René Maran

BATOUALA

Véritable roman nègre

1921

JE DÉDIE CE LIVRE

À MON TRÈS CHER AMI

MANOËL GAHISTO

R.M.

PRÉFACE

Henri de Régnier, Jacques Boulenger, tuteurs de ce livre, je croirais manquer de cœur si, au seuil de la préface que voici, je ne reconnaissais tout ce que je dois à votre bienveillance et à vos conseils.

Vous savez avec quelle ardeur je souhaite la réussite de ce roman. Il n’est, à vrai dire, qu’une succession d’eaux-fortes. Mais j’ai mis six ans à le parfaire. J’ai mis six ans à y traduire ce que j’avais, là-bas, entendu, à y décrire ce que j’avais vu.

Au cours de ces six années, pas un moment, je n’ai cédé à la tentation de dire mon mot. J’ai poussé la conscience objective jusqu’à y supprimer des réflexions que l’on aurait pu m’attribuer. Les nègres de l’Afrique Équatoriale sont en effet irréfléchis. Dépourvus d’esprit critique, ils n’ont jamais eu et n’auront jamais aucune espèce d’intelligence. Du moins, on le prétend. À tort, sans doute. Car, si l’inintelligence caractérisait le nègre, il n’y aurait que fort peu d’Européens.

Ce roman est donc tout objectif. Il ne tâche même pas à expliquer : il constate. Il ne s’indigne pas : il enregistre. Il ne pouvait en être autrement. Par les soirs de lune, allongé en ma chaise-longue, de ma véranda, j’écoutais les conversations de ces pauvres gens. Leurs plaisanteries prouvaient leur résignation. Ils souffraient et riaient de souffrir.

Ah ! Monsieur Bruel, en une compilation indigeste et savante, vous avez pu déclarer que la population de l’Oubangui-Chari s’élevait à 1.350.000 habitants. Mais que n’avez-vous dit, plutôt, que dans tel petit village de l’Ouahm, en 1918, on ne comptait plus que 1.080 individus sur les 10.000 que l’on avait recensés, sept ans auparavant ? Vous avez parlé de la richesse de cet immense pays. Que n’avez-vous dit que la famine y était maîtresse ?

Je comprends. Oui, qu’importe à Sirius que dix, vingt ou même cent indigènes aient cherché, en un jour d’innommable détresse, parmi le crottin des chevaux appartenant aux rapaces qui se prétendent leurs bienfaiteurs, les grains de maïs ou de mil non digérés dont ils devaient faire leur nourriture !

Montesquieu a raison, qui écrivait, en une page où sous la plus froide ironie, vibre une indignation contenue : « Ils sont noirs des pieds jusqu’à la tête et ils ont le nez si écrasé qu’il est presque impossible de les plaindre. »

Après tout, s’ils crèvent de faim par milliers, comme des mouches, c’est que l’ont met en valeur leur pays. Ne disparaissent que ceux qui ne s’adaptent pas à la civilisation.

Civilisation, civilisation, orgueil des Européens, et leur charnier d’innocents, Rabindranath Tagore, le poète hindou, un jour, à Tokio, a dit ce que tu étais !

Tu bâtis ton royaume sur des cadavres. Quoi que tu veuilles, quoi que tu fasses, tu te meus dans le mensonge. À ta vue, les larmes de sourdre, et la douleur de crier. Tu es la force qui prime le droit. Tu n’es pas un flambeau, mais un incendie. Tout ce à quoi tu touches, tu le consumes…

Honneur du pays qui m’a tout donné, mes frères de France, écrivains tous les partis ; vous qui, souvent, disputez d’un rien, et vous déchirez à plaisir, et vous réconciliez tout à coup, chaque fois qu’il s’agit de combattre pour une idée juste et noble, je vous appelle au secours, car j’ai foi en votre générosité.

Mon livre n’est pas de polémique. Il vient, par hasard, à son heure. La question nègre est « actuelle ». Qui a voulu qu’il en fût ainsi ? Mais les Américains. Mais les campagnes des journaux d’outre-Rhin. Mais Romulus Coucou, de Paul Reboux, Le Visage de la Brousse, de Pierre Bonardi et l’Isolement, de ce pauvre Combette. Et n’est-ce pas vous, « Ève », petite curieuse, qui, au début de cette année, alors que vous étiez encore quotidienne, avez enquêté afin de savoir si une blanche pouvait épouser un nègre ?

Depuis, Jean Finot a publié dans la Revue des articles sur l’emploi des troupes noires. Depuis, le Docteur Huot leur a consacré une étude au Mercure de France. Depuis, Les Lettres ont dit leur martyre, aux États-Unis. Enfin, au cours d’une interpellation à la Chambre, le Ministre de la Guerre, M. André Lefèvre, ne craignit pas de dire que certains fonctionnaires français avaient cru pouvoir se conduire, en Alsace-Lorraine reconquise, comme s’ils étaient au Congo Français.

De telles paroles, prononcées en tel lieu, sont significatives. Elles prouvent, à la fois, que l’on sait ce qui se passe en ces terres lointaines et que, jusqu’ici, l’on n’a pas essayé de remédier aux abus, aux malversations et aux atrocités qui y abondent. Aussi « les meilleurs colonisateurs ont-ils été, non les coloniaux de profession, mais les troupiers européens, dans la tranchée ». C’est M. Diagne qui l’affirme.

Mes frères en esprit, écrivains de France, cela n’est que trop vrai. C’est pourquoi, d’ores et déjà, il vous appartient de signifier que vous ne voulez plus, sous aucun prétexte, que vos compatriotes, établis là-bas, déconsidèrent la nation dont vous êtes les mainteneurs.

Que votre voix s’élève ! Il faut que vous aidiez ceux qui disent les choses telles qu’elles sont, non pas telles qu’on voudrait qu’elles fussent. Et, plus tard, lorsqu’on aura nettoyé les suburres coloniales, je vous peindrai quelques-uns de ces types que j’ai déjà croqués, mais que je conserve, un temps encore, en mes cahiers. Je vous dirai qu’en certaines régions, de malheureux nègres ont été obligés de vendre leurs femmes à un prix variant de vingt-cinq à soixante-quinze francs pièce. Je vous dirai… Mais, alors, je parlerai en mon nom et non pas au nom d’un autre ; ce seront mes idées que j’exposerai et non pas celles d’un autre. Et, d’avance, des Européens que je viserai, je les sais si lâches, que je suis sûr que pas un n’osera me donner le plus léger démenti.

Car, la large vie coloniale, si l’on pouvait savoir de quelle quotidienne bassesse elle est faite, on en parlerait moins, on n’en parlerait plus. Elle avilit peu à peu. Rares sont, même parmi les fonctionnaires, les coloniaux qui cultivent leur esprit. Ils n’ont pas la force de résister à l’ambiance. On s’habitue à l’alcool. Avant la guerre, nombreux étaient les Européens capables d’assécher à eux seul plus de quinze litres de pernod, en l’espace de trente jours. Depuis, hélas, j’en ai connu un, qui a battu tous les records. Quatre-vingts bouteilles de whisky de traite, voilà ce qu’il a pu boire, en un mois.

Ces excès et d’autres, ignobles, conduisent ceux qui y excellent à la veulerie la plus abjecte. Cette abjection ne peut inquiéter que de la part de ceux qui ont charge de représenter la France. Ce sont eux qui assument la responsabilité des maux dont souffrent, à l’heure actuelle, certaines parties du pays des noirs. C’est que, pour avancer en grade, il fallait qu’ils n’eussent « pas d’histoires ». Hantés de cette idée, ils ont abdiqué toute fierté, ils ont hésité, temporisé, menti et délayé leurs mensonges. Ils n’ont pas voulu voir. Ils n’ont rien voulu entendre. Ils n’ont pas eu le courage de parler. Et, à leur anémie intellectuelle l’asthénie morale s’ajoutant, sans un remords, ils ont trompé leur pays.

C’est à redresser tout ce que l’administration désigne sous l’euphémisme « d’errements » que je vous convie. La lutte sera serrée. Vous allez affronter des négriers. Il vous sera plus dur de lutter contre eux que contre des moulins. Votre tâche est belle. À l’œuvre donc, et sans plus attendre. La France le veult !

Ce roman se déroule en Oubangui-Chari, l’une des quatre colonies relevant du Gouvernement Général de l’Afrique Équatoriale Française.

Limitée au sud par l’Oubangui, à l’est par la ligne de partage des eaux Congo-Nil, au nord et à l’ouest par celle du Congo et du Chari, cette colonie, comme toutes les colonies du groupe, est partagée en circonscriptions et en subdivisions.

La circonscription est une entité administrative. Elle correspond à un département. Les subdivisions en sont les sous-préfectures.

La circonscription de la Kémo, est l’une des plus importantes de l’Oubangui-Chari. Si l’on travaillait à ce fameux chemin de fer, duquel on parle toujours et que l’on ne commence jamais, peut-être que le poste de Fort-Sibut, chef-lieu de cette circonscription, en deviendrait la capitale.

La Kémo comprend quatre subdivisions : Fort-de-Possel, Fort-Sibut, Dekoa et Grimari. Les indigènes, voire les Européens, ne les connaissent respectivement que sous les noms de Kémo, Krébedgé, Combélé et Bamba. Le chef-lieu de la circonscription de la Kémo, Fort-Sibut, dit Krébedgé, est situé à environ cent quatre-vingt-dix kilomètres au nord de Bangui, ville capitale de l’Oubangui-Chari, où le chiffre des Européens n’a jamais dépassé cent cinquante individus.

La subdivision de Grimari, ou encore de la Bamba ou de la Kandjia, du double nom de la rivière auprès de laquelle on a édifié le poste administratif, est à cent vingt kilomètres environ à l’est de Krébedgé.

Cette région était très riche en caoutchouc et très peuplée. Des plantations de toutes sortes couvraient son étendue. Elle regorgeait de poules et de cabris.

Sept ans ont suffi pour la ruiner de fond en comble. Les villages se sont disséminés, les plantations ont disparu, cabris et poules ont été anéantis. Quant aux indigènes, débilités par les travaux incessants, excessifs et non rétribués, on les a mis dans l’impossibilité de consacrer à leurs semailles, même le temps nécessaire. Ils ont vu la maladie s’installer chez eux, la famine les envahir et leur nombre diminuer.

Ils descendaient pourtant d’une famille robuste et guerrière, âpre au mal, dure à la fatigue. Ni les razzias senoussistes, ni de perpétuelles dissensions intestines n’avaient pu la détruire. Leur nom de famille garantissait leur vitalité. N’étaient-ils pas des « bandas » ? Et « bandas » ne veut-il pas dire « filets » ? Car c’est au filet qu’ils chassent, à la saison où les feux de brousse incendient tous les horizons.

La civilisation est passée par là. Et dacpas, dakpas, m’bis, maroubas, langbassis, sabangas et n’gapous, toutes les tribus bandas ont été décimées…

La subdivision de Grimari est fertile, giboyeuse et accidentée. Les bœufs sauvages et les phacochères y pullulent, ainsi que les pintades, les perdrix et les tourterelles.

Des ruisseaux arrosent en tous sens. Les arbres y sont rabougris et clairsemés. À cela rien d’étonnant : la sylve équatoriale s’arrête à Bangui. On ne rencontre de beaux arbres qu’au long des galeries forestières bordant les cours d’eaux.

Les rivières serpentent entre des hauteurs que les « bandas », en leur langue, appellent « kagas ».

Les trois qui sont les plus rapprochés de Grimari sont : le kaga Kosségamba, le kaga Gobo et le kaga Biga.

Le premier se dresse à deux ou trois kilomètres au sud-est du poste, et borne, dans cette direction, la vallée de la Bamba. Le Gobo et le Biga sont en pays n’gapou, à une vingtaine de kilomètres au nord-est…

Voilà, décrite en quelques lignes, la région où va se dérouler ce roman d’observation impersonnelle.

Maintenant, ainsi que disait Verlaine tout à la fin des « terza rima » liminaires de ses Poèmes Saturniens,

Maintenant, va, mon livre, où le hasard te mène.

 

Bordeaux, le 5 Novembre 1920.

R.M.

I

Le feu que l’on a coutume d’allumer chaque soir, en laissant un grand amas de cendres chaudes encore, s’est lentement consumé au cours de la nuit.

Le mur circulaire de la case suinte. Une confuse clarté filtre par le trou lui servant de porte. On entend, sous le chaume, le frottement discret et continu des termites. À l’abri de leurs galeries en terre brune, ils fouillent les branchages de la toiture basse, qui leur offre un refuge contre l’humidité et contre le soleil.

Dehors, les coqs chantent. À leurs « kékérékés » se mêlent le chevrotement des cabris sollicitant leurs femelles, le ricanement des toucans, puis, là-bas, au fort de la haute brousse bordant les rives de la Pombo et de la Bamba, l’appel rauque des « bacouyas », singes au museau allongé comme celui du chien.

Le jour vient.

Bien que lourd de sommeil encore, le chef Batouala, Batouala, le mokoundji de tant de villages, percevait parfaitement ces rumeurs.

Il bâillait, avait des frissons et s’étirait, ne sachant pas s’il devait se rendormir ou se lever.

Se lever, N’Gakoura ! pourquoi se lever ? Il ne voulait même pas le savoir, dédaigneux qu’il était des résolutions simples à l’excès ou à l’excès compliquées.

Or, rien que pour découcher, ne fallait-il pas faire un énorme effort ? La décision à prendre semblait être très simple en soi. En fait, elle était difficile, réveil et travail n’étant qu’un, du moins pour les blancs.

Ce n’est pas que le travail l’effrayât outre mesure. Robuste, membru, excellent marcheur, – au lancement de la sagaie ou du couteau de jet, à la course ou a la lutte, il n’avait pas de rival.

D’un bout à l’autre de l’immense pays banda, on renommait sa force légendaire. Ses exploits amoureux ou guerriers, son habileté de vaillant chasseur se perpétuaient en une atmosphère de prodige. Et quand « Ipeu », la Lune, au ciel gravitait, – dans leurs lointains villages : m’bis, dacpas, dakouas et langbassis chantaient les prouesses du grand mokoundji Batouala, cependant que les sons discordants des balafons et des koundés s’unissaient au tam-tam des li’nghas.

Le travail ne pouvait donc pas l’effrayer.

Seulement dans la langue des blancs, ce mot revêtait un sens étonnant. Il signifiait fatigue sans résultat immédiat ou tangible, soucis, chagrins, douleur, usure de santé, poursuite de buts imaginaires.

Ah ! les blancs. Ils feraient bien mieux de rentrer chez eux, tous. Ils feraient mieux de limiter leurs désirs à des soins domestiques ou à la culture de leurs terres au lieu de les diriger à la conquête d’un argent stupide.

La vie est courte. Le travail est pour ceux qui ne la comprendront jamais. La fainéantise ne dégrade pas l’homme. À qui voit juste, elle diffère de la paresse.

Quant à lui, Batouala, jusqu’à preuve du contraire, il voulait croire que ne rien faire, c’était, simplement, profiter de tout ce qui nous entoure. Car vivre au jour le jour, sans se rappeler hier, sans se préoccuper du lendemain, ne pas prévoir, – voilà qui est parfait.

Au fond, pourquoi se lever ? On est mieux assis que debout, mieux couché qu’assis.

La natte sur laquelle il reposait, dégageait une bonne odeur d’herbe fanée. La dépouille d’un bœuf sauvage frais tué ne pouvait la surpasser en souplesse.

Par conséquent, au lieu de rester là à rêvasser, en fermant les yeux, que n’essayait-il de se rendormir ? Il lui serait, par ainsi, loisible d’apprécier à sa valeur la perfection moelleuse de son « bogbo ».

Auparavant, il lui fallait ranimer le foyer.

Quelques brindilles de bois mort et un peu de paille suffiraient. Les joues gonflées, il soufflerait sur la cendre où couvaient des étincelles. Peu après, suivie de crépitements, âcre, suffocante, la fumée déroulerait ses spirales. Et viendrait l’éclosion des flammes, précédant la marche envahissante de la chaleur.

Alors, dans la case attiédie, – le dos au feu, il n’aurait plus qu’à dormir à nouveau, allongé comme un phacochère. Il n’aurait plus qu’à se réchauffer au brasier, comme un iguane au soleil. Il n’aurait plus qu’à imiter la « yassi » avec qui il vivait depuis si longtemps.

Son exemple était excellent. Tranquille, nue, la tête appuyée contre un billot, les mains sur le ventre, les jambes écartées, elle faisait « gologolo », elle ronflait, quoi ! accotée à un foyer, éteint lui aussi.

Le bon sommeil qu’elle dormait ! Parfois, elle tâtait ses mamelles flasques et ridées, semblables à des feuilles de tabac séché, se grattait en poussant de longs soupirs. Ses lèvres remuaient. Elle ébauchait des gestes. Bientôt le calme revenait, – et son ronflement égal…

Dominant les poules, les canards et les cabris, en un renfoncement, derrière les fagots, tête à queue sur la pile de paniers à caoutchouc, Djouma, le petit chien roux et triste, somnolait.

De son corps amaigri de privations, on ne voyait guère que les oreilles, droites, pointues, mobiles. De temps à autre, agacé d’une puce ou piqué d’une tique, il les secouait. D’autres fois, il grognait sans bouger plus que Yassiguindja, la yassi préférée de son maître, Batouala, le mokoundji. Ou encore, visité de rêves cyniques, ses aboiements étouffés invectivant contre le silence, il ouvrait la gueule pour happer du vide…

Batouala s’était accoudé. Vraiment, il n’y avait même plus moyen d’essayer de dormir ! Tout se liguait contre son repos. Le brouillard bruinait par l’entrée de sa case. Il faisait froid. Il avait faim. Et le jour croissait.

D’ailleurs, où et comment dormir ? Rainettes-forgerons, crapauds-buffles et grenouilles-mugissantes, à l’envi coassaient au profond des herbes touffues et mouillées, dehors. Autour de lui, malgré le froid, et parce que le feu éteint n’avait plus de fumée pour les étourdir, « fourous » et moustiques bourdonnaient, bourdonnaient. Enfin, si les cabris étaient partis au chant du coq, les poules demeuraient, qui menaient grand tapage.

Les canards, eux-mêmes, les placides canards, réunis autour d’un chef de bande, – en portant le cou à gauche, en le retirant pour l’allonger derechef, en le baissant, en le haussant, tous les canards gloussaient d’étonnement.

Il semblait que fût survenu un phénomène plus extraordinaire que tous les phénomènes connus des canards. Ils remuaient leur queue, cancanaient, cherchaient à droite, à gauche, avaient l’air de s’interroger.

Lorsqu’ils crurent avoir trouvé ce qu’ils cherchaient, – graves, importants, maladroits, l’un derrière l’autre, par rang de taille, ils firent le tour des paniers à caoutchouc, en répétant les mêmes gestes.

À chaque pas de leur brinquebalante promenade, le poids de leur gorge les précipitait un peu en avant.

Cahin-caha, ils s’en furent tenir conciliabule en un coin. De loin en loin, ils regardaient anxieusement du côté de la sortie.

Brusquement, l’un d’eux se décida. Il fit cinq ou six pas vers où le jour blanchissait, – apeuré, battit le sol des ailes afin d’accélérer son élan, s’engouffra par l’ouverture, disparut.

Les autres de l’imiter aussitôt.

Et voici qu’à présent, se réveillait Djouma, le petit chien roux et triste.

Ce n’est point que ce bruit l’eût troublé. Il y était habitué depuis tant de lunes !

Déjà, du temps de sa mère, que ses maîtres avaient mangée, chaque matin ressuscitait pareil vacarme.

Bêtes et gens n’ont qu’une même habitation trop souvent pour abriter leur sommeil. Il serait donc difficile qu’il en fût autrement.

N’empêche ! Au début, la vie lui avait paru pénible. Il ignorait son métier de chien jusqu’à oublier d’aboyer à tout venant.

Il lui avait fallu endurer les sévices de Batouala et les rebuffades de Yassiguindja. La narquoise hostilité des cabris, jointe à l’affairement effaré des volailles, avait failli l’affoler.

Maintenant, ayant réagi, il était hargneux à souhait. Le moindre appel provoquait sa défiance, lorsqu’il ne le faisait pas décamper. La vue d’un blanc ou d’une chéchia de tourougou, et il prenait la brousse, tant, à force de craindre les coups, il avait acquis d’intelligence.

S’il se réveillait, ce n’était donc pas qu’on l’eût dérangé. Ce n’était pas non plus qu’il fût fatigué d’avoir trop dormi.

L’on ne dort jamais assez. À ce point de vue, il partageait les idées de Batouala, son maître.

Il se réveillait, parce qu’il lui fallait se réveiller.

Dans la vie d’un mokoundji, en effet, comme dans la vie de n’importe quel homme, un chien ne compte pas plus que les hennissements d’un « m’barta ».

Un chien ! Ça s’assomme, ça se mange ou ça se châtre ! On vous lui coupe les oreilles. Qu’est-ce que cela peut bien faire ? n’est-il pas moins que rien ? On se sert de lui, un peu, à la saison des feux de brousse ! C’est qu’il excelle à poursuivre le gibier débusqué. À part cela, comme il est inutile, on ne s’en occupe pas.

Il y avait belle lurette que rien de l’esprit des hommes n’était étranger à Djouma, le petit chien roux ! Il y avait longtemps qu’il n’ignorait plus que, s’il voulait rester à faire grasse matinée, personne ne lui porterait de quoi manger !

C’est pourquoi il se levait. Ne savait-il pas qu’à l’aube, il fait bon avaler le crottin des chevreaux ! Il a encore goût de lait. Repas succulent, qui le paraît davantage au chien qui n’a rien d’autre à se mettre sous les crocs !

Du crottin, il en trouverait sûrement ! Trop de fraîcheur régnait encore pour que les bousiers fussent déjà au travail. Quel bonheur ! Il se pourrait même, si la chance le favorisait, qu’il dénichât des œufs de pintade au cours de ses divagations. Toutefois, il ne fallait pas trop y compter…

Debout, Djouma se lécha le ventre et les pattes, s’ébroua vigoureusement, s’épuça. Puis, la queue entre les jambes, le museau à ras de terre, flapi et misérable, il se traîna en titubant vers la porte.

Ayant appris à dissimuler ses moindres sentiments, il feignait l’infinie lassitude d’un ennui sans borne. Toute gaieté de sa part aurait pu inciter Batouala à le suivre. Or, c’est cela qu’il ne fallait pas. Sinon, adieu butins de hasard sur lesquels il arrive que l’on tombe en arrêt !…

Batouala songeait. Djouma, les poules, les canards et les cabris étaient partis. Il sentit qu’il se devait de les imiter. Et puis, il y avait cette fête de la circoncision. Il n’y avait encore invité personne. Il était temps de réparer cet oubli.

Une fois qu’il se fut frotté les yeux du revers de la main et mouché des doigts, il se leva en se grattant. Il se gratta sous les aisselles. Il se gratta les cuisses, la tête, les fesses, les bras.

Se gratter est un exercice excellent. Il active la circulation du sang. C’est aussi un plaisir et un indice.

On n’a qu’à regarder autour de soi. Tous les êtres animés se grattent, au sortir du sommeil. L’exemple est bon à suivre, puisque naturel. Est mal réveillé qui ne se gratte pas.

Mais si se gratter est bien, bâiller vaut mieux. C’est une façon de chasser le sommeil par la bouche.

On peut aisément se rendre compte de cette manifestation surnaturelle. N’est-ce pas durant les froides journées que tout le monde expire une sorte de fumée ? Entre autres choses, cela certifie que le sommeil n’est qu’une manière de feu secret. Il en avait l’assurance, lui, Batouala. Un sorcier est infaillible. Et, depuis que son vieux père lui avait transmis ses pouvoirs, il était sorcier, il était N’Gakoura.

D’ailleurs, voyons ! Si le sommeil n’est pas un feu intérieur, d’où peut provenir cette fumée ? Qui a vu une fumée sans feu ? Il attendait les arguments, à coup sûr remarquables, de son contradicteur.

Bâiller par ci, se gratter par là, ne sont que gestes de minime importance. Tout en les continuant, Batouala eut des renvois retentissants. Cette vieille habitude lui venait de ses parents qui, eux, l’avaient héritée des leurs.

Les anciennes coutumes sont les meilleures. On ne saurait trop les observer. Elles se fondent sur l’expérience.

Ainsi pensait Batouala. Il était le gardien des mœurs désuètes, demeurait fidèle à ce que ses ancêtres lui avaient légué.

Il n’approfondissait rien au delà. Contre l’usage, tout raisonnement est inutile…

Oui. Tantôt, il ferait savoir à ses amis où et quand l’on procéderait à la fête de la circoncision. Pour le moment, il se contenta de ranimer le seul feu qui eût chauffé son sommeil. À son réveil, Yassiguindja n’aurait qu’à arranger le sien. On ne vit que pour soi, non pour autrui. Du moins, on le lui avait appris.

Cela fait, il sortit.

Il ne tarda pas à rentrer. De même que tous les jours, qu’ils soient de saison sèche ou de saison des pluies, il n’avait pour tout vêtement que son cache-sexe. Aussi le froid l’avait-il saisi.

Le brouillard était dense, si dense qu’il n’avait pas même pu deviner les cases où reposaient ses huit autres femmes et les enfants qu’il avait eus d’elles.

Brrr ! Accroupi, grelottant, les yeux rouges, les bras croisés, il claquait des dents.

La bonne chaleur du feu eut tôt dégourdi ses membres ankylosés. Les mains dominant la flamme, il commença de fredonner l’air d’une chanson fameuse. À mesure, il en inventait les paroles. On y parlait beaucoup de « commandants » blancs et de femmes.

Le mot « yassi » revenant trop souvent au refrain, il pensa à la sienne, Yassiguindja. Par association d’idées, de même que tous les autres matins en se levant, il voulut remplir ses fonctions de mâle.

Comme elle était habituée à leur accomplissement quotidien, bien qu’elle dormît encore, il n’était pas nécessaire qu’il la réveillât.

Elle se réveillerait bien toute seule !…

Des horizons où le soleil se lève à ceux où il se couche, le vent pousse les brouillards. Ils enveloppent de leurs pagnes la hauteur des « kagas », qui n’apparaissent que vaguement encore. Et, dans ces brumes, tous les oiseaux chantent, des perroquets aux merles-métalliques, des hoche-queue aux gendarmes et aux toucans.

Les tourterelles rasent le sol de leur vol. Les poules s’enfuient, tête sous l’aile, dès qu’elles voient, à travers les brouillards qui se fondent, à faible altitude tournoyer les charognards.

L’air frais vient, fuit, revient. Et produisent les arbres un friselis de mille feuilles mouillées. Et frémissent les cimes des « varas ». Et, en agitant leurs longues tiges flexibles, les bambous gémissent.

Un dernier coup de vent déchire les dernières brumes, d’où le soleil s’élance, lavé, intact, lucide.

Devant la plaie qui s’élargissait, là-bas, du rouge soleil, il y eut un apaisement qui, d’espace en espace, gagna les plus lointaines solitudes.

Mais, indifférent à la faveur solaire, assis, à quelques pas de sa case, auprès du brasier qu’il venait d’allumer, Batouala, le mokoundji, l’esprit libre de toute pensée, lentement, sagement, fumait sa bonne vieille pipe, son bon vieux « garabo ».

Le jour était venu.

II

Par petites bouffées courtes, les yeux clignés, il fumait.

De temps à autre, un jet de salive suivait une expiration profonde.

Il fuma ainsi, longtemps.

Le soleil, à mesure qu’il progressait allait s’échauffant. Sa présence avait beau lui être agréable, trop accoutumé à sa ferveur quotidienne, il ne s’en occupait guère.

Il fumait…

Le vent du large, souffletant le feuillage des fromagers, s’insinuait entre les branches, frissonnait parmi le vert tendre de leurs jeunes pousses.

La montée de la sève, gonflant les troncs par endroits éclatés, à travers l’écorce craquelée et vivante, suintait en gommes d’un or roux.

Pareils à des ponts projetés d’arbres en arbres, inextricablement les lianes s’enroulaient et se déroulaient.

La tenace odeur des terres chaudes, des herbes grasses, des arbres, la pestilence des marigots et l’arome des menthes sauvages envahissaient la brise, qui les dispersait.

Perdus en cet enthousiasme végétal, les oiseaux émettaient leurs cris, tandis que, faiblement, noirs dans le haut azur, des charognards gémissaient, en planant.

Derrière la Pombo ou derrière la Bamba, quelqu’un chantait.

— « Éhé… yaba… ho !… »

On devait travailler, quelque part, là-bas, toute chanson rythmant un effort.

La chanson monotone décomposait la quiétude ambiante. Lorsqu’elle cessait, l’on n’entendait plus que le crépitement de la brousse séchée par le soleil, on ne percevait plus que tous ces bruits menus dont est fait le silence.

Puis la chanson reprenait plus indistincte, là-bas…

Yassiguindja avait préparé le manioc rituel. Elle avait fait bouillir en même temps, mais en deux autres marmites, des patates douces et du pourpier sauvage.

Lorsque son mâle daigna manger, elle prit la pipe qu’il avait délaissée.

À son tour, elle la fuma, en surveillant distraitement une grillade de chenilles.

Adossées chacune à leur case, ses huit compagnes procédaient à leur toilette.

Elles n’y apportaient nulle affectation. L’homme et la femme sont faits l’un pour l’autre. Puisqu’ils ne peuvent ignorer ce en quoi ils différent, pourquoi se gêner ? La honte du corps est vaine. La pudeur n’est qu’une de ces hypocrisies exportées par les blancs. On ne cache que le mal fait ou l’insuffisant. Des hommes et des femmes, ne dissimulent leurs avantages que ceux qui les savent dérisoire ou indignes.

Batouala passa du manioc aux chenilles, et des chenilles aux patates douces.

Entre deux ou trois bouchées, il engoulait une ou deux « copes » de « kéné », bière faite de mil fermenté.

Rassasié, il signifia d’un geste à Yassiguindja qu’il désirait fumer encore. Et, à nouveau, longtemps, très longtemps, de son « garabo » il tira des bouffées courtes suivies d’expirations profondes.

Enfin, satisfait d’avoir si bien employé le commencement de sa journée, il examina les doigts de son pied gauche.

Il y cherchait des chiques.

Les chiques, en vérité, il faut que le pauvre bon nègre se les cherche. Sinon, ces bestioles seraient capables de vous lui pondre n’importe où plus d’œufs qu’il n’est de femmes en un village peuplé.

Chez les blancs, il n’en est pas de même. L’une d’elles s’attaque-t-elle à leur peau ? Comme ils sont douillets, ils s’en aperçoivent aussitôt et ne reprennent sentiment que lorsqu’un boy a réussi à la leur extirper.

Mais à quoi bon insister ? C’est connu : les blancs sont moins robustes que les nègres !

Un exemple entre mille ? Sous prétexte de payer l’impôt, tous ceux qu’ils estiment capables de copuler, ils les obligent à colporter des charges volumineuses.

Les trajets durent trois, quatre, cinq jours. Peu leur importe le poids des « sandoukous », la pluie, le soleil ! Ce n’est pas eux qui en souffrent ! Que les intempéries nous accablent ; ils sont à l’abri, eux ! Alors, vous comprenez ?…

Les blancs, ah, les blancs !

Ils pestent contre la piqûre des moustiques. Celle des fourous les irrite. Le bourdonnement des mouches les rend nerveux. Ils ont peur des scorpions, de ces noirs et venimeux « prakongos », qui vivent parmi les toitures ruineuses, la pierraille ou les décombres. Ils redoutent les mouches-maçonnes. Tout les inquiète. Un homme digne de ce nom doit-il se soucier de ce qui s’agite et vit autour de lui ? Ah, les blancs, les blancs !

Leurs pieds ? Une infection. Pourquoi aussi les emboîter en des peaux noires, jaunes ou blanches ?

Et s’il n’y avait que leurs pieds qui puaient ! Hélas ! de leur corps entier émane une odeur de cadavre.

L’on peut admettre, à la rigueur, que l’on ait les pieds ensachés de cuir cousu !

Mais se garantir les yeux de verres blancs, jaunes, bleus, noirs ! Mais se couvrir la tête de petits paniers, N’Gakoura, voilà qui dépasse l’entendement.

Un brusque mépris haussa ses épaules et, pour l’exprimer, il cracha.

Ah, les blancs ! Leur malignité, leur connaissance de tout, c’est tout cela qui les rendait effrayants !

Les uns, de France, rapportaient des machines qui, tourné un morceau de bois, parlaient comme de vrais blancs, sans que l’ont sût pourquoi ni comment.

D’autres, – oui ! il avait vu cela, – d’autres avalaient des couteaux.

Il n’y avait pas à discuter à ce sujet ! Par tout le pays, et plus loin encore, qui ne connaissait pas le terrible « Moro-Kamba », le commandant mange-sabre, qui avait pacifié les bandas ?

D’autres enfin, de leur chaise, grâce à des verres cernés par des tubes, pouvaient voir, comme s’ils étaient à côté d’eux, les paysages les plus reculés, suivre les spectacles les plus lointains.

Stupéfiant, hein !

Et ce « doctorro », – c’est le nom que donnent les blancs à celui qui chez eux tient commerce de sorcellerie, – ce doctorro qui vous faisait pisser bleu, – oui, bleu ! – lorsque tel était son bon plaisir.

Et ceci, n’était-ce pas plus terrifiant encore.

Ces jours passés, à l’arrivée du nouveau commandant, n’avait-il pas vu ce dernier enlever la peau de sa main ; une peau qui, ma foi, ne ressemblait que peu à toutes les peaux déjà connues ; mais une peau, quand même ?

Or, sans douleur, il s’était dépecé ! S’il avait souffert, il aurait crié ! N’ayant pas crié, il n’avait pas souffert.

Et n’affirmait-on pas aussi que certains d’entre eux avaient le privilège d’enlever leurs dents ou d’ôter un de leurs yeux et, œil ou dents, de les poser, là, sur la table, devant tout le monde !

Ouhm ! Des choses pareilles, jamais les sorciers nègres ne pourraient les réaliser. Et une admirative terreur remplaçait peu à peu son mépris…

Le soleil atteignit le milieu de sa course.

Comme d’habitude, les merles-métalliques annoncèrent l’événement. Le cri des cigales n’agaçait pas encore les étendues. Tout paraissait dormir d’un immense sommeil écrasé. Sauf les trois grands coups de vent qui passent toujours à ce même moment de la journée, la caresse successive de nulle brise n’éveillait l’ondulation des herbes géantes, et les feuilles des fromagers ne bougeaient pas plus que ces fumées, – lointaines.

Puis les cigales chantèrent.

C’était l’instant que les nègres choisissent pour travailler.

Batouala se dirigea vers une hauteur dominant sur les plaines environnantes. Il y avait là trois « li’nghas » de grandeur différente.

Il s’approcha de ces fûts de bois au cœur évidé, ramassa deux maillets qui gisaient à terre et, dans l’air immobile, sur le plus gros des li’nghas, frappa deux coups, – espacés, sonores.

Un grand silence s’établit ensuite. Il le rompit définitivement de deux autres coups plus courts. Après quoi, il y eut une pétarade de tams-tams, de plus en plus vifs, de plus en plus pressés, de plus en plus pressants, puis ralentis et larges, qui sur le moindre des li’nghas se termina en un decrescendo rapide, fortifié par la note finale de l’appel.

Et voici que, là-bas, là-bas, plus loin que là bas, plus loin encore, de toutes parts, à gauche, à droite, derrière lui, devant lui, des bruits semblables, des roulements identiques, des tams-tams pareils grondaient, persistaient, répondaient : les uns faibles, hésitants, voilés, imprécis ; les autres compréhensibles, et rebondissants d’échos en échos, de kagas en kagas. L’invisible s’animait.

— Tu nous as appelés, disaient ces rumeurs, tu nous as appelés… Nous t’avons entendu… Nous t’écoutons… Que nous veux-tu ?… Parle… »

Par deux fois, les espaces répétèrent les mêmes notes troubles ou distinctes.

Lorsque l’horizon eut résorbé la dernière, Batouala leur répondit.

Ce furent d’abord des paroles sans force. Elles semblaient dire la torpeur monotone et quotidienne, la solitude que rien n’attriste, que rien n’égaie, la résignation devant le destin.

Les maillets couraient alternativement sur l’un ou l’autre des trois li’nghas. Une mélopée naissait d’eux, accablante comme un jour de tornade, avant que ne souffle le « donvorro ».

Le chant s’épanouit. Sur une brusque interruption, son amplitude augmenta encore. Et toujours, toujours, il montait.

Batouala ruisselait de sueur. Heureux, il dansait presque.

Ses hommes, leurs femmes, leurs enfants, leurs amis, les amis de leurs amis, les chefs dont il avait bu le sang et qui avaient bu le sien, tous, il les appelait. Tous, il voulait qu’ils fussent là, dans neuf jours, pour assister à la grande « yangba » qu’il allait donner, à l’occasion du « ga’nza ».

La saccade des sonorités prévues depuis des saisons de pluies et des saisons de pluies leur promettait merveilles. Il y aurait mangeaille, beuveries, palabres, réjouissances. Il y aurait « yangba », enfin. Non pas une yangba. Mais toutes les yangbas. Non seulement le pas de l’éléphant, la danse des sagaies et celle des guerriers, – mais encore, mais aussi, mais surtout la danse de l’amour, que dansent si bien les sabangas.

Il y aurait mangeaille et yangba, yangba et beuverie. Ah, le manioc, les patates, les dazos, les courges, l’igname, le maïs ! Ah, la bière de mil, les vékés, le piment et le miel, le poisson et les œufs de caïman ! L’on mangerait de tout cela, et de bien d’autres choses encore ! L’on boirait de tout cela et de bien d’autres choses encore ! L’on boirait et l’on mangerait, au son des olifants et des balafons. Il fallait venir ! Oui, oui, oui ! C’était la fête des ga’nzas. L’on ne procède à la circoncision et à l’excision qu’une fois par douze lunes. Il fallait venir ! Comme on allait rire, yabao !

Les échos débordaient de la joie de ce discours. Ils prolongeaient ses plaisanteries et ses rires.

Lorsqu’il se tut, une lourde attente pesa, qui ne dura pas longtemps. Car, tout autour de lui, très loin, très loin, comme à son premier appel, la conversation reprenait sur des tams-tams qu’on ne voyait pas. Et, malgré l’éloignement des transmetteurs d’ondes sonores, l’on saisissait, à chaque fin de phrase les mêmes notes d’allégresse occulte.

— Nous t’avons écouté… Nous t’avons entendu… et compris… Tu es le plus grand des m’bis, Batouala… Tu es le plus grand des mokoundjis… Nous viendrons… Sûrement, nous viendrons… Et nos amis seront là… Nous allons nous amuser… Bombance !… On chantera… On dansera… Nous boirons comme des trous… comme des blancs !… Tu peux compter sur moi… Ouorro… Ohourro… Kanga… Yabingui… Delépou… Tougoumali… Yabada… Tous les m’bis et tous les n’gapous seront là… Nous viendrons… Nous viendrons… »

Lorsque l’horizon referma sur lui les dernières réponses, désireux d’examiner les nasses qu’il avait installées la veille, Batouala descendit vers le confluent de la Bamba et de la Pombo.

Il emportait deux sagaies, un arc et une besace en peau de cabri.

Où que l’on aille, si minime que soit le chemin à parcourir, il ne faut jamais oublier d’emporter sa besace. Elle permet de cacher tant de choses !

Il y plaça quelques feuilles de « bi’mbi », un carquois plein de sagettes barbelées et plusieurs pains de manioc.

Il ne lui fallait ni plus ni moins. Les pires dangers peuvent survenir, à présent ! N’a-t-il par ses sagaies, ses flèches, son arc ? Contre la faim, voici le manioc. Grâce aux feuilles de bi’mbi, il peut même à son gré corser sa nourriture. Il n’a qu’à les immerger dans une nasse. Elles stupéfieront tout poisson qui s’aventurera jusqu’à elles.

Il partit.

En marchant, il scrutait le sol. C’était l’une de ces nombreuses habitudes que lui avaient léguées ses parents. Plus il avançait en âge, plus il en appréciait l’excellence.

Les blancs n’ont pas l’air de comprendre l’utilité qu’il y a de savoir où l’on pose le pied. Les cailloux blessent ; la boue favorise les chutes. Avec un peu d’attention, l’on peut éviter chutes et blessures, ou les atténuer. Il n’y a pas perte de temps, pour qui poursuit le moindre effort. Et comme, au surplus, l’expérience nous apprend que le temps n’a pas de valeur, on n’a qu’à s’en remettre à sa sagesse.

Il venait de disparaître, quand Bissibingui arriva.

C’était un jeune homme bien découplé, vigoureux et beau. Il trouvait toujours chez Batouala de quoi manger et un « bogbo » pour dormir, car Batouala l’honorait d’une particulière estime.

Mais le grand mokoundji n’était pas le seul à avoir de l’affection pour lui. De ses neuf femmes, huit, sans qu’on l’en eût jamais averti, avaient prouvé à Bissibingui l’ardeur de leur amitié.

Quant à Yassiguindja, moins docile déjà aux ordres de celui qui l’avait achetée qu’à ceux de Bissibingui, elle n’attendait que l’occasion favorable pour manifester à ce dernier la faim qu’elle avait de lui.

Une femme ne doit jamais se refuser au désir d’un homme. La réciproque est vraie. La seule loi est d’instinct Tromper son homme, ou plutôt ne pas être qu’à lui, n’a pas grande importance.

Le possesseur habituel, si on use de son bien, il suffit qu’on le dédommage en poules, en cabris ou en pagnes, du préjudice causé. Et tout est pour le mieux.

Malheureusement, il fallait prévoir qu’il n’en serait pas de même avec Batouala. Jaloux, vindicatif et violent, on pouvait être sûr que, malgré la coutume, il n’hésiterait pas à supprimer ceux qui passeraient sur ses terres. Il voulait être le seul à les ensemencer, les ayant acquises au prix des plus lourds sacrifices. Yassiguindja, la préférée de Batouala, était fixée sur ce point. Aussi ne voulait-elle se donner qu’à coup sûr, le jour où il n’y aurait pas de risque…

Depuis deux ou trois lunes, Bissibingui espaçait les visites. Il était dans sa seizième saison des pluies. C’est à ce moment-là que les mâles vraiment dignes d’être des mâles, du matin au soir courent après les femmes, comme la panthère après une antilope.

Il s’était développé tout à coup, avait pris du corps et des muscles. C’étaient les yassis qui le recherchaient, non lui, elles. Elles célébraient sa fougue, sa vigueur. C’était leur favori. Il avait contribué à désunir bien des couples. D’où d’interminables palabres. Tant et tant que le commandant, excédé de plaintes, l’avait menacé de la prison.

Sa réputation en avait été accrue.

Aussi sa venue fut-elle saluée de cris de joie. On lui demanda le nom des femmes qu’il avait connues depuis qu’on ne l’avait pas revu ; s’il était vrai qu’il eût couché avec telle et telle ; et mille détails très intimes sur celle-ci…

Souriant sans répondre aux plaisanteries, il prit le garabo de Batouala, le bourra de feuilles de « n’gao » sur lesquelles il déposa de la braise.

Cela fait, il s’allongea sur une natte. Et, par petites bouffées courtes, les yeux clignés, il fuma…

« Il faut faire attention aux femmes lui disait Yassiguindja. Un jour, tu nous reviendras riche de quelque bon « kassirri ».

Les huit autres femmes riaient :

— « Eh !… eh !… éhé !… éééé !… Yabao, cette Yassiguindja… Ééééé !… »

Et elles se tapaient sur les cuisses.

« Mais le kassirri n’est rien, continuait Yassiguindja. Il en sera autrement, Bissibingui, mon ami, si tu attrapes quelque chose de pire.

« Iche ! Tu t’en iras en morceaux, en tout petits morceaux. Et d’abord tu seras couvert de plaies, tacheté comme une panthère. Ce n’est que plus tard que tu perdras tes dents, tes cheveux et tes doigts. Rappelle-toi Yakeulépeu, qui est mort, il y a… trois, quatre, cinq lunes… ».

Les rires reprirent de plus belle.

Ils duraient encore, lorsque revint Batouala.

On lui expliqua les causes de l’hilarité.

Il joignit ses facéties à celles de ses femmes. La joie était à son comble. On se tenait les côtes. On se tapait les fesses contre terre. On pleurait.

« Éhé !… ééééé !… éhé !… Ce Batouala, N’Gakoura !… »

Cependant le soleil se couchait.

Le roucoulement de « gotokotos », la piaillerie des gendarmes, les cris plaintifs des hoche-queues et des charognards diminuèrent peu à peu.

D’imperceptibles brouillards voilaient la cime des kagas. Le soleil baissait. Poules, cabris et canards rentrèrent au gîte.

Des nuages s’étirent contre le ciel qu’ils pommellent. Le soleil a presque disparu. Il ressemble, tant il est rouge, à la fleur énorme d’un énorme flamboyant. Il émet des rayons qui se dispersent en gerbes évasées. Enfin, il s’abîme dans la gueule de caïman du vide.

Alors, de larges rayures ensanglantèrent l’espace. Teintes dégradées, de nuance à nuance, de transparence à transparence, ces rayures dans le ciel immense s’égarent. Elles-mêmes, nuances et transparences, s’estompent jusqu’à n’être plus. L’indéfinissable silence qui a veillé l’agonie et la mort du soleil s’étend sur toutes les terres.

Une mélancolie poignante émeut les étoiles apparues dans l’infini incolore. Les terres chaudes fument en brumes. Les humides senteurs de la nuit sont en marche. La rosée appesantit la brousse. Les sentiers sont glissants. La faible odeur de la menthe sauvage, on croirait que dans le vent elle bourdonne avec les bousiers et les insectes velus.

Des bruits de pilon, on ne sait où, écrasent du manioc, du mil ou du maïs. Le ronronnement des tams-tams anime les « yangbas », on ne sait où.

De distance en distance, des foyers s’allument. On devine les cases, aux fumées. Suivant l’espèce, des crapauds flûtent, meuglent ou glapissent. Djouma, le petit chien roux, aboie, aboie.

Qu’elle est cette stupeur ? Qu’elle est cette angoisse ?

Comme une pirogue froissant au passage les herbes aquatiques, – oh ! comme elle glisse lentement à travers les nuages, – blanche, voici apparaître « Ipeu », la lune.

Elle est déjà vieille de six sommeils…

III

Trois jours avant la fête des « ga’nzas » il y eut une tornade terrible, qui clôtura par des ravages une saison de pluies désastreuses.

Nul signe précurseur ne l’avait annoncée. Le jour s’était levé sur Grimari, un jour comme tant d’autres, indécis d’abord, enfin lumineux et chaud.

Calme, ni frais ni lourd, le vent agitait la dense tribu des feuilles. Cachés à leur ombre, les « golokotos » roucoulaient ; et les « bokoudoubas », et les « lihouas », qui ne diffèrent des golokotos, les premiers que par leur grosseur, les seconds que par le vert de leur plumage.

Au-dessus des champs de mil, au-dessus des arbres, au-dessus des kagas, de plus en plus nombreux, des charognards, infatigablement, tournoyaient.

Parfois, de droit fil, l’un d’eux se laissait choir sur la proie aperçue. Puis, à lents grands coups d’ailes, comme s’il pagayait l’air, il prenait de la hauteur et s’éloignait, s’éloignait…

Il ne faisait ni frais ni lourd.

Au long de la Bamba et de la Pombo, le peuple singe s’amusait. Ici, cabriolaient les « tagouas », qui semblent toujours pleurer, tant leur cri imite la plainte d’un enfant ; là, grimaçaient les « n’gouhilles » au pelage pareil à un pagne noir et blanc.

Ils décampèrent avec effroi, un essaim d’abeilles arrivant, lancé à la poursuite d’un oiseau mange-miel.

Un moment, l’on n’entendit plus que le zonzonnement des abeilles. Le frisselis de la brise entre les feuilles donnant l’illusion de leur vol vrombissant, elles étaient déjà loin qu’on les croyait encore présentes.

Il ne faisait ni frais ni lourd.

Les bokoudoubas et les golokotos roucoulaient. Des villages perdus sur les collines, des vallons abritant d’autres villages provenaient et les chansons monotones, et le bruit des pilons écrasant le manioc sec, cependant que tournoyaient les charognards, plus nombreux que jamais dans le ciel immobile.

Macoudé, le pêcheur, tard dans la matinée, vint surprendre Batouala, son frère, qu’il ne voyait que rarement.

Ayant trouvé deux gros poissons dans ses nasses, il avait décidé qu’il l’inviterait à partager son repas.

Macoudé et Batouala étaient frères, de mêmes père et mère, et non pas simplement consanguins comme cela est de règle, puisque tout homme peut si ses moyens le lui permettent, acheter plusieurs femmes et, de chacune d’elles, avoir des enfants.

Bissibingui, qui se trouvait là fut invité, lui aussi.

Ils partirent tous les trois, l’un derrière l’autre, comme des canards.

On ne doit pas marcher de front. Une habitude, vieille comme la race nègre, veut qu’il en soit ainsi.

L’oreille basse, Djouma les suivait…

« Il y en a qui font les fières », dit Indouvoura, l’une des femmes de Batouala.

Jalouse et sensuelle, elle ne décolérait plus de voir que Bissibingui la délaissait pour Yassiguindja.

« Oui… Il y en a qui font les fières.

« Bien sûr, n’entend pas qui veut ne pas entendre ! Mais n’empêche : on est d’autant plus facile qu’on pose davantage à qui ne l’est pas. N’est-ce pas, Yassiguindja ? »

Des rires. On n’aimait pas Yassiguindja. Attrape, ma fille !

« Indouvoura, je crois que tu as raison », répliquait Yassiguindja.

« J’ignore pourtant qui tu vises par ton allusion. Tu parles, sans doute, de cette n’gapou mariée à un puissant chef m’bi ?

« Ma foi, elle a tort d’être fière. À quelles ignominies bestiales ne se livre-t-elle pas ?

« Je l’excuserai, toutefois. Elle a été la femme d’un blanc. Cela explique tout.

— Ne voilà-t-il pas que cette carne m’insulte ! Ne voilà-t-il pas qu’elle m’insulte ! Le ventre de celle qui t’a portée était pourri ! Tu es la pourriture des pourritures ! Ne dis rien ! Tais-toi, ou je te rentrerai dans la gorge…

— Ma vieille camarade, pourquoi hurler ? Je ne suis pas sourde.

« Aurais-je, par hasard, médit de toi ? Ah ! oui, ah ! oui…

— Veux-tu que je casse ce pilon sur ta sale figure ? Je dirai à Batouala que tu le trompes avec Bissibingui. Je lui dirai…

— Oui, oui, oui. Je te demande pardon, Indouvoura. Je te connais depuis tant de saisons de pluies que je ne me rappelais plus ton origine n’gapou, ni que tu eusses servi de femme à un blanc.

« Me faut-il t’assurer que mes paroles ne te visaient pas ? Ta vertu, tout le monde la connaît. Et, mieux que tout autre, Bissibingui, dont tu viens de parler, sait comment tu t’y prends pour repousser les hommes… »

Indouvoura courût sur Yassiguindja. Elle l’aurait frappée, mordue, griffée. Elle débitait des menaces pendant que ses compagnes la maintenaient. Elle irait se plaindre au commandant. Elle dirait à tout le monde que Yassiguindja avait absorbé un « yorro » pour ne pas avoir d’enfants. Elle demanderait aux anciens de la condamner à boire le poison d’épreuve. Et puis, au fond, pourquoi se tourner les sangs ! Bissibingui ! Puf ! Elle s’en moquait. On ne fréquente pas qui a le « kassiri ».

— Lorsqu’on ne peut pas manger tout ce que l’on désire, on affirme que l’on n’a plus faim.

« Quant à ce bouc de Bissibingui, s’il a ce que tu dis, comme je te plains, pauvre chère Indouvoura ! »

À ces derniers mots, toutes les rieuses furent du côté de Yassiguindja :

— Tu t’es attaquée à plus forte que toi…

— Voilà où mène la jalousie, Indouvoura. Lorsque tu m’as pris Bissibingui, ai-je été jalouse de toi ?

— Crois-tu qu’il n’est qu’à toi seule ? Quel appétit !

— Cette Yassiguindja ! Elle est impayable !

— Elle vous a de ces reparties !

— Allons, allons, dit Yassiguindja. Assez plaisanté pour aujourd’hui. Venez manger plutôt de ce manioc. Un « baba », c’est ça qui est bon !

« Le lit, les victuailles, le gâteau de manioc, l’homme, la danse et le tabac, il n’y a que ça de vrai.

Une hilarité générale salua cette boutade.

Peu à peu, le ciel était devenu gris cendré, puis couleur de latérite.

Le vent tomba. Il fit, soudain, très lourd. De tous côtés, les mouches se mirent à bourdonner, les mouches, les mouches.

Un à un, les oiseaux se taisaient. Un à un, les charognards disparurent.

De grands nuages blanchâtres surgissaient de derrière les kagas. Ils s’entassaient, s’aggloméraient s’épaississaient. Ils allaient involontaires, au gré des courants aériens.

Bientôt une force occulte les poussa sur la Bamba.

Plus noirs que charbon, enchevêtrés les uns dans les autres, se pressant, se bousculant, se chevauchant, ils galopaient à la manière de bœufs sauvages, échappés d’un feu de brousse.

Des traits fulgurants striaient leur masse. Et l’écho apportait la déflagration des grondements du tonnerre.

Marmites et nattes furent rentrées. Passant au travers des toits, bleue, la fumée immobile encerclait les cases.

Plus rien ne bouge. Les nuages obstruent le ciel bas. Maintenant, stationnaires, ils dominent la Bamba, la Déla, la Déka ; ils dominent les villages de Yakidji et de Soumana, de Yabingui et de Batouala ; ils dominent les villages de Bandapou, de Tamandé, de Yabada, de Gratagba, de Oualadé, de Poumayassi, de Pangakoura ; ils dominent toute cette verdure que leur ombre étouffe, suppriment la vie quotidienne et pleins d’une menace imminente attendent un signal qui ne vient pas.

Là-bas, là-bas, entre Soumana et Yakidji, le sombre des nuages se résout en traînées grisâtres, qui unissent à la terre le ciel.

C’est la pluie. Poussée par la même puissance qui a dirigé les nuages, elle fond sur la Bamba, elle se rue sur Grimari.

À mesure qu’elle progresse, elle comble de brouillards les terres qu’elle a conquises.

Ouhououou !… Enfin ! Un grand vent chaud se lève, venu on ne sait d’où.

Les feuilles des bananiers s’entre-choquent. Des coassements se répondent et se confondent.

Ce sont les « koungbas » et les « létteureus », qui appellent la pluie.

Le vent souffle. Un hurlement le précède. Il rebrousse les herbes, tord les branches, rudoie les lianes, déchire les feuilles, balaie le sol, emporte sa poussière rouge, passe, fuit, s’affaiblit.

Son gémissement diminué s’atténue encore, se disperse et s’évanouit, on ne sait où. Et, à nouveau, c’est le silence, un silence anxieux de cette clameur et de ce murmure qui se sont tus.

Le voici qui revient. La pluie est là ! la pluie est là ! Le vent apporte la bonne odeur des terres mouillées. Les roulements du tonnerre se succèdent. Ils se rapprochent. Et la pluie commence à tomber. Fines, espacées, légères, ses gouttes crépitent sur la brousse sèche, sur les rochers. L’air fraîchit. Le vent augmente. C’est le « donvorro ».

Sa fureur croît d’instant en instant. Et la pluie tombe. Tiède, torrentielle, diluvienne, en hordes lourdes, rapides, serrées, infatigables, irrésistibles, incessantes, elle tombe sur la Bamba, elle tombe sur la Déla, elle tombe sur la Déka. Elle tombe sur tous les kagas que l’on voit encore, sur tous les horizons que l’on ne voit plus. Le donvorro et elle accablent la brousse, de leur rage complice. Ils exfolient les arbres, cassent leurs branches, arrachent les toitures et les emportent.

Une nuée impénétrable sourd des étendues, naguère surchauffées. L’eau cherche l’eau, s’attroupe, se fraie des routes, s’ameute en cascades et, ruisseaux, dévale sur les pentes, bondit vers la rivière.

Le donvorro précipite leur course. Et la pluie, de plus en plus ferme, de plus en plus dure, de plus en plus drue, éventre les toits et les effondre, flaque dans les cases, éteint leurs foyers, délite les murs, cependant que le zigzag des éclairs, leur éclat, les craquements saccadés de la foudre, le fracas des arbres entraînant d’autres arbres en leur chute, et les roulements de l’orage étonnent l’espace de leurs cataractes grondantes.

L’ouragan dura toute la journée, toute la nuit et tout le lendemain matin, jusque vers ce moment où le soleil dépasse le milieu du ciel.

Le vent, progressivement, diminua. Seule, la pluie continuait à tomber, mais légère, espacée, fine et fraîche…

De la brousse, par endroits changée en marécages, les koungbas, que la pluie réjouit, les koungbas et les létteureus coassent.

Quand l’herbe est inondée, quand tous les plis de terrain sont autant de petits lacs, les crapauds et les grenouilles chantent.

Donnez le ton, grenouilles-mugissantes ! Votre voix est grave, profonde, mesurée. Donnez le ton : les crapauds reprendront en chœur !…

Létteureus et koungbas chantent. Ils sont heureux de l’humidité qui les entoure. Lorsqu’elle règne ils sont vraiment les maîtres du monde.

Ils chantent.

« Ka-ak… ka-ak… ti-tilu… ti-tilu… kéé-ex… kéé-ex… kidi-kidi… ki-kidi… dja-ah… dja-ah… » Tintements de sonnailles, chocs de pilons, cliquetis de sagaies, vomissements incoercibles, discrets ou clairs, criards ou rauques, les coassements de toutes les sortes de crapauds et de toutes les espèces de grenouilles font yangba. Grenouilles-mugissantes, crapauds-cymbales, crapauds-buffles et rainettes-forgerons concertent leurs bruits d’enclume, leurs voix cliquetantes et leurs meuglements. « Ti-tilu… ti-tilu… kéé-ex… kéé-ex… ka-ak… ka-ak… ki-kidi… kidi-kidi… »

C’est, au déclin du jour, un tam-tam assourdissant. Tout à coup, il s’éteint. Mais, tout à coup, il recommence…

La pluie s’est arrêtée. Les routes sont glissantes. De longues bandes de fourmis-cadavres abandonnant leurs fourmilières dévastées, les traversent. Longtemps, une prenante odeur de pourriture persiste après leur passage.

Et, presque sans crépuscule, c’est la nuit.

Lentement sortie de sa case en nuages, la lune parcourt ses plantations d’étoiles.

Jaune, brillante, à peu près ronde, elle va. Nul halo ne la cerne. Les étoiles scintillent. Il n’y a plus que les étoiles, des milliers d’étoiles, et la lune.

Un oiseau nocturne fait : « Oubou-hou, ou-bou. » Les crapauds coassent toujours. Les cigales crissent et les grillons stridulent. Quelques lucioles, de loin en loin, déchirent l’air de leur feu vert et intermittent. Mais, à part eux, tout dort. C’est la nuit. Le vent est lent. Il fait froid.

IV

La lune pleine voyage au pays des étoiles. La fête des « ga’nzas » va commencer.

Quel bonheur ! Depuis huit jours, le commandant a quitté Grimari. La belle idée lui est venue d’aller en inspection du côté de Bamayassi ! Absent le bouc, les chèvres jouent. L’on vous avait envahi le Poste. Une foule compacte y grouillait. Il n’y avait que là où l’on pût exécuter, avec leur nécessaire ampleur, le pas des figures et la danse des guerriers.

En longueur comme en profondeur, de la case du commandant à la Bamba, s’étendait un grand espace vide. Et, pour garder cette étendue : résidence administrative et dépendances, camp de la milice et prison, pour garder tout cela, le seul milicien, le seul « tourougou », Boula, était demeuré, lui dont nul n’avait cure.

Qui donc, en effet, s’occupe d’un « kouloungoulou » ? Car kouloungoulou était son surnom, à cause que sa traînante démarche rappelait celle de la iule…

Les « ga’nzas » n’étant pas là, la yangba n’avait pas encore pris son essor. Mais certains signes l’annonçaient remarquable.

Dispersés, une dizaine de li’nghas semblaient attendre. Non pas que ces tams-tams petits et laids, encrassés par l’usage, rouis par les saisons ou mangés des termites.

Chacun d’eux, au contraire, dilatait ostensiblement l’enflure de son double gibbe, tronc d’arbre monstrueux, patiemment évidé.

On les avait couverts d’un enduit blanchâtre, fait de terre blanche et de farine de manioc mélangés, sur quoi, en leur milieu, tranchait, de haut en bas et de long en large, une ample rayure rouge.

Il y avait sur le sol, étalés, des paniers de millet, des gâteaux de manioc, des régimes de bananes, des platées de chenilles, des œufs, du poisson, des tomates amères, des asperges de brousse. Il y avait, séchés au soleil ou grillés au feu, des amas de viande d’antilope et d’éléphant, des quartiers de phacochère et de bœuf sauvage. Il y avait de ces tubercules que les blancs dédaignent, – des « dazos », par exemple, qui valent bien leurs pommes de terre, des « bangaos » ou patates douces, à peau tantôt rouge, tantôt jaune. Il y avait des « baba’ssos », qu’ils appellent igname. Il y avait aussi de vastes jarres, combles de la boisson que l’on obtient avec du mil ou du maïs fermenté. Enfin, il y avait quelques bouteilles de pernod.

Achetées chez les « boundjoudoulis », on les réservait pour les chefs, pour les capitas et pour les anciens.

Âcre et noire quand le bois était mouillé, une fumée épaisse s’élevait de la multitude des foyers.

Par toutes les routes venant de Kama, de Pangakoura, de Pouyamba, de Yakidji, hommes, femmes, enfants, boys, boyesses, esclaves, chiens, le fourmillement des retardataires se précipitait vers cette fumée, visible d’assez loin.

Armés de sagaies et de flèches, ayant à la main un morceau de bois ardent, qui éclairait leur marche à travers les galeries forestières précédant les marigots, ils avaient quitté leurs kagas, leur brousse, leurs « patas-patas » boueux ou leurs plantations, et ils venaient, et ils étaient venus.

À peine arrivés, les femmes réduisaient en poudre le maïs, le mil ou le manioc, sous le martèlement de leur « koufrou ». Elles rythmaient de la chanson du kouloungoulou, les chocs sourds de leurs pilons heurtant les mortiers en bois.

Le kouloungoulou, c’est connu, ne vit que dans les bouses.

 

On prétend même, dites, qu’il ne mange que cela,

 

Le kouloungoulou, le kouloungoulou,

Ia-hé ! le kouloungoulou, ho !

Sa seule richesse, une maladie des plus admirables,

En bon mari qu’il est, il l’a donnée à sa yassi.

Et sa yassi l’a passée à leur très digne fille.

Ia-é ! Ia !

Le kouloungoulou, le kouloungoulou !

Ia-hé ! le kouloungoulou ! ho !

Des rires crépitèrent. La gaieté devenait unanime. On riait pour rire. On parlait sans savoir au juste ce qu’on allait dire. L’influence du « kéné » se manifestait déjà ; car on ne discontinuait pas d’absorber bière de maïs sur bière de mil.

Comment se fait-il que, coiffé d’une chéchia de tourougou,

Nous voyons passer, au milieu de nos belles plantations,

Un kouloungoulou, un kouloungoulou,

Ia-hé ! un kouloungoulou, ho !

En tous cas, sachez bien, yassis, mes amies,

Qu’il vous faut toujours refuser de partager sa natte.

Ce n’est pas sur une yassi, mais sur autre chose

Ia-é ! Ia !

Que couche un vil kouloungoulou,

Ia-hé ! un kouloungoulou, ho !

La merveilleuse assemblée ! Tous les m’bis et tous les n’gapous sont là, avec leurs anciens.

Batouala se tenait auprès de ses vieux parents, au centre du groupe formé par les chefs et par leurs capitas.

Il pérorait.

On disait que plusieurs blancs étaient morts, à Bangui… que, sous peu, le Gouverneur devait se rendre à Bandorro… qu’à M’Poutou, là-bas, en France, les frandjés battaient les zalémans…

Tout en parlant, il bourrait de chanvre ou de tabac, les garabos qu’il avait à portée de main, les alluma, selon la coutume en tira quelques bouffées et les mit en circulation.

« Tu sais, Batouala, que je reviens de Krébedgé, fit Pangakoura, le grand chef mandjia. On apprend beaucoup en voyage, ne serait-ce, par exemple, que les blancs ne s’aiment pas entre eux. Et le dicton que voici le prouve abondamment.

« Ayant eu à me plaindre d’un Portugais, je m’étais rendu chez le commandant auquel nous avons, à cause de son gros ventre, donné le sobriquet de Kotaya.

« Je lui racontai mon histoire, en l’arrangeant un peu, bien entendu.

— Pangakoura, me répondit-il, pour sûr tu es le plus imbécile des imbéciles qu’il m’ait été possible de connaître. Quoi ! pauvre vieil idiot tu ne sais pas encore qu’un « poutriquess » ne compte pas ?

« Eh ! bien, au commencement des commencements – tu me suis, n’est-ce pas ? – le N’Gakoura des blancs prit ce qu’il avait de mieux sous la main et en tira les blancs.

« Ensuite, il ramassa leurs déchets pour en fabriquer les sales nègres, comme toi.

« Beaucoup plus tard, désireux de créer les Portugais, il chercha autour de lui. Il ne restait plus rien que des excréments de nègres.

« C’est de cette matière qu’il pétrit les premiers Portugais. »

Les rires roulèrent.

— Ne trouvez-vous pas que la mévente du caoutchouc est, pour nous, une chance inespérée, demanda Batouala ?

« Sans elle, même si le commandant avait été en tournée, comme à présent, nous n’aurions pas pu venir au Poste, dans le but de réjouir notre foie.

« Il y aurait toujours eu un de ces boundjoudoulis de malheur qui nous font payer un pata, oui, cinq francs, ce qui ne coûte aux blancs qu’un méya, – dix sous.

— Ta parole est de l’eau claire, dit Yakidji. Il nous faut remercier N’Gakoura de cette bienheureuse crise. Grâce à elle, tous les commerçants ont été obligés de regagner qui Krébedgé, qui Bangui.

« Puissent-ils crever, la gueule ouverte et les pieds dans la pourriture !

— Et ce n’est pas tout. Oh ! ce n’est pas tout, Batouala.

« À cause des grandes palabres qu’il y a entre les blancs zalémans et blancs frandjés, on embarque pour M’Poutou les « yongorogombés ».

« Oui tous les longs fusils, toute cette racaille de tirailleurs vont guerroyer à M’Poutou.

« Il est probable que nos maîtres actuels iront les rejoindre. Je crois cela, moi, Yabada.

— Yabao, chevrota le vieux père de Batouala, aussi vrai que sont mes cheveux blancs, ce que je crois à mon tour, c’est que tu prends des kagas pour des rivières et tes désirs pour des réalités.

« Il y aura bientôt plus de trois saisons de pluies que frandjés et zalémans palabrent.

« Les frandjés d’ici ont-ils l’air de vouloir s’en aller ? Non pas. Il y a du danger là-bas. Pourquoi iraient-ils s’y faire tuer ? chacun tient à sa peau. Yabada. »

Les rires reprirent de plus belle.

« Tu as toujours raison, l’ancien, je le reconnais. Mais tu me permettras de souhaiter que ces frandjés soient battus par des zalémans.

— Ah ! boundoua de Yabada. Zalémans, frandjés : ce sont toujours des blancs ! Alors pourquoi changer ? Nous sommes asservis aux frandjés, nous connaissons leurs qualités et leurs défauts. Ils s’amusent de nous comme un « niaou » d’une souris.

« Le niaou finit toujours de dévorer la souris dont il jouait. Puisque tôt ou tard nous devons être tués et mangés, à quoi bon souhaiter d’autres niaous que ceux que nous avons ?

« Tel n’évite des bœufs sauvages que pour tomber sur une panthère à l’affût. »

La discussion devenait générale.

« Il a raison. Pourquoi changer ? Les successeurs seront peut-être pires.

— Ils ne nous aiment pas. Et nous les payons en retour.

— Nous devrions les massacrer.

— C’est ça.

— Nous les massacrerons, un jour, très tard…

— Lorsque banziris, yakomas, goubous, sabangas, dacpas, enfin tous ceux qui parlent banda, mandjia ou sango, ayant renoncé leurs anciennes querelles.

— En ce temps-là, on verra la Bamba remonter à sa source.

— Et Macoudé attraper la lune dans ses nasses. »

Les rires recommencèrent et se prolongèrent, de telle sorte que l’on n’entendait presque pas une immense lointaine rumeur.

« Ou vous êtes tous des fils de chien, cria Batouala, ivre de chanvre et de kémé, ou vous êtes tous déjà plus saouls que moi !

« Êtes-vous des hommes, oui ou non ? Les « bazi’nguérs » de Senoussou vous auraient-ils châtrés ? Je ne sais. En tout cas, moi qui vous parle, je ne peux pas ne pas exécrer les blancs !

« Je revois le temps où les m’bis vivaient heureux, tranquilles, au long du fleuve Nioubangui, entre Bessou-Kémo et Kémo-Ouadda.

« Dès qu’apparurent les premiers blancs, emportant fétiches, marmites, poules, nattes, chiens, femmes, cabris, enfants, canards, la plupart d’entre nous se retirèrent aux environs de Krébedgé.

« J’étais bien petit, alors.

« Luttes à soutenir, cases à construire, plantations à ensemencer ! Efforts vains… Les blancs s’établissent à Krébedgé.

« Nouvelle fuite de notre part. Griko nous plaît. Nous nous arrêtons à Griko. Les mêmes difficultés que naguère accompagnent notre installation.

« On va pouvoir respirer à l’aise. Erreur ! Les blancs, encore eux ! fondent sur Griko.

« Une fois de plus, désespérés, nous voici en route.

« Grimari ! Nous sommes à Grimari ! Un bel emplacement s’offre à nous, entre la Bamba et la Pombo.

« Nous nous y installons.

« Hélas ! Nous n’avions pas encore fini nos constructions que les blancs étaient déjà sur nous.

« Alors, découragés, fatigués, ne voulant pas voir notre tribu anéantie, – nous avions perdu tant de mâles en volant par les armes les terres de ceux que nous expulsions, – nous restâmes où nous étions et fîmes aux blancs bonne figure… »

La lointaine rumeur immense se rapprochait.

« Notre soumission ne nous a pas acquis leur bienveillance. Non contents d’essayer de supprimer nos coutumes, ils veulent nous imposer les leurs.

« Plus le droit de jouer de l’argent au « patara ». Plus le droit de s’enivrer. Nos danses et nos chants troublent leur sommeil. On ne daigne les tolérer que si nous payons une dîme. Payez, payez toujours ! Les caisses du gouvernement sont insatiables.

« Au fond, l’on obéirait à ces vilaines gens, s’ils étaient seulement plus logiques avec eux-mêmes.

« Ils n’en est rien. Tenez, il y a deux lunes, saoul comme un blanc, cet animal d’Ouorro roue de coups une de ses yassis. Ah ! oui : pour rosser, il vous l’avait rossée. Elle n’était plus que plaies et bosses. Le blâme qui veut. Quel est celui de vous, hé ! qui n’a jamais battu sa yassi ?

« Ne voilà-t-il pas que notre drôlesse s’en va réclamer au commandant !

« Il se trouva que celui-ci hébergeait quelques blancs de passage.

« D’ordinaire, il est d’une sobriété rare chez eux. Ce jour-là, plein à tomber, il ordonna à un tourougou d’emprisonner mon Ouorro. Et comme le milicien exécutait l’ordre reçu avec une certaine lenteur, lui jeta de colère une bouteille vide à la tête.

« Le visage ensanglanté, mon tourougou s’affaissa. Il grimaçait de douleur. Et, comme si c’était une bonne blague, tous les blancs éclatèrent de rire.

« C’est ainsi que l’on nous traite !

« Yabada : pour voir, ose risquer, sous les yeux du commandant, deux francs au patara !

« La chicotte est le moins que puisse te valoir ce crime abominable. Il n’y a que les blancs à pouvoir participer aux jeux de hasard !… »

Les yeux injectés de sang, il vociférait en bégayant.

« Les blancs ne valent rien ! Ils ne nous aiment pas ! Ils nous traitent de menteurs ! Nos mensonges ne trompent personne. Si, parfois, nous embellissons le vrai, c’est parce qu’il n’était pas assez bien, c’est parce que le manioc sans sel n’a pas de saveur.

« Eux ! Ils mentent pour rien. Ils mentent avec méthode et mémoire, comme on respire.

« De là leur supériorité sur nous.

« Ils disent que, de cheffat à cheffat, les nègres se haïssent. Ah ! la la. Boundjoudoulis. Mon Père, longs fusils et commandants peuvent-ils s’entendre ? Et pourquoi ne serions-nous pas comme eux ? L’homme est toujours un homme, quelle que soit sa couleur, ici comme à M’Poutou… »

Pareille au bombillement d’un millier de « voumas » vertes ou bleues autour d’une charogne, la lointaine immense rumeur devenait plus distincte.

Mais, levé, Batouala criait et gesticulait.

« Je ne me lasserai jamais de dire la méchanceté des blancs. Je leur reproche surtout leur duplicité. Que ne nous ont-ils pas promis ! Vous reconnaîtrez plus tard, disent-ils, que c’est en vue de votre bonheur que nous vous forçons à travailler.

« L’argent que nous vous obligeons à gagner, nous ne vous en prenons qu’une infime partie. Nous nous en servirons pour vous construire des villages, des routes, des ponts, des machines qui, au moyen du feu, marchent sur des barres de fer.

Les routes, les ponts, ces machines extraordinaires, où ça ? Mata ! Nini ! Rien, rien ! Bien plus, ils nous volent jusqu’à nos derniers sous, au lieu de ne prendre qu’une partie de nos gains ! Et vous ne trouvez pas notre sort lamentable ?…

« Il y a une trentaine de lunes, notre caoutchouc, on l’achetait encore à raison de trois francs le kilo.

« Sans ombre d’explication, du jour au lendemain, la même quantité de « banga » ne nous a plus été payée que quinze sous, – un méya et cinq bi’mbas ! Et le gouverneur a juste choisi ce moment pour élever notre impôt de cinq à sept et dix francs !

« Or, personne n’ignore que, du premier jour de la saison sèche au dernier de la saison des pluies, notre travail n’alimente que l’impôt, lorsqu’il ne remplit pas, en même temps, les poches de nos commandants.

« Nous ne sommes que des chairs à impôt. Nous ne sommes que des bêtes de portage. Des bêtes ? Même pas. Un chien ? Ils le nourrissent, et soignent leur cheval. Nous ? Nous sommes moins que ces animaux, nous sommes plus bas que les plus bas. Ils nous tuent lentement. »

Une foule suant l’ivresse se pressait derrière la troupe constituée par Batouala, les anciens, les chefs et leurs capitas.

Il y eut des injures, des insultes. Batouala avait mille fois raison. Jadis, avant la venue des blancs, on vivait heureux. Travailler peu, et pour soi, manger, boire et dormir, de loin en loin avoir des palabres sanglantes où l’on arrachait le foie des morts pour manger leur courage, et se l’incorporer, – tels étaient les jours heureux que l’on vivait, jadis, avant la venue des blancs.

À présent, ils n’étaient que des esclaves. Il n’y avait rien à espérer d’une race sans cœur. Car ils n’avaient pas de cœur, les « boundjous ». Ils abandonnaient les enfants qu’ils avaient des femmes noires. Se sachant fils de blancs, ces derniers ne daignaient pas fréquenter les nègres. Pleins de haine et d’envie en « boudjouvoukos » qu’ils étaient, ces blancs et noirs vivaient exécrés de tous, pourris de vices, paresseux et malfaisants.

Quand aux femmes blanches, inutile d’en parler. Longtemps, on avait cru qu’elles étaient matière précieuse. On les craignait et on les respectait à l’égal des fétiches.

Il avait fallu en rabattre. Aussi faciles que les femmes noires, et plus vénales, elles avaient des vices que ces dernières ignoraient… Mais à quoi bon insister là-dessus ?

Et elles voulaient qu’on les respectât !

Le père de Batouala étendit la main. Le tumulte s’apaisa par enchantement, mais non pas ce bruit de chants et de musiques qui flottait dans l’air.

« Mes enfants, tout ce que vous dites est vérité.

« Seulement, vous devriez comprendre qu’il n’y a rien à faire. Résignez-vous. Lorsque le « bamara » a rugi, pas une antilope n’ose bramer aux environs. Vous n’êtes pas les plus forts. Taisez-vous.

« D’ailleurs, à parler franc, nous ne somme pas ici pour maudire les boundjous.

« Je suis vieux. Ma langue s’est desséchée pendant vos controverses. Crions moins, et buvons davantage. Après le lit et la chaise-longue, le pernod est la seule importante invention des boundjous.

« Certes, ma vue est courte. Il m’avait semblé pourtant remarquer la présence de plusieurs bouteilles d’absinthe. As-tu l’intention de les couver, Batouala ? »

C’était la détente. On se pâma. Et, riant aux larmes lui aussi, Batouala se hâta de largement contenter le désir du malicieux vieillard.

V

Un grand tumulte régna.

La lointaine rumeur immense descendait sur Grimari. Elle était, à présent, quelque part, au croisement des routes de Pouyamba et de Pangakoura. Plus proche encore, elle avait gagné l’étable où se trouvent les bœufs du commandant. Traversé le pont qui surpasse la Bamba, tout à coup elle déboucha dans le Poste.

Ce n’était plus une rumeur immense et lointaine. N’Gakoura l’avait changée en une troupe de jeunes filles, et de jeunes hommes.

Nus, le corps blanchi de cendre et de manioc, – la mort frappe qui n’observe pas cette coutume, – les cheveux ras, les yeux hagards, ils s’avançaient en dansant.

Ils rythmaient leurs saltations, de paroles gutturales ou nasillardes, que l’on ne comprenait pas. Car ils employaient le « samali », langage sacré. Et ils allaient, en proie à une sorte de fureur, que réglait le bruit des chants et des koundés.

On les aperçut.

Un grouillement inextinguible de cris monta, qui fut tel que, réveillés, au long des rives de la Bamba et de la Pombo, les toucans, dans la nuit lunaire, ricanèrent.

Une joie étrange, brusque, mobile, désordonnée secoua cette multitude, la dressa. Les guerriers se saisirent de leurs armes. Les chiens aboyaient, les enfants pleuraient, et les femmes, ivres de kéné et de vacarme, les femmes, en tapant des pieds, hurlaient, hurlaient :

« Ga’nza… ga’nza… ga’nza !… »

Déjà, sourdement, les li’nghas grondaient.

Quel enchantement lumineux ! Seuls les arbres et leur feuillage paraissent, sous cette dispersion de blancheurs, plus noirs. Mais le sol est blanc ! Mais les kagas sont blancs ! Mais les routes sont des routes en linge blanc ! Mais la Pombo et la Bamba ne roulent que des eaux de lune !

Accroupis derrière leur bouclier de guerre, sagaie au poing, les guerriers attendent.

À un roulement des tams-tams, debout, lances brandies et boucliers levés, ils se ruèrent sur la Bamba. Là, faisant volte-face, à toute vitesse, ils revinrent à leur point de départ, en poussant des clameurs.

Les ga’nzas dansent sur place. Tams-tams, cris, chants, balafons, kou’ndés noient tout de leur inondation sonore.

La fête s’organise. Les meneurs de jeu, ce sont les mokoundjis-yangba ! Voyez comme ils se dévouent ! On les reconnaît aux longues plumes d’oiseaux plantées dans leur chevelure tressée et aux sonnailles qui tintent à leurs poignets, à leurs genoux, à leurs chevilles.

Bras ballants, jambes entrechoquées, trois d’entre eux vinrent faire des mômeries. Leurs grimaces firent la joie de l’assistance.

L’agitation se propageait de proche en proche, s’étalait, devenait frénétique. Parmi les claquements de mains et les clappements de langue, l’on entendait tintinnabuler de plus en plus les clochettes et les sonnailles des « mokoundjis-yangba ». On allait danser, danser, danser !…

Un frémissement parcourut la foule et la rebroussa.

Des enfants s’avançaient. Ils allèrent jusqu’au centre de l’espace laissé libre par la cohue, qui environnait les ga’nzas, et dansèrent.

Ils gesticulaient, se trémoussaient, se dépensaient en contorsions, remuaient bras et jambes, imitant à leur insu les forts, ceux que, par les soirs de lune, ils avaient vu danser auprès des cases, alors que la nuit supprime les horizons tépides et que les koungbas, infiniment, coassent.

Nues, les cheveux huilés de ricin ; les oreilles, les narines et les lèvres traversées de verroteries multicolores ; chevilles et poignets cerclés de bracelets de cuivre, chacune maintenant les épaules de celle qui la précédait, des femmes vinrent les remplacer.

Elles formèrent une vaste ronde, qui commença de tourner, comme tournent les lucioles au crépuscule.

La ronde s’ouvrit, à une indication du tam-tam.

Des pieds, des mains, de la voix, en mesure, les femmes soutenaient la cadence des koundés, des li’nghas et des balafons.

La cadence s’accéléra.

Molle, moite, les yeux fermés, une des danseuses prit place au milieu du demi-cercle dessiné par la ronde désunie de ses compagnes, – un peu en avant d’elles.

Ainsi, à supposer qu’elle tombât, elle pouvait être, et soutenue dans sa chute par celles qui dansaient derrière elle et, par celles qui étaient aux deux cornes de la figure, redressée.

Elle fit trois pas en avant, – on battait des mains : une… deux… trois, – s’offrant à quelqu’un d’invisible. Rebutée, elle recula d’autant, – une… deux… trois…

Comme saisie de faiblesse et de honte, à la suite de continuels refus, elle se laissa enfin choir à la renverse.

Ses amies la reçurent et la redressèrent. Et, désespérée, elle alla où les règles de la danse voulait qu’elle se rendît, – à la pointe gauche de la figure, cependant que, se détachant de la corne opposée, une de ses camarades tentait à son tour de réussir où elle ne l’avait pu.

Lorsque vint le moment des hommes, – un véritable délire !

Ce n’étaient plus que bouches démesurément hurlantes, en des visages souillés de sueur. Ce n’était plus qu’un trépignement, qui émouvait la terre, au loin.

Et quels cris ! Et quels rires ! Et quels gestes ! Car la présence de tant d’hommes et de tant de femmes, la bière, le chanvre, le mouvement, la joie, avaient accumulé la frémissante chaleur du désir.

Ils étaient là, une dizaine d’hommes, presque nus.

De tous, Bissibingui était le plus beau, le plus fort. Ses yeux brillaient comme un incendie dans la brousse. Ses muscles saillaient. Et il commandait ses compagnons, parce qu’il les dominait de sa haute taille fine, nerveuse et membrue.

Tous, ils s’étaient oints le corps de bois rouge et de graisse. Ils avaient des grelots et des sonnailles partout, jusqu’au chapeau de plume qui les casquait, jusqu’à la corde qui, ceinturant leurs reins, fixait leur cache-sexe.

Ils dégageaient une odeur forte. La fatigue en sueur ruisselait sur leurs tatouages. Mais ils ne la sentaient pas, la fatigue ! Ils ne s’intéressaient qu’à la yangba, ne prêtaient d’attention qu’à elle.

La vie est courte. Le jour tôt survient où l’on est malpropre, même à copuler. Chaque soleil rapproche de la mort, n’est-ce pas ? Il n’est rien de tel que de s’éjouir, tant que l’on en a le pouvoir.

Ils dansaient.

Inclinés vers le sol, ils le touchaient des mains, s’y appuyaient, le temps de faire deux ou trois singeries. Et, toujours penchés, tandis que leurs pieds battaient le sol, à droite, puis à gauche, puis à droite encore, leurs mains, brusquement rejetées en arrière, ramaient dans l’air, s’élevaient et s’abaissaient, s’élevaient et s’abaissaient encore, ainsi que font les ailes d’un grand charognard qui s’élance, court, va prendre son vol, le prend et, dans l’immobilité, indolemment, plane.

Enfin, les pieds faisant la roue, ils exécutaient un saut périlleux dans le sens de la largeur, se recevaient sur les pieds et sur les mains et, pour continuer, appareillaient leurs gestes au tam-tam des li’nghas.

Ga’nza… ga’nza… ga’nza… ga’nza !…

………………………………………………….

L’on va vous faire ga’nza,

Ga’nza… ga’nza… ga’nza… ga’nza !…

 

Un couteau à la main, un vieillard couvert de gris-gris se tenait devant le groupe des jeunes hommes. Une vieille femme attendait, elle aussi, à côté des jeunes filles. Et les anciens, tout contre les deux vieillards, ricanaient de voir ces jeunes gens danser, ces jeunes gens que tantôt l’on allait faire souffrir.

Ga’nza… ga’nza… ga’nza… ga’nza !…

Ce soir, femmes vous serez toutes.

Vous serez vraiment des hommes, ce soir,

Après avoir subi le ga’nza,

Ga’nza… ga’nza… ga’nza… ga’nza !…

Ga’nza… ga’nza… ga’nza… ga’nza !…

 

Les deux vieillards parlaient :

« Depuis une lune, depuis deux lunes, dissimulés au plus profond des bois, vous avez peiné, vous avez jeûné.

« Pendant une lune et une lune, vous vous êtes cachés au regards profanes, blanchissant votre corps afin que la mort ne l’emportât point à son village.

« Vous ne parlez plus que la langue sacrée. Vous vivez d’herbes et de racines, loin des regards profanes.

« Pendant une lune et une autre lune, vous avez dormi n’importe où, – n’importe où et n’importe comment. Vous vous êtes abstenus de rire et de jouer.

« N’Gakoura est content de vous. Vos épreuves sont terminées. Vous pouvez jouer, rire, danser, vivre au grand air, parler aussi et dormir sur vos bogbos.

« Vous serez bientôt des hommes. Vous serez bientôt des femmes. Encore un peu, et l’on vous fera « ga’nza ».

« Vos épreuves sont terminées. Vous pouvez danser, jouer et rire. »

Ga’nza… ga’nza… ga’nza… ga’nza !…

Ga’nza… ga’nza… ga’nza… ga’nza !…

………………………………………………….

 

Les balafons, les li’nghas et les koundés tonnaient comme un orage. Il fallait essayer d’étouffer les cris possibles. C’est à quoi ils s’appliquaient.

La cérémonie commençait.

Soigneusement, les deux vieillards affûtèrent leur couteau à un caillou plat, sur lequel ils avaient craché au préalable…

Déjà, bâtons levés, les assistants se ruaient sur le patient, qui titubait. Si un rien de souffrance suffisait à l’abattre, celui-là, c’est qu’il était indigne d’être un homme ! Il devait mourir assommé ! La coutume le veut !

Mais, décevant leur espoir de meurtre, le nouveau ga’nza s’incorpora à leur horde.

Le sang, découlant de la plaie sur ses jambes, éclaboussait ses voisins, à chacune de ses saltations. Car il lui fallait feindre d’ignorer la douleur, en chantant et en dansant.

Ga’nza… ga’nza… ga’nza… ga’nza !…

On ne l’est qu’une fois, en sa vie…

Indifférents au bruit, les deux vieillards poursuivaient leur office. Ils n’entendaient rien, ne voyaient rien autour d’eux, agissaient machinalement. Ils ressemblaient à des moissonneurs qui, armés de n’gapous, à la saison des récoltes, s’avancent parmi les plantations.

Des jeunes filles, certaines, très pâles, dansaient en girant. Malgré tout, la frayeur les agitait d’un tremblement contre quoi elles ne pouvaient rien.

La vieille arrivait, interpellait l’une des danseuses, lui écartait rudement les cuisses, saisissait à pleins doigts ce qu’il fallait saisir, retirait à la manière d’une liane à caoutchouc et, d’un seul coup, – raou ! – les tranchait.

Sans même retourner la tête, elle jetait derrière elle, à la volée, ces morceaux de chair chaude et sanglante, qui parfois atteignaient quelqu’un au visage.

Qu’elle importance cela pouvait-il bien avoir ? Tombés à terre, les chiens se les disputaient.

Ga’nza… ga’nza… ga’nza… ga’nza !…

On ne l’est qu’une fois, en sa vie.

À nous, femmes !… À nous, hommes !

À présent, vous êtes ga’nzas.

Ga’nza… ga’nza… ga’nza… ga’nza !…

 

Les opérateurs essuyèrent chacun leur couteau, excisée la dernière femme, circoncis le dernier homme.

Le tumulte atteignit alors son comble.

Tout ce qui avait précédé n’était rien. Toutes ces clameurs, toutes ces danses confuses n’avaient fait que préparer ce qu’ils attendaient tous : la danse de l’amour, celle que l’on ne danse guère que ce soir-là, où il est toléré de se livrer à la débauche et au crime.

Les li’nghas, les balafons et les koundés luttèrent de frénésie. Les toucans ricanaient sinistrement. Les rapaces nocturnes s’affairaient, effarés, au dessus de la yangba.

Mais leurs hululements étaient noyés par cette explosion de démence…

Deux femmes apparurent. L’une d’elles était Yassiguindja, la femme de Batouala, le mokoundji ; l’autre ne connaissait encore rien de l’homme.

Nues toutes deux, épilées, elles avaient au cou des colliers en verroteries, un anneau au nez et à chacune de leurs oreilles. Des bracelets tintaient à leurs poignets et à leurs chevilles. Leurs corps était passé à un enduit rouge sombre.

En plus de ces bijoux de fête, Yassiguindja portait un énorme phallus en bois peint.

Retenu par des liens à la ceinture qui bouclait sa taille, le simulacre viril, qui pendait à son bas-ventre, signifiait le rôle qu’elle allait jouer dans la danse.

Tout d’abord, elle ne dansa que des hanches et des reins. Ses pieds ne bougeaient point. Le sexe de bois sautelait, à chacun de ses déhanchements.

Ensuite, lentement, plus qu’elle ne marcha, elle glissa vers sa partenaire.

Celle-ci recula. Elle ne voulait point, cette femme, céder au désir du mâle ! Sa mimique et ses bonds exprimaient sa frayeur.

Déçu, le mâle revint sur ses pas. Il piétinait le sol avec violence.

Cependant, remise de sa peur irraisonnée, elle s’offrait de loin, à présent. Elle s’offrait.

Il marcha à nouveau sur elle, voulut l’embrasser.

Elle n’opposait plus qu’une faible résistance. Elle s’abandonnait, fondait à son ardeur comme la brume au soleil levant.

Elle cachait des mains tantôt ses yeux, tantôt ses parties sexuelles. Elle n’était plus qu’un gibier forcé qui, brusquement, céda.

Un instant encore, elle attisa le désir du mâle en retardant de le satisfaire.

Mais lorsque ce dernier, la prenant à bras le corps, eut brutalement marqué qu’il ne pouvait plus attendre, – elle ne résista plus.

Lorsque l’accélération du rythme de la danse eut enfin abouti à la convulsion haletante qui évacue le désir, – le corps parcouru de courts frissons, ils se tinrent immobiles, immobiles, heureux…

Une étrange folie mit alors en branle le désordre humain qui environnait les danseuses.

Les hommes se débarrassèrent de la pièce d’étoffe qui leur servait de cache-sexe, les femmes, celles qui en avaient, de leurs pagnes bariolés.

Des seins brinquebalaient. Les enfants imitaient les mouvements de leurs aînés.

Une odeur lourde de sexes, d’urine, de sueur, d’alcool s’étalait, plus âcre que la fumée.

Des couples s’appariaient. Ils dansaient, comme avaient dansé Yassiguindja et son amie. Il y eut des luttes, des rauquements. Au hasard, des corps s’aplatissaient sur le sol, où se réalisaient tous les gestes dansés.

Ivresse sexuelle, doublée d’ivresse alcoolique, c’était une immense joie de brutes, exonérée de tout contrôle.

Des injures retentirent. Du sang jaillit. Vainement.

Le seul désir était maître.

Plus de tam-tam. L’on ne jouait plus du koundé ni du balafon. Les exécutants avaient voulu profiter de cette joie qu’ils avaient provoquée, soutenue, élargie.

Perdus dans la foule, ils dansaient la danse de l’amour, la première des danses, celle de qui toutes les autres dérivent, sans l’égaler jamais.

Ils dansaient.

De cette multitude, une buée chaude s’exhalait, semblable à ces brouillards qui s’élèvent des terres après la pluie.

Un couple de plus venait de s’abattre sur le sol.

Soudain, les doigts crispés sur un couteau, Batouala, le mekoundji, se rua sur le couple.

Il écumait.

Son poing se leva pour frapper.

Plus vifs que des ngouhilles, Bissibingui et Yassiguindja étaient déjà hors de portée.

Il les poursuivit.

Ah ! ces fils de chien poussaient l’impudence jusqu’à se vouloir devant lui !

Il aurait la peau de cette pute.

Quant à Bissibingui, il l’émasculerait !

Toutes les femmes le moqueraient, une fois qu’il serait châtré !

Quoi ! Yassiguindja ! Ne l’avait-il pas payée de sept pagnes, d’une caisse de sel, de trois colliers de cuivre, d’une chienne, de quatre marmites, de six poules, de vingt cabris femelles, de quarante grands paniers pleins de mil, et d’une jeune esclave !

Elle, il lui ferait absorber le poison d’épreuve.

Aux clameurs et à la bousculade indicibles, succéda une stupeur formidable et brusque.

Puis, dans le silence, tout à coup, un cri monta :

« Le commandant !… Le commandant !… »

Vers les villages, ce fut un sauve-qui-peut général.

« Le commandant !… Le commandant !… »

Le bruit multiplié de cette multitude en fuite peu à peu s’évanouit.

Parmi les débris de toutes sortes, les foyers, les victuailles, les pagnes, il ne demeurait qu’un vieillard.

Appuyé contre l’un des li’nghas, il paraissait dormir profondément.

« Ine… deille !… Ine… deille !… Ine… deille !… À doite !… Att… »

Un roulement de crosses sur le sol. Les tourougous étaient de retour.

« Ixe ! commanda le sergent Sillatigui Konaté. Et, après un temps :

— Po ! »

Le commandant arrivait, au petit trot de son m’barta.

« À doite !… lignement, commanda encore Sillatigui.

— Que signifie ce désordre, Sandoukou ? demanda le commandant, en appelant le sergent par son surnom indigène. Et d’où provient le boucan que j’entendais, il n’y a qu’un moment ?

— Ma commandant, Boula y’en a faire couillon trop. Alors m’bis et son camarade y’en a beaucoup contents vinir au poste saouler son gueule. Les hommes m’y en a dire tout à l’heure sur la route comme ça.

— Bon. Parfait. Tous les chefs m’bis, et pas plus tard qu’aujourd’hui, devront me payer cent francs d’amende. Sinon, gare la prison, la chicotte et la barre !

— Bien, ma commandant.

— Et quel est ce salaud de nègre qui dort là ?

— Ça, y’en a Batouala son père.

— Et que fout-il là, cet abruti ?

— Moi y’en a croire lui crévé fini, passé qué lui y’en a boire kéné pacaille.

« Tu voir pas bouteilles pernod son côté ? »

— Une crapule de moins. M’en fous ! Il faut que Batouala vienne prendre au plus vite sa charogne de vieux père.

« Et cette andouille de Boula ? Où est ce veau à trois pattes de Boula ? Ah ! le voici. Bonjour, Kouloungoulou ! B’jour, m’sieu ! Sale frappe, va ! Je ne sais pas ce qui me retient d’amocher ta large petite gueugueule en or ! Ça viendra.

« En attendant, pour t’apprendre à trop bien garder le Poste en mon absence, veux-tu permettre que je te donne quinze jours de prison, dont huit sans solde ?

« Et maintenant, allez, ouste ! que l’on décampe, raclure de fiente ! Et encore, je te flatte !

« Môssieu est mécontent ? Non ? Sans cela, Môssieu Boula n’a qu’à aller se plaindre au Gouverneur. Et le Gouverneur, s’il court aussi vite que je l’embête !…

« Sillattigui !… Repos pour tout le monde. Aujourd’hui, dimanchi. Compris ?… Rompez. »

Dans la brume épaisse survenue, les koungbas coassaient.

C’était le petit jour, un petit jour de saison sèche.

VI

Tous les jours, ne sont pas jours de fête. Après la saison sèche, la saison des pluies, les chants de deuil après les chants de joie et après le rire, les larmes.

En pleine yangba, à travers la noire brousse qui toujours, recommence, il était parti, le père de Batouala, pour ce village qui est si loin que jamais personne n’a pu en revenir.

Mourir en buvant ! Il n’y a pas de mort plus belle ! L’ivresse annule jusqu’au regret possible avec la conscience. Ce n’est qu’un passage du sommeil à la mort. Pas d’angoisse. Pas de souffrance. Un glissement continu, un glissement infini, dans l’ombre. On ne réfléchit pas. On ne résiste plus. Quelles délices !

Et puis plus rien, plus rien. On repose enfin, quelque part sur les terres de N’Gakoura, à moins que ce ne soit sur celles de Kolikongbo.

Là, il n’est plus de moustiques, ni de brumes, ni de froid. Le travail est aboli. Plus d’impôt à payer ni de sandoukous à porter. Les sévices, les prestations, la chicotte, nini ! mata ! Une tranquillité absolue, une paix illimitée. Plus besoin de voir ni de vouloir. L’on a de tout à profusion, et pour rien, – même les femmes.

Depuis que les boundjous étaient venus s’établir chez eux, les pauvres bons noirs n’avaient pas de refuge autre que la mort. Elle seule les déliait de l’esclavage. Car le bonheur, ils ne le trouvaient plus que là-bas, en ces régions lointaines et sombres d’où les blancs étaient formellement exclus.

Ainsi depuis huit jours et huit sommeils, autour du corps, amarré à un arbre, du père de Batouala, se lamentait pleureuses et vocératrices.

La chevelure grise de cendres, en signe de deuil, et le visage noirci au charbon, elles se lacéraient la poitrine et les membres, criaient et dansaient.

L’assistance marmonnait des chants funèbres.

Baba, toi seul est heureux.

C’est nous qui sommes à plaindre.

Nous qui te pleurons.

 

Ah ! s’il n’y avait pas eu la coutume pour animer leur lassitude monotone !

Après tout, un mort n’est pas intéressant ! Que peut-on réclamer de lui, espérer de lui ? N’étant plus d’aucun rapport, il a perdu toute valeur. Il n’appartient plus à la communauté. Il est aussi inutile à la tribu qu’une feuille sèche ou qu’un os décharné.

Seulement, la coutume et les anciens veulent que l’on accompagne de danses, chantées sur un air lugubre, le voyage de celui qui, par des sentiers invisibles, se dirige vers ce village de N’Gakoura ou de Kolikongbo, si loin situé que jamais personne n’a pu en revenir.

Certes, il était bien mort, le père de Batouala. On n’en pouvait douter.

Après huit jours d’exposition, des essaims de grosses voumas vertes s’acharnant sur sa pourriture, il était grandement temps de le planter en terre.

Baba, toi seul est heureux.

C’est nous qui sommes à plaindre.

Nous qui te pleurons.

 

D’ailleurs, la chasse battait son plein.

À présent, chaque soir, à tous les horizons, compactes, des fumées s’élevaient, montaient en droite ligne vers le ciel, annonçant de belles matinées. Chaque soir, avec le bruit des tams-tams, la brise apportait des débris d’herbes brûlées et le parfum des plantes aromatiques.

Puisque la saison invitait aux battues giboyeuses, la coutume ayant été observée, il fallait planter en terre au plus vite ce cadavre ennuyeux.

La coutume ! On n’en faisait guère cas, aujourd’hui.

Les jeunes et, en général, tous ceux qui servaient chez les blancs, la tournaient en dérision.

Par ignorance, jeunesse est volontiers goguenarde. Elle se moque des vieillards et de leur sagesse. Elle n’essaie pas de raisonner. Ou, plutôt, elle croit qu’un éclat de rire vaut un raisonnement.

Or, la coutume, c’est toute l’expérience des anciens, et des anciens des anciens. Ils ont empilé en elle tout leur savoir comme en un panier on empile le caoutchouc.

Aussi n’était-ce pas en vain qu’elle exigeait que l’on exposât les cadavres, huit jours pleins, et plus encore.

Cette longue attente, que les blancs jugent stupide, présentait d’abord l’avantage de permettre à la famille d’être entière présente aux funérailles.

Un m’bi, ça se déplace sans cesse, comme tout nègre, du reste. Il est ici, un jour. Demain, il est là. Le surlendemain, on a perdu sa trace.

Alors, vite, le tam-tam parle. Son appel est reçu et transmis. Il bondit de vallée en vallée, franchit les kagas, bruit parmi les sous-bois, les dépasse, va, court, roule de marigot à marigot, de village à village, apprenant à tous et à chacun la fatale nouvelle. Et l’intéressé, qu’il cherchait, rentre en hâte, afin d’être rendu au plus tôt où il se doit d’être.

Voilà une des raisons pour lesquelles on expose les morts si longtemps.

C’est encore et surtout pour ceci.

Les anciens des anciens avaient remarqué que, parfois, tel que l’on croyait mort, ne l’était guère. Ils avaient vu des cadavres se ranimer. D’où ils avaient conclu que l’on pouvait dormir, plusieurs jours, à la manière d’un mort, tout en étant vivant.

Dites après cela que l’on a tort d’exposer les morts, et de les exposer longtemps.

Celui qui est vraiment parti pour le lointain pays, son corps raidi ne tarde pas à se décomposer. Ne parlant plus la langue des vivants, par sa puanteur même, il leur exprime le désir qu’il a d’être enterré.

Comment voulez-vous que les blancs puissent traduire ce langage muet et admettre la sagesse de la coutume !

Telles étaient les pensées de Batouala. À voix basse, il les confiait à Bissibingui.

Assis l’un à côté de l’autre, ils participaient à la cérémonie funèbre.

Réconciliés dès le lendemain de la fête des ga’nzas, ils semblaient être aussi liés qu’auparavant, ayant rejeté sur le compte de l’ivresse leur frénésie de luxure et de sang.

Mais Bissibingui savait que Batouala ruminait contre lui des projets de vengeance. Et Batouala savait que Bissibingui savait.

Baba, toi seul est heureux.

C’est nous qui sommes à plaindre.

Nous qui te pleurons.

 

Irrité, un blanc voit rouge, là, tout de suite.

Bandas ou mandjias, sangos ou goubous procèdent autrement. La vengeance n’est pas aliment qui se mange chaud. Il est bon de cacher sa haine sous la plus affectueuse cordialité, la cordialité étant la cendre que l’on répand sur le feu, afin de lui permettre de couver.

Cases, plantation, cabris, argent même, on met tout à la disposition de son ennemi. Tout.

L’on essaie de prévenir jusqu’à ses demandes. Il faut endormir sa méfiance. Qu’on lui donne des cabris blancs ou jaunes, des poules jaunes ou blanches ! La couleur de ces « matabich » symbolise l’amitié sans tache, que rien ne peut rompre.

Ce jeu de dupes peut durer ainsi longtemps. Il ne s’agit que de savoir attendre. La haine est une longue patience.

Un beau jour, l’occasion paraissant favorable, on empoisonne celui qui, depuis tant de lunes, était votre plus que frère, votre « ouandja ». On l’empoisonne, ou on le tue, en « faisant la panthère ».

Aha ! aha ! faire la panthère ? Encore quelque chose que les blancs ignorent. Éhé !

C’était le genre de mort que Batouala avait tout spécialement choisi pour son excellent ouandja, Bissibingui.

« Mourou », la panthère, est la bête cruelle qui rôde à travers brousse, surtout par les nuits sans lune.

Des griffes et des crocs, lentement, elle dépèce sa proie, la déchire. Son mufle moustachu, avant de boire le sang le flaire, le sang qu’elle aime, le sang qui fume. Elle s’y roule, s’y vautre, s’en grise et, après l’égorgement, sur ses babines pourléchées, longtemps, en cherche la forte odeur.

Pour imiter mourou, un soir noir, caché par la brousse bordant le sentier qu’elle doit suivre, et masqué, on attend sa victime.

Elle ! Un bond violent. On la terrasse. On l’étrangle. Après, au moyen d’un couteau ébréché, d’un caillou coupant ou des ongles, on vous lui tranche les veines du cou, comme fait la panthère, et, membre à membre, comme fait la panthère, on vous la déchiquette.

Batouala songeait ainsi. Bissibingui raisonnait à peu près de même. Aha ! L’admirable spectacle que la vue du cadavre d’un vieil ennemi !

Baba, toi seul est heureux.

C’est nous qui sommes à plaindre.

Nous qui te pleurons.

 

Un enfant jouait avec cet étrange lézard qu’est le « koli’ngo ».

Tout le monde sait que le koli’ngo, suivant l’endroit où il se trouve, devient noir, vert, jaune ou rouge.

Mais savait-il cela, Djouma, le petit chien roux aux oreilles si pointues ? Non. Il ne devait pas le savoir. C’est pourquoi il s’égosillait après le koli’ngo, cependant que le maître Kosséyéndé, que la maladie du dormir avait rendu fou, singeait, en bon fou qu’il était, les vocératrices, l’enfant au koli’ngo, les aboiements de Djouma et les lamentations des pleureuses…

Batouala fit un signe et se leva.

Des captifs déposèrent le corps délié, sur l’une des nattes qui lui avaient servi, de son vivant.

Le ronflement sourd des li’nghas se mêla aux cris des vocératrices.

Nous allons te conduire enfin

À ta nouvelle demeure,

Ô père de Batouala.

 

Ne regrette pas la vie

Au pays de Kolikongbo,

Tu seras plus heureux que nous.

 

Tu mangeras, tu boiras,

Jusqu’à plus faim et plus soif.

Il ne t’en faut pas davantage.

 

Achevés les derniers préparatifs, on se rendit à l’endroit où l’on allait planter les restes de celui qui fut un homme.

Il avait été choisi à peu de distance de la case qu’il avait habitée en dernier lieu…

L’un en face de l’autre, deux trous circulaires, larges et profonds, communiquant par une galerie souterraine.

C’est le tombeau du mort.

On le descendit dans l’un de ces trous.

Une esclave s’était déjà glissée dans l’autre.

Elle attira, par la communication souterraine, les jambes de celui dont l’esprit voyageait au pays de Kolikongbo, et remonta après les avoir allongées sur le sol.

À présent, adossé à la terre, le père de Batouala repose. Assis, il dort. Et de quel inépuisable sommeil !

L’on a rempli de bois, puis de terre, la deuxième fosse, celle où aboutissent ses jambes allongées.

Il n’a rien senti de cette étrange pesanteur humide et grouillante. Il dort. On entasse du bois sur sa tête inerte. Il n’en sait rien. Ses yeux clos ne s’ouvrent même pas.

Sur ce bois sec, on étend une natte. Sur la natte, on accumule de la terre. Et, cette terre, on la piétine, on la piétine.

Peu lui importe. Il dort. Et, vraiment, lorsqu’on dort d’un tel sommeil, on a beau, sur le sol piétiné, disposer les habits du dormeur, et, sur ces vêtements, les marmites qu’il employait, sa chaise-longue et ses garabos ; on a beau avoir préparé tout ce qu’il faut pour vivre de la vie des morts ! Le bois sec et la natte empêcheront que la terre, en tombant, ne trouble son sommeil. De plus, il a, à portée de sa main, ses marmites et ses pagnes habituels. Ainsi, à supposer que l’envie le démangeât d’aller, de nuit, bien que mort, divaguer parmi les villages des vivants, il pourrait, s’il avait faim et soif, faire sa cuisine et se désaltérer, se vêtir, s’il avait froid.

Mais tout cela était improbable. Il dormait d’un tel sommeil !

Tu es au pays de Kolikongbo,

Parmi les anciens des anciens.

Un jour, nous t’y retrouverons.

 

C’était fini, bien fini.

On dansa autour des fosses et, dans un grand feu que l’on alluma, on détruisit tous les biens meubles qui avaient appartenu au mort.

Tu es au pays de Kolikongbo,

Parmi les anciens des anciens.

Un jour, nous t’y retrouverons.

 

La nuit vint. Avec elle, le froid.

On entendait là-bas, sur la route de Pouyamba, comme chaque soir, rugir seigneur « bamara ».

Les lucioles éclairaient les ténèbres de leur clarté minuscule. Sur les brasiers qui chauffaient le sommeil de Batouala et des siens, s’abattait le vol des éphémères, nés à la nuit…

Des jours passèrent.

On décapita la case du mort ; l’on brisa aussi le phallus en bois, fiché devant la demeure de celui qui avait été un père de famille.

La tête était morte : on décapitait la case. Un mâle, enlevé par Kolikongbo, ne procréerait plus : on brisait ce qui, naguère, signifiait sa virilité.

Mais ce mort, personne ne pensait plus à lui. On avait des préoccupations autres et plus urgentes.

D’abord, il fallait découvrir celui ou celle qui, en jetant le mauvais œil, avait provoqué la disparition du père de Batouala.

Nous sommes nés pour vivre. Si l’on meurt, c’est que tel ou tel a fabriqué un « yorro » ou prononcé des incantations.

Il faut donc chercher le jeteux de sort…

Après, ah ! après, c’était la saison de la chasse.

Éha ! le « bé’ngué » et le « voungba », son frère roux, qui vit solitaire, allaient-ils en découdre, des chiens, à coups de boutoirs.

Eha ! le meuglement affolé des gogouas qui ruent, se bousculent et se précipitent, la queue droite, aveuglés qu’ils sont par la fumée et le crépitement des flammes.

Que n’allait-on pas cueillir dans les mailles des bandas ! Lapins, antilopes, cibissis ! Le sang gicle ! Les entrailles pendent ! Mufles et groins écument ou bavent ! Le jeu rouge des sagaies, des couteaux de jet, des flèches et des épieux s’accélère ! Haletants, accrochés aux flancs de la bête crevée, les chiens aboient, aboient !…

Quel mort, si grand soit-il pourrait valoir l’allégresse de l’action, la joie du mouvement, l’ivresse de la tuerie, enfin tout ce qui est notre raison de vivre ?

VII

Dépassé le milieu du ciel, le soleil descendait vers sa case bâtie aux confins des terres invisibles.

C’est un bon vieillard, le soleil, et si équitable ! Il luit pour tous les vivants, du plus grand au plus humble. Il ne connaît ni riches ni pauvres, ni nègres ni blancs.

Quelle que soit leur couleur, quelle que soit leur fortune, tous les hommes sont ses fils. Il les aime également, favorise leurs plantations, dissout, pour leur être agréable, les brouillards froids et sournois, résorbe la pluie, expulse l’ombre.

Ah ! l’ombre. Où qu’elle gîte, il la poursuit, impitoyablement, inlassablement. Il ne hait rien d’autre. Ses rayons réconfortent le malade. Ils gardent pour lui toutes leurs plus chaleureuses caresses. La lumière, c’est la santé, la joie ! Car il est, le bon jeune vieillard soleil, la gaieté immense et tranquille des étendues accueillantes à la vie.

Tout ce que l’homme ne peut discipliner ni atteindre, il l’atteint et le discipline.

Pareils à l’eau successive d’une rivière, depuis des saisons de pluies et des saisons de pluies, les hommes succèdent aux hommes. Ils ont des enfants qui, eux aussi, auront des enfants, plus tard.

L’herbe, qui mange la terre, les animaux, qui mangent l’herbe, l’homme, qui détruit l’herbe et les animaux, – tout meurt. Où il y avait des cases, de la fumée, de la vie, – troupeaux, plantations et villages, – la brousse s’installe, qui disparaîtra elle-même quelque jour. Les rivières se tariront. Et c’est vainement que les hommes veulent croire qu’ils se survivront dans les fils de leurs fils. Les plus anciennes familles s’éteindront, comme un brasier sous la pluie.

Cependant, « Lolo », le bon vieillard, – qui ne redoute qu’Ipeu, la lune, puisque, venu le soir, il la fuit, – le vieux « Lolo », toujours jeune, le bon soleil, le clair soleil, comme autrefois, comme aujourd’hui, comme demain, mokoundji des dieux du ciel et de la terre, sur les mondes disparus luira éternellement…

Couché à plat-ventre sur l’une des plus hautes roches de kaga Kosségamba, Bissibingui attendait.

Parfois, de même qu’un « kokorro » lové à une branche d’arbre ouvre sa gueule aux crochets venimeux, comme s’il voulait mordre ou avaler le soleil, parfois il bâillait, changeait de place et reprenait son immobilité.

Ce petit, ce tout petit espace jaune, nu et resplendissant, là-bas, c’était le Poste de la Bamba, c’était Grimari.

De cette toute petite case, élevée presque à l’extrémité de ce tout petit espace resplendissant, nu et jaune, partaient les ordres auxquels n’avaient, si étranges qu’ils fussent, qu’à se soumettre les m’bis, les dacpas, les mandjias et les langbassis.

À la haie sombre des arbres, ses yeux suivirent les méandres de la Bamba, qui sinuait, lentement élargie, à travers les kagas dépouillés.

L’on marche. Le bruit que l’on fait effraie les cibissis, animaux qui tiennent à la fois du lapin et du rat. L’on butte contre des cailloux. On soulève de la poussière. L’on marche, la lance à l’épaule, en grognant des chansons.

Une dévallation. C’est la Déla qui conflue avec la Bamba. Peu importe. Allons plus loin.

L’on marche et l’on marche encore. On a perdu de vue le Kosségamba, on a dépassé le village de Yabada et les hauteurs du kaga Makala.

Peu de vallonnements, mais partout des cases. C’est la terre des langbassis ; ce sont les villages de Lissa.

Partout des plantations. Partout des plaines, des plaines, des plaines et, au bout de ces plaines, la Déka, qui se jette dans la Kandjia, car, entre temps, la Bamba s’est changée en Kandjia. N’Gakoura sait après comment !

Après, venaient d’autres tribus, qu’il ne connaissait guère. Après, c’était le Nioubangui, la grande rivière, mère de toutes les rivières, le Nioubangui où, à la saison des hautes eaux, les blancs dirigent sur Mobaye des pirogues géantes, qui marchent sans rames, en crachant de la fumée par le tuyau d’une espèce de grosse pipe.

Il avait visité toutes ces régions. Toutes étaient riches en bœufs sauvages, donc intéressantes, au point de vue chasse.

Mais il valait mieux laisser les gogouas où ils étaient que d’avoir, pour eux, affaire avec un dacpa, le plus vil parmi les hommes, et le plus traître, – les blancs exceptés…

De la brousse comme morte montait un ennui illimité. La chaleur tombait sur elle, pareille au minerai en fusion dans le « bapana » d’un forgeron.

Un fusil à piston tonna au plus noir de ces fumées, que couronnait le vol des charognards.

Depuis deux lunes, en effet, du lever à la chute du jour, on brûlait les herbes. Depuis deux lunes, les ténèbres s’éclairaient du flamboiement des incendies. Et la brise, en magnifiant le jet des flammes, apportait l’écho de leurs crépitements secs.

Bissibingui attendait.

Sur le sentier qui serpente au flanc du Kosségamba, vêtue des lianes pilées du « gué’ngué », une femme parut.

Elle avançait sans hâte, une pipe à la bouche, en soutenant d’une main la calebasse posée sur sa tête.

Bissibingui l’avait déjà reconnue.

Cette femme, c’était Yassiguindja, exacte au rendez-vous que, par hasard, il avait pu lui donner la veille.

Ses yeux devinrent durs. Il était mécontent. Les femmes ne revêtent jamais que huit jours par mois des pagnes de telle sorte, et toujours pour le même motif.

En d’autres tribus, le vêtement est d’étoffe noire, bleue ou rouge, au lieu d’être de lianes ou d’écorces pilées.

Mais, à couleur différente, raison identique. Du reste, à présent qu’elle était plus proche, il la détaillait mieux. Elle avait le front ceint d’une cordelette rouge et les cheveux dépeignés.

C’était bien sa chance ! Alors qu’il se croyait sûr de la posséder enfin, ne voilà-t-il pas qu’elle lui arrivait malade de cette maladie commune aux femmes, chaque lune que N’Gakoura fait !

Elle s’arrêta devant lui.

Ils se serrèrent la main, silencieusement, et côte à côte, s’assirent.

Pourquoi se cacher davantage ? Ils n’avaient rien à craindre, pour le présent. Tout le monde chassait. Les villages les plus peuplés étaient déserts. Seuls, y demeuraient les vieillards, les malades, ceux dont les yeux sont morts, les femmes en couches, les cabris et les poules.

Quant aux chiens, tous les Djoumas de tous les villages étaient partis avec leurs maîtres.

Bissibingui admirait Yassiguindja.

Comme il la désirait ! Vrai, le soleil lui-même devait courir, en ses membres, par les cordes bleues où circulait son sang !

Mais, aussi, pourquoi avait-elle au cou un collier à trois rangs de coquillages ? Pourquoi, aux pieds, de lourds anneaux de cuivre rouge ?

Elle était charmante. Un petit morceau de bois traversait le lobe de son oreille gauche ; un autre était fiché à l’aile de la narine droite. Ces bijoux lui donnaient un air distingué, qui ne convenait qu’à elle.

Elle avait les seins plats, de larges hanches, les cuisses rondes et fortes, de fines chevilles. Seuls, les cheveux étaient indignes de ce visage et de ce corps admirables, une femme en état d’impureté devant momentanément renoncer à tout souci d’élégance.

Elle aussi, à la dérobée, l’observait.

Bissibingui jouissait de cette force dans la souplesse, qui est la beauté des mâles.

Une ossature parfaite, des épaules et une poitrine craquelées de muscles, pas de ventre, des jambes longues, pleines, nerveuses.

Lorsqu’il courait, il devait dépasser un « m’bala » qui fuit en barrissant ! Et ne savait-elle pas à quel point il était viril, puisque celles qui l’avaient eu rien qu’une fois s’efforçaient de le retenir, dussent-elles descendre aux supplications et aux larmes, dussent-elles subir ses injures, ses brutalités, son mépris.

« Bissibingui, il faut que je me surveille, dit Yassiguindja. Il faut que je me surveille plus que jamais.

« Le sorcier a déclaré que le père de Batouala est mort par ma faute. C’est moi qui lui ai envoyé un esprit malin.

« Protège-moi, Bissibingui, protège-moi. Tu es fort. Si tu ne te mets pas entre eux et moi, ils me tueront. Déjà sont commencées les conjurations.

« Jusqu’ici, elles m’ont été favorables.

« L’autre jour, moi présente, on a saigné une poule noire. Suivant l’usage, un peu avant sa mort, on l’a abandonnée à elle-même.

« Au moment de mourir, elle est tombée à gauche, non à droite.

« Tu sais que cela voulait dire : Yassiguindja n’est pas coupable, il faut chercher, ailleurs qui a jeté un sort au père de Batouala.

« Qu’est-il arrivé ? Les anciens, consultés, n’ont pas admis l’évidence de ce signe. Aussi dois-je m’attendre à recevoir les poisons d’épreuve.

« Certes, je ne les crains pas tous. Par exemple, c’est sans répugnance que j’absorberai le « gou’ndi ». J’en boirai même beaucoup. C’est le seul moyen de le rendre inefficace.

« Libre de ce deuxième danger, comment éviterai-je les autres ? Pour sûr, mes tourmenteurs ne voudront pas solder leurs mensonges, des présents que la coutume exige, en pareil cas. Me donner deux femmes, deux esclaves ! Allons donc ! Ils préféreront me verser du « latcha » dans les yeux. Et mes yeux mourront, car j’ignore le contrepoison qui préserve les yeux des effets du « latcha ».

« Alors, ils s’écrieront tous que N’Gakoura a parlé, qu’ils ont la preuve de ma culpabilité. On me battra. On me lapidera. Tous ces chiens en chaleur, qui me haïssent parce que je les ai repoussés autrefois, abuseront de ma faiblesse, me souilleront de leurs désirs satisfaits.

« Bissibingui, Bissibingui, ils voudront que je plonge mes mains dans de l’eau bouillante ! Ils imposeront un fer rouge sur mes reins ! Bissibingui, Bissibingui, je subirai le supplice de la faim et de la soif ! J’aurai froid ! Et puis vivante encore, on m’enterrera à côté du père de Batouala, pour que ma mort soit agréable à sa rage apaisée !

« Bissibingui, je te désire ! Tu sais bien que je te veux, toi, toi seul !

« Est-ce de ma faute si, jusqu’ici, nous n’avons pas pu coucher ensemble ?

« Je suis jalousée, surveillée. Toi aussi on te surveille et l’on te jalouse. On me dirait que l’on nous guette, en ce moment-ci, que je n’en serais pas étonnée.

« Mais, vois-tu, l’on a beau accumuler et multiplier les barrages, l’eau va toujours vers, l’eau. Les kagas eux-mêmes, malgré leur masse, ne peuvent pas empêcher deux rivières de confluer. Aussi, pour peu que ton désir égale le mien, je serai à toi, dans quelques jours, rien qu’à toi.

« Décide… »

Le soleil était moins chaud. Les tams-tams et les olifants transmettaient des invitations. Par ainsi, Bissibingui apprit que Batouala attendait son arrivée. Ce n’est que, lui présent, qu’il incendierait de ces terrains de chasse ceux situés entre le village dacpa de Soumana et le village n’gapou de Yakidji.

Yassiguindja reprit :

« Tu m’en veux, aujourd’hui, Bissibingui ? Ah ! si, pour t’appartenir, j’avais pu retarder l’effet que la lune exerce sur mon sang, – il ne faut pas rire de ma sincérité – je l’aurais fait avec joie.

« Malheureusement, nous n’y pouvons rien, nous autres, femmes. Quand le sang nous travaille, nous n’avons qu’à attendre. Tu le sais bien. Et tu sais aussi que je te veux plus encore que tu ne peux me vouloir. Tout moi te veut. Je t’appartiens. Tu m’as demandée ; je suis venue. Dès que je ne serai plus en état d’impureté, tu pourras me prendre. En attendant, fuyons. Je ferai ta cuisine, laverai ton linge, balaierai ta case, débrousserai et ensemencerai tes plantations – tout cela, pourvu que nous partions. En route, veux-tu ? Nous gagnerons Bangui, où tu t’engageras comme tourougou. Une fois tourougou, quel est le m’bi qui oserait réclamer contre toi ? Aucun, – pas même Batouala.

« Ce n’est pas pour rien, vois-tu, que les commandants ne comprennent que ce que leurs miliciens veulent qu’ils comprennent… Partons ! Je ne veux pas prendre du poison par la bouche. Je ne veux pas plonger mes mains dans de l’eau bouillante. Je ne veux pas que mes reins grésillent sous le fer rouge. Je ne veux pas que meurent mes yeux. Je ne veux pas mourir. Jeune, saine et robuste, je peux vivre beaucoup de saisons de pluies encore. Et vivre, c’est coucher avec l’homme que l’on désire… »

Bissibingui se leva, en s’étirant.

Pleine de sang, la pirogue du soleil sombrait à l’horizon.

Les oiseaux ne chantaient plus. Le même silence se propageait, qui précède le moment où le soleil va, au matin, surgir, et ce moment du soir qui est avant la nuit.

« Yassiguindja, tu as prononcé des paroles justes, qui demandent réflexion. Par ailleurs, je te jure, sur N’Gakoura, que tu seras respectée.

« Mais il n’est pas encore temps de fuir. Laisse finir les chasses. Tout après, j’irai à Bangui prendre du service.

« Tourougou, – milicien, suivant le parler des blancs, – l’on a un fusil, des cartouches, un grand couteau retenu au côté gauche par une ceinture en cuir. On est bien habillé. On a les pieds chaussés de sandales. On porte chéchia. L’on est payé. Et, chaque dimanchi, quand le « tatalita » a sonné le « rompez », on va faire son petit « pé’ndéré », dans les villages, où les femmes vous admirent.

« À ces avantages immédiats s’en ajoutent d’autres, plus importants.

« Ainsi, au lieu de payer l’impôt, c’est nous qui aidons à le faire rentrer.

« Nous y parvenons, en pillant et les villages imposés et ceux qui ont acquitté leurs redevances.

« Nous faisons pilonner le caoutchouc. Nous recrutons ceux qui porteront les sandoukous.

« Tel est le travail du milicien.

« Partout où l’on passe, afin d’obtenir notre bienveillance, les chefs et leurs hommes nous comblent de présents.

« Ces petites satisfactions rendent la vie du tourougou douce, plaisante, facile et délectable, cela d’autant plus que les commandants ne connaissent que mal la langue du pays où ils sont, – notre pays et notre langue.

« En conséquence, tel village s’est-il montré peu généreux ? On vous invente une de ces bonnes délicieuses histoires, qui n’ont ni queue ni tête, et on vous la débite à cet excellent commandant.

« Celui-ci, qui est toujours juste, sensé et clairvoyant, commence d’abord par emprisonner toute la population : poules, chefs, chiens, femmes, cabris, enfants, esclaves, récoltes.

« Ensuite, poules, cabris, chiens, récoltes et femmes sont parfois vendus à l’encan. Et l’on verse à l’impôt l’argent obtenu de la sorte.

« Parfois, ils répartissent, entre leurs amis, cabris et poules, à moins qu’ils n’en fassent cadeau au Gouverneur qui se souviendra de leur gentillesse, à la saison des avancements.

« En ce cas-là, ils nous laissent en partage les chiens, les femmes » les cabris et les récoltes…

« À vrai dire, il n’y a que les commandants pacifiques qui emploient des procédés aussi regrettables.

« Heureusement qu’ils ne sont pas tous pareils ! Sans cela, où irions-nous, N’Gakoura ?

« Nous avons, en effet, des commandants guerriers. Ce sont les plus nombreux. Ceux-là vous enfourchent un fougueux m’barta qui, pour tout galop, ne marche qu’au pas. Les boys, et les boys des boys suivent. Et l’on va ainsi guerroyer contre de pauvres bougres, qui n’en peuvent mais.

« Finie l’expédition, les commandants envoient des tas de « bétis » au Gouvernement, des bétis où sont relatées nos prouesses et les leurs. Un mensonge ne pèse pas beaucoup à nos commandants ! Et tout le monde est heureux : nous, de les avoir moqués ; eux, d’avoir raconté d’admirables histoires, nées de leur seule imagination…

« Et sur ce, je m’en vais, Yassiguindja. On me réclame à tous les vents. Je m’en vais.

« Que là où tu vas la route soit bonne, Yassiguindja ! »

— Que là où tu vas, la route soit bonne, Bissibingui ! »

Elle le regarda s’éloigner, décroître, disparaître. Alors, sur sa tête, elle équilibra la calebasse aux vivres. Puis, à son tour, lentement, elle se mit en route.

Un doux crépuscule plein d’étoiles s’était répandu. L’odeur flottait, dans l’air, des plantes aromatiques. L’ombre encadrait le rougeoiement des feux de brousse.

Au ciel, courbe comme un couteau de jet et finement lumineuse, la lune était là. Une claire étoile brillait assez loin d’elle, au milieu d’un espace vide et bleu sombre.

Bonheurs paisibles, lumières tranquilles, vie où, semble-t-il, rien de néfaste ne doit jamais se produire, beauté de vivre, il ne vous manquait que le recueillement du silence.

Mais, étouffés par les vents contraires ou par la distance, les roulements sourds des tams-tams grondaient dans la nuit…

VIII

Bissibingui marche dans la nuit.

Il porte un arc, des flèches, un carquois et, comme sagaie, un de ces énormes « likongos » au fer large et pesant. Il a encore deux couteaux de jet, une ample besace bourrée de vivres et, attaché par une courroie à la face interne de son avant-bras gauche, un poignard.

Il va ainsi, dans la nuit interminable, sans inquiétude et sans hâte, mais, au moindre bruit, l’oreille attentive, les yeux aux aguets.

Depuis combien de temps s’enfonce-t-il dans la nuit, un tison en sa main droite ?

Lui-même ne le savait pas. Il n’y a que les boundjous qui soient capables de partager le temps en distances égales. Encore, ces distances, est-il nécessaire qu’ils les enferment en une petite boîte où l’on voit, agile sur des signes, se promener deux, parfois trois aiguilles, dissemblables en longueur et en vitesse.

Le kaga Kosségamba, la petite rivière Boubou, – yabao ! le bon bain qu’il y avait pris, – le petit village bâti auprès d’elle par l’un des capitas du chef Delépou ; la route vers le Poste ; à un jet de sagaie de la Bamba, l’étable du Poste, voisine du cimetière où l’on enterre les blancs ; la Bamba, puis le grand pont qui, dominant sur ses eaux, la traverse ; enfin, le Poste, ses plantations, le jardin potager du commandant, le hangar où, à chaque marché de caoutchouc, s’abritent les chefs, les capitas et leurs hommes.

La Pombo franchie, il contourna le village de Batouala et s’en fut vers l’une des huttes désolées où vivait Macoudé, le pêcheur.

Il sût de lui où se trouvait exactement Batouala.

Comme il allait se remettre en route, aux renseignements qu’il avait fournis Macoudé ajouta quelques recommandations obscures.

Leur imprécision même lui fit comprendre à quel point sa vie était menacée.

Il n’y avait plus à atermoyer. Il fallait agir. Et vite.

Un moment, l’idée lui vint de ne pas se rendre à l’invitation qu’il avait reçue. En y réfléchissant, il supposa que son absence pouvait paraître bizarre. Que risquait-il ? De rencontrer Batouala au milieu des siens ? Ce n’était pas la peine de faire faux bond.

Le bon vent ! Il convoyait le rauquement des trompes, le crépitement des flammes, l’appel des li’nghas, rebondissant d’échos en échos.

Il fallait agir ou mourir ! Agir ! où ? et comment ?

Il faisait bon. Des tams-tams. Des chauves-souris. Des hiboux. Des lucioles. Des feux, au loin. Un plein ciel d’étoiles. Et de la rosée, de la rosée !

Ah ! qu’il faisait bon !

Oui, mais… quelle décision prendre ? Certainement, on ne le tuerait pas, ce soir. On n’assassine pas devant témoins.

D’accord. Mais, lui, comment se débarrasserait-il de Batouala ?

Heum ! Un petit « likou’ndou » irait bien. Il le mélangerait furtivement au boire et au manger de Batouala. Sans doute, faire la panthère a de l’attrait ; l’usage de la sagaie n’est pas non plus à mépriser. Seulement, ces deux manières laissent des traces ! le likou’ndou, non.

Les yeux fixés au sol afin de ne heurter ni troncs d’arbres, ni cailloux, Bissibingui marchait dans une grande clarté rouge qui, exaltée par le vent, d’un élan semblait jusqu’au ciel monter.

Il avait jeté son tison.

Cependant qu’il allait en songeant, – du côté de Pouyamba, de toutes parts un incendie escaladait le kaga qu’il avait investi.

Les flammes progressaient par lèchements sinueux et brusques, s’agrippaient aux roches ou, brûlant sur place, encerclaient un arbre souffreteux, d’effort en effort grimpaient jusqu’à sa cime et ne se décidaient pas à l’abandonner, même après qu’il avait chu dans la nuit qu’illuminait son écroulement.

Attendre l’occasion ? Non pas. La provoquer ? Voilà. Et toute la difficulté était là.

Un dernier effort ! Parvenues au haut du kaga, toutes les flammes s’unirent en un vaste embrasement, d’où s’éleva une fumée rouge et noirâtre.

Il tuerait Batouala, ou Batouala le tuerait.

Certes, tuer lui souriait plus que d’être tué. Lorsque l’on est jeune et que les femmes se prêtent à nos désirs, vivre a du charme.

Il regarda autour de lui. Partout, des incendies. Les kagas, pareils à des torches dressées dans la nuit, flambaient.

Il lui fallait tuer Batouala !

Tiens, tiens, tiens !… Et les accidents de chasse ! Ils sont assez fréquents pour que l’on y pense un peu, de temps à autre !

Quoi ! On vise un animal, et c’est un homme que l’on tue ! Il n’est pas donné à tout le monde d’être adroit ! Le meilleur tireur peut rater son coup. Éhé !

Et les feux de brousse !

Chaque année, combien de pauvres gens mouraient carbonisés ! Le feu dévore tout, sans savoir ce qu’il fait ni où il va. On n’avait qu’à trop prolonger sa sieste, quelque part, en un terrain de chasse. Le feu passait, le feu qui ne respecte rien que l’eau, – et encore, en rechignant de fureur ! – et tout était fini…

Donc, feu de brousse ou accident de chasse.

Il renifla.

Uhu ! Crachons. Ça puait ! Sûrement, il y avait de l’homme par là, l’homme étant de tous les êtres animés celui dont les excréments dégagent l’odeur la plus intolérable.

Elle s’accroche à votre nez, poursuit, persiste, harcèle. Quelle punaisie !

Uhu ! cette puanteur ! Il y avait sûrement de l’homme par là.

Il regarda autour de lui, avec plus d’attention que jamais. Le soir, chaque détour de sentier peut cacher un ennemi en embuscade. On n’est que sage d’être prudent.

Ah ! une termitière.

Une autre est placée longitudinalement sur elle. Il prit sur la droite, parce que le champignon de cette dernière était orienté à droite.

Plus loin, à hauteur d’épaule, il trouva une branche cassée et, à ses pieds, un morceau de bois taillé, puis une herbe de brousse.

Les pointes de ces objets étaient dirigées à gauche. Il obliqua à gauche. Un petit sentier. C’était là.

Il obéissait machinalement à ces signes indicatifs, car les boundjous ont beau croire que la brousse est morte, ils se trompent.

Du matin au soir, du soir au matin, elle parle comme une vieille femme.

Le grondement que produit le tam-tam sur la double enflure des li’nghas, l’appel des olifants ou des trompes, certains cris qui, à s’y méprendre, imitent ceux de certains oiseaux, les signaux que l’on se fait par le feu de hauteurs en hauteurs, l’herbe allongée au beau milieu du chemin, deux termitières que l’on place l’une sur l’autre suivant une coutume invariable, des touffes de feuilles tressées d’une certaine manière, le morceau de bois que traverse un autre de part en part, – sonore, lumineux ou immobile, – voilà un langage vivant, d’une richesse innombrable !

Louée soit la brousse ! On la croit morte ? Elle est vivante, bien vivante, et ne parle qu’à ces enfants, et à eux seuls ! Fumées, sons, odeurs, objets inanimés, elle emploie le langage qu’elle veut pour s’adresser aux espaces où pousse l’arbre, florit l’herbe et paissent les bœufs sauvages.

Louée soit-elle : celle des kagas et des marais, celle des forêts et des plaines !

Des aboiements vomirent l’injure et la menace. Une torche de caoutchouc grésilla. Deux voix saoules. C’étaient Batouala, sa vieille mère, et Djouma, le petit chien roux aux oreilles si pointues.

Bissibingui était arrivé.

Mais comment tuerait-il Batouala ? Accident de chasse ou feu de brousse ?

Et, d’ailleurs, pour l’instant, ne lui fallait-il pas songer plus à se défendre qu’à attaquer, puisque, malgré les avertissements reçus, il était sans méfiance tombé dans le piège grossier qu’on lui avait tendu ?

IX

Bissibingui comprit rapidement quelle avait été son imprudence.

Il avait devant lui un homme ivre, qui l’avait attiré en un guet-apens, où il s’était laissé prendre comme un enfant.

Tout semblait avoir été prévu.

Il se trouvait dans une clairière, loin des routes passantes, qui longent ou traversent la Pombo.

De témoins ? Pas un seul. Ou plutôt si : deux, la « mamma » de Batouala et Djouma, le petit chien roux.

Mais autant dire qu’il n’y en avait pas. Une mère, à moins qu’elle ne soit dénaturée, ne livre jamais son enfant. Et ce n’est pas Djouma, ah ! non, qui irait révéler quoi que ce soit, car, de mémoire d’homme, on n’a jamais vu un chien parler.

Donc, ouvre l’œil, Bissibingui, mon ami, et le bon. Sinon !…

Il s’assit à l’écart, ficha son likongo en terre, dégaina-son poignard. Celui qui voudrait l’attaquer ne le mangerait pas sans boire.

Il refusa les aliments et la bière de mil, qui lui furent offerts, et feignit de ne pas remarquer le désappointement de ses hôtes.

« Macoudé m’a déjà gorgé de patates, de poisson fumé et de kéné. Je n’en peux plus, Batouala. Tu crois que je mens ? Tâte ma besace. Elle est bondée de vivres.

Il caressa Djouma, qui était venu lui lécher les mains. Celui-ci, de joie, se roula sur le sol, éternua, agita sa queue en jappant et mordilla, par jeu, les doigts qui l’avaient caressé.

Mais Djouma était un chien pareil à tous les chiens, c’est-à-dire un moins que rien. Aussi cessa-t-il de jouer avec ce moins que rien. Et, comme il mettait du temps à comprendre, il le lapida.

Cependant, de plus en plus ivre, Batouala se leva pour danser quelques figures de la danse de l’amour.

Il croyait danser, alors qu’il ne faisait que tituber, la tête et les jambes lourdes, les yeux rouges et boursouflés. Puis, s’étant heurté à une souche, il s’étala tout de son long.

Aussitôt, Djouma se mit à tourner autour de lui en aboyant. Une bien bonne farce que cela, et qui lui plaisait, à lui, chien !

« Pareil accident est, dans le temps, survenu à Iili’ngou, dit Batouala en se relevant. Et il éclata de rire.

— Au fait, je te parle d’Iili’ngou, et il est probable que tu ne connais pas un traître mot de l’histoire à laquelle je fais allusion.

« Écoute.

« En ce temps-là, comme de nos jours, la terre était illimitée, avec sa brousse, ses forêts, ses rivières, ses mourous et ses m’balas.

« Les hommes existaient déjà. Et, en même temps qu’eux, le froid.

« S’il n’y avait pas eu le froid, les hommes auraient été heureux. Ils ne se plaignaient que de lui. C’était lui qui ôtait la souplesse à leurs membres. C’était lui qui écourtait leur sommeil.

« Ils se plaignaient tant et tant qu’Ipeu, la lune, fit venir Iili’ngou, dont l’autre nom est Sélafou, et lui confia le soin d’enseigner aux hommes l’usage du feu.

« De la demeure d’Ipeu à la terre, le parcours est long.

« Pour aller plus vite, Ipeu l’y descendit au moyen d’une corde démesurée, à laquelle était attaché un li’ngha. Et cette corde ne devait être ramenée qu’à des coups de tam-tam frappés par Iili’ngou sur le li’ngha.

« Par Iili’ngou, les hommes surent bientôt que le feu ne fait pas seulement que chasser le froid, mais encore qu’il réchauffe les membres, cuit les aliments et éclaire l’ombre.

« Il était devenu leur meilleur ami. On l’interrogeait sur tout ce qui paraissait mystérieux.

« C’est ainsi que, peu à peu à force de voir disparaître les êtres vivants qui les environnaient, la crainte envahit le foie des hommes.

« Où s’en allait-il, l’esprit de ces bêtes qui se couchaient un jour pour ne se relever plus ?

« Alors, on avait beau leur parler, les flatter, les caresser, elles ne répondaient plus en leur langage. Elles restaient là, taciturnes et immobiles. Les mouches s’engouffraient dans leurs naseaux. Et puis, hélas ! elles se transmuaient en un sordide grouillement de larves et de vers.

« Ils firent de nouveau appel à la science d’Iili’ngou, qui, ne sachant que répondre pour calmer leurs appréhensions, s’en fut trouver Ipeu, sa souveraine, et lui dit :

— La race des hommes est dans l’anxiété. Ils ont peur de mourir et me prient de te demander s’ils sont assujettis aux lois qui régissent les bêtes.

— Va vite les rassurer, mon bon Iili’ngou.

« Je les ai faits à ma ressemblance. Je meurs, moi aussi, mais pour renaître, huit sommeils après ma disparition.

« Qu’ils se gardent d’oublier cela. Et, pour qu’ils aient foi en mes paroles, tu vivras désormais parmi eux.

— La corde redescendit Iili’ngou à cheval sur son li’ngha.

« Il tenait la corde à deux mains, tout en pensant distraitement à un tas de choses.

« Ne voilà-t-il pas que, se croyant arrivé, il te lâche et corde et li’ngha, et tombe dans le vide !

« Inutile d’affirmer qu’il mourut de sa chute. Depuis ce temps-là, les hommes meurent, eux aussi. »

Bissibingui écoutait Batouala. Ses idées allaient, allaient. Batouala lui dévoilait des mystères que, seuls, les très vieux sont admis à connaître. Ouhu ! Méfiance ! Sa mort à lui, Bissibingui, était donc décidée ! Méfiance ! Il n’était plus qu’à la merci d’une occasion. Peut-être même que, dans un instant…

« Le feu, Batouala, tu parles du feu ? Tu prétends que, sur l’ordre d’Ipeu, Iili’ngou est descendu l’enseigner aux hommes ? C’est possible. Tel n’est pas cependant l’avis des tribus qui habitent les rives du Nioubangui.

« D’après ces gens-là, le feu a été trouvé par l’ancêtre de tous les ancêtres de Djouma.

« Un jour, le premier des chiens jouait à gratter le sol. Il avait déjà creusé un trou assez profond lorsque, tout à coup, il poussa un long hurlement douloureux. Il sautait tantôt sur une patte, tantôt sur une autre, et gémissait.

« Intrigué par ce bruit et ces gestes désordonnés, son maître s’approcha du trou, y mit le pied, et iahou ! Brûlé à son tour, il venait de découvrir le feu.

« Voilà ce que m’ont raconté des pagayeur yakomas.

— Tes yakomas sont des abcès gonflés d’impostures, Bissibingui.

« C’est grâce à Iili’ngou, et à lui seul, te dis-je, que les hommes connaissent le feu. C’est lui aussi qui a construit la terre, amoncelé les kagas, dessiné la pente des rivières. Mais c’est Ipeu qui a fabriqué le premier homme et la première femme…

« Je sais encore beaucoup de choses, Bissibingui, beaucoup de choses qu’il n’est pas bon que tu saches, parce que tu sais déjà plus de choses qu’un homme de ton âge ne devrait connaître. »

Bissibingui ne releva pas la menace. Parole n’est pas geste. Il se contentait de surveiller les moindres mouvements de Batouala, sans trop se préoccuper des ricanements de la mamma de ce dernier.

« Sais-tu qu’Ipeu, la lune, est l’ennemie de Lolo, le soleil ? reprit Batouala. Non, n’est-ce pas ?

« Eh ! bien, il y a de cela très longtemps, Lolo, qui est à la fois homme et femme, vivait en bonne intelligence avec Ipeu.

« À l’époque dont je te parle, Ipeu et Lolo avaient chacun leur mamma, qu’ils aimaient plus que l’on ne peut dire.

« La mamma d’lpeu ayant trop froid, celle de Lolo trop chaud, Lolo prit à sa charge Akéra, mamma d’Ipeu, tandis que celui-ci acceptait de soigner celle de Lolo.

« Cet échange fut néfaste. Habituée au froid, Akéra, la vieille, mourut de trop de chaleur ; habituée à la chaleur, la mamma de Lolo mourut de trop de froid.

« La haine qui sépare Lolo et Ipeu date de ce moment-là. Et c’est pourquoi, bien que le pouvoir d’Ipeu dépasse celui de Lolo, et que, venu le crépuscule, elle l’oblige à fuir, c’est pourquoi elle se cache de lui, lorsqu’il brûle les étendues.

« Tu ne savais pas cela, hein ! Bissibingui ? Et savais-tu que les « a’mbérépi » que tu vois là-haut briller, innombrables pièces de dix sous, ou clignoter comme des yeux et des yeux, savais-tu que les a’mbérépi ne sont que les trous par où, lorsqu’il pleut, passent les gouttes de pluie ?

« Jadis, les femmes qui voulaient être mères, – et toutes désiraient l’être, jadis, – ne devaient manger ni cabri ni tortue. Nous savions alors que celles qui se nourriraient de cabri seraient frappées de stérilité, tandis que celles qui consommeraient de la tortue n’auraient que des enfants prématurément vieux, marchant avec la lenteur de l’animal précité. Nous savions aussi que nos anciens pouvaient provoquer la pluie à leur gré. Ils le pouvaient, mais, ne le faisaient qu’à bon escient, quand approchaient les semailles.

« Lorsque la lune des semailles se promenait dans le ciel, ils répandaient le sel, par poignées, sur un grand brasier. La pluie ne tardait pas à tomber, car, de tout temps, le sel attire l’eau, – qu’il aime.

« On nous apprenait aussi que le « do’ndorro » est un esprit malin, qui habite le ventre des gens. Lorsque le ventre te fait mal, c’est do’ndorro qui le tourmente, c’est do’ndorro qui fait des siennes.

« Et N’Gakoura, N’Gakoura par lequel nous jurons tant que nous pouvons, connais-tu N’Gakoura ?

« Il a une bien brave femme. Et ses enfants surpassent en nombre les herbes de brousse. Les deux plus âgés, Nadoulou et Nangodjo aident leur père à régir ses villages.

« La famille N’Gakoura n’a que bienveillance pour les hommes. Elle exauce généralement les demandes qu’on lui formule, à condition toutefois qu’on les fasse suivre de présents de toutes sortes.

« Leur seul ennemi est Kolikongbo. On ne s’en aperçoit que trop, hélas ! Car, depuis toujours, les malheureux habitants de la terre paient les marmites cassées en leurs conflits, Kolikongbo tuant les amis de N’Gakoura, et N’Gakoura ceux de Kolikongbo.

« Et Dad’ra, Dad’ra, frère mobile des a’mbérépi, et qui leur ressemble ! Dad’ra, que l’on voit filer entre ciel et terre, par certaines nuits tièdes et belles ! Dad’ra, qui disparaît en tonnant comme un coup de fusil, as-tu jamais pu savoir qui était-ce, Dad’ra ?

« Non, non, non ! Tu le sauras peut-être, si tu parviens à la saison des cheveux blancs, ce dont je doute, car je suis de ceux qui croient que tu ne feras pas de vieux os.

« Lorsque l’on veut vivre des jours après des jours, il ne faut pas aimer trop les femmes de son voisin, il ne faut pas que les femmes du voisin vous recherchent trop.

« Et puis, tiens ! Je préfère me taire. Je sens que je parle plus que je ne devrais. Il est vrai que c’est dans ton intérêt. Mais, ce soir, je suis saoul. Ce que je dis dépasse ce que je voudrais dire.

« Avant de fermer ma bouche je te raconterai cependant la légende de Kolikongbo, – Trollé, de son véritable nom.

« Kolikongbo est si petit qu’on ne le voit pour ainsi dire jamais et que certains sont allés jusqu’à prétendre qu’il ne pouvait exister qu’en imagination.

« Et pourtant, il existe. Ce n’est pas mensonge. S’il n’existait pas, pourquoi surnommerait-on Kolikongbo toute personne de taille naine ?

« Où réside Kolikongbo ? Sur les hauteurs, dans les cavernes, au milieu des bois. Il s’y nourrit de miel, d’igname, du fruit de l’arbre à caoutchouc et de cette viande de choix qu’est celle de l’éléphant.

« Si ce n’était sa stature, il serait comme toi et moi. Car, pieds, jambes et bras, il a tout de l’homme, – et le reste. Une remarque, en passant. Sauf ses cheveux, cherche sur son corps l’ombre d’un seul poil. Si tu en trouves seulement un seul, eh bien, tu m’étonnerais !

« Quelque petit qu’il soit, Kolikongbo est d’une force extraordinaire. Il est plus fort que tous les hommes et que tous les animaux réunis, si fort que, si tu le rencontres, il faut te garder de lui tendre la main. Sa poignée de main t’arracherait les doigts.

« Kolikongbo a des plantations, des plantations ! Et il est riche ! Et il est puissant ! C’est inimaginable !

« Bref, il a beau être riche, avoir des enfants qui égalent en nombre ceux de la race humaine, il lui est impossible de trouver assez de travailleurs pour entretenir ses immenses plantations.

« À l’époque des pluies, certes, pour rien au monde il ne quitterait les cavernes où il repose. Mais, revenue la belle saison, se ceignant la taille du vague assemblage de feuilles et d’herbes qui lui sert de pagne, armé d’un immense likongo, muni d’une besace comme on n’en voit pas, Kolikongbo part à l’aventure.

« Alors, toutes les routes lui sont bonnes, toutes lui appartiennent. Il parcourt les plateaux rocheux où le soleil brûle. C’est là qu’il prépare ses espiègleries terribles. Il va et vient, suant et bruyant. Il vient et va. Et, pour peu qu’il lui chaille, il vous fait divaguer, du matin au soir, écartant de votre chemin âme qui vive, vous détournant des villages…

« En saison sèche, il y a peu de gens par les routes ; on chasse, en saison sèche. La viande rouge et saignante vaut mieux que toutes les plantations du monde.

« Iéhé ! Qu’est-ce là ? Sur l’une des routes qui suit Kolikongbo, au moment que le soleil, en plein ciel, est plus chaud que de l’eau bouillante, voici apparaître quelqu’un.

« Il est si fatigué, cet homme, qu’il ne s’aperçoit pas que Kolikongbo, s’attachant à ses pas, se rapproche de lui, arrive à sa hauteur et, sur la nuque, – ba ! – lui assène un coup à décorner un bœuf.

« Les yeux pleins de mille lumières, un bourdonnement d’abeilles dans les oreilles, la gorge rêche et haletante, sa victime tombe, les bras en avant et, la respiration semblable à celle d’un soufflet de forge, s’endort.

« Elle dort. Pas de temps à perdre. Vite, Kolikongbo l’ensache dans l’énorme besace dont il ne se sépare jamais, et court vers ses plantations, vite, vite !

« Là, il réveille le dormeur.

— Veux-tu travailler à mes plantations ? Je te nourrirai largement. Tu auras femmes, boys, poules, cabris. Tu ne seras pas malheureux, je t’en réponds.

« Mais dans le cas où, comme je l’espère, tu accepterais ma proposition, je t’avertis qu’il faut te préparer à ne revoir ni ton village ni tout ce qui fut tien.

« Acceptes-tu ? Réponds.

— Généralement, pour tentante qu’elle soit, l’offre de Kolikongbo est refusée. De nouveau, – ba ! – un coup de massue tombe sur la nuque du malheureux qui, empaqueté de nouveau, est, en quelques rapides enjambées, reporté à l’endroit où il avait été assailli.

« Lorsque notre ami reprend connaissance, le cou lui fait mal, sa tête est lourde, ses jambes sont flasques. Il a tout le corps moulu et cherche à se rappeler pourquoi. Cherche que tu cherches ! Kolikongbo fait bien les choses. Tu ne trouveras rien.

« Cependant, si, moins abruti, tu savais regarder, non loin de toi tu apercevrais Kolikongbo. L’oreille aux aguets, les yeux en éveil, il écoute, regarde et attend.

« Que penses-tu de cette légende, Bissibingui ?

— Je pense qu’elle est remarquable, Batouala. Mais veux-tu que je te dise ? Pour moi, le coup de soleil et la légende de Kolikongbo ne font qu’un. »

Il se mit à rire doucement.

Lui aussi, il connaissait des histoires. Il avait même envie de lui en narrer une, qui dévoilait l’origine de la maladie du dormir.

Mais cette légende était trop longue. Ce serait pour une autre fois.

Depuis un moment, entre ses babines retroussées, Djouma grommelait de sourdes injures en sa langue de chien.

Il se rua soudain vers l’orée du sentier, et s’y tint en arrêt, jusqu’à ce qu’une poignée d’hommes en eût débouché.

C’étaient des n’gapous de Yakidji, égarés dans la nuit.

Quelle chance ! Leur présence rassurait Bissibingui, le libérait de son inquiétude.

Hâtivement, il assembla un tas de feuilles et s’y allongea pour dormir.

Il avait sommeil. On ne le tuerait pas, de cette nuit. Le mieux était de profiter du répit que le hasard lui accordait.

Un moment, les yeux déjà clos, il pensa :

« Demain, il fera jour. »

Puis sa tête oscilla lentement. On bavardait à côté de lui. Sa respiration devint égale et forte.

Il dormait…

X

Routes de brousse, si mouillées au matin et si fraîches ; parfums moites, molles senteurs, frissons d’herbes, murmures et, entre les feuilles, frisselis pressé de la brise ; brouillards en bruine, vapeurs – des collines et des vallons s’élevant vers le pâle soleil ; fumée, bruits vivants, tams-tams, appels, cris, éveil, éveil ! Ah, trop haut sur les arbres chant les oiseaux ! Trop haut tournoie et tournoie le vol des charognards ! Trop haut est le ciel dont semble l’azur incolore à force de lumière !

La belle journée ! « Goussou », la brousse, toute la brousse va brûler ! Iéhé, les m’balas, il n’est plus temps de barrir ! Vous, les bé’ngués, vous, les voungbas, vous feriez bien de ne plus affouiller vos bauges, d’un groin vorace ! À nous, les antilopes ! À nous, cibissis et « to’ndorrotos ! Roulez-vous en boule ! Hérissez vos piquants, to’ndorrotos ! Le feu n’aura cure de tout cela. Gogouas, enfuyez-vous en meuglant ! En bandes par la peur désordonnées, la queue droite, ruant et bondissant, enfuyez-vous, ventre à terre, plus vite que la flèche, plus vite que le vent, comme si, derrière vous, tout à coup, vous aviez entendu seigneur bamara rugir !

Fuyez, vous aussi, oualas et darra’mbas ! Effrayés de l’ombre de vos longues oreilles et de tout, n’ayant plus confiance qu’en la rapidité des zig-zags de votre course, fuyez, fuyez ! Craignez le peuple féroce de tous les frères de Djouma. Ne vous terrez, plus aux replis, de terrains aussi bruns que vos corps. À bas les subterfuges ! Même vos terriers ne sont pas sûrs. Allez droit devant vous, vers où des fumée noirâtres n’annoncent pas que le feu dévore ta brousse. Il vous faut fuir, fuir, fuir !…

La belle journée ! la belle journée ! La battue au feu ne peut pas ne pas être giboyeuse ! Certes, au dénombrement, on n’y verra pas de « kolos ». Car ces animaux dont les très longues pattes et le très long cou dominent les plus hautes herbes, ont accoutumé de vivre, là-bas, très loin, entre l’Ouahm et Kabo, entre Kabo et N’Délé, parmi des étendues riches en plantes épineuses, leur nourriture.

Ah ! les kolos, au corps haut et tacheté.

Ce que l’on ne verra pas non plus, ce sont les « bassaragbas », les bassaragbas massifs, au mufle surchargé de deux cornes inégales.

Le bassaragba, ses petits yeux, rouges de cruauté, qui voient si mal, la laideur de son encolure musculeuse et ramassée, son grouillement formidable, yabao !

Vous a-t-il aperçu ? Rrou ! Il déboule droit sur vous, droit ! Rien n’arrête son élan. Fourrés, marigots, arbres, lianes, il brise, écrase, éventre et défonce tout sur son passage.

Malheur à qui le pourchasse, malheur à lui ! Malheur à qui erre dans les parages où tour à tour il broute et rumine ! Qu’il se tienne sur ses gardes, celui-là ! Qu’il invoque la toute puissante protection de N’Gakoura ! Et si, par hasard, il lui arrive de tomber sur les bouses encore fumantes d’un bassaragba, au vu de leur énormité, oh ! surtout qu’il n’aille pas s’écrier : « Ouche ! comme c’est gros ! » Ou alors son compte est bon, ah ! oui.

Soufflant, balourd, grognant, geignard, furieux, le ventre distendu et retentissant du perpétuel donvorro de sa digestion, bassaragba arrive, le bouscule, le culbute, le fait, en se couchant sur lui, éclater comme un bambou sec, se relève, le piétine et ne s’en va enfin, patala-patala, que lorsque du cadavre il n’est plus qu’une bouillie sanglante dont, la nuit venue, les chacals se partageront les restes.

Aussi vaut-il mieux, en pareille occurrence, se boucher le nez, cracher de dégoût et dire : « Uffe ! comme ça pue ! »

À peine entendus ces mots irrévérencieux, pris de honte, bassaragba détale au plus vite…

Pas de kolos, pas de bassaragbas, qu’importe ! On chasse ce que l’on trouve. L’on chasse pour chasser. C’est le jeu des forts, la lutte de l’homme contre la bête, de l’adresse contre la brutalité.

En dangers fertiles, la chasse prépare à la guerre. Prouve qui peut son habileté, son courage, sa vigueur, son endurance. Œil sûr, pied agile, allure souple, soutenue, inlassable, sans s’essouffler, sans s’arrêter, sans haleter, il faut pouvoir courir longtemps après la bête que l’on a blessée.

Les oualas, les cibissis, les darra’mbas, les to’ndorrotos, il est facile, avec l’aide des chiens, de les capter dans les rêts des « bandas » tendus. Les mailles des filets sont pour eux des pièges irrésistibles.

Mais si on peut, à la rigueur, attraper de la même façon certaines espèces d’antilope de petite taille, on ne peut procéder ainsi lorsqu’il s’agit de l’antilope-bozobo ou antilope-cheval, des voungbas, des gogouas et des m’balas.

Gogouas et voungbas, à moins qu’ils ne tombent dans des fosses préparées exprès, il faut les fatiguer, les forcer, les acculer.

Acculé, c’est à ce moment-là qu’il devient plus que dangereux, le gogoua.

Sentant la mort remplacer peu à peu le sang qui dégoutte de sa blessure, il fait front à l’assaillant et, tête basse, le charge…

Ainsi devisant, Bissibingui et Batouala, celui-là derrière celui-ci, cheminaient paisiblement.

L’oreille basse, Djouma les suivait.

À tout instant, des m’bis, des n’gapous, des dacpas se joignaient à eux. Ils étaient armés de sagaies, de flèches, de couteaux de jet.

Le chef casqué de plumes, le corps passé au bois rouge et lubrifié d’huile de ricin, – jour de chasse est jour de fête, ils allaient en chantant, accompagnés, pour la plupart, de chiens aussi roux que Djouma et aussi hargneux que lui.

Il faisait bon. Le vent, un doux vent mou, soufflant de l’endroit où le soleil se lève à celui où il se couche, ventilait la brousse. Lolo avait encore un long espace à parcourir. Avant d’atteindre le milieu du ciel. Le tam-tam des li’nghas gravissait, en se riant, l’étendue sans route qui monte vers les villages bleus où il demeure. Les hauteurs du ksga Biga n’étaient plus, à l’horizon, qu’un point minuscule. On les avait franchies, au matin.

La belle journée !

La petite troupe se dispersa, à l’intersection des deux sentiers qui conduisent, l’un au village de Soumana, l’autre aux villages n’gapous réunis sous l’autorité de Yakidji, ancien vassal de Senoussou.

Chacun ralliait son poste afin d’y accomplir, à temps donné, la besogne qui lui avait été fixée. On est guetteur, rabatteur ou bouteur de feu. Ceux qui chassent, et qui chassent vraiment, ceux qui tuent, ceux-là ne sont qu’en petit nombre.

Donc certain s’en furent jusqu’à la rivière Dangoua, qui conflue avec la Goutia, pour se jeter dans le Kili’mbi.

C’est là que l’on devait mettre le feu.

Plusieurs autres s’arrêtèrent en deçà de cette rivière, au village du chef dacpa-yéra Gaoda, et sur les bords de la Massaoua’nga. D’autres enfin se rendirent au lieu d’élection. Il s’étendait entre la rivière Gonbadjia et la rivière Gobo. Batouala et Bissibingui faisaient, tous deux, partie de cette dernière bande.

Les provisions furent déballées, les garabos, bourrés de tabac jusqu’à la gueule, circulèrent, et, cependant que Djouma et tous ses frères faisaient, à leur sale manière, plus ample connaissance, l’on mangea solidement et l’on but de même. Puis l’on commença à parler de choses et d’autres, genoux au menton et talons ramenés contre les fesses.

« On prétend, disait Batouala, que les bamaras et que les mourous chassent par clans.

« Il est vrai que le bamara traque de compagnie avec sa femelle. Il est vrai aussi que, lorsque cette dernière, ayant mis bas, allaite ses petits, le mâle consent à nourrir tout son monde.

« Mais cette vie familiale ne dure guère. Dès que les lionceaux sont de force à se débrouiller seuls, bamara père et mère leur font comprendre combien ils agiraient sagement en les débarrassant de leur présence.

« Les jeunes lions, en effet, tout comme les jeunes gens, sont insupportables. Ils désirent plus qu’ils ne peuvent. Leur faim, semble-t-il, n’est jamais rassasiée. Or, qui veut avoir doit travailler. Douhout… dout-dout. Bamara père rugit, roule des yeux terribles, fronce sa courte crinière, découvre ses crocs et, de long en large, se promène en se battant les flancs, d’une queue irritée.

« Il y a encore une autre légende, plus tenace que la première.

« Certains croient que les fauves crient lorsqu’ils sont à l’affût.

« Quelle folie ! C’est parler sans même réfléchir ! Voyons. Le chasseur qui marche sur les traces d’une antilope, n’essaie-t-il pas de faire le moins de bruit possible ? Pourquoi-le bamara procèderait-il autrement ? S’il rugissait, tous les animaux qu’il veut surprendre ne seraient-ils pas avertis ? C’est pour le coup qu’ils décamperaient !

« Non. Le bamara ne rugit qu’afin d’exprimer sa joie, une fois dépecée ou agrippée la proie qu’il convoitait. Douhout !… dout-dout !… Tout va bien. Ma faim est calmée, ou ne tardera pas à l’être. Je me sens heureux. J’ai envie de jouer à poursuivre mon ombre au soleil. Mon rugissement va terrifier les gogouas et les antilopes du voisinage. Douhout !… Que les bêtes sont bêtes ! Depuis le temps qu’ils connaissent ma voix, qu’ils sont habitués à l’entendre, ils ne savent encore pas que c’est lorsque je rugis, que je suis le moins à craindre ? Là !… Mon ventre est garni. Je suis fort et veux m’amuser. Montons au sommet de ce kaga. Douhout !… Ah ! que je ris. De l’endroit où je suis, je découvre toute la région. Et que vois-je ? Je vois, au loin, par les plaines, détaler des troupeaux de gogouas. Parce qu’ils m’ont entendu rugir, ils fuient, les innocents ! Il faut que je rie ! Douhout ! dout-dout ! Et maintenant, cherchons un endroit où il me sera possible de digérer en paix et au frais…

— Et tes gens qui affirment que les m’balas ne foncent jamais sur l’homme, mais qu’ils s’enfuient, au contraire, à la détonation des fusils, ne penses-tu pas qu’ils soient aussi fous que Kosséyéndé, Batouala ? dit Bissibingui.

« Tel est mon avis ; et pour cause.

« Il y a de cela plusieurs saisons des pluies, je séjournai à Kémo.

« Là vivait, pour lors, un grand chasseur blanc, qui ne chassait que les m’balas.

« Il s’appelait Coquelin.

« Coquelin était un de ces boundjous comme on en voit peu. Sa stature atteignait celle des saras ou des n’gamas, et des yeux couleur de beau temps brillaient en son visage, comme au ciel le soleil.

« Il portait de longs cheveux, qui lui tombaient dans le cou, une longue barbe, et sa force était telle qu’il aurait pu assommer un gogoua d’un coup de poing.

« Nous l’aimions bien. Il vivait comme nous, pauvres bons noirs. Il mangeait de notre cuisine. Pour tout lit, il n’avait qu’un bogbo comme nous. C’est sur cette natte, allongé, qu’il dormait, la nuit.

« Un matin, on lui signala un troupeau de m’balas. Ils ravageaient les plantations des villages gobous situés non loin de Ouadda, en bordure de la Ouah’mbéré, riche en caïmans.

« Il ne prit que deux fusils, confia l’un au meilleur de ses pisteurs, chargea à deux coups celui qu’il gardait. Et en route !

« La chance le favorisa.

« Le même jour, un peu avant le moment où le soleil commence à décliner, il releva des traces fraîches, qu’il suivit.

« Quel vacarme ! Plus de doute. Ils étaient là ! Bousculades, branches brisées, barrissements. On entendait le grondement ininterrompu de leur digestion. Ils se vautraient dans la boue, s’aspergeaient d’eau. Car ils avaient fui le soleil, sous bois, auprès d’un marigot.

« Suivi de son pisteur, le blanc rampa vers eux, lentement, lentement. Enfin, il en vit un qui, adossé à un arbre, regardait de son côté, l’ayant sans doute éventé.

« Quelle paire de grosses pointes ! Il le mit en joue et…

« Ha ! blessé, le m’bala était déjà sur lui.

« On vit rapidement, en des instants pareils. Si la peur ne vous tue pas de suite, on ne la ressent qu’après, lorsqu’on a le temps.

« Il fit un écart pour éviter l’énorme bête, l’évita, prit du champ, épaula de nouveau son fusil, appuya sur la gâchette… Tac ! Un raté.

« Que faire ? Son pisteur ? Disparu, emportant le fusil de rechange ! Fuir ? Impossible. Il n’y a plus qu’à attendre la mort. Et elle vient, la mort. Elle est là, – dans ces petits yeux vifs, dans cette trompe roulée et menaçante, dans ces oreilles ouvertes en feuille de ronier, dans ces barrissements aigus. Elle est là. Elle…

« Que s’est-il passé ensuite ? On ne le saura jamais exactement, puisqu’il n’y avait plus personne.

« On s’accorde à dire cependant que le pauvre bon chasseur blanc fut projeté en l’air par le m’bala, lequel s’en fut crever à quelques jets de sagaie de sa victime, qu’il laissa inanimée sur le sol, le ventre perforé d’un coup de défense.

« Lorsqu’il reprit ses sens, mon Coquelin, toujours absolument seul, se sentait faible, ah ! si faible…

« Des pieds et des mains, il se traîna jusqu’à la rivière, où il lava son affreuse blessure.

« Ses tripes dégoulinaient sur son ventre. Il les rentra. Et puis, comme la nuit venait, il écrivit des signes sur un papier.

« Plus tard, par les blancs de là-bas, nous avons su qu’ils signifiaient :

— Je ne reverrai jamais Kémo.

« Il se trompait. Il revit Kémo, où on le ramena en hâte. Il n’avait pas l’air de trop souffrir. Mais son visage était très pâle, son corps brûlait. Mais il avait les narines pincées, les lèvres pincées et exsangues.

« Il n’avait cependant pas l’air de trop souffrir. Il ne se plaignait pas.

« Vite, on le plaça sur des matelas, ces matelas dans une pirogue qui le descendit à Bangui, franchissant de nuit les dangereux rapides de Bakou’ndou. Car c’était la saison des plus hautes eaux.

Les doctorros de Bangui firent en vain, pour le soigner, appel à toute leur sorcellerie.

« Il n’y avait plus rien à faire. Do’ndorro avait déjà mis son ventre en pourriture.

Il criait, maintenant, le chasseur blanc. Il criait. Son ventre gonflé ressemblait à une besace pleine de vivres. Chaque nuit les « Mon Père » le veillaient, en récitant les incantations qui conjurent le mauvais sort.

« Tout était inutile. La main de Kolikongbo s’était appesantie sur lui.

« Il mourut, huit jours après son arrivée à Bangui… »

Au milieu du ciel, le soleil flamboya. Les merles-métalliques annoncèrent partout l’événement. Et, accourus de l’horizon incolore, passèrent les trois grandes rafales de vent habituelles qui, chaque jour, à ce même moment de la journée, emportent, aspirées en de larges tourbillons, les saletés, les feuilles mortes et la poussière.

Ce vent avait soufflé, de l’endroit où le soleil se lève, pour aller s’évanouir au lieu où il se couche. Voici qu’à présent, il revenait, de ce dernier point, sous forme de brise légère.

Alors, à droite, à gauche, des vallons, des hauteurs, des marigots, trompes, olifants et tams-tams retentirent. Et, tout soudain, une clameur sauvage :

« Iaha ! »

Le signal ! le signal ! La chasse est ouverte ! Elle commence !

Des alentours de la rivière Dangoua, une fumée montait.

Était-ce bien de la fumée ?

Oui, oui ! Ténue, au premier moment, presque imperceptible, son jet noirâtre s’accentua, dans le ciel s’épanouit.

On pouvait entre-choquer le fer des sagaies contre les lames des couteaux de jet.

« Iaha ! »

XI

Iaha ! Le signal ! voilà le signal ! Le feu est en marche, le feu multiple et brutal, qui réchauffe ou brûle, qui débusque le gibier, détruit les serpents, effraie les fauves, abat l’orgueil des herbes et des arbres, le feu qui défriche les terrains propices aux prochaines semailles et, en passant, les abonnit.

Ah ! qui dira le feu ? Qui louera, comme il convient, avec les mots exprès de munificence et d’ardeur, qui louera ce soleil réduit, unique parfois, plus souvent innombrable, qui luit, nuit et jour, en dépit de la pluie, malgré le vent ?

Il faut chanter sa clarté mobile, son visage divers, sa chaleur progressive, douce, insistante, intolérable et secrète.

Gloire au feu !

Le semeur de poussière ferme-t-il vos yeux ? Le feu s’installe auprès du dormeur. Il ronronne, l’entoure doucement des filets de sa chaleur et l’emporte ainsi, délié de tout par la bonne petite mort du sommeil, vers ce pas des rêves d’où l’on revient à chaque aurore.

La fièvre vous a-t-elle courbatu ? Frissonnez-vous de froid ? Le feu régularise le cours du sang qui circule dans les cordes bleues de vos bras.

C’est lui que vous fait transpirer ! C’est lui dont la lumineuse caresse masse vos membres raidis ! On pourrait croire, tant elle est douce, qu’elle est pareille à une huile bienfaisante.

Peu à peu, en effet, les muscles s’assouplissent, les muscles jouent librement. Fièvre et fatigue disparaissent. On n’a plus froid. La pluie peut bien tomber dehors ! Le feu est toujours là, qui, par sa fumée, éloigne le vol zézayant des moustiques et, par son rayonnement, l’humidité.

Êtes-vous seul et triste ? Avez-vous besoin de compagnie ? N’allez pas plus loin. Il est le bon camarade, l’ami, le ouandja, le confident. De même qu’il réchauffe les membres, il réchauffe le foie, l’incline aux aveux, les provoque.

Auprès de lui et par lui, on fait toujours un bon repas de chaleur. Et, comme tout bon repas, ce repas console, apaise et enchante. Tout de lui incite à l’abandon, il n’est pas jusqu’au pétillement sec de sa gaieté qui n’invite aux confidences.

Aussi, qui louera le feu comme il convient ? Surtout, qui chantera sa belle chanson rouge, lorsque, mué en incendie, – vaste, brusque, énorme, multiforme, il lance sur la brousse, sur les kagas, à la débandade, ses peuplades échevelées de flammèches et cette grande immense clameur confuse, lourde du craquement des arbres qu’il effondre ?

Qui dira la chanson du feu de brousse ? Il est ici et là, et encore là, et là encore, et plus loin encore. Il ne tient pas en place. Il dévore les solitudes, en un instant. Il va, d’herbe en herbe, par bonds. Il se rapproche. Qui est patient le verra bientôt. Encore un peu de temps, rien qu’un peu de temps, – et l’on entendra son furieux grondement, qui est là-bas, partout où il y a ces fumées !

Mais… mais ! Où va-t-il ? Ne voilà-t-il pas qu’il prend la direction de la rivière Pongou et du village de Soumana ?

Hé ! poupou. Mon ami vent ! Poupou, mon ouandja, rabats le feu, je t’en prie, sur le village de Gaoda ! Que N’Gakoura nous soit favorable ! Sinon…

Ah ! voici qu’il revient. Tout est pour le mieux ! Voici qu’il revient, le feu, et qu’elles s’accroissent, les fumées. L’air est chargé de l’odeur des plantes aromatiques. Une dernière fois, affûtons sagaies et couteaux ! Il est temps !

Le tam-tam des li’nghas ! Que dit-il ?

Des bœufs sauvages… effrayés par le feu, galopent… vers le village de Nibani… Quoi encore ?… Il y a… dans ce village… rabatteurs… et bouteurs de feu… Ces derniers… ne tarderont pas à enflamber… la portion de brousse commise… à leurs soins…

Iaha ! iaha ! Le parler des li’nghas est un bon parler ! Iaha ! Du village de Nibani, des fumées surgissent, – noires !

Que de charognards !… Que de fumées !… On ne voit plus le ciel. Les fumées et les charognards l’ont voilé. Ils ont aussi voilé le soleil.

Il n’y a plus que la fumée et que les charognards ! L’abondance des charognards prouve l’abondance du gibier. Tiens ! Trois d’entre eux, ensemble, piquent droit vers le sol ? Qu’emportent-ils ? Vive la chasse !…

Toutes ces exclamations s’entre-croisaient parmi un indicible brouhaha de cris.

L’affluence allait grandissant. La cohue et le tohu-bohu augmentaient. Le ban et l’arrière-ban des villages m’bis étaient là. Porro et Ouorro, capitas de Batouala, plaisantaient avec leur mokoundji. On remarquait aussi les trois chefs n’gapous, Yakidji, surnommé Cambassère, Nibani et Yérétou’ngou.

Quant à Bissibingui, il se divertissait aux dépens de Kosséyéndé, le fou.

Pauvre Kosséyéndé ! Comment avait-il pu se traîner jusqu’à la rivière Gobo ?

Il ne tenait plus sur ses jambes qu’avec peine, et à condition de s’appuyer sur un bâton.

Pauvre Kosséyéndé ! Koboholo, la maladie du dormir l’avait décharné au point qu’il avait l’apparence d’un squelette vivant. Sur son cou maigre, aux veines bourrelées de ganglions, dodelinait sa grosse tête osseuse. La maladie, qui avait rendu roux ses cheveux, faisait étinceler ses yeux dans le trou des orbites. Et, lui tremblait de tous ses membres, glacés par le froid de la mort.

Tout de même, lorsque les mains aux hanches, il essaya de danser, ce Kosséyéndé, et que ses genoux cliquetèrent l’un contre l’autre, – en coup de vent des rires s’élevèrent, inextinguibles.

Alors, il s’arrêta soudain et tira de sa besace deux hérissons de la grosseur du poing.

Un cercle se forma autour des to’ndorrotos.

Les petits animaux s’étaient ramassés sur eux-mêmes. Les m’bis et les n’gapous présents firent tinter leurs sagaies en sourdine, fer à fer et lame à lame, jusqu’à ce qu’ils se fussent mis à danser doucement, battant du mufle la mesure, au bruit concerté du métal.

To’ndorroto, to’ndorroto,

Ddo, ddo,

To’ndorroto !

 

— Ding… ding… clam… clam… résonnait le fer des lames, – clam, clam, ding, ding.

Toi, hérisson, toi, hérisson,

Danse, danse,

Toi, hérisson !

 

Cependant, poussés par la brise du large, les feux de brousse et la fumée gagnaient sur la rivière Gobo.

Cela importait peu à Kosséyéndé. Il riait, à gorge déployée, Kosséyéndé. Il riait, aux larmes.

Ah ! les boundjous ont beau savoir presque tout, ils ne savent pas que les to’ndorrotos sont sensibles à la musique et qu’ils dansent, à leur manière, aussi naturellement qu’un chien, jeté à l’eau, nage.

To’ndorroto, to’ndorroto,

Ddo, ddo,

To’ndorroto !

 

Clam… clam… ding… ding…

Sous la peau, à force de rire, ses côtes saillaient à éclater. Il riait, riait, riait. Des hoquets succédèrent au rire. Et, tout à coup, il croula dans l’herbe, à la renverse, les yeux révulsés, l’écume à la bouche.

To’ndorroto, to’ndorroto…

 

Debout, tous ! Debout ! Le halètement du feu s’enfle, devient plus chaud, cuit. Ses fumées étouffent. Ouh !

Les fosses à bœufs sont-elles bien dissimulées sous des branchages ? Oui. Tout est fin prêt. En place, les bons tireurs ! On n’a plus qu’à attendre, l’œil dur sous les sourcils froncés et la sagaie au poing.

Des brasillements, des pétillements, des craquements, des détonations, des cris. Et puis de la cendre, des débris d’herbes et de feuilles brûlées, des essaims d’abeilles, des vols de petits oiseaux et d’insectes de tous genres : bousiers, papillons, sauterelles, mouches, cigales. Et puis encore de la cendre, de la cendre !

Le vent précipite la vitesse du feu. Les flammes deviennent visibles. Leurs longues et larges langues lèchent les herbes sèches et rêches, qui pètent.

Une clameur ! Des cibissis. D’autres clameurs ! Des antilopes, des cochons sauvages, des oualas ! C’est fête ! C’est joie ! Djouk ! flache ! Deux, trois, cinq sagaies trouent la même bête ! Le sang fume ! Ah ! la bonne odeur du sang. Et comme elle enfièvre ! Et comme elle enivre !

Des antilopes ! des cibissis ! des bibris ! Tuons ces espèces de cochons à piquants longs et durs, qui se roulent en boule, comme le to’ndorroto !

Du sang ! du sang, partout ! La chasse est une danse rouge et farouche. Bah ! Un ouala de plus !…

— Att… attention !… Un mourou !… Sauve qui peut !… Vite, à cet arbre… dans ce fourré… Dépêche-toi !… Où trouver un abri ?… Un mourou !… un mourou !… Sauve qui peut !…

Bissibingui n’eut pas le loisir d’entendre ni de réfléchir davantage. L’aboiement des chiens, les cris de leurs maîtres ; les flammes, leur éclat, leur chaleur, l’ivresse née de la vue du sang et de la violence des mouvements auxquels lui et ses compagnons venaient de se livrer, tout ce tumulte de sons, de gestes et de lumière l’avaient étourdi.

Juste à ce moment, une massive sagaie bourdonna au-dessus de lui.

Qui l’avait lancée ?

Batouala.

Mais, l’espace d’un clin d’œil auparavant, il s’était jeté de côté, à plat ventre, afin d’éviter la panthère qui bondissait vers lui.

Lorsque, tout tremblant encore, il se releva, le fauve disparaissait avec des feulements furieux.

Par contre, là, tout près, Batouala, le mokoundji, râlait, au milieu d’un attroupement de m’bis et de n’gapous.

Irritée par cette sagaie qu’elle avait vue venir, – et qui ne lui était pourtant pas destinée, – la panthère, au passage, lui avait ouvert le ventre d’un coup de patte.

XII

Batouala râlait doucement.

Depuis quinze sommeils, il en était ainsi. Du matin au soir, du soir au matin, allongé sur son bogbo, il criait ou gémissait, sans fin ni cesse.

Une fièvre continuelle rongeait ses os, battait ses tempes, brûlait son corps et lui faisait, de temps à autre, demander :

— À boire !… à boire !…

La boisson absorbée, il ne tardait pas à vomir tout ce qu’il avait bu et, haletant de douleur, retombait sur son bogbo.

Mais, ce jour-là, pas de vomissements, pas de fièvre. Il ne criait plus, Batouala. Une froide sueur le mouillait, il bougeait à peine. Au lieu de se plaindre et de geindre il parlait, parlait, parlait, ne s’interrompant guère que lorsque le raclement d’un râle éraillai sa gorge.

Quelques instants encore, une nuit peut-être, tout au plus une nuit et un jour, et Batouala, le grand mokoundji, ne sera plus qu’un voyageur.

Les yeux clos à jamais, il partira pour ce noir village qui n’a pas de chemin de retour. C’est là qu’il rejoindra son « baba », et tous les anciens qui y avaient précédé ce dernier.

Là, on ne voit plus ni la Pombo, ni la Bamba. On ne découvre plus ni les hauteurs ni les vallées familières. On n’a plus à mépriser les blancs. On n’a plus à leur obéir. On ne peut plus se disputer avec tel ou tel, au sujet de femmes. Les chants et les danses ne durent pas toujours. Après la saison sèche, la saison des pluies. L’homme ne vit qu’un instant. Et la preuve de cette vérité était là, tangible. Car c’en était fait de Batouala. Car, bientôt, il allait mourir. Car, en cette fin de jour, ce délire tranquille succédant à trop d’agitation, c’était, oui, c’était l’agonie, le « léa-léa ».

Pauvre Batouala !

Et pourtant, on l’avait bien soigné ! Oh ! pas dès après l’accident.

Il est bien vrai qu’un blessé est toujours intéressant, surtout lorsqu’il s’appelle Batouala.

D’accord !

Mais, pour un blessé, doit-on négliger un troupeau de gogouas meuglant à une portée de sagaie ?

Ça, non.

C’est pourquoi, roulé dans une couverture, on vous avait laissé mon Batouala, à l’ombre d’un arbre, sous la garde de Djouma, son chien, pour courir après les bœufs sauvages.

Un peu plus tard, l’on s’occupa de lui.

N’Gakoura ! quel ennui, se rendre à la Bamba, au lieu de rester à goinfrer avec les compagnons !

On l’avait couché sur une civière. Quatre hommes, torches au poing, ouvraient la marche. Ces torches trouaient l’ombre d’une clarté fumeuse, que suivaient les porteurs de civière, quatre m’bis, et l’arrière-garde, quatre hommes encore, torches au poing.

Bissibingui et Djouma fermaient le cortège.

Quelle lente marche ! Quelle lourde marche ! Quelle lente, sourde et lourde marche !

Parfums nocturnes, lucioles, bruits d’ailes, rosées, feux mettant longtemps à s’éteindre, – à droite, à gauche, on voyait, on entendait, on traversait tout cela.

Et un silence !

De distance en distance, l’un des groupes de porteurs de torches relayait les porteurs de civière.

Tous étaient également taciturnes. Il ne fallait aller ni trop vite ni trop lentement. Il ne fallait ni trébucher, ni faire de mouvements brusques. Le moindre heurt : et Batouala hurlait comme un voungba que l’on saigne. Si N’Gakoura n’entendait rien, c’est qu’il y mettait de la complaisance ou que sa surdité était sans remède.

Ils avaient longé la Goudobjia, franchi la chaîne de mamelons qui surplombe la Baïdou, escaladé le massif du kaga Biga, dont le ventre renferme des cailloux d’un violet transparent, que les boundjous disent précieux. Ils avaient atteint les villages de Debalé où coulent les eaux fraîches du Kavala.

Là, repos. Le temps de manger et de boire. Et, de nouveau, en route !

Une rivière : la Bouapata. Plus loin, dans la direction de Grimari, à main droite, une autre rivière : la Yako’mba. Puis, coup sur coup, le Yako, et son affluent, la Talé’mbé. Un dernier marigot : le Patakala.

Après, ce sont les terrains où furent plantés du mil, du maïs, du sésame, des haricots, des arachides, des go’mbos, des patates, des…

Halte ! On est devant la case du mokoundji.

Tu es devant ta case Batouala…

Les blancs ont leurs doctorros, les nègres leurs sorciers. Soyez sûrs qu’ils se ressemblent et que ceux-ci valent bien ceux-là.

Il y a de bons doctorros et de mauvais sorciers. Il y a de bons sorciers et de mauvais doctorros.

Mais, quoi qu’il arrive, on doit, avant tous autres, exécuter les ordres du sorcier.

Aussi, devant la case de Batouala, on avait disposé, suivant les indications du sorcier, sur une manière de petite claie à claire-voie, les gris-gris efficaces, les sachets aromatiques, les amulettes souveraines contre le mauvais œil, les sonnailles et les clochettes qui terrorisent les malins esprits et les chassent.

Les esprits malins ayant, malgré cela, tardé à disparaître, des vocératrices et des joueurs de « go’nga » vinrent veiller Batouala.

Hélas ! on eut beau faire retentir sa case, des cris et des tams-tams les plus affreux, la maladie restait maîtresse. Un génie méchant torturait son corps amaigri. Ce n’était plus la peine de lui serrer fortement le ventre d’une corde ! Do’ndorro n’avait-il pas outrepassé, quand même, la limite qu’on avait voulu lui marquer par là ?

D’ailleurs, de jour en jour davantage, ce ventre étalait sa pourriture. Les mouches à charogne, les grosses voumas bleues, vertes et noires bombillaient sur la plaie tuméfiée et suintante, qu’il leur offrait.

Rien n’avait pu vaincre les sortilèges de Do’ndorro, ni les nettoyages à l’eau froide ou chaude, ni les exorcismes, ni l’application de certaines herbes cicatrisantes, macérées dans du crachat, ni les cataplasmes de bouse de vache, ni la cautérisation au fer rouge.

Djouma lui-même, écœuré par la puanteur qu’elle dispersait, ne léchait plus la blessure de son maître.

Il avait rempli tous ses devoirs de chien. Que pouvait-il faire encore, puisqu’il n’y avait plus rien à faire ?

En désespoir de cause, on alla enfin consulter le commandant.

Le commandant s’était montré d’une amabilité charmante. Aux conseils demandés, il avait répondu, sur un ton enjoué, que Batouala pouvait bien crever, et tous les m’bis avec lui.

Alors, on avait renoncé aux incantations, aux exorcismes, aux amulettes. On avait renoncé aux sachets d’aromates, aux médicaments du sorcier, aux gris-gris d’usage. Disparus, les joueurs de go’nga ! Parties, les vocératrices ! Batouala pouvait mourir. Déjà l’on pillait ses biens.

Sois heureux, Batouala ! Ton agonie n’est pas inutile. Elle rend la mémoire à un tas de gens à qui tu devais un tas de choses, que tu ne te rappelais plus !

On a réparti le mil de tes greniers, razzié tes troupeaux, volé tes armes. C’est tout juste si l’on ne t’a pas encore volé tes femmes. Mais rassure-toi. Leur sort est fixé. Elles sont depuis longtemps retenues !…

Doucement, Batouala râlait.

De quoi rêvait-il ? Rêvait-il, seulement ? Savait-il que, ce soir-là, il n’y avait presque plus personne auprès de lui, dans sa case ?

Puisqu’il délirait, puisqu’il râlait, non, il ne pouvait pas savoir que, Djouma, Bissibingui et Yassiguindja exceptés, tout le monde l’avait abandonné, même ses capitas, même ses proches, même ses femmes, et les enfants qu’il avait eus d’elles.

Il ignorait donc que Bissibingui et Yassiguindja étaient là, dans sa case, séparés l’un de l’autre par ce feu qui ne le réchauffait plus, lui, Batouala. Il ignorait que Djouma, le petit chien roux, ronflait, tête à cul, sur les paniers à caoutchouc, – là. Et il n’entendit même pas, Bissibingui ayant violemment attiré Yassiguindja dans ses bras, il n’entendit même pas les cabris chevroter, ni les canards faire pchapchapcha, poha-pchapcha, le cou tendu curieusement dans la direction de ce bruit, pour eux insolite.

Il délirait.

Une fois de plus, dans son délire, il dit tout ce qu’il avait à reprocher aux blancs, – mensonge, cruauté, manque de logique, hypocrisie.

Il n’y avait ni bandas ni mandjas, ni blancs ni nègres. Il n’y avait que des hommes. Et tous les hommes étaient frères.

Il ne fallait ni voler, ni battre son voisin. Guerre et sauvagerie était tout un. Et ne voilà-t-il pas que l’on forçait les nègres à participer à la sauvagerie des blancs, à aller se faire tuer pour eux, en des palabres lointaines ! Et ceux qui protestaient, on leur passait la corde au cou, on les chicottait, on les jetait en prison !

Marche, sale nègre ! Marche, et crève !…

Un long silence.

Djouma vint flairer son maître.

Qu’avait-il donc senti, Djouma ? Qui donc l’avait averti que le dénouement approchait ? Avait-il voulu entendre, de plus près, la voix de celui qu’il regrettait peut-être, en son âme obscure ? Le vieil instinct avait-il tressailli en lui, qui pousse les bêtes, lorsque l’une d’elles est sur le point de mourir, à faire trêve à toute querelle et à écarter sans bruit, d’un mufle anxieux, les herbes, dans la direction où, supposent-elles, se tient l’insaisissable ? On ne sait. Toujours est-il qu’un moment après, d’un air grognon, il fut s’accroupir, le museau allongé sur les pattes de devant, et l’échine au feu.

Yassiguindja et Bissibingui avaient regardé Batouala, en hochant la tête.

« Kouzou ? demanda-t-elle. Est-il mort ?

— Non. Pas encore, répondit-il. »

Et ils se sourirent.

Ils s’étaient compris. Seuls au monde, et maîtres de leur destin, rien plus ni personne ne pouvait les empêcher d’être l’un à l’autre.

Batouala, les narines pincées, hoquetait.

Douceur de vivre, instant de tous le plus merveilleux ! Bissibingui s’approcha de Yassiguindja, l’embrassa et, la ployant consentante sous l’étreinte de son désir, prit possession de sa chair profonde…

Batouala, il est bien inutile que tu t’obstines davantage à ne pas vouloir mourir ! Vois-tu, eux seuls existent ! Ils t’ont supprimé, toi ! Tu ne comptes plus pour eux.

Mais pourquoi cessent-ils, tes hoquets ?

Ah ! tes yeux qui s’ouvrent, tes yeux qui se sont ouverts, et toi, toi qui, hors de tes couvertures, hideux de maigreur, te lèves !

Tu t’avances, en titubant, les bras tendus, comme un enfant qui s’apprend à marcher !

Où vas-tu ? Vers Bissibingui et Yassiguindja ? Tu seras donc jaloux jusqu’au dernier soupir ? Ne pourrais-tu pas les laisser tranquilles, Batouala, puisque tu vas mourir ?

Ils ne se rappellent plus où ils sont ! Ils ne te voient pas ou, plutôt, ils ne t’ont pas encore vu. Ils ne…

Voilà ton œuvre ! Tu es heureux, n’est-ce pas ? de ce que, désunis, ils se soient plaqués contre le mur, les membres et les dents claquant de terreur !

Et toi, ha ! N’Gakoura, achevé par l’effort que tu viens de faire, tué par toi-même, d’une seule pièce, tu as chu sur le sol comme un grand arbre tombe…

À ce bruit, les canards gloussent, les poules caquètent, et les cabris courent en tous sens. Par habitude, Djouma grommelle sans ouvrir les yeux. Et les termites, longtemps, longtemps, emplissent leurs galeries de terre brune, d’un frottement qui se prolonge. Mais déjà Yassiguindja et Bissibingui se sont enfuis dans la nuit.

Peu à peu les rumeurs s’apaisent. Le sommeil gagne les animaux. Il n’y a plus que le silence qui te veille, Batouala, et que la solitude. La grande nuit est sur toi. Dors !

Dors…

FIN

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Avril 2025

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