Étienne-Léon de Lamothe-Langon
LE MONASTÈRE DES FRÈRES NOIRS
L’ÉTENDARD DE LA MORT
(1825)
J’embrasse mon rival, mais c’est pour l’étouffer !
RACINE
Jusqu’à ce jour je n’ai rendu
Qu’à la beauté mon pur hommage ;
Et, phénomène assez rare en notre âge,
À nul pouvoir je ne me suis vendu :
D’un pareil cas, sans trop se faire accroire,
Il est permis de tirer quelque gloire,
Lorsque surtout un bien faible talent
Ne laisse point à l’orgueil insolent
Le droit de partager la place
Où de grands noms inscrits avec éclat
Brillent sur le nouveau Parnasse
Qui s’élève en colonne, et décore avec grâce
Le magasin de monsieur Ladvocat.
Français en tout, à l’honneur, à ma belle,
À mes sermens resté toujours fidèle,
D’un nœud nouveau craignant de me lier,
Si quelquefois je change de modèle,
J’aime à parer mon simple bouclier
D’un nom charmant qui sans cesse rappelle
L’heureux accord de tout ce qui séduit :
Vertus, beautés, dont l’attrait éblouit ;
Douce candeur, franchise naturelle
Taille élégante, esprit par fois rêveur,
C’est vous alors, Hyacinthe, ô ma sœur !
C’est votre nom que je prends pour égide ;
En lui tout mon pouvoir réside.
De ce Mystérieux, de ce sombre roman,
Que Radcliff et son noir génie
Ont inspiré sans doute à ma folle manie,
Il doit être le talisman.
D.L.L.
L’esprit humain, en dépit des efforts qu’on veut tenter afin de le pousser vers la route du positif, aime à figurer dans le pays des chimères. Les contes de nos aïeules ont des charmes auxquels s’abandonnent les imaginations les moins exaltées ; et, par suite, en dépit de l’anathème que lancent maints censeurs contre le genre du roman à mystères ou à merveilles, il est encore celui qui trouve un plus grand nombre de lecteurs. La réalité, en général, est peu gracieuse ; les jouissances qu’elle nous procure manquent à tel point de vivacité, qu’on ne peut trouver étrange, si, pour y suppléer, nous nous jetons au milieu des illusions agréables ou attachantes, destinées à nous faire oublier nos chagrins permanens, ou nos inquiétudes momentanées. Des sensations fortes sont également nécessaires après les agitations politiques. On ne peut, tout d’un coup, passer au calme complet d’une vie ordinaire ; et l’âme vivement émue a besoin, pour revenir à son état habituel, de porter son attention sur des ouvrages qui remplacent, en apparence, la tourmente qui vient de finir. À la suite du règne exécrable de la terreur, quand la France entière échappait à la hache du crime, les romans de Lewis, d’Anne Radcliff, etc., furent recherchés avec avidité. Les événemens de 1814 et 1815, remettant les opinions en présence, et portant, de nouveau, de pénibles sentimens dans les cœurs, rendirent nécessaire le même genre de lecture. Alors parurent aussi les écrits intéressans de Jean Mayard, de Melmoth, de Frankheintein, de Han d’Islande, etc., tous goûtés du public, qui les parcourait avec avidité. À la même époque, nous osâmes essayer de crayonner de pareils tableaux ; et le goût du temps l’emporta, sans doute, sur les défauts de nos œuvres, qui obtinrent un succès peu mérité. L’Hermite de la Tombe, Tête de Mort, les Mystères de la Tour de Saint-Jean eurent aussi plusieurs éditions : et voici, en moins de quatre mois, la seconde du Monastère des Frères Noirs. Il est vrai que les temps ont changé, et que les idées entièrement désassombries, doivent se tourner vers de plus rians objets. La concorde et la paix qui pour nous renaissent avec le nouveau règne, semblent rendre moins nécessaires des lectures pareilles à celles de notre roman. Nous espérons néanmoins qu’au milieu de la félicité publique, il restera aux amateurs du Mystérieux quelque désir de reprendre, par intervalle, ce qui les intéressa autrefois.
Les sons d’une musique mélodieuse retentissaient dans les vastes appartemens du château d’Altanéro, situé sur la côte occidentale de la Sicile, à une distance à peu près égale des côtes de Messine et de Palerme ; depuis longtemps le soleil s’était caché derrière la mer d’Espagne, une profonde obscurité couvrait les cieux ; mais des milliers de flambeaux et de lampes élégamment décorées donnaient à l’intérieur d’Altanéro une vive clarté, qui l’eût disputé à celle du plus beau jour ; partout, dans le château, la joie éclatait en cent manières ; les vassaux, les valets, les écuyers, les pages du noble baron, marquis Lorédan de Francavilla, buvaient, riaient, dansaient tour à tour, et faisaient les honneurs du lieu à une foule attirée pour prendre part à la fête.
De riches tapisseries tissues d’or et de soie, des guirlandes de feuillages et de fleurs odorantes, des étendards blasonnés de diverses couleurs, des vases d’albâtre garnis d’arbustes rares, des cassolettes, d’où s’échappaient de suaves parfums, se réunissaient pour embellir les salles principales ; celle du festin s’ouvrait sur une galerie décorée par des colonnes de porphire, et donnant sur la mer ; là une table immense était dressée et couverte des mets les plus rares fournis par les forêts voisines ou par les profondeurs de la Méditerranée ; les vins de France, ceux de Grèce, coulaient avec profusion dans des coupes d’or ou d’argent, dont la matière le cédait en richesse au talent de celui qui les avait ciselées ; des cariatides supportaient une tribune dans laquelle étaient placés un grand nombre de musiciens qui, par des concerts séduisans, ajoutaient au charme de la fête.
Plus de trente chevaliers ou hauts barons s’étaient assis à la table du marquis Lorédan, et tous le proclamaient le plus généreux comme le plus aimable de la contrée ; on se plaisait à rendre justice à son mérite, à sa bravoure éprouvée ; et les grâces de sa personne, sa taille dégagée, ses noirs cheveux bouclés, son œil brillant, achevaient de le rendre cher aux dames, comme ses qualités le faisaient adorer de ses amis.
Depuis le commencement du repas la conversation avait été générale ; peu à peu on se rapprocha plus de son voisin, et les causeries particulières commencèrent.
– « Je crois, dit le sire Dorvilla, à son compagnon le plus proche, le chevalier Impériali, que nous avons vu rarement une fête plus belle que celle-ci ?
– » Vous pourriez mieux voir encore, lui répondit le chevalier, car notre hôte, en tout magnifique, cherchera à se surpasser sans doute dans celles qui suivront son mariage avec la belle Ambrosia, cette fille si vantée du duc de Ferrandino. – Ainsi, reprit le premier interlocuteur, cette union est décidée – Oui, depuis un mois ; ne le saviez-vous pas ? – Non certes, je n’en avais entendu que très-imparfaitement parler : j’arrive de France, et j’ignore ce qui s’est passé durant mon absence. En vérité, il y a des êtres bien favorisés du ciel ; Lorédan en est le premier exemple ; la fortune lui sourit de toute manière ; il a la faveur du monarque, l’amour de sa belle, la confiance de tous nos chevaliers, et, pour surcroît de bonheur, sa fortune déjà immense vient d’être augmentée par le don qui lui a été fait de ce superbe château et des terres considérables qui l’environnent. – Eh bien ! signor, répliqua Impériali, vous douteriez-vous que le seul nuage, troublant cette suite de prospérités, naît précisément de ce don qui ajoute tant à ses richesses. – J’avoue que la chose me paraît singulière, et je serais curieux d’en être éclairci. – Peu de mots me suffiront pour vous contenter ; on ne nous écoute pas ; je puis donc vous apprendre ce que vous désirez savoir.
Dès leur première enfance, une tendre amitié unissait Lorédan et Ferdinand, baron de Valvano, frère de mère du prince Luiggi de Montaltière ; celui-ci, plus âgé que Ferdinand et Lorédan de quelques années, se mit cependant en tiers dans ce délicieux sentiment. Bientôt Lorédan ignora qui lui était le plus attaché des deux frères, et lui-même aurait eu peine à choisir entre eux le plus cher de ses amis ; les ans, loin d’apporter quelque diminution à ce pur sentiment, n’ont fait au contraire que lui donner une nouvelle force ; les trois inséparables, comme on a coutume de le dire, ont toujours vécu ensemble, se servant mutuellement d’appui, plus puissans par leur nombre, et tendant tous au même but, en s’étayant de leur crédit. On les a vus parvenir, à une époque non encore avancée de la vie, au rang et a la considération qui ne sont ordinairement la récompense que de longs travaux ou de brillans services ; mais parmi eux la fortune a jeté un œil plus favorable sur le marquis de Francavilla, et elle s’est plu à le combler de ses faveurs ; il a su captiver l’amitié de notre souverain ; il a par sa vaillance acquis l’estime de nos généraux, et ses qualités aimables l’ont fait préférer par le duc de Ferrandino aux nombreux concurrens qui se disputaient la main de sa fille. Tout souriait donc à Lorédan : heureux à la cour, heureux en amitié, il allait l’être encore par un hymen de son choix, lorsque la providence a voulu le frapper dans l’endroit le plus sensible de son cœur.
» Ferdinand de Valvano est depuis plusieurs mois absent de la Sicile ; on dit que, conduit par le dessein pieux d’aller visiter le sacré tombeau de notre Dieu, et par les ordres secrets de notre monarque, qui lui a donné une mission pour le prince de Chypres, ce jeune homme a tourné ses pas vers la terre sainte. Un mystère profond couvre la cause réelle de ce voyage, et tout nous porte à croire que Lorédan n’en est pas même informé ; dès lors son âme ardente se livre à de pénibles soucis qui le tourmentent ; mais ce chagrin n’était pas assez fort peut-être ; la destinée lui en a réservé un plus cuisant.
» Il y a environ un mois que le prince de Montaltière disparut de son palais ; on demeura plusieurs jours incertain sur la cause réelle de cette subite disparition ; et déjà on se livrait à d’étranges conjectures, lorsque Lorédan reçut une lettre de son ami Luiggi, qui lui mandait que, lassé du monde dans lequel il n’avait trouvé que de l’amitié véritable, il allait chercher dans la solitude un asile contre le dégoût auquel il était en proie ; qu’on devait, pour lui plaire, éviter toutes les recherches ; que peut-être il ne reparaîtrait plus aux yeux de ceux qu’il chérissait, et qu’il leur demandait enfin pardon de les avoir abandonnés sans les prévenir de son dessein. À cette lettre était joint un acte par lequel le prince faisait don à Lorédan du château d’Altanéro où nous nous trouvons actuellement ; il cédait à son frère Ferdinand tous ses autres biens en Sicile qui lui venaient de sa mère ; mais il n’a pas disposé de ses domaines paternels, bien autrement considérables, et qui sont situés dans la Calabre, les Apennins et le reste de l’Italie.
» Ce double événement a causé à Francavilla une douleur véritable ; il a voulu retarder de quelques jours la cérémonie de son mariage ; car malgré la prière de Luiggi de le laisser tranquille, Lorédan a mis tout son monde en mouvement pour découvrir où il pouvait être caché. Ses recherches ont été infructueuses, et jusqu’à présent la retraite des deux frères est inconnue à leur ami le plus cher.
» Lorédan voulait refuser le présent que lui faisait Montaltière, mais toute la famille de celui-ci s’est élevée contre un désintéressement qui lui a paru un outrage. Francavilla s’est vu contraint d’accepter le magnifique château, et il est venu aujourd’hui en prendre possession, suivant l’usage auquel il ne lui a pas été libre de se soustraire. Voilà, signor le motif de la fête dont nous sommes charmés, et la cause de cette sombre douleur qui semble tourmenter notre noble et magnifique hôte. »
Dorvilla avait écouté avec une extrême attention la narration que venait de lui faire l’illustre Impériali ; et, tout en le remerciant de sa complaisance, il convint avec lui que le bonheur de l’homme n’est jamais parfait ; et souvent, dit-il, les peines les plus cuisantes lui viennent des plus douces affections de son cœur. En achevant ces paroles, un profond soupir s’échappa de ses lèvres, et Impériali ne douta pas que le signor n’eût à se plaindre, ou de l’amour, ou de l’amitié.
Cependant, plus le festin avançait, plus la joie devenait vive ; les gais propos de table, les chansonnettes amoureuses se mêlaient au son des instrumens, et déjà la fumée des vins exquis, qu’on servait à profusion, commençait à troubler plus d’une tête. Un chevalier distingué, le baron Contaréno, ayant rempli sa coupe d’une liqueur admirable par son goût et sa belle couleur pourprée, la porta en avant, et, regardant tous les convives : « Nous séparerons-nous, dit-il, sans avoir bu à la santé du maître de cette demeure hospitalière ? » Il achève ; chacun remplit à la hâte sa coupe, lorsqu’une profonde tristesse se peint sur les traits de Lorédan ; une larme s’échappe de ses yeux. À son tour, il se lève : « Oui, dit-il d’une voix tremblante, buvons au maître de ce château, mais buvons à son maître véritable. Puisse Luiggi, prince de Montaltière, nous être bientôt rendu ! puissé-je le ramener dans cette demeure, dont je ne me regarde que comme l’usufruitier. »
Ce discours, dicté par la douleur la mieux sentie, frappe tous ceux qui l’ont entendu. Un profond silence succède à la joie universelle, et Contaréno s’accuse d’avoir réveillé un profond chagrin. Cependant le vin circule ; chacun boit, et porte, ainsi que Lorédan le désire, la santé de Luiggi ; et toutes les voix en même temps s’élèvent pour souhaiter une longue vie et une suite nombreuse de prospérités à trois amis proclamés universellement être dignes de ce beau titre.
Francavilla ne tarde pas a s’apercevoir que son discours mélancolique a jeté du sombre parmi l’assemblée ; il cherche à y ramener la joie : « Chevaliers, dit-il, trente jours encore doivent s’écouler avant celui qui nous rassemblera à cette même table ; j’ose me flatter que tous ceux dont aujourd’hui je suis entouré, voudront bien m’accompagner à l’autel, pour être les témoins de mon union avec Ambrosia de Ferrandino ; je serais fâché si l’un de vous ne répondait pas à mon invitation, ou manquait à l’appel que je ferai avant l’imposante cérémonie. »
Cette invitation fut accueillie comme elle devait l’être ; chacun l’accepta avec empressement. Le baron Contaréno, cherchant à réparer sa faute involontaire, dit que la foule des assistans serait immense si tous les amis de Lorédan s’y réunissaient. « Sans doute, dit en riant le jeune Grimani, que Francavilla, dans ses amis, ne place pas tous ses voisins ; car il pourrait dans ce cas se trouver, lui et nous, en bien mauvaise compagnie ; je crois que son château d’Altanéro n’est pas loin de ces bois qui s’étendent jusqu’aux pieds de l’Etna, et là, dit-on, se rassemble une redoutable confrérie, dont le nom est même un objet de terreur. – Vous devez croire, Grimani, répliqua Lorédan à son tour, que j’ai peu de rapports avec les Frères Noirs ; car n’est-ce pas ainsi qu’on appelle ces hommes extraordinaires qui répandent l’épouvante dans ce canton ? – Il serait convenable, répliqua Grimani, que nous sussions à quoi nous en tenir sur ces mystérieux personnages ; et nous, dont les possessions sont les plus rapprochées de leur retraite, nous devrions, un beau matin, aller les visiter tous ensemble. – Vous voilà bien toujours le même, jeune imprudent, dit le marquis de Mazini, oncle de l’interlocuteur ; n’en avez-vous pas assez de toutes les mauvaises querelles que votre folle tête vous suscite tous les jours, sans vouloir encore vous aller quérir de nouveaux embarras. Ces Frères Noirs sont plus puissans que vous ne croyez peut-être ; leur nombre est considérable, leur accord redoutable ; ceux qui, insensés comme vous, se sont mêlés de leurs affaires s’en sont mal trouvés ; je pourrais vous en raconter plusieurs histoires ; elles serviraient à vous prouver qu’on ne doit pas s’attaquer à ceux qu’on ne connaît pas, surtout lorsqu’ils ont à leur disposition le secours des puissances infernales. »
Ce propos, prononcé d’une voix lente, mais solennelle, produisit son effet chez des hommes les plus superstitieux du monde. Les prodiges les plus étonnans paraissent rentrer dans l’ordre naturel des choses aux yeux des Siciliens. Plus d’un, en écoutant le marquis Mazini, frémit dans son cœur à la pensée de s’attirer l’indignation des Frères Noirs.
Cette conversation remplissait mal les intentions de Lorédan ; il voyait plus que jamais la mélancolie s’emparer peu à peu de ses nobles convives. Il ordonna qu’on apportât un autre service et de nouveaux vins ; tous les domestiques sortirent à la fois pour aller remplir ses intentions ; les chevaliers se trouvèrent seuls dans la salle. En ce moment une porte, qui donnait sur un escalier conduisant hors des murailles sur le bord de la mer, s’ouvrit avec un fracas inexprimable ; une troupe nombreuse de brigands, tous masqués et le cimeterre au poing, se précipitent dans la salle, et avant que les chevaliers, surpris de cette attaque inopinée aient pu se lever et se mettre en défense, ils sont saisis chacun par deux brigands qui les retiennent fortement sur leurs siéges ; quelques hommes s’emparent en même temps de la porte principale, de celles qui donnent dans les divers appartemens du château, et d’autres vont contenir les musiciens effrayés de se trouver à une fête pareille.
Quand ces dispositions sont prises, on voit cinq individus, couverts d’une longue robe noire ceinte par une ample ceinture rouge, s’avancer de Lorédan ; l’un d’entre eux se détache : « À toi, lui dit-il d’une voix sépulchrale, à toi, marquis de Francavilla ! Tes jours, jusques à cet instant s’écoulèrent purs et sans nuage ; cette prospérité a pu t’éblouir ; elle vient d’avoir son terme : de longues, d’affreuses infortunes vont se déclarer pour toi. Un ennemi nouveau, un ennemi implacable a juré de te poursuivre, de déchirer ton cœur, et de t’anéantir quand tu auras épuisé goutte à goutte la coupe de la colère et du malheur. À toi, marquis de Francavilla, à toi ! regarde cet étendard que ma main déploie, chaque fois qu’il frappera tes regards, attends-toi à une souffrance cruelle. Ainsi parle ce barbare inconnu, et sa main, par cinq fois, agite un étendard rouge, chargé de cinq têtes de mort de velours noir, posées sur des ossemens en sautoir ; à chaque fois que le sinistre étendard est balancé, les brigands frappent leurs glaives les uns contre les autres en répétant d’une voix lugubre : À toi, marquis de Francavilla, à toi !
Cette brusque apparition, ces paroles sinistres, plongèrent tous ceux qui les entendirent dans un morne effroi. Lorédan lui-même, malgré son courage, sentit une secrète terreur pénétrer dans son âme, et sa pensée rapide chercha à deviner le nom de l’ennemi qui employait, pour révéler son existence, des moyens aussi extraordinaires ; mais il ne put le découvrir. Jamais Lorédan n’avait rencontré dans le monde un regard de haine ; on l’avait aimé malgré sa faveur auprès du souverain ; et ses efforts, pour connaître son nouvel adversaire ne furent pas couronnés du succès.
Presqu’après la dernière proclamation qui fut faite, les cinq personnages, entourant le drapeau funèbre, se retirèrent par la porte qui leur avait donné entrée. Après leur retraite, les brigands qui retenaient les convives s’éloignèrent aussi spontanément ; la même issue qui les avait vomis les reçut dans son sein, et le dernier ferma solidement la porte qui, outre son énorme épaisseur, était encore revêtue d’une double plaque de fer.
Les chevaliers, charmés de se voir délivrés de ces compagnons fâcheux, ne songèrent pas, dans le premier moment, à les poursuivre ; ce ne fut qu’au bout d’un peu de temps que, revenus de leur surprise, ils coururent tous, l’épée à la main, vers la porte ; elle était trop solidement fermée ; les écuyers, d’une autre part, arrivant en escortant les plats du dernier service, furent instruits de ce qui venait de se passer ; ils se hâtèrent de ressortir en criant aux armes. Tous à la fois les soldats revêtirent leurs casques et leurs cuirasses ; la cloche d’alarme sonna à carillon redoublé, tandis qu’on cherchait à enfoncer la porte fatale. En ce moment Lorédan se rappela que le salon du festin s’ouvrait sur une galerie donnant vers la mer ; il s’empressa d’y courir avec ses convives, et la sombre clarté des étoiles, et les rayons de la lune nouvelle leur laissèrent apercevoir plusieurs barques emmenant loin du rivage les brigands dont la présence avait causé une si légitime terreur.
Vainement Francavilla, essayant de déguiser le trouble de son âme, voulut engager les chevaliers à se remettre à table ; ils s’y refusèrent tous, préférant sortir du château en troupe pour en aller visiter les environs. On s’arma, on fit allumer des flambeaux, et, suivi des soldats de la garde du château, on parcourut la campagne voisine et les bords de la mer. Mais on multiplia sans résultat les recherches ; tous les brigands avaient disparu ; on ne fut même pas plus heureux en voulant trouver l’entrée du conduit qui leur avait donné issue dans le château ; de toutes parts, d’énormes rochers battus des flots se présentèrent ; il fallut, de ce côté, renoncer à satisfaire sa curiosité.
Mais Lorédan ne voulait point qu’une pareille entreprise se renouvelât ; voyant que, sur ce côté, toute découverte était impossible, il s’attacha à faire sauter la porte de fer, et la trouvant inébranlable sur ses gonds, et appuyée sans doute par d’énormes verroux, il prit le parti de faire démolir une portion de la muraille, ce qui eut lieu avec plus de facilité. Le jour survint pendant ce travail ; on découvrit, quand la porte eut été abattue, un large escalier de pierre taillé dans le roc, descendant jusqu’à la mer, et caché de ce côté par une masse énorme de pierre qui, jouant sur un pivot, rendait l’entrée et la sortie facile à ceux à qui ce secret était connu. Francavilla jura que désormais personne ne se servirait de cette issue, il donna ses ordres en conséquence ; et, sur le champ, on combla ce souterrain avec de grands quartiers de rochers solidement maçonnés ; la muraille fut continuée jusqu’à celle du salon, et plus d’une semaine se passa avant la fin de cet ouvrage.
Les chevaliers invités à la prise de possession du château d’Altanéro, n’attendirent pas ce moment pour se retirer ; impatiens chacun de retourner dans leurs familles, ils prirent congé le lendemain du marquis Lorédan ; tous rassurèrent de leur amitié constante, et lui promirent de voler à son secours, si par hasard il était attaqué à force ouverte par cet ennemi dangereux, qui ne craignait pas de le provoquer.
Il ne resta au château que le jeune Grimani, et le marquis Mazini, son oncle ; tous deux parens de Francavilla, ils ne voulurent pas se séparer de lui en cette conjoncture. Ils lui aidèrent à visiter avec soin l’intérieur d’Altanéro, à préparer les moyens de résistance si une nouvelle tentative avait lieu ; et, comme c’était dans ce château que le mariage de Lorédan devait se célébrer, il crut ne devoir rien négliger pour que la cérémonie ne pût être désagréablement troublée.
Le soir on se réunit dans la salle à manger. Grimani était moins riant, et le marquis avait pris une teinte plus forte de gravité ; le repas avait lieu silencieusement. Francavilla, malgré sa disposition à la taciturnité, prit sur lui de chercher à animer une conversation à chaque moment expirante.
« Hé bien, Grimani, dit-il à son cousin, que pensez-vous de notre aventure de la nuit précédente ? Ne vous est-il pas venu dans la pensée que ces frères noirs, dont vous nous parliez, étaient ceux dont nous avons reçu une si étrange visite ? – S’il faut vous dire mon idée, répliqua Grimani, je l’ai cru comme vous, et j’ai été honteux d’avoir été, peut-être, par mes propos, la cause première de leur arrivée. – Certes, mon cousin, si cela était, la chose me paraîtrait bien surprenante, et je ne douterais plus de leur commerce avec les esprits infernaux, puisque dans aussi peu de temps ils se seraient transportés, de leur monastère de la forêt sombre, dans les souterrains de mon château. – On a vu, dit solennellement le marquis Mazini, des choses plus extraordinaires encore. – Mon Dieu, mon oncle ; répondit Grimani, vous avez une façon de vous exprimer si étrange, j’ose dire si effrayante, qu’on dirait, à vous entendre, que les mauvais esprits vous ont mis dans la confidence de leurs secrets ; et néanmoins je ne puis vous croire qu’un très-parfait chrétien. »
Cette saillie fit sourire Lorédan ; pour le marquis, il ne perdit pas son flegme imperturbable. « Jeune homme, dit-il d’un ton plus imposant, jeune homme, vous parlez comme quelqu’un qui entre dans la vie ; votre langage sera changé lorsque vous aurez pris ma place, et que moi j’aurai été chercher la mienne dans la dernière demeure de nos aïeux. – Tenez, mon oncle, permettez-moi de vous le dire, je ne passe pas pour un lâche, et je l’ai prouvé dans vingt rencontres ; eh bien, quand je vous entends me parler ainsi, un frisson rapide me parcourt des pieds à la tête, et je m’attends toujours à voir s’élever entre nous deux une apparition épouvantable. »
Le marquis ne répondit pas à ce propos, mais s’adressant à Lorédan, il lui demanda s’il avait reçu des nouvelles de Palerme, venant de la part de son aimable fiancée. « C’est un bonheur que je me procure tous les jours, dit Francavilla ; un messager exact vient m’instruire de ce que fait mon Ambrosina, et sans lui, je supporterais impatiemment son absence ; mais néanmoins je ne prolongerai pas long-temps un éloignement qui me devient insupportable. Dès que les préparatifs de mon mariage seront terminés, je me hâterai de revenir à Palerme ; j’espère que tous les deux vous voudrez m’y accompagner ; vous remplacerez près de moi les amis si chers qui me manquent, et laissent dans mon cœur un vide si difficile à remplir. – Ainsi, dit Grimani, dont l’indiscrétion n’était pas fâchée de trouver un prétexte de causerie sur ce sujet, vos recherches ont donc été toutes infructueuses, et nulle nouvelle ne vous est parvenue au sujet de la disparition de vos amis.
» Jusqu’à ce jour, répliqua Lorédan, mes opiniâtres recherches n’ont produit aucun résultat ; mes amis, ou plutôt mes frères, ont échappé à mon attachement, et je dois renoncer au plaisir d’être en repos sur leur compte jusqu’au moment où eux-mêmes jugeront convenable de mettre un terme à ma douleur. – Marquis Lorédan, dit Mazini, permettez-moi une conjecture : l’absence de vos amis ne serait-elle pas le premier acte de la vengeance de l’ennemi qui naguère s’est déclaré contre vous ? – J’embrasserais avec vivacité celle idée, répondit Francavilla, si la lettre du prince Montaltière n’annonçait pas une résolution réfléchie et prise depuis long-temps ; non la cause de la retraite de Luiggi m’est entièrement étrangère, je lui ai toujours connu un violent penchant pour la solitude : rarement il se mêlait à nos jeux, lorsque nous nous livrions, Ferdinand, son frère et moi, à la gaîté de notre caractère ; il aimait à se promener seul ; les lieux les plus déserts étaient ceux où il se plaisait de préférence. Dois-je alors m’étonner que, dégoûté du monde par un motif inconnu, il ait saisi cette circonstance pour obéir à sa secrète inclination. – Mais du moins, signor, repartit Grimani, n’en pouviez-vous dire autant de Ferdinand ? celui-là préférait par dessus tout la cour et les plaisirs qu’elle procurait, et je ne pense pas que le chagrin ait encore triomphé dans son âme joviale. Assurément non, ce n’est pas la tristesse qui aura fait un hermite de mon cher Valvano ; aussi je penche plutôt à croire que, chargé par notre souverain d’une mission importante, le devoir a imposé silence à son amitié, et que le mystère de son voyage doit être attribué à la mission délicate dont on l’aura chargé. – Oui, dit le marquis Mazini, on pense qu’il a été en ambassade vers le roi de Chypres ; j’en ai entendu parler avant mon départ de Palerme. – Quoi qu’il en soit, répliqua Lorédan, je ne puis à ce sujet que faire comme vous des conjectures, puisque la vérité ne m’est pas connue. Hélas ! pourquoi faut-il que je paraisse à l’autel sans être accompagné de ces deux amis dont la présence eut complété ma félicité. » Là, la conversation prit fin ; Mazini et son neveu se retirèrent, et Lorédan demeura seul. La nuit était déjà avancée, et l’heure de la retraite depuis long-temps sonnée ; le marquis, enseveli dans ses pensées, ne songeait point à aller chercher le repos ; l’idée de sa prochaine union avec Ambrosina l’occupait délicieusement, lorsque ses yeux errant au hasard sur la tapisserie, crurent y voir s’agiter le sinistre étendard de la mort, que naguère lui avaient présenté les émissaires de son ennemi. Surpris d’une vue pareille, il porta ses mains sur ses paupières, comme pour mieux assurer ses regards ; puis en examinant avec attention la partie de la salle vers laquelle il avait cru voir l’apparition, il s’aperçut que son imagination était seule coupable, car le drapeau ne se montra plus. En cet instant, l’horloge du château sonna trois heures de la nuit ; les sentinelles s’appelèrent réciproquement, et leurs voix, parvenant jusqu’à Francavilla, lui apprirent, à sa satisfaction, qu’il n’était pas le seul à veiller dans Altanéro.
Il songea également qu’il était temps d’aller chercher le sommeil, et il prit le chemin de sa chambre, la lampe à la main ; comme il traversait un long corridor, il lui sembla entendre auprès de lui le bruit léger d’une marche qu’on cherche à rendre secrète : il s’arrête… Soudain un bras ensanglanté passe rapidement devant lui, et, lui arrachant sa lampe, la jette à terre ; tout aussitôt, au fond du corridor, une flamme rapide s’élève ; en se dissipant elle laisse voir écrit, en lettres de feu, sur la muraille : À toi, marquis Francavilla ! à toi ! L’étonnement et la terreur enchaînèrent tout à la fois ses pieds et sa voix ; cependant la réflexion venant à son secours, il recula d’un pas en arrière, et tirant précipitamment son épée, il en frappa l’air autour de lui ; mais tout était silencieux et calme ; les caractères lumineux ne tardèrent à s’évanouir, et Lorédan comprit que si on en avait voulu à sa vie on eût pu facilement la lui ôter. Il songea alors à appeler ses gens ; tous dormaient dans le vestibule, et ce fut avec peine qu’il parvint à les réveiller ; sa prudence ne lui permit pas de leur apprendre ce qui venait de se passer ; il comprit que son ennemi avait dans le château de secrètes intelligences, et il se promit de le mieux examiner. On doit croire que le repos ne le tira pas de ses rêveries ; il ne chercha dans son lit que le délassement ; et l’aurore naissante fut saluée par lui. Les premières clartés du jour le charmèrent ; elles rafraîchirent ses esprits agités par l’événement bizarre de la nuit dernière, et que vainement il s’efforçait d’expliquer.
Voulant essayer de se distraire par le spectacle du réveil de la nature, il ouvrit les fenêtres de sa chambre : elles donnaient sur un large balcon ; le riche paysage qui se découvrait de ce lieu était d’une magnificence remarquable ; le balcon faisait face à l’orient : sous les murailles du château coulait une petite rivière alimentant les fossés des remparts ; elle était plantée, sur ses bords, de saules, de sycomores et d’élégans peupliers ; plus loin, au milieu d’une immense prairie, serpentait une route couverte en ce moment des laboureurs, des bergers, qui allaient commencer leurs travaux champêtres ; à la suite venait un agréable mélange de champs couverts de riches moissons, de vignes dont les pampres serpentaient autour des arbres fruitiers ; là, sur des coteaux s’élevaient l’olivier et l’oranger aux fruits d’or ; dans la perspective, était une vaste forêt dont l’immensité et les ténèbres la rendaient redoutable à ceux qui la traversaient ; long-temps les brigands en avaient infesté l’enceinte ; mais à leur tour ils en furent chassés par cette association mystérieuse, par les Frères de la Mort, dont plus tard nous parlerons avec plus de détail ; enfin par-delà ces bois touffus et à une grande distance, montait vers le ciel, comme un énorme géant, l’Etna, ce volcan terrible, vomissant des nuages de fumée ou des flammes menaçantes. Cette montagne, funeste dans sa partie inférieure, était couverte d’une vigoureuse végétation ; plus haut, les glaces paraissaient, et au milieu des neiges éternelles s’ouvrait la bouche énorme d’un cratère sans cesse embrasé.
Tel était le spectacle que le marquis Francavilla pouvait admirer ; en face de lui, à droite, à gauche, les sinuosités du terrain lui permettaient de jeter ses regards sur la mer de Sardaigne ; et en ce moment plusieurs voiles sillonnaient les flots et animaient la beauté de ce ravissant paysage ; le plaisir de le contempler à l’heure où des flots de lumières jaillissaient du firmament, lui fit oublier d’abord tout ce que la nuit dernière avait eu pour lui de funeste ; il en eut perdu peut-être entièrement le souvenir, lorsqu’à peu de distance, une voix mélodieuse se fit entendre, et les paroles suivantes furent chantées :
Sur un char de pourpre et d’opale,
L’aurore monte en souriant,
Et sa couronne triomphale
Brille du plus pur Orient.
Heure charmante où la nature
S’échappe aux ombres de la nuit,
Où je retrouve la verdure,
Où la rose s’épanouit.
En entendant ce premier couplet, Lorédan demeura immobile ; la personne qui chantait paraissait être une femme, et le goût parfait avec lequel elle s’exprimait, prouvait facilement que ce n’était point parmi le vulgaire que l’on devait aller chercher sa place ; et Lorédan, ne la voyant pas, éprouvait déjà une vive curiosité de la connaître ; elle ne tarda pas à continuer sa romance, dont le second couplet fournit à notre héros une ample matière à ses réflexions.
Heure plus agréable encore,
Pour l’être victime du sort
Qu’un souvenir affreux dévore,
Et qui vit l’étendard de mort.
Un pénible tourment l’agite.
Pour rendre à son cœur atristé
La paix qu’il cherche et qui l’évite,
Il a besoin de la clarté.
Certes, en écoutant ces paroles bizarres, et qui semblaient s’adresser si bien à lui, Francavilla, nous ne craignons pas de le dire, éprouva un tout autre sentiment ; s’avançant en dehors du balcon, autant qu’il put le faire, il prolongea, tant sous les murs du château qu’à travers les arbres dont le cours de la petite rivière était bordé, son regard inquisiteur ; mais il ne put apercevoir la musicienne, et son chagrin en fut complet ; il tremblait qu’elle s’éloignât sans plus se faire entendre : il se trompait ; un moment de silence ayant succédé au second couplet on ne tarda pas à continuer la singulière romance :
Toi qu’afflige un si noir mystère,
Toi qui rêves en cet instant,
Apprends qu’un appui tutélaire,
Dans la sombre forêt t’attend.
Suis mes pas avec confiance ;
Que craindrais-tu de la candeur ?
Songes que par trop de prudence,
Souvent on a fait son malheur.
Ceci était trop directement adressé à Francavilla pour qu’il ne prît point cet avertissement pour lui. Ne pouvant commander à sa vivacité naturelle, il se mit à crier : « Ô vous ! qui donnez un conseil semblable, montrez-vous afin que je puisse apprécier si vous méritez cette confiance, réclamée d’une si impérieuse manière. » Dès que le marquis se fut exprimé ainsi, il vit, des bords du ruisseau, monter, par un sentier de la rive opposée, une jeune paysanne, parée avec une élégance peu commune parmi les filles de sa classe : ses beaux cheveux noirs séparés en plusieurs tresses au bout desquelles pendaient des glands pourpres et or, faisaient plusieurs fois le tour de sa tête, sur laquelle elle portait une corbeille de jonc remplie de plusieurs espèces de fleurs ; un coup d’œil rapide permit à Lorédan d’admirer la taille élégante de la villageoise, et cette grâce touchante qui ajoute tant de prix à la beauté.
La jeune fille, étant montée sur le tertre, s’arrêta un instant, puis se tournant vers le château, elle montra à Francavilla son charmant visage, ses jeux brillans et doux, sa bouche fraîche et les roses légèrement nuancées de son sein ; elle se tint un instant immobile, puis faisant un signe, dont le marquis pouvait apprécier le motif, elle continua sa route. Certes, on n’avait pu choisir un messager plus convenable pour engager Lorédan à venir au lieu où on désirait conférer avec lui. Il s’empressa de son côté à témoigner, par ses gestes qu’il répondait à l’invitation qu’on venait de lui faire ; et, se retirant de sa fenêtre, il prit ses armes, et courut sans plus attendre vers le pont levis du château.
Comme Francavilla descendait le grand escalier, il entendit quelqu’un courir après lui, et dont la marche était pesante ; il se tourna et reconnut le marquis Mazini. « Sire Lorédan, lui dit celui-ci, où allez-vous donc avec tant de vitesse, les charmes de la campagne vous engageraient-ils à aller la parcourir d’aussi bonne heure, ou plutôt, imprudent jeune homme, ne courez-vous pas vous livrer aux pièges que peut vous tendre votre ennemi ?
Tout devait se réunir dans cette matinée pour provoquer la surprise de Lorédan ; les paroles du vieux marquis lui parurent singulièrement appliquées à la circonstance, et trop directes pour n’être que l’effet du hasard ; aussi Lorédan, les attribuant à ce que le marquis Mazini avait pu entendre la romance, et vu les signes de la paysanne, lui répliqua en souriant : « Si mon adversaire voulait n’employer désormais que les ministres dont il se sert en ce moment, je ne serais guère embarrassé de repousser ses attaques. – Ou plutôt, reprit Mazini, de vous y laisser prendre avec plus de facilité. Faut-il, Lorédan, que mon expérience vous rappelle le danger d’une aimable apparence, et n’avez-vous jamais vu en Sicile la vipère s’entortiller autour de la tige d’une anémone ou d’un lys superbe ? – Je conviens que vous pouvez avoir raison, répondit Francavilla ; cependant, y a-t-il un péril véritable à redouter ? le jour brille dans tout son éclat, mes armes sont bonnes, je suis sur mes gardes, et difficilement je me laisserais surprendre. – Je n’élève point de doute sur votre valeur, mais que ferez-vous contre le nombre, l’audace, la ruse, et peut-être la magie. On veut vous parler dans la forêt sombre ; et pourquoi celui qui peut vous donner un avis utile cherche-t-il à vous entraîner aussi loin de votre château ? ne pourrait-il pas venir lui-même vous apprendre les choses qui peuvent vous intéresser ? Si ses démarches sont surveillées, n’est-il pas, avec plus de raison, à craindre que les vôtres ne le soient également ? Non, mon neveu, croyez-moi, ne vous exposez pas au piège qu’on vous tend avec maladresse ; envoyez plutôt chercher, par vos gendarmes, cette jeune fille qui vous attend, et contraignez-la, par la force, à vous dévoiler une intrigue dont, sans doute, elle ne connaît elle-même que la plus faible partie. – Assurément, signor, dit Lorédan avec un mouvement de dépit, voilà un conseil que je me garderai bien de suivre ; je conviens avec vous que peut-être il y aurait de l’imprudence à m’enfoncer dans les profondeurs de la forêt, mais jamais je ne consentirai à arrêter cette jeune fille qui est innocente, je le parie ; car, rarement à son âge est-on initié dans les complots d’une odieuse perfidie ; si, comme moi, vous étiez en position de juger le singulier rapport de la romance avec les événemens qui ont frappé mes yeux avant la nuit précédente, et que je me plais à confier à votre amitié, vous parleriez différemment peut-être.
Lorédan alors raconte à Mazini les apparitions dernières, cet étendard qu’il avait cru revoir, cette main sanglante qui lui a arraché le flambeau, et les paroles écrites en caractères de feu, pareilles à celles prononcées par les brigands lors de leur entrée dans le château d’Altanéro.
Le marquis écouta attentivement ce récit en faisant, à diverses reprises, de fréquens signes de croix ; et lorsque Francavilla eut cessé de parler, il s’empressa de prendre à son tour la parole : « Eh ! quoi, imprudent jeune homme, c’est après de tels mystères que vous alliez vous livrer à ceux qui vous les faisaient retracer.
Pensez-vous qu’il existe d’autres individus connaissant les complots de vos ennemis, et qui cherchent à les faire échouer ? ne voyez-vous pas clairement que, ne pouvant vous surprendre avec avantage dans les murs d’Altanéro, ils essaient de vous entraîner au dehors. Oui, sans doute, en ce moment, ils sont à vous attendre dans la forêt sombre : vous y seriez entré en vie, et on n’en eût ramené que votre cadavre. Je vous le répète, marquis Lorédan, donnez vos ordres pour vous rendre maître de la personne de leur émissaire. Ah ! que je me sais bon gré d’avoir entendu la romance, et d’être venu à temps vous arracher au piège dans lequel elle se flattait de vous faire tomber !
Francavilla, malgré la sagesse des réflexions de Mazini, n’était pas encore décidé à s’y rendre entièrement ; il allait lui proposer de le laisser courir seulement jusqu’au ruisseau pour y interroger la jeune fille, lorsque Grimani se présenta ; il venait de l’extérieur de la forteresse, et sa figure annonçait de la surprise ; il était du reste vêtu en costume de chasseur et paraissait n’être rentré dans Altanéro que par une cause indépendante de sa volonté. Dès qu’il eut vu son oncle et son cousin, « Signor s’empressa-t-il de leur dire, je m’en veux beaucoup de n’être pas sorti mieux accompagné ; peut-être si j’eusse eu d’autre suite que celle de mes deux chiens, vous me verriez amener avec moi une jeune et belle fille arrachée à des misérables qui l’ont enlevée sous mes yeux. « Que dites-vous, Amédéo, s’écria Lorédan, bien convaincu que les paroles de Grimani se rapportaient à son inconnue, expliquez-vous mieux, car votre récit pique vivement ma curiosité ! »
Vous saurez, répliqua le jeune Amédéo (c’est ainsi que se nommait Grimani), que le matin, au point du jour, j’ai voulu aller à la guette d’un lièvre dont hier j’avais soupçonné le gîte ; aussi, dès que l’aube a brillé, je me suis fait ouvrir le pont-levis, et accompagné de ces deux excellentes bêtes… Oh ! je vous déclare qu’elles n’ont pas leurs pareilles. Je n’ai pas voulu, l’an passé, les troquer contre le coureur du prince Castellamare, car vous saurez que je les tiens… – Amédéo, dit Francavilla en l’interrompant, je connais aussi bien que tous la généalogie de vos chiennes, et dans le moment vous m’obligerez fort de les laisser, pour me raconter votre aventure – Le signor a raison, ajouta le marquis Mazini ; je vous ai dit mille fois, mon neveu, combien les futilités sont peu séantes à votre âge ; vous devriez songer à vous corriger, et à ce sujet vous me permettrez de vous raconter l’histoire d’Anselmo, votre parent ; celui là comme vous… Pour cette fois, Lorédan éprouva une bien plus inquiète impatience ; il savait la longueur des narrations de Mazini. « De grâce, lui dit-il ; mon oncle, vous connaissez combien il est important que Grimani promptement nous éclaircisse, voulez-vous remettre à une autre fois les justes représentations que vous désirez lui faire, ce serait m’obliger, n’en doutez point. » Mazini, fâché de perdre une occasion si belle d’étaler son éloquence, ne répondit pas, et la parole fut à Grimani.
« J’allais, dit-il, à la chasse, lorsqu’à peu de distance du château, et comme je passais dans un chemin creux, je vis une jeune fille vêtue en paysanne, mais parée avec une rare élégance ; elle était accompagnée d’un homme d’un certain âge, dont le costume était supérieur à celui du commun des villageois, une haie me dérobait à eux, je pouvais les voir sans en être aperçu, et je m’arrêtai pour examiner à mon aise la tournure ravissante de cette belle fille. De son côté, elle suspendit pareillement sa marche : « Êtes-vous lasse, lui dit son conducteur ? – Non, répliqua-t-elle avec un son de voix dont le timbre argentin fut jusqu’à mon cœur ; mais je crains de ne pas bien jouer mon rôle, et je voudrais le répéter. – La chose me semble inutile ; certes, vous avez assez de mémoire, et d’ailleurs je serai près de vous pour vous suggérer vos réponses dans le cas où l’on vous forcerait à parler. – Il est donc bien important, répliqua-t-elle, qu’il se rende dans la forêt ? – Un seul mot pourra vous dire combien il a à perdre s’il se refusait à y venir ; il perdrait à-la-fois son honneur et sa vie. » À cet endroit du récit de Grimani, Lorédan frémit involontairement, et d’un coup d’œil rapide il interrogea le vieux Mazini. Celui-ci, levant les mains au ciel, se contenta de pousser un profond soupir, et par un geste, engagea Amédéo à poursuivre. « Ici, reprit-il, ainsi que vous pouvez le croire, ma curiosité redoubla ; j’eusse donné beaucoup pour entendre nommer la personne dont ils parlaient, ou tout au moins pour ouïr les suites de la conversation ; mais je fus trompé des deux côtés ; ils reprirent leur chemin, et moi je restai derrière le buisson qui me cachait, déterminé à les suivre de loin pour connaître le lieu où ils pouvaient se rendre. Mon désir sur ce point fut encore déçu. À quelques pas de là, le chemin se partageait en plusieurs sentiers, tous enfoncés sous d’épaisses voûtes de verdures, je ne pus reconnaître celui que les deux inconnus avaient pris, et j’ai passé une heure au moins à parcourir les lieux environnans, sans être plus heureux dans ma recherche. Dépité de l’inutilité de mes efforts, j’ai repris ma chasse, et durant quelque temps, je poursuivais le lièvre dont je vous ai parlé, quand un cri aigu a appelé mon attention ; j’ai levé la tête, et j’ai vu ma jolie villageoise toute seule, se débattant contre six hommes porteurs d’une atroce physionomie et vêtus absolument comme ces misérables qui vinrent nous rendre visite le jour où vous prîtes possession du château d’Altanéro. À l’aspect de cette action odieuse, j’ai voulu courir au secours de la pauvre persécutée ; mais un maudit fossé qu’il m’a fallu franchir, a retardé mon élan : les coquins en ont profité, ils ont fait monter la paysanne sur un cheval ; chacun avait le sien ; et tous ensemble ont tourné vers la forêt sombre ; il m’a bien fallu alors renoncer à l’espoir de tes atteindre, et voyant l’inutilité de ma bonne volonté, je suis revenu, dans la pensée, que, partageant mon indignation vous ordonneriez à vos gens de courir après les ravisseurs, et de les faire punir si, par hasard, on peut parvenir à les atteindre. »
À peine Amédéo avait-il achevé que Lorédan se hâta d’appeler le sénéchal du château ; il lui commanda de prendre vingt hommes des plus résolus d’aller à leur tête battre l’estrade dans la forêt sombre, et de chercher à délivrer une jeune fille que des voleurs venaient d’emmener avec eux. À ces paroles, le sénéchal parut d’abord interdit ; il regarda Francavilla d’une façon extraordinaire. Cependant, s’étant incliné en signe d’obéissance, il fut exécuter l’ordre qui lui était donné.
Les diverses conversations que nous venons de rapporter avaient eu lieu sur l’escalier principal du château. Après que le sénéchal se fut éloigné, Mazini remontra à ses deux neveux qu’il était plus convenable de se rendre dans la grande salle, où l’on pourrait causer plus librement… Mais je ne vois pas, dit Grimani, ce que nous pouvons avoir de si secret à nous dire ; pour moi, je vous déclare ma résolution de me joindre aux soldoyers, (on appelait ainsi les soldats à cette époque), afin de les encourager dans leurs recherches, bien décidé à ne pas revenir au château, sans avoir eu des nouvelles de la belle villageoise. » À ce propos le vieux Marquis s’indigna ; il voulut contrarier Amédéo ; mais celui-ci, lui faisant une profonde révérence, sortit du salon, et passa dans son appartement. Dès qu’il se fut retiré, Lorédan s’adressant à son oncle… « Eh bien ! seigneur, ne conviendrez-vous pas que vous vous trompiez dans vos conjectures, et devais-je repousser avec méfiance l’avis que cette inconnue voulait me donner. – Il est possible, répliqua Mazini, que cette fille n’ait pas eu de mauvaises intentions et qu’elle vous ait été adressée par un ami ; mais vous avouerez, à votre tour, qu’une entrevue avec elle vous eût été néanmoins funeste ; ses démarches étaient épiées, et au lieu de fondre sur elle, peut-être ses ravisseurs se fussent-ils emparés de votre personne. D’ailleurs, signor, je vous le répète, n’allez pas vous mêler des affaires qui peuvent intéresser les frères noirs ou tout autre habitant de la forêt sombre ; on ne peut jamais avoir qu’à s’en repentir. » Le Marquis ajouta beaucoup d’autres raisons à celles déjà mises par lui en avant, pour donner un nouveau cours aux idées de Francavilla, mais tout ce qu’il pouvait dire devenait inutile ; Lorédan était décidé à se rendre dans la forêt, depuis que, par le récit d’Amédéo, il avait eu la certitude qu’un ami était caché dans les épaisseurs de ces voûtes verdoyantes. Cependant il ne crut pas devoir l’apprendre à son oncle, et se contenta de l’écouter en silence.
Grimani ne tarda pas à revenir ; son impatience ne lui avait pas permis de donner à sa toilette le temps qu’il ne manquait pas de lui accorder ordinairement ; aussi la plupart des nœuds qui serraient son armure n’étaient pas attachés. Lorédan le lui fit remarquer en souriant, et prit le soin qu’Amédéo aurait dû prendre. Le jeune Grimani avait demandé plusieurs fois déjà à son cousin, si les soldoyers étaient prêts, lorsque le sénéchal rentra la tête baissée, et suivi des principaux officiers de la garnison. « Monseigneur, dit-il en s’adressant au marquis Francavilla, je viens vous rendre compte de la commission que vous m’avez donnée : je n’ai pu trouver, parmi tous vos gendarmes, un seul homme prêt à me suivre dans la forêt sombre ; tous ceux auxquels je me suis adressé m’ont répondu : « Nous nous sommes engagés pour combattre contre les ennemis de notre baron, et Dieu est témoin que nous ne manquerons pas à notre serment ; mais nul d’entre nous n’a fait la promesse de se mesurer contre les démons, ou contre d’infâmes magiciens ; ainsi qu’on n’espère pas nous mener dans la forêt sombre ; nous ne voulons, dans cette vie, avoir rien à démêler avec ses habitans, comme nous espérons ne pas les rencontrer dans l’autre » Voilà, monseigneur, les propres expressions dont ils se sont servis. Nous avons voulu, vos officiers et moi, leur faire honte de leur pusillanimité, nos reproches ont été sans succès ; et si vous m’en croyez, vous ne chercherez pas à vaincre leur répugnance, car votre tentative ne serait couronnée d’aucun succès. »
Cet étrange discours confondit Lorédan, et fit élever, dans l’âme de Grimani, une violente tempête ; il allait peut-être tenir quelque propos déplacé, lorsque son cousin, plus accoutumé par son long usage de la cour, à retenir ses passions, s’adressa, en le prévenant, au sénéchal : « Je croyais être servi par des hommes au dessus de toute terreur, mais puisqu’il leur répugne tant de parcourir la forêt sombre, je ne m’obstinerai pas à vouloir les y conduire, vous pouvez aller les en assurer de ma part. Cependant je me flatte qu’ils me prouveront, dans l’occasion, que ce n’est pas par manque de courage qu’ils me délaissent aujourd’hui. »
À la joie qui, tout à coup, se répandit sur les figures des officiers de la garnison, Francavilla devina, sans peine, que les soldats n’étaient point les seuls à redouter les frères noirs, et que de plus nobles cœurs connaissaient aussi l’empire des terreurs superstitieuses. Lorsque les écuyers se furent éloignés, Lorédan prit Grimani sous le bras : « Mon cousin, lui dit-il, allons, vous et moi, quitter notre armure, nous la revêtirons dans un temps plus opportun. » Il dit, et tous les deux sortirent ensemble de la salle. Dès qu’ils se furent rendus dans la chambre à coucher de Francavilla, celui-ci continuant de parler à Amédéo : « N’êtes-vous pas comme moi, lui dit-il ; ne sentez-vous pas le désir d’éclaircir cette aventure mystérieuse dont je dois vous apprendre la première partie. » Alors il lui raconta ce que le lecteur connaît déjà. « Heureux Lorédan, s’écria Grimani lorsqu’il eut terminé, je vous envie le bonheur d’intéresser cette charmante fille. – Ce bonheur, mon ami, ne doit pas troubler le vôtre, je puis être sensible aux soins que cette inconnue prend pour mon intérêt, mais ne croyez pas que l’amant aimé d’Ambrosia Ferrandino, puisse jamais porter ailleurs une tendresse si bien méritée par cette angélique créature. » La chaleur, mise par Lorédan dans cette protestation, charma Amédéo, qui, franchement, convenait en lui-même qu’un sentiment si pur n’était pas en son pouvoir, et que, tout en adorant une belle personne, il pouvait éprouver un tendre sentiment pour une autre beauté.
« Assurément, dit-il à son tour, je ne serai point tranquille tant que vous et moi n’aurons pas fait un tour, dans la forêt sombre, et si vous m’en croyez, demain tous les deux armés jusqu’aux dents, nous irons, montés sur nos meilleurs chevaux, en quête de quelque fameuse aventure ; d’ailleurs, je songe maintenant que, lorsque les voleurs ont entraîné ma jolie villageoise, je n’ai nullement aperçu le personnage dont elle était accompagné, et, a moins qu’ils ne l’eussent déjà assassiné lorsque je les ai vus, il doit errer dans les environs, et peut-être serons-nous assez favorisés du ciel pour le retrouver. – Nous aurions dû, répartit Lorédan, vous et moi, songer plutôt à cet homme, et sans plus tarder, allons tous les deux aux lieux où vous avez vu l’attentat se commettre, nous y rencontrerons peut-être celui qui nous débrouillera le mystère de cette aventure ; mais quant à votre projet de parcourir à nous deux la forêt, souffrez que, tout en l’approuvant, je fasse quelque changement au costume que vous voulez nous faire revêtir ; songez-y bien, Amédéo, que pourrions-nous faire à nous deux malgré nos armes contre une multitude d’ennemis dont nous ne connaissons pas le nombre ; ne vaut-il pas mieux revêtir, l’un et l’autre, un déguisement qui puisse, en détournant les soupçons, nous laisser la liberté de tout voir, de tout chercher à découvrir ; voilà comment nous devons franchir les bornes de la forêt sombre et la parcourir sans péril. »
Amédéo convint facilement avec son cousin que cette manière de parvenir à leur but était préférable à celle par lui proposée ; et tout en causant sur ce point, et en cherchant sous quel costume ils se déguiseraient, ils descendirent dans les fossés du château par un escalier dérobé, conduisant à une poterne, et parvinrent dans la campagne sans avoir eu besoin de se présenter au pont-levis.
Amédéo conduisait leur marche ; ils traversèrent la petite rivière sur un pont unissant ses deux bords, et arrivèrent enfin dans la prairie où les brigands avaient suivi la jeune inconnue. Les deux cousins aperçurent, assez près d’eux, la corbeille de jonc garnie de fleurs, que la villageoise portait sur sa tête ; elle l’avait sans doute perdue en cherchant à fuir ses ravisseurs. Lorédan, prenant la corbeille, en tira toutes les roses et les lys dont elle était remplie, et, sentant sous les feuilles qui en remplissaient le fond un corps dur qui ne pouvait faire partie de la récolte odorante, il tira, en y portant la main, de magnifiques tablettes en nacre, garnies d’or et de perles, et, ô surprise inexprimable ! ô terreur pour Francavilla ! il reconnut ce meuble élégant pour avoir appartenu à sa chère Ambrosia, et il ne pouvait pas en douter, car lui-même lui en avait fait naguère cadeau.
Grimani, à la pâleur subite dont se couvrirent les joues de Lorédan, devina sans peine qu’il avait fait une découverte importante, et il lui demanda avec amitié de lui expliquer la cause de cette subite émotion. « Vous la partagerez sans doute, lui dit le marquis, lorsque vous saurez que ces tablettes furent un don de mon amour pour la jeune duchesse de Ferrandino. Jugez combien ma surprise doit être grande de les retrouver ici, et à quel mystère tout cela se trouve lié ! Comment ces tablettes ont-elles été ravies à ma fiancée ? les aurait-elle perdues, ou elle-même… En vérité, je ne sais à quoi m’arrêter, tant me paraît incompréhensible tout ce qui frappe mes yeux ou m’arrive d’extraordinaire depuis quelques jours.
Grimani partagea facilement la surprise toujours croissante de son ami, et n’ayant point trouvé l’homme qui accompagnait la villageoise, ni aucune trace de lui, il engagea Lorédan à revenir au château, pour y prendre ensemble leurs dernières mesures, car ils étaient décidés, plus que jamais, à entreprendre le voyage de la forêt.
Francavilla eut été en proie à une bien vive inquiétude si le matin même il n’avait reçu une lettre de son Ambrosia ; il était donc certain que cette noble personne se trouvait en sûreté à Palerme, et que, par une circonstance particulière, mais étrangère à son repos, ses tablettes lui avaient été ravies ; il les tenait toujours en sa main, sans les avoir ouvertes encore ; l’envie lui prit d’en faire jouer le ressort ; les feuilles se séparèrent, et au milieu d’elles il aperçut un portrait… c’était celui de Ferdinand de Valvano, cet ami dont il pleurait la perte, et qui, depuis plus de six mois, avait abandonné la Sicile. Tant de rapprochemens inattendus, tant de motifs de surprise achevèrent de confondre Lorédan, et de nouveau son esprit s’abandonna au plus vaste champ de conjectures.
Grimani éprouva également le trouble nouveau qui s’élevait dans l’âme de son cousin ; il ne pouvait voir qu’avec impatience et douleur le portrait d’un des plus aimables cavaliers de Sicile, en la puissance de cette jeune villageoise qui avait fait une si vive impression sur son cœur ; aurait-il à craindre de rencontrer un pareil rival : cette possibilité le tourmentait, et il brûlait du désir d’éclaircir enfin cette surprenante aventure.
Dès leur arrivée au château, Lorédan commença par écrire à sa belle amie ; il la prévint que, dans une prairie voisine du château d’Altanéro, il avait trouvé les tablettes qu’autrefois il lui avait données. Cette rencontre, en piquant sa curiosité, l’engageait à lui demander de quelle manière Ambrosia les avait ou perdues ou données, et sur ce point il la conjurait de lui mander les détails les plus précis ou les plus circonstanciés. Ce soin terminé il songea à son déguisement. Amédéo et lui se décidèrent à revêtir le costume de pélerins revenant de la terre sainte ; ils passèrent sur leurs gracieuses figures une couleur sombre qui semblait provenir du hâle occasioné par le soleil et la réverbération des sables de la Palestine ; Lorédan plaça de plus un linge sur son front, de manière à paraître cacher une blessure récente ; il avait à craindre d’être plus facilement reconnu ; sa vie, passée tout entière à la cour, devait l’avoir montré fréquemment aux yeux du peuple ; et, selon toute apparence, si son ennemi avait pour auxiliaires les frères noirs, ceux-ci devaient connaître les traits de Lorédan.
Grimani était libre de cette crainte : depuis son enfance il avait habité le fond de l’Italie ; depuis peu il était revenu en Sicile, et, n’ayant pas été, à cause de sa jeunesse et des troubles civils, en position de se faire voir à Palerme ou à Messine, il pouvait espérer de rester facilement inconnu. Ils cachèrent soigneusement leur résolution au marquis Mazini, qui n’eût pas manqué de chercher à s’opposer à ce projet dont sa sagesse eut apprécié toute l’importance.
Ils avaient décidé que, pendant la nuit suivante, ils se mettraient en route, et, voyant l’excellence de leur déguisement, ils se débarbouillèrent et revinrent auprès de leur oncle, appelant sans cesse dans leur impatience le moment où ils pourraient s’éloigner du château.
Peu de temps après le coucher du soleil, Lorédan fut appelé par un de ses pages qui lui vint annoncer un messager apportant une lettre très-pressée, et dont la réponse ne pouvait être retardée d’un instant. Le marquis se leva de son siège, et, traversant le salon, vint au devant de l’envoyé jusqu’à la première antichambre ; là il aperçut un individu de haute taille, couvert d’un sombre manteau, et qui, sans proférer une parole, lui remit un rouleau de parchemin ; Lorédan le prit avec émotion, et, l’ouvrant, il y trouve gravé ces sinistres paroles : « À toi, marquis de Francavilla, a toi ! On a surpris auprès de ton château une fille téméraire qui voulait sans doute te parler et te révéler des secrets dont la connaissance eut assuré ta perte et la sienne ; elle a perdu, en se débattant contre mes émissaires, des tablettes qu’il m’importe de posséder ; elles ne peuvent te servir en aucune manière, et j’en ai impérieusement besoin ; tu sais à qui elles appartiennent ; rends-les moi ou tu amasseras sur la tête d’Ambrosia les malheurs qui doivent fondre sur la tienne. Songe que si mon envoyé était retenu, tu pourrais au jour prochain faire emporter de la prairie où les tablettes sont tombées dans tes mains, les restes inanimés de la fille téméraire qui n’a pas craint de me désobéir. »
Lorédan, à mesure qu’il lisait cette lettre insolente, cherchait à contenir sa colère et son indignation. Plus d’une fois il fut sur le point de faire saisir le brigand qui restait devant lui aussi calme, autant assuré que s’il eût été au milieu de ses camarades ; mais la crainte de voir s’effectuer la menace qu’on lui faisait, le retint, et, sans rien répondre au messager, il fit quelques pas en arrière, et, passant dans son appartement, il se hâta d’écrire à son tour le billet suivant :
« J’ignore par quelle offense j’ai mérité la haine de celui qui m’outrage ; ce ne peut être sans doute un loyal chevalier, car il ne balancerait pas alors à m’attaquer en face, et répondrait à l’appel que je lui adresse. Si une réparation franche, telle que l’homme peut la faire ou la recevoir, pouvait le contenter, je ne m’y refuserais pas ; mais je ne dois point m’attendre à tant de franchise, et je me contenterai de repousser les attaques qui pourraient être dirigées contre moi par un audacieux scélérat. J’ai donné la preuve de ma vaillance ; il me reste à donner celle de mon courage à supporter le malheur. Qu’on adresse donc à moi toutes les perfidies dont on me menace ; mais ce serait une infâme lâcheté de frapper la beauté, les vertus et l’innocence. Je pourrais refuser une demande faite avec tant de hauteur ; je ne veux rien avoir à me reprocher : les tablettes n’appartiennent point à l’insolent qui les réclame ; n’importe, je veux bien les abandonner, je souhaite que cette marque de ma condescendance prouve à la fois mon désir de tout accommoder ; mais en même temps je jure de poursuivre jusqu’à la mort l’être qui sans motifs se déclare l’ennemi du marquis Lorédan. »
Après avoir écrit cette missive, il enveloppe les tablettes dans un linge, et, revenant dans la salle, les remet avec la lettre au brigand dont la tranquillité était sans exemple ; celui-ci, prenant ce qu’on lui présentait, s’éloigne sans avoir donné au marquis la moindre marque de déférence et d’égards. Lorédan, en rentrant au lieu où Amédéo l’attendait, ne put assez prendre sur lui pour cacher entièrement à ce dernier l’impression pénible qui était née dans son cœur depuis cette nouvelle aventure ; Amédéo chercha à prendre son cousin à part, car on ne cessait de redouter la perspicacité du marquis Mazini, et là, lui demanda ce que lui voulait l’envoyé avec lequel il était demeuré si long-temps. Francavilla, sans lui répondre, lui glissa la feuille de parchemin qu’on lui avait remise, et Grimani, sortant dès qu’il put le faire naturellement, fut lire cette audacieuse épître.
Tant d’audace le confondit ; il s’en indigna, et eut voulu que son cousin se fût refusé d’accéder à la proposition qu’on lui faisait ; mais un signe de Lorédan, lorsqu’il l’eut rejoint, lui prouva que Francavilla aimait trop son Ambrosia pour ne point tout sacrifier à ce qui pouvait assurer le repos de cette personne chérie.
À l’heure de minuit, Grimani se glissant doucement hors de sa chambre, vint rejoindre Francavilla dans la sienne. C’était l’instant convenu et les deux cousins commencèrent de nouveau à revêtir les costumes essayés dès la veille ; rien n’y manquait, ni le rochet de toile cirée chargé de coquilles et de croix de Jérusalem, ni le long bourdon, où pendait la courge destinée à renfermer la liqueur qui devait les soutenir en de pénibles fatigues, ni la boîte de fer-blanc suspendue à la ceinture, où étaient contenues les reliques apportées de la Terre-Sainte, enfin leurs vêtemens déchirés et souillés de poussière, leurs chaperons usés, leurs sandales retenues par des liens de cuir à moitié rongés ; tout semblait véritablement annoncer que ces deux pélerins venaient de longs et périlleux voyages d’outre-mer.
Lorédan avait trouvé ces vêtemens dans la garderobe d’un vénérable chapelain, son instituteur de l’enfance, et qui, étant allé visiter la Palestine avec un autre digne prêtre de ses amis, en avait rapporté des reliques et les costumes qu’ils avaient conservés dans une armoire particulière de la chapelle. Quinze jours encore ne s’étaient pas écoulés depuis le retour de ces bons vieillards. Francavilla espérait que son ancien précepteur ne s’apercevrait pas du vol qu’on lui faisait, il pensait être de retour pour pouvoir tout mettre en sa place avant qu’aucune découverte eût lieu.
Les deux amis, traversant les mêmes passages qu’ils avaient suivis la veille en allant à la quête du compagnon de la belle inconnue, sortirent secrètement du château ; ils prirent leur route à travers les bocages délicieux dont cette riante contrée était parsemée, et presque sans s’arrêter. Après une marche de plusieurs heures, ils arrivèrent, le soleil étant déjà sur l’horizon, aux limites de la forêt sombre. Plusieurs villageois traversèrent en ce moment le chemin. Amédéo les appelant, leur demanda quelle plus prompte route pouvait abréger le passage de la forêt.
À la vue des saints pélerins, les paysans, remplis de vénération pour les gens de cette classe, commencèrent d’abord par se jeter dévotement à genoux, les conjurant de les bénir, ce que Lorédan fit avec quelque peine ; puis se relevant : « Homme de Dieu, leur dirent-ils, et quelle affaire pressante peut vous obliger à cheminer à travers cette forêt dangereuse ? Croyez-nous, tournez vos pas d’un autre côté, car rien n’est moins sûr que l’étendue de ce bois, dans lequel nos bûcherons n’osent plus pénétrer. – Il est possible, répondit Amédéo, que des brigands, en y faisant leur résidence, épouvantent les campagnes voisines, mais que peuvent craindre deux pauvres pélerins, dont la dépouille serait infructueuse, et dont peut-être le ciel vengerait le trépas. – Ah ! vénérables voyageurs, répliquèrent les villageois, si des brigands habitaient seuls la forêt sombre, ce n’est pas nous qu’ils intimideraient ; notre pauvreté serait notre plus certaine dispense, et nous ne redouterions pas de les rencontrer ; mais depuis quelques années une compagnie d’êtres inconnus à toute la contrée, de gens dont on ne voit jamais le visage, est venue s’établir dans un monastère depuis long-temps abandonné ; depuis ce jour, des prodiges sans nombre ont effrayé tous les environs ; elle est la proie, non des voleurs, mais des esprits infernaux, et chaque jour nous en obtenons la preuve irrécusable. Tantôt, autour d’un énorme châtaignier, on voit une vaste place marquée en rond dont a disparu la verdure ; tantôt un taureau, un bélier noir manquent à nos troupeaux ; on les retrouve égorgés dans quelque profonde vallée, les chairs entières, dont on a enlevé que le cœur et le fiel ; enfin des hommes ont disparu, et leurs cadavres à demi-consumés par le feu, nous ont appris qu’on les avait immolés en holocauste aux démons détestables. Vous parlerons-nous de la mortalité qui, journellement, afflige les troupeaux de quelque canton, des flammes sulfureuses que, durant la nuit, le voyageur égaré voit briller dans les profondeurs de la forêt, des cris sinistres qui s’en échappent à toute heure, enfin des épouvantables apparitions dont nous avons été presque tous successivement les témoins ? Voilà, hommes de Dieu, les prestiges effrayans, les actions détestables qui ont signalé la venue des Frères Noirs dans ce lieu ; car c’est ainsi qu’on appelle cette confrérie impie et barbare. Les êtres qui la composent ne marchent jamais qu’en troupe nombreuse, à moins qu’un d’entre eux n’ait quelque maléfice à faire, alors il se glisse à petit bruit, va invoquer mystérieusement l’ennemi des enfans du Seigneur, et alors au bruit de la voix destructive, ou la grêle tombe sur nos troupeaux, ou l’Etna lance des torrens de flammes. Croyez-nous en, retournez sur vos pas ; et plutôt que de vous exposer à une mort presqu’assurée, côtoyez la forêt, si vos affaires vous appellent impérieusement au-delà de son étendue. »
Ce discours, où se peignait la terreur naïve des Siciliens, causa peut-être un peu d’émotion au cœur de Grimani, qui brave jusqu’à l’extravagance vis-à-vis des hommes, se sentait moins valeureux contre des sorciers ; mais voyant que les traits de Lorédan demeuraient tranquilles, il n’eut garde de laisser connaître la répugnance intérieure dont il eût eu honte devant son cousin. Francavilla, poussé par son amour véritable, ne fut pas détourné de son dessein par ce qu’on venait de lui dire ; il remercia les villageois, puis leur dit que par la grâce de Dieu il espérait sortir sain et sauf de la forêt, dont absolument il voulait traverser l’étendue ; il les assura que, par les mérites de ses reliques, il croyait pouvoir braver la malice des adversaires du Très-Haut, et en conséquence, il continua son chemin suivi d’Amédéo, qui eût rougi de l’abandonner.
En les voyant partir les villageois s’écrièrent : « Que les saints Anges vous accompagnent ! vénérables pélerins. Ah ! dit un vieux paysan, ils savent bien ce qu’ils font, ces saints personnages ; va, ceux qui ont vu face à face le tombeau de Jésus-Christ, peuvent bien soutenir la vue des démons ; et je ne doute pas que ces derniers ne soient ceux qui, avec plus de raison, connaîtront l’épouvante. » Ce que disait le paysan était en partie pensé par Lorédan ; il comptait sur son courage pour se défaire des pièges tendus par les hommes ; et les trésors pieux dont il était chargé lui semblaient des armes aussi bonnes contre les maléfices et le pouvoir des enfers.
Cependant les deux amis ne purent s’empêcher d’éprouver un mouvement d’effroi lorsqu’ils eurent dépassés les premiers arbres de la forêt ; ils s’attendaient à chaque instant à voir leurs yeux frappés par quelque effrayant prestige ; mais rien d’extraordinaire n’eut lieu. Une verdure vigoureuse couvrait le sol ; des rameaux chargés de feuillages assombrissaient seulement l’air, laissant à peine quelques espaces par où les rayons du soleil pouvaient passer pour venir se réfléchir sur la terre ; les oiseaux gazouillaient en paix, et la nature semblait calme ; dès-lors la confiance revint un peu dans l’âme de nos nobles aventuriers.
Durant quelque temps ils cheminèrent au hasard sans tenir de route certaine, nul sentier ne se présentant à eux ; enfin, ils parvinrent à en découvrir un, et ils le suivirent avec joie, espérant qu’il les mènerait vers quelqu’endroit habité ; leur espérance ne fut point déçue : une cabane ne tarda pas à frapper leurs regards ; elle était placée dans une clairière du bois, au milieu d’une belle prairie, et non loin d’un petit ruisseau les pélerins se dirigèrent vers cette cabane, et suivant l’usage, ils l’abordèrent en chantant le cantique qui devait les annoncer comme des visiteurs de la tombe sacrée.
Ils n’avaient pas achevé de chanter leur dernière strophe, lorsque la porte de la chaumière venant à s’ouvrir, il en sortit un homme simplement vêtu, et qu’Amédéo, avec la joie la plus vive, reconnut parfaitement pour avoir été le conducteur de la belle inconnue ; il n’eut pas le temps de faire part de cette heureuse rencontre à son compagnon ; car le maître de la cabane, s’approchant d’eux, les invita poliment à venir se reposer dans sa demeure, et à prendre leur part d’un frugal déjeûner.
Amédéo surtout, ni Lorédan n’avaient garde de se refuser à une offre qui les charmait de toute manière. « Que dieu vous conserve ? dirent-ils, vous qui ne craignez pas d’appeler les hôtes du saint sépulcre ; puisse la très-sainte Trinité et la grande-signora, mère de Notre-Seigneur Jésus-Christ, vous récompenser de ce que vous nous donnerez : notre fatigue était extrême, et nous cheminions depuis long-temps. – Vous auriez pu, répliqua leur hôte, parcourir plus long-temps encore les détours de cette solitude, si le hasard, ou pour mieux dire la providence, ne vous eût pas conduits vers moi. Ma chaumière est peut-être la seule qui existe dans cette forêt, et pour l’avoir trouvée, il faut que vous soyez étrangers, car certes, aucun des habitans des campagnes voisines ne se serait exposé à venir la chercher, tant le lieu imprime d’épouvante par les récits qu’on en fait chaque jour. – Il est vrai, répartit Lorédan, qu’on raconte des choses bien étranges au sujet de ce qui se passe dans cette forêt ; peut-être les récits en sont exagérés ; peut-être même la vérité y est-elle complètement outragée. »
L’inconnu avait un beau champ pour répondre, s’il eût voulu, et pour détruire ou confirmer les bruits sinistres qu’on semait de toute part ; mais il ne chercha pas à le faire, et l’explication, provoquée par Francavilla, n’eut pas lieu. L’inconnu les fit entrer dans sa demeure ; ils pénétrèrent dans une assez vaste pièce où se trouvait la cuisine ; et là, malgré la chaleur du jour, il les contraignit à s’asseoir près du foyer ; il mit sur l’âtre une chaudière qu’il remplit d’eau, et quand elle fut chauffée, il en lava les pieds des pélerins, malgré la résistance opiniâtre qu’ils purent faire. Le soin hospitalier terminé, il songea à préparer le repas qu’il leur avait annoncé, et sa diligence fut extrême.
Amédéo cependant brûlait du désir de faire part à Lorédan de la découverte importante qu’il avait faite ; mais comme leur hôte ne les laissa pas un moment seuls, il attendit une occasion plus favorable, ne voulant pas hasarder même des signes qui eussent pu être surpris, et peut-être défavorablement interprétés. Le villageois dressa la table ; il la couvrit de plusieurs sortes de fruits, de fromages frais, de lait nouvellement tiré des mamelles de la chèvre, commensale de la maison ; il plaça à un bout un flacon de lacryma, et, ayant approché deux escabelles, il annonça aux voyageurs qu’il leur était libre de satisfaire la faim qu’ils pouvaient avoir.
Certes ce n’était pas en vain qu’il faisait un appel à l’appétit des jeunes barons : tous deux excités par la longueur de leur course, leur âge et la fraîcheur de la matinée, éprouvaient un besoin impérieux de satisfaire les désirs de leurs estomacs, et leur hôte, à la façon délibérée avec laquelle ils tombèrent sur les provisions, dut voir qu’on ne dédaignait pas de faire honneur à son festin.
Après que la première faim fut apaisée, la conversation s’engagea ; Lorédan demanda à l’inconnu de quel côté ils devaient diriger leur route pour trouver un lieu propre à les recevoir durant la nuit prochaine.
« – Je ne vois, leur dit-il, d’autre demeure à portée que le Monastère des Frères noirs, et vous aurez sans doute quelque répugnance à y aller chercher votre asile, puisque, avant d’entrer dans la forêt, vous avez causé avec les habitans de cette partie de la Sicile ; néanmoins vous ne devez pas croire aveuglément tout ce qu’on débite sur ces confrères ; il faut se méfier de la malice des hommes aussi bien que de leur crédulité. – Il est vrai, répondit Amédéo, que, suivant tout ce qu’on nous a débité, nous serions dans le premier moment bien excusables, si nous ne nous soucions pas de marcher vers le monastère ; mais cependant tel n’est pas notre dessein ; nous nous confions en notre pauvreté, en la bonté de la race humaine, et je ne craindrai pas, non plus que mon compagnon, d’aller demander le soir un asile dans le monastère. »
Ici la conversation s’arrêta, puis le même interlocuteur reprenant la parole : « Puissions-nous, dit-il, être aussi bien reçus que nous le fûmes la nuit dernière dans le château d’Altanéro, chez le noble baron, marquis Lorédan. » En entendant ainsi parler Grimani, Francavilla éprouva une vive surprise ; il ne pouvait concevoir pourquoi Amédéo s’écartait ainsi du plan qu’ils s’étaient tracé ; car, avant de commencer leur expédition, ils étaient convenus de dire qu’ils avaient couché dans la ville la plus voisine, et les propos de son cousin le déroutaient entièrement.
« Ah ! vous venez d’Altanéro, répliqua vivement leur hôte ; j’ai en effet beaucoup entendu parler du nouveau seigneur de cette baronnie : on dit qu’il est digne de sa grande fortune, de la faveur dont il jouit auprès de notre souverain. Plaise à Dieu que tant de bonheur continue et ne soit pas incessamment renversé. « L’avez-vous vu, le marquis de Francavilla ? » poursuivit-il en s’adressant aux deux pélerins. Lorédan eût pu répondre ; mais il jugea convenable de se renfermer dans un profond silence, laissant à Grimani le soin de répondre sur ce sujet, puisque c’était lui qui, par ses paroles, avait amené la conversation sur ce point.
– « Nous, honnêtes paysans, répliqua Amédéo, nous n’avons pas eu l’honneur d’être admis à faire la révérence à ce digne seigneur ; il était retenu dans ses appartemens par d’importantes affaires ; nous nous sommes contentés de la compagnie de son respectable chapelain ; celui-ci ne nous a, durant tout le souper, entretenu que des qualités, des vertus de son maître. Le marquis Lorédan paraît adoré de tous les siens ; et si, comme vous paraissez le préjuger, la fortune est près de lui être défavorable, il trouvera dans sa famille, dans ses amis et dans ses vassaux, des cœurs fidèles prêts à le soutenir dans toutes les chances défavorables de la vie. »
Ce discours, comme on peut facilement le deviner, n’avait pas été prononcé sans intention : Amédéo espérait qu’après une pareille ouverture leur hôte parlerait peut-être de manière à faire lire, à des regards attentifs, ses intentions secrètes envers le marquis Francavilla ; mais on n’avait point à faire à un homme facile à surprendre ; le paysan, qui paraissait ne l’être que par la simplicité de son costume, répondit avec une indifférente tranquillité : « Le baron est bien heureux d’avoir des partisans aussi sincères ; mais peut-être en serait-il de lui comme de tous ceux qui jouissent d’un sort prospère ; la foule les environne ; elle leur parle de son dévouement ; elle les élève au ciel, leur jure une amitié constante, et ne tarde pas à les abandonner, quand le vent de la faveur a changé, quand la disgrâce accable leur idole ; mais, saints voyageurs, excusez un homme qui, vivant presque toujours dans la retraite, aime de s’enquérir parfois de ce qui se passe hors de cette enceinte ; n’avez-vous rien appris de remarquable durant les derniers jours de votre voyage ; ne vous a-t-on entretenus d’aucun événement qui ait pu piquer la curiosité des hommes. »
Lorédan, à son tour, demeura charmé d’une question qui lui permettait d’entrer en scène, et de prendre la parole : il crut qu’un habitant de la forêt sombre ne pouvait être étranger aux mystères qui s’y passaient, et, devançant Amédéo qui allait parler, il répondit en ces termes à leur interrogateur :
« Certes la journée dernière a été fertile en aventures : non loin de notre dernier gîte, le chapelain du château d’Altanéro nous a entretenus durant tout le souper, de l’enlèvement d’une jeune fille par des inconnus qui ont pris, ajoutait-il, le chemin de cette forêt, et de la venue d’un homme audacieux qui, peu d’instans après notre entrée dans Altanéro, y avait paru, venant réclamer un objet perdu par la jeune fille à l’instant de son ravissement. – Eh ! disait-on ce que ce pouvait être ? demanda le villageois avec une précipitation que Grimani put mieux apprécier que son cousin. » Lorédan allait répondre ; mais Amédéo ne lui en donna pas le temps. « C’était, dit-il avec une sorte de négligence, de magnifiques tablettes, montées en or, et enrichies de pierreries : elles renfermaient un portrait ressemblant du baron Ferdinand Valvano, et elles avaient été cachées par la jeune fille dans une corbeille de fleurs, sans doute d’après les conseils de celui qui l’accompagnait lorsqu’elle s’approcha des murailles d’Altanéro. »
Cet étrange discours, s’il confondit Lorédan, parut imprimer dans le cœur du villageois un étonnement bien autrement extraordinaire ; il recula de deux pas, sa figure pâlit, et une rapide exclamation lui échappa… Les deux amis se levèrent soudain de table, par un mouvement involontaire, et les trois personnages demeurèrent un peu de temps à se regarder réciproquement en silence.
Le paysan fut le premier à se remettre de son effroi et balbutia quelques excuses, pria ses hôtes de lui permettre de les quitter un moment pour aller remplir un pressant devoir, et soulevant une tapisserie qui cachait la porte d’une chambre voisine, il disparut presque en même temps. Les deux amis demeurèrent immobiles à la vue de cette subite retraite, et se prenant par la main sans rien dire, ils sortirent aussi de la cabane, et furent s’asseoir sur un tronc d’arbre, à deux pas du petit ruisseau. Là, Grimani empressé de profiter de la circonstance, apprit à Lorédan la cause des discours qu’il avait tenus, et de la découverte qu’il avait faite, et Francavilla, enfin instruit, ne put alors qu’approuver sa conduite.
» J’ai peine à croire, dit Amédéo, que cet homme soit votre ennemi d’après les paroles que je l’entendis prononcer ; l’effroi même dont maintenant il nous a paru saisi n’est pas celui d’un criminel ; je pense que s’il eût été plus endurci dans la méchanceté, il eût mieux commandé à ses gestes comme à sa figure ; et sa retraite, n’en doutez point, a eu pour motifs le besoin d’aller dans la solitude se remettre de l’émotion que nous lui avons causée.
L’opinion de Lorédan était sur ce point conforme à celle de Grimani. Autant que lui il désirait vivement le retour de leur hôte, afin de pouvoir ou le mieux connaître ou s’expliquer librement avec lui ; mais il ne paraissait pas. Les deux amis profitèrent du temps de son absence pour mieux examiner les environs de la cabane ; une masse énorme de rochers dont la cime dépassait celle des plus hauts arbres, la mettait à l’abri des vents du nord. Ces rochers étaient la partie avancée d’une branche de l’Etna, et allaient, par une pente insensible, s’unir en montant à ce formidable volcan. La forêt dont ce lieu était environné paraissait alentour sombre et silencieuse. Le calme dont on jouissait dans cette solitude était seulement troublé par le murmure agréable d’une cascade provenant de la chute du ruisseau, parmi des pierres amoncelées ; dans une partie de son cours il arrosait un jardin planté de racines potagères, de plusieurs orangers, de quelques citronniers, et d’un massif de lauriers-roses, de grenadiers, de seringats, et de quelques arbustes odoriférans ; un cabinet avait été taillé dans leur épaisse verdure, et un banc de gazon, semé de fleurs variées, invitait au sommeil, ou tout au moins au repos. Les deux amis eussent voulu aller vers ce lieu de délices, mais un fossé rempli d’eau, une baie vive et fourrée y mirent obstacle. Ils comprirent qu’on ne pouvait y parvenir que par l’intérieur de la cabane, et ils attendirent que le maître vînt leur en enseigner l’entrée.
Cependant les heures s’écoulaient, et le maître ne venait pas ; son absence paraissait doublement longue à ceux qui avaient une si vive impatience de s’entretenir avec lui ; et leurs efforts, pour abréger la marche du temps, étaient inutiles, lorsqu’enfin il se présenta, s’approchant des pélerins : « Signors, leur dit-il ; excusez-moi si j’ai tardé longtemps à vous rejoindre ; mais une indisposition subite et dont je n’ai pas voulu vous entretenir, m’a contraint à demeurer plus que je ne voulais dans la chambre reculée de ma chaumière ; je craignais que vous n’eussiez pas eu le désir de m’attendre ; et avec peine je vous eusse vus partir avant d’avoir pu vous exprimer mes regrets. – Nous les recevons volontiers, répondit Lorédan, et nous ne sommes pas étonnés que le récit des aventures arrivées au château d’Altanéro vous ait plongé dans le trouble qui vous a contraint à vous retirer ; vous n’êtes pas le seul que ces événements remarquables étonnent. – Que voulez-vous dire par là, vénérables pélerins, s’écria l’inconnu, et d’où pouvez-vous conclure que mon éblouissement de tantôt, car ce n’était pas autre chose, doive sa naissance à la cause que vous vous plaisez à tort de lui attribuer. – Signor, répartit Amédéo, si nous nous trompons, notre erreur est naturelle ; ce que j’ai dit a paru vous frapper, surtout quand j’ai parlé du conducteur de la jeune villageoise et des tablettes oubliées par celle-ci ; et tenez, dans ce moment encore, voilà votre figure qui se décompose de nouveau. Cela ne nous laisse-t-il pas le droit de penser que vous en savez peut-être plus que vous ne voulez en dire sur ce qui s’est passé dernièrement. »
À cette directe interpellation le paysan demeura plus interdit que jamais ; à son tour, il jeta un regard scrutateur sur les deux pélerins, cherchant à mieux examiner leurs traits, sans qu’il pût les reconnaître, tant leur déguisement les rendait méconnaissables ; et, voyant l’inutilité de ses efforts, il voulut, par une nouvelle ruse, trouver le moyen de cacher ce qu’il éprouvait réellement.
Lorédan, saisissant une circonstance qui lui paraissait favorable : « Pourquoi, signor, lui dit-il ; vous refuseriez-vous à vous ouvrir à ceux qui vous parlent, si, par un motif quelconque, vous vous trouvez mêlé dans les affaires qui intéressent le baron d’Altanéro ; parlez-vous avec toute franchise. Nous sommes prêts à vous offrir nos services auprès du chapelain du marquis Francavilla, et même, s’il le fallait, nous interromprions notre route pour vous conduire vers lui. »
L’inconnu, toujours de plus en plus surpris, était peut-être près de s’expliquer, comme Lorédan le désirait, lorsqu’on vit venir, par le sentier le plus proche, un homme vêtu de noir, la tête couverte d’un long capuchon, et qui, à sa démarche, à la bizarrerie de son costume, fut reconnu par Lorédan pour être le même qui, la veille, lui avait apporté l’écrit de son invisible ennemi : le personnage s’avançait rapidement. « Stéphano, s’écria-t-il en s’adressant au maître de la cabane, à quoi donc songez-vous de ne pas vous rendre où vous êtes attendu ? » Il allait en dire sans doute davantage, mais alors il s’aperçut que Stéphano n’était pas seul ; une touffe de rosiers lui avait dérobé la présence des deux pélerins ; il les examina en silence, et, s’adressant à Stéphano : « Qui sont-ils, ceux-là, dont la hardiesse leur permet de parcourir les détours de la forêt sombre. – Mon frère, dit Amédéo avant que leur hôte eût pu prendre la parole, vous voyez deux voyageurs qui, pour obtenir la rémission de leurs péchés, ont été prier et pleurer sur le sacré tombeau de notre seigneur ; nous revenons de la Palestine, et nous allons vers Syracuse, où nos familles nous attendent sans doute avec impatience. »
Cette explication parut satisfaisante au brigand, car il prit une contenance moins hautaine, et salua les pélerins. Il prit cependant Stéphano à part ; et tous les deux s’éloignèrent dans la prairie en se parlant avec vivacité.
Malgré la bonne opinion qu’Amédéo et Lorédan pouvaient avoir de leur hôte, la présence du brigand parvint facilement à la diminuer, surtout lorsque Francavilla eut à son tour instruit son cousin de la reconnaissance qu’il venait, lui aussi, de faire. Ils craignirent de s’être trop avancés, et leur crainte redoubla en voyant les regards fréquens que les deux interlocuteurs jetaient sur eux ; mais en ce moment, ce qu’ils avaient de mieux à faire, était de ne pas témoigner de défiance ; ils s’étaient, avec quelque imprudence, mis au pouvoir de leurs ennemis, et ce n’était que par beaucoup de mesure et d’adresse qu’ils pouvaient espérer de sortir d’un si mauvais pas.
Après quelques minutes de conversation, le brigand et Stéphano se rapprochèrent des deux amis ; le premier d’un son de voix qui leur parut railleur, leur dit : « Bons pélerins, ne quittez pas la forêt sans avoir visité le saint monastère des frères noirs ; là, on vous y recevra avec tant de prévenances que vous ne serez pas pressés d’en sortir ; » il s’éloigna à ces mots, sans se donner le temps d’écouter leur réponse, et il se fut bientôt perdu dans l’épaisseur du taillis.
Sa retraite cependant donna quelque plaisir à nos aventuriers, ils se rassurèrent ; car, à moins que le brigand n’eût été chercher main forte, ils ne pouvaient avoir rien à craindre du seul Stéphano, dont enfin ils savaient le nom. Ce vieillard venant à eux : « Signors, leur dit-il, je vous prie de suspendre le jugement que vous pourriez former sur ma liaison avec un homme d’une si condamnable apparence ; vous voyez la solitude qui m’entoure, vous connaissez les histoires qu’on répand sur les Frères Noirs. Soumis à leur volonté, je n’ai pu pour accomplir un secret devoir, pour me rendre le soutien de l’honneur, faire autrement que de feindre mes véritables sentimens. Voilà, signors, pourquoi j’habite cette retraite, je dois à ma condescendance la sûreté que j’y trouve, et vous conviendrez qu’il est des circonstances dans la vie où il faut avoir l’air de flatter les méchans pour les empêcher de faire tout le mal dont ils sont capables, surtout, quand on voit réussir les motifs qui nous portent à en agir ainsi.
Tandis que Stéphano parlait, Lorédan cherchait principalement à étudier sur son visage si ses paroles étaient en rapport avec les pensées de son cœur. Ou sa perspicacité eût été vaine, ou, il lui eût fallu avouer à lui-même que Stéphano était franc et qu’il pensait les choses qu’il disait. Aussi dès qu’il eut fini, Francavilla s’adressant à lui : « Signor, il vous sera facile, lui dit-il, de nous donner la certitude nécessaire pour nous rassurer entièrement, vous n’aurez pour cela qu’une seule chose à faire, celle de répondre le plus clairement possible au discours que je vous adressais lorsqu’on est venu nous interrompre. » – « Je le ferais sans peine, répliqua Stéphano, si j’avais à mon tour la preuve que vous n’êtes pas des émissaires de perdition, et si par quelque moyen vous me permettiez de lire jusques dans les replis les plus secrets de votre âme. » – « Comment pourrions-nous parvenir à vous contenter, répondit Amédéo ; faudra-t-il vous dire que je vous ai vu hier matin accompagner vers Altanéro cette jeune personne enlevée ensuite par des ravisseurs audacieux ; et que ces propres paroles prononcées par votre bouche, sont venues frapper mon oreille ; un seul mot pourra vous dire combien il aurait à perdre s’il se refusait à y venir ; il perdrait tout à la fois son honneur et sa vie. » – « Je n’en demande pas davantage, répliqua Stéphano ce que vous venez de me dire me donne la preuve la plus éclatante que vous n’avez rien de commun avec les ennemis du marquis de Francavilla, et que tout au contraire, vous devez peut-être lui appartenir. Eh bien, si c’est lui qui vous envoie, suppliez-le de se trouver le 22 de ce mois dans l’église cathédrale de Palerme, à sept heures du soir, qu’il se place auprès du deuxième pilier de la septième chapelle, couvert d’un manteau gris qui ne permette que difficilement de le reconnaître. Là, il sera instruit d’un mystère qui le concerne, et dont la découverte assurera sa tranquillité. » Ce propos parut si positif aux deux amis, que Grimini allait se découvrir à lui, lorsque Lorédan moins pressé de lui donner cette dernière marque de confiance, répartit : Me doutez pas, signor, que nous ne remplissions la commission importante dont vous voulez bien nous charger, nous ne vous dissimulerons plus qu’envoyés par le chapelain du marquis, on nous avait recommandé de découvrir quelque trace du mystère qui depuis plusieurs jours trouble la paix d’Altanéro. On a cru que de simples pélerins, comme nous le sommes effectivement, auraient plus de facilité à s’introduire dans la forêt sombre et à se mêler aux Frères Noirs soupçonnés d’être en tiers dans les choses dont on s’occupe au château du baron Lorédan. Cependant, Stéphano, ne vous serait-il pas possible de nous donner de plus amples renseignemens ; ne pourriez-vous pas, en vous ouvrant à nous, sauver le marquis de Francavilla, sans lui donner le soin d’attendre jusqu’au 22 de ce mois, tandis que peut-être son ennemi le frappera avant cette époque.
« – Oui, poursuivit Amédéo, interrompant son cousin, vous pourriez nous dire tout ce que vous savez, et particulièrement nous apprendre ce que peut être cette jeune et charmante fille dont vous étiez le conducteur, et qui sans doute fut enlevée sous vos yeux ; car vous ne pouviez alors vous être éloigné d’elle. »
– « Voilà, signors, répliqua Stéphano, des demandes et des questions auxquelles je ne puis ni ne veux satisfaire. Chargé par un individu du soin de remplir son message, il ne s’est point ouvert à moi sur tous ses secrets ; et quant à la jeune fille, ce n’est pas moi qui trahirai l’incognito dont elle s’enveloppe. Mes sermens ne me paraissent pas de nature à être violés. »
« Mais du moins, dit Lorédan, si vous gardez le silence sur tout ce qu’il serait si important de connaître, voudrez-vous peut-être consentir à nous éclairer sur un point qui inquiète singulièrement le marquis Francavilla. Comment se fait-il qu’il ait trouvé dans la corbeille de la jeune fille, les tablettes précieuses dont il fit cadeau il y a plusieurs mois à sa prétendue, la duchesse Ambrosia Ferrandino. À quel but les avait-on placées dans ce meuble, et comment les avait-on ravies à celle qui les possédait ? »
« Je ne puis nullement vous éclaircir cette dernière partie de votre question ; mais avec la même franchise je vous satisferai sur la première. Comme on ne pouvait croire que Lorédan ne voulût pas venir à l’appel de la jeune fille, on voulait que celle-ci, en lui remettant des tablettes connues de lui, sans doute, piquât sa curiosité et le décidât à la démarche qu’on désirait lui faire faire. » – Et que lui serait-il arrivé, s’il eût suivi la belle messagère ? » – « Elle l’eût conduit dans cette chaumière, dit Stéphano, et là, eût eu lieu l’éclaircissement qu’on veut avoir avec lui dans la cathédrale de Palerme. » – « La personne, reprit Lorédan, qui voulait parler au marquis Francavilla se trouvait donc naguères chez vous. » – « Elle y était une heure avant votre arrivée ce matin ; elle ne s’y trouve plus maintenant, et ce ne sera que le 22 que le baron d’Altanéro pourra espérer de se rencontrer avec elle. »
Lorédan, comme on peut le croire, éprouva un vif chagrin en acquérant la certitude que s’il fût venu quelques momens plus tôt, il eût pu s’aboucher avec un individu qu’il lui importait tant de connaître ; mais la chose devenant en ce moment impossible, il crut que ce qu’il avait de mieux à faire c’était de revenir à son château puisqu’il n’y avait pas d’apparence d’obtenir de leur hôte plus de lumières ; et que, chez les Frères Noirs, il ne devait s’attendre qu’à rencontrer des ennemis.
Grimani dut deviner les pensées de Lorédan, car il voulut les prévenir. Ce n’était pas seulement pour accompagner son cousin qu’il avait consenti à pénétrer dans la forêt sombre, mais bien autant avec le dessein de retrouver la jeune villageoise dont les charmes avaient fait une si douce et forte impression sur son cœur. Aussi s’adressant à Francavilla : « Voilà sans doute, lui dit-il, sans que la présence de Stéphano pût l’arrêter, une partie de notre mission remplie ; mais une autre, aussi essentielle, nous reste encore à exécuter, nous avons fait, vous et moi, la promesse solennelle de ne reparaître au château d’Altanéro qu’après avoir épuisé tous les moyens possibles de rendre la liberté à la fille généreuse qui est devenue la victime de son dévoilement à la cause du marquis Lorédan. Certes, je ne puis croire qu’elle soit inconnue à notre hôte, puisque c’est lui qui lui a servi de conducteur, et sans doute, il doit autant que nous souhaiter de la voir libre de ses chaînes.
Lorédan, par ces paroles, comprit l’intention d’Amédéo ; il avait trop de courage et de véritable grandeur d’âme, pour paraître reculer lorsqu’il avait obtenu pour lui tout ce qu’il lui était permis d’espérer raisonnablement ; aussi, loin de paraître désapprouver ce que son cousin venait de dire, il l’assura de sa bonne volonté, et qu’il était prêt à le suivre partout où il serait nécessaire de courir ; mais, ajouta-t-il, si nous allons tenter encore les aventures, faudrait-il du moins savoir d’une manière à peu près certaine, vers quel lieu nous devons tourner nos pas ; les Frères Noirs sont-ils pour quelque chose dans tout ce qui nous occupe ? ont-ils des liaisons avec nos ennemis ? voilà ce qu’il serait si important d’éclaircir ; où peut-on avoir mené l’inconnue est encore une question à faire ; et l’honnête Stéphano vers lequel la providence nous a conduits dès nos premiers pas, par une faveur si éclatante, pourrait, je pense bien, nous donner sur ce point, comme peut-être sur tous les autres, toutes les lumières qui nous sont indispensablement nécessaires.
Stéphano avait écouté en silence ces deux discours ; mais voyant que la dernière partie de celui de Francavilla lui était personnellement adressée, il crut convenable de prendre à son tour la parole.
« Je ne puis désavouer, dit-il, nobles pélerins, car votre conduite généreuse me prouve la noblesse de votre, âme ; je ne puis, dis-je, désavouer que je ne sois instruit d’une partie des choses que vous avez tant d’intérêt de savoir ; oui, les Frères Noirs sont liés avec l’ennemi du marquis Francavilla, et c’est dans leur monastère qu’est le foyer de cette espèce de conspiration ; c’est là, selon toute apparence, qu’a du être menée la jeune fille dont, avec raison, le sort vous intéresse ; je ne le sais pas d’une manière bien précise, mais je crois pouvoir le conjecturer sans me tromper ; avant la matinée d’hier, je ne la connaissais pas ; elle me fut présentée par le protecteur de Francavilla ; il me donna l’ordre de la conduire sous les murs du château, là, de l’abandonner à elle-même, et de veiller de loin sur ce qui arriverait ; j’exécutai ponctuellement cet ordre, je me tins à l’écart pour la ramener vers cette cabane si elle réussissait dans sa mission ; la providence ne le voulut pas ; je m’étais placé à quelque distance de la prairie fatale, caché par les branches épaisses d’un grenadier, lorsque je vis les coupables émissaires des Frères Noirs fondre sur cette jeune fille, et l’emmener avec eux ; tout seul, je ne pouvais entreprendre sa délivrance ; aussi, loin de me montrer, je me dérobai avec plus de soin aux regards de ses persécuteurs ; et, par des sentiers détournés je revins en toute hâte dans cette chaumière afin de ne pas attirer sur moi la méfiance des terribles confrères ; et, certain de pouvoir effectuer, par la ruse, plus sûrement mon projet de délivrer tôt ou tard cette infortunée, j’y eusse couru cette nuit, si je n’eusse pas eu à veiller sur le protecteur du marquis Francavilla, qui fortement incommodé, avait besoin de mes premiers secours ; maintenant, je suis libre et je vous donne ma parole en jurant sur les reliques sacrées qui pendent sur votre poitrine, de seconder de mon mieux, tous les efforts que vous ferez pour conduire à bien cette entreprise si louable.
Vous devez donc, puisque vous en avez le désir et le courage sortir de ma chaumière, et, par la route que je vous enseignerai, vous rendre au monastère des Frères Noirs ; il est situé à quatre heures de marche en suivant les sinuosités de la forêt et de la chaîne de rochers qui s’élèvent en amphithéâtre derrière mon asyle ; car si vous pouviez la franchir, dans une heure vous seriez parvenu au lieu où vous voulez aller ; présentez-vous y hardiment comme des pélerins qui reviennent de la Terre-Sainte, on ne pourra s’empêcher de vous y recevoir, car il est bon de vous apprendre que malgré la mauvaise réputation de ce couvent, on trouve parmi ceux qui le composent, des scélérats achevés ; c’est cependant un ordre d’anachorètes soumis, comme tous les autres, à des règles qu’on ne peut violer ; il se trouve même au nombre des religieux, des hommes d’une piété achevée ; vivant dans la plus absolue retraite, ils ignorent les excès auxquels se livrent leurs coupables frères, et ceux-là contraignent les autres à remplir tous les devoirs de l’hospitalité ; ce qui a perdu ce monastère c’est son dernier abbé, et celui qui l’a remplacé est plus méchant encore ; je ne puis vous en dire davantage, je me vois obligé de vous livrer à la providence ; elle, j’espère, ne vous abandonnera pas ; si vous croyez avoir besoin dans le monastère d’un homme qui me soit absolument dévoué, demandez le frère Laï Jacomo, c’est celui que tantôt vous avez vu dans ma chaumière, il est au service des méchans, mais il est loin d’obéir aveuglement à toutes leurs malices ; enfin dans un moment pressant de danger trouvez le moyen de lui dire : que les glaces de l’Etna sont éternelles comme ses flammes, et alors vous le verrez s’employer pour vous servir avec un entier dévoûment.
Stéphano ayant terminé, les deux amis le remercièrent avec vivacité ; ils reçurent encore de lui toutes les instructions qu’il jugea nécessaires de leur donner, et ayant pris leurs bourdons et remis leurs ceintures, ils promirent à leur hôte leur amitié, des récompenses, et de venir l’instruire du succès de leurs démarches si elles réussissaient, et de le lui faire savoir, dans le cas contraire ; Stéphano les pria de se souvenir de cette promesse ; et il ne les quitta qu’après les avoir accompagnés durant quelque temps dans la forêt.
Les deux amis cheminèrent en silence. Stéphano leur avait appris à se méfier de tout ce qui les entourait ; il leur avait dit que des satellites des Frères Noirs se promenaient sans cesse dans la forêt pour épier ce qu’il leur était utile de savoir, pour effrayer par mille prestiges, les voyageurs ou les habitans indiscrets des contrées voisines ; et qu’il serait dangereux de tomber dans les pièges tendus de toute part. Lorédan avait si bien senti l’importance de ce conseil, que lui et Amédéo feignirent, durant toute la route, de causer à haute voix de leur prétendu voyage en la Terre-Sainte.
Il y avait déjà une heure qu’ils étaient sortis de la demeure de Stéphano, lorsqu’ils se virent environnés par plusieurs bandits, revêtus des plus étranges costumes, qui leur demandèrent où ils allaient. Ainsi que nous l’avons déjà dit, Grimani était censé être celui des deux le moins connu en Sicile ; aussi avait-il pris le soin de répondre, quoique Lorédan, quand il parlait, cherchât à déguiser sa voix. « Nous sommes, dit Grimani, deux frères, nous revenons tous deux de la Terre-Sainte ; la tempête nous a jetés dans le port de Palerme, et nous allons regagner la ville de Syracuse, où nous prîmes naissance, portant avec nous dans ces boîtes des reliques des Saints-Martyrs que nous voulons, en mémoire de notre voyage, exposer dans l’église cathédrale, à la vénération des fidèles. » En achevant ces mots, les deux prétendus frères se mirent à chanter de concert leur cantique, dont ils ne firent pas grâce d’un couplet aux brigands. Nous le répétons pour la dernière fois, mais nos lecteurs ne devront pas l’ignorer que, de tous les peuples de la terre, le Sicilien est peut-être celui qui est plus impérieusement subjugué par les signes extérieurs de notre religion ; quelle que soit la profession de l’homme, honnête ou coupable, un prêtre, une madone, une relique, sont pour lui des objets vénérables et sacrés ; il se croit seulement alors digne du courroux céleste, s’il ose outrager ou profaner les images ou les ecclésiastiques ; on appelle cela du fanatisme ; pour nous, moins éclairés, sans doute, que ceux qui se servent de cette expression, nous souhaiterions que tous les chrétiens fissent de même, et le monde s’en trouverait beaucoup mieux.
D’après cette explication on ne sera pas étonné d’apprendre qu’aux premiers mots du cantique, les bandits, ôtant leurs toques ou leurs bonnets, se mirent pieusement à genoux ; que les plus apparens de la troupe, lorsqu’il fut achevé, répétant la demande que Stéphano avait déjà faite, s’empressa de dire : « Hommes de dieu, donnez-nous votre bénédiction, et passez votre chemin ; nous n’avons garde de nous opposer aux Saints-Anges qui doivent vous conduire. »
Lorédan satisfit à leurs désirs, puis ils se remirent à marcher sans crainte d’être poursuivis par ceux qu’ils venaient de rencontrer.
Ce ne fut que vers le déclin du jour, à l’heure où le soleil plongé dans les flots de la mer thyrénienne donnait par son absence une teinte plus lugubre à l’obscurité accoutumée de la forêt, que nos deux aventuriers arrivèrent à la vue du fatal monastère. Ce bâtiment immense s’étendait sur toute une vaste colline, entouré de hautes murailles crénelées et garnies, d’intervalle en intervalle, de fortes tours ; il paraissait avoir autrefois servi de citadelle ; et même encore, une armée nombreuse eût employé beaucoup de temps avant d’être parvenue à franchir ses remparts ; on ne pouvait y monter que par un chemin étroit, sans cesse se repliant sur lui-même, facile à descendre, et impossible à monter sans le consentement des Frères Noirs. Une place assez grande et formée aux dépens de la forêt était au devant du rocher sur lequel était bâti le couvent ; à l’endroit où la route commençait à s’élever, on trouvait une porte pratiquée dans une épaisse tour, premier obstacle opposé à toute tentative extérieure ; de toute part, alentour, régnaient déjà les ténèbres et le silence. Ce lieu semblait être situé dans quelque partie déserte de la terre ; certes, il était bien convenable à la paix, au recueillement ; pourquoi fallait-il que la méchanceté des hommes en eût fait le repaire d’une troupe de détestables bandits.
Lorédan et son compagnon, à là vue de la première tour dont nous venons de parler, craignaient que ce ne fût là qu’on leur donnât asyle, ne voulant pas peut-être que des étrangers, pénétrant plus avant, vinssent épier ou surprendre les mystères qui avaient lieu dans le monastère Santo Génaro, car c’était ainsi qu’on le nommait, et la chose eût singulièrement contrarié leurs projets ; ce fut donc en tremblant qu’ils s’approchèrent de cette espèce de corps-de-garde ; mais partout, leur costume devait leur servir de passe-port ; huit hommes de mauvaise mine, et qu’en les voyant on n’eût pas hésité à prendre pour les plus déterminés voleurs de la Sicile, les arrêtèrent. Cependant, il leur fallut de nouveau répéter la fable dont ils étaient convenus, et ce ne fut qu’après leur avoir fait subir une espèce d’examen que l’on consentit à leur ouvrir le passage.
Les deux amis se hâtèrent de jouir de cette liberté ; ils voulaient profiter des dernières clartés du jour pour arriver dans l’intérieur du monastère ; et dans cette pensée, ils gravirent rapidement le sentier escarpé qui les y conduisit. Si à la porte basse on avait fait des difficultés pour les introduire, on leur en offrit de plus grandes lorsqu’ils furent parvenus à la porte intérieure ; cependant, après les avoir interrogés de nouveau avec le plus grand soin, on ouvrit le guichet, et ils se virent enfin dans la première cour. De tous côtés s’élevaient de grands corps-de-logis bâtis avec toute la somptuosité gothique ; à la gauche était l’église, dont le portail magnifique était décoré de hautes colonnes, et que Lorédan, au premier coup-d’œil ; reconnut pour avoir dû faire partie de quelque temple érigé par les anciens habitans de la Sicile à de mensongères divinités.
Il engagea son compagnon à aller, pour première démarche, rendre leurs devoirs au créateur de toutes choses en se prosternant aux pieds de son autel, et de suite ils pénétrèrent dans l’église ; déjà presque toute l’immensité du vaisseau était ensevelie dans l’obscurité ; à peine au travers des vitraux coloriés de la grande rose, les feux mourans du jour se faisant passage venaient se réfléchir sur le maître-autel ; ils illuminaient particulièrement la figure du Christ qui semblait environné d’une auréole de gloire telle que celui qu’elle représentait en est entouré sans cesse au séjour immortel de sa toute-puissance.
Le cœur de nos deux amis était pur. Le motif de leur déguisement leur paraissait légitime ; aussi ce fut sans honte et sans crainte, que, par une fervente prière, ils implorèrent la protection des anges du ciel, ils demeurèrent dans le saint lieu jusqu’au moment où les ténèbres toujours croissantes firent briller la clarté des lampes sans cesse allumées par la piété des fidèles. De temps en temps le silence solennel de ce lieu auguste, était troublé par la démarche grave de quelque religieux qui venait commencer la prière, ou qui se retirait après l’avoir achevée.
Lorédan crut enfin convenable de sortir de l’église ; ils abordèrent le premier moine qu’ils rencontrèrent, et exposant leur désir, lui demandèrent de les introduire dans le lieu destiné à recevoir les étrangers. Le cénobite, enseveli tout entier sous son capuce, leur répliqua que rarement on avait l’occasion dans le monastère des Frères Noirs de donner l’hospitalité à des voyageurs. « Peu, dit-il d’une voix douce, choisissent cette maison pour leur refuge nocturne, mais cependant nous ne sommes pas moins obligés de remplir ce sacré devoir lorsqu’il y en a qui se présentent pour en réclamer l’observance ; venez avec moi, je vais vous conduire au corps-de-logis des voyageurs ; il ne serait pas prudent pour vous de prolonger plus long-temps votre séjour dans cette église. – Eh ! d’où pourrait naître, mon père, dit le curieux Amédéo, le danger d’être surpris dans un si saint exercice. – Notre nouvel abbé, répliqua le religieux, croyant sans doute ne pas devoir permettre que des étrangers assistent à nos offices, a donné l’ordre le plus sévère d’écarter tous ceux qui se présenteraient dans ce moment ; et une réclusion, dont nul de nous ne peut assigner le terme, serait la punition de celui qui se permettrait de violer cette règle extraordinaire, et dont mon obéissance ne me permet pas de discuter l’équité ; venez cependant ; l’office du soir ne tardera pas à sonner, et mal pourrait vous en prendre, si vous étiez trouvés ici par la soldatesque chargée de faire observer la volonté de notre supérieur. »
Cette bizarre défense surprit, comme on peut le croire, ceux à qui on la communiqua ; ils pensèrent tous les deux que l’abbé avait sans doute de fortes raisons pour vouloir écarter ainsi tous les regards curieux ; peut-être craignait-il d’être reconnu par quelques-unes de ses victimes, soit lui, soit ceux qui se livraient à de coupables égaremens ; mais quelles que fussent les conjectures qui s’offrirent à l’esprit des deux aventuriers, ils n’eurent garde de se les communiquer, et ils suivirent, sans mot dire, le religieux, qui déjà leur inspirait une entière confiance, et qui, selon eux, ne pouvait avoir trempé dans les complots de quelques-uns de ses confrères.
Les voyageurs traversèrent plusieurs passages éclairés par des lampes suspendues à la voûte, ils montèrent un escalier tournant, et enfin arrivèrent dans une immense chambre, garnie de quatre lits, de quelques chaises, de quatre tables, et d’une cheminée ; là, un frère laïque, par qui le religieux s’était fait suivre, alluma une lampe de bronze, et sortit ensuite pour aller quérir de l’eau ; le religieux se retira avec lui, après avoir reçu les remercîmens sincères des Pélerins qui se recommandèrent à ses bontés et à ses prières.
Leur premier soin, dès qu’ils se virent seuls, fut d’examiner attentivement le lieu où ils étaient en ce moment ; une seule issue conduisait dans la chambre, la porte par laquelle ils étaient entrés; elle donnait sur un long corridor, et elle se trouvait garnie de plaques de fer et de gros verroux placés en dehors, mis en ce lieu comme avec le dessein de s’assurer de la personne de ceux qui habitaient dans la salle des voyageurs. Cette découverte plut médiocrement à Francavilla et à Grimani ; ils virent que si on barricadait ainsi la porte il leur serait difficile de parvenir à parcourir le monastère, comme ils en avaient formé l’imprudente résolution ; ils sortirent de leur chambre et s’avancèrent dans le corridor pour reconnaître si l’escalier s’élevait aux étages supérieurs ; et à peine s’en furent-ils assurés, que le bruit fait par le frère laïque en montant les premières marches, les fit rentrer promptement dans la salle.
Le moine, dont la figure était cachée par un capuce semblable à celui des pénitens, et au travers duquel on ne pouvait distinguer que deux yeux noirs et méchans, était accompagné d’un second frère également vêtu, et portant du linge avec lequel ils se mirent à garnir les lits ; pendant qu’ils prenaient ce soin, Grimani, constamment fidèle à son caractère, se permit de leur demander le nom de l’abbé. « On n’interroge pas, et on ne répond point dans le monastère de Santo Génaro, répondirent durement les deux religieux ; ce n’est point pour faire des questions que vous êtes ici, mais pour vous reposer et prendre les forces nécessaires pour continuer promptement votre route. »
Ces paroles, prononcées d’un ton qui les rendait plus acerbes, firent comprendre à Grimani l’imprudence de sa demande, il chercha à l’excuser du mieux qu’il lui fut possible ; mais les interlocuteurs ne lui répondirent pas pour cette fois.
Ils sortirent encore de nouveau, poussèrent la porte après eux, et tirèrent les verroux avec fracas.
« Voilà, dit Lorédan à haute voix à Amédéo, voilà, frère, le prix de votre indiscrétion ; devons-nous ainsi fatiguer les charitables religieux, et les entretenir de choses qui peut-être leur sont interdites par leurs règles ? »
Amédéo comprit aisément l’intention de son cousin, aussi s’empressa-t-il de lui répliquer dans le même genre : « J’ai eu tort sans doute de faire cette demande, mais enfin le motif qui me la dictait était loin d’être condamnable ; je voulais, comme je l’ai fait jusqu’à ce jour, conserver dans ma mémoire le nom de tous les hôtes qui nous ont reçus dans le cours de notre long voyage, afin de ne pas les oublier dans mes prières de chaque jour. – Soit, je ne blâme pas le motif, mais vous le voyez, il est des lieux où il peut déplaire ; ainsi je vous conseille dorénavant de vous en abstenir. » Amédéo s’engagea à se mieux conduire à l’avenir, et la finesse de son oreille crut lui faire reconnaître que leur discours était écouté par un espion, placé, selon toute apparence, derrière la porte de la chambre.
Les deux frères lais ne tardèrent pas à revenir chargés d’une corbeille et de deux flacons ; ils tirèrent de la corbeille deux pains, des assiettes, un plat de poisson rôti, des légumes et des dattes ; ils dressèrent une petite table, puis croisant leurs bras sur leurs poitrines, ils se préparèrent à servir les pélerins. Ceux-ci, après avoir fait une assez longue prière, commencèrent leur repas, et durant tout le temps qu’il dura, observèrent les lois d’un rigoureux silence.
Il ne leur restait plus à attaquer que le plat de dattes, quand le bruit provenant d’une personne qui marchait gravement derrière eux, attira leur attention ; ils se retournèrent et aperçurent deux religieux ; l’un était celui qui déjà avait fait leur connaissance dans l’église ; l’autre paraissait plus âgé et revêtu d’une fonction supérieure. Les pélerins se levèrent à leur approche et prirent devant eux une contenance respectueuse. Le religieux, qu’ils voyaient pour la première fois, leur demanda d’abord comment ils se nommaient et d’où ils venaient : « Vénérable père, répondit Amédéo, nous sommes deux frères, habitant tous deux l’antique Syracuse. Le nom de notre famille est Gonsani, je m’appelle Marcillio et mon frère Paolo ; nous fumes élevés par un pieux chanoine, frère de notre mère, qui nous inculqua de bonne heure l’amour dû, de tant de manières, à notre sainte religion, aussi éprouvâmes-nous sans cesse le vif désir d’aller nous laver de nos péchés dans les ondes purificatrices du Jourdain. Dès que j’ai eu accompli ma vingt et unième année, nous sommes partis, Paolo et moi pour Jérusalem ; là nous avons gémi et prié cinq jours sans relâche sur le sacré tombeau ; puis ayant visité, avec une égale dévotion, tout les lieux célèbres où se sont opérés les mystères de notre rédemption, nous avons quitté la Judée après avoir acquis les précieuses reliques dont nous sommes les porteurs. – Et comment se fait-il, reprit celui qui les interrogeait, que pour aller à Syracuse vous ayez choisi le chemin de Palerme ? – Ce n’est point par un effet de notre volonté que nous avons pris cette route ; le vaisseau sur lequel nous étions embarqués devait nous déposer à Girgenti, d’où nous eussions pu facilement gagner notre patrie ; mais plusieurs circonstances sont venues nous contrarier en ce dessein ; un bâtiment sarrasin nous a long-temps donné la chasse, et une tempête, en nous délivrant de sa poursuite, nous a jetés loin de notre route bien avant dans la mer d’Afrique ; et ce n’est qu’à grande peine que nous avons pu enfin arriver à Palerme. Nous n’avons pris que peu de repos dans cette ville, tant était grande notre impatience d’arriver chez nous, et ayant suivi le chemin de la côte jusqu’à Altanéro, nous avons fixé ce soir pour nous trouver sous les murailles de cette respectable maison. » Ce récit, fait d’un ton simple et sans hésiter, désarma la défiance du prieur, et entendant les pélerins lui dire qu’ils avait séjourné à Altanéro, il leur fit la demande que déjà Stéphano, leur hôte de la forêt, leur avait adressée, s’ils avaient vu le marquis Lorédan, et s’il s’était passé depuis peu quelque chose de remarquable, soit dans cette forteresse, soit dans le pays par eux parcouru depuis leur débarquement à Palerme ; le prieur, en faisant cette question, s’adressa principalement à Francavilla qui, jusqu’alors, n’avait point parlé ; il crut, ce dernier, qu’un plus long silence pourrait faire naître un soupçon dangereux, aussi répondit-il le plus brièvement possible, en disant qu’il avait entendu parler d’une jeune fille enlevée par des pirates ou par des brigands ; mais que quant au marquis Francavilla ils ne l’avaient point vu.
Le son de voix de Lorédan, quoique déguisé, parut faire impression sur le prieur ; il tressaillit, et faisant un mouvement par lequel il forçait ce seigneur à montrer sa figure du côté de la lampe, il l’examina avec attention ; il allait même lui adresser la parole, mais il se contint, et saluant à demi les deux pélerins, il se retira, faisant signe à son compagnon et aux deux frères lais de venir avec lui.
Nos aventuriers l’accompagnèrent civilement jusqu’à la porte de la chambre ; là, à l’instant où le prieur, qui passait le premier, s’éloignait, le jeune religieux s’approchant de Francavilla lui dit, en paraissant le heurter, ce seul mot : espère, prononcé d’une voix si basse, qu’il put à peine être entendu ; si quelqu’un à son tour parut surpris, ce fut notre héros ; il demeura immobile d’étonnement, cherchant à rencontrer les regards de celui qui venait de proférer cette singulière parole ; mais le religieux continuait sa marche sans pouvoir connaître la surprise qu’il inspirait.
Cependant les deux frères lais étaient demeurés dans le corridor ; ils souhaitèrent une bonne nuit aux pélerins ; et, les voyant rentrer dans leur chambre, ils en fermèrent de nouveau la porte ; et, à l’aide des verroux, la barricadèrent soigneusement. Lorédan avait grande envie de faire part à Amédéo de ce que venait de lui dire le jeune religieux, mais peut-être avec juste raison redoutait-il une surveillance perpétuelle ; cependant, en s’approchant de lui, il trouva le moyen de l’instruire à voix basse.
Grimani, malgré son apparente légèreté, avait déjà de bonnes idées, et une de ce genre le frappa dans ce moment : il prit la main de son ami, et, sous prétexte de lui faire admirer la beauté de la nuit, il le conduisit vers une fenêtre qui s’ouvrait sur un balcon de pierre soigneusement garni de treillis de fer qui, l’enveloppant de tous côtés, ne permettaient pas qu’on pût descendre dans la cour ; là, se croyant néanmoins plus à l’abri d’une oreille indiscrète : « Prenez garde, dit-il à Francavilla, que vous ne soyez la dupe du piège tendu peut-être à notre inexpérience ; savez-vous pourquoi ce religieux a pu vous parler ainsi ? connaît-il nos projets ? nous ne nous en sommes ouverts à personne, hors au seul Stéphano, et, si celui-ci ne nous a point trahis, il me semble hors de toute possibilité que ce moine en ait eu connaissance. Ne serait-ce pas une ruse ordinaire pour apprécier les intentions des gens qui viennent chercher ici un asile momentané, et savoir si des desseins secrets ne les y attirent pas ? je n’ai pas besoin de vous recommander la prudence ; mais ne nous livrons qu’à ceux dont nous n’aurons aucun motif de nous défier. »
Lorédan admira la sagesse de cette réflexion, et promit sans peine de s’y conformer ; il engagea ensuite Amédéo à se coucher, car, dit-il à haute voix, nous aurons demain à faire une forte journée. – Mon frère, répliqua Grimani, je vois qu’on nous a garni deux couches ; nous avons oublié d’apprendre à nos bons hôtes que le même lit nous a toujours reçus dès le moment de notre naissance. – Eh ! bien, répartit Lorédan, qui nous empêche de suivre notre usage. Ils dirent, et, se prosternant aux pieds d’un grand crucifix placé entre deux des lits ; ils firent l’un et l’autre une longue prière, puis, se dépouillant en partie de leurs vêtemens, ils se couchèrent sans parler davantage, laissant allumée la lampe qui les éclairait, ainsi qu’on leur avait dit de le faire.
Malgré le danger de leur position, ils ne purent résister au sommeil impérieux commandé par la fatigue de la journée ; leurs yeux se fermèrent, et ils ne songèrent plus à leur projet de passer la nuit en veillant. Un bruit de cloches les réveilla en sursaut : ils se mirent sur leur séant, et, encore à moitié assoupis, s’effrayèrent de ce son naturel ; mais bientôt, retrouvant leur fermeté : ce doit être, se dirent-ils, le signal qui appelle les moines au chœur pour y chanter l’office nocturne, et ils allaient se rendormir, lorsqu’ils crurent entendre qu’on poussait légèrement les verrous de la porte d’entrée : ils écoutèrent… et le même bruit continuant, ils ne doutèrent pas qu’on n’eût le projet de profiter de leur sommeil pour s’introduire dans leur chambre. Ignorant le motif d’une pareille tentative, ils s’élancèrent hors de leur lit, et saisirent avec précipitation des épées courtes et à deux tranchans qu’ils avaient toujours tenues cachées sous leur tunique de pélerin, et, revêtant en même temps leur costume, ils se préparèrent à se défendre s’ils étaient lâchement attaqués.
Tantôt le bruit s’arrêtait, puis il recommençait : il était aisé de concevoir que la personne, ou ceux qui voulaient entrer, avaient le désir de parvenir à leur but sans éveiller les pélerins. Ceux-ci, malgré tout leur courage, attendaient avec anxiété le moment où la porte forcée les mettrait en présence de leurs ennemis, enfin les verroux cessèrent de jouer, et les battans de la porte s’ouvrirent sur leurs gonds.
Francavilla et Grimani s’attendaient à voir fondre sur eux une foule nombreuse de brigands armés, et déjà, leur épée à la main, ils étaient prêts à vendre chèrement leur vie, quand, au lieu des ennemis créés par leur imagination, ils virent une figure entièrement voilée de la cime de la tête aux pieds, par une draperie blanche, teinte en plusieurs endroits d’un sang fraîchement versé. Dès qu’elle se fut montrée, elle poussa un sourd gémissement qui retentit jusqu’au cœur des deux amis.
Ce spectre, car quel autre nom pouvait-on lui donner, leur fit un geste impératif qui semblait leur ordonner de venir à lui ; les pélerins balancèrent s’ils obéiraient à cette injonction ; mais le fantôme, la renouvelant avec plus d’impatience, ils firent le signe qui chasse les démons ; et, voyant que la figure n’en était point intimidée, ils se décidèrent à lui obéir ; s’apercevant qu’ils se mettaient en marche, elle se retourna, et, paraissait glisser sur le pavé du corridor ; tous ses pas étaient légers ; elle prit le chemin de l’étage supérieur, éclairée par une lueur extraordinaire qui paraissait partir de sa poitrine ; elle franchit les degrés de l’escalier toujours suivie par les deux amis qui, avant de s’éloigner avec elle, verrouillèrent soigneusement la porte de leur chambre, afin que si on venait faire la ronde on ne se doutât pas qu’ils n’étaient plus enfermés.
Il était bien entré dans leur désir de parcourir nuitamment le monastère, mais non pas en une aussi étrange compagnie ; et leur bravoure peu commune n’empêchait pas leurs cœurs d’être vivement émus. Du haut de l’escalier, le spectre se dirigea vers un grand tableau qu’il déplaça en touchant un ressort ; une galerie étroite se montra par derrière ; le spectre s’y précipita en tournant la tête comme pour engager les deux amis à ne pas se lasser ; aussitôt, eux, comptant moins sur leurs épées que sur leurs reliques dont ils avaient eu grand soin de se munir, se crurent trop avancés pour reculer » et ; ils le suivirent sans plus attendre. Le tableau se referma derrière eux, et parut ainsi leur interdire le retour.
Lorédan et Amédéo marchaient aussi près l’un de l’autre que pouvait le leur permettre le peu de largeur de la galerie. Le premier ne perdait pas de vue leur mystérieux et effrayant guide ; le second, tournant fréquemment la tête, cherchait à se garantir d’une attaque imprévue. Au bout de la route qu’ils suivaient, ils trouvèrent un escalier en limace que le fantôme descendit ; il aboutissait a une salle de peu d’étendue, où, quand les pélerins furent entrés, leur conducteur, toujours s’exprimant par un geste, leur demanda de s’arrêter un moment ; et soudain la clarté qui brillait sur sa poitrine venant à s’évanouir, il disparut avec elle, et nul bruit ne signala sa retraite.
On se figurerait difficilement le dépit qui s’empara de l’âme de Francavilla et de Grimani ; la terreur produite par la présence d’un être surnaturel fut suspendue pour faire place à la certitude qu’ils avaient d’avoir pu se laisser prendre à un piège qui tendait sans doute à les arracher sans violence de leur chambre pour les plonger dans les ténèbres d’un cachot, où peut-être ils devaient trouver le terme de leur vie. Cette pénible pensée, qu’ils n’eurent pas besoin de se communiquer, les jeta dans un découragement extrême ; ils s’embrassèrent étroitement, et déplorèrent leur aveugle imprévoyance.
Quel espoir pouvait leur rester ? de quelle manière pouvaient-ils se flatter de sortir de ce lieu de désolation ? quels seraient les amis qui parviendraient à les secourir ? les saurait-on dans cet infernal monastère, et pourrait-on deviner qu’ils seraient venus eux-mêmes se précipiter au devant des fers de leurs ennemis ?
Tandis qu’ils se livraient en silence à ces tristes réflexions, une lueur, venant d’un point élevé de leur prison, mais dont le foyer leur était inconnu, illumina tout à coup les objets environnans ; et à quel comble ne fut point portée la douloureuse terreur de Lorédan, lorsque les rayons de cette vive lumière, qui augmentait à chaque instant, se réfléchirent sur une draperie d’un rouge éclatant, qu’il reconnut pour être ce fatal étendard de la mort que les brigands lui avaient annoncé comme devant précéder toujours l’heure d’une de ses calamités, et qu’au-dessus de ce drapeau funeste il lut en frémissant ces mots provocateurs écrits sur une banderolle : À toi, marquis de Francavilla, à toi !!
Dès ce moment, les doutes du baron d’Altanéro et du jeune Grimani se trouvèrent tous éclaircis ; et, par un mouvement spontané, se rapprochant de nouveau, ils se serrent dans leurs bras, et à voix basse se font une mutuelle exhortation qui devait les préparer à la mort. Mais les bourreaux ne venaient pas encore, tout était silencieux autour d’eux, et cette attente était pour ces infortunés mille fois plus affreuse que la réalité du péril.
Cependant ils entendirent la cloche du monastère s’ébranler une seconde fois ; elle s’agita d’abord lentement, puis ses sons devinrent plus précipités. La clarté qui brillait dans le réduit servant de prison à nos héros, à chaque minute augmentait ; ils purent alors voir aisément les objets qui les environnaient, ils se trouvèrent dans une cellule assez étroite, mais longue ; à droite et à gauche étaient deux portes et une vaste boiserie revêtait tout le côté de la muraille qui laissait, de sa partie supérieure sans doute, échapper la lumière qui leur avait donné la triste assurance de leur mauvais sort.
Malgré leur abattement extrême, Francavilla et Grimani résolurent de ne pas se rendre sans avoir, par une défense opiniâtre, puni l’odieuse trahison dont ils étaient la victime ; ils s’adossèrent à la boiserie afin de ne pas être surpris par derrière ; et d’ailleurs cette position était d’autant plus avantageuse, qu’elle devait empêcher les assassins qu’on leur enverrait de les voir à leur aise ; tandis qu’eux, au contraire, à l’aide de la clarté qui venait au-dessus de leurs têtes, pourraient facilement choisir la place où ils voudraient porter leurs coups.
Cependant le calme de leur solitude fut troublé ; ils entendirent dans le lointain un bruit sourd de pas et un murmure confus de voix ; de temps en temps un son éclatant, tel que celui de deux corps durs et retentissans qui se heurtent l’un contre l’autre, parvenait jusqu’à eux ; ils ne doutèrent pas que leurs ennemis ne s’approchassent ; ils virent que l’instant du péril ne pouvait plus être retardé, et à chaque minute, ils s’attendaient à voir fondre dans la cellule une troupe homicide de brigands ou de Frères-Noirs.
Au milieu de cette cruelle anxiété, les yeux de Lorédan étaient sans cesse, et comme malgré lui, ramenés sur le sinistre étendard, il ne pouvait en détacher sa vue, malgré l’horreur qu’il devait en ressentir. Ainsi, dit-on, l’oiseau rapide, la souple belette, attirés par les yeux dévorans et impérieux d’un énorme serpent, cherchent vainement à se détourner de l’aspect du monstre ; une force irrésistible les y ramène toujours ; et soumis enfin au plus horrible ascendant, ils vont eux-mêmes se jeter dans la gueule ouverte de leur ennemi qui les attend sans bouger de la place où il est assuré de les voir accourir.
Lorédan faisait de même : cette sanglante bannière, ces horribles signes de notre destruction, apportaient la terreur et le désespoir dans son âme, et à chaque moment, par une impulsion involontaire, il répétait l’homicide défi, À toi, marquis de Francavilla, à toi !
L’horrible position des deux amis durait encore ; le même bruit dont nous avons parlé continuait à se faire entendre, toujours dans un pareil éloignement ; rien n’annonçait que les brigands s’avançassent, lorsqu’un nouvel incident vint donner un autre cours aux sensations pénibles de Lorédan et de Grimani. Dans ce moment d’épouvante et d’angoisses, une musique éclatante et délicieuse venant frapper leur oreille, fit entendre ses sons ravissans…
Que pouvait-ce être ? qui, dans cette heure d’agonie, pouvait ainsi chercher à augmenter leur supplice par le contraste de cette mélodieuse harmonie ? Leur esprit se perdait dans les plus vagues conjectures ; tout à coup un chœur de voix se fait entendre ; il chante les louanges du Seigneur, et les hymnes qui vantent la miséricorde du souverain auteur de toutes choses viennent se mêler aux préparatifs de la plus affreuse vengeance.
On appréciera facilement toute l’amertume, toute la bizarrerie d’une situation semblable. Oh ! qu’il tardait à nos pélerins d’en sortir ! Ami ou ennemi ils avaient besoin que quelqu’un se présentât à eux. Une pensée douloureuse les affligeait : « Se pourrait-il, se disaient-ils ensemble, que nos ennemis, par un sacrilège rapprochement, voulussent mêler à l’appareil de notre supplice les cérémonies destinées à nos cadavres, lorsqu’ils ne demanderont plus que le repos d’une tombe froide et silencieuse. »
Ce discours fut interrompu par un bruit léger, ils virent la porte opposée à celle par où ils avaient fait leur entrée dans cette prison d’une nouvelle espèce, s’ouvrir en roulant avec lenteur. « Les voici, s’écrient-ils dans leur désespoir. » Ils font un appel à leur courage, se préparent à repousser vigoureusement de misérables assassins… Ils s’étaient trompés : leur mystérieux conducteur, ce fantôme auquel ils ont obéi, se présente seul, il referme avec précaution la porte, puis venant à eux, et voyant les épées qui arment leurs mains, il s’arrête, lève les bras au ciel, puis leur fait signe de remettre ces fers dans leurs fourreaux.
Les amis hésitent ; ils vont parler à haute voix, le fantôme s’élance vers eux, et sans paraître les craindre, pose précipitamment son doigt sur leurs bouches, leur disant, d’une voix étouffée par la terreur : Silence, ou la mort ! Son action, si elle étonna ceux qui la virent, servit du moins à les rassurer un peu ; ils commencèrent à croire que le monastère des Frères-Noirs pouvait renfermer des cœurs honnêtes ; et soit que leur guide fût du nombre de ces mortels généreux, soit qu’il appartînt depuis long temps à la tombe, et qu’il eût reçu du Très-Haut, la mission de veiller au soin de leur conservation, ils se résolurent à lui obéir en tout, et en même temps leur langue demeura muette, et leurs épées rentrèrent dans leur place accoutumée.
Satisfait de leur docilité, l’être qui leur commandait d’une manière aussi extraordinaire, passant au milieu d’eux, les écarta l’un de l’autre, puis arrivant jusqu’à la boiserie dont nous avons déjà parlé, il l’agita ; elle céda à ses efforts, et un volet se détachant du reste, laissa voir à nos aventuriers une grille légère prenant jour sur une tribune, et par laquelle on pouvait apercevoir toute la partie droite de l’église du monastère de Santo Génaro ; cette vue, à laquelle ils étaient loin de s’attendre, dissipa soudain la plus grande partie de leur terreur ; en leur donnant l’explication de plusieurs mystères qui, jusqu’alors, leur avaient paru des prodiges, ils virent que la clarté dont leur chambre était illuminée provenait des lampes et des cierges sans nombre allumés dans l’église, et qui parvenait à eux par le dessus de la boiserie découpée en ornemens. Le murmure confus de voix, les chants, trouvèrent leur explication naturelle : les religieux disaient leur office, et en se plaçant dans leurs stalles, ils avaient dû faire le bruit éclatant dont nous avons rendu compte, et un orgue, placé dans le lointain au-dessus de la grande porte, était la cause des sons harmonieux qui avaient tant surpris les nobles pélerins.
En portant autour d’eux leurs regards avides, ils virent que, grâce à la grille dorée placée devant eux, ils pouvaient tout observer sans être aperçus des gens placés dans l’église. Leur tribune faisait face au trône abbatial, un personnage d’une haute taille, mais entièrement couvert du costume des Frères Noirs, l’occupait. On ne pouvait reconnaître ses traits, car ils étaient ensevelis sous un immense capuce rouge, marque sans doute de sa dignité, et les pélerins ne doutèrent pas que ce ne fût le père abbé chef de leurs persécuteurs, et celui qu’ils avaient le plus intérêt à reconnaître.
Tous les autres moines imitaient le recueillement de leur supérieur ; tous comme lui, se voilaient le visage, un seul n’avait pas pris cette précaution, et son aspect détruisit un soupçon de Lorédan. Il le reconnut pour le jeune religieux qui lui avait dit en passant auprès de lui le mot si agréable d’espérance ; et dès-lors ce ne pouvait être celui qui, vêtu d’une manière si effrayante, les accompagnait en ce moment.
Francavilla aussi ne douta pas qu’en les conduisant dans cette tribune on n’eût voulu les mettre à même de distinguer les traits de leur principal ennemi ; aussi s’obstinèrent-ils à ne pas détourner leurs regards de dessus sa personne, afin de profiter du premier moment où il lèverait son capuchon.
L’office continuait ; une cérémonie exigea que l’abbé sortît de sa place ; quatre religieux vinrent le chercher accompagnés de plusieurs acolytes portant des flambeaux d’or, et tous ensemble marchèrent vers l’autel. Ce fut là que l’abbé rejetant son voile sur ses épaules parut à visage découvert ; mais, malgré cette circonstance avantageuse, ni Lorédan ni Amédéo ne purent en profiter. La tribune où ils étaient se trouvait placée à la moitié du maître-autel, de façon qu’on ne pouvait voir que le dos du célébrant et non pas sa figure. Il demeura pendant quelques minutes prosterné sur les degrés de la table sainte, à l’instant où ses compagnons se retournant, et il y avait à présumer qu’il en ferait de même, et qu’alors ses traits se manifesteraient, il s’enveloppa de nouveau soigneusement dans son capuce, et revint lentement vers son trône.
C’est la première fois qu’il en agît ainsi, murmura, d’une voix presque inintelligible, le conducteur des pélerins, est-ce un pressentiment que lui envoie la providence ! » Surpris de ces paroles, comme il est facile de l’imaginer, Francavilla allait en demander l’explication, lorsqu’un signe de garder le silence lui fut fait, et le fantôme lui ordonna de reprendre sa place.
Une nouvelle surprise naissait dans le cœur de Lorédan ; par deux fois la voix de leur guide, quoi qu’étrangement troublée, était venue frapper son oreille, et il avait cru qu’elle ne lui était pas inconnue ; plus il réfléchissait, plus il acquérait la certitude que déjà, dans le cours de sa vie, il l’avait entendue. Oh ! combien était grande son envie de s’expliquer sur ce point ! mais à chaque mouvement que ses lèvres voulaient faire, un silence profond lui était recommandé ! et rendu prudent par la présence constante du danger, il n’osait désobéir à celui qui devait connaître le péril d’une parole indiscrète.
Cependant l’office tirait vers sa fin ; les religieux venaient processionnellement défiler devant l’abbé. Ce fut en ce moment que le guide des pélerins, les tirant par le bras, leur donna le signal de la retraite, il les ramena par les mêmes passages qu’ils avaient déjà parcourus et la lueur qui le devançait continua à les éclairer. Il les engagea par son exemple à presser leur course, et en peu de temps ils arrivèrent devant la porte de la salle des voyageurs. Là, leur guide commanda à Grimani, toujours par un geste, de pousser lui-même les verroux ; et tandis qu’il prenait ce soin, le fantôme s’approchant de Lorédan, lui rendit dans la main un papier roulé ; puis s’avançant encore davantage, le serra dans ses bras à plusieurs reprises, et parut verser des larmes et pousser des sanglots étouffés. C’en était trop pour Francavilla ; oubliant toute prudence, poussé par son émotion et sa curiosité : qui êtes-vous, dit-il ? pourquoi ne pas vous faire connaître ?… Le mystérieux personnage, à ces mots prononcés à haute voix, paraît épouvanté ; il se hâte de faire le signe du plus profond silence ; s’échappe des mains de Lorédan qui le retenait, le prend et l’oblige d’entrer dans la chambre où Amédée se trouvait déjà, et puis en poussant la porte la referme à l’aide des verroux.
Un long étonnement empêcha d’abord les deux amis de s’expliquer, à voix basse, leur inconcevable surprise ; tout leur paraissait, avec raison, étrange dans les événemens qui avaient eu lieu depuis leur entrée dans le couvent de Santo-Génaro ; mais ce qui par-dessus tout leur paraissait inexplicable c’était la conduite de leur guide, véritable labyrinthe dans lequel ils ne pouvaient rien démêler. Lorédan était si peu à lui-même, que de long-temps il ne songea pas au papier qu’on lui avait remis, et que machinalement il roulait dans ses doigts. Cependant peu à peu leurs idées se raffermirent, et alors Francavilla, se rapprochant de la lampe dont leur chambre était éclairée, s’occupa à lire ce billet.
« Lorédan (avait-on écrit), car nul autre que toi n’aurait assez de courage pour oser pénétrer dans le monastère des Frères Noirs, en quel lieu t’a jeté ton imprudence ? Sais-tu quel est ton ennemi ? le peux-tu même soupçonner ? non sans doute ; et celui qui t’écrit n’osera pas te le nommer. Si par une fatalité malheureuse, tes yeux ne peuvent le reconnaître cette nuit, il importe à ton repos, à celui de ceux qui te sont chers que tu ne quittes pas encore Santo Génaro. Feins, toi ou ton compagnon, une indisposition subite ; demande alors à être conduit à l’infirmerie ; là, on aura plus de facilité pour communiquer avec toi ; mais redouble de prévoyance ; songe que des yeux sinistres et vigilans éclaireront toutes tes démarches ; qu’on épiera tes actions les plus innocentes ; car où le crime se trouve, l’inquiétude et la crainte doivent se rencontrer. Brûle ce papier ; qu’il n’en reste point de trace ; le péril est partout : prudence, discrétion.
» P.S. J’oubliais de t’apprendre que les paroles sinistres par lesquelles on t’a menacé ici, sont le passeport de tous les brigands qui se trouvent mêlés à un petit nombre de pieux cénobites, dignes par leurs vertus de se voir délivrés du joug qui pèse sur eux ; tu seras leur libérateur ; et puissent les mots destinés à signaler ta perte, a toi marquis Francavilla, à toi ! devenir ceux qui en trompant tes adversaires assureront leur châtiment.
Lorédan demeura charmé d’avoir reçu un avis de cette importance ; il avait maintenant la certitude la plus complète que des amis veillaient sur lui ; mais qui pouvait être le chef de ses protecteurs ? à quel cœur fidèle le ciel avait-il confié le soin de sa défense ? Cette pensée l’occupait ; tout-à-coup comme frappé d’un trait de lumière, « oh ! Grimani, s’écria-t-il d’une voix étouffée, je le connais, ce généreux protecteur, et quel autre pourrait prendre ma défense. C’est toi, Luiggi, oui, c’est toi. » – « Que dites-vous, repartit Amédéo, est-ce du prince Montaltière que vous parlez ? » – « Et de qui donc pourrais-je, si ce n’était de lui avoir cette opinion. Voyez, Grimani, voyez comme avec lui tout s’explique. Vous le savez, dégoûté du monde ; il chercha la solitude, il vint sans doute la trouver dans le monastère des Frères Noirs. Là, par la volonté du ciel, il fut instruit des complots qu’on machinait contre moi : sa tendresse en fut alarmée, et depuis ce moment il veille à ma sûreté ; j’ai reconnu sa voix, lorsque dans la tribune de l’église il me recommanda la discrétion ; mon oreille et mon cœur en ce moment ne se trompèrent pas ; vous en faut-il une nouvelle preuve ? rappelez ces embrassemens qu’il vient de me prodiguer avant de se séparer de nous, et reconnaissez dans tous ces témoignages le meilleur comme le plus noble des amis. »
La chose parut plus que probable à Amédéo, et lui aussi en demeura convaincu. « Combien il me tarde, dit-il à son tour, de me trouver en présence de ce fantôme, jusqu’à cette heure l’objet de mon involontaire terreur ; avec quel empressement je lui demanderai des renseignemens sur la charmante fille dont il fit sans doute son émissaire. Il pourra peut-être me donner des nouvelles sur son sort, et alors nos divers buts se trouveront remplis, et nous pourrons revenir plus contens à Altanéro. »
Lorédan sourit de la chaleur avec laquelle son jeune cousin s’exprimait ; il lui promit de ne pas négliger auprès de Luiggi les éclaircissemens qui pourraient le conduire à connaître la position véritable de la belle inconnue. « Vous le voyez, poursuivit-il, comme tout devient facile à expliquer avec mon idée que Luiggi a été notre conducteur. Est-il extraordinaire que les tablettes d’Ambrosia se soient par hasard trouvées dans ses mains au moment de sa brusque retraite. Conduit par moi chez le duc Ferrandino, cette maison était devenue la sienne ; on aimait, on y appréciait ses aimables qualités ; il avait plusieurs portraits de Ferdinand son frère, et il a mis l’un d’eux dans les précieuses tablettes. Oui, voilà maintenant la vérité connue sous tous les points et mon inquiétude en partie dissipée. »
Je n’opposerai à toutes vos probabilités, répliqua Grimani, qu’une seule objection, et je vais vous la faire. Pourquoi, si votre protecteur dans cette maison était le prince Luiggi, ne s’est-il pas fait connaître, soit en nous parlant, soit en vous écrivant dans les tablettes que vous deviez livrer aux flammes ; et pourquoi enfin, n’y reconnaissez-vous pas son écriture.
Je puis, répartit Francavilla, vous répondre d’une façon, j’ose dire victorieuse. Luiggi est peut-être lié à l’association des Frères Noirs par quelque serment terrible que sa conscience ne lui laisse pas le droit d’enfreindre ; peut-être a-t-on exigé de lui, ceux qui l’ont mis au fait de cette trame odieuse de ne point paraître s’en mêler. Dès-lors, est-il extraordinaire que, pour m’écrire, il se soit servi d’une main étrangère ; il ne me paraît point probable qu’il soit seul ici, ses immenses richesses lui donnant la possibilité de gagner bien des serviteurs par l’appât irrésistible de grandes récompenses. Déjà je lui connais trois émissaires ; la jeune fille de la prairie, le vieillard Stéphano et le religieux qui, hier au soir, m’a parlé d’Espérance ; peut-être même faudrait-il encore y joindre ce Jacomo dont Stéphano nous a fait l’éloge. Vous voyez, Amédéo, que Montaltière déploie en ma faveur des moyens extraordinaires ; et le 22 de ce mois, si j’en crois ce qu’on nous a dit naguères, je puis espérer d’être complètement éclairci ; c’est peut-être le moment où mon ami pourra s’expliquer avec moi, sans manquer à ses promesses.
Grimani convint que tout ce que Lorédan venait de dire, était marqué du sceau de la vraisemblance ; cependant comme l’horloge principale du monastère venait de sonner trois heures du matin, il demanda à Francavilla s’il ne serait pas temps d’essayer à chercher le repos, avec d’autant plus de plaisir que leur inquiétude devait être bien diminuée. Lorédan accéda à sa proposition, mais avant de se livrer au sommeil, il voulut brûler le billet qu’il avait reçu comme on le lui avait conseillé ; puis ils convinrent que le baron d’Altanéro serait celui qui feindrait une maladie ; et ces divers soins pris, ils entrèrent dans leur couche, où leurs yeux ne tardèrent pas à se fermer.
Depuis long-temps le jour brillait, et le soleil était monté sur l’horizon, quand nos héros s’arrachèrent au sommeil ; à peine avaient-ils quitté leur lit, qu’un bruit de verroux leur annonça la venue de quelque personnage du monastère ; et les deux frères lais de la veille, accompagnant le jeune religieux, se montrèrent alors ; celui-ci s’adressant aux pélerins : « Vous avez peut-être, leur dit-il, éprouvé quelque impatience d’avoir été renfermés jusqu’à ce moment ; et selon toute apparence, vous eussiez voulu de meilleure heure continuer votre route : mais je vous prie de nous excuser, nous avons été distrait de nos soins ordinaires par plusieurs événemens. Notre père abbé a voulu partir inopinément pour aller visiter des domaines de notre dépendance, situés aux environs de Taormina, et il a emmené avec lui le père hospitalier chargé de nous donner ses soins.
» Ce n’est que depuis peu qu’on est venu m’en instruire, et je me suis empressé de vous rendre la liberté, vous engageant auparavant à vous rafraîchir et à prendre votre part du déjeûner de la maison. »
Il dit, et les frères lais garnissent la table de quelques frugales productions. Les pélerins apprirent avec joie le départ de l’abbé dont ils se méfiaient avec raison ; ils crurent son absence favorable à leur projet ; et Lorédan répondit à celui qui venait de parler :
» Il est vrai que nous aurions cherché à partir de meilleure heure, si je n’eusse pas senti s’augmenter le mal qui me tourmente depuis notre débarquement en Sicile. Je souffre beaucoup d’une extrême faiblesse dans les nerfs de ma jambe gauche ; ils me refusent leur secours, et ce sera avec peine que je pourrai faire quelques pas ; ne serait-il pas possible, vénérable religieux, d’obtenir de la charité de vos supérieurs, la faveur de prolonger notre séjour dans ce saint monastère, pour donner à mes forces épuisées par un long voyage, le temps de se remettre comme j’en ai bon besoin ; excusez ma prière si elle est indiscrète, et croyez qu’elle est l’expression de l’impérieuse nécessité. »
Le religieux, à ces mots, laissa errer sur ses lèvres un fin sourire dont les voyageurs prétendus apprécièrent le motif ; puis il répliqua en ces termes.
» Notre institution nous oblige, pélerins pieux, à recevoir et à soigner dans leurs maladies, ceux qui viennent nous visiter. À Dieu ne plaise que par un refus barbare, nous autorisions davantage les bruits injurieux répandus sur notre compte dans toute la Sicile. L’institution des Frères Noirs est mal connue ; et nous ne mériterons jamais, je l’espère, l’animadversion du chef suprême de la monarchie. Puisque votre santé s’est affaiblie, demeurez ici pour la soigner, nous chercherons à la rendre meilleure, et j’en prendrai un soin plus particulier, étant le premier infirmier ; mais dans le moment vous devez changer de demeure vous devez venir en un lieu où plus facilement on vous prodiguera des secours ; et si vos nerfs vous le permettent, vous devez vous rendre à l’infirmerie avec moi. Quant à votre compagnon, la nuit, il habitera cette chambre ; le jour, il pourra demeurer près de vous. Je vais, en conséquence, tout disposer, dans le moment, par une rencontre singulière, nous n’avons aucun malade ; déjeûnez tranquillement ; reposez-vous ; on ne tardera pas à venir vous chercher.
Lorédan se confondit en excuses ; il remercia humblement le religieux ; et quand celui-ci fut parti, voyant que les frères lais ne s’éloignaient pas, il convia le prétendu Marcilio (c’était le nom de convention porté par Grimani), à se mettre à table ; et tous les deux, par un déjeûner arrosé d’excellent vin, songèrent à prendre des forces ; car il pouvait arriver qu’ils en eussent besoin. Le repas se passa à répandre des bénédictions sur l’obligeante hospitalité exercée dans le monastère de Santo-Génaro. Ils avaient achevé leur repas, et les frères desservaient la table, quand un nouveau personnage se présenta ; c’était ce Jacomo qui avait déjà par deux fois paru aux regards de Francavilla ; la première quand il était venu dans Altanéro réclamer de la part de l’ennemi secret de Lorédan les tablettes mystérieuses ; la seconde dans la cabane de Stéphano.
Lui, de son côté, si le déguisement du marquis ne lui permettait pas de le reconnaître en cette qualité, du moins vit-il en lui et en son compagnon les deux pélerins avec lesquels il avait causé la veille ; aussi, leur parlant avec quelque gaîté : « Ah ! vous voilà donc mes saints voyageurs, leur dit-il ; vous avais-je trompé lorsque, hier chez Stéphano, je vous engageai à vous diriger vers notre couvent ? certes, avais-je tort de vous vanter la réception que vous pouviez y espérer ; et ne direz-vous pas de nous que, pour être noirs nous ne sommes pas si diables. »
– « Ce ne fut jamais notre pensée, répondit Lorédan ; et maintenant moins que jamais elle pourrait nous être inspirée ; ce n’est pas à ceux qui sont comblés par vos respectables pères à les outrager, et plus que jamais nous acquérons la certitude qu’il ne faut pas se fier aux apparences. »
– « Oh ! reprit Jacomo, quand bien même vous nous eussiez jugés sur notre réputation, vous n’auriez pas eu grand tort ; elle est assez mal établie. »
– « Vous tairez-vous Jacomo, dit alors un des frères Lais, le même qui la veille avait répondu si grossièrement à la simple question de Grimani ; êtes vous chargé de décrier le monastère, et sera-t-il impossible de clouer votre langue ; je ne sais à quoi songe notre révérend abbé quand il emploie un inconséquent de votre sorte ; faites votre devoir sans vous mêler d’autre chose ; on vous a chargé de conduire les pélerins à l’infirmerie, obéissez à l’ordre qu’on vous a intimé, et soyez assuré que s’il vous échappe une parole indiscrète de plus, je me fais fort, une heure après, de vous faire descendre dans le grand caveau qui est sous la grosse tour de l’occident.
– « Là ! là ! signor Barbaro, répondit Jacomo, soyez moins sévère je vous prie, on vous a choisi, vous, pour vous taire, et moi, pour agir ; remplissons chacun notre rôle ; vous, espionnez dans l’intérieur, tandis que, s’il le faut, j’irai au dehors me faire casser la tête pour la plus grande gloire de notre illustre abbé. »
Cette réponse, aussi comique que ferme, parut intimider un peu le frère lais, il ne répliqua rien, et se contenta de lever les épaules ; puis s’adressant aux pélerins : « Allez, leur dit-il, à l’infirmerie où l’on a marqué votre place ; suivez ce fier-à-bras qui ne sait pas vous expliquer ce qu’on lui avait recommandé de vous dire. »
– « Va, Barbaro, dit son camarade, je voudrais te voir en plaine au milieu des bandits de la forêt, lorsqu’il y a un engagement avec les gendarmes de quelque haut baron, pour savoir si tu ne perdrais pas à ton tour la mémoire, à mesure néanmoins que tu retrouverais tes jambes ; va, ce ne sera jamais toi qu’on qualifiera de fier-à-bras ; tout au plus te désignera-t-on sous le sobriquet de fine-oreille. »
Malgré l’embarras de leur situation, les deux cousins ne purent s’empêcher de rire en écoutant le démêlé dont Jacomo leur parut remporter tout l’avantage ; ils se préparèrent à le suivre, et lui, faisant une mine comique a Barbaro, marcha devant eux. Lorédan, en cet instant, se rappela ce que le vieux Stéphano lui avait dit ; aussi, choisissant la minute où ils traversaient tous les trois un long corridor, il dit à demi-voix, mais de manière à être entendu de son conducteur ces mots mystérieux : « Les glaces de l’Etna sont éternelles comme ses flammes. »
À ces mots le bandit s’arrêta ; il regarda Lorédan avec stupéfaction ; mais celui-ci n’eut pas l’air de s’apercevoir de sa surprise ; il se contenta une seconde fois de répéter les mêmes paroles ; et pour lors Jacomo, s’inclinant devant lui, répondit plus bas encore : « Les glaces et le feu seront la punition du méchant. » Puis il ajouta, après avoir soigneusement regardé autour de lui ; « Diantre, vous devez être de grands amis de Stéphano, pour qu’il vous ait confié ce mot de passe ; avec lui vous me ferez faire tout ce que vous voudrez ; mais par Dieu point d’imprudence au moins… »
Peut-être en eût-il dit davantage ; mais il aperçut venir à lui le père Prieur, celui qui la veille était monté dans la chambre des hôtes, pour interroger les voyageurs ; ce nouveau personnage parut surpris de rencontrer les pélerins ; il demanda à Jacomo où il les conduisait.
« Révérend père, lui répliqua-t-il, le plus âgé de ces bons pélerins étant tombé malade dans la nuit, par suite des fatigues de son voyage, a sollicité la faveur de se reposer plus long-temps dans votre insigne monastère ; et d’après les ordres du frère Luciani je le mène à l’infirmerie. »
– « Voilà, dit le prieur, une indisposition bien subite, cependant il ne faut rien négliger pour la dissiper ; allez, pélerins, allez où l’on vous attend ; et toi, Jacomo, engage le frère Luciani à venir me parler lorsqu’il en aura le temps. » Une inclination respectueuse apprit au religieux qu’on exécuterait son ordre ; il s’éloigna ; mais par deux fois il se retourna pour examiner la démarche de nos héros, tant, malgré leur attention à la rendre ordinaire, il s’y montrait de la noblesse et de l’élégance.
Enfin on parvint à la salle de l’infirmerie ; plusieurs lits y étaient placés avec ordre ; chacun avait une large ruelle avec des rideaux de drap vert, quelques frères se promenaient en silence dans cette vaste pièce. Luciani, ainsi se nommait le jeune religieux, vint au-devant des pélerins, montra à Lorédan le lit qu’il occuperait, et sans affectation lui dit ensuite : « Si vous voulez satisfaire à quelques nécessités, voilà une petite porte par laquelle vous pourrez passer. » En lui parlant ainsi, il le regarda fixement, et Francavilla comprit que cette issue ne lui était pas indiquée sans dessein.
Jacomo remplit auprès du grand infirmier la commission que lui avait donnée le père prieur ; et sur-le-champ le religieux se hâta de se rendre auprès de son supérieur. Jacomo le suivit peu de temps après ; et les frères continuant à se promener ou à lire des livres de piété, demeurèrent comme pour ne pas perdre de vue les deux pélerins.
Cette contrainte désagréable causait principalement un vif déplaisir à Amédéo ; il ne pouvait s’accoutumer à une surveillance perpétuelle ; et pour beaucoup il eût voulu en être délivré ; il prenait pourtant patience, espérant dans le retour du grand infirmier ou de Jacomo ; mais ni l’un ni l’autre ne paraissant, il ne put plus long-temps se contraindre ; et allant trouver celui qui paraissait être le chef des frères, il lui demanda s’il n’y avait pas moyen de se promener dans cette sainte maison.
« Oui da, mon frère, repartit le moine, la chose est bien facile ; vous avez dû remarquer combien la première cour est vaste ; et d’ailleurs, si l’espace vous paraissait par hasard trop borné, vous pouvez descendre dans la forêt et la parcourir tout à votre aise. » Il y avait tant de flegme dans cette réponse, qu’Amédéo hésita à juger si l’on avait voulu se moquer de lui ; sa vivacité, sa hauteur naturelle l’eussent ailleurs souffert peu de temps, mais ici force lui était de se soumettre, et il fut obligé de paraître s’en contenter.
Mais il n’avait pas la ferme résolution de demeurer tranquille ; l’inaction lui était trop contraire ; et d’ailleurs, il ne perdait pas de vue son projet de travailler à la délivrance de la belle inconnue, s’il pouvait parvenir à être instruit du lieu de sa détention.
Lorédan avait vu avec peine la demande indiscrète de son ami, et son extrême prudence lui faisait également comprendre le danger de ne pas y donner de suite. Alors l’envie exprimée, de parcourir le monastère, pouvait éveiller le soupçon, et il y avait tout à craindre à inquiéter la vigilance des Frères Noirs ; aussi, prenant à son tour la parole ; « Je sens bien, mon cher Marcillio, que vous eussiez voulu vous promener assez près de moi pour être à portée de me donner vos soins s’ils me devenaient nécessaires ; mais outre que la charité de ces bons religieux ne me laisse rien à désirer de ce côté, je ne suis pas d’ailleurs malade au point d’effrayer votre tendresse ; ne vous contraignez donc pas, je vous en conjure ; allez librement parcourir la forêt ; peut-être les beaux sites tous rappelleront-ils d’aimables souvenirs, en les comparant aux délicieuses campagnes qui environnent notre chère Syracuse. »
Amédéo voulait insister pour rester encore auprès de son prétendu frère ; mais il finit par se rendre sur les nouvelles prières de Lorédan, et il engagea un religieux de vouloir bien le conduire hors de l’enceinte intérieure des bâtimens ; l’un des infirmiers acquiesça à sa demande. Il lui fit traverser une foule de passages, descendre plusieurs escaliers ; et enfin, à sa grande satisfaction, ils parvinrent dans la première cour. Là, son conducteur donna ordre au frère portier de permettre au pélerin de sortir, et puis il se retira, laissant Grimani libre et en face de la nature.
Malgré lui, le noble jeune homme éprouva quelque joie en se voyant momentanément hors du pouvoir de ses ennemis, car, lui aussi, donnait ce titre aux Frères Noirs, par cela seul qu’il les accusait d’avoir pris part au rapt de la belle villageoise ; il descendit rapidement le sentier par lequel on arrivait à la plaine, et s’étant fait reconnaître au corps-de-garde de la tour, il acheva d’entrer dans la forêt.
Ce pouvait être alors la douzième heure du jour ; et, à ce moment, la chaleur est extrême dans la Sicile. Le soleil dardait ses rayons avec force, et Amédéo se hâta de chercher la fraîcheur à l’ombre des arbres antiques de la forêt ; il ne tarda pas à éprouver un changement extrême dans la température ; l’air continuellement agité par le balancement du feuillage, se dépouillait d’une partie de son ardeur. Tout était en repos dans le bois ; les oiseaux eux-mêmes, dans ce moment, cessaient leur ramage un calme universel régnait sur toute la nature, et la cigale seule faisait entendre son cri perçant.
Amédéo ayant entendu, murmurer quelque onde prochaine, courut de ce côté dans la pensée de se rafraîchir encore d’avantage dans ses flots ; il vit une petite rivière sortant avec impétuosité d’une vaste caverne, et qui, rencontrant d’énormes rochers en commençant son cours, était obligée de les surmonter pour les franchir ; et dès lors elle retombait en cascade écumante, sur les mousses le gazon et les jolies fleurs dont cet endroit était couvert ; mais si ce spectacle était ravissant, le peu de profondeur de la rivière ne pouvait convenir au dessein de Grimani ; il imagina de suivre le courant, certain d’arriver enfin à un endroit plus resserré ; et il prit avec plaisir ce but de promenade.
Depuis un quart d’heure il marchait, lorsque tout-à-coup ses yeux furent frappés par la vue d’un bâtiment assez considérable qui s’élevait dans la solitude de la forêt ; c’était une espèce de grosse tour carrée, flanquée dans ses angles de quatre tourelles, et environnée d’un fossé très-profond revêtu en pierres soigneusement taillées, et à sec ; mais précédé par les eaux de la petite rivière qui l’environnaient de toute part. On ne voyait point de porte qui put donner entrée dans cette forteresse ; seulement à une extrême élévation, on apercevait quelques fenêtres longues, étroites et soigneusement garnies de barres de fer.
La vue de ce bâtiment ainsi construit, qui paraissait d’ailleurs entretenu avec soin, donna à penser à Grimani ; il le considéra comme une dépendance nécessaire du couvent de Santo Génaro, et il lui vint dans la pensée que ce pouvait être le lieu où les brigands devaient renfermer leurs prisonniers. Tout le confirmait dans cette idée ; les précautions prises pour interdire l’approche de ce lieu de désolation ; les deux enceintes qui l’environnaient de leur double défense ; l’absence de toute porte, ce qui faisait présumer qu’on ne s’y introduisait que par une issue souterraine et communiquant au monastère.
Dès-lors, de nouveaux projets, se présentèrent à Grimani ; il brûlait déjà du désir de quitter la demeure de leurs ennemis, pour tourner ses attaques contre ce fort, et il ne voulait pas remarquer qu’à moins d’en faire l’attaque régulière, à la tête d’un corps nombreux de troupes, il paraissait impossible de dépasser ses remparts ; mais un cœur bien épris ne voit jamais les obstacles, ou s’il est contraint de les apercevoir, il se croit assez habile ou assez puissant pour les surmonter.
Amédéo oubliait en ce moment le dessein qui lui avait fait prolonger sa promenade ; il ne songeait point qu’il demeurait exposé aux rayons d’un soleil dévorant ; et peut-être à un péril plus dangereux encore, aux regards de quelque gardien de la forteresse ; car il n’était pas à présumer qu’un édifice de cette importance ne fût pas confié aux soins d’un ou de plusieurs geôliers.
Cependant, la chaleur continuant, força enfin notre aventurier à revenir à lui ; il pensa également aux ennemis que ce château pouvait renfermer, et, fâché d’avoir passé tant de temps à le regarder avec une attention qu’on eût pu remarquer, il s’éloigna de quelques pas ; rentra dans la forêt, et se cachant avec soin sous un taillis épais, il se décida à rester en sentinelle jusqu’à l’instant où le jour vers son déclin, lui ordonnerait de revenir au monastère ; il ne pouvait perdre l’espoir de faire en ce lieu une importante découverte.
Mais rien ne venait répondre à son attente ; il s’impatientait sans néanmoins se décourager ; et satisfait d’avoir trouvé un asile où on ne pouvait le découvrir, il s’abandonnait à toutes les rêveries d’un amour extravagant. Quel autre nom pouvait-on donner à la passion subite et extrême que lui avait inspirée la simple vue de la jeune inconnue.
Grimani rêvait à elle, quand il fut détourné du cours de ses idées par un nouvel incident ; un bruit assez considérable se fit auprès de lui ; il se tourna avec précaution, sans pouvoir deviner d’abord quelle en était la cause. Tout le feuillage le cachait bien de ce côté ; mais des voix s’élevèrent et il put alors apprécier l’étendue du danger qu’il courait ; plusieurs brigands venaient d’arriver par différentes routes à une espèce de salle de verdure qui se trouvait en cet endroit, et où sans doute ils avaient la coutume de se rencontrer.
Soustrait à leurs regards par le hasard qui l’avait bien servi jusqu’à cette heure, Amédéo espéra que leur conversation peut-être l’éclairerait sur ce qu’il avait tant d’envie de savoir ; aussi prêta-t-il une oreille attentive, et son attente en partie ne fut pas déçue.
« Eh bien, Negroni, dit l’un d’entre eux, as-tu battu aujourd’hui l’estrade avec avantage ? as-tu fait quelque prise dont tu puisses te vanter ou t’applaudir ? » – « Non certes, Claudio ; et que veux-tu que nous fassions, soit dans la forêt, soit dans ses alentours. Depuis que le diable, sous la figure des révérends Frères Noirs est venu habiter le monastère de Santo Génaro, la frayeur s’est partout répandue ; un voyageur illustre ne s’exposerait plus à traverser la forêt sombre ; et, s’il s’y trouve par fois quelque téméraire, ce ne peut être jamais qu’un misérable villageois ; aussi n’est-ce plus dans ce lieu mais bien au loin que les bons coups sont à faire.
Claudio répartit : « De mon côté j’ai été plus heureux ; je viens de rencontrer une troupe de gendarmes, ayant à leur tête un vieux baron, qui côtoyait la forêt et n’avait garde d’oser pénétrer dans son enceinte ; j’étais seul, séparé même de tous nos camarades par d’assez longues distances, de manière qu’il fallait, ou me cacher, ou feindre ; j’ai pris ce dernier parti ; je me suis présenté sans affectation dans le chemin suivi par le signor, et lui, dès qu’il m’a aperçu, a commandé à ses gens une évolution militaire, et l’on a fondu sur moi. Dans le premier moment où je les ai vus venir à bride abattue, j’ai presque eu peur ; car enfin je ne pouvais pas savoir s’ils n’avaient pas reçu l’ordre de m’assommer avant d’entrer en explication ; mais je n’ai point tardé à reconnaître que j’avais mal pris la chose ; on ne voulait de moi qu’un simple renseignement.
» Monsignor le marquis Mazini, car ce vieux noble a eu grand soin de se nommer, m’a appris qu’il était à la recherche de deux de ses neveux, le baron Amédéo Grimani, et le marquis Lorédan Francavilla, baron d’Altanéro ; ces deux signors avaient disparu dès l’avant dernière nuit, et on était fort en peine sur leur compte ; on soupçonnait notre maître sans le désigner cependant, puisqu’on ne le connaît pas, d’avoir fait ce beau coup. »
Vous pensez, compagnons, que je n’ai pas tardé à savoir de quoi il s’agissait ; je n’avais pas oublié encore que je faisais partie de la bande introduite si subtilement dans les murailles d’Altanéro, le jour où le marquis Lorédan en prenait possession ; et où, j’ose dire, nous fîmes une si belle peur à lui et à tous ses honorables convives ; je ne doutais donc pas que le vieux marquis n’eut, du premier coup, deviné l’affaire, et que ses chers parens, comme il les désignait, ne fussent tombés en effet dans quelques-uns de nos pièges ; en conséquence, je jugeai nécessaire, plus que jamais, de feindre ; car, voyez-vous, ces gens-là étaient si animés qu’ils eussent pu avoir l’incivilité de me pendre sur l’heure, s’ils m’avaient par hasard soupçonné.
» Signor marchése, ai-je dit, je ne sais ce qui depuis hier à quatre heures de l’après-midi, a pu arriver à leurs excellences les marquis Francavilla et baron Grimani ; je puis seulement vous donner l’assurance qu’à ce moment ils jouissaient d’une parfaite santé ; je les ai vus tous les deux montés chacun sur un cheval de prix ; mais, il est vrai, sans suite aucune ; je sortais de la forêt, portant ma provision de bois accoutumée (il faut bien l’y aller chercher puisque le besoin nous y force, quoique nous y soyons assaillis sans cesse par des brigands et par des lutins) ; lorsque ces seigneurs sont passés devant moi. « Vilain, m’ont-ils dit, connais-tu une route sûre et qui abrège le chemin au travers de cette forêt ; nous allons à Taormina, nous sommes pressés, et nous ne voudrions pas allonger notre course ? »
» Excellences, leur ai-je répondu, quand je saurais mille sentiers qui pussent abréger de plus de la moitié la route que vous avez à faire, je me garderais bien de vous les faire connaître, ne voulant pas être la cause infaillible de votre malheur. Gardez-vous d’entrer dans ces bois maudits, si par hasard vous tenez à la vie.
» Il y a donc, l’un d’eux m’a-t-il répliqué, quelque vérité au milieu des contes qu’on nous en fait sans cesse ?
» Ma foi, excellence, je voudrais bien que tout en fût mensonge, car je n’aurais pas eu ce matin la douleur de rencontrer le cadavre d’un pauvre voyageur, auquel des démons ou des sorciers sans doute, ont arraché le foie et le cœur ; je l’ai trouvé tout palpitant encore, et voilà le sort déplorable qui nous attend, nous qui, journellement, fréquentons la forêt.
» Ce discours, signor marchèse, ai-je dit au vieux baron, a fait impression sur les deux gentilhommes ; ils m’ont donné cette pièce d’argent, et ils ont chevauché tout le long de la lisière de la forêt.
» Vous devez croire, camarades, que j’ai cherché à mettre dans mon récit une entière apparence de vérité ; j’ai su si bien faire que ce signor y a été pris.
» Voilà, s’est-il écrié, une bien bizarre envie, d’aller à Taormina sans en rien dire à personne ; à courir sans suite dans un pays aussi dangereux ; mais puisque, grâce à cet honnête vilain, nous sommes un peu rassurés sur les craintes que nous pouvions avoir, je vais m’en revenir à Altanéro ; et vous, s’est-il adressé à un officier de sa suite, continuez à cheminer avec six de vos gendarmes, et arrivez jusques à Taormina pour servir au retour d’escorte à ces imprudens.
» Puis se tournant vers moi, il m’a donné pour mes bons renseignemens cinq grosses pièces d’or ; je me suis jeté à genoux devant lui ; je l’ai appelé le bienfaiteur de ma pauvre famille ; enfin j’ai si bien joué mon rôle qu’il m’a pris pour un villageois des environs. Je ne vous parle pas de toutes les histoires que je leur ai contées sur la forêt ; aussi il n’y en a pas un seul d’entre eux qui osât s’y introduire, à moins que ce ne fût en la compagnie d’une armée.
» Voilà le récit de mon aventure ; je ne veux pas tarder à aller au monastère pour en faire part ; je suis seulement surpris que si le baron d’Altanéro a été enlevé, on ne m’ait point mis dans la confidence de cette expédition. Quels sont donc ceux des nôtres qui en ont été chargés ? »
Plusieurs voix s’élevèrent pour dire unanimement : « Ce n’est pas moi, ni tel, ni tel. » Enfin on passa en revue tous les bandits qu’on y eût pu employer, et comme on savait où ils avaient passé la journée, il fut clairement prouvé que si Lorédan et Amédéo avaient disparu, ce ne pouvait être par l’effet d’une entreprise dirigée par le chef de la bande, ce point arrêté, la conversation ne tomba pas ; on se mit à conjecturer au sujet de la disparition de Francavilla ou de son voyage mystérieux. Un des bandits prenant la parole, prouva qu’il en avait presque deviné le véritable motif.
« Ce signor, qui est parti sans en rien dire à personne, ne serait-il pas guidé dans son voyage par l’envie de savoir ce qu’est devenue la jeune fille que nous enlevâmes si brusquement sous ses yeux ; Peut-être, à l’exemple des anciens preux normands, dont Orphano nous chante quelquefois les aventures, il est en course pour retrouver cette innocente beauté. » À ces mots la bande éclata de rire, et Amédéo, comme on le doit présumer, redoubla d’attention ; car enfin on venait de parler de ce qui pouvait l’intéresser davantage en ce moment ; il voyait avec peine l’effroi de son oncle, et l’inquiétude des amis et des vassaux de Lorédan ; mais tous ces chagrins étaient effacés par l’espérance d’en apprendre davantage sur le compte de la villageoise.
« Parbleu, dit le brigand qui s’appelait Négroni, ce doit être une chose plaisante que de voir ce vaillant chevalier parcourir peut-être toute la Sicile sans se douter que près de lui repose l’objet de tant de sollicitude.
– « Quoi ! reprit un interlocuteur, est-ce que la jeune fille ne serait pas dans cette tour, dit-il en désignant la forteresse. »
– « Eh ! qui te fait présumer le contraire, misérable scélérat, dit Négroni ; crois-tu que nous ayons des prisons dans toute l’étendue de l’île ; les nôtres sont assez grandes, assez cachées sans avoir besoin d’en chercher ailleurs. Mais n’avez-vous pas tous achevé votre repas ? qui vous retient ici encore, la fainéantise, le benne detto par mente ; allons, allons, que chacun revienne à ses travaux, et toi, Claudio, va au monastère instruire le père abbé de la sortie de son ennemi ; il est possible qu’il ne le sache pas, quoique je parierais bien que d’autres plus alertes lui en ont déjà donné la nouvelle. »
Les bandits allaient se séparer, lorsque tout-à-coup les sons d’une guitare se firent entendre ; ils partaient de l’intérieur de la tour, et semblaient être le prélude de quelque chant.
« Ah ! ah ! dit un Brigand, voilà du fruit nouveau, et depuis quel temps donne-t-on à nos prisonniers les moyens de faire de la musique ? ne craint on pas qu’elle ne soit entendue par quelque voyageur ? »
– « Je doute, répliqua Négroni, qu’il se trouve un homme assez hardi pour s’aventurer, particulièrement dans cette partie de la forêt ; elle est trop redoutée, et d’ailleurs qu’importe ce qu’on pourrait entendre, nul n’aura envie de lier conversation avec le musicien ; si la chose par elle-même était possible, on croirait trop devoir s’attendre aux réponses d’un farfadet. »
– « Cependant si un chevalier plein de courage passait par ici ; le penses-tu impossible ? »
– « Non, mais notre maître l’a voulu, il cherche à complaire à notre belle prisonnière, et oublie peut-être en sa faveur les règles de la prudence accoutumée. »
Ces mots terminés, les brigands, peu curieux de musique, se séparèrent, et Amédéo respira enfin. Les paroles qu’il venait d’entendre, la certitude qu’une belle prisonnière pleurait dans ces murailles voisines, et plus encore l’annonce que l’abbé voulait se rendre agréable à celle qu’il détenait, le plongèrent dans une inquiétude étrange ; il tremblait que l’amour ne se fût élevé dans le cœur d’un méprisable scélérat, et que sa belle inconnue ne fût l’objet de cette passion criminelle. Cependant la guitare ne cessait de se faire entendre ; bientôt une voix éclatante se joignit aux sons de l’instrument, et elle chanta l’hymne suivante, expression certaine de ses mélancoliques pensées.
Sacré flambeau du jour, soleil, par ta présence,
Mon cœur flétri long-temps échappe à ses ennuis ;
Quand je puis te revoir je trouve l’existence.
Et ma peine renaît alors que tu t’enfuis.
En de sombres cachots en leur nuit désastreuse,
Alors que l’infortune y gémit dans les fers,
Ton absence est pour elle une mort douloureuse,
Et son deuil est celui que porte l’univers.
Elle rêve à l’instant où ranimant le monde,
Tel qu’un géant superbe, en ton cours radieux
Tu lances des flots d’or de ta clarté féconde,
Ou père des saisons, tu régnes dans les cieux.
Oh ! qu’il voudrait le cœur, en sa pénible attente,
Pouvoir, près d’un ruisseau, sous un ombrage frais,
S’animer aux rayons de ta flamme vivante,
Et s’ouvrir au plaisir en voyant tes attraits.
Mais non… de tristes murs, l’obscurité sans terme,
Un air toujours épais, les traits d’un froid perçant,
Augmentent les horreurs du cachot qui l’enferme,
D’où, pour comble de maux, le soleil est absent.
Oh ! qu’il est grand celui dont la bouche puissante,
T’ordonne de jaillir du chaos ténébreux,
Celui qui te frayant ta course étincelante,
Sema de tes rivaux les abîmes des cieux.
Qu’il vienne à mon secours, que ce dieu me permette
De pouvoir librement jouir de ta chaleur,
Et que je puisse enfin, sortant de ma retraite,
En reprenant l’espoir retrouver le bonheur.
Les différentes émotions par lesquelles Amédéo avait successivement passé depuis quelques jours, n’étaient en rien comparables à celle qu’il éprouva dans ce moment ; le ravissement inexprimable dans lequel le jeta la voix harmonieuse qui venait de faire entendre ce chant ; la certitude presque complète de l’avoir reconnue pour celle de la jeune villageoise, le transportèrent dans un autre monde ; il se jura à lui-même, avec une impétuosité sans pareille, d’employer tout son pouvoir, toutes ses forces, toutes celles de ses amis, pour forcer les murailles de cette prison ; mais il voulut essayer s’il ne lui serait pas possible de parvenir à se faire voir de la pauvre recluse ; et, oubliant toute prudence, il sortit de sa retraite, et s’avança jusqu’au bord du premier fossé ; là, tournant de tous côtés, il chercha à faire quelqu’importante découverte ; mais la chanteuse s’était apparemment retirée, et nulle figure humaine ne se présentait aux créneaux ou aux fenêtres de la tour.
Amédéo, plus impatient, se préparait à pousser plus loin sa dangereuse entreprise, lorsqu’il se sentit frapper rudement sur l’épaule ; il se retourna avec vivacité, et se trouva en face d’un brigand armé d’une longue épée, d’un casque et d’un bouclier. « Hola ! oh ! pélerin, lui cria le nouveau personnage, que fais-tu ici ? et qu’as-tu à démêler avec les prisonniers enfermés dans cette tour ? »
À cette interrogation imprévue, Grimani connut son tort ; il chercha à y donner du remède en disant, qu’égaré dans sa promenade, il était venu jusqu’à ce lieu, et que là, attiré par une musique et une voix charmante, il avait eu la curiosité bien naturelle de chercher à découvrir qui pouvait chanter ainsi. Mais, puisque, ajouta-t-il, on méfait un crime de cette action, je me retire et j’avoue mon imprudence. – Alte-là, lui dit le brigand d’une voix plus menaçante encore, je n’ai pas rempli tout mon devoir ; je dois, pour obéir aux ordres qui me sont donnés, frapper de mort tout téméraire qui, venant dans ce lieu, y surprendrait les mystères dont on veut interdire la connaissance ; tu l’as fait, malheureux, ainsi prépare-toi à mourir ; je veux bien, par pitié pour ton âme, te donner le temps de te recommander à ton saint patron ; prie-le bien, mets toi à genoux, et songe que tu ne te relèveras plus. » À ces épouvantables paroles, Amédéo n’eut garde de répondre par des supplications ; paraissant se résigner à sa triste destinée, il exécuta l’ordre que lui intimait Négroni, dont il avait reconnu la voix ; il se mit dans la posture commandée, mais en même temps, et par un mouvement rapide, à l’instant où le bandit élevait son glaive, Amédéo, plus prompt que l’éclair, dégage sa courte épée du fourreau caché sous sa tunique, et la plonge dans le cœur de l’assassin, qui tombe sur le sable sans pouvoir achever le blasphème qu’il avait commencé de proférer.
Après une action semblable, les momens étaient précieux ; il y avait à craindre que le brigand ne fût pas seul, et que quelqu’un de ses camarades n’accourût pour venger sa mort. Amédéo, inspiré par une subite idée, saisit le cadavre de son lâche ennemi, et le traîna dans le fossé plein d’eau, où il ne tarda pas à disparaître ; il y jeta également ses armes ; et, ce soin pris, vaincu par le désir impérieux de se conserver pour travailler à la délivrance de sa belle, il se décida à retourner dans le monastère des Frères Noirs.
Amédéo avait d’ailleurs le dessein de prévenir Lorédan, des démarches faites par leur oncle pour les retrouver, et de lui raconter aussi tout ce qui lui était arrivé ; il était de plus inquiet des nouvelles portées sans doute par les brigands au monastère, et, maintenant que le lieu où la villageoise était renfermée lui était connu, il croyait ne rien avoir à faire dans les murs de Santo-Génaro. Cependant il ne s’éloigna pas de cette place fatale sans avoir adressé ses remercîmens à la providence ; et, ayant rempli ce soin pieux, il reprit le chemin du couvent.
Il n’avait plus à franchir que l’espace situé devant la colline sur laquelle s’élevait le monastère, lorsqu’il vit venir à lui Jacomo. « Grâce immortelle soit rendue à mon saint patron, dit celui-ci en apercevant Amédéo, de vous rencontrer après tant de recherches ; venez, suivez-moi ; n’avancez pas du côté de la tour de garde, ou vous êtes perdu ; il n’y a plus rien à faire pour vous dans cette demeure ; et, puisque vous êtes dehors, perdez l’envie d’y rentrer. »
Amédéo, vivement surpris d’une phrase pareille, allait questionner Jacomo ; mais celui-ci le prévenant : « Prenez, lui dit-il, sans tarder d’une minute, prenez ce manteau, ce capuce et cette ceinture, enfin endossez le costume des Frères Noirs ; il n’est pour vous de salut que dans leur uniforme, et vous avez tout à craindre si vous tardez d’un moment. »
Grimani, malgré son étonnement et sa ferme résolution de retourner encore au lieu où se trouvait Lorédan, crut pouvoir, sans se compromettre, céder aux désirs du bandit ; et, en peu de momens, il eut revêtu les livrées d’une odieuse association. Ce soin rempli, il allait faire part de sa résolution, lorsque Jacomo, le prenant par le bras, voulut le faire pénétrer plus avant dans les épaisseurs de la forêt.
« Je ne vous suivrai pas, lui dit Amédéo, je veux et je dois retourner auprès de mon frère malade. Je ne vois point le motif qui peut vous engager à vous jouer de moi ; car pourquoi me faire prendre ce costume, et que peut avoir à redouter un pauvre pélerin tel que moi. »
– « Je mécontenterais, pour le reste de ma vie, répliqua Jacomo en souriant, de ressembler en tout au pauvre pélerin qui me parle ; mais, saint homme, votre rôle est fini dans le couvent ; il n’y ferait pas bon pour vous ; d’ailleurs vous n’y rentreriez point : l’ordre est déjà donné, à la tour de garde, de se saisir de votre personne si vous vous y présentiez. Il est survenu de belles affaires depuis que vous êtes parti ; et il se passerait plus d’une heure avant que je pusse vous les toutes raconter. »
Une pensée occupait Amédéo : le danger que courait peut-être Lorédan ; il s’en expliqua avec toute la chaleur d’une belle âme, et ses expressions touchèrent le cœur du bandit. « Allons ! allons ! lui dit-il, s’il y a du danger, les choses ne sont pas aussi fâcheuses que vous pouvez le craindre, et voici un papier dont la lecture vous rassurera peut-être, si vous voulez la faire. »
En parlant ainsi, Jacomo tira de son sein une lettre ; et Amédéo la saisissant avec empressement, reconnut, au premier coup d’œil, qu’elle avait été écrite par la même main qui avait tracé le billet remis à Lorédan par la figure mystérieuse ; elle contenait ces mots : « Les événemens se pressent, et deux personnes sont plus difficiles à sauver qu’une seule ; puisque la providence vous a conduit hors de Santo-Génaro, il n’est plus convenable que vous y reveniez ; soyez sans inquiétude sur le sort de votre frère. Un ami ! un ami qui lui fut bien cher veille sur lui au péril de sa vie ; suivez le guide qu’on vous donne, allez avec lui dans la cabane de Stéphano ; et si, dans vingt-quatre heures, je ne vous fais rien savoir de nouveau, vous pourrez alors, à l’aide de votre déguisement, vous rendre au château d’Altanéro ; là votre frère ne tardera pas à vous rejoindre. »
Grimani, malgré l’impulsion secrète de son cœur, se crut dans l’obligation de suivre les avis de leur protecteur invisible. Il dit donc à Jacomo qu’il était prêt à le suivre ; et tous deux s’acheminèrent vers la demeure de Stéphano. Notre héros eut bien voulu que la route à suivre les conduisît à la forteresse solitaire ; il chercha même à diriger leurs pas de ce côté ; mais le bandit lui fit observer qu’il connaissait mieux les chemins par où l’on devait passer, et lui fit prendre des sentiers qui l’en éloignaient.
« Pressons-nous, lui dit-il, signor, j’ai hâte de vous déposer en lieu de sûreté ; et je craindrais beaucoup si nous étions rencontrés par les postes avancés de nos gens ; ils passent le jour et la nuit à rôder dans la forêt, et leur pénétration est difficilement mise en défaut : il y a surtout un certain Négroni qui devine, à la seule inspection des personnes, leur profession ou le rang par elles occupé dans le monde ; il est brutal à plaisir, et c’est pour lui une satisfaction que de faire couler le sang. Dieu nous garde d’être abordés par lui. »
Amédéo eût pu facilement rassurer son conducteur sur la crainte qu’il témoignait d’être aperçu par ce Négroni ; mais il ne connaissait pas encore assez ce bandit pour lui faire une telle confidence ; il se contenta de sourire intérieurement, en songeant que du moins il n’avait frappé qu’un scélérat détestable. Cependant, puisqu’il se trouvait seul avec Jacomo, il crut pouvoir lui demander s’il avait connaissance des personnes renfermées dans la prison isolée, et si la jeune fille enlevée l’avant-veille n’y avait pas été emmenée.
Jacomo répliqua que, n’ayant pas été de cette expédition, il ne pourrait savoir ce que cette fille était devenue, et que, n’ayant jamais été introduit dans la forteresse, il ignorait le sexe et le nom de ceux qu’on y renfermait.
Grimani, fâché de voir que son conducteur prétendît ignorer une chose pareille, lui dit : « Vous ne nierez pas également que vous ne connaissiez celui qui persécute le marquis Francavilla.
– « Oh ! pour cela, répartit Jacomo, en devenant votre guide je ne vous ai pas pris pour mon confesseur ; je suis chargé de vous mener sans malencontre chez mon ami Stéphano ; vous rendrez témoignage, quand il en sera temps, si je me suis bien acquitté de cette commission ; mais, par mon saint patron, n’exigez pas plus de moi ; je ne suis pas à votre solde ; j’appartiens à qui me paie ; et, nous autres bandits, nous avons aussi notre fidélité. »
– « Si, par une forte somme, je pouvais vous attirer à mon parti, reprit vivement Amédéo, je vous en promettrais une qui surpasserait votre espérance. »
– « Signor, répliqua Jacomo froidement, ne proposons pas aux gens qui nous servent de les acheter contre l’intérêt de leur bienfaiteur. Ne devez-vous pas craindre, si j’étais accessible à l’appât du gain que vous m’offrez, que je ne le fusse également à celui d’une plus forte somme, proposée par votre ennemi. »
Amédéo demeura frappé d’une pareille réponse, sortie surtout de la bouche d’un tel brigand, et il admira qu’une vertu se fût établie dans une âme de cette sorte.
Après la dernière réponse que nous avons rapportée au précédent chapitre, Grimani ne se flatta plus de diriger à son gré le bandit, son conducteur ; il jugea dorénavant convenable de ne plus faire de nouvelles tentatives pour le gagner, et il se plut dans l’espérance que Stéphano parlerait plus facilement, ou ferait parler Jacomo ; tandis qu’il roulait ces pensées dans sa tête, il entendit dans les halliers un bruit assez fort, suivi de deux coups de sifflet aigus.
« Diantre, se mit à dire Jacomo, voici peut-être Négroni, ou quelqu’autre de cette trempe ; à toutes les questions qu’on pourrait vous faire, enveloppez-vous dans une réserve prudente ; songez que vous êtes un novice du monastère, et que vous allez remplir une mission par ordre du père prieur ; mais j’oubliais la première chose à vous apprendre, le mot d’ordre.
– « Je crois le savoir, répliqua Grimani, il y a dans Santo Génaro des gens qui avaient en moi plus de confiance que vous n’en avez témoigné ; ne sont-ce pas les mots sinistres : À toi, marquis Francavilla, à toi !
– « C’est justement cela ; mais tenez-vous ferme ; voici nos ennemis, et c’est Michalo qui est à leur tête. »
Amédéo vit en même temps déboucher de l’épaisseur du taillis quatre brigands à figures atroces qui, à la vue des deux voyageurs cachés sous le costume des Frères Noirs, s’approchèrent d’eux, et s’arrêtant, ils s’écrièrent : « Vengeance et secret.
– » À toi, marquis Francavilla, à toi ! » repartit Jacomo, tandis que Grimani, troublé de cette rencontre imprévue, et indigné à l’aspect de ces méprisables ennemis, oublia de répondre comme son conducteur, et demeura dans un profond silence.
« Par Santa Rosalia, s’écria le chef des bandits, c’est, je crois, le révérendissime père Jacomo qui me fait l’honneur de me répondre ; et où va-t-il avec ce digne religieux, qui a cru compromettre sa dignité en ne nous répondant pas comme il aurait dû le faire.
– » Tu ne te trompes pas, Michalo, c’est Jacomo qui te parle ; mais je n’ai pas l’honneur de faire partie des confrères noirs, je me contente comme toi d’être à leur solde ; il n’en est pas de même de mon compagnon ; c’est un jeune homme d’une haute espérance, particulièrement protégé du père prieur, et chargé, en ce moment, d’une mission qui réclame toute son adresse, et qui, sans doute, occupe toute son attention.
– » A-t-elle, reprit Michalo, quelque rapport avec le château d’Altanéro ? Tout est dans la confusion dans cette superbe demeure ; l’oiseau a ma foi déniché ; le seigneur Lorédan est en course aussi lui, et nul de nous ne l’a rencontré encore ; tous les nôtres le cherchent avec soin ; car elle est bonne, la récompense que le père abbé nous a fait promettre par l’organe du père prieur, pour celui qui mettrait la main sur cet illustrissime personnage.
– « En tous cas, répartit Jacomo, le père prieur a pris sur lui la parole qu’il vous a donnée ; car depuis ce matin l’abbé a quitté le monastère pour aller à Taormina, avant que Claudio nous apportât la nouvelle de la sortie subite et de la disparition du marquis. »
Durant toute cette conversation Grimani n’était pas à son aise ; il bouillait d’indignation contre ses atroces persécuteurs ; et la dissimulation qu’il gardait lui paraissait affreuse ; mais il n’était pas au bout de ses angoisses ; un nouvel incident allait les augmenter. Un cri rauque partit non loin du lieu où Amédéo se trouvait ; les brigands répondirent à cet appel, et l’un d’eux s’écria : « Voilà le signal de détresse, pressons-nous, camarades, de courir vers celui qui nous demande assistance. » Il dit, et tous s’élancent à la fois ; Jacomo ne veut pas être le dernier ; Grimani se voit contraint à les suivre. Appelés par les cris, se répétant d’intervalle en intervalle, la troupe arriva auprès de la rivière qui serpentait dans la forêt ; là, elle trouva un bandit qui, donnant les marques d’une vive désolation, venait de tirer du cours de l’eau le cadavre d’un homme nouvellement tué… Chacun le reconnut : c’était celui de Négroni !
À cette vue, une clameur générale s’éleva ; Négroni était considérable parmi les brigands ; sa bravoure, sa férocité le rendaient précieux à cette foule criminelle ; il ne s’en trouva pas un qui ne jurât de venger sa mort. Ils se répandirent à ce sujet en d’horribles imprécations ; tous, par un mouvement spontané, tirèrent leurs sabres et les plongèrent tour à tour dans la large blessure qui avait enlevé la vie à leur camarade, les teignirent de son sang, et jurèrent par l’enfer de ne point demeurer tranquilles avant d’avoir effacé ce sang par celui du meurtrier.
On doit croire que Grimani ne pouvait se trouver à son aise ; lui seul par bonheur n’avait point d’armes ; sa courte épée, cachée sous sa tunique et recouverte par la robe ample des Frères-Noirs, était invisible, et il n’avait pas envie de la montrer ; car elle était encore teinte de ce sang qu’on promettait de venger. Il remarqua avec surprise que Jacomo paraissait autant acharné que les autres contre le meurtrier de Negroni, et il se félicita de ne point s’être ouvert à lui.
Cependant les conjectures naissaient en foule ; les bandits cherchaient à deviner l’auteur de cette mort ; on rejeta d’une voix unanime la possibilité d’un duel par suite d’une querelle entre Négroni et l’un de ses camarades ; et, en même temps, on décida qu’il n’avait pu succomber que sous les coups d’un ennemi, et tous à la fois désignèrent Lorédan ; lui seul, disaient-ils, pouvait avoir l’audace de parcourir la forêt ; et sa vaillance, fameuse par toute la Sicile, permettait de croire qu’il eut été le vainqueur de Négroni ; dès-lors on ne douta pas qu’il ne fut dans ce lieu, et l’on parla de se séparer pour mieux le rencontrer, et pour le combattre.
L’un des brigands s’adressant à Amédéo : « Frère, lui dit-il, si vous êtes un des disciples du père prieur, vous devez plus que tout autre apprécier la perte qu’il vient de faire ; le brave Négroni était son bras droit, celui qu’il chargeait de toutes ses commissions les plus hasardeuses ; celui qui le servait dans ses haines ou dans ses plaisirs. »
Grimani, malgré sa répugnance à prendre sa part d’une pareille conversation, crut, dans cette circonstance, où on lui parlait directement, ne pouvoir, sans danger et sans éveiller les soupçons, garder plus long-temps le silence : « Je savais, dit-il, le cas que mon protecteur faisait de celui que vous pleurez, et je ne doute pas de la peine extrême que cette mort pourra lui causer.
« – Quant à toi, Jacomo, dit l’un de la troupe, le soin de la vengeance te regarde d’une façon plus particulière ; une fraternité d’âme, une amitié indissoluble, telle que de braves gens comme nous savent former, t’unissaient à lui ; ce sang te dicte ton devoir, et tu verseras celui de l’assassin, ou tu perdras ton honneur, auquel tu dois plus tenir qu’à la vie. »
« – Je sais ce que je dois faire, repartit brusquement Jacomo, et nul ne se plaindra de ma conduite. » En l’entendant ainsi parler, en apprenant quel nœud le liait à Négroni, Amédéo se sentit agité ; il craignait que, par une trahison le bandit ne signalât sa première vengeance, et à chaque moment il attendait que Jacomo, lui arrachant son capuce, le livrât à la colère de ces infâmes scélérats ; il n’en fut rien ; et Jacomo parut impassible.
Cependant on se consultait pour effectuer de promptes recherches ; chacun jugeait que le vainqueur de Négroni ne devait pas être loin : le cadavre conservait encore une apparence de chaleur. Plusieurs dirent qu’il fallait aller vers la demeure de Stéphano, où peut-être le marquis Lorédan se serait retiré ; Amédéo en frémissait déjà, sachant que c’était le lieu choisi par leur mystérieux protecteur, pour le réunir à son cousin ; et que s’il était presqu’impossible d’y parvenir sans rencontrer une troupe de brigands de garde, à plus forte raison, le péril devenait plus imminent, si, pour chercher le meurtrier de leur camarade, ils s’y dirigeaient pour en fouiller l’intérieur, et en surveiller les alentours.
Jacomo ne le laissa pas long-temps dans cette crainte : « Compagnons, dit-il, je marche précisément dans la route qui mène à cette cabane, et je me charge du soin de prendre, auprès de Stéphano, tous les renseignemens nécessaires. Qui sait, peut-être n’en aurai-je pas besoin ; peut-être Négroni sera-t-il vengé avant que je parvienne à la maison isolée. »
Il y avait dans l’accent qu’il mit à prononcer ces paroles, quelque chose d’âpre et de dur qui fit tressaillir Amédéo ; il songea que Jacomo le soupçonnait peut-être, et qu’il se réservait la satisfaction de l’assassiner lorsqu’ils se seraient éloignés du groupe ; cette pensée le frappant, il se promit de se tenir sur ses gardes, et de ne point perdre de vue les mouvemens de son conducteur.
Les brigands enfin se séparèrent, et l’un d’eux reçut la mission de courir au monastère, donner au père prieur la nouvelle du trépas de son principal satellite, et de la croyance générale où l’on était que Lorédan devait en être coupable ; ils en étaient si bien convaincus, qu’en se séparant ces misérables s’écrièrent à plusieurs reprises et comme pour mieux s’animer : Mort à l’assassin de Négroni : à toi, marquis Francavilla, a toi ! Ce cri sinistre fut, dans le lointain, répété par cent voix diverses, et Amédéo acquit la pénible certitude qu’il était environné des ennemis de son cousin.
Cependant Jacomo s’était mis à cheminer, et Grimani dut le suivre. Un profond silence régnait entre les deux personnages, et l’intrépide Amédéo réfléchissait aux paroles de vengeance prononcées par le bandit ; il avait honte de paraître le craindre, en ne se faisant pas connaître pour le meurtrier de Négroni, et ce sentiment, devenant le plus fort dans son cœur, il s’arrêta tout-à-coup, et saisissant Jacomo par sa robe, il lui dit de s’arrêter aussi.
« Non, répliqua le brigand, nous ne sommes pas en lieu commode pour nous parler ; des indiscrets pourraient ici nous interrompre ; mais à quelques pas je vous entendrai d’abord, et puis vous m’écouterez ensuite ; car moi aussi je prétends vous parler. »
Un nouveau silence suivit cette briève réponse, et Amédéo vit bien qu’un grand événement allait se passer. Son conducteur le mena vers une masse de rochers s’élevant sur la gauche de leur route ; ils passèrent, pour y parvenir, au travers d’épais buissons où nul sentier n’était tracé ; Jacomo gravit les pointes saillantes de la montagne, imité par Grimani ; et enfin, après un quart-d’heure d’une marche pénible, ils arrivèrent dans une petite enceinte de cent pas en carré, entièrement environnée d’une muraille naturelle, excepté vers l’occident, où une fissure assez large ouvrait un passage. Les deux voyageurs parvinrent à cette place en descendant le long des anfractuosités des rochers ; ce lieu semblait propre à une conférence secrète, car il était physiquement impossible d’être aperçu, ou même soupçonné de qui que ce fût.
Jacomo s’assit tranquillement sur une pierre isolée, et de la main invita Grimani à suivre son exemple ; mais celui-ci, dont la défiance s’augmentait à la vue de l’enceinte où on l’avait amené, se refusa à condescendre aux désirs du bandit. « Hé bien, lui dit alors celui-ci, vous avez à me parler, me voilà tout prêt : je vous écoute :
– » Vous avez juré, lui répliqua Amédéo, de tirer vengeance de la mort de votre frère de choix ; connaissez-vous son meurtrier ? »
– « Je soupçonne que je le connais ; mais n’importe, je ne suis pas fâché d’acquérir une entière conviction à cet égard.
– « Eh bien, Jacomo, c’est moi. »
– « Tant pis ; je voudrais que ce fût plutôt un autre ; j’avais promis de veiller sur vous. »
– « Votre compagnon voulut avec férocité m’arracher la vie, parce que j’errais autour de la petite forteresse, où les Frères Noirs gardent leurs prisonniers. »
– « Qu’aviez-vous à vous plaindre, il faisait son devoir : j’en eusse fait de même à sa place. »
– « Je l’ai prévenu ; et ce glaive, continua Amédéo en montrant son épée, lui a donné le coup mortel. »
– « Grâce à mon saint patron, répliqua Jacomo, vous venez de m’ôter une grande peine ; je ne vous croyais pour toute arme qu’un seul poignard, et alors le combat eût été inégal, et j’en aurais eu du regret ; mais, puisque vous êtes armé comme moi, me voilà tranquille. Si j’eusse ressemblé à tous mes camarades, je fusse tombé sur vous lorsque j’étais dans leur compagnie, et vous eussiez été bientôt expédié ; je n’ai eu garde de le faire ; car enfin j’avais promis de vous conduire chez Stéphano, et je devais tenir ma promesse ; si je vous dois justice, je dois vengeance aux restes de Négroni et voici le meilleur endroit pour vider cette affaire. Je ne me crois pas invincible, et certes, vous ne devez pas être un homme ordinaire puisque vous avez immolé le premier de la troupe ; si par hasard je succombe encore sous vous, prenez cette route ; passez à travers ces rochers séparés ; à cent pas d’ici vous trouverez la cabane de Stéphano ; si, au contraire, je suis assez adroit pour vous arracher la vie, j’y porterai votre corps inanimé ; ainsi, de façon ou d’autre, mon serment sera tenu ; ne vous en prenez qu’à vous-même si je ne vous y mène pas de la façon la plus agréable ; mais puisque le fer est chaud, il faut le battre : allons, mettez-vous en garde, et préparez-vous. »
Amédéo, dont le cœur généreux était susceptible des plus nobles sentimens, ne put s’empêcher d’admirer la conduite du brigand ; il y trouvait une sorte d’héroïsme barbare, digne d’une meilleure cause ; et cependant, inaccessible à la crainte vis-à-vis d’un ennemi qu’il pouvait espérer de vaincre, il se prépara à répondre à son appel.
L’avantage était balancé entre les deux combattans ; Jacomo, plus fort, plus robuste qu’Amédéo, avait pour lui sa taille élevée, son poignet vigoureux et son intrépidité féroce ; Grimani, plus leste, plus adroit, se servait avec agilité de son arme, ayant appris de l’art les moyens de s’en servir ; tous deux déployèrent dans cette lutte, qui devait finir par la mort de l’un ou de l’autre, tout ce qu’ils savaient de précieux pour se garantir eux-mêmes ; en frappant son adversaire, Jacomo portait de rudes coups ; Amédéo les parait avec prestesse, et sa résistance faisait croître la rage de son ennemi : Jacomo, le fer à la main, n’était plus qu’un brigand altéré du sang de sa victime.
Déjà par deux fois il avait frappé Grimani à la cuisse et au bras sans que celui-ci eût pu lui faire une seule blessure ; le bandit, animé par cet avantage, voulut redoubler ; il espérait la victoire et il dirigea avec force son glaive vers le cœur de son adversaire ; mais Grimani ne le perdait pas de vue ; par une passe adroite il enlève l’épée de Jacomo, et en même-temps, allongeant la sienne, il l’introduit dans les flancs du bandit.
Jacomo se sentant dangereusement blessé profère un effroyable blasphème ; il s’élance en avant pour se précipiter sur Grimani ; celui-ci l’évite ; et sa course l’entraînant, il tombe sur l’arène ; et perdant son sang avec abondance, il n’a plus possibilité de se relever, et semble près de perdre la vie.
À la vue de ce malheureux gisant sur le sable. Amédéo digne de son rang, sent naître la pitié dans son cœur ; il ne se rappelle plus que Jacomo voulait sa destruction ; il songe au contraire à prévenir la sienne, il déchire son mouchoir ; il cherche à bander sa plaie du mieux qu’il lui est possible puis se rappelant qu’il doit être près de la demeure de Stéphano, il n’hésite pas à y courir, au hasard de rencontrer peut-être les autres camarades de Jacomo.
Sa marche l’eut bientôt mené hors de l’enceinte des rochers ; il vit en effet que leur ouverture donnait sur la prairie où était située la cabane de Stéphano ; par bonheur le bon villageois sortait en ce moment pour aller jouir sans doute des dernières clartés du jour ; il ne fut pas médiocrement étonné de voir venir à lui un Frère Noir, (on doit se souvenir que Grimani en portait le costume), ayant ses vêtemens ensanglantés, et tenant son épée également teinte de sang ; Stéphano frémissant, s’attendait peut-être à quelque sinistre catastrophe, lorsque Grimani, soulevant son capuce, lui fit reconnaître un des pélerins auxquels, la veille, il avait accordé l’hospitalité ; cette vue dissipa une partie de ses craintes.
« Stéphano, lui dit notre aventurier, je revenais vers vous, conduit par l’émissaire du protecteur qui a veillé sur nous dans les murailles du monastère de Santo Génaro, lorsqu’une querelle malheureuse s’est élevée entre nous ; Jacomo, c’est lui dont je vous parle, a voulu me punir de la mort d’un brigand, son ami, que j’avais immolé pour ma légitime défense ; il m’a appelé en combat singulier, et je crois l’avoir dangereusement blessé ; hâtez-vous, s’il est possible, de venir avec moi lui apporter de prompts secours. »
Après lui avoir ainsi parlé, Amédéo lui expliqua mieux encore l’affaire. Stéphano prit dans sa maison divers objets ; et apprit alors à Grimani que les brigands s’adressaient souvent à lui pour les guérir de leurs blessures ; car il avait étudié la chirurgie à Messine. Amédéo se montra charmé de cette circonstance, et tous les deux allèrent auprès de Jacomo. Il avait perdu une grande quantité de sang, et sa faiblesse était extrême ; cependant il n’était pas évanoui ; et, trouvant des ressources dans la vigueur de son tempérament, il luttait avec succès contre la souffrance ; ses yeux lui avaient permis de voir la conduite généreuse de son vainqueur ; aussi s’empressa-t-il de lui tendre la main comme pour se réconcilier avec lui.
Stéphano voulut le panser sur la place ; puis, à l’aide du chevalier, il dressa une espèce de brancard, sur lequel Jacomo fut transporté dans la cabane, où le vieillard le coucha dans un lit voisin du sien. Le brigand se montrait, durant ce temps, impatient de prendre la parole ; enfin, ayant essayé de murmurer quelques mots, il dit au maître du logis : « Le père Luciani vous recommande de veiller à la sûreté de ce preux baron, jusqu’à l’heure où son ami viendra à vous par la route qui vous est connue. » Ce peu de mots épuisèrent les forces de celui qui venait de parler, et il tomba dans un profond évanouissement.
Amédéo, avec peine, crut qu’il expirait ; mais Stéphano le rassura. Il avait soigneusement visité la plaie, et elle ne lui paraissait pas mortelle ; au contraire, il en avait bonne opinion ; il rassura notre héros, qui commençait à s’attacher à son singulier adversaire.
« Mais, seigneur, lui dit-il ensuite, vous devez songer à votre sûreté ; la nuit est presque close, et il est impossible que je ne reçoive pas la visite de quelque camarade de Jacomo, soit pour s’enquérir avec moi si je n’ai pas vu le meurtrier de Négroni, soit pour tout autre cause ; il est donc nécessaire qu’on ne vous aperçoive point. Je veux leur paraître ignorer la cause de la blessure de Jacomo ; il la leur contera lui-même quand il aura repris ses sens ; pour vous, suivez-moi, je vais vous conduire en un lieu où vous pourrez vous reposer tranquillement, sans craindre aucune fâcheuse rencontre. »
Grimani le remercia par avance ; en même temps il lui avoua que son estomac fatigué avait besoin de prendre quelque nourriture ; Stéphano lui promit de fournir à tous ses besoins, et le fit passer dans l’arrière-chambre de sa demeure. Là, il alluma une lampe ; puis s’approchant d’une armoire qui paraissait très-massive, il parut vouloir l’ébranler… en ce moment on frappa violemment à la porte de la cabane ; et comme Stéphano n’avait point pris le soin de la barricader, elle fut en même temps ouverte.
Le vieillard, troublé par cet incident, perdit la tête ; il ne songea pas à continuer son opération, et, au contraire, il sortit en toute hâte de la pièce où il se trouvait pour aller dans la première, laissant Amédéo exposé à un nouveau péril.
Deux bandits venaient d’entrer, et soudain appelant Stéphano, ils lui apprirent avec empressement que Négroni avait perdu la vie, que l’on soupçonnait le baron d’Altanéro de lui avoir donné la mort ; et que ce seigneur, avec un de ses parens, parcourait la forêt : « Ce doit être, ajouta l’un des deux pélerins qu’hier, nous rencontrâmes ; ils furent demander l’hospitalité au couvent de Santo Génaro ; l’un a, ce matin, quitté le monastère sous prétexte de se promener dans la forêt ; l’autre, se prétendant malade, est demeuré chez les Frères-Noirs ; et le vieux prieur, concevant de justes soupçons sur son compte, a soudain ordonné son arrestation. »
Ces paroles furent un coup de foudre pour Grimani ; une vive douleur s’éleva dans son âme en apprenant que leur protecteur n’avait pu sauver Lorédan, puisque ce dernier était prisonnier ; Grimani avait tout à craindre de la haine féroce portée par les Frères-Noirs au vertueux Francavilla, et il apprécia facilement l’étendue du danger que ce chevalier courait ; une extrême impatience de le secourir, si la chose était possible, s’éleva en lui ; il vit que pour y parvenir, il fallait désormais employer la force, et chercha à réunir une troupe assez nombreuse pour aller l’arracher du monastère ennemi.
À cette époque, nulle police n’existait en Sicile ; chaque seigneur prenait lui-même le soin de se défendre, de garantir ses propriétés et de venger ses offenses ; on se réunissait plusieurs ensemble ; on formait une ligue contre ceux dont on avait à se plaindre ; et la querelle vidée à force ouvert, attirait rarement l’attention du souverain. Mais le marquis Lorédan était aimé du roi régnant ; on pouvait espérer que ce monarque voudrait s’employer pour le rendre à la liberté, s’il vivait encore, ou pour punir ses assassins, si on l’avait immolé.
Dans tout autre pays, et au XIVe siècle, où l’on se trouvait alors, Amédéo eût pu craindre que les privilèges ecclésiastiques ne permissent pas au monarque de marcher contre un monastère ; une circonstance favorable en laissait le pouvoir à Frédéric d’Arragon. Par une concession du Saint-Siège, les rois de Sicile étaient légats nés du pontife romain, tant pour le temporel que pour le spirituel ; et, à cette faveur signalée était due la naissance du fameux tribunal, dit de la monarchie ; là, en vertu des droits dont le prince est revêtu, il peut punir, condamner, excommunier ou absoudre tous les ecclésiastiques de cette île, depuis le simple prêtre jusqu’aux évêques, archevêques et cardinaux. Les abbés réguliers y furent soumis comme les autres ; et ce pouvoir unique et extraordinaire doublait la puissance royale ; aussi était-ce sur cette puissance que Grimani fondait son principal espoir. Il ne doutait pas que s’il s’échappait de la forêt sombre, bientôt il n’y reparut suivi des soldats du roi, et précédé des foudres spirituelles ; aussi conjurait-il le ciel de lui permettre de voler au secours de son malheureux ami. Il se reprochait, avec quelque raison, de l’avoir contraint à faire la démarche qui l’avait perdu.
Ces diverses réflexions se firent dans le cœur d’Amédéo plus rapidement que nous ne pouvons les écrire ; et durant ce temps il cherchait à écouter la conversation de son hôte et des brigands qui continuaient. Stéphano parut recevoir avec surprise les nouvelles diverses apportées par les arrivans ; puis ayant l’air d’abonder dans leur sens, il s’écria : « Enfin je puis donc connaître la cause du malheur arrivé à notre brave ami Jacomo. »
– « Que lui est-il survenu, dirent les bandits avec empressement ?
– « Hélas ! le pauvre garçon ! le voilà couché sur ce lit, avec une large blessure dans le flanc, et si faible encore que je n’ai pu en tirer une parole. « J’allais au moment du coucher du soleil chercher des plantes que j’avais mises à sécher dans les rochers qui sont ici derrière. Là, j’ai trouvé ce brave ami étendu et sans connaissance ; son épée sanglante était auprès de lui, et du sang inondait la terre, autour. J’ai essayé de le secourir ; et puis, avec beaucoup de peine, je suis parvenu à le porter jusqu’ici, me perdant dans mille conjectures, et ne pouvant deviner la main qui l’avait ainsi frappé. »
Ce récit parut si naturel que nul des interlocuteurs n’éleva de doutes sur sa véracité ; ils se rapprochèrent de Jacomo, et décidèrent qu’ils passeraient la nuit à le veiller. Malgré la peine qu’une résolution pareille pouvait causer à Stéphano, il n’eut garde de la faire paraître. Cependant il se hasarda de leur dire : « À votre place, je ferais mieux encore ; au lieu de rester ici près de notre malade, j’irais chercher à le venger ; son assassin ne doit pas être loin. Ce doit être le même, selon toute apparence, qui aura frappé Négroni ; et comme il doit errer à l’aventure dans une forêt dont les routes lui sont inconnues, vous le rejoindriez facilement. »
Les brigands écoutèrent Stéphano ; mais ils ne suivirent pas en tout son avis ; l’un d’eux se décida à sortir pour aller diriger ses camarades, répandus aux environs, et l’autre voulut demeurer dans la chaumière ; il fallut bien se résigner à les laisser agir à leur guise ; et Stéphano voyant que le blessé ne parlait pas, voulut revenir vers Amédéo, se rappelant que celui-ci l’attendait, et qu’il devait pareillement souffrir de ses blessures non encore pansées ; mais le bandit l’arrêta.
« N’avez-vous pas vu, lui dit-il, le frère noir qui accompagnait Jacomo, lorsque nous l’avons rencontré tantôt. » – « Non, répliqua le vieillard, notre ami, comme je vous l’ai dit, était seul ; on a dû l’attaquer après qu’il se sera séparé de ce religieux dont vous me parlez ; mais du reste, il ne tardera pas à reprendre la parole, et nous pourrons l’interroger. »
Ce que Stéphano avait prévu arriva, le blessé, soit qu’en effet il revint alors à la vie, soit qu’il jugeât convenable de paraître faire attention à ce qui se passait autour de lui, poussa un profond soupir, ouvrit les yeux, et demanda où il était.
« Soyez tranquille, dit Stéphano, vous êtes en lieu de sûreté ; je suis le vieux de la cabane, et voilà Claudio qui veille auprès de vous.
– « Ah ! tant mieux, reprit Jacomo ; mais l’a-t-on arrêté celui qui a pris soin de m’arranger de la sorte ?
Comment aurait-on pu le faire, dit l’impatient Claudio, puisqu’on t’a trouvé tout seul avec la mort qui déjà rôdait autour de toi.
– « Il se sera donc sauvé, ce misérable fourbe dont j’ai été la première dupe.
– « Et de qui parles-tu, s’écria Claudio, est-ce du marquis Lorédan ou de son compagnon de voyage ?
– Quoiqu’il m’ait accommodé de la bonne sorte, je ne le connais pas davantage ; mais s’il est habile menteur, il sait encore mieux se battre, et si l’on n’y met bon ordre, il nous arrangera joliment s’il peut nous rencontrer l’un après l’autre. »
Ici Jacomo s’arrêta, ayant peine à s’exprimer ; et Amédéo, vivement intrigué par ses paroles, désirait qu’il continuât ; il ne le fit pas long-temps languir ; et après un instant de repos il reprit en ces termes :
« Te souviens-tu, Claudio, de ce Frère Noir qui était avec moi lorsque tu m’as rencontré ? »
– « Oui, sans doute ; n’était-ce pas un protégé du père prieur. J’allais te demander ce qu’il était devenu, et s’il t’avait quitté avant le moment où l’on t’avait frappé.
« Ne t’embarrasse pas de lui, et je te souhaité de ne pas le trouver face à face avec cet homme ; car s’il n’est pas le diable en personne, il est au moins l’un de ses plus chers favoris.
– « Que veux-tu dire ?
– Que ce Frère Noir n’était pas de notre bande, mais bien le plus enragé de nos ennemis. C’est lui qui m’a fait croire, à l’endroit où je l’ai rencontré, qu’il était l’ami du prieur. C’est lui qui s’est mis sous ma sauve-garde, et qui, après avoir tué Négroni, a voulu m’accommoder à la même sauce ; il a fondu sur moi comme un lion, et m’ayant blessé, il a couru à travers les rochers parmi lesquels je l’ai vu disparaître. »
Un évanouissement profond lui coupa la parole ; et Stéphano, après lui avoir fait reprendre ses sens, l’engagea à se taire, puisqu’il n’y avait plus rien à apprendre de lui.
Claudio allait et venait dans la chambre, en jurant après le misérable fourbe qui les avait tous joués. Deux fois son impatience le conduisit vers la salle où était Amédéo, et deux fois celui-ci portant la main sur son épée, se prépara à se défaire de ce troisième ennemi ; mais il n’eut pas besoin d’en venir à cette extrémité. Stéphano remplissant la coupe du bandit d’un vin capiteux, le fit boire si fréquemment, qu’il ne tarda pas à lui voir fermer les yeux ; et malgré sa résolution de veiller auprès de Jacomo, il s’endormit lui-même.
Dès que Claudio fut assoupi, Stéphano courut au lieu où était Grimani, et lui faisant signe de se taire, il le ramena vers la massive armoire, l’ébranla facilement en la faisant tourner sur un pivot, et par derrière on trouva une porte étroite qui, étant ouverte, donna passage dans une vaste grotte creusée par la nature dans les rochers ; il y avait un lit, quelques meubles, une table que Stéphano couvrit de vivres ; et, laissant la lampe à Amédéo, il repassa dans la chaumière, plaça l’armoire, et dès-lors crut son hôte en sûreté.
Grimani satisfait de se trouver dans ce lieu qui lui parut inaccessible ; vaincu également par la fatigue et le besoin, oublia un peu ses inquiétudes ; et après avoir pris quelque nourriture, tomba dans un léthargique sommeil.
FIN DU PREMIER VOLUME
Après le départ de Grimani, Lorédan se livra à de profondes réflexions sur les périls qu’ils couraient tous les deux dans ce dangereux monastère. En vain des cœurs généreux voulaient prendre leur défense ; ils ne pouvaient employer que la ruse, tandis que leurs ennemis avaient la facilité de les attaquer à force ouverte. Ces considérations décidèrent Francavilla à ne point prolonger son séjour dans Santo-Génaro plus tard que la journée suivante, à moins qu’une explication franche avec le père Luciani ou l’inconnu ne lui prouvât la nécessité d’agir d’une manière différente.
Cependant l’heure s’écoulait, et Luciani ne revenait point ; son absence inquiétait Lorédan : il se voyait entouré des autres moines, dont aucun ne méritait sa confiance, et s’apercevait que tous cherchaient à lire sur ses traits ce qui se passait dans son âme, ou l’examinaient avec la plus indiscrète curiosité ; et, malgré la couleur dont il avait teint sa figure, les rides dont il l’avait chargée à dessein, il redoutait qu’un œil plus exercé ne parvînt à le reconnaître ; en conséquence il voulut se dérober à ces inquisiteurs d’une nouvelle espèce, et, sous prétexte de céder à la fatigue, il se retira vers le lit qu’on lui avait destiné ; s’étant couché, il s’enveloppa dans ses rideaux.
Il y avait peu de temps qu’il avait pris ce parti lorsque le grand infirmier parut ; il donna sans affectation diverses commissions à ses confrères, et obtint ainsi la faveur de demeurer seul un instant avec Francavilla. Dès qu’il eut acquis la certitude qu’on ne le pouvait entendre : « Marquis Lorédan lui dit-il, on vous destine un sort cruel dans ces odieuses murailles ; elles renferment ordinairement votre plus perfide ennemi ; mais en même temps elles y voient celui qui donnerait sa vie pour préserver la vôtre ; ne me demandez pas son nom, il ne veut pas encore vous l’apprendre ; mais trouvez-vous le vingt-deux de ce mois dans la ville de Palerme à sept heures du soir, et dans la cathédrale… »
Lorédan interrompit ici le grand infirmier pour lui dire qu’une pareille injonction lui avait déjà été faite par le bon Stéphano, et qu’il avait trop d’impatience de connaître la vérité pour refuser de se trouver en un lieu où d’aussi précieux éclaircissemens lui étaient promis.
Tandis qu’il parlait, Luciani, jetant les yeux dans la salle, s’aperçut qu’Amédéo n’y était pas ; il demanda avec intérêt de ses nouvelles, et apprit qu’il était descendu dans la forêt pour s’y promener.
« Voilà, dit Luciani, une circonstance bien avantageuse ; il était important de vous séparer de ce jeune homme, car on eût pu faire difficilement pour deux ce qu’on fera pour un ; et puisqu’il a quitté le monastère, je vais faire en sorte qu’il n’y rentre plus : son absence, si elle est remarquée, produira peu d’effet. Nous dirons qu’il se sera égaré, ou plutôt, qu’effrayé des bruits sinistres répandus sur cette habitation, il n’a plus osé y rentrer une fois qu’il l’a eu quittée. »
Lorédan eût pensé peut-être le contraire, mais on ne lui donna pas le temps de faire connaître son opinion : le religieux sortit avec empressement et fut écrire la lettre que nous avons vu remettre à Grimani par Jacomo ; en même temps il chargea celui-ci de lui faire revêtir un costume de Frère noir, et de le conduire dans la cabane de Stéphano, où il avait le moyen de mener Lorédan par une route plus inconnue et moins dangereuse tout à la fois.
Après cette expédition faite, il revint au lieu où Lorédan continuait de se livrer à sa mélancolie, et lui demanda s’il voulait, pour se distraire, prendre l’air sur une tour voisine. Il faut observer que, durant ce temps, plusieurs moines étaient revenus, et que leur surveillance avait recommencé. Lorédan, voyant dans chaque question du grand infirmier, un motif secret de conduite, lui répéta que sa faiblesse était excessive, mais que cependant il aurait besoin d’essayer par la marche, de rendre quelque force à ses nerfs engourdis.
En l’entendant acquiescer à sa proposition, le religieux se tourna vers l’un de ses confrères, et lui demanda, comme étant le plus près de lui, s’il ne voulait pas l’accompagner dans sa petite course ; celui à qui il parlait, soigneusement enveloppé dans son capuce, comme presque tous les autres religieux, lui répondit par une profonde inclination ; et, s’approchant de Lorédan, lui offrit son bras pour lui aider à monter les escaliers de la tour.
Francavilla, soigneux de bien jouer son rôle, n’eut garde de le refuser ; il s’appuya au contraire avec pesanteur, comme quelqu’un qui pose son pied avec peine sur le plancher ; mais à peine eut-il pris le bras de ce religieux, que celui-ci le pressa contre le sien avec une force extraordinaire ; et à la douce émotion qui s’éleva dans le cœur de Lorédan, il ne douta plus que le religieux dont il recevait cette marque d’affection ne fût son ami le prince Luiggi Montaltière, et le mystérieux personnage de la veille.
Cette idée lui donna un saisissement véritable, et il se mit à trembler. O Luiggi ! dit-il d’une voix basse, cher Luiggi, est-ce toi ! À ces mois, son conducteur le regarde fixement, lève les mains vers le ciel, et s’enfuit avec une précipitation extrême.
Luciani, distrait en ce moment, n’avait pu voir la scène qui venait de se passer ; il ne se retourna qu’arraché à ses réflexions par l’exclamation de surprise de Lorédan, et par le bruit des pas du religieux qui se retirait avec vitesse ; il en demeura confondu. Heureusement qu’ils avaient déjà dépassé l’infirmerie, et que nul regard ne veillait sur eux ; il eut l’air, par l’expression de son visage (que seul il ne voilait pas), de demander au pélerin s’il pouvait lui expliquer le motif de cette fuite soudaine ; mais le marquis se refusa à satisfaire sa curiosité, en feignant d’ignorer comme lui la cause d’une démarche bizarre.
Lorédan avait compris que Luiggi désirait garder un profond silence et se dérober aux tendresses de l’amitié ; il s’en voulait de lui avoir laissé connaître qu’il le devinait ; et dorénavant, décidé à respecter des motifs dont il ne pouvait apprécier l’importance, il avait pris la résolution de paraître ne rien apercevoir ; cependant il ne se souciait plus de continuer une course dont le but était manqué, et il demanda à Luciani de rentrer, puisque son compagnon, qui paraissait avoir quelque chose à lui dire, avait changé de pensée.
Le grand infirmier y consentit facilement ; lui-même n’était pas fâché d’aller s’enquérir auprès du mystérieux moine des motifs qui avait dicté sa retraite imprévue ; il ramena donc le pélerin dans l’infirmerie, disant à haute voix à ses confrères que la faiblesse du malade ne lui avait pas permis d’aller plus loin.
Dans ce moment une grande rumeur s’éleva dans l’intérieur du monastère : on entendait courir çà et là ; on ouvrait, on fermait les portes avec violence. Lorédan, à cette rumeur soudaine, se sentit ému ; il tressaillit en regardant Luciani ; celui-ci n’était pas non plus trop à son aise lorsque leur trouble fut augmenté d’une étrange manière, par un religieux, qui, arrivant, annonça que le père abbé avait tout-à-coup interrompu son voyage vers Taormina, et qu’il rentrait à l’heure même.
À la pâleur subite que cette nouvelle répandit sur les traits de Luciani, le marquis Francavilla comprit qu’un danger véritable venait de renaître ; et son âme généreuse s’applaudit à la pensée que le jeune Amédéo était à l’abri de ce péril ; il se résigna aux malheurs qui pouvaient le frapper, et se recommanda à la Providence, dont jusqu’alors la bonté ne l’avait pas abandonné.
Le grand infirmier prenant la parole, dit à haute voix au pélerin : « Demeurez tranquille durant le reste de la journée, je chercherai à revenir vous voir ; mais en ce moment mon devoir m’appelle auprès de notre digne abbé ; je vais lui faire ma révérence et connaître la cause de ce retour qui me surprend étrangement. » Francavilla s’inclina, et d’un coup-d’œil lui fit lire toutes les inquiétudes qui prenaient naissance dans son âme.
Lorédan demeuré seul, chercha à se distraire en parcourant un énorme manuscrit qu’un moine lui offrit ; il y trouva une foule d’histoires plus tragiques les unes que les autres, et peu propres à calmer son inquiétude, car elles ne lui retraçaient que de sanglantes catastrophes ou d’épouvantables apparitions. Ces récits fermentaient dans une tête superstitieuse comme celle de tous ses compatriotes, et loin de le consoler, le plongeaient dans une sourde mélancolie.
Dans le temps que, tout absorbé dans sa lecture, il paraissait ne point s’occuper de ce qui se passait autour de lui, et que d’ailleurs les rideaux du pied de son lit étant tirés, le séparaient du reste de la salle, il entendit un religieux entrer, et dire à l’un de ses compagnons : » Je savais bien qu’il était impossible que notre abbé fut revenu sans un motif bien pressant ; certes, celui qui le ramène est pour lui d’une bien haute importance. On vient de nous appendre, et il le savait déjà, que le marquis Francavilla, suivi d’un de ses parens, rôdait autour de la forêt, et que peut-être même ils n’avaient pas craint d’en dépasser l’enceinte. » Ces mots, quoique prononcés à voix basse, parvinrent à Lorédan. Le livre lui tomba des mains, et il se prépara à voir bientôt paraître les émissaires de son persécuteur. Mais, reprit le second moine, sait-on quel déguisement ils ont pris ; je ne puis croire que le téméraire voulût attaquer les Frères Noirs à force ouverte.
– Non, on n’en parle pas, mais on pourra le deviner ; une surveillance nouvelle va être commandée, et tout nous fait présumer qu’il sera en notre pouvoir avant la fin de la journée.
– Je le souhaite, espérant qu’alors le père abbé se relâchera de sa sévérité extrême, et que le monastère ne sera plus inaccessible aux créatures qui autrefois nous y apportaient des distractions.
– Savez-vous la cause de la haine que le père abbé lui porte.
– Allez le lui demander à lui même ; connaissons-nous le père abbé ? n’est-il pas venu ici sous un nom qu’on nous a défendu de prononcer, et qui n’est pas le sien ? car il est inconnu à tout le monde. Vous savez comme cela s’est fait, un ordre du Pape sollicité par notre défunt abbé, nous a donné d’abord celui-ci pour coadjuteur, et quand notre supérieur a été mort, six jours après, nous sommes devenus les humbles sujets de ce nouveau maître, plus despote, plus impérieux cent fois que le premier.
Cette conversation instruisait Lorédan ; il eût voulu en apprendre davantage, lorsqu’un vent léger venant à lui frapper le visage, attira pour un moment son attention ; il regarda autour de lui d’où pouvait provenir cet air plus frais, et aperçut que la petite porte qui était placée au chevet de son lit, s’ouvrait par un mouvement presqu’insensible. Cette découverte détourna ses tristes idées, et il ne douta point qu’un consolateur ne s’introduisit par cette entrée.
Lorsque la porte eut été un peu plus poussée, un bras passa au travers, et fit signe à Lorédan de venir à lui. Francavilla se préparait à se lever pour obéir à cette injonction, espérant que les rideaux de son lit se trouvant fermés, les religieux qui se promenaient dans la salle ne le pouvaient apercevoir. Mais à l’instant où il se glissait au bas de sa couche, on entendit un grand bruit vers l’entrée de l’infirmerie, et aussitôt on referma brusquement la petite porte.
Lorédan péniblement désappointé, se remit à sa place : toujours inquiet, et craignant quelque nouvelle mésaventure, il ne resta pas long-temps dans son indécision sur la cause de cette rumeur.
On approcha avec fracas de son lit, et les rideaux en ayant été ouverts avec violence, il vit le père prieur accompagné du grand infirmier, de plusieurs autres religieux et frères lais. Cette vue lui annonça son infortune, car la sévérité éclatait dans toutes les contenances, et même la figure de Luciani avait perdu sa bienveillance accoutumée.
– Pélerin, dit le prieur, qu’est devenu votre compagnon ? pourquoi, sorti depuis le matin, n’est-il pas encore revenu dans le monastère ? s’est-il séparé de vous, et a-t-il pu abandonner celui qu’il nomme son frère, au moment où il paraît souffrir ?
– Je serais en peine, révérendissime père, répondit Lorédan en affectant un calme qui n’était pas dans son âme, de vous satisfaire au sujet des questions que vous me faites. Jamais l’amitié de mon frère n’a failli dans les longues traverses que nous avons eues ensemble, et je ne crois pas qu’elle me manque en ce moment. Son absence, il est vrai, se prolonge plus qu’il n’eût dû le faire ; mais je ne sais pas plus que vous la raison qui le retient loin de moi ; plusieurs de ces vénérables religieux sont témoins qu’il a demandé à se promener dans le cloître ou dans le jardin intérieur du monastère. Cette permission lui a été refusée peut-être un peu trop sévèrement, et alors il a désiré descendre dans la forêt : ici cessent les lumières que je pourrais vous donner. Mon frère n’est point revenu ; se sera-t-il égaré, aura-t-il donné dans quelque piège tendu aux voyageurs par ces bandits qui infestent, dit-on, les alentours de Santo-Génaro ? Voilà ce que je ne puis vous dire ; mais qu’il ait eu peur, qu’il m’ait abandonné, je ne le crois point, et cela ne peut pas être.
Ce long discours paraissait plein de franchise, et il eût paru suffisant à des âmes ordinaires ; mais les Frères Noirs étaient trop familiarisés avec les crimes et les perfidies pour ne pas soupçonner partout un peu de dissimulation ; aussi le prieur répliqua au pélerin en ces termes :
– Les brigands dont vous me parlez et qui n’existent peut-être que dans l’imagination de ceux qui cherchent à nous calomnier, n’auraient pas (supposé qu’ils nous environnent), attaqué un voyageur revenant de la Terre-Sainte. Ce n’est point une proie qui leur convienne, et, outre la pauvreté, compagne ordinaire des pélerins, ils auraient à redouter le pouvoir de l’église qui protège de pieux voyageurs. D’après ces considérations il me semble impossible à croire que votre frère soit tombé sous un fer ennemi ; je ne saurais non plus m’imaginer qu’une simple promenade conduise assez loin pour égarer celui qui la fait aux environs du monastère, et les deux motifs qui vous servent à colorer l’absence de votre frère, ou de celui que vous nommez ainsi, ne me paraissent pas devoir être admis. Je penserais et sans craindre de me tromper, qu’ayant satisfait ses désirs curieux, ou rempli sa mission, il est parti pour en aller profiter, et qu’il n’est sorti de Santo-Génaro, que pour se soustraire au juste châtiment mérité par une telle perfidie.
« – Eh ! révérend père, répliqua Lorédan, si vous vouliez réfléchir à tout ceci, vous changeriez bientôt de langage ; pourquoi voulez-vous nous traiter de perfides, nous, pauvres voyageurs qui, conduits par le hasard en ce saint monastère, y avons reçu tous les secours d’une bienveillante hospitalité ; nous qui, depuis notre débarquement à Palerme, avons poursuivi notre chemin sans parler à personne ; et il faudrait placer vos ennemis à Jérusalem, pour admettre la possibilité que nous pussions être leurs agens ; d’ailleurs, en devez-vous avoir ? Est-ce dans la retraite des cloîtres qu’on excite la jalousie, la haine des hommes ? L’éloignement profond dans lequel vous vivez, devrait vous garantir de la crainte de toutes les passions violentes ; elles ne sont le partage que des gens du monde et des méchans.
« – Pélerin, répondit le prieur, plus vous parlez, et moins vous parvenez à conserver l’incognito dont vous espériez vous envelopper ; non, vous n’êtes pas sorti de la classe commune, et dès-lors nous devons avoir de justes raisons pour nous méfier de vous ; enfin nous pourrions croire ce que vous nous dites, si votre compagnon ne s’était point enfui, et si en même-temps, on n’eût pas trouvé assassiné un des soldoyers de notre couvent. »
« – En vous racontant avec simplicité notre histoire, répartit Francavilla, je n’ai pas, je pense, donné à connaître quel était le rang dont nous jouissions, une pareille modestie me semblait convenir à la piété de notre entreprise ; ainsi, vous ne pouvez conclure de ce point rien qui inculpe ma véracité ; et si d’autre part on a rencontré le cadavre d’un de vos hommes d’armes ne puis-je à mon tour craindre que mon frère n’ait subi le même sort ? et, du moins, vous faudra-t-il convenir avec moi que la sûreté de la forêt n’est pas aussi complète que vous avez voulu me le faire croire. »
« – Elle l’était avant que vous et votre compagnon vous y fussiez introduits ; cette sûreté n’a plus existé dès que le marquis Lorédan n’a pas redouté d’en franchir l’enceinte. »
» – Vous croiriez… s’écria involontairement Francavilla. »
« – Oui, nous croyons, interrompit avec vivacité Luciani que votre prétendu frère n’est autre que le baron d’Altanéro ; son audace, sa bravoure nous en sont de sûrs témoignages ; et que vous, Amédéo Grimani, par une générosité mal entendue, vous avez consenti à rester en notre pouvoir pendant son absence. »
Lorédan apprécia toute l’adresse d’un propos pareil, et devina clairement que le grand infirmier cherchait à faire prendre le change sur son compte, et il crut abonder dans son sens en continuant à vouloir soutenir de son mieux le rôle qu’il avait joué jusqu’à cette heure.
« – J’avoue, dit-il, révérendissime père, mon éminente surprise d’une pareille accusation, quoi ! de Paolo Gonsani vous voulez faire un signor Amédéo Grimani, et de mon frère Marcillio, l’illustre marquis et baron de Francavilla ? assurément je n’eusse jamais imaginé une chose pareille, surtout lorsqu’une semblable idée ne repose, selon toute apparence, que sur une conjecture ; il est d’ailleurs, ce me semble, facile de s’assurer de la vérité. »
« – Nous l’aurons bientôt tout entière, répondit le prieur ; avant peu vous paraîtrez devant notre abbé ; il connaît ceux dont la conduite a mérité sa haine, et en vous voyant, il vous rendra d’un seul regard le nom que vous devez porter. »
« – Il n’osera jamais le faire ! s’écria une voix qui partit d’une assez grande distance, mais qui n’en porta pas moins de surprise dans l’âme de tous ceux qui l’entendirent. »
En même temps la conférence fut rompue, le prieur, évidemment inquiet, donna l’ordre de courir s’emparer du téméraire qui se permettait de troubler ainsi, par d’insolentes accusations, la paix du monastère. On obéit à ses ordres, on parcourut tous les lieux environnans, mais on ne découvrit point le personnage qui avait élevé la voix.
Plus les recherches s’annonçaient pour être vaines, plus la confusion du prieur augmentait ; vainement paraissait-il vouloir prendre une contenance assurée, ses efforts étaient inutiles, il ne faisait plus que balbutier, et Lorédan, lui-même, malgré son juste mépris pour un prêtre coupable, avait pour lui quelque pitié.
Voyait enfin qu’on ne pouvait rien découvrir, le père prieur déclara à Francavilla qu’il discontinuait son interrogatoire. « Plus tard, dit-il, on le poursuivra, et jusqu’à ce moment, vous ne sortirez point de l’infirmerie. »
« – Ainsi, dit Lorédan, on attente à ma liberté ! »
« – On en a le pouvoir, pélerin obstiné, répliqua le religieux ; dès-lors soumettez-vous, et apprenez à vous taire. » Ces paroles menaçantes eussent ému davantage Lorédan, si un regard rapide de Luciani ne l’eut rassuré, en lui donnant l’assurance qu’on ne l’abandonnerait pas à la noire méchanceté de ses ennemis.
Francavilla avait crut reconnaître la voix qui avait retenti ; c’était la même dont déjà, par deux fois, les accens avaient frappé son oreille et son cœur, et l’une et l’autre voulaient les attribuer à Luiggi, prince Montaltière ; et sur ce point il ne croyait pas se tromper. Il admirait le courage de cet ami rare, et brûlait plus que jamais du désir de le presser dans ses bras ; agité par cette pensée, il se promenait silencieusement dans la salle de l’infirmerie, où, depuis qu’elle était devenue sa prison, on l’avait laissé seul ; de temps en temps il jetait un regard curieux sur la petite porte placée auprès de son lit, fermement convaincu que sa délivrance lui viendrait de ce côté.
Cependant les heures s’écoulaient ; déjà la marche rapide du soleil annonçait qu’il descendait vers l’océan, et nul sauveur ne s’était montré encore. Deux frères lais entrèrent, apportant les alimens nécessaires à un repas ; Lorédan les mangea devant eux, et ils se retirèrent sans avoir proféré une parole.
Le jour continuait à baisser, quand la petite porte, venant à s’ouvrir, prouva à Lorédan qu’il ne s’était pas trompé dans ses conjectures ; elle donna passage à son protecteur mystérieux qui, s’élançant légèrement dans la salle, fit un signe impérieux à Lorédan de venir à lui, et Francavilla n’avait garde de s’y refuser. Par un mouvement involontaire il voulut embrasser l’inconnu, mais lui, s’y refusant toujours, lui fit entendre que le silence était la chose la plus nécessaire dans la circonstance ; et, prenant la route de la chambre dans laquelle conduisait la porte dont nous avons parlé, il sembla l’inviter à le suivre.
Dans cette pièce, au milieu du plancher, une plaque de marbre blanc avait été soulevée, elle donnait passage aux dernières marches d’un petit escalier, le religieux y fit descendre Lorédan, puis, s’y élançant après lui, il retira doucement la plaque de marbre, et l’assujétit solidement en faisant jouer un ressort.
Ce soin pris, les deux voyageurs descendirent en silence tout l’escalier, et parvinrent dans une salle carrée où nulle issue ne se faisait apercevoir. Le conducteur de Lorédan en trouva néanmoins une qu’on n’aurait pas devinée, et ils passèrent dans un long corridor. Ici, le religieux s’approchant d’une lampe qui était déjà allumée, donna un écrit à Francavilla, lui fit signe de le lire, et puis s’éloigna rapidement.
Lorédan intrigué de cette retraite subite, se hâta de porter ses yeux sur le papier qu’on lui avait remis ; il y vit une instruction simple et claire, lui désignant ce qu’il devait faire pour parvenir à s’échapper du monastère dès que la nuit serait devenue plus profonde. La première chose qu’on lui recommandait était de revêtir le costume des Frères Noirs, et on lui indiquait une chambre voisine comme devant renfermer cet équipage. Il jeta son regard autour de lui, et voyant une porte toute proche, il l’ouvrit avec précaution ; la première chose qui s’offrit à lui, ce fut un vêtement complet de l’ordre ; il se hâta de s’en emparer, et faisant comme Amédéo, il le passa par dessus ses habits ordinaires.
Ce soin terminé, et plus tranquille, puisqu’il était plus difficile à reconnaître dans le cas où l’on se fût aperçu de son évasion, il se flatta d’échapper à toutes les recherches à la faveur de ce déguisement et du mot de passe qu’il connaissait pareillement ; à moins que ne s’en fiant pas à l’apparence, ses ennemis n’en vinssent à l’inspection des figures.
L’indication qu’on lui avait donnée lui enjoignait de sortir du lieu où il avait trouvé son costume et d’aller attendre la nuit close prosterné dans une des stalles de l’église où il aurait l’air d’effectuer une pénitence donnée par son directeur : on lui décrivait les endroits par où il fallait passer, et sans retard il commença sa marche. Plusieurs salles et corridors qu’il traversa, le conduisirent en un cloître dont l’étonnante décoration le jeta dans une surprise sans pareille, qui n’était pas non plus sans quelque mélange de terreur.
Une colonnade de marbre noir soutenait des arcades de même matière s’ouvrant toutes sur un petit jardin arrosé par plusieurs jets d’eau, jaillissant de vastes coupes de porphyre et de granit ; des arbustes sans nombre, des fleurs suaves l’embellissaient, et ce côté du cloître présentait le spectacle le plus riant offert par la nature ; mais que de ce contraste avec les élémens qui formaient la décoration intérieure du péristyle, naissait un profond dégoût ! De distance en distance, s’ouvraient des voûtes assez étendues et ornées de la façon la plus étrange. Dans chaque espèce de cellule on avait figuré une grotte fermée avec des ossemens humains artistement arrangés. Les intervalles entre chaque grotte étaient remplis par une niche creusée dans une muraille de marbre noir dans laquelle on trouvait le squelette d’un frère noir, tantôt debout, tantôt couché ou à genoux. Chacun enfin dans une posture variée ; les cadavres entièrement desséchés, mais sans avoir perdu leurs peaux, étaient revêtus des costumes lugubres qu’ils avaient portés durant leur vie : presque tous conservaient encore une longue barbe et des cheveux hideusement mêlés.
L’espace étroit qui se trouvait entre les espèces de momies, étaient occupées par sept fosses qui ne s’élevaient pas en monticules comme dans les cimetières, mais qui formaient des plates bandes ou des compartimens semblables à ceux qui ornent les jardins. C’était dans ces fosses qu’on déposait les cadavres pour les faire dessécher jusqu’au moment où on les en retirait pour les placer dans les niches et pour faire place à d’autres. Sur chaque fosse était une croix noire toute simple.
Le plafond du cloître était décoré d’arabesques et d’autres ornemens faits avec des os et choisis parmi les plus médiocres. On voyait aussi une grande croix formée entièrement des mêmes matières ainsi que plusieurs lustres attachés à la voûte et des espèces de flambeaux appliqués contre le mur, tous garnis de cierges allumés.
Lorédan, dans sa profonde émotion, remarqua que chaque grotte avait son architecture particulière ; l’une était construite avec des crânes, d’autres avec les os des jambes, les côtes, les bras, etc. Enfin chaque momie portait dans sa main une bougie pareillement allumée.
Cette épouvantable et bizarre décoration, le calme profond qui régnait dans ce lieu, interrompu seulement par le murmure des eaux saillissantes, la vue de ces fantômes décharnés, les derniers rayons du jour qui brillaient encore, tout commandait une admiration mêlée de frayeur, et Lorédan avait peine à marcher dans ce cloître où la mort régnait en souveraine. Cependant en y réfléchissant, il songea que ce devait être le lieu de la sépulture des Frères Noirs, et cette explication lui rendit moins pénible le passage de ces voûtes aussi étrangement ornées.
La nouveauté du spectacle retarda la marche de Lorédan ; il examinait avec une avide curiosité les merveilles de cette enceinte, lorsqu’il fut tiré de son attention par un bruit léger de pas qui se faisait à quelque distance. Craignant d’être surpris dans une attitude d’admiration qui ne devait pas être celle d’un habitant ordinaire du Couvent de Santo Génaro, il se hâta de poursuivre sa route en essayant d’examiner qui était l’individu dont la course précédait la sienne.
C’était un Frère Noir, qui par négligence sans doute avait abaissé son capuce ; il était d’une taille pareille à celle du protecteur de Francavilla. Mais comme il tournait le dos à notre aventurier, celui-ci ne pouvait voir encore si sa figure lui offrirait les traits de Luiggi, il demanda au ciel, par une courte et fervente prière, qu’il lui permît de sortir à cet égard de l’incertitude dans laquelle il se trouvait. Un mouvement du religieux lui annonça que le tout-puissant l’exauçait ; car le Frère Noir montant deux marches adossées à la muraille, ouvrit une porte, et à l’instant où il allait la franchir ; il tourna sa tête vers Lorédan ; et comme l’illumination avait remplacé les feux du jour, Lorédan put tout à son aise reconnaître le noble visage de Montaltière… C’était Luiggi…
Avec quelle joie Francavilla obtint cette certitude ! comme son cœur fut violemment ému en acquérant la preuve que ce parfait ami veillait sur lui avec la plus tendre sollicitude. Il voulut courir vers lui, emporté par son premier mouvement ; mais Luiggi avait déjà fermé la porte, sans s’apercevoir sans doute que le religieux errant dans le cloître était celui dont il voulait sauver les jours.
Lorédan, chagrin de n’avoir pu dans ce moment exprimer à cet excellent ami toute sa gratitude, voulut au moins obéir à tout ce qu’il lui demandait dans son écrit ; il chercha l’entrée particulière de l’église qui devait être non loin de là ; et l’ayant rencontrée, il entra dans ce saint bâtiment.
La nuit, comme nous l’avons dit, régnait alors, et peu de lampes éclairaient ce vaste édifice. Lorédan se plaça à genoux auprès du pilier qu’on lui avait indiqué ; et là, il attendit avec assez d’assurance le moment où on viendrait le chercher. En attendant, ses ferventes prières s’élevèrent vers le trône de celui qui n’a jamais eu de commencement ; il l’implora en faveur de la justice de sa cause, et peut-être dans ses supplications oublia-t-il les règles de la prudence, et se permit-il quelques paroles indiscrètes qui eussent pu lui porter préjudice si par hasard elles avaient été entendues.
Ce qui intriguait le plus Lorédan était la connaissance qu’on avait déjà dans le monastère de sa sortie d’Altanéro avec un compagnon ; il ne pouvait concevoir comment on avait deviné, dans le monastère des Frères noirs, que sa course s’était plutôt dirigée vers la forêt sombre que de tout autre côté ; il ignorait que le marquis Mazini, alarmé dès la veille, de sa disparition et de celle de Grimani, s’était empressé de le faire chercher avec un grand appareil, et, par cet éclat avait mis le public dans le secret de l’entreprise de ses neveux.
Lorédan, dans cette circonstance, avait eu un tort réel, celui de ne point prévenir par un écrit son vieil oncle pour l’engager à demeurer tranquille, au moins durant un peu de temps ; mais le marquis n’y songea nullement, il croyait, dans sa première idée, que toute sa course se bornerait à parcourir la forêt durant la journée, et que vers le soir ils reprendraient la route d’Altanéro, ne se doutant pas que mille événemens pouvaient déranger ce projet, et les mener plus loin qu’ils ne le voudraient peut-être.
Tandis qu’il rêvait à toutes ces choses, le temps s’écoulait ; la cloche du monastère commença à sonner l’office du soir, et Francavilla, surpris de ne pas voir paraître son conducteur, ne savait quelle contenance tenir, et comment il devait sortir de-cette église, où déjà les religieux se rendaient en foule comme leur devoir l’ordonnait. Dans cette conjoncture, sa position devenait embarrassante, lorsqu’un individu, revêtu du costume des Frères noirs parut venir à lui comme par hasard, et se penchant vers son oreille, car il était toujours prosterné, lui dit avec une voix dont il ne reconnut pas les accens : « Allez prendre place à la cinquième stalle à gauche » ; puis il s’éloigna et fut se perdre parmi ses confrères.
Lorédan charmé de recevoir un message de son protecteur, vit bien que celui-ci voulait avant de le sauver, essayer encore de lui faire reconnaître son ennemi ; la place qu’on lui indiquait était absolument en face de celle de l’abbé, et il espéra cette fois être plus heureux que la nuit précédente ; il courut donc à la stalle qu’on lui avait assignée, et là, s’asseyant parmi les religieux, il applaudit pour la première fois à leur costume sévère qui, dans le moment, faisait toute sa sûreté.
Durant toute la durée de l’office, Lorédan feignit de ne pouvoir chanter, afin que sa voix étrangère ne fût pas reconnue de ses deux voisins ; il toussa sourdement et parut souffrir beaucoup. Cependant ses yeux étaient fixés constamment sur le père abbé qui, vêtu selon la coutume, était venu s’asseoir sur son trône ; il cherchait à bien saisir sa tournure, à remarquer ses gestes ; et plus il l’examinait, plus il acquérait la certitude de l’avoir vu ailleurs.
Tout à coup les yeux de Lorédan aperçurent au-dessus du siège de l’abbé, une main, sortant de derrière une draperie posée sur une tribune supérieure, qui déroula avec lenteur un étendard ; et quel ne fut pas l’effroi de Francavilla, lorsqu’à la couleur sanglante de ce drapeau, aux cinq têtes funèbres qui le chargeaient, il reconnut l’étendard de la Mort qui devait, au dire de ses ennemis, lui annoncer toujours une sinistre catastrophe, en même temps une voix tonnante, élevant ses accens féroces, fit entendre à ses oreilles ces paroles sinistres : À toi ! marquis Francavilla ! à toi ! Au même instant et pour achever d’anéantir l’âme de Lorédan, l’abbé, soulevant son capuce, lui offrit les traits du plus cher de ses amis, du baron Ferdinand Valvano, que, dans son cœur, il avait jusqu’alors préféré au généreux Luiggi…
Cette découverte était trop pénible pour que Lorédan la pût supporter sans désespoir ; ses yeux se fermèrent, ses genoux fléchirent, et poussant un profond soupir, il tomba évanoui sur son siège.
Il se passa un peu de temps avant qu’il pût reprendre ses forces en retrouvant ses sens ; et alors il vit que l’office était terminée, et que les moines défilaient processionnellement devant le père abbé, dont la figure était de nouveau cachée ; malgré sa douleur sans pareille, le marquis comprit qu’il devait suivre ses prétendus collègues, et il se mit à son rang ; mais en passant auprès du grand pupitre, un embarras de chaises ne lui permit pas de demeurer à sa place, il fut jeté sur le côté, et quand il entra dans la procession, il n’y occupait plus que la huitième place au lieu de la cinquième qu’il avait eue auparavant.
C’était machinalement qu’il marchait ; son âme, accablée au souvenir de son ennemi, lui donnait à peine le courage nécessaire pour songer à sa sûreté ; il comparait avec amertume la conduite de Luiggi à celle de Ferdinand ; et s’il n’était pas surpris des marques d’amitié que lui prodiguait le premier, du moins était-il profondément étonné de la conduite de l’autre frère. Ces pensées le conduisirent jusqu’à l’entrée de l’église ; déjà la tête de la procession en était sortie, quand plusieurs soldoyers qui l’attendaient dans le vestibule, s’avancèrent, et comptant les religieux, saisirent brusquement celui qui marchait le cinquième, et l’emmenèrent avec eux sans lui laisser le temps de faire un geste ou de pousser un cri pour sa défense.
À la vue de cette violente action, Francavilla par un instinct naturel, ne douta pas qu’elle ne fût destinée contre lui, et qu’il ne dût sa délivrance momentanée au hasard qui avait interverti les rangs ; il en remercia la Providence ; cependant il lui paraissait important de se soustraire à de nouvelles recherches ; il ne doutait pas que l’erreur ne fût bientôt reconnue, et qu’on n’essayât de s’emparer de sa personne ; d’ailleurs il avait le plus grand besoin de retrouver son cher Luiggi ; et troublé de ne pas l’avoir vu au lieu où il lui avait dit de l’attendre, il ne savait plus en quel endroit il pourrait le rencontrer.
Cependant l’enlèvement du religieux avait troublé ses collègues ; soit par crainte ou par curiosité, la course processionnelle avait été interrompue, et chacun s’était empressé de se porter d’un côté ou d’un autre ; Lorédan profita de cette confusion, et rentra précipitamment dans l’église, alors absolument solitaire ; et ses pas le ramenèrent à la place où Luiggi lui avait dit de l’attendre : il n’y demeura pas longtemps.
Le bruit de la cloche d’alarme se fit entendre de toute part ; un grand bruit s’éleva dans le monastère ; on courait, on s’agitait, et notre héros comprit sans peine que le religieux arrêté pour lui s’étant fait connaître, c’était à lui qu’on en voulait ; ne voyant autour de lui nul lieu qui pût lui servir de retraite, il quitta rapidement l’église et descendit, par un bas côté, dans le cloître funèbre qu’il avait traversé déjà, espérant retrouver la porte par laquelle il y était entré, et peut-être les passages secrets parcourus avec son conducteur, où il pourrait trouver un asile.
Son espoir fut déçu, la porte était solidement fermée ; nulle autre ne s’ouvrait à l’entour ; que fallait-il faire ? le danger devenait imminent ; déjà les ennemis de Francavilla s’avançaient. Lui, jetant autour ses regards inquiets, cherchait, à la lugubre illumination que nous avons décrite, un lieu sûr qui pût momentanément le soustraire aux poursuites dont il était l’objet.
Tout à coup en examinant les cadavres desséchés des Frères noirs placés chacun dans une niche, il en découvre une où l’on n’avait pas encore placé de momie, une pensée le frappe, et il se flatte de s’y cacher mieux que partout ailleurs ; il arrache un cierge à un lustre voisin, saute légèrement dans la niche, et, prenant une attitude commode, devient immobile comme ses silencieux voisins, décidé à ne point sortir de ce lieu que les Frères noirs ne se soient éloignés.
Il avait bien fait de prendre ce parti ; car presqu’en même temps une foule nombreuse de soldoyers déboucha de toutes parts dans le cloître, ayant à leur tête plusieurs religieux, parmi lesquels Lorédan crut reconnaître le père prieur et le grand infirmier Luciani ; chacun se confondait en exclamations sur l’adresse mise par le marquis à se soustraire à toutes les recherches : on furetait partout, on ouvrait toutes les portes, on pénétrait dans tous les passages, sans pouvoir parvenir à un résultat satisfaisant ; cent fois on passa devant lui, et nul ne songea qu’il fut si proche. Luciani se distinguait par la vivacité de ses poursuites ; il déplorait à haute voix sa crédulité qui lui avait permis de voir un simple pélerin dans le marquis Francavilla ; et plus que tout autre il se montrait impatient de le rencontrer.
Lorédan devina facilement que, dans cette circonstance, le bon religieux déguisait ses véritables sentimens ; il ne douta pas que sa colère ne fût feinte et dans l’intention de faire croire aux moines noirs que lui, Luciani, n’était pas d’intelligence avec le baron d’Altanéro ; aussi celui-ci eut beaucoup voulu pouvoir parvenir à se faire connaître par ce digne ecclésiastique.
Moins les recherches étaient fructueuses, plus on les continuait avec opiniâtreté ; il n’était cependant aucun coin du jardin ou du cloître qu’on n’eût soigneusement visité. Il fut donc déclaré que Lorédan ne pouvait pas être en ce lieu, et l’on partit pour aller ailleurs continuer les poursuites.
En voyant s’éloigner ses indignes persécuteurs, Lorédan se crut désormais à l’abri de tout péril, et il continua à demeurer immobile tant qu’il put entendre le bruit de leurs pas ; les sachant enfin éloignés, son impatience le décida à descendre de son pied d’estal pour essayer de retourner dans l’église qui ayant été déjà visitée lui paraissait devoir être désormais tranquille, et le seul endroit où Luiggi, son protecteur, pourrait venir le trouver.
Mais la destinée n’était point lasse de le persécuter ; et à l’instant où il s’élançait de son estrade, une porte voisine s’ouvrit, et plusieurs Frères noirs parurent… On se peindrait difficilement la terreur dont ils furent saisis à la vue de ce qu’ils prenaient pour le cadavre d’un de leurs confrères ; ils se mirent à pousser des cris aigus, et s’enfuirent précipitamment, soit par la porte d’où ils sortaient, soit par les portiques du cloître. Lorédan, aussi surpris qu’eux, désespéré de son étourderie, essaya néanmoins d’en tirer le seul parti qu’il pouvait en espérer, celui de gagner en sûreté l’entrée de l’église ; aussi, d’un pas grave et toujours son flambeau dans la main, se dirigea-t-il de ce côté.
Mais les exclamations des religieux avaient retenti dans le monastère ; déjà de toutes parts accouraient une multitude de soldoyers, qui, ignorant les motifs d’une terreur que dans ce cas ils auraient partagée, ne craignirent pas de venir à Lorédan, qui, de son côté, croyant être reconnu, jeta promptement son cierge, et, prenant son épée, essaya de se défendre.
Cette résolution courageuse le fit unanimement reconnaître, et son nom retentit aussitôt. Plusieurs soldoyers s’avancèrent vers lui, et Lorédan combattit vaillamment contre les premiers ; déjà il en avait mis plusieurs hors de combat, lorsqu’une nouvelle troupe, venant par derrière, parut vouloir l’envelopper ; il le vit et chercha à se reculer pour aller s’adosser contre la muraille ; mais cette résolution lui devint funeste : il rencontra sous ses pas une tombe non encore occupée, et par conséquent ouverte ; il ne la vit pas et trébucha dedans ; on se précipita sur lui soudain. Un misérable bandit allait brutalement l’égorger, quand un Frère Noir, poussant un cri terrible s’élance, détourne le fer meurtrier en plongeant en même temps un poignard dans le sein de ce dernier.
On s’écrie, on veut en prendre vengeance ; mais Luciani s’est avancé : « Au nom du père abbé, s’écrie-t-il, que nul ne touche le baron d’Altanéro ; on veut l’interroger avant d’ordonner sa perte ; et quant à ce religieux qui vient de frapper un soldoyer, ce sera également notre supérieur qui décidera s’il est coupable. »
Ainsi parle le grand infirmier ; il commande ; malgré les murmures, il fait emmener le Frère Noir que Lorédan reconnaît pour son mystérieux protecteur, en recommandant de veiller sur ses jours ; car, dit-il encore, une damnation éternelle pèserait sur celui qui oserait immoler un prêtre ; et puis il donne l’ordre de garrotter étroitement Lorédan et de le conduire dans une salle voisine.
Ces soins pris, il s’éloigne à son tour, et s’en va sans doute rendre compte de ce qu’il vient de faire ; et Francavilla demeura seul, abîmé dans une foule de réflexions, toutes plus pénibles les unes que les autres, dont la plus douloureuse peut-être est la pensée d’avoir été sur le point de périr par la main de Ferdinand, et de ne pouvoir montrer à Luiggi sa reconnaissance pour le service éminent qu’il lui avait rendu. On décrirait avec peine les diverses émotions de son cœur, qui pouvait s’ouvrir aux plus nobles sentimens, alors qu’il refusait une place à la haine.
On le laissa tout seul durant environ une heure ; au bout de ce temps, les portes de sa prison vinrent à s’ouvrir, et le père prieur entra, à la tête de quatre brigands. « Marquis Lorédan, lui dit-il, nous avons enfin appris à vous connaître : votre imprudence a égalé votre audace ; avez-vous pu venir avec confiance vous livrer à notre pouvoir ; ne deviez-vous pas redouter une reconnaissance inévitable ; vous nous avez bravés ; eh ! bien, venez en recevoir la récompense. » Il dit et commande à ses satellites d’entraîner le baron d’Altanéro.
Vainement Lorédan essaie de se défendre ; ses ennemis profitent des chaînes qui le lient, et le courage généreux est contraint à obéir à d’odieux persécuteurs ; on lui fait parcourir plusieurs longues voûtes ; enfin on arrive à une chambre enfoncée en terre de plusieurs pieds ; là on lui attache des cordes autour des reins ; et, après avoir soulevé une des dalles qui formaient le carrelage, on découvre l’ouverture d’un cachot plus profond encore, dans lequel on se prépare à descendre Lorédan.
Ce héros connut bien que ce lieu devait être sa dernière demeure ; il ne put plus en douter lorsque le prieur inhumain lui dit : « Vous ne sortirez pas de cette prison souterraine ; là votre vie s’écoulera promptement ; car vous, l’ennemi de notre abbé, vous ne recevrez aucune nourriture. » Il dit, donne le signal ; ses satellites précipitent Lorédan à travers l’ouverture, au moyen des cordes dont ils l’ont garrotté ; et, à l’instant où ils vont reposer la pierre qui l’ensevelit sans retour, un d’entre eux prononce les mots épouvantables : À toi, marquis Francavilla, à toi ! tandis que les regards de Lorédan contemplent avec douleur et épouvante, à la lueur d’une lampe allumée à l’avance, l’Étendard de la Mort, qu’on avait suspendu à la muraille, comme pour être le témoin de ses derniers momens.
Un silence profond succéda au bruit occasioné par les imprécations des brigands, et leur victime se trouva isolée. Hélas ! en cet instant terrible Lorédan s’affligeait moins pour lui que pour son généreux Luiggi ; il ne doutait pas qu’il ne fût également tombé au pouvoir de son barbare frère, et que peut être un sort aussi affreux lui était préparé ; mais en même temps il ne pouvait concevoir d’où provenait la rage de Ferdinand ; quelle cause avait pu changer cette belle âme en lui prêtant toutes les fureurs de l’enfer ; et pour trouver un motif quelconque, il lui fallut supposer que son ami avait été jaloux de l’attachement du roi de Sicile, qui, d’abord incertain et égal entre Francavilla et Valvano, s’était enfin prononcé plus particulièrement pour le premier.
Cette raison néanmoins était-elle suffisante pour l’emporter sur vingt-cinq ans d’une amitié à toute épreuve. Lorédan ne pouvait le croire, et il se perdait dans une mer d’incertitudes. Longtemps, il demeura immobile assis sur une pierre placée au milieu de son cachot, pouvant se remuer à peine ; car ses bras étaient encore étroitement liés. Peu à peu pourtant il donna un autre cours à ses idées ; il les ramena sur sa position présente et sur le peu de possibilité qu’il pouvait concevoir d’en sortir.
Tout était morne autour de lui : le cachot qui le renfermait paraissait immense, la voûte était très-élevée, et reposait sur d’énormes piliers. Une seule lampe éclairait cette étendue de sa pâle et vacillante lumière ; elle augmentait l’horreur des ténèbres : elle n’avait pas assez de force pour les dissiper. De temps en temps, elle jetait une flamme brillante, puis, tout-à-coup elle semblait disparaître ; et, à cette action, Francavilla fut convaincu qu’elle ne tarderait pas à s’éteindre, il ne se trompait pas. Bientôt les alimens lui manquèrent et sa dernière lueur disparue laissa notre héros dans l’ombre de son sépulcre : on ne pouvait donner d’autre nom à cette prison isolée.
En perdant la faible lumière qui l’éclairait, Lorédan acheva de perdre toute espérance ; il crut déjà sentir les angoisses de la faim dévorante qu’il ne tarderait pas à éprouver ; il apprécia toute l’horreur d’un pareil supplice, et par un mouvement involontaire, il essaya de quitter son siège pour terminer lui-même ses jours en se fracassant la tête contre une colonne voisine ; mais il avait trop présumé de ses forces ; il ne put faire un pas, et il retomba sur la pierre.
En même temps, le feu de son imagination le conduisit en esprit dans les salles du palais des ducs de Ferrandino à Palerme ; il contemplait les préparatifs brillans de ses noces avec la belle Ambrosia ; il voyait cette adorable personne s’asseoir en souriant avec lui, autour d’une table chargée de mets délicieux, flattant également la vue, le goût et l’odorat. Une foule nombreuse animée par la joie les accompagnait en donnant tous les signes de l’allégresse ; les vins circulaient dans de riches coupes ; chaque convive buvait des flots d’un nectar parfait ; et Lorédan bientôt n’aurait pas une goutte d’eau pour étancher sa soif brûlante ; elle l’assiégeait déjà ; elle lui faisait sentir les premières angoisses auxquelles il devait être livré.
Hélas ! l’infortuné, il ne devait pas revoir sa noble amante ; ses noces ne devaient pas faire éclater sa magnificence ; il ne savait pas encore si son cadavre aurait un tombeau. Cette pensée le fit frémir ; il se souleva encore, dans un moment d’indignation ; son cœur se révolta, et il osa insulter la providence en lui reprochant l’horreur de sa situation ; mais son cœur héroïque ne conserva pas long-temps ce levain de rage ; il se le reprocha vivement, et plus son destin paraissait épouvantable, plus il crut devoir s’y montrer supérieur. Il s’humilia donc devant la main puissante qui le frappait, la conjurant de sauver au moins son âme dans l’autre vie, si elle avait résolu d’abandonner son corps en celle-ci.
Cette résignation à la volonté éternelle parut le calmer un instant. Il se remit sur son siège ; et posant sa tête sur sa main, il chercha à éloigner tout ce qui eût pu le ramener vers le désespoir ; et plus que jamais il se félicita d’avoir vu Amédéo s’échapper à une destinée aussi rigoureuse. Mais les heures s’écoulaient, sa position ne changeait pas, et la peine réelle commençait véritablement à lui faire sentir ses tortures.
Son œil errait languissamment sans apercevoir aucun objet, et le froid et le silence de ces voûtes ignorées, augmentaient l’horreur des ténèbres et de la mort cruelle qui lui était destinée.
Ce fut néanmoins à l’heure où toute consolation lui était sans retour enlevée que cette providence contre laquelle il avait murmuré lui montra qu’elle veillait attentivement sur lui. Qui pourrait exprimer tout ce que dut éprouver Lorédan lorsque tout à coup son œil fut frappé par une clarté subite qui illumina son cachot ? il poussa un cri de joie, éleva ses mains vers le ciel, et son sang refluant avec violence colora son front et ses joues pâlies ; mais combien plus encore sa satisfaction fut augmentée en reconnaissant le grand infirmier Luciani qui s’introduisait dans la prison par une entrée cachée derrière une énorme pierre qui se mouvait facilement.
« Enfin, s’écria ce digne ami, enfin je vous trouve, noble signor, je viens de parcourir toutes les voûtes où notre indigne abbé renferme ceux qu’il veut punir ; et mon effroi était extrême de ne vous rencontrer nulle part ; j’avoue que je n’avais pas imaginé qu’on vous eût précipité dans le lieu où l’on ne jette que les misérables condamnés à une mort affreuse ; et grâce à Dieu, j’y ai songé ; venez que je vous en arrache, et que par une route inconnue à vos persécuteurs, je vous rende au jour et à vous-mêmes. »
Après avoir ainsi parlé, Luciani se hâta de briser les cordes qui liaient Lorédan, et tandis qu’il prenait ce soin, le prisonnier lui témoignait sa reconnaissance, et lui demandait ce qu’était devenu son mystérieux protecteur, qu’il ne lui nomma pas, retenu par un reste de prudence ; comme il ne put se décider non plus à lui apprendre qu’il connaissait le nom du perfide abbé.
« Soyez sans inquiétude sur son compte, répliqua le grand infirmier, les nœuds qui l’unissent à notre supérieur doivent être sa perpétuelle sauve-garde. Il lui a suffi de se faire voir, pour être remis sur le champ en liberté ; mais en même temps trop observé, il ne peut plus agir lui-même en votre faveur, et j’ai pris ce soin ; il s’accuse de tous vos derniers malheurs, les attribuant au retard involontaire qu’il a mis à venir vous rejoindre dans l’église, et il ne sera content qu’après avoir acquis la certitude de votre sortie de ce monastère. Ce n’est pas tout encore, il veut vous prier de lui rendre le plus important service, celui d’emmener avec vous une personne à laquelle il attache son bonheur, et qu’il vous recommande de prendre sous votre protection désormais. »
« Ah ! s’écria Lorédan, il peut être certain de ma tendre amitié ; le terme de ma vie pourra seul mettre des bornes à l’étendue de mon dévouement ; et certes je périrais avant d’exposer le destin de la personne dont il me confiera la garde ; mais où est-elle ? en quel lieu dois-je l’aller chercher ?
« Si vous le voulez, je vais vous y conduire, reprit Luciani ; auparavant reprenez le glaive qu’on vous a ravi, il pourra peut-être vous servir encore ; buvez cette liqueur dont les qualités vous donneront les forces nécessaires pour continuer votre course aventureuse, et quittons ensuite le cachot où vous ne devez plus revenir. »
Après avoir fait ce que Luciani lui indiquait, Lorédan sortit avec ce bon religieux qui referma soigneusement la porte secrète, et ils se trouvèrent dans une longue allée creusée par la main des hommes, et qui des deux côtés paraissait se prolonger dans les entrailles de la terre. Luciani guidait la route ; ils cheminèrent pendant une demi-heure environ, et durant ce temps, le grand infirmier mit Lorédan au fait de ce qu’il avait à faire dans l’entreprise qu’ils allaient tenter.
Enfin après une longue course, ils parvinrent aux extrémités du souterrain et un large escalier de pierre se présenta devant eux ; ils le montèrent rapidement ; et ayant trouvé une porte de fer, ils heurtèrent sept fois à l’énorme marteau qui y était attaché. En même temps Luciani fut vers un pilier voisin agiter un anneau qui par une chaîne ébranlait une cloche intérieure. Ce double signal fut entendu et la porte ne tarda pas à être ouverte.
Deux brigands armés de toutes pièces, ayant un cimeterre au poing, se présentèrent. En les voyant, Lorédan s’écria : « À toi marquis Francavilla, à toi. » Les brigands lui répliquèrent : « Vengeance et secret. » Et alors abaissant leurs instrumens de défense, ils introduisirent les deux aventuriers dans une chambre où Luciani demeura. Son compagnon tira de son sein une bague que le religieux lui avait donnée à l’avance, et il la présenta à l’un des bandits ; celui-ci s’approchant de la lumière, l’examina de tous les côtés, la rapprocha d’une pareille qu’il avait au doigt, et s’étant convaincu de sa parfaite ressemblance, dit : « Le père abbé sera obéi. »
En prononçant ces paroles, il s’éloigna, faisant signe à Francavilla de le suivre ; tous les deux montèrent encore un autre escalier, et enfin parvinrent dans une autre pièce. Là, le bandit engagea Lorédan à patienter ; il prit la seule lampe qui les éclairait, et sortit, le laissant dans une obscurité profonde ; ceci ne lui plut guère, et il craignit quelque nouvelle mésaventure. Cependant il lui paraissait impossible qu’on fût en défiance en un lieu où sans doute ne pouvait encore être parvenu le bruit des évènemens qui venaient de se passer dans le couvent des frères noirs, et il chercha à se tranquilliser.
Quelques minutes s’écoulèrent ; enfin un bruit de pas lui annonça le retour du geôlier ; il était suivi d’une jeune personne qui pouvait à peine être dans sa vingtième année, et dont une parure brillante et singulière rehaussait l’incomparable beauté. Pour un moment il crut avoir vu la plus belle femme de toute la Sicile ; et à peine s’avoua-t-il que son Ambrosia lui pouvait être comparée. Tant de charmes pourtant étaient gâtés par l’expression de la mélancolie et de la souffrance ; ses beaux yeux paraissaient ternes, et un plus ample examen prouva à Lorédan qu’il s’était trompé dans sa pensée, que cette belle personne pouvait être la villageoise qu’on avait enlevée presque sous ses yeux.
« Voyez-vous, signora, dit le geôlier en adressant la parole à l’inconnue, si j’ai voulu vous tromper, ne reconnaissez-vous pas en ce religieux un frère noir, et vous savez en quel lieu il doit vous conduire ; ne craignez donc plus les insultes de mon camarade ; s’il vous a offensé, le pauvre garçon est excusable, car il avait bu alors un peu plus de lacrima qu’il n’eut fallu, et maintenant que sa tête est libre, il vous attend pour vous faire la demande d’un généreux pardon. »
La dame ne jugea pas convenable de répondre à ce propos, mais elle parût disposée à suivre celui qui dans son âme brûlait du désir de la sauver. Lorédan se remit en marche sans faire attention à un mouvement de surprise qui échappa au geôlier ; tous les trois descendirent l’escalier, et revinrent dans la première salle où Luciani les attendait ; là, dès qu’il les eût aperçus, il se leva du siège qu’il avait pris, et dit à l’autre bandit d’aller ouvrir la porte ; il se préparait à le faire, mais son compagnon, en jurant d’une manière terrible, lui dit quelques mots dans une langue inconnue a Luciani et à Lorédan, puis allant se placer devant la porte. « Alte-là, révérends pères, leur dit-il, on peut surprendre une partie des mots d’ordre de notre abbé, mais on ne peut les deviner tous. Vous avez manqué, l’un, à faire ce qu’il devait, lorsque j’ai amené la dame ; l’autre a oublié le signe qui devait faire ouvrir le passage ; ainsi vous êtes tous les deux des fourbes, et voici la récompense de votre témérité. »
Il dit, et fond sur Lorédan, le croyant sans défense, tandis que son compagnon court vers Luciani ; mais aux premières paroles prononcées, le marquis n’avait pas tardé à se mettre en mesure, et Luciani, armé comme lui d’une épée cachée sous son vêtement, l’avait également imité. Ici la partie était égale, aussi fût-elle bientôt décidée ; l’adresse, la bravoure de Francavilla, lui donnaient incontestablement le premier rang parmi les chevaliers les plus vantés de la Sicile. Malgré le désavantage des armes, il eût promptement jeté par terre son assaillant, en lui arrachant la vie, et ce soin terminé, il courut au secours de Luciani, qui, ne possédant pas les mêmes avantages, était sur le point de succomber.
Le besoin de sa sûreté, de celle du grand infirmier, et de tous ceux qui s’intéressaient à lui, rendit en ce moment Lorédan impitoyable ; il frappa ce nouvel ennemi sans éprouver pour lui l’ordinaire pitié due au vaincu, et il chercha, en tranchant ses jours, à conserver ceux qui lui étaient bien autrement précieux.
Durant cette lutte terrible, la dame justement effrayée, avait perdu l’usage de ses sens ; elle était tombée sûr le plancher, et dans le premier moment, notre héros craignit qu’elle n’eût reçu quelque blessure de la main des scélérats qu’il venait de punir ; il fut à elle, et la releva ; la prit dans ses bras, et l’asseyant sur une chaise, essaya de la rappeler à la vie ; il vit avec joie que la frayeur était la seule cause de son évanouissement, et que pour elle le danger serait passé dès quelle aurait l’assurance d’être sauvée.
Cependant Luciani se montrait impatient de sortir de ce lieu ; il savait bien que nul autre qu’eux ne se trouvait alors dans les environs ; mais la prudence commandait impérieusement de ne pas se confier à un calme apparent ; et dès que la belle prisonnière eût ouvert ses beaux yeux, il la prit par la main, et tous en silence descendirent le dernier escalier qui devait les ramener dans l’intérieur du souterrain, remerciant le ciel qui leur avait permis de délier par les armes le dernier nœud qui s’opposait à leur délivrance.
Les deux geôliers de la prison, qui n’était autre que la forteresse vue dans la forêt par Amédéo, furent trompés d’abord, comme nous l’avons dit, par les divers signes que Luciani avait enseignés à Lorédan ; mais il restait encore pour celui auquel on confiait le soin d’amener la captive, à prendre la main de l’un des geôliers, à la serrer trois fois en répétant en nombre égal ces mots : « Vengeance et secret. » Puis il fallait, s’approchant du portier, lui faire une profonde salutation, en prononçant d’une voix concentrée : « À toi, marquis Francavilla, à toi ! »
Ces signes omis éveillèrent la défiance des bandits ; la conduite postérieure des deux aventuriers acheva de les convaincre qu’on les trompait, et on a vu le combat qui avait été la suite de cette découverte.
Luciani, après avoir cheminé quelque pas, s’enfonça sous une voûte excessivement basse, ouvrit encore une porte cachée par un rocher pivotant, et là, annonça au marquis qu’il fallait se séparer ; il lui indiqua la route qu’il devait suivre, lui donna la lampe des brigands et une torche qu’il avait apportée ; il fit passer la dame du côté de Lorédan, et après avoir écouté les expressions de la gratitude de notre héros, il replaça le rocher, et reprit avec promptitude la route du monastère, où il arriva sans avoir couru de nouveaux périls, et sans que l’on pût le soupçonner d’être entré pour quelque chose dans les actions qui eurent lieu durant cette mémorable nuit.
Ce n’était plus dans une voûte, ouvrage de l’art, que se trouvaient Lorédan et sa compagne, mais bien dans une caverne naturelle, immense par son étendue, et percée de plusieurs sentiers qui se perdaient dans de vastes profondeurs. Le marquis s’arrêta un moment pour contempler les brillantes cristallisations qui scintillaient autour de lui, et décoraient ce grand espace avec toute la pompe, toute la magnificence que la nature sait déployer dans ses œuvres.
Ce moment de repos permit à la belle inconnue de se remettre entièrement ; et lorsqu’elle eût un peu assis ses idées, elle témoigna de vives craintes de sa présente position ; elle croyait n’avoir évité un péril que pour tomber peut-être dans un pire, et ses regards témoignèrent à Lorédan son nouvel effroi.
La délicatesse de ce noble seigneur lui fit aisément deviner ce qui se passait dans le cœur de sa compagne ; il crut ne pas devoir retarder de lui rendre un peu de tranquillité ; et alors tirant de son sein une lettre que Luciani lui avait remise pour elle, il la pria de la lire attentivement.
La vive rougeur dont fut soudain coloré le beau visage de la dame, lorsqu’elle se fut approchée de la lampe qui l’éclairait, afin de mieux parcourir l’écrit qu’on lui avait donné, la douceur de son sourire, et le calme reparaissant soudain dans ses traits, prouvèrent au marquis que sa compagne était entièrement rassurée et qu’elle ne le comptait plus au rang de ses ennemis.
« Pardon, seigneur, lui dit-elle, si, effrayée par le nombre et la puissance des êtres coupables qui m’ont depuis un temps environnée, j’ai pu redouter de n’être pas délivrée de leurs mains en tombant dans les vôtres. Ma meilleure excuse sera de vous faire remarquer l’habit que vous portez ; j’ai appris à ne le voir revêtir que par mes ennemis, ou par ceux du cavalier, seul digne de mon estime et de toute ma tendresse. C’est lui qui me faisait trouver des charmes dans la sombre prison où j’étais renfermée, et c’est lui qui, par vous, me procurant ma délivrance, m’ordonne de vous suivre et de me confier à vous. Mais en même temps, par des motifs que plus tard il m’expliquera sans doute, il m’engage à vous taire son nom, se réservant lui-même de vous l’apprendre lorsque le moment favorable en sera venu. »
Elle dit et posant, la lettre sur la flamme de la lampe, elle la réduit entièrement en cendres.
« Madame, répliqua Lorédan, malgré toute la reconnaissance que mon cœur doit éprouver pour mon libérateur, qui sans doute doit être pareillement le vôtre, je ne puis m’empêcher de lui en vouloir au sujet de ce mystère dont il s’enveloppe ; se méfierait-il de ma discrétion ? sa tendresse me ferait-elle cette pénible injure ? Il est vrai que j’ose attribuer à d’autres causes ce silence dont il veut s’environner ; je respecte son motif. Hélas ! pensant en tout comme lui, moi non plus, je n’aurais garde de faire connaître ni mon protecteur, ni le nom de celui qui me poursuit avec un acharnement inexprimable.
Quant à vous, madame, croyez que désormais je veillerai sur vous avec la tendre vigilance d’un frère ; puissé-je par mes soins respectueux reconnaître un peu ce que fait pour moi le meilleur et le plus cher des hommes. »
Après avoir ainsi parlé, Francavilla fit observer à l’inconnue, qu’elle devait, si elle en avait le pouvoir, consentir à poursuivre leur route. « nous devons, dit-il, parcourir encore un vaste espace de chemin, avant d’avoir dépassé la forêt sombre, et s’il était possible, il faudrait que le jour naissant nous rencontrât bien au-delà de son enceinte.
La dame lui dit qu’elle était prête à le suivre, et Lorédan se mit à chercher dans cette immense caverne, un ruisseau dont le cours lui servît de guide ; il le trouva vers la droite, et les deux voyageurs le suivirent dans ses divers détours. Tantôt d’énormes colonnades de stalactites brillantes se développaient en portiques étincelans ; tantôt des masses de rochers, par leur noirceur, servaient de contraste à cette magnifique décoration. La voûte, tour-à-tour, ou s’élevait à perte de vue, où venait presque toucher la tête du couple aventurier. Il suivait constamment un sentier assez large, pratiqué le long du ruisseau, obstrué quelquefois par des décombres, mais le plus souvent net et parsemé d’un sable fin et blanc. Demi-heure encore se passa dans cette marche, enfin ils arrivèrent à un lieu où le ruisseau se précipitait sous une voûte, trop basse pour livrer un passage, et c’était l’endroit où Lorédan devait chercher à sortir de cette grotte merveilleuse.
Il examina avec attention tous les objets qui frappèrent ses yeux, et une énorme stalactite, imitant dans ses formes une gigantesque pyramide, attira son attention ; il passa derrière, aperçut à une élévation de près de six pieds, un anneau de cuivre, couvert de mousse ; il s’y éleva au moyen de deux grosses pierres, déjà placées sans affectation au dessous, et secouant avec force cet anneau, il ébranla une porte de cuivre pareillement, qui venant à s’ouvrir, lui montra sa partie intérieure découpée inégalement, et revêtue d’une pierre brute, paraissant faire partie du rocher.
Lorédan, charmé d’avoir atteint le but de son voyage, passa le premier par cette ouverture, puis y fit passer sa compagne, et ensuite referma solidement la porte secrète, se promettant bien de s’en servir encore quelque jour, s’il lui devenait nécessaire de rentrer dans le monastère de Santo-Génaro.
Tandis que le marquis prenait ce soin, l’inconnue en jetant un coup-d’œil dans la caverne nouvelle où ils se trouvaient, vit avec surprise un lit dans lequel reposait un homme, et tout auprès, sur une escabelle, était placé l’odieux vêtement des frères noirs. Sa frayeur fut extrême à cette vue ; elle se rapprocha précipitamment de Francavilla, et d’une voix étouffée par la terreur, elle lui fit part de sa découverte.
Lorédan, s’étant convaincu qu’elle ne se trompait point, s’arma promptement de son épée et courut vers ce religieux, prêt à l’immoler peut-être, si l’intérêt de leur sûreté l’exigeait ; mais quand la lampe eut mieux frappé les traits de ce personnage, quel fut le sentiment de joie du marquis, en reconnaissant non un ennemi, mais son cousin Amédéo Grimani.
Charmé de retrouver en ce lieu un parent dont il avait pu apprécier la bravoure et l’attachement, Francavilla le fit connaître à la dame, afin de la rassurer ; et la priant de s’éloigner, il revint au lit de Grimari, et posant sa main sur le front de son cousin, chercha à l’arracher au sommeil.
L’extrême fatigue qu’avait éprouvé Amédéo l’accablait encore ; il se réveilla avec peine ; mais quand ses yeux se furent ouverts et qu’il eut aperçu le costume des Frères noirs, il fit un mouvement impétueux pour se jeter sur son épée, qui était proche ; mais la prudence de Lorédan avait prévu ce que le courage inspirerait à son ami, et il avait écarté le fer. En même temps et par une gaîté peu commune, il voulut plaisanter Grimani.
« Chevalier, lui dit-il, on ne dort pas dans les périls extrêmes, surtout lorsqu’un Frère noir vous amène une belle dame, qu’il faut protéger et recommander à votre bravoure comme à votre galanterie. » Quoique le marquis cherchât à déguiser sa voix, elle produisit sur Amédéo un effet extraordinaire et son regard ayant, dans le même moment, vu dans le fond de la chambre une femme, il ne douta plus qu’elle ne fût de la compagnie de son ami, et le nom de Lorédan échappa de sa bouche.
Dès que celui-ci s’entendit nommer, il ne prolongea plus le badinage, et ayant soulevé son capuce, il se jeta dans les bras de Grimani qui, dans ce même instant, lui demanda à voix basse si la dame, amenée nuitamment dans sa demeure, était la belle villageoise ; une réponse négative calma un peu la joie qui s’élevait déjà dans son cœur.
Il instruisit à son tour en peu de mots Lorédan de tout ce qui lui était arrivé ; il lui parla de la singulière conduite de Jacomo, et le rassura, tant sur la santé de ce brigand, que sur la sienne. Ses blessures extrêmement légères ne pouvaient pas tarder à être guéries, et ne l’empêcheraient pas de partir sur le champ, si Stéphano voulait le permettre. « Ce qu’il y a de plus fâcheux, dit-il, c’est qu’hier au soir, tout accablé par la fatigue, je ne songeai pas à observer de quelle manière on sortait du lieu où nous nous trouvons.
Oh ! répliqua Lorédan en riant, vous savez que j’ai eu de tout temps la prétention d’être plus réfléchi que vous ne l’êtes ; et avant de me lancer dans cette route souterraine, j’ai pris mes précautions en me munissant de toutes les instructions nécessaires ; et je vais sur-le-champ vous le prouver.
En disant ces mots, il allait ouvrir la porte cochère communiquant avec l’intérieur de la cabane, lorsqu’Amédéo l’arrêta en lui faisant observer que la chambre première de la demeure de Stéphano, renfermait certainement un bandit dans le compagnon de Jacomo, et peut-être plusieurs qui pouvaient être venus avec le dessein de voir leurs camarades. Lorédan apprécia cet avis ; et ce fut avec beaucoup de précaution qu’il s’introduisit dans la chaumière, amenant avec lui l’inconnu, afin de donner à Grimani le temps de retirer ses habits ; il lui recommanda de ne pas oublier de mettre par-dessus sa robe de pélerin la robe des Frères Noirs, qui leur devait encore être nécessaire pour s’évader de la forêt.
La chambre où Lorédan pénétra était solitaire ; mais il entendit parler dans celle qui venait ensuite, et il écouta attentivement ; deux personnages faisaient seuls les frais de la conversation, et avec un peu d’étude, il reconnut les voix de Jacomo et de Stéphano ; dès-lors il pensa ou que l’autre brigand dormait, ou qu’il était peut-être sorti ; et en conséquence il n’hésita plus à faire quelque bruit, afin d’attirer vers lui la curiosité de leur hôte ; il ne se trompa point.
Stéphano, en entendant du mouvement, ne se rappelait pas s’il avait ou non indiqué à Grimani, le moyen de sortir de la caverne ; il ne douta pas que ce ne fût lui qui eût besoin de quelque chose, laissant Jacomo, il vint où l’attendait Lorédan ; celui-ci, pour éviter le trouble d’une première surprise, avait quitté son vêtement extérieur ; et son habit de pélerin frappant les yeux du vieillard, lui permit de reconnaître celui qui arrivait à lui d’une façon aussi mystérieuse.
Je vois, signor, lui dit-il, que vos amis vous ont ouvert la seule route qui pût en sûreté vous faire franchir les murs odieux de Santo Génaro ; désormais je dois être regardé par vous, comme l’un des concierges de cette demeure, où vous auriez péri sans les secours de l’ange bienfaisant qui ; par un dévoûment sublime, a voulu sans relâche veiller à votre sûreté ; j’acquiers en voyant cette illustre et noble dame, la preuve évidente de l’attachement de votre protecteur ; je sais la tendresse qu’il lui porte, et en vous confiant le soin de l’arracher à sa prison, il ne pouvait mieux vous prouver combien il vous chérit et vous estime.
Lorédan fut charmé en apprenant combien Stéphano était instruit de tout ce qui l’intéressait ; cela le dispensait de prolonger les éclaircissemens ; aussi ce contenta-t-il de lui demander s’il croyait possible qu’on pût sortir de la forêt sans mauvaise rencontre.
Je n’oserais vous le promettre, répondit le vieillard, et cependant je ne vous conseillerais pas de vous cacher plus long-temps dans ma chaumière ; il ne faut pas douter que dès que votre évasion et celle de cette dame seront connues, vos ennemis ne redoublent d’activité comme de surveillance ; et qu’alors, gardant avec plus de soin les passages, ils ne vous surprennent plus facilement lorsque vous voudrez les franchir.
Votre opinion, reprit Lorédan, est sur ce point conforme à la mienne ; et comme nous pouvons encore compter sur deux heures de nuit ; je crois qu’il n’y a pas de temps à perdre.
Je pense comme vous, dit le vieillard ; d’ailleurs en ce moment nous sommes ici libres de vos ennemis ; les compagnons de Jacomo se sont éloignés, et ne reviendront pas avant l’aurore.
Lorédan fut charmé d’apprendre cette particularité ; et dans ce moment Amédéo les ayant rejoints, ils passèrent tous ensemble dans la chambre où gisait le brigand, après toutefois, que le marquis eut revêtu son costume de Frère Noir.
Jacomo, à la vue des trois personnages, s’écria : diantre ! Stéphano, vous ne m’aviez pas dit que vous aviez une réserve de nos coquins de religieux ; est-ce qu’ils ont dans le couvent force gibier pareil à celui-ci, dit-il en montrant l’inconnue ; en ce cas, j’aurais moins de répugnance à faire profession dans le monastère, et à m’enrôler dans leur damnée confrérie.
On passa à Jacomo la grossièreté de sa plaisanterie, en faveur de ses excellentes intentions ; et le vieillard, sans l’instruire cependant de la route cachée par laquelle Lorédan était venu, lui demanda s’il pensait qu’il y eût sûreté pour les deux barons, à traverser à l’heure même, la distance qui séparait la cabane des limites de la forêt.
Je ne puis, répondit le blessé, vous rien dire de positif sur ce point ; tout ce que je puis assurer, c’est que les nôtres vont ordinairement deux à deux ; quelquefois ils sont trois, mais jamais plus de quatre, à moins qu’il ne soit question d’une expédition extraordinaire ; ainsi, pour peu que ce signor, dit-il en montrant Lorédan, joue des armes comme son ami, je puis donner l’assurance qu’on ne s’opposera pas à leur dessein ; d’ailleurs, s’ils ne se refusent pas à employer un peu la ruse, il réussiront plus aisément par leur habit ; connaissant le grand mot de passe, il ne leur reste plus à apprendre que celui de jour, et c’est Messine et l’Etna ; avec ces deux mots, du sang-froid, de l’audace et leurs épées en arrière-garde, ils échapperont à tous les périls, surtout, s’ils veulent encore commander impérieusement aux premiers d’entre nous qu’ils rencontreront de leur servir d’escorte ; dès-lors les autres troupes les voyant en si bonne compagnie, ne s’inquiéteront plus de leur demander où ils vont.
Cette dernière ressource divertit nos héros, et ils se promirent bien de ne pas la négliger si la chose se présentait, et sur-le-champ ils se préparèrent à se mettre en route. Cependant, Amédéo avant de partir, s’approcha davantage du lit de Jacomo, et prenant la parole, exhorta ce dernier à venir le trouver, soit à Palerme, soit à Altérano, lorsque ses blessures seraient guéries. « Je vous promets, lui dit-il, de vous mettre en position heureuse, et vous n’aurez pas besoin de mener désormais votre misérable vie. »
Grand merci de votre bienveillance, signor, répondit Jacomo ; mais je ne compte pas en profiter ; mon père était né brigand ; j’ai pris le jour au milieu de sa profession, je n’en connais pas d’autre, et peut-être les autres ne me conviendraient point ; je veux y mourir comme y est mort mon père ; si par cas mon épée vous devenait utile, employez-la ; je ne m’en sers pas mal ; tous les jours on ne rencontre pas des gens de votre force ; n’ayez pas envers moi de reconnaissance, car on m’a bien payé le service que je vous ai rendu ; adieu, bon voyage, partez promptement ; et si jamais on veut me pendre, alors je m’adresserai à vous.
Il fallut donc abandonner le bandit incorrigible ; les deux amis firent à Stéphano les mêmes offres, il les reçut plus respectueusement, mais les refusa aussi non, par les mêmes motifs, mais comme ne pouvant disposer de sa personne sans le consentement de leur commun bienfaiteur. Les divers personnages se séparèrent enfin, après que les voyageurs eurent été conduits par Stéphano jusque dans la forêt, et qu’il leur eut enseigné le chemin qu’ils devaient suivre.
Cet honnête vassal leur avait donné un long manteau et une toque dont ils se servirent pour déguiser leur belle compagne, redoutant pour elle les regards de quelque brigand. La lune brillait à l’heure où ils se mirent en marche, et sa clarté quoique bien faible servit encore à les diriger ; ils allaient à grands pas cherchant à gagner la plaine découverte, avant la naissance du jour, et en même-temps faisaient une garde exacte autour d’eux, pour ne pas être surpris à l’improviste par un des partis courant dans les environs.
Depuis quelque temps ils apercevaient, à une longue distance, la clarté d’un feu qui scintillait au travers le feuillage ; ils se doutèrent bien que ce devait être un bivouac de brigands. La dame les conjura de changer de route, redoutant de se trouver exposée parmi ces malheureux ; mais les deux amis lui firent observer qu’un danger plus réel était celui de quitter le sentier qu’on leur avait indiqué, pour aller se perdre dans des chemins, qui ne leur étaient plus connus, tandis qu’en allant vers le feu, on pouvait espérer ou de surprendre ceux qui l’avaient allumé, ou de s’en défaire par combat ou par ruse ; en conséquence, ils continuèrent à cheminer de ce côté.
En approchant du brasier, ils virent distinctement deux hommes de mauvaise mine, dont l’un veillait et l’autre dormait la tête appuyée sur un gros tronc d’arbre ; les voyageurs, plus rassurés, s’avancèrent vers eux.
En entendant le bruit qu’ils faisaient dans les halliers, le bandit qui ne sommeillait pas, se hâta de secouer son camarade ; tous les deux soudain furent sur pied, et mirent leur sabre à la main ; la flamme réfléchit en cet instant sur le sombre costume des Frères noirs, et Lorédan s’avançant avec assurance : À toi ! Francavilla, à toi ! dit-il, et d’un geste impétueux, il ordonna aux bandits de baiser leurs armes ; mais ceux-ci avant d’obéir s’écrièrent ensemble Messine !
Etna ! répartit Amédéo, et, soudain, les deux trompés, prirent une posture respectueuse.
– « Qui êtes-vous, leur demanda Lorédan ? »
– « Je suis, dit l’un d’eux, Orphano, le chanteur de romance, et voilà Giuseppe, mon compagnon, prêt à vous servir, ainsi que nous devons le faire. »
– « C’est bien, dit Lorédan ; en vertu de la sainte obéissance que vous devez avoir pour les Frères noirs en général, et pour notre illustre abbé en particulier, je vous commande de nous servir d’escorte jusqu’au delà des limites de la forêt où nous allons pour le service de la pieuse association. »
Les bandits n’avaient garde de répliquer ; ils prirent leur cape et précédèrent les trois voyageurs, charmés de voir aussi bien réussir le stratagème que Jacomo leur avait indiqué ; ils ne tardèrent pas à connaître tous ses avantages.
Par deux fois ils rencontrèrent une troupe de brigands qui sans doute les auraient embarrassés ; mais qui, à la vue d’Orphano et de Giuseppe, se contentaient de s’incliner en silence, et de les suivre d’un regard curieux.
Plus on approchait de la plaine, plus les voyageurs eussent voulu retarder la venue du jour. Déjà les premières lueurs de l’aube faisaient qu’on se distinguait dans ces lieux, lorsqu’enfin ils atteignirent le but tant désiré de leurs souhaits. Les deux bandits, en cet endroit, leur demandèrent s’ils ne voulaient pas qu’ils les accompagnassent plus loin ; et sur le refus de Lorédan, ils lui observèrent que les Frères Noirs n’étaient pas bien vus dans les villages voisins ; mais comme on peut le croire, nos aventuriers persistèrent à les remercier, et se séparèrent d’eux ; ceux-ci rentrèrent dans la forêt, et les autres poursuivirent leur route, respirant plus librement, et charmés qu’on ne les eût pas reconnus, et qu’on n’eût pas soupçonné le sexe de leur aimable compagne.
Ils s’empressèrent, dès qu’ils furent seuls, de choisir la route la plus droite qui pût les mener au village voisin, mais avant que d’y entrer ils furent derrière un buisson changer de costume, et quittant la robe de Frère noir, en firent un paquet qu’ils portèrent avec eux, ne voulant point le perdre, et imaginant que plus tard peut-être elle leur deviendrait nécessaire.
La dame inconnue continua de se couvrir de sa toque et de son manteau, pour ne pas trop éveiller la curiosité des gens de la campagne, et pour ne pas ébruiter les particularités du voyage que les deux amis venaient de faire.
Dès qu’ils eurent atteint la première hôtellerie, ils cherchèrent à se procurer trois chevaux, et facilement ils les obtinrent ; dès que ces soins furent pris, ils partirent promptement, et vers le milieu de la journée, ils découvrirent enfin les hautes tours d’Altanéro, que plus d’une fois Lorédan et Grimani avaient craint de ne plus revoir.
Le marquis voulant toujours s’envelopper de quelque apparence de mystère se décida à s’introduire par la petite entrée qui s’ouvrait dans les fossés, et confiant leurs montures aux paysans qui les avaient accompagnés ; ils descendirent le chemin de la poterne. Lorédan d’un air respectueux offrit la main à l’inconnue ; Amédéo les suivit et tous les trois entrèrent dans le château.
Si quelqu’un parut étonné, ce fut sans doute le marquis Magini, lorsque les deux battans de la porte principale du grand salon venant à s’ouvrir, donnèrent passage à une dame magnifiquement vêtue, et accompagnée de deux pélerins, ceux-ci s’étaient débarbouillés le visage ; aussi leur oncle n’eut-il pas de peine à les reconnaître ; il poussa un cri, courut dans leurs bras, commandé par son premier mouvement ; puis la réflexion lui rendant sa colère, il jugea convenable de paraître fâché.
Mais ses neveux, par leurs tendresses respectueuses, le calmèrent facilement. Ils exagérèrent eux-mêmes leur tort, afin de le rendre moins considérable, et pour achever d’apaiser Magini, ils lui promirent de lui faire d’étonnantes révélations ; cependant avant tout, Francavilla jugea convenable de mener l’inconnue dans un appartement où elle put se reposer.
– « Signor, lui dit-elle, pour satisfaire en tout aux désirs de celui qui m’a confiée à vous, je dois vous demander la faveur de me renfermer dans une solitude absolue ; il redoute avec raison les entreprises de notre ennemi commun ; il veut qu’on perde entièrement ma trace ; j’ai moi-même les plus fortes raisons pour ne pas être aperçue. Le soin de ma sûreté, l’honneur, la vie même de votre protecteur seraient violemment compromis, si on pouvait parvenir à me connaître. Je pense que ces seigneurs méritent toute votre confiance, aussi je ne crains pas de m’expliquer devant eux, mais je ne vous en supplierai pas moins de souffrir momentanément, que je me condamne à une prison volontaire. »
Le discours de la dame surprit les trois assistans. Le vieux marquis se mourait d’envie de lui demander la cause de sa conduite ; mais il n’osa pas, et Lorédan s’empressa de témoigner à la belle inconnue, qu’elle serait obéie en tous ses désirs ; il la conduisit provisoirement dans une pièce voisine, et envoya en même-temps chercher le sénéchal du château ; celui-ci, instruit que son baron, sur le compte duquel on avait eu de si vives craintes, venait de reparaître dans Altanéro, vint avec joie lui faire la révérence, lui rendre compte de ce qui s’était passé durant son absence, et lui demander ses ordres pour l’avenir.
Lorédan commença par lui commander un redoublement général de surveillance ; il ne lui dissimula pas la rencontre effrayante qu’il avait faite quatre jours auparavant dans les murs du château, quand on avait cherché à l’épouvanter par quelque prestige. – « Je dois croire, poursuivit-il, que mes ennemis ont de secrètes intelligences dans Altanéro ; il m’est impossible de soupçonner le concierge ; mon ami le prince Luiggi m’a trop assuré de sa fidélité, et je me fais une religion de suivre toutes les volontés de cet ami incomparable ; mais il est possible que parmi les subalternes, il s’en soit trouvé un plus accessible à la séduction ; veillez donc, sénéchal, sur toutes les menées qui pourraient compromettre ma sûreté ; qu’on ferme soigneusement les passages extérieurs, et redoutons de nous laisser surprendre. »
Le sénéchal assura Lorédan de son zèle et du soin qu’il emploierait à découvrir les trames qui pourraient s’ourdir en silence ; il ne lui laissa pas ignorer que grâce au fracas mis par le marquis Mazini à les chercher la veille dans les environs de la forêt, tous les vassaux et les gens d’armes avaient appris l’inimitié élevée entre des Frères Noirs et le marquis Francavilla ; que cette nouvelle en leur causant une réelle terreur leur avait donné la plus ferme envie de se prémunir contre les embûches que pourraient dresser des adversaires aussi dangereux.
« Maintenant, reprit le marquis, j’ai à vous entretenir sur un sujet aussi important, et qui dérive de tout ce que nous venons de dire. Je viens de ramener avec moi une noble dame qui a le plus grand intérêt à se soustraire aux regards des Frères Noirs, ou de ceux qu’ils pourraient envoyer ; il serait même bon que son existence ne fût pas connue des habitans de ce château ; et je vous ai fait appeler particulièrement pour conférer avec vous sur cet article. »
Le sénéchal ayant réfléchi un moment, se rappela qu’il devait exister dans une petite cour à un étage très-élevé un appartement retiré dont les fenêtres donnaient sur la mer, et par conséquent qu’on ne pouvait apercevoir ni de l’intérieur du château ni de la campagne. Cette demeure entièrement oubliée communiquait par une galerie cachée entre deux épaisses murailles, dans l’appartement du sénéchal, où était pareillement son épouse. Il offrit de conduire l’inconnue dans cette retraite où elle serait éloignée de tout péril ; la sénéchale aurait soin de lui procurer sa nourriture, et pourrait en même temps être pour elle une compagne agréable.
Ce discours du sénéchal plut fort à Lorédan ; il trouva que sa protégée ne pouvait avoir une demeure plus convenable, puisqu’elle était décidée à ne point se montrer ; et en conséquence, il s’empressa d’aller la rejoindre, et il lui fit part de ce que venait de lui dire le sénéchal. L’inconnue le remercia et à son tour se montra impatiente d’aller se retirer dans le lieu qu’on lui destinait ; et pour la satisfaire le sénéchal l’y conduisit sur le champ ; Francavilla voulut aussi lui servir d’escorte.
Ils montèrent tous les trois par des escaliers dérobés jusqu’aux chambres habitées par le premier officier du château. Là, ils furent reçus par la sénéchale, dame grave, et autrefois la meilleure amie de la mère de Lorédan. Celui-ci qui avait eu en cent occasions le moyen d’apprécier sa retenue, n’hésita pas de la mettre au fait de la meilleure partie des événemens qui venaient de se passer, et la sénéchale, nommée signora Orsoni, comprit parfaitement combien il était important de bien cacher la détenue volontaire.
Elle la mena elle-même dans son appartement composé de trois pièces ; la vue en était délicieuse ; elle embrassait l’étendue de la mer ; et comme en ce moment l’étrangère ne demandait que le repos, on la laissa seule après que Lorédan eut obtenu la permission de venir lui présenter l’hommage de ses respects.
Le marquis Grimani impatient de prendre sa revanche et de pouvoir censurer tout à son aise la conduite de ses neveux, attendait avec une grande colère qu’ils voulussent bien enfin reparaître devant lui. Dès qu’Amédéo avait vu sortir son cousin, il avait pris, lui aussi, un prétexte pour quitter le salon ; il avait voulu aller, disait-il, changer de costume ; mais dans le fait, son unique but était de se soustraire aux gronderies de son oncle. Cependant, pour les éviter entièrement, il lui eût fallu employer d’autres ruses ; Mazini n’était pas homme à laisser échapper ainsi les occasions de pérorer.
Il attendait, avons-nous dit, que les deux coupables revinssent au près de lui ; et la satisfaction qu’il espérait de cette entrevue fut retardée jusqu’au repas du-soir. Là, il fut pourtant nécessaire aux jeunes gens de se montrer, et dès qu’ils parurent ensemble, Mazini, une lettre à la main, s’avança de Lorédan.
« Voilà, mon neveu, lui dit-il, une dépêche de votre belle fiancée que vous auriez eue plus tôt si j’avais su où vous la faire parvenir ; mais, dieu merci, vous avez quitté ce beau palais sans vous occuper de sa conservation, et votre oncle, sans vous rappeler les égards qui lui étaient dus, et les conseils qu’on aurait pu lui demander.
Lorédan voulant détourner l’orage, se contenta de s’incliner, et ayant brisé le cachet de la lettre, il se hâta de lire ce que pouvait lui mander la femme en possession de tout son amour ; Ambrosia, après lui avoir parlé de sa tendresse et témoigné son désir extrême de le revoir à Palerme, lui faisait part des craintes élevées dans son cœur au sujet de l’apparition imprévue des brigands, le jour où Francavilla avait pris possession du château d’Altanéro, et des menaces que ces méchans avaient osé lui adresser.
Déjà le bruit de cet événement avait couru jusqu’à Palerme ; Ambrosia en concevait beaucoup d’inquiétude, et pour les apaiser elle avait besoin d’entendre la voix de son amant. Elle lui témoignait aussi sa surprise de la rencontre prétendue qu’il disait avoir faite de ses tablettes dans la corbeille d’une jeune villageoise, lorsque, disait-elle, ces tablettes n’étaient jamais sorties de ses mains. « Je les possède encore, ajoutait Ambrosia, et j’espère, en vous les faisant voir vous prouver que je ne perds ni ne donne tout ce qui m’est un gage de votre amour. »
Cette dernière partie de la lettre de la jeune duchesse ne fut pas ce qui étonna le moins Lorédan ; il ne put s’empêcher d’en faire part à Amédéo, et par suite à son oncle. Celui-ci n’eut garde de laisser échapper une si belle occasion, et il s’empressa de prendre la parole.
» Hé bien ! Lorédan, dit-il, eh bien ! serez-vous assez aveugle pour ne pas voir en tout ceci une preuve que vos ennemis, aux moyens ordinaires qu’ils emploient contre vous, en joignent de surnaturels. Pensez-vous qu’un lutin n’ait pas pu pour quelques heures dérober les tablettes de la signora Ferrandino, et puis les lui rendre aussi subtilement qu’il les lui avait enlevées. Certes si ces choses ne frappent pas vos yeux, vous devez être bien incrédule ; croyez-moi, soyez dorénavant sur vos gardes ; faites d’abord exorciser le château par votre chapelain, afin d’en chasser les puissances infernales qui auraient pu s’y introduire. Ensuite, n’en sortez plus que bien accompagné, ou mieux encore allons tous à Palerme, où vos ennemis auront moins de facilité à vous nuire, et où les ressources ne vous manqueront pas.
Il est temps de vous apprendre ce qui s’est passé durant votre absence ; avant-hier matin je fus étrangement surpris à l’heure ordinaire où nous nous rassemblons, de ne vous voir paraître ni l’un ni l’autre.
« J’attendis quelque temps, espérant que vous aviez été vous promener dans les environs, malgré le danger d’une telle incartade ; car il ne pouvait entrer dans ma tête que vous eussiez poussé la témérité plus loin ; mais les heures s’écoulèrent, et vous ne reparaissiez pas ; j’envoyai sans succès une partie de mes gens et des vôtres parcourir la campagne ; nulle part on ne put me donner de vos nouvelles ; on n’avait vu passer que deux pélerins ; et pouvais-je imaginer que mes neveux étaient cachés sous ces habits vulgaires.
» Cependant votre absence se prolongeant toujours, je commençai à éprouver des craintes véritables, et la nuit, j’ose vous l’assurer, me jeta dans un extrême désespoir, quand j’eus acquis la certitude quelle ne vous ramènerait point. Je pris mon parti, et à l’aurore suivante, accompagné d’une suite nombreuse, je voulus moi-même me mettre en quête des deux imprudens, victimes sans doute de quelques pièges grossiers, tendus par la méchanceté à leur inexpérience.
» Il me vint alors dans la pensée que vous aviez eu peut-être l’idée de courir les aventures, pour tâcher de délivrer cette fille hardie qui n’avait pas redouté de venir fredonner sous les fenêtres du château, et qu’on avait punie de son audace ; et alors je dus croire que vous aviez tourné vos pas vers la forêt sombre, et que pour avoir de vos nouvelles, je devais courir de ce côté.
» Je le fis donc, sans cependant avoir envie de pénétrer dans son sein ; je savais trop le sort réservé à l’audacieux qui ne tremblerait pas d’en franchir l’enceinte, et je me contentai de la côtoyer.
» Mais nul villageois ne vous avait vus ; enfin, je rencontrai un bon paysan auquel je fis la question accoutumée, et celui-là, pour le moment, dissipa mes inquiétudes ; il m’apprit, le brave homme, que vous étiez passés près de lui ; que vous aviez, d’après ses représentations, renoncé à traverser la forêt ; et que, en suivant la lisière, vous aviez pris le chemin de Taormina.
Quoique j’ignorasse ce que vous alliez faire dans cette ville, je fus plus tranquille ; et ayant donné à plusieurs de vos gens d’armes l’ordre d’aller vous rejoindre dans cette ville, je suis revenu à Altanéro, fort impatient de vous y voir rentrer, et mon chagrin n’eût pas été médiocre si j’avais eu la moindre connaissance des périls que vous couriez. »
Ici le marquis Mazini termina son récit, et Lorédan le remercia de la bonté avec laquelle il avait craint pour ses jours, tandis qu’Amédéo, en faisant les mêmes complimens, ne pouvait retenir son envie de rire, ce que le vieil oncle remarqua facilement ; le dépit se peignit de suite sur sa figure ; et Grimani, par une franche explication, essaya de détourner sa colère.
« Excusez-moi, signor, dit-il, si je m’abandonne inconsidérément à ma gaîté ; je me rappelle que le bon villageois dont vous reçûtes les renseignemens qui vous satisfirent, était, non un paysan, mais un coquin de brigand de la forêt ; je l’ai entendu faire lui-même le récit de votre entrevue, et s’applaudir de la façon adroite avec laquelle il vous avait trompé en vous mettant sur une fausse voie, et en recevant de vous une riche récompense, assurément bien mal gagnée par le drôle. »
Si, d’un côté, ces paroles apaisèrent Mazini, elles ne laissèrent pas de lui faire un peu de peine de l’autre ; il lui paraissait pénible d’avoir été la dupe d’un misérable bandit, et il jura par les saints anges de lui faire un mauvais parti, si par hasard il lui tombait jamais dans les mains.
Ce fut pour Lorédan et pour Amédéo une satisfaction bien grande que celle de reposer cette nuit dans Altanéro ; ils faisaient avec ce délice qui vous rappelle les dangers passés, la comparaison des inquiétudes, du trouble réel auquel ils avaient été en proie durant les nuits précédentes, avec le calme dont ils allaient jouir pendant le cours de celle qui commençait.
Néanmoins, Francavilla, en s’interrogeant lui-même, se trouvait peut-être moins heureux que pendant la durée de la première ; il ne craignait alors que pour sa vie, et maintenant il avait à gémir sur la plus effroyable des trahisons, sur une perte irréparable, car elle lui enlevait un ami. La certitude d’être devenu l’objet de la haine de Ferdinand Valvano, ne pouvait sortir de son cœur, qu’elle troublait d’une étrange sorte ; Ferdinand l’avait abandonné, il n’avait pas craint d’employer contre lui les secours d’une puissance injuste, et sa bouche l’avait condamné à la mort, en lui voulant faire subir le plus odieux supplice.
Mais en même temps combien devait augmenter la tendresse du marquis pour le généreux Montaltière ! que ses soins étaient touchans ! avec quelle tendre sollicitude il veillait sur Lorédan ! Cette admirable conduite lui arrachait de douces larmes, et ce fut en songeant avec délice, qu’il en ferait autant pour lui, que Lorédan chercha enfin le sommeil.
La nouvelle de la disparition des deux cousins s’était répandue dans les environs ; et comme tous les châtelains de la contrée, qui avaient assisté à la fête de la prise de possession d’Altanéro, avaient également été les témoins de la scène terrible qui en avait troublé l’éclat, ils avaient vu le noble baron, victime de quelque odieux complot, et chacun s’empressa de le venir féliciter sur son retour et sur ce qu’on appelait sa délivrance.
Quelque plaisir que Lorédan pût éprouver en recevant ces marques d’affection, il ne crût cependant pas nécessaire de faire part à tous les curieux des événemens remarquables qui avaient signalé les dernières journées. Il chercha au contraire à atténuer l’éclat produit par son absence en répétant à tout le monde que son oncle et ses gens s’étaient alarmés à tort d’un voyage secret, entrepris dans le seul but de l’intérêt de ses affaires.
Néanmoins tout ce qu’il put dire, ne donna pas le change à ses amis ; ils ne doutèrent pas qu’il ne lui fût arrivé quelque chose d’extraordinaire, et se rejetèrent sur sa discrétion, s’ils n’obtenaient pas les renseignemens et les détails qu’amplifierait sans doute la vive imagination sicilienne.
Il fallut pourtant, si on ne prenait pas chaque châtelain et le baron pour confidens, les recevoir d’une manière amicale, et de nouveau, les rires de la joie, les sons d’une musique harmonieuse retentirent dans les vastes salles d’Altanéro. L’on ne se serait guère douté en voyant la pompe des fêtes, le luxe des repas, que celui qui les commandait, s’était vu naguère sur le point de mourir, faute d’un morceau de pain que voulait lui refuser l’atroce méchanceté de son ennemi.
Tandis que Lorédan ne s’occupait que du soin de bien traiter ses convives, il ne négligeait pas les précautions exigées par la prudence. Son Sénéchal veillait constamment à ce qu’il ne s’introduisît pas de personnes suspectes dans les murailles du château. Avec raison, ils soupçonnaient que les Frères Noirs pourraient chercher à profiter du tumulte occasioné par les fêtes, pour jouer quelque tour de leur métier. Souvent pendant la nuit, le marquis suivi du Sénéchal, se relevait et faisait une ronde sévère dans les divers appartemens et dans les galeries du château ; mais nulle part ne s’offraient des objets de défiance, on aurait pu croire que les ennemis de Lorédan avaient renoncé à machiner contre lui.
Ainsi que nous venons de le dire, rien de dangereux ne s’était montré durant leurs excursions nocturnes, et Lorédan allait les abandonner, lorsqu’une nuit, en traversant un vaste péristyle, il crut apercevoir une ombre se glisser légèrement dans une partie obscure de la colonnade ; à cette vue, il s’arrête, et communiquant sa découverte à son compagnon, ils coururent tous les deux vers l’endroit où l’espèce de fantôme s’était caché.
Ils ne furent pas peu surpris, en s’approchant, de reconnaître dans celui qu’ils prenaient pour un espion, ou pour un assassin, le baron Grimani, qui venait à eux l’épée à la main. Il faut faire observer au lecteur, que pour n’être point dans le cas de donner dans un piège, qu’on pourrait leur tendre pendant les ténèbres, Francavilla et le sénéchal avaient l’un et l’autre revêtu leur armure, et la visière de leurs casques étant baissée, ne permettait pas qu’on les reconnût ; et de cette apparence mystérieuse, naissait l’inquiétude d’Amédéo.
« – Où vas-tu, chevalier téméraire, lui cria Lorédan, toi qui ne crains pas de troubler, par ta course indiscrète, le calme de la solitude. » En même temps, il se découvrit ; et son cousin ayant déjà reconnu sa voix, se hâta de remettre son épée dans son fourreau et de demander pardon à Francavilla de l’avoir pu tirer contre lui.
Le marquis l’excusa sans peine, mais il lui demanda en riant, s’il allait lui aussi, veiller sur les démarches de leur ennemi commun, ou plutôt courir quelque galante aventure.
« Vous vous tromperiez sur tous les points, répliqua Grimani ; après notre soirée au salon commun, j’ai suivi le chevalier Impériali, qui m’a conduit dans sa chambre, avec plusieurs autres de vos convives, et là, il nous a raconté les anecdotes de la cour de France, d’où il arrive tout nouvellement ; ses récits étaient piquans, et nous avons été long-temps sans nous occuper de l’heure indue ; enfin on a songé à se retirer. En revenant chez moi, je vous ai aperçus tous les deux, une lumière à la main, ayant l’air de visiter avec précaution les détours de cette vaste demeure ; mon imagination s’est allumée, j’ai craint de voir en vous des émissaires des Frères noirs ; alors tirant mon épée, je vous ai suivis doucement jusqu’en cette salle, bien déterminé à épier des démarches qui me paraissaient suspectes. Le reste vous est connu, et maintenant rassuré sur les entreprises nocturnes, je vais chercher le sommeil. »
Lorédan remercia Amédéo de sa sollicitude sur son compte ; et ils allaient se séparer, lorsque Grimani le tirant à part : « Je ne puis, mon cher cousin, puisque je vous ai rencontré, remettre à demain de vous apprendre une chose dont peut-être nous pouvons tirer des lumières pour éclaircir la destinée de la jeune villageoise, que je n’ai pas encore oubliée. Le chevalier Impériali prétend que le jour où cette belle personne fut enlevée par des brigands, sous les remparts d’Altanéro, il rencontra dans l’après-dînée, une femme soigneusement enveloppée dans un manteau, conduite à cheval par plusieurs hommes, tous ayant une vraie mine de bandits, et qu’ils prirent le chemin de… ville assez voisine de votre demeure ; ce récit m’a décidé à partir au jour prochain, pour aller me mettre en quête de ma villageoise, ou du moins de celle qui avait revêtu ce simple costume. »
Lorédan, étonné qu’Amédéo embrassait un espoir aussi peu fondé, n’essaya cependant que faiblement de le distraire de l’envie de courir ainsi les aventures ; il lui répondit même si froidement sur ce point, que Grimani en lui-même en fut étonné ; et néanmoins il n’en fit rien paraître. Il profita de cette occasion pour charger Francavilla du soin d’apprendre à Mazini ce que celui-ci ne manquerait pas d’appeler une nouvelle incartade, et puis chacun fut chercher le repos de son côté.
Quoique nous ayons négligé de parler de la dame étrangère amenée dans Altanéro par Lorédan, au retour de son voyage de chez les Frères noirs, on ne doit pas croire que ce seigneur l’eût abandonnée ; bien au contraire, il s’empressa dès le lendemain, de monter à son appartement pour lui demander de ses nouvelles et lui présenter l’hommage de son respect.
Madame la Sénéchale, que Francavilla vit auparavant, lui donna les premiers renseignemens sur l’étrangère ; elle s’était levée tard et ses beaux yeux paraissaient remplis de larmes ; elle demanda une harpe ou une guitare, et elle lui procura l’une et l’autre ; aussi Lorédan ne fut pas surpris, lorsqu’en entrant dans le passage qui aboutissait à son appartement, son oreille fut frappée par les sons mélodieux que des mains exercées tiraient du premier des instrumens. Le marquis devinant qu’elle allait chanter, s’arrêta pour entendre. Il ne se trompait pas dans sa conjecture ; bientôt l’étrangère élevant la voix fit entendre le chant suivant :
Hélas ! j’aurai donc sans retour
Quitté cette rive embaumée,
Où mes yeux s’ouvrirent au jour,
Où des miens je fus tant aimée.
Tout aujourd’hui vient redoubler
Les maux du destin qui me gêne ;
L’amour devrait me consoler,
Et l’amour ajoute à ma peine.
Je descendis sans nul regret
Du rang où j’étais destinée ;
Mon cœur m’offrit le doux attrait
Des plaisirs d’un saint hymenée,
Qu’ils ont su bientôt s’envoler,
Ce rêve et l’espérance vaine ;
L’amour devrait me consoler,
Et l’amour ajoute à ma peine.
Voguant sur la mer en fureur,
Sans effroi je vis sa colère ;
Le calme régnait en mon cœur,
Près de l’époux qui sut me plaire.
Loin de lui tout sait m’accabler,
Je cède au malheur qui m’entraîne ;
Amour qui dois me consoler,
Viens enfin adoucir ma peine.
Les expressions mélancoliques de cette romance, le chant plus plaintif encore qui l’accompagnait, portèrent également la tristesse dans la belle âme du marquis. Il déplora que pour son intérêt peut-être, les larmes de la dame affligée coulassent en ce moment ; aussi ce ne fut qu’avec une morne contenance, qu’il parut devant elle, après l’avoir fait prévenir par la Sénéchale qu’il désirait l’entretenir.
Elle le reçut avec une grâce particulière, avec cet air noble et facile donné par l’habitude du grand monde ; elle remercia Lorédan de ses soins, et quand il voulut loucher quelque chose de la peine secrète qu’elle éprouvait, elle garda un silence qui pourtant n’offrait rien de désobligeant. Elle éluda avec adresse le peu de questions auxquelles elle ne voulut pas répondre, et tout ce que put obtenir Francavilla fut la connaissance de son nom.
« On m’appelle Palmina, dit-elle, c’était ainsi que j’étais désignée dans un temps plus heureux ; quant à ce qui me concerne encore, je ne puis rien en dire, je dois attendre, pour m’expliquer, la volonté de l’être, notre commun ami. »
Lorédan la conjura de lui faire connaître tous les désirs qu’elle pouvait former, son dessein étant de les satisfaire.
« Hélas, signor, répliqua-t-elle vous le pouvez bien aisément ; je veux du repos, et qu’un mystère continuel enveloppe mon séjour dans cette demeure, dont on m’a suppliée de ne pas sortir ; d’ailleurs où pourrais-je aller sans exposer des jours pour moi plus précieux que ma propre vie ; j’attendrai donc ici l’époque où votre ennemi cessera de vous nuire, et qui vous mettra dans les bras de votre protecteur. »
Ainsi se termina cette première entrevue, elle fut suivie de plusieurs autres ; mais Lorédan ne les multiplia point, n’ayant pas tardé à comprendre que Palmina était contrainte chaque fois qu’il se présentait devant elle. Ses journées se passaient toutes à jouer des instrumens, à lire les curieux manuscrits qui remplissaient la bibliothèque du château ; à peindre sur du vélin de précieuses miniatures ; quelquefois elle montait sur la cime de la tour la plus voisine de son appartement ; et là, sans être aperçue de l’intérieur du château, elle respirait l’air frais de la mer ; et la vue des voiles blanches qui parcouraient l’immensité des flots, lui rappelait le voyage dernier qu’elle venait de faire, le beau pays qu’elle avait abandonné, et la tempête furieuse qui devint la cause première de tous ses malheurs.
Le secret de sa présence au château fut religieusement gardé par le peu de personnes qui en étaient informées, et la vaste étendue d’Altanéro la dérobait facilement aux regards de ces indiscrets qui portent en tout lieu leur inactivité et leur curiosité coupable ; du moins dans ce séjour, si elle ne pouvait voir celui qu’elle regrettait, elle n’était pas soumise à la surveillance active de féroces brigands ; elle n’avait pas à repousser les insultes grossières, enfin, libre dans sa solitude, les murs qui l’entouraient n’étaient point ceux d’une détestable prison.
Mais rien ne pouvait chasser sa mélancolie, et ses travaux parvenaient à peine à la distraire pendant un peu de temps ; la moindre réflexion la ramenait au souvenir de ses peines, et l’amour un peu égoïste ne craignait pas de se plaindre parfois des sacrifices qu’un généreux cœur croyait devoir faire à l’amitié.
La dame sénéchale eut bien voulu causer avec elle plus souvent, mais Palmina, tout en se montrant reconnaissante des soins de la signora Orsoni, n’en demeurait pas plus communicative, et trouvait sans cesse le moyen de faire naître des obstacles à tout projet tendant à l’arracher de sa solitude chérie ; il y avait dans ses politesses une telle teinte de dignité et de supériorité, que la sénéchale vit clairement que Palmina avait occupé autrefois un haut rang, et dès cette découverte, elle la traita avec plus de respect, et la tourmenta moins pour la plier à ses habitudes.
Ainsi s’écoulèrent plusieurs jours durant, lesquels elle ne reçut aucune nouvelle de celui qu’elle regrettait sans cesse ; plus il s’écoulait de temps, plus sa morosité augmentait. Hélas, qu’ils sont heureux ceux qui, servis par leur étoile, n’ont jamais connu les chagrins cuisans de l’absence ; cette peine causée par l’incertitude où l’on se trouve de revoir l’objet chéri ; le besoin impérieux d’être ramené dans ses bras, d’en parler, d’y penser sans relâche ; non jamais on ne fut réellement infortuné lorsqu’on put pleurer ensemble : et lorsqu’aux tribulations de la vie ne se joignit pas celle d’un éloignement plus insupportable encore.
Lorédan, séparé de son Ambrosia, connaissait aussi tous les chagrins enfantés par l’absence ; mais les siens devaient avoir promptement leur terme ; il était même le maître de les abréger ; d’une autre part néanmoins, les menaces que lui avaient adressées les émissaires de ses ennemis ne laissaient pas de lui causer de vives inquiétudes ; il redoutait que ces monstres ne voulussent étendre leur mission sur son amante ; et l’avenir le tourmentait par l’épaisseur des ténèbres dont il paraissait s’envelopper.
Cependant plusieurs lettres d’Ambrosia le pressèrent de venir à Palerme. Il était assez porté par son cœur à se rendre à de si douces instances ; d’ailleurs le 22 du mois s’approchait, et rien au monde ne lui eût fait perdre de vue le rendez-vous qu’on lui avait assigné à cette époque. Il avait mis ordre à toutes ses affaires ; les préparatifs de la pompe nuptiale qui devait avoir lieu à Altanéro étaient terminés, il ne lui restait plus rien à faire, et en conséquence il se résolut à partir.
Il eût bien voulu se faire accompagner dans le voyage par Amédéo Grimani. Les périls qu’ils avaient courus ensemble, avaient selon l’usage resserré les nœuds de leur amitié ; mais Amédéo était absent, il courait en chevalier errant les contrées voisines pour retrouver une fille qu’il n’avait pour ainsi dire fait qu’entrevoir. Ce signor, tout occupé de ses recherches, n’avait point donné de ses nouvelles, soit qu’il eut négligé de le faire, soit qu’il fût honteux de l’inutilité de ses pas.
Son oncle Mazini, passait les jours de son absence à gémir sur son étourderie ; il attribuait tout aux Frères Noirs, leur reprochait les événemens les plus naturels ; et si les orages tant ordinaires en Sicile venaient à fondre sur le château, il avait vu les premières nuées s’élever de la forêt sombre, obéissant sans doute aux commandemens de quelque habile magicien.
Malgré sa colère, il affectionnait particulièrement Amédéo, fils de son frère, comme Lorédan l’était de sa sœur. Il lui destinait la plus grande partie de sa fortune, et l’ayant élevé, il éprouvait pour lui une véritable tendresse ; aussi demanda-t-il à Francavilla de demeurer dans le château durant son absence pour y attendre le retour de Grimani, et pour continuer d’exercer une active surveillance sur les apprêts de la noce qui devait y avoir lieu.
Lorédan n’avait garde de se refuser à un désir si légitime ; il remit son autorité à son oncle ; après lui avoir recommandé personnellement la belle Palmina, il partit escorté d’une partie de ses proches, de ses amis, et d’une foule nombreuse de soldats bien armés. Il avait pris ces précautions, ayant peine à croire qu’on le laissât passer sans tenter quelque entreprise ; mais ses craintes se trouvèrent complètement déçues ; au calme, à l’apparente tranquillité qui régnait depuis sa sortie du monastère de Santo Génaro, on eût dit que jamais il n’avait eu à combattre d’audacieux ennemis.
La route fut donc sûre ; on la fit promptement, mais les fêtes données par les barons, sur les terres desquels on passait, ne permirent pas à Francavilla d’entrer à Palerme avant le matin du quatrième jour ; deux lui restaient encore jusqu’à celui qui devait enfin lever le voile dont Ferdinand Valvano avait couvert sa haine.
Nous ne décrirons pas l’entrevue de Lorédan et de son amie ; les amans en apprécieront sans doute toute la douceur. Ambrosia avait bien eu quelque connaissance des périls courus par Francavilla ; mais lui, au lieu de les augmenter par ses récits, chercha à les diminuer au contraire ; il la rassura de son mieux, lui certifiant que la renommée, selon sa coutume, avait singulièrement exagéré la chose.
Ambrosia satisfaite de le revoir, n’eut pas de peine à le croire ; d’ailleurs à son âge, s’occupe-t-on d’une douleur qui n’existe plus, quand on est toujours prêt à oublier le chagrin même présent. Francavilla pourtant fut curieux de revoir les tablettes par lui données à son amie, et qu’il avait cru reconnaître dans la corbeille de la villageoise inconnue ; il eut, en les tenant dans sa main, la preuve non équivoque qu’il avait été trompé par l’extrême ressemblance de ce meuble avec celui qu’il avait vu ailleurs.
À Palerme, Lorédan trouva des lettres de son roi, Frédéric Ier. Ce monarque, cher aux Siciliens par ses grandes qualités et par sa bravoure, était le troisième fils de Pierre d’Aragon et de Constance de Souabe. Lorsqu’après les vêpres siciliennes, cette princesse fut appelée à venir recueillir une des deux couronnes portées par Mandfred son père, Frédéric s’empressa de la suivre en Sicile, et là, il commença sa carrière par combattre les Français, haïs à cause des crimes de leur roi, Charles d’Anjou. Il fut l’un des plus fermes soutiens de sa famille ; après la mort de son frère aîné, et quand Jacques Second quitta la Sicile pour aller régner en Aragon, Ferdinand resta chargé du soin de défendre ce peuple insulaire ; bientôt trahi par son propre roi, qui n’eut pas honte de traiter avec ses oppresseurs, et de vouloir le livrer à leur rage. En apprenant ce pacte honteux, toute la Sicile se révolta ; elle jugea que son sceptre n’appartenait qu’à celui qui voulait la défendre, et d’une voix unanime Ferdinand le reçut à son tour. Il fut couronné dans la cathédrale de Palerme, le vingt-cinq mars onze cent quatre-vingt-seize ; et malgré le nombre de ses ennemis, malgré la trahison de Roger de Loria, son grand-amiral, il sut maintenir son indépendance, et contraindre après de longs combats, son rival, le roi de Naples, à s’accorder avec lui, et à lui donner sa fille en mariage.
Le père de Lorédan avait vaillamment combattu pour ce héros depuis le commencement de la guerre ; et après sa mort glorieuse, car elle eut lieu sur le champ de bataille, il fut dignement remplacé par son généreux fils. Ferdinand Ier appréciait les mérites du vieux marquis de Francavilla, et après l’avoir regretté, il vit que Lorédan pouvait prendre sa place ; aussi se plut-il à combler ce jeune homme de toutes ses faveurs ; bientôt elles augmentèrent au point d’inquiéter l’ambition des plus grands seigneurs.
Leurs intrigues pourtant leur apprirent à connaître que Lorédan n’était pas encore dans cet âge où l’amour de la puissance succède à toutes les autres passions ; une femme l’occupait plus que l’amitié du monarque ; et il eût aimé Ambrosia, si elle eût été la dernière des Siciliennes, comme il la chérissait dans le haut rang où la fortune l’avait jetée.
Le duc Ferrandino était le plus puissant seigneur de toute la Sicile, ses richesses étaient immenses ; son influence s’étendait fort loin ; déjà plusieurs fois sa famille s’était alliée aux maisons qui, successivement, avaient régné sur la Sicile ; on avait cru même en ce moment que le plus jeune des trois fils du roi voulait s’unir avec Ambrosia, et cette pensée éloignait un grand nombre de concurrens.
On fut donc très-étonné lorsque la nouvelle de l’union de la noble Ambrosia avec Lorédan se répandit ; quelques-uns en furent fâchés ; mais tout le monde crut reconnaître dans ce mariage la volonté du monarque, se déclarant en faveur de son jeune ami ; on dit également que le prince Manfred en témoigna quelque peine ; et ce fut pour ne pas l’affliger par le spectacle de son bonheur, que Lorédan voulut transporter d’abord à Palerme la cérémonie de son mariage, et puis à Altanéro, lorsque par le don du prince Montaltière, cette superbe terre fut devenue son apanage.
Les lettres du roi apprenaient à Lorédan qu’il trouvait déjà bien longue son absence, il le prévenait qu’il aurait promptement besoin de lui, et qu’il voulait déposer dans son sein un secret important ; en même temps, et par une seule phrase, il se plaignait de la perfidie de Ferdinand Valvano, qui, disait-il, l’avait indignement trompé dans la mission qu’il lui avait confiée.
Ceci ne devait pas étonner Lorédan, lui aussi avait acquis la triste preuve que Valvano avait trahi les plus chères affections ; cependant malgré tout le mal que cet indigne ami lui avait voulu faire, il déplora que non content de tromper l’amitié, il eût voulu se rendre coupable du même crime envers son souverain.
Lorédan garda pour lui cette confidence. Le seul auquel il eût pu en faire part était l’excellent Luiggi ; et celui-ci n’était pas auprès de lui ; mais du moins avait-il l’espérance de le revoir avant peu de temps ; car le 22 approchait, ce jour qui devait faire briller pour lui une lumière nouvelle.
Auprès du château d’Altanéro, s’élevait celui de Rosa-Marini qui était une possession du duc Ferrandino, et le lieu où ce seigneur voulait conduire sa famille, en attendant l’heure du mariage projeté ; on devait partir de cette forteresse pour aller épouser dans celle de Francavilla. Pour s’y rendre on n’attendait que la venue de Lorédan ; et le duc, dès qu’il l’eût vu à Palerme, fixa le moment du voyage au 22, ne croyant pas que cette résolution put contrarier son gendre futur.
Lorédan n’en fut instruit que le 21 au soir, et son chagrin en parut extrême ; il éclata sur son visage, et le duc s’en apercevant, lui demanda s’il avait un motif pour reculer cette course.
Francavilla ne répliqua pas d’abord ; il ne voulait nullement instruire son beau-père des mystères qui l’intéressaient seul ; et néanmoins fallait-il lui donner une raison quelconque pour l’instruire que le 22 il ne pourrait l’accompagner. Heureusement il lui vint dans l’esprit de profiter du secours que lui offrait la lettre nouvellement reçue du roi, et en balbutiant, il dit que des ordres de Frédéric ne lui permettaient pas de sortir le 22 de Palerme.
Le duc jetant sur lui un regard scrutateur, se montra étonné qu’il n’eût pas donné plus tôt cette raison, et qu’il eût eu besoin de la chercher. – « Je croyais, lui dit-il, que votre tendresse aurait été impatiente d’avancer le moment de votre bonheur, et maintenant ma fille partira pour Rosamarini, sans que son prétendu lui serve d’escorte. »
– « Assurément, signor, répondit Lorédan, je me fusse empressé de prévenir ce malentendu, si j’eusse pu prévoir votre résolution ; mais comme vous ne m’aviez rien dit, j’espérais que vous me prendriez pour conseil dans cette occasion importante ; et voilà la cause réelle de mon silence. Ah ! que vous lisez mal dans mon cœur, si vous n’y voyez pas une peine réelle, et qui m’accable dans cet instant. »
Un silence assez long succéda à cette conversation. Le duc se flattait que Lorédan, pour compléter sa justification, lui donnerait connaissance des volontés du souverain ; mais Francavilla n’avait garde de le faire ; il lui eût fallu inventer, et il n’aurait pas osé compromettre le nom de son roi ; et le duc se trouva trompé dans son espérance.
Ceci, comme on doit le croire, n’apaisa pas son dépit, et disant à Francavilla qu’ayant fait tous les préparatifs pour son départ, il ne voulait pas le contremander, il s’éloigna, et fut instruire sa fille de ce désagréable incident. Ambrosia de son côté se montra pareillement émue d’une aussi étrange résolution ; partir sans le marquis lui paraissait inconcevable. S’il avait eu à essuyer les hauteurs du duc, il lui fallut répondre aux larmes et aux reproches de son amie.
Ambrosia ne pouvait s’imaginer que les ordres du roi dussent l’emporter sur ses désirs ; aussi parut-elle en ce moment violemment courroucée contre le marquis. Il vit bien que de sa fermeté dépendait son sort à venir ; et malgré son vif désir de suivre une femme idolâtrée, il se crut obligé à persister dans sa résistance.
Ce fut en se jetant aux pieds de la belle Sicilienne qu’il implora son pardon. « Pouvez-vous croire, lui dit-il, que ma peine n’égale pas la vôtre ? n’ai-je pas placé tout mon bonheur dans notre amour, et dois-je vous paraître coupable par cela seul que je suis obéissant. Pouvais-je prévoir la volonté souveraine, et votre père n’eût-il pas pu me prévenir à l’avance du jour qu’il voulait fixer pour son départ ; en me montrant cette complaisance, nous nous fussions entendus sans embarras ; vos beaux yeux ne verseraient pas de larmes, tandis que mon cœur est cruellement déchiré. »
La vérité parlait avec tant d’énergie par la bouche de Lorédan, qu’Ambrosia la première revint sur son compte à de sentimens plus avantageux, et d’une voix moins émue, elle lui demanda s’il tarderait trop à venir la rejoindre.
Non, sans doute, s’écria-t-il, je ne prolongerai point par plaisir ma souffrance. Je quitterai Palerme dès que j’aurai rempli le devoir qui m’y retient ; peut-être sera-ce le 23 du mois ; mais assurément ce ne sera jamais plus tard que le 24. »
Ceci acheva de contenter Ambrosia ; elle eût voulu que son père consentît à retarder leur voyage de ces deux jours ; mais la chose se trouva impossible. Le duc, à ses belles qualités, joignait beaucoup d’orgueil et une susceptibilité excessive. Comme il n’avait pas pour Francavilla l’amour que lui portait sa fille, il se montra plus difficile à contenter, et tout en convenant que sa colère était éteinte, il n’en persista pas moins dans son projet de partir au jour indiqué.
Lorédan comprit qu’il ne fallait pas le presser davantage ; il le remercia de ses bonnes intentions, et l’assura qu’il ne tarderait pas à le rejoindre. Peut-être au fond de son cœur n’était-il pas fâché du départ de son amie ; sa présence à Palerme eût pu le gêner au moment précis ou il devait être libre, et il portait en lui un désir extrême de parvenir à expliquer les mystères qui le tourmentaient depuis quelques jours.
C’était avec une extrême impatience qu’il souhaitait la venue de ce jour. Long-temps avant le lever de l’aurore, il avait quitté sa couche, déguisant son impatience sous l’envie d’assister au départ de la charmante Ambrosia. Il était déjà dans le grand salon du palais Ferrandino, quand le soleil s’éleva de derrière la cime immense de l’Etna, le roi des monts.
Ambrosia parut charmée de cet empressement de son futur époux ; elle y trouvait la preuve que sa tendresse n’était point passée ; et que pouvait-elle souhaiter de plus en cet instant ? Le duc lui-même se montra bienveillant ; il offrit pour la première fois à Francavilla ses regrets sur le malentendu qui les séparait momentanément ; et Francavilla le remercia de ses bonnes dispositions, et fut disposé à croire que ce léger nuage ne ferait qu’ajouter de plus forts liens à leur attachement.
Le duc Ferrandino aimait le faste, et ses voyages ne se faisaient jamais incognito. Voulant aller par terre à Losa Marini, il avait fait venir plusieurs détachemens de ses hommes d’armes, des pages, des écuyers, tous vêtus de ses livrées, et superbement décorés. De magnifiques tapis de velours ou de Turquie chargés de ses écussons couvraient les mulets qui portaient le bagage. Ses chevaux brillaient sous leurs riches harnois ; des trompettes, des timbaliers le précédaient et une troupe de suivantes presque toutes jeunes et jolies environnaient sa fille qui par ses charmes effaçait ceux de cette foule de beautés.
Le duc avait fixé à dix heures du malin celle du départ. Un déjeûner somptueux, fut préparé à l’avance, et Lorédan invité à en prendre sa part.
Il lui semblait à ce noble marquis que le moment de sa séparation avec Ambrosia devait placer entre eux un voile qui ne se lèverait jamais. Ses pressentimens lui montraient l’avenir sous les couleurs les plus sinistres ; et moins il pouvait percer dans la nuit qui l’enveloppait, plus il se figurait que les clartés qui en jailliraient devaient être sanglantes.
Aussi malgré ses efforts pour déguiser cette profonde mélancolie, et pour ne laisser paraître que la peine éprouvée par le léger chagrin d’une absence de quatre ou cinq jours, ses yeux n’en peignaient pas moins un souci sans borne ; et Ambrosia le remarquant, le rapporta à l’amour fâché ; et plus encore elle aima l’amant qui ressentait sa peine avec une si vive douleur.
Enfin le duc donna le signal, Lorédan se levant tout tremblant se précipita sur la main de son amie, la couvrit de ses baisers, laissant dans ses gestes, dans ses paroles entrecoupées éclater un tel désespoir, que Ferrandino en eut pitié, et fut même sur le point de contremander les apprêts du voyage. Ambrosia de son côté versait d’abondantes larmes, elle cherchait à donner du courage à Lorédan, car elle croyait voir dans son regret le tourment d’un cœur qui s’accuse de ne pas savoir sacrifier les intérêts de son prince aux tendresses de son amour.
Lorédan chercha cependant à se vaincre lui-même, et présentant son bras à Ambrosia, il la conduisit jusqu’à son palefroi. Là eût recommencé une scène plus touchante ; mais le duc prit sur lui d’engager le marquis à remonter dans les appartemens du palais pour chercher un voile qu’il disait avoir été oublié par sa fille. Lorédan comprit tout ce que voulait ce désir, il eut l’air d’y accéder et à peine eut-il monté les premières marches du grand escalier que le cortège partit en toute hâte.
Francavilla l’entendit s’éloigner, ses genoux soudain fléchirent sous lui ; il se vit contraint à s’appuyer contre une colonne pour attendre le retour de ses forces ; enfin, surmontant sa douleur, il chercha à se raisonner lui-même, et à montrer combien il avait tort de s’affliger lorsque selon toute apparence la conversation qu’il allait avoir sous peu d’heures, lui ferait clairement apprécier l’étendue du péril qu’il courait, et de toute manière le rendrait moins redoutable, puisqu’il ne lui serait pas caché. Après avoir fait ces réflexions, il sortit du palais Ferrandino pour se retirer dans sa demeure. En passant sur la grande place contre un homme de haute taille, de mauvaise mine, et qui en le voyant tressaillit de tous ses membres, Francavilla de son côté fut pareillement ému ; il lui semblait reconnaître les yeux la tournure du personnage ; et comme cet individu cherchait à ne plus le perdre de vue, il le regarda aussi avec plus d’attention, et une subite inspiration lui fit croire que ce pourrait bien être le prieur des Frères Noirs du monastère de Santo Génaro.
Que pouvait-il faire à Palerme, et dans cette circonstance encore ? quoi ! au jour où le protecteur de Lorédan devait lui révéler un grand secret, des ennemis de l’un et de l’autre se trouvaient au lieu du rendez-vous. N’y aurait-il pas quelque piège caché dans toute cette conduite, et la méfiance entra naturellement dans le cœur de Francavilla ; il revint dans son palais extrêmement troublé au souvenir de la rencontre qu’il venait de faire, bien certain que des méchans avaient deviné ce qui devait se passer.
Dans le premier instant le marquis eut quelqu’envie de renoncer au rendez-vous, d’envoyer un valet à sa place prévenir Luiggi qu’ils étaient épiés ; mais bientôt il eut honte de cette terreur, et il se promit de braver le péril sans néanmoins négliger les précautions voulues par la prudence.
Que les heures lui paraissaient longues, jusqu’à celle qui devait le conduire dans la cathédrale. Plus d’une fois, il commanda ses chevaux pour aller faire une course dans la campagne ; mais à chaque fois, par un sentiment involontaire, il révoqua l’ordre qu’il avait donné.
Cependant il brûlait du désir de sortir de sa demeure ; et, pour se satisfaire, il voulut essayer de se déguiser de nouveau : il revêtit un méchant habit, s’enveloppa d’un manteau plus misérable encore, attacha sur sa figure une épaisse barbe et de longues moustaches ; un vaste chapeau couvrait son front ; et à sa ceinture pendaient une épée et deux larges poignards. Ainsi se costumaient les bandits de Palerme, ceux qui, pour quelques pièces d’or, ne craignaient pas de se souiller d’un meurtre exécrable.
Lorédan, ainsi déguisé, sortit par une porte secrète de son palais, donnant sur une ruelle étroite et peu fréquentée ; il traversa de longs détours, et entra sur la grande place par une rue tout écartée, en se promenant de long en large ; il cherchait principalement à retrouver le prieur des Frères-noirs, supposé qu’il ne se fût pas retiré encore, et, dans le fait, il ne le trouva pas.
Dans le temps qu’il errait ainsi, plusieurs autres bandoleros (c’était ainsi qu’on appelait les gens de sa sorte) vinrent rôder autour de lui, comme pour le reconnaître, et le hasard le servit merveilleusement en cette rencontre ; la couleur du vêtement et du manteau, les traits chargés du marquis, sa taille haute ; la couleur de son poil et de ses cheveux le rendaient quelque peu ressemblant à un bandolero célèbre, qui, depuis quelque temps, avait disparu de Palerme ; aussi vint-on saluer son Sosie du nom terrible de Bononégro.
Mais Lorédan, tout en s’applaudissant de cette ressemblance, ne se souciait nullement d’entrer en conversation avec des brigands ; aussi, leur rendant leur salut en silence, il se tournait soudain de l’autre côté. Cette conduite ne fit naître aucun soupçon dans l’âme de ses prétendus camarades ; tous, en voyant qu’il désirait être seul, s’éloignaient en disant : Il va travailler, laissons-le tranquille, ce qui, en langage vulgaire, signifiait, notre drôle attend son homme, afin de jouer du poignard.
Le marquis pourtant se lassait d’une promenade infructueuse, et il lui vint dans la pensée d’aller visiter les environs de la cathédrale, lorsqu’il aperçut le prieur qui revenait sur la place, accompagné de deux bandits de la forêt, parmi lesquels Lorédan crut reconnaître l’un de ceux qui l’avaient accompagné lors de sa sortie de la forêt sombre ; il ne se trompait pas : c’était le chanteur de romance, Orfano.
Le méchant moine, qui, à son tour, jetait de toutes parts ses regards scrutateurs, ne tarda pas à observer la marche délibérée du bandolero de nouvelle espèce. Il le regarda long-temps attentivement ; puis, se penchant à l’oreille d’Orfano, il lui dit un mot en secret ; et ce dernier, quittant le prieur, fut parler à un bandolero occupé à voir jouer à la mourro ; celui-ci, détourné de son occupation, et pour répondre à la question qu’on venait sans doute de lui faire, se tourna vers le marquis, fit une exclamation, et parut engager Orfano à aller lui parler lui-même.
Lorédan, tout en ayant l’air d’errer indifféremment, ne perdait pas de vue les menées de ses ennemis ; il crut avec joie qu’on voulait l’engager dans la troupe ; il ne se trompait point ; ce fut avec impatience qu’il attendit Orfano, chargé, selon toute apparence, du soin de lui porter la parole.
Orfano, en effet, ne tarda pas à l’aborder. « Bonanégro, lui dit-il, on parle de toi comme d’un bandolero recommandable, et pourtant tu n’es jamais venu prendre tes grades parmi les bandits de la forêt.
– » C’est, répondit Lorédan, que je n’aime pas à travailler en grande troupe : les chevreuils, les cerfs s’assemblent ; mais les lions, les tigres marchent seuls, et sans compagnie.
– » Je sais bien cela ; mais l’homme seul ne peut pas tout faire ; il est des occasions où d’autres bras lui sont utiles, et les bons coups ne se font qu’en nombreuse compagnie.
» – Je n’en aime d’autre que celle de mon épée et de mes poignards.
– » Ainsi tu refuserais une forte somme si on te proposait de marcher durant une heure sous les ordres d’un habile capitaine ?
– » Si c’était un homme de la profession, je rougirais de me laisser conduire par lui ; mais si un signor baron a besoin de moi pour venir à bout d’une grande entreprise, comme, seul, il peut savoir ce qu’il y a à faire, je ne balancerais pas à m’enrôler pour une heure sous son étendard ; mais, avant tout, frère, il faut savoir de quoi il est question, qui me commandera, et contre qui nous marcherons ?
– » Ta main.
– » La voilà.
– » Tu jures ?
– » Sur mon âme.
– » Le silence, le secret.
– » C’est dit.
– » Eh ! bien, as-tu entendu parler des Frères-Noirs ?
– » Qui ? ces nouveaux diables qui habitent là bas dans la forêt sombre ?
– » Oui, c’est d’eux que je veux te parler ; ils ont juré de se défaire d’un marquis que tu connais peut-être, du signor Lorédan Francavilla…
– » Qui épousa hier la fille du duc Ferrandino ?
– » Il ne l’a pas épousée, je te jure ; il ne l’épousera même jamais, ou son compte lui sera fait avant l’heure des noces. »
– » Ainsi c’est de lui qu’il est question ; et dois-je le frapper ? »
– « Je n’en sais rien encore ; Voilà cent écus d’or ; trouve-toi, à six heures trois quarts, sous le portique de la cathédrale ; là je t’instruirai de ce qu’il faudra faire ; et, si le succès répond à notre attente, la somme sera doublée. »
Lorédan eût bien voulu refuser la bourse qu’on lui présentait ; mais il eût alors éveillé les soupçons d’Orfano ; car ce n’était guère l’usage des bandoleros d’agir avec un tel désintéressement, et toujours à l’avance une partie du service était payée ; force donc lui fut de prendre cet argent honteux, et en même temps il se promit de le verser dans la caisse des pauvres, placée à la porte de la cathédrale.
Cependant il était impatient de s’éloigner, rien ne lui restait plus à apprendre ; il avait la certitude du complot formé contre lui et contre Montaltière, sans doute aussi ; prétextant une extrême nécessité de ne pas perdre de vue un Palermitain qu’il dit surveiller, il quitta Orfano, lui promettant de se trouver au rendez-vous à l’heure précitée.
Le bandit de la forêt fut rejoindre le Frère-Noir ; Lorédan reconnut à ses gestes qu’il félicitait le prieur de l’acquisition qu’il venait de faire ; c’en était assez, Lorédan, après deux autres tours de place, s’évada par une maison qui avait une issue dans une rue voisine, et s’en revint en toute hâte au Palais.
Plus il y avait de danger à se trouver au rendez-vous, plus il eut envie de ne le point manquer ; mais en même temps que sa volonté le portait à braver le péril, il crut devoir suivre tous les conseils de la prudence ; il fit appeler ses gens, et le nombre en était considérable ; les prévint que, vers sept heures, il devait aller faire une visite à l’archevêque, et, en conséquence, leur commanda d’être tous prêts à le suivre.
Il était d’usage, dans les visites de cérémonie, de se faire accompagner de ses écuyers, de ses pages, de ses soldoyers ; enfin d’y montrer toute sa puissance par la suite nombreuse dont on était environné. L’archevêque était proche parent de Lorédan, et celui-ci ne douta pas qu’il ne se prêtât à tout ce qui pourrait contribuer à déjouer les complots de quelques détestables ennemis.
Outre les précautions dont nous venons de rendre compte, Lorédan se hâta d’écrire à l’archevêque. Il le prévenait que, devant se trouver à sept heures du soir dans la cathédrale, pour y recevoir un avis de la plus haute importance, on lui avait donné pareillement d’autre part la certitude que des ennemis acharnés depuis long-temps contre lui, devaient chercher à profiter de ce moment pour lui arracher la vie. En conséquence, il le priait de donner de son côté des ordres secrets, afin que les portes de l’édifice pussent être fermées à l’instant où il serait nécessaire de le faire ; que d’ailleurs lui, marquis de Lorédan, irait vers les sept heures du soir lui en dire davantage de vive voix.
Francavilla était généralement aimé ; la chose était si véritable, que ses propres parens le voyaient de bon œil. On sait comme cette amitié est rare ; aussi l’archevêque en donna la preuve dans cette circonstance ; alarmé par la lecture d’un écrit qui lui offrait des obscurités, il s’empressa de dépêcher vers Lorédan un prêtre digne par ses vertus de la confiance qu’il lui accordait : cet ecclésiastique devait demander au marquis de plus amples renseignemens et l’assurer que l’archevêque était prêt à le seconder en tout ce qu’il pourrait.
Lorédan alors parla plus clairement à l’envoyé ; il l’instruisit d’une partie de l’affaire, et comme celui qui l’écoutait était un homme de grand mérite, il n’eut pas de peine à lui faire comprendre l’importance du secret et la nécessité de ne pas éveiller la défiance des gens qu’on devait présumer être sur leurs gardes, et prêts à tout événement. Le prêtre lui promit que les mesures qu’il prendrait ne pourraient effrayer personne ; puis il se retira en convenant avec Lorédan qu’il arriverait vers les dix heures et demie au palais archiépiscopal.
Dans ces diverses occupations, Francavilla passa la journée ; il vit enfin approcher l’instant fatal, et alors passant sous ses vêtemens une cuirasse épaisse, il revêtit un riche costume, ceignit sa brillante épée, et n’oublia pas son poignard.
Déjà il avait vu, des fenêtres de sa chambre, qui donnaient sur la place de son palais, des hommes de mauvaise mine se promenant d’un air tranquille, mais qui épiaient tous les mouvemens qu’on faisait alentour.
Lorédan demeura persuadé que ce devait être les satellites des Frères Noirs, et plus que jamais, il s’applaudit des mesures de précautions qu’il avait prises ; enfin le soleil annonça six heures et demie, et notre héros se décida à partir.
Ses gens le précédaient et le suivaient en foule ; il prit le chemin de l’archevêché, suivi dans le lointain par les brigands qui ne pouvaient imaginer où il allait à une heure où l’on pensait qu’il devait se trouver autre part.
Le palais du prélat touchait à la cathédrale. On entrait dans l’église par plusieurs passages donnant dans les appartemens de l’archevêché, et c’était par là que Lorédan devait s’y introduire. Il fut d’abord trouver son vénérable parent, qui, malgré les ordres donnés sous la menace d’excommunication si on ne les observait pas, voulut néanmoins détourner le marquis du soin de poursuivre son entreprise. – « Restez, lui dit-il, j’enverrai un ecclésiastique à l’endroit indiqué ; il cherchera à observer le personnage qui viendra au rendez-vous ; et comme il ne doit s’y présenter que pour vous rendre service, il ne refusera pas de venir vous parler chez moi. »
Lorédan se montra plein de reconnaissance pour une proposition pareille ; mais il ne voulut point y accéder ; il ne savait point si le prince Luiggi consentirait à paraître devant l’archevêque, si cela ne contrarierait point ses projets, aussi fit-il connaître au prélat la nécessité où il était de se trouver au rendez-vous en personne.
Sept heures sonnèrent en ce moment ; il n’y avait pas une minute à perdre. Lorédan jetant sa toque élégante, en prit une plus simple ; il se revêtit du manteau commun qu’on lui avait recommandé de prendre, et sans plus tarder, il marcha vers le lieu du rendez-vous.
Le soleil s’était couché depuis quelque temps, et déjà les ombres de la nuit commençaient à couvrir les voûtes élevées de la cathédrale, les énormes piliers qui la soutenaient, étaient ensevelis en partie dans les ténèbres, et du côté de l’orient offraient déjà un asile à ceux que de mauvaises intentions ou un intérêt quelconque conduisaient dans le saint édifice. Peu de personnes s’y trouvaient ; en ce moment quelques lampes allumées çà et là les montraient toutes occupées à de pieux exercices.
Lorédan, non sans un battement de cœur involontaire, s’avançait avec précaution, jetant autour de lui des regards inquiets. Il ne craignait pas ses adversaires sur un champ de bataille, mais le poignard d’un assassin lui faisait horreur. En traversant la nef située en face du sanctuaire, il s’agenouilla, et sa fervente prière s’éleva vers le trône du Très-Haut. Après avoir donné quelque temps à l’effusion de son âme, il se releva, et cherchant la septième chapelle, il arriva enfin au deuxième pilier ; c’était là qu’il devait attendre, et il s’appuya sur son épée, tournant le dos à la muraille.
Le bruit d’une porte éloignée se fit entendre, et le son aigu qu’elle produisit en se fermant, attira toute l’attention de notre héros ; en même temps un personnage revêtu du costume des Frères noirs s’avança, regardant si le marquis se trouvait à son poste, et reconnaissant qu’il était fidèle à ses engagemens, il vint à lui.
Lorédan croyant à sa démarche le reconnaître pour Luiggi, et voulant lui parler, quitte sa position et fait deux pas en avant ; soudain un second Frère-Noir s’élance de derrière un banc qui le cachait, il court sur celui qui attendait Lorédan, et lui enfonce un poignard dans la poitrine ; le blessé pousse un cri sourd, et tombe sur le pavé.
Lorédan se recule, met l’épée à la main pour fondre à son tour sur l’assassin ; mais celui-ci lève son capuce, et à la faveur d’une lampe voisine, fait voir les traits de Luiggi…
Francavilla éperdu n’en demande pas davantage ; il acquiert la preuve que son ami, par cette action hardie, l’a sauvé des complots d’un meurtrier. – « Oh ! Luiggi, lui dit-il. »
– « Paix, répond le prince, suis-moi, sortons de l’église, tu n’es pas ici en sûreté. »
– « Tu te trompes, répond Lorédan, je suis environné d’une foule de gens qui veillent sur moi. » Il dit, et sans attendre la réponse de son ami, il donne le signal, et ses gens, ceux de l’archevêque, accourent des lieux qui les cachent, et en même temps les portes de l’église sont fermées avec soin.
Tout ceci parut déplaire à Luiggi, il se hâta de rabaisser son capuce, et faisant quelques pas, fut se retirer dans une chapelle voisine, comme pour se dérober à la vue de ceux qui allaient arriver.
La suite de Lorédan se récria à l’aspect du Frère-Noir étendu sur le marbre, et dont le sang s’écoulait par une large plaie.
Le marquis voulut connaître son ennemi, s’approcha, leva le voile qui le couvrait, pensant que l’assassin était le père Prieur ; mais, ô confusion éternelle ! le misérable meurtrier était Ferdinand Valvano…
Un cri d’horreur échappa à Lorédan, il s’empressa de jeter un linge sur la figure de son détestable ami, et ordonna qu’avec le plus grand soin on le transportât dans l’archevêché, sans qu’il se trouvât quelqu’un d’assez hardi pour oser lever le voile dont il l’avait couvert.
Ce soin pris, il chercha autour de lui le prince Montaltière, pour l’emmener hors de ce lieu, et pour lui dérober cet affreux spectacle ; car Lorédan ne pouvait croire que le vertueux Luiggi eût voulu sciemment commettre un fratricide ; il pensait avec raison que ce seigneur, en frappant le Frère Noir, n’avait cru immoler qu’un agent de son coupable frère.
Dans cette pensée, il se rendit dans la chapelle où il avait vu Luiggi se réfugier, espérant l’y rencontrer encore ; mais sa recherche fut vaine, il ne le trouva nulle part ; il observa que, par plusieurs passages on pouvait s’évader de ce lieu, et il ne douta point que le prince n’en eût profité pour se soustraire aux regards comme au danger d’un premier moment de confusion.
Certain que son ami s’était éloigné sans pouvoir connaître le coup qu’il avait porté, il s’empressa de revenir joindre le cortège au milieu duquel le corps de Ferdinand, placé sur un brancard, cheminait vers le palais archiépiscopal ; on l’y transportait en marchant lentement, chacun ignorant encore si c’était l’assassin ou la victime. Lorédan seul au moment de l’action eût pu dire la vérité ; mais sa belle âme n’avait garde de le faire, il voulait par ses soins ramener son ennemi à de plus dignes sentimens.
L’archevêque de Palerme, instruit de ce qui venait de se passer, se hâta d’envoyer chercher un homme savant dans l’art de guérir les plaies ; il avait longtemps étudié la médecine, la chirurgie, chez les Arabes, et après de longues courses, était venu fixer son séjour dans Palerme, sa patrie.
Cet habile homme s’effraya à la première inspection de la profondeur de la blessure ; mais après un mûr examen il prétendit que les parties nobles n’étant pas attaquées par le coup qui avait seulement pénétré bien avant dans les chairs, il pouvait y avoir espérance de guérison.
À cette assurance, la joie de Francavilla fut extrême ; il prit à part le chirurgien, lui promit une énorme récompense si ses soins rendaient la vie à l’agonisant, et puis il supplia le prélat de ne laisser pénétrer dans la chambre où gisait Valvano qu’un petit nombre de serviteurs discrets, et se retira.
Son principal désir en cet instant était de laisser ignorer le nom du blessé ; il redoutait avec juste raison pour lui la colère de Frédéric Ier, et peut-être Valvano eût-il plus mal passé son temps encore, si le roi eût été instruit du lieu qui le renfermait.
L’archevêque à qui la famille Montaltière et Valvano étaient également chers, donna ses ordres en conséquence ; il essaya de détourner la curiosité publique ; ce fut sans peine qu’il y parvint ; un assassinat n’était pas une chose si rare en Sicile, pour qu’on s’en occupât longtemps. On sut seulement comme une affaire ordinaire, que le marquis Francavilla avait échappé au poignard d’un bandoléro, par le dévoûment d’un de ses amis, et que le coupable était tombé lui-même sous les coups du généreux défenseur de Lorédan.
Celui-ci revint fort tard dans son palais, accompagné par son cortège accoutumé. Nul accident ne troubla sa marche. Il était impatient de se trouver seul, espérant que Luiggi lui donnerait de ses nouvelles ; aussi donna-t-il l’ordre à ses gens de laisser venir à lui toutes les personnes qui demanderaient à lui parler.
Mais son attente fut vaine, nul individu ne se présenta. Ce silence affecta Lorédan ; il l’attribua, après mille conjectures, à la connaissance enfin acquise par Montaltière du crime involontaire qu’il avait commis. Cette découverte, sans doute, se dit-il, aura brisé son âme, et après m’avoir sauvé, il sera revenu dans sa retraite implorer la clémence du ciel. Mais qu’il doit souffrir d’étranges peines, et que son noble cœur doit lui reprocher le coup funeste qu’il a porté.
Vers les six heures du matin on entra dans la chambre de Lorédan. Il sommeillait vers cette heure, où après de vives inquiétudes, les sens rafraîchis par la rosée du matin s’abandonnent au repos. Il crut qu’on allait lui annoncer la venue de Luiggi, ou tout au moins un message de sa part ; il se trompa dans son idée ; ce fut le chirurgien qu’on lui amena.
Lorédan en le quittant la veille, lui avait fait promettre de venir le trouver dès qu’il pourrait laisser le blessé sans qu’il eût à craindre pour ses jours ; voulant causer avec lui plus particulièrement, et Derfamo ayant rencontré l’heure favorable, s’était empressé de se rendre à l’invitation du marquis, dont il attendait de brillantes récompenses ; il lui apprit que le blessé était dans un profond anéantissement dont il ne pourrait sortir de plus de trois semaines.
Le sang qu’il a perdu l’a affaibli à tel point, dit-il, qu’un long espace de temps s’écoulera avant qu’il puisse ouvrir la bouche ; mais plus sa faiblesse est grande, plus je crois sa vie en sûreté ; il faut seulement multiplier les soins, ne pas les négliger une minute, et dans un mois on pourra lui permettre de parler. »
Cet arrêt prononcé par un homme dont le mérite était reconnu, causa un vif chagrin à Lorédan. Il s’était flatté de pouvoir plus tôt parvenir à se faire reconnaître par Ferdinand, à s’expliquer avec lui, à tirer de lui l’aveu du motif de sa haine cruelle ; et maintenant cet espoir s’éloignait étrangement. Le marquis, malgré son envie de finir avec cet ennemi de nouvelle espèce, était trop enclin d’un autre côté à partir de Palerme. Son amour lui commandait impérieusement d’aller rejoindre sa belle ; il lui avait juré de quitter la ville le 24 du mois au plus tard, et une telle promesse s’accordait mal avec les trois semaines au moins que Derfamo exigeait avant de permettre une explication avec Valvano.
Lorédan garda pour lui les réflexions ; il se contenta de remercier le chirurgien de son zèle ; lui donna une bourse pleine d’or pour premier gage de ses promesses, et le renvoya en lui recommandant toujours de ne rien négliger pour améliorer le sort du malade, et surtout de veiller à ce que nul étranger ne s’introduisît dans l’appartement où il souffrait.
Dans le cours de la journée, Francavilla retourna chez l’archevêque ; celui-ci savait déjà la décision du docteur, et connaissait combien elle devait contrarier le marquis ; aussi tout ce qu’il put faire fut de l’exhorter à la patience, et de lui conseiller d’aller à Rosa Marini, où l’amour et les convenances l’attendaient.
C’était aussi la résolution de Lorédan ; mais il craignait que durant son absence le malade ne fût pas bien soigné. L’archevêque devait donner la bénédiction nuptiale aux futurs époux ; et lui-même, peu de jours après le départ de Lorédan, devait se mettre en route pour aller le rejoindre au château d’Altanéro, où la cérémonie du mariage devait se faire, comme nos lecteurs le savent déjà ; aussi le marquis témoigna au prélat de vives inquiétudes sur ce qui pourrait arriver à Ferdinand durant leur absence.
L’archevêque le rassura sur ce point ; il lui promit de laisser un ecclésiastique intelligent chargé spécialement de veiller sur Valvano, et en qui on pouvait avoir toute confiance ; en même temps il lui apprit qu’il venait d’écrire au couvent de Santo Génaro pour se plaindre de la conduite de l’abbé et de plusieurs Frères-Noirs, les menaçant de porter ses plaintes au tribunal de la monarchie, s’ils ne renonçaient à leurs criminelles menées. « Je m’attends, poursuivit-il, qu’ils me parleront de l’absence de leur supérieur, et je leur enjoins de me faire parvenir la réponse à ma lettre, par le messager qui la leur portera, au château d’Altanéro, où je ne tarderai pas à me rendre. »
Lorédan eût dispensé le prélat de cet excès de zèle ; mais comme la chose était faite, il ne lui témoigna pas son opinion à ce sujet ; il l’en remercia au contraire malgré ce que tout bas il pouvait en penser. Ayant perdu toute espérance de parvenir à rencontrer Luiggi, il songea à se mettre en route pour Altanéro, espérant peut-être rencontrer en chemin la belle Ambrosia.
On l’avait instruit qu’à l’heure où il se trouvait dans la cathédrale de Palerme, on vit plusieurs bandits de mauvaise mine se promener sous les portiques extérieurs de cet édifice, comme s’ils eussent attendu quelqu’un ; mais en voyant les portes se fermer, ils s’étaient empressés de prendre la fuite sans attendre qu’on vînt les charger.
Cette révélation confirma à Lorédan l’existence d’un complot tramé contre lui ; il en avait déjà eu la preuve quand le bandit Orphano était venu le trouver lui-même, trompé par son déguisement, pour l’engager à entrer dans la troupe scélérate des satellites des Frères-Noirs ; on doit croire que plus vivement dans son âme il reconnut les services de Luiggi, et pensa avec un chagrin extrême qu’il ne pourrait donner de ses nouvelles à Palmina.
Ayant pris congé de l’archevêque, il partit le 24 au matin, à la tête d’une nombreuse escorte, allant vers l’objet de ses amours, et espérant bientôt s’unir par un hymen sacré à une femme digne de toute sa tendresse. Il marchait avec précaution, envoyant toujours au devant de sa troupe des hommes d’armes en éclaireur, ne voulant pas se laisser surprendre par de misérables brigands que, à force ouverte, il n’eût pas redoutés.
Mais la mort de leur chef les avait épouvantés sans doute, car aucun ne se présenta sur son passage. On rencontrait seulement de temps en temps dans le lointain des cavaliers qui avaient l’air d’être placés en vedettes ; et quand ils voyaient passer Lorédan, ils rentraient dans les défilés dont la route était semée. Leur vue engageait à une perpétuelle vigilance ; ils tinrent cette conduite jusque sous les remparts d’Altanéro.
Dès qu’on put être aperçu des hautes tours de cette forteresse, un cavalier qui l’habitait en partit à toute bride, pour venir au devant des voyageurs. Lorédan n’eut pas de peine à reconnaître en lui son cher Amédéo ; ils s’embrassèrent avec un sincère plaisir, et le marquis lui demanda si ses courses aventureuses avaient eu un heureux résultat.
« Hélas ! dit Grimani, ne me parlez plus de mon étourderie, j’ai passé nombre de jours à courir au hasard sans parvenir à obtenir aucun résultat satisfaisant. J’ai pu connaître la dame rencontrée par le chevalier Impériali, ce n’était point mon inconnue ; elle marchait librement en la compagnie de ses gens, dont le chevalier s’était exagéré la mauvaise mine. Tout ce que mon voyage a produit de plus clair a été une querelle périodique de mon cher oncle, qui trouva le moyen de la recommencer trois ou quatre fois par jour ; aussi j’allais partir pour Palerme, si enfin vous n’étiez arrivé. »
Lorédan lui exprima ses regrets au sujet de ses recherches infructueuses, et lui demanda tout de suite s’il n’avait pas vu le duc Ferrandino et sa fille.
« Ils arrivèrent hier au soir, répondit Amédéo à Rosa Marini ; le matin je me suis empressé d’aller leur rendre mes devoirs ; ils m’ont dit que les ordres du roi vous retenaient à Palerme jusqu’après le 22 ; je n’ai pas voulu les tirer de cette erreur, imaginant que sans doute vous n’aviez pas jugé convenable de leur apprendre la véritable cause de votre prolongation de séjour. »
« – Et vous avez bien fait, mon ami, lui répliqua Lorédan ; il m’eût été trop pénible de leur dévoiler tous les événemens qui m’ont environné depuis quelque temps ; et maintenant plus que jamais je me sais bon gré de leur en avoir fait un mystère. »
« Cependant, reprit Amédéo, tout a dû s’éclaircir aujourd’hui ; vous pouvez lire clairement dans les choses qui nous ont paru surprenantes. »
» Leur merveille a augmenté ; voilà tout ce que je puis vous dire ; j’en sais moins qu’auparavant ; j’ai vu tomber mon ennemi à mes pieds ; mais le secret de sa trame ne m’a pas encore été découvert. » Lorédan devinant sans peine quelle devait être la curiosité de son cousin, lui raconta rapidement ce qui s’était passé dans la journée du 22 a Palerme ; il lui dit comment il avait été sauvé d’une mort certaine (car nous avons oublié de dire, en retraçant la scène de la cathédrale, qu’on avait trouvé un poignard dans la main de Ferdinand Valvano, à l’instant où on l’avait relevé) par l’action hardie de Luiggi. « Hélas, poursuivit Lorédan, mon ami n’a pu sauver mes jours qu’en se souillant d’un fratricide. »
Amédéo frémit en écoutant ce récit ; comme Francavilla, il demeura convaincu que Luiggi n’avait cru punir qu’un satellite de son frère ; dans le cas contraire, il eût pu avertir Lorédan du piège qu’on lui tendait ; mais il ne se fût pas chargé de frapper lui-même le meurtrier.
En causant ainsi, les deux amis parvinrent aux portes d’Altanéro ; toute la garnison était sous les armes pour recevoir l’illustre baron ; le sénéchal et le marquis Mazini étaient en tête ; tous les deux félicitèrent Francavilla sur son retour, et se plaçant à ses côtés, rentrèrent en bon ordre dans la forteresse.
Si la soirée n’eût pas été aussi avancée, le marquis eût couru à Rosa-Marini ; mais malgré son vif désir de le faire, il se vit contraint, par les instances de tous ses amis, de remettre au lendemain ce voyage si cher à son cœur. Plusieurs barons et hauts chevaliers l’avaient devancé et lui servaient d’escorte ; tous le complimentèrent affectueusement, et il fallut passer avec eux dans la salle du festin.
Mais avant que le repas fût servi, Lorédan, se dérobant à la joie des convives, prit secrètement le chemin de la chambre de Palmina ; il lui tardait de voir cette belle personne, et de savoir d’elle si elle n’avait pas reçu quelque nouvelle de celui qui leur était également cher.
Palmina le reçut avec sa gravité accoutumée ; il devina bientôt par sa conversation qu’elle était toujours dans la même incertitude, et il crut devoir la rassurer en lui disant qu’il savait d’une manière certaine que celui qu’elle regrettait se portait bien. Il n’eut garde d’entrer avec elle dans les détails qui eussent pu la troubler ; aussi ne lui dit-il pas un mot des événemens de Palerme, se contentant de lui confier que les nouvelles dont il lui faisait part lui étaient venues par une voie indirecte.
Palmina, renfermée dans sa douleur, ne chercha pas à prolonger la conversation ; et pour ne pas ajouter à sa peine, Francavilla lui dit également qu’avant peu il allait s’unir à la femme de son choix. Il craignait, le noble seigneur, de la tourmenter, en lui offrant le tableau d’une félicité qu’elle ne partagerait pas de long-temps ; il songea à se retirer après avoir renouvelé à l’étrangère les expressions de son dévoûment et de son respect.
L’aurore, en teignant de ses roses vermeilles les portes de l’orient, trouva debout le marquis Francavilla ; il voulait partir pour Rosa-Marini, et son impatience égalait son amour. Une grande foule de ses convives se joignait à lui ; Mazini, Amédéo, furent du nombre, et tous ensemble montèrent à cheval. Le désir de Lorédan lui faisait presser les pas de son coursier ; aussi fut-il bientôt arrivé aux lieux où l’amour l’attendait avec un désir extrême.
Ambrosia, en le voyant, oublia ses légères inquiétudes, et son cœur heureux ne rêva que les attraits de l’avenir. « Vous voyez, s’écria Lorédan, si j’ai voulu manquer à ma promesse. Je me suis hâté de me débarrasser des soins d’un impérieux devoir pour venir où m’appelaient mes plus douces espérances. Oh ! chère Ambrosia, avez-vous pu un instant douter de la sincérité de ma flamme ?
Ces protestations avaient trop le don de plaire à la jeune duchesse pour qu’elle voulût les voir finir ; elle abaissait seulement son céleste visage ; une vive rougeur embellissait l’albâtre de ses joues ; et de temps en temps, relevant avec rapidité ses paupières à demi fermées, elle lançait de vifs éclairs partant de ses yeux magnifiques, tandis qu’un gracieux sourire agitait sa bouche purpurine.
Mais combien plus éclata encore la rougeur d’Ambrosia, quand Francavilla s’adressant au duc lui annonça la très-prochaine arrivée de l’archevêque de Palerme, et en même temps lui demanda à quel jour de semaine suivante il voulait fixer celui qui devait éclairer son bonheur.
Le duc, ayant l’air de vouloir réfléchir à une chose qu’il avait déjà parfaitement décidée, promit de rendre réponse le lendemain ; ce délai parut un siècle à l’amoureux marquis ; mais force lui fut de se soumettre, n’osant pas insister dans la crainte d’alarmer la susceptibilité du duc qui lui était si connue.
Amédéo se présenta à son tour dans ce moment, et rompit une conversation qui aurait pu devenir embarrassante ; Ferrandino fut charmé de pouvoir s’échapper ; et Lorédan se rapprochant de son Ambrosia, déplora auprès d’elle ce qu’il appelait son malheur.
La jeune fille voulut avoir l’air de ne pas le comprendre, et sa feinte indifférence désola Lorédan jusqu’à l’heure où il fallut quitter le château. La délicatesse du duc Ferrandino était extrême sur ce point ; il n’eût pas souffert que le fiancé de sa fille reposât avec elle sous le même toit. Francavilla connaissait encore son opinion, et il se décida à reprendre la route d’Altanéro, en se disant en lui-même : oh ! quand la longue nuit qui va venir se sera écoulée, je pourrai reparaître sur le chemin de Rosa-Marini.
Ambrosia voulut le voir partir ; elle se plaça sur un balcon, et par un geste salua l’amoureux voyageur, qui, cette fois, n’avait garde de piquer son cheval ; tout au contraire, il se plaignait de sa vivacité, et cherchait à ralentir la vélocité de sa course.
Le jour suivant, comme Lorédan l’avait annoncé, il se prépara à faire le voyage de Rosa-Marini, et engagea son cousin Amédéo à le suivre. Grimani, à qui il importait peu dans quel lieu il se trouvât, et tourmenté d’ailleurs par une pensée qui ne le quittait pas, celle de la jeune inconnue, consentit volontiers à ce que Lorédan lui proposait.
En approchant du château de Ferrandino, les amis aperçurent Ambrosia sur le balcon où la veille elle leur avait fait les derniers adieux. « Heureux Francavilla, dit Amédéo, avec une espèce d’impatience, ne pourrai-je jamais voir comme vous un ange de beauté m’attendre avec empressement et avec le même sourire. »
« Pourquoi craignez-vous que la chose jamais ne vous arrive, répondit le marquis ? assurément il ne dépend que de vous de toucher le cœur d’une belle ; vous avez assez de mérite pour y parvenir facilement. »
« C’est-à-dire, qu’il me sera possible, dit Grimani en souriant, d’obtenir tout ce que je voudrai, hors la chose souhaitée avec le plus d’impatience, celle de posséder la villageoise qui ne peut sortir ni de ma tête ni de mon cœur. »
« Je vous certifie, reprit Lorédan, et vous pouvez m’en croire, que dans l’entrevue où m’appelait Luiggi, j’espérais bien obtenir de lui de précis éclaircissemens sur cette aimable agente dont il s’était servi. Je ne vous avais pas oublié ; vos intérêts, mon ami, me sont aussi chers que les autres ; mais les événemens, vous le voyez vous-même, ont été loin de me laisser le temps de causer avec ce second frère. À peine l’ai-je vu, et je dois maintenant attendre qu’il veuille consentir à se montrer à moi, pour pouvoir lui faire librement la série des questions importantes que je ne manquerai pas de lui adresser. »
Amédéo se montra vivement touché de ce que Francavilla venait de lui dire : Il l’en remercia avec une rare chaleur, le conjurant, en temps opportun, de se rappeler sa promesse. « Je ne puis oublier, dit-il, une parole d’un des brigands de la forêt sombre ; elle m’a donné matière à de fréquentes réflexions, lorsqu’il disait à ses camarades que vous alliez chercher loin ce que vous aviez près de vous ; et c’était de notre villageoise qu’il était question. L’ambiguité des paroles de Négroni me fit croire ensuite que par-là on entendait la tour d’où vous avez enlevé la dame Palmina ; mais il me semble que le religieux Luciani vous a dit que cette dame était la seule personne alors renfermée dans ce lieu. »
« Oui, dit Lorédan, il me le dit quand je lui demandai si ma mission se bornait à délivrer une seule victime ; peut-être les Frères Noirs avaient-ils dans les environs d’autres prisons que nous n’avons ni visitées ni soupçonnées. »
« Je ferai tant, je vous l’assure s’écria Amédéo, qu’enfin je la retrouverai, dussé-je à force ouverte aller attaquer les Frères-Noirs dans leur odieux repaire. »
« Vous me trouverez toujours prêt à vous seconder dans toutes les expéditions que vous aurez mûrement réfléchies, répondit Lorédan ; certes, je ne vous abandonnerai jamais. »
En prononçant ces dernières paroles, ils se trouvèrent aux portes de Rosa-Marini, et la conversation prit fin. Lorédan était plus impatient cette fois encore de voir le duc Ferrandino que sa fille ; car il devait irrévocablement fixer le jour de son bonheur.
Le duc sourit à l’obstination de Francavilla qui ne le quittait pas d’une seconde, et paraissait lui vouloir parler en particulier. Enfin, ayant pitié de son inquiétude, ce seigneur le prit par la main et l’engagea à passer avec lui dans une autre chambre, demande que Lorédan n’eut garde de lui refuser. Là, quand ils furent loin de tout importun, le duc donna un siège à Francavilla, en prit un lui-même ; et ayant gardé un moment de silence. « Signor marquis, lui dit-il, vous me fîtes l’honneur hier de me faire entrevoir votre désir que je fixasse le jour de votre union avec ma fille, la duchesse Ambrosia. J’ai réfléchi sur cette demande importante, et après avoir balancé tout ce qui pouvait ou avancer ou retarder un pareil instant, j’ai cru vous complaire en accédant à votre impatience ; ainsi ce sera dans l’automne prochaine que ma fille deviendra votre épouse. »
À ces mots, prononcés avec une imposante gravité, Lorédan se leva précipitamment de son siège. « Grand Dieu ! signor, que dites-vous, s’écria-t-il ; quoi vous reculeriez d’une si affreuse durée le jour de ma félicité, et vous croiriez en cela me complaire ? ah ! que vous ayez mal interprété mes sentimens ? »
« Hé bien, reprit le duc, puisque vous ne voulez point attendre à cette époque, celle de mardi prochain vous satisferait-elle davantage ? »
Ici, le marquis comprit parfaitement que l’intention de son futur beau-père avait été de le tourmenter un moment ; il se jeta dans ses bras, le remercia avec toute l’effusion de la joie, et lui-même se vit à son regret dans l’obligation de faire une objection contraire à ses souhaits ; elle naissait de la crainte de Lorédan que l’archevêque de Palerme ne pût arriver pour ce jour, et sa présence était nécessaire.
Je puis, dit le duc en riant, vous enlever encore ce souci, ayant peu d’instans avant votre arrivée, reçu de ce respectable prélat la certitude qu’il serait ici après-demain. Vous voyez donc qu’en vous fixant la journée de mardi, je le faisais avec connaissance de cause.
L’allégresse dont le cœur de Francavilla était plein avait besoin de s’épancher ; il pria donc le duc de lui permettre d’aller apprendre à Ambrosia cette heureuse nouvelle ; et ayant eu l’approbation qu’il sollicitait, il se rendit promptement près de sa belle fiancée ; elle était alors dans la salle de musique, où sa voix harmonieuse se mariait aux sons d’une harpe sonore, elle chantait une romance nouvellement apportée d’Écosse, par un chevalier de ses parens ; et à l’heure où elle allait être heureuse, la charmante fille répétait les expressions de la douleur d’une princesse, de l’infortunée Malvina.
Il est minuit, brillant et taciturne,
L’astre des nuits lance ses pâles feux ;
Dans le vallon, seul le hibou nocturne
Trouble les airs de son cri douloureux.
Moment fatal ! à cette heure funeste
J’ai vu finir le bonheur de mes jours !
Alfred n’est plus, et son épouse reste,
Fille des rois, sans appui, sans secours.
Brisons le fer instrument de sa gloire,
Et cette harpe où sa main, tour-à-tour,
Se complaisait à peindre la victoire,
Ou les plaisirs que lui donnait l’amour.
O chef vaillant ! au printemps de ta vie.
Tu succombas comme une tendre fleur,
Et Malvina, ta noble et triste amie,
S’éteint de même, en proie à sa douleur.
Près du cercueil où mon Alfred sommeille,
Je viens verser les larmes de l’amour,
Pendant la nuit et quand l’aube vermeille
Sur un char d’or ramènera le jour.
Mais dans mes sens un froid mortel pénètre
Mon cœur-glacé ne bat que lentement.
Pour Malvina le bonheur va renaître ;
Elle s’endort auprès de son amant.
Lorédan, comme nous l’avons dit, arrivait auprès d’Ambrosia plein de l’ivresse du contentement, et cette romance lugubre, donnant un nouveau cours à ses idées, plongea son âme dans une subite mélancolie. Une superstition involontaire lui montrait comme un mauvais présage ce qui était sans doute l’effet du seul hasard ; malgré lui son cœur tressaillît aux derniers accens, et s’approchant de la jeune duchesse, Francavilla lui dit : « Laissons pour un moment les malheurs de cette amante infortunée ; occupons-nous de notre présente félicité. Votre père a fixé le jour d’une prospérité qui sera sans mélange, et mardi prochain je n’aurai plus de vœux à former. »
Ce discours charmait Ambrosia ; une vive rougeur colora ses joues, et elle abandonna au marquis une main qu’il pressa contre ses lèvres. « Singulier contraste, dit-elle, entre notre position et les paroles de ma romance ; je vais donc voir, pour ainsi dire, dans la même minute, briller les flambeaux de l’hymen et ceux du tombeau ; voilà, dit on, la vie, Lorédan ; est-il donc vrai que la mort soit aussi près de la prospérité.
Ce n’était point par de telles paroles que le marquis pouvait retrouver sa gaîté ; plus que son amante, il pouvait connaître la proximité de l’abîme où la fortune pouvait le plonger, et il était par lui même aussi porté à redouter l’avenir ; et dans son imagination, il voyait l’étendard sanglant des Frères Noirs s’élever au milieu des pompes nuptiales.
Cependant, faisant un effort sur lui-même, il essaya de ramener la sérénité dans la belle âme de son amie ; il lui parla des heureux qu’ils pourraient faire au moyen de leurs immenses fortunes réunies ; il lui dit tout ce que l’amour satisfait peut exprimer ; et peu-à-peu Ambrosia rassurée, oublia sa romance pour ne songer qu’aux charmes d’une vie passée avec l’objet de son choix.
Lorédan pour la première fois, quitta Rosa Marini avec moins de chagrin ; il pouvait désormais compter les heures de l’attente, et son retour à Altanéro fut plus rapide ; il voulait donner les dernières instructions pour son mariage ; rien selon lui ne devait être négligé pour ajouter à l’éclat de cette charmante cérémonie.
Le marquis Mazini partageait la joie de son neveu, mais n’en conservait pas moins de secrètes inquiétudes ; il ne pouvait croire que les Frères Noirs restassent tranquilles en cette circonstance ; et quoiqu’il ne le fit point paraître, il ne se défiait pas moins des complots qu’ils pouvaient machiner. On le voyait allant çà et là sous prétexte de visiter le château, de hâter les ouvriers ; mais dans le fait il cherchait à tout voir par lui-même, afin de déjouer de coupables menées s’il parvenait à les découvrir.
Lorédan et Amédéo admiraient la vivacité de leur oncle ; ni l’un ni l’autre ne devinaient ses pensées, peut-être même les partageaient-ils secrètement ; mais comme lui, nul n’avait garde de vouloir les laisser paraître.
Cependant le jour de la noce approchait. Francavilla ne sortait plus du château de son beau-père, et Amédéo, un jour, ne voulut pas l’y l’accompagner. Depuis long-temps il éprouvait le désir d’aller chasser ; il se rappelait que depuis le jour où il avait rencontré la belle villageoise, ce divertissement n’était plus devenu le sien ; il laissa partir Lorédan, et lorsque ce seigneur se fut éloigné, il descendit dans la campagne, escorté de deux écuyers et de quelques valets.
Sa course le mena d’abord vers les lieux dont le souvenir ne sortait pas de sa mémoire. Il revint sur cette prairie funeste où l’objet de ses pensées lui fut enlevé ; il visita les routes boisées qu’elle avait parcourues sous la conduite de Stéphano ; la chasse fut oubliée ; il ne s’occupa plus qu’à se rappeler le passé.
Assurément Grimani devait avoir rencontré dans sa vie des visages autant séduisans que ceux de cette inconnue ; mais comme il avait pu les contempler tout à son aise, comme rien d’extraordinaire ne se mêlait au charme produit par une rare beauté, son âme était demeurée tranquille ; et n’avait pas songé à aimer.
Mais, en cette occasion, tout était sorti de la marche commune des choses ; une circonstance particulière lui avait montré une jeune fille brillante d’attraits, annonçant, par sa tournure, par ses gestes, ses discours, une naissance qui n’était pas en rapport avec ses habits ; elle avait tout-à-coup disparu, ravie par une troupe criminelle, et, depuis cet instant, son existence était enveloppée d’un profond mystère.
Voilà les filets que l’amour, avec adresse, avait tendus autour du cœur d’Amédéo ; la ruse avait réussi à celui qui sait triompher de tous les obstacles. Grimani aimait ; et plus des traverses s’élevaient entre lui et l’inconnue, plus il se faisait le serment de les surmonter. À l’instant où nous décrivons sa promenade plutôt que sa chasse, il lui vint plusieurs fois dans la pensée de rentrer dans la forêt, d’aller retrouver Stéphano, de chercher, par ses supplications, à lui arracher la connaissance des secrets qu’il s’était obstiné à lui cacher.
Cependant d’autres réflexions contrariaient cette pensée ; il s’exagérait la difficulté qu’il trouverait à faire librement le voyage : pourrait-il reconnaître les sentiers par où il fallait passer ? rencontrerait-il même Stéphano dans sa cabane ? et, dans ce dernier cas, s’il le voyait, ne serait-ce pas en la compagnie de ces abominables bandits ? Il y avait assurément plus que de l’audace à courir vers ces nouveaux périls ; d’ailleurs quels en seraient les résultats ? pouvait-il espérer d’obtenir maintenant du vieillard ce qu’il lui avait refusé naguère ? la position des choses n’était point changée, et n’était-elle pas la même ? Luiggi persistait à s’envelopper de mystères ; il avait refusé de se faire connaître, puisque, depuis le jour de la scène de la cathédrale de Palerme, il s’était soustrait à tous les regards, et ne venait pas soulever le voile qui le couvrait ; dès lors pouvait-on se flatter de faire parler l’un de ses agens ? cela paraissait difficile, et peut-être même était impossible.
Dans cette fluctuation d’idées, Grimani se décida d’attendre encore quelque temps avant de prendre une détermination dernière ; il voulut croire que le temps, le grand maître de toutes les destinées humaines, viendrait à son secours en lui fournissant des lumières inattendues. Ce parti, momentanément pris, il continua sa course dans les champs, et ne rentra que vers le milieu de la journée.
Pressé par la fatigue de venir changer de vêtement, il écouta peu les nouvelles représentations de son oncle. Le marquis Mazini n’eût pas voulu qu’on sortît du château sans se faire accompagner d’une suite nombreuse ; son imagination, perpétuellement alarmée, lui faisait redouter partout les embûches des Frères-Noirs ; aussi commençait-il à chapitrer vertement Amédéo sur son imprudence ; mais, comme nous l’avons dit, le jeune seigneur, ayant un vif désir de prendre du linge frais, il se hâta d’échapper à la remontrance, et courut dans son appartement.
Ses premiers regards, en y rentrant, se portèrent sur une lettre singulièrement pliée et placée au milieu d’une table en mosaïque ; il la prit, et y lisant son adresse sur la suscription, il en brisa le cachet, impatient, comme il était, de lire ce qu’elle contenait.
« Baron Amédéo Grimani, lui disait-on, vos inquiétudes sont connues par celui qui correspond avec vous. Un peu de réflexion eût pu vous enseigner à démêler la vérité, des mensonges sous lesquels on la cache ; mais puisque votre aveuglement vous trompe, il faut venir à votre secours. La nuit prochaine, à une heure du matin, trouvez-vous dans le portique où vous fûtes surpris dernièrement par le maître du château ; il y viendra lui-même ; faites en sorte qu’il ne vous voie pas ; suivez-le en observant le plus profond silence ; peut-être par cette conduite prudente obtiendrez-vous les lumières que vous souhaitez de voir briller à vos yeux. »
Amédéo relut plusieurs fois cette épître mystérieuse ; sa première idée fut qu’un ennemi lui tendait un piège en voulant séparer sa cause de celle de Lorédan ; et en conséquence il se décida à faire part à celui-ci de l’avis qu’on lui donnait ; mais il ne tarda pas à s’élever de contraires sentimens dans son cœur. On paraissait vouloir le conduire à une importante découverte ; on lui reprochait son opiniâtreté à ne pas vouloir deviner ce qui se passait autour de lui, et le souvenir lui revint alors de cette course nocturne faite par Francavilla dans l’intérieur du château, et dont il crut que le marquis lui avait mal expliqué le vrai motif.
D’ailleurs ne lui offrait-on pas les moyens de parvenir à la connaissance de la chose qui lui importait le plus ; et que pouvait-elle être si, dans ce moment, elle ne regardait pas son inconnue. Ces diverses réflexions le surprirent de telle sorte qu’il oublia l’amitié de Lorédan, ses vertus, sa loyauté ; et, tout en croyant ne céder qu’à un vif sentiment de curiosité, il se rendit coupable du premier de tous les crimes envers un ami, celui de douter de son attachement et de sa franchise. La résolution fut donc prise par lui de se taire au moins jusqu’au lendemain, d’attendre le résultat de la course qu’il prétendait faire durant la nuit suivante.
Le retour de Lorédan, pour la première fois, ne satisfit pas Grimani ; il se trouvait mal à son aise devant celui dont il commençait à se séparer ; tel est l’effet d’une conduite incertaine, jamais elle ne plaît au cœur qui l’emploie, il s’en dépite lui-même si, par hasard, il n’en rougit pas, tant la dissimulation déplaît à la conscience, tant elle a de mépris pour tout ce qui s’écarte du droit chemin.
Francavilla était le plus heureux des hommes ; ce jour-là même l’archevêque de Palerme était arrivé ; et, avec lui, venait la certitude que le jour de son mariage n’éprouverait pas de retard. Nous n’avons pas cru devoir parler du voyage de ce prélat ; il venait, suivant sa promesse, et ce n’était pas un extraordinaire événement.
L’archevêque parla à Lorédan de son désir qui lui enjoignait d’aller le lendemain à Rosa-Mariani, visiter le duc Ferrandino et la belle fiancée. Lorédan s’empressa de lui promettre de le suivre, et engagea Amédéo à venir pareillement avec lui. Comme Grimani ne pouvait prévoir ce que pourrait amener la nuit prochaine, il balança à donner une réponse précise ; mais son ami le pressa avec tant de chaleur, lui parla avec une telle tendresse que non-seulement il le décida à se rendre à ses désirs, mais encore Amédéo, poussé par une heureuse inspiration, allait faire plus encore, car il était prêt à le tirer à part, et à lui raconter l’incident de la lettre, lorsqu’un propos de Lorédan, que ce dernier répéta plusieurs fois, changea, tout-à-coup sa dernière résolution. Le marquis prétendit, à diverses reprises, que, comme il devait se lever de très-bonne heure au jour suivant, il aurait besoin le soir de ne pas prolonger la veillée, et il demanda la permission à ses hôtes de lui permettre de faire une prompte retraite.
Ce désir, si en opposition avec ce que Francavilla devait faire d’après la lettre reçue par Amédéo, donna fort à penser à celui-ci, et sa curiosité se réveilla avec une nouvelle violence, aussi retint-il dans son cœur le secret que ses lèvres étaient sur le point de laisser échapper.
En voyant l’archevêque de Palerme, Lorédan, dès qu’il put lui parler en particulier, lui demanda des nouvelles de Ferdinand, et si sa position était empirée.
« – Non, lui répondit le prélat, la science de celui qui le soigne n’a pas été en défaut ; Valvano est toujours dans l’état qu’il avait prédit ; son pouls est bien, tandis que ses yeux sont couverts de profondes ténèbres et que sa langue est enchaînée ; les jours marqués par le chirurgien s’écouleront avant que l’usage de ses facultés lui soit rendu ; je n’ai pu par conséquent, tirer de lui les éclaircissemens que j’étais en droit d’attendre. »
Le prélat parlait encore, lorsqu’on lui annonça un messager des Frères Noirs. Comme en ce moment les seuls personnages qui se trouvaient dans le salon étaient Francavilla, Mazini et Amédéo, l’archevêque ordonna qu’on le fît entrer ; et quelle dut être la surprise des deux cousins, en reconnaissant dans cet envoyé l’insolent prieur de Santo Génaro, dont Lorédan dans son particulier avait tant à se plaindre. Ils admirèrent l’audace qui le conduisait dans Altanéro ; pour lui, affectant une complète tranquillité et le calme de l’innocence, il se prosterna devant l’archevêque en lui remettant les dépêches de son supérieur.
Le prélat, après lui avoir demandé son nom et son emploi dans le monastère, lui commanda de se lever ; il prit le paquet pour le lire, n’étant pas médiocrement étonné de son contenu. La première pièce était une lettre du père abbé qui se plaignait respectueusement à l’archevêque de la facilité de ce dernier à écouter les mauvaises impressions que la malignité cherchait à répandre contre lui. Il prétendait qu’à la seule jalousie de plusieurs ordres religieux, leurs concurrens, il fallait attribuer tous les bruits calomnieux dont on outrageait la conduite des Frères Noirs ; que ceux-ci, renfermés dans leur couvent, s’y livraient à de pieux exercices, et n’allaient point, ainsi qu’on ne craignait pas de les accuser, poursuivre au loin de prétendus ennemis en s’alliant aux bandits qui désolaient la forêt sombre. Enfin on rejetait sur ceux-ci tout ce qu’on disait des Frères Noirs, prétendant que ces misérables avaient bien pu revêtir un costume sacré pour se rendre plus terribles ; et de là, sans doute, naissaient primitivement des bruits, envenimés ensuite par la méchanceté ou la haine, plus active encore.
Une seconde pièce renfermait une attestation signée de tous les dignitaires de Santo Génaro, assurant et certifiant sur leur honneur et leurs âmes, que leur vénérable abbé n’avait pas un seul instant cessé de mériter leur confiance y et surtout n’était point sorti du monastère, ainsi qu’on semblait l’insinuer. Cet acte paraissait authentique ; l’archevêque avait vu plusieurs fois ces signatures et ces sceaux ; il ne pouvait en particulier ne pas reconnaître celui du père abbé, qui lui était parfaitement connu, comme aussi sa signature. L’abbé n’avait jamais pris le nom de Ferdinand, mais bien de Jacintho, en sorte que malgré sa ferme croyance qu’on le trompait en partie, il crut que Lorédan lui avait un peu exagéré la vérité.
La présence du Prieur ne lui permit pas de communiquer à Francavilla les dépêches qu’il avait reçues ; il se contenta, pour gagner du temps, d’inviter le prieur à attendre jusqu’au lendemain la réponse. Mais ce n’était pas le projet du religieux ; il remercia le prélat de son offre, et en même temps lui déclara que l’inquiétude dans laquelle on était à Santo Génaro ne lui permettait pas de prolonger son séjour. On y désire vivement connaître votre réponse ; et je me croirais coupable si je tardais trop long-temps à satisfaire une si vive impatience.
« – Cependant, reprit l’archevêque, le chemin n’est pas sûr durant la nuit, et voilà déjà le soleil sur le point de se perdre derrière l’horizon. »
« – Oh ! répliqua le Prieur, je ne suis pas venu seul, je me suis fait accompagner de quelques soldats employés par le monastère pour le défendre contre une attaque imprévue. »
« – D’ailleurs, dit Amédéo, qui ne put plus long-temps garder le silence, les bandits de la forêt, quoi que le père puisse dire, sont accoutumés à voir les Frères-Noirs circuler parmi eux ; cette habitude journalière a tellement dégénéré en usage, que je ne doute pas qu’un nombre des soldoyers du monastère on ne pût en un pressant besoin y recevoir tous les brigands commandés ou par un Claudio ou par un Orfano ou par un Jacomo même, car pour le Négroni, qui par bonté d’âme sans doute gardait la prison secrète, il a été recevoir dans l’autre vie le prix des services innocens rendus à ces religieux, poursuivis si mal à-propos par une détestable calomnie. »
On doit croire que le Prieur en venant dans Altanéro, avait dû se préparer à quelque attaque de cette sorte ; aussi ne laissa-t-il point paraître la plus légère émotion sur sa pâle figure ; il se contenta de jeter un modeste regard sur Grimani ; mais ne lui répondit pas ; car ce n’était pas une question qu’on lui avait faite.
Cependant ce propos engagea l’archevêque à dire au religieux : « J’aime à penser que des ennemis ont voulu nuire à votre monastère ; mais pourriez-vous répondre à des inculpations qui vous seraient adressées par les premiers seigneurs de la Sicile ; il y en a qui ont eu à se plaindre de votre supérieur et peut-être même de vous. »
« – Monseigneur, reprit humblement le Prieur en éludant la question par une tournure adroite, je pense que toute accusation dirigée contre nous demande à être entendue par notre chapitre entier ; il ne m’a pas chargé de prendre sa défense ; elle ne me serait pas néanmoins difficile à établir. S’il y a des barons qui ont des plaintes à faire contre nous, ils peuvent les adresser au tribunal de la monarchie ; nous ne dédaignerons pas de répondre ; jusque-là ce n’est point une lutte particulière que nous engageons ; et notre silence répondra à des assertions dont la preuve serait impossible à établir. »
« – Je ne crois pas, dit Lorédan en prenant la parole, qu’il vous fût si aisé d’établir que nul d’entre vous n’a trempé dans des machinations odieuses ; on pourrait vous en donner de telles preuves, que vous seriez bien embarrassé pour les détruire ; elles ne reposeraient pas sur de vaines allégations, mais sur une attaque formelle faite par ceux-là mêmes qui ayant pénétré dans Santo-Génaro, ont été sur le point d’être les victimes de votre malice. »
« – Je ne sais de qui ont veut me parler, reprit le religieux avec quelque hauteur ; nous n’avons pas vu depuis plus de six mois un seigneur recommandable venir à visage découvert dans notre demeure ; mais si, poussé par je ne sais quelle envie de contenter une vaine curiosité, il s’est trouvé des indiscrets dont les motifs cachés pouvaient être coupables, doit-on nous en vouloir de nous être mis en mesure de les punir de leurs complots ? est-ce par des déguisemens, par des mensonges même qu’on établit la franchise d’une conduite ; certes, je me fais une fausse idée de la justice des hommes, ou des griefs fondés sur une intrigue pareille ne serviraient guère à nous faire condamner. »
Le mot de mensonge avait paru pénible à entendre à l’impétueux Grimani ; aussi, s’approchant du Prieur : « Homme fourbe, lui dit-il, rendez grâce à la robe qui vous met à l’abri de ma juste vengeance ; sans elle je vous punirais moi-même de votre insolence présente et de vos crimes passés. »
– « Monseigneur, dit le religieux en s’adressant au prélat, est-ce devant des séculiers que notre cause doit être jugée, et le signor est-il au nombre de nos juges ou de nos accusateurs ?
– » Vous ne tarderez pas à l’apprendre, dit Lorédan profondément blessé, comme son cousin, de l’insulte du Prieur, ce sera devant le tribunal de la monarchie que nous vous ferons paraître, si le ciel enlève de ce monde le premier moteur des excès dont nous avons à nous plaindre. J’ignore par quel motif j’ai mérité sa haine, mais il me la fait cruellement sentir ; et vous, qui affectez le ton et le langage de l’innocence, pouvez vous nier de lui avoir servi d’instrument pour me persécuter ; n’est-ce pas vous qui, par son ordre, m’avez plongé, à Santo-Génaro, dans un cachot d’où je ne devais plus sortir ? n’est-ce pas vous qui, naguère, à Palerme, alliez chercher et solder des assassins destinés à agir contre moi ?
– » Monseigneur, repartit encore le prieur, sans cesser de s’adresser à l’archevêque, je ne puis répondre à ces inculpations que devant un tribunal légalement institué ; je vous le demande de nouveau, veuillez me donner vos ordres, je les porterai à notre abbé et à notre respectable chapitre. »
L’archevêque, choqué de la manière dont le prieur avait répondu, lui dit : « Je ne suis pas content de vous, religieux, et je suis loin de perdre mes soupçons au sujet de vos confrères ; vous avez le premier invoqué la rigueur des lois ; eh ! bien, je remettrai à elles le soin de vous faire parvenir ma réponse. D’aujourd’hui en un mois je vous cite au tribunal de la monarchie, et vous savez que je le préside.
– » Qui ! vous, saint archevêque, s’écria le prieur, et pour cette fois, en écoutant ces paroles, il se montra consterné ; je croyais que le chef de ce tribunal auguste était l’archevêque de Messine.
– » Depuis huit jours il ne l’est plus, répliqua le prélat ; son âge ne lui permettait pas d’en continuer plus longtemps les fonctions ; le roi a daigné me nommer à sa place. Je vous le répète encore, dans trente jours votre accusateur se présentera devant moi ; je l’entendrai ; vous viendrez vous défendre, et alors le coupable sera connu ; vous voyez maintenant si je puis, par une réponse, préjuger, à l’avance, de votre innocence ou de votre culpabilité. »
Le Prieur n’eut garde de répondre ; on voyait clairement sur ses traits le trouble de son âme ; il balbutia quelques paroles respectueuses, exprimant son désir que l’archevêque ne se laissât pas influencer par des considérations humaines, et se retira en disant à Lorédan, à qui, pour la première fois, il eut l’air de faire attention : « D’après ce que je viens d’entendre, ce sera vous, signor, qui vous porterez notre accusateur ; je vous conseille de ne pas manquer, au jour indiqué ; votre absence nous serait la preuve que vous n’auriez pu soutenir votre dire, et alors nous serions pleinement justifiés. »
Il y avait, dans ce propos, un ton si amer, que Lorédan en fut troublé ; il pensa en lui-même que dès ce moment la malice de ses ennemis allait redoubler afin de l’empêcher de comparaître en personne ; mais comme il savait Ferdinand étendu sur un lit de mort, il crut que, durant son inaction forcée, les satellites qu’il employait auraient moins d’activité.
Après que le prieur fut sorti de l’appartement, Mazini s’empressa de blâmer la violence d’Amédéo, qui, le premier, avait commencé l’attaque ; mais, pour cette fois, Grimani n’écouta pas son oncle avec le respect accoutumé ; il était indigné encore des paroles outrageantes du prieur, et il s’en voulait de ne pas en avoir pris sur-le-champ une vengeance éclatante.
L’archevêque l’apaisa. – « Vous venez, lui dit-il, d’entendre l’assignation que j’ai donnée à vos ennemis ; avant peu vous pourrez publiquement les confondre, si les moyens en sont dans votre pouvoir ; jusque-là souffrez que nous n’en parlions plus ; je dois dorénavant avoir l’impartialité d’un juge, et je la compromettrais en vous écoutant plus long temps. »
Ces paroles sages finirent la conversation ; l’on passa dans la salle à manger ; le souper venait d’être servi ; et l’écuyer tranchant du marquis Francavilla entra pour l’en prévenir.
Amédéo, durant tout le repas, crut remarquer, dans Lorédan, une préoccupation qui ne lui était pas ordinaire ; celui-ci rêvait effectivement aux choses qui surviendraient de l’assignation donnée par l’archevêque ; et Grimani, rapportant tout à son idée présente, s’imaginait que Francavilla songeait à ce qu’il devait faire durant la nuit qui avait déjà commencé ; aussi ne se lassa-t-il pas d’examiner toutes ses démarches, et il le vit s’échapper du salon bien long-temps avant l’heure accoutumée de sa retraite ; pour lui, il ne quitta pas ses compagnons ; il savait le moment précis où sa course devait commencer.
À minuit il se retira avec les derniers convives ; chacun passa dans son appartement ; déjà la plus grande partie des habitans du château étaient couchés ; les moins diligens ne tardèrent pas à le faire, et peu de temps après le silence régna de tous côtés.
Grimani écoutait attentivement le bruit des portes qui, se fermant avec fracas, retentissaient dans les vastes galeries ; il voyait de sa fenêtre les lumières s’éteindre successivement ; enfin, un calme général annonça que le sommeil régnait en souverain dans les murailles d’Altanéro.
Ce fut alors qu’il sortit de sa chambre, vêtu d’une tunique sombre, ayant quitté ses brodequins, afin de faire moins de bruit, et muni seulement de son épée ; il avait assez de connaissances de tous les êtres du château pour pouvoir le parcourir sans lumière ; il se rendit dans le portique, comme on le lui avait recommandé, et à l’instant où il y pénétrait, une pensée soudaine vint le faire frémir.
Amédéo se rappela la visite faite naguère par le père prieur ; peut-être le billet reçu par Amédéo était-il une des ruses employées par cet astucieux personnage, pour l’attirer hors de son appartement et le livrer au poignard d’un assassin ; il s’arrêta, mit involontairement la main sur la garde de son épée ; puis, ayant honte de cet effroi, il continua sa route jusqu’à ce qu’il fût arrivé auprès d’une colonne, et là il établit son séjour.
Il ne resta pas long temps en embuscade ; un bruit lointain de pas se fit entendre, et, une lueur éclaira faiblement les ténèbres profondes dont Grimani était entouré ; elle augmenta d’étendue, et enfin, s’approchant toujours, elle lui permit d’apercevoir le marquis Francavilla, une lampe à la main, accompagné du concierge en chef d’Altanéro, qui portait un panier et une bouteille.
Ce spectacle piqua la curiosité de Grimani, et il ne rougit pas, tant cette funeste passion a de force, de chercher à surprendre les secrets de son cousin ; il le laissa d’abord passer, puis doucement le suivit par derrière, impatient de connaître le but de ce voyage nocturne.
Lorédan et son compagnon se rendirent d’abord à une porte qui donnait dans une suite de chambres qu’on n’habitait point ; ils y entrèrent, et Amédéo entendit le marquis donner l’ordre au concierge de refermer soigneusement cette porte ; mais on lui obéit mal, car elle demeura seulement poussée. Amédéo, charmé de cette circonstance, y pénétra après eux ; ils cheminèrent à travers plusieurs pièces ornées avec une telle magnificence, que Grimani parut surpris qu’on ne les employait pas.
Au bout de ces appartemens, et dans un petit cabinet, le concierge souleva une tapisserie qui laissa entrevoir une porte que jusqu’alors elle cachait entièrement ; on la tira à soi, et après elle était un escalier qu’on descendit.
Ces degrés conduisaient dans une partie des souterrains du château, que l’on traversa dans toute leur étendue. Amédéo eut peu le temps de les examiner ; il donnait toute son attention à ne pas perdre de vue les gens qui cheminaient devant lui. Ils continuaient toujours leur route, et enfin une dernière porte étant ouverte, fut pour cette fois soigneusement refermée par eux, et les efforts d’Amédéo pour l’ouvrir devinrent complètement inutiles.
La sagesse alors lui vint conseiller de ne pas demeurer plus long-temps dans ces voûtes isolées ; il pouvait, au retour de Lorédan, être rencontré par lui, et pour cette fois il n’aurait pas été excusable ; aussi chercha-t-il à tâtons à retrouver son passage. Il erra au hasard dans ces souterrains immenses, et peut-être s’y serait-il égaré, si le dernier rayon de la lampe de Lorédan ne fût venu lui montrer l’escalier qu’il fallait monter, assez à temps, pour que l’éloignement du marquis ne lui permît pas de s’apercevoir qu’on l’avait suivi dans ce lieu.
Après avoir trouvé cette première issue, le reste ne présenta pas de grandes difficultés à Grimani ; ayant rapidement franchi l’escalier, il parvint dans les chambres inhabitées et là, il eut pour se conduire la clarté de la lune qui brillait au travers des fenêtres, la plupart sans contrevens, suivant la coutume de l’Italie. Il put donc rentrer dans la grande galerie, parcourir en liberté le portique et revenir dans sa chambre, bien longtemps avant que Francavilla y fût arrivé.
Grimani avait conservé de la lumière ; son flambeau brillait encore ; mais, ô surprise ! en sortant, il l’avait posé sur la cheminée, et maintenant il se trouvait sur la table de mosaïque, dont nous avons déjà parlé. On était donc entré dans sa chambre ; cette pensée le troubla ; il la parcourut attentivement pour chercher à surprendre celui qui aurait pu s’y cacher, et découvrir l’issue secrète par laquelle il se serait introduit ; mais il se rappela qu’en sortant il n’avait pas fermé la porte, et sa perquisition n’ayant produit aucun résultat, il se crut en sûreté.
Ses pas le ramenèrent au pied du flambeau. En s’approchant, il crut voir un papier sur la table ; il avança davantage, et alors il le vit plus clairement ; ces mots y étaient écrits : Si Amédéo parvient à découvrir quelle est la personne que Francavilla allait visiter, tous ses désirs seront remplis.
Certes, il n’en fallait pas tant pour animer le jeune homme plus que jamais ; il se promit de pousser à bout son entreprise ; et puisqu’on ne l’avait pas trompé par le premier billet, peut-être le second serait-il également conforme à la vérité. Ce fut dans ces idées qu’il se livra au sommeil, et le jour brillait avant qu’il eût ouvert sa paupière.
Un bruit qu’on faisait à la porte de la chambre l’arracha au sommeil ; il demanda ce qu’on lui voulait, et son écuyer vint lui apprendre que Lorédan lui envoyait dire que s’il voulait venir à Rosa-Marini il n’avait pas de temps à perdre pour se lever. Ce n’était pas l’intention de Grimani d’aller accompagner son cousin ; il voulait au contraire passer la journée dans Altanéro, afin de trouver le moyen de contenter sa curiosité impérieuse.
Se trouvant dans ces dispositions, il fit répondre à Lorédan qu’étant très-fatigué de la chasse de la veille, il avait besoin de repos, et qu’il le priait de l’excuser s’il ne montait pas à cheval avec lui. Francavilla, tout occupé de son amour, ne donna pas une grande attention à cette réponse ; il la prît pour ce qu’elle avait l’apparence d’être, et il ne songea nullement à venir lui-même tourmenter de nouveau Grimani.
Celui-ci tranquille dès-lors dans son lit, se mit à rêver au moyen de mener à bout son entreprise, excessivement délicate ; il ne se dissimulait pas que le plus grand secret lui était absolument nécessaire : ce n’était pas d’un ennemi qu’il voulait surprendre les mystères ; rien ne pouvait l’autoriser à agir comme il voulait le faire dans la maison de son ami ; vingt fois son cœur lui cria de changer de conduite, mais plus souvent encore les paroles du dernier billet vinrent le raffermir dans son indiscrète résolution. Peut-être allait-il faire une importante découverte, et elle devait être telle, puisqu’elle devait remplir tous ses souhaits. Ne fut-il pas jusqu’à se figurer, cet impétueux jeune homme, que sa belle villageoise était mêlée pour quelque chose en tout ceci.
Mais en même temps qu’Amédéo se résolvait à suivre son projet, il ne voyait pas comment il pourrait parvenir à ses fins ; ce n’était point d’abord durant la nuit qu’il lui serait facile de pénétrer dans les appartemens où Lorédan pouvait alors venir le surprendre ; le jour était plus favorable à ce dessein. Mais comment entrer dans un lieu placé au milieu d’une galerie assez fréquentée, sans éveiller les soupçons ? et d’ailleurs avait-il les clefs nécessaires à cette tentative ?
Une autre manière d’agir se présentait à lui ; elle avait aussi d’immenses difficultés : il eût fallu gagner le concierge, et pouvait-on espérer de le faire ? Ne devait-il pas être un homme incorruptible ? Eut-on donné ce poste, tant de confiance, à quelqu’un dont la moralité n’eût pas été connue ? Amédéo rejeta d’autant plus ce parti, qu’il ne tarda pas à se rappeler que le prince de Montaltière, en donnant Altanéro à Francavilla, avait recommandé à ce dernier, d’une façon particulière, le concierge, comme au-dessus de toute séduction, et dont la fidélité avait été long-temps éprouvée.
Ces diverses pensées occupèrent Grimani jusqu’au moment où il dut se rendre dans la salle à manger ; il se hâta, car l’heure était déjà un peu passée ; et ne sachant pas si son oncle était parti avec Lorédan, il craignait ses reproches ou sa mauvaise humeur.
Voilà qu’en traversant un sombre passage qui abrégeait le chemin, et que, par habitude, il prenait ordinairement, un homme vêtu de la livrée de Francavilla, mais dont l’obscurité ne lui permit pas de reconnaître la figure, s’approche de lui, cherche sa main, y dépose un corps froid et pesant, puis s’échappe par une porte voisine qu’il referme derrière lui.
La première pensée de Grimani fut qu’on lui avait voulu porter un coup de poignard, et que l’assassin, ou surpris ou épouvanté avait fui en laissant dans sa main l’arme meurtrière. Mais un simple coup d’œil jeté sur ce qu’on lui avait remis, lorsqu’il se fut approché d’une croisée, lui prouva son erreur : c’était une clef longue et massive.
Amédéo ne put d’abord soupçonner ce que ce pouvait être, et à quel but on lui faisait un pareil présent. Il s’avançait toujours machinalement vers la salle à manger, se creusant la tête pour deviner ce que cela voulait dire : tout-à-coup, il vint à penser au billet mystérieux, et par une suite rapide d’idées, son esprit vint lui dire que cette clef pouvait bien être celle des appartemens abandonnés. On doit deviner quelle impression fit naître en lui cette conjecture : il brûlait de la vérifier ; mais il n’était plus à temps de le faire, plusieurs de ses compagnons l’avaient aperçu de la salle à manger, et on venait vers lui ; tout ce qu’il put faire, fut de cacher soigneusement la clef dans son sein.
Le marquis Mazini n’était point parmi les convives ; il avait été avec Lorédan et l’archevêque de Palerme à Rosa-Marini ; son absence charma Amédéo ; il espéra dès-lors, avec quelque certitude, ne pas être dérangé dans l’exécution de son projet.
Dès qu’il put échapper à la compagnie, il s’empressa de revenir dans sa chambre ; et là, prenant un flambeau avec ce qui était nécessaire pour l’allumer, il fut se promener dans la grande galerie, attendant le moment où il pourrait, sans éveiller les soupçons, s’introduire dans les appartemens abandonnés.
La chose ne tarda pas à lui être facile ; le passage des gens du château cessa à l’heure où ils allaient prendre leur repos ; et, se voyant seul, éloigné de tout curieux, il chercha à s’assurer si la clef qu’il portait était réellement celle de la porte fermée… On ne l’avait pas trompé : il put l’ouvrir ; et, l’ayant soigneusement refermée après lui, il se trouva enfin hors de la vue de ceux qu’il pouvait redouter.
Ainsi que nous l’avons dit ailleurs, les diverses chambres n’étaient point obscures ; la clarté pouvait y pénétrer par les croisées, et Amédéo put à son aise les parcourir ; il admira leurs dimensions extraordinaires, la magnificence de leurs décorations, et plus le luxe frappait ses regards, moins il pouvait se persuader que, sans un motif particulier, on eût pu consentir à ne point employer ce somptueux appartement, surtout dans une circonstance où la foule de visites qui encombraient le château rendait les logemens étroits ; cela le confirma dans la pensée qu’on avait le besoin de s’y conserver un facile et journalier passage.
La chambre du lit, les deux salons qui la précédaient, étaient encore mieux ornés que le reste, s’il était possible ; on y admirait la pompe fastueuse déployée par les princes Montaltière, dont ils paraissaient avoir été la demeure ; et Amédéo ne réfléchissait pas que cette raison était précisément celle qui avait détourné Francavilla de s’en servir.
Il ne songeait alors qu’à la découverte qu’il allait faire, cet inconsidéré Amédéo ; et malgré son désir d’examiner avec plus de soin les tableaux, les riches tentures, les meubles précieux exposés en foule devant lui, il précipita sa marche pour parvenir dans le dernier cabinet où était la porte cachée derrière la tapisserie ; lorsqu’il l’eut retrouvée et ouverte, il s’arrêta, battit le briquet qu’il avait apporté, alluma son flambeau, et se mit intrépidement à descendre vers les souterrains du château.
La première fois qu’il les avait parcourus, il avait été guidé dans sa course par les individus qui le précédaient ; et maintenant il fallait se démêler soi-même dans les innombrables détours de ces voûtes, en partie bâties et en partie creusées simplement dans les rochers par la mer, qui, autrefois, y avait séjourné ; on entendait encore gronder contre les murailles, cette mer impétueuse ; on eût dit, qu’outragée des obstacles qu’on lui opposait, elle voulait pénétrer encore dans les sombres cavernes qui furent autrefois sa création ou sa conquête.
Cependant Amédéo, servi par son opiniâtreté, surmonta tous les obstacles ; ne se lassant pas de chercher, il parvint, après nombre de pas infructueux, vis-à-vis de la porte où naguère Lorédan, en la refermant, avait trompé sa curiosité. Ici une nouvelle crainte s’éleva dans l’âme de Grimani ; il redouta, n’ayant point de clefs, de ne pas pouvoir vaincre cet obstacle ; mais, en regardant, avec soin autour de lui, il aperçut contre un pilier voisin plusieurs clefs jointes ensemble par une petite chaîne de fer ; il s’en saisit avec joie, bien persuadé que dans le nombre devaient se trouver non-seulement celle dont il avait besoin à cette heure, mais les clefs qui lui deviendraient nécessaires dans la suite.
Il ne fut en rien trompé dans ses conjectures ; après avoir essayé plusieurs des clefs qu’il tenait, il rencontra celle qui ouvrait la porte, et vit alors avec surprise plusieurs degrés qu’il fallait monter ; il en compta quatorze ; comme il allait les franchir, il crut entendre marcher derrière lui ; il tressaillit, s’arrêta, et en même temps la porte des souterrains fut poussée avec violence.
Passer son flambeau dans sa main gauche, tirer vivement son épée, furent ses plus prompts mouvemens ; il attendit dans cette posture que ceux qui l’épiaient se présentassent ; un espace de temps qu’il trouva horriblement long s’écoula sans que personne parut ; et alors il se décida à revenir vers la porte, pour s’assurer si on l’avait fermée ; mais a l’instant où il posait son pied sur le second degré, la porte s’ébranla de nouveau, et, coup sur coup, frappa deux fois son cadre.
Ce nouveau bruit apaisa subitement l’effroi qui avait pris naissance dans le cœur de Grimani ; il comprît que le vent était pour lors le seul ennemi qu’il avait à combattre ; et pour qu’un bruit aussi considérable ne fut pas entendu, il revint à la porte, et l’arrêta au moyen d’un crochet qu’il remarqua de son côté.
Ce soin prit, il poursuivit son chemin, remonta l’escalier, et, ouvrant plusieurs autres portes qu’il trouva successivement, il se vit dans une galerie creusée entièrement dans la carrière de pierre, sur laquelle le château d’Altanéro était bâti.
Une grille de fer fut le dernier obstacle qui se présenta ; elle le laissa pénétrer dans une salle assez bien meublée, qui était, durant le jour, éclairée par deux ouvertures ingénieusement pratiquées dans le rocher, et dont on ne pouvait, du côté de la mer, soupçonner l’usage ; dans un angle on avait placé un lit sur lequel paraissait reposer une femme.
À cette vue, Amédéo s’arrêta ; il craignit dans le premier moment, d’avoir surpris un secret qui intéressait personnellement le marquis, et il songea à se retirer avant que la personne assoupie put avoir connaissance de sa venue dans sa chambre ; mais un second regard lui faisant remarquer un costume peu ordinaire, il fit un pas en avant, et alors la flamme de son flambeau éclaira tous les traits de la belle villageoise, cet objet de l’amour et de toutes les recherches de Grimani…
Une exclamation terrible que lui arracha une inconcevable surprise, vint troubler le sommeil de l’inconnue ; elle ouvrit ses beaux yeux, et, à son tour, un cri d’effroi lui échappa, à l’aspect d’un cavalier qu’elle voyait, elle aussi, pour la première fois, et qui tenait dans sa main une épée nue ; elle se leva en toute hâte du lit sur lequel elle s’était placée toute vêtue, et demanda rapidement, et avec un accent inexprimable de terreur, si le marquis Francavilla avait ordonné qu’on lui arrachât la vie.
« Non, signora, répondit Amédéo en replaçant son épée, Lorédan n’a pu donner un ordre aussi détestable ; et, grâce à Dieu, s’il l’eût fait, il ne m’eût pas choisi pour le remplir ; non, vous n’avez rien à craindre de moi ; je suis au contraire le plus humble de vos serviteurs ; et désormais, je l’espère, je saurai, à ce titre, joindre celui de votre libérateur ; mais, avant tout, apprenez-moi par quelle fatalité vous êtes prisonnière dans un château où tout devrait vous obéir, et qui peut vous faire présumer que le marquis Francavilla, dont vous avez mérité la reconnaissance, puisse jamais paraître au rang de vos odieux persécuteurs.
– » Eh ! qui pourrait m’en faire douter, répliqua la belle inconnue ; n’est-ce pas lui qui me persécute avec une violence inimaginable ? ne cherche-t-il pas à m’arracher un secret que ma délicatesse ne lui confiera point, et ne m’a-t-il pas fatiguée par les protestations d’un amical attachement ? »
« – Ce que vous me dites, signora, répondit Amédéo, me prouve que vous êtes dans l’erreur ; quoi ! Lorédan, le noble Lorédan aurait pu essayer à surprendre votre vertu alors que l’amour s’apprête à le couronner de la plus brillante manière, alors que la jeune duchesse Ferrandino va lui donner sa main ? assurément vous vous trompez, madame, et mon ami ne peut-être coupable à ce point.
» – Si vous êtes son ami, signor, je vous plains vous-même, car il vous trompe si vous n’êtes pas corrompu comme lui ; vous dites qu’il ne pouvait m’entretenir de sa passion condamnable, eh bien ! la nuit dernière encore il me contraignait à l’écouter.
« – Quoi, signora, vous avez vu tout nouvellement Francavilla ? »
« – Oui, je l’ai vu, je vous répète, accompagné du concierge, son détestable agent ; il m’a quittée le désespoir dans l’âme, et justement effrayée par ses menaces, j’ai cru, en vous apercevant près de moi, votre épée à la main, que vous aviez reçu de lui commission d’attenter à ma vie. »
Cette jeune personne lui parlait avec tant d’assurance, elle précisait les faits d’une façon si particulière, lui-même d’ailleurs ayant suivi Lorédan, avait la certitude que durant la nuit dernière il avait pénétré dans ces cachots. Ces diverses impressions le plongeaient dans une profonde inquiétude ; il ne savait à quoi s’arrêter, et ses indécisions le rendaient plus malheureux.
« – Excusez-moi, signora, dit-il à la belle villageoise, si je me permets de vous interroger ; si, avant de prendre hautement votre défense, j’essaie de jeter un peu de jour sur une aventure qui me paraît maintenant bien obscure ; je dois remonter un peu loin, et je me flatte que vous ne balancerez pas à m’éclaircir les choses qui me semblent obscures ; ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai le bonheur de vous connaître ; vous vous étiez, il y a un mois, offerte à ma vue, et à ce moment j’étais loin de m’attendre que la Providence, en nous séparant après tant de contre-temps, nous réunirait dans les profondeurs de ces souterrains ; vous ne pouvez avoir oublié le jour où sortant de la forêt sombre avec le vieillard Stéphano, vous traversâtes plusieurs bosquets avant de parvenir à la prairie située devant Altanéro. Ce fut là que je vous rencontrai, j’eus même le plaisir de vous entendre parler avec votre conducteur, et les charmes répandus sur toute votre personne me donnèrent le vif désir de vous connaître mieux. Le ciel trompa mon espérance ; des brigands que je ne pus punir vous ravirent à mes yeux ; ce fut pour chercher à vous délivrer de leurs mains criminelles que j’ai parcouru sans succès en la compagnie du marquis de Lorédan la forêt sombre et le monastère des Frères Noirs. Sorti de ces lieux après d’innombrables périls, j’ai couru sans succès la campagne voisine, mais jamais quelque intérêt que j’attachasse à vous retrouver, je n’eusse pu m’imaginer que c’était dans ces lieux que vous étiez prisonnière ; comment y avez-vous été amenée ? depuis quel temps y gémissez-vous dans les fers ? »
Ce discours fut prononcé avec une chaleur que les vifs regards d’Amédéo rendirent plus aimable ; la belle inconnue devina aisément la cause de cet intérêt ; une prompte rougeur colora son visage, et son sein agité annonça l’oppression de son âme.
« – Je ne vous dissimulerai rien, signor, reprit l’inconnue, de ce que je puis vous apprendre sans fausser les sermens que j’ai fais ; je suis donc obligée, pour ne pas manquer à ma promesse, de taire l’histoire de ma vie jusqu’au moment où vous m’avez rencontrée. Il vous suffira de savoir que le moment était pour moi solennel ; j’allais remplir un devoir bien cher à mon cœur, puisqu’il s’agissait de complaire à une personne à laquelle la reconnaissance et le devoir m’ont liée à jamais.
» Vous vîtes combien le marquis Francavilla m’était étranger, puisque vous-même avez entendu mes paroles. Hélas ! je courais vers lui en pleine tranquillité ; je ne me doutais pas que cet homme, dont je devais attirer l’attention pour l’emmener en un lieu où de grands secrets lui devaient être révélés, se montrerait tout-à-coup à son tour le plus acharné de mes persécuteurs.
» D’après l’instruction qu’on m’avait donnée, je chantai une romance dont les paroles étaient telles qu’il devait en l’écoutant désirer vivement de me parler ; s’il l’eût fait, j’avais l’ordre de l’engager à venir dans la forêt, en la cabane de Stéphano, où un ami désirait s’entretenir avec lui ; mais si par hasard il eût refusé de me suivre, des tablettes, qui se trouvaient dans une corbeille de fleurs, devaient être alors le talisman qui eût levé toutes les incertitudes : il y avait dans un lieu secret un papier dont la lecture n’aurait pas manqué de le rendre plus docile à mes instructions ; il parut à sa fenêtre, ainsi qu’on l’avait espéré ; j’étais si troublé qu’à peine si je songeai à le regarder ; je lui fis le signe convenu ; il disparut et venait me rejoindre, lorsque plusieurs brigands m’environnèrent en débouchant de divers côtés ; je voulais m’enfuir ; la chose me fut impossible. Stéphano ne se montra point ; malgré ma résistance il me fallut céder au nombre ; on m’entraîna vers un cheval, et je tombai dans un profond évanouissement. Il dut être long, car je ne repris mes sens que dans cette triste demeure ; je me trouvai couchée sur ce lit ; seule, sans secours et paraissant prisonnière, hélas ! vous devez imaginer quel dut être mon désespoir. On avait eu soin de placer auprès de moi plusieurs provisions, et je me vis condamnée à une étroite captivité ; quatre jours et quatre nuits se passèrent dans cet état ; mes larmes ne cessèrent de couler. Cependant une plus pressante inquiétude vint se mêler à ma douleur ; mes vivres tiraient à leur fin, et je pouvais redouter une mort affreuse si j’étais abandonnée de mes persécuteurs. Vers le milieu de la quatrième nuit cette terreur fut dissipée. Deux hommes ouvrant cette grille, pénétrèrent jusqu’à moi ; l’un était le concierge d’Altanéro, l’autre en était le barbare maître. « Elphyre, dit-il en m’abordant, je sais votre nom et connais qui vous êtes ; votre protecteur qui est mon ami m’a instruit, dans un lieu d’où je viens, de tout ce qui nous intéresse ; c’est lui qui m’a appris que nos adversaires vous avaient conduite en ce lieu, et désormais vous allez être sous ma garde. » À ces paroles je crus, signor, qu’il allait me donner la liberté ; mais ce n’était pas son intention ; il commença par me faire de telles questions qu’il ne me fut pas difficile d’apercevoir qu’il se disait plus instruit qu’il ne l’était effectivement ; tantôt il me racontait une foule de choses surprenantes, tantôt il ignorait ce que son protecteur lui eût appris, si réellement il lui avait parlé ; et ces divagations m’engagèrent à me tenir sur la réserve, car je soupçonnais sa sincérité ; la suite me prouva clairement la réalité de mes conjectures ; il exigea de moi des aveux que je ne voulais pas lui faire, et il sortit furieux après m’a voir annoncé que les portes ne tomberaient devant moi qu’après que je lui aurais fait un aveu sincère de tout ce que je pouvais savoir.
Il ne s’en tint pas là ; diverses fois il est revenu, et son audace n’a pas eu de borne. Ah ! par pitié, sauvez-moi de l’outrage qu’il me prépare ; si j’en crois ses menaces dernières, il ne tardera pas à le consommer.
Plus Elphyre parlait, moins Grimani pouvait revenir de son étonnement ; il demanda à cette jeune personne par quelles premières mains elle avait été conduite dans ce lieu, et comment on avait instruit Lorédan de cette particularité ; mais sur ce point elle ne pouvait donner aucune lumière ; elle ignorait entièrement ce que Francavilla ne lui avait pas appris.
Amédéo, reprenant la parole : « Je dois me rendre à l’évidence, dit-il à la belle Elphyre, et Lorédan doit être coupable, puisque vous l’accusez ; il faut que sa conduite ne soit pas régulière, puisque son protecteur l’abandonne, et qu’il s’est adressé à moi pour opérer votre délivrance. Je n’ai pas de secret antérieur à conserver ; aussi puis-je hardiment me faire connaître : l’on nomme Amédéo, et je suis le baron Grimani, cousin-germain de Francavilla. Jusqu’à ce jour je tins à gloire d’être son ami ; maintenant il me fait horreur. Cependant, signora, quand on vous voit, on ne peut s’empêcher de le plaindre ; malheureux celui qui ne parviendra pas à mériter votre estime. »
Amédéo allait prononcer un autre mot ; il n’osa pas le faire dans la crainte d’allumer la défiance de la prisonnière ; mais Elphyre le devina, et elle eut besoin de courber sa tête pour dérober sa nouvelle rougeur.
« Je vous ai dit, reprit Grimani, que j’étais prêt à vous arracher à vos fers ; mais, signora, où pourrai-je vous conduire ? à quels amis faudra-t-il remettre un dépôt si précieux ?
» Je vais vous étonner, répondit Elphyre ; nul ami ne peut me recevoir ; et, jusqu’à de nouveaux événemens, je suis isolée sur la terre ; si ma prison me semble odieuse, si je souhaite d’en sortir, j’ignore en quel lieu je pourrais reposer ma tête.
– » Quoi, signora, et Stéphano !
– » Je le connais à peine ; ce n’est pas lui que je fus confiée, et j’ignore où je pourrais trouver mes protecteurs ; tout ce que je désire de votre pitié généreuse, c’est de me faciliter les moyens d’entrer dans un couvent ; là j’attendrai que des jours plus prospères luisent pour moi et pour mon ami.
– » Vos désirs, répondit Amédéo, seront accomplis, je vous le jure ; mais il faut écouter la prudence et vous éloigner de ces contrées, de façon à ce que votre trace ne soit pas facilement retrouvée ; souffrez donc que, pour un moment, je vous quitte ; je vais aller fréter une felouque au port d’Altanéro ; elle sera cette nuit toute prête à être mise à la voile, et par elle nous fuirons de ces murs odieux. Lorédan sans doute ne viendra pas vous visiter avant son heure ordinaire ; et moi, dès que la nuit sera venue, je reviendrai positivement. Le marquis, ne se doutant pas que je pourrais un jour user de son secret pour confondre ses coupables menées, m’indiqua une route cachée, par laquelle on sort d’Altanéro ; je m’en servirai pour assurer votre délivrance et pour le punir de son audacieuse conduite. »
Elphyre se montra reconnaissante des nobles sentimens que lui témoignait Amédéo. « Signor, lui dit-elle en prenant sa main, je me confie à vous avec toute sécurité ; non, vous ne chercherez pas à tromper une fille infortunée, et la vertu ne vous accusera jamais d’avoir affecté de suivre ses maximes. »
Amédéo, dans un pareil enthousiasme, prit le ciel à témoin de la pureté de ses intentions ; il lui jura un respect, un dévouement sans borne ; et, voyant le jour s’avancer, il jugea qu’il n’avait pas de temps à perdre s’il voulait, avant la nuit, comme avant le retour de Lorédan, parvenir à fréter un léger navire.
Il eût bien voulu néanmoins ne pas s’éloigner de la belle Elphyre ; mais la nécessité lui commandait, et il obéit ; il parcourut rapidement les souterrains et les salles désertes ; il franchit la dernière porte sans être aperçu, et sortit aussi vite du château ; sa course l’eut bientôt conduit sur la plage.
Là se trouvaient plusieurs felouques ; Amédéo demanda le pilote de celle qui lui parut la plus légère ; on le lui indiqua, et facilement ils s’accordèrent ensemble. Le marinier convint de se trouver à la chute du jour, et qu’il serait prêt à mettre à la voile avec ses matelots sur la grève voisine. Il répondit du succès d’une prompte navigation.
Ce soin terminé, Amédéo rentra dans le château, et peu d’instans après, Lorédan y revint avec Mazini. L’archevêque de Palerme était resté à Rosa-Marini jusqu’au jour de la noce, fixée, comme nous l’avons dit, au mardi suivant ; et le samedi finissait avec la nuit prochaine.
Tout ce que put faire Grimani fut de cacher à Lorédan la haine que maintenant il lui portait, non qu’il eût le projet de laisser impunie sa conduite envers Elphyre ; mais il ne voulait se mesurer avec lui qu’après avoir soustrait cette belle personne à son injuste pouvoir.
Il partit à l’instant convenu, et put, avec autant de bonheur, rentrer dans le grand appartement et arriver auprès de son Elphyre ; il apportait un manteau dont il l’enveloppa, une toque pour couvrir sa belle chevelure ; et lui donnant la main, il la mena à travers le passage qui conduisait du fossé hors des limites de la forteresse, sans avoir rencontré un témoin indiscret.
Tandis qu’il prenait le soin de faire préparer un lit dans la felouque, pour que sa jeune amie pût passer à son aise le reste de la nuit, le pilote, propriétaire du navire, vint à lui.
– « Signor, lui dit-il, une malheureuse femme de matelot qu’on vient de me recommander, voudrait aller rejoindre son mari à Palerme, voulez-vous me permettre de la prendre sur mon bord ? »
Amédéo n’avait garde de refuser une prière semblable. Que lui importait une obscure femme qu’il ne devait plus revoir dans la suite ; d’ailleurs il ne fut pas fâché qu’une personne du sexe d’Elphyre se trouvât avec elle, et sans peine il y donna son consentement.
Le pilote, un instant après avoir quitté Grimani, reparut, conduisant une femme enveloppée dans une grande mante ; elle se plaça dans un coin opposé à la place où Elphyre reposait ; et en même temps le pilote ayant crié au large ! la felouque s’éloigna du rivage et gagna la pleine mer.
FIN DU SECOND VOLUME.
Justement effrayé par les paroles sinistres qui, sans trêve, retentissaient à son oreille, le marquis Francavilla ne douta point que ses ennemis n’eussent trouvé le moyen de lui faire quelque dangereuse blessure, qu’il ne connaissait pas encore, mais dont, avant peu, il ne manquerait pas de ressentir les cruelles atteintes. Dès ce moment, le repos ne put s’approcher de lui, et les premières clartés de l’aurore le trouvèrent debout.
Parmi les sujets de terreur qui étaient venus en foule assiéger son âme, le plus amer sans doute, fut la cruelle pensée qu’on avait voulu, en lui ravissant son amante, lui porter le plus rude coup ; aussi dès que le jour eut paru, sans songer à attendre le cortège brillant de ses amis qui avaient l’habitude de l’accompagner, il partit en toute hâte pour Rosa-Marini, et un tremblement d’effroi agita tous ses membres lorsqu’il aperçut les hautes tours du château.
Mais ses craintes sinistres ne se vérifièrent pas ; tout était profondément tranquille chez le duc Ferrandino ; sa venue produisit quelque étonnement parmi des gens peu accoutumés à le voir d’aussi bonne heure. Il ne manqua point de prétexte pour excuser sa prompte venue, et, comme on doit le croire, Ambrosia ne songea guère à l’en gronder. Plus heureux, parce qu’il se trouvait auprès d’elle, il oublia insensiblement l’impression douloureuse produite par les paroles, qui, jusqu’alors avaient retenti à son oreille comme un tonnerre de mauvais augure.
Mais si on était dans la joie à Rosa-Marini, il n’en était pas de même dans Altanéro. Le marquis Mazini remplissait cette demeure du bruit de ses recherches et de sa mauvaise humeur, qui avait commencé à l’annonce qu’on vint lui faire du départ matinal de Lorédan à l’heure où il faisait sa toilette, dans la pensée de partir avec lui.
Le marquis Mazini, comme on a pu s’en apercevoir, était très-délicat sur le chapitre des convenances et de l’étiquette ; il ne comprenait rien à ces résolutions promptes, à ces mouvemens impétueux par lesquels se signale parfois la jeunesse ; il croyait que tout devait être réglé, qu’il fallait se réjouir en mesure et s’appliquer en cérémonie : aussi se montra-t-il vivement piqué de ce que son neveu Francavilla était parti sans l’attendre.
Il crut pouvoir lui faire bien sentir ce manque d’égard en ne se mettant pas en route après lui, et il contremanda avec dignité les préparatifs de son voyage. Mais un plus grand chagrin se préparait pour lui.
L’heure a laquelle Grimani était dans l’usage de venir lui rendre ses devoirs accoutumés était passée, et il ne paraissait pas : Mazini crut satisfaire tout à la fois sa tendresse pour Amédéo, et son profond respect pour les usages, en envoyant un écuyer s’enquérir si ce jeune homme avait suivi son cousin. On vint lui répondre négativement, et alors sa mauvaise humeur redoubla ; elle fut poussée bien plus loin encore, lorsque le repas du matin n’amena pas Amédéo dans la salle à manger. Pour le coup, en sortant de table, il courut vers l’appartement de son neveu, afin d’interroger lui-même ses gens et d’apprendre d’eux la cause de cette absence, qui lui paraissait si extraordinaire.
Quel ne fut point l’étonnement de Mazini, lorsque le premier écuyer d’Amédéo lui annonça que, selon toute apparence, son maître devait être parti dans la soirée précédente du château, car on n’avait pas trouvé son lit défait ; et qu’en même temps cet officier lui remit une lettre, laissée par Grimani à l’adresse du marquis, son oncle, comme également il s’en trouvait une pour Lorédan Francavilla.
Mazini prenant la sienne, la lut avec empressement, il n’en tira pas de grandes lumières. Amédéo se contentait de lui faire savoir qu’un motif de la plus haute importance le contraignait à partir d’Altanéro, qu’il ne pouvait fixer l’époque où il reviendrait près de son oncle, mais il ne croyait pas que son retour pût avoir lieu avant une couple de mois. Il suppliait Mazini de lui pardonner, s’il était parti sans prendre ses ordres, mais que l’affaire qui lui commandait impérieusement, ne lui avait pas permis de donner à un parent, qui lui était bien cher, cette marque de son respect.
Malgré la colère du marquis, il se trouva un peu adouci par les formes respectueuses de l’épître. Un postscriptum lui prouva que son neveu n’assisterait point aux noces de Lorédan, et dès-lors il perdit l’espérance de son prompt retour. Cependant, croyant devoir, dans cette circonstance, déguiser une partie de son inquiétude au sujet d’un voyage auquel il ne manquait pas d’assigner quelque étourderie pour cause première, il dit à haute voix que le baron Grimani s’était éloigné pour mettre à fin une affaire majeure, et que maintenant il n’avait plus d’inquiétude sur son compte.
On avait remis en même-temps à Mazini la lettre d’Amédéo pour son cousin, et nonobstant son vif désir d’acquérir de plus précises lumières sur le voyage de son neveu, il avait trop le sentiment de ce qu’il se devait à lui-même, pour porter un œil téméraire et indiscret sur un écrit qui ne lui était pas adressé ; croyant néanmoins que le jeune homme aurait plus de confiance en Lorédan, et que ce dernier serait mieux instruit qu’il ne l’avait été lui-même.
Mais s’il respecta le cachet, il n’en garda pas moins la lettre dans sa poche, pour la donner à Lorédan sans intermédiaire, et ce fut sa première action lorsque Francavilla revint de Rosa-Marini. Le marquis Mazini le prenant à part lui confia ce qu’il appelait l’escapade de son neveu, commença par lui faire lire la lettre adressée à lui Mazini, et puis remit à Lorédan celle qui était pour lui.
La lecture qu’en fit Lorédan le plongea dans une profonde surprise ; il la recommença une seconde fois, et son étonnement ne parut pas diminuer. Mazini, debout devant lui, ne perdait pas un de ses mouvemens, il en parut alarmé, et prenant la parole, il demanda à Francavilla si Grimani lui annonçait quelque mauvaise nouvelle.
« Oui sans doute, répondit le marquis, la nouvelle que je reçois est bien funeste, dès qu’elle me donne l’assurance que j’ai perdu un ami. Séduit par une apparence dangereuse, mon cousin s’éloigne de moi, en m’appelant perfide ; ainsi on a pu m’enlever son cœur ; et voilà l’explication fatale de l’événement de la nuit dernière. » En prononçant ces mots, Lorédan se laissa tomber sur un siège, comme accablé par son extrême douleur ; il présenta la lettre à Mazini, qui était justement impatient de la parcourir ; elle était conçue en ces termes :
« Je croyais, marquis Lorédan, que toutes les âmes dissimulées pouvaient habiter le monastère de Santo Génaro ; je n’eusse jamais cru que, pendant le peu de temps que vous avez passé dans le monastère, vous eussiez pu vous former à l’indigne école des Frères Noirs. Malheureusement je viens d’acquérir la preuve de votre perfidie. On m’a éclairé sur vos secrets complots ; j’ai vu que vous ne rougissiez pas de causer les tourmens de mon cœur. Quoi ! à l’instant de vous unir à la parfaite Ambrosia, vous brûliez d’une flamme coupable, et votre indigne ardeur s’attachait à déshonorer la femme que votre ami vous avait dit aimer ; mais le ciel a pris leur double défense, et vos espérances sont renversées, je vous enlève cette belle infortunée. Adieu, je pars avec Elphyre, et vous ne me verrez que prêt à tirer vengeance de votre conduite, que par un reste d’affection je ne veux pas qualifier.
AMÉDÉO GRIMANI.
Mazini eut peine à achever la lecture de cette lettre, tant il était ému. « Au nom de Dieu, dit-il à Lorédan, expliquez-moi ce que cet insensé veut dire ; quelle faute avez-vous commise à son égard ? et qu’est cette Elphyre dont il vous parle ? »
– « Je serais dans un véritable embarras s’il fallait absolument, vous satisfaire, signor ; car je ne sais même pas où porter mes idées pour éclairer ce mystère ; je puis seulement vous jurer, par tout ce que l’honneur et la religion ont de plus sacré, que j’ignore les motifs qui ont pu diriger la conduite de Grimani. Mais, ce que je devine à merveille, c’est que mes ennemis, nullement arrêtés par l’absence de Ferdinand Valvano, sont parvenus à séduire mon cousin, à troubler son imagination, à lui faire soupçonner la franchise de ma tendre amitié. »
– » Quoi, dit Mazini ? vous n’avez aucune idée de cette Elphyre dont il vous parle ! cependant d’après sa lettre, il vous aurait confié le secret de son amour pour cette beauté.
– « Je ne disconviens pas, répliqua Lorédan, que plusieurs fois il ne m’ait parlé de cette jeune fille, qui vint chanter une romance sous mes croisées ; vous la vîtes comme moi ; et Amédéo, qui, à l’avance, avait pu l’admirer dans la campagne, en devint passionnément amoureux ; ce fut pour la retrouver principalement que nous fûmes d’abord dans la forêt, et qu’ensuite il m’entraîna jusqu’au monastère des Frères-Noirs : voilà toute ma science sur ce point. Je n’ai jamais depuis revu cette jeune personne ; j’ignorais le lieu où on la retenait ; j’ignorais son nom, et voilà pourtant Grimani qui m’accuse de l’avoir détenue, de l’avoir offensée ; et il me paraît, par la lettre de mon cousin, qu’elle ne devait pas être loin de ce château. Cela s’éclaircira peut-être, puisque Grimani parle de me revoir. »
– « Je me flatte, répondit Mazini, alarmé au souvenir de la dernière phrase de la lettre d’Amédéo, que vous n’oublierez point à quel sang mon neveu doit la vie ; vous aurez pitié de son erreur, et votre explication ne sera pas funeste à l’un ou à l’autre.
– » Soyez sans crainte sur ce point, repartit Lorédan, mon glaive ne se croisera jamais avec celui d’Amédéo ; j’en ai bien assez d’avoir à combattre mes actifs ennemis, sans encore vouloir y joindre ceux pour lesquels mon cœur ressent une tendresse sans pareille. Ce dernier événement néanmoins m’engagera, immédiatement après mon mariage, à partir pour Palerme, afin d’aller moi-même surveiller les progrès de la maladie de Ferdinand Valvano ; je ne veux pas, tout en lui conservant mon amitié, malgré ses injustices, qu’il puisse, en recouvrant la santé, ranimer encore la haine et l’astuce de ses agens ; car, mon oncle, tout ceci, n’en doutez pas, provient encore des machinations des Frères Noirs.
– » Eh ! de qui d’autres pourraient-ils venir, nos malheurs ? s’écria Mazini ; ah ! seuls ils sont capables de toutes ces infamies ; leur pouvoir diabolique est immense ; il paraît que l’enfer n’a rien à leur refuser. »
Ici la conversation de ces deux seigneurs fut interrompue par la venue du sénéchal Orsoni. Mazini, en le voyant, se retira ; et, dès qu’il fut sorti de la salle, l’officier de Lorédan lui dit : « Je viens, signor, avec un extrême désespoir vous annoncer la disparition de la dame que vous aviez confiée à ma garde et à celle de la signora Orsani. »
Cette dernière nouvelle parut à Lorédan le dernier coup dont on pût le frapper en ce moment ; il reprocha avec aigreur au sénéchal sa négligence, en lui disant ensuite : « Vous me répondrez de cette évasion ; elle n’a pu avoir lieu sans votre consentement, et vous, êtes sans doute coupable et d’intelligence avec ses ennemis. »
À ces mots, prononcés avec l’accent de la colère et du mépris, le Sénéchal se recule de deux pas, et, posant la main sur la garde de son épée : – « Signor marquis, dit-il, si je n’étais pas à votre solde, je vous demanderais raison de l’insulte que vous faites à un digne chevalier ; loin de moi tout soupçon de trahison, j’espérais, par soixante ans d’une conduite irréprochable, être au-dessus de toute attaque, et la vôtre vient de me percer le cœur. Il ne me reste plus qu’à quitter votre service, puisque je n’ai plus votre confiance ; et je vous demande sur-le-champ mon congé. »
Ce noble vieillard mit dans ce discours une telle chaleur, un si parfait accent de vérité, que Lorédan, humilié, comprit qu’en cédant aux premiers mouvemens de son émotion, il avait été trop loin ; mais son âme généreuse ne s’opiniâtrait pas à aggraver une faute plutôt que de la réparer ; il s’avança vers le sénéchal : – « Chevalier Orsani, lui dit-il, votre colère est juste ; j’ai eu tort, j’en conviens, et, pour le reconnaître, il ne me reste qu’à vous demander mon pardon ; je le fais ; vous en faut-il davantage ? je suis prêt à vous tout accorder. »
En disant ces mots, il présente la main au vieux guerrier qui, vaincu par cette réponse loyale, lui réplique : « J’ai pu moi-même, signor, mettre trop de chaleur dans ma réponse ; j’aurais du respecter votre douleur qui n’était pas maîtresse d’elle-même ; à mon tour, veuillez m’excuser, et que tout soit fini entre nous deux. »
Lorédan, pour toute réplique, l’embrassa, et puis lui dit : Ah ! chevalier, que vous m’eussiez à l’avance pardonné sans peine si la cause de mon trouble vous était connue ; je suis poursuivi, vous le savez, par des êtres pleins de malice, et acharnés à me nuire ; ils me blessent coup sur coup ; et à l’instant où vous veniez m’annoncer la disparition de cette dame à laquelle je tenais, car elle m’était recommandée par le meilleur de mes amis, je recevais aussi la triste nouvelle d’un événement de ce genre, peut-être encore plus fâcheux pour moi. Mais n’avez-vous pu avoir aucun indice des moyens employés par les ravisseurs de Palmina pour l’arracher à ma protection ? comment se sont-ils introduits dans un appartement où l’on ne pouvait pénétrer qu’en traversant le vôtre ? ont-ils employé la ruse, et leur adresse vous a-t-elle surpris ?
– » Vous êtes dans l’erreur, signor, ou je me suis mal expliqué, puisque vous paraissez croire que la dame Palmina nous a été ravie ; non, signor, la chose ne s’est point passée ainsi ; elle est partie volontairement, du moins s’il faut en croire une lettre laissée par elle, pour ma femme, dans laquelle elle la remercie de ses soins, et celle qui est pour vous viendra sans doute achever de nous convaincre que la force n’est en aucune manière entrée pour quelque chose en tout ceci. »
En disant ces mots, le sénéchal présente un papier roulé à Lorédan, qui, s’empressant de le prendre, y trouve ces mots écrits : « Vous le voulez, signor marquis, et je consens à chercher une autre retraite ; il serait en effet possible que les ennemis de mon époux se doutassent que j’habitais dans ces murailles ; d’ailleurs puis-je résister au plaisir de me réunir à ma chère Elphyre ? elle seule peut, par sa tendre amitié, adoucir les maux que je souffre, et j’aurais eu plus de peine à quitter ce château, si je n’avais pas eu l’assurance de me retrouver dans ses bras. »
Cette lettre, comme on peut le croire, ne fit qu’ajouter à toutes les inquiétudes de Lorédan ; elle contenait des obscurités qu’il ne pouvait éclaircir ; elle était pour lui encore le sujet de pénibles tourmens ; il voyait autour de lui des filets tendus adroitement par la malice, et qui tombaient sur lui sans qu’il put les apercevoir ; il sentait qu’une force supérieure agissait, et que vainement chercherait-il à la combattre, puisqu’il ne savait sur quel point il pourrait l’attaquer ; toute son espérance dans ce moment reposait sur l’archevêque de Palerme et sur l’assignation donnée aux Frères-Noirs, de se présenter au bout du mois devant le tribunal de la monarchie ; là, il se flattait de confondre ses ennemis en les contraignant à se découvrir.
Mais jusqu’à ce temps, le marquis vit bien qu’il lui fallait redoubler de vigilance pour ne pas se laisser surprendre ; et plus l’instant de son mariage approchait, plus il devait redouter les embûches de ses inexplicables ennemis. Il forma également le projet de ne point apprendre au marquis Mazini la disparition de Palmina, afin de ne pas augmenter les craintes de ce vieux seigneur : et il engagea le sénéchal à se taire sur ce point, ce qu’Orsoni n’eut pas de peine à comprendre.
Il paraissait, d’après la lettre de Palmina, qu’elle était partie avec cette Elphyre dont parlait Amédéo ; et celui-ci par conséquent devait se trouver avec elle. Ainsi les motifs de son éloignement seraient connus le jour où Grimani reviendrait vers Lorédan, comme il le lui avait annoncé.
Le jour suivant était un lundi, et le lendemain devait se faire la cérémonie du mariage de Lorédan. On doit croire qu’il ne fut pas sans occupation ; et malgré son extrême envie de courir à Rosa-Marini, il ne put le faire. À chaque heure arrivaient les hauts barons, ses parens ou ses amis ; les dames qu’ils amenaient avec eux exigeaient impérieusement la présence de Francavilla à Altanéro, pour qu’il leur en fît les honneurs ; aussi, pour la première fois il se vit contraint à ne pas donner à son Ambrosia la preuve accoutumée de sa tendresse.
Une foule d’ouvriers en tous genres remplissaient le château ; on dressait à l’entrée, des arcs de triomphe en feuillage, où resplendissaient réunies les armes des Francavilla et des Ferrandino. Partout, d’élégantes draperies se mariaient à des guirlandes de fleurs ; dans l’intérieur, on tendait les tapisseries les plus riches, mêlées aux plus superbes étoffes. On suspendait aux voûtes des cordons de lumière, des candélabres garnis de bougies. On plaçait çà et là des vases d’orangers, de grenadiers, de plantes précieuses, qui se mêlaient au porphyre, au bronze, au marbre, aux superbes statues, aux miroirs de Venise, dans lesquels venaient se réfléchir la multitude animée qui parcourait les appartemens du château.
Tons les domestiques, les pages, les musiciens, habillés de livrées neuves et somptueuses ; les vassaux, parés de leurs plus beaux habits de fête, se pressaient de tous côtés, soit pour admirer soit pour servir. Oh ! combien en ce moment la position de Francavilla était enviée ; et qui eût dit qu’alors sa magnificence, sa générosité, répandaient partout la joie, appelaient les plaisirs ; son cœur était mélancolique, et ne partageait pas l’allégresse qui respirait sur sa figure.
Oui, Lorédan s’étonnait lui-même de trouver aussi peu de charme en un jour qui devait combler tous ses vœux ; malgré lui, il redoutait qu’un événement sinistre ne vînt empoisonner la commune félicité ; et quand il voyait autour de lui des groupes riants, des danses animées, il s’en voulait de ne point partager leur sécurité.
Mais si du moins telles étaient ses secrètes pensées, il n’eut garde de les faire connaître ; il renferma soigneusement dans son âme les sombres pressentimens qui venaient le tourmenter.
Ce fut dans ces tristes pensées que se passa la journée du lundi, pour lui ; mais a l’aurore du mardi, l’Amour, fâché d’être vaincu, chercha à prendre sa revanche ; il entra dans le cœur de Lorédan, et lui présentant le tableau de son prochain bonheur, l’enivra si bien de cette douce idée, que toutes les autres furent oubliées.
Le marquis, en se levant, s’empressa de revêtir la riche parure qu’il devait porter à l’instant de la cérémonie : elle se composait d’un pourpoint en étoffe d’or, brodé sur toutes les tailles, d’une broderie à ramage cramoisi et à argentures avec basques et cravattes de satin bleu de roi ; le nœud d’épaule, en gros de naple bleu, était pareillement brodé, et attachait des bandes de velours cramoisi garnies de réseaux et de glands d’or. Les pantalons, en soie bleue, étaient crevassés en velours rouge, ornés de bouffettes bleues et or dans le bas. Le manteau court, en velours cramoisi, doublé de soie bleue, était à moitié chargé par les riches broderies en perles et pierres précieuses dont on l’avait garni, et par une dentelle or et argent. Son épée, à poignée d’or massif, était placée dans un fourreau de velours bleu et parsemé de diamants. Ses brodequins étaient noirs, garnis des éperons de chevalier. Sur sa tête était une toque de velours noir, à laquelle une superbe étoile de diamants attachait trois plumes blanches. Enfin, une chaîne étincelante de pierreries suspendait sur sa poitrine le portrait d’Ambrosia, dont le duc Ferrandino lui avait fait cadeau la veille.
Ses gens étaient vêtus également avec tout le luxe qui brillait sur leur maître ; jamais on n’avait vu tant de magnificence et de bon goût. Vers les huit heures du matin, le son des cloches et les chants des ecclésiastiques annoncèrent la venue de l’archevêque de Palerme, qui arrivait de Rosa-Marini avant l’aimable fiancée. Lorédan, à la tête de ses parens, des barons ses amis, courut recevoir le respectable personnage, et le suivit dans la chapelle, où il se rendit sur-le-champ.
Un courrier arrivant, tenant en sa main une branche de roses, apprit presque tout-à-la-fois que le duc de Ferrandino, conduisant sa fille, mettait le pied dans Altanéro. Soudain mille cris de joie, les fanfares d’une musique harmonieuse, le bruit des armes, que les soldats choquèrent ensemble, saluèrent celle qui allait avant peu être la souveraine de cette belle demeure. Lorédan, placé à son prie-Dieu, tourna la tête pour voir venir son amie ; elle était précédée de toute la maison de son père, de ses femmes, de ses pages, de ses écuyers, de plusieurs de ses proches ; car, en cette circonstance, le duc, instruit des somptueux préparatifs de Francavilla, n’avait pas voulu demeurer inférieur à tant de pompe ; son orgueil avait joui, à la pensée qu’il pouvait lutter d’éclat.
Une robe de drap d’argent garnie avec une guirlande d’oranger, un collier de perles, un diadème de diamans placé sur les noirs cheveux d’Ambrosia, composaient toute sa parure ; elle ne devait déployer la splendeur de ses vêtemens que dans les fêtes qui suivraient cette heureuse journée. Mais si les yeux de la jeune duchesse exprimaient son modeste contentement, la pâleur de ses joues, son sein fortement oppressé, annonçaient l’agitation de son âme ; un regard inquiet de Lorédan crut même apercevoir dans la contraction momentanée de ses traits, une douleur physique qu’Ambrosia cherchait à surmonter.
Conduite par son père, elle vint se placer auprès du marquis : « Vous êtes donc à moi, lui dit-il d’une voix basse ? Oh ! mon amie, quel fortuné moment ! » Un sourire d’Ambrosia fut toute sa réponse, et la cérémonie commença.
La chapelle d’Altanéro, bâtie par la piété des anciens princes Montaltière, était d’une vaste étendue et décorée de tout ce qui pouvait en augmenter la majesté. Deux rangs de colonnes la divisaient en trois nefs ; et dans la partie supérieure, une galerie circulaire paraissait supporter la voûte de l’édifice. Il était en ce moment garni d’une multitude considérable de curieux ou d’invités de tout sexe et de tout rang ; on se pressait autour du couple aimable, et chacun leur souhaitait mille prospérités.
L’archevêque de Palerme, environné de son cortège, revêtu de ses habits pontificaux, s’avança pour prononcer les paroles sacramentelles ; en ce moment une voix lugubre, paraissant partir d’une des tribunes de l’édifice, s’écria : À toi marquis Francavilla ! à toi ! et aussitôt, de la voûte de l’église se détache un étendard rouge parsemé de têtes de morts qui, se balançant dans sa descente, vint précisément tomber sur la jeune Ambrosia, et elle en fut comme ensevelie. Lorédan, stupéfait, regardait immobile le fatal drapeau. Hélas, il ne le connaissait que trop.
Un cri général d’épouvante s’éleva à-la-fois de toutes les parties de la chapelle ; Ambrosia seule n’y répondit pas ; elle était complètement évanouie. Cependant le marquis, honteux de son inaction, reprend ses forces, s’élance vers son épouse, arrache le voile odieux qui la couvrait, en même temps que ses femmes s’avançaient, et que déjà les assistans se pressaient tumultueusement auprès d’elle.
Mais Ambrosia ne reprenait pas encore ses sens ; on fut contraint de l’emporter hors de l’édifice, suivie de son père, de son amant, qui, tous deux la mort dans le cœur, pouvaient à peine commander à leur douleur inexprimable. Les soins qu’on lui prodigua la rendirent enfin à la vie. Ce ne fut pas pour retrouver le bonheur ; car elle se plaignit de douleurs aiguës dans la poitrine ; ses convulsions, sa pâleur, ses gémissemens, tout annonça qu’Ambrosia était empoisonnée !…
Il fallut dès cet instant veiller sur Lorédan ; il avait perdu toute espérance, de l’étendue de la noire malice de ses ennemis ; et c’était le trépas qu’il voulait, si son amante lui était ravie ; à genoux devant elle, poussant des cris inarticulés, versant des torrens de larmes, il était aussi à plaindre qu’Ambrosia.
Dans ce désordre universel, au milieu de ce déplorable crime, changeant en deuil la joie d’une si belle journée, le marquis Mazini malgré son trouble, fut le seul qui conserva quelque sang-froid. Son premier soin se porta à donner l’ordre au sénéchal de faire promptement fermer les portes du château, et en même temps il lui enjoignit d’aller visiter les galeries de la chapelle et les voûtes de cet édifice, espérant qu’on pourrait découvrir celui qui avait lancé le funeste étendard.
Cependant les souffrances d’Ambrosia augmentaient ; on demanda de la transporter dans une demeure où il fût plus facile de la soigner ; plusieurs habiles docteurs étaient déjà accourus ; le marquis Mazini ne voulant point (afin de ne pas augmenter le désespoir de la famille) qu’elle fût menée dans la chambre nuptiale, désigna l’ancien appartement des princes Montaltière ; celui que naguères Amédéo avait traversé ; et Ambrosia reposa bientôt dans les salles autrefois tant silencieuses.
Il ne pouvait plus être question de continuer la cérémonie. L’archevêque de Palerme, qui était venu pour consacrer l’union de la jeune duchesse, craignait d’être obligé de la préparer à la mort. Ce digne vieillard, serrant Lorédan dans ses bras, le conjurait de se calmer, d’espérer en la Providence ; il priait, il pleurait avec lui, et partageait vivement un désespoir qui lui semblait naturel.
Dans le temps que ces choses se passaient dans l’enceinte du château, une troupe de gens armés se présentait au-delà du pont-levis ; une bannière royale flottait au milieu d’eux. Un héraut, revêtu des couleurs du roi Frédéric, demandait à être introduit de la part du souverain, chargé par lui de remettre au marquis Francavilla un message de la plus haute importance.
Le sénéchal, étonné de ce nouvel incident, et portant au plus haut point la défiance, crut devoir, avant de répondre, consulter le marquis Mazini. Celui-ci vint en personne reconnaître les arrivans, et ses questions lui ayant acquis la preuve qu’ils étaient réellement envoyés par le roi, il permit qu’on les laissât pénétrer dans la forteresse ; mais il se passa du temps avant qu’il fût possible de conduire le héraut à Francavilla ; ce dernier était tout à son amante, il ne la quittait pas d’un instant, et en vain on eût cherché à détourner son attention.
Des remèdes puissans, administrés avec prudence, calmèrent néanmoins un peu les douleurs de la jeune duchesse ; les docteurs, observant avec soin la crise qui se préparait, purent enfin annoncer que le poison, s’il était vrai qu’il existât, avait été neutralisé ; que la malade n’avait besoin que de repos ; et ils prétendirent qu’ils pouvaient répondre de sa vie.
En écoutant ces délicieuses paroles, Lorédan crut voir le ciel s’ouvrir ; il ne parla pas de sa reconnaissance, mais la prouva aux docteurs ; et eux, de nouveau, cherchèrent à le tranquilliser, en lui répétant les assurances que déjà ils avaient données. On se tait sur la joie que durent éprouver le duc Ferrandino et les autres parens ; les cœurs sensibles sauront l’apprécier sans peine.
Francavilla consentit seulement alors à quitter la chambre d’Ambrosia pour passer dans son appartement ; ce fut là que le marquis son oncle, le voyant moins agité, lui apprit que le roi de Sicile, son glorieux souverain, lui dépêchait un héraut et deux officiers chargés de lui apporter ses ordres. Lorédan, plein de respect pour Frédéric Ier, commanda que ses messagers fussent introduits et il se leva pour les recevoir convenablement.
La lettre du roi, sans entrer dans aucun détail, enjoignait au marquis Francavilla de se rendre sur-le-champ auprès de sa personne à Messine ; elle lui observait que rien au monde ne pouvait faire que cet ordre fût éludé ou retardé, le rendant responsable de tout le préjudice que le plus léger obstacle pourrait apporter aux affaires dont Frédéric Ier, avait à l’entretenir.
Une pareille invitation ne pouvait venir dans un moment plus désagréable. Si Lorédan eût été seul, il n’y a pas de doute que malgré tout son attachement pour son souverain, il ne se fût refusé à lui obéir ; mais il était environné de toute sa famille. Le duc Ferrandino charmé d’ailleurs de donner à sa fille le temps de se remettre avant de songer à recommencer les cérémonies du mariage, fut le premier à presser Lorédan de courir où son devoir l’appelait. Mazini, ses autres proches parens se joignirent au duc ; tous lui tinrent le même langage ; enfin, l’archevêque de Palerme acheva de le décider, en lui faisant entrevoir que peut-être on craignait à la cour une attaque du roi de Naples, que par conséquent l’intérêt de la patrie devait l’emporter sur un attachement particulier.
Francavilla aurait lutté encore, mais il n’osa pas ; il demanda cependant qu’on lui permît de retarder son départ jusqu’au lendemain matin, aucune puissance au monde ne pouvant l’arracher d’auprès de son amante avant qu’il eut eu la certitude que les espérances données de son rétablissement ne seraient point vaines. Les officiers du roi furent invités à se reposer, et le calme se rétablit dans Altanéro.
Une foule continuait à remplir le château ; mais elle ne faisait plus entendre les accens de l’allégresse ; elle se glissait silencieusement dans les galeries, sous les portiques et sur les escaliers. Les illuminations brillantes contrastaient avec le deuil général, et la salle du festin, où des chœurs de musique devaient se faire entendre, ne présentait qu’une réunion de personnages muets ; on évitait de se parler, et l’on eût dit que tous étaient couverts du sanglant étendard de la mort.
Le pronostic des docteurs se vérifia ; la jeune duchesse, dans la soirée, se trouva mieux, ses forces revinrent et l’on acquit alors la certitude qu’on s’était trompé au sujet de son empoisonnement. Le crime n’avait pas été commis ; la frayeur et une disposition naturelle à la souffrance dans cette journée, avaient causé sa maladie. Elle passa une nuit assez bonne, mais une partie de ses douleurs revinrent lorsque son père la prévint que Lorédan allait s’éloigner ; elle chercha à dissimuler la peine que lui causait ce subit départ ; et instruite par le duc des motifs importans qu’on présumait devoir y donner lieu, elle eut assez de fermeté pour engager elle-même le marquis à donner au roi cette preuve de son zèle pour son service, comme de son attachement.
Francavilla frémissant d’amour et de colère, écoutait dans un sombre désespoir ce que lui disait Ambrosia ; il ne pouvait s’arrêter à la pensée que, sans ses ennemis, il serait maintenant l’époux heureux de son amante, tandis que le jour de son hymen ne pouvait plus se fixer. Il eût voulu, nonobstant les souffrances de la jeune duchesse, s’unir avec elle au pied du lit où elle reposait ; mais, n’osant pas en faire la proposition, il lui fallut partir avec l’espérance incertaine de serrer un jour ces doux nœuds.
Le duc Ferrandino lui donna les témoignages les plus positifs de son attachement ; il lui promit de faire partir chaque jour un courrier qui irait à Messine lui porter le bulletin de la santé d’Ambrosia ; il fit même plus encore, il s’engagea à faire prolonger la convalescence de sa fille de manière à ce qu’elle se trouvât encore à Altanéro lors du retour de Lorédan. Celui-ci, quelque peu rassuré par tant de démonstrations d’amitié, se décida enfin à se mettre en route.
Mazini, auquel il laissa tout pouvoir durant son absence, le pria de ne rien négliger à Messine pour apprendre des nouvelles d’Amédéo ; et puis l’ayant embrassé, il le conduisit jusqu’au-delà du pont-levis.
Outre sa suite ordinaire, Francavilla fut accompagné dans sa course par un tiers environ des gens d’armes qui étaient venus à Altanéro avec les officiers du roi ; le reste, ayant un héraut et un chevalier à sa tête, ne partit pas en même-temps, prétextant un ordre du monarque qui lui enjoignait de pousser jusqu’à Palerme.
Lorédan, brûlant du désir de s’expliquer promptement avec Frédéric, pressa le plus qu’il lui fut possible la célérité de son voyage, il y mit une si extrême diligence, que dans très-peu de temps il vit les remparts de Messine se dessiner dans le lointain. Ce fut vers le soir du troisième jour de son départ d’Altanéro qu’il entra dans cette ville. Il y avait un palais dans lequel il se rendit, et immédiatement il dépêcha vers le roi un chevalier de sa suite pour lui annoncer que ses ordres étaient remplis, et que lui, Francavilla, était venu pour lui témoigner son obéissance. Le monarque fit répondre que le lendemain, à dix heures du soir, il lui donnerait audience. Ce retard ne concordait guère avec l’impatience que le prince avait montrée pour le voir arriver ; mais il fallut prendre patience, et attendre l’instant indiqué.
Lorédan employa le temps qui précéda cet instant à voir ses amis ; tous le félicitèrent sur son arrivée ; ils lui dirent que sans doute le roi lui destinait le commandement d’un corps de troupes qu’on devait envoyer au secours du roi de Chypre, menacé par les Ottomans ; et que beaucoup de gloire devait être le résultat d’une telle faveur.
Francavilla était loin de penser de même, et il se promit bien de refuser tout ce qui pourrait l’éloigner plus longtemps encore de son Ambrosia. Cependant ses amis se pressaient autour de lui ; ils vantaient leur attachement à sa personne ; et plus on avait la certitude que le monarque paraissait le chérir, plus on lui parlait de l’amitié qu’il savait si bien inspirer.
L’heure de l’audience donnée au marquis lui paraissait bien étrange ; ce n’était pas le moment accoutumé pour parler d’affaires, on ne songeait alors qu’au plaisir ; mais le monarque l’avait désignée, il fallait l’attendre, et ne pas murmurer, encore. Enfin elle sonna. Déjà depuis quelque temps Francavilla se promenait, suivi du nombreux cortège de ses amis, dans la grande galerie du palais, lorsqu’un huissier vint lui annoncer que le monarque était prêt à le recevoir. Lorédan s’avança seul vers le cabinet du prince, et la porte se referma après lui.
Frédéric était seul dans la pièce où Lorédan fut introduit ; il s’appuyait sur une table couverte de papiers ; sa contenance était grave, et ce ne fut pas avec son sourire bienveillant qu’il accueillit le marquis, comme jusqu’à cet instant il l’avait toujours fait. Une simple inclination fut tout ce que Francavilla en obtint ; et lui, qui n’était pas accoutumé à cette froideur extrême, qui croyait être mandé par l’amitié du monarque, éprouva quelque embarras de cette réception.
Un moment de silence s’en suivit. Le roi prenant enfin la parole : « J’apprends, marquis Francavilla, lui dit-il, que mes envoyés vous ont trouvé à l’instant de contracter votre alliance avec la jeune duchesse de Ferrandino ; je suis fâché de n’avoir pu attendre plus long-temps les explications importantes que je suis en droit de vous demander ; mais elles m’intéressaient trop, elles sont trop pénibles pour vous, et j’ai dû, tant dans mon intérêt que dans le vôtre, ne pas chercher à les retarder. »
Ce début, prononcé d’une voix imposante, fit déjà pressentir à Lorédan qu’il allait acquérir la nouvelle preuve que ses ennemis l’avaient desservi de tout côté ; qu’après lui avoir enlevé la tendresse fraternelle de Grimani, ils avaient essayé de lui ravir l’affection du roi.
– Je suis prêt, sire, répondit-il, à donner à votre majesté toutes les explications qui lui paraîtront nécessaires. J’ignore encore sur quel point elle voudra m’interroger ; mais, quel qu’il soit, j’ai la certitude de pouvoir y répondre victorieusement.
– » Je le souhaite plus que je ne l’espère, répliqua Frédéric ; et, par avance, je vous conseille de me dire tout ce que vous savez ; car je suis instruit bien plus que vous ne croyez peut-être.
– « Sire, je n’en doute point ; mais peut-être aussi l’êtes-vous par mes ennemis ; et alors quelle foi pourrez-vous ajouter à leurs révélations. »
– « Prenez-y garde, marquis Lorédan, vous tenez déjà le langage de ceux qui n’ont pas de raisons à donner, et qui toujours, et sans motifs accusent la malignité de leurs prétendus ennemis. »
Ces paroles annoncèrent plus clairement encore que le monarque était prévenu ; mais Lorédan, se confiant en son innocence, se flatta de dissiper les nuages qui s’élevaient dans le cœur de Frédéric.
« Je n’aurai pas sans doute besoin, poursuivit le prince, de vous raconter ce que vous devez savoir ; cependant, je juge convenable de prendre l’affaire dès son commencement, afin que vous ne puissiez pas me reprocher de vous avoir déguisé quelque chose. L’attachement que je vous portais, marquis Lorédan, venait, dans son principe, de ma reconnaissance pour les services signalés que votre illustre père avait rendus à ma couronne ; vous ne tardâtes pas à la mériter vous-mêmes, et j’eus lieu d’être satisfait de votre conduite, aussi loyale qu’héroïque. Je cherchais par où je pourrais m’acquitter envers vous lorsque l’occasion s’en présenta. La belle duchesse Ambrosia fut aimée par vous ; elle parut répondre à votre flamme ; soudain j’écartai d’elle les cœurs qui eussent pu vous la disputer. Il en est un qui, assurément, n’eût pas eu de peine à remporter la victoire sur vous, puisque c’était le troisième de mes fils, le prince Manfred, épris d’une extrême passion pour cette belle personne. Je fis taire ses soupirs ; je lui commandai de se vaincre ; il m’obéit, et pour lors je voulus lui donner une épouse dont les charmes, le rang, les vertus, pussent entièrement lui faire oublier celle que je lui refusais. Parmi les princesses sur lesquelles je portai mon choix, la nièce de Lusignan, roi de Chypres la princesse Palmina fut celle qui me parut devoir fixer plus particulièrement mon attention. Cependant je n’en fis rien paraître ; je ne pouvais donner trop d’attention au bonheur de mon fils, et je me décidai à envoyer un seigneur intelligent à la cour du roi de Chypre, qui, sous le prétexte de faire un voyage dans la Palestine, s’arrêterait quelque temps à Famagouste, examinerait le caractère de la princesse, qui, devant lui, ne songerait pas à se dissimuler, me rendrait un compte précis de ce qu’il m’importait tant de savoir, et qui, après avoir reçu mes instructions dernières, déploierait le caractère de mon ambassadeur, et demanderait à Lusignan la main de sa nièce pour le prince mon fils. Ce seigneur devait, au contraire, si la renommée avait exagéré le mérite de la belle Palmina, avoir l’air de poursuivre sa route vers la Terre-Sainte, et un profond mystère aurait couvert cette importante mission.
» Il y avait autour de moi, sans doute, un grand nombre de chevaliers dignes de recevoir mes instructions ; je m’arrêtai cependant sur le plus cher de vos amis, sur le baron Ferdinand Valvano, et je fus déterminé dans mon choix, par la preuve que je crus avoir acquise que ce jeune seigneur brûlait en secret, et malgré lui, pour la femme qui vous était destinée ; je vois à la surprise éclatant sur votre visage, que vous n’aviez pas eu ma perspicacité ; oui, Lorédan, votre ami adorait Ambrosia, et sa vertu (il en avait du moins alors) lui fit dérober à vos yeux le secret de son âme.
» J’eus pitié de lui ; je crus lui rendre un vrai service en l’éloignant un peu de vous ; je connaissais l’empire de l’absence et du temps : je ne doutais pas qu’il ne perdît son amour en perdant son espérance, et que, revenant après votre hymen, il n’imposât silence à une ardeur devenue dès ce moment criminelle. Ce que j’avais prévu arriva ; mais ce fut moi qui fournis tous les moyens d’assurer votre tranquillité.
« Valvano ayant reçu mes instructions, cacha avec soin le but de son voyage ; j’avais exigé de son honneur qu’il en fît à tous un profond mystère, ne vous exceptant pas de cette défense. Il connaissait encore son devoir ; aussi me vis-je obéir par lui ; un vaisseau préparé secrètement à Syracuse le reçut sur son bord. Muni de mes instructions, Ferdinand quitta la Sicile ; et peu de temps après, j’eus la nouvelle qu’il était heureusement débarqué à Famagouste.
» Ses premières dépêches m’apprirent que la princesse de Chypre était d’une rare beauté, il me fit ensuite un brillant détail de ses qualités ; mais peu-à-peu, et comme voulant par un plus long examen, répondre à ma confiance. Charmé de ce qu’il me mandait, j’allais lui envoyer les pleins pouvoirs, afin qu’il pût traiter de cette union, lorsque tout-à-coup, il cessa de correspondre avec moi. Surpris de ce silence extraordinaire, craignant qu’il ne lui fût arrivé quelque malheur, impatient de terminer cette négociation, je me décide à faire partir un autre émissaire, qui, prompt à revenir, me donne l’inconcevable nouvelle que la princesse Palmina est disparue, et que tout Chypre accuse le baron Valvano de l’avoir enlevée.
« Je me refusai d’abord à croire une pareille infamie ; mais enfin je dus me rendre à l’évidence, et je demeurai confondu. Vous devez croire, marquis Lorédan, que ma colère fut portée au plus haut point ; aussi dans mon premier dépit, je jurai de prendre une vengeance éclatante d’une aussi coupable injure, et j’étendis mon serment, tant contre Valvano, que contre ceux qui pourraient lui prêter son appui.
« Plusieurs mois se passèrent, et mes efforts pour découvrir le lieu de la retraite de ce perfide, furent infructueux. Je dissimulai soigneusement toute cette affaire, afin d’en mieux surprendre l’auteur et les complices ; mais ils se déguisèrent si bien, qu’ils échappèrent à toutes mes recherches. J’avais presque renoncé à l’espérance de les rejoindre, lorsqu’il y a peu de jours, je reçois une lettre. Elle m’annonce que Valvano n’a pas craint de venir me braver jusqu’en mon royaume ; qu’il est en Sicile, caché dans un lieu où il se trouve arrêté par une dangereuse blessure ; mais que redoutant d’être surpris avec la princesse de Chypre, dont il a fait sa concubine, il est venu vous la confier ; qu’elle est dans votre château d’Altanéro, où vous la cachez soigneusement à tous les regards, et que c’est-là que je dois diriger mes recherches, si je veux me donner la preuve certaine de votre culpabilité.
« J’avoue qu’avant de vous croire coupable à ce point (car il ne faut pas vous laisser ignorer qu’en la même lettre, on m’assurait de votre intelligence avec Valvano : vous saviez le nom, le rang de la princesse ; vous étiez, en un mot, instruit de tout) ; avant donc de vous soupçonner, il me fallut du temps ; mais une nouvelle lettre plus pressante me vint donner de nouvelles lumières. On me promettait de me faire remettre tous les papiers, tous les documens par lesquels la vérité me serait prouvée, dès que je vous aurais fait venir à Messine.
Il fallut s’y déterminer, cependant, combattu par mon amitié, je ne voulus pas à l’avance, vous traiter en criminel ; je vous écrivis de manière à pouvoir donner à ma lettre l’interprétation que je jugerais à propos : bien décidé, si avant de vous voir, on ne m’avait remis les preuves annoncées, de ne vous parler de ceci que pour vous demander ce que vous pouviez en savoir. Mais il y a une heure et je vous le dis à regret, que mon opinion sur votre compte est entièrement changée. On ne m’a point déçu, et voilà sur cette table les titres promis, voilà les lettres de Ferdinand à la princesse, les réponses de cette dernière, et voilà, Lorédan, les vôtres aussi dans lesquelles vous ne craigniez pas de vous jouer de votre prince, de celui dont on vous croyait moins le sujet que l’ami. J’ai tout dit. Je dois vous observer encore que j’ai donné l’ordre à mes officiers chargés de vous mander près de moi, et qui sont encore dans Altanéro, d’y faire les recherches les plus exactes ; et comme l’on m’a désigné l’appartement secret où se cache la princesse de Chypre, on a dû l’en tirer, et demain, selon toute apparence, elle sera conduite devant moi. »
Frédéric eût pu parler plus long temps sans que Francavilla se montrât tenté de rompre le silence. Tout ce qu’on lui disait, loin d’éclaircir ses idées, le troublait davantage ; tout lui paraissait incertain, bizarre, inexplicable ; pour lui, tout était à-la-fois vrai ou faux ; mais où était positivement la vérité, et où pouvait-on reconnaître le mensonge ? Il voyait bien dans toutes ces choses, la preuve d’une trame odieuse ; mais lui serait-il facile d’en démêler les fils ? Les lumières, les ténèbres se confondaient dans son esprit, en y formant un chaos qu’il ne pouvait séparer.
Cependant il fallait répondre au monarque. Celui-ci, debout toujours, et son œil constamment fixe, attendait que Lorédan voulût enfin prendre la parole ; mais le marquis ne savait par où commencer, et comme nous venons tout à l’heure de le dire, il avait connaissance du piège, et ne pouvait se justifier complètement. Néanmoins voyant combien son silence pouvait lui être préjudiciable, il chercha à s’excuser.
« Je devrais, sire, en commençant, confondre d’un seul mot mes ennemis, et je me vois forcé de rendre justice à leur atroce adresse. Une partie de ma justification sera incomplète ; mais, en même temps je me flatte de vous satisfaire sur l’autre. Non, sire, je n’ai jamais appris, jusqu’à ce moment, les particularités que vous venez de me confier. Je vous jure sur mon honneur, que j’ai ignoré le voyage du baron Valvano, la mission dont il fut chargé et la manière coupable avec laquelle il répondit à vos bontés. Pourtant cette princesse de Chypre ne m’est pas inconnue ; elle a habité mon château d’Altanéro, si elle est la même personne de son nom que me confia non Ferdinand, mais un autre individu, autant mon ami que Valvano a pu l’être. Ceci demande d’entrer dans de plus longs éclaircissemens. J’eusse voulu les dissimuler à tout autre, mais à vous, mais dans la circonstance actuelle, ce serait un crime de ne point parler.
À la suite de ce préambule, Lorédan, entrant dans tous les détails des événemens dont nous nous sommes occupés, conduisit le roi depuis le jour où ses ennemis lui déclarèrent la guerre en pénétrant d’une manière furtive dans les remparts d’Altanéro, jusqu’aux dernières circonstances ; ne lui cacha pas son voyage au monastère des Frères Noirs ; sa surprise en trouvant Ferdinand Valvano sous les vêtemens de l’abbé de Santo-Génaro ; la façon miraculeuse dont il lui avait échappé ; la dernière tentative faite pour l’assassiner ; comment un inconnu lui avait confié une femme qu’il ne connaissait pas davantage, mais qui, jeune, belle, et annonçant par ses habitudes la splendeur de sa naissance, portait précisément comme la princesse de Chypre, le nom de Palmina. Enfin, il termina son récit en avouant que peu de jours avant celui de son mariage, une nouvelle machination lui avait enlevé cette noble personne, et qu’il croyait qu’elle était partie avec le signor Amédéo Grimani, trompé pareillement par les ennemis de Francavilla, qui étaient devenus les siens.
Deux choses furent seulement cachées au roi, et en dissimulant sur ce point, Francavilla crut agir selon les règles de la prudence : la première, c’est qu’il ne désigna pas le prince Luiggi Montaltière comme étant son protecteur ; la seconde qu’il ne fit pas connaître que Ferdinand Valvano, arrêté dans le cours de ses malices, se trouvait en son pouvoir, puisqu’il était encore à Palerme dans le palais de l’archevêque, gisant sur son lit de mort.
Mais cette justification fut loin de paraître complète. Aux yeux du roi. Une assertion de Lorédan était d’abord une fausseté manifeste ; et puis il avait peine à comprendre comment cette Palmina, dont la présence eût pu ou accuser ou proclamer l’innocence de Lorédan, avait disparu à l’instant ou elle eût été si nécessaire. D’ailleurs, il régnait une telle obscurité dans tout ce que le marquis venait de dire, il avait avancé des assertions tellement extraordinaires, que le roi avait peine à y ajouter une entière foi.
Frédéric, néanmoins, ne laissa pas connaître toute sa pensée ; son front devint seulement plus sévère. – « Je voudrais, dit-il, marquis Francavilla, pouvoir vous croire, et la chose m’est impossible ; je ne retrouve pas en vous cette franchise qui autrefois me plaisait, tant votre récit est embarrassé ; et, d’ailleurs, il est des points sur lesquels vous êtes en telle contradiction avec ce que je sais avec certitude, que mon opinion sur votre compte ne peut revenir entièrement. Vous niez des choses évidentes, vous en avancez d’autres sur lesquelles il me serait facile de vous confondre. Enfin, voilà votre signature, votre cachet. Que pourrez-vous leur opposer ? On les a contrefaits, direz-vous. Cette raison vous semblerait-elle excellente, à vous-même, si d’autres s’en servaient. Je ne crains pas de vous le demander, surtout lorsque vous êtes contraint de m’avouer que la princesse de Chypre a habité votre château. Vos ennemis l’ont encore fait disparaître. Certes, il faut convenir que leur adresse est bien grande, et que vous êtes en ce cas bien malheureux. »
Cette réponse de Frédéric indigna Lorédan ; mais il n’avait pas alors la possibilité de prouver son innocence. Cependant, fâché de se voir accusé sans droit de le faire, il crut ne pas devoir plus long-temps conserver un héroïsme qui tendait à le perdre ; et s’adressant au monarque, il lui demanda s’il serait justifié en faisant paraître Ferdinand Valvano.
« Sa présence dans ma cour, reprit Frédéric, vous serait bien nécessaire. Puisque vous savez où le trouver, je vous engage à lui transmettre mes dernières volontés. Il doit craindre ma colère, mais seul, il pourra vous sauver. Pourriez-vous, d’après le récit que vous venez de me faire de ses nombreuses perfidies, balancer un instant entre ses crimes récens ? Certes, si vous le faisiez vous auriez une âme plus qu’humaine ; je vous admirerais, mais je ne vous en punirais pas moins. »
– « Sire, répliqua Francavilla, j’ose pourtant vous demander une grâce ; je me jette à vos genoux pour l’obtenir, et vous en conjure au nom de mon père et en celui de mes faibles services, que vous avez paru autrefois apprécier. Ferdinand fut mon ami, et puisque son amour pour Ambrosia fut la première cause de sa perte, je dois m’accuser d’y avoir pris part ; aussi ne pourrai-je jamais me résoudre à le remettre en votre pouvoir. Accordez-moi la faveur de confier le soin de l’interroger en votre nom, à quatre seigneurs de votre cour, auxquels je joindrai l’archevêque de Palerme. Je les conduirai au lieu où je puis espérer de rencontrer Valvano ; et leur témoignage, au retour, établira, n’en doutez pas, mon innocence. »
– « Marquis Lorédan, répondit le roi avec hauteur, je ne compose pas avec mes sujets, surtout quand j’ai des raisons légitimes de suspecter leur fidélité. Non non, je n’accorde point votre demande ; il faut que Valvano, que la princesse soient tous les deux amenés devant moi. Jusqu’à ce moment, je ne dois voir dans tous ces obstacles apportés par vous à satisfaire ma volonté, que les difficultés d’un homme effrayé de se sentir coupable. Adieu, retirez-vous, je veux être obéi ; et votre hymen ne s’accomplira pas que tous ces mystères ne soient éclaircis à votre avantage. »
Après s’être ainsi exprimé, le roi fit signe à Lorédan de sortir de son cabinet. On doit apprécier l’étendue de la douleur de Francavilla ; il lui fallait ou s’avouer criminel, ou livrer le frère de Luiggi. Cette alternative lui parut affreuse, et ce fut avec un visage empreint de désespoir qu’il se retira.
Ses amis l’attendaient, croyant avoir à le féliciter quand ils le verraient paraître. Sa contenance mélancolique les étonna d’abord ; mais ils furent bien plus surpris encore lorsqu’en descendant le grand escalier du palais, un des capitaines des gardes de Frédéric vint à Lorédan, et lui dit que de la part du prince il lui demandait son épée. En même temps on entendit une voix s’écrier : À toi marquis Francavilla, à toi. Mais quelque bizarre que fut cette exclamation, peu de personnes, hormis Lorédan, y firent attention ; un seul objet occupait la foule, c’était la vue de la soudaine disgrâce du favori ; lui, naguère si puissant, si aimé ne trouva pas autour de lui un seul de ces amis si empressés auparavant à grossir son cortège ; nul n’avait tardé à s’éloigner depuis que le vent de la fortune était changé.
– « Chevalier, dit Lorédan d’une voix émue, suis-je donc votre prisonnier ? »
– « Oui, signor, j’ai ordre de m’assurer de votre personne ; mais néanmoins on vous donne votre palais pour prison, et je dois vous y conduire. »
À peine Lorédan entendit-il ces dernières paroles ; il cherchait autour de lui à reconnaître la personne qui avait fait entendre le cri toujours précurseur pour lui de quelque calamité ; mais avec la foule de ses prétendus amis, tous ceux qui l’environnaient s’étaient retirés ; il ne restait en ce lieu que le capitaine des gardes et quatre soldats.
Francavilla, en remettant son épée, prouva son obéissance. Supérieur à sa mésaventure, il ne fut troublé qu’en songeant au chagrin qu’en éprouverait son Ambrosia et cette pensée enleva une partie de la fermeté de son âme. On le ramena dans son palais ; des gardes en occupèrent toutes les issues, et il demeura libre dans son appartement ; telle était la volonté du monarque.
Le jour suivant ne vit point cesser la solitude du palais de Francavilla ; ses amis, comme on doit le croire, n’eurent garde de venir consoler celui dont ce prince s’était éloigné. Il demeura seul, et s’occupa à mander à son amante, au duc Ferrandino et au marquis Mazini, le revers étonnant qui avait fondu sur lui. Une lettre particulière adressée à l’archevêque de Palerme le suppliait de veiller attentivement à ce que Ferdinand Valvano ne fût pas enlevé du palais archiépiscopal ; et comme Francavilla pouvait craindre qu’on ne visitât ce qu’il écrivait, il eut soin de ne confier cette lettre qu’à un de ses serviteurs ; on ne les lui avait pas enlevés.
Peu d’instans après, il reçut d’Altanéro les renseignemens que le duc lui avait promis sur la santé de sa fille. Lorédan, en examinant la date de cette lettre, vit qu’elle avait été écrite du soir même où il avait quitté son château ; on ne lui parlait pas des recherches qu’on avait dû faire en exécution de la volonté du roi ; et Lorédan pensa qu’on avait voulu lui épargner le déplaisir que lui causerait une pareille nouvelle.
Il espérait qu’au retour de son courrier, l’archevêque de Palerme lui donnerait les premiers moyens de faire éclater l’injustice de l’accusation dont il était la victime. Cette croyance lui donna plus de tranquillité, et il attendit tout du temps et de la bonté de sa cause. Quatre jours encore se passèrent sans qu’il reçût d’autres courriers d’Altanéro, que le premier dont déjà il avait lu les dépêches. Ce silence, bien opposé à ce qu’on lui avait tant promis, commença à renouveler ses craintes, soit sur la santé de son amante, soit qu’il craignît qu’on n’interceptât la correspondance sur les chemins, ou peut-être aussi par ordre du roi.
Cependant le quatrième jour arriva, et un messager parut enfin. Il était porteur d’une seule lettre, ce qui surprit Lorédan ; car il s’attendait à en recevoir de l’archevêque et de son oncle, le marquis Mazini. Elle était du duc Ferrandino, et contenait ce peu de paroles. « J’ignore comment le plus faux et le plus dangereux des hommes, cherche encore à nous tromper ; mais ses efforts seront vains, toute sa conduite nous est connue. Quoi ! l’amant, l’époux de la princesse de Chypre n’a pas craint de souiller la main de ma fille ! Adieu, marquis Francavilla, nous sommes sortis d’Altanéro pour ne jamais y revenir et mon Ambrosia vous déteste autant qu’elle vous méprise. »
La foudre éclatant aux pieds de Francavilla, l’Etna l’enveloppant de ses flammes dévorantes, l’eussent moins surpris qu’une lettre aussi inconcevable, et à laquelle il était si loin de s’attendre. Quoi ! ses ennemis étaient parvenus à lui enlever les cœurs les plus fidèles, à le rendre suspect à son roi, à le brouiller avec son ami Amédéo, à le séparer de son amante ? Ce n’étaient pas les injures du duc qui l’émouvaient, mais la douleur de se voir haï par Ambrosia : voilà ce qui déchirait son âme, ce qui le plongeait dans un absolu désespoir ; il ne s’appartenait plus. Il s’abandonna à un tel excès de rage, que ses gens crurent prudent de veiller sur lui. On l’engagea à se calmer, et peu-à-peu il tomba dans un morne accablement.
Plus néanmoins on cherchait à consommer son malheur, plus il crut, lorsqu’un peu de repos lui eut laissé la facilité de réfléchir, devoir opposer un front inébranlable à la tempête ; il avait la certitude que ses adversaires ne négligeaient rien de ce qui pouvait assurer sa perte ; et il vit que ce serait trop les servir que de leur céder sans avoir cherché à les combattre. Après plusieurs indécisions ; après avoir essayé de tous les moyens qui devaient lui être utiles, il devina clairement que les jours de l’indulgence étaient passés, et que puisque Ferdinand ne le ménageait point par ses agens, il y avait de la folie d’affecter à son égard une générosité aussi peu opportune.
En conséquence de ces réflexions, Lorédan se décida de faire connaître au roi qu’il était prêt à lui avouer en quel lieu se trouvait Ferdinand Valvano, et que pour sa justification, il consentait à tout ce qu’on pourrait exiger de raisonnable. Ce soin pris, il attendit la réponse avec impatience.
Il se promenait dans sa chambre, tourmenté par l’assurance de son malheur, craignant que de nouveaux incidens ne vinssent le replonger dans celle mer d’incertitude, lorsqu’un bruit léger se fit à une petite porte de l’appartement ; il regarda de ce côté, et il vit s’introduire un Frère-Noir.
À cette vue, sa colère crut avoir trouvé un aliment. Il cherchait son épée, oubliant qu’on la lui avait ravie, quand le Frère-Noir d’un seul mot calma ce courroux. – « Lorédan ; lui dit-il ; et Francavilla reconnut Luiggi Montaltière.
– « Est-ce toi, toi, mon ami, lui dit le marquis, toi que je presse dans mes bras ? Que tu as tardé à te rendre à mon impatience ! Quoi ! depuis ce jour où tu m’as sauvé… En prononçant ces dernières paroles, Francavilla s’arrêta, songeant qu’il rappelait à Luiggi le fratricide qu’il avait commis, par ignorance sans doute. Un instant de silence suivit ces mots, puis le prince, jetant son capuce en arrière, laissa apercevoir son pâle visage, qui se contractait en ce moment.
– « Francavilla, lui dit-il, ne parlons plus du passé, à moins qu’il ne faille absolument le faire ; occupons-nous de toi ; j’ai beaucoup de choses à te dire, et tu dois suivre en tout mes conseils ; car je sais mieux que toi les résolutions à prendre, qui doivent te sauver. Francavilla, de nouveaux périls te menacent ; tu ne connais pas la profondeur de la haine de tes ennemis ; ils ont juré ta perte, et elle sera inévitable, si tu n’es pas évidemment protégé par le ciel. Déjà on a rendu ton souverain le premier chef du vaste complot qui t’enveloppe ; on veut l’engager encore plus loin, et il faut redouter un pouvoir d’autant plus terrible, qu’il semblera se revêtir de formes justes ; et s’il faut te le dire, tu es condamné sans presque avoir été entendu. »
– « Non, dit Lorédan, la chose ne peut être ; l’équité de Frédéric m’est connue ; on peut le prévenir, mais on ne le rendra pas injuste. »
– « Tu oublies donc qu’il est roi, et par conséquent plus facile à tromper qu’un autre ; car on a plus d’intérêt à l’aveugler. Tu crois qu’il voudra se montrer impartial ; ne songes-tu pas qu’il s’imaginera juger dans sa propre cause ? »
– « Non, Luiggi, je ne veux pas te croire ; je veux conserver la bonne opinion que mon cœur a toujours eue pour Frédéric, et avant peu, tu pourras te convaincre qu’il sera le premier à proclamer mon innocence. »
– « Soit, puisque tu le désires ; mais je ne le pense pas. Où sont les preuves que tu pourrais administrer ? As-tu en ta puissance cette Palmina… »
– « Oh ! Luiggi, qui est-elle ? comment se fait-il qu’une femme enlevée par Ferdinand soit tout-à-coup si changée à son égard ? N’aurait-il eu jamais sa tendresse ? aurait-il employé la force pour la soustraire à ses parens ? Il me semble impossible qu’elle ait volontairement consenti à le suivre, si depuis pour toi… »
– « Lorédan je t’en conjure, change de propos ; il est des secrets destinés à ne jamais sortir des cœurs où ils prirent naissance ; mais qu’en as-tu fait de cette Palmina ? pourquoi as-tu si mal veillé sur le dépôt qu’on t’avait confié ? »
– « Luiggi, à mon tour, je te supplie de ne pas accabler mon âme par des reproches que je ne mérite point. Palmina, trompée par ces agens de ton frère, qui veillent sans cesse autour de moi, a quitté volontairement Altanéro, croyant son départ nécessaire à notre intérêt ; elle est partie avec cette Elphyre que tu connais, cette jeune fille que tu m’avais envoyée ; et toutes deux sont, selon toute apparence, sous la conduite d’Amédéo Grimani, autre aveugle devenu le jouet d’une méchanceté sans pareille. »
« – Et tu n’as nul indice du lieu où ils se sont retirés ? »
– « Amédéo, qui m’accuse, n’a eu garde de me l’apprendre ; il cherchera au contraire à me séparer tant qu’il le pourra de ces témoins qui me deviendraient si nécessaires. »
– « Oui, tu dis vrai, Lorédan, ces témoins te sont indispensables ; sans eux tu ne pourras échapper au sort qui te menace ; et même avec eux, je ne sais s’il te serait possible d’éviter les coups que veulent te porter les persécuteurs acharnés à ta perte. »
– « Que peuvent-ils faire de plus maintenant contre moi ? »
– « Te contraindre à porter ta tête sur un échafaud, en marquant tes derniers jours du sceau de l’infamie. »
– « Tu pourrais le croire ? »
– « Je fais plus, j’en ai la certitude. »
– « Cela ne peut être ; par quels moyens parviendraient-ils à flétrir ma loyauté ? »
– « En te représentant comme le partisan de la maison d’Anjou. »
– « On connaît ma haine pour elle. »
– On a séduit le roi, te dis-je. »
« Non, cette chose ne peut être. »
– « Quoi ! Lorédan, pas même quand elle existe ? »
– « Que dis-tu ? »
– « Marquis Francavilla, un Sicilien ignore-t-il jusqu’où parmi nous on a su porter la vengeance ? Tu t’abuses, et je dois te détromper. Crois que Frédéric n’eut pas ordonné ta détention pour le seul grief d’avoir aidé Ferdinand à cacher la princesse de Chypre. Le prince n’aurait vu dans ta conduite qu’une preuve exaltée de ton amitié pour Valvano ; il t’en eût fait des reproches, mais il se fût borné là.
« Le premier motif de sa colère est la conviction qu’il croit avoir de ta perfidie. On lui a remis un traité conclu avec les Angevins ; et parmi les noms des signataires, on lui a fait remarquer le tien. Déjà plusieurs de tes prétendus complices sont arrêtés ; deux d’entre eux sont tombés sous le glaive ; et toi, cette nuit, tu dois être jugé par une commission composée des barons Orsimo, Gaultière, Manfredonni. »
– « Eux, les plus cruels ennemis de mon père ? »
– « Songe-donc au sort qu’ils destinent à son fils ; déjà les bourreaux se préparent ; car les juges sont convenus de l’injuste arrêt qu’ils rendront. »
– « Grand Dieu ! »
« Mais tandis qu’on tramait ta perte, l’amitié veillait sur toi. Agissant dans Messine en ta faveur, répandant à profusion le métal corrupteur des hommes, je suis parvenu à tout apprendre. Je puis te sauver, si tu le veux. Viens ; une issue de ton palais est confiée à des gens à ma solde ; ils nous livreront un passage non loin du port, dans une anse écartée ; un navire nous attend ; il te portera sur la côte d’Italie auprès du château qui m’appartient ; là, tu resteras pendant quelque temps afin de donner à l’orage celui de se calmer, et puis j’irai te rejoindre et nous chercherons ensemble Amédéo, Palmina, et cette autre personne, sans laquelle aussi tu dessillerais difficilement les yeux de Frédéric. »
– « Plus tu me parles, Luiggi, plus, en augmentant mon amitié pour toi, tu ajoutes à ma surprise ! Ô héroïque conduite ! combien elle est digne d’admiration ! Te verrai-je sans cesse comme un ange du Seigneur veiller à ma conservation ; et ne me sera-t-il permis de te montrer ma reconnaissance ? »
– « Tu le pourras facilement en suivant mes conseils, en te dérobant au trépas infâme qu’on te prépare. »
– « Mais la fuite ne me fera-t-elle pas juger plus coupable ? L’innocent se dérobe-t-il aux lois qu’il n’a point à redouter ? »
– « Oui, quand l’équité le juge ; mais doit-on se fier à ses ennemis ? »
– « Écoute, Montaltière, un aveu que je dois te faire. Poussé à bout par mes malheurs, accablé par mille témoignages de la haine de Ferdinand, je viens de me décider, après mille combats, à l’appeler lui-même en témoignage dans ma cause ; j’ai écrit au roi que j’étais prêt à lui apprendre où se trouvait Valvano, pour contraindre ce dernier à venir rendre témoignage dans ma cause. Puis-je maintenant m’éloigner après avoir fait une déclaration pareille ? Ne semblerait-elle pas prouver que je n’ai cherché qu’à éluder ou retarder mon jugement ? »
– « Il est donc vrai, reprit Luiggi, que le mauvais génie dont l’influence pèse sur toi ne te fera faire que de fausses démarches. Quoi ! tu proposes au roi de lui apprendre où se trouve Ferdinand ? et comment feras-tu pour tenir ta parole ? Tu crois encore Valvano à Palerme, il n’y est plus. »
– « Serait-ce possible ? Quoi ! Ferdinand… »
– « A été rejoindre les siens. Il n’est plus en ton pouvoir ; et réfléchis maintenant à l’opinion que Frédéric prendra de tes promesses. Ne sera-t-il pas en droit apparent de te soupçonner ? Et si sur ce point reposait le soin de prouver ton innocence, il est ravi pour le moment. »
Celle nouvelle preuve de l’influence de sa mauvaise étoile accabla Lorédan, son âme se révolta à l’idée du supplice qu’on lui destinait ; et voyant que tout moyen d’établir sa justification lui était enlevé par une infernale adresse, il se montra moins éloigné de faire ce que Luiggi lui proposait. Cependant une pensée le troublait encore, celle de partir sans avoir détrompé son amante, qui le croyait inconstant et perfide, sans qu’il lui fût possible de lui prouver la fausseté de cette prétendue union qu’on lui avait dit exister entre lui, Francavilla, et la princesse de Chypre. »
– « Cela ne doit point t’arrêter, répondit le prince Montaltière, je me charge d’ouvrir les yeux de la jeune duchesse. Plus que personne je puis le faire, et je ne manquerai pas de m’employer pour détruire les soupçons élevés dans son cœur. Tu lui écriras, Lorédan, avant de quitter la Sicile ; j’irai la voir, muni de ta lettre, et je me flatte qu’elle croira ce que je lui dirai. »
– « Mais si elle persiste dans son erreur, si son père, dont l’orgueil t’est connu, sans doute, cherchait à me l’enlever pour toujours en la contraignant à subir le joug d’une nouvelle union ?… »
– « Vaines craintes, mon ami, qui ne se réaliseront pas ; mais si par cas elles venaient à se trouver véritables, alors n’écoutant que mon amitié, je parviendrais à me rendre maître de la personne d’Ambrosia, et une fois en mon pouvoir elle appartiendrait à celui qui l’adore. »
– « Mais ne crains-tu pas Valvano ? Il a brûlé pour elle, m’a dit le prince, et la haine qu’il me montre ne tire sa naissance, peut-être, que de la preuve qu’il a acquise de mon bonheur. »
– « Ferdinand depuis long-temps ne songe plus à la duchesse ; son inimitié peut provenir d’une autre cause, mais celle-là n’existe plus dans son cœur. Écoute-moi, cependant, Francavilla. Le temps presse, le jour a fui ; la nuit le remplace ; encore quelques heures, et l’on viendra te chercher pour te conduire devant le tribunal de sang où ta condamnation est déjà arrêtée. Veux-tu me suivre, ou veux-tu attendre son inique décision ? »
– « Je veux, Luiggi, tout ce que tu voudras ; je m’abandonne à loi, et toi seul auras le droit de diriger ma destinée. »
À ces mots, une joie brilla dans les yeux du prince ; il leva les mains au ciel, comme pour le remercier ; puis jetant ses bras autour du corps de Lorédan, il l’embrassa avec toutes les expressions d’une solide et véritable amitié.
– « Allons, dit-il, ne perdons point de temps ; viens, quittons ta demeure ; suis moi dans la mienne. Là, tu revêtiras un simple costume propre à détourner les soupçons, et nous pourrons enfin déjouer les complots de ceux qui sans relâche travaillent à te nuire. »
Francavilla passa dans un cabinet voisin, prit une ceinture dans laquelle il cacha plusieurs diamans ; et puis garnissant sa bourse d’une forte somme en or, il annonça à Montaltière qu’il n’avait plus rien à faire qu’à le suivre. Ils traversèrent plusieurs passages connus de tous les deux, et parvinrent à une porte dont les gardiens s’étaient éloignés, et ils en profitèrent pour sortir en toute hâte du palais ; et certains de n’être pas suivis, ils se rendirent à celui du prince.
Là, le marquis échangea son riche costume contre celui d’un homme du commun ; il déguisa ses traits, prit des armes, et toujours ensemble avec Luiggi, ils se dirigèrent tous les deux vers le chemin de la mer. À l’endroit convenu, un brigantin était à l’ancre ; le capitaine qui devait le commander se promenait sur la grève avec quelques matelots, attendant le passager qu’on lui avait annoncé.
Luiggi s’approcha de lui pour lui parler en secret. « Il suffit, signor, lui répliqua le capitaine, votre homme est en bonnes mains ; et désormais il est en sûreté, puisque vous le confiez a ma garde. »
Il dit, et va complimenter Lorédan. Cependant le vent s’élevait ; il était bon pour quitter les côtes de la Sicile, et les matelots l’annoncèrent par leurs cris.
« Séparons-nous, il le faut, dit Francavilla ; adieu, mon ami, adieu. Ici mon cœur serait déchiré, s’il ne te laissait après lui sur le rivage. » Il dit. Tous les deux confondent leurs embrassemens. On appelle le marquis ; on paraît impatient de mettre à la voile ; il quitte enfin la grève, monte sur le vaisseau ; et à l’instant où l’ancre levée les éloigne de la terre, une tonnante voix se fait entendre, et elle répète le cri infernal, le cri accoutumé : À toi, marquis Francavilla ! à toi ! Oh ! Luiggi, dit à son tour Lorédan, en lui tendant les bras, sommes-nous à cette heure, toi et moi, la dupe de quelque perfidie nouvelle ? »
Mais le prince ne l’entend pas ; il ne peut même le voir, tant l’obscurité est profonde ; et le vaisseau, rapidement poussé par un souffle favorable, s’éloigne du rivage en sillonnant les vagues de la mer. Malgré tout ce que Luiggi avait pu dire à Lorédan, celui-ci avait peine à ne pas se croire le jouet de ses ennemis. On avait pu tromper Montaltière, et peut-être même le vaisseau où il l’avait cru en sûreté, était-il vendu à ceux qui ne cessaient de le poursuivre. Cette idée l’affligeait ; il voyait bien que si, par malheur, elle était réelle, rien au monde ne pourrait le délivrer ; et s’abandonnant à un nouveau désespoir, il mit ses armes en état, décidé à vendre chèrement sa vie, s’il pouvait deviner les complots dont on voudrait le rendre la victime.
Le soleil, chassant les ténèbres de la nuit, rendit par sa présence un peu de repos à Lorédan. Il commença à croire, puisqu’on n’avait pas cherché à lui nuire dans l’ombre, que le cri fatal annonçait seulement la joie de ses ennemis de le voir quitter la Sicile ; il aima à se complaire dans cette idée ; et les soins, les prévenances du capitaine achevèrent de le rassurer entièrement. La mer était tranquille ; un vent léger poussait le vaisseau, et il ne tarda pas à perdre de vue les côtes de la Sicile ; seul encore le mont Etna se distinguait dans le lointain ; il élevait sa cime fumeuse, et parfois lançait des flammes comme s’il eût préludé à une épouvantable éruption.
On faisait voile vers l’état de Gêne ; car c’était dans les terres de cette république qu’était situé le château où Luiggi donnait une retraite à Lorédan. Il lui avait paru convenable d’envoyer son ami dans un pays qui était en paix avec le roi Frédéric, plutôt que de le faire conduire dans ses possessions du royaume de Naples, soumises au sceptre de la maison d’Anjou, ce qui eût confirmé plus que détruit les bruits calomnieux répandus sur la fidélité de notre héros.
Le château de Ferdonna s’élevait non loin des terres de Massa et de Lucques, tout auprès de Sarzanne, sur le golfe de la Spezia. Placé à la cime d’un mont escarpé, environné de rochers inaccessibles, de forêts immenses, il était d’un accès difficile ; et ceux qu’il renfermait pouvaient se croire à l’abri de toute attaque imprévue.
Peu importait à Lorédan le lieu où il allait se reposer ; une seule pensée occupait son âme ; il ne songeait qu’à son amie, au désespoir de la quitter, à la vive douleur qu’elle devait ressentir en le croyant infidèle. Voilà le malheur auquel il rêvait sans cesse : tantôt il s’en voulait d’avoir quitté la Sicile ; il pensait qu’il eut mieux valu peut-être rester dans une terre où il eût pu se rapprocher facilement d’Ambrosia ; que ses premiers soins, en bravant la mort, eussent dû être ceux employés à rassurer la jeune duchesse, à la convaincre que jamais il n’avait cessé de l’aimer. Tantôt il s’applaudissait de sa fuite : elle donnera, disait-il, à mes ennemis le temps de se ralentir dans leur haine ; elle facilitera les moyens de prouver mon innocence. Amédéo ne peut être toujours absent ; il paraîtra, et Luiggi pourra commencer à l’éclairer lui-même, à lui faire connaître son erreur.
Ainsi tour-à-tour diverses pensées s’offraient à son esprit troublé, et cette indécision le rendait plus malheureux peut-être. Cependant la navigation continuait librement ; le ciel n’avait pas d’orage, et les écumeurs de mer ne se présentaient pas. Lorédan passait la plus grande partie de la journée assis sur le tillac, occupé à admirer la magnificence du tableau qui s’offrait à ses yeux ; ce firmament, si pur, quelque fois chargé de nuées que venait illuminer la clarté du soleil, admirables pavillons d’or, de pourpre ou d’opale, flottant dans l’espace au gré des vens, prenant à chaque minute une forme ou une teinte nouvelle ; cette mer tranquille, et colorée de nuances de l’azur de l’empyrée, sur laquelle se jouaient des multitudes de poissons, tous variés de robe, de caractère, de force ou de légèreté. Les mulets, les dauphins, les marsouins, couraient par troupes autour du navire, sautant, folâtrant sur la surface de l’onde, tandis qu’une foule d’oiseaux marins étendaient alentour la blancheur de leurs ailes, en tournoyant au-dessus de ces flots, dans lesquels ils vont chercher leur proie.
Vers l’Orient se dessinaient tour-à-tour les rivages fertiles de la riante Italie, chargés de bois toujours verts, de moissons dorées, de vignes qui élevaient sur les arbres leurs pampres, suspendus en forme de guirlandes ; d’innombrables villages, tous embellis par quelques palais, par des jardins en amphithéâtre, que le goût avait dessinés, moins pour l’agrément de leurs propriétaires que pour servir à l’ornement de la perspective.
Quelquefois le navire approchait assez près de la grève, pour qu’on pût entendre le bêlement des troupeaux, les chansons de leurs conducteurs, la musique, ordinaire plaisir des habitans de ces belles contrées. Quelquefois pendant la nuit, lorsque d’innombrables étoiles embellissaient ces lieux, quand le silence régnait sur toute la nature, une voix charmante s’élevait de quelque tour de garde ; elle chantait les merveilles de l’auteur de la nature, ou les tendresses de l’amour. Ces sons lointains parvenaient jusqu’à Lorédan, et le plongeaient dans une délicieuse mélancolie. Il lui semblait assister aux chœurs des anges chantant devant le Très-Haut. L’illusion était complète ; elle était achevée par les ombres, qui, détachant le cœur de l’homme de tout ce qui pouvait fixer son attention, le laissait plus libre de se pénétrer du charme magique de ce concert imprévu ; alors l’équipage du navire s’unissait à son tour pour entonner un cantique à la louange de la vierge, et l’enchantement était à son comble. On eût pu vraiment se croire transporté en esprit dans les voûtes éthérées : et la religion augmentait de tout son pouvoir le plaisir dû à des sensations pareilles.
Lorédan alors sentait ses joues sillonnées des pleurs involontaires qu’il versait ; jamais il ne priait avec plus de ferveur, et jamais l’espérance d’un moins funeste avenir n’était mieux venue lui prêter le secours de son aimable prestige.
Vers le milieu du quatrième jour de navigation, le navire entra dans le golfe de la Spezia, passa devant le rocher qui en ferme en partie les approches, et vint relâcher au port de Lérice. Là, le capitaine mettant à flot la chaloupe, la donna avec quatre rameurs à Lorédan, et celui-ci partit sur-le-champ pour le château de Ferdonna. Il y arriva après une heure de route, et monta sur la colline escarpée sur laquelle le château était situé.
Luiggi lui avait donné les lettres les plus positives pour le châtelain qui y commandait pendant son absence : il lui recommandait de regarder Lorédan comme son maître, de lui obéir aveuglément, de ne rien négliger surtout pour assurer la sûreté d’un ami poursuivi en ce moment par de vigilans adversaires.
Le châtelain, appelé Altaverde, parut recevoir avec respect les injonctions du prince Montaltière ; il s’empressa de conduire Lorédan dans le plus bel appartement du château, et lui déclara que dès cette heure il était le souverain de Ferdonna, et que chacun, en lui obéissant, respecterait les volontés expresses du prince, son premier suzerain.
La mélancolie de Francavilla ne lui permit point, dans le premier moment, de donner son attention à remarquer la position pittoresque du château, ni sa sombre grandeur, ni le délabrement des salles de l’intérieur. Tout occupé de ses tristes pensées, il rêvait au bien qu’il avait perdu ; et la certitude d’avoir été si près du bonheur, lui rendait plus pénible l’absence de cette prospérité.
Il passa le reste de la journée à réfléchir sur sa position actuelle : du moins lui offrait-elle un peu de tranquillité, et certes Ferdinand ou les siens seraient bien habiles s’ils parvenaient à le découvrir dans cette partie reculée de l’Italie. La nuit, en remontant sur l’horizon, le tira de sa profonde rêverie ; et Altaverde se présentant à lui, vint s’informer s’il ne désirait pas souper. Lorédan consentit à prendre quelque nourriture ; tous les deux passèrent dans la salle à manger.
Elle était éclairée par deux lampes de cuivre, qui ne répandaient alentour qu’une faible lumière, et son immense étendue en paraissait encore augmentée. Cependant, malgré cette demi-obscurité, les regards de Lorédan se portèrent sur un tableau d’une vaste dimension, placé contre une muraille ; et en l’examinant avec attention, il crut reconnaître les traits enfantins des deux frères, de Luiggi et de Ferdinand. Le châtelain s’aperçut de son attention à examiner ce tableau.
« Vous cherchez peut-être, lui dit-il, ce que peut représenter cette peinture. Ce sont les portraits du prince de Montaltière et du baron de Valvano, lorsqu’ils étaient encore dans leur première jeunesse. Ce château, maintenant désert et silencieux, était alors habité par la mère de ces deux nobles cavaliers ; elle venait souvent dans le pays ; c’était celui de sa famille, et vous eussiez pu y trouver de son temps, ces plaisirs, ces distractions que je ne puis vous offrir. »
Le discours du châtelain rappela tout-à-coup les récits que principalement Ferdinand Valvano avait faits à Lorédan, des époques heureuses de son enfance ; mille fois il s’était plu à lui décrire les environs comme l’intérieur du château de Ferdonna ; il lui avait appris les contes répandus par la crédulité, sur les apparitions dont plus d’une fois il avait été le théâtre ; enfin il lui avait surtout dépeint une chambre constamment inhabitée, depuis qu’un grand crime y avait été commis, et qui, par des routes obscures et profondes, correspondait avec une porte placée dans une grotte voisine de la ville de Lerici.
Lorédan ne douta pas qu’il ne se trouvât dans les mêmes lieux, surtout lorsqu’il vit ce tableau dont Ferdinand lui avait aussi parlé, et dans lequel il était représenté avec Luiggi et leur mère. Son cœur éprouva une espèce de joie à se trouver dans ce château. Hélas ! lorsque Ferdinand l’entretenait de ses curiosités, ni l’un ni l’autre ne se doutaient que Francavilla viendrait un jour y chercher un asile contre la méchanceté de ce même Valvano.
« Ô passion funeste de l’amour, se disait-il à lui-même, faut-il que tu sépares deux êtres si bien faits pour s’aimer ? As-tu pu changer à ce point le noble caractère de Ferdinand, et lui prêter toutes les malices les plus odieuses du crime. »
Ces réflexions le rejetèrent dans un morne silence, dont s’aperçut également le châtelain. « Allons, signor, lui dit ce dernier, il ne faut pas vous tourmenter sans relâche. Quels que soient vos chagrins, ils auront leur terme. Fiez-vous en l’amitié de mon prince, il ne songe qu’à faire des heureux ; et puisque vous êtes placé si avant dans sa tendresse, pensez-vous qu’il ne fasse rien pour vous ? Il me tarde de le voir ; car peut-être viendra-t-il vous visiter ; il y a trois ans que ce manoir ne l’a vu, et tous ses vassaux sont impatiens de lui rendre leurs hommages. »
– « Ils ne les rendront jamais, dit le marquis, à un plus noble cœur, et puisse-t-il jouir de tout le bonheur qu’il mérite ! »
– « On dit cependant, reprit Altaverde, que le prince est d’un caractère naturellement sombre ; qu’il à même renoncé au monde en se retirant dans je ne sais quel monastère et je croyais qu’il avait institué son frère unique héritier de ses vastes propriétés. »
– « Espérons, répliqua Lorédan, qu’il ne persistera pas dans cette idée, elle serait trop désespérante pour ceux qui le chérissent autant qu’il en est digne, et que la Sicile, par sa retraite, ne perdra pas son plus bel ornement. »
Ici, la conversation toucha à sa fin ; le souper était terminé. Lorédan, fatigué de sa navigation, témoigna le désir de se retirer dans sa chambre. Altaverde se leva soudain de table, et voulut, malgré ses instances, l’y mener. Lorédan y trouva un valet occupé à entretenir un feu énorme.
– « Que fait donc là cet homme, dit le marquis en souriant au châtelain ? est-ce que dans cette saison un tel brasier est nécessaire ? »
– « En tout autre lieu, il ne le serait pas, répondit Altaverde ; mais cette pièce est demeurée vide durant tant d’années, que l’humidité dont-elle est remplie a besoin d’être chassée, et nous employons avec succès contre elle le plus puissant de ses ennemis. »
Lorédan ne répliqua pas. Il examinait avec attention sa chambre, et ses idées se rassemblant, lui rappelaient les descriptions que lui faisait autrefois Valvano, de l’appartement du meurtre, situé dans le château de Ferdonna, et qui se trouvaient conformes à tout ce qui frappait en ce moment ses regards. Il reconnut le lit de velours rouge, les fauteuils de la même étoffe, la tenture pareille, le grand crucifix de bronze placé dans la ruelle du lit, les deux tableaux représentant l’un le sacrifice d’Abraham, l’autre celui de Jephté, les meubles massifs, et enfin le plancher, tout à compartimens de bois de noyer, sous l’un desquels était un escalier descendant dans les souterrains.
Ce fut par là que les assassins de la belle Rosamaure s’introduisirent, et ce fut dans le même lit qu’on la frappa. Depuis lors, disait Ferdinand, l’ombre de la victime se plaît dans cette chambre lugubre ; elle s’y promène en silence, et souvent par des apparitions elle effraie celui qui ose l’habiter. On dit qu’on l’a vue poursuivie par ses meurtriers, répéter souvent avec eux les scènes de la sanglante tragédie par laquelle elle trouva la mort.
Ces sinistres souvenirs se présentèrent en foule à l’imagination de Francavilla. Il eût rougi de les faire connaître ; mais il ne put s’empêcher de dire à son conducteur : « Je crois qu’un de mes amis m’a déjà parlé de cette chambre ; il me l’a décrite du moins avec exactitude. »
– « Cela se peut, répondit Altaverde ; on a même fait à son sujet des contes dénués de tout fondement ; peut-être qu’un de nos jeunes signors vous les aura répétés. »
– « Oui, dit Francavilla ; il a prétendu que cette chambre se nommait la chambre du meurtre. »
« Bon, reprit le châtelain, c’est un nom qu’on lui a donné sans cause légitime. Si pourtant vous aviez quelque répugnance à l’habiter, on pourrait vous en donner une autre. »
« – Me rappeler ce qu’on m’a dit autrefois, répliqua Lorédan, un peu choqué de ce qu’on avait l’air de soupçonner sa bravoure, n’est pas une preuve que j’en sois intimidé. Je souhaite de trouver bon le lit, et je n’en demanderai pas davantage pour dormir profondément ; j’en ai grand besoin. »
Altaverde, à ces mots, salua le marquis et se retira. Francavilla demeuré seul, se félicita de ne pas avoir dit au châtelain tout ce qu’il savait sur cette chambre ; mais après sa retraite, il voulut s’assurer si Ferdinand lui avait dit vrai dans tous ses récits. En conséquence il ferma soigneusement la porte ; puis, se penchant sur le parquet, il chercha le compartiment où l’on avait gravé les armes de la maison de Massa, dont était issue la mère de Montaltière et de Valvano, il le rencontra dans un coin reculé de la chambre, non loin du lit et d’une porte qui communiquait dans un petit cabinet.
Lorédan essaya de le soulever ; car l’ayant examiné avec une scrupuleuse attention, il y avait vu deux gonds, pareillement de bois, et qui semblaient jouer dans une charnière. Ne pouvant y parvenir, il introduisit son épée dans la fente étroite ; et multipliant les légères secousses qu’il donna, il triompha à la fin de la poussière entassée en cet endroit par le temps, et dont l’humidité avait fait une sorte de mastic.
Le compartiment étant levé, il aperçut une trappe en fer, qu’il voulut pareillement ouvrir ; mais comme les verroux qui la retenaient, avaient été consumés en partie par la rouille, il ne put les faire jouer ; et voyant que pour vaincre cet obstacle, il lui faudrait trop de temps, il remit ce soin à une autre heure ; celle qui sonnait alors, l’invitait trop à se livrer au sommeil. Il se contenta de répandre sur les verroux une partie de l’huile de sa lampe, afin de les préparer insensiblement à couler dans la suite avec plus de facilité.
Cette découverte lui donnait du moins l’assurance que Ferdinand ne l’avait pas trompé ; il était bien dans la salle du meurtre, et devant lui s’ouvrait le souterrain d’où étaient sortis les assassins de la duchesse Rosamaure, et l’ombre de cette belle infortunée lorsque son esprit inquiet voulait venir visiter la chambre où son corps fut immolé.
Lorédan, superstitieux comme un Sicilien, éprouvait malgré lui une terreur involontaire, en se rappelant cette terrible histoire ; et dans ce moment, le bruit d’un objet qui heurta le plancher, le fit tressaillir, tandis qu’il porta rapidement ses regards effrayés autour de lui ; mais nulle apparition ne se montra. Il dut attribuer la cause de sa terreur à la chute du fourreau de son épée, qui avait glissé à terre, de la table sur laquelle il était posé.
Riant donc de son épouvante, il se déshabilla, entra dans son lit ; et laissant sa lampe allumée, il essaya de chercher le sommeil : sa fatigue, son extrême agitation devait lui donner l’espérance de ne pas tarder à le trouver.
Il devait y avoir près d’une heure que Lorédan était couché, lorsqu’il crut remarquer que la lumière de sa lampe, d’abord affaiblie ; se ranimait insensiblement ; une plus forte clarté, mais en même temps d’une teinte verdâtre, illumina les objets. Ceci, comme on peut le croire, surprit le chevalier ; il se mit sur son séant, afin de mieux examiner d’où pouvait provenir un pareil phénomène, quand les rideaux du lit s’ouvrirent tout-à-coup d’eux-mêmes, sans qu’aucune main parût les avoir tirés. Ceci troubla plus encore Francavilla, et il se fût élancé vers son épée s’il avait eu la force de le faire ; mais un pouvoir supérieur, une épouvante sans doute extrême, commandaient à ses facultés en les enchaînant.
Dès-lors, il ne lui fut pas permis de douter qu’une fatale apparition ne dût s’offrir à sa vue. Un bruit sourd se fit entendre vers la droite de la chambre : il provenait du côté de la trappe, qui bientôt se souleva lentement, et de son sein jaillit une nouvelle clarté plus livide encore que celle déjà répandue dans l’appartement.
Elle servit à faire distinguer à Francavilla une figure de femme jeune, pâle, et vêtue comme on l’était au dixième siècle ; elle montait lentement l’escalier du souterrain, et en posant son pied dans la chambre, elle poussa un soupir si profond, si mélancolique, que le marquis en fut comme percé. Elle s’avança vers une table sur laquelle était posé un grand miroir, et elle dénoua sa longue chevelure.
En cet instant, deux fantômes hideux, car en tout ils étaient semblables à des squelettes desséchés, sortirent pareillement de la trappe ; ils portaient dans leurs mains décharnées une aiguière, un vase d’or, un linge et un peigne. Tous les deux furent auprès de la jeune femme, et alors celle-ci commença les apprêts de sa toilette extraordinaire. L’un de ces spectres lui présente son aiguière, et l’engage à laver ses blanches mains ; l’autre, armé du peigné, démêle sa brune chevelure, la natte en tresses, les tourne autour de son front, et tous les deux s’unissent pour hâter sa parure nocturne.
Ses vêtemens tombent pièce par pièce ; un seul lui reste ; ce n’est point le voile dont la pudeur s’enveloppe dans l’ombre, c’est un linceul mortuaire encore souillé de taches d’humidité et de sang. Cependant un des squelettes fait signe à la dame ; il lui montre le lit, et semble l’inviter à y prendre sa place. Elle s’achemine en effet comme pour remplir le dernier acte de la journée.
Notre plume rendrait mal les angoisses de Lorédan, à la vue de ce spectacle extraordinaire, surtout quand le fantôme, toujours exprimant une profonde douleur, s’avança comme pour venir s’allonger à ses côtés. À peine lui restait-il, dans son horreur inexprimable, assez de force pour soutenir une aussi affreuse position ; mais une puissance surnaturelle le rendait immobile, il n’avait de l’existence que ce qu’il lui fallait pour souffrir toutes les agonies de la mort.
La dame approchait : les couvertures sont levées ; elle s’étend enfin dans la couche de Lorédan, et la froideur de ce cadavre arraché à son tombeau, vint glacer les membres du marquis par ses détestables attouchemens. Ce supplice eût été trop grand pour pouvoir être durable. Ce fantôme se relève, s’éloigne un peu, et va se placer sur l’escalier de la trappe. Là, il fait signe à Lorédan de venir de son côté, et tout à-la-fois les deux squelettes se précipitent par la même ouverture, et Lorédan a entendu le cliquetis de leurs ossemens, qui se sont choqués dans cet étroit passage.
Le marquis, s’armant du signe de la rédemption, retrouvant du courage dans son désespoir, s’élance de ce lit, qui désormais lui devient odieux, court à son épée, et se dispose à suivre son effrayant conducteur ; mais la dame toujours silencieuse, ne lui permet pas d’emporter son arme ; un signe plus impérieux lui commande de la laisser, car, en effet, à quoi pourrait-elle servir contre des êtres surnaturels, tant au-dessus de l’homme par la volonté de la Puissance divine ?
Francavilla parut hésiter s’il donnerait ce gage de son obéissance, et la dame cependant descendait l’escalier souterrain, et continuait à l’inviter par ses gestes à ne pas lui refuser ce qu’elle lui demandait. Enfin, implorant l’assistance du créateur des anges, Lorédan, exaspéré, hors de lui-même par la vue de tout ce qui trouble ses sens, jette son épée sur son lit ; et prenant sa lampe, va droit vers l’escalier du souterrain. Rosamaure ; car ce ne pouvait être que cette belle infortunée, en avait déjà descendu la plus grande partie, et à la vue du chevalier, qui paraissait vouloir la suivre, laisse errer un sourire mélancolique sur ses beaux traits défigurés, et elle poursuit sa marche silencieuse. Une voûte très-élevée, due entièrement au rocher sur lequel on avait édifié le manoir de Ferdonna, se présente aux yeux de Lorédan ; il en suit les nombreuses sinuosités, toujours précédé par sa mystérieuse conductrice, et tous les deux enfin pénètrent dans une caverne immense au milieu de laquelle s’élevait un monceau de terre surmonté d’une croix de bois, et qui annonçait devoir couvrir une sépulture.
Rosamaure se place sur cette petite éminence ; elle se tourne alors entièrement du côté de Francavilla, lève ses yeux au ciel, et peu-à-peu s’enfonce dans la tombe ; et quand elle achève de disparaître, une flamme bleuâtre s’élève du lieu où elle s’est évanouie, éclairant les tristes lieux de sa fantastique lumière.
Lorédan s’était mille fois élancé dans les bataillons des ennemis de son maître ; il avait souvent remarqué le fer près de trancher sa vie ; d’autres fois, environné d’une foule de soldats prêts à le frapper, il ne lui restait même pas l’espérance du secours ; eh bien ! cependant son âme, dans ces fâcheuses rencontres, s’était toujours montrée inaccessible à la terreur ; il avait eu la pensée de trouver un solide appui dans son épée, comme dans son courage ; mais aujourd’hui, seul au milieu de ces épaisses ténèbres, en présence de ces preuves d’une sinistre apparition, sa valeur s’était évanouie ; le héros ressentait toutes les faiblesses de l’homme, et pouvait à peine s’indigner contre le tremblement qui, de son cœur, avait passé dans tout son corps.
Cependant, il ne savait point ce qu’il devait faire ; il ignorait par quelle raison le fantôme de Rosamaure l’avait attiré dans cette caverne ; tant d’années s’étaient écoulées depuis sa mort tragique, que la possibilité de la venger n’existait plus. Serait-ce une tombe en terre-sainte que pouvait demander cette ombre inquiète ? Ah ! Lorédan osait la lui promettre ; et, étendant sa main vers l’endroit où elle avait disparu, il lui en fit le serment solennel.
Dès qu’il eut prononcé ces paroles, un son harmonieux se fit entendre ; la flamme bleuâtre et faible qui pétillait sur la tombe de Rosamaure, jeta une plus vive clarté ; cette belle fille releva sa tête de son cercueil ; elle reparut le visage animé des couleurs les plus vermeilles ; et, ô surprise inexprimable ! Lorédan la vit tenant dans sa main le fatal étendard de la mort, qui était toujours pour lui d’un sinistre augure. Elle le déchira en mille pièces, le foula sous ses pieds, tandis qu’une foule d’esprits célestes vinrent de toutes parts entourer le Sicilien. Ils portaient des boucliers dont ils semblaient vouloir se servir pour le défendre, et tous s’écriaient d’une voix forte : « Pour toi ! marquis Francavilla, pour toi ! »
La sensation extraordinaire que lui firent ces agréables paroles, par lesquelles les suprêmes intelligences semblaient lui promettre leur appui, lui firent naître la pensée de se prosterner devant eux, et le mouvement qu’il fit pour se mettre à genoux l’arracha, à la fin, du songe pénible qu’il venait de faire ; car le marquis avait rêvé la scène terrible que nous venons de décrire.
Ce fut avec une joie sans pareille, qu’il se retrouva dans son lit. Déjà sa lampe s’était éteinte ; mais les premières clartés du jour pénétraient dans la chambre, à travers les contrevents, depuis long-temps fendus par la chaleur extrême. Lorédan, charmé de ce dénouement inattendu, voulut, avant d’aller ouvrir ses fenêtres, laisser passer la froide sueur qui coulait de ses membres affaiblis ; et, dans une fervente prière adressée au Tout-Puissant, il le remercia de ne pas lui avoir montré en réalité cette vision épouvantable.
Il sortit enfin de son lit. Lorsqu’il se fut placé à sa fenêtre, la magnificence du tableau que la nature lui offrit parvint pour le moment à lui faire oublier ce que la nuit lui avait présenté de si funeste. Cependant le rêve ne pouvait entièrement lui déplaire ; sa fin le raccommodait avec ce qu’il pouvait avoir eu de hideux ; il lui paraissait agréable de se rappeler que les anges lui avaient promis de prendre sa défense ; il voyait dès lors l’avenir sous des couleurs moins défavorables ; et avec un secret contentement il répétait tout bas les mots prononcés par les suprêmes intelligences : « Pour toi ! marquis Francavilla, pour toi. »
Mais en même temps il se disait en lui-même que le ciel, avant de lui prêter ce secours, demandait peut-être qu’en réalité Francavilla donnât une sépulture chrétienne aux ossemens de la belle Rosamaure, s’ils étaient encore ensevelis dans les souterrains du château. Il se promit de le faire ; et plus calme après cette résolution, il revint au balcon saillant placé devant les fenêtres de sa chambre, se plaisant à contempler ce que nous allons essayer de décrire.
Le château de Ferdonna, placé sur les hautes montagnes dont le golfe de la Spezia est entouré, avait sa face principale tournée vers le nord et le couchant ; on voyait en face de soi s’élever, parmi d’énormes rochers amoncelés, la petite ville de Portovenere, couronnée par les forêts verdoyantes qui alors croissaient sur les hauteurs. En allant vers l’orient une vaste perspective de verdure, de monts dégarnis, se déployait jusqu’auprès de la ville de Spezia, située au fond du golfe du côté de l’occident ; la mer de Sardaigne étalait ses espaces tranquilles ; et, couverte en ce moment des barques de pêcheurs qui s’éloignaient en grand nombre, tandis que le soleil levant venait se réfléchir sur leurs voiles blanches, dont il augmentait l’éclat sous les pieds de Lorédan, l’azur du ciel se répétait dans l’eau du golfe, qui en paraissait plus sombre, et en même temps servait comme de repoussoir à ce magique tableau. On apercevait ça et là des champs cultivés avec soin, des prairies verdoyantes, des plantations d’oliviers, des bocages d’orangers, dont les arbres offraient tout à-la-fois le spectacle enchanteur de leurs fleurs suaves et de leurs fruits d’or, qui se mariaient admirablement au vert foncé des branches, pliant sous les fruits de leur riche récolte.
Les villageois paraissaient également dans le lointain, pour animer cette scène de merveille ; on les voyait, ou tournoyant dans les routes sinueuses qui serpentaient aux environs de Ferdonna, pour aller porter leurs denrées à la ville de Lerici, ou gardant leurs troupeaux de moutons et de chèvres sur les pointes escarpées de quelques rochers.
Enfin, dans le ciel, du côté du couchant, s’amoncelaient encore de sombres vapeurs, restes des voiles que la nuit n’avait pas achevé de replier, et que venaient illuminer de mille brillantes teintes les rayons de l’astre du jour, qui, dans toute sa pompe triomphale, montait de l’horizon.
À l’aspect de celle scène étonnante, l’âme de Lorédan se dilata ; elle ne put être soucieuse dans un moment où tout se réjouissait autour d’elle plus que jamais ; l’espérance revint lui présenter son prisme magique, et Lorédan, par un mouvement involontaire, s’inclinant devant son dieu, éleva vers lui ses mains en répétant les consolantes paroles de la vision : Pour toi ! marquis Francavilla, pour toi !
Le bruit qu’on fit à sa porte le tira de son exaltation ; il fut ouvrir au châtelain, qui lui dit en entrant : « Signor, je n’aurais eu garde de me présenter chez vous d’aussi bonne heure, si je ne vous avais aperçu respirant à votre balcon l’air pur et balsamique du matin.
Lorédan lui rendit les politesses qui lui furent faites, et passa avec lui dans la salle à manger ; il put alors examiner plus à son aise le tableau contenant les portraits des deux frères, ses anciens amis. Ce fut en riant qu’il se rappela son songe épouvantable, presque sur tous les points conforme aux récits de Ferdinand Valvano ; il lui revint également dans l’idée que celui ci lui avait parlé d’un manuscrit contenant l’histoire de la belle Rosamaure ; il devait être toujours, suivant le même Ferdinand, dans les archives de Ferdonna ; aussi Lorédan ne balança-t-il pas à le demander au châtelain Altaverde.
« Bon, reprit celui-ci, est-ce que vous songez à ces contes d’enfant, ou par hasard durant la nuit dernière auriez-vous vu la dame assassinée ? »
Francavilla éluda de répondre à cette question ; il prétendit qu’accoutumé à s’occuper, il avait besoin de trouver un aliment à sa curiosité : et cette histoire, quelle qu’elle puisse être, remplira mon but, qui est de passer le temps.
« À cela, répliqua le châtelain, je n’ai rien à dire ; je tâcherai ce matin de contenter votre désir ; voilà déjà plusieurs années que ce manuscrit n’est pas tombé sous ma main ; je crois pourtant savoir où il peut être, et après le repas nous irons, si vous le voulez, essayer ensemble de le trouver. »
Lorédan, charmé de se distraire, consentit à la proposition du signor Altaverde ; ils partirent en effet tous les deux pour la salle des archives, placée au second étage d’une tour carrée, et dont la porte était toute en fer. Dans la salle, aux quatre côtés, on avait mis de fortes armoires en bois de chêne, s’élevant du plancher jusqu’à la naissance de la voûte ; là, étaient rangés dans le plus grand ordre, les titres de propriété, les chartes, les documens de l’antique famille de Massa.
Dans le nombre de ces papiers d’affaires, on gardait quelques manuscrits précieux par leur antiquité ; on distinguait les anciens historiens et poètes de Rome, un Thucydide, un Homère, et les œuvres d’Aristote ; puis venaient les chroniques du moyen âge, recueillies, pour la plupart, dans les monastères voisins ; des vies de saints remplies des fables les plus absurdes, et où la vérité, si belle par elle-même, disparaissait sous la foule des mensonges dont on n’avait pas craint de l’envelopper.
Il fallut chercher assez long-temps pour trouver l’histoire de la belle Rosamaure ; elle avait été mise à l’écart, on ne sait pourquoi, et elle fut rencontrée sous un contrat de mariage d’un prince de Massa. Celle chronique était écrite admirablement bien sur une peau de vélin, en lettres noires, or et pourpre. Plusieurs miniatures la décoraient ; elles représentaient les diverses situations les plus marquantes du récit, et dans leur nombre, Lorédan remarqua celle de la fatale toilette dont Ferdinand lui avait parlé autrefois.
Une reliure en ivoire curieusement ciselé, et garnie avec des fermoirs de vermeil, couvrait le manuscrit ; il était, en tout, un monument précieux de l’époque à laquelle on l’avait rédigé.
Lorédan, avec la permission du châtelain, l’emporta dans sa chambre, se disposant à le lire, dès qu’il serait seul ; la chose ne tarda pas à arriver. Altaverde, occupé de son côte à surveiller les travaux de la campagne, était forcé de passer une partie de la journée hors du château. Il en prévint le marquis, lui annonçant que la plupart du temps il ne rentrait dans Ferdonna qu’au déclin du jour, peu de momens avant l’heure du souper. Francavilla ne fut pas fâché de cette révélation. Il préférait se trouver seul, pour mieux se livrer à ses idées ; et le châtelain, quoi que bon homme, était d’assez peu de ressource pour la conversation.
Dès qu’il se fut éloigné, Lorédan curieux de commencer sa lecture, se plaça dans un grand fauteuil, sur le balcon de sa chambre ; et là, en présence de toute la splendeur de la nature, il ouvrit le manuscrit effrayant.
Le baron de Ferdonna, vivant en l’an de grâce 947, avait deux fils sur lesquels se reposait toute sa tendresse ; il avait formé le projet, les chérissant également, de ne point mettre de différence dans les portions de son héritage, qui devaient leur revenir ; et durant toute sa vie, il les entretint dans cette idée : mais ce qui eût dû établir la concorde entre les frères fut le moyen dont l’enfer se servit pour les rendre ennemis. Astolphe, l’aîné, ne pouvait songer qu’avec impatience à tout ce que lui enlèverait la résolution de son père.
« Je suis l’aîné, disait-il, et à ce titre je devrais être son seul héritier ; un modeste apanage est tout ce qui conviendrait à Jules, mon frère, et cependant cet audacieux sera aussi puissant que moi. »
Ces pensées odieuses fermentaient sans relâche dans son âme, et de vils flatteurs venaient encore l’exaspérer davantage. On le trouvait accessible à de bas sentimens, et les démons, sans cesse à l’affût pour enlever au ciel les âmes de ceux qui vivent dans cette vallée de deuil (ainsi appelait le monde, le moine, auteur du récit), ne négligèrent pas une occasion si favorable de s’en donner une de plus.
De toute part Astolphe trouvait des gens disposés à le servir dans ses haines ; un d’eux surtout se distinguait par son acharnement. Bramante, c’était son nom, se disait venu de la Germanie pour se soustraire aux suites d’un meurtre qu’il avait commis. Poussé par la jalousie, il n’avait pas craint de frapper un Allemand, son rival, et la famille du mort avait juré sa perte. Bramante n’avait pas jugé convenable de s’exposer à son ressentiment ; et par une prompte fuite, il s’était dérobé à une implacable vengeance.
La conformité de leurs goûts dépravés l’avait bientôt mis en rapport avec Astolphe ; ils avaient tous les deux le même penchant pour la débauche, la même férocité dans les plaisirs, la même avidité pour la fortune. Celle de Bramante pourtant paraissait immense ; elle eût dû satisfaire ses désirs ; mais plus il possédait, plus il se montrait insatiable de richesses.
Constamment avec Astolphe, il lui soufflait une haine cruelle contre Jules, son frère, que ce Germain ne pouvait souffrir ; il faisait observer au fils aîné du baron de Ferdonna combien la conduite de Jules, si fort dissemblable de la sienne, devait refroidir à son égard l’amitié de leur père commun.
– « Tu crains, lui disait-il, que Jules ne soit admis à partager également avec toi les domaines de ton père ; eh bien ! moi, qui vois plus loin encore, je ne doute pas qu’il ne te défasse entièrement de tes droits ; regarde la conduite de cet hypocrite, admire avec quel art il affecte de cacher ses égaremens, on le croit pourvu d’une sagesse supérieure à son âge, ton père te l’oppose sans cesse, et de cette opinion à la résolution d’en faire son seul héritier, la distance est courte ; elle sera promptement franchie.
– « Ah ! si je le croyais, disait alors Astolphe, ce frère, si heureux à mes dépens, cesserait bientôt de me tourmenter ; mais, Bramante la chose ne peut être ; le baron me chérit aussi, sa préférence pour Jules n’en est pas une ; car dès notre plus bas âge, il se décida à faire un jour ce partage qui me déplaît tant. »
– « Soit, reprenait Bramante, tu le crois, c’est à merveille ; mais un jour tu te rappelleras que je t’avais prévenu à l’avance, et que tu ne voulus pas voir ce qui frappait mes regards. »
Ces atroces insinuations ne laissaient pas de germer dans le cœur d’Astolphe ; et plus il avançait en âge, plus son frère lui devenait odieux. Jules, de son côté, était loin de soupçonner une pareille jalousie ; et meilleur qu’Astolphe, il le chérissait tendrement. Leur père vint à mourir sur ces entrefaites ; et, comme il l’avait annoncé, sa fortune se trouva divisée en deux parts ; chacun de ses fils put recueillir la sienne.
Parmi les domaines qui tombèrent dans le lot de Jules était le château de Ferdonna, objet particulier de l’envie d’Astolphe, qui, de tous les temps, avait désiré d’en obtenir la propriété. Furieux de se voir déçu dans son espérance, il s’éloigna de son frère, décidé à ne plus le revoir, et se retira dans la portion des biens paternels qui lui revenait.
Là, sa conduite, chaque jour, devint plus répréhensible. Bramante ne le quittait pas ; il était sans trêve auprès de lui, le poussant à mal faire, ainsi qu’aurait agi un esprit infernal ; il ne se passait pas de semaine sans que des plaintes fussent portées au ciel par quelque individu contre Astolphe ; il ne craignait pas de dépouiller les monastères, des biens que les fidèles leur avaient donnés ; il outrageait, par ses propos, les saints ecclésiastiques ; il poursuivait les jeunes filles dans les campagnes, excédait ses vassaux, les opprimait de toute manière ; aussi un pieux abbé d’un couvent de Surzanne, ne craignit pas de dire que, tôt ou tard, une excommunication majeure, lancée contre le baron Astolphe, laisserait au démon la liberté de se saisir d’une âme que l’église lui abandonnait.
Ce propos ne tarda pas à être vérifié ; mais il fallut qu’il fût suivi d’un grand crime, et nous allons le raconter, afin que le chrétien, en admirant la profondeur des jugemens de Dieu, redoute également de les voir peser sur sa tête.
Dans la ville de Lérici vivait une noble dame ; mais, privée de la fortune dont ses ancêtres avaient joui ; il ne lui restait plus, de sa splendeur passée, que de faibles débris ; elle les soignait pour en faire l’héritage de sa fille unique, de la jeune et belle Rosamaure, proclamée, d’une commune voix, la fleur ou la perle de la contrée.
Rosamaure, dès ses plus jeunes ans, était célèbre par les rares qualités, par les charmes sans pareils, répandus sur toute sa personne ; par le parfait assemblage de toutes les vertus, de toutes les grâces, de tous les mérites. Elle ne sortait de sa modeste demeure que pour aller, suivie de sa mère pénitente, aux célébrations des sacrés mystères : là, par sa haute piété, elle se faisait mieux remarquer encore ; et lorsqu’elle se prosternait avec ferveur au pied des autels, on eut cru voir un ange priant devant le trône du Créateur.
Une foule de soupirans ne tardèrent pas à environner cette jeune merveille ; chacun cherchait à sa manière à lui faire connaître son amour ; mais la pudique Rosamaure ne s’en apercevait pas. Presque toujours retirée chez elle, ne sortant qu’enveloppée d’un voile qu’elle ne relevait qu’à l’instant de l’adoration de l’hostie, elle restait étrangère aux débats dont elle était l’objet, et Dieu seul régnait dans son âme, où jamais mondaine pensée ne s’introduisit. Tous ses plaisirs étaient de cultiver des fleurs dans le petit jardin de sa maison, et de soigner sa longue chevelure brune, qui n’était pas le moindre de ses ornemens.
Il ne se pouvait faire que le baron Astolphe n’entendît point parler de cette beauté incomparable ; son digne ami, l’Allemand Bramante, était sans cesse en quête pour lui chercher de coupables distractions ; il fut le premier à l’entretenir de Rosamaure, et à lui faire naître la curiosité d’admirer de près cette merveille.
Astolphe descendit à Lérici un jour de fête solennelle ; et là, sans respect pour le mystère vénérable que le prêtre accomplissait, il ne craignit pas de tourner le dos à l’autel, afin de pouvoir tout à son aise examiner Rosamaure, tandis que son voile était levé. Astolphe était loin de se figurer une créature autant accomplie ; et la vue de ses attraits, tant rehaussés par la modestie de la jeune signora, le jetèrent dans un délire extrême, et le portèrent à s’abandonner aux plus étranges extrémités, pour parvenir à la posséder.
Mais dans le cœur corrompu du baron, l’amour vertueux ne pouvait trouver sa place : Astolphe croyait aimer, et le monstre ne faisait que désirer. Il ne lui entra pas dans l’idée de rechercher la main de Rosamaure en s’unissant à elle de son contentement. Non, il ne fallait au méchant signor qu’outrager l’innocence en lui ravissant son plus précieux trésor.
« Je veux qu’elle soit à moi, dit-il à Bramante en proférant un blasphème épouvantable, et plus tôt elle m’appartiendra, plus tôt je serai satisfait ; mais comment parvenir à l’arracher à sa mère, qui veille avec tant de soin sur ce dépôt précieux. »
– « La chose me semble facile, répondit le mécréant conseiller ; où la ruse est inutile, c’est en employant la force qu’il faut agir. Enlève Rosamaure, conduis-là dans ton château, et là tu pourras en abuser tout à ton aise. »
Astolphe, ne demandait pas mieux que de suivre ce détestable avis ; mais il redoutait la vengeance du peuple de Lérici, accoutumé à regarder cette charmante fille comme le plus bel ornement de la cité ; il craignait également les adorateurs nombreux de Rosamaure, qui, unis avec les Lericiens, pourraient venir, si son complot était découvert, l’attaquer dans son château et le punir de son action criminelle. Il lui fallait donc, pour éviter le péril, conduire la malheureuse victime dans un lieu d’où il lui fût impossible de s’échapper, et qu’on ne pût pas soupçonner.
Comme il cherchait à le rencontrer, il se rappela que, sous le château de Ferdonna, devenu l’un des apanages de son frère Jules, il existait de vastes et ténébreux souterrains, communiquant, d’un côté, dans une chambre de l’intérieur du manoir, et de l’autre dans une grotte de la montagne, à une très-médiocre distance de Lérici. Il crut facile de s’y introduire ; car il connaissait les secrets détours qui y conduisaient, et il se décida pour ce lieu, comme étant le plus favorable à l’exécution de ses desseins.
Avant cependant de ravir Rosamaure, il voulut aller visiter ces sombres cavernes ; afin d’en retrouver les passages et de voir par lui-même l’endroit le plus favorable à retenir et à cacher la jeune fille pendant quelque temps. Bramante l’y suivit, les souterrains furent par eux parcourus, ils en sondèrent toute l’étendue jusqu’à la trappe par où l’on descendait du château. Une salle leur parut convenablement disposée pour être le théâtre d’un crime, et dès-lors ils préparèrent tout pour enlever Rosamaure et l’entraîner dans ce lieu.
Deux brigands, qui durant toute leur vie avaient outragé la Providence, promirent à Astolphe de lui livrer, avant peu la jeune fille, pour prix d’une forte somme, dont par avance on leur abandonna la moitié. Ils devaient pénétrer dans la demeure de la mère de Rosamaure, pendant une nuit où la tempête troublerait le calme de la nature, et empêcherait les cris de l’offensée de parvenir à l’oreille de ses concitoyens.
On attendit quelques jours avant de trouver le moment favorable : enfin un vent du libeccio impétueux souffla ; les vagues du golfe, violemment agitées venaient battre les murs de Lérici, et des coups de tonnerre répétés à l’infini par les échos des montagnes voisines, s’unirent aux rugissemens de l’orage, et nul bruit humain n’eût pu s’élever au-dessus de ces grandes clameurs de la nature.
Les deux bandits ne manquèrent pas de profiter de cette nuit tumultueuse, si favorable à leurs projets ; ils informèrent Astolphe qu’ils allaient essayer de s’introduire par surprise dans la maison de Rosamaure, et l’engagèrent à aller les attendre au souterrain où la jeune fille devait être conduite. Astolphe n’eut garde d’y manquer ; il y courut plein d’impatience et de coupables désirs. Son vil compagnon ne l’abandonna pas ; il cherchait par ses discours à augmenter son délire, à lui enlever toute idée de vertu et d’honnêteté.
Les misérables brigands arrivèrent devant la porte de la maison de Rosamaure. Ils avaient remarqué une petite muraille qu’on pouvait franchir ; ils s’introduisirent par là dans une cour intérieure, et après crochetèrent un contrevent qui leur donna l’entrée de la maison. La mère de la jeune beauté, celle-ci, une servante, étaient les seules habitantes du logis ; on les surprit durant leur premier sommeil. La vieille dame et sa suivante furent attachées aux pieds de leurs lits ; et Rosamaure, étroitement liée, s’étant évanouie dans les bras de ses ravisseurs, leur facilita les moyens de l’entraîner hors de la ville.
On devait croire que nul obstacle ne contrarierait une pareille entreprise. L’orage continuait toujours son fracas ; les habitans de Lérici, renfermés dans leurs manoirs n’avaient aucune envie de les quitter pour aller courir les rues, aussi nul individu ne se présenta ; mais plus les chances étaient propices aux méchans, moins il fallait croire que les anges chargés de veiller à la conservation de Rosamaure se laisseraient vaincre en ce moment. Ce n’étaient pas leurs yeux que pouvaient tromper les profondes ténèbres, et leurs oreilles distinguaient facilement les cris des malheureux à travers les rugissemens de la tempête ; ils semblaient sommeiller, et par la main ils conduisaient un vengeur à la malheureuse Rosamaure.
Cette même nuit, le baron Jules, qui habitait le château de Ferdonna, avait voulu y revenir de Suryanne, malgré le temps horrible qu’il faisait. Monté sur un cheval accoutumé à gravir les montagnes des Apennins, accompagné de quatre valets armés, il revenait vers sa demeure, bravant les fureurs du libeccio et les éclats de la foudre. Il était déjà au commencement du chemin tournant par lequel on montait au château, lorsqu’il aperçut devant lui à la lueur d’un éclair deux hommes de mauvaise mine qui portaient dans leurs bras une personne évanouie. Les brigands auraient bien voulu l’éviter ; mais le bruit de l’ouragan était si considérable, qu’ils n’avaient pas entendu le pas des chevaux.
– « Où donc allez-vous sur mes terres, paysans étrangers, leur cria le baron, à cette heure reculée, et pendant cette nuit dangereuse ? »
Cette simple interrogation les troubla ; un coup de vent, à l’instant où ils allaient répondre, souleva le manteau qu’ils avaient jeté sur Rosamaure, et un nouvel éclair montra la figure de cette merveilleuse beauté. – « Ah ! s’écria un des suivans de Jules, c’est la vierge de Lérici, que les coquins enlèvent (car on donnait ce nom à la jeune beauté). Il dit, et sans attendre l’ordre de son maître, il court sur les bandits suivi de ses camarades et du signor lui-même. Les bandits, pris au dépourvu, voulurent se défendre ; mais le combat ne dura pas long-temps ; plusieurs coups les jetèrent sans vie sur le rocher, et après leur chute on s’aperçut que la belle Rosamaure, non seulement avait perdu l’usage de ses sens, mais était encore accablée par un bâillon qu’on avait placé dans sa bouche pour l’empêcher de pousser des cris, si par hasard elle était revenue à elle. On se hâta de l’en délivrer ; et alors moins oppressée, elle commença à ouvrir ses beaux yeux. Jules ne connaissait point Rosamaure ; il la voyait pour la première fois, et tant de charmes ne manquèrent pas de produire leur effet ordinaire.
Le baron voyant l’état de faiblesse de cette jeune fille, ne voulut pas confier à d’autres le soin de la porter au château, où il préféra se rendre, plutôt que d’aller dans la ville, dont il était d’ailleurs assez éloigné ; remontant donc sur son cheval, il en pressa la course, et enfin arriva bientôt, avec son doux fardeau, dans l’intérieur de Ferdonna, et là, tous les soins furent prodigués à Rosamaure.
Elle revint peu-à-peu à elle ; et dès que ses forces se furent rétablies, elle chercha à se jeter à bas du lit dans lequel on l’avait placée, pour implorer la pitié du signor Jules, le conjurant par les saints anges de la respecter et de la rendre à sa malheureuse mère.
– « Je vois, belle signora, lui dit Jules, que votre erreur m’outrage, sans assurément le vouloir. Non, je ne suis pas l’auteur de vos chagrins, et vous me devez votre délivrance. Je vous ai ravie aux monstres qui vous entraînaient ; ils ont payé de leur vie l’infâme complot qu’ils avaient formé, et vous êtes dans le château de Ferdonna, dont je suis le propriétaire, maîtresse absolue de vos actions ; car dorénavant je me ferai gloire de me compter au nombre de vos plus zélés serviteurs. »
Ces paroles, auxquelles Rosamaure était loin de s’attendre, la firent subitement passer d’un extrême désespoir à un parfait contentement. La noble figure du signor, la douceur de sa voix, la fierté de ses regards, parlaient en sa faveur ; et la jeune fille croyant n’éprouver que des sentimens de reconnaissance, laissa l’amour s’introduire furtivement dans son cœur.
Cependant, troublée encore de l’événement affreux dont elle était la victime, peut-être un soupçon injurieux s’élevait en elle, lorsqu’elle fut entièrement rassurée sur la sincérité du beau chevalier, par l’entrée dans sa chambre du chapelain de Ferdonna, vieillard respectable, et que Rosamaure avait souvent aperçu à Lérici, dans les fêtes principales de l’année. Plus libre alors de s’abandonner à la joie, elle n’éprouva qu’un seul déplaisir, celui du chagrin que devait ressentir sa mère.
À peine en eut-elle dit quelques mots, que soudain Jules se hâta de faire partir un écuyer (le jour venant de se lever), pour aller à Lérici porter des paroles de consolation à cette dame respectable. Il ne voulut pas souffrir que Rosamaure s’éloignât ; la tempête n’était pas achevée, et le libeccio soufflait avec violence.
Combien fut grande la joie que la mère de Rosamaure éprouva. Elle avait cru sans retour perdre sa fille, et des voisins, en sortant le matin de bonne heure, ayant vu la porte de la demeure de cette signora ouverte, étaient entrés, et, à leur grande surprise, l’avaient trouvée attachée ainsi que la suivante, et poussant de pitoyables cris. Ils s’empressèrent de les délivrer ; puis se répandant dans les rues, ils proclamèrent l’enlèvement de la vierge de Lérici ; et à la nouvelle de cet attentat, toute la jeunesse de la ville prit les armes. On allait parcourir la campagne voisine, bien certain que l’on n’avait pu emmener Rosamaure par mer, lorsque la venue de l’écuyer du baron de Ferdonna dissipa ces inquiétudes. Il raconta ce qui s’était passé ; on s’empressa de se rendre au lieu où les bandits avaient été immolés, et on les y trouva sans vie, ce qui ne permit point de savoir quel motif les avait poussés à commettre cette action détestable.
La signora, touchée de ces marques d’affection, en remercia vivement ses compatriotes ; mais pressée de revoir sa fille, elle se hâta de partir pour aller la rejoindre dans le château de Ferdonna.
Depuis le premier moment où Rosamaure avait frappé les regards du baron Jules, ce jeune seigneur n’était plus tranquille ; l’amour était descendu dans son cœur avec toutes ses flammes, avec toute sa tendresse ; et la belle fille lui paraissait nécessaire au complément de sa félicité.
Sous prétexte de lui donner le temps de se remettre de sa terreur, il l’engagea à prolonger son séjour dans Ferdonna, lui faisant redouter une nouvelle tentative de la part du malheureux qui avait dirigé son enlèvement. Rosamaure et sa mère étaient bien faciles à épouvanter sur ce point ; et la jeune personne, sans se l’avouer à elle-même, ne semblait pas fâchée d’une résolution qui la retenait auprès du noble signor.
Cependant, au bout de plusieurs jours, il fallut bien songer à la retraite, et l’heure du départ fut arrêtée à l’aurore suivante. Jules en éprouva la plus vive douleur ; mais l’Amour qui l’agitait ne voulut pas rester tranquille dans son âme ; il lui parla des plaisirs de l’hymen, et le décida à proposer à la belle Rosamaure et sa main et son cœur.
Lorsque ce dessein fut arrêté, Jules alla trouver le pieux chapelain de Ferdonna, son précepteur dans sa jeunesse, et maintenant son ami. « Père, lui dit-il, voilà que le départ prochain de la signora Rosamaure me rend déjà le plus infortuné des hommes ; je sens qu’après l’avoir connue il me sera impossible de l’oublier ; elle est élevée dans la crainte de Dieu ; ses mérites en tout genre se montrent assez ; elle est de noble naissance, mais elle manque de fortune ; que peut me faire ce dernier article ; n’en ai-je pas assez pour nous deux. Que me conseillez-vous de faire ; croyez-vous que je puisse jamais prendre une épouse qui sache mieux répandre les bénédictions du ciel sur ma maison ? »
– « Mon fils, répliqua le châtelain, déjà plus d’une fois j’ai songé au bonheur que goûterait l’époux de cette pieuse fille ; aussi je n’aurai garde de vous détourner de votre projet. Elle est pauvre, dites-vous ; ne croyez pas une erreur pareille ; on a plus que la richesse quand on apporte en mariage tant de vertus et de si précieuses qualités. »
– « Eh bien ! reprit Jules, puisque vous ne m’êtes pas contraire, vous ne vous refuserez pas à me servir. Allez trouver la vieille signora, faites-lui connaître ma pensée, et dites-lui que je n’ai eu garde de parler à sa fille avant d’avoir obtenu son consentement. »
Le chapelain, charmé d’une résolution aussi sage, partit sur-le-champ pour aller trouver la mère de Rosamaure dans la chambre qu’elle occupait ; il s’acquitta de sa mission. On doit croire que la signora ne fit pas de grandes difficultés pour donner un pareil époux à sa fille ; et Rosamaure, en apprenant qui l’avait demandée, laissa dans sa rougeur et dans sa confusion virginale, éclater sa modeste joie.
Les diverses parties étant d’accord, Jules, impatient de conclure son bonheur, voulut que la même journée où les signora devaient le quitter fût celle où Rosamaure s’unirait à lui par des nœuds indissolubles ; vainement la pudique fille demanda plus de temps pour se recueillir ; ses instances furent vaines ; il lui fallut céder au plus doux empressement. Le vieux chapelain bénit lui-même cette union, et souhaita toutes sortes de prospérités aux deux aimables époux. Certes, mieux que personne ils étaient en droit d’en jouir.
Une si prospère journée s’écoula dans les transports de l’allégresse. Tous les vassaux de Jules, les principaux habitans de Lérici, furent appelés à prendre part à la fête ; partout la joie se montrait ; on enviait la félicité du noble époux ; les femmes mêmes convenaient que Rosamaure, par ses vertus, était digne de la haute fortune à laquelle elle était parvenue.
Cependant la soirée s’avançait ; la mère de la jeune épouse l’appela pour la conduire dans la chambre nuptiale ; deux femmes l’attendaient pour la déshabiller, mais elle ne voulut pas que personne prît cette peine. Tremblante d’amour et de pudeur, elle engagea sa mère à la quitter un instant, la suppliant de retarder quelque peu la venue de son bien-aimé.
Demeurée seule, elle peigna ses beaux cheveux, puis s’agenouillant sur le plancher, elle implora pour elle et pour le baron Jules, la protection du ciel.
Le jeune signor, pendant un peu de temps, respecta la solitude de Rosamaure ; mais comme elle se prolongeait, sa patience fut à son terme ; il n’hésita plus à entrer dans la chambre où l’appelaient l’amour et les désirs. Il pousse la porte et voit son épouse étendue sur le carreau, baignée dans son sang, et percée de cinq à six coups de poignard. Ses yeux ne contemplèrent pas long-temps ce funeste spectacle, ils se fermèrent ; et poussant un cri d’horreur, il tomba inanimé sur le cadavre de l’infortunée Rosamaure.
À cet accent lamentable on accourut, et Dieu peut seul apprécier la grandeur de la tristesse générale. On voulut essayer de rappeler les deux époux à la vie. Hélas ! tous les deux étaient allés achever leur union dans le ciel. On prétend que tout-à-coup une lumière éclatante remplit la chambre ; que des concerts aériens se firent entendre ; et un moine d’un couvent voisin, qui mourut depuis en odeur de sainteté, assura par serment avoir vu cette même nuit, se trouvant en prière sur une montagne assez proche, les âmes de Jules et de Rosamaure s’élever dans le ciel, brillantes de splendeur, et accompagnées d’un cortège nombreux d’esprits célestes.
En cherchant par où les meurtriers avaient pu s’introduire, on découvrit la trappe fatale qui les avait conduits dans le château. On prit des torches pour les poursuivre, on parcourut les profondeurs des souterrains, mais sans découvrir l’issue qui donnait sur la campagne. À la première recherche, le chapelain la connaissait ; il ne jugea pas prudent de la montrer à une si grande multitude.
Par la mort du baron Jules, sans postérité, sa fortune passait tout entière à son frère Astolphe. On lui dépêcha un courrier pour l’en informer ; mais nulle part n’était Astolphe ; ses gens ignoraient le lieu vers lequel il avait porté ses pas.
Durant quinze jours, on demeura dans cette incertitude ; enfin, vers le seizième, un pâtre conduisant son troupeau de chèvres dans la montagne, aperçut un cadavre, vêtu de riches habits, dans le fond d’un précipice. Il en parla, on se transporta à l’endroit par lui indiqué, et l’on reconnut les restes du baron Astolphe, horriblement défigurés, tout meurtris et la tête tordue, ce qui faisait frémir les spectateurs.
Un bruit accusateur s’éleva soudain parmi la foule ; on ne douta pas que cet emporté jeune homme ne fût tombé victime de la malice des esprits infernaux. La chose néanmoins, n’eût pas été prouvée sans une révélation qui instruisit le saint religieux dont nous avons déjà parlé, de tous les détails de là vérité, et nous allons les faire connaître.
Astolphe, suivi de son ami Bramante, attendait dans les souterrains de Ferdonna le moment où sa proie lui serait amenée : enivré d’un féroce amour, il comptait les heures, les minutes ; cent fois sa vivacité l’amena vers l’embouchure de la caverne ; mais ses agens ne paraissaient pas ; l’attente était affreuse pour une âme aussi emportée. Enfin le jour brillant sans qu’on arrivât, lui donna la pénible certitude que le coup avait dû manquer ; et sans plus vouloir écouter les représentations de Bramante, il voulut lui-même aller à Lérici, pour essayer de découvrir ce qui s’était passé.
Il ne lui fut pas nécessaire de courir aussi loin ; car en traversant le chemin, il reconnut les cadavres des deux brigands, et dès-lors, devina qu’on était parvenu à leur enlever leur victime. Furieux d’un tel événement, redoutant que les bandits ne l’eussent accusé avant de mourir, il ne songea plus à pousser sa route jusqu’à Lérici ; et tournant du côté de son château le plus voisin, il fut y attendre ce qui pourrait résulter de cette entreprise si téméraire, et qui avait complètement échoué.
Mais ses craintes étaient vaines, nul ne l’accusait ; car on ne pouvait même le soupçonner ; il ne tarda pas à voir que ses émissaires en perdant la vie, avaient emporté son secret.
Bramante l’avait quitté, voulant, lui avait-il dit, aller s’informer en personne si Rosamaure était encore tranquille à Lérici. Peu de jours après, il revint : « Je sais tout, dit-il au baron Astolphe, en l’abordant ; votre belle vous a été ravie tandis que nos deux hommes vous la conduisaient fidèlement ; et savez-vous quel est celui qui vous prive du bonheur de posséder une si charmante fille, c’est le même dont déjà vous avez tant à vous plaindre… »
– « Je n’ai pas besoin, s’écria Astolphe, d’en apprendre davantage ; ma haine, en redoublant dans mon cœur, vient de me le nommer ; c’est mon frère Jules.
– « Oui, c’est lui qui s’enrichit de tout ce qui est à votre convenance ; il a rencontré les brigands sur son chemin, il les a immolés, a pris Rosamaure avec lui, l’a conduite tout éplorée dans son château de Ferdonna ; et pour l’y retenir de manière à ce qu’elle vous soit à jamais ravie, il l’épouse demain matin ; et dès-lors il se flatte de jouir près d’elle de ce bonheur que vous n’avez fait qu’entrevoir. »
– « Oh non, dit Astolphe, en laissant errer sur ses lèvres pâles un atroce sourire, oh non ; le bonheur qu’il espère n’est pas encore si certain ; il peut épouser Rosamaure, mais il ne la possédera jamais. »
– « Vous voudriez ? »
« Va, Bramante, laisse-moi faire ; si tu m’aimes, tu ne m’abandonneras point, et je me charge alors de te procurer la vue d’un spectacle auquel on n’est pas accoutumé dans ta Germanie. »
En disant ces mots, Astolphe posa la main sur son poignard, et ses yeux prirent tout-à-coup une expression plus féroce. Bramante ne répliqua que ces mots : Fais ce que tu souhaites, et sois sûr que je ne te quitterai jamais. Il dit, et regarde Astolphe avec un regard tellement étrange, que le baron en tressaillit malgré lui.
Ces deux monstres se rendirent pendant la nuit dans les souterrains de Ferdonna par l’issue qui leur était connue ; là, ils attendirent patiemment que les fêtes de la noce tournassent à leur fin ; alors ils se rapprochèrent de l’escalier par où l’on pouvait parvenir à la trappe, jugeant le moment favorable, et que les nouveaux époux devaient être dans le lit nuptial.
Il est temps, dit Bramante, d’une voix sépulcrale ; en même temps, et pour la première fois, il embrasse le baron, que durant toute la journée, il avait entretenu de tous les détails qui pouvaient augmenter sa fureur.
L’embrassement de Bramante produisit un effet extraordinaire sur Astolphe ; ses yeux furent éblouis, la rage inonda son cœur ; ce n’était plus un homme, c’était un démon déchaîné. Il soulève la trappe, pénètre dans la chambre, poussé par une fureur que rien ne peut arrêter. Ô surprise ! la vierge est encore seule, son époux ne l’a pas encore approchée. Combien plus le désespoir de Jules en sera grand ! ainsi pense ce monstre ; et se ruant sur l’innocente beauté, par cinq coups de poignard, en lui arrachant la vie, il donne à son âme le droit d’aller prendre place au rang des esprits bienheureux.
Dès qu’il a vu couler le sang, son délire se dissipe ; l’horreur d’un tel crime se présente tout entière à lui, il se recule épouvanté, il veut secourir sa victime ; déjà sa voix s’élève pour appeler du secours, pour s’accuser lui-même ; mais tout-à-coup, Bramante, qui était resté dans le souterrain, paraît auprès de lui : « Viens, lâche, lui crie-t-il d’une voix tonnante, sortons ; nous n’avons plus rien à faire dans un lieu dont les anges vont s’emparer. »
Il dit, sa forte main saisit Astolphe ; il l’entraîne par l’escalier, sous les voûtes profondes, et les fait retentir de ses horribles éclats de rire.
Astolphe en les entendant a connu son compagnon ; il sait déjà quel est celui qui le traîne hors du château ; mais il ne peut se débattre, sa langue s’est glacée par la terreur ; sa pensée, confondue, ne sait plus prier ; hélas ! le malheureux ne se trompait point, la clarté de la lune lui fait apercevoir, en sortant des souterrains, le changement qui s’est opéré dans les traits de Bramante : ce n’est plus un homme, c’est Satan lui-même avec toute sa malignité.
« Viens, crie-t-il encore à Astolphe ; tu m’as demandé de rester toujours avec toi, je te l’ai promis, je tiens ma parole ; viens, mon digne émule, partons pour des lieux où nous ne nous quitterons jamais. »
Il achève, et sa main puissante arrache la vie au coupable, abandonné de son ange gardien, et puis il lance dans un abîme le corps, dont il a ravi sans retour l’âme destinée à d’insupportables, à d’éternels tourmens.
On ne voulut pas donner une sépulture sainte aux restes du misérable Astolphe ; ils furent inhumés tout auprès de l’ouverture de la grotte, non loin du précipice où on les avait trouvés, tandis que le chapelain de Ferdonna, ayant béni une des salles souterraines, y déposa avec grande pompe le corps des deux époux. Depuis, ce lieu a été choisi de préférence par les seigneurs de Ferdonna pour être celui de leur sépulture.
Un an, jour pour jour, après ce funeste événement, et durant le calme de la nuit, d’épouvantables clameurs furent entendues dans la chambre du meurtre (Ce nom avait été donné par la commune voix à la pièce ou périrent Rosamaure et son époux) ; une terreur soudaine se répandit dans le château. Dès-lors, il se fit nuitamment dans cette chambre d’étranges bruits ; on entendait d’affreux blasphèmes ; on y voyait briller des flammes sulfureuses ; et parfois des ombres sanglantes en franchissaient le seuil. Vainement des prières furent faites, vainement des exorcistes célèbres essayèrent d’en chasser les êtres surnaturels qui s’en étaient emparés ; leur piété, leurs prières furent inutiles ; on sut que ces apparitions dureraient tant que le château de Ferdonna existerait sur ses fondemens inébranlables.
Ainsi l’ordonnait la volonté du Tout-Puissant, afin que ce prodige perpétuel, jetant dans les cœurs une crainte salutaire, les empêchât de se livrer à de pareils excès par lesquels la race du vieux baron de Ferdonna avait été anéantie.
Et généralement on attribuait au refus que ce seigneur avait fait de faire aucun don aux églises ou aux prêtres, quêtant en Europe pour le saint sépulcre, l’arrêt qui détruisit sa postérité.
Nous avons jugé convenable d’écrire cette lamentable histoire, afin que sa lecture pût profiter au pécheur. Il verra que le démon rode sans trêve autour de nos âmes, pour les exciter au péché, et que s’il ne nous apparaît pas sous la forme d’un autre Bramante, il n’en a pas moins d’habileté pour allumer en nous le feu terrible des passions. Ainsi soit-il.
Durant tout le temps que le marquis Francavilla mit à lire cette singulière histoire, il jeta souvent un regard involontaire sur la partie du parquet où était placée l’ouverture du fatal souterrain. Son rare courage lui permit également de s’applaudir d’avoir choisi le moment d’une belle journée pour effectuer cette lecture ; car en présence du soleil, il avait peine à contenir quelque effroi superstitieux ; et pour se remettre un peu de l’émotion causée par ce bizarre manuscrit, il se plaça à son balcon en admirant le tableau vraiment magique offert par le golfe de la Spezia et par les montagnes dont il était environné.
Ce magnifique spectacle rassura un peu ses sens. Il regardait avec plaisir les bateaux de pêcheurs voguant sur les flots à l’aide d’une brise légère : un calme profond régnait dans la nature, et rien ne lui rappelait les fureurs du Libeccio impétueux, qui avait peut-être été la cause de la venue de Rosamaure dans le château de Ferdonna.
Cependant le récit mystérieux qu’il venait de parcourir lui donna l’extrême envie de descendre dans le souterrain. Il se plaisait dans la pensée d’aller errer dans ces voûtes inconnues, où peut-être on ne pénétrait que pour y conduire le corps inanimé de quelque seigneur de Ferdonna. « Hélas, se disait-il en lui-même, un jour, sans doute, mon Luiggi viendra également occuper une place non loin de celle où repose sa mère : puissé-je ne pas lui survivre ! il me paraîtrait trop affreux d’avoir à pleurer sur son tombeau. »
Ces tristes idées, par une pente insensible et naturelle, ramenèrent Lorédan au souvenir de ses peines. Ses bras posés sur l’accoudoir de marbre du balcon, sa tête posée sur ses mains, il ne laissait plus errer ses regards distraits dans le riche paysage déroulé devant lui concentré dans sa propre douleur, c’était le passé qui venait le troubler et l’assaillir.
Quel pouvait être le terme marqué pour la fin de ses malheurs ? pouvait-il se flatter de l’entrevoir dans cet avenir si incertain, si obscur ? à quelle époque serait-il l’époux heureux de la jeune duchesse Ambrosia ? Hélas ! il ne le savait pas, tout était pour lui indécis ; un seul point lui paraît fixe, la haine de ses ennemis, et le pouvoir qu’ils possédaient pour lui nuire.
Tristes présages d’un sort fâcheux, vous veniez tous vous présenter en foule ; vous environniez le cœur de Lorédan de vos poignantes douleurs ; il ne voyait dans la vie que des infortunes, et sa bouche n’osait plus répéter les paroles flatteuses du rêve de la nuit dernière, quand il entendait les anges en l’entourant lui crier : Pour loi, marquis Francavilla ! pour toi.
Tandis que plongé dans ces rêveries pénibles il oubliait la nature, le soleil descendait rapidement vers l’horizon, où la mer, agitée par un souffle de vent, présentait sur chaque flot une mine de diamans ; et malgré lui, le marquis dut faire attention à la pompe de cette scène admirable. La vue du coucher du soleil lui rappela des vers composés naguère par un poëte célèbre de la Sicile, et sa bouche s’ouvrit pour les répéter, espérant, en songeant à de gracieuses images, oublier ce que ses idées avaient de douloureux.
Vers la mer atlantique, orbe immense et brûlant,
Le soleil a tourné son char étincelant ;
De ses mille rayons, les vagues colorées
Pressent vers l’horizon leurs montagnes pourprées ;
Les nuages, flottant au gré des vents fougueux,
S’étendent parsemés d’or, d’opale et de feux.
Mais l’Océan s’entr’ouvre, et les coursiers rapides
S’y plongent aux doux chants du chœur des Néréides
De revoir son époux, Thétis conçoit l’espoir,
Et l’hymen l’embellît de la pompe du soir ;
Alors, belle Venus, ton étoile brillante
Verse pour les amans la clarté scintillante.
Bientôt l’ombre s’avance, et du sommet des airs,
De son voile de deuil couvre tout l’univers.
L’oiseau, moins babillard, se tait sous le feuillage ;
Seul, le vif rossignol module un doux ramage,
Et d’un gosier flexible entonne les chansons
Qui forment aux concerts ses jeunes nourrissons.
La lune, s’inclinant de son trône d’albâtre,
Par ses traits lumineux blanchit l’onde bleuâtre.
Oh ! qu’il est doux alors, à cette heure de paix,
D’errer silencieux sur le gazon épais,
De rêver à l’amour ; et plus heureux encore,
De presser dans ses bras la femme qu’on adore.
Souvent, il m’en souvient ; quand aux plaines des cieux
Le soir guidait son char sombre et silencieux,
Je volais, escorté des jeux, de la folie,
M’asseoir sous un tilleul près de ma douce amie.
Là, ma lyre à la main, de myrte couronné,
Je chantais les beaux arts ou mon sort fortuné ;
Chloris tressait pour moi, nonchalament penchée,
Les fleurs dont alentour la terre était jonchée,
L’œillet, se nuançant de pompeuses couleurs,
Et le lys et la rose aux suaves odeurs.
Cependant je chantais… De la forêt prochaine,
Les dryades en chœur s’avançaient dans la plaine ;
Le sylvain amoureux, le faune turbulent,
Des jeunes déités trompaient l’œil vigilant ;
Et puis tous s’unissant en cohorte légère,
Dansaient à mes accords sur la molle fougère.
Quelquefois accablé d’un bonheur sans pareil,
Goûtant le plaisir pur d’un tranquille sommeil,
Mes vœux étaient comblés par un aimable songe,
Et l’amour en riant me versait le mensonge.
Francavilla ; tout entier au nouvel enthousiasme qui l’entraînait, allait poursuivre encore le récit de cette fraîche idyle, lorsqu’il fut tiré de ses transports par le contact d’une main qui se posa sur son épaule. Ce mouvement le tira de son enchantement ; le souvenir des récits du manuscrit s’offrit promptement à son imagination ; il frémit, et se retourna presque convaincu qu’il allait voir devant lui, ou le fantôme de Rosamaure, ou celui du baron Astolphe ; mais il se trompait, ce fut le châtelain qu’il aperçut.
– « Pardon signor, dit Altaverde, si je vous dérange de votre contemplation ; mais je rentre de mes courses champêtres, mon appétit s’est éveillé, et je venais vous demander si vous ne jugeriez pas convenable de passer dans la salle à manger. »
Lorédan parut très-disposé à partager le même empressement, et tous les deux furent au lieu destiné à prendre les alimens journaliers. Durant le repas, Francavilla gardait un profond silence ; le châtelain en demeura surpris.
– « Gageons, signor, dit-il, que je devine ce qui vous occupe ; vous rêvez au manuscrit curieux que je vous ai remis tantôt. Il est vrai de dire que facilement il doit porter à la mélancolie ; car on trouve rarement une histoire aussi singulière et autant effrayante ; elle produit sur tous ceux qui l’ont parcourue un effet pareil, et je ne me soucie guère non plus de la prêter. D’ailleurs, comme je vous l’ai dit, ils ne sont pas nombreux ceux qui la demandent. »
Lorédan, n’ayant pas formé le projet de prendre le châtelain pour son confident, ne fut pas fâché de le voir se tromper sur la cause première de sa mélancolie ; il feignit d’entrer dans son sens. « Oui, dit-il ; je ne le cacherai pas, la catastrophe dont ce château a été le théâtre, m’occupe bien plus que je n’eusse pu le croire, et je déplore la fin cruelle des chastes amours de ces malheureux époux. »
– « Et sans doute, répondit Altaverde, vous vous souciez moins que jamais d’occuper leur chambre. Je vous l’ai déjà offert, signor, si vous voulez, vous n’avez qu’un mot à dire, et je vous en ferai préparer une autre. »
– « Je crois également vous avoir annoncé, repartit Lorédan, en essayant de sourire, que ma crainte ne va pas aussi loin. Voilà quatre cents ans passés depuis cette tragique aventure, et j’espère que la pénitence du baron Astolphe tire peut-être à sa fin ; aussi dormirai-je dans la salle du meurtre avec une tranquillité… pareille à celle dont j’ai joui durant la nuit dernière, allait-il dire ; » mais il s’arrêta avant d’avoir prononcé ces dernières paroles ; car il se rappela son rêve et l’émotion qu’il avait produite sur son cœur.
Le châtelain occupé à vider son verre, qu’il venait de remplir, ne fit pas attention à la suspension de la phrase de Lorédan ; il se contenta de lui dire en s’inclinant : « il en sera, signor, au gré de votre volonté ; n’en parlons plus, puisque mon offre vous contrarie. »
Lorédan peu de temps après se retira, et ce ne fut pas sans trouble qu’il se retrouva dans sa chambre ; vingt fois en se déshabillant, il crut voir devant lui le baron Astolphe frappant de son poignard le beau sein de l’infortunée Rosamaure ; le même prestige le suivit quand il se fut couché, mais il trouva un secours contre ses pénibles illusions dans ces paroles consolatrices, pour toi, marquis Francavilla ! pour toi.
Assurément si quelque vision affreuse s’était offerte à lui pendant la durée de la nuit, il n’eût pas manqué de dire qu’à l’avance il en avait eu le pressentiment ; mais son repos fut paisible, et la seule clarté du jour le chassa de son lit. Il se leva de bonne heure, et pour se distraire il voulut aller à la chasse. Altaverde lui donna deux guides pour lui aider à se démêler des sinuosités de ces montagnes isolées ; ils le conduisirent aux lieux où le gibier se trouvait avec le plus d’abondance.
Cette vie active fut utile à la santé de Francavilla ; il supporta plus patiemment la solitude de sa retraite, et plusieurs jours se passèrent ainsi.
Dans une matinée où le châtelain était venu lui annoncer qu’il irait à Lérici pour n’en revenir que bien avant dans la soirée, Lorédan se décida à rester au château. Le ciel était brumeux, d’épais brouillards enveloppaient la cime des hautes collines du golfe, et par conséquent, il y avait peu d’espoir de faire une bonne chasse.
Le marquis, lassé de se promener dans les galeries de Ferdonna, rentra vers le midi dans sa chambre. En y mettant le pied, il lui vint tout-à-coup à la pensée de consacrer les heures où il était assuré de se trouver seul, à descendre dans les souterrains, que depuis sa venue dans le château il avait envie de visiter. Il commença par garnir soigneusement sa lampe, afin qu’elle ne s’éteignît pas ; il en alluma les quatre becs, se munit d’un briquet et d’une fiole d’huile, puis ceignit son épée et marcha vers le souterrain.
Il commença par faire jouer la feuille du parquet sous laquelle se trouvait la trappe, et agita avec vigueur les verroux qui la refermaient. On se rappellera que la première fois qu’il l’avait trouvée, nous dîmes qu’il répandit sur les verroux une partie de la liqueur onctueuse contenue dans sa lampe. Ce soin avait réussi à merveille ; l’huile pénétrant dans les interstices du fer avait combattu l’action de la rouille, et la trappe ne tarda pas à être mise en mouvement.
Francavilla descendit lentement l’escalier étroit qui se trouvait par-dessous, et compta cent douze degrés avant d’être parvenu au dernier. Là, il se vit dans une longue allée haute et large, exempte d’humidité, et ayant pour pavé un sable brillant et fin ; il prit cette route sans s’écarter dans plusieurs branches du souterrain qui venaient se rattacher à la branche principale.
Ayant cheminé à peu-près un quart-d’heure, le marquis découvrit enfin sur la droite quatre colonnes de marbre noir, qui formaient un péristyle placé au devant d’une salle très-grande, et garnie dans toute sa circonférence de tombeaux plus ou moins décorés. Là, on voyait des chevaliers armés de toutes pièces, agenouillés ou debout sur leur dernière demeure ; des dames somptueusement vêtues, conservant encore, lorsque leurs restes n’étaient plus qu’une froide poussière, l’orgueil de leur vie passée ; car elles se présentaient aux regards avec les mêmes parures, les mêmes magnificences qui tourmentèrent leurs jours. Des inscriptions fastueuses semblaient devoir assurer l’immortalité à des noms qui étaient oubliés même de leurs plus proches ; le temps avait tout englouti ; et dans ces voûtes lugubres se conservaient seulement des souvenirs du passé ; car de toute part on lisait ces paroles sinistres : ils furent, ils ont vécu. Rien n’était-là pour le présent, hors le seul Francavilla, qui debout, sa lampe à la main, contemplait avec une émotion silencieuse le théâtre du trépas, où les vanités humaines essayaient de jouer leur dernier rôle.
Parmi cette foule de mausolées, Lorédan chercha avec empressement celui où devait reposer la mère de Ferdinand et de Luiggi ; il le trouva facilement, l’ayant cherché dans le rang des plus somptueux. Cette noble princesse y était représentée près de se séparer de ses enfans. Le marbre semblait animé ; il exprimait toute la douleur maternelle, et en même temps la parfaite espérance en la bonté du Tout-Puissant ; des bronzes précieux, des pilastres de porphyre, des urnes de riche matière achevaient la parure de ce tombeau ; mais Lorédan les remarquait à peine, il ne songeait qu’à la mère de ses amis.
« Hélas ! se disait-il tandis qu’appuyé contre un sphinx de bazalte, il regardait ce triste lieu, si elle eût vécu plus long-temps, cette excellente femme, que Valvano paraissait idolâtrer, sans doute elle eut réussi à dompter ses passions, elle se fût interposée entre lui et le crime, il serait encore vertueux, il serait toujours mon ami. »
Un bruit léger le tira de sa rêverie, il regarda autour de lui, et découvrit plusieurs chauves-souris habitantes de ces ténébreuses demeures, qui, effrayées à l’aspect d’une clarté qui leur était inconnue, volaient rapidement çà et là, tantôt se reposant sur l’épée d’un chevalier, et tantôt se cachant sous son bouclier, à demi rompu.
Francavilla, rassuré sur la cause du bruit qu’il avait entendu, voulut poursuivre ses recherches, et trouver également la tombe élevée à la mémoire du baron Jules de Ferdonna et à celle de la vierge Rosamaure. Il parvint facilement à la rencontrer ; elle était placée au milieu de la salle ; c’était un simple bloc de marbre élevé de deux pieds au-dessus du sol ; deux statues couchées celles des deux époux, en faisaient tout l’ornement. Lorédan crut découvrir dans la figure de Rosamaure tous les traits de son ancienne beauté ; long-temps il la contempla en silence, et puis se décidant à partir, il s’agenouilla une seconde fois, pria d’abord pour les trépassés, et puis invoqua Rosamaure, en la suppliant d’être sa protectrice auprès du Tout-Puissant. Il la conjurait avec tant de ferveur, son imagination agissait, avec tant de force dans le sanctuaire de la mort, qu’il lui sembla voir se remuer les lèvres de marbre de la statue, et les entendre prononcer : Pour toi, marquis Francavilla ! pour toi. En même temps un vent léger s’éleva autour de lui, et un bruissement doux, mais inconcevable, se fit entendre dans les environs.
Lorédan, immobile et toujours les mains jointes, demeurait à genoux ; il ne doutait pas que sa prière n’eût été exaucée ; il espérait que Rosamaure viendrait l’en assurer elle-même, et il ne quitta sa place qu’après s’être bien convaincu que l’ordre naturel n’était plus troublé, et que les ombres des morts étaient silencieuses comme la profonde nuit dans laquelle elles erraient.
N’ayant plus rien qui le retînt dans cet endroit effrayant, il rentra dans l’allée principale, voulant la suivre jusqu’à son extrémité ; un murmure sourd d’abord, mais qui devenait plus éclatant à mesure que Francavilla en approchait, l’engagea à entrer dans une voûte latérale, pour aller vérifier la cause de ce tumulte, contrastant si bien avec le calme du reste de ces profondes cavités. Il n’eut garde de lui assigner une cause extraordinaire ; car à l’avance, il reconnaissait le fracas occasioné par la chute d’un torrent, et ne se trompait pas dans ses conjectures. Il arriva dans une place immense, enrichie d’une foule de stalactites plus brillantes les unes que les autres, et dans lesquelles la nature s’était plu à déployer toute sa magnificence ; au fond et des rochers supérieurs, tombait une nappe d’eau, surprenante par ses dimensions, qui se précipitait dans des cavernes inférieures où l’eau s’engouffrait avec un fracas horrible, et de là, sans doute, allait se perdre dans la mer. Le golphe de Spezia baignait la montagne, au sein de laquelle ces cavités étaient creusées.
Lorédan eût bien voulu s’avancer davantage, pour examiner tout à son aise cette magnifique cascade ; mais elle lançait autour d’elle une pluie fine et perpétuelle, dont quelques gouttes tombant déjà dans la lampe de notre héros, la faisaient pétiller. Il craignit qu’elle ne vînt à s’éteindre ; et l’embarras de se trouver en ce lieu privé de lumière pour en éclairer les détours, le contraignit à se retirer.
Ce ne fut pas néanmoins sans peine qu’il parvint à trouver l’issue qui devait le tirer de cette espèce de labyrinthe, dans lequel il s’était engagé en quittant la route principale ; aussi lorsqu’il y fut revenu, il se promit de ne plus écouter son imprudente curiosité.
Quoique certain d’être le seul homme qui errât dans les souterrains, il n’en était pas moins de temps en temps surpris par une terreur imprévue. Une goutte d’eau filtrant au travers d’un lit de gravier, une chauve-souris passant rapidement à la hauteur de sa tête, étaient les causes involontaires de ces momens d’effroi ; car le silence, les ténèbres et les espaces profonds creusés dans les entrailles du globe, ont en eux quelque chose de naturellement solennel et effrayant, qui vient glacer le cœur le plus intrépide, quand il est abandonné seul dans leurs vastes étendues.
La course de Lorédan le conduisit enfin parmi des rochers amoncelés comme au hasard, et détachés de la voûte depuis des siècles par un tremblement de terre ; c’était au milieu de leur confusion, que devait être l’ouverture secrète aboutissant dans la campagne ; une croix gravée sur une pierre l’annonçait, tant de l’intérieur que de l’extérieur ; et le marquis se rappelait trop bien ce signe, dont Ferdinand lui avait parlé tant de fois, pour l’oublier. Il s’attacha à le trouver ; et après de longues recherches, il parvint à le rencontrer.
Dès-lors, il ne lui resta plus qu’à ébranler la pierre elle-même. Ce ne fut pas sans peine qu’il réussit ; elle était liée de tout côté par de la terre végétale, par de la mousse qui s’y était glissée. Cependant à force de travailler, le marquis vint à bout de la remuer. Il la déplaça ; et ayant passé par le trou qu’elle laissa, il se vit en plein air, mais au fond d’une espèce de précipice dont on ne pouvait sortir qu’en s’attachant aux anfractuosités de la montagne. Il n’était pas arrivé si loin pour s’arrêter en si beau chemin. Il franchit légèrement les aspérités du terrain ; et élevant un peu plus la tête, il aperçut, en récompense de ses travaux, le ciel embrasé des feux du jour et l’admirable perspective offerte par la vue du golfe.
Quoique déjà, de son balcon, Lorédan eût pu jouir de ce spectacle, il n’eut pas moins l’empressement d’y porter ses regards, le trouvant chaque fois digne d’arrêter son attention. Il s’occupa ensuite de se bien fixer sur le lieu où il était ; et d’un coup-d’œil il découvrit les sentiers escarpés par lesquels il devait aller rejoindre la route de Lérici à Sayanne, s’il lui plaisait un jour de quitter le château par cette voie.
Cependant comme le soleil penchait déjà vers l’occident, il songea à rentrer dans le souterrain, pour regagner sa demeure ; il le fit avec plus de contentement, tant est grand dans l’esprit de l’homme ce besoin d’indépendance, si vivement senti au milieu de toutes les entraves que lui donne la société.
Certes aucune crainte ne tourmentait Lorédan ; il se croyait parfaitement libre dans l’enceinte du château de Ferdonna, et néanmoins il se complaisait dans la pensée que désormais, à quelque jour à quelque heure qu’il voulut, il pourrait se satisfaire sans qu’il dépendît du caprice ou de la bonne volonté du châtelain.
En descendant par le précipice, dans la grotte cachée, il eut grand soin de ne pas faire de faux pas qui eussent pu exposer sa vie ; puis, parvenu à cette espèce d’entonnoir, il remit la pierre sous l’ouverture secrète et retrouva sa lampe, qui brûlait encore dans le coin où il l’avait déposée, en dedans des rochers amoncelés dont nous avons déjà parlé. Son secours lui fut encore plus utile en ce moment, qu’éblouis par l’éclat du jour, ses yeux avaient plus de peine à s’accoutumer à l’épaisseur des ténèbres.
Il laissa loin de lui la cascade magnifique, se proposant un jour, à l’aide de deux torches, d’aller la voir avec plus d’attention et avec moins de danger ; mais malgré son envie de rentrer dans le château, il ne put s’empêcher de jeter un regard sur les allées latérales qui s’ouvraient de temps en temps dans le passage principal, et dont une le conduisit dans une grotte d’une médiocre étendue, où la lumière de sa lampe, le laissa apercevoir un lit, deux chaises, plusieurs vases placés en ce lieu comme si tout nouvellement on avait voulu s’en servir ; et même sur le plancher il vit une sandale qui paraissait être sortie presque tout à l’heure du pied qu’elle chaussait…
Lorédan s’arrêta, il n’était plus tranquille ; car il pouvait ne plus être seul dans les souterrains, et d’homicides brigands, ayant pour en sortir une issue qui lui était inconnue, en avaient peut-être fait l’asile de leurs crimes. Pendant quelque temps, il prêta l’oreille comme pour écouter si quelqu’un ne venait pas à lui ; mais un silence profond régnait toutes les fois que lui-même n’en troublait pas le repos.
S’encourageant, il approcha davantage de la sandale, ayant l’intention de la lever de terre, pour l’examiner de plus près ; mais en la touchant, il fut étonné de la résistance qu’elle lui opposa ; il abaissa sa lampe pour en connaître la cause, et, à son grand contentement, il reconnut quelle devait être sur cette pierre depuis des siècles ; car elle était entièrement cristallisée. Il en était de même de tout le reste des meubles ; ils avaient subi par l’effet du temps une métamorphose placée au rang des merveilles de la nature : leur pétrification avait eu lieu.
Mais Lorédan était loin de connaître la cause de ce qui paraissait à ses yeux un véritable prodige ; son imagination lui rappela tout-à-coup les récits du manuscrit contenant l’histoire de Rosamaure, il crut être venu dans la grotte qui aurait dû voir se consommer les malheurs de cette vierge infortunée, si le baron Jules ne fût venu à son secours, et cette sandale ne pouvait-elle pas être celle du coupable Astolphe, ou bien, ô terreur plus grande, celle de l’être !…
Francavilla se recula en frémissant. « Eh ! quoi, dit-il, la Providence aurait-elle voulu conserver par un miracle ces objets inanimés pour être le témoignage d’un forfait exécrable, et la preuve qu’il en avait tiré une juste punition. »
En disant ces mots en lui-même, il acheva de se retirer ; il vit qu’un quartier de pierre tombé depuis peu avait ouvert cette caverne dont jamais Valvano ne lui avait parlé ; et peu charmé de l’avoir le premier trouvée, il s’en éloigna promptement, croyant voir s’agiter autour de sa tête l’éternel ennemi de la création, qui lui montrait sa tête hideuse et grimaçante au milieu des fentes du rocher.
La route de Lorédan le ramena dans la salle des tombeaux, et là il se crut plus en sûreté, ne doutant pas que des anges de paix ne dussent habiter cette enceinte. Il s’y arrêta pour bannir la profonde impression que son cœur ressentait ; une courte et fervente prière ranima son âme abattue ; et enfin ayant atteint et monté l’escalier qui le ramenait dans le château, il ferma la trappe, replaça le parquet, et voyant les dernières clartés du jour, il se félicita d’être revenu sain et sauf de son ténébreux et périlleux voyage.
Laissons pour un peu de temps le marquis Francavilla à la veille de voir l’événement le plus extraordinaire se développer autour de lui, et reportons-nous au château d’Altanéro, après qu’il l’eut quitté pour obéir au message du roi.
La belle Ambrosia, plongée dans un vif désespoir, qui augmentait encore ses souffrances, perdit, après le départ de Lorédan, le courage factice qu’elle avait montré devant lui ; d’abondantes larmes vinrent la secourir, et toute la journée elle se trouva d’une extrême faiblesse. Le duc son père ne la quitta pas ; il chercha par ses tendresses à la consoler, à donner un autre cours à ses idées, à lui montrer l’injustice de sa douleur. « Car enfin, lui disait-il, êtes-vous pour toujours séparée de votre amant ? son absence doit-elle être éternelle ? Huit ou dix jours, voilà, mon enfant, tout l’espace de temps qui s’éloignera de nous ; il reviendra plein d’amour et d’impatience. Avertis l’un et l’autre par ce qui nous est arrivé, nous prendrons mieux nos mesures, nous veillerons de telle sorte, que la malice de ses ennemis en sera déjouée ; et j’ose, mon enfant, pour prix d’une légère attente, vous promettre des années de bonheur. »
Le marquis Mazini, en se présentant, rompit cette conversation. La moindre chose troublait ce bon seigneur ; il trouvait étrange que les officiers du roi et le détachement des troupes royales ne partissent point pour Palerme ; leur retard le tourmentait ; il venait auprès du duc Ferrandino pour le consulter sur ce qu’il y avait à faire dans la circonstance, ajoutant que dans tout cela il voyait un mystère qui ne lui présageait rien de bon.
– « Je ne partage pas vos craintes, répondit celui qu’il interpellait ; il n’est pas si extraordinaire que le héraut et les siens désirent faire dans Altanéro un séjour momentané ; ils sont venus à marches forcées de Messine, leurs montures doivent être fatiguées, peut-être eux-mêmes ont-ils besoin de repos. »
« Cela serait à merveille et me paraîtrait le plus simple du monde, si l’on ne me rapportait qu’ils examinent avec attentions les fortifications du château ; s’ils ne s’informaient pas avec un soin minutieux du nombre de nos gens d’armes, de nos moyens de défense. Toutes ces actions ne me semblent pas naturelles, je soupçonne quelque complot quelque nouvelle trame, et le voyage de mon neveu est loin de me rassurer. Dans tous les cas, comme il m’a confié le soin de ses intérêts, je veillerai à ce que rien ne les compromette ; déjà mes ordres sont donnés, et l’on me trouvera prêt à tout événement. »
– « Il ne m’appartient pas, dit le duc, de vous dicter votre conduite ; mais je ne craindrai point de vous recommander d’agir avec beaucoup de prudence en une rencontre pareille ; il serait peut-être désavantageux pour le marquis Lorédan que les officiers de notre monarque rendissent compte à celui-ci de la méfiance avec laquelle vous les accueillez. »
Ce discours sage ne convainquit pas Mazini ; il ne jugea pas convenable de faire connaître sa crainte principale ; elle provenait moins du roi Frédéric que des Frères-Noirs : ceux-ci étaient les objets premiers de ses inquiétudes, il ne rêvait qu’à eux, à leurs machinations, et chaque regard un peu étrange lui semblait être dirigé sur lui par un habitant du monastère de Santo-Génaro ; aussi rien n’approchait des minutieuses précautions qu’il prenait pour ne pas se laisser surprendre.
Ambrosia avait écouté cette conversation ; et loin de partager la sécurité de son père, elle se rangea, en digne amante, à l’opinion du marquis Mazini, et comme lui, elle connut des terreurs inconsidérées ; aussi fallut-il que le duc cherchât à la rassurer quand l’oncle de Lorédan les eut quittés.
Le reste de la journée se passa tranquillement ; plusieurs convives prirent congé des parents de Francavilla ; ils repartirent pour leurs terres, en promettant de revenir lorsque la nouvelle époque des noces serait fixée ; et à chaque moment le pont-levis était ébranlé sous les pas des chevaux qui le traversaient. Peu de personnes demeurèrent dans le château. Le duc ne voulant pas s’éloigner de sa fille, pour laquelle sa tendresse était extrême, demanda au marquis Mazini la permission de ne point paraître dans la grande salle d’assemblée, et resta constamment dans la chambre d’Ambrosia.
Le soir survint dans ces entrefaites, et amena avec lui un nouvel événement : l’appartement où l’on avait conduit la jeune duchesse, lorsque la veille elle parut incommodée, était le même, le lecteur doit se le rappeler, dont autrefois les princes de Montaltière avaient fait leur habitation, et qui était demeuré comme abandonné par la délicatesse de Lorédan. C’était cet appartement que celui-ci et Amédéo avaient traversé à diverses reprises pour descendre dans les souterrains du château ; et non loin de la chambre où se trouvait le lit d’Ambrosia, était ce cabinet dans lequel on rencontrait la porte qui conduisait aux voûtes inconnues à la plus grande partie des commensaux d’Altanéro. Nous avons cru devoir rappeler ces détails, afin de faire mieux comprendre le récit que nous allons rapporter.
Les gens du duc, les femmes d’Ambrosia étaient sortis pour aller prendre leur part du repas du soir ; Ferrandino se promenait dans la chambre ; et Ambrosia, encore lasse, se reposait sur un fauteuil, lorsqu’on entendit frapper deux fois à la porte intérieure, celle qui donnait passage pour se rendre dans le cabinet.
Le duc fut surpris de ce bruit ; il s’arrêta sans rien dire ; on le répéta une seconde fois. « Entrez, dit-il, qui peut nous demander ?… »
Mais il n’acheva pas sa phrase ; car la porte venant à s’ouvrir, il se présenta a ses regards, comme à ceux d’Ambrosia, une femme qui pouvait avoir à-peu-près une vingtaine d’années, et de qui la merveilleuse beauté était encore rehaussée par tout l’éclat d’une somptueuse parure. Le père et la fille poussèrent l’un et l’autre une exclamation rapide, arrachée par leur étonnement, et Ambrosia se leva du siège sur lequel elle était assise.
Leur premier regard leur apprit que cette dame n’avait point paru au nombre de celles attirées à Altanéro par les cérémonies du mariage, et dès-lors, leur curiosité fut grande de savoir qui elle pouvait être, et comment, surtout, elle s’était introduite dans l’intérieur de l’appartement. Elle ne les laissa pas longtemps dans le doute, et commença la conversation en ces termes.
– « Ne me trompé-je point, signor ; est-ce bien au duc de Ferrandino et à sa noble fille que je parle ? »
– « Oui, madame, répliqua le duc ; vous n’êtes point dans l’erreur. »
– « Eh bien, signor, reprit la dame inconnue, ne pourrai-je vous entretenir un moment sans craindre d’être aperçue d’un œil indiscret. »
– « La chose est facile, répondit Ferrandino, et je suis disposé à vous satisfaire. Il dit, court à la porte principale de l’appartement, et la ferme avec soin.
Tandis qu’il faisait ce mouvement, Ambrosia continuait de regarder avec avidité cette inconnue ; rien ne lui échappait, ni ses beaux traits, ni l’oppression de son sein, ni une certaine expression mélancolique répandue sur toute sa personne ; et sans pouvoir définir quelle cause excitait en elle un sentiment de répulsion qui la portait à haïr cette étrangère ; celle-ci, à son tour, la regardait attentivement, et parfois elle cherchait à contenir une peine secrète qui, à la vue de la belle Ambrosia, paraissait vouloir lui échapper.
Cependant le duc revint. « Me voilà prêt à vous entendre, signora, lui dit-il, et à l’avance je ne vous dissimulerai pas que ma curiosité a besoin d’être satisfaite, et que je brûle de connaître le motif qui vous a conduite devant nous aussi inopinément. »
– « Il est grave, il est important sans doute ; répliqua l’étrangère, car il doit décider du bonheur de votre fille ou du mien. » Ces paroles mystérieuses, prononcées d’un ton concentré, firent tressaillir Ambrosia et agitèrent le duc lui-même. « Signora, dit-il, ce discours est étrange, et je vous prie de ne pas tarder à l’expliquer. »
– « Je suis venue ici pour le faire, dit la dame inconnue ; j’ai trop besoin de faire luire la vérité, pour songer à la déguiser. » En achevant ces paroles elle se plaça dans un fauteuil qu’on ne lui offrait pas ; car le duc et sa fille étaient demeurés debout, et s’adressant à l’un et à l’autre : « Duc Ferrandino, reprit-elle, duchesse Ambrosia, vous voyez en moi la nièce de Lusignan, roi de Chypre, la princesse Palmina. »
Ces mots dits d’une voix imposante, les deux auditeurs se lèvent en témoignage de respect ; mais un seul signe de la princesse les engage à reprendre leurs places et à garder un profond silence, que le duc avait grande envie de rompre.
« Avant d’aller plus loin, dit la princesse, il m’importe que vous soyez bien convaincus de la réalité de la révélation que j’ai faite, et j’ose en croire évidentes les preuves contenues dans ces papiers. » En même temps, elle sort de dessous sa robe une liasse de parchemins, tous revêtus des sceaux les plus authentiques, et que Ferrandino connaissait parfaitement. Il voulut refuser de les visiter, mais la princesse l’ayant exigé, il se vit contraint de le faire ; elle y avait joint plusieurs riches bijoux d’un très-grand prix, devant également servir à constater la supériorité de sa naissance.
Lorsque le duc eut acquis la conviction intime de la haute extraction de l’étrangère, il recommença à vouloir lui parler de ses respects. « Je ne vous les demande pas, reprit la princesse, je ne réclame de vous que de l’indulgence et de l’équité ; maintenant, écoutez-moi ; vous allez entendre le plus surprenant de tous les récits.
« Élevée au sein de la cour du roi, mon oncle ; environnée de toutes les séductions de la grandeur, je vivais tranquille, attendant sans impatience que ma main fût demandée par quelque prince chrétien. Mes jours se passaient dans de continuelles fêtes ; on vantait mes faibles attraits ; les malheureux ne se plaignaient pas d’une fierté qui n’allait pas jusqu’à les priver de mes largesses ; je pouvais me croire heureuse, car je ne désirais rien, et mon avenir ne me présentait aucune apparence d’infortune.
» Aveugle que j’étais ! je me confiais en ma fortune, et ma fortune était près de m’abandonner, et l’audace d’un téméraire allait flétrir ma gloire et me dévouer à d’éternels malheurs.
» Sur ces entrefaites, il parut à la cour du roi, mon oncle, un noble Sicilien qui, à la fleur de son âge avait, disait-il, formé le projet d’aller en pélerinage à la Terre-Sainte, où il voulait visiter ces lieux devenus sacrés par les mystères qui s’y étaient accomplis. Le baron Ferdinand Valvano, ainsi s’appelait-il, ne tarda pas à se montrer avec distinction parmi les seigneurs cypriens. Le roi Lusignan l’accueillit avec amitié, l’engagea à toutes les fêtes qu’il donnait, et bientôt le baron Valvano fut introduit dans l’intimité de la famille royale.
« Je vis avec indifférence ce seigneur, dont néanmoins on vantait partout le mérite ; je le jugeais mieux que tous les autres, car sa gaîté me paraissait peu naturelle ; sa loyauté feinte et sa générosité n’étaient, selon mes faibles lumières, que le résultat d’une envie immodérée de briller au premier rang.
« Ainsi donc, loin de l’accueillir avec cette familiarité peu convenable qu’avait pour lui le reste de mes proches, je m’éloignais de lui sans affectation, comme si j’eusse pressenti que ce misérable ne devait pas tarder par son audace, à me précipiter dans un abyme de maux.
« Par un effet contraire à ma conduite, Valvano, en peu de temps, parut plus empressé auprès de moi ; vainement je cherchais à le fuir, il trouvait toujours le moyen de se rapprocher de ma personne ; alors il faisait parler ses regards, ses soupirs, et j’eusse du être aveugle, si je ne me fusse pas aperçue du sentiment qui éclatait dans ses yeux.
« D’après ce que je vous ai dit, vous devez croire combien peu je dus être flattée de voir mon triomphe augmenté d’un pareil courtisan. Je ne voulus pas qu’il pût conserver une lueur d’espérance ; je redoublai de sévérité à son égard ; je le fuyais sans cesse lorsque lui me recherchait toujours.
« Malgré mon désir ardent de l’éviter, je ne pouvais constamment le faire avec avantage ; parfois il s’arrangeait de manière à me contraindre à rester avec lui. Un jour se voyant dans les jardins du palais, à quelque distance de ma suite, il poussa à bout sa présomption ; et me fit l’aveu de sa flamme insolente. Oh ! pour cette fois, je ne gardai pas le silence ; ma colère l’emporta, et ce fut elle seule qui s’exprima dans ma réponse. Je parlai au baron Valvano avec tant de dureté, je lui dis des choses si fortes sur son audace, que, malgré son effronterie, il en parut décontenancé. »
« C’en est assez madame, répliqua-t-il avec un bégaiement occasioné par la rage, je vois trop que je me suis mépris en croyant pouvoir toucher quelque jour votre indifférence. Je me rends justice, un baron Sicilien ne peut prétendre à la nièce d’un monarque. Vous me l’avez trop bien appris, il ne me reste plus qu’à fuir les lieux où naquit un amour qui me rendra malheureux durant le reste de ma vie. »
» Il dit, me lance un farouche regard, dont j’ai depuis connu toute la perfidie, et s’éloigne précipitamment. Cinq jours après, me trouvant chez mon oncle, Valvano vint à moi, et, en présence de toute la cour, me remercia de mes bontés, me parla de sa reconnaissance, et m’apprit que le lendemain il partait pour Jérusalem, ne pouvant, disait-il, retarder davantage l’accomplissement de son pieux voyage. Valvano, en causant avec moi, conserva toujours un calme imperturbable ; ni sa voix ni ses yeux n’exprimèrent jamais son émotion ; il mit tant d’adresse à se dissimuler, que déjà je le crus guéri, et j’en fus bien aise.
» Le roi l’aimait ; il le voyait partir avec inquiétude ; il fit tous ses efforts pour le retenir ; ce fut en vain. Valvano se montra inébranlable, et le lendemain en effet, nous apprîmes qu’il avait mis à la voile.
» Charmée de son absence, je respirai plus librement ; il me tardait de voir s’éloigner ce soupirant incommode, d’autant que je redoutais l’ascendant qu’il avait pris sur le roi, mon oncle, et je crois qu’il eût pu facilement m’obtenir de lui, si j’avais répondu à sa tendresse.
» Je logeais dans le palais, mais j’occupais un pavillon assez étendu, placé dans un coin des jardins, et donnant sur la mer ; il me fallait traverser plusieurs galeries et passages voûtés sous les remparts, pour me retrouver dans les grands appartemens du roi. Cet éloignement me rendait plus libre ; je ne paraissais à la cour que lorsqu’il me plaisait ; et presque toujours solitaire dans ma demeure écartée, je me livrais sans contrainte à mon amour pour la retraite et les beaux arts.
» Quelquefois, accompagnée d’une seule femme, en laquelle j’avais placé à tort ma confiance, et cachée sous un voile épais qui me couvrait entièrement, j’allais parcourir les environs délicieux de Famagouste ; j’entrais dans les cabanes des villageois ; je portais des secours aux pauvres femmes ; je cherchais à faire des heureux, et j’en avais le pouvoir. Ces innocentes occupations me charmaient davantage ; mais durant le séjour du baron Valvano à Famagouste, je les avais interrompues ; car plus d’une fois le seigneur avait essayé de venir me rejoindre dans mes promenades ordinaires.
» Dès son départ, je m’empressai de les reprendre. Ma confidente me parlait depuis deux jours d’une malheureuse famille qui souffrait tous les maux de l’infortune dans une chaumière placée à quelque distance de Famagouste ; elle me suppliait de venir à son secours. Je ne me refusai pas de le faire ; mais je lui dis que je voulais y aller moi-même la première fois que je sortirais.
» Le moment arrêté, je me dépouille de mes riches parures, je revêts le simple costume des femmes du peuple durant les jours du travail ; et enveloppée de mon long voile, je pris le bras d’Elphyre, et nous nous acheminâmes vers le lieu qu’elle m’avait indiqué.
» Elle me fit prendre une route peu fréquentée, et qui suivait, le long de la mer, les sinuosités du rivage. Je ne fis pas d’abord attention à la longueur du chemin ; mais la fatigue commençant à me gagner, je demandai à ma conductrice si nous approchions de la cabane de ces bonnes gens. « Encore un peu, me répliqua-t-elle, et nous allons y être ; elle est derrière cette masse de rochers que vous voyez tout proche de nous. »
» Son propos me rendit du courage, et je recommençai à cheminer. Nous nous trouvâmes bientôt au pied d’une falaise escarpée, qui, nous environnant de tout côté, ne permettait pas qu’on pût nous voir à moins d’être à deux pas de nous. Famagouste avait disparu depuis long-temps ; Elphyre et moi étions seules en ce lieu solitaire, nous avancions ; tout-à-coup plusieurs hommes armés s’élancent de derrière les anfractuosités des rochers, ils courent sur nous, ils nous saisissent ; vainement je fais retentir l’air de mes cris, vainement je cherche à me débattre, la force l’emporte, on m’entraîne vers une chaloupe voisine, et l’un me contraint à y entrer.
» Ma première pensée accusa de cette action hardie celui qui en était le véritable auteur ; je ne me trompais pas ; et sur le vaisseau où je fus conduite, je trouvai le criminel Valvano, qui, me parlant de sa passion détestable, essaya, par ses respects prétendus, à calmer mon désespoir. La chose lui fut impossible, je lui jurai une haine éternelle ; je me renfermai dans la chambre qu’on me donna, et non seulement je ne voulus pas voir mon ravisseur, mais je défendis ma présence à la perfide suivante qui m’avait trahie.
» Ferdinand parut alarmé de mon désespoir ; il employa cent moyens pour apaiser ma colère ; tous lui furent infructueux, et nous arrivâmes en Sicile sans qu’il eût pu se flatter de me rendre moins indocile ; ma haine pour lui éclatait dans toutes les occasions.
» Son premier soin, en débarquant sur une côte solitaire, fut de me conduire, non dans ses domaines, où le juste courroux du roi mon oncle eût pu l’atteindre, si je parvenais à lui faire connaître mon malheur, mais dans le château de Romerane, appartenant à un de ses amis que je ne puis vous nommer encore.
» Ce Seigneur nous reçut à merveille. Ferdinand eut avec lui une longue conversation, à la suite de laquelle on me fit habiter un appartement solitaire, et placé de telle manière, que je ne pouvais espérer du secours. Il se passa du temps, pendant lequel tout entière à ma douleur, je m’obstinai à ne pas vouloir que Valvano parût en ma présence ; mes cris, mon désespoir, lorsqu’il se montrait, le contraignirent à remettre au temps le soin de me rendre moins farouche ; et contraint d’ailleurs par quelques affaires imprévues de se rendre dans l’Italie, il me laissa sous la garde de son ami.
» Cet ami de Valvano paraît digne par son mérite, par ses brillantes qualités du rang qu’il occupe, et mes yeux ne s’en aperçurent que trop. Il venait à toute heure me rendre ses hommages, il cherchait d’abord à me parler en faveur de l’indigne Ferdinand ; mais je le suppliai si fort de changer de langage, qu’il ne tarda pas à m’obéir, et il le fit trop pour mon malheur.
» Si mes yeux le voyaient plus favorablement que Valvano ; les siens aussi ne se refusèrent pas à m’apprendre la victoire remportée par mes faibles attraits, bientôt ce seigneur parut me chérir avec violence, et, oserai-je vous l’avouer, je ne me montrai pas aussi sévère que la vertu me l’ordonnait. Constamment occupé à me plaire, il en cherchait les moyens, il me jurait un dévouement sans borne.
« Pour vous faire croire, lui dis-je un jour qu’il était venu avec consternation me donner la fâcheuse nouvelle du prochain retour de Valvano vous n’avez à tenir qu’une seule conduite, celle qui puisse me séparer sans retour de votre odieux ami. »
« Hélas ! princesse, me dit-il, mais en vous séparant de lui, je renonce au bonheur de ma vie ; car en retournant, dans l’île de Chypre, ne vous éloigneriez-vous pas pour toujours de moi. »
« J’avoue que cette réflexion me frappa ; je voulus à mon tour le convaincre que tout m’était préférable, hors de laisser quelque espérance à Valvano ; je me levai, et avec fierté je lui dis : « Il faut enfin vous avouer ma faiblesse ; oui, peut-être il m’en coûterait mon bonheur, s’il fallait me séparer de vous ; mais ne pouvons-nous punir autrement un perfide, et l’offre de cette main vous paraît-elle à dédaigner. »
» À ces mots, transporté par l’excès de la joie, il se précipita à mes genoux, m’exprima sa tendresse avec une éloquence persuasive dont mon cœur fut charmé ; il me quitta peu après, hâta les préparatifs de notre union, mit tous ses soins à ce qu’elle fût consolidée par la réunion des cérémonies de l’Église et des coutumes du pays. Un notaire dressa le contrat qui me liait avec votre compatriote ; et si je ne pris pas pour époux un prince, du moins je fus à celui que je préférais, et je punis un méchant dont j’avais tant à me plaindre.
« Ferdinand apprit par son frère, le prince Montaltière, ce qui s’était passé, sa rage, comme vous le pensez, dut être excessive. Il jura de prendre une vengeance éclatante de l’affront qu’il recevait, et pour mieux y parvenir, se lia avec les brigands de la forêt sombre et les Frères-noirs du couvent de Santo-Génaro. »
» Heureuse dans les bras de mon époux, je le pressai de partir pour la Cour de Chypre, où je voulais aller avec lui, me flattant de faire excuser mon hymen par mon oncle, surtout lorsqu’il aurait appris tout ce qui s’était passé. Mon époux se refusait à faire encore cette démarche, il me suppliait de la retarder ; et comme je continuais mes instances, il entra un matin dans mon appartement, une lettre à la main. »
« Je reçois de Messine, me dit-il, la singulière nouvelle que votre oncle, instruit enfin du lieu de votre asile, envoie un ambassadeur pour vous réclamer. C’est toujours Ferdinand Valvano qu’il accuse ; il y a tout à craindre que celui-ci, pour se venger, ne cherche à me faire paraître seul coupable. Souffrez, madame, que je coure me défendre et veiller par moi-même à nos communs intérêts. »
» Ma confiance en mon époux était entière, rien en lui ne m’avait appris à le soupçonner ; aussi je n’eus garde de m’opposer à son départ. Il me conjura de continuer à me cacher à tous les regards durant son absence, et je lui promis de redoubler de précautions ; je les jugeais véritablement plus importantes depuis la démarche du roi, mon oncle. Mon époux partit et je demeurai seule dans son château.
» Deux nuits après son départ, je fus réveillée par un mouvement qui se fit auprès de mon lit. En ouvrant les yeux, j’aperçus deux femmes étrangères, et plusieurs hommes armés qui portaient des flambeaux. Ma terreur fut inexprimable ; elle me plongea dans un profond évanouissement, dont mes ennemis profitèrent. On me revêtit à la hâte des premiers vêtemens qu’on trouva, et puis avec rapidité on m’entraîna loin de ma demeure.
» Vainement, après être revenue à moi, je remplissais l’air de mes cris ; on me conduisit dans un navire placé près de la côte, et une seconde fois je parcourus les mers. Je crus avec juste raison devoir accuser encore Valvano de ce nouvel enlèvement ; j’y reconnaissais sa main hardie, et j’avais tout à craindre de sa fureur. Mais, hélas ! je me trompais ; ce n’était point Ferdinand par qui j’étais poursuivie ; mon malheur venait de mon époux, ainsi que plus tard j’en eus la preuve convaincante.
» Dans le moment, mes accens imploraient son secours ; je redoutais pour sa vie, craignant que la lettre qu’il m’avait dit avoir reçue de Messine, ne fût un autre piège tendu à sa crédulité. Je demandais au ciel une prompte délivrance, mais le ciel se refusait à m’exaucer.
» Mes ravisseurs, que je questionnai, demeurèrent dans un profond silence ; ils ne me laissèrent connaître ni le nom de celui qui les faisait agir, ni le lieu où l’on allait me conduire. Enfin, nous arrivâmes sur la côte occidentale de la Sicile ; nous n’abordâmes le rivage qu’au milieu de la nuit, et ce fut au pied d’un fort château que nous descendîmes.
» Que m’eût servi de me refuser à suivre mes odieux conducteurs, ils eussent pour m’y contraindre abusé de ma faiblesse ; je me résignai donc à mon sort et je marchai sur leurs pas. Ils me firent descendre dans les fossés du château, pénétrèrent dans son intérieur par une porte secrète, et je fus enfin menée dans une chambre souterraine où l’on m’annonça que je ferais quelque séjour.
» Enfermée dans ce souterrain, où chaque nuit un homme venait m’apporter la nourriture, je m’attendais sans cesse à voir paraître le méchant Valvano ; je frémissais à l’idée d’une entrevue avec ce monstre, mais elle n’avait pas lieu, Valvano ne se montrait point, et le temps s’écoulait avec une inconcevable lenteur.
» Combien plus encore dans cette vaste demeure, ma douleur n’augmentait-elle pas, lorsque j’acquis la preuve que je portais dans mon sein le fruit de mon mariage. Cette découverte m’accablait, lorsque ce matin, à une heure inaccoutumée, mon geôlier s’est présenté : il apportait avec lui une grande quantité de papiers, qu’il commença à me remettre en me priant de les examiner. Je le fis rapidement. Ma surprise ne fut pas médiocre en les reconnaissant pour les titres de ma naissance. J’ignorais comment on avait pu se les procurer ; mais d’autres titres étaient joints encore à ceux que je regardais, c’étaient ceux nécessaires à constater l’existence de mon mariage ; enfin on avait mis également dans le paquet les bijoux que je viens de vous montrer, reste de la splendeur de ma famille.
» Mon geôlier me remit ensuite une lettre : elle était de Valvano, et avec une affreuse joie, il y détaillait la conduite de mon époux ; il m’apprenait que ce dernier m’avait indignement trahie, que je n’avais été enlevée que par ses soins. « Où croyez-vous être ? me disait Ferdinand ? en mon pouvoir, sans doute ? Eh bien ! sortez de cette erreur ; prisonnière de votre époux, c’est dans l’un de ses châteaux qu’il vous a enfermée, et dans ce même lieu, il allait s’unir à une autre femme, au mépris des nœuds qui l’attachaient à vous. Mais je suis parvenu à rompre cette hymen, et maintenant je dois, pour me venger de vous et de lui, vous contraindre à venir achever mon ouvrage. Votre époux vient de partir ; sortez de votre cachot, et allez devant votre rivale réclamer vos justes droits. »
» Ces fatales paroles me parurent d’abord être la conséquence d’un mensonge infâme ; non, je ne pouvais attribuer tant de déloyauté à mon époux ; mais le geôlier me confirma sa perfidie ; il me jura, à genoux devant moi, que jamais il n’eût consenti à me retenir prisonnière, s’il avait su mon rang et quels titres j’avais à son respect ; il me donna la certitude de me convaincre de la vérité de tout ce qu’on venait de m’annoncer. Hélas ! alors je succombai à une douleur profonde, je demandai la mort à grands cris, il me fut impossible de quitter mon cachot. Ce soir seulement, j’ai retrouvé un peu de courage, et la princesse de Chypre, détenue dans Altanéro, vient conjurer la duchesse Ambrosia de ne plus se laisser surprendre par le perfide marquis Francavilla, engagé par un hymen dont je présente ici la preuve. »
Ainsi la dame étrangère termina son récit et donna en même temps au duc son contrat et son acte de mariage.
Depuis qu’elle avait prononcé les paroles qui amenèrent en scène un ami de Valvano, la pauvre Ambrosia avait eu un pressentiment secret de son malheur ; un trouble sans exemple déchirait son âme ; il la préparait à ce qui devait achever de l’accabler ; aussi aux derniers mots de la princesse de Chypre, elle se contenta de couvrir son visage de ses mains et de pleurer en silence, se trouvant incapable de répondre, et déplorant l’injustice de sa destinée.
Plus accoutumé qu’elle à se contenir, le duc son père commanda à sa vive impatience ; le tableau de l’indigne conduite de Lorédan, alluma dans son cœur un courroux sans pareil ; mais il se garda bien de le laisser paraître ; il prit froidement les papiers, que lui remettait la dame, feignit d’y jeter un coup d’œil : « reprenez ces titres, dit-il ensuite, et croyez, princesse, qu’ils ne sont pas nécessaires pour assurer ma conviction ; il me suffit de votre parole ; et désormais vous êtes certaine que ma fille, ne cherchera pas à vous disputer un époux, malheureusement indigne de l’une et de l’autre ; demain nous quittons Altanéro, pour n’y rentrer de notre vie ; et il faut tout mon respect pour vos malheurs, si je ne me décide pas à demander raison au marquis Francavilla de son impudente scélératesse. Je vais, si vous le jugez convenable, faire appeler son oncle, le marquis Mazini, auquel il a confié la garde de son château, durant le voyage qu’il fait à ce moment ; ce signor, n’en doutez pas, sera flatté de reconnaître une aussi illustre nièce ; et vous pourrez dorénavant commander en ces lieux, ainsi que vous devez le faire. »
« – Non, signor, répliqua la princesse de Chypre, non, je ne veux pas commander dans les domaines de mon époux ; un soin me reste à remplir, un devoir sacré me retient encore parmi le monde ; mais lorsque je pourrai disposer de moi une retraite absolue sera mon partage et d’ici là, je ne chercherai pas à publier un hymen qui fait toute ma honte. Je vais retourner dans ma prison, je veux y attendre l’époux coupable dont j’ai tant à me plaindre ; cette obscurité me deviendra précieuse, puisque je pourrai y pleurer en liberté : et vous, signora, poursuivit la dame, en se tournant vers Ambrosia, permettez-moi de vous plaindre d’avoir donné votre cœur à un si indigne chevalier ; mais, hélas ! je suis encore plus infortunée que vous ne pouvez l’être.
– » Ah ! dit Ambrosia, emportée par sa douleur, vous ne pouvez du moins souffrir plus ; car il est impossible que vous aimiez davantage.
– » Ma fille ! s’écria Ferrandino, ma fille ! un tel aveu convient-il à votre modestie, à votre sexe ? Quoi ! vous conserveriez encore quelque tendresse pour le lâche qui ne rougissait pas de vous tromper aussi impudemment ? Il en sera puni, la justice du ciel me l’assure ; mais gardez-vous de penser désormais à lui, si ce n’est pour l’environner de toute la haine qu’il mérite. »
Ambrosia ne répliqua point, elle continua à verser des larmes ; et son père s’indigna contre la faiblesse de son cœur.
Cependant la princesse de Chypre, ou plutôt celle qui en jouait le rôle avec tant d’effronterie, se leva pour se retirer. Elle prit les papiers qui lui avaient servi à tromper le duc et Ambrosia ; puis, saluant le père et la fille, elle se retira par le cabinet dont elle était sortie, reprenant le chemin de la porte des souterrains, qu’elle referma.
Vainement le duc lui avait demandé la faveur de la reconduire ; elle s’y refusa obstinément. « Mon geôlier m’attend, lui dit-elle ; gagné par Valvano, il m’est aujourd’hui entièrement dévoué. »
Après son départ Ferrandino chercha à consoler sa fille ; il ne put y parvenir. Ambrosia, malgré tout ce qu’elle venait d’entendre, voulait douter de la culpabilité de Lorédan, et son père s’irritait de la voir prendre la défense d’un tel homme. Toute la nuit se passa ainsi ; le lendemain, à la pointe du jour, le duc annonça à Mazini son intention formelle de quitter Altanéro dans la matinée. Cette résolution imprévue surprit le vieux marquis, surtout voyant que le duc s’obstinait à en taire la cause ; mais il ne put y mettre obstacle, Ferrandino, se montrant fermement déterminé à effectuer son dessein.
Vers les huit heures il fit avancer la litière de sa fille, et après avoir remercié Mazini de ses prévenances, sans lui parler en aucune manière de Lorédan, il donna le signal, auquel toute sa maison obéit en se mettant en route.
Tout devait en ce moment redoubler l’étonnement du marquis. À peine le duc Ferrandino se fut-il éloigné d’un lien qu’il avait promis de ne pas quitter avant le retour de Francavilla, que le héraut du roi de Sicile se présenta devant Mazini, pour lui remettre des lettres-patentes de Frédéric 1er, ordonnant que la princesse de Chypre, cachée dans le château, lui fût remise, sous peine de haute-trahison. En même temps le héraut confia à Mazini qu’il avait également d’autres lettres pour obliger les barons de la contrée à se réunir à lui pour attaquer ensemble Altanéro, si la princesse de Chypre ne lui était pas livrée.
L’embarras du vieux marquis ne se trouva pas médiocre. Il savait que Palmina n’était plus dans Altanéro ; qu’elle en était partie avec Grimani. D’un côté il ne voulait pas en donner connaissance, lorsque, de l’autre, il craignait de se compromettre en exposant aussi la sûreté de Lorédan.
Dans cette pénible conjecture, il crut que le meilleur parti à suivre était celui d’affecter une prompte obéissance ; aussi, répliqua-t-il à l’envoyé du souverain. « Je crois avoir la certitude qu’on a surpris notre prince en lui intimant que cette princesse de Chypre se trouvait dans le château ; mais, en l’absence de mon neveu, dont j’interprète les sentimens, je ne craindrai pas, signor, de vous donner le droit de faire ici toutes les recherches qui vous paraîtront convenables. Je vais donner les ordres les plus précis pour que tous les appartemens vous soient ouverts, et je vous conduirai moi-même dans les lieux les plus retirés du château. »
Le héraut, qui craignait de se voir contraint d’employer des moyens peut-être hasardeux, fut charmé de l’obéissance du marquis ; et, sans en dire le motif, il fit de toutes parts les plus sévères perquisitions ; il descendit même dans les souterrains, les visitant avec une attention scrupuleuse ; mais nulle part on ne trouva la princesse de Chypre. Le héraut voyant l’inutilité de ses efforts, se décida enfin à quitter Altanéro, assurant Mazini qu’il rendrait un témoignage avantageux au roi de la prompte soumission que l’on avait mise à obtempérer à ses ordres.
Plus que jamais Mazini accusa les Frères Noirs de ces nouveaux tracas ; et, avec juste raison, il ne put bien augurer du voyage de Lorédan à Messine. Il lui écrivit en toute hâte pour lui communiquer ce qui s’était passé ; mais la lettre ne fut point remise ; on intercepta celles que Francavilla lui adressait, et la seule qui parvint à ce dernier, fut celle de duc Ferrandino.
Plus Lorédan paraissait garder le silence, plus Mazini était dans l’inquiétude. Elle fut enfin portée à son comble, lorsqu’un nouveau messager du roi étant venu le trouver, lui apprit en même temps la fuite de Francavilla, et que Frédéric ordonnait le séquestre de ses propriétés. Mazini demeura accablé en écoutant ces nouvelles sinistres. Il se vit avec effroi privé de ses deux neveux, et crut devoir, dans la circonstance, se rendre lui-même à Messine, pour implorer la clémence du roi, si Lorédan était coupable, ou plutôt pour éclairer sa justice ; car, en tout ceci, il voyait agir les perpétuels ennemis du marquis.
Vers le même temps, et pour que rien ne manquât de ce qui devait le confondre, il reçut une lettre du père d’Ambrosia, qui lui faisait part de ses nouveaux projets au sujet de sa fille et de sa résolution arrêtée irrévocablement de rompre pour toujours avec Francavilla, qui, disait-il, n’était plus digne de prétendre à la main de la jeune duchesse.
Ces divers événemens, survenus coup-sur-coup, mettaient Mazini hors de lui-même. Plus de mille fois il souhaita que quelque irruption de l’Etna occasionât un tremblement de terre dont les suites fussent la destruction du monastère de Santo-Génaro. Il maudissait les Frères-Noirs, les envoyant d’ordinaire au diable, qui les secondait si bien.
Cependant il crut convenable de se mettre en route. Il prit ses mesures pour la conservation des droits de son neveu ; et, ce soin rempli, il se fit accompagner d’une nombreuse escorte, tant il redoutait pour lui aussi les entreprises des habitans de la forêt sombre.
Arrivé sans mésaventure à Messine, il chercha, avant de se présenter au roi, les moyens de lui faire parler par les seigneurs qui l’approchaient le plus familièrement. Ceci ne put se faire sans qu’il ne s’écoulât un peu de temps ; et enfin Mazini, certain d’être bien accueilli, se résolut à demander une audience au monarque. Frédéric l’écouta avec bonté, lui remit sur l’heure à lui-même le séquestre des biens de Lorédan, mais ne lui donna aucun éclaircissement, et continua à garder le silence sur ce qui s’était passé, sur ce qu’on avait pu lui dire, ne donnant même pas à connaître son opinion sur les révélations que Mazini était venu lui faire.
Le duc Ferrandino ayant emmené sa fille à Rosa-Marini, demeura peu de temps dans cette habitation ; il était pressé de partir, non pour Palerme, où il habitait ordinairement, mais pour Messine, où la présence de la cour lui faisait espérer de trouver des distractions qui pussent faire oublier à la désolée Ambrosia un amour qui ne pouvait désormais exister sans crime.
Le duc était trop grand par lui-même pour ne pas avoir eu connaissance de l’histoire de l’enlèvement de la princesse de Chypre ; le bruit confus en était venu jusqu’à lui ; il savait que Palmina devait se trouver en Sicile ; aussi parut-il médiocrement surpris lorsque celle qui avait usurpé ce nom, se montra devant lui.
Mais en même temps qu’il apprit la conduite déloyale du marquis Francavilla, il ne laissa pas d’en éprouver quelque joie. Le duc était ambitieux, il voulait pousser plus loin encore la splendeur de sa race ; et lorsqu’il se fut engagé avec Lorédan, il vit à regret le prince Manfred, troisième fils du roi de Sicile se déclarer au nombre des amans de la jeune duchesse, lorsqu’il était trop tard pour le faire. Maintenant les choses avaient changé de face ; Francavilla s’était rendu indigne de son bonheur, le duc avait rompu avec lui sans retour ; Ambrosia pouvait se regarder comme libre, et par conséquent il était encore possible que le prince Manfred, ayant conservé ses premiers sentimens, se remît sur les rangs, et briguât de nouveau la main de la belle Ambrosia.
Ces profonds calculs d’une âme ambitieuse décidèrent le duc à se rendre à Messine, où Manfred se trouvait auprès de son père. On pouvait espérer qu’une jeune personne serait flattée de recevoir aux yeux de toute la cour les hommages de celui qui un jour devait peut-être régner sur la Sicile. Ce prince était jeune, aimable, beau cavalier ; peut-être aimerait-il encore, et ses soins empressés feraient promptement disparaître du cœur d’Ambrosia le souvenir et l’image du perfide marquis Francavilla.
Ces pensées étaient loin de s’accommoder avec celles qui tourmentaient Ambrosia ; elle ne voyait en ce moment qu’une seule chose, savoir, qu’il faudrait oublier l’amant chéri par elle de toutes ses forces, celui avec qui elle s’était flattée de passer sa vie, le seul enfin qui lui parût digne d’être aimé. Moins crédule que son père, par la raison qu’elle n’avait nul motif secret pour vouloir rompre avec Lorédan, elle avait grand peine à le reconnaître entièrement pour coupable ; elle eût voulu, du moins, disait-elle, le voir, lui parler, lui demander l’explication de sa conduite, et ne le condamner sans retour qu’après l’avoir entendu.
Elle portait ses plaintes à l’une de ses femmes, à celle, dont l’âge se rapprochant le plus du sien, qui avait eu l’art de mieux acquérir sa confiance. Violette pensait comme elle, et plusieurs fois elle lui promit de faire en sorte de rencontrer Lorédan, dut-elle aller le chercher plutôt dans son palais à Messine. Ambrosia ignorait encore que son amant ne fût plus dans cette ville.
Peu de momens après son arrivée, elle rappela à Violette sa promesse, et cette jeune fille sortit dans l’intention de roder autour de la demeure de Lorédan ; mais les premières informations qu’elle demanda lui apprirent ce qui s’était passé ; elle sut que le marquis Francavilla, arrêté par l’ordre du roi, après être demeuré plusieurs jours en prison dans son propre logement, avait jugé convenable de prendre la fuite, et que l’on ignorait le lieu de sa retraite actuelle. Vainement Violette, qui tenait à bien remplir ses instructions, fut-elle jusqu’à questionner les gens du marquis, tous lui tinrent le même langage, et il fallut qu’elle s’en revînt auprès de sa maîtresse lui apporter ces fâcheuses nouvelles.
Ambrosia chagrine d’un pareil événement, qui pouvait lui permettre de se livrer à de vastes conjectures, vit avec peine la résolution prise par son père de la conduire le jour suivant à la cour. Quelques paroles échappées au duc annoncèrent à Ambrosia ses intentions secrètes, et tout entière encore à son amour, elle se promit de ne rien faire qui pût donner de l’espoir à un rival de Lorédan.
La venue d’Ambrosia fut bientôt remarquée par les jeunes seigneurs siciliens ; ils accoururent avec empressement autour d’elle, tous se félicitant sur son retour. Sans que le duc eût besoin de le dire, les courtisans devinèrent assez que le mariage de sa fille avec le marquis Francavilla ne pouvait plus avoir lieu ; car eût-il pu se faire qu’on voulût donner une femme à celui qui avait mérité la disgrâce du roi ? ce crime ne le rendait-il pas indigne de tout bonheur ! Ainsi du moins pensaient ces êtres méprisables pour qui la faveur était tout, et qui ont si bien transmis à leurs successeurs leurs déplorables maximes.
Libres donc de prétendre encore à la main d’Ambrosia, les barons cherchaient par leur amabilité, leurs grâces ou leurs flatteries, à attirer sur eux en particulier l’attention de cette belle personne ; mais elle ne les voyait pas et sa pensée restait constamment fidèle à celui que l’on croyait entièrement oublié d’elle.
Fatiguée cependant de ce concours d’adorateurs, elle essayait de s’en débarrasser en affectant un air de distraction qui ne lui était pas ordinaire, en cherchant à lier une conversation animée avec les filles de la reine ; ses efforts étaient vains, la foule redoublait autour d’elle, et plus on se montrait empressé, plus on avait le don de lui déplaire.
Son courroux était sans borne, elle baissait les yeux, jouant la distraction, lorsqu’elle vit peu-à-peu diminuer le nombre de ses courtisans ; et un silence profond tout-à-coup régna autour d’elle. Heureuse de l’avoir ainsi emporté, elle leva ses beaux yeux, et avec autant de dépit que de peine, elle trouva devant elle le prince Manfred, qui la contemplait, immobile et sans parler, à sa vue. Ambrosia rougit et baissa ses regards.
« Enfin, signora, vous daignez vous apercevoir que je suis près de vous et que je m’occupe à admirer les charmes auxquels la nature ajoute chaque jour. Eh ! que venez-vous faire à la cour de Messine ? quel besoin avez-vous de venir, par votre présence, rouvrir les blessures que vous nous avez faites ? Faudra-il de nouveau ne contempler tant d’attraits que pour les regretter plus vivement ensuite. »
Ce qui pouvait en ce moment faire le plus de chagrin à la jeune duchesse, c’était de voir recommencer les poursuites du prince Manfred. Celui-là devenait un concurrent redoutable, et le malheur qu’elle redoutait se présentait à elle dans le premier instant où elle reparaissait dans le monde. Plus Manfred était aimable, plus alors il lui déplaisait ; aussi ne crut-elle pas devoir répondre autrement, à ses galantes questions, que par ces simples paroles :
« Sans la volonté expresse de mon père, je ne fusse point revenue dans ce palais. Ce ne sont plus ses agrémens que je pourrais regretter, j’ai perdu le goût des amusemens de mon âge. »
– « Certes, signora, répliqua Manfred, il doit se croire heureux, celui qui vous a appris à ne plus trouver de satisfaction que dans l’amour dont il vous a voué les tendresses ; mais comment se fait-il que cet amour si empressé disparaisse tout-à-coup et vous abandonne au moment de s’unir à vous pour jamais ? »
– « Prince, répondit Ambrosia, permettez-moi de ne pas répondre à une question pareille, c’est à mon père à le faire pour moi ; je dois en ce moment vous prier de m’entretenir d’autre chose, si vous voulez me faire l’honneur de prolonger votre conversation avec moi. »
– « Je sens, signora, reprit Manfred avec une teinte légère d’humeur, que je puis vous déplaire en vous parlant ainsi, mais il m’est impossible d’en agir autrement ; car enfin faut-il bien avoir l’assurance si votre main est libre ; ou si vous êtes encore engagée. »
Ce discours, qui allait si directement au but, fâcha plus encore la jeune duchesse ; aussi se dispensa-t-elle d’y répondre. Son silence fatigua Manfred ; il s’éloigna brusquement d’elle en murmurant, et le duc Ferrandino qui ne le perdait pas de vue, vint en toute hâte le remplacer auprès de sa fille.
« Eh ! quoi ! Ambrosia, lui dit-il, dois-je me plaindre de votre politesse ? ne savez-vous pas traiter avec plus d’égards le fils de notre souverain ; son rang ne vous inspirera-t-il pas en sa faveur la déférence qui lui est due. »
– « Oh ! pour ce qui est de la déférence, répliqua vivement Ambrosia, je ne la lui refuserai jamais, me trouvant trop heureuse si le prince voulait s’en contenter ; mais, mon père, ce n’est point ce sentiment qu’il me demande ; et celui qu’il voudrait obtenir, je ne le lui accorderai jamais.
Le duc avait trop d’usage du monde, le cœur humain lui était trop bien connu, pour qu’il cherchât en ce moment à contrarier sa fille. Il savait bien que, même malgré elle, elle se révolterait contre toute espèce de contrainte ; il aima mieux se confier dans la puissance irrésistible du temps, et dans celle de l’absence du marquis Lorédan, qui, lié d’ailleurs par des nœuds indissolubles, ne pouvait plus devenir un objet redoutable pour le nouvel amant d’Ambrosia. En conséquence de ce principe il se contenta de répondre :
« Eh bien ! est-ce donc un grand mal qu’un si aimable prince vous parle des feux dont il a brûlé pour vous ? il vous faudra renoncer à paraître en public, si vous vous irritez des hommages que viendra vous rendre la brillante jeunesse Sicilienne, surtout depuis qu’elle vous sait libre. Mais, ma fille, tranquillisez-vous ; je ne chercherai jamais à vous rendre malheureuse. »
Ces paroles furent un baume consolateur pour l’âme de la jeune duchesse. Avec la confiance de son âge, elle crut que son père lui disait vrai, et elle l’en remercia par le plus aimable sourire. Cependant elle lui demanda de quitter le palais ; et Ferrandino, sans plus attendre, acquiesça à ses désirs. Le duc pouvait d’autant mieux le faire, que son but était rempli dès-lors que Monfred avait paru conserver encore sa première tendresse.
Le lendemain de cette soirée si pénible pour Ambrosia elle se plut à raconter à sa chère Violette ce qui s’était passé à la cour. « Ah ! signora, lui répliqua la jeune fille, c’est pourtant un prince que vous refusez ! un prince… ah ! ce doit être une belle chose que de se voir la bien-aimée d’un prince. »
Ambrosia sourit de l’étonnement de sa suivante et de la bonne foi avec laquelle elle convenait qu’un prince pourrait être toujours certain de commander à son cœur. Pour elle, sa pensée était bien différente ; les grands de la terre ne lui paraissaient rien, son bonheur n’existait que pour Lorédan, et quand elle l’avait aimé, elle n’avait pas songé à sa naissance.
Dans la soirée, son père la fit prier de descendre au salon de compagnie, où déjà une nombreuse société s’était réunie ; Ambrosia obéit, mais avec regret ; elle était presque assurée d’y trouver Manfred, et elle ne se trompait pas ; il était venu déjà depuis quelque temps, et se montrait impatient de ne pas voir arriver la dame de ses pensées ; dès qu’il l’aperçut, il courut à elle.
« Eh bien, signora, lui dit-il ; j’ai suivi votre conseil, j’ai demandé à votre père si vous étiez ou libre ou encore engagée ; il m’a certifié que par des arrangemens particuliers, tout projet d’hymen entre vous et l’heureux marquis Francavilla était rompu ; j’en ai rendu au ciel de véritables actions de grâces ; et maintenant je puis me flatter de ne pas vous voir rejeter mes soins. »
– « Prince, lui répondit Ambrosia, mon père a sans doute le droit de disposer de ma personne, mais je me flatte qu’il ne le fera pas sans mon consentement, et surtout qu’il ne se pressera pas de m’ordonner une obéissance qui me serait si pénible en ce moment. »
– « J’ai tout lieu de croire, signora, repartit Manfred avec hauteur, que vous changerez de langage lorsque vous connaîtrez le parti que votre père doit vous proposer. On peut regretter un amant qui fut cher, mais lorsque sa scélératesse (car je suis informé de tout) commande de le voir avec horreur, il serait pénible de croire que la noble Ambrosia pût chérir celui dont elle fut trompée, puisqu’il était déjà l’époux d’une autre. »
Ces paroles plongèrent Ambrosia dans un véritable désespoir ; elle vit avec chagrin l’empressement de son père à lui faire contracter d’autres nœuds, tandis qu’elle était résolue à ne jamais oublier le mortel dont elle avait tant à se plaindre. Son silence déplut à Manfred ; mais dirigé par son orgueil, il se flatta de ne pas tarder à remporter une pleine victoire ; et après une courte conversation, il se retira pour aller informer le roi, son père de son amour et de ses projets.
Frédéric, depuis long-temps, avait formé d’autres desseins pour le mariage de son troisième fils ; voyant rompre la négociation qu’il avait fait entamer par Valvano avec la cour de Chypre, il s’était tourné vers une des cours d’Allemagne, et déjà les premiers arrangemens avaient eu lieu. Il reçut donc avec froideur l’ouverture que vint lui faire son fils, lui fit part des démarches qu’il venait de tenter, et le conjura d’attendre avant de se déclarer.
D’ailleurs, le roi ne disait pas toutes ses pensées ; il voyait beaucoup d’obscurité dans tout ce qu’on lui racontait contre Lorédan ; la fuite seule de ce dernier pouvait le faire présumer coupable : mais Frédéric, en grand monarque, s’occupait en secret du soin de parvenir à connaître toute la vérité. Cependant il chérissait son fils et ne put long-temps résister à ses instances ; il consentit enfin à accéder à ses désirs, et lui permit de poursuivre ses projets, s’engageant même à en parler au duc Ferrandino.
Ce dernier seigneur ne voulut pas remettre au jour suivant à faire part à sa fille de la demande formelle que le prince Manfred venait de lui faire de sa main ; en conséquence, après l’heure où la société rassemblée chez lui se fut retirée, il engagea Ambrosia à lui accorder un moment d’entretien, et avec quelque émotion il lui révéla cette mauvaise nouvelle.
Ambrosia, désespérée, ne songea pas à dissimuler son chagrin ; elle le laissa éclater dans toute son étendue, et demanda à son père s’il était si pressé de se défaire d’elle, et si sa présence dans son palais pouvait lui causer du déplaisir.
« Vous vous méprenez étrangement, lui répondit le duc, si à de tels motifs vous attribuez ma conduite. Assurément on ne voudra pas croire dans le monde que j’aie hâte de me séparer de ma fille, lorsque je lui fais obtenir un rang bien supérieur à celui qu’elle pouvait naturellement prétendre ; et le titre de bru du roi ne sera jamais à dédaigner. Eh quoi ! mon Ambrosia, pouvez-vous conserver encore quelque tendresse pour celui dont vous avez tant à vous plaindre ; oubliez-vous que votre amour pour lui est aujourd’hui criminel ? n’est-ce pas l’époux d’une autre que vous chérissez ? vous flattez-vous de le faire séparer de la princesse de Chypre, et moi-même, devez-vous croire que je pourrais consentir à lui pardonner tous ses torts ? Rentrez en vous-même, Ambrosia ; reprenez la fierté si bien convenable à votre sexe, à votre naissance, et songez à la splendeur de l’hymen auquel vous êtes appelée.
– « J’y songerais, signor, répartit Ambrosia, si mon cœur était libre, si Lorédan n’y régnait pas encore. Sans doute, je devrais avoir honte de mon amour, si j’avais la preuve sans réplique que le marquis Francavilla ne le mérite plus : mais en possédons-nous la parfaite assurance ? »
– « Quoi, dit le duc en l’interrompant, vous est-il permis de douter, après avoir entendu vous-même, de la propre bouche de la princesse de Chypre, sortir les paroles accusatrices de votre amant ? »
– « Et qui nous a dit, repartit Ambrosia, que cette princesse ne nous ait pas trompés ? savons-nous si elle n’avait pas un motif particulier pour essayer de nous surprendre ? enfin elle-même est-elle ce qu’elle paraît ? N’avez-vous pas appris avec quelle rage les ennemis secrets de Lorédan le poursuivent ; n’ont-ils point pu susciter cette femme pour le perdre auprès de nous ? Devrai-je consentir sans avoir entendu Lorédan ou se justifier ou avouer sa perfidie, à faire le malheur de ma vie en prenant pour époux un prince que je ne pourrai jamais aimer ? Le rang où il me placerait est brillant sans doute ; mais la duchesse de Ferrandino, l’héritière de notre noble maison, ne peut pas être éblouie.
Ce discours ne laissa pas que de faire impression sur le duc ; il sentit combien sa fille faisait une objection raisonnable, n’avait-il pas condamné Francavilla un peu légèrement ; mais d’un autre côté l’ambition lui criait d’une voix étourdissante : innocent ou coupable qu’importe, un simple seigneur doit le céder au fils d’un roi ; et le duc ne voulait écouter que ce langage.
Aussi, loin de paraître consentir aux demandes d’Ambrosia, il lui ordonna de se préparer à recevoir Manfred avec plus de déférence, à le regarder en un mot, comme son époux.
La jeune duchesse, en écoutant une résolution si sévère, se répandit en douloureuses exclamations ; elle versa d’abondantes larmes et se retira dans sa chambre, où elle ne trouva plus le repos. Elle aimait et elle était Sicilienne : dans cet heureux climat, les passions, plus exaltées que partout ailleurs, sont susceptibles de porter au plus haut délire les volontés du cœur humain ; l’amour ne connaît ni borne ni frein, et malheur quand il se combine avec la jalousie ou la vengeance ; alors il s’abandonne à de violentes extrémités.
Violette vit avec peine la douleur de sa maîtresse, quoiqu’il lui parût extraordinaire qu’on se mît en cet état par la raison seule qu’on ne voulait pas épouser un prince ; mais elle chérissait Ambrosia, et dès-lors elle partageait son inquiétude.
La nouvelle se répandit promptement de la demande que le prince Manfred avait faite de la main d’Ambrosia ; ceux qui eussent prétendu à ce bonheur, se retirèrent une seconde fois, et les jeunes beautés de la cour de Messine en éprouvèrent un vif déplaisir. Manfred, feignant de ne pas s’apercevoir de l’éloignement qu’Ambrosia lui montrait, ne quittait plus le château de Ferrandino ; certain du consentement du roi, son père, assuré de celui du duc, il se fiait en son mérite pour changer le cœur de la jeune beauté, tandis que celle-ci, plongée dans une morne mélancolie, regardait avec effroi l’approche d’un moment que ses rivales eussent envisagé avec transport.
Un jour, à l’heure où l’on a la coutume de faire la sieste en Sicile, Violette entra chez sa maîtresse, et celle-ci, en la voyant, devina, à son air préoccupé, qu’elle avait à lui dire quelque chose de particulier. Ambrosia se trouvait seule en ce moment, aussi n’eût-elle rien de plus pressé que d’interroger Violette.
– « Ah ! répliqua-t-elle, j’ai à vous dire une étrange chose ; je désirerais que vous ne m’en voulussiez pas, car je ne me suis déterminée à vous en parler que dans l’idée de vous être agréable. »
– « Sois sans crainte, mon enfant, lui dit la duchesse, je t’assure que je ne t’en voudrai point, quoi que ce soit que tu puisse avoir à me dire. »
– « Vous vous rappelez sans doute le prince Luiggi Montaltière ? »
– « Ce digne ami de Francavilla, lui qui a sitôt abandonné le monde, dont-il était un si bel ornement ; aurait-il reparu ? te serais-tu entretenue avec lui ? »
– « C’est lui, signora, qui, déguisé de manière à ne pas être reconnu, est venu me joindre comme je faisais ma prière dans l’église des révérends pères capucins, et qui m’a demandé la faveur de me dire deux mots en particulier. J’avais bien refusé cette prière, ignorant par qui elle m’était adressée, mais j’étais curieuse de savoir ce qu’on me voulait, et plus encore d’éclaircir ce que pouvait avoir de mystérieux cette proposition inattendue. J’ai donc consenti ; nous avons passé dans le cloître du monastère ; et là, ce noble signor m’ayant appris son nom et s’étant fait connaître, m’a conjuré de lui faciliter le moyen de vous parler en secret : il a, m’a-t-il-dit, à vous apprendre d’étranges choses, auxquelles votre bonheur et celui du marquis Lorédan sont mêlés. Tout en ayant pour lui la considération méritée par son titre, je lui ai fait entrevoir combien il lui serait difficile de parvenir jusqu’à vous ; rarement sortiez-vous du palais surtout depuis que votre mariage était décidé avec le fils du roi. En m’écoutant, je voyais son inquiétude augmenter ; mes dernières paroles ont paru l’abattre. « Si elle n’aime plus Lorédan, m’a-t-il dit, je n’ai plus rien à lui dire ; mais si le plus pur amour n’est pas éteint dans son cœur, elle me saura gré de ce que j’ai à lui dire. Quant aux difficultés qui pourraient m’empêcher de la voir, elles ne doivent pas inquiéter l’aimable Violette, (car c’est ainsi qu’il m’a nommée). Je ne lui donnerai pas l’embarras de les lever, je m’en chargerai moi-même ; tout ce que je lui demande, c’est de décider l’illustre Ambrosia à me recevoir à l’heure qui lui sera la plus agréable, et je vous conjure de l’en prier en mon nom. »
Après m’avoir ainsi parlé, il a sorti de son doigt une bague magnifique, et je ne me suis aperçue qu’il l’eût mise à ma main, qu’après sa retraite. Voilà, signora, ses propres paroles ; je dois ajouter encore qu’il viendra au soleil couché, attendre au même lieu votre réponse. »
Ambrosia aimait trop Lorédan pour se refuser à entendre ce que pouvait dire en sa faveur le meilleur de ses amis ; elle se rappelait aussi que la princesse de Chypre avait dit, en racontant son histoire, que Francavilla avait chargé Montaltière d’apprendre à Ferdinand Valvano son hymen avec elle. Ambrosia brûlait de voir confirmer cette particularité par la propre bouche de Luiggi, et sans balancer elle chargea sa confidente de retourner lui dire qu’elle l’attendrait durant toute la soirée, s’il voulait venir au palais, soit à visage découvert, en se faisant annoncer, soit à la faveur d’un déguisement, si la chose lui paraissait plus avantageuse, et s’il avait des intelligences parmi les gens de la maison.
Violette, en digne suivante, fut intérieurement transportée de se trouver mêlée dans une intrigue de cette importance ; le riche présent du prince Montaltière l’avait mise dans ses secrets ; aussi n’eût-elle garde de ne point courir au cloître du monastère des capucins de Messine, dès que la chute du jour lui eût indiqué le moment convenu.
Luiggi l’avait devancé, il se promenait en l’attendant ; et charmé de la réponse favorable qu’on venait lui faire, il donna à la messagère une bourse pleine d’or, la priant de dire à la jeune duchesse que dans une heure il serait dans son oratoire, pourvu qu’on laissât ouverte une porte qui donnait dans une galerie voisine, à laquelle venait aboutir un escalier dérobé.
Ambrosia parut satisfaite d’un rendez-vous aussi propre à dissiper ses inquiétudes ; elle laissa partir son père pour le palais du roi, où par hasard ce jour-là elle avait à l’avance exprimé le désir de ne pas l’y accompagner ; et se voyant seule, elle pria le ciel de rendre complète la justification de Lorédan ; car elle pensait que c’était pour la lui faire entendre que le prince Luiggi avait sollicité cet entretien.
Luiggi ne manqua pas à se montrer lorsqu’il crut pouvoir le faire sans rencontrer le duc Ferrandino. Ambrosia le vit arriver par l’issue qu’il avait lui-même indiquée ; et dès qu’il l’aperçut il se mit à genoux devant elle.
– « Grâces immortelles soient rendues, s’écria-t-il ; je puis enfin, noble duchesse, remplir un devoir bien précieux à mon cœur, celui de justifier auprès de vous un ami victime de la plus atroce noirceur ; je puis vous éclaircir toute sa conduite, et vous donner la preuve la plus convaincante qu’il n’a jamais cessé de vous aimer. »
– « Eh ! comment, prince, vous y prendrez-vous, repartit Ambrosia, toute émue, en cherchant à contenir sa joie, surtout lorsque vous saurez que je suis instruite de son mariage avec la princesse de Chypre, enlevée d’abord par le baron Ferdinand Valvano, votre frère, et qui ensuite lui préféra le marquis Lorédan. »
– « À mon tour, signora, dit Luiggi, je pourrai m’étonner de la foi aveuglément par vous accordée à cette odieuse imposture ; vous avez donné dans un piège habilement tendu, et jamais Lorédan ne fut l’époux de la femme dont vous venez de me parler ; que dis-je, celle qui vous vit dans Altanéro n’était point la princesse Palmina, c’était une de ces misérables créatures vivant du produit de leurs charmes, et qu’on avait dressée afin de vous tromper. L’acte de mariage qu’elle produisait était faux, le reste de ses titres étaient véritables, on les avait soustraits à la princesse Palmina, les voici encore ; mais voici mieux, ce contrat est celui de la princesse de Chypre avec Ferdinand Valvano, mon frère, signé par le roi Lusignan et par les deux seigneurs les mieux qualifiés de sa cour. Vous sera-t-il possible maintenant de vous refuser à vous rendre a l’évidence ; et si, par une fatalité particulière, vous persistiez dans le doute, lui achèvera de vous satisfaire. Paraissez, Sabiona, dit le prince, en s’avançant vers le corridor, et venez vous-même apprendre à la duchesse la trame ourdie avec tant d’art contre son bonheur. »
À ces mots une femme se présente ; elle jette la mante qui la couvrait, et se montre aux yeux d’Ambrosia vêtue du même costume avec lequel, dans Altanéro, elle avait joué le rôle de la princesse de Chypre.
– « Pardon, illustre signora, dit-elle en se prosternant devant Ambrosia, je vous ai trompée pour exécuter les ordres du baron Valvano, ou plutôt d’un de ses agens ; ils me firent prendre le nom d’une princesse, ils m’enseignèrent ce que je devais vous dire, ainsi qu’à votre père ; aujourd’hui conduite par mes remords et par les exhortations de ce digne chevalier, je viens vous avouer l’indignité de ma conduite. »
« Ah ! que vous m’avez fait de mal, dit Ambrosia, en faisant signe tout à la fois d’éloigner cette femme dont la présence lui était odieuse ; puis se tournant vers Luiggi.
« Cher ami de Lorédan, combien je vous suis redevable. Ah ! ne vous refusez pas à pousser plus loin votre généreuse démarche, il faut détromper mon père, lui faire connaître la vérité et l’innocence du marquis Francavilla. »
– « Nous aurons de la peine, dit le prince, non à établir à ses yeux l’injustice de ses soupçons contre mon ami, mais à le ramener à son premier projet de vous unir avec Lorédan ; je connais l’hymen glorieux auquel il veut vous faire prétendre ; vous flattez-vous qu’il le rompe maintenant, qu’il est près de se conclure ? »
– « Je dois au moins essayer de l’y décider, d’ailleurs il faut que Lorédan vienne réclamer ses droits. »
– « Vous ignorez, à ce que je vois, dit Luiggi, que cet ami, craignant pour sa vie, près de lui être enlevée par la malice de ses ennemis, ne peut en sûreté reparaître dans Messine ; n’aurait-il pas maintenant à redouter un adversaire autrement puissant en la personne du prince Manfred ? Non, signora, moi, qui ai juré de veiller sur lui, je ne l’exposerai pas à courir ce danger inévitable ; je ne puis moi-même me rendre l’accusateur de celui auquel m’attachent les nœuds sacrés du sang ; mais vous seule pouvez achever cet ouvrage ; conservez les preuves matérielles que je mets en vos mains, montrez-les à votre père, elles le feront rougir de son erreur. »
– « Mais, dit Ambrosia, si mon père persistait malgré ce que je pourrais lui dire, à vouloir conclure mon hymen avec le fils du roi ? »
– « Alors, répliqua Luiggi, je ferais un appel à votre cœur, je lui demanderais si par une aveugle obéissance il pourrait consentir à se rendre malheureux, à plonger mon ami dans un abyme d’infortunes ; et s’il me répondait que ce sacrifice était au-dessus de ses forces je l’engagerais à se confier à ma loyauté et à venir sous ma garde rejoindre Francavilla au lieu de sa retraite, pour y contracter une union qu’il ne fut plus au pouvoir des hommes de rompre. »
– « Prince Luiggi ! s’écria la jeune duchesse, interdite d’une proposition pareille. »
– « Signora, je ne m’en dédis point, je vous le répète encore, ou vous aimez Lorédan ou vous ne l’aimez pas : dans cette dernière hypothèse vous pourrez renoncer à lui sans peine ; dans la première rien ne vous coûtera pour lui prouver votre amour. Adieu, je me retire ; tous les jours, de deux heures à quatre, un homme vêtu de bleu, avec un manteau blanc, se promènera dans le cloître de l’église voisine ; il connaît votre suivante, et sera là pour exécuter les ordres qu’elle lui transmettra de votre part. Mes moyens pour vous soustraire à une injuste puissance sont prêts, consentez-y, vous serez libre, et trois jours ne s’écouleront pas en entier sans que Lorédan ne puisse de vive voix vous exprimer une tendresse qui n’a pas faibli dans son cœur. »
À ces mots, le prince s’échappant, ne laissa pas à la duchesse la facilité de lui répondre. Ce fut avec une impatience sans égale qu’Ambrosia attendit le retour de son père ; et sans vouloir remettre au lendemain, elle passa dans son appartement, et lui montra les actes qu’un inconnu lui avait fait remettre ; en même temps elle indiqua au duc la demeure de cette femme qui avait osé représenter la princesse de Chypre.
Un simple coup-d’œil de Ferrandino jeté sur les papiers, lui prouva combien on l’avait trompé ; leur véracité ne pouvait être mise en doute ; mais dans la circonstance présente, il n’eut garde d’en convenir ; bien au contraire, il les taxa de fausseté ; prétendit que c’était une pitoyable ruse essayée par Lorédan pour rompre le mariage illustre qui se préparait.
Enfin, poussé à bout par les raisonnemens de sa fille, il éclata ; lui déclarant que dans le cas même où Lorédan se justifierait, cet hymen ne pouvait plus avoir lieu, dès que le prince Manfred avait paru vouloir se mettre à sa place.
Les larmes d’Ambrosia ne l’attendrirent point, il lui ordonna au contraire de se préparer à fiancer huit jours après, et se retira.
Dès le lendemain, cet homme ambitieux pressa les préparatifs de l’union fatale ; Manfred le secondait vivement, et Ambrosia désespérée, n’osait cependant prendre aucun parti définitif. Enfin arriva la veille de la cérémonie, ses nouvelles instances trouvèrent le duc, inflexible ; Manfred, imploré par elle, se montra aussi sans pitié.
« Eh bien ! s’écria cette jeune et ardente tête, puisqu’on, m’y force, je tenterai les derniers moyens de m’arracher à une situation qui me serait insupportable. » Elle dit ; elle implore l’amour, et donne en frémissant, à Violette, l’ordre d’aller implorer l’appui du prince, ami de Lorédan. La suivante ne tarda pas à reparaître ; elle avait trouvé l’homme bleu. « À minuit » lui avait-il dit ; et dès ce moment, Ambrosia ne songea plus qu’à fuir son père. Elle reçut le soir ses caresses avec une vive émotion, mais en le quittant elle se dit d’une voix émue : Pour toi ! Francavilla, pour toi !
Le séjour de Lorédan se prolongeait dans le château de Ferdonna : deux mois s’étaient écoulés depuis le premier instant où il en avait franchi les portes, et son sort ne changeait pas. Luiggi voulant lui cacher la conduite du duc Ferrandino, avait eu grand soin de lui laisser ignorer la venue de ce seigneur à Messine, et quel amant redoutable s’était mis sur les rangs pour obtenir la main d’Ambrosia. Francavilla sans doute eût été plus malheureux, s’il eût su ces particularités si funestes à son amour ; tranquillisé par les lettres de son ami, il ne doutait pas que les choses ne se trouvassent comme au jour de son départ, et il supportait avec plus de patience une position dont le terme ne pouvait enfin être bien éloigné.
Pour se distraire, tantôt il parcourait les montagnes voisines, s’occupant à poursuivre le gibier qu’elles pouvaient receler, tantôt retiré dans Ferdonna, il lisait les manuscrits curieux, contenus dans les archives, ou bien encore, muni des flambeaux qu’il avait été acheter secrètement lui-même à Lérici, il aimait à s’enfoncer dans les détours de la caverne et des souterrains dont nous avons déjà décrit une partie ; plus loin il poussait ses recherches, plus il lui était permis d’admirer les merveilles sans nombre dont la nature avait semé ces lieux écartés.
Lorédan était revenu plusieurs fois vers cette belle cascade, dont il n’avait osé trop s’approcher la première fois, lors de sa descente dans les souterrains ; mais il était devenu plus hardi, depuis qu’il n’avait pas à redouter que ce brouillard épais éteignît les flambeaux, dont il s’éclairait.
Son intrépidité lui fit même remarquer à quelque distance de la chute, un espèce de chemin qui descendait plus avant dans les entrailles de la terre et l’ayant suivi, il arriva dans des grottes plus belles encore, sous lesquelles les flots de la mer s’étaient fait une issue et par où ils communiquaient avec les eaux de la cascade.
La promenade de Lorédan le ramenait aussi très-souvent vers la salle des tombeaux ; il aimait à s’asseoir sur les degrés d’un mausolée, à se laisser entraîner par de profondes rêveries, à se rappeler le passé, à se figurer l’avenir exempt d’orage et par une bizarrerie sans exemple, il ne songeait jamais tant au bonheur, que lorsqu’il foulait le sol de la douleur et de la mort.
Un charme mélancolique le conduisait dans ce lieu ; il trouvait du plaisir à s’entretenir avec les hommes d’autrefois, en lisant les épitaphes qui furent inscrites sur leurs cercueils ; il regrettait les jeunes beautés moissonnées au milieu de leur vie, gémissant de cette inflexibilité du trépas, que rien n’attendrissait, ni le mérite, ni la jeunesse. Un jour que ses pensées se pressaient le plus dans son imagination, il se rappela un chant inspiré sans doute par les mêmes idées, et presque, sans s’en apercevoir il éleva la voix et le fit entendre :
Ce ruisselet qui dans sa course,
Baigne les jeunes arbrisseaux,
Toujours de sa féconde source
Doit tirer de nouvelles eaux.
Je chante… et l’onde fugitive
S’écoule avec rapidité ;
Mais le saule de cette rive
Par d’autres flots sera heurté.
Si tout meurt, tout se renouvelle
Mais nous seuls ne renaissons pas,
Florise ! une loi cruelle
Nous a tous soumis au trépas.
En naissant nous prenons des chaînes,
Et l’homme, hélas ! dès son berceau
Marche toujours de peines en peines,
Jusques aux portes du tombeau.
Ni la grandeur, ni la richesse,
Ni la beauté dans son printemps,
Ni les enfans de la sagesse
N’échappent à la faulx du temps.
En vain de tes vertus parée
Tu voudrais affronter ses coups ;
Ta tombe est aussi préparée,
Tu dois y dormir comme nous.
Pour la première fois, sans doute, ces voûtes ignorées retentirent d’un chant qui n’était pas celui que l’église a consacré pour les trépassés ; un murmure singulier, un écho dont l’effet était extraordinaire, répondaient aux accens de Francavilla ; on eût dit que les morts reposant en cette enceinte, se plaignaient d’être troublés dans leur sommeil, sans songes et sans réveil, en attendant le jour terrible où toutes les œuvres seront jugées.
Lorédan, en achevant, frémit lui-même de sa bizarre idée, et se prosternant sur le marbre, en face de la croix qui élevait ses branches triomphantes dans cette solitaire demeure, il demanda pardon aux anges de deuil d’avoir rompu le profond silence dans lequel ils aiment à ensevelir leurs célestes méditations.
Mais quelles que fussent les courses de Lorédan au sein des cavernes où nous le conduisons, jamais il ne lui prit la fantaisie de revenir dans celle où il avait cru retrouver les traces du baron Astolphe ou de son odieux conducteur, il la fuyait avec un soin extrême, plusieurs fois il avait cru entendre des voix sourdes s’élever de ce lieu, ou y voir briller de loin des flammes rougeâtres et fétides ; en revanche, il se plaisait à sortir par l’issue qui conduisait dans la campagne, et là, il se repaissait des sombres idées qu’il avait pu prendre dans la salle des tombeaux, en jouissant de toute la splendeur de la nature.
Le châtelain Altaverde n’avait aucune connaissance de ces secrètes incursions ; Lorédan lui en faisait un mystère ; il trouvait un plaisir à penser qu’il était libre d’agir à sa volonté ; peut-être le châtelain aurait-il jugé convenable de faire fermer la double issue des souterrains, et cette détermination eût vivement contrarié le marquis. Altaverde cherchait cependant de son mieux à distraire son hôte ; il causait volontiers avec lui ; un jour il lui dit qu’il serait curieux de connaître quels rapports pouvaient exister entre lui et le baron Valvano.
« Je l’ai autrefois beaucoup connu répondit Lorédan ; mais depuis longtemps nous nous sommes perdus de vue ; je n’ai conservé des relations suivies qu’avec le prince Montaltière, lui seul est mon véritable ami. »
« Je vous parle ainsi, reprit le châtelain, car il est bon que je sache ce qu’il me faudrait dire, si le baron Valvano venait à Ferdonna, dans le temps que vous y faites votre séjour. »
« Et par quel hasard, répliqua Lorédan, ce signor viendrait-il dans une des propriétés de son frère, aussi éloignées de la Sicile. »
« La chose serait très-possible, repartit le châtelain, car cette baronnie lui appartient également ; ainsi l’a voulu leur mère, afin que les princes Montaltière et les barons Valvano, pussent avoir un droit égal à en faire le lieu de leur sépulture, et presque tous les deux ans, le signor Ferdinand vient visiter la tombe de son illustre mère : il y a long-temps qu’il n’y a paru, et rien ne m’étonnerait si nous le voyions paraître avant peu. »
Ceci ne pouvait guère plaire à Francavilla, il ne se fut pas soucié de se trouver en présence de son implacable ennemi, et son premier soin fut de l’écrire à Luiggi.
Depuis cette conversation, Lorédan était persuadé que tôt ou tard Ferdinand viendrait à paraître ; en conséquence, il lui tardait de recevoir la réponse de Luiggi, bien décidé à se retirer à Gênes où il espérait trouver un sûr asile, tant contre les poursuites de Valvano que contre celles du roi de Sicile. En attendant, il allait souvent se promener dans les souterrains, et plus souvent encore s’échappait par l’issue secrète qui dans son opinion faisait toute sa sûreté.
Un jour où de meilleure heure que de coutume, il était sorti du château par le passage caché, sa promenade le conduisit vers la route de Lérici, et là, il s’assit sur un rocher, regardant le mouvement animé de la campagne. On était alors dans le temps de la moisson ; dans tous les champs se trouvait la foule agissante des moissonneurs, qui, pour se distraire de leurs pénibles travaux, faisaient retentir l’air de leurs chants animés ; les gerbes dorées se formaient, on les posait en tas, près du char qui devait les emporter dans la ferme, et Lorédan se plaisait à examiner les scènes variées dont ses yeux le rendaient le témoin.
Dans cet instant, un homme passant devant lui, s’arrêta pour lui demander la route Ferdonna. À cette question, Francavilla ayant levé la tête, reconnut, dans celui qui l’interrogeait, le brigand Orphano, avec lequel il avait conversé à Palerme, le jour fatal où Luiggi frappa Ferdinand dans la cathédrale. Cette vue fit tressaillir notre héros, et son agitation qu’il ne put retenir d’abord appela à son tour la curiosité du bandit.
Lorédan, comme nous l’avons déjà dit, avait cherché en venant à Ferdonna à se déguiser sous le plus simple des costumes, et il se trouvait à cette scène vêtu presque comme Orphano, ayant un habit plutôt de bandit que de seigneur ; aussi Orphano en examinant notre héros, crut le reconnaître pour le bandoléros de Palerme, auquel il avait remis une partie de la récompense qu’il lui avait promise au nom du prieur des Frères Noirs.
Après avoir examiné Francavilla « Je crois, Dieu me pardonne, que le hasard me met en présence de l’illustrissime signor Bonanegro, je ne m’attendais pas à le retrouver sur la côte de Toscane, après l’avoir quitté dans l’une des capitales de notre belle Sicile.
Ce propos charma Lorédan, il se réjouit de la prolongation d’une erreur qui lui laissait la liberté de conserver son incognito, et même de faire jaser un bandit dont il espérait tirer d’importantes révélations, aussi n’eut-il garde de le dissuader, et il lui répondit en conséquence : « tu ne te trompes point, frère, c’est bien Bonanegro qui te parle, et le voilà satisfait puisqu’il peut te revoir ; sais-tu que j’ai de vifs reproches à te faire, et que je suis loin d’être content de toi. »
– « Vraiment signor Bandoléros, reprit Orphano, je croyais être pourtant le seul qui eût le droit de se plaindre, car enfin n’as-tu pas oublié de venir au lieu où je t’avais donné rendez-vous. »
« – Certes, dit aussi Lorédan ; je ne pensais pas que tu m’osasses adresser un semblable reproche, quoi, misérable tu peux me dire que je t’ai manqué de parole ; conviens plutôt, si tu veux être juste que la peur à cette heure avait tellement troublé ta cervelle, que tu ne voyais pas autour de toi ; j’y étais pourtant, je te l’assure, et je te le prouverai facilement ; n’étiez-vous pas là pour vous défaire du signor Francavilla ? ne lui avait-on pas donné rendez-vous dans l’église ? un ami qui vint le secourir ne plongea-t-il pas un poignard dans le sein de notre chef ? ne ferma-t-on pas soudain les portes de l’église, ne vit-on pas fuir tous les conjurés ? toi-même prolongeas-tu ton séjour dans la ville après qu’on fut venu sous les portiques te prévenir que ce coup était manqué ? dis-moi maintenant si je m’oublie d’un point à te dire tout ce qui s’est passé ce jour-là, et si pour le savoir, comme je le sais, il eût été possible de ne pas y être. »
Ce que Lorédan disait était si conforme à tout ce qui s’était passé, qu’Orphano se trouva complètement battu ; d’ailleurs, il lui importait assez peu d’éclaircir la chose, l’argent donné par lui ne lui appartenait pas ; et le prieur des Frères Noirs ; n’était pas là pour le réclamer, aussi se montra-t-il facile à contenter le prétendu Bonanegro qui lui demandait une espèce de réparation. Il est vrai, dit-il, que ce jour-là il faisait chaud à Palerme, je puis avoir négligé de faire attention à toi, et je te demande pardon de t’avoir offensé en te montrant des doutes qui ont pu te déplaire, laissons donc celle vieille affaire, et changeons de propos ; me diras-tu par quelle cause tu n’es plus à Palerme, qu’es-tu venu faire dans un pays où rien ne devait t’attirer ? »
« – C’est l’effet de ma mauvaise étoile, répondit Lorédan, elle m’a tant fait travailler à Palerme que monsignor l’archevêque s’en est fâché, il a voulu me faire prendre, je me suis caché ; c’était à merveille, mais il m’a excommunié, voilà le mal. Dès-lors le diable s’est mêlé de mes affaires, et j’ai été perdu. Imagine-toi que mes camarades ont fait des difficultés pour vivre plus long-temps avec moi, je leur portais malheur depuis que l’église m’avait proscrit ; cela m’a mis de mauvaise humeur, et un jour où l’un d’eux me disait qu’un excommunié devait aller en enfer, je l’ai contraint à m’y devancer afin de m’y retenir une place. Croirais-tu que les autres bandoléros se sont formalisés de ce coup de main, j’ai vu qu’ils étaient résolus à venger la mort du nôtre ; ma foi, je n’ai pas voulu attendre qu’ils en vinssent là ; un vaisseau partait pour Gênes, je me suis embarqué ; nous voici retenus à Lérici depuis huit jours par un vent contraire, et je m’ennuie en attendant que le ciel nous permette de continuer notre voyage ; mais toi, poursuis-tu également le tien, ou es-tu chargé par ici de quelques commission importante. »
« Oui, répliqua Orphano, je voyage non pas pour mon compte, mais pour celui de l’abbé des Frères Noirs, auquel j’appartiens toujours ; il m’a chargé de remettre une lettre au châtelain de Ferdonna, dans laquelle il lui annonce qu’il va bientôt arriver, et je dois attendre sa venue dans ce château. »
Lorédan n’avait pas besoin d’en savoir davantage ; il avait appris tout ce qui pouvait lui suffire dans ce moment ; et il était désormais certain que Valvano ne tarderait pas à paraître ; mais quel motif pouvait le conduire à Ferdonna ? y venait-il pour rendre ses devoirs aux restes de sa mère, ou venait-il pour persécuter encore un malheureux ami ? Francavilla penchait plutôt vers cette dernière idée, car le motif qui amenait Ferdinand pouvait-il ne pas être coupable, puisqu’il avait dépêché un misérable brigand.
Il y eût eu peut-être un moyen de connaître la vérité, c’était celui d’enlever les dépêches du bandit, mais l’âme noble du marquis se révoltait à la pensée d’agir avec perfidie, même contre un scélérat, aussi rejeta-t-il ce moyen, quoiqu’il se fût présenté à lui.
Depuis que Lorédan avait parlé de l’excommunication qui pesait sur sa tête, Orphano était également pressé de le quitter, superstitieux à l’excès, il trouvait naturelle, la répugnance que les camarades de Bonanégro avaient à se trouver mêlés avec un homme frappé de l’anathème ; et lui qui ne craignait pas d’égorger son semblable, avait horreur d’un excommunié, en conséquence il se hâta de prendre congé de lui, et reçut froidement la proposition que lui fit Lorédan de venir le jour suivant le voir à Lérici.
– « Adieu, lui dit Orphano, si jamais tu deviens loup garou, épargne-moi, je te prie. » et soudain, il prit sa course vers Ferdonna sans plus s’inquiéter du bandoléros.
Demeuré seul, Lorédan chercha aussi à regagner le château par sa route cachée, et revint dans les souterrains qu’il parcourut lentement, ayant à réfléchir sur ce qui lui restait à faire. Outre le danger que lui offrait la venue prochaine de Valvano, il n’était pas sans inquiétude sur l’entrée d’Orphano dans le même lieu, où il devait habiter ; il lui paraissait impossible que le bandit ne parvînt pas à le rencontrer, et alors il devra s’ensuivre une explication désagréable.
Cette pensée décida Lorédan à prendre soudain un prompt parti, celui de sortir de Ferdonna et d’aller à Gênes attendre la fin de ses infortunes, comme déjà il en avait eu le désir ; mais il voulut attendre encore deux ou trois jours avant que de se mettre en route, sachant que, durant ce temps, en feignant une indisposition légère, il aurait la liberté de ne pas quitter sa chambre et les appartemens voisins, où assurément on n’introduirait pas Orphano.
D’ailleurs Francavilla était curieux de voir si le châtelain lui ferait part du message qu’il venait de recevoir à l’heure même, et s’il lui parlerait de la prochaine arrivée du baron Valvano.
Altaverde, à l’heure du souper, parut selon la coutume ; mais un coup-d’œil que Lorédan jeta sur lui le montra plus silencieux qu’il n’avait l’usage de l’être ; et ce premier changement dans les manières du châtelain, étonna le marquis.
Pour la première fois, son hôte était silencieux ; de temps en temps il lançait de sombres regards sur Lorédan, et fut loin de parler à celui-ci de la lettre qu’il avait reçue de Ferdinand. Francavilla comprit alors que cette épître devait le concerner ; dès-lors il ne se crut plus en sûreté dans les murailles de Ferdonna. La conduite mystérieuse d’Altaverde était propre à lui faire naître de justes soupçons.
« Signor, lui dit-il, voilà déjà plus de quinze jours que nous n’avons rien reçu de Sicile. Je me flattais de voir arriver à chaque moment un messager du prince Montaltière : son silence m’étonne ; il ne m’avait pas habitué à me voir ainsi oublié de lui.
– » Sans doute qu’il est détourné du soin de s’occuper de vous par de plus importantes affaires, dit Altaverde, en donnant à sa voix une expression d’impolitesse qui ne lui était pas ordinaire ; lui-même s’en aperçut, car il se hâta d’ajouter : les grands seigneurs ont rarement la liberté de pouvoir songer long-temps à la même chose, mais il faut espérer qu’il ne vous négligera pas entièrement.
– « J’aurais néanmoins, répliqua le marquis, un vif désir de me retrouver avec lui ; d’autant mieux que je ne me sens pas bien ; je commence à me trouver indisposé, et de quelques jours, je ne pourrai faire de longues courses. »
Ce propos parut faire plaisir au châtelain. « Signor, dit-il, je possède un manuscrit où sont renfermés des secrets bien précieux pour soigner toutes sortes de maladies ; je vous le prêterai, afin que vous puissiez y chercher les remèdes qui pourraient convenir à votre tempérament comme à votre genre de souffrance.
– « Grand merci, châtelain, répondit Francavilla ; le repos, la retraite, voilà tout ce qui peut m’être nécessaire. Je suis accoutumé à veiller moi-même à ce qui intéresse ma santé, et avant peu elle sera entièrement rétablie ; la seule grâce que je vous demanderais serait de ne pas me laisser ignorer si un messager de mon ami venait dans ce château, ou si vous en envoyez un à Messine.
– » Tranquillisez-vous sur ce point, répliqua Altaverde, vous serez instruit à temps de l’un et de l’autre ; et dès qu’il viendra une lettre pour vous du prince Luiggi, ne doutez pas que je ne sois prompt à vous la remettre. »
Toutes ces choses n’étaient plus dites avec le ton de franchise que le châtelain y mettait autrefois : Francavilla pouvait facilement reconnaître qu’il était devenu tout-à-coup mystérieux, réservé ; et assurément Orphano devait être pour quelque chose, lui ou la lettre dont il était le porteur dans cette nouvelle façon d’agir du signor Altaverde.
Le marquis, après le souper, ne chercha pas à prolonger la conversation, il revint dans sa chambre, eut soin de la fermer de son mieux, en dedans, plaça son épée auprès de son lit, dont il avait ouvert les rideaux, et mettant de l’huile dans la lampe, il se décida à la laisser brûler durant toute la nuit.
Pourquoi prenait-il ces précautions ? il ne le savait pas lui-même, un vague pressentiment le dirigeait seul ; Lorédan avait la certitude que partout où des émissaires de Ferdinand se trouvaient, il ne pouvait être en sûreté ; il était d’ailleurs assuré que le châtelain commençait à dissimuler, puisqu’il ne lui avait pas avoué la venue du messager de Valvano.
La nuit fut loin d’être tranquille, ou pour mieux dire, les inquiétudes de Francavilla l’obligèrent à la mal passer ; il se réveilla plus d’une fois en sursaut, croyant entendre du bruit à la porte de sa chambre, et il y courut malgré lui à la dernière ; car il lui avait semblé même quand il ne dormait plus, qu’on venait d’essayer une clef dans la serrure ; et il ne put acquérir la preuve qu’il s’était trompé.
En se recouchant il résolut de ne plus sommeiller, et d’attendre le jour ; il ne pouvait être long à paraître, et Lorédan prévoyait qu’un repos agité lui serait préjudiciable plus que la veille ne le pourrait être. Pour tenir ses yeux ouverts, il se mit à réfléchir avec lui-même, et plus il le faisait, plus il sentait combien il était pour lui indispensable de ne pas retarder son départ.
Il avait l’adresse de Luiggi ; ainsi de Gênes où il allait se retirer, il lui serait toujours loisible de prévenir cet ami, de son éloignement, tandis que peut-être en séjournant encore à Ferdonna, il fallait se préparer à de nouveaux périls qu’il ne serait pas facile d’éviter. Lorédan ayant pesé ces diverses considérations, s’arrêta à celle de partir, ce matin même, dès que le soleil se serait levé. Altaverde obligé de surveiller les travaux de la maison, sortait avant l’aurore, et ne rentrait plus que vers le soir ; il était par conséquent facile de s’éloigner sans qu’il s’en doutât ; ou quand il pourrait s’en apercevoir, il ne serait plus à temps de poursuivre le fugitif, dans le cas où il aurait reçu l’ordre particulier de le garder malgré lui.
Francavilla voulait, en prenant le chemin des cavernes, descendre par un sentier qui allait aboutir à une cabane de pêcheurs, située sur le bord de la mer. Là, à prix d’argent, il se flattait de trouver une barque qui le mènerait jusques à Porto Vénéro, de l’autre côté du Golfe. De là une route était ouverte jusqu’à Gênes.
Ce dessein arrêté, Lorédan parut moins inquiet ; les premières clartés du jour vinrent enfin combler son attente, et sans plus tarder, il fit les préparatifs de sa fuite.
En examinant çà et là pour trouver le peu d’effets qu’il voulait emporter avec lui, il vint à la porte de sa chambre, et s’aperçut qu’on l’avait fermée extérieurement ; cette découverte le confondit, elle lui donna la certitude que son oreille ne l’avait pas trompé la veille, quand elle lui avait fait entendre un bruit léger, s’élevant de la serrure. Dès ce moment il ne douta plus de la trahison du châtelain, plus que jamais il se félicita d’avoir découvert une issue qui lui permettait de se soustraire à sa perfidie, et crut que puisqu’on agissait ouvertement contre lui, il n’y avait pas de temps à perdre pour déjouer ces nouveaux complots.
Voulant s’assurer si la journée serait belle et s’il y aurait facilité à traverser promptement le Golfe, il ouvrit sa croisée et passa sur le balcon pour inspecter l’état de l’atmosphère. Le soleil paraissait serein ; une brise douce s’élevant du midi, ridait légèrement la surface des flots. En ce moment un bruit s’éleva dans l’intérieur de la chambre ; Lorédan l’entendit, il se détourna et vit avec une surprise mêlée de quelque effroi, que la trappe des souterrains était ouverte, et qu’un moine de l’ordre des Frères noirs, montait par l’escalier.
Bien convaincu que des ennemis seuls pouvaient s’introduire par ce chemin, Lorédan courut à son épée qui était derrière le chevet de son lit ; mais comme il en était séparé par toute la longueur de la chambre, le temps qu’il mit à s’y rendre permit au Frère noir d’achever de monter, un second personnage le suivait, et Francavilla reconnut dans celui-ci son cousin, Amédéo Grimani ; un cri de surprise lui échappa ; mais combien plus son étonnement fut poussé à son comble lorsque le Frère noir, soulevant son capuce, lui montra les traits de Ferdinand Valvano.
Depuis la fin du second volume de cet ouvrage, nous avons cessé de nous occuper du jeune baron Amédéo Grimani ; ce long oubli doit avoir un terme ; il faut le ramener sur la scène et reprendre le fil de ses aventures. Aussi bien, d’ailleurs, est-il temps de commencera dérouler le voile dont nous avons couvert les causes premières des événemens que nous avons mis sous les yeux de nos lecteurs.
On se rappellera peut-être qu’à l’instant où Amédéo et sa belle compagne entraient dans le navire qui devait les transporter loin d’Altanéro, le patron de la felouque demanda à Grimani la permission d’emmener avec lui la femme d’un matelot, qui allait rejoindre son mari à Grigente, lieu vers lequel nos voyageurs voulaient se diriger ; Grimani, à qui la chose paraissait peu importante, ne s’y opposa pas, et le nouveau personnage ayant paru presqu’aussitôt qu’eux, l’ancre fut levée, et l’on mit à la voile, le vent se trouvant favorable.
Entièrement occupé de la belle Elphyre, Amédéo, tant que dura la nuit, ne se sépara pas d’elle, il lui prodigua les soins les plus empressés, il chercha à la distraire du souvenir de ses malheurs passés, lui promettant une fortune désormais plus heureuse, puisqu’elle ne dépendrait plus que d’un loyal amour. Elphyre écoutait en silence ces douces paroles, et son cœur avouait tout bas que depuis long-temps il désirait d’entendre un pareil langage de la bouche d’un si digne chevalier.
Le mouvement de la mer ne tarda pas à tourmenter la jeune personne ; alors les attentions de Grimani redoublèrent ; ils étaient dans un cabinet qui les séparait du reste des habitans du navire et Elphyre souffrait moins, parce que Grimani se trouvait auprès d’elle.
Le jour cependant vint à briller, et la prétendue femme de matelot, qui n’était autre que la princesse de Chypre, mettant sa main dans son sein, en tira un billet qu’on venait de lui remettre au moment où elle avait quitté le rivage ; elle essaya de le lire, impatientée de connaître ce que Lorédan pouvait encore lui mander ; mais elle ne reconnut pas la même écriture ; une autre main avait tracé cette nouvelle lettre ; elle s’exprimait ainsi :
« Vous allez rejoindre l’amie de votre enfance, cette Elphyre qui fut si chère à votre cœur ; comme vous détenue dans Altanéro, elle échappe à la perfidie du maître de cette forteresse, grâce à la loyauté d’un noble chevalier ; elle est sous sa conduite dans la felouque où vous êtes, mais, tremblez pour sa sûreté, pour la vôtre, pour celle de son libérateur, enfin pour tout ce qui doit vous être cher, si vous expliquez votre histoire passée, si vous n’obligez pas Elphyre à imiter votre discrétion. Vous savez quel gage vous avez laissé dans le lieu où long-temps vous fûtes prisonnière ; eh bien ! sa vie répondra d’une seule parole indiscrète ; prévenez promptement votre Elphyre de ce que nous vous disons ; espérez un sort meilleur si vous continuez à vous taire ; tremblez, si votre secret vous échappe, et si vous le révélez. »
Ces menaces comprimèrent un peu la joie ressentie par Palmina de se retrouver avec la compagne de son enfance, comme aussi de recevoir des nouvelles de celui qu’elle chérissait, et pleurait sans terme. Cependant, après un moment de réflexion, elle trouva que le silence n’était pas si difficile à garder ; et impatiente de revoir son amie, elle courut vers la tente, où elle devait le rencontrer.
Elphyre, après avoir vivement ressenti le mal de mer, venait de s’assoupir, Amédéo veillait auprès d’elle ; il se retourna vers l’ouverture de la tente, au bruit que fit Palmina en y entrant ; celle-ci, jetant le long voile qui l’enveloppait, lui montra des traits empreints encore dans sa pensée ; un faible cri lui échappa en reconnaissant la princesse de Chypre, et, à cette exclamation, Elphyre se réveilla ; ses regards aussitôt se portèrent vers cette étrangère, mais elle n’eût besoin que d’un coup-d’œil pour pouvoir apprécier le bonheur que lui envoyait le ciel : « oh Palmina ! s’écria-t-elle, oh ma chère amie ! est-ce donc vous, est-ce donc vous que je revois ! » Elle dit : et oubliant ses souffrances, elle se jette dans les bras de la nouvelle venue.
Palmina de son côté, doucement émue par le même sentiment d’amitié, répondit à Elphyre avec un pareil empressement. Quel que fût le vif désir d’Amédéo de connaître par quelle bizarrerie de la fortune, la princesse de Chypre, qu’il ne connaissait point néanmoins sous ce titre, mais qu’il savait habitante d’Altanéro, se trouvait à cette heure dans cette felouque, il suspendit sa curiosité, et cédant à ses devoirs, il sortit un moment de ce cabinet, et fut se promener sur le tillac.
Dès qu’il eut quitté le lieu où se trouvaient les deux amies : « chère Elphyre, dit la princesse, avant de me conter ce qui t’est arrivé, permets-moi de mettre une borne à mon inquiétude, en te demandant si le chevalier avec lequel tu voyages, est instruit de tout ce qui peut me concerner. »
« Je sais trop bien, répliqua la belle fille, les devoirs sacrés que m’imposaient la reconnaissance et l’amitié ; non, madame, je n’ai point appris au baron Grimani vos aventures, ni les miennes ; je ne l’eusse jamais fait sans en avoir obtenu à l’avance votre permission ; qui, plus que lui cependant est digne de les entendre ! »
« Crois, reprit Palmina, que je sais lui rendre justice ; tu ignores peut-être que je lui dois en partie ma liberté ; car, sans doute, tu ne sais pas encore la plupart de mes aventures ; mais cependant un ordre impérieux, un ordre dont l’inobservance exposerait la vie de mon époux, me commande de continuer de faire un secret à tout le monde de ce qui m’est arrivé ; lis ce billet, tracé par la main de notre ennemi, et vois si je ne dois pas agir avec prudence, pour éviter de courber mon front sous de nouveaux malheurs. »
Elphyre en parcourant la lettre dont nous venons de parler comprit facilement combien la discrétion était nécessaire ; elle demanda à son amie si Amédéo la connaissait parfaitement, s’il était instruit du rang qu’elle avait occupé dans le monde.
« Non, dit Palmina, je lui en ai fait un mystère ; il ne sait que mon nom de Palmina ; je t’engage à ne point m’en donner d’autre. »
Après ce propos, les deux amies se racontèrent brièvement leur histoire réciproque, elles pleurèrent ensemble sur les revers qui les avaient frappées, puis, plus que jamais se montrèrent joyeuses de se voir réunies au moment où elles ne l’espéraient plus.
Pendant ce long dialogue, Grimani se promenait sur le pont, impatient de connaître les nœuds qui liaient sa belle Elphyre avec cette dame, qui paraissait si noble, et qu’il avait emmenée avec Lorédan de la cabane de maître Stéphano, après que Francavilla l’eût arrachée de la prison où on la détenait. Mais comme autour de lui tout était mystère, il se flattait peu d’être initié dans leurs secrets.
Elphyre la première songea à l’absence du chevalier, elle demanda à Palmina la permission de le rappeler ; et il lui suffit de se montrer à la porte de la cabine, pour faire comprendre à Grimani que son exil avait cessé ; il rentra donc avec joie ; il exprima à la princesse toute sa satisfaction de la revoir, lui demandant par quelle cause elle avait quitté le château d’Altanéro, et si elle avait cru ne plus y être en sûreté.
« Signor, répliqua la princesse, tout est obscur autour de moi, le soin de ma sûreté, celui de mon Elphyre, le vôtre, peut-être, me contraignent de vous taire ce que j’aurais tant de plaisir à vous confier ; victime de la plus injuste persécution, ce n’est que dans un absolu silence que je puis espérer de trouver le salut de mes amis, de tout ce qui me fut cher. Souffrez donc que pour un temps je me taise encore ; un jour viendra où je pourrai tout vous dire ; jusque-là, faisons comme si notre connaissance ne datait que de ce moment.
Amédéo savait trop bien ce qu’il devait à la délicatesse et aux dames, pour insister davantage, il s’inclina en signe de respect, et se contenta de demander en riant à la même personne : « Puisque je ne suis maître que du présent et non de l’avenir, puis-je sans indiscrétion vous prier de m’apprendre où vous allez, et si bientôt nous aurons le regret de vous perdre. »
– « Sans en savoir plus que vous, reprit la princesse, j’espère cependant que je ne me séparerai plus de mon Elphyre. Je vois bien maintenant qu’on a voulu me tirer par ruse du château d’Altanéro ; je croyais en venant dans cette felouque me trouver sur un navire frété par les ordres du marquis Francavilla ; je ne doutais pas d’y trouver des provisions et une personne chargée de me diriger dans mon voyage ; mais à présent me voilà détrompée ; on a voulu me confier à la providence, ou peut-être, signor, a-t-on pensé que votre galanterie ne consisterait pas à m’abandonner toute seule ; j’accepte cette dernière conjecture, et j’ose vous prier de me prendre sous votre protection ; aussi m’est-elle naturellement acquise, le protecteur d’Elphyre doit l’être également de Palmina. »
Amédéo, comme on peut le croire, n’avait garde de se refuser à accepter les souhaits de la princesse de Chypre. « Ah ! signora, s’écria-t-il, vous comblez mes plus chères espérances, en vous abandonnant à moi du soin de veiller sur votre destinée. J’allais, plein de respect pour votre aimable compagne, la conduire à Grigente, dans un monastère dont est abbesse une de mes tantes ; mais maintenant que réunies toutes les deux, vous pouvez vous appuyer l’une et l’autre, je vous demanderai si pour plus grande sûreté vous ne préféreriez pas de me suivre dans un château qui m’appartient, et qui est situé à quelque distance de cette ville. »
– « En effet, répliqua Elphyre, d’un air sérieux, nous serons bien plus en sûreté dans une plate campagne, ouverte sans doute à toutes les entreprises de nos persécuteurs, que dans un couvent bien clos et enfermé au beau milieu d’une grande ville. »
Amédéo ne répliqua pas ; il était confus en voyant celle qu’il adorait ne pas approuver son idée ; mais il reçut du soulagement de ce que s’empressa de dire la princesse de Chypre.
– « Vous êtes une malicieuse créature, mon Elphyre, et je ne vois pas pourquoi vous tournez en raillerie la proposition du signor. Dès le moment où nos persécuteurs, et croyez que je les connais mieux que vous ne pouvez le faire, ont voulu nous laisser partir tous les trois tranquillement du pied des remparts d’Altanéro, c’est qu’ils n’ont pas le projet de nous séparer ; ainsi pourvu que nous demeurions cachés dans quelque coin de la Sicile, il m’est prouvé qu’ils nous y laisseront en repos. Dans cette certitude, il me sera plus agréable de faire mon séjour d’un château, que d’aller m’ensevelir dans les sombres murailles d’un monastère. Hélas, mon Elphyre, comment se fait-il que tu ne sois pas fatiguée de vivre dans de tristes prisons ! pour moi j’ai besoin de respirer librement en face de toute la nature, de pouvoir à mon gré parcourir les bois épais, les prairies verdoyantes ; je brûle d’envie de me baigner dans un clair ruisseau, et par ces innocentes récréations, de suspendre quelque peu la mélancolie qui dévore mon âme. Ainsi, signor (continua-t-elle en se tournant vers Grimani), vous aurez je pense la bonté de servir chacun à son goût ; vous conduirez Elphyre dans le couvent qu’elle préfère, et moi, dans le château que vous me proposez. »
À ces mots, Elphyre se jeta dans les bras de la princesse, et la pressa plusieurs fois contre son cœur ; la conversation, plus gaie, se continua sûr le même ton.
Amédéo était en ce moment le plus heureux des hommes ; se trouvant auprès de la charmante Elphyre, il pouvait, quoiqu’il ignorât sa naissance, découvrir, à ses manières, à sa conversation, qu’elle n’appartenait pas à une des classes inférieures de la société. Il voyait cependant qu’elle montrait plus que de la déférence pour sa compagne, ce qui lui faisait conjecturer que celle-ci était d’un rang encore plus élevé. Une seule pensée empoisonnait sa joie, celle de la perfidie de Lorédan ; il avait peine à se détacher de cet ami, et il lui était pénible de rêver à sa trahison.
Cependant la navigation continuait à être heureuse ; déjà on avait dépassé Palerme, où l’on ne fit que s’arrêter pour prendre de l’eau ; le navire remit à la voile ; on doubla le cap Boco ; on traversa sans péril les petites îles qui l’environnent. Le golfe de Castellamare, la ville de Mazara s’offrirent successivement aux voyageurs ; et enfin plusieurs jours après le départ de la baie d’Altanéro, la felouque vint mouiller dans le port de Grigente ; cette ville, l’Agrigente des anciens, est bâtie sur un rocher à quatre milles à peu près du rivage, et à onze cents pieds au-dessus du niveau de la mer ; son port venait tout nouvellement d’être construit par les soins de la reine Catherine de Souabe, qui l’avait fait bâtir au même lieu où était autrefois la citadelle d’Agrigente.
De loin la nouvelle ville forme un charmant aspect ; les murailles, les maisons s’en élèvent en amphithéâtre, et sont entremêlées de jardins délicieux, ornés également par les productions de l’art et de la nature ; mais en entrant dans la ville, l’enchantement disparaît ; on ne trouve plus que des édifices peu élevés, des rues basses, tortueuses ; mais en revanche, qu’il est beau ce spectacle découvert du haut de ses remparts ! On voit devant soi une immense campagne qui s’abaisse insensiblement dans une longueur de quatre milles, et dans une largeur de six à sept, plantée entièrement de vignes, d’oliviers, de citronniers, d’orangers, séparés avec goût, entremêlés de riantes prairies, de champs parfaitement cultivés. Au milieu de ces aimables paysages, on voit des restes précieux de l’antiquité, des temples, des colonnades parfaitement conservés ; au loin, la mer d’un côté, les montagnes de l’autre, servent de bordure à ces délicieux tableaux ; un ciel pur brille sur les têtes, mille suaves odeurs s’échappent des productions variées d’une terre fertile ; partout respirent le mouvement, la gaîté des habitans de ces délicieuses contrées ; et parmi les sites heureux de la Sicile, les anciens, comme les modernes, distinguèrent toujours celui que nous décrivons.
Accoutumées aux merveilles de l’île de Chypre, les deux amies furent cependant contraintes d’accorder toute leur admiration à la magnifique scène que leurs regards avides pouvaient embrasser. Elles se trouvaient moins à plaindre dans un lieu si délicieux, et la nature prêtait à leurs âmes, cette force que nous font perdre le deuil du ciel et l’âpre solitude des déserts.
L’intention de Grimani étant de se cacher à toutes ses connaissances, il ne fit pour ainsi dire que traverser Grigente, et voulut sans trop tarder aller prendre possession de son château. Il était, comme nous l’avons dit, situé à très-peu de distance de la ville ; et après un repos de quelques heures, ils partirent tous trois ensemble pour s’y rendre.
Le chemin ; bordé d’une double plantation de peupliers et de platanes, suivait les bords de la Naro, qui baigne les environs de Girgente ; on passait à travers une verte pelouse semée de fleurs charmantes ; on entendait le murmure du fleuve, on voyait frémir ses eaux, arrêtées quelquefois par les débris des montagnes voisines, qu’elles entraînaient peu à peu vers la mer ; enfin au milieu d’un bois touffu, et dans la plus riante des positions, s’élevait le château de San-Petro. Il n’avait rien de l’imposante magnificence d’Altanéro ; construit pour servir de maison de plaisance, ses tours légères, ses portiques élégants, ses appartemens de médiocre étendue, mais qu’éclairait toute la lumière du jour, en faisaient une habitation admirable, surtout pour Palmina et Elphyre, qui depuis long-temps n’avaient habité que de sombres demeures.
Amédéo, charmé de pouvoir contribuer à leur rendre ce nouveau séjour agréable, leur donna le plus bel appartement du château ; il était au premier étage, s’ouvrant sur une galerie de marbre blanc qui, par un escalier de même matière, conduisait au jardin sous une voûte formée par des orangers, tout en fleur.
Le premier soin de Grimani fut de commander à ses gens de garder un profond silence sur son arrivée, ne voulant pas qu’on en instruisît les amis et les parens qu’il avait dans la ville de Grigente. Ce soin pris, il ne douta pas qu’un mystère profond ne couvrît le lieu de sa retraite ; car s’il avait à se plaindre de Lorédan, il n’aurait pas voulu néanmoins avoir à combattre contre lui.
Palmina et Elphyre, heureuses de se retrouver ensemble, goûtaient les plaisirs si purs de l’amitié ; elles erraient dans les bocages rians dont Pétro était environné. Elles jouissaient de leur liberté, de la fraîcheur du paysage orné de superbes eaux, soit jaillissantes, soit abandonnées à leur penchant naturel. Là, dans les épanchemens de leur tendresse, elles se rappelaient les beaux rivages de la fertile Chypre, ce climat si vanté et si cher à leur cœur. Plus d’une fois, peut-être, elles eussent regretté d’en être éloignées, si l’amour ne se fût emparé de tous les soupirs qu’elles pouvaient laisser échapper.
Elphyre ne put long-temps dérober, soit à la princesse, soit à Grimani, le sentiment que ce dernier faisait naître dans son cœur. Les soins délicats d’Amédéo, sa gracieuse figure, son esprit, sa loyauté, n’avaient pas tardé à faire une impression profonde sur la jeune compagne de Palmina ; elle avait cédé sans peine au plus doux des épanchemens, et Amédéo ne tarda pas à recueillir le fruit de ses amoureuses entreprises, car la reconnaissance d’Elphyre pour les moyens tentés par notre héros, et qui amenèrent sa délivrance, ne fut pas le plus faible sentiment qui la dirigea en cette circonstance.
Un jour que Grimani se promenait dans une partie retirée des jardins, il vit venir à lui Palmina, pour la première fois, sans être suivie de sa consolante compagne ; il s’empressa de courir vers elle pour lui présenter ses civilités.
– « Baron Grimani, lui dit-elle, je suis charmée de vous rencontrer de manière à pouvoir vous parler librement ; je suis votre obligée, et je crois posséder le secret de m’acquitter dignement envers vous. J’ai lu dans votre cœur ce qu’il n’a guère envie de cacher. Vous aimez mon aimable Elphyre, elle n’est pas insensible à votre amour ; un jour, sans doute, vous la conduirez à l’autel ; elle sera digne du nom de votre épouse ; son rang est semblable au votre, et sa fortune n’est pas inférieure à celle que vous pouvez posséder. »
– « Ah ! signora, reprit Amédéo, tout en vous remerciant de la bonté avec laquelle vous fixez mon incertitude, permettez-moi de me plaindre cependant de ce que vous me ravissez le plus doux moyen de prouver ma tendresse à ma charmante amie ; celui de croire, en m’unissant à elle, que je n’avais à prétendre qu’à ses attraits comme à ses vertus. »
– « De pareils sentimens, répondit Palmina, sont dignes de votre belle âme ; mais Elphyre, si elle était au-dessous de vous, aurait trop de mérite pour accepter un si grand sacrifice ; elle saurait, n’en doutez pas, l’immoler à l’intérêt de votre gloire ; grâce à Dieu la chose n’est pas ; et l’égalité que le ciel a mise entre vous est une preuve que déjà par avance, il a résolu de vous unir. »
– « Mais quel jour, dit Amédéo, me sera-t-il permis de conduire à l’autel cette femme adorée ? attendrai-je long-temps encore ce bien heureux moment. »
– « Je ne puis, répliqua la princesse, vous fixer l’époque de votre bonheur ; mais tranquillisez-vous, elle ne peut-être bien reculée, elle dépend de la chute de nos ennemis, et je me plais à croire qu’elle sera plus prochaine que nous ne pouvons le penser. »
– « Si elle tenait à un événement pareil, reprit Amédéo, je craindrais qu’elle ne fût peut-être trop retardée ; il serait possible, signora, de la rendre plus prochaine si vous vouliez, non me confier vos secrets, mais m’apprendre ceux qui peuvent intéresser la douce Elphyre. »
– « Hélas ! signor, ses malheurs sont liés aux miens ; elle n’y a pris qu’une part très-indirecte ; ce sont mes ennemis qu’elle doit redouter. »
– « Eh ! signora, dit Amédéo, permettez-moi de vous apprendre que le plus ardent de tous est depuis longtemps dans l’impossibilité de s’armer contre vous ; le généreux protecteur que nous trouvâmes dans le monastère des Frères Noirs, Lorédan et moi, l’a arrêté au milieu de sa course coupable, et maintenant, peut-être, a-t-il perdu la vie. »
– « Vous vous trompez, signor, du moins je le crois, car ce billet qu’on me remit à l’instant où je montais dans la felouque qui nous a éloignés d’Altanéro, avait été tracé par lui. Dans diverses occasions, j’ai eu celle de pouvoir connaître son écriture, et croyez d’ailleurs que votre protecteur n’eût jamais consenti à exposer les jours de celui qui nous poursuit avec acharnement, trop de vertus ornent son âme. »
Un pressentiment impérieux venant tout-à-coup frapper Grimani, il ne jugea pas convenable de prolonger davantage cette conversation ; mais elle avait fait naître en lui des doutes trop importans pour qu’il ne voulût pas les résoudre ; d’ailleurs, il commençait à craindre que Lorédan fût moins perfide qu’il n’avait paru l’être ; Grimani s’accusait de l’avoir jugé et condamné avec trop de précipitation. Plusieurs propos échappés à Elphyre comme à Palmina, le souvenir de la conduite généreuse de Francavilla venaient se réunir chez Amédéo, ils le troublaient en lui donnant le vif désir d’expliquer enfin toutes les obscurités dont il était environné.
Dès ce moment, Grimani forma le projet d’aller trouver Lorédan. Il ignorait tout ce qui s’était passé depuis son départ ; il croyait son ami l’heureux époux d’Ambrosia, encore tout occupé des fêtes de son mariage, et ne soupçonnait pas que ce seigneur, atteint de toute façon par l’adresse cruelle de ses adversaires, avait fui la Sicile, et que peut-être il devait perdre l’espoir de devenir l’époux de la jeune duchesse Ferrandino. Grimani, disons-nous, regrettant les expressions dont il s’était servi à son égard dans la lettre qu’il lui avait écrite, se résolut de partir pour Altanéro, bien déterminé à faire des excuses à son ami s’il était innocent, et dans tous les cas, d’éclaircir avec lui les diverses choses qu’il avait tant d’envie de voir. Ce dessein arrêté, il prévint les deux amies qu’il allait les quitter pour un peu de temps ; mais ne voulant pas renouveler leurs craintes, il n’eut garde de leur avouer le véritable motif de son voyage.
Elphyre n’osa pas l’interroger sur la cause qui le portait à s’éloigner ; mais elle le vit partir avec un regret véritable. Palmina elle-même le pressa de ne point prolonger son absence ; il n’eût pas de peine à le lui promettre, et il quitta San Petro en priant le ciel de lui devenir plus favorable.
Craignant les vents contraires qui régnaient alors sur les mers, Amédéo se décida à faire sa route par terre. Le premier jour il fut coucher à Sciana, autrefois l’ancienne Thermæ Selinuntiæ, ville située dans une agréable campagne, et dont les bains furent, dit-on, l’ouvrage du célèbre Dedale. Cette cité avait été la patrie de cet Agathocle, qui, de simple potier de terre, parvint par ses talens militaires et politiques, à devenir roi de la puissante Syracuse.
Amédéo traversa ensuite Memphis, Castel Veterano. À huit mille au-delà de cette dernière, il foula, sur les bords de la mer, les ruines de la magnifique Sélinunte, où il pût encore admirer les restes pompeux de l’amour de ses ancêtres pour les beaux-arts et la gloire de leur pays.
Mazara se présenta ensuite ; ville riche et qui donne son nom à près d’un tiers de la Sicile, elle fut la résidence des rois sarrazins et du comte Roger qui, le premier, établit un gouvernement fixe dans cette île, au milieu des ténèbres du moyen âge.
De Mazara la route conduisit notre héros à la Lylibée des anciens, maintenant connue sous le nom de Marsala, ainsi appelée par les Sarrazins à cause de la sûreté de son mouillage ; car ce nom signifie Port de Dieu. Le cap Boco autrefois cap Lylibée, est près de là ; ce n’est point une cime escarpée, c’est une langue de terrain qui s’avance dans la mer se trouvant au niveau du reste du terrain. Dripanum, présentement Trapani se présenta ensuite au voyageur ; elle passait déjà à cette époque pour une des plus belles villes de la Sicile. C’est là que plus tard devait se former une confrérie terrible qui, sous l’invocation de Saint-Paul, ferait connaître dans le pays le tribunal secret de l’Allemagne. Cette institution qui n’eut lieu que sous le régne de Charles-Quint, prononçait des jugemens sur les actions, sur la conduite des magistrats, sur celle des principaux habitans de la ville. Quiconque avait été condamné par toute l’assemblée était perdu sans ressource, et celui des membres de la confrairie que l’on chargeait de l’exécrable fonction d’assassin, était obligé de faire l’office de bourreau, en immolant lui-même la victime qu’on lui désignait.
Enfin Grimani après avoir successivement parcouru les environs d’Altamo, de Mont-Réal et de Palerme, entra dans cette dernière ville ; et en y mettant le pied, plusieurs souvenirs se présentèrent à la fois à son imagination. Il se rappela que l’époque était depuis long-temps écoulée, où d’intelligence avec Lorédan ils devaient en présence de l’archevêque président le tribunal de la monarchie, soutenir l’accusation qu’ils avaient intentée contre les Frères Noirs.
La rougeur de la honte colora soudain le visage d’Amédéo ; il se reprocha d’avoir oublié une chose aussi importante, et dans laquelle son honneur était compromis, puisque par son absence, il avait pu s’attirer le reproche de calomniateur. Un désespoir extrême pénétra dans son cœur, il déplora vivement sa faute, et se promit de la réparer s’il était temps.
Une autre pensée s’offrit à lui ; peut-être encore, le coupable Valvano pouvait se trouver dans Palerme ; à peine devait-il être guéri de la blessure que lui avait faite le prince Montaltière, et par conséquent il était possible d’obtenir de lui les renseignemens qui débrouilleraient cette suite de mystères que Grimani avait tant le désir de pouvoir enfin expliquer.
Pour venir a bout d’une chose de cette importance, la première démarche qu’il eut à faire, fut de se transporter au palais archiépiscopal ; il demanda si l’archevêque s’y trouvait, et sur l’affirmative, il prétendit lui vouloir parler.
Dès que le prélat eut été averti que le baron Grimani sollicitait de lui une audience, il donna l’ordre d’introduire le jeune signor. « Eh bien, mon enfant, lui dit-il, je puis enfin vous voir pour être au fait maintenant de ce qui vous concerne comme aussi des perfidies dont on a rendu votre ami Francavilla, mon noble parent, la déplorable victime. Je craignais de ne plus vous voir. On a cherché par toutes sortes de ruses plus criminelles les unes que les autres à vous éloigner tous les deux, et ces ruses de vos ennemis n’ont été que trop facilement couronnées ; mais enfin, vous voilà. Peut-être, et je me plais à le croire, la providence aura veillé sur le marquis Lorédan, et il nous sera pareillement rendu. »
Cet accueil amical qu’Amédéo craignait de ne pas obtenir, le rassura, et moins agité, il put faire au prélat le récit de ses aventures ; car il avait résolu de ne plus rien cacher de ce qu’il faisait, bien persuadé que dorénavant on ne pouvait combattre avec avantage leurs adversaires qu’en employant contre eux autant de franchise qu’ils mettaient de dissimulation.
– « Vous vous expliquerez sans peine avec Lorédan, quand vous le trouverez, dit l’archevêque, après la fin du récit d’Amédéo, et je suis sans inquiétude sur son innocence ; mais vous venez de me prouver combien sont admirables les voies de la providence ; vous avez trouvé sans vous en douter le moyen de récompenser le vertueux seigneur dont la belle âme s’est sacrifiée pour sauver les jours du marquis Francavilla, son digne ami. Vous ignorez, je le vois, quelle est la femme illustre à laquelle vous avez accordé une généreuse protection. C’est à la princesse Palmina, nièce du roi de Chypre, et son époux se trouve en ce moment dans mon palais. »
Aucun langage ne pouvait être plus agréable pour Amédéo que celui qu’il venait d’entendre ; ainsi, il acquérait la certitude complète de la haute naissance de son Elphyre ; et sans doute dans l’époux de Palmina, il allait embrasser le prince Montaltière.
– « Ah ! monsignor, dit-il, je vous en supplie, faites-moi connaître celui à qui je dois également en particulier un juste tribut de reconnaissance ; votre discours m’a rendu le plus heureux des hommes en me prouvant que j’ai, sans mérite assurément, fait une chose agréable au protecteur à qui nous devons tout. »
« – Il ne tardera pas à se montrer, répliqua le prélat ; mais auparavant, il convient que je le prépare à une joie à laquelle il n’osait plus se flatter de prétendre ; je le ferai sous peu, et alors vous pourrez vous exprimer une tendresse réciproque. »
Grimani cependant au milieu de son allégresse, n’oubliait pas cette assignation donnée si solennellement aux Frères Noirs, il en parla à l’archevêque.
– « Vos ennemis lui répondit-il, étaient trop habiles pour ne pas comparaître avec exactitude au jour que j’avais fixé ; le père prieur de ce monastère où nous avons tant besoin d’introduire la réforme, se présenta triomphant, il eut quelque peu de trouble dans son contentement, lorsque je lui appris que bien instruit qu’on avait cherché par quelque machination détestable à vous faire disparaître, ainsi que Lorédan, je remettais à une époque indéterminée le prononcé du jugement demandé ; il essaya vainement de me faire changer de résolution ; il me trouva inflexible, et je lui fis entrevoir que ce retard lui était favorable puisqu’il éloignait l’heure de son juste châtiment et de celui de ses pareils. Depuis, ses émissaires n’ont cessé de roder autour de ma demeure ; un personnage important qu’elle renfermait occupait toute leur attention, ils eussent bien voulu l’enlever, soit par ruse, soit à force ouverte ; enfin, je me suis vu forcé par l’audace de leurs tentatives à prendre les plus extrêmes résolutions et à lancer l’anathème contre tous ceux qui leur prêteraient un criminel secours. Depuis lors, ils m’ont laissé plus tranquille, et puisque je vous ai près de moi, je vois que le jour de leur punition s’avance à grand pas. »
Rassuré sur un point auquel Grimani croyait son honneur attaché, notre bouillant jeune homme remercia le prélat de sa conduite bienveillante. Plus que jamais, néanmoins, il le supplia de le mettre en rapport avec le personnage qui devait lui expliquer les événemens passés.
– « Il convient de le faire, répondit le pieux archevêque, tenez-vous ici en repos, je vais aller le prévenir moi-même ; et je ne tarderai pas à vous l’amener. »
Il dit, et quitte la chambre, laissant Amédéo dans une extrême agitation. Une heure s’écoule avant le retour de l’archevêque, Amédéo passa tout ce temps à songer à sa destinée, au plaisir qu’il éprouverait de se trouver en face de Luiggi, de pouvoir, en le remerciant, l’accabler de questions sur tous les événemens dont le monastère des Frères Noirs et le château d’Altanéro, avaient été le théâtre ; enfin, il en attendait cent éclaircissemens et le bonheur.
Cependant les instans s’écoulaient, l’heure paraissait double, par sa longueur, à la vivacité de Grimani. Enfin, son attente eut un terme ; le prélat revint conduisant par la main un personnage dont la figure était empreinte d’une pâleur cadavéreuse ; et, ô surprise inexprimable, ce n’était point le prince Montaltière, c’était Ferdinand Valvano.
L’étonnement de Grimani parut sur ses traits ; il se recula de deux pas par un mouvement involontaire : « ô ciel ! s’écria-t-il, que dois-je croire ; est-ce un ami, est-ce un coupable repentant qui se présente à moi ? »
« C’est le plus noble, c’est le meilleur des hommes, dit l’archevêque ; c’est le modèle des frères, c’est le héros de l’amitié. Victime des ruses infernales du plus odieux scélérat, Ferdinand a passé pour criminel dans votre esprit, dans celui de Francavilla, et il a porté trop long-temps le poids de la haine que mérite si bien l’astucieux Luiggi. »
Ce discours acheva de confondre Amédéo ; il eut peine à s’accoutumer à ce renversement d’idées ; néanmoins il fut, les bras ouverts, à Ferdinand qui, à son tour, le pressa vivement contre son cœur ; ce dernier, malade encore des coups presque mortels qu’il avait reçus, était faible ; il demanda à Grimani la permission de s’asseoir, et là, peu à peu, il lui raconta la longue et touchante histoire de sa vie et de ses malheurs. Nous ne la rapporterons pas encore, elle trouvera sa place plus loin.
Tout ce qu’il disait portait un tel cachet de vérité, que Grimani, en l’écoutant, sentit disparaître le peu de doute encore renfermé dans son âme ; il admira le dévoûment de l’incomparable Valvano ; il se précipita deux fois à ses genoux pour lui demander le pardon des longs soupçons qu’on avait eus sur son compte, et tous deux ensemble se jurèrent de ne pas prendre de repos avant d’avoir délivré Lorédan. On croyait ce dernier, prisonnier dans le monastère de Santo Génaro.
« Mais, s’écria Ferdinand, combien vous dois-je de remercîments, cher Amédéo si, comme m’en a prévenu notre digne prélat, vous avez attiré chez vous ma noble épouse, cette princesse, jusqu’à ce moment si malheureuse, et qui pourtant mérite un bien meilleur destin. Ah ! que vous avez su vous acquitter envers moi à un prix auquel je ne me flattais pas de prétendre ! je vous devrai ma prospérité. »
– « Oui, baron, répondit Grimani, votre femme, sa parente, mon aimable Elphyre habitent mon château de Saint Petro, auprès d’Agrigente ; là, elles attendent la fin de leurs misères, dont elles m’ont fait un opiniâtre secret.
» Ne tardons pas à les aller rejoindre, s’écria Ferdinand ; ne souffrons point qu’elles demeurent seules ; elles et nous sommes environnés d’espions ; il n’est rien d’impossible aux fureurs de l’insensé Luiggi. Craignons que pour se venger, pour nous punir de notre rencontre, il n’attente à la vie de ces innocentes beautés. »
Cette pensée fit frémir Amédéo, et déjà il se levait pour partir, lorsque l’archevêque l’arrêta. « Je pense sans doute comme vous deux, leur dit-il ; mais je croirais imprudent au dernier point, que vous fussiez l’un et l’autre, sans presqu’aucune suite, vous exposer aux périls dont on pourrait semer votre chemin. Souffrez que je vous fasse accompagner d’une escorte nombreuse, vous, baron Grimani ; car, quant à mon prisonnier Ferdinand Valvano, malgré son désir de vous suivre, je ne saurais y consentir. À peine est-il remis de sa funeste blessure, il a besoin de conserver toutes ses forces pour courir à la recherche de son ami Lorédan ; ainsi je veux qu’il attende dans mon palais votre retour, vous y amènerez les deux signora, elles y resteront durant votre absence prochaine, et certes ce n’est pas de ce lieu que vos ennemis essaieront de les enlever. »
Ce discours, tout sage qu’il pouvait être, ne plut guère à Ferdinand ; séparé depuis tant de jours d’une femme chérie, il eût voulu hâter le moment de la revoir ; mais il n’y avait pas moyen de contredire le prélat d’une manière raisonnable, et il fallut, quoiqu’avec bien de l’impatience, se soumettre à sa volonté.
Amédéo pressa le rassemblement de l’escorte ; elle fut renforcée du formidable appui d’un grand vicaire de l’archevêque, muni des pleins pouvoirs du prélat, en sa qualité de président du tribunal de la monarchie, autorité qui lui soumettait toutes celles de la Sicile, et lui donnait un empire momentané auquel le roi était seul supérieur. Cet ecclésiastique devait excommunier quiconque oserait apporter obstacle à la route d’Amédéo, et cette arme sans pareille devait arrêter les plus audacieux bandits.
Vers le milieu de la nuit, cette troupe se mit en marche ; elle se dirigea avec rapidité vers Grigente, non point en suivant la côte, ce qui eût allongé le voyage, mais en prenant des routes qui traversaient directement dans l’intérieur de la Sicile.
Il semblait à Grimani que déjà les Frères-Noirs connaissaient tout ce qui venait de se passer, et que peut-être même ils avaient à l’avance envoyé leurs émissaires pour se saisir de Palmina et d’Elphire ; mais la chose n’arriva pas ; les crimes des ennemis de Lorédan et d’Amédéo avaient enfin lassé la patience divine ; tout leur avait réussi jusqu’à ce moment ; on les avait vus, au gré de leurs fureurs, disperser les objets de leur haine, les asservir presque à leur pouvoir. Lorédan, le plus à plaindre de tous, paraissait livré sans défense au vindicatif Luiggi. Eh bien ! à cette heure, où tout était comme désespéré, une résolution de la providence suffit pour tout changer, pour donner une nouvelle face aux affaires, et pour préparer le châtiment si bien mérité par les coupables.
Montaltière avait en effet des espions dans Palerme ; mais ils ne furent instruits ni de la venue de Grimani ni de son prompt départ ; aveuglés par ce que le ciel le voulait, ils n’eurent plus d’yeux ni d’oreilles. L’instant de la vengeance avait sonné ; tout leur paraissait tranquille, alors que la foudre était sur le point d’éclater en les foudroyant.
Amédéo, malgré ses pressentimens funestes, trouva tout dans l’ordre ordinaire à San-Petro où sa présence causa la plus sincère joie ; on ne l’attendait pas encore, car en partant il avait annoncé une plus longue absence, et Elphire, principalement, laissait paraître son allégresse. Palmina, moins transportée, ne tarda pas à la surpasser ; quand Amédéo lui ménageant peu à peu la nouvelle qu’il allait lui apprendre, vint enfin à lui avouer que Ferdinand Valvano, l’adorant toujours, était à Palerme, libre de sa prison, et qu’il comptait la revoir bientôt. L’ivresse de Palmina, néanmoins, fut troublée par le récit du danger qu’avait couru son époux ; mais comme on le lui représentait en parfaite santé, elle ne montra plus que de l’impatience pour se trouver promptement auprès de lui. Amédéo ne voulut pas la contrarier en prolongeant son séjour à San-Petro ; et après le repos nécessaire d’un seul jour, ils prirent tous le chemin le plus court et conduisant directement à Palerme.
Grimani voyait enfin luire pour lui un bonheur assuré, la main de la noble Elphyre devait être la récompense de son dévouement aux intérêts de Francavilla et de Valvano ; plus il avait été injuste envers ses excellens amis, plus il se croyait obligé d’effacer ses erreurs par un dévouement sans bornes.
Palmina de son côté demeurait silencieuse, la pensée de se retrouver bientôt auprès de ce Ferdinand, à qui elle avait tout sacrifié, l’occupait délicieusement ; elle semblait méditer sur la félicité pure à laquelle elle avait le droit de prétendre, tandis qu’Elphyre, plus calme, car elle était avec l’objet de son amour, égayait seule, par son aimable vivacité, l’ennui d’une route faite au milieu de la plus chaude saison de l’année.
La petite caravane partait de grand matin, s’arrêtait avant que le soleil fût à son midi, et ne recommençait à cheminer qu’aux environs de son déclin ; on avançait d’ailleurs avec précaution, dans la crainte de donner imprudemment dans quelque embuscade tendue par les satellites de Luiggi.
Mais comme nous l’avons dit, les méchans n’étaient plus sur leurs gardes leur éblouissement durait encore, il ne leur était plus permis d’agir selon les règles de leur ancienne prudence ; si la venue de Grimani à San Pétro avait été tranquille, le retour ne le fut pas moins ; il arriva sans peine à Palerme, avec le dépôt précieux sur lequel il veillait avec tant de soin.
Nous ne décrirons pas l’entrevue touchante qui eut lieu entre Ferdinand et Palmina ; ces tendres époux ne pouvaient se lasser du plaisir de se retrouver ensemble ; ils avaient la crainte d’être abusés par un songe trompeur, dont le réveil leur eût paru pénible.
Valvano, entièrement ranimé par la certitude où il était d’embrasser bientôt sa femme, avait achevé de recouvrer la santé ; ses joues étaient moins pâles, ses yeux plus vifs, et une force nouvelle circulait dans son corps ; après les premiers momens donnés à la tendresse, il se rappela que l’amitié lui laissait encore un grand devoir à remplir, celui de courir à la recherche de Lorédan, et de faire cesser enfin les persécutions dont il était l’objet.
Mais pour parvenir à ce but, la bonne volonté ne suffisait pas seule ; on ignorait où pouvait être Francavilla ; on conjecturait seulement qu’il devait être renfermé dans le monastère de Santo Génaro, si son barbare ennemi ne lui avait pas arraché la vie.
L’archevêque de Palerme décida les deux amis à venir d’abord avec lui à Messine, où il était nécessaire de se rendre, avant de rien commencer ; on avait perdu Lorédan dans l’esprit du monarque, il était nécessaire de l’y rétablir, et Ferdinand, en s’avouant coupable auprès de Frédéric, en lui donnant en même temps les preuves qui pouvaient parvenir à atténuer sa faute, se flattait avec raison de satisfaire le roi et de le contraindre à rendre ses bonnes grâces au marquis.
Il fallait encore instruire Frédéric de la conduite criminelle du prince Montaltière, convenir avec lui des moyens à prendre pour réduire Luiggi, sans cependant compromettre l’honneur de sa noble maison ; Ferdinand, d’ailleurs, n’eût jamais consenti à des mesures qui eussent conduit son coupable frère à l’échafaud.
D’un autre côté, l’archevêque était bien décidé à ne pas souffrir plus longtemps pareillement que les Frères Noirs outrageassent la religion par leurs forfaits et leur hypocrisie. Ces divers intérêts devaient s’accorder, et il ne pouvait en être ainsi sans l’intervention du souverain.
Valvano et Grimani en convinrent sans peine ; l’on décida que deux jours après on partirait tous ensemble pour Messine, hors les deux dames ; elles devaient attendre à Palerme la fin de ce qui allait se traiter, et leurs vœux hâtaient déjà la fin d’une absence qui n’avait pas encore commencé.
À la suite de la conférence où ces grands intérêts furent décidés Amédéo, poussé par une curiosité bien naturelle, voulut aller, avec Valvano, visiter dans la cathédrale la place où Luiggi avait commis un crime qui surpassait tous les excès. Ferdinand, après lui avoir donné, sur les lieux, de nouvelles explications de cette scène tragique, rentra dans le palais archiépiscopal, en traversant les portiques qui y conduisaient de l’intérieur de l’église ; Grimani, au contraire, traversa le péristyle de la grande porte, ayant le dessein d’aller un instant se promener sur la place principale. Comme il descendait l’escalier placé en avant de l’édifice, il fut heurté par un homme qui se tourna vers lui, comme pour lui demander pardon ; Amédéo le regarde, et, à sa grande surprise, le reconnaît pour le bandit Jacomo.
Charmé de retrouver cet individu, qui peut-être pourrait lui donner des renseignemens sur ce qui se passait, il fut à lui : « Jacomo, lui dit-il, ne se rappelle pas son adversaire ? a-t-il oublié le combat dans l’enceinte des rochers, derrière la cabane de Stéphano ? »
« Dieu me pardonne ! s’écria le bandit, n’est-ce pas ce noble Signor qui me fit sentir la pesanteur de son bras ? que mon saint patron soit béni, puisqu’il permet que je vous revoie ! ah ! signor, pourrez-vous me dire où se trouve un digne gentilhomme, l’ami de notre Stéphano, et qui, depuis si long-temps, n’est pas venu dans sa cabane. »
« Que vous importe de savoir le lieu de sa retraite, répliqua Amédéo ? »
« Ce serait pour consoler, et celui que j’ai nommé, et le père Luciana, qui lui sont si tendrement attachés ; ce serait pour lui apprendre ce qui s’est passé de nouveau depuis son absence, dans notre monastère, et certes, il ne serait pas fâché de m’entendre parler. »
« Je n’en doute pas, Jacomo, repartit Grimani, mais vous-même que faites-vous à Palerme dans ce moment ? »
« J’y suis arrivé d’hier au soir avec deux de mes camarades, pour remplacer trois autres bandits, que notre prieur et l’abbé tiennent ici en sentinelle. Nous devons veiller sur ce qui se passe dans le palais de l’archevêque, où l’on soupçonne qu’est caché le signor, objet des inquiétudes de Stéphano et de Luciani. J’étais impatient de venir dans cette ville, il me tardait de rencontrer quelqu’un de confiance, pour lui révéler tout ce que je sais. »
« Venez sans plus tarder, lui dit Amédéo, en le faisant entrer dans l’église, venez, je vais vous mettre en présence de celui qu’on vous à dit d’espionner ; la providence vous a conduit devant moi, méritez ses faveurs, en nous révélant tout ce que vous savez. »
Ayant ainsi parlé, Amédéo introduisit le bandit dans l’archevêché par l’issue particulière ; il le mena sans plus attendre dans l’appartement de l’archevêque, où Ferdinand se trouvait. À la vue de ce dernier, Jacomo laissa échapper un cri de joie.
« Ah ! signor, dit-il en se prosternant devant Valvano, combien je m’estime heureux de vous rencontrer enfin ! il s’est passé de belles choses durant votre absence, et notre abbé n’est pas demeuré endormi ; voilà quatre jours que nous l’avons vu arriver avec une belle personne, qu’il a enlevée, et Luciani m’a assuré que c’était la fille du duc Ferrandino ; il l’a renfermée dans un appartement secret du monastère, et l’on prétend qu’elle n’y sera pas long-temps tranquille. »
Cette révélation fit frémir ceux qui l’entendirent, ils ignoraient tous le rapt d’Ambrosia.
« Et le marquis Lorédan, dit Valvano avec anxiété, sais-tu, Jacomo s’il est en vie ? est-il renfermé dans le couvent ? »
« Non, signor, une autre prison lui a été destinée ; j’ai su d’Orphano, que notre abbé faisait partir en même temps que moi ; le lieu où le noble baron est renfermé. C’est dans un château situé… là… là ;… vous savez bien, car par ma foi j’oublie le nom du château, et le pays où il se trouve ; tout ce que je puis dire, c’est que cette contrée est dans la terre-ferme de l’Italie, et bien au-delà de Rome, à ce que je présume. »
– « Quoi, s’écria Ferdinand à son tour ; tu dis, Jacomo, que l’on a conduit mon ami dans un lieu situé plus loin que Rome, ne serait-ce point par hasard aux bords du golfe de la Spezia et dans le château de Ferdonna. »
« – Ah ! signor, reprit le bandit, vous l’avez deviné, oui, voilà bien le nom qu’Orphano m’a dit. »
– « Ô Dieu tout puissant, je te remercie, dit Ferdinand en élevant ses bras vers le ciel, je vois que dès ce moment tu veux prendre décidément notre cause sous ta puissante protection. Signors, poursuivit-il en se tournant vers Grimani et l’archevêque, ce que vient de me dire cet individu doit changer notre détermination ; vous, monseigneur, allez à Messine nous justifier auprès du monarque, et nous, demain, ce soir même, si la chose nous est possible, montons sur un vaisseau, le temps me semble favorable, voguons vers la Spezia, et hâtons-nous de préparer la délivrance de notre ami ; il y a tout à craindre pour ses jours dès le moment où Luiggi possède la jeune duchesse Ferrandino : nous n’avons pas de temps à perdre ; le château de Ferdonna est ma propriété aussi bien que celle de mon frère, notre mère nous le légua en commun, afin qu’il pût être le lieu de nos sépultures, car ma mère et tous les siens y reposent ; je puis donc m’y faire obéir à l’égal de Luiggi. D’ailleurs dans le cas où sa perfidie l’eût rendu maître de la place, je sais les moyens de s’y introduire par de secrets souterrains. Toi, cependant, Jacomo, reste à Palerme, et ne donne à tes chefs la nouvelle de notre départ qu’à l’heure où tes compagnons en seront instruits. »
Jacomo, fidèle agent de Valvano, lui jura de lui obéir dans cette circonstance comme il l’avait fait jusqu’alors ; mais il lui demanda la permission de faire savoir au père Luciani qui en instruirait Stéphano, l’heureuse découverte qu’il avait faite en parvenant à retrouver Valvano.
– « Ne crains-tu pas, lui dit Ferdinand, que nos ennemis ne le devinent, ou que celui dont tu feras ton messager ne te trahisse. »
– « Oh ! reprit Jacomo, croyez-vous qu’un bandit ne sache pas le moyen de se faire comprendre sans compromettre le secret qu’il veut cacher. Je chargerai mon camarade qui part de dire au père Luciani qu’avant de sortir de Palerme, je n’oublierai pas de faire sa commission ; il n’en faudra pas davantage pour lui annoncer ce qu’il brûle de savoir. »
Après cette explication, on songea à s’occuper des préparatifs du départ ; le vent était favorable, un vaisseau génois fut frété. Il reçut à son bord Amédéo, Ferdinand avec une escorte choisie ; et le jour suivant ne brillait pas encore que déjà les voiles enflées par l’autan, étaient tournées vers l’Italie.
Palmina et Elphyre ne pouvaient voir avec plaisir cette absence nouvelle ; déjà celles qui l’avaient précédée avaient été pour elles des sujets de regret, et dans ce moment instruites du danger que les deux chevaliers allaient affronter, elles en redoutaient les conséquences ; mais elles n’auraient pas osé s’y opposer, elles connaissaient combien était puissant sur d’aussi belles âmes le pur sentiment de l’amitié ; elles essayèrent même de dérober leurs larmes ; ce fut possible jusqu’au dernier moment, alors elles se montrèrent avec toute la faiblesse de leur sexe et de leur amour.
Les deux amis leur promirent de ne point tenter de téméraires entreprises, et les recommandant aux soins de l’archevêque de Palerme, ils partirent enfin comme nous l’avons dit.
Les élémens parurent vouloir servir leur impatience ; la mer demeura continuellement calme, le vent du midi ne cessa de souffler. Après plusieurs jours d’une navigation heureuse, ils arrivèrent dans le golfe de la Spezia, et débarquèrent à Lerici vers le milieu de la nuit.
Grimani et Ferdinand qui redoutaient autant l’un que l’autre, la perte d’une minute, ne voulurent pas remettre au jour suivant l’exécution de leurs projets, bien persuadés que l’activité seule pouvait délivrer Lorédan ; ils partirent sur l’heure s’acheminant vers le château de Ferdonna.
Valvano, comme nos lecteurs l’ont déjà appris, connaissait parfaitement les issues par lesquelles on pouvait pénétrer dans cette demeure ; c’était par-là qu’il voulait s’y introduire ; et maître du château tout autant que son frère, il était libre d’en franchir l’enceinte ainsi qu’il le jugerait à propos.
Son projet était de parcourir d’abord les souterrains pour voir si par hasard Francavilla n’y serait pas détenu, et dans le cas où on ne le trouverait point il comptait pousser jusqu’à la chambre du meurtre où conduisait l’escalier que nous connaissons.
Il laissa en dehors, dans la campagne, les gens d’armes, dont il était suivi, se contentant de prendre le seul Amédéo, et pensant que marchant avec lui revêtu du costume de frère noir, il en imposerait à ceux qu’il pourrait rencontrer.
Leurs recherches dans les cavernes se trouvèrent infructueuses, Lorédan n’y était pas alors ; ils s’acheminèrent vers l’escalier de la chambre, et trouvèrent la trappe, qu’ils soulevèrent facilement ; les verroux qui la fermaient étaient doubles et jouaient des deux côtés ; ils ne s’attendaient pas à rencontrer leur ami dans la chambre fatale ; mais le premier coup d’œil de Valvano le lui fit reconnaître. S’apercevant que le marquis courait vers ses armes, il voulut éviter le premier mouvement de la surprise et se montra aussitôt.
Francavilla, à la vue de Ferdinand, qu’il regardait comme le plus cruel de ses ennemis, tressaillit de fureur ; ayant saisi son épée, il courait vers lui quand Amédéo venant à paraître redoubla son étonnement. « Hé quoi ! s’écria-t-il, Amédéo est d’intelligence avec mon indigne persécuteur. »
– « Non, Lorédan, répondit le jeune homme, comme vous, j’abhorre ceux qui font votre malheur ; séduit par leurs coupables menées, j’ai pu vous outrager, mais aujourd’hui éclairé par cet ami véritable, par ce noble Valvano, si perfidement calomnié, je viens dans vos bras implorer mon pardon. »
– « Qu’entends-je, reprit Lorédan, tu serais innocent, Valvano, quoi, mon cœur t’aurait injustement accusé ; mais ne t’ai-je pas vu siéger sur ce trône où ne pouvait s’asseoir que mon principal adversaire. »
– « Francavilla, reprit Valvano, un mot doit te suffire, je suis innocent, j’en atteste l’honneur et notre amitié. »
– « Eh bien, je n’en demande pas davantage répliqua Lorédan avec impétuosité, il m’était trop affreux de te haïr pour que je n’acceptasse pas l’assurance que tu me donnes. »
Il dit, et les trois amis confondent leurs embrassemens, tant il est facile de s’entendre avec les belles âmes ; mais après le premier moment passé, Ferdinand reprit la parole. « Hâtons-nous, Lorédan, ce n’est pas ici que je veux te donner les explications que tu es en droit d’attendre ; tes ennemis peuvent d’un instant à l’autre chercher à venir t’y frapper ; sortons par la route qui nous a conduit vers toi, et revenons en Sicile où des jours heureux peuvent luire encore pour nous.
Ce discours correspondait trop-bien avec les intentions de Lorédan, pour qu’il voulut y opposer quelqu’obstacle. Les trois amis descendirent l’escalier, aperçurent la trappe qu’ils ne devaient plus rouvrir, et, s’avancèrent dans les souterrains.
Au milieu de leur course, Ferdinand les arrêta : mes amis ?, leur dit-il, maintenant que tout danger a disparu, souffrez que je cherche un lieu dont nous devons être proche, et où reposent les cendres de la meilleure des mères ; je ne me pardonnerais pas d’être passé si près de son tombeau sans avoir été lui porter l’offrande de mes prières et de mon respect.
Cette demande était trop légitime pour que les compagnons de Ferdinand voulussent le détourner d’un devoir si pieux ; ils entrèrent avec lui dans la salle sépulchrale dont Grimani en particulier admira la lugubre magnificence.
Valvano fut s’agenouiller aux pieds du mausolée de son illustre mère, ses larmes en eurent bientôt arrosé le marbre, et dans un profond recueillement, il lui adressa ses regrets et sa tendresse ; ce soin terminé il fit voir à Lorédan une porte qui s’ouvrait dans les criptes de la chapelle du château, et, par où l’on descendait les cercueils destinés à prendre place dans ce vaste caveau.
– « Voilà, dit-il, la seule issue, connue des habitans du château, celle de la chambre du meurtre est un secret de famille ; les barons de Ferdonna n’ont jamais voulu la faire connaître, afin d’être les seuls qui pussent librement entrer et sortir de Ferdonna ; mais ne perdons plus de temps, et revenons où notre suite est à nous attendre. »
Les trois amis sortirent donc du souterrain, et se rendirent sur la route, à l’endroit où leurs gens étaient postés ; ils se mirent à leur tête, et prirent le chemin de Sarzanne, où ils ne tardèrent pas à arriver. Déjà un écuyer intelligent était venu en droite ligne de Lerici à cette ville, il avait fait les préparatifs nécessaires au prompt départ des trois nobles voyageurs, aussi ceux-ci purent-ils poursuivre leur course, et ce ne fut qu’à Pietra-Santa qu’ils prirent du repos.
Lorédan était curieux à son tour de connaître les événemens qui l’avaient froissé, leur cause première ; et Valvano seul pourrait lui en donner la clef ; il ne s’y refusa pas, et commença son récit en ces termes : nous observons au lecteur qu’il ignorait encore le secret de plusieurs choses importantes, mais nous ne laisserons pas que de lui tout faire dire, afin de ne plus avoir à revenir sur le passé.
– « Avant tout, cher Lorédan, dit le baron Valvano je dois te faire l’aveu de ma faiblesse ; je n’avais pu voir la jeune duchesse Ambrosia, sans être vivement frappé de ses attraits, et mon cœur s’abandonnant trop au charme de la contempler fut sur le point de se rendre malheureux par sa faute ; heureusement que je ne tardai pas à découvrir le retour dont cette belle personne payait ta passion pour elle, et dès lors j’implorai les puissans secours de l’amitié, afin de triompher de l’amour naissant qui pouvait tant nous faire souffrir l’un et l’autre.
Tandis que les combats intérieurs se livraient dans mon âme, notre roi Frédéric s’en aperçut ; cet excellent prince eut pitié de mon trouble, et voulant tout à la fois achever ma guérison, et te laisser sans rivaux auprès de la signora Ferrandino, il me chargea du soin d’aller dans une autre contrée remplir une mission importante ; hélas ! je ne me doutais pas en l’acceptant de ce que le sort me préparait.
Le troisième des fils de Frédéric, le prince Manfred avait comme moi cédé au pouvoir des appas de la duchesse Ambrosia ; il souffrait avec impatience qu’un autre lui fût préféré. Son père, dans ce moment, souhaitait de lui trouver une femme dont la beauté, dont les vertus pussent balancer les perfections d’Ambrosia.
Parmi les princesses dont les cours de l’Europe étaient alors embellies, la renommée vantait principalement la belle Palmina, nièce du roi de Chypre ; ce fut sur elle que s’arrêta le premier choix de Frédéric ; mais avant de la demander par une ambassade solennelle, il voulut qu’un messager intelligent fut s’assurer si celle princesse était digne en tout de sa réputation ; il jeta les yeux sur moi pour remplir cette mission de confiance, et je me montrai satisfait de pouvoir pour quelque temps m’éloigner d’une terre où je ne rencontrais que des sujets de déplaisir. Le roi me recommanda de taire à tout le monde le voyage que j’allais faire. Un vaisseau devait me transporter en Chypre ; je fus m’y embarquer en secret, et après le temps nécessaire à cette navigation, je touchai la côte de cette île ; ce fut à Famagouste que j’allai descendre, la cour étant alors dans cette ville.
Mon équipage élégant annonçait le motif prétendu de mon voyage ; une croix rouge posée sur mon manteau, apprenait sans que j’eusse besoin de le dire, que, pieux pélerin, j’allais vers Jérusalem pour y chercher la rémission de mes fautes au sacré tombeau de Jésus-Christ.
Mon nom était connu, des lettres du monarque sicilien achevèrent de me faire accueillir, comme j’étais en droit de l’attendre ; et Lusignan lui-même après deux ou trois jours me pria de prolonger mon séjour dans son royaume, étant, me disait-il, bien aise de me le faire parcourir.
Je n’avais garde de refuser une proposition semblable ; hélas ! mon cœur, faible encore de sa première blessure, était tout prêt à se livrer de nouveau, et il ne tarda pas à rendre les armes à cette princesse, que mon maître souhaitait de donner pour épouse à son fils. Oui, mes amis, Palmina me parut si adorable que j’oubliai le devoir qui eût dû me commander. Ivre d’amour à l’aspect de tant de charmes, j’aurais inutilement cherché à me défendre, mes forces étaient vaines, contre une faiblesse irrésistible qui ne tarda pas à en triompher.
Dès le moment où je me livrai à ma passion nouvelle, je ne cherchai plus que les moyens de la satisfaire ; je fermai les yeux au danger de ma trahison, mon oreille demeura sourde aux cris de l’honneur, je devins coupable, aussi le ciel m’en a-t-il sévèrement puni.
La flamme qui me consumait ne demeura pas long-temps inconnue à celle qui en était l’objet. Palmina fut libre de s’en apercevoir ; elle ne s’en montra pas irritée ; nos regards s’entendirent d’abord, je vis que je plaisais, je me crus le plus heureux des hommes.
Nous cheminions alors dans l’île de Chypre, allant admirer les antiques édifices qui la décorent, restes précieux de la magnificence des anciens habitans de Nicosie, qui est la véritable capitale du royaume. Nous fûmes à Paphos, où Vénus fut autrefois adorée ; les restes de son temple subsistent encore ; nous en trouvâmes de beaux débris ; ils me rappelèrent les époques riantes de la mythologie, et ce fut avec le même charme que je vis successivement Amathonte, Cythère, lieux également consacrés au même culte, et où la reine des cœurs avait des autels.
Un jour le roi me dit en riant : il faut que je vous montre une des merveilles de ce pays ; on la nomme la fontaine d’amour ; ceux qui en boivent les eaux ne peuvent plus dès ce moment exister que par la tendresse.
– « Ah ! sire, lui répondis-je, il faut que dès mon arrivée en Chypre, on m’ait abreuvé de ses ondes ; car désormais je ne puis qu’être amoureux sans retour. » Et en parlant ainsi, un coup d’œil rapide fut expliquer ma pensée à la belle Palmina ; je vis à sa rougeur subite qu’elle m’avait entendu, car elle chercha en détournant sa tête, à cacher le feu qui de son cœur avait passé sur son visage ; le roi n’y fit pas attention, tout occupé de ce que je venais de lui dire.
– « Comment ! déjà, me répliqua-t-il, mon noble pélerin éprouve les effets de l’influence de ce doux climat : quoi ! il touche à peine le rivage, et déjà il ne s’appartient plus ; je serais vraiment curieux de connaître l’objet de son choix ; il ne peut être que digne de son mérite. »
– « Le profond respect dont je fais profession pour votre majesté, lui répondis-je, ne peut cependant m’engager à manquer à la première loi de la tendresse, celle de ne pas dévoiler son secret. »
– « Faites comme vous l’entendrez, me dit Lusignan, mais si votre bouche veut demeurer muette, je me contenterai de consulter vos yeux. Ceux-là, tout me l’assure, vous trahiront quand vous y penserez le moins. »
– « J’ai, repartis-je, des grâces à vous rendre, car vous me prévenez de ce que vous tentez contre moi, et je me flatte de ne pas me laisser surprendre. »
La conversation eût pu continuer encore ; mais une députation des habitans de la ville d’Acamas, près de laquelle nous nous trouvions, vint distraire le roi ; il se vit obligé de lui donner audience et le cercle se dispersa. L’heure invitait à la promenade, chacun y fut ; on avait devant soi un paysage délicieux ; pour moi je mesurai mes pas sur ceux de la princesse Palmina, bien décidé à choisir cette circonstance pour lui faire l’aveu de ma passion.
Suivie de ses femmes et de quelques chevaliers, elle prit une route bordée d’arbres, et qui serpentait à travers plusieurs rochers. Nous parcourûmes ce site agreste, perdant peu-à-peu ceux qui nous accompagnaient ; les uns s’arrêtant pour prendre du repos, les autres errant sur la montagne où parfois on rencontrait de belles cristallisations. Palmina seule poursuivait son chemin ; nous arrivâmes à un petit espace ombragé de vieux sycomores, entièrement clos par les rochers, et là, dans une petite grotte tapissée d’une mousse verdoyante, bouillonnait une source qui jaillissait d’une espèce de bassin.
– « Voilà, madame, dit un petit page qui seul était avec nous, ce qu’on nomme la Fontaine d’Amour » Et à peine a-t-il prononcé ces paroles que la vue d’un beau papillon attire ses regards ; il s’élance pour le saisir, et Palmina se trouve avec moi pour toute compagnie ; je vis qu’elle se troublait. « Chevalier, me dit-elle, le hasard nous a bien servis, et j’ai peine à croire que vous ne soyez pas curieux, puisque votre cœur est donné, d’essayer si votre tendresse ne pourra pas être augmentée par le secours de cette eau. »
– « Ah ! madame, lui répliquai-je, elle ne m’est pas nécessaire, je vous le jure ; mais cependant je veux m’abreuver à cette source ; si surtout vos belles lèvres consacrent ses ondes en les effleurant ; dès-lors on pourra dire avec plus de certitude, cette fontaine est bien celle d’amour. »
J’en avais trop dit pour me contraindre davantage ; favorisé par la solitude où nous étions, je posai un genou en terre, et je fis un aveu qui fut entendu sans colère, Palmina, feignant toujours de prendre pour les expressions de ma galanterie celles qui appartenaient à ma passion ; je la pressais de me répondre, mais elle n’en eut pas le temps ; plusieurs dames et chevaliers vinrent nous rejoindre ; tous voulurent boire les eaux fatales, et la princesse elle-même s’y décida en riant.
« Eh bien, madame, lui dis-je à voix basse, trouvez-vous qu’elles disposent à la tendresse. »
– « Hélas ! me répondit-elle en rougissant, elles nous portent au moins à la faiblesse. »
Je n’en demandai pas davantage, je compris ma félicité ; un regard enchanteur acheva de me la faire connaître ; j’aurais eu besoin de me recueillir en ce moment pour me livrer à toute ma joie ; il me fut impossible de le faire ; le roi arriva sur ces entrefaites, et, sa gaîté recommença les plaisanteries tantôt interrompues ; je m’y livrai de bonne grâce, j’étais assez heureux pour me divertir.
Depuis cet instant je n’eus pas de peine à entretenir Palmina, et j’obtins de sa bouche l’assurance positive de mon bonheur ; cependant je ne crus pas devoir lui taire le motif qui m’avait conduit en Chypre ; je lui fis part des intentions de Frédéric ; je l’engageai à se consulter elle-même, à envisager l’étendue du sacrifice qu’elle me faisait.
– « Je ne m’en repentirai jamais, me dit-elle ; sais-je si je préférerais le prince Manfred que je ne connais pas ; votre amour est désormais tout ce que je souhaite, puisse-t-il me récompenser du mien. »
Vous devez apprécier, mes chers amis, ce que j’éprouvai en écoutant ces paroles ; elles redoublèrent mon attachement pour la princesse ; elles me firent redouter les obstacles qui pouvaient s’opposer à notre union ; le principal me semblait devoir être l’orgueil de Lusignan ; le prince, disais-je à mon amie, préférera pour gendre le fils d’un roi à un simple baron. »
– « Je dois vous rassurer sur ce point, me répondit Palmina ; mon oncle, dans le fond de son cœur, pense différemment de ce que vous pouvez imaginer. On a dit que par ma naissance je pouvais avoir des droits au trône où il s’assied ; il redouterait peut-être qu’un époux puissant ne les fît valoir, et ne lui suscitât de fâcheuses traverses ; le fils du roi de Sicile, comme son plus proche voisin, est celui qui lui paraît le plus redoutable ; j’ai presque l’assurance qu’on lui refuserait ma main. Vous n’êtes-pas assez grand pour être à craindre, et à la politique de mon oncle, nous devrons notre bonheur. Continuez à vous rendre agréable, il vous aime déjà, portez-le à vous chérir davantage, puis, attendons tout du temps et de notre amour. »
En écoutant Palmina, la flatteuse espérance descendait dans mon cœur. On est, vous le savez, aisément persuadé par ce qu’on désire, et je crus sans peine ce qui me convenait si bien. Cependant pour ne pas attirer sur moi la malveillance, j’avais le soin de cacher mon bonheur ; je paraissais galant auprès de toutes les femmes, nulle ne pouvait l’emporter à mes yeux, et par cette tournure adroite, je restais maître de mon secret.
Lusignan continuait à me traiter avec distinction ; ma présence lui était absolument nécessaire ; il obtint sans peine que je remisse à une époque plus éloignée le voyage que je prétendais vouloir faire en Palestine ; il eut bientôt lieu de s’applaudir de ma condescendance. Le ciel voulut venir au secours de Palmina et de moi ; il dirigea les événemens de telle sorte, que le roi ne put apporter aucun empêchement à notre union. »
Un seigneur de sa cour, dévoré d’une ambition insatiable, aimé des troupes, par sa valeur, et des Cypriotes, par ses libéralités, conçut le projet de se rendra possesseur de la couronne, à la faveur des troubles qui ne manqueraient pas de s’élever après la mort du roi.
Mais ce moment ne paraissait pas devoir être prochain ; Lusignan pouvait vivre long-temps encore, et l’impatience de l’ambitieux avait peine à se contenir jusque-là. Du crime à de telles pensées le chemin n’est pas loin ; il ne craignait pas de comploter la mort de son prince. Deux esclaves sarrazins auxquels il promit leur délivrance et beaucoup d’or, s’engagèrent à le délivrer d’un maître dont l’existence lui était importune.
Dès-lors ces misérables cherchèrent le moyen de consommer ce détestable projet. Ils nous suivirent dans la course que nous fîmes dans l’île ; sans pouvoir trouver le moment favorable ; ils guettaient toutes les démarches de Lusignan, bien déterminés à profiter de la première occasion.
Nous nous rendîmes alors au fameux monastère Chekka, situé dans un canton délicieux et où l’on honore une statue de la Sainte-Vierge, célèbre par les miracles qu’elle a faits. En y arrivant nous fûmes embaumés des émanations parfumées qu’exhalaient les multitudes innombrables de roses, de chèvrefeuilles, de quantité d’arbres aromatiques dont la contrée était couverte. Le couvent était richement doté, et son abbé le cédait à peine en puissance à l’archevêque du diocèse. Non loin, on trouve une grotte dans laquelle naît une source qui a l’odeur de la rose. Lusignan voulait y descendre avec moi ; il commençait à avoir des soupçons sur la conduite du seigneur dont je vous ai déjà parlé, et il désirait qu’à la faveur de ma qualité d’étranger, je parvinsse à jeter quelque jour sur une conspiration dont encore il ne pouvait bien saisir tous les fils.
Nous étions dans la grotte de la fontaine, causant avec tranquillité, jouissant de la fraîcheur du lieu, et de son odeur délicieuse, lorsque les deux esclaves sarrazins se montrèrent tout-à-coup y j’étais à demi couché dans un enfoncement du rocher, et par ma position hors de leur vue, aussi crurent-ils le monarque tout seul, et soudain tirant les poignards dont ils étaient armés, ils fondirent sur lui.
Sans ma présence, le prince était perdu ; saisi à l’improviste par ces assassins, il n’eût pas eu le temps de sortir son épée, et se fut vu immoler malgré son courage, inutile dans cette circonstance.
Mais à l’aspect de ces scélérats, je pousse un cri terrible qui commence à les troubler, je me précipite entre eux et le roi, mon fer à la main ; je saisis le plus avancé, et le frappant avec force, je lui ôtai la vie, en même temps que son compagnon intimidé se défendait plutôt contre le roi qu’il ne l’attaquait avec avantage ; nous ne voulûmes pas le tuer sur le coup, mais nous unissant Lusignan et moi, nous parvînmes à nous rendre maîtres de sa personne malgré la résistance qu’il nous opposa.
Se trouvant désarmé, le misérable ne fut plus redoutable ; il se prosterna devant le roi, et avant d’être pressé avoua le complot dont il était l’exécuteur ; il nomma celui qui l’avait armé d’un glaive régicide, confirmant ainsi les justes soupçons du roi ; nous pouvions cependant craindre qu’il n’eut des complices dans les environs ; aussi sortîmes-nous de la grotte, en amenant le sarrazin avec nous.
À peu de distance, nous rencontrâmes plusieurs officiers de la suite de Lusignan ; nous leur remîmes la garde de notre captif, et le prince me pria de courir sur le champ, à la tête des gens de ma maison, dont j’étais assuré, pour saisir le principal coupable. Ce seigneur ne se défia pas de moi, je pus l’approcher facilement ; mais lorsque je lui eus dit que je l’arrêtais au nom du roi, il se douta de ce qui était arrivé, et faisant mine de vouloir me remettre son épée, il essaya de m’en frapper.
Je me défiais de ses intentions, aussi ne put-il pas me surprendre, je fis un mouvement qui détourna son coup, je tirai pareillement mon épée, tous les miens m’imitèrent, et je le sommai vivement de me suivre ; mais lui, plus enragé que jamais, désespéré de voir sa trame découverte, une seconde fois fondit sur moi ;dès lors je me crus en droit de ne pas le ménager ; je l’attaquai vivement, et fus assez heureux pour lui faire une blessure mortelle, elle ne termina pas sa vie sur le champ, elle lui donna le temps de se repentir, et de convenir de ses espérances ambitieuses. Ses complices, car il en avait, furent livrés à la rigueur des lois, et cette conspiration étouffée dès sa naissance.
Lusignan, je dois l’avouer, se montra reconnaissant du service que je lui avais rendu ; il en parlait le lendemain en présence de Palmina ; celle-ci croyant devoir profiter de la circonstance, pria le monarque de lui accorder un instant d’entretien particulier ; dès qu’elle se vit seule avec lui :
– « Sire, lui dit-elle, vous vous plaisez à rendre justice au zèle avec lequel ce noble sicilien a pris votre défense ; sans doute vous êtes envieux de lui donner une récompense digne de son action ; eh bien ! il dépend de vous de le faire ; apprenez que je règne dans son cœur, ma main pourrait vous acquitter envers lui, et je ne me refuserais pas à servir de prix à votre reconnaissance.
Ce discours fut loin de déplaire à Lusignan. Depuis que sa nièce avançait en âge, il craignait le moment de son hymen, aussi vit-il sans peine l’expression des sentimens de Palmina ; il me fit appeler, et affectant un air riant, il me demanda si pour récompense de ma généreuse conduite, je voudrais accepter l’épouse qu’il m’avait choisie.
Mon amante était avec lui, une vive satisfaction brillait sur son doux visage, aussi je pus facilement me douter de ce qui s’était passé ; je m’inclinai en l’assurant que puisqu’il appréciait si haut le zèle tout naturel que j’avais montré pour sa défense, j’étais prêt à prendre une femme de sa main, bien persuadé qu’il ne la choisirait point parmi les dernières de sa cour.
– « Mais, sire, poursuivis-je, avant que votre majesté prononce, je crois devoir à mon honneur de vous apprendre le cas particulier dans lequel je me trouve. Ambassadeur secret du roi de Sicile, mon souverain, j’étais venu dans vos états pour reconnaître si les vertus, les charmes de la princesse votre nièce n’étaient pas inférieurs à leur réputation ; et si mon opinion était conforme au bruit de la renommée, alors l’illustre Palmina vous eût été demandée pour le prince Manfred, l’un des fils de Frédéric. Insensé que j’étais, j’osai accepter cette mission périlleuse, je voulais observer de sang froid, et je ne tardai pas à me ranger sous les lois de cette belle personne ; dois-je maintenant prétendre la posséder, et devez-vous me l’accorder vous même ? »
– « Chevalier, répliqua Lusignan après un moment de silence, si par votre rang, vos qualités, cette bravoure dont vous avez donné de si éclatantes marques, vous étiez encore au-dessous de l’hymen que je vous propose, vous en deviendriez digne sur le champ par le noble aveu que vous venez de faire. Je ne balance pas entre vous et le prince Manfred ; je ne lui dois rien, vous m’avez sauvé la vie, il est indifférent à Palmina, elle vous a accordé sa tendresse, je serais injuste si je ne me déclarais pas en votre faveur ; cependant ce que vous m’avez dit change quelque chose dans mes premières idées, je voulais, vous unissant avec pompe à ma nièce, couronner votre loyauté aux yeux de toute ma cour ; la prudence me commande une conduite plus réservée ; si j’agissais ainsi, j’aurais l’air de vouloir braver votre souverain, j’attirerais sa haine sur moi et sur vous peut-être ; poursuivons autrement notre projet. Épouser Palmina en secret, moi seul avec deux seigneurs les plus élevés de mon royaume, et méritant ma confiance, en serons les témoins ; partez avec votre épouse, conduisez-là dans les riches baronnies que vous possédez sur le continent de l’Italie ; là vous pourrez vivre heureux avec elle, et lorsque le moment sera favorable, je chercherai à faire votre paix avec Frédéric. »
Tout enivré de mon amour, je ne vis pas les dangers d’une pareille conduite ; elle prouvait peu en faveur de Lusignan ; mais une chose m’attachait, celle de m’unir à la femme que j’adorais, je n’en voyais pas davantage ; aussi je consentis à tout ce qu’on me proposait.
Lusignan se montra libéral envers un neveu qui ne pouvait jamais lui être redoutable ; il me combla de biens, non compris ceux qui appartenaient à Palmina ; un mystère profond enveloppa toute cette intrigue, elle ne fut dévoilée qu’après notre départ ; alors le roi parut irrité contre moi, et loin d’avouer la part qu’il avait prise à cette affaire, il tonna, me déclarant perfide, m’accusant d’avoir abusé de sa confiante amitié ; il crut devoir en agir ainsi, d’après les conseils de sa politique, satisfait, cependant, de voir s’éloigner une nièce qui ne laissait pas que de lui donner de l’inquiétude, et d’être certain qu’elle ni son époux ne chercheraient à faire valoir des droits mal appuyés. »
« Palmina, décidée à quitter sans retour sa patrie, me sacrifiant la splendeur de son rang et les amis nombreux qu’elle avait dans l’île de Chypre, regrettait cependant une jeune personne à peu près de son âge, avec qui elle avait été élevée, et qu’elle chérissait tendrement.
Elphyre, ainsi s’appelait cette aimable beauté ; devait le jour à un haut baron cypriote ; mais orpheline de père et de mère, elle jouissait d’une immense fortune, ayant Palmina pour amie et Lusignan pour tuteur.
Quoique la princesse eût caché à toute la cour sa tendresse pour moi, et l’hymen secret qui nous unissait, elle n’avait pu en faire un mystère à Elphyre ; celle-ci savait que son amie allait bientôt partir, elle attendait que Palmina lui proposât de la suivre, et bien décidée à ne pas la refuser, si elle lui faisait cette prière ; mais mon épouse avait trop de délicatesse pour vouloir amener Elphyre dans cet espèce d’exil ; elle renfermait dans son cœur son désir et ne parlait de rien à son amie.
« Je vois qu’il me faut enfin rompre le silence, dit celle-ci la veille de notre départ, quoi ! ma Palmina vous allez quitter Chypre, et vous m’y oublieriez ? quoi ! vous n’avez pas eu l’envie de vous faire suivre par votre Elphyre, je me croyais plus aimée de vous ; mais n’importe, vous ne partirez point toute seule ; vous n’irez pas sans un appui descendre sur une terre étrangère, je suis libre, sans famille, je puis donc m’attacher à vos pas, et demain le même vaisseau nous emmènera toutes les deux de la rive natale. »
Vous devez imaginer, signors, avec quelle joie fut reçue une semblable proposition. Palmina versant des larmes d’allégresse, se précipita dans les bras de son amie, elle la remercia d’un dévouement qu’elle n’eut pas osé provoquer, la supplia de ne pas accuser son cœur et de le mieux connaître ; enfin cette scène touchante donna à mon illustre femme une compagne tendrement chérie, et avec qui j’espérais qu’elle éprouverait moins l’ennui de l’absence, soit de ses proches, soit de sa patrie.
Lusignan consentit à ce que nous prissions Elphyre avec nous ; il me recommanda de lui choisir un époux digne d’elle, et nous mîmes à la voile satisfaits de toute manière.
Mon projet, en partant de Chypre, était d’aller débarquer en Italie, soit du côté d’Ancône, soit à Ferrare, afin de pouvoir me rendre de là plus commodément dans la Toscane où j’avais de belles propriétés ; je voulais éviter également les côtes de la Sicile, dans la crainte de tomber au pouvoir de Frédéric par moi si cruellement offensé, et les côtes du royaume de Naples, afin de ne pas achever de me mal mettre dans son esprit, en ayant l’air d’aller chercher un asile dans le royaume de son rival.
La fortune d’abord parut vouloir me favoriser ; nous eûmes un temps superbe, nous traversâmes la mer de Crète, celle de Grèce à l’aide d’un vent d’Orient qui nous faisait voguer à pleines voiles ; mais cette apparence de prospérité ne dura pas, ou plutôt la providence voulut me contraindre à me rendre dans un lieu où elle savait bien que tu aurais besoin des secours de mon ardente amitié.
À l’instant où nous voulions nous avancer dans la mer adriatique, le vent changea tout-à-coup, il passa rapidement au nord, et bientôt nous fûmes ballottés par une tempête horrible ; durant quatre jours, nous luttâmes contre l’orage, toujours en vue de la Sicile, où je ne voulais pas aborder ; mais enfin le mauvais temps augmenta avec une telle violence, le danger devint si imminent, la santé de Palmina parut si affaiblie, que je me résolus à commander au pilote de chercher à gagner le rivage en quelque lieu que ce fût, et le plus tôt qu’il lui serait possible.
Nous n’étions pas loin de Syracuse, et l’on nous descendit dans son port ; je n’étais pas sans inquiétude comme vous pouvez le deviner ; mon nom était connu de la plupart des gens de ma suite. En Sicile, je l’étais encore davantage, aussi demeurai-je enfermé dans la maison que j’avais louée momentanément ; elle était sur le rivage, à une portée de trait de la ville.
Je me flattais toujours de pouvoir me rembarquer dès que la tempête serait apaisée ; mais mon espérance était vaine la mer continua à être agitée. Dans ces entrefaites, un bruit se répandit à Syracuse que le roi Frédéric ne tarderait pas à arriver ; on l’annonçait même pour le surlendemain. Je compris le danger de ma position, et je songeai, par une prompte fuite, à échapper à son courroux.
En arrivant à Syracuse, on m’avait appris que mon frère Luiggi, ayant quitté le monde, et s’étant caché dans une retraite inconnue à ses meilleurs amis, avait disposé d’une partie de ses biens de Sicile en ma faveur, et donné à notre troisième frère, car, Lorédan, c’est le nom que je t’ai toujours accordé, son magnifique château d’Altanéro avec toutes les terres dépendantes de cette baronnie. On m’apprit également qu’après avoir long-temps refusé ce cadeau tu avais fini par l’accepter, que te conformant aux lois de la monarchie, tu avais été en prendre possession, et que tu devais y être jusqu’au jour de ton mariage avec la jeune duchesse Ambrosia.
Ces nouvelles me consolèrent un peu de la venue du roi ; il me vint dans la pensée de traverser rapidement la Sicile, d’aller te rejoindre à Altanéro, bien assuré de te trouver toujours le même, et de m’embarquer en ce lieu pour continuer mon voyage. J’y trouvais toutes les sûretés imaginables, Frédéric ne songerait pas à me faire chercher si loin de Syracuse, et d’ailleurs tu ne me livrerais pas à son ressentiment.
Ce dessein arrêté, nous songeâmes à l’exécuter ; je laissai toute ma suite à Syracuse, pour veiller sur mes richesses.
Elphyre y demeura pareillement, elle devait feindre d’être la propriétaire du bâtiment, et parti pour l’Italie, lorsque je lui en donnerais l’avis. Deux serviteurs fidèles m’accompagnèrent seuls, et prenant Palmina avec moi, nous nous éloignâmes d’une ville où déjà étaient entrés une partie des gens d’armes de Frédéric. J’emportai tous les papiers, tous les titres de Palmina, afin que rien ne pût prouver au roi qu’elle se trouvait en Sicile ; cette précaution a tourné contre nous, et l’on a dû en faire un des moyens de te perdre.
Nous cheminions sans nous arrêter, évitant les villes dans lesquelles on eût pu suivre notre trace, nous logions ordinairement dans les cabanes isolées, marchant avec précaution dans la crainte de tomber dans quelqu’embuscade ; nous savions quel était le nombre et l’audace des brigands dont la Sicile est infestée. Sur le soir de l’avant dernier jour du voyage, nous étions entrés depuis le matin dans la forêt sombre, tant redoutée avec juste raison des voyageurs et du peuple, nous vîmes le soleil se coucher sans apercevoir de lieu où nous pussions passer la nuit ; Palmina était effrayée, je cherchais à la rassurer sans l’être trop moi-même, lorsque tout-à-coup nous entendîmes sonner les cloches d’un monastère.
Je me rappelai alors avec une vive satisfaction que nous ne devions pas être loin de Santo-Génaro, fondé autrefois par un de mes ancêtres qui avait donné son propre château pour loger les religieux ; nous y possédions le droit de patronage, un appartement distingué où nous pouvions venir habiter quand bon nous semblerait, et qui, par des issues secrètes, communiquait à de vastes souterrains, à de profondes cavernes dont ma famille s’était réservé la connaissance ; j’en étais instruit, mais je n’eusse pas cru en avoir jamais besoin.
Charmé d’avoir trouvé un asile dans lequel j’étais assuré d’être bien accueilli, je formai dès-lors, non seulement le projet d’y passer la nuit, mais encore d’y séjourner jusqu’au retour d’un exprès, que le lendemain je voulais envoyer à Altanéro, pour te prévenir, cher Lorédan, de mon arrivée en Sicile et de la protection que je voulais te demander. »
« Nous tournâmes donc nos chevaux du côté du monastère, et en peu de temps nous fûmes au pied de la colline sur lequel il était bâti. Je parus surpris de l’espèce de corps-de-garde placé au bas du chemin, surtout lorsque les soldats m’eurent arrêté, en me prévenant que je ne pouvais aller plus loin.
« Se peut-il, leur demandai-je, que ce couvent ait renoncé à l’un des principaux articles de sa fondation, celui de recevoir les pélerins et les voyageurs ? N’importe, d’ailleurs, continuai-je, ce n’est pas moi que cet état de choses peut atteindre, et je vous ordonne de me laisser passer. »
Malgré mes paroles, on n’en persista pas moins à me retenir, en disant que le nouvel abbé avait défendu que nul étranger fût introduit dans le monastère, sans qu’il en fût instruit. »
« Eh bien ! répliquai-je, allez lui dire de ma part que le principal bienfaiteur du couvent, celui qui descend en droite ligne du premier fondateur de cette sainte maison, exige qu’elle lui soit ouverte, comme la chose doit être, sous peine de se voir déchue de ses plus importans revenus.
« Ces paroles, prononcées avec sévérité, en imposèrent aux soldoyers ; ils se hâtèrent d’aller les transmettre au père abbé, et peu de temps après, je vis le prieur de Santo Génaro, suivi d’un groupe de religieux, qui venait au-devant de moi selon l’usage, pour me recevoir au bas de la colline. »
« M’ayant reconnu, ils me complimentèrent sur ma venue, et me conduisirent dans le logement que nous nous étions réservé. Je demandai, lorsque les diverses cérémonies de ma réception furent terminées, pourquoi je n’avais vu le père abbé, ni à la porte du couvent, ni dans l’église où il devait me présenter de l’eau bénite. »
« Il vous prie de l’excuser, noble baron, me dit le père prieur, mais une indisposition subite l’a privé de l’honneur de vous recevoir ; je suis chargé de tenir sa place auprès de vous, et j’ose me flatter que mon zélé à vous servir ne vous permettra pas de vous apercevoir de son absence. »
« Cette réponse m’ayant satisfait, je ne répliquai pas ; je montrai à Palmina les diverses parties du monastère, dans lesquelles la qualité de mon épouse lui donnait le droit de pénétrer ; ce soin rempli, nous revînmes dans notre appartement ; nous y étions depuis quelques minutes, quand on vint m’avertir qu’un religieux demandait à me parler dans la pièce voisine, au nom du père abbé ; je crus qu’il voulait m’entretenir de quelque détail d’administration, dont nous nous sommes toujours mêlés ; je quittai mon siège, et passai dans une chambre qu’on me désignait. »
J’y trouvai un personnage de haute taille presque semblable à la mienne ; un capuchon couvrait ses traits, il le jeta en arrière et m’offrit ceux de mon frère Luiggi, je me jetai soudain dans ses bras, je lui exprimai toute ma satisfaction de le revoir dans un lieu où je ne m’attendais pas à le rencontrer ; mais en même temps, jetant un coup d’œil sur son costume, qui était celui des Frères Noirs, je lui demandai en soupirant si sa mélancolie l’avait porté à faire profession dans ce monastère. »
« Demain, me dit-il, je te parlerai plus au long ; demain, tu pourras lire dans mon âme, car je me flatte que tu m’accorderas un jour ; après une si longue absence, tu ne me refuseras pas cette satisfaction. »
« Je n’avais garde d’opposer quelque résistance à ses désirs, ils étaient trop conformes aux miens, et je m’engageai facilement à ce qu’il exigeait de moi ; je me hâtai de le lui dire, je lui communiquai mon dessein d’aller retrouver Lorédan au château d’Altanéro, et je lui contai rapidement mon histoire. »
« Malgré la profonde dissimulation de mon frère, il ne put, lorsque je prononçai le nom de notre ami, retenir un brusque mouvement qui lui échappa ; j’en demeurai surpris, mais je ne parus pas l’avoir aperçu ; je lui demandai le nom du nouvel abbé des Frères Noirs. Luiggi sur ce point essaya d’éluder la question, ce qui me surprit davantage ; je n’insistai pas, promettant de m’en éclaircir moi-même. Il y avait un corridor caché dans l’intérieur des murailles, qui communiquait de mon appartement à celui de l’abbé, et dont j’avais la connaissance, ainsi que de tous les passages secrets du monastère. »
Les chefs de notre maison avaient grand intérêt à s’assurer une retraite dans les époques qui suivirent l’établissement des Normands dans notre Sicile ; aussi étaient-ils soigneux de se transmettre l’un à l’autre les renseignemens qui pouvaient leur être utiles, soit en cas de surprise, soit lors des guerres civiles, hélas ! trop communes parmi nous ! »
« Dès que Luiggi m’eut quitté, après lui avoir dit que j’allais me coucher, étant très-fatigué de mon voyage, je prévins Palmina de mon intention de parcourir le monastère, et elle fut seule chercher le sommeil. Me trouvant libre dorénavant, je passai dans un petit cabinet où une boiserie artistement sculptée cachait l’ouverture du passage ; je cherchai le ressort qui la faisait mouvoir, et je le fis jouer.
« J’étais venu quatre ans auparavant dans le monastère avec ma respectable mère, elle m’avait mis au fait des conduits, des trappes cachées, des escaliers dérobés, dont je devais garder pour moi la connaissance, et comme mon frère n’héritait pas de la fortune de mon père, puisqu’il n’était pas né de lui, il n’avait pas été initié dans ces mystères qui ne regardaient pas sa famille, étrangère à celle des Valvano. »
Une lanterne sourde éclairait ma marche, je la suspendis à ma poitrine, afin d’avoir plus de liberté dans mes mouvemens, et je m’aventurai dans une longue allée, qui devait me conduire vers la chambre du père abbé ; là, je pouvais ou m’y introduire par une autre issue artistement cachée, ou me contenter de regarder ce qui s’y passait, en appliquant mon œil à des ouvertures, qui avaient l’apparence d’être de simples ornemens du lambris. »
« Comme j’y arrivais, deux moines entrèrent ensemble ; je les reconnus, c’étaient Luiggi et le père prieur ; mon frère était donc l’abbé de Santo Génaro ; pourquoi avait-il voulu me le taire ? C’est ce que je ne devinais pas, mais ce que j’avais envie de savoir ; je pus facilement m’en éclaircir, et je n’obtins, hélas ! que de funestes lumières.
« Eh bien, Antonio, dit Montaltière ! voilà donc mon frère parmi nous, et cela au moment où sa présence m’est si désagréable. Ce n’est pas que je ne sois charmé de le voir, mais il aime toujours ce Lorédan que je déteste ; il brûle de se réunir à lui, et va chercher peut-être à le dérober à ma juste vengeance ; il m’a déjà parlé de son dessein d’aller le rejoindre à Altanéro ; je ne puis y mettre obstacle, et néanmoins j’ai la certitude que Ferdinand pourra me nuire en secourant mon rival. »
Ces paroles me confondirent : « Eh quoi ! me dis-je à moi-même, cette Ambrosia doit-elle être la pomme de discorde entre nous ? À l’instant où je suis parvenu à la bannir de mon cœur, faut-il qu’elle vienne troubler celui de mon frère ! Car je ne doutais pas que cette merveilleuse beauté ne fût la cause de cette rivalité inattendue. La suite de la conversation ne me le prouva que trop. Ici je vais suspendre mon récit pour vous raconter ce que j’ai su depuis, et vous instruire par quelle malheureuse aventure Luiggi est devenu l’irréconciliable ennemi de Lorédan.
« Dès son enfance, le prince Luiggi Montaltière, poursuivit Ferdinand en s’adressant à ses deux amis, donna les marques d’un sombre caractère, d’une dissimulation profonde, que sa mère lui reprocha toujours ; il aimait rarement à partager les jeux des compagnons de son âge, il cherchait la solitude, et si l’on venait l’y attaquer, le jeune assaillant était certain d’en être puni par quelque coup imprévu au moment où il se croyait le mieux réconcilié avec Luiggi.
Les ans ne changèrent rien à cette propension au plus bas des vices ; mais ils apprirent à Luiggi l’art nécessaire pour le mieux dissimuler. Voyant chaque jour Francavilla devenu l’ami le plus cher à mon cœur, il parut vouloir également s’attacher à lui ; une même amitié nous réunit tous les trois ensemble, nous étions à-peu-près du même âge, et la même carrière nous fut ouverte.
Nous commençâmes à porter les armes à l’époque où notre roi Ferdinand combattait encore contre les princes d’Anjou qui occupaient le trône de Naples. Un héros venait de mourir ; par sa vaillance peu commune, il avait soutenu la couronne ébranlée, sur la tête de notre monarque, et ce guerrier célèbre était ton père, ô Lorédan !
Frédéric déplorant une perte si fatale pour lui, voulut néanmoins te récompenser des services que le marquis Francavilla lui avait rendus. Tu reçus de lui un accueil particulier ; il te distingua dans la foule de la jeune noblesse, et te plaça dans des postes où tu pus facilement te faire remarquer.
Cette préférence fut la première cause de la jalousie que Luiggi te porta depuis. Déjà ton heureux caractère, te faisant chérir de nos compagnons et des jeunes beautés avait été un motif de jalousie pour cette âme envieuse ; mais elle fut étrangement augmentée quand la victoire couronnant tes efforts, te plaça à vingt-cinq ans à la tête des habiles capitaines de notre patrie.
La faveur toujours croissante du roi devint la récompense de tes hauts faits. Montaltière la regarda comme une injustice ; car elle avait, disait-il, appartenu à son père, et par conséquent elle lui semblait dévolue de droit ; mais Frédéric pensait autrement ; il n’avait pour lui que des égards ordinaires, et toutes les préférences étaient pour toi.
Les choses se trouvaient ainsi préparées ; l’attachement que te portait Luiggi diminuait chaque jour ; mais moins il pouvait te chérir, plus il mettait d’art à te faire croire le contraire ; tu le croyais toujours le même, lorsque ce n’était plus qu’un ennemi que tu pressais sur ton sein.
Sur ces entrefaites, on parla de paix : un accord fut même conclu entre les rois de Naples et de Sicile ; les peuples purent enfin respirer. Mon frère en profita pour aller sur le continent de l’Italie visiter ses vastes domaines ; vous savez qu’il possède de grandes propriétés en Calabre, principalement dans la Romagne et sur les bords du golfe de Gênes.
Pendant son absence, la fille charmante du duc Ferrandino, la belle Ambrosia, parut a la cour ; ses charmes naissans, les grâces de sa personne attirèrent autour d’elle une foule nombreuse d’adorateurs ; tu voulus te placer dans leur nombre, et bientôt selon ta coutume, le premier rang te fut accordé ; si Ambrosia avait su te plaire, tu réalisas pour elle les rêves de sa brillante imagination ; votre tendresse ne tarda pas à se montrer réciproque ; elle fut promptement justifiée par le choix que fit le duc qui, poussé par la volonté de Frédéric, te déclara l’époux futur de sa fille ; cet arrêt m’accabla ; moi aussi je chérissais cette adorable créature ; mais mon amour trompé ne me rendit pas coupable envers l’amitié.
Montaltière revenait alors de son voyage ; le cœur gonflé de ses richesses, vain des hommages que partout il avait reçus de ses vassaux, l’orgueilleux jeune homme se figurait que sur quelque beauté qu’il fît tomber son choix, elle et sa famille tiendraient à honneur de contracter une si pompeuse alliance.
Enivré de ces idées, il aperçut Ambrosia le premier soir qu’elle parut à la cour de Messine ; les attraits de la jeune duchesse produisirent leur effet accoutumé, et Luiggi fut sous le joug avant d’avoir appris le nom de cette enchanteresse. Mais à la vue de sa riche parure, des honneurs qu’on lui rendait, du cercle nombreux dont elle était entourée, il ne douta pas que ce ne fut une fille d’une des premières maisons de Sicile, et dès ce moment il déclara son choix fixé.
Il ignorait quelle suite de malheurs devaient découler de cette fatale tendresse. Impatient de connaître le nom de cette belle, de laquelle il ne pouvait détacher ses yeux, il le demanda à Lorédan qui passait alors près de lui.
– « Tu as raison de la nommer belle, dit le marquis tout occupé de son amour, mais tu pourras bientôt lui donner le nom plus doux de sœur, car elle va devenir la femme de ton ami ; oui, Montaltière, cette personne qui te semble si digne de ton admiration, est cette même Ambrosia dont je t’ai si souvent entretenu dans les lettres que je t’ai écrites pendant ton absence. »
Si jamais l’art de la dissimulation fut nécessaire à mon malheureux frère, ce fut dans ce moment ; l’idée de la nouvelle victoire que Francavilla remportait sur lui ; la cruelle certitude de le voir son supérieur dans la gloire des armes, être en faveur auprès du roi, et plus encore, près de posséder la duchesse Ambrosia, vint allumer dans son cœur une haine d’autant plus furieuse quelle s’alimenta des flammes de l’amour.
Luiggi, loin de chercher à combattre sa passion naissante, se contenta de la dérober à tous les yeux ; il la cacha dans son âme ; il se plut à l’augmenter ; mais en même temps il jura la perte de son rival trop heureux. Je quittai à cette époque la Sicile ; peut-être en vivant près de lui, j’aurais pu, en découvrant son délire, essayer de le guérir, j’aurais peut-être deviné ses projets insensés et cherché à les contrecarrer. Mon absence sembla lui être favorable ; elle lui laissa toutes les facilités nécessaires à l’exécution du plan atroce qu’il forma.
Ce n’était pas d’abord la mort de Lorédan qu’il voulait ; un trépas trop prompt n’eût pas rempli ses vues ; Lorédan n’aurait pas été assez malheureux. Il fallait pour satisfaire la rage de Montaltière, porter le trouble dans le cœur de son rival ; l’épouvanter d’abord, lui faire perdre l’amitié de son souverain, l’amour de son amante, et enfin ne lui arracher la vie qu’après lui avoir montré celle-ci au pouvoir de son plus cruel ennemi. Telles furent les pensées atroces qui germèrent dans son âme, et malheureusement mon retour en Sicile vint lui en faciliter l’exécution en lui procurant les principaux moyens dont il se servit pour remplir ses vues.
Son premier soin fut de se chercher un point d’appui ; il voulait que les soupçons ne pussent jamais l’atteindre, et avoir la possibilité d’enfoncer tout à son aise le poignard au sein de sa victime. Il se rappela que non loin du monastère des Frères Noirs, dont un de ses parents éloignés était alors abbé, il possédait sur les bords de la mer une baronnie magnifique dont le château construit avec une foule de passages, de corridors, d’escaliers secrets, de sorties cachées hors de ses murailles, pouvait devenir le théâtre des scènes qu’il voulait faire jouer ; nul emplacement ne présentait plus de commodités ; Altanéro était situé tout auprès de Rosa Marini, terre appartenant au duc Ferrandino, et où de préférence il venait passer le temps qu’il donnait à la campagne. Les domaines de Lorédan étaient situés dans cette partie de la Sicile ; enfin nulle part on n’eût pu rencontrer une situation plus favorable à l’accomplissement de ses desseins.
L’abbé de Santo Génaro était comme je vous l’ai dit, l’allié de mon frère ; jeune encore, il s’était imprudemment jeté dans les ordres sacrés sans vocation véritable ; et depuis, chaque jour, il regrettait la perte de son indépendance ; déplorant de passer ses beaux jours dans la retraite sous l’empire des plus rigoureux devoirs.
Luiggi était le confident de ses chagrins, celui qui l’encourageait à secouer le joug des lois sévères de l’état monastique ; déjà cet abbé, lié avec les brigands de la forêt sombre, dont il s’était déclaré le principal protecteur, les employait à servir ses goûts criminels, ses passions insensées ; mais la gêne dans laquelle il fallait vivre, un certain respect qu’il devait garder, car tous les Frères noirs n’étaient pas également pervertis, ou étaient contraints de ménager ceux qui eussent pu se plaindre, tourmentaient le père abbé, et le rendaient malheureux.
Les dispositions bien connues de ce personnage persuadèrent à Montaltière qu’il lui serait facile de l’engager à lui céder sa place qui était absolument nécessaire à l’accomplissement de ses désirs ; en conséquence, Luiggi fit briller aux yeux de son parent l’espoir d’une prompte indépendance ; il lui offrit de lui donner une belle terre dont il pourrait disposer, qu’il serait le maître d’aller habiter dans quelque partie de l’Italie septentrionale, de l’Espagne ou de la France, où certes on n’irait pas le chercher.
Ces propositions brillantes séduisirent le faible abbé. Luiggi fit un voyage à Rome, il obtint du saint père, en faveur d’un autre parent dont il inventa le nom, la faveur de succéder à l’abbé des Frères noirs, dès que celui-ci aurait cessé de vivre, sans passer par un noviciat que le pape abrégeait, en faveur du bien qui pouvait en résulter pour le monastère.
Luiggi revint ensuit à Messine ; il était obligé d’avoir l’assentiment du souverain, et à lui, il n’osa pas faire un entier mensonge, que trop facilement il eût pu découvrir ; il lui avoua que poussé par un vif amour de la retraite, il voulait passer ses jours dans le monastère de Santo Génaro ; que craignant d’être détourné de sa résolution par ses proches ou ses amis, il jugeait indispensable d’en faire un secret à tout le monde, qu’en conséquence il lui demandait de souffrir qu’il fît profession sous un nom étranger.
Frédéric ne vit pas de mal à là chose. Luiggi l’avait par avance, lié en secret, par un serment solennel ; il lui donna en sa qualité de légat né du saint-siége, toutes les autorisations qu’il crut nécessaires ; et dès que Montaltière l’eût quitté, il cessa de s’occuper de lui ; la prétendue trahison de Ferdinand Valvano, dont presqu’en même temps il recevait la nouvelle, lui fit voir avec plaisir le parti pris par le frère de ce dernier, qui eût pu aider Ferdinand à troubler la Sicile, pour obtenir le droit d’y rentrer librement.
Ces divers soins remplis Luiggi revint au monastère de Santo-Génaro, où il n’était pas connu ; il y fit profession sous le nom qu’il s’était donné, et en même temps distribua ses biens de Sicile entre son frère et Lorédan Francavilla ; celui ci eut pour sa part la terre d’Altanéro, avec ses dépendances. Luiggi, en lui faisant ce cadeau, avait pris ses précautions à l’avance ; un concierge dont il faisait le plus grand éloge à Lorédan, pour l’engager à le garder, était entièrement dévoué à ses intérêts ; seul il connaissait l’existence des passages que Luiggi n’avait pas indiqués au nouveau propriétaire ; et il devait faciliter l’entrée du château à ceux que Luiggi jugerait à propos d’y introduire.
L’abbé des Frères noirs était pressé de jouir, de sa liberté ; peu de temps après la venue de Montaltière, il feignit une maladie, et ne demanda les soins que de son coadjuteur, du père prieur, autre scélérat de la même trempe, et des moines intéressés à garder le secret sur le sacrilège qui allait se commettre. L’état de l’abbé parut empirer ; on ne tarda pas à annoncer sa mort, un mannequin reçut les honneurs funèbres destinés à ses restes, et lui sous un déguisement, s’évada du monastère, et quitta la Sicile, se flattant de jouir ailleurs d’un plus heureux sort ; mais ce fut par lui que la justice divine commença le châtiment de ceux qui étaient entrés dans cette trame ; à peine arrivait-il à Gènes, que le poignard d’un mari jaloux lui ôta la vie.
L’imagination fertile de Montaltière lui suggéra la scène mystérieuse par laquelle il commença le cours des ses perfidies. Il savait que Lorédan devait venir prendre possession d’Altanéro, avec les cérémonies d’usage ; il voulut que le jour destiné à cette fête fût empoisonné par la perspective d’un fâcheux avenir ; il inventa le drapeau funèbre dont ses satellites se servirent ainsi que l’espèce d’adjuration avec laquelle il se permettait de troubler souvent le repos de celui qu’il n’avait pas de honte de nommer son ami.
Les brigands de la forêt instruits du rôle qu’ils avaient à jouer, furent, le jour de l’installation de Lorédan, à Altanéro, s’embarquer à quelque distance de cette forteresse sur des felouques préparées à ce dessein. Favorisés par la nuit, ils abordèrent sans peine sous des rochers que l’on croyait inaccessibles, et à la faveur de l’escalier qui aboutissait à cet endroit, ils parvinrent jusqu’à la porte de la salle à manger.
Là, ils attendirent en silence que le concierge leur fît un signe convenu, et à l’instant où tous les valets avaient quitté la pièce pour aller chercher les plats d’un nouveau service, les bandits entrèrent précipitamment dans la salle, et l’on connaît l’effroi que leur apparition causa parmi les convives ; on montra à Lorédan l’Étendard de la Mort ; on lui annonça la haine d’un ennemi invisible ; et pour la première fois, on fit retentir aux oreilles du marquis ces mots : À toi ! marquis Francavilla, à toi ! dont il devait tant de fois depuis entendre les expressions sinistres.
Les bandits se retirèrent sans qu’on les troublât, ils remontèrent sur les vaisseaux qui les avaient amenés ; et la nuit favorisant leur fuite, il ne fut plus possible de les atteindre et de les saisir ; ainsi le succès couronna la première entreprise de mon coupable frère.
Ce fut à cette époque où je parus dans Santo Génaro, que j’entendis se former les complots dont tu devais, cher Lorédan, devenir la victime ; je compris d’un coup d’œil l’étendue du péril que tu courais ; mon amitié alarmée ne balança pas à faire le serment de t’en garantir ; je vis que pour y parvenir, il fallait user de beaucoup d’adresse ; que pendant quelque temps je marcherais en aveugle ; mais j’entrevis dans l’avenir l’espérance de te faire beaucoup de bien ; et cela me décida.
Il me fut facile d’imaginer que je n’avancerais pas grand chose en allant t’avertir des pièges qu’on te tendait ; je ne pouvais que les supposer ; et pour les connaître, il me fallait les surveiller continuellement. Ceci devait naturellement changer tous mes desseins ; je ne devais plus sortir de la Sicile, et alors le couvent des Frères noirs devenait mon plus naturel, comme mon meilleur asile.
Ces pensées m’occupèrent après qu’ayant quitté la cache d’où j’avais entendu Luiggi, je fus revenu dans mon appartement ; long-temps encore elles me tourmentèrent dans mon lit, et je ne trouvai le sommeil que bien avant dans la nuit.
Je n’eus rien de plus pressé à mon réveil, que de chercher à revoir mon frère, lui-même se mourait d’envie de me rencontrer ; aussi fumes-nous bientôt en présence ; il fut le premier à me dire que d’après le désir que j’avais témoigné de me rendre à Altanéro, il avait fait partir un messager au point du jour pour aller prévenir Lorédan de mon arrivée.
Je n’eus garde de lui témoigner de méfiance ; je le remerciai sincèrement. Les marques de mon amitié l’encourageant davantage, il me montra des regrets de ce que je préférais aller attendre chez un ami le moment où je pourrais passer en Italie, tandis qu’il serait si doux à un frère de m’offrir l’asile dont j’avais besoin. – « Tu as raison, lui dis-je ; et si ton envoyé n’était pas déjà en route, je te prierais de me garder dans ton abbaye, où certes, avec quelque raison, je pourrais me croire en sûreté. »
– « La chose n’est plus à faire me dit Luiggi, nous ne devons plus y penser. »
Je ne m’appesantis pas davantage sur ce point ; j’étais bien certain que nous y reviendrions dans le courant de la journée ; je cherchai à faire connaissance avec l’intérieur du monastère ; je pouvais le parcourir librement, grâce aux droits que me donnait mon titre de fondateur. En courant ça et là, je rencontrai dans un passage écarté un religieux qui m’ayant un moment examiné poussa un cri de joie et se prosterna devant moi.
Surpris de cette action dont la cause m’était inconnue, je m’empressai de relever le Frère noir, le suppliant de m’apprendre par quel motif il donnait à un séculier une pareille marque de vénération. Ce religieux souleva son capuce, je reconnus alors les traits d’un jeune homme, fils d’un de mes écuyers, et qui, poussé par un véritable amour de la retraite, avait fait profession depuis cinq ans.
J’avais oublié cette particularité jusqu’à ce moment, et bien instruit des vertus de Luciani, je crus que le ciel me l’envoyait en cette circonstance pour servir à mes desseins.
Je lui demandai comment il pouvait se faire que jusqu’à cette heure, il eût ignoré ma venue dans Santo-Génaro. « Je viens, me dit-il, d’y arriver depuis peu d’instans ; élevé au grade important de grand infirmier, j’avais profité du temps où nous étions sans malades dans le couvent, pour aller à Taormina acheter plusieurs drogues qui me sont d’un usage journalier ; mes confrères, s’ils vous connaissent par votre véritable nom, car j’ai tout lieu de croire qu’on n’a pas voulu le leur dire, n’ont pas songé à me parler de vous ; croyez, signor, poursuivit-il, que si j’en eusse été instruit, je me fusse hâté de venir vous rendre mes hommages ; depuis longtemps mon cœur vous est tout dévoué. »
J’avais trop envie de juger à fond les sentimens de Luciani pour ne pas chercher à les connaître sur-le-champ ; j’étais libre encore de le faire, on ne pouvait me soupçonner, et les espions sans doute n’étaient pas encore attachés à mes pas. J’entrai donc en conversation avec ce religieux ; je le sondai de toute manière ; je n’eus pas de peine à deviner qu’il n’était pas content des dissolutions coupables auxquelles ses supérieurs se livraient. Luiggi avait été reconnu par lui la première fois qu’il parut dans le couvent ; mais Luciani était trop prudent pour en rien dire, il avait gardé cette découverte pour lui.
Je vis alors que je pouvais en toute liberté me confier à sa vertu comme à sa discrétion. Je le mis au fait de ce qui se passait, je lui demandai s’il aurait quelque regret de s’unir avec moi pour sauver l’innocence, il me jura que son âme était pure, et que rien ne lui coûterait pour me prouver son attachement.
« Je sais, me dit-il, où nous pourrons trouver un auxiliaire qui nous sera d’un grand secours. À quelque distance du monastère, vit dans une cabane un vieillard, ancien chirurgien à qui vous avez rendu d’importans services ; persécuté par des méchans, sa patience un jour se trouva lasse, il repoussa par le fer les calomnies dont il était l’objet, et ayant tué le plus acharné de ses ennemis, homme dont la famille était puissante, il fut contraint de fuir, vous lui en facilitâtes les moyens ; il vint me trouver, j’obtins pour lui de notre ancien abbé qu’on lui donnerait la permission de se loger dans une cabane adossée à la chaîne de rochers sur lesquels s’élève le monastère là, demeure Stéphano Lépani, je suis certain qu’il s’estimera heureux de vous servir, et nous aurons en lui un coopérateur intelligent. »
Je fus d’autant plus charmé de ce que venait de m’apprendre Luciani, que la principale entrée secrète des souterrains par où l’on pouvait s’introduire dans le monastère s’ouvrait dans la cabane que ce Stéphano, que je me rappelai fort bien, occupait.
Alors j’instruisis Luciani de toutes ces particularités ; il me promit de les apprendre à Stéphano, comme aussi de lui dire que le lendemain j’irais moi-même lui parler en arrivant chez lui à travers les passages secrets. Ce soin pris, nous convînmes encore avec Luciani de deux choses, la première que nous n’avouerions pas notre ancienne connaissance, elle ne pouvait être soupçonnée, et qu’en public nous nous traiterions avec une grande indifférence ; la seconde que nous ne parlerions de nos affaires que dans un lieu secret où nous nous rendrions exactement chaque nuit ; et que si par cas, durant le jour, il était nécessaire de se réunir, un geste, un signe convenu, nous en instruiraient, et que soudain nous tâcherions de nous rendre au lieu du rendez-vous ; ces précautions eussent pu paraître exagérées ; mais Luiggi nous avait appris à nous méfier de lui.
Toutes ces choses étant arrêtées, nous nous séparâmes, et je pus remercier le ciel de la bonté signalée avec laquelle il m’envoyait un si puissant secours.
Pendant cette journée, Luiggi feignant de m’accorder sa confiance m’avoua qu’il était l’abbé du monastère, et la résolution de s’y confiner pour le reste de ses jours ; je combattis cette idée ; mais il me certifia de son inébranlable fermeté et j’eus l’air de me rendre à ce que je ne pouvais empêcher.
Le lendemain, presqu’avec le jour, mon frère entra dans mon appartement il m’apprit avec une feinte joie la nouvelle du départ de Lorédan, d’Altanéro ; le messager avait dit que le marquis ayant reçu un ordre du roi, par lequel Frédéric lui commandait de venir le joindre, s’était mis en route sur-le-champ.
– « Tu ne trouverais donc pas mon ami où tu voulais aller le rejoindre, poursuivit Luiggi, reste donc avec moi puisque la fortune semble le vouloir, et crois que mon amitié n’oubliera rien pour que tu ne t’ennuies point dans cette demeure isolée.
– « Je n’allais chez Francavilla, lui dis-je, que dans l’ignorance où j’étais du lieu de sa retraite ; puisque je l’ai trouvé je ne souhaite plus rien ; une chose seule m’embarrasse ; je ne voudrais pas me séparer de mon épouse, et il ne serait pas convenable qu’elle restât dans le monastère, son séjour pourrait y être connu malgré les précautions que nous pourrions prendre ; les religieux eux-mêmes auraient le droit d’en murmurer. »
– « Tu as raison, me répliqua-t-il, mais je puis y trouver un remède, si pour quinze jours ou un mois que tu resteras avec ton frère, la princesse de Chypre consent à garder une retraite absolue dans un petit fort situé à peu de distance du monastère, et auquel on communique par des conduits souterrains ; là, elle sera en sûreté, tu pourras aller la voir à toute heure, et nous serons tranquilles de toute façon.
Je connaissais le lieu dont me parlait Montaltière ; je jugeai qu’à sa tristesse près, il était fort convenable, et je cherchai à engager Palmina de se décider à l’habiter. Durant quelque temps je feignis de m’en faire indiquer le chemin par Luiggi et j’y menai ma femme, elle se serait refusée cependant à en faire son séjour momentané, si je ne lui avais pas fait part de tout ce qui m’occupait en ce moment ; alors Palmina voyant ce que m’inspirait l’amitié, voulut aussi me seconder en triomphant de sa répugnance : elle accéda donc à ma proposition, et nous nous préparâmes tous à jouer nos rôles.
Luiggi désirait vivement que je renvoyasse les deux serviteurs amenés par moi dans Santo Génaro ; il lui tardait de me voir entièrement abandonné des miens, dans la crainte que si je venais à m’apercevoir de ses machinations, je ne cherchasse à m’aider de tous les secours que je pourrais rencontrer pour le jouer à mon tour.
Depuis ma rencontre avec Luciani, je me crus assez secondé pour ne pas avoir besoin d’autre appui ; d’ailleurs en accédant à tous les désirs de mon frère, je parvenais à le mieux éblouir. Je donnai donc ordre à mes serviteurs de s’en retourner à Syracuse ; et dans une lettre que l’un d’eux emporta secrètement, j’engageai Elphyre à venir en toute hâte habiter la ville de Sansalvator, voisine de la forêt sombre, et où sa présence nous devenait nécessaire.
J’avais fait annoncer à Stéphano une prochaine visite ; je me décidai à la lui faire pendant la nuit. Luciani voulut venir avec moi, afin de bien connaître les détours des souterrains dont je lui avais parlé. Nous les suivîmes dans toute leur longueur ; tu les connais, cher Lorédan, tu les as déjà parcourus lorsque je te facilitai les moyens de t’évader du monastère.
Stéphano, prévenu de notre arrivée, n’en montra pas de l’effroi, je vis cet excellent homme, il me parut digne de ma confiance ; je lui témoignai le désir d’avoir dans nos intérêts un des bandits de la forêt, afin qu’il nous fut possible de nous transmettre réciproquement les nouvelles qui pourraient nous parvenir, et d’être informés à point nommé des expéditions auxquelles on employerait ses compagnons.
Ce vieillard me promit de trouver l’homme dont nous aurions besoin, dans un certain Jacomo, bizarre personnage, et qui vouait une fidélité à toute épreuve à celui qui l’employait le premier. « Il est absent depuis quelque temps, aussi n’a-t-il pu être soldoyé par votre abbé ; je suis assuré qu’avant d’aller nulle part, à son retour, il viendra dans ma cabane ; je lui proposerai de nous servir, et je vous réponds qu’après lui avoir fait toucher la somme convenue, et pris son serment, vous pourrez en toute sûreté vous confier à lui comme à moi-même. »
Cela me contenta ; je priai ensuite Stéphano d’aller, dès que le bandit serait arrivé, à la ville de Sansalvator, où il trouverait dans l’auberge que je lui avais indiquée une jeune personne à laquelle il remettrait une lettre, et l’amènerait avec lui dans sa cabane, s’il croyait pouvoir le faire en sûreté.
– « Vous pouvez, me dit-il, être sur mon compte sans aucune crainte ; les brigands n’auront garde de l’insulter ; ils savent combien mon art leur est utile ; aussi me respectent-ils, car ils ont besoin de moi ; d’ailleurs je ferai déguiser cette dame, et alors elle passera pour mon neveu ou pour ma nièce, selon le costume qu’elle prendra. »
Après ce propos, n’ayant plus rien à faire chez Stéphano, nous revînmes dans le couvent où l’on ne s’aperçut pas de notre absence ; voulant avoir la liberté de m’absenter lorsque je le jugerais convenable, j’annonçai à Luiggi que je voulais faire aller habiter par ma femme, l’appartement du petit fort ; nous feignîmes de quitter le monastère où nous rentrâmes secrètement, Palmina et moi sous le costume des Frères noirs, si favorable à tout ce que nous voulions faire.
Je conduisis Palmina dans son apparente prison, où une femme était déjà venue pour la servir ; j’ignore comment Luiggi se l’était procurée, mais je n’eus garde de lui accorder ma confiance, tout ce qui venait de lui devait désormais m’être suspect.
J’habitais aussi ce lieu, et nouveau Frère noir, je pouvais librement aller dans le monastère. Mon appartement était demeuré à ma disposition, et par conséquent, j’étais maître de toutes les issues secrètes dont j’avais tant besoin. Luiggi annonça à la congrégation que le chevalier issu des fondateurs du monastère, voulait par esprit de pénitence séjourner quelque temps au milieu d’eux, vêtu de leur habit, et assistant à tous leurs offices ; cela suffit pour détourner les conjectures de la curiosité.
J’avais bien fait de prendre à l’avance mes mesures, car les événemens ne tardèrent pas à se presser. Elphyre venait d’arriver à la cabane de Stéphano ; j’avais reçu les sermens du bandit Jacomo, lorsqu’une conversation que j’entendis, et qui se faisait entre Luiggi et le prieur, m’informa que la nuit prochaine on devait, par des prestiges, chercher à effrayer Lorédan, afin, en ouvrant son cœur à des terreurs superstitieuses, de préparer les moyens de le mieux accabler lorsque l’occasion s’en présenterait.
Je formai alors le dessein d’instruire Lorédan de ce qui se passait ; je n’osais plus m’éloigner du monastère depuis que ma Palmina y était comme une sorte d’otage ; je ne voulais pas non plus abandonner mon poste, dans la crainte de perdre le fil de la trame qui s’ourdissait, de sorte qu’après y avoir bien réfléchi, je songeai à t’attirer sur la lisière de la forêt sombre, où je serais venu te parler, en profitant de la facilité que me donnait le souterrain connu de moi seul et de Luciani.
En conséquence de ce projet, et voulant te faire sortir de ton château, sans que les espions de Luiggi, dont tu étais environné, pussent avoir le plus léger soupçon, j’imaginai d’envoyer Elphyre vêtue en villageoise ; elle devait chanter au point du jour, sous tes fenêtres, une romance tellement en rapport avec les visions pénibles que tu avais eues dans la nuit précédente, qu’il était impossible qu’elle ne piquât pas ta curiosité ; j’espérais que venant à elle, Elphyre pourrait t’engager à la suivre, et dans le cas où ta méfiance ne te l’eût pas permis, elle devait te remettre des tablettes qui t’y auraient assurément décidé.
Pendant le temps que nous étions ensemble à Messine, j’entrai un jour chez un bijoutier ; il venait de faire deux paires de tablettes absolument semblables, et aussi richement ornées que le dessin en était de bon goût ; je lui achetai la première qui tomba sous ma main. Peu de temps après ma sortie de cette boutique, tu y vins ; les tablettes te frappèrent, ainsi que moi ; tu en fis l’acquisition ; et venant dans mon palais, tu me les montras en disant que ton intention était d’en faire cadeau à la belle Ambrosia.
J’aimais alors cette noble personne, et par une faiblesse puérile, j’attachais du plaisir à posséder un meuble absolument pareil à celui que tu lui destinais ; je n’eus donc garde de t’avouer que j’avais en mon pouvoir son pareil ; je le gardai soigneusement, et l’emportai toujours avec moi ; je possédais encore les tablettes, et je voulus m’en servir pour piquer ton attention, je savais qu’en les voyant tu les prendrais pour celles d’Ambrosia ; j’y enfermai un de mes portraits que Luiggi venait de me rendre ; ma femme l’ayant demandé pour le copier, et enfin je glissai dans un secret, un billet contenant ce peu de mots : Lorédan, c’est Valvano qui veut te parler, ton bonheur et ta vie sont attachés à ce que tu viennes où je t’attends !
J’étais bien persuadé que cet appel ne serait pas fait en vain, et s’il eût été entendu, nous eussions peut-être évité les malheurs qui vinrent à la suite. J’avais soigneusement caché les tablettes dans le fond d’urne corbeille garnie de fleurs, et quand le moment fut venu, je fis partir Elphyre avec Stéphano et je les suivis à quelque distance.
Je n’avais pu prévoir que ce matin même, plusieurs brigands ayant à leur tête un homme plus habile qu’eux, viendraient rôder, autour du château d’Altanéro ; ils entendirent la prétendue villageoise, ils virent les signes qu’elle faisait à Lorédan, et sans plus tarder, ils tombèrent sur elle aussitôt que Francavilla eût quitté la fenêtre, et avant qu’il eût pu sortir du château.
Par une rencontre également malheureuse, le concierge d’Altanéro était dans la campagne ; il vit ce qui se passait, et craignant que le marquis n’envoyât après les bandits, il engagea ceux-ci, auxquels il répéta le mot d’ordre, de lui confier la jeune beauté encore évanouie ; il la prit dans ses bras, et par une secrète issue il la conduisit dans les souterrains du château où il la renferma dans une prison. Cependant, les brigands montés sur des chevaux vifs à la course, s’éloignèrent, et leur trace ne tarda pas à être perdue.
Dans cette catastrophe, j’eus lieu néanmoins de m’applaudir de ce que le malheur n’était pas complet ; Stéphano, qu’il m’était si important de conserver, n’avait pas été surpris ; ainsi le fil de cette intrigue était rompu, étant bien assuré qu’Elphyre ne me trahirait pas ; la fermeté de son âme était telle, que facilement on ne pourrait l’intimider.
J’avais pourtant à craindre que les tablettes que Stéphano t’avait vu remettre de loin, ne nous devinssent funestes, par les démarches ostensibles que tu pourrais faire pour connaître à qui elles appartenaient ; Luiggi me les avait vues, et s’il eût su de quelle façon elles étaient tombées dans tes mains, il lui eût été plausible de me soupçonner, et la chose me paraissait dangereuse ; je ne vis qu’un seul moyen d’éviter cet embarras ; c’était de te faire reprendre les tablettes ; et alors j’imaginai la lettre mystérieuse et menaçante que je te fis remettre par Jacomo ; cette ruse me réussit à merveille ; tu ne balanças pas à sacrifier un objet qui, par un refus, pouvait en excitant tes ennemis, devenir funeste à ton Ambrosia.
Fâché de voir ainsi déjouer le premier ressort que j’avais mis en usage, je passai une assez mauvaise nuit ; et dès que j’eus vu Luiggi, je le priai de se rendre par le souterrain à la cabane de Stéphano, pendant l’heure de l’office du matin, pour y prendre les tablettes que Jacomo devait y avoir portées, si tu avais consenti à les rendre.
Ce que je ne pouvais prévoir arriva ; suivi de ton cousin Amédéo Grimani, tu vins toi même chez Stéphano, dans le temps que Luciani s’y trouvait ; tes questions surprirent si fort le vieillard, que ton déguisement empêchait de te reconnaître, que pour ne pas se laisser deviner, il rentra dans la partie secrète de sa demeure et demanda conseil à Luciani ; celui-ci ne sachant pas mes idées, te donna rendez-vous à tout hasard dans la cathédrale de Palerme, ayant ainsi l’intention de t’éloigner d’Altanéro, où il te croyait plus en danger. Stéphano te répéta ses paroles ; et voyant que tu avais envie de venir dans le monastère des Frères Noirs, il n’eut pas la présence d’esprit de t’en détourner, et Luciani n’étant plus auprès de lui ; ce dernier courut pour m’annoncer la nouvelle de ton imprudent voyage ; il n’y eu pas moyen de changer la fortune, et tu vins te livrer aux mains de ton ennemi.
Le ciel, néanmoins, ne te délaissa pas ; il te fit rencontrer presqu’en arrivant dans le monastère le religieux Luciani ; lui et moi, instruits de ton entrée dans la forêt, n’étions pas sans inquiétude ; nous soupçonnions jusqu’où pouvait te conduire ton audace ; et ce digne ami te vit pénétrer en un lieu où tu avais tant à redouter la malice de tes adversaires.
Ce fut Luciani qui te fit conduire à la salle des voyageurs avec ton compagnon ; il se rendit immédiatement ensuite chez le Père abbé, bien certain qu’on ne tarderait pas à venir lui annoncer la venue de deux voyageurs. Le moine chargé de ce soin, déclara dans son bavardage inutile, que votre bonne mine l’ayant frappé, vous ne pouviez être des gens du commun.
Il était bien impossible que Luiggi pût soupçonner qui vous étiez. Cependant comme tout tracasse la conscience du coupable, il engagea par une vague inquiétude le père prieur à venir l’interroger, celui-ci ne demanda pas mieux, et il y fut ; et Luciani, de l’air, le plus naturel, demanda à le suivre.
Ce n’était pas le prieur que nous devions craindre ; il ne connaissait pas Lorédan, d’ailleurs assez bien caché par son déguisement ; son interrogatoire ne lui apprit pas grand chose ; vous jouâtes merveilleusement votre rôle, et Luciani en sortant vous glissa ce mot espérez, pour vous tenir alertes, et vous préparer aux événemens de la nuit qui commençait.
Puisque la Providence vous avait amenés dans le monastère, je résolus de ne pas vous en laisser sortir sans vous avoir fait connaître l’ennemi de Lorédan, et pour cela je pensais qu’il me suffisait de lui faire voir les traits de Luiggi ; ce fut la cause de ma venue mystérieuse pendant cette nuit auprès de vous ; désirant vous en imposer et frapper également de terreur ceux qui pourraient nous surprendre, je revêtis un costume lugubre, je suspendis ma lanterne sourde sur ma poitrine ; je l’enveloppai de voiles si bien, qu’il était difficile d’imaginer d’où pouvait partir cette lueur, et je marchai vers votre chambre.
Tout me réussit d’abord ; entraîné par mes gestes impérieux, vous vous décidâtes à me suivre ; je vous menai par des corridors peu fréquentés jusqu’à une tribune qui, de mon appartement intérieur, donnait dans l’église en face du siège de l’abbé ; je vous laissai quelque temps dans la crainte que l’envie de me parler ne vous fît oublier les règles de la prudence.
Je savais que lorsque les sacristains illumineraient l’église pour l’office de la nuit, votre tribune se trouverait éclairée, et que vos regards apercevant dans le loin l’étendard de la mort et la sinistre inscription, vous commenceriez par vous convaincre qu’il fallait chercher dans ce lieu l’ennemi de Lorédan, et que la vue de Luiggi achèverait de vous dévoiler le mystère. Tout ne répondit pas à mes désirs ; vos craintes furent éveillées, et, pour la première fois peut-être, Luiggi rejeta son capuce sur son visage avant le moment où il le faisait ordinairement ; il fallut donc vous ramener sans que vous fussiez plus instruits qu’auparavant.
Cependant j’avais à l’avance prévu non ce cas, mais celui où une autre circonstance eût pu faire manquer mon projet, et alors j’avais écrit un billet pour vous apprendre le mot d’ordre et pour vous engager à feindre une maladie qui, vous faisant transporter à l’infirmerie, nous facilitait de communiquer ensemble, soit en employant Luciani, soit à la faveur d’un passage secret qui y aboutissait.
Vous étiez trop curieux de débrouiller ces mystères pour ne pas accéder à mes désirs, et le lendemain, Lorédan se déclara malade lorsque Luiggi vint dans sa chambre avec les frères lais. Dès-lors l’infirmerie lui fut ouverte, et Jacomo, que nous n’avions pas mis dans le secret, mais qui vous reconnut pour vous avoir vu la veille dans la chaumière de Stéphano, se chargea de vous y conduire, vous, Amédéo, pour accompagner votre frère prétendu, et Lorédan pour y être soigné de sa faiblesse extraordinaire.
La fortune en ce moment semblait vouloir nous sourire ; une affaire importante et intéressant le temporel du monastère, appelait Luiggi dans la ville de Taormine ; il se vit contraint à partir vers le point du jour, et nous pouvions espérer que son absence se prolongerait peut-être durant toute une semaine.
Je voulus en profiter pour te parler ; mais, dans le cas où quelque catastrophe vînt de nouveau déranger mes projets, je chargeai Luciani de te renouveler l’avis qui devait t’engager à te trouver dans la cathédrale de Palerme, au jour précédemment indiqué.
Cependant la présence de ton cousin Grimani me tourmentait ; je savais que dans un moment de péril (et nous pouvions nous y trouver à toute minute) il serait bien plus difficile de vous sauver, deux qu’un, lorsque sa promenade dans la forêt nous donna les moyens de l’empêcher de rentrer dans le monastère. Sa fuite devait, il est vrai, faire naître quelque soupçon ; mais outre que nous devions la faire passer comme le résultat de votre désir commun, de donner de vos nouvelles à vos maîtres, nous espérâmes que durant l’absence de mon frère on s’en apercevrait moins. D’ailleurs ne fallait-il pas, dans la situation présente, donner quelque chose au hasard.
Jacomo fut chargé d’un billet que Luciani écrivit à Grimani ; il devait le conduire dans la cabane de Stéphano, où tu les rejoindrais lors de ta sortie du monastère. Le bandit ne me trompa point, mais son amitié pour le misérable Négroni, qu’Amédéo venait de tuer, faillit amener une sanglante catastrophe ; par bonheur qu’elle n’eut pas lieu ; le duel qui survint entre ces deux personnages, nous fut pourtant funeste, en ce qu’il me priva de Jacomo dont je me serais si utilement servi pour te faire passer d’autres avis.
Cependant je voulais te parler, je voulais me faire connaître à toi, te demander ta parole de ne pas révéler la conduite de Luiggi ; mais je ne pouvais le faire dans l’infirmerie où des religieux indiscrets et vendus à l’abbé te poursuivaient sans cesse de leurs regards curieux ; je m’étais mêlé parmi eux à la faveur de mon déguisement, lorsque Luciani te proposa de venir prendre l’air en un lieu voisin ; tu compris ce que cela voulait dire, tu acceptas son offre, et me trouvant-là comme par hasard, le grand infirmier me pria de te donner le bras.
Lorsque je te sentis aussi près, mon amitié ne put se contenir ; je te pressai contre moi avec tant de force, que tu ne tardas pas à me reconnaître pour ton protecteur ; mais je ne sais quelle puissance infernale vint t’inspirer la fatale idée que je pouvais être Luiggi ; peut-être ma taille, pareille à la sienne, notre son de voix semblable, t’induisirent en erreur ; mais tu as payé bien cher cette méprise funeste. »
(Ici Lorédan interrompant le récit de son ami, lui répéta les motifs qui lui avaient fait croire une chose pareille, et Valvano, les déplorant, reprit la parole en ces termes.)
« En t’entendant prononcer avec tendresse le nom de ton persécuteur, en te voyant me prendre pour lui, je ne fus pas maître d’un mouvement de saisissement et d’horreur ; je m’arrachai de ton bras, je m’enfuis avec indignation, et fus ailleurs déplorer ta crédulité ; tu sais la suite. Luciani, surpris de ma retraite, te ramena dans l’infirmerie et tu revins prendre ta place sur ton lit.
Je voulais, néanmoins, te parler ; j’en avais le plus grand besoin ; et voyant que je pouvais parvenir auprès du lieu où tu étais, par une porte placée dans la ruelle de ton lit, je tentai de m’introduire par cette voie ; déjà j’ouvrais la porte, quand un grand bruit se fit entendre ; il annonçait le retour de Luiggi, et je n’eus rien de plus pressé que de courir auprès de lui pour m’en quérir du sujet qui lui avait fait interrompre son voyage.
Hélas ! je ne pus en rien tirer, il n’avait garde de me le dire ; ce fut Luciani qui me l’apprit : ton oncle le marquis Magini, auquel, par une imprudence impardonnable, tu n’avais pas fait part de ton projet, avait conçu de justes inquiétudes de ton absence ; il s’était mis en quête pour te chercher, et ta mauvaise étoile voulut qu’il s’adressât à un bandit ; celui-ci donna l’éveil à ses camarades. Le père abbé était encore assez près du couvent ; on lui dépêcha un messager qui l’instruisit de cet incident ; il put donc croire que tu rôdais autour de notre demeure, et il acheva d’en être persuadé lorsqu’on eut trouvé le cadavre de Négroni, que ton cousin avait tué.
Dès-lors la disparition d’Amédéo ne fut plus une chose naturelle ; on se méfia du pélerin qui restait dans le couvent. Le prieur reçut la commission de l’interroger ; par bonheur Luiggi n’osa pas le faire, dans la crainte d’être reconnu, et son confident ne te connaissait point.
Tes réponses, néanmoins, ne laissèrent pas que de te rendre suspect ; et lorsque l’adresse de Luciani eut donné un ton nouveau à tous tes interrogatoires, on resta persuadé que tu étais Amédéo Grimani. En conséquence, l’infirmerie te fut donnée pour prison jusqu’à nouvel ordre, et on redoubla de précautions.
Malgré mon inquiétude, je ne faiblissais pas ; plus le péril croissait, plus je voulais redoubler d’énergie, et passant par les issues secrètes qui pouvaient me conduire vers toi, je t’engageai à me suivre ; je t’enlevai du lieu où l’on te retenait.
J’oubliais ici de te dire qu’écoutant à l’écart l’interrogatoire que te faisait subir l’indigne prieur, j’élevai ma voix involontairement ; mon indignation m’arracha quelques paroles qui commencèrent à faire naître des soupçons contre moi dans l’âme de Luiggi ; car il ne douta point que je ne les eusse prononcées lorsque l’on vint les lui rapporter. Maintenant, reprenons le fil de mon discours et revenons à notre course dans les corridors de l’abbaye. Je te conduisis au vestiaire des religieux, afin que, revêtant leur costume tu pusses plus facilement te soustraire à leurs regards ; je t’indiquai une place dans l’église où je devais t’aller rejoindre, et de là te faire entrer dans les souterrains qui t’eussent conduit hors du monastère. La providence divine en décida autrement.
Je te quittai, voulant revenir près de mon frère, afin d’éveiller son inquiétude le plus tard qu’il me serait possible ; j’étais assuré que tu ne risquerais rien ; il était si ordinaire de voir des religieux en prière dans l’église attendre l’heure de l’office du soir, que je ne pensais pas que tu pusses faire naître le moindre soupçon.
Tu entrais dans le cloître, décoré avec cette magnificence lugubre et bizarre qui le rend l’objet de la curiosité de toute la Sicile, quand, par une fatalité sans exemple, Luiggi le traversait. Se croyant en sûreté dans ces lieux où nul n’était introduit sans sa permission expresse, il marchait son capuchon relevé ; tu le vis et plus que jamais tu t’enfonças dans ta fatale erreur ; tu courus à lui les bras tendus. Cette action, ta taille mal cachée sous ton vêtement, suffirent à te faire reconnaître ; il entra précipitamment par une porte qu’il referma sur lui, et puis voyant que tu t’éloignais, il te suivit avec précaution par derrière jusque dans l’église où tu fus prendre la place que je t’avais indiquée.
Luiggi, ne te perdant pas de vue, envoya chercher un religieux qui lui était dévoué ; il lui commanda de venir vers toi, et, d’une voix mystérieuse, de t’engager à aller t’asseoir dans la cinquième stalle en face de son trône abbatial. Une infernale idée venait de naître dans son âme fertile en perfides inventions, et bien assuré que j’étais d’intelligence avec toi, il voulut te donner le change s’il était possible.
Ayant mis en sentinelle un nouveau surveillant, il vint dans son appartement où je me trouvais.
» Mon frère, me dit-il, il faut que tu me rendes un service dont seul je puis apprécier l’importance ; je ne me sens pas bien, je ne voudrais pas aller à l’office du soir, et comme assez fréquemment je m’en dispense, je crains de faire murmurer mes religieux. Ta taille, ta voix sont semblables à la mienne ; fais-moi le plaisir de prendre ma place dans cette circonstance : tu m’obligeras beaucoup. »
Cette proposition, si extravagante, me surprit au-delà de toute expression ; certes, dans une autre journée, je l’eusse repoussée comme je devais le faire, mais en ce moment je craignais tant d’éveiller sa méfiance que je me prêtai à un caprice dont d’ailleurs j’entrevoyais le but. Je le croyais du moins ; il me semblait que son idée était de m’occuper afin que je ne pusse pas être instruit de la présence d’Amédéo Grimani dans le monastère. Je ne pouvais deviner qu’il t’eût parfaitement reconnu.
Après lui avoir fait diverses objections, qu’il détruisit en me prouvant qu’à cette heure il ne se faisait aucune cérémonie qui eût pu me conduire au sacrilège, je me rendis, espérant que tu te perdrais dans la foule des religieux ; d’ailleurs je voulus t’envoyer Luciani pour t’engager à sortir et à rentrer dans le cloître, où tu aurais eu l’air d’accomplir une pénitence ; mais Luciani ne se remontra pas.
Déjà tu avais pris ta place dans la cinquième stalle, tandis que le moine qui eût dû l’occuper avait reçu l’ordre de ne point paraître à l’église ; je m’y rendis, ne sachant pas trop ce que je devais faire, mais poussé par une main invisible qui agissait impérieusement sur moi.
Dans le temps que je suppliais le ciel de me pardonner cette profanation, en raison du motif qui me la faisait commettre, je sentis que le détestable prieur, qui était auprès de moi, ayant passé sa main par derrière ma tête, fît tomber mon capuchon, qui laissa un instant mon visage découvert ; je me hâtai de le rejeter sur ma tête, ne comprenant pas pourquoi le misérable en agissait ainsi, quand les paroles : À toi Francavilla, à toi ! ayant retenti sous les voûtes sombres de l’église, me donnèrent une faible lumière sur le rôle qu’on me faisait jouer et sur le motif de l’insolence du prieur.
Mais je ne pus alors en savoir davantage ; bientôt après les religieux défilèrent en procession, selon l’usage ; et comme nous arrivions à la porte extérieure, des satellites que nous y trouvâmes, fondirent sur un Frère noir, et il fut emmené avec promptitude. Je ne doutai pas que ce ne fût toi, aussi oubliant toute discrétion, je courus vers le malheureux pour prendre sa défense ; mais l’erreur ne dura pas long-temps, il se fit reconnaître, et soudain la cloche d’alarme ayant retenti, on se mit à te poursuivre dans le monastère.
J’oubliai dans cet instant mon désir de punir le prieur de son action impertinente ; je ne m’occupai plus qu’à me mêler parmi tes persécuteurs, afin de te sauver si il était possible. On te chercha d’abord sans succès ; le lieu que tu avais choisi pour ton asile était excellent, et certes tu te fusses épargné beaucoup de soucis, si tu eusses voulu demeurer tranquille plus long-temps ; tu quittas ton poste ; on te surprit ; une lutte s’engagea entre toi et les bandits à la solde de Luiggi ; ta vie fut menacée, je fus assez heureux pour la préserver et pour te rendre, dans cette circonstance, ce que tu avais fait deux fois pour moi dans les combats, au péril de la tienne.
Luciani se dévouant aussi, parvint à suspendre la rage d’un assassin ; on te garrotta, tu fus entraîné dans une prison, et je te perdis de vue. Pendant que l’on me conduisait vers mon frère, j’eus le temps de dire à Luciani de veiller sur toi : déjà tout était disposé par nous pour faciliter ta fuite, et je voulais que tu emmenasses avec toi ma Palmina ; je me défiais trop de Luiggi pour souffrir plus long-temps que ma femme, en demeurant dans cette prison, devînt envers lui l’otage de ma conduite future.
Je n’eus pas la peine de me justifier auprès de Luiggi, car il ne voulut pas me voir, bien assuré que moi seul avais pu prendre ta défense ; craignant mes reproches, il avait à l’avance donné l’ordre que je fusse conduit dans une chambre, où l’on devait me garder à vue, sans qu’on me permît ni de lui écrire, ni de parler à qui que ce fût ; pour toi ton sort devait être affreux : précipité dans un cachot profond, où l’on avait suspendu l’Étendard de la Mort, tu devais y expirer dans les angoisses d’une faim dévorante.
Luciani, que rien ne pouvait faire suspecter, demeura libre de ses mouvemens. Dès que les religieux furent rentrés dans leurs chambres, il sortit de la sienne, prit ton épée, dont on t’avait dépouillé, et fut te chercher de souterrain en souterrain ; enfin il parvint dans ce lieu où l’on t’avait jeté, et sa joie ne fut pas médiocre : il commençait à craindre de ne pas te rencontrer.
« Une nouvelle perfidie de Montaltière rendait l’adresse nécessaire pour tirer Palmina du lieu qui la renfermait ; sous prétexte de mieux veiller à sa sûreté dans une demeure où assurément elle n’avait rien à craindre, il avait placé, sans m’en prévenir, un corps-de-garde composé de deux brigands ; on les relevait toutes les vingt-quatre heures.
La première fois que je les vis, j’en fus indigné ; mais ayant pris la résolution de tout dissimuler pour mieux venir à bout de mes desseins, je parus me contenter de l’explication que Luiggi me donna de cette conduite.
J’étais le maître d’aller chez Palmina ; j’avais le mot d’ordre et la bague qui devaient me faire reconnaître et me donner le droit d’emmener ma femme, si je le voulais ; et les bandits me voyant dans mon costume de Frère noir, me prirent pour l’abbé qui venait visiter l’objet d’une passion coupable.
« Je crus donc qu’il ne serait pas difficile de tirer Palmina des mains de ses gardiens, et que, sous le prétexte de la ramener dans l’intérieur du couvent, tu pourrais la conduire chez Stéphano ; mais j’ignorais qu’une nouvelle consigne venait d’être, dans la journée précédente, ajoutée à celles qui déjà avaient lieu, et cela par suite des événemens qui se passaient.
Il te fallut donc combattre ; la victoire appartint à la cause la plus juste, ma Palmina fut délivrée, tu franchis les profondeurs de ces cavernes naturelles où l’art a eu peu de chose à faire pour pratiquer des routes inconnues aux humains, et après avoir retrouvé Grimani chez Stéphano, tu pus enfin rentrer dans Altanéro ; la fortune était lasse de te poursuivre, ma femme, prévenue à l’avance me conserva le secret que je lui avais demandé, et tu veillas sur elle comme je l’espérais.
Rien ne fut égal à la colère de Luiggi, lorsqu’il apprit ton évasion et celle de ma femme ; il leva alors le masque, il m’accusa hautement de l’avoir trahi ; nous eûmes une explication orageuse, à la suite de laquelle il me consigna dans mon appartement dont il me fut défendu de franchir la porte, et les plus intimes affidés de l’abbé devinrent mes surveillans ; c’était ce qui pouvait le moins m’inquiéter ; je savais par où passer pour m’échapper quand il m’en naîtrait l’envie ; et je n’eus garde d’avouer à Luiggi par quel moyen j’avais pu te tirer de ton cachot, faire sortir Palmina de sa prison, et vous faire franchir à l’un et à l’autre l’enceinte du monastère.
Deux jours après, Montaltière vint me faire une visite ; il essaya de me gagner à son parti, il m’apprit que ma femme était dans Altanéro. « Et là, dit-il, je puis plus facilement la suivre dans toutes ses démarches, et si elle trahit mon secret, dont elle est sans doute informée, je ne balancerai pas à la livrer au roi Frédéric, qui la réclame. »
Cette menace barbare me fit frémir ; je jugeai Luiggi capable de l’exécuter, et dans cette cruelle alternative, je résolus de rester tranquille jusqu’au moment où je me rendrais à Palerme. Ce qui m’inquiétait était de ne pas voir Jacomo ; enfin j’appris son combat contre Amédéo, et j’admirai comme le ciel se plaît à mélanger le bien et le mal sur ceux qu’il frappe.
Plusieurs jours se passèrent ainsi ; enfin voyant qu’il me fallait partir, le vingt-deux du mois approchant, je disparus une nuit par mon issue cachée, et je me rendis chez Stéphano ; il était prévenu déjà de mon arrivée par les soins de Luciani, aussi avait-il tout préparé pour me seconder dans ma fuite. Nous sortîmes du bois à la faveur de la nuit ; je gagnai un village voisin, et là je me séparai de ce brave homme, que je n’ai plus revu ; j’arrivai à Palerme le vingt-un, dans la journée, et me cachant à tous les yeux, j’attendis avec impatience le moment convenu qui devait tout apprendre à Lorédan.
Il m’était impossible de croire que j’eusse été suivi ; mes précautions étaient telles que Luiggi devait avoir perdu ma trace ; cependant je me trompais, et sur ce point je ne puis donner aucun renseignement, car j’ignore encore comment mon frère a su mon projet, à moins que, pendant la nuit, lorsque ses satellites me gardaient, je n’aie laissé, dans mon sommeil, échapper des paroles qu’on aura soigneusement recueillies et interprétées avec facilité après ma sortie de Santo Génaro.
Enfin l’heure fatale arriva : caché sous un manteau, je me rendis dans la cathédrale par une petite porte peu fréquentée, et je marchai, vêtu en Frère noir, vers le lieu du rendez-vous ; Lorédan n’y avait pas manqué ; mais au moment où j’allais lui parler et commencer notre conversation, un fratricide, (ah ! j’aime pourtant à croire que Luiggi crut ne frapper que mon émissaire) me porta un coup qui eût dû être mortel ; à peine je pus laisser échapper un faible cri ; je tombai sans connaissance, et un mois s’écoula avant que l’usage de mes sens me fût entièrement rendu.
Luiggi, instruit du rendez-vous donné par moi à Lorédan, forma le projet de se défaire de celui-ci à l’instant où il entrerait dans la cathédrale ; prenant avec lui le prieur de Santo Génaro et plusieurs brigands déterminés, il était venu à Palerme et avait recruté d’autres misérables parmi les bandoléros dont cette ville abonde.
Son attente fut trompée ; Francavilla n’entra point dans l’église par le grand portique, il s’y introduisit par les galeries de l’archevêché, et le perfide abbé ne trouva pas un homme qui osât commettre un meurtre dans l’église ; lui seul en prit le soin, il courut se cacher derrière un banc, et attendit que nous nous présentassions.
Ma présence le fit frémir, il connut le danger, et ne craignit pas, pour en sortir, d’attenter aux jours de son frère. Lorédan, à la vue de l’action qu’il venait de commettre, mit l’épée à la main ; Luiggi, pour échapper à ce péril certain, d’ailleurs sûr de lui avoir fait prendre le change en me montrant à lui comme son persécuteur, fit voir son visage. Sa ruse abominable lui réussit. Lorédan crut lui devoir la vie ; il voulut l’embrasser, mais Luiggi essaya de l’emmener hors de l’église où les bandits l’attendaient pour l’immoler ; il ne put y réussir ; Francavilla donna le signal, et l’édifice se remplit des gens que l’archevêque avait apostés ; en même temps les portes se fermèrent, et la terreur descendit dans l’âme de Montaltière ; il craignit une explication qui pouvait lui être préjudiciable, et il sortit par un des bas côtés, que lui ouvrit un sacristain, dont il paya largement la complaisance.
Sa plus grande inquiétude était alors de savoir si j’avais parlé ou si j’avais expiré ; il se donna force soins pour découvrir la vérité ; enfin il apprit avec quelque certitude que j’existais encore, mais qu’un long espace de temps s’écoulerait avant que je retrouvasse l’usage de la parole ; ceci le rassura, et sa fertile malice lui inspira les perfidies qu’il devait employer pour te perdre avant mon retour à la santé. (Ici nous le répétons encore, nous mettons dans la bouche de Ferdinand le récit des choses qu’il ne pouvait savoir à cette époque, mais nous avons cru devoir en agir ainsi pour satisfaire de suite la curiosité du lecteur.)
En quittant le monastère, je n’avais pas songé à retirer les documens, les papiers appartenans à la princesse de Chypre ; ils se trouvaient par conséquent au pouvoir de mon frère : ce fut sur eux qu’il s’appuya pour en faire les fondemens de ses nouvelles machinations. Je vais vous décrire par ordre tout ce qu’il fit, afin de vous faire bien connaître sa haine : elle avait formé un plan, il ne s’agissait rien moins que de brouiller Lorédan avec Grimani, dont la présence à Altanéro gênait les complots de vos ennemis, décidés à le perdre dans l’opinion du roi de Sicile, et enfin à le séparer de son Ambrosia.
Je vous ai dit, continua Valvano, que la belle Elphyre, cette amie de ma femme, ayant été enlevée presque sous les yeux de Francavilla, avait été conduite dans une prison particulière du château de ce dernier. Luiggi, qu’on en instruisit, voulut, après ton retour du monastère, qu’un brigand, dont la figure était assez gracieuse, se donnât pour toi, la trompât, soit pour chercher à lui arracher ce qu’elle pouvait savoir de nos secrets, soit pour feindre près d’elle un amour, qui devait te nuire également dans l’esprit d’Ambrosia et de Grimani ; car, grâce aux espions dont vous étiez environnés, on devinait vos plus secrètes pensées.
Le fourbe qu’on employa prétendit avoir appris dans le monastère le lieu où la jeune fille était détenue ; il joua son rôle avec assez d’adresse pour séduire Elphyre, et pour que, dans la suite, les récits de celle-ci, trompassent également Amédéo.
Mais pour mieux tromper celui-ci, on fit mouvoir de plus puissants ressorts ; une lettre laissée dans sa chambre par le concierge qui vous trahissait, éveilla ses soupçons ; il voulut en effet surveiller les courses nocturnes de Lorédan, comme on lui en faisait naître l’envie, et la nuit suivante il se plaça en embuscade.
– « Tu dois te rappeler, cher Lorédan, que cette même nuit le concierge du château se présenta devant toi ; il venait, disait-il, te révéler ce qui s’était passé dans la journée. Un homme introduit dans Altanéro avait, prétendait-il, agi de manière à lui devenir suspect ; cet homme cherchant à lui parler, il ne s’était pas refusé à l’entendre, et peu à peu il avait paru céder à la séduction qu’on cherchait à opérer sur lui ; de cette manière, il était parvenu à saisir le fil d’un complot qu’on lui avait entièrement révélé ; il s’agissait de pouvoir, par une entrée particulière, pénétrer dans Altanéro en nombre suffisant pour en surprendre les habitans.
Le concierge promit d’en indiquer une qui était à sa connaissance, et sous ce prétexte, il se fit suivre de l’inconnu, le conduisit dans les souterrains, le fit entrer dans un cachot où il l’enferma brusquement ; il avait agi ainsi pour ne pas faire connaître à ceux qui employaient cet individu le sort de leur agent.
Francavilla demeura charmé de l’adresse du concierge ; aussi consentit-il facilement à le suivre pour aller sur l’heure interroger le bandit, et tous deux prirent de suite le chemin des souterrains, tandis qu’Amédéo les suivait doucement ; arrivés au lieu que l’on ne voulait pas laisser dépasser en cet instant par Grimani, une porte fut fermée, et le concierge, poursuivant son chemin, conduisit Lorédan en un cachot voisin de la demeure d’Elphyre, où tu trouvas en effet un bandit qui s’y était laissé amener volontairement ; tu fus la dupe de ce qu’il voulut bien te dire, et tu le quittas en recommandant au concierge de veiller sur lui ; ainsi tu fus joué par ces deux scélérats.
« Le lendemain selon ton usage, tu courus à Rosa Mazini, auprès de ton Ambrosia ; de nouveaux ressorts furent mis en jeu : on donna à Grimani une clef qui lui était nécessaire, on disposa tout de manière à ce que sa sortie et celle d’Elphyre fussent libres, et une felouque fut prête afin qu’il put s’en servir pour s’éloigner d’Altanéro ; la ruse réussit comme on l’avait espéré. Amédéo en partant enlevait un témoin dangereux aux Frères noirs ; et de plus, il emmenait avec lui, non seulement Elphyre, son amante, mais encore Palmina, dont la présence devenait incompatible avec les projets de Luiggi.
Mon frère, voulant perdre Lorédan par les calomnies dont la princesse de Chypre devait lui fournir les premières voies, n’avait garde de souffrir qu’elle prolongeât son séjour dans Altanéro ; mais comme aussi on ne pouvait l’enlever à force ouverte, on employa la ruse : un faussaire adroit contrefit l’écriture de mon ami, et lui manda, comme si Lorédan lui eût écrit lui-même, plusieurs motifs qui l’engageaient à la faire sortir du château, où sa sûreté était compromise, pour l’envoyer dans une retraite plus éloignée et plus sûre.
Palmina, que rien n’avertissait de se défier d’un message pareil, consentit à suivre le concierge qui le lui apporta ; il lui fit part du regret que le sénéchal éprouvait de ne pouvoir pas venir en personne la conduire ; mais en ce moment, il était à Rosa Marini, avec sa femme.
Palmina n’en demanda pas davantage elle écrivit quelques mots, soit pour la signora Orsoni, soit pour toi, Francavilla, et elle descendit sur la plage en passant par l’issue qui avait servi à Grimani pour emmener Elphyre ; elle monta sur la felouque préparée. Le reste maintenant t’es connu.
Luiggi voyant avec effroi s’avancer le jour de ton mariage, et bien déterminé à ne point souffrir qu’il se consommât, fit dénoncer au roi Frédéric, et Lorédan et Valvano ; il eut soin de l’instruire que j’étais caché en Sicile, dans une terre de Lorédan, et que cet ami gardait la princesse de Chypre dans Altanéro. On promit au roi de lui en donner la preuve s’il voulait mander Francavilla devant lui ; enfin il s’y prit si bien, que le roi t’intima l’ordre de venir à Messine, et te l’envoya par un héraut accompagné de plusieurs gens d’armes qui devaient, deux jours après ton départ d’Altanéro, faire une exacte recherche dans cette forteresse, où l’on espérait surprendre Palmina. Enfin le dénonciateur, qui ne se faisait pas connaître, s’engageait à mettre sous les yeux de Frédéric, le matin même de ton arrivée à Messine, les preuves irrécusables des délits dont on t’accusait.
Cependant Luiggi pensait bien que l’ordre du prince ne suffirait pas pour t’empêcher de conclure ton mariage ; il ne craignit pas d’exposer la santé d’Ambrosia, en lui faisant boire, le matin de ses noces, un breuvage composé de manière à l’incommoder pendant quelque temps ; puis, toujours dirigé par son génie bizarre, il fit jeter, au moment de la cérémonie, par un de ses affidés caché dans les voûtes de la chapelle, l’Étendard de la Mort, toujours accompagné de l’adjuration fatal.
Tu sais le succès qu’eut cette scène : le bandit s’échappa dans une cache que le concierge lui avait préparée. Ambrosia s’évanouit, ses souffrances commencèrent, il ne fut pas possible de songer à ton hymen ; ainsi s’accomplirent les menées de ces misérables ; ton malheur, Lorédan, ne tarda pas à se combler, les envoyés du roi arrivèrent dans la journée, et tu te vis contraint, dès le lendemain, à quitter ton amante pour courir à Messine où d’autres persécutions t’attendaient.
Si, dès ta venue, le roi ne te reçut pas, c’est qu’il n’avait pas encore les documens qu’on lui avait annoncés ; et en retardant votre entrevue, il voulait avoir temps de les recevoir. Ce qui les retardait, c’était la comédie qu’on exécutait, le jour même de ton départ, à Altanéro.
N’était-il pas entré dans la pensée de ton ennemi de vouloir faire passer la princesse de Chypre pour ton épouse ! on avait fabriqué un acte qui le prouvait, et tandis que le duc Ferrandino était auprès de sa fille, une porte venant à s’ouvrir, laissa paraître une courtisanne appelée Sabiome, et que Luiggi avait enseignée à jouer le rôle de Palmina ; cette détestable créature sut si bien se déguiser, elle imita, avec tant d’art les manières d’une femme de haute condition, que le duc et Ambrosia ne purent révoquer en doute les mensonges qu’elle leur débita ; elle les appuya sur des titres irrécusables, sur ceux de la princesse de Chypre, qu’on lui avait confiés.
Ferrandino, dans son courroux, voulut, dès le lendemain, quitter Altanéro ; il emmena sa fille accablée de désespoir, après avoir offert à la courtisanne de la faire reconnaître publiquement pour ton épouse ; elle n’eut garde d’accepter une proposition pareille ; elle se retrancha sur ses devoirs ; et s’évadant à l’aide de ses complices, elle rendit les papiers que des courriers postés sur la route d’Altanéro à Messine vinrent remettre à celui qui était chargé de les faire passer au roi.
Voilà, Lorédan, la cause de la lettre impolie que tu as reçue du duc Ferrandino ; tes explications, si tu lui en adressas, ne lui parvinrent point ; on avait l’attention d’intercepter toutes les lettres que tu pouvais écrire, ou celles que tu pouvais recevoir.
L’audience de Frédéric ne fut plus retardée, quand il eut en main les preuves prétendues de ton intelligence avec moi. Les révélations que tu fis au monarque, et desquelles tu espérais ta justification, produisirent un effet tout contraire ; cela devait-être ; car, en prétextant que tu n’étais pas d’accord avec moi, tu m’accusais d’être ton ennemi ; tu disais que j’étais l’abbé du couvent des Frères noirs, tandis que le roi avait la preuve, que c’était le prince Montaltière, et non moi qui gouvernais ce monastère.
Ces choses-là plus que toute autre dénonciation, le rendirent sévère à ton égard ; il avait donné par avance l’ordre de t’arrêter en sortant de son appartement, si, par un signe convenu, il ne défendait pas de le faire ; son silence fut expliqué ; on te demanda ton épée, lorsque tu descendis l’escalier du palais ; et pour que tu n’ignorasses pas d’où partait le coup qui te frappait, une voix te fit entendre ces mots : À toi ! marquis Francavilla, à toi !
Ta demeure te fut donnée pour prison ; mais ce n’était pas l’intention de Luiggi de te laisser tranquille dans ce lieu ; il savait que tôt ou tard la vérité serait connue ; je pouvais recouvrer la santé ; Amédéo, également, en sortant de sa retraite, eût pu déjouer tant de malveillance ; il fallait donc, puisque ta mort n’était pas encore résolue, te faire disparaître, te conduire en quelque endroit écarté, où tu appartinsses absolument à ceux-là seuls qui avaient le désir de te nuire ; ce fut alors le coup de maître de Luiggi.
Paraissant tout-à-coup devant toi, il vint te débiter une fable ; il te parla d’une prétendue conspiration, dans laquelle, selon lui, ma rage toujours agissante était parvenue à te faire jouer un rôle ; déjà le sang avait coulé, et cette nuit même tu devais être conduit devant un tribunal composé de tous les ennemis de ta famille.
Dans cette circonstance, Luiggi se présenta comme ton libérateur ; il te conjura de te soustraire à l’orage, il te promit de veiller à tes intérêts, de te conserver ton Ambrosia et toi, jouet de ce traître, tu cédas enfin à ses pressantes sollicitations ; tu pris la fuite alors que nul danger ne te menaçait ; et, par cette résolution imprudente, tu te rendis coupable aux yeux du roi.
Le vaisseau que Luiggi avait frété t’emporta, loin des rivages de la Sicile, dans un lieu où tu devais être librement le prisonnier de ton ennemi. Nous avons encore de hautes actions de grâce à rendre au ciel ; car en choisissant le château de Ferdonna, Luiggi nous a laissé les moyens d’effectuer ta délivrance ; tu aurais été perdu sans retour si, pour ta demeure, il eût choisi tout autre fort parmi le grand nombre de ceux de son apanage.
Tu serais demeuré en paix dans cet endroit jusqu’au moment où Montaltière eût cru ta présence nécessaire en Sicile ; il t’y aurait ramené ; la chose ne pouvait tarder, puisque Ambrosia se trouvait en sa puissance…
– « Que me dis-tu, s’écria Lorédan, à qui sa tendresse alarmée ne permit pas de garder le silence en entendant ce funeste récit ; quoi ! mon Ambrosia serait tombée au pouvoir de ce misérable Luiggi ! »
« Hélas ! Francavilla, reprit Valvano, c’était la dernière chose qu’il me restait à t’apprendre ; je voulais d’abord te cacher ce malheur, mais je l’ai jugé impossible ; trop de bouches t’en instruiraient ; et dans cet instant peut-être, son père, le roi, et tout Messine t’accusent d’être l’auteur de l’enlèvement de cette belle infortunée. Contiens-toi, mon ami, et laisse-moi te raconter ce que j’ai su naguère de la bouche de Jacomo. »
Luiggi, par ses artifices diaboliques, était venu à bout de tous ses desseins ; tu avais abandonné la partie, il était maître de tes destins ; tu étais séparé sans retour de ton amante ; il se flattait que le temps te bannissant de son cœur, elle pourrait devenir accessible à une autre tendresse ; et alors il eût fait mouvoir d’autres machines pour se rapprocher d’elle et pour te faire oublier.
Mais quoiqu’il eût calculé la plupart des chances de l’avenir, il avait omis de songer à la plus naturelle ; l’orgueil du duc Ferrandino lui était mal connu, et ce sentiment peu digne d’une belle âme, est venu, en achevant ton malheur, détruire tout l’édifice que Luiggi avait élevé avec tant de patience et de soin.
Sois calme, Lorédan, je t’en supplie, renferme ta douleur, ne crois pas tout perdre ; puisque tu vis, puisque tu es innocent, tu finiras par rencontrer le bonheur que tu mérites si bien.
Ferrandino peu fâché peut-être de rompre avec toi, ne voulut pas, dans les circonstances qui suivirent ta disparition, demeurer trop long-temps éloigné de la cour ; il avait perpétuellement regretté en secret l’hymen auquel sa fille eût pu prétendre, si le prince Manfred se fût à temps déclaré ton rival. Maintenant Ambrosia était libre ; cette intrigue se pouvait renouer, et il s’empressa de revenir à Messine.
Ces vues ambitieuses d’un père, peu jaloux du véritable bonheur de sa fille, ne tardèrent pas à se réaliser. Dès que la jeune duchesse eut paru, le prince s’empressa de lui rendre les armes ; il brigua de nouveau la faveur de se déclarer son chevalier, et parla bientôt de son projet de s’unir avec elle.
Si ton amante se refusa à partager un sentiment qui lui répugnait, car tu régnais encore dans son cœur, il n’en fut pas de même de son père ; il donna avec transport les mains à une affaire toute propre à flatter son orgueil, et voulut forcer Ambrosia à regarder Manfred comme l’époux qu’elle devait choisir.
La nouvelle de cet événement parvint tout aussitôt à Luiggi ; il sut que le roi y avait donné son consentement, et sa colère en fut extrême ; si sa haine était satisfaite des malheurs qu’il avait avec tant d’art amassés sur ta tête, son amour ne l’était pas alors qu’il était sur le point de se voir enlever sans retour Ambrosia, et par un rival contre lequel toutes ses menées devraient échouer.
Ce fut bien le cas de faire un appel à sa fertile imagination ; elle l’entendit et ne l’abandonna pas. Parmi les papiers qui m’appartenaient ainsi qu’à Palmina, et qu’il avait cédés au roi Frédéric, un seul manquait à cette collection ; il avait jugé inutile de le montrer, car ce n’était pas son dessein de prouver le mariage de la princesse de Chypre et de moi ; il lui avait suffi d’établir qu’elle était venue à ma suite en Sicile ; ce document était mon contrat de mariage signé par Lusignan et deux témoins ; Luiggi s’en souvenant jugea qu’il pourrait devenir la meilleure pièce de sa nouvelle fourberie.
Il parvint à faire connaître à la jeune duchesse qu’il se trouvait à Messine, et qu’il voulait lui parler pour la convaincre de l’innocence de Lorédan. Ambrosia le connaissant pour l’un de tes meilleurs amis, n’eut garde de refuser l’entrevue qu’il lui faisait demander ; dès qu’il se vit introduit auprès d’elle, il m’accusa, selon son usage, prétendit avoir découvert les moyens dont je m’étais servi pour faire croire au duc et à sa fille que tu étais marié avec Palmina, montra le véritable contrat de mariage et enfin, pour dernier moyen, fit paraître la courtisanne Sobiona, qui avait joué le rôle de la princesse de Chypre.
Cette malheureuse s’avoua coupable, dit avoir été punie par moi, et dans cette circonstance, je fus encore le bouc émissaire. Ambrosia facilement demeura convaincue de la véracité de ce dernier récit ; mais il fallait le persuader également à son père ; et ceci n’était pas aussi aisé, ou plutôt le duc, malgré l’acte patent mis devant ses yeux, sachant d’ailleurs où il pouvait rencontrer la Sabione, ne voulut pas se rendre à l’évidence ; il s’obstina à te déclarer coupable, bien persuadé que tu ne l’étais pas ; il fit même plus, il ne se montra que plus empressé à poursuivre les préparatifs du mariage de sa fille.
C’est ce qu’attendait Luiggi, assuré qu’Ambrosia ne voudrait pas consentir à un hymen pour elle odieux ; il sut si bien la disposer, que croyant partir pour aller te rejoindre, elle suivit le fourbe, qui la conduisit dans le monastère des Frères Noirs, où elle pleure maintenant sa crédulité.
Il est encore heureux pour nous que cette belle personne soit renfermée dans un lieu où nous pouvons nous introduire et où je conserve des intelligences ; pressons-nous seulement de partir ; revenons en Sicile, et la fortune ne tardera pas à se déclarer en notre faveur.
– « Te voilà instruit, cher Lorédan, poursuivit Valvano, de tout ce que tu pouvais désirer de savoir. J’aurai peu de chose à te dire sur mon compte ; je dois la vie aux soins que m’a prodigués l’habile Derfumo, il ne m’a pas laissé ignorer que tu l’avais engagé par tes vives instances, par tes riches dons, à me traiter avec une attention particulière ; ainsi ta belle âme agissait envers celui que tu pouvais avec juste raison regarder comme ton ennemi ; ainsi tu t’acquittais des services que je te rendais, ou plutôt je te devais encore de la reconnaissance, puisque déjà tu avais sauvé mes jours. »
Valvano termina son récit par ces mots ; et Francavilla, quoique tout entier à la crainte de perdre Ambrosia, s’empressa de témoigner à Ferdinand une amitié digne de la sienne, et ces deux nobles cœurs, avec Amédéo, leur aimable émule, confondirent leurs embrassemens.
Avant que l’aube matinale brillât dans le firmament, Francavilla, qu’une seule pensée occupait, descendit de sa couche où le sommeil n’était pas venu le trouver ; et pressa ses amis de se remettre en route. Il voyait avec effroi la distance considérable qui le séparait de la Sicile, et se montrait impatient de la franchir. Le caractère atroce de Luiggi l’épouvantait en songeant que la vertu d’Ambrosia était peut-être aux prises avec un pareil monstre, et qu’il n’y avait pas de temps à perdre pour la délivrer.
Ferdinand et Amédéo ne se refusèrent point à ses désirs, et leur course rapide les conduisit dans la même journée à Pise, où ils durent passer la nuit. Nous allons les laisser cheminer jusqu’au moment de leur entrée en Sicile ; et pour ne rien laisser en arrière, nous reprendrons le fil des événements dont l’explication reste encore à donner.
Luiggi, plein de confiance en sa ruse dernière, ne douta pas de parvenir à entraîner Ambrosia hors du palais de son père ; dès-lors que cette jeune personne se serait confiée à lui, il était certain qu’elle deviendrait sa proie, étant bien décidé à ne jamais lui permettre de franchir les murs de Santo-Génaro sans qu’elle n’y eût laissé son innocence. L’âme atroce de Montaltière se plaisait dans l’idée de punir son rival ; mais, en cet instant, il songea que la présence de Lorédan lui serait peut-être nécessaire pour parvenir à réduire Ambrosia par la terreur ; craignant donc que, par un malheur qu’il ne pouvait prévoir, Francavilla cherchât à partir de Ferdonna sans l’en prévenir ; il se décida à écrire une lettre confidentielle au châtelain Altaverde, dans laquelle il lui enjoignait de veiller avec soin sur son hôte.
» J’avais lieu, disait Luiggi dans cette missive, de croire mon ami, le chevalier qui loge dans mon château ; mais une circonstance inopinée vient de me donner la preuve qu’il me trahit lâchement. D’intelligence avec mes ennemis, il joue auprès de moi le rôle odieux de traître. Je sais qu’il voudrait abandonner Ferdonna ; il faut l’empêcher de faire cette démarche, qui pourrait me nuire ; qu’il ne puisse échapper à votre vigilance. Je vous envoie un homme à ma solde (c’était Orfano) ; il s’entendra avec vous pour ne pas perdre de vue celui dont enfin je dois me méfier. »
Cet écrit, on le croira facilement, éteignit toute bienveillance dans le cœur du châtelain, pour Lorédan. Rien ne l’engageait à suspecter la sincérité de son maître ; aussi a-t-on vu comme tout-à-coup les manières changèrent à l’égard du marquis.
Mais, selon l’usage des subalternes, Altaverde dépassa les instructions de Luiggi. Celui-ci lui avait enjoint de ne pas souffrir que Lorédan quittât clandestinement Ferdonna ; et le châtelain se crut autorisé à le retenir en Charte privée. Aussi, pendant la nuit qui suivit la réception du message de Montaltière, il fut fermer à clef la chambre de Lorédan, bien déterminé à en faire son prisonnier.
À l’heure du déjeûner il assembla tous les domestiques de la maison ; Orfano fut du nombre, et tous ensemble marchèrent avec lui pour aller annoncer au marquis son changement de position.
Ce ne fut pas une médiocre surprise pour Altaverde, quand la chambre se trouva vide, et que Lorédan ne répondit à aucun des appels qui lui furent faits ; on crut d’abord qu’il s’était sauvé par la fenêtre, mais elle était trop élevée pour qu’il eût osé la franchir.
Le châtelain ignorait, comme nous l’avons dit, le passage secret de cette chambre ; et quoi qu’il en fut parlé dans le manuscrit de Rosamaure, ou il ne s’en souvenait pas, ou il regardait ce récit comme imaginaire. Il multiplia les recherches dans le château ; il fit battre inutilement la campagne. Lorédan ne se trouva nulle part ; et les moyens qu’il avait employés pour recouvrer sa liberté ne furent jamais connus.
Cependant, au milieu des interrogatoires que le châtelain faisait subir à tous les vassaux de Ferdonna, Orfano, qui les écoutait avec attention, demeura frappé de la description faite devant lui de la personne et du costume habituel de Lorédan. Il questionna à son tour Altaverde ; et, par ses réponses, se convainquit que lui, Orfano, avait été deux fois joué par le marquis Francavilla, qui s’était fait passer pour le brigand Bonanegro, afin de le mieux abuser.
Il ne douta pas dès-lors que ce ne fut sa faute si Lorédan avait fui le château de Ferdonna ; car il se rappelait avoir confié au prétendu bandoléro une partie de la mission qui le conduisait dans ce pays.
Après une telle découverte, Orfano songea que désormais sa présence était inutile à Ferdonna ; il voulut partir, et se chargea de tous les regrets, de toutes les excuses que le châtelain Altaverde adressait à Luiggi au sujet d’une évasion dont le signor n’était nullement coupable.
Le vent contraire qui régnait alors sur la mer ne permit pas à Orfano de s’embarquer comme il en aurait eu l’envie. Son mauvais destin le fit voyager par terre : ce fut sa perte, car il ne devait plus revoir la Sicile : il périt noyé dans le fleuve du Serchio, qu’il voulut traverser à la nage. Une crampe le saisit au milieu de sa course ; et, ne pouvant se débattre avec avantage, les flots l’entraînèrent vers la mer, où il trouva son tombeau. Sa mort priva Luiggi des renseignemens qu’il aurait pu lui donner ; elle empêcha le prince Montaltière de connaître en temps utile le retour de Lorédan en Sicile.
Ce fut après un voyage de seize jours, sans avoir pris un moment de repos, que Francavilla, Valvano et Grimani entrèrent dans la ville de Reggio, bâtie à l’extrémité de la Calabre, et séparée de Messine par le seul détroit de Scilla.
Les trois amis n’eurent pas de repos jusqu’au moment où ils eurent abordé la terre natale ; ce fut pendant la nuit qu’ils y descendirent. Craignant encore que leurs affaires ne fussent pas éclaircies, ils se rendirent ensemble chez l’archevêque de Palerme, qui les attendait avec anxiété.
Ce respectable prélat, après les premiers complimens, leur annonça les plus heureuses nouvelles. Il avait longtemps entretenu le roi à leur sujet ; Frédéric d’abord était revenu sans peine sur le compte de Lorédan. Il avait facilement admis son innocence ; mais il s’était montré, et avec plus de raison, irrité davantage contre Valvano.
« Je ne puis lui pardonner, disait-il, le double crime dont il s’est rendu coupable : il a d’abord trahi ma confiance ; il a outragé la majesté du roi de Chypre en lui ravissant sa nièce. »
Vainement l’archevêque lui avait objecté que si Valvano, emporté par sa passion, avait oublié qu’il était l’envoyé de son souverain, du moins n’avait-il pas poussé la faute jusqu’à enlever de vive force la princesse Palmina ; non seulement elle avait consenti à le suivre volontairement, mais encore le roi son oncle fut lui-même le témoin de ce mariage.
Frédéric niait cette assertion ; il prétendait prouver sa fausseté par les menaces que Lusignan avait fait entendre contre Valvano, tandis que l’archevêque s’appuyait sur un contrat qu’il ne présentait pas, puisqu’il était entre les mains de Luiggi, ou du moins tout le faisait croire ; mais en cette circonstance le ciel ne se montra pas opposé au triomphe de la vertu ; et voici comme il mena les choses pour que Frédéric fût convaincu de l’innocence de Ferdinand.
Depuis qu’Ambrosia était en fuite, le duc son père, occupé du soin de la poursuivre sans relâche, n’était pas revenu à Messine. Frédéric, dans le fond de son âme, ne pouvait être fâché d’un incident qui empêchait son fils de conclure un hymen qu’il ne trouvait pas assez avantageux pour lui. Il ne manqua donc pas, en politique habile, de profiter de la circonstance pour s’expliquer en père et en roi. Il manda son fils, lui signifia que la conduite d’Ambrosia élevait une barrière insurmontable entre elle et un prince de Sicile ; que lui, Frédéric, dès ce moment, retirait son approbation ; et puis, sans écouter les plaintes de Manfred, il lui ordonna de se préparer à partir pour l’Allemagne, où il devait trouver une femme de son rang dans une des cours de cette contrée.
Vainement Manfred opposa ses larmes, son désespoir à la volonté de son père ; Frédéric se montra inflexible, et le prince se vit contraint à obéir. Son brusque départ, la cause qui l’avait commandé parvinrent au duc Ferrandino ; c’était sans doute le coup le plus fort dont son orgueil pût être frappé ; néanmoins en digne courtisan, il dissimula son mécontentement extrême, et revint à Messine, où en arrivant il trouva un message du roi pour l’inviter à se rendre au palais.
Le duc se doutant bien du motif qui dictait cet ordre, ne crut pas devoir y désobéir. Frédéric en effet, lui communiqua ce qu’il avait fait pour rompre sans retour tout projet d’hymen entre Manfred et Ambrosia.
« Ce que vous avez de mieux à faire lui dit-il, c’est de donner votre fille au seul chevalier dont elle puisse être l’épouse, au marquis Francavilla ; enfin je dois vous dire en outre, que trompé peut-être par de faux rapports, j’avais cru Lorédan coupable d’ingratitude envers moi ; je suis maintenant mieux instruit, il n’a trempé en rien dans l’enlèvement de la princesse de Chypre, et l’archevêque de Palerme m’en a donné la preuve non équivoque. »
Ferrandino s’était déjà dit à lui-même ce que le roi venait de lui déclarer ; il voyait bien que Lorédan devait être l’époux de sa fille, la chose surtout se présentait plus avantageusement depuis que Frédéric paraissait prêt à rendre ses bonnes grâces à son ancien favori, aussi ce ne fut pas ce qui arrêta le duc.
« Sire, dit-il, je conviens que ma fille ne pouvait plus prétendre à l’hymen dont je m’étais flatté pour elle ; je pense comme votre majesté sur ce qui me reste à faire ; mais permettez-moi de vous dire que si l’innocence du marquis Lorédan vous est prouvée, je puis pareillement vous assurer de celle du baron Valvano. Je possède dans mes mains un acte de mariage entre lui et la princesse Palmina, signé par le roi de Chypre, par deux seigneurs de sa cour, et dans lequel ce monarque exprime clairement son consentement à ce que sa nièce devienne la femme d’un de vos sujets ; cette pièce importante est tombée entre mes mains, lorsque l’on a voulu prouver à ma fille que son amant ne lui avait jamais manqué de foi, et il est resté depuis en mon pouvoir. »
Cette révélation parut surprenante à Frédéric, il fut curieux de voir promptement la pièce dont on lui parlait. Ferrandino courut la chercher, et la lui apporta sur l’heure. Dans le temps qu’il était sorti, le roi manda l’archevêque de Palerme, afin de l’avoir pour témoin de ce qui allait se passer. On doit imaginer la joie de ce prélat, en apprenant la façon presque miraculeuse dont la providence s’était servie pour changer le cœur de Frédéric ; le contrat de mariage arriva, il était en bonne forme, le roi ne balança pas à l’avouer, et dès ce moment, il parut impatient d’interroger Valvano lui-même, afin de bien connaître tout ce qui s’était passé.
L’archevêque de Palerme raconta donc aux trois amis ce que nous venons de retracer ; il les mit par conséquent hors de toute crainte, voulant même les conduire sur-le-champ au palais ; mais nos héros s’y refusèrent ; ils prétextèrent de leur fatigue, le priant seulement d’annoncer leur retour au roi, et de lui demander quel moment lui serait le plus agréable, pour qu’ils vinssent lui rendre leurs respects.
Lorédan en se refusant à voir le roi pendant cette soirée, avait bien son intention ; il voulait courir à l’heure même chez le duc Ferrandino, puisque ce dernier détrompé avait cessé de lui être contraire ; il se fit accompagner de ses deux amis, et tous ensemble marchèrent vers la demeure de cet illustre seigneur. Le duc sans doute éprouva quelque embarras lorsqu’on vint lui annoncer le marquis Francavilla ; mais prenant bientôt son parti, il courut au-devant de Lorédan, l’embrassa à plusieurs reprises, le nommant son fils, et de part et d’autre on les vit éviter une explication désormais inutile.
Fidèle à son caractère, le duc néanmoins ne put s’empêcher de complimenter Valvano sur la glorieuse alliance qu’il avait faite. Il s’étendit sur ce sujet avec tant de complaisance, que l’on put aisément juger de l’état de son cœur.
Cependant Grimani pour donner une autre tournure à la conversation, et pour satisfaire l’amour de son cousin, parla du rapt d’Ambrosia, en fit connaître le véritable auteur, et voulut que dès-lors on prît les mesures les plus actives pour arracher la jeune duchesse à son odieux ravisseur. Le duc sans peine se rangea à son avis ; l’on décida que dès le jour suivant, on emploierait tous les moyens particuliers qu’on pourrait avoir avec le secours de l’autorité royale ; on espérait que Frédéric ne la refuserait pas. Ces grands intérêts arrêtés, on se sépara jusqu’au lendemain.
Frédéric avait fixé à dix heures du matin l’audience qu’il voulait donner aux trois amis ; le duc Ferrandino, l’archevêque de Palerme, y furent appelés ; Ferdinand en entrant dans le cabinet du prince, courut se mettre à ses genoux ; il implora humblement le pardon de la faute qu’il avait commise.
« Tout est oublié, lui dit le monarque ; d’ailleurs votre meilleure excuse est dans ce que vous ne me dites pas. Mon frère Lusignan n’aurait pas voulu donner sa nièce à mon fils, dès lors vous étiez maître de la prendre pour épouse ; toute votre faute a consisté en ce que vous ne m’avez pas fait part de vos projets ; n’en parlons plus et ne conservons du passé, que, vous, votre fidélité pour mon service, et moi, mon amitié pour vous. Cette affaire ainsi terminée (dit-il encore, en se tournant vers Francavilla), il m’en reste une autre à conclure ; et ici, j’aurai besoin de l’indulgence dont je viens de me parer. Marquis Lorédan, je vous dois une réparation ; je fus injuste envers vous ; j’ai cru trop légèrement vos ennemis ; reprenez avec le titre de prince que je vous donne, votre rang auprès de moi ; ma confiance vous est rendue, êtes-vous satisfait ? »
Les expressions de cet excellent prince touchèrent tous ceux qui l’entendaient ; Lorédan versait des larmes d’attendrissement et de reconnaissance ; sa réponse montra combien il était digne de l’amitié de son souverain.
On fut, comme on le pense, facilement d’accord sur tout le reste : Valvano, Lorédan voulurent implorer le pardon du coupable ; mais sur ce point, ils ne purent rien obtenir, ni du roi ni de l’archevêque ; Luiggi non seulement était ravisseur, fratricide, mais encore il était sacrilège. On résolut de taire son nom, de lancer une sentence d’excommunication contre l’abbé des Frères Noirs, et de le condamner à une prison perpétuelle en expiation de ses odieux excès. Les efforts de son frère et de son ami ayant été vains pour obtenir l’adoucissement de la sentence, ils obtinrent qu’on ne les chargerait pas d’en suivre l’exécution. Un autre projet les occupait, et tous les trois brûlaient du désir d’arracher Ambrosia des mains de Luiggi avant qu’il se portât à quelque violente extrémité, où ne manqueraient pas de le pousser les mesures qu’on allait prendre contre lui.
Ils reçurent sur ces entrefaites un renfort dont ils étaient à même d’apprécier l’importance. Jacomo, après avoir séjourné quelques jours à Palerme, était venu rendre compte à Luiggi de la découverte faite par un de ses compagnons du départ de Valvano, rétabli de ses blessures, et d’Amédéo Grimani ; tous les deux s’étaient embarqués, mais on ignorait le but de leur voyage.
Jacomo le savait bien, il n’eut garde de l’avouer, et ici la perspicacité de Montaltière fut en défaut. Jugeant impossible qu’on eut découvert le séjour de Lorédan à Ferdonna, il lui parut plus vraisemblable que les deux voyageurs étaient partis pour Messine dans l’intention de faire part au Roi de ce qui se passait.
Il crut donc convenable, maintenant qu’Ambrosia était en son pouvoir, de tourner tous ses regards vers Messine ; en conséquence il fit partir Jacomo, Claudio et plusieurs autres brigands pour cette ville, avec l’ordre exprès de chercher les signors Valvano et Grimani, afin de les poignarder dès que l’occasion de le faire s’en présenterait ; en même temps il écrivit une lettre pressante à Lorédan pour l’engager à venir en toute hâte en Sicile, où sa présence était nécessaire ; il lui apprenait l’enlèvement d’Ambrosia effectué par lui, Montaltière, dans l’intérêt de son ami, et le conjurait de suivre le guide qu’il lui envoyait (un moine des Frères Noirs déguisé) ; celui-ci devait faire prendre au marquis la route des bords de la mer Adriatique, le conduire en Sicile, à Syracuse ; là des brigands l’eussent saisi, et de vive force il fût venu à Santo Génaro, si la ruse eût pu être soupçonnée.
Ce dernier moyen manqua, l’émissaire de Luiggi fit un voyage inutile : nous ne jugeons pas convenable de nous occuper de lui.
Jacomo ayant su le retour de nos héros à Messine, parvint à leur faire savoir qu’il avait à leur parler. Conduit secrètement dans le palais du roi, il apprit à Lorédan que son amante était détenue dans Santo Génaro, et qu’elle habitait l’appartement des fondateurs de l’abbaye. Cette nouvelle transporta de joie Valvano, il était dès-lors assuré de pouvoir sauver la belle infortunée ; d’ailleurs Luciani ne la perdait pas de vue, étant déterminé à la soustraire aux fureurs de l’abbé, si celui-ci se laissait emporter par ses fougueuses passions. On sut également que Luiggi, charmé d’avoir saisi sa proie, n’avait pu dissimuler son amour, et qu’Ambrosia détrompée pleurait amèrement l’erreur qui l’avait portée à se confier en un pareil scélérat.
Les trois amis instruits pareillement des dangers qu’ils couraient à Messine, et Jacomo s’opiniâtrant à ne pas vouloir trahir ses camarades, ils virent que sans tarder, ils devaient partir ; deux heures après ils étaient en route, soigneusement déguisés, emportant avec eux les bénédictions de l’archevêque, et la confiance la plus intime en la Providence, qui ne pouvait plus les abandonner.
Dès qu’ils eurent quitté Messine, l’archevêque fulmina l’anathème en sa qualité de président du tribunal de la monarchie, tant contre l’abbé des Frères Noirs, que contre ses adhérens. Un ecclésiastique fut le porteur de cette terrible excommunication ; il fut chargé d’engager Luiggi à s’y soumettre, et à ne pas aggraver par une résistance inutile les crimes dont il s’était chargé.
Cependant les trois amis, par la rapidité de leur marche, cherchèrent à devancer ceux qui pourraient avoir connaissance de leur départ ; ils ne furent point à Altanéro, où des espions de Montaltière pouvaient se trouver ; mais ils se dirigèrent vers la ville de Belmonte située presque sur les confins de la forêt sombre : arrivés sans obstacle sur ce point ils se décidèrent à pousser plus avant ; et sous la conduite de Lorédan, qui prétendait se reconnaître dans cette contrée, ils essayèrent de pénétrer dans l’intérieur de la forêt.
Certes, en ce moment, une pareille entreprise présentait de véritables dangers ; Luiggi devait sans doute être sur ses gardes, et les brigands, plus que jamais, étaient assurément répandus dans tous les sentiers dont la garde leur était confiée.
Valvano eut en cette circonstance une idée approuvée de ses compagnons ; il leur proposa de tourner la forêt, et d’y entrer par le côté du midi, qui devait être le moins gardé comme celui le plus éloigné du monastère.
En conséquence de cette résolution, Lorédan, Valvano et Grimani se revêtirent du simple costume de bûcherons, ils portaient sous leur courte tunique une excellente épée, et ostensiblement, montraient la hache acérée, instrument indispensable de leur prétendue profession ; chacun en outre, dans un espèce de sac suspendu à ses épaules, avait un habit de Frère Noir, qui devait leur être utile dans le couvent où ils voulaient pénétrer.
S’avançant avec précaution, ils prirent la route que Valvano leur indiqua et enfin mirent le pied dans un lieu où les attendaient des périls de toute espèce. Vers la chute du jour, ils étaient déjà bien avant dans les profondeurs de la forêt, et marchant avec constance, ayant sans cesse l’oreille au guet, ils parvinrent à éviter deux partis de brigands près desquels ils passèrent sans en être aperçus.
Cette bonne fortune ne les rendit pas plus téméraires, ils usèrent encore de plus de précaution, et ne s’arrêtèrent que lorsque la fatigue leur commanda impérieusement le repos.
Dès le moment où Francavilla était parti de la ville de Belmonte, il avait envoyé un messager au Sénéchal d’Altanéro, pour lui ordonner de venir, à la tête de tous les gens armés qu’il pourrait rassembler, soit sur les terres de Lorédan, soit sur celles des barons ses voisins, vers les lisières de la forêt ; il devait là être rejoint par le duc Ferrandino, qui, se rendant de son côté à Rosa Marini, avait amené avec lui une partie des escadrons du roi, et rassemblait ses propres vassaux : tous ensemble s’unissant, se porteraient, sans s’amuser à poursuivre les brigands isolés, vers la cabane de Stéphano, où l’on devait attendre le retour des trois amis.
Une lettre particulière de Francavilla au marquis Mazini, qui se trouvait alors à Altanéro, tout en lui promettant les éclaircissemens demandés par sa curiosité, l’engageait à faire arrêter le concierge, dont la perfidie était prouvée ; enfin plusieurs chevaliers, munis des pleins pouvoirs du roi, venaient directement contre le monastère, pour en faire le siége régulier, dans le cas où les Frères Noirs voulussent se défendre, ce qu’on ne présumait pas.
Ces soins, pris à l’avance, rassuraient nos aventuriers ; et ils crurent pouvoir raisonnablement poursuivre leur entreprise. Ils donnèrent peu de momens au sommeil ; au point du jour, ils furent sur pied, et à la faveur des rayons de l’aurore, ils découvrirent enfin la prairie dans laquelle s’élevait la cabane de Stéphano.
Ce bon vieillard, occupé à cette heure à cultiver son petit jardin, ne vit pas sans surprise trois bûcherons s’avancer vers lui d’un pas délibéré ; ce n’était pas l’usage des gens de cette profession de s’exposer à pénétrer aussi avant dans la forêt ; et tout en eux semblait annoncer une plus haute origine. Ferdinand s’approchant le premier de lui :
– « Père Stéphano, lui dit-il, voulez-vous donner l’hospitalité à trois voyageurs qu’une sainte entreprise conduit auprès de vous. »
– « Ah ! signors, répliqua Stéphano, qui reconnut alors les trois amis, se peut-il que vous veniez sans escorte dans des lieux ou l’on conspire contre vous ! le ciel sans doute vous a conduits par la main, puisqu’il vous a fait venir jusqu’à moi sans tomber dans un des partis nombreux qui parcourent sans relâche toute la contrée : hâtez-vous d’entrer dans ma demeure ; là du moins vous vous trouverez momentanément en sûreté. » L’invitation de Stéphano fut accueillie ; et lorsqu’on eut traversé la partie visible de la chaumière, on crut pouvoir être à l’abri de toute surprise, dans la chambre secrète qui précédait l’ouverture des souterrains.
On avait prudemment agi en prenant cette précaution ; car une heure ne s’était pas écoulée depuis l’arrivée des trois amis, qu’une troupe de brigands se présenta à la porte de la cabane, et signifia à Stéphano que, d’après les ordres de l’abbé, on venait établir un poste dans ce lieu. Le vieillard n’eut garde de s’y opposer ; il avait déjà fait passer à Lorédan les provisions dont lui et ses amis pouvaient avoir besoin pendant la journée ; ils ne devaient partir pour le monastère que vers la nuit.
Stéphano à l’avance les avait instruits des fureurs toujours croissantes de Luiggi ; il tourmentait sans relâche Ambrosia ; il osait la menacer du sort le plus affreux. Enfin le péril était extrême, et un plus long retard aurait compromis la vie et l’honneur de l’amante de Francavilla.
Tout ce que ce dernier entendait le jetait dans des transports de désespoir sans pareil ; il comptait les heures, les minutes ; le temps lui semblait s’écouler avec une lenteur inconcevable, et il priait sans relâche la mère du sauveur de veiller sur la pureté de la jeune duchesse.
Enfin, l’heure attendue avec une si vive impatience arriva. Valvano ouvrit la porte de la caverne, et tous les trois conservant leurs haches, leurs épées, revêtirent la robe des Frères Noirs. Ils se dirigèrent le long du ruisseau dont nous avons déjà parlé, et retrouvèrent l’issue par laquelle on entrait dans les souterrains, conduisant d’un côté à la prison où Palmina fut renfermée, de l’autre, dans l’intérieur du monastère.
Lorédan frémit malgré lui, lorsqu’il passa auprès du cachot où il avait cru devoir terminer ses jours dans les horreurs d’une faim cruelle : ici cessait la connaissance qu’il pouvait avoir de ce sombre lieu, et Ferdinand devint le seul guide de ses compagnons.
Il leur fit monter un escalier rapide ; ils soulevèrent une trappe en pierre qui le cachait dans son extrémité supérieure ; elle les laissa pénétrer dans une salle voisine du lugubre cloître où l’on ensevelissait les Frères Noirs.
Ici les dangers pouvaient commencer ; cependant, ils traversèrent ces silencieux portiques, franchirent une porte cachée par une dalle de marbre noir, et montèrent un second escalier qui aboutissait à un corridor dont une branche s’étendait vers le logement de l’abbé, et l’autre vers celui des fondateurs du monastère. Ils prirent celle-ci, et à l’instant où ils allaient entrer dans la chambre où Ambrosia devait se trouver, ils entendirent du bruit ; on parlait… Luiggi se trouvait avec elle…
Nos voyageurs s’arrêtèrent un instant. Entraînée par sa confiance en la loyauté du prince Montaltière, Ambrosia s’était décidée à le suivre pour échapper à son hymen avec Manfred, qui lui paraissait le pis de tout, puisqu’il devait la séparer pour jamais de Lorédan.
S’abandonnant donc à ce guide infidèle, elle vint dans Santo-Génaro où elle espérait trouver le marquis ; mais son attente fut déçue ; Francavilla n’y était point. Bientôt les discours de Luiggi apprirent à la désolée Ambrosia à quel monstre elle avait confié son honneur ; elle vit clairement sa perfidie en l’écoutant parler de ce qu’il osait appeler son amour.
Dès le premier instant, elle voulut lui enlever toute espérance ; mais il n’était pas homme à se laisser intimider, ni à renoncer aussi aisément à ses projets ; il essaya de vaincre sa résistance par toutes les violences de son caractère ; il la sépara de la pauvre Violette, qu’on mit dans une prison séparée ; il la menaça d’immoler à ses yeux Lorédan, qui disait-il, était en son pouvoir, si elle ne consentait à subir la loi de ses caprices ; en un mot, il employa contre elle tout ce que sa passion lui put suggérer.
Ambrosia éperdue, se voyant abandonnée du ciel et des hommes, n’attendait plus que la mort ; elle l’implorait avec une ferveur nouvelle. Ce même soir, où des libérateurs lui venaient tout-à-coup, Luiggi se présente devant elle.
« Hé bien ! madame, lui dit-il, n’êtes-vous point lasse de votre captivité ; ne souhaitez-vous pas de lui donner un terme ; quoi ! ni mon rang, ni mon amour, ni peut-être les avantages que je dois à la nature ne pourront vous décider, non à me chérir encore, je n’ose aussitôt prétendre à tant de bonheur, mais du moins à vous soumettre aux décrets de la nécessité. Perdue pour votre amant, perdue pour votre père, cachée dans un lieu où l’on ne peut vous deviner, et d’où nulle puissance ne vous arracherait, sur quoi fondez-vous votre espérance, et, me résisterez-vous toujours ? »
– « Pour vous flatter de pouvoir m’inspirer d’autres sentimens que ce mépris qu’on doit à votre perfidie, lui répondit Ambrosia, il vous faudrait posséder un empire que le ciel vous refusera, celui de changer les cœurs, de leur faire perdre la mémoire du passé. Je puis être perdue pour ceux que j’adore, je puis me trouver dans un lieu qui m’est inconnu ; mais en abandonnant l’espérance, je ne renonce pas à mon honneur, et bientôt en quittant la vie, je me flatte de me délivrer d’une tyrannie qui me sera odieuse jusqu’au dernier moment, » Ce discours exaspéra Luiggi ; ses phrases incohérentes annoncèrent le délire de ses sens ; « Vous le voulez, s’écria-t-il, eh bien ! apprenez le sort que je vous destine. Ce Lorédan, si cher à votre âme, ce Lorédan, que vous ne craignez pas d’aimer, est dans cette maison. Arrêté par mes gens, je suis le maître de sa vie ; je vais le faire paraître devant vous, sa tête tombera, et couverte de son sang… Vous m’entendez, madame, un amant dédaigné est capable de tout. »
Cet infernal discours plongea Ambrosia dans une situation difficile à décrire ; n’ayant pas assez de force pour pouvoir douter de ce que le féroce Luiggi disait, apercevant dans ses regards toute la perversité de son caractère, elle s’abandonna à sa douleur, et perdant l’usage de ses sens elle tomba évanouie.
Un instant, une criminelle idée sembla pousser Luiggi à franchir toutes les bornes de l’honneur ; mais cependant il eut honte de ce que l’enfer lui inspirait ; et soudain, s’élançant hors de l’appartement, il fut chercher du secours pour la victime.
Plusieurs fois durant ce pénible entretien, Lorédan qui l’écoutait avait voulu fondre sur un homme qui ne pouvait plus lui être qu’odieux ; mais Valvano et Grimani cherchèrent à le retenir ; enfin Ambrosia perdit l’usage de ses sens ; Luiggi s’éloigna ; ce moment parut favorable aux trois amis ; ils se hâtèrent d’entrer dans la chambre ; Francavilla prenant son amante dans ses bras, l’emmena dans le passage secret, et suivi d’Amédéo, il reprit avec promptitude le chemin des souterrains, laissant Valvano, qui avait prévenu ses amis de son dessein de rester auprès de son frère. Celui-ci ne tarda pas à revenir, suivi de plusieurs religieux. Son trouble était si grand qu’il ne s’aperçut pas qu’un moine était déjà dans ce lieu ; il s’empressa de courir vers la place où il avait laissé Ambrosia ; elle était vide ; Ambrosia avait disparu…
La rage de Montaltière ne connut alors plus de bornes ; d’une voix terrible il commanda qu’on fît de toute part les recherches les plus sévères pour retrouver Ambrosia ; lui-même courait hors de l’appartement, lorsque Ferdinand lui prit le bras : « Arrête, lui dit-il, coupable Luiggi ! pensais-tu que la justice divine sommeillerait toujours ; tremble ! elle va te frapper ! à peine te laisse-t-elle le temps du repentir ! »
Luiggi reconnut Valvano. « C’est toi, lui cria-t-il ! toi, qui trahis ton frère ! »
« Mon frère ! tu veux dire mon assassin. Oh ! Montaltière, reviens à toi, je te le répète, l’heure de ta chute a sonné, un pouvoir supérieur au tien t’a enlevé Ambrosia, déjà de toute part les troupes du roi et des barons marchent pour appuyer l’anathème que l’église a lancé sur toi; d’innombrables ennemis t’environnent ; repens-toi, je te le répète ! »
« Que me dis-tu, s’écria Luiggi en pâlissant ? quoi ! on m’a trahi ! cet asile me serait enlevé ! non, ne pense point que je puisse éprouver du regret de ma conduite passée ; le bonheur de Lorédan me sera toujours insupportable ; mais puisqu’on me perd pour le sauver, je ne serai pas le témoin de son triomphe. » Il dit, et trompé par les paroles de son frère, croyant déjà les troupes du roi dans Santo Génaro, il porte précipitamment à sa bouche la bague qui ornait son doigt. « Adieu, mon frère, dit-il, tu t’es bien vengé, j’avais voulu t’assassiner, et tu viens de m’arracher la vie. »
À ces mots, dont Valvano interpréta le funeste sens, il s’adressa aux témoins de cette scène tragique, leur ordonnant de secourir l’abbé ; et jetant en arrière son capuce, il se fit connaître pour le baron Valvano. Le prieur consterné de ce qu’il entendait, frémit ; et Luciani qui arrivait, loin de féliciter Ferdinand courut prodiguer ses soins à Luiggi ils lui furent inutiles. Le poison que le prince Montaltière avait pris, agissait avec trop de violence pour qu’on pût l’arrêter ; deux heures passées dans des tourmens affreux furent le terme de la vie de ce grand coupable.
On doit apprécier les regrets que Valvano dut accorder à son frère ; il déplora sa mort, et se plaignit de l’avoir peut-être hâtée. Cependant au nom du roi, il prit le gouvernement temporel de l’abbaye, où l’on ne sut plus que lui obéir, tant la terreur glaça les religieux, dont la conduite était peu régulière. Les autres cherchèrent à s’évader ; le prieur donna cet exemple ; et ils errèrent misérablement dans les forêts de la Sicile.
Grâce à la main de dieu qui veillait sur eux, Lorédan et Grimani parvinrent à gagner la cabane de Stéphano, amenant avec eux la jeune duchesse qui reprit ses sens dans les bras de Francavilla. La joie n’est point mortelle, aussi Ambrosia survécut à l’aspect d’un bonheur auquel elle était loin de s’attendre ; mais elle demeura long-temps dans un espèce de délire, qui ne se dissipa qu’après plusieurs heures, quand elle se fut bien convaincue qu’un rêve pénible ne la pressait pas.
Maintenant nous croyons pouvoir, en peu de mots, terminer le récit de cette histoire. Les ordres donnés par Lorédan avaient été exécutés ; au jour suivant on vit déboucher de toute part dans la forêt, des escadrons qui pour toujours la délivrèrent des brigands qui l’infestaient ; la cabane de Stéphano fut le point où se rassemblèrent le marquis Mazini, le duc Ferrandino, Ferdinand même accompagné de Luciani, tous heureux enfin, et libres d’inquiétudes.
Jacomo content de la forte somme qu’on lui donna, se refusa à quitter sa vie vagabonde ; mais il en changea le théâtre ; il courut s’enrôler dans les bandes de brigands qui désolaient les Calabres, voulant, disait-il, mourir en vrai bandit comme son père.
Stéphano, loin d’imiter cet exemple, s’attacha à Lorédan, qui lui donna la place de concierge d’Altanéro.
Luciani mérita, par ses vertus, d’être élevé au titre d’abbé des Frères noirs ; il régénéra cet ordre monastique, et le rendit l’objet de la vénération publique, tandis que trop long-temps il en avait été la terreur.
Enfin Lorédan et Ambrosia, Grimani et Elphyre obtinrent le bonheur qu’ils méritaient à tant de titres ; unis par le respectable archevêque de Palerme, en présence de Valvano et de la princesse de Chypre, ils vécurent ensemble de longues années. Lorédan plus d’une fois en songeant à ses malheurs passés, et voyant sa prospérité présente, répéta les paroles du songe qu’il avait eu dans le château de Ferdonna, et qui plus que jamais lui sembla mystérieux, quand la vierge Rosamaure et les anges disaient en chœur, autour de lui : Pour toi ! marquis Francavilla, pour toi !
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Septembre 2014
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[1] L’édition papier originale comporte plusieurs erreurs de numérotage des chapitres. Dans le présent document les chapitres sont entièrement renumérotés. Les erreurs dans l’original étaient :
Tome II, chapitres… 18, 19, 19, 20, 22, 23, 24.
Le tome III débute au chapitre 24, qui avait terminé le tome II.
Tome III, chapitres 26, 22, 28.
Tome IV, chapitres 37, 33, 34, 35, 41, 41, 43.