Guy de Larigaudie

VINGT SCOUTS AUTOUR DU MONDE

1935

L’AUTEUR

Guillaume Boule de Larigaudie, plus connu sous le nom de Guy de Larigaudie, était un écrivain, explorateur et journaliste français. Né le 18 janvier 1908, il est mort au combat le 11 mai 1940 dans le bois de Musson, à la frontière de la province belge du Luxembourg. Il est souvent surnommé « le Routier de Légende ».

Originaire du Périgord, il aime beaucoup y revenir car il apprécie énormément la vie dans la nature. Cependant, sa constitution maladive le prive d’activités trop violentes et le force à plusieurs séjours dans des sanatoriums. Après s’être aperçu que l’exercice au grand air lui faisait du bien, ses parents l’autorisent à intégrer le scoutisme qui lui laissera une empreinte indélébile. Il collabora pendant plusieurs années avec les Scouts de France, en particulier à leur revue Scout.

C’est au service de cette revue qu’il effectue de nombreux voyages, à l’occasion de reportages d’aventures pour les jeunes lecteurs de cette revue. Ainsi, en 1935, il fait le tour du monde, puis séjourne en Polynésie. En 1936 il sillonne les États-Unis et le Canada. Entre août 1937 et mars 1938, il réalise la première liaison automobile entre Paris et Saïgon, parcourant 22.000 km avec son ami scout Roger Drapier, dans une vieille Ford T. Partis de Vogelenzang, aux Pays-Bas, où se déroule le jamboree mondial, ils passeront par Genève, Vienne, Istanbul, Jérusalem, Bagdad, Kaboul, Calcutta et Hanoï. La guerre le surprendra en train de préparer un tour du monde en avion : une première, qui n’avait encore jamais été tentée.

Source : https://fr.scoutwiki.org/Guy_de_Larigaudie

SUR UN BATEAU ANGLAIS

DÉPART

Léger comme les brumes qui flottent sur les lacs scandinaves, un conte d’Andersen dit la belle aventure de ce jeune garçon qui, pendant toute une semaine, reçut la visite d’un Troll. L’étrange personnage le conduisit aux pays merveilleux où croissent les légendes, dans ces contrées non marquées sur la carte, où les tableaux deviennent des campagnes bruissantes du chant des oiseaux, où, par contre, les forêts et les prairies deviennent des paysages suspendus aux murs d’une chambre d’enfant…

Dans quelques jours, une délégation française de Scoutisme s’embarquera pour l’Australie. Elle doit assister au jamboree tenu sous la présidence de Lord Baden-Powell en l’honneur des fêtes du centenaire de Melbourne. Quarante nations y sont invitées. Vingt scouts d’Île-de-France, de Champagne, de Bourgogne, du Périgord, de Provence, représenteront là-bas le Scoutisme français.

Serai-je l’un d’eux ?

Assis à ma table, j’attends le coup de téléphone qui me donnera la réponse. Mon regard, sans la voir, effleure la mappemonde posée devant moi.

Au dehors, noyé de brouillard et de pluie, un Paris triste et noir s’inscrit à la fenêtre. Les bruits odieux de la rue battent à mes oreilles leur lancinant tintamarre.

Drinn !

Jamais récepteur ne fut décroché avec tant d’angoisse.

Hurrah ! Je partirai.

Autour de moi, la grisaille de Paris est, d’un seul coup, badigeonnée de lumière. La mappemonde qui s’immobilisait sur son axe inutile tourne maintenant sous mes doigts et devient une vivante réalité. La délégation passera par Aden, Colombo, Tahiti, Cristobal… Les noms étranges chantent en moi la joyeuse chanson du soleil. Puis le silence se fait, submergeant tous les bruits du dehors, créant, pour quelques secondes, en plein Paris, la grande paix de la mer que nous allons vivre durant des semaines !

L’aimable Troll des légendes danoises est venu me prendre par la main et, pendant quatre mois, il va me guider parmi les terres inondées de lumière. Déjà, sur les ailes du rêve je suis entraîné loin, très loin autour du vaste monde.

À la gare du P. L. M, lorsque le train s’ébranle, nos frères scouts venus nous accompagner entonnent le chant des adieux.

« Ce n’est qu’un au revoir mes frères… »

« Oui nous nous reverrons… »

« Et Dieu qui nous voit tous ensemble… Saura nous réunir… »

Scandé par le halètement du train, le vieil air écossais s’éteint dans le hall étonné.

La lune entre deux nuages esquisse un paysage, croque au fusain des arbres qu’elle efface aussitôt. Puis l’ombre demeure, triomphante, et une France invisible glisse le long des vitres.

Nous nous réveillons dans une petite gare de Provence. Devant nous, une bonne vieille maison toute croulante sous son toit posé de guingois porte un large écriteau blanc sur bleu : « Services Rapides ». Contraste délicieux de notre vieux sol ironique !

Sur un ciel d’indécise lumière, les monts de Provence plaquent leurs lignes si pures qu’elles sont par elles-mêmes une parfaite harmonie. Par grandes nappes, la Méditerranée emplit de bleu les criques et les baies.

Pourquoi la pluie essaye-t-elle de gâcher notre départ. Sur « l’Oronsay », des stewards anachroniques en leurs vestes trop blanches accueillent des passagers ruisselants.

Première nuit à bord en rade de Toulon.

Vers minuit, le ronflement des machines nous réveille. Autour du paquebot, un éventail de lumières s’éloigne et se perd dans l’ombre : le port.

Seul à l’arrière du bateau, le sillage forge en maillons d’écume une chaîne mouvante qui nous relie à notre sol.

EN MER

Derrière la rangée des stewards, une tête rose et blonde me sourit. Je reconnais Joë, un vieux camarade anglais que je n’ai pas revu depuis plusieurs années.

Je m’approche et Joë expansif m’accueille d’une grande tape amicale sur l’épaule. Je lui réponds d’une bourrade dans les côtes qui lui fait perdre un instant la respiration. Il me sourit avec une sympathie accrue. Le principe est bon : il faut toujours être plus fort que l’Angleterre.

– « Hello ! Joë, quelles nouvelles ? »

Joë, d’un coup d’ongle fait tomber la cendre de sa cigarette et me répond sans un pli de figure :

– « Après un whisky vient un autre whisky.

Je donne une cigarette à mon ami et, après, je lui demande si je peux en prendre une. Dans les périodes creuses je prends un gin et c’est tout ce qu’il y a comme nouvelles. »

Je ne l’avais pas vu depuis trois ans !

*

Sur l’immense plateau de la mer, des îles, dansent une étonnante farandole. Fugitives, elles surgissent et disparaissent de chaque côté du bateau. Quelques-unes, en lointain décor, s’allient aux nuages pour sculpter sur l’horizon des bas-reliefs de brume.

Accoudé au bastingage, chacun essaie de mettre un nom sur cette poussière d’Italie emportée sans doute en pleine Méditerranée, jadis, par un prestigieux coup de vent. La même terre s’appelle successivement : Ischia, Capri, Stromboli ou Sicile.

*

Ce matin, un prêtre irlandais dit la messe dans le grand fumoir. Sur une table, un autel portatif a été dressé. Brusquement nous croyons assister à une messe au camp, quelque part en forêt de Touraine ou de Savoie. À une de ces messes que l’aumônier de la Troupe ou du clan, célèbre au milieu d’une clairière parmi l’indiscret friselis des oiseaux. Au lieu de l’odeur forte de la terre mouillée de rosée, l’air marin dessèche nos lèvres. La forêt n’élève plus autour de nous la grande nef de ses troncs. Mais, à travers les hublots le cercle d’horizon, d’un seul trait, crée l’immensité.

Identiques, des souvenirs de camp viennent à notre mémoire, des pensées communes nous emplissent. Plus près les uns des autres, nos âmes forment bloc et nos voix mieux unies chantent la prière scoute.

*

Le soir, au salon, un australien scande à coup d’épaule, un air de jazz. Autour de lui des Anglais chantent et sifflent.

Joë prend whisky sur whisky se raidissant, au fur et à mesure que l’ivresse monte en lui. Il devient de plus en plus solennel et gentleman jusqu’à ce que, tendu en un ultime effort, il parvienne à regagner sa cabine, guindé dans son ivresse comme une vieille dame dans sa haute guimpe.

Au dancing, robes blanches, spencers et pantalons noirs forment un mouvant damier. L’atmosphère est celle d’un grand palace, mais le bruit tout proche de la mer, le sourd ronronnement du bateau, accompagnent en sourdine l’orchestre, accrochant au rythme syncopé du jazz une note profonde qui semble l’apaiser.

PORT-SAÏD

Dans les eaux du port, une volée de chaloupes, de vedettes, d’embarcations de toutes sortes s’abattent autour du grand paquebot blanc comme des mouches sur un morceau de sucre. La plupart sont chargées de fruits, rouges, jaunes, violets ou verts ; de tapis multicolores, de soieries, de bibelots, de colliers, de bijoux, d’invraisemblable camelote, tout cela peint au pouce, par touches en relief violentes et heurtées.

Dirigées d’une main nonchalante mais sûre d’elle-même, ces barques se croisent et s’entrecroisent à toute vitesse sans jamais s’aborder. De chacune d’elles, des Juifs ou des Syriens lancent des filins sur le pont. Le long des cordes tendues, des paniers montent et descendent, passant marchandises et monnaie au milieu des vociférations et des marchandages interminables.

Au ras de l’eau, des têtes crépues poussent des cris stridents, disparaissent, remontent à la surface avec, fixée au coin du sourire éclatant, une piécette d’argent.

Inaccoutumés, nos costumes scouts attirent l’attention. Mendiants et marchands nous suivent, nous harcèlent, s’accrochent à nous comme limaille sur l’aimant. Au quartier arabe, toute la marmaille de la ville nous honore d’une escorte grouillante et bigarrée qu’uniformise seule une commune saleté.

Costumes, maisons arabes, fez, femmes voilées, chéchias, hindous, marchands, bazars, turbans, juifs, monuments modernes, mendiants dormant étendus sur le trottoir, bébés aux yeux fourmillant de mouches, passent et disparaissent en une étonnante silly symphonie et la cloche du bateau nous rappelle.

Jailli du pont supérieur, un plongeur coulé en bronze clair s’incurve un instant dans l’espace et pénètre l’eau d’un plouf silencieux.

*

Beau livre d’images trop rapidement feuilleté, nous laissons Fort-Saïd. Le canal de Suez enfonçant parmi les sables et les lagunes son axe rectiligne nous donne pour la première fois une vision profonde de l’Orient.

À perte de vue, le sable et l’eau s’étendent. Le regard peut errer loin, très loin, sans qu’aucun obstacle ne le heurte. Face au ciel fluide, on voudrait se coucher sur le sable chaud, les bras en Croix, en plein soleil et rêver. Puis se plonger dans cette eau bleue cernée de mirages et, de nouveau, songer interminablement. Le temps ici n’a plus de durée et le monde freiné tourne au ralenti.

Des felouques nous croisent. Mouettes géantes clouées au mât, leurs voiles latines étendent deux ailes blanches. Plantés sur une patte, des marabouts au garde-à-vous alignent des rangs immobiles. Un chacal trottine le long du canal et les contreforts du Sinaï, très loin, reconstituent la Bible.

Sortie d’une boîte à joujoux, une oasis rompt l’uniformité du sable. Le jeu est complet, rien ne manque, ni les maisons bien blanches, ni les palmiers trop verts, ni la délicieuse chapelle de la mission toute pimpante en sa peinture neuve. Le ciel est d’un violet sinistre au Sud, rouge sans au Nord et, placée au point de fusion de ces couleurs fantastiques, la petite oasis, par touches légères, esquisse une aquarelle pour nursery.

Dans la nuit descendue maintenant, le phare du bateau trace une voie blanche. Prise dans le faisceau lumineux, une caravane allonge des ombres démesurées et les bêtes affolées prennent le galop à la recherche de la nuit.

ENTRE DEUX ESCALES

L’horizon referme sur nous le cercle magique où s’enclosent les songes. La mer semble d’huile mais une houle invisible berce le bateau et, sur un rythme monotone, la ligne d’horizon monte et descend d’une barre à l’autre du bastingage. L’eau ruisselle de lumières, resplendit de diurnes lucioles qui s’éteignent et s’allument par milliers. On voudrait être seul, perdu en plein Océan sur le canot de Hiawatha. N’être plus qu’un imperceptible point sur cette immensité. L’esprit s’alourdit jusqu’au sommeil puis revient à la réalité ; le songe devient rêverie et la pensée ténue glisse de nouveau jusqu’au rêve.

Allongé sur un deck-chair, j’essaye de réfléchir mais, il n’y a si prodigieusement rien à faire à bord que travailler devient impossible. Seuls des souvenirs visuels se présentent à l’esprit et l’âme engourdie de paresse ne pense plus qu’en images.

Deux jeunes filles viennent s’asseoir près de moi avec un gramophone. Grand Dieu ! Rompre ce silence à coup de jazz ! Je salue les deux importunes d’un sourire crispé.

Ô surprise ! Les chœurs de Jaroff chantent de vieux airs russes. Pénétrés du souffle de la steppe, portant en eux l’âme d’un peuple nombreux et trouble, ils s’harmonisent merveilleusement à l’écrasante immensité qui nous entoure et nous submerge.

Sincère cette fois je souris à mes deux anglaises… et je demande un autre disque.

*

Sur le pont, des gentlemen très vieille Angleterre jouent au deck-tennis avec conscience et gravité.

C’est la force de l’Angleterre de savoir jouer. Le marin qui sur le pont fait une épissure à une corde joue le jeu et travaille du mieux qu’il peut. Le commodore qui, du haut de la passerelle, dirige tout le navire joue lui aussi le jeu. Tous deux servent le même idéal : l’Angleterre.

Dans un match de rugby, il n’est pas déshonorant d’être « arrière » plutôt « qu’avant », chacun travaille à sa place dans l’équipe, pour gagner la partie. La vie anglaise est un jeu d’équipe. En France trop souvent tout le monde voudrait être en « avant ».

Chefs scouts pour la plupart, donc chargés de l’éducation des garçons par la méthode anglaise du « jeu », nous goûtons mieux que d’autres le sérieux, la solennité même des distractions à bord. Le comité des fêtes joue lui aussi le jeu et ses discussions sont sévères comme celles d’un conseil d’administration.

Des matches de quoit-tennis, de ping-pong, de deck-tennis, se disputent. Les prix offerts en récompense ne dépassent guère quelques shillings mais Joë qui a deux cents livres pour son voyage me dit très sérieusement :

– « Je vais prendre part à tous les concours, cela me permettra peut-être de rentrer dans mes frais. »

Je l’approuve hautement.

*

Une lune fauve s’est levée tout à l’heure sur l’horizon incendié. On dirait un coucher de soleil qui se serait trompé de sens.

Lentement, les tons de feu deviennent tons de métal. La lune cloue dans le ciel une applique de chrome et sème des lumières sur l’eau noire. Au-dessus de nos têtes, une carte céleste se dessine qu’une étoile filante signe parfois d’un paraphe d’argent.

Pourquoi le comité des fêtes a-t-il donné ce soir une séance de cinéma ? L’écran est tendu à mi-mât sur le pont supérieur des troisièmes. Le film semble ainsi projeté sur la nuit elle-même. Mais que font ces pauvres images et ces fausses stars dans le ciel tout ruisselant de vraies étoiles ?

ADEN

Les dents ébréchées d’une scie jaillissent couvertes de rouille hors de la mer bleue. Le massif déchiqueté d’Aden érige ses rocs dénudés, au pied desquels des maisons très laides étalent des toits bas.

Autour du bateau, parmi les mouettes et les cormorans, des milans planent, virent d’un simple mouvement de queue ou de rémiges. Même immobiles, la vie palpite en eux. Soudain ils deviennent inertes, flasques comme des cadavres et s’abattent au ras de l’eau pour remonter brusquement avec dans leurs serres une proie qu’ils dévorent en incurvant le bec.

Une vedette accoste le paquebot. Le consul et le « Commissioner » scout d’Aden montent à bord.

Le consul est en complet blanc, mais le « Commissioner », avec une conviction toute écossaise, porte, sous un soleil de feu, le kilt de grosse laine, le spowan de cuir et le chapeau de feutre. Un monocle cerclé d’or achève sa respectabilité.

Sommes-nous sur les bords de la mer Rouge ou parmi les brumes du Loch-Ness ?

Mais ce chef a deux cent cinquante scouts sous ses ordres. Scouts indigènes, de race, de religion, de costumes différents, divisés en troupes dont quelques-uns sont à plus de cent kilomètres d’Aden. Il faut être né chef et posséder jusqu’au fond de l’âme le sens du jeu scout pour mener à bien une telle mission.

La voiture du consul nous conduit aux citernes d’Aden. Quelques gouttes d’eau verdâtre croupissent au fond des bassins. Il n’a pas plu depuis trois ans. Le consul nous raconte qu’il y a longtemps, de violentes averses arrosèrent la région. Les roches volcaniques sont si riches que le sol, en quelques jours, se couvrit de verdure. Les marins ne reconnaissant plus les terres ocrées d’Aden songèrent à mirage et, croyant s’être égarés, s’éloignèrent du port.

Nous revenons par une route creusée en plein roc, dans une région si désertique que Caïn, dit la légende, y mena sa vie proscrite. Notre V8 croise des voitures attelées de dromadaires hiératiques et le contraste n’est point choquant. Toute chose dans la ville est une juxtaposition de notre civilisation mécanique et de la routine orientale !

Juxtaposition seulement, non fusion. Le home du Résident est construit très loin des maisons indigènes. Mesure d’hygiène ! Symbole aussi ! Les petits étalages où travaillent accroupis des artisans d’un autre âge bordent la plus parfaite des routes macadamisées. Dromadaires raidis dans leur dignité et leur mépris du monde extérieur, chèvres, vaches à bosses, bourricots, mangent, marchent, couchent et dorment dans des rues aussi nettes et propres que la Croisette elle-même.

Sur ce fond de civilisation et d’hygiène anglaise, le plus pur Orient s’offre à nos yeux, l’Orient figé en son éternelle immobilité. Nous ne faisons plus un voyage dans l’espace mais une excursion parmi les temps immuables.

Dans une boutique minuscule, un bijoutier fignole les bracelets d’argent dont la Reine de Saba jadis encerclait ses bras et ses chevilles. Accroupis au bord du trottoir, des changeurs juifs font glisser d’une main dans l’autre des piles de roupies avec des gestes identiques à ceux des mêmes changeurs il y a deux ou trois mille ans. À chaque pas, nous croisons des types croqués par Gustave Doré pour illustrer sa Bible.

Des Denkalis très longs, très minces nous dépassent de toute la tête. Venus des montagnes du désert, des bédouins, le torse nu, leurs cheveux huileux encadrant des traits burinés au ciseau, promènent des airs désabusés de grands Seigneurs. Les fourreaux ciselés de leurs poignards sortent de leur pagne crasseux. Les fourreaux seulement car les lames sont saisies par la police à l’entrée de la ville. Des hindous nous saluent d’un geste de leurs mains ambrées étonnamment longues. Vêtus de blanc immaculé, des parsis immobiles semblent accentuer encore sur notre passage leur immobilité.

La plupart de ces hommes ont une majesté, une dignité remontée intacte du plus profond des siècles. Nous nous sentons assez peu fiers de nos anatomies étriquées de blancs.

Déjà la Ford nous attend pour nous conduire chez le Résident. Talonnés par le temps nous passons sans nous y arrêter, devant les carcasses de boutres en construction. Ce sont les chantiers d’Aden, vieux de quatre mille ans, les plus anciens du monde dit-on.

Le Résident nous reçoit chez lui de façon mi-officielle, mi-familiale. Devant la véranda, dans un jardin minuscule, il est parvenu à faire pousser un gazon anglais et sa grande maison de bois est une House-Country du Norfolk.

Il fait très frais dans le grand salon, les fauteuils sont étonnants, les cocktails parfaits et des portraits du Roi d’Angleterre décorent les murs. Mais six Hindous, pieds nus, vêtus de blanc et enturbannés de rouge passent les plateaux silencieux comme des serviteurs des Mille et une Nuits.

GIN ET LITURGIE

La mer possède la vertu du silence. Le bruit des vagues ou du vent ne rompt point la paix comme le tintamarre des villes. Dans ce silence, l’âme devrait s’élargir, monter plus haut, proche de son Dieu par l’action même de l’immensité qui l’entoure. Et pourtant, combien, au lieu de se laisser pénétrer par cette majesté, par ce calme des choses, saccagent le silence ! Combien, le soir, font de l’heure sainte des étoiles, simplement l’heure du gin.

À cette heure, quelques-uns d’entre nous cherchent un coin tranquille sur le pont pour chanter la prière du soir. Le vent trop violent semble étouffer parfois notre voix mais il l’emporte sans doute plus vite et mieux vers Dieu. Polie par les siècles la prière prend ici tout son sens et la nuit élève autour de nous un cloître illuminé d’étoiles.

*

La vie à bord est un contraste. Je traverse le fumoir pour gagner ma cabine. Flanquée de deux garçons en spencers, une petite Australienne me retient. C’est un type amusant de girl anglaise mais pourquoi ses yeux sont-ils si souvent brillants d’alcool.

– « Maureen, la mer est belle dehors et les étoiles sont plus dignes de vos yeux que ce verre de gin. »

Elle sourit à ma phrase trop française et prenant son verre de gin :

– « Look », me dit-elle.

Ses lèvres effleurent l’alcool :

– « Gin killed my father. »

Le verre s’éloigne de ses lèvres puis se rapproche de nouveau tandis que les yeux semblent réfléchir longuement :

« Gin killed my mother. »

La bouche trop fardée une fois encore quitte le verre. Puis les yeux fixent durement l’alcool.

– « Revenge. »

Et d’un seul trait elle vide le verre.

Nous éclatons de rire. La plaisanterie est bien anglaise. Pas nouvelle sans doute mais délicieusement mimée et dite.

Ce verre supplémentaire a rendu notre compagne plus loquace.

– « Je vais vous expliquer ce qu’est la foi », me dit-elle.

Grand Dieu ! aurait-elle l’ivresse liturgique ?

Lentement, car les mots parfois cascadent entre ses dents, elle m’explique :

– « J’ai deux cigarettes sur ma main, vous, deux sur la vôtre. Vous les voyez bien, n’est-ce pas ?

– « Parfaitement, mais que vient faire la foi en cette histoire de cigarettes ? »

– « Attendez. Si je cache mes deux cigarettes derrière mon dos, vous êtes sûr qu’il y a deux cigarettes sur votre main mais vous croyez seulement qu’il y en a deux sur la mienne. Eh bien, les deux cigarettes que je cache derrière moi, c’est Dieu. »

Sur cette conclusion magistrale, la girl emplit de nouveau les verres. Je ne veux pas rompre tout à fait la paix du soir. Je félicite ma petite Australienne sur ses connaissances théologiques et je vais m’endormir en rêvant irrévérencieusement que saint Thomas en écrivant la Somme fumait des cigarettes anglaises.

CEYLAN

Depuis longtemps déjà Ceylan sinue au bord de l’horizon en ondulations vertes et le port, trop moderne pour nous faire oublier les sinistres dentelures d’Aden, surgit d’une brume lumineuse.

Une pirogue à balancier glisse sur le verre de nos jumelles et toute notre enfance aux rêves aventureux remonte en nos souvenirs.

Au débarqué, des scouts cinghalais nous accueillent. Ils portent le même uniforme que nous mais les courroies de leurs chapeaux et leurs sacs en peau de léopard rappellent la jungle toute proche. Figés au « toujours prêts », nous écoutons le discours trop officiel du gouverneur. Les ailes farineuses d’un papillon viennent m’éventer. Il semble à tout instant tomber mais, chaque fois, le lent battement des ailes le rattrape au bord de la chute. Ses couleurs jaune d’or marquetées de rouge et de noir étincellent au soleil. Je n’entends plus les paroles du gouverneur.

Rapidement, en voiture, nous traversons Colombo, ville européenne, anglaise surtout. Les tennis sont innombrables, le gazon importé d’Hyde-Park et, sur ce fond artificiel, les détails eux-mêmes sont des contrastes. Des trotteurs indigènes glissent d’une marche de félin, mais le rickshaw qu’ils entraînent est une réplique minuscule et désuète des fiacres décatis de nos villes d’eau. Avec une grâce de statue antique, une femme porte sur sa tête un bidon d’essence et une petite charrette indienne, appuyée sur deux vaches zébus sculptées au canif, ploie sous le faix d’une baignoire de marbre.

L’auto, à toute allure, file maintenant sur Kandy. Rage de rouler ainsi avec seulement à droite et à gauche la vision fugitive de choses qu’il faudrait contempler longuement, avec amour, jusqu’à en découvrir la valeur profonde et le sens. Au bord de la route, les maisons vont de la hutte au bungalow, de la cabane de feuillage ou de torchis au cottage de briques, mais sur chaque seuil, les hommes drapés de blanc ou le torse nu ont la même grâce nonchalante ; les femmes, les mains croisées derrière la tête, les mêmes courbes d’amphore.

Des images brèves accrochent nos yeux :

– Au bord d’un torrent, des rocs noirs ruisselants d’eau se mettent en mouvement et deviennent des éléphants.

– Des buffles enfouis dans des mares boueuses posent sur la vase la lyre de leurs cornes.

– Un oiseau immobilise sur une branche un saphir démesuré, et s’envole, effrayé par la robe éclatante d’un prêtre bouddhiste.

– Un indigène, dans la boue jusqu’aux genoux, sème du riz avec le même geste qu’un paysan de chez nous et un laboureur, guidant son attelage de buffles, suspend au paysage une estampe japonaise.

Au bord de la route, des gamins, pour nous saluer, s’immobilisent et demeurent ainsi, comme des statues, jusqu’à ce que la voiture ait disparu.

Mais les couleurs et les objets s’effacent, à peine entrevus. Le film est tourné trop vite. Notre guide, un jeune cinghalais, parle très correctement anglais. Nous bavardons et je lui pose quelques questions :

– « Beaucoup de cinghalais portent-ils encore le chignon et le peigne d’écaille ? »

Ma demande était de simple curiosité. La réponse m’ouvre des horizons inattendus.

– « Non, me dit-il. Mon grand-père se coiffait ainsi, mais nous, nous portons maintenant les cheveux comme tout le monde. » Et il incline vers moi ses cheveux passés à la gomina.

– « Votre grand-père portait-il aussi ces grandes cotonnades blanches ?

– « Oui, me répond-il, mais le short est plus pratique que le sarong », et il me montre, en riant de ses dents rouges de bétel, ses culottes d’excellente coupe anglaise.

Un brusque éclatement de pneu interrompt notre conversation. Bienheureuse panne qui va nous permettre de contempler, sans hâte, une belle image du sol cinghalais.

Des cocotiers dont les troncs interminables fusent vers le ciel en un axe blanc d’une étonnante pureté de lignes éclatent à trente mètres de haut en gerbe de feuilles. À leurs pieds, les rizières irriguées en éventail sont de fraîches prairies françaises.

Au bord d’une fontaine, une femme agenouillée emplit et vide sur sa tête une calebasse d’eau d’un mouvement rythmé comme une danse. Surprise, elle s’enfuit à mon approche. Mais là, tout près de l’eau, un long serpent quadrillé noir et jaune me regarde. À côté de lui, un petit Mowgli habillé de bronze et de soleil lui chatouille la tête avec une brindille de bois. La bête se déroule, plonge, ondule, le fin triangle de la tête émergeant seul. Il pique au fond et une anfractuosité de rocher le gobe.

Je regagne la route. Sur la demande de notre guide, un indigène grimpe au sommet d’un cocotier. Il s’élève par mouvements alternatifs des bras et des jambes, singe de peluche montant par saccades le long de sa ficelle à la devanture d’un marchand de jouets.

Il nous lance des noix de coco et, tombé du ciel, nous les ouvre à coups de serpette. En un instant, nous sommes tout barbouillés de liquide sucré.

Que ne pouvons-nous planter là notre tente ! En ce moment, à Paris, il y a des autobus, des métros, des téléphones ! Des gens courent et se pressent tout désir profond écrasé sous le poids des besoins artificiels, toute pensée, toute compréhension des vraies valeurs submergée par le flot des convenances, des habitudes, des misérables contingences ! Dieu serait si près de nous ici, dans cet Orient qui inventa la vie érémitique ! Planter là notre tente ! Le beau rêve… que vient rompre, brutal, le klakson de la voiture.

Je raconte à mon compagnon l’histoire du serpent et du petit bonhomme qui lui chatouillait la tête.

– « Ces gens-là, me dit-il, en haussant légèrement les épaules, ne tuent jamais de serpents. Superstitions ! Nous, lorsque nous en rencontrons un… » Un geste de la main assomme un reptile imaginaire.

Évidemment mon Cinghalais en short et cheveux courts se croit très au-dessus de « ces gens-là ». Mais qu’y a-t-il au fond de tout cela ? Et que recouvre cette mince couche de vernis anglais ? Un voyage est une série de problèmes qui se posent, insolubles, parce que le temps, qui cependant ne compte pas en Orient, nous pousse et nous harcèle, entraînés que nous sommes autour de la boule ronde.

Inondées d’abord de brumes, les montagnes environnantes se sont couvertes de nuages et une averse dégringole qui cessera seulement à notre retour, avant Colombo.

Nous verrons Kandy sous la pluie et notre souvenir en sera gâché. Le lac qui, sous le ciel éclatant, doit être une éblouissante pierre bleue sertie dans des murs ouvragés nous apparaît voilé de pluie comme un lac de Norvège. Le diamant, pour un jour, a repris sa gangue… et nous passons justement ce jour-là !

Le temple de la dent se dissimule derrière les colonnes d’un monument moderne. Un petit Hindou se suspend à ma ceinture et m’explique :

– « C’est le temple neuf, il est tout en ciment armé et coûtera trois millions de roupies. »

Sur la foi de mon chapeau de feutre, me prend-il pour un Américain du temps où les Yankees, débordant de dollars inondaient le monde, et croit-il m’éblouir à coup de roupies et de ciment ?

Au temple lui-même, nous sommes écrasés par l’exubérance des sculptures figées depuis des siècles en plein granit. Mais la méfiance asiatique nous permet surtout de voir des murs derrière lesquels il y a quelque chose.

Il est trois heures de l’après-midi et notre déjeuner, quoique solide breakfast anglais, est déjà fort loin. Au hasard des marchands nous faisons un repas de fruits. Bananes, mangues, oranges, amandes, mangoustines font de chaque étalage une mosaïque que nous pillons sans vergogne. Les indigènes doivent se figurer que nous n’avons pas mangé depuis quinze jours.

Pour être tout à fait couleur locale, nous mâchons du bétel. Nos dents sont rouges et nous crachons pour le restant de nos jours. J’avale par mégarde la moitié de ma chique qui me reste dans la gorge. À demi grisé, jà me sens léger comme un papillon et pendant quelques secondes je zigzague à la poursuite d’un insaisissable rêve.

*

La nuit sans étoiles, s’appesantit lourde de nuages et la voiture perce de ses phares, une vapeur moite chargée de senteurs. Tous les chemins la nuit se ressemblent et le ronron du moteur nous entraînerait sur une route française si l’ombre n’était pailletée de lucioles, si le seuil des maisons n’encadrait des silhouettes dont l’attitude chaque fois est un croquis d’Orient.

La voiture s’arrête un instant pour prendre de l’essence. Tout près, dans une maison à peine éclairée par une lampe à pétrole, un homme tient dans ses bras un petit bébé tout nu. Près de lui, une femme drapée dans une grande pièce de cotonnade blanche est accroupie. On dirait, brossée par la piété naïve d’un Fra. Angelico, un tableau de la Sainte Famille.

Dans la nuit, des boules de feu éparpillent des gouttes de lumière. Ce sont des torches.

*

Le soir, nos frères scouts cinghalais nous offrent un dîner purement régional. Scouts français et scouts cinghalais alternent en frise noire sur blanc.

Sur la table, une série de petits plats de toutes formes et de toutes couleurs assiège une grande coupe de riz. Comme nos frères scouts sont accueillants et tout cela tentant !

Sans méfiance, le cœur reconnaissant, nous nous mettons à table.

La première bouchée, d’un seul coup nous flambe le palais et nos lèvres sont fardées de feu.

Aimables nos voisins se penchent vers nous et nous demandent :

– « Comment trouvez-vous la nourriture cinghalaise ?

– « Étonnante », répondons-nous dans un sourire de braise.

Pour la première fois je réalise que l’expression s’accrocher à la table n’est pas une métaphore.

À la fin du dîner, quelques pères français, Oblats de Marie Immaculée, viennent nous saluer. L’un deux pour se présenter entonne tout doucement, à bouche fermée, la Marseillaise dont nous reprenons tous ensemble le refrain.

Nous comprenons mieux la valeur de ce geste en apprenant que ce père, depuis trente-huit ans n’a pas revu la France.

Très gaie, la conversation, roule, cascade, rebondit avec le joyeux entrain de chez nous.

Trente ans de colonie, d’éloignement, de dur travail sous un climat déprimant, cela forme des hommes, sculpte les types les plus achevés de la race.

Si la gaieté est une qualité française, nous avons trouvé chez ces oblats mieux que la gaieté, la joie qui est à base de force, d’équilibre et de paix intérieure.

*

Ce soir, la délégation cinghalaise de scoutisme au jamboree s’est embarquée avec nous sur l’Oronsay.

SÉANCE À BORD

Sous le soleil, la mer est un incendie bleu. Le bateau un brasier. Allongé sur le pont, j’ai voulu prendre un livre. Fatigués, mes yeux peignent en vert la phrase de Bossuet : « Si nous entendons bien ce qu’est l’homme, nous trouverons que nous sommes suspendus entre le ciel et la terre sans qu’on puisse bien décider auquel des deux nous appartenons. » Les mots du grand prédicateur prennent toute leur valeur sur ce bateau, perdu entre ciel et onde.

Mais le soleil est trop ardent, la mer trop belle. Je préfère prendre toute cette beauté et, lui donnant sa raison d’être qui est la louange du Créateur, l’offrir à Dieu. Je laisse tomber mon livre.

« Béni sois-tu, mon Dieu, pour notre sœur la mer que tu as faite bleue et gonflée de mouvantes ondulations.

« Pour nos sœurs les vagues que tu as faites glauques et crêtées d’écume blanche.

« Pour notre frère le soleil qui jette par brassées tant de feux sur la mer.

« Pour notre frère le ciel que tu as fait tout ruisselant de lumières.

« Béni sois-tu aussi, mon Dieu, pour notre frère le paquebot à qui tu permets de nous porter ainsi entre deux immensités.

« Et à cause de cette grandeur qui nous entoure fais-nous comprendre, mon Dieu, que nous sommes petits et que nous avons besoin de toi. »

*

Autour du bateau, des poissons volants jaillissent, ricochent, plongent, réapparaissent, seuls ou par bandes. De loin, ce sont de gros de frelons butinant la crête des vagues. Plus près, des hirondelles dont le ventre blanc frôle l’écume.

Le vol d’étourneaux ou de martinets disparaît. Des albatros croisent dans le ciel. Un bec jaune, une carène blanche, deux ailes profilées toujours étendues, ils sont la synthèse même du vol. Sans doute ont-ils, dans les temps sans limites, fait alliance avec le vent. En croix au-dessus de l’eau, en oblique ou le corps tendu comme une flèche sur l’arc vertical des ailes, ils suivent, dépassent, abandonnent, rattrapent l’Oronsay en se jouant. Insoucieux des splendeurs qui l’entourent, Joë arpente le deck du pas d’un automate bien réglé. Il s’est livré à des calculs précis : huit fois le tour du pont font un mile et il m’annonce triomphalement :

– « Hello ! Guy, je viens de battre mon propre record sur cinq miles. »

Je lui souris par réflexe. Sa performance m’est absolument indifférente et je me sens une mentalité de lézard.

Pourquoi des passagers jouent-ils encore du phono ? Tous ces gens voudraient que le cercle d’horizon fût un disque de gramophone ! Et pourquoi comblent-ils avec de l’agitation le vide magnifique de la vie à bord !

*

Scouts français et cinghalais ont donné une séance ce soir.

Vêtus de rouge, bardés de fer, armés de sabres courbes, les cinghalais miment des danses de leur pays. Les sabres sont en bois, les cuirasses en papier, mais pendant quelques instants le paquebot fait place à l’antique Ceylan. Dans la griserie des gestes violents et le cliquetis des bâtonnets heurtés en cadence, le vernis anglais de nos camarades est, pour une seconde, tombé. J’ai la réponse à mon problème du peigne d’écaille, du sarong et du serpent.

Je comprends mieux encore lorsque, autour d’un invisible feu de camp, nos frères scouts entonnent une vieille chanson de chasse, traînante d’abord comme une mélopée, puis rapide et saccadée comme une poursuite :

« Bo sethusa Bo sethusa

Gus kapanase vee santhose

Bo sethusa »

L’Oronsay n’existe plus et la jungle nous cerne.

En blouse bleue, sabots et pantalons de grosse bure nous dansons la bourrée, la bourguignonne. L’exubérance méridionale se donne libre cours dans la farandole provençale. Haut perché sur ses échasses, un berger landais tricote un bas de laine et des marins bretons, en gestes éternels, mettent à la voile.

Spontanés, de vieux airs français nous montent aux lèvres. Anne de Bretagne duchesse en sabots succède à frère Jacques. Mamie bouto so têto au fenestrou. Et Marlborough s’en va en guerre en passant par la Lorraine.

L’Oronsay cette fois, fleure bon la vieille France. Valeur du scoutisme qui permet de fondre ainsi dans la même compréhension de l’action par le jeu et le chant, la jungle cinghalaise et le terroir gaulois… quelque part, en mer, entre Colombo et Fremantée.

Après la séance, assis en rond sur le pont supérieur, les scouts français chantent :

« Bo sethusa

Bo sethusa »

Et les scouts cinghalais :

« Au clair de la lune

Mon ami Pierrot »

Cependant que, réunie au bateau par une traînée rouge, une lune en croissant turc que Pierrot n’eût pas reconnue pose sur l’horizon une barque de légende.

IMPRESSIONS AUSTRALIENNES

LES VILLES

De vieilles cités françaises se formèrent jadis autour d’un monastère, au pied d’un château fort, au croisement des grandes routes.

Un peu romancé, mais exact, un conte de Paul Wenz décrit la naissance d’une ville dans la plaine australienne.

Il y a une cinquantaine d’années, un chariot croulant sous le poids des balles de laine qu’il transportait, s’embourba juste au milieu de son trajet, à quelques soixante-dix miles des deux villes plus proches. Le charretier eut beau jurer, tempêter, cingler ses seize chevaux de son stock-whip, il ne put dégager son attelage. Ses efforts l’avaient altéré et il constata avec plus de force que de coutume qu’il n’y avait pas une seule auberge à des kilomètres à la ronde.

Le « track » était fréquenté par tous les charretiers de la région. Pourquoi ne pas monter ici un « Pub » ? La réalisation n’est pas longue à suivre l’idée lorsque l’on a un tant soi peu l’esprit d’aventure. L’homme laissa là sa voiture et revint quelques semaines plus tard avec des planches et des caisses de whisky. Il construisit une cabane où tous les attelages dès lors s’arrêtèrent. Ses affaires prospérèrent.

Plus tard, un bourrelier, un charpentier, puis un boulanger vinrent s’établir. Une maison couverte de tôle remplaça la case de bois. Une petite église fut élevée. Il y eut une vraie ville lorsque le gouvernement fit construire une prison de briques et installa un sergent de la police montée. La voiture du charretier est devenue aujourd’hui une cité qui s’appelle peut-être : « La plaine-du-Chariot-embourbé » comme d’autres se nomment « Le Ravin-des-boîtes-de-conserves » – « La colline-du-Pain-de-Sucre », « Le Plateau-du-cheval-mort » ou mieux encore « Me-casserai-je-le-cou ».

D’autres portent des noms aborigènes : Trawalla (la pierre dans l’eau)… Benalla… Coolaburra, étonnés de se trouver en bordure d’une voie ferrée entre deux stations aux consonances purement anglaises.

Combien de villages australiens naquirent ainsi près du tas de terre blanche piochée par un chercheur d’or, au croisement de deux pistes, à l’emplacement d’une cabane, au bord d’une « creek », riche en alluvions aurifères ? De Melbourne à Sydney, nous en avons vu des dizaines semés le long de la voie comme les cailloux du Petit Poucet. Certains se composent de quelques maisons de tôle, d’un town-hall, de deux ou trois rues. D’autres consistent en une bicoque de bois au pied d’une pompe à essence. Parfois c’est simplement une ferme et ses dépendances. Si minables que soient ces pauvres hameaux, ils sont tout de même une présence vivante dans la morne monotonie de la plaine jaunâtre. Et ils sont l’Avenir.

Toutes différentes de ces villages pour films de cow-boys, sont les grandes cités de la côte : Adélaïde, Perth et son bracelet de jardins, Melbourne, centrée sur Collins-street, Sydney, brisée en mille morceaux, éparpillée sur la baie, à l’ombre de son pont métallique.

Des rues rectilignes se coupent à angle droit selon un plan géométrique. Avant de surgir du sol, la ville a été conçue dans son ensemble et dessinée sur papier. Elle résulte d’une création de l’esprit et non d’une lente progression à la manière des centres européens qui s’étendent et bourgeonnent comme des cellules vivantes.

L’architecture est un cocktail de buildings américains, de faux gothique, de vieux Londres et de gâteaux de Savoie, parmi lesquels un style australien vigoureux et net essaye de se faire jour.

Chaque cité possède un hôtel de ville, le town-hall qui se dresse au-dessus de tous les autres immeubles et que les habitants montrent avec quelque orgueil.

Nous avons visité à Brighton, une salle du conseil municipal ! Très froide, très solennelle, haut lambrissée de boiseries très belles, elle avait une richesse, une allure que nous chercherions vainement dans une mairie française.

– « Cette salle date de cinquante ans. » nous dit le Lord-Maire de la même voix un peu émue et respectueuse que prendrait un châtelain de Bretagne et de Touraine pour dire en montrant la vieille tour de son castel :

– « Elle date du onzième »

Australie, pays jeune mais fier déjà de son passé très court.

À Melbourne, à Sydney, dans toutes les grandes agglomérations le système de la banlieue londonienne est pratiqué. Dans la cité : les bureaux, les grands magasins, les « stores », les banques. À la campagne : les habitations. Chaque famille a son « cottage », confortable, d’allure très anglaise avec ses bows-windows et son gazon bien tondu. Toutes semblables, les maisonnettes s’alignent, en série le long de la route.

Après la grande ville, bruyante et fortement américanisée on est tout étonné et ravi de retrouver brusquement la campagne anglaise si délicieusement désuète.

ÇÀ ET LÀ

« I was in France during the war » – J’étais en France pendant la guerre. – Maintes fois, cette phrase nous a été dite par des hommes dont le shake-hand alors se faisait plus vigoureux. Parfois, dans les rues, dans le train, on nous frappait sur l’épaule :

– « Scouts français ?

– Oui.

– J’étais là-bas, en 18 ! »

La main se tendait cordiale et franche. Nous parlions de Lille, d’Amiens, de Villers-Bretonneux. Nous évoquions le souvenir des années sanglantes, la douceur de l’hospitalité française.

Délégation officielle, nous avons déposé dans chaque ville où nous nous sommes arrêtés, une gerbe au monument aux morts. Nous avons été étonnés de trouver tant de noms sur ces stèles, tant de morts en un pays qui, sans son loyalisme, aurait si bien pu se désintéresser d’événements qui se déroulaient à quinze mille kilomètres de son sol.

*

Nous sommes en terre d’immigration. Presque tous les noms sont d’origine anglaise et beaucoup de familles gardent précieusement le souvenir de leurs ancêtres de Grande-Bretagne. La plupart sont fières de leurs deux générations authentiquement australiennes comme, nous nous glorifions, de remonter à Louis XIV ou à François Ier.

Certains noms sont de consonance française. Quelques personnes nous disent avec un bon sourire sur des visages de paysans retouchés à l’américaine : « Ma grand-mère était Bretonne » ou « mon aïeul était Bordelais ».

*

Nous avons passé plusieurs jours dans des familles, à Melbourne, à Sydney, dans des grandes fermes de l’intérieur. Partout, nous avons reçu une hospitalité généreuse, sans réserve, qui semblait s’ouvrir devant nous, largement, comme une porte à deux battants.

Il nous a été doux de constater que notre qualité de Français ajoutait singulièrement à la joie de l’accueil, mais, ceci entendu, les Australiens ont un sens de l’hospitalité que nous leur avons envié. Nous avons quelque chose de semblable dans nos vieilles provinces, en Camargue, dans les Landes, dans les campagnes retirées où la civilisation mécanique et trépidante n’a pas encore pénétré. Mais ces traditions se sont perdues dans les villes.

Dans les pays neufs au contraire, l’hospitalité est chose nécessaire. Où le voyageur traversant la plaine australienne pourrait-il trouver un abri ? Pas d’hôtel ! Pas d’auberge ! Il ne peut s’arrêter que dans une ferme. On le reçoit à la maison, sans grandes cérémonies, tout simplement comme s’il faisait partie de la famille. On le soigne mieux seulement parce qu’il vient d’accomplir une dure étape et que celle de demain sera plus pénible encore.

Les temps héroïques sont encore présents, ou leur souvenir assez proche, pour que leur influence demeure vivace et nous pourrons chanter pendant longtemps encore l’accueil australien.

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Il ne semble pas y avoir de classes sociales. Dans la rue, tout le monde paraît sortir du même moule, s’habiller chez le même tailleur, se rendre au même travail. Le chauffeur de la Packard s’entretient avec son maître du même ton familier que celui-ci emploie à son égard. Passée l’heure réglementaire, la femme de chambre installée dans un fauteuil fume une cigarette, tandis que la maîtresse de maison sert le thé.

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Les habitations ont un très grand confort. Dans le cottage d’une famille modeste où la femme travaille et tient seule sa maison, il y a deux grands salons, une salle de bains, le meilleur appareil de T. S. F. et le piano mécanique de tous les intérieurs australiens.

La vie de famille est très développée. On vit chez soi dans le cottage agréable et douillet où l’homme soigne son jardin, la femme son foyer. C’est le « home » anglais avec la présence plus fréquente de l’homme, au contraire de l’Amérique où l’on vit hors de chez soi.

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L’australien a le goût du jeu et du risque, l’amour des sports violents.

Parce que la sécheresse a trop souvent anéanti des troupeaux entiers, la température est une grande préoccupation. « Very nice weather. » Le beau temps est le leitmotiv de toutes les conversations.

Nation très jeune, l’Australie possède encore l’insouciance et la gaieté simple des enfants. Nous n’avons point rencontré là-bas ces foules aux visages fatigués, aux traits tirés, aux physionomies inquiètes que l’on voit à Paris, dans le métro ou à la sortie des usines. On ne songe guère à économiser. On dépense largement ce que l’on gagne sans souci du lendemain. D’où le confort plus grand, la vie plus large.

S’étant faits eux-mêmes, les Australiens ont une admiration un peu naïve, mais très fraîche de tout ce qu’ils ont créé. « Do you like Australia », « Aimez-vous l’Australie ? » Combien de fois avons-nous entendu cette question posée avec l’espoir visible d’une réponse admirative. Très sensibles en même temps ils sont susceptibles et la critique, même faite sans ironie ni méchanceté, les froisse.

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Les Australiens ont dû se battre durement contre un sol ingrat pour se développer. Leurs travaux, la lutte pour la vie, les préoccupent davantage que les subtilités de l’esprit. Ce ne sont pas des intellectuels. Cependant toutes les villes ont leurs universités. La jeunesse est déjà plus cultivée que les générations précédentes. Les premiers pionniers n’avaient ni écoles, ni Facultés. Ils ne voulurent pas qu’il en fût de même pour leurs enfants d’où le nombre prodigieux des établissements d’enseignement. Il n’y a pas encore un art australien. Les littérateurs cherchent surtout à être de bons écrivains anglais. Mais, un jour, de l’effort continu de la nation, naîtra un art, une littérature, qui reflèteront les caractères d’un génie proprement australien.

UNE STATION DANS L’ÉTAT DE VICTORIA

En 18… Sir Douglas, jugeant que les Îles Britanniques étaient trop étroites pour sa personne, décida de tenter sa chance et partit pour l’Australie. Ce n’était point là voyage négligeable.

Les Anglais sont les banquiers du monde et Sir Douglas étant de bonne race fonda une banque en Australie. Il fut le banquier des chercheurs d’or. Mais, au lieu de recevoir les pépites ou poussière de métal à son comptoir comme il l’eût fait dans la cité londonienne, il se rendit lui-même dans les cabanes ou les tentes des chercheurs d’or.

Il faisait toutes ses tournées à cheval dans une contrée sans routes, sans pistes, sans eau. Les sacoches pleines d’or de son cheval, étaient de bonne prise et les bandits ajoutaient quelque peu aux difficultés de son entreprise. Mais si Sir Douglas savait compulser les bank-notes, il s’entendait fort bien aussi au maniement du Colt.

Un jour, après une rixe où il abattit les trois brigands embusqués pour le dévaliser, sa monture fut tuée sous lui. Il s’écroula tandis que les deux chevaux de bât chargés de pépites prenaient la fuite. Un cheval égaré dans le « scrub », ou le « bush » était bel et bien perdu. À peine dégagé, Sir Douglas en deux coups de Colt fort bien placés descendit les deux bêtes. Il prit l’or, dans les fontes et, brouillant soigneusement sa piste, s’en alla l’enterrer. Il dut marcher durant quatre jours, sur un sol brûlant, la tête rompue par le soleil inexorable, sans eau, sans vivres. Il faillit en mourir… mais l’or était sauvé.

Lassé d’aventures après quelques années d’exploits semblables, il spécula sur les terrains. Son petit-fils possède aujourd’hui une « station » de quinze mille hectares où il élève trente mille moutons.

*

J’ai passé trois jours dans cette station avec deux autres scouts. Le fermier prodigieusement anglais, très gentleman-farmer nous raconta l’histoire de son grand-père avec un tant soit peu de regret pour la vie aventureuse de jadis. Une Rolls, qui ne déparerait pas les Champs-Élysées, nous promène en pleine terre par fossés et fondrières tout comme le ferait une Ford des temps héroïques. À perte de vue une immense plaine couverte d’une herbe jaunâtre s’étend, semée de souches calcinées, coupée par d’interminables barrières de bois ou de barbelés. Des lapins débouchent sous nos roues et font des crochets jusqu’aux terriers innombrables dont le sol est miné. Effrayés par la voiture, des moutons s’enfuient roulant sur leurs pattes courtes comme des pelotes de laine, puis, entassés par la même crainte, étalent au coin des enclos une épaisse couverture grise.

Plus dignes, des taureaux sculptés, en granit rouge nous observent, immobiles. Mais, en nous retournant, nous les voyons s’enfuir la queue droite et ruant comme des poulains.

Pendant des kilomètres, nous n’apercevons que l’herbe fauve. Des masses de terres blanches indiquent, l’emplacement d’anciennes mines d’or. Des rangées d’eucalyptus font écran contre le vent. Des éoliennes pompent, dans des réservoirs de tôle, l’eau destinée aux abreuvoirs.

Parfois, au croisement d’un chemin, un bidon d’essence est cloué sur un piquet : une boîte aux lettres. La poste se fait de manière originale. Le chauffeur, venu tout à l’heure nous chercher à la gare, avait à côté de lui, un imposant courrier. En cours de route, sans s’arrêter, il jetait des paquets de lettres dans des endroits entièrement isolés, au pied d’un arbre, d’un pieu, d’une grosse pierre. Le destinataire viendrait les chercher lui-même. Ou bien, ces petits garçons et ces petites filles qui s’en vont à l’école, juchés à deux ou trois sur le même cheval, les prendront en passant.

Maniant maladroitement le long stock-whip en peau de kanguroo des gardiens de bestiaux, nous poussons devant nous des troupeaux de moutons et de bœufs.

Ah ! les beaux galops à la poursuite d’un taureau échappé ! Les courses dangereuses au flanc d’une vache rétive ! Mais pourquoi ce fouet de quatre mètres de long s’obstine-t-il à s’enrouler autour de nos bras, de notre cou ou de l’encolure de notre cheval ! Et pourquoi est-il plus facile de se cingler soi-même que d’atteindre la bête affolée qu’il faudrait ramener dans le rang ?

Nous visitons les hangars où se fait la tonte des moutons, les barrières à chicanes où s’opère le tri des animaux, les tondeuses mécaniques grâce auxquelles un ouvrier exercé enlève par jour la laine de deux cents moutons, plus parfois, les presses d’où sortent, empaquetées et ficelées, les balles de laines toutes prêtes pour l’exportation. Ces quelques machines sont à peu près le seul matériel de la station, au contraire des fermes de cultures et des stations de Nouvelles-Galles du Sud où l’œuvre du fermier est encore un travail de défrichement du « bush ».

Les animaux vivent, se reproduisent, s’élèvent seuls. D’énormes étendues de terrain sont entourées de barrières et, à intervalles fixes, les « stockmen » conduisent les troupeaux d’un enclos à un autre pour laisser l’herbe repousser. Quinze hommes, seulement sont nécessaires pour exploiter ces quinze mille hectares.

Le fermier dans une telle exploitation a surtout un rôle de surveillance. Parcourir la propriété à cheval – et pourquoi pas en poussant devant soi une balle de polo lorsqu’on est ancien officier anglais – est sa grande occupation.

La maison, une sorte de grande villa basse, doit se suffire à elle-même. L’habitation la plus proche est à plus de cent kilomètres. Pas de téléphone. L’électricité est fournie par un moteur. Le pain est cuit à la ferme. Les troupeaux donnent la viande de boucherie, le jardin les légumes. Le personnel comprend un charpentier, un menuisier, un charron, un mécanicien. Rien ne vient de l’extérieur.

Mais, cette maison est le « home » avec tout le confort d’un château du Kent ou d’Écosse. Les grands salons haut boisés, les fauteuils définitifs, les salles de bains, les meubles, les bibelots, l’argenterie, tout cela est loin, très loin de l’atmosphère rude que l’on respire au dehors dans la plaine australienne. Le soir, au dîner très anglais, les hommes sont en smoking, les femmes en robes de soirée. Nous avons peine à réaliser que nous nous trouvons dans une ferme isolée à des kilomètres du monde civilisé. Nous admirons la solennité, la raideur britannique de ce repas pour tout ce qu’il représente de dignité voulue, de contrôle sur soi-même. Perdu en pleine brousse, à cheval toute la journée en compagnie d’hommes rudes, plus accoutumés à manier le stock-whip que le beau langage, il serait si facile de devenir rustre. La grossièreté des manières devient vite grossièreté du cœur et de l’intelligence. S’astreindre aux obligations d’une tenue tout extérieure, c’est conserver en soi, malgré les influences du dehors, sa dignité profonde.

Sans doute Sir Douglas eût-il été satisfait de retrouver en son petit-fils un de ces grands fermiers sur lesquels repose l’avenir de l’Australie.

EN CAMP VOLANT DANS LE BUSH

Sans parapet, filant en courbe indécise à trente mètres de haut, un pont de bois surplombe un torrent. Très loin, l’eau invisible chante parmi les fougères arborescentes et les troncs écroulés. Entre les deux rails de bois que supporte le pont, quinze scouts courbés sous le sac cheminent à la queue leu leu. Ils passent d’une traverse à l’autre, sautant les planches mal jointes ou absentes qui laissent entrevoir en contre-bas le vert éblouissant des fougères.

La délégation française de scoutisme s’en va camper dans le bush.

Pendant une dizaine de kilomètres, nous suivons le « Timber-tack » qui relie au monde civilisé une scierie perdue en pleine forêt. Des gums-trees bordent la voie. Leurs troncs lisses et blancs s’enfoncent dans le ciel à quatre-vingt-dix, cent, cent dix mètres de haut, plus parfois. Certains s’évasent en contre-forts dont chacun dépasse par la taille un très bel arbre de France.

Bleus et rouges, des perroquets jaillissent du fourré coupant d’un trait de lumière le ruban de ciel qui serpente au-dessus de nos têtes et, riant à gorge déployée, le kookaburra, l’oiseau rieur de l’Australie, se moque de notre caravane.

La voie monte. Notre regard peut s’étendre sur les montagnes environnantes. En quelle saison sommes-nous donc pour qu’il ait neigé sur la forêt ? Comment, parmi ces immenses étendues de vert bleuté, de grandes plaques de lèpre grise se sont-elles incrustées ? Les routiers australiens qui nous accompagnent nous en donnent l’explication. Les feuilles d’eucalyptus sécrètent une sorte d’huile qui s’enflamme très facilement et les incendies de forêt, les bush-fires, sont incessants. Le plus souvent le feu court au-dessus des arbres.

Les feuilles et les branches brûlent. Seuls les troncs demeurent, cierges gigantesques dressés vers le ciel. Ils sèchent au soleil, prennent des tons de vieil ivoire et, par milliers, forment ces nappes blanches qui recouvrent la montagne et, de loin, semblent des tapis de neige. Après trois heures de montée, nous atteignons quelques cabanes de bois construites pour des bushmen. Un chemin creusé dans le fourré conduit au ruisseau et c’est presque un exploit d’aller chercher de l’eau. Il faut se couler sous les branches, se faufiler entre des fougères de cinq ou six mètres de haut, escalader des troncs d’arbres.

À la nuit tombée, nous nous réunissons autour d’un feu de camp. Les nomades, les coureurs des bois, aiment s’asseoir ainsi après la longue étape. La flamme les protège du froid, éloigne d’eux les moustiques ou les bêtes féroces. Ils chantent et se content les aventures de la journée. Puis la fatigue fait battre leurs paupières. Les chants deviennent plus lents, plus assourdis. Les couvertures sont ramenées sur les jambes. La tête cherche un appui sur le sac qui sert d’oreiller. Sous la protection des braises qui rougeoient encore, les aventuriers s’endorment sous les étoiles.

Les feux de camp scouts sont directement inspirés de cette coutume toute naturelle et spontanée des grands voyageurs. Mais trop souvent chez nous, parce que ne correspondant pas au même besoin, ils s’éloignent de la simplicité, de la spontanéité d’une réunion sans apprêt. Notre feu de camp ce soir aura son véritable sens. En cercle autour de la flamme, nous chantons. Tout naturellement, dans la satisfaction de l’étape accomplie, nos chants se font joyeux. Les rires clairs résonnent dans la forêt. « Waltzing Mathilda » chanté par nos frères routiers australiens et « Jeannot de Chamarande » du répertoire des scouts de France se succèdent. Le vagabond du bush et le campeur des forêts françaises se rencontrent étonnés.

Le silence des bois nous enveloppe. La fatigue apaise nos nerfs. Les voix deviennent plus graves. Les yeux rêvent en regardant le feu. La danse des flammes devient une prière. Un scout australien dit le pater en anglais. L’un des nôtres le répète en français. Et la paix de la nuit descend sur nous. Vers minuit, quelque chose de fluide glissant le long de mon tapis imperméable me réveille. Nous avons tué deux serpents cet après-midi, deux black-snakes dont la morsure est mortelle ! Je claque des mains. Quelque chose ondule le long de la toile, se coule dans l’herbe. Le silence retombe ! Je fais quelques pas dehors ! Autour de moi les troncs fantastiques fusent vers la lune. Tout près, une souche calcinée domine ma tente qui paraît à côté, une maison de poupée. Très haut dans les branches, le vent gronde doucement. Il faut dormir.

Six heures ! Debout ! Joie de s’ébrouer dans le ruisseau dont l’eau froide chasse l’engourdissement de la nuit. Joie de préparer et de cuire à l’abri d’une souche, un solide breakfast ! En route maintenant car l’étape sera longue.

Notre caravane s’allonge au milieu d’un garde-feu. Minuscules, nous sommes des personnages de Lilliput dans le cadre des néants. Les fougères ont dix mètres de haut. Les arbres écroulés qui, de loin, nous paraissent faciles à enjamber nous dépassent de la tête. Il faut chaque fois, les escalader.

Au sommet de la colline, nous devions trouver un sentier, mais la forêt s’est jouée de nous. Un bush-fire est passé par là. Les troncs calcinés s’enchevêtrent les uns dans les autres. Noirs charbonniers, nous avançons dans les cendres et la poussière, trébuchant sur de nocturnes obstacles qui s’effondrent et éclatent. Impossible de retrouver le chemin et la carte que nous possédons est fausse. Au bout d’une heure, nous sommes complètement perdus.

Il faut nous frayer un chemin à travers le fourré. La forêt à l’entour est aussi morte que vivante. À côté de centaines d’arbres dont la sève orgueilleuse bouillonne, d’autres, pourris, abattus, jonchent le sol. La terre est feutrée de mort végétale. Le pied qui croit s’appuyer sur du bois solide s’enfonce. Des fûts qui semblent pouvoir défier une tempête s’écroulent sous la poussée de la main. Une fougère arborescente contre laquelle je pose mon sac s’affaisse sans bruit. La marche est épuisante. L’orientation, un problème. Nous sommes passés dix-neuf en file indienne et une heure après, nous ne retrouvons plus notre trace. Des serpents parfois filent sous nos pieds. La plupart sont venimeux et les fourmis rouges ont deux centimètres de long.

Chaque année des vagabonds s’égarent dans le bush. On ne les retrouve jamais. Nous écoutons plus attentivement les paroles de nos guides australiens qui nous disent la crainte de l’homme en face de la forêt. On ne plaisante pas avec elle. On la redoute. L’homme, ici, a pour elle le même respect que nous avons, en France, pour la haute montagne.

Un bruissement d’eau nous fait tressaillir. Voici la rivière. Elle coule vers le Nord. Nous remontons le courant, sautant d’une pierre à l’autre, passant de troncs renversés en branches surplombantes. Le sport serait passionnant si nos sacs, pourtant restreints, ne pesaient lourds à nos épaules.

Après quelques heures d’effort, nous atteignons un timber-track. La voie doit conduire à Warburton, à quarante kilomètres de là. Nous suivons les rails. La fatigue se fait durement sentir. Nos yeux n’ont plus la force de voir le paysage mais seulement le double ruban des rails et les traverses de bois. Toujours ces madriers posés à égale distance les uns des autres, et dont la régularité cadence nos pas, résonne dans nos pauvres têtes en chocs lancinants. Nous nous arrêtons à la nuit. Le dîner est plus que sommaire car les vivres sont épuisés. Nous ne montons même pas les tentes. Nous coucherons à même la terre.

La fatigue trop grande chasse le sommeil. Pendant ces vingt kilomètres de marche forcée, nous n’avons pas vu grand-chose sinon des traverses de bois. Mais nos yeux auparavant s’étaient emplis de la beauté du bush. Cette lassitude qui vient de nous jeter sur le sol fait mieux comprendre notre petitesse devant la toute-puissance de la forêt. Nous sommes si peu de chose auprès de cet océan de plantes où nous avons erré comme des naufragés. L’expérience sera bonne.

Au-dessus de nos têtes de petits nuages blancs jouent dans les Constellations. Un vent tiède nous caresse. Mais, sur le sol pierreux, nous nous retournons sans trouver le sommeil.

*

Dimanche matin. Cinq heures. Réveil. Pas d’eau pour la toilette. Il faut partir sur le « Timber-Jack » et abattre 20 kilomètres dans la matinée pour arriver à temps à Warburton où nous sommes attendus. Mais quel est cet extraordinaire véhicule, là-bas, sur une voie de garage ? Hurrah ! Un chariot de fer aux roues énormes ! Les sacs sont empilés, ficelés avec des lassos. Une barre de fer coincée entre le caisson et les roues peut, à la rigueur, servir de frein. En route. Le chariot démarre en un effroyable tintamarre de ferraille.

Des souvenirs de bobsleigh sur les pistes de Savoie ou de Dauphiné me viennent à l’esprit.

La voie serpente entre des rochers, des gum-trees, des buissons d’où jaillissent, effrayés par le bruit, des mags-pies et des perroquets en feu d’artifice. Des kookaburras commentent l’affaire en gros rires sans retenue.

Les ponts jetés au-dessus des ravins tremblent et craquent au passage du chariot. À quel tournant vais-je rencontrer le cow-boy lancé à plein galop, une jeune fille évanouie jetée en travers de sa selle ?

En fait d’outlaw, j’aperçois brusquement juste en face de moi, sur la voie, une étrange voiture.

Vite, la barre de fer contre la roue. Je pèse de toutes mes forces et stoppe à un mètre à peine d’une Ford invraisemblable montée sur quatre roues de fer analogues à celles de mon chariot. Le conducteur, d’émotion, a calé son moteur. Je sens que les explications vont être orageuses et je préfère, pour plus de sécurité, oublier d’un seul coup tout mon anglais. La conclusion d’une conversation impossible est que la Ford doit me pousser à reculons jusqu’à une voie de garage où je peux lui laisser passage libre. Quelques instants après, je suis au bas de la montagne. L’autocar commandé avant notre départ est là. J’attends mes camarades. Dans une heure à peine nous pourrons être à Warburton.

*

Il est des contrastes agréables. Depuis trois jours nous vivons dans le bush, durement. Maintenant, la petite ville où nous allons passer Noël ressemble à une station de montagne, en France. Le vent léger est vif comme un air de Savoie. Les vallées invitent à la promenade. Des touristes, raquettes sous le bras vont au tennis.

S’il neigeait, on pourrait faire du ski, là-bas sur des pentes. Et l’hôtel est un chalet suisse. Nous sommes dans les Alpes.

Mais non, les arbres sous ma fenêtre sont des eucalyptus et les fleurs sur la table sont si étranges, et tourmentées qu’elles étouffent le souvenir même des edelweiss. Nous sommes en Australie et, ce soir, nous fêterons Noël aux antipodes.

NOËL AUX ANTIPODES

En France aujourd’hui, l’hiver s’appesantit. Il fait froid. Le givre fleurit d’étincelles les branches dénudées des arbres et la bise siffle autour des maisons. La neige feutre les routes, transforme les sapins en arbres de légendes. L’étoile polaire brille dans le ciel glacial.

Nuit de Noël en France.

Ici, la température est tiède comme chez nous un beau soir d’été. Un vent très doux balaye la cime des arbres, joue dans les feuilles des gommiers. Un parfum violent d’eucalyptus flotte dans l’air chaud. Au ciel plus clair, la Croix du Sud invite à la prière. Nuit de Noël en Australie. Joseph et Marie, il y a deux mille ans, en ce même temps, marchèrent tout le long du jour. Le soir, n’ayant point trouvé de gîte ils s’arrêtèrent devant une grotte. Peut-être allumèrent-ils un petit feu de bois pour se protéger du froid qui tombait. Sans fête, sans lumières, le grand mystère de la Nativité s’accomplit.

Nous avons, nous aussi marché, durement dans le bush tout le long du jour. Ce soir, nous célébrerons Noël sans nos familles, sans fêtes en somme puisqu’il n’y a pas messe de minuit en Australie. Simplement, nous nous réunirons autour d’un feu de camp, sous les étoiles. Ensemble, nous essayerons de revivre la Nuit de Noël.

Les habitants de Warburton, de nombreux touristes et la troupe scoute assistent à notre feu.

Nous donnons quelques sketches, quelques chants puis nous jouons le Noël par personnages des Comédiens-Routiers.

Vêtu de la houppelande rouge selon la tradition anglaise, le père Noël un peu effaré arrive au milieu du feu. Il passait au-dessus de l’Australie, emporté par son char attelé de rennes lorsqu’un coup de vent, très haut dans le ciel, l’a renversé. Il a pu atterrir sans blessure mais il ignore tout à fait où il se trouve. Que font tous ces gens assis en rond autour de la flamme ? Un scout complaisant lui explique qu’il vient d’arriver à Warburton au feu de camp des scouts et éclaireurs de France. Que tous ici sont ravis de recevoir le père Noël, que… Les beaux discours soudain s’arrêtent dans sa gorge. Là-bas, la Sainte Vierge et saint Joseph dessinent sur la nuit deux figures d’imagerie populaire. Ils s’approchent et demandent au scout et au père Noël un gîte pour la nuit.

Un gîte ! Mais rien n’est plus facile ! Justement à ce carrefour, trois hôtels se sont ouverts. Voici le premier. Le second, le troisième.

Tandis que le scout parle, trois hôteliers entrent en scène. Le directeur du palace en habit et plastron impeccable, la vieille fille acariâtre directrice de la pension de famille, le gros, gras et rouge aubergiste en tablier et bonnet blanc. Tous trois tiennent à la main une bougie allumée.

Fatigué par la longue course, saint Joseph humblement demande une chambre à chacun des trois hôteliers. La vieille fille refuse en un flot de paroles qu’elle débite comme une perruche d’une voix de fausset et souffle sa bougie. Le gros, gras et rouge aubergiste, sourd comme un pot, ne veut rien entendre et souffle sa bougie. Le directeur du palace n’a même pas un regard pour le pauvre homme qui s’incline devant lui. Il éteint sa bougie et s’en va dédaigneux, suivi des deux autres… Le scout s’indigne de la dureté des hommes. Comment ! Personne ne voudra loger la Sainte Vierge et saint Joseph ! Toutes les portes se fermeront devant eux ! Mais ce n’est pas possible, il y a bien des gens ici qui donneront leur demeure et si, personne n’accepte, eh bien ! les scouts offriront leurs tentes et coucheront, eux à la belle étoile.

Sur un signe de la Vierge, le père Noël a pris la parole. Il faut que les écritures s’accomplissent. Celui qui, plus tard, dira : « Bienheureux les pauvres, doit naître lui-même pauvre et nu dans une étable.

Tandis que la Vierge et saint Joseph s’éloignent dans la nuit, le père Noël et le scout, à haute voix, disent l’Ave Maria.

Deux bergers cependant sont venus s’asseoir auprès du feu. Ils chauffent leurs mains à la flamme et devisent d’un passionnant sujet. Le bruit court qu’un trésor a été trouvé dans la région. Les uns crient au miracle, les autres au mensonge. Justement, les deux bergers sont d’avis différent et discutent si âprement qu’ils en viennent aux mains. Le scout va intervenir lorsqu’un très vieux berger vient séparer les combattants. Se battre par une nuit pareille ! Quel sacrilège ! Cette nuit est la plus grande que le monde ait jamais connue. Dans les siècles à venir, chaque année à cette date, elle sera commémorée ! Il s’agit d’un trésor ? Sans doute ! Mais pas de ce trésor matériel qui fait briller les yeux de désir ! Non ! Le trésor dont cette nuit sera à jamais enrichie, c’est la venue du Messie sur la terre, la naissance du Dieu fait homme.

Bouches bées, les deux bergers, calmés maintenant, écoutent l’étonnante histoire. Le père Noël alors leur propose de prendre des cadeaux et de venir adorer l’Enfant-Dieu.

Le vieux Noël :

« Il est né le divin enfant,

Jouez hautbois, résonnez musettes », retentit, chanté par tous et la petite bande faisant le tour du feu se dirige vers la crèche. Le père Noël soulève une couverture formant rideau. Éclairé en rouge par des flammes du foyer, la crèche apparaît simple tableau de primitif : Saint Joseph, la Vierge et dans un panier entouré de chiffons, poupée qui représente l’Enfant Jésus. Pour fond, un rocher, des mimosas, quelques buissons.

Éblouis, les bergers se sont agenouillés. L’un offre le flutiau qu’il taillait dans un morceau de bois. Un autre sa pipe et son tabac qui fera tout au moins plaisir à saint Joseph. Le troisième qui n’a rien apporté danse une bourrée pour faire rire l’Enfant.

L’arrivée des Rois Mages qui, très dignes et drapés dans des couvertures bariolées, viennent offrir leurs présents interrompt sa danse.

Peu à peu, débordants de joie en cette nuit magnifique, les bergers se mettent à chanter, à danser, à jouer des pantomimes tant et si fort que la Sainte Vierge doucement leur fait comprendre que l’Enfant va être fatigué.

Une dernière fois, les bergers et les Mages s’inclinent devant le berceau. Le père Noël fait retomber la couverture qui masque la crèche, et tous se retirent en chantant le « Gloria in excelsis ». Gênés d’abord par la nécessité de parler anglais, nous avons été, très vite, pris par notre propre jeu et nous avons vraiment vécu pendant quelques instants le grand mystère de la Nativité. Le public, dont nous redoutions les réactions devant cette représentation par personnages de la Sainte Vierge et de Saint Joseph a tout de suite compris la simplicité naïve de ce Noël et, comme nous-mêmes, il est entré dans le jeu.

Maintenant l’assistance s’est retirée. Les flammes sont tombées. Groupés autour du monceau de braises, nous fêtons Noël entre nous, pour nous seuls.

Plusieurs disent des contes de Noël, de ces vieilles histoires patinées par le temps et qui, d’un seul coup, nous font revenir à dix ou quinze ans en arrière. Au temps où nous mettions nos souliers dans la cheminée, attendant impatiemment le matin pour courir en chemise de nuit admirer les cadeaux apportés par le père Noël ou l’Enfant Jésus.

D’autres évoquent des Noëls routiers. Ces Noëls où des scouts, vont dans la banlieue rouge ou dans de petits villages de campagne. Pendant tout le jour, ils amusent grands et petits par des tours et des jeux. Le soir avant la messe de minuit dite par l’aumônier dans une église, ou, s’il n’y en pas, dans une grange ou sous un hangar, ils jouent ce même Noël que nous venons de donner à l’autre bout monde.

Un autre, à mi-voix, presque pour lui seul, décrit un Noël de chez lui, un Noël très simple en un vieux coin de France.

Toute la famille s’est réunie dans l’antique demeure périgourdine, tassée à croupetons sous son toit cabossé de tuiles. Le soir, au dîner, les conversations joyeuses sont un peu atténuées par la paix de Noël. L’or et le rubis des vins scintillent dans les verres et la lumière des bougies se répète dans les cristaux et les argenteries.

Après le dîner, le cercle de famille se ferme autour de la haute cheminée. L’énorme bûche crépite et flambe. C’est l’heure paisible de la veillée.

Les domestiques cependant ont apporté les lanternes. Image de l’année qui s’achève, les braises sont recouvertes de cendres. Les sabots claquent sur le sol durci. Dans la nuit, des lucioles, çà et là, dansent une sarabande. Ce sont les lanternes de ceux qui se hâtent vers l’église dont les vitraux, là-bas, plaquent dans l’ombre des ogives plus claires.

Ornée de verdure, garnie de tentures rouges, la petite église s’est mise en fête. La messe est dite, rendue plus solennelle et plus douce encore par la majesté du mystère qu’elle répète et commémore. De retour à la maison, la bûche est dégagée des cendres, la braise attisée, figure de l’année liturgique qui commence. Tous se réunissent autour du réveillon. Noël ! fête joyeuse de la famille. Fête paisible qui marque d’un point d’or chaque année de notre vie.

La voix du conteur s’est tue.

Il ne faut plus parler maintenant, mais prier. Chacun, au dedans de soi-même, médite le mystère qui donna Dieu aux hommes. Une brindille qui éclate rompt le silence. Une brise légère frissonne dans les eucalyptus.

La Croix du Sud brille au-dessus de nos têtes.

Comme nous sommes loin de France !

L’un d’entre nous dont la voix est très belle chante, seul, « Minuit, chrétiens ».

Joyeux Noël, frères scouts !

TRAQUISME

On nous a signalé des kanguroos à quelques kilomètres de la ferme. Bardés de jumelles et d’appareils photographiques, nous sommes partis à leur recherche. Une heure de cheval, une dizaine de barrières à franchir et nous sommes en face d’un éventail d’herbe jaunâtre étalée jusqu’à l’horizon. Nous fouillons l’étendue à la jumelle d’Est en Ouest, sans apercevoir autre chose que l’ondulation des herbes sous le vent qui nous souffle dans le dos.

Une longue marche encore pour essayer de repérer nos marsupiaux. Quelque chose enfin semble remuer sur la plaine et nous apercevons les silhouettes de deux kanguroos assis sur leurs pattes de derrière.

Nous attachons nos chevaux à une souche et faisons un long détour pour avoir le vent favorable.

Notre courbe nous a suffisamment rapprochés des deux bêtes pour qu’elles soient visibles à l’œil nu. C’est le moment de la prudence et de la lenteur. Vent contre nous, écrasés sur l’herbe, nous rampons, retenant notre souffle, évitant le moindre geste inutile. Nous avons couvert nos cheveux de feuillage afin de pouvoir lever la tête sans attirer l’attention des kanguroos que nous observons à loisir.

Tout semble disproportionné en ces corps extraordinaires. Les postérieurs sont énormes, la queue monumentale, l’avant-main étroite par rapport au reste du corps. Tout est « trop » : trop petit ou trop grand. Nous approchons, plus près encore, et nous distinguons nettement les têtes éveillées, très fines sous les grandes oreilles pointées. Les deux bêtes mangent. L’une tient un bouquet d’herbes dans ses pattes avec des gestes d’écureuil. L’autre, le dos arqué, broute sans s’appuyer sur le sol. On la dirait équilibrée par sa propre masse comme un jouet lesté de plomb.

Mon camarade lève son appareil et appuie sur le déclic. Il a dû se détacher au-dessus des herbes. Les deux kanguroos tournent la tête vers nous, nous fixent, immobiles pendant quelques secondes puis, s’étant bien rendu compte que nous sommes là, s’enfuient d’une formidable détente. Leur structure maintenant n’est plus ridicule. Elle est tout entière orientée vers un seul but : le saut ! En quelques minutes les deux bêtes sont hors de vue et nous les suivons à la jumelle, minuscules pucerons bondissant sur la ligne d’horizon.

Nous allons reprendre nos chevaux. La chasse a été bonne et la double proie que nous emportons sur la plaque photographique sera une belle pièce à notre tableau.

*

Noir et blanc, avec une grosse tête un peu ridicule, un kookaburra vient de se laisser tomber ailes battantes des hautes branches d’un gum-tree. À l’affût derrière un buisson je le vois s’agiter sur le sol, sauter en arrière, rebondir. Que peut-il donc faire ? Un brusque envol me donne la réponse. Le laughing-bird remonte verticalement jusqu’aux branches, une courte lanière noire au bec. Au sommet de l’arbre il lâche cette lanière qui, à peine sur le sol, se tord sur elle-même, essaye de s’enfuir. L’oiseau la rattrape, s’envole, et le malheureux reptile de nouveau lâché retombe encore. Après quelques chutes d’une cinquantaine de mètres. Il passe de vie à trépas et le kookaburra ravi se met à rire à pleine gorge. Un autre oiseau-rieur attiré par cette explosion de joie vient se joindre à lui et tous les deux, en face l’un de l’autre, se font de grands discours coupés d’éclats de rire.

*

Quelle étrange assemblée d’animaux tient en ce moment ses assises dans la forêt. Un aboiement de chien, des cris gutturaux de perroquets, le choc de branches sèches tombant sur les buissons, les chants de cinq ou six espèces d’oiseaux, se succèdent.

Une assemblée ? Non. Simplement un oiseau-lyre qui crie pour attirer sur lui les animaux dangereux et les éloigner ainsi de sa femelle. Il imite tous les bruits entendus dans les bois.

Nous nous dissimulons pour essayer de le surprendre. Mais qui donc pourrait traquer l’oiseau-lyre ?

Un frisson court dans les branches. Tout se tait. Seule, une longue plume aux barbes espacées gît sur le sol. Nous quitterons l’Australie sans avoir vu l’oiseau-lyre.

*

On nous avait affirmé qu’à Philipp-Island nous verrions des phoques, des pingouins, des ours à miel. Nous pourrions satisfaire là-bas notre passion du traquisme et du pistage. Aussi notre surprise est-elle assez désagréable de trouver, en débarquant, la plus snob des stations de luxe. Tous les pyjamas, tous les shorts, toutes les robes de plage des Australiennes, tous les petits bolides des sportifs en veine de vitesse, semblent s’être assemblés ici. Où sont nos espoirs de traquisme ? Autant vaudrait affûter un renard ou un cerf rue de la Paix.

Tout de même, il doit y avoir dans l’île autre chose qu’une plage à la mode. Nous louons une voiture pour pénétrer à l’intérieur. Des rues, quelques villas de plus en plus espacées puis, très vite, la campagne, les dunes, les mimosas. À un kilomètre à peine de la ville nous retrouvons un paysage non massacré par l’homme.

Là-bas, sur la fourche d’un eucalyptus, une boule grise, grosse comme un nid de pie : un native-bear, le petit ours cher à l’Australie. Nous stoppons et commençons d’avancer avec des ruses de Peau-Rouge. Notre chauffeur sans prendre tant de précautions se met à rire de notre prudence, nous hèle à pleine voix et se dirige bien ostensiblement vers les arbres. Protégés par le gouvernement qui frappe d’une amende considérable ceux qui fuient, blessent, ou captivent un teddy-bear, choyés par tous, les petits ours de l’île sont à demi apprivoisés.

Juste au-dessus de nous, le petit animal est pelotonné à la fourche de deux branches, son gros nez noir, en forme de bec collé contre l’écorce. Il nous fixe de ses petits yeux immobiles, enfouis dans la fourrure et tourne vers nous ses grosses oreilles poilues. Le vent agite l’arbre mais, bien appuyé sur son nez de clown et son arrière-train, il ne semble guère s’en soucier et demeure dans sa position favorite. Une vieille légende aborigène explique que les koalas ont perdu leur queue pour être demeurés trop longtemps dans cette posture. Elle se serait usée au cours des siècles par le frottement continu contre l’écorce.

À grands coups de bâton, le chauffeur cogne contre le tronc de l’arbre. Là-haut, l’ours réveillé se redresse, va jusqu’à l’extrémité d’une branche, broute une feuille d’eucalyptus, sa seule nourriture, puis tranquillement, commence à descendre. Ses longues griffes noires s’accrochent à l’écorce. Il progresse, à reculons, sans se presser, plaçant fort adroitement ses pattes juste à l’endroit favorable. Malgré toute son adresse il a l’air délicieusement pataud d’un ours en peluche auquel un enfant voudrait faire faire des exercices acrobatiques. Arrivé à notre hauteur, s’arrête et photogénique, fait des mines devant nos objectifs. La plage est trop proche d’ici, on vient souvent filmer les koalas. Peut-être se prennent-ils pour des grandes vedettes.

En cours de route, nous nous arrêtons plusieurs fois pour observer longuement les sympathiques petites bêtes dont quelques-unes portent accroché sur leur dos un délicieux baby-ours qui, l’air innocent, semble manigancer une grosse bêtise.

*

Au bord de la mer nous parvenons à dépister et à tirer hors de son trou un pingouin effaré. Pourquoi prend-il cette physionomie ahurie de scribe sorti brusquement de ses paperasses ? Où sont ses dossiers, sa serviette sous le bras ? Il court, trébuche, s’affole y jette dans nos jambes, pitoyable et ridicule. Nous le poussons vers la mer. Il titube jusqu’à l’eau mais en deux coups de nageoire, le voilà au large. Il n’a plus l’air ridicule du tout et nous contemplons, admiratifs, son corps fluide qui glisse et ondule parmi les vagues. The right man in the right place, le pingouin est fait pour l’eau et nos photos seront fausses qui rapporteront l’image d’un pauvre animal solennel et grotesque.

*

De la pointe extrême de l’île nous avons vu le rocher aux phoques. Une large plate-forme bordée de rocs hérissés que la mer éclabousse et frange d’écume. À la longue-vue nous suivons les ébats des phoques qui plongent du haut des rochers ou se traînent sur le sol. Une bouffée de vent par instant porte jusqu’à nous leur odeur violente et leurs cris gutturaux.

… Nous avions fait le projet de passer la nuit sur ce rocher. Douze heures au milieu des phoques, dans le grondement de l’océan tout proche. Le jeu valait d’être tenté. Il nous suffisait de quelques couvertures, de solides bâtons et d’une lampe électrique. Mais il fallait une barque pour nous conduire au rocher et nous reprendre le lendemain matin. La mer était trop forte et aucun pêcheur ne voulut risquer un accostage trop dangereux. Cela fit échouer notre projet et nous dûmes reprendre le bateau, regrettant notre belle nuit dans l’île aux phoques.

BENDIGO

Un « squatter », robuste défricheur de terres, un « swagmann », l’éternel vagabond de l’Australie, ou bien un éleveur de moutons, aperçut un jour, au bord d’une « creek » parmi les dépôts d’alluvions, quelques parcelles d’or.

Des aventuriers accoururent aussitôt de tous les pays pour tamiser le sable des ruisseaux, en quête du métal jaune. Un peu plus tard, ils creusèrent le sol alluvionnaire jusqu’à plusieurs pieds de profondeur, puis plus bas, jusqu’à deux mille pieds. Les modestes instruments des « Gold-diggers » durent céder le pas aux puissantes usines. Seuls demeurèrent dans la plaine ces monceaux de terre blanche qui indiquent que, là, un homme chercha et fit fortune ou, plus souvent encore, s’en alla le cœur lourd d’espoir déçu.

Un commissaire scout conduit aujourd’hui deux d’entre nous aux mines d’or de Bendigo les plus importantes de l’Australie. Pendant deux cent cinquante kilomètres nous roulons à travers l’immensité d’herbes jaunes semée de souches calcinées ou coupées à quelques centimètres du sol. Parfois une étendue de bush vient rompre cette désespérante monotonie. Alors la voiture semble un insecte rampant au pied des arbres démesurés, le long d’un fourré qu’illuminent les couleurs voyantes des perroquets.

Près de Woodend, nous rencontrons un nuage de sauterelles. Pendant plusieurs kilomètres, nous fonçons dans une poussière grise à travers laquelle les objets surgissent fantomatiques comme des paysages londoniens un jour de brouillard. Le pare-brise devient sonore au choc répété des sauterelles et s’obscurcit sous une couche de sang laiteux si épais que l’essuie-glace ne parvient plus à l’écarter. Sur les côtés, les vitres sont opaques, criblées par la grenaille des insectes qui s’y écrasent avec un bruit mat qu’achève une tache en étoile. Toutes les glaces sont fermées et pourtant sur le tapis et les coussins les bêtes grouillent et sautent.

Les mines nous apparaissent de loin, telles que nous les imaginions. Deux hauts échafaudages quelques bâtiments recouverts de tôle, deux immenses plateaux de sable gris, provenant du quartz pulvérisé.

À la mine elle-même, on nous donne de vieux vêtements, une bougie à chacun. Une benne de fer nous descend à deux cents mètres de profondeur dans un fracas de ferraille, sous une averse d’eau rouilleuse qui dégoutte sur nos épaules.

Courbés sous la voûte, nous suivons les galeries longeant le filon de quartz blanc où courent les veines d’or. Debout sur un seau accrochés à un câble, d’acier, nous descendons encore jusqu’à mille pieds pour trouver des hommes en suroît qui, dans l’eau jusqu’à la taille, piochent le roc à la recherche du quartz.

Il nous tarde déjà de revoir le soleil. Une montée qui n’en finit plus dans le puits humide. Les poutres du treuil nous apparaissent. La lumière !

Le « mine-manager » nous conduit à la « batterie » où le quartz est réduit en poudre et lavé. Dix concasseurs broient les blocs puis l’impalpable poussière est entraînée par un courant d’eau sur des tables vibrantes. L’or plus lourd se dépose sur les plaques de cuivre. À date fixe on racle ces tables et le métal est recueilli. Matériel et main-d’œuvre sont si restreints que soixante livres sterling d’or ont un prix de revient de seize shellings seulement.

Au sortir de la « batterie » un vieil ouvrier de la mine nous a parlé avec un peu de tristesse du temps où, à genoux au bord du ruisseau, les « gold-diggers » tamisant le sable attendaient avec angoisse le reflet fauve de l’or.

JAMBOREE

Dix mille Australiens. Deux mille scouts du Japon, des États-Unis, de France, d’Angleterre, des Indes, de quinze autres pays encore. Un camp de plusieurs hectares où des garçons de toutes les races et de toutes les nationalités s’affairent aux mêmes travaux, se réunissent autour des mêmes feux, bavardent dans toutes les langues de l’univers. Deux semaines de vie joyeuse et simple dans la même fraternité scoute : Le Jamboree de Frankston.

*

Toutes les nations ont leur terrain délimité par des barrières de troncs d’arbres à demi équarris. Au centre de chaque camp, la flamme scoute flotte au-dessous du drapeau national. Les délégations ont mis leur amour-propre à élever des portes monumentales qui reflètent dans une certaine mesure les caractères de leur sol. Une troupe australienne a construit un portail avec des sagaies aborigènes, des boomerangs, des peaux de kanguroos et de wallabies. Les Cinghalais ont reconstitué le temple de la Dent. La délégation française a fixé sur une entrée rustique des écussons aux armes des Provinces. L’ensemble a une allure moyenâgeuse qui symbolise en ces pays jeunes la plus vieille France.

*

Faut-il croire que le scoutisme fait grandir les garçons ? La délégation française est d’une taille imposante qui la classe bien au-dessus des autres contingents. On s’attendait à recevoir de « petits Français » et notre passage fait sensation.

*

La délégation américaine doit partir demain matin. Ce soir, pour son adieu à l’Australie, elle a donné un feu de camp auquel un scout de chaque nation a été invité.

Assis sur des troncs d’arbres, nous formons le cercle le plus étonnamment bigarré qui se puisse imaginer. Vingt pays sont représentés.

Tour à tour, sur la demande du chef américain, chacun se lève pour se nommer et dire un mot bref de salut dans sa langue puis en anglais. Chacun ensuite dit une chanson de son pays.

Un Fidjien joue de l’ukélélé. Sa silhouette paraît plus grande encore sous le reflet des flammes et plus étrange sa tête crépue posée sur des épaules de brute, mais il module un « negro-spiritual » léger comme un chant d’oiseau.

Un Hongrois danse une czardas. Un scout des îles Nauru, minuscule dans son paréo rouge pousse un cri de guerre dont les notes sauvages déchirent le silence. Après lui, je chante en patois provençal « Aquelos Mountanos » et un Anglais conte une étonnante histoire écossaise.

Fondues dans un idéal commun, les différences de race s’atténuent en même temps que chacun, par sa propre personnalité, apporte aux autres l’image vivante et aimée son pays.

Nous sommes tous debout maintenant. En silence, au milieu du cercle, le chef américain dessine de la main, qui sculpte l’invisible, les signes indiens du remerciement et de l’adieu.

Après lui, nous répétons tous ensemble les mêmes gestes. Et chacun regagne sa tente ayant mieux compris dans ce mélange de tant de races diverses, la valeur universelle du Scoutisme.

*

Vêtu du même uniforme que les garçons, à peine voûté par l’âge, Lord Baden-Powel, chef scout du monde, préside aujourd’hui, une réunion des chefs de toutes les délégations. Assemblée solennelle ? Non certes ! « B. P. » n’aimerait point cela. Il a demandé aux chefs de se former en étoile devant lui. Il veut conclure ce jamboree non par un discours mais par un acte, par un geste d’amitié. Il tient un boomerang à la main et parle ainsi :

« Le boomerang est une arme étonnante qui, lorsqu’on la lance au loin, va jusqu’au but qui lui est fixé, puis revient avec une force accrue vers celui qui la manie. L’amitié est semblable au boomerang. Lancez-la autour de vous, faites la rayonner loin, très loin et elle reviendra vers vous plus forte et plus vivace. Je souhaite que, par vous et par le Scoutisme, une grande amitié s’étende ainsi sur le monde ».

À chaque rayon de la roue, B. P. donne alors un boomerang qui passe de main en main. Chaque fois que deux chefs se trouvent unis par les deux extrémités de l’arme, ils forment en eux-mêmes le serment de faire rayonner autour d’eux leur amitié. Pour un boomerang qu’ils ont donné, trois, quatre, cinq autres, reviennent vers eux. Ainsi en est-il de l’amitié.

Et c’est là la fin du Jamboree.

DANS LES MERS DU SUD

À BORD DU LAPÉROUSE

Un petit rafiau de sept mille tonnes, sale, amarré à quai entre les beaux paquebots anglais ou américains qui semblent l’écraser : le Lapérouse au port de Sydney.

Si l’Oronsay était la grande ville flottante avec tout le confort d’une cité de luxe, le Lapérouse doit être une petite bourgade qui se débrouille comme elle peut, avec des moyens de fortune, un petit village d’aventure isolé en terres inconnues.

Car notre bateau fleure bien un peu l’aventure. Son équipage est un puzzle où toutes les couleurs et toutes les races se côtoient. Les soutiers sont arabes, les marins canaques, les garçons de cabine indochinois. Quelques malgaches, javanais et nègres complètent l’ensemble.

Le chargement hétéroclite s’allie assez bien au pittoresque de l’équipage : des tubes d’acide sulfurique, des bouteilles de gaz carbonique, une énorme quantité d’explosifs, qui justifie amplement le pavillon rouge claquant à mi-mât. Des bois de construction encombrent le pont et cinq ou six moutons, l’air navré d’avoir quitté les plaines paisibles de l’Australie pour ce paddock inconfortable, reçoivent sans enthousiasme des paquets d’eau de mer.

La houle est grosse, le bateau danse comme un bouchon. Nous comprenons maintenant pourquoi les bébés s’endorment quand on les berce. Engourdis par le roulis et le tangage nous sommeillons du matin au soir.

Au bout de deux jours seulement, nous reprenons une certaine vitalité.

L’existence serait désespérément monotone et terne s’il n’y avait à bord un ou deux passagers plus ou moins anciens bagnards qui regagnent Nouméa. Nous bavardons, avec eux et au cours des conversations décousues, l’aventure des mers du Sud, parfois, surgit.

Histoires de ces négriers qui, pour échapper aux recherches de la police, attachaient à l’ancre des grappes de canaques, dix ou douze parfois, et la mouillaient ainsi avec son chargement humain. Lorsque la police montait à bord, elle ne trouvait plus rien ; et qu’importait au fond une douzaine de Canaques de plus ou de moins !

Histoires de fortunes édifiées en quelques mois à la pêche au Troca et dépensées aussi vite.

Histoires de bagnards dévorés par les requins ou rattrapés par les hommes, alors que la chasse aux évadés était encore un bon sport.

Histoires de troc avec les indigènes au temps où l’honnêteté et la cordialité des transactions étaient assurées par une bonne winchester tenue, armée, sous le bras.

Histoires de blancs mangés par les cannibales il n’y a pas toujours très longtemps.

Des types d’aventuriers surgissent tout à coup au tournant d’une conversation, puis s’effacent parce que le souvenir des gens qui nous parlent ne sont plus très nets ou qu’ils préfèrent se taire.

Ce sera le pittoresque de cette courte traversée sur le Lapérouse, d’avoir pu sentir ce souffle lointain de la grande aventure. Nous ne l’avons peut-être pas très bien compris parce que trop civilisés, paralysés, par tant de murailles qui s’élèvent à plaisir autour de nous. Mais nous avons envié tout de même ces hommes qui menaient leur vie sans barrières, sans frein, comme on fait son chemin dans la forêt tropicale, à coups de machète, sans s’inquiéter de ce que l’on coupe.

*

Pour rompre l’ennui définitif qui plane sur son bateau, le capitaine a eu l’heureuse idée de faire donner une représentation par l’équipage canaque. Quelques danses, quelques chants.

Au rythme à contre-temps de bâtons heurtant une caisse vide, un canaque en manou, le chef coiffé du béret marin, danse et mime une scène de pêche. En cadence, il amorce une ligne imaginaire, noue la corde à l’hameçon, la lance au large. Il a dû manquer son coup, la ligne s’est embrouillée. Il faut la ramener, défaire les nœuds, la lancer de nouveau. Maintenant, c’est l’attente anxieuse, les yeux fixés sur l’eau. Le poisson mordra-t-il ? Les bras de l’homme se crispent. Cela tire et résiste ferme là-bas ! La prise est de taille ! Il faut haler durement. Ho ! Hé ! Ho ! La bête se débat. L’homme ne sait comment la prendre. Sa main droite brandit une sagaie. Une détente du bras musculeux. Le poisson agonise. Il faut le charger sur les épaules et, tout joyeux, retourner au village. La pêche a été bonne.

Nous applaudissons le Canaque. Combien avons-nous à apprendre d’une telle scène pour nos feux de camp ! Cette imitation de la vie directe, simple, sans apprêt : c’est cela le vrai théâtre.

Un autre indigène, toujours sur le même rythme, vient mimer la défense d’un homme contre une guêpe qui le harcèle. Les gestes sont spasmodiques, violents. Il s’agite, se démène, se trémousse, affolé par la bête lancinante qui l’environne. D’autres guêpes viennent l’attaquer. Il n’est plus qu’une pauvre chair hérissée d’insectes bourdonnants. Il se tord, s’écroule épuisé sur un dernier battement de tam-tam.

Là encore, la mimique était parfaite, la vérité hallucinante. Quelques passagers, instinctivement ont regardé autour d’eux. Les nerfs tendus, ils croyaient peut-être entendre le vrombissement odieux d’une guêpe.

Les Canaques maintenant chantent en chœur. Les voix sont étranges. Quelques-unes très fausses, d’autres métalliques comme des cordes de guitare. Presque toujours, les voix s’harmonisent en des accords complexes. Le rythme ne varie guère.

L’un des chants doit s’appeler la chanson du vent. Une voix monte d’abord seule, très haute, très douce, puis redescend, remonte encore. La brise effleure la cime d’un cocotier, joue dans les feuilles, s’enroule autour du tronc. La voix se fait plus forte, d’autres se joignent à elle. Le cocotier se tord sous la poussée du vent. La forêt tout entière murmure et bruit. Les voix donnent toute leur puissance. La tempête roule, mugit ; des arbres s’écroulent, les cases sont emportées, le raz de marée déferle sur le village. Puis les voix s’assourdissent. Le cyclone s’éloigne, se perd dans le lointain où il gronde doucement, tandis qu’une imperceptible brise joue dans les feuilles d’un arbre abattu.

Tout se tait.

*

Une jeune fille est morte à bord aujourd’hui. Elle avait été embarquée malade et son cercueil était dans la cale. Les Canaques ont cloué la caisse de chêne ce soir.

Ils se détournent avec des regards craintifs lorsqu’ils passent près de la grande boîte enveloppée de toiles parce qu’ils ont peur de la mort comme ils ont peur de la nuit.

PILOU-PILOU À NOUMÉA

La brassée d’îles semée sur le Pacifique est un poudroiement de lumières.

Seulement aujourd’hui il pleut.

Prise dans le filet des averses qui tombent à cordes, la Nouvelle-Calédonie glisse à l’avant du bateau. Sur tribord, Nou s’arrondit, lourde de la souvenance des bagnards. Le pénitencier n’est plus qu’un asile de vieillards où quelques condamnés chevrotants achèvent une vie paisible. Mais une chape de tristesse masquant la beauté des rocs, semble encore recouvrir l’île.

Devant le paquebot stoppé, le quai est un bas-relief pour exposition coloniale. De plantureuses popinées roulent des formes débordantes dans des robes en papier de sucre d’orge. Des canaques, le torse nu, des colliers d’herbes autour du cou, la taille serrée dans le manou de cotonnade bleue ou rouge, s’abritent sous des parapluies ou des ombrelles ridicules. De bonnes grosses têtes en pain d’épice surplombent des épaules de bronze. Comme nous sommes loin, ici, de la maigreur ascétique, de l’orgueilleux dédain des Somalis et des Bédouins. Là-bas, c’était l’Orient ! Et le désert façonne et sculpte de la noblesse !

Sanglés dans des uniformes boutonnés jusqu’au menton sous des figures au teint cireux, quelques fonctionnaires trimbalent des ventres trop gros. Mise à part la couleur blanche de l’étoffe, le gendarme, en képi, semble prêt à dresser une contravention sur la route de Rambouillet.

Où sont les shorts ? Et la police d’Aden pieds nus, en chemises à manches courtes ?

Nous sommes à vingt mille kilomètres de France, mais le Règlement sans doute ne connaît ni distance, ni climat.

*

Formées en rectangle sur le quai, les troupes Éclaireurs Unionistes et Scouts de France de Nouméa nous attendent. Joie de se trouver si loin de France un scoutisme très vrai, très près de Baden-Powell, exactement semblable au nôtre, mais qui a dû naître, progresser, s’affermir de sa propre force, en l’absence de tout contact avec le scoutisme originel.

*

Le soir, la Première-Nouméa, invite les Scouts de France à un dîner régional. Une ribambelle de petits scouts se multiplie autour de nous, nous servant avec une profusion qui étonne nos estomacs rétrécis par deux mois de nourriture anglaise.

Un gosse signé Joubert me tend un carton. Est-ce un menu ou une encyclopédie de tout ce qui se mange sous l’hémisphère austral ? Je lis :

Potage au manioc pilé

Fruits de l’arbre à pain

Crabes de cocotiers

Tortue de mer

Taros

Quartiers de cerf

Côtes de porc rôties ou four Canaque

Roussettes sauce au vin

Salade de cœur de cocotier et de choux palmistes

Salade de fruits : papaï, pommes-lianes, barbaldines, etc., etc.…

En vérité, il s’agissait bien d’un menu. Au dessert, notre chef évoque Vatel et Brillat-Savarin. Pauvres grands cuisiniers qui ne connaissaient ni le crabe de cocotiers, ni le chou palmiste.

*

La nuit, un Pilou-Pilou est donné en notre honneur. Des corps à demi-nus, barbouillés de noir et de blanc. Des visages de démons striés de peintures de guerre sous des diadèmes de feuillages. Des genoux, des coudes, des sagaies annellées de rubans multicolores, des mains, chargées de flots d’herbes et d’étoffes voyantes.

La cadence irritante du tam-tam résonne, si hallucinante qu’elle triomphe de l’atmosphère trop française et plante un vivant décor de brousse.

Jambes écartées, pieds en dehors, les danseurs sur le rythme du tambour, martèlent le sol, infatigablement. La cadence s’accélère, devient vertigineuse. Des cris, des sifflements, des grondements, soutiennent le tam-tam. Un hurlement furieux du chef de danse nous râpe la gorge. Les hommes se sont écroulés d’un seul bloc et demeurent immobiles. On dirait, sur le sol, un tapis de haute laine chamarré de couleurs.

Une modulation monte de cette masse humaine qui, lentement, commence à vibrer. Les flots de rubans vont et viennent comme des vagues qui déferlent. En un cri de bête, le chef jaillit de terre suivi par tous les danseurs qui, de nouveau, martèlent le sol tandis que le tam-tam incessant joue sur nos nerfs une marche exaspérante.

Le Pilou-Pilou maintenant prend une autre forme. Les danseurs se sont assis en rond, serrés les uns contre les autres. Une vingtaine d’hommes se rangent en deux lignes autour du cercle. Eux seuls danseront. Les autres les soutiendront par des cris, des claquements de mains et le long mouvement des flots de rubans.

Chaque ligne représente une tribu. Courbées vers le sol, elles s’avancent l’une vers l’autre, mimant la recherche des traces sur le sable, la marche d’approche dans les hautes herbes, l’affût derrière les troncs de kaoris.

Soudain, elles s’aperçoivent. Un bond désespéré de fauve surpris dans son affût. Les hommes retombent et s’affrontent, sifflant comme des serpents. Un coup plus violent de tam-tam. Un cri de guerre poussé à pleine poitrine. Les deux tribus ont fait volte-face. Chacun de nous a devant lui un énergumène qui le fixe de ses yeux exorbités. La sueur ruisselle sur la figure horriblement peinturlurée. La bouche laisse filtrer un sifflement saccadé, une sorte de feulement retenu entre les dents. Tout le corps de l’homme est contracté, tremblant de force contenue. Les muscles saillent, prêts à l’effort violent qui va les jeter à l’attaque. À un pouce de notre visage la pointe de la sagaie nous vise. Et toujours le rythme crispant du tam-tam.

Dix fois, vingt fois la danse reprend. Grisés, les Canaques continueraient jusqu’à l’aube.

Le gouverneur s’est levé.

Tout à l’heure, les farouches danseurs seront des débardeurs du port, des chauffeurs de camions ou des domestiques de la Résidence.

Mais, dans le fond de leur cœur, ce Pilou-Pilou d’exhibition est-il si loin des danses sanguinaires de l’Île Malikolo à la sinistré réputation ?

EN FORÊT

Au village indigène de Saint-Louis, une petite église de mission telle que je l’avais rêvée. Une architecture très simple, très pauvre, mais une propreté que possèdent seules les chapelles de bonnes sœurs. Agenouillée devant une statue de sainte Thérèse, une religieuse prie. Son costume de lourde étoffe bleue est celui d’une bourgeoise du XVIIe siècle mais ses pieds sont nus et sa tête toute crépue sous la coiffe. C’est une religieuse canaque.

Au sortir de l’église, une volée de gosses s’abat sur nous et nous regarde avec des yeux ronds dans des figures en chocolat. Les vêtements vont de la culotte rapiécée à la ficelle strictement nécessaire. Le reste est habillé de soleil. Les petits hommes parlent français et chantent avec nous « Frère Jacques », « C’est la Mère Michèle qui a perdu son chat ». Un père mariste, qui n’a pas vu la France depuis cinquante-deux ans, bat lui-même la mesure.

Petites missions de Nouméa, de Port-Vila, de Tahiti, quelles joies très pures vous nous avez données ! Joie de respirer en pleine brousse, une atmosphère française si claire, si vraie ! Joie de retrouver parmi les indigènes la foi toute simple que maintenant, hélas ! on rencontre trop rarement chez nous ! Joie de voir, par nos missionnaires, rayonner de si profonde et vivace manière la plus belle France !

*

Avec le chef du village, trois ou quatre autres Canaques et la troupe scoute de Nouméa, nous allons camper aux « Grosse-Gouttes ». Quatre heures de montée sur un sol ferrugineux qui brûle nos espadrilles. Quatre heures sous un ciel incandescent où le soleil lui-même semble fondre. Très loin, Saint-Louis est un modelage de murs blancs et de toits rouges posés sur une verdure déchiquetée, ourlée par le bleu éclatant de la mer.

Une descente et, au creux d’une vallée, la forêt tropicale si différente du bush australien. Au lieu des gum-trees, une étonnante variété d’espèces, des pandanus, des kaoris, citronniers, banians, cocotiers. Mais surtout, un débordement végétal, un jaillissement de sève, une irrésistible montée des plantes qui se poussent, se gênent et s’étouffent en une lutte perpétuelle. Les lianes s’entrelacent, serpentent, enserrent les troncs, sautent d’un arbre à l’autre, enchevêtrant la forêt qui, par elles, forme un bloc à travers lequel il faut se frayer un passage à coups de sabre d’abatis.

Nous enfonçons jusqu’aux genoux dans un humus spongieux recouvert de mousses, de fougères, de toutes ces plantes délicates qu’en Europe, on cultive avec amour dans des potiches d’appartement. À peine, de temps en temps, quelques éclaboussures de ciel à travers les frondaisons trop épaisses. Sous la voûte lointaine, une ombre impénétrable s’étend, chargée de silence.

Quelque chose cependant murmure, tout près. Un torrent roule, cabriole, fonce gaillardement dans la masse végétale qu’il strie d’une veine d’argent. Quelques scouts se déshabillent, se coulent en pleine écume. La tête sous une roche nous nous laissons recouvrir. L’eau que nous croyions glacée est délicieusement fraîche. Nous sommes fouettés par le courant qui dégringole. L’un de nous sort toutes les minutes sa bouche hors de l’eau pour crier en extase :

« C’est le Paradis terrestre ! » Puis sa tête retombe sous l’écume comme une pierre roulée par le flot.

Pendant que nous cuisons le dîner, les Canaques construisent une case. Trois arbres, fourchus sont abattus, épointés, fichés dans le sol. De longues perches sont appuyées sur une barre transversale, d’autres mises en travers brêlées avec des lianes et des herbes si solidement que les hommes grimpent dessus pour continuer leur ouvrage. Des brassées de fougères, quelques perches encore. Une case vient de s’élever où trente personnes pourront passer la nuit. Heureux pays, où, pour construire une cabane, on peut abattre des arbres entiers. Nous songeons avec un peu d’amertume à nos camps de troupe, en France, où pour couper une branche, il faut la permission du propriétaire. Je pense à la joie de mes gosses de Montmartre si je pouvais les faire camper ici. Ah ! les belles installations, les miradors gigantesques, les ponts magnifiques que nous lancerions au-dessus des torrents ! Pourquoi la forêt tropicale est-elle si loin de la Butte ?

Après un dîner agrémenté de salade de choux palmistes et de cœur de cocotiers, un feu de camp nous réunit en lisière de la forêt.

C’est la première fois, depuis notre départ de Toulon, que nous pouvons parler français à un feu de camp.

Nous nous croirions en France, si, éclairée par les flammes, la case ne projetait une ombre aventureuse et si le chef canaque ne nous contait une légende indigène.

Au matin, l’eau du torrent nous revigore. Les indigènes ont aperçu en lisière du bois une trace de cochon sauvage. Suivis des chiens ils partent à sa recherche. Une demi-heure s’écoule et les deux Canaques portant le cochon sur leurs épaules brossent sur la crête une fresque médiévale.

Le chef découpe la bête tandis que les autres construisent un four canaque. Des pierres du torrent sont placées sur un morceau de bois et le bûcher est allumé.

Lorsque tout est consumé, les charbons et les cendres sont écartés, une couche de fougères est étendue sur les pierres brûlantes. Les quartiers de viande sont posés sur les feuilles avec quelques ignames. Des écorces de niaoulis grandes comme des couvertures sont entassées les unes au-dessus des autres formant un gros mamelon que l’on recouvre de terre. Il n’y a plus qu’à attendre.

Une heure après le chef racle la terre du four, enlève les écorces par grandes plaques fumantes et la viande apparaît cuite à point.

*

Au retour de la forêt, Nouméa nous paraît triste, laid, avec ses toits de tôle, ses maisons quelconques, son port misérable. Mais, à l’anse Vata ou à Magenta, l’eau est si chaude, si merveilleusement teintée, que l’on ne voit plus la laideur créée par l’homme. Seule apparaît l’œuvre de Dieu : la splendeur bleue de la mer.

LA LÉGENDE DES PALÉTUVIERS

Des Canaques vivaient sur cette petite île coralienne enchâssée comme une perle dans le grand Océan. Depuis combien de lunes étaient-ils là ? Les vieillards ne se rappelaient même plus l’avoir entendu dire par les vieillards qui vivaient avant eux ! Peut-être depuis le jour où, pour la première fois, les vagues étaient venues battre les récifs.

Les Canaques étaient heureux dans l’île. Les cocotiers dodelinaient de la tête au passage du vent et leurs noix étaient pleines de jus sucré. Les bananes ne manquaient jamais et les taros poussaient en bonne terre. Les hommes partaient à la pêche sur leurs pirogues à balancier. Ils pagayaient ou prenaient le vent dans leurs voiles tressées. La sagaie au poing, ils perçaient les poissons filant entre deux eaux. Jamais ils ne manquaient leur but. Le soir, les popinées cuisaient le repas. Et la nuit paisible s’étendait sur l’île.

Pourquoi Tayotea, le fils aîné du grand chef, jeta-t-il le trouble dans la tribu en se rebellant contre son père ? La révolte avait été ouverte, la paix de l’île rompue. Il fallait une sanction sévère. Les sorciers demandaient au chef la mort du coupable.

Au cœur du chef demeurait encore, malgré sa faute, un grand amour du coupable. Il fit mettre dans une pirogue des vivres pour quelques jours et réunit les sorciers et les anciens. Il fut décidé ceci au conseil de la tribu :

Tayotea, le fils coupable, monterait sur une pirogue et s’en irait, seul, sur le grand Océan, loin, très loin, jusqu’à ce qu’il rencontrât un pays où les racines des arbres poussent dans le ciel, où les poissons bondissent hors de l’eau par-dessus les branches.

Les sorciers ricanèrent parce qu’ils savaient bien que nulle part au monde les arbres ne poussent avec leurs racines dans le ciel et qu’en aucun pays les poissons ne sautent par-dessus les branches !

Le peuple se sentit vengé parce que le coupable allait mourir.

Sans mot dire, car il ne sied guère à un jeune homme de sang vif de pleurer et de gémir comme une femme, Tayotea monta dans la pirogue et s’éloigna sur la mer.

Il fut bientôt un point à peine visible dans le soleil qui descendait à l’horizon ; puis le disque de feu disparut. La pirogue s’effaça parmi les vagues.

Pendant les nuits longues et les jours plus longs encore, vogua Tayotea. Ses provisions diminuaient. Bientôt il n’eut plus rien à manger… et aucune terre n’était apparue.

Un soir, la faim fut la plus forte. Il s’écroula au fond de la pirogue. Ses pensées s’obscurcirent et glissèrent jusqu’au sommeil qui précède la mort.

Les sorciers, là-bas, sur l’île de corail, pouvaient triompher. Tayotea allait mourir.

Pendant combien de temps la pirogue flotta-t-elle ainsi au gré des vagues ? Seuls pourraient le dire les esprits invisibles qui hantent les vents du large.

Une secousse légère tira Tayotea de sa torpeur. La pirogue était prise sous les racines d’un arbre et ces racines montaient et se recourbaient dans le ciel. Un poisson jaillit, bondit par-dessus une branche qui s’étendait au ras de l’eau et retomba dans la pirogue.

Tayotea eut la force de le saisir et de le manger ainsi, cru. Un sang plus vif courut dans ses veines. Il vit à l’entour, des arbres dont les racines s’enchevêtraient au-dessus de sa tête, des arbres dont les branches étaient si basses que les poissons pouvaient les franchir. Il aima ces arbres étranges que l’on nomme palétuviers, ces côtes inhospitalières où la terre et la mer se mêlent et se pénètrent sans exacte limitation.

Jamais l’île de corail sertie là-bas, dans le vaste Océan, ne revit le jeune homme insoumis qu’elle avait rejeté.

Car Tayotea fonda une tribu sur la terre où la pirogue l’avait conduit, et ses descendants, aujourd’hui encore, habitent… l’île des palétuviers.

Telle est la légende canaque que nous conta un chef indigène un soir, au feu de camp de Nouméa.

DE QUELQUES REQUINS À PORT-VILA

Une côte très Paul et Virginie. Des cocotiers avec, çà et là, une petite case blottie dans la verdure. Une eau que la proximité des fonds rend parfois d’un vert jade. Des maisons de bois aux murs à claire-voie. Une rue et une place bordées de flamboyants.

Nous sommes aux Nouvelles-Hébrides, en rade de Port-Vila. Terre unique où règne le condominium. Sol ni français ni britannique mais les deux ensemble.

Dans le salon du Résident, nous levons nos coupes à l’extension de la plus grande France. Comme nous sommes loin des « lemonade » australiennes !

Que faire à Port-Vila sinon se baigner. Une voiture nous conduit à une plage assez éloignée. Le chemin qu’il faut sans cesse défendre contre l’envahissement des plantes, semble foré dans une roche végétale. La voie est étroite et l’auto, comme une étrave ouvre la forêt.

Nous traversons le village indigène de Pongo. Des allées de corail blanc d’une étonnante propreté rayonnent autour de la case du conseil. Les Canaques nous assaillent, nous offrant des fruits, des petites pirogues sculptées, des paniers de fibres tressées.

L’auto nous emporte de nouveau en une longue course dans la forêt qui nous submerge.

Nous nous baignons dans une crique bordée de pandanus et de palétuviers. L’eau est chaude, si transparente que l’on aperçoit au fond les efflorescences de corail. Le ciel et la mer se confondent en un même bleu. Nos yeux ne voient plus que de la lumière, de l’immensité et du silence. Nous ne savons plus si les instants qui s’écoulent sont un rêve qui trop tôt va s’effacer, ou une réalité palpable.

Une voix angoissée nous appelle à tue-tête. Un requin ! Un requin ! Finies la planche et la brasse pacifiques ! Nous sommes en pleine réalité. Avec un ensemble magnifique, nous fonçons vers la côte et nous crawlons à battre Weismuller lui-même. Là-bas, une nageoire rase l’eau d’une lame triangulaire. En un dernier battement de pieds, nous touchons terre.

À deux cents mètres à peine la nageoire vient de disparaître. Ouf ! Nous nous souviendrons longtemps de ce bain interrompu.

Dans l’auto maintenant on ne parle plus que de requins, de gens happés tout près de la côte, d’une jeune fille dévorée à vingt kilomètres de la mer par un squale qui avait remonté la rivière jusqu’en pleine terre.

Nous admirons, en le comprenant mieux, le courage et l’insouciance joyeuse de ces Canaques qui s’en vont à la nage avec un filet et un couteau, pêcher en mer pendant vingt-quatre heures. Ils attrapent les poissons à la main et si un requin vient rôder autour d’eux, ils l’évitent ou luttent contre lui. Ce doit être du beau sport !

Nous retournons à Port-Vila par le village de Montmartre. Un vieux père Mariste et des bonnes sœurs nous accueillent. Nous n’imaginions pas qu’on pût porter en soi tant de douceur et de paix. Et le rayonnement de ces visages vaut tous les sermons du monde. Les religieuses nous ont fait préparer des fruits de l’arbre à pain et une sorte de crème. Les élèves de l’ouvroir nous servent avec des grâces de jeunes pensionnaires. N’étaient nos costumes scouts et la couleur brune des visages indigènes nous nous croirions à la Tour à un goûter de vente de Charité.

*

Le lendemain, l’évêque de Port-Vila met complaisamment à notre disposition la vedette de la mission : le Saint-Joseph, pour nous conduire à l’ilot Mélé. Une heure passée étendu de tout mon long sur le mât de beaupré, à guetter sur la mer le jaillissement des poissons-volants. À bord de l’Oronsay on les voyait surgir par bande, nombreux mais petits. Ici, l’instinct grégaire doit être moins développé, car ils apparaissent seuls, mais gros comme des carpes avec des zébrures bleues, jaunes ou rouges et de larges ailes vibrantes. Ils rasent l’eau sur une centaine de mètres et plongent en un rebondissement d’écume.

Parfois, une sorte de long brochet bleuté, sans nageoires visibles, file à une vitesse prodigieuse, dressé à angle aigu au-dessus de l’eau : une aiguillette.

L’îlot Mélé vient d’apparaître par tribord. Quel orfèvre cisela cette petite île toute verte de cocotiers, bordée de blanc par la plage de corail puis de bleu par l’Océan ?

Au village, on nous offre des pirogues. Elles sont si étroites qu’il faut s’assoir sur les deux bords à la fois et les pieds ne parviennent à se caser que placés l’un devant l’autre. Trois perches relient la pirogue à un balancier qui en assure la stabilité.

Ravis, pagayant paresseusement, nous croisons le long de la côte. J’ai pu obtenir une pirogue à voile, une longue embarcation de bois rose gréée d’une voile triangulaire. Elle glisse dans un silence que rompent seulement le friselis de l’eau et le gémissement du mât travaillant sous la brise trop forte. Au retour, elle fraîchit tant que je dois aller m’agripper sur le balancier lui-même. L’équilibre malgré tout est instable et le lagon peuplé de requins ajoute à la promenade une note d’aventure.

À l’ilot, je retrouve toute la délégation au bain. Un plongeon et je rejoins mes camarades. Couchés sur les vagues comme sur un divan, nous faisons la planche et, toute pensée abolie, nous ne sentons plus que la douceur caressante de l’eau.

Un cliquetis d’acier nous réveille. Un banc de poissons gros comme des sardines s’enfuient à toute allure, tellement terrorisés qu’ils sortent à demi de l’eau et se cognent contre nous. La même voix angoissée crie de la plage : « Un requin ! Un requin ! » Encore ! De nouveau un crawl sensationnel nous ramène à bord. Fausse alerte. Il s’agissait seulement d’une caranque, grande dévoreuse de poissons mais inoffensive pour l’homme.

*

Nous revenons sur le Saint-Joseph. Derrière nous la mer est cramoisie. Deux rochers forment une porte que le soleil, juste au milieu, embrase. Va-t-il essayer de passer ? Une pirogue de conte féerique vient négligemment s’inscrire sur le disque rouge. Furieux, le soleil disparaît.

*

Il est dit que notre séjour à Port-Vila sera fertile en incidents. L’un d’entre nous, pour regagner en racle la « Ville de Strasbourg » dont les lumières pointillent l’ombre, prend une pirogue au lieu de la vedette officielle. Il entasse des régimes de bananes, des noix de cocos, des nattes. L’eau murmure à un centimètre à peine du bord. Comme il fait bon dans la nuit tiède, sur le lagon sans remous. Comment une eau si câline peut-elle être hantée par les requins ?

En un sourd halètement de moteur, une lumière s’avance là-bas, droit sur la pirogue qui, elle, bien entendu, n’a pas le moindre feu de position. La lumière grandit, fonce sur la pirogue. D’un coup de pagaie, le scout a évité l’abordage mais, prise dans le remous de l’hélice, son embarcation chavire et le projette à l’eau lui, ses bananes et ses noix de coco. La vedette qui n’a rien vu est déjà loin.

La « Ville de Strasbourg » est à plus de quatre cents mètres. Quatre cents mètres à parcourir tout habillé, avec un appareil photographique et des jumelles au cou, en tirant une pirogue pleine d’eau. Et cela, la tête bourrée d’histoires de baigneurs emportés par les requins, dans cette même rade ! Un quart d’heure s’écoule qui, vraiment, vaut la peine d’être vécu !

Accoudés au bastingage, nous sommes hélés par une voix qui semble sortir de l’onde et nous apercevons notre camarade qui s’accroche à l’échelle de montée et se hisse ruisselant, jusqu’au pont. Nous l’entourons, apitoyés, mais ses premières paroles sont :

– « Mon appareil est perdu, mes jumelles abîmées, mes papiers trempés, mais tout cela m’est égal. Quelle fameuse aventure tout de même… » Un marin l’interrompt pour nous signaler une nageoire de requin juste au ras du bateau par tribord ! Ce soir-là, un peu d’envi habita notre cœur !

LES ÎLES FLEURIES

RAIATEA

Enfermée dans un anneau d’écume, une masse verte marbrée de tons marrons et jaunes. Un cercle de cocotiers que double à un kilomètre du bord une haute barre : Raiatea. Sous la protection du récif de corail, l’île semble dormir, lovée sur elle-même comme une chatte. Seule, creusée par le passage d’une rivière, une étroite ouverture rompt la barrière coralienne. Deux îlots empanachés la flanquent comme des balises.

L’eau est ici d’émeraude, plus loin de saphir, là encore de rubis. Les coraux assemblent au fond de l’eau une mosaïque de pierreries à l’échelle de l’Océan.

La mer s’enroule et retombe inlassablement en bourrelet d’écume. Mais, devant la barre, l’eau est sans ride, plus calme encore d’être toute proche de l’autre, bruyante et rageuse.

Le soleil couchant s’amuse à fondre dans une coulée de lumière toutes les teintes de corail et l’ombre mauve s’étend sur l’île.

Nous resterons ici à peine quelques heures. Le temps d’embarquer le chargement de coprah.

Nous longeons la côte au hasard de la route. Au fond d’un jardin, un son d’ukélélé qui chante doucement parvient jusqu’à nous. Nous nous approchons. Un jeune homme, coiffé d’un sombrero de paille, campe assis sur une balustrade, une silhouette mexicaine. Sur le seuil, un vieux Maoris nous accueille avec de grandes démonstrations de joie. Il nous offre du jus fermenté d’ananas tandis que ses deux fils chantent des airs tahitiens. C’est un ancien pêcheur de perles.

Il nous décrit sa vie au temps où il plongeait par quinze mètres de fond avec, fixé à la jambe, un harpon pour se défendre contre les requins et autres bêtes de proie.

Le récit de ces aventures, conté sous cette vérandah, dans un parfum violent de fleurs avec l’accompagnement en sourdine d’une musique étrange, prend une allure de légende.

*

Le soir, nous allons dîner dans un petit hôtel, le seul de la ville. La servante est couronnée de fleurs comme toutes les femmes ici, mais son sourire est édenté. Elle est mariée et une coutume cruelle veut que l’on brise les dents de la femme au jour des noces. Pendant le repas, quelques danseuses viennent exécuter des danses tahitiennes. Des jeunes gens olivâtres, le visage encadré de rouflaquettes, passent en chaloupant dans des pantalons trop larges, serrés sur les hanches étroites par une haute ceinture.

Dans le village, flotte l’odeur trop forte de la forêt toute proche, la senteur trop grisante des fleurs. L’air est tiède, trop doux. L’atmosphère irréelle.

Peut-être parce que nous ne l’avons vu que la nuit le charme de Raiatea nous a-t-il paru un peu trouble et étrange.

IA ORA NA TAHITI

Ia Ora Na !

Que tu vives maintenant.

Salut !

Le mot de bienvenue dont Papeete nous accueille sonne joyeusement tandis que des jeunes filles tombées d’une affiche de Fabiano nous couronnent de fleurs. Notre premier contact avec Tahiti sera une parole de bienvenue et une guirlande de « tiarée », la fleur qui ne pousse que dans l’île. Double symbole d’hospitalité et de douceur.

En vain, dès notre arrivée, cherchons-nous dans la ville les paréos chers à nos imaginaires ! Seule une américaine platinée se déhanche sous la cotonnade à grandes fleurs blanches ! Sans doute faut-il aller jusqu’à Juan-les-Pins pour en trouver aujourd’hui des spécimens authentiques ? Les femmes ont des robes tristement quelconques, mais leurs cheveux noirs qui descendent jusqu’à la taille, sont ceints de fleurs. Des colliers de coquillages encerclent leurs cous et leurs poignets. Tous les hommes portent la tiarée à l’oreille. Tahiti, île parfumée où, dans les chansons, le même mot désigne la femme et la fleur !

*

La coutume veut que les visiteurs fassent le tour de l’île en voiture. Nous sacrifions à la loi commune mais la plupart d’entre nous descendront en cours de route pour s’arrêter dans les villages indigènes aussi loin que possible des touristes.

Le chemin suit une bande de terrain plat serré entre la mer et la montagne que domine très haut le diadème de Fautaua. Des palétuviers, des banians, des bouraos, des manguiers, s’enchevêtrent et se penchent sur un parterre de fleurs. Romantiques, des cocotiers allongent ou recourbent leur col de cygne. Des cases de bambous s’élèvent çà et là, tellement adaptées à la végétation environnante qu’on les dirait posées là pour le plaisir des yeux et l’harmonie du paysage.

La vie grouille partout. Des crabes obliques s’enfuient sans parvenir à être menaçants. Attachés par une patte, des cochons au poil noir se lamentent, l’air pitoyable et bon enfant. Des petits bébés tout nus qui barbotent dans le lagon sortent de l’eau et nous sourient. Hommes et femmes habillées des grandes fleurs blanches des paréos rouges – nous ne sommes plus à Papeete – sont, dans ce cadre fleuri, des statues de jeunes dieux. Nous nous sentons gênés par nos vêtements. Que faisons-nous ici dans cette terre qui, avant les autos, les routes et le téléphone, devait être un paradis terrestre ? Nous nous sentons indécents avec nos figures blanches, nos souliers et nos chapeaux.

Maintenant, nous nous croirions sur la Corniche. Mais on ne voit pas sur la Méditerranée le somptueux bracelet de la barre et les pandanus ne laissent point là-bas tomber sur les rochers leurs longues racines verticales à la recherche d’un introuvable appui.

Le comité des fêtes de Papeete nous a fait préparer un repas dans un hôtel de la côte. L’établissement mérite-t-il ce nom ? N’est-il pas plutôt un décor d’opérette tahitienne ? Une grande case de bambous couverte de pandanus s’ouvre sur trois côtés, sur la cloison bleue de la mer, sur la rivière qui semble une aquarelle de Touraine, sur le diadème de Fautaua déplié en kakémono japonais. Tout près, des manguiers, des bananiers et, dissimulées sous les arbres, des petites cases de poupée : les chambres de l’hôtel.

À table, deux Tahitiennes nous servent un repas local qui enrichit singulièrement notre collection d’art culinaire si bien commencée à Colombo et Nouméa.

Au dehors, des indigènes chantent, festonnant de voix métalliques le rythme invariable des ukélélés.

*

Après le dîner, quelques scouts vont au lac Vaihiria. Ils arriveront dans la nuit seulement après une rude marche de huit heures dans une brousse inextricable, ayant traversé cent cinq fois le même torrent. Le lendemain ils verront le lever du soleil sur Tahiti et oublieront toutes leurs fatigues de la veille.

D’autres vont visiter une grande plantation. Des jeunes filles toutes vêtues de blanc les accueillent, les couronnent de fleurs et pendant deux heures chantent et dansent pour eux.

*

Quelques-uns d’entre nous descendent à Tautira et vont saluer le chef du district.

Nous espérions un village indigène, sans rien qui rappelle la civilisation trop proche. Hélas ! le chef est en pantalon blanc et chemise impeccable. Des garçons jouent au foot-ball dans une prairie et, sur le bord du chemin, une conduite d’eau en plomb porte un écriteau : « Eau potable ». Nous songeons aux standards d’essence que notait Dorgelès au pied des Pyramides.

L’accueil du chef nous fait oublier notre déception. Il nous reçoit en grand seigneur avec cette hospitalité dont Bougainville et les premiers explorateurs de l’île chantèrent les louanges. Hospitalité qui demeure aussi large que jadis malgré les abus de quelques blancs qui spéculent sur elle.

Il met tout le village à notre disposition et nous offre huit chevaux pour visiter son district. Huit petites bêtes non ferrées, sans selle, sans bride, que l’on conduit seulement par une corde passée dans la bouche.

Nous partons à la queue leu leu en longeant la plage. Nos chevaux ont un trot presque sans réaction, un galop moelleux et nous allons dans la forêt, libres, comme l’air, comme le vent qui nous accompagne et joue autour de nous.

Nous traversons des torrents, une rivière si profonde que nos montures perdent pieds et passent à la nage. Nous avons juste le temps de prendre nos portefeuilles entre les dents et de brandir nos appareils photographiques au-dessus de nos têtes. Faisant appel à nos souvenirs de cavaliers nous nageons à côté de nos bêtes, nous laissant traîner en agrippant la crinière.

Des crabes affolés s’enfuient entre les jambes des chevaux. Ils regagnent leurs trous creusés dans le sable. Mais leurs demeures sont si nombreuses, si profondes que le sol miné croule sous les sabots et nos pauvres montures enfonçant parfois jusqu’aux jarrets bondissent et se débattent.

Nous suivons tantôt la plage, tantôt des sentiers percés dans la brousse et qui joignent entre elles quelques cases isolées. Les indigènes que nous rencontrons nous saluent d’un geste de la main : la ora na, et, sur le seuil des habitations, nous invitent à entrer. Les femmes en paréos sourient et nous tendent leurs colliers et leurs couronnes de tiarée.

« The sweetest island in the world », dirait l’Amérique si Tahiti lui appartenait.

Nous avons marché à l’aventure avec une insouciance toute tahitienne et nous songeons seulement au retour lorsque la nuit est tombée. La mer. Nous entrons dans la forêt, dans une masse sombre où nous cheminons à l’aveuglette, nous fiant à notre bonne étoile et à l’instinct des chevaux.

La nuit est tiède, parfumée, étonnamment douce et calme. En bordure de la forêt, la mer semble une plaque de métal. Quel motif élégant pourrait animer cette surface trop nue ? Découpée en silhouette noire, une pirogue se profile entre les arbres. Le geste stylisé de l’indigène pointant sa sagaie rompt l’immobilité des choses. L’éclaboussement de l’eau agitée par le poisson qui se débat sous la morsure du fer, ride le silence. Puis la paix un instant troublée nous enveloppe de douceur.

Nos petits chevaux, impatients du retour, galopent bride abattue. La tête collée contre l’encolure pour ne pas heurter les branches invisibles, nous nous laissons mener.

D’immobiles lucioles ponctuent l’obscurité : Le village. Des gamins surgis de l’ombre nous conduisent jusqu’à la case du chef.

Avant de dormir nous prenons un bain au clair de lune :

– « Dire qu’en ce moment, disait Mowgli, les hommes après s’être soigneusement barricadés contre l’air pur tirent une étoffe sale par-dessus leur lourdes têtes et chantent de vilaines chansons par le nez. »

Là-haut, surveillant notre baignade, Orion, ayant mis son baudrier à l’envers, monte dans le ciel une garde incorrecte.

LES LÉPREUX

L’auto roule dans un paysage si féerique que nul ne s’étonnerait d’entendre chanter sur une branche l’oiseau bleu dont parle Maeterlinck. La mer s’incurve en torsades caressantes le long de la côte. Le vent rit dans les cocotiers. Le parfum des fleurs monte à la tête comme un alcool. Ô Tahiti ! terre de délices et de rêve !

À demi dissimulées dans la forêt, quelques cases pimpantes semblent jouer à cache-cache. Comment le paysage peut-il être si lumineux puisque nous arrivons à la léproserie ?

Nous nous croyions en pays d’insouciance et de beauté et nous retrouvons l’homme, misérable et maudit. Les lépreux vivent ici dans un village organisé comme tous les villages de l’île. Ils ont leur chef, leur conseil, leur communauté. Ils se marient entre eux et ont des enfants qui naissent sains. Mais leur territoire a des limites qu’ils ne peuvent franchir sous aucun prétexte.

Par un chemin bordé de flamboyants, nous approchons d’un hangar clos d’un mur bas. Tous les habitants se sont réunis là pour nous recevoir. Seule la muraille étroite nous séparera d’eux. Pauvres visages boursouflés, pustuleux, déchiquetés par le mal monstrueux. Pauvres mains sans doigts, pauvres bras dont il ne reste plus qu’un moignon. Les oreilles, le nez, s’en vont par lambeaux ou bourgeonnent hideusement. Les traits putréfiés, disparaissent dans la pourriture. Toutes les plaies sont teintées de bleu de méthylène – la dernière médication employée – qui donne à tous l’aspect fantomatique de figurants fardés pour une scène d’épouvante. Comme nous réalisons bien, devant cette misère, le geste de saint François d’Assise descendant de cheval pour poser ses lèvres saines, ses lèvres fraîches de jeune homme, sur le visage sanguinolent d’un lépreux, puis remontant à cheval et s’enfuyant bride abattue, toute sa chair hérissée d’horreur…

Hommes et femmes portent, visiblement gravées sur leur corps, les marques atroces de leur mal. Tous, sauf une jeune fille très belle dont le sourire est lumineux, les yeux rendus plus profonds encore par l’éclat de la fleur rouge qu’elle porte à l’oreille droite ; cœur à prendre dit la coutume de Tahiti. Hélas ! Si son mal est plus récent, elle est atteinte comme les autres et, demain, son beau visage sera labouré par la lèpre, sa chair délicate rongée par l’infecte pourriture.

La gorge serrée, nous essayons de sourire, d’être gais, de rayonner un peu de la jeunesse qui est en nous. On nous demande de chanter. Nous entonnons quelques airs scouts. Tous disent le bonheur de vivre, la beauté des choses, l’idéal qui nous porte. Devant tant de misères, les mots hésitent sur nos lèvres. Lequel d’entre nous pourra oublier ces chansons, dans l’air si doux de Tahiti, devant tous ces visages en putréfaction dont l’affreux sourire, tout de même, disait la joie d’entendre des airs de France ?

Après nous, les lépreux chantent. Le chef d’orchestre n’a que la moitié d’un bras pour battre la mesure. Certaines bouches sont tellement envahies par les pustules et les croûtes qu’elles ne peuvent s’ouvrir suffisamment pour laisser passer les paroles. Les voix sont très pures, métalliques, un peu sauvages parfois.

Nous applaudissons avec enthousiasme et nous partons, nous retournant très souvent pour saluer de la main nos frères malheureux. Nous allons lentement, le plus lentement possible parce que nous avons peur de prendre nos jambes à notre cou et de courir, de courir de toutes nos forces vers la mer où l’œil n’aperçoit que beauté, vers la côte fleurie où ne flotte point l’odeur de la lèpre.

MENTALITÉ TAHITIENNE

Il faut des années pour comprendre la mentalité d’une race, et vouloir brosser, fût-ce sommairement, un tableau du caractère tahitien après avoir passé trois jours à l’île où « l’on meurt d’amour », serait ridicule. Mais peut-être est-il possible de noter en quelques touches brèves quelques-uns des traits qui nous ont frappés durant notre séjour.

Le Tahitien est magnifiquement insouciant. Il ignore ce qu’est prévoir l’avenir, faire des économies. La vanille se vend-elle bien ? On construit une maison européenne à côté de l’ancienne case où l’on continuera d’ailleurs d’habiter parce qu’elle est plus fraîche, plus largement aérée, et puis parce que, en somme, on s’y trouve mieux. On fait venir des meubles de Paris, des armoires à glace. Lorsque des parents viennent, on les reçoit dans l’habitation moderne. On s’amuse, on rit, la vie est belle. Mais le prix de la vanille descend, tombe, plus bas encore. La maison est vendue. Qu’importe ! C’est très bien ainsi. On peut chanter, danser, et rire tout de même. Aita peapea.

Des fortunes s’élèvent. On achète des autos de cinquante mille francs qui s’ensablent dans le lagon parce qu’on ne savait pas les conduire. Bah ! À défaut d’auto on aura une bicyclette et s’il n’y a pas moyen d’avoir une bicyclette, on ira à pied. Et si on se casse une jambe et que des amis viennent vous consoler, on dira encore que tout est bien et que cela n’est rien du tout. Aita peapea.

Ce jeune homme mène une vie dépravée, déshonore sa famille. Bah ! Il s’améliorera plus tard. Peut-être deviendra-t-il un grand homme. Pour le moment c’est comme cela. Et pourquoi se désoler puisque c’est ainsi. Aita peapea.

Le Tahitien n’aime guère le travail. Pourquoi travaillerait-il d’ailleurs puisqu’il y a des bananes et des mangues qui poussent toutes seules dans la forêt, et des noix de coco et du poisson plein le lagon. Tout le commerce à Tahiti est aux mains des Chinois. Comment un Tahitien pourrait-il tenir un magasin ? Au bout de deux jours de vente, il aurait de l’argent. Donc il lui faudrait le dépenser, inviter des amis. Pendant ce temps-là, qui serait au comptoir ? Et lorsque quelqu’un vient demander une denrée comment la lui refuser puisque les rayons sont pleins justement de ce dont il a besoin ? Et comment le faire payer puisqu’il avoue lui-même ne pas avoir d’argent en ce moment !

Nous avons voulu louer des chevaux à Papeete. Le loueur – c’était son métier – eût été ravi de nous fournir les siens. Seulement il les avait prêtés. Ce sont, n’est-ce pas des choses que l’on ne peut pas refuser !

Le vrai travail du Tahitien, c’est la pêche au harpon. La poursuite du poisson sur le lagon. Les longs affûts sur la pirogue, la sagaie au poing. Et puis aussi, peut-être, quelques travaux où l’on est libre. Conduire une auto par exemple, parce que la grande casquette blanche est seyante et que les grosses voitures américaines sont souples et belles comme des femmes.

Le Tahitien a le sens de l’hospitalité. Si quelqu’un n’a pas de quoi manger chez lui ou simplement s’il n’a pas envie de demeurer ce soir-là, dans sa case, qu’il vienne, on lui servira ce qu’il y aura de meilleur. Il fera ce qu’il lui plaira et pourra s’en aller comme il est venu. Personne ne lui demandera rien. Lorsqu’un étranger reçoit l’hospitalité, toute la maison lui appartient, toute chose est à lui. Et lorsqu’on invite un ami, les amis de cet ami sont invités et les amis des amis, et tout le monde ainsi peut venir.

Les Tahitiens aiment les beaux discours, les belles phrases. Qu’importe ce qu’il y a derrière l’éparpillement des mots ? Tel pasteur nous contait l’histoire de cet homme dépravé qui, en longues périodes onctueuses, expliquait la beauté des cœurs purs à un auditoire admiratif qui l’écoutait bouche bée.

L’essentiel dans la vie, c’est de chanter, de jouer de l’ukélélé, de la guitare ou de l’accordéon ; de danser, de s’amuser, de rire. La vie est une fête dont il faut jouir le plus possible en épuisant tous les plaisirs qu’elle peut offrir.

Pourquoi les blancs sont-ils si compliqués ? Leur esprit travaille toujours. Même lorsqu’ils sont couchés et se reposent à l’ombre d’un bourao, on sent que leur cerveau est en éveil, que mille pensées s’agitent sous leur boîte crânienne. Pourquoi cela ? La mer est tranquille, il y a des fleurs, des fruits en abondance. Comme il fait bon, couché à ne rien faire ! Pourquoi donc penser à quelque chose ?

Quand on meurt, ce n’est pas à la manière de Loti. Non. On meurt parce que la nature veut qu’il en soit ainsi. La vie est comme la fleur de tiarée. Elle embaume un moment puis se fane et on la jette de côté. Pourquoi la fleur de tiarée se plaindrait-elle d’être fripée et dédaignée ? Elle a eu son moment de beauté et de parfum. Que pourrait-elle demander de plus ? Ainsi en est-il de la mort. On meurt, tout simplement. Ne faites pas attention. C’est très bien ainsi. Aita peapea.

IMAGES

Un pont de haï-kai japonais. Sous le tablier de bois, une eau dormante s’arrondit dans une vasque naturelle. Nous observons couchés au bord de l’eau, immobiles et le souffle suspendu, les jeux multiples des poissons. La vasque est un coffret à bijoux où ruissellent des pierreries.

Un saphir fuselé croise entre deux eaux. Lorsqu’il traverse un rayon de soleil, il devient transparent et semble du verre bleuté. Paati, petit poisson bleu, serais-tu une pierre fausse ? Un autre saphir passe en frôlant les herbes, mais celui-là est serti de topaze et le liseré jaune qui le borde fait mieux ressortir le bleu profond des écailles. Cet autre tout rond est, au fond de l’eau, un gros œil qui nous regarde puis d’un coup de nageoire se transforme en pendentif suspendu au fil des gouttes d’eau : le poisson-lune. Pas assez discret, un motif trop moderne de pierres marron et or se tourne et s’agite pour faire admirer ses couleurs. Quel est, empêtré dans son kimono, ce poisson dont les nageoires ondulent et chatoient comme des voiles ? Sans doute le bon génie gardien de ces richesses.

Un caillou vient de rouler. Un plouf mouillé ride la surface de l’eau. Des étoiles filantes bleues, jaunes, rouges zigzaguent, disparaissent dans les herbes. Et la vasque est un coffret vide où l’œil déçu n’aperçoit qu’un coussinet de sable nu.

*

Ce soir, je suis allé avec un autre scout et quelques hôtes de l’île, écouter de la musique tahitienne. Un orchestre de guitares et d’ukélélés avait été demandé pour nous. L’accordéon, pour une fois, ne mêlait pas aux cordes son relent de guinguette. Jusqu’à deux heures du matin, nous avons écouté les rythmes monotones.

À côté de moi, une jeune Tahitienne m’explique au fur et à mesure le sens général des mots. Presque chaque chant est une sorte de « lied », un « ute » qui raconte l’histoire d’une jeune fille abandonnée par son ami ; ou celle d’un jeune homme délaissé par sa fiancée :

« Il s’est brisé le fil qui nous liait nous deux, mon ami… »

« Il s’est levé le vent de ma douleur, celui qui nous a séparés nous deux, ô mon ami. »

D’autres relatent les grands événements qui marquèrent les jours semblables de l’île : le bateau qui coula dans la passe, le départ des Tahitiens pour la guerre, l’incendie d’une forêt, l’histoire de cet indigène dont la barque prise dans un coup de vent se retourna complètement. Quelques incidents survenus pendant ces derniers jours déchaînent, entre deux airs, le rire des musiciens qui, sur ce sujet, adaptent aussitôt des paroles sur le rythme invariable de l’ukélélé. Des chansons naissent ainsi simplement, comme cela, par la seule aptitude à transformer toute chose en un air de guitare.

Pourquoi, dans notre vie scoute, n’essayerions-nous pas de chanter ainsi, le soir, les événements de la journée ? Les trouvères et les troubadours faisaient-ils autre chose ?

J’allume devant moi, au gré de mon imagination, un feu de camp fermé par le cercle attentif des garçons. Assis au milieu d’eux un scout joue de l’ukélélé et chante sur une cadence facile l’aventure de ce chef de patrouille qui, en essayant un brelage, est tombé dans l’étang dont il est sorti plus boueux que Moumeu le Caïman lui-même et la chasse merveilleuse du Second qui ce matin approcha si près d’un renard qu’il put par deux fois le photographier. Tandis que les notes aigrelettes tombent de l’instrument, tous les événements du jour prennent forme de légende : la belle légende du camp.

Trois cordes à pincer, un peu d’imagination, quel routier ne parviendrait à faire cela ? Et quel enrichissement pour nos feux de camp !

Pendant que je rêvais, un Tahitien s’est levé au fond de la salle, un descendant des princes Pomaré, me souffle ma voisine avec dans la voix une nuance de respect. – Seul, soutenu par les ukélélés qui scandent la fin des phrases, il chante l’arrivée des scouts à Tahiti, leurs costumes bizarres, tous les événements qui ont illustré leur séjour dans l’île.

*

Tahiti est l’île de la danse comme elle est l’île des fleurs et des chansons. Toute chose ici finit sur un air d’ukélélé ou s’achève sur un déhanchement de upa-upa. Partout où nous avons été reçus, une ou plusieurs vahinés sont venues, les mains aux hanches ou levées au rythme de la guitare, onduler ces danses tahitiennes.

Une grande fête a été donnée en plein air avant notre départ. Les femmes portent le paréo sous la jupe de fibres, et une feuille de cocotier encercle leurs cheveux d’un gigantesque diadème. Les hommes ont le torse nu, la même jupe que les femmes et une couronne d’herbes. Sous le ciel un peu gris on croirait voir de ces anciennes gravures où des sauvages empanachés de plumes dansent en rond, les pieds sur un « Hommage au Roy », soigneusement calligraphié.

Soutenues par un orchestre de quatre petits tambours de bois évidé, les femmes dansent les premières formant des figures très simples de ballet avec, toujours, le déhanchement de la upa-upa.

Deux rangées d’escabeaux à plusieurs marches sont alignées parallèlement et les hommes dansent à leur tour. Ils montent, descendent, bondissent sur les planches avec un ensemble qu’envierait un impresario de girls. Le rythme de plus en plus accéléré des tambours nous dessèche la gorge. Brusquement, sur un cri du chef, tous ces hommes se figent, immobiles, en un geste de salut.

Solennellement le chef des danseurs puis toutes les danseuses viennent nous tendre la main et nous offrir des colliers de tiaré.

*

Si vous voulez revenir à Tahiti, nous a-t-on dit avant de partir, jetez dans le lagon vos guirlandes et vos couronnes de tiaré…

La « Ville de Strasbourg » vire sur elle-même, pointe son étrave vers la passe creusée là-bas dans la barre d’ivoire. Un à un, des anneaux de fleurs tombent du bastingage et forment dans l’eau des ronds que nous regardons s’éloigner avec un peu de tristesse.

Puisse la légende être vraie et parce que nous avons jeté dans le lagon ces fleurs que tu nous avais offertes, puissions-nous franchir à nouveau ton massif de corail et te revoir, ô Tahiti.

Ia ora na Tahiti

Ia ora na.

ENTRE DEUX TERRES

En mer… Ces deux mots chargés d’immensité marquent pendant vingt et un jours les pages blanches de nos livres de bord. La vie du bateau s’écoule monotone comme le ronronnement de l’hélice, comme l’éternel va-et-vient de l’horizon aux barres du bastingage. Les jours s’échelonnent, divisés en tranches égales par les promenades sur le pont, le déjeuner, le thé, les somnolents repos sur les chaises longues.

*

La cabine est une cellule où il fait bon, loin de toutes distractions, loin des autres passagers, se retrouver seul avec soi-même. Elle est minuscule, mais vaut un appartement entier parce que chaque chose est juste à l’échelle nécessaire et occupe exactement la place qui lui convient.

Elle est peinte en blanc mais le soleil, en passant par le hublot, la badigeonne de violet, de rouge, de jaune ou d’or selon son plaisir du moment. Le soir, la lune métallique, s’amuse à en faire un coffret de chrome.

Des objets exotiques sont accrochés un peu partout, au hasard. Un native-bear australien sourit à un éléphant de Ceylan et une pirogue canaque vogue sous la protection d’un « titi » marquisien.

Le ventilateur tourne. On croirait, en fermant les yeux, le ronflement de la machine, le jour des « battaisons » dans une ferme.

Étendu sur le lit, je sommeille sans pouvoir m’endormir et ma cabine devient la boîte aux rêves des contes orientaux.

*

Aucune nouvelle de la terre depuis quinze jours. Aucun journal. Aucun renseignement sur les événements actuels. Sur la politique. Comme on se passe facilement de tout cela !

*

La mer est grosse aujourd’hui et les embruns balaient le pont. En costumes de bain, deux ou trois d’entre nous vont sur le gaillard d’avant et, accrochés aux bastingages, se font doucher par les paquets de mer. La vague parfois est la plus forte et nous plaque sur le plancher. Terrifiés, des poissons-volants jaillissent sous l’étrave. Dans chaque gerbe d’embruns, le soleil, rapide, dessine un arc-en-ciel. La mer autour de nous se gonfle et se creuse en montagnes et vallées comme une carte en relief.

*

Aux deux cantons du ciel, l’Étoile Polaire et la Croix du Sud joignant les deux hémisphères blasonnent la nuit. À l’avant du bateau les deux Amériques tendent sur le lointain un rideau plus obscur.

Une odeur forte d’humus et de foin coupé vient jusqu’à nous. Là-bas, les lumières d’un bateau sont des étoiles jaunes au ras de l’eau. Joie, après vingt jours de mer, de respirer la bonne senteur de terre, d’apercevoir proches de soi d’autres vies humaines. Combien est compréhensible l’enthousiasme des découvreurs de monde qui criaient à tue-tête : « Terre ! Terre ! ».

PANAMA

Sans une dentelure au sommet de ses monts rabotés, la Sierra s’arrondit devant nous en courbes majestueuses. Les petites îles du Pacifique feraient bien piètre mine auprès de ces terres à l’échelle d’un continent. La muraille enchantée va-t-elle s’ouvrir pour nous livrer passage ou s’écroulera-t-elle sur notre misérable navire ?

Au pied de la paroi cendrée qui peu à peu s’illumine de vert et d’ocre, une tache rouge s’élargit. Sur le verre de mes jumelles s’irise un paysage d’Alice aux pays des merveilles. Plus proche, il devient un village. Des maisons blanches à toits rouges entourent une église de style tourmenté. Si j’avais des gosses autour de moi, j’aimerais leur raconter sur cette image une merveilleuse histoire où des bandits en sombreros et éperons d’argent tendraient des embuscades.

Des frégates posent des accolades sur le ciel. Des pélicans passent en patrouille. Ils volent au ralenti et semblent poursuivre leur bec trop gros. Pourquoi se prennent-ils tellement au sérieux et que signifient ces airs infatués d’hommes d’affaires. Vont-ils s’arrêter pour se regarder voler ?

Le pilote monte à bord et nous conduit par un chenal étroitement balisé jusqu’à l’entrée du Canal. La montagne s’efface pour faire place à l’œuvre de l’homme.

Quatre locomotrices nous halent par quatre câbles d’acier dans l’écluse de Miraflores. Les portes se ferment derrière nous. Nous ne sommes plus qu’un ridicule bateau de papier au fond d’une cuvette. L’eau jaillit en plusieurs endroits, s’épanouit en fleurs vertes et noires. Le niveau monte. En quelques minutes nous nous élevons de dix mètres. Nous dominons le quai. Les locomotrices sont devenues funiculaires et grimpent au flanc d’une colline de béton. La nudité des murs de ciment, l’harmonie des masses donnent une impression de force sûre d’elle-même, de calme puissance. Toutes les manœuvres se font sans cri, sans personnel inutile. Quelques nègres gantés de cuir jusqu’aux coudes surveillent les câbles qui nous relient aux locomotrices. Deux ou trois Américains broient du chewing-gum et crachent des ordres en un anglais rocailleux. Tous les cent mètres, une sentinelle d’opérette avance une mâchoire taillée à coups de serpe.

Une écluse encore. Nous voici au niveau du canal, glissant entre deux berges.

Le damier jaune et noir d’un iguane s’accroche au flanc d’un rocher. Un héron cendré se fige sur une patte pour nous regarder passer. Des flamants roses sèment des pétales le long de la côte et des vautours s’abattent autour d’une charogne.

Penchés sur le bastingage, nous essayons de découvrir les crocodiles du canal. Quelqu’un pousse un cri : « En voici un ! »

Tout le monde se précipite à tribord. Allons-nous donner de la bande ? Juste au-dessous de nous un gros lézard ventru, horriblement embêté, se débat pour échapper au remous du bateau. Il n’a pas un mètre de long. Malgré une grande bonne volonté et toute l’imagination possible, nous n’arrivons pas à en faire un vrai crocodile !

Le canal vient de s’élargir en une sorte de mer intérieure : le lac Gatun. Nous voguons sur une laque japonaise. Des coups de pinceaux rapides ont semé çà et là des îles minuscules. Et des têtes d’arbres effeuillés agitent au ras de l’eau des branches à l’encre de Chine.

À la nuit seulement nous arrivons aux écluses de sortie. Deux pointillés de lumière délimitent le canal. Dominant d’abord le quai de toute la hauteur de nos ponts, nous descendons comme un ascenseur. Nous ne sommes plus qu’un insecte au fond de sa boîte.

Deux écluses, et la « Ville de Strasbourg », débouche dans la mer des Antilles. Debout sur le gaillard arrière nous chantons un adieu au Pacifique.

*

Une vedette nous conduit à Cristobal où nous resterons deux heures seulement.

Des Américains, des nègres, des Espagnols, des Chinois, des Hindous, des Juifs, des métis de toutes les races. Des chapeaux de Panama. Des éléphants d’ébène de Ceylan. Des ivoires de Chine. Des bracelets et des parfums d’Arabie. Des stylos américains. Des soieries du Japon. Une cité noire, une autre blanche. Une ville aux États-Unis, une autre à Panama. Une même rue, américaine à droite, panamienne à gauche. Des maisons espagnoles à balcons de sérénade, des fenêtres grillagées et des hôtels modernes à faux airs de gratte-ciel. Des métèques inquiétants, ondulant dans des pantalons trop larges ; des nègres bons pour le ring, des marins en bordée ; des policiers à allure de cow-boy.

Nous remontons à bord, légèrement ahuris par ce bric-à-brac où l’on a jeté par poignées des types et des produits de toutes les races, qui se juxtaposent sans se mêler et s’étonnent, venant de si loin, de se trouver côte à côte.

CROQUIS ANTILLAIS

En longues phrases balancées où abondent les imparfaits du subjonctif et les tournures désuètes, un scout martiniquais nous souhaite la bienvenue. Il ne prononce pas les r et son langage déjà fleuri devient plus précieux encore par la douceur chantante de la voix. Les rues sont bordées de maisons comme en possèdent toutes les colonies mais, parfois, une façade du XVIIe siècle, évocatrice de deux siècles d’histoire, rompt l’uniformité quelconque.

En madras, en chapeaux de paille de riz, les femmes se drapent dans les amples robes d’étamine dont un pan relevé se roule à la ceinture. Elles sont grandes, musclées. Leurs bras équilibrent sur leur tête des charges parfois considérables. De là sans doute leur taille cambrée, leur démarche un peu féline.

Des noirs exhibent des pantalons trop larges, des chemises de couleurs fondantes, des lunettes inutiles. Lorsqu’ils s’interpellent, des noms étranges s’entrecroisent : Céleste, Achille, Archimède.

La route tranche des pans de brousse. Des touffes de bambous s’épanouissent et bruissent dans le vent. Sur les hautes tiges leurs nodosités espacent des annelures symétriques. Un parfum de boîte à cigare et d’épices nous environne. Des merles balisent la route et des colibris voletant de branches en branches dansent un ballet de pierreries.

Une étendue de lave blanche et poussiéreuse coulant de la Montagne Pelée jusqu’à la mer. D’énormes pierres rondes, des « bombes » éparses. Aucune vie. Du silence. Une morne tristesse. Tout ce qui reste de Saint-Pierre.

Un peu plus loin une ville nouvelle essaye de croître. Un marché, quelques restaurants de touristes.

Interminable, l’ondulation verte des champs de canne à sucre déferle sur la plaine. Un planteur à cheval parcourt sa propriété. On aperçoit seulement sa chemise claire et son casque surgissant de la masse de verdure. Des hommes et des femmes vêtues de couleurs coupent les tiges à coups de sabre d’abatis.

Six millions de litres de rhum pour deux cent cinquante mille habitants. C’est la consommation annuelle des Îles. Mais le punch concentre en soi seul tous les parfums de l’île.

Pour les avoir trop respirés quelques passagers ce soir, croiront au roulis et aux rêves.

Les P. P. du Saint-Esprit, les Eclaireurs, les Guides, nous accompagnent jusqu’à la passerelle. Leurs phrases aussi douces que leurs voix cisèlent des mots d’adieu qu’eût aimés le grand Roi. Le paquebot s’éloigne. Nous agitons nos chapeaux et le tangage du bateau devient une révérence.

RETOUR

VERS LE CONTINENT

La bienveillance du Commandant nous permet de passer tout près de Madère. L’île s’arrondit à bâbord, ocrée, nue, rude comme un conte espagnol. Carrées, de petites maisons blanches s’éparpillent, accrochées au flanc des rochers, ramassées autour d’une église, crinquées au sommet d’une colline.

Plus de cocotiers ! Plus de forêts ! Plus de récifs de corail ! C’est le retour.

*

Traversé de nuit, le Détroit de Gibraltar élève sur bâbord et tribord une double masse plus sombre que la nuit. À droite et à gauche, des lumières s’inscrivent comme des notes de musique sur la double portée de l’ombre. Nous glissons entre les deux, tandis qu’à l’arrière du bateau, une bande de marsouins joue dans la traînée de lune.

*

Nous longeons l’Espagne. En plus atténuées, les couleurs rappellent celles d’Aden mais la neige trace au sommet des montagnes des arabesques blanches. Sur la côte, un chapelet de villages espacés anime seul la terre dénudée. Pourquoi Don Quichotte ne dresse-t-il pas sa silhouette légendaire au bord de ce rocher ? Gréées de voiles latines, des barques de pêche dansent sur les lames courtes et le bateau doit faire un large détour pour éviter les filets.

*

Chefs de troupes ou de clans, nous aimons à faire jouer les garçons ; nous amusant nous-mêmes autant qu’eux. La veille de l’arrivée, nous nous réunissons au salon pour une dernière soirée. L’un de nous lance ce petit jeu qui consiste à raconter une aventure en se passant la parole les uns aux autres. Chacun dispose de quinze secondes puis s’arrête et le suivant doit reprendre le fil de l’histoire. Nous évoquons ainsi notre périple autour du monde. Comme une pierre plate qui ricoche au ras de l’eau, la parole saute de l’un à l’autre, en un jaillissement de souvenirs. Pittoresques, attendrissantes, tristes ou gaies, les anecdotes s’enchaînent. Puis le silence retombe. La pierre plate vient de couler au fond. Notre beau voyage est fini.

Debout, les bras croisés,

« Nous formons de nos mains qui s’enlacent »

« Une chaîne d’amour »

et le chant des Adieux monte à nos lèvres.

EN FRANCE

Le rapide de Paris nous entraîne. Pourquoi les arbres n’ont-ils pas de feuilles ?

Pourquoi sont-ils aussi petits, ridicules comme des plumeaux plantés çà et là par des gamins ? Où donc est le soleil ? Pourquoi les gens s’entassent-ils dans des maisons aux étages superposés alors que là-bas, il y a tant de place et de lumières ?

Mais, construits en pierre, des villages se pelotonnent au pied des églises qui sont presque des cathédrales. Des enclos se referment autour des vieux mas. Des paysans travaillent. Des ruines de châteaux couronnent des pitons de rochers. Après tant de pays neufs, nous retrouvons la France bâtie sur de l’histoire. Le paysage est à une échelle différente de « là-bas », mais plus calme, mieux proportionné, plus logique.

Étonnés, nous nous apercevons que, pendant notre long voyage, nous avons appris à « voir » ; nous apprécions mieux qu’au départ les teintes délicates, les nuances infinies de nos paysages français. Des arbres sulfatés deviennent des motifs de bronze vert. Les tons fondus, les demi-teintes sont des fresques de Puvis de Chavannes.

*

Paris ! Hélas ! Ses autobus ! Ses taxis ! Ses foules affairées qui courent dans les rues ! Ma chambre assiégée de bruits !

La mappemonde est toujours là sur ma table ! Il me semble qu’un courant d’air vient de passer en sifflant par la fenêtre. Sans doute le Troll des légendes scandinaves vient-il de s’échapper après m’avoir conduit pendant quatre mois aux pays de soleil et de lumière. Machinalement mes doigts effleurent la mappemonde. Maintenant, les noms étranges : Aden, Tahiti, Raiatea, chantent la chanson des souvenirs…

Tout se tait. Un seul mot, plus tenace, chante encore en moi : REPARTIR !

FIN

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Avril 2025

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