Roger Martin du Gard

LES THIBAULT

Tome V

LA SORELLINA

1928

 

 

 

Table des matières

 

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

À propos de cette édition électronique

 

I

– « Répondez : non ! » lança M. Thibault sans ouvrir les yeux. Il toussota : une toux sèche, qu’on appelait son « asthme » et qui secouait à peine la tête enfouie dans l’oreiller.

Juché devant une table pliante, dans l’embrasure de la fenêtre, M. Chasle, bien qu’il fût déjà deux heures passées, décachetait le courrier du matin.

Ce jour-là, l’unique rein fonctionnait si mal, et les souffrances avaient été si continues que, de toute la matinée, M. Thibault n’avait pu donner audience à son secrétaire ; enfin, à midi, sœur Céline s’était décidée à faire, sous un prétexte, la piqûre calmante qu’elle réservait d’habitude pour la fin de la journée. La douleur avait presque aussitôt cessé ; mais M. Thibault, qui ne comptait plus bien les heures, avait dû, non sans irritation, attendre, pour se faire lire ses lettres, que M. Chasle fût revenu de déjeuner.

– « Après ? » demanda-t-il.

M. Chasle parcourait une lettre des yeux.

– « Aubry (Félicien), sous-officier de zouaves…, demande une place de surveillant au Pénitencier de Crouy. »

– « Pénitencier ? Pourquoi pas prison ?… Au panier. Après ? »

– « Quoi ? Pourquoi pas prison ? » répéta M. Chasle, très bas. Il renonça à comprendre, assujettit ses lunettes et ouvrit précipitamment une autre enveloppe :

– « Presbytère de Villeneuve-Joubin… profonde reconnaissance… remerciements pour un pupille… Sans intérêt. »

– « Sans intérêt ? Lisez, monsieur Chasle. »

 

« Monsieur le Fondateur,

« Mon saint ministère me donne l’occasion de remplir un devoir bien doux. Je suis chargé par ma paroissienne, Mme Beslier, de vous exprimer sa profonde reconnaissance… »

– « Plus fort ! » commanda M. Thibault.

« … sa profonde reconnaissance pour les admirables résultats du régime de Crouy sur la nature du jeune Alexis. Quand vous avez eu la bonté de l’admettre à la Fondation Oscar-Thibault, il y a quatre ans, nous désespérions, hélas, de ce pauvre enfant : ses instincts vicieux, ses écarts de conduite, sa violence naturelle, laissaient présager le pire. Mais, en trois ans, vous avez accompli un miracle. Voici plus de neuf mois maintenant que notre jeune homme est rentré au bercail. Sa mère, ses sœurs, les voisins, moi-même, ainsi que M. Binot (Jules), charpentier, chez lequel il est en apprentissage, nous sommes unanimes à louer la douceur d’Alexis, son goût au travail, son zèle à remplir les devoirs de notre religion.

« Je prie N.-S. qu’il accorde ses grâces à la prospérité d’une œuvre ou de pareilles rénovations morales sont possibles, et je salue respectueusement M. le Fondateur en qui revit l’esprit de charité et de désintéressement d’un saint Vincent de Paul.

« J. RUMEL, prêtre. »

 

M. Thibault avait toujours les yeux clos, mais la barbiche était agitée d’un tremblement : la faiblesse mettait le vieillard à la merci du moindre attendrissement.

– « Une belle lettre, monsieur Chasle », fit-il, quand il se fut rendu maître de son émotion. « Ne pensez-vous pas qu’elle mérite d’être publiée dans le Bulletin de l’année prochaine ? Vous m’en ferez souvenir en temps utile, je vous prie. Après ? »

– « Ministère de l’Intérieur. Administration pénitentiaire. »

– « Ah, ah… »

– « Non, ce n’est qu’un imprimé… Une formule… à vau-l’eau. »

Sœur Céline entrouvrit la porte. M. Thibault grogna :

– « Finissons d’abord ! »

La sœur ne protesta pas. Elle vint remettre une bûche au feu de bois qu’elle entretenait dans la chambre du malade pour lutter contre cette odeur qu’elle nommait, avec une petite grimace, le « goût d’hôpital », – et s’en alla.

– « Après, monsieur Chasle ? »

– « Institut de France. Séance du 27… »

– « Plus fort. Après ? »

– « Comité supérieur des Œuvres diocésaines. Novembre, réunion le 23 et le 30. Décembre le… »

– « Vous enverrez une carte à M. l’abbé Baufremont pour excuser mon absence le 23… Et aussi le 30… » ajouta-t-il après une brève indécision. « Pour décembre, inscrivez sur l’agenda… Après ? »

– « C’est tout, Monsieur. Le reste, en définitive… Cotisation pour le Secours paroissial… Des cartes… Se sont fait inscrire dans la journée d’hier : le Révérend Père Nussey. M. Ludovic Roye, secrétaire de la Revue des Deux-Mondes. Le général Kerigan… Ce matin, le vice-président du Sénat a fait prendre des nouvelles… Et puis des circulaires… Œuvres paroissiales… Les journaux… »

 

La porte se rouvrit, avec autorité. Sœur Céline s’avança, portant cette fois sur une assiette un cataplasme fumant.

M. Chasle baissa les yeux et s’éloigna sur la pointe des pieds pour ne pas faire crier ses bottines.

La religieuse avait déjà soulevé les couvertures. Ces cataplasmes étaient, depuis deux jours, la marotte de sœur Céline. En réalité, s’ils atténuaient la douleur, ils n’avaient pas sur la paresse des organes l’action que la religieuse avait espérée. Au point qu’il fut urgent de procéder, malgré les répugnances de M. Thibault, à un nouveau sondage.

L’opération faite, il en éprouva du soulagement. Mais ces soins le laissaient fort abattu. Trois heures et demie venaient de sonner. La fin de la journée ne promettait rien de bon. L’effet de la morphine commençait à décroître. Il y avait plus d’une heure à passer avant le lavement de cinq heures. Pour faire diversion, la religieuse prit sur elle de rappeler M. Chasle.

Le petit homme vint discrètement se réinstaller dans son embrasure.

Il était soucieux. La grosse Clotilde qu’il venait de croiser dans le couloir lui avait soufflé à l’oreille : « Dites donc, il a bien changé cette semaine, votre patron ! » Et, comme M. Chasle la dévisageait, effaré, elle lui avait posé la patte sur le bras : « Croyez-moi, monsieur Chasle, à ce mal-là, point de pardon ! »

M. Thibault, immobile, soufflait et geignait un peu – par habitude, car il ne souffrait pas encore : il éprouvait même, ainsi allongé, une détente. Néanmoins, craignant de voir reprendre les douleurs, il eût souhaité s’endormir. La présence de son secrétaire le gênait.

Il souleva une paupière et coula vers la fenêtre un regard dolent :

– « Ne perdez pas votre temps à attendre, monsieur Chasle. Impossible de travailler ce soir. Regardez… » Il essaya de soulever les bras : « Je suis un homme fini. »

M. Chasle ne songeait pas à feindre.

– « Déjà ! » s’écria-t-il, alarmé.

M. Thibault, surpris, tourna la tête. Une lueur narquoise s’alluma entre ses cils :

– « Ne voyez-vous pas que, chaque jour, les forces me manquent davantage ? » soupira-t-il. « Pourquoi se leurrer ? S’il faut mourir, que ce soit le plus vite possible. »

– « Mourir ? » répéta M. Chasle, en joignant les mains.

M. Thibault s’amusait :

– « Oui, mourir ! » lança-t-il, sur un ton menaçant. Il ouvrit brusquement les deux yeux, et les referma.

M. Chasle, pétrifié, contemplait ce visage inerte, gonflé, – déjà cadavéreux. Clotilde aurait-elle raison ? Alors, et lui ?… Sa vieillesse lui apparut : la misère…

Il se mit à trembler, comme chaque fois qu’il rassemblait tout son courage ; et, sans bruit, il glissa de sa chaise.

– « Vient une heure, mon ami, où l’on n’aspire plus qu’au repos », murmura M. Thibault, prêt à s’abandonner au sommeil. « La mort ne doit pas effrayer un chrétien. »

Les yeux clos, il écoutait l’écho de ses paroles ronronner dans sa tête. Il sursauta lorsqu’il entendit la voix de M. Chasle retentir tout près de lui :

– « Sûr ! La mort, ça ne doit pas effrayer ! » Le petit homme eut peur de son audace. Il balbutia : « Ainsi, moi, la mort de maman… » et s’arrêta comme s’il s’étranglait.

Il parlait avec difficulté à cause d’un râtelier qu’il portait seulement depuis peu : une prime qu’il avait gagnée à un concours de rébus, organisé par un Institut dentaire du Midi dont la spécialité était de soigner les dents par correspondance et de confectionner à distance des appareils de prothèse, d’après des empreintes envoyées par les clients. M. Chasle en était d’ailleurs satisfait, de ce dentier, à condition de l’enlever pour les repas ou lorsqu’il avait à parler un peu longuement. Aussi avait-il acquis assez d’adresse pour déboîter d’un coup l’appareil et le projeter dans son mouchoir, en ayant l’air d’éternuer. Ce qu’il fit.

Délesté, il rebondit :

– « Ainsi, moi, la mort de ma mère, eh bien, ça ne m’effraye pas. Pourquoi s’effrayer ? Pourtant on est bien tranquille, maintenant qu’elle est dans son asile ; et même en enfance, c’est ça qui fait le charme… »

Il s’arrêta de nouveau. Il cherchait une transition.

– « J’ai dit : on, parce que je ne vis pas seul. Peut-être le savez-vous, Monsieur ? Aline est restée avec moi… Aline, l’ancienne bonne de maman… Et aussi la petite, sa nièce, Dédette, celle que M. Antoine a opérée, cette fameuse nuit… Oui », ajouta-t-il en souriant, et ce sourire exprima soudain la plus subtile tendresse, « elle vit avec nous, cette petite, même qu’elle m’appelle Oncle Jules, une habitude… Pourtant, je ne suis pas son oncle, c’est drôle… »

Son sourire s’évanouit, une ombre s’étendit sur son visage ; il déclara d’un ton rude :

– « À trois, dame, ça fait de la dépense ! »

Avec un sans-gêne inaccoutumé, il s’était avancé plus près encore du lit, comme s’il avait quelque chose d’urgent à dire ; mais il évitait avec soin de regarder M. Thibault. Celui-ci, pris au dépourvu, n’avait pas complètement refermé les yeux ; il examinait M. Chasle. Dans l’apparente incohérence de ces paroles qui semblaient tourner en rond autour d’une intention secrète, il percevait quelque chose d’insolite, d’inquiétant, qui mit en déroute ses velléités de sommeil.

Brusquement, M. Chasle recula et se mit à aller et venir à travers la chambre. Ses semelles grinçaient, mais il n’en avait cure.

Il reprit avec âpreté :

– « D’ailleurs, ma mort non plus ne m’effraie pas ! Ça regarde le bon Dieu, en définitive… Mais la vie ! Ah c’est la vie qui m’effraie, moi ! Vieillir, voilà ! » Il pivota sur les talons, murmura : « Quoi ? » d’un air interrogatif, puis : « J’avais dix mille francs d’économie. Je leur ai porté ça, un soir à l’Âge mûr. Voilà dix mille francs et ma mère, prenez ! C’était le prix. Ça ne devrait pas exister, ces choses-là… On est tranquille, c’est vrai, mais tout de même, dix mille francs ! Tout y a passé… Et Dédette ? Plus d’avance, plus rien. (Ça fait même moins que rien, puisque Aline m’a déjà avancé deux mille francs. De son argent à elle. Pour nos dépenses. Pour vivre…) Dame, comptons : quatre cents francs que je touche ici, tous les mois, ça n’est pas un gros maximum. On est trois. Il faut ce qu’il faut, pour cette petite. Elle est apprentie, ça ne gagne pas, ça coûte… Pourtant on regarde à tout, ma parole d’honnête homme, Monsieur. On regarde même au journal : on relit des vieux, qu’on avait mis de côté… » Sa voix tremblait. « Je vous raconte les vieux journaux, Monsieur, excusez-moi si je me déshonore. Mais ça ne devrait pas exister, tout ça, après vingt siècles de christianisme et tout ce qu’on dit de la civilisation… »

M. Thibault remua doucement les mains. Mais M. Chasle ne se décidait pas à regarder vers le lit. Il poursuivit :

– « Si je n’avais plus ces quatre cents francs, qu’est-ce qu’on deviendrait ? » Il fit un demi-tour vers la fenêtre et leva la tête comme s’il espérait entendre des voix. « À moins d’un héritage ? » s’écria-t-il, comme s’il venait de faire une découverte. Mais bientôt il fronça les sourcils : « Dieu nous juge ! Quatre mille huit cents, pour l’année, on ne peut pas moins, quand on est trois. Eh bien, un petit capital équivalent, voilà ce que le bon Dieu fera pour nous, s’il veut être juste ! Oui, Monsieur, il nous enverra un petit capital – le bon Dieu… »

Il tira son mouchoir et s’épongea le front comme s’il avait fait un effort surhumain.

– « Ayez confiance, c’est toujours le refrain ! Ces messieurs de Saint-Roch, par exemple : “Ayez confiance voyons : vous n’êtes pas sans protecteur…” Sans protecteur, non ; ça, j’admets : je ne suis pas sans protecteur. Et pour la confiance, je veux bien l’avoir, moi. Mais il me faudrait d’abord l’héritage… le petit capital… »

Il était arrêté près de M. Thibault, mais il évitait toujours de le regarder.

– « Avoir confiance », murmura-t-il, « ça serait plus facile, Monsieur… – si j’étais sûr ! »

Et, peu à peu, son regard, semblable à un oiseau qui se familiarise, se rapprocha du vieillard ; d’une aile rapide, il effleura même le visage, revint se poser sur les yeux clos, sur le front immobile, s’échappa de nouveau, se posa encore, et finalement se fixa tout à fait comme s’il s’était englué. Le jour baissait. M. Thibault soulevant enfin les paupières, aperçut dans la pénombre l’œil de M. Chasle rivé au sien.

Ce choc acheva de secouer sa torpeur. Depuis bien longtemps, il considérait comme un devoir d’assurer l’avenir de son secrétaire ; et le legs qu’il lui destinait figurait très explicitement parmi ses dispositions posthumes. Mais, jusqu’à l’ouverture du testament, il importait que l’intéressé n’en soupçonnât rien. M. Thibault pensait connaître les hommes, et se défiait de tous. Il croyait que, si M. Chasle avait vent de cette donation, il cesserait bientôt d’être ce travailleur ponctuel que justement M. Thibault se flattait de récompenser.

– « Je crois vous avoir compris, monsieur Chasle », déclara-t-il avec douceur.

L’autre rougit brusquement et détourna les yeux.

M. Thibault se recueillit quelques secondes :

– « Mais – comment dirais-je ?… – n’y a-t-il pas plus de courage, en certains cas, à repousser une suggestion comme la vôtre, au nom de principes bien établis, qu’à y céder par surprise, par aveuglement, par fausse charité… par faiblesse ? »

M. Chasle, debout, opinait du chef. L’assurance de ce débit oratoire exerçait toujours un tel ascendant sur lui, et il avait si fort accoutumé de faire siennes les affirmations de son patron, qu’il ne pouvait aujourd’hui encore, lui marchander son assentiment. Il s’avisa seulement après coup que, en acquiesçant à ces paroles, il acceptait aussi l’échec de sa démarche. Il se résigna aussitôt. Il avait l’habitude. Dans ses prières, ne formulait-il pas souvent de très légitimes requêtes qui n’étaient pas exaucées ? Il ne s’insurgeait pas pour cela contre la Providence. M. Thibault bénéficiait également, à ses yeux, d’une sagesse impénétrable et souveraine, devant laquelle il avait pris le pli de s’incliner.

Il était si bien résolu à l’approbation et au silence qu’il décida de remettre son dentier. Il plongea la main dans sa poche. Son visage s’empourpra. L’appareil n’y était plus.

– « Ne reconnaîtrez-vous pas avec moi, monsieur Chasle », continuait M. Thibault, sans élever la voix, « que vous avez été la victime bénévole d’un chantage, en abandonnant à un asile… laïque et suspect à tous égards ce pécule que vous aviez amassé par votre travail ? Alors que nous aurions trouvé sans peine quelque établissement diocésain, où l’on peut être soigné gratuitement, pour peu que l’on soit sans ressources et soutenu par quelqu’un de considéré ?… Si je vous faisais dans mes dispositions testamentaires la place que vous semblez solliciter, n’est-il pas évident que vous retomberiez, après moi, dans les filets de quelque aigrefin qui vous grugerait jusqu’au dernier de mes centimes ? »

M. Chasle n’écoutait plus. Il se souvenait d’avoir tiré son mouchoir : le dentier avait dû tomber sur le tapis. Il imagina, entre des mains étrangères, cet appareil intime, révélateur, – peut-être malodorant… Le cou tendu, il écarquillait les yeux, glissant un regard sous chaque meuble et sautillant sur place comme un volatile effarouché.

M. Thibault l’aperçut, et il eut cette fois un sentiment de compassion. « Si j’augmentais le legs ? » songea-t-il.

Croyant tempérer les inquiétudes de son secrétaire, il reprit avec bonhomie :

– « Et d’ailleurs, monsieur Chasle, n’a-t-on pas tort de confondre si souvent indigence et pauvreté ? Certes, l’indigence est redoutable ; c’est une mauvaise conseillère. Mais la pauvreté ? N’est-elle pas souvent une forme… déguisée… de la Grâce divine ? »

Comme aux oreilles bourdonnantes d’un noyé, la voix du patron ne parvenait plus à M. Chasle que par bouffées indistinctes. Il fit un effort pour se ressaisir ; il palpa de nouveau sa jaquette, son gilet, plongea désespérément la main dans ses basques. Et, tout à coup, il étouffa un cri de joie. Le dentier était là, pris dans les clefs du trousseau !

– « … La pauvreté », continuait M. Thibault « a-t-elle jamais été incompatible avec le bonheur chrétien ? Et l’inégalité des biens temporels n’est-elle pas la condition même de l’équilibre social ? »

– « Sûr ! » s’écria M. Chasle. Il eut un petit rire triomphal, se frotta les mains, et murmura distraitement : « C’est ça qui fait le charme… »

M. Thibault, dont les forces déclinaient, tourna les yeux vers son secrétaire. Il était touché de lui voir manifester de tels sentiments, et prenait plaisir à se sentir approuvé. Il fit un effort pour être aimable :

– « Je vous ai inculqué de bonnes méthodes, monsieur Chasle. Exact et sérieux comme vous l’êtes, j’estime que vous trouverez toujours à rendre des services… » Il prit un temps : « … même si je venais à disparaître avant vous. »

La sérénité avec laquelle M. Thibault envisageait la misère de ceux qui devaient lui survivre avait une vertu apaisante, contagieuse. Et puis, l’immense soulagement que ressentait M. Chasle effaçait pour l’instant toute inquiétude d’avenir. Une lueur joyeuse s’alluma derrière ses lunettes.

Il s’écria :

– « Pour ça, Monsieur, vous pouvez mourir tranquille : je me débrouillerai toujours, allez ! J’ai plusieurs cordes, comme on dit ! La bricole, les inventions pratiques… » Il rit : « J’ai déjà ma petite idée, oui… Toute une affaire à mettre sur pied – dès que vous ne serez plus là… »

Le malade ouvrit un œil : le coup involontaire de M. Chasle avait porté. « Dès que vous ne serez plus là… » Que voulait dire au juste cet imbécile ?

M. Thibault allait poser une question lorsque la sœur parut et tourna le commutateur. La pièce s’éclaira brusquement. Alors, comme un écolier au son de la cloche libératrice, M. Chasle, en un tournemain, rassembla ses paperasses, fit plusieurs petits saluts, et s’esquiva.

II

L’heure du lavement était arrivée.

La sœur avait déjà rejeté les couvertures et tournait autour du lit avec des gestes rituels. M. Thibault réfléchissait. Il se rappelait la phrase de M. Chasle, et surtout l’intonation : « Dès que vous ne serez plus là… » Une intonation si naturelle ! Pour M. Chasle, cette disparition prochaine ne pouvait pas être mise en doute. « L’ingrat ! » songea M. Thibault, avec irritation ; et il s’abandonnait complaisamment à sa colère, pour éloigner de lui l’interrogation qui l’obsédait.

– « Allons-y », dit la sœur gaiement. Elle avait retroussé ses manches.

L’entreprise était difficile. Il fallait glisser sous le malade une véritable litière de serviettes. M. Thibault était lourd et ne s’aidait pas ; il se laissait manier comme un cadavre. Mais chaque mouvement éveillait le long des jambes, au creux du dos, une douleur aiguë, qu’aggravait encore un tourment d’ordre moral : les détails de cette épreuve quotidienne mettaient au supplice orgueil et pudeur.

Pendant l’attente, chaque jour plus longue, du résultat, sœur Céline avait la manie de s’asseoir familièrement au bout du lit. Dans les débuts, cette proximité, en un pareil moment, exaspérait le malade. Maintenant il la supportait ; peut-être même préférait-il ne pas rester seul.

Sourcils froncés, paupières closes, M. Thibault tournait et retournait dans son cerveau la redoutable question : « Serais-je vraiment si touché ? » Il ouvrit les yeux. Son regard vint se heurter, à l’improviste, au récipient de porcelaine que la garde avait mis, à portée de la main, en évidence sur la commode, et qui, ridicule, monumental, semblait insolemment attendre. Il se détourna.

La sœur profitait de ce court répit pour égrener son chapelet.

– « Priez pour moi, ma sœur », chuchota tout à coup M. Thibault, sur un ton pressant et grave qui ne lui était pas habituel.

Elle acheva ses Ave, et répondit :

– « Mais oui, Monsieur, plusieurs fois par jour. »

Il y eut un silence, que M. Thibault rompit brusquement :

– « Je suis très malade, ma sœur, vous savez ! Très… très malade ! » Il bégayait, prêt à pleurer.

Elle protesta, avec un sourire un peu contraint :

– « Eh bien, en voilà des idées ! »

– « On ne veut pas me le dire », reprit le malade, « mais je le sens bien, je ne me remettrai jamais ! » Et, comme elle ne l’interrompait pas, il ajouta, non sans défi : « Je sais que je n’en ai plus pour longtemps. »

Il l’épiait. Elle hocha la tête et continua ses prières.

M. Thibault prit peur.

– « Il faut que je voie l’abbé Vécard », déclara-t-il d’une voix rauque.

La religieuse objecta simplement :

– « Oh, vous avez communié l’autre samedi, vous devez être en règle avec le bon Dieu. »

M. Thibault ne répondit pas. La sueur perlait à ses tempes ; sa mâchoire tremblait. Le lavement lui travaillait le corps. La terreur, aussi.

– « Le bassin », souffla-t-il.

Une minute plus tard, entre deux épreintes profondes, entre deux gémissements, il lança vers la religieuse un coup d’œil vindicatif, et balbutia :

– « Mes forces diminuent tous les jours… Il faut que je voie l’abbé ! »

Elle réchauffait l’eau de la cuvette, et ne s’aperçut pas qu’il guettait éperdument l’expression de son visage.

– « Si vous voulez », dit-elle évasivement. Elle reposa la bouillotte et tâta l’eau du bout de son doigt. Puis, sans lever les yeux, elle murmura quelque chose.

M. Thibault tendait l’oreille : « … jamais trop de précautions… »

Il pencha la tête sur sa poitrine, et serra les dents.

 

Bientôt, lavé, changé, recouché dans un lit frais, il n’eut plus rien à faire qu’à souffrir.

Sœur Céline s’était assise et continuait son chapelet. Le plafonnier était éteint ; une lampe basse éclairait la chambre. Aucune diversion, non seulement à l’angoisse du malade, mais aux douleurs névralgiques, dont les élancements, de plus en plus vifs, sillonnaient la face postérieure des cuisses, irradiaient dans toutes les directions, pour éclater soudain, comme de brusques coups de canif, en des points précis, dans les lombes, dans les rotules, dans les chevilles. Pendant les secondes d’accalmie où la souffrance persistait, mais sourde, – l’inflammation de ses escarres ne lui laissait aucun véritable répit – M. Thibault ouvrait les yeux, regardait devant lui, et sa pensée, lucide, tournait dans le même cercle : « Qu’est-ce qu’ils pensent, tous ? Est-ce qu’on peut être en danger sans s’en rendre compte ? Comment savoir ? »

La religieuse, voyant augmenter la douleur, décida de ne pas attendre le soir pour lui injecter une demi-dose de morphine.

Il ne s’aperçut pas qu’elle quittait la pièce. Lorsqu’il se vit seul, livré aux puissances mauvaises qui planaient dans cette chambre silencieuse et presque obscure, l’épouvante le prit. Il voulut appeler, mais la crise reprenait avec une violence nouvelle. Il saisit la sonnette et sonna désespérément.

Ce fut Adrienne qui accourut.

Il ne pouvait parler. Les mâchoires crispées, il hurlait confusément. Il fit, pour se redresser, un effort brusque qui acheva de lui déchirer les flancs. Il retomba sur l’oreiller en gémissant.

– « Va-t-on me laisser mourir comme ça ? » cria-t-il enfin. « La sœur ! Cherchez l’abbé ! Non, appelez Antoine ! Vite ! »

Prise de panique, la jeune fille regardait le vieillard d’un œil agrandi, qui acheva de le terrifier.

– « Allez ! Ramenez M. Antoine ! Tout de suite ! »

La sœur revenait, avec la seringue chargée. Elle ne comprit pas ce qui s’était passé. Elle vit la femme de chambre partir en courant. M. Thibault, versé sur le traversin, payait son agitation d’une recrudescence de douleur. Il se trouvait justement assez bien placé pour la piqûre.

– « Ne bougez pas », dit la sœur, en lui découvrant l’épaule. Et, sans plus attendre, elle le piqua.

 

Antoine, qui sortait, fut rejoint par Adrienne, sous la voûte.

Il monta précipitamment.

À son entrée, M. Thibault tourna la tête. Cette présence d’Antoine, qu’il avait réclamée, dans sa frayeur, sans grand espoir de pouvoir être exaucé, lui fut un premier réconfort. Il balbutia, machinalement :

– « Ah, te voilà ? »

Il commençait à éprouver le bienfait de la piqûre. Dressé sur deux oreillers, les bras étendus, il respirait quelques gouttes d’éther que la sœur lui avait versées sur un mouchoir. Dans l’échancrure de la chemise, Antoine aperçut le cou décharné, la pomme d’Adam saillante entre deux cordons tendineux. Le tremblotement de la mâchoire accusait la morne immobilité du front ; ce crâne massif, ces larges tempes plates, ces oreilles, avaient en ce moment quelque chose de pachydermique.

– « Eh bien, Père ? » fit Antoine.

M. Thibault ne lui répondit rien, mais pendant quelques secondes il le considéra fixement ; puis il referma les yeux. Il aurait voulu lui crier : « Dis-moi la vérité ! Est-ce qu’on me trompe ? Est-ce que je suis perdu, dis ? Parle ! Sauve-moi, Antoine ! » Mais il était retenu par une timidité croissante envers son fils ; et par l’appréhension superstitieuse, s’il formulait tout haut ses craintes, de leur conférer soudain une infrangible réalité.

Les yeux d’Antoine croisèrent le regard de la sœur ; ce regard désignait la table. Antoine y aperçut le thermomètre. Il s’approcha et lut : 38°9. Cette subite poussée l’étonna : jusqu’alors, le mal avait évolué presque sans température. Il revint vers le lit et prit le poignet ; mais c’était pour tranquilliser le malade :

– « Le pouls est bon », déclara-t-il presque aussitôt. « Qu’est-ce qui ne va pas ? »

– « Mais je souffre comme un damné ! » cria M. Thibault. « J’ai souffert toute la journée. Je… j’ai failli mourir ! N’est-ce pas ? » Il lança vers la religieuse un coup d’œil impérieux ; puis il changea de voix, et son regard devint craintif : « Il ne faut pas que tu me quittes, Antoine. J’ai peur, vois-tu ! J’ai peur… que ça recommence. »

Antoine eut pitié. Par chance, rien de très urgent ne l’obligeait à sortir. Il promit de rester là jusqu’au dîner.

– « Je vais téléphoner que j’ai un empêchement », dit-il.

Dans le bureau, où était l’appareil, il fut suivi par sœur Céline.

– « La journée ? »

– « Pas fameuse. J’ai dû faire ma première piqûre à midi ; et je viens de recommencer. Une demi-dose », ajouta-t-elle. « Mais c’est le moral, monsieur Antoine ! Des idées terribles : “On me ment, je veux voir M. l’abbé, je vais mourir”, et Dieu sait quoi ! »

Le regard inquiet d’Antoine semblait poser une question précise : « Croyez-vous possible qu’il se doute ?… » La religieuse hocha la tête ; elle n’osait plus répondre non.

Antoine réfléchissait. « Cela ne suffit pas à expliquer la température », se dit-il.

– « L’important… » – il fit un geste énergique – « … c’est d’extirper immédiatement tout germe de soupçon. » Un projet insensé lui traversa l’esprit ; il se contint. « D’abord, lui faire une soirée calme », déclara-t-il. « Vous lui injecterez un nouveau demi-centigramme, quand je vous le dirai… Je vous rejoins. »

 

– « Me voilà libre jusqu’à sept heures », s’écria-t-il gaiement, lorsqu’il fut de retour dans la chambre. Il avait sa voix mordante et son masque d’hôpital, crispé, résolu. Il sourit cependant :

– « Ça n’a pas été tout seul ! C’est la grand-mère de ma petite malade que j’ai trouvée au bout du fil. Elle était désespérée, la pauvre dame ; elle bêlait dans l’appareil : “Comment, docteur, nous ne vous verrons pas ce soir ?” » Il feignit soudain un air alarmé : « Excusez-moi, Madame, je viens d’être appelé auprès de mon père, qui est au plus mal… » (Le visage de M. Thibault se contracta brusquement.) « Mais avec les femmes on n’en a jamais fini ! “Votre père ? Ah ! mon Dieu, qu’est-ce qu’il a donc ?” »

Antoine se grisait de sa témérité. À peine s’il balança une seconde avant d’oser :

– « Que dire ?… Devine !… Je lui ai répondu, sans sourciller : “Un cancer, Madame ! Un cancer de… la prostate !…” » Il rit fébrilement : « Pourquoi pas ? Pendant que j’y étais ! »

Il vit que la sœur, en train de verser de l’eau dans un verre, s’arrêtait net. Il eut tout à coup conscience de la partie qu’il jouait. La peur le frôla. Trop tard pour reculer.

Il éclata de rire :

– « Mais ce mensonge-là, Père, je le porte à ton compte, tu sais ! »

M. Thibault, raidi, écoutait de tout son être. Sa main s’était mise à trembler sur le drap. Jamais les plus explicites protestations n’eussent si vite, si totalement dissipé son angoisse ! L’audace diabolique d’Antoine avait à l’improviste culbuté les spectres, et, d’un coup, rejeté le malade en plein espoir. Il ouvrit les deux yeux et regarda son fils ; il ne se décidait plus à baisser les paupières. Un sentiment nouveau, une flamme de tendresse, embrasait son vieux cœur. Il voulut parler ; mais ce qu’il éprouvait était pareil à un vertige : il referma les yeux, après un bref sourire que le jeune homme saisit au vol.

Tout autre qu’Antoine se fût dit, en s’épongeant le front : « Je l’ai échappé belle… » Un peu plus pâle que tout à l’heure, satisfait de lui, il pensait seulement : « Le tout, dans ces trucs-là, c’est d’être bien décidé à réussir. »

 

Quelques minutes passèrent.

Antoine évitait le regard de la sœur.

M. Thibault bougea le bras. Puis, comme s’il continuait une discussion :

– « M’expliquerez-vous, alors, pourquoi je souffre de plus en plus ? À croire que vos sérums exaspèrent la douleur, au lieu de… »

– « Mais, naturellement, ils l’exaspèrent », interrompit Antoine. « C’est la preuve qu’ils agissent ! »

– « Ah ! »

M. Thibault ne demandait qu’à se laisser convaincre. Et, comme, à vrai dire, l’après-midi n’avait pas été aussi pénible qu’il le prétendait, il regretta presque de n’avoir pas souffert plus longtemps.

– « Qu’éprouves-tu en ce moment ? » questionna Antoine. L’accès fiévreux de son père le préoccupait.

Pour être franc, M. Thibault eût dû répondre : « Un grand bien-être. » Mais il marmonna :

– « Ma douleur dans les jambes… Et puis une lourdeur dans les reins… »

– « Il y a eu un sondage à trois heures », spécifia sœur Céline.

– « Et puis un poids, là… une oppression… »

Antoine approuvait de la tête.

– « C’est assez curieux », déclara-t-il à la religieuse. (Il ne savait pas, cette fois, ce qu’il allait imaginer.) « Je pense à certaines observations que j’ai faites sur… sur l’alternance des remèdes. Ainsi, pour les affections cutanées, on arrive à des résultats inespérés par l’alternance des traitements. Peut-être avons-nous eu tort, Thérivier et moi, de prescrire d’une façon continue ce nouveau sérum, le… le N. 17… »

– « Bien sûr, vous avez eu tort ! » affirma, de confiance, M. Thibault.

Antoine l’interrompit avec bonne humeur :

– « Mais c’est ta faute, Père ! Tu es si pressé de guérir ! Nous allons trop vite en besogne ! »

Il interpella sérieusement la sœur :

– « Où avez-vous mis les ampoules que j’ai apportées avant-hier, le D. 92 ? »

Elle fit un geste gauche ; non qu’elle eût la moindre répugnance à mystifier un malade, mais elle avait quelque peine à s’y reconnaître dans tous ces « sérums » qu’Antoine inventait selon les besoins de la cause.

– « Vous allez me faire tout de suite une piqûre de ce D. 92. Oui, avant que l’action du N. 17 soit terminée. Je veux observer l’effet du mélange dans le sang. »

M. Thibault avait remarqué l’hésitation de la garde. Antoine surprit son coup d’œil scrutateur ; il ajouta aussitôt, pour couper court à toute méfiance :

– « Cette piqûre-là va sans doute te sembler plus douloureuse, Père. Le D. 92 est moins fluide que les autres. Un moment à passer. Ou je me trompe fort, ou tu vas te sentir très soulagé ce soir ! »

« Je deviens chaque jour plus habile », constatait Antoine à part lui. Progrès professionnel, qu’il n’enregistrait pas sans satisfaction. Et puis, dans ce lugubre jeu, il y avait une difficulté sans cesse renaissante, une sorte de risque aussi, dont Antoine ne pouvait s’empêcher de sentir l’attrait.

La sœur revint.

M. Thibault ne se prêta pas sans anxiété à l’opération : avant même d’avoir l’aiguille dans le bras, il s’était mis à glapir.

– « Ah, tu sais, ton sérum ! » grommela-t-il dès que ce fut fini. « Il est tellement plus épais, celui-ci ! C’est du feu qui entre sous la peau ! Et cette odeur, sens-tu ? L’autre au moins, était inodore ! »

Antoine s’était assis. Il ne répondit rien. Entre la précédente piqûre et celle-ci, aucune distinction possible : deux ampoules jumelles, la même aiguille, la même main ; mais, soi-disant, une autre étiquette… Il suffisait de bien orienter l’esprit vers l’erreur, aussitôt tous les sens faisaient du zèle ! Piètres instruments, dont nous ne doutons jamais !… Et ce puéril besoin, jusqu’au bout, de satisfaire notre raison ! Le pire, même pour un malade, c’est de ne pas comprendre. Dès qu’on a pu donner un nom au phénomène, lui prêter une cause plausible, dès que notre pauvre cerveau peut associer deux idées avec une apparente logique… « La raison, la raison », se dit Antoine, « c’est tout de même un point fixe dans le tourbillon. Sans la raison, que resterait-il ? »

M. Thibault avait refermé les yeux.

Antoine fit signe à sœur Céline de se retirer. (Ils avaient remarqué que le malade était plus irritable lorsqu’ils étaient tous deux ensemble à son chevet.)

Bien que le jeune homme vît son père tous les jours, il constatait aujourd’hui des changements marqués. La chair avait une transparence ambrée, un poli de mauvais augure. La boursouflure avait augmenté ; de flasques poches s’étaient formées sous les yeux. Le nez, au contraire, avait fondu, montrant une arête osseuse qui modifiait bizarrement l’expression du visage.

Le malade remua.

Peu à peu, ses traits s’animaient. Il n’avait plus son air renfrogné. À travers les cils, qui s’écartaient plus fréquemment, luisait une pupille dilatée, brillante.

– « La double piqûre commence à agir », pensa Antoine ; « il va devenir loquace. »

M. Thibault éprouvait, en effet, une sorte de détente : un besoin de repos, délicieux parce que dépourvu de tout accompagnement de fatigue. Il n’avait pas cessé, pourtant, de songer à sa mort ; mais, comme il avait cessé d’y croire, il lui devenait possible, agréable même, d’en parler. L’excitation de la morphine aidant, il ne résista pas à la tentation d’improviser, pour lui-même et pour son fils, le spectacle d’une fin édifiante.

– « M’écoutes-tu, Antoine ? » demanda-t-il à l’improviste. L’intonation était solennelle. Puis, sans autre préambule : « Dans le testament que tu trouveras après ma mort… » (Une pause, à peine perceptible, comme celle de l’acteur qui attend une réplique.)

– « Mais, Père », interrompit, de bonne grâce, Antoine, « je ne te croyais pas si pressé de mourir ! » Il rit. « Je te faisais même remarquer, tout à l’heure, combien tu étais impatient de reprendre ton existence ! »

Le vieillard, satisfait, souleva la main :

– « Laisse-moi parler, mon cher. Il se peut que, aux yeux de la science, je ne sois pas un malade condamné. Mais j’ai, moi, le sentiment que… que je suis… D’ailleurs, la mort… Le peu de bien que j’ai essayé de faire en ce monde me sera compté… Oui… Et, si le jour est venu… » (un coup d’œil pour s’assurer que le sourire incrédule d’Antoine ne s’était pas effacé) « … eh bien, que veux-tu ? ayons confiance… La miséricorde de Dieu est infinie. »

Antoine écoutait en silence.

– « Ce n’est pas cela que je voulais te dire, Antoine. À la fin de mes dispositions testamentaires, tu trouveras une liste de legs… Les vieux serviteurs… Je tiens à attirer ton attention sur ce codicille, mon cher. Il date de plusieurs années. Peut-être n’ai-je pas été assez… assez généreux. Je pense à M. Chasle. Le brave homme me doit beaucoup, c’est indiscutable ; il me doit tout. Mais est-ce une raison pour que son… ce dévouement… ne recueille pas une récompense… même superflue ? »

La toux qui, par moments, hachait ses paroles, le contraignit à s’arrêter un instant. « Il faut que la généralisation du mal progresse assez vite », se dit Antoine, « cette toux augmente, les nausées aussi. Le néoplasme doit s’être, depuis peu, propagé de bas en haut… Poumons, estomac… Nous sommes à la merci de la première complication. »

– « J’ai toujours eu », reprit M. Thibault, que l’opium rendait à la fois lucide et incohérent, « j’ai toujours eu la fierté d’appartenir à cette classe aisée, sur laquelle, de tout temps, la religion, la patrie… Mais cette aisance impose certains devoirs, mon cher… » La pensée, encore une fois, dévia. « Toi, tu as une fâcheuse tendance à l’individualisme ! » fit-il tout à coup, en jetant vers Antoine un regard courroucé. « Tu changeras sans doute quand tu seras grand. » Il rectifia : « … quand tu auras vieilli, quand tu auras, toi aussi, fondé une famille… Une famille », répéta-t-il. Ce mot, qu’il ne prononçait jamais sans emphase, éveilla en lui de confuses résonances, des fragments de discours prononcés naguère. La suite de ses idées lui échappa de nouveau. Il enfla la voix : « Effectivement, mon cher, si l’on admet que la famille doit rester la cellule première du tissu social, ne faut-il pas… ne faut-il pas qu’elle constitue cette… cette aristocratie plébéienne… où dorénavant se recrutent les élites ? La famille, la famille… Réponds : ne sommes-nous pas le pivot sur lequel… sur lequel tourne l’État bourgeois d’aujourd’hui ? »

– « Mais je suis de ton avis, Père », accorda Antoine, avec douceur.

Le vieux n’eut pas l’air d’avoir entendu. Insensiblement, le ton devint moins oratoire, les intentions plus faciles à saisir :

– « Tu en reviendras, mon cher ! L’abbé y compte, comme moi. Tu en reviendras de certaines idées, et je souhaite que ce soit bientôt… Je voudrais que ce soit déjà fait, Antoine… Au moment de quitter ce monde, n’est-il pas pénible pour moi que mon fils… ? Élevé comme tu l’as été, vivant sous ce toit, ne devrais-tu pas… ? Une ferveur religieuse enfin ! Une foi plus solide, plus pratiquante ! »

« Et s’il soupçonnait où j’en suis », pensa Antoine.

– « Qui sait si Dieu ne me demandera pas… ne me tiendra pas rigueur… ? » soupira M. Thibault. « Hélas ! pour cette tâche chrétienne, la présence de ta sainte mère m’a été ravie… trop tôt ! »

Deux larmes jaillirent de ses paupières. Antoine les vit éclore, puis descendre le long des joues. Il ne s’y attendait pas, et ne put se défendre d’une pointe d’émotion – qui s’accrut, lorsqu’il entendit son père reprendre, sans divaguer, d’une voix basse, intime, pressante, qu’Antoine ne lui connaissait pas :

– « J’ai d’autres comptes à rendre. La mort de Jacques. Pauvre enfant… Ai-je fait tout mon devoir ?… Je voulais être ferme. J’ai été dur. Mon Dieu, je m’accuse d’avoir été dur avec mon enfant… Je n’ai jamais su gagner sa confiance. Ni la tienne, Antoine… Non, ne proteste pas, c’est la vérité. Dieu l’a voulu ainsi ; Dieu ne m’a jamais accordé la confiance de mes enfants… J’ai eu deux fils. Ils m’ont respecté, ils m’ont craint ; mais, dès l’enfance, ils se sont écartés de moi… Orgueil, orgueil ! Le mien ; le leur… Pourtant, est-ce que je n’ai pas fait tout ce que je devais ? Est-ce que je ne les ai pas, dès le plus jeune âge, confiés à l’Église ? Est-ce que je n’ai pas veillé à leur éducation, à leur instruction ? Ingratitude… Mon Dieu, jugez-moi : est-ce ma faute ?… Jacques s’est toujours dressé contre moi. Jusqu’à son dernier jour, jusqu’à la veille de sa mort !… Pourtant ! Est-ce que je pouvais donner mon consentement à… à cette chose-là ? Non… Non… »

Il se tut.

– « Va-t’en, mauvais fils ! » cria-t-il tout à coup.

Antoine le considéra, surpris. Son père ne s’adressait pas à lui. Délirait-il, maintenant ? La mâchoire tendue, le front mouillé de sueur, les bras soulevés, il semblait hors de soi.

– « Va-t’en ! » reprit-il. « Tu as oublié tout ce que tu dois à ton père, à son nom, à son rang ! Le salut d’une âme ! L’honneur d’une famille ! Il y a des actes… des actes qui dépassent notre personne ! Qui compromettent toutes les traditions ! Je te briserai ! Va-t’en ! » La toux coupait ses phrases. Il souffla longuement. Puis la voix s’assourdit : « Mon Dieu, je ne suis pas sûr de votre pardon… Qu’as-tu fait de ton fils ? »

– « Père », risqua Antoine.

– « Je n’ai pas su le protéger… Les influences ! Les machinations des huguenots ! »

– « Ah, les huguenots », pensa Antoine.

(C’était une idée fixe du vieux, et personne n’en avait jamais bien compris l’origine. Sans doute – c’était une supposition d’Antoine – aussitôt après le départ de Jacques, au début des recherches, une maladresse avait dû révéler à M. Thibault les relations assidues que Jacques, pendant l’été qui avait précédé, entretenait, à Maisons, avec les Fontanin. Dès lors, et sans qu’on pût l’en faire démordre, le vieillard, aveuglé par son aversion pour les protestants, hanté probablement aussi par les souvenirs de la fugue à Marseille avec Daniel, et confondant peut-être le passé avec le présent, n’avait cessé de rejeter sur les Fontanin toute la responsabilité du drame.)

– « Où vas-tu ? » cria-t-il encore, en essayant de se soulever.

Il ouvrit les yeux, parut rassuré par la présence d’Antoine et tourna vers lui son regard voilé de larmes :

– « Le malheureux », balbutia-t-il. « Ces huguenots l’ont attiré, mon cher… Ils nous l’ont pris… C’est eux ! Ils nous l’ont poussé au suicide… »

– « Mais non, Père », s’écria Antoine. « Pourquoi s’imaginer toujours qu’il se soit… »

– « Il s’est tué ! Il est parti, il est allé se tuer !… » (Antoine crut entendre, très bas : « … Maudit ! » Mais il avait dû se tromper. Pourquoi « maudit » ? Cela n’avait vraiment aucun sens.) Le reste de la phrase se perdit en un sanglotement désespéré, presque silencieux, qui dégénéra en une quinte de toux, laquelle, assez vite, s’apaisa.

Antoine crut que son père s’endormait. Il évitait de faire un mouvement.

Quelques minutes passèrent.

– « Dis donc ! »

Antoine tressaillit.

– « Le fils de la tante… euh… tu sais ?… Oui, le fils de la tante Marie, de Quillebeuf… Mais, tu n’as pas pu le connaître, toi. Lui aussi, il s’est… J’étais encore un gamin quand c’est arrivé. Avec son fusil, un soir de chasse. On n’a jamais su… »

M. Thibault, distrait, l’esprit dispos et envahi de souvenirs, souriait.

– « … Elle agaçait maman, avec ses chansons, toujours ses chansons… Euh… Monture… petit coursier, comment donc ?… À Quillebeuf, pendant les vacances… Tu n’as pas connu la patache du père Niqueux, toi… Ha, ha, ha !… Le jour où la malle des bonnes est… est tombée… Ha, ha, ha !… »

Antoine se leva brusquement ; cette hilarité lui était plus pénible que les sanglots.

Ces dernières semaines, il arrivait souvent au vieillard, surtout le soir après les piqûres, d’évoquer ainsi des détails insignifiants d’autrefois qui, dans sa mémoire dépeuplée, s’amplifiaient soudain, comme un son dans les volutes d’un coquillage. Il les ressassait ensuite plusieurs jours, riant tout seul comme un enfant.

Il se tourna joyeusement vers Antoine, et se mit à fredonner, d’une voix jeune :

– Monture guillerette,

Hop, Jip… petit coursier…

La… la… la… lamourette…

Hop… hop… au rendez-vous !

– « Ah ! je ne sais plus », fit-il, agacé. « C’est une chanson que Mademoiselle connaît bien, elle aussi. Elle la chantait à la petite… »

Il ne pensait plus à sa mort, ni à celle de Jacques. Inlassablement, jusqu’au départ d’Antoine, il repêcha dans son passé les souvenirs de Quillebeuf et les bribes de la vieille chanson.

III

Resté seul avec sœur Céline, il retrouva sa gravité. Il réclama son potage et se laissa abecquer sans souffler mot. Puis, lorsqu’ils eurent dit ensemble la prière du soir, il lui fit éteindre le plafonnier.

– « Ma sœur, ayez l’obligeance de prier Mademoiselle de venir. Et veuillez appeler les bonnes, que je leur parle. »

Mécontente d’être dérangée à cette heure, Mlle de Waize franchit en trottinant le seuil de la chambre et s’arrêta, essoufflée. Elle essaya en vain de lever son regard jusqu’au lit ; son dos noué l’en empêchait ; elle n’apercevait que les pieds des meubles, et, dans l’espace éclairé, les reprises du tapis. La religieuse voulut lui avancer un fauteuil, mais Mademoiselle recula d’un pas ; elle serait restée comme un échassier, debout sur une patte, pendant dix heures consécutives, plutôt que de poser sa jupe sur ce siège colonisé par les microbes !

Les deux bonnes, inquiètes, se tenaient l’une près de l’autre, formant un groupe obscur qu’éclairaient par à-coups les flammes du feu.

M. Thibault se recueillit quelques secondes. La séance avec Antoine ne l’avait pas rassasié ; un désir irrésistible le tourmentait d’ajouter encore une scène au spectacle.

– « Je sens que ma fin n’est plus bien éloignée… », commença-t-il en toussotant, « et j’ai voulu profiter d’un instant d’accalmie dans mes souffrances… dans les tourments qui me sont infligés… pour vous dire adieu… »

La sœur, qui repliait des serviettes, s’interrompit, surprise. Mademoiselle et les deux bonnes, saisies, se taisaient. M. Thibault crut un instant que l’annonce de sa mort prochaine n’étonnait personne, et il connut une minute d’atroce anxiété. Heureusement pour lui, la sœur, plus hardie, s’écria :

– « Mais, Monsieur, vous allez de mieux en mieux, pourquoi parler de mourir ? Si le docteur vous entendait ! »

M. Thibault sentit aussitôt son énergie morale s’affermir. Il fronça les sourcils, et sa main engourdie fit un effort pour réduire au silence la bavarde.

Il reprit, comme s’il récitait :

– « À la veille de paraître devant le Tribunal suprême, je demande pardon. Pardon à tous. Je me suis souvent montré sans indulgence pour autrui. J’ai blessé peut-être, par ma sévérité, l’attachement de mes… de tous ceux qui vivaient dans ma maison. Je reconnais… Des dettes… Des dettes envers vous tous… Envers vous, Clotilde et Adrienne… Envers votre mère, surtout, qui est maintenant clouée… qui est clouée, comme moi, sur un lit de douleurs… et qui vous a donné, pendant vingt-cinq ans, un si bel exemple de servitude… Envers vous, enfin, Mademoiselle, vous qui… »

À ce moment, Adrienne fondit si bruyamment en larmes que M. Thibault, troublé, faillit lui-même éclater en sanglots. Il hoqueta, mais se ressaisit ; et, pesant chaque mot :

– « … vous qui avez fait le sacrifice d’une existence modeste, pour vous installer à notre foyer en deuil… veiller sur la lampe… sur notre lampe familiale. Qui donc était plus que vous digne… de… auprès des enfants… de remplacer celle que vous aviez élevée ? »

Entre les phrases, lorsqu’il s’arrêtait, on entendait les femmes pleurer dans l’ombre. Le dos de la petite vieille s’était arqué davantage, son chef branlait sans interruption, et le tremblement de ses lèvres faisait, dans les silences, un léger bruit de succion.

– « Grâce à vous, grâce à votre vigilance, notre famille a pu continuer sa route… sa route, sous le regard de Dieu. Je vous en remercie publiquement ; et c’est à vous, Mademoiselle, que je veux présenter ma dernière requête. Lorsque sera venue l’heure fatale… » Bouleversé par les paroles qu’il prononçait, il dut, pour dominer son effroi, faire une pause, réfléchir à son état présent, au bien-être qu’il éprouvait depuis la piqûre. Il poursuivit : « Lorsque l’heure fatale aura sonné, je vous recommande, Mademoiselle, de lire vous-même, à haute voix, cette belle prière, vous savez, ces Litanies de… de la bonne mort… que j’ai lues… avec vous… au chevet de ma pauvre femme… dans cette même chambre… n’est-ce pas ?… sous ce même crucifix… »

Son regard essaya de fouiller l’obscurité. Cette chambre d’acajou et de reps bleu était sa chambre de toujours ; celle où, jadis, à Rouen, il avait, à quelques années d’intervalle, vu ses parents mourir… Elle l’avait suivi, à Paris ; elle avait été sa chambre de jeune homme ; elle avait été sa chambre nuptiale… Par une froide nuit de mars, Antoine y était né. Puis, moins de dix ans après, par une autre nuit d’hiver, sa femme, en donnant la vie à Jacques, y était morte. Il la revit morte, au milieu du grand lit semé de violettes…

Sa voix trembla :

– « … et j’espère que notre sainte bien-aimée… m’assistera de là-haut… me communiquera son courage… sa résignation… le courage dont elle a fait preuve… oui… » Il ferma les yeux et joignit gauchement les mains.

Il semblait dormir.

Alors sœur Céline fit signe aux bonnes de se retirer sans bruit.

Avant de quitter leur maître, elles le contemplèrent attentivement, comme si déjà ce lit était une couche mortuaire. On perçut dans le couloir les sanglots d’Adrienne et le caquetage étouffé de Clotilde, qui donnait le bras à la vieille demoiselle. Elles ne savaient plus où aller. Elles échouèrent à la cuisine et s’assirent en rond. Elles pleuraient. Clotilde décréta qu’il fallait veiller, pour pouvoir au premier appel courir chercher un prêtre ; et, sans perdre de temps, elle se mit à moudre du café.

Seule, la religieuse savait à quoi s’en tenir : elle avait l’habitude. Pour elle, la sérénité d’un mourant était toujours une preuve que, dans les profondeurs de son instinct, – souvent à tort, d’ailleurs, – le malade ne croyait pas vraiment la mort imminente. Aussi, après avoir remis la chambre en ordre et couvert le feu, ouvrit-elle le lit pliant sur lequel elle reposait. Et, dix minutes plus tard, dans la chambre obscure, la religieuse, sans avoir échangé un mot avec son malade, glissait paisiblement, comme chaque soir, de la prière au sommeil.

 

M. Thibault, lui, ne dormait pas. La double piqûre lui assurait un prolongement de bien-être, mais le tenait éveillé. Immobilité voluptueuse, peuplée de pensées, de projets. D’avoir semé la frayeur autour de lui, semblait l’avoir définitivement purgé de sa propre angoisse. Le souffle de la garde assoupie l’agaçait bien un peu ; mais il se plut à rêver au jour où, guéri, il la congédierait, avec des remerciements, – avec une belle offrande pour sa communauté. Combien ? On verrait… Bientôt. Ah, qu’il était impatient de revivre ! Que devenaient ses œuvres, sans lui ?

Une bûche s’écroula dans les cendres. Il entrouvrit un œil. Une flamme, ressuscitée, hésitante, faisait danser des ombres au plafond. Il se vit soudain, tremblant, une bougie allumée à la main, à Quillebeuf, dans le couloir humide, qui, toute l’année, sentait le salpêtre et la pomme : de grandes ombres naissaient devant lui et s’en allaient ainsi danser au plafond… Ces terrifiantes araignées noires qu’il y avait toujours, le soir, dans les cabinets de tante Marie !… (Entre l’enfant peureux d’alors et le vieillard d’aujourd’hui, l’identité était pour lui si complète, qu’il lui fallait un effort de l’esprit pour les distinguer l’un de l’autre.)

La pendule sonna dix heures. Puis la demie.

Quillebeuf… La patache… La basse-cour… Léontine…

Ces souvenirs, qu’un hasard avait fait lever des bas-fonds de sa mémoire, flottaient obstinément à la surface, ne consentaient plus à redescendre dans les profondeurs. L’air de la vieille chanson faisait à ces évocations puériles un accompagnement discontinu. Les paroles lui manquaient encore presque toutes, sauf le début qui s’était recomposé peu à peu, et le refrain, qui avait surgi inopinément des ténèbres :

Monture guillerette,

Trilby, petit coursier,

Tu sers mon amourette

Mieux qu’un beau destrier !

Hop ! Hop ! Trilby, trottine !

Hop ! Vite ! Au rendez-vous !

La pendule sonna onze coups.

… Monture guillerette,

Trilby, petit coursier…

IV

Le lendemain, vers quatre heures, Antoine, entre deux visites, vint à passer si près de chez lui qu’il en profita pour aller aux nouvelles. Il avait trouvé, le matin, M. Thibault assez affaibli. La fièvre persistait. Annonçait-elle une complication ? Soulignait-elle seulement l’aggravation générale ?

Antoine voulait ne pas être vu du malade, que cette visite supplémentaire eût inquiété. Il gagna le cabinet de toilette par le couloir. Sœur Céline s’y trouvait. À voix basse, elle le rassura. Jusqu’alors la journée n’avait pas été trop mauvaise. Pour l’instant, M. Thibault était sous l’action d’une piqûre. (Ces doses répétées de morphine devenaient indispensables pour lui permettre de supporter les douleurs.)

Par la porte de la chambre, qui n’était pas complètement fermée, venait un murmure, un chant. Antoine tendit l’oreille. La religieuse haussa les épaules :

– « Il n’a pas eu de cesse que je n’aie été lui chercher Mademoiselle pour qu’elle lui chante une romance de je ne sais quoi. Il ne parle pas d’autre chose depuis ce matin. »

Antoine approcha sur la pointe des pieds. La voix ténue de la petite vieille s’élevait dans le silence :

 

Monture guillerette,

Trilby, petit coursier,

Tu sers mon amourette

Mieux qu’un beau destrier !

Gentiment, pour Rosine,

Pour ses yeux andalous,

Hop ! Hop ! Trilby, trottine !

Hop ! Vite ! Au rendez-vous !

 

Alors Antoine entendit la voix de son père, comme un bourdon fêlé, qui reprenait, en s’essoufflant, le refrain :

Hop ! Vite ! Au rendez-vous !…

Puis la flûte chevrotante reprit :

 

Vois cette fleur charmante,

Là-bas, au bord du pré.

Je veux que mon Infante

En ait le front paré !

Je la cueille, et toi, broute !

(Car, à chacun ses goûts.)

 

– « Ah, voilà ! » interrompit M. Thibault, avec un accent de triomphe. « Tante Marie chantait toujours : La… la… la… et toi, broute !… La… la… la… et toi, broute ! »

Ils reprirent ensemble :

 

Hop ! Hop ! Trilby en route !

Hop ! Vite ! Au rendez-vous !

 

– « Pendant ce temps-là », chuchota la sœur, « il ne se plaint pas. »

Antoine s’éloigna, le cœur serré.

 

Comme il passait devant la loge, il fut hélé par la concierge. Le facteur venait de déposer quelques lettres. Antoine les prit distraitement. Sa pensée était là-haut :

 

… Monture guillerette,

Trilby, petit coursier…

 

Il s’étonnait lui-même de ses sentiments pour le malade. Lorsqu’il avait eu, un an plus tôt, la révélation que M. Thibault était perdu, il s’était découvert, pour ce père qu’il croyait ne pas aimer, une déconcertante et indéniable affection, toute fraîche, semblait-il, et pourtant pareille à une très ancienne tendresse que l’approche de l’irréparable aurait seulement ravivée. Sentiment qu’était encore venu renforcer, pendant ces longs mois, l’attachement du médecin pour ce condamné, dont il était seul à connaître la sentence, et qu’il fallait mener le plus doucement possible vers sa fin.

Antoine avait déjà fait quelques pas dans la rue, lorsque ses yeux tombèrent sur l’une des enveloppes qu’il tenait à la main.

Il s’arrêta net :

 

Monsieur Jacques Thibault

4 bis, rue de l’Université.

 

De temps à autre arrivaient bien encore un catalogue de librairie ou un prospectus, au nom de Jacques. Mais une lettre ! Cette enveloppe bleutée, cette écriture d’homme – de femme, peut-être ? – haute, cursive, un peu dédaigneuse !… Il fit demi-tour. D’abord, réfléchir. Il gagna son cabinet. Mais, avant même de s’être assis, d’un geste résolu il avait décacheté la lettre.

Dès les premiers mots un transport le saisit :

1 bis, place du Panthéon.

25 novembre 1913.

« Cher monsieur,

« J’ai lu votre nouvelle… »

« Une nouvelle ? Jacques écrit ? » Et aussitôt la certitude : « Il vit ! » Les mots dansaient. Antoine, fébrile, chercha la signature : « JALICOURT. »

« J’ai lu votre nouvelle avec un intérêt très vif. Vous devinez, de reste, les réserves que peut inspirer au vieil universitaire… »

« Ah, Jalicourt ! Valdieu de Jalicourt. Le professeur, l’académicien… » Antoine le connaissait bien, de réputation ; il avait même deux ou trois livres de Jalicourt dans sa bibliothèque.

« Vous devinez, de reste, les réserves que peut inspirer au vieil universitaire que je suis, une formule romanesque qui heurte, et ma culture classique, et la plupart de mes goûts personnels. Je ne puis véritablement souscrire ni au fond ni à la forme. Mais je dois reconnaître que ces pages, dans leur outrance même, sont d’un poète, et d’un psychologue. J’ai plus d’une fois songé, en vous lisant, à ce mot d’un maître musicien de mes amis, auquel un jeune compositeur révolutionnaire (qui pourrait être des vôtres) montrait un essai d’une troublante audace : “Remportez vite tout cela, Monsieur, je finirais par y prendre goût.”

« JALICOURT. »

Antoine tremblait sur ses jambes. Il s’assit. Il ne quittait pas des yeux la lettre dépliée devant lui sur son bureau. Au fond, que Jacques fût vivant ne le surprenait guère : jamais il n’avait eu, lui, aucune raison de supposer un suicide. Le premier éveil, au toucher de cette lettre, avait été celui du chasseur : en quelques secondes, il avait senti ressusciter en lui cet instinct de limier qui, trois ans plus tôt, l’avait, plusieurs mois de suite, lancé sur toutes les pistes, à la recherche de l’absent. Puis, en même temps, une telle tendresse pour son frère, un si haletant besoin de le revoir, qu’il en demeurait tout étourdi. Souvent, ces derniers jours, – et ce matin même – il avait eu à se raidir contre un sentiment d’amertume, en se voyant seul au chevet du vieillard ; devant une tâche si lourde, comment se défendre, d’un mouvement de rancune envers ce frère fugitif, qui, en un pareil moment, désertait son poste ? Mais cette lettre !

Un espoir le traversa : atteindre Jacques, l’avertir, le rappeler ! Ne plus être seul !

Il reprit la feuille : 1 bis, place du Panthéon… Jalicourt…

Un regard sur la pendule ; un autre à son calepin.

« Bon. Trois visites encore, ce soir. Celle de 4 h. 1/2, avenue de Saxe, urgente, impossible à manquer. Ensuite, ce début de scarlatine, rue d’Artois : indispensable aussi, mais pas de rendez-vous. La troisième, une convalescence, ça peut se remettre. » Il se leva. « Avenue de Saxe, tout de suite. Et aussitôt après, Jalicourt. »

 

Vers cinq heures, Antoine arrivait place du Panthéon. Vieille maison. Pas d’ascenseur. (Sa fougue, d’ailleurs, l’eût empêché de le prendre.) Il grimpa quatre à quatre.

– « M. de Jalicourt est sorti. Mercredi… Son cours à l’École normale, de 5 à 6… »

« Du calme », se dit Antoine, en descendant. « Juste le temps d’aller voir ma scarlatine. »

 

Avant six heures, il sautait de taxi devant l’École normale.

Il se rappela sa visite au directeur, après la disparition de son frère ; puis, ce jour d’été déjà lointain, où il était venu dans cette sombre bâtisse attendre avec Jacques et Daniel le résultat de l’examen d’entrée.

– « Le cours n’est pas terminé. Montez au palier du premier étage. Vous verrez les élèves sortir. »

Un courant d’air perpétuel sifflait sous les préaux, dans les escaliers, dans les couloirs. Les lampes électriques, parcimonieusement distribuées, avaient des airs fumeux de quinquets. Ces dalles, ces arcades, ces portes claquantes, cet escalier monumental, obscur et délabré, où, sur des murs crasseux, des pancartes en lambeaux flottaient au vent d’automne, tant de solennité, tant de silence et d’abandon, faisaient penser à quelque évêché de province, à jamais désaffecté.

Quelques minutes s’écoulèrent. Antoine, figé, attendait. Sur le carreau, glissèrent des pas mous : un élève, hirsute, débraillé, traînant la savate et balançant un litre au bout de son bras, dévisagea Antoine et passa.

De nouveau, le silence. Et, tout à coup, un bourdonnement : la porte de la salle céda, dans un brouhaha de séance parlementaire ; des étudiants, en grappes, riant, s’interpellant, se pressaient les uns contre les autres ; puis, en hâte, se dispersèrent dans les corridors glacés.

Antoine guettait. (Le professeur, évidemment, sortait le dernier.) Quand la ruche lui parut vidée, il s’approcha. Au fond d’une salle en boiseries, garnie de bustes et mal éclairée, un grand bonhomme à cheveux blancs, debout et courbé, rangeait nonchalamment des papiers sur une table. Ce ne pouvait être que M. de Jalicourt.

Il se croyait seul. Au bruit que fit Antoine, il se redressa en grimaçant. Il était grand et se tournait presque de profil pour regarder devant lui, car il ne voyait que d’un œil, à travers un monocle épais comme une lentille. Dès qu’il eut aperçu quelqu’un, il quitta sa place, et, d’un geste courtois, fit signe au visiteur d’avancer.

Antoine attendait un vieux professeur. La vue de ce gentilhomme, habillé de clair et qui semblait descendre de cheval plutôt que de chaire, le surprit.

Il se présenta :

– « … le fils d’Oscar Thibault, votre collègue de l’Institut… Le frère de Jacques Thibault, à qui vous avez écrit hier… » Et, comme l’autre, sourcils dressés, affable et hautain, ne bronchait pas, Antoine brûla les étapes : « Que savez-vous de Jacques, Monsieur ? Où est-il ? »

Le front de Jalicourt eut un frémissement ombrageux.

– « Vous allez me comprendre, Monsieur », repartit Antoine. « Je me suis permis d’ouvrir votre lettre. Mon frère a disparu. »

– « Comment, disparu ? »

– « Disparu depuis trois ans ! »

Jalicourt, assez brusquement, avait avancé la tête. À travers le monocle, son œil myope et perçant dévisageait le jeune homme, de tout près. Antoine sentit sur sa joue le souffle du professeur.

– « Oui, depuis trois ans », répéta-t-il. « Sans motiver son départ. Sans donner signe de vie, ni à mon père ni à moi. À personne. Sauf à vous, Monsieur. Alors, vous comprenez, j’accours… Nous ne savions même pas s’il était encore vivant ! »

– « Vivant ? Il l’est, puisqu’il vient de faire paraître cette nouvelle ! »

– « Quand ? Où ? »

Jalicourt ne répondit pas. Son menton pointu, rasé, creusé d’un fort sillon, jaillissait, assez arrogant, des hautes pointes du faux col. Ses doigts effilés jouaient avec l’extrémité de la moustache, qui tombait, longue, soyeuse et très blanche. Il murmura évasivement :

– « Après tout, je ne sais pas. La nouvelle n’était pas signée “Thibault” ; c’est moi qui ai cru pouvoir identifier un pseudonyme… »

Antoine balbutia :

– « Quel pseudonyme ? » Déjà une affreuse déception l’étreignait.

Jalicourt, qui ne le perdait pas de vue, s’émut et rectifia :

– « Pourtant, Monsieur, je ne crois pas m’être trompé. »

Il restait sur la défensive. Non qu’il craignît outre mesure les responsabilités ; mais il avait une répugnance native de l’indiscrétion, et l’horreur de s’immiscer dans le privé des gens. Antoine comprit qu’il aurait une méfiance à vaincre ; il expliqua :

– « Ce qui aggrave tout, c’est que, depuis un an, mon père est condamné. Le mal progresse. Quelques semaines encore, et ce sera la fin. Nous n’étions que deux enfants. Alors, votre lettre, vous comprenez pourquoi je l’ai décachetée ? Si Jacques vit, si je peux l’atteindre, le prévenir de ce qui se passe, je le connais, il me reviendra ! »

Jalicourt réfléchit une seconde. Des tics tourmentaient son visage. Puis, spontanément, il tendit la main.

– « C’est différent », dit-il. « Je ne demande qu’à vous aider. » Il parut hésiter : son regard fit le tour de la salle. « Impossible de causer ici. Vous plairait-il de m’accompagner jusque chez moi, Monsieur ? »

Ils traversèrent ensemble, vite et sans mot dire, l’École déserte où mugissait la bise.

Dès qu’ils furent dans la paisible rue d’Ulm, Jalicourt reprit, sur un ton amical :

– « Je voudrais pouvoir vous aider. Le pseudonyme m’a paru clair : Jack Baulthy. N’est-ce pas ? D’autant que j’ai bien reconnu l’écriture ; j’avais, une fois déjà, reçu de votre frère une lettre… Je vous dirai le peu que je sais. Mais expliquez-moi d’abord… Pourquoi est-il parti ? ».

– « Ah, pourquoi ? Je n’ai jamais pu trouver une raison plausible. Mon frère est un violent, un inquiet… je n’ose pas dire : un visionnaire. Tous ses actes sont plus ou moins déroutants. On croit le connaître, et, chaque jour, il est différent de ce qu’il a été la veille… Il faut vous dire, Monsieur, que Jacques, à quatorze ans, avait déjà fait une fugue : il avait décampé, un beau matin, entraînant avec lui un camarade, et on les a retrouvés, trois jours après, sur la route de Toulon. En médecine – je suis médecin – les fugues morbides sont depuis longtemps décrites et caractérisées. La première fuite de Jacques pouvait, à la rigueur, être pathologique. Mais cette disparition, pendant trois ans ?… Et pourtant nous n’avons rien trouvé dans sa vie qui ait pu motiver son départ : il semblait heureux ; il avait passé ses vacances, au calme, avec nous ; il avait été brillamment reçu à Normale et devait entrer à l’École au début de novembre. Son acte n’a pas dû être prémédité car il est parti sans bagages, presque sans argent, n’emportant guère que des papiers. Il n’avait prévenu aucun ami. Mais il avait envoyé au directeur de l’École une lettre de démission que j’ai vue et qui est datée du jour de sa disparition… À cette époque-là, moi, j’ai fait un voyage de deux jours : c’est pendant mon absence que Jacques a disparu. »

– « Mais… Monsieur votre frère hésitait beaucoup à entrer à l’École, n’est-ce pas ? » insinua Jalicourt.

– « Croyez-vous ? »

Jalicourt n’insista pas, et Antoine se tut.

 

L’évocation de cette période tragique l’émouvait toujours. L’absence dont il venait de parler, c’était son voyage au Havre, Rachel, la Romania, l’arrachement… Et, le jour même où il revenait, pantelant, à Paris, c’était pour trouver la maison bouleversée : son frère, parti depuis la veille ; son père déchaîné, têtu, ayant alerté la police, vociférant : « Il est allé se tuer ! », sans qu’on pût tirer de lui autre chose. Le drame de famille s’était greffé à vif sur le drame d’amour. Maintenant, d’ailleurs, il considérait que cette secousse lui avait été salutaire. L’idée fixe de trouver la piste du fugitif avait chassé l’autre obsession. Très pris par son hôpital, il avait usé tout son temps libre à courir les bureaux de la Préfecture, la Morgue, les agences privées. Il avait dû faire face à tout : à l’agitation maladive, encombrante, de son père ; au désespoir qui, un moment, avait sérieusement fait craindre pour la santé de Gise ; aux visites des amis ; au courrier quotidien ; aux multiples enquêtes des agents lancés dans toutes les directions, même à l’étranger, et qui, sans cesse, donnaient de faux espoirs. Somme toute, cette vie harassante l’avait, à ce moment-là, sauvé de lui-même. Et quand, après des mois de vains efforts, il avait fallu peu à peu renoncer aux recherches, l’habitude se trouvait prise pour lui de vivre sans Rachel.

 

Ils marchaient vite ; ce qui n’empêchait pas Jalicourt d’entretenir la conversation. Son urbanité s’accommodait mal du silence. Il parlait de choses et d’autres, avec une amabilité cavalière. Mais, plus il se montrait affable, et plus on le sentait distant.

Ils arrivèrent place du Panthéon. Jalicourt gravit les quatre étages sans ralentir le pas. Sur son palier, le vieux gentilhomme se redressa, se découvrit, et, s’effaçant, il poussa devant Antoine le battant de sa porte comme si elle eût donné accès à la Galerie des Glaces.

Le vestibule fleurait tous les légumes du pot-au-feu. Jalicourt ne s’y attarda point, et fit cérémonieusement passer son visiteur dans le salon qui précédait le cabinet de travail. Le petit appartement se trouvait tout encombré de meubles marquetés, de sièges en tapisserie, de bibelots, de vieux portraits. Le cabinet de travail était une pièce sombre, qui paraissait exiguë et fort basse, parce que le panneau du fond était entièrement occupé par une pompeuse tapisserie représentant le cortège de la reine de Saba chez le roi Salomon et tout à fait disproportionnée avec la hauteur du mur ; il avait fallu replier les bords, si bien que les personnages, beaucoup plus grands que nature, avaient les jarrets coupés et touchaient la corniche de leurs diadèmes.

M. de Jalicourt fit asseoir Antoine. Lui-même s’installa sur les coussins aplatis et décolorés d’une bergère, placée devant un bureau d’acajou en grand désordre ; c’est là qu’il travaillait. Entre les deux oreilles du fauteuil, sur ce fond de velours olive, sa tête renversée, son visage osseux, le grand nez busqué, la perspective fuyante du front, et ces boucles blanches, comme poudrées, prenaient du style.

– « Voyons », dit-il, en jouant avec la chevalière qui glissait de son doigt maigre, « que je rappelle mes souvenirs… Les premiers rapports que j’ai eus avec Monsieur votre frère ont été de correspondance. À ce moment-là – il doit y avoir quatre ou cinq ans – Monsieur votre frère devait préparer l’École. Il m’avait écrit, autant qu’il me souvient, à propos d’un des livres que j’ai fait paraître en ces temps lointains. »

– « Oui », dit Antoine, « À l’aube d’un siècle ».

– « J’ai dû garder sa lettre. Le ton m’avait frappé. Je lui ai répondu ; je l’ai même engagé à venir me voir ce qu’il n’a pas fait, – du moins, à cette époque-là. Il a attendu d’être reçu à l’examen d’entrée, pour se présenter à moi : et ceci est la deuxième phase de nos relations. Courte phase : une heure d’entretien. Monsieur votre frère est venu chez moi, un soir, assez tard, à l’improviste, il y a trois ans, un peu avant la rentrée, c’est-à-dire au début de novembre. »

– « Juste avant son départ ! »

– « Je l’ai reçu ; je reçois toujours les jeunes gens. Sa physionomie énergique, passionnée, presque fiévreuse ce soir-là, m’est restée présente à l’esprit. » (Jacques lui avait paru exalté et assez fat.) « Il hésitait entre deux déterminations, et venait me demander avis : devait-il entrer à l’École et y terminer sagement ses études universitaires ? Ou bien, devait-il prendre une autre voie ? – que, d’ailleurs, lui-même ne semblait pouvoir préciser, et qui était, je pense, renoncer aux examens, travailler à sa guise, écrire. »

– « Je ne savais pas », murmura Antoine. Il se rappelait ce qu’avait été sa propre vie, pendant ce dernier mois avant l’embarquement de Rachel ; et il se reprocha d’avoir entièrement abandonné Jacques à lui-même.

– « Je vous avoue », continua Jalicourt, avec un rien de coquetterie fort seyante, « que je ne sais plus très bien ce que je lui ai conseillé. J’ai dû – naturellement – l’engager à ne pas abandonner l’École… Pour des êtres de sa trempe, notre enseignement est, somme toute, inoffensif : ils savent choisir, d’instinct ; ils ont – comment dirais-je ? – une désinvolture de bonne race, qui ne se laisse pas mettre en lisière. L’École n’est fatale qu’aux timides et aux scrupuleux… Au reste, il m’a paru que Monsieur votre frère venait me consulter pour la forme, et que sa résolution était prise. C’est justement l’indice d’une vocation, qu’elle soit impérieuse. N’est-ce pas ? Il m’a parlé, avec une violence… juvénile, de l’esprit universitaire, de la discipline, de certains professeurs ; et même, si j’ai bonne mémoire, de sa vie de famille, de la vie sociale… Cela vous étonne ? J’aime beaucoup les jeunes gens. Ils m’aident à ne pas vieillir par trop vite. Ils devinent qu’il y a en moi, sous le professeur de littérature, un vieux poète impénitent auquel ils peuvent parler hardiment ; et Monsieur votre frère, si j’ai bonne mémoire, ne s’en est pas fait faute… Je goûte assez l’intolérance des jeunes. C’est bon signe qu’un adolescent soit en révolte, par nature, contre tout. Ceux de mes élèves qui sont arrivés à quelque chose étaient tous de ces indociles, entrés dans la vie “l’injure à la bouche”, comme disait mon maître, M. Renan…

« Mais, revenons à Monsieur votre frère. Je ne sais plus bien comment nous nous sommes quittés. Toujours est-il que, peu de jours après, le surlendemain peut-être, j’ai reçu de lui un feuillet, que j’ai encore. Une vieille habitude de compilateur… »

Il se leva, ouvrit un placard et revint avec un dossier qu’il mit sur la table.

– « Ce n’est pas une lettre : une simple transcription d’un poème de Whitman, sans autre signature. Mais l’écriture de Monsieur votre frère n’est pas de celles qu’on oublie : elle est belle, n’est-ce pas ? »

Tout en parlant, il parcourait des yeux le billet qu’il venait de déplier. Il le tendit à Antoine, qui reçut un choc : cette écriture nerveuse, simplifiée à l’excès, et pourtant régulière, ronde, comme râblée ! L’écriture de Jacques…

– « Malheureusement », poursuivait Jalicourt, « j’ai dû jeter l’enveloppe. D’où m’écrivait-il ?… Au reste, cette citation de Whitman ne prend pour moi son véritable sens qu’aujourd’hui. »

– « Je ne suis pas assez fort en anglais pour comprendre ça, à la lecture », avoua Antoine.

Jalicourt reprit la feuille, l’approcha de son monocle, et traduisit :

– « A foot and light-hearted I take to the open road… À pied et le cœur léger, je prends la route ouverte, la grand-route. Bien portant, libre, le monde devant moi !

Devant moi, le long chemin brunâtre qui conduit n’importe où… wherever I choose… n’importe où je veux !

Désormais, je ne demande pas de bonne fortune… je ne fais plus appel à la bonne fortune, c’est moi qui suis la bonne fortune !

Désormais je ne pleurniche plus, je ne… postpone no more… je ne temporise plus, je n’ai plus besoin de rien !

Finies les doléances intérieures, les bibliothèques, les discussions critiques !

Vigoureux et satisfait… I travel… Je m’élance… I travel the open road… J’arpente la grand’route ! »

Antoine soupira.

Il y eut un court silence, qu’il rompit :

– « Et la nouvelle ? »

Jalicourt tira du dossier un fascicule de revue.

– « La voici. Elle a paru dans Calliope, en septembre. Calliope est une revue de jeunes, très vivante, qui est éditée à Genève. »

Antoine s’était emparé de la brochure et la maniait d’une main fébrile. Et tout à coup il se heurta de nouveau à l’écriture de son frère. Au-dessus du titre de la nouvelle : la Sorellina, Jacques avait écrit ces lignes :

« Ne m’avez-vous pas dit, ce fameux soir de novembre : “Tout est soumis à l’action de deux pôles. La vérité est toujours à double face” ?

« L’amour aussi, quelquefois.

« Jack BAULTHY. »

Antoine ne comprit pas. Plus tard. Une revue genevoise. Jacques serait-il en Suisse ? Calliope… 161, rue du Rhône, à Genève.

Ah, c’était bien le diable, si, à la revue, on ne trouvait pas son adresse !

Il ne tenait plus en place. Il se leva.

– « J’ai reçu ce fascicule à la fin des vacances », expliquait Jalicourt. « J’ai tardé à répondre, je n’ai pu m’exécuter qu’hier. J’ai d’ailleurs bien failli expédier ma lettre à Calliope. C’est par hasard que je me suis ravisé : écrire dans une revue suisse n’implique pas forcément que l’on ait quitté Paris… » (Il omettait de dire que le prix de l’affranchissement avait influé sur sa décision.)

Antoine n’écoutait pas. Intrigué au-delà de toute patience, le feu aux joues, happant par-ci par-là une phrase troublante, énigmatique, il feuilletait machinalement ces pages qui étaient de son frère, qui étaient Jacques ressuscité. Pressé d’être seul, comme s’il attendait de cette lecture une révélation, il prit assez brièvement congé.

Jalicourt, en le reconduisant jusqu’à la porte, trouva le moyen de lui glisser mille choses aimables ; ses phrases, ses gestes, semblaient appartenir à un cérémonial.

Dans le vestibule, il s’arrêta et pointa l’index sur la Sorellina qu’Antoine tenait sous son bras.

– « Vous verrez, vous verrez… » fit-il. « Je sens bien que c’est plein de talent. Mais moi, j’avoue… Non !… Je suis trop vieux. » Et, comme Antoine esquissait un mouvement de politesse : « Si. Je ne comprends plus ce qui est très nouveau… Il faut se faire une raison. On se fige… Tenez, en musique, j’ai encore eu la chance de pouvoir évoluer : après avoir été un wagnérien forcené, j’ai pourtant compris Debussy. Mais il était temps ! Voyez-vous que j’aie manqué Debussy ?… Eh bien, aujourd’hui, je suis sûr, Monsieur, qu’en littérature je manquerais Debussy… »

Il s’était redressé. Antoine le considérait avec une curiosité admirative : vraiment, le vieux gentilhomme pouvait avoir grand air. Il était debout sous le plafonnier : le front, les cheveux rayonnaient ; ses arcades sourcilières surplombaient deux cavités, dont l’une, vitrée, s’allumait par instants d’un reflet d’or, comme une fenêtre au couchant.

Antoine voulut protester une dernière fois de sa gratitude. Mais Jalicourt semblait se réserver comme un monopole toute manifestation de politesse. Il coupa court, allongea le bras et tendit cavalièrement sa main grande ouverte :

– « Veuillez me rappeler au souvenir de M. Thibault. Et puis, cher Monsieur, ne me laissez pas sans nouvelles, je vous prie… »

V

Le vent était tombé, il bruinait, et la lueur des réverbères n’était qu’un halo dans le brouillard. Il était trop tard pour entreprendre des démarches ; Antoine ne songeait qu’à rentrer au plus tôt.

Pas de taxi à la station. Il dut descendre à pied la rue Soufflot, serrant la Sorellina contre lui ; mais son impatience croissait à chaque pas, et devint bientôt irrésistible. Au coin du boulevard, la Grande-Brasserie, illuminée, offrait, sinon l’isolement, du moins un gîte immédiat qu’Antoine accepta.

Dans le tambour d’entrée, il croisa deux jouvenceaux imberbes qui, bras dessus, bras dessous, riaient en se parlant ; d’amour, sans doute ? Antoine entendit : « Non, mon vieux, si l’esprit humain pouvait concevoir une relation entre ces deux termes… » Antoine se sentit au cœur du quartier Latin.

Au rez-de-chaussée, les tables étaient prises et, pour atteindre l’escalier, il dut traverser un nuage de fumée tiède. L’entresol était réservé aux jeux. Autour des billards, ce n’était qu’appels, rires et disputes : « 13 ! 14 ! 15 ! » – « La poisse ! » – « Enc’quore fosse queue ! » – « Eugène, un bock ! » – « Eugène, un byrrh ! » Tapageuse gaieté, que le claquement froid des billes ponctuait comme un staccato d’appareil morse.

Tout était juvénile sur ces visages : la roseur de la joue sous la barbe naissante, l’œil frais derrière le binocle, la gaucherie, la vivacité, le lyrisme des sourires, qui proclamaient la joie d’éclore, d’espérer tout, d’exister.

Antoine zigzaguait parmi les joueurs, cherchant quelque place à l’écart. Le grouillement de ces êtres jeunes le distrayait un instant de sa préoccupation, et, pour la première fois, il sentit peser sa trentaine.

« 1913… », songeait-il ; « belle couvée… Plus saine et peut-être encore plus allante que la jeunesse d’il y a dix ans, la mienne… »

Ayant peu voyagé, il ne pensait pour ainsi dire jamais à son pays. Pourtant, ce soir, il eut pour la France, pour l’avenir national, un sentiment nouveau, de confiance, de fierté. Mêlé soudain de mélancolie : Jacques aurait pu être l’une de ces promesses… Et où était-il ? Que faisait-il en ce moment ?

Au fond de la salle, quelques tables étaient libres et servaient de vestiaire. Il songea qu’on ne serait pas mal, sous cette applique, derrière ce rempart de manteaux. Personne aux alentours, si ce n’est un couple paisible : le mâle, un gamin, pipe au bec, lisait l’Humanité, indifférent à sa compagne qui, tout en sirotant un lait chaud, s’amusait, seule, à polir ses ongles, à compter sa monnaie, à inspecter ses quenottes dans sa glace de poche et à observer du coin de l’œil les nouveaux venus : ce vieil étudiant soucieux qui, déjà, plongeait dans un livre avant d’avoir choisi sa consommation, l’intrigua quelques secondes.

 

Antoine s’était mis à lire, mais il ne parvenait pas à rassembler son attention. Machinalement, il prit son pouls, qui battait vite ; il s’était bien rarement trouvé si peu maître de lui.

Le début, d’ailleurs, avait de quoi dérouter :

Pleine chaleur. Odeur de terre séchée, poussière. Le chemin grimpe. Les étincelles jaillissent du roc sous le fer des chevaux. Sybil est en avant. Dix heures sonnent à San Paolo. Le rivage effiloché se découpe sur du bleu cru. Azur et or. À droite, à perte de vue, Golfo di Napoli. À gauche, un peu d’or solidifié émerge de l’or liquide, Isola di Capri.

Jacques, en Italie ?

Antoine saute impatiemment quelques pages. Étrange style…

Son père. Les sentiments de Giuseppe pour ce père. Inaccessible coin de son âme, buisson d’épines, brûlure. Des années d’idolâtrie inconsciente, enragée, rétive. Tous les élans naturels rebutés. Vingt ans, avant de s’être résigné à la haine. Vingt ans, avant d’avoir compris qu’il fallait bien haïr. De plein cœur, haïr.

Antoine s’arrête, mal à l’aise. Ce Giuseppe ? Il reprend les pages du début ; il s’efforce au calme.

La première scène est une promenade à cheval de deux jeunes gens, de ce Giuseppe, qui ressemble à Jacques, avec Sybil, une jeune fille qui doit être Anglaise, car elle dit :

En Angleterre, dès qu’il le faut, nous nous contentons de situations provisoires. Cela nous permet de décider et d’agir. Vous autres, Italiens, vous voulez d’abord du définitif. Elle pense : en ceci du moins je serais déjà Italienne, inutile qu’il le sache.

Sur la hauteur, les deux jeunes gens descendent de cheval pour se reposer :

Elle saute à terre avant Giuseppe, cravache l’herbe roussie pour chasser les lézards et s’assied. Droite sur le sol brûlant.

– Au soleil, Sybil ?

Giuseppe s’allonge le long du mur, dans l’ombre étroite. Il appuie sa tête au crépi chaud, et regarde. Ses gestes, songe-t-il, ne demanderaient qu’à être gracieux, mais elle ne consent jamais à elle-même.

Antoine est si fébrile qu’il passe d’un paragraphe à l’autre, essayant de comprendre avant d’avoir lu. Son regard accroche une phrase au vol :

Elle est Anglaise et protestante.

Il lit le passage :

Pour lui, tout en elle est exceptionnel. Adorable, odieux. Attrait, qu’elle soit née, qu’elle ait vécu, qu’elle vive, dans un monde presque inconnu de lui. La tristesse de Sybil. Sa pureté. Cette camaraderie. Son sourire. Non, elle sourit des yeux, jamais des lèvres. Ce sentiment qu’il a pour elle, sévère, exaspéré, hargneux. Elle le blesse. Elle semble désirer qu’il soit de race inférieure, mais en souffrir. Elle dit : Vous, les Italiens. Vos gens du Sud. Elle est Anglaise et protestante.

Une femme que Jacques a rencontrée, aimée ?… Avec laquelle il vit, peut-être ?

Descente à travers les vignes, les citronniers. La plage. Un troupeau, poussé par un bambin, regard sombre, l’épaule nue sous le haillon. Il siffle pour appeler sur ses talons deux chiens blancs. La cloche de la vache qui mène, tinte. Immensité. Soleil. Les pieds font des trous d’eau dans le sable.

Ces descriptions agacent Antoine, qui passe deux pages.

Voici la jeune Sybil chez elle :

Villa Lunadoro. Bâtisse croulante, assiégée de roses. Double parterre, comblé de fleurs vivaces…

Littérature… Antoine tourne le feuillet, et ceci l’arrête, un instant :

La roseraie, écroulement de pourpres, voûte basse de fleurs en paquets, dont l’odeur, au soleil, à peine tolérable, pénètre la peau, s’insinue dans les veines, trouble la vue, ralentit ou précipite les pulsations du cœur.

Que lui rappelle cette roseraie ? Elle mène à la volière ou palpitent les pigeons blancs. Maisons-Laffitte ? Au fait, protestante ! Sybil serait-elle ?… La voici :

Sybil, en amazone, s’est jetée sur un banc. Bras écartés, lèvres jointes, l’œil dur. Dès qu’elle est seule, tout redevient clair, la vie ne lui a été donnée que pour rendre Giuseppe heureux. C’est quand il n’est pas là que je l’aime. Les jours où j’attends le plus désespérément qu’il vienne, je suis sûre de le faire souffrir. Absurde cruauté. Honte. Celles qui peuvent pleurer ont de la chance. Moi, ce cœur clos, induré.

Induré ? Antoine sourit : un mot de médecin, un mot qui vient de lui, sans doute.

Me devine-t-il ? Comme je voudrais qu’il me devine. Et dès qu’il semble me deviner, je ne peux pas, je ne peux plus, je me détourne, je mens, n’importe, n’importe quoi, il faut que j’échappe.

Et voici la mère, maintenant :

Mrs. Powell descend le perron. Du soleil dans ses cheveux blancs. Elle protège ses yeux avec sa main et sourit avant de parler, avant d’avoir aperçu Sybil. Une lettre de William, dit-elle. Une si bonne lettre. Il a commencé deux études. Il restera quelques semaines encore à Paestum.

Sybil se mord les lèvres. Désespoir. Attendait-elle le retour de son frère pour se déchiffrer, se comprendre ?

Plus de doute : Mme de Fontanin, Jenny, Daniel, tout un ramassis de souvenirs.

Antoine passe.

Il feuillette le chapitre suivant. Il voudrait retrouver cette page sur le père Seregno.

Voici… Non, il s’agit du palais Seregno, une vieille demeure sur le bord du golfe :

… de longues fenêtres cintrées qu’encadrent des rinceaux peints à la fresque…

Des descriptions : le golfe, le Vésuve.

Antoine saute des pages, piquant une phrase de-ci de-là, pour comprendre.

Ce Giuseppe habite seul avec les domestiques, dans cette résidence d’été. Sa sœur, Annetta, est à l’étranger. La mère est morte – naturellement. Le père, le conseiller Seregno, retenu à Naples par une haute magistrature, ne vient que le dimanche et quelquefois un soir en semaine. « Ce que faisait Père à Maisons », remarque Antoine.

Il débarquait du bateau pour dîner. Digestion. Des cigares, et les cent pas dans le péristyle. Levé tôt pour gourmander les valets d’écurie, les jardiniers. Il rembarquait, taciturne, sur le premier bateau du matin.

Ah, le portrait du père… Antoine l’aborde en tremblant :

Le conseiller Seregno. Une réussite sociale. Tout, en lui, se pénètre, se complète. Situation de famille, situation de fortune, intelligence professionnelle, esprit d’organisation. Autorité officielle, consacrée, agressive. Probité anguleuse. Les plus dures vertus. Et aussi l’aspect physique. Assurance, carrure. Violence sous pression, qui toujours menace et toujours se contient. Majestueuse caricature, qui s’est imposée au respect de tous, à la crainte. Fils Spirituel de l’Église, et citoyen modèle. Au Vatican comme à la Cour, au Tribunal, à son bureau, en famille, à table, partout, lucide, puissant, irréprochable, satisfait, immobile. Une force. Mieux, un poids. Non pas force agissante, mais force inerte, qui pèse. Un ensemble parachevé, un total. Un monument.

Ah, son petit rire froid, intérieur…

Devant les yeux d’Antoine, tout se brouille un instant. Il s’étonne que Jacques ait osé. Comme elle lui semble implacable, cette page vengeresse, lorsqu’il évoque le vieillard déchu :

Monture guillerette,

Trilby, petit coursier…

Entre son frère et lui, la distance s’est accentuée soudain.

Ah, son petit rire froid, intérieur, pour clore un silence outrageant. Vingt ans de suite, Giuseppe a subi ces silences, ces rires. Dans la révolte.

Oui, haine et révolte, tout le passé de Giuseppe. S’il pense à sa jeunesse, un goût de vengeance lui monte. Dès la prime enfance, tous ses instincts, à mesure qu’ils prennent forme, entrent en lutte contre le père. Tous. Désordre, irrespect, paresse, qu’il affiche, par réaction. Un cancre, et honteux de l’être. Mais c’est ainsi qu’il s’insurge le mieux contre le code exécré. Irrésistible appétit du pire. Les désobéissances ont la saveur de représailles.

Enfant sans cœur, disaient-ils. Lui qu’un cri d’animal blessé, qu’un violon de mendiant, qu’un sourire de signora croisée sous un porche d’église, faisait sangloter le soir dans son lit. Solitude, désert, enfance réprouvée. L’âge d’homme a pu venir, sans que Giuseppe ait cueilli sur une autre bouche que celle de sa petite sœur un mot de douceur prononcé pour lui.

« Et moi ? » songe Antoine.

Le ton se nuance de tendresse pour parler de la petite sœur :

Annetta, Annetta, sorellina. Miracle qu’elle ait pu fleurir dans cette sécheresse.

Sœur cadette. Sœur de ses désespoirs d’enfant, de ses rébellions. Unique clarté, source fraîche, source unique dans cette ombre aride.

« Et moi ? » Mais voici : un peu plus loin, il est question d’un frère âgé, Humberto :

Parfois, dans le regard, de son aîné, Giuseppe a discerné l’effort d’une sympathie…

L’effort ? Ingrat !

d’une sympathie tarée d’indulgence. Mais, entre eux, dix ans, un abîme. Humberto se cachait de Giuseppe, qui mentait à Humberto.

Antoine s’arrête. Le malaise qu’il ressentait au début s’est dissipé ; peu importe que la matière de ces pages soit si personnelle. Il s’interroge : que valent les jugements de Jacques ? En gros, tout cela, même ce qui concerne Humberto, est assez exact. Mais quel souffle de rancune ! Après trois ans de séparation, de solitude, trois années sans nouvelles des siens, faut-il que Jacques haïsse son passé, pour avoir de tels accents ! Antoine s’inquiète : s’il retrouve la trace de son frère, retrouvera-t-il le chemin de son cœur ?

Il feuillette le reste de la nouvelle, pour voir si Humberto… Non, il y est à peine nommé. Secrète déception…

Mais ses yeux tombent sur un passage dont l’accent pique sa curiosité :

Sans amis, roulé en boule, courbé sur son désordre, livré aux secousses…

L’existence de Giuseppe, seul à Rome. L’existence de Jacques, en quelque ville étrangère ?

Certains soirs. Dans sa chambre, un air trop lourd. Le livre tombe. Il souffle la lampe et part dans la nuit, jeune loup. Rome de Messaline, quartiers sordides semés de pièges et d’attraits. Lueurs équivoques sous le rideau effrontément baissé. Ombre peuplée, ombres qui s’offrent, ombres qui quêtent, luxure. Il file au long des murs troués d’embuscades. Se fuit-il lui-même ? Quel apaisement pour cette soif ? Des heures, l’écrit hanté de folies non commises, il erre, insensible, les jeux brûlés, la fièvre aux mains, la gorge râpeuse, aussi étranger à lui que s’il avait vendu âme et corps. Sueur d’anxiété, sueur de concupiscence. Il tourne en rond et rôde par les ruelles. Il frôle et refrôle les mêmes trébuchets. Des heures. Des heures.

Trop tard. Les lumières s’éteignent sous les rideaux louches. Les rues se vident. Seul avec son démon. Prêt à n’importe quelle chute. Trop tard. Impuissant, asséché par l’excès cérébral du désir.

La nuit s’achève. Pureté tardive du silence, religieuse solitude de l’aube. Trop tard.

Écœuré, fourbu, insatisfait, avili, il se traîne jusqu’à sa chambre, il se glisse entre ses draps. Sans remords. Mystifié. Mâchant jusqu’au jour blême l’amertume de n’avoir pas osé.

Pourquoi cette page est-elle pénible à Antoine ? Il se doutait bien que son petit avait vécu, qu’il s’était sali à beaucoup de rencontres ; il est prêt à dire : « Tant pis ! » Et même : « Tant mieux ! » Pourtant…

Il se hâte de tourner quelques feuillets. Il ne parvient pas à lire avec suite, et devine, tant bien que mal, le déroulement des faits.

La villa des Powell, au bord du golfe, est peu distante du palais Seregno. Pendant les vacances, Giuseppe et Sybil voisinent. Courses à cheval, soirées en barque…

À la villa Lunadoro, Giuseppe venait tous les jours, Sybil ne se refusait à aucune rencontre. L’énigme de Sybil. Giuseppe tournait autour, sans joie.

Cet amour de Giuseppe encombre le récit ; Antoine en est importuné.

Il s’oblige cependant à lire, en partie, une scène assez longue, qui suit un semblant de rupture entre les jeunes gens.

Six heures du soir. Giuseppe arrive à la villa. Sybil. Le jardin saoulé d’odeurs cuve sa journée de soleil. Prince de légende, Giuseppe avance entre deux murs de feu, l’allée des grenadiers en fleurs qu’embrase le couchant. Sybil, Sybil. Personne. Fenêtres closes, stores baissés. Il s’arrête. Autour de lui, affolantes, les hirondelles percent l’air de jets qui sifflent. Personne. Sous la pergola peut-être, derrière la maison ? Il se retient de courir.

À l’angle de la villa, une bouffée au visage, le son du piano. Sybil. La baie du salon est ouverte. Que joue-t-elle ? Déchirants soupirs, plaintive interrogation qui s’élève dans la douceur du soir. Inflexions humaines, phrase parlée et pourtant insaisissable, à jamais intraduisible en langage clair. Il écoute, il approche, il pose le pied sur le seuil. Sybil n’a rien entendu. Le visage impudemment découvert. Paupières qui battent, bouche tendue, tout n’est qu’aveu. L’âme est dessous ce masque, l’âme et l’amour sont ce masque même. Solitude transparente, secret surpris, viol, étreinte dérobée. Elle joue. La volute des sons s’enroule à cet instant merveilleux. Sanglot vite étouffé, détresse qui s’allège et plane et demeure suspendue avant de se résoudre miraculeusement dans le silence, comme dans l’espace un vol d’oiseaux, fuyant.

Sybil a levé les mains. Le piano vibre, on percevrait en y posant la paume le tumulte d’un cœur qui vit. Elle se croit seule. Elle tourne la tête. Une lenteur, une grâce inconnue de lui. Tout à coup…

Littérature, littérature ! Ce parti pris de touches brèves et brutales est exaspérant.

Jacques aurait-il été réellement épris de Jenny ?

L’imagination d’Antoine devance le récit. Il revient au texte.

Enfin le nom de Humberto frappe de nouveau son regard. Une courte scène au palais Seregno, un soir que le conseiller est arrivé dîner à l’improviste, en compagnie de son fils aîné :

L’immense salle à manger. Trois fenêtres cintrées, sur un ciel rose ou fume le Vésuve. Murs de stuc, pilastres verts qui portent la coupole en trompe l’œil.

Bénédicité. Les grosses lèvres du conseiller remuent. Son signe de croix emplit la salle. Humberto se signe par convenance. Giuseppe, raidi, ne se signe pas. On s’assied. Austérité de la grande nappe blanche. Les trois couverts, trop espacés. Filippo, chaussé de feutre, et ses plats d’argent.

Plus loin :

Devant le père, le nom même des Powell n’est jamais prononcé. Il a refusé de connaître William. Cet étranger. Un peintre. Pauvre Italie, carrefour, proie des errants. L’an dernier, pour trancher dans le vif : Je t’interdis de voir ces hérétiques.

Soupçonne-t-il qu’on lui désobéit ?

Antoine s’impatiente, tourne des pages.

Voici de nouveau le frère aîné :

Humberto jette quelques nouvelles inoffensives. Le silence se referme. Un beau front, Humberto. Regard méditatif et fier. Sans doute ailleurs est-il jeune, ardent. Il a fait des études. Devant lui, un avenir de lauréat. Giuseppe aime son frère. Pas comme un frère. Comme un oncle qui pourrait devenir un ami. S’ils étaient seuls assez longtemps, peut-être Giuseppe parlerait-il. Leurs tête-à-tête sont rares et d’avance composés. Pas d’intimité possible avec Humberto.

« Évidemment », se dit Antoine, en se rappelant l’été de 1910. « C’est à cause de Rachel, c’est ma faute. »

Il interrompt sa lecture, et, songeur, appuie avec lassitude sa tête au dossier. Il est déçu : ce bavardage littéraire ne mène à rien, laisse entier le mystère du départ.

L’orchestre joue un refrain d’opérette viennoise, que reprennent en sourdine toutes les lèvres et qu’accompagnent, ici et là, d’invisibles siffleurs. Le couple paisible n’a pas bougé : la femme a bu son lait ; elle fume et s’ennuie ; de temps à autre, posant son bras nu sur l’épaule de son ami, qui a déplié les Droits de l’Homme, elle lui caresse distraitement le lobe de l’oreille, et bâille comme une chatte.

« Peu de femmes », remarque Antoine. « Presque toutes fraîches, d’ailleurs… Mais reléguées au second plan… Simples associées de plaisir. »

Une discussion s’élève entre deux tablées d’étudiants ; les noms de Péguy, de Jaurès, éclatent comme des pétards.

Un jeune Israélite au menton bleu est venu s’asseoir entre les Droits de l’Homme et la chatte, qui ne s’ennuie plus.

 

Antoine fait un effort pour se remettre à lire. Il a perdu sa page. En feuilletant la revue, il tombe sur les dernières lignes de la Sorellina :

… Ici, la vie, l’amour sont impossibles. Adieu.

… Attrait de l’inconnu, attrait d’un lendemain tout neuf, ivresse. Oublier, recommencer tout.

Le premier train pour Rome. Rome, le premier train pour Gênes. Gênes, le premier paquebot.

 

Il n’en faut pas plus pour ranimer d’un coup l’intérêt d’Antoine. Patience, le secret de Jacques est là, caché entre les lignes ! Il faut aller jusqu’au bout, lire calmement, page après page.

Il revient en arrière, met son front dans ses mains, s’applique.

Voici l’arrivée d’Annetta, la sorellina, qui vient d’un couvent suisse où elle terminait ses études :

Un peu changée, Annetta. Autrefois, les servantes en étaient fières. E una vera napoletana. Petite napolitaine. Des épaules grasses. La peau sombre. La bouche charnue. Les yeux aussi éclatent de rire, à propos de tout, à propos de rien.

Pourquoi donc avoir mêlé Gise à cette histoire ? Et pourquoi en avoir fait la véritable sœur de Giuseppe ?… D’ailleurs, dès la première scène entre le frère et la sœur, Antoine éprouve quelque gêne.

Giuseppe est allé au-devant d’Annetta ; ils reviennent en voiture au palais Seregno :

Le soleil a disparu derrière les crêtes. Bercement de la vieille calèche sous le parasol qui branle. Ombre. Soudaine fraîcheur.

Annetta, son babil. Elle a passé le bras sous celui de Giuseppe. Et bavarde. Il rit. Qu’il était seul, jusqu’à ce soir. Sybil ne dissipe pas la solitude. Sybil, Sybil, eau sombre éternellement limpide, vertige de pureté, Sybil.

Le paysage se rétrécit autour de la calèche. Glissement du crépuscule à la nuit.

Annetta s’est pelotonnée, comme autrefois. Un rapide baiser. Lèvres chaudes, élastiques, rêches de poussière. Comme autrefois. Au couvent aussi, rires, babillages, baisers. Comme autrefois, frère et sœur. Giuseppe, épris de Sybil, quelle chaude douceur il trouve aux caresses de la sorellina. Il lui rend ses baisers. N’importe où, sur l’œil, dans les cheveux. Baisers fraternels, qui claquent. Le cocher rit. Elle bavarde, le couvent, n’est-ce pas, les examens. Giuseppe aussi, à bâtons rompus, le père, l’automne prochain, l’avenir. Il se retient, il ne prononcera pas le nom des Powell. Annetta est pieuse. Dans sa chambre, l’autel de la Madone a six bougies bleues. Les Juifs ont crucifié Jésus, ils n’avaient pas deviné le Fils de Dieu. Mais les hérétiques savaient. Ils ont renié la Vérité, par orgueil.

En l’absence du père, le frère et la sœur s’installent au palais Seregno.

Certaines pages sont, d’un bout à l’autre, désagréables à Antoine :

Le lendemain, Giuseppe encore couché, Annetta entre. Un peu changée tout de même, Annetta. Toujours ce regard large et pur, vaguement étonné, mais plus chaud, et qu’un rien troublerait à jamais. Elle vient de son lit. Encore molle et tiède. Ébouriffée, pas coquette, enfant. Comme autrefois. Elle a déjà sorti des malles ses souvenirs de Suisse, des images, tiens. Ses lèvres vont et viennent sur les dents rangées. Et sa chute en ski. Une pointe de roche dans la neige. Encore la marque au genou, regarde. Son mollet, sa jambe, sous le peignoir. Sa cuisse nue. Elle palpe la cicatrice, pâle boutonnière sur la peau brune. Distraitement. Elle se plaît à caresser sa chair. Matin et soir elle aime son miroir et sourit à son corps. Elle bavarde. Elle pense à mille choses. Les leçons de manège. J’aimerais monter à cheval avec toi, ou bien un poney, costume d’amazone, on galoperait sur la plage. Elle palpe toujours. Elle plie et déplie son genou brillant. Giuseppe bat des cils et s’allonge dans son lit. Le peignoir retombe, enfin. Elle court à la fenêtre. L’éclat du matin sur le golfe. Paresseux, neuf heures, courons nous baigner.

Cette intimité se prolonge plusieurs jours. Giuseppe partage son temps entre sa sorellina et l’énigmatique Anglaise.

Antoine parcourt des pages, sans s’arrêter.

Un jour que Giuseppe est venu chercher Sybil, pour une promenade sur le golfe, a lieu une scène qui semble décisive. Antoine la lit en entier, malgré d’insupportables « fioritures » :

Sybil, sous la pergola, au bord du soleil. Pensive. Sa main, dans la lumière, appuyée au pilier blanc. Elle guettait ? – Je vous ai attendu hier. Je suis resté près d’Annetta. Pourquoi ne l’amenez-vous pas ? L’intonation déplaît à Giuseppe.

Antoine saute un peu plus loin :

Giuseppe cesse de ramer. L’air s’arrête autour d’eux. Silence ailé. Le golfe est de mercure. Splendeur. Mol clapotis de l’eau contre la barque. À quoi pensez-vous ? Et vous ? Silence. Nous pensons aux mêmes choses, Sybil. Silence. L’altération de leurs voix. Je pense à vous, Sybil. Silence, long silence. Et moi aussi je pense à vous. Il tremble. Pour toute la vie, Sybil ? Ah, elle renverse le front. Il voit les lèvres s’écarter avec douleur, la main saisir le bord de bois. Silencieux engagement, presque triste. Le golfe brasille sous le feu vertical. Reflets, éblouissement. Chaleur. Immobilité. Le temps, la vie, suspendus. Oppression intolérable. Par bonheur, un vol de mouettes ramène autour d’eux le mouvement. Elles s’élancent et s’abaissent, rasent l’eau, plongent du bec, se relèvent. Étincellement d’ailes au soleil, cliquetis d’épées. Nous pensons aux mêmes choses, Sybil.

 

Jacques, en effet, allait beaucoup chez les Fontanin, cet été-là. L’amour, déçu peut-être, de Jacques pour Jenny, a-t-il pu provoquer le départ de Jacques ?

Quelques pages encore, et soudain l’action semble se précipiter.

À travers des scènes de vie quotidienne qui rappellent à Antoine l’existence de Jacques et de Gise à Maisons, il suit l’inquiétante évolution de cette tendresse entre frère et sœur. Ont-ils conscience du caractère de cette intimité ? Pour Annetta, elle sait bien que sa vie est toute soulevée vers celle de Giuseppe ; mais c’est de bonne foi, tant sa candeur est réelle, qu’elle prête à ses ardeurs le masque d’un sentiment naturel et permis. Pour Giuseppe, l’amour déclaré qu’il porte à Sybil semble bien, au début, l’occuper et l’aveugler assez pour qu’il ne distingue pas l’attrait physique que sa sœur exerce sur lui. Mais combien de temps pourra-t-il se leurrer sur la nature de son attachement ?

Une fin d’après-midi, Giuseppe propose à la sorellina :

Veux-tu, une promenade à la fraîche, dîner dans une auberge, une grande course jusque dans la nuit ? Elle bat des mains. Je t’aime, Beppino, quand tu es gai.

Giuseppe a-t-il prémédité ce qu’il va faire ?

Après un repas improvisé dans un village de pêcheurs, il entraîne la jeune fille sur des routes qu’elle ne connaît pas.

Il marche vite. À travers les citronniers, des sentiers de pierres qu’il a suivis vingt fois avec Sybil. Annetta s’étonne. Tu es sûr du chemin ? Il tourne à gauche. Une pente. Un vieux mur, une porte basse arrondie. Giuseppe s’arrête et rit. Viens voir. Elle approche sans défiance. Il pousse la porte, une clochette tinte. Tu es fou. Il l’entraîne, en riant, sous les sapins. Le jardin est noir. Elle a peur, elle ne comprend pas, Giuseppe.

Elle est entrée à la villa Lunadoro.

La porte basse, arrondie, la clochette, ce massif de sapins, tous les détails, cette fois, sont si fidèles…

Mrs. Powell et Sybil sont sous la pergola. Je vous présente ma petite sœur. On l’installe, on la questionne, on lui fait fête. Annetta croit rêver. Annetta, entre deux hérétiques. L’accueil de la maman, ses blancs cheveux, son sourire. Venez avec moi que je vous donne des roses, mon enfant. La roseraie, voûte obscure, répand tout alentour sa violence, sa douceur.

Sybil et Giuseppe sont restés seuls. Prendre sa main ? Elle se déroberait. Plus forte que sa volonté, plus que son amour, cette réserve rigide. Il songe : Qu’elle se laisse malaisément aimer.

Mrs. Powell a cueilli des roses pour Annetta. Roses pourpres, petites, serrées et sans épines, roses pourpres au cœur noir. Il faudra revenir, my dear, Sybil vit tellement seule, Annetta croit rêver. C’est là ce clan maudit ? Se peut-il qu’elle ait craint ces gens comme un maléfice ?

Antoine saute une page.

Voici Annetta et Giuseppe sur le chemin du retour.

La lune est cachée. La nuit est plus sombre. Annetta se sent légère, enivrée. Ces Powell. Annetta suspend au bras de Giuseppe le poids de son jeune corps, et Giuseppe l’entraîne, tête haute, le cœur au loin, dans son rêve. Se confiera-t-il ? Il n’y tient plus, se penche. Tu comprends que ce n’est pas seulement pour Will que je vais là.

Elle ne distingue pas son visage, mais le sourd lyrisme de sa voix. Pas seulement pour William ? Le sang se précipite dans ses veines. Elle n’avait rien deviné. Sybil ? Sybil et Giuseppe ? Elle suffoque, elle se dégage, elle voudrait fuir, blessée, la flèche au flanc. Pas la force. Ses dents claquent. Quelques pas. Elle mollit, chancelle, et renversant la nuque s’affaisse dans l’herbe sous les hauts tilleuls.

Il s’agenouille, il n’a pas compris. Qu’y a-t-il ? Mais elle jette ses bras comme des tentacules. Ah, cette fois, il a compris. Elle s’agrippe, se soulève, se presse contre lui, sanglote. Giuseppe, Giuseppe.

Cri de l’amour. Il ne l’a jamais entendu. Jamais, jamais, Sybil, murée dans son énigme. Sybil, l’étrangère. Et contre lui cette détresse, Annetta. Contre lui ce corps jeune, voluptueux et plein, abandonné. Mille pensées ensemble dans sa tête, leur amoureuse enfance, tant de confiance, tant de tendresse, il peut l’aimer, elle est de son climat, il veut la consoler, la guérir. Contre lui, cette tiédeur animale qui l’enlace, les jambes soudain. Vague brusque qui emporte tout, et la conscience. Sous ses narines l’odeur connue et neuve des cheveux, sous sa livre un visage ruisselant, une lèvre houleuse. Complicité de la nuit, des parfums, du sang, invincible transport. Il penche une bouche d’amant sur cette bouche humide, entrouverte, qui attend sans savoir quoi. Elle reçoit le baiser, ne le rend pas encore, mais comme elle s’y abandonne, comme elle y revient. Quel double et furieux élan se heurte au joint de ces deux bouches. Gravité tragique. Suavité. Confusion des haleines, des membres, des désirs. Les arbres, au-dessus d’eux, tournoyent, les étoiles s’évanouissent. Vêtements soulevés, épars, irrésistible attraction, découverte, contact de chairs inconnues, écrasement, contact, écrasement viril, humble consentement éperdu, prise, prise, ivresse douloureuse, nuptiale.

Ah ! une seule haleine et le temps suspendu.

Silence grondant d’échos, bourdonnements, angoisse diffuse, immobilité. Le visage de l’homme, haletant, effondré sur la tendre poitrine, le bruit des cœurs qui tapent, les bruits contrariés de leurs deux cœurs distincts qui ne peuvent prendre l’unisson.

Et, subit, ce vif rayon de lune, regard indiscret et brutal, qui les sépare d’un coup de fouet.

Ils se sont relevés très vite. Égarement. Bouches tordues. Ils tremblent. Ce n’est pas de honte. De joie. De joie et de surprise. De joie et de désir encore.

Au creux du lit d’herbe, en paquet, les roses s’effeuillent sous la lune. Alors, ce geste romantique. Annetta saisit la gerbe, la secoue. Un vol de pétales couvre l’herbe foulée qui garde l’empreinte d’un seul corps.

Antoine s’arrête, frémissant, révolté.

Stupeur ! Gise ? Est-ce croyable ?

Et, cependant, tout ce passage sue la véracité : non seulement le vieux mur, la clochette, la roseraie, mais lorsqu’ils roulent ensemble, embrassés, toute fiction cède, ce n’est plus sur un chemin pierreux d’Italie ni même à l’ombre des citronniers, c’est dans cette herbe drue de Maisons, qu’Antoine imagine trop bien, c’est sous les tilleuls séculaires de l’avenue. Oui. Jacques a bien emmené Gise chez les Fontanin, et, par une semblable nuit d’été, au retour… Naïveté ! Avoir vécu si près d’eux, si près de Gise, et ne s’être douté de rien ! Gise ? Que ce petit corps chaste et clos ait pu cacher un pareil secret, non, non…

Au fond de lui, Antoine résiste et se refuse encore à croire.

Tant de détails, pourtant ! Les roses… Les roses rouges ! Ah, maintenant il comprend l’émoi de Gise, lorsqu’elle a reçu ce colis anonyme d’un fleuriste de Londres, et pourquoi, sur cet indice qui semblait presque insignifiant, elle avait si fort exigé qu’on entreprît en Angleterre une enquête immédiate ! Elle était seule, évidemment, à comprendre le message de ces roses pourpres, un an, jour pour jour, peut-être, après la chute sous les tilleuls !

Jacques aurait donc habité Londres ? Et l’Italie ? Et la Suisse ?… Serait-il encore en Angleterre ?… On peut bien, de là-bas, collaborer à cette revue de Genève…

Et, brusquement, d’autres parties s’éclairent, comme si, un à un, s’écroulaient de larges pans d’ombre autour d’un point confusément lumineux. L’absence de Gise, son obstination à être envoyée dans ce couvent anglais ! Pour se mettre, parbleu, à la recherche de Jacques ! (Et Antoine se reproche, maintenant, d’avoir abandonné, dès le premier échec, la piste du fleuriste londonien !)

Il essaie de réfléchir avec un peu de suite, mais trop de suppositions, trop de souvenirs aussi, font irruption dans sa tête. Tout le passé lui apparaît ce soir sous un jour neuf. Comme il s’explique maintenant le désespoir de Gise, après la disparition de Jacques ! Désespoir dont il n’a pas soupçonné toute la signification, mais qu’il s’est efforcé d’adoucir. Il se souvient de ses rapports avec Gise, de sa compassion. D’ailleurs, n’est-ce pas de cette pitié que, peu à peu, son sentiment pour Gise est né ? À cette époque, ce n’était ni avec son père, buté à l’hypothèse du suicide ni avec la vieille Mademoiselle toute à ses prières, à ses neuvaines, qu’Antoine pouvait parler de Jacques. Gise, au contraire, il la sentait si proche, si fervente ! Chaque jour, après le dîner, elle descendait aux nouvelles. Il avait plaisir à la mettre au courant de ses espoirs, de ses démarches. N’est-ce pas au long de ces soirées d’intimité qu’il avait pris goût à cet être vibrant, replié sur son amoureux mystère ? Qui sait s’il n’avait pas subi, à son insu, le charme capiteux de ce jeune corps déjà consacré ? Il se rappelle les gestes affectueux de la petite, ses câlineries d’enfant qui souffre. Annetta… Comme elle l’a bien trompé ! Et lui que l’absence de Rachel avait laissé dans un complet dénuement sentimental, comme il s’était vite imaginé… Misère ! Il hausse les épaules. Il s’est épris de Gise, simplement parce qu’il avait de l’affectivité sans emploi ; il a cru que Gise avait un penchant pour lui, parce que, dans cette passion mutilée, dans ce désarroi, elle s’était attachée au seul être capable de lui retrouver son amant !

Antoine essaie de chasser ces idées. « Jusqu’ici », se dit-il, « rien encore ne m’explique le brusque départ de Jacques. »

Il fait un effort pour reprendre sa lecture.

Laissant les roses éparpillées dans l’herbe, le frère et la sœur regagnent le palais Seregno.

Retour. Giuseppe soutient les pas d’Annetta. Vers quoi vont-ils ? Brève étreinte qui ne peut être qu’un prélude. Cette longue nuit vers laquelle ils marchent, leurs chambres, cette nuit, que s’y passera-t-il ?

Antoine s’achoppe aux premières lignes. Une nouvelle bouffée de sang lui est montée au visage.

À vrai dire, ce qu’il éprouve ne ressemble guère à de la réprobation. Devant une passion qui s’affirme, son jugement est vite désarmé. Mais il ne maîtrise pas une surprise irritée, où se glisse de la rancune : il n’a pas oublié le jour où Gise s’est si farouchement cabrée devant ses timides avances. Cette lecture réveille presque son désir pour elle : un désir tout physique, un désir libéré. Au point que, pour retrouver son attention, il lui faut écarter de force la vision du jeune corps, souple et brun.

Cette longue nuit vers laquelle ils marchent, leurs chambres, cette nuit, que s’y passera-t-il ?

L’amour les plie sous son souffle. Ils avancent, silencieux, possédés, engourdis par le sortilège. La lune, intermittente, les accompagne. Elle frappe en plein le palais Seregno, fait saillir des ténèbres la colonnade de stuc. Ils franchissent la première terrasse. Leurs joues se frôlent en marchant. La joue d’Annetta est brûlante. En ce corps d’enfant, déjà, quelle hardiesse naturelle vers le péché.

Brusquement, ils sont séparés. Une ombre s’est dressée entre les colonnes.

Le père est là.

Le père attendait. Il avait débarqué à l’improviste. Les enfants, où sont-ils donc ? Il avait dîné seul dans la grande salle. Depuis, il piétinait le marbre du péristyle. Les enfants ne rentraient pas.

La voix éclate dans le silence.

– D’où venez-vous ?

Pas le temps d’inventer un mensonge. Un éclair de rébellion. Giuseppe crie :

– De chez Mrs. Powell.

Antoine sursaute : M. Thibault aurait-il… ?

Giuseppe crie :

– De chez Mrs. Powell.

Annetta fuit entre les piliers, elle traverse les vestibules, gagne l’escalier, sa chambre, elle tire le verrou et s’abat dans le noir, sur son lit étroit de vierge.

En bas, pour la première fois, le fils fait front au père. Et, le plus étrange : pour la joie de braver, il proclame cet autre pâle amour auquel il ne croit plus. J’ai mené Annetta chez Mrs. Powell. Il prend un temps, il détache les syllabes : Je suis fiancé à Sybil.

Le père éclate de rire. Un rire effrayant. Debout, redressé, grandi par l’ombre qui le prolonge, immense et théâtral, Titan nimbé de lune. Il rit. Giuseppe se broie les mains. Le rire cesse. Silence. Vous rentrerez à Naples, tous les deux, avec moi. Non. Demain. Non. Giuseppe. Je ne vous appartiens pas. Je suis fiancé à Sybil Powell.

Jamais le pire n’a heurté de résistance qu’il n’ait écrasée. Il feint le calme. Taisez-vous. Ils viennent ici manger notre pain, acheter nos terres. Prendre nos fils, c’est trop. Pensiez-vous qu’une hérétique allait porter notre nom ! Le mien. Sot. Jamais. Machination huguenote. Le salut d’une âme, l’honneur des Seregno. Ils ont compté sans moi. Je veille. Père. Je briserai votre volonté. Je vous couperai les vivres. Je vous ferai engager dans un régiment du Piémont. Père. Je vous briserai. Montez dans votre chambre. Vous quitterez ce pays demain.

Giuseppe raidit les poings. Il souhaite…

Antoine retient son souffle :

Il souhaite… la mort du père.

Pour un suprême affront, il trouve la force de rire. Il laisse tomber : – Vous êtes comique.

Il passe devant le père. Tête haute, lèvre crispée, il ricane et descend les marches.

– Où vas-tu ?

L’enfant s’arrête. Quelle flèche envenimée décochera-t-il avant de disparaître ? L’instinct lui souffle le pire : Je vais me tuer.

D’un bond, il saute les degrés. Le père a levé la main. Va-t’en, mauvais fils. Giuseppe ne tourne pas la tête. La voix du père s’élève une dernière fois : Maudit.

Giuseppe traverse en courant la terrasse et se perd dans la nuit.

Antoine voudrait de nouveau faire halte, réfléchir. Mais il ne reste plus que quatre pages, et son impatience l’emporte.

Giuseppe a couru devant lui, au hasard. Il s’arrête, essoufflé, étonné, absent. Au loin, sous quelque véranda d’hôtel, plusieurs mandolines confondues filent un chant mièvre, nostalgique. Écœurante langueur. S’ouvrir les veines dans la douceur d’un bain.

Sybil n’aimait pas les mandolines napolitaines. Sybil était une étrangère. Sybil irréelle et lointaine, comme une héroïne qu’il aurait aimée, dans un livre.

Annetta. Rien que le souvenir du bras nu sous sa paume. Oreilles qui bourdonnent. Soif.

Giuseppe a son plan. Au petit jour, revenir au palais, enlever Annetta, fuir ensemble. Il se glissera jusqu’à la chambre. Elle se jettera hors du lit, à sa rencontre, jambes nues. Retrouver son contact, ses muscles tièdes et lisses, sa chaude odeur. Annetta. Déjà il la sent s’abattre sur lui. Sa bouche entrouverte, sa bouche humide, sa bouche.

Giuseppe se lance dans un chemin de traverse. Ses artères battent. Un raidillon rocheux qu’il gravit d’un élan. Fraîcheur tonique de la campagne, sous la lune.

Au bord d’un talus, sur le dos, bras en croix. Par la chemise qui bâille, lentement il palpe et caresse sa poitrine vivante. Sur lui tout un ciel laiteux, constellé. Paix, pureté.

Pureté. Sybil. Sybil, âme, froide et profonde eau de source, froide et pure nuit du nord.

Sybil ?

Giuseppe est debout. À grandes enjambées, il descend la colline. Sybil. Une dernière fois, une dernière fois avant le petit jour.

Lunadoro. Voilà le mur, la porte ronde. La place exacte du baiser, sur le mur recrépi. Son premier aveu. C’est là. Un soir pareil, un soir de lune. Sybil était venue le reconduire. Son ombre nette se découpait sur le crépi blanc. Il a osé, il s’est penché brusquement, il a baisé sur le mur le profil, elle a fui. Un soir pareil.

Annetta, pourquoi suis-je revenu à la petite porte ? Pâle visage de Sybil, visage de volonté. Sybil, si peu lointaine, si proche, si réelle et tout inconnue encore. Renoncer à Sybil ? Ah, non, mais délier à force de tendresse, délier ce nœud. Débâillonner cette âme close. Sur quel secret si bien clos ? Rêve pur, délivré des instincts : véritable amour. Aimer Sybil. Aimer.

Annetta, pourquoi ce regard consentant, pourquoi cette bouche trop soumise ? Trop de feu dans cette chair offerte. Désir, trop bref désir. Amour sans mystère, sans épaisseur, sans horizon. Sans lendemains.

Annetta, Annetta, oublier ces caresses faciles, retrouver autrefois, redevenir enfants. Annetta, fillette câline, sœur aimée. Mais sœur, sœur, petite sœur.

Bouche soumise, certes, bouche entrouverte, bouche humide, fondante, complice. Ah, désir incestueux, désir mortel, qui nous délivrera ?

Annetta, Sybil. De l’une à l’autre écartelé. Laquelle ? Et pourquoi choisir ? Je n’ai pas voulu le mal. Double attraction, équilibre essentiel, sacré. Élans jumeaux, également légitimes puisqu’ils jaillissent du fond de moi ? Pourquoi, dans le réel, inconciliables ? Comme tout serait pur, au grand jour consentant. Pourquoi cette interdiction, si tout est harmonieux dans mon cœur ?

Unique issue, l’un des trois est de trop. Lequel ?

Sybil ? Ah, Sybil blessée, intolérable vision, pas Sybil. Mais Annetta.

Annetta, petite sœur, pardon, je baise tes yeux, tes paupières, pardon.

Pas l’une sans l’autre, eh bien, ni l’une ni l’autre. Renoncer, oublier, mourir. Non, pas mourir, être mort. Disparaître. Ici l’envoûtement, l’infranchissable obstacle, l’interdit.

Ici, la vie, l’amour sont impossibles.

Adieu.

Attrait de l’inconnu, attrait d’un lendemain tout neuf, ivresse. Oublier, recommencer tout.

Demi-tour. Filer jusqu’à la gare. Le premier train pour Rome. Rome, le premier train pour Gênes. Gênes, le premier paquebot. Pour l’Amérique. Ou pour l’Australie.

Et tout à coup, il rit.

Amour ? Hé non, c’est la vie que j’aime.

En avant.

Jack BAULTHY.

Antoine ferma la brochure d’un coup sec, l’enfouit dans sa poche, et se dressa, tout étourdi. Un instant, debout, il cligna des yeux dans la lumière ; puis, s’apercevant de sa distraction, il se rassit.

L’entresol s’était entièrement dépeuplé pendant qu’il lisait : les joueurs avaient été dîner ; l’orchestre s’était tu. Seuls, dans leur coin, l’Israélite et les Droits de l’Homme achevaient une partie de jacquet, sous l’œil émoustillé de la chatte. L’ami tirait sur sa pipe éteinte, et, chaque fois qu’il jetait les dés, la chatte se couchait sur l’épaule du Juif avec de petits rires complices.

Antoine allongea les jambes, alluma une cigarette et s’efforça de rassembler ses idées. Mais, pendant plusieurs minutes, sa pensée diffuse erra, comme ses regards, sans qu’il pût la fixer. Il parvint enfin à écarter l’image de Jacques et de Gise, et retrouva un peu de calme.

L’important, c’eût été de pouvoir bien discerner ce qui était vérité d’avec ce qui était imagination romanesque. Vérité, sans nul doute, cette orageuse explication entre le père et le fils. Dans les paroles du conseiller Seregno, certains traits sonnaient indéniablement juste : Machination huguenote ! Je te briserai ! Je te couperai les vivres ! Je te ferai engager !… Et ceci : Une hérétique, porter mon nom ?… Antoine croyait entendre la voix rageuse de son père, debout, dressé, jetant sa malédiction dans la nuit. Vérité, à coup sûr, le cri de Giuseppe : Je vais me tuer ! qui expliquait enfin l’idée fixe de M. Thibault. Dès le premier jour des recherches, il n’avait jamais voulu supposer que Jacques fût vivant : il téléphonait lui-même, quatre fois par jour, à la Morgue. Ce cri expliquait aussi son remords, confusément révélé, d’avoir été cause de la disparition de Jacques. Et peut-être bien ce taciturne repentir n’était-il pas complètement étranger à la crise d’albumine qui avait tant affaibli le vieillard à la veille de son opération. Ainsi, sous cet éclairage, bien des événements de ces trois ans prenaient un autre aspect.

Antoine reprit le fascicule et chercha la dédicace autographe :

Ne m’avez-vous pas dit, ce fameux soir de novembre : « Tout est soumis à l’action de deux pôles. La vérité est toujours à double face ? »

L’amour aussi, quelquefois.

« Évidemment », se dit-il, « la coexistence de ce double amour… Évidemment… Si Gise a été la maîtresse de Jacques, et si, d’autre part, Jacques s’est senti aussi durement épris de Jenny, la vie pour lui devenait vraiment difficile. Pourtant… »

Antoine continuait à buter contre quelque chose d’opaque. Il lui était, malgré tout, impossible d’admettre que le départ pût s’expliquer entièrement par ce qu’il venait d’apprendre de la vie sentimentale de Jacques. D’autres facteurs, impondérables et soudainement accumulés, avaient dû emporter l’extravagante détermination. Mais lesquels ?

Il s’avisa tout à coup que ces réflexions n’avaient rien d’urgent. Ce qui pressait, c’était de tirer le meilleur parti de ces indices et de trouver au plus tôt la piste de son frère.

S’adresser à la direction de la revue eût été fort imprudent. Si Jacques n’avait pas donné signe de vie, c’était bien qu’il persévérait dans son obstination à se terrer. Risquer qu’il sût sa retraite éventée, c’était du même coup risquer de le faire fuir ailleurs, plus loin, de le perdre sans recours. La seule façon de réussir, c’était d’agir par surprise – et personnellement. (Antoine n’avait jamais vraiment confiance qu’en lui-même.) Aussitôt il s’imagina qu’il débarquait à Genève. Mais qu’y ferait-il ? Et si Jacques habitait Londres ? Non : il convenait d’expédier d’abord en Suisse un homme du métier qui saurait se procurer l’adresse de Jacques. « Et alors, là où il est, moi j’irai », fit-il en se levant. « Que je parvienne seulement à le surprendre, et nous verrons bien s’il m’échappe ! »

 

Le soir même, il donnait ses instructions à un agent privé.

Et, trois jours plus tard, il recevait les premiers renseignements :

(Confidentiel.)

« M. Jack Baulthy est bien effectivement résidant en Suisse. Il n’est pas domicilié à Genève, mais à Lausanne, ville dans laquelle il est signalé avoir occupé plusieurs logements. Il habite depuis avril dernier, 10, rue des Escaliers-du-Marché, Pension Cammerzinn.

« Nous n’avons pas encore été favorisé pour retrouver la date de son arrivée sur le territoire suisse. Mais nous nous sommes employé à connaître sa situation militaire.

« D’après des indications secrètes obtenues au consulat français, M. Baulthy se serait présenté en janvier 1912 au bureau militaire de ce consulat, muni de pièces d’identité et autres, au nom de Jacques-Jean-Paul-Oscar Thibault, de nationalité française, né à Paris en 1890, etc. Sa fiche dont nous n’avons pu recopier le signalement (lequel est conforme à celui que nous possédons d’autre part) porte qu’il aurait déjà bénéficié d’un premier ajournement pour motif d’insuffisance mitrale, en 1910, par décision du conseil de révision du VIIe arrondissement de Paris, et d’un second ajournement, à la suite d’un rapport médical présenté en 1911 au consulat français de Vienne (Autriche). Par suite du nouvel examen qu’il a subi à Lausanne en février 1912 et qui a été transmis par voie administrative au bureau compétent du recrutement de la Seine, il lui a été accordé un troisième et dernier ajournement, lequel l’a mis définitivement en règle avec les autorités de son pays d’origine en ce qui concerne l’exemption du service militaire pour raison de santé.

« M. Baulthy semble mener une vie assez recommandable et faire principalement sa fréquentation d’étudiants et de journalistes. Il est inscrit membre adhérent du Cercle de la Presse Helvétique. Le travail de collaboration et autre qu’il fournit, dit-on, à plusieurs journaux et périodiques, peut suffire à assurer des moyens de subsistance honnêtes. Il nous a été affirmé que M. Baulthy écrivait sous plusieurs noms autres que le sien propre, noms qu’il serait possible d’identifier si des instructions ultérieures nous étaient communiquées à ce sujet. »

 

Un employé de l’agence s’était dérangé, un dimanche, à dix heures du soir, pour apporter d’urgence ce document.

Impossible de partir dès le lundi matin. Cependant, l’état de M. Thibault ne permettait guère de différer.

Antoine consulta son agenda, puis l’indicateur, et résolut de prendre, dès le lendemain soir, le rapide de Lausanne. Et, de toute la nuit, il ne put fermer l’œil.

VI

La journée du lendemain se trouvait déjà surchargée ; Antoine, à cause de son départ, dut néanmoins y intercaler plusieurs visites supplémentaires. Parti tôt pour son hôpital, il courut Paris toute la journée, sans même revenir déjeuner chez lui. Il ne rentra qu’après sept heures du soir. Le train était à 8 h. 30.

Tandis que Léon préparait un sac pour le voyage, Antoine monta rapidement chez son père, qu’il n’avait pas vu depuis la veille.

L’état général avait certainement empiré. M. Thibault, qui ne s’alimentait plus, était très faible, et ne cessait pas de souffrir.

Antoine dut faire effort pour lancer, comme de coutume, ce : « Bonjour, Père ! » qui était, pour le malade, une quotidienne gorgée de cordial. Il s’assit à sa place habituelle et procéda, d’un air attentif, à l’interrogatoire quotidien, évitant comme un piège le moindre silence. Il regardait son père en souriant, bien qu’il ne parvînt pas, ce soir, à chasser cette idée fixe : « Il va bientôt mourir. »

À plusieurs reprises, il fut frappé du regard absorbé que son père tournait vers lui ; ce regard semblait poser une question.

« Jusqu’à quel point est-il inquiet de son état ? » se demandait Antoine. M. Thibault prononçait souvent sur sa mort des paroles résignées et solennelles. Mais, en son for intérieur, que pensait-il ?

Pendant quelques minutes, le père et le fils, murés l’un et l’autre dans leur secret – qui, peut-être, était le même – échangèrent des propos insignifiants sur la maladie, sur les plus récents remèdes. Puis Antoine se leva, prétextant une visite urgente à faire avant le dîner. M. Thibault, qui souffrait, ne tenta rien pour le retenir. Antoine n’avait encore prévenu personne de son départ. Son intention était d’avertir seulement la religieuse qu’il s’absentait pour trente-six heures. Mais elle se trouvait malencontreusement occupée auprès du malade, lorsqu’il quitta la chambre.

L’heure pressait. Il attendit quelques minutes dans le couloir ; et, comme la sœur ne venait pas, il alla trouver Mlle de Waize qui écrivait une lettre dans sa chambre.

– « Ah », lui dit-elle, « tu vas m’aider, Antoine ; j’ai un colis de légumes qui s’est égaré… »

Il eut beaucoup de peine à lui faire comprendre qu’il était, cette nuit, mandé en province pour un cas grave, qu’il ne serait probablement pas là le lendemain, mais qu’il ne fallait s’inquiéter de rien : le docteur Thérivier, au courant de cette absence, se tenait prêt à accourir au premier appel.

 

Il était huit heures passées. Antoine avait juste le temps d’arriver au train.

Le taxi roulait à vive allure vers la gare ; les quais déjà déserts, le pont noir et luisant, la place du Carrousel, défilèrent au rythme accéléré d’un film d’aventures ; et, pour Antoine qui voyageait rarement, l’excitation de cette course dans la nuit, l’inquiétude de l’heure, mille pensées qui l’obsédaient, le risque aussi de ce qu’il allait tenter, tout le jetait déjà hors de lui-même, dans une atmosphère d’intrépidité et de prouesses.

Le compartiment où sa place avait été retenue était presque complet. Il essaya de dormir. En vain. Il s’énerva, compta les arrêts. À la fin de la nuit, comme il s’était assoupi, la locomotive siffla désespérément, et le train ralentit pour pénétrer dans la gare de Vallorbe. Après les formalités de la douane, les allées et venues dans le hall glacé, le café au lait suisse, comment retrouver le sommeil ?

Le monde extérieur commençait à reprendre forme dans l’aube tardive de décembre. La ligne ferrée suivait le fond d’un val dont on distinguait les coteaux. Nulle couleur : sous le petit jour hésitant et brutal, ce n’était encore qu’un paysage au fusain, noir sur blanc.

Le regard d’Antoine acceptait passivement ce qui s’offrait à lui. La neige coiffait les collines et traînait en plaques à demi fondues dans les creux d’un sol calciné. Des ombres de sapins se découpèrent soudain sur un fond blême. Puis tout s’effaça : le convoi roulait dans un nuage. La campagne reparut ; de petites lumières jaunes, piquées dans le brouillard, décelaient partout la vie matinale d’une région surpeuplée. Déjà les îlots de maisons devenaient plus distincts, et les lumignons, plus rares dans les constructions moins sombres. Insensiblement, le noir du sol tournait au vert ; et bientôt la plaine ne fut qu’une nappe d’opulents pâturages, sur laquelle des raies neigeuses indiquaient chaque pli, chaque rigole, le moindre sillon. Les fermes basses, accroupies comme des poules couveuses et largement adhérentes à la terre de leurs clos, ouvrirent tous les volets de leurs petites fenêtres. Le jour était levé.

Inattentif, le front à la vitre, gagné par la tristesse de ce paysage étranger, Antoine se sentait complètement dépourvu. Les difficultés de son entreprise se dressaient devant lui, accablantes, et il s’alarmait de l’infériorité à laquelle cette nuit d’insomnie le condamnait.

Cependant, on approchait de Lausanne. La voie traversait déjà la banlieue. Il considérait les façades encore closes de ces maisons cubiques, encadrées de balcons et isolées l’une de l’autre comme de petits gratte-ciel. Qui sait si Jacques ne s’éveillait pas, en ce moment, derrière une de ces jalousies de sapin blond ?

Le train stoppa. Des vents froids balayaient le quai. Antoine frissonna. La foule s’engouffrait dans le passage souterrain. Fébrile, engourdi, ayant pour une fois abdiqué la conduite de son esprit et de sa volonté, il suivait, traînant son sac, hésitant sur ce qu’il allait faire. Lavabos. Bains. Douches. Un bain chaud pour se détendre, une douche froide pour se ressaisir ? Se raser, changer de linge ? C’était la dernière chance de résurrection.

L’idée était bonne : il sortit de ces ablutions comme d’une source miraculeuse : remis à neuf. Il courut à la consigne, s’y délesta de son sac, et, résolument, s’élança au-devant des hasards.

 

La pluie fouettait maintenant. Il sauta dans un tram pour monter en ville. Bien qu’il ne fût guère plus de huit heures, les boutiques étaient ouvertes ; un peuple affairé, silencieux, vêtu d’imperméables et chaussé de caoutchoucs, circulait déjà, encombrant les trottoirs, mais attentif à ne pas empiéter sur la chaussée, pourtant déserte de voitures. « Ville laborieuse, sans fantaisie », se dit Antoine, qui généralisait vite. Guidé par son plan, il trouva son chemin jusqu’à la petite place de l’Hôtel-de-Ville. Il leva le nez vers l’horloge du beffroi comme elle sonnait la demie. La rue habitée par Jacques était à l’extrémité de la place.

Cette rue des Escaliers-du-Marché devait être l’une des plus anciennes de Lausanne. Moins une rue, d’ailleurs, qu’un tronçon de ruelle, en gradins, n’ayant de maisons que sur la gauche. Devant les maisons grimpait la « rue », faite de paliers successifs ; vis-à-vis des maisons s’élevait un mur au long duquel rampait un vieil escalier de bois, couvert d’une charpente moyenâgeuse, peinte en un rouge vineux. Ces degrés abrités offraient un poste d’observation inespéré. Antoine s’y engagea. Les quelques maisons de cette ruelle étaient d’étroites bicoques mal alignées et dont les rez-de-chaussée devaient servir d’échoppes depuis le XVIe siècle. On entrait au 10 par une porte basse, écrasée sous un linteau mouluré. L’enseigne se lisait mal sur le battant de la porte ouverte. Antoine déchiffra : Pension J-H. Cammerzinn. C’était là.

Avoir langui trois années sans nouvelles, avoir senti l’univers entre son frère et lui, et se trouver ainsi à quelques mètres de Jacques, à quelques minutes de l’instant où il allait le revoir… Mais Antoine dominait bien son émotion ; le métier l’avait dressé : plus il rassemblait son énergie, plus il devenait insensible et lucide. « Huit heures et demie », se dit-il. « Il doit être là. Au lit, peut-être. L’heure classique des arrestations. S’il est chez lui, j’allègue un rendez-vous, je vais à sa chambre sans me laisser annoncer, et j’entre. » Se dissimulant sous son parapluie, il traversa la chaussée d’un pas ferme et franchit les deux pierres du perron.

Un couloir dallé, puis un ancien escalier à balustres, spacieux, bien entretenu, mais obscur. Pas de portes. Antoine se mit à gravir les marches. Il distinguait confusément un bruit de voix. Lorsque sa tête eut dépassé le niveau du palier, il aperçut, à travers la baie vitrée d’une salle à manger, une dizaine de convives autour d’une table. Il eut le temps de se dire : « Heureusement l’escalier est sombre, on ne me voit pas », puis : « Le petit déjeuner en commun. Il n’y est pas. Il va descendre. » Et tout à coup… Jacques… le timbre de sa voix !… Jacques avait parlé ! Jacques était là, vivant, indiscutable comme un fait !

Antoine vacilla, et, cédant à une seconde de panique, descendit précipitamment quelques marches. Il respirait avec effort : une tendresse, surgie des profondeurs, se dilatait soudain dans sa poitrine, l’étouffait. Et tous ces inconnus… Que faire ? Partir ? Il se ressaisit : le goût de la lutte le poussait en avant : ne pas remettre, agir. Il souleva prudemment la tête. Jacques lui apparaissait de profil, et seulement par intermittences, à cause des voisins. Un petit vieux, à barbe blanche, présidait ; cinq ou six hommes, d’âge divers, étaient attablés ; vis-à-vis du vieux, une femme blonde, belle, encore jeune, entre deux petites filles. Jacques se penchait ; sa parole était rapide, animée, libre ; et, pour Antoine, dont la présence, comme une imminente menace, planait au-dessus de son frère, c’était saisissant de constater avec quelle sécurité, quelle inconscience de la minute qui va suivre, l’homme peut vivre les instants les plus chargés de destin. La table, d’ailleurs, s’intéressait au débat : le vieux riait ; Jacques semblait tenir tête aux deux jeunes gens placés en face de lui. Il ne se retournait jamais du côté d’Antoine. Deux fois de suite, il ponctua son dire de ce geste tranchant de la main droite, qu’Antoine avait oublié ; et brusquement, après un échange de mots plus vifs, il sourit. Le sourire de Jacques !

Alors, sans réfléchir plus longtemps, Antoine remonta les marches, atteignit la porte vitrée, l’ouvrit doucement, et se découvrit.

Dix visages s’étaient tournés vers lui, mais il ne les vit pas ; il ne s’aperçut pas que le petit vieux quittait sa place et lui posait une question. Ses yeux, hardis, joyeux, s’étaient fixés sur Jacques ; et Jacques, les pupilles dilatées, les lèvres entrouvertes, regardait, lui aussi, son frère. Interrompu net au milieu d’une phrase, il conservait sur son visage pétrifié l’expression d’une gaieté dont ne subsistait que la grimace. Cela ne dura qu’une dizaine de secondes. Déjà Jacques s’était dressé, mû par cet unique souci : avant tout, donner le change, pas de scandale.

D’un pas raide et précipité, avec une amabilité gauche qui pouvait faire croire qu’il attendait le visiteur, il fonça sur Antoine qui, se prêtant à la feinte, recula sur le palier. Jacques l’y rejoignit, fermant derrière lui le battant vitré. Il dut y avoir une machinale poignée de mains, dont aucun d’eux ne prit conscience ; mais pas un mot ne put franchir leurs lèvres.

Jacques parut hésiter, ébaucha un geste hagard qui semblait inviter Antoine à l’accompagner, et s’engagea dans l’escalier.

VII

Un étage, un second, un troisième.

Jacques montait pesamment, s’accrochant à la rampe et ne se retournant pas. Antoine suivait, redevenu très maître de lui : au point qu’il fut surpris de se sentir si peu ému en un pareil moment. Plusieurs fois, déjà, il s’était demandé avec inquiétude : « Que penser d’un sang-froid si facile ? Présence d’esprit – ou absence de sentiment, froideur ? »

Au troisième palier, une seule porte, que Jacques ouvrit. Dès qu’ils furent tous deux dans la chambre, il donna un tour de clé, puis enfin leva les yeux vers son frère.

– « Qu’est-ce que tu me veux ? » souffla-t-il, d’une voix rauque.

Mais son regard agressif se heurta au sourire affectueux d’Antoine, qui, sous ce masque débonnaire, veillait, circonspect, résolu à temporiser, mais prêt à tout.

Jacques baissa la tête :

– « Quoi ? Qu’est-ce qu’on me veut ? » répéta-t-il. L’accent était pitoyable, lourd de rancune, tremblant d’angoisse ; mais Antoine, le cœur étrangement sec, dut simuler de l’émotion :

– « Jacques », murmura-t-il en s’approchant davantage. Et, tout en jouant son rôle, il observait son frère d’un œil actif, lucide, et il s’étonnait de lui trouver une carrure, des traits, un regard, différents de ceux d’autrefois, différents de ceux qu’il avait imaginés.

Les sourcils de Jacques se crispèrent ; il essaya en vain de se raidir ; sa bouche, contractée, parvint à réprimer un sanglot ; puis, avec un soupir où s’exhalait sa colère, s’abandonnant soudain comme découragé de sa faiblesse, il laissa tomber son front sur l’épaule d’Antoine, et répéta de nouveau, les dents serrées :

– « Mais qu’est-ce qu’on me veut ? Qu’est-ce qu’on me veut ? »

Antoine eut l’intuition qu’il fallait répondre tout de suite ; et frapper droit :

– « Père est au plus mal. Père va mourir. » Il prit un temps, et ajouta : « Je viens te chercher, mon petit. »

Jacques n’avait pas bronché. Son père ? Pensait-on que la mort de son père pouvait l’atteindre dans cette vie toute neuve qu’il s’était faite, le débucher de son refuge, changer quoi que ce fût aux motifs qui avaient exigé sa disparition ? Dans les paroles d’Antoine, la seule chose qui le bouleversait profondément, c’était ces derniers mots : « Mon petit », qu’il n’avait pas entendus depuis des années.

Le silence était si pénible qu’Antoine poursuivit :

– « Je n’ai personne auprès de moi… » Il eut tout à coup une inspiration : « Mademoiselle ne compte pas », expliqua-t-il : « et Gise est en Angleterre. »

Jacques souleva le front.

– « En Angleterre ? »

– « Oui, elle prépare un diplôme, dans un couvent, près de Londres, et ne peut pas revenir. Je suis tout seul. J’ai besoin de toi. »

Dans l’obstination de Jacques, quelque chose, à son insu, venait d’être ébranlé ; sans qu’elle se précisât dans son esprit, l’idée d’un retour avait néanmoins cessé d’être radicalement inacceptable. Il se dégagea, fit deux pas incertains, puis, comme s’il préférait se laisser couler au fond de sa souffrance, il s’affaissa sur une chaise, devant sa table de travail. Il ne sentit pas la main qu’Antoine venait poser sur son épaule ; la tête enfouie dans ses bras, il sanglotait. Il lui semblait voir crouler cet abri que, depuis trois ans, il s’était construit de ses mains, pierre à pierre, dans la peine, dans l’orgueil, dans sa solitude ; il conservait assez de sagacité, dans ce désarroi, pour regarder la fatalité en face, pour comprendre que toute résistance finirait par échouer, qu’on obtiendrait tôt ou tard son retour, que son bel isolement, sinon sa liberté, avait pris fin, et qu’il valait mieux composer avec l’irrémédiable ; mais cette impuissance le faisait suffoquer de douleur et de dépit.

Antoine, debout, ne cessait pas d’observer, de réfléchir, comme si sa tendresse fût momentanément demeurée en réserve. Il contemplait cette nuque secouée par les sanglots ; il se rappelait les désespoirs de Jacques enfant ; mais, calmement, il supputait ses chances. Plus la crise se prolongeait, et plus il se persuadait que Jacques se trouverait acculé à la résignation.

Il avait retiré sa main. Il promenait ses regards autour de lui et pensait rapidement à cent choses. Cette chambre était mieux que propre : confortable. Le plafond était bas ; la pièce avait dû être ménagée dans les combles ; mais elle était vaste, claire, et d’une agréable nuance blonde. Le parquet, couleur de cire et luisant, craquait tout seul, sans doute à la chaleur du petit poêle de faïence blanche, où ronflait un feu de bûches. Deux fauteuils de cretonne à bouquets ; plusieurs tables chargées de papiers, de journaux. Peu de livres : une cinquantaine peut-être, sur une étagère, au-dessus du lit, qui n’était pas encore fait. Et pas une photo : aucun rappel du passé. Libre, seul, inaccessible même au souvenir ! – Une pointe d’envie vint se mêler à la réprobation d’Antoine.

Il s’aperçut que Jacques s’apaisait. La cause était-elle gagnée ? Ramènerait-il son frère à Paris ? Au fond de lui, il n’y avait jamais eu véritable doute sur sa réussite. Alors ce fut comme une digue rompue : un flot de tendresse s’empara de lui, un grand élan d’amour, de pitié ; il eût voulu serrer ce malheureux dans ses bras. Il se pencha vers cette nuque ployée ; il appela, très bas :

– « Jacques… »

Mais, d’un coup de reins, l’autre fut debout. Rageusement, il essuyait ses yeux et toisait son frère.

– « Tu m’en veux », dit Antoine.

Pas de réponse.

– « Père va mourir », reprit Antoine en matière d’excuse.

Jacques détourna la tête un instant.

– « Quand ? » demanda-t-il. Sa voix était brusque, distraite ; son visage tourmenté. Il eut conscience de ce qu’il venait de dire en rencontrant le regard d’Antoine. Il baissa le front, et rectifia :

– « Quand… penses-tu partir ? »

– « Au plus tôt. Tout est à craindre… »

– « Demain ? »

Antoine hésita.

– « Ce soir même, si c’était possible. »

Ils s’entre-regardèrent un instant. Jacques eut un faible haussement d’épaules. Ce soir, demain, qu’importait maintenant ?

– « Le rapide de nuit », prononça-t-il d’une voix mate.

Antoine comprit que leur départ venait d’être fixé. Mais il s’attendait toujours à ce qu’il avait énergiquement désiré, et n’eut, en réalité, ni surprise ni joie.

Ils étaient restés debout, au milieu de la chambre. Aucun bruit ne montait de la rue ; on se serait cru dans la campagne. L’eau ruisselait doucement sur le brisis du toit, et, par intervalles, des bouffées de vent se faufilaient en mugissant sous les tuiles du grenier. La gêne, entre eux, s’accentuait de minute en minute.

Antoine pensa que Jacques souhaitait de rester seul.

– « Tu dois avoir à faire », dit-il, « je vais te laisser. »

L’autre rougit brusquement :

– « Moi ? Mais non ! Pourquoi ? » Et, précipitamment, il s’assit.

– « Bien vrai ? »

Jacques secoua la tête.

– « Alors », fit Antoine, s’efforçant à une cordialité qui sonnait faux, « je m’assieds… Nous avons tant à nous dire ! »

En réalité, il songeait surtout à questionner. Mais il n’osait pas. Afin de gagner du temps, il se lança dans un récit détaillé, et malgré lui technique, des diverses phases de la maladie paternelle. Ces détails, pour lui, n’évoquaient pas seulement un cas désespéré ; ils évoquaient la chambre même, le lit du malade, un corps enflé, blême, douloureux, des traits contractés, des cris, une souffrance que l’on parvenait mal à calmer. Et c’était lui, maintenant, dont l’accent frémissait, tandis que Jacques, ramassé dans son fauteuil, tendait vers le poêle une figure farouche qui semblait dire : « Père va mourir, tu viens m’arracher d’ici, c’est bien, je partirai, mais qu’on ne m’en demande pas plus. » Un seul moment Antoine crut voir fléchir cette insensibilité : c’est lorsqu’il évoqua le jour où il avait entendu, à travers la porte, le malade et Mademoiselle, ânonner ensemble la vieille chanson. Jacques se souvenait du refrain, car, sans hâte, les yeux toujours fixés sur le poêle, il sourit. Ce sourire endolori, embrumé… C’était si bien le sourire du petit Jacques !

Mais presque aussitôt, comme Antoine concluait : « Après ce qu’il a souffert, la mort sera une délivrance », Jacques, qui jusque-là n’avait rien dit, éleva durement la voix :

– « Pour nous, sans aucun doute. »

Antoine, offusqué, se tut. Dans ce cynisme, il faisait bien la part du défi, mais il y percevait aussi un ressentiment qui ne désarmait pas, et cette rancune envers son malade, envers un mourant, lui était intolérable. Il la trouvait injuste. Le moins qu’on pût en dire, c’est qu’elle retardait sur les faits. Il se souvint du soir où M. Thibault s’était accusé, en pleurant, d’avoir été la cause du suicide de son fils. Il ne pouvait pas oublier non plus l’effet que la disparition de Jacques avait eu sur la santé de M. Thibault : quelle était l’action du chagrin, du remords, à l’origine de cette dépression nerveuse qui avait tant favorisé le début de ses troubles, et sans laquelle, peut-être, le mal actuel ne se serait pas si vite développé ?

Alors, comme si Jacques eût impatiemment attendu que son frère eût fini de parler, il se leva violemment et demanda :

– « Comment as-tu découvert où j’étais ? »

Impossible de se dérober.

– « Par… Jalicourt. »

– « Jalicourt ? » Aucun nom ne semblait pouvoir le surprendre davantage. Il répéta, en articulant : « Ja-li-court ? »

Antoine avait tiré son portefeuille. Il prit la lettre de Jalicourt, qu’il avait naguère décachetée, et la tendit à son frère. C’était le plus simple : ce geste supprimait toute explication.

Jacques saisit la lettre, la parcourut, puis s’approchant de la fenêtre, il se mit à la lire, posément, les paupières baissées, la bouche close, impénétrable.

Antoine l’examinait. Ce visage qui, trois ans plus tôt, offrait encore les traits hésitants de l’adolescence, et qui, tout rasé aujourd’hui, n’aurait pas dû paraître si différent, retenait son attention sans qu’il pût préciser ce qu’il y découvrait de neuf : plus de vigueur, moins d’orgueil, moins d’inquiétude aussi ; moins d’obstination, peut-être, et plus de fermeté. Jacques avait certainement perdu de son charme, mais il avait acquis de la force. C’était maintenant un garçon presque trapu. La tête avait pris du volume ; elle se dégageait assez mal des épaules élargies, et Jacques avait l’habitude de la tenir rejetée en arrière, dans une attitude un peu arrogante ou pour le moins combative. La mâchoire était redoutable ; la bouche énergique et musclée, mais d’un dessin triste. L’expression de cette bouche avait beaucoup changé. Le teint conservait sa blancheur, avec quelques taches de son aux pommettes. Mais les cheveux, assez fournis, étaient maintenant plus châtains que roux ; ils formaient autour du masque vigoureux une masse indisciplinée qui en augmentait encore les proportions ; une mèche sombre, à reflets dorés, et que la main relevait sans cesse avec impatience, retombait toujours sur la tempe et ombrageait une partie du front.

Antoine vit ce front tressaillir et deux plis se creuser entre les sourcils. Il devinait le choc des pensées que cette lecture pouvait suggérer à Jacques et il ne fut pas pris au dépourvu, lorsque celui-ci, laissant retomber la main qui tenait la lettre, se tourna vers lui :

– « Alors, toi aussi, tu as… tu as lu ma nouvelle ? »

Antoine se contenta de baisser puis de relever les paupières. Souriant des yeux plus que des lèvres, il fit céder sous son regard affectueux l’irritation de son frère, qui se contenta d’ajouter, moins agressif :

– « Et… qui d’autre encore ? »

– « Personne. »

Le regard de Jacques restait incrédule.

– « Ma parole », déclara Antoine.

Jacques enfonça les mains dans ses poches, et se tut. En réalité, il s’habituait vite à l’idée que son frère avait lu sa Sorellina. Il eût même été curieux de connaître son opinion. Quant à lui, il était sévère pour cette œuvre, écrite avec passion mais un an et demi plus tôt. Il estimait avoir grandement progressé depuis cette époque, et trouvait insupportables, aujourd’hui, ces recherches, cette poésie, ces exagérations de jeunesse. Le plus étrange est qu’il ne songeait plus du tout au sujet, au rapport de ce sujet avec sa propre histoire ; depuis qu’il avait donné une existence d’art à ce passé, il croyait l’avoir détaché de soi ; et, lorsqu’il pensait par hasard à ces douloureuses expériences, c’était pour s’affirmer aussitôt : « Je suis guéri de tout ça. » Ainsi, quand Antoine lui avait dit : « Je viens te chercher », sa première pensée réflexe avait été : « En tout cas, je suis guéri. » À quoi, un peu plus tard, il avait ajouté : « Et puis, Gise est en Angleterre. » (Il supportait, à la rigueur, l’évocation de Gise, le rappel de son nom ; mais à Jenny il refusait farouchement la plus fugitive allusion.)

Après une minute de silence, qu’il passa devant la fenêtre, debout, immobile, l’œil au loin, il se tourna de nouveau :

– « Qui est-ce qui sait que tu es ici ? »

– « Personne. »

Cette fois, il insista :

– « Père ? »

– « Mais non ! »

– « Gise ? »

– « Non, personne. » Antoine hésita, puis pour rassurer tout à fait son frère : « Après ce qui s’est passé, et puisque Gise est à Londres, mieux vaut qu’elle ne sache encore rien. »

Jacques observait son aîné ; une lueur interrogative effleura son regard, et s’éteignit.

Le silence retomba.

Antoine redoutait ce silence ; mais, plus il désirait le rompre, moins il en trouvait l’occasion. Évidemment, vingt questions l’obsédaient ; mais il ne se risquait pas à interroger. Il cherchait quelque sujet simple et sans danger, qui les eût tous deux acheminés vers plus d’intimité ; mais rien de tel ne se présentait.

La situation allait devenir critique, lorsque Jacques, brusquement, ouvrit la croisée et recula dans la pièce. Un beau matou siamois, amplement fourré de gris et le museau charbonné, sauta moelleusement sur le parquet.

– « Un visiteur ? » fit Antoine, ravi de la diversion.

Jacques sourit :

– « Un ami. » Il ajouta : « Et d’une espèce précieuse : un ami intermittent. »

– « D’où vient-il ? »

– « Personne n’a pu me renseigner. De loin, sans doute : dans le quartier, on ne le connaît pas. »

Le beau matou faisait dignement le tour de la chambre en ronronnant comme une toupie d’Allemagne.

– « Il est trempé, ton ami », remarqua Antoine, qui sentait le silence rôder, lui aussi, autour d’eux.

– « C’est généralement quand il pleut que je reçois sa visite », reprit Jacques. « Quelquefois très tard, à minuit. Il gratte au carreau, il entre, il se lèche devant le poêle, et, quand il est sec, il demande à partir. Je n’ai jamais pu le caresser ; encore moins lui faire prendre quelque chose. »

L’animal, après avoir fait son inspection, était revenu près de la fenêtre restée entrouverte.

– « Tiens », fit Jacques presque gaiement, « il ne s’attendait pas à te trouver là : il va s’en aller. » En effet, le chat bondit sur le bord de zinc et gagna le toit sans se retourner.

– « Il me fait cruellement sentir que je suis un intrus », dit Antoine, à demi sérieux.

Jacques profita de ce qu’il fermait la fenêtre pour ne rien répondre. Mais, lorsqu’il se retourna, une vive rougeur le colorait. Il se mit à marcher, doucement, de long en large.

Le silence menaçait.

Alors Antoine, faute de mieux, – avec l’espoir sans doute de modifier les sentiments de Jacques, et parce que la pensée du malade le hantait – se reprit à parler de son père ; il insista sur les transformations du caractère de M. Thibault depuis son opération, et se hasarda même jusqu’à dire :

– « Tu le jugerais peut-être autrement, si tu l’avais vu vieillir comme moi, au cours de ces trois ans. »

– « Peut-être », fit Jacques évasif.

Antoine ne se décourageait pas aisément.

– « D’ailleurs », reprit-il, « je me suis quelquefois demandé si nous l’avions bien connu tel qu’il était, au fond… » Et, s’accrochant à son sujet, il eut l’idée de conter à Jacques un petit fait tout récent. « Tu sais », dit-il, « en face de la maison, Faubois, le coiffeur, près de l’ébéniste, avant la rue du Pré-aux-Clercs… »

Jacques, qui allait et venait, tête baissée, s’arrêta net. Faubois… La rue du Pré-aux-Clercs… C’était, dans l’obscurité voulue de sa retraite, la brusque projection de tout un monde qu’il avait cru oublier. Il en revoyait précisément le moindre détail, chaque dalle du trottoir, chaque devanture, le vieil ébéniste aux doigts couleur de brou, l’antiquaire blafard et sa fille, puis « la maison », le cadre même de son passé, « la maison » et sa porte cochère à demi ouverte, et la loge, et leur petit rez-de-chaussée, et Lisbeth, et, plus loin encore, toute son enfance répudiée… Lisbeth, sa première expérience… À Vienne, il avait connu une autre Lisbeth, dont le mari, jaloux, s’était tué… Il réfléchit soudain qu’il lui faudrait annoncer son départ à Sophia, la fille du père Cammerzinn…

Antoine poursuivait son récit.

Donc, un jour qu’il était pressé, il était entré chez Faubois, ce coiffeur auquel Jacques et lui avaient toujours refusé leur clientèle, parce que, depuis vingt ans, ledit Faubois taillait chaque samedi la barbe de leur père. Le vieux, qui connaissait Antoine de vue, s’était mis aussitôt à lui parler de M. Thibault. Et, petit à petit, Antoine, désœuvré, la serviette au cou, avait eu la surprise de voir se dessiner dans les propos du coiffeur une figure paternelle qu’il n’avait guère prévue. « Ainsi », expliqua-t-il, « Père parlait sans cesse de nous à Faubois. De toi, spécialement… Faubois se rappelle très bien le jour d’été où “le gamin de M. Thibault” – c’était toi – a passé son baccalauréat, et où Père a entrebâillé la porte de la boutique, simplement pour annoncer : “Monsieur Faubois, le petit est reçu.” Et Faubois dit : “Il relevait la crête, le bon papa, que ça faisait plaisir à voir !” Inattendu, n’est-ce pas ?… Mais le plus déroutant pour moi, c’est… ce qui s’est passé depuis trois ans… »

Le visage de Jacques se contracta légèrement, et Antoine se demanda s’il ne se fourvoyait pas en continuant.

Mais il était lancé :

– « Oui. Depuis ton départ. J’ai fini par comprendre que Père n’avait jamais soufflé mot de la vérité, et qu’il avait même inventé tout un roman pour donner le change au quartier. Par exemple, Faubois m’a dit des choses comme ceci : “Les voyages, c’est le meilleur de tout ! Du moment que votre papa pouvait payer à son garçon des apprentissages à l’étranger, il a bien fait de l’expédier là-bas. D’abord, avec la poste, on s’écrit maintenant de partout ; ainsi, il me disait que vous ne restiez jamais plus d’une semaine sans nouvelles du petit…” »

Antoine évita de regarder Jacques, et, pour s’écarter un peu de ce sujet trop précis :

– « Père lui parlait aussi de moi : Mon aîné, il sera un jour professeur à l’École de Médecine. Et de Mademoiselle, et des bonnes. Faubois connaît toute la maison. Et de Gise. Tiens, c’est curieux, ça aussi : il paraît que Père parlait très souvent de Gise ! (Faubois devait avoir une fille du même âge ; je crois avoir compris qu’elle est morte.) Il disait à Père : “La mienne, elle fait ceci.” Et Père lui disait : “La mienne fait cela.” Crois-tu ? Faubois m’a rappelé un tas de gamineries, de mots d’enfant, que Père lui racontait, et que moi j’avais oubliés. Qui aurait pu croire, à ce moment-là, que Père remarquait ces enfantillages ? Eh bien, Faubois m’a dit textuellement ceci : “C’était son regret, à votre papa, de n’avoir pas eu de fille. Mais il m’a dit souvent : Cette petite-là, Monsieur Faubois, c’est maintenant comme si j’en avais une. Textuellement. Ça m’a bien étonné, je t’assure. Toute une sensibilité, en somme bourrue, timide peut-être et douloureuse – que personne ne soupçonnait ! »

Jacques, sans un mot, sans relever la tête, continuait ses allées et venues ; et, bien qu’il ne regardât presque jamais son frère, aucun des mouvements d’Antoine ne lui échappait. Il n’était pas ému, il était secoué par des impulsions violentes et contradictoires. Ce qui – de beaucoup – lui était le plus pénible, c’était de sentir le passé faire, de gré ou de force, irruption dans sa vie.

Devant le mutisme de Jacques, Antoine se découragea : impossible d’amorcer aucune conversation. Il ne perdait pas son frère de vue, cherchant à démêler quelque indice de pensée sur ces traits qui n’exprimaient qu’une morne résolution d’indifférence. Toutefois, il ne parvenait pas à lui en vouloir. Il aimait ce visage retrouvé, même raidi et se détournant de lui. Aucun visage au monde ne lui avait jamais été si cher. Et, de nouveau, sans qu’il osât se trahir par un mot ni par un geste, une fraîche tendresse lui vint au cœur.

Cependant le silence s’installait – victorieux, consenti, oppressant. On n’entendait rien que la course de l’eau dans les gouttières, le bourdonnement du feu, et, parfois, une lame du plancher que Jacques faisait craquer sous son pas.

Un moment, il s’approcha du poêle, l’ouvrit et y jeta deux bûches ; alors, à demi agenouillé, il se tourna vers son frère qui le suivait des yeux, et murmura soudain, d’un ton rogue :

– « Tu me juges sévèrement. Ça m’est égal. Je ne le mérite pas. »

– « Mais non », s’empressa de rectifier Antoine.

– « J’ai bien le droit d’être heureux à ma façon », reprit Jacques. Il se releva d’un mouvement impétueux, se tut un instant, puis, les dents serrées : « Ici, j’étais pleinement heureux. »

Antoine se pencha :

– « C’est vrai ? »

– « Pleinement ! »

Après chaque échange de propos, ils se dévisageaient de part et d’autre, une seconde, avec une grave curiosité, une réserve loyale et songeuse.

– « Je te crois », dit Antoine. « D’ailleurs, ton départ… Pourtant, il y a tant de choses encore que… que je m’explique si mal… Oh », s’écria-t-il prudemment, « je ne suis pas venu pour te faire le moindre reproche, mon petit… »

Ce fut seulement alors que Jacques remarqua le sourire de son frère. Il se souvenait d’un Antoine contracté, brutalement énergique ; ce sourire-là était pour lui d’une émouvante nouveauté. Craignit-il soudain de s’attendrir ? Il crispa les poings et secoua les bras :

– « Tais-toi, Antoine, laisse tout ça… » Il ajouta comme un correctif : « Pas maintenant. » Une véritable expression de souffrance passa sur son visage ; il tourna la tête vers l’ombre, baissa les paupières, et balbutia : « Tu ne peux pas comprendre. »

Ensuite, tout redevint silencieux. Mais l’air était devenu respirable.

 

Antoine se leva, et, sans forcer le naturel :

– « Tu ne fumes pas ? » demanda-t-il. « J’ai très envie d’allumer une cigarette, tu permets ? » Il jugeait essentiel de ne rien dramatiser, d’acclimater peu à peu cette sauvagerie, à force de cordialité et d’aisance.

Il tira quelques bouffées, puis s’avança vers la fenêtre. Tous les vieux toits de Lausanne dévalaient vers le lac en un inextricable enchevêtrement de bâts noirâtres dont la buée fondait les contours ; ces tuiles, rongées de lichens, semblaient s’être imbibées d’eau comme du feutre. L’extrême horizon était fermé par une chaîne de montagnes, à contre-jour. Aux crêtes, la neige s’enlevait en blanc sur un ciel uniformément gris ; et, le long des pentes, elle se plaquait en coulées claires sur les surfaces plombées. On eût dit de sombres volcans de lait, bavant leur crème.

Jacques s’était approché.

– « Les Dents d’Oche », fit-il, en étendant le bras.

Du lac, la ville étagée masquait la rive la plus proche ; et l’autre bord, à contre-jour, n’était qu’une falaise d’ombre derrière un voile de pluie.

– « Ton beau lac, il écume aujourd’hui comme une mauvaise mer », constata Antoine.

Jacques eut un sourire de complaisance. Il s’attardait, immobile, sans pouvoir détacher les yeux de ce rivage où il apercevait, dans un rêve, des bouquets d’arbres, des villages, et les flottilles amarrées près des pontons, et les sentiers en lacets vers les auberges de la montagne… Tout un décor de vagabondage et d’aventure, qu’il fallait quitter, – pour combien de temps ?

Antoine voulut détourner son attention.

– « Je suis sûr que tu avais des choses à faire, ce matin », dit-il. « Surtout si… » Il voulait ajouter : « Surtout si nous partons ce soir » ; mais il n’acheva pas.

Jacques secoua la tête, agacé :

– « Mais non, je t’assure. Je ne dépends que de moi. Rien n’est compliqué, quand on vit seul, – quand on s’est gardé… libre. » Le mot vibra dans le silence. Puis, de nouveau, mais d’un autre accent, triste, avec un regard appuyé, il soupira : « Tu ne peux pas comprendre. »

« Quelle existence mène-t-il donc ici ? » se demandait Antoine. « Ses travaux, oui… Mais de quoi vit-il ? » Il fit diverses hypothèses, s’abandonnant un instant au cours de ses pensées, et finit par dire, à mi-voix :

– « Depuis que tu es majeur, tu aurais si bien pu prendre ta part de la fortune de maman… »

Une lueur d’amusement passa dans le regard de Jacques. Il faillit poser une interrogation. Une pointe de regret l’atteignit : il songea qu’il aurait pu, certains jours, éviter certaines besognes… Docks de Tunis… Sous-sol de l’Adriatica, à Trieste… Deutsche Buchdruckerei d’Innsbruck… Cela ne dura qu’une seconde ; et l’idée que la mort de M. Thibault allait le mettre définitivement à l’aise ne lui vint même pas à l’esprit. Non ! Sans leur argent, sans eux ! Tout seul !

– « Comment t’en tires-tu ? » hasarda Antoine. « Gagnes-tu facilement de quoi vivre ? »

Jacques promena ses regards autour de lui :

– « Tu vois bien. »

Antoine ne put se retenir d’insister :

– « Mais quoi ? Que fais-tu ? »

Le visage de Jacques avait repris son expression voilée, têtue. Un pli se formait et s’effaçait sur son front.

– « Je ne te questionne pas pour m’immiscer dans tes affaires », se hâta de protester Antoine. « Je n’ai qu’un désir, mon petit, c’est que tu organises au mieux ta vie, c’est que tu sois heureux ! »

– « Ça !… » laissa échapper Jacques, sourdement. À n’en pas douter, le ton signifiait : « Ça, – que je sois heureux – c’est impossible ! » Il reprit aussitôt, d’une voix excédée, en haussant les épaules : « Laisse, Antoine, laisse… Tu ne me comprendrais pas bien. » Il fit l’effort de sourire. Après plusieurs pas indécis, il revint à la croisée, et, les yeux perdus, sans paraître remarquer la contradiction de ses paroles, il affirma de nouveau : « J’étais pleinement heureux, ici… Pleinement. »

Puis, consultant sa montre, il se retourna vers Antoine sans lui laisser le temps de renouer l’entretien :

– « Il faut que je te présente au père Cammerzinn. Et à sa fille, si elle est là. Ensuite, nous irons déjeuner. Pas ici, non : au dehors. » Il avait rouvert le poêle et le garnissait de bois, tout en parlant : « … Un ancien tailleur… Maintenant, conseiller municipal… Un fervent syndicaliste, aussi… Il a fondé une feuille hebdomadaire qu’il rédige presque tout seul… Un très brave homme, tu verras. »

 

Le vieux Cammerzinn, en manches de chemise, dans son bureau surchauffé, corrigeait des épreuves, équipé d’étranges lunettes rectangulaires dont les tiges d’or, souples comme des cheveux, s’enroulaient autour de ses petites oreilles charnues. Finaud sous ses airs puérils, sentencieux dans ses propos mais espiègle dans ses attitudes, il riait à tout instant, et, par-dessus ses lunettes, regardait avec insistance les gens dans les yeux. Il fit apporter de la bière. Il appelait Antoine : « Mon cher Monsieur » ; puis bientôt : « Mon cher garçon ».

Jacques annonça froidement que la santé de leur père l’obligeait à s’absenter « pour quelque temps », qu’il partirait ce soir, mais qu’il conserverait sa chambre, dont il paierait d’avance le mois en cours, et où il laisserait « toutes ses affaires ». Antoine ne sourcilla pas.

Le petit vieux, brandissant les feuillets qu’il avait devant lui, se lança dans une volubile improvisation sur un projet d’imprimerie coopérative pour les journaux du « parti ». À quoi Jacques, intéressé, sembla-t-il, donna la réplique. Antoine écoutait. Jacques ne paraissait pas pressé de retrouver le tête-à-tête. Attendait-il quelqu’un qui ne se montra pas ?

Enfin, il donna le signal du départ.

VIII

Dehors, une bise aigre s’était levée, qui charriait de la neige fondue.

– « Ça floque », dit Jacques.

Il tâchait de se montrer moins taciturne. En descendant de larges escaliers de pierre qui flanquaient un édifice public, il expliqua de lui-même que c’était l’Université. Le ton trahissait quelque fierté pour sa ville d’élection. Antoine admira. Mais les bouffées de pluie et de neige qui se succédaient en rafales les incitaient à gagner au plus vite un refuge.

Au coin de deux rues étroites, sillonnées de cyclistes et de piétons, Jacques se dirigea vers un rez-de-chaussée vitré, qui, pour toute enseigne, portait, en majuscules blanches, sur la glace de la porte :

GASTRONOMICA

La salle, lambrissée de vieux chêne, était toute en surfaces cirées. Le restaurateur, gros homme actif, sanguin, essoufflé, mais content de lui, de sa santé, de son personnel, de son menu, s’empressait auprès de ses clients, qu’il traitait comme des invités fortuits. Les murs étaient parsemés d’inscriptions en lettres gothiques : À Gastronomica, cuisine n’est pas chimie ! Ou bien : À Gastronomica, point de moutarde sèche au bord du moutardier !

Jacques, qui semblait moins contracté depuis la visite à Cammerzinn et cette marche sous la pluie, souriait de bonne grâce à l’amusement de son frère. C’était assez inattendu, cette curiosité d’Antoine pour le monde extérieur, ce regard gourmand, cet air de happer et de savourer au passage chaque trait significatif. Autrefois, dans les bouillons du quartier Latin où les deux frères avaient eu l’occasion de déjeuner ensemble, Antoine n’observait rien, et son premier geste était d’installer devant lui quelque revue médicale, dressée contre la carafe.

Antoine sentit que Jacques l’examinait.

– « Me trouves-tu changé ? » demanda-t-il.

L’autre fit un geste évasif. Oui, Antoine lui paraissait changé, très changé. Mais, en quoi ? N’était-ce pas, surtout, que Jacques avait oublié, au cours de ces trois ans, bien des particularités de son aîné ? Il les retrouvait, une à une. Par moments, tel geste d’Antoine – cette secousse de l’épaule et ce clignement de paupières, cette façon d’ouvrir la main en donnant une explication – le frappait soudain comme la rencontre d’une image jadis familière et totalement effacée de sa mémoire. Pourtant, d’autres singularités le troublaient sans lui rappeler rien qu’il eût désappris : l’expression générale de la physionomie, de l’attitude, cette sérénité naturelle, cette disposition conciliante, ce regard sans brusquerie ni dureté. Très nouveau, tout cela. Il essaya de le dire, en quelques mots confus. Antoine sourit. Il savait que c’était le legs de Rachel. Pendant plusieurs mois, la passion triomphante avait imprimé sur son visage, jusque-là rebelle à tout aveu de bonheur, une sorte d’assurance optimiste, peut-être même une satisfaction d’amant privilégié – pli qui n’avait jamais complètement disparu.

Le déjeuner était bon ; la bière, fluide, légère, glacée ; la salle, accueillante. Antoine, gaiement, s’étonnait des spécialités locales : il avait constaté que, sur ce terrain-là, le mutisme de son frère cédait plus volontiers. (Bien que, chaque fois que Jacques ouvrait la bouche, il semblât se jeter dans la conversation, avec désespoir. Sa parole, hésitante, hachée, devenait, par moments, sans raison, tumultueuse et vibrante, avec de brusques arrêts ; et, tout en parlant, il plongeait son regard dans celui de son aîné.)

– « Non, Antoine ! » répliqua-t-il à une boutade de celui-ci. « Tu aurais tort de croire… On ne peut pas dire qu’en Suisse… Ainsi, j’ai vu beaucoup d’autres pays ; eh bien, je t’assure… »

L’involontaire curiosité qu’il saisit sur le visage d’Antoine l’arrêta. Bientôt, regrettant peut-être cette humeur ombrageuse, il reprit de lui-même :

– « Tiens, celui-là, plutôt, pourrait être pris pour type : ce monsieur seul, qui parle au patron, à notre droite. Un assez bon type populaire du Suisse. L’aspect, la tenue… L’accent… »

– « Cet accent d’enrhumé ? »

– « Non », rectifia Jacques, avec un scrupuleux froncement de sourcils. « Un ton appuyé, un peu traînant, qui marque la réflexion. Mais surtout, tu vois, cet air replié sur soi, indifférent à ce qui se passe. Ça, c’est très suisse. Et aussi cet air d’être toujours en sécurité partout… »

– « L’œil est intelligent », concéda Antoine. « Mais dépourvu de vivacité à un point incroyable. »

– « Eh bien, à Lausanne, ils sont ainsi, des milliers. Du matin au soir, sans se bousculer ni perdre une minute, ils font ce qu’ils ont à faire. Ils croisent d’autres vies sans s’y mêler. Ils ne débordent guère leurs frontières ; ils sont entièrement pris, à chaque instant de leur existence, par la chose qu’ils font ou celle qu’ils vont faire l’instant d’après. »

Antoine l’écoutait, sans l’interrompre ; et cette attention intimidait un peu Jacques, mais le soutenait aussi, éveillait en lui un secret sentiment d’importance qui le rendait plus loquace.

– « Tu disais : “vivacité…” », reprit-il. « On les croit lourds. C’est vite dit ; et c’est faux. Ils sont d’un autre tempérament que… toi… Plus compact, peut-être. Presque aussi souple, à l’usage… Pas lourds, non : stables. Ce n’est pas du tout la même chose. »

– « Ce qui me surprend », dit Antoine, en tirant une cigarette de sa poche, « c’est de te voir, toi, à l’aise dans cette fourmilière… »

– « Mais justement ! » s’écria Jacques. Il déplaça la tasse vide qu’il avait failli renverser. « J’ai séjourné partout, en Italie, en Allemagne, en Autriche… »

Antoine, les yeux sur son allumette, hasarda, sans lever le nez :

– « En Angleterre… »

– « En Angleterre ? Non. Pourquoi l’Angleterre ? » Il y eut une courte pause, pendant laquelle leurs pensées se cherchèrent. Antoine ne relevait pas les yeux. Jacques, interloqué, continua cependant :

– « … Eh bien, je crois que jamais je n’aurais pu me fixer dans aucun de ces pays-là. On ne peut pas y travailler ! On s’y brûle ! Je n’ai trouvé l’équilibre qu’ici… »

Et, en effet, il avait l’air, en ce moment, d’avoir atteint un certain équilibre. Il était assis de biais, dans une pose qui semblait lui être habituelle, la tête inclinée du côté de la mèche indocile, comme si le poids des cheveux l’eût surchargée. L’épaule droite avançait. Tout le buste se trouvait arc-bouté par le bras droit, dont la main écartée prenait solidement appui sur la cuisse. Le coude gauche, au contraire, posait légèrement sur la table, et les doigts de la main gauche jouaient avec des miettes éparses sur la nappe. Ces mains étaient devenues des mains d’homme, nerveuses, expressives.

Il réfléchissait à ce qu’il venait de dire.

– « Les gens d’ici sont reposants », fit-il, avec une sorte de gratitude. « Évidemment, cette absence de passions n’est qu’apparente… Des passions, il y en a ici, dans l’air comme ailleurs. Mais, tu comprends, des passions qui se laissent si quotidiennement museler, ça n’offre pas grand danger… Ça n’est pas très contagieux… » Il s’interrompit encore, rougit soudain, puis, à mi-voix : « C’est que, depuis trois ans, tu sais !… »

Sans regarder Antoine, il rejeta sa mèche d’un vif revers de main, changea de position, et se tut.

Était-ce un premier pas vers les confidences ? Antoine attendit, sans faire un geste, enveloppant son frère d’un regard engageant.

Mais, délibérément, Jacques rompit les chiens :

– « Et la pluie tombe toujours », fit-il en se levant. « Rentrons, c’est le mieux, n’est-ce pas ? »

Comme ils sortaient du restaurant, un cycliste qui passait devant eux sauta de machine et courut à Jacques :

– « Vous avez vu quelqu’un de là-bas ? » demanda-t-il, essoufflé, sans dire bonjour. La pèlerine de montagne, qu’il disputait au vent en croisant les bras sur sa poitrine, était trempée de pluie.

– « Non », répondit Jacques, sans paraître autrement surpris. Il avisa l’entrée d’une maison dont la grand-porte était ouverte : « Mettons-nous là », proposa-t-il ; et, comme Antoine, discrètement, semblait rester à l’écart, il se retourna pour l’appeler. Mais, lorsqu’ils furent tous trois à l’abri, il ne fit aucune présentation.

Le nouveau venu, d’un mouvement de tête, laissa tomber sur ses épaules le capuchon qui lui cachait les yeux. C’était un homme qui avait passé la trentaine. Malgré cette entrée en matière un peu rude, son regard restait doux, presque caressant. Le visage, que l’air vif avait rougi, était balafré par une ancienne cicatrice, dont la traînée exsangue fermait à demi l’œil droit, coupait en biais le sourcil et venait se perdre sous le chapeau.

– « Ils m’accablent de reproches », reprit-il d’une voix fiévreuse, sans paraître se soucier de la présence d’Antoine. « Mais je ne les ai pas mérités, n’est-ce pas ? » Il semblait attacher une importance particulière au jugement de Jacques, qui fit un geste conciliant. « Que veulent-ils ? Ils disent que c’étaient des gens payés. Est-ce ma faute ? Maintenant, ils sont loin, et ils savent bien qu’on ne les dénoncera pas. »

– « Leur manège ne peut pas réussir », prononça Jacques, après avoir réfléchi. « De deux choses l’une… »

– « Oui, voilà ce qu’on peut dire ! » s’écria l’autre, sans attendre, avec une sorte de reconnaissance et de chaleur imprévues. « Mais il ne faudrait pas que la presse politique nous fasse sauter avant. »

– « Sabakine disparaîtra, dès qu’il flairera quelque chose », souffla Jacques, en baissant la voix. « Et Bisson aussi, vous verrez. »

– « Bisson ? Peut-être. »

– « Mais, ces revolvers ? »

– « Non, ça, c’est facile à prouver. Son ancien amant les avait achetés à Bâle, à la vente d’une armurerie, après décès. »

– « Écoutez, Rayer », dit Jacques : « ne comptez pas sur moi, ces jours-ci, je ne peux rien écrire d’ici quelque temps. Mais allez trouver Richardley. Qu’il vous remette les papiers. Vous lui direz que c’est pour moi. Et, s’il a besoin d’une signature, qu’il téléphone à Mac Laher. N’est-ce pas ? »

Rayer prit la main de Jacques et la serra sans répondre.

– « Et Loute ? » fit Jacques, gardant la main de Rayer dans la sienne.

L’autre baissa la tête.

– « Je n’y peux rien », reprit-il, avec un rire intimidé. Il releva les yeux et répéta, rageusement : « Je n’y peux rien, je l’aime. »

Jacques lâcha la main de Rayer. Puis, après une pause, il grommela :

– « Où ça vous mènera-t-il, tous les deux ? »

Rayer soupira.

– « Elle a eu des couches trop difficiles, elle ne se remettra jamais bien : jamais assez, en tout cas, pour pouvoir travailler… »

Jacques l’interrompit :

– « Elle m’a dit, à moi : “Si j’avais du courage, il y aurait bien un moyen d’en finir.” »

– « Vous voyez ? Alors, que voulez-vous que je fasse ? »

– « Mais Schneebach ? »

L’homme fit un geste de menace. Une lueur de haine flamba dans son regard.

Jacques avança la main et la posa sur le bras de Rayer : une pression amicale, mais ferme, presque impérieuse.

– « Où ça vous mènera-t-il, Rayer ? » répéta-t-il, sévèrement.

L’autre secoua les épaules d’un air courroucé. Jacques retira sa main. Après un silence, Rayer leva le bras avec une sorte de solennité :

– « Pour nous comme pour eux, la mort est au bout, voilà ce qu’on peut dire », conclut-il à mi-voix. Il rit silencieusement, comme si ce qu’il allait dire était de toute évidence : « Sans quoi, ce serait les vivants qui seraient les morts, et les morts qui seraient les vivants… »

Il empoigna sa bicyclette par la selle et la souleva d’un seul bras. Sa cicatrice devint un bourrelet violacé. Puis il baissa comme une cagoule le capuchon de sa pèlerine, et tendit la main.

– « Merci. J’irai chez Richardley. Vous êtes un grand, un vrai, un chic type. » Son accent était redevenu confiant et heureux. « Rien que de vous voir, Baulthy, ça me raccommode presque avec le monde – avec l’homme, avec la littérature… même avec la presse, oui… Au revoir ! »

Antoine n’avait rien compris à leurs propos, mais pas un mot ni un geste ne lui avaient échappé. Il avait remarqué, dès le début, l’attitude de cet homme, sensiblement plus âgé que Jacques, et qui cependant lui témoignait cette sorte de considération affectueuse qu’on accorde seulement à certains aînés reconnus. Mais, surtout, ce qui, pendant tout cet entretien, n’avait cessé de le surprendre, de le bouleverser, c’était le visage accueillant de Jacques, son front détendu, réfléchi, la maturité de son regard, l’autorité inattendue qui émanait de sa personne. Une révélation, pour Antoine. Il avait eu sous les yeux, pendant quelques minutes, un Jacques qu’il ne connaissait absolument pas, dont rien jusque-là n’avait pu lui laisser soupçonner l’existence, et qui, cependant, sans aucun doute, était pour tous le véritable Jacques, le Jacques d’aujourd’hui.

Rayer avait enfourché sa machine ; et, sans avoir pensé à saluer Antoine, il s’éloigna entre deux giclements de boue.

IX

Les deux frères reprirent leur chemin, sans que Jacques émît le moindre commentaire sur cette rencontre. D’ailleurs, le vent qui s’engouffrait dans leurs vêtements et semblait spécialement s’acharner contre le parapluie d’Antoine rendait toute conversation très difficile.

Pourtant, au pire moment, comme ils attaquaient la place de la Riponne – vaste esplanade où tous les vents du ciel semblaient venus s’affronter – Jacques, indifférent à la pluie qui le cinglait, ralentit subitement le pas et demanda :

– « Pourquoi donc, à table, tout à l’heure, as-tu dit :… l’Angleterre ? »

Antoine flaira une intention agressive. Gêné, il s’en tira par quelques mots confus, qu’emporta le vent.

– « Qu’est-ce que tu dis ? » fit Jacques, qui n’avait rien entendu. Il s’était rapproché et marchait de biais, offrant son épaule en coupe-vent ; l’œil interrogateur qu’il fixait sur son frère marquait tant d’insistance qu’Antoine, acculé, eut scrupule à mentir.

– « Eh bien, mais… à cause… des roses rouges ! » avoua-t-il.

L’accent qu’il y mit avait plus d’âpreté qu’il n’eût voulu. Une fois de plus s’imposèrent à lui l’incestueuse passion de Giuseppe et d’Annetta, leur chute dans l’herbe, tout un cortège de visions qui lui étaient devenues trop familières sans cesser de lui être pénibles. Mécontent, nerveux, s’en prenant aux rafales qui le harcelaient, il marmonna un juron et ferma rageusement son parapluie.

Jacques était demeuré une seconde sur place, interdit : évidemment, il était à cent lieues de prévoir cette réponse. Il se mordit les lèvres et fit quelques pas sans souffler mot. (Que de fois déjà il avait déploré cette heure d’inconcevable faiblesse, et regretté ce panier de roses, acheté de si loin par l’intermédiaire d’un ami, – message compromettant, qui proclamait : « Je vis et je pense à toi », au moment qu’il se voulait mort pour tous les siens ! Mais il avait du moins pu croire jusqu’ici que ce geste imprudent était demeuré très secret. L’indiscrétion de Gise, inattendue pour lui et incompréhensible, l’exaspéra.) Il ne sut pas retenir son amertume :

– « Tu as manqué ta vocation », fit-il en ricanant. « Tu étais né policier ! »

Antoine, vexé par le ton, se rebiffa :

– « Mon vieux, quand on tient tant à cacher sa vie privée, on ne l’étale pas au grand jour, dans les pages d’une revue ! »

Jacques, piqué au vif, lui cria au visage :

– « Ah ? C’est peut-être ma nouvelle qui t’a mis au courant de cet envoi de fleurs ? »

Antoine n’était plus maître de lui :

– « Non », répliqua-t-il, affectant le calme, et détachant les syllabes d’une voix mordante ; « mais ta nouvelle m’a du moins permis de goûter toute la signification de cet envoi ! » Et, après avoir décoché ce trait, il fonça contre le vent et hâta le pas.

Mais, aussitôt, le sentiment d’avoir commis une irrémédiable faute lui sauta aux yeux avec tant d’évidence qu’il en eut la respiration coupée. Quelques mots de trop, tout était compromis : Jacques allait lui échapper définitivement… Pourquoi avait-il tout à coup perdu sa direction, cédé à cet accès d’humeur ? Parce que Gise était en cause ? Et que faire, maintenant ? S’expliquer, s’excuser ? Était-il encore temps ? Ah, il se sentait prêt à toutes les réparations !…

Il allait se tourner vers son frère, et, le plus tendrement possible, reconnaître ses torts, lorsqu’il sentit soudain que Jacques lui saisissait le bras, et s’accrochait à lui de toutes ses forces : pression passionnée, absolument inattendue, étreinte convulsive, fraternelle, qui abolissait, en une seconde, non seulement cet échange d’aigres propos, mais tout le silence de ces trois années d’éloignement. Contre son oreille, une bouche tremblante balbutiait d’une voix décomposée :

– « Mais, Antoine, quoi ? Qu’est-ce que tu as pu supposer ? Tu as cru que Gise… que moi, je ?… Tu as cru possible ?… Tu es fou ! »

Leurs regards se pénétrèrent. Celui de Jacques était douloureux, mais épuré, rajeuni, et sur son visage la pudeur offensée mêlait l’indignation à la souffrance. Ce fut pour Antoine un flot bienfaisant de lumière. Radieux, il serrait contre lui le bras de son cadet. Avait-il réellement soupçonné ces deux petits ? Il ne savait plus. Il pensait à Gise avec une émotion intense. Il se sentait allégé, délivré, extraordinairement heureux, tout à coup. Il avait enfin retrouvé son frère.

Jacques se taisait. Devant ses yeux ne défilaient que des souvenirs pénibles : cette soirée de Maisons-Laffitte, où il avait découvert, en même temps, et l’amour de Gise, et l’attrait physique, invincible, qu’elle éveillait en lui ; leur trouble et bref baiser sous les tilleuls, dans la nuit ; puis le geste romantique de Gise, effeuillant les roses à cette place où ils s’étaient donné ce timide gage d’amour…

Antoine, aussi, se taisait. Il eût bien voulu rompre ce silence ; mais il restait muet, intimidé. Du moins, par la contraction de son bras, il essaya de dire à Jacques : « Oui, j’étais fou, je te crois, et comme je suis heureux ! » L’autre lui rendit sa pression. Ils se comprenaient mieux qu’à l’aide de paroles.

Ils continuèrent d’avancer, dans la pluie, serrés l’un contre l’autre, et troublés tous deux par ce contact trop tendre, trop prolongé ; mais ni l’un ni l’autre n’osaient plus prendre l’initiative de la séparation. Alors, comme ils longeaient un mur qui les abritait du vent, Antoine ouvrit son parapluie, et ils eurent l’air de s’être ainsi rapprochés pour se mettre à l’abri.

 

Ils arrivèrent à la pension sans avoir échangé un mot. Mais, devant la porte, Antoine s’arrêta, dégagea son bras, et dit, d’une voix naturelle :

– « Voyons, tu as certainement des choses à faire, avant ce soir ? je vais te laisser ? Je vais visiter la ville… »

– « Par ce temps ? » fit Jacques. Il souriait, mais Antoine avait perçu l’éclair d’une hésitation. (En réalité, ils redoutaient tous les deux ce long après-midi tête à tête.) « Non », reprit-il ; « j’ai deux ou trois lettres à écrire, cela me prendra vingt minutes ; et peut-être une course à faire, avant cinq heures. » Cette perspective parut jeter du sombre sur sa physionomie. Néanmoins, il se redressa : « D’ici là, je suis libre. Montons. »

En leur absence, la chambre avait été faite. Le poêle, rechargé, ronflait. Ils étendirent devant le feu leurs paletots trempés, s’entraidant avec une camaraderie toute neuve.

L’une des fenêtres était restée ouverte. Antoine s’en approcha. Parmi ce peuple de toits qui descendaient vers le lac, émergeait une tour souveraine, couronnée de clochetons, et dont la haute flèche vert-de-gris luisait sous la pluie. Il la désigna du doigt.

– « Saint-François », dit Jacques. « Vois-tu l’heure ? »

Sur l’une des faces du clocher s’épanouissait un cadran peint, rougeâtre et or.

– « Deux heures et quart. »

– « Tu as de la chance. Ma vue a beaucoup baissé. Et je ne peux pas m’habituer aux lunettes, à cause de mes migraines. »

– « Tes migraines ? » s’écria Antoine, qui fermait la fenêtre. Il se retourna prestement. Son visage interrogateur fit sourire Jacques.

– « Oui, docteur. J’ai eu d’affreux maux de tête ; et ce n’est pas complètement passé. »

– « Quel genre de maux de tête ? »

– « Une douleur, là. »

– « Toujours à gauche ? »

– « Non… »

– « Des vertiges ? Des troubles oculaires ? »

– « Rassure-toi », reprit Jacques, que cet entretien commençait à gêner. « Je vais beaucoup mieux maintenant. »

– « Ta, ta, ta ! » déclara Antoine, qui ne plaisantait pas. « Il faudra qu’on t’examine sérieusement, qu’on étudie un peu les phénomènes digestifs… »

Bien qu’il n’eût évidemment pas idée de commencer cet examen, il avait fait un pas machinal vers Jacques, et celui-ci ne put s’empêcher d’esquisser un mouvement de retraite. Il avait perdu l’habitude qu’on s’occupât de lui ; la moindre attention lui paraissait une atteinte à son indépendance. Presque aussitôt, d’ailleurs, il se raisonna ; et même, après coup, cette sollicitude lui causa une impression de douceur, comme si, au fond de lui, un souffle tiède était venu baigner des fibres longtemps engourdies.

– « Tu n’avais rien de semblable, autrefois », poursuivit Antoine. « D’où cela t’est-il venu ? »

Jacques, qui regrettait son geste de recul, voulut répondre, donner quelques éclaircissements. Mais pouvait-il dire la vérité ?

– « C’est venu après une espèce de maladie… comme un choc… une grippe, je ne sais pas… peut-être aussi du paludisme… Je suis resté presque un mois à l’hôpital. »

– « À l’hôpital ? Où ? »

– « À… Gabès. »

– « Gabès ? En Tunisie ? »

– « Oui. J’avais eu le délire, paraît-il. Alors, après, j’ai terriblement souffert de la tête, pendant des mois. »

Antoine ne dit rien, mais il était clair qu’il pensait : « Avoir, à Paris, un foyer confortable, être le frère d’un médecin, et courir le risque de crever dans un hôpital d’Afrique… »

– « Ce qui m’a sauvé », reprit Jacques, désirant parler d’autre chose, « c’est la peur. La peur de mourir là, dans cette fournaise. Je pensais à l’Italie comme un naufragé, sur son radeau, doit penser à la terre, aux puits d’eau douce… Je n’avais plus qu’une idée : mort ou vif, prendre le bateau, gagner Naples. »

Naples… Antoine se souvint de Lunadoro, de Sybil, des promenades de Giuseppe sur le golfe. Il hasarda :

– « Pourquoi Naples ? »

La figure de Jacques s’empourpra. Il parut lutter un instant contre lui-même afin d’expliquer quelque chose ; puis son regard bleu se figea.

Antoine s’empressa de rompre le silence :

– « Ce qu’il t’aurait fallu, je crois, c’est du repos, mais dans un climat vif. »

– « D’abord », reprit Jacques – et il était visible qu’il n’avait pas écouté – « à Naples, j’avais une recommandation pour quelqu’un du consulat. L’ajournement, à l’étranger, est plus facile. Je préférais être en règle. » Il eut un redressement des épaules. « D’ailleurs, je me serais plutôt laissé porter déserteur que de rentrer en France pour être coffré dans leurs casernes ! »

Antoine ne broncha pas. Il changea de sujet :

– « Mais, pour ces voyages, tu… tu avais de l’argent ? »

– « Quelle question ! C’est bien de toi ! » Il se mit à aller et venir, les mains dans les poches. « Jamais je ne me suis trouvé longtemps sans argent – le nécessaire. Au début, là-bas, évidemment, il a fallu faire n’importe quoi… » Il rougit de nouveau, et son regard se déroba. « Oh, quelques jours… On se tire vite d’affaire, tu sais. »

– « Mais quoi ? Comment ? »

– « Eh bien… par exemple… des leçons de français dans une école d’apprentissage… Des corrections d’épreuves, la nuit, au Courrier Tunisien, à Paris-Tunis… Ça m’a souvent servi, d’écrire l’italien aussi couramment que le français… Bientôt j’ai pu leur passer des articles, j’ai décroché la revue de la presse dans un hebdomadaire, et puis les échos, la besogne… Et puis, dès que j’ai pu, le reportage ! » Ses yeux brillèrent : « Ah, çà, si j’avais eu la santé suffisante, j’y serais encore !… Quelle vie !… Je me rappelle, à Viterbe… (Assieds-toi donc. Non, moi, j’aime mieux marcher.)… Ils m’avaient envoyé à Viterbe, personne n’osait, pour cet extraordinaire procès de la Camorra, tu te souviens ? Mars 1911… Quelle aventure ! Je logeais chez des Napolitains. Un vrai repaire. La nuit du 13 au 14, ils ont tous décampé : quand la police est arrivée, je dormais, j’étais tout seul, j’ai dû… » Il s’interrompit au milieu de sa phrase, malgré l’attention d’Antoine, – à cause d’elle, peut-être. Comment, avec des paroles, faire seulement entrevoir ce qu’avait été, pendant des mois, cette vie vertigineuse ! Bien que le regard de son frère fût pressant, il se détourna : « Que c’est loin, tout ça ! Laisse… N’y pensons plus. »

Et, pour fuir lui-même le sortilège de ces évocations, il se contraignit à parler de nouveau, mais avec calme :

– « Tu me disais… ces maux de tête ? Eh bien, vois, je n’ai jamais pu supporter le printemps d’Italie. Dès que j’ai pu, dès que j’ai été libre » – il fronça les sourcils ; sans doute, là encore, se heurtait-il à de pénibles souvenirs – « dès que j’ai pu m’échapper de tout ça », fit-il, avec un geste violent du bras, « je suis remonté dans le Nord. »

Il s’était arrêté, debout, les mains dans les poches, les yeux baissés sur le poêle.

Antoine questionna :

– « Le Nord de l’Italie ? »

– « Non ! » s’écria Jacques, en tressaillant. « Vienne, Pest… Et puis la Saxe, Dresde. Et puis Munich. » Son visage se rembrunit subitement ; cette fois, il jeta vers son frère un coup d’œil aigu et parut vraiment hésiter : ses lèvres eurent un frémissement. Mais, quelques secondes s’étaient écoulées, il tordit la bouche et se contenta de murmurer, les dents si serrées que le dernier mot fut à peine intelligible :

– « Ah, Munich… Munich aussi est une ville effroyable. »

Antoine, précipitamment, coupa court :

– « En tout cas, tu devrais… Tant qu’on n’aura pas trouvé la cause… Une migraine, ce n’est pas une maladie, c’est un symptôme… »

Jacques ne l’écoutait pas, et Antoine se tut. À plusieurs reprises, déjà, s’était produit le même phénomène : on eût juré que Jacques, tout à coup, éprouvait le besoin d’expulser de lui quelque harassant secret ; sa bouche remuait, il semblait au bord même de l’aveu ; puis, soudain, comme si les paroles se bloquaient dans sa gorge, il stoppait net. Et, chaque fois, Antoine, paralysé par une absurde appréhension, au lieu d’aider son frère à franchir l’obstacle, s’était cabré lui-même et dérobé, en se jetant à l’étourdie sur n’importe quelle piste.

Il se demandait comment remettre Jacques sur la voie, lorsqu’un bruit de pas légers se fit entendre dans l’escalier. On frappa, la porte s’entrebâilla presque aussitôt, et Antoine aperçut une frimousse échevelée de gamin.

– « Oh, pardon. Je vous dérange ? »

– « Entre », fit Jacques, en traversant la chambre.

 

Ce n’était nullement un gamin, mais un petit homme sans âge précis, au menton rasé, au teint de lait, aux cheveux ébouriffés couleur de chanvre sec. Il hésita sur le seuil et dut couler vers Antoine un regard inquiet ; mais ses yeux étaient frangés de cils incolores si épais qu’on ne distinguait pas le jeu des pupilles.

– « Approche-toi du poêle », dit Jacques, en débarrassant le visiteur de son manteau ruisselant.

Il semblait encore une fois décidé à ne pas présenter son frère. Mais il souriait sans contrainte aucune, et ne paraissait pas autrement contrarié de la présence d’Antoine.

– « Je venais vous dire que Mithoerg est arrivé, et qu’il apporte une lettre », expliqua le nouveau venu. Il parlait d’une voix sifflante, rapide, mais sur un ton bas, presque craintif.

– « Une lettre ? »

– « De Vladimir Kniabrowski ! »

– « De Kniabrowski ? » s’écria Jacques, et ses traits s’éclairèrent. « Assieds-toi, tu as l’air fatigué. Veux-tu de la bière ? Du thé ? »

– « Non, merci, rien. Mithoerg est arrivé cette nuit. Il vient de là-bas… Alors, que vais-je faire, moi ? Que me conseillez-vous ? Faut-il essayer ? »

Jacques réfléchit assez longtemps avant de répondre.

– « Oui. C’est le seul moyen, maintenant, de savoir. »

L’autre s’agita.

– « À la bonne heure ! Je m’en doutais ! Ignace m’avait découragé, et Chenavon aussi. Mais vous, vous ! À la bonne heure ! » Il restait tourné vers Jacques et sa petite figure rayonnait de confiance.

– « Seulement !… » fit Jacques, avec sévérité, en levant le doigt.

L’albinos balança la tête de haut en bas, en signe d’acquiescement.

– « Par la douceur, par la douceur », prononça-t-il gravement. On devinait une ténacité de fer dans ce corps fragile.

Jacques l’examinait.

– « Tu n’as pas été souffrant, Vanheede ? »

– « Non, non… Un peu fatigué. » Il ajouta, souriant avec rancune : « Je me sens si mal à l’aise, savez-vous, dans leur grande baraque ! »

– « Prezel est encore ici ? »

– « Oui. »

– « Et Quilleuf ? Tu diras de ma part à Quilleuf qu’il parle trop. N’est-ce pas ? Il comprendra. »

– « Oh, Quilleuf, je lui ai dit carrément : “Vous faites comme si vous étiez vous-mêmes des êtres vils !” Il a déchiré le manifeste de Rosengaard, sans le lire ! Tout est corrompu, là-dedans. » Il répéta : « Tout est corrompu », d’une voix sourde et indignée ; mais, en même temps, un sourire d’une angélique indulgence illuminait ses lèvres de petite fille.

Il reprit, sur un ton aigu, sifflant :

– « Saffrio ! Tursey ! Paterson ! Tous ! Et même Suzanne ! Ça sent le corrompu ! »

Jacques secoua la tête :

– « Josepha, peut-être. Mais Suzanne, non. Josepha, vois-tu, c’est une misérable créature. Elle vous brouillera tous. »

Vanheede l’observait silencieusement. Il remuait sur ses petits genoux ses mains de poupée, et l’on apercevait ses poignets, incroyablement frêles et pâles.

– « Je sais bien. Mais quoi ? Peut-on la jeter au ruisseau, maintenant ? Le feriez-vous, dites ? Est-ce une raison ? C’est un être, après tout, et qui n’est pas foncièrement vil, non… Et qui s’est mis sous notre garde en somme. Alors ?… Par la douceur, peut-être, par la douceur… » Il soupira. « Combien en ai-je rencontré, déjà, des créatures comme elle !… Tout est corrompu. »

Il soupira de nouveau, effleura Antoine de son invisible regard, puis se leva, et, s’approchant de Jacques, il dit, avec une fièvre soudaine :

– « La lettre de Vladimir Kniabrowski, c’est une belle lettre, savez-vous… »

– « Eh bien », questionna Jacques, « qu’est-ce qu’il compte faire, maintenant ? »

– « Il se soigne. Il a retrouvé sa femme, sa mère, les petits. Il se prépare à vivre, encore une fois. »

Vanheede s’était mis à marcher, devant le poêle ; par instants, il serrait nerveusement ses mains l’une contre l’autre. Et, comme à lui-même, il dit, avec une expression recueillie :

– « Un cœur très pur, Kniabrowski. »

– « Très pur », répéta Jacques aussitôt, avec la même intonation.

Il ajouta, après un silence :

– « Quand pense-t-il faire paraître son livre ? »

– « Il ne dit pas. »

– « Ruskinoff prétend que c’est une chose bouleversante, tu sais. »

– « Et comment serait-ce autrement ? Un livre qu’il a entièrement écrit dans la prison ! » Il fit quelques pas. « Je ne vous ai pas apporté sa lettre aujourd’hui : je l’ai prêtée à Olga, pour qu’elle la porte au cercle. Je l’aurai ce soir. » Sans regarder Jacques, avec une légèreté de feu follet, il allait et venait, la tête levée : il avait l’air de sourire aux anges. « Vladimir dit qu’il n’a jamais été si vraiment lui-même que dans cette prison. Seul avec sa solitude. » La voix devenait de plus en plus harmonieuse, mais de plus en plus voilée : « Il dit que sa cellule était jolie et bien claire, tout en haut des bâtiments, et qu’il grimpait sur les planches de la couchette pour atteindre avec son front le bas de la fenêtre grillée. Il dit qu’il restait là des heures, à penser, en regardant les flocons tourbillonner dans le ciel. Il dit qu’il ne pouvait rien voir d’autre, pas un toit, pas une cime d’arbre, rien, jamais rien. Mais, dès le printemps, et tout l’été, à la fin de l’après-midi, pendant une heure, un peu de soleil lui touchait le visage. Il dit qu’il attendait cette heure-là pendant tout le jour. Vous lirez sa lettre. Il dit qu’une fois il a entendu, au loin, pleurer un tout-petit… Une autre fois, il a entendu une détonation… » Vanheede jeta un coup d’œil vers Antoine qui l’écoutait et ne pouvait s’empêcher de le suivre curieusement du regard. « Mais je vous apporterai toute la lettre demain », fit-il, en revenant s’asseoir.

– « Pas demain », dit Jacques. « Je ne serai pas là demain. »

Vanheede ne manifesta aucune surprise. Mais, de nouveau, il tourna la tête vers Antoine, et, après une courte pause, il se remit debout.

– « Excusez-moi. Sans doute je vous ai dérangé. Je voulais tout de suite vous donner des nouvelles de Vladimir. »

Jacques aussi s’était levé.

– « Tu travailles trop, en ce moment, Vanheede ; tu devrais te ménager. »

– « Mais non. »

– « Toujours chez Schomberg & Rieth ? »

– « Toujours. » Il sourit malicieusement : « Je tape à la machine. Je dis : Oui, Monsieur, du matin jusqu’au soir, et je tape. Qu’est-ce que ça peut faire ? Le soir venu, je me retrouve. Alors je suis libre de penser : Non, Monsieur, toute la nuit, et jusqu’au lendemain matin. »

Le petit Vanheede, en ce moment, portait très haut sa petite tête, et son toupet de chanvre ébouriffé lui donnait davantage encore l’air de se redresser. Il fit un mouvement, comme si, cette fois, il s’adressait à Antoine :

– « J’ai crevé de faim pendant dix ans, Messieurs, pour ces idées-là : j’y tiens. »

Puis il revint à Jacques, lui tendit la main, et, brusquement, la voix flûtée se troubla :

– « Vous partez peut-être ?… Tant pis. Ça me faisait du bien de venir, savez-vous ? »

Jacques, ému, ne répondit pas ; mais, d’un geste affectueux, il posa sa main sur le bras de l’albinos. Antoine se souvint de l’homme à la cicatrice. Jacques avait eu, déjà, ce même geste, amical, stimulant, un peu protecteur. Il paraissait vraiment tenir, dans ces étranges groupements, une place à part ; on le consultait, on quêtait son approbation, on craignait son blâme ; manifestement aussi, on venait se réchauffer le cœur près de lui.

« C’est un Thibault !… » se dit Antoine, satisfait. Mais aussitôt une tristesse l’envahit. « Jacques ne restera pas à Paris », songea-t-il ; « il reviendra vivre en Suisse, ce n’est pas douteux. » Il eut beau se dire : « Nous nous écrirons, je viendrai le voir, ce ne sera plus la même chose que pendant ces trois ans… », il éprouvait une poignante angoisse : « Mais quelle sera son œuvre, quelle sera sa vie, au milieu de ces gens ? Que fera-t-il de sa force ? Est-ce là ce merveilleux avenir que j’ai rêvé pour lui ? »

Jacques avait pris le bras de son ami, et le reconduisait, à petits pas, vers la porte. Là, Vanheede se retourna, salua Antoine d’une timide inclinaison de tête, et disparut sur le palier, suivi de Jacques.

Antoine entendit une dernière fois la petite voix sifflante :

– « … Tout est si corrompu… Ils ne souffrent autour d’eux que des serviles, que des chiens couchants… »

X

Jacques revint. Il ne donna pas plus d’explication sur cette visite que sur la rencontre du cycliste à pèlerine. Il s’était versé un verre d’eau et buvait à petites gorgées.

Antoine, par contenance, alluma une cigarette, se leva pour jeter l’allumette dans le poêle, vint glisser un coup d’œil par la fenêtre, puis retourna s’asseoir.

Le silence durait depuis quelques minutes. Jacques avait repris sa marche à travers la chambre.

– « Qu’est-ce que tu veux », fit-il, de but en blanc, sans même interrompre ses allées et venues, « il faut tâcher de me comprendre, Antoine ! Comment aurais-je pu donner trois ans, trois ans de ma vie, à leur École, voyons ? »

Antoine, interloqué, avait pris un air attentif et d’avance conciliant.

– « Ce prolongement déguisé du collège !… » reprit Jacques. « Ces cours, ces leçons, ces gloses à l’infini ! Ce respect de tout !… Et cette promiscuité ! Toutes les idées mises en commun, piétinées par le troupeau, dans ces réduits sans air, leurs turnes ! Rien que leur vocabulaire de cagneux, tiens ! Leur pot, leurs caïmans ! Non, jamais, je n’aurais pu !

« Comprends-moi, Antoine… Je ne dis pas… Bien sûr, j’ai de l’estime pour eux… Ce métier de professeur, il ne peut être exercé qu’honnêtement, à force de foi. Ils sont touchants, bien sûr, à cause de leur dignité, de leur effort spirituel, de cette fidélité si mal rétribuée. Oui, mais…

« Non tu ne peux pas me comprendre », murmura-t-il, après une pause. « Ce n’est pas seulement pour échapper à l’embrigadement ni par dégoût pour cet appareil scolaire, non… Mais cette vie dérisoire, Antoine ! » Il s’était arrêté ; il répéta : « Dérisoire ! » en fixant sur le plancher un regard têtu.

– « Quand tu as été voir Jalicourt », demanda Antoine, « tu étais déjà bien décidé à… »

– « Pas du tout ! » Il restait debout, immobile, le sourcil dressé, l’œil à terre, cherchant de bonne foi à reconstituer le passé. « Ah, ce mois d’octobre ! J’étais revenu de Maisons-Laffitte dans un état… dans un état lamentable ! » Ses épaules s’arrondirent, comme sous une charge ; il grommela : « Trop de choses inconciliables… »

– « Oui, octobre », dit Antoine, qui songeait à Rachel.

– « Alors, à la veille de la rentrée, devant ce surcroît : la menace de l’École – j’ai été pris d’une telle appréhension… Vois comme c’est bizarre ! Aujourd’hui, je comprends clairement que, jusqu’à ma visite à Jalicourt, j’avais seulement une grande appréhension ; pas plus. Sans doute, excédé de tout ça, avais-je, à plusieurs reprises, pensé à lâcher l’École, et même à partir… Oui… Mais ce n’était qu’une vague rêverie, irréalisable. C’est seulement après ma soirée chez Jalicourt que tout s’est décidé. – Ça t’étonne ? » fit-il, levant enfin les yeux, et apercevant le visage stupéfait de son frère. « Eh bien, je te donnerai à lire les notes que j’ai prises, ce soir-là, en rentrant ; je les ai justement retrouvées l’autre jour. »

Il se remit à marcher d’un air sombre ; le souvenir de cette visite semblait encore le bouleverser à distance.

– « Quand j’y pense… », dit-il, en balançant la tête. « Mais toi, quels rapports as-tu eus avec lui ? Vous vous êtes écrit ? Tu as été le voir, probablement ? Ton impression ? »

Antoine se contenta d’un geste évasif.

– « Oui », dit Jacques, pensant que l’opinion de son frère était défavorable. « Tu dois avoir du mal à comprendre ce qu’il représentait, aux yeux de ma génération ! » Et, changeant d’attitude, il vint s’asseoir en face d’Antoine, dans le fauteuil qui était près du poêle. « Ce Jalicourt ! » fit-il, souriant tout à coup. Sa voix s’était adoucie. Il allongea voluptueusement les jambes vers la chaleur. « Depuis des années, Antoine, nous disions : “Quand on sera l’élève de Jalicourt…” Nous pensions même : “son disciple”. Moi, chaque fois que j’avais une hésitation sur l’École, je me disais : “Oui, mais il y a Jalicourt.” Il était le seul qui nous paraissait valoir la peine, comprends-tu ? Nous savions par cœur ses vers. On colportait des traits de lui, on citait ses mots. Ses collègues le jalousaient, disait-on. Il avait su faire admettre par l’Université, non seulement ses cours, qui étaient de longues improvisations lyriques, pleines de vues hardies, de digressions, de brusques confidences, de mots crus, – mais encore ses boutades, son élégance de vieux gentilhomme, son monocle, et jusqu’à son feutre conquérant ! Un type enthousiaste, lunatique, extravagant, mais riche et généreux, une grande conscience moderne, celui qui, pour nous, avait su mettre le doigt sur tous les points sensibles ! Je lui avais écrit. J’avais de lui cinq lettres ; ma fierté, un trésor ; cinq lettres, dont trois, même quatre, sont, je le crois encore aujourd’hui, admirables.

« Tiens : un matin de printemps, vers onze heures, nous l’avions croisé… – un ami et moi. Comment oublier ça ? Il montait la rue Soufflot, à longs pas élastiques. Je me rappelle sa jaquette au vent, ses guêtres claires, ses cheveux blancs sous les grands bords du chapeau. Très droit, le monocle levé, le nez busqué formant proue, la moustache blanche à la gauloise… Un profil de vieil aigle prêt à jouer du bec. Un oiseau de proie, mais mâtiné d’échassier. Du vieux lord, aussi. Inoubliable ! »

– « Je le vois », s’écria Antoine.

– « Nous l’avons filé jusqu’à sa porte. Nous étions ensorcelés. Nous avons fait dix boutiques, à la recherche de sa photo ! » Jacques ramena brutalement ses jambes sous lui. « Ah, tiens, quand j’y pense, je le hais ! » Puis, penché en avant, les mains tendues vers le poêle, il ajouta pensivement : « Et pourtant, si j’ai eu le courage de partir, c’est à lui que je le dois ! »

– « Je crois bien qu’il ne s’en est même pas douté », remarqua Antoine.

Jacques n’écoutait pas. Tourné vers le feu, un sourire distrait aux lèvres, la voix absente, il dit :

– « Tu veux que je te raconte ?… Eh bien, c’est un soir, après le dîner, que j’ai décidé, à l’improviste, d’aller le trouver. De lui expliquer… tout ! Et je suis parti, sans attendre, sans réfléchir… À neuf heures, je sonnais chez lui, place du Panthéon. Tu connais ? Un vestibule noir, une Bretonne godiche, la salle à manger, la fuite d’une jupe. La table était desservie, mais il y traînait une corbeille à ouvrage, du linge à repriser. Une odeur de mangeaille, de pipe, une chaleur lourde. La porte s’ouvre : Jalicourt. Aucun rapport avec le vieil aigle de la rue Soufflot. Ni avec l’auteur des lettres. Ni avec le poète, ni avec la grande conscience, ni avec aucun Jalicourt connu. Plus rien. Un Jalicourt voûté, sans monocle, une vieille vareuse à pellicules, une pipe éteinte, la lèvre maussade. Il devait ronfloter, en digérant du chou, son grand nez sur la salamandre ! À coup sûr, il ne m’aurait pas reçu, si la bonniche… Mais, pincé, pris de court, il me fait entrer dans son cabinet.

« Moi, d’emblée, très échauffé : “Je viens à vous, etc.” Lui, se redresse, ressuscite un peu : je vois poindre le vieil aigle. Il met son monocle, m’offre un siège : je vois poindre le vieux lord. Il me dit, d’un air surpris : “Un conseil ?” Sous-entendu : “Vous n’avez donc personne à consulter ?” C’était vrai. Je n’y avais jamais réfléchi. Que veux-tu, Antoine ? Nous n’y pouvons rien : je n’ai presque jamais pu suivre tes conseils… Ni ceux de personne… Je me suis dirigé seul, je suis ainsi fait. C’est ce que j’ai répondu à Jalicourt. Son attention m’encourageait. Je me suis lancé à fond : “Je veux être romancier ; un grand romancier…” Il fallait bien commencer par là. Il n’a pas sourcillé. J’ai continué mon déballage, je lui ai expliqué… tout, enfin ! Que je sentais en moi une force, quelque chose d’intime, de central, qui est à moi, qui existe ! Que, depuis des années, tout effort de culture s’était presque toujours exercé au détriment de cette valeur profonde ! Que j’avais pris en aversion les études, les écoles, l’érudition, le commentaire, le bavardage, et que cette horreur avait la violence d’un instinct de défense, de conservation ! J’étais débridé ! Je lui ai dit : “Tout ça pèse sur moi, Monsieur, tout ça m’étouffe, tout ça dévie mon véritable élan !” »

Jacques fixait sur Antoine ses yeux sans cesse changeants et qui, dans le même instant, durs et passionnés, devenaient douloureux, tendres, presque câlins. Il s’écria :

– « C’est vrai, Antoine, tu sais ! »

– « Mais je le sens bien, mon petit. »

– « Ah, ce n’est pas vraiment de l’orgueil », reprit Jacques. « Aucune envie de dominer, rien de ce qu’on appelle en général ambition. La preuve : mon existence ici ! Et pourtant, je te jure, Antoine : ici, j’ai été pleinement heureux ! »

Après quelques secondes de silence, Antoine intervint :

– « Raconte-moi la suite. Qu’est-ce qu’il t’a répondu ? »

– « Attends. Il n’a rien répondu, si je me rappelle bien. Oui, voilà : je lui avais sorti, pour finir, le couplet de « la source »… La paraphrase d’une sorte de poème en prose que j’avais commencé, là-dessus. Une stupidité », fit-il en rougissant : « Pouvoir enfin se pencher sur soi-même comme au bord d’une source, etc. Écarter les herbes, dégager cette coupe de pureté, où l’eau jaillit des profondeurs… Alors, c’est là qu’il m’a interrompu : “Jolie, votre image…” C’est tout ce qu’il avait trouvé ! Vieux crabe ! Je cherchais son regard. Il évitait le mien. Il jouait avec sa bague… »

– « Je le vois », dit Antoine.

– « … Il a commencé tout un laïus : “Ne pas trop mépriser les chemins battus… Le profit, l’assouplissement qu’on gagne à se soumettre aux disciplines, etc.” Ah, il était bien comme les autres : il n’avait rien, rien compris ! Il ne trouvait à m’offrir que des idées remâchées ! J’enrageais d’être venu, d’avoir parlé ! Il a continué quelque temps sur le même ton. Il avait l’air de n’avoir qu’un unique souci : me définir. Il me disait : “Vous êtes de ceux qui… Les jeunes gens de votre âge sont… On pourrait vous classer parmi les natures que…” Alors je me suis hérissé : “Je hais les classifications, je hais les classificateurs ! Sous prétexte de vous classer, ils vous limitent, ils vous rognent, on sort de leurs pattes amoindri, mutilé, avec des moignons !” Il souriait, il devait être décidé à tout encaisser ! C’est là que je lui ai crié : “Je hais les professeurs, Monsieur ! C’est pour ça que j’étais venu vous voir, vous !” Il souriait toujours, il avait pris un air flatté. Pour être aimable, il m’a posé des questions. Exaspérantes ! Ce que j’avais fait ? – “Rien !” Ce que je voulais faire ? – “Tout !” Il n’osait même pas ricaner, le cuistre, il avait bien trop peur d’être jugé par un jeune ! Car c’était ça, son idée fixe : l’opinion des jeunes ! Depuis que j’étais entré, il ne pensait qu’à une chose, au fond : à ce livre qu’il était en train d’écrire : Mes expériences. (Ça a dû paraître depuis, mais je ne le lirai jamais !) Il suait de peur à l’idée qu’il pouvait le rater, son bouquin, et, dès qu’il apercevait un jeune, hanté par l’obsession de la faillite, il se demandait : “Qu’est-ce qu’il pensera de mon livre, celui-là ?” »

– « Pauvre type ! » fit Antoine.

– « Mais oui, je sais bien, c’était peut-être pathétique ! Seulement, ça n’était pas pour le regarder trembler que j’étais venu ! J’espérais encore, j’attendais mon Jalicourt. Un de mes Jalicourt, n’importe, le poète, le philosophe, l’homme, n’importe lequel, pas celui-là ! Enfin, je me suis levé. Ç’a été un moment comique. Il m’accompagnait de ses boniments : “Si difficile de conseiller les jeunes… Pas de vérité omnibus, chacun doit se chercher la sienne, etc.” Moi, je filais devant, muet, crispé, tu devines ! Le salon, la salle à manger, l’antichambre, j’ouvrais moi-même les portes dans le noir, je butais dans ses antiquailles, il avait à peine le temps de trouver les boutons électriques ! »

Antoine sourit ; il se rappelait la disposition des lieux, les meubles marquetés, les sièges de tapisserie, les bibelots. Mais Jacques continuait, et son visage prit une expression effarée :

– « Alors… Attends… Je ne sais plus bien comment c’est arrivé. A-t-il brusquement compris pourquoi je le fuyais ? J’ai entendu, derrière moi, sa voix éraillée : “Qu’est-ce que vous voulez de plus ? Vous voyez bien que je suis vidé, fini !” Nous étions dans le vestibule. Je m’étais retourné, ahuri. Quelle figure pitoyable ! Il répétait : “Vidé ! Fini ! Et sans avoir rien fait !” Alors, moi, j’ai protesté. Oui. J’étais sincère. Je ne lui en voulais plus. Mais il tenait bon : “Rien ! Rien ! Je suis seul à savoir ça !” Et, comme j’insistais gauchement, il a été pris d’une espèce de rage : “Qu’est-ce qui vous fait donc illusion, à tous ? Mes livres ? Zéro ! Je n’y ai rien mis, rien de ce que j’aurais pu ! Alors, quoi ? Dites ? Mes titres ? Mes cours ? L’Académie ? Quoi donc ? Ça ?” Il avait saisi le revers où était sa rosette, et il le secouait, en s’acharnant : “Ça ? Dites ? Ça ?” »

(Empoigné par son récit, Jacques s’était levé ; il mimait la scène avec une fougue croissante. Et Antoine se souvint du Jalicourt qu’il avait entrevu, à ce même endroit, redressé, rayonnant sous la lumière du plafonnier.)

– « Il s’est calmé d’un coup », poursuivit Jacques. « Je crois qu’il a eu peur d’être entendu. Il a ouvert une porte, et il m’a poussé dans une sorte d’office qui sentait l’orange et l’encaustique. Il avait le rictus d’un homme qui ricane, mais un regard cruel et l’œil congestionné derrière le monocle. Il s’était accoudé à une planche où il y avait des verres, un compotier ; je ne sais pas comment il n’a rien fichu par terre. Après trois ans, j’ai encore son accent, ses mots dans l’oreille. Il s’était mis à parler, à parler, d’une voix sourde : “Tenez. La vérité, la voilà. Moi aussi, à votre âge. Un peu plus âgé, peut-être : à ma sortie de l’École. Moi aussi, cette vocation de romancier. Moi aussi, cette force qui a besoin d’être libre pour s’épanouir ! Et moi aussi, j’ai eu cette intuition que je faisais fausse route. Un instant. Et moi aussi, j’ai eu l’idée de demander conseil. Seulement, j’ai cherché un romancier, moi. Devinez qui ? Non, vous ne comprendriez pas, vous ne pouvez plus vous imaginer ce qu’il représentait pour les jeunes, en 1880 ! J’ai été chez lui, il m’a laissé parler, il m’observait de ses yeux vifs, en fourrageant dans sa barbe ; toujours pressé, il s’est levé sans attendre la fin. Ah, il n’a pas hésité, lui ! Il m’a dit, de sa voix chuintante où les s devenaient des f : N’y a qu’un feul apprentiffave pour nous : le vournalifme ! Oui, il m’a dit ça. J’avais vingt-trois ans. Eh bien, je suis parti comme j’étais venu, Monsieur : comme un imbécile ! J’ai retrouvé mes bouquins, mes maîtres, mes camarades, la concurrence, les revues d’avant-garde, les parlotes, – un bel avenir ! Un bel avenir !” Pan ! la main de Jalicourt s’abat sur mon épaule. Je verrai toujours cet œil, cet œil de cyclope qui flambait derrière son carreau. Il s’était redressé de toute sa taille, et il me postillonnait dans la figure : “Qu’est-ce que vous voulez de moi, Monsieur ? Un conseil ? Prenez garde, le voilà ! Lâchez les livres, suivez votre instinct ! Apprenez quelque chose, Monsieur : si vous avez une bribe de génie, vous ne pourrez jamais croître que du dedans, sous la poussée de vos propres forces !… Peut-être, pour vous, est-il encore temps ? Faites vite ! Allez vivre ! N’importe comment, n’importe où ! Vous avez vingt ans, des yeux, des jambes ? Écoutez Jalicourt. Entrez dans un journal, courez après les faits divers. Vous m’entendez ? Je ne suis pas fou. Les faits divers ! Le plongeon dans la fosse commune ! Rien d’autre ne vous décrassera. Démenez-vous du matin au soir, ne manquez pas un accident, pas un suicide, pas un procès, pas un drame mondain, pas un crime de lupanar ! Ouvrez les yeux, regardez tout ce qu’une civilisation charrie derrière elle, le bon, le mauvais, l’insoupçonné, l’ininventable ! Et peut-être qu’après ça vous pourrez vous permettre de dire quelque chose sur les hommes, sur la société, – sur vous !”

« Mon vieux, je ne le regardais plus, je le buvais, j’étais totalement électrisé. Mais tout est retombé d’un coup. Sans un mot, il a ouvert la porte, et il m’a presque chassé, devant lui, à travers le vestibule, jusque sur le palier. Je ne me suis jamais expliqué ça. S’était-il repris ?… Regrettait-il cette flambée ?… A-t-il eu peur que je raconte ?… Je vois encore trembler sa longue mâchoire. Il bredouillait, en étouffant sa voix : “Allez… allez… allez !… Retournez à vos bibliothèques, Monsieur !”

« La porte a claqué. Je m’en foutais. J’ai dégringolé les quatre étages, j’ai gagné la rue, je galopais dans la nuit comme un poulain qu’on vient de mettre au pré ! »

L’émotion l’étrangla. Il se versa un second verre d’eau et but d’un trait. Sa main tremblait ; en posant le verre, il le fit tinter contre la carafe. Dans le silence, ce son cristallin n’en finissait pas de mourir.

 

Antoine, encore frémissant, cherchait à enchaîner les événements qui avaient précédé la fuite. Bien des éléments lui manquaient. Il aurait voulu provoquer quelques confidences sur le double amour de Giuseppe. Mais ce sujet-là… « Trop de choses inconciliables », avait soupiré Jacques tout à l’heure ; c’était tout ; mutisme farouche qui prouvait assez quelle part ces complications sentimentales avaient eue dans la détermination du fugitif. « Et maintenant », se demandait Antoine, « quelle place tiennent-elles dans son cœur ? »

Il s’efforçait de rassembler sommairement les faits. En octobre, Jacques était donc revenu de Maisons. Quels avaient été, à ce moment-là, ses rapports avec Gise, ses rencontres avec Jenny ? Avait-il essayé de rompre ? Ou pris des engagements impossibles à tenir ? Antoine se représentait son frère à Paris : sans cadre précis d’études, seul et trop libre, tournant et retournant dans son cœur l’insoluble problème, il avait dû vivre dans une exaltation, dans une angoisse insoutenables. Pour unique perspective, cette rentrée scolaire, cet internat de Normale, qui lui donnaient la nausée. Là-dessus, visite à Jalicourt : et, brusquement, une issue, une vaste trouée à l’horizon : s’arracher, renoncer à tout l’impossible, partir à l’aventure, vivre ! « Oui », se disait Antoine, « c’est ça qui explique, non seulement que Jacques soit parti, mais qu’il ait pu se confiner trois ans dans ce silence de mort. Recommencer tout ! Et, pour pouvoir recommencer, oublier tout, – être oublié de tous !

« Tout de même », songeait-il, « avoir justement profité de mon voyage au Havre, n’avoir même pas attendu vingt-quatre heures pour me revoir, pour me parler ! » Sa rancune était prête à se réveiller ; il fit un effort, chassa tout grief, et, cherchant à renouer l’entretien, à connaître la suite, il reprit :

– « Et… c’est le lendemain de cette soirée-là ?… »

 

Jacques était revenu s’asseoir près du poêle ; les coudes sur les genoux, les épaules rondes, la tête baissée, il sifflotait.

Il leva les yeux :

– « Le lendemain, oui. » Puis, sur un ton réticent, il ajouta : « Aussitôt après la scène avec… »

La scène avec le père, la scène du palais Seregno ! Antoine l’avait oubliée.

– « Père ne m’en a jamais soufflé mot », dit-il vivement.

Jacques eut l’air surpris. Néanmoins il détourna les yeux, et le geste qu’il fit semblait dire : « Eh bien, tant pis… Je n’ai pas le cœur à revenir là-dessus. »

« Mais voilà pourquoi il n’a pas attendu mon retour du Havre ! » songea Antoine, presque joyeusement.

Jacques avait repris son attitude pensive et sifflotait de nouveau. Un pli nerveux tourmentait la ligne des sourcils. En quelques secondes, et malgré lui, il revivait ces minutes tragiques : le père et le fils, tête à tête dans la salle à manger ; le déjeuner venait de finir ; M. Thibault avait posé une question sur la rentrée de l’École, et Jacques, brutal, avait annoncé sa démission ; les répliques s’étaient enchaînées, de plus en plus blessantes ; le poing du père martelait la table… Poussé à bout, cédant à un coup de folie incompréhensible, Jacques avait, comme un défi, lancé le nom de Jenny ; puis, bravant toutes les menaces, menaçant lui-même, perdant la tête, il avait accumulé les paroles irréparables, jusqu’au moment où, ayant coupé derrière lui tous les ponts et rendu tout retour impossible, ivre de révolte et de désespoir, il avait disparu en criant : « Je vais me tuer ! »

L’évocation fut si précise, si poignante, qu’il se leva, comme s’il venait d’être piqué. Antoine eut le temps de surprendre dans les yeux de son frère une lueur d’égarement. Mais Jacques se ressaisit en un clin d’œil.

– « Quatre heures passées », fit-il ; « si je veux faire cette course… » Il endossait déjà son pardessus ; il semblait impatient de s’évader. « Tu restes là, n’est-ce pas ? Je serai revenu avant cinq heures. Ma valise sera vite faite. Nous dînerons au buffet, ce sera le mieux. » Il avait posé sur la table plusieurs dossiers de paperasses. « Tiens », ajouta-t-il, « si ça t’amuse… Des articles, de petites nouvelles… Les moins mauvaises des choses que j’ai écrites, ces dernières années… »

Il avait passé le seuil, lorsque, se retournant avec gaucherie, il jeta, d’un ton léger :

– « Au fait, tu ne me parles pas de… de Daniel ? »

Antoine eut l’impression qu’il avait failli dire : « … des Fontanin ? »

– « Daniel ? Mais figure-toi que nous sommes devenus de grands amis ! Après ton départ, il s’est montré si fidèle, si affectueux… »

Jacques, pour cacher son trouble, simulait une surprise extrême, à laquelle Antoine feignit de se laisser prendre.

– « Ça t’étonne ? » fit-il, en riant. « C’est vrai que nous sommes assez différents, lui et moi. Mais j’ai fini par accepter sa conception de la vie : elle peut être légitime, quand on est l’artiste qu’il est. Tu sais qu’il réussit au-delà de toute prévision ! Son exposition de 1911 chez Ludwigson l’a tout à fait lancé. Il vendrait beaucoup s’il voulait ; mais il produit si peu… Nous sommes différents – nous l’étions, surtout », spécifia-t-il, heureux d’avoir trouvé cette occasion de parler un peu de soi et de montrer à Jacques que le portrait de Humberto avait cessé d’être ressemblant. « Je ne suis plus aussi entier dans mes directions, tu sais ! Je ne crois plus autant nécessaire… »

– « Il est à Paris ? » interrompit brutalement Jacques. « Sait-il que… ? »

Antoine eut à réprimer un mouvement d’humeur :

– « Mais non, il fait son service. Il est sergent à Lunéville. Pour une dizaine de mois encore : octobre 14. Je l’ai à peine vu depuis un an. »

Il se tut, glacé par le regard morne, absent, que son frère fixait sur lui.

Dès que Jacques sentit que sa voix ne trahirait plus son trouble, il dit :

– « Ne laisse pas éteindre le poêle, Antoine. »

Puis il sortit.

XI

Resté seul, Antoine s’approcha de la table et ouvrit curieusement les dossiers.

Toutes sortes de documents y étaient entassés, pêle-mêle. D’abord un choix d’articles sur des sujets d’actualité, découpés dans des journaux et signés : Jacques le Fataliste. Puis une suite de poèmes, sur la montagne, semblait-il, parus dans une revue belge sous le pseudonyme de J. Mühlenberg. Enfin une série de courtes nouvelles, intitulées Pages du Cahier noir, sortes de croquis faits sans doute en marge du reportage, et signés : Jack Baulthy. Antoine en lut plusieurs : Octogénaires. Suicide d’enfant. Jalousie d’aveugle. Une colère. Les personnages, pris dans la vie quotidienne, dessinés au trait, s’imposaient tous par leur relief ; le style cursif, haché, de la Sorellina, dépouillé cette fois de tout lyrisme, conférait à ces notes un caractère de vérité, qui forçait l’intérêt.

Mais, malgré la saveur de ces pages, l’attention d’Antoine se montrait indocile. Trop d’inattendu s’offrait à lui, depuis le matin. Et surtout, dès qu’il était seul, sa pensée, invinciblement, se tournait vers cette chambre de malade, quittée la veille, et où, peut-être bien, les choses terribles étaient commencées. Avait-il eu tort de partir ? Non, puisqu’il allait ramener Jacques…

 

Un petit coup, discret et décidé, frappé à la porte, fit diversion.

– « Entrez », dit-il.

Il fut surpris de voir se détacher sur le fond sombre de l’escalier une silhouette féminine. Il crut reconnaître cette jeune femme qu’il avait entrevue, au petit déjeuner, le matin. Elle portait un panier de bûches. Il s’empressa de la délester.

– « Mon frère vient de sortir », dit-il.

Elle fit un signe de tête qui signifiait : « Je le sais bien » ; peut-être même : « C’est pour cela que je suis montée. » Elle dévisageait Antoine sans masquer sa curiosité ; mais l’attitude n’avait rien d’équivoque, tant cette hardiesse semblait réfléchie et motivée par des raisons graves. Antoine eut l’impression que ces yeux-là venaient de pleurer. Tout à coup, les cils battirent : sans autre préambule, et, d’une voix vibrante de reproche, elle demanda :

– « Vous l’emmenez ? »

– « Oui… Mon père est très malade. »

Elle ne parut pas avoir écouté.

– « Pourquoi ? » fit-elle avec emportement. Son pied frappa le sol. « Je ne veux pas ! »

Antoine répéta :

– « Mon père est sur le point de mourir. »

Mais elle n’avait que faire d’explications. Ses yeux, lentement, s’emplirent de larmes. Elle tourna le buste vers la fenêtre, croisa les mains, les tordit, puis laissa retomber les bras.

– « Il ne reviendra pas ! » prononça-t-elle sourdement.

Elle était grande, large d’épaules, un peu grasse, à la fois fébrile dans ses mouvements et apathique dans ses poses. Deux tresses lisses et lourdes, couleur de cendre blonde, couronnaient son front bas et se nouaient en torsade sur la nuque. Sous ce diadème, ses traits réguliers, épais, prenaient un caractère souverain qu’accentuait encore le dessin d’une bouche à l’antique, ourlée et sinueuse mais volontaire, et qu’arrêtaient deux plis sensuels.

Elle se retourna vers Antoine :

– « Jurez-moi, jurez-moi sur le Christ, que vous ne l’empêcherez pas de revenir ! »

– « Mais non, pourquoi ? » fit-il avec un sourire conciliant.

Elle ne répondit pas à ce sourire. Elle considérait le jeune homme, fixement, à travers ses larmes brillantes. Sous l’étoffe qui la moulait, sa poitrine respirait violemment. Elle se laissait examiner avec impudeur. Elle prit, au creux des seins, un petit mouchoir en tapon, qu’elle pressa sur ses yeux, puis sur ses narines, en reniflant. Ses prunelles oisives, coulant entre les paupières, avaient une expression veloutée et voluptueuse. L’eau qui dort : il s’y faisait, par instants, un remous de pensées indéchiffrables. Alors, aussitôt, elle penchait ou détournait la tête.

– « Il vous a parlé de moi ? Sophia ? »

– « Non. »

Un éclat bleu glissa entre les cils :

– « Vous ne lui direz pas que je vous ai dit tout ça… »

Antoine sourit de nouveau :

– « Mais vous ne m’avez rien dit, Madame. »

– « Oh, si », fit-elle, rejetant la tête en arrière, les paupières à demi baissées.

Elle chercha des yeux une chaise volante, l’approcha d’Antoine, et s’assit précipitamment comme si elle n’avait qu’une minute à donner.

– « Vous », déclara-t-elle, « vous devez être quelqu’un dans les théâtres. » Il fit un signe négatif. « Si. Vous ressemblez à une carte postale que j’ai… Un grand tragédien de Paris. » Elle souriait maintenant : un sourire plein de langueur.

– « Vous aimez le théâtre ? » fit-il, sans perdre son temps à la détromper.

– « Le cinéma ! Le drame ! Oui ! »

Parfois, un désordre imprévu jetait le ravage parmi ces traits impassibles ; alors, la bouche, qui s’ouvrait toute grande pour le moindre bout de phrase, semblait s’élargir encore, exposant de grandes palettes blanches, des gencives couleur de corail.

Il se tenait sur la réserve :

– « Vous devez avoir de bonnes troupes, ici ? »

Elle se pencha :

– « Étiez-vous déjà venu à Lausanne ? » (Quand elle se tenait ainsi, inclinée, parlant vite et retenant sa voix, elle avait l’air de demander le plus intime, et de l’offrir.)

– « Jamais », dit-il.

– « Y reviendrez-vous ? »

– « Sans doute ! »

Un instant, elle lui planta dans les yeux son regard devenu dur ; elle secoua plusieurs fois la tête, et dit enfin :

– « Non. »

Puis elle alla vers le poêle et l’ouvrit pour le recharger.

– « Oh », protesta Antoine, « il fait si chaud… »

– « C’est vrai », fit-elle, en se touchant la joue du revers de la main. Cependant elle prit une bûche, la jeta dans les braises, puis une seconde, puis une troisième. « Jack aime ça », déclara-t-elle, sur un ton de bravade.

Elle demeurait agenouillée, tournant le dos, les yeux dans la flambée qui lui grillait le visage. Le jour baissait. Antoine caressait de l’œil ces épaules vivantes, cette nuque, cette chevelure, nimbées de feu. Qu’attendait-elle ? Visiblement, elle se sentait regardée. Il crut surprendre un sourire au contour de ce profil perdu. Mais, d’une seule ondulation du torse, elle se releva. Elle poussa du pied le portillon du poêle, fit quelques pas dans la chambre, avisa le sucrier qui était sur une table, et, d’un geste vorace, prit un morceau qu’elle croqua, puis un autre qu’elle lui tendit de loin.

– « Non, merci », dit-il en riant.

– « Sans quoi ça porte malheur », cria-t-elle, en lui lançant le sucre, qu’il attrapa au vol.

Leurs regards se heurtèrent. Celui de Sophia semblait interroger : « Qui êtes-vous ? » et même : « Qu’y aura-t-il entre vous et moi ? » Ses pupilles, indolentes mais avides, dorées par la transparence des cils, faisaient songer à du sable, les jours d’été, avant la pluie ; pourtant elles étaient chargées d’ennui plus encore que de désir. « Une de ces créatures », se dit Antoine, « qui, dès qu’on les effleure… Mais qui vous mordent en même temps. Et qui vous haïssent, après. Et qui vous poursuivent des plus infâmes vengeances… »

Comme si elle avait deviné sa pensée, elle se détourna de lui et s’approcha de la fenêtre. La pluie accélérait la chute du jour.

Après un assez long silence, Antoine, troublé, demanda :

– « À quoi pensez-vous ? »

– « Oh, je ne pense pas souvent », avoua-t-elle, immobile.

Il insista :

– « Mais, quand vous pensez, à quoi est-ce ? »

– « À rien. »

L’entendant rire, elle quitta la croisée et sourit tendrement. Elle n’avait plus du tout l’air d’être pressée. Après quelques pas, au hasard, les bras ballants, comme elle se trouvait devant la porte, sa main, distraitement, toucha la serrure.

Antoine crut qu’elle donnait un tour de clé, et le sang lui vint au visage.

– « Adieu », murmura-t-elle, sans lever les yeux.

Elle avait ouvert la porte.

Antoine, surpris, vaguement déçu, se pencha, prêt à saisir son regard. Comme un écho, un peu par jeu, et d’un ton caressant qui ressemblait à un appel, il murmura :

– « Adieu… »

Mais la porte se referma. Elle avait disparu sans s’être retournée.

Il entendit le frôlement de la jupe contre les barreaux de l’escalier, et la romance qu’elle se forçait à fredonner en descendant.

XII

Peu à peu la nuit s’emparait de la chambre.

Antoine rêvassait, sans avoir l’énergie de quitter son siège pour allumer. Il y avait plus d’une heure et demie que Jacques était parti. Un soupçon involontaire, qu’il s’efforça d’écarter, assiégeait la pensée d’Antoine. Un malaise, croissant de minute en minute, l’étreignait ; qui se dissipa d’un coup lorsqu’il reconnut le pas de son frère sur le palier.

Jacques entra, ne dit rien, ne parut même pas remarquer que la pièce était dans l’obscurité, et se laissa choir sur une chaise, près de la porte. On distinguait à peine ses traits à la lueur du poêle. Il avait le front caché par son chapeau, et portait son paletot sur le bras.

Il gémit, tout à coup :

– « Laisse-moi ici, Antoine, va-t’en, laisse-moi ! J’ai failli ne pas revenir… » Mais, avant qu’Antoine eût pu dire un mot, il cria : « Tais-toi, tais-toi, je sais, ne dis rien. Je partirai avec toi. »

Puis il se leva et donna la lumière.

Antoine évitait de le regarder. Par contenance, il fit mine de continuer sa lecture.

Jacques errait à travers la chambre, d’un pas fatigué. Il jeta quelques effets sur le lit, ouvrit une valise, y mit du linge, divers objets. Par moments, il sifflotait : toujours le même air. Antoine le vit jeter un paquet de lettres au feu et ranger, dans un placard dont il prit la clé, tous les papiers qui traînaient. Puis il s’assit dans un coin, et, tassé sur lui-même, la tête dans les épaules, repoussant sa mèche avec nervosité, il griffonna plusieurs cartes-lettres, sur ses genoux.

Antoine avait le cœur chaviré. Si Jacques lui avait dit : « Je t’en supplie, pars sans moi », il l’aurait, sans mot dire, serré dans ses bras et serait aussitôt parti, seul.

Ce fut Jacques qui rompit le silence. Quand il eut changé de chaussures et bouclé son bagage, il s’approcha de son frère :

– « Sept heures, tu sais. Il va falloir descendre. »

Antoine, sans répondre, s’apprêta. Lorsque ce fut fait, il demanda :

– « Puis-je t’aider ? »

– « Merci. »

Ils parlaient à voix moins haute que dans la journée.

– « Donne-moi ta valise. »

– « Elle n’est pas lourde… Passe. »

Ils traversèrent la chambre, presque sans bruit. Antoine sortit le premier. Il entendit, derrière lui, Jacques tourner le commutateur et fermer doucement sa porte.

 

Le dîner, au buffet, fut rapide. Jacques ne disait rien, touchait à peine aux plats ; et Antoine, soucieux autant que son frère, respectait ce silence sans chercher à feindre.

 

Le train était à quai. Ils firent les cent pas, en attendant l’heure. Du passage souterrain jaillissait, sans trêve, un flot de voyageurs.

– « Le train va être bondé », dit Antoine.

Jacques ne répondit rien. Mais, tout à coup, il confia :

– « Voilà deux ans et demi que je suis dans ce pays. »

– « À Lausanne ? »

– « Non… Que j’habite la Suisse. » Quelques pas plus loin, il murmura : « Mon beau printemps de 1911… »

Ils parcoururent encore une fois, sans parler, toute la longueur du train. Jacques s’attardait aux mêmes pensées, car, spontanément, il expliqua :

– « J’avais de telles migraines, en Allemagne, que j’économisais sur tout pour filer, filer en Suisse, au grand air. C’est à la fin de mai que je suis arrivé, en plein printemps. Dans la montagne. À Mühlenberg, dans le canton de Lucerne. »

– « Tiens, Mühlenberg… »

– « Oui, j’ai écrit là presque tous ces poèmes que j’ai signés Mühlenberg. J’ai beaucoup travaillé à cette époque-là. »

– « Tu y es resté longtemps ? »

– « Six mois. Chez des fermiers. Deux vieux, sans enfants. Six mois merveilleux. Quel printemps, quel été ! De ma fenêtre, le jour de mon arrivée, cet enchantement ! Un paysage ample, onduleux, tout en lignes simples, – une noblesse ! J’étais dehors du matin au soir. Les prairies, pleines de fleurs et d’abeilles sauvages, les grands pâturages en pente, avec leurs vaches, les ponts de bois sur les ruisseaux… Je marchais, je travaillais en marchant, je marchais toute la journée, et quelquefois le soir, par ces nuits… ces nuits… » Son bras se souleva lentement, décrivit une courbe, et retomba.

– « Mais, tes migraines ? »

– « Oh, à peine installé, je me suis senti tellement mieux ! C’est Mühlenberg qui m’a guéri. Je peux même dire que jamais je n’ai eu la tête plus libre, plus légère ! » Il sourit à son souvenir. « Légère, et pourtant pleine de pensées, de projets, de folies… Je crois que tout ce que je pourrai écrire au cours de ma vie aura germé dans cet air pur, pendant cet été-là. Je me rappelle des jours où j’étais dans un tel transport… Ah, ces jours-là, j’ai vraiment connu l’ivresse d’être heureux !… Il m’arrivait – j’ose à peine le dire – il m’arrivait de sauter, de courir sans raison, et puis de me jeter à plat ventre dans l’herbe… pour sangloter, sangloter, délicieusement. Tu crois que j’exagère ? C’est si vrai, tiens, je me rappelle, certains jours que j’avais trop pleuré, je faisais tout un détour pour pouvoir me baigner les yeux à une petite source que j’avais découverte dans la montagne… » Il baissa la tête, marcha quelque temps en silence, et répéta, sans se redresser : « Oui, il y a deux ans et demi, déjà. »

Puis il se tut jusqu’au départ.

Quand le train décolla, sans un sifflet, avec cette sûreté inflexible, cette passive puissance de la machine déclenchée par l’horaire, Jacques, de ses yeux secs, regarda s’évanouir le quai vide, et fuir, à un rythme accéléré, la banlieue piquée de lueurs ; puis tout devint noir, et il se sentit emporté, sans défense, dans la nuit.

Parmi ces étrangers qui l’enserraient, ses yeux cherchèrent Antoine qui, debout dans le couloir, à quelques mètres de là, tournant à demi le dos, semblait, lui aussi, perdre son regard dans la campagne obscure. Un désir de rapprochement le saisit ; et, de nouveau, cet irrésistible besoin d’aveu.

Il parvint à se faufiler jusqu’à son frère, et lui toucha vivement l’épaule.

Antoine, pris entre les voyageurs et les bagages qui encombraient le passage, crut que Jacques avait seulement un mot à lui dire, et, sans essayer de faire volte-face, tourna seulement le cou et inclina la tête. Alors, dans ce couloir où ils étaient parqués comme des bestiaux, dans le ballottement et le tintamarre du train, la bouche tout près de l’oreille d’Antoine, Jacques murmura :

– « Antoine, écoute, il faut que tu saches… Au début, j’ai mené… j’ai mené… »

Il voulait crier : « J’ai mené une vie inavouable… Je me suis avili… Interprète… Guide… J’ai vécu d’expédients… Achmet… Pire encore, les bas-fonds, la Rue-aux-Juifs… Pour amis, des misérables, le père Krüger, Celadonio… Carolina… Une nuit, sur le port, ils m’ont assommé d’un coup de matraque, et après, l’hôpital, mes maux de tête, c’était à cause de ça… Et à Naples… Et en Allemagne, Rupert et la petite Rosa, ce couple… À Munich, à cause de Wilfried, j’ai fait… j’ai fait de la prison préventive… » Mais plus les aveux se pressaient à ses lèvres, et se levaient, nombreux et troubles, les souvenirs, plus cet inavouable passé lui apparaissait effectivement inavouable – impossible à faire tenir dans des phrases.

Alors, découragé, il se contenta de balbutier :

– « J’ai mené une existence inavouable, Antoine… Inavouable… In-a-vouable ! » (Et ce mot, chargé par lui de tout l’opprobre du monde, ce mot pesant et mou, qu’il répétait d’une voix désespérée, l’apaisait peu à peu autant qu’une confession.)

Antoine s’était entièrement retourné. Assez mal à l’aise, gêné par la présence des voisins, craignant que Jacques élevât le ton, tremblant de ce qu’il allait apprendre, il cherchait néanmoins à faire bonne figure.

Mais Jacques, l’épaule appuyée à la cloison, ne semblait plus vouloir s’expliquer davantage.

 

Les voyageurs évacuaient le couloir, s’entassaient dans les compartiments. Bientôt, Antoine et Jacques se trouvèrent assez isolés pour pouvoir causer sans être entendus.

Alors, Jacques, qui jusque-là taciturne, semblait peu pressé de reprendre la conversation, se pencha tout à coup vers son frère :

– « Vois-tu, Antoine, ce qui est effrayant, c’est de ne pas savoir ce qui est… normal… Non, pas normal, c’est idiot… Comment dire ?… Ne pas savoir si les sentiments qu’on a… ou plutôt les instincts… Mais toi, médecin, tu le sais, toi… » Les sourcils froncés, le regard perdu dans la nuit, il parlait d’une voix sourde et butait à chaque mot. « Écoute », reprit-il. « On éprouve quelquefois des choses… On a des espèces d’élans vers ceci… ou cela… Des élans qui jaillissent du plus profond… N’est-ce pas ?… Et on ne sait pas si les autres éprouvent la même chose, ou bien si on est… un monstre !… Comprends-tu ce que je veux dire, Antoine ? Toi, tu as vu tant d’individus, tant de cas, tu sais sans doute, toi, ce qui est… mettons… général, et ce qui est… exceptionnel. Mais, pour nous autres qui ne savons pas, c’est terriblement angoissant, vois-tu… Ainsi, tiens, un exemple : quand on a treize, quatorze ans, ces désirs inconnus qui montent comme des bouffées, ces pensées troubles qui vous envahissent sans qu’on puisse s’en défendre, et dont on a honte, et qu’on dissimule douloureusement comme des tares… Et puis, un jour, on découvre que rien n’est plus naturel, que rien n’est plus beau, même… Et que tous, tous, comme nous, pareillement… Comprends-tu ?… Eh bien, voilà, il y a, de même, des choses obscures… des instincts… qui se dressent… et pour lesquels, même à mon âge, Antoine, même à mon âge… on se demande… on ne sait pas… »

Brusquement ses traits se contractèrent. Une autre pensée le poignait à l’improviste : il venait d’apercevoir combien vite il se rattachait malgré lui à son frère, à cet ami de toujours ; et, par ce frère, à tout le passé ! Hier encore, un fossé infranchissable… Et la moitié d’un jour avait suffi… Il crispa les poings, baissa la tête, et se tut.

 

Quelques minutes plus tard, sans avoir desserré les dents ni relevé les yeux, il regagna sa place dans le compartiment.

Lorsque Antoine, surpris de cette brusque retraite, voulut le rejoindre, il l’aperçut, dans la pénombre, immobile : les paupières obstinément closes sur ses larmes, Jacques faisait semblant de dormir.

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Juillet 2011

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