telle douceur ! Dans ses draps froids elle n’arrivait pas à se réchauffer ; elle se sentait au bout de ses forces : son dernier courage fuyait par une fissure secrète, allait la laisser vide et désespérée. La chanson de son enfance l’avait amollie et lui révélait sa profonde misère. Quelques-unes des paroles de la Favillana avaient reparu dans sa mémoire, des paroles dont elle ne pénétrait pas le sens, mais qui paraissaient en acquérir une espèce de puissance magique :
De La Vallette à Rabatto,
De Bayda à Sirocco
Passe le banc, la vogue… !
Passe le banc, la vogue… !
N’y a qu’un phare et six coureaux.
Passe le banc, la vogue… !
… les petits oncles, si gais dans leur rouge…
*
Mais… ! Mais elle devait rêver ! Elle dormait sûrement !… Voici que, dans l’épaisseur de la nuit, il lui semblait encore entendre la chanson… Était-ce possible !… Mais oui ! La Favillana… avec ses notes hautes et sautillantes, et jouée par la même vielle, celle du matin ! dont nasillaient le grand et le petit bourdon ! Comment ? L’homme revenait donc ? Et si vite !… Ah ! comme il jouait ! Elle sauta hors de son lit et entrebâilla la fenêtre… Lui, c’était lui ! Et quelle Favillana il sonnait maintenant ! Entrecoupée, haletante, désordonnée, presque terrible ! Dans la nuit dense, la nuit boueuse, la musique aiguë venait, courait, grandissait ! On arrivait tout près ; encore plus fort !… Pourquoi… ? pour l’éveiller ? l’avertir de quelque danger ?… Le prêtre… !
Elle bondit chez l’abbé :
— Les Bleus ! Cachez-vous… la cachette !
Le vieil homme se précipita vers la cheminée, en fit tourner la plaque. Au même instant des coups formidables ébranlaient la porte d’entrée…
« Et le lit qui reste tiède ! »
Elle revint, courut à la chambre des enfants, enleva son fils dans ses bras, le jeta dans le lit vide ; fit passer la petite fille, qui couchait avec sa bonne, dans le lit du garçon, et descendit ouvrir… déjà les vantaux s’écartaient sous les crosses. Les munitionnaires avaient cerné la maison en silence.
La Favillana s’était tue : « On a crié, Maman ! » avait dit François ; mais elle n’y pensait guère.
*
Les Bleus ne découvrirent rien ; dans la chambre de l’abbé, le sergent huma :
— Il fume diablement jeune, ton louveteau.
(Heureusement que c’était odeur de tabac froid.)
— C’est la chambre de son père, répondit la jeune femme, qui est aujourd’hui à Flers-de-l’Orne…
— On le sait… Alors, à la prochaine ! gronda le chef, et cette fois-là, tu n’auras plus ton violoneux, la citoyenne !
Elle trembla.
Au jour, le petit François entra chez sa mère ; il la regardait avec souci, était pâle, semblait craindre de parler et devoir le faire. Elle lui fit signe de dire :
— Ayez du courage, ma pauvre maman. (Il joignit les mains.) On voit une vielle, sa vielle, qui flotte sur la douve…
. . . . . . . . . . .
Le corps fut retrouvé ; une pique l’avait ouvert du dos à la poitrine. M. de Galart fit inhumer, avec les plus grands honneurs possibles, le vielleux qui avait sauvé la maison ; et l’inconnu reposa au côté du commandeur de Galart, sous une dalle sans nom.
Ce fut seulement après la mort de sa mère que François, devenu chef de famille, fit graver la pierre. Son père, en mourant, lui avait confié le nom de celui qui tint à ne pas contrister une jeune femme – et l’ouvrier put inscrire l’épitaphe :
ICI REPOSE
EN ATTENDANT LA RÉSURRECTION ÉTERNELLE
TRÈS NOBLE ET TRÈS SECOURABLE
FRÈRE CYPRIEN DE CHEVESTRE DE RASMES
COMMANDEUR D’AUXERRE
GRAND PRIEUR DE CHAMPAGNE
ET CAPITAINE DE LA VILLE DE MALTE
Qu’il prie pour nous
À Bernard de Vaulx.
Il faisait une de ces journées qui sont des rachats ; de ces journées qui feraient croire que le monde fût une pensée indulgente… L’après-midi tirait à sa fin : le soleil descendait, dans sa solitaire et nue majesté.
Toute la famille était au bord de l’étang, où les enfants Galart taquinaient la grenouille. François de Galart, leur aimable père, expliquait comment monter une ligne à grenouilles, et comment s’en servir :
— Le fil droit doit avoir exactement la longueur de la gaule ; alors, on jette le rouge ; la bestiole saute… on tire… et la main gauche se referme… en recevant la grenouille juste dedans !
Il dit et démontra : en effet, sa paume gauche attrapa la verte gymnaste comme si la ligne eût été les deux branches d’un compas :
— Voilà ! fit-il, un millier de gestes semblables, et M. Amédée aurait moins peur des radotières…
M. Amédée avait cinq ans, aimait les combats mais pas le noir : le noir sonore…
*
— François ! prévint soudain Mme de Galart.
Un cavalier, au galop de chasse, enfilait l’avenue, passait bon train :
— C’est Ghauville, reconnut Galart : Ohé, ohé !… Par là, René !
Le cavalier tourna court et franchit l’herbe en quittant l’allée : les foins étaient coupés, évidemment, mais quand même… il sauta, baisa la main de la jeune femme qui le regardait avec souci – il y avait quelque chose. Ghauville hésitait un peu ; puis, tout à trac, il lâcha son paquet :
— Le roi a voulu détruire la sale Charte. On dit que Paris est en l’air : ils ont besoin de tout le monde.
C’était le 3 août 1830.
— Tu viens me chercher ? fit Galart.
— Oui.
— Ah Dieu ! soupira Mme de Galart.
— Bien ! répondit son mari en se tournant vers elle : ma pauvre Clémentine… pas moyen de faire autrement, pour nous… Votre père serait le premier…
— Bien sûr, bien sûr… je sais. Ah… ! partez ; mais, François, là-bas, pensez aux petits…
*
— Donne-moi une heure, dit Galart, et on l’emploiera bien. Nous serons à Paris au jour levant.
— J’ai deux relais sûrs, répondit Ghauville : l’un chez Clermont, à Glisolles, car on n’est pas certain des postes en allant vers Paris ; les froussards ont pris les chevaux ; l’autre relais chez Boscherville ; j’emporte tout mon argent ; en as-tu ?
— Une année de fermage au tiroir, dans les dix-huit mille.
— Emmène ; ils seront bien contents d’avoir de l’or. J’ai mille deux cent vingt louis sur le torse, et ça tire, tu sais !… Pensé à toi, et voici toutes les ceintures à pièces qui restent chez nous.
Il sortit des harnachements blanchâtres (les ceintures à or étaient des tubes de cuir calibrés qu’on se bouclait à même la peau. On y glissait jusqu’à cinq cents louis ; on les munissait de bretelles à cause de leur poids).
Ils montèrent chez François et bourrèrent les boyaux avec des louis :
— Après les pistoles, les pistolets… deux de poche ; deux aux fontes ; on peut risquer le couteau de chasse à la selle : tenue d’équipage !
Ils rirent, contents de humer la poudre. François fit venir le cocher :
— Narcisse ! je vas avec M. le marquis courre la grosse bête (clin d’œil !) ; je pense qu’il pourrait y avoir cors et cris pas loin, mais, là où je vais, je ne puis remettre. Les Bleus recommencent leurs batteries ; alors, je te confie madame et les enfants. Tiens une voiture attelée au boqueteau, jour et nuit, durant mon absence, et renifle ! mon gâs, renifle… Si ça pue, emmène tout le monde au Blanc-Buisson qui est maison-forte. M. de Saint-Philbert sera prévenu par cette lettre que tu feras porter. Toi, ne bouge pour rien d’autre que ce que je t’ai dit. Tu n’as de défense que pour eux. Compris ?
Le châtelain, une fois de plus, jaugea son homme : le valet était pâle d’orgueil et de décision, et ses épaules lui sortaient du gilet. Une poignée de main qui serrait.
Adieux aux autres, en riant et en promettant des cadeaux, pour ne pas faire pleurer, et en route !
Cinq heures : devant eux, le chemin roide, au travers des plaines.
*
Le duc de Clermont-Tonnerre n’était pas à Glisolles, mais il avait laissé des ordres et nos gens bien connus trouvèrent des chevaux frais. On les prévint de se garer d’Évreux ; en effet, la belle avenue de Cambolle était trop large pour ne point tenter la milice, qui la barrait d’une compagnie entière. Alors ils passèrent l’Iton à gué, prirent la forêt et, par les sentiers hauts de la Madeleine, regagnèrent la route de Paris. Malheureusement, Galart relevait de scarlatine, et si ses muscles trop endurcis ne fléchissaient point, la peau souffrait : en descendant la côte de Bonnières – on marchait bon trot ! – il se prit à geindre de rage et d’agacement :
— Les reins ? demanda Ghauville.
— Non ! plus bas…
— Bougre ! plus grave aussi : tiens jusqu’à Mantes ; après je te ferai le remède des Natchez ; souverain ! N’y paraîtra plus !
— Batt ! quand ce sera bien collé et saignant, assura Galart, ce sera oublié.
De fait, la cuisson se résorbait. Ils couraient au cœur de la nuit, une belle nuit bourrée d’astres ; dans les fonds, flottaient des écharpes brumeuses qui semblaient tombées des étoiles. Galart ne sentit plus son mal et chanta. Ghauville reprit le refrain ; l’idée chouanne, dans laquelle ils avaient été élevés, leur chauffait l’âme ; ces deux compagnons fraternels, jeunes, décidés, jouaient l’aventure et retrouvaient les élans de leurs pères, se grandissaient.
Aux approches de Mantes, cela allait même trop bien, et faillit chauffer. En arrivant à Rosny, ils braillaient la Chasse du jeune Henry, en mémoire du grand-argentier qu’ils vénéraient, et une patrouille sortit sur la route : les chevaucheurs entendirent, dans l’obscurité, les voix militaires, pleines de vin et de rogomme :
— Qui va là !
— Mon chat ! cria Ghauville.
Et ils foncèrent dans le groupe noir, qui eut bien assez peur pour s’ouvrir et leur faire place ; on tira, mais seuls les silex firent du feu :
— Mantes-la-Jolie, tu m’ennuies ! Crois-tu, René, qu’il va falloir exhiber nos passeports ? Il est minuit, et les lumières courent partout !
La ville grouillait d’une agitation émeutière : on tirait des fusées ; les tambours roulaient.
— Nous tombons en plein bal, François ! Entends-tu ? Ils gueulent « Vive la république »… Diable !…
Ils s’arrêtèrent :
— Le bourg est gardé, évidemment, réfléchit Galart : attends ! je vais contrefaire le blessé, avec un bras en écharpe. Nous aurons l’air piteux ; tu me ramènerais chez moi, après une tape ; tu diras que je demeure à Maisons… Prends l’air soucieux et pressé.
Un poste nombreux coupait l’avenue. Ghauville tenait le cheval de son ami, et réclamait, en hurlant, le chef de poste… Une foule curieuse plus qu’agressive les entourait. Il réclama si bien, qu’on leur donna un homme pour les guider, et les protéger au besoin, dans la traversée de la ville. Beaucoup de gens avaient su retrouver des bonnets rouges ; on avait sorti de vieilles piques remontées sur des manches à balai :
— Voilà pourboire pour le poste, fit Ghauville, d’un ton froid et rogue, comme s’il s’acquittait d’un devoir ennuyeux mais obligatoire…
— … magnifique, absolument magnifique ! complimentait le blessé, à mi-voix.
Ainsi franchirent-ils la populace sous la conduite aimable d’un caporal, qui espérait bien se faire récompenser. À l’autre bout de la ville, leur guide fit ouvrir la barrière, et tout juste si on ne leur présenta point les armes :
— Bon voyage, mes jeunes Messieurs, et meilleure santé…
— … Dans le ventre ! gronda Ghauville.
*
Ils galopaient, mais soudain Ghauville claqua de la langue :
— Et ton derrière ! ton derrière que j’oubliais…
— Moi aussi… à peu près… marchons quand même.
— Non ! il faut te panser… De quoi sera faite la journée de demain, d’aujourd’hui ? Nous faut une maison de paysans, pour de la chandelle.
— Pourquoi pas une auberge ?
— Nous ne serions point suspects, en repartant à deux heures du matin ! On frappera à la première canfouine.
— Chez le curé de Fains ?
— Un curé ? Est-ce qu’on sait jamais, maintenant… Rappelle-toi Fouché, et Talleyrand ! Et puis, chez ton prêtre, on ne trouvera que cire à cierges… De la cire bénite, pour ton derrière ! eh bien, mon bonhomme ! C’est du bon suif gris que j’te veux couler aux culottes.
— Alors, frappons là.
Une chaumière assez importante s’encapuchonnait au bord de la route ; Ghauville cogna avec son manche de fouet :
— Ouvrez ! Service du roi !
Ça graillonna dans le noir ; enfin une voix demanda :
— De quel roi ?
— Y en aurait-il déjà deux ? fit Ghauville avec consternation en se tournant vers Galart. (Il recogna.) Mais du seul, bon Dieu ! du roi de France ! Ouvre ! ouvre donc ! Trois louis à gagner, et je suis le marquis de Ghauville.
— R’culez-vous de l’aut’ côté de la route…
La porte s’entrebâilla : à la petite lune, on dut les examiner ; en leur faveur, il y avait leur accent et leur grande mine ; du trou noir sortirent deux croquants ; le père et le fils, avec chacun un fusil :
— Bon ! entendu ! rit Ghauville en montrant l’or ; un louis par pétoire ; le troisième à l’adieu. Mon ami est blessé. Allumez un fagot ! donne des chandelles, de l’eau-de-vie, et laisse-nous. Quand même, si tu as boudin ou cochonnailles, fricasse : ce sera payé à part. Pour les chevaux, trois mesures d’avoine chaque, et un litre de cidre par-dessus.
*
Alors eut lieu le pansement, qui les fit crever de rire. Culotte basse, Galart était étendu sur la longue table, bien à plat ventre, et Ghauville commençait la réparation en le lotionnant d’eau-de-vie, ce qui mêla des imprécations au rire :
— Bonne eau-pour-les-yeux ! faisait le chirurgien, et digne d’un Normand qui aime le degré ; ta bouche est jalouse ?… Bouge pas !
Et, au moyen d’une large cuiller à soupe, d’une louche, il lui versait le suif sur la partie malade, faisant par gaieté toutes sortes de dessins : Galart trouvait cela trop chaud :
— Tais-toi ! c’est un remède royaliste, s’il est aussi indien ; mon père le tenait de Chateaubriand lui-même ; avec ça, un sauvage ne descend plus de cheval !
Son rire devint plus vif : il faisait adhérer au pansement, par-dessus du papier-beurre, un journal libéral où figurait la Charte et ses trente-six paragraphes, journal que l’or anglais répandait à profusion.
*
À huit heures, ils étaient devant Paris. Partout des cocardes tricolores. Ghauville aborda un homme bien mis :
— Le roi ?
— Il a abdiqué en faveur du duc de Bordeaux.
— Ce n’est pas sérieux ?
— Si ; on croit le roi en fuite.
— Est-ce qu’il a résisté ?
— Sa Majesté n’a pas voulu verser le sang.
— Bon Dieu ! toujours les mêmes ! Et le nôtre, de sang !
Ils se consultèrent :
— Que faisons-nous, René ?
— Allons chez Mainneville ; il nous renseignera.
Ils mirent leurs chevaux chez un nourrisseur et prirent un fiacre. Paris, à cette heure, s’agitait beaucoup moins que la province. Comment croire qu’une Révolution venait encore de s’accomplir ? Ghauville, stupéfié, regardait ces longues rues calmes…
Roger de Mainneville, attaché au Cabinet, leva les bras en l’air :
— Mais qu’est-ce que vous venez faire ici ?
— Nous venons pour le roi.
— On ne sait pas où il est. Vous avez quelque chose à lui proposer ? Des nouvelles importantes ?
— Non ! On lui amenait nos peaux… et nos sous.
— Ah ! soupira l’élégant, si tout le monde eût fait comme vous !
— On sait tout de même bien où est le roi, sacredié !
— Je crois, à Trianon.
— Allons-y !
— Mais vous n’arriveriez pas ! remarqua Roger : il y a de sombres micmacs, là-dessous… Tout ce côté est bloqué. Nous pourrions faire passer l’argent par des hommes sûrs. Vous en avez beaucoup, d’argent ?
Les Normands se regardèrent :
— Heu… pas mal…, fit Galart avec une moue.
— Ah ! mais… nous tenons à le porter nous-mêmes, précisa Ghauville.
— Alors, mes bons, gardez-le pour vous amuser ici… Traverser le cordon ! il y faudrait des gens moins voyants que vous, et qui connaîtraient mieux les détours. Tenez, remontez sur vos bidets, et rentrez chez vous. C’est le plus sûr.
— D’abord, ce ne sont pas des bidets, mais des chevaux ! grogna Ghauville, et nous sommes capables d’arriver n’importe où… quitte à nous flanquer à l’eau pour franchir la canaille. Il fait chaud, d’ailleurs.
. . . . . . . . . . .
— Écoutez ! dit enfin Mainneville ému, mes gaillards, vous valez la peine qu’on se dérange. Je vais aller aux renseignements. Il y a anguille sous roche ; je ne crois pas que le roi lâche tout ainsi, surtout quand il saura que son cher cousin guigne la couronne, et qu’il verra refuser l’abdication en faveur de l’Enfant-Dieudonné. Reposez-vous ici, refaites-vous et attendez-moi. Je vous ramènerai quelque chose.
*
Ils restèrent seuls dans le petit appartement. Galart s’était couché, le ventre sur le tapis cloué ; Ghauville marchait toujours, comme un loup gris. Ils agitèrent la question d’aller enlever – au besoin tuer – le duc d’Orléans. Mais la ruse qu’il eût fallu déployer les déprima. Ils se sentaient bien décidés et capables d’invention, toutefois dans un ordre de gaieté et de bravoure : la sorte d’espionnage nécessaire les dépassait. Jacques Clément était au-dessus de leurs forces, quand ils eussent bien mené quelque attaque à la Renaudie. Évidemment le d’Orléans devait s’entourer d’une garde précautionneuse, lui qui passait pour un capon…
— À tort, d’ailleurs, remarqua François ; mais ça nous fait plaisir de le dire.
Le découragement les assombrissait quand reparut le beau Mainneville :
— Pylade ! du nouveau ! Oreste ! du bon ! Le roi réagit ! il n’est plus question de laisser tout aller chez les libéraux. Le roi n’admet pas que le fils d’Égalité vole le sceptre. Il vocifère ! et, vous savez, pour que Sa Majesté ne finisse pas par rire… il faut qu’Elle en ait gros sur le cœur. Le roi doit actuellement gagner Rambouillet. Il va descendre sur le sud-ouest, où il se rapprocherait des populations fidèles et saines. La Vendée n’a point dit son dernier mot !
— Toujours la Vendée ! fit Ghauville avec amertume : la Vendée est trop loin de Paris, d’abord ! La Normandie eût été bien plus commode ; et il y trouverait autant d’hommes. Enfin… partons pour Rambouillet.
— Non, intervint Mainneville : si vous voulez joindre le roi, ne courez pas derrière ; comprenez que les maîtres de poste vous refuseront les chevaux : les ordres sont donnés. Le roi est suivi par une force militaire adverse. Faites un détour, et précédez-le dans le sud, où il va sûrement, mais lentement. Il descendra par Dreux pour gagner le Maine et la Loire. Vous, filez par Alençon, en débordant les troupes de poursuite.
— Filons…, dit mélancoliquement Ghauville : arrive, François. Au revoir, Roger ; merci. Tu ne viendrais pas avec nous ? Ça te changerait.
Le jeune homme s’empourpra :
— Je ne puis, mais, de toute mon âme ! je le regrette. Lisez ! (Il tendit une lettre où Mortemart le consignait à Paris.) C’est pour cela que je ne suis pas, moi aussi, à Rambouillet.
Ils s’embrassèrent ; et nos Normands reprirent le chemin de Neuilly pour y retrouver leurs chevaux.
Ils décidèrent de retourner d’abord sur Évreux ; la route était bonne ; ils savaient les relais ; le détour point si long, et, de là, ils galoperaient vers Laigle, pour descendre sur la Sarthe. Ces coins leur étaient familiers : des parents partout. Ils s’arrêteraient au Mans pour prendre langue et tenir quartier.
Leur plan était bon car il réussit en partie, et s’il avait été exécuté par des gens moins fougueux, son succès eût été complet : en effet, quand, lancés comme bombes, ils couraient à franc étrier sur le sud, après Évreux, le pesant cortège royal marchait perpendiculairement à leur direction, coupait leur route. Ils passaient à Laigle au matin du 5 août et, sauvages, muets, changeaient de chevaux pour gagner Alençon, quand, ce même jour, le roi quittait Dreux pour coucher à Verneuil, à l’hôtel Lebert. Les cavaliers avaient dépassé la retraite de quelques lieues : y en a-t-il cinq de Laigle à Verneuil ?
Si Galart avait cédé à la fatigue, eût pris en considération l’accablement de son corps fourbu, se fût donné les heures qu’il lui fallait, dans la petite ville ouchoise, les nouvelles auraient mis fin à la chevauchée le même soir. Mais, avec ce diable de salpêtre ! ce Ghauville de fer ! qui n’interrompait son mutisme que pour lui demander, avec un dédain amical, des nouvelles de ses fesses… on ne pouvait répondre qu’à coups d’éperons. Marche donc !
Alençon à midi ; le soir arrivée à Fresnay-sur-Sarthe, dans un château ami : un « château à chevaux », précisait René, qui ne faisait plus entre les demeures que cette seule distinction. Les autres n’existaient pas.
— Maintenant, coucher ! ordonna le terrible chef.
*
Galart dormit quatorze heures. À son réveil, Ghauville rentrait déjà du bourg :
— Une position forte, dit-il, et je comprends que les Chouans y tinrent. Quelque chose d’eux y est resté et le Louis d’Orléans y aurait moins bon lit que nous. Voyons, François, peux-tu marcher encore ? Il faut être au Mans ce soir.
Galart claquait la fièvre :
— Je vais splendidement, fit-il : partons, Gros-René !
Là encore, ils accolèrent l’hôte qui, orgueilleusement, leur fit voir les balles qu’on avait fondues pendant la nuit et l’incroyable quantité de poudre qu’il parvenait à réunir en de petits sachets. Puis nos gars repiquèrent sud.
François semblait gai ; il retrouvait ses chansons. La route était sauvage et belle ; les landes apparaissaient, et le gibier en fusait comme d’une garenne. L’odeur des pins sous le soleil montait, si violente et si vive qu’elle grisait un peu.
Ghauville observait son ami :
— François… ne serais-tu pas plus rouget qu’il ne faut ?
— C’est le cheval et l’exercice, le bon air, Gros-René.
Mais, à Conlie où l’on déjeuna, il ne put seulement que boire :
— Restons ici, trancha Ghauville ; au demeurant, quoi faire d’autre si ce n’est attendre, ici ou ailleurs ?
— C’est au Mans que nous aurons des nouvelles, et point dans ce trou perdu. Allez… allez !
*
Ils entrèrent au Mans à huit heures du soir, le 6, un vendredi.
— Au lit, souris ! rigola René.
— Mais j’veux bien… bien… Ouf !
Une fois sur le drap, Galart s’y allongea comme on meurt ; son compagnon, après avoir gratté sa barbe déjà crue, ressortit pour revenir avec un petit homme en noir : François demanda avec un sourire faible :
— Tu veux me faire arrêter ?
Il était haletant, et suait tel boudin sur gril. Le médecin le toucha, et il en rentra sa montre :
— Eh bien ! il en a une fièvre… Houla ! mon ami… rien à manger ; tisanes… et repos.
Il reprit en riant :
— Venir de Paris au Mans, en passant par Évreux, et en trente-six heures, n’est point recommandable à un convalescent ; en tout cas, il aura au moins deux jours à dormir ; on dit, en effet, que le roi se dirige sur la Loire, mais qu’il ne serait pas dans nos régions avant lundi. Ça va chauffer ? Orléans accepte la régence, dit-on.
Le médecin était lui-même ardent légitimiste.
Toute la journée du samedi, Galart battit la campagne – au figuré, s’entend – car, s’il pourfendait Laffitte, La Fayette et Thiers aussi, il maudissait du fond de ses couettes. Ghauville avait déniché un apothicaire natif de Verneuil, un pays, et le confisquait pour soigner son frère d’armes. Quand il apprit que le potard était bon joueur d’échecs, il lui joua les remèdes – deux jours sur le damier ! – et une partie des nuits, en buvant du vin du Loir qui fait soif. Le dimanche, cependant, Ghauville s’en fut ouïr messe en la cathédrale, qu’il trouva jolie.
Enfin, le lundi matin, le pharmac arriva en grand trouble : le roi renonçait aux lignes de la Loire et remontait droit sur la Normandie ; il lutterait dans la région de Caen et Bayeux où toute la noblesse était déjà sous les armes. Galart avait entendu, se tenait debout et vacillant, en chemise : « Partons ! » tout prêt, disait-il, à remonter à cheval :
— Mets au moins ta culotte, hargna Ghauville sombre.
Le médicastre accourait avec les mêmes nouvelles. Il s’opposa fermement à laisser partir Galart, à jeun depuis trois jours. Encore attendre ce lundi et sa nuit. On verrait alors pour l’exeat.
Mais le lendemain, dès cinq heures, ils s’étaient envolés, laissant au potard, qui avait passé la nuit avec eux, les honoraires du docteur. Remonter nord ; repasser par Alençon ; joindre Falaise, et de là, le plateau de Caen.
*
Les deux Normands rageaient ! Venir se piquer en Maine et après Paris, quand, en restant chez eux ils y auraient reçu le Roi, et fait en l’attendant de si belle besogne ! Et puis, cette sacrée fièvre ! fièvre de courbature, disait le purgon, fièvre… de cheval, ajoutait-il, le b… de plaisantin ! Ghauville était plus abattu que le malade ; celui-ci, peut-être excité par la fièvre qui lui brûlait les pommettes, reprenait presque de la gaieté. Pourtant, il y fallait du courage : tout sentait l’abandon et une triste odeur de défaite. Les auberges, où ils retrouvaient leurs traces chaudes, les accueillaient moins bien… « Le Roi émigre… ! » tels étaient les mots qu’ils ne pouvaient point ne pas entendre…
— Il émigre ? Non ! faisait Galart, il rejoint ses fidèles. Il sait qu’il peut compter sur tous les bras et tous les cœurs, cré nom ! Le Maine du Nord n’a jamais rien valu, ni voulu… Regarde-moi ces mauvaises terres-là ! Que peut-il y pousser hors brandes et bruyères ?
Ils ne galopaient plus. Ghauville s’inquiétait de son compagnon. Il l’aurait bien risqué en bataille avec une compagnie, mais pas contre la maladie louche. Ils ne furent à Alençon que très tard, sans même un âne pour aller plus loin quand la nouvelle était importante : Charles X avait couché à Argentan la surveille et montait au nord-ouest. Le duc d’Orléans se disait roi des Français… Fini, le drapeau blanc !
*
Galart faillit pleurer de sa maladie. Ghauville lui démontra qu’il s’agitait bêtement. On disait que le Roi se retirait en liberté avec les gardes du corps, mais les républicains philippotards l’entouraient, le poussaient, faisaient rideau, râteau, l’entraînaient, le chassaient vers la mer. Les compagnons s’y seraient empêtrés et n’auraient pu joindre. C’était vrai ; tous les renseignements confirmaient cette difficulté à rattraper. La même difficulté qu’à Paris, mais aujourd’hui, on ne se trouvait qu’à quatre lieues en arrière, en terres amies et connues, ce qui changeait tout. On chassait à vue, maintenant ! On dépasserait le cortège et on attendrait, n’importe où, n’importe comment ; à pied ; caché dans le bois ; mussé dans la meule.
Dans la débâcle, leur foi ne baissait pas ; au contraire : il leur venait une grande tendresse douloureuse, qui était leur dernier sentiment royal : une pitié pour le vieux monarque. Nos gens partirent encore. Galart se revigorait un peu. Ils s’élancèrent pour contourner de près la barrière inflexible et mouvante, acharnée et molle. Falaise, Thury et Vire, d’où ils tombèrent au Coisel, à Burcy, la propriété du poète Chênedollé. Mais l’accueil tremblant et joyeux qu’on leur y fit les acheva. Ils atteignaient la limite de leurs forces, hirsutes, barbus, noircissants : sur les boulets, eux aussi, comme leurs rosses pleines de plaies et de trous, chevaux infâmes, qu’ils venaient de payer des sommes invraisemblables, dont le montant ne leur disait plus rien… ils vacillaient. Leur exténuation arrivait au point qu’ils vivaient dans une sorte de rêve. Chênedollé ne pouvait leur tirer un mot. Quand Chênedollé eut dit : « J’ai porté au Roi, toute une brassée de lys, hier ; il est passé… » ils comprirent qu’ils avaient une fois de plus manqué leur mouvement tournant, et ils se regardèrent, rigides.
*
Le poète perçut enfin quel dévouement brûlait en ces deux martyrs :
— Venez, leur promit-il, ici c’est notre coin ; je jure que vous passerez.
Alors, écrasés sur leur selle, ils repartirent, guidés par le fils aîné du poète. Le Roi avait passé Saint-Lô ; il marchait sur Carentan, en désespéré, car le gouvernement concentrait des troupes tricolores pour la bataille. On allait donc se cogner : passer ou crever ! Les chevaucheurs tâchèrent d’augmenter l’allure.
Ce petit Chênedollé était fameux paysan quand même, connaissant son bocage comme un pastoureau ! Un peu avant Carentan, dans un sentier, ils embouquèrent une ligne droite où, comme au bout d’une longue-vue, ils virent, enfin ! le cortège, les gardes du corps ! les uniformes aux fleurs de lys ! Ah ! éperons aux tripes, ils piquèrent, plaquant leur guide ; ils entrèrent dans la colonne en boulets, tout à l’arrière, gueulant : « Vive le Roi ! » et les gentilshommes las, qui commençaient de perdre leurs âmes, les crurent au moins saouls… Ils l’étaient, mais d’enthousiasme ! de fatigue ! de joie ! On les enserra dans les rangs ; Buysaison et Bonnechose, et La Bare, des amis ! les reconnurent ; le jeune Chênedollé rejoignit et tenta d’expliquer… On verrait… on verrait… il fallait d’abord franchir Carentan.
Il n’y eut rien : on traversa ; mais dans une foule qui regardait avec une avidité sombre, morne… On traversa au milieu des troupes qui baissaient le nez. Les deux hommes, mains aux fontes, crispaient leurs traits et rêvaient de mourir.
Chênedollé fils parlait aux uns, aux autres ; courait comme un furet roux. Il revint à eux :
— À la première halte !
*
On les sortit enfin de la masse confuse ; ils passèrent, quasi loqueteux, au flanc des beaux cavaliers, qui avaient eu tout le temps de se bichonner dans la lente retraite… Ils avançaient, sordides, poussiéreux, hérissés de barbe…
. . . . . . . . . . .
Et voici qu’ils Le virent… Sous un grand orme assis, plus mince, plus haut que tous les autres… Ses cheveux brillaient sur sa tête nue, flottaient, d’argent souple, et il s’éventait avec son grand chapeau claque noir, aux plumes blanches… Un collet brodé sur le long cou…
Depuis neuf jours qu’ils galopaient !
Ils n’étaient plus que des automates : instinctivement, tous deux ensemble, ils se fouillèrent. On crut à un attentat et on les encercla ; mais ils débouclaient fébrilement les ceintures et les sortaient de leurs chemises boueuses ; ils les tiraient comme de longs serpents, blanchâtres, pâles, luisants de sueurs ; et ils les soulevaient, bras ballants, rompus…
— C’est de l’or… notre or… pour le Roi ! firent-ils, avec une physionomie puérile et une voix qui l’était aussi…
Un chambellan palpa, ouvrit : les louis roulèrent en tintant, dans la poussière : eux ne voyaient pas… Ils avançaient, un peu titubants et le Roi les regardait venir comme s’ils avaient été deux spectres de plein jour, deux spectres de ce qui ne serait plus.
*
Charles X se leva ; ils tombèrent à genoux et restaient hagards.
Le chambellan et Chênedollé parlaient au prince.
— … mais je ne puis accepter, dit le Roi, non ! Je pars… l’exil… Ah ! si j’avais pu rester… ! Mes pauvres amis ! Comme ils sont défaits ! oh Dieu !…
Et l’émotion le gagnait, de voir ces yeux fébriles fixés sur lui, et ces mendiants, qui brandissaient leurs lingots :
— … On me dit que vous venez de très loin pour me rejoindre, me faire honneur… Que vous m’avez manqué. Relevez-vous, mes enfants ! Debout !… que vous êtes bien las, Seigneur !… mourants presque…
. . . . . . . . . . .
Ses deux longues mains montèrent, tremblèrent de chaque côté de sa longue figure – et le Roi pleura. Eux deux, sur pied, se penchèrent et virent ces larmes. L’orgueil leur revint et le sentiment, peut-être, qu’il ne fallait pas ajouter la pitié de leur détresse, encore, à toute la détresse royale. Ghauville se redressa :
— Non, Sire ; nous venons de près, de tout près ; des châteaux d’ici…
(Que le Roi crût à des dévouements proches, efficaces !)
Et Galart ajouta fièrement :
— Nous venons de Saint-Lô, Sire, avec M. de Chênedollé.
À André Lang.
Le romanesque ni le tragique ne choisissent leurs victimes ? ou au contraire le destin, par une dilection, veut-il faire mieux apparaître son horreur et son éclat lugubre ? Qu’on en juge.
M. et Mme de La Haye-Pierre, parents éloignés des Galart, campagnards comme eux, étaient de petite taille, effacés ; ils semblaient fondus dans la même matière fragile et cireuse ; n’avaient qu’une fille et un fils, et à dix ans l’un de l’autre. Et tellement sensibles ! Ils eussent été d’une susceptibilité affreuse si leur profonde, leur foncière humilité ne fût intervenue pour les faire s’incliner, puis sourire.
Une vieille parente qui habitait les îles anglaises leur réclama leur petit garçon ; à Saint-Hélier l’air était doux, salin ; fort et subtil à la fois ; l’enfant semblait malingreux. La cousine n’avait pas d’héritiers ; ils ratiocinèrent sur l’avenir… enfin on lui confia le petit qu’elle emmena. Après six mois, nos gens partirent pour l’aller voir, fort agités de monter sur les flots, eux qui étaient pourtant d’une grande race marine. Ils s’embarquèrent à Granville, et, la malchance aidant, essuyèrent une terrible et soudaine tempête de juin qui, durant trente-six heures, les maintint en mer.
Eh bien ! quand ils furent enfin sur le rivage – sentez ce que signifie pareille résolution chez des irrésolus ! – ils décidèrent d’y rester, sur cette île, pour ne pas affronter le retour – et ils y moururent quarante ans plus tard, sans en avoir bougé, sauf pour un atroce voyage qui sera dit.
Ils laissaient leur maison, leur petit château, le parc et leurs tombes. Un cousin racheta tout, c’est vrai, mais l’horreur de cette bataille liquide où ils rendirent tripes et boyaux, connurent les ascensions vertes et frangées d’écume, les grands chocs sourds au fond des gouffres, où ils avaient été pris dans le drame, enfin, pour la première fois, ce souvenir formidable fermait leurs âmes à l’attachement, à l’habitude.
Précisons que l’accueil qu’on leur fit était discrètement chaleureux et tel qu’ils y devaient connaître un contentement intime. Dans l’île, ils retrouvaient l’Ancien Régime ; leur sentiment dépassait même cette époque qui représente le dix-huitième siècle ; leur confort était Louis XIII, dans son bon ordre et sa modestie.
On savait leur naissance ; on appréciait qu’ils fussent de très vieille famille normande ; on goûtait leur aristocratie faite plus d’antiquité que d’illustration. Cela convenait au genre calme qui était le bon ton dans Jersey. Derrière cette simplicité réticente et timide, les îliens n’avaient pas de grandes charges, de victoires, de hautes fortunes à imaginer, mais seulement six cents ans d’honneur tranquille, de courage laconique, d’économie sage ; leur idéal d’Anglo-Normands.
Les nouveaux venus ajoutaient au lustre de l’île, en devenaient de petits monuments, simples et bien ornés, d’accès facile.
*
Ici tout était traditionnel. M. de La Haye s’émerveillait, quand on parlait devant lui « du gouverneur pour le roi », de savoir que le bailli était le maître de l’île ; qu’on le choisissait toujours de haute taille, pour qu’assis sur le même degré que le lord-lieutenant, il le dépassât. Le français était langage officiel, et La Haye en savourait les tournures anciennes bien fruitées, chargées et comme grasses du vieux suc normand.
Plus de Révolution ; les rapports restaient patriarcaux, respectueux et de bonhomie ; les journaux ne paraissaient que le samedi, et les nouvelles d’Europe en sortaient filtrées, décantées de leur alcool et de leur lie. Rien ne pouvait menacer ; là plus de phobie de révolte ou d’invasion ; ni pauvres, ni grands riches, et, pour la guerre, alors que M. de La Haye voyait autour d’eux glisser les belles escadres anglaises, il s’enivrait de sécurité, comme d’autres d’aventure.
Quand, au sud, le grand soleil d’été faisait scintiller les falaises sablonneuses de Carteret, la France, ses yeux s’y posaient ; mais le continent trépidait d’agitations malsaines, de vices triomphaux, de compétitions à couteaux tirés. Il fallait s’y tendre à chaque minute pour résister au flot de boue. Alors, en se retournant vers l’île, elle lui paraissait un asile pour honnêtes gens, un refuge d’honneur. Ainsi d’insulaires fortuits devinrent-ils insulaires conscients.
*
Au moment du printemps seulement M. de La Haye paraissait se souvenir de sa terre et peut-être en souffrir. Il emmenait l’enfant au centre de l’île, dans les vergers abrités. L’on s’asseyait proprement sur une couverture, au pied d’un pommier épanoui, sous la voûte claire et légère, sous les fleurs pâles et les fleurs roses ; il mettait ses deux mains ridées sur la terre ; entre les herbes, et touchait le sol tiède comme la peau d’une bête amicale, dans sa fourrure.
On pouvait encore se croire en Normandie. L’île était presqu’île ; ce solage, un prolongement du sien, un membre allongé du corps normand, un poing de la même chair dont un peu d’eau cachait le poignet. Le bon vent, qui feutrait le gazon, avait passé sur La Haye trois heures avant. Dans le goût de miel, qu’il transportait, on humait des saveurs prises là-bas. Mais rien ne trompait le regret de l’émigré, son petit regret de la plaine, du large espace brumeux dont, au matin, les contours s’embuaient d’arbres, et qui, sous le soleil, luisait comme une vaste table de cuivre mat.
Les vaches le rassuraient. Quand personne ne l’observait, il appelait les bêtes au coin d’un champ ; pour elles il avait toujours du pain en poche, et il éprouvait une sensation forte à caresser leurs durs cous plissés et noirs. Chaque soir qu’il faisait beau il emmenait l’enfant boire du chaud-lait, et ce n’est qu’après trois mois de gourmandise silencieuse qu’il osa en demander aussi.
Il devenait un vrai petit bourgeois anglais ; la parente était morte la seconde année de leur séjour et ils en avaient hérité la maison, une maison anglaise qui imposait la vie pour laquelle on l’avait conçue. Les deux Français s’arrêtaient dans les profondes embrasures où des bancs étaient ménagés, et ils contemplaient la mer, eux qui la haïssaient, parce que les fenêtres avaient été créées pour cela. Parfois ils traînaient longuement dans le hall. L’enfant serait devenu lui aussi un insulaire ; mais il dépérissait.
*
Le petit était beau et languissant, peut-être si beau d’avoir si peu de vie ; ses yeux immenses rappelaient les yeux des statues. Bientôt ce fut trop loin, d’aller chercher avec son père du chaud-lait… On leur avait assuré que s’il dépassait six ans, tout irait bien ; il en avait huit et ne se fortifiait pas.
L’île devint une vraie patrie, hélas ! puisqu’ils y eurent bientôt une tombe à chérir. Dans un automne d’une merveilleuse douceur, où tout était bleuâtre et tiède et moelleux, on laissa l’enfant étendu au jardin, au soleil, chaudement. Il y prit froid et, lui qui ne semblait qu’un souffle, il lutta désespérément sept jours affreux, tandis que les parents, immédiatement affolés, envoyaient chercher des médecins partout, jusqu’en France, et que le père tentait d’offrir sa vie à Dieu, pour sauver la vie à peine commencée.
. . . . . . . . . . .
Le jour de la grande marée de septembre où la mer assaillait l’île dans un paroxysme de vent, avec des canonnades et des panaches, l’enfant avait accepté, comme si cette tempête l’achevait. Ses petits doigts, qui se crispaient aux mains de son père, avaient molli… et il s’était laissé aller, en tournant un peu la tête. Il était mort, les abandonnant, prostrés, courbés à jamais.
Les malheureux auraient bien voulu faire revenir leur fille, alors pensionnaire aux dames du Sacré-Cœur, à Paris, mais elle ne serait pas arrivée à temps, et l’état de la mer leur faisait peur.
La générosité des insulaires leur apporta une grande consolation ; quoiqu’ils connussent peu de gens encore, toute la ville, bailli en tête, suivit le cortège. Leur dignité, leur exil, leur souffrance, touchaient toutes les âmes.
Puis aussi ils reçurent transmise par sémaphore cette dépêche :
Apprends triste nouvelle, suis de cœur avec vous. Signé : Louis-Charles, duc de Normandie.
— C’est du prince, dit La Haye avec des yeux humides.
Mme de La Haye fit une révérence sous ses grands voiles, et comme son mari lui présentait la dépêche, elle la reçut sur son crêpe tendu à deux mains.
Car ces gens étaient plus légitimistes que leurs rois. Ils n’admettaient pas l’empereur ; n’avaient pas agréé Louis-Philippe, ni le comte de Chambord. Ils avaient nié Charles X, honni Louis XVIII ; M. et Mme de La Haye ne croyaient qu’à la Survivance. Pour eux le seul monarque était Louis XVII, celui qui avait été enfermé sous le nom de Louis-Charles, duc de Normandie et dauphin, puis sauvé du Temple dans un cheval d’osier ; attendu, reçu, reconnu par Charette, et qui dissimulait aujourd’hui sa royale infortune, sous le personnage de Bruston, ancien bijoutier de Corbeil.
Bruston avait confondu Naundorff, imposé silence à Richemont et, sans colère, avec une obstination consciencieuse, réclamait son nom, assurait mélancoliquement qu’il était le vrai dauphin. Il vivait dans un loisir récent, mais plein de dignité, depuis que certains fidèles venaient à son aide, sans générosité pour la plupart, sauf M. de La Haye qui chaque semestre lui envoyait le quart de son revenu… tout simplement.
Le prétendant, maintenant sexagénaire, faisait extraordinairement Bourbon avec cette projection en avant du profil, comme si le nez eût tout attiré, et ces lèvres plus fortement dessinées qu’épaisses, héritées d’Autriche. Quand, dans l’intimité, il arborait le Cordon bleu, sur sa redingote longue à mode ancienne, la ressemblance avec Louis XVI devenait si émouvante que nul n’allait le voir par curiosité, qui n’en partît sans foi nouvelle.
Son médecin, honnête homme d’ailleurs, assurait que le « prince » portait sur la cuisse la marque du dauphin : un fuseau accolé de deux triangles comme deux ailes, le Saint-Esprit. Mme de Tourzel, maman Tourzel, croyait en Bruston, qui lui aurait révélé des particularités connues d’eux seuls. Il est vrai que Naundorff en avait fait autant et que cette vieille folle, arrivant à ne plus savoir lequel était son dauphin, souffrait d’horribles perplexités.
La duchesse d’Angoulême refusait de le rencontrer, mais on disait qu’elle avait réussi à le voir subrepticement et que, depuis ce jour, Bruston jouissait d’une pension secrète.
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Une comtesse de La Croix-Rucart, amie des La Haye, les avait convaincus. À la vérité cela ne fut pas difficile. Dans leurs mémoires, l’évasion n’avait jamais fait de doute ; le témoignage du père de Mme de La Haye, compagnon et sous-ordre de Charette, était de poids. Il ne s’agissait plus que de choisir ; de démêler le vrai dauphin d’entre les imposteurs, et le premier regard y suffisait.
D’ailleurs, préparés au merveilleux et de la grande famille des souffrants, leur état d’instabilité, de reploiement mélancolique, les disposait à trouver dans le malheur une croyance plus sûre. Si Bruston avait été moins à plaindre, ils l’eussent moins agréé ; ses douleurs le sacraient.
Et leur foi augmentait encore leur malaise personnel. Quelle explication abominable de l’histoire ! Effroyable imposture des rois ! Les lys avaient refleuri sur un fumier sanglant ; leur candeur sortait d’un noir mensonge. Nul châtiment ne devait être assez dur. Le meurtre de Berry ? Mais le Seigneur tenait le poignard de Louvel ! L’exil de Charles X ? Justice immanente ! L’accident affreux du beau jeune duc d’Orléans et la stérilité prédite au comte de Chambord ? Justice ! Justice de Dieu !
Ces questions arrivaient seules à les émouvoir ; dans ce domaine ils sortaient de leur silence courtois, devenaient volubiles. C’est un peu grâce à eux que les îles normandes ont gardé si longtemps foi dans l’évasion, presque aussi fortement qu’en Hollande. Ils accumulaient les faits, les précisions, savaient en quel point spécial Naundorff avait failli, où Hervagault délirait à Bicêtre. Le sabotier Bruneau les touchait d’être un rustre ; Richemont s’était conduit bassement et on l’abandonnait ; mais leur Bruston gardait grande allure dans sa réserve, sa volonté d’admettre… il ne se révoltait pas, lui, il abdiquait. En épousant sa femme par amour, humble petite bourgeoise, il s’était écarté lui-même du trône volontairement. Qu’on les considérât lui et ses enfants comme un rameau cadet ; qu’on leur enlevât seulement cette apparence de hors-la-loi !
Bathilde de La Haye quitta enfin son couvent. Elle avait dix-huit ans et, depuis deux années qu’ils ne l’avaient vue, elle les éblouit. Ils se regardèrent, presque interdits, quand la haute et blanche fille les eut salués de la main, en descendant du bateau. Comment avaient-ils jamais pu fabriquer cela à eux seuls ?… Impérieuse quand ils étaient timides ; froide ou expansive à sa volonté, son humeur, sa fantaisie ! Et belle…
Les photographies pâles qui seules en demeurent retiennent aussitôt, malgré les atours désuets. Alors on se penche, on analyse, et l’on comprend son surnom : « la duchesse ! » qui, donné en France, la suivit à Jersey.
Des gens calmes, qui la connurent, la pauvre ! disaient : « Elle fut sûrement un peu folle, mais vous faisait vite partager sa folie. Dans sa façon de se redresser pour vous envoyer ses yeux en pleine figure, il y avait une telle certitude de vous convaincre, de vous enchaîner à son char, qu’on ne résistait guère. Les La Haye barbotaient autour d’elle comme des canards près d’un cygne ; leur fille les intimidait. »
Elle changea leur vie ; voulut monter à cheval : M. de La Haye l’accompagnait dans ses promenades au travers de l’île, tout étonné de voir de si haut les champs familiers. Mais, paralysé dans son inertie invétérée, il se contentait de la suivre des yeux, arrêtant sa monture quand elle prenait le galop. Elle faisait de grands détours emportés, des chevauchées bondissantes sur les bruyères, pour cabrer enfin son cheval au bord de la falaise. Elle restait là, comme une statue équestre tournée vers la France, et le vent seul, qui faisait flotter son voile, indiquait encore sa vie. Il la hélait ; mais sa faible voix s’éparpillait sur les hauteurs. Alors, il venait, au petit trot de son bourrin, et s’inquiétait des ajoncs à franchir pour la joindre.
Qu’ils l’admiraient ! Mme de La Haye garda de ces cavalcades un souvenir extasié ; la force, l’intrépidité de l’amazone l’enfiévraient un peu ; elle en fit montre dans un mot malheureux que la maligne famille française conserva en se gaussant, mot qui montre bien le côté nigaud, la pauvreté du vocabulaire : « Si vous aviez vu Bathilde quand elle allait à la selle ! » C’est ignoble de citer ce triste petit accrochage de termes mais il faut bien le faire si l’on veut évoquer le ridicule général dans lequel leur parenté du continent tint ces gens, ces gens si estimés sur l’île. Extraordinaire désaccord des appréciations ! un être peut rester immariable dans son milieu, qui est, ailleurs, trouvé charmant.
Jersey fut, comme le couple, intimidé, et Mlle de La Haye isola pour un temps sa famille. Ces aimables Français avaient donc si insolente progéniture ! La mort de l’enfant leur donna le cœur de l’île : la vie de leur fille en eût diminué la tendresse. Ils devenaient moins confortables.
Ce n’était plus comme autrefois, quand le bailli rendait visite à Mme de La Haye, qu’elle préparait le thé avec des gestes silencieux et doux, presque rituels. Le ménage avait tout de suite admis les coutumes anglaises par inconsciente mais héréditaire plasticité de courtisans. Plus Anglais que les Anglais ! Aujourd’hui, Bathilde versait l’eau chaude comme une Jeanne Hachette au rempart ; grillait les muffins avec un geste d’autodafé ; dans sa main, le couteau à toasts devenait un glaive et elle, armée, une Judith.
Puis elle inspira des amours violentes. Dame ! un brin de fille pareil ! avec ses toilettes brillantes, au milieu des Anglaises couvertes de lainages tourbeux, fortement chaussées, et si plates : les Anglaises quakeresses de ces temps, en châle écossais et chapeau Booth, semblaient des infirmes en présence de cette héroïne du Cantique, qui portait son deuil en velours sombre, avec un teint d’hostie, des parfums d’encensoir et des regards de feu.
Les jeunes gens de l’île devenaient silencieux quand on en parlait. Le goût du cheval remplaça celui du canot et comme la race chevaline, race îlienne, y est petite, on vit d’immenses garçons traîner leurs étriers dans les chaumes. Les aveux, les déclarations, les demandes furent repoussés immédiatement sans nul examen. Pourtant beaucoup valaient la peine qu’on s’y arrêtât et les pauvres La Haye regrettaient fort. Voir cette belle et remuante personne casée, et sur leur chère île, c’eût été une victoire ! Mais « la duchesse » avec une petite moue et un froncement de sourcil, d’un coup de tête, formulait un « non » fulgurant et mortellement dédaigneux.
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Qu’était-elle donc ? Simplement une royaliste romantique. Oui, bercée elle aussi avec des histoires chouannes ; entendant parler de Charette, comme s’il eût été son parrain : de la guerre du roi en Vendée avec le marquis, en Normandie avec Boisguy et Frotté. Nourrie d’attaques folles, de dévouements mortels, joyeusement menés, délibérément consentis, elle vivait hors l’instant et le lieu. Sa vie n’attendait qu’une aventure grandiose. Tout le dévouement de ses parents à la cause royale était surclassé, semblait fade, en présence de sa fougue et de sa foi ; il s’agissait, Seigneur ! de bien autre chose que d’envoyer des sommes ! Pour Bathilde, le seul paiement était l’action personnelle, la mission, le martyre. Si elle avait eu des modèles, à supposer que sa personnalité ne lui suffit pas, c’était Mlle de Corday, dont le portrait ennoblissait sa chambre, et quelque Marie-Caroline, sans Bugeaud ni Du Guiny car, à Blaye, cette princesse avait déchu : une Marie-Caroline, emportée par le vent de la guerre, et qui, vaincue, ne se serait cachée que dans la mort !
Ah ! les mariages avec de bons Anglais, marchands de primeurs, canotiers heureux et fumant pipe ! ah ! ah ! En fait d’Anglais, le seul qu’elle aurait jamais accepté était mort depuis vingt-cinq ans ; son vague parent, le pied bot illustre, George Gordon Byron.
Mme de La Croix-Rucart qui servait d’agent de liaison entre les La Haye et le « prince » fut conviée à venir. Elle était assez besogneuse et détestait en sentir le malaise ; y remédiait avec méthode. Il se trouvait obligatoire qu’elle passât chez les autres dix mois de l’année, pour donner un confort suffisant aux deux mois qu’elle consentait à prendre à sa charge. Elle procédait par effusions : « La Normandie est ma seule patrie », disait-elle aux Galart, qui formulaient, touchés : « Il faudrait penser à cette pauvre mère Rucart »… « La Gascogne seule me rend ma jeunesse », écrivait-elle aux Cadillac-Brognac, qui, émus, l’invitaient. Quand elle était quelque part, elle y rendait la vie charmante. Dégagée du souci monétaire, tout était plaisir pour elle et agrément ; très musicienne, « brillante », bien alliée, citant par leurs prénoms des cousins, hauts seigneurs (qui du reste ne l’invitaient jamais, eux), elle flattait en parlant de « Marie de Crusol » ou de « Louis de Baufremant ».
« … L’idée de Jersey la charmait à un point inimaginable… » – « Qu’elle vienne donc si elle ne craint point la mer… » Or, Mme de La Croix-Rucart ne redoutait que l’impécuniosité. Bathilde sortait chez elle à Paris, car Mme de La Croix avait beaucoup de considération pour les La Haye qu’elle croyait riches, très riches même : comment supposer que les dons faits aux « princes » mangeassent la moitié de leur revenu ? Les La Haye n’avaient qu’une fortune médiocre et l’intrigante personne, qui les jugeait volontairement simples, estimait bien placer son amabilité, en servant de correspondante à leur fille.
Elle arriva donc, la bouche dorée, et refit encore plus sûrement la conquête des braves vieilles gens : flatta leurs marottes, plut à tous leurs amis. À son contact, Bathilde retrouva l’entrain et l’allant qui se retiraient d’elle. L’île ne réussissait pas à l’amazone. Sa mère s’en inquiétait. Comme elle en parlait à Mme de La Croix, celle-ci entrevit un rôle charmant : servir de mentor femelle à Bathilde, et à Paris. Elle dit ce qu’il fallait, et la comtesse partit en emmenant la jeune fille. On avait discrètement annoncé qu’une bonne pension serait servie, dont Mme de La Croix resterait la dispensatrice absolue. À Jersey, la vie n’était pas coûteuse ; on renverrait les chevaux, avec l’homme qui s’en occupait, et Bathilde brillerait à Paris.
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Les lettres de leur fille les étonnèrent un peu ; ils furent émus qu’elle vît si souvent les « princes », malgré leur loyalisme, ou peut-être à cause de lui. Les « princes » étaient, pour Bathilde, d’une « attention touchante » ; d’une bonté « ineffable »… Leur restauration viendrait sûrement ; ils gagnaient des partisans chaque jour. Bathilde tiendrait une place importante dans la future cour : Voyez-vous, mes chers parents, toute notre famille, si ancienne, si fidèle, assise sur les marches du Trône ?… je n’abandonne personne : Victor, qui est officier si brillant, ferait un bien beau capitaine des Mousquetaires…
Les lettres gardaient ce ton qui, intuitivement, agitait M. de La Haye… mais sa femme exultait, trouvait tout admirable ; alors… Bathilde devait revenir au bout de six mois ; elle demanda de rester jusqu’à l’automne ; puis encore quelques semaines. Tous leurs correspondants français chantaient les succès de leur fille ; elle-même maintenant semblait plus calme, paisible confortablement, quand, ici, elle s’ennuyait sans rémission.
Et puis il y eut le coup de foudre : Venez sans nul délai : Bathilde très mal.
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Ils franchirent la mer, arrivèrent à Paris pour trouver leur fille morte. Un nouveau-né était près d’elle dont la venue l’avait tuée. Le père de l’enfant était le fils du prétendant Bruston.
Qu’on sente l’écrasement, le cataclysme ! leur monde s’effondrait sous eux ; ils roulaient dans un flot de honte et de douleur. Ils restaient là, en face de cette grande morte grave, seuls avec l’enfant – Mme de La Croix s’était enfuie – avec le nouveau-né bien vivant, lui, témoignage imprescriptible de leur déshonneur et de ce qu’avait dû souffrir leur pauvre fille.
Eh bien ! dans ces minutes indicibles, ils restèrent dignes de leur noblesse de cœur… et ceci est quelque chose qui peut montrer la valeur d’une foi dynastique : ils ne jugèrent pas d’autres qu’eux… eux, les parents et leur fille ; le Roi ne pouvait faillir. Leur fille avait été imprudente ; eux-mêmes, comme toujours, absurdes et lâches, paresseux ; et leur petit-fils vivait du sang sacré.
En fait, le séducteur s’était laissé adorer : une belle femme comme ça, et des gens aussi riches, étaient bons à prendre : après on verrait voir à régulariser. Mais la mort n’avait pas voulu de la sale combinaison. S’il eût été digne du dévouement qu’on leur vouait, témoigner un peu d’amour, après, aurait tout sauvé ; mais il s’était dérobé, caché, dans sa peur et sa bassesse, ne se doutant pas de la qualité des âmes qu’il foulait.
Les La Haye repartirent pour Jersey avec le bâtard.
À Saint-Hélier, quand on vit débarquer Mme de La Haye en grand deuil, suivie d’une femme qui portait un nouveau-né, quelque conformistes que soient les Anglais, ils comprirent ; d’autant que les La Haye n’annoncèrent rien à personne, se cloîtrèrent et refusèrent leur porte. Seulement ils n’étaient plus en France : nulle raillerie ne les diminua, mais une pitié débordante plaignit leur malheur.
Toute l’île eut les yeux fixés sur eux, des yeux scintillants de larmes ! Les grands-parents ne le virent même pas : ils étaient murés dans leur chagrin et dans ce qu’ils ne voulaient pas appeler leur honte : ce qu’ils nommaient leur épreuve. Ils s’étaient retirés de la société pour ne pas l’embarrasser, la gêner, car ils comprenaient que nulle sollicitude ne pouvait s’exprimer ici sans malaise ; ils étaient morts à tout souci autre que d’élever l’enfant royal, de le fortifier, car le petit était délicat, lui aussi.
Vite on devina que se cachait là un destin auguste ; les servantes remarquèrent l’étrange respect des parents pour l’enfant du déshonneur. La foi des La Haye était si grande qu’ils ne pouvaient se résoudre à nommer le bébé « Louis », tout court ; Mme de La Haye le fit appeler Monsieur Louis-Charles ; en lui parlant, la grand-mère usait de la troisième personne, mais elle sut y mettre l’affectation d’un jeu : « Monsieur Louis-Charles veut-il ? Que fait-il ? », et elle souriait. La nourrice finit par l’imiter.
Ils allaient le voir deux fois par jour, car ils ne l’aimèrent que plus tard ; jusque-là ils lui rendaient simplement leurs devoirs. Ils en arrivèrent à oublier leur sang ; pour eux, la greffe auguste comptait seule ; la chair de leur fille n’était que l’arbre-support qui avait fait fleurir ce Bourbon. Plus de relation n’existait entre la vie de l’enfant et la mort, le deuil de la mère.
Peut-être les grands-parents sentaient-ils confusément que la pauvre Bathilde en était absoute… Comment résister au fils du roi ? Que le petit fût héritier des gloires monarchiques, cela effaçait la faute. Aussi tendirent-ils à l’affirmer. On marqua le linge du bébé avec une couronne à fleurs de lys ; on lui créa un mobilier somptueux ; une chambre tendue d’azur avec des portraits augustes ; on lui donna une femme en plus de sa nourrice, et l’enfant était entouré d’une vénération si apparente, que les domestiques en devenaient silencieuses.
On ne le sortait que dans le grand jardin, dans une belle voiture, veillée par ses deux suivantes en toilette.
De loin, de la colline, les étrangers s’arrêtaient pour le contempler ; on disait qu’il était fils de roi ; les curieux ne s’en allaient qu’à l’arrivée des parents. M. de La Haye ne passait jamais tête couverte devant lui.
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Mais l’amour vint et ajouta aux conflits intimes. L’enfant était lui aussi d’une admirable beauté, comme celui qui était mort, surprenant par l’éclat bleu des prunelles, ressemblant au dauphin du Temple, et gentil, et affectueux ! Il tendait les bras vers Mme de La Haye, qui résistait avant de le prendre ; il fallait qu’il trépignât d’impatience ; alors c’était un ordre ! elle le portait au long des murs en chantonnant des chansons royales. Il torturait tendrement La Haye qui lui livrait ses favoris gris, où le petit prince s’accrochait, en poussant des cris joyeux :
— Il me fait tout de même mal, disait, heureux et embarrassé, le grand-père…
— Allons, allons ! répliquait sa femme, ne Le faites pas crier !
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Un jour, M. de La Haye rentra rouge et malgré tout épanoui : après dix-huit mois où le Français, dans ses rares sorties, évitait l’Anglais, le bailli l’avait poursuivi, rejoint, arrêté. Là, avec une bonhomie très simple, le bailli avait déclaré le sentiment général : on n’avait pour eux qu’une estime encore accrue, une considération plus affectueuse. Ils étaient les victimes d’une destinée triste mais noble. Toute l’île en sentait le poids, et ceux qui avaient été particulièrement leurs amis, suppliaient qu’on leur permît d’apporter leur piété, agrandie encore par l’épreuve subie. Le bailli ne parla pas de l’enfant, mais le vieux La Haye se rendait compte que chaque phrase disait : « Nous savons quel est son sang, quelle parenté le sacre. »
Les Français rouvrirent leur maison, et bientôt Jersey appela l’enfant « M. Louis-Charles », sans dire jamais « le bébé » ou « votre petit-fils », et l’admira. Le titre de « Monseigneur » était au bord des lèvres. S’ils avaient été sensibles à l’orgueil, les grands-parents eussent été guéris : le « jeune prince » était reconnu.
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Mais le destin veillait toujours. Louis-Charles avait quatre ans, quand une lettre timbrée de l’archevêché de Paris vint les bouleverser, encore une fois. Bruston était mort confessé : son agonie avait été pleine de remords ; le vicaire qui l’assistait recueillit son aveu. Bruston faisait informer M. de La Haye qu’il n’était point le dauphin évadé du Temple ; les grandes sommes touchées l’embarrassaient au moment de paraître devant Dieu : ces sommes volées, puisqu’il mentait. Il suppliait qu’on lui pardonnât et qu’on voulût bien considérer l’argent comme une charité.
Le vieillard ne connaissait sans doute pas la faute de son fils, car les La Haye n’avaient rien dit et continuaient à envoyer l’argent.
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Les pauvres vieux restaient atterrés ! Toute la triste grandeur de leur fille s’évanouissait : elle s’était perdue aux bras d’un aigrefin louche, d’un paysan à peine dégrossi, et M. Louis-Charles… ô Dieu… rien qu’un bâtard de hideuse bâtardise… Et l’île qui le vénérait !…
— Ah ! taisons, taisons cette horrible chose !
Tel fut le premier mot de Mme de La Haye ; mais la pureté de l’homme parla avec une force incoercible ; lui, toute douceur, tout acquiescement, se redressa dans le salon douillet du cottage, contre le bow-window paisible :
— On ne suppose pas le sang de France, cria-t-il ; jamais !
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Alors, la sueur au front mais inflexible, il alla trouver le bailli pour lui faire part qu’ils avaient été trompés, s’ils n’avaient jamais eu la volonté de tromper. L’enfant de leur fille n’était que le fils naturel d’un nommé Frédéric Bruston, fils lui-même d’un misérable… Il venait le signifier au bailli pour que celui-ci l’annonçât.
Il espérait qu’on voudrait bien leur éviter une dernière fois toute nouvelle commisération.
*
— C’est fait ! dit-il en rentrant…
Il tomba dans son fauteuil, se sentant usé, fini, prêt à la mort. Mme de La Haye, les yeux secs et fiévreux, regardait les rayons du soir qui entraient à flots…
— Coucou ! dit une petite voix.
C’était l’enfant espiègle qui avait échappé à ses suivantes ou que, peut-être, celles-ci envoyaient en consolateur, ayant deviné un nouveau grand chagrin qui arrivait sur la maison :
« Coucou ! » il était derrière la porte entrebâillée, Monseigneur, avec un petit doigt levé qui menaçait gentiment…
Mme de La Haye eut un instant horrible d’indécision : elle regarda Louis-Charles avec une sorte d’égarement… et puis, elle courut au vantail, dans une vivacité nouvelle ; elle saisit l’enfant qui éclatait en rires joyeux, perlés ; elle le baisa, alors, en grand-mère qui meurt d’amour pour son petit-fils ; le baisa à grosses goulées, comme une paysanne qui retrouve son petiot…
On leur rendait leur petit garçon ! à eux, rien qu’à eux ! Le vieillard, qui avait compris soudain, restait là, hésitant, mains tremblantes, un peu larmoyant…
— Allons ! mon Charlot ! va-t’en vite embrasser ton bon-papa qui t’attend, dit-elle, dépêche-toi ; va vite !
Et elle sanglotait.
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Le lendemain soir, dans une sérénité grave, dans l’apaisement de ne plus chercher, de ne plus raisonner, de se soumettre enfin au Principe, M. de La Haye intervint durant la prière du soir :
— Charles, mon enfant, il faudra dire tous les jours un « Je vous salue Marie » pour le roi de France qui est (il eut peut-être une suprême petite hésitation), qui est Mgr le comte de Chambord.
Au marquis de Beaucourt.
Jean et Pierre de Ghauville étaient « comme tout le monde », c’est-à-dire sans vices impérieux, et cachant plutôt leurs qualités que leurs défauts. Ils semblaient se conformer au temps présent ; y laisser les traits noirs qu’ils tenaient de famille. Leur père, le Chouan, les eût gentiment dédaignés, hors le cheval et la chasse. Ils avaient même servi la République, dans la cavalerie ; pas longtemps, parce que leurs femmes, moins résignées, ne purent admettre les visites réglementaires, où l’on devait rencontrer les épouses d’adjudants, devenus capitaines parmi les batailles.
— Alors ? c’est « la campagne » ? dirent les frères, un peu vexés de voir s’évanouir les futures étoiles, après tant de mal pour préparer l’École (Saumur, car de Saint-Cyr, point).
Ils rirent de contentement, malgré tout, quand ils humèrent la brume du matin sur leurs terres réciproques, virent tant de choses à faire et d’abus à redresser ; connurent que le duc comptait sur eux pour louer sa forêt. Ils habitaient à trois kilomètres l’un de l’autre ; Jean, l’aîné, avait Ghauville, beau château Louis XIV, transformé à l’intérieur sous Louis XVI, avec plus de six cents hectares autour. Le cadet, Pierre, ayant trouvé tout naturel que son frère bénéficiât de la quotité disponible, pour soutenir la « grande boîte », se contentait de la Commanderie, aimable pavillon Louis XV, ancien vide-bouteille de la marquise de Prie. Leur éloignement s’avérait confortable ; on n’était pas dans la poche les uns des autres.
Bizarrement, les demeures agissaient sur eux, rendaient le marquis moins libre et le cadet plus vif. Sans s’en rendre compte, ils faisaient la figure nécessaire à leurs styles : ils jouaient un rôle, paternel chez Jean, juvénile pour Pierre, et il n’y avait que trois ans d’âge à les séparer.
S’aimaient-ils ?
Ils s’étaient chéris tendrement à coup sûr, avant la vraie puberté. L’aîné témoignait au cadet des attentions touchantes ; le cadet ne se fût point endormi, sans s’être fait pardonner ses railleries du jour. Mais, ces affections vives ne sont-elles point atteintes de féminité, puisqu’elles cessent dès que l’adolescent se virilise ? Désormais, chacun chasse pour son compte : c’est le premier stade de l’indifférence fraternelle.
Eux, qui, à chaque départ, à chaque retour, s’embrassaient avec effusion de corps et de cœur, maintenant, ils oubliaient presque de se donner la main. Le lien subsistait encore, car à la moindre critique entendue sur son frère, l’autre regardait le censeur avec des yeux noircis, et, s’il avait pu par son discours favoriser le jugement sévère, il rechargeait, sabre au clair, dans l’autre sens !
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Enfin vinrent les mariages… Oh ! alors, si les partages n’avaient pas été réglés, eussent-ils paru aussi faciles ?
La femme du cadet, de très bonne origine, n’avait cependant pas la même qualité familiale que les Ghauville ; elle jugeait disproportionnée la différence entre les patrimoines. Mais quand elle critiquait les attributions, elle se heurtait à du laconisme où se cachait le reproche : le mari ne voulait point entendre. Un jour, la jeune femme insista : Pierre lâcha son journal, darda un regard digne du père Ghauville, le partisan, regard qui contenait du dédain, un dédain dépassant sa femme pour atteindre sa souche paisible ; le regret de sentir ce dédain ; de la violence aussi :
— C’est l’habitude chez nous ! Et puis ce qui est fait est fait !
Il s’adoucit : « Pardon… », mais quitta immédiatement la pièce pour aller prendre l’air.
*
« Prendre l’air »… expression qui terminait toute affaire discutée, toute perplexité débattue ; il paraissait que ce contact direct avec les hauteurs atmosphériques, hors plafonds ou toits, fût indispensable à la vie générale des Ghauville : une fenêtre grande ouverte ne donnait aucun résultat analogue : il fallait se baigner dans la masse oxygénée, dans ses courants et ses variations ; se faire prendre par l’air, plutôt que de le prendre. C’est ainsi qu’on le savourait.
Ces chiens de chasse avaient de réelles palpations olfactives ; les yeux sous le bandeau, leur nez leur eût livré le temps, la minute, la saison et les travaux faits aux champs, comme l’origine de la brise. Sitôt sur le terrain, ils se trouvaient prévenus de quantité de choses et, inconsciemment, continuaient des respirations profondes durant les premiers cent mètres ; moins pour renouveler leurs poumons que pour recevoir des images certaines. Avec cela, une vue qui distinguait à cinq cents mètres, dans une réfraction vacillante des glèbes, un lièvre hésitant ; une ouïe percevant un fouissement de taupe. Yeux, oreilles, nez, objectifs merveilleusement lucides, qui se braquaient incessamment.
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Ils étaient extraordinaires à étudier, dans leurs inactions. Après les repas – habitude Ghauville – on s’installait dehors, en été, sous quelque charmille pour prolonger d’une heure la réunion familiale. Les hommes s’y pliaient, sacrifiaient leur « bougeotte ». Mais, affalés sur les chaises de fer, ils ne pouvaient ralentir leurs sens. Leurs trois organismes de réception ne cédaient point à leurs torpeurs ; ils franchissaient les espaces ensoleillés, fouillaient les champs, foraient l’invisible. Les Ghauville élevaient légèrement la tête : le nez identifiait une odeur ; s’ils tournaient le visage, c’était pour placer l’oreille perpendiculairement à certaine vibration, la pavillonner mieux. Ils portaient le front en avant : ils encadraient ainsi, sous leurs sourcils rabattus, une modification lumineuse. Leurs détecteurs étaient incessamment en alerte, tandis que les organes d’action se tassaient dans une digestion molle.
À la même heure, presque au même instant, alors qu’à la Commanderie Pierre se levait : « Qu’est-ce qu’on peut bien couper, au Val-Joliot ? », Jean, à Ghauville, écrasait sa cigarette, et demandait à sa femme, pour préparer le départ :
— Solange… est-ce que vous sortez, cet après-midi ? Quelle voiture ?
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Étaient-ils intelligents ?
Non, si l’intelligence est facilité d’associations d’idées, direction de ces associations ou force syllogistique. Ils agissaient sans bêtise, cependant, parce que l’action leur posait un problème clair ; ils n’auraient pas dégagé le principe de la résolution, son côté général : ils se montraient arithméticiens et nullement algébristes. Les Ghauville auraient été d’excellents outils.
Leur culture formait un composé pittoresque ; au point de vue littéraire, ils se trouvaient en avance sur leur époque, parce qu’ils restaient incroyablement en retard. Le romantisme n’existait pas pour eux : à la lettre ! Il les faisait pouffer de rire… Leur précepteur avait tenté de les intéresser au moins au mouvement des drames hugoliens ; or les jeunes gens considéraient Hernani comme une comédie bouffe, digne du Palais-Royal… Ils s’esclaffèrent devant cette scène des portraits, qui frappe tellement ceux qui n’ont ni portraits à montrer, ni roi à recevoir. Ghauville exhibait, à ses murs, une soixantaine de seigneurs, depuis Marignan, jusqu’à Guastalla : des guerriers, des commandeurs, des cardinaux…
— Non ! Vois-tu un peu papa, promenant Louis-Philippe dans la galerie, pour lui annoncer qu’il ne livrerait pas la duchesse de Berry ! c’est un croquant qui a écrit cela, et à l’usage des croquants.
Toute grandiloquence les choquait, comme de mauvais ton. Ils étaient, aussi, victimes de leur lenteur à lire, de leur sincérité : ils épelaient, pour ainsi dire, le sentiment que la lecture tente d’inspirer, de sorte que l’impression poétique, faite de mots séparés, mais distendue au-delà de ces mots, par-delà, fuyait leurs âmes simples. Très âgés, sans dents, ils ridiculisaient devant nous la magnifique image qui termine Booz endormi :
Cette faucille d’or dans le champ des étoiles.
— Bon, faucille, je vois… Mais, une faucille, ça garde un manche… As-tu jamais vu un manche à la lune ? Et un champ, c’est touffu ; une masse serrée, ou alors, pauv’ laboureur.
Et le même oncle Ghauville, à quatre-vingts ans, citait de mémoire tout le monologue d’Auguste, dans Cinna. Ils étaient néo-classiques, par lenteur et solidité d’esprit.
*
L’histoire leur était familière ; surtout celle de France à partir de Louis XIV. Leur connaissance en restait plus vivante que scientifique ; ils semblaient avoir été témoins de ce qu’ils rapportaient du dix-huitième siècle, même du dix-septième ; cela tenait plus aux histoires qu’à l’Histoire. Peut-être prenaient-ils cet accent de ce qu’ils se trouvaient les porte-voix d’une tradition ; les aboutissants d’une suite de conteurs ; après tout, pour sortir d’eux-mêmes, les derniers instants de Louis XIV n’avaient passé que par quatre bouches et quatre sincérités.
Pour leurs opinions politiques, les châteaux encore intervenaient. Le marquis était légitimiste ; le cadet frondeur ; l’un, Louis XIV, l’autre Régence. Jean n’aurait jamais nommé le comte de Chambord que « Monseigneur » ; Pierre, en comité restreint, disait : « Le bonhomme », ou « le père Chambord ». À Ghauville toute monarchie constitutionnelle semblait de l’arianisme ; à la Commanderie on trouvait que l’idée d’une Chambre avait du bon.
— Monseigneur ne pouvait accepter le drapeau tricolore, affirmait le marquis.
— Un prétexte ! rétorquait Pierre ; Chambord ne se croit pas légitime à cause du premier mariage de son père ; Chambord se juge enfant adultérin, au strict point de vue catholique, où le mariage fécond est indissoluble. Les enfants légitimes de Berry sont le fils et les filles d’Anna Brown : Mmes de Charette et de Lucinge…
— Si not’ père t’entendait !
— Il eût préféré Louis-Philippe à Grévy !
— Oui, comme la rougeole à la scarlatine !
La brouille entre les deux frères eut donc lieu. Déjà des malaises rendaient la vie moins facile : les femmes d’abord. Mme Pierre était railleuse avec joie ; Mme Jean, hautaine sans le savoir ; et aussi la situation matérielle réciproque des deux ménages amenait un état pénible. L’aîné avait été avantagé pour soutenir Ghauville – et il le soutenait avec une intégrité complète ; le grand château était lourd. La vaste maison, pleine de richesses, demandait plusieurs valets excellents, si l’on y voulait chasser journellement la poussière ; faire luire ce qui devait briller – et sans casser rien. L’usage s’y maintenait d’avoir un cuisinier, quand, à la Commanderie, une femme veillait aux casseroles – et un chef entraîne, singulièrement… Ghauville gardait ses parterres français, orgueil du coin ; y porter atteinte n’aurait jamais effleuré les deux frères ; les jardiniers avaient fort à faire : comme fond, vingt mille bégonias et six mille géraniums, à repiquer d’abord ! Cent caisses d’orangers à manœuvrer, sorties à la Saint-Urbain, rentrées à la Sainte-Thérèse ; des caisses d’une tonne. Les orangeries et les serres chauffées.
Le marquis n’avait pour assurer tout cela que les deux tiers des revenus anciens, avec des gages bien différents. Mme de Ghauville n’ayant point hérité la fortune promise, toute fantaisie était proscrite de la maison : pas de voyage et Ghauville presque à longueur d’année.
À la Commanderie, « on roulait sur l’or » ; maison modeste et femme très riche. Déplacements somptueux, séjours dans les grandes stations : on trouvait, sur les listes d’étrangers ; « Comte et comtesse Pierre de Ghauville… » au Royal, à Bade ; à Naples ; en Écosse… L’Univers et le Figaro les poursuivaient au travers de l’Europe, quand la Gazette de France trouvait toujours le marquis au pays d’Ouche ; sauf un tout petit mois de mai, à Paris, en meublé, « pour les enfants ».
L’aîné, alors, se rattrapait sur sa maison. Tous les souvenirs de famille, conservés, intervenaient pour lui donner du réconfort. Quand la médiocrité réelle de sa vie lui étreignait le cœur, il s’en allait reprendre contact avec les grands appartements et leurs objets précieux – précieux, non seulement par le souvenir, mais aussi par leur qualité intrinsèque. Jean était devenu bien plus « connaisseur » que Pierre, et la brouille vint justement de quelques pièces d’art qui manquèrent au château.
*
La marquise-douairière, dès la mort de son mari, avait abandonné la campagne ; filé dans sa bonbonnière parisienne. Après avoir soutenu Ghauville durant trente ans, son fils et sa bru lui succédaient : qu’on ne lui parlât plus de tout ça ! « … Et vous savez, mes bons enfants, surtout, ne m’invitez jamais ! »
Jadis, pour installer l’appartement de Paris, les parents avaient pris quelques meubles à Ghauville ; c’était fort naturel, et quand le marquis allait maintenant chez sa mère, il leur adressait un regard amical de reconnaissance.
La douairière morte, on refit des partages, où l’erreur fut commise. La salle à manger de Paris contenait deux découpeuses très belles, qui venaient de Normandie, couvertes de marbre royal, rouge et blanc ; et, dans le boudoir, paradaient deux autres consoles, beaucoup plus rares encore, elles aussi sommées de marbre rouge : des encoignures du plus puissant, du plus riche Louis XVI, celui qui semble directement sortir du Louis XIV, avant toute sécheresse Empire. Un départ large et gras d’acanthes : trois membres généreusement gonflés, soutenant un bandeau plein de roses.
Il y eut confusion, car, en déballant le wagon qui ramenait au bercail les meubles parisiens, Jean de Ghauville se trouva en présence des consoles de la salle à manger… Il en fut très chagrin, car les autres gardaient leurs places marquées dans l’architecture des lambris, et, on avait commis « un meurtre » de les y ravir. Il pensa que son frère s’était trompé et que l’échange serait facile. La pièce aux encoignures recelait de nombreux bibelots ; formait un peu le sanctuaire de Ghauville… il suffisait d’écrire.
Mon cher… impossible ! lui répondit-on ; notre mère, qui savait que je les aimais, m’avait réservé les consoles : Soyons justes ! ne t’ai-je pas laissé la part du lion ? T’ai-je réclamé rien qui valût les tapisseries, le meuble de Porrot, les portraits – tous les portraits ! – du Clouet aux Largillière ? Et ici paraissait peut-être le point névralgique : Suzanne affectionne aussi beaucoup ces deux petits meubles, et sera heureuse de les voir dans son salon.
Le marquis prit sa bonne plume pour répondre que, toujours, il avait été entendu que les deux consoles seraient restituées à Ghauville ; que lui ne pouvait croire son frère capable de découronner la pièce aux bibelots.
Il dut croire, pourtant. Alors il fit des offres : non seulement il rendait les découpeuses, mais y joindrait ce qu’il savait regretté de son frère : une caisse d’argenterie ancienne, trois plats et, précisa-t-il : La grande chocolatière que tu trouves si belle…, presque un pot-à-oille, haute d’un pied et demi.
Suzanne ne voulut pas.
Mon cher Ami, reprit l’aîné, tu sais que j’ai bien assez de mal à maintenir Ghauville ; je ne trouve de secours qu’en sentant que j’y réussis, et souvent j’ai besoin de ce sentiment-là pour ne point me décourager. Je ne bouge guère d’ici – et pour cause ! J’aurai donc tout le temps la notion qu’une de nos pièces les plus pures est, grâce à toi, bonne à clore… Je considère que tu nous lèses gravement, vilainement ; si tu persistes dans cette manière, mieux vaut que nous ne jouions pas la comédie d’une entente qui a cessé…
*
Mais il eut le grand, le stupide tort d’ajouter :
Laisse-moi finir en te demandant de ne point trop t’attacher au sentiment de ta femme, dont je sais la générosité, mais qui, plus moderne que nous, ne comprend pas comme toi les vieux usages…
Tout dire : couvrir Pierre d’injures, si l’envie l’en grattait, mais ne pas lui faire sentir qu’on l’estimait dominé par Suzanne ! Justement, ses affaires de cœur, hors mariage, allaient mal ; sa femme en bénéficiait. Pierre prit une colère sacrante ; tapa du pied. Alors, ayant décidé, sur une carte double, il inscrivit posément trois lettres et trois points : P.P.C. : « pour prendre congé », et la mit à la poste.
*
Ajoutons qu’il n’en dîna pas, n’en dormit guère : il suivit, avec un souci qui se changeait en douleur, le cheminement inexorable de cette meurtrière enveloppe ; sous les timbres des postiers de Paris ; les transbordements nocturnes ; la vit dans les bureaux de la Barre-en-Ouche ; l’aperçut dans le sac du piéton ; la distingua sur le plateau d’argent qui la montait à son frère. Vers neuf heures du matin, il frappa chez sa femme :
— C’est rendu !
— Quoi ? fit-elle distraitement.
— Ma carte pour Jean…
— Ah !… vous y pensez encore ?
— Oui ! Sa vie n’est pas toujours drôle, au pauvre vieux. Ghauville… cela peut courber un homme !
— Eh ! mon cher, qu’il ne s’y cramponne pas ! Il a mal mené sa barque ! Nous le rachèterions, s’il le mettait en vente.
— Tonnerre de Dieu !
« Aïe ! pensa la jeune femme… voilà le beau-père ! »
Elle continua de se polir les ongles, avec un léger frisson dans les épaules ; car elle craignait ces retours sauvages sans être bien certaine qu’elle ne les aimât pas : intellectuellement ; physiquement…
Pierre avait une finesse animale ; des sens de bête libre ; il saisit, et se vengea :
— Ma pauvre Suzanne… reprit-il, avec une ironie douce, compatissante, il faut laisser Ghauville à Solange… vous, vous en avez déjà plein les épaules, de la Commanderie.
Il sortit ; elle en pleura, devant sa table à coiffer ; on lui rappelait que sa belle-sœur avait autrement qu’elle, héréditairement, l’habitude des seigneuries… Ah ! ils pouvaient bien courir après leurs consoles.
*
C’était donc consommé ! Quand Jean eut en main cette enveloppe à cartes, sur laquelle il croyait bien reconnaître l’écriture de son frère, il s’étonna ; toujours, il nommait l’expéditeur, avant d’ouvrir, avant d’y glisser le stylet ; jamais le doigt : il n’eût pas fracturé une enveloppe par courtoisie envers son correspondant.
En lisant, il eut une légère vacillation, en poussa même un gémissement de stupeur indignée. Puis, ayant deux ou trois fois repris la carte, il la brûla dans sa cheminée, sur la pelle à feu. Enfin, il alla trouver sa femme, et lui annonça que toutes relations cesseraient entre Ghauville et la Commanderie. Solange n’insista pas, sentant que le moment n’était pas venu. Elle désapprouvait son mari, mais épousait immédiatement sa querelle… Bien ennuyeux… surtout pour les enfants : la Commanderie était une grande ressource ; d’un autre côté, leur genre devenait bien frivole… Enfin !…
Ce ne fut pas une brouille bourgeoise, où l’on se lance des regards de vipère en couches, des « je ne vous connais pas, monsieur ! ». Non, quand ils se rencontraient, un étranger n’eût pas distingué la cassure, mais ils ne se parlaient plus que devant autrui ; n’allaient plus les uns chez les autres ; seule l’habitude du monde les guidait dans la volonté de ne pas gêner des hôtes communs.
Avec la vie qu’il menait, Pierre aurait pu oublier sa décision, mais, quelque mouvementée qu’elle fût, le cadet avait toujours deux heures de conscience quotidienne ; ses promenades à cheval ; son âme paysanne, violente et susceptible, s’exaspérait de la dignité de son frère ; il l’admirait avec rage, et souvent, malhabile à scruter, il prenait ses remords pour de la haine.
Quant à l’aîné, oh ! lui, il pouvait donner du temps aux mélancolies ; avec sa solitude et ses interminables soliloques ruraux…
*
D’autant que cette solitude s’aggravait encore de la brouille. Évidemment, renoncer à la Commanderie amenait à se priver d’un double échange, mais il s’y greffait plus délicat : la jeunesse du pays semblait prendre parti pour Pierre et Suzanne – on recevait tellement, à la Commanderie ! Un parti pas très net, bien sûr, mais, alors qu’on sortait si agréablement gavé de la Commanderie, il devenait difficile d’aller à Ghauville ; faire d’une pierre deux coups, déjà malaisé avant la rupture, restait impossible après la scission.
Puis, de ce que les habitants du grand château n’allassent plus au petit, rendait Ghauville triste, lui faisait situation boudeuse, de paria… Les jeunes dirent qu’on s’ennuyait à Ghauville, et rien, rien ! au point de vue du monde, n’est plus difficile à détruire que légende pareille ; il y faut au moins un changement de propriétaire.
« J’ai tout de même bien fait, songeait tristement l’aîné ; ils reçoivent n’importe qui, à condition qu’on soit « amusant ! » : des invités parisiens qui scandalisent… Suzanne se peint… »
*
On avait tenté de s’entremettre ; l’excellent baron de Vieilles, patriarche vénéré de tous, en reçut la mission : on l’appelait « le lieutenant des maréchaux », car dans un pays si ardent, combien de fois avait-il réussi à empêcher les hommes de s’égorger !
— Je veux bien essayer, répondit-il, mais, en terrain Ghauville, tout est dangereux… leur père fut la plus solide tête d’ours que je connus jamais !
Il ajoutait :
— Il faudrait que le roi vienne encore faire pipi à Ghauville… !
En effet, il existait, à Ghauville, un chêne célèbre où Louis XV…
— Les consoles ne sont plus rien, fit l’aîné ; il est vrai que Pierre s’est conduit sans grandeur en dévalisant le château, mais leur ton devait fatalement nous séparer ; n’insistez pas, cher et grand ami…
— Le marquis et sa marquise m’embêtent ! répondit Pierre. Zut pour les grands airs ! et chacun chez soi ; pour vous, Cousin (de courtoisie), le plus souvent chez nous que vous pourrez.
« Ils veulent s’ignorer ; ils finiront par se haïr », conclut Vieilles.
Qu’il avait raison ! Le grief se nourrissait de lui-même, des poisons qu’il engendrait. Le baron connaissait la terre et les terriens. Le rural vit à bout de patience ; il lui en faut trop pour les éléments ; presque toutes les choses lui sont dommageables ou cruelles ; alors, si les hommes s’en mêlent, la fureur le saisit. Les animosités entre voisins sont particulièrement actives, tenaces : tant d’occasions de souffrir l’un par l’autre ! tant de possibilités d’attribuer, au mauvais vouloir limitrophe, un accident fortuit.
Les deux frères maintenaient la querelle dans le ton de leurs qualités ; mais leurs sous-ordres aussi, à l’opposé donc de la tenue des maîtres. Les Ghauville se trouvèrent dans la situation de monarques qui voudraient rester pacifiques, et que leurs états-majors poussent à la guerre.
Un garde du marquis arrêta, sur Ghauville, un invité de la Commanderie qui s’y était égaré. Jean exprima des regrets, déchira le procès-verbal, fit faire des excuses au garde. Il stipula que, si Ghauville se défendait de chasser sur la Commanderie, il allait de soi que toutes les terres du grand château étaient à la disposition du petit.
— Ton frère a de la branche, tu sais ! dit à Pierre le braconnier d’occasion.
— Il a surtout six cents hectares ! répliqua l’autre, sombrement.
Mais une sourde agressivité s’étendit jusqu’aux paysans, aux fermiers, aux journaliers, aux manœuvres ; même, mobilisa les pilleurs de forêt. Il fallut bien prendre fait et cause pour les querelleurs ; les deux frères finirent par douter de cette estime réciproque qui survivait à leur brouille ; se jugèrent mesquins et rageurs. Tous les paysans étaient pour le marquis, au long de l’année sur sa terre, et qui montrait bien plus de sens familial que son cadet. On ferma les cours au nez du « Parisien », quand il voulait poursuivre un gibier ; on ne le saluait qu’à la dernière limite.
Les papiers timbrés commencèrent à prendre leur vol : la guerre !
*
La déclaration officielle, retentissante, en fut l’acceptation, par Pierre, de représenter le comte de Paris, quand son frère était le mandataire du comte de Chambord. Pierre y mit de la malignité. Quand on vint annoncer la chose au marquis ; lui dire que son frère…
— Je n’en ai plus ! coupa-t-il ; mon père l’eût renié.
Le scandale fut énorme et ramena l’opinion vers les Jean ; dans plus de dix maisons où il restait des vieillards, on ne rendit pas leur visite annuelle aux Pierre, seulement un piqueur ou une voiture aux châssis de bois relevés (promenade des chevaux), allèrent porter des cartes. Certains jeunes royalistes s’indignèrent, si d’autres raillaient Jean, le « burgrave » ! La bagarre atteignit même les enfants : aux courses de Bernay, les mioches échangèrent des torgnioles. Les hostilités grandirent, pétillèrent, flambèrent. Elles furent incessantes et eurent, comme il le fallait prévoir, les propriétés territoriales comme champ de bataille : ils comblèrent des fossés communicants ; Pierre coupait des arbres que Jean réclamait ; les huissiers doublèrent leurs gains annuels ; et les châteaux voisins prirent violemment parti les uns contre les autres. Pas de neutres !
— Les Capulets ; les Montaigus ! gémissait Vieilles ; et ni Roméo ni Juliette à l’horizon !
Qu’elles étaient loin, les consoles dorées ! Les jeunes dépassèrent les vieux. Suzanne de Ghauville regretta parfois son intransigeance : on surnomma sa belle Madeleine : « La fille de Mme Angot », et, lorsque toutes deux paraissaient dans un salon, à côté, dans le coin des enfants, un bourdonnement montait :
— Très jolie… peu polie, possédant un gros magot…
— Faut-il vendre la Commanderie ? demanda, exaspéré, « M. Angot »…
— Jamais ! ce serait avouer la défaite !
Les commensaux des Pierre se vengeaient bien en surnommant le marquis, « l’inconsolé » – ce qui n’était point si mal, mais Pierre lui-même se sentait vaincu. Il restait trop rural pour désirer autre estime que celle de ses pairs campagnards : l’approbation d’un hobereau, au coin d’un champ, valait mieux pour lui que l’assentiment d’un prince magyar, dans son salon.
C’est alors qu’intervinrent des événements lointains, qui avaient pour théâtre un grand château à colonnade centrale, moitié palais, moitié caserne, au fond de l’Autriche ; où se mourait un vieillard illustre – un être qui aurait dû être grand, et qu’arrêta un destin inconnaissable… Le comte de Chambord agonisait à Frohsdorf.
Instant affreux, pour les légitimistes ; que deviendrait l’hérédité royale ? Les Bourbons ? Naples et Parme ? descendants de Philippe V ? on avait renoncé pour eux à la couronne française, mais à cause du cumul des deux royautés ; ils restaient les plus proches de Louis XIV.
D’autre part attendaient, avec des droits indéniables, les Orléans… Que le comte de Chambord mourant investît les Espagnols ou les Parmesans, vingt mille des plus puissantes familles françaises suivaient.
Le marquis de Ghauville faisait chercher un second courrier chaque après-midi, afin de savoir plus vite : sa vieille loyauté patientait, frémissante, prête à s’incliner, mais anxieuse au dernier terme… Il apprit avec étonnement que son frère aussi attendait des nouvelles. Un soir, il reçut deux lettres : l’une de Paris, l’autre de Bernay ; il commença par cette dernière – eut un haut-le-corps ! – cela débutait par : Mon Bébé à moi…
Depuis trop longtemps, on ne l’appelait plus ainsi… et l’épithète allait mal à sa beauté grisonnante. Il revint à l’enveloppe ; lut bien : Le marquis de Ghauville – Château de Ghauville – par Ghauville… Il continua donc… Une lettre de femme amoureuse ; très amoureuse, même, et, seulement à l’avant-dernière page trouva-t-il un « Mon Pierrot », qui lui fit tout comprendre… De la missive glissait un autre billet : M. le marquis de Ghauville pourra ici apprendre si le comte P. de Ghauville est meilleur mari que triste frère !
Une lettre de Pierre à la jeune femme inconnue authentifiait l’envoi.
*
— Quelle horreur ! fit l’aîné, saisissant la vilenie de l’intention.
On lui donnait ignoblement des armes pour brouiller le ménage Pierre. Envoyer cela à Suzanne et la Commanderie sautait ! Quelque femme de chambre, qui se vengeait salement… Non, hélas, cela provenait de plus haut : la tournure du billet anonyme : l’adresse : « Le marquis » tout pour… femme du monde… Foutre au feu ! La punition du Pierre volage serait de savoir les lettres perdues.
Il fendit la seconde enveloppe ; elle en contenait une autre venant d’Autriche, où M. de Talbouët annonçait l’immense, la prodigieuse nouvelle. Le comte de Paris avait été reçu par Monseigneur, et la réconciliation était faite ! Les deux branches des lys se rejoignaient ! Monseigneur semblait au plus mal, mais, s’il réchappait, saurait donner des marques publiques de cet accord.
— Solange ! appela Jean, Solange !
Une allégresse étonnante l’emportait : il lui semblait qu’un bonheur splendide s’approchait de la patrie entière ; un soleil de concorde et d’amour… Elle accourait, comprit elle aussi, et joignant les mains, se mit à prier un peu fébrilement, comme elle avait accoutumé, dans certains cas graves… Jean allait de long en large avec un épanouissement total. Sa femme, machinalement, mit de l’ordre, vit la lettre anonyme et ses documents…
— Ne lisez pas, Solange… une erreur.
Elle obéit immédiatement.
*
Il se disposait à incinérer encore les lettres perfides, quand il eut pitié de l’affolement où la disparition des papiers plongerait Pierre, si nerveux : « Je les lui ferai rendre », pensa-t-il, gagné par la joie de son cœur. Il les mit dans une enveloppe nouvelle, la scella avec sa bague ; écrivit dessus : À brûler sans ouvrir – au cas de sa mort à lui (très Ghauville, cela) et chercha le moyen de restituer la correspondance sans que sa belle-sœur le sût : « Vieilles seul, se formula-t-il, aurait l’adresse… et la discrétion. »
La nouvelle de la réconciliation royale atteignit aussi Pierre, mais en même temps, ou presque, que celle de la disparition de ses tendresses manuscrites. Il partit immédiatement pour l’endroit, plus que soucieux… Ces sacrées lettres, avec Suzanne si impérieuse ! Ah !…
*
Toutes les maisons prirent le deuil à la mort de Chambord ; « orléanes » et « bourbonnes ». Et quelque chose d’assez singulier se passa dans la cathédrale d’Évreux, où fut chanté un grand service de Requiem pour le prince défunt. En première place, son représentant, le marquis de Ghauville, dressait sa haute taille noire, quand une taille non moins haute poussa, côté épître, sur l’autre fauteuil, contre le sien : le comte Pierre de Ghauville, délégué de Mgr le comte de Paris… les deux Ghauville côte à côte ! Un rire courut, plein de malice. On attendait la sortie. Le marquis se tint à la porte pour le défilé, et le premier qui parut, évidemment, fut son frère… Le marquis lui tendit une main nue sur lequel l’autre s’inclina.
— C’était stupide ! dit Suzanne-Pierre, en voiture ; vous auriez dû prévoir !
— Allons donc ! l’affaire dépassait la familiarité.
— Peut-être… mais on se moquait bien !
— … Je m’en f… et m’en contref… Pardon !
La poignée de main lui montait au cœur, à ce triste Pierre rongé de soucis. Le lendemain, il s’en trouvait encore tout maladroit, et, presque à ses limites, il s’en fut considérer Ghauville ériger ses toits Mansard…
« Ce pauvre Jean a bien vieilli, songeait-il ; cependant il a encore de la ligne ! » Il le revit, si dessiné, si noblement simple, recevant les hommages royalistes… Le cadet haussa les épaules avant de s’en retourner :
— Pierre ! fit une voix ; attends un peu !
Il vira, pâlissant : l’aîné était à cent mètres, marchant vite. Pierre s’avança jusqu’au bout de son terrain, et attendit donc : il ne savait quoi…
— Je te demande pardon… fit le marquis essoufflé.
« Il vieillit, vraiment ! » pensa Pierre.
— … Excuse-moi… (Le marquis se fouillait.) Je voulais, ces jours, prier Vieilles de te remettre ceci discrètement… Quelque s… ! m’a envoyé des lettres qui t’appartiennent… Tiens, vieux… mais ouvre l’œil !
— Quoi ! Qu’est-ce que c’est ? (Pierre déchiquetait le pli et son frère ne put résister à voir sa mine. Il assista à une transfiguration, oui ! immédiatement, quand le cadet sut…) Oh ! Jean ! Mon Jean ! mais avec cela… tu pouvais…
— Rien ! cria l’autre presque furieux que même l’idée, une seconde…
— Non, bien sûr ! mais moi… Ah ! là, ce que j’en suis délivré du coup ! Finie ! cette affaire-là… Je puis te le jurer !
— Jure-le plutôt à l’esprit de Suzanne ! dit l’aîné en riant.
Un peu de l’amitié ancienne reparaissait dans leurs yeux.
— Jean ? Est-ce que tu penses toujours à tes consoles ? demanda le cadet, avec une expression tellement enfantine que l’autre en fut ému.
— Oui, fit-il, mais…
— Dans trois jours, je te les apporte…
— Batt ! seulement les copies, Pierre…
Ils se regardèrent avec une envie d’embrassade ; mais ils étaient trop lents, trop rudes ; cela n’était point mûr.
— Allons ! fit Jean, tâchant d’être à la fois sévère et indifférent. Adieu, mon cher.
Il tendait la main ; Pierre la serra, la retint dans la sienne ; puis le cadet sourit, non sans timidité :
— Plutôt… au revoir, mon… mon Chambord.
L’aîné répondit d’une bonne étreinte, d’un rire, d’un clin d’œil :
— À bientôt… Orléans…
*
Tel fut le dernier acte de la Thébaïde.
Au poète Louis Foisil,
l’avant-dernier.
Le ciel était éraillé de nuages trop clairs. Le vent qui les cardait restait dans les hauteurs, et l’énorme pays, calme, semblait attendre.
. . . . . . . . . . .
Le curé, planté au coin d’un labour, faisait un lent demi-tour d’horizon, laissait traîner ses yeux globuleux sur les terres, les herbages maigres ; puis il parlait ; puis il se taisait : il paraissait recueillir les choses que lui aurait dites cette glèbe, les traduire, ensuite, avec effort. Le vieillard était un peu difforme, de graisse ou d’enflure, avec un masque vineux qui bourgeonnait, sous un beau front. Jacques de Galart l’écoutait dans une attention extrême :
— Le curieux, monsieur de Galart, c’est qu’en cette terre de chouannerie, on les trouve bonapartistes ! Napoléon III… voyez-vous… il leur a donné des routes et il a construit les Halles… les Halles, basilique des légumes, Panthéon des carottes ! Monsieur… « Alors, disent-ils, celui-là fut un bon. »
Il se chargea le nez d’une prise :
— Mais quand même, leur goût monarchique n’est point tout à fait défaillant ; le Napoléon troisième reste pour eux le dernier des rois… Ce coin de Normandie fut tellement royaliste, monsieur. Le pauvre Frotté y trouvait ses meilleures gens.
Et le curé s’enfonça dans cette histoire de Frotté, si fortement gravée dans l’imagination populaire, mais que Galart connaissait mieux que lui. Le jeune homme se serait pourtant bien gardé d’interrompre les épreuves du fusillé de Verneuil ; se serait bien gardé, même, de répliquer. Il tirait beaucoup des vieillards, et savait les écouter. En face de ces êtres, où déjà la ruine vitale apparaissait, il avait la sensation de sonder un terrain de fouilles, terriblement instable, qu’un rien éboulerait, fermerait… De quelles précautions fallait-il user ! Ces histoires, qu’il arrivait à exhumer hors l’encombrement mémorial, n’étaient-elles pas aussi délicates que des statuettes, des argiles roses ?… aussi friables ? Il devinait, voyait les lentes images se dégager, péniblement sortir des cervelles indurées, infiltrées… un geste eût suffi pour ruiner toute la découverte !
*
Le destin de Frotté remuait toujours – et fortement – le cœur de Galart. Il avait le sentiment presque physique du chef royaliste, pour avoir si souvent prié devant le monument étrange de Verneuil. Oui, dans l’église de la Madeleine, au mur sud, les sept beaux compagnons sont figurés en haut-relief sur une stèle de marbre, petite mais émouvante. Il est là, élégant et fin devant ses jeunes chefs ; l’italien[1], sans doute, qui les a ciselés, a tout reproduit dans le carrare, depuis les broderies des uniformes royaux jusqu’aux boucles de cheveux, si soigneusement calamistrés. L’imagination est saisissante, car, derrière cette coquetterie, ces gens prêts pour le bal, on ressent atrocement l’horreur du champ boueux, où, face à la plaine infinie, on les massacra… De la fange, du sang, et des cheveux épars sur ces belles têtes éclatées ! Ô réprobation éternelle ! Même les cabaretiers, les galopins des rues, se souviennent qu’on les a tués par trahison. Pour soutenir le fronton de la stèle on voit deux torches, renversées, certes ! abattues ? peut-être ! mais qui flambent encore, et furieusement !
Tandis que parlait l’abbé, Galart se répétait l’épitaphe latine, si musicale, si fière :
D. O. M.
Sicut Machabaei
Perierunt hac in urbe
Anno MDCCC, Die XVIII Februari…
Oh ! 18 février ! Aujourd’hui même… et il y avait seulement cent six ans ! Tellement frappé par la coïncidence, il ne put s’empêcher de couper la parole au vieillard pour la lui faire remarquer.
Le prêtre hocha la tête :
— Ah ! oui… cent six ans… Mon âge et le vôtre ajoutés… Ni loin ni vieux. (Il frappa du pied.) Et c’est sur cette même route qu’ils passèrent puisqu’on les amena d’Argentan[2]. Durent venir en fourgon clos et dans le secret ; sans ça ils n’eussent jamais atteint Verneuil : toutes les plantes (haies) auraient vomi du chouan ! Oh ! ce pays, race batailleuse et violente s’il en fut jamais ! Et soudaine et cacharde… Nous voyons là mille journaux de terre et pas âme qui vive, dessus… Eh bien ! croyez-moi… sont cent paires d’yeux qui nous mirent !
» Mais vous connaissez le solage, assurément, monsieur ; beaucoup de vot’ parenté fut par ici ; mon grand-père les nommait bien : rudes hommes, vifs mais cœurus.
. . . . . . . . . . .
À chaque discours important le curé s’arrêtait. Quelle fatigue pour Jacques, qui pèlerinait à pied sur le vieux sol et gardait encore dans les jambes le rythme de ses longues marches ! Il faudrait renoncer à joindre Laigle avant la nuit, mais tout abandonner pour cette fouille-là ; d’autant plus que le vieil homme reprenait :
— On en disait sur eux… on en dit encore… Vot’ grand-mère était bien une demoiselle de Tainchebraye ?
— Mon arrière-grand-mère, rectifia machinalement le jeune homme, mais le ressort était poussé et continua d’animer le vieillard :
— Et pardon ! en effet je confonds les jeunesses… Nos maisons étaient pleines d’histoires sur les MM. de Tainchebraye, père et fils ; mon père à moi avait même connu le père, qu’on nommait, sauf votre respect ; Tainchebraye-la-Pipe. Il avait été marin avant d’être cavalier, et doux homme, mais qui prit le goût du meurtre aux émeutes de Cherbourg, pour défendre son ami et chef, qu’il ne put préserver du réverbère, mais qu’il vengea, court et sec, il paraît… Oh là !… Il voyait du sang, c’t’homme, au mot République ! Ce fut lui qui mena dans le pays les grandes attaques de diligences. Jamais pris et prenant toujours.
» Il fumait, sans mettre bas sa pipe hors le manger ni le sommeil, et l’habitude lui en venait de son ancien métier. Eh bien ! croyez-moi, monsieur, de qui je le tiens ne mentait point, par honneur, sûr ! mais aussi par défaut d’inventer, eh bien, très vite tous les tabacs devinrent trop fades pour monsieur vot’ grand-père ; alors, il saupoudrait sa carotte avec de la poudre de chasse mouillée : sa pipe pétillait comme un feu de branches, et, derrière lui, ça puait le soufre… ! Un rude batailleur, et un capitaine qu’il fut ! L’avait monté tous les gens avec des chevaux à lui, vifs, qui venaient du haras qu’il soignait ; les gendarmes pouvaient bien courir : ils ne voyaient pas longtemps leur dos… mais, marchez ! préféraient la chose, n’étant point le côté des carabines !
» Monsieur vot’ grand-père mourut pas de chance ; il mourut d’un os de conil (lapin) qui lui resta dans la gorge, lui creva le gosier, après cinq jours qu’on ne put le lui retirer. Et, pire que de mourir, lui coûtait de finir ainsi : il jurait : « Un vieux chasseur comme moi, tué par un lapin ! »
*
Le curé reprit péniblement haleine. Jacques écoutait tête basse ; sourire, comme il se devait, lui coûta un effort, tellement ces récits l’absorbaient. Le vieillard continua :
— Bon chrétien quand même : comme il ne pouvait recevoir Notre-Seigneur, avec son os – même en viatique – il demanda qu’on lui approchât la Sainte Hostie pour la baiser ; ce qu’il fit et mourut… N’aurait point manqué un prêtre assermenté et, pour les gendarmes qu’il vous jetait à la marnière, ne l’eût point fait sans eau bénite ni chanter sur eux la prose « Languentibus in purgatorio », qu’il affectionnait – et clamait comme un tonnerre !
Le prêtre souffla encore un peu, intimement amusé, et se souriant à lui-même ; il reprit en branlant le chef :
— … Valait tout de même mieux que son fils, dont m’excuse, le fameux Nez de Cuir. Malgré son nez coupé et son visage détruit, ses blessures des Russes, en a-t-il détourné des malheureuses : on dit encore dans le pays « Amoureux comme un masque »… et ça vient de lui, car il portait masque comme vous le savez, bien sûr ?
— Oui, dit Jacques, assez faiblement pour ne pas troubler la rêverie parlée du prêtre, mais nous l’avons mal connu à cause des brouilles. Il était voltairien, n’est-ce pas ?
— Pt’être bien… Ne croyait guère… Cependant il ne refusa pas l’extrême-onction : « Si cela vous fait plaisir ou profit », qu’il dit ; mais des huit onctions, n’en put recevoir que sept ; on ne pouvait l’oindre aux narines à cause de son masque, qu’il ne quitta même pas durant son agonie… L’est mort dessous ; l’est enterré avec… Et sur sa tête d’os, aujourd’hui, le masque dans sa tombe doit être toujours serré… L’âge l’avait assagi ; son passé l’aurait dû poursuivre… Allez donc comprendre ? Dans quelle famille n’avait-il pas apporté le trouble ; eh bien ! pour être aimé, personne comme lui !
» Ah ! pays de chouans et d’hommes durs et de filles enragées.
Le curé avait stoppé tout près d’un gros buisson noir qui bordait la route ; il le désigna.
— Les échos de ce que je dis doivent retentir là dedans… la marnière, monsieur : un cimetière de haine. Dans ces temps on ne tirait plus, le loisir en manquait, mais on fit le contraire ! Le pays n’est qu’un réseau de conduits. Vous connaissez assurément le dit-on : « Dans l’Ouche plus de routes dessous encore que dessus » et Dieu sait seul le nombre des chemins qui divisent nos héritages, en cette terre pauvre. Tout cela a été foré par les anciens, plus crochants à l’ouvrage que les jeunes. Puis on dit maintenant que la marne enrichit le père pour ruiner le fils… les fils le disent, du moins… Les vieux guillochèrent la campagne comme un guêpier ! Près de vous, on raconte l’histoire du chien des Jonquerêts-de-Livet, qui tomba en marnière et fut retrouvé trois jours après, au fond d’un autre trou, près de Landepéreuse, à une bonne lieue de là. Ils le quérirent et remontèrent au péril de leur vie, car ils ne sont point jaloux de l’effort quand il doit peu durer.
» On ne sait plus rien du grand réseau ; on a perdu les cartes. Oui, à la fin de l’Ancien Régime, furent dressées des cartes souterraines. M. le doyen de Verneuil me l’a certifié : trois ou quatre, confiées à des notables.
*
Jacques manifesta une curiosité si vive que le prêtre en fut gaiement flatté :
— N’est-ce pas ? c’est curieuse chose, fit-il.
Galart subissait une attirance passionnée du souterrain ; comme enfant il en distrayait ses inactions, ses rêves. Le seul mot suffisant pour l’émouvoir : un secret, le noir cheminement, ces sorties dans les arbres, l’inattendu…
— Le doyen de Verneuil, dites-vous, monsieur le curé ?… Mais les avait-il vues, ces cartes ?
— Je ne sais ; en tout cas il en parlait avec sûreté ; mais cela m’intéressait moins que vous et je n’y ai point apporté trop d’attention.
Il parut réfléchir, fit une moue dubitative, en regardant le jeune homme de coin :
— Mais peut-être pourriez-vous avoir des détails sur ces choses, par un qui les connaît, allez ! et bien d’autres encore. (Il s’arrêta et fixant son compagnon.) Seulement… je ne sais pas…
— Monsieur le curé ! suppliait Galart.
— Pouatt ! Vous devrez bien connaître un jour toutes ces misères-là ; dont, au vrai, sais-je moi-même le bien-fondé… L’homme vous intéressera car, pour chouan, il est tel qu’on n’en fait plus, et puisque vous recherchez les souvenirs… ! Pas facile à faire causer, par exemple ; mais il connaît votre famille, et s’il ne veut rien vous dire, à vous, je pense bien qu’il n’y aurait personne pour en tirer mie !
Jacques manifestait sa curiosité vive :
— Vous encapuchonnez pas, lui dit le curé ; il est à lubies et fougasses. Le détour ne sera pas de durée, pour vous et vos grandes jambes ; vous verrez la maison au dévalé du chemin ; alors, vous me tiendrez quitte, car avec mes pauv’ jambes, à moi…
Il montra du doigt un boqueteau lointain, et s’engagea dans un chemin de terre. Jacques de Galart se doutait-il que ce pas nonchalant l’amenait vers une des plus vives émotions, hors l’amour, de sa jeunesse ?
*
Le vent s’était levé et le flottant de la soutane, sous le gros ventre du curé, claquait : drapeau noir, étamine de pirate, bizarrement sinistre en cette nature pâle, estompée, lointaine :
— Vent de galerne, vent de citerne, fit l’abbé ; on n’a pourtant plus besoin d’eau ; le blé rouille et les cours ressuent.
Dans le chemin boueux, entre les ornières beurrées, il avançait avec effort, et Galart, qui le suivait, regardait peiner cette vieille machinerie poussive. Le dos conservait encore, dans un mouvement alternatif de torsion sur les hanches, ce dandinement de dignité, appris au séminaire, et qui faisait dire aux malicieux : « V’là m’sieur Heulant qui sème son blé. » Jacques voyait glisser, malgré ce temps fraîchissant, de grosses gouttes de sueur aux bourrelets de la nuque. Était-il croyable que lui, Galart, si vif et alerte, arrivât un jour à pareille décrépitude ? Aurait-il l’attachement au spirituel, la foi absolue, qui rendaient paisible ce condamné à mort ; presque méprisant même ?
— Voilà, dit enfin le curé, désignant une grande ferme qui se plaçait en face d’eux, sur un terrain montant.
Le plateau le cédait déjà aux vallonnements qui feraient le Perche, vingt kilomètres plus au sud.
— Pas d’erreur possible ; vous me permettrez de quitter avant le mont. Ouf ! la distance qu’on voit ici est toujours plus courte aux yeux qu’aux jarrets. Tenez, le voici, not’ Béliphaire, Béliphaire Gohier… Béliphaire ? hein ! C’est nom qui ne doit pas être commun aux employés des mairies parisiennes !
À trois cents mètres, un grand gaillard surveillait deux hommes réparant une clôture :
— Vais vous annoncer ! (Et l’abbé portait déjà deux doigts à sa bouche, pour en tirer le sifflet strident qu’on module, et qui sert de téléphone : le coup, mais il se ravisa.) Il y a mieux, fit-il en souriant, et ça lui fait toujours plaisir.
Il rejoignit sphériquement ses paumes, pouces en dessus, et souffla doucement entre ses pouces ; puis plus fort ; puis à gonfler ses joues : Galart ne s’y attendait pas : un hululement de chouette troubla l’air, d’abord comme lointain, puis avec une force qui grandissait ; si juste, si précisément hulotte, chat-huant, grand-duc, qu’en plein jour et à votre oreille, l’effet vous stupéfiait. Immédiatement, l’homme leva la tête ; le curé le salua de la main, à la militaire, puis montra Jacques :
— Pas de meilleure annoncée pour ce gars-là… M’a reconnu tout de suite… Ça sert quand même de ne pas être habillé comme tout le monde ! J’espère que vous ne chômerez pas d’histoires… Mais remettez, monsieur, remettez !
Jacques se découvrait pour le remercier chaleureusement, et le vieux prêtre était à la fois intimidé et content :
— Faudra revenir nous voir ; je vous ramasserai du butin, bien sûr.
Enfin, après avoir adressé un salut à l’homme lointain, il revint sur ses pas. Il traînait la patte, mais, poussé par le vent, semblait un peu moins maladroit.
En effet l’annoncée devait être bonne car le paysan avait franchi la clôture et s’avançait au-devant de Jacques, qui de loin l’analysa pour reconnaître son terrain. Le survenant avait belle mine, avec sa haute stature et son port. Déjà vieillissant, au poil grison ; sec, sans graisse : de la Normandie maigre, celui-là ! Il portait une blouse bleu clair, s’ouvrant sur un gilet, un col et une cravate ; la blouse devait être brodée : des pâleurs aux épaules et sur le devant. Malheureusement, à la place de la belle coiffure de soie, le Béliphaire n’avait qu’une casquette genre cycliste, mais assez particulière, avec des oreillettes relevées par-dessus. Un visage aquilin, rasé ; et seulement ses courts favoris qu’on nommait des pattes-de-lapin ou des fasces ; un visage bellement dessiné dont les yeux clairs fixaient le jeune homme interrogativement. De près, Jacques vit que la biaude était en effet finement brodée de blanc. Jacques sourit ; l’homme sourit aussi un instant ; Jacques salua… instantanément, avec une vitesse bizarre, le paysan eut sa casquette à la main ; mais Galart prit la notion que si lui-même n’eût commencé, il aurait bien été possible que ce fier croquant gardât sa « bâche ».
— … Je viens de la part de M. Heulant ; je m’occupe d’histoire et d’archéologie…
Il se nomma.
L’homme eut un petit haut-le-corps (et Jacques crut même que ses joues rosissaient) ; il s’inclina avec courtoisie…
— Pas mal de vos parents, jadis par ici, monsieur ; j’en ai connu. À cette heure – j’en ai fait l’observation au Conseil – le seuil de la sacristie de Saint-Pierre est une pierre tombale d’une de vos tantes ou grand-mères, une demoiselle Des Hayes… M’ont promis de faire une marche de ciment, mais le respect, l’est au cimetière aussi, avec les promesses, aujourd’hui.
Le départ était excellent si l’élan ne dura pas. Jacques parla alors de ses recherches personnelles pour vaincre la taciturnité du paysan qui répondait à peine, mais avec un accent certainement plus pur que celui du curé ; Jacques énumérait ses trouvailles, sans passion ni enthousiasme – surtout sans sourire… Ne jamais sourire ! « Sourire dit moquerie. » Les courtes réponses étaient bonnes ; Béliphaire prononçait les « x », lui ; disait « ex-emple » et non « ésemple », et souvent il employait le mot « fort » dont il faisait sonner le « t », pour dire « très ».
Une distinction défiante. Galart entrerait dans la maison, par politesse et s’en irait sur Laigle, après vingt minutes. Il annonça son départ en disant la nécessité d’être à Champnoir le lendemain :
— Comment ? s’écria l’homme, à Champnoir ? Alors vous êtes de la branche aînée ? Mais alors… Monsieur est des petits-fils de M. le comte de Tainchebraye ?
— Bien sûr ! répliqua joyeusement Jacques, et le propre petit-neveu de Nez de Cuir…
— … de M. Roger, reprit avec quelque sévérité le paysan… (Mais il était changé, heureux, et il tourna vers Jacques un visage vivant et intéressé.) C’est tout de même une rencontre ! (Il parut réfléchir.) Puis-je vous demander ce que vous a dit le curé Heulant ?
— Que personne mieux que vous ne pourrait me donner des détails sur les marnières (l’homme pointa un bref sourire ironique), et que vous aviez bien connu mes parents Tainchebraye ; moi qui voudrais tant qu’on m’en parlât !
Il y avait de la douceur dans le regard du grand bonhomme :
— Donc, monsieur, faudrait plus penser à arriver à Laigle ce soir, si vous voulez écouter. Ma famille a servi dans les temps, à Tainchebraye, et chez nous, ces messieurs étaient chez eux… Nous aussi à Tainchebraye, ajouta-t-il avec orgueil ; un peu. Je suis bien content de voir de leur vraie famille. Il y a des vingt ans qu’on n’en parlait plus rien.
Jacques expliqua les circonstances qui les avaient exilés ; mais c’était fini ; on revenait au pays ; ici seulement il se trouvait à l’aise.
*
— Voilà ma maison, fit Béliphaire.
Pas une ferme, encore moins un château, mais une belle demeure, une gentilhommière de cadet, où, sur une assise de grès clair et de silex noir, à damier, montait l’étage en colombages bruns. Par-dessus, un capuchon de tuiles. Aux angles, deux beaux épis du Pré d’Auge, presque intacts… Jacques ne dissimula pas son admiration :
— Oui, dit le maître de maison, on a bien du mal à les garder, les épis ; j’en ai tué tous les pigeons aux alentours qui les grignaient.
Ils entrèrent, et l’intérieur parut digne de la façade ; rien que de brillants meubles anciens, en bois fruitier et simple, où l’encaustique mettait sa glaçure et sa bonne odeur. Mais le frappant, ce qui étonnait immédiatement, c’était une quantité d’armes au mur, fusils à silex, piques, carabines, sabres, tous fourbis et luisant neuf.
De chaque côté de la cheminée, scintillaient des gravures au cadre doré dont le verre n’avait pas une macule ; elles étaient émouvantes de fidélité. Le grand Charles X en costume de sacre ; de l’autre côté, le duc de Bordeaux, vers l’âge de dix-sept ans : une figure presque féminine de grâce et de rondeur. Le comte de Chambord portait un spencer à châle et, autour du cou, une fraise tuyautée, une vraie collerette Henri III. Au-dessous, en petit format, la tête barbue du gai Philippe, le Prince-Gamelle (avec dédicace) et, suprême loyalisme ! le masque castillan d’Alphonse XIII, le Bourbon le plus près de Louis XIV. En s’approchant du duc de Bordeaux, Jacques vit que le titre de la gravure avait été couvert par une bande de papier, maintenant jaunie, où une « belle main » avait lancé en anglaise fleurie : Henry V, roi de France.
Jacques admirait les gravures :
— Comme de bien entendu, vous êtes des nôtres, de notre bord, monsieur ? demanda le maître de maison avec une pointe de timidité.
— Je suis aussi royaliste qu’eux, répondit le jeune homme en montrant les portraits.
— À la bonne ! approuva l’autre ; maintenant, même pour chez vous, on n’ose plus savoir. C’est grand-pitié ! Dans les familles où le grand-père jouait sa tête, les éfants n’allongeraient pas une pièc’ cent sous ! Moi, je ne peux pas encore ouïr leur Marseillaise sans que le rouge ne m’y monte : un chant de saoulot, monsieur, à dégueuler un dimanche soir !
Puis, soudain honteux, le grand paysan ferma précautionneusement la porte. Jacques riait franchement et regardait l’homme avec une excitation très amusée… un « type » !
Béliphaire, ayant secoué les épaules, s’activait sans s’affairer. Il appela : « Claudette » et une grande fraîche fille apparut ; pas régulièrement jolie mais d’une couleur, d’une douceur blondes ravissantes :
— Ma fille, dit-il ; sa pauvre mère n’est plus.
Il eut une seconde, par respect, la volonté de ne pas nommer Galart, mais sa joie sourde l’emporta, et il annonça un peu emphatiquement :
— Monsieur le comte de Galart, le neveu de M. de Tainchebraye, qui vient chez nous, nous voir.
La charmante blonde rougit un peu, fit une révérence presque mondaine (Jacques en fut admirativement étonné) et répondit :
— Mon père sera bien content, monsieur.
Puis elle attendit des ordres.
— Vous allez collationner, monsieur ? demanda Béliphaire.
— Ah ! je veux bien, j’ai bonne route encore à faire.
— Par exemple ! je vous reconduirai ; le temps se gâte, et vous ne voudriez pas sortir malade de ma terre. Claudette, soigne-nous l’omelette ; dis à la Jeanne de ne pas oublier un grand verre d’eau et kirsch ; et fais-nous donner du meilleur, mon Anjou du Layon. Va, ma fille.
— Elle est charmante, dit Jacques avec la mi-voix qui convenait.
— Oui, toute franche, fit le père, mais… c’t’une fille. Ah !
*
Jacques s’assit dans le fauteuil que lui poussait son hôte ; on était bien ; le bel intérieur sombre rutilait ; les armes y ajoutaient une sorte de cruauté tranquille et décidée…
— Voulez-vous me permettre de fumer ? demanda Galart en voyant un pot-à-tabac sur la cheminée ; d’ailleurs l’odeur de la pièce le renseignait.
— J’vas en faire autant… Ah ! mais vous c’est la pipe aussi, dit Béliphaire en riant ; attendez, voilà le très bon.
Avec une dextérité étonnante, au moyen d’une « fourchette », pincette sans ressort qui aurait pu servir à déplacer des madriers, il saisit dans la cheminée un tison rouge, un beau charbon étincelant qu’il tendit à bout de bras, sans trembler, prouvant ainsi sa force sûre… si facile d’écraser… et Jacques jouit en effet de ce qu’il y a de meilleur en fumerie, les premières bouffées torréfiées à la braise.
— Je l’ai fumée, la pipe, dans ma jeunesse ; maintenant je préfère mon boudin blanc, dit l’homme.
Il roulait dans un papier spécial une invraisemblable cigarette, longue et grosse comme un cigare, et sur laquelle il tira terriblement.
Jacques faisait compliment de la collection d’armes.
— Elles viennent toutes d’ici près ; allez, faut pas chercher beaucoup, ni fouiller creux pour retrouver la guerre chez nous. On a fait de la rude besogne ; de la bonne et belle ! (Béliphaire eut encore un regard d’investigation mais ce devait être le dernier ; il était pris par la joie.) Ils se sont battus comme des chiens : « Que je t’attrape et que je te secoue ! » Et entre gens connus, ça qu’est la vraie guerre !
Puis il reprit avec une sauvagerie fougueuse :
— La viande de Bleus fut pas chère à l’étal ! Aut’fois le pays n’était que bois et forêts. N’avait pas son pareil pour le coup de feu sous la ramée, au travers de la plante… On gabionnait au sans-culotte sur le grand chemin. S’il y a tant d’armes d’ordonnance, au mur, c’est que les pauvres nôtres n’avaient guère d’autre moyen d’en avoir, des fusils, que de les prendre.
— Mais c’est un arsenal ! une salle d’armes que chez vous ! rit Galart ; quelle cueillette !
— Il en vient de mes parents et pas mal de moi. Les filles de la maison les fourbissaient ; Claudette en astique une partie à fond, chaque samedi, et la servante n’en a que l’essuyette. Ça fait chaud au cœur de voir une vraie et bonne Normande soigner une carabine à mains blanches ! Tenez, monsieur, voici belle pièce.
Il lui mit dans les mains une arme très lourde, noblement mais simplement décorée. Jacques remarqua qu’elle avait deux canons superposés avec grosse rayure pour la balle, mais une seule platine à mousquet.
— Y a une malice, dit Béliphaire ; elle vous tombe en mire comme faite pour votre bras. J’ai tiré jadis avec elle ; à cinquante pas, on met sa balle dans un as de cœur comme une pichenette sur un nez ! Mais voilà le beau… si vous ratez vot’ sanglier – et ce serait de vot’ faute. (Il poussa quelque chose sous le pontet.) Hop ! le canon tourne, comme aux anciens revolvers, et vous offre un deuxième coup aussi juste… Cor’ un secret, tenez !
Du côté opposé à la joue, la crosse se gonflait d’une protubérance fleuronnée ; de l’ongle Béliphaire fit jouer un ressort et une boîte s’ouvrit… pour mettre une lettre ? un fusil de messager ?
— Je croyais, reprit l’homme avec humilité, que c’était cela, un « fusil à tabatière »… De vrai, ça colle si juste que le plus fin macouba n’en glisserait ; l’eau même y entrerait-elle ? Mais on y logeait tout simplement des silex, en terre moins riche que la nôtre pour la pierre à feu. Une belle arme, ajouta-t-il joyeusement, et qui vient de chez vous… Je veux dire de Tainchebraye ; c’est M. Roger qui nous l’apporta. Une carabine pour la grosse bête, à ces messieurs… M’est avis que la guerre close, elle servit plus… mais suffit ! L’est marquée Kolb, à Mulheim… N’avaient pourtant pas émigré, nos nobles… Attendez voir, j’ai pas plus beau, mais aussi précieux ; tenez !
Il décrocha, avec précaution, la seule arme qui ne fût pas astiquée ; elle était posée sur un drap rouge garance.
— J’ose pas la fourbir : tout s’en irait !
Une clarinette de six pieds, aussi longue, dans sa structure d’arme à feu, que les plus folles rapières espagnoles, les plus prudentes, les plus agressives : avec une mauvaise crosse de quat’ sous, taillée par quelque sabotier, mais une crosse qui en disait long : décolorée et rongée et griffée, par quels affûts patients ? quelles attentes crispées ? Une arme aussi usée qu’une chaussure ! une rouillasse, comme ils disent, mais si pathétique dans son exténuation. Le canon, un ancien damas, avait la minceur d’une feuille morte et prenait, de sa longueur, une cruauté indicible.
— Ça qui devait porter ! mais allons au jour, v’là le vent et la nue ; on ne voit plus guère. Tout le haut pays qui accourt sur nous. La nuit sera dure… Regardez, monsieur.
Galart se pencha, pour se redresser dans un émoi immédiat : une inscription faite avec un poinçon, trou à trou, une prière sur cette canardière qui n’était plus alors une arme de chasse : Ave Maria…
— Oh ! fit-il, quelque chrétien qui faisait le signe de la croix avant de lâcher sa balle.
— Un chrétien, sûr ! répondit aussi à voix basse Béliphaire, mais ce chrétien ne perdait pas son plomb. (Il retourna l’arme lentement.) Onze croix, dit-il, encochées au couteau… Et la croix ne se met que sur tombe d’homme ! C’est pas un fusil d’ordonnance, monsieur. Celui-là était de chez nous ! Si jamais le jour en revenait…
*
L’homme valait décidément la peine et ne s’appelait pas Béliphaire pour rien : Bellum fert – « qui porte la guerre » comme Lucifer porte la lumière. Une expression latine de Vaillant. Jacques revint vers l’arme du sacrifice sanglant qu’il mania comme un crucifix… La Longue Carabine… de quel Bas-de-Cuir enivré de haine et d’amour ? Une arme qui devait être célèbre parmi les Peaux-de-Biques…
— Où l’avez-vous trouvée ?
Gohier hésita une seconde, puis emporté par son exaltation, il avoua :
— En marnière… comme beaucoup des autres…
Il ajouta, obéissant toujours au souvenir impérieux :
— Et avec des ossements ! Allez, si j’avais su le crâne qui s’est penché là-dessus pour ajuster le coup… je l’aurais déposé en terre bénite…
— Des ossements ?… des crânes ?
— Mais oui, monsieur ; si vous croyez qu’on prenait le temps des fosses ! Après les luttes, ici, hop ! que je te cule et te bascule, au trou ! en vrague ; tant que ça pouvait ! Un banneau de terre par-dessus, et on va à l’autre bout du champ où en bâille encore un trou. Dans les marnières à cul droit, sauf vot’ respect ! les eaux ont tout ravagé, mais dans celles à galeries, le courant d’air a sauvé plus qu’on ne croirait. Tenez, monsieur, v’là un pistolet qui en vient, et que vous voudrez bien retenir en souvenir de vot’ visite… et puis ça (il ouvrit un tiroir)… c’est billes de chapelet.
Des chaînes décomposées tenaient encore des globes que l’oxyde gangrenait et agglomérait ; ces reliques des blancs étaient choses si douloureuses que le jeune homme en avait la gorge serrée…
— Et savez-vous, monsieur Jacques, pourquoi nos gâs avaient des chapelets à grains de fer ? Quand les balles leur manquaient aux tireurs, il vous foutait son chapelet dans le canon !
Pendant la « collation » qui fut joliment servie, avec belle argenterie ancienne, nappe à carreaux, la conversation perdit de sa violence. La fraîche fille, debout près de son père, veillait à tout avec des mouvements silencieux. Quand Jacques trouvait son regard, il la voyait sourire ; elle offrait son sourire comme on tend un bouquet.
Galart n’aurait jamais voulu s’en aller. Il jouissait d’une plénitude heureuse très particulière, qu’il connaissait bien sans pouvoir nettement en définir l’essence : une sûreté complète, un confort social certain. Ce sentiment ne s’établissait en lui qu’à la campagne et en compagnie de forts paysans. Graveron, le comte de Graveron, son ami, appelait cette paix comblée : « la joie Ancien Régime ». Peut-être était-ce la reconstitution du double élément vital, hobereautaille et paysannerie, s’appuyant l’un sur l’autre, se combinant encore, comme jadis ils le firent pour former les grandes nations.
Quel accueil singulier il recevait ici ! Cette générosité d’allures, cette franchise ! Le nom de Tainchebraye avait-il suffi ? Faudrait-il le croire un talisman ? Déjà le jeune homme avait éprouvé le « Sésame » de ce patronyme-là ; mais, à cette heure, la réception prenait une tournure particulière de la distinction du chef, et aussi de quelque chose d’indéfinissable mais qu’on devinait incessamment actif… Il revit la mine ambiguë du curé et une idée lui traversa l’esprit… Tant d’enfants Tainchebraye avaient couru dans ce coin de pays. Si… La conjecture lui plut et il lui sourit complaisamment. D’ailleurs, quelqu’un pouvait-il avoir plus de « race » que ce Béliphaire : posséder plus naturellement ce mélange d’élégance mâle, d’abandon et d’autorité à la fois ; de quelle vigueur sa greffe ! Admettrait-on seulement, comme l’homme semblait le dire, une longue lignée servant chez des gentilshommes : une imprégnation mimétique ? « Ah ! pensait Jacques, quel est le seigneur, de nous deux ?… Oh, lui ! sans nul doute… il a ce quelque chose que perd déjà sa fille, bien qu’elle soit si printanière… elle qui devient uniquement champêtre. »
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Mais déjà la conversation bondissante de Gohier le reprenait. Béliphaire paraissait contenter une faim de parole, une boulimie d’expression, sur des sujets qui devaient être ses centres de rêveries, ses noyaux de pensée. Il avait renvoyé la douce fille et prenait fortement à partie les châtelains actuels :
— Qui les reconnaîtrait pour les petits-fils de leurs grands-pères ? Paris a causé tout le mal ! Enfin ! Monsieur ! quelle autorité prendra-t-il, celui qui ne vient que quat’ mois l’an ? qui caponne au moment dur et nous laisse tout seuls dans l’hiver : « La boue, ell’ m’fait peur ! m’faut mon p’tit boul’vard ! Adieu, les gâs ! » Pas un cœur campagnard qui ne souffre en voyant se boucler si vite le château ! On sent double sa solitude et sa pauvreté ! Nos anciennes familles font comme les horsains enrichis au négoce, qui achètent une « campagne », comme ils disent… Monsieur, on n’achète point la campagne, on l’hérite, monsieur !
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» Enfin, tenez ! M. de Gallerande, qui est un bon, un solide, ne m’disait-il pas l’aut’ jour : « Faut qu’j’aille à Paris, mon Béliphaire, pour le fieu et ses études ; faudra qu’i gagne. » Qu’i gagne, qu’i gagne ! n’ont plus que ça à la bouche ! C’est pas leur rôle, mais non ! Qui dit gagnage dit mort gentilhommerie ! Pour gagner, même le plus honnête, mais faudra ruser, demander prix faux pour obtenir le vrai, et sourire sur qui on voudrait cracher ! Le rôle du noble ? le v’là : vivre sur sa terre ; ne devoir payer que tailleur et maçon et couvreur. Le reste, tout il l’a. Un peu d’excès, et vente au cours pour son argent de poche et sa main ouverte ; le cheval de calèche peut aussi bien labourer. Alors le noble est maire du village, dépend de personne, fait justice, aide son paysan en marches, démarches et conseil de son droit !
» La naissance, monsieur, c’était ce qu’il y avait de meilleur et de moins de dispute. Tandis que si c’est l’argent qui fait la dignité, c’est toujours à refaire ; plus de cesse. Sans compter que la chose n’était point sotte : la naissance vous prépare dès le ventre de votre mère, et bien avant, au rang et place que vous devez tenir… Bête de l’Ouche fera gros foie en Perche ! Les familles, c’est des solages.
» Et pour arriver, nos messieurs, que font-ils pas ! On voit des descendants de guillotinés qui mettent « Vive la République » au bas des affiches. On se f… d’eux, comme si on les voyait en biaude et sabots, ou en chienlits. Et on a honte de les voir signer sur tous les murs d’un canton, qu’ils sont des menteurs.
*
Jacques s’étonnait de cette verbosité sûre ; elle indiquait une tension exceptionnelle ; une facilité aussi, qui laissait croire à des échanges fréquents sur ces sujets. Il s’informa : Béliphaire avait-il des amis avec lesquels il parlait de tout cela ; des amis certainement cultivés ; des prêtres, peut-être ; qui maintenaient ce noble sens de la vie ?
— Quat’ cinq, comme moi, qui remâchent ; des propriétaires ; mais des prêtres, oh ! là là. Mais y a plus de prêtres ; tous commis du gouvernement : des fonctionnaires capons ! La séparation les a fait tellement geindre, eh bien ! la religion ne s’en portera pas plus mal ! Quand il faudrait blâmer les autorités, pas un mot d’abbé qui ne soit pesé au trébuchet… Monsieur, j’ai été à la protestation de l’évêque pour la séparation. Y avait dix mille personnes. Il a lu son papier, « parce que, dit-il, je ne veux pas passer les bornes »… les bornes, bon Dieu ! Agent voyer, va ! Et quand i peuvent trouver quelque chose de pas trop mauvais, chez leur ennemi, alors « que j’te bénisse et te rebénisse ». Mais pour ceux dont i sont sûrs, oh ! lô ! la sclak, et la poignée d’orties ! Monsieur ! si le Loubet venait dans la cathédrale, et qu’i dirait à l’évêque : « Je r’grett’ mais j’ai fait dans ton bénitier. – Amen ! » que dirait not’ violet ! Voulez-vous que je vous le signifie : c’est tous des assermentés !
— Mais, l’abbé Heulant m’a semblé rester dans les vieilles idées ?
— Avec le père qu’il avait, faudrait voir autrement… lui refuserait son eau bénite aux Rameaux ; se lèverait de sa tombe pour lui en jeter la dalle à la figure ! Oui, le curé Heulant sait chouanner du souffle, mais le sait-i du cœur ? Il accouve la mère Nointel où c’est tout bien de moines, et quand Nointel, le grand-père, était le pire coupe-tête de Verneuil ! et « ma bonne mâme Nointel » par-ci, « ma chère mâme Nointel » par-là… Ell’ lui f… des dîners à tout péter ! aussi est-elle pas la première aux chaises et sous la chaire ? En chaire, il remercie « l’âme généreuse » parce qu’elle lui a lâché des cent francs, quand c’est des cent mille qu’elle devrait rendre à l’Église…
» Encore faut pas se plaindre, Heulant est le seul qui ne fait plus chanter le Domine salvam, qu’était concordataire, comme vous le savez, monsieur. (Béliphaire se mit à nasiller.) « Dieu envoie l’autorité aux mains qu’i veut… faut respecter sa volonté », qu’ils disent ! Et les martyrs d’aut’ fois qui démolissaient les statues ? et les saints ? est-ce qu’ils respectaient les autorités des païens ? Les autorités d’État, tout pour elles, mais les vraies, celles de chez nous, de la terre, rien !… Tous les ennuis qu’a eus M. le marquis de Nouville avec le vicaire de Bouron… qui colletait… mais oui ! Le vicaire disait : « Le gibier, c’est le bétail du bon » Dieu, et son prêtre y aurait-i pas droit ?… Les chevreuils, non pas, c’est péché mortel, mais plume qui vole, p’tit poil qui court, c’est véniel péché… Pan ! Paf ! Pif ! » Un fusil qui ne manquait point.
» Le marquis dit à son garde-chef : « Goron, mon gâs, chauffe-le-moi, ou bien dans deux ans, y aura pus besoin de gardes à Nouville. – M’sieu le marquis, dit l’autre, d’ici trois jours, j’vous l’baiserai ! marchez ! »
» Il le baisit, à la brunasse, en blouse de rabatteur su sa douillette : « Faut que ça s’arrange, disait le jeune homme. – P’t’têt’, disait le garde, mais à Nouville en tout cas, m’sieur l’abbé… » Le marquis, qu’était farce, fit comparaître l’abbé qui était encordé comme un moine, d’une ceinture à lapins ; lui dit : « Monsieur l’abbé, j’connaissais le clergé, tous les clergés, que je croyais : le clergé régulier, le clergé séculier, mais avec vous, v’là nouveau genre, c’est le clergé braconnier. »
. . . . . . . . . . .
Béliphaire cessa de rire et lissait machinalement son papier à cigarettes. Sa figure devenait alors très belle et très triste, ses yeux gris, qui reflétaient le jour, songeaient, mélancoliques, et s’élargissaient dans une vaste réfraction pâle ; la bouche s’arquait avec de l’amertume, du dédain, du regret… Il hocha la tête :
— Les riottes entre presbytère et château, c’est pain du jour, maintenant ; et quand on pense, quand on pense à ce qui fut ! l’esprit vous en tourne… Chaque château a caché son prêtre, en risquant toutes les têtes de la maison ; chaque bande chouanne avait son aumônier ; quand le Roi est mort, eh bien ! on dit que tous les prêtres fuyards, les pauvres, sont rentrés chacun dans leur paroisse avec des gâs armés et que dans tout le pays, monsieur, dans chapelle ou paroisse, il y a eu de nuit une messe de Requiem pour le Roi assassiné[3]… C’était t’y pas beau, ça ? Ah là ! Ah là ! qu’ils étaient cœurus alors, et francs, et ne comptant comme vie que sur l’autre…
» Et qu’i venaient nous trouver : « Prends ton fusil, si tu peux, ton fauchard à l’envers, si t’as pas aut’ chose, mon gâs ; et tape ! Jean-Pierre, et pique ! Jean-Louis, pour l’Église et pour ton Roi ! » Cré bon sort ! fit-il en cognant sur la table, ceux-là, monsieur, ils vous fichaient sur le cœur un cœur saignant… Alors, nom de cœur de Dieu !
*
Galart était dominé. Qu’on excuse… des quinze membres de sa famille vivant en 1789, il ne restait que trois en 1805 : les autres ? morts sous le couperet, crevés de fatigue sur la lande, fusillés ou désentripés à la baïonnette, dans le fossé… Alors, en écoutant ce grand paysan que l’émotion pâlissait, le jeune homme croyait entendre l’esprit de la terre, de la terre pourrie de sang, la voix du vengeur sortie des os ; il subissait une sorte de griserie qui permettait toutes les actions héroïques ou absurdes. Le paysan menait le seigneur, exactement comme jadis les furieux appels de Cathelineau, ou ceux du garde-chasse, rendaient une âme violente aux jeunes gentilshommes insouciants, et les aspiraient vers la bataille.
Galart se leva du coup, les traits tremblants. Il saisit la main de l’homme qui s’était dressé aussi :
— Ah ! fit-il d’une voix si basse qu’elle paraissait un sanglot, vive le Roi ! revienne le Roi ! Ah nom de… ! que faisons-nous sans lui… qu’il vienne…
— Qu’il vienne ! hurla le grand gaillard en levant son verre à bout de bras !
Jacques l’avait imité ; ils se regardèrent dans les yeux qu’ils avaient pleins de larmes ; les verres frémissaient dans leurs poings ; leurs regards s’épousèrent tendrement ; ils touchèrent leurs verres sans se quitter la main, puis burent, lentement, pieusement, comme s’ils eussent approché des calices. Alors ils reposèrent les verres sur la table, du même choc.
Béliphaire les fixa un instant, les saisit tout à coup, et d’un seul geste les jeta dans l’âtre où ils se fracassèrent :
— Jamais n’auraient porté plus belle santé, dit-il farouchement.
Ils tournèrent la tête ; Claudette inquiète avait ouvert un instant la porte, qu’elle referma avec précipitation. Les deux buveurs se regardèrent encore… mais animés de quel sentiment nouveau… ? Qu’était-il arrivé durant ces vingt secondes ! Ils se reculèrent un peu… se séparèrent et… éclatèrent de rire !
*
Un rire énorme, nerveux, fou ! où une masse incroyable de sensations s’épanchait, ruisselait, roulait ; littéralement, ils se tordirent, retombés sur leurs chaises, torturés par une gaieté qui voulait bondir d’eux et ne trouvait pas d’issue, cognait aux côtes, bouchait la gorge, envahissait le cerveau, crispant tous leurs muscles ; quelqu’un qui fût entré les aurait crus atteints du haut mal, démoniaques ! en proie à une hystérie où l’homme de cinquante ans semblait encore plus sensible, plus vif que le jeune, moins défendu, hors de tout contrôle ; un rire tel que s’il n’avait existé, depuis deux heures, entre eux, une sympathie sentimentale, ce rire eût suffi pour lier ces deux êtres. Quand on a éprouvé ensemble de ces mouvements intimes, exactement symétriques, tellement synchrones, si absolument immédiats, rien ne peut vous rapprocher davantage. Ils vous révèlent votre similitude, une identité absolue. Les deux parleurs s’étaient sentis, à la même seconde, avec la même force, invraisemblablement ridicules dans leurs exaltations.
— On est des fous, dit Gohier dans une accalmie…
Mais ils repartirent de nouveau, ressaisis par les serpents du rire. Jacques avait sa main sur l’avant-bras dur de l’autre, qui avait fini par se retourner le nez contre l’armoire, pour rire tout son saoul, et s’y attardait :
— Béliphaire… ah ! jamais je n’oublierai cela !
« C’est que jamais, pensait Jacques, paysan n’a ri ainsi, paysan normand, avec quelqu’un de différent de lui, qu’il vient seulement d’accueillir quelques heures auparavant. Allons donc ! il y faut un homme lié par des habitudes, rendu confiant par des parentés… au-dessus de toute raillerie… On ne rit ainsi qu’en famille… »
Galart vit avec certitude :
— Jamais je n’oublierai, Béliphaire, que nous avons ri mieux que des amis ; comme des parents, des cousins tout proches, hein ? Béliphaire ! des cousins presque germains ?
L’homme tourna enfin la tête, son visage apparut baigné de joie et de gaieté :
— Chut ! fit-il avec un effroi heureux.
Et du pouce il montrait la porte où Claudette devait demeurer singulièrement perplexe. Toute une tendresse vive et mousseuse pétillait dans ses yeux clairs – et ils n’en dirent, rien d’autre.
— On vous reconduira aux lanternes, monsieur Jacques ; faut que je vous présente le domaine !
Ils sortirent dans le vent. Le vent atteignait à la tempête. Ils se préservaient comme ils pouvaient, marchant courbés et parfois se mettant l’un derrière l’autre, le jeune derrière le vieux, instinctivement, comme les animaux en bourrasque de neige. Se déchaînaient les grandes nuées ; leurs vagues semblaient déferler sur les champs aplatis, les glèbes écrasées. Cependant, le ronflement du vent restait étrangement lointain, venu seulement des bois aux alentours ; dans l’herbe haute où les deux hommes progressaient, des sifflets modulés et tristes, subits, s’entendaient ; et par instants, on aurait cru à des fuites de courlis invisibles sous leurs pieds. Les blés jeunes se courbaient et luisaient, comme couchés par une immense main d’argent.
La pression du vent était telle que d’avancer contre lui en sol libre donnait l’impression d’écarter une foule ; on s’emboîtait dans une gaine élastiquement contraire qui vous pressait tout le corps.
Au-dessus, un monstrueux toit gris de diverses fumées qui se superposaient et glissaient de plus en plus vite, à mesure qu’elles étaient plus basses.
*
Au sommet de la montée, Galart et son nouvel ami se reposèrent, époumonés, derrière un fenil. Pour une élévation de cinq mètres peut-être des lieues de terre apparaissaient. Béliphaire désignait, non sans fierté grave, les limites de ses biens, limites lointaines… il était riche. Il montra vers l’horizon une masse violette d’arbres qui s’érigeait et formait falaise. Il cligna de l’œil et fit claquer sa langue :
— Mon achat de c’t’ année !
Jacques, d’y fixer ses yeux, crut percevoir le chant de ces arbres dans la tempête, comme, en fixant un violon de l’orchestre, on croit reconnaître sa voix…
— C’est la plus belle cité d’arbres du pays, cette futaie-là, et je l’ai eue par miracle. Elle garde encore tous ses chênes de deux cents ans… On tâchera d’aller la voir si on a le temps… Je l’ai achetée d’un Parisien qui voulait la couper ainsi qu’ils font tous, pour payer la bicoque et la terre. Mais avant de signer avec les pilleurs de bois, il s’est laissé mourir, et en baisse… J’ai tout eu, et moi, j’ai revendu la maison en gardant les arbres. Les écorces ont des rides larges du pouce, tellement l’arbre grossit encore et les écarte ; et sain ! pas une goutte d’eau sous bois, les marnières autour boivent tout ; faut pas essayer d’y aller cueillir le cèpe !
Le mot marnière rendit à Jacques sa curiosité : il demanda innocemment :
— Avez-vous entendu parler des cartes souterraines ?
Gohier se redressa avec une vivacité de clown, cracha l’herbe qu’il suçait, et fixa des yeux sévères sur le jeune homme :
— Des cartes ? Quelles cartes, et qui vous en a parlé ? Tenez-vous cela du château de Tainchebraye ?
— Non… seulement de l’abbé Heulant qui le savait du doyen de Verneuil.
— Ah… bon…, dit Béliphaire avec regret, et de moi aussi qu’il le tient. Ça n’avance pas la recherche…
— Mais enfin, ces cartes… qu’en sait-on ?
— On sait… on sait… pas grand-chose ! Beaucoup de gens parlent des cartes noires…
— Cartes noires !
— Mais oui, répondit Béliphaire placidement… ça fait drôle ainsi, mais c’est tout simple. Chaque chose importante était jadis inscrite sur parchemin, peau d’âne, quoi. Or, vous savez, la peau d’âne, mouillée, devient brune, presque couleur vieux chêne ; comme passée au brou ; alors peut-être que les anciens sachant qu’on consulterait ces cartes pas seulement dans les salons, les ont tout de suite brunies pour y peindre le tracé des galeries en blanc, à la colle, au plâtre. Ou bien peut-être aussi qu’elles étaient nature, en commençant, mais qu’en les voyant brunir, on a eu le soin de tout repasser par-dessus. Un travail épouvantable ! les moindres conduits y étaient marqués.
» Elles étaient laissées chez des gens sûrs car si les malandrins les avaient eues, s’ils avaient, connu tours et détours des souterrains du pays, eh bien ! on en aurait vu de belles ! Plus de murs ni portes, on serait entré partout. Pas un château dont la cave ne communique avec les trous.
— C’est vrai, pensa tout haut Jacques, songeant à sa maison.
— Bon usage ! dit Béliphaire ; et pratique. Les galeries de château sont en plupart bouchées, à cause qu’on a comblé les fossés autour des demeures et que les eaux, alors, fouillent ; mais les marnières ont surtout servi pendant les guerres chouannes ; ils avaient les cartes, eux, ou leurs chefs. Quand on voyait en plat pays s’envoler une troupe, plutôt que de lever le nez fallait plutôt regarder à ses pieds. Se mussaient au profond, ne laissant qu’un seul gâs qui, derrière, effaçait les traces.
Le vent semblait augmenter encore. Gohier continua :
— Si Frotté fut pris, et mourut en cet anniversaire, c’est que nous sommes aux époques où les avalasses entraînent tout. Le vrai puits de marne, dans la marne, il ne se bouche jamais ; ce qui le bouche c’est la terre, l’argi du début que l’eau emporte. Or, il faut parfois creuser trente mètres avant la marne, et l’ouvrier est l’ouvrier… allez donc lui dire de jeter son déblai au loin ! Il entasse au plus près et l’orage le ravit, et colmate pour que’qu’ temps la bouche. Le pauv’ marquis (confusion fréquente, sans doute avec le marquis de La Rochejacquelein) trouva bouchées toutes ses cachettes, et préféra se rendre plutôt que de porter la mort chez des amis qui auraient pu le cacher.
» Les chouans d’ici y vécurent ; j’en connais où l’on voit encore leurs inscriptions, et trace de leurs feux. Celui qui aurait les cartes, il en ferait un profit. M. de Tainchebraye, Nez de Cuir, devait savoir, car, quand le comte de Rasmes mit bas sa belle vieille bâtisse pour construire la vilaine boîte carrée qu’est Rouge-ferme, avec son triangle de franc-maçon en plein sur la façade… – tous francs-maçons, les Parisiens ; jadis ils se reconnaissaient à ce signe-là sur leurs maisons – eh bien ! l’an d’après, son mur du sud ouvrait des lézardes où passer une pince. M. de Tainchebraye lui dit qu’il avait dû bâtir sur creux ; qu’il le lui acertainerait. Et revint, en annonçant que c’était tout galeries sous le château, qu’on trouva à trois toises de creux. L’avait sûrement consulté les cartes noires. À Tainchebraye existait toute une grande chambre pleine de livres sur les quatre côtés… Ah ! si on m’y avait voulu laisser, un par un que j’aurais fouillé les livres, et j’aurais trouvé.
— Vous y tiendriez donc tant ?
— Celui qui connaîtrait le réseau aurait de l’avantage comme pas un… et qué butin !
Galart restait sceptique.
— Et tout ce que les seigneurs ont caché là avant de partir ; les moines, et les abbés. Les dévaliseurs de diligences y mettaient leur prise en sûreté. (Il devint sombre.) Et tous les morts jetés, sans toujours leur tourner les poches, quand c’étaient Bleus… Y a des ceintures qui crèvent d’or, comme boudins trop cuits !
Il semblait les voir.
. . . . . . . . . . .
— Le pays où nous sommes est aussi creux qu’une éponge. Avec les mines en plus. Comptez les villages qui se nomment Ferrière, ici, et les fermes qu’on dit Minerais, Laitiers, la Forge… tous ces lieux-dits c’étaient des trous. Des hommes ? non ! des taupes !
» Y a des marnières à loger une compagnie ; on dit qu’un des derniers combats s’est passé pas loin d’ici. Tenez, on en verrait l’endroit. Il y eut une troupe de républicains qui menaient des otages à Rugles ; ils furent appuyés en chasse par nos gens et se retranchèrent dans un grand tas de marne. Regardez bien, tendez votre bras avec doigts en l’air ; à deux doigts à droite du peuplier cassé, voyez-vous la levée ? Non, plus à droite ; ce que vous mirez là sont les anciens fossés royaux, qui séparaient la France de l’Angleterre, dans les temps. Là ; d’ailleurs, elle va briller.
Les nuages se déplaçaient en effet et du lointain vint une fugitive lueur.
— C’est une marnière immense, en roue-de-char, c’est-à-dire qu’elle a puits central et autour, comme d’un moyeu, partent les conduits de tirage. Elle a peut-être été ouverte il y a deux cents ans. La marne extraite appartient à plus de six propriétaires à cause des ventes ou échanges ; depuis cent ans au moins on n’a plus rien tiré : on se fournit sur les tas. Ils étaient disposés de quatre côtés et, conséquents, et il y en a encore un et demi des côtés. Cela devait faire une vraie forteresse, avec une seule entrée où les Bleus purent sans doute tasser des arbres. Enfin nos pauv’ gâs étaient mal pris, qui combattaient à découvert contre des hommes tranquilles au rempart.
» Quand on vit que rien ne réussissait, il y eut des nôtres, plus malins, qui savaient, et firent beaucoup. Pendant que les Bleus attendaient le secours, bien abrités des quat’ murs, les chouans jaillirent du sol au centre du carré… étaient descendus dans un aut’ trou qui communiquait et sortaient sans nombre par le puits de la grande marnière. L’affaire fut vite vidée… mais pas le trou, car l’en sortait toujours, qui rigolaient.
— Quelle histoire ! vous êtes sûr ?
— On la rapporte ainsi, répondit Béliphaire… le certain c’est le tombeau des morts.
— Ah !…
La tempête cornait ; les tuiles du toit cliquetaient au-dessus d’eux. Béliphaire reprit :
— Maintenant, la marnière est tellement profonde qu’elle a avalé la terre autour d’elle comme une bouche qui superait ; mais elle n’est pas bouchée, trop large et dans le bas parcourue de courants d’eaux qui doivent pousser loin.
— Allons-y, dit Jacques…
Il se mit sur pied d’un bond, mais le vent le prit aux trousses, immédiatement, comme pour le renfoncer dans l’abri. D’ailleurs Gohier semblait avoir perdu de sa verve :
— Quand vous reviendrez, fit-il, on vous y mènera alors… mais voici bientôt la nuit ; l’est loin, puis faudrait descendre dans l’entonnoir, avec cette foudre… ?
— Mais vous parliez d’aller voir votre futaie, qui est encore derrière.
Gohier hésitait :
— Avec ce temps, et toute la pluie tombée dans les bas, qu’il faudra traverser… et celle qui va tomber… Regardez ça !
Il est vrai qu’un nuage, un nuage grand comme un continent noir avançait formidablement… faisait l’obscurité. Cependant Galart n’y pouvait tenir :
— Ce n’est pas un peu de pluie qui nous ferait peur, voyons ! Allons saluer nos champs de bataille à nous, que diable ! J’en prendrai de la terre.
— Pas l’heure, monsieur Jacques, ni le moment.
Béliphaire se leva enfin. Il plongea ses regards dans la plaine profonde. Tout se brouillait et semblait dans une ébullition tremblante. Seule l’étrange protubérance blanche luisait au milieu d’écumes noirâtres ; les différentes cultures s’effaçaient, striées d’ombres fuyantes, tigrées de plaques, pelages mouvants… était-ce liquide, solide, boueux ? un marécage immense aux flots de fumée, une tourbière effervescente. Les lamentations des arbres montaient comme un cri de détresse, ou diminuaient, en résignation.
— Non, songeait tout haut Béliphaire, je n’aime point ces lieux. (Il s’arrêta pris d’une petite honte… immédiatement suivie d’une fierté.) J’ai jamais tremblé devant un gars en vie, monsieur, mais devant les morts et les morts malcontents… !
Ah ! Trop fort, vraiment ! Galart sentait en lui une curiosité, un peu trouble, peut-être, mais si impérieuse qu’elle le soulevait, lui prenait l’imagination et le cœur. Ah ! compléter ainsi son pèlerinage, par cet ouragan, en ce jour anniversaire, ce 18 février ; sous ces torchées de pluie, dans l’engluement du sol. Aller s’agenouiller – pourquoi pas ? – dans la boue blanche, pour s’unir aux plus fiers, aux plus vrais et plus humbles héros de sa race !
— Alors j’y vais seul, cria-t-il, tout seul, cousin !
Et il se jeta dans le vent, mais l’autre avait piqué aussi dans la tornade, le précédait, et se retournant, lui hurla aux oreilles avec un rire brusque :
— T’arriverais jamais, mon neveu !
Déjà ils étaient dans la fureur du flot, fouettés de ses lanières, râlant sous ses haillons ; devant, Béliphaire courait tête baissée ; sa petite blouse claquait comme une voile qui va rompre ; Jacques vit saillir un bras en arrière, une poigne impérieuse le saisit : ils foncèrent liés comme deux montagnards.
Dans les terres basses, ils traversèrent des endroits marécageux où Béliphaire s’appliquait comme si l’on eût été en danger ; Jacques pensait aux chasses du Cotentin, dont la glu retient une voiture comme un caillou ; il voyait, aux dernières lividités du ciel, le grand bonhomme qui cherchait des repères et riait de les trouver.
La nuit se fit dans un silence soudain du vent qui passait au-dessus d’eux, faisant seulement siffler les joncs de la forrière comme des cravaches. Il plut tout à coup – à seaux – et Béliphaire grommela. Un instant il se mit à quatre pattes dans le noir pour fouiller devant lui, n’y voyant plus :
— Tenez bon la botte, crochez ! criait-il.
Jacques s’agrippa au soulier. On rit. La voix joyeuse devenait faible à deux mètres de distance, car le vent reprenait dans le hallier tout proche…
— J’ai la passe… Tirez à vous… Va bien, en route !… De la course jusqu’au bois, hop ! terrain mucre…
Ils franchirent un espace visqueux où le vent faisait clapoter des eaux cachées, pas loin. À chaque pas, Jacques semblait arracher ses jambes à la terre, il se devinait des bottes effroyables d’argile qu’il ne pouvait même pas distinguer… la main le tirait… le vacarme augmentait encore ; ils approchaient d’un boqueteau où ils se jetèrent comme dans un havre, heureux surtout de sentir sous leurs pas un sol relativement dur, moins traître. Mais ici le fracas était sans équivalence ; les branches criaient sous votre main, les cimes rugissaient, toute brindille fouettait et sifflait. Haletants, ils se reposèrent debout, appuyés, mais Jacques sentit sous son dos que le grand hêtre lisse, gros comme deux hommes, bougeait. Oui, à cinq pieds du sol le fût subissait la torsion des cimes… Les colonnes du temple s’abîmaient-elles ? On avait le sentiment d’être pris dans une catastrophe, un cataclysme historique. Il y avait des fuites de feuilles mortes soulevées par leurs pas, qui crépitaient comme vols de perdreaux sombres ; de subits cyclones, où ces choses molles vous frappaient la face, sèches, coupantes : des tôles. Dans un coin du bois, une énorme scintillation allongée, verdâtre, comme pétillante de vers luisants :
— Arbre tombé, pourri, criait Béliphaire… allumettes, phosphore… (Le paysan tenait obstinément ses regards fixés vers les hauts.) Mirez les cimes, braillait-il, si l’arbre chute, toujours courir vers le tronc.
Galart était hors d’haleine.
Ils repartaient quand une lourde chose vivante le renversa presque, dans une ruée soudaine, hennissante, obscure :
— San-glier, ha ha ! san-glier, riait Béliphaire, et laie, laie suitée !
L’homme imitait les intonations chantantes des rabatteurs… Des blocs noirs grimpèrent le talus et disparurent. Les deux hommes s’allongèrent sur le terrain troué de terriers. Depuis trois quarts d’heure ils luttaient.
. . . . . . . . . . .
Devant eux restait un espace découvert :
— Là ! (Sur la plaine diffuse un bloc régulier se découpait plus nocturne encore.) Plus fort est fait… Allons, patron ! On repique… Houpp !
Hors l’abri, ils se colletaient de nouveau avec le vent… Ils montaient une pente bien faible et bien longue, mais le vent s’y canalisait entre deux futaies proches, et en redoublait sa sauvagerie. Le courant prenait alors l’accélération d’un bief de moulin, d’une conduite forcée ; les deux hommes se pliaient aussi bas que possible sans pique dans la glaise ; toutes les étoffes de Jacques semblaient avoir filé. Il se sentait quasi nu, à vif ; le vent lui zébrait la peau, raclait sa poitrine, virait dans sa ceinture. Le chapeau ? parti depuis longtemps dans l’obscur ; de temps en temps il recevait un solide coup de lanière en plein visage : sa cravate qu’il arracha furieusement, à la fin ! Il eut le sentiment que si, à ce moment, la pluie s’en fût mêlée, on serait resté, vaincu, abattu dans la terre. Sa main droite serrait convulsivement la rugueuse paume de Béliphaire ! sa main gauche lui couvrait la bouche pour respirer ; il écartait les jambes comme pour gravir un toit… il entendit « aj’nou » ; devant lui, l’ombre humaine se fit encore plus basse… Ah ! bon… C’était sec. Sur les genoux ils grimpaient une paroi fortement inclinée mais facile car le vent diminuait ; pourtant cela vous glissait sous les rotules : « ’tention ! », puis « aplat ! » On rigolait… l’homme. Par une réaction idiote, Jacques eut la tentation irrésistible de se mettre debout, mais sans la poigne de l’autre il eût été saisi et jeté bas par le vent comme une tuile rebroussée. La poigne l’attirait toujours et, soudain, ce fut le calme ; sur cette pente opposée, dans cette cavité, le vent les lâchait, sa lame passait au-dessus d’eux comme une varlope sur un nœud vide… Il lâchait ces insectes…
*
Jacques se découvrit trempé de sueur des pieds au front ; la sueur lui giclait de tous les pores ; le vent l’avait glacée durant le parcours et maintenant elle ruisselait. Il vit l’ombre de Béliphaire se secouer le front et y passer la main. Il l’entendit s’ébrouer et bizarrement hennir. Le contraste était tel qu’il en rit lui aussi !… Quelle charge, quelle randonnée !
Cependant Béliphaire semblait attendre, le menton levé, quelque chose… La nuit s’était formée avec de grands espaces bleus où luisaient des étoiles entre les fumées denses ; mais le mouvement de l’air en marche, au-dessus de l’entonnoir, semblait agiter les rayonnements d’étoiles, les dévier en leur présentant des couches de réfractions différentes. Était-ce réalité ? ou notion du mouvement général qui faussait les sens ?
Et pourtant quelle paix ! Jacques tâchait de se remettre en ordre, d’ailleurs complètement détendu par cette transpiration ruisselante ; des considérations absurdes l’agitaient : « Je serai propre pour arriver à l’hôtel, ce soir… j’ai des genouillères de boue. » Béliphaire ne bougeait pas, ne riait plus ; son profil aigu se découpait en indigo sur la cendre bleue du ciel… soudain l’homme abaissa la tête, comme pour une approbation, et il leva la main lentement.
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Alors une sorte de soupir étranger à la tempête, un vaste soupir commença d’être, qui s’augmenta, grossit et tendit vers une note, très lentement. Une plainte sourde et ronflante, bientôt roucoulante, ne dépassant pas une certaine acuité, hésitant autour d’elle, qui, d’un coup, fut franchie dans un appel clair. Retomba ; reprit avec une vibration, plus fougueuse, arrivant au sifflet, se maintenant, un bref moment sans doute mais bien long, indiciblement long, dans une strideur de pression qui s’échappe et fuit.
Dès les premières plaintes, Jacques s’était dressé sur les poignets ; ému jusqu’aux moelles, il écoutait le cri ; il se levait, il titubait sur le terrain déclive où le paysan l’épaula. Si cette clameur n’avait pas diminué presque subitement, peut-être que Jacques, appelé animalement, gagné par la contagion du hurlement, dans son désarroi eût-il aussi crié… Oui, cela s’affaiblissait, devenait un hululement spasmodique, désolé – un balancement mou – une timide reprise, qui affolait l’esprit de sembler annoncer encore un paroxysme… Mais non ! non, heureusement… la montée n’aboutissait pas, fusée qui rate… Enfin, un râle de crapaud, et le silence.
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— Qu’est-ce ? ô Dieu !
Il entendit rire :
— La marnière qui souffle.
Le paysan prenait sa revanche ; de loin sensible à l’effroi, mais de près, impavide. D’ailleurs il paraissait différent, étourdi par la tempête et par la course. Il tourna la face vers Jacques qui entendit, sur le lointain bruit de cataracte que menait le vent, des paroles sans timbre :
— Ils disent que ce sont des chutes d’eau à l’intérieur, qui déterminent les cris, quand la marnière se dégonfle de ce qui lui arrive, de l’air, des eaux. Mais, histoires de pédants ! Le trou a d’autres poumons… Ça recommence… ça recommence ! Venez ! Faut ouïr de près !
Comme grisé, il entraîna le jeune homme qui glissait sur des surfaces poudreuses :
— Mais le puits ! le puits ! criait Jacques hérissé d’horreur.
— … l’est entouré !… margelle… !
. . . . . . . . . . .
La terre vibrait, reprenait sa modulation, mais cette fois par coups secs et détachés, des signaux ; puis venait un grondement derrière, un reniflement monstrueux, aussi bas que les plus sombres notes perçues par l’oreille humaine ; puis cela sifflait en montant ; puis tonitruait en cascades rebondissantes, en ascension de géant dans les pierres roulantes, pour s’établir enfin dans une haute sonorité régulière.
Jacques avait fini sa glissade ; il lui avait semblé dévaler interminablement dans un cratère froid dont il percevait le souffle, l’haleine, sur ses traits, la palpation glacée… il s’en convulsait de répulsion et, sur le ventre, essayait de s’agripper… mais tout filait sous ses doigts. À ses oreilles, douées maintenant d’une sensibilité intensément nerveuse, le rire de Béliphaire arrivait mais ne rassurait plus : un ricanement anormal, crispé, maniaque.
Ils étaient enfin accotés à la margelle, à croupetons contre ses pierres ; l’épaule de Jacques avait la sensation que les moellons eux-mêmes vibraient. Ici les bruits se dissociaient, s’ouvraient, comme l’orgue entendu de près sépare ses tuyaux ; les bruits devenaient ressemblants, évocateurs : des coups, des roulements, des plaintes vivantes, des chocs ou des blessures, qu’on imaginait terribles au cri qu’ils arrachaient. Sans doute des bêtes prisonnières, entraînées par les courants, se débattaient-elles dans les profondeurs et luttaient, en agonie… Il fallait raisonner, bon Dieu ! connaître, reconnaître !
Béliphaire n’était plus accroupi contre la margelle ; dressé, penché sur le vide, il écoutait… Les étoiles formaient un vaste disque clair qui tournoyait… le bruit s’affaiblissait ? Non ! Non… remontait… Quelles eaux souterraines, quelles cataractes !
— ’coûtez donc ! mais ’coûtez donc ! criait Béliphaire… ’coûtez bien… ah ! ah !
Un dernier sursaut d’orgueil, oh ! le dernier… Ce que ferait le paysan il le ferait. Il se pencha aussi sur le trou, sur cette nuit mobile, ce noir en mouvement qui lui tirait les cheveux en l’air. Le souffle lui griffait la face, un souffle pourri d’humidités et de relents fades, de senteurs moisies de caves, de goûts de fosses avec une odeur molle de craie délayée, un remugle abominable, des agitations pestilentes ; de ce trou d’équarrisseur, ce pourrissoir à bêtes mortes, éclataient des borborygmes sulfurisés. Il percevait des appels, des détonations, des fusées explosives qui amenaient des poussées plus violentes.
— Entendez-vous, ah ! entendez-vous ? disait Béliphaire pris de vertige.
Le paysan avait passé tout le haut du corps, ses coudes s’appuyaient à la margelle ; il criait aussi, il luttait avec le gueuloir :
— Bâââhh ! rââh ! Ah ah ! Oôô… Allez ! all-lez all-lez ! Hôô !
Et comme le bruit diminuait, sûrement diminuait, voulait-il le prolonger, le remplacer, en tapant à tour de jambes, de ses souliers ferrés sur la margelle ? il bourrait de coups le muret sonore ; il vociférait, déroulait des chapelets d’injures tonnantes…
Cela diminuait !… Mais comme si l’abîme expulsait, rendait, crachait enfin son bourbillon, un paquet noir hideux rasa, frôla la figure de Jacques : une grappe puante de chauves-souris chassées par le dernier spasme, un amas d’ailes et de cris qui se dénoua en feuilles battantes sur les étoiles, qui tombaient en chocs mous sur le sol et se traînaient demi-léthargiques encore… De dégoût, Jacques s’en était jeté en arrière et gisait sur le dos, obliquement, à cause de la pente.
Béliphaire, courbé à choir, criait des choses qui interrogeaient. On n’entendait plus qu’un halètement, un hululement souterrain. L’homme aussi se tut, enfin, penché sur l’énorme voix de chouette qui cessait.
Alors, il se redressa, Béliphaire ! il se mit debout et Jacques vit ses yeux briller aux astres et ses dents luire. Mais le paysan ne connaissait plus, ne voyait plus le mince jeune homme qui râlait au sol… Ah ! qu’il lui fallait d’autres témoins ; il ouvrit les bras, fut une sorte de crucifié d’ombre, de christ nocturne, et il héla les étoiles, du fond de l’entonnoir comme d’un immense porte-voix ! Son cri semblait monter des entrailles crayeuses, son appel, des orgues souterraines ; il annonçait sa bataille ; il voulait que la tempête la prît, la dispersât sur son pays et sur sa terre haletante ; il criait, il gueulait :
— C’est nous qui gagnent ! Tous ensemble, on les a fichus, Bleus et chouans ! et i’s’ battent ! I’s’ battent et i’s’ battent ! I’s’ battent cor’… s’battront toujours… ! C’est nous qui gagnent !!!… Et s’battront jusqu’au Jugement !
Pour une âme,
qui s’est perdue.
Il était livré à lui-même, comme aux bêtes.
Dans la grande pièce créée au sommet de sa maison, sa marche ne cessait pas. Jacques de Galart tournoyait depuis le début de la nuit, sans arrêt, sans repos, sans rémission, et dans une lueur électrique aveuglante : l’ombre lui avait paru toujours plus collante et plus lourde ; son doigt, sur les commutateurs, animait sans cesse des lampes, faisait jaillir des flammes crues… Toute la force du secteur fulgurait dans les ampoules ; la vaste salle sous combles irradiait en fournaise froide, métallique, chaulée.
L’homme en tirait un réconfort, faible, mais une aide. Il lui semblait associer son pays à sa détresse, lui signaler son affre. Pour éclairer l’atelier, les ardoises du toit Mansart avaient été remplacées par des verres, de sorte que la lueur atteignait les nuages et fendait la nuit comme une rage volcanique figée. Parfois, quand un banc de brume passait, les rayons fumaient.
Il en savait l’effet tragique dans la campagne ; il savait, qu’à cinq kilomètres à la ronde, sur le plateau, la lumière bondissante formait un phare si haut et si puissant que les bêtes s’axaient sur elle, vers le moyeu flamboyant ; toutes, au nord, au sud, à cette heure, devaient regarder l’aigrette immense, comme pour venir en aide à leur ami : bonnes vaches, génisses timides, larges poulinières ; même les moutons tassés aux parcs, qui se groupaient vers les jets de feu.
Pendant ses nuits paisibles, il semblait dire à sa terre : « Je veille sur toi, au milieu des sommeils, debout ! » Mais dans sa tourmente, ce soir, la frénésie accrue des lampes criait : « Je souffre, à moi ! »
Et, comme au secours, accouraient des ailes qu’il aimait : volées de hulottes, d’effraies, de chouettes, grands-ducs plus hauts que des enfants… ils arrivaient surveiller cette aurore immobile, emplissaient les ormes, meublaient le cèdre de leurs colonies muettes ; les âmes nocturnes des forêts soyeuses ou des rudes boqueteaux, les chouans fidèles l’entouraient.
D’autres chouans encore, ceux du château, les hôtes sacrés du toit se perchaient même sur les vitrages, à trois mètres de lui. Tous les soirs, en sortant de leur tourelle, et avant de s’envoler pour la nuit, ils venaient faire là une pause curieuse ; les chers oiseaux devenus familiers osaient se percher sur le gouffre de lumières. À cette heure il y en avait cinq, tassés aile contre aile, qui soufflaient avec une sorte d’égarement et suivaient sa promenade dans une régularité presque mécanique : si Galart levait la tête, il voyait les disques clairs bouger tous ensemble. D’ordinaire dans ses longues soirées, il n’en restait qu’un seul, veilleur bénévole, gardien d’honneur ; aujourd’hui, voici qu’ils ne consentaient pas à l’abandonner et délaissaient leurs chasses : depuis quatre heures.
L’horloge insensible marquait deux heures du matin. Le silence campagnard était effrayant.
… Quand le vent ne rôde ni promène, ni n’assaille, ni râle ou n’agonise, gens… vous ne pouvez savoir, gens des villes, des bourgs ou des rivages, vous ne pouvez connaître la pesée funéraire de notre silence ! Dormez, dans l’affirmation de vos rumeurs ou même de vos vacarmes et ne pensez pas que nous, ceux des glèbes, nous sommes presque des morts ! Nous n’avons rien pour rassurer le sommeil ou calmer notre veille ; nos imaginations sont vidées du tressaillement sûr qui certifie la vie ; la nuit pour nous est un couvercle, une dalle, et nous restons des gisants obscurs. L’épaisseur silencieuse s’entasse. Il semble que chaque seconde l’augmente, que de furtifs ouvriers immenses, invisibles, ouatés, appesantissent encore la dure nécropole, la doublent, en y voûtant incessamment des blocs d’ombre et de suie bleue.
Et si nous redressons notre âme, que nous l’érigions dans un effort désespéré elle n’est qu’un point, une infime lueur au centre de l’exacte coupole, cimentée de saphir noir, qu’aucun soleil ne descellera plus.
*
Depuis trois jours il était seul, les autres voyageaient, et au lieu du travail bien plein qu’il escomptait, l’angoisse avait apparu ; son esprit glissait sur des pentes sournoises. Ce soir l’homme atteignait à un ébranlement douloureux de chaque fibre, à une meurtrissure cuisante de l’être. Tout était blessure et venins ! Regnard Lodbrog, le lointain ancêtre, dans la fosse aux vipères, jeté.
Depuis trois jours, montait l’angoisse ; il avait voulu combattre, avait empoigné ses armes, marché dans les chaumes roux, longtemps, vers l’ouest ; attisé les grands feux rouges et bleus de la saison morte ; descendu dans la fraîche rumeur des vallées et des eaux, délivré des veines fluides, mis ses mains dans les courants. Puis dans un effort plus ample, comme un yogi, par une prise générale du monde, disperse son âme et sa souffrance, il s’était confié aux espaces lumineux, cinglait sur des océans verts entre les nuées écumeuses, ou tentait l’escalade des névés clairs, au ciel lent. L’angoisse montait toujours avec sa plainte sanguine.
Est-ce que cet étrange équinoxe si doux n’ajoutait pas encore à son anxiété ? Peut-être que si la ruée attendue du vent eût tordu ses toits, fait gémir ses charpentes, houleuses comme des nefs, le grand mouvement de l’air aurait couvert des voix trop profondes. Dans ce calme, l’homme n’avait plus à entendre que lui-même.
Il avait l’habitude secrète de ces alarmes. Leur sombre épanouissement était bien connu. Il se sentait poursuivi, furtivement, puis à découvert. Le chien de Faust, le chien noir qui rôde à travers les semences : « Il me semble qu’il traîne un lacet magique pour nous attacher les pieds… » La bête s’approche et le cercle se rétrécit. « … Il est sur nous tout à l’heure. » Il regarde sur la route au crépuscule ; il recule devant un geste fort : il recule sur la route infinie… Et tu cours au gîte, mais il est rentré avec toi. « Ah ! quel spectre ai-je donc introduit dans ma demeure ? » Il est là qui grossit et s’étend, qui emplit l’air de son énormité ! Il est sur toi, dans une odeur fauve qui saisit et bouche la gorge. Et tu ne te réveilles pas… tu luttes, non pour ta vie, l’homme ! mais pour ton honneur et ton courage.
Depuis de longs jours la souffrance était en embuscade et, ce soir, dans cette promenade incessante, elle attaquait. Nul moyen de la sous-estimer, de la considérer comme vaine, exagérée par les nerfs. Le dilemme restait implacable, le choix, quel qu’il fût, meurtrier… il intéressait tout de l’homme en proie au désespoir : le passé et l’avenir de sa race ; ce qui avait été ses plus actives certitudes. Ses raisons de vivre s’effondraient.
*
Était-il possible qu’on en fût là ! Le divorce inexpiable prononcé ? L’association ancienne des Fleurs-de-lys et de la Croix n’existait plus ? Ce mélange presque divin des autorités, où l’ordre royal atteignait la conscience religieuse, où la religion s’appuyait sur l’oint du Seigneur, qui créait une sorte d’obéissance chaleureuse et purifiante : le merveilleux accord se trouvait périmé, dissous ?
Les ancêtres de l’homme qui souffrait dans cette nuit muette n’avaient jamais séparé les deux puissances, et, quand ils mouraient pour le roi, ils croyaient que Dieu prenait sa part de leur martyre… et il fallait choisir maintenant, puisque Rome avait condamné l’Énergie nationale.
Bien sûr, le pontife ne réprouvait pas, à la lettre, le royalisme ; il n’attaquait qu’un groupement mais qui, anéanti, décapitait le parti monarchiste ; les monarchistes de jadis avaient été peut-être fidèles, mais à coup sûr indolents et neutres ; s’ils semblaient vouloir conserver quelque chose, c’était bien plutôt leurs facilités qu’une doctrine. Et voici qu’un groupe d’hommes de haute culture avait donné, de cet ordre monarchique décrié, une philosophie cohérente ; avec la plus précise méthode, ils codifiaient les aspirations éperdues ou sourdes des royaux, démontraient, par une expression claire, que ces mouvements de sensibilité demeuraient une des plus fortes vérités humaines.
Avec eux, le royalisme vivait dans l’intelligence au lieu de sommeiller dans l’instinct.
Ils prouvaient sa valeur, en exhibaient les rapports avec l’organisme naturel des sociétés ; montraient le côté brutal, primaire, enfantin, des solutions admises par le siècle et repoussaient l’abstraction pour saisir le vivant.
Le monde crevait de la quantité, eux revivifiaient la qualité. D’un seul coup, leur action avait retiré les royaux de leur confusion humiliée, silencieuse, pour les établir, éloquents, triomphants, à l’avant-garde de l’esprit. Et c’était condamné !
Depuis des mois déjà, dans le cerveau lent et faible du campagnard, l’accablement en sévissait, mais sa paresse, sa laxité intellectuelle, espéraient un accommodement, un arrangement, un oubli qui ne venaient point. Or il ne pouvait abandonner la cause royale, par imprégnation héréditaire de toutes ses moelles, sans doute, et aussi par la sensation de hauteur spirituelle qu’elle conférait. Trop de ses ancêtres s’étaient sentis grandis de prononcer « le roi, mon maître ». Cette soumission heureuse à une autorité de naissance rendait à toute famille sa paix et sa force. La société, du haut en bas, était construite de cellules analogues, d’éléments semblables : une sorte de système métrique de l’autorité.
L’effort des conducteurs de l’E. N. avait été écrasant ; ils avaient dû, pour remonter les courants, tout donner d’eux-mêmes, combattre toujours. Leur récompense ils l’avaient trouvée dans la prise qu’ils détenaient sur la jeunesse que leurs âmes intègres, pures comme l’acier, comblaient d’enthousiasme.
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Et voici que la plus haute personnalité d’Europe les rejetait. D’autant plus émouvant, l’acte de réprobation, que ces hommes avaient défendu l’autorité qui les accablait, défendu eux seuls, quand tous attaquaient ou se taisaient ; et le pire, le plus déconcertant, c’est que les motifs exprimés dans la condamnation, pour la plupart étaient faux. Ah !… étaient faux !… La lettre du primat du Sud, qui avait été le premier acte agressif, attribuait aux chefs de l’Énergie nationale des mots qu’ils n’avaient jamais écrits, des intentions qu’ils n’avaient jamais formulées.
Le pape se servait de cette lettre pour condamner et la prenait à sa charge !
Dans sa médiocrité intellectuelle, Galart était juste ; il voyait bien que Rome n’avait pas voulu tromper, avait été trompée quant à la valeur des allégations, mais que, derrière ces allégations, existaient d’autres reproches informulés. Le goût de violence de l’E. N., son autorité sur la jeunesse, inquiétaient l’Église qui se réservait l’éducation des âmes. Pourquoi ne pas le dire ? Pourquoi chercher autre chose ? Elle qui gouverne l’éternel, comment se subordonner à l’habileté, à la ruse… presque au mensonge, puisque les démentis n’avaient pas été donnés. Les royaux avaient démontré l’erreur des griefs formulés, proposé de soumettre leurs instituts à la direction d’un prêtre ; on n’avait rien avoué, nullement tenu compte, même pas répondu.
Une hâte singulière activait les foudres !
Les royaux gardaient encore la mesure, plus peut-être que l’autorité pontificale ; eux, si rudes à l’attaque, inventeurs de telles répliques, Galart s’émouvait de les lire graves et tristes, et lents, et circonspects. Mais ils demeuraient des polémistes ; après avoir subi les triomphants sarcasmes des gens de gauche sans trop rien dire, vu toutes les explications dédaignées, à leur tour, ils cognaient, et de saints vieillards pourpres prenaient des coups de cravache en pleine figure, si l’Homme Blanc était encore épargné.
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Des événements politiques s’accrochaient à la décision pontificale : tout semblait se passer comme si les hommes de gauche et ceux d’Église eussent conclu un marché profitable : « Abandonne-moi l’E. N., je te rendrai tes moines… » Cela n’était pas ; Galart ne voulait pas que ce fût, mais le seul doute était abominable… Le doute était permis. L’Église réservait ses bonnes grâces à des gens, auxquels un vrai honnête homme ne pouvait donner la main… Depuis longtemps, la tendance catholique penchait vers les partis de gouvernement. Par générosité peut-être, substitution de la pureté de ses prêtres à la bassesse vraie des démagogues, ses prêtres dévoués ineffablement au soulagement des misères, quand les démagogues utilisaient ces misères comme ressort de leur puissance personnelle et de leur réussite.
Lui, Galart, pouvait-il abandonner les royaux dans leur bataille mortelle – mortelle car on tuait du ligueur comme on voulait – lui dont les grands-parents avaient tout sacrifié au loyalisme, dont les mânes inconsolés rôdaient encore autour des croix, sur les landes. Alors abandonner l’Église… Des deux côtés irréparable désastre moral. Et, du point de vue de son esprit, peut-être encore plus affreux de quitter le royalisme actif ; il ne s’agissait pas de soi, d’assurer son salut, d’être pieusement égoïste… on désertait un principe de pur désintéressement, le dévouement sans espoir.
Il était trois heures du matin. Les chouettes regardaient toujours leur ami se débattre.
Son choix était fait ; donc l’homme devait s’y habituer, se souvenir qu’il était hors l’Église, lutter contre l’effroi, le noir abandon ; mais était-il seul en cause ? Quelle direction donnerait-il à son enfant ? Le priverait-il des secours catholiques ? Ou le pousserait-il à rester, comme lui-même, un émigré, un double émigré, émigré de la République, émigré de l’Église… D’imaginer l’enfant républicain, il sentit qu’il l’aimerait quand même, mais qu’il le mésestimerait… qu’il le verrait sali, courbé, prêt aux morales faciles, à la camaraderie profitable et ignoble… L’avenir aussi était en cause, d’autres avenirs que le sien. Il en subit un écrasement presque physique… il s’appuya sur sa table dans une sorte de faiblesse vaincue. Le tournoiement des pensées était si vif, le choc et la succession des images si puissants, qu’il eut peur et comprit que la nécessité vitale s’imposait d’un répit, d’une activité autre. Sortir, bouger… À pied ?… Il connaissait la poursuite des fantômes derrière l’homme qui marche, si tranquille. Plus de chevaux à broyer sous soi. Alors la voiture… Fuir, et loin, et vite… la route à défaut des champs confus… risquer. Bien. Il avait douze heures à fuir ; être seulement au train de Paris vers quatre heures pour les ramener, la ramener. Douze heures.
La seule idée d’une vitesse sombre et trouant l’air lui donna un peu de réconfort. Encore une fois abandonner la lutte intellectuelle ? mais c’était à bout de forces.
*
Douze heures. Tout le nord à lui, puisque évidemment il irait vers la mer. Il se pencha sur la carte avec une attention un peu tremblante, souhaitant qu’elle fût assez forte pour l’absorber dans autre chose que son tourment. Non ! pas Dieppe, ni Boulogne ; toutes ces falaises qui endiguaient le flot, cette barrière brutale… La Bretagne ? Il hésita un instant mais des souvenirs de sa mélancolie le rejetèrent en arrière. Non ! quelque chose de vigoureux, qui fût athlétique et tonifiant… Sa province, et dans sa province son acropole : le Cotentin.
D’un coup d’œil il le posséda et en éprouva une surprise. Pour la première fois, il remarquait la ressemblance du Cotentin avec la presqu’île d’Italie. Une autre botte, plus réduite, tournée au nord. Ainsi les deux berceaux du monde moderne avaient même configuration ? La formation latine, la formation matérielle anglo-saxonne sortaient d’aspects géographiques semblables.
Accordant à ces images toute la force qui lui restait, il vit l’arrivée des drakkars, à la Hague, au camp retranché des Normands ; la prise de la Neustrie, première étape de leur puissance, où la vie facile avait fait de ces pirates des hommes sanguins formidables ; puis conquête de l’Angleterre, pour user leurs forces nouvelles, et naissance de cette race qui couvrait le monde pour le dominer par le navire, par le chiffre, par le mécanisme, et faisait refluer les Latins. Il revit la lande de Jobourg, premier acte de cette tragédie. Ici, comme les Grecs près du Parthénon avaient élevé une gigantesque statue de Minerve, les Saxons auraient dû ériger, au signal de Jobourg, un immense drakkar d’or. À la cote 180, sur les dalles prises au granit, faire monter les étraves et les flancs dorés du navire, qui rayonneraient dans les brumes ; dire aux navigateurs fixés sur cet amer : « Ici fut le pôle nouveau du monde. »
Galart, attentif, suivait du doigt ces contours illustres. Quelle terre de puissance ! tout y redevenait histoire, exemple. Là, le passage de la Déroute, hélas ! et Tourville ; Cherbourg, où brûla le Soleil-Royal, le plus somptueux navire qui jamais eût fait rutiler les flots ; le désastre de la Hougue, la grande bataille du 30 mai, un contre deux, mais galvanisée par l’ordre du roi, l’ordre de sa main. Tourville dut être moins préoccupé de pressentir la défaite qu’heureux, purement, d’obéir… Oui, obéir à celui qui héréditairement contient toute l’histoire d’un peuple. Celui qui est né, placé par Dieu, sacré par son pontife.
Ah ! l’Église ne voudrait plus sacrer les rois, aujourd’hui.
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À défaut de yacht, Galart possédait des instruments marins. Il fouilla une Connaissance des temps qui chargeait sa table, chercha des chiffres, compulsa des barèmes. Une idée un peu dangereuse le confortait. Il vérifia les heures des marées. Quinze grands navires avaient brûlé à Saint-Waast, si le combat s’était donné devant Barfleur.
Galart, par un mot, prévint ses gens, emporta un long couteau, ferma les lampes… attendit ; les chats-huants s’envolaient. Il descendit réveiller son bouledogue et, le lourd chien somnolent dans les bras, heureux de sentir contre soi une chaleur vivante, il courut au garage.
La nuit le surprit d’embaumer comme un lys.
Il roulait dans l’air vif : toute cette oppression noire du ciel, dont s’affolait son âme, s’évanouissait avec l’action. Au contraire les pierres obscures du tombeau s’étaient vaporisées en poudroiement transparent, en flottantes nuées traversées d’étoiles et presque claires. Plus de plafond ni de caveau, mais un infini crépitant qui pétillait ; notion d’une profondeur toujours plus profonde ; astres en perspective.
Quand il s’arrachait aux phares, après une adaptation d’une seconde, il croyait voir tournoyer les mondes et leurs satellites.
Le voyageur, son gros chien près de lui, menait encore lentement. La voiture demandait une lente progression comme un cheval ; la sûre et belle voiture découverte, bien trop chère pour lui, maintenant ; un peu absurde, longue et basse déjà, faite pour la vitesse. Elle avançait dans un frémissement argentin de culbuteurs, telle une sonnerie de gourmettes dans le trot. L’homme se rendait compte que la monture mécanique remplaçait pour lui les pur-sang des grands-pères ; qu’il retrouvait en elle l’enivrement physique et cérébral des chevauchées, la griserie des élans. Il l’aimait, l’écoutait, la comprenait ; un lien existait entre eux ; l’homme connaissait ses puissances ; peut-être, de son imprégnation équestre, gardait-il le sentiment enfantin que l’organisme d’acier avait une sorte de vie généreuse, qui pouvait compléter la sienne propre ; qu’elle l’aiderait à sortir d’un mauvais pas. Lui seul la conduisait. Avec d’autres, n’était-elle pas inquiète et rétive ?
Il courait silencieusement dans la vallée de la Touques vers Lisieux. Le dogue surveillait la route, les yeux et les oreilles braqués. Le vent était frais. Au bas d’une descente plus vive, le chien gémit. Galart s’arrêta, lui passa son chandail rouge. Le chien insistait… Golaud voulait ses lunettes : ses yeux délicats demandaient des précautions. Le maître noua ces lunettes, faites exprès, sur la grosse babache de son ami… Tant mieux que cela fût ridicule ! et puis le chien était joyeux ; dans certains états de dépression, donner de la joie même à un chien reste la seule douceur… On poussa un peu ; du coude, le conducteur étayait Golaud, dans les tournants. Le dogue, à sa grand-honte, n’avait pu encore attraper le réflexe centrifuge ; aux virages, il tombait sur son maître, ce dont il s’excusait d’un regard attristé.
Lisieux ! Là on tournait vers Caen. Galart traversa la ville pour aborder la montée avec une sorte de délivrance ; il laissait au nord l’immonde frange, les sables de la côte, maintenant vidés ou presque, mais qui pendant deux mois avaient grouillé de vers intestinaux, d’ascarides à forme humaine. La haute province subissait cette lèpre, ainsi que toutes les grèves, hélas… comme une transpiration immonde du continent coulerait, avec les jours chauds, jusqu’aux rivages. Piquer droit sur l’ouest, vers Caen, sa dignité, son silence.
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La voiture prit enfin ses grandes allures dans une apparente exaltation, joyeuse de grimper des pentes en ronflant plus sec, en se raidissant, se ramassant… les choses bleu et or filaient dans une dispersion de rêve à peine sonore. On n’était plus très sûr d’être encore au sol : une mince bande d’air entre la voiture, ses roues et la route.
Galart choisit le vieux chemin qui passe au Cadran, dont l’énorme disque de bois ne rassure plus les voyageurs ; franchit le Coupe-Gorge avec un peu de précaution, redoutant la vertèbre centrale entre les convexités, mais rien… la voiture accélérait encore pour sortir du précipice. Cette essence nouvelle était prodigieuse avoine !
La nature changeait déjà vers la plaine de Caen. Dans la vallée de la Dives les oiseaux de marais le poursuivirent avec de grands cris fous ; mais la vitesse les semait, découragés et rageurs… on remonta : des lueurs rouges s’épanouirent à l’horizon, au nord-ouest. Étaient-ce les vaisseaux de Tourville qui flambaient sous la Hougue ? Non, seulement les hauts fourneaux, les fonderies de la ville, se réverbérant sur les nuages.
La route s’étrécissait singulièrement, se convulsait ; d’étranges petits ponts en dos d’âne, où se cabraient les roues… des villages aplatis sous de hauts arbres ; puis tout à coup une voie triomphale, où la vitesse retrouvait son vol… Des masses blanchâtres… des jets de feu… les horloges de clochers en branle. Caen.
Il fit un détour dans les rues nocturnes pour accéder à Saint-Étienne, l’Abbaye-aux-Hommes où Guillaume de Normandie avait été inhumé ; il s’arrêta sur la place minuscule, imagina le grand cri d’Asselin : « Haro sur Mgr le duc ! » et la mise au tombeau dans une peau de bœuf, si puante que tous abandonnaient… Ils l’avaient bourré dans la tombe à coups de botte pour fuir plus vite ! Le voyageur descendit et baisa très haut la porte close.
Quelque chose de chaud subsistait en ville ; le parfum reprit avec l’océan des plaines. Sur Bayeux maintenant, où l’on parlait le bon danois… à toute puissance… à toute furie des cylindres : plein de feu derrière soi ! échappement libre ! Des arbres géants et mous : les tours. Il regarda la montre qui scintillait, verdâtre comme un ver luisant, et sourit, pour la première fois.
Alors il prit une sorte de lenteur relative, presque berceuse, salua nonchalamment Formigny, dernière bagarre de la guerre de Cent Ans, marotte de son grand-père, tenant du connétable de Richemont… Que penser ? Qu’auraient donné Angleterre et France sous la même couronne ? Les deux pays pouvaient-ils se fondre ? il n’y paraissait pas. Ici la dernière carte jouée. À la Cambe il pensa à son ami de guerre, Joseph Darondel, qui n’était pas revenu ; pauvre « Lailette », si étrangement royaliste, fils d’un gros fermier mais peut-être descendant de quelque noble Anglais ; l’injure étonnante qu’il jetait férocement aux adversaires : « Peau de vache… » À Carentan il évoqua l’aïeul qui y avait rejoint Charles X avec une fidélité maladroite.
Ici commençait la presqu’île sacrée ; l’odeur de la mer y déferlait. On marchait nord sur Valognes, dans un frémissement de moteur sûr et multiple, apaisant ; on allait comme au long de rails, sans ressauts ni déviation. Depuis Caen, le chien dormait, trop las de tant d’attention et de vigilance ; Galart éprouvait un peu de détente à l’étreinte qui le contractait, son fardeau s’allégeait. C’est la migration. Les hommes devraient être anciennement nomades. Les déplacements estivaux correspondaient peut-être à une très vieille exigence des êtres.
Il se glissa furtivement dans Valognes… oh ! trop d’ombres s’y pouvaient réveiller ; et doucement, pieusement, entre les beaux hôtels fleuris, il s’orienta sur l’est franc pour traverser le Val de Saire. Sa montre marquait cinq heures dix, il avait quarante minutes d’avance… Il flâna dans une vague luminosité sous nuages qui semblait un reflet indécis, inquiet… Dix-huit kilomètres restaient à franchir : la marée basse n’aurait lieu qu’à cinq heures cinquante, la plus forte marée découvrante de l’année.
Galart rangea enfin la voiture entre deux maisons hermétiquement fermées et s’avança sur le port. Golaud suivait, assez soucieux de cet air nouveau qu’il subodorait avec attention et bruit. Sur la jetée, la vue, l’aspect des choses était étrange, même pénible. Une aube malsaine brouillait la nuit hésitante, ne parvenait pas à colorer les paquets de nuées, d’ouate grise, qui formaient voûte. Devant lui, les fortifications de Tatihou, toutes noires, se découpaient en arêtes de tôles cisaillées, très proches, et pourtant de grandes étendues sales et sombres en séparaient ; des boues ravinées avec des hérissements charbonneux, tels ceux d’un taillis brûlé ; les parcs sans doute ; là-dedans, des serpents plus clairs, attirés sinueusement vers les fonds… À droite, la forteresse de la Hougue semblait sortir lentement de sa torpeur, se dresser, livide, presque verte, pour voir… Un feu s’y éteignit comme un acquiescement…
De la fange, un grouillis crépitait ; travail des vers, des eaux rampantes : une activité menue, semblable à une ébullition, ébullition sournoise. Galart descendit pieds nus. Le chien le précédait, soucieux des lises traîtresses, hésitant à poser ses belles pattes ; de temps à autre, une petite explosion aqueuse : le chien, qui d’un coup de gueule broyait un crabe…
— Va, Golaud, va !
Le chien guidait.
Ici, sous cette nuée boursouflée, on restait dans une ombre froide comme épaissie de sa frigidité humide ; mais l’odeur de vase marine est de celles qui sont les plus puissantes à des poumons de marins ; odeur féconde et pleine d’évocations. C’eût été d’eau douce, dans ce décor, cette vase sableuse aurait crispé le pied nu, offert pour tout l’être une tragique horreur. Galart marchait ; il tenait au poing sa boussole et relevait les alignements. Garder le donjon de la Hougue exactement ouest ; la redoute de Tatihou, nord-un quart-nord… Les gros écueils fourrés de varech se gonflaient : une quantité d’écueils. Il marchait depuis dix minutes, surveillant les repères et les coordonnées avec une activité sûre. Changement lucide. Attention… Pour la Hougue, il y était. Tatihou ? trop au nord… avancer vers l’est. Ici.
Alors l’exaltation le prit ; il était au milieu d’énormes tas de foin, de meules visqueuses, de nodosités molles, chevelues… Couteau au poing, il fouillait, soulevant de l’épaule les toisons ; sa lame crissait ; il se mettait à genoux pour écarter, approfondir… se colletait avec le fucus, écrasait des grappes salines pleines d’eau, qui lui giclaient à la face ; glissait dans les boues grises ; des bêtes vives jaillissaient de ses orteils… toujours le roc ; il ne savait plus ce qui, sur son front, était sueur ou vase ; il piochait… Sur une longue boursouflure, comme une échine, une intumescence allongée, où un bouquet isolé de varech semblait une touffe de poils, il sentit entrer son couteau, en deux temps : une pénétration molle, soudain arrêtée par une résistance plus forte mais que la lame entamait. Il poussa un cri de triomphe et fouilla à genoux… Golaud, aussi, fouillait, aboyant… ces abois, dans cette dévastation liquide, au milieu de cette désertion de la mer, étaient si particuliers, si bizarrement poignants, que l’homme frappa le chien…
Tout devenait friable, mais on n’y voyait pas assez… comment distinguer ? au soleil il n’était que cinq heures, et les nuées… Qu’est-ce qui était sable, qu’est-ce qui était bois ?… Soudain, de l’amadou pourri qu’il extrayait, jaillit un long éclat noir, luisant… avec un bout de cuivre carré, une gournable de cuivre… il y était ; il touchait un vaisseau de Tourville !
. . . . . . . . . . .
Le combat du 30 mai, malgré l’effrayante disproportion, restait presque une victoire. Pas un matelot, pas un chef qui n’ait dépassé son devoir ; l’ordre du roi, l’ordre écrit de la main du roi, leur fouettait le cœur ! Vilette pouvait vraiment dire « Monsieur de Tourville fist pendant douze ou treize heures ce qui est du caractère héroïque ». On retraita vers Brest ; vingt vaisseaux franchissent le Raz Blanchard, mais les traînards trouvent le renversement de marée, qui y gronde en foudre, et ne peuvent passer ; ils reviennent en changeant d’amures… Tourville abandonne à Cherbourg le Soleil-Royal, épuisé de boulets ; on tiendra sur la Hougue en échouant les blessés… et l’agonie des navires dure trois jours ! les vents portent sur la plage, l’énorme flotte anglaise y pousse des brûlots et tout flambe. Trois jours d’incendie des navires bleu et or… Le vice-amiral a tenté l’impossible ; alors sans une plainte, sans un regret, il organise les sauvetages, reforme les équipages moribonds, guide les colonnes à terre. On a obéi : « Toute la gloire a esté pour les vaincus. »
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Le dogue aboyait encore…
— Tais-toi, donc !
Mais il allait et venait… ah ! oui… la mer qui remonte… un grand frémissement lointain… Galart eut l’envie de rester là. Quelle destinée pour un vaincu ; où trouver plus glorieux cimetière – plus près des siens… attendre seulement dix minutes… Allons, il n’en était pas digne puisqu’il revint… À regret, se retournant, mais nerveusement dominé par l’angoisse du chien, qui courait devant reconnaître la passe, puis retournait pour chercher, pousser le maître.
Le pèlerin une dernière fois regarda le paysage… Le jour venait, brumeux et traînant, comme il dut être, épaissi par les fumées suprêmes des belles coques. Ni Gabaret ni d’Amfreville, qui commandaient aux deux ailes, n’avaient même discuté ; ni Nesmond, ni Coëtlogon, un Breton pourtant, entêté et rogue. Qu’auraient répondu ces hommes si le royaume eût été mis en interdit ?
Galart reprit la route de Valognes, qui attaquait les montées perpendiculairement, comme un navire vent debout ; mais une réaction violente l’abattait dans ce jour soudain luisant et cru ; il éprouvait une sorte de détente harassée ; il logea la voiture profondément sur la berme, passa une laisse au chien qu’il prit sur ses genoux, et il glissa dans le sommeil… Jacques se réveilla juste aux abois furieux du dogue, qu’il sut saisir au vol, sauvant la gorge d’un gendarme penché sur la plaque de la voiture…
Neuf heures ! Galart devait être bien singulier, avec ses vêtements perdus de boue et d’eau, dans une voiture pareille… Il haussa les épaules :
— Quoi ? Mais oui, j’en suis le propriétaire ! Les papiers ? toujours… tenez ! (Ils doutaient encore.) Regardez le collier du chien. (Il maintint Golaud hors de lui.) Même nom ; moins facile à voler qu’une voiture. Écartez-vous donc ! D’où je viens ?… Je viens des vaisseaux de Tourville à la Hougue ! Ah… vous me jugez fou ? Peut-être ! en tout cas votre raison n’est pas la mienne ; et puis, flûte !
Il repartit, les laissant crayonner avec fébrilité. Il entra dans Cherbourg précautionneusement, amoureusement : il chérissait la douce petite ville où son grand-père et son père avaient commandé des vaisseaux, le grand village sablonneux dont bruissaient les pavés semés d’algues ; où radiait une lumière frisée d’argent : maisons claires, rues basses, que le jour pénétrait ; toits cimentés de blanc, comme recouverts par le sable. En rade, un hydravion pesant tentait de s’enlever ainsi qu’un cormoran trop gras, et son souffle éloigné semblait le ronronnement de la ville endormie dans le matin. Galart arrêta la voiture devant la maison où son père et sa mère avaient habité, jeunes mariés, croyant avoir la vie belle et longue… pour si peu de temps ; déjà, son père devait haleter en grimpant Quincampoix, et se refuser le Roule. La maison lui fut bonne ; mais il distingua qu’il y faisait de l’attendrissement personnel, rougit, se méprisa, et reprit la route.
*
Maintenant le cap sur Auderville, extrême pointe de la terre. Le repos lui avait rendu une force active et dure ; il mena la voiture à l’assaut. Fini des routes de plaine ; on entrait dans un lacis, un labyrinthe. Il s’y lança dans une griserie presque sauvage, tant que ça pouvait ! nerfs dehors, tous !… Golaud couché dans le fond, encuvé, car le premier tournant au frein aurait flanqué le chien dehors… Il brutalisait la voiture un peu, mais la sentait joyeuse de pirouetter comme ça… aux virages, il guettait le « toc » des roues reprenant contact, riait… Il frisa une voiture de paille qui le déporta à deux lignes du fossé ; faucha une berme trempée de rosée fuyarde ; revint au milieu, vacilla trois fois… sur goudron, foutu ! mais ici dans ce chemin de granit broyé, les pneus mordaient comme des clous à sabots… par Gréville, la plus mauvaise route… Il n’était pas seul ; près de lui, exaltée et déçue, une compagne romantique : la mort.
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L’homme et le chien descendirent enfin de voiture pour repérer le Hague-Dick…
— Ils ont chaud, va, mon bonhomme, tu peux pisser sur les pneus.
Golaud s’en acquittait en bon mécanicien… Ah ! ah !
Oh ! le Hague-Dick, le rempart qui coupe toute la pointe, de la Sabine jusqu’à Herqueville ! on voyait le bourrelet monstrueux descendre sur le château de Beaumont ; César et ses camps ? des joujoux tranquilles près du travail des pirates… ! Une forteresse pleine de trésors, volés aux abbayes, aux palais, aux rois !
Descendre sur l’anse Saint-Martin, la désolée ; monter encore un peu, et puis c’était donc la fin de tout, le terme, le cap de La Hague. Ici plus de falaises, le roc s’enfonçait insensiblement dans les flots. Cette immersion lente de la terre étonnait toujours. Le cap célèbre semblait informe. Plus de hautes murailles, de bornes, comme à l’Antifer, au Fréhel, au Raz : un mélange indéfinissable de pierres et d’eaux, de matités et de reflets ; une pente sournoise et traîtresse ; l’échine grise s’aplatissait dans les rides et les remous, tel un énorme animal malicieux qui aurait voulu plonger sous les navires. Aurigny, noire, semblait la tête émergée du monstre.
Il amena la voiture tout au bord, comme pour lui faire flairer la longue vague qu’elle avait enfin rejointe ; puis, tournant le dos à ce qui ne lui avait pas donné la paix qu’il escomptait, il alla vers Jobourg. La voiture, la bride sur le cou, montait lentement, en quatrième ; chaque tour de roues exhaussait l’horizon de la mer qui brillait sous une chape de nuées. La lande fut atteinte. La chaleur avait desséché et durci ces espaces désolés qu’il avait connus fongueux, imprégnés, jaillissants d’eau comme une éponge pleine, en hiver, quand Graveron et lui venaient tous deux se battre ici avec le vent et les souvenirs. Le point culminant de la presqu’île l’attirait, l’ancien moulin de Jobourg « dont chaque année il fallait changer les voiles » ; étrange désir des âmes que ces points hauts du monde. Le culte des hauts lieux qui demeure en héritage à ceux que tourmente le destin… mais un tumulus détourna son attention et la voiture obliqua en pleine lande. Si les Français avaient eu la volonté des Nordiques, peut-être auraient-ils tiré de là un drakkar enseveli, comme à Oseberg, celui de la reine Asa ; comme à Gogstad, ses deux navires, et les neuf, de Vendel : des vaisseaux où l’on inhumait les rois de la mer… navires intacts, avec des orfèvreries et des ossements.
Le chien s’inquiétait du bruissement des bruyères autour des jantes. Près du tombeau, Galart n’eut pas le courage de descendre – c’est coûteux de descendre… il tourna lentement autour, et s’immobilisa face au nord, immédiatement comblé par le paysage, dont la confusion et les nettetés s’accordaient avec ses troubles.
*
Le phare de La Hague en semblait le cri ! Il jaillissait, filait, des fumées aqueuses, tranchant la nue, l’horizon et les flots, s’étirant, seule verticale du chaos, colonne d’argent. Qu’ils étaient beaux, les deux phares du Cotentin ! ils encadraient la presqu’île dangereuse, aux flancs colmatés de morts, comme deux cierges funéraires, les chandeliers d’honneur des obsèques normandes, La Hague et Gatteville, l’un pour l’ouest, l’autre en face de Barfleur, pour l’est. De tous les rivages que Galart connaissait, ces torches hautes restaient les plus émouvantes, peut-être parce qu’ils ne pouvaient se séparer et que l’esprit les conjuguait toujours, réalisait leur symétrie de colonnes votives. Ils tenaient plus au décor qu’à l’utile. Semblaient créés pour glorifier de leurs flammes le cénotaphe terrestre, plutôt que d’indiquer les routes marines ; marquer les destinées tragiquement accomplies sur ces côtes ; la Blanche-Nef écrasant toute la noblesse normande sur la roche Cate, ou Gate (Gatteville ?) et ici le passage de la Déroute.
Le passage de la Déroute, le Raz Blanchard ! qu’il devenait effrayant ! La marée d’équinoxe s’y ruait, non en lames, habituelle figure de la mer, qui sont la soumission de la mer, son esclavage au vent, qui la diminuent ; non ! le Raz montrait sa force profonde, à lui, sous-marine, sa puissance de bête liquide…
Un courant glauque, lisse, verre fondu, s’y gonflait, avec des torsions d’échine de sauriens, des plongées courbes de dos raidis, de brefs ébrouements, des remontées respiratoires… tous les rocs semblaient marcher contre lui, qui le coupaient ; derrière eux, une longue houache fusante. Cela n’éclatait pas, près du rivage, cela se boursouflait. La mer était plus haute que les bords, ainsi que dans les coupes trop pleines ; un ménisque mobile avançait, dont on ne pouvait relever les contacts. Dans une rumeur soutenue, uniforme, insolite, le Raz montait.
Émeraude crue et aigue-vive ; indigo dense, améthyste légère ; des taches de nuées comme marques peaussières que son courant dépassait. Il montait… jeté vers Aurigny, jusqu’à un certain point, une bande, où se livrait une mêlée indistincte… Aurigny bataillait, aussi, dans les fumées du ciel et des eaux, détachant des points blancs, de soudaines luminosités évoquant des appels de détresse… des pigmentations vives, des signaux optiques… Derrière, un plombé de rideaux insoulevables où se perdait le soleil dissous, épuisé dans leur encombrement… une falaise de brumes, avec des accores arrondies, qui était en marche… écrasant des émeutes, des fureurs confuses et vives. Et toujours ce phare de platine qui résistait.
*
Galart poussa la voiture presque au bord de la falaise… et il baissa ses yeux fatigués vers l’ombre creuse… profonde de cent mètres, toute ouatée de bleu. Le soleil vainqueur des nuées lui chauffait la nuque, quand un souffle froid venu de l’abîme lui ridait les joues. Une anse garnie de galets filait vers le nord ; cela reposait ; on perdait la notion du gouffre tellement il bleuissait, d’un bleu solide, inerte, à côté des convulsions acides et des flots… Le calme de la baie des Trépassés.
Avancer encore un peu, pour voir le fond… Là, stop ! laisser en marche arrière… Hein ? Golaud, quelle déboulade… Une gageure ! un chemin descendait la falaise, avec des ornières. L’homme en se penchant sentit tournoyer le vertige… on distinguait le pied rougeâtre des falaises, mis à vif, écorché par les flots de marée… les affouillements ; des plaies roses de bêtes de somme…
Des pas résonnèrent derrière lui. Il se retourna lentement, péniblement ; deux prêtres gagnaient eux aussi le bord de la falaise ; ils examinaient curieusement la longue voiture arrêtée là. Un vieux prêtre et un tout jeune. Le chien, très intéressé aussi, n’aboyait pas ; quand les prêtres le dépassèrent, Galart se découvrit. Ils répondirent avec empressement, heureux de cette marque de respect. Le petit prêtre, le jeune, était si noir que sa douillette paraissait avoir déteint sur lui. Il semblait ascétique, des lunettes puissantes sur un nez mince. Il portait le petit chapeau plat, dur.
Le vieux, soixante ans, avait au contraire une ouverte et presque joyeuse figure, d’un beau rose uni avec des cheveux argentés ; un grand nez Angoulême et des lèvres vives. Il gardait le vaste chapeau poilu à brides, lui, et le rabat gallican bordé de perles, que les jeunes prêtres suppriment en soumission romaine. Tous les deux brillaient de propreté ; en grande tenue. Ils devaient se rendre à quelque déjeuner de presbytère suivi de « conférence ».
Ils s’étaient arrêtés au bord du chemin, à dix mètres, de profil. Galart, immobile, les regardait ; le chien aussi.
Le prestolet, sans doute nouveau venu, écoutait le vieux qui lui faisait les honneurs de la « vue célèbre » : le vieillard désignait Aurigny, nommait les pointes… Galart, non sans agacement, sentait chez lui quelque préoccupation d’effet ; il avait le sentiment que le vieux brave homme, avec ses paroles larges, parlait un peu pour l’étranger poli, la belle voiture, le beau chien… Golaud, d’ailleurs, suivait tous ses gestes ; mieux que le petit confrère qui avait l’air de s’en fiche un peu… Le prêtre, de son bréviaire vêtu de drap mat, montrait le développement abyssal de la plage, sous eux :
— C’est la baie d’Escalgrain, fit-il, appuyant sur « escal »… son nom n’est que la corruption phonétique d’écale grains. Jadis, les ruisseaux furent abondants, et, sur cette côte, existaient des moulins hydrauliques qui écrasaient le grain, l’écalaient… comprenez-vous ? Le terme ancien pour broyer. Maintenant on y tire du galet… c’est terrible une plage ! à chaque marée la mer y rejette plus de cailloux qu’on en prend. Elle va des Genequets, là au nord, jusqu’au Cul-Rond, sauf respect, une petite baie circulaire ; une marmite ronde où, par tempête d’ouest, il se produit une torche d’eau, de cinquante mètres, parfois. Après le Cul-Rond, c’est Jobourg, Jobourg et son camp romain ; notre confrère de Beaumont y a trouvé une méduse de bouclier, en bronze, qui vaut gros… La mer entre sous Jobourg à marée haute, et par gros temps la terre vibre sous vos pas comme si un chemin de fer la traversait en tunnel…
Il parlait toujours. « Oui, oui », faisait le confrère avec une fatigue polie. Ah ! la topographie artistique, ce qu’il pouvait s’en f…, l’autre ! Galart souriait.
— Ici, c’est Goury, dit le prêtre tourné vers le nord.
Jacques dressa l’oreille : Goury est une des principales et des mieux organisées parmi les stations de secours. Le fameux canot à deux moteurs !… Le marin s’agita… il fut tout étonné de s’entendre interpeller le cicerone :
— Goury ? la station de sauvetage… ? peut-on y aller en suivant la côte, monsieur l’abbé ? Je vous demande pardon…
Le digne curé, très heureux, épanoui, de pouvoir enfin entrer en rapport, vint tout de suite à la voiture, familièrement, et voilà ce fou de Golaud qui lui faisait fête… Clérical, va !… et le curé caressait sans appréhension la tête formidable…
— Mais parfaitement, mon cher monsieur, c’est magnifique comme installation… Pour y aller, faudrait mieux prendre la route, la rattraper… Mais, au fait, non ! le plus rapide et de beaucoup le plus intéressant, serait de franchir Escalgrain en remontant là…
Il indiquait un chemin pâle qui regrimpait les noires murailles…
— Avec de la précaution et de bons freins on descendrait par là… la voiture ne manque pas de freins, eh !
Il indiquait, en ouvrant les mains, la largeur des tambours…
— Par là ! fit Galart avec dégoût…
Le prêtre avait montré l’horrible venelle, la descente vertigineuse.
— C’est pas une grand-route, mais c’est praticable.
Le voyageur crispait les lèvres. Il avait cent fois risqué sa vie, tout à l’heure, mais dans la vitesse, le choc possible… dans la charge ! mais ici il fallait lutter contre la hauteur… Il sentit une carence de son énergie ; était-ce la fatigue, le manque de nourriture, la griserie morne de son esprit ? Descendre vers ces chairs rougeâtres, ces ossements de galets, ces linceuls d’ombre, lui portait au cœur…
— Pouah ! fit-il.
Le clair bonhomme rit :
— Vous n’y trouverez point d’autocar ! mon confrère de Beaumont m’a dit l’avoir fait avec trois voyageurs et sa Citron ; et ce char-ci doit avoir reins meilleurs… Les goémoniers y descendent couramment… avec un cheval derrière pour accourcir l’attelage ; d’en bas vous avez un spectacle pas ordinaire ; quatre-vingt-seize mètres de rocs ! et vous tombez droit sur la station… Mon confrère eut moins de peine à descendre qu’à remonter.
— Votre confrère, dit rêveusement Galart.
Il sortit de son volant et se pencha ; on ne distinguait rien qu’une pente raboteuse ; la route tournait immédiatement… Le prêtre le regardait avec un peu de dédain ? Phtt ! et puis, à Dieu vat… !
— Merci, monsieur le curé ; marchons… ça vous fera un petit spectacle… faut s’amuser comme on peut… En route, mon Golaud !… on ne meurt qu’une fois.
Devant ce prêtre grassement heureux, ces hommes satisfaits, il eut un mouvement de colère intime ; levant le menton, la main sur ses leviers, il prononça :
— Et puis si je déboule, ne vous fatiguez pas, monsieur l’abbé, à me coller une absolution : je suis de l’Énergie nationale ; un lépreux, un « gens-du-porche ».
Il attendit une seconde, les yeux mauvais, pour voir. Il vit. Avec une soudaineté animale, le petit prêtre s’était porté d’un pas en avant et sifflait :
— L’Énergie nationale !… je crache dessus (sic) !
— Ça vous retombera sur le nez, monsieur l’abbé !
— Ce sont des infâmes, des misérables, des voyous !
— Halte ! commanda soudain une voix forte, halte ! Monsieur l’abbé !
. . . . . . . . . . .
Le vieux curé était entre les deux, bras écartés, sa figure, d’un si beau rose tout à l’heure, avait pâli :
— Halte… reprenait-il encore une fois, comme si son émotion trop vive lui enlevait ses mots. (Il regarda son jeune confrère.) Monsieur l’abbé, je suis votre aîné d’âge et votre supérieur, et je vous prie de ne point employer des termes semblables ; je ne puis les entendre ni les permettre. Monsieur, je vous en demande excuse ; mon confrère est nouveau dans nos paroisses et il ne sait pas que, moi, prêtre indigne, fus l’aumônier des groupements dont il a parlé… J’ai résigné toutes mes fonctions dès le reçu de l’ordre, mais durant onze ans, moi, j’ai pu les connaître. J’ai connu leurs âmes et, sur ma conscience ! si le sacrifice et l’abnégation sont agréables à Dieu, le Seigneur leur pardonnera beaucoup.
Cabré, redressé, il était très digne, imposant ; il eût frappé le plus insensible.
— Mais leurs injures, monsieur le doyen, toutes les injures… répliqua le jeune prêtre.
— Je n’ai pu les regretter, mon ami, ayant tout brisé avant qu’ils les profèrent. Mais songez, mon enfant, qu’on attentait en eux à la foi la plus vive qui puisse emplir une âme après le Sauveur ; une croyance que leurs pères avaient payée de leur sang, pour laquelle, eux aussi, j’en atteste ! ils eussent offert leur vie ! Monsieur l’abbé, si nos martyrs chrétiens sont là pour nous attendrir, ces petits aussi brûlaient d’amour !
— Monsieur le doyen… !
— J’ai obéi comme vous ; j’obéirai, comme vous ! Toutefois ce n’est pas des insultes qu’il faut jeter au ciel, mon enfant, mais des prières !… prières pour eux, prières pour celui qui les aimait ; pour moi, mon ami, dont la vieille âme a besoin d’aide, qui ne s’est point soumise sans violences ni révoltes.
Galart arracha sa casquette et, des larmes piquantes aux paupières, il regardait ce vieux bavard qui, soudain, venait de s’ennoblir d’une telle majesté. En face de cette nature terrible et presque phantasmale, ces accents pénétrés paraissaient des paroles surhumaines, capables de miracles. Le doyen regardait au large et parlait comme pour lui-même, une main sur l’épaule du jeune prêtre :
— J’étais moi aussi d’une race royaliste ; les anciens de ma famille ont tenu la campagne, je suis à moitié Vendéen… alors quand j’ai vu surgir l’Énergie nationale au milieu de la décomposition des pensées, des doctrines et des actions, j’y adhérai de tout mon cœur… Quelquefois j’ai eu, en effet, l’inquiétude et la notion de sa violence, mais tout apostolat efficace comporte de la violence… Quand vint la fameuse lettre du primat de Sud-Ouest, les bras m’en sont tombés… je n’en ai pas tenu compte ; je ne suis qu’un humble soldat, dans le rang, j’obéis à mes chefs… cela sortait d’un diocèse lointain, sans nulle juridiction nôtre… Je restais dans mon droit… D’autant qu’arrivait, pour soutenir les assaillis, cette autre lettre du primat d’Armor, dont la vertu est illustre et la science respectée même de nos plus farouches ennemis. Puis moi, le vétéran, j’avais encore souvenance des encouragements de Sa Sainteté Pie X ; depuis, rien n’avait changé chez eux que je suivais.
. . . . . . . . . . .
» J’ai connu la définitive condamnation par un hasard affreux… Je venais dire ma messe du matin, j’arrivais à l’église ; or, sur la mitre du muret, chevauchait un journal, peut-être oublié par un baigneur, à moins qu’il n’eût été déposé là pour, contre moi… Je le pris afin de remettre ordre et voici que je vis en grosses lettres… « Condamnation de l’Énergie nationale »… Tout colère, j’ouvris les feuillets, ne croyant pas. Condamnée ! Sa Sainteté avait prononcé… c’était fini… Tous fauchés comme un parterre de lys…
» Je ne pus croire, je ne pouvais admettre ; j’allais à grands pas, dans le petit cimetière. Mon clerc faisait tinter la cloche pour le Saint-Sacrifice, je le fis taire… Je ne voulais rien entendre, qu’en moi, mon désespoir et mes révoltes. Je savais bien que j’allais obéir, que j’obéirais, mais c’était trop demander dans la minute… me fallait du temps, un peu de temps ; je me le donnai ce temps, ce temps durant lequel je fus un mauvais prêtre, entendez-vous !
Galart, la gorge contractée, quitta la figure grave pour regarder l’autre ; il fut ému profondément : le jeune prêtre, yeux clos, mains jointes, priait.
— Oui… mauvais pasteur… mauvais… Deux femmes étaient là, venues pour communier ; eh bien ! moi, leur curé, je les ai renvoyées ; je ne pouvais ; j’ai menti ; je leur ai dit que je me sentais mal, qu’il m’était impossible… j’ai menti ! Et c’est la première fois depuis quarante-trois ans que, volontairement, je n’ai pas dit ma messe…
*
Les orgues immenses du vent commençaient de monter leurs plaintes ; la tempête d’équinoxe se levait de la mer ; des blanchissements rageurs bouillonnaient sur les grandes eaux ; les îles devenaient de métal noir. Des lividités lointaines éclairaient le long visage devenu morne. Le prêtre continua :
— J’ai accepté complètement… j’ai cru saisir et démêler, sous les inculpations inexactes, la grande volonté de Rome, et je me suis incliné, absolument. Je n’ai pas cherché pour discuter, j’ai cherché pour me convaincre et dans la certitude que je me convaincrais ; j’ai cherché dans la foi, monsieur, avec la foi ! (Il s’adressait à Galart.) Voyez-vous, le terrible de la recherche c’est qu’elle ne doit s’appuyer que sur la foi. J’ai senti le glorieux dessein, l’éternel, le seul qui pouvait être chez Sa Sainteté. Il nous dépasse, monsieur !
— Mais, répliqua Galart, avons-nous jamais voulu chasser Dieu ? jamais d’esclavage… ?
— On vous l’a reproché à tort. Oui ! c’est formel ; mais je vous le dis, le dessein est plus grand que toutes les imperfections, les erreurs qui ont pu en accompagner la formule… Écoutez, c’est la volonté séculaire, la volonté millénaire de la Rome catholique ! La volonté de saint Boniface, pacificateur des Germains ; de saint Grégoire, qui a créé cette sublime chose : la chrétienté ; puis Innocent III, Grégoire IX, tous, ne voulant donner au monde qu’une seule âme, monsieur, et une seule patrie… une patrie qui néglige toutes les délimitations, les marches, les frontières ! Un royaume, oui, monsieur, mais un royaume qui n’est pas de ce monde. Un roi, oui, mais un seul, le Christ-Roi ! La patrie n’est plus de la terre, mais bien la seule patrie céleste.
» Alors, sentez que pour réaliser la fusion, l’idée nationale est entrave et lien ; certes, elle est nécessaire à la perfection d’une race ; elle en groupe les forces, les resserre, les exalte, mais qu’est-il besoin de ces qualités humaines ? Orgueil temporel, flamme folle, ivresse de l’esprit ? Heureux les humbles, les pauvres, malheur aux riches ! Qu’importe que vous soyez vainqueurs ou vaincus, maîtres ou esclaves, sur le globe de boue, si vous gardez les seules puissances éternelles : charité, humilité, contrition…
— Pourquoi, fit Galart sourdement, attaquer, seulement en France, cette volonté nationale, et la laisser tranquille en pays adversaires ; la favoriser même… ?
— Le pape y viendra ! sa main déjà commence à désigner les maîtres durs ! Laissez-lui d’abord affirmer sa puissance dans ces pays, que son intervention y soit efficace. Attendez ! Vous, peut-être, verrez cela ; vous assisterez à l’union chrétienne des hommes, à leur union dans le Christ… le pape abolit déjà les races, il a sacré des évêques noirs, des évêques jaunes ; il unifie toute chair sous le geste de la Croix !
Levant les bras, le grand prêtre planait sur le paysage, le paysage païen dont la puissance matérielle du monde était issue ; sur le paysage de paganisme cruel et de forces méchantes… Il était émouvant comme un supplicié. Le voyageur en détourna les yeux… Alors les sacrifices royaux, la grande cohésion des vouloirs purs, tout cela se périmait, s’aberrait donc… tous les loyalismes devaient le céder à un seul !
— Mais c’est une folie, proféra soudain Galart, une folie grandiose mais une folie mégalomane ! Le monde n’en a jamais voulu ! on s’en écarte davantage, toujours ; nous en périrons seuls d’avoir suivi !
— Qui tente de se sauver se perd, cria le prêtre dans la même violence, il faut périr pour vivre la vie éternelle !
*
Le voyageur avait pris sa tête dans ses mains. Il les dénoua pour saisir son volant :
— Tant mieux pour vous, mon père ; vous avez acquis la paix, glorieusement. Moi, je ne puis ; pour moi ces idées sont trop hautes… Je ne suis qu’un serviteur qui servira, humblement… Laissez-moi passer, je descends.
Qu’importait ? Rien n’importait plus ! Son âme retrouvait le tourment de la veille. Le prêtre lut-il quelque chose sur ses traits ? Vers quelle détermination le crut-il emporté ? Il s’interposa :
— Ne perdez pas courage, monsieur ; n’allez pas ! Vous êtes hors de vos moyens…
— Adieu, mon père ; laissez-moi ! place au ligueur !
Il démarra ; le curé s’accrochait, suivant la voiture à longues foulées :
— Mon enfant ! mon enfant ! entendez-moi ! Si votre âme appelle je serai là, toujours ! n’importe quand !… L’abbé Marais, Herqueville, curé d’Herqueville !
— Trop tard !
— Mon enfant ! mon enfant ! nous servîmes aussi ! le grand-père de ma mère est mort avec le Saint ! avec Cottereau au bois de Misdom !…
— … Le bois de Misdom, murmura Galart comme en songe… le bois de Misdom…
La voiture s’engageait.
. . . . . . . . . . .
Il descendait ; le soleil de midi était derrière eux, derrière les prêtres, dont il projeta l’ombre sur la voiture. L’homme en péril la vit qui remontait ; il vit l’ombre de leurs deux bras sur le capot avancer vers lui ; et puis, très pâle, à peine perceptible sur le pare-brise poussiéreux…, il distingua l’ombre de deux mains inégalement hautes, qui bénissaient l’excommunié.
*
Le train de Paris, en gare de Serquigny, trouva la voiture qui attendait. Une foule joyeuse, excitée, envahissait les quais grouillants. La jeune femme descendit, sourit, parla, mais, devant l’automobile, eut un retrait : si près du garage, par cette belle journée, l’impeccable voiture n’était qu’un bloc de poussière et de boue ; derrière, traînaient, de longs varechs, des fucus accrochés aux axes :
— Mon Dieu ! fit-elle.
Lui, au grand jour du nord, montrait mieux sa détresse et sa fatigue exténuée. Il comprit, murmura :
— J’ai été… loin… il fallait…
L’œil prompt de la jeune femme vérifia le totalisateur…, elle n’eut qu’un mouvement de sourcils :
— Comme vous avez bien fait, dit-elle ; et la bonne idée !… Allons, paix, mon Golaud, fais-moi de la place ; sage !…
Et de sa voix gaie, courageuse, sans rien demander plus, elle commença de guérir, dans le secret.
À la grande mémoire de Jacques Bainville.
Cette cérémonie fut ; et bien d’autres semblables. Qu’ici en demeure la forte émotion, et la faible trace.
L. V.
Galart relisait cette lettre du comte de Brillot : … On refuse les obsèques religieuses à Mme de Cœurville : nos amis tiennent à faire tout ce qui est possible ; nous nous réunirons à Parcilly, mercredi, vers 10 heures : voulez-vous être des nôtres ?
Mme de Cœurville ?… Il connaissait ; mais, qui donc était-ce ? Parcilly ? Oui, derrière Évreux… Il vit se dégager confusément, d’une pénombre chargée de meubles, une vieille figure un peu bouffie ; très poudrée ; de jolis yeux clairs… Mme de Cœurville ? Parfaitement… une corpulence maladive, un peu hydropique ; mais très vieille, déjà, depuis dix ans !… Inexistante ! avec cette bonhomie souriante des faibles ; ou bien des bons : des indulgents.
Quelle fin ! une vie très triste aussi ; son mari mort prématurément ; deux fils tués à la guerre ; fortune détruite. Et cette pauvre vieille avait tenu à rester fidèle ? fidèle à des gens si différents d’elle-même, que la seule idée de leur réunion faisait sourire ! Ah ! D’autant plus singulier – si ce n’est admirable ! – que Galart imaginait, autour de la mourante, la conjuration de toutes les piétés : la résistance de cette infirme, dans le désarroi de la mort, quelle lutte de cauchemar !
Bien sûr qu’il allait s’y rendre ! lui apporter un hommage dernier.
*
L’hiver s’était déclaré depuis la veille. Le vent d’est balayait les cieux, semblait arracher le givre de la terre pour en meubler tout l’espace bleuâtre, avec un poudroiement, un scintillement universel.
En arrivant à Parcilly, Galart vit que son sentiment avait été partagé : la place du village était comble. Des autos partout, remarquablement diverses : limousines éclatantes, gominées, et tacots hirsutes. Une grande voiture portait deux couronnes ducales l’une près de l’autre, ce qui simplifiait l’identification… mais, que de bagnoles ! et d’une misère physiologique navrante ! à quoi jamais ne descendaient les voitures à chevaux, jadis.
— Beaucoup de monde ! dit-il à son ami Du Chesnay, son rustique et fier ami.
— Oui, mais tout n’est pas de notre bord. Il y a des curieux, et des ennemis même ; la circonstance est spécialement cruelle aujourd’hui.
Le grave baron d’Heneval, dont, quelques mois plus tard, on allait, d’église en église, pourchasser la dépouille mortelle, à Rouen, exposait posément, sincèrement, la mentalité de l’évêque :
— Sa Grandeur avait jadis soutenu le mouvement condamné, ébloui par le courage, le dévouement, la décision des ligueurs. C’étaient eux qui l’avaient fait sortir, avec la procession, à Conches, malgré les menaces de la municipalité rouge. La condamnation touchait particulièrement le prélat. Il souffrait, et craignait de ne pas assez obéir, il dépassait peut-être la tendance opposée.
Quelqu’un dit :
— Allons donc ! il rêve d’être archevêque !
Heneval regarda l’interlocuteur avec mépris :
— C’est un saint prêtre, formula-t-il, avec plus de doctrine que de lumières : lui-même se définit : un curé de campagne mitré.
Et se tournant vers Galart, le baron continua :
— Avez-vous connu Mgr Déchelette, son prédécesseur ?
— Peu ; assez pour l’admirer.
On grelottait.
*
Les ligueurs n’étaient point tristes ; ils semblaient animés d’un peu de griserie même… Galart, qui vivait presque reclus, loin des bavardages, écoutait, regardait avec étonnement. Il s’attendait à une violence, une douleur, sœurs des siennes ; et vainement il cherchait de la rancune. Tous ces gens se trouvaient chassés d’une religion dont les commandements et les prières avaient formé leurs âmes ; d’une religion qu’ils soutenaient depuis toujours ; pour laquelle leurs pères avaient risqué leur vie. Fils de chouans et de zouaves pontificaux, ils ne paraissaient pas affectés d’une disgrâce si ostracisante, et si complète. Galart, cherchant à comparer leur sérénité, en vint aux premiers chrétiens sous la persécution : une joie de souffrir dans la certitude d’une récompense éternelle ; dans une effusion qui les rapprochait tous… « Peut-être, songea-t-il, que certains pratiquent encore… Mais comment ? sans dissimuler, sans mentir par là même… Les confesseurs interrogent… »
On se dirigeait vers le château ; une grande bâtisse plate, du dix-huitième siècle, propre mais modeste. Beaucoup de paysans attendaient près de la maison, que l’endimanchement rendait encore plus déjetés, plus usés :
— Regardez ce qu’ils portent !
Oui, ce qu’ils tenaient révélait une délicatesse pieuse : des rameaux ; non la branche de buis arrachée du matin à sa touffe, mais la jaunissante relique, bénite depuis des mois, à la fête des Rameaux. Ils la poseraient sur le cercueil condamné pour qu’il participât de sa bénédiction.
Devant la foule, veillait un grand terrien grisonnant, dont la blouse se ceinturait d’une écharpe aux trois couleurs : le maire, qui présidait. Sans doute était-ce légal, pour les inhumations sans prêtres ; mais on croyait y sentir que le magistrat municipal tentait de les remplacer ; de conférer de l’honneur, et d’apporter toute la pompe possible à ce départ de l’habitante fidèle. Mieux : qu’il protestait ! voulait affirmer la reconnaissance officielle de la commune pour tant de bienfaits reçus, durant cette longue présence sur son sol.
Les ruraux le regardaient approbativement quand il se mit en marche, raidi. Ce paysan possédait d’ailleurs une haute dignité ; une distinction réelle, dans son émotion, son importance accrue.
*
Mais plus émouvant, bien plus, ce qui suivit : un jeune garçon, un jeune homme de bonne famille, soutenait une croix noire. À cette place où, d’ordinaire, un rude campagnard, ensoutané trop court, avec un surplis sale, érige une banale croix processionnelle, ici, c’était un adolescent qui pâlissait de soutenir l’emblème… Sur ses traits, on lisait de beaux sentiments humains : le trouble de la mission, la ferveur, la volonté. Son vêtement était élégant, quoique d’après-midi : guêtres claires, pantalon au pli marqué ; on cherchait ses gants, mais il les avait enlevés par respect, comme pour aller à la Sainte Table… Quel porte-croix stipendié eût donné pareille impression ?
Les yeux de tous s’attachaient à la Croix, et le cœur de certains : on la devinait prise à quelque oratoire particulier ; issue d’une dévotion familiale ; une croix chérie, vénérée, autour de laquelle toute la maison devait faire ses prières ; enlevée à une commode transformée en autel ; à une cheminée, entre les portraits des défunts. Elle devait contenir des reliques au centre de ses bras, dans une incrustation d’argent et de cristal : peut-être un morceau de la Vraie Croix. Au bas de sa hampe, elle gardait encore son socle.
. . . . . . . . . . .
Une voix assez frêle entonna le Parce Domine ; les autres, peu à peu, reprirent, et le chant devint étonnamment puissant :
Pardonne, Seigneur, pardonne à ton peuple.
Ne garde pas ta colère contre nous jusqu’à l’éternité.
L’accent et l’union devinrent tels ! les voix semblaient si bien comprendre ce qu’elles demandaient, que Galart fut étreint. Cette invocation, cette supplication redoutait moins la colère de Dieu que Son abandon… pareille ardeur profonde avouait soudain une détresse que l’on cachait : un dénuement sans espoir. Dans sa ligne mélodique, son air, doué d’une expression si forte, le Parce entraînait toutes les instances, les objurgations éperdues. Et les paysans aussi reprirent la grande plainte ; la reprirent avec une fureur sombre, un noir bourdonnement ; elle s’enflait, criait au Ciel.
Parce po-pulo tu-u-o…o.
Sur cette dernière voyelle, la mélodie s’effondrait, glissait à bout de forces : retour sur la misère, la douleur de l’être… Puis le chant, repris dans une gamme ascendante, de crainte et d’espoir :
Ne in aeternum !…
s’arrêtait un instant : se suspendait à l’éternité terrible… Enfin, comme glacé, il se perdait dans un murmure plaintif :
Irasca-ris-no-o-bis…
*
La clameur d’angoisse résignée semblait venir de plus loin, de plus bas que les psalmodiants : elle évoquait une participation souterraine ; le sol s’éveillait-il aux piétinements ? La terre, pleine de nos morts, joignait-elle sa lamentation au cri des hommes vivants ?
*
Ils avançaient toujours ; les figures se levaient vers les bleus impalpables, les grandes lueurs frémissantes : on suppliait ; on crispait des mains jointes : « Entendez-vous, Seigneur, de si haut, de si loin ; de votre infini ? » Le sentiment qu’ils dépassaient leurs alarmes personnelles, qu’ils ne pleuraient plus sur eux, atteignait Galart qui écoutait, profondément ému. Était-ce pour les autres qu’ils priaient ? pour les habiles ou les violents ; pour tous ceux qui désertaient ou reniaient les ferveurs anciennes. Cela ressemblait à ces grandes processions haletantes des temps passés : le moyen âge qui invoquait.
*
Maintenant le village se trouvait franchi ; il fallait rejoindre le cimetière, à quelques kilomètres. La dislocation avait lieu. Les villageois vinrent déposer leur buis roux sur le corbillard. Dans le silence de toute voix, une petite vieille parla très haut :
— Qui me portera (me prendra en voiture) ? Je veux aller à bout ; je veux aller jusqu’au bout !…
Une sourde, sans doute ; elle ne s’entendait pas ; Galart lui ouvrit sa voiture ; elle y monta avec une vivacité de souris. Sur les coussins, elle s’agitait :
— Je n’y puis croire, non ! une si bonne dame ! une sainte dame, monsieur !
Le train devint rapide ; on avait transbordé le cercueil sur un fourgon automobile. Jacques ne voyait plus que la file des voitures devant lui ; convoi d’insectes dans la largeur des plaines et la lumière hivernale. On eut dit une fuite hâtive. En avait-on assez ? La vieille hochait la tête :
— … Trop vite ! ça n’est point convenable !
Elle disait son chapelet, à droite de Galart, très haut. Dans une courbe du chemin, il put compter seulement une quinzaine de voitures : « On a voulu déjeuner chaud », pensa-t-il avec mépris.
Ce fut plus long qu’il ne pensait ; enfin l’église apparut ; l’autre, celle de l’inhumation. Elle était absolument perdue dans les glèbes. Ici, plus trace de prairies ni d’herbages : partout des terres rouges. Par un effet bizarre, les sillons semblaient avoir pris la chapelle pour mire ; elle se trouvait le moyeu, le cœur de ces raies infinies qui rejoignaient l’horizon. Un peu de vertige en venait, de ces courbes.
Il fallut s’arrêter et descendre ; marcher, pour sortir de la file. Galart soutint la vieille, qui voulait aller tout près : « jusqu’à bout ! jusqu’à bout… »
. . . . . . . . . . .
Alors – ô Dieu ! – des hommes robustes prirent le cercueil et le dirigèrent droit sur la porte de l’église ; une porte grenat, dont ils approchèrent avec une décision redoutable : des hommes si forts ! dont les épaules éclataient les vestes noires… Qu’allaient-ils faire ? Entrer de force ! Défoncer les ais avec ce bélier formidable ?
Non : ils déposèrent la bière sur deux tréteaux, devant la porte, au milieu ; juste dans l’axe de l’église ; puis, ils se reculèrent, et l’énorme cercueil demeura tout seul, nu, pensif, attendant… On aurait dit que tous respectaient son ultime colloque ; se reculaient pour ne pas entendre les reproches : « Pourquoi m’a-t-on chassé ? Je suis venu pour que tu sentes mieux la violence et l’injustice qu’on m’a faites. Je viens demander raison ! »
Il ne s’agissait plus de la pauvre vieille dame timide ; de ce rien à forme humaine qui se désorganisait : les planches assemblées prenaient, dans leur forme si connue, si crainte ! une netteté de symbole ; une majesté terrible… La Mort reprochait ; la Mort, à laquelle la condamnation restituait toute son horreur ; son affreux mystère ; son désespoir, enfin.
Le maire, derrière la châsse, paraissait mesurer le temps laissé à la confrontation, à l’épreuve. Les gens priaient. Galart sentit tressaillir la vieille contre lui : elle disait à mi-voix :
— Le miracle, Seigneur, le miracle ! faites-le.
Une jeune femme inconnue sortit des rangs. Jacques ne la voyait qu’en profil perdu : un vêtement de fourrure, démodé ; des cheveux de cuivre. Elle tenait un gros livre souple ; elle psalmodia d’une voix un peu théâtrale, mais qui, en cette minute, courbait les fronts :
Mes jours ont passé plus rapides qu’un courrier ;
Ils se sont enfuis sans avoir vu le bonheur ;
Ils ont glissé comme des barques de roseaux ;
Comme l’aigle… qui fond sur sa proie.
Près de lui, quelqu’un murmura :
— … Cantique de Job ; une ligueuse protestante d’Évreux…
La voix s’abaissait ; devenait suppliante :
Je dirai à Dieu : ne m’abandonne pas ;
Fais-moi savoir pourquoi tu m’as attaqué.
Peux-tu donc te plaire à m’accabler ?
Et à favoriser les jeux des méchants ?
Tu sais bien que je ne suis point coupable,
Et que nul ne peut me retirer de ta main !
La voix changea encore ; venue de la gorge, avec une révolte :
Mais c’est au Tout-Puissant que je veux parler ;
Je veux plaider ma cause auprès de Dieu !
Quant à vous, vous êtes…
Mais quelqu’un sortit promptement des rangs et s’interposa. Il ne fallait pas ! La jeune femme rentra dans la masse confuse ; Jacques distingua du mécontentement, de la tristesse sur la figure de ses amis. On s’agenouilla et le De Profundis fut récité en sourdine. La vieille s’agitait toujours, fixant la porte rouge, marmonnant et priant.
*
Les porteurs s’ébranlaient ; la vieille sortit des rangs :
— Espérez encore ! criait-elle.
Les visages tournèrent ; tous les yeux furent sur elle, brusquement : des boules d’émail. Les porteurs s’arrêtèrent avec une sorte d’effroi. Son appel révélait une telle angoisse ! Elle tremblait ; ses deux mains palpitantes s’élevaient de chaque côté de son visage. Elle priait ainsi que dans la posture des très vieux âges. Elle cria encore :
— Seigneur, Seigneur !…
Puis :
— Faites le miracle, Seigneur ! Vous le pouvez ! (Elle se penchait en avant, elle épiait.) Ne voyez-vous pas que la porte bouge ! Ah ! le Seigneur va l’ouvrir. Le Seigneur est derrière la porte… ! Attendez ! Il est là !
La foi de ce pauvre être était si vive, si haletante, qu’elle délivra les âmes du matériel et de l’humain ; il y eut un instant de contraction surnaturelle : un silence de prodige. La bise ne soufflait plus ; l’immensité du ciel semblait se pencher sur cette chapelle de boue et de vieilles tuiles… Au loin, un pic-vert percutait un arbre…
*
Mais le Seigneur ne voulut pas.
Le maire, enfin, fit signe aux porteurs, et les hommes soulevèrent la châsse.
À la mémoire vénérée du chanoine Prost, mon maître.
La procession villageoise s’allongeait sur la route, au grand soleil de juillet. En tête un chariton sonnait les tintenelles « à gai lancer » ; derrière, un autre, un peu branlant, s’accrochait à la croix ; tous deux étaient vêtus d’une soutane noire à galons d’or, et arboraient en sautoir une étole surbrodée, le « chaperon », où saignaient des saints Sébastien, de chair pâle. Derrière, sur deux files, venaient les clercs, en soutanelle rouge et surplis blanc. Enfin le dais.
La foule qui suivait, assez désordonnée, était nombreuse et noire ; plus nombreuse que le dimanche précédent, car, aujourd’hui, le Saint Sacrement allait au château.
*
Ah ! vraiment !… le curé portait Dieu, son Dieu.
Les rayons de l’ostensoir à hauteur du front, dans l’ombre du dais pleine de rutilances et de blancheurs soyeuses, il semblait se blottir près de l’hostie, se recroqueviller dans une infinie humilité. La chape blanc et or, si longue, cachait tous les mouvements du prêtre et l’ostensoir semblait l’attirer, progresser tout seul, seulement relié à la terre par cette traîne claire du voile huméral où le célébrant dissimulait ses mains indignes.
Le soleil était rude.
« … Seigneur ! donnez-moi la force d’aller jusqu’au bout de l’étape, dans votre bel été que vous avez voulu si brûlant… donnez la vigueur à mes poignets, la sûreté à mes pas ; que je ne commette pas Votre gloire, en vacillant… en tombant, Seigneur ! au bord du chemin. »
Ce n’était qu’un petit curé de campagne, paysan, fils de paysan, usé de sacrifices, mais soutenu, éclairé, rendu translucide par sa foi : cette lumière, qui rayonnait à travers un corps misérable.
« Si je tombais, Seigneur ! Votre gloire, elle, ne tomberait pas. Elle s’en irait dans les airs, n’est-ce pas, jusqu’au reposoir, miraculeusement, Seigneur ! Mais je ne suis pas digne d’une pareille grâce, ô mon Maître, et voici que Vous accordez au serviteur débile la fraîcheur du parc et ses ombres, merci. »
*
La procession tourna et franchit la grille du château, la grille toujours ouverte. À droite de l’allée, un grand homme courbé et un enfant : un veuf qui vieillissait et un enfant de dix ans, hélas, infirme : le marquis de Ghauville et son fils unique, venus jusqu’aux limites de leur domaine. Pour la procession, le gentilhomme avait revêtu l’habit de soirée et noué la cravate blanche, comme son père, l’amiral, mettait jadis son grand uniforme ; son grand-père, l’ambassadeur, son frac brodé et tous ses ordres ; son aïeul, le costume de cour avec épée d’argent et talons rouges. L’enfant était en velours gris, avec sa noire béquille à l’aisselle.
Ils s’inclinèrent au passage de l’ostensoir et on leur fit place immédiatement derrière.
L’abbé entendait les répons chantés par le châtelain, avec l’intonation de celui qui comprend leur sens et, au milieu de tant de pas, il percevait aussi, cruellement, le choc sourd, feutré, de la petite béquille.
« … Seigneur ! donnez-leur à tous deux la paix et enfin un peu de bonheur, même temporel. Écartez de lui cette ruine menaçante, et de l’enfant, la maladie qui s’installe dans sa pauvre chair et dans ses os… Seigneur ! que sur la maison inquiète et magnifique revienne l’abondance. Ils en feront si bon usage, Seigneur ! Ils ont tant travaillé aujourd’hui pour Vous recevoir ; travaillé de leurs mains, Seigneur, maintenant qu’ils sont presque seuls. Maître ! regardez cette allée pleine de fleurs, cette pavée admirable qui décore le sol ; regardez leur ouvrage… »
Et dans sa vivante foi, l’abbé inclinait légèrement le soleil d’or pour que l’hostie pût voir les tableaux de fleurs qui s’étalaient sur l’avenue :
« … Voici Votre Croix, toute d’aconits noirs, avec un vexille de jasmins ; les instruments de Votre passion : la lance, l’échelle, en anémones sanglantes ; et voici le coq de Pierre, brillant de capucines, et luisant comme l’aube terrible où il chanta… Ne les abandonnez pas, Seigneur ! le père et l’enfant qui ont travaillé pour Vous depuis le lever du jour… »
. . . . . . . . . . .
La pavée était si belle que les clercs s’écartaient afin que l’hostie trouvât les motifs intacts. Derrière, les gens hésitaient à la fouler et se montraient les dessins. Le comte, lui regardait plus haut… Séparant chaque motif religieux, s’étendaient des champs de bleuets, décorés de fleurs de lys en boutons d’or :
« … Ah ! leurs fleurs de lys… leur royalisme ! priait l’abbé ; je sais bien qu’ils ont mis sous Vos pas, Seigneur ! ce qu’ils ont de plus sacré : le blason de leurs rois ; mais faites qu’il se soumette, qu’il comprenne… qu’il n’aille pas dans la rébellion avec son fils. Faites-le pour lui, pour l’enfant, mais aussi pour moi, Seigneur ! si j’ai un peu mérité de Votre amour. C’est par son hospitalité si généreuse – il m’a nourri un an – c’est par son hospitalité que je connais ses sentiments ; parce qu’il m’a ouvert à deux battants sa triste maison, j’ai pu voir sur sa table ce journal que votre vicaire a proscrit… ce journal et, Seigneur, hélas… je Vous dis tout, Seigneur, sa bande d’abonnement ! sa bande d’abonnement : Seigneur… oui ! il faudrait donc le dénoncer ! Il faudra que je le livre… presque le trahir, Seigneur ! Mon seul ami !
» Vous qui avez ressuscité Lazare, celui qui Vous était cher, faites le miracle pour mon unique ami. Là seulement je puis me confier sans aucune crainte ; me laisser aller à cette expansion qui m’est si pauvrement nécessaire, à moi qui ne suis qu’une faible tête… Chez lui, je sais que jamais cela ne serait mal interprété, détourné contre un de vos lévites…
» … et si je le dénonce, Maître ! je ne pourrai plus le voir, et il a besoin de moi. Il est assiégé d’angoisses – et dans la nuit. Regardez derrière Vous, Seigneur, ces traits désespérés. Il est comme le Misérable :
Toutes les craintes qu’il éprouve se réalisent ;
Tous les malheurs qu’il redoute fondent sur lui.
» et, mon Dieu !
Son fils est éloigné de tout secours ;
Son fils est écrasé contre la porte, sans personne pour le défendre.
» Oh ! l’enfant, Seigneur ! si confiant mais si débile, la fin de sa race, et qui m’aime, Seigneur ! Vous savez que vous m’avez concédé la gaieté, presque l’enfance, à moi aussi, et que les petits, avec moi, sont heureux… En un an, ils m’ont aimé tous deux ; je suis leur aide joyeuse, Seigneur !… je fais rire l’enfant… Maître, les dénoncerai-je ? »
*
L’allée s’élargissait ; la pavée devenait de plus en plus somptueuse ; il ne devait pas rester une fleur dans les parterres ; quelle moisson avaient-ils osée ! On avait pillé même les étangs : avant d’arriver sur l’esplanade, une nappe crémeuse de nymphéas blanchissait, qui servait de champ au cœur des Sept Douleurs, brûlant de sauges vives, comme enflammé d’amour. De longues lames de roseaux, couleur d’acier, le perforaient ainsi que des glaives ; et le cœur troué saignait en roses noires.
« … Des Sept Douleurs, des sept Couteaux, au cœur de votre Mère, vous avez transpercé celui de cet homme. Lui porterai-je, Seigneur ! le dernier coup ? »
La procession avançait sous les arbres ; le vent s’était tu comme pour immobiliser les ramures, les pétrifier en nef haute d’église, en ogives vivantes où les lierres sculptés étaient verts, les oiseaux chantants ; nef d’arbres, si profonde et si drue que les flambeaux y luisaient dans une ombre presque crépusculaire.
Le cortège déboucha enfin sur la terrasse du château entourée de balustres, et le reposoir apparut au centre de la demeure. La maison élevait ses lourdes ailes à la Mansart, ses combles carrés, ses immenses fenêtres à petits carreaux et impostes. Le rez-de-chaussée avait été tendu en entier d’une étoffe cramoisie, au milieu de laquelle étincelait le reposoir, garni de damas, chargé d’argenteries et tout embrasé des feux, qu’agitait la brise magnifique de l’été.
Alors le curé comprit que ce n’étaient pas les messieurs de Ghauville seuls, qui attendaient, qui étaient présents, mais encore leur famille, leur maison ; au long de la tenture on avait accroché les portraits d’ancêtres. Ils y étaient tous, depuis Raoul qui mourut à Fornoüe, jusqu’à Raoul tombé à Bac-Ninh ; ceux des Valois en toques à plumes, et ceux des Bourbons en perruque ; les dames, en grand vertugadin, portant des oiseaux, et les évêques en mozetta bleue, serrant des croix ; les cardinaux en pourpre lustrée, les commandeurs de Malte, tout écarlates. Un seul cadre tenait sa place mais était vide : le Ghauville qui au seizième siècle s’était fait huguenot.
*
L’abbé voyait pour la première fois ce spectacle traditionnel, renouvelé chaque année, mais qui toujours attirait du monde. Le prêtre s’arrêta une seconde et, vers ce haut château couvert de fantômes sous le soleil, il tendit imperceptiblement l’ostensoir :
« Soyez en paix tous ! vous qui avez tant travaillé pour la grandeur du pays et pour sa beauté… Ah ! si je dénonce, Seigneur ! irai-je pas jusqu’à les atteindre, eux ; et cette procession qui ne s’est jamais interrompue, sauf aux tragiques jours de Thermidor, depuis des siècles, sera interdite… Mon Dieu…, je sais bien que nul moyen temporel ne doit s’invoquer, mais dans ce pays où tout est tradition, en face de cet homme que tous estiment, de cette famille qu’ils respectent, n’est-ce pas nous, plus qu’eux, qui souffrirons du scandale ?… Qui aurai-je avec Vous, sur la route, l’année prochaine ! »
Le soleil se couchait juste en face de l’ostensoir ; les deux rayonnements semblaient se lier et s’unir dans une trame de rayons doublés, dans un flamboiement symétrique. Les paysans chantaient à l’unisson, cet unisson maladroit des chanteurs frustes, mais qui émeut de paraître si naturel ; chaque voix exprime son âme ; les dissonances paraissent des inflexions personnelles.
*
Quand les accents tumultueux du Tantum Ergo se furent apaisés, l’officiant prit l’hostie dans sa gloire et l’éleva vers le ciel, au milieu des tintements. De la très haute terrasse, on dominait la plaine d’Ouche à des lieues. Il bénit les terres aux moissons vives, les prés qui bleuissaient, les animaux paisibles dans la campagne, les fermes blotties :
« Ayez l’abondance heureuse et charitable… que les blés blanchissent sur les glèbes et que verdoient les herbes sous les troupeaux… Ayez le tranquille amour et la certitude… œuvrez et dormez sous le regard de Dieu. »
Puis le geste descendit sur la foule qu’il bénit tout entière, quand le prêtre croyait presque toucher chaque âme à part ; et l’hostie s’arrêta sur le marquis, sur son fils, courbés au centre de l’esplanade :
« Seigneur, permettez que pour Vous, je les remercie ; vous êtes leur dernière réception ; Seigneur, ils sont trop pauvres pour fêter d’autre que Dieu. »
*
C’était fini. Maintenant on imposait l’ostensoir aux enfants. Le curé mettait un pan de son étole sur les fronts bouclés des garçonnets ou sur les têtes rases des nouveau-nés, dont on défaisait la coiffe ; puis, un instant, il y posait le grand soleil au cœur ineffable, comme sur un vivant piédestal.
Le petit châtelain fut le dernier. Sur lui le prêtre immobilisa plus longuement l’ostensoir :
« Oh ! Seigneur, si Vous le permettiez… un mouvement, un seul mouvement de votre Pensée, et ce corps douloureux serait guéri… »
Le cortège se reformait… les MM. de Ghauville reprirent leur place et le prêtre songeait :
« Ma pitié pour eux et ma tendresse sont trop fortes, trop humaines, et Seigneur, peut-être me cachent-elles mon devoir. Éclairez-moi. »
. . . . . . . . . . .
À la grille le marquis abandonna la procession et, pour ramener son pauvre enfant, le prit dans ses bras :
— Mais je ne suis pas si fatigué, papa ; avec un tout petit peu de repos je vous aiderai à ranger, je vous assure… comme notre pavée était belle et comme M. le curé avait l’air content.
À Monseigneur l’Évêque de N…
Monseigneur,
Suivant votre volonté, j’ai le devoir de porter à votre connaissance que mon principal paroissien, M. le marquis de Ghauville, ne veut point interrompre son abonnement au journal que vous avez proscrit dans votre mandement de Pâques. Je prie humblement Votre Excellence de considérer la valeur morale de M. de Ghauville qui est grande ; l’influence dont il jouit à bon titre, et aussi les difficultés et la solitude de sa vie. J’attends des ordres pour régler ma fréquentation au château, et pour une procession qui s’y rendait annuellement, depuis les temps les plus reculés…
. . . . . . . . . . .
L’année suivante la procession ne tourna pas à la grille du parc. L’abbé serra douloureusement, contre lui, l’ostensoir : la grille toujours ouverte était cette fois hautainement close.
Et le prêtre trembla plus fort : il avait vu, derrière, le marquis de Ghauville, encore plus ravagé ; son petit garçon, encore plus diaphane : tous deux, à genoux dans la poussière, et venus saluer Dieu – au seuil du domaine interdit.
À C. de Bénazé.
Le dernier petit hobereau de notre pays est mort, avant-hier, au soir tombant.
On ne le verra plus, épais mais vif, rouge de teint, argenté de cheveux, fumant sa grosse pipe en inspectant les pommes. Il ne donnera plus le pain bénit aux Rameaux : aux Rameaux, sa servante fidèle posera son brin de buis sur la tombe… On ne l’entendra plus, quand il ramassait un lièvre :
— Cor un capucin qui manquera au moustier !…
La mort l’a boulé, lui aussi, mais sans éclair ni bruit… Il ne sourira plus aux filles jolies : la belle qu’il a rencontrée au bois, la belle l’a pris.
Dans le printemps taquin, il était sorti : le jour bleuissant et tous ses arbres attendaient qu’il les complimentât ; il est sorti sans sa houppelande brune. En rentrant, il a dit :
— Ma Jeanne, allume chez moi : j’ai pas chaud.
« Le père Houville est resté »… « Le père Houville va pas fort. » Après dix jours : « Pauv’ père Houville qu’est au mouroir… »
Depuis ce matin, une vieille femme frappe à toutes les portes : elle a son costume de cérémonie, bien noir, et son bonnet montre un tout petit nœud de crêpe. On lui ouvre : elle salue gravement, et tend une enveloppe de deuil :
Vous êtes prié d’assister aux obsèques et inhumation
de
Monsieur Edme, Martial, René de HOUVILLE
Maire de Houville
Médaillé du Tonkin et du Dahomey
De la part du Conseil municipal, de ses chers Amis
et de sa servante.
On a dit à la vieille :
— Entrez !
Elle s’assiéra, une minute, mais n’acceptera rien, ni à manger ni à boire… On sait la nouvelle, mais on fait quand même : « Héla !… un si bon homme. » On ajoute parfois : « Mais… pourquoi donc sa nièce fait-y pas part ? » La messagère ne répond point : seulement un mouvement de bouche. Puis elle se lève ; puis, sur le seuil, gardienne des rites anciens, elle se retourne et prononce :
— La santé bonne, à toute la maison !
Il n’avait jamais eu d’automobile, mais qu’il était beau à voir quand, tout fiérot, il rejoignait, le vendredi, le marché de Broglie, avec sa jolie petite voiture et sa jument grise ; près de lui, d’ordinaire, une fermière endimanchée :
— Montez donc, la mère, ça ira plus vite et mieux !
— C’est pas de refus, monsieur de Houville : la panière pèse !
Il menait bien droit ; toujours avec des gants, à la vérité aussi écorchés que saint Barthélémy, mais sans déchirures. Le petit hobereau nommait un cheval un « bourrin », ses guides « mes ficelles », mais que tout son attelage était bien tenu !
Au marché de Broglie, il ne vendait rien ; n’achetait que son carré de raie ou ses deux merlans ; il venait pour son modeste plaisir : jouer à l’os ; il y était « terrible ». En entrant à l’hôtel, il disait : « Messieurs, dames ! » car on doit respecter les manières de chaque société. Seulement, si la duchesse l’arrêtait, lui demandant un conseil pour ses chiens – il était merveilleux vétérinaire – on voyait Houville arracher son gant comme si le feu eût été au cuir, saisir délicatement la main qu’on lui tendait, et la baiser ; arrondi, talons joints, il créait immédiatement une solitude, un salon, dans la foule paysanne.
Il ne descendait pas de grands seigneurs, mais d’une famille très près de la bourgeoisie rurale, d’ailleurs pleine d’honneur et d’intégrité ancestrale.
On ne le recevait plus. Volontairement, après la mort de sa femme et de son fils, il avait refusé les invitations :
— Tu comprends, disait-il à Jacques de Galart avec qui il s’entendait bien, il m’est impossible de rendre… Alors, piquer l’assiette ? Va te faire fout’.
Il ajoutait :
— Faudra devenir croquant…
Au bout de vingt années, il n’y parvenait pas.
. . . . . . . . . . .
Le testament de sa femme l’avait vilainement dépouillé. Jamais un mot de reproche ou de plainte : « Ce qu’elle a fait est bien fait. » À l’anniversaire de sa mort, il achetait toujours un pot de cinéraires pour sa tombe. Le jardinier ambulant du marché en savait l’emploi, et servait Houville avec une considération attristée.
Peut-être avait-il jadis trop aimé les jeunes femmes ? Peut-être était-ce la cause de cette vengeance du testament ? Il restait encore sensible aux jolis visages, aux longs corps sveltes ; mais qu’il semblait loin de toute grivoiserie, au milieu des fraîches paysannes de vingt ans, qui l’entouraient au sortir de la messe, comme une volée de colombes familières ! Pour toutes, il était un ami, un oncle tendre. Jamais, dans ce pays, où attribuer des amours chaudes n’est point calomnier, on ne jasait sur lui. On souriait avec une pointe de fierté – nationale – de sympathie, d’envie gentille : « Le vieux luron ! » disaient les paysans, parce qu’ils n’avaient pas d’autre mot, mais l’exprimaient-ils encore avec un soupçon d’attendrissement, qui le purifiait.
Houville demeurait enthousiaste, hautement ; quand il trouvait quelqu’un de son ancienne caste :
— Avez-vous vu la petite Fortier ? Faut honorer ça, mon cher… un gros bouquet de roses dans un sabot !
On le rencontrait lui-même, à cul sur un talus entre les primevères, qui se reposait en patoisant avec une bergerette vive, regardée droit aux yeux ; ses deux beaux chiens, qui venaient du chenil de Charles X, par descendance surveillée, attendaient près de lui, réprobateurs.
Quand il fumait sa pipe, à sa terrasse, et que passaient ses petites amies sur la route lointaine, son œil de chasseur les reconnaissait vite, et, de la paume haute, il les saluait ; elles répondaient par le même joli geste de la main, celui d’une jeune femme, dans une Victoria qui trotte. Toutes les filles saluaient ainsi : le vieil homme contribuait à la grâce de l’amour.
*
Lui-même grattait, sarclait ses tombes ; déjà, au temps de son aisance, il y tenait. Maintenant que son Julien dormait là, le soin était devenu piété. L’enfant avait été son exaltation d’amour, son émerveillement.
Il est vrai que le petit ne se départait jamais d’une telle douceur tendre : « Comme une fille… », disait Houville, étonné, troublé ; il y sentait une anomalie dangereuse, en se rappelant sa jeunesse de dénicheur, de galopeur de poulains et de chipeur de cerises. L’enfant, seul, lui bouclait ses colères, toutes ses vigoureuses colères d’homme sanguin qui voit juste : « Oh ! non… papal » et la petite main, la main frêle s’élevait suppliante. Houville en gonflait mais retenait la tempête, rassurait son fils avec des yeux encore furieux, au-dessus d’une bouche qui voulait sourire.
L’enfant inquiéta ; on essaya le Midi : « … Papa… je voudrais bien revenir à Houville. » Il y fut ramené car le petit ne s’habituait pas à cette nature du sud, un peu fausse ; les grands soleils le rebutaient. Quand la menace se précisa, le père en perdit toute autre pensée. Bientôt, l’enfant ne put sortir de la maison ; Houville mangeait à peine, ne fumait plus ; il abandonna la chasse, rôda six mois autour de la gentilhommière, comme pour la garder… Vainement.
Peut-être que sa femme ne lui pardonna jamais, non plus, d’avoir disparu à ses yeux dès que le petit fut malade.
*
Houville n’était pas dévot : il était pieux et soumis. Le dimanche, après avoir assisté à la messe, il allait cependant chanter vêpres. Il s’y sentait beaucoup plus à son aise, plus heureux qu’à la messe. Et pourtant qu’elles sont mélancoliques, les vêpres campagnardes, dans leur abandon ! Les vêpres d’été, surtout. De l’extérieur on entend les voix – si réduites – qui s’égosillent au milieu des inexorables étendues, de la lumière dure.
Houville glorifiait Dieu, lui rendait hommage avec les psaumes et les hymnes et les proses, sans être obligé de se conformer au mystère, et s’autorisant un peu de distraction. L’Eucharistie le tenait toute la messe dans une contrainte pénible. À cette heure vespérale, presque tout seul dans l’église, et chaussé de ses lunettes, il chantait la gloire divine, en braillant de tout son cœur.
Mais un dimanche, à la messe, le prêtre commença la lecture de ce mandement épiscopal où l’évêque, obéissant aux ordres pontificaux, notifiait la condamnation d’un certain royalisme. Houville dressa l’oreille, et quand des mots furent prononcés, qui semblaient d’ailleurs être écrits tout à fait pour lui, et dont le curé devait bien souffrir, le hobereau sortit de son banc, le referma avec grand soin, pour ne pas faire de bruit ; puis, après une génuflexion devant le tabernacle, il gagna la porte sur la pointe des pieds.
Toute l’église le vit – car son banc était dans le chœur, à toucher l’autel – le vit pour la dernière fois.
*
Ç’avait été spontané, irréfléchi, mais commandé par des mouvements profonds. L’école monarchiste à laquelle le bonhomme adhérait, ne lui était guère connue dans sa hauteur intellectuelle ; quand mourut la Gazette de France, en 1914, Houville fut très pantois : il piqua à la fourchette parmi les feuilles de droite, s’abonna au Gaulois : mais Meyer… et le ton ultra-mondain déplurent à ce rural : ces grandes réunions parisiennes, il les vomissait ! Alors il aborda l’Écho de Paris. Au bout de six mois, il s’aperçut qu’une doctrine lui avait été nécessaire. On en manquait ici. Je ne sais quel confort réchauffant qu’il prenait de sa Gazette de France, ne lui parvenait plus : il saisit que ce beau journal, bien imprimé, lumineux, restait celui d’une bourgeoisie heureuse, qu’il définit pour lui-même : « Des jouisseurs, là-dedans ! » Le sens du sacrifice vivifiait cette âme confuse, avec le goût de l’énergie. Grâce au marquis de Chanceray, le délégué des princes, qu’il trouva dans une battue de biches, Houville devint l’homme d’un journal ; d’un seul, qui venait, dans ce matin de dimanche, d’être interdit.
*
L’accent de son nouveau quotidien agitait, chez Houville, ce royalisme qu’il gardait dans le sang, comme l’attrait du gibier, des terres bien faites, si la philosophie du journal le dépassait : « Je lis Léon, toujours, mais pour Charles… je le salue… » (quand, en Haute-Normandie, on n’a plus d’argent pour la quête, on salue la sébile.) Le vieux guerrier, qui avait fait le coup de feu avec le général Dodds demeurait sensible au souffle belliqueux sorti de sa feuille : « Sont des crânes ! » et pour un rien, il eût décroché le fusil ou « la carabine à cochon » (sanglier). Au fond de lui-même existait le désir d’une fin vaillante, sous le soleil ou la ramée : mourir en vraie bête des champs ou des bois.
Houville avait une nièce ; une charmante et sainte fille qui avait renoncé au cloître pour élever Raoul, le fils de son frère mort, donc petit-neveu du hobereau. Houville aussi chérissait l’enfant ; c’était à lui qu’on destinait les champs et la gentilhommière ; une grosse partie de la gêne du vieillard venait de sa « soutaillerie » : épouvanté par les droits d’héritage, il amassait une somme qui permît à son neveu de garder toutes les terres, après lui. Sa nièce était aussi sa filleule ; c’est lui qui lui avait conféré ce beau nom de Marie-Madeleine, témoin de la seule sensualité de l’Évangile ; et ce nom accablait la pauvre femme, dans son humble vie, sa pure vie, ainsi qu’un manteau ceinturé d’or, pour aller au marché.
Au début, Marie-Madeleine partagea l’enthousiasme de l’oncle Edme : obéir à Dieu, obéir au roi, les deux allégeances se ressemblaient. Tout au plus ressentait-elle la surprise, un peu indignée, d’épithètes vives, de quelques trouvailles gauloises, dans le fier journal.
— Ce sont des soldats, ma chère-chère, rétorquait l’oncle, et toi, une plein-vent, la meilleure de toutes, mais plein-vent, quand même, fillette !
Et il riait de ses fortes joues.
*
Mais quand la condamnation fut promulguée, Marie-Madeleine tenta d’y soumettre l’oncle – avec une tendre timidité – espérant toujours que cela aurait un terme, s’arrangerait ; qu’il ne fallait pas trop insister. La première fois, Edme se redressa dans son fauteuil, écouta avec gravité ; déposa même sa pipe, par respect. Il discuta : les positions furent maintenues, car, d’un commun accord, et s’aimant trop, ils ne voulaient pas se croire séparés.
Elle espéra la victoire – un début de victoire – fit une neuvaine qui devrait apporter une aide spirituelle. Communion journalière, sept kilomètres à faire à pied, en hiver ; et, le neuvième jour, forte de ses prières, de sa foi, elle tenta l’escarmouche pieuse. L’oncle ne répondit rien. La dialectique de la jeune femme était plus courte que sa doctrine : elle reprit ses arguments. Doucement, il interrompit, avec sa gentillesse, celle qu’il gardait toujours près des femmes :
— Ne recommence pas, mon enfant. C’est bien inutile ; je ne puis abandonner ces idées : celles de mon père, de mon grand-père.
— Mais vous resteriez royaliste, oncle Edme ; moi je suis toujours royaliste, vous savez !
— Oui, à titre pur ; sans plus rien fiche… Alors, pense que ce sont ces vaillants-là et la France, que je ne puis trahir. Et, regarde, Marie-Madeleine, ceux qui applaudissent à la condamnation… Regarde ceux que l’Église, maintenant, encourage ; qu’elle décore… Celui qu’elle bénit… J’aimerais mieux brûler mon pauvre Houville, entends-tu ! moi ! que de les y recevoir. Ne parlons plus de cela, jamais.
*
Au télégramme de la servante annonçant l’état grave, Marie-Madeleine accourut, troublée jusqu’à l’affolement. Sa pureté d’âme, les certitudes de la femme qui vivait en Dieu, lui montraient la mort attendant pour fixer une éternité ; si l’oncle devait partir, qu’il partît en règle ! Quand elle le vit somnoler dans l’accablement du sommeil grippal, elle eut la sensation de se jeter sur lui, de le secouer, de le frapper avec ce mot : « Mort ! mort éternelle ! » qui l’emplissait elle-même d’une affre sans nom.
La sorte de sécurité, de courage indifférent, qui apparaissait chez le vieillard lui semblait un piège du démon. Il fallait sentir sa griffe dans tout ceci. Le démon ne devait pas être loin ! En veillant, ses yeux, fatigués par l’éclat des draps, hésitaient à fouiller les coins obscurs de la grande chambre.
Si, tout à coup, elle le voyait, accroupi, comme une énorme chauve-souris tombée, matérialisé enfin, dans cet angle !… « Pitié, Seigneur ! »
. . . . . . . . . . .
Le cinquième jour, le médecin la prévint que le cœur flanchait, qu’il fallait des piqûres.
Marie-Madeleine annonça les piqûres. L’oncle eut un léger sursaut, s’arrêta, la bouche ouverte :
— Ah !… fit-il, ah !… C’est donc la fin… (Il branla un peu la tête.) Bien. L’argent pour l’héritage est presque au complet… il est sous la trappe de cheminée… dans un coffret rouge…
Était-ce l’occasion donnée d’En-Haut ?
— Oncle Edme, ce n’est pas si grave, mais il faut faire attention. Ne voudriez-vous pas, aussi, mettre ordre à vos affaires de conscience ? Voulez-vous que je prévienne le doyen ?
— Si tu veux ; mais… les choses politiques… Ma chérie ! pas facile… Je ne renoncerai pas.
— Mais qui le saurait ?
— Si je revis, il faudrait que je leur renvoie leur journal… Vingt ans d’abonnement !… les pauv’ petits ! Si je meurs – je crois que je vais mourir – alors c’est trop facile ; c’est une lâcheté.
— Il n’y a pas de lâcheté vis-à-vis de Dieu !
— Si, envers la France.
Il se fatiguait ; le souffle manquait un peu ; elle allait reprendre, il aspira profondément :
— Dieu est gentilhomme ! fit-il.
Puis il tourna la tête comme pour dormir.
*
Puisqu’il acceptait de voir un prêtre, elle appela le doyen et attendit avec ferveur : la voiture revint sans le prêtre qui ne pourrait se présenter à Houville que le lendemain. Peut-être était-ce providentiel : l’oncle paraissait attendri.
Il s’était fait donner le chapelet qui avait été aux doigts morts de son petit garçon. De temps en temps, il priait, car on voyait murmurer ses lèvres, et, sous le drap, sa main faire avancer le chapelet.
La nuit fut douce ; dès le jour, le doyen arriva. Il semblait soucieux, s’entretint longuement avec le malade, et quand il apparut à la porte, la tertiaire sentit que la victoire échappait encore.
— Il ne veut pas… Votre pauvre oncle a été trop formel ; son choix fut public ; je suis obligé de lui faire signer une formule de renonciation… Arriverons-nous jamais ?
— Alors, s’il mourait ce soir… ce serait… des obsèques civiles ? Ici !
Le prêtre ne répondit pas ; elle éclata en sanglots.
. . . . . . . . . . .
Quand elle rentra, comme il était changé ! Il avait l’air malheureux lui aussi :
— Ma pauvre chère fille… Je ne puis pas, puis pas… ce serait trop trop lâche…
Il redit avec une lassitude si grande :
— Trop lâche.
Marie-Madeleine fut reprise de ses sanglots ; quand elle put parler, elle fit avec force :
— Si vous mouriez ainsi, mon oncle, vous ne pourriez avoir de prêtres à vos obsèques. Moi-même, je devrais partir. Que dirais-je à Raoul ? Je ne pourrais même l’y mener.
— … un exemple, pour l’enfant… Ouvre la fenêtre, Madeleine… Que j’entende les oiseaux…
À bout de forces, il disait « Madeleine » ; son ancienne dilection survivait, puisque, de ses poumons épuisés, il soufflait encore le nom de la pécheresse.
Quand sa nièce voulut faire la seconde piqûre, l’oncle refusa, en lui caressant doucement la main :
— Inutile… Je ne veux plus ; merci, ma chérie…
Qu’il restait bon quand même… Ne pas s’amollir.
Il commençait de passer ; en homme de la terre, stoïquement… Le vieil Houville semblait attendre une arrivée lointaine ; il prêtait l’oreille… Son hâle de grand air s’était éclairci, et le visage prenait un émaciement noble.
Le doyen ne reviendrait pas avant le lendemain. Marie-Madeleine mit au chevet de l’oncle une image de sainte Thérèse de Lisieux, aux bras pleins de fleurs. L’oncle Edme eut un tout petit sourire, la salua des yeux et dit :
— Bonne… charmante…
Légèrement tourné sur le flanc, il paraissait reposer ses regards sur la Carmélite.
Le médecin fut très inquiet : l’être atteignait les régions sombres où la vie vacille, hésite.
— Enfin ? demanda Madeleine.
— Ira-t-il jusqu’à la nuit ?… Je crains bien…
*
Ils étaient donc venus les instants dont elle doutait encore… Alors, avec le courage tremblant d’une vierge qui entre dans l’arène, elle engagea le dernier combat :
— Il faut laisser là toutes les choses de la terre, mon oncle ! l’orgueil, les idées… Il ne s’agit plus que du ciel ! Si vous ne voulez pas signer la renonciation, dites-moi, simplement : « Je renonce… » Je jurerai sur mon âme – et cela suffira.
— Non, fit-il, pas mentir… La France…
— Oncle ! Mon oncle ! vous aimez Dieu, pourtant !
— Oui…
— Mon oncle… Si Julien avait été à ma place, il aurait su vous convaincre, lui qui est mort si près de Dieu ; en voyant Dieu.
… Un sourire ineffablement doux, pourtant presque imperceptible : le fantôme d’un ravissement…
— Mon Julien…
— Il vous désapprouve, mon oncle ! Soyez-en sûr. Là-haut, il vous attendait… Et maintenant… Vous allez être pour lui un réprouvé. Il vous repousserait, mon oncle… Entendez-vous !
— Oh ! non ! pas cela…
— Mon oncle ! cria-t-elle, au comble de l’angoisse, dans l’espoir et l’horreur de sa violence. Mon oncle, renoncez ! ou vous ne verrez plus Julien !
D’affreuses larmes jaillirent, dans une expression si désespérée, de ces yeux qu’elle fixait, qu’elle tentait de dominer, que tout son effort lui parut abominable. Elle perdit la tête :
— Non, mon oncle ! J’ai tort !… Julien sera près de vous… Est près de vous… Je jure !…
— Il ne m’attend plus… mon Julien… Oh !…
L’agonisant eut une plainte où toute sa vie, ce qui lui restait de vie, souffrait. Mais, soudain, le vieux soldat se reprit, dans une énergie très haute : le loyalisme suprême du partisan qu’on va fusiller, et qui, même blessé, se redresse, en appelle à ses maîtres :
— J’aurai saint Louis ! proféra-t-il, d’une voix qui remplissait la chambre ; saint Louis !… et Jeanne d’Arc !
Puis, s’immobilisant enfin, avec une sorte de dureté qui lui rivait les traits, il se laissa mourir.
À Henri Massis, les plus hauts sentiments.
M. de Ghauville était maintenant très vieux ; la pauvreté et la solitude avaient posé sur lui leurs mains inexorables ; tout n’était que ruines, de sa famille, de sa vie : il ne lui restait plus que sa fierté. On le voyait, à la tombée de la nuit, sortir encore du parc envahi par le lierre et l’herbe, pour reconnaître son pays, sur quoi erraient ses yeux las. Ainsi, avec sa haute maigreur, immobilisé sur quelque lisière, il semblait un vieil arbre brisé, dans le soir.
Jusqu’à sa dernière journée, sans doute, il entretiendrait, essayerait de bien faire ; le matin, sur l’outil, il remuait le gravier devant le château ; chaque année, il repeignait lui-même quelque extérieur, attentif à ne pas répandre cette peinture blanche qui coûtait si cher. Les grands parterres avaient disparu ; ne demeuraient que leurs formes enveloppées de gazon. Depuis longtemps tous les orangers étaient morts, dans l’orangerie sans vitres, mais soigneusement close et balayée. Il ne restait près du château, juste en face de son cœur, qu’une plate-bande fleurie à laquelle travaillait le vieillard : un parterre de lys.
*
Sa servante lui disait bien :
— Mais, je pourrais aussi tenir les lys, monsieur le marquis, comme mon jardin, si vous vouliez ?…
— Non, Madeleine, tu ne pourrais pas.
Alors, à genoux, avec de la peine, il sarclait ses fleurs, et lentement, fouissait et binait les terres chaudes… Comme ils montaient, les lys ! Sans une feuille jaunissante, sans une macule, ils érigeaient leur sceptre de fer pour supporter chacun trois fleurs épanouies.
Le marquis de Ghauville n’avait plus rien : ni voiture, ni chevaux – pas même un âne : toutes les pauvres ressources passaient aux toitures. Il maintenait, incertain même de savoir ce que deviendrait la maison, après lui, puisqu’il était le dernier.
La vieille race avait lutté mille ans ; connu les croisades, les guerres et les pestes ; réalisé, acclamé cent victoires, et un peu de sa gloire brillait au front de la province, du Pays même : elle allait mourir ; le vieux jardinier ganté, qui se penchait sur la corbeille, restait l’ultime descendant de ces seigneurs de terre et de mer.
Dieu ne voulait plus d’eux… Cela était bien : le vieillard ne récriminait pas.
*
La nuit avait été terrible : un de ces vents de l’Ouche qui sont des tempêtes, dont la force est doublée par le seuil d’Écouves, le saut dans l’Orne, pour remonter et atteindre l’immense déclivité rase du plateau. Les autans y roulent alors comme des chars de guerre. Toute la nuit, l’ouragan avait crié, bondi ; encore sa puissante rumeur grondait-elle dans les cimes. Le vieillard avait écouté, pensif et soucieux… Les toits ! les arbres !… Ah ! les toits ! il ne pouvait pas les réparer lui-même, comme le reste : il essayait, par-dessous, sans réussir. Qu’allait-on découvrir en sortant ?
Son premier regard fut pour les lys, qui brillaient, hauts, tranquilles : ils n’avaient pas souffert ; les toits semblaient ne rien avoir… Aux arbres ?
Il se heurta aux branches mortes, aux branches cassées… Que de bois mort ! Mais, où le vent arrache-t-il tant de bois mort ? toute cette décrépitude invisible des ramures ? Et aussi que de feuilles vives !
Il commença de déblayer, et, débile, traînait les trop longues branches sans les soulever tout à fait… En faudrait-il, des jours, pour remettre en ordre ! Mais rien de grave. Il continua, avança le long de l’allée, tourna la courbe… Ah ! Ah !… il s’était arrêté net, frappé jusqu’à l’âme.
Il ne reconnaissait plus le parc ! Des larmes jaillirent de ses vieux yeux : l’ouragan avait déraciné le grand chêne, son chêne ! Une aveuglante clarté, une nudité affreuse, une blancheur de détresse, surgissaient où, hier encore ! s’étalaient les entrelacs magnifiques des branches ; la complication des fourches, l’opulente ramure… Le chêne était mort ; le chêne avait été tué cette nuit ! Dieu lui retirait cela aussi, encore, pour si peu de temps qui lui restait, avant qu’il ne le pût connaître… le chêne ! orgueil et maître du parc ! le chêne, déjà gros sous Louis XIII : l’ancêtre de tous les arbres de la contrée, comme sa famille en demeurait la plus vieille : « Ghauville est un des noms les plus anciens de la province », disaient les généalogistes ; et les forestiers ; « Le chêne de Ghauville est le plus vieux du pays… » Foudroyé ; déraciné !
*
C’est dur, un vieil homme qui pleure ! Il avalait ses larmes, se sentait vaincu – une fois de plus – toujours. Il s’approcha, mit ses doigts sur la forte écorce. Le vieillard se trouvait perdu au milieu d’affreux éclats de branches, de membres cassés et blancs, de chairs éparses. D’énormes fractures saignaient leurs sèves ; des nids de corbeaux gisaient à terre, comme des bombes non éclatées ; un amas indescriptible de choses agonisantes ; pourtant sur une puissante branche horizontale où, depuis trois cents ans, l’humus se déposait, fleurissaient des pervenches, intactes, heureuses.
Le chêne, fracassé, créait un taillis nouveau, sur un demi-hectare : une cépée nouvelle, étrange, hirsute, d’où sortaient des arbres jamais vus, avec des racines blanches, des cassures aux lambeaux fougueux, aux éclisses ployées.
Ô Dieu… le chêne !
La masse de terre soulevée par l’arrachement était aussi haute et large qu’une chaumière ; et loin, même sous les hêtres, traînaient encore des débris de l’explosion, de l’éclatement des branches en touchant le sol. Quel tonnerre avait dû faire trembler la nuit ! Le maître s’assourdissait, maintenant, et le déchaînement de la trombe couvrait tout…
« Tiens-toi, Ghauville !… »
Deux jeunes gens regardaient, de l’autre côté de la clôture basse, qui le saluèrent. Eux aussi étaient consternés ; le grand arbre découronnait, par sa chute, la forêt entière… le grand arbre de Ghauville… Ils passèrent sous les fils de fer et vinrent. Ils avaient salué le vieil homme, mais, en présence du désastre colossal, ils restèrent tête nue :
— C’était un fier arbre ! dit le marquis.
*
Au soir, vint le bûcheron :
— Oui, l’arbre est mort, fit M. de Ghauville ; mon pauvre Bastien ; il aurait bien pu m’attendre…
Au soleil couchant, la dévastation semblait encore plus frappante, terrible… Le bûcheron toisait, respectueusement :
— Il fait cinq mètres soixante-cinq de tour, monsieur le marquis, à deux mètres des racines ! (Il mesura encore, se frayant passage dans les branches mâchurées.) Et douze mètres quatre-vingts de bille !
Le marquis hochait la tête…
— J’aurai du mal à trouver un passe-partout assez long, disait le bûcheron ; je le débiterai tous les trois mètres cinquante… Y en a un cube, en planches de première, et pour de l’argent !
— Oh ! non, Bastien, tu couperas seulement une longueur de deux mètres et vingt centimètres, ici ; d’ici à là… Je n’ai jamais vendu un morceau de bois du parc, et… Voilà ! Le surplus, tu le couperas pour le feu. Dépêche-toi, que je replante à l’automne. Les grands arbres sont beaux, mais leur ombre… Dans dix ans, là où nous sommes, il y aura trente jeunes chênes.
*
Ils s’y mirent à trois hommes : les stères qu’ils tirèrent de l’arbre firent soixante mètres de cordées, sans compter le cotret, ni le fagot, édifié en hutte.
— On portera la bille chez le scieur, ordonna le marquis ; dedans, on débitera des planches de huit lignes. Compris ? Bien.
Au fermier, il expliqua :
— Ce chêne-là n’est point comme un autre, vois-tu ; son chauffage ira aux pauvres. D’abord, tu m’en vas porter deux banneaux bien pleins chez M. le curé : qu’il m’excuse (la réserve, si ce n’est l’interdiction, durait toujours) ; tu expliqueras que c’était le plus vieux arbre de Ghauville. Puis donne quinze cordes à l’école, pour que le chêne profite à nos enfants, tout l’hiver. Le reste, tu sais les maisons malheureuses ; entre courses, tu le leur porteras, mon Jean, de ma part.
— Et le château ? Monsieur le Marquis.
— Il est pourvu ; va, mon gâs.
*
Quand les larges planches revinrent du sciage, on les posa sous le bûcher. Le marquis ne voulut pas qu’elles y demeurassent ; elles étaient lourdes encore de sève, leur séchage serait, bien long dans l’humide.
— Veux-tu m’aider, Madeleine ?
Le vieux gentilhomme et la fille courageuse, à grand-peine, montèrent les planches dans le grenier du château, sous le plafond d’une chambre ruinée où elles auraient de l’air et du chaud, exactement. Les fortes douves étaient pesantes ; il tremblait un peu et haletait beaucoup quand elles furent enfin allongées, séparées par des coins : quatre grandes largeurs rousses. Après un temps de repos :
— Va me chercher des clous et un marteau, ma fille ; je vais les épingler pour qu’elles ne se fendent point au cœur.
Péniblement, aujourd’hui, lui jadis si habile de ses mains, il les épingla, frappant à clous profonds, sur chaque section, une forte latte qui contiendrait la planche. Une lente rétraction se produirait, sans éclatement.
Madeleine regardait travailler le vieillard ; elle restait songeuse.
— Voilà, Madelon ! remporte ta boîte à clous, c’est fini. Je te demande pardon, mais elles pesaient vraiment trop pour moi tout seul… Tu les couvriras pour la poussière, n’est-ce pas ? avec les gravats qui chutent… Tu sauras bien où elles sont, insista-t-il ; hein, petite ?… Rappelle-toi, Madeleine, rappelle-toi bien !
La jeune fille avait détourné la tête, et, regardant toujours ailleurs, elle fit, d’une voix brève :
— Je me rappellerai, Monsieur le Marquis…
Il ne pouvait dormir : toute sa vie le reprenait ainsi parfois, avec ses beaux jours de jeunesse et ses hautes ardeurs ; et aussi les échecs, les deuils, les ruines, qui venaient, comme des vagues successives, affouiller la maison de Ghauville : ses morts, son enfant… la France dilapidée… Le roi, hélas, qu’il ne connaîtrait pas… Pourtant, est-ce que le pays ne commençait pas de remonter la pente… ne recommençait-il pas à aimer ? Est-ce que les cœurs ne désiraient pas mieux, plus que leurs basses ivresses ? Les temps changeaient.
Les persécutions s’atténuaient, peut-être. Les gens nouveaux auraient plus de souplesse que sa vieille carcasse n’en pouvait donner ; plus d’intelligence que sa tête dure. Lui, il n’était que passé et l’avenir ne reprenait-il pas de la lumière ?
Il ne pouvait plus dormir : il se leva, fit sa barbe – il se tiendrait propre jusqu’au mouroir ! Puis il regarda ses lys : jamais ils n’avaient paru aussi beaux : il les salua.
Alors, il rôda dans la maison, passa devant les maréchaux, les grand-croix, les commandeurs, et les jolies grand-mères qui semblaient si heureuses ; s’inclina devant le saint : « Pense à moi, bientôt, mon oncle ; à moi, qui serai seul… » Puis le vieillard parvint aux livres, aux parchemins, aux sacs d’archives : tout était en ordre. Il monta l’escalier, et, une à une, revit les chambres qui avaient été si joyeuses et si vives, jadis ; il entra dans la chambre de sa femme, trop tôt ravie, s’arrêta près d’une autre, fermée à jamais, et joignit ses mains tremblantes devant le petit vantail.
Il monta encore, parvint, au galetas où, sous leur suaire, les longues planches attendaient. Il les découvrit : leur blondeur moirée apparut… Mais… Il se pencha, puis se releva avec un sentiment d’émoi et de reconnaissance qui le faisait pâlir ; ah oui ! la fidèle servante se rappellerait, et elle avait compris… Entre les ais, à leur tête, la jeune fille avait glissé un petit bouquet d’immortelles…
. . . . . . . . . . .
Allons ! le monde était bien et valait l’espoir, qui gardait encore des cœurs pareils et de telles délicatesses… C’était bien qu’ils disparussent, eux, les seigneurs : comme, de leur seigneurie, se formaient de petites maisons heureuses, ainsi les débris de leur noblesse épuraient, façonnaient d’humbles âmes. Leurs races pouvaient mourir, au déclin des jours elles avaient servi. Ne pas désespérer de gens capables de ces respects, de ces mouvements d’âme.
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Le matin embrasait les nuées roses et duveteuses… Le vieil homme mit ses mains sur la haute lucarne, et regarda les choses. Son œil s’arrêta sur le parterre de lys, dont le parfum semblait monter jusqu’ici ; puis il contempla l’église brillante sous les rayons ; il dépassa la nef et regarda plus loin encore, plus loin toujours, vers le nord-est, où attendaient ces princes que tant il avait chéris sans les connaître… qui l’avaient abandonné sans jamais qu’il les reniât. Et soudain, l’église délivra ses cloches ; l’église parut s’associer à son acte loyal, chanter aussi les vieilles gloires et la jeunesse nouvelle, sacrer les destinées fécondes : le vieillard sourit.
Les oiseaux s’éveillaient ; des bêtes lointaines saluaient la lumière ; le cri vif des martinets criblait ; les hauteurs, faisait vibrer les combles… Que la terre était belle !
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Ainsi, près des planches, qui berceraient son éternel sommeil, en face du clocher et des lys, et debout sur sa ruine, le marquis de Ghauville, dernier de son nom, remerciait l’aurore.
Le Chamblac, mars – avril 1936.
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Mai 2024
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