H. J. Magog (Henri-Georges Jeanne)

L’HOMME QUI DEVINT GORILLE

(1930)

Ebooks libres et gratuits


Table des matières

 

I  L’INSTITUT DU SCALPEL. 3

II  UN APÔTRE ? UN FOU ?. 18

III  LE FIANCÉ DE VIOLETTE. 31

IV  LE SECRET DE ROLAND MISSANDIER.. 50

V  UN CAS DE FOLIE. 61

VI  LE MERVEILLEUX GORILLE. 76

VII  UNE ÉTRANGE CONVERSATION.. 88

VIII  OÙ LE GORILLE PARLE. 98

IX  L’ÂME DE ROLAND.. 114

X  LE RÉCIT DU GORILLE. 135

XI  L’ÂME QUI CHERCHE LE CORPS. 151

XII  LA CONSULTATION DU PROFESSEUR FRINGUE  160

XIII  UN RAYON DANS L’OMBRE. 183

XIV  L’ATROCE MYSTIFICATION.. 202

XV  LE GORILLE POLICIER.. 225

XVI  PAR LA PATIENCE ET LA RUSE. 253

XVII  TRAGIQUE TÊTE À TÊTE. 269

XVIII   LES PAROLES DU DOCTEUR SILENCE. 278

XIX  LA SUPRÊME ANGOISSE DE ROLAND MISSANDIER   290

ÉPILOGUE. 305

À propos de cette édition électronique. 308

 

I

L’INSTITUT DU SCALPEL

C’était très loin, très loin, tout au sud de Paris, dans un de ces quartiers inachevés, blancs de maisons neuves où, parce que le bruit cesse tout à coup, il semble que la vie soit aussi interrompue.

En bordure du parc Montsouris, la rue – un embryon de rue, encore béante comme une blessure – s’ouvrait, anonyme, et point terminée. La chaussée, crevassée d’ornières et poudrée encore de traînées de plâtre, ressemblait à un chemin de traverse, en pleine campagne. Elle se terminait en cul-de-sac, barrée par des pans de murs galeux et déchiquetés, qui avaient l’air d’implorer la pioche des démolisseurs. Surgis çà et là, à intervalles inégaux, trois hauts immeubles se dressaient comme des dents fausses et trop fraîchement émaillées, piquées sur un râtelier dégarni. Tout au fond, un quatrième, bas et massif, semblait une molaire. Un jour, indécis et finissant enfonçait entre les bâtisses des tampons de ouate sale.

Venant de l’avenue de Montsouris, une voiture arriva à la hauteur de la rue, hésita à s’y engager et, finalement, déversa sur le trottoir un petit homme, perdu dans une cape espagnole et dont un sombrero coiffait la tête excessivement chevelue.

Il s’avança aussitôt vers les bâtiments bas, dont le quadrilatère assez vaste bordait un des côtés du cul-de-sac.

La façade ne comportait qu’un rez-de-chaussée, devant former des salles spacieuses, car les larges fenêtres qui la perçaient avaient leur appui placé plus haut que la tête d’un homme de bonne taille, de telle sorte qu’aucun œil discret ne pouvait espérer voir ce qui se passait à l’intérieur.

Vraisemblablement, le visiteur avait remarqué cette disposition, où nulle curiosité ne le piquait, car il longea le bâtiment sans lever la tête. Devant la porte, seulement, il s’arrêta et la considéra un instant avant de sonner.

Aucune décoration ne la surmontait. L’unique préoccupation de l’architecte avait été de « faire moderne ». Mais pour qui connaissait la destination de la bâtisse, il y avait moins là affectation de simplicité qu’évident désir de ne point attirer l’attention. Le quartier isolé, l’aspect, l’absence de tout bruit, tout cela correspondait à un souci certain, à une volonté arrêtée de vivre à l’écart de la tapageuse réclame.

L’homme sonna.

On entendit l’aboiement d’un chien, auquel répondirent d’autres aboiements plus éloignés ; puis, un pas retentit sous la voûte ; il y eut des bruits de clés tournées et de verrous poussés, dénotant des complications exagérées de fermeture, et la porte s’ouvrit enfin.

Une brute épaisse et colossale, portant un tablier bleu et balançant le trousseau de clés, insigne de ses fonctions, parut dans l’entre-bâillement. Sa tête minuscule contrastait avec son corps énorme.

Son regard, naturellement soupçonneux – car une intelligence obtuse et rudimentaire ne lui permettait pas le travail de réflexion que suppose la défiance – se fixa sur le visiteur. Mais il n’en put apercevoir qu’une forme vague et impersonnelle : une sorte de cloche sombre, formée par la cape et surmontée du sombrero ; dans l’intervalle du col et du chapeau, on distinguait une cravate engonçant le cou et absorbant par surcroît la presque totalité du menton, un nez noyé d’ombre, de larges lunettes noires et des cheveux emmêlés retombant sur les lunettes.

Il y avait aussi une bouche, qu’on ne voyait point, tellement elle se retranchait derrière la cravate, mais que le concierge entendit, car elle prononça :

— L’Institut Fringue ?

— C’est ici, grommela le microcéphale d’un air bourru. Mais, on n’est reçu que le matin et il faut faire une demande écrite.

— Je sais. Le professeur est là ?

— Non.

La brute mentait mal. D’ailleurs, toute son attention se concentrait sur le pied que le visiteur avait indiscrètement glissé dans l’entre-bâillement et qui empêchait de refermer la porte.

Il ajouta aussitôt, en faisant mine de repousser l’intrus :

— On ne reçoit pas.

— Si !…

Une main persuasive se faufila hors de la cape et glissa dans celle du concierge une pièce d’or que le cerbère considéra avec autant de stupéfaction que de convoitise.

— Ah !… fit-il simplement.

— Le professeur Fringue est dans son laboratoire, n’est-ce pas ?

Prestement, l’intrus avait passé sous le bras du concierge et se trouvait à l’intérieur.

— Oui… il est… Enfin, il est quelque part… Mais tout est fermé.

Une seconde pièce d’or alla rejoindre la première.

— Indiquez-moi le laboratoire secret, mon ami.

Ahuri, l’homme esquissa un geste vers le fond de la cour qu’on apercevait après la voûte.

— C’est défendu, bégaya-t-il en faisant machinalement tinter les deux pièces.

— Bien, dit le visiteur, en suivant la direction de son regard.

Délibérément, il traversa la voûte.

— Vous ne m’avez pas vu, jeta-t-il en se retournant. Refermez.

Stupide, le concierge hésita, puis repoussa la lourde porte.

Les yeux sur le scintillement des pièces, au milieu de sa large paume, il ricana.

— Ça ne fait rien… Ils n’ouvriront pas.

Sur ces mots, il secoua ses épaules en signe de mépris, empocha les pièces et rentra majestueusement dans sa loge.

La cour, assez vaste, était, sur trois côtés, entourée de bâtiments ; des logettes d’animaux, chenils, clapiers, poulaillers, occupaient le quatrième côté.

Sans lui accorder un regard, l’inconnu traversa diagonalement, marchant vers un pavillon qui occupait l’un des angles. Il était construit sur fondations exhaussées, et son plancher devait se trouver à plus d’un mètre du sol, comme l’indiquait la porte à laquelle sept marches faisaient accéder ; elle était placée entre deux larges baies vitrées, intérieurement masquées par des stores que l’éclairage du pavillon rendait lumineux.

L’inconnu gravit les sept marches et cogna du poing contre la porte, sans discontinuer, jusqu’à ce qu’un judas s’ouvrît.

Un visage juvénile et pâle, autour duquel frisottait une barbe rousse et rare, parut derrière le grillage et deux yeux gris, froids et interrogateurs, fixèrent l’importun.

— Le professeur Fringue ? demanda celui-ci, en prenant soin de demeurer à bonne distance du grillage.

L’homme qui se tenait derrière la porte leva sa main gauche à la hauteur du judas et, de son pouce dirigé en arrière, désigna l’intérieur du pavillon.

— Il est là ? Bien ! fit le visiteur, interprétant le geste. Je voudrais lui parler.

Dans le masque impassible, l’interrogation des yeux s’accentua.

— Pour affaire personnelle et urgente, continua le visiteur sans sourciller.

Le muet – il fallait qu’il le fût pour s’obstiner dans le silence – le muet secoua négativement la tête.

— Qui l’intéresse plus que moi, s’empressa d’ajouter le visiteur.

Le visage du silencieux personnage exprima le plus complet scepticisme ; la main reparut devant le judas et ce fut pour le fermer d’une poussée brusque qui, manifestement, clôturait un entretien jugé oiseux.

Sans marquer nul dépit, le visiteur écouta le bruit des pas s’éloigner. Puis, de nouveau, la main surgit de la cape ; elle tenait une de ces tiges de fer, dénommées « carrées » à cause de la forme de leur extrémité et qui servent à ouvrir les portes privées de leur poignée.

C’était le cas de celle devant laquelle il se trouvait ; elle ne portait point trace de serrure, mais seulement un petit trou quadrangulaire, dans lequel le visiteur enfonça la tige et la porte s’ouvrit.

Un étroit couloir coupait le pavillon en deux parties égales. Une double nappe de clarté, qui s’échappait de deux portes, se faisant face, l’éclairait violemment en son milieu ; les extrémités, dépourvues de tout luminaire, demeuraient obscures.

L’intrus s’avança jusqu’à l’espace éclairé, jeta à droite et à gauche un regard rapide et, pivotant vers l’une des portes, s’y encadra silencieusement.

La pièce qu’il apercevait servait évidemment de laboratoire ou de salle d’opération ; sur des tablettes s’étalaient des instruments de chirurgie, tout un attirail à donner le frisson. La clarté crue qui tombait des ampoules électriques faisait luire sinistrement l’acier des scalpels, les lames dentelées des scies où les branches bizarrement tordues des ciseaux et des pinces, de toutes grandeurs et de toutes formes.

En somme, l’aspect était celui d’une chambre de torture, mais de torture bien moderne, avec tous les raffinements qui lui permettaient de se réclamer de sa science.

Contre une des parois, sur des tréteaux, des planches supportaient d’étranges paquets que recouvraient des linges ensanglantés.

La cape frissonna légèrement. Sous ses replis, l’homme devait trembler.

Devant lui, occupés à une besogne qu’il ne pouvait voir, parce qu’ils tournaient le dos, deux hommes perdus dans de longues blouses grises, les crânes semblablement coiffés d’une calotte de toile, penchés au-dessus d’une table de dissection, complétaient le tableau.

Si doucement qu’eût marché l’inconnu, il devait avoir été entendu car, d’un même mouvement, les deux hommes se redressèrent et se retournèrent.

Ils portaient des tabliers blancs tachés de sang, et sur leur bras nus leurs manches étaient haut retroussées, à la façon des bouchers.

L’un était jeune ; c’était celui que l’intrus avait entrevu à travers le judas.

L’autre avait un visage austère de savant, des yeux de rêveur sous un vaste front, au masque énergique et soigneusement rasé, encadré de cheveux blancs, longs et soyeux.

Une même expression de colère indignée envahit les traits des deux hommes.

Mais tandis que le plus jeune, les lèvres serrées, se contentait de foudroyer du regard l’audacieux indiscret, la fureur du plus âgé fit explosion dans une bruyante apostrophe :

— Comment êtes-vous là ? Que voulez-vous ?

— Le docteur Fringue ? demanda l’intrus, sans se démonter.

— C’est moi…

— Je désire vous parler. Je l’ai dit tout à l’heure à Monsieur.

— Qui vous a envoyé paître comme il devait ! s’écria le docteur avec une fureur croissante. On n’entre pas ici.

— Pourtant, j’y suis, dit l’inconnu avec une satisfaction visible.

— C’est inqualifiable ! C’est une violation de domicile !

— Dites un cambriolage, aggravé d’effraction, sourit l’inconnu, imperturbable, en jouant avec la tige de fer qui lui avait servi de passe-partout.

— Vous l’avouez ! Savez-vous, monsieur, qu’il pourra vous en cuire ? s’écria le savant exaspéré par tant d’aplomb… La loi nous donne le droit de n’être point tendres vis-à-vis d’intrus de votre espèce.

Silencieusement, le jeune acolyte du médecin s’empara d’un scalpel et en examina le tranchant avec un sourire féroce.

— Docteur, dit l’inconnu, d’une voix légèrement altérée, nous perdons notre temps en balivernes. Vous pensez bien que si j’ai usé de semblables moyens pour parvenir jusqu’à vous, c’est qu’apparemment j’ai quelque chose de sérieux à vous communiquer, le plus simple est de m’entendre.

Le docteur regarda son aide d’un air indécis et maussade.

Celui-ci, d’un geste à peine esquissé, montra l’autre pièce ; puis ses yeux, décrivant un arc de cercle, que suivit sa tête, se tournèrent avec une expression de regret vers la table qu’il masquait.

— Soit ! dit le professeur Fringue, en se décidant brusquement. Entrez en face, monsieur, je vous suis. Vous venez, mon petit Silence ?

L’inconnu avait déjà traversé le corridor. Il se retourna en entendant les derniers mots.

— Ce que j’ai à vous dire, est confidentiel, docteur, objecta-t-il.

— Le docteur Clodomir, mon élève et ami, n’est jamais de trop, déclara péremptoirement le praticien, en désignant d’un geste noble celui qu’il venait d’appeler du nom significatif de Silence. Il partage mes secrets, aussi bien que mes travaux. Et comme je m’empresserais, vous parti, de lui répéter le sujet de notre entretien, il est préférable de m’épargner cette peine et cette perte de temps en l’y faisant assister. Je puis vous garantir sa parfaite discrétion.

Le docteur Clodomir – ou, mieux encore, le docteur Silence – s’inclina modestement.

— Soit ! fit à son tour l’inconnu. Aussi bien, je crois que, tôt ou tard, le concours de Monsieur vous sera nécessaire. Il n’y a donc nul inconvénient à ce qu’il soit dès maintenant au courant.

Tous trois avaient pénétré dans l’autre pièce, moins bien éclairée, mais davantage garnie de meubles et particulièrement de sièges.

Sur un signe du docteur, l’inconnu se laissa tomber dans un fauteuil. Il avait retiré son sombrero, mais gardé sa cape ; et comme son abondante chevelure ombrageait ses traits aussi jalousement que le chapeau, il était parfaitement impossible de rien distinguer de son individu.

Le docteur Silence dut remarquer ce détail, car ses yeux perçants s’attachèrent avec insistance sur le mystérieux visiteur.

— Monsieur, dit le professeur Fringue, qui ne semblait point avoir pour le mutisme le goût de son compagnon, nous sommes tout oreilles, j’espère que vous n’aurez pas distrait pour rien d’un labeur délicat, deux personnes honorables.

— J’apprécie mieux que quiconque l’importance de ce labeur, riposta du tac au tac l’imperturbable importun. Maître, j’ai conscience d’avoir devant moi le premier chirurgien de notre époque, l’illustre professeur Scalpel, ainsi que vous dénomment les railleurs.

— Coupons, je vous prie, risqua le professeur, avec un geste d’impatience.

— Deux mots d’exorde me sont nécessaires. Je n’ai pas moins de hâte que vous-même d’en arriver à l’objet de ma visite. Mais, je dois tout d’abord prouver ma parfaite connaissance de vos travaux et du but que vous poursuivez. Le public, qui admire en vous l’inventeur de la greffe humaine, ignore que vous lui avez à peine livré les premiers bégaiements d’une science dont vous possédez le secret intégral.

Les regards des deux savants convergèrent, avec une égale acuité, vers leur mystérieux interlocuteur. Celui-ci poursuivit sans se troubler :

— Vous n’avez pas encore osé, maître, autrement que sous forme de timides hypothèses, la possibilité de réparer le corps humain à la façon d’une machine, dont on remplace les différentes parties au fur et à mesure de leur usure. Pourtant, poussant jusqu’au bout vos audacieuses théories, vous êtes convaincu que tout comme le nez ou l’oreille, tout comme les quatre membres, pièces externes, des rouages plus délicats, tous les rouages internes peuvent se greffer d’un être en l’autre et qu’en un mot, au cœur usé d’un cardiaque, aux poumons rongés d’un tuberculeux, on peut substituer des organes sains, empruntés à un corps vigoureux, homme ou animal.

— Peut-être, murmura le professeur, en se grattant le menton.

— Maître, vous l’avez insinué dans différents articles.

— J’ai eu cette audace qui m’a valu les aboiements de la meute savante.

— Maître, vous avez été plus loin ; vous avez expérimenté vos théories.

— Monsieur !… s’écria le professeur Fringue, en bondissant malgré lui.

Ayant rencontré le regard de son aide, il se calma subitement et se rassit.

— Quand cela serait !… grommela-t-il. Je suis seul maître de mes expériences et j’ai le choix de l’heure à laquelle j’entends divulguer le résultat.

— Cette heure aurait dû sonner déjà, car vous avez réussi. Et pourtant, vous la retardez…

— Je suis le maître, répéta le professeur.

— Vous la retardez, parce que de découverte en découverte, la limite du possible recula devant vos yeux éblouis ; parce que vous avez entrevu des possibilités, des conséquences devant lesquelles vous-même, vous avez tremblé, parce que vous avez craint que vos rêves, vos espoirs, une fois divulgués, on ne vous laissât point tenter l’épreuve suprême, on vous défendit d’achever votre tâche.

— Vous êtes fou ! s’écria le professeur avec agitation. (Il était très pâle et ses mains tremblaient.) Que voulez-vous dire ?

— Professeur Scalpel, articula l’inconnu, n’avez-vous point rêvé l’échange des cerveaux ? Le timide échange, d’abord, entre hommes et bêtes, puis, plus tard, le perfectionnement de cette greffe nouvelle, qui vous donnerait le pouvoir troublant de guérir les maladies mentales ? N’avez-vous pas rêvé de modifier les passions et les aptitudes, de créer des génies et, peut-être – qui sait ? – de faire, un jour, de la bête une créature humaine et de l’homme un dieu ?

Debout devant l’impitoyable questionneur, le professeur Fringue n’essayait même plus de cacher son épouvante.

— Qui êtes-vous, monsieur ? s’écria-t-il avec des gestes désordonnés. De quel droit fouillez-vous ma pensée ? Tout cela n’est que du rêve, entendez-vous, monsieur ? que du rêve ! Et on n’a pas le droit de s’emparer des divagations de l’esprit pour compromettre un honorable savant. Ai-je rêvé cela ? ou ne l’ai-je pas rêvé ? Cela ne regarde personne, personne !

— Laissons les rêves, dit l’inconnu. C’est un escalier formidable, dont le palier se perd dans les nuages. Vous n’en êtes encore qu’à la première marche, professeur Fringue ; mais vous vous y tenez ferme. Osez me dire que vous jugez impossible l’échange des cerveaux ?

— J’y ai songé… peut-être… j’avais le droit d’y songer… J’en appelle au docteur Clodomir, dit le professeur en respirant avec force. Le savant doit travailler dans l’intérêt de l’humanité.

— Et vous avez expérimenté… sur des animaux…

— C’était mon droit… Journellement, on en sacrifie pour des sérums… Moi, je ne crois qu’à la chirurgie. Elle réclame son holocauste.

— C’est légitime… Et maintenant, vous avez rêvé l’échange entre l’homme et la bête…

— Monsieur !…

— Vous avez cherché l’homme, le patient ?

— C’est faux !

— Vous l’avez cherché… humblement, timidement, peureusement, dans les bas-fonds de la société, dans les bagnes et dans les bouges… D’abord, vous l’avez voulu volontaire…

Pâlissant et rougissant tour à tour, le professeur haletait, partagé entre la fureur et l’épouvante.

— Clodomir ! s’écria-t-il, parles !… N’est-ce pas que cela dépasse les bornes ? N’est-ce pas que je ne dois pas tolérer ?

— Enfin, continua l’énigmatique personnage, pris d’une de ces folies frénétiques d’inventeurs, vous avez songé à vous procurer de force, par ruse, ce passant qui ne voulait pas venir.

Consterné, le professeur n’interrompait plus. Silence écoutait d’un air intéressé, sans qu’un muscle de sa face tressaillît.

— Dans ce pavillon, ici, vous avez ramené un vagabond, un ivrogne… Mais le courage vous a manqué. Vous avez laissé échapper l’homme. Dégrisé, il s’est souvenu ; c’est par lui que je sais.

Les lèvres du professeur tremblèrent ; mais aucun son ne sortit. Et ce fut le docteur Silence qui parla :

— Chantage ? demanda-t-il simplement, d’un air aimable.

— Non pas ! protesta l’inconnu. Je viens en admirateur… et en ami. Ce patient, que le professeur Fringue a cherché en vain, j’offre de lui procurer.

— Et qui sera-ce ? s’écria le savant au comble de l’émotion.

— Moi !

II

UN APÔTRE ? UN FOU ?

Ceux d’entre nous qui vivaient au commencement de ce siècle – le vingt et unième de notre ère – doivent se rappeler le glorieux tapage au milieu duquel émergèrent soudain le nom et la personnalité du professeur Fringue.

D’autres, depuis, se sont emparés de ces découvertes étonnantes qui devaient bouleverser le monde et la vie ; rattrapées par des milliers de mains, pétries à nouveau, complétées et contrefaites, elles devinrent la propriété de l’univers savant et la foule oublia d’où elles venaient.

Mais, à cette époque, la voix du professeur Fringue ne se perdait pas dans un tumultueux concert ; elle montait seule, au-dessus des autres, étrange et même discordante. Elle retentissait en dehors du chœur, et, à cause de cela, on n’écoutait plus qu’elle. Elle effrayait et elle enthousiasmait. Fringue avait autant d’admirateurs que de détracteurs et il connut pendant quelques semaines la plus enivrante des célébrités.

Son nom seul fut prononcé. Pourtant, il avait un collaborateur, le docteur Clodomir.

C’était un de ses élèves qu’il avait remarqué, alors que lui-même n’était encore qu’un astre bien modeste au ciel de la chirurgie. Flatté par cette attention silencieuse et constante, il avait fait de Clodomir son aide et, plus tard, son ami.

Les paroles du docteur Clodomir devaient être de diamant, tant elles tombaient rares et limpides. Fringue, qui l’avait affublé du sobriquet de Silence, se figurait n’avoir en lui qu’un confident commode, à cause de l’art précieux qu’il avait d’écouter. Il n’appréciait en son taciturne compagnon que le mutisme et la discrétion, parce que, devant lui, il pouvait discourir à perte de vue, ou même divulguer, sans craindre d’être interrompu ou de voir divulguer les théories les plus audacieuses échappées à son improvisation fougueuse.

Il ne remarquait pas que là était précisément l’inappréciable mérite du docteur Silence : donner au cerveau du professeur une complète impression de sécurité et, par là, le libérer, le lâcher, en quelque sorte, la bride sur le cou, à travers l’infini des imaginations scientifiques. En galopant ainsi le professeur Fringue ne s’occupait guère de ramasser les idées qu’il jetait à la volée. C’était le rôle de Clodomir de les recueillir et de les coordonner en gerbes précieuses. Il était le creuset dans lequel se cristallisait la pensée du savant. Et ses mots, brefs et rares, étaient l’éperon qui piquait les paresses de Fringue et l’empêchait de s’arrêter.

C’est ainsi que naquirent et se formulèrent, par Clodomir, les théories qui devaient conduire le professeur Fringue à ses immortelles découvertes.

Sans le docteur Silence, elles fussent demeurées stériles et vagues. L’élève rendit au maître le service de le révéler à lui-même et de lui insuffler l’audace nécessaire pour marcher dans la voie des réalisations.

Voilà ce qu’était Clodomir : une force silencieuse et par conséquent effacée. Son rôle ne fit pas plus du bruit que lui-même. La foule ignora son nom. Il ne fut – et pour Fringue seulement – que le docteur Silence et ce nom enveloppa sa vie entière.

On ne peut donc beaucoup parler de lui, dont on ignore tout. Il faut seulement supposer que son renoncement volontaire eut ses joies et qu’il vivait pour l’œuvre même, indépendamment du bruit qu’il pouvait faire.

Revenons maintenant dans la salle où nous avons laissé les deux savants, pétrifiés par l’offre inattendue de leur énigmatique visiteur.

Le premier mouvement du professeur Fringue fut naturellement de se tourner vers Silence pour lire son impression dans ses yeux.

— Vous avez bien entendu, reprit l’inconnu d’une voix ferme. Je m’offre pour que vous tentiez sur ma personne, l’expérience primordiale, base indispensable à la mise en valeur de votre découverte. Je vous livre mon crâne et le cerveau qu’il contient. Dans l’un vous logerez la cervelle primitive d’un animal ; de l’autre, vous ferez l’hôte d’un crâne nouveau, le directeur d’un organisme étranger. C’est bien cela que vous voulez tenter ?

— C’est bien cela, soupira machinalement le professeur.

Mais il ne parvenait pas à maîtriser le désarroi de ses pensées, ni à sortir de la stupeur dans laquelle le plongeait cette proposition inouïe.

Plus calme, le docteur Silence regardait fixement le patient volontaire.

— Acceptez-vous ? demanda celui-ci avec une légère teinte d’impatience.

Fringue jeta autour de lui des regards éperdus. Puis, il prononça péniblement :

— Avez-vous bien réfléchi ?… Je veux dire : savez-vous bien à quoi vous vous engagez ? J’ignore le mobile qui vous fait agir, mais ma conscience m’oblige… me fait un devoir – il acheva sa phrase avec un effort visible – de vous ouvrir les yeux sur les risques que vous acceptez.

— Je survivrai, dit l’inconnu. Vous êtes un opérateur habile. Vous ne voulez pas dire que vous craignez de me voir mourir des suites de l’opération ?

— Non, ce n’est pas cela… quoiqu’il faille toujours envisager cette hypothèse… Mais je suis sûr… oui, je crois être sûr que vous survivrez… Et c’est bien pis !

— En quoi ?

— Avez-vous songé ?… – Fringue se tourna d’un air malheureux vers le docteur Silence. – Je dois dire cela, n’est-ce pas, Clodomir ? Je dois le dire ? Avez-vous songé que vous vous réveillerez… ou du moins, votre pensée, ce qui est votre individualité véritable… que vous vous réveillerez… en quelque sorte emprisonné… dans un corps de bête ?

« C’est une nécessité cruelle, reprit le professeur Fringue, après un silence. Théoriquement, la greffe du cerveau devrait avoir pour but de remplacer, dans un corps sain, un organe débile ou malade. Mais, pour la valeur de notre observation, la première opération ne peut être tentée que sur des sujets parfaitement sains et entièrement normaux… Ce sera atroce !

— Atroce ! murmura le docteur Clodomir, comme un faible écho.

Et ce mot, dans cette bouche qui s’ouvrait si peu, donnait vraiment une impression d’horreur.

Un éclair jaillit derrière les lunettes noires.

— Atroce, vraiment ? Vous êtes sûrs.

— Songez-y… Essayez de vous représenter… la situation.

Les trois regards se rencontrèrent et s’immobilisèrent quelques instants ; et bien que l’un d’eux fut retranché derrière des verres sombres, ils ne furent qu’une même pensée, une effroyable évocation, qui parut surgir entre eux sous une forme visible.

Enfin, le contact magnétique se rompit. Simultanément, les trois hommes baissèrent la tête et chacun d’eux se reprit à penser pour son propre compte.

— Si l’expérience réussit… si tout se passe comme je crois, murmura rêveusement le professeur Fringue, vous aurez à supporter des sensations inconnues… inimaginables… qui, sans doute, engendreront des tortures morales intenses. Il faudra pour y résister, une volonté, une force morale invraisemblables… Je ne parle que par hypothèse…

— Cela doit être ainsi, dit l’inconnu.

Sa voix ne tremblait nullement. Il reprit :

— C’est d’ailleurs un des points que vous avez dû souhaiter d’expérimenter.

— Certainement… en théorie, reprit le professeur Scalpel en se grattant le menton avec une énergie désespérée. En théorie, cela semble fort simple, presque naturel… Mais, lorsqu’on a devant les yeux l’individu qui doit…

— Que cela ne vous gêne nullement ! s’écria l’inconnu en ricanant d’étrange façon. Je m’étonne d’une pareille sensibilité chez un savant.

Le professeur Fringue le considéra avec une sorte d’effroi.

— Si je croyais au diable… murmura-t-il.

Et il jeta du côté de son aide un regard qui achevait sa pensée.

Les lèvres du docteur Silence dessinaient un sourire bizarre.

— Je n’ai rien de satanique, dit l’inconnu. Je suis au contraire un homme bien moderne, curieux des choses naturelles et niant le merveilleux qui ne s’appuie point sur elles et ne peut être expliqué. C’est pourquoi je m’offre à vous, pour que la science fasse un nouveau pas en avant. Décidément, acceptez-vous ?

— S’il en est ainsi… je crois que nous pouvons… que nous devons… tenter la chose… Qu’en dites-vous, mon petit Silence ?

Par trois fois l’élève hocha affirmativement la tête et le professeur parut infiniment soulagé par cette marque d’approbation.

Soudain, il retrouva toute son exubérance et, se levant, il se mit à parcourir le laboratoire à grands pas en se frottant les mains d’un air d’intense jubilation.

— À ne considérer que le côté scientifique… et même humanitaire… en se plaçant, bien entendu, au point de vue de l’intérêt général des espèces… l’expérience sera curieuse… Et ce sera ma gloire de l’avoir tentée !

Lancé en pleine chimère, il sembla oublier pendant quelques instants la présence de ses interlocuteurs. Son visage reflétait un enthousiasme extraordinaire, qui contrastait avec le calme silencieux du docteur Clodomir.

S’arrêtant devant celui-ci, il clama :

— Nous la tiendrons enfin la preuve !… la preuve !…

Et, pivotant brusquement sur ses talons, il revint se planter devant l’inconnu.

— Votre nom passera à la postérité, inscrit au martyrologe de la science ! s’écria-t-il.

— Oui… plus tard… dit l’inconnu d’un ton légèrement sarcastique. Mais, d’abord, il faudra me garder le secret.

— Sans doute, acquiesça le savant, un peu dégrisé. Il faut craindre les révélations prématurées. De semblables révolutions ne se font pas en un jour.

— Maintenant, si vous le voulez bien, réglons quelques détails matériels, proposa l’inconnu.

Tous se rassirent.

— J’aurai naturellement le choix de la forme nouvelle sous laquelle je me réincarnerai.

— C’est trop juste. Quel animal ?…

— Ne vous inquiétez de rien. Tout sera prévu et préparé. Il vous suffira de venir avec les instruments nécessaires. Car je voudrais être opéré chez moi…

— C’est que… fit le professeur, en consultant de l’œil son élève, l’outillage, l’installation…

— Seront tels que vous le souhaiterez. Mais, au sortir de l’opération et après le temps que vous jugerez nécessaire à la guérison, je veux avoir la disposition de ma nouvelle forme. Je dois me retrouver chez moi. Un domestique dont je suis absolument sûr, prendra soin de moi. Il faut que les choses se passent ainsi.

— À la rigueur… commença Fringue.

— Écoutez encore. Quel délai sera nécessaire pour que les deux êtres en cause aient retrouvé, dans leur mesure naturelle, leur libre arbitre ?

— Un mois, je pense, dit le professeur, après réflexion.

— Bien. Ils vous appartiendront donc pendant un mois et vous aurez tout loisir d’observer ce qui vous intéresse, c’est-à-dire les circonstances se rattachant à l’opération et à ses suites physiques. C’est, en somme, la seule partie de l’expérience durant laquelle vous puissiez intervenir directement.

— En effet, reconnut Fringue. Mais, hasarda-t-il presque aussitôt, il y a le corollaire du théorème : l’expérience réussie, physiquement réussie, quel sera le fonctionnement des cerveaux ? Il y a deux questions, n’est-ce pas ? Fonctionneront-ils ? Et ensuite comment fonctionneront-ils ? En un mois je puis répondre à la première.

— Le meilleur moyen d’avoir une réponse à la seconde, c’est de laisser les individus nouveaux évoluer librement dans leur milieu.

— Mais, je voudrais observer…

— Vous observerez… de loin… discrètement… sans trahir auprès des profanes le secret des deux êtres. Sur ce point, je veux avoir de vous une promesse formelle.

— Vous l’aurez.

— Bien. Il vous sera facile de suivre l’homme dans la vie. Quant à l’autre ?

— Celui-là surtout m’intéressera.

— Eh bien, vous pourrez aussi le revoir de temps à autre. Concluons, docteur. Vous allez vous tenir prêt.

Un soir, bientôt, une voiture viendra vous prendre et vous amènera chez moi, où vous trouverez le nécessaire.

— Le docteur Clodomir sera du voyage. Sa présence m’est indispensable.

— C’est convenu. Autre chose : c’est en quelque sorte un suicide que je médite, une sorte de mort volontaire, car quelle que soit l’issue, mon individu départagé ne sera plus. Tel que je suis à cette heure, je ne me reverrai plus. Il me plaît de disparaître dans le calme et dans un cadre de mon choix ; je veux autour de moi la solitude, un tête à tête avec ma pensée et ma volonté, et non point les apprêts d’une opération. Vous me trouverez donc déjà endormi, sous l’influence d’un anesthésique que vous allez m’indiquer.

— Sans doute, sans doute, fit le professeur Fringue, un peu interloqué. J’admets, je comprends votre désir… je crois le comprendre. Et il est possible, et même peut-être préférable à un certain point de vue. Qu’en pensez-vous, mont petit Silence ?

L’aide se leva, alla choisir parmi des fioles qui encombraient des rayons un minuscule flacon et revint le tendre au professeur.

— Parfait !… C’est cela !… s’exclama celui-ci. Oui, voilà votre affaire. Il vous suffira de respirer cela un quart d’heure avant notre entrée.

Il fallait remettre le flacon à l’inconnu. La main du docteur Silence s’interposa. En même temps son autre main indiquait sur une table du papier blanc et présentait un stylographe.

— Autorisation… prononça-t-il.

Le professeur Fringue se frappa le front.

— C’est juste !… J’allais oublier !… Heureusement que Silence est là… Cher monsieur, continua-t-il en s’adressant à l’inconnu, j’admire, croyez-le, autant qu’il convient, votre abnégation et votre héroïsme. C’est dans la plénitude de vos facultés que vous faites à la science le sacrifice de votre personne. Nous avons donc le droit… je dirai même que nous avons le devoir de l’accepter. Mais il y a un aléa… un tout petit aléa… Ces nobles sentiments, cet héroïque amour du prochain survivront-ils à l’acte accompli ? Pour ma part, je n’en doute pas… Mais, enfin, votre personnalité sera légèrement modifiée. Il me semble… Il semble au docteur Clodomir qu’il serait convenable… qu’il serait même prudent, pour mettre notre responsabilité bien à couvert, de pouvoir représenter la preuve de votre volonté actuelle… bref, de pouvoir témoigner vis-à-vis d’autres, ou vis-à-vis de vous-même, que nous n’avons agi qu’en vertu de votre consentement.

— Cela ne saurait faire doute, dit l’inconnu, un peu agacé.

Consulté du regard, le docteur Silence ne parut point partager cet avis. Son doigt, obstinément, désigna le papier.

— Permettez, cher monsieur, reprit le professeur Fringue, nous devons prévoir l’existence d’un tiers, qui ne sera pas vous, mais qui aura votre apparence… Il faut tout prévoir… Supposez que dans votre famille…

— Je suis orphelin, célibataire, libre de tous liens.

— Vous avez des amis… Il faut même compter avec les indifférents… On peut remonter jusqu’à nous… nous demander compte de notre acte… Nous devons pouvoir justifier de votre volonté… en justifier par une déclaration écrite…

L’inconnu hésita, mais d’une manière imperceptible.

— Vous avez raison, dit-il.

Il s’approcha de la table, saisit le stylographe et écrivit rapidement, sur une des feuilles de papier, quelques lignes qu’il présenta au docteur.

— Tenez, fit-il, voici qui vous mettra en règle, même vis-à-vis de moi, si j’avais l’idée burlesque de venir vous adresser des reproches.

Cette idée parut l’amuser prodigieusement. Mais aussitôt, il reprit son sérieux.

— Je pense, docteur, que vous n’avez plus d’objection à me faire et que nous sommes entièrement d’accord ?

— Entièrement, déclara le professeur Scalpel avec une évidente satisfaction, entièrement. Je pense que c’est l’avis du docteur Clodomir ?

Ayant obtenu le signe de tête qu’il souhaitait, il remit le flacon à l’inconnu.

— C’est donc chose entendue, conclut ce dernier. Avant huit jours, je vous ferai appeler. D’ici là je compte sur votre discrétion pour ne pas même chercher à me revoir.

Les deux savants s’inclinèrent.

— À bientôt donc, messieurs.

L’inconnu se dirigea vers le couloir qu’il traversa rapidement, retint du geste les deux médecins qui s’apprêtaient à le reconduire et disparut, en fermant la porte derrière lui.

— Extraordinaire ! murmura le professeur.

Il reprit la feuille de papier, remise par l’inconnu, et lut à haute voix :

 

En possession de mon libre arbitre et dans le plein exercice de mes facultés, je déclare m’être remis aux mains du professeur Fringue pour qu’il soit par lui procédé, dans l’intérêt de la science, à une expérience d’échange de cerveaux.

Je déclare, en outre, en dégageant le professeur Fringue de toute espèce de responsabilité, que c’est sur ma demande expresse qu’il a procédé à cette opération, dont l’initiative me revient et que j’ai moi-même désigné l’animal à soumettre concurremment avec moi à cette tentative de greffe cérébrale.

Fait à Paris, sain de corps et d’esprit, le 7 février de l’an 2003.

ROLAND MISSANDIER.

 

Entre les doigts du chirurgien, la feuille de papier palpita.

— Un apôtre ! fit-il d’un ton pénétré, en regardant son élève.

Celui-ci hocha dubitativement la tête.

— Ou un fou ? reprit le professeur Scalpel, en se grattant le menton.

Impénétrable, le docteur Silence continua à hocher la tête. En même temps il fit un geste qui signifiait que ce point importait peu.

III

LE FIANCÉ DE VIOLETTE

Écrasant, de ses pas rageurs, l’épais tapis de son cabinet, le banquier Flavien Sarmange se promenait avec agitation.

Les traits agacés, le front soucieux, crispant et décrispant sans cesse ses doigts, comme si l’air eût contenu quelque impalpable ennemi qu’il souhaitait saisir, Sarmange jetait autour de lui des regards farouches et inquiets ; ils erraient, incapables de se poser ; et, à voir les éclairs de fureur et de dépit que ses yeux lançaient de gauche à droite, puis de droite à gauche, on eût dit qu’entourés d’objets désagréables ou irritants à contempler, ils s’efforçaient vraiment d’échapper aux visions qui s’imposaient.

Pourtant, rien, dans ce luxueux cabinet, n’incitait à la colère ni même à la maussaderie. Ce n’était point le repaire sévère de l’homme d’affaires, le recoin sombre où l’on tisse, à la façon des araignées, des toiles pour prendre les naïfs. Clair et gai, garni de meubles élégants et légers, c’était un nid coquet et capitonné, qui devait éveiller des idées riantes.

Aux murs, des tableaux se risquaient ; mais rien de banal, seulement des portraits familiers, des groupes évoquant des souvenirs de promenades et de pique-niques, des dessins, des aquarelles dédicacées, toute l’armature de bibelots par quoi le passé reste tangible, tout un pêle-mêle de mémoire, complément de l’homme dont il est le cadre et le reflet, parce que chaque jour, il s’imprègne davantage de lui.

C’était vraiment le « chez soi » dans lequel l’être se retrouve et se défend, le milieu ami et protecteur.

Mais, malgré le confort, malgré la tiédeur et la gaieté du nid, le banquier Sarmange, tout au souci de l’heure présente, s’agitait comme s’il se fût heurté aux barreaux d’une cage ou comme si les meubles eussent soudain resserré autour de lui un cercle d’angles hostiles.

C’est que l’aise n’habite point hors de nous, mais en nous, et que le plus habile tapissier est impuissant à décorer notre cœur et à le rendre assez séduisant pour retenir l’hôte inconstant qu’on appelle le bonheur.

Le banquier Sarmange n’était point un des rois de la finance ; mais il comptait parmi les prétendant aux trônes dorés. Il n’était point richissime ; pourtant il brassait des millions et la nécessité de paraître et de briller lui donnait déjà le cadre de la fortune qu’il aurait plus tard.

Il habitait, rue Anatole-de-la-Forge, un somptueux hôtel, où s’entassaient des richesses artistiques. Et c’était là le meilleur de son avoir. Le reste, les fleuves d’or au cours tumultueux, passant dans ses coffres sans jamais y demeurer, fortune en travail jetée par pelletées, de façon ininterrompue, dans le gouffre des affaires, appartenaient à l’épargne ou à la commandite.

De ce temple, aux audacieuses colonnes d’or, dont le banquier, nouvel Hercule, soutenait l’édifice sur ses robustes épaules, il eût pu dire avec une modestie non dépourvue de fierté : « Pas une pierre ne m’appartient ! »

Et c’était presque un honnête homme, puisque, malgré cela, il s’efforçait de ne point le laisser crouler.

Était-ce donc le souci des affaires qui, ce matin-là, torturait Flavien Sarmange ?

Non, car, délaissant cours de Bourse et journaux financiers, ses préoccupations visibles allaient à trois photographies, devant lesquelles, tournant en rond à la façon des fauves, il repassait sans cesse.

La première, posée sur son bureau et supportée par un cadre-chevalet, garni de soie mauve, représentait une jolie jeune fille.

Un miniaturiste habile, enlevant à l’épreuve son caractère de sécheresse photographique, avait restitué aux cheveux les chauds reflets de ce blond légèrement brûlé, moins frivole déjà, mais encore très doux, dont s’encadre le visage des ingénues de Romney ; les yeux, d’un bleu un peu sombre, hésitaient entre la malice et la rêverie ; mais la bouche était franchement mutine, corrigeant ce que l’ensemble des traits aurait pu avoir de trop sérieux.

Le banquier la contempla quelques instants, avec un mélange de tendresse et de mécontentement.

— Petite cruche ! murmura-t-il.

Il tourna brusquement le dos au portrait, en homme fâché qui veut bouder et s’éloigna en haussant les épaules.

Mais une seconde photographie sollicita son regard, celle-ci encadrée de peluche violette et juchée sur un secrétaire. Elle datait, évidemment, d’une vingtaine d’années, comme l’indiquaient à la fois la coupe des vêtements de l’homme, dont elle était l’image, et l’effacement des teintes, mal protégées par le verre.

En passant, Flavien Sarmange hocha la tête et croisa les bras sur sa poitrine. Machinalement, les mots qu’il pensait s’échappèrent de ses lèvres et il apostropha la photographie comme un être vivant.

— Oui, mon vieux… Tu trouverais cela très bien, toi… Et pourtant, c’est ennuyeux, bigrement ennuyeux !

Il décroisa ses bras, soupira et reprit sa promenade. Mais ce fut pour s’arrêter près de l’angle opposé du cabinet, devant une troisième photographie, retenue avec d’autres, par les rubans vieux rose d’un porte-photographies suspendu à la muraille.

C’était celle d’un jeune homme, de physionomie agréable et sympathique.

Cette fois, le banquier donna libre cours à son irritation ; ses traits se rembrunirent ; ses sourcils se froncèrent et ses yeux foudroyèrent le portrait.

— Cela m’apprendra ! grommela-t-il, en se tordant les lèvres avec fureur. En somme, c’est moi qui ai introduit le loup dans la bergerie.

Il leva son index à la hauteur de son visage et l’immobilisa quelques instants dans cette position, en homme qui hésite à prendre une décision ; puis, brusquement, il l’étendit vers un bouton électrique placé contre le chambranle de la porte et l’y appuya longuement.

Un domestique parut dans l’écartement des tentures.

— Voyez si Mlle Violette est chez elle et priez-la de descendre me parler, commanda le banquier sans se retourner.

Tandis que le domestique disparaissait, il jeta à la photographie un regard chargé de reproches.

— Satané gamin !… grommela-t-il. Tu me mets dans de jolis draps !

Et l’abandonnant, il regagna sa table de travail et se laissa tomber dans le fauteuil de cuir, en ajoutant d’un air absolument désemparé :

— Je ne sais vraiment pas comment j’en sortirai.

Puis il demeura plongé dans une méditation douloureuse, affaissé, voûté comme si ses épaules eussent supporté le poids d’une montagne d’ennuis.

De nouveau, les tapisseries de la porte se soulevèrent et une jeune fille entra, jetant d’une voix fraîche :

— Bonjour, père !

C’était l’original de la photographie placée devant le banquier. Seulement les cheveux dorés, retenus par deux peignes dorés d’écaille blonde, retombaient sur la nuque en torsades hâtivement nouées d’un ruban de soie bleue, et les bras blancs et potelés, sortaient librement des manches larges pour croiser frileusement sur sa poitrine la soie bleu pâle d’un kimono.

Mais, en négligé du matin comme en toilette de bal, Violette Sarmange était exquisément jolie.

Elle vint présenter son front au baiser paternel et gazouilla avec une moue grondeuse :

— Comme tu es grave !

Sans se dérider, Flavien Sarmange retint dans les siennes les mains de la jeune fille et demanda, s’efforçant de lire dans les yeux bleus la réponse redoutée.

— As-tu réfléchi, Violette ?

— Tu sais bien que oui, père. Mais pas seulement cette nuit, depuis des années.

— Ce qui veut dire ?

— Que j’épouserai Roland, mon ami d’enfance, ainsi que cela est convenu depuis toujours.

— C’est de la folie !

— Toi-même tu nous fiançais quand nous avions douze ans.

— Peuh ! riposta le banquier, des fiançailles pour rire ! des fiançailles de bébés !

— Oui, mais les bébés les ont prises au sérieux, et comme ils sont devenus une grande demoiselle et un grand monsieur, ils te demandent de les marier.

— Vous vous figurez que vous vous aimez. La vie n’est pas un jeu.

— Il y a un mois, tu ne traitais pas ainsi nos projets et tu nous avais promis de rendre nos fiançailles officielles dès que j’aurais atteint ma majorité. J’ai vingt et un ans aujourd’hui… et tu ne m’as même pas souhaité ma fête !

— Pardonne-moi, ma petite Violette. Mais ton caprice me cause tant de souci !

— Mon caprice était le tien, le mois dernier.

— Certain événement ne s’était pas produit…

Le banquier soupira. La main de la jeune fille lui ferma la bouche.

— N’en parlons plus. Je ne veux pas !

— C’est facile à dire.

— Sois gentil ! Je réclame mon cadeau de fête. Marie-moi !

— Avec Roland Missandier ?

— Avec Roland.

— Ainsi, tu ne veux pas entendre parler de l’autre ?

— C’est stupide ! On ne demande pas la main d’une jeune fille quand elle est presque fiancée.

— Il l’ignorait.

— Tant pis pour lui ! Il vient trop tard. Tu aurais dû le lui déclarer de suite.

— Si tu crois que c’est commode ! Je suis tenu à des ménagements envers lui… Et puis, il t’aime.

— Je ne l’aime pas, moi ! déclara Mlle Violette, d’un petit ton décidé.

— Pourquoi ? Il est à peine plus vieux que Roland ; il n’est pas vilain garçon et il est beaucoup plus riche.

— Écoute, père, je suis juste. Je ne vais pas débiner M. Borsetti parce que je le refuse. Je ne te dirai donc pas que j’éprouve pour lui une répulsion instinctive. Non, il ne me déplaît pas. Seulement… Je préfère Roland.

— Réfléchis encore.

Violette laissa tomber un geste d’impatience.

— Tu es bizarre ! Je ne vais pas rompre une affection d’enfance parce qu’un monsieur que je connais à peine a eu l’idée saugrenue de vouloir faire de moi Mme Pasquale Borsetti. Tu n’as rien contre Roland ; il n’est pas millionnaire, mais il a cinq cent mille francs.

— La misère !

— Tu parles comme un affreux banquier ! avec ce que tu me donnes, nous aurons quarante mille livres de rente et nous nous en contenterons.

— Et si je ne puis rien te donner ?

— Roland s’en contentera et moi aussi. Te voilà cloué.

— Au diable Roland ! s’écria Sarmange, avec une fureur soudaine. Ce mariage est une sottise et je devrais m’y opposer énergiquement.

— Oh ! petit père ! pria Violette, en joignant gentiment les mains. Tu aurais pitié de Roland, que tu aimes au fond !

— Parbleu ! gémit le banquier. Là n’est pas la question. Roland est le fils de mon meilleur ami. Je l’ai presque élevé depuis la mort de son père et je crois avoir été pour lui mieux qu’un tuteur puisque chargé de gérer sa fortune, j’ai poussé le scrupule jusqu’à ne point la placer chez moi. C’est un charmant garçon que j’apprécie beaucoup… et s’il m’était permis d’écouter mes préférences…

— Écoute-les ! Qui t’en empêche ?

— Question de petite fille ! Pasquale Borsetti te demande en mariage, Pasquale Borsetti, mon associé, qui a mis dans mes affaires l’énorme atout des mines de Corse, dont le hasard l’a rendu propriétaire. T’imagines-tu qu’un banquier puisse écarter vingt millions d’une chiquenaude dédaigneuse ?

La figure de Violette Sarmange devint sérieuse.

— Ne parle pas d’argent, père. J’aime Roland autant qu’il m’aime et il a ta promesse. Rien ne peut contrebalancer cela. Hier soir, pour te faire plaisir, j’ai accepté de réfléchir à la demande de ton indiscret candidat. C’était par pure politesse ; ce délai devait seulement donner plus de poids à ma réponse. Elle est défavorable à M. Borsetti. Transmets-la lui sans tergiversations inutiles. À quoi te servirait-il de reculer ?

— À rien, évidemment, murmura le banquier d’un ton navré.

— Ne fais pas cette figure. Que M. Borsetti prenne la chose comme il voudra, tant pis ! Quand même nous devrions être moins riches…

— Moins riches ! Ce serait la ruine, tout bonnement !

— Ce que tu appelles la ruine. Tous aurions encore de quoi abriter un gentil petit bonheur, et c’est là l’essentiel.

— Tu trouves ? fit le banquier avec amertume.

Violette jeta sur son front un baiser rapide.

— Tu seras riche, puisque tu auras deux enfants qui t’aimeront bien. N’y pense plus. À ce soir, petit père. Fais ma commission à ton millionnaire et sois énergique !

Elle s’enfuit, heureuse et légère.

Vaincu, mais non convaincu, Flavien Sarmange soupira en pressant entre ses mains son front soucieux.

— Folle ! qui croit que le bonheur peut se passer d’argent !

À quoi Violette n’eût point manqué de répondre, avec autant d’apparence de raison :

— Fou ! qui croit que l’argent peut se passer de bonheur !

Ce n’était d’ailleurs point sans motif que le banquier s’inquiétait. L’apport de Pasquale Borsetti dans les affaires de la banque n’avait été effectué qu’à titre d’essai et pour une période qui, précisément, touchait à sa fin.

Lors de la rédaction du contrat d’association, tout à la joie d’encaisser les millions du Corse, Flavien Sarmange ne s’était point inquiété de la clause restrictive.

Sûr de mener à bien, grâce à ce formidable appoint, les spéculations engagées, il s’était dit, que, se trouvant bien chez lui, les millions y resteraient. De fait, la situation de la banque n’avait fait que se consolider et l’associé ne pouvait avoir aucun sujet d’inquiétude. Mais le refus de Violette risquait de changer tout cela.

Était-ce seulement une coïncidence, cette demande en mariage présentée à la veille du jour où le contrat devrait être renouvelé ? N’y avait-il point eu calcul de la part de Pasquale Borsetti, et même calcul remontant aux premiers pourparlers relatifs à l’association ?

Le banquier ne pouvait s’empêcher de juger cette hypothèse vraisemblable et cela le faisait trembler.

Repoussé, Pasquale se vengerait en retirant ses millions et ce serait, pour la banque, le brutal effondrement.

Une telle menace suspendue sur son œuvre ne pouvait qu’exaspérer le fondateur. Crispant involontairement ses poings, il les tendit dans la direction des photographies.

— Maudits enfants ! s’écria-t-il.

Pourtant, il ne songeait point à user de son autorité paternelle pour conjurer le désastre.

Son affection pour Violette était trop réelle. Il se résignait en rechignant, la mort dans l’âme, mais il se résignait. C’était désormais l’inévitable.

Il se leva. L’heure de se rendre à la banque était sonnée depuis un bon moment et son associé devait l’attendre.

Bien que cela ne lui sourît guère, il ne pouvait éviter de le rencontrer et de lui donner la réponse promise.

Rageusement, il sonna le domestique.

— L’auto tout de suite.

Elle attendait, ponctuelle. Il descendit et s’installa sur les coussins beiges. Silencieuse, l’automobile tourna dans l’avenue Carnot et se rua vers l’Arc de Triomphe.

Les bureaux du banquier étaient installés rue Vivienne.

Arrivé le premier, Pasquale Borsetti, étendu dans un des fauteuils du cabinet, avec une nonchalance toute méridionale, lisait les journaux du jour.

Petit et nerveux, le Corse avait la maigreur des chèvres de son pays ; il en avait aussi la vivacité de mouvement tempérée par on ne savait quoi de froid et de calculé, qui déconcertait. Sous ses cheveux noirs, dans sa face brune et rasée, ses yeux présentaient une extrême mobilité ; ils étaient noirs et pétillants, pleins de ruse et de défiance ; des colères subites y passaient, jaillissaient en éclairs que voilaient aussitôt les paupières ombragées de longs cils. L’ensemble de sa personne était soigné avec une élégance plus tapageuse que raffinée.

À l’entrée du banquier, il se souleva à demi et tendit négligemment sa main chargée de bagues, en fixant Sarmange de ses yeux à demi voilés par les cils.

— Bonjour… Quelles nouvelles ?

Aucun accent dans la voix. C’était seulement quand il ne se surveillait pas, ou sous l’empire de quelque sentiment violent, que les intonations italiennes se retrouvaient sur ses lèvres.

L’air maussade, le banquier serra mollement les doigts tendus et s’affaira dans la lecture du courrier, en jetant d’une voix brève :

— Mauvaises, mon cher, très mauvaises.

Il s’était décidé, en venant, à brusquer l’explication, à l’avaler comme une médecine amère et à savoir tout de suite ce qui en résulterait.

Mais, tandis qu’il s’absorbait dans une feinte attention, courbant la tête sur des paperasses du bureau pour dérober l’altération de ses traits, le cœur lui battait à grands coups.

— Mauvaises ? répéta Pasquale Borsetti, d’une voix tranquille. Alors, je suis condamné sans appel ?

Fébriles, les doigts du banquier déchirèrent et froissèrent des enveloppes.

— Que voulez-vous, dit-il, sans relever la tête. Ma fille était pour ainsi dire fiancée depuis l’enfance à mon ancien pupille Roland Missandier. Moi, je n’attachais point d’importance à ce roman ; mais il paraît que c’est sérieux. Elle s’obstine…

Il ajouta dans un effort de gorge qui fit remonter sa pomme d’Adam :

— Les fiançailles seront officielles ce soir.

Il y eut un petit silence. Le cœur de Flavien Sarmange comptait les secondes.

— Je regrette, dit enfin Borsetti.

— Moi aussi, croyez-le bien… Vous m’étiez très sympathique. Mais que voulez-vous ?

Il releva la tête et se décida à regarder son associé en répétant :

— Que voulez-vous ?

Le Corse fit un petit geste vague qui pouvait aussi bien être une nouvelle affirmation de regret qu’une protestation d’indifférence. Il était très calme et ses yeux ne témoignaient d’aucune colère.

Presque malgré lui, dévoré d’anxiété, le banquier murmura :

— J’espère que vous ne m’en voudrez pas ?

Pasquale Borsetti bondit avec une pétulance toute méridionale. Il leva ses bras au ciel et s’écria en roulant ses prunelles :

— Moi ? Mais vous êtes fou, mon cher ? Pourquoi ? La chose est toute naturelle. Je m’incline devant les droits antérieurs. Évidemment, il m’est cruel de renoncer à mon rêve… Mais que voulez-vous ? J’espère que cet incident n’altérera en rien la cordialité de nos relations et que Mlle Violette oubliera le prétendant malencontreux pour accueillir l’ami comme par le passé.

— Mais comment donc !… répondit le banquier, visiblement soulagé… Comment donc !… C’est de l’enfantillage !…

Ravi de la façon dont Borsetti s’accommodait du refus, il chercha par quelles prévenances il pourrait entretenir sa bonne humeur.

— À propos de la Corse, nous allons, si vous le voulez bien, nous occuper de notre acte d’association. Il faut le renouveler sans retard.

Le banquier devint cramoisi.

— Quand vous voudrez, bégaya-t-il. Je suis à votre disposition.

— Eh bien, tantôt. Nous passerons chez le notaire. Et comme il convient de fêter ce renouvellement, nous pourrions dîner ensemble au restaurant.

— Faites mieux, s’écria Sarmange, radieux, venez dîner à la maison.

Soudain, il s’arrêta, gêné.

— À moins qu’il ne vous soit… désagréable… de rencontrer…

— M. Missandier ?

Le Corse éclata de rire.

— Décidément, mon cher, acheva-t-il, vous me prenez pour un tigre.

Tant de bonne humeur ! Le banquier était aux anges.

— Excusez-moi, dit-il, cette situation m’ennuyait tellement. Je craignais tant un malentendu… des froissements.

— Je ne suis pas un gamin, mon cher. Je sais comprendre… D’ailleurs, tous les torts viennent de moi. Au lieu de me lancer à l’aveuglette et de vous poser la question tout à trac, j’aurais dû m’informer, vous sonder… Vous m’auriez sûrement parlé des liens qui existent entre Mlle Violette et votre pupille.

— Ma foi ! déclara le banquier, avec une naïve bonhomie, c’est une si vieille histoire que je me la figurais connue de tout le monde. Il me semblait que cela sautait aux yeux. Je considérais tellement Roland comme mon fils… J’ai dû tellement vous en rebattre les oreilles.

— Précisément. C’est ce qui causa mon erreur. Je le considérais comme le frère de Mlle Violette… Oublions cela. J’ai fait une gaffe.

— Mais non ! mais non ! protesta aimablement Flavien Sarmange.

— Si !… Le mieux est de l’enterrer et de passer l’incident au compte profits et pertes. Après tout, nous sommes des banquiers.

— Pour lesquels il est, heureusement, d’autres joies que celles du cœur et d’autres préoccupations que les questions de sentiment.

— Comme vous dites, celle-ci est liquidée. En ce qui me concerne, la balance est passive. Je solde et j’efface.

— Avouez que c’est moins pénible qu’un Krach en Bourse, fit en riant le banquier.

— J’avoue. Sur ce, parlons et pensons à autre chose.

Une heure après cet entretien, Flavien Sarmange aurait, en effet, juré que le souvenir en était sorti de l’esprit de son associé. Pasquale Borsetti était ce qu’il avait coutume d’être, insinuant et entraînant, compagnon aimable et joyeux causeur.

Les deux hommes s’occupèrent d’expédier les affaires, déjeunèrent rapidement, parurent à la Bourse, puis s’en furent chez leur notaire, où ils réglèrent leur association, à la grande joie de Sarmange.

— Bonne journée ! dit le banquier, en se frottant les mains à la sortie de cette importante entrevue… Nous n’avons pas perdu notre temps.

Il avait si bien oublié les projets matrimoniaux de son associé, qu’il avait ajouté, en le poussant amicalement dans l’auto :

— Rentrons chez moi, maintenant. Nous allons fêter notre accord en même temps que les accordailles.

Pasquale Borsetti découvrit ses dents blanches dans un sourire aimable :

— Je serai très heureux d’être un des premiers à féliciter Mlle Violette et son fiancé, déclara-t-il.

Pour un amoureux déconfit, on ne pouvait être plus philosophe. Mais, sans doute, la soudaine passion du Corse n’avait-elle été qu’une lubie.

Rue Anatole-de-la-Forge, ils trouvèrent le salon vide. Le banquier s’étonna.

— Les amoureux devraient être là, dit-il. Il serait extraordinaire que Roland eût manqué à sa visite quotidienne.

Il sonna pour s’informer. Mais Mme Sarmange parut aussitôt.

C’était une excellente personne, très effacée et parfaitement incapable de s’émouvoir. Elle acceptait avec une admirable égalité d’humeur les événements bons ou mauvais, et cela seul expliquait qu’elle eût pu conserver, à travers l’existence mouvementée du banquier, l’inaltérable sérénité de ses traits.

— Violette est un peu en retard, déclara-t-elle paisiblement. Elle a éprouvé un gros chagrin, Roland vient de nous quitter pour un mystérieux voyage, décidé à l’improviste.

— Un voyage ! s’exclama le banquier. Roland est parti en voyage ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

— Je l’ignore. Mais il faut que quelque sérieux motif…

— Fichtre, oui !…

Flavien Sarmange s’interrompit. Violette entrait, très pâle, les yeux encore rouges et gonflés. Elle devait avoir beaucoup pleuré et ses traits altérés exprimaient une vive inquiétude.

Elle répondit à peine à la respectueuse courbette de Borsetti.

D’ailleurs, son père coupait court aux politesses.

— Pourquoi Roland est-il parti ? Tu dois le savoir, toi ?

— Il est appelé brusquement en province pour une affaire extrêmement importante. Je n’en sais pas davantage, dit la jeune fille d’une voix tremblante.

— Une affaire ! Depuis quand en fait-il ?

— Je l’ignore, répondit évasivement Violette.

— Et quand reviendra-t-il ?

— Dans un mois, je crois.

— Admirable ! Je m’en vais. Prenez-moi quand je reviendrai. Que vais-je faire ? Bernique ! Vous n’avez pas besoin de le savoir !… Qu’en dites-vous, Borsetti ? s’exclama le banquier, stupéfait et mécontent. Avez-vous déjà vu un fiancé s’éclipser avec cette désinvolture, et précisément le soir où on doit célébrer ses fiançailles ?

Le Corse sourit d’un air ambigu. Vraisemblablement, il était embarrassé de sa contenance et ne savait s’il devait charger ou disculper son heureux rival.

Violette, les yeux baissés, gardait le silence, et Mme Sarmange, immobilisant sur ses lèvres un demi-sourire insignifiant et poli, attendait sans impatience qu’on voulut bien s’asseoir.

— Enfin ! soupira Flavien Sarmange. Il faut bien encaisser cette fantaisie, puisque Violette semble la trouver toute naturelle. Nous fêterons les fiançailles au retour.

— C’est cela, approuva Pasquale Borsetti en découvrant ses dents blanches, ce sera pour le retour de M. Missandier.

IV

LE SECRET DE ROLAND MISSANDIER

Certains jours, à certaines heures, l’air, autour de nous devient subitement léger ; le corps y évolue à l’aise, et tous les mouvements cessent de nécessiter l’effort. Nous vivons, nous flottons dans le calme et la douceur. Cela se produit généralement après une période de tension douloureuse. La résistance cède tout à coup et l’impression est celle que ressent le cycliste parvenu au haut de la côte, quand il retrouve la descente, après le passage du point mort. C’est une simple disposition d’esprit.

C’était celle de Violette Sarmange après sa conversation avec son père.

La vie lui semblait redevenue simple et facile. Elle oublia l’angoisse passagère que lui avait causée, la veille, l’annonce de la candidature imprévue de Pasquale Borsetti et l’attitude non moins inattendue du banquier.

Délivrée de ce souci, sûre d’avoir ramené M. Sarmange à une compréhension plus juste de son devoir et d’avoir fixé ses hésitations dans le sens favorable à son propre bonheur, elle ne voyait plus le rocher monstrueux, surgi brusquement pour barrer son avenir et dont la masse l’avait effrayée, mais un simple caillou qu’on écarte du pied.

C’était fait. Violette retrouva son sourire et se remit à fredonner.

Elle avait vingt et un ans et elle allait être fiancée, officiellement fiancée, selon ses vœux et son libre choix.

La matinée s’acheva dans des soins de toilette et des préoccupations de coquetterie. Il fallait être belle pour annoncer à l’élu qu’il était définitivement agréé et qu’on allait prévoir une date, fixer des détails, agiter tout un programme.

Après le déjeuner, en tête-à-tête avec sa mère, tête-à-tête fort commode pour la continuation des rêves, Violette s’installa dans un petit salon et regarda la pendule.

C’était l’heure de Roland.

Mme Sarmange, dans la pièce voisine, cousait paisiblement de menus vêtements pour les œuvres dont son mari la voulait dame patronnesse.

Le protocole des entrevues était ainsi fixé : Roland arrivait, baisait la main de Mme Sarmange et s’informait de sa santé ; car, c’était à elle qu’il faisait visite. Mais, il s’acquittait de ce devoir sans s’asseoir et dès qu’il avait échangé avec la femme du banquier deux ou trois phrases banales, toujours les mêmes, Violette apparaissait et criait, de la porte, un gai bonjour. Alors, Roland, abandonnant Mme Sarmange, se dirigeait vers le petit salon et s’encadrait dans la porte, tandis que Violette reprenait sa place. Une causerie animée commençait, entre lui et la jeune fille ; insensiblement il s’avançait à l’intérieur du petit salon et finissait par s’asseoir en face de Violette. La porte, qui demeurait ouverte, sauvegardait les convenances. Mais, on ne se rappelait la présence de la mère qu’au moment où Roland devait prendre congé d’elle.

Cela n’empêchait nullement la bonne dame de dire naïvement à son mari, lorsqu’elle lui rendait compte de sa journée :

— Roland est venu me voir.

D’ailleurs, M. Sarmange ne s’y trompait pas.

Or, ce jour-là, il y eut une double dérogation aux usages.

Roland entra tellement absorbé qu’il négligea la main que la vieille dame lui tendait. Et Violette, sans attendre l’échange des phrases protocolaires, s’élança dans le salon, sitôt qu’elle entendit le jeune homme, en criant à tue-tête :

— Mon bouquet ? Où est mon bouquet ?

Mais elle s’arrêta aussitôt, remarquant l’expression soucieuse, douloureuse même des traits de Roland Missandier.

Vingt-cinq ou vingt-six ans, bien découplé, d’aspect énergique et distingué, Roland était un beau garçon dans toute l’acception du mot. Il devait à la pratique régulière des sports un corps souple et musculeux ; son front noble et dégagé, son regard intelligent disaient que, concurremment à ses muscles, il avait pris soin de développer ses facultés intellectuelles. Ses cheveux châtains bouclaient légèrement ; des sourcils de même couleur surmontaient de leur arc admirablement dessiné les yeux bruns, affectueux et doux ; le nez était droit, la bouche, ferme et rouge, aux dents saines ; le menton, petit et rond, accusait une minuscule fossette. Habituellement, la peau était légèrement colorée par un sang jeune et chaud. On imaginait volontiers qu’un tel garçon, d’apparence si parfaitement équilibrée, devait être un modèle de bonne humeur. Mais pour l’instant, son attitude dénotait un trouble profond, une ombre voilait sa physionomie ; ses yeux reflétaient l’inquiétude et l’irrésolution.

Il fit un effort pour demander, en réponse à l’exclamation de Violette :

— Quel bouquet ?

— Celui de ma fête, répondit la jeune fille dont l’entrain tomba subitement.

Elle se sentit tout à coup préoccupée, frôlée par le vent du malheur, menacée de l’emprise de son tourbillon. Ce qui l’intéressait à la minute d’auparavant lui parut soudain indifférent. Elle oublia les reproches préparés ; sa bouche renonça à l’espièglerie d’une moue enfantine et c’est brièvement, avec une hâte d’en finir et de parler d’autre chose, qu’elle ajouta :

— Aujourd’hui, j’ai vingt et un ans. Et il y a une surprise.

— Oh !… pauvre Violette !

Roland parut navré.

— Laissons cela, dit-elle. Qu’avez-vous ?

Il continuait, éludant la question, désireux peut-être de retarder ce qu’il avait à dire.

— Je suis désolé… désolé d’avoir oublié. Mais il faut me pardonner. J’ai si peu ma tête à moi !

D’un geste machinal, il se passa la main sur le front.

— Qu’avez-vous ? répéta Violette, pressante, cette fois.

— J’ai… que je pars.

— Vous partez ? s’exclama-t-elle.

Mme Sarmange jugea poli de s’étonner aussi.

— Tu pars, Roland ?

— Une affaire urgente… C’est indispensable, dit-il.

Ses yeux ne quittaient pas ceux de Violette, attristée. Reculant jusqu’au petit salon, elle l’y appela du geste. Il la suivit aussitôt.

Paisible, Mme Sarmange reprit son ouvrage et renonça à solliciter une explication qui ne s’offrait point.

— Pourquoi partez-vous ? demanda anxieusement la jeune fille, debout devant son fiancé.

— Parce qu’il le faut… Je crois qu’il le faut…

— Où allez-vous ?

— C’est un secret.

— Même pour moi ?

— Même pour vous, petite Violette.

Il essaya de sourire ; mais son air malheureux démentait cet effort.

Silencieux, ils se regardèrent pendant quelques secondes.

— Quelle idée ! fit enfin Violette.

— C’est ainsi.

— Et si je vous le défendais ?

— Si vous me le défendiez ?

Il hésita. Évidemment, sa volonté bien arrêtée d’avance vacillait maintenant.

La jeune fille l’ayant remarqué, lança ses arguments à l’assaut.

— Vous savez que j’ai eu ce matin avec père un entretien décisif. Vous allez être autorisé à commencer votre cour.

— Vraiment ?

Un flot de sang monta à ses joues.

Violette reprit :

— Vous pouvez me remercier, vilain ! il m’a fallu une éloquence !…

— Pour convaincre mon tuteur ?

— Parfaitement. Sans moi, votre tuteur vous lâchait bel et bien. Devinez ce qui s’était passé.

Il esquissa un geste d’ignorance.

— Vous ne devineriez jamais. J’aime mieux vous le dire. Quelqu’un avait demandé ma main.

— Quelqu’un ?

— L’associé de mon père, M. Borsetti… Et le plus extraordinaire c’est que mon père ne l’a pas envoyé promener. Il a pris sa demande en considération et il a presque exigé que j’en fasse autant.

— Pourquoi ? demanda Roland d’une voix blanche.

— Parce qu’il avait peur de M. Borsetti. Il paraît que cet atroce millionnaire a le pouvoir de le ruiner… Qu’est-ce que cela peut bien nous faire ?

— À moi, rien !… Mais à vous ?

— Roland ! s’écria Violette, en menaçant son fiancé du doigt.

— Pardonnez-moi, petite fleur… Je frémis à la pensée d’être pour vous une cause de malheur.

— Ingrat ! Le malheur, ce serait de m’appeler Mme Pasquale Borsetti.

— Mais votre père, ma Violette ?

Et Roland secoua la tête d’un air sombre.

— Vous voyez que ce n’est pas le moment de partir, reprit Mlle Sarmange.

Le jeune homme parut s’éveiller d’un rêve et retrouver, en même temps, toute son énergie.

— Il le faut, répondit-il d’un ton ferme.

— Vous partirez malgré ce que je vous ai dit ?

— Je partirai.

— Ce soir ?

— Ce soir.

— Méchant !… Oh ! méchant !…

Invincibles, les larmes jaillirent des jolis yeux de Violette ; elle se jeta dans une bergère et, sans plus de honte, les mains sur son visage, elle laissa éclater son désespoir.

Aussitôt, Roland fut à ses genoux, essayant doucement d’écarter les doigts, déjà humides.

— Petite Violette !… Écoutez-moi !… je vous jure qu’il le faut.

— Alors, expliquez-moi… dites-moi tout…

— C’est impossible… Je dois garder le secret…

— Est-ce que vous croyez que je trahirai ?

— Je vous en prie…

— Restez… ou dites-moi votre secret…

— Vous pleurerez davantage.

— Tant pis ! J’aime mieux savoir.

— Eh bien ! vous saurez, dit Roland, prenant tout à coup son parti.

Se relevant, il prit une chaise et s’assit près de Violette ; puis penché vers elle et tenant ses mains entre les siennes, à voix basse, il parla.

Il parla longtemps et, sur le visage de la jeune fille, de l’effroi se peignit, un immense effroi.

Quand ce fut fini, Roland se leva. Silencieuse, Violette l’imita et lui tendit sa main qu’il porta à ses lèvres.

— Au revoir ! Courage ! fit-il.

— Au revoir ! murmura-t-elle, en étouffant un gros soupir.

Elle l’accompagna jusqu’auprès de Mme Sarmange :

— Mère, Roland part, dit-elle d’une voix dolente.

— Ah ! dit la bonne dame, en relevant la tête, puis en la rabaissant pour embrasser la joue que le jeune homme lui présentait. Bon voyage, mon enfant !

Il sortit sans se retourner, pour ne pas emporter l’image de Violette désolée.

Rentré chez lui, il ouvrit un secrétaire, s’assit devant, en tira des papiers qu’il lut longuement, avec une attention profonde ; puis, il les classa soigneusement et les enferma dans un portefeuille qu’il glissa dans la poche intérieure de son gilet.

Ce travail achevé, il s’étendit dans un fauteuil et réfléchit, en fumant. De temps à autre, il regardait sa montre. Des heures passèrent ainsi.

Enfin, il ressortit, gagna à pied un restaurant, dîna sans se presser et flâna ensuite le long des boulevards, en fumant un cigare.

À onze heures du soir, il prit un taxi-auto et dit au chauffeur :

— Fontenay, route de Châtillon, villa des Roses. Vingt francs de pourboire.

— Ça colle ! répondit joyeusement le chauffeur, en descendant de son siège pour tourner la manivelle.

Presque à la même heure, interrompant une passionnante discussion sur la chimie des corps vivants, le professeur Fringue et le docteur Silence déchiffraient un billet qu’on venait de leur remettre :

 

Je vous attends à Fontenay, villa des Roses. Tout est prêt. – Roland Missandier, lut à haute voix le professeur.

 

Son regard s’anima. Depuis la visite surprenante qu’il avait reçue, il vivait dans l’attente de cet appel ; la vision de l’opération inouïe qu’il allait pouvoir tenter le hantait ; c’était à la fois obsédant et délicieux, une joie folle, une joie de savant qui s’est donné corps et âme à la chimère scientifique et qui touche à la réalisation de son espoir, le soulevait par instants ; à d’autres moments, une inquiétude le rongeait, celle de ne plus voir reparaître le sujet volontaire et d’avoir été victime d’une indigne fumisterie. Mais, à aucun instant, il n’avait discuté avec sa conscience le point de savoir s’il devait accepter le sacrifice et profiter, peut-être abuser du caprice d’un insensé.

Le docteur Silence partageait-il ces transes ? Ignorait-il le doute ? Qui l’aurait pu dire ?

Quand le docteur Fringue posa la question décisive : « Décidément, y allons-nous ? » l’aide se contenta d’aller prendre sur un meuble une caisse toute préparée, contenant les instruments et les accessoires nécessaires.

Les deux savants sortirent et rejoignirent la voiture qui les attendait.

Bercés par le roulement, ils songèrent, chacun de leur côté.

— J’ai trouvé, dit tout à coup Silence.

Le professeur Fringue se dressa, effaré, dans l’obscurité. Son élève avait parlé sans être interrogé.

— Quoi ? demanda-t-il, ahuri.

— Le mobile.

— Quel mobile ?… Ah ! j’y suis… celui qui guide l’homme… Roland Missandier… Eh bien ? Qu’est-ce ?

— Suicide.

— Hein ? fit le professeur, interloqué. Mais vous n’y êtes pas, mon petit Silence ! Ce ne sera pas un suicide, puisqu’il en reviendra.

— Justement.

— Comment ?… Par mon scalpel, expliquez-vous, docteur Clodomir, s’écria le professeur.

Il devina dans l’obscurité l’index de Silence tendu vers lui.

— Survie ?… Survie à quoi ?

— Au suicide… Disparition nécessaire… Dégoût… Embêtement… Et curiosité… désir d’assister… après…

Fatigué d’en avoir tant dit et satisfait d’avoir débrouillé une énigme, le docteur Clodomir se rejeta en arrière, contre les coussins, et ferma les yeux.

— Tiens ! mais ce n’est pas mal imaginé, cela ? s’écria le professeur Fringue, ébahi. Oui… oui… Un monsieur désire s’évader de la vie… ou plutôt de sa personnalité… Tout en restant là, pour contempler le spectacle… C’est le moyen rêvé… Oui, peut-être !… Mais alors, docteur Silence, que devient l’amour de la science dans cette histoire ?

Et avec une parfaite mauvaise foi, il ajouta :

— Voici ce qui achève de tuer mes scrupules.

V

UN CAS DE FOLIE

— Mais enfin, que devient Roland ? C’est incompréhensible ! Voici quatre semaines qu’il est parti et que nous sommes sans nouvelles… Pas de lettres !…

Le banquier fixa sa fille d’un air mécontent, comme si elle eût été responsable de cet état de choses et ajouta :

— Pas même de cartes postales !

Avec une extrême bienveillance, Mme Sarmange murmura :

— Incompréhensible, en effet !

Violette soupira :

— Son silence m’inquiète plus que vous.

— Tant d’indifférence de la part d’un fiancé !…

— Père, ne l’accusez pas. Ce silence n’est certainement pas volontaire…

Brusquement, la jeune fille éclata en sanglots désespérés.

— Il lui est arrivé malheur… Je le sens… Je le sais !…

Son chagrin couvait depuis des semaines, depuis les premiers jours écoulés sans qu’arrivassent les lettres promises par Roland. Elle avait caché son inquiétude pour éviter des questions auxquelles il ne lui serait pas permis de répondre.

Mais c’en était trop, à la fin. Les paroles de M. Sarmange avaient provoqué une crise. Et maintenant, détendue, Violette sanglotait.

Navré, furieux contre lui-même et presque contre Roland, le banquier se reprocha son imprudence. Il s’empressa, bougonna, essayant maladroitement de réparer.

— Voyons ! fit-il, en tapotant les bras de sa fille, il n’y a rien de cassé. Pas de nouvelles, bonnes nouvelles. Si quelque chose était arrivé, nous le saurions. Un beau jour, ton fiancé va nous tomber dessus sans crier gare, et nous aurons l’explication du mystère.

À ce moment, un domestique entra dans la salle à manger, où la famille achevait de déjeuner, il portait une dépêche sur un plateau qu’il présenta à Violette.

— Pour Mademoiselle, prononça-t-il d’une voix onctueuse.

La jeune fille pâlit. Ses doigts tremblèrent en s’avançant pour prendre la dépêche.

Rapidement, le banquier prévint, son geste et s’empara du pli azuré.

— Laisse ça, bougonna-t-il. Tu es trop, impressionnable.

Nerveux lui-même, il déchira l’enveloppe, déplia fébrilement et lut.

Sa physionomie s’éclaira. Il poussa une exclamation triomphante.

— Que disais-je ?… Il arrive !

— Il arrive ?

Haletante, Violette s’était redressée… Elle tendit la main vers le télégramme que son père lui abandonna.

Il contenait ces mots :

 

Affaire terminée, Reviens. Soyez gare de Lyon trois heures, train 100. – ROLAND.

 

— Ah çà ! mais il a perdu le sens !… grommela le banquier. Il te donne rendez-vous à la gare, à présent ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Cela veut dire qu’il a à me parler et que c’est pressé, riposta Violette, dont les yeux s’étaient subitement séchés.

— Pressé ! Il nous la baille belle ! Pendant un mois, il fait le mort, et tout à coup il faudrait tout quitter pour courir à lui !

— Sois sûr qu’il n’agit pas sans raisons.

— Hum !… Enfin !… Je consens à ce que ta mère et toi vous alliez à sa rencontre. Mais vous me ramènerez le garnement pour que je lui lave la tête.

— Convenu ! fit joyeusement Violette.

Quelques minutes après trois heures, la jeune fille et sa mère se promenaient sur le quai longeant une des voies d’arrivée, en attendant que parût le train annoncé.

Le 100 était un omnibus. Violette l’avait appris avec surprise. Quel coin de banlieue avait pu retenir si longtemps son fiancé ? Pourquoi, étant si proche, n’avait-il pas donné de ses nouvelles ? Tout en croyant connaître la raison, la jeune fille ne s’expliquait ni la longueur de l’absence, ni le silence absolu.

Mais elle allait savoir ; le train entrait en gare.

Au tournant des voies, un panache de fumée avait d’abord surgi, puis la locomotive s’était avancée vers le hall, traînant derrière elle une longue file de wagons. Et, brusquement grossi, tout cela défilait devant les deux femmes, lentement, dans un bruit de vapeur lâchée et de claquements de portières.

Après un heurt dernier, la masse se figea, tandis que des flancs, par cent ouvertures béant soudain, jaillissaient les voyageurs.

Dans la portière d’un wagon de première classe, une silhouette s’encadra ; une main empoigna solidement la barre de cuivre verticale, destinée à faciliter la descente ; un pied s’engagea entre elle et la paroi et l’homme, soudain se précipitant hors du wagon, demeura suspendu dans le vide, accroché à la barre et se balançant.

Un cri jaillit de la bouche de Violette.

— Roland !

C’était bien Roland Missandier, en effet, mais combien étrange d’aspect et d’attitude !

D’abord, il avait fait un mouvement comme pour sauter à terre. Mais, frôlé, presque heurté par le défilé incessant des voyageurs pressés, il s’était rejeté en arrière et, cramponné peureusement à la barre de cuivre, il contemplait le va-et-vient avec une sorte d’effroi indécis.

Ses yeux semblaient égarés : sa face, agitée de tics nerveux, se convulsait en effroyables grimaces. Ses lèvres se retroussaient en un rictus qui n’avait rien d’humain ; parfois, la mâchoire inférieure se détendait et tombait, puis, dans une brusque contraction des muscles, elle remontait et les deux rangées de dents, violemment rapprochées, faisaient entendre un claquement sec.

C’était étrange et encore plus effrayant.

Mais, le regard surtout, faisait frissonner – un regard hallucinant, de bête ou de démoniaque ; un regard morne et fou, sans expression, sans intelligence, où se succédaient en éclairs des effrois et des colères sans suite comme sans cause apparente.

Ces yeux-là voyaient, mais ne comprenaient point ; ils n’exprimaient que des lambeaux d’impressions, éparses et spontanées, brèves, chaotiques, heurtées, naissant et s’éteignant sans lien avec le passé, ni l’avenir. Il n’y avait en eux que du vertige et du vide.

Certes ! c’étaient les yeux de Roland. Mais sans la pensée de Roland.

Il n’aurait point suffi de dire qu’ils ressemblaient à des yeux d’aliéné. On ne pouvait les comparer à rien, car jamais semblable regard n’avait paru dans des yeux d’homme.

Et c’était cela qui épouvantait.

Violette ne vit pas tout cela. Elle ne remarqua que la posture bizarre du jeune homme.

En l’apercevant, elle avait couru vers lui, d’un élan instinctif. Mais, à deux pas de lui, elle s’arrêta, gênée, inquiète.

— Roland ! appela-t-elle à demi-voix.

Il ne parut pas l’entendre ni la voir et continua à promener stupidement autour de lui son regard craintif.

— Roland ! répéta Violette d’une voix angoissée, en faisant un nouveau pas vers lui. Qu’avez-vous ? Que vous est-il arrivé ?

Instinctivement, elle étendit son bras et toucha légèrement celui du jeune homme.

Au contact, il poussa un grognement et sauta brusquement à terre, en faisant mine de s’enfuir.

Stupéfaite, la jeune fille s’élança derrière lui et le saisit par le bras.

— Où allez-vous, Roland ? Êtes-vous souffrant ? Parlez-moi, je vous en supplie !

Inquiète aussi, Mme Sarmange avait saisi l’autre bras du jeune homme et les deux femmes le considéraient avec une sollicitude effrayée.

Se sentant arrêté, Roland Missandier se retourna et tira pour se dégager. D’abord, une fureur subite contracta ses traits ; mais à la vue des deux femmes qui l’encadraient, il se calma et parut les considérer avec un étonnement craintif. D’ailleurs, aucune lueur d’intelligence n’anima son regard ; il ne sembla point se rappeler les avoir jamais vues.

Ce fut à ce moment que Violette rencontra ses yeux.

— Oh !… cria-t-elle, saisie d’un tremblement convulsif.

Des passants se retournèrent et s’arrêtèrent, frappés de l’expression du visage de Roland et de son attitude étrange. Ils chuchotèrent, échangeant des réflexions.

Quelques mots parvinrent aux oreilles de Mlle Sarmange.

— Un fou !… C’est un fou !…

Elle pâlit, serra plus fort le bras de Roland et l’entraîna.

— Venez, mère. Emmenons-le.

Docile et comme inconscient, le jeune homme obéit à la pression des bras qui le tiraient. Il s’avança entre les deux femmes.

Sa démarche, aussi, présentait un caractère de bizarrerie extraordinaire. Ce n’était plus l’allure souple et dégagée d’un élégant sportsman. Roland marchait d’un pas traînant, les jambes fléchissantes, les mains ballantes, au bout des bras, comme si elles voulaient balayer le sol ; le dos rond, le buste exagérément projeté en avant, il se balançait un peu à la façon des ivrognes et imprimait à sa tête, enfoncée dans les épaules, un perpétuel mouvement de va-et-vient pour jeter à droite et à gauche des regards défiants.

Au moment de franchir la sortie, il grogna de nouveau d’une façon inintelligible, quand l’employé lui réclama son billet.

Heureusement, Violette, à ce moment, aperçut le ticket passé dans la ganse du chapeau de Roland. Elle le prit elle-même et le remit à l’employé, qui suivit des yeux le trio, en hochant la tête.

En bordure du trottoir, l’auto attendait. Amené devant la portière ouverte, Roland parut sortir de son apathie. Il s’arracha presque brutalement à l’étreinte des deux femmes et s’élançant d’un bond dans l’intérieur il s’accroupit sur la banquette, rencogné dans un angle.

Interdites, les deux femmes montèrent et s’assirent en face, instinctivement serrées l’une contre l’autre.

— À la maison, le plus vite possible, ordonna Violette au chauffeur, qui refermait la portière en jetant un regard ahuri sur l’étrange scène.

Silencieuse, la gorge et le cœur serrés par une effroyable angoisse, Violette et Mme Sarmange regardaient Roland d’un air terrifié.

Elles n’osaient bouger ni lui adresser la parole. Plongées dans une atroce stupeur, elles étaient aussi incapables d’une pensée que d’un geste.

C’était comme une impression de cauchemar, une horrible sensation d’étouffement, causée par un poids dont elles ne pouvaient se délivrer.

Elles ne se rendaient pas compte que cette sensation provenait des yeux de Roland, rivés sur elles et brillant diaboliquement dans l’ombre.

Replié sur lui-même, il se tenait accroupi, les ongles enfoncés dans le drap du coussin.

Au-dessus de ses genoux apparaissait son regard étrange et farouche.

Et l’auto emporta les deux femmes, crispées d’horreur, mourantes d’angoisse en face de cet être inquiétant, dont la silhouette familière prenait soudain l’aspect d’une hallucinante énigme.

Quand l’auto stoppa, la mère et la fille avaient des yeux de folles. Sitôt la portière ouverte, elles se précipitèrent hors de la voiture, se retenant à grand’peine de pousser des cris.

Mais la lumière et la présence rassurante du valet de pied rendirent à Violette son sang-froid.

— M. Missandier est souffrant, dit-elle d’une voix encore tremblante. Peut-être faudra-t-il appeler un médecin. Aidez-le à descendre.

Elle resta près de la portière, tandis que le valet de pied, entrant dans l’auto, prenait Roland par le bras.

— Si Monsieur veut venir, je le soutiendrai…

Il n’acheva pas. Le jeune homme, poussant un cri de fureur ou de frayeur, le bousculait violemment et, bondissant hors de la voiture, escaladait, avec une agilité surprenante, les marches du perron et disparaissait dans l’intérieur de l’hôtel.

Violette jeta un cri d’effroi et se précipita derrière lui, suivie du valet de pied.

Tout en se hâtant pour les rejoindre, Mme Sarmange murmura :

— Ce pauvre Roland ! Qui aurait pu penser ?

Le banquier, dans son cabinet, causait avec Pasquale Borsetti quand un grand tumulte éclata soudain dans tout l’hôtel.

C’étaient des rugissements et des cris de terreur, des galopades effrénées dans les couloirs, un bruit de meubles renversés, des appels…

Les deux associés se relevèrent d’un mouvement de surprise effarée.

Au même instant, la porte s’ouvrit brusquement et Violette, défaillante, les yeux inondés de larmes, Mme Sarmange, pâle et bouleversée, se précipitèrent vers le banquier.

— Roland !… Roland est devenu fou ! clama Violette à travers ses sanglots.

— Une crise subite…, gémit sa mère.

La fureur envahit les traits du banquier.

— Roland ?… Fou ?… bégaya-t-il.

Au-dessus de leurs têtes, le tumulte redoublait.

— Il est là-haut, sanglota Violette… Oh ! c’est affreux !…

Elle cacha son visage dans ses mains.

— Voyons !… Ce n’est pas possible !… fit M. Sarmange.

— Il faut aller voir, conseilla Borsetti, qui, seul, avait conservé son sang-froid.

Il entraîna le banquier. Les deux femmes suivirent, affolées et désemparées.

Au premier étage, un spectacle effrayant les attendait. Réfugié dans un coin du salon, Roland tenait en respect trois domestiques qui s’efforçaient de s’emparer de lui.

En proie à une violente crise de fureur, il grinçait des dents, en poussant des cris effroyables ; son visage convulsé et menaçant offrait une expression de férocité qui n’avait rien d’humain.

Autour de lui gisaient des débris de vases et de bibelots qu’il avait brisés et piétinés. Une chaise broyée lui servait de rempart et il en brandissait le dossier d’un air si terrible que les assaillants n’osaient se risquer à le saisir et se bornaient à le cerner.

— Mais c’est une crise de folie furieuse ! s’exclama le banquier à la vue du forcené.

Borsetti esquissa un petit geste de commisération, en se retournant vers les deux femmes qui, terrifiées, étaient demeurées sur le seuil.

— Roland ! cria Violette, éplorée, en tendant les mains vers son fiancé. Calmez-vous, par pitié !

Insensible à cet appel, le dément continua de menacer les domestiques, en poussant des grognements sauvages.

— Il est évident qu’il ne reconnaît personne, gémit le banquier. Que faire ?

— Il faut absolument le maîtriser, dit Borsetti.

Bravement, il s’avança et les domestiques s’empressèrent de s’écarter pour lui laisser la place.

D’abord, se baissant avec la rapidité de l’éclair, il saisit la chaise qui le séparait du malheureux fou et la lança à l’autre bout de la pièce.

Roland poussa un grondement terrible et marcha sur le Corse en levant son arme.

— Mon Dieu ! gémirent. Violette et Mme Sarmange, en tombant à genoux.

Mais Pasquale Borsetti avait esquivé le coup. Foudroyant, son bras ramené contre son flanc, se détendit et atteignit Roland au côté gauche de la poitrine, à la hauteur du cœur.

Le jeune homme roula sur le sol.

Aussitôt, le Corse bondit et, agenouillé sur lui, le maintint terrassé.

— Des cordes, vite ! cria-t-il, avec une involontaire expression de triomphe.

Indignée, Violette s’était relevée.

— Oh ! monsieur ! frapper un malade !… protesta-t-elle avec véhémence.

— Veuillez m’excuser, mademoiselle, riposta Borsetti d’un air de respectueuse soumission. Mais il n’y avait guère d’autre moyen de mettre fin à cette scène pénible. Songez que le malheureux pouvait blesser quelqu’un… ou se blesser lui-même.

— Indiscutablement ! approuva le banquier. Vous avez parfaitement agi, Borsetti, et nous vous devons infiniment de gratitude pour votre sang-froid et votre courage.

En courant, les domestiques revenaient, apportant des bandes de toile et des cordes.

Avant qu’il eût repris connaissance, Roland se trouva solidement garrotté et mis hors d’état de nuire.

Pour lui éviter ce cruel spectacle, le banquier avait emmené sa fille, laissant à Borsetti le soin de surveiller l’opération.

Dans le cabinet de son père, Violette s’effondra dans un fauteuil, s’abandonnant à son désespoir.

Flavien Sarmange, bouleversé, arpentait la pièce à grands pas rageurs.

— Comment cette catastrophe s’est-elle produite ? demanda-t-il.

— Nous n’en savons rien, répondit plaintivement Mme Sarmange. À la descente du wagon, il était tout drôle. Il ne nous a pas dit un mot. Nous l’avons emmené pour le soustraire à la curiosité qui s’éveillait autour de nous.

— C’est extraordinaire ! Un garçon si parfaitement équilibré ! Généralement, il me semble, la folie ne survient pas sans cause. Il y a des signes précurseurs.

— Espérons qu’il guérira vite, hasarda timidement Mme Sarmange.

Le banquier leva les bras au ciel.

— Guérir ! s’exclama-t-il. Est-ce qu’on guérit de ça ?… Et puis, quand même il guérirait, pourrons-nous jamais le marier à Violette, la condamner à vivre dans la crainte d’un nouvel accès ? C’est nous qui serions fous !

Les sanglots de la jeune fille redoublèrent.

Le père et la mère s’empressèrent presque aussi désolés.

— Ma pauvre enfant !… Il faut être raisonnable… Il faut avoir du courage.

— Oh ! pauvre Roland !… pauvre Roland ! s’écria désespérément Violette. C’est ce voyage… ce maudit voyage…

— Le voyage n’y est pour rien, répliqua le banquier. Ou plutôt, c’était le premier signe de démence. Nous nous demandions ce qu’il signifiait… Hélas ! c’était tout simplement que Roland n’avait déjà plus sa raison…

— Non ! non ! protesta la jeune fille. Il l’avait au départ.

— Réfléchis : cette brusque disparition, sans l’ombre d’un motif…

— Il avait un motif… un généreux motif…

— Qu’en sais-tu ? demanda le banquier stupéfait.

Violette ouvrit la bouche pour répondre.

Mais aucun son ne s’échappa de ses lèvres.

Elle retomba dans son fauteuil et, de nouveau, cacha son visage dans ses mains.

Pasquale Borsetti venait d’entrer.

— On vient d’emmener le malade, murmura-t-il de cette voix atténuée qu’on prend pour parler aux gens qu’accable la douleur.

— Où ? demanda faiblement Violette.

— Dans un endroit où il recevra les soins que nécessite son état, répondit le Corse, en adressant un signe discret au banquier.

Deux heures plus tard, Roland Missandier était interné dans une maison de santé et, la semaine suivante, la famille Sarmange apprenait que les médecins, sans pouvoir préciser le caractère de sa folie ni lui attribuer aucune cause, la déclaraient néanmoins incurable.

À dater de ce jour, Violette ne porta plus que des vêtements noirs ; le rire disparut de ses lèvres et des parents tremblèrent pour sa propre raison.

VI

LE MERVEILLEUX GORILLE

C’était, pour l’instant, la huitième merveille du monde et Paris s’en était engoué de la façon la plus folle. Les journaux avaient publié ses photographies et ses biographies, presque des interviews et jusqu’à sa caricature. Les chroniqueurs lui avaient payé leur tribut. On citait ses grimaces comme on cite les mots de l’homme du jour. Bref, rien ne manquait à sa gloire et il se serait enivré du nectar de la célébrité – s’il avait pu l’apprécier.

Car ce n’était qu’un gorille – mais un gorille phénomène, laissant loin derrière lui la phalange des orangs et des chimpanzés, gloires des music-halls sur la scène desquels ils avaient fait admirer leur intelligence et leur parfait dressage.

Ce qu’on prétendait admirer en eux, c’était un reflet d’humanité, tout au moins une caricature.

L’homme conscient de sa supériorité, sûr de n’être jamais rattrapé, se plaît au spectacle des efforts du singe, s’essayant à le plagier.

Il en rit, comme devant les déformations, grotesques, de sa silhouette, par un miroir concave.

Tout se borne d’ailleurs à quelques ébauches de gestes simples, toujours les mêmes.

Mais, cette fois, c’était différent et infiniment troublant.

Non seulement, le monstre, à en croire les journaux dont les dires étaient confirmés par ceux des spectateurs, réalisait sans aucun effort et avec beaucoup de naturel les attitudes humaines ; mais en outre il semblait comprendre et penser.

Le manager qui le présentait au public s’abstenait de tout geste.

En exécutant ses différents exercices, le gorille semblait uniquement obéir à la voix de son maître, ce qui supposait ou bien une mémoire extraordinaire, lui permettant de reproduire toute une série de mouvements, dans un ordre fixé d’avance et avec une régularité de durée réalisant un synchronisme parfait avec les ordres donnés et les commentaires les accompagnant, ou bien la compréhension réelle de la parole humaine.

L’une comme l’autre de ces hypothèses étaient également merveilleuses.

Et ce qui ne l’était pas moins, c’était que ce sujet extraordinaire, ce phénomène si admirablement doué, appartînt à l’espèce des gorilles, que les naturalistes déclarent peu intelligente.

Sa réputation n’était pas née d’un seul coup, éclatant à la façon d’un coup de tonnerre, par la grâce d’un gazetier et la complicité d’un caprice de foule. Ses origines étaient modestes ; elle avait été s’arrondissant, rayonnant comme le soleil, ou plus exactement se propageant à la façon des ondes sonores ou liquides, par de grands cercles successifs.

C’était dans la baraque de toile d’un montreur de foire que le gorille avait connu ses premiers triomphes. Alors, il allait de ville en ville, ou même de village en village, cahoté comme son maître dans une roulotte boiteuse.

Puis un directeur de cirque l’ayant rencontré et remarqué, avait voulu s’assurer de cette attraction.

Le maître et l’animal, inséparables par la volonté du premier, avaient été engagés ensemble à des conditions brillantes.

Cette première chance les amena aux portes de Paris ; ils connurent la fête de Neuilly, la foire aux pains d’épices, celles de Montmartre et du Lion de Belfort.

Des baraques foraines de la périphérie, ils passèrent sur la scène des music-halls et, comme leur succès allait croissant, et que le merveilleux gorille commençait à devenir célèbre, le Boulevard alla à lui ou plutôt jeta devant lui un pont d’or, pour le décider à venir conquérir le Tout-Paris.

Consécration suprême, le gorille allait débuter aux Folies-Olympiques, le premier music-hall de la capitale.

Et tandis que d’immenses affiches, popularisant son effigie, apprenaient cet événement aux Parisiens, il s’installait à l’hôtel avec son maître.

Si le public à la veille des débuts de la nouvelle vedette, avait pu pénétrer dans la chambre qui lui était réservée, il n’eût pas manqué d’y trouver de nouveaux sujets d’étonnement.

À la vérité, c’était un simple cabinet, aux murs nus, qui prenait jour par une étroite lucarne grillée ; la porte solide était soigneusement close et munie d’une forte serrure, précaution que justifiaient la valeur de la bête et le désir qu’avait son heureux possesseur de l’empêcher de prendre la clé des champs.

C’est le moindre inconvénient de la gloire que de restreindre, sinon d’anéantir la liberté de ses élus.

La cellule du célèbre gorille n’était plus une cage ; mais c’était encore une prison.

Il eût été intéressant de savoir s’il appréciait la différence.

Celle-ci consistait surtout en ameublement sommaire, mais qui élevait réellement la bête à la dignité humaine : un lit véritable avec ses accessoires, une tablette supportant un pot à eau et une cuvette, une chaise et jusqu’à une table ; sur celle-ci quelques fruits, voisinant avec une carafe et un verre.

Dans ce cabinet le gorille se trouvait seul.

Or c’est ici qu’un premier étonnement se serait emparé du spectateur.

Il eût été logique de supposer que ce primitif, que cette bête entraînée aux attitudes humaines bien plus par la contrainte que par goût, devait, une fois seule, revenir à sa nature, reprendre ses habitudes d’animal, en un mot redevenir singe.

Chose étrange, il n’en était rien.

Le gorille était assis sur la chaise ; un de ses bras démesurés accoudé sur la table, supportait sa tête, dans une pose méditative.

Quand il se tenait debout, sa taille devait dépasser celle de l’homme ; mais, plus large de poitrine, il avait une apparence massive ; ses bras étaient longs et énormes, ses jambes très courtes. Son corps formidable, couvert de poils noirs longs et rudes, ne paraissait point gêné par le complet qu’il portait comme à la scène : son crâne allongé – dolichocéphale – dont la face prognathe, à haute crête et à arcades sourcilières saillantes semblait le prolongement, sortait d’un col largement échancré.

Sa pose était d’une humanité frappante ; mais ce qui ensuite, étonnait et retenait l’attention c’était l’expression des yeux, extraordinairement intelligents, lucides même, en même temps que profondément tristes. Il y avait en eux de la souffrance et du désespoir.

Le regard errait dans le vague, à la façon de l’être qui songe : mais, parfois, il rencontrait l’énorme main velue, posée à plat sur la table. Alors le gorille frémissait des pieds à la tête ; ses yeux reflétaient l’horreur et l’effroi, et soudain, d’un geste convulsif, il saisissait entre ses mains son front – ou plus exactement ce qui eût été la place de son front s’il avait été un homme – et il l’étreignait en poussant un long gémissement plein d’une détresse indicible.

Après ces explosions de désespoir, il se relevait brusquement et se mettait à marcher tout autour du cabinet, en faisant, avec ses longs bras, des gestes insensés et en roulant des yeux égarés.

Était-ce la bête qui reparaissait en lui ?

Non ! Car, même alors, son attitude n’avait rien de simiesque. Au lieu de marcher à quatre pattes ou d’avancer, le corps courbé vers le sol, à la façon de ses congénères, il se redressait, autant que le lui permettait sa conformation, et même davantage, comme si un exercice journalier, qui n’avait pu être que volontaire, l’avait rapproché du type humain.

Cette nouvelle crise durait quelques minutes ; puis, lassé ou calmé, il retombait sur sa chaise et s’abandonnait, prostré, à ses éternelles méditations.

Un bruit de verrous tirés et de clés tournées le réveilla.

Son regard se fixa sur la porte qui s’ouvrait.

Un homme parut sur le seuil, grimaçant un sourire aimable.

— Holà ! master Charly, sommes-nous disposé ? sommes-nous de bonne humeur ?

C’était le manager.

Il se nommait Godolphin et, de son ancien métier de bateleur, il gardait le bagout, l’accent canaille et l’allure bon enfant. La splendeur de sa position actuelle n’avait pu lui faire perdre le goût de chiquer ni celui de s’enivrer, après les représentations, soit solitairement, dans sa chambre, soit en compagnie d’un ami de rencontre. La seule précaution qu’il prenait était d’enfermer son singe à double tour et à triples verrous.

Pour son gorille, cause et instrument de sa fortune subite, il avait, du saltimbanque pour la bête qu’il a dressée et qui partage sa misère, la considération presque respectueuse que vaut l’or à celui qui le dispense ou le fait gagner.

Somme toute, un brave homme, incapable de faire du mal à une mouche, quand il n’avait pas bu outre mesure, et cédant facilement à ce qu’il appelait les lubies de son gorille.

Entre ces deux êtres, l’entente semblait parfaite. Elle était faite, de la part du singe, d’une docilité condescendante, et, du côté de l’homme, de certaines concessions.

À la vue de son montreur, le gorille poussa un soupir, se leva avec une expression indéniable de résignation et s’avança vers lui.

— Ça va, ma vieille, demanda Godolphin, en lui tendant la main, avec un gros rire.

Gravement, le gorille la prit et la serra.

— Pas si fort ! mon vieux Poil-aux-Pattes, tu ne connais pas ta poigne !

Et Godolphin secoua ses phalanges meurtries.

— Ça ne fait rien, va ! du moment que le cœur y était… Entre, il y a du monde. On va te présenter.

Dans la chambre voisine, où le gorille pénétra à sa suite, il y avait une jeune fille revêtue d’un waterproof et coiffée d’un canotier.

— T’intimides pas, vieux frangin, c’est entre artistes, dit le saltimbanque… Et il présenta : Master Charly, grand premier rôle… Mlle Bertha, ingénue.

Le gorille s’inclina légèrement devant l’actrice.

— Hein ! fit Godolphin, triomphant de l’étonnement de la jeune fille. Monsieur a du monde ! Ah ! c’est un numéro.

Il avança une chaise au gorille et lui tapa sur l’épaule.

— Assieds-toi. On va jaspiner… Tu fumeras bien un cigare pendant que je t’expliquerai la chose ?

Sans se faire prier, le gorille avança la main vers l’étui que lui tendait le manager, choisit un demi-londrès blond, le fit craquer, en coupa la pointe avec un couteau qui traînait et le mit entre ses dents. Se penchant alors vers le saltimbanque, qui avait enflammé une allumette, il en approcha son cigare, tira une bouffée et se renversa sur sa chaise avec un air de dire :

— Maintenant, allez-y ! j’écoute.

L’actrice avait suivi cette scène avec un ahurissement qui mit en joie le manager.

— Qu’est-ce que vous dites de mon élève ? demanda-t-il, glorieusement.

— Je dis. Je dis qu’il a dû en avaler des coups de fouet, avant de savoir ça ! s’écria l’actrice.

— Des coups de fouet ? riposta Godolphin, d’un air de dignité offensée, tout comme si elle avait parlé de les lui administrer. Vous ne le connaissez pas. Si vous croyez qu’il les encaisse ! D’abord, il est plus fort que moi.

— Pourtant, au début, comment en êtes-vous venu à bout ?

— Eh bien, voilà ! dit le bateleur, en se grattant l’occiput, je pensais d’abord comme vous. Je m’imaginais qu’il n’y avait pas d’autre mode d’éducation et j’ai pris un fouet, simplement pour qu’il ait peur. Qu’est-ce que vous croyez qu’il a fait ?

— Il vous a mordu ? griffé ?

— Ben ! S’il avait voulu entamer ce petit jeu-là, je ne serais plus là à causer. Regardez donc ses biceps et sa mâchoire. Heureusement que pour la douceur, il ne craint personne. Non, Monsieur m’a tout simplement pris le fouet des mains et il est allé le raccrocher à la muraille. Et puis, c’est difficile à expliquer, mais avec des gestes à lui, il m’a fait comprendre que, pour travailler dans ces conditions-là, c’était midi sonné. Tandis qu’avec de la politesse, il suffit de lui demander. Il fait tout ce qu’on veut.

— Vous blaguez !

— Je blague ? s’écria Godolphin, d’un air courroucé. Eh bien, vous allez voir si je blague !

Il se retourna vers le singe qui, pendant ce colloque, fumait avec une satisfaction évidente.

— Allons, ouste ! au travail ! hurla-t-il en frappant du poing sur la table. Le tour de la société et faites le beau.

Sans s’émouvoir, le gorille secoua deux ou trois fois la tête, en regardant tantôt son maître, tantôt la jeune fille.

— Voilà ! dit Godolphin épanoui. Ça ne prend pas. Il faut de la douceur. Et puis, c’est bien simple, quand quelque chose déplaît à Monsieur, il ne travaille pas ; il fait grève, quoi ! Alors, je n’ai plus qu’à céder. Il ne s’agit que de le comprendre et je crois que j’y suis arrivé. N’est-ce pas, mon vieux, si tu travailles, c’est parce que je suis un bon bougre, au fond, et que tu ne veux pas me faire rater l’occase de mettre un magot de côté pour mes vieux jours.

Comme s’il eût compris, le gorille prit doucement la main du bateleur et la pressa un peu.

— Il n’y a pas à dire ! conclut Godolphin. C’est un numéro… À présent, les enfants, il s’agirait de travailler. Cette jeune personne que tu vois, master Charly, va jouer une comédie avec toi, une pantomime si tu aimes mieux. Tâche de te fourrer ton rôle dans la caboche. Je vais te montrer.

— Vous lui dites ça ! fit l’actrice. Tout de même, il ne vous comprend pas.

— Parlez toujours, dit le saltimbanque. Vous verrez bien… Allons-y !

Il se leva, ainsi que l’actrice, et tous deux mimèrent une scène relativement simple, mais qui, de la part du singe devait demander des études et des efforts considérables.

Or, à peine Godolphin s’était-il rassis, en disant à son élève : « À ton tour ! » que le gorille, abandonnant son cigare, se mit en devoir de répéter les mimiques du bateleur. À peine eut-il deux ou trois hésitations qu’un mot suffisait à faire cesser.

— Passe à droite… Offre ton bras… disait Godolphin.

Et le gorille rectifiait.

L’actrice n’en pouvait croire ses yeux.

— Avouez que vous avez déjà répété avec lui, dit-elle en prenant congé.

— Ma parole !… prononça solennellement le manager.

— Enfin !… Ce sera un succès, car il est épatant, votre phénomène. À demain soir, monsieur Godolphin.

— À demain soir, mam’zelle Berthe.

L’homme et le gorille demeurèrent seuls.

Ce dernier avait repris son cigare et fumait, perdu dans une rêverie mélancolique.

Godolphin le considéra, debout en face de lui.

— On pourrait faire des choses épatantes… épatantes ! murmura-t-il. Avec son intelligence, qu’est-ce qu’il ne réussirait pas ?

Il semblait chercher, ou creuser une idée encore confuse. Soudain, il se dirigea vers un coin de la chambre, encombré de caisses et d’accessoires de théâtre. Il en tira un tableau noir qu’il planta sur un chevalet.

Puis, un morceau de craie entre les doigts, il alla secouer le gorille.

— Regarde un peu ça, Poil-aux-Pattes. Si tu pouvais attraper le truc quelle épate !

Il s’approcha du tableau et, péniblement, écrivit en gros caractères :

 

Je suis merveilleux gorille !

 

Retourné vers le singe, il l’invita de l’œil et du geste à admirer et à imiter.

— Tu as vu ? C’est pas mariole. Tiens voir ça entre tes doigts. Je te conduirai la main.

Et il lui remit le morceau de craie.

Mais le gorille au lieu de se prêter docilement à la tentative, parut soudain en proie à un émoi extraordinaire.

Il considérait alternativement le tableau et le morceau de craie et semblait indécis. Sa main tremblait violemment.

— Allons !… Allons !… encourageait Godolphin, de son ton le plus insinuant. Quand je te dis que c’est pas sorcier !

Il tentait de capter la main de l’animal et de l’approcher du tableau.

Tout à coup, le gorille la dégagea d’une secousse et approcha délibérément le morceau de craie de la surface noire.

— Tout seul ? s’exclama Godolphin, un peu estomaqué. À ton aise ! Vas-y, vieux frangin !

Alors, sous le modèle du saltimbanque, le gorille traça d’une écriture énergique et nette :

 

Je suis un homme.

VII

UNE ÉTRANGE CONVERSATION

En lisant les mots tracés par le gorille, Godolphin passa brusquement par toute la gamme de sentiments, qui va de la stupeur à la terreur.

C’était un homme simple et crédule, raisonnant peu ou point et que tout mystère épouvantait comme un enfant. Il lui était rarement arrivé de parler des choses surnaturelles et jamais d’en voir. Quand il entendait raconter des événements dépassant la portée de son intelligence, il se contentait de cracher par terre et d’affirmer énergiquement :

— C’est des blagues !

Si son interlocuteur avait une autorité suffisante pour lui en imposer et que ses confidences fussent vraiment de nature à inquiéter, Godolphin, en apparence sceptique, en niait la possibilité avec une obstination effarée. Et tout au fond de lui, il souhaitait n’être jamais à même de vérifier la réalité de ces faits étranges.

Ses notions sur le mystérieux et l’énigmatique se bornaient donc à quelques mots jetés pêle-mêle dans le désordre de sa cervelle et à l’endroit desquels il professait un respect craintif qui l’empêchait de les approfondir.

Le diable, les sorciers et les apparitions formaient les points culminants de ce fouillis et il se réservait d’attribuer à ces mystérieuses puissances tout ce qui lui apparaîtrait inexplicable. D’ailleurs, il croyait fermement n’avoir jamais à le faire.

Les facultés anormales de son gorille ne l’avaient point troublé ; il s’en émerveillait, mais, trop ignorant pour concevoir à quel point elles étaient extraordinaires, il les jugeait malgré tout naturelles.

Si master Charly eût écrit une phrase insignifiante, Godolphin l’eût admiré de savoir écrire, sans s’aviser de rechercher l’origine de cette science invraisemblable ou de s’en effrayer.

Mais, le gorille avait écrit :

 

Je suis un homme !

 

Les cheveux de Godolphin se hérissèrent ; il fit un pas en arrière, sentant courir sur sa chair le frisson de l’épouvante.

Il regarda le gorille, dont les yeux fixaient les siens, et son malaise redoubla : il leur trouvait tout à coup quelque chose de diabolique.

Des histoires de sorciers changés en bêtes émergèrent soudain du fond de sa mémoire brumeuse ; elles ressuscitèrent, confuses et effroyables, d’autant plus impressionnantes qu’elles étaient vagues. L’idée lui vint aussi que ce pouvait être un tour de ce diable, dont il avait souvent nié l’existence avec de gros rires malins.

Pour toutes ces raisons obscures, Godolphin eut peur, infiniment peur. Il demeurait immobile, la bouche entr’ouverte et les yeux ronds, sans oser parler ni bouger.

Ce n’était pas la possibilité – qu’il n’entrevoyait point – que le gorille fût vraiment un homme, qui causait sa terreur, mais la simple affirmation écrite. Qu’une bête eût écrit cela, voilà ce qui était une monstruosité.

Mais, le gorille, prenant une éponge dans la boîte fixée au bas du tableau, se mit à effacer lentement les deux phrases – celle de Godolphin et la sienne – et comme si le geste eût effacé en même temps le phénomène lui-même, le bateleur échappa subitement à l’étreinte de la terreur. Il n’eut plus de mystère devant lui, plus d’angoisse comprimant son thorax. Il respira, libéré, éveillé et éclata de rire.

— Quelle blague ! cria-t-il à pleine gorge.

En même temps, une crainte – oh ! bien naturelle et bien rassurante celle-là – lui vint.

— Ah çà ! grommela-t-il. Est-ce que j’aurais été mis dedans ?

S’approchant vivement du gorille, il saisit un de ses bras velus, le palpa, l’examina ; puis, l’inquisition de son regard monta jusqu’à la gorge embroussaillée de poils ; il tâta la tête grimaçante, dont, seuls, les yeux avaient quelque chose d’humain – un reflet d’âme.

— C’est pourtant pas du toc, tout ça ! fit Godolphin. Sais-tu, vieux frère, ce serait drôle si tu étais vraiment un homme et que tu sois camouflé pour te payer la tranche à bibi, ainsi que celle de la compagnie !

Mais non, c’était bien un singe, un vrai singe qu’il avait devant les yeux.

— Tu m’as fichu la frousse ! sourit-il. Tout de même, pour un Poil-aux-Pattes, tu en sais trop, vraiment trop. Voilà que tu connais l’écriture, à présent ? Qu’est-ce qu’il se passe dans ta caboche ?

Le gorille avait repris la craie :

— Je pense ! écrivit-il.

— Troun de l’air ! s’écria Godolphin, émerveillé. Ce n’est pas ordinaire, sais-tu ? Je comprends que tu te pousses du col et que tu te montes le bourrichon. C’est égal, vieux frangin, tâche de ne pas t’emballer. C’est malsain.

Il avait cessé de s’effrayer, trouvant, dans sa jugeotte, l’aventure presque naturelle. C’était un singe savant, trop savant. Alors, n’est-ce pas ? sa science lui avait monté au cerveau : il déménageait, il perdait la boule.

— Et tu me comprends ? Vrai ? demanda-t-il.

— Je te comprends, traça sur le tableau la main du gorille.

Rapidement, il effaça les deux lignes et écrivit, d’une écriture un peu tremblée, cette fois :

— J’étais un homme.

— À la bonne heure ! s’écria Godolphin sans remarquer ce désespoir. Tu deviens raisonnable. On pourra peut-être s’entendre. Tu étais un homme ? T’as rudement changé, fiston. Il doit y-avoir longtemps ?

Avec une anxiété visible, le gorille avait paru étudier sur le visage du saltimbanque l’effet que produisait sa déclaration.

Comme si quelque secret espoir se fût brusquement évanoui en lui, brisant en même temps le ressort de l’énergie, il chancela, recula jusqu’à la chaise et s’y effondra, ensevelissant son horrible face dans ses mains redoutables. Ses épaules tressautèrent, secouées par des sanglots convulsifs. L’étrange singe pleurait à la façon des hommes.

— Ça y est ! il devient loufoque ! murmura Godolphin sincèrement désolé. Quel dommage ! Une bête si intelligente !

Il s’approcha de nouveau et se mit à caresser la rude crête placée au sommet du crâne, comme il eût flatté un chien.

Et, doucement, avec des paroles naïves, il s’efforçait de consoler le gorille.

— Pauvre vieux ! À quoi ça sert de te frapper ? T’es pas un homme, mais tu n’y perds pas grand’chose. Ça n’est pas drôle tous les jours, va ! Et puis, il y en a de plus bêtes que toi ; tu les mettrais dans tes poches comme tu voudrais. Songe un peu, mon frangin, t’es pas à plaindre. T’es artiste, c’est le plus beau des métiers. T’as ta binette dans les quotidiens et pour ce qui est de briffer, tu ne peux pas dire que je te refuse rien. Alors, quoi, vieux frère ? Faut te faire une raison.

À bout d’éloquence, il s’assit sur la table près du singe.

— Ces bêtes, déclara-t-il avec un découragement comique, c’est pas plus raisonnable que les gens.

Le gorille fut-il sensible au bon sens qui dictait ces paroles ? Un peu de la philosophie que prêchait Godolphin pénétra-t-il en lui ? Toujours est-il qu’il parut se calmer ; ses mains s’écartèrent, ses bras retombèrent le long de son corps. Il poussa un soupir et se leva.

Après avoir fait quelques pas d’un air morne, il s’arrêta devant le tableau et reprit la craie, en regardant le saltimbanque comme pour solliciter son attention.

— Tu veux bavarder ? demanda Godolphin, qui comprit. Vas-y, vieux Poil-aux-Pattes. Soulage-toi. Dis voir ce que tu as sur le cœur.

Il attira la chaise abandonnée par la bête et s’y assit à califourchon, les bras repliés sur le dossier, l’œil fixant le tableau.

Alors, la plus fantastique des conversations commença. Fiévreusement, écrasant contre le bois la craie qui grinçait parfois, le gorille écrivait ses questions, puis il se retournait vers l’homme et attendait sa réponse, impatient et anxieux. Celle-ci obtenue, il balayait le tableau à grands coups d’éponge qui faisaient voler dans l’air des nuages de poussière blanche et traçait furieusement une nouvelle demande.

C’était angoissant et ahurissant. Mais Godolphin ne semblait pas s’en émouvoir. Sans doute, il était arrivé aux extrêmes limites de l’étonnement.

D’abord, le gorille avait paru réfléchir. Puis, tout d’un trait, il traça :

— Vous m’avez acheté ?

— Un peu ! Et j’y ai mis le prix, mon fils. Tu peux te vanter de m’avoir coûté cent balles, ce qui était d’autant plus conséquent que je ne connaissais pas ta valeur.

— À qui m’avez-vous acheté ?

— À un copain. Tu ne te souviens pas de lui ? T’as pas la mémoire des amis. Il t’avait élevé quasiment au biberon.

— Il y avait longtemps qu’il m’avait ?

— Dans les trois ans.

La voix éraillée de Godolphin alternait avec les grincements de la craie. L’homme prenait des temps, comme au théâtre, réfléchissant après chaque question pour rappeler ses souvenirs indécis, mal gardés par sa cervelle obtuse. La craie, au contraire, se hâtait, sans répit, demeurant levée pendant la réponse, à deux pouces du tableau sur lequel elle s’abattait sitôt le dernier mot prononcé.

— Trois ans ! si longtemps ! Vous êtes sûr ! écrivit-il avec une sorte de frisson.

— Il me l’a dit, fiston. Je ne suis pas allé voir. Mais pourquoi me l’aurait-il dit, si ce n’avait pas été vrai ? Et puis, tu sais, tu paraissais ton âge.

— Où m’avait-il pris ?

— Dans ton patelin, une forêt d’Afrique. C’était un gars qui avait voyagé, bourlingué comme il disait.

Une fois de plus, le gorille passa sa main sur son crâne, au-dessus des yeux. Sa poitrine se gonfla. Il posa la craie et soupira douloureusement.

— Ça te suffit, fiston ? Tu es convaincu ? demanda Godolphin.

Le gorille secoua lentement la tête.

— Ne te gêne pas, tu sais. Si tu as encore quelque chose à me demander ?

Le bras du singe se souleva un peu puis retomba pesamment. Et ce geste signifiait clairement :

— À quoi bon ?

Le saltimbanque l’interpréta ainsi, car il répondit :

— C’est l’histoire de causer, parce que ça c’est vraiment pas banal ce petit brin de conversation avec un citoyen de ton espèce. Et il faut que je sois bien sûr d’être dans mon état anormal – à telle enseigne que le gosier me brûle faute d’avoir été humecté ce matin – sans quoi, je croirais que je rêve et que c’est le fils de mon père qui bat la campagne. Je ne sais pas trop comment les types instruits expliqueront ça, mais je me doute bien qu’ils auront de la peine à me croire et que, même, si tu ne réitères pas devant eux, c’est Godolphin qui sera traité de fumiste.

Ce problème zoologique devait solliciter à l’extrême sa curiosité et son attention, car il s’y absorba un long moment, chose qui lui était tout à fait inhabituelle.

— Je sais bien, rêva-t-il tout haut, que des farceurs prétendent que nous descendons du singe. Alors, tu serais, comme qui dirait, mon grand-père. Et même, comme tu es très perfectionné – qui sait ? – tu es peut-être en train de devenir ton petit-fils. Les poils te tomberaient que ça ne m’étonnerait pas outre mesure.

Il hocha gravement la tête, un peu étourdi par les spéculations dans lesquelles il s’engageait.

— Oui, mais voilà… fit-il soudain, en regardant le gorille avec la mine triomphante de quelqu’un qui va poser une objection irréfutable, voilà… il y a un cheveu ! Pour être tout à fait un homme, il te manque la parole. Si tu en avais été un comme tu l’imagines, tu parlerais. Tu écris bien !

L’argument parut avoir porté. Une ombre silencieuse voila le regard du gorille. Il baissa la tête et se dirigea vers la porte du cabinet, dans lequel il entra.

— Je t’ai froissé ? demanda Godolphin, stupéfait, en faisant mine de le suivre.

Mais il reçut la porte au nez. Décidément, le gorille, blessé dans sa dignité, voulait bouder, ou tout au moins se recueillir dans la solitude.

— Mossieur est susceptible ! railla le saltimbanque. Reviens donc, grosse bête ! Je te ferai des excuses.

Mais, soudain, il s’arrêta, intrigué. Un bruit étrange s’élevait de l’autre côté de la cloison.

Godolphin appuya son oreille contre la serrure et écouta quelques instants.

Sa mine, alors, s’ahurit jusqu’à exprimer la stupidité la plus complète.

— Ça ! laissa-t-il tomber, ça !… ça dépasse tout !

Dans le silence du cabinet, des sons rauques, étranges et douloureux s’entendaient, des syllabes encore informes, reconnaissables pourtant, semblaient s’arracher péniblement d’un gosier contracté par l’effort.

Le gorille apprenait – ou réapprenait à parler.

VIII

OÙ LE GORILLE PARLE

Depuis les débuts du singe phénomène, les Folies-Olympiques, selon l’expression consacrée, refusaient du monde. Pour contenter la curiosité de tous les genres de public, en leur permettant de ne point se coudoyer, il avait fallu réserver aux familles une soirée par semaine.

Ces jours-là, la salle présentait un aspect très particulier, car, à côté des enfants venus applaudir l’élève de Godolphin, on voyait les personnalités les plus autorisées du monde savant, médecins et naturalistes, ethnologistes et philosophes, se presser en foule, avides de contempler cette exception qui faussait leurs doctes théories, ou nourrissait la secrète ambition d’expliquer l’énigme vivante. C’est ainsi que les boucles brunes des babies joufflus et turbulents voisinaient avec les crânes dénudés ou les solennelles perruques blanches d’un bataillon de vieux messieurs, en rupture d’institut, de faculté ou de laboratoire.

Et dès que le rideau se levait, mettant fin aux juvéniles trépignements qui réclamaient « master Charly », tous les yeux, ornés ou non de jumelles ou de binocles, se rivaient sur la scène, stupéfaits par l’extraordinaire apparition.

Un soir, parmi d’autres redingotes élégantes, mais sentant leur savant à plein nez, également fourvoyés en ce lieu frivole, on remarquait un jeune homme, grave et taciturne, près d’un vieillard exubérant et inquiet : le professeur Fringue et le docteur Silence.

Quel bouleversement titanique, quelle invraisemblable catastrophe les avait détachés de leur laboratoire – leur alvéole naturelle – pour les transporter là ? Quelle mystérieuse attraction avait pu les arracher à leurs travaux et les décider à se mêler aux joies profanes ?

Inattentifs aux vains bruits du monde, les deux prêtres du scalpel lisaient peu les journaux, à peine, de temps à autre, y jetaient-ils un regard distrait et dédaigneux. Particulièrement, la rubrique des spectacles et concerts leur demeurait étrangère et comme tout ce qui ressemblait à une chronique faisait fuir leurs yeux sceptiques à l’endroit des documentations journalistiques, il paraissait presque certain que la gloire du gorille passerait ignorée d’eux.

Il en eût été certainement ainsi, si les revues scientifiques ne s’étaient emparées de la question et avisées de la poser en lettres capitales. L’en-tête, pour banal qu’il fût, retint les regards du professeur Fringue. Il avait pourtant des airs de redites ; c’était une de ces questions, éternelles parce qu’insolubles, qu’on exhume périodiquement : L’intelligence des singes. – Peut-elle égaler celle de l’homme ? – Faut-il voir, dans l’affirmative, un indice d’origine commune ? Tout cela, naturellement, en l’honneur du gorille.

Or, il arriva qu’un des ongles de Silence, – lequel lisait par-dessus l’épaule du professeur – s’abattit sur le papier et raya une ligne : Ce singe semble vraiment posséder une pensée, osons dire une pensée humaine.

L’apôtre du scalpel tressaillit et releva les yeux vers son disciple. L’index de celui-ci dessinait inconsciemment dans l’air comme un point d’interrogation. Le professeur Fringue en formula le sens.

— Serait-ce ?…

— Lui ?… acheva le docteur Clodomir.

— Il est certain qu’il doit se trouver quelque part…

— Puisqu’il nous a échappé…

— Sa pensée doit certainement être humaine.

Le regard du professeur Fringue retomba sur les pages placées devant lui.

— Les revues !… sourit-il.

— Les savants !… fit le docteur Silence, du même ton et du même air.

Ils prolongèrent quelques secondes leurs sourires, également sarcastiques.

— Mais, est-ce lui ? reprit soudain le professeur, devenant soucieux.

— Voilà la question ! mima le geste de Silence.

— En somme, c’est une expérience incomplète… à laquelle manquent, tout au moins, les observations postérieures… Nous n’avons pas revu l’homme…

De la tête, le docteur Clodomir acquiesçait.

— Il a disparu… L’autre, aussi, poursuivit le professeur. Cela ne témoigne pas d’un grand souci de la science. Cela confirmerait votre hypothèse, docteur Clodomir.

Contrairement à ce qui eût dû être, ce dernier n’approuva point. Sa mine se fit dubitative.

— Non ! proféra Fringue, avec une grande énergie. Cette conduite n’est pas loyale. Jusqu’à un certain point, nous jouons un rôle de dupes… Nous avons eu la peine et nous n’aurons pas l’honneur. Pouvons-nous parler d’une expérience dont nous ignorons les suites et qui a tout juste la valeur d’un miracle chirurgical ?

Cette fois, le docteur Silence approuva sans réserve, en secouant nettement la tête.

— Car elle avait admirablement réussi, soupira le professeur. Je parle au point de vue médical ! Les malades étaient en bonne voie de guérison. Je suis moralement certain qu’ils sont guéris à l’heure qu’il est. Mais la certitude morale n’est point la certitude scientifique. Et pour conclure, mon petit Silence, il faudrait que nous puissions étudier nous-mêmes, voir de nos yeux comment ces organes se comportent dans des milieux, en somme, étrangers. Pourquoi cet homme a-t-il disparu ? Qu’en a-t-il fait ? Nous devions le revoir.

Le professeur tapota la table d’un air agacé. Puis, tout à coup, il reprit :

— Mais, je regrette surtout l’autre… Celui-là pouvait être un merveilleux collaborateur. Il nous devait la notation exacte de ses sensations. Ah ! il avait un beau rôle à jouer !… Un bien beau rôle !…

Fringue soupira profondément. Silence aussi.

— En somme, docteur Clodomir, nous avons eu tort de nous rendre à son désir et de respecter sa personnalité dans sa forme nouvelle. L’intérêt de la science exigeait que nous le séquestrions.

Sans sourciller, le jeune savant admit cette nécessité. Même, il observa :

— Peut-être est-il encore temps.

Le professeur s’agita dans son fauteuil.

— Et où le prendre ? Où est le singe, docteur Clodomir ? clama-t-il, en lui jetant des regards désespérés.

— Là ! dit Silence, en abaissant son doigt sur l’article de la revue.

— Peut-être. Qui sait ? Comment faire ?

Le docteur Silence regarda bien en face son vieux maître et articula discrètement :

— Allons voir.

Telle était la raison qui amenait les deux savants aux Folies-Olympiques.

Mais, il y avait une autre présence, dont les gens au courant de certaine tragédie douloureuse eussent pu s’étonner également : c’était de celle de Violette Sarmange.

Le noir de ses vêtements, sa figure pâle et triste, sous l’éblouissement des cheveux d’or en faisaient une silhouette frêle et tragique, qui détonnait dans ce milieu rempli de couleurs, de lumières, de rires et de joie.

Près d’elle, la placide Mme Sarmange s’éventait lentement, d’un petit mouvement rythmique et machinal : derrière elle, d’une importance olympienne de banquier heureux, étalant son ventre aussi large qu’un coffre-fort, Flavien Sarmange causait avec Pasquale Borsetti, toujours sémillant et enveloppant Violette Sarmange, les yeux encore rougis par les larmes ! la bouche encore crispée de sanglots !

Que de prières – un ordre aussi, peut-être – il avait dû falloir pour l’amener là !

L’idée venait de Pasquale Borsetti. C’était lui, d’ailleurs, qui offrait l’avant-scène. Il avait aisément convaincu M. Sarmange de la nécessité d’imposer à la jeune fille quelques menues distractions.

En la circonstance, Pasquale Borsetti s’était vraiment montré serviable et plein de tact. Il s’était chargé de toutes les démarches nécessitées par l’internement de Roland et s’était occupé de régler les affaires du malheureux avec un zèle des plus louables.

Il avait beaucoup aidé le banquier, péniblement impressionné par l’événement, à surmonter cette crise morale. Mais, ce qui avait surtout touché M. Sarmange, c’est qu’à aucun moment le Corse ne s’était mis en posture de prétendant, rendu à l’espoir par la disparition définitive d’un rival. Très discrètement, il avait évité toute allusion à ses vœux antérieurs et aux possibilités que réservait l’avenir.

Ceci conduisit naturellement M. Sarmange à y songer pour lui. Il se fût révolté si Pasquale Borsetti en eût parlé le premier ; mais, en présence d’une réserve si louable, il envisagea l’éventualité de faire un jour – plus tard, beaucoup plus tard, quand la pauvre Violette serait consolée – un gendre de son associé.

Ses manières à l’égard du Corse se ressentirent de ces pensées secrètes ; il en arriva à le traiter plus familièrement, plus affectueusement et à l’introduire peu à peu dans son intimité. Rue Anatole-de-la-Forge, Pasquale fut chez lui. Par la force de l’habitude, il sembla bientôt qu’il était de la famille ; on le traitait, en conséquence, sans préciser encore à quel titre il en ferait partie. Mais cela lui conférait des droits pour plus tard.

En somme, la discrétion du Corse le servait mieux que les plus pressantes sollicitations.

Quand un laps de temps suffisamment décent se fut écoulé, M. Sarmange exigea de Violette qu’elle reparût dans le monde, qu’elle frôlât la joie des autres pour s’en imprégner et s’en étourdir. Elle dut accompagner ses parents dans les théâtres convenables, subir les orchestres les plus bruyants et les foules les plus tapageuses.

La méthode réussit avec certaines natures, suffisamment extériorisées pour être sans cesse la proie des milieux dans lesquels elles évoluent et refléter l’état d’esprit moyen de la masse. D’autres, possédant la faculté de se concentrer et de s’isoler en elles continuent à vivre leur chagrin au milieu du tumulte.

Violette était de ces dernières. Un cadre sombre n’était point indispensable à sa tristesse. Elle céda au vœu de son père, mais n’oublia point.

Le programme des Folies-Olympiques entre ses doigts fins – ce programme dont la couverture représentait la silhouette du merveilleux gorille – c’était à Roland Missandier qu’elle songeait. Et chose bizarre, dont l’obsession la faisait frissonner, elle revoyait le dément dans une attitude infiniment plus simiesque que celle prêtée au gorille par l’illustrateur du programme.

Après des airs américains, accompagnant des clowneries ou des acrobaties, le rideau se releva enfin sur le « numéro » du gorille.

De deux portants se faisant face surgirent deux gentlemen, vêtus avec infiniment de chic, du même complet habit, dévoilant l’éblouissant plastron, piqué des scintillements du strass, des boutons, du même macfarlane aux revers de satin, portant le même chapeau « tout-reflets » et jouant avec la même badine désinvolte. Des escarpins vernis au banal camélia des boutonnières, tous les détails avaient été combinés pour rendre les silhouettes identiques et, pour compléter l’illusion, Godolphin et son élève se présentaient, avançant du même pas et saluant du même geste.

Stupéfait, le public hésita un court instant, ses regards allant de l’un à l’autre des deux « sosies » sans pouvoir distinguer le singe de l’homme.

Et il fallut que tous deux s’arrêtassent, simultanément et côte à côte, devant la rampe, le chapeau à la main, pour que les races différentes fussent enfin identifiées.

Enthousiasmés, les spectateurs constatèrent alors que le gorille avait l’air infiniment plus « distingué » que son montreur ; incontestablement, il était plus à l’aise dans son habit et ses saluts surpassaient, en élégance et en naturel, ceux de Godolphin légèrement empruntés.

Puis, après quelques mots prétentieux du saltimbanque, petit discours appris par cœur et destiné à présenter la merveille aux spectateurs, le gorille commença la première partie de ses exercices.

Il but, et mangea, fuma, fit semblant de lire un journal, toutes choses que l’assistance avait l’habitude de faire ou de voir faire quotidiennement autour d’elle, mais qu’elle acclama avec des cris déchirants parce que ces banalités s’accomplissaient sur une scène de music-hall et que, de la part du gorille, elles étaient des tours de force.

Ensuite, ce fut la saynète imaginée par Godolphin ; le gorille la joua avec Mlle Bertha comme partenaire, et tous deux obtinrent un succès considérable.

Ceci sortait vraiment de l’ordinaire et on était bien forcé de reconnaître au gorille une intelligence stupéfiante.

Dans l’avant-scène de droite, Violette, distraite, n’accordait peut-être pas au spectacle toute l’attention qu’il méritait ; mais, par contre, Pasquale Borsetti ne ménageait pas les exclamations admiratives et laudatives. Le jeu du singe le passionnait véritablement.

— Stupéfiant !… Miraculeux ! criait-il à tout instant, en se dressant pour mieux voir. Ce singe mériterait d’être un homme !

— Très curieux, vraiment, concédait le banquier, en étouffant un bâillement.

Le gorille, n’étant point une valeur de spéculation, l’intéressait médiocrement.

Si les gestes du gorille n’étaient ni gauches ni embarrassés, on ne pouvait dire, néanmoins, que l’acteur improvisé montrait sur les planches, l’aplomb d’un vieux cabot. Pour des yeux professionnels, son inexpérience de la scène fût apparue certaine. Des sentiments évidemment complexes dictaient ses attitudes, sa bonne volonté était indéniable, mais, en même temps apparaissait en lui une certaine répugnance à jouer un rôle de fantoche. Et c’était encore une preuve d’intelligence consciente. Il se forçait à jouer, faisant effort pour chasser des soucis ; mais cela lui coûtait beaucoup, sans qu’on pût deviner à quel mobile il obéissait en acceptant cette corvée. Son regard trahissait une sorte de dédain du public, et pourtant, par instants, comme un comédien qui cherche à mesurer la portée de ses effets, il paraissait observer anxieusement quelle impression il produisait sur les spectateurs. Il semblait vouloir oublier la salle et lui-même ; et l’une et l’autre le préoccupaient sans cesse, en le désespérant.

Ces nuances échappaient au public, mais point au professeur Fringue ni au docteur Silence.

Ces éminents vivisecteurs, accoutumés à épier les tressaillements de douleur de leurs « sujets », à suivre à travers la matière palpitante le fil conducteur des nerfs qui les menaient jusqu’au siège de la pensée, – les centres supérieurs, – à démontrer, en quelque sorte le mécanisme de la vie consciente, – ou tout au moins sensible, – dans l’espoir d’en surprendre le secret, lisaient comme dans un livre ouvert dans les yeux du singe. Impitoyables, parce que la science expérimentale exige qu’on fasse abstraction du facteur douleur, ils suivaient avec un prodigieux intérêt les tortures du gorille : elles étaient pour eux les manifestations prévues, attendues même, de phénomènes d’ordre purement scientifique. Ils étaient aussi froidement attentifs que dans leur laboratoire devant les réactions successives révélant la composition chimique du corps analysé.

Épaule contre épaule, leurs deux têtes se frôlant, ils échangeaient leurs réflexions à voix basse, sans quitter des yeux le gorille.

— C’est bien lui ! répétait de temps à autre le professeur Fringue.

— C’est bien lui ! confirmait la tête du docteur Clodomir, en s’agitant de haut en bas.

— Remarquez les transformations déjà subites par le corps, dont le cerveau a violenté les habitudes. La taille s’est redressée ; le port de la tête n’est plus le même ; les articulations des genoux se sont disloquées pour permettre des attitudes nouvelles. La flamme du regard, reflet d’une activité intellectuelle, a suffi pour enlever à la face son caractère de bestialité. Une loi s’impose, mon petit Silence : l’influence cérébrale domine l’être et détermine son caractère physique. La forme n’est qu’une adaptation de la matière selon le vœu du cerveau. Cette adaptation commença au début des espèces ; elle est devenue spontanée et parfaite dès la naissance par suite des lois ataviques ; mais elle doit être lentement modifiable et nous le prouverons par une suite raisonnée d’expériences à laquelle celle-ci servira de point de départ.

Un grognement satisfait du docteur Silence témoigna qu’il goûtait la saveur de ces déductions.

— Une chose m’intrigue, reprit le professeur, suivant toujours des yeux les évolutions du gorille. Pourquoi cette bête… cet être, a-t-il préféré ce misérable état d’histrion au rôle glorieux que nous lui réservions ? S’exhiber en public me semble infiniment plus dégradant que satisfaire aux curiosités scientifiques de deux savants. Si son égoïste amour de l’indépendance devait l’amener sur ces planches, je conçois mal qu’il ait prétendu demeurer le maître de sa destinée.

Il dirigea sa jumelle sur la face du gorille et l’observa avec une profonde attention.

— Eh ! mais, docteur Clodomir, s’exclama-t-il involontairement, en voici bien une autre !… On dirait… Oui, ma foi, on dirait…

Ici, le coude de son compagnon, entrant brusquement en contact avec ses côtes, le rappela à la nécessité de tempérer l’éclat de son verbe, qui commençait à attirer l’attention des voisins.

— On dirait, continua-t-il, en baissant notablement le ton, que sa personnalité nouvelle l’étonne et le chagrine. Voyez donc : il a tout à fait la mine de quelqu’un à qui on a fait endosser contre son gré un costume déplaisant et qui ne sait comment on s’y est pris pour l’en affubler… Voyez donc, docteur Clodomir, voyez donc ! Par instant, il y a dans ses yeux de la fureur… et du désespoir… et presque de la démence.

Par petits hochements de tête, le disciple approuvait l’exactitude de ces diverses constatations.

— C’est inconcevable ! murmura le professeur Fringue. Il sait cependant aussi bien que nous…

Abandonnant la scène et le gorille, le regard du docteur Silence décrivit un quart de cercle. Le professeur le sentit sur lui et quitta sa lorgnette pour en rencontrer l’interrogation muette.

— Oh ! oh ! docteur Clodomir, fit-il, stupéfait de ce qu’il y lut, prétendriez-vous insinuer que… que notre individu ne se souvient pas ?

Sa voix trahit une soudaine inquiétude. Il se pencha davantage vers son voisin et murmura mystérieusement.

— Est-ce que… Est-ce qu’il serait… par aventure… devenu fou ?

La moue du docteur Silence exprima le doute.

— Il y a pourtant quelque chose de cela… Voyez les yeux, docteur Clodomir. Ce ne sont plus les yeux d’un être qui se rend pleinement compte de ce qui lui arrive… Diable !… Diable !… Voici qui serait fâcheux… excessivement fâcheux pour notre expérience…

— On pourrait… voir… suggéra le docteur Silence en pointant discrètement son index vers la scène.

— Oui… oui ! vous avez raison, dit le professeur, dont l’agitation allait croissant. Il faut le voir de près… l’examiner… l’interroger…

— L’acheter…

— Le voler, s’il le faut ! prononça héroïquement le professeur Fringue. Nous l’avons retrouvé, il ne faut plus qu’il nous échappe. Nous irons…

— À l’entr’acte, chuchota le Docteur Clodomir, en calmant du geste l’impatience de son compagnon.

Et tous deux, reprenant leurs jumelles, les braquèrent de nouveau sur le gorille.

Les exercices du phénomène touchaient à leur fin. Il venait de gagner une partie de dames entamée contre un spectateur de bonne volonté et se relevait en laissant à son maître le soin de triompher pour lui.

À ce moment, l’éventail de Mme Sarmange, échappant à sa main nonchalante, tomba sur la scène, presque au pied du gorille, dont l’attention fut attirée par le petit cri que poussa la bonne dame.

Machinalement, il se baissa pour le ramasser, aux applaudissements de la salle en délire. Ses yeux, en même temps que son formidable bras, se jetèrent vers l’avant-scène pour y chercher le propriétaire de l’objet et le lui rendre.

Déjà, Mme Sarmange, un peu confuse de l’ovation ironique qu’elle partageait avec le singe, se penchait pour essayer d’attraper l’éventail.

Mais l’attitude du gorille avait brusquement changé. Il demeurait cloué sur place, le bras à demi-levé, les yeux fixes, fascinés, la poitrine haletante. Un son rauque s’échappait de sa gorge.

Il venait d’apercevoir ceux qui garnissaient l’avant-scène : le banquier et Borsetti, Mme Sarmange, Violette. Mais ses yeux ne semblaient voir que cette dernière. Ils se fixaient sur elle, hagards, affolés, désespérés et suppliants.

Cela n’avait duré que quelques secondes. Nul – hormis, peut-être, les deux savants – n’avait eu le temps de s’apercevoir de l’émoi du gorille, quand un grand cri étrange, un cri dont les intonations n’avaient rien d’humain et qui, pourtant, était fait de syllabes humaines, retentit, glaçant l’assistance de stupeur et d’épouvante.

— Violette !

Ç’avait été une plainte désespérée.

Violette entendit et, brusquement réveillée de sa douloureuse songerie, crut être le jouet d’une hallucination. Il était si invraisemblable que le gorille eût prononcé son nom !

Effrayée, néanmoins, à cause de la visible surexcitation du gorille, elle pâlit et se rejeta en arrière.

Dans la loge, tous avaient également pâli et tous s’étaient brusquement levés – le banquier, Pasquale Borsetti, se dressant derrière les deux femmes comme pour les protéger. Pâle et résolu, le Corse avait vivement plongé sa main dans une de ses poches, y cherchant sans doute une arme.

L’attitude du gorille justifiait ce geste. Elle était effrayante. Évidemment pris de folie, il venait de se précipiter contre le manteau d’Arlequin et mesurait du regard la hauteur qui le séparait de l’avant-scène. Il fallait escalader, bondir…

Toute la salle, debout, hurlait d’effroi.

Les longs bras se haussaient pour atteindre le rebord pourpre. Retenu, empoigné à bras-le-corps, tiré par les jambes, le gorille se démenait pour se débarrasser de la grappe humaine qui venait de s’élancer et de s’accrocher à lui : Godolphin et cinq ou six machinistes, surgis des coulisses.

— Emportez-le !… Liez-le !… clama Pasquale Borsetti, d’une voix affolée.

Et le banquier, fou de terreur, répétait ses cris.

Dans le tumulte déchaîné, parmi les cris des femmes et les pleurs des enfants, les mêmes objurgations augmentaient l’affolement.

— Emmenez-le !… Baissez le rideau !

À présent, autour du gorille, les hommes étaient plus de vingt ; ils réussirent à le faire reculer d’un pas ; alors le rideau, brusquement manœuvré, s’abattit, les séparant de la salle.

Dans l’avant-scène, Borsetti et le banquier s’empressaient d’emmener les deux femmes frémissantes.

Aux issues, la foule s’écrasait, prise de panique.

Le docteur Silence entraîna le professeur Fringue.

IX

L’ÂME DE ROLAND

Le boulevard de Courcelles n’offrait qu’une perspective déserte.

Un promeneur le suivait. Il allait d’un pas silencieux et rapide, le visage enfoui dans le collet relevé de son manteau, son chapeau de soie incliné sur les yeux ; il tenait ses mains enfoncées dans les poches du macfarlane et, de la droite, sa canne sortait, dressée contre l’épaule à la façon d’une épée.

C’était maintenant la solitude complète et le silence.

Pourtant, derrière lui, d’arbre en arbre, une silhouette se glissait, celle d’un rôdeur. Étendu sur un banc, il avait vu venir le noctambule et, alléché par le chapeau, les souliers vernis et la tache blanche d’un plastron entrevu au passage dans l’entre-bâillement du macfarlane, il avait pris la chasse, supputant le butin probable pour se donner du courage.

Il lui en fallait, car la stature du promeneur était imposante et la carrure de ses épaules pouvait donner à réfléchir. Mais les poches de l’apache étaient vides. Puis, il comptait sur la surprise et sur son couteau affilé.

L’endroit était assez désert, le noctambule nullement sur ses gardes. Le chevalier du couteau bondit, sa lame au poing.

— Ton pognon ou je te crève ! rugit-il.

Un bras gigantesque sortit brusquement du macfarlane, des ongles acérés s’enfoncèrent dans le poignet du rôdeur qui poussa un cri de douleur et lâcha le couteau.

L’autre bras du noctambule se dégagea du manteau ; il empoigna l’apache et le souleva sans effort.

Suspendu de la sorte, geignant et gigotant, le rôdeur eut le temps d’apercevoir un bras velu, couvert d’une toison noire, une main, noire aussi, et, tout près de lui, un visage étrange, un masque effrayant et horrible, qui n’avait rien d’humain.

Le bizarre promeneur le balança un instant, comme s’il voulait l’écraser contre le sol. Puis, haussant tout à coup les épaules, il le lâcha, l’envoya rouler à terre d’une simple poussée de sa main puissante et continua paisiblement sa route, sans plus s’occuper de son chétif agresseur.

En vérité, cette nuit-là, il suffisait d’avoir entrevu la face du gorille pour se sentir légitimement en proie à la plus démente des peurs.

Derrière lui, l’apache se releva et s’enfuit dans la nuit en bégayant, fou de terreur :

— Une bête !… Une bête !…

Que faisait donc, si calme, si terriblement calme, le gorille évadé des Folies-Olympiques ? Où allait-il, à cette heure ?

Lorsqu’il était sorti de scène, traînant après lui la grappe humaine accrochée à ses membres, il s’était dirigé, sans faiblir un instant, vers l’étroit escalier conduisant aux loges d’artistes. Chacun de ses pas était une secousse furieuse détachant de ses flancs géants un pygmée humain ; il avançait, semant ses adversaires, qui roulaient sur le parquet, épuisés et meurtris. C’est ainsi que Godolphin était demeuré en arrière, puis d’autres.

Quand il s’engagea dans l’escalier, il ne restait guère au gorille qu’une dizaine d’ennemis. Mais, alors, la scène changea et aussi sa tactique. Entre les murs étroits, la bête s’élança, d’un puissant effort, et son élan fut tel que le groupe attaché à lui se trouva entraîné et brusquement comprimé entre les parois, à la façon d’un bouchon que le marteau enfonce dans le goulot, en forçant.

Projetés soudain les uns contre les autres, en fouillis d’os craquants, de têtes cabossées et de côtes enfoncées, rudement heurtés contre les murs et invinciblement entraînés dans l’escalier laminoir, les machinistes lâchèrent prise et demeurèrent en tas, sur les marches, tellement empêtrés et meurtris qu’il leur fallut quelques minutes et de l’aide pour se dégager.

Seul, le gorille avait foncé de l’avant et poursuivi son escalade. Comme un ballon délesté remonte d’un bond, en trois sauts, il fut en haut des marches.

Nul, maintenant, ne tentait de lui barrer le passage. Attirés par les cris et le bruit de la lutte, quelques artistes se tenaient sur les portes de leurs loges. Mais, à la vue de la bête monstrueuse, ruée en avant, ils rentrèrent précipitamment et se barricadèrent, en poussant des clameurs d’effroi.

Une seule porte demeura ouverte, celle de la loge que le gorille partageait avec Godolphin. Il y entra et jeta un coup d’œil rapide dans la glace accrochée à la muraille. La lutte qu’il venait de soutenir n’avait pas été sans endommager ses vêtements.

Mais, contre un des murs de la loge, à un portemanteau, étaient suspendus des vêtements de rechange, en tous points semblables à ceux que le gorille portait sur lui ; un huit-reflets les surmontait. C’était un encas, destiné à parer à l’imprévu. Sans perdre une seconde, le gorille rafla le tout, se coiffa du chapeau et sortit de la loge.

Tout cela avait été si rapide que les poursuivants ne se montraient pas encore. Peut-être aussi étaient-ils moins pressés de se mesurer de nouveau avec le redoutable singe.

Profitant de cette accalmie le gorille escalada l’escalier menant aux cintres. Une tabatière ouvrait sur les toits ; le fugitif la souleva mais se garda bien de prendre ce chemin. Il se borna à assurer la tige de fer qui devait maintenir dressé le panneau de verre et, revenant sur ses pas, s’en fut ouvrir une porte, percée dans la muraille à moitié de l’escalier. Elle donnait sur un balcon de fer, aménagé pour faciliter, en cas d’incendie, les opérations de sauvetage. Scellés au mur extérieur, des crampons métalliques descendaient vers le sol ou montaient jusqu’aux toits. Ce fut cette dernière voie que le gorille choisit, après avoir tiré la porte sur lui.

Sans paraître effrayé par le précipice d’ombre qu’il dominait, il grimpa avec agilité le long de la muraille, nullement gêné par la brassée de vêtements qu’il portait.

Une fois arrivé sur le toit, le gorille se redressa et s’orienta.

Il ne tarda pas à découvrir ce qu’il cherchait ; partant des gouttières longeant les fenêtres du sixième étage, un double tuyau descendait vers le sol. Sans hésiter, se suspendant au rebord supérieur d’une des fenêtres, qui arrivait au niveau du toit, il se laissa glisser le long de la pente ardoisée ; ses pieds se posèrent sur la gouttière. Dans cette situation périlleuse – car le moindre faux mouvement devait le précipiter dans le vide – un homme fût demeuré collé au toit, suant d’angoisse. Mais le gorille avait un merveilleux sens de l’équilibre et une souplesse presque miraculeuse. Insensiblement son corps se ploya sans que ses pieds bougeassent ; une de ses mains empoigna le tuyau et l’encercla solidement ; puis, son autre main passant entre son corps et le bord du toit, se fixa de même. Alors, les pieds, abandonnant l’appui de la gouttière, descendirent en raclant la muraille et le gorille se trouva suspendu aux tuyaux, uniquement maintenu par la vigueur de ses poignets. Les pieds arc-boutés pour diminuer le poids du corps, il se laissa glisser vers le sol par petites secousses, déplaçant alternativement l’une, puis l’autre main. Trois minutes après, il touchait le trottoir, ayant accompli cet invraisemblable tour de force sans qu’un muscle de la face tressaillit.

Il était dans la rue, libre, protégé par la nuit qui faisait de lui un passant quelconque.

Après s’être débarrassé de l’apache, le gorille parcourut quelques mètres, sans donner le moindre signe d’émotion.

Puis il s’arrêta et fouilla ses poches. Elles contenaient un étui à cigares et un briquet, qui lui servaient en scène. Il prit un cigare l’alluma et se remit en route en tirant de voluptueuses bouffées.

Par l’avenue de Wagram et la place de l’Étoile, il gagna l’avenue Carnot et, s’étant assuré d’un coup d’œil qu’elle était déserte, il tourna dans la rue Anatole-de-la-Forge.

Devant l’hôtel du banquier Sarmange, il s’arrêta.

La façade, aux larges baies vitrées, pour l’instant fermées par des persiennes de fer, ne comportait qu’une porte basse, réservée au service et donnant dans le sous-sol. La porte cochère – une grille – s’ouvrait sur un passage compris entre le corps de logis et l’immeuble voisin ; il permettait à l’auto du banquier de gagner le garage, situé au fond du jardin, et aux voitures en général d’amener les visiteurs au bas du perron, que protégeait une marquise courant latéralement à l’habitation. La loge du concierge se trouvait dans le sous-sol près de la grille.

Cette disposition facilitait singulièrement l’escalade audacieuse que méditait le gorille.

D’un bond formidable, il atteignit les barreaux auxquels ses mains s’agrippèrent. Il se hissa et engagea ses pieds dans l’intervalle des barreaux. Un nouveau bond l’amena alors sur le toit de la marquise, recouverte d’un solide treillis de fil de fer. Il se trouvait ainsi à la hauteur des fenêtres du premier étage qu’il se mit à passer en revue.

Il compta et fit halte devant l’une d’elles ; les persiennes en étaient fermées ; mais ses ongles, glissés entre les lamelles métalliques, firent office de pinces. Tordus entre les doigts puissants, deux d’entre elles s’écartèrent assez pour que le bras pût passer et atteindre l’espagnolette. Sans bruit, la poignée tourna et les persiennes s’ouvrirent. La fenêtre était simplement entrebâillée. Le gorille n’éprouva donc aucune difficulté à pénétrer dans la pièce. Il referma la persienne recroisa les battants de la fenêtre et, ayant remis toutes choses en état, s’avança dans la chambre.

C’était une chambre de jeune fille, claire et coquette, mignarde et pomponnée, une symphonie de tons crème, blanc et rose ; ces nuances gaies tapissaient les murs, laquaient le bois des chaises bonne femme, aux hauts dossiers enrubannés. Un chiffonnier, des étagères, du petit bureau et de la table à ouvrage, meubles fragiles, aux airs de mobilier de poupée, recouvraient de satin, de soie ou de cretonne les coussins, le couvre-pied, les rideaux du lit les tentures encadraient les pastels ronds, les rectangles des aquarelles, emprisonnaient de peluche de bois ou de chagrin les photographies, recouvraient jusqu’à la boîte maniérée du coucou, marquant, contre la muraille, des heures lilas sur un cadran d’émail blanc.

Du col droit d’un frêle vase de cristal cerclé d’or, une rose mauve sortait languissamment, semblant s’incliner vers une photographie. Le gorille s’approcha et regarda l’image devant laquelle se fanait la fleur, offrande mélancolique au souvenir d’un disparu.

C’était une épreuve identique à celle qui ornait le cabinet du banquier. Elle représentait Roland Missandier.

Un rauque sanglot s’échappa de la gorge du gorille. Il inclina son front jusqu’à heurter le marbre de la cheminée et pleura devant l’image.

Un bruit, venu du dehors, le fit soudain tressaillir. Précipitamment, il se redressa, marcha vers la porte entr’ouverte d’une penderie et disparut dans un fouillis de robes.

Dehors, la grille grinça en tournant sur ses gonds ; une auto vira, s’engagea dans le passage et s’arrêta devant le perron.

Flavien Sarmange rentrait avec sa femme et sa fille.

L’alerte qui les avait dressés, terrifiés, dans leur loge et leur avait fait quitter précipitamment les Folies-Olympiques, avait été de courte durée. Une fois dans la rue ils reprirent leur sang-froid, et le banquier fut le premier à plaisanter et à railler leur terreur.

L’impression ressentie par Violette en entendant prononcer son nom avait été tout aussi fugitive. Elle l’oublia aussitôt et jugea sa frayeur stupide et irraisonnée. En somme, on pouvait s’être mépris sur les intentions de la bête. La jeune fille risqua l’hypothèse qu’elle avait tentée d’escalader l’avant-scène uniquement pour remettre l’éventail aux mains de sa propriétaire. Le banquier opina dans ce sens. Seul, Pasquale Borsetti persista à prendre l’incident comme sérieux et à juger l’animal dangereux.

— On ne devrait pas tolérer de pareilles exhibitions, affirma-t-il, ou alors on devrait mettre le public à l’abri. C’est très joli de présenter en liberté des bêtes sauvages, naturellement féroces. Mais, quelque parfait que soit le dressage, un jour vient où la nature reprend le dessus, et alors on voit ce que nous avons vu ce soir.

— Nous n’avons rien vu, mon cher ! protesta le banquier. Vous exagérez.

— Soit ! Je dirai donc : ce que nous avons failli voir. Et, ne vous déplaise, cela aurait pu ne point vous paraître drôle. Pour moi, j’estime que le plus simple serait d’enfermer ce phénomène dans une bonne cage aux solides barreaux. D’ailleurs je pense que c’est ce qu’on va s’empresser de faire après cet incident.

Comme les Sarmange ne parurent point partager son avis, le Corse n’insista pas. Changeant de sujet il demanda qu’on lui fit la faveur d’une halte sur les boulevards, où la tiédeur de la nuit rendrait agréable l’absorption d’une glace.

Il était encore de bonne heure. Le banquier consentit dans l’espoir de voir Violette s’animer un peu. Mais, à la terrasse du glacier comme dans l’avant-scène, la verve de Pasquale Borsetti se dépensa en pure perte. Elle n’amusa que M. Sarmange, dont les bruyants éclats de rire ne purent compenser le sourire qui refusa de fleurir sur les lèvres de Violette.

Vers une heure du matin, on se sépara, et le Corse s’éloigna à pied, tandis que les Sarmange remontaient dans leur auto.

Après avoir souhaité une bonne nuit à ses parents, Violette, rentrée dans sa chambre et la porte close, quitta son masque de résignation mélancolique ; le chagrin comprimé durant toute la soirée remonta brusquement de son cœur à sa gorge et à ses yeux ; ses lèvres tremblèrent, ses cils s’humectèrent et des perles oscillèrent au bord des ses joues. Comme le gorille l’instant d’auparavant, elle fut s’accouder au marbre de la cheminée, écarta de la photographie la mélancolie de la rose pour y substituer celle de ses yeux voilés de larmes. Longuement, elle contempla le fiancé chéri.

— Roland !… murmura-t-elle tout bas, Roland !…

Appel insensé sans espoir d’être entendu, puérile et touchante invocation, peut-être adressée à l’âme persistante et toujours présente là où on se souvient d’eux, de ceux que nous aimons, ou balbutiement involontaire, plainte, cri de douleur et de regret. Violette ne savait. Ses lèvres, après son cœur, prononçaient le nom pour mieux évoquer l’être.

Et soudain, derrière elle, une voix répondit :

— Violette !

Mais cette voix était atroce à entendre. Tout ce qu’elle exprimait peut-être, amour, désespoir, prière, se voilait, se faussait dans l’horrible raclement des syllabes ; elle était la pensée humaine broyée, défigurée, parce que pour surgir, elle devait emprunter le cri d’une bête. Et à cause de cela, elle faisait frissonner.

Ce cri, ces syllabes rauques et rudes, violentes et gémissantes, la jeune fille les avait déjà entendues une fois au cours de la soirée.

Elle frémit d’horreur.

En même temps derrière et au-dessus de la photographie, la glace lui révélait une effroyable silhouette, celle d’un monstre gigantesque, à la face hirsute et grimaçante, et qui portait des habits d’homme. Lui aussi, Violette, pâle et muette d’effroi, le reconnaissait.

Le gorille venait de sortir de sa cachette.

Il se tenait à trois pas d’elle. Le nom qu’elle avait prononcé l’avait attiré invinciblement. Nulle prudence, nul raisonnement, nul plan arrêté d’avance ne subsistaient plus en lui. Mais la vue du visage terrifié, la vue du cri – oui, la vue, car il ne l’avait point entendu et elle ne l’avait point poussé, mais il le vit réellement monter de sa gorge palpitante et mourir sur ses lèvres grises, d’où toute vie semblait s’être brusquement retirée – toutes ces marques d’une terreur subite et folle avaient brisé son élan. Maintenant, il n’osait plus avancer, car il comprenait, il devinait que son apparition effrayait au delà des forces humaines.

Et lui aussi trembla.

Il s’était arrêté, mais dans la glace, Violette, le voyait et cela suffisait pour qu’elle mourût d’épouvante.

Le gorille recula encore, disparut de la glace.

La jeune fille était demeurée immobile, incapable de fuir et d’appeler. Torture indicible, elle n’était plus, dans un corps paralysé, qu’une angoisse vivante qui attendait la mort – la plus horrible des morts.

Le gorille disparu, elle échappa à l’effroi magnétique de la vision ; elle put faire un geste, porter ses mains à ses yeux, les cacher, faire le noir en elle.

De son horrible voix, la bête parla, humble, suppliante, désespérée. Et cette voix qui voulait rassurer, devenait effrayante parce qu’elle semblait venir du gouffre béant de l’inconnu, du monde invisible que frôle peut-être chacun des gestes de l’homme, mais dont il ne saurait, sans trembler, supporter la révélation. Cette voix extra humaine semblait surnaturelle, parce qu’elle était antinaturelle.

— C’est cela, cachez vos yeux… Ne regardez pas, dit le gorille. Mais ne tremblez pas, Violette. Je ne suis pas une bête… je suis un homme…

Un homme, ce monstre ? Un homme, cette affolante apparition ?

Violette retrouvait les sensations de cauchemar qu’elle avait éprouvées lors de la folie de son fiancé. L’homme se taisait ; la bête parlait ; mais l’épouvante était la même.

— Je suis… il ne faut pas que vous trembliez, Violette… Je voulais vous épargner cette horreur… Je voulais que vous ignoriez… Je voulais me résigner… Je n’ai pas pu. C’est trop affreux ! Le supplice est trop atroce ! Je deviens fou ! fou ! fou !

Qui pourrait rendre l’hallucinante impression que produisaient ces mots saccadés, ces phrases hachées que le gorille semblait arracher de son être comme d’horribles lambeaux !

En les écoutant, la jeune fille, jetée hors de la réalité, perdait pied et roulait, prise de vertige, dans de fantastiques ténèbres où passaient les fulgurations monstrueuses.

— Il faut que je parle, haleta le gorille, il faut que je dise à quelqu’un qui sache… en qui je croie… à vous !… Il faut que je vous confie le secret… et le doute torturant… Qui suis-je ? Qui suis-je ?… C’est peut-être un rêve ! Mais alors, qu’il cesse !… Qu’il cesse, car je n’en puis plus !… Par pitié, Violette, avancez ! jusqu’à ce fauteuil, asseyez-vous, sans vous retourner… Vous m’écouterez sans me voir… Et ensuite, vous me direz…

Tandis que la jeune fille obéissait machinalement, le gorille étreignait son crâne velu, le meurtrissait de ses ongles, en proie au plus farouche désespoir.

— Violette, clama-t-il. – et cette fois la douleur qui le tenaillait était si vive qu’elle lui fit trouver des intonations presque humaines, – Violette, je suis Roland Missandier.

La fiancée frissonna.

— Je suis Roland !… Roland !… affirma frénétiquement le gorille. Vous vous souvenez de Roland, petite fleur !

Ce nom ! Seul Roland le donnait à Violette. Elle tressaillit.

— Ah ! je vous convaincrai ! reprit le monstre avec une ferveur désespérée. Tâchez de répondre, Violette, de répondre sans me regarder, en oubliant ma forme actuelle. Roland existait, n’est-ce pas ?

— Oui, murmura-t-elle faiblement.

— Il y a six mois !… six mois ! gémit douloureusement le gorille. Oh ! je me rappelle… je me rappelle jusqu’au mystère. Dites, petite fleur, Roland existe-t-il encore ?

— Oui, murmura de nouveau la voix frêle.

— Il existe ! s’écria le gorille avec une indéfinissable expression. Il existe !… Que suis-je donc ?

Sa tête retomba sur sa poitrine, d’un mouvement las et accablé.

— Où vit-il ? Que fait-il ?

— Il est… il est souffrant… dit Violette.

Une pudeur touchante la retint. Devant celui qui se disait Roland, elle ne voulait pas avouer où était le vrai Roland, ni ce qu’il était devenu.

Machinalement, elle ajouta :

— Depuis six mois…

— Il est souffrant depuis six mois… depuis… depuis… s’écria le gorille, dont l’agitation redoubla.

Un éclair de joie brilla dans ses yeux.

— Écoutez-moi, petite fleur. Écoutez-moi et croyez-moi ! Peu importe le corps de Roland… Je suis son âme !

De nouveau, Violette tressaillit : l’âme de Roland ? l’âme du fou ? l’âme de celui qui n’avait plus d’âme ? Elle poussa un faible cri :

— Est-ce possible ?

En même temps elle fit un mouvement pour se retourner.

— Ne bougez pas ! cria le gorille, avec une impression d’angoisse. Restez comme vous êtes, sans me regarder. Écoutez-moi seulement !… Oui cela est possible ! L’âme de Roland est en moi… Je la sens… Maintenant, je ne me crois pas fou. J’admets le miracle. Qu’importe mon apparence ? Mon souvenir est bien intact ; mon passé m’appartient, puisqu’il vit toujours en moi, jusqu’à… jusqu’à… Oh ! Violette ! s’écria-t-il avec un redoublement d’ardeur, il faudra bien croire.

— Comment croire ? gémit la jeune fille.

— Parce que beaucoup de mon passé est le vôtre. Ce qui vit dans ma mémoire vit aussi dans la vôtre. Si j’étais ce que je parais être, saurais-je ce que je sais ? D’où me serait venue votre image ? Comment vous aurais-je reconnue ? Pourquoi ce fol élan, rompant brusquement la chaîne acceptée pour l’amour de vous, m’aurait-il précipité ici ? Oubliez la voix, Violette ! C’est, malgré tout, Roland Missandier qui parle et qui va vous dire ce que lui seul peut dire et que vous reconnaîtrez !

Subjuguée, emportée dans le tourbillon de cette conviction ardente, Violette s’abandonnait, les yeux fermés. Comme le voulait le gorille, elle oubliait la voix, elle s’efforçait de n’entendre que la pensée de Roland, qui allait se révéler.

— Remontons ensemble l’allée que votre absence a rendue douloureuse, reprit l’être étrange. Revenons à l’époque heureuse où les griffes du cauchemar ne vous avaient pas encore saisie. Rappelez-vous, c’était votre fête et je n’avais point de fleurs ! Vous étiez dans le petit salon, vous parliez de vos fiançailles et moi j’allais partir. Imprudent ! Insensé ! Devrait-on jamais s’éloigner ?

Tous deux frissonnèrent au souvenir. Comment n’avaient-ils pas vu sur la muraille l’ombre menaçante du malheur ?

— Je suis parti… Il le fallait. Vous savez pourquoi, Violette ? Je vous l’ai dit.

— Redites-le, supplia-t-elle. C’est cela qu’il faut redire : car j’ai gardé le secret, et à part… à part Roland, nul autre que moi ne sait les paroles que nous avons échangées.

— Je me souviens… Oh ! oui, les moindres mots… Vous croirez ?

Il se recueillit, tremblant de tous ses membres et pressant son crâne entre ses mains de singe, comme pour retenir le précieux souvenir. Et la crainte du mauvais sort qui l’avait frappé mettait de l’angoisse dans sa voix. La mystérieuse puissance n’allait-elle pas lui ravir cette dernière chance du salut, cette clarté de souvenir qui le faisait lui, en dépit de sa forme ? Fiévreuses, ses mains le protégeaient.

— J’étais assis à vos pieds. Je vous ai dit : « J’ai découvert une trame horrible. Quelque chose vous menace et menace votre père. Il faut que je m’éloigne pour surveiller le danger et l’écarter. Alors, vous avez parlé, Violette… Vous avez répondu… »

— Quelle est cette chose qui nous menace ? dit la jeune fille, revivant elle aussi l’heure passée.

— L’homme qui a demandé votre main, l’associé de votre père prétend le ruiner pour l’obliger à nous séparer. Ce soir, j’aurais la preuve de l’infamie de Pasquale Borsetti.

— Que dites-vous ? Êtes-vous sûr ?

Ces mots encore – les mêmes qu’elle avait prononcés alors – étaient reproduits machinalement par le mécanisme de son souvenir. La volonté, plus forte, du gorille l’avait plongée dans une sorte d’hypnose. Elle se trouvait brusquement reportée en arrière, à six mois de là, et sa pensée nouvelle suivait inconsciemment le sillon de l’ancienne, tracé sur les cellules nerveuses des circonvolutions cérébrales.

Elle frémit, parce qu’en les prononçant, elle avait frémi. Ne venait-elle pas d’être frappée d’un rapprochement : la demande de Borsetti, l’étrange appréhension de son père et l’explication qu’en donnait Roland.

Le Corse, à cause d’elle – à cause d’eux – voulait et pouvait ruiner M. Sarmange. Le banquier l’avait laissé entendre, le fiancé l’affirmait et précisait.

— Comment ? Pourquoi ?

Le cylindre de jadis, ineffacé, tournait. Les pensées renaissaient ; les mots se reproduisaient. Il n’y avait de changé que les voix, alternant, du gorille et de la jeune fille.

— Borsetti ne me hait point, mais il vous aime. Et, pour parvenir à ses fins, tous les moyens lui ont été, lui seront bons. Il est venu vers votre père avec ses vingt-cinq millions, chaînes d’or à l’entrave desquelles M. Sarmange a tendu les bras. Mais, il ne peut pressentir l’étendue de la catastrophe qui le menace. Le retrait des vingt-cinq millions ne sera que le choc destiné à déclencher le mécanisme infernal. Après la ruine viendra le déshonneur.

— C’est atroce ! gémit Violette.

— Du danger, je sais qu’il existe sans connaître l’enchevêtrement de la trame. J’ignore tout de l’art perfide des spéculations, des pièges, où l’on peut entraîner, sans qu’il s’en doute, l’ennemi qu’on veut perdre. Il y a un secret. Je le saurai ce soir.

— Qui vous l’apprendra ?

— Celui qui m’a donné l’alerte. Tout homme a des ennemis. Tout traître est guetté par un traître. Qu’importe que celui qui veut me livrer le nôtre soit méprisable ? Il faut sauver votre père.

— Il le faut, Roland !

— Il y a quelques temps, j’ai reçu d’un employé de Borsetti une lettre ambiguë, m’offrant sur l’associé de votre père des renseignements confidentiels qui m’intéressaient. J’ai déchiré la lettre. Mais, d’autres sont venues, plus pressantes, plus précises aussi. Il y était question de votre père, de vous, des projets de Pasquale Borsetti, de ses machinations. J’aurais voulu m’en ouvrir à M. Sarmange. Mais à ce moment, je remarquai dans ses manières envers moi un étrange changement.

— Hélas !

— Il m’apparut soucieux. J’eus l’intuition d’une influence agissant hypocritement, l’inquiétant, l’écartant de moi ; je devinai la sape dont parlaient les lettres et, malgré ma répugnance, j’écrivis au mouchard. Je considérai que c’était mon devoir.

— Et alors ?

— Il demanda l’argent. Ceci n’était rien. Je payai et promis ce qu’il voulut. Il dévoila son plan, sa contre-mine. Devais-je refuser ses services ? Il se fit fort non seulement de m’apporter les preuves des agissements de Borsetti, mais encore de me fournir des armes contre ce dernier, dont je pourrais annihiler les perfidies, bref, le salut de votre père. Pour cela, je dois feindre un voyage. Car, tout se passerait à l’insu de M. Sarmange. Il serait sauvé sans même se douter qu’un danger était suspendu sur sa tête. Ce soir, j’ai rendez-vous avec l’homme. Voilà pourquoi je pars. Dites que ce n’est pas mon devoir.

— C’est votre devoir. Merci, Roland !

Il y eut un silence. Tous deux se réveillèrent. Violette murmura :

— Roland !… Roland !…

Il fallait croire. Il fallait croire qu’un mystère effrayant enveloppait cette existence, qu’une invraisemblable transformation avait lieu, qu’il y avait bien, tout proche d’elle, la pensée de Roland – l’âme de Roland.

Il fallait croire. Elle venait de l’entendre se souvenir. Mais, cela pouvait-il se concevoir sans qu’elle devînt folle ?

— Je crois. Mais, que dois-je croire ? Cela peut-il être ?

— Cela est. Songez à mon supplice.

— Qu’est-il arrivé ?… Dites-moi ! Oh ! tâchez de me faire comprendre…

— Comprendre ! s’écria amèrement le gorille. Comprendre, quand moi je ne peux pas ! je ne sais pas !…

Inerte, affaissée dans un fauteuil, paralysée par la défense qui lui était faite de tourner la tête et aussi par l’angoisse de la vision qu’elle rencontrerait quand elle se retournerait, Violette s’efforçait douloureusement de rassembler sa pensée éparse et de tirer le mystère.

Mais, il dépassait ce que peut concevoir l’esprit humain, il était l’inimaginable.

Pour la torturer, il y avait dans la chambre deux présences dont la réalité s’imposait ; physiquement, elle sentait l’une – parce qu’elle l’oppressait d’une terreur aiguë jusqu’à la souffrance, et sa raison ne pouvait nier l’autre, qui s’affirmait, en quelque sorte, immatérielle. Et ces deux présences, qui ne devaient en faire qu’une – puisque l’étrange voix le déclarait, – ne pouvaient, malgré tout, s’accorder, ni se confondre dans l’esprit de la pauvre enfant.

Que l’âme de Roland fût là, flottante, pensante, inspiratrice de la voix, Violette en acceptait l’évidence. Mais, comment croire qu’elle s’incarnait en ce monstre, dont la voix rauque s’entendait derrière le fauteuil ?

Que cette forme bestiale servît de prison – par quel miracle ? – à la pensée reconnue, à l’âme familière, la raison de Violette en repoussait la possibilité et aussi son instinct. Cela aurait été trop effrayant.

Pourtant la voix parlait, sortant du corps velu et horrible.

Glissant sur la pente des imaginations horrifiques, mêlant aux philosophies bégayantes ou divagantes les souvenirs des légendes, montées des mêmes gouffres insondables où, dans l’infini des temps, se sont évanouies les pensées humaines – ceux qui furent – la jeune fille songea à quelque effroyable métempsycose, en elle ressuscitèrent les croyances anciennes. Les religions ne parlaient-elles point d’hommes changés en bêtes ? d’âmes échappées des corps défunts et condamnés à l’atroce prison de ceux de monstres ?

Mais Roland n’était point mort. Roland vivait toujours – de corps tout au moins.

Cette pensée la frappa : ce corps, la pensée l’avait déserté et voici qu’elle la retrouvait derrière ce crâne de bête.

Coïncidence épouvantable ! Fallait-il croire – croire sans pouvoir comprendre ?

Faisant effort pour parler, elle dit au monstre – à ce monstre qui se souvenait d’avoir été Roland :

— Tâchez de vous rappeler… Depuis l’instant où vous m’avez quittée, que s’est-il passé ? Comment le… cauchemar… le mystère a-t-il commencé ?

— Oh ! gémit le gorille, je me suis bien souvent posé cette question. La résoudre eût été mettre fin à mon supplice. Mais que sais-je ? Entre mes deux existences je ne vois qu’un trou noir… des ténèbres… une nuit… Et puis, je me suis réveillé… tel que je suis.

— Mais, quand ? Comment ? Dites !

— Faut-il vous faire le récit de mes tortures ? Il ne peut apporter aucune clarté… Pourtant, j’ai besoin qu’on me plaigne… Et vous me plaindrez, Violette. Écoutez donc ce récit effroyable et dites si jamais damné pourrait souffrir autant que j’ai souffert.

Et, tantôt sourde, tantôt déchirante, sans que la jeune fille répondît autrement que par des frissons d’horreur et d’épouvante, la voix parla.

X

LE RÉCIT DU GORILLE

— Mes derniers souvenirs d’homme, dit le gorille, datent de ce soir où je vous ai quitté. Je m’étais fait conduire en auto à Fontenay, à cette adresse où je devais trouver le mouchard qui me renseignait.

« Mon taxi s’arrêta devant une grille. À tout hasard je priai le chauffeur de m’attendre et, comme personne ne répondait à mon coup de cloche, m’avisant que la grille était entr’ouverte, j’entrai.

« Il devait être près de minuit ; il n’y avait point de lune, mais seulement quelques étoiles. La nuit était donc très obscure. Je distinguai non sans peine la silhouette d’une villa ; elle semblait complètement déserte et fermée ; aucune lumière ne s’y voyait. Je pensai que mon individu n’était point encore arrivé et je résolus de l’attendre.

« À droite de la villa, il y avait un bouquet d’arbres, une sorte de berceau. En tâtonnant, je découvris un banc et je m’assis. De là, il m’était facile de surveiller le perron et, par conséquent, l’arrivée de celui que j’attendais.

« Peu à peu, le sommeil dut me gagner, car mes souvenirs s’embrument tout à coup et sombrent dans le noir, dans le néant. Je n’ai plus conscience que d’une chose : en m’endormant, j’étais encore un homme.

« Il m’était jadis arrivé, après de grandes fatigues physiques, de tomber dans un de ces sommeils profonds qui ressemblent à la mort. Entre le moment où on s’endort et celui où on commence à retrouver la perception confuse de la vie, il n’y a rien, pas un rêve, pas une pensée, c’est le vide, un vide sans dimensions, surtout sans épaisseur, de telle sorte qu’on ne semble point séparé, par une seconde, de ce qu’on a fait avant de s’endormir ; on n’a pas la notion du temps écoulé et on serait incapable de l’apprécier si votre entourage ne précisait le nombre d’heures qu’a duré cet anéantissement de l’être.

« Il paraît qu’il en est de même pendant certaines maladies. Elles sont un trou dans notre vie, un trou impossible à combler et qui sépare pour toujours notre présent de notre passé. Le plus souvent, on l’oublie et les deux parties semblent se rejoindre dans notre mémoire, sans tenir compte de cet espace intermédiaire qui disparaît totalement.

« Pareille chose m’est arrivée. Mais bien que tous mes efforts aient été inutiles pour en dissiper les ombres, je ne puis oublier cette lacune. Le souvenir s’en impose à moi parce que, dans son intervalle, j’ai changé de forme.

« À quel moment suis-je mort à ma vie ? Quand ai-je cessé d’être moi, physiquement, en perdant mon apparence ? Combien d’heures, de jours, de semaines se sont-ils écoulés entre l’instant où j’ai perdu la conscience de l’existence et celui où des embryons de pensée, des éclairs de vie ont recommencé en mon être nouveau ? Je l’ignore.

« Il y a subitement – me semble-t-il – dans le noir absolu qui m’enveloppe, comme de fugitives lueurs ; ma torpeur m’émeut de tressaillements ; il me semble voir et entendre par secousses. Mais je sais encore si je vois, si j’entends vraiment, ou si je rêve. Ces images qui passent et s’effacent – et dont, pourtant, le souvenir m’est resté – sont peut-être, dues au délire ; peut-être elles sont parties d’un cauchemar. Elles sont vagues et sans suite, et n’impressionnent que faiblement. Manquent-elles de précision ou suis-je, moi, trop engourdi pour les percevoir mieux ? Je ne sais ! mais elles demeurent confuses et je ne les évoque qu’imparfaitement, au prix d’efforts pénibles.

« Il me semble qu’alors je suis malade et couché et qu’on me soigne… Des ombres s’agitent et parlent dans mon rêve… J’ignore ce qu’elles font. À cet instant, j’ai un bandeau sur les yeux… ou mes yeux ne voient point… Plus tard, le bandeau est enlevé, ou bien je retrouve la faculté de voir… Mais, ma tête est fixe. Je ne puis bouger. Je vois mal et trouble.

« Cette période est indéfinie ; rien ne la sépare de la suivante, où j’ai enfin conscience d’exister réellement. Cela arrive un jour, tout à coup. Je sais – je sens – que les objets sont redevenus réels et que je pourrais les toucher.

« C’est fini, je ne dors plus ; je vois et j’entends.

« Je suis vraiment couché, dans un lit ; je sens sous moi la mollesse des matelas et des oreillers, sur moi la chaleur et le poids des couvertures. Malade ? Oui, mon crâne est entouré de linges. Où ? j’aperçois le plafond, du soleil par une fenêtre, des meubles… Rien de familier. Je ne sais pas où je suis.

« Cela ne me fait point encore penser. J’enregistre des visions et des sensations, sans essayer de les coordonner.

Si on parlait, j’entendrais les mots, je les retiendrais, mais sans les associer ni les comprendre.

« Je reste ainsi, longtemps sans doute. Parfois, je bois – on me fait boire – machinalement. Je dors ; je me réveille ; je dors encore. Mes sensations tournent en rond ; c’est insipide. Des doigts frôlent mon front douloureux. On me remue. Je grogne. Quelqu’un se penche sur moi. Mon regard immobile est croisé par d’autres regards. C’est bref et vague. Cela m’est indifférent.

« Un jour, j’essaie de reconnaître les yeux… Je ne les reconnais point.

« Alors, on parle, tout près de moi. Une voix murmure :

« — Il est guéri.

« Puis, des chuchotements, ils s’éloignent. Le silence m’enveloppe. Ma pensée répète, obstinée, fatigante :

« — Guéri… je suis guéri…

« Et je comprends. Je suis guéri. Je vis. Je dois pouvoir penser et bouger. Je veux penser, voir où je suis, me redresser.

« Mais, pourquoi ne puis-je remuer ? Ma tête seulement est libre ; tout mon corps semble attaché au lit, mes bras collés à mes côtés.

« Pourtant, ce n’est plus de la faiblesse. Je me sens fort. Mes muscles jouent ; mes membres s’agitent ; mes pieds doivent être libres ; mais une sorte de fourreau retient mes bras dans leur position allongée. En deux endroits de ma poitrine je sens comme la pression d’un lien qui s’immobilise. Suis-je attaché ? Pourquoi ?

« Mes mains sont fortes et nerveuses ; mes ongles griffent l’étoffe qui les emprisonne. Comme ils ont poussé !

« Je sens que je puis déchirer l’étoffe qu’ils ont saisie ; il y a en moi une force extraordinaire.

« L’étoffe ne résiste point à l’effort de mes ongles, elle craque ; la déchirure s’agrandit ; mes doigts sont libres. Je tente de sortir ma main ; quelque chose encercle mon poignet, un lien que mes tendons raidis font éclater.

« Alors, je dégage mon avant-bras ; il glisse le long de ma poitrine, remonte, sort des draps.

« Horreur ! Quelle est cette chose noire et velue qui vient de surgir tout près de mon visage ?

« Une terreur soudaine convulse mon corps, crispe mes membres ; une insurmontable répulsion me fait vouloir m’éloigner, me rejeter en arrière, fuir cette chose.

« Toutes ces sensations sont brèves, foudroyantes, instinctives. Je n’ai le temps ni de les analyser, ni de les décomposer. Je les subis toutes à la fois, en bloc et, pourtant, j’en perçois le détail.

« Un geste instinctif de défense me fait hâter l’arrivée de ma main ; c’est elle qui doit écarter cette chose effrayante, la saisir et la jeter loin du lit. Je fais un effort.

« Mais alors, je fais une découverte effarante. Je m’avise que la chose occupe exactement la place de ma main, que ses mouvements sont exactement ceux que mon instinct et ma volonté commandent à ma main d’exécuter.

« Sur les draps blancs, la chose noire s’agite, repousse, tente de saisir une autre chose qui serait là où elle est ; ses efforts ont rejeté les draps ; maintenant elle apparaît au bout d’une autre chose également velue, également sombre… C’est un membre de bête, un avant-bras qui s’agite avec fureur, avec terreur, comme la patte. Une frénésie identique à celle qui s’empare de moi fait mouvoir tout cela.

« Et je fais une nouvelle découverte, aussi déconcertante, davantage effarante : cette patte, cet avant-bras sont reliés à mon corps, c’est ma volonté qui les meut. Je le sens. Ils font partie de mon être.

« D’abord, je ne comprends pas : c’est moins de la terreur que de la stupeur qui immobilise mon regard, je rive à cette apparition inouïe.

« Que m’arrive-t-il ? Je sens mon bras ; je sens ma main. Et à leur place, je vois… C’est inouï ! C’est impossible ! Mes membres ont disparu ! Ils sont devenus autres ! Ce n’est point moi et…

« Un frisson secoue tout mon corps. Je tremble d’angoisse et de frayeur.

« Je veux crier il faut que je crie, comme dans les rêves trop horribles. Cela m’éveillera peut-être.

« Au fait ! C’est cela ! Je rêve ! Je délire !… à moins que je ne sois devenu fou.

« J’emplis d’air mes poumons ; ma bouche s’ouvre pour un appel.

« Oh ! le cri atroce ! Qu’ai-je donc ? Qu’y a-t-il dans ma gorge pour qu’un pareil son s’en échappe ? C’est rauque, c’est déchirant, cela n’a rien d’humain. Il me semble que ce cri n’est point poussé par moi, qu’il sort d’une gorge étrangère. Et pourtant, je sens ! Je l’ai voulu, ce cri glace le sang dans mes veines. Je le répète, je le prolonge…

« Je n’ai pas le temps d’analyser cette torture, de m’examiner, de réfléchir davantage… Avant que j’aie pu me rendre compte de ce que j’éprouve, « penser » ma terreur, il y a quelqu’un près de moi. On me frôle, on me touche, on me regarde.

« Je vais tourner la tête, chercher des yeux celui qui vient, tenter de parler…

« Mais une main – humaine celle-là – approche une tasse de mes lèvres : une autre soulève ma tête ; on me fait boire. Docile, épuisé par ma terreur, je me laisse faire. Je bois.

« Et voilà que de nouveau, il y a du noir ; je suis replongé dans le néant ; je cesse d’exister, de penser, de sentir, d’apprécier le temps. Je dors comme la première fois. Je me réveille, tout de suite, il me semble. Mais il me faut un moment pour reprendre mes esprits. D’ailleurs, le vague ne dure pas comme lors de mon premier réveil ; le brouillard se dissipe aussitôt. Le souvenir me revient. Le décor est changé. Plus de lit, plus de chambre. Je ne vois ni plafond, ni fenêtre ensoleillée, ni meubles.

« Sous moi il y a de la paille, une sorte de litière ; mon œil au-dessus de ma tête et sur les côtés rencontre des barreaux, d’énormes barreaux de fer, recouverts d’une toile, dont les trous laissent pénétrer un peu de jour.

« Une cage ! Je suis dans une cage !

« Mais, j’abandonne aussitôt ce sujet d’étonnement. Je me souviens de mon premier réveil, de mon effroi.

« La patte ? Où est la patte ? Ai-je rêvé ? Éperdument, je le souhaite.

« Mais non ! C’est plus horrible encore ! Mes yeux, qui cherchent mon corps, rencontrent une forme hideuse : ce n’est plus la main velue qui m’épouvante, c’est un corps de bête, de singe, massif, difforme, couvert de longs poils noirs, avec des bras démesurés.

« D’un bond, je suis debout ; de nouveau l’effroyable cri déchire ma gorge et mes oreilles. Je sens que mes yeux veulent sortir de leur orbite et que, dans mon crâne, c’est une sensation impossible à analyser. Il n’y a plus en moi une pensée lucide, mais du vertige, un soudain détraquement qui secoue à la fois tous les rouages de mon cerveau, en heurte les circonvolutions contre les parois de mon crâne. La folie ! J’en ai senti toute l’horreur, à cette minute, toutes les souffrances !

« Mes mains – oserais-je appeler « cela » mes mains ! – se sont plaquées frénétiquement sur mes yeux et contre mes tempes ; elles encerclent, elles étreignent mon front et pour arrêter la danse horrible de mes pensées. Et je tourne sur moi-même, je tourne follement, sans répit, comme pour rattraper quelque chose qui s’en va… qui s’en va… ma raison !

« Par instants, j’écarte mes mains et je regarde, stupidement, ce corps qui n’est pas le mien, ce corps méconnaissable dans lequel je suis. Et je tremble plus fort. J’ai peur. Comprenez-vous cette chose effroyable ? J’ai peur de moi.

« Il y a ma tête, qui le surmonte, ma tête pleine de souvenirs, ma tête qui contient le passé, qui pense comme hier, comme toujours. Il me semble qu’elle seule n’a pas changé ; qu’elle est seulement transportée sur un autre corps.

« Je m’arrête de tourner pour réfléchir à cela. Oui, elle est toujours la même, intérieurement, du moins. Mais, son apparence n’a-t-elle pas subi aussi la hideuse transformation ?

« Cette idée est intolérable. Je veux la chasser. Malgré moi, mes mains – ces mains qui me sont étrangères – montent vers ma face, mes doigts s’y promènent, anxieux, s’efforcent de palper, de reconnaître l’ancien contact.

« Besogne malaisée ! il me semble que le sens de mon toucher est changé aussi ; il est moins délicat, moins affiné, ou je suis malhabile à m’en servir ; car décidément, il est autre. Il me faut quelques minutes pour me faire à l’instrument, aux sensations nouvelles. Et, peu à peu, je sens – je découvre à mon crâne, à ma mâchoire, à ma face une forme nouvelle. La métamorphose est indéniable et si affreuse que je frissonne encore en la constatant.

« Plus tard, j’ai vu mon masque bestial, j’ai vu celui que je suis devenu. L’impression a été moindre qu’à cette minute où je me suis découvert, pressenti avec mes doigts.

« C’est à cet instant-là que j’ai ressenti, dans sa plénitude, l’impression d’horreur ; j’ai hurlé d’épouvante. Et je me suis remis à tourner, à bondir, à courir pour m’échapper, pour sortir de moi-même.

« Qu’étais-je ? Où étais-je ? Fou, certainement. Mais pourquoi avais-je conscience de cette folie ? Si les fous ressentent cela, je conçois leurs convulsions, leurs trépignements. Mais cette conscience que j’avais de mon état, de ma souffrance, ne s’alliait pas avec le raisonnement. Je sentais l’incompréhensible, instinctivement, et je criais comme devant un danger inconnu, hors du contrôle de mes sens et de mon intelligence.

« Dans mon effroi insensé, je me précipitai sur les barreaux de la cage, qui m’emprisonnaient comme mon corps, et je les secouai avec rage. Il me semblait que si je pouvais les briser et m’enfuir, je m’évaderais à la fois de ma double prison, de la cage et du corps que je me voyais.

« Soudain, un pan de toile qui recouvrait la cage fut rejeté en arrière. Un homme apparut derrière les barreaux, sans doute attiré par le tapage infernal que je faisais. Il tenait à la main une sorte d’épieu, dont il me menaça.

« — Holà ! master Charly, fit-il. Nous ne voulons donc pas être sage ?

« À sa vue, j’avais cessé de me démener et de crier. Un homme ! J’allais donc savoir, comprendre…

« Je voulus l’interroger. Mais, ma langue était-elle ensorcelée comme mon corps ? Au lieu des mots que je pensais, qui se pressaient dans ma gorge, je ne réussis à faire sortir que d’étranges grognements. Terrifié, je me tus.

« Cependant, l’homme avait passé son épieu à travers les barreaux de la cage et piquait du bout pointu ma peau velue.

« — À la paille, le singe ! à la paille ! ordonna-t-il.

« Une effroyable lueur traversa mon crâne : un singe ! J’étais un singe !

« Ce devait être puisque je ne pouvais parler ; cela expliquait cette forme – ma forme.

« Mais, pourtant, j’entendais, je comprenais.

« Sentant qu’en moi, de nouveau, tout chavirait, je chancelai et me laissai tomber sur la litière, dans laquelle j’enfouis ma tête.

« Et j’entendis l’homme qui murmurait :

« — Pauvre bête ! Elle est tout sens dessus dessous. C’est le voyage !

« Le rideau retomba sur la cage. Les pas de l’homme s’éloignèrent. Je demeurai seul, vautré dans la paille, au milieu de la demi-obscurité de la cage, la tête bourdonnante, martelée par un mot obsédant :

« — Singe !… Singe !… Singe !…

« Je ne vous décrirai pas les crises qui m’agitèrent et me brisèrent pendant plusieurs heures. On ne s’accoutume point à certaines situations, dont l’horreur déborde les limites du possible. Je me tordis dans des révoltes impuissantes ; je me tordis dans des rages démentes ; je me roulai à terre, me déchirant de mes ongles et poussant d’affreux hurlements ; je mordis mes barreaux en écumant ; je heurtai mon front aux angles de la cage.

« Brisé par ce paroxysme de fureur, je roulais ensuite sur le sol et y demeurais, prostré, hébété, jusqu’à ce que mes forces revenues me redressassent en proie à un nouvel accès. Après la révolte, je connus le désespoir. Accroupi dans un coin de la cage, j’y demeurai immobile, farouche et morne. L’homme venait me voir et s’inquiétait, il m’apportait des fruits et de l’eau, auxquels je refusais de toucher. Et il grommelait, en hochant la tête :

« — Il ne s’apprivoisera pas. On l’a pris trop vieux.

« Jusqu’alors, révolté ou abattu, j’avais agi comme les enfants qui se figurent, en leurs heures de chagrin, pouvoir triompher par la colère ou la bouderie des événements qui en sont la cause et changer quelque chose au cours normal de la vie. Pas plus qu’eux je n’examinais si ce qui m’arrivait dépendait ou non de la volonté humaine. Je ne l’acceptais point, voilà tout. Je me retranchais dans ce refus têtu parce qu’il me semblait qu’aussi longtemps qu’il persisterait en ma volonté mon malheur ne serait point irrévocable. Combien de fois, devant la menace d’une douleur, l’homme dit-il : Cela ne peut pas être ! afin d’espérer que cela ne sera pas.

« Mais, après le premier choc, qui stupéfie, la réalité d’un événement pénètre en nous, peu à peu. Il en arriva ainsi pour moi. Je ne me résignai point ; mais, je compris que cela était et qu’il me fallait subir, sinon accepter.

« Alors, dans mon cerveau, tout cessa d’être.

« Je perdis la notion du possible et de l’impossible ; je ne distinguai plus entre le réel et l’imaginaire. Doutant de tout je me sentis impuissant à démêler ce qui, dans mon histoire, était la vérité ou quelle part en pouvait être l’extraordinaire invention de mon imagination malade.

« Avais-je été un homme ? Ou étais-je vraiment un homme ? Je ne savais plus, faute d’un point de repère reliant le passé au présent. Avais-je rêvé ce dont je me souvenais ? Ou était-ce maintenant que je rêvais ?

« Torture nouvelle, je sentis fuir en moi le passé, qui cessa d’avoir la consistance du souvenir pour n’être plus rien qu’une suite d’images confuses sans rapport avec ma personnalité présente. Roland Missandier, Violette. Sarmange et tous les personnages dont la vie voisinait avec les leurs avaient-ils jamais existé ? Quelle angoisse de se demander cela et de douter !

« Un instant, je voulus mourir.

« Mais mourir sans avoir le mot de cette énigme ! J’hésitai ; je raisonnai.

« Si l’homme que je sentais en moi avait réellement vécu, je devais vivre pour retrouver ses traces, vivre pour essayer de comprendre.

« Et si j’étais véritablement une bête, quelle raison avais-je de mourir ?

« J’étendis mes mains vers les fruits et vers l’eau. Je mangeai et je bus avidement.

« Près de la cage, l’homme m’observait, content.

« — Il devient raisonnable, master Charly ! faisait-il avec cet accent qu’on prend pour parler aux animaux et aux enfants.

« Un jour il vint avec un autre homme, qui reparut seul le lendemain. J’appris que j’avais changé de maître.

« Celui-là s’appelait Godolphin. Comme il n’avait pas vu mes accès de fureur, il osa pénétrer dans ma cage. Ma douceur le surprit, et l’enhardit. Il entreprit de faire mon éducation. Dérision ! Je devins un singe savant.

« Ce ne fut point sans révoltes intérieures ni sans discussions avec moi-même que je me pliai à cette nécessité.

« Devais-je la considérer comme humiliante ? Quelle attitude fallait-il adopter ? Qui prévalait en moi ?

L’homme, dont la pensée subsistait et semblait diriger ma volonté ? Ou le singe, dont j’avais l’apparence ?

« Questions cruelles et embarrassantes ! Longtemps, je flottai, ne sachant à quoi me résoudre :

« Mais, je m’avisai que ma situation présentait uniquement deux alternatives : ou bien, ma fierté – ma dignité humaine – se refuserait aux gestes que sollicitait mon gardien. Mais, cet entêtement, qualifié sauvagerie et intelligence, me reléguerait davantage au rang des bêtes. Sur moi, la prison se refermerait plus étroite ; en la meilleure hypothèse, je ne serais qu’une curiosité en cage, un singe de ménagerie.

« Ou bien, au contraire, j’accepterais la condition dégradante de bouffon, je m’avilirais en condescendant aux farces et aux mimiques cabotines, je révélerais, pour cette besogne, une partie de mon intelligence humaine. Mais, ne serait-ce pas gravir un degré de l’échelle des êtres ?

« J’optai pour ce dernier parti et je décidai de jouer mon rôle de singe pour mieux redevenir un homme.

« Godolphin accueillit avec enthousiasme les premiers témoignages que je donnai de mon intelligence et de ma docilité. J’y gagnai de me voir présenter des vêtements que je m’empressai de porter. Son émerveillement augmenta en me voyant adopter, chaque jour davantage, les attitudes humaines et faire usage de la chaise, du verre, de la fourchette et du couteau. Pour m’encourager, il remplaça ma litière par un lit ; plus tard, j’échangeai ma cage contre une chambre et la joie que je ressentais à retrouver ce confort et à goûter des sensations connues me prouvait déjà que je n’avais pas rêvé mon existence humaine. Je m’imaginais alors que du jour où je serais sûr de n’être point fou, où l’invraisemblable me serait démontré, mes maux cesseraient. Hélas ! j’ignorais la souffrance qui est aujourd’hui la mienne : me réveiller homme dans un corps de bête et avoir conscience de cette déchéance.

« Pourtant, que d’heures d’angoisse j’avais vécues, auparavant, quand j’épiais dans les yeux des spectateurs l’impression que produisait ma vue quand mon regard leur demandait, quand je me demandais à moi-même :

« — Qui suis-je ?

« Mes conquêtes sur la bête se succédaient sans m’apporter la certitude. J’étais parvenu à discipliner les rudes soins de mon gosier, à prononcer les syllabes humaines. Mais était-ce réapprendre ou apprendre ? Pour ressusciter Roland, il fallait autre chose.

« Et cela s’est produit enfin. Votre vue a fait le miracle. Quand de la scène des Folies-Olympiques, mon regard a rencontré votre visage, ce fut comme le déchirement d’un voile de brouillard. Je voyais, je sentais, je savais. J’étais sûr ! sûr d’être Roland Missandier. Qu’il fût vivant ou mort, j’étais son âme, épouvantablement réincarnée par le plus incompréhensible des prodiges.

« Mais, en même temps, j’ai compris que c’était seulement en entendant votre bouche l’affirmer que je croirais à ma réalité.

« Une volonté invincible, une force irrésistible, m’ont lancé vers vous. À tout prix, il fallait que je vous rejoigne et que je vous crie :

« — Je suis Roland !

« Et maintenant, je vous ai tout dit ; vous savez tout, Violette. Comme moi, vous croyez en dépit de votre raison. Votre cœur a entendu le récit de mes tortures et me plaint. Mais vos yeux, à travers ma forme actuelle, retrouveront-ils celui que vous avez aimé ? Pourront-ils jamais me fixer sans épouvante ? Retournez-vous, petite fleur, et regardez-moi. Que puis-je attendre de la vie, maintenant ? »

Lentement, obéissant à la voix, Violette tourna la tête ; ses doigts s’écartèrent, découvrant ses yeux.

Mais, aussitôt, la même expression de terreur folle y reparut. Tout bas, Violette balbutia : « J’ai peur !… »

XI

L’ÂME QUI CHERCHE LE CORPS

Devant Violette, qui avait replacé ses mains sur ses yeux, le gorille demeurait atterré.

Elle avait peur ! Elle avait peur toujours !

Aucune tendresse, aucune pitié ne pourrait atténuer cet horrible effroi.

Il sembla au gorille que le destin refermait sur son cœur une main invisible et le broyait.

Mais il lutta contre un nouvel accès de démence.

Violette était là, pantelante d’effroi. Fallait-il l’épouvanter davantage ?

En lui, par un violent effort, le gorille enferma son désespoir. Seuls, ses yeux, au regard presque humain, dirent la même douleur, l’atroce douleur qui le déchirait.

Il marcha vers la fenêtre lentement ; et, dans le soudain affaissement de son être, il n’y avait pas la résignation, mais l’abandon total, la lassitude de celui qui renonce à la lutte inutile, qui s’en va vers le désespoir morne.

D’un dernier regard, il embrassa cette chambre, clair décor encadrant son supplice ; on eût dit qu’il en voulait apporter la vision, fixer dans la rétine l’image de tous les objets et matérialiser en elle le souvenir de la minute où il avait touché le fond du gouffre qui était son destin.

Sur le bureau de Violette, il y avait un petit paquet. Le regard du désespéré le rencontra, lut un nom qui se détachait sur l’enveloppe de papier blanc :

 

Monsieur Roland Missandier.

 

Il tressaillit ; sa main s’allongea, s’empara du paquet. Sous le nom, il y avait une adresse, – celle d’une maison de santé, – tracée par la main de Violette.

Avec une expression indéfinissable, le gorille glissa le paquet dans une de ses poches, sur sa poitrine. Une mélancolie très douce parut dans ses yeux, tournés vers la jeune fille.

Elle n’avait pas quitté sa pose épouvantée.

Résolument, le gorille se détourna, s’approcha de la fenêtre et l’enjamba, après avoir doucement rouvert les persiennes.

L’instant d’après, il sautait sur le trottoir et marchait dans la nuit.

Sous un bec de gaz, il s’arrêta, et, tirant de sa poche le paquet, se mit à dénouer la ficelle qui l’enserrait.

Le papier déplié, une boîte de carton apparut ; elle contenait des fleurs, l’envoi quotidien de Violette à son fiancé.

Longtemps, le gorille les contempla ; des larmes, de ses yeux, tombèrent sur les pétales.

Tout à coup, il referma la boîte, refit le paquet et le cacha dans la poche, après avoir de nouveau regardé l’adresse.

Sa voix rauque déchira le silence de la nuit, comme une plainte :

— Je les « lui » porterai, dit-il.

Et il se remit en marche, vite, vite, comme s’il eût couru vers le bonheur.

Où allait-il ?

Il courait, emporté par le puissant effort de ses courts jarrets, un souffle rauque grondait dans sa poitrine ; ses yeux fouillaient l’ombre, jetant des lueurs menaçantes, défiant l’obstacle.

Il faisait nuit. Rien ne s’opposait à sa course et il n’y avait pas de passants pour s’en étonner. Qui, d’ailleurs, eût osé tenter de l’arrêter, en voyant l’expression de farouche résolution empreinte sur son visage ?

Il sortit de Paris, sans ralentir sa course, traversa la banlieue, s’arrêtant au croisement des routes pour déchiffrer les indications des écriteaux, puis repartant de la même allure effrénée.

Le jour vint. Des gens l’aperçurent et s’effacèrent. Après son passage, bien qu’il n’eût pas semblé prendre garde à eux, les groupes se formaient, s’inquiétaient, ameutaient d’autres curieux.

Vers neuf heures, après la lecture des journaux, ce fut pire. On sut qu’un singe, d’une force herculéenne, s’était échappé des Folies-Olympiques, pris d’une véritable crise de folie furieuse.

On se demanda :

— Est-ce lui ?

De proche en proche, les alarmistes répandirent la nouvelle :

— Le gorille ! Avez-vous vu le gorille ? Il est dans la région.

La panique se déchaîna. Partout on se barricadait, tandis que des hommes, armés de fusils et de bâtons, se lançaient à la poursuite de la bête.

Insouciant, le gorille courait toujours, coupant à travers bois, disparaissant aux yeux des poursuivants pour reparaître à une lieue de là, semant partout la terreur et partout signalé.

Il essuya plusieurs coups de fusil, sans donner le moindre signe d’alarme ou de fureur. Seulement, il courut plus fort vers son but.

Les gens se rassurèrent.

— Il se sauve, criait-on. Il n’est pas dangereux. On cessa de tirer, car Godolphin, le propriétaire du phénomène était accouru et promettait une forte récompense si on le prenait vivant.

La poursuite continua, acharnée.

Mais le gorille ne se sauvait pas. Hanté d’une seule idée, il courait à la recherche de son corps.

Enfin, il arriva devant un mur de clôture, celui qui entourait le parc de la maison de santé où était enfermé Roland Missandier.

Cet endroit paraissait solitaire. Le gorille s’étendit sur le sol et y colla son oreille. Nul bruit ne se révéla à son ouïe très fine.

Sans plus tarder, il se releva et, d’un bond, atteignit la crête du mur ; son second saut l’amena à l’intérieur du parc.

Alors, à pas prudents, évitant tout craquement de branche qui pût trahir sa présence, il commença à explorer la propriété dont quelques bâtiments s’apercevaient à travers les arbres.

Un arbre avançait ses branches au-dessus du toit. Le gorille embrassa le tronc de son bras énorme, se hissa jusqu’à la fourche, puis, rampant le long d’une grosse branche, se laissa choir sur le toit.

Alors, se glissant de lucarne en lucarne, il regarda dans l’intérieur des logettes.

Dès la première, une sueur d’effroi inonda son corps. Il comprit en quel lieu il se trouvait.

Mais, poussé par une force mystérieuse, attiré par l’irrésistible appel d’un aimant, il avançait toujours poursuivant sa sinistre revue.

Cependant, des fenêtres des bâtiments voisins, il avait été vu. Des gardiens s’inquiétaient de cet être bizarre, qui rampait sur le toit des aliénés.

Ils savaient qu’on recherchait, aux alentours de l’établissement, un singe échappé. Ils reconnurent le gorille et donnèrent l’alarme. Prévenus, les chasseurs accoururent de tous côtés, cernant peu à peu le bâtiment sur le toit duquel se trouvait le monstre.

Arrivé un des derniers, Godolphin dirigeait les opérations. Tandis qu’une partie de la troupe formait un cordon autour du bâtiment et gardait les issues, en attendant qu’on amenât les échelles et les cordes nécessaires à la capture de la bête, des fenêtres voisines, surveillaient ses mouvements, guettant l’instant favorable.

Justement, le gorille ne semblait point sur ses gardes ; complètement étendu au-dessus d’une lucarne, il était absorbé dans la contemplation de ce qu’il voyait.

— Les cordes, vite ! réclamèrent les chasseurs.

Et le gorille ne parut point entendre ; car il ne fit pas un mouvement. Il regardait Roland Missandier, il se regardait.

Car c’était lui, enfin ! Et tout son être avait tressailli en s’apercevant, du frémissement attendu, pressenti. C’était lui, cette silhouette, humaine sans doute, mais farouche, étrange, qui, tantôt tournait en rond dans la cellule, les genoux mi-ployés, le corps penché en avant, les bras ballants, balayant le sol, la face bestialement stupide et sans expression et tantôt bondissant le long des murs, jetant ses bras en l’air, comme pour agripper quelque chose.

Un fou ? Non autre chose : une bête.

Il avait mis ses vêtements en lambeaux et les loques qui gisaient à travers la cellule attestaient la fureur qu’il avait apportée à en délivrer son corps, maintenant nu. Ainsi dépouillé il accusait mieux la posture anormale qui semblait lui être devenue habituelle, dans la marche comme dans le repos ; à quatre pattes ou à demi-redressé, ou bien encore accroupi, mais jamais droit ni couché, tel se présentait cet être singulier qui n’avait plus de l’homme que la forme.

— Fou ! murmura le gorille, avec une stupeur douloureuse. Il est fou !

Dans son enfer, Dante n’a point imaginé cette torture : l’être dédoublé, l’âme qui voit vivre le corps, la raison qui contemple sa propre démence.

C’est à cette idée de folie que s’était naturellement arrêté le gorille et c’était d’ailleurs la seule explication plausible ; mais, le caractère de cette folie le frappa. Il ne put s’empêcher de faire un rapprochement entre sa propre forme et les attitudes de Roland. Elles étaient visiblement simiesques. Le fou faisait les gestes du singe qui avait pris sa pensée.

— Oh ! fit le gorille avec terreur.

Le mystère se dévoilait soudain à lui, plus horrible encore. Il prit à deux mains son crâne, sentant que sa raison y vacillait. Il haleta, d’une voix basse, grelottante :

— Je suis sa folie !… Je suis ce qu’il imagine… Je n’existe pas !

C’était épouvantablement simple. Et c’était terrible aussi. Subissant la contagion de la folie voisine il ne croyait plus être la raison du fou échappée de son corps et transportée dans celui du singe. Un instant il avait cru cela, sans pouvoir comprendre. Mais maintenant, s’étant vu, ayant observé les gestes de sa forme, il s’imaginait ne l’avoir jamais quitté, mais vivre la folie de l’homme. Il n’était point un singe matériellement ; mais il subissait l’impression de la forme créée par l’imagination du fou ; il était cette imagination elle-même, abracadabrante, se dédoublant pour raisonner sa démence ; il sentait que rien de ce qu’il voyait n’était réel et il continuait à le voir. Cela arrive dans les rêves.

— Mais les fleurs de Violette ?

Cette pensée ne l’arrêta point ; de la folie tourbillonnait dans son cerveau obsédé de la persistance du cauchemar. Il grogna, en s’essayant à rire, atrocement.

— Les fleurs sont pour le fou !…

Ses doigts tordirent le grillage ; ses muscles se contractèrent pour l’arracher.

Du bord du toit, les hommes le virent et aussi les gardiens, penchés aux fenêtres.

— Prenez-le ! crièrent-ils. Il veut entrer chez les fous.

Traînant des cordes, quelques hommes rampèrent le long du toit, dans la direction du gorille.

Godolphin était parmi eux.

— Lancez les cordes, murmura-t-il. Si nous les ratons, il nous échappera encore.

En cercle, ils se rapprochèrent ; au-dessus des têtes, les mains balancèrent les cordes arrondies en nœuds coulants, calculèrent l’élan.

— Tous ensemble ! commanda Godolphin à voix basse. Un… deux… trois ! Allez !

Les cordes se déroulèrent et retombèrent autour du singe, l’enserrant de tous côtés. Il y eut une ruée ; il disparut sous une avalanche humaine et, des fenêtres, les spectateurs ne virent plus qu’une houle de bras et de têtes, un enchevêtrement de corps secoués, rejetés de droite et de gauche par les soubresauts de la bête.

Surpris par l’attaque, le gorille n’en avait pas moins résisté au choc et dégagé un de ses bras.

Au milieu du grillage béait un trou. La main du gorille fouilla sa poitrine, en tira les fleurs qu’il jeta aux pieds du fou.

Alors, cessant sa résistance, la bête se laissa garrotter et emmener.

XII

LA CONSULTATION DU PROFESSEUR FRINGUE

On ne pouvait trouver, sous la calotte des cieux, deux savants plus malheureux que le professeur Scalpel et son sympathique élève, le docteur Clodomir. Depuis la disparition du gorille, leur dépit était quelque chose d’inimaginable. Ils n’étaient pas éloignés de croire que le désir de les mystifier était la seule raison qui avait poussé l’étrange bête à s’enfuir.

Qu’on se figure la déception d’un collectionneur, aguiché par la découverte d’un objet rarissime, longtemps et vainement cherché, et sous le nez de qui d’indélicats cambrioleurs l’escamotent brusquement, au moment précis où il sortait sa loupe pour l’examiner.

Tel était l’état d’âme du maître et du disciple.

— En vérité, docteur Clodomir, déclara le professeur Fringue, tandis que tous deux regagnaient l’institut, en laissant éclater leur commune mauvaise humeur, ceci dépasse les bornes de la plaisanterie.

C’était tout à fait l’avis du docteur Silence. Il opina du bonnet.

— Baste ! reprit le savant, après avoir, pendant quelques instants, imité le mutisme de son compagnon, on ne saurait manquer de le reprendre. En ce pays de liberté – ici le docteur Clodomir fit entendre un ricanement nettement ironique – on ne saurait permettre à un singe d’errer au gré de sa fantaisie.

Le nôtre doit avoir toute la ville à ses trousses.

Le disciple soupira mélancoliquement.

— Voulez-vous dire, docteur Clodomir, demanda le professeur en s’arrêtant pour dévisager son élève avec une inquiétude non dissimulée, voulez-vous dire qu’il pourrait en advenir quelque dommage quant à l’intégrité de notre sujet ?… Oui, je vous comprends : l’esprit scientifique ne guide point les recherches humaines, et les piètres intelligences qui vont s’adonner à cette besogne policière ne sauraient concevoir l’intérêt qui s’attache au remarquable spécimen dont la destinée nous passionne.

Il se mit à avancer fébrilement, avec une rapidité telle que son jeune compagnon eut peine à le suivre.

— Ce que le vulgaire dénomme la guigne n’est point un vain mot ! s’écria-t-il amèrement en marquant un nouvel arrêt. Les déboires les plus inattendus guettent ceux qui marchent dans les sentiers ardus de la science. Que sommes-nous ? Deux paisibles savants, travaillant dans une ombre modeste à la réalisation d’une humanité meilleure. Épiés par la jalousie de confrères ignares, ennemis-nés des précurseurs que nous sommes, il nous est interdit de travailler au grand jour et de requérir l’aide qui nous serait légitimement due. Ce singe, docteur Clodomir… cet individu nous appartient… Je dis qu’il nous appartient ! répéta-t-il en frappant énergiquement le sol avec sa canne et en redressant superbement son chef auréolé d’argent, comme pour édifier d’imaginaires contradicteurs. Nous devrions pouvoir le réclamer, comme l’exige la science.

Sa main se posa sur le bras du jeune médecin.

— En l’occurrence, notre devoir ne serait-il pas de parler ? Peut-être la divulgation de notre essai nous permettrait-elle d’obtenir des pouvoirs publics la remise de… du ?… Non ? Vous ne croyez pas ? reprit-il plus timidement, en voyant le docteur Clodomir accueillir son insinuation par des hochements de tête les moins encourageants. Vous estimez que ce serait prématuré ? qu’on nous traiterait de fous et peut-être de criminels ? Il est certain que… oui… évidemment… Ce serait bien désagréable… Ce serait l’écueil contre lequel se briserait notre réputation de savants…

Il parlait maintenant avec une hésitation très marquée, visiblement effrayé par certaines remarques qui se présentaient à son esprit.

— En somme… ne croyez-vous pas, docteur Clodomir ? Nous pourrions fort bien n’avoir abouti qu’à fabriquer… un dément… deux déments ?… Hé ? C’est là votre pensée ?… L’idée vous en est venue à vous aussi ?… Tantôt, n’est-il pas vrai ? dans la salle de spectacle, en voyant ces regards ?… Oui ! c’est possible… De sorte que ces brutes poursuivent un… fou… un fou d’une espèce particulière… Ils vont croire la bête enragée !… Tout cela est infiniment regrettable… Notre échec ne nous condamne-t-il pas ? Avions-nous le droit ?

— Oui ! répondit hardiment le docteur Silence.

— Oui ? répéta le professeur Fringue, en regardant son disciple, d’un air d’extase. Oui ! Au fait, pourquoi pas ? Nous avons créé un fou artificiel. C’est l’envers du théorème. Ne s’agissait-il pas d’une expérience intermédiaire ? En renversant les éléments… Nous arriverons, nous arriverons, mon petit Silence ! s’exclama-t-il, tout à coup, en se frottant joyeusement les mains. Et puis, ce fou, rien ne nous empêche de le guérir. Il ne s’agit que de le retrouver.

Ayant ainsi calmé ses tardifs scrupules, le professeur Fringue daigna s’apercevoir qu’il déambulait sur le boulevard des Italiens à notable distance de son home. Une station de taxis sollicita son attention. Il s’en approcha et laissa le docteur Clodomir choisir la favorable lanterne et discuter les conditions de leur rapatriement en mots brefs, mais décisifs. La chose terminée, il monta dans la voiture et se laissa choir sur les coussins, en murmurant avec satisfaction :

— L’expérience continue !

Elle continuait, en effet. Les journaux du lendemain et du surlendemain devaient leur apporter de nouveaux éléments de discussion.

Ils relataient la fuite du gorille et sa capture en précisant tous les incidents de cette extraordinaire odyssée.

Les deux savants les dévorèrent.

— On l’a repris, s’écria le professeur Fringue d’un ton soulagé, et on l’a repris intact ! Tout est pour le mieux !

Le doigt de Silence souligna le passage qui indiquait l’endroit où avait été capturé le gorille.

— Dans une maison de santé, lut Fringue. Qu’allait-il faire dans une maison de santé ? Il cherchait à pénétrer dans la cellule d’un pensionnaire. Étrange !… Étrange !…

— Étrange ! murmura le docteur Clodomir, en écho.

— Mais, voyez donc ! s’écria le professeur, tombant soudain en arrêt devant un autre passage du journal qu’il tenait.

C’était un entrefilet ainsi intitulé : Un singulier cambriolage… Serait-ce le gorille ?

 

Ce matin, disait la feuille, le concierge de l’hôtel habité par un banquier, M. Flavien Sarmange, rue Anatole-de-la-Forge, remarquant, en ouvrant la grille, des traces d’escalade. En portant ses regards au-dessus de la véranda qui longe un des côtés de l’hôtel, il s’aperçut que les persiennes d’une des fenêtres n’étaient qu’entrecroisées, suffisamment pour permettre à une main criminelle de s’introduire dans l’intervalle. Justement effrayé, le concierge donna aussitôt l’alarme. Réveillés, M. et Mme Sarmange montèrent dans la chambre désignée, qu’occupait leur fille. On trouva celle-ci étendue dans un fauteuil, en proie à un violent délire, provoqué par une peur. Elle prononçait des mots sans suite, permettant néanmoins de penser qu’elle avait été effrayée par l’apparition d’un singe colossal. L’état de Mlle Violette Sarmange reste grave et n’a pas permis d’approfondir cette troublante énigme. Dans la chambre, à part les traces d’effraction et la fenêtre demeurée ouverte, on n’a rien remarqué d’anormal. Aucun objet n’a disparu, ce qui confirmerait qu’il ne s’agissait point d’un cambrioleur. Un doute plane, cependant, car la veille au soir, pendant la représentation des Folies-Olympiques, Mlle Violette Sarmange avait été vivement effrayée par le gorille actuellement en fuite. On peut donc supposer que cette nouvelle apparition de la bête n’existe que dans son imagination surexcitée. Elle avait vu un singe là où il n’y avait qu’un cambrioleur, mis en fuite par son retour. Toutefois, on continue à envisager la possibilité d’une irruption du gorille et l’examen des lamelles tordues par des doigts puissants tendrait à confirmer cette hypothèse. On se perd en conjectures sur le mobile qui aurait conduit la bête.

 

— Eh bien ? demanda le professeur Fringue, après que son disciple eût achevé de lire. Étrange, n’est-ce pas ? De plus en plus étrange !

— Violette ! prononça le professeur Silence, qui paraissait vivement intrigué.

— Quoi ? interrogea le professeur, ahuri par cette réponse incohérente.

— Violette ? répéta le jeune savant, mais cette fois, en contrefaisant l’organe étranglé et rauque du gorille, dont, pour plus de clarté, il imita la mimique.

Ce fut pour le professeur un trait de lumière. Il se rappela la scène de la veille, l’effroi des hôtes de l’avant-scène.

— C’est le nom qu’il a prononcé, s’écria-t-il.

Le docteur Silence fit un signe affirmatif.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda le vieux savant, en se piquant furieusement le menton. Il n’est pas sûr, docteur Clodomir, que notre sujet soit fou. Je vois là un enchaînement de faits que mon examen, forcément superficiel, ne trouve point dénué de logique et qui semble indiquer qu’au moins partiellement le cerveau fonctionne. En tout cas, il est capable de concevoir et de diriger une suite d’actions.

J’en trouve la preuve dans les événements d’hier et d’avant-hier, car, je dois rattacher la fugue du gorille à l’incident des Folies-Olympiques : il voit cette jeune personne et manifeste une certaine émotion ; il s’enfuit à la suite de cette scène et on retrouve chez… – le professeur jeta un coup d’œil sur le journal – chez cette demoiselle Sarmange des traces de son passage. Il n’y a que la maison de santé qui me déconcerte. Eh bien ? docteur Clodomir, je pense que nous devons sans tarder aller voir le propriétaire du gorille ?

Le disciple, sortant son portefeuille, en vérifia le contenu, sans parler, puis le contempla d’un air rêveur en mordillant un de ses ongles.

— Vous pensez que ce sera cher et que notre budget ne nous permettra pas cette acquisition, hé ? fit le professeur, pareillement perplexe. Mais, peut-être, nous pourrions louer le singe ? En somme, nous ne voulons le disséquer que moralement… Anatomiquement parlant, il restera intact, hé ! hé !

Le savant éclata d’un rire jovial, sans s’offusquer de ce que Silence restait de marbre.

Mais aussitôt, il redevint grave : le microcéphale qu’il avait préposé à la garde de l’institut ouvrait la porte du cabinet.

— S’il vous plaît, m’sieu, c’est quelqu’un qui vous demande, fit-il en portant une main à son front mangé de cheveux, tandis que, de l’autre, il présentait une carte.

D’un air offensé, le professeur Fringue la prit et lut par-dessus son lorgnon.

— Introduisez, ordonna-t-il.

Le portier disparut.

— Un confrère, dit le professeur, en passant la carte au docteur Clodomir. Il s’agit vraisemblablement d’une consultation.

Il était assez fréquent que des médecins appelassent en consultation le professeur Fringue. Car, dès cette époque, il était connu non seulement comme le plus habile chirurgien, mais aussi par ses travaux sur les localisations cérébrales, et, par répercussion, sur les maladies mentales.

Une de ses thèses favorites était qu’on pouvait guérir ou atténuer la plupart des troubles ayant cette origine par une intervention chirurgicale et maintes fois, dans des cas désespérés, il avait tenté et réussi d’audacieuses opérations. Les guérisons qui s’en étaient suivies avaient naturellement accru son renom. Aussi les médecins embarrassés avaient-ils recours à lui chaque fois qu’un examen pathologique leur révélait, chez leurs clients, des symptômes accusant un état cérébral inquiétant. C’était même pour le professeur une assez sérieuse source de profits – profits qu’il consacrait à ses expériences.

Mais, par une contradiction fréquente chez les savants de son espèce, il affectait d’accueillir avec une brusquerie grognonne ceux qui avaient recours à lui et de donner à entendre qu’on lui faisait perdre un temps précieux.

Selon sa coutume donc, il accueillit par un froncement de sourcil et une mine maussade le médecin, auquel le cerbère ouvrait la porte du cabinet.

Celui-ci, cependant, se confondait en courbettes et en propos flatteurs et donnait du « cher maître » au professeur Fringue, blasé sur ce genre d’hommages.

— Abrégeons, mon cher confrère, si vous le voulez bien, fit le savant, interrompant son interlocuteur du geste tranchant qui lui était si familier – et, ce faisant, il semblait toujours qu’il vous amputât de quelque membre. De quoi s’agit-il ?

— D’une jeune fille, bredouilla le médecin, un peu démonté, une de mes clientes… secousse nerveuse… graves désordres cérébraux… Diagnostic fort délicat. J’ai pensé au grand savant qui… que… enfin, à celui dont les sublimes travaux…

— Peuh ! interrompit de nouveau le professeur, en répétant son geste, laissons les généralités. Examinons les particularités du cas.

— Ce qui m’inquiète, dit le médecin, c’est que la malade, qui, au premier abord, semble maintenant complètement remise de son émotion, ne présente aucun symptôme de dérangement cérébral. Elle paraît jouir de toute sa raison, et il en est ainsi sur presque tous les points, sauf un seul, qui tourne à l’idée fixe. Elle prétend avoir entendu parler un singe.

— Parler un singe ! s’exclama le professeur Fringue, qui, subitement, devint pourpre.

Le docteur Clodomir, discrètement, avança sa chaise et se pencha davantage vers le médecin.

— J’ai essayé, reprit celui-ci, de faire comprendre à la malade qu’elle avait été victime d’une hallucination ; que ce souvenir n’était qu’une impression de cauchemar, persistante dans la demi-lucidité du réveil. Or ne j’ai pu parvenir à la persuader, elle s’obstine, elle affirme.

Mais le professeur Fringue n’écoutait plus les minutieuses explications du médecin. Au beau milieu d’une phrase que ce dernier estimait visiblement lapidaire, tant il mettait de complaisance à la détailler, l’apôtre du scalpel s’écria brusquement :

— Comment s’appelle votre malade ?

— Mlle Sarmange, répondit le médecin, de nouveau déconcerté, mais trop au courant des lubies du terrible professeur pour se choquer ou décevoir son impétueuse curiosité. C’est la fille du banquier, et si vous lisiez les journaux, mon cher maître…

Il s’arrêta de lui-même, de plus en plus interloqué. Par-dessus sa tête, en effet, le professeur Fringue se livrait à une télégraphie désordonnée à l’adresse du docteur Clodomir, et celui-ci répondit par des signes tout aussi mystérieux.

— Bon, s’écria le professeur en se frottant joyeusement les mains, sans la moindre apparence de raison. Je vois son cas… et il m’intéresse vivement, mon cher confrère.

— J’en suis ravi pour ma cliente, murmura modestement le médecin, ébahi d’une amabilité à coup sûr inhabituelle.

— Quand désirez-vous que je voie la malade ?… Je pense, docteur Clodomir – ici le professeur Fringue oublia le médecin pour ne consulter que son conseiller ordinaire – je pense que je dois y aller sur l’heure ? Il y a là une… observation à faire… Hé ? hé ? mon petit Silence ?… c’est un cas ! J’ose dire que c’est un cas !… Et une chance !

Il se dressa d’un mouvement décidé et se dirigea vers la porte.

— Quand vous voudrez ! dit-il en passant devant le médecin.

— Certainement, mon cher maître, certainement, balbutia celui-ci en s’empressant de suivre.

Il sentait que cette formule polie n’était, dans la bouche du professeur Fringue, qu’un euphémisme ayant la valeur d’un ordre auquel il ne ferait pas bon résister.

Mais il n’en revenait pas de l’empressement dont témoignait le célèbre chirurgien.

« Moi qui croyais avoir tant de mal à le décider ! songeait-il. C’est lui, presque, qui m’emmène de force !

Il ne soupçonnait point, naturellement, que l’intérêt si brusquement éveillé du professeur demeurait totalement étranger à la maladie de Violette.

Comme l’avaient dit les journaux et comme le faisait entendre son médecin, l’état de la pauvre fille était grave ; la secousse l’avait fortement éprouvée.

Pourtant, après quelques heures d’apparente inconscience, qui était seulement la prostration consécutive à la commotion morale ressentie, et due aussi, en grande partie, à la tension des nerfs pendant l’épouvantable entrevue, Violette avait retrouvé son entière lucidité.

Elle avait gardé des événements de la nuit une impression si nette qu’il lui était impossible de supposer un seul instant qu’elle avait rêvé. Les paroles du gorille, en particulier, étaient restées dans sa mémoire et prolongeaient en elle l’angoisse du mystère.

Les questions qu’elle avait adressées au médecin – et qui avaient permis à celui-ci de conclure à un ébranlement de sa raison – n’avaient point pour but de la persuader de la réalité des événements, mais de lui donner la solution de l’énigme, s’il en existait une.

Après le départ du gorille, quand elle avait écarté ses mains et promené autour d’elle ses yeux remplis d’effroi, elle comprit soudain que cette disparition ne la délivrait point de la sensation d’horreur. Le mystère révélé continuait à peser sur elle : l’absence du gorille en diminuait à peine le poids étouffant. La pitié qu’avait escomptée le malheureux, en dévoilant ses tortures, existait, mais tellement mêlée à la terreur de l’inexplicable, qu’il était impossible de l’en distinguer.

Violette frissonnait en songeant aux affres de cette âme – l’âme de Roland – mais, tant que l’être étrange avait été là, elle avait cru trembler uniquement à cause de sa forme effrayante. Maintenant qu’il était parti, elle sentait – car le frisson continuait – qu’elle s’épouvantait pour lui et non de lui.

Elle n’avait pas tardé à s’apercevoir de la disparition des fleurs destinées à son fiancé. Seul, le gorille pouvait les avoir emportées. Devinant à quel sentiment de désespoir il avait obéi, elle retomba dans son fauteuil, les yeux remplis de larmes et le cœur atrocement broyé.

Elle sentait, sur elle et sur lui, une destinée de malheur et elle regrettait de n’avoir pas surmonté son effroi, trouvé des mots pour apaiser cette peine.

Si le gorille avait dit vrai – et pouvait-elle en douter, après son récit ? – combien la terreur qu’il lui inspirait avait dû le torturer !

C’était cette pensée qui l’avait fait s’évanouir, non plus d’effroi, mais de chagrin.

Les mots échappés à son désespoir nommèrent le gorille ; mais elle n’osait point livrer le terrifiant secret. En quels termes raconter cela ? À qui le confier ? à l’apathie de sa mère ou au scepticisme de son père ? Aucun d’eux ne la croirait – ils n’avaient point entendu, eux ! – Ils la jugeraient folle.

Elle se tut. Devant le médecin, seulement, elle dévoila une partie de son angoisse. Cet homme devait connaître tous les mystères de la nature. Peut-être comprendrait-il, lui !

Mais, pour le savant, l’au-delà de la science n’existe pas. Il la crut folle ; elle l’avait prévu. Et probablement elle le deviendrait ; car d’heure en heure, le secret devenait plus lourd et plus horrible à garder.

Mme Sarmange n’avait pas su cacher à Violette en lui annonçant la capture du gorille – elle croyait la rassurer – le lieu où on l’avait repris.

Elle avait provoqué une crise, plus affreuse, de désespoir.

Ainsi, c’était près du corps désâmé de Roland que l’autre s’était réfugié et c’était là qu’on l’avait repris, âme prisonnière d’une forme qu’à leur tour les hommes emprisonnaient.

Tout un drame, cette capture sur le toit des fous ! Et Violette était seule à le comprendre.

Appelé en hâte, le médecin trouva la jeune fille tellement bouleversée, si proche de la folie que, faute d’entrevoir la cause, il courut chez le professeur Fringue.

Deux heures après, il le ramenait et l’installait au chevet de la malade.

Toujours égoïste dès qu’il croyait poursuivre un but scientifique, le professeur songeait exclusivement à satisfaire la curiosité qui l’animait.

Mais, qu’importait au professeur Fringue ? Il tenait un « sujet » et il était bien décidé à ne point le laisser échapper. La malade paraissait complètement lucide ; elle pouvait répondre à ses questions. Cela suffisait. Ne savait-il pas à quoi s’en tenir sur ces prétendus symptômes de folie ? Quant à la légitime frayeur que prévoyaient ses suppositions et aux troubles, tant physiques que mentaux, qu’elle pouvait avoir occasionnés dans ce frêle organisme, il n’en avait cure pour l’instant.

Que Violette Sarmange satisfît d’abord à sa curiosité de savant, et peut-être consentirait-il ensuite à se rappeler qu’il venait en médecin pour la guérir.

Immédiatement, il songea à s’assurer le tête-à-tête nécessaire à l’interrogatoire qu’il méditait.

— Il faut, déclara-t-il d’un ton qui n’admettait pas de réplique, qu’on me laisse causer quelques instants seul avec Mademoiselle.

Sans risquer la moindre objection, le médecin et Mme Sarmange s’empressèrent de se retirer dans la pièce voisine.

Tout d’abord, le professeur garda un silence méditatif et bien qu’il fût généralement fort dédaigneux des contingences, affecta de s’intéresser au cadre de la maladie, c’est-à-dire aux murs et aux meubles de la chambre. Lentement, il en fit le tour.

En réalité, il cherchait une entrée en matière et surtout un moyen de légitimer certaines questions qu’il voulait poser, de manière à ne point éveiller des soupçons relatifs à ses rapports antérieurs avec le gorille.

En quête de l’inspiration, son regard se promenait sur les murs et paraissait examiner les photographies.

Au passage, il rencontra, sur la cheminée celle devant laquelle la rose mauve achevait de se faner et cette vue provoqua en lui comme une commotion électrique.

— Oh ! fit-il, en s’arrêtant, médusé.

Mais, aussitôt, son visage, brisant le masque d’émotion qui l’avait un instant voilé, laissa percer un rayonnement.

— J’aurais dû m’y attendre ! s’exclama-t-il, en s’administrant une claque sur le front.

Puis, sa main redescendit jusqu’à son menton qu’elle pinça énergiquement, tandis qu’il se retournait vers Violette.

De son lit, la jeune fille suivait les mouvements du professeur avec cette indifférence caractéristique des malades dont les centres vitaux ont ralenti leurs émotions. Ses yeux, ouverts et mobiles, prouvaient néanmoins, qu’elle avait toute sa connaissance.

— Vous connaissez ce jeune homme, mademoiselle ? demanda le professeur Fringue, en désignant la photographie.

Cette question échappa spontanément de ses lèvres. Il dut la regretter aussitôt, car il tâcha d’en atténuer l’indiscrétion en expliquant :

— Il me semble bien l’avoir vu quelque part.

— C’est mon fiancé… M. Roland Missandier, murmura Violette, dont une émotion soudaine empourpra les joues.

Pareille rougeur monta à celles du savant.

— Votre fiancé ? bégaya-t-il, à la fois stupéfait et atterré.

Ses yeux se fixèrent obstinément sur le tapis.

Il répéta plus bas :

— Votre fiancé !

— Oui, dit la jeune fille.

Ce qui se passait dans l’esprit du professeur Fringue était intraduisible. Lui-même, plus tard, se déclara incapable d’analyser la complexité des sentiments qui avaient alors fait brusquement irruption en lui. Il demeurait ahuri, la langue tout à coup paralysée. Pour la première fois de sa vie, il conçut vaguement que son amour de la science n’allait point sans quelque férocité, susceptible de déchaîner des catastrophes, et, encore qu’elles fussent involontaires, il en ressentit confusément quelque honte et quelque regret.

Quand son regard se releva vers Violette, il restait en lui une sorte de pitié humble et suppliante qui l’adoucissait étonnamment.

La jeune fille dut se rendre compte instinctivement de ce changement dans les manières du professeur Fringue, car elle prit soudain confiance.

— Monsieur, appela-t-elle, d’une voix qui implorait.

Il approcha, hésitant, presque timide.

— Monsieur, murmura Violette, vous êtes sans doute un grand savant puisque notre docteur vous appelle auprès de moi pour une chose qu’il ne comprend pas. Je voudrais vous poser une question ; mais je n’ose pas.

— Osez, répondit le professeur d’une voix qui tremblait. Il prévoyait ce qu’elle allait dire.

Où était sa curiosité de tout à l’heure ? À présent, il avait presque peur de l’entendre. C’est qu’aussi rien ne se pouvait imaginer de plus atroce. Elle était la fiancée de Roland Missandier – de l’homme dont il avait fait un singe.

De tout ce qu’avait prévu le professeur, rien ne pouvait l’étonner – l’atterrer – davantage.

En venant, il croyait bien pénétrer la vie de Roland, entrevoir enfin ce qu’était cet être qui s’était prêté à la terrible expérience. Mais, il n’avait pas prévu que ce qui se dévoilerait à ses yeux apitoyés, ce serait la fragilité d’un pauvre petit cœur féminin, torturé par lui, ou tout au moins avec sa complicité.

Moins que jamais il comprenait ; et pourtant son œuvre l’épouvantait.

Violette le regardait toute sa vitalité réfugiée dans ses yeux, qui imploraient. C’était comme si elle eût entendu le prononcé d’une sentence qui pouvait la perdre ou la sauver.

— Docteur, dit-elle tout à coup, j’ai entendu parler un singe. Croyez-vous que je sois folle ?

— Non, fit laconiquement le professeur Fringue, en secouant la tête.

— Alors, cela se peut ? demanda anxieusement Violette.

Le professeur se sentait infiniment plus troublé qu’elle.

— Scientifiquement, répondit-il en se pinçant le menton, scientifiquement, les singes ne parlent pas… c’est-à-dire qu’ils n’émettent pas de sons intelligibles pour les oreilles humaines… Cependant, il peut se faire… que dans des cas particuliers… dans un cas véritablement particulier… vous ayez entendu parler un singe.

— Je l’ai entendu, affirma la jeune fille, sans quitter des yeux le savant. Et ce singe m’a dit qu’il était un homme.

— Vraiment ! fit le professeur, d’un air malheureux.

Et il rougit, comme un enfant pris en faute.

— Vraiment !

D’une voix basse, Violette murmura :

— Cela se peut-il ?

Le savant hésita. Il sentait la sueur perler sur son front. Qu’allait-il répondre ? Nier ? Cette enfant avait vu, avait entendu. Mais elle était trop frêle pour supporter seule le poids de l’extraordinaire. Il lui fallait se reposer, s’appuyer sur la foi d’autrui ; sans quoi, elle deviendrait folle.

Mais, confirmer, c’était avouer. Scientifiquement, le professeur Fringue devait nier. En dehors de son expérience, jamais les annales de la science n’avaient relaté un fait semblable ; jamais, dans la collection des phénomènes ou des monstres, à la création desquels se complaît la bizarre nature, rien d’approchant ne s’était vu. Alors, sur quoi – sans se trahir – le professeur allait-il étayer son affirmation ? Prononcer ces simples mots : C’est possible ! cela revenait exactement au même que s’il avait crié :

— C’est moi ! moi, Fringue, qui ai fait cela !

Il le comprit si bien qu’il jeta un regard éperdu autour de lui, pour s’assurer que les représentants des doctes académies des deux mondes ne s’étaient pas subrepticement glissés dans la chambre.

Mais il y était seul avec une enfant qui souffrait et qui tremblait.

Dans son laboratoire, au milieu des scalpels et des scies, fort de la vue des instruments de sa foi, peut-être que le professeur eût résisté à la pitié. D’ailleurs, il y aurait eu le docteur Silence, sévère et inébranlable, ardent à sauvegarder leur œuvre des atteintes de la malignité profane. Il eût suffi que son regard dise :

— Il n’est pas temps !

Influence des milieux ! Ici, près de cette petite fille, le terrible professeur n’était plus qu’une bonne pâte d’homme, un vieux savant qu’un malin diable poussait à être paternel.

Il fut héroïque.

— Oui ! déclara-t-il. Cela se peut.

Et il s’assit près du lit, les jambes coupées par l’émotion. Il venait de lâcher, dans cette oreille enfantine, le secret, l’aveu de sa grande expérience, de celle qui devait bouleverser le monde.

Violette ne voyait pas si loin.

— Ainsi, gémit-elle, vous croyez que Roland – c’est Roland ! – est devenu un singe ?

— Cela est, dit le savant, en tourmentant furieusement son menton.

— Oh ! pauvre Roland !… pauvre Roland !… C’est terrible !

— Terrible, soupira, en écho, le professeur Fringue.

— Mais, comment… comment cela a-t-il pu arriver ? Vous le savez, vous docteur, puisque vous dites que c’est possible.

— Je le sais… sans doute, je conçois cela ! dit le savant, de plus en plus embarrassé.

— Alors, vous me direz ? vous m’expliquerez ?

— C’est bien difficile, chère demoiselle, bien difficile. Vous ne comprendrez pas… D’ailleurs, il faudrait auparavant que je vois le… monsieur… enfin, votre…

— Roland ? le vrai Roland, celui qui pense et qui se souvient ?… Oh ! docteur, on l’a repris comme une bête !… comme une bête !…

Elle éclata en sanglots nerveux, ce qui acheva de jeter le désarroi dans l’esprit du professeur Fringue.

— Calmez-vous, ma chère demoiselle, calmez-vous ! supplia-t-il, en s’agitant sur sa chaise… Certainement la situation est… comment dirai-je ?… anormale, pénible même… Il est indiscutable que ce… ce malheureux doit être traité… enfin, doit jouir de la liberté… ne saurait être considéré comme une bête…

Peinant et s’épongeant comme un candidat peu ferré devant un examinateur impitoyable, le professeur Fringue s’embrouillait dans ses explications.

— Bref, il faudrait le tirer de là, conclut-il.

— Comment faire ? gémit Violette, en joignant ses mains pâles. Oh ! docteur, conseillez-moi. Dois-je avertir mes parents ? Ils ne voudront pas croire. Il faudra votre témoignage.

— Gardez-vous de l’invoquer ! s’écria vivement le professeur. Je dois vous recommander le silence… dans l’intérêt même de… M. Roland. Songez à la curiosité que vous déchaîneriez si vous parliez. Il en serait la proie… la victime. Ce serait fini de la liberté… Les savants le réclameraient… Vous n’imaginez pas ce dont ils seraient capables !… Il s’agit d’un cas tellement… tellement en dehors de tout.

Violette écoutait avec terreur.

— Que faire ? répéta-t-elle.

— Écoutez, dit le professeur Fringue, il faudrait d’abord obtenir de l’homme, du propriétaire du singe, qu’il lui rende la liberté… Je me chargerais volontiers des négociations… Malheureusement, je crains que cela ne nécessite une somme importante, hors de mes moyens.

— Je comprends, dit la jeune fille, il faut d’abord racheter Roland.

— Il faudrait… évidemment. Il le faudrait, dit le savant, en tourmentant derechef son menton. Mais le propriétaire sera exigeant.

— Ne vous inquiétez pas de cela, docteur, répliqua Violette, d’un ton de résolution énergique, Roland sera libre. Je m’en charge.

— La question demande à être examinée prudemment, ma chère demoiselle. Nous ne pouvons oublier… la forme… la forme actuelle de… de la personne qui nous intéresse. Or, le public n’étant pas dans le secret, il serait téméraire, il serait chimérique de prétendre assurer à… cette personne… une entière liberté de mouvements. Il faudrait au moins, près d’elle, une apparence de tutelle… une sorte de répondant…

— Oui, vous avez raison, docteur.

— Supposons ces difficultés résolues. Verrez-vous le… la personne ?

— Je la verrai, dit Violette d’un ton ferme.

— Eh bien ! il faudrait… l’engager… à venir me trouver… J’ai des choses à lui dire… des choses sérieuses…

— Oh ! docteur, Roland ira certainement vous trouver quand il saura que vous pouvez lui expliquer ce qu’il ne comprend pas ?

— Ce qu’il ne comprend pas ? répéta le professeur, subitement effaré.

— Sa transformation.

Le savant regarda Violette avec effroi.

— Il vous a dit… qu’il ne comprenait pas ?

— Il me l’a dit, docteur… Et il souffre de ne pas comprendre… Mais, vous pourrez lui expliquer, n’est-ce pas ?

Cette souffrance devant l’incompréhensible, il semblait bien que le professeur Fringue la ressentît à cet instant. Lui aussi frôlait un mystère effrayant et rien qu’à en voir la durée d’un éclair béer le gouffre sous ses pas, il éprouvait une sensation de vertige.

— Je pourrai, dit-il avec effort. Certainement, je pourrai. Qu’il vienne !

XIII

UN RAYON DANS L’OMBRE

— C’était trop beau pour durer !

Cette phrase, le pauvre Godolphin la répétait vingt fois par jour, avec un soupir navré.

Après la capture, il avait fallu faire réintégrer au gorille la cage d’autrefois. Finie, la vie civilisée en complet élégant ! Terminées, les exhibitions et les recettes fructueuses.

Il ne fallait pas songer à remplacer les vêtements en loques de la bête taciturne et farouche, vers laquelle, à travers les barreaux solitaires, le saltimbanque jetait des regards craintifs.

Au retour de l’équipée, la peur subsistait. Quand le gorille eut été replacé dans la cage et délivré de ses liens, il demeura accroupi dans son coin, la face ensevelie dans ses mains puissantes.

Et Godolphin, qui le surveillait, prudemment hors de portée, ne put se tenir de grommeler :

— C’est ça, cache ton museau ! Va, tu ne risques rien d’avoir honte ! Tu en as fait de belles !

Mais tout en le gourmandant sur le mode habituel, il sentait bien qu’il y avait quelque chose de changé – il disait quelque chose de cassé – entre eux.

— Qu’est-ce que tu veux, mon vieux Poil-aux-Pattes, la confiance n’y est plus, quoi !

Allez donc vous familiariser avec les bêtes pour qu’un beau jour elles vous filent d’entre les mains, en renversant tout, vous compris ! Plein d’amertume et de ressentiment, Godolphin constatait qu’on ne pouvait pas s’y fier.

— Ce n’est pas franc, ça !

Le plus clair de l’histoire, c’était qu’il voyait ses ambitions à terre. Après cette aventure, le public prendrait peur, tout comme lui-même, et les autorités n’autoriseraient plus l’exhibition du singe savant, sinon dans une bonne cage, ce qui lui ôterait tout son piquant. Passée l’éphémère curiosité qu’allait soulever la dernière aventure, les directeurs de music-hall n’en voudraient plus sur leurs scènes et Godolphin et son gorille retourneraient à leur misère d’avant. Tout serait à recommencer et sans espoir, cette fois, de voir la fortune s’en mêler, puisque master Charly ne serait plus qu’une curiosité ordinaire, une brute de ménagerie intéressante seulement par son aspect.

Se résigner à cela, c’était dur. On ne redescend pas volontiers d’un capitole de gloire et d’or. Godolphin avait pris la douce habitude d’entendre tinter le contenu de ses poches ; il lui coûtait d’y renoncer.

Assis près de la cage, il roulait ces tristes réflexions en hochant la tête :

— T’as fait une boulette, mon pauvre vieux ! T’as fait une rude boulette !

Chose bizarre, ses regrets ne suscitaient en lui que de la tristesse, point de colère. Tout se bornait à des reproches ; il n’avait pas eu cette explosion de fureur qui, chez les hommes de son espèce, doit se soulager par des coups. Peut-être la terreur respectueuse qui lui inspirait la force du gorille l’invitait-elle au calme. Il devait s’être dit qu’il ne ferait point bon de l’exciter.

Sa prudence méfiante dura deux jours, durant lesquels l’attitude du gorille ne changeait point.

Aux yeux d’un observateur superficiel, la bête affaissée, abandonnée, qui gisait dans un coin de la cage, était retombée dans son état de sauvagerie naturelle. Et pourtant, rien n’était plus humain que cet accablement muet, ce désespoir morne.

Godolphin qui, pourtant, s’y trompait, en fut tout remué.

— Ça ne va pas, ma pauvre vieille ? fit-il, en s’approchant de la cage.

Après une légère hésitation, il toucha le poil rude du singe, caressa sa tête, penchée sur la poitrine.

Le gorille ne bougea point.

« Il est plus calme, se dit le saltimbanque. Ce n’était qu’un accès. »

Un peu d’espoir rentra en lui. Il fit le tour de la cage, essayant d’attirer l’attention de la bête. Mais, elle conservait son immobilité, prostrée, son air abattu et qui ne s’intéressait plus à rien.

— À quoi ça sert de se tourner les sangs ? objurguait Godolphin, apitoyé. Faut prendre le dessus. On pourra redevenir une paire d’amis comme avant.

Il finit par entrer dans la cage, et rassuré par l’attitude du gorille, s’y installa pour lui tenir compagnie.

— J’ose pas encore te faire sortir, expliqua-t-il, avec un geste qui s’excusait. Si ça te reprenait de faire du boucan, je serais responsable, tu sais. Mais ça reviendra… plus tard… quand on sera sûr que tu es devenu sage.

Il le regardait et, parfois, rencontrait les yeux si pleins d’une tristesse désespérée, qu’un cri de pitié jaillissait des lèvres de Godolphin.

— Pauvre vieux ! Mais, à quoi donc que tu penses ?

À quoi ? À tout et à rien. Il semblait bien que – sans y parvenir – le gorille fit un effort pour chasser la pensée importune et ne voulût plus vivre que par des gestes. En lui, toute volonté semblait éteinte ; il vivait machinalement, acceptant les nécessités matérielles de la vie, mangeant les fruits que lui offrait le saltimbanque, buvant l’eau de la tasse ébréchée, docilement, comme un enfant.

C’est que, pour lui, rien n’existait plus : il ne vivait pas : Il rêvait la pensée du fou.

À cent lieues de ces subtilités, inconscient du drame qui se jouait sous ce crâne de bête, Godolphin s’inquiéta seulement de cette torpeur prolongée et s’efforçait d’y arracher le gorille.

— Tu ne causes plus ? insinua-t-il tout à coup. T’es donc plus un homme ?

Et la bête, surprise par cette interrogation directe qui traduisait trop ses propres préoccupations, se mit à pleurer convulsivement.

Mais ce fut le seul signe d’intelligence qu’il consentit à donner et, vainement, les jours qui suivirent. Godolphin, tout à l’espoir qu’il caressait, tenta-t-il de lui faire reprendre ses anciens exercices ; immobile et farouche, le gorille ne parut pas plus entendre ses prières que ses menaces. Promesses insidieuses, flatteries, supplications, rien n’y fit. Et Godolphin, désespéré, dut se répéter que l’ère de la fortune était close et qu’il avait mangé son pain blanc le premier.

— Une bête si intelligente ! répétait-il inlassablement. Finir comme ça !

Il se résignait d’autant moins aisément à abandonner son espoir que le voisinage du gorille entretenait ses regrets. C’était comme s’il eût contemplé un trésor inutilisable. Mourir de faim à côté de la richesse constitue la plus cruelle des morts. Godolphin subissait ce supplice sans parvenir à émouvoir l’entêtement du gorille.

Huit jours passèrent ainsi, durant lesquels l’homme et la bête poursuivirent côte à côte leurs méditations moroses.

Et pendant ce temps ils vivaient – dans une masure de banlieue – sur le petit pécule amassé par le saltimbanque, qui le voyait fondre avec d’autant plus de chagrin que la source en paraissait tarie.

Il songeait à transporter la cage sur un emplacement de fête de quartier et à tirer, au moins, de la vue de son gorille, quelques maigres bénéfices.

Un coup de sonnette le tira de ses réflexions.

Il sortit de la cage et du hangar dans lequel elle était placée, traversa une petite courette et ouvrit la porte de la rue. Il se trouva en face d’une demoiselle élégante et voilée ; contre le trottoir, une automobile était rangée ; par la portière, on entrevoyait une dame placide et nonchalante, qui regardait autour d’elle d’un air indifférent.

Ébloui, le saltimbanque salua.

— Monsieur Godolphin ? demanda la jeune fille.

— En personne, répondit-il, avec une nouvelle courbette.

— Je voudrais vous parler de… votre singe.

Une timidité singulière – une souffrance, aurait-on dit – rendit pénible la prononciation de ce mot. La jeune fille, un peu pâle, témoigna d’une émotion exagérée que Godolphin prit pour de l’embarras. Il en conclut aussitôt que le motif qui amenait cette visiteuse huppée devait être quelque chose de « pas ordinaire » et qu’il y avait lieu d’ouvrir l’œil.

— On peut toujours parler, dit-il évasivement, en s’effaçant pour laisser passer la jeune fille.

Elle entra et jeta autour d’elle un regard craintif.

— Est-ce que je pourrais le voir ? fit-elle.

— Ce n’est pas défendu, répondit le saltimbanque. Seulement…

Il hésita, un peu honteux, ne sachant comment exprimer qu’il entendait exploiter cette curiosité qui s’annonçait.

— Bien entendu, je paierai, ajouta la jeune fille.

La face de Godolphin s’épanouit. Il devint obséquieux.

— Oh ! alors ! fit-il avec un gros rire bon enfant, c’est à votre disposition. Monsieur reçoit. C’est pas qu’il soit causant pour l’instant, mais si la vue vous suffit…

— Il n’est pas souffrant ? interrogea la jeune fille avec une légère angoisse.

— On ne peut pas dire. Mais tout de même il n’est dans son assiette. Il est neurasthénique, quoi ! Parole ! on le dirait. Ça lui a pris depuis…

Il s’arrêta de peur d’en trop dire et de perdre l’aubaine entrevue en effrayant la visiteuse, et demanda, gênée :

— Madame est au courant de l’histoire ?

La jeune fille inclina silencieusement la tête.

Rasséréné, Godolphin crut devoir la rassurer :

— Oh ! il est sage, maintenant ! Un vrai mouton ! comme de juste, je l’ai bouclé… je l’ai mis en cage, quoi !

— En cage ! soupira la visiteuse.

Et le saltimbanque crut bien voir des larmes trembler au bord de ses yeux.

— C’est rapport à la prudence, expliqua-t-il. Mais j’y entre avec lui ; c’est tout dire.

— Allons le voir, dit la jeune fille, avec un nouveau soupir.

Elle semblait à la fois désirer et craindre la vue du gorille. Godolphin traduisit à sa façon ce double sentiment.

« Elle a peur, mais ça la tient, pensa-t-il. Faut qu’elle y aille quand même ! Sacrées femmes ! »

Il montra la porte du hangar, d’un geste engageant.

— C’est par ici. Il fait un peu « obscur » ; mais on s’y habitue.

Il fit mine de passer devant, tant pour la rassurer que pour lui montrer le chemin. Mais elle le dépassa vivement et s’avança à l’entrée du hangar. Sur la porte, elle hésita un instant, pour donner à son œil le temps de s’habituer à la demi-obscurité.

La cage était en face. Dans un coin, il y avait une masse sombre – le gorille accroupi, la tête entre ses genoux, les bras repliés, les mains croisées au-dessus de son crâne.

À sa vue, la visiteuse réprima un léger frisson.

— Ayez pas peur ! C’est pas méchant ! encouragea, derrière elle, la voix de Godolphin, qui se méprit encore.

D’un pas ferme, elle s’approcha, tout près des barreaux qui frôlèrent ses mains gantées.

— Roland ! appela-t-elle, d’une voix douce et légèrement altérée. Roland, c’est moi !

Au son de sa voix, le gorille bondit. Et ses yeux navrés, emplis d’une soudaine lumière, rencontrèrent ceux de Violette Sarmange, qui ne se détournaient plus.

Les paroles du professeur Fringue avaient levé les derniers doutes de Violette. Quelque extraordinaire qu’elle pût être, elle croyait maintenant à la mystérieuse transformation de Roland Missandier.

Elle eût hâte d’aller consoler l’âme prisonnière et elle se sentit capable de revoir l’être horrible qu’était devenu son fiancé et de ne pas témoigner ni terreur, ni répulsion ; sa tendresse, qui survivait, se muait en pitié. Sitôt guérie, elle songea à exécuter le projet qu’elle avait formé.

Les journaux avaient naturellement, au lendemain de la fugue du gorille, publié tous les détails de sa capture. Avant de cesser de s’y intéresser, ils avaient dévoilé l’endroit où le maître avait conduit la bête déchue. Pour connaître l’adresse de Godolphin, Violette n’eut qu’à les feuilleter.

Il lui fut tout aussi facile de décider sa mère à l’accompagner dans son expédition et à la tenir secrète. Mme Sarmange n’était point questionneuse ; il lui suffit de savoir que sa fille allait secourir une misère cachée. Grâce au prétexte charitable, Violette eut toute latitude de se faire conduire dans un coin perdu et d’entrer seule chez le saltimbanque.

Et pour rendre de suite, au malheureux qu’elle venait voir, sa dignité d’homme, conservée en dépit de sa forme, selon les affirmations du professeur Fringue, elle l’appela par son nom.

— Roland !

Il faut se rappeler l’état d’esprit de l’homme-singe pour comprendre l’effet que produisit sur lui cet appel et cette apparition. Placé dans des conditions anormales d’existence, jeté en plein fantastique par l’incompréhensible aventure, sa raison ébranlée par tant d’émotions successives, vacillait sans pouvoir se raccrocher à rien. Ce qu’il voyait, ce qu’il entendait – sa vie – étaient pour lui autant d’imaginations encloses dans le cerveau d’un fou.

Et soudain, nouvelle invraisemblance, Violette reparaissait, non plus épouvantée, mais pitoyable et tendre.

Redressé, il la considéra, n’osant tendre ses mains vers elle ; sans doute elle allait s’évanouir, comme toutes les visions.

Pourtant sa vue l’avait arraché à sa torpeur et rendu à la discussion. Il bégaya de son horrible voix :

— Violette… Je suis fou !… Je sais… J’ai vu…

Apaisantes, les petites mains s’opposèrent à ce qu’il continuât. Elles lui faisaient signe de se taire. En même temps, secouant sa tête pâle, Violette niait la folie.

— Non ! non, Roland… vous n’êtes pas fou… Je suis venue pour vous le dire.

Haletant, il gémit :

— Me parlez-vous vraiment ? N’est-ce pas une chose que je pense… que pense celui que j’ai vu… le fou ?

— Celui-là n’est pas vous, dit-elle courageusement. Il n’est plus vous… Revenez à vous, Roland. Vous m’entendez. C’est moi que vous voyez et tout est vrai… tout… même cette transformation… ce mystère… J’ai parlé à quelqu’un… à un médecin… un savant… Et il a dit que c’était possible.

— Que c’était possible, répéta-t-il à voix basse.

Tous deux se regardaient et la même terreur se lisait dans leurs yeux.

À deux pas, pétrifié, Godolphin écoutait sans comprendre. Que signifiait cette scène ? Rêvait-il ?

— Je suis venue pour le répéter, reprit Violette. Il vous expliquera ; vous pourrez comprendre.

— Comprendre ! fit le gorille, dont les yeux brillèrent d’espoir.

Il lui semblait que le mot seul l’arrachait au cauchemar de folie et d’épouvante. En attendant, il le rendait à la réalité de l’heure présente. Comme il n’entrevoyait pas que la connaissance de la vérité pût être plus terrible que le doute, il la souhaitait de toute sa volonté. Tout valait mieux que l’atroce sensation d’être un fou conscient de sa folie. C’était comme s’il se fût évadé du cabanon dans lequel sa pensée agonisait depuis que ses yeux avaient aperçu l’horreur.

Pourtant ce corps bondissant là-bas ? Quelle âme l’habitait si ce n’était la sienne ?

— Comprendre ! répéta-t-il ardemment, comme une prière.

Et ses mains étreignirent désespérément son crâne.

— Mais, pour cela, il faut être libre, dit Violette.

— Libre ! ricana amèrement le gorille.

— Le savant l’a dit : vous êtes un homme.

— Un homme !

— Oui, malgré… malgré votre apparence… La pensée est tout… Le cerveau prime la forme… Je répète les mots du savant… Vous êtes un homme, puisque votre pensée, votre intelligence, vos souvenirs sont humains… C’est cela qui vous fait vous ; c’est par eux que vous êtes… pour moi… que vous êtes Roland, malgré tout, toujours !

— Violette ! vous l’avez dit, c’est terrible !

— Non. Vous n’êtes pas seul, Roland, puisque j’ai reconnu votre pensée. Je serai courageuse. Soyez-le ! À nous deux, nous déchiffrerons l’énigme. Je viens vous délivrer. Sortez de cette affreuse cage.

De ses mains frêles, elle tenta d’ébranler les barreaux.

Son geste rendit Godolphin à lui-même.

Après tout, il avait vu d’aussi étranges choses. Son gorille parlait, mais, lui l’avait vu écrire. Quant à ce qu’il racontait, c’était tout bonnement sa folie qui le reprenait et si la jeune demoiselle était aussi « toquée » que lui, ce n’était pas une raison pour que le saltimbanque perdît également la tête et ne mît pas le holà au bon moment.

— Minute ! la petite dame, fit-il en s’avançant. Ça ne s’ouvre pas comme ça ! Et puis, faut pas oublier que c’t’ami est en pénitence.

Il souriait en se dandinant, moitié railleur, moitié aimable.

Il ne fallait point brusquer la cliente, n’est-ce pas ? Il ne savait pas encore au juste de quoi il retournait. Et puis, ces petites têtes-là, ça se fourrait des idées dans la caboche et, pour les leur enlever, c’était le diable.

« En douceur ! se dit-il. Sans se disputer, elle comprendra bien que je tiens pas à revoir mon singe prendre le train onze. C’est qu’il abat des kilomètres, le gaillard, quand il s’y met.

Et puis, il y avait la pièce qu’elle lui avait promise. Pour ne pas la perdre, il fallait de la diplomatie.

Violette se retourna vers lui, presque impérieuse.

— Ouvrez ! ordonna-t-elle.

— Si ce n’était que pour vous être agréable, ça y serait déjà, assura Godolphin. Je ne demande pas mieux, moi. Seulement, il y a le frangin qui se carapaterait. C’est pas un type ordinaire, vous le voyez comme moi. Des costauds de son espèce, capables de soutenir une conversation avec bienséance et civilité, face à face avec une jeune dame comme vous et dans sa langue naturelle, ça ne se voit pas tous les jours. C’est un objet d’art, quoi ! Alors, rapport à sa valeur, je ne veux pas qu’il me plaque.

Violette comprit mal cette harangue, trop fleurie pour l’éloquence spéciale du saltimbanque. Mais, débarrassée de ses fioritures argotiques, en bloc, elle lui sembla exprimer une volonté très nette de ne point accéder à son désir.

— Vous n’allez point le retenir prisonnier ? s’exclama-t-elle, indignée et alarmée. Songez que c’est un…

— Violette ! murmura le gorille. Il ne peut pas comprendre.

— Il le faut, pourtant, répliqua-t-elle, indécise. Vous ne pouvez rester ainsi.

Et, se retournant vers le saltimbanque, elle continua d’une voix tremblante :

— Celui que vous croyez un singe est un homme.

Anxieuse, elle guetta l’effet de ses paroles.

Godolphin n’en paraissait pas autrement ému.

— Il m’a déjà servi ça, prononça-t-il avec indulgence.

Et son air signifiait clairement qu’il doutait également de la raison du gorille et de celle de la jeune fille. Pour être drôle, c’était drôle qu’ils eussent la même idée dans la caboche ; mais, cela prouvait seulement qu’ils étaient aussi « maboul » l’un que l’autre.

— Il vous l’a dit. Mais, moi, je vous le confirme, reprit Violette. Est-ce que vous ne me croiriez pas ?

— Tant qu’à vous croire, je veux bien, fit Godolphin avec politesse. Mais, tout de même, elle est un peu forte. Faut être juste, celle-là, je ne peux pas l’avaler sans boire.

Il rit très fort, enchanté de son trait d’esprit.

Découragée, Violette considérant son front bas et têtu, ses yeux infiniment moins intelligents que ceux du singe, dont il niait l’humanité. Elle parut comprendre l’impossibilité de convaincre cet être borné.

— Voulez-vous me le vendre ? proposa-t-elle soudain.

— Vous le vendre, mon gorille, s’exclama Godolphin, cessant de rire pour redevenir méfiant.

Il pensa que tous ces propos incohérents n’étaient que des manigances destinées à l’entortiller. On voulait le rouler en faisant la bête. Mais il était un peu là, et d’attaque encore !

Il cligna de l’œil.

— C’est pas possible, ma petite dame. J’y tiens trop.

— Je donnerai un bon prix.

— Il vaut davantage. Parole ! J’y perdrais. Songez un peu ! Une bête pareille ! Il fera ma fortune.

Son œil s’allumait à la pensée des gains redevenus possibles.

— C’est qu’un peu de patience à avoir. Quand on saura que sa crise est passée, les engagements reviendront. On travaillera ensemble. Pas vrai, vieux ?

— Non, fit le gorille, en secouant la tête.

Il avait repris son attitude humaine. Toute trace d’égarement avait disparu de ses yeux. Calme, il avait écouté le saltimbanque et, maintenant, il le fixait, prêt à discuter.

— Non ? s’exclama l’homme, plus stupéfait qu’il ne l’avait encore été.

Il recula de deux pas, regardant le singe d’un air ahuri.

— Celle-là ! murmura-t-il. Celle-là !…

Impuissant à exprimer ce qu’il ressentait, il se tut et demeura, les yeux ronds et la bouche ouverte.

— Accepte la proposition de Mademoiselle, Godolphin, dit le gorille. Que gagneras-tu à me conserver malgré moi ? Tu ne peux m’obliger à travailler. Tu seras forcé de me garder en cage et, comme je ne ferai pas un geste, le public se lassera bien vite de me contempler. Tu sais bien que si je ne m’y prête pas, tes projets ne se réaliseront pas.

— Ça dépasse tout ! murmura le saltimbanque. Entendre un singe raisonner comme ça ! Vous allez voir qu’il me fera la loi.

Il se sentait vaincu et ne discuta plus que pour la forme.

— Tu veux me quitter, milord Poil-aux-Pattes ? C’est pas chic !

— J’ai besoin d’être libre, dit le gorille.

— Et je vous dédommagerai, ajouta Violette. Voici un acompte. Ouvrez la cage. Nous ne discuterons pas la rançon.

Elle tendit une liasse de billets de banque qu’elle venait de tirer de son sac à main.

Un peu consolé, Godolphin les prit sans se faire prier. Néanmoins, il soupira en décadenassant la porte de la cage.

— Vous ne marchandez pas, la petite dame. Mais, voyez-vous, ça n’a pas de prix un phénomène pareil… Enfin, à votre convenance, puisque le bougre s’en mêle. Ce n’est plus le maître qui décide. Mais, quoi ? Au jour d’aujourd’hui, je ne peux m’étonner de rien. Les bêtes parlent et raisonnent comme les gens.

Tout en marmottant son monologue, plus pour lui que pour ses auditeurs, il avait ouvert la cage.

Le gorille sortit.

— Libre ! s’écria la jeune fille.

— Merci, Violette ! fit-il avec émotion.

Machinalement, sa main avait esquissé un geste vers elle ; mais il s’arrêta honteux et triste. Ce fut la jeune fille qui, saisie de pitié pour sa souffrance, prit la grosse patte velue et la serra dans ses menottes.

— Courage, Roland ! murmura-t-elle.

— Être pour vous une cause d’effroi !… gémit l’homme-singe.

— Point d’effroi ! de pitié ! dit-elle vivement.

— Quelle torture !

— N’y songez pas. Allez sans tarder trouver le savant dont je vous ai parlé… le professeur Fringue… J’ignore ce qu’il vous dira ; mais il s’est fait fort de vous expliquer ce mystère. Voici son adresse.

Le gorille prit le carton.

— J’irai, dit-il… Oh ! savoir ! savoir !

La tête basse, les yeux à terre, il suivit quelques instants sa pensée intérieure, tenant toujours la main de la jeune fille. Quand il la laissa, le désespoir était encore dans son regard, mais en même temps le feu sombre d’une inébranlable résolution y brillait.

— Adieu, petite fleur ! dit-il. Pourrai-je jamais vous revoir ? Je ne sais.

— Oh ! protesta-t-elle d’un ton de reproche.

— Vous êtes courageuse et bonne. Mais, j’ai peur que la connaissance du mot de cette atroce énigme n’atténue pas le supplice que ma vue nous inflige à tous deux. Pour n’être plus enveloppé des ténèbres du mystère, ma situation cessera-t-elle d’être épouvantable ? Pourrais-je supporter l’horreur de ma vie ? Sera-ce charitable de me contraindre à la prolonger ?

Ils se turent. Tous deux sentaient entre eux la menace d’une fatalité inexorable. Et ni l’un ni l’autre n’osaient envisager l’avenir, ni prononcer des mots d’impossible espoir.

— Adieu, Roland, dit faiblement Violette. Quoi qu’il advienne, ma pensée vous appartient.

— Comme à vous la mienne et mon infinie gratitude. Vous aurez fait pour moi ce qui pouvait être fait, puisque vous m’avez rendu la liberté et mis sur la piste du secret qui m’expliquera mon destin. Adieu ! Je vais retrouver cet homme.

Il se dirigeait vers la porte de la grange. Un cri de Godolphin l’arrêta.

— Vous allez ! Vous allez ! s’exclama le saltimbanque ? qui n’osa plus tutoyer le gorille. Tout de même. Vous ne pensez pas qu’on va vous laisser balader dans la rue ?

Le visage de Violette redevint inquiet.

« Libre, c’est bientôt dit, continua le bateleur, mais il y a des « flics ». Ils ne goberont pas la chose aussi facilement que Godolphin, et, avec eux, c’est le bloc.

Le gorille fit un geste menaçant.

— Oui, je sais bien qu’ils écoperont. Mais, tout de même, mon vieux frangin, si t’en vaux vingt, tu n’en descendras pas cent ni mille. (Entraîné par son éloquence, le saltimbanque revenait au tutoiement familier.) Tu finiras par toucher des épaules et, alors, si tu n’as pas ton compte, ça sera la cage. Alors, sans vouloir t’offenser, tu ferais mieux de donner la préférence à celle de Godolphin, si c’est vers ça que tu cours !

Frappés par cette argumentation, Violette et le gorille se regardèrent.

— Je n’y avais pas songé, dit la jeune fille.

— On ne pense pas à tout, gouailla le saltimbanque, triomphant. Voyez-vous, la rue aux singes c’est pas encore dans les mœurs. On les juge trop jeunes pour leur accorder le permis de conduire.

Violette se souvint des conseils de Fringue. Lui aussi avait prévu cette objection : il avait parlé d’une sorte de tuteur d’un répondant qui faciliterait les évolutions du gorille et lui éviterait le contact des indiscrets.

Godolphin n’était-il point indiqué pour ce rôle officieux ? En lui assurant des honoraires appréciables, n’accepterait-il pas de demeurer, en cette qualité, auprès de l’homme-singe ?

Le marché fut vite conclu. Sitôt que la jeune fille eut formulé sa proposition et fixé le chiffre de la rémunération qu’elle offrait le saltimbanque accepta avec un enthousiasme mal dissimulé.

— Ça va, fit-il. Je procure une « pelure » à milord et je le trimbale où ça lui chante. Avec moi, on passe partout, ni vu, ni connu.

— Je pars, dit Violette, tranquillement. Mère pourrait s’inquiéter si je demeurais davantage. Et il ne faut pas qu’on se doute. J’ai gardé votre secret, Roland. Il restera tel tant que vous ne pourrez pas expliquer votre aventure. Ce sera bientôt, j’espère.

Mélancolique, le gorille hocha la tête et répéta :

— Adieu, Violette !

XIV

L’ATROCE MYSTIFICATION

Trois heures après le départ de Violette, une voiture fermée s’arrêtait devant l’institut du scalpel, amenant Godolphin et son étrange compagnon.

Quand le saltimbanque l’avait hélé, le chauffeur avait quelque peu hésité à « charger » ses clients. Non que la faconde familière de Godolphin lui déplût. Mais, l’aspect de l’autre donnait à réfléchir.

Il était difficile de rencontrer un voyageur plus extraordinaire – on pouvait même dire plus inquiétant.

Une vaste houppelande, au collet relevé, enveloppait sans la dissimuler, sa taille gigantesque et sa puissante carrure. Les manches, trop courtes pour les bras, d’une dimension inaccoutumée, laissaient passer celles du vêtement de dessous : des gants blancs attiraient l’attention sur les mains énormes. Quant à la tête, elle s’enfouissait littéralement dans le triple enroulement d’un cache-nez ; seuls, les yeux brillaient dans l’ombre du chapeau à larges bords.

En somme, s’il était difficile, sous cet accoutrement, de deviner un gorille, l’ensemble ne pouvait passer inaperçu.

Mais avant que le chauffeur, méfiant, eût terminé son examen, Godolphin avait poussé son compagnon dans la voiture, en disant avec une jovialité rassurante :

— Et entrez donc, patron ! Le parc Montsouris, c’est pas le bout du monde. On s’arrangera toujours, en ne lésinant pas trop sur le pourboire.

L’argument était irrésistible. Le chauffeur avait légèrement tourné la tête, en haussant les épaules, ce qui voulait dire qu’il consentait à ne pas approfondir davantage l’identité du personnage mystérieux ; sur quoi, le saltimbanque s’était infiltré à son tour dans la caisse roulante, en criant l’adresse.

Ce fut lui qui sauta à terre et courut sonner à la porte de l’institut.

Presque aussitôt, le portier colosse se montra dans l’entre-bâillement.

Stylé, Godolphin lui fourra une carte dans les mains.

— Portez ça au professeur Fringue. Et au trot, c’est urgent.

Impressionné par l’aplomb du saltimbanque, il obéit sans faire d’observation ; mais il prit toutefois la précaution de fermer la porte derrière lui.

— Va, mon vieux ! T’en seras quitte pour ouvrir à nouveau la porte, fit Godolphin, vexé.

Il revint vers la voiture et cria :

— Ne vous impatientez pas, mon prince, on fait la commission.

Trois minutes après, fébrile, affolé, le professeur Fringue en personne rouvrait la porte. La silhouette du docteur Silence s’apercevait derrière lui. Ils avaient lu sur la carte : Roland Missandier.

— Où est-il ? cria le professeur, en s’accrochant à Godolphin.

— Pas dans ma poche, goguenarda celui-ci, en se dégageant. Laissez-lui le temps de descendre.

De la portière surgit le gorille emmitouflé. Subitement intimidé, le professeur Fringue le dévorait des yeux.

— Voulez-vous venir ? murmura-t-il en lui indiquant la porte. Nous causerons là-bas.

Sans mot dire, le gorille pénétra dans l’établissement.

— Je vous attends, patron ? cria Godolphin.

Le cache-nez s’inclina deux ou trois fois de suite, en signe d’acquiescement.

— Dommage qu’il n’y ait pas de marchand de vin, murmura le saltimbanque, en explorant de l’œil les environs, ça m’aurait aidé à patienter.

Derrière la porte refermée, le gorille, encadré par les deux savants, traversait la cour. Guidé par eux, il entra dans le pavillon, dont le docteur Silence s’attarda à clore soigneusement la porte.

Celle du cabinet faisant face au laboratoire était ouverte ; le professeur y poussa le gorille et lui indiqua un fauteuil de cuir – le même dans lequel, quelques mois auparavant, l’autre forme du malheureux avait dû s’asseoir.

Tandis que l’homme-singe délivrait sa face du cache-nez, retirait ses gants et entr’ouvrait sa houppelande pour apparaître aux regards, le savant le considérait curieusement et pareillement le docteur Clodomir, venu le rejoindre sur la pointe des pieds. Ils formaient, par leur position et leurs attitudes, un groupe identique à celui qu’ils avaient formé jadis. C’était le même trio, mais avec la transposition d’un des termes, revêtu d’une apparence nouvelle. C’était sur celui-là – le gorille – que les yeux des deux médecins revenaient se poser après s’être fermés pour mieux évoquer l’autre. Leur souvenir commun se situait à la même place qu’occupait la réalité présente, et les deux images juxtaposées formaient comme les deux pôles d’un circuit enfermant toute l’expérience, la grande expérience du docteur Fringue.

— Asseyez-vous, dit le savant avec sollicitude. Pouvez-vous parler ?

— Je parle, dit le gorille, de sa voix gutturale.

Le professeur et le disciple échangèrent un regard extasié.

— Cela vous est-il venu naturellement ? demanda le premier, ou bien avez-vous dû faire des efforts ?

— J’ai eu à vaincre des difficultés, à m’habituer…

— La réadaptation, parbleu ! Mais, vous avez… pensé tout de suite.

— J’ai toujours pensé.

— Évidemment, évidemment, répéta le professeur en se frottant les mains avec une jubilation visible. Qu’en dites-vous, mon petit Silence ? Je crois que… la chose est… véritablement merveilleuse ?

Le docteur Clodomir inclina gravement la tête en manière d’approbation.

— En somme, reprit le professeur en se penchant curieusement vers le gorille, pas de troubles physiques ? pas de vertiges ? rien d’anormal ?

— Rien d’anormal, sauf…

— Sauf… parfaitement… sauf la chose elle-même… C’est merveilleux… merveilleux !… Ah ! mon… monsieur… la science a fait un grand pas !… un pas énorme !

Le gorille ne semblait point comprendre. Il regardait alternativement les deux médecins et s’étonnait autant des phrases de l’un que de la mimique de l’autre. Car, à la façon des muets, le docteur Silence répondait aux exclamations du professeur par une série de gestes et de grimaces qu’il exécutait avec une rapidité déconcertante.

L’homme-singe dévisagea silencieusement ses interlocuteurs pendant quelques secondes ; puis il se décida :

— Je suis venu, dit-il. Vous savez qui m’envoie ?

— Oui, dit Fringue, en s’agitant soudain dans son fauteuil. Est-il possible que…

— Lequel de vous est le professeur Fringue ?

— C’est moi, répondit le savant. Ne me reconnaissez-vous pas, vraiment ? demanda-t-il avec inquiétude.

— Non…

— Non ?

— Je ne vous ai jamais vu, déclara le gorille.

— Jamais !

Ces mots parurent jeter le professeur dans une évidente consternation.

Il se tourna vers le docteur Silence.

— Voici une lacune extraordinaire, murmura-t-il d’un ton perplexe.

Les lèvres du disciple esquissèrent – à peine – une ombre de sourire.

— Vous devez m’expliquer… reprit le gorille.

— Oui, expliqua le chirurgien, nous vous expliquerons. Nous tâcherons de vous expliquer… Ce n’est pas impossible, n’est-ce pas, docteur Clodomir ?… On peut imaginer une lésion accidentelle… ou plutôt une compression… la présence d’un caillot de sang obstruant la circulation… En fait, quelques cellules peuvent se trouver oblitérées. Cela suffit pour abolir partiellement la mémoire.

Il parut satisfait de son explication, bien qu’elle ne semblât point enthousiasmer son disciple.

Vivement, il se retourna vers le gorille.

— Ressentez-vous quelques symptômes ?… point de trace d’engourdissement ? Remuez le bras droit… l’avant-bras… pliez les phalanges… Rien ? Rien d’appréciable ?… Hum !… Hum !…

Il se recueillit, en tourmentant son menton.

— Où commence, où finit la lacune ? dit-il. C’est ce qu’il faut d’abord établir. Vous ne vous souvenez point être jamais venu ici ?

— Jamais, protesta le gorille. Pourquoi serais-je venu ?

— Eh ! fit le professeur Fringue, un peu interloqué, par suite d’un projet ?… que vous auriez formé… Cherchez un peu… Ne vous rappelez-vous point un projet ? N’avez-vous point entendu prononcer mon nom ? parler de mes travaux ?

— J’ignore tout de ceux-ci. Et quant à votre nom, Mlle Sarmange l’a prononcé devant moi, pour la première fois, voici quelques heures.

— Remontons plus haut… Avons-nous quelques dates qui puissent nous servir de jalons ?

— Des dates ? fit le gorille. Quelques-unes sont restées gravées dans ma mémoire. Mais pourquoi ce débat oiseux ? Quel jour des chiffres peuvent-ils jeter sur mon extraordinaire aventure ? Voici l’unique question que je suis venu vous poser :

» J’étais un homme et je suis devenu un singe. Admettez-vous cette métamorphose et la comprenez-vous ?

— Sans doute, répondit Fringue, en appelant d’un coup d’œil significatif l’attention du docteur Clodomir. Mais vous-même ?

— Moi, dit sourdement le gorille, comment pourrais-je comprendre ?

— Parce que… commença le professeur. (Il se reprit aussitôt.) Oh ! c’est un bien étrange cas d’amnésie, docteur Clodomir !

— Voulez-vous dire que j’ai… oublié ? demanda l’homme-singe avec une émotion extraordinaire.

— Oui, c’est cela, vous avez oublié, affirma le professeur.

— Mais, qu’étais-je avant ?

— Un homme, celui que vous croyez être. Vous vous souvenez de cela ?

— Je me souviens. Ainsi, ce n’est point un rêve ? J’ai été un homme. Et ceci n’en est point un davantage : je ne le suis plus. Et vous, un savant, vous ne vous récriez pas ! Vous admettez ce miracle ?

— Il n’y a pas de miracle, protesta le professeur. On n’a employé que des moyens naturels. Faut-il vous rappeler les faits ?

— Oui, pria le gorille. C’est cela que je suis venu vous demander. Faites que je comprenne.

— Mlle Sarmange me l’avait dit : mais, je n’y avais pu croire. Que « pendant » reste obscur, soit ! Mais, que vous ayez oublié « avant » c’est ce point qui constitue le miracle. Voilà pourquoi je vous demandais des dates, afin de préciser l’instant où vous avez perdu la mémoire.

— Il ne me semble point que je l’ai perdue, sauf pendant le temps que j’ai dormi, le soir du 15 février…

— Du 15 février ? s’exclama le professeur en s’agitant de nouveau dans son fauteuil. Vous vous rappelez du 15 février ? Mais, alors, vous devez vous rappeler… tout…

— Tout quoi ?

— Votre dessein, votre visite ici, huit jours avant cette date…

— Jusqu’au 15, dit le gorille, j’étais un homme et jamais je n’avais franchi votre seuil. Mes souvenirs sont parfaitement clairs.

— Oh ! fit le professeur, en s’agitant désespérément. Oh ! ce n’est pas possible !… Nous nous embrouillons. Je ne comprends plus.

Loin de partager cette agitation, le docteur Clodomir souriait énigmatiquement.

— Voyons, reprit Fringue. Qu’avez-vous fait le 15 ? Quel est votre dernier souvenir ?

— Mon dernier souvenir ? prononça le gorille. Il est précis. J’étais à Fontenay, dans le jardin de la villa des Roses… J’attendais assis sur un banc.

— Vous y êtes ! clama le professeur, à Fontenay… Villa des Roses… C’était nous que vous attendiez.

— Vous, fit le gorille avec stupeur.

— Nous !… pour… l’expérience…

— L’expérience ?

— L’opération… votre transformation… Rappelez-vous. Il est impossible que vous vous souveniez de certaines choses et point d’autres qui se passaient dans le même moment.

— Opération… transformation… répéta le gorille, avec un effroi grandissant. Que voulez-vous dire ? Êtes-vous pour quelque chose dans ce qui m’arriva ?

— Il ne se souvient plus, docteur Clodomir. N’est-ce point effrayant ? cria le professeur Fringue, en levant les bras au ciel. Dans quelle situation sommes-nous ? Il a oublié sa volonté… Et c’est lui… lui ! qui vient nous demander à nous… à nous ! ce qui est arrivé…

— Oui, dit ardemment l’homme-singe, je vous le demande.

— Et pourquoi ? pourquoi ? voilà qui est terrible, Clodomir. Il a oublié, pourquoi.

— J’ai oublié !… J’ai oublié !… gémit le gorille, avec un redoublement d’angoisse, en passant sa main sur son crâne douloureux… Oh ! qu’ai-je oublié ?

— Voilà la question, fit le professeur Fringue, en proie à une perplexité visible… Je lui dois la vérité !… C’est évident.

Le docteur Silence haussa imperceptiblement les épaules.

— Parlez ! supplia le gorille. Délivrez-moi de cette obsession. Comment suis-je devenu un singe ?

— Eh bien ! voilà, commença le professeur, qui parut rassembler tout son courage, la chose, au fond, est fort simple. Depuis des années, j’étudie cette question… une question capitale… tant pour l’espèce… humaine que pour les autres espèces. C’est la greffe du cerveau… la transplantation de cet organe – l’essence même de l’être – dans un milieu nouveau.

— Je ne comprends pas, haleta le gorille.

— Vous allez saisir : la pensée – le cerveau – et tout, le corps est secondaire ; ce n’est qu’un cadre qu’on pourra bientôt modifier au gré des désirs humains… Avant d’en arriver là, j’ai voulu prouver que le mécanisme intellectuel pouvait s’adapter indifféremment dans telle ou telle boîte crânienne et devenir, par interventions chirurgicales, le moteur d’un organisme nouveau. L’expérience que je rêvais était la suivante : faire entre deux individus d’espèce différente l’échange des cerveaux.

— Vous avez tenté cela ? s’écria le gorille.

Les yeux injectés de sang, la face convulsée, ses mains énormes agitées de tremblements nerveux, tendues vers le savant, il était effrayant à voir.

Le professeur Fringue eut peur. Il sentit une sueur froide mouiller ses temps.

— Je l’ai tenté, balbutia-t-il.

Le gorille porta ses mains à sa gorge, comme s’il étouffait.

— Oh ! murmura-t-il. Il ne veut pas de cela… Il n’a pas fait cela… Achevez, ordonna-t-il, en haletant bruyamment, sur qui avez-vous… sur qui ?…

— Sur vous ! bégaya le professeur en jetant autour de lui des regards éperdus.

Instinctivement, il leva les mains à la hauteur de son visage pour le protéger. Il sentait venir la mort.

Les yeux du gorille exprimaient l’horreur. Un rugissement rauque déchira sa gorge. Il bondit, les mains en avant.

— Vous l’avez voulu ! vous ! vous !… hurla le professeur, fou d’épouvante.

L’homme-singe, d’une contraction de tout son corps, arrêta son élan, ses mains retombèrent sur le dossier d’un fauteuil et le broyèrent.

— Moi !… Moi, j’ai voulu… devenir un singe ? prononça-t-il avec effort.

— Oui, vous avez voulu… Vous êtes venu me trouver… vous offrir, cria le professeur d’une voix précipitée.

Sans respirer, il jetait ses phrases, haletant, bredouillant, comme un innocent, menacé par le couperet, tente de clamer son innocence.

— … C’était pour une expérience… mon expérience… vous êtes venu vous offrir… vous saviez… vous admiriez… vous vouliez vous dévouer à la science… vous étiez inébranlable… en dépit de nos objections… rappelez-vous !… C’était un soir, ici…

— Le papier, murmura le docteur Silence, presque dans l’oreille du professeur.

— Ah ! oui, le papier, fit celui-ci, subitement illuminé.

— Une lettre… Nous avons une lettre… de vous autorisant…

— Une lettre !… de moi ! dit l’homme-singe, avec stupeur.

— Je vais vous la montrer.

Fébrile, le professeur se précipita vers un secrétaire. Mais le docteur Silence l’avait devancé et fouillait méthodiquement dans un classeur : il tendit un papier au savant.

— Voici ! s’écria celui-ci, en agitant triomphalement le feuillet.

Le gorille le saisit et lut à demi-voix, comme pour mieux graver en son esprit le sens des mots :

 

En possession de mon libre arbitre et dans la plénitude de mes facultés, je déclare m’être remis aux mains du professeur Fringue pour qu’il soit par lui procédé, dans l’intérêt de la science, à une expérience d’échange de cerveaux.

Je déclare, en outre, en dégageant le professeur Fringue de toute espèce de responsabilité, que c’est sur ma demande expresse qu’il a procédé à cette opération, dont l’initiative me revient et que j’ai moi-même désigné l’animal à soumettre concurremment avec moi à cette tentative de greffe cérébrale.

Fait à Paris, sain de corps et d’esprit, le 7 février de l’an 2003.

ROLAND MISSANDIER.

 

Arrivé à la signature, l’homme-singe poussa un cri de fureur.

— Cette lettre n’est point de moi ! s’exclama-t-il. Mensonge !

Le professeur Fringue se redressa, effaré. Le docteur Silence demeura calme, seulement son sourire s’accentua.

— Point de vous ? répéta le premier.

— Jamais ma main n’a tracé des lignes. D’ailleurs, ce n’est ni mon écriture, ni ma signature.

— Oh ! fit le professeur incapable d’articuler une parole, tellement cette situation inattendue le consternait.

— Comprenez-vous ? dit sourdement Roland. (N’était-ce point Roland, en dépit de sa forme ?)… Comprenez-vous ? c’est l’œuvre d’un faussaire… ou d’un mauvais plaisant… Atroce plaisanterie !

— Oh !… oh !… oh !… répéta par trois fois le professeur, variant chaque fois son intonation, à mesure que se précisaient les sentiments qu’éveillait en lui cette aventure stupéfiante.

Ainsi, il se serait trompé quand il croyait opérer cette transmigration d’âme – il ne trouvait point d’autre mot sur un sujet conscient, voué par lui-même à l’expérience dans le plein exercice de son libre arbitre. Une déplorable fatalité – sinon, quelle autre puissance ou quelle perfide machination ? – avait substitué à l’être qui lui avait proposé le pacte une personnalité étrangère, non consentante. Quel effroyable réveil avait dû être celui de cette pensée qui, maintenant, lui parlait, animant ce corps !

Le professeur Fringue frissonna, épouvanté de son œuvre.

— Voyons… voyons, bégaya-t-il, en s’efforçant de rassembler ses idées. Je n’ai pas rêvé. Un homme s’est présenté devant moi et s’est déclaré prêt à subir l’opération dont l’idée me hantait. Cet homme, je l’ai retrouvé au jour dit, à l’endroit indiqué… Pouvais-je hésiter ?

— Mais c’était moi, moi ! clama furieusement le gorille. Ce n’était plus l’homme que vous dites.

— Vous étiez là où vous… où il m’avait annoncé qu’il serait. J’ai opéré. Tout était prêt selon les conventions arrêtées entre nous.

— Et vous avez accepté de vous prêter à cette folie, à ce suicide ?

— L’homme était libre, dit Fringue.

— Mais, vous ne deviez pas ! s’exclama Roland avec violence. Vous ne deviez pas ! Même si moi, réellement, j’étais venu vous proposer cette abomination, vous deviez refuser de m’enfermer dans le corps d’une bête.

— Monsieur, déclara noblement le savant, pour la science le chercheur doit être prêt à tout !… Je comprends votre désespoir. Je l’excuse… vous avez été victime d’une erreur…

— D’une erreur !

Roland fit entendre un rire insensé.

— D’une erreur que je ne puis m’expliquer, continua le professeur Fringue. Plus j’y songe, moins je l’admets…

— La preuve est là, devant vos yeux, s’écria amèrement le malheureux. Doutez-vous, quand je vous déclare n’être jamais venu vous visiter, n’avoir point écrit cette lettre ?

— Oui, je doute… Calmez-vous et écoutez-moi… Qui vous dit que vous n’avez point perdu la mémoire de cela ? Ce fut ma première conviction. J’y reviens… C’est possible.

— Que j’ai voulu, cela, moi ?

— Vous !

— Mais, j’étais fiancé !… heureux… Pourquoi ?

— Le sais-je ? Les raisons sont maintenant ensevelies dans quelques cellules de votre cerveau : l’aiguille de votre mémoire ne retrouve plus le sillon qui lui permettrait d’en ressusciter le souvenir.

— Folie !

— Hypothèse rigoureusement scientifique. J’en appelle au docteur Clodomir.

Les yeux du savant et ceux de l’homme-singe cherchèrent en même temps le regard du silencieux personnage.

Mais le jeune médecin secouait la tête en signe de dénégation.

— Erreur ! prononça-t-il.

Ce fut comme si la foudre tombait aux pieds du vieux savant. Il comptait tellement sur une approbation !

— Erreur ! bégaya-t-il. Qui vous fait penser cela, docteur Clodomir ?

— N’est-ce pas, s’écria Roland, presque avec un accent de triomphe, ce n’est pas moi qui ai voulu cela ?

— Ce n’est pas vous, articula le docteur Silence.

— Mais qui, alors, qui ? gémit le professeur, en faisant le geste de s’arracher les cheveux.

— Un autre, dit Clodomir, sans la moindre émotion.

— Supposition toute gratuite ! protesta le professeur Fringue, en tentant de hausser les épaules. Une preuve ! docteur Clodomir, donnez-moi une preuve à l’appui de ce que vous avancez.

Le disciple fixa le maître et dit froidement :

— Ils n’étaient pas de la même taille.

— Oh ! fit le professeur, frappé.

Roland était suspendu aux lèvres du jeune docteur, recueillant avidement ses paroles.

Le professeur Fringue faisait effort pour se souvenir.

— Je n’observe pas cela, murmura-t-il avec une expression déconfite. Qu’importe la taille d’un homme quand il a prononcé des paroles importantes ? Qui songe à cela ? Vous, peut-être, docteur Clodomir, parce que rien ne vous échappe. Oui, vous devez avoir raison. Je revois celui qui est venu… là… le soir… Il était petit.

— Oui, fit de la tête le docteur Silence.

— Et l’autre ?… Je ne l’ai jamais vu debout… Il était étendu sur la table… Mais il devait être grand… C’était presque la longueur de la table… près d’un mètre quatre-vingts, n’est-ce pas ?

— Soixante-quinze, dit Roland. C’est la taille « que j’avais ».

— C’est curieux, reprit le professeur, s’adressant plus à lui-même qu’à ses interlocuteurs. Alors, j’étais préoccupé et je n’ai pas remarqué cela. Mais, maintenant, cela me revient, mon œil a enregistré cette différence, elle est sensible à mon souvenir. C’est un autre que nous avons cru opérer.

— Un autre ! s’exclama Roland avec stupeur.

— Il n’y a pas à en douter, fit le savant, un autre s’est substitué à vous ou plus exactement, vous a forcé à prendre sa place. La chose n’apparaît pas très aisée, et pourtant, en y réfléchissant, il avait bien pris, dès notre première entrevue, les précautions qui pouvaient, par la suite, faciliter sa supercherie.

— Vous vous êtes certainement dit tout cela, mon petit Silence ?

— La cape, les lunettes, dit le taciturne personnage.

— Impossible de distinguer ses traits, quand il est venu pour la première fois.

— L’anesthésie préalable…

— Ceci encore ! Nous devions le trouver endormi ; nous lui avions remis, dans ce dessein, un anesthésique d’un effet pour ainsi dire foudroyant. Il suffisait de le respirer… Vos souvenirs doivent compléter les nôtres, ajouta le professeur, en s’adressant à Roland.

— Oui, répondit l’homme-singe, se forçant à une douloureuse tension d’esprit pour rappeler une fois de plus le souvenir de ses dernières sensations d’homme, ce sommeil brusque sur le banc du jardin, ce néant dans lequel je suis entré…

— Il est facile d’en imaginer la raison. L’homme n’avait qu’à placer brusquement sous votre nez le flacon débouché. Instantanément, le produit volatil qu’il contenait a pénétré par vos narines et arrêté le fonctionnement de votre cerveau. Vous étiez assis près d’un bouquet d’arbres ?

— Oui.

— L’homme a donc pu s’y cacher et s’approcher derrière vous sans que vous deviniez sa présence.

— Mais, pourquoi moi ? s’écria le gorille, avec une expression déchirante. Qui m’a choisi ? Quel motif guidait le monstre qui a résolu cette action abominable ?

— Peu facile à déterminer, répliqua le professeur. Pour le mal, la variété des mobiles humains est infinie. D’abord, qui visait-on ? Vous ou nous ? Désir de nuire ou mystification soigneusement préparée ou hypothèse : l’homme reculant devant l’expérience souhaitée et vous poussant à sa place.

— Non, fit le docteur Silence, en secouant la tête.

— Parce que ?… demanda le professeur.

— Préméditation, expliqua brièvement le disciple.

— Ah oui ! le nom de Roland Missandier, mis en avant, dès la première entrevue…

— Il y a d’autres manœuvres, dit l’homme-singe, celles qui m’ont amené là où vous m’avez trouvé… Oh ! je vois la trame, maintenant ! C’est bien moi qui étais menacé.

— Alors ? interrogea le professeur, en se tournant vers le docteur Clodomir.

— Crime ! conclut celui-ci avec une parfaite sérénité.

— Crime dont vous êtes les complices, s’écria impétueusement Roland.

La révélation de la vérité l’emplissait de fureur davantage encore ; il bouillonnait, sentant monter en lui de nouvelles indignations et de nouvelles révoltes. Il ne s’agissait plus d’un pouvoir surnaturel, le touchant au front de sa dextre mystérieuse, mais d’une volonté humaine et méchante, dont toute la force résidait en une extraordinaire collaboration du hasard, cette rencontre des deux savants rêvant d’une invraisemblable expérience. Forces piètres, dont Roland ne parvenait point à accepter d’avoir été la victime. Ce projet semblait tellement irréalisable, il lui avait fallu, pour aboutir, un tel concours de circonstances inimaginables, que le malheureux, devant leur coalition inattendue, se sentait pris d’une colère d’enfant, aussi impuissante que violente. Garrotté par les mains frêles de Dalida, Samson dut, au réveil, éprouver cette surprise et cette fureur.

— J’étais un homme, sanglota-t-il, et vous avez fait de moi un singe !

Pour n’être point dictées par les mêmes sentiments, les pensées du professeur Fringue n’en étaient pas moins pénibles. La situation le consternait. Ou, pour mieux dire, elle l’écrasait en projetant tout à coup sur ses épaules le poids d’une responsabilité imprévue.

Devant Violette, il en avait eu la vision fugitive : elle se précisait, maintenant, implacable : son crime – si involontaire qu’il fût – existait ; il vivait devant ses yeux, sous la forme du gorille.

Du coup, l’infortuné savant avait perdu toute la faculté d’analyse, il se sentait impuissant à voir autre chose que le fait brutal, dépouillé de tous antécédents et de toutes conséquences.

Assommé, il regarda Roland en répétant à plusieurs reprises l’éternel refrain des hommes :

— C’est la fatalité ! la fatalité !

L’attitude du docteur Clodomir était bizarre ; lui aussi contemplait « leur œuvre », mais par coups d’œil furtifs, aussitôt retournés vers les visions antérieures, en même temps, il se mordillait nerveusement les lèvres, comme un homme qui a quelque chose à dire et dont deux sentiments également puissants mais contradictoires, tiraillent la confidence en sens contraire, la provoquant, et la retenant simultanément. Ce fut vers lui que se tourna Roland.

— Cette remarque relative à la différence de « nos » tailles, quand l’avez-vous faite ? demanda-t-il.

D’un ton indifférent, presque machinal, la pensée ailleurs, le jeune médecin laissa tomber :

— Le soir de l’opération.

— Un grondement fit trembler la gorge de l’homme-singe.

— Et vous avez opéré quand même ? s’écria-t-il.

Le docteur Silence se leva, allongeant sa taille mince, comme un reptile qui se déploie ; toute trace d’hésitation disparut ; il parut soulagé, mis en face d’une solution cherchée, et lui, si calme d’ordinaire, sembla subitement agressif.

— Quand même ! déclara-t-il de sa voix froide, où perçait du défi.

Et il ajouta aussitôt, comme s’il n’attendait que cette occasion d’exposer des arguments ruminés d’avance :

— Qu’est une individualité, en regard du but poursuivi ? La science est un Moloch, qui ne se contente pas de dévorer ses enfants, mais exige d’eux qu’ils lui dévouent d’autres victimes. Ne raillez pas, monsieur ! Donner sa vie n’est rien. Donner celle d’autrui exige une conviction plus forte, une foi plus ardente. Cette foi est la mienne.

Le professeur Fringue fit doucement, presque humblement :

— Dans des corps étriqués, des pensées géantes agonisent ; des prisons débiles et morbides les paralysent, les enchaînent à la mort, les précipitent dans le gouffre avant le temps. Que de vérités demeurent ignorées ! Que de découvertes merveilleuses avortées, perdues pour l’humanité, parce que les cellules d’un cerveau génial furent vouées à la destruction avec le corps d’un cacochyme ! Demain, nous changerons tout cela ! Nous réformerons la nature, selon la formule de la vie : aux bonnes semences, les terres fécondes ; à l’ivraie, la pierraille ! Vous aurez été le premier échelon de la marche vers la vérité.

— Malgré moi !

Mais, le savant avait prononcé son plaidoyer en courbant les épaules. La colère de Roland le dédaigna ; c’est au docteur Clodomir, redressé et inébranlable, qu’il répondit :

— Vous n’aviez pas le droit ! Ainsi, c’est consciemment que vous m’avez condamné à cette vie atroce ?

Le docteur Silence hésita ; puis il dit :

— Qu’importe une vie !

— Misérable !

L’homme-singe marcha sur le jeune savant, qui ne recula point. À deux pouces du visage, la menace des mains énormes s’arrêta.

— Non ! murmura Roland. L’autre !… L’autre, d’abord !

Et, se dirigeant vers la porte, il sortit.

Le maître et le disciple changés en statues, se regardèrent quelques instants sans parler.

Enfin, le docteur Clodomir, rompant le charme, haussa les épaules.

— À l’œuvre ! fit-il, en désignant la porte du laboratoire.

XV

LE GORILLE POLICIER

Dans la cour de l’institut, Roland eut la prudence de s’entortiller de nouveau dans le cache-nez et de remettre ses gants pour cacher ses mains velues.

Puis, la démarche hâtive, sans un regard sur ce qui l’entourait, absorbé par ce qui devenait son unique préoccupation, il se dirigea vers la voûte, la traversa et cogna contre la porte.

Le gardien, à face de brute, se montra sur la porte de la loge.

— Voulez-vous sortir ? grogna-t-il.

Un son indistinct s’échappa du cache-nez, constituant une affirmation suffisante.

L’homme s’approcha de la porte et l’ouvrit à l’aide d’une des clés pendant à son trousseau. Son regard apathique dévisagea à peine l’être étrange qui quittait l’établissement. Sa consigne ne visait que l’introduction des visiteurs : c’était seulement pour entrer qu’il fallait montrer patte blanche.

La voiture, avec son chauffeur flegmatique, qui, immuable sur son siège, plongeait dans un journal de course une trogne illuminée, stationnait à quelques mètres de la porte. Moins résigné, Godolphin rôdait autour et dénombrait les ornières de la traverse en maugréant à haute voix.

Le bruit de la porte, s’ouvrant et se refermant, attira son attention. Il aperçut l’homme-singe et se dirigea vers lui avec l’allégresse que suscite la fin d’une corvée.

— On démarre ? interrogea-t-il. C’est pas trop tôt ! Où allons-nous patron ?

— Chez toi, murmura Roland, en remontant dans la voiture.

L’homme-singe paraissait peu disposé à la conversation. Godolphin, encore que la langue lui démangeât – il n’avait pas encore épuisé des réflexions et les curiosités que lui inspirait la bizarrerie de la situation, se résignait à sommeiller.

Rencogné dans un des angles, Roland réfléchissait, se posait, en les ordonnant, les termes du problème qu’il avait à résoudre.

Une décision bien nette dominait tout, servait de point de départ ; un être humain avait causé, sciemment, la catastrophe ; il fallait retrouver cet être.

Quel motif l’avait guidé, sinon la haine ? une haine formidable, effroyable, insensée, telle qu’il n’en pouvait éclore que chez un monstre anormal, à l’âme pétrie de ruse et de cruauté. Pour concevoir un tel plan, pour l’exécuter sans défaillance, il lui avait fallu un singulier mélange de barbarie atroce et de froid calcul, une extraordinaire puissance de dissimulation en même temps qu’une aptitude étrange à utiliser les forces éparses que le hasard tient en réserve.

Qui avait pu haïr Roland au point de ne pas se contenter de prendre sa vie ? Quelle perversion avait poussé cet inconnu à rêver cette torture et à y enchaîner son ennemi ?

Celui qui en avait été victime sentit qu’il ferait fausse route en recherchant, parmi la foule des gens que son existence avait coudoyés, l’homme capable de poursuivre une telle vengeance.

Car le malheureux, dès l’instant où il avait senti naître en lui l’implacable volonté de retrouver et de châtier son bourreau, était devenu étonnamment calme. Âprement, il se penchait sur le problème ardu, écartant toute passion pour en poursuivre mathématiquement la solution. Tout ce qui n’était point ce but cessait d’exister. Le regret du passé, la douleur du présent et celle de l’avenir s’étaient endormis. Toutes ses forces cérébrales se concentraient, se résolvaient en lucidité, développant la faculté d’analyse.

Comme l’autre avait poursuivi son œuvre terrible, Roland voulait chercher sa vengeance, lentement, patiemment, implacablement, en repoussant les tentations d’erreur qui égareraient ses pas.

Et pour recommencer, il rejetait obstinément les noms qui déjà l’assiégeaient ; les faits seuls le guideraient et, quand il serait parvenu au but, en même temps que l’homme, il connaîtrait le mobile.

Que savait-il ?

Deux groupes de certitudes unissaient leurs faisceaux pour aboutir au soir fatal.

D’une part, un inconnu s’était présenté, sous son nom, au professeur Fringue, avait offert de lui livrer un corps, en lui assignant un rendez-vous.

Et le 15 février, à la villa des Roses, conformément à sa promesse, les deux chirurgiens trouvaient leur patient : un homme et un singe.

De son côté, usant d’un prétexte qui dénotait une parfaite connaissance de la vie intime de Roland, un autre inconnu réussissait à l’attirer, le même soir, dans cette villa.

La conclusion s’imposait : les deux inconnus ne faisaient qu’un, ou, tout au moins, une volonté unique dirigeait leurs machinations vers le même but, qui était la perte de Roland.

Que valait le prétexte invoqué ? la trame prétendue de Pasquale Borsetti contre le banquier Sarmange ?

Ce point était secondaire. Mais, rien ne devant rester dans l’ombre, Roland l’élucida rapidement.

Les événements n’avaient pas justifié les craintes de Violette. Était-ce à dire que la menace n’eût point existé ? Pour convaincre Roland de l’évidence du péril et le décider à s’avancer, il fallait que la dénonciation reposât sur quelque apparence de vérité. Il en avait été ainsi. L’inconnu, au courant de la demande de Borsetti et de la situation du banquier, avait habilement exploité cette coïncidence. Mais cela ne prouvait point qu’il fût de l’entourage direct du Corse. Là, sans doute, se trouvaient des complicités, probablement vénales et inconscientes ; mais, le cerveau qui jugeait de la valeur des armes fournies, mais la main qui devait fouiller tout autour de la victime en quête du terrain favorable, avaient pu les ramasser incidemment dans le fouillis des renseignements apportés par quelque agence louche.

Roland abandonna les comparses probables, pressentant que le fil qui les reliait à l’auteur responsable était depuis longtemps rompu et qu’ils constituaient au contraire une sorte de barrière isolante, arrêtant l’effort de sa rage qui se briserait contre elle.

— La vérité – ou son point de départ – était à l’endroit où s’était joué le drame, à la villa des Roses. C’était là qu’il fallait aller pour retrouver les traces à suivre, s’il en subsistait quelques-unes.

L’homme-singe se retourna vers son compagnon.

— Godolphin ! appela-t-il.

— Présent, patron ! fit le saltimbanque en s’éveillant.

Il se frotta les yeux et regarda le gorille.

— On veut faire causette ? demanda-t-il. Je suis toujours à la disposition de la société.

— As-tu bien compris le rôle que Mlle Sarmange souhaite te voir remplir auprès de moi ?

— Un peu, mon prince ! On n’est pas une gourde. C’est même tout ce que j’ai compris dans l’histoire. Mais, n’est-ce pas ? quand les choses dépassent votre intellect, faut pas insister.

— Tu ne peux pas tout comprendre, Godolphin, soupira le gorille. Moi-même, je suis resté longtemps à me croire fou. Ce n’est que depuis une heure que je suis sûr, hélas ! d’avoir toute ma raison.

— Aussi, faut avouer que c’est pas simple ! Vous êtes comme qui dirait un homme déguisé en singe ?

— Précisément.

— Et vous n’êtes pas le seul à le raconter, puisque la petite demoiselle paraît y croire dur comme acier. Mais, pour se fourrer ça dans la caboche, y a de quoi la faire éclater !… Enfin ! motus ! motus ! Je reste au port d’armes ! On m’a payé pour vous balader, je vous balade. Vrai de vrai, comme nourrisson, vous êtes de taille !

— Ainsi, je peux compter sur votre dévouement ?

— Allez-y, mon vieux Poil-aux-Pattes ! Excusez la familiarité, faut le temps de s’y faire.

— Peu importe, dit Roland. Parle comme tu voudras.

— Le cœur sur la main ; on sait à quoi s’en tenir. Pour en revenir à la chose d’être votre bonne d’enfant, je vous dirai que j’y suis tout porté, pas seulement rapport à la galette que la demoiselle m’a allongée – quoique je ne méprise pas ça – mais aussi parce que j’ai un petit sentiment à votre endroit. On n’est pas de bois, quoi ! Nous avons traîné la balle ensemble, ça rapproche, quoique nous ne soyons pas de la même catégorie.

— De sorte que tu es prêt à me suivre et à m’aider dans ce que j’entreprendrai ?

— Sauf la considération que je dois à mon pupille, je pourrais en écouter de plus bêtes ! Sans compter que, pour la jugeotte, vous m’avez toujours épaté. Et, maintenant que vous jaspinez comme père et mère, ça serait malheureux de ne pas pouvoir s’entendre.

— Bien. Écoute. Il y a un homme qui a fait mon malheur. Je veux retrouver cet homme.

Godolphin considéra en hochant la tête la formidable carrure du gorille et fit entendre un petit sifflement.

— Vous avez un ennemi ? dit-il. Je ne voudrais pas être dans sa peau.

— Es-tu prêt à m’aider dans mes recherches ?

Le saltimbanque se gratta l’occiput en signe d’embarras.

— Savoir ! dit-il. Ça pourrait mal tourner, le jour où vous lui tomberez dessus. S’il y a de la casse, j’aimerais pas à être responsable.

— Je te promets de t’épargner tout ennemi. Je cherche une piste, comprends-tu ?

— Vous allez vous faire policier, quoi ? Elle n’est tout de même pas banale !…

— Je n’emploierai dans mes recherches que des moyens licites. Le jour où j’aurais trouvé, nous nous séparerons et j’agirai seul, à mes risques et périls.

— Et aussi à ceux de l’autre ? gémit Godolphin, auquel le ton de sourde menace du gorille n’avait point échappé. Ma foi ! mon prince, je suis de la fête. Tant pis pour celui qui vous a fait du tort. Je n’empêcherai jamais un copain de régler ses petits comptes.

— En route, donc ! dit Roland. Nous allons commencer notre enquête.

— On va bien loin ?

— À Fontenay.

Cinq minutes plus tard, ils roulaient dans la direction de la route de Châtillon.

Le chauffeur, selon les instructions qu’il avait reçues, arrêta l’auto devant la grille de la villa des Roses.

Godolphin seul, descendit. Roland l’avait stylé durant la route.

Un écriteau, suspendu à la grille, annonçait que la villa était à louer et qu’on pouvait, pour visiter, s’adresser à la porte voisine.

— Chouette !… murmura le saltimbanque, en suivant ce conseil. Ça va marcher tout seul.

Après quelques pourparlers, une vieille dame loquace le guida vers la villa.

Par la portière, Roland vit le couple traverser le jardin et pénétrer dans l’habitation. Au bout de trois quarts d’heure, ils ressortirent, et Godolphin, laissant la propriétaire refermer la grille, remonta dans l’auto qui prit la direction de Paris.

— J’ai les tuyaux, dit le saltimbanque à Roland. Ça n’a pas été trop dur. Quand j’ai eu donné des arrhes en annonçant qu’elles lui resteraient acquises en cas de non-location, la vieille s’est mise à bavarder tant que j’ai voulu.

— Raconte, dit laconiquement l’homme-singe.

— Voilà, patron. La villa a bien été louée à la date que vous disiez. C’était pour un nommé Roland Missandier. La location a été conclue par son domestique, un petit bougre boutonné qui ne lâchait que ce qu’il voulait, comme paroles s’entend, parce qu’en fait d’argent il était plutôt large. Paraît qu’ils se sont installés de nuit, le 15 février, sans tambour ni trompette. La vieille, au matin, a trouvé les volets ouverts, et alors, pendant un mois, ça a été un micmac, des médecins qui venaient, qui partaient, puis revenaient. Puis, un beau jour, tout a disparu, encore de nuit, ni vu, ni connu. Les médecins sont bien revenus, mais, macache ! y avait plus personne.

— C’est tout ? demanda Roland, profondément désappointé.

— C’est tout, patron… Ah ! y a encore ça : dans la villa, il y avait deux malades. On l’a su dans le voisinage, parce que deux infirmiers sont venus, vers les onze heures du soir, casser une croûte dans un café. Et ils ont raconté qu’ils venaient d’aider à emballer deux individus drôlement ficelés. C’étaient les types de la villa des Roses. Paraît qu’ils étaient entortillés dans des couvertures à ne pas laisser passer le bout de leur nez et qu’ils ne bougeaient pas plus que des morts. On les a fourrés dans une grande auto, sur les banquettes, en vis-à-vis, et puis un petit chauffeur, qui devait être le domestique, a sauté sur le volant et, bonsoir ! en quatrième !

— Quelle direction ont-ils prise ?

— Ça, patron, on ne me l’a pas dit. Et puis, ils ont pu changer en chemin… Vous trouvez que, comme piste, c’est moche ? Le fait est que, pour la suivre, il faudrait avoir le nez creux.

Il parut bien, en effet, que toutes les précautions avaient été prises pour isoler les deux manifestations du faux Roland Missandier. Pour la première, la piste s’arrêtait à la porte de l’institut du scalpel. Sorti de l’ombre, l’homme y était entré aussitôt et sa courte apparition ne donnait sur lui aucun renseignement utilisable. À Fontenay, la méthode paraissait avoir été la même ; l’homme avait surgi brusquement et disparu de même. Suprême habileté, qui rendait encore plus difficiles les recherches, il avait agi seul. Car… on ne pouvait compter comme complices les deux infirmiers. Avec les médecins et la propriétaire, ils étaient seuls à avoir vu l’homme, sans rien savoir de lui ; ils ne pouvaient donc servir à le rattacher au passé ou au présent. Ainsi, l’isolement du crime était parfait. C’était un éclair au milieu d’une mer de brouillard.

Pourtant, après avoir ainsi plongé, il avait dû reparaître plus loin. – très loin sans doute. Dans deux circonstances encore, il avait dû reparaître aux côtés des héros du drame.

Par Godolphin, Roland savait qu’un vagabond se disait maître du gorille. Sans doute, il l’avait reçu du mystérieux personnage. Mais, où le fait s’était-il passé ? Comment retrouver ce vagabond ? Que pourrait-il dire ? Indiquer la silhouette du misérable, vague et probablement maquillée ? Là encore, Roland ne retrouvait qu’une apparition sans lien avec les autres événements ; la fausse personnalité se devinerait, sans s’affirmer, masquée par son nom à lui ou un autre.

Une lettre de Violette lui donna sur l’arrivée de son corps à la gare de Lyon tous les détails qu’il désirait. Mais l’enquête à laquelle il se livra, avec l’aide de Godolphin, ne lui apporta aucun élément décisif ; à Fontainebleau, un homme d’équipe se rappelait avoir assisté à l’embarquement, dans un wagon de première classe, d’un être aux allures bizarres, qu’il avait jugé fou : il était accompagné, mais son compagnon n’attirait pas l’attention. Bref, ce n’était qu’une nouvelle apparition, aussi fugitive que les autres. Et celle-là était la dernière. En dehors d’elle, plus de traces. Roland eut beau se tourner dans toutes les directions, refaire pas à pas les trajets supposés de Fontenay à Fontainebleau et de Fontainebleau à Paris, par tous les itinéraires possibles, il n’obtint nul indice. Débarrassé de ces compromettants compagnons, l’homme passait inaperçu. Il fallait être au courant du drame pour deviner sa présence là où s’étaient signalés le malheureux Roland et son double. Entre ces trois apparitions, pas le moindre bout de fil ne traînait.

Et sans ce fil conducteur qu’apporte presque toujours le hasard, dieu des enquêtes policières, l’homme-singe se convainquit que toute recherche était vaine.

Imaginez un voyageur cherchant sa route au centre d’une plaine aride, d’un désert de sable, qu’encercle un horizon où le ciel se confond avec le sable. Dans quelle direction marcher ? Telle était la situation de Roland.

Aucune preuve matérielle ne subsistait donc du passage du monstre ? Si : la lettre remise au professeur, et que l’homme-singe avait conservée. Écrite sans préparation, sous les yeux des deux savants, d’une main qui ne devait pas hésiter, pour ne point éveiller les soupçons, elle devait présenter une écriture sincère, d’où tout au moins, n’avaient pu être bannies les caractéristiques courantes, formes de certaines lettres, barres, liaisons, qui pouvaient, à l’occasion, permettre des comparaisons et une identification.

Mais pour qu’elle pût être utilisée, il fallait que le hasard désignât l’homme aux soupçons de Roland et que celui-ci pût l’approcher. Entreprise délicate, car la seule vue de sa victime suffirait à mettre l’ennemi en garde, et la forme actuelle de l’homme-singe était une infériorité. N’était-il pas hors la loi ? à la merci du premier geste de défense que légitimerait sa qualité de bête ? Un coup de feu l’abattrait dès sa première apparition ; une simple réclamation obligerait Godolphin à l’enfermer ou à le laisser confisquer par l’autorité, sous couleur de sauvegarder la sécurité publique. Il était une bête, et de la vie ou de la liberté des bêtes, les hommes n’ont point à rendre compte. Comment, dans ces conditions, parvenir, libre et vivant, jusqu’à l’homme, si le hasard ne s’en mêlait ?

Quant à dévoiler le secret de sa fantastique aventure et à réclamer le secours de la police et de la loi, il n’y fallait pas songer. Invoquer le témoignage du professeur Fringue et du docteur Clodomir serait simplement les désigner pour le cabanon.

Seul ! le gorille était seul contre son adversaire inconnu, que soutiendraient, au premier appel, toutes les forces de la société. Il n’était qu’une bête chassant l’homme en pleine civilisation.

Mathématiquement, il devait succomber.

Pourtant, il ne renonça pas. Il est vrai qu’à ses yeux, sa vie était un bien faible enjeu, mise en regard de sa vengeance. Il attendit donc et se recueillit avant d’adopter une tactique nouvelle.

Une prudence instinctive lui avait fait, dès le début de ses recherches, abandonner l’ancien domicile de Godolphin. Tous deux, déménageant, nuitamment, avaient transporté leurs pénates dans Paris. Les environs de la Glacière, avec leurs masures isolées, offrirent le gîte sûr que souhaitait Roland.

Or, un beau matin, sans qu’aucun incident justifiât ce renouveau de curiosité, un journal recommença à parler du singe phénomène. Le « filet » se détachait en bonne place, et fut reproduit avec des variantes.

Qu’est devenu le fameux gorille ? demanda en chœur la presse du matin et du soir.

Puis, ce furent des insinuations ; son escapade en avait fait un danger public ; l’autorité ne pouvait s’en désintéresser ; la police devait aux citoyens de découvrir son propriétaire et de s’assurer que la bête était suffisamment surveillée. Des avis suivirent, qui promettaient des primes à qui apporterait un renseignement, soit aux journaux, soit à la police. Enfin, un dernier communiqué, d’allure officielle celui-là, invitait le « sieur » Godolphin, dernier « manager » de la bête, à faire connaître son domicile et à indiquer s’il était toujours en possession de son singe.

Toute cette campagne était si visiblement inspirée que Roland, à qui le saltimbanque en apportait les échos, flaira instinctivement l’ennemi.

Pour quelque motif que ce fût – soit qu’il eût appris les recherches faites à Fontenay, soit que sa haine insatiable ne voulût point perdre de vue sa victime – il s’inquiétait du sort du gorille et avait imaginé ce moyen pour le rechercher, sans se mettre personnellement en avant.

Le fait qu’il se servît de la presse comme d’un projecteur pour fouiller le monde d’un jet de lumière, n’indiquait point une puissance particulière, d’argent ou de relations. Il suffit d’une occasion pour glisser dans l’oreille d’un reporter à court de copie une idée d’écho ; et, avec un peu de chance, celui-ci fait son chemin. Le moyen choisi, l’ampleur du tintamarre obtenu ne suffisaient donc point à situer socialement l’individu qui en était l’instigateur.

Mais, puisqu’il attaquait, il se rapprochait de Roland, il offrait une chance de le découvrir. L’homme-singe se résolut à en profiter, quel que fût le risque.

Après réflexion, il réintégra sa cage et envoya Godolphin faire, au commissariat voisin, la déclaration réclamée.

L’effet fut prompt. La presse cessa de s’occuper du gorille. Ce pouvait être l’indice que sa curiosité satisfaite, l’inconnu entendait agir personnellement.

Roland demeura dans sa cage et attendit, ayant averti Godolphin du rôle qu’il aurait à jouer, le cas échéant.

Mais, contrairement à ses suppositions, aucun espionnage ne se manifesta autour de la bicoque qu’ils habitaient. L’ennemi ne parut, ni en personne, ni par émissaires.

Seulement, quelques jours après, Godolphin reçut une lettre qu’il s’empressa de communiquer à Roland.

Celui-ci la prit, avec des battements de cœur. Une piste allait-elle se dessiner ?

L’examen de l’écriture lui fit soupçonner qu’elle avait été écrite de la main gauche. Cela témoignait, de la part du scripteur, une méfiance ou une prudence qui pouvaient donner à penser.

Le contenu était bref et banal.

 

Monsieur – disait-il – j’ai appris par les journaux que vous étiez toujours en possession du gorille, dont les aventures et l’intelligence font un spécimen doublement curieux. Peut-être serais-je acquéreur de cette bête, si vos conditions n’étaient pas trop déraisonnables. Voulez-vous venir m’en causer au café Riche, demain à cinq heures. Il vous suffira de me demander à la caisse.

A.-K. HANDKERSON.

 

La physionomie faussement américaine du nom, à la désinence trop voulue et maladroitement adaptée, pouvait tromper un saltimbanque. Aux yeux de Roland, elle décelait un masque nouveau ou un appât grossier. Le signataire tenait à excuser sa fantaisie et aussi à la rendre naturelle par une apparence empruntée de milliardaire yankee.

Pour le démasquer plus aisément, il fallait aller à lui, sans méfiance. S’il était l’ennemi, ses projets le trahiraient.

— Tu iras au rendez-vous, Godolphin, dit l’homme-singe. Imagine-toi que je suis un gorille comme tous les gorilles, qu’il n’y a rien entre nous et qu’un milliardaire désire m’acheter. Manœuvre comme tu manœuvrerais en cette circonstance.

« Laisse-toi tenter par la somme, que tu chercheras, naturellement, à faire augmenter le plus possible. Sois cupide et rusé. Fais semblant d’hésiter et ne conclus rien, mais sans décourager l’amateur.

— Compris, patron, répliqua le saltimbanque, en clignant de l’œil. Mais finalement ?… le magot ?… ça me passera sous le nez ? C’est dur de s’allumer là-dessus pour la blague.

— Ne te retiens pas. Je crois que tu pourras empocher la somme.

— Vous laisseriez faire l’affaire ? Oh ! vous êtes bien chic ! C’est pas que je ne tienne pas à vous ; mais une pareille occase !

— Tu en profiteras, répliqua le gorille. Mais regarde bien l’homme et retiens tout ce qu’il te dira.

— Ayez pas peur ! On ouvrira l’œil et les « esgourdes ».

— Et naturellement, sur nos petits secrets, ne lâche rien. Je ne t’ai jamais causé d’ennuis, je suis toujours resté dans ma cage, tu n’as reçu aucune visite à mon sujet, nous ne sommes pas allés à Fontenay. Tu attends tout simplement que le bruit de mon escapade, à laquelle tu n’as rien compris, s’apaise et te permettre de m’exhiber de nouveau à des conditions avantageuses.

— On dira ça, et, pour le reste, motus !

Le saltimbanque revint le soir, extraordinairement animé.

— Du nanan, patron ! cria-t-il. Pourvu que vous acceptiez !… Vingt mille balles pour bibi, deux mille par mois, nourri, logé et blanchi. Car on ne se quitterait pas.

— Comment ça ?

— Ben ! je vous servirais de gardien, kif-kif ici… à une petite différence près… Oh ! c’est un chouette particulier !

L’enthousiasme de Godolphin débordait. Roland coupa court au panégyrique.

— Raconte en détail, dit-il.

— C’est juste ! Si je ne commence pas par le commencement, je ne m’y retrouverai plus. La fin est trop belle !

— D’abord, comment est-il ?

— Vanderbilt ? Oh ! c’est pas un costaud ! un petit gringalet…

— Un petit ?

— Oui, noiraud, avec une barbe qui lui mange jusqu’aux yeux.

À part la taille, Roland n’avait sur son ennemi aucun renseignement qui pût constituer un signalement. La barbe n’infirmait ni ne confirmait le léger soupçon que faisait naître la coïncidence de taille ; d’ailleurs elle pouvait être fausse ; elle l’était certainement si l’individu tenait à conserver l’incognito.

— Voilà. Je m’amène à cinq plombes tapant. Je demande l’aristo et on me conduit dans un salon où il m’attendait, tel que je vous l’ai dépeint. D’abord, on se fait des politesses : C’est vous l’homme ? – C’est vous le monsieur ? Y a du bon. – Qu’est-ce que vous prenez ? Et tout le tralala d’usage entre gens qui vont chercher mutuellement à se rouler. Comme je tenais à rester d’aplomb, je me contente sagement d’un byrrh, mais le gueusard fait laisser la bouteille. Un rupin, que je vous dis ; enfin, quoi, on trinque et on cause. C’est alors qu’il m’a dégoisé sa proposition, qu’il était acquéreur pour vingt mille balles comptant si ça me chantait. Vous pensez ! Et puis que c’était une fantaisie et que, même, je pouvais me faire une position chez lui, si j’entrais dans ses idées.

— Quelles idées ? demanda Roland, en voyant que le saltimbanque s’arrêtait hésitant.

— C’est ce que je lui ai demandé, comme de juste, répondit Godolphin avec un léger embarras. Faudrait pas que ça vous froisse si je vous ai laissé un peu débiner sans rouspéter. Vous m’avez dit de vous considérer comme une bête ordinaire.

— Absolument. C’est ce que tu as fait, j’espère ?

— C’est ce que j’ai fait, confirma le saltimbanque, soulagé de s’entendre approuver.

» Sans vos recommandations, j’aurais pas pu encaisser de sang-froid toutes les suppositions qu’il a faites sur votre compte, car il vous a un peu abîmé le portrait, le monsieur. Il a dit que les gorilles étaient de sales bêtes sournoises et toujours prêtes à un mauvais coup au moment où on s’y attendait le moins ; que votre histoire l’avait bien prouvé. Lui, il était amateur, naturellement, mais il voulait prendre ses précautions. Bref, il n’est pas partisan des singes qui se baladent de la cave au grenier, et, s’il vous achète, c’est pour vous mettre dans une bonne cage, avec un gardien dont il soit sûr, un costaud qui n’ait pas les foies blancs et qui soit susceptible de vous allonger un solide atout en cas que vous feriez le méchant. C’est des mots, n’est-ce-pas ? J’ai laissé dire. D’ailleurs, je mangeais, parce que, pendant ce temps-là, il avait fait servir un balthazard à la hauteur. Il me guettait du coin de l’œil et, quand il a vu que je ne tiquais pas, il m’a lâché le reste du morceau. Si j’étais pas trop attaché à la bête, ni susceptible d’attachement – ça, il y tenait – je pouvais être cet homme-là et me faire des rentes pour mes vieux jours. D’autant plus que ça ne durerait pas toujours. Quand son caprice serait passé, bonsoir la bête ! Elle prendrait sa retraite au muséum, et moi je me retirerais avec une indemnité.

Roland ne perdait pas un mot.

— Dame ! patron, mettez-vous à ma place, fit le saltimbanque d’un air penaud. Toute cette galette-là, ça m’excitait le cerveau, et puis, j’avais bu ! Je ne voulais pas manquer la bonne affaire et je sentais bien que c’était oui ou non, sans barguigner. Si j’avais demandé à réfléchir, il n’y aurait pas cru. Alors, j’ai dit oui.

— Tu as dit oui ? s’exclama l’homme-singe.

— Vous fâchez pas. Il est toujours temps de se dédire.

Mais Roland n’y songeait guère. Lui et Godolphin dans la place ! N’était-ce pas une de ces revanches que réserve le destin à ceux dont il a éprouvé la patience ? En profitant de l’occasion qui s’offrait il serait vite fixé sur les intentions du faux Américain à son égard. Elles l’éclaireraient sur le mystère. Sans doute, à cet instant, il ne pouvait prévoir la tournure des événements. C’était un saut dans l’inconnu, un inconnu plein de dangers. Mais il risquait d’y pêcher la lumière. Et une chance l’accompagnait : Godolphin.

— Pourrai-je compter sur toi ? demanda-t-il. Me demeureras-tu fidèle, au cours de cette aventure ? Seras-tu prêt, non seulement à me défendre en cas de danger, mais à me rendre la liberté quand je te la demanderai ?

— Ça, patron, c’est couru, s’écria le saltimbanque. Mais vous pensez donc qu’il pourrait y avoir du grabuge ?

— Oui, dit l’homme-singe.

— Et vous… vous acceptez quand même ? interrogea timidement Godolphin, partagé entre la crainte et l’espoir.

— Oui, si je suis sûr de toi.

— Pas d’erreur ! J’empoche la somme, mais, quand je devrais la rendre, à votre signal je redeviens votre homme.

— Alors, sois sans remords : tu as bien fait d’accepter.

— Veine ! cria le saltimbanque, soulagé d’un grand poids.

Mais, pris d’une nouvelle inquiétude, il se rembrunit aussitôt.

— Vous savez, patron, expliqua-t-il avec embarras, c’est ce soir qu’il vient nous chercher. Paraît que c’est pressé.

— Qu’il le soit ! murmura l’homme-singe. Je le suis aussi.

Une heure après, une auto s’arrêtait devant la bicoque ; un camion automobile suivant avec une équipe de déménageurs.

Godolphin, qui se tenait à la porte, vit le chef de l’équipe s’approcher du coupé et engager, par la portière, un colloque avec la personne qui se trouvait à l’intérieur. Le richissime américain ne descendit pas, mais il passa sa tête hors de l’auto et fit signe au saltimbanque d’avoir à obéir aux instructions du déménageur.

Celui-ci entra dans la cour avec ses hommes, et Godolphin les guida vers la cage, dans laquelle le gorille se tenait, indifférent en apparence, mais l’œil aux aguets.

— Diable ! fit le chef de l’équipe, en l’apercevant. Voilà un particulier qui ne sera pas commode à déménager.

— Oh ! riposta le saltimbanque de son air le plus naturel, il n’est pas si terrible qu’il le paraît.

Néanmoins, les deux déménageurs jugèrent prudent de jeter, par-dessus la cage, une forte bâche qu’ils entourèrent de cordes. Ainsi aveuglé, il était impossible au gorille de rien suivre de la scène. Il sentit seulement qu’on soulevait la cage et qu’on la transportait sur le plateau d’un camion, la voix de Godolphin, se mêlant à celle des déménageurs, l’assura que son allié ne l’abandonnait pas.

Enfin, le camion s’ébranla, avec un grand fracas, emportant l’homme-singe, entouré de nuit.

Cette façon de voyager dans les ténèbres, vers un but inconnu, caractérisait bien l’aventure dans laquelle il s’engageait. Mais, résolu à en accepter tous les aléas, pour la chance qu’elle lui offrait, Roland ne broncha pas.

Après un trajet assez long, le camion s’arrêta, et la manœuvre recommença pour amener la cage à terre. Elle fut ensuite traînée ; à l’inclination qu’elle prit, aux chocs suivis d’arrêts brusques qui lui furent infligés, le gorille devina qu’on descendait un escalier.

Quand la cage fut en place, la bâche enlevée, Roland se trouva dans une sorte de caveau, de dimensions fort restreintes. Les déménageurs se retirèrent, refermant sur eux une porte de fer, selon les indications d’un personnage invisible. L’homme-singe demeura seul au milieu des ténèbres.

Malgré son inébranlable résolution et en dépit du sang-froid qu’elle lui communiquait, il ressentit une légère angoisse. Si les prévisions étaient justes, il se trouvait aux mains de son ennemi. Celui-ci ne s’était-il point ravisé et n’avait-il pas éloigné Godolphin ? Cela encore pouvait être le résultat d’une dernière et habile machination.

Dans l’ignorance où il était des intentions réelles comme de la personnalité de son persécuteur, Roland pouvait tout craindre. À cette minute, il était à sa merci, sans autres armes que sa force de bête, terrible, sans doute, mais que rendaient illusoires les barreaux de la cage. Il le sentit davantage quand, la solitude et le silence se prolongeant, il empoigna machinalement les tiges de fer entre ses mains puissantes, tentant vainement de les ébranler.

Cette cage, ce caveau, c’était une prison, ce pouvait aussi être un tombeau. Et ce dernier raffinement de barbarie n’était pas improbable, étant donnée la haine mystérieuse qui s’acharnait à la perte du malheureux.

Roland frissonna.

Mais la porte s’ouvrit, une lumière frappa en pleine face le gorille arc-bouté sur ses courtes jambes, les mains crispées sur les barreaux qu’elles s’efforçaient de tordre. Un homme parut sur le seuil, suivi de Godolphin.

— Ah ! ah ? fit-il d’une voix brève, en dirigeant sur son prisonnier le réflecteur de la lampe qu’il tenait à la main.

Son visage demeura dans l’ombre, mais l’homme-singe sentit le feu de deux yeux noirs qui le fixaient.

Lui-même regardait, immobile, hésitant à mettre un nom sur cette face, cachée par une fausse barbe, sur ce front pâle sous les cheveux trop noirs.

Dans son autre main, l’homme tenait un revolver, dont il dirigeait le canon vers la poitrine du gorille ; derrière lui, Godolphin se tenait, pareillement armé et fort embarrassé de son personnage.

— Voici qui n’est pas rassurant, dit A.-K. Handkerson, d’une voix coupante. L’animal s’ennuie et voudrait reprendre la clé des champs.

— La cage est solide, dit Godolphin.

— Résistera-t-elle ? En tout cas, voici vos instructions : vous resterez là jusqu’à mon retour. Vous me répondrez de la bête. D’ailleurs, cette porte est solide. Elle demeurera fermée.

Ces derniers mots, murmurés entre les dents, s’adressaient moins à lui-même qu’au saltimbanque. Mais ce dernier avait l’ouïe fine ; il les entendit.

— Vous allez me laisser seul là-dedans ? demanda-t-il, d’un air médiocrement enthousiasmé.

— Aujourd’hui seulement. Demain, j’aviserai, quelques grosses chaînes scellées au mur assagiront notre pensionnaire. Bonsoir.

Il jeta un regard au gorille et sortit, en refermant la porte sur lui.

Godolphin et l’homme-singe écoutèrent son pas s’éloigner dans l’escalier.

— Ben ! mon vieux, faut croire qu’il a la frousse, murmura le saltimbanque, quand tout bruit se fut éteint.

— Ouvre, dit laconiquement Roland.

— Une veine que j’ai conservé une clef du cadenas ! chuchota Godolphin en obéissant… Mais c’est celle de la porte qu’il faudrait, ajouta-t-il en allant examiner le panneau de fer.

L’homme-singe s’en approcha à son tour ; la porte s’encadrait exactement dans la maçonnerie, d’ailleurs assez grossièrement faite de briques liées par un mauvais mortier. Les doigts du gorille en éraflèrent les bavures qui s’effritèrent.

— J’ai un couteau, proposa Godolphin.

Moitié de la lame, moitié des doigts, l’homme-singe descella deux ou trois briques ; alors, passant ses mains dans les ouvertures, il empoigna le panneau de fer et le secoua violemment. Sous l’effort, la maçonnerie se disloqua, libérant la serrure et les deux verrous, la porte, littéralement arrachée, tourna sur ses gonds.

— Mince de poigne ! murmura Godolphin avec admiration. Mais qu’est-ce qu’il va dire, le monsieur.

Roland n’écoutait même pas, obsédé par une seule pensée. Cette figure où l’avait-il rencontrée ? Était-ce celle de l’ennemi ?

— Une preuve, rugit-il en s’élançant hors du caveau.

Le saltimbanque le suivit.

« Il va y avoir du grabuge », songeait-il en serrant le revolver que lui avait confié Handkerson.

La maison était silencieuse. Du vestibule, dans lequel ils venaient d’émerger, on n’entendait aucun bruit permettant de croire que quelqu’un l’habitait.

— Où sommes-nous ? demanda Roland.

Godolphin fit un geste d’ignorance.

— Ça, je ne peux pas vous dire. Je suis venu dans l’auto, avec le type ; pas mèche de regarder par la portière. Et puis il faisait nuit. Tout ce que je sais, c’est que nous sommes dans Paris.

— Mais, cette maison ?

— Oh ! un petit pavillon. En dehors de notre homme, il ne doit pas y avoir de locataires.

— Des domestiques ?

— Je n’en ai pas vu. C’est le Yankee qui a ouvert.

L’homme-singe regarda autour de lui. Quatre portes ouvraient sur le vestibule. Il se dirigea vers l’une d’elles.

— Gare au « rigolo », si le type est encore là ! murmura Godolphin.

Sans paraître entendre ce rappel à la prudence, Roland ouvrit brusquement.

La pièce – une chambre – était vide ; elle ne semblait point habitée quoique prête à recevoir un hôte. À côté, un petit salon avait également cet aspect abandonné des pièces dans lesquelles on entre rarement.

Le gorille et Godolphin retraversèrent le vestibule et pénétrèrent dans une des salles faisant face : cuisine inutilisée devenue débarras, le désordre le plus complet y régnait.

Restait la quatrième pièce, la dernière, le pavillon se composait uniquement d’un rez-de-chaussée. Celle-là était fermée à clef. Mais d’un coup d’épaule, le gorille jeta bas la porte ; l’intérieur était vide, décidément le propriétaire avait quitté le pavillon. C’était vraisemblablement ce qu’avait escompté l’homme-singe pour se livrer, en toute liberté, à la perquisition qu’il méditait, car il ne manifesta aucun désappointement.

Ses yeux fouillèrent la pièce, où Godolphin, rassuré, pénétra derrière lui.

Si dans les autres, aucun des objets s’y trouvant ne paraissait pouvoir éclairer la personnalité du faux Américain, dans cette dernière, un cabinet de travail, Roland pouvait tenter des recherches, avec quelque espoir de voir sa curiosité satisfaite.

Ce ne devait pas être – pas plus que le reste de l’habitation – l’habituel logis d’Handkerson. Outre qu’elle était fort sommairement meublée d’un bureau et de quelques fauteuils, on n’y voyait point cet éparpillement d’objets, de livres et de papiers qui témoigne d’un labeur quotidien, sans cesse repris. Ce cabinet ne pouvait être qu’un local accessoire, peut-être retraite ignorée, en tout cas fort éloignée du centre d’occupations de son propriétaire.

Sa destination devait être tant de permettre à celui-ci de s’isoler à son gré que de conserver quelques dossiers secrets, de ceux qu’un homme d’affaires – ou même un particulier, pour peu qu’il puisse envisager ou craindre des indiscrétions aux conséquences désagréables – n’aime point à conserver chez lui.

Le bureau, meuble très simple, semblait seul s’offrir aux recherches, et ses cinq tiroirs, dont les serrures ne constituaient pas de sérieux obstacles, pouvaient être rapidement fouillés.

Ils ne renfermaient d’ailleurs que des choses insignifiantes : papier à lettres, sans en-tête, fournitures de bureau et quelques numéros de vieilles revues. Un tri soigneux avait dû en exclure tout ce qui portait la marque du propriétaire ; on n’y trouvait ni cartes de visite, ni factures, ni même un seul chiffon de papier qui portât une ligne d’écriture.

S’étant convaincu, par un examen attentif, qu’une prudence préventive l’avait rendu inutile, Roland rejeta sa glane pêle-mêle dans les tiroirs et promena autour de lui un regard dérouté.

— Y a pas bézeff ! traduisit Godolphin, qui suivait, avec un intérêt bénévole, cette perquisition dont il ne comprenait pas le but.

Un papier clair, à raies vert pâle sur un fond à peine bleuté, tapissait les murs presque nus. Deux gravures, sans cadre, s’y voyaient, seulement fixées par quatre punaises, sur le panneau opposé aux fenêtres. Roland remarqua, dépassant l’une d’elles, horizontalement, deux imperceptibles lignes noires, longues à peine de trois centimètres, et qui étaient respectivement parallèles aux bords inférieur et supérieur de la gravure. De l’endroit où elles s’interrompaient partait un plissement vertical du papier, comme s’il eût recouvert les charnières d’une porte invisible.

L’homme-singe s’approcha et toucha la gravure ; les punaises jouaient dans les trous, ce qui dénotait qu’on les y avait remises. Une secousse imperceptible suffit à la faire tomber ; sa chute démasqua, outre les trois lignes d’une petite porte, le trou d’une minuscule serrure. Évidemment, il y avait là une cachette.

— Le couteau, Godolphin, demanda le gorille.

Il glissa la lame dans la fente, un peu au-dessus de la serrure ; une pesée suffit pour ouvrir. Dans l’ouverture, Roland plongea un regard. Il y avait un fouillis de papiers, et, jeté dessus, un portefeuille, dont l’homme avait dû se débarrasser avant de sortir, jugeant qu’il encombrait sa poche.

Dépliant la lettre remise au professeur Fringue, l’homme-singe compara l’écriture à celle des papiers renfermés dans la cachette : elles étaient les mêmes.

Et, dans le portefeuille, entre des factures d’un bijoutier et d’une fleuriste, il trouva la coupure d’un « écho mondain » paru dans un journal du jour.

Un nom tout de suite, lui sauta aux yeux ; c’était celui qu’il cherchait, celui de l’homme qu’il venait d’entrevoir devant sa cage et qu’il reconnaissait enfin.

— Borsetti !… murmura-t-il avec un accent d’inexprimable colère. Borsetti ! l’associé de M. Sarmange !…

C’était une véritable révélation.

L’écho – trois lignes – en indiquant le nom du criminel, donnait en même temps la raison du crime :

 

On annonce, disait la coupure, les fiançailles de M. Pasquale Borsetti et de Mlle Violette Sarmange, fille du banquier.

 

Le persécuteur de Roland lui prenait sa fiancée.

XVI

PAR LA PATIENCE ET LA RUSE

En affirmant à Roland qu’elle avait gardé son secret, Violette n’avait point menti. Ses parents d’ailleurs provoquaient peu ses confidences ; elle les sentait si éloignés de sa propre sensibilité qu’une sorte de pudeur instinctive retenait en elle l’épanchement de sa douleur et de son trouble.

À quoi bon tenter d’entamer la sérénité de Mme Sarmange ? Pourquoi risquer de se heurter au scepticisme du banquier, trop homme d’affaires pour se laisser inquiéter par le mystère ?

Il était trop visible pour Violette qu’elle était seule à se souvenir et qu’en elle seule le drame durait encore. Sa mère, quand elle l’évoquait, se bornait à soupirer placidement :

— Ce pauvre Roland ! Qui aurait cru !…

Et M. Sarmange affirmait, avec une brusquerie égoïste, une philosophie de banquier qui ne s’attarde point à pleurer ses pertes, mais cherche ailleurs sa revanche.

— Il faut se résigner à ce qui est. Il n’y a plus qu’à oublier.

Oublier ! c’était le mot qui poursuivait la jeune fille, qu’on lui redisait sans cesse, avec tant de persévérance qu’elle n’osait plus s’en indigner.

Toutes les pitiés, toutes les consolations s’enveloppaient de cette promesse d’oubli.

— À votre âge, il n’est point de chagrins éternels, soupiraient les vieilles dames.

— Espère ! tu retrouveras le bonheur, affirmaient les amies de Violette.

Mme Sarmange concluait :

— Le temps efface tout !

Il avait déjà estompé le souvenir de l’absent. Dans la maison du banquier, quand on parlait du fou – de plus en plus rarement – c’était de ce ton calme, presque indifférent, qui succède aux consternations des premiers jours, sitôt qu’une douleur est devenue une habitude.

Seule Violette continuait à mettre devant la photographie l’offrande de ses fleurs.

M. Sarmange, on s’en souvient, n’était point un méchant homme, mais il était de ces gens opiniâtres qui imposent volontiers ce qu’ils ont, une fois pour toutes, déclaré raisonnable.

La raison commandait que Violette oubliât Roland ; la raison voulait qu’elle ne portât point un deuil éternel et qu’elle envisageât, après un intervalle décent, la perspective d’un autre mariage.

Puisque Roland était fou, fou incurable, il n’y avait pas à s’entêter. Tôt ou tard, il faudrait en venir à lui trouver un remplaçant, Flavien Sarmange estimait que c’était de son devoir de père d’y songer sans délai.

Et tout naturellement, ce fut Pascale Borsetti qui se présenta à son esprit, d’abord parce qu’il le voyait constamment et que le Corse se trouvait, pour ainsi dire là, tout porté, et ensuite parce qu’il avait déjà fait acte de candidat. Il venait donc en seconde ligne et il était juste que ce fût lui qu’on choisit pour suppléer le favori.

Enfin, il y avait les convenances. Maintenant qu’il avait définitivement biffé de son esprit la candidature de Roland, et que sa sympathie pour son pupille ne l’influençait plus, le banquier subissait davantage le prestige de la fortune de Borsetti. Elle n’était point comme la sienne, tout en façade et sa solidité l’impressionnait. Épouser tant de millions lui sembla le sort le plus enviable que Violette pût désormais souhaiter et, par avance, il déclara déraisonnables les objections qu’elle formulerait. Ce verdict était sans appel.

Roland écarté par la destinée, on devait non seulement accepter la recherche de Borsetti, mais même la provoquer.

Au bout de trois mois, le banquier jugeait excessif le silence discret de son associé et s’efforçait de l’amener à risquer au moins quelques allusions qui permissent une reprise de conversation.

Au bout de six, il s’impatientait de sa réserve et était fort près de s’en froisser. Et cela d’autant plus que Pasquale apportait une sorte de coquetterie à se montrer sous le jour le plus séduisant. On eût dit qu’il s’ingéniait à faire la conquête du banquier et à le forcer à pressentir en lui l’idéal des gendres.

Parfait, de bonne humeur, d’une complaisance inlassable, intelligent et travailleur, homme du monde avec cela, réservé et plein de tact, il semblait n’avoir que des qualités. À la banque, il s’était fait le bras droit de son associé ; car il avait l’art de se rendre indispensable. Au dehors, il était le plus agréable des compagnons et son entrain ne contribuait pas peu à égayer les salons de l’hôtel Sarmange.

Moins séduite qu’enveloppée par lui, Mme Sarmange l’accueillait avec faveur et s’était résignée à se faire la complice tacite des projets de son mari. Elle admettait comme inévitable que Pasquale Borsetti dût être un jour son gendre.

Près de Violette, la diplomatie du Corse réussissait moins. Il n’avait pas fait un pas dans ses préférences ; envers lui, elle demeurait froide et distante, subissant sa présence avec une indifférence qu’elle ne se donnait point la peine de déguiser.

En vain, Pasquale multipliait-il ses amabilités, marquant par son empressement et ses airs langoureux qu’il demeurait le soupirant discret trop intimidé par l’idole pour se déclarer. Violette ne voulait voir en lui que l’associé de son père, un importun et un étranger.

Trop habile pour accentuer sa cour au point de permettre à la jeune fille de le décourager nettement, Pasquale Borsetti évoluait avec une souple aisance dans cette situation ambiguë. Il savait demeurer, vis-à-vis des parents, le prétendant dont on attend, la demande, sans inquiéter Violette en laissant percer ses intentions. Il attendait son heure.

Mais, précisément à cause de la discrétion de son attitude, elle ne pouvait pas l’empêcher d’être constamment près d’elle, comme une menace.

Longtemps, sa maladie l’avait délivrée des assiduités du Corse. Alors, Mme Sarmange recevait seule, ou ne recevait point.

Mais, depuis que la jeune fille avait dû reprendre sa place dans le salon et se plier de nouveau aux exigences de la vie mondaine, elle avait vu Borsetti reparaître et s’installer.

À quelques phrases inquiétantes de son père, elle avait bien tenté d’opposer un refus éventuel au retour offensif du Corse et d’affirmer sa résolution de ne jamais se marier. Mais M. Sarmange lui avait vertement expliqué en fronçant ses sourcils olympiens :

— Ne dis donc point de bêtises ! Le cas échéant, je ne te permettrai pas de gâcher sottement ta vie.

Pour ne point épuiser inutilement à l’avance sa force de résistance, Violette se tut, en soupirant. Depuis, elle vivait dans l’angoisse, craignant une démarche décisive de Pasquale Borsetti, une parole qui ouvrirait le conflit entre elle et ses parents. Comme il tardait, elle avait fini par espérer qu’il ne la prononcerait pas et que son premier échec l’avait définitivement découragé.

Cependant, s’étant mis en tête de faire malgré elle le bonheur de sa fille, M. Sarmange se décida brusquement à provoquer les confidences de Borsetti. À première vue, il ne semblait point facile de remettre sur le tapis la question matrimoniale, et le banquier, au moment d’aborder ce sujet, se sentit aussi embarrassé qui l’avait été jadis, quand il s’agissait d’étudier cette même question.

Après avoir longtemps, et sans succès, tourné autour, il s’avisa un matin que la meilleure diplomatie est peut-être celle qui s’embarrasse le moins de finesses. Renonçant aux périphrases, il mit bonnement et vulgairement les pieds dans le plat.

— Et alors, Borsetti, lança-t-il à brûle pourpoint, est-ce que vous avez renoncé à vous marier ?

Pasquale feignit d’être pris à l’improviste, à cent lieues du sujet.

— Vous savez que j’y ai songé, jadis, répondit-il avec beaucoup de réserve, en lançant à son associé un regard de reproche.

— Jadis, mais depuis ?

— Je n’ai point un caractère changeant, fit évasivement le Corse.

— Ce qui veut dire que vous en êtes resté à votre premier projet ? dites-le donc, Borsetti !

— Pourquoi le dirai-je ? Vous devez savoir que ce sujet m’est pénible.

— Mon cher, j’insiste dans votre propre intérêt et non pour le plaisir d’être indiscret. Avouez donc que certain compte passé aux profits et pertes n’a point été biffé, comme vous le déclariez.

— On se résout difficilement à rayer de son cœur certains sentiments, déclara le Corse, un peu prétentieusement. Mais, encore une fois, je ne vois pas où une conversation semblable peut nous mener.

— Ne faites pas l’enfant ! Vous le devinez parfaitement. J’ai voulu vous mettre à votre aise, voilà tout. Vous n’ignorez pas les événements qui peuvent avoir modifié ma manière de voir. Comme j’ai cru comprendre qu’un excès de délicatesse était la seule raison de votre retenue, je tiens à vous dire que, pour ma part, je suis tout prêt à reprendre la conversation, si vos sentiments n’ont pas changé. Au contraire, mettons que je n’aie rien dit. Nous pouvons nous comprendre à demi-mot.

— Dois-je comprendre, s’écria Borsetti, avec une émotion visible, que vous m’autorisez à… à vous exprimer… de nouveau… le plus cher de mes vœux ?

— À qui les exprimeriez-vous ? demanda malicieusement Sarmange. Au banquier ou au père ?

— Au père… si vous le permettez…

— Je permets. Rien ne s’oppose à ce que je vous entende. Un événement… fort triste… mais auquel nous ne pouvons rien… a changé complètement la situation. Ce sera forcément au bénéfice de quelqu’un. Inutile de vous dire que je vous préfère à tout autre.

— Je n’ai jamais cessé… d’y penser, dit Borsetti, en affectant la plus grande confusion. Mais, je n’osais vous en parler. Je respectais la légitime douleur de Mlle Violette.

— Ma fille a payé au malheureux son tribut de regrets ; mais elle ne saurait renoncer aux joies de la vie. C’est assez que la catastrophe ait fait une victime.

— Elle semble vraiment fort affectée.

— Elle l’est, Borsetti. Songez qu’il s’agit d’une amitié d’enfance. Mais, peut-être se méprend-elle elle-même sur la durée et le caractère de sa douleur. Les petites filles sont ainsi. Dans un moment d’exaltation sincère on jure à un souvenir une fidélité éternelle. Puis, le temps passe ; la blessure se cicatrise ; le chagrin s’apaise. Mais, par crainte des regards ironiques on n’ose plus quitter le deuil. Violette n’ose pas avouer qu’elle peut encore prendre plaisir à vivre. C’est à moi de prendre pour elle cette décision. Elle m’en remerciera plus tard.

— Combien je vous serais reconnaissant si ce rêve pouvait se réaliser ! dit le Corse avec ferveur. Mais, ne m’éveillez pas trop vite à l’espoir. Songez combien le coup serait cruel, cette fois, si Mlle Violette refusait…

M. Sarmange haussa les épaules.

— Elle n’a aucune bonne raison pour cela. Et je n’admettrai jamais que, pour de mauvaises, elle fasse son malheur et le vôtre. J’ai trop conscience de mes devoirs de père… Vous avez ma parole, mon cher.

— Soyez béni ! s’écria-t-il d’une voix émue. Vous me rendez fou de joie… Mais, je vous en supplie, ne brusquons rien. Je serai patient. Laissez Mlle Violette s’habituer peu à peu à l’idée de devenir ma femme. Je ne voudrais, pour rien au monde, être pour elle une cause de chagrin.

— Soyez tranquille ! Je lui parlerai en père et non en tyran.

Et le banquier rit bruyamment, en se frottant les mains, comme s’il venait de conclure une bonne affaire.

Le conflit pressenti par Violette était ouvert. Cela apparut dès les premiers mots de sa mère, chargée par M. Sarmange de tâter le terrain. Le banquier désirait, en effet, éviter l’attendrissement des crises de larmes prévues ; il se réservait d’intervenir quand sa fille, ébranlée et lassée par plusieurs assauts successifs, ne serait plus en état de résister à une manifestation de son autorité.

Ces assauts, d’ailleurs, c’était lui qui les dirigeait de la coulisse. En la circonstance, comme toujours, Mme Sarmange n’était que son porte-paroles.

Violette reconnut de suite, dans la bouche maternelle, les arguments du banquier. Comme ils s’affirmaient impérieux, ce furent de véritables hostilités qui s’engagèrent. Elles durèrent quelque temps, la jeune fille opposant à toutes les instances, son inébranlable résolution de ne point se marier, et la mère se bornant à transmettre cette réponse, après avoir rappelé la volonté du père.

Enfin, la malheureuse fiancée fut convoquée dans le cabinet, dans ce même cabinet où, une première fois, elle avait défendu Roland contre les sommations de M. Sarmange. Mais, cette fois, elle sentait bien que, pour résister victorieusement, il lui manquerait l’argument décisif. Ce Roland, à qui elle avait accordé sa préférence, n’existait plus moralement, et le banquier n’était pas homme à comprendre la fidélité au souvenir.

Violette entra donc, dolente et pâle, refoulant de grosses larmes. Elle se sentait faible et lasse.

Affectueusement, son père lui prit les mains et la fit asseoir.

— Je t’ai fait venir pour te parler raison, ma petite Violette.

— Oh ! père ! fit-elle, d’un air navré. Tu as déjà essayé jadis, et sans succès.

— Le destin s’est chargé de me prouver que j’aurais dû insister.

— C’est cruel… si cruel… de me dire cela ! sanglota Violette.

— Tu ne peux cependant te condamner à un célibat perpétuel sous prétexte que tu as failli épouser… un fou.

— Oh ! père !

— Tu ne peux nous refuser, à ta mère et à moi, la joie de te voir mariée, la consolation de te savoir un protecteur.

— Puis-je oublier Roland… si vite ?

— Qui te demande de l’oublier ? Souviens-toi de lui comme d’un frère. Mais accepte le mari que je veux te donner.

— Il me semble que ce serait… trahir, dit Violette, les yeux baissés, la gorge pleine de sanglots.

Plus que jamais, elle ressentait l’oppression de son secret. Mais pouvait-elle dire à qui elle voulait demeurer fidèle ?

M. Sarmange haussa les épaules.

— Ne faisons pas de drame, dit-il. Ce n’est pas trahir que de continuer à vivre. Le pauvre Roland, s’il pouvait parler, serait le premier à te déconseiller un aussi monstrueux sacrifice.

Violette soupira sans répondre. Il continua :

— Je t’ai, dit, il y a quelques mois, les raisons qui militaient en faveur de Borsetti. Elles n’ont point diminué de valeur et la seule objection que tu pouvais me faire a disparu.

Comme il n’obtenait toujours point de réponse, il s’impatienta.

— Caprice de petite fille ! Donne-moi une seule bonne raison… Il s’agit de ma fortune, Violette, songes-y. Quand il pouvait être question de ton bonheur, j’acceptais la ruine. Mais, maintenant, ce serait dur… très dur… et si inutile ! Que peux-tu objecter à Borsetti ? Réponds.

— Plus tard ! supplia-t-elle.

— Plus tard, soit ! à condition qu’il soit bien entendu, en principe, que tu ne refuses plus de te marier.

— Plus tard, répéta Violette.

Elle ne songeait plus qu’à gagner du temps, à obtenir une trêve, sans avoir à donner sa seule, sa vraie raison. Aussi las qu’elle de cette discussion, M. Sarmange se contenta de la demi-adhésion.

Il en profita pour annoncer à son candidat que sa fille consentait, sous réserve qu’on ne la presserait point de fixer une date.

Borsetti jura ses grands dieux qu’il aurait une patience d’ange et qu’il suffisait de pouvoir rêver à son bonheur, si éloigné fût-il. Puis il demanda timidement qu’on lui permît au moins de se considérer comme fiancé.

M. Sarmange jugea aussitôt que Violette aurait mauvaise grâce à refuser de consacrer l’accord général. En fait, Pasquale Borsetti, officiellement agréé par les parents et tacitement admis par elle-même, ne demandait que la reconnaissance d’une situation acquise.

Il prit sur lui de fixer une date pour la célébration des fiançailles, d’une manière tout intime, d’ailleurs en présence des seuls parents.

Violette n’apprit qu’une heure avant le dîner qu’elle devrait laisser Borsetti glisser à son doigt la bague qui l’engagerait. Engagement solennel et irrévocable ? Non point. Un simple simulacre qui permettrait au moins la restriction mentale. Devrait-elle s’y prêter ?

Hésitante, reculant devant la perspective d’une nouvelle scène, de nouvelles discussions, elle ne pouvait s’empêcher d’être tentée par ce rôle passif. Elle ne répondit que par un signe de tête aux encouragements de sa mère, qui conseillait l’obéissance.

— Tu seras raisonnable, ma chérie ?

Elle ne rêvait que d’atermoiements possibles. L’avenir l’épouvantait. Que pouvait-elle en attendre d’heureux ? Rien. Sa vie devait demeurer bouleversée par la secousse qui avait jeté Roland hors de l’existence normale. Elle sentait que, s’il était pénible de pleurer un mort, il l’est davantage de pleurer un vivant. Elle l’imaginait enveloppé de surnaturel et cela causait sa torture. Cette personnalité dédoublée la laissait désorientée. À qui devait-elle vouer la fidélité de son souvenir et de ses regrets ? Au corps ou à l’âme ? Il serait cruel d’affliger la pensée survivante par le spectacle d’une douleur inconsolable qui, sans cesse, lui rappellerait sa forme perdue. D’autre part, Roland, sans son corps, n’était plus Roland, ne pouvait plus l’être.

Ne pouvant trouver une réponse qui apaisât son angoisse, Violette aurait voulu qu’on la laissât pleurer, sans la mettre en face de ce terrible avenir.

Accepter la bague de Borsetti, c’était l’engrenage. Il serait son fiancé, alors que l’autre continuait à vivre et à penser. C’était impossible.

À qui faire comprendre cela ? De qui solliciter l’appui ? Une explication loyale avec le Corse pouvait tout sauver. Il n’était point trop tard pour obtenir qu’il renonçât de lui-même à ses fiançailles mensongères.

Il semblait à la naïve Violette qu’il lui suffisait de dire à cet homme : « Je ne puis pas vous aimer », pour qu’il eût pitié d’elle. Elle espéra qu’il se retirerait sans solliciter les explications qu’eût exigées M. Sarmange.

Raffermie, elle dit à sa mère :

— Je veux parler à M. Borsetti. Quand il arrivera, envoie-le dans le petit salon.

C’était là qu’avait eu lieu son dernier entretien avec Roland ; dans ce souvenir, elle puiserait le courage de parler.

À l’heure convenue, le Corse fit son entrée, l’allure pimpante et victorieuse ; il portait le traditionnel bouquet et un écrin gonflait la poche intérieure de son habit.

Son regard vif remarqua l’absence de Violette et ses sourcils se froncèrent imperceptiblement, tandis qu’il s’inclinait devant Mme Sarmange.

— Mlle Violette n’est pas souffrante, j’espère ? demanda-t-il, d’un ton un peu contraint.

Un sourire de la mère le rassura.

— Vous la trouverez dans le petit salon, prête à accueillir votre bouquet. Il paraît qu’elle a un secret à vous dire.

L’excellente dame n’était pas femme à s’inquiéter d’un peu de mystère.

Moins confiant, Borsetti se dirigea vers le boudoir. Il devinait que cette confidence ne pouvait avoir trait qu’au projet des fiançailles.

En effet, prévenant son geste d’offrande et sans paraître voir le bouquet, Violette l’accueillit par ces mots :

— Ma mère, monsieur, m’a fait part de vos intentions et je n’ignore pas qu’elles ont l’assentiment de mon père.

— Ma seule ambition est de pouvoir y joindre le vôtre, interrompit galamment Borsetti. Monsieur votre père me l’a d’ailleurs fait espérer.

— Mon père a interprété un peu précipitamment un demi-silence que je me reproche.

— Je sais, mademoiselle, qu’un chagrin devant lequel je m’incline, vous a fait désirer, pour quelque temps encore, la liberté de vous y adonner. Je me contenterai d’une promesse ou plutôt d’une autorisation d’espoir à très longue échéance.

— Monsieur, dit gravement Violette, je ne veux point vous leurrer. L’échéance ne viendrait jamais.

— Permettez-moi de croire, avec M. votre père, que le temps…

— Le temps, paraît-il, dégage de l’obligation de fidélité envers les morts, mais point envers les vivants.

— Il y a vivant et vivant, murmura le Corse. Certains vivants sont des morts.

Très pâle, la jeune fille prononça :

— Ces morts-là sont ceux qui ne pensent plus et celui dont nous parlons pense encore.

Borsetti tressaillit, comme si un serpent l’eût mordu, et fixa ses yeux ardents sur ceux de Violette.

— M. votre père, reprit-il après un silence, estime que vous ne sauriez vous passer d’un protecteur. Souffrez que ce soit moi.

— Un autre a toutes mes pensées.

— Je serai donc pour vous une sorte d’associé, répondit le Corse d’un ton qui dénotait une inébranlable résolution.

— Malgré moi ? s’écria la jeune fille.

— Avec la permission de votre père, auquel vous n’infligerez pas le chagrin d’un refus.

— Monsieur, supplia Violette, emportée par un mouvement irréfléchi, ne m’obligez pas à révéler ce qui doit rester un secret. Écoutez-moi… Ce n’est ni à un mort, ni à un fou que j’ai voué le culte de mon souvenir, mais à quelqu’un qui pourrait venir me reprocher ma trahison.

Un éclair de fureur jaillit des yeux de Borsetti. Il recula d’un pas.

— Je ne crois pas aux revenants, s’écria-t-il d’une voix sifflante.

Un effroyable craquement couvrit ses paroles. Sous une violente poussée, la fenêtre du petit salon se disloquait, livrant passage au gorille.

Avant que Pasquale Borsetti, livide et pétrifié, eût pu faire un mouvement, l’homme-singe bondit près de lui et jeta sur les genoux de Violette la lettre accusatrice.

— Lisez ! gronda-t-il sourdement.

Frémissante, la jeune fille jeta les yeux sur le papier et poussa un cri d’horreur en reconnaissant l’écriture de Pasquale Borsetti.

— Voilà l’homme qui a fait de moi un singe ! dit le gorille.

XVII

TRAGIQUE TÊTE À TÊTE

Le nom de Pasquale Borsetti fournissait le mot de l’indéchiffrable énigme. Il projetait sur tous les faits aboutissants à cette situation unique une clarté saisissante – disons même horrifiante.

Mais, quelle haine cette découverte ne devait-elle pas déchaîner dans l’âme de la victime ? Quelle puissance surhumaine aurait pu contenir l’instinctif élan qui la devait lancer contre l’auteur de ce crime abominable ?

Après avoir lu l’écho, Roland, subitement, devint vraiment le gorille, la bête féroce, dont son bourreau lui avait donné l’apparence, sa face prit une expression terrible.

Mais, pour concevoir et exécuter sa vengeance, il avait son intelligence humaine.

Il avait dit à Godolphin :

— Donne-moi ton manteau et ton chapeau. Tu vas aller me chercher une voiture. Tu donneras l’adresse au cocher : rue Anatole-de-la-Forge. Inutile de m’accompagner.

— Excusez, patron, répondit le saltimbanque. Si c’est l’heure de la liquidation, je ne peux pas vous lâcher. Vous pourrez encore avoir besoin de Bibi.

Effectivement, il avait facilité à Roland l’escalade de la grille et de la marquise, en occupant le concierge et en lui masquant la manœuvre.

Roland venait en justicier ; le crime de Borsetti légitimait ses actes. Il se résolut donc à l’irruption violente et, connaissant la disposition des lieux, il choisit, pour y faire sa brèche, le petit salon, dont la fenêtre lui permettait d’entrer sans attirer l’attention des domestiques.

Rien, d’ailleurs, n’aurait arrêté sa marche. Il était décidé à réclamer son ennemi même au milieu de cinquante personnes.

Qui oserait le lui disputer, quand il crierait :

— J’étais un homme. Voyez ce qu’il a fait de moi.

Le hasard le servit, en le mettant brusquement en face de Borsetti et de Violette.

Son apparition, son geste, son cri avaient figé le Corse et la jeune fille dans une immobilité de statues et il ne bougeait guère plus qu’eux. À cette minute, dans le plus profond de son être, chacun des trois personnages n’appartenait plus qu’à un seul sentiment, exclusif de tous autres, l’horreur.

C’était cela qui glaçait Violette, à la lecture de la lettre par laquelle le Corse livrait au scalpel du professeur Fringue le cerveau de son rival.

C’était encore l’horreur qui vitrifiait les yeux de son corps, pendant qu’il considérait son ennemi, libre et terrible, et qu’il lisait dans ses regards la connaissance de la vérité.

Et c’était elle qui suspendait le bras de Roland, à la vue de l’être dont la cruauté perverse et perfide lui avait infligé son invraisemblable martyre.

D’ailleurs, cet instant de stupeur, qui parut interminable à l’angoisse des trois personnages, dura à peine quelques secondes.

— Vous avez lu ?… Vous avez compris ? haleta le gorille.

Et, désignant Borsetti :

— C’est lui ! lui qui a écrit cela !

C’était la première fois que Pasquale entendait la nouvelle voix de son rival. Il frémit.

— Cet homme vous aimait, continua Roland, et pour m’écarter de vous, il a imaginé cette atrocité.

Tout était clair. Violette, aussi bien que Roland, pouvait reconstituer la trame horrible des événements.

Torturé par une effroyable jalousie, le Corse haïssait le fiancé de la fille du banquier. Le hasard l’ayant mis en possession du secret du professeur Fringue, son imagination démoniaque lui avait suggéré de la faire servir à ses projets.

Tendre le piège, attirer Roland dans le guet-apens, n’avait été qu’un jeu pour cet être infernal. Caché dans le jardin de la villa des Roses, il s’était sournoisement approché de son rival sans méfiance et l’avait endormi en lui appliquant, à l’improviste, le foudroyant narcotique que lui avait remis le savant.

Et tout cela fût demeuré secret et impuni sans la lettre qu’avait exigée le docteur Silence – première imprudence imposée par le hasard – et sans sa haine tenace qui l’avait poussé à se rapprocher du gorille, à rêver de l’emprisonner chez lui, pour pouvoir le faire souffrir davantage.

Reportant sur le misérable l’éclair de son regard, l’homme-singe gronda :

— Avoue !

Sournois et félin, le Corse cherchait des yeux une issue. Mais, nulle chance de salut ne s’offrait. Le bras gigantesque l’enveloppait, le poing terrible était suspendu sur sa tête.

Se jugeant perdu, il eut un sursaut de haine ; il se redressa pour une suprême bravade.

— Oui, c’est moi ! hurla-t-il, livide et les yeux injectés de sang. C’est moi qui ai voulu cela. Roland-le-Gorille ! Et ma mort ne te fera pas retrouver ta forme !

Il éclata, d’un rire cynique.

— Un singe !… Le fiancé de Violette est un singe ! Comment oses-tu te montrer, gorille ! Vois ! tu lui fais peur ! Tu lui fais horreur !

La jeune fille s’était levée, pâle et frémissante.

— De vous seul, j’ai horreur ! clama-t-elle, d’une voix indignée.

Le gorille se retourna vers elle.

— Retirez-vous, Violette, supplia-t-il.

Elle hésitait, tremblante, à la pensée du drame de sang qu’évoquaient ces mots.

— Oh ! pas cela !… pas cela !… murmura-t-elle, éperdue.

— Cet homme est condamné, prononça Roland, il ne doit pas mourir devant vous.

— Condamné ! ricana Borsetti. Pas encore ! Les bêtes enragées, cela se tue !

Profitant de l’inattention du gorille, il venait de glisser la main dans la poche de son pantalon et d’en tirer un minuscule revolver que, par prudence, il portait toujours sur lui.

Reculant d’un pas, il le braqua sur l’homme-singe et fit feu. Un peu de sang rougit l’épaule du gorille.

Mais à peine la détonation avait-elle retenti que le bras gigantesque s’abattait ; l’énorme main emprisonnait et broyait le poignet du Corse, qui lâcha l’arme.

Violette avait poussé un cri.

En voyant que tout danger avait cessé pour le gorille, elle se cacha les yeux avec la main et s’enfuit.

Traînant le Corse, Roland marcha derrière elle jusqu’à la porte qu’il referma.

Dans le grand salon, oisive parce qu’elle était parée, Mme Sarmange attendait que le colloque de sa fille et de Pasquale Borsetti prît fin et que ses autres convives arrivassent.

N’ayant point entendu la détonation elle s’émut à peine de voir surgir Violette, sanglotante et terrifiée. En courant, la jeune fille traversa le salon et alla tomber sur un siège, dans l’angle opposé, où elle demeura, immobile et muette, les mains obstinément appuyées sur les yeux, comme une cloison entre elle et l’horreur.

— Violette !… Qu’as-tu ?… s’exclama la mère avec une inquiétude mesurée.

Que pouvait imaginer la brave dame, sinon une légère querelle, une bouderie d’enfant gâtée qui se révolte contre une volonté contraire ? Le mariage projeté déplaisait à Violette ; elle l’avait fait entendre à Borsetti, avec éclat peut-être, d’où son exaltation et son désespoir. Tout cela était fort ennuyeux et mécontenterait le père.

Plaintive, Mme Sarmange répéta, sans se lever :

— Mais qu’as-tu donc ?… Réponds.

Précisément, le banquier entrait.

— Qu’est-ce encore ? demanda-t-il, en s’arrêtant, les sourcils froncés. Où est Borsetti ?

Lui aussi pressentait une scène, une dispute, une rébellion.

Mme Sarmange, d’un air aussi contrarié qu’elle pouvait, montra le petit salon.

— Ils étaient là, Violette et M. Borsetti. Ils causaient. Je n’y comprends rien…

Un gémissement de la jeune fille lui coupa la parole.

— C’est horrible ! murmura Violette.

Le ton, l’attitude effrayée, ne correspondaient point à l’idée d’une simple dispute.

Anxieux, le banquier s’emporta.

— Mais, quoi ?… parle ! C’est stupide ! C’est exaspérant à la fin !

Il se dirigeait vers la porte. Un nouveau cri de Violette l’arrêta.

— N’y va pas, père ! N’entre pas ! clamait-elle, terrifiée.

— Pourquoi ? bégaya M. Sarmange.

Il se sentait gagné par l’inexprimable épouvante de la jeune fille ; car rien n’est contagieux comme la terreur.

— Il y a… Il y a…

En vain, Violette tentait de parler ; les mots ne sortaient point de sa gorge oppressée.

L’angoisse mystérieuse saisit parallèlement le père et la mère. Ils se regardaient sans oser un geste ni une parole. Un silence terrifiant plana dans la pièce.

Soudain, de l’autre côté de la cloison, un cri horrible retentit, achevant de leur glacer le sang dans les veines. Le banquier bondit sur la porte, qu’il secoua furieusement. Elle résista, fermée en dedans.

Alors, en proie à la plus folle des terreurs, hors de tout sang-froid, il revint vers Violette.

— Qu’est-ce ?… Dis-nous ! Dis-nous !… haleta-t-il.

— Il le tue !… laissa-t-elle tomber d’une voix basse qui, pourtant, retentit aux oreilles des parents comme un éclat de foudre.

— Mon Dieu ! gémit Mme Sarmange en se tordant les mains.

— Au secours ! hurla le banquier en se précipitant sur un cordon de sonnette qu’il agita désespérément.

Des cris résonnèrent, en même temps qu’on percevait des exclamations et des appels. Un domestique entr’ouvrit la porte.

— Au secours ! ! répéta M. Sarmange en l’appelant du geste.

D’autres têtes se montraient ; le salon s’emplit de tous les serviteurs, affolés d’entendre ces appels et de ne rien voir qui les justifiât.

— Là ! là ! cria le banquier en désignant le petit salon. Enfoncez la porte !

Une panique régna dans la pièce. Peureusement, quelques domestiques s’efforcèrent d’obéir à cet ordre, tandis que d’autres s’éclipsaient en criant :

— Les agents !… un serrurier !…

Il y eut quelques secondes d’affolement, des coups contre les battants et les grincements de la serrure, qu’on essayait de forcer.

Enfin la porte céda. Un même sursaut de frayeur jeta tout le monde en arrière ; puis, comme rien ne bougeait à l’intérieur, les cous, puis les bras se tendirent de nouveau ; une poussée brusque ouvrit complètement la porte.

Des cris d’horreur retentirent.

Par-dessus les têtes, M. Sarmange essayait de voir.

Tout à coup, écartant les domestiques, il fendit leur groupe et pénétra dans la pièce.

Sur le tapis, la face effroyablement convulsée, tous les membres crispés par la lutte et l’agonie, Borsetti gisait, étranglé, mort.

La fenêtre demeurait ouverte, disloquée, les vitres brisées.

Le gorille avait disparu.

Frappé de stupeur, M. Sarmange contempla quelques instants le tragique spectacle.

Enfin, rompant le silence de mort qui régnait dans les deux salons, il cria, d’une voix étranglée :

— Violette ! Tu as vu ?… Qui a fait cela ?

Avec un tressaillement de tout son être, la jeune fille écarta ses mains ; elle aperçut la lettre du Corse qui, de ses doigts, avait glissé sur ses genoux.

Alors, la saisissant et la dérobant aux regards, elle balbutia :

— C’est… un singe !

XVIII


LES PAROLES DU DOCTEUR SILENCE

— Voici qui est concluant ! s’écria le professeur Fringue.

D’un geste triomphal, il désignait un animal – un molosse superbe – dont le crâne couturé témoignant qu’il avait subi victorieusement quelqu’une des opérations favorites du terrible savant.

Debout au milieu du laboratoire, le docteur Silence regardait aussi, et dans ses yeux affleurait son âme, uniquement captive des théories.

— Je dis que je suis nietzchéen, pratiquement nietzchéen, affirma le chirurgien. Le fort doit manger le faible, ce qui revient à dire que le faible doit livrer au fort la partie de sa substance susceptible de l’améliorer ou de le compléter. Pourquoi, aux races débiles et malingres, la nature a-t-elle concédé plus d’intelligence et de ruse ? J’affirme que la force matérielle y avait autant de droits et qu’il est bon de l’en doter aux dépens du faible. La nature, docteur Clodomir, est une puissance inconsciente qui veut la vie universelle ; notre rôle, à nous, est de la vouloir restreinte et sélectionnée. Pensez-vous que cet animal, somme et fusion de deux spécimens de valeur différente, ne vaille pas davantage ? Réunis, un et un ne font pas deux ou, si vous préférez, deux vaut plus que un et un.

Il ajouta, avec un soupir, en caressant la bête :

— Mais, ceci vaut-il l’autre expérience ?… Ah ! si les hommes savaient et voulaient !

Changeant de ton et glissant vers son compagnon un regard craintif et gêné, il murmura :

— Pensez-vous quelquefois à… au malheureux ?

D’un geste précis, le docteur Clodomir écarta cette préoccupation inutile.

— Moi, insista le professeur Fringue, son souvenir m’obsède.

Il tourmenta son menton et ajouta peureusement :

— Ne croyez-vous pas qu’il aurait le droit de nous maudire ?

— Peuh !… firent les lèvres ironiques du jeune savant, en s’avançant dédaigneusement.

Et il haussa les épaules, avec désinvolture.

— C’est une terrible opération, soupira le professeur, une terrible opération qu’il a subie !

Événement anormal, la bouche du docteur Silence laissa passer autre chose qu’un chuchotement imperceptible ; sa voix résonna presque dans le silence du laboratoire et lui, à qui, d’ordinaire, on devait arracher les monosyllabes, prononça plusieurs phrases tout d’une haleine.

— Oh ! fit-il, répondant peut-être aux paroles du professeur, mais plus sûrement à sa propre pensée, avec l’anesthésie intégrale, la vie suspendue, immobilisée selon votre merveilleuse découverte, l’opération ne présente aucun danger. On ne travaille plus une matière essentiellement changeante, soumise à de constantes réactions chimiques, dont la succession risque de ne plus faire retrouver, à la fin de l’opération, les éléments nécessaires à la reprise des fonctions vitales, on travaille un composé fixe, professeur Fringue, entièrement fixe. Et on peut réadapter les canaux des veines, rajuster les tronçons de nerfs avec autant de lente précision que s’il s’agissait de pièces d’acier ou de fer d’une machine démontable à volonté. C’est une besogne de précision qui doit, s’accomplir mathématiquement, mais, hormis cette chance d’erreur qu’exclut d’ailleurs l’attention, quand tout concorde, il n’y a plus qu’à remettre en marche. Les mêmes éléments devant produire des réactions identiques, on est certain de voir la vie reprendre. Les accidents opératoires ne provenaient que des états chimiquement nouveaux dont la formation, au cours de l’opération, modifiait l’organisme et le rendait, partiellement ou totalement, impropre à la vie. Mais, puisque vous avez supprimé cela… On pourrait recommencer dix fois, vingt fois, sans plus de risques, acheva-t-il.

Sa voix, tombée, était devenue presque inintelligible. Le professeur Fringue ne perçut qu’un bredouillement, d’ailleurs sa pensée était absente, ainsi qu’il parut à la réponse qu’il fit, quand le docteur Clodomir eut conclu, en haussant le ton :

— Le corps humain est une machine, professeur Fringue. Il suffisait de trouver la formule chimique de la vie.

— Cette opération, répliqua le vieux savant, il l’a subie involontairement et cela modifie tout.

Le docteur Clodomir ne releva pas cette incohérence, qui répondait si peu à ce qu’il avait dit. Il retomba dans son mutisme et parut suivre solitairement le cours de ses pensées.

— Croyez-vous qu’il reviendra ? demanda le professeur, d’un ton anxieux. Figurez-vous, mon petit Silence, j’ai peur de le revoir… une peur bête, dont je subis l’obsession… j’ai peur des reproches, de ses questions, de sa vue… C’est insensé !

Il se mit à marcher dans le laboratoire, que l’électricité emplissait d’une lumière éblouissante.

— Je ne veux plus le revoir, grommela-t-il. Je n’ai rien à lui dire… rien…

Il s’arrêta près de la baie vitrée et souleva un coin du store pour appuyer son front contre la fraîcheur des vitres.

Dehors, il faisait nuit, mais une nuit étoilée ; la lune qu’on ne voyait point, recouvrait le sol d’un tapis de lumière pâle que rongeaient d’un côté les ombres brèves des bâtiments.

Soudain, le professeur Fringue tressaillit.

— Oh ! venez voir, docteur Clodomir, fit-il d’une voix étouffée. On dirait…

De sa main, qui tremblait un peu, il montra une ombre, surgie au-dessus du mur contre lequel s’adossaient des logettes. L’ombre fit un saut, qui l’amena au milieu de la cour et elle devint une silhouette gigantesque, qui se dirigeait vers le laboratoire.

— C’est lui !… lui !… Que veut-il ? murmura le savant, dont les dents claquaient.

Il se rejeta en arrière, laissant retomber le store.

— La lumière, cria-t-il. Éteignez, Clodomir.

Le disciple secoua la tête ; et il ne partageait pas la terreur du professeur.

— À quoi bon, dit-il entre ses dents. Il l’a vue.

Anxieux, le professeur Fringue tendait l’oreille. On entendait des pas monter les marches du perron ; un poing fermé heurta la porte.

— Je vais ouvrir, dit le docteur Clodomir, en faisant un mouvement.

Complètement affolé, le professeur le retint d’une étreinte convulsive.

— Non !… N’y allez pas, Clodomir, bégaya-t-il. Je vous dis qu’il vient… pour… pour…

Le disciple le regardait avec une commisération ironique.

— Je ne suis pas coupable, gémit le professeur, pas coupable !… C’est l’autre !

Dehors, des mains raclaient la porte du pavillon.

En proie à une terreur insurmontable, le professeur Fringue écoutait les bruits, ses doigts agrippés à la manche du jeune savant, qui souriait.

Au milieu du silence, un choc violent ébranla la porte, puis un autre, qui fut suivi d’un craquement.

— Il entre !… cria le professeur Fringue en saisissant un scalpel… « Iron Jaw » a peur…

Il montrait le molosse qui, le poil hérissé, reculait en grondant sourdement, tout son corps agité d’un tremblement convulsif.

Le gorille parut dans l’encadrement de la porte. Une plaie béait au-dessous de son épaule gauche, formant une tache noire et rougeâtre, faite de poils emmêlés et collés par le sang, déjà coagulé.

Ses yeux, dans lesquels brillait un feu sombre, se fixèrent sur le professeur qui, retranché derrière la table, serrait entre ses doigts le scalpel.

— Vous m’attendiez ? dit-il.

Le docteur Clodomir le considérait curieusement. Il avança vers lui, sans manifester la moindre appréhension, et toucha du doigt la plaie.

— Blessé ? Coup de feu ? demanda-t-il.

— Ce n’est rien, répliqua le gorille. Tout à l’heure, cela importera peu… aussi peu que le reste, ajouta-t-il en faisant un pas dans la pièce.

Sans insister, le jeune savant recula jusqu’à la muraille et s’y adossa les bras croisés.

Le professeur n’avait ni bougé ni prononcé une parole. Pétrifié dans son attitude défensive, il semblait une statue de la terreur.

— Causons, dit l’homme-singe, avec une expression sardonique. Je désire avoir votre opinion sur un point délicat. J’ai affaire à deux savants honorables et passionnés de vérité, à des âmes d’airain qui ignorent les faiblesses humaines. Je pense qu’aucune considération n’altérera la sincérité de vos réponses.

— Aucune, prononça fermement le docteur Clodomir.

Les doigts du professeur Fringue s’ouvrirent lentement et laissèrent tomber le scalpel ; mais il demeura derrière la table.

— Je désire qu’en toute conscience vous prononciez un jugement, reprit Roland. J’ai retrouvé mon double qui vous a livré mon corps… et mon âme. Imaginez un instant que j’aie pu fouiller sa pensée et y trouver le mot de l’énigme. Des mobiles de l’homme, de ses souhaits et de leur exécution, je n’ignore rien. J’ai suivi, heure par heure, seconde par seconde, l’éclosion de l’idée monstrueuse dans son esprit perfide ; j’en ai suivi l’exécution, dont vous connaissez deux des phases, les principales.

C’est une histoire effrayante, un homme a décidé de rayer de l’humanité un autre homme qu’il haïssait. Il a décidé de lui faire subir la plus hideuse des transformations et deux savants l’ont aidé…

— Inconsciemment ! s’écria machinalement le professeur Fringue.

Le gorille ne s’arrêta pas à l’interruption.

— Trois hommes ont prêté les mains à ce crime abominable : d’un de leurs semblables, ils ont fait une bête. Quel châtiment méritent ces trois hommes ?

— Il faut distinguer, dit froidement le docteur Clodomir. Quels furent les mobiles ?

— Subtilités ! riposta le gorille avec mépris. Étais-je coupable ! Je subis la fatalité. Que tous la subissent avec moi ! J’ai tué l’homme…

Le professeur Fringue frémit.

— Je l’ai étranglé, ricana l’homme-singe. Ne suis-je point une bête ? Monsieur le professeur, ne dois-je point obéir aux instincts de ma forme ?

Les mains du professeur Fringue s’agitèrent dans l’air, faisant des signes de dénégation.

— Non ! cria-t-il angoissé. Vous ne pouvez avoir ces instincts, puisque vous avez un cerveau d’homme.

— Mensonge ! En moi, j’ai senti la folie du meurtre, l’instinct de la bête féroce.

— C’est faux ! ricana désespérément le professeur. Votre colère est humaine, uniquement humaine. Tous les instincts sont dans le cerveau. Tous ! Tous !

Il semblait repousser avec l’énergie de la peur l’hypothèse qu’il n’eût plus devant lui qu’une bête, inaccessible aux suggestions du raisonnement.

— La bête est en moi comme je suis en elle, prononça Roland avec une obstination farouche. J’ai tué l’homme parce qu’il a voulu l’acte.

Le professeur gémit.

— Demain, je me tuerai parce que l’ai subi.

De nouveau, une plainte sourde s’échappa des lèvres du savant.

— Et ce soir, poursuivit implacablement l’homme-singe, ce soir, je vous tuerai parce que vos mains l’ont accompli.

D’un même regard, il enveloppa Fringue et Clodomir ; sûr de sa force, il étendit ses mains gigantesques.

— Je veux vivre ! hurla le professeur en reculant davantage.

Cette fois, il ne tenta point de reprendre son scalpel, sentant bien la puérilité de cette défense. De combien de coups aurait-il fallu percer le corps du gorille pour tarir la source de cette vie formidable ?

Un autre l’avait essayé : la plaie béante le disait ; cet autre était mort, et la bête était toujours debout. Avant d’avoir pu trouer son cœur, le crâne du professeur Fringue et pareillement celui du docteur Clodomir éclateraient sous le heurt de son poing, comme des noix sèches.

Le sentiment de son impuissance acheva d’affoler le malheureux savant.

— Je veux vivre ! répéta-t-il frénétiquement. Je n’ai point achevé mon œuvre. La science me réclame ; La science !

— Périsse la science de votre personne ! gronda le gorille. Elle a permis le crime dont je suis victime.

D’un élan emporté, il saisit à pleins bras la table qui le séparait de Fringue et la jeta de côté.

Le molosse hurla à la mort.

— Arrêtez ! cria Clodomir, d’une voix qui domina le bruit. Ne tuez pas celui qui peut vous faire vivre.

— Que voulez-vous dire ? s’écrièrent en même temps le professeur et le gorille.

— Une chose bien simple, dit le jeune savant. Nous pouvons vous refaire un homme.

— Oh ! s’écria Fringue, en portant les mains à son front. Oh !… comment n’ai-je pas pensé à cela ?

— Expliquez-moi, dit fiévreusement Roland. Reste-t-il un espoir ? Quel est-il ?

— En vérité, s’exclama le professeur, avec une volubilité qu’expliquait son soulagement de voir s’éloigner le danger, en vérité il fallait que nous fussions aveugles pour ne pas apercevoir cette solution. Nous pouvons vous rendre votre forme. Il est possible de répéter l’opération.

— Ma forme, répéta Roland, envahi d’une soudaine émotion. Vous me rendriez ma forme.

— Si vous consentez à courir le risque, volontairement cette fois. D’ailleurs, il est presque nul. Silence l’expliquait tantôt ; cela me revient maintenant. Diable de Silence ! pourquoi ne pas m’avoir ouvert les yeux ?

Le disciple soupira.

— C’était vous proposer d’anéantir la preuve, dit-il. Tout sera à refaire, maintenant.

— Non point ! s’écria joyeusement le professeur. La double observation subsistera… Et puis, quels poids de moins ! Résignez-vous, docteur Clodomir.

Et se tournant vers Roland, qui écoutait anxieusement :

— Nous sommes à vos ordres… Mais, diable !… Y avez-vous songé, mon petit Silence ? Il nous faut l’autre… votre corps… Qu’est-il devenu ?

Fébrile, il tortura son menton. Mais la réponse de l’homme-singe le tira aussitôt d’inquiétude.

— Je le sais, dit Roland… Je suis… Mon corps est dans un asile d’aliénés.

Le professeur et le docteur baissèrent la tête, également troublés.

— Il faudra, continua le gorille, que vous fassiez les démarches nécessaires… Mon tuteur, M. Sarmange, est, je pense, l’homme indiqué pour aplanir les difficultés et donner les autorisations requises… Mais, je voudrais qu’il ignore…

— Je m’en charge, proposa le docteur Clodomir. Il ne sera probablement pas indispensable de lui faire connaître la vérité.

— Mlle Sarmange sera pour vous une alliée. Voyez-la. Moi, je ne puis… hélas ! soupira l’homme-singe, dont le sang-froid revenait à mesure que disparaissaient sa fureur et son exaltation, quelle vision horrible je lui ai imposée ! Pourra-t-elle me revoir ? J’ai tué !

— Le singe a tué, rectifia le professeur Fringue.

Dans un mois, vous aurez retrouvé votre forme. En attendant, vous allez demeurer ici, car, j’imagine qu’on doit être à votre recherche. Si on vous découvrait, il faudrait dévoiler la vérité. De mémoire d’homme, docteur Clodomir, on n’aurait jamais vu se poser un plus bizarre problème de responsabilité. Qui condamner ? l’homme ou le singe ?… Allez chez le banquier, mon petit Silence. Ne compliquons point l’aventure d’un point de casuistique judiciaire.

XIX

LA SUPRÊME ANGOISSE DE ROLAND MISSANDIER

En vérité, le destin s’acharnait à frapper Flavien Sarmange. La série noire, qui avait commencé par l’apparente folie de Roland, continuait.

Mais, ce dernier coup – ce drame imprévu, fantastique, dont la maison se trouvait le théâtre – était bien fait pour l’accabler définitivement.

N’était-il pas le signal d’une véritable pluie de calamités ? Violette, dont la santé chancelante était à la merci du moindre choc, abattue par la scène terrible, délirait de nouveau et n’avait pu fournir aucune indication sur le drame. Les journaux, s’emparant du tragique fait-divers, tellement incompréhensible, allaient éclabousser le nom du banquier et son crédit d’une boue de scandale.

Et surtout, surtout, l’association rompue, l’apport du Corse – la vie ou la mort de la banque – remis en question.

Quelles complications allaient sortir de cette tragédie ? Sans doute, des héritiers avides, réclamant impérieusement et âprement leur dû, des comptes, une liquidation, toute une meute, à la curée des millions sauveurs, tout un vol de vautours à l’assaut de la banque, emportant l’or précieux, et ne laissant après eux que ruines et désastre !

Ce n’était pas seulement Pasquale Borsetti qui gisait, étranglé, dans le petit salon, c’était la fortune de Flavien Sarmange.

Telles étaient les pensées, lugubres et désespérées, qui torturaient le banquier le lendemain du drame.

Enfermé dans son cabinet, il essayait de réfléchir aux moyens de conjurer l’orage. Mais, en avait-il le loisir ?

Il avait dû laisser envahir son domicile par le flot inquiétant des policiers. Toute la nuit, il avait fallu faire tête aux questions, s’employer à éclairer le drame et, dès l’aurore, les magistrats étaient accourus à la rescousse.

Nul meurtre ne pouvait sembler plus mystérieux. Seule, Violette avait vu. Mais ce singe, qu’elle avait accusé et sur lequel sa fièvre se refusait à donner des détails, laissait la justice sceptique. D’où venait-il ? Où s’était-il réfugié ? On n’en trouvait nulle trace. Et son apparition fantastique éveillait d’autant plus les doutes que le père avait raconté les anciennes terreurs de Violette. Sur la possibilité d’une imagination maladive, magistrats et policiers ergotaient et discutaient.

Mais, quelque étrange que leur apparût ce singe criminel, il fallut bien croire à sa réalité quand les constatations médicales d’abord, puis la déposition de Godolphin, vinrent confirmer le fait.

Sur le cou du mort, le médecin-légiste releva les empreintes des mains énormes. Ses conclusions furent formelles : elles appartenaient à un gorille.

Le saltimbanque, lui, était survenu sitôt que l’heure lui avait permis de se dire informé par les journaux.

Mais les renseignements qu’il apportait ne pouvaient qu’embrouiller l’enquête. C’était, d’ailleurs, le but qu’il poursuivait.

Après avoir déclaré qu’il soupçonnait son gorille d’être l’auteur du crime, il s’empressa de dégager sa responsabilité, en affirmant l’avoir vendu, depuis la veille, à un riche Américain.

La vérification du domicile indiqué prit deux heures ; elle confirma les dires de Godolphin. Mais, comme nulle trace du mystérieux Handkerson ne se retrouvait, les magistrats, perdus dans cet imbroglio, et à cent lieues de soupçonner que l’Américain et la victime ne formaient qu’une seule personne, se demandèrent si cette disparition n’impliquait pas la culpabilité du disparu, dont la fausse identité donnait à penser. On supposa que le nom d’emprunt pouvait masquer un malfaiteur. Sans sourciller ni sourire – quoi qu’il en eût grande envie – Godolphin entendit lancer un mandat d’amener contre A.-K. Handkerson, accusé de s’être servi du gorille pour perpétrer le crime. Il était logique de conclure que l’homme et la bête avaient dû s’enfuir ensemble. La police n’y manqua pas, et, définitivement aiguillée sur cette fausse piste, y lança ses meilleurs limiers, qui furent ainsi immobilisés par la tâche ardue de découvrir à un crime un criminel et des mobiles également imaginaires.

Grâce à la rouerie du saltimbanque, l’homme-singe pouvait rester paisiblement à l’abri des murs de l’institut Fringue. La police n’était pas près de l’y chercher.

Ayant acquis cette rassurante certitude, Godolphin se retira, le sourire sur les lèvres.

Il ne pouvait malheureusement communiquer cette impression à Violette, que l’inquiétude rongeait.

Car, la fièvre de la jeune fille était simulée et lui permettait d’esquiver les questions gênantes. La lettre écrite par Pasquale Borsetti, qu’elle tenait cachée sous son oreiller, aurait jeté sur le drame une singulière clarté. Mais, fallait-il livrer à la justice l’horrible secret ? Moins que jamais, semblait-il à Violette. En tuant le Corse, Roland avait légitimement agi. Mais, c’était à sa conscience seule de l’absoudre ; les hommes lui eussent fait payer cher leur absolution d’une curiosité trop cruelle. La jeune fille avait la pudeur d’une douleur qu’elle partageait. Mieux valait ne pas révéler cette étrange infortune. Elle n’avait point précisé quel singe était le coupable. Avec la complicité de Godolphin, il échapperait aux recherches.

D’ailleurs, elle conservait la lettre révélatrice comme une suprême ressource. Les yeux mi-clos, en apparence insensible et étrangère à tout ce qui l’entourait, Violette rêvait à ces choses.

À son chevet, Mme Sarmange tourmentait son habituel crochet avec une résignation passive.

Du rez-de-chaussée de l’hôtel montait la rumeur d’une incessante agitation, le bourdonnement sourd qui est comme la voix des maisons bouleversées par le crime.

Soudain, le tumulte des voix se rapprocha, deux s’en détachèrent, se précisèrent, presque contre la porte de la chambre. Des pas avaient monté l’escalier. Une main cogna à la porte.

— Je vais demander à Madame, entendit en même temps Mme Sarmange.

Elle murmura :

— Entrez.

Un domestique pénétra dans la chambre et s’avança sur la pointe des pieds.

— C’est un médecin qui demande à voir Mademoiselle, chuchota-t-il.

— Mademoiselle dort, répondit Mme Sarmange sur le même ton. Quel est ce médecin ? Pourquoi vient-il ?

— Il a dit que c’était de la part de M. le professeur Fringue et qu’il ne s’en irait pas avant qu’on ait prévenu Mademoiselle.

— Je ne connais pas le professeur Fringue, dit calmement Mme Sarmange. Mademoiselle n’est pas en état de recevoir. Renvoyez ce monsieur.

Mais Violette avait entendu. Le professeur Fringue, l’homme qui avait inconsciemment servi les projets de Borsetti ! Elle eut le pressentiment qu’il s’agissait de Roland.

— Mère, appela-t-elle d’une voix faible. Dis qu’on fasse entrer.

Mme Sarmange se retourna vers le lit.

— Mais tu est trop fatiguée, ma chérie, protesta-t-elle timidement.

— Je veux savoir ce que désire le professeur Fringue.

— Soit ! consentit la mère. Mais ne t’agite pas.

Elle fit signe au domestique, qui s’était arrêté près de la porte.

— Amenez ce monsieur.

L’instant d’après, le docteur Clodomir s’avançait à son tour vers le lit et s’inclinait devant les deux femmes.

— Excusez-moi, dit-il brièvement, si je me présente de façon inopportune. Il s’agit de M. Roland Missandier.

Il hésita un peu, en regardant de côté Mme Sarmange.

Violette comprit.

— J’ai déjà eu un entretien à son sujet avec M. le professeur Fringue, dit-elle. Vous pouvez donc m’en parler sans vous embarrasser d’explications préliminaires. Je saisirai à demi-mot.

Le docteur Silence acquiesça d’un signe de tête.

— Il y a M. Roland et… une autre personne, murmura-t-il.

— Je sais, interrompit Violette.

Elle ajouta, en le fixant :

— Depuis ma conversation avec le professeur Fringue, j’ai appris bien des choses… notamment tout ce qui concerne une opération subie par… la personne.

Le docteur Clodomir sursauta.

— Le professeur Fringue devait lui apprendre le secret qu’elle ignorait – et que je sais, maintenant, continua la jeune fille. Est-ce à ce propos qu’il vous envoie ?

— C’est à ce propos, répondit le jeune médecin, déjà remis de sa surprise. Il a vu la personne et… et il croit pouvoir… réparer.

— Réparer ?… s’exclama Violette, et se dressant à demi sur son séant.

— Oui… guérir M. Missandier. C’est à ce sujet que je viens. Il est nécessaire d’avoir une autorisation de M. Sarmange ; votre autorisation nous éviterait de trop longues explications.

— Quelle autorisation ?

— Celle de faire sortir M. Missandier de la maison de santé… La… personne est dans notre établissement… Il faut…

— Les réunir ? demanda anxieusement Violette.

Mme Sarmange écoutait avec ahurissement cette étrange conversation. Sa fille s’adressa à elle :

— Mère, pria-t-elle, conduis tout de suite Monsieur auprès de papa. Et dis-lui de consentir à tout ce qu’il demandera. Tu as entendu ? Monsieur dit qu’on peut guérir Roland.

— Guérir Roland !… répéta Mme Sarmange, en joignant les mains.

Elle n’essayait pas de comprendre, mais s’extasiait de confiance.

D’un ton soumis, elle ajouta :

— Si vous voulez me suivre, monsieur…

Le banquier s’était réfugié dans son cabinet pour fuir la vue des gens de police et tâcher de rassembler ses idées en déroute.

Il avait donné l’ordre formel qu’on s’abstînt de le déranger. Aussi fronça-t-il les sourcils en voyant la portière se soulever et Mme Sarmange en personne introduire un inconnu.

Cette incursion et cette audace, de la part de la bonne dame étaient doublement stupéfiantes.

Le banquier en demeura sans voix.

— Mon ami, dit Mme Sarmange, je te présente le docteur Clodomir, qui vient te transmettre une proposition importante.

D’un air parfaitement maussade, Flavien Sarmange l’interrompit.

— Si importante, si intéressante qu’elle soit, dit-il, je ne suis pas dans un état d’esprit qui me permette de l’entendre. Quand une famille est plongée dans le deuil et la douleur, docteur, quand une maison vient d’être bouleversée par un crime épouvantable, on ne songe point aux affaires.

— Monsieur, répliqua sans s’émouvoir le docteur Clodomir, la chose ne souffre point de retard, puisqu’il s’agit d’éviter ou plutôt de réparer un autre malheur.

— Violette a, en effet, insisté de la façon la plus pressante pour que tu écoutes le docteur, intervint Mme Sarmange.

— Soit ! acquiesça le banquier, de mauvaise grâce. Pouvez-vous m’expliquer brièvement ce qui vous amène, docteur ?

— Voici, monsieur. À la demande de Mlle Sarmange, le professeur Fringue, dont le nom vous est certainement connu…

— Certainement ! s’écria le banquier, qui se vantait de connaître toutes les célébrités parisiennes.

— Le professeur Fringue, dont je ne suis que le disciple, s’est occupé du cas de M. Roland Missandier.

— En vérité, s’écria M. Sarmange, ébahi. Ma fille ne nous avait point parlé de cela. Où donc a-t-elle vu le professeur ?

— Ici même, mon ami, dit Mme Sarmange. Il a été appelé en consultation auprès de Violette.

— Ma parole ! bougonna le banquier, on ignore toujours ce qui se passe chez soi. Et Violette lui a parlé de ce cas ?

— Elle l’y a intéressé. Le professeur Fringue vient d’en terminer l’examen et le déclare guérissable, sous réserve d’une intervention immédiate.

— Guérissable ! s’étonna M. Sarmange. Comment l’entendez-vous ? Il s’agit d’un cas de folie.

— Nullement, dit froidement le docteur Clodomir. Dans le cas de M. Missandier, il y a seulement apparence de folie, et le professeur Fringue a la presque certitude de pouvoir, par une opération, lui rendre la jouissance de ses facultés mentales.

— Par une opération !

— Oui, en vue de laquelle je viens réclamer votre autorisation. Il nous faut pouvoir faire sortir M. Missandier de la maison de santé où il est actuellement interné et l’installer à l’institut Fringue. Autorisez-vous ? Voulez-vous me signer les papiers nécessaires.

— Un instant que diable ! s’écria le banquier, en arrêtant le geste du jeune savant. On ne prend pas comme cela de pareilles décisions, docteur. Il faut que j’examine, que je réfléchisse… Une pareille opération doit présenter quelques danger. Laissez-moi peser le pour et le contre.

Le docteur Clodomir tira sa montre.

— C’est une question d’heures et peut-être de minutes, dit-il froidement. Vous pouvez sauver M. Missandier ou le condamner irrémissiblement. Tout est pour l’opération, rien contre. Et le moindre retard peut la rendre impossible.

— Je ne puis cependant pas répondre à brûle-pourpoint à une pareille question, protesta le banquier en s’ébrouant.

— Mon ami, supplia Mme Sarmange, accepte ! C’est le plus cher désir de Violette.

— Elle sait ? demanda le banquier, ébranlé.

— Tout, répondit fermement le docteur Clodomir. Et elle comprend que les risques, tous les risques doivent être courus. Acceptez-vous ?

— Répondez-vous de la vie de Roland ?

— Qui peut répondre de la vie de l’homme ? Mais mieux vaudrait pour lui être mort que continuer à être ce qu’il est.

— En effet, murmura le banquier, qui ne pouvait comprendre le véritable sens de ses paroles. Ainsi, il y a une chance réelle de lui restituer l’usage de sa raison ?

— Une chance indéniable, assura le jeune savant, d’un ton de conviction absolue.

— En ce cas, répondit M. Sarmange, impressionné malgré lui, je ne crois pas avoir le droit de refuser pour lui cette chance… Donnez les papiers, docteur, je vais les signer.

 

***   ***

 

Quelques temps après cette scène, le docteur Clodomir se précipitait dans un état d’agitation indescriptible au milieu du cabinet du professeur Fringue.

Celui-ci causait avec l’homme-singe. Tous deux attendaient le retour du jeune savant qui devait ramener la forme corporelle de Roland. Et pour occuper le temps, le professeur interrogeait, sur ses sensations et sur certaines particularités physiologiques, le gorille qui répondait avec une distraction évidente.

L’entrée du jeune savant fit bondir les deux êtres.

— Venez vite ! cria, d’une voix étranglée, Clodomir, qui semblait avoir perdu la tête, venez vite !… Il arrive une chose épouvantable… affreuse…

— Quoi donc ? s’exclamèrent à la fois le professeur et le gorille, également frissonnants.

— Il se meurt… gémit le jeune médecin, horriblement pâle.

La mâchoire du gorille se mit à trembler violemment.

— Il se meurt ? répéta le professeur, profondément troublé. Voulez-vous parler de lui, docteur Clodomir ?

— Oui, confirma ce dernier, fiévreusement, lui… Roland Missandier… votre forme !… Je l’ai trouvé mourant… intransportable… une maladie de langueur… à laquelle les médecins de l’asile ne comprennent rien… parbleu ! Il faut venir, vite !

— Oh ! fit le gorille, avec désespoir, me voir… me voir mourir ?… Devrai-je voir cela ? Sera-ce possible ?

Sauvagement, il emprisonna son crâne entre ses deux mains.

Le professeur Fringue, atterré, le considérait sans oser prononcer une parole. Lui-même n’envisageait pas sans effroi cette sinistre hypothèse : la mort du corps libérateur et l’âme à jamais emprisonnée dans sa forme de bête.

— Comment est-ce arrivé ? balbutia-t-il.

— Qu’importe ? s’écria Clodomir, avec une agitation fébrile. Il a dépéri… cessant de manger… enfin, languissant… Pourquoi ? L’heure n’est point aux mots… il faut courir… Il faut le voir.

Et il empoigna, avec une résolution énergétique, le bras du gorille, qui recula.

— Je ne veux pas voir… pas voir cela ! gémit-il, avec une expression d’horreur.

— Il le faut, dit désespérément le docteur Silence. Aidez-moi à l’entraîner, professeur Fringue, je vous dis qu’il le faut… Non, ne m’interrogez pas… là-bas, seulement, je vous dirai… peut-être…

Les deux savants, ayant jeté un manteau sur le gorille et lui ayant pris les bras, l’emmenaient. Il ne résistait point, paraissant privé de toute force ; ses jambes flageolaient au point qu’ils devaient le soutenir ; il cachait obstinément ses yeux dans ses mains et répétait d’une voix terrifiée :

— Je ne veux pas… me voir… mourir !

L’auto, dans lequel tous trois montèrent, partit avec une vitesse foudroyante.

Encadrant le gorille, les deux savants se taisaient, songeaient seulement au corps qui mourait, là-bas, au destin si cruellement ironique qui se jouait de leurs combinaisons et parachevait le crime au moment où ils croyaient le réparer.

Et une voix à laquelle le docteur Silence essayait en vain de fermer son oreille, murmurait en eux :

— La nature se venge !… Il ne faut pas toucher à la nature mystérieuse.

L’homme-singe, maintenant, se taisait aussi, mais, par instants, on l’entendait sangloter.

À la porte de la maison de santé, un infirmier les reçut. Sans doute avait-il été prévenu par le docteur Clodomir, car, sans demander d’explications, il conduisit les trois hommes dans la cellule de Roland.

Minute émouvante ! vision terrible !…

La forme était là, couchée dans un lit, pâle, émaciée ; au milieu de la broussaille de la barbe et des cheveux, deux yeux luisaient, tristes angoissés, qui sans cesse erraient et viraient, vite, vite, promenant leur hâte inquiète, leur incompréhensible supplication, sur tous les murs de la cellule, comme s’ils espéraient une réponse à quelque mystérieuse question, qui suppliciait la pensée de la bête.

Avec terreur, l’homme-singe se rejetait derrière ses compagnons ; il se débattait entre l’invincible attraction qu’exerçait la présence de son corps et la peur du spectacle affolant. Il n’osait ouvrir les yeux.

Le docteur Clodomir, d’une poigne énergique, le poussa en avant :

— Regardez ! ordonna-t-il. Il le faut.

Sanglotant, celui qui avait été Roland s’abattit sur le lit.

— Moi !… moi ! gémit-il.

Mais, soudain, un cri joyeux fit retentir l’air de la cellule. La bête qui avait la forme de l’homme se redressa sur sa couche ; un extraordinaire changement se fit en sa physionomie : l’inquiétude et la tristesse disparurent de ses yeux qu’emplit une clarté joyeuse ; au morne abattement qui l’écrasait sur son lit et le vidait peu à peu de ses forces vitales succéda soudain presque une surexcitation. Ses yeux fixèrent le gorille : ses mains le palpèrent comme un enfant fait d’un jouet merveilleux longtemps et désespérément souhaité.

Et, par petits cris, il exprimait sa joie sans bornes.

— Le miracle ! murmura le docteur Clodomir à l’oreille du professeur Fringue, stupéfait. Je le pressentais. Il mourait de ne plus se voir. Il se languissait de son corps.

En s’adressant à Roland, éperdu :

— Reprenez courage. C’est à vous qu’il appartient de soigner et de guérir votre corps.

ÉPILOGUE

Six semaines après ces événements, réunie dans le cabinet du banquier, la famille Sarmange semblait attendre l’arrivée d’un hôte avec une impatience fébrile, car tous les yeux se fixaient sur la porte et ni les uns ni les autres ne pouvaient tenir en place.

Un mot du docteur Fringue avait causé cet émoi :

 

Attendez-nous aujourd’hui à deux heures, avait écrit le célèbre professeur.

 

Ce laconique bulletin, évidemment inspiré par le docteur Silence, ne pouvait être qu’un bulletin de victoire. N’était-on pas, d’ailleurs, dans une série favorable ?

L’affaire Borsetti s’était dénouée pour le mieux : classée dans quelque obscur recoin, elle attendait que l’improbable capture du singe, décidément reconnu coupable, et de son propriétaire, l’Américain mystérieux, permît de reprendre l’instruction. Comme il y avait peu d’apparence que la police mît la main sur une personne aussi inexistante que A.-K. Handkerson, elle devait y rester à jamais.

D’autre part, les héritiers du Corse avaient conclu avec le banquier un arrangement favorable à l’existence de la banque. De ce côté, toute inquiétude avait disparu.

Et voici que la porte du cabinet s’ouvrait, donnant successivement passage au professeur Fringue, glorieux et solennel, au docteur Clodomir, remis de ses émotions et plus compassé que jamais, et enfin à un jeune homme, encore un peu pâle, mais dont la physionomie reflétait cette joie de vivre, si particulière aux malades remis sur pied.

— Roland ! s’exclama Violette, en tombant dans les bras de son fiancé, défaillante de bonheur.

Oui, Roland, esprit et corps ! Roland qui avait retrouvé sa forme et sa raison ! – l’intelligence des yeux le prouvait et les quelques phrases rapidement échangées en convainquirent le banquier.

Comme l’avait prévu le docteur Clodomir, la vue de sa forme avait été pour le gorille comme un rappel à la vie. De la main du singe – de sa main – il avait consenti à prendre de la nourriture ; il s’était laissé soigner et guérir, et le professeur Fringue, secondé par le docteur Silence, avait pu, pour la seconde fois, tenter et réussir sa double et miraculeuse opération.

— Un miracle ! apprécia le banquier, enthousiasmé, en secouant chaleureusement les mains du chirurgien.

— Peuh ! fit le professeur Fringue, d’un air modeste et dédaigneux. Je puis faire mieux que cela.

Se vantait-il ? L’avenir devait répondre que non. Mais aucune de ses sensationnelles opérations n’eut, par la suite, cette heureuse conséquence : un mariage.

Celui de Violette et de Roland eut lieu sans attirer l’attention des deux savants, retournés à leurs occupations favorites.

Au fond, ils boudaient un peu leur ancien patient, car le jeune homme, en dépit des supplications du professeur Fringue, se refusa énergiquement à livrer à sa manie d’expériences le gorille guéri.

Celui-ci vit librement dans un coin du parc, où on lui a aménagé une cage si grande et tellement verdoyante, qu’il ne souffre point de sa captivité.

Godolphin est moins pour lui un gardien qu’un ami, ce qui ne l’empêche pas de soupirer parfois avec une nuance de regret :

— Tout de même, il ne vaut pas l’autre !

Roland évite soigneusement cette partie du parc ; jamais il n’a consenti à se retrouver en face du gorille, et jamais non plus, il ne parle de l’expérience du professeur Fringue.

Elle lui rappellerait ce qu’il veut oublier : que, si ses mains sont innocentes, son cerveau n’en a pas moins tué un homme.


À propos de cette édition électronique

Texte libre de droits.

Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :

Ebooks libres et gratuits

http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits

Adresse du site web du groupe :
http://www.ebooksgratuits.com/

Janvier 2020

— Élaboration de ce livre électronique :

Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : BrussLimat, YvetteT, Jean-Marc, GilbertC, FrançoiseS, Coolmicro.

— Dispositions :

Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…

— Qualité :

Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l’original. Nous rappelons que c’est un travail d’amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.

Votre aide est la bienvenue !

VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.