Ernest Pérochon

LE LIVRE DES QUATRE SAISONS

Livre de lecture à l’usage des cours moyen et supérieur des écoles primaires et des classes élémentaires des lycées et collèges

Illustrations de Ray-Lambert

Ouvrage couronné par l’Académie française

(1930)


OCTOBRE

LES TRIBULATIONS
1 D’UN LIÈVRE AUX OREILLES NOIRES

I

C’était avant l’aube, dans une étroite vallée encaissée entre deux coteaux. Au lointain, un coq chantait.

Un lièvre aux oreilles noires rongeait une betterave.

« Bonne petite betterave !… Excellente petite betterave !… C’est une sucrière… Hâtons-nous de la manger, car la lune glisse derrière les arbres du coteau…

— Cocorico ! cocorico !

— … Et voici l’autre qui, déjà, appelle le soleil !

— Cocorico ! cocorico !… Soleil ! ouvre ta porte !… Soleil ! soleil ! jette ton blé !

— Cette fois, le soleil va sûrement paraître !… Je voudrais pourtant brouter un brin de serpolet car cette sucrière, à la fin, m’écœure. »

Le lièvre aux oreilles noires fit deux ou trois sauts pour se dégourdir les membres ; puis, dans le brouillard qui commençait à se déposer en rosée, il monta vers le coteau de droite où poussaient des herbes délicates.

Une belette dressa soudain sa petite tête et fit :

« Pff ! »

Les lièvres n’aiment pas les belettes ; pas plus qu’ils n’aiment les fouines, les putois, les furets, les chats sauvages, les renards, toutes les bêtes à dents pointues qui mangent la chair des autres bêtes.

S’il se fût trouvé devant un renard ou même devant un chat sauvage, le lièvre aux oreilles noires eût détalé2 sans demander son reste. Mais il ne s’agissait que d’une belette et il s’écria :

« Va-t-en à tes crimes, bête puante ! Ton haleine suffirait à empoisonner mon serpolet ! »

Et, pour l’effrayer, il fit un bond terrible.

La belette s’en alla ; mais, pour montrer qu’elle ne mourait point de peur, elle s’en alla lentement, si longue et si souple qu’elle semblait ramper comme une couleuvre.

Le lièvre aux oreilles noires mangea un brin de serpolet.

Alors, Sagesse-des-Buissons, le hérisson couleur de poussière, qui ne craint pas d’aller dormir au talus des serpents, sortit d’une touffe d’ajoncs.

« Que viens-tu faire ici, grand nigaud ? »

Le lièvre aux oreilles noires savait que Sagesse-des-Buissons est de bon conseil et beaucoup moins méchant qu’il ne paraît. Il ne se fâcha donc point.

« Je me parfume l’haleine avant d’aller dormir, répondit-il : j’avais les dents tellement sucrées… »

Le hérisson couleur de poussière leva son museau pointu qui ressemble à un petit groin et reprit :

« Je te dis qu’il n’y a rien de bon pour toi sur ce coteau, grand nigaud aux oreilles noires ! »

Puis il fouilla sous de la mousse, goba une larve et s’en alla plus loin.

Le lièvre ne se fâcha pas encore ; il trouvait cependant que Sagesse-des-Buissons était par trop dépourvu de manières.

« Après tout, pensa-t-il, c’est un mangeur d’insectes, et l’on dit même un mangeur de vipères… Cette vermine-là, c’est toujours de la chair. Que peut-on attendre de bon d’un mangeur de chair ? On ne trouve la véritable courtoisie3 que chez les peuples qui rongent… les rats exceptés, bien entendu, car les rats dévorent tout sans faire attention. »

Le lièvre en était là de ses réflexions lorsqu’il entendit derrière lui le bruit d’un coup de patte. Il se retourna et vit un jeune lapin qui le regardait, les oreilles toutes droites.

« Hé ! bonjour mon cousin ! s’écria le lièvre. Que dites-vous de ce serpolet ? Que dites-vous de ce plantain ? N’aimez-vous pas ces petites légumineuses rustiques qui poussent malgré les pierres ? Cette minette, ce trèfle blanc, ce lotier aux curieuses fleurs jaunes ?… Peut-être préférez-vous de fines graminées ? Hâtez-vous donc de choisir avant que le coq n’ait, de nouveau, chanté… Hâtez-vous de choisir entre ces pâturins aux grappes légères, ces fins ray-grass, ces fétuques sèches, ces agrostis, ces dactyles et cette flouve de seconde coupe dont le parfum de choix enchante les plus délicats ! »

Le lapin coucha son oreille gauche et demanda :

« Qui êtes-vous ?… D’où venez-vous ?

— Je suis le lièvre aux oreilles noires, petit cousin ! Je suis né au canton du chien jaune et de l’homme qui foudroie. C’est un pays qui se trouve vers la source du ruisseau où vous allez sans doute boire, quand vous descendez de ce coteau. C’est un bon pays, mais je viens d’y avoir des ennuis. Mon gîte se trouvait dans un pré de regain4 bien au frais : on a fauché le regain. Je suis allé m’établir dans un champ de maïs : on a coupé le maïs. Enfin, tout récemment, je découvris un asile entre deux sillons de pommes de terre. Mais ne voilà-t-il pas qu’on arrache les pommes de terre ! »

Le lapin releva l’oreille gauche, coucha l’oreille droite et dit :

« Que voulez-vous que j’y fasse ?

— Rien du tout ! » fit le lièvre un peu vexé.

Il reprit pourtant :

« Je disais donc, mon cousin, que je venais d’avoir de graves ennuis… Le chien jaune et l’homme qui foudroie ont poursuivi la hase, ma mère, puis mes frères. Et je n’ai jamais revu ma mère ni mes frères. Enfin, hier matin – je vous dis hier matin, petit cousin ! – c’est moi-même que le chien jaune est venu réveiller au pied d’un cep de vigne. J’ai couru, couru, couru… et toujours ce chien jaune derrière moi ! J’en ai encore mal aux pattes !… Après tant de malheurs, vous ne supposez pas que je veuille retourner vers mon pays natal ! Ce serait trop sot !… Je compte rester en ce canton qui me paraît hospitalier.

— Il y a aussi des chiens jaunes, par ici, dit le lapin, et des hommes qui foudroient. Il y a même un chien blanc qui est plus terrible que tout. Et je ne vous parle pas des furets… En vérité, je me demande ce que vous venez faire en ce pays !

— Je n’ai pas peur des furets, moi ! dit le lièvre, et je répète que cette contrée me plaît… Je ne vous apprendrai sans doute pas qu’au pied de ce coteau couvert d’herbes fines, poussent des betteraves exquises. J’en ai encore les dents sucrées.

— Ah ! vraiment ! Vous avez les dents sucrées ! dit le lapin. Vous m’en voyez fort aise !… Mais je suis bien bon d’écouter vos histoires ! Avez-vous le droit de venir sur cette garenne5 ?

— Qui donc me parle sur ce ton ? s’exclama le lièvre. De la part d’une belette ou même d’un hérisson mangeur de vipères, l’insolence ne surprend pas… Mais de votre part, petit cousin !… Je vous le dis tout net : vous seriez un peu plus poli que cela ne gâterait rien. Oubliez-vous que la courtoisie et les belles manières sont l’apanage des peuples qui rongent ? Les rats exceptés, bien entendu… »

Le lapin reprit, frappant le sol d’une patte, puis de l’autre :

« Trêve de bavardage ! Vous êtes sur notre garenne et je vous invite à déguerpir… Oui ou non, voulez-vous vous sauver ! Une fois !… deux fois !…

— Voyez-vous cela ! s’écria le lièvre ; si je te rongeais une oreille, qu’est-ce que tu dirais ? C’est gros comme un cobaye et leste comme un lapin de choux… »

À ces mots, le lapin sauta en l’air, puis : pan ! pan ! et ran-pan-pan ! il se mit à frapper le sol comme s’il battait du tambour. Aussitôt, deux de ses frères vinrent se placer à côté de lui.

« Lapin de choux !… Il a dit lapin de choux ! On va le lui faire voir ! »

Ils avançaient peu à peu en rasant le sol et, comme ils avaient les oreilles couchées sur le dos et les moustaches hérissées, le lièvre comprit qu’ils étaient en colère. Mais lui, qui venait d’échapper au chien jaune, ne s’effraya pas pour si peu. Il répéta :

« Lapins de choux !… Cobayes !… Lapins de choux ! »

Alors les autres battirent encore du tambour ; bientôt, le lièvre se vit cerné. Plus de vingt lapins l’entouraient. Il y en avait des vieux, très rusés : celui qui avait échappé au furet, celui qui avait mis en défaut le chien blanc, celui qui avait eu un œil crevé par le plomb de l’homme qui foudroie et, enfin, le plus vieux des vieux, celui qui avait laissé une patte dans un piège d’acier. Puis, des jeunes, insolents et batailleurs.

Ils approchaient en frappant le sol, et tous avaient les oreilles couchées.

« Ah ! Ah !… c’est toi qui as les dents sucrées !

— Ah ! Ah !… c’est toi qui parles de ronger les oreilles des autres…

— Ah ! Ah !… c’est toi, l’étranger qui veut s’établir en la garenne !… »

Le plus vieux des vieux, aiguisant ses longues dents les unes contre les autres, disait d’un air féroce :

« Il a encore sa mince fourrure d’été ! »

Le lièvre n’eut plus envie de faire le fanfaron.

« Si je gagne seulement cette touffe d’ajoncs d’où sortait le hérisson couleur de poussière, je suis hors d’affaire, » pensait-il.

Mais comment aller jusque-là ? Les ennemis s’approchaient toujours. Déjà, le plus furieux, celui que le lièvre avait appelé cobaye et lapin de choux, se ramassait lui-même pour se lancer à l’attaque.

Alors le lièvre, d’un bond formidable, sauta par-dessus le lapin à trois pattes, qui lui semblait le moins agile. Par malheur, le lapin à trois pattes, qui était le plus vieux des vieux, était aussi le plus rusé de tous les rusés ; il s’attendait à ce tour. Il sauta en même temps que le lièvre et s’accrocha à une oreille du fuyard ; si bien que le lièvre culbuta et le lapin par-dessus. Comme la pente du coteau était rapide, ils roulèrent ensemble jusqu’en bas, l’un toujours accroché à l’autre.

Voyant cela, les autres lapins s’élancèrent à leur tour. Le lapin borgne, champion de la garenne aux courses de vitesse, arrivait à toute allure devant les autres. Et les choses allaient probablement mal tourner pour le pauvre lièvre, lorsque Sagesse-des-Buissons, le hérisson couleur de poussière, sortit soudain de sa touffe d’ajoncs et se roula en boule. Le lapin borgne, à cause de son infirmité, ne voyait que ce qui se trouvait sur sa droite. Il alla donner en plein sur le hérisson, qui était venu par la gauche. Aussitôt, le lapin de sauter en l’air, une fois, deux fois, trois fois, comme une balle qui rebondit.

« Aïe ! Aïe !… Que m’est-il arrivé ? J’ai des épines dans le nez !… Aïe ! Aïe !… »

Les autres guerriers s’arrêtèrent. Le lièvre, profitant de ce répit, réussit enfin à se débarrasser du lapin à trois pattes et gagna le large.

Ses ennemis ne le poursuivirent pas davantage, car les lapins sont casaniers6 ; même lorsqu’ils sont en colère ou qu’ils ont peur, ils ne s’éloignent guère de leurs terriers.

II

Le lièvre s’étant arrêté, le hérisson, qui connaissait tous les raccourcis, le rejoignit.

« Ne t’avais-je pas prévenu, lièvre aux oreilles noires ? »

Le lièvre remercia ce bourru7 bienfaisant et lui fit de grandes politesses. Puis ils cheminèrent de compagnie.

« Hâtons-nous vers quelque haie, disait le hérisson, car le jour va venir. »

Ils passaient près d’une ferme. Les bêtes de la basse-cour commençaient déjà à chercher leur nourriture dans le brouillard.

Le coq appelait la lumière.

« Soleil ! Soleil ! Jette ton blé ! »

Sagesse-des-Buissons dressa un peu les premiers piquants autour de sa tête, ce qui était sa façon à lui de lever les épaules.

« Connaissez-vous ces gens ? demanda le lièvre aux oreilles noires.

— Oui et non… C’est-à-dire que… Une nuit, en des temps de grande disette, il m’est arrivé de pénétrer dans le poulailler… On a accusé la fouine… Ceci, tout à fait entre nous !… Cette aventure m’a laissé un mauvais souvenir ; à l’évoquer8, le remords s’éveille en ma conscience… Si tu voulais, nous parlerions d’autre chose. »

Le coq claironna9 encore, puis une cane sortit en se dandinant, pencha la tête pour regarder, d’un œil, vers le levant d’où la lumière ne jaillissait pas encore et s’écria :

« Qu’attend donc la Cane Noire, ce matin, pour pondre le soleil ?

— Que veut dire celle-ci ? fit le lièvre étonné. Voilà des propos bien étranges ! »

Le hérisson leva son museau pointu et une lueur de moquerie passa dans ses petits yeux vifs.

« Le coq, répondit-il, s’égosille10 aussitôt réveillé et s’imagine ainsi faire venir la lumière… Ce n’est déjà pas mal ! mais celle-ci, encore plus folle, croit fermement que la nuit est une grosse cane noire et qu’elle pond, chaque matin, le soleil ! »

Le lièvre se serait arrêté volontiers pour écouter les caquetages de la basse-cour. Mais le hérisson continua de trottiner.

« Passons vite, dit-il, si tu veux m’en croire… Les dindes, les pintades et les oies ne t’apprendraient pas grand’chose, car, elles non plus, n’ont pas inventé la corde à tourner le vent… D’autre part, je ne te cacherai pas plus longtemps qu’il y a, par ici, un gros chien…

— S’il y a un chien, interrompit le lièvre, cela change mes intentions !… Que ne le disiez-vous tout de suite ! »

Il fit plusieurs sauts, comme si la terre lui eût brûlé les pattes, et détala au plus vite, abandonnant son compagnon sans autre formule de politesse.

Quand sa peur fut apaisée, il revint, un peu confus, vers le hérisson. Celui-ci, qui trottinait sans se presser, reprit malicieusement son discours.

« Je disais qu’il y a, dans cette ferme, certain mâtin… fort bruyant, mais tout à fait inoffensif… En effet, il est enfermé dans la cour pendant la nuit et, le jour, il est muselé, parce qu’un dogue enragé est passé par ici, il y a quelque temps… J’allais te donner ces renseignements quand tu es parti comme un trait !… Où allais-tu donc si lestement ? »

Le lièvre ne fit pas semblant d’entendre.

« Comme la rosée est déjà abondante ! dit-il ; je crois que la matinée sera belle !

— As-tu déjà choisi ton gîte pour le jour qui vient ? demanda le hérisson.

— Non ! dit le lièvre, car je suis depuis peu en ces contrées. Imaginez-vous que je viens d’avoir de grands ennuis… »

Il eût volontiers conté de nouveau son histoire, mais l’autre l’entraînait à la recherche d’un gîte.

Ils arrivèrent à la vallée. Un ruisseau, qui en occupait le fond, coulait entre des menthes sauvages et des iris d’eau. Il tirait comme une chevelure de longues herbes glauques11, taquinait des touffes de prèles, rebroussait des joncs flexibles que le vent avait couchés à contre-courant. Il sautillait gaiement sur les cailloux blancs d’un gué12. On entendait, un peu en aval13, le bruit léger d’une petite cascade.

Le lièvre et le hérisson s’approchèrent du ruisseau pour se désaltérer. Mais, dès qu’il eut bu, le hérisson s’éloigna de toute la vitesse de ses petites pattes. Le lièvre, au contraire, se mit à batifoler14 sur la rive. Une grenouille matinale jaillit d’une touffe d’herbe et fit un bruyant plongeon.

« Cette petite saute mieux que toi ! observa de loin le hérisson. »

— Oseriez-vous soutenir cela ? » s’exclama le lièvre piqué au vif.

Pour montrer son agilité, il franchit le ruisseau à l’endroit où il était le plus large.

« Voilà ! dit-il fièrement, voilà, ce qu’on peut faire ! sans élan, de pied ferme et autant de fois que vous voudrez ! »

De l’autre côté du ruisseau, le hérisson ne semblait point écouter. Le lièvre, alors, cria :

« Eh bien ! Venez-vous ?… Faut-il que j’aille vous tendre la patte ?… Certes, je ne vous demande pas de sauter… mais il y a, tout près, un petit pont de bois !…

— Parbleu ! murmura le hérisson, je le connais bien ce pont de bois ! »

Visiblement il était inquiet et n’osait approcher du ruisseau. Il humait15 le vent, regardait dans toutes les directions, écoutait. Enfin, il se décida tout à coup. Il prit sa course, passa sur le pont à une vitesse telle que le lièvre crut voir rouler une boule grise. Il ne s’arrêta qu’à bonne distance du ruisseau.

« Eh quoi ! fit le lièvre étonné, craignez-vous à ce point les grenouilles ? »

Le hérisson ne répondit point, d’abord, mais le lièvre lui posa tant d’autres questions qu’il finit par donner l’explication de ses inquiétudes.

« Ce pont de bois, dit-il, me rappelle le plus mauvais moment de ma vie. C’est là que certain renard maudit me joua un tour qui faillit m’être fatal. Au milieu de la plaine, je ne crains rien des renards. Que le plus rusé et le plus affamé survienne : je me roule en boule ! Et alors, mords si tu veux, brigand !… Nous savons nous défendre, nous autres, hérissons ! Cependant, nous avons – je te le dis tout bas – une faiblesse singulière : aussitôt que nous tombons à l’eau, il nous est impossible de redresser nos piquants et nous devenons aussi vulnérables16 que le dernier des lapins. C’est une chose que nous tenons soigneusement cachée. Hélas ! Tous les renards n’en connaissent pas moins notre secret… Donc, certain soir du printemps dernier – c’était à l’époque où sortent de terre, si savoureux17 si croquants, les premiers hannetons – je me promenais nonchalamment sur le pont de bois, lorsqu’un renard arrive soudain devant moi. Bien entendu, je lui dresse mes piquants sous le nez… Mais lui, au lieu de se mettre les babines en sang, voilà qu’il me pousse avec précaution, disant sur un ton de moquerie féroce :

« Roule, petite boule !… Roule ! Puis tu te dérouleras, afin que l’on voie ta frimousse. »

« Bien malgré moi, j’arrivai au bord du pont de bois… tout au bord !… Et flouc !… Barbotant dans le ruisseau, je ne pus rester en boule ; mes piquants se rabattirent. Le bandit n’attendait que cela. À moins d’un miracle, j’étais perdu ! Or, ce miracle se produisit : comme le renard avançait déjà ses canines aiguës, des aboiements furieux éclatèrent. En grand danger d’être étranglé, mon ennemi s’enfuit vers son terrier… C’est ainsi que je fus sauvé par le chien de la ferme, par ce même mâtin dont tu viens d’avoir si grand’peur !

— Oh ! fit le lièvre, je ne suis pas le seul à connaître la peur ! »

Le hérisson, à son tour, ne fit point semblant de comprendre l’allusion…

« Le jour va poindre, dit-il. Déjà Huruhu, le merle noir, s’agite dans le feuillage. Il est temps d’aller se reposer… Voici justement une haie fort épaisse où tu dois trouver un gîte ombreux et tranquille. Quant à moi, j’ai mon affaire un peu plus loin, dans le coin aux vipères. Je n’ose t’inviter à m’y accompagner…

— Il est vrai, répondit le lièvre, que je n’aime guère le voisinage des bêtes froides qui rampent. Pourtant j’ai vécu sans dommage près d’une famille de lézards verts, grands chasseurs de mouches, j’ai rencontré d’honnêtes couleuvres, et même il m’est arrivé, en batifolant, de briser par mégarde la queue d’un pauvre orvet, qui n’eut pas l’air, d’ailleurs, de se préoccuper outre mesure d’un accident, à mon avis, terrible !

— Je ne parle ni de couleuvres ni d’orvets, reprit le hérisson, mais de vipères, de grosses vipères tachetées avec une vilaine petite queue, une affreuse tête plate et deux crochets à venin. Dans ce coin où je vais, j’en ai déjà tué quatre et mangé leurs vipéreaux. Mais il en reste encore deux ou trois vieilles avec qui j’ai un compte à régler avant l’hiver… Bonjour, compagnon ! Dors bien ! »

Le hérisson s’éloigna en trottinant et le lièvre, après avoir rapidement brouillé sa piste, comme il faisait chaque matin, se cacha dans la haie, au pied d’une touffe de noisetiers. Le gîte n’était que passable. Un petit vent coulis18 s’y glissait comme une main froide. Dans un chêne creux voisin, un écureuil brassait sa provision de noisettes. Des passereaux s’agitaient. Huruhu sautait déjà de branche en branche, piquait des mûres et sifflait.

Néanmoins, le lièvre, brisé de fatigue, allait s’endormir lorsqu’un bruit singulier, un bruit d’ailes molles se fit entendre. Un grand hibou au plumage couleur de clair de lune pénétra dans la haie ; il descendit lourdement, vint se poser sur une branche basse, presque au ras du sol. Alors le lièvre remarqua, parmi les brindilles et les feuilles mortes, des débris étranges : élytres19 de hannetons ou de carabes20, corselets21 vides, carapaces sèches et surtout des os, des os, des os… De petits os, il est vrai, des os de campagnols, de taupes, de rats… Assurément, il n’y avait point là d’os de lièvres… Cependant, le voisinage ne laissait pas d’être désagréable !

Le lièvre se souleva lentement sur ses longues pattes, comme s’il eût voulu effrayer le hibou. Mais le hibou ne bougea point. Il regardait fixement le lièvre de ses deux grands yeux ronds qui luisaient vaguement, et l’on ne pouvait pas savoir ce qu’il pensait.

Le lièvre se recoucha et feignit de dormir. Mais il sentait, à présent, flotter autour de lui cette odeur affreuse qui accompagne toujours les mangeurs de chair. Il ne voulut cependant pas s’avouer à lui-même qu’il avait peur.

« Ah ! se dit-il, comme ce vent coulis devient froid sur mes reins ! Un bon coup de soleil vaudrait mieux pour reposer mes muscles fatigués… Ce n’est pas le hibou qui me gêne, mais, si je demeure ici, je risque, pour le moins, une courbature22 »

Il se releva tout d’un coup et courut vers le coteau de gauche, au flanc duquel se trouvait une vigne. En haut de la vigne, il se coula dans un bouquet de genêts et d’épines qui entourait le tronc d’un poirier sauvage.

Il était temps ! Le brouillard venait soudain de s’élever et le soleil luisait. Le ciel était devenu rose et bleu, les prés d’un vert d’émeraude23. Touchés par l’automne, les arbres du coteau voisin agitaient, dans la brise matinale, un beau feuillage doré.

Le jour s’ouvrait comme un livre d’images.

III

Le lièvre aux oreilles noires dormait au pied du poirier sauvage. Mais un lièvre, même s’il est fatigué, repu, sans peur et sans reproche, ne dort jamais d’un sommeil très profond.

Le lièvre aux oreilles noires entendait vaguement la voix lointaine des hommes au travail, le jacassement des geais et des pies, le croassement des corbeaux qui passaient dans les airs, le babil des passereaux qui venaient se poser sur la touffe d’épines, et jusqu’à des crissements d’insectes, jusqu’au petit claquement que faisaient les gousses de genêt en éclatant au soleil. Tout cela, qui n’indiquait aucun danger, ne le réveillait point. Mais, soudain, un grand bruit insolite, semblable au bruit du tonnerre, fit retentir les échos24 de la vallée. Le lièvre sursauta ; un frisson de peur lui rida la peau. Cendrée, la grive, qui se reposait, à l’ombre, parmi les branches d’aubépine, s’était élancée vers la cime du poirier sauvage.

« Cendrée ! Cendrée ! Toi qui es tout en haut de la plus haute branche, ne vois-tu point venir l’homme qui foudroie ?

— Je ne vois rien que le bonhomme vigneron qui monte avec ses fils et ses filles. Chacun est armé d’une serpette25 et les plus grands fils portent la hotte.

— Cendrée ! Cendrée ! Du haut du poirier sauvage, ne vois-tu point venir les chiens jaunes ? ou le chien blanc qui est le plus terrible de tous ?

— Je ne vois que le vieux cheval qui traîne la charrette où est la cuve !… Il n’y a pas de quoi s’alarmer !

— Bon ! dit le lièvre ; je vais donc essayer de reprendre mon somme. »

Mais une petite poire lui tomba sur le nez.

« Eh ! là !… Quel est celui qui me fait des niches ? »

Un loir tacheté trottait menu sur une basse branche. Il sauta à terre et se mit à ronger la poire.

« Tu ne pourrais pas faire la sieste comme tout le monde ! dit le lièvre. Tu mangeais quand je suis arrivé sous ce buisson, tu mangeais pendant mon sommeil et voici que tu manges encore ! As-tu donc si grand faim, petit compagnon ? Ta peau, cependant, ne fait guère de plis, il me semble !

— Que votre Altesse me pardonne ! dit le loir sans perdre un coup de dents, je mange pour la faim à venir. Il n’y aura pas toujours des poires sur le poirier sauvage. Quand les gelées auront cueilli les derniers fruits, ce sera pour moi la disette ; mais je serai si gras que je pourrai supporter un long jeûne. Alors, avec mon frère dont la peau ne fera non plus aucun pli, comme dit Votre Altesse, je me blottirai dans un petit trou que je connais, entre deux branches moussues ; et là, bien au chaud, je dormirai pendant tout l’hiver… Comme fait d’ailleurs votre ami Sagesse-des-Buissons, le mangeur de vipères, comme font les vipères aussi…

— Qui dort dîne ! dit une voix grave.

— Quel est celui-ci ? demanda le lièvre.

— C’est Clôh-le-Pustuleux26 ! répondit le loir. C’est le crapaud que j’ai toujours connu et qui était déjà vieux à la naissance de mon bisaïeul27. Il vit là, sous une pierre, et ne sort de sa cachette que pour gober des limaces. Quelquefois, au temps des pluies tièdes, lorsqu’il a fait bonne chasse, il nous dit des contes de sa première jeunesse, du temps où il était têtard28 et où il vivait dans l’eau. Mais, à l’ordinaire, il ne parle que par sentences29 et on le voit peu.

— Pour vivre heureux, vivons cachés ! dit Clôh.

— C’est vrai, cela ! remarqua le lièvre avec inquiétude. Précisément, je me demandais si j’étais assez bien caché ! Cendrée ! Cendrée !… Ne vois-tu rien venir ? »

Mais la grive n’était plus en haut du poirier sauvage. Voyant le vigneron et sa famille s’avancer entre les ceps, avec la hotte et la serpette, elle avait compris que les temps de grande abondance allaient prendre fin. Certes, après le passage du vigneron, on trouverait encore à grappiller30, mais les plus beaux raisins auraient disparu. La grive voulait une dernière fois faire bombance ; c’est pourquoi elle avait pris son vol vers la vigne.

Huruhu, le merle noir, s’y trouvait déjà et s’escrimait du bec, dissimulé sous les sarments à larges feuilles.

Mais Huruhu n’était pas gourmet31 et piquait à tort et à travers, sans choisir.

« Le sot ! » pensa Cendrée.

Sans hésiter, elle sautilla vers la rangée des vieux ceps qui avaient résisté au phylloxéra32. Les vieux ceps ne portaient pas plus de raisins que les nouveaux ceps greffés, au contraire ! Et ces raisins n’étaient ni plus gros ni plus mûrs. Mais quelle liqueur ! quel nectar33 !

La grive choisissait les grappes et, dans chaque grappe, elle choisissait encore les plus beaux grains, ceux que le soleil avait le mieux caressés et dont la peau semblait sur le point de craquer. Elle gobait des grains blonds, translucides34, gonflés d’une liqueur dorée ; puis elle faisait deux ou trois sauts et piquait des grains noirs, si polis, si luisants qu’elle y voyait, comme en un miroir convexe35, son image déformée.

Tout à coup, le plus jeune fils du vigneron s’écria :

« Voyez celle-ci qui nous vole ! »

Et il lança une motte qui s’émietta en retombant, Huruhu, effrayé, s’envola vers le buisson d’épines. Cendrée s’envola aussi, mais à ras de terre ; et, bientôt, elle revint vers les vieux ceps.

« Quelle audacieuse ! » fit le lièvre, qui admirait une pareille insouciance du danger.

La grive, à présent, se gorgeait à la hâte, sans retenue. Les pattes un peu écartées, pour assurer son aplomb, le cou replié, la tête renversée en arrière, elle piquait les grains aussi vite qu’elle pouvait ; et, quand le jus délicieux lui coulait dans le bec, on voyait sa gorge tavelée36 se gonfler d’aise et ses ailes se soulever légèrement.

« Quelle gourmande ! » fit encore le lièvre.

Un jeune pivert qui, passant par là, s’était arrêté pour visiter le tronc du poirier sauvage, dit à son tour :

« Regardez-la ! Si elle n’est pas déjà ivre, je n’y connais plus rien ! »

Aussitôt, Huruhu riposta vertement :

« De quoi s’occupe ce béjaune37, mangeur de larves ? Qu’ose-t-il insinuer38 ? Est-ce qu’on s’enivre en mangeant des fruits sucrés ?

— En ce cas, poursuivit le loir avec indignation, en ce cas, je serais, moi aussi, ivre du matin au soir !

— Et moi-même, dit le lièvre, je n’oserais pas manger de betteraves !

— La parole est d’argent, mais le silence est d’or ! interrompit Clôh-le-Pustuleux. Prenez garde ! L’homme vient : son pas fait trembler ma maison ! »

Le pivert cessa aussitôt de frapper le tronc du poirier et s’envola.

Le vigneron approchait, allant vers les vieux ceps. Il passa près du buisson, sa serpette à la main, sans voir ni le lièvre, ni le loir, ni le merle, ni rien de ce qui se cachait là. Et, quand il se fut éloigné de quelques pas, le buisson se reprit à vivre. Il y eut un petit concert de moqueries.

« Comme il marche lourdement !

— Il a de gros yeux et il ne voit guère mieux que Veloutée, la taupe !

— Il a des oreilles et il n’entend pas !

— Et son nez, à quoi lui sert-il ? »

Mais Clôh, sous sa pierre, fit encore entendre sa voix sage.

« L’homme nous connaît et nous ne le connaissons pas ! Aucun de nous ne peut prévoir ce qu’il va faire ; aucun de nous ne peut jamais savoir ce qu’il pense. »

Le vigneron s’était arrêté tout à coup, et il frappait du talon sur la terre en criant :

« Tu n’es pas encore mort, toi ! Ah ! maudit ! si je t’attrape ! »

Toutes les bêtes du buisson s’immobilisèrent, apeurées. Le vigneron, cependant, avait continué son chemin et il arrivait aux vieux ceps. Cendrée se leva devant lui et, gavée, revint au poirier sauvage.

Alors, on entendit une pauvre petite voix qui semblait sortir de terre.

« Nous étions cent, nous étions mille, nous étions cent mille !… Nous étions les conquérants aux dents aiguës, aux pattes infatigables… Et je suis tout seul, à présent, à traîner ma misère !… »

La voix sembla s’éloigner, s’enfoncer davantage sous la terre, et on ne distingua plus qu’une sorte de plainte lamentable.

« Qui est-ce ? demanda le lièvre. Quel est ce malheureux qui prétend avoir eu cent mille frères ou cousins ? »

La voix se rapprocha de nouveau et redevint distincte.

« Nous étions cent, nous étions mille, nous étions cent mille !… De nos griffes infatigables nous creusions la plaine. De nos dents aiguës nous rongions le grain, nous rongions la tige, nous rongions la racine. Lorsque nos cohortes39 avaient passé, l’herbe ne repoussait plus… Et, maintenant, dernier fils d’une race conquérante, je fuis de retraite en retraite et l’homme dédaigneux me frappe du talon !…

— Mais, enfin, qui est-ce ? demanda encore le lièvre. Quel était ce peuple redoutable ? »

À ce moment, il remarqua que des feuilles mortes semblaient remuer toutes seules devant lui. Il ne bougea point, mais ses moustaches se hérissèrent, car il était quand même un peu inquiet. Deux feuilles, qui masquaient un trou, s’écartèrent et une petite bête rousse, qui avait les yeux très noirs et la queue assez courte, parut…

« Tiens ! Bonjour, campagnol ! dit le lièvre rassuré. Est-ce toi, petit cousin, qui te prétends si malheureux ? »

Le nouveau venu, au lieu de répondre directement, recommença de plus belle ses lamentations.

« Nous étions cent, nous étions mille, nous étions cent mille !… En une nuit, une de nos armées, montant à l’assaut de ce coteau, eût vendangé la vigne, dévoré les betteraves, rongé jusqu’à l’écorce du poirier sauvage ! L’homme n’osait plus semer. Demain, nous aurions été les maîtres de la plaine. Demain, nous aurions été le peuple-roi. Et voici que je suis tout seul !…

— Ah ! Ah ! voici que tu es tout seul ! dirent à la fois toutes les bêtes du buisson sans cacher leur joie.

— Tu es resté tout seul, mauvais cousin ! reprit le lièvre. Et comment donc cela s’est-il fait ?

— Nous étions cent, nous étions mille, nous étions cent mille !… Demain, nous devions être cent millions !… L’homme n’osait plus faire de bonnes semailles. Il fit, hélas ! des semailles empoisonnées !… Et, maintenant, tous mes frères gisent, au fond de leurs trous, froids et raides sur leurs provisions inutilement entassées. Seul en ce canton, j’ai échappé par miracle au poison ! Seul, je traîne encore ma misérable vie ! Ah ! quel triste sort fut le sort des pauvres campagnols !

— Bien fait ! dit Cendrée ; vous ne vendangerez plus comme des gloutons sans songer aux autres.

— Bien fait ! Bien fait ! renchérit le loir ; vous ne mangerez plus les poires ni l’écorce du poirier sauvage !

— Si ce n’était ton malheur qui m’émeut, dit à son tour le lièvre, je te renierais, mauvais cousin ! ravageur des champs de betteraves ! »

Enfin, le Pustuleux lui-même fit une remarque.

« L’ambition perd les peuples ! » dit-il d’un ton doctoral40.

Le campagnol rentra sous terre en gémissant. Au même moment, un corbeau guetteur s’envola en criant : « Alerte !… »

Le lièvre aux oreilles noires tressaillit. Sur le coteau d’en face, où était la garenne aux lapins, un chien blanc courait en aboyant. Puis l’homme qui foudroie parut à son tour. Il leva son bâton tonnant qui cracha un peu de fumée ; le coup de tonnerre suivit presque aussitôt, réveillant les échos de la vallée.

Une compagnie de perdrix grises plongea vers la prairie, semblant glisser sur l’air ; puis une tourterelle affolée passa, et l’on entendit craquer ses ailes.

Très haut, des corbeaux tournoyaient en croassant :

« Alerte ! Alerte ! L’homme qui foudroie vient de tuer le lapin borgne ! »

IV

L’homme qui foudroie vint sur le coteau où était la vigne et il parla au vigneron et à sa famille.

Le vigneron lui tendit une grappe de muscat41 qu’il accepta car il avait soif ; puis, de la poche-carnier qu’il avait sur le dos, il tira le lapin borgne et le montra au vigneron. Il le tenait par les pattes de derrière, la tête en bas. Le vigneron et ses fils riaient, mais l’une des filles, apitoyée, caressait doucement le pauvre lapin, qui avait du sang au museau et dont les oreilles pendaient, toutes déchirées par le plomb.

Le plus jeune des fils montra la grive à la cime du poirier sauvage. Alors l’homme qui foudroie remit le lapin dans son carnier et, son bâton tonnant à la main, s’avança vers le buisson d’épines, en se baissant afin de se dissimuler entre les ceps. Mais Cendrée dit :

« Au revoir, les amis ! »

Et elle prit son vol pour aller se cacher au milieu d’une boule de gui, à la cime d’un peuplier lointain.

Huruhu, lui, ne bougeait pas, au milieu du buisson ; le lièvre, pas davantage. Mais leur angoisse était grande. Seul, le loir n’était pas trop inquiet car il ne craignait, de l’homme, que les pièges.

Ce qui tranquillisait un peu le lièvre, c’était l’absence du chien blanc.

L’homme vint tout près du buisson et il frappa même sur le tronc du poirier sauvage.

Huruhu n’y put tenir et s’enfuit à grand bruit, du côté opposé à l’homme. Le lièvre, qui mourait de peur, fut sur le point de bondir. Mais l’homme revint vers la vigne pour manger encore un raisin. Il se baissait pour le cueillir lorsqu’un aboiement retentit. L’homme se redressa, très attentif. Le chien blanc donnait de la voix dans la vallée ; il avait trouvé, près du coin aux vipères, le premier gîte du lièvre et il avertissait son maître.

« Ouap ! Ouap !… Une bête est passée par là. Je ne saurais dire laquelle… »

Le chien se dirigea vers le coteau ; il parut au bout de la vigne, la queue frétillante, le museau bas, flairant la terre entre les ceps. Il s’arrêtait, revenait sur ses pas, puis repartait plus vite.

« Ouap ! Ouap !… Maintenant je suis sûr de moi ! C’est un lièvre !… Je tiens le fil des odeurs ! Je tiens le fil… »

Il hésita encore en un certain point où le vigneron et son cheval avaient piétiné. De fortes odeurs y recouvraient celle du lièvre, si légère.

« Ouap ! Ouap ! Ici, je ne sais plus… Mais, patience ! je vais débrouiller cela… Voilà ! J’y suis ! Ouap ! Ouap ! Vous m’entendez bien ? Le lièvre n’est pas loin ; vous allez le voir sauter !… Attention ! Attention ! »

Le chien blanc venait droit vers le buisson, car le lièvre, fuyant le hibou, avait oublié de brouiller sa piste, comme il faisait chaque matin avant de se couler en son gîte.

« Par ma foi, dit le loir, je crois que Votre Altesse, si elle veut prendre poliment congé42… »

Prendre poliment congé ! Le lièvre, en ce moment, n’y songeait guère !

Un tumulte épouvantable se produisit. Le loir n’eut pas le temps de comprendre ce qui arrivait : il roula les quatre pattes en l’air. Le lièvre, d’un bond formidable, s’était jeté à travers les branches, hors du gîte. Le chien, sans se soucier davantage des épines, avait traversé la haie comme une flèche. Et, tout de suite après, grande musique !

« Ouap ! Ouap ! Ouap !… À mort ! À mort ! À mort ! Je te mange !… »

Le lièvre aux oreilles noires fuyait éperdument ce forcené43 à gueule rouge qui s’étranglait de fureur derrière lui. Il était sorti de la haie du côté opposé à l’homme et, à présent, il montait vers le haut du coteau, car il savait, d’instinct, ainsi que tous ceux de sa race, qu’il est dangereux pour un lièvre de dévaler44 devant un jeune chien bien lancé. Le chien blanc chassa d’abord à vue, à toute vitesse, ses grandes oreilles minces retroussées comme si le vent eût soufflé en tempête. Mais, avant d’arriver au sommet du coteau, le lièvre, déjà, avait pris l’avantage. Il avançait par bonds, de préférence par les sentiers ou à la lisière des champs, là où le sol était uni et ferme. À peine avait-il touché terre, que ses grandes pattes de derrière, sèches et musclées, le relançaient comme une balle.

Le chien blanc ne voyait plus le lièvre, mais il suivait quand même, collait à la voie sans la moindre hésitation.

Sur le versant opposé du coteau, le lièvre, pensant qu’il avait assez d’avance pour perdre un peu de temps, commença de déployer ses ruses qui étaient, d’ailleurs, les ruses de tous les lièvres du pays et même, sans doute, de tous les lièvres du monde. À la lisière d’un champ de citrouilles, il obliqua soudain sur la droite, revint à son point de départ, fila vers la gauche, revint encore, continua ce manège dans toutes les directions puis, d’un bond étonnant, sauta sur une énorme citrouille et, de là, sur un petit mur de clôture dont il suivit la crête le plus longtemps qu’il put. À l’extrémité du mur, il fit encore un saut magnifique, retomba sur un petit sentier et, par ce sentier, contourna le coteau afin de revenir à son point de départ.

Le chien blanc perdit bien le fil des odeurs à la lisière du champ de citrouilles. Mais, comme tous les bons chiens, il chassait de race ; il connaissait, sans qu’on les lui eût apprises, les ruses des lièvres. Débrouiller pareille affaire, ce n’était vraiment que l’ABC du métier. Au lieu de perdre son temps à tracer la rose des vents45 sur le champ de citrouilles, il courut suivant un grand cercle, sûr de trouver ainsi le point par où le lièvre avait fui. Et bientôt, en effet, ses aboiements redoublèrent ; il était de nouveau sur la piste.

Le lièvre n’en fut pas effrayé outre mesure, car il avait de l’avance. Il était revenu à la vallée, non loin du coin aux vipères, il traversa le buisson où il avait eu son premier gîte. Le hibou s’y trouvait encore, immobile comme une borne.

« Toujours espiègle ! toujours bavard ! lui jeta le lièvre au passage. Attends un peu ! le chien blanc va venir te dire deux mots ! »

Il salua également Sagesse-des-Buissons, roulé en boule au pied d’un arbre ; mais il le salua de loin, à cause des vipères. Puis il se dirigea vers le petit pont de bois. Il croyait avoir beaucoup d’avance sur le chien blanc ; aussi allait-il sans trop se presser, en bon bourgeois.

Et, tout à coup, un bruit terrible éclata derrière lui. En même temps une averse cinglait durement la terre. Le lièvre ressentit à l’oreille droite une douleur inconnue, qui était la brûlure d’un grain de plomb.

Il fit un bond comme il n’en avait peut-être jamais fait de sa vie, puis, les oreilles couchées, il traversa la prairie à une vitesse folle.

Des cris retentissaient.

« Taïaut ! Taïaut ! Taïaut !… »

Le chien accourut vers la prairie ; ses aboiements redoublèrent, furieux.

Le lièvre aux oreilles noires fuyait. Jusqu’à présent, il ne s’était, en somme, guère éloigné de son gîte ; il avait simplement cherché à égarer le chien dans les champs des alentours. Mais ce n’était plus le moment de s’attarder aux lentes ruses. Le lièvre fuyait, fuyait !… à toute vitesse ! droit devant soi !… Il traversait des prés, des champs inconnus, suivait des sentiers hasardeux, sautait des sillons, franchissait des murs, des barrières, trouait des haies épineuses qui le déchiraient cruellement. Il fuyait !… S’attendant d’un moment à l’autre à entendre encore le tonnerre éclater derrière lui, il fuyait, les oreilles collées sur le dos, les yeux hagards ! Et ce chien blanc qui, toujours à la même distance, le suivait comme s’il l’eût traîné au bout d’une laisse46 !…

Au sortir d’un carré de topinambours qu’il avait traversé comme un fou, le lièvre alla donner du nez dans un grillage de fil de fer qui le rejeta en arrière, à moitié étourdi. Plus loin, des enfants, qui jouaient sur une route, poussèrent des cris effrayants et lui lancèrent des pierres. Le plus petit d’entre eux lança même sa casquette ! Dans un champ, un homme qui arrachait des pommes de terre faillit l’assommer avec son croc à piocher.

Il fuyait ! Il fuyait !…

Il déboucha enfin sur un vaste pâturage où paissaient une jument avec son poulain, des bœufs et des moutons. Il n’avait rien à craindre de ces mangeurs d’herbe ; au contraire ! Il savait, d’instinct, que l’odeur fugace47 qu’il laissait, pour son malheur, en bondissant, était, à l’ordinaire, masquée par les lourds effluves48 des chevaux et des ruminants. La bête au nez diabolique qui le poursuivait devait hésiter là, perdre du temps à suivre les pistes nombreuses qui s’emmêlaient sur ce pâturage. Le lièvre se jeta donc, sans hésiter, au milieu du troupeau. Le poulain sauta, effrayé ; les bœufs levèrent la tête ; les moutons se serrèrent les uns contre les autres en bêlant.

Mais alors il se produisit une chose inattendue et terrible. Comme le lièvre quittait le troupeau de moutons, une grosse bête grise arriva sur lui en poussant un hurlement épouvantable. Le chien du berger !

Le lièvre fit un crochet brusque ; le chien, qui avait sauté de toutes ses forces, passa par-dessus le lièvre et culbuta de l’autre côté. Mais, relevé aussitôt, il s’élança à la poursuite.

Quelle terreur !

Avec celui-ci, inutile de ruser ; il fallait fuir encore, fuir à toute vitesse, jusqu’au fourré le plus proche. Le berger criait :

« Attrape, Phanor ! Attrape ! Attrape ! »

Et le chien ne perdait pas un pouce de terrain. Le lièvre le sentait tout près, tout près… Une défaillance et la gueule aux crocs aigus se refermerait sur ses reins…

Or, le lièvre avait tant couru, déjà, que ses pattes commençaient à se raidir. Il réussit pourtant à allonger encore ses foulées. La peur lui donnait des ailes. Il y avait un petit bosquet sur la gauche. Là était le salut. D’un effort désespéré, le lièvre atteignit le bosquet, s’y jeta, disparut à travers de hautes fougères.

Le chien du berger essaya bien de l’y suivre, mais il n’avait pas l’odorat assez subtil49 pour continuer longtemps à chasser une proie qu’il ne voyait plus. Au bout de quelques instants, il revint vers son troupeau, essoufflé, la langue pendante et fort dépité.

À ce moment, le chien blanc arrivait à son tour au pâturage. Lui, il suivait toujours la piste, le nez à terre, aboyant de temps en temps. Il suivait la piste comme doit faire un bon chien courant, sans s’attarder nulle part, sans se laisser distraire ni arrêter par quoi que ce soit. Son devoir lui commandait de passer partout où avait passé le lièvre ; il le faisait, en toute conscience. Mais il arriva ceci, qu’il effraya beaucoup le jeune poulain, qu’il faillit se faire donner des coups de cornes par les bœufs et que les moutons, à son approche, s’affolèrent. Alors le chien du berger, qui était déjà d’humeur hargneuse, se jeta sans crier gare sur le chien blanc. Les deux ennemis du lièvre se battirent. Le chien du berger, avec son collier à pointes, fut le plus fort. Le chien blanc dut s’enfuir à son tour, avec un ennemi très méchant à ses trousses.

Le lièvre aux oreilles noires était sauvé !

Quand il n’entendit plus la voix des chiens, il s’allongea au pied d’un chou fourrager dont les grandes feuilles retombantes versaient une ombre fraîche. Il fit même un somme de quelques minutes. Puis, comme le soir approchait, il se leva et prit sa course. D’un pied léger, il revenait vers son point de départ. Il y revenait avec sûreté, par des chemins où il n’était cependant jamais passé. L’instinct des lièvres le guidait.

Il ne se hâtait plus, prenait grand soin de brouiller sa piste, afin que le chien au nez le plus subtil ne pût s’y reconnaître.

Il trottait sur les murs de clôture, sautait à droite, à gauche, revenait exactement sur ses pas, se coulait parmi des herbes odorantes.

Bientôt, il reconnut le coteau où était la garenne aux lapins, le coteau où était la vigne et la vallée avec la prairie, le champ de betteraves, le ruisseau et le petit pont de bois.

Il ne passa point sur le pont de bois, mais sauta le ruisseau en amont, puis en aval, deux fois, quatre fois, vingt fois, comme s’il eût trouvé à ce jeu le plus grand plaisir. Enfin, il marcha le plus longtemps qu’il put sur des menthes d’eau à l’odeur étourdissante qui poussaient le long de la rive.

Le jour mourait. Le bruit des hommes ne s’entendait plus aux champs ; sur les routes, de lentes charrettes cahotaient et grinçaient. Les chiens aboyaient au lointain dans la cour des fermes. Déjà, les petits quadrupèdes sauvages s’agitaient dans leur cachette et se préparaient aux ébats nocturnes. Les chauves-souris commençaient à tournoyer.

Rassuré, le lièvre bondit hors d’une touffe de menthe et se dirigea vers le buisson au hibou. L’oiseau n’avait pas bougé.

« Bonsoir, l’ami ! lui dit le lièvre. Vous me semblez mener une vie tranquille ! Il n’est pas étonnant que vous n’ayez rien à raconter. Moi, depuis que j’ai eu l’honneur de faire votre connaissance, j’ai vu du pays et couru des aventures qui n’arrivent pas au premier venu. Tel que vous me voyez, j’ai échappé au chien blanc, au chien gris, et l’homme qui foudroie n’a su que m’égratigner le bout de l’oreille droite… Si j’aimais à me vanter, vous entendriez des merveilles… Mais, dites-moi, compagnon, vous avez un bien singulier regard ! »

Le hibou ne bougeait toujours point. Dans la nuit qui, déjà, noyait le buisson, ses grands yeux fixes luisaient étrangement.

Moins que jamais, le lièvre n’était disposé à laisser croire qu’il avait peur.

« À la fin, dit-il, je voudrais bien savoir, si tu es vivant ou empaillé ! »

Et il s’avança d’un petit air fanfaron.

Tout à coup : Pan ! un coup de bec lui arriva droit sur la tête ! Il faillit chavirer !

Il n’était pas revenu de sa surprise que le hibou s’envolait, silencieux et presque invisible dans l’ombre nocturne que le clair de lune commençait à argenter.

Le lièvre, encore étourdi, s’en alla vers le champ de betteraves, car il avait faim. Il mangea plusieurs petites sucrières à pulpe50 très juteuse, puis il descendit boire au gué du ruisseau, en prenant bien soin de ne pas se mouiller les pattes. Quand il eut bu, il ne désira plus rien et fut content de la vie.

Sagesse-des-Buissons vint à passer, se dirigeant vers le coteau où était la vigne. Le lièvre l’accompagna et lui fit de beaux contes.

Sagesse-des-Buissons gardait le silence. Il savait bien, lui, que, dès le lendemain peut-être, le chien blanc reviendrait. Il savait bien qu’un jour ou l’autre, l’aventure finirait mal pour le lièvre. Mais, charitablement, il n’en disait rien.

Ils rencontrèrent le campagnol. Il se traînait par la vigne, sans force pour grimper aux ceps. Et toujours triste, toujours gémissant !

« Nous étions cent, nous étions mille, nous étions cent mille… Ah ! quel triste sort fut le sort des pauvres… »

Brusquement, la complainte51 fut interrompue ; il y eut un petit cri vite étouffé…

Le lièvre et le hérisson levèrent la tête ; silencieux comme s’il eût volé avec de molles draperies, le hibou s’élevait dans les airs, emportant le campagnol !

Bien que la victime ne fût point de leurs amis, le lièvre et le hérisson eurent le cœur un peu serré.

Ils remontèrent vers le haut de la vigne. Il faisait si beau que leur malaise se dissipa vite. Le clair de lune baignait les champs. Une faible brise roulait des odeurs légères. Sous sa pierre, Clôh se prit à chanter d’une voix pure.

La joie de vivre souleva le lièvre aux oreilles noires. Il se sentit leste, vigoureux, infatigable. Il ne craignit plus rien et rien ne lui sembla impossible. Devant Sagesse-des-Buissons étonné, il fit des cabrioles ; puis il se mit à sauter, à sauter, dans l’espoir de donner un coup de tête à la lune.


NOVEMBRE

MAKOKO CHEZ LES HOMMES

I

Dans la cour de l’usine, le vent d’est sifflait comme un apprenti mal élevé.

Il secouait le zinc des gouttières, se déchirait aux pointes aiguës des grilles, se ruait, avec un mugissement rauque52, aux ouvertures béantes. Il taquinait les volets mal fixés et, quand il avait fini par en détacher un, il en giflait le mur.

Les fils électriques, qui rayaient le ciel comme du papier à musique entre les isolateurs de porcelaine, vibraient sourdement, chacun donnant sa note.

Devant la grille d’entrée, parmi les tramways et les automobiles, les piétons marchaient vite, emmitouflés et le nez rougi.

Les arbres de l’avenue cédaient leurs dernières feuilles.

En ce commencement de novembre, il faisait froid. Mais le vent seul en était la cause, car un clair soleil brillait encore. Dans la cour sablée, entre la loge du concierge, les ateliers et les bureaux, il y avait un recoin parfaitement abrité où le soleil tombait, tiède comme un soleil d’avril. Brutus, le chien de garde, y sommeillait, le museau sur les pattes. Un grand bruit lui fit lever la tête : Pompon, le petit ratier, revenait de faire sa tournée de chasse journalière, et, maintenant, dressé près de la grille fermée, il aboyait avec fureur, semblait menacer et injurier un invisible ennemi.

« Que se passe-t-il donc, petit camarade ? demanda Brutus.

— C’est un vaurien de chien-loup qui se permet de glisser son nez sous la grille ! Je ne sais qui me retient de lui casser les reins comme à un raton de la Saint-Jean !

— Tout beau ! Tout beau, petit camarade !… Tu me parais de méchante humeur, ce matin !

— C’est que je viens de manquer, pour la cinquième fois, le gros rat noir du magasin aux huiles de graissage ! Pour la cinquième fois ! C’est un peu fort ! Avoue qu’il y a de quoi se mettre…

— Comme il est beau. Pompon ! Comme il est beau ! interrompit une voix étrange.

C’était Psita, le perroquet, qui intervenait ainsi. Psita avait le don d’imiter la parole des hommes.

« Voici le beau Pompon ! le brave Pompon ! Pompon la terreur des rats ! »

Du haut de son perchoir, il saluait, à la façon du concierge, l’arrivée du petit chien.

Celui-ci pensa que Psita se moquait de lui.

« Ouap ! » fit il rageusement.

Il semblait fort irrité. Alors le bon Brutus se dérangea pour lui laisser la meilleure place.

— Calme-toi, petit camarade ! Viens près de moi ! Viens te réchauffer au soleil !

— Volontiers ! dit Pompon ; j’ai le bout du nez gelé ! »

Allongé sur le sable, il ne tarda point à se calmer en effet, malgré les criailleries de Psita. Celui-ci, irrité à son tour par l’aboiement du ratier, passait son bec entre les barreaux de la cage et répétait infatigablement :

« Il est enragé ce petit chien-là ! Il est enragé ce vilain roquet53 !… Roquet ! roquet ! roquet ! roquet !… »

Tout à coup, Psita s’interrompit et il se prit à chanter, imitant, à présent, une voix enfantine :

« C’est la mèr’ Michel qui a perdu son chat ! »

Les deux chiens dressèrent l’oreille et tournèrent la tête. Derrière eux, sur la barre d’appui d’une fenêtre entr’ouverte, un bel angora au long poil soyeux marchait à pas comptés. Il s’arrêta au milieu de la barre et fixa sur le groupe des chiens deux yeux clairs aux sombres pupilles54 verticales.

« Voici, annonça Pompon, le haut et puissant seigneur Moustapha ! »

Il ajouta, s’adressant au chat :

« Votre Altesse daignerait-elle honorer d’une visite deux chiens de condition modeste. »

Dédaigneux, le chat ne répondit ni ne bougea. Pourtant, quelques instants plus tard, il sauta silencieusement à terre et se dirigea vers le coin ensoleillé. Pompon et Brutus durent, tour à tour, se lever pour lui faire place. Quand il eut trouvé l’endroit où le sable était le plus fin et le plus chaud, il s’y installa, en parfait égoïste. Allongé sur le flanc, il étira ses membres, fit jouer ses griffes et se disposa à dormir.

Mais Pompon, qui était toujours prêt à jouer, lui donna un petit coup de patte sur la tête.

« Prince ! »

Le chat ne bougea pas. Alors le chien recommença, une fois, deux fois, dix fois ; et, à chaque coup de patte qu’il donnait, il appelait le chat d’un nom pompeux55 :

« Seigneur Moustapha ! Moustapha Pacha ! Altesse sérénissime ! César ! Sultan des sultans ! Roi des rois ! »

À la fin, changeant de tactique, il frappa un peu plus fort en s’écriant :

« Esclave ! Galeux de gouttière ! »

Aussitôt, l’autre se redressa et fit :

— Pffff !

— Ah ! fit Pompon, je savais bien que Votre Seigneurie n’était pas sourde ! »

Le chat demeurait hérissé.

« Pas de querelle ! » dit le bon Brutus.

Ils se recouchèrent, et Pompon demanda encore :

« Ô Prince ! Quel événement extraordinaire vous fit quitter les coussins du salon pour ce lit de sable rude ? »

Alors Moustapha daigna répondre.

« Il se passe dans la maison des choses singulières ; l’on y voit des êtres désagréables ou étranges.

— Quelles choses ? Quels êtres ? demanda aussitôt Pompon, qui était fort curieux.

— D’abord, répondit Moustapha, je vous apprendrai que la maison est en proie aux fumistes56 et aux ramoneurs.

— Je le sais ! fit Pompon. J’ai vu venir les fumistes et les ramoneurs. Quand ils sont entrés, j’ai aboyé de toutes mes forces, comme c’était mon devoir.

— Hum ! Était-ce bien ton devoir ? observa Brutus. Moi, dont c’est précisément le rôle de garder la maison, je n’aboie pas à tort et à travers quand se présentent d’honnêtes gens. Ce sont d’honnêtes gens que les fumistes et les ramoneurs. Ils viennent tous les ans, vers cette époque de la Toussaint ! je les reconnais bien !

Mais, cette année, ils n’étaient pas seuls ! objecta Pompon. Il y avait avec eux des ouvriers inconnus : je me demande ce que ces derniers font dans la maison ! »

Moustapha tourna la tête et annonça lentement, gravement, comme il eût annoncé une catastrophe :

« Ils installent le chauffage central par calorifère à circulation d’eau chaude !

— Eh bien ! fit Pompon, de quoi Votre Seigneurie se plaint-elle ? Une douce chaleur régnera, pendant tout l’hiver, de la cave au grenier… Si cette chaleur ne lui semble pas suffisante, Votre Seigneurie pourra se coucher près des radiateurs57. »

Moustapha ne répondit pas au ratier ; mais il dit, comme s’il se fût parlé à lui-même :

« Combien la cheminée était hospitalière ! Combien il était agréable de s’y rôtir le bout des pattes, tout en admirant le jeu des étincelles et la surprenante floraison des flammes autour des bûches crépitantes !

— Bon ! fit le ratier ; mais pendant qu’on se brûlait le bout des pattes sur les chenets58, un courant d’air sournois venait vous glacer le dos… En tous les cas, la cheminée réchauffait mal les parties de la salle un peu éloignées. »

Ils discutèrent des différents modes de chauffage. Brutus, qui avait des goûts fort rustiques, déclara :

« Il faut savoir s’accommoder de tout. La meilleure source de chaleur c’est, assurément, celle qui nous envoie en ce moment ses rayons : c’est le soleil. Mais l’hiver, lorsque le soleil boude, je suis bien aise, comme vous, de profiter de la chaleur artificielle que les hommes savent produire. Nous avons d’ailleurs cette chance, ici, de pouvoir apprécier presque tous les modes de chauffage, depuis les braseros jusqu’au calorifère à eau chaude.

— J’aime voir un brasero ! dit Pompon. Gambader autour en aboyant, quand le vent rabat la fumée, est un jeu qui me plaît fort ! Près d’un brasero, je n’ai pas froid !

— Peut-être ! dit Brutus, mais ce sont tes gambades qui font que tu n’as pas froid. Un brasero ne chauffe qu’à petite distance. En outre, quoi que tu en dises, il n’est point si agréable de respirer la fumée. Le jour où les hommes ont inventé la cheminée, ils ont fait un sérieux progrès… Pour ma part, je ne me rappelle pas sans attendrissement la haute et large cheminée de la ferme où je suis né. J’ai passé de bons moments, lorsque j’étais petit, couché en rond sur la plaque de fonte du foyer…

Tout cela est bel et bon, dit le ratier, mais on ne peut pas tourner en aboyant autour d’une cheminée, comme on le fait autour d’un feu libre. J’aime aboyer, moi !

— Goût ridicule, témoignant d’une mauvaise éducation ! fit dédaigneusement Moustapha.

— Que votre Seigneurie n’abuse pas de ma patience ! riposta Pompon d’un ton un peu menaçant.

— Paix ! paix ! mes amis ! » dit le bon Brutus.

Et pour éviter que la querelle n’éclatât, il dirigea l’attention des deux autres vers un ouvrier fumiste qui sortait des bureaux de l’usine portant sur son épaule un long tuyau de tôle.

« C’est pour le poêle des comptables ou des dactylographes59, remarqua Pompon. Un poêle tirant bien, avec un grand tuyau comme celui-ci, voilà qui chauffe mieux qu’une cheminée ! »

Moustapha objecta le dessèchement de l’air par le tuyau ; il assura qu’un poêle à tirage défectueux était un appareil, non pas pour se chauffer, mais pour s’asphyxier. Comme preuve, il rappela la mésaventure du concierge, qu’un veilleur de nuit avait trouvé presque mort dans sa loge, un matin de l’hiver précédent.

Brutus qui, ce matin-là, accompagnait le veilleur de nuit, avait gardé un souvenir très vif de l’accident. Le concierge gisait au pied de son lit, complètement inanimé, et on avait eu beaucoup de peine à le ramener à la vie. Le médecin avait accusé un poêle à combustion lente dont la valve de réglage, fonctionnant mal, avait obstrué le tuyau et refoulé dans la loge des gaz délétères60.

C’était un peu à cause de cet accident que le directeur de l’usine avait décidé de modifier le système de chauffage. L’usine et les bureaux seraient encore chauffés par des poêles ou des cheminées, les magasins par un calorifère à air chaud mais, pour la maison d’habitation et la loge du concierge, on installait à la cave un puissant calorifère à circulation d’eau.

« Je ne crois pas, disait Brutus, que nous ayons à nous en plaindre. D’ailleurs, je le répète, il faut s’accommoder de tout. L’hiver, la chaleur est agréable, qu’elle soit produite par des bûches flambantes, du charbon, du coke61, du lignite62, de la tourbe63, du pétrole, du gaz d’éclairage ou même qu’elle provienne d’un mystérieux radiateur électrique comme celui que vous avez pu voir dans le laboratoire des ingénieurs. Soyons donc contents de notre sort et louons nos maîtres !

— Ce n’est pas moi qui me plains ! fit observer Pompon. C’est le seigneur Moustapha qui nous a annoncé des choses singulières et des êtres inquiétants… Quels sont ces êtres inquiétants ? Sans doute de gros rats combatifs à longues dents… »

Moustapha n’avait pas la réputation d’un chasseur téméraire ; les rats du magasin aux huiles de graissage l’avaient plus d’une fois mis en fuite. Pompon le lui rappelait de temps en temps ; à ses risques et périls, d’ailleurs, car Moustapha avait la griffe agile.

Cette fois, il ne releva point l’allusion malicieuse. Il prit son temps et déclara :

« L’oncle Jean, l’explorateur64, est revenu ! »

Brutus et Pompon dressèrent l’oreille, tout joyeux. L’oncle Jean, frère du directeur ! L’oncle Jean, le grand ami des bêtes, qui les gâtait tant lors des séjours qu’il faisait à l’usine, entre deux voyages d’exploration et de propagande commerciale !

— Comment peux-tu dire que l’oncle Jean est un personnage inquiétant ? s’écria Pompon indigné. Courons vite lui souhaiter la bienvenue et lui faire fête ! »

Moustapha demeurait froid. Il ajouta :

« L’explorateur n’est pas revenu seul ; il a amené Makoko !

— Tant mieux ! fit Pompon. Nous verrons donc ce Makoko ! Comment est-il fait ?… A-t-il deux ou quatre pattes ? A-t-il des plumes, ou des poils ?… Est-il aussi gros que Brutus, aussi criard que Psita, aussi égoïste et dédaigneux que toi-même ? »

Moustapha ne se hâta point de répondre. Il attendit que la curiosité des deux autres fût à son comble pour laisser enfin tomber ces mots stupéfiants :

« Makoko est une bête à quatre mains !

— À d’autres ! fit Pompon, incrédule.

— Tu veux te moquer de nous, petit camarade ! » dit à son tour Brutus.

Juste à ce moment, une bête au pelage roux franchissait, d’un bond, l’espace qui séparait la fenêtre ouverte de la cage au perroquet. En un clin d’œil la cage fut bousculée, renversée. Le perroquet, la tête en bas, battait éperdument de l’aile et criait d’une voix lamentable :

« Quel tremblement de terre ! Quel ter-r-rible tr-r-rem-blement de terre ! »

Avant que les deux chiens et le chat fussent revenus de leur surprise, la bête étrangère se laissa tomber juste au milieu de leur groupe…

Ils furent debout, d’un seul mouvement !

Pompon, les pattes raidies, aboyait aussi fort qu’il pouvait. Hérissé, le dos rond, prêt à bondir, Moustapha poussait des miaulements de menace. Le bon Brutus gardait une attitude amicale, mais il semblait fort surpris, lui aussi, devant cet être singulier dont la face grimaçante était éclairée par des yeux d’une mobilité extrême et qui, selon les dires de Moustapha, avait bel et bien quatre mains…

De son côté Makoko – car c’était lui – Makoko, singe de Guinée65, arrivé la veille à Paris, regardait avec curiosité les trois bêtes qui l’entouraient. Dressé sur son séant, il se tenait immobile. Les trois autres ne bougeaient pas davantage.

Tout à coup, cette immobilité fit place à la plus folle sarabande66. Rapide comme l’éclair, Makoko avait sauté par-dessus Pompon ! En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, il donna une bourrade au ratier, saisit Moustapha par la queue et le traîna sur le sable ! Puis, au moment précis où il allait recevoir un coup de griffe, il s’esquiva67 d’un bond léger et retomba à califourchon sur le dos de Brutus… Celui-ci eut beau se secouer, se cabrer, faire des sauts de côté : le cavalier tenait ferme sur son dos ! Et, non seulement il tenait ferme, mais, de ses quatre mains, il tordait la peau, tirait les poils, pinçait…

Alors Brutus se mit à trotter, puis à galoper. Pompon, courant derrière lui, aboyait à se rompre la gorge, et Moustapha lui-même bondissait en miaulant.

Ce fut une galopade effrénée dans la cour, d’abord, puis dans l’usine, dans les magasins, dans les bureaux. Ne sachant plus de quel côté se diriger, le pauvre Brutus s’engagea dans un couloir qui, entre le bureau des comptables et celui des dactylographes, servait de vestiaire68. Or, au fond de ce vestiaire, il y avait une table et, au-dessus de cette table, une glace accrochée à un piton69 Makoko ne s’était encore jamais trouvé devant une glace. Emporté par sa monture vers le fond du vestiaire, il vit avec stupéfaction accourir vers lui, avec une vitesse égale à la sienne, un singe de Guinée qui lui ressemblait comme un frère. Il sauta sur la table, et l’autre singe, en même temps, sauta sur une table toute semblable…

Ravi de cette rencontre, Makoko, pour faire plus vite connaissance avec son congénère70, souleva le cadre de la glace : sous le cadre il n’y avait que le mur ! Makoko pensa qu’il rêvait !

Il laissa retomber la glace et vit encore son frère qui le regardait, là, tout près… si près qu’il suffisait d’avancer la main pour le toucher ! Makoko avança la main et ne toucha que le verre, froid et dur…

Pourtant, l’autre était bien là !

Makoko souleva encore la glace… Rien !

Il crut à une niche : pendant le temps très court qu’il mettait à soulever la glace, l’autre, sans aucun doute, s’esquivait…

« Tu es agile ! pensa Makoko, mais je t’attraperai quand même ! Tu vas voir ! »

Prestement, il souleva la glace, la laissa retomber, la souleva encore et ainsi de suite, avec une rapidité toujours croissante. Ce qui devait arriver arriva. Le piton céda et la glace, tombant sur la tête de Makoko puis, de là, sur le parquet, se brisa en miettes avec un grand fracas.

Les deux chiens aboyaient, le chat miaulait. Dans la cour, on entendit Psita crier d’une voix aiguë :

« Voici le vitr-r-rier ! »

Puis d’une voix grave et traînante :

« Je rac… commode… la por… celaine… le marbre… le verre… et le… cristal ! »

Ce vacarme attira le concierge et l’oncle Jean. Celui-ci courut au vestiaire. Le singe, la mine piteuse, se frottait la tête. Son maître l’emporta, disant :

« Pauvre Makoko ! Tu n’avais jamais vu ton image qu’au miroir des eaux ! Tu ne connais pas les inventions des hommes, pauvre Makoko ! »

Derrière lui, Psita, dont on avait redressé la cage, se prit à répéter :

« Pauvre Makoko ! Pauvre Makoko ! »

II

Le singe ne comprit pas ce qui lui était arrivé. Il resta persuadé de l’existence de ce frère qui se cachait derrière les miroirs. Ce frère s’esquivait si lestement que jamais il ne pourrait l’attraper. Cela le vexait un peu. Aussi, lorsqu’il arrivait devant une glace, tournait-il vivement le dos… non sans jeter, pourtant, par-dessus son épaule, un coup d’œil furtif !… Et cela suffisait pour apercevoir l’autre singe tourner le dos en même temps et regarder lui aussi par-dessus son épaule !

Les meilleures plaisanteries sont les plus courtes ; celle-ci durait véritablement trop ! Makoko n’insistait pas. Il s’éloignait vite, affectant un détachement complet à l’égard de ce frère insaisissable. Mais, alors, il se sentait plus seul parmi les hommes… Il songeait avec mélancolie à la forêt natale, il songeait aux siens qui gambadaient librement au clair de lune et se poursuivaient parmi les branches.

Pourtant Makoko entretenait de bonnes relations avec les animaux de la maison. Il taquinait Psita, mais ne renversait plus sa cage. Il ne tirait plus trop fort la queue de Moustapha. Il faisait encore aboyer Pompon, mais ce n’était plus de colère. Brutus lui servait de monture et c’était plaisir de voir le bon chien de garde faire sa ronde de surveillance avec le singe gravement assis sur son dos.

Les hommes non plus ne se montraient pas méchants. Directeur, ingénieurs, ouvriers, apprentis, magasiniers, comptables faisaient fête à Makoko. On ne le laissait guère pénétrer dans les ateliers, de crainte qu’il ne se fît happer71 par quelque courroie et entraîner dans un engrenage ; mais il fréquentait librement la maison du directeur, la loge du concierge et les bureaux de l’usine.

On était dans la première moitié de novembre, saison triste sous le climat de Paris. Le froid commençait à se faire sentir et, surtout, la durée des jours diminuait rapidement. Dès cinq heures du soir, comme sous la baguette d’une fée, les lampes électriques s’allumaient : la grosse lampe à arc72 au-dessus de la cour et les nombreuses lampes à incandescence73 à l’intérieur des ateliers ou bureaux. Les alentours de l’usine, les maisons, les monuments, les rues, les véhicules s’embrasaient de la même façon soudaine. Makoko n’était pas le seul à s’en étonner. Ce jour factice74 succédant à la nuit commençante, surprenait toujours les bêtes.

Or, un soir, à l’heure grise du crépuscule, Makoko, qui traversait les bureaux sur sa monture ordinaire, vit le chef comptable tourner le bouton d’un commutateur75 : la lumière jaillit ! Grand imitateur, le singe se dressa sur le dos de Brutus, et vivement, tourna lui aussi le bouton… Et ce fut la nuit !

Des éclats de voix se firent entendre. Mi-fâchés, mi-joyeux, les comptables criaient haro sur Makoko. Celui-ci, insensible à tous ces bruits, tournait rapidement le bouton, faisant à volonté le jour et la nuit. Il fallut le mettre à la porte.

L’émoi fut grand au clan des bêtes : Makoko faisait ce que ni Brutus, ni Pompon, ni Moustapha ne pouvaient faire ! Makoko savait allumer et éteindre les lampes ! Makoko, tout comme un homme, faisait à volonté le jour et la nuit ! Son prestige grandit considérablement aux yeux de ses amis. Seul, Psita était d’intelligence trop faible pour apprécier à sa valeur ce talent du singe ; il ne savait que répéter :

« Pauvre Makoko ! Pauvre Makoko ! »

À vrai dire, Makoko, ne méritait pas complètement sa gloire nouvelle ; car, pas plus que les autres, il n’avait percé les mystères de l’éclairage électrique. Il ne savait rien, Makoko… Dans les profondeurs de la forêt africaine où s’était écoulée sa jeunesse, on connaissait la lumière violente du soleil tropical, les rayons argentés de la lune et le doux scintillement des lointaines étoiles. Par les crépuscules étouffants, on voyait aussi voltiger, sous les arbres, des insectes phosphorescents76 qui semblaient de petits astres pâles. Mais on ne connaissait nulle lumière qui ne fût naturelle, si ce n’est, parfois, un vague rougeoiement de l’horizon au-dessus d’un pauvre village, ou bien les lueurs dansantes d’une file de torches77 résineuses brandies par des nègres…

Les autres bêtes avaient une expérience beaucoup plus grande de la vie civilisée. Brutus, notamment, avait vu, dans la ferme natale, les paysans s’éclairer avec de fumeuses chandelles de suif, des bougies, des lampes à huile, à essence minérale ou à pétrole. Pompon, qui avait vu le jour aux environs d’une usine à gaz et fait ses premières chasses entre des barils de goudron et des monticules de coke. Pompon connaissait les becs de gaz de toute forme, depuis le bec à flamme nue jusqu’au bec à manchon incandescent.

Ni Moustapha ni Psita lui-même ne s’étonnaient aussi facilement que Makoko. Pour celui-ci, la plus humble petite flamme jaillissant d’un briquet était chose fort curieuse. Chaque fois que l’oncle Jean tirait de sa poche une boîte d’allumettes, le singe accourait. La petite déflagration78 le faisait sauter en arrière, tout effrayé. Mais il revenait aussitôt, et si près qu’il ne manquait point de respirer à pleines narines les gaz provenant de la combustion du soufre et du phosphore. Alors, il se sauvait de nouveau, éternuant, toussant, faisant d’affreuses grimaces et des cabrioles sans fin.

« Pauvre Makoko ! Pauvre Makoko ! » disait Psita de sa voix éraillée.

Makoko devait cependant finir par se familiariser beaucoup trop avec les allumettes. Un jour, vers midi, comme il avait pénétré avec Brutus et Pompon dans le bureau des comptables, qui était désert à cette heure, il avisa sur une table une boîte d’allumettes-bougies. Aussitôt, il s’en saisit et il l’ouvrit comme il avait vu faire à l’oncle Jean et à la cuisinière. Brutus comprit que son protégé outrepassait ses droits ; il gronda :

« Il ne faut toucher à rien, ici ! »

— Tu te feras fouetter, Makoko ! » dit à son tour Pompon.

Mais déjà une allumette craquait, flambait…

Le singe avait remarqué que la cuisinière, pour allumer son fourneau, approchait son allumette d’une feuille de papier. Il était bien facile d’en faire autant : le papier ne manquait pas au bureau des comptables !

« Vous allez voir ! fit Makoko. Vous allez voir ! »

Saisissant une liasse de feuilles manuscrites79, il en froissa quelques-unes et en approcha l’allumette.

« Ne fais pas cela ! s’écria Brutus qui se rendait compte du danger. Ne fais pas cela ou tu vas sentir mes crocs ! »

La menace venait trop tard : le papier brûlait avec une flamme claire.

Brutus et Pompon donnèrent l’alarme. Le concierge accourut, puis l’oncle Jean. La liasse tout entière, comprenant une centaine de factures, était consumée et le feu gagnait le Livre-Journal80 ! Quant à Makoko, il se sauvait à travers les bureaux, sautait d’une table sur l’autre et, fier de son nouveau savoir, il faisait sans relâche craquer des allumettes et les jetait autour de lui.

Il fut légèrement fouetté comme le lui avait prédit Pompon.

« Si tu recommences, je ne jouerai plus avec toi ! » lui dit le sage Brutus.

Le lendemain, pourtant, il recommença. Mais, cette fois, ce furent des allumettes à phosphore blanc, très facilement inflammable, qui lui tombèrent sous la main. La première qu’il fit flamber communiqua le feu à toutes les autres et, brûlé aux doigts, Makoko jeta la boîte en poussant des cris de douleur et d’effroi.

Il n’eut plus jamais envie de toucher aux allumettes, mais ne fut point guéri, pourtant, de sa manie d’imitation.

Banni81 du bureau des comptables, il aimait à se réfugier dans le bureau voisin, chez les secrétaires et dactylographes. À la stupéfaction de Brutus, il ne tarda point à s’installer sur un haut tabouret, devant une machine à écrire. Il frappait sur le clavier82 à tour de bras, avec une rapidité à laquelle n’aurait pu prétendre la dactylographe la plus expérimentée.

« Tu vois ! disait-il à Brutus scandalisé, tu vois qu’il n’est pas difficile d’écrire ! »

En quelques minutes, il eut détraqué la machine. Il faillit encore être fouetté.

« Cette fois, dit Brutus, si tu recommences, je te tiens pour incorrigible ! Non seulement je ne joue plus avec toi, non seulement je ne te tolère plus sur mon dos, mais je ne te protège plus !… si tu recommences, je t’abandonne, je ne te connais plus ! »

Makoko recommença…

Alors Brutus le tint pendant quelques jours à l’écart, et il fut banni du bureau des dactylographes comme il avait été banni du bureau des comptables.

En revanche, grâce à l’entremise de l’oncle Jean, il eut ses entrées au laboratoire des ingénieurs.

Et, dès le premier jour, il faillit y trouver la mort !

Pour les besoins de leurs recherches et expériences, les ingénieurs disposaient d’un courant électrique à tension élevée. Le fil où passait ce courant se trouvait tout en haut du laboratoire, hors de portée. Mais, pour témoigner sa joie à ses nouveaux amis, l’agile Makoko jugea bon de montrer ses talents d’acrobate83. Il commença par sauter sur une table, de là sur l’épaule d’un des ingénieurs, puis sur un haut écran et enfin, s’accrochant d’une main à une barre de fer, de l’autre, il atteignit le conducteur électrique. Instantanément, une convulsion violente secoua tout son corps et il resta suspendu au fil comme un fruit est suspendu à la branche…

Les ingénieurs et l’oncle Jean s’étaient précipités. Ils interrompirent le courant et reçurent dans leurs bras le pauvre Makoko inanimé. Ils lui firent des tractions de la langue, lui levèrent et lui abaissèrent les bras afin de provoquer la respiration artificielle. Ce fut miracle si, après de longs efforts, ils réussirent enfin à le rappeler à la vie.

Pour éviter semblable accident à l’avenir, les ingénieurs durent couvrir le fil d’une gaine isolante. Prudemment, ils fermèrent aussi avec soin l’armoire aux poisons.

Ces précautions prises, Makoko put revenir au laboratoire. Il s’y trouvait en compagnie de Moustapha, qui était le favori de l’ingénieur chimiste.

« Jouons, Moustapha ! » proposait Makoko.

Mais le chat faisait la sourde oreille ou bien il répondait avec hauteur :

« On ne joue pas chez les savants ! »

Moustapha restait de longues heures immobile, couché en rond sur un coussin, parmi les bocaux, les cornues84, les mortiers85 et les étranges flacons à longue tubulure86. Les yeux mi-clos, il semblait surveiller les minutieuses analyses, le bouillonnement des acides rongeant les métaux, le lent dépôt des cristaux multicolores.

Et Makoko, momentanément assagi par sa récente mésaventure, faisait, lui aussi, moins de cabrioles.

Il lui fut permis de pénétrer au cabinet noir où l’on développait les clichés87 photographiques à la faible lueur d’une lanterne à verre rouge. Cette lanterne rouge l’amusait fort. Il admirait aussi les écrans phosphorescents qui, exposés à la lumière ou même à des radiations invisibles et transportés ensuite dans l’obscurité, répandaient des lueurs verdâtres ou orangées.

Un jour, dans le laboratoire où l’on avait fait la nuit, il assista à la radioscopie88 de Pompon, qui s’était blessé à l’épaule et qui boitait. Grâce aux rayons X qui traversaient la chair comme la lumière ordinaire traverse une vitre, il aperçut, sur un écran brillant, l’ombre des os du blessé.

« J’ai vu tes os, Pompon ! lui dit-il. J’ai vu tout ton squelette aussi nettement que je vois à présent ton vilain nez ! »

L’autre n’en voulut rien croire et Brutus accueillit également la nouvelle d’un air de doute. Le lendemain, Makoko annonça :

« J’ai regardé, à travers une loupe89, l’œil de Moustapha et je l’ai vu aussi gros que ma tête ! On m’a montré au microscope90 une toute petite plume de Psita : elle était plus grande qu’un balai !

— Tu nous prends pour des sots ! répondit Pompon, toujours incrédule.

— Je dis la vérité ! Je vais vous le prouver sur l’heure ! »

Makoko alla chercher une loupe. Moustapha était couché sur le sable, car un beau soleil d’automne brillait ce jour-là.

« Approchez ! dit Makoko aux deux chiens. Approchez ! Je vais vous montrer une oreille de chat comme vous n’en avez jamais vu… une oreille immense, une oreille d’âne ! »

Il plaça la loupe à bonne distance au-dessus de la tête du chat. Or, la loupe faisait bien apparaître très grossie l’oreille de Moustapha, mais, en même temps, elle concentrait en un seul point les chauds rayons du soleil et ce foyer ardent se trouvait à la pointe de l’oreille, justement… Tout à coup, avant même que Brutus et Pompon aient pu voir l’immense oreille d’âne, Moustapha se redressait en miaulant de douleur. En même temps, il allongeait à Makoko un maître coup de griffe.

« Voilà qui t’apprendra à me roussir le poil, vilain fils des bois sauvages ! »

Makoko s’éloigna avec sa loupe, sans avoir compris ce qui était arrivé, sans avoir compris pourquoi Moustapha s’était mis en colère.

Mélancolique, il s’en alla vers le laboratoire. Ainsi ses amis l’accusaient de mensonge, et même ils se fâchaient quand il apportait la preuve de ses dires !

Makoko éprouvait le besoin de se confier à quelqu’un. Mais à qui ?… Il y avait bien le singe des miroirs, le frère insaisissable qu’il faisait semblant de ne plus jamais regarder… Celui-ci, sans doute, l’aurait compris, l’aurait cru. Mais Makoko lui gardait rancune et ne voulait plus essayer d’entrer en relations avec lui.

Makoko pénétra donc, seul et triste, au laboratoire désert. On venait d’y apporter, pour une expérience, deux grands miroirs métalliques à surface courbe, l’un concave91, l’autre convexe. Et Makoko, qui avançait toujours, vit surgir du fond des miroirs et venir vers lui, deux singes… deux singes étonnants, difformes, monstrueux ! L’un était très haut et très mince avec des bras semblables à des lianes92 ; l’autre, au contraire, ridiculement court, large, tassé, avait la bouche fendue en tirelire comme par un coup de sabre. Jamais, non ! jamais Makoko n’eût pu croire qu’il existât, quelque part au monde, d’aussi vilains singes !

Mais qu’importait, après tout, qu’ils fussent beaux ou laids ? L’essentiel n’était-il pas qu’ils fussent de bons compagnons ?

Makoko leur fit un geste d’amitié qu’ils imitèrent instantanément, mais de façon ridicule. Puis il passa derrière les miroirs pour tendre la main à ces bizarres congénères… Les singes de la famille de Makoko ne se tendaient point la main quand ils se rencontraient dans la forêt équatoriale ; mais Makoko avait vu tant de fois les hommes faire ce geste, qu’il se réjouissait de l’apprendre à ceux de sa race.

Par malheur, quand il fut derrière les miroirs, les deux singes ne s’y trouvaient pas.

« Quoi ! pensa Makoko, la comédie insupportable va-t-elle recommencer avec ces deux monstres ! »

La comédie recommença en effet. Mais, cette fois, les choses se gâtèrent tout de suite car Makoko était à bout de patience.

Outré, il renversa les miroirs et se mit à frapper à tour de bras, tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre. Et, sous les dures surfaces métalliques, deux singes furieux et grotesques semblaient lui rendre coup pour coup.

III

Brutus, Pompon, Moustapha et le trop célèbre Makoko tenaient conseil au beau milieu de la cour. Psita s’écria :

« Cir-r-rculez ! Cir-r-rculez ! »

Du haut de son perchoir, il imitait la voix d’un agent de police qui, souvent, devant l’usine, dispersait les attroupements encombrant la chaussée.

« Cir-r-r-rculez !

— Tais-toi ! riposta Pompon. On ne te demande pas ton avis, poule verte ! »

Rien ne vexait Psita comme d’être comparé à une poule, fût-ce à une poule verte. Passant un bec furieux aux barreaux de sa cage, il jeta au ratier l’insulte habituelle.

« Il est enragé, ce petit chien-là !… Roquet ! roquet ! roquet ! »

Mais Pompon ne s’occupait plus de lui. Pompon, Brutus et Moustapha écoutaient Makoko qui exposait de grands projets.

C’était un samedi, pendant la soirée. Les ouvriers ne travaillaient pas. L’usine, à l’ordinaire si bruyante pleine de tintements sonores et de ronflements, semblait morte.

Et Makoko ne parlait de rien moins que de pénétrer dans les ateliers et de tout remettre en marche !…

Oui ! il remettrait tout en marche, lui, Makoko ! Cela ne devait pas être si difficile ! N’avait-il pas déjà surpris plus d’un secret chez les hommes ? Ne savait-il pas faire le jour et la nuit, ouvrir et fermer une porte, allumer un incendie, écrire à la machine, manier une loupe ? Qui l’empêcherait d’imiter les gestes des ouvriers comme il avait imité ceux de l’oncle Jean, des dactylographes et des ingénieurs ?

« Amis ! suivez-moi ! vous allez voir ce que vous n’avez jamais vu !

— Soit ! dit Moustapha. Allons assister à de nouvelles catastrophes !

— Soit ! dit Pompon. Allons-y ! S’il survient un malheur, nous donnerons l’alarme ! »

Brutus ne bougeait pas, l’œil sévère.

« D’abord, fit Makoko, il faut ouvrir la porte de l’atelier aux machines. Approche, Brutus ! Je vais monter sur ton dos afin de pouvoir tourner aisément le bec-de-cane93. »

Brutus ne bougea pas davantage. Il dit :

« Je suis chien de garde ! Tu ne monteras pas sur mon dos pour ouvrir la porte de l’atelier aux machines ! D’ailleurs, toute porte fermée restera fermée !

— Eh quoi ! s’écria Makoko, n’es-tu pas mon ami ?

— Ami ou ennemi, nul ne passera à la porte que je suis chargé de garder pendant l’absence de mes maîtres ! »

Makoko essaya, en vain, par des cajoleries et des discours subtils, de gagner Brutus à sa cause. Il lui sauta même sur le dos, mais l’autre le désarçonna94 d’un coup de reins et l’envoya rouler sur le sable.

Brutus demeurait inflexible. Il ne transigeait point avec son devoir.

Alors Makoko demanda :

« Nous laisseras-tu, au moins, franchir le seuil d’une porte ouverte ? »

Brutus réfléchit et finit par répondre :

« Oui !… Si les maîtres ont laissé une porte ouverte, c’est que l’on peut y passer sans inconvénient.

— Bon ! dit Makoko. Alors, en avant, mes amis ! »

Précédant Pompon et Moustapha, il se dirigea vers l’atelier de réparation dont le portail, était, en effet, entre-bâillé.

Brutus, inquiet, suivit.

L’atelier de réparation était un local assez exigu où quelques vieux ouvriers spécialistes faisaient, à la main, de menus travaux variés qu’il eût été difficile de faire exécuter mécaniquement. À cette heure, il était désert comme toute l’usine et Makoko s’en proclama le contremaître.

Il n’y avait là, par bonheur, qu’un outillage ordinaire, peu compliqué, peu dangereux. À part des lampes et chalumeaux95 à braser96 et un petit matériel pour soudure autogène97, on ne voyait guère, dans cet atelier, que ce que l’on voit dans la plus humble boutique de forgeron : une forge avec son soufflet, plusieurs enclumes, une série d’étaux fixés à un établi, des marteaux, pinces, tenailles, cisailles98, burins99, scies à métaux, compas, vilebrequins, mèches, forets100, limes et meules… puis, dans de petits casiers, des boulons101, des rivets102, des écrous103.

Makoko, soulevant un marteau, fit sonner les enclumes. Ensuite, il tira la chaîne du soufflet mais fut tout surpris de constater que le courant d’air ne suffisait pas à allumer le charbon de la forge.

Cet échec ne le découragea d’ailleurs point. Avisant des cisailles, il émit la prétention de tondre Brutus et de raccourcir la queue de Pompon. Comme celui-ci aboyait en courant autour de l’atelier, Makoko menaça de lui souder les mâchoires ou, tout au moins, de les lui réunir par quelques solides rivets.

Tout cela n’était que plaisanterie : ni Brutus ni Pompon ne se fâchaient. Les choses prirent mauvaise tournure quand, à son tour, Moustapha entra dans la danse.

Armé d’un vilebrequin, Makoko s’offrait à lui ouvrir, derrière le crâne, un œil supplémentaire.

« De la sorte, disait-il, quand tu seras poursuivi par un rat, tu n’auras pas besoin de détourner la tête pour voir s’il te gagne de vitesse ! »

Moustapha n’entendait pas toujours raillerie au sujet de ses démêlés avec les rats. Vexé, il allongea sournoisement la patte, toutes griffes dehors.

« La caresse est un peu rude ! s’écria Makoko. Honte au mauvais camarade ! Émoussons-lui les ongles ! À la meule ! À la meule ! »

Il sauta sur Moustapha et l’entraîna vers une meule de grès. Mais le chat lui échappa, non sans lui avoir donné un second coup de griffe.

Lancé à sa poursuite, Makoko brandissait une lime, criant toujours qu’il voulait lui rogner les ongles, les lui réduire en limaille, lui user le bout des pattes jusqu’à l’os.

Moustapha avait mauvais caractère ; le jeu se termina par une vraie bataille. Brutus mit à la porte les deux combattants.

Dans la cour, ils se réconcilièrent car leurs rancunes n’étaient jamais très longues. Ils se réconcilièrent même si bien qu’ils formèrent avec Pompon le projet de pénétrer, malgré Brutus, dans l’atelier aux machines. Il fallait pour cela attendre le moment favorable. Pour donner le change au chien de garde, ils se tinrent autour de lui comme des bêtes très sages.

Makoko disait :

« Je plains les ouvriers de l’atelier de réparation : leurs outils sont lourds à manœuvrer. Leurs camarades du grand atelier n’ont qu’à surveiller des machines qui font le travail à leur place. Mais il y a là une chose que je ne comprends pas ! Car enfin, les machines ne sont pas vivantes : qui donc leur donne le mouvement ?

— Chez nous, c’est l’électricité, enseigna Brutus.

— On ne t’a donc rien appris dans ta forêt tropicale ! railla Moustapha. Mets-toi bien dans la tête, une fois pour toutes, ce que te dit Brutus : c’est l’électricité qui donne le mouvement aux machines des hommes, comme c’est l’électricité qui fournit la lumière… L’électricité toujours et partout !…

— N’exagérons rien ! corrigea Brutus. De même que l’électricité n’est pas la seule source de lumière, elle n’est pas la seule force employée par les hommes. Ce n’est pas l’électricité qui fait avancer la brouette du jardinier ou la lourde charrette à chevaux qui cahote en ce moment devant la grille ! Dans ma province natale, j’ai vu tourner des ailes de moulins à vent sur les collines et, au fond des vallées, des roues de moulins à eau : ce n’était point non plus l’électricité qui les faisait mouvoir !

— Et moi, dit Pompon, qui ne voulait pas paraître moins savant, j’ai vu des machines à vapeur et des moteurs à gaz… »

Il ajouta soudain :

« Dis-moi, chat ! les innombrables automobiles que tu entends rouler sur l’avenue, ont-elles un moteur électrique ? Le crois-tu ? »

Moustapha ne daigna pas répondre ; mais Makoko reprit malicieusement :

« On ne t’a donc rien appris dans ta jeunesse, chat de gouttière ! Si j’en crois nos deux amis, l’électricité a si peu d’importance que ce n’est guère la peine d’en parler !

— Quelle erreur ! corrigea encore Brutus. Nous n’avons point dit cela ! Les hommes utilisent de plus en plus la force électrique parce qu’elle est d’un emploi facile et qu’on peut la transporter aisément d’un point à un autre. J’ai entendu dire aux ingénieurs que le courant utilisé par nos usines vient d’une chute d’eau située très loin d’ici. L’électricité produite par la cascade est amenée jusque chez nous par un simple fil ; et il suffit d’appuyer sur une manette104 pour mettre en marche la plus puissante machine.

— Si tu le permettais, insinua doucereusement Makoko, j’appuierais, comme tu dis, sur la manette et nous verrions… »

Brutus n’en écouta pas davantage. Il se campa devant la porte de l’usine en grondant :

« Arrière ! On ne passe pas ! »

Les autres semblèrent se le tenir pour dit ; ils se mirent à jouer dans la cour, de l’air le plus innocent. Mais tout à coup, comme Brutus, sans méfiance, se tenait près de la porte de l’atelier, Makoko lui sauta sur le dos, appuya sur le bec-de-cane… et la porte s’ouvrit ! En un clin d’œil, Pompon et Moustapha, se glissant entre les pattes de Brutus, pénétrèrent dans l’atelier. Makoko s’y trouvait déjà et clac ! repoussait la porte au nez de Brutus…

Les trois complices, singe en tête, coururent par l’atelier pendant que résonnait au-dehors la grosse voix du chien de garde.

« Ce n’est pas tout d’entrer ! fit observer Moustapha. Maintenant, montre tes tours, Makoko ! Mets-nous toutes ces machines en marche ! »

Il y avait là, pour la fabrication en grande série, de longues files de machines : machines à percer, à fileter, étaux-limeurs, raboteuses, fraiseuses105, aléseuses106, affûteuses107, scies à métaux, cisailles mécaniques, machines à découper, à emboutir108, à rectifier, à poinçonner, tours, marteaux-pilons…

« Fais raboter les raboteuses, fais percer les perceuses, fais tomber les marteaux-pilons ! » disait Moustapha.

Et Pompon, de son côté :

« Allons, Makoko ! appuie sur la manette ! »

Appuyer sur la manette ! Certes Makoko ne demandait pas mieux ! Mais où se trouvait-elle, cette fameuse manette ? Et, d’abord, y avait-il une seule manette, ou dix, ou cent, ou mille ? N’y avait-il point des manettes innombrables ? Makoko, perplexe, courait d’une machine à l’autre, grimpait sur les lourdes charpentes de fonte, s’accrochait aux courroies de transmission, tirait, poussait, frappait du poing.

Rien ne bougeait !

— Fais tomber les marteaux-pilons, Makoko !

— Makoko, appuie sur la manette ! »

Les deux autres l’encourageaient d’une voix moqueuse. Il se mit à trépigner d’impatience.

Tout à coup, on entendit une galopade par les ateliers. Avertis par les aboiements de Brutus, un surveillant et le concierge accouraient. Moustapha et Pompon s’éclipsèrent109 prudemment. Quant à Makoko, à la vue des deux hommes, il grimpa le long d’une courroie jusqu’aux poutrelles de fer qui soutenaient la toiture.

Le concierge appelait Makoko d’une voix douce, mais il cachait sa main droite derrière son dos… Au reste, dans la cour Psita répétait un avertissement qu’il venait sans doute d’entendre :

« Tu seras fouetté, Makoko ! Tu t’en souviendras, Makoko ! »

Aussi Makoko, plein de méfiance, ne se hâtait-il point de quitter les poutrelles inaccessibles.

On apporta des échelles et on le pourchassa. Ce fut en vain.

Il fallut l’arrivée de son maître, l’explorateur, pour qu’il consentît enfin à descendre.

L’oncle Jean lui évita le fouet. Mais, afin qu’il ne commît point de nouvelle escapade, on enferma Makoko, pour le reste du jour, dans une chambre de la maison.

Alors, il se coucha sur le parquet, fort triste. Et, comme toujours lorsqu’il était triste, il eut un accès de nostalgie110. Comme il aurait voulu revoir sa forêt natale ! Comme il aurait voulu revoir les siens ! Quel malheur de n’avoir autour de soi que des bêtes étrangères et ces mauvais singes des miroirs avec lesquels toute camaraderie était impossible ! Il n’avait point revu les deux coquins difformes contre lesquels il s’était battu. Mais l’autre, le singe qui lui ressemblait comme un frère, il était bien obligé de l’apercevoir un peu partout dans la maison. Sans doute était-il tout près d’ici…

Makoko leva la tête, regarda…

Et ce qu’il vit le fit se dresser d’un bond !

Il se trouvait entre deux glaces parallèles et son image, se reflétant, de l’une à l’autre à l’infini, il apercevait, sur sa droite et sur sa gauche, non pas un singe, mais deux rangées de singes, deux longues files qui se perdaient au loin dans une sorte de brouillard vague.

Cette fois, il crut que tous les siens étaient enfin venus le rejoindre. Il sauta de joie, courut au-devant des singes de droite…

Hélas ! il s’agissait encore de singes insociables ! Makoko le comprit très vite et, cette fois, il ne se mit point en colère. Il se recoucha désolé et un peu effrayé, à cause de tous ces faux frères qui se recouchaient aussi et semblaient le guetter.

Quand l’oncle Jean pénétra dans la chambre, Makoko sauta dans ses bras. Et l’homme, qui était bon, caressa longuement la pauvre bête dont les yeux se voilaient de tendresse et d’angoisse.

IV

Les gâteries de l’explorateur dissipèrent encore une fois la nostalgie de Makoko. D’une intelligence vive, le singe, d’ailleurs, s’intéressait à tout ce qu’il voyait autour de lui. Il y avait chez les hommes tant de choses nouvelles, curieuses, étonnantes, qu’il allait de surprise en surprise.

Dès le jour de son arrivée, il avait été stupéfait d’entendre Psita proférer des paroles humaines.

Certes, dans la forêt tropicale, on percevait les cris les plus variés. Chaque bête avait le sien, – et même les siens, car la joie, la colère ou la peur ne se traduisent pas, chez le plus humble animal, de la même façon –. Mais il était une vérité bien connue de tous les singes, c’est que l’homme seul emploie un langage articulé.

Comment se faisait-il donc que ce Psita, – oiseau peu intelligent en somme, – comment se faisait-il que cette sotte poule verte, comme disait Pompon, pût faire entendre, non seulement des aboiements, sifflements, grincements, mais encore la voix du concierge ou celle de l’oncle Jean, ou celle des passants de la rue ?

« Il doit y avoir un homme qui se cache par ici ! » pensait Makoko.

Il inspectait minutieusement les environs, entrait par surprise chez le concierge, furetait partout, sous les tables, sous les chaises et jusque dans la boîte d’une vieille horloge à poids. Puis, ne trouvant personne, il finissait par grimper jusqu’à la cage de Psita, et celui-ci de s’écrier d’une voix déchirante :

« Quelle bour-r-rasque ! Quel tr-r-remblement… ! quel tr-r-remblement de terre ! »

En effet, la cage dansait, terriblement secouée par les mains prestes de Makoko.

Mais « l’homme caché » n’apparaissait point ! Le mystère demeurait entier.

Makoko discutait avec Pompon.

« Je te dis qu’il y a un « homme caché » !

— Et moi, ripostait Pompon, je te dis et je te répète que, s’il y avait un « homme caché », Brutus et moi nous l’aurions flairé depuis longtemps. Mets-toi bien dans ce qui te sert de tête que nous avons un nez, Brutus et moi ! »

Makoko, cependant, n’en démordait pas. Sa certitude prit une force nouvelle lorsqu’il entendit pour la première fois le phonographe.

C’était une après-midi, chez le concierge. Il y avait sur la table une sorte de boîte carrée et, reposant sur cette boîte, un grand cornet métallique largement évasé111. Le concierge posa sur la boîte un disque noir, tourna une petite manivelle et, aussitôt, un air de musique se fit entendre.

Makoko, qui gambadait avec Pompon et Moustapha, s’arrêta net.

« Jouons donc ! » dit le ratier pour qui le phonographe n’était pas une nouveauté.

Mais Makoko écoutait, très attentif. D’où cette musique sortait-elle ? De la boîte ? Du cornet métallique ? Makoko fit le tour de la table et demeura perplexe112.

Soudain la musique cessa. Le concierge plaça un nouveau disque noir puis, appelé au dehors, il sortit aussitôt. Mais l’appareil fit entendre une voix humaine ! Makoko sursauta :

« L’homme caché ! »

Moustapha et Pompon se moquèrent de lui ; mais Makoko ne les écoutait point. Il grimpa sur la table, colla son oreille sur la boîte, puis sur le cornet. De grands éclats de voix sortaient du cornet. Plus de doute : « l’homme caché » se trouvait là !

Makoko voulut en avoir le cœur net. D’un bond, il plongea, la tête la première, dans le haut-parleur113. Le phonographe bascula et, à grand bruit, tomba sur le parquet, entraînant le singe dans sa chute. « L’homme caché » s’était tu…

« Ah ! Ah ! pensa Makoko, j’ai enfin trouvé la cachette !… Tu ne parles plus, sorcier ! parce que tu es ennuyé d’être découvert ! »

Il avait engagé dans le haut-parleur sa tête et son bras gauche et il poussait, poussait, afin de pénétrer plus avant. Au bout de quelques instants, ne voyant et ne trouvant rien, Makoko, à demi étranglé, voulut retirer sa tête. Hélas ! il avait tant poussé qu’il lui était, à présent, impossible de sortir !

Alors il crut à un mauvais tour de « l’homme caché ». Il crut que « l’homme caché », d’une poigne de fer, lui serrait la tête…

Il se mit à tirer en arrière, désespérément, en faisant les plus folles contorsions. Mais la main de fer ne le lâchait point ! Et Makoko, la tête toujours emprisonnée, traînait le phonographe sur le parquet, pendant que Pompon donnait toute sa voix et que Moustapha miaulait, réfugié sur le dossier d’une chaise.

Le concierge revint sur ces entrefaites.

« La peste soit du singe ! s’écria-t-il ; il va briser mon phonographe ! »

Il saisit Makoko et réussit à le dégager. Le singe, aussitôt, lui glissa entre les mains et s’enfuit, éperdu, croyant toujours sentir à sa nuque la terrible étreinte de « l’homme caché ».

L’oncle Jean étant absent, Makoko se réfugia auprès de son ami et protecteur Brutus. Celui-ci eut beaucoup de peine à le tranquilliser.

Il dut lui affirmer à plusieurs reprises qu’il n’y avait pas « d’homme caché ».

« Dans la cage du perroquet, il n’y a que Psita. Celui-ci, comme tous les perroquets et comme d’autres oiseaux, arrive à imiter le langage articulé. Quant au phonographe de la loge, c’est une invention des hommes que je ne me charge pas de t’expliquer. Mais je sais qu’il y a d’autres appareils d’où sort la voix humaine. N’as-tu jamais vu, dans les bureaux, les employés devant le téléphone ? Ne les as-tu pas entendus poser des questions et répondre à un interlocuteur invisible qui se trouve parfois très loin ?

— Mais comment peut-on l’entendre s’il est loin ? objecta Makoko.

— Je le répète que je ne me charge pas d’expliquer les inventions des hommes ! répondit modestement Brutus. Je sais pourtant qu’il y a des fils électriques entre les appareils téléphoniques et je crois… »

Makoko n’écoutait plus : la sonnerie du téléphone venait justement de résonner dans le bureau des comptables. Il pénétra dans la salle, vit un des employés décrocher le récepteur114, l’appliquer à son oreille, puis engager une conversation comme s’il avait eu devant lui un autre homme.

« Bon ! pensa Makoko, ce n’est pas difficile d’écouter de la sorte ! »

Cinq minutes plus tard, lorsque la sonnerie retentit de nouveau, il se précipita vers l’appareil et, devant les employés amusés, ayant décroché le récepteur, il le colla énergiquement à son oreille.

« Allo ! Allo !… faisait une voix lointaine. Allo !… Je vous téléphone de la Banque de France… Je voudrais parler au chef comptable de l’usine… »

Makoko roulait des yeux étonnés et faisait d’impayables grimaces. Il lui échappa un petit cri de surprise qui ressemblait à un éternuement. Et l’interlocuteur lointain de continuer, sur un ton fort impatient :

« Vous êtes enrhumé, monsieur ! Alors, soignez-vous, car cela pourrait vous rendre encore plus sourd que vous ne l’êtes… Mais trêve de plaisanterie ! Oui ou non, voulez-vous répondre ?… Et d’abord, à qui ai-je l’honneur de parler ?

— M’vtt ! » fit Makoko.

Le chef comptable, jugeant que cette scène avait déjà trop duré, repoussa enfin Makoko et, saisissant le récepteur, commença par présenter des excuses à l’employé de la Banque de France.

Ce premier contact avec le téléphone avait laissé à Makoko un souvenir agréable. Aussi, les jours suivants, ne manquait-il point d’accourir lorsque retentissait la sonnerie d’appel. Mais les employés ne le laissaient plus écouter. Ils durent même l’éloigner des appareils téléphoniques car, avec le geste d’un vieil abonné, il décrochait le récepteur et sonnait pour demander la communication.

Au fond, malgré tout ce que lui avaient dit ses camarades, malgré toute la confiance qu’il accordait à Brutus, il croyait encore un peu à la présence de « l’homme caché » et même de plusieurs « hommes cachés ». « L’homme caché » du téléphone, bien différent de celui du phonographe, ne lui avait joué aucun mauvais tour ; ce devait être un brave homme, un homme semblable à l’oncle Jean. Aussi Makoko regrettait-il de ne plus pouvoir l’entendre.

Par compensation, il fut admis, ainsi, d’ailleurs, que Moustapha et les deux chiens, à écouter d’autres voix lointaines. Le directeur de l’usine avait, en effet, installé un poste de radiophonie115. Chaque soir, on recevait les émissions de différents postes émetteurs, parisiens, provinciaux ou étrangers. On entendait des concerts, des airs d’opéra116, des conférences ; on entendait annoncer les dernières nouvelles du jour.

Les chiens et Moustapha écoutaient sagement ; mais Makoko ne pouvait tenir en place. Il imitait, de loin, les gestes de l’oncle Jean qui tournait un bouton afin de recevoir des émissions de longueurs d’onde117 différentes. N’ayant point de bouton à tourner, Makoko tortillait une oreille de Brutus jusqu’à lui faire mal. Le brave chien ne se fâchait pas. Il secouait seulement la tête lorsque la douleur devenait un peu trop vive.

« Doucement ! faisait-il, doucement, petit camarade ! Ce n’est pas mon oreille qui te fera entendre la voix des « hommes cachés » !

Makoko lâchait parfois l’oreille du chien ; mais il lui arrivait alors d’attraper distraitement la queue du chat. Un rapide coup de griffe, lancé sans avertissement, lui rappelait que la queue du chat n’avait rien de commun avec un appareil de téléphonie sans fil et qu’il ne fallait pas y toucher indiscrètement. À la fin, Makoko s’approchait de l’oncle Jean et lui sautait sur l’épaule.

Le dernier samedi de novembre, au lieu d’une audition radiophonique, le directeur de l’usine donna aux ouvriers et employés une représentation cinématographique.

L’oncle Jean, l’explorateur, comme chacun l’appelait, n’était pas allé en vain au cœur de l’Afrique. Il avait rapporté de ses voyages de nombreux documents. Un appareil photographique spécial, dit appareil de prises de vues, lui avait permis de fixer des spectacles fort curieux, de préparer un film118 où bêtes et gens de l’Afrique centrale jouaient leur rôle. C’était ce film que le directeur de l’usine voulait faire passer sous les yeux des ouvriers et des employés.

Tout le personnel se trouvait donc rassemblé dans une grande salle où l’on avait fait l’obscurité. Ni Makoko, ni Moustapha, ni les chiens n’avaient été formellement invités à cette séance. Cependant, profitant de l’obscurité, ils s’étaient glissés derrière les spectateurs.

Un opérateur manœuvrait l’appareil de projection. À l’autre extrémité de la salle, l’explorateur commentait119 les scènes qui se succédaient sur un vaste écran. Il nommait les villes de la côte, celles de l’intérieur, montrait les villages nègres, les fleuves coupés de rapides, les montagnes aux flancs boisés. Des nègres et des négrillons défilèrent. Les spectateurs assistèrent à leurs travaux, à leurs jeux, à leurs danses. Puis, ce furent des scènes de chasse qui animèrent l’écran. Des antilopes120 bondirent à travers les hautes herbes de la savane ; des buffles noirs aux cornes menaçantes chargèrent. On vit un chasseur à l’affût tuer un lion, des nègres percer à coups de lance une panthère prise au piège.

Enfin parurent des arbres gigantesques, et l’oncle Jean annonça :

« Nous arrivons maintenant à la lisière de la grande forêt tropicale, patrie du célèbre Makoko ! »

Il n’avait pas achevé ces mots qu’une rumeur traversée de rires, de cris, d’exclamations, se fit entendre dans l’obscurité : Makoko, sautant d’une chaise sur une épaule, d’une épaule sur une tête, Makoko s’agrippant, tantôt à une chevelure, tantôt à une oreille, tantôt à un nez, Makoko se précipitait vers l’écran !

C’est que la scène de sa capture se déroulait sous les yeux des spectateurs…

Il reconnaissait son pays natal, les grands arbres aux cachettes familières. Surtout, il reconnaissait les siens. Il voyait ses compagnons s’enfuir devant les chasseurs. Il voyait sa mère, qui, après s’être enfuie comme les autres, revenait vers les chasseurs, bouleversée, donnant tous les signes d’un affreux désespoir…

Ah ! cette fois, Makoko n’avait plus devant lui les singes des miroirs, les mauvais singes insociables ! Cette fois il avait retrouvé, en même temps, son pays et sa famille.

Au premier plan, un arbre semblait avancer une grosse branche. Fou de joie, Makoko, d’un bond prodigieux, s’élança vers cette branche afin d’aller tout de suite se jeter dans les bras de la pauvre guenon désolée.

Il retomba lourdement, n’ayant rencontré qu’une surface lisse et glissante…

Et comme il relevait la tête, il ne vit plus ni sa mère, ni ses frères, ni le paysage familier ! Le film continuait à se dérouler : sur un fleuve inconnu, entre des rives fleuries, une légère pirogue121 glissait…

Alors le désespoir de Makoko fut tel qu’il ne se sentit plus la force de bouger ; il resta étendu au bas de l’écran.

La séance prit fin presque aussitôt ; on donna de la lumière.

L’explorateur releva Makoko et le prit en ses bras. Sa pauvre petite face brune était plus grimaçante que jamais. Cependant, personne autour de l’explorateur n’avait envie de rire. Le cœur de chacun se serrait à cause de ces yeux de bête où se lisait un silencieux reproche, à cause de cet air d’effarement et de détresse infinie.

Ému jusqu’aux larmes, l’explorateur caressait la tête de Makoko. Il murmura :

« Petite créature sauvage, tu n’étais pas née pour vivre chez les hommes ! Le jour où je t’ai séparée de ta mère, j’ai commis un acte cruel. Je réparerai ma faute : à mon prochain voyage, je te ramènerai parmi les tiens, dans ta forêt natale ! »


DÉCEMBRE

HISTOIRE DE L’OURS BLANC QUI VOULAIT CHASSER LA BALEINE VOLANTE

I

Les événements dont la suite compose cette triste histoire ont commencé à se dérouler en un pays que l’on appelle Terre de Baffin ; très exactement, en un point situé par 73° 20’ de latitude nord et 80° de longitude ouest, si l’on adopte le méridien de Paris comme méridien initial.

Au surplus, vous pouvez y aller voir…

Vous mettez dans votre valise une casquette à oreillettes, vous prenez une ombrelle pour vous garantir des coups de soleil pendant le voyage et, dans un port de l’ouest, La Pallice, Saint-Nazaire, Cherbourg ou Le Havre, vous vous embarquez sur un paquebot122 à destination du Canada.

Vous débarquez à Halifax, où un train vous attend pour vous emporter, à toute vitesse, dans la direction du Pacifique, sur un des chemins de fer transcanadiens. Vous prenez le temps de visiter de belles villes comme Québec, Montréal, Toronto, d’admirer le fleuve Saint-Laurent, la cataracte du Niagara et de grands lacs sillonnés de bateaux innombrables.

Le train vous conduirait à Vancouver sur le Pacifique ; mais vous vous arrêterez à Winnipeg, la ville du blé. De Winnipeg, à travers des pays de grande culture, vous irez vers le nord. Côtoyant des lacs, suivant de puissantes rivières, vous tomberez bientôt en pleine forêt de conifères123, de bouleaux et de hêtres. Vous ferez bien, alors, de suivre quelque vieux trappeur124 chassant l’ours, la martre125, le vison126, l’écureuil volant127, le renard, le castor128 et toutes les bêtes à fourrure. Ce trappeur vous conduira, suivant la direction de l’étoile polaire, à quelque poste, à quelque fort de la compagnie de la baie d’Hudson. De ce fort, vous repartirez avec un autre trappeur, un Peau-Rouge, cette fois. Algonquin ou Sioux, qui, toujours chassant le renard dans la forêt, le castor sur le bord des rivières et même le bison129 dans la steppe130 vous mènera encore plus au nord. Après avoir traversé des marécages glacés, de vastes territoires couverts de lichens, de mousses et d’arbustes rabougris, vous arriverez, si les loups ne vous mangent pas en route, au pays de l’Esquimau.

L’Esquimau sortira de sa hutte pour vous voir. Vous lui ferez des discours auxquels il ne comprendra sans doute rien. Cependant, quand vous lui aurez promis de riches cadeaux, il attellera ses chiens à son traîneau131. Alors, avant de partir, vous laisserez votre ombrelle à la fille de l’Esquimau ; puis vous prendrez, dans votre valise, la casquette à oreillettes et il sera même prudent de vous munir d’un bon foulard si vous avez le bout du nez sensible au froid.

L’Esquimau vous fera traverser des plaines neigeuses, des détroits pris par les glaces et très raboteux ; vous passerez comme le vent près du pôle magnétique, là où l’aiguille de la boussole se place verticalement ; vous escaladerez comme vous pourrez des montagnes couvertes de glaciers et vous terminerez enfin, sur la côte nord-est de la Terre de Baffin, votre plaisant voyage.

Cette Terre de Baffin est un pays tranquille, où l’on se trouve à l’abri des révolutions.

La température moyenne de l’année y est d’environ quinze degrés au-dessous de zéro. Évidemment, ce n’est pas encore comme en Sibérie, au pôle du froid, où l’alcool des thermomètres baisse parfois jusqu’à -60°. Mais enfin, en décembre ou janvier, dans l’île de Baffin et les pays environnants, on subit quand même des températures de -40°.

Autant dire que le froid y est atroce, que les terres et les eaux sont totalement recouvertes de glace ou de neige.

Cela ne fait rien ! Ce fut quand même sur la côte nord-est de Baffin, quinze jours avant Noël, que naquit, dans une anfractuosité132 de la falaise, sur la rive d’un fiord133, un ourson aussi blanc que la neige polaire.

Cet ourson passa les premiers temps de sa vie au fond de la tanière, préservé du grand froid par l’épaisse couche de neige qui recouvrait le rocher. Il se montrait fort glouton et sa mère, qui l’allaitait, maigrissait d’autant plus vite que la nourriture, à cette époque, n’était pas abondante. Quand il était repu, l’ourson dormait profondément. Puis il jouait. Il mordillait les oreilles de sa mère, lui égratignait le museau et lui donnait des coups de patte sur les yeux, ce qui l’obligeait à clignoter. La mère ne se fâchait jamais, trouvant bien tout ce qu’il faisait. Aussi la tribu des ours n’entendait-elle jamais parler du jeune ourson.

Mais, lorsque ses pattes eurent pris un peu de force, il arriva qu’il mît le nez à l’ouverture de la tanière.

Ce n’était ni le matin, ni le soir, ni l’après-midi, ni la veillée ; c’était la nuit polaire qui, à la latitude de Baffin, dure pendant plus de trois mois chaque année. Pendant plus de trois mois, le soleil, à cause de la rotondité de la terre, n’atteint pas les bords de l’horizon.

L’ourson sortit donc de la tanière pendant que sa mère dormait d’un profond sommeil. La nuit était d’une pureté admirable ; aucun brouillard, aucun nuage ; au ciel noir, les étoiles au dur scintillement semblaient des diamants innombrables. Et partout, sur la terre, sur la mer, à l’infini, la blancheur des neiges et des glaces. Mais, bientôt, le ciel, du côté du pôle, fut traversé de lueurs vagues. Puis deux colonnes de feu montèrent à l’horizon s’inclinèrent l’une vers l’autre, formèrent un grand arc de cercle. Une magnifique aurore boréale embrasa tout un pan du ciel… De vastes traînées lumineuses se mêlaient ; des rayons jaillissaient de toutes parts, des averses de feu semblaient ruisseler à l’horizon. Enfin ce fut comme une draperie immense, aux replis somptueux et changeants, qui ondula au-dessus des banquises134 éternelles. Et toutes ces lumières, éclairant le chaos des glaces, donnaient un aspect fantastique135 aux falaises du fiord.

Aucun ours adulte ne s’émut car, durant la longue nuit d’hiver, pareil spectacle était fréquent.

Mais l’ourson, qui n’avait jamais rien vu, trouva, au contraire, que cette draperie lumineuse flottant au champ des étoiles était une chose très étonnante ; en sa petite cervelle étourdie, il décida d’aller l’examiner de plus près.

Or le rocher formait une plate-forme couverte de neige et de glace. La glace débordait même et pendait en énormes stalactites136. L’ourson, vacillant sur ses grosses pattes malhabiles, s’avança aussi loin qu’il put sur la plate-forme glissante. Et, tout à coup, patatras !… La glace qui dépassait s’étant rompue sous son poids, l’ourson tomba !

Il tomba sur une pente neigeuse, roula sur cette pente au bout de laquelle il tomba encore sur une autre assise rocheuse, et ainsi de suite jusqu’à la mer couverte de glace.

Toute autre bête serait arrivée là les os en miettes. Mais l’ourson avait tant de graisse et une si épaisse fourrure qu’il se retrouvait, en bas, à peu près sain et sauf, sans autre mal qu’une petite bosse à la tête. Qu’est-ce qu’une méchante petite bosse à la tête ?… Aussitôt qu’il se fut remis sur ses pattes, l’ourson commença pourtant à grogner de terreur, criant qu’il était perdu, appelant sa mère de toutes ses forces.

La mère sortit de la tanière en grande alarme. En même temps, la tribu des ours s’éveillait ; le chef montra son mécontentement.

La pauvre mère dut descendre la falaise et faire un grand détour afin de ramener son ourson.

« Punissez-le ! dit l’Ours-Chef, afin qu’il ne quitte plus la tanière sans votre autorisation ! »

Mais l’ourson balançait la tête d’un air obstiné.

« Je retournerai voir cette chose merveilleuse du ciel ! »

La mère le poussa bien vite au fond de la tanière et là, elle vit tout de suite qu’il avait quelque chose de changé dans le regard. Elle l’examina et découvrit la bosse de la tête, qui l’inquiéta beaucoup. Elle frotta cette bosse afin de la faire disparaître. Puis, bien qu’elle eût elle-même grand faim, elle donna à l’ourson le dernier morceau de phoque137 qui lui restât. Quand il eut mangé, elle lui fit des contes dans l’espoir qu’il oublierait l’aurore boréale.

Elle lui apprit notamment que, bientôt, il verrait quelque chose de bien plus beau, qui était le soleil. Le soleil se trouvait à présent caché derrière la falaise. Dès qu’il paraîtrait, la neige se mettrait à fondre et il pousserait des lichens, des mousses et des saules nains. On trouverait des phoques en abondance ; des rennes138 accourraient des îles voisines, et l’on verrait aussi les bœufs musqués, les lièvres blancs et peut-être des caribous139, venus du Canada.

L’ourson répétait :

« Le beau soleil derrière la falaise…, les caribous du Canada… »

Et sa mère était contente de lui avoir changé les idées.

Ils s’endormirent tous les deux, serrés l’un contre l’autre, au fond de la tanière. La mère dormit longtemps, car, la disette se prolongeant, elle était devenue d’une grande faiblesse. Quand elle se réveilla, l’ourson n’était plus là !…

Elle sortit en grande alarme. Juste à ce moment, des cris lui firent lever la tête. L’ourson, cette fois, n’avait pas roulé vers la mer ; il avait, au contraire, entrepris d’escalader la falaise. Et on le voyait, accroché à une aiguille de glace, ne pouvant plus ni monter ni descendre.

À ses cris, la tribu tout entière s’était encore réveillée, et le Chef semblait fort en colère.

Au prix de mille peines et de dangers sérieux, la mère réussit à atteindre l’aiguille de glace et elle ramena son ourson.

« Corrigez-le sévèrement ! dit l’Ours-Chef, afin qu’il apprenne, une fois pour toutes à ne plus désobéir ! »

L’ourson, cependant, balançait la tête d’un air très obstiné.

« Je veux voir le soleil derrière la falaise… Je veux attraper les caribous du Canada ! »

La mère le poussa bien vite vers sa tanière. Elle lui examina la tête avec attention : la petite bosse n’était pas disparue ! La mère conçut de grandes inquiétudes pour l’avenir. À partir de ce moment, elle ne put jamais se livrer au sommeil en toute tranquillité comme elle faisait auparavant. D’ailleurs, malgré sa vigilance, l’ourson lui échappait toujours. Il commençait à connaître les chemins qu’il fallait suivre pour descendre vers la mer ou pour monter vers le haut de la falaise. Et il s’en allait !… Soit qu’il voulût rejoindre un eider140 des neiges ou une oie sauvage jetés dans ces parages par la tempête, soit qu’il voulût marcher parmi les glaçons au-devant des phoques gris qui viendraient au printemps s’ébattre sur les rives du fiord, soit pour toute autre raison, suivant les lubies qui lui passaient par la tête.

Sa mère allait à sa recherche sans faire de bruit pour ne pas déranger la tribu. Mais il arriva que l’ourson, encore une fois, jeta des cris horribles, se trouvant immobilisé, les pattes en l’air, dans une crevasse de glace où il était tombé.

Toute la tribu s’éveilla et, lorsque la mère eut ramené l’ourson qui balançait sa mauvaise tête, l’Ours-Chef s’écria, plein de courroux :

« À la fin, si vous ne corrigez pas ce mal léché comme il le mérite, c’est moi qui le ferai à votre place ! »

La mère, aussitôt, fit passer l’ourson derrière elle :

« Si vous voulez le battre, dit-elle, sachez bien que je le défendrai : »

Et elle ajouta :

« Vous ne voyez donc pas qu’il n’est pas comme les autres !… Depuis qu’il s’est fait une bosse à la tête en tombant sur la glace, il lui vient des idées comme il n’en est jamais venu ni à vous ni à moi… Pourquoi le battre ? Pourquoi essayer de le corriger ?… Vous ne voyez donc pas qu’il est incorrigible ?

— Ah ! dit le Chef, s’il en est ainsi, c’est une autre affaire ! »

Et, mi-plaisant, mi-sérieux, il donna à l’ourson le nom de Rou-Grouf.

Rou-Grouf, dans la langue des ours de ces régions, signifie exactement : Celui qui veut chasser la baleine volante. Mais cela peut encore se traduire à peu près de bien d’autres façons. Par exemple : tête fêlée, cerveau léger, escaladeur de nuées, mâcheur de brouillard, gobe-la-lune, hurluberlu141 dénicheur d’œufs de phoque, parrain de l’eider à trois pattes, plumeur de caribous, tourment de la tribu, désespoir de sa pauvre mère…

II

Vers l’équinoxe de printemps, la grande nuit polaire ayant pris fin, les phoques, en grand nombre, commencèrent à pénétrer dans le fiord. Ils nageaient sous la glace et venaient respirer dans les fissures côtières. Dès que le soleil devint plus vif, ils s’enhardirent jusqu’à se prélasser142 sur les grèves. Rou-Grouf regardait avec étonnement ces animaux à la fourrure soyeuse, qui se traînaient lourdement sur leurs étranges pattes-nageoires. Il voulait aller les voir de près et leur faire des niches. Or, les ours chassaient les phoques ; ils les surprenaient pendant leur sommeil et, bien que les phoques eussent de fortes dents, ils en faisaient un grand carnage. Et les ours étaient furieux lorsque Rou-Grouf était allé, tout seul, donner l’éveil aux phoques et les mettre en fuite. Plus d’une fois, la mère de Rou-Grouf dut combattre pour épargner à son ourson une correction méritée.

Mais les jours, d’abord très courts, allongeaient si vite que bientôt il n’y eut plus de nuits. Ce fut l’été. Alors les ours s’enfoncèrent vers l’intérieur des terres pour les chasses du solstice143.

Le soleil n’envoyait que des rayons très obliques, presque rasants, mais, comme il brillait toujours, la température finissait par s’adoucir. D’énormes icebergs144, détachés des banquises marines, s’entre-choquaient avec fracas. Des craquements se répercutaient à l’infini parmi ces blanches montagnes flottantes.

À l’intérieur des terres, des torrents sortaient des glaciers éternels. Les névés145 fondaient en partie. Dans les vallées abritées, des plantes hâtives perçaient la neige et, en quelques jours, elles arrivaient à maturité. Il y avait quelques plantes à fleurs : silènes, potentilles, saxifrages rouges. Il y avait même des forêts de saules, de singulières forêts, si peu élevées que les ours les foulaient sous leurs pattes sans même s’en apercevoir. Mais on voyait surtout des plantes sans fleurs : des mousses en abondance, des lichens bruns, jaunes, rouges ou verts, et une sorte d’algue très infime qui s’accrochait aux rochers dénudés.

Des animaux herbivores venaient paître les mousses et les forêts naines ; et des carnivores chassaient les herbivores. Ours, loups, renards poursuivaient les lièvres blancs, les bœufs musqués, les rennes et les caribous du Canada, qui avaient passé les détroits gelés.

Quelquefois la tribu des ours se rassemblait et l’Ours-Chef, qui s’était jadis aventuré très loin vers le sud, contait ses voyages, ses ruses, ses combats, les luttes terribles qu’il avait soutenues contre des Esquimaux armés de fusils et de lances.

Et Rou-Grouf ne manquait jamais de lui demander :

« Avez-vous rencontré la baleine volante ? »

À quoi le Chef répondait avec un grand sérieux :

« La baleine volante ! Pour la voir il faut regarder du côté de l’étoile polaire en se mordant l’oreille gauche. »

Et, à la grande joie de la tribu, Rou-Grouf faisait des efforts terribles pour se mordre l’oreille gauche.

Une fois, il s’en alla tout seul vers le sud, car il s’était mis dans la tête de manger un Esquimau avec sa lance. Sa mère le retrouva sur un glaçon flottant à la surface d’un lac, au milieu d’une bande d’oies aux ailes bleuâtres qui caquetaient et se moquaient de lui. Elle le ramena à grand’peine.

« Les oies bleues, disait-il, m’ont parlé d’un pays où l’on attelle les rennes au traîneau. Un jour ou l’autre, j’irai voir ! »

La saison de chasse prenait fin. La tribu se rassembla et revint au bord de la mer. Rou-Grouf, qui était déjà fort, apprit à plonger et à nager sous la glace. Il captura des poulpes146, des saumons147, et d’énormes morues.

Les oies sauvages, en longs triangles, filaient vers le sud ; puis les eiders s’en allèrent aussi par bandes innombrables. L’hiver revenait et, avec lui, la nuit interminable. Les ours erraient autour des glaçons. Quand la nourriture était trop rare, ils dormaient d’un lourd sommeil. Rou-Grouf montait quelquefois dans les rochers, à la poursuite de quelques eiders qui n’étaient pas partis. Il ne lui arriva rien de grave, car il était devenu un excellent grimpeur.

Mais, quand l’été reparut, sa mère connut encore de grandes inquiétudes. Elle suivit Rou-Grouf dans toutes ses chasses et pérégrinations148 et elle réussit à l’empêcher de s’éloigner beaucoup de la tribu. Elle consentit à l’accompagner lorsqu’il voulut aller écouter les oies bleues ; mais, dès qu’il se mit en route vers le sud dans l’espoir de manger l’Esquimau avec sa lance, elle passa devant lui et dit :

« Halte-là ! »

Il revint sur ses pas car, s’il n’écoutait plus l’Ours-Chef ni aucun des aînés de la tribu, sa mère le faisait encore obéir.

Lorsque commença le nouvel hivernage, Rou-Grouf avait atteint l’âge adulte. Il était bas sur pattes, mais très long. Il avait la tête fine ; ses yeux brillaient sous de fortes arcades sourcilières. Il avait la langue aussi noire que le bout du museau, ce qui, chez les ours blancs, est un signe de race et attire la considération. Une épaisse fourrure blanche couvrait tout son corps ; il avait même des poils jusque sous la plante des pieds. Il se tenait debout sur ses pattes de derrière avec la plus grande aisance. Rou-Grouf était le meilleur grimpeur, le meilleur nageur, le meilleur coureur de la tribu. L’Ours-Chef lui-même ne le dépassait ni par la taille ni par le courage. Sa mère n’était pas peu fière de lui.

Malheureusement, la bosse de sa tête n’était pas complètement disparue, et il avait toujours quelques idées bizarres et l’humeur vagabonde.

Durant cet hivernage, il alla encore dans les rochers à la recherche des eiders.

Or il arriva, une fois, qu’il aperçut, à la clarté d’une aurore boréale, sur une petite corniche, au flanc d’une aiguille rocheuse couverte de glace, un bel oiseau solitaire. Aussitôt, il commença de grimper pour l’atteindre. Mais, comme il approchait de la corniche, l’oiseau, soudain, s’envola.

L’ours, plein de dépit, fit :

« Ahou ! Ahou ! Raboup ! »

Ce qui signifie :

« Toi, je te mangerai quand même ! »

Et il continua son ascension, car l’oiseau s’était posé sur la pointe même de l’aiguille de glace. Mais il vint un moment où l’ours fut obligé de s’arrêter, et l’oiseau se moqua de lui.

« Allons ! grimpe, mon ami !… Grimpe ! gros iceberg à pattes !… Ah ! tu veux manger le grand eider des neiges, qui a fait dix fois le tour de l’océan Glacial !

— Tu as fait dix fois le tour de l’océan Glacial ! s’exclama Rou-Grouf, tout de suite intéressé.

— Vraiment oui !… Me prenais-tu, nigaud, pour un de ces eiders qu’on plume au fond de leur nid ?… Apprends que c’est moi, l’eider vagabond et solitaire ! Mon duvet, c’est la tempête qui l’arrache et qui l’emporte parmi les flocons neigeux ! J’ai visité les continents et les îles, et niché au front inaccessible des banquises ! »

L’ours se trouvait dans une position fort incommode. Il demanda néanmoins :

« As-tu rencontré la baleine volante ? »

Comme l’eider ne répondait pas à cette surprenante question, Rou-Grouf, cramponné de toutes ses forces au rocher glissant, demanda encore :

« As-tu visité le pays où l’on attelle les rennes aux traîneaux ?

— Certes ! répondit l’eider, je connais la Laponie ! Mais j’ai vu d’autres pays plus curieux ! J’ai vu la Sibérie, la Scandinavie, le Spitzberg, l’Islande, Terre-Neuve, le Groenland et les îles du Nord… Je connais le Canada, l’Alaska et je viens de battre le record de la vitesse parmi les mouettes roses de la mer de Behring… Juge à présent si je suis destiné à mourir sous la dent d’un lourdaud de plantigrade149 ! »

L’ours, qui haletait de curiosité, ne releva point l’injure.

« Je veux connaître tous les pays ! cria-t-il…, toutes les bêtes !… Je veux que tu me racontes… »

Il glissa tout à coup, se raccrocha comme il put aux aspérités de la glace.

« … que tu me racontes tes voyages !

— Et après, tu me mangeras ! jeta l’eider, ironiquement.

— Pas du tout ! Nous sommes amis !… Je suis ton ami ! Entends-tu, l’eider ? »

À bout de forces, Rou-Grouf roula jusqu’en bas. En s’éloignant il criait encore :

« Ami ! Ami ! Tu me raconteras tes aventures ! »

Ils se rencontrèrent plusieurs fois au sommet d’une petite montagne, et l’eider fit à l’ours des récits merveilleux.

« Je ne suis pas allé jusqu’aux mers chaudes, disait-il, mais j’ai fréquenté l’immense forêt qui couvre toutes les terres au sud de la calotte polaire150. Je connais la forêt canadienne, les sapins scandinaves et j’ai volé longtemps au-dessus des mélèzes, des bouleaux et des trembles de la forêt sibérienne…

— As-tu rencontré la baleine volante ? »

L’eider, qui ne s’interrompait point pour répondre à une niaiserie, poursuivit :

« Plus au nord, là où ne poussent que des arbustes rabougris, j’ai suivi, à travers les steppes glacées, des fleuves puissants qui, à la belle saison, charriaient, avec un fracas étourdissant, d’énormes glaçons. J’ai niché sur les montagnes de Norvège, du Groenland et de l’Alaska. J’ai volé dans la fumée…

— As-tu rencontré la baleine volante ?…

— … dans la fumée des volcans au nord du Pacifique. Au pays d’Islande, où l’Hékla crache sa colonne de feu…

— As-tu rencontré…

— … j’ai vu jaillir du sol et s’élancer vers le ciel l’eau bouillonnante des geysers151… Voilà, mon jeune ami ! »

Rou-Grouf béait152 d’étonnement, bien qu’il fût loin de comprendre tout ce que l’eider lui disait.

« Et des Esquimaux, en as-tu vu ?… As-tu vu beaucoup de phoques ?… As-tu vu d’autres bêtes que je ne connais pas ?

— J’ai rencontré des Esquimaux dans les terres polaires… Je les ai vus glisser, en traîneaux, sur la glace, avec leurs attelages de chiens, et je les ai vus ramer sur leurs petits bateaux en peau de phoque. Mais j’ai rencontré d’autres hommes venus des terres du sud et qui étaient plus grands, plus habiles, beaucoup plus dangereux. J’ai rencontré des trappeurs, des pêcheurs, des bûcherons, des laboureurs, des mineurs. J’ai niché au Klondyke où affluaient les chercheurs d’or… J’ai lié connaissance avec toutes les bêtes à fourrure de la forêt froide. J’ai vu, dans certaines îles, des phoques jaunes aussi nombreux sur les plages que les galets roulés par le flot des grandes marées. J’ai vu les bancs de saumons remonter les fleuves de l’Alaska, et les poissons étaient parfois si serrés les uns contre les autres que, tout bon nageur que tu sois, tu n’aurais jamais pu te frayer passage parmi eux !…

— Tu crois cela ! » s’écria Rou-Grouf en se dressant sur ses pattes de derrière pour montrer sa belle taille.

Et il poursuivit, gonflé d’orgueil :

— As-tu rencontré mon pareil, au cours de tes voyages ?

— Sous le rapport de la modestie, assurément non ! répliqua malicieusement l’eider. Mais j’ai vu des ours blancs aussi grands que toi, tout autour de l’océan Arctique. Et j’ai vu des ours noirs de Sibérie qui te valaient bien également. Et j’ai vu, dans les Montagnes Rocheuses, des ours gris devant lesquels tu n’aurais pas fait le fanfaron153… »

Rou-Grouf était resté debout ; l’étonnement faillit le faire tomber à la renverse.

« Des ours gris !… Des ours bruns !… Des ours noirs !… Que me racontes-tu là ?

— Je dis la vérité ! Si tu ne me crois pas, pourquoi m’interroges tu ? »

Rou-Grouf pensa que l’eider voulait abuser de sa crédulité.

« Des ours noirs ! répétait-il… Il y a des ours noirs !… Cela, pour le croire, j’attendrai de l’avoir vu ! »

Et, retombant sur ses pattes, il s’en alla, l’air un peu vexé.

Bien entendu, il ne fut pas longtemps à revenir et l’eider lui raconta encore des histoires étonnantes. Il lui parla notamment de certains hommes du sud que tourmentait l’envie d’aller au pôle.

« Ils viennent sur des bateaux et avancent entre les îles aussi longtemps qu’ils peuvent trouver un passage libre. Puis ils attellent des chiens à des traîneaux et continuent leur voyage vers le nord. Un eider de la Nouvelle-Zambie m’a même assuré que des hommes étaient passés dans les airs, sur les ailes d’un immense oiseau qui ronflait plus fort que la tempête. Cela, je ne le donne pas comme certain… Mais, ce que tous les eiders savent bien, c’est que les aventureux voyageurs ne reviennent pas toujours aux terres du sud ; soit qu’ils s’égarent, soit que des montagnes de glace flottante écrasent leurs bateaux, soit pour toute autre raison. Les loups et les ours dévorent leurs cadavres gelés et les cadavres des chiens de traîneau… »

Rou-Grouf qui, depuis quelque temps, connaissait la disette, déclara :

« Je mangerais bien un chien gelé ! »

L’eider n’aimait pas les interruptions saugrenues154. Il se tut et fit mine de s’envoler.

« Raconte ! Raconte ! s’écria Rou-Grouf ! Parle encore des choses bonnes à manger !

— J’y arrivais justement ! reprit l’eider. Les hommes qui vont vers le pôle ont soin de laisser, sur le chemin du retour, de petites cabanes où ils entassent des provisions. Eh bien ! voici ce que firent des ours que j’ai fréquentés : ayant découvert une de ces cabanes, ils la démolirent et se régalèrent des provisions. Il y avait là des choses que tu ne connais pas : du pemmican qui est du bœuf séché et, dans des boîtes de conserve en fer-blanc, une sorte de viande délicieuse…

— J’en mangerais gros comme une montagne ! interrompit encore Rou-Grouf, que la convoitise faisait gronder.

— Les ours, continua l’eider, se régalèrent donc du pemmican et de la viande de conserve. Jusque-là, rien de fâcheux… Mais un jeune sot, plus glouton que les autres, quand il eut mangé la viande, mangea aussi le fer-blanc ! Quelques instants plus tard, il se roulait sur la neige… Je souffre ! criait-il, je souffre ! Jamais je ne digérerai cela !… Et en effet, termina l’eider, il tomba gravement malade. Il n’était pas guéri quand j’ai quitté la région. »

Rou-Grouf balançait la tête et semblait réfléchir. Soudain, une flamme s’alluma dans ses yeux noirs. Il se dressa de toute sa hauteur.

« L’ours dont tu parles, dit-il, avait un bien pauvre estomac ! Conduis-moi vers le pays où sont les cabanes, et je te montrerai comment on digère les boîtes de conserve !

— Voilà, pensa l’eider, un fanfaron de première force ! Mais il me semble que sa naïveté est encore plus grande que son orgueil. Voyons un peu ! »

Il reprit, le plus sérieusement du monde :

« Je te conduirai volontiers où tu dis… Tu trouveras sans doute, en ce pays, la baleine volante dont tu m’as, tant de fois, demandé des nouvelles. Nous avons longtemps voyagé de compagnie, elle et moi. Lorsque je l’ai quittée, elle perchait précisément sur une de ces cabanes où sont les boîtes de fer-blanc qui fondront comme neige dans ton estomac sans pareil ! »

À ces mots, Rou-Grouf ne fut plus maître de sa joie. Il courait, se cabrait, faisait des culbutes. Tout à coup, il s’écria :

« Je veux jouer à l’avalanche155 ! »

Il s’assit, courba l’échine, replia ses pattes sur son ventre et, comme une boule, se laissa rouler sur la pente neigeuse jusqu’au bas de la montagne. Puis, quand il se retrouva sur ses pattes et qu’il eut secoué la neige de ses flancs, il poussa un grognement de plaisir si formidable que tous les dormeurs de la tribu, réveillés en sursaut, sortirent de leur tanière pour voir ce qui se passait.

III

Rou-Grouf ne s’en alla point tout de suite courir l’aventure avec l’eider ; sa mère, qui veillait continuellement sur lui, l’en empêcha. Par malheur, cette pauvre ourse ne devait pas tarder à être victime de son amour maternel.

La débâcle156 des glaces était commencée. Déjà les ours chassaient activement les phoques. Un beau matin, certain baleineau tout jeune et fort étourdi s’aventura dans les eaux libres du fiord.

Un baleineau, même à l’âge le plus tendre, est encore beaucoup plus gros que le plus gros des ours blancs. Cependant, on a vu maintes fois des ours blancs attaquer un baleineau. Le seul véritable danger qu’ils courent, en cette affaire, est de voir arriver la mère baleine.

Rou-Grouf fut le premier à apercevoir l’imprudent voyageur. Malgré sa mère, qui redoutait un malheur, il rassembla cinq ours des plus téméraires, et tous ensemble se mirent à la nage, sans bruit. Ils manœuvraient pour couper la retraite au baleineau ; ils comptaient bien l’obliger à s’échouer sur une grève où ils le dépèceraient à loisir.

Tout à coup l’ourse, qui surveillait l’entrée du fiord, s’écria :

« Alerte ! Alerte !… Voici la mère baleine ! »

L’énorme cétacé157 arrivait en effet, à toute vitesse, au secours de son baleineau. Un double jet de vapeur sortait de ses évents158, et sa longue queue horizontale fouettait les vagues à coups formidables.

« Alerte ! criait l’ourse. Sauvez-vous ! »

Les compagnons de Rou-Grouf regagnèrent au plus vite le rivage ; mais lui, qui venait de mordre une nageoire du baleineau, ne voulait point lâcher sa proie.

Voyant le danger, l’ourse sauta à la mer et se mit à nager, à nager, à nager afin de sauver Rou-Grouf ; et de son côté la mère baleine nageait, nageait, nageait pour sauver son baleineau.

L’ourse mordit une oreille de Rou-Grouf pour lui faire lâcher prise.

« Sauve toi ! Vite ! Vite !… Plonge ! »

Rou-Grouf plongea. Il était temps !…

La baleine arrivait. C’était une vieille baleine terrible, qui vous chavirait une chaloupe comme une coquille de noix. Elle leva un peu la tête au-dessus de l’eau et ouvrit sa gueule immense où retombait le double rideau de ses fanons159. Mais ce n’était pas la gueule qu’il fallait craindre !… Elle vit l’ourse près de son baleineau et n’en demanda pas davantage. Elle se retourna brusquement et vlaouf !…

Ce fut comme si un pan de falaise était tombé dans la mer.

La pauvre ourse, assommée d’un seul coup de queue, s’enfonçait à l’abîme.

La baleine, aussitôt, regagna la haute mer, son baleineau à l’abri sous sa nageoire gauche.

Et Rou-Grouf, sauvé, atteignit le rivage du fiord.

Rou-Grouf éprouva beaucoup de chagrin. Mais son malheur était encore plus grand qu’il ne croyait. Sa mère morte, qui donc à présent saurait modérer ses penchants aventureux ?

Peu de jours après l’équinoxe160 de printemps, il quitta la tribu et suivit l’eider.

Rou-Grouf voulait aller chasser la baleine volante, manger le pemmican, les boîtes de conserve et l’Esquimau avec sa lance. L’eider, lui, voulait tout simplement aller nicher sur les montagnes d’Islande. Mais comme il avait bien le temps, il consentait à voyager avec cet ours à tête fêlée dont la naïveté et les fanfaronnades l’amusaient fort.

Ils allaient vers le sud-est en suivant la côte. Chaque matin Rou-Grouf demandait :

« Dans quelle direction se trouve la baleine volante ? Par ici ?… Par là ?… »

Il humait le vent.

« Je t’avoue, l’eider, que je ne sens pas encore l’odeur du pemmican ni des boîtes de conserve !

— Prends patience ! disait l’autre, et suis-moi sans t’inquiéter davantage. »

Le rusé s’en allait, bien entendu, du côté de l’Islande.

L’eider mangeait des moules, des coquillages et des crustacés de toutes sortes. Rou-Grouf chassait les phoques. Mais, en certains points de la côte, les phoques n’abondaient pas ; la chasse était difficile. L’eider, alors, venait en aide à son compagnon. Il volait au-dessus de la glace pour découvrir les trous où les phoques venaient respirer. L’ours se mettait au guet près de ces trous. Lorsque l’attente était trop longue, l’eider employait des ruses. Il poussait tout à coup des cris lamentables qui eussent apitoyé un rocher. Ou bien il défiait les phoques, leur jetait des insultes telles que : poison de la mer ! méduses161 décomposées ! galopins sans moustaches !… Ou bien, au contraire, il disait :

« Phoque ! Où te caches-tu, vieil ami ?… Voici longtemps que je n’ai admiré ta fière prestance, ô vaillant pêcheur de morues ! Ne sais-tu pas combien le soleil est doux sur les glaçons flottants ? »

S’il voulait se faire entendre au loin, il tournoyait dans les hauteurs de l’air et chantait d’une voix douce :

« Frère phoque ! Frère phoque !… Venez-vous ? Venez-vous ? ».

Il se trouvait bien toujours, parmi les phoques, un jeune étourdi pour dire :

« Il faut absolument que j’aille à notre trou d’air pour voir ce qui se passe là-haut ! »

Abandonnant les siens, il allait se jeter dans les pattes de l’ours.

Rou-Grouf faisait alors bonne chère. Ensuite il dormait. Mais, aussitôt réveillé, il ne manquait point de demander :

« Où est-elle donc, la baleine volante ? Par ici ?… Par là ?…

— Suis-moi ! » répondait simplement l’eider.

Et il s’envolait, toujours dans la direction de l’Islande, vers une autre grève où il chantait encore :

« Frère phoque ! Frère phoque !… Venez-vous ? »

Leur amitié durait toujours. Ils se querellèrent pour la première fois à l’occasion d’une expédition malheureuse que Rou-Grouf entreprit contre l’avis de l’eider.

Voici comment les choses se passèrent :

L’eider revenait d’un vol d’exploration.

« As-tu vu la baleine volante, cette fois ? demanda Rou-Grouf.

— Pas encore ! répondit l’eider ; mais j’ai vu des morses162 !

— Des morses ! fit Rou-Grouf ; comment sont-ils faits, ces morses ?

— Ce sont les cousins des phoques et des otaries, mais ils sont beaucoup plus gros et fortement armés. Si tu voyais les deux défenses qu’ils portent à la mâchoire supérieure !…

— Ils mangent peut-être bien les ours, tes morses ! interrompit ironiquement Rou-Grouf.

— Je n’ai pas dit cela ! riposta l’eider ; mais j’ai dit et je répète que ceux que j’ai vus sont plus gros que des phoques, plus gros que des ours, et qu’ils ont les dents beaucoup plus longues ! Je soutiens, en outre, qu’ils me semblent de taille et d’humeur à remettre à sa place un bravache163 ! »

Rou-Grouf, à qui nul animal, excepté la baleine du fiord, n’avait jamais résisté, se sentit piqué au vif.

« C’est ce que nous allons voir avant peu ! » dit-il.

L’eider le supplia de demeurer tranquille. Mais Rou-Grouf ne voulait rien entendre. Il balançait la tête, faisait claquer ses mâchoires d’un air menaçant.

« Je m’en vais leur dire deux mots, à tes morses ! » répétait-il obstinément.

Il fallut bien qu’il se contentât. L’eider ayant refusé de le suivre, il alla seul contre les morses.

Ceux-ci, étendus côte à côte, près du rivage, semblaient tous endormis. Mais quelques-uns veillaient et ils éventèrent l’ours. Quand Rou-Grouf arriva, toute la bande était sur ses gardes.

Le combat ne fut pas long. Le premier morse que Rou-Grouf attaqua – un vieux, bardé de graisse, avec des défenses énormes – se redressa si soudainement sur ses pattes-nageoires, que l’ours perdit l’équilibre et roula sur le dos. Toute la bande se mit en mouvement et, avec des trémoussements furieux, se précipita vers l’ennemi. Rou-Grouf était encore à terre que, déjà, cinq ou six morses lui piochaient les flancs avec leurs défenses, comme s’ils eussent voulu entamer un rocher. Et les autres arrivaient, hurlant, grognant, beuglant.

« Piochez ! Piochez !… Ah ! c’est l’ours blanc ! Il faut qu’il apprenne à nous connaître !… Qu’il emporte un souvenir !… Piochez !… Piochez !… »

D’un sursaut désespéré, Rou-Grouf se remit debout. Culbutant à son tour le vieux morse bardé de graisse, il rompit le cercle de ses ennemis et se sauva sans se retourner, poursuivi par une clameur de triomphe.

« Eh bien ! fit l’eider en montrant la fourrure souillée, tu leur as dit deux mots… mais il me semble qu’ils ont répondu ! »

Rou-Grouf n’était pas d’humeur à endurer la plaisanterie.

« C’est ta faute ! grogna-t-il en toute mauvaise foi. Si tu m’avais mené droit à la baleine volante, cela ne serait pas arrivé !

— Tu es le plus sot des sots, avec ta baleine volante, jeta l’eider. Je ne sais qui me retient de te planter là !

Ils se boudèrent pendant plusieurs jours. L’eider mangeait des moules. Il en offrait à Rou-Grouf par dérision. Celui-ci jeûnait, car son gibier ordinaire ne se montrait pas. Il essayait bien d’appeler lui-même :

« Frère phoque ! Frère phoque !… »

Mais les phoques connaissaient trop bien la voix des ours pour se laisser prendre à une ruse aussi grossière.

Les deux voyageurs finirent pourtant par se réconcilier et Rou-Grouf recommença de poser ses questions ridicules à propos de la baleine volante.

« La baleine volante, répondait l’eider, tu l’aurais vue depuis longtemps, si tu avais pris l’habitude de marcher la tête en bas ! »

Le lendemain, il lui disait :

« Courage, mon gros ami ! Courage ! Nous arriverons bientôt au pays où les rivières remontent vers leur source. Immédiatement après, tu la verras, cette fameuse baleine volante ! »

Ou bien, au moment de partir pour un vol d’exploration :

« Couche-toi sur le dos et tourne-toi les pattes… mais en sens inverse l’une de l’autre… Et cela jusqu’à ce que je revienne. C’est un excellent moyen d’observer ce qui passe dans le ciel. Mais, surtout, n’oublie pas le sens inverse ! »

Souvent aussi, il s’écriait :

« Laisse-moi tranquille et va jouer à l’avalanche ! »

Ils arrivèrent un jour à l’extrémité d’un glacier qui s’avançait dans la mer. La glace fondait un peu et des craquements sourds se faisaient entendre dans la masse.

« Voilà qui ne me dit rien de bon, fit l’eider inquiet. Quoi qu’il arrive, je me tirerai d’affaire avec mes ailes, mais toi, tu ferais bien de t’éloigner. »

Rou-Grouf, qui avait toujours son idée fixe, demanda :

« Ces bruits n’annoncent-ils point l’approche de la baleine volante ? »

L’autre, excédé, s’écria :

« Mais, à la fin, tu ne comprends donc pas, tête fêlée, que la baleine volante n’a jamais existé… et que l’on s’est toujours moqué de toi avec cette histoire ! »

Rou-Grouf s’éloigna un peu, triste et profondément vexé.

Alors, comme il regardait mélancoliquement du côté du nord, il se produisit ce que ni l’eider ni aucun ours n’avait jamais vu, ce qui, même, ne s’était jamais produit depuis que le monde est monde : un ballon dirigeable sortit des profondeurs du ciel…

Rou-Grouf remarqua tout de suite cette chose allongée qui n’était pas un nuage, qui n’était pas un oiseau, qui grossissait à vue d’œil et dont le ronflement emplissait l’espace. Lui seul, entre tous les ours et même entre toutes les bêtes de la région polaire, ne fut nullement surpris. Sa joie ne connut pas de bornes ; il se précipita vers l’eider. « Elle n’a jamais existé, la baleine volante ! Répète-le, que je t’entende dire une sottise !… Lève la tête, ignorant ! et tu la verras venir vers nous, la baleine volante ! »

L’eider ne répondit pas, suffoqué d’étonnement. Il se demandait s’il ne devenait point fou ! Il eût bien voulu prendre son vol pour l’Islande, mais il n’osait bouger à cause de cette formidable bête ronflante.

Rou-Grouf, lui, dansait de joie.

Ni l’un ni l’autre n’accordait plus la moindre attention aux bruits menaçants du glacier.

Et, tout à coup, il y eut un craquement formidable. Rou-Grouf fut projeté en l’air, retomba sur une pente glissante et roula jusqu’au fond d’une crevasse. Mais, sans autrement s’émouvoir, aussitôt qu’il se fut remis sur ses pattes, il s’écria :

« Regarde, compagnon ! La baleine volante arrive juste au-dessus de nous !… Mais où te caches-tu donc, l’eider ? »

L’eider avait enfin pris son vol et, fou de terreur, il fuyait à tire-d’aile vers l’Islande.

IV

C’est à présent que l’histoire devient véritablement triste…

L’extrémité du glacier s’était rompue, ce qui avait produit ce craquement épouvantable.

L’énorme iceberg qui venait ainsi de se détacher flottait sur la mer et, déjà, s’éloignait du rivage. Cet iceberg, qui plongeait profondément dans l’eau, n’en formait pas moins au-dessus des flots une sorte de plate-forme d’une grande hauteur. Sur cette plate-forme, seul depuis la fuite de l’eider, un pauvre ours tout meurtri : Rou-Grouf !

Pour le moment, Rou-Grouf, il faut l’avouer, se souciait fort peu de la rupture du glacier. Le passage de ce qu’il croyait être une baleine volante le jetait à un état d’exaltation164 extraordinaire. Il courait sur la plate-forme de l’iceberg, se dressait sur ses pattes de derrière, poussait de longs grognements de joie.

Cependant le ballon s’éloignait vers le sud. Il paraissait moins gros et déjà le ronflement de ses hélices165 s’atténuait.

Rou-Grouf s’avança jusqu’à l’extrême bord de la plate-forme et là, le cou tendu, il jeta un formidable cri de guerre. Puis il défia le dirigeable.

« Hé ! toi, là-haut ! descends donc si tu l’oses !… Ils disaient tous que tu étais si terrible !… Et voilà que tu te sauves déjà ! Je te rejoindrai, va ! je te rejoindrai !… Ah ! tu ne connaissais pas Rou-Grouf ! »

Il voulut se mettre à la nage, mais la plate-forme surplombait la mer de si haut que le plongeon lui sembla périlleux. Il chercha un autre point plus favorable et n’en trouva pas. Alors, il commença à se rendre compte de sa situation.

Il n’en conçut, d’abord, aucune alarme. S’il n’avait jamais été emporté sur un véritable iceberg, il lui était arrivé souvent de s’en aller à la dérive, dans le fiord natal, sur de petits fragments de banquise ; et combien de fois en sa prime jeunesse s’était-il amusé, en compagnie d’oursons turbulents, à jouer à la balançoire sur des glaçons flottants !

La côte n’était pas encore trop éloignée ; un nageur comme Rou-Grouf aurait pu l’atteindre. Mais il fallait pour cela risquer le plongeon. D’autre part, Rou-Grouf préférait demeurer, espérant le retour de l’eider. Sans inquiétude, il se coucha donc sur la glace et, brisé par tant de secousses et tant d’émotions, il s’endormit profondément.

À son réveil, le dirigeable avait depuis longtemps disparu et la côte n’était plus qu’une ligne blanche à l’horizon. Entraîné par un courant froid venant du pôle, l’iceberg avait gagné la pleine mer et se dirigeait vers le sud.

Cette fois, Rou-Grouf fut un peu inquiet…

Bientôt, d’ailleurs, il eut faim.

Autour de l’iceberg, des algues infiniment petites coloraient la mer en brun clair ou en vert laiteux. De grands cétacés, des poissons innombrables, des crustacés, des mollusques, des polypes166 venaient chercher leur nourriture parmi ces flots aux teintes changeantes. Entre les méduses flottantes, le narval167 passait à toute vitesse, sa longue canine pointée comme une lance. Une bande d’énormes cachalots168 mangeurs de pieuvres vint s’ébattre et souffler à la crête des vagues. Puis ce furent des baleines filtrant à travers leurs fanons l’eau peuplée de crevettes.

Rou-Grouf avait faim, horriblement faim… De sa plate-forme, il voyait très bien luire l’écaille argentée des poissons et cela augmentait ses tortures. Certes ! il eût bien sauté dans la mer ! mais le moyen de remonter ensuite sur la plate-forme ?

Il dormait, croquait de la glace, dormait encore.

L’iceberg dérivait toujours vers le sud, vers les mers tièdes. Le soleil et l’eau le faisaient fondre lentement ; il diminuait peu à peu de hauteur. Mourant de faim, Rou-Grouf allait se décider au plongeon, parmi un banc de morues qui passait, lorsque tout un pan de glace se détacha. Grâce aux aspérités de la cassure, Rou-Grouf réussit à descendre jusqu’au niveau des flots. Il mangea d’abord avec avidité tout ce qui se présenta : poissons morts et méduses flasques169 accrochées à l’iceberg ; puis, quand il eut repris quelques forces, il plongea afin de capturer de belles proies vivantes. Rassasié, il remonta sur la plate-forme.

Les jours coulèrent, monotones. Le soleil brillait, plus chaud ; l’iceberg diminuait vite de volume et de hauteur. Les glaçons étaient cependant encore assez nombreux sur la mer. Des bateaux cinglaient vers le nord. Rou-Grouf en vit un de très près. C’était un baleinier de Norvège, monté par des chasseurs de morses et de cétacés. L’équipage venait de tirer un coup de canon sur une baleine ; harponnée170 en plein flanc, l’énorme bête, avant de mourir, entraînait le bateau vers le nord. Elle passa si près de l’iceberg que le bateau faillit s’y briser. Pour la première fois de sa vie, Rou-Grouf vit des hommes. Il grogna dans leur direction, menaça de les manger. Eux, tout entiers à leur manœuvre, ne s’occupaient guère de lui. L’un d’eux s’écria pourtant :

« Au revoir, Boule de neige ! nous nous expliquerons au retour… ! »

Mais quand le bateau revint, l’iceberg avait fui vers le sud.

Des jours, des semaines coulèrent encore. Il y eut une tempête terrible : le vent jetait les uns contre les autres les glaçons épars et soulevait des vagues énormes qui imprimaient à l’iceberg un balancement continuel.

Puis le calme revint. Au sud du Groenland, au milieu d’un brouillard très opaque, l’iceberg tournoya longtemps parmi des remous. Quand il sortit de ces remous, considérablement diminué de volume, un courant froid assez rapide l’emporta droit au sud, vers les côtes d’Amérique. Dans la mer attiédie, les glaçons errants devenaient rares. L’iceberg fondait au soleil d’été. Le long des parois lisses et glissantes, Rou-Grouf ne remontait qu’avec des difficultés inouïes lorsqu’il s’était mis à l’eau pour pêcher. Il connut encore d’affreux moments de disette.

L’iceberg arriva dans une région de la mer où se mêlaient les eaux froides des courants polaires et les eaux tièdes du Gulf-Stream, le grand courant qui sort de l’Atlantique équatorial. Des débris entraînés par ces courants se déposaient sur les hauts fonds. Assurés de trouver là une nourriture abondante et toujours renouvelée, des poissons et des bêtes marines de toutes sortes arrivaient par bandes innombrables, Rou-Grouf voyait passer au pied de l’iceberg des harengs serrés les uns contre les autres, des homards aux pinces énormes, et surtout des morues, des morues, des morues… Elles filaient toutes dans la même direction par bancs immenses, coulant nuit et jour comme des rivières vivantes. Des plongeons171 aux ailes courtes piquaient sous les flots et remontaient, un poisson au bec.

À présent, la mer était sillonnée de bateaux ; on entendait, à travers le brouillard, le long cri de leurs sirènes172. Par temps clair, les hauteurs de l’île de Terre-Neuve se profilaient sur l’horizon.

Et l’iceberg fondait, fondait… Il y avait encore, dans l’eau, un gros bloc de glace, mais la plate-forme était presque au ras des flots. Les vagues couvraient parfois Rou-Grouf d’écume. Bientôt il eut les pattes dans l’eau ; l’iceberg ne paraissait presque plus.

Or, un matin, des marins de Terre-Neuve qui s’en allaient pêcher au large virent l’ours blanc sur son glaçon submergé. Ils firent des signaux à d’autres marins qui n’étaient pas très éloignés. Plusieurs petits bateaux montés par des morutiers et des pêcheurs de homards cernèrent Rou-Grouf. Sur le bateau le plus proche, un des marins tendait au bout d’une pique un morceau de viande rouge. Rou-Grouf se mit à la nage. Affamé et, de plus, fort en colère à cause de tous ses malheurs, il voulait manger, d’abord la viande rouge, puis l’homme, bien entendu… Peut-être même mangerait-il le bateau !

Mais les autres marins manœuvraient derrière lui. Tout à coup, il se trouva immobilisé dans un filet. Les marins, tout joyeux, le hissèrent sur un bateau. Ils riaient et disaient :

« Quelle belle pièce !… Oh ! ne gigotez pas tant, seigneur blanc !… Tout beau ! tout beau ! roi du pôle ! »

Ils attachèrent solidement Rou-Grouf à un anneau de fer. Le grand ours blanc des solitudes glacées était prisonnier des hommes…

Les pêcheurs le vendirent au propriétaire d’une ménagerie de New-York. Il fut enfermé dans une cage étroite. D’autres cages renfermaient des ours gris, des ours bruns et des bêtes dont l’eider lui-même ne lui avait jamais parlé : des lions, des tigres, des panthères, des singes et de longs serpents glissants. Toutes ces bêtes s’ennuyaient ; devant le public qui venait les voir, elles faisaient des tours.

Malgré les coups de bâton et la privation de nourriture, Rou-Grouf demeura indomptable. Mais, comme il était beau, les gens l’admiraient.

La ménagerie s’arrêtait dans les grandes villes. Rou-Grouf et ses compagnons d’infortune allèrent de New-York à Chicago, de Chicago à San-Francisco sur le Pacifique. Ils revinrent ensuite vers l’est, à Philadelphie. Là, les lions, les tigres et les panthères souffrirent du froid. Le propriétaire de la ménagerie mena donc ses animaux vers le sud et quitta même les États-Unis pour le Mexique. Mais alors Rou-Grouf, lui, souffrit de la chaleur. Malgré la glace que l’on mettait dans sa cage, il tomba malade. Son maître se hâta de le vendre. Ce fut un bestiaire173 français de passage à Mexico qui l’acheta.

Après avoir traversé l’océan Atlantique, Rou-Grouf se retrouva dans une autre ménagerie. Comme on était en hiver et qu’il était soigné attentivement par un bon dompteur, sa santé s’améliora.

Hélas ! dès les premières chaleurs, il fut repris par son mal. Il demeurait des jours entiers au fond de sa cage, balançant tristement la tête. Des enfants, devant ses barreaux, faisaient :

« Hou ! Hou ! »

Mais il ne les regardait même pas ! Il songeait à sa jeunesse, à ses jeux avec les autres oursons ; il songeait à la tribu, à l’Ours-Chef, et surtout à sa mère, à sa pauvre mère qui était morte pour le sauver. Comme il eût voulu revoir ce qu’il avait si follement quitté : les banquises, les glaciers, la blancheur infinie des paysages polaires !

Il languit ainsi durant tout l’été et le commencement de l’automne. Puis, par un matin de novembre, le dompteur le trouva étendu, mourant, au fond de sa cage. C’était sur une route de Lorraine où la ménagerie voyageait. Il faisait froid et, durant toute la nuit, il avait neigé.

Le dompteur tira une des toiles qui recouvraient la cage. Alors Rou-Grouf leva un peu la tête ; voyant toute cette blancheur étendue sur la terre, il se crut revenir aux solitudes glacées de la terre natale. Ce fut sa dernière joie. Une petite flamme se ralluma en ses yeux ; il poussa un grognement très faible, très doux ; ses pattes remuèrent… Puis sa tête retomba et il ne bougea plus.

C’est ainsi que Rou-Grouf, l’ours blanc de la Terre de Baffin, le grand ours à tête fêlée, mourut sur une route de France pour avoir poursuivi, trop obstinément, la baleine volante : une chimère174.


JANVIER

AU CARRÉ
175 DES RATS

I

C’était pendant la nuit du 31 décembre, à bord du Médoc, paquebot-poste176 de la Compagnie Sud-Atlantique. Le Médoc, beau navire à coque d’acier de 125 mètres de long dont les machines développaient une puissance de 9.000 chevaux-vapeur, faisait le trajet de Bordeaux à Buenos-Ayres via La Martinique et le Brésil. Outre 600 passagers et un équipage177 de 180 hommes – officiers, mécaniciens, matelots et agents du service général – il emportait 750 tonnes de marchandises diverses. Il n’en filait pas moins ses 17 nœuds, ce qui revient à dire, en langage de terrien, que son étrave178 fendait l’eau à une vitesse qui pouvait atteindre 31 km 484 à l’heure. Le 31 décembre au soir, le paquebot, ayant passé au large des Açores, arrivait dans la zone des vents alizés179 qui, en cette région de l’Atlantique, soufflent régulièrement du nord-est. Il allait à bonne vitesse, car le vent n’était qu’une douce haleine et ridait à peine la surface de la mer.

Les passagers et les hommes d’équipage fêtaient joyeusement la fin de l’année. Toutes les cabines180 étaient désertes. Seuls les hommes de quart181, quelques mécaniciens, chauffeurs et soutiers182 dont la surveillance ou le travail étaient indispensables, demeuraient à leur poste. Sur le pont supérieur, dans le grand salon des premières, on dansait sous la lumière éclatante des lustres. On dansait au salon des secondes et des troisièmes. On chantait au carré des officiers, aux postes d’équipage, chez les mécaniciens, chauffeurs, soutiers et agents.

Enfin, une fête se donnait aussi à la cambuse183, tout à l’arrière du navire ; une fête moins bruyante que celle des passagers, une fête plus discrète, plus intime et, surtout, moins bien éclairée. Entre des caisses, dans un espace libre où ne pénétraient que de vagues lueurs tombées d’une écoutille184 le capitaine des rats d’équipage, flanqué de son second et de ses lieutenants, recevait les rats passagers qui s’étaient embarqués à Bordeaux. Ceux-ci venaient de toutes les parties du bâtiment : des offices185, de la pharmacie, des entreponts aux bagages, des salles à manger, des soutes à charbon et surtout de la cale aux marchandises où la plupart avaient leur cachette principale. Ils arrivaient à ce carré des rats, un par un, par un sombre petit couloir entre deux caisses de bouteilles contenant, les unes du vin de Bordeaux, les autres du cognac. À l’extrémité de ce couloir, un jeune rat d’état-major qui n’avait encore qu’un grade inférieur, remplissait les fonctions d’huissier186. Il annonçait les invités après qu’ils avaient décliné leurs noms et qualités.

« Jean-Marie de Saint-Nazaire ! rat de cabotage187, naviguant pour la première fois au long cours ! Jean-Marie habite quelque part près des cages où sont les volailles destinées à la nourriture des passagers…

Pierre Pitou de la Rochelle, habitué des chalutiers188, actuellement locataire de la salle à manger des premières !…

Les frères Thomas et Philippe Rébédec de Saint-Malo ! Nés sur un cargo189, toute leur jeunesse s’est pourtant écoulée à bord des voiliers Terre-Neuvas. Les frères Rébédec comptent parmi les meilleurs gabiers190 ; s’il faut les en croire, ils habiteraient hardiment le pont supérieur, l’un près du mât de misaine, l’autre près du mât d’artimon…

Voici, maintenant, Ludovic du Havre, rat des soutes à charbon sur un paquebot de la Compagnie Transatlantique ! Ludovic a quitté son bateau natal depuis que les chaudières y sont chauffées au mazout191. »

Ayant achevé ces mots, le rat huissier se tourna vers un nouvel arrivant, un rat de taille moyenne au pelage très brun et d’allure fort vive.

« Qui dois-je annoncer ? » demanda l’huissier.

Mais l’autre, au lieu de dire tout de suite son nom, s’exclama :

« Comment ! Tu ne me connais pas !… Bagasse ! Tu voudrais me le faire croire !… C’est une plaisanterie, allons ! une galéjade192, mon ami !… Je suis connu de la terre entière ! »

Le portier insistait, barrant le passage :

« Encore une fois, à qui ai-je l’honneur de parler ? »

Alors le nouveau venu l’évita et, se glissant au carré, vint faire une belle révérence devant l’état-major.

« Capitaine ! s’écria-t-il. Marius de Marseille vous présente ses compliments !… Marius ! marquis de la Joliette193, prince de la Cannebière194, ami de la joie et des bons vivants, premier navigateur du monde ! »

Avant que le capitaine eût pu répondre, il continua avec une vivacité joviale :

« Je suis content de vous connaître, capitaine ! Depuis certain tour du monde que je fis sur un navire d’argent – parfaitement, mes bons amis ! un navire d’argent avec une cargaison de diamants, topazes, saphirs, rubis et autres pierres encore cent mille fois plus précieuses – depuis ce voyage extraordinaire, donc, jamais il ne m’était arrivé de fêter la nouvelle année avec des compagnons de mine aussi avenante !… Tout le monde danse sur ce bateau ! Eh bien, dansons, nous aussi ! Faisons du bruit ! Vive la gaieté !… Zou ! Et zou !… »

Il se mit à danser pendant que l’huissier annonçait :

« Sir James Longfoot et lady Longfoot de Liverpool !… Derrière eux, leurs pupilles : quatre ratons trouvés qui ne savent même pas leur nom ! »

Les insulaires195 flegmatiques196, s’avancèrent et saluèrent l’état-major, non sans quelque solennité. Mais Marius faisait de telles cabrioles que les ratons ne purent tenir longtemps leur sérieux ; entraînés par l’exemple du Marseillais, ils se mirent à batifoler joyeusement sous les yeux sévères de leurs tuteurs.

Cependant l’huissier annonçait :

« Un rat gris-sale qui ne veut pas dire son nom !… Il prétend être originaire de Marseille ! »

Allongé sur le dos, Marius faisait sauter les ratons du bout de ses pattes comme de petites balles, tout en leur racontant des histoires merveilleuses. Entendant la voix de l’huissier, il se remit vivement debout et courut au-devant du nouvel hôte. C’était un gros rat au pelage mal teint ; il avait les oreilles déchirées, le regard sombre et mauvais. Pris de soupçons, Marius dit :

« Tu es de Marseille, toi !… J’ai donc le plaisir de t’annoncer que nous sommes compatriotes, mon bon !… Aussi, tu ne refuseras pas de chanter un petit air avec moi !

— Quoi donc ? fit l’autre d’un air grognon. Que faut-il que je chante ?

— Eh bien ! chante ceci, par exemple :

Sur le pont d’Avignon,

Tout le monde y danse !

Sur le pont d’Avignon,

Tout le monde y danse en rond ! »

Le rat gris-sale reprit sans méfiance :

« Sur le pont d’Avignon,

Tout le monde y danse !

Sur le pont… »

Marius, soudain, l’interrompit.

« Tu es de Marseille, toi !… Allons donc ! À d’autres, mon ami !… Tu es de Paris ou de Londres, de Bruxelles ou de Constantinople, tu es né en Cochinchine ou en Patagonie, mais tu n’es pas de Marseille !… Tu te vantes, mon bon ! »

L’autre protestait.

« Pourquoi dis-tu que je ne suis pas de Marseille ? »

Alors Marius se dressa sur ses pattes de derrière, croisa ses pattes de devant et, prenant les autres à témoin, il s’écria, indigné :

« Troun de l’air ! Il prétend être de Marseille et, quand il chante, il n’a pas le plus petit accent ! »

Toute la compagnie répéta :

« Il n’a pas l’accent !… Il n’a pas l’accent !… »

Le nouveau venu promena sur l’assemblée un regard de criminel, puis s’éclipsa sous les huées. Les ratons, qui étaient déjà grands amis du Marseillais, poursuivirent le rat gris sale en lui criant :

« Rat d’égout ! Tu n’es qu’un rat d’égout ! »

Le nom devait lui rester. Mais un des imprudents ratons garda le cuisant souvenir d’un coup de dent que le fuyard lui donna en se retournant à la sortie du couloir. Et les rats d’état major se promirent de faire surveiller ce congénère à mine inquiétante, qui voulait garder l’incognito197 probablement parce qu’il n’avait pas la conscience pure.

Après cet incident, le portier annonça coup sur coup :

« Ramon de Lisbonne, prince des berges du Tage !…

« Don Luis Campeador de Mariglia y Hernandos !…

« La señora de Hernandos !… »

Et l’on vit s’avancer un rat de Portugal, élégant et vif, puis un couple espagnol d’allure fière qui fit une révérence cérémonieuse. Ces nouveaux hôtes arrivaient de la cale aux marchandises et ils apportaient une nouvelle.

« Capitaine ! dit Ramon de Lisbonne, il y a, vers l’avant du navire, un pauvre rat terrien embarqué malgré lui dans une caisse de noix du Dauphiné. Depuis que le bateau a levé l’ancre, il n’a pas une seule fois quitté son trou. Il vous prie de l’excuser s’il ne répond pas à votre invitation : il meurt de frayeur…

— Je lui ai, en vain, offert ma protection, continua noblement Don Luis… En vain, je lui ai donné ma parole d’honneur…

— Je vais le chercher ! interrompit Marius. Moi, je ne lui ferai pas de discours : ce n’est pas mon habitude !… Je lui dirai seulement quelques paroles de bon sens…, des paroles vraies !… »

Il avait disparu dans le couloir, qu’on l’entendait encore :

« Des paroles vraies !… des paroles vraies !… »

On ne sait comment il s’y prit ; mais, quelques minutes plus tard, il amena le terrien.

« Allons ! Viens, mon petit ! disait-il ; viens !… Tu ne voulais pas quitter ta caisse de noix ! Mais il ne faut pas toutes les manger, tes noix du Dauphiné ! Les Argentins qui les attendent, que diraient-ils ?… C’est très bon les noix sèches ; je ne dis pas le contraire ! Et les cerneaux198, c’est encore meilleur !… Mais, si tu veux me suivre, je te ferai goûter, un jour, une chose cent mille fois plus succulente, la meilleure chose des meilleures cuisines de la terre entière !… Je te ferai goûter de la bouillabaisse199 !… Allons ! viens, mon petit !… Quoi ! tu crains le tangage200 ! le roulis201 te donne le mal de mer !… Un peu de courage et tu auras le pied marin !… Viens, mon petit ! viens !… Tu vas voir de bons camarades ! Ils ne le mangeront pas ! Nous ne sommes pas sur le radeau de la Méduse !… Allons ! viens !… Ah ! le bon vieux loup de mer que tu deviendras, quand tu auras fait naufrage seulement cinq ou six fois… Tu as peur d’un naufrage ! Ce n’est pas possible !… Qu’est-ce que c’est qu’un naufrage ? Rien du tout, mon petit ! Moi qui te parle, j’ai fait naufrage plus de cent fois !… sur des paquebots, cargos, remorqueurs, trois-mâts, goélettes, chalutiers, bateaux-citernes, cuirassés, croiseurs, torpilleurs, transports, sous-marins, yachts de plaisance, canots automobiles… J’ai même fait naufrage – écoute bien ceci ! – sur un bidon d’huile d’olive, à l’entrée du port de Marseille, par suite d’un abordage202 – comment dire ? – d’un abordage vertical… Parfaitement ! Je faisais une petite croisière203, en toute tranquillité, sur mon bidon vide lorsqu’un hydravion de la marine de guerre vint se poser lourdement sur ma tête !… Ma tête, dure, en ce temps-là, comme l’acier trempé, résista ! Je n’eus pas même la moindre petite bosse ! Mais la coque de mon bâtiment s’étant déchirée au-dessous de la ligne de flottaison204, une voie d’eau se produisit et je coulai à pic… Est-ce que je m’en porte plus mal ?… Tel que tu me vois, mon petit, j’ai traversé l’océan Atlantique, tout seul, sur la quille205 d’une chaloupe qui avait chaviré dans le golfe du Mexique et que le Gulf-Stream emporta sur son eau chaude jusqu’à l’île de Batz, au nord de Roscoff en Bretagne ! Terrible aventure !… Tu as l’air un peu étonné, mon ami… Je te raconterai d’autres histoires encore bien plus surprenantes… Des histoires vraies, pourtant, comme la parole du juste… ! Car tout le monde ici te dira que je ne suis pas d’un pays où l’on exagère… Tout le monde le dira que je reste toujours, au contraire, un peu au-dessous de la vérité… Allons ! viens mon petit ! viens ! »

Rassuré, le terrien se risqua enfin au carré des rats, où chacun lui souhaita la bienvenue. Sur ces entrefaites, le portier annonça :

« Karl Snenbrouck d’Anvers !…

« Van Gelaafskuderen d’Amsterdam !…

« Petersen Björnskopf d’Oslo !…

« Erik Nordskield de Stockholm ! »

Quatre gros rats placides, à l’épaisse fourrure blonde, pénétrèrent au carré.

Puis une odeur de teinture d’iode et d’acide phénique vint par le couloir.

« Herr Doctor Teutonicus de Hambourg !… » s’écria le portier.

Il ajouta :

« Herr Doctor Teutonicus, rat d’infirmerie, diplômé de la Faculté, met à la disposition de chacun sa science de médecin et de chirurgien !… Prix de la consultation, au choix du client : une croûte de pain grillé, une aile de noix, une demi-feuille de vieux papier, une rondelle de saucisson… Herr Doctor Teutonicus n’accepte pas les épluchures ! »

L’émotion causée par l’arrivée de ce personnage considérable était à peine calmée que l’on vit entrer Kiroki, un petit Japonais de Tokio, et Tsing-Tso-Pou, Chinois de Canton. Puis ce furent Yvan Yvanovitch d’Odessa, Soliman-Pacha de la Corne d’Or, Popoglietti le Napolitain, et enfin un Grec du Pirée, tout petit, mais dont l’huissier eut peine à dire le nom sans reprendre haleine : Machavroconstinévizélargiropoulos !

On ne comptait plus sur aucun autre invité ; les réjouissances allaient donc commencer, lorsqu’un énorme rat gris, aux longues dents et aux moustaches rudes, écarta l’huissier et s’avança en roulant sur ses hanches comme un vieux loup de mer. Il ne salua personne, mais, se dressant au milieu du carré, il prononça un mot, un seul, qui résonna comme un coup de gong206 :

« John ! »

Aussitôt sir James Longfoot accourut et fit un beau salut. Comme les ratons menaient grand bruit en jouant avec le Marseillais leur nouvel ami, il leur cria sévèrement :

« Faites silence, boys207 ! »

Puis, se tournant vers la compagnie des rats, sir James dit, d’une voix fière :

« Nous avons l’honneur d’avoir à bord l’amiralissime John-le-Taciturne, le plus sage, le plus brave et le plus loyal de tous les rats qui aient jamais navigué sur les vaisseaux innombrables de Sa Majesté Britannique !… Sir John, qui assista sans s’émouvoir à la bataille du Jutland, dans une tourelle208 de dreadnought209, sous le pavillon de l’amiral Jellicoe !… Rats navigateurs de tous les pays du monde, saluez ! »

Tous les rats firent un grand salut ; sir John répondit par un petit signe de tête.

Malgré la présence de cet amiralissime parmi les passagers, le capitaine des rats d’équipage demeurait maître à son bord. Il donna le signal des réjouissances. Et le Marseillais de s’écrier :

« C’est cela ! Maintenant, en avant la farandole210 ! Zou !… »

Ce fut une belle partie ! Au son de la musique qui venait des ponts supérieurs, les rats s’en donnèrent à cœur joie. Ils avaient appris, au cours de leurs voyages, toutes les danses du monde : danses françaises, russes, viennoises, brésiliennes, polynésiennes, cambodgiennes, japonaises ; danses des derviches211 tourneurs, des sorciers nègres, des Peaux-Rouges… Pour finir, Marius mena la farandole. Zou !… Les ratons l’accompagnaient ; ils faisaient des cabrioles inouïes et lui sautaient par-dessus la tête.

Seul imperturbable au milieu de l’allégresse générale, sir John, assis au centre du carré, battait gravement la mesure ; tantôt avec une patte, tantôt avec l’autre.

Il y eut ensuite un grand repas où chacun put grignoter à discrétion des noix, des amandes, des raisins secs, des sandwichs aux confitures et du plum-pudding212. À la fin de ce repas, le capitaine des rats d’équipage présenta, avec une grande courtoisie, ses vœux de bonne année à chacun des invités. Puis ceux-ci se retirèrent, bien contents.

Marius de Marseille, s’en allant avec sir John, discourait avec volubilité.

« Eh bien, amiralissime ! que pensez-vous de cette petite fête ?… Elle a été amusante : ne trouvez-vous pas ?… Cependant, j’ai assisté, moi qui vous parle, à une fête cent mille fois plus belle : voulez-vous que je vous la décrive ?

— No213 ! répondit sir John.

— Tant pis pour vous ! car le conte en vaut la peine ! Cette fête eut lieu le jour même où une sardine énorme vint boucher, avec sa queue, le port de Marseille… Vous connaissez bien l’histoire de la sardine de Marseille ?

— No !

— Alors, permettez que je vous la raconte, car elle est bien belle !

— No !

— Pourquoi ne voulez-vous pas ? Je ne vous dirais pourtant que la vérité vraie, contrôlée, prouvée, garantie, certifiée…

— No !

— Eh bien ! parlons d’autre chose… Ce paquebot, avec ses cinq ponts superposés et ses onze cloisons verticales, est un véritable labyrinthe214. Des waterballasts215 à la passerelle216, du gaillard d’avant217 à la dunette218, de bâbord219 à tribord on peut s’y perdre. Je commence cependant à connaître les recoins les plus reculés ; voulez-vous que je vous reconduise ?

— No !

— Vous le regretterez peut-être !

— No !

— Dites-moi, amiralissime, en vous parlant poliment, ne pourrait-on pas obtenir de vous un peu plus de variété dans la conversation ?

— No ! répondit encore le Taciturne, qui disparut dans la cale.

— No ! no ! no ! et no !… répétait Marius, désappointé. Toi, vieil original, je veux perdre l’accent de la Cannebière si, un jour, tu ne me réponds pas : yes220 ! »

II

Le Médoc fit escale221 à la Martinique, au port de Fort-de-France. Il y resta juste le temps de débarquer quelques passagers et de prendre des barils de rhum à destination de la République Argentine. Passant ensuite au large de la Guyane, il atteignit l’équateur et, par calme plat, sur une mer d’huile, mit le cap sur Rio-de-Janeiro. En cette ville débarquèrent bon nombre de passagers : de riches marchands de café ou de caoutchouc regagnant leur pays, des ingénieurs français appelés par les industriels brésiliens, et surtout des émigrants de l’Europe méridionale, parmi lesquels les Italiens formaient la majorité. Bientôt, le Médoc leva l’ancre et se dirigea vers Buenos-Ayres, capitale de la République Argentine. Cette dernière partie du voyage fut des plus mouvementées. Une tempête s’éleva, poussant à l’assaut du navire des vagues énormes. Un matin, le Médoc reçut, par télégraphie sans fil, les appels de détresse d’un cargo chilien en perdition par suite d’une avarie de machine. Le Médoc se porta au secours du cargo. Mais le temps était épouvantable, la mer démontée. Il fallut attendre une accalmie pour pouvoir mettre à l’eau les embarcations de sauvetage. Des marins tombèrent à la mer ; on leur lança des bouées222. Et l’on parvint enfin, triomphant de difficultés inouïes, à sauver tout l’équipage du cargo.

Cependant la tempête continuait à faire rage. Les passagers du Médoc, malades et apeurés, ne quittaient guère les cabines. Les matelots, qui fournissaient un travail très pénible, étaient exténués. Profitant du désarroi général, les rats faisaient hardiment bombance. Seul, le rat terrien demeurait blotti dans sa caisse de noix, craignant, à chaque vibration de la coque, de voir le paquebot sombrer.

La tempête devait pourtant avoir, pour les rats eux-mêmes, des conséquences funestes. Un baril de rhum mal arrimé223 s’étant détaché, se mit à rouler dans la cale et il écrasa le jeune rat huissier, ainsi que deux de ses compagnons de l’état-major. Les matelots trouvèrent les cadavres et se dirent :

« Tiens ! Tiens !… Il y a donc bien des passagers à quatre pattes dans cette cale ! »

D’autre part, le rat d’égout, donnant libre cours à ses mauvais instincts, pillait les réserves de ses congénères, attaquait les isolés et les faibles. Ce n’étaient que rixes, galopades, cris aigus ; le docteur Teutonicus eut à soigner plus d’un éclopé. Un jour, le rat d’égout ne craignit pas de poursuivre un des ratons jusque sur la passerelle. Un matelot se trouvait par là. Il essaya de tuer le raton à coups de pied. Il n’y put parvenir et il le poursuivit jusque sur le pont. S’armant d’une gaffe224, il l’obligea à sauter à la mer. Puis il cria au rat d’égout, qui avait réussi à s’échapper :

« Tu auras ton tour !… Et tes compagnons également ! »

Cependant le raton nageait courageusement. On l’apercevait comme un petit point gris dans l’écume verdâtre du sillage. Soudain, du haut des airs, une mouette plongea comme une flèche ! Aussitôt elle remonta vers le ciel, le raton au bec ; et le blanc tourbillon de ses sœurs l’entoura en poussant d’aigres cris de convoitise.

Marius et sir James Longfoot, apprenant ce malheur, se mirent à la recherche du rat d’égout afin de lui infliger la correction qu’il méritait. Mais le bandit s’était retiré entre deux caisses, en une position inexpugnable225. Alors les deux justiciers l’assiégèrent.

Dès que la tempête fut un peu calmée, on vit, dans la cale, des pièges de toutes sortes et des appâts empoisonnés. Il y eut un grand conseil au carré des rats ; tout le monde y prit part, sauf le rat d’égout, sir James et le Marseillais, ceux-ci assiégeant toujours celui-là. L’avis général fut que les hommes allaient entreprendre une guerre d’extermination si la plupart des rats ne quittaient point le paquebot dès que l’on toucherait terre. Le savant docteur redoutait même, pour la prochaine escale, la dératisation par gaz asphyxiants ; épreuve terrible, durant laquelle les rats, sous peine de mort certaine, devaient quitter l’intérieur du navire et se réfugier, en des abris précaires, sur le pont ou la dunette.

Le lendemain, précisément, le Médoc s’engagea dans le Rio de la Plata ; laissant Montevideo sur sa droite, La Plata sur sa gauche, il alla jeter l’ancre à Buenos-Ayres parmi des navires innombrables. Aussitôt les rats prirent leurs dispositions pour débarquer. À la faveur de la nuit suivante, ils quittèrent presque tous le paquebot, soit par les hublots226 des cabines, soit en suivant les énormes chaînes des ancres, soit en plongeant hardiment du haut du pont ou même du bastingage227. Nageant parmi les navires au mouillage228, ils arrivèrent aux quais. Marius et sir John touchèrent terre les derniers, à l’aube, car ils ne s’étaient décidés qu’à regret à lever le siège.

Ne restaient sur le Médoc, après eux, que le rat terrien, tremblant dans sa caisse de noix, le rat d’égout, quelques rats d’équipage et le capitaine, qui ne pouvait, sans honte, quitter son bord à l’heure du danger.

— Maintenant, dit Marius à ses camarades, allons-nous demeurer sur ces quais devant cette forêt de mâts et de cheminées fumantes ?

— No ! répondit derrière lui sir John.

Le Marseillais se retourna, fit un salut des plus flatteurs et reprit :

« C’est bien votre avis, n’est-ce pas, amiralissime ?… Nous allons repartir dans un moment… C’est convenu ? répondez-moi !… C’est convenu ?… »

Mais le vieux rat ne fit même pas semblant d’entendre. Dressé sur ses pattes de derrière, il examinait d’un œil de connaisseur les navires qui leur chargement fait, étaient sur le point de lever l’ancre et d’appareiller229. Il semblait hésiter entre un élégant trois-mâts battant pavillon chilien et un grand vapeur de commerce, un steamer, à l’arrière duquel flottait le drapeau étoilé des États-Unis. Il se décida enfin pour le bateau à vapeur. Et, comme on se fiait à son expérience de vieux navigateur au long cours, chacun le suivit.

Le lendemain, quand le steamer leva l’ancre, il emportait en sa cale presque tous les rats qui avaient quitté le Médoc. La cargaison, fort importante, consistait en ballots de laine, sacs de maïs et de blé, peaux de bêtes à cornes, suif, viande frigorifiée ou salée. Il y avait aussi à bord des chevaux des Pampas, dans les mangeoires desquels les rats faisaient de fréquentes visites.

En somme, le vieux John n’avait pas mal choisi : la cale de ce navire de commerce valait bien celle du Médoc. Le carré des rats se trouvait non loin de la glacière, entre deux caisses de suif. Marius de Marseille animait les réunions de sa pétulance230 méridionale ; il n’avait pas d’ennemi. On l’eût cependant aimé davantage, n’eût été sa fâcheuse manie d’exagération. Il est vrai que ses contes extravagants, ses multiplications par cent mille ou cent millions ne trompaient personne. Cela ne pouvait plus passer pour des mensonges, mais plutôt pour des plaisanteries, des galéjades. On lui pardonnait donc à peu près ce travers ; et on l’aimait pour sa complaisance, son dévouement, sa gaieté et son bon cœur.

Il s’apitoyait sur le sort du rat terrien, que l’on avait dû abandonner à bord du Médoc.

« Qu’est-il devenu, ce pauvre petit, dans sa caisse de noix ? Combien je regrette qu’il n’ait pas osé nous suivre !… Ce qui me console, c’est que, du moins, il n’y a ici que d’honnêtes rats… Il est resté sur le Médoc, l’abominable rat d’égout ! »

Au souvenir de la mort du raton, le brave Marius ne pouvait modérer son indignation.

« Ah ! le méchant ! le cruel ! le misérable ! le bandit infâme !… Impossible, maintenant, de le rencontrer : la terre est trop vaste !… C’est bien votre avis, amiralissime ?

— No ! répondit le Taciturne.

On était au mois de janvier, mois de plein été pour l’hémisphère austral. Il faisait une chaleur torride ; d’autant plus que le navire, se dirigeant vers le nord, se rapprochait de l’équateur. Après une escale à Para, où l’on embarqua des bois précieux de la forêt tropicale, le bateau passa devant l’estuaire de l’Amazone, large comme un bras de mer, puis il toucha terre de nouveau à la Guyane française.

La chaleur était toujours pénible à supporter, même à l’ombre de la cale. Les rats eussent souhaité pour carré la glacière elle-même, mais il était impossible d’y pénétrer. Le docteur Teutonicus recommandait les jeux très modérés, les longues siestes, et il mettait en garde contre les dangers des repas trop copieux de matières grasses. Soucieux de conserver sa propre santé, il avait fait annoncer qu’il ne fallait plus lui apporter de rondelles de saucisson en règlement de ses honoraires, mais qu’il accepterait, au contraire, bien volontiers, les épluchures des légumes frais que les matelots consommaient afin d’éviter le scorbut231. Or, Marius de Marseille n’avait pas son pareil pour découvrir des épluchures, et même des légumes entiers et des fruits. Mais lorsqu’il avait trouvé une carotte ou un pruneau, il eût fallu qu’il fût bien malade pour les porter au gros docteur. Cependant il ne les consommait point lui-même : il préférait faire profiter de l’aubaine les ratons, qu’il aimait plus encore depuis que l’un deux était mort par la faute du rat d’égout.

« Mangez, mes petits ! disait-il. Rongez ! Grignotez !… Le médecin, tout à l’heure, voulait me tirer un petit éclat de bois que j’ai dans la patte. Il me disait : prenez garde, mon ami ! la gangrène la fera tomber, votre patte !… La gangrène ! Allons donc !… Je ne le sens même pas, ce petit éclat de bois ! Cent mille paquets de cent mille petits éclats semblables dans ma narine gauche et autant dans la narine droite ne m’empêcheraient pas d’éternuer, seulement !… Mais c’est que cette bonne carotte le tentait, le gourmand ! Je me suis dit : toi, médecin, tu ne l’auras pas ! tu as les dents trop longues !… Allons, mes petits ! Rongez ! Grignotez !… Et ne vous inquiétez de rien : cette carotte n’est pas unique sur le bateau ! Je sais où en trouver d’autres !… Allons ! encore un coup de dent !… Et puis, pour entretenir la gaieté, nous danserons une petite farandole ; mais tout doucement, bien entendu ! tout doucement… »

Par bonheur le steamer, ayant quitté son mouillage de la colonie pénitentiaire française, ne s’attarda point dans les eaux tropicales de l’Atlantique. Il passa dans la mer des Antilles et, par les écluses du canal de Panama, gagna le Pacifique.

Il y eut un peu d’émotion parmi les rats. Si quelques-uns d’entre eux avaient fait le tour du monde, d’autres ne connaissaient que l’Atlantique et ses mers ; d’autres, même, avant de s’embarquer sur le Médoc, n’avaient fait que le grand cabotage.

Lorsque le soir tomba, toute la compagnie des rats se risqua sur le pont. Il faisait très beau ; le vent était tiède et léger. En arrière, vers l’entrée du canal, fort loin déjà, un phare à éclats232 envoyait de faibles lueurs intermittentes. Du côté de l’avant, rien ! le vide illimité ! l’infini béant !… Dans la nuit pure, la lune venait de se lever. Les étoiles scintillaient ; la voie lactée s’allongeait au ciel noir comme une immense et légère brume couleur d’opale. Sous ces faibles clartés célestes, l’océan avait un doux miroitement. Or, ce devait être ainsi pendant des milliers de lieues !… Soit que le navire se dirigeât vers les îles polynésiennes et l’Australie, soit qu’il mît le cap vers l’Asie, pendant des jours et des jours on glisserait au-dessus des abîmes sans que rien vînt arrêter la vue !… Sur le tremblement éternel de l’eau perfide, on n’aurait que l’aiguille du compas233 pour se guider vers le port lointain qui se trouvait quelque part, là-bas, tout là-bas, derrière la rotondité de la terre ; et, pour faire le point, il faudrait les calculs précis des officiers observant au sextant234 la hauteur des astres au-dessus de l’horizon…

Les rats se serraient autour de John-le-Taciturne qui, seul, gardait une complète sérénité. Marius le Marseillais n’était pas moins ému que les autres ; il s’efforçait néanmoins de rassurer les ratons.

« Sur l’océan Pacifique, disait-il, les grandes tempêtes sont rares. En outre, il n’y a presque jamais d’abordages comme dans l’Atlantique nord et les mers d’Europe… Et puis, après tout, il n’est pas si grand que vous le croyez, l’océan Pacifique !… »

Emporté par son imagination, il ajouta :

« Moi qui vous parle, j’ai traversé des océans beaucoup plus grands que l’océan Pacifique ! des océans cent mille fois…

— No ! » interrompit sévèrement le Taciturne.

La nuit suivante, les rats eurent une surprise : les feux de la côte étaient encore en vue ! Le navire se dirigeait vers le nord-ouest. Bientôt on put apercevoir, par temps clair, les hautes cimes de la sierra mexicaine, puis les derniers contreforts de la sierra Nevada, couverts d’arbres fruitiers et de vignes. Le bateau fit escale à Los-Angelès, où il embarqua des fruits et du pétrole, puis il arriva enfin à San-Francisco.

Là, les rats quittèrent la cale et gagnèrent les quais. On était en février ; à cette latitude moyenne, sur cette côte abritée des vents continentaux par l’énorme soulèvement des Montagnes Rocheuses, la température était très douce et rappelait celle du printemps méditerranéen. Les rats demeurèrent quelque temps à San-Francisco, rôdant sur les quais, autour des docks235 où s’entassaient les marchandises, près des cales de radoub236 et dans les chantiers de constructions maritimes. Puis, un beau matin, ils eurent la nostalgie du large. Et, tous, derrière le Taciturne, s’embarquèrent sur un paquebot américain qui faisait le service entre San-Francisco et la Chine via Yokohama. Ce paquebot emportait, avec de nombreux passagers de race jaune ou blanche, des machines de toutes sortes destinées aux Chinois, du blé, des fruits, du pétrole, du cuivre, des lingots d’or et d’argent. Malgré la rapidité du navire, le trajet de San-Francisco au Japon parut long et monotone. Il se termina pourtant par un accident tragique. Vers l’entrée du port de Yokohama, une nuit, par une brume épaisse qui étouffait le bruit des sirènes, le paquebot aborda un vapeur de commerce qui avait mouillé en attendant une éclaircie. Le vapeur coula et plusieurs matelots périrent. Quant au paquebot, il eut des avaries graves et il aurait peut-être coulé également, s’il n’avait été pourvu de cloisons étanches237. Un remorqueur dut venir le chercher pour l’amener au port.

« Nous voici chez moi ! dit courtoisement Kiroki le Japonais. Je vous invite tous à y passer la belle saison !… Je vous montrerai, non loin d’ici, Tokio, notre capitale, et nous grimperons aux pentes du Fousi-Yama, le volcan dont le cratère fume à l’occident !… Je vous montrerai nos vieux temples, nos jardins fleuris !… Si vous le désirez, nous serons, pour une saison, rats d’usines à la ville ou rats de rizières238 à la campagne… À moins que vous ne préfériez vous embarquer sur un des innombrables bateaux de notre flottille de pêche… »

Déjà les rats ne l’écoutaient plus, intrigués par l’attitude de sir John. Celui-ci, toujours silencieux, semblait cependant en proie à une agitation inaccoutumée. Il examinait des navires de guerre, des cuirassés aux tourelles formidables, des torpilleurs allongés, des sous-marins, un navire porte-avions. Cela lui rappelait sans doute les heures effroyables de la bataille du Jutland. On crut qu’il allait essayer de s’embarquer sur un cuirassé. Il n’en fut rien ; au dernier moment, il jeta son dévolu sur un bateau d’allure assez lourde, sur le pont duquel s’agitaient des hommes jaunes très nombreux. Tous les rats, sauf Kiroki, suivirent le Taciturne. Ils se trouvèrent bientôt dans la cale d’un transport239 qui conduisait des soldats à Chang-Haï. La Chine était, en effet, en proie à la guerre civile, et les Japonais jugeaient utile d’envoyer des troupes pour assurer la sécurité de leurs nationaux établis dans le grand port chinois, à l’embouchure du Fleuve Bleu.

Arrivés à Chang-Haï, les rats se mirent à la nage entre les jonques240 chinoises et gagnèrent les quais. Là, une surprise les attendait. Le premier rat qu’ils rencontrèrent, parmi les rats innombrables de cette ville immense, fut le rat terrien, ce pauvre rat qu’ils avaient laissé au fond d’une caisse de noix en rade de Buenos-Ayres ! Il n’avait plus du tout l’air timide. Il se porta sans hésiter au-devant de ses anciens camarades et s’écria d’un ton gaillard :

« Soyez les bienvenus, paresseux !… Comme vous avez tardé à me rejoindre !… Avez-vous donc traversé le Pacifique à la godille241 ? à la rame, sur une galère ? sur une pirogue creusée dans un tronc d’arbre ? ou bien au fond d’une baille avec, pour mât, un manche à balai et une vieille serpillière en guise de voile ?… Avouez que je suis meilleur marin que vous et que vous êtes bien étonnés de me voir ici !

— No ! » répondit sèchement sir John.

III

La compagnie des rats quitta Chang-Haï, en direction de l’Asie méridionale, sur un vieux bateau chinois, un bateau à vapeur du siècle passé, dont les machines s’essoufflaient vite mais qui, en revanche, était mâté comme un voilier, avec un jeu complet de vergues d’acier : basses vergues, huniers, perroquets, cacatois.

Ce vieux bateau était assez mal tenu ; mais les rats ne détestent pas les vieux bateaux mal tenus. La cargaison, d’ailleurs, était bonne ; porcelaine, laque, indigo, soieries, coton, thé, opium, balles de riz. Il y avait là l’utile et l’agréable. Le riz fournissait une nourriture abondante et saine, l’opium calmait les insomnies ; le thé, au contraire, tenait les paresseux éveillés. Les belles soieries ornées de chimères et de dragons procuraient des nids douillets, et les ratons, quand ils voulaient faire les fous et donner la comédie, se servaient de l’indigo pour se teindre en bleu le bout du nez et les moustaches. Enfin, le carré des rats était un grand plateau de laque au centre duquel un artiste chinois avait figuré, au moyen de fines incrustations de nacre, un bonze242 très solennel.

« Donc, disait le rat terrien fièrement assis sur la tête du bonze, lorsque, en rade de Buenos-Ayres, vous avez sauté à l’eau, poltrons que vous êtes ! je suis resté bien tranquille dans ma caisse de noix, car je n’arrivais pas à comprendre les raisons de votre frayeur… »

Des protestations l’interrompirent. Marius criait le plus fort.

« Ah ! tu étais tranquille ! Je le crois bien ! Tu étais mort de peur et tu n’osais seulement pas remuer la cent-millième partie du bout d’une patte !… Continue ton récit, matelot des rigoles de ton village ! Continue, moussaillon ! novice ! Tu ne sais pas combien tu nous amuses… »

Sans se laisser troubler, l’autre reprit, du ton d’un conteur dont l’histoire sera longue :

Donc, je restai sans crainte dans ma caisse, où j’étais assuré du vivre et du couvert. Quand cette caisse fut tirée de la cale, quand une grue à vapeur l’enleva et la déposa sur le quai, aussi tranquille que je le suis en ce moment, je continuai de ronger mes noix… Je ne quittai ma retraite qu’au moment où je compris qu’on allait charger la caisse sur un wagon. Gardant tout mon sang-froid, je me faufilai entre les jambes des hommes, sous le nez des chiens, entre les roues des tramways, et je revins au quai. Là, un bateau poussait ses feux et se préparait à lever l’ancre. Je fus à bord d’un bond formidable, d’un bond comme vous n’en avez sans doute jamais fait…

— Minute, compagnon ! interrompit gravement le Marseillais. Quand je faisais le tour du monde sur un navire d’argent, nous étions, à bord, trois amis, nés le même jour sur la Cannebière. Le plus petit franchissait en longueur une bonne encablure243. Moi, sans élan, de pied ferme, je faisais le triple saut périlleux par-dessus la pointe du grand mât. Quant au troisième, un jour de tornade244, pour échapper au roulis, il sauta si haut, si haut, qu’il n’est pas encore retombé !… C’est pour te dire, mon petit, qu’il faut éviter l’exagération quand on raconte une histoire. Ton bond formidable, j’ai peine à y croire, vois-tu !… Je te prie de te tenir exactement dans la vérité et, mieux, un peu au-dessous, comme je le fais moi-même, car il y a ici des ratons qui t’écoutent, et il ne faut jamais tromper la jeunesse, mon ami ! »

Venant de Marius, cette leçon était, pour le moins inattendue. La compagnie des rats s’égaya fort ; chacun applaudit ironiquement en tambourinant sur le plateau de laque.

Le rat terrien crut qu’on se moquait de lui ; vexé, il sauta hors du carré et ne voulut plus rien dire.

On ne tarda pas à arriver au fond du golfe du Tonkin, où s’avance le delta du Fleuve Rouge. Le bateau fit escale à Haïphong, sur une des branches du delta. Puis, suivant la côte d’Annam dans la direction du sud, après une courte halte à Tourane, il s’engagea dans le delta du Mékong et, à marée haute, alla jeter l’ancre à Saïgon. Les matelots embarquèrent encore du riz provenant des rizières du delta et, quelques jours plus tard, le bateau reprenait son voyage, toujours en direction du sud.

Pendant ce temps, le rat terrien avait oublié sa petite blessure d’amour-propre et ne boudait plus. C’était, au fond, un brave rat. Et, même, il était devenu bon marin, ne craignant plus du tout le gros temps. Le Marseillais et lui faisaient une paire d’amis. Si bien qu’un jour où ils se trouvaient ensemble sur le plateau de laque, Marius dit :

« Raconte-nous ton voyage ! Je ne t’interromprai plus ! Allons, raconte tout au long, mon bon camarade !

— Volontiers ! » répondit l’autre.

Marius courut chercher les ratons, qui aimaient beaucoup les récits d’aventures. Et ils apprirent enfin comment le rat terrien était allé si rapidement de Buenos-Ayres à Chang-Haï.

Il avait pourtant fait un grand tour, le rat terrien ! Parti de Buenos-Ayres sur un voilier cinglant vers le sud, il avait traversé le détroit de Magellan, pour aller ensuite toucher terre à Valparaiso du Chili. De là, il avait bien failli revenir à Bordeaux sur un navire de commerce chargé de minerai de cuivre et de nitrates ; mais la cargaison n’avait rien qui pût tenter un gourmet. Aussi avait-il quitté ce navire dès le port. Ensuite, se fiant à sa bonne étoile, il s’était embarqué au petit bonheur sur le premier bateau venu…

C’est ainsi qu’il s’était trouvé, quelques jours plus tard, en plein océan, sans savoir s’il allait vers le sud ou vers le nord, vers l’équateur ou les glaces antarctiques. Après plusieurs semaines de voyage, le bateau s’était engagé parmi une poussière d’îles volcaniques ou coralliennes245 entourées le plus souvent d’atolls, dangereux récifs de forme circulaire. À Tahiti, par une brèche de cette ceinture de coraux, le bateau avait atteint le port de Papeete, dans un site merveilleux. Puis, après une escale à Nouméa, en Nouvelle Calédonie, où les matelots aidés par des manœuvres Canaques246 avaient embarqué du minerai de nickel, – peu nourrissant pour un rat, le minerai de nickel ! – le bateau avait atteint Sydney, au sud-est de l’Australie.

« Sydney, dit le conteur, est une belle et grande ville, avec de vastes entrepôts où s’entassent laines, cuirs, viandes de conserve, beurres et autres choses excellentes. Cependant, je m’en éloignai le plus vite possible…

— Pourquoi donc tant de hâte ? demanda le Marseillais.

— C’est à cause d’une mauvaise rencontre que je fis… Vous souvient-il, camarade, de certain rat d’égout que vous assiégeâtes en vain, vous et sir James Longfoot ?

— Troun de l’air ! Si je m’en souviens !

— Eh bien, à peine débarqué à Sydney, je le rencontrai, ce fameux rat d’égout ! Non point seul, au reste, mais au milieu d’une bande de vilains compagnons à mine patibulaire247.

— Ah ! Le misérable ! le larron ! le bandit ! le pirate ! le monstre !… Si jamais je le revois ! Que ne me suis-je trouvé avec toi, camarade ! Je lui aurais infligé la punition qu’il mérite !

— Pour ma part, continua l’autre, je préférai me rembarquer aussitôt… Non point que je craignisse un rat d’égout, ni même dix rats d’égout ! Mais ce voisinage ne me convenait pas… C’est ce qui vous explique, acheva-t-il, que, sur un bateau chargé de laines et de cuirs, j’arrivai à Chang-Haï avant vous… à Chang-Haï où vous fûtes tous bien surpris de me rencontrer, sauf pourtant sir John, ce vieil original que rien n’étonne et qui ne sait pas dire oui… »

Le Marseillais n’écoutait plus. Il frappait de la patte sur le bonze de nacre et répétait :

« Si jamais je le rencontre ! Si jamais je le rencontre !… Je le déchire en cent mille fois cent mille petits morceaux ! »

Les ratons, qui avaient beaucoup grandi pendant le voyage, frappaient eux aussi sur le plateau de laque en maudissant celui qui avait causé la mort de leur frère. Ils faisaient : « Troun de l’air ! Troun de l’air !… » et s’efforçaient d’imiter l’accent de leur ami marseillais.

À Singapour, celui-ci n’était pas encore rasséréné. Dans ce grand port d’escale, à l’extrême pointe de l’Asie méridionale, on voyait flotter, à la poupe250 des navires, les pavillons de tous les pays du monde. Le vapeur chinois sur lequel se trouvaient les rats prit du charbon pour ses machines et compléta sa cargaison avec quelques sacs d’épices. Pendant que l’on descendait le charbon dans la soute, le Marseillais, caché sur le pont parmi des cordages, avançait de temps en temps le museau afin d’examiner la rade. Et il pensait :

« Qui sait ? Il est peut-être sur un de ces bateaux, le maudit rat d’égout ! »

Le soir venu, comme il descendait au carré, en compagnie des ratons et de plusieurs autres camarades, il s’écria :

« Je ne puis m’empêcher d’y penser toujours, à ce misérable !… C’est bien le plus méchant rat de la terre entière. Je voudrais le rencontrer avant de mourir ! »

Juste à ce moment, un gros rat déboula d’un coin de la cale. Une épaisse couche de poussière noire couvrait tout son corps. Les autres rats, qui étaient eux-mêmes barbouillés de charbon, ne s’en étonnèrent point. Et le rat inconnu, passant à toute vitesse, disparut entre les sacs d’épices récemment embarqués.

Or, quelques jours plus tard, comme le navire avait repris la mer et s’engageait dans le golfe du Bengale, des attentats singuliers se produisirent à bord. Dans les recoins les plus sombres de la cale, des isolés étaient attaqués à l’improviste, dépouillés de leurs provisions et cruellement mordus. Le docteur Teutonicus, qui soigna plus d’une blessure, hochait la tête d’un air soucieux. De légers indices, qui n’échappaient point à son attention de bon praticien, faisaient naître, en son esprit, d’étranges soupçons… Faute de preuves certaines, il ne disait rien pourtant.

On arriva devant le delta du Gange ; le bateau mit le cap sur Calcutta, où il devait prendre des sacs de riz et du thé.

On était en juillet. La mousson251 d’été, chargée de vapeur d’eau, soufflait du sud, portant la pluie à la côte asiatique. Il faisait une chaleur humide très accablante.

Une nuit, Marius de Marseille, qui étouffait dans la cale, désira respirer l’air du large. Il monta sur le pont, se dirigea vers la dunette. Il y avait là un appareil à sonder, composé d’un tambour sur lequel s’enroulait le fil de sonde et d’une longue perche, portant une poulie à chaque extrémité et dépassant l’arrière du navire. Marius s’engagea sur cette perche et alla s’asseoir tout au bout, juste au-dessus du remous de l’hélice. Il humait le vent à pleines narines en regardant, dans l’écume bouillonnante du sillage, deux énormes requins qui, depuis plusieurs heures, suivaient le navire. Tout à coup, une poussée brutale lui fit perdre l’équilibre. Il jeta un cri, glissa, eut néanmoins la force d’accrocher ses pattes de devant à la poulie. Mais comme il voulait remonter, son cœur se glaça d’effroi ; le rat d’égout était au-dessus de lui !…

Le bandit cherchait à lui faire lâcher prise. Sûr de sa victoire, il ne se pressait pas, d’ailleurs, savourait sa vengeance.

« Eh bien ! Marius de Marseille ! toi qui voulais me revoir avant de mourir, es-tu content ?… Allons, laisse-toi tomber à la mer, mon ami ! Quelles belles prouesses tu pourras raconter au carré des rats, quand tu auras échappé au remous de l’hélice et aux requins affamés qui ouvrent déjà la gueule pour te happer !… Je reconnais que ta situation n’est pas enviable, mais un marin exceptionnel comme toi peut encore se tirer d’affaire ! »

Marius ne répondait pas. Brave, il se résignait à mourir. Cependant, malgré son ennemi qui lui mordait le bout des pattes, il se cramponnait encore à la poulie avec l’énergie du désespoir. À la fin, le malheureux, à bout de forces, allait lâcher prise lorsque, soudain, le rat d’égout fit : « Couic ! » et se retourna. John-le-Taciturne était là ! Il avait mordu le bandit sur les reins, et maintenant il se tenait un peu en arrière, dans l’attitude d’un justicier.

Le rat d’égout ne s’y trompa point : il comprit aussitôt que, sur cet étroit champ de bataille, il lui faudrait vaincre ou tomber à la mer, vaincre ou mourir.

Vigoureux, féroce et habitué aux combats, il pensa d’ailleurs, pouvoir vaincre. Il se jeta donc sur le Taciturne. Mais celui-ci ne broncha pas ; il ne donna même ni un coup de griffe ni un coup de dent, se contentant de repousser son adversaire comme il eût repoussé un raton de deux mois. Le rat d’égout revint à l’attaque, une fois, deux fois, dix fois… Et l’autre demeurait toujours dédaigneux et inébranlable ; on eût pu le croire soudé à la barre glissante ! Cependant le rat d’égout s’épuisait. Il recula un peu, afin de reprendre haleine. Alors le Taciturne, à son tour, se mit en mouvement. Il avançait lentement, sûrement, implacablement et ses yeux froids ne quittaient pas les yeux du rat d’égout. Celui-ci se vit perdu s’il restait à l’extrémité de la perche. Risquant d’un seul coup le tout pour le tout, il essaya de sauter par-dessus son adversaire afin de regagner le pont du navire. Mais, comme il était en l’air, le justicier, d’un coup de tête, le précipita dans les flots.

Le Taciturne alla ensuite tendre la patte au pauvre Marius, qui avait assisté au combat sans pouvoir bouger. Puis il s’éloigna aussi tranquillement que si rien ne se fût passé. Marius se précipita derrière lui. Haletant d’émotion, il disait :

« Vous m’avez sauvé la vie, sir John ! Je m’en souviendrai jusqu’à ma dernière heure… Votre nom est déjà célèbre sur les bateaux de Sa Majesté Britannique ; je veux qu’il le soit également sur les bateaux portant pavillon français, sur les paquebots de la Compagnie Transatlantique comme sur ceux des Messageries Maritimes, ou des Chargeurs Réunis, comme sur ceux de tous les autres armateurs252. Et ce n’est pas encore assez ! Venez à Marseille, sir John ! Mes amis innombrables vous porteront en triomphe sur la Cannebière et vous proclameront amiralissime de toutes les flottes de toutes les mers de la terre entière !… Vous viendrez ! C’est promis !…

— No ! » répondit le Taciturne en sautant par une écoutille.

IV

Les rats allèrent de Calcutta à Colombo, dans l’île de Ceylan, sur un vapeur anglais chargé de riz et de jute. À Colombo, ils se glissèrent parmi la cargaison d’un grand voilier qui tenait bien la mer et que les derniers souffles de la mousson d’été poussèrent rapidement jusqu’à Bombay. Dans cette grande ville hindoue de la côte ouest, sur les quais encombrés de balles de coton, les rats tinrent conseil. Les uns désiraient partir tout de suite à destination de l’Europe et par la voie la plus courte, c’est-à-dire par la mer Rouge et le canal de Suez. Les autres préféraient faire le tour de l’Afrique : mais l’automne leur semblait une saison peu propice pour ce voyage, et ils conseillaient d’attendre que la mousson sèche d’hiver eût commencé à souffler de l’Asie sur l’océan Indien.

Sir John mit les disputeurs d’accord en répondant aux uns et aux autres : No ! Pour des raisons qu’il ne fit point connaître il ne voulait ni passer par le canal de Suez, ni attendre l’hiver à Bombay. Il entraîna toute la compagnie sur un puissant cargo qui, malgré les vents incertains ou contraires, appareillait pour le Cap.

Le voyage, jusqu’à l’équateur, fut des plus calmes. Mais, entre l’équateur et le tropique du Capricorne, les orages succédèrent aux orages. Un typhon253, entraînant le navire en un rapide tourbillon, lui fit courir un grand danger ; en même temps un raz de marée254 formidable ravageait la côte orientale de l’Afrique. À demi désemparé, le cargo fit escale à la Réunion, où l’on répara tant bien que mal les avaries et où l’on prit un chargement de sucre et de vanille. Puis, continuant son voyage par Diego-Suarez et le canal de Mozambique, ce ne fut qu’après avoir encore subi, dans les parages du cap de Bonne-Espérance, une très violente tempête, qu’il put enfin arriver à destination.

Au port anglais du Cap, nouveau conseil des rats. Reviendrait-on immédiatement en Europe où l’hiver allait se faire sentir ?… N’était-il point plus sage de profiter de l’été austral qui commencerait au 21 décembre ? Au mois de mars, lorsque la terre inclinerait vers le soleil son hémisphère boréal, ce serait le moment d’aller jouir de l’été européen…

Des rats frileux soutenaient cette dernière proposition. Ils disaient :

« C’est le triste lot des terriens de ne pouvoir échapper aux rigueurs des saisons. Mais nous, insouciants vagabonds des mers, qui nous transportons à notre guise d’un point de la terre à l’autre, pourquoi ne suivrions-nous point, sur la planète, la traînée d’or du soleil ? »

À cela, le docteur Teutonicus répondait :

« Prenez garde ! La grande chaleur débilite à la longue ! »

Et de vieux rats pleins d’expérience ajoutaient :

« Toujours du beau temps serait monotone ; le bonheur naît de la diversité. »

Enfin Marius s’écria :

« Il me tarde de revoir la Cannebière ! Je commence à perdre l’accent de mon pays : c’est une chose bien triste !… Allons, camarades ! Je vous invite tous ! Embarquons-nous pour Marseille ! »

Ce dernier avis prévalut. Mais aucun bateau n’était en partance pour Marseille. La compagnie des rats gagna donc, avec les précautions habituelles, la cale d’un steamer qui emportait vers Londres des produits agricoles et des matières précieuses, lingots d’or et diamants.

Jusqu’à Dakar du Sénégal, où l’on s’arrêta pour prendre des arachides255 et même jusqu’à Casablanca, le voyage fut des plus monotones : aucun incident valant la peine d’être raconté.

À Casablanca, les rats passèrent du steamer anglais sur un vieux bateau à la coque un peu déteinte, mais portant le pavillon d’un armateur marseillais. Ce bateau, c’était Marius lui-même qui l’avait choisi entre plusieurs autres, parce qu’il s’en échappait le fumet256 bien reconnaissable de la bouillabaisse et de l’ailloli257.

« Ici, camarades, disait-il, vous êtes déjà dans mon pays : la cuisine elle-même a un petit accent ! »

Et, suivi des ratons qui étaient devenus de beaux jeunes rats bien dentés aux longues moustaches, il furetait joyeusement dans tous les recoins de la cale.

Le vieux bateau franchit le détroit de Gibraltar et, passant entre l’Espagne et les Baléares, arriva bientôt à quelques heures de Marseille.

Bien que l’on fût à la fin de décembre, le temps se maintenait beau. Le ciel était couleur d’azur foncé ; d’azur également la surface moirée de la mer. Le bateau semblait glisser entre deux firmaments. Assis sur le bastingage, Marius, moustaches au vent, exultait.

« Méditerranée ! Méditerranée ! Mer sans pareille ! Mer aux rives enchantées ! Grande Bleue aux cent mille millions de sourires divins !… »

Il achevait à peine que, tout à coup, les vaguelettes devinrent des vagues, puis de très hautes vagues, puis de véritables collines d’eau écumante. Le mistral258 soufflait de la vallée du Rhône avec une violence rageuse… Pendant six heures, le bateau dansa terriblement.

« Ce n’est rien ! disait Marius ! Une petite tempête pour rire ! Tout cela finira très bien ! »

Et en effet, le vent tomba aussi soudainement qu’il s’était élevé. La mer redevint lisse et d’un bleu profond, avec des taches d’or qui étaient des méduses flottantes. Par une soirée radieuse, le bateau alla accoster au port marchand de Marseille.

Déjà Marius et les ratons étaient à terre : bouillant d’impatience, ils avaient sauté à l’eau et grimpé sur le quai. Quelle ne fut pas la surprise des autres rats en les voyant revenir bientôt, ensanglantés par de cruelles morsures ! Ils apportaient une nouvelle stupéfiante ; le rat d’égout était à Marseille !…

Échappant par miracle aux requins, lorsque le Taciturne l’avait jeté à la mer, il avait réussi à s’accrocher à une épave, puis à une balise259 du delta, puis à la coque d’un bateau de pêche qui rentrait à Calcutta. De Calcutta un rapide paquebot l’avait conduit, par la mer Rouge et le canal de Suez, jusqu’à Marseille. Là, rassemblant de mauvais rats, des aventuriers de toutes les parties du monde, il était devenu chef de bande et terrorisait les quais.

« Nous débarquerons quand même ! déclara froidement sir James Longfoot.

— Caramba ! fit Don Luis Campeador de Mariglia Hernandos ! Tirons prompte vengeance de l’affront fait à nos camarades !

— Allons-y ! dit avec tranquillité Pitou de La Rochelle. Allons-y, puisqu’il est impossible de négocier avec cette bande noire ! »

Lady Longfoot et la señora de Hernandos ajoutèrent de leur côté !

« Nous aiderons le docteur Teutonicus à soigner les blessés ! »

Le Taciturne, lui, ne disait rien ; mais, passant devant tous les autres, il fut le premier à gagner les quais.

Dès le crépuscule, la bataille commença. Elle fut longue et terrible. Malgré des prodiges de valeur, les nouveaux débarqués pliaient sous le nombre. Lorsque minuit sonna aux horloges de la ville, ils se trouvaient bloqués entre deux énormes caisses, tout au bord du quai. La position avait cet avantage de ne pouvoir être tournée. En outre, le front de combat était si étroit que les brigands perdaient l’avantage du nombre : en tête de la compagnie, Don Luis Campeador, sir John et Pitou de La Rochelle les tenaient en respect. Mais aucun recul n’était possible, car le malheur voulait qu’il y eût, amarré juste en ce point et touchant le quai, un petit bateau sur lequel vivait une famille de chiens ratiers. Ceux-ci, réveillés par les bruits de la bataille, aboyaient avec fureur. Sauter à la mer eût été sauter dans la gueule des chiens !…

La situation était donc des plus critiques, lorsque, soudain, on entendit derrière les assaillants un tumulte étrange et qui grandit rapidement…

Marius voyant que le combat prenait mauvaise tournure, n’avait pas voulu se laisser emprisonner entre les caisses. Il avait donc quitté le champ de bataille, mais non point comme un fuyard pris de panique. Il avait couru par les quais, vers les docks, vers la ville, et maintenant il revenait avec du renfort et à grand bruit, comme un général à la tête d’une armée innombrable.

« Tenez bon, camarades ! J’arrive !… Et, avec moi, tous mes amis ! Cent mille millions de Marseillais intrépides !… »

Derrière lui, on entendait un piétinement confus, et surtout d’autres voix, ardentes, menaçantes, terribles !

Et toutes ces voix avaient l’accent…

« En avant !… Sus ! Sus ! Cent mille milliards que nous sommes !… Troun de l’air ! Où se cachent-ils, ces coquins, ces flibustiers260, ces pirates261, ces empoisonneurs, ces pestiférés ?… Montrez-nous cette bande noire pour que nous la fassions sauter par-dessus la mer, par-dessus les îles, par-dessus les montagnes de l’Atlas !… Ah ! misérables ! D’une seule secousse nous vous enverrons rouler les pattes en l’air jusqu’aux sables du Sahara où vous tirerez, avant de mourir de soif, une langue plus longue que le Rhône et ses affluents !… En avant ! En avant ! La Cannebière et la Joliette à la rescousse ! »

Bientôt ce fut un vacarme épouvantable. Les assiégeants se crurent pris à revers, non seulement par tous les rats de Marseille, mais par tous les rats de Provence, du Languedoc et du Roussillon. Ils prirent peur. Les assiégés s’en aperçurent ; aussitôt, Don Luis, le Taciturne et Pitou de La Rochelle firent une sortie énergique. Il y eut une brève mêlée, puis la bande noire se dispersa. Aussi lâches qu’ils étaient cruels, les complices du rat d’égout fuyaient éperdument. Quelques-uns, sautant par-dessus les caisses, tombèrent sur le pont du bateau où les chiens ne les manquèrent pas.

Maîtres du champ de bataille, les assiégés firent leur jonction avec l’armée de secours, avec les cent mille milliards de Marseillais intrépides… Or, cette immense armée de secours ne se composait, en tout et pour tout, que de quatre combattants ; quatre combattants qui n’avaient même pas eu besoin de combattre !

Ils jubilaient262, poussaient des cris joyeux, faisaient d’étonnantes cabrioles.

« Troun de l’air ! Bagasse !… Était-elle bonne, la galéjade ! »

Tourné vers le Taciturne, Marius dit :

« Ne trouvez-vous pas qu’il est utile, quelquefois, de savoir mener grand bruit !… Cent mille milliards au lieu de quatre ! Ce n’est qu’une toute petite pointe d’exagération, à peine un semblant de galéjade… Avouez cependant que le stratagème a réussi ! »

Le Taciturne fut sur le point de répondre. Mais il se ressaisit et se contenta de faire, avec sa patte, une caresse amicale sur le dos du Marseillais. Celui-ci se trouva, une fois de plus, désappointé, car ce n’était pas là ce qu’il espérait.

À ce moment, un petit cri vite étouffé attira l’attention de tous. Non loin du champ de bataille, un spectacle inattendu s’offrait aux yeux. Le rat d’égout, dans sa fuite précipitée, était allé donner de la tête dans un vieux filet déchiré qui séchait entre deux muids de vin d’Algérie. Au lieu de contourner l’obstacle, apercevant un trou dans ce filet, il avait sauté comme un fou. Or, la ficelle avait formé nœud coulant et, à présent, il se débattait dans le vide, à demi étouffé.

« Le voilà pendu ! s’écrièrent les rats, il n’a que ce qu’il mérite ! »

Mais on vit alors une chose extraordinaire. On vit Marius le Marseillais courir vers les deux muids263, grimper au filet, au risque de rester lui-même pris dans les mailles, et ronger la ficelle qui étranglait son pire ennemi…

Celui-ci retomba lourdement et demeura allongé, complètement immobile, presque mort déjà.

Alors Marius, sautant lestement sur le quai, lui fit remuer les pattes de force afin d’imiter les mouvements de la respiration. Tant et si bien que le rat d’égout revint à la vie. Quand il put se remettre debout, il vit que toute la compagnie des rats l’entourait. Il se mit à trembler, car il croyait qu’on ne l’avait arraché à la mort que pour le faire souffrir en punition de ses crimes. Mais Marius, lui donnant un bon coup sur les reins, lui cria : « Va te faire pendre ailleurs ! »

Le cercle des rats s’ouvrit et le rat d’égout s’éloigna, vacillant sur ses pattes et tout pensif.

Marius, de son côté, hochait la tête. Contre son habitude, il murmura lentement :

« Je ne sais plus où j’en suis, mes bons camarades ! Vous m’avez toujours supporté, malgré mes cent mille défauts ; mais voilà, maintenant, que j’ai délivré votre plus cruel ennemi ! C’est un beau cadeau que je vous ai fait là !… Que voulez-vous ? Quand j’ai vu le pauvre mauvais compagnon gigoter au bout de cette ficelle, je n’ai pas pu m’empêcher d’aller à son secours !… Ma conscience ne me reproche rien ; au contraire ! Mais tirez-moi d’un doute : êtes-vous contents de moi ?

— Oui ! oui ! crièrent aussitôt Pitou de La Rochelle, Ludovic du Havre et tous les autres rats de France.

— Oui ! dit Karl Snenbrouck d’Anvers.

— Si264 ! dit Don Luis Campeador de Mariglia y Hernandos.

— Si ! dit Popoglietti le Napolitain.

— Sim ! dit Ramon de Lisbonne.

— Ja ! dit le docteur Teutonicus.

— Ja ! dil Van Gelaafskuderen d’Amsterdam.

— Ja ! dirent aussi Petersen Björnskopf d’Oslo et Erik Nordskield de Stockholm.

Enfin sir John-le-Taciturne se dressa sur son séant, rejeta un peu la tête en arrière, étendit solennellement la patte gauche et répondit à son tour :

« Yes ! »


FÉVRIER

TONKILARON MONTE EN AVION

I

Il naquit un matin de printemps, à la ferme de Claire-Fontaine, qui se trouve à peu près à égale distance entre les taillis aux merles et le bourg où sont les écoles.

Lorsqu’il sortit pour la première fois dans la cour, avec l’ânesse sa mère, la fillette de la fermière vint près de lui pour le caresser. Puis elle frappa dans ses mains pour le faire courir. Puis elle lui tendit un chardon pour voir s’il avait bon appétit. Puis elle lui tira un peu les oreilles pour voir s’il avait bon caractère. Puis elle l’appela Tonkilaron ; on ne sait pas pourquoi.

On ne sait pas pourquoi la fillette de la fermière l’appela Tonkilaron. Il eût été facile de lui donner un nom qui convînt mieux à sa taille : moucheron, par exemple, ou bien moustique, microbe, pygmée265, lutin266, gnome267, grison de Lilliput268

Car il était petit, petit. Il était petit ânon gris.

Cela ne faisait pas le bonheur de tout le monde. La fermière, en effet, avait mis en l’ânon de grandes espérances. Elle comptait l’atteler, plus tard, à une charrette qu’elle avait, et lui faire conduire au marché ses fruits, ses légumes, ses fromages, ses volailles et ses porcelets. Mais, pour traîner, sur une charrette, un aussi lourd chargement, avec, en plus, sur la banquette d’avant, une fermière d’un bon poids, il fallait un grand âne extrêmement robuste, un âne fort comme un cheval.

Quand il devint évident que l’ânon demeurerait toute sa vie un petit âne avec un petit dos, un petit ventre, de petites pattes et de tout petits sabots, la fermière dit :

« Pourquoi nourrirais-je plus longtemps cette bête minuscule ? Qu’on la mène à la foire et qu’on la vende !

— Mère ! s’écria la fillette, Tonkilaron n’est pas si petit ! Voyez, il est déjà aussi grand que moi !

— C’est que tu es petite aussi ! répondit la fermière.

— Mère, je crois qu’il deviendra très grand et très fort ! Il a déjà une grosse tête et de grandes oreilles… Et puis, il a tant d’esprit !

— Vraiment ? fit la fermière. Je ne m’en suis pas encore aperçue ! »

Alors la fillette, qui voulait garder Tonkilaron :

« Il a plus d’esprit dans la pointe d’une seule de ses oreilles que nos bœufs et nos chevaux dans tout leur grand corps !

— Mais, objecta la fermière, ce n’est pas un âne savant qu’il me faut. Puisqu’il est si intelligent, il faut le vendre au patron d’un cirque, à un montreur de bêtes !

— Non ! non ! dit la fillette. Ne le vendez pas : il mange si peu ! »

Voyant sa mère hésiter, elle s’écria, prise d’une inspiration soudaine :

« Si nous gardons Tonkilaron, je sens que je serai la première à l’école ! »

La fermière se mit à rire.

« Petite rusée ! dit-elle, tu seras prise à ton propre piège ! Nous garderons l’ânon, à condition que tu sois la première à l’école. Affaire conclue ! »

C’est ainsi que demeura à la ferme de Claire-Fontaine le jeune ânon Tonkilaron, tout petit, tout petit, parmi les bœufs et les chevaux très gros.

Il n’avait peur de rien, se glissait partout. Sans y être invité, il allait manger dans la crèche de Brunette, la vache aux beaux yeux calmes. Chez les chevaux, il pénétrait de préférence dans la stalle du plus grand et du plus fort, dans la stalle de Pandour, le boulonnais269 pommelé270 qui, pourtant, n’avait pas très bon caractère. L’énorme bête devait se ranger pour faire place à Tonkilaron et celui-ci choisissait, parmi la provende271 du cheval, ce qui lui plaisait.

Quand il se mettait en colère, il ruait bel et bien.

Dans la basse-cour, il n’était plus le petit Tonkilaron, mais le géant Tonkilaron. Dans la basse-cour, il était roi. Et il en abusait ! Il galopait parmi les poussins et les canetons effarés en poussant de terribles cris de guerre.

Il n’arrivait cependant pas à effrayer les pigeons. Il les faisait bien s’envoler quand ils étaient à terre et qu’il leur courait sus, mais, alors, ils tournoyaient autour de ses oreilles et cela l’agaçait. Le prince des pigeons, certain Tourlour, que l’on appelait communément Tourlour-le-Cravaté, à cause des belles plumes de son col, avait, à l’approche de l’ânon, une façon de roucouler particulièrement narquoise272.

Entendant cette chanson, Tonkilaron s’arrêtait, les oreilles battantes et ruait dans le vide. Puis, bien campé sur ses pattes grêles, le museau levé vers le pigeonnier, il répondait à Tourlour…

Il répondait à Tourlour avec tant d’ardeur que tout son corps en tremblait et que sa poitrine, à chacun de ses cris, se soulevait et s’abaissait comme un soufflet de forge.

« Hi ! Han !… Hi ! Han !… »

Tourlour, de son côté, ripostait, ainsi que les autres pigeons. Et puis, peu à peu, toute la basse-cour s’en mêlait. Cela faisait une étonnante musique.

La fillette de la fermière accourait en battant des mains.

« Chante, Tonkilaron ! Chante !… Hardi, Tonkilaron ! Tu es le meilleur ténor273 ! »

Quand le concert était fini, elle proclamait le plus solennellement qu’elle pouvait :

« Le prix d’honneur de musique vocale274 est attribué au chanteur Tonkilaron ! »

Puis elle mettait, autour des oreilles de l’ânon, une couronne de verts lauriers.

Cependant la fermière disait :

« C’est assez jouer ! L’ânon est un âne, à présent. Il mange plus qu’on ne croit ! Et il ne se contente pas de chardons : il lui faut du meilleur ! Qu’on l’attelle et qu’on le fasse travailler, afin qu’il gagne au moins sa nourriture ! » On attela donc Tonkilaron. On l’attela, pour commencer, à une petite charrette aux roues ferrées, pour lui faire traîner de petits fardeaux.

Et, d’abord, les choses allèrent assez bien.

Attelé à la charrette vide, Tonkilaron trottait. Il ne galopait point comme il galopait en liberté, parmi les hôtes de la basse-cour ! il ne fendait point le vent ! il n’allait même point vite ! mais il trottait : on ne pouvait pas le nier…

Par malheur, dès que l’on commença à charger la charrette, il ne fit plus que trottiner. Quand la charge devint un peu plus forte, il se mit au pas. Enfin, quand la fermière elle-même voulut prendre place dans la charrette, Tonkilaron, bien qu’il eût la force d’avancer, s’arrêta net et rien ne put le décider à aller plus loin…

« Comme il a de l’esprit !… » s’écria la fillette, qui admirait tout ce qu’il faisait.

Mais la fermière en colère l’appela sotte.

« Il faut vendre sans tarder cet âne rétif275 ! » ajouta-t-elle.

La fillette supplia sa mère de garder Tonkilaron, qui s’amenderait certainement. Au surplus, n’était-elle pas, elle, toujours la première de sa classe ?

Elle obtint gain de cause encore une fois.

On continua d’atteler Tonkilaron, mais on dut renoncer à lui faire traîner à vive allure des fardeaux proportionnés à sa petite taille. Dès qu’il sentait une résistance derrière lui, il semblait compter ses pas ou même s’arrêtait. On dut, plus d’une fois, renoncer à le faire obéir. Au fond, il ne faisait que ce qu’il voulait. La fermière n’avait pas tout à fait tort lorsqu’elle disait :

« L’âne le plus rétif et le plus lent, l’âne le plus âne de tous les ânes de la terre, c’est Tonkilaron qu’on le nomme ! Et c’est moi, pour mon malheur, qui le nourris… »

Néanmoins les choses continuèrent ainsi, cahin-caha276, pendant quelque temps. On arriva au mois de février. Il serait agréable de dire qu’à cette époque la situation s’améliora. Il serait agréable de dire que Tonkilaron devint le coursier à la fois le plus docile et le plus impétueux277 et que la fermière chanta ses louanges… Mais, quand on raconte une histoire, il faut dire la stricte vérité, dût l’histoire être moins belle. Et la vérité oblige à reconnaître que Tonkilaron, toujours vif en liberté, devint de plus en plus lent et paresseux au travail et que la fermière cessa de l’atteler, préférant, disait-elle, mettre une bride à un escargot…

Chose plus triste encore ! La vérité oblige à avouer que la fillette avait beaucoup changé et que ce changement n’était point à son avantage. Ah ! sa belle ardeur s’était bien refroidie, depuis le jour où elle sentait qu’elle allait être la première de sa classe ! La première, elle l’avait été, en effet. Mais elle ne l’était plus ! Elle n’était ni la première, ni la seconde, ni la troisième, ni la dixième… Elle était la dernière ! la dernière !… Mais, au fond, ce n’était pas encore cela qu’on lui reprochait ; car, après tout, la place que l’on occupe importe peu si l’on s’applique consciencieusement à sa tâche. Ce que l’on reprochait à la fillette, en cette fin d’hiver, c’était de ne plus travailler que très irrégulièrement, très mollement.

Encore une fois, c’est une chose triste et qui n’embellit pas cette histoire. Il faut cependant la rapporter. D’autant plus qu’elle explique tout naturellement ce qui arriva par la suite.

La fillette ne travaillant plus à l’école, ses parents n’avaient aucune raison de la récompenser, aucune raison de garder Tonkilaron.

Ils décidèrent – et cette fois bien fermement – de vendre l’âne, à la prochaine foire.

La fillette pleura à chaudes larmes.

Tant pis pour elle !

Donc, le fermier et son fils, un beau matin, mirent à l’âne un licol et le tirèrent sur la route afin de le conduire à la foire.

Le garçon, qui avait lu les fables de La Fontaine, dit en riant :

« Nous pourrions faire ce que firent les deux autres : lier les pattes de Tonkilaron et le porter comme un lustre278… Il n’est pas si lourd ! »

Le fermier répondit :

« Ce serait pure folie ! Vois comme il trotte ! »

En effet, comme il n’avait aucun fardeau à traîner, Tonkilaron le lent, Tonkilaron le paresseux, le rétif, Tonkilaron, les oreilles pointées en avant et l’œil plein de malice, trottait sec sur la route sonore.

Le fermier dit encore à son fils :

« Regarde-le, ce petit diable ! On croirait qu’il se moque de nous ! »

Ils avaient à peine quitté le village qu’ils rencontrèrent un bon voisin.

« Comme il trotte, ce petit âne ! s’écria-t-il. Comme il trotte bien ! Je le voudrais mien !

— Ne l’achète pas : tu n’en ferais rien ! » répondit le fermier, qui était honnête homme et ne voulait pas tromper ce bon voisin.

Ils continuèrent leur chemin. Vint à passer une vieille femme qui allait au marché. Elle poussait devant elle, péniblement, une charrette contenant des légumes et des œufs.

« Quel joli petit âne ! fit-elle. Comme il trotte bien ! Je le voudrais mien !

— Ne l’achetez pas : vous n’en feriez rien ! » répondit l’honnête fermier qui ne voulait pas tromper cette pauvre vieille femme.

Ils firent encore un petit bout de chemin. Comme ils arrivaient près du bourg où sont les écoles, un quidam les croisa.

« Quel joli petit âne ! fit-il. Il semble avoir de l’esprit jusqu’au bout des oreilles. Quel dommage qu’il trotte si bien ! je l’aurais voulu mien ! »

Alors le fermier s’écria :

« Achetez-le, car il vous convient !

— Combien ?

— Cent écus le paieront bien !

— Tope ! Il est mien ! » dit le quidam.

L’acheteur de Tonkilaron habitait au bourg où sont les écoles. Il s’appelait Casimir. Il était carrossier de son métier, mais il vendait aussi des bicyclettes, des motocyclettes et même des automobiles. Quand il eut payé le fermier, celui-ci lui demanda :

« Vous qui vendez des bicyclettes, des motocyclettes et des automobiles qui vont si vite, pourquoi avez-vous acheté le plus lent des ânes lents ? »

Casimir répondit d’un air triste :

« J’ai mon fils qui vient d’être gravement malade. Maintenant, il est convalescent. Il s’ennuie à la maison. Le médecin, pour achever sa guérison, a recommandé de le promener tout doucement quand il fait beau. Lorsqu’il sera revenu à la santé, j’espère bien qu’il voyagera très vite comme les autres, soit à motocyclette, soit en automobile. Mais, pour le moment, ce qu’il lui faut, c’est une voiture évitant les cahots. C’est pourquoi j’ai choisi le plus lent des ânes lents. Soyez tranquille : il sera bien soigné. »

Il prit le licol et conduisit l’âne à son fils.

« Vois ! lui dit-il. Je ramène un fier coursier. Il s’appelle Tonkilaron ! »

Le jeune garçon posa sa main sur le front de l’âne et dit :

« Tonkilaron, sois le bienvenu ! »

Puis il tendit à l’âne un morceau de sucre.

« Aimes-tu les friandises, Tonkilaron ? »

Tonkilaron mangea le morceau de sucre en agitant ses oreilles. Puis, pour témoigner sa reconnaissance, il chanta.

II

Le carrossier Casimir fabriqua pour son fils une petite voiture légère, faite de bois choisi, capitonnée de cuir et pourvue de ressorts très souples. Puis il mit à cette voiture deux roues de bicyclette, tout simplement : deux roues à rayons d’acier, jantes279 de bois et pneumatiques.

Avant chaque promenade, le carrossier appuyait du doigt, sur les pneumatiques. S’ils ne lui semblaient pas assez durs, il prenait une pompe, ouvrait la valve et gonflait la chambre à air.

Puis il attelait Tonkilaron, installait son fils sur la voiturette, lui mettait les rênes en mains ; et roulez !…

Par les jours ensoleillés, Tonkilaron menait ainsi son jeune maître à travers la campagne. La route était belle, plate, unie ; la voiture roulait si facilement que Tonkilaron ne la sentait presque pas derrière lui. Alors, l’âne, contrairement à son habitude, trottait avec allégresse. Son nouveau maître le nourrissait bien et même trop bien. Il lui laissait manger beaucoup d’avoine comme à un cheval de pur sang, et cela lui donnait une grande vivacité.

« Tout doux ! Tout doux ! faisait le jeune garçon en tirant un peu sur les rênes. Ne nous emballons pas, Tonkilaron ! Nous avons bien le temps d’arriver ! »

Tonkilaron ralentissait à peine, pour repartir de plus belle.

Son conducteur eût voulu le faire arrêter, parfois, près d’un terrain de sport où les jeunes gens du bourg venaient prendre leurs ébats. Mais Tonkilaron trépignait d’impatience et, bientôt, il fallait reprendre la promenade à vive allure.

Au fond, Tonkilaron, selon sa coutume, n’en faisait qu’à sa tête.

Rencontrant le fermier de Claire-Fontaine, Casimir le carrossier lui dit :

« Vous m’avez vendu un joli petit âne mais, comme je l’avais prévu, il trotte beaucoup trop vite. »

Le fermier répondit :

« Je vous ai vendu le plus lent des ânes lents ! Ce que vous me dites là, pour le croire, je voudrais le voir !

— Venez avec moi : vous le verrez ! » dit le carrossier.

Le fermier vit trotter Tonkilaron et il eut peine à en croire ses yeux.

« Je suis fort ennuyé, dit le carrossier. Cet âne est beaucoup trop vif pour mon fils.

— Nourrissez-le moins bien, conseilla le fermier. Donnez-lui seulement de l’herbe fraîche. Envoyez-le au pré : il gambadera, il se calmera. »

Le carrossier suivit les conseils du fermier. D’abord il cessa de donner de l’avoine à Tonkilaron. Mais, en revanche, son fils lui donna plus de sucre à croquer ; de sorte que cela revenait au même, quant à ce premier point.

Ensuite, le carrossier conduisit l’âne à un pré qu’il avait loué. L’âne ne s’en plaignit pas. Il apprit tout de suite le chemin de ce pré et, bientôt, il s’y rendit seul.

« Il pourra courir et sauter tout à son aise, pensait le carrossier. Cela ne peut manquer de le calmer. »

Mais il était dit que Tonkilaron étonnerait toujours les gens : après avoir fait dans le pré mille gambades, il montrait, au retour, une vivacité plus grande encore.

Ce pré était séparé, par une palissade, du terrain de sport. Tonkilaron passait le museau entre les barreaux de cette palissade et regardait les jeunes gens courir, sauter, lutter à la corde et se livrer à des jeux divers.

Pendant les parties de tennis280, il suivait de l’œil, comme un connaisseur, le vol des balles que lançaient et renvoyaient les raquettes. Parfois, une balle égarée, passant par-dessus la palissade, allait retomber sur le pré. Alors Tonkilaron courait après, la faisait rouler plus loin ou même la prenait en sa gueule et l’emportait. Les joueurs avaient beau crier : il rendait la balle quand il le voulait bien. Pourtant la vue d’un morceau de sucre l’y décidait tout de suite.

Il ne s’intéressait pas moins aux parties de football, plus bruyantes que les parties de tennis, plus violentes, quelquefois brutales. Il suivait en agitant les oreilles, le jeu des équipes. Lorsque le ballon rond du football « association » volait sous l’impulsion d’un magistral coup de botte, lorsque le ballon ovale du « rugby » passait rapidement de mains en mains au cours d’une attaque de trois-quarts, ou lorsqu’une mêlée d’avants s’écrasait sur la ligne du but, Tonkilaron faisait hi ! han ! à la gloire des joueurs. Parfois même, lors de certaines contestations, sa voix claironnante couvrait la voix des équipiers et celle de l’arbitre.

Néanmoins, durant les parties de football, il n’était que spectateur. Il devint acteur lorsque commencèrent les courses et les sauts. Au signal de départ d’une course de 100 mètres, par exemple, il ne pouvait s’empêcher de s’élancer lui-même à toute vitesse, suivant une direction parallèle à celle que suivaient les coureurs. Il ne s’arrêtait qu’au bout du pré. Les courses de 400 mètres, 800 mètres, 2.000 mètres ne le laissaient pas davantage indifférent. Comme il courait seul dans le pré, il arrivait toujours premier ; et, même après une longue course de fond, il lui restait toujours assez de souffle pour chanter victoire.

Les sauts à la perche l’ennuyaient. Pendant que les jeunes gens s’y exerçaient, il paissait d’un air tranquille. Mais dès que commençaient, de l’autre côté de la palissade, les sauts de pied ferme, en longueur ou en hauteur, il s’élançait lui aussi par-dessus les hautes herbes, les touffes d’orties ou de panais sauvages.

Tonkilaron était devenu sportif !…

Un jour, Tourlour-le-Cravaté qui, avec plusieurs pigeons de sa suite, pillait les récoltes des alentours, aperçut l’âne dans le pré. Il vint se poser devant lui. Les pigeons de sa suite l’imitèrent, et bientôt toute la bande roucoula autour de Tonkilaron.

« Te voilà donc ! disait Tourlour. Te voilà, roi des paresseux ! prince des rétifs ! lambin ! traîne-la-patte !… Tu as dû marcher bien longtemps pour arriver jusqu’à ce pré ! »

Tonkilaron rua. Puis il riposta en son langage :

« Tais-toi, bavard enroué ! car tu ne sais ce que tu dis !… Retourne à Claire-Fontaine ! Tu annonceras, de ma part, à ceux de là-bas que je suis champion de vitesse. Va leur jeter mon défi ! Qu’ils viennent donc se mesurer avec moi, sur 100 mètres, sur 1.000 mètres, en un match de saut en longueur ou en hauteur ! »

Ayant ainsi fièrement répondu aux sarcasmes281 de Tourlour, pour montrer qu’il ne se vantait pas il prit son élan, patapan ! patapan ! et puis : hop ! il sauta par-dessus la barrière du pré. Elle n’était, à la vérité, pas très haute.

« Ne recommence pas ce tour de force, Tonkilaron ! » dit Casimir le carrossier quand il vit arriver l’âne, tout seul, par les rues du bourg.

Mais le moyen d’empêcher un champion de montrer ses talents ! Tonkilaron recommença…

Et, ce qui fut plus grave, il entreprit, les jours suivants, de faire la course sur la route, sans se préoccuper de la voiture qu’il traînait ni de son conducteur. La première fois, ce fut pour étonner Pandour, qu’il avait rencontré, tirant un lourd tombereau.

Le boulonnais l’avait salué au passage d’un hennissement qui signifiait :

« Est-ce vrai, petit, que tu es devenu champion de vitesse ? Je n’aurais jamais cru cela de toi ! »

Pour toute réponse. Tonkilaron partit au triple galop. Il ne s’arrêta qu’à la prochaine borne kilométrique ; et il était très content de lui.

Le jeune garçon, qui avait en vain tiré sur les rênes, s’inquiétait.

« C’est un taon282 qui doit l’avoir piqué, pensait-il ; ou bien c’est son collier qui le pince ! »

Au retour, il visita soigneusement Tonkilaron et ne trouva rien.

Le lendemain, nouvelle course folle pour dépasser un cycliste qui, penché sur son guidon, pédalait de toutes ses forces. Le surlendemain, course plus folle encore derrière une motocyclette qui pétaradait au nez de Tonkilaron.

Malgré des efforts terribles, Tonkilaron n’avait pu l’emporter, ni sur le motocycliste, ni même sur le cycliste. Il en fut mortifié dans son orgueil de champion. Aussi décida-t-il d’abandonner la route pour revenir au lieu habituel de ses exploits. À la promenade suivante, donc, il s’engagea résolument sur le petit chemin raboteux qui menait au pré. Secoué à chaque cahot, le conducteur essayait de le retenir. Il criait :

« Es-tu fou, Tonkilaron ? Où vas-tu ? Arrête !… Tu vas faire verser la voiture, mauvais petit diable ! »

Rien n’y faisait ! L’âne ne s’arrêta qu’à la barrière du pré, qui, heureusement, se trouvait fermée.

Cette fois, Casimir le carrossier fouetta Tonkilaron. Il parla de le rendre au fermier de Claire-Fontaine. Son fils l’en empêcha.

« Il s’amendera ! » disait-il.

Et, en effet, par la suite, Tonkilaron n’essaya plus, à l’heure de la promenade, de rejoindre le pré.

Il sembla même devenir un peu plus sage sur la route. Il essayait bien toujours de dépasser les voitures à chevaux qu’il rencontrait et même les cyclistes, mais renonçait à entrer en compétition avec les motocyclistes et automobilistes. Il se contentait de se moquer d’eux en son langage quand ils étaient en panne.

Cette sagesse, quoique très relative, dura peu. Les enfants du bourg, connaissant la manie de Tonkilaron, l’excitaient à courir. Ils criaient sur son passage, d’une voix moqueuse :

« Voici le moteur à essence de chardons !… En avant ! En quatrième vitesse !… »

Tonkilaron n’était pas content. Il rabattait les oreilles et s’éloignait au grand trot.

« Doucement ! doucement ! » faisait le jeune conducteur. Mais, au lieu de ralentir, Tonkilaron secouait sa mauvaise tête, prenait le mors aux dents et partait au galop.

Bien que le roulement de la voiture fût très doux à cause des ressorts et des pneumatiques, le galop de l’âne secouait le malade qui, en outre, craignait d’être renversé. Il faut avouer, pourtant, que, tout au fond, ces courses à bride abattue ne lui déplaisaient pas trop. C’est pourquoi il ne racontait pas à son père tous les méchants tours de Tonkilaron.

Malheureusement, loin de se corriger, l’âne devint de plus en plus difficile à conduire, de plus en plus capricieux. Naguère, à la ferme de Claire-Fontaine, lorsqu’on l’attelait à la charrette aux roues ferrées, il refusait d’avancer. À présent, au contraire, dès que son jeune maître avait saisi les rênes, il démarrait comme un fou. On eût dit qu’il prenait le départ pour une course de 100 mètres.

Enfin, au cours des promenades journalières, il eut une nouvelle manie, une manie extrêmement dangereuse…

Sans avoir étudié le code283 de la route, Tonkilaron savait, par expérience, qu’en croisant un véhicule ou en s’écartant pour lui laisser prendre les devants, il faut tenir sa droite. Il le savait aussi bien que son jeune conducteur, aussi bien que le chauffeur d’automobile le plus expérimenté. Il le savait, mais n’en voulait rien faire… Il faisait même exactement le contraire, pour cette raison bien simple qu’en se portant sur le côté gauche, il empêchait les autres de passer…

Ah ! Messieurs les automobilistes s’imaginaient qu’ils pouvaient en prendre à leur aise avec un champion de vitesse ! Eh bien, non ! Tonkilaron leur avait voué une haine sournoise. Le ronflement d’un moteur, ou simplement l’odeur de l’essence lui donnaient envie de ruer. Il ne montrait point sa colère, d’ailleurs ; seul, son jeune maître la devinait à certain mouvement fébrile284 des grandes oreilles. Renonçant à suivre les automobiles, Tonkilaron s’appliquait, du moins, à gêner leur avance. Il tenait sa gauche avec une telle opiniâtreté qu’on eût pu croire que le côté droit de la route lui brûlait les pattes. Et, derrière lui, les chauffeurs cornaient avec rage pour obtenir passage.

Parfois, c’était encore plus beau ! Tonkilaron, malgré les efforts désespérés de son jeune conducteur, entreprenait de traverser lentement la route devant un lourd camion, une rapide torpédo285 de tourisme ou une belle voiture à conduite intérieure. La voiture s’arrêtait pour ne pas bousculer l’attelage. Le chauffeur cornait, criait, tempêtait… Et Tonkilaron, redevenu le plus lent des ânes lents, semblait compter ses pas au milieu de la chaussée : un !… deux !… trois !… quatre !… Ses oreilles battaient, facétieuses. Dès que l’automobile était passée, il se lançait à sa poursuite, ventre à terre, pour bien montrer qu’il allait vite quand bon lui semblait. Telle était la nouvelle manie de Tonkilaron.

Ce qui devait arriver arriva. Un jour qu’un cabriolet286 automobile venait derrière lui, Tonkilaron, suivant sa détestable habitude, voulut traverser la route. Mais l’automobile allait très vite, trop vite : elle fut près de l’attelage avant que le chauffeur ait pu se rendre compte du danger. Le chauffeur bloqua les freins qui, par bonheur, étaient puissants. Mais un pneu éclata ; comme il avait plu, le cabriolet, emporté par la vitesse acquise, dérapa287 sur la route glissante et alla verser dans le fossé.

Par miracle, personne ne fut gravement blessé ; seul, le chauffeur, projeté sur le volant, avait à la poitrine des contusions assez douloureuses. Mais les dégâts matériels étaient importants : la carrosserie de l’automobile avait beaucoup souffert, le pare-brise était en miettes, les garde-boue tordus, le capot288 bosselé, le radiateur défoncé.

Casimir le carrossier, responsable de l’accident causé par son attelage, dut payer les dommages. Il fut encore bien content de n’avoir pas à déplorer un accident plus grave ! Si les freins de l’automobile n’avaient pas été puissants, son fils, sans aucun doute, eût été écrasé…

Il n’eut plus d’hésitation au sujet de Tonkilaron. Il le prit par le licol et le ramena au fermier de Claire-Fontaine.

« Voici votre âne ! dit-il. Rendez-moi mes cent écus !

— Pourquoi ? demanda le fermier. Pourquoi l’âne ne vous convient-il pas ?

— Parce qu’il est trop vif et parce qu’il est trop lent ! Parce qu’il est champion de vitesse quand il devrait être champion de lenteur et champion de lenteur quand il devrait être champion de vitesse. C’est un petit âne plein de malice. Il a failli causer la mort de mon fils et de plusieurs autres personnes. Je ne veux plus le voir ! Reprenez-le ! »

Le fermier, qui était un excellent homme, ne discuta pas. Il rendit les cent écus et conduisit Tonkilaron à l’écurie.

III

Ce ne fut qu’un bruit parmi les animaux de la ferme.

« Tonkilaron est revenu ! disaient les uns. Il était champion de vitesse au bourg où sont les écoles.

— Tonkilaron est revenu ! disaient les autres. Il était champion de lenteur et causait des accidents !

— Rien ne m’étonne de ce petit diable ! disait Brunette, la vache aux yeux calmes.

— Il va bien encore faire des siennes ! » ajoutait l’énorme Pandour.

Cependant la fermière avait un chargement d’œufs et de volailles à conduire au marché. Elle attela Tonkilaron à la charrette aux roues ferrées.

« Or ça ! dit-elle, jeune et élégant grison, il paraît que tu es devenu prompt à l’emballage et même champion de vitesse. C’est le moment de battre un record289 ! Hue ! »

Tonkilaron tira un peu sur les brancards. Oh ! un peu seulement ! À peine eut-il une petite inclinaison du corps en avant, sans remuer les pattes… Sentant derrière lui le poids de la lourde charrette, il revint aussitôt à l’immobilité.

« Hue ! » répéta la fermière.

Tonkilaron remua le bout de l’oreille droite.

« Hue ! Hue ! »

Tonkilaron remua le bout de l’oreille gauche.

« J’ai un fouet ! Je t’en avertis ! » s’écria la fermière.

Tonkilaron remua les deux oreilles à la fois.

La lanière du fouet lui cingla les reins. Alors il coucha les oreilles et ne bougea plus du tout, semblable à un âne de pierre.

La fermière descendit de la charrette.

« Il est plus rétif que jamais ! Qu’on le vende, car il me ferait mourir d’impatience ! Mais qu’on le vende, cette fois, à un marchand qui l’emmènera bien loin d’ici !… Que je ne le revoie plus jamais ! »

Le fermier détela l’âne. Puis il lui passa un licol et prit la longe290 pour le conduire à la foire.

« Va-t-en pour toujours, puisque tu n’es bon à rien ! » criait la fermière irritée.

Et tous les animaux de la ferme disaient entre eux :

« Cette fois, il s’en va pour toujours ! pour toujours ! »

La fillette de la fermière pleurait. Elle s’approcha de l’âne et lui caressa le museau.

« Tu reviendras, n’est-ce pas, Tonkilaron ? Tu reviendras ? »

Alors, comme l’âne allait sortir de la cour, il s’arrêta et, tourné vers les bâtiments de la ferme, il se mit à braire.

« C’est cela ! dit le fermier. Dis adieu à ton pays natal et à tes amis ! »

Mais le fermier ne savait point comprendre le langage de Tonkilaron. Ce n’était pas un adieu que Tonkilaron jetait à ses amis. Il disait au contraire :

« Je reviendrai ! Je reviendrai !… Au revoir ! »

Quand il eut fini de braire, il trotta docilement près du fermier.

Celui-ci le mena droit à la foire, sans se laisser tenter par les offres que lui firent, en route, des personnes du pays. Il voulait envoyer Tonkilaron le plus loin possible.

À la foire, un maquignon291 se présenta, qui avait déjà acheté d’autres ânes et des chevaux.

« Combien, ce méchant petit bout d’âne ? demanda-t-il.

— Cent écus292 ! répondit le fermier.

— C’est trop ! dit le marchand. Il n’est ni âne de bât, ni âne de trait, ni âne de selle. Je n’y trouverais pas mon compte. »

Alors le fermier dit :

« Je ne vous le vends pas comme âne de selle, âne de trait ou âne de bât293 ; je vous le vends comme âne plein de malice… Regardez ses yeux ! Regardez ses oreilles ! »

Le marchand, sans avoir l’air de s’y intéresser beaucoup, avait déjà examiné Tonkilaron d’un œil de connaisseur. Il répondit :

« Comme âne plein de malice, j’en trouverais peut-être le placement. Mais j’en offre deux cents francs, seulement !

— Tope ! dit le fermier. Emmenez-le promptement dans un autre département ! »

Le maquignon donna deux cents francs au fermier. Comme celui-ci s’éloignait, Tonkilaron fit :

« Hi ! Han !… Hi ! Han ! »

Le fermier se retourna, un peu ému, malgré tout.

« Adieu, Tonkilaron ! Adieu ! »

Mais ce n’était pas adieu que Tonkilaron disait, lui ! En son langage, il disait :

« Au revoir, fermier ! au revoir !… Je reviendrai chez toi ! »

Le maquignon mena, vers une écurie de la ville, les ânes et les chevaux qu’il avait achetés. Tonkilaron allait, tout petit et tout seul, derrière. Les chevaux furent attachés au râtelier de droite, les grands ânes au râtelier de gauche, et, en sa qualité d’âne plein de malice, Tonkilaron, tout seul et tout petit, au milieu.

Car le maquignon avait l’œil sur lui et se méfiait de ses tours.

Les chevaux et les ânes mangèrent. Quand ils eurent mangé, ils se disposèrent à dormir. Un gros cheval percheron294 écartait de force ses voisins pour avoir plus de litière.

Tonkilaron lui fit une sévère leçon.

« Tu n’es pas si fort que cela ! lui dit-il. Je regrette que mon ami Pandour ne soit pas ici : d’un seul coup de reins, il te remettrait à ta place !

— Bravo, le petit ! » dirent les chevaux bousculés et les ânes.

Un haut pur sang aux jambes grêles et nerveuses, qui venait de se vanter de ses récentes performances295 sur les champs de courses, tourna la tête et demanda dédaigneusement :

« Quel est cet infime nouveau venu ?

— Tu veux savoir mon nom, maigre sauterelle ? Je m’appelle Tonkilaron et je suis champion de vitesse ! »

Alors un très gros âne, qui avait l’air des plus paresseux, observa :

« Champion de vitesse ! Voilà un titre qui ne me paraît guère enviable ! Nous ne sommes point nés, nous, les grisons, pour battre les records. Qui va lentement va sûrement. Pour ma part, si je tirais vanité de quelque chose, ce serait de ne jamais courir, à moins d’y être absolument forcé ! »

À quoi Tonkilaron répondit :

« Je suis aussi champion de lenteur !… Quand je ne veux pas courir, je ne cours pas : rien ne saurait m’y contraindre ! »

Une bonne vieille ânesse regarda Tonkilaron et dit !

« Tu es un gentil petit âne. Mais il ne faut pas faire la mauvaise tête, car cela mécontente les maîtres. »

Tonkilaron répondit d’un air sage :

« J’ai été choisi entre beaucoup d’autres pour conduire un convalescent à la promenade : c’est la preuve que l’on avait confiance en moi… Je puis dire aussi que ma petite maîtresse pleurait, ce matin, quand je l’ai quittée…

— Bien ! » fit la vieille ânesse.

Mais un cheval de selle, qui paraissait très nerveux, se vanta de son caractère difficile, de son indocilité.

« J’ai fait vider les arçons296 à plus d’un cavalier ! » disait-il.

Quand il eut fini de raconter les méchants tours qu’il avait joués aux hommes, la voix de Tonkilaron s’éleva encore dans le silence :

« Moi, j’ai fait capoter297 une automobile ! »

Toute l’écurie s’émut. Les chevaux et les grands ânes se demandaient :

« D’où vient donc celui-ci qui a réponse à tout, qui est à la fois le plus lent et le plus rapide, le meilleur et le plus méchant ? »

La vieille ânesse réfléchit et dit :

« Je vois ce que c’est ! Nous avons parmi nous un petit âne plein de malice ! »

Le garçon d’écurie passa avec sa lanterne. Puis toutes les bêtes s’endormirent.

Le lendemain matin, le maquignon les fit conduire à la gare ; les chevaux allaient devant, puis les ânes et, enfin, Tonkilaron, tout petit et tout seul, derrière.

La vieille ânesse, qui avait beaucoup voyagé, dit à Tonkilaron :

« Toi qui renverses les automobiles, tu ne renverseras pas la voiture où tu vas monter ce matin ! »

Tonkilaron connaissait déjà les bicyclettes, motocyclettes et automobiles de tout genre, mais il n’avait jamais pénétré dans une gare. Aussi ses oreilles battaient-elles sans répit, ce qui décelait chez lui un certain trouble.

Il prit place avec d’autres ânes dans un wagon qui fut accroché au tender298 d’un train de marchandises. Les coups de sifflet et les halètements des locomotives, le choc des tampons, le tintamarre des plaques tournantes, le grondement des express, tous les bruits énormes qui montaient de la gare emplissaient Tonkilaron d’inquiétude. Il s’efforçait de n’en rien laisser voir. Lorsque le train démarra, il avait, en apparence, retrouvé sa sérénité299 ; avec le plus grand sérieux, il faisait des niches à la vieille ânesse qui se trouvait près de lui.

Le train roula longtemps, longtemps… Il traversa des rivières sur de longs viaducs, se glissa sous de sombres tunnels, escalada des collines, dévala vers la plaine. Tonkilaron, regardant par une ouverture du wagon, voyait défiler le paysage. Les arbres et les maisons qui bordaient la voie semblaient fuir avec rapidité vers l’arrière. Aux bords arrondis de l’horizon, d’autres arbres, d’autres maisons, des villages avec leur clocher pointu, des champs couverts de brume bleue semblaient aussi en mouvement dans la même direction : ils tournaient lentement, d’autant plus lentement qu’ils étaient plus éloignés. Et, au fond de lui-même, Tonkilaron se demandait :

« Comment reviendrai-je à Claire-Fontaine, à travers tous ces pays qui marchent ? »

Quand le train s’arrêta, il descendit sans se faire prier. Par les rues d’une ville importante, sillonnée d’autobus et de tramways électriques, les chevaux et les ânes – Tonkilaron, tout seul et tout petit, derrière – gagnèrent un champ de foire où la voix des hommes faisait déjà une grande rumeur.

Le maquignon attacha ses bêtes à une longue barre de fer, les chevaux à droite, les grands ânes à gauche, Tonkilaron, tout petit et tout seul, au milieu.

Le maquignon vendit des chevaux et des ânes. Des acheteurs vinrent qui examinèrent Tonkilaron. Mais le maquignon leur dit :

« Ne l’achetez pas : il a trop de malice ! »

Le maquignon avait son idée…

À la fin de la foire, il alla trouver le directeur d’un cirque qui montrait des animaux savants.

« Venez avec moi ! lui dit-il. Je veux vous vendre un animal qui vaut son pesant d’or fin. On m’en a offert, aujourd’hui même, des sommes considérables, mais je le gardais pour vous… C’est un gentil petit âne plein de malice. »

Le directeur du cirque, ayant examiné Tonkilaron, dit :

« C’est, en effet, un petit âne plein de malice !

— Et je le garantis sans vice !

— Il me rendrait grand service !

— Je vous le vends sans bénéfice ! » s’écria le rusé maquignon.

Il n’en empocha pas moins une somme rondelette…

Le directeur du cirque emmena Tonkilaron. Le soir même, on commença à lui apprendre des tours. Puis, après quelques jours de dressage, il devint une des attractions du cirque. Son portrait parut sur de grandes affiches et il fut présenté au public au cours d’une représentation de gala300.

Les clowns arrivaient sur la piste, puis des poneys danseurs, une chèvre traînant une oie dans une citrouille creuse, un chien sauteur portant sur son dos un singe coiffé d’une casquette de jockey301, et enfin, attelé à une charrette basse mais très large et à très grandes roues, Tonkilaron, tout seul et tout petit, derrière.

Le rôle de Tonkilaron était d’encombrer la piste, de gêner les autres, de faire tout rater. Il s’en acquittait à merveille.

Lorsque les clowns faisaient des sauts périlleux et des cabrioles, il se trouvait là avec sa charrette. Lorsque le chien prenait son élan pour franchir un obstacle, l’âne passait juste devant lui. Les poneys danseurs le voyaient se mêler à leur quadrille. Enfin, croisant la chèvre qui prenait à droite, comme il se doit, Tonkilaron prenait froidement à gauche et c’était l’accrochage, la culbute, la catastrophe !…

Pour finir, les clowns, les poneys, le chien, le singe, la chèvre et l’oie tombaient en un même monceau. Et alors, Tonkilaron, campé au milieu de la piste, envoyait aux quatre points cardinaux un chant de victoire.

Tonkilaron avait beaucoup de succès auprès des spectateurs… Cependant, il était moins heureux qu’on n’aurait pu le croire. On le nourrissait assez mal. En outre, parmi les animaux du cirque, beaucoup avaient mauvais caractère. Les poneys danseurs, entre autres, étaient des plus grincheux. À la moindre niche qu’on leur faisait, ils mordaient comme des chiens.

Tonkilaron avait dans la tête une idée bien arrêtée : celle de revenir à la ferme de Claire-Fontaine. Cette idée prenait force chaque jour et l’aidait à supporter les ennuis de sa vie présente.

Le cirque allait de ville en ville, soit par la voie ferrée, soit par la route. Et Tonkilaron attendait avec impatience, le jour où il se rapprocherait de son pays natal.

Or, un matin, les voitures du cirque s’arrêtèrent sur la place de certain bourg que Tonkilaron reconnut aussitôt…

Sans bruit il s’esquiva et, par des ruelles qui lui étaient familières, il alla d’abord chez Casimir le carrossier. Le jeune garçon était guéri. Il donna à Tonkilaron un morceau de sucre, puis il voulut lui faire manger une bonne ration d’avoine. Mais Tonkilaron était déjà parti ! Ventre à terre, les oreilles dressées, les naseaux fumants, Tonkilaron galopait vers Claire-Fontaine…

Tourlour qui, avec les pigeons de sa suite, pillait les récoltes des alentours, fut le premier à apercevoir l’âne. Il prit son vol vers la ferme et annonça la nouvelle aux autres bêtes.

« Tonkilaron qui revient ! Tonkilaron qui revient ventre à terre ! »

Il achevait à peine que Tonkilaron poussait, d’un coup de tête, la barrière de la cour.

La fillette de la fermière se mit à danser autour de lui en battant des mains. La fermière elle-même, qui n’était plus en colère, fit bon accueil à l’âne. Elle lui versa de l’avoine dans un baquet.

« Te voilà revenu, petit sac à malices !… En attendant que ton nouveau maître vienne te chercher, mange toujours ce picotin ! »

Pendant ce temps, au bourg, la représentation commençait. Les clowns, les poneys, le chien, le singe, la chèvre et l’oie arrivèrent sur la piste ; on cherchait des yeux Tonkilaron, derrière. Mais point de Tonkilaron !…

Le directeur du cirque se mit à la recherche de l’âne. Il alla à la mairie : justement le fermier y arrivait aussi pour déclarer qu’il avait chez lui Tonkilaron.

Alors le directeur du cirque prit un licol et se rendit à la ferme pour en ramener l’âne.

La fillette pleura. Ses parents étaient plus émus qu’ils ne voulaient le laisser paraître.

Au moment de passer à la barrière, Tonkilaron se retourna et se mit à braire. Il disait en son langage :

« Au revoir !… Je reviendrai ! Je reviendrai ! »

IV

Le cirque, allant de ville en ville, s’éloignait de plus en plus du pays natal de Tonkilaron. Celui-ci en concevait de l’inquiétude et de la mauvaise humeur. Aussi, pendant les représentations, il cessa de bien jouer son rôle. Au lieu d’être celui qui fait tout rater, il était celui qui fait tout réussir. Les clowns ne heurtaient plus sa charrette, les poneys dansaient librement, le chien sautait les obstacles et la citrouille ne versait jamais. La scène était alors des plus banales et les spectateurs ne s’amusaient pas beaucoup.

Le directeur du cirque disait :

« Je ne sais qui me retient de vendre cet âne dépourvu de malice : il ne me rend plus aucun service ! »

Il n’eut point la peine de le vendre. Un soir, à la brune, Tonkilaron déguerpit. Il courut toute la nuit dans une direction qui lui semblait être la direction de son pays. À l’aube, il mangea de tendres chardons puis se coucha dans un petit bosquet. Le soir venu, il reprit sa course. Mais bientôt il fut fatigué. Il se dit que, voyageant de la sorte, jamais il n’arriverait à Claire-Fontaine : il serait arrêté en chemin et ramené au cirque ou rien de bon ne l’attendait, sans doute.

Or, comme il approchait d’un village, il vit un camion en panne, derrière lequel était accrochée une remorque, couverte d’une bâche. Le camion était en panne faute d’essence et le chauffeur avait couru au village voisin pour en chercher. Tonkilaron savait combien vont vite les camions automobiles. Celui-ci, en peu de temps, pourrait-le conduire fort loin… Tonkilaron n’hésita pas : il sauta sur la remorque qui était très basse, se coula sous la bâche, s’y coucha et ne bougea plus.

Le chauffeur revint avec un bidon d’essence dont il vida le contenu dans le réservoir. Puis il mit le moteur en marche, embraya et voilà le camion parti…

Tonkilaron voyagea ainsi tout le reste de la nuit. Le jour venu, le camion s’arrêta à l’entrée d’une ville, devant le bureau d’octroi.

« Avez-vous quelque chose à déclarer ? demanda l’employé d’octroi.

— Non ! répondit le chauffeur. D’ailleurs, voyez par vous-même ! »

L’employé souleva la bâche de la remorque et il dit :

« Pour commencer, je vois toujours bien un âne !

— Ne vous moquez pas de moi ! » répondit le chauffeur en riant.

Mais, comme l’autre insistait et semblait même sur le point de se fâcher, il descendit de son siège.

« Montrez-le-moi, cet âne ! dit-il à l’employé.

— Le voici ! Quoique petit, il est visible ! »

Le chauffeur, ébahi, n’en croyait pas ses yeux.

« C’est trop fort, s’écria-t-il. Par quel miracle cet âne peut-il se trouver sous cette bâche ? »

Il reprit, en se grattant la tête :

« Voilà une sotte histoire !… D’où vient-il, cet âne ? Pourvu qu’on ne m’accuse pas de l’avoir volé ! »

Pendant qu’il discutait avec l’employé, Tonkilaron, sautant à bas de la remorque, se glissa entre les deux hommes et détala comme un lièvre.

Tonkilaron trotta au hasard jusqu’à un bosquet dans lequel il se cacha pour toute la journée. Quand la nuit fut tombée, il s’aventura encore une fois dans la campagne. Cette campagne ne ressemblait point au pays natal. Le grondement des trains se faisait entendre dans toutes les directions. À l’horizon, les feux d’une grande ville embrasaient le ciel. Tout autour de cette ville, on devinait les maisons espacées d’une vaste banlieue.

Tonkilaron, inquiet, s’avança sur une prairie rase. À l’extrémité de cette prairie, on voyait des constructions longues et basses ; des lampes puissantes brillaient dans la nuit.

« À quoi peuvent servir ces hangars ? se demanda Tonkilaron. Les alentours en sont bien éclairés ! »

Il fit encore quelques pas et rencontra un chat. Celui-ci lui demanda sans autre formule de bienvenue :

« As-tu traversé l’Atlantique ?

— Quoi ? fit Tonkilaron en secouant les oreilles.

— Je te demande si tu as traversé l’Atlantique en avion ? Car si tu n’as pas, pour le moins, traversé l’Atlantique, tu n’es pas un compagnon avec lequel je puisse prendre plaisir à causer. Apprends que j’arrive de Madagascar, sur un monoplan302 de 500 chevaux et que j’ai fait le voyage sans escale… C’est un raid, cela, mon ami, ou bien je ne m’y connais pas ! Quel animal pourrait prétendre à une célébrité égale à la mienne ? Tu me diras : il y a le chat de Lindbergh !… Mais quel voyage merveilleux a-t-il donc accompli, le chat de Lindbergh ? Lorsque son maître a volé de New-York à Paris, au mois de mai 1927, il ne l’a point accompagné !… Il était tout seul à bord du Spirit of Saint-Louis, Lindbergh ! Des milliers de personnes peuvent en témoigner, et moi-même j’étais sur l’aérodrome du Bourget, quand il est descendu de sa carlingue303

— Qu’est-ce que tu me chantes, toi ? demanda Tonkilaron. N’es-tu pas un peu fou ?

— Grrh ! » fit le chat.

Et il disparut dans la nuit.

Soudain, un faisceau de lumière intense jaillit d’une des constructions lointaines. Un projecteur304 semblait fouiller le ciel. D’autres feux s’allumèrent, diversement colorés. Toute la prairie fut illuminée. Puis un ronflement se fit entendre en l’air. Tonkilaron n’était pas revenu de sa surprise qu’un étrange, qu’un énorme oiseau se posa dans la prairie. Et, du ventre de cet oiseau, plusieurs hommes sortirent, portant des paquets !

Tonkilaron était arrivé près d’un aérodrome305 et il venait d’assister à l’atterrissage d’un avion postal…

Le lendemain matin, au point du jour, malgré gardiens et palissades, il se présentait à l’entrée d’un hangar. Comment avait-il pu parvenir jusque-là ? On ne se l’expliqua jamais bien.

Les gardiens et les mécaniciens pensèrent qu’il tombait du ciel.

« D’où sort ce gredin ? Se trouvait-il dans l’avion qui vient d’atterrir cette nuit ? »

Un peu plus tard, des aviateurs arrivèrent. Ils s’écrièrent joyeusement :

« Bienvenue à ce nouveau pilote ! »

En réponse, Tonkilaron se mit à braire.

Tout le monde se rassembla autour de lui.

« C’est un âne égaré, dit l’un ; il faut le conduire à la fourrière. »

Mais un autre ajouta :

« C’est un gentil petit âne. Il semble plein de malice. Pourquoi ne le garderions-nous pas ici en attendant que son maître le réclame ? Il y serait mieux qu’à la fourrière306 !

— C’est cela ! dit le chef pilote. Adoptons-le, en attendant. Pour ma part, je serais enchanté de lui donner le baptême de l’air307 ? Il est si petit qu’il ne me gênerait pas beaucoup ! »

Tonkilaron resta donc à l’aérodrome où chacun le gâta.

Mais, lorsque le chef pilote voulut le faire monter dans la carlingue d’un grand avion pour lui donner le baptême de l’air, Tonkilaron se montra rétif, absolument ! Voyager dans le ventre de ce grand oiseau, non ! cela ne le tentait pas du tout… Il n’était pas encore assez familiarisé avec la locomotion aérienne. Pourtant il assistait journellement à de nombreux départs ou atterrissages. Il voyait s’élever des ballons libres, gonflés à l’hydrogène ou au gaz d’éclairage, et qui emportaient, suspendus à la nacelle où se tenaient les aéronautes, une ancre, un guide-rope et des sacs de lest. Deux grands hangars à charpente métallique abritaient des ballons dirigeables, des ballons en forme de poisson avec une ou plusieurs hélices que faisaient tourner de puissants moteurs.

Surtout, Tonkilaron voyait de près des avions de toutes sortes : des monoplans, des biplans, des triplans, des aviettes à faible surface portante, des avions commerciaux puissants et stables, des appareils de tourisme aux luxueuses cabines, des appareils équipés pour atteindre les hautes altitudes ou pour voler à très grande vitesse, enfin, des appareils destinés aux grands raids308 d’un continent à l’autre, pouvant emporter, par conséquent, plusieurs tonnes d’essence.

Il assista à de nombreuses descentes en parachute, il assista même à des essais de vols à voile, où des avions sans moteur, lancés du haut d’une éminence, se maintenaient en l’air, grâce au vent, pendant plusieurs heures.

Le chat que Tonkilaron avait rencontré la nuit de son arrivée allait souvent en avion et ne s’en montrait pas peu fier. Jamais ne s’était vu un chat plus vantard ! Accompagnait-il le chef pilote faisant, avec un élève, deux ou trois tours au-dessus de l’aérodrome ? À la descente, il annonçait qu’il venait de survoler309 la Sibérie ou le continent noir. Il avait fait, disait-il, plus de vingt fois le tour du monde, s’était élevé beaucoup plus haut que l’Himalaya, avait failli mourir de soif lors d’une panne en plein Sahara, et être dévoré par des requins à bord d’un hydravion de la marine qui, par suite d’une fuite au réservoir d’huile, avait dû amerrir en plein océan Indien…

Tonkilaron ne se gênait pas pour mettre en doute ses affirmations et se moquer de lui.

« Je viens de battre le record de la hauteur !

— Hâbleur310 !

— J’arrive du Congo par Gibraltar.

— Vantard !

— J’ai volé à la vitesse de 500 kilomètres…

— Peut-être !

— … 500 kilomètres à l’heure… près de 140 mètres à la seconde…

— Quel conte !

— … Et c’était contre le vent !

— Hi ! Han !

— Grrh ! » faisait le chat, irrité.

À son tour, il se moquait de Tonkilaron, qui n’avait jamais osé quitter la terre ferme.

Un jour, un honnête caniche prit place avec son maître sur un avion postal. Il ne revint que le surlendemain, ayant traversé la France par la voie des airs, à l’aller et au retour. Il raconta simplement son voyage, parla des villes qu’il avait vues de haut, des fermes, toutes petites au milieu de la campagne, des forêts et des taillis qui faisaient des taches d’un vert sombre. Cela fit réfléchir Tonkilaron…

Il avait toujours cette idée fixe, qu’un jour ou l’autre il reviendrait à Claire-Fontaine. Oui ! il voulait revenir à la ferme natale ! Il le voulait comme il savait vouloir, fortement, obstinément, avec une opiniâtreté invincible.

Mais comment revenir ? Assurément, il se trouvait, à présent, fort éloigné de son pays. Il ne savait même pas dans quelle direction se trouvait ce pays… Comment faire ? Comment faire ?…

Tonkilaron réfléchit encore un peu, pesa le pour et le contre et enfin : un ! deux ! trois ! il prit soudain une décision…

Il prit la décision de monter, lui aussi, en avion pour essayer de se rapprocher de son pays ou, tout au moins, de s’orienter.

Le chef pilote allait justement essayer un nouvel appareil. Tonkilaron trotta vers l’avion et se plaça le long du fuselage311.

— Quoi ! s’écria l’aviateur. Est-ce enfin pour aujourd’hui, ce baptême de l’air ?

Tonkilaron, le museau levé, agitait vivement les oreilles.

Alors le chef pilote et ses aides hissèrent en riant l’âne dans la carlingue et ils l’attachèrent.

Puis le moteur ronfla, l’hélice tourna et l’appareil se mit à rouler face au vent sur l’aérodrome. Quand la vitesse fut suffisante, le pilote tira doucement à lui le levier de manœuvre commandant le gouvernail312 de profondeur. Les roues du train d’atterrissage quittèrent le sol : l’appareil, cabré, piquait vers le ciel. Tonkilaron vit la terre s’enfoncer, l’horizon s’élargir. Bientôt l’aérodrome ne fut plus qu’une tache verte et brune. Des hommes, s’affairant autour des hangars, semblaient des fourmis parmi de gros grains de sable.

L’avion montait toujours. Il passa à travers un nuage. Au-dessus de ce nuage, le soleil brillait dans un ciel pur, ce qui n’empêchait pas qu’il fit très froid. L’altimètre313 indiquait le nombre 4.000.

L’avion redescendit. Le pilote le lança en ligne droite à une vitesse effrayante.

Tout allait bien. Le moteur ronflait régulièrement. L’avion était stable et facile à diriger. Alors le pilote, appuyant, tantôt d’un pied, tantôt de l’autre, sur le palonnier314 qui commandait le gouvernail de direction, prit de courts virages, tantôt à droite, tantôt à gauche. Puis l’appareil glissa sur l’aile, tomba comme une feuille morte, se redressa, se cabra, se retourna complètement… Pendant quelques secondes, le pilote et Tonkilaron se trouvèrent la tête en bas !

Enfin le pilote arrêta le moteur et atterrit en vol plané, juste au milieu de l’aérodrome.

Tonkilaron n’avait éprouvé ni frayeur ni vertige.

Le lendemain, un autre aviateur l’emmena en un nouveau vol d’essai, au-dessus de la campagne. Le surlendemain et les jours suivants, il prit encore le chemin des airs. Et bientôt il put rivaliser avec le chat hâbleur pour le nombre des heures de vol.

Il fit de longs voyages, survola Paris, Londres, Bruxelles, alla jusqu’en Algérie.

Il était si bien habitué au ronflement du moteur qu’il percevait les moindres bruits anormaux. Certains « ratés », qui échappaient à l’oreille du pilote, ne lui échappaient point à lui, Tonkilaron. Pour les signaler, il se mettait à braire à tue-tête.

Aux heures de danger, pendant les atterrissages difficiles, il ne s’affolait jamais. Un jour, l’appareil sur lequel il se trouvait brisa son train d’atterrissage en touchant le sol et capota. L’essence prit feu ! Le pilote, qui par bonheur, avait été projeté à terre, se releva vite et put tirer Tonkilaron des flammes. Mais l’âne avait le poil complètement roussi ! Cette mésaventure ne l’empêcha point de prendre place, dès le lendemain, sur un nouvel appareil.

C’est qu’il avait toujours son idée fixe !

C’est qu’il n’avait pas encore pu, au cours de ses voyages, découvrir la ferme de Claire-Fontaine…

Or, un matin, comme l’avion qui l’emportait volait très bas, au-dessus de la campagne couverte d’une brume légère, Tonkilaron tressaillit… Ce pigeon !… Ce gros pigeon aux ailes bleutées qui conduisait une bande de ses pareils au pillage des récoltes, il lui semblait l’avoir déjà rencontré quelque part… N’était-ce point Tourlour-le-Cravaté ?

Passant la tête hors de la carlingue, Tonkilaron regarda attentivement la campagne. Juste à ce moment la brume se dissipait… Et il distingua très nettement, d’abord le taillis aux merles, puis le bourg où sont les écoles et enfin la ferme natale : Claire-Fontaine !…

Alors il se retourna vers le pilote et se mit à braire. Il se mit à braire avec une ardeur sans pareille ! Il se mit à braire d’une voix formidable qui semblait emplir tout l’espace !

Le pilote, inquiet, écouta le bruit du moteur ; mais le moteur ne lui semblait pas avoir de « ratés ». Il vérifia le niveau de l’essence, le niveau de l’huile, jeta même un coup d’œil à sa boussole, à sa carte. Tout allait bien et il était dans la bonne direction…

« Qu’est-ce qui se passe donc ? se demanda-t-il. L’âne n’a pas l’habitude de faire, sans raison, pareille musique ! »

Cependant, Tourlour, à tire-d’aile, était revenu à la ferme, et il annonçait aux bêtes l’incroyable nouvelle.

Se peut-il ? dit Pandour en levant brusquement la tête.

— J’ai toujours soutenu que ce petit était étonnant ! » dit Brunette aux yeux calmes.

De son côté, la fillette de la fermière, reconnaissant la voix de l’âne, avait appelé ses parents et tout le personnel de la ferme. Chacun regardait vers l’avion et levait les bras en poussant des cris de surprise. La fillette sautait en l’air et battait des mains.

« Tonkilaron qui revient ! Tonkilaron qui revient en avion ! »

Le pilote vit tous ces gens qui semblaient lui faire des signes.

« Qu’est-ce qui se passe ? se demanda-t-il encore. On veut sans doute me signaler quelque chose. »

Comme l’âne continuait toujours à braire éperdument :

« Pas de doute ! se dit le pilote. Il y a un danger que je ne soupçonne pas ! Atterrissons ! »

Il coupa l’allumage et alla se poser doucement, derrière la ferme, au milieu d’une grande prairie.

Tonkilaron chantait, à présent, d’une voix claironnante.

« Deviens-tu fou ? » demanda le pilote.

Mais Tonkilaron était déjà parti… Ventre à terre, il galopait vers la ferme. Il s’arrêta net au milieu de la cour. Tout le monde l’entourait en criant :

« Tonkilaron est revenu !… Tonkilaron ! Tonkilaron !… »

Le pilote vint à son tour et le fermier lui donna l’explication de ce qui se passait.

Le pilote dit :

« Vous devez être content de retrouver ce petit âne plein de malice ! »

Puis, comme il était très pressé, il alla vers son avion et reprit son vol.

Le fermier se disait :

« L’âne est revenu… c’est très bien ! mais nous ne pouvons le garder, car il n’est plus à nous ! »

Il écrivit au directeur du cirque. Celui-ci répondit :

« Gardez votre âne dépourvu de malice : il ne me rendait plus aucun service. »

C’est ainsi que Tonkilaron demeura à Claire-Fontaine.

Il y est encore.

Il n’est point dépourvu de malice comme le croyait le directeur du cirque. Mais, assagi par l’âge, les voyages et les aventures, il ne se montre plus ni paresseux, ni rétif. Il lui arrive encore de s’entêter, mais c’est toujours pour le bien. Par exemple, quand la charrette aux roues ferrées est trop lourdement chargée, il s’entête pour la faire démarrer et il finit par y réussir.

Il est choyé de tous.

Sa réputation d’âne savant et d’âne volant lui vaut la considération des autres bêtes et une place à part.

À la ferme de Claire-Fontaine, quand les bêtes vont aux champs, c’est Pandour qui va devant, puis viennent les autres chevaux, puis Brunette aux yeux calmes et les autres vaches, puis les chèvres et les moutons, puis le chien, puis la bergère et enfin Tonkilaron, tout petit et tout seul, derrière…


MARS

LÀ-HAUT, SUR LA MONTAGNE…

I

Si je raconte cette histoire, c’est que je la tiens de Hochebut, le pinson des neiges, qui a la queue toute blanche, à l’exception des deux plumes du milieu qui sont noires. Hochebut n’avait pas la mine d’un menteur. Mais il faudrait dire, tout d’abord, en quelles circonstances j’ai rencontré Hochebut.

J’accompagnais un de mes amis, ingénieur des ponts et chaussées, qui faisait un voyage d’études dans les Alpes. Il visitait les installations hydro-électriques315 existant déjà, et il cherchait où l’on pourrait en placer de nouvelles afin d’utiliser le mieux possible la « houille blanche316 ». Mon ami, fort savant, calculait au plus juste la hauteur des barrages à élever, la capacité des réservoirs, le diamètre des canalisations, la puissance des turbines317 et les frais d’installation. Moi, je me contentais d’admirer les claires cascades, les torrents aux eaux bondissantes, les cimes abruptes318, les gorges sauvages. Il m’arrivait de déplorer, par avance, les changements que l’industrie des hommes ne manquerait pas d’apporter à ces paysages grandioses.

« Avec pareil argument, répondait mon ami, on ne ferait jamais rien ! Les ingénieurs sont aussi sensibles que n’importe qui à la beauté d’un site ; ils se garderaient bien d’y attenter par plaisir ! »

Bref, il me démontrait par a + b que mes craintes étaient chimériques ou, du moins, très exagérées.

Le beau voyage que nous fîmes là ! Qu’il serait agréable de rappeler nos courses en montagne ! Mais ce n’est pas là notre sujet : passons donc au plus court.

Par une froide après-midi du commencement de mars, je me chauffais au feu d’une grande cheminée, en une auberge de Savoie. Mon ami était parti en excursion dans les environs. Comme il neigeait abondamment, le courage m’avait manqué pour le suivre. J’étais donc dans un coin de la cheminée. Dans l’autre coin, en face de moi, il y avait un homme silencieux qui faisait sécher ses guêtres mouillées. Il avait la mine d’un étranger. Près de lui se trouvait une cage contenant un petit pinson des neiges qu’il venait d’acheter au fils de l’aubergiste.

Je tirai de ma poche un journal du pays ; et je lus qu’un touriste, accompagné d’un guide de Chamonix, venait de réussir, malgré des rafales de neige, l’ascension du Mont-Blanc !

« Quel est cet imprudent ? » demandai-je à l’aubergiste.

L’aubergiste n’en savait rien ; il fit un geste évasif. Mais l’homme qui se chauffait en face de moi tourna le bout de son index droit vers la poitrine et répondit :

« Je ! »

Lui ! c’était lui, l’imprudent…

Nous essayâmes de causer. L’homme, un Anglais, était passionné d’alpinisme319. Il avait fait l’ascension de toutes les principales cimes des Alpes françaises et suisses. Il parlait des Alpes du Dauphiné et de Savoie comme il eût parlé de son pays natal. Le Pelvoux, le Cervin, le mont Rose, l’énorme soulèvement de l’Oberland Bernois lui semblaient familiers. Trois fois, il avait planté son piolet320 au sommet du Mont-Blanc. À l’écouter, on aurait pu croire que la mer de Glace était son lieu habituel de promenade. D’ailleurs, il connaissait, presque aussi bien que les Alpes, la chaîne des Pyrénées, les Cévennes et les pays du Massif Central.

Je sentais bien qu’il ne se vantait pas. Seul, ou attaché par une corde à des guides aussi aventureux, aussi téméraires que lui-même, il avait réellement fait de très nombreuses ascensions, escaladé des rochers à pic, roulé dans des précipices, bravé les avalanches, traversé d’immenses névés, franchi des moraines321, marché des jours entiers sur des glaciers dont les dangereuses crevasses étaient masquées par de fragiles ponts de neige.

Je l’écoutais avec la plus grande attention, d’abord parce qu’il disait des choses intéressantes, ensuite parce que j’avais de la peine à le comprendre. Il parlait en effet fort mal notre langue, et encore avec un accent très marqué. Quand je lui parlais moi-même en français, il ne comprenait pas.

J’essayais de lui parler en anglais ; mais je sais peu de mots anglais, bien peu, trop peu ! Mon charabia devait être encore pire que le sien !

Avais-je ânonné322 péniblement une phrase ? Il demeurait tout un moment à réfléchir, puis il éclatait de rire. Quand l’accès d’hilarité323 était passé, il disait :

« Je prie pour votre pardonne, messièr !… Exquiouse-je ! »

Puis il levait l’index et il ajoutait, d’un ton qu’il s’efforçait de rendre très sérieux :

« Vôs as dit un étonnante petit parole !… un réellement singouliére petite discours ! Oui ! »

Peu fier de mon ignorance, je finis par me taire. Et lui aussi cessa de parler de ses chères montagnes. Ses guêtres étaient sèches. Il prit la cage où chantait l’oiseau apprivoisé et se disposa à gagner sa chambre. Mais, se ravisant soudain, il désigna du doigt une brochure rouge que j’avais dans ma poche et il demanda :

« Vôlez-vôs prête moa la tienne rouge petite volioume ?

— Volontiers ! » répondis-je.

Et je lui demandai, à mon tour, m’appliquant à imiter son langage pour qu’il pût me comprendre sans difficulté :

« Vôlez-vôs prête moa la tienne jolie petite oiseau ? »

Cette fois, en effet, il me comprit tout de suite.

« All right324 ! s’écria-t-il en riant. Vos énormément progresse sur le véritable français langouédge ! »

Puis il ajouta, en me tendant la cage :

« Je volais bien prête vôs la mienne jolie petite singing-bird ! »

Il appelait « singing-bird » le pinson des neiges. Singing-bird, en anglais, signifie : oiseau chanteur. Ce n’est point un nom propre, puisqu’il convient à presque tous les oiseaux.

Le fils de l’aubergiste m’apprit que le pinson apprivoisé s’appelait Hochebut, de son vrai nom. Hochebut, cela ne signifie rien du tout. Mais c’est un nom propre et cela convient très bien, à mon avis, à un pinson des neiges.

Je pris donc la cage et, avec précaution, pour ne pas trop bousculer Hochebut, je l’installai à côté de moi.

C’est ainsi, pas autrement, que j’ai fait connaissance avec ce petit pinson des neiges, dont la queue, blanche, est rayée de noir en son milieu.

Je posai la cage près de moi dans le coin de la cheminée et Hochebut se remit à chanter. Il filait sa chanson de façon si continue, en prenant des poses si variées, qu’il semblait raconter une histoire.

Je l’écoutais avec une grande attention, mais je comprenais encore beaucoup moins son langage que je n’avais compris le charabia de l’Anglais. J’avouerai même que je n’y comprenais rien du tout.

Alors il se produisit ceci : comme j’étais confortablement assis dans un bon fauteuil, devant un bon feu, je m’abandonnai au bien-être. Je croisai les mains et j’appuyai ma tête au dossier du fauteuil. Mes paupières devinrent lourdes : je les abaissai…

J’étais sans force et sans pensée. Bientôt je fus sans poids : il me semblait flotter dans la nacelle d’un ballon, quelque part, au milieu d’un épais brouillard…

Cependant un petit bruit, que j’entendais toujours, me rattachait encore à la vie. Ce bruit n’était autre que la chanson de Hochebut. Je m’efforçai de suivre cette chanson. Ô surprise ! Ô merveille ! À présent, je comprenais sans peine le langage du pinson des neiges !

« En ce temps-là, disait ce brave Hochebut, je n’étais qu’un pinsonnet de quatre graines. » (Cette expression me sembla, au premier abord, bizarre et même inintelligible325 ; mais ensuite je compris très bien qu’elle désignait, dans le langage des pinsons des neiges, un tout petit pinsonnet.)

« Un pinsonnet de quatre graines, voilà ce que j’étais ! disait donc Hochebut. Nous occupions, mes trois frères et moi, un nid bien douillet entre deux branches de sapin. C’était là-haut, là-haut, dans les pays du haut ; exactement sur le versant sud d’une des montagnes qui encerclent la combe326 d’Escarparias. Lorsque le vent écartait les branches du sapin, nous apercevions, au-dessus de nous, les cimes blanches où scintillaient les glaciers. Au-dessous, entre les montagnes, s’étendait la combe avec ses sapins, ses mélèzes, ses aulnes, ses rochers et quelques taches vertes qui seraient des prairies à la belle saison.

La neige commençait à fondre. L’eau qui ruisselait des montagnes se réunissait au fond de la combe en un petit lac sur lequel flottaient des glaçons ; de ce lac sortait un torrent qui se précipitait en grondant vers les pays du bas.

Au cœur de l’hiver, la combe est à peu près déserte. Les bêtes les moins frileuses descendent vers les vallées où sont les hommes. Seules, les marmottes327 font exception. Mais je parlerai des marmottes quand le moment en sera venu…

Cette année, l’hiver n’ayant pas été très rigoureux, le printemps s’annonçant tôt, ma mère, dès le mois de février, était remontée vers la combe. Elle avait couvé à la hâte. De sorte qu’au mois de mars, nous ouvrions déjà, mes frères et moi, des becs avides328. Je me demande même à présent comment nos parents faisaient pour nous nourrir, au milieu de toute cette neige qui recouvrait encore les pentes des montagnes et la combe. Ils y réussissaient pourtant ! Nous ne manquions de rien ; nous étions même grassouillets.

Nous n’avions pas encore beaucoup de voisins en cette fin d’hiver. Des chamois329 venaient paître les taches de gazon entre les champs de neige. Au moindre bruit suspect, le chef de la harde330 avertissait ses compagnons par un petit sifflement des narines et tous les chamois fuyaient ; nous les voyions escalader les pentes abruptes, franchir d’un bond les précipices, se hisser sur des arêtes rocheuses qui semblaient inaccessibles aux bêtes dépourvues d’ailes.

Nos parents nous renseignaient sur les mœurs des chamois, mais pour nous distraire seulement et parce qu’il faut bien connaître ses voisins. Les pinsons des neiges n’espèrent ni ne craignent rien des chamois. Ils vivent ensemble dans les pays du haut ; et c’est tout.

Lorsque nous nous montrions turbulents ou indociles, notre père prenait sa grosse voix et disait :

« Gare ! je vais appeler le gypaète331 barbu ! »

C’est l’habitude, chez les pinsons des neiges, de menacer la jeunesse indocile de l’aigle ou du gypaète.

De mon temps, c’était donc du gypaète que l’on menaçait les pinsonnets. L’année précédente, c’était de l’aigle.

C’est qu’en effet, pendant fort longtemps, un grand aigle impérial avait régné sur la combe d’Escarparias et les montagnes du pourtour. À ma naissance, cet aigle avait disparu. Mes parents prétendaient qu’il avait cédé la place à un gypaète barbu, à la suite d’un combat terrible qui avait eu lieu là-haut, là-haut, dans les pays très hauts. À la vérité nul n’y était allé voir. Ce qui était malheureusement certain, c’était la présence du gypaète. Nous l’apercevions parfois, planant au-dessus de la combe. Ses grandes ailes fauves projetaient une ombre mobile et effrayante.

« Ne bougez pas ! disaient nos parents. Il vous avalerait tous les quatre à la fois et votre nid par-dessus le marché ! »

Nous nous serrions les uns contre les autres en tremblant et, pendant un moment, nous étions bien sages. Puis, nous recommencions la comédie.

« Prenez garde ! disaient encore nos parents, le gypaète va venir ! Il vous enlèvera dans les airs comme une plume, avec votre nid et peut-être le sapin par-dessus le marché ! »

Au fond, mes parents ne craignaient pas beaucoup l’énorme oiseau de proie. Le pinson des neiges est un trop petit gibier pour le maître des airs.

Outre les chamois et le gypaète, vivaient aussi, dans les environs, plusieurs familles de marmottes. Mais laissons dormir les marmottes : le moment n’est pas encore tout à fait venu de s’en occuper.

Il y avait quelques autres bêtes dont je parlerai sans délai, en commençant par les meilleures.

D’abord, un brave petit traquet332, ami de ma famille. Habitué des pays du bas, il avait néanmoins suivi mes parents quand ceux-ci étaient montés vers la combe.

Il se perchait toujours sur les hautes branches, en sentinelle.

Ensuite, des perdrix rochassières dont je ne dirai ni bien ni mal.

Ensuite, Ric-Roc, général des campagnols, et toute sa troupe. J’en pense plutôt du mal que du bien. Ric-Roc et ses suivants étaient pourtant d’assez joyeux petits compagnons. Nous nous amusions fort à les voir courir sous les sapins. Mais ils dévoraient tout, voilà !

Derrière les campagnols, les chassant et leur faisant une guerre atroce, il y avait une belle bête blanche… Ah ! une belle bête horrible, en vérité ! Une hermine333 !… Maudite soit l’hermine !… Enfin on disait que, derrière l’hermine, sur les pentes du col par où l’on gagnait les pays du bas, il y avait un renard musqué et des putois. Mais je ne les ai jamais vus.

Tandis que l’hermine, je l’ai vue ! Je l’ai vue, la belle, la cruelle, l’abominable hermine ! Ah ! maudite, maudite soit l’hermine !… »

Il fallait entendre Hochebut parler de l’hermine ! La haine l’étranglait ! Il fut obligé de s’arrêter… Jamais on n’aurait cru ce brave petit oiseau capable de se mettre si fort en colère !

II

Maudite soit l’hermine ! répéta Hochebut dès qu’il eut retrouvé le souffle. Non contente de chasser les compagnons de Ric-Roc, elle surprit le petit traquet, ami de la famille. Elle le tua sur une branche, un matin qu’il était encore transi334 de froid nocturne.

Nos parents furent témoins du meurtre. Ils ne purent retenir des cris d’horreur et d’indignation. L’hermine, levant la tête, leur jeta un mauvais regard. Nos parents nous dirent que jamais ils ne s’étaient sentis si mal à l’aise que sous ce regard de l’hermine.

Ils revinrent aussitôt vers nous. À cette époque, nous commencions à voleter autour de notre nid.

« Ne bougez pas aujourd’hui ! » s’écrièrent nos parents.

Mais, les voyant bouleversés, le plus fort de mes frères, qui était aussi le plus aventureux de la nichée, se dit :

« Que se passe-t-il donc sous les sapins ? Il faut que j’aille m’en rendre compte ! »

Il alla sous les sapins, mais il ne revint pas… Mes parents l’appelèrent en vain tout le jour : l’hermine l’avait tué !

Mes parents s’écrièrent :

« Sauvons-nous ! Montons vers le tertre335 aux marmottes ! »

Ce sera bientôt le moment de parler des marmottes. Disons tout de suite qu’elles habitaient, un peu plus haut que nous, sur une montagne voisine, un tertre gazonné. Mes frères, par petites volées, auraient pu atteindre ce tertre. Malheureusement, j’étais beaucoup plus faible et il fallait bien encore deux ou trois jours avant que je fusse capable d’entreprendre le voyage. Et l’hermine – maudite soit-elle ! – était toujours là !

Nous passâmes la nuit sur notre sapin. Nos parents nous couvraient de leurs ailes. Le jour venu, ils s’en allèrent quêter notre nourriture.

Alors le plus fort d’entre nous dit :

« Il faut que j’aille sous les sapins à la recherche de notre frère ! »

Il y alla mais ne revint pas… L’hermine l’avait tué ! Et moi qui étais toujours trop faible pour prendre ma volée !

Nous passâmes encore la nuit sur notre arbre et, quand nos parents furent partis quêter notre nourriture, le dernier de mes frères dit :

« Nous voici bien à l’aise en ce nid ! Ce n’est pas l’espace qui nous manque ! Pourquoi les deux autres ne reviennent-ils pas ? Je vais voir ce qu’ils font ! »

Il y alla mais ne revint pas…

Me voyant tout seul, mes parents n’hésitèrent plus. Coûte que coûte, il fallait partir… Ils me bousculèrent, me poussèrent au bord du nid. Pour ne pas choir au pied du sapin, force me fut d’ouvrir les ailes…

Nous n’arrivâmes que deux jours plus tard sur le tertre aux marmottes. J’étais exténué. Je me perchai sur une branche de mélèze et mes parents, la nuit venue, se serrèrent près de moi pour me réchauffer. Le lendemain, dès l’aube, mon père monta à la cime du mélèze et il regarda la montagne autour de lui.

« Toi qui es là-haut, tout là-haut perché, dit ma mère, vois-tu l’abominable hermine ?

— L’hermine ! maudite soit-elle ! » s’écria tout d’abord mon père.

Puis il répondit :

« Non, je ne la vois pas !

— Toi qui es là-haut, tout là-haut perché, dit encore ma mère, vois-tu Ric-Roc et sa bande ? Vois-tu les chamois ? Vois-tu le gypaète ?

— Non ! répondit mon père. Mais je vois, dans le brouillard, des bêtes à petites pattes, à petites oreilles et qui ont le corps trapu… Elles sortent d’un terrier et vont chercher de l’herbe qu’elles rapportent entre leurs dents.

— Ne seraient-ce point les marmottes ? demanda ma mère. Regarde bien ! »

Mon père regarda et répondit :

« Ce sont en effet les marmottes ! »

Puis il s’écria :

« Bonjour les marmottes ! Puisque vous êtes réveillées, c’est donc que le beau temps va venir ! »

Cette fois, le moment est venu de parler des marmottes. Comme le pinson des neiges, elles vivent dans les pays du haut. Mais, quand l’hiver vient, croyez-vous qu’elles se donnent la peine de descendre vers les pays du bas, comme les autres bêtes ? Pas le moins du monde !… Elles disent :

« Nous sommes des animaux hibernants336 ! Nous nous moquons du mauvais temps ! D’ailleurs, nous avons une maison ! »

C’est vrai ! elles ont une maison. Dans la terre, avec leurs petites pattes, elles ont creusé une grande habitation avec deux couloirs d’entrée. Et, donc, lorsque l’hiver vient, au lieu de suivre les autres bêtes qui vont dans les pays du bas, elles entrent dans leur maison. Elles en bouchent solidement les ouvertures avec de la terre pétrie, puis elles se couchent tout au fond, les unes contre les autres, sur des herbes sèches… et bonsoir la compagnie ! La neige tombe : elles dorment. Le glacier craque : elles dorment. L’avalanche roule : elles dorment, elles dorment… Pour les réveiller il ne faut rien moins que le soleil printanier. Alors, affamées, elles sortent de leur maison et on les voit. On dira ce qu’on voudra, c’est une vie singulière que la leur ! Selon moi, il vaut mieux être pinson des neiges que marmotte, malgré les jours froids, malgré l’hermine, malgré tout.

La bande de nos voisines se répandait sur le tertre et les pentes environnantes, à la recherche de leur nourriture. L’une d’elles veillait ; à la moindre apparence de danger elle poussait un cri aigu. Aussitôt : frtt ! toutes les marmottes s’engouffraient dans leur maison.

Ce manège, qui se renouvelait souvent, m’amusait fort.

« Ne sont-elles point folles ? demandais-je à mes parents. Elles voient le danger partout ! »

Mon père répondait :

« Quand on est marmotte ou pinson des neiges, on n’est jamais trop prudent. Et, à ce propos, je te prie de ne pas t’éloigner du mélèze comme tu as tendance à le faire. Songe à l’hermine ! Songe au gypaète ! » J’avais grand’peur de l’hermine, mais l’hermine était loin. Quant au gypaète, je ne le craignais guère : du haut des airs où il planait, comment m’aurait-il vu, moi, si petit ?

Je continuai donc à voleter autour des marmottes. À force d’entrer et de sortir par leur petit couloir, elles râpaient tout le poil de leur dos. Vous pensez bien que, moi, pinsonnet fort impertinent337, je ne pouvais les appeler autrement que « dos pelés » !

Elles me regardaient de travers car, malgré leur petit air tranquille, elles étaient assez susceptibles.

Le temps était beau ; le soleil faisait fondre la neige. L’eau ruisselait sur les flancs des montagnes ; au fond de la combe, le petit lac, débarrassé de ses glaçons, brillait comme un œil. Tout allait bien. Nous commencions à trouver facilement notre nourriture. Les marmottes, de leur côté, s’enhardissaient.

Un jour, une des plus jeunes s’était aventurée seule, sur un escarpement qui surplombait la combe. Je l’avais suivie et j’étais perché non loin d’elle, sur une touffe d’airelle338 myrtille. Je vois tout cela comme si j’y étais encore : la combe reverdie avec le petit lac brillant, la marmotte coupant son herbe sur l’escarpement et moi, sur ma touffe de myrtille, criant à plein gosier :

« Dos pelé ! dos pelé ! »

Car j’avais entrepris de faire enrager cette jeune marmotte, qui avait mauvais caractère et ne me ménageait guère à l’occasion.

La marmotte se fâcha en effet.

« Si je te tirais les plumes, cria-t-elle, qu’est-ce que tu dirais, méchant pinsonnet de quatre graines ? »

Il me sembla bien, à ce moment, que mon père m’appelait et que la sentinelle des marmottes jetait son cri d’alarme, mais je m’amusais trop pour quitter la place. La marmotte ne bougea pas davantage.

Alors il se produisit une chose terrible…

Une ombre soudaine couvrit le gazon, deux ailes immenses battirent. Je fus projeté, je ne sais comment, au milieu de la touffe de myrtille. Quand je retrouvai mon équilibre, la marmotte s’en allait dans les airs : les reins brisés, elle pendait aux serres339 du gypaète !

Le rapt340 avait été si rapide que je n’eus peur qu’un peu plus tard… Affolé, je rejoignis mes parents et tous les trois, à tire-d’aile, nous nous dirigeâmes vers un fourré lointain. Hélas ! dans ce fourré nous rencontrâmes l’hermine ! – Maudite soit-elle ! – Il fallut encore déguerpir. Pendant plusieurs jours, nous fûmes errants, perchant tantôt ici, tantôt là, au hasard de l’aventure.

Enfin, un soir, nous nous retrouvâmes sur notre mélèze du tertre aux marmottes. Nous y demeurâmes. Passé le premier moment de frayeur, cette cachette nous semblait encore la plus sûre. Le gypaète, après tout, m’avait dédaigné. Pour nous, pinsons des neiges, il était moins redoutable que l’hermine. – Maudite soit l’hermine !

Je recommençai donc de plus belle à taquiner les marmottes. Le gypaète planait dans les hauteurs du ciel. Un jour, avisant une marmotte sur l’escarpement, il pensa renouveler son forfait, mais, cette fois, la marmotte ne l’attendit pas ; il manqua sa proie. J’étais alors un pinsonnet si étourdi qu’il n’en fallut pas davantage pour que je me misse à narguer le gypaète !

Mes parents me rappelaient à la prudence. Peu à peu, ils m’apprenaient tout ce qu’un pinsonnet des neiges doit savoir. Ils regardaient vers le col qui mène aux pays du bas et ils disaient :

« Le soleil brille, l’herbe est verte dans la combe : les pâtres ne vont pas tarder à venir avec les troupeaux des villages. »

Un jour, on entendit à plusieurs reprises un grand bruit qui réveilla tous les échos de la montagne.

« Des coups de fusil ! s’écrièrent mes parents. Le temps de la chasse est pourtant passé. Ce sont des braconniers qui rôdent par là… Gare aux perdrix ! Gare aux marmottes ! Et, surtout, gare aux jeunes chamois !

J’allai avertir nos voisines.

« Tenez-vous sur vos gardes, dos pelés ! les braconniers sont là !

— Nous le savons mieux que toi ! répondirent-elles. Que prétends-tu nous apprendre, pinsonnet de la dernière couvée ? »

Le soir, comme nous allions nous percher sur notre mélèze, nous aperçûmes, au pied de l’arbre, deux bêtes d’un gris fauve : un tout jeune chamois et sa mère. Les braconniers les avaient traqués. Séparés de la bande au cours de la poursuite, à cause du petit qui ne pouvait suivre le galop vertigineux341 des adultes, ils s’étaient réfugiés sous les branchages du tertre aux marmottes.

Dès le lendemain, je liai connaissance avec les nouveaux venus. La mère, grande à peu près comme une chèvre, avait des cornes minces recourbées à leur extrémité, je l’appelai Cornue, sans réfléchir davantage. Le petit, lui, avait de beaux yeux dorés ; il était perché sur de longues pattes grêles et noires. Je lui donnai le nom de Vif-en-l’air, qu’il me semblait mériter à cause de ses continuelles gambades.

Dans l’impossibilité où ils étaient pour le moment de rejoindre la harde, le jeune chamois et sa mère demeurèrent sur le tertre aux marmottes.

Nous devînmes les meilleurs amis du monde, Vif-en-l’air et moi. Je lui fis connaître les marmottes et je le conduisis sur l’escarpement tragique342. Il s’avança au bord du précipice : le précipice ne l’effrayait pas du tout ! Il y serait même descendu si sa mère ne l’en avait empêché. Ses bonds merveilleux étonnaient les marmottes.

Un jour, sa mère lui dit :

« Puisque tes jambes sont, à présent, si lestes et si fortes, nous allons gagner les pays très hauts afin de rejoindre la harde. »

Vif-en-l’air aurait dû obéir immédiatement à sa mère. Mais il poussait, sur le tertre aux marmottes, une herbe si tendre que le petit chamois n’était pas pressé de gagner les pays toujours blancs.

« Restons encore un peu ! dit-il.

— Non ! reprit Cornue, car j’entends les pâtres souffler dans des cornes. Bientôt, ils seront dans la combe avec leurs troupeaux et leurs chiens.

— Justement ! dit Vif-en-l’air. Je voudrais les voir ! Je voudrais voir les pâtres, leurs troupeaux et leurs chiens !… Dès que je les aurais vus, nous partirions ! »

Cornue, qui chérissait son petit, finit par céder. Et ce fut un grand malheur !…

Ce fut un grand malheur, car le gypaète à la vue perçante veillait du haut des airs.

« Maudit ! Ah ! mille fois maudit soit le gypaète ! »

Il fallait entendre Hochebut jeter sa malédiction au gypaète ! Personne n’aurait jamais pu croire qu’il y avait un tel souffle dans cette petite poitrine !

III

Le lendemain, reprit Hochebut, les pâtres parurent en effet dans la combe, avec leurs chiens et leurs troupeaux. Ils s’installaient là, dans de petites cabanes, pour passer quatre mois de beau temps. Cela faisait tout un remue-ménage.

« Partons, à présent ! » disait Cornue à son petit.

Celui-ci, je le répète, aurait dû obéir tout de suite. Mais il ne se lassait pas de regarder vers le fond de la combe.

« Je veux aller sur l’escarpement, dit-il. Je verrai mieux les pâtres, les troupeaux et les chiens !

— N’en fais rien ! s’écria Cornue. Sur l’escarpement, tu serais toi-même en vue. Et jamais un chamois ne doit s’offrir aux regards des hommes. »

Rien n’y fit. Vif-en-l’air alla quand même sur l’escarpement. Je dois avouer que je l’y suivis.

Tout à coup, comme le petit chamois était tout au bord du précipice, j’entendis sa mère l’appeler. Je levai la tête et je vis, au-dessus de nous, comme un nuage noir. Aussitôt, je pris mon vol en criant éperdument :

« Sauve-toi !… Le gypaète ! »

Mais Vif-en-l’air n’eut pas le temps de se sauver. Le gypaète se laissa choir sur lui comme une pierre !… Du bouquet d’arbres sous lequel elle se cachait, Cornue avait jailli. Par bonds prodigieux, elle accourait au secours de son petit. Hélas ! quand elle arriva, le crime était consommé ! Le gypaète tournoyait au-dessus de la combe. Quant à Vif-en-l’air, on ne le voyait nulle part : il n’était plus sur l’escarpement, il n’était pas davantage aux serres du gypaète…

Mes parents et Cornue n’y comprenaient rien. C’est que, s’ils avaient été souvent témoins des crimes de l’aigle, ils connaissaient mal les mœurs du gypaète.

Toute la journée et la nuit suivante se passèrent en recherches vaines. À l’aube, le mystère demeurait entier. Ce fut moi-même, Hochebut, qui en donnai l’explication… Lorsque le gypaète s’était abattu sur Vif-en-l’air, il m’avait semblé entendre, aussitôt après, le bruit d’une chute. Le jeune chamois n’était-il point tombé au pied de l’escarpement ? J’y allai voir, pendant que mes parents et Cornue cherchaient vers les pays du haut. Et, sur une petite plate-forme de rochers, je trouvai bien, en effet, les restes du malheureux Vif-en-l’air… Le gypaète, jugeant la proie trop lourde pour ses serres, l’avait poussée au précipice pour la mettre en pièces, ensuite, tout à loisir. Il ne restait sur la plate-forme que des os et des lambeaux de peau.

Je volai aussitôt annoncer ma découverte à mes parents ; mais ils n’attachèrent d’abord aucune importance à ce que je disais, car je n’étais qu’un pinsonnet de peu de cervelle et, en outre, ils croyaient que le gypaète, comme l’aigle, enlevait toujours sa proie.

Cependant j’insistai si fort qu’ils finirent par me suivre et virent que j’avais raison. Mais lorsque Cornue, deux jours plus tard, se décida à son tour à descendre au précipice, il ne restait plus aucune trace du pauvre petit chamois. Et Cornue, malgré tout ce que nous lui disions, douta encore. Elle recommença à chercher son petit dans toutes les directions. Comme elle levait la tête vers les pays toujours blancs, elle vit une harde de chamois se profiler343 sur le ciel bleu. Les chamois suivaient une arête de rochers, là-haut, tout en haut. Il y en avait des petits dont les cornes n’étaient pas encore poussées. Cornue s’élança comme une folle vers le sommet de la montagne.

« Elle est partie rejoindre sa harde, disaient mes parents ; nous ne la reverrons plus durant cet été ! »

Deux jours passèrent ; puis nous entendîmes, sous notre mélèze, un bêlement sourd : Cornue était là ! Elle avait bien rejoint la harde dans les pays très hauts, mais Vif-en-l’air ne se trouvait point parmi les jeunes chamois. Alors la pauvre mère était revenue au lieu même où il avait disparu.

Elle recommença à chercher. Elle, si craintive autrefois, semblait, ne plus se soucier du danger.

Il arriva que les pâtres, regardant vers le haut de la montagne, l’aperçurent, debout sur l’escarpement qui dominait la combe. Ils dirent entre eux :

« Il y a un chamois des plus hardis sur le tertre aux marmottes. On pourrait croire qu’il se moque de nous. Bien que la chasse soit fermée, un jour ou l’autre, il lui arrivera quelque mésaventure. »

Heureusement pour Cornue, aucun de ces pâtres n’aimait le braconnage. Ils s’occupaient uniquement de leurs chèvres, de leurs moutons et de leurs vaches, et ne traquaient point les libres chamois de la montagne.

L’un d’eux, pourtant, avait apporté du village une carabine, mais c’était pour tuer le gypaète, au cas où l’oiseau de proie voudrait s’attaquer aux agneaux ou aux chevreaux.

Le berger qui avait cette carabine n’était pas venu seul, de son village, derrière son troupeau ; il avait amené avec lui son fils, un garçon très jeune encore et qui s’appelait Maxime. J’ai su plus tard que la mère du petit garçon était morte ; c’est pourquoi il avait suivi son père dans la montagne.

Il jouait avec les agneaux et les chevreaux, courait sur le gazon, escaladait les pentes. Le berger s’en réjouissait car il pensait :

« À tant courir, sauter et grimper, il deviendra agile et robuste ! »

Le berger aimait beaucoup son fils. Il était même un peu faible à son égard. Le petit garçon avait, en effet, quelques défauts, notamment un penchant à la désobéissance. Je puis le dire, moi, Hochebut, car je descendais souvent à la combe. Maintes fois, je fus témoin des escapades du petit garçon, et maintes fois je constatai que les remontrances du père manquaient de sévérité.

Un jour, le berger appela son fils pour lui montrer Cornue.

« Maxime ! Maxime ! Regarde ce beau chamois sur l’escarpement du tertre aux marmottes ! »

L’enfant avait souvent entendu parler des chamois, mais il n’en avait encore jamais vu un seul.

Il battit des mains en sautant comme un chevreau. Puis il dit :

« Je grimperai jusque là-haut, afin de le voir de plus près !

— Je te prie de n’en rien faire ! s’écria le père alarmé. L’ascension est dangereuse : tu es beaucoup trop petit pour la tenter ! Et, d’ailleurs, crois-tu que les chamois se laissent approcher si facilement ?

— Celui-ci n’a pas l’air farouche ! répliqua Maxime. Je ramperai sous les arbres et parmi les fougères… Et nous verrons bien si je ne l’attrape pas, la chèvre sauvage ! Nous verrons bien si je ne les attrape pas, les marmottes ! »

Le père ne put s’empêcher de rire de pareille naïveté. Puis il dit d’un ton plus sévère qu’à l’habitude :

« Maxime, je te défends de grimper jusque là-haut ! »

Il faut obéir à ses parents ! Il le faut ! Tant le dirai-je qu’on finira peut-être par le croire !

Le jeune Maxime, lui, jugea bon, malgré la défense formelle de son père, de grimper jusqu’au tertre aux marmottes.

Comment y parvint-il ? Ce serait trop long de le raconter. Ce ne fut point d’ailleurs au premier essai, ni au second, ni même au troisième. Il revint plus d’une fois à la cabane avec ses habits en lambeaux, les mains et les genoux saignants et des bosses sur tout le corps, il ne se plaignait pas. Rendons-lui cette justice : s’il avait des défauts, il avait des qualités aussi. Il était déjà un rude petit montagnard, tenace, courageux, dur au mal.

À la fin, il trouva un chemin plus aisé et il arriva sur le tertre aux marmottes. Aussitôt, le voilà par terre comme un petit garçon très fatigué… Fatigué, il l’était, certes ; mais s’il se couchait ainsi, ce n’était point pour se reposer ! Non ! Il rampait sur la mousse, entre les fougères et les touffes d’airelle. Rampe ! Rampe, petit lézard ! Tu vas sans doute attraper la chèvre sauvage ou, tout au moins, la mère marmotte…

Lorsqu’il fut arrivé au milieu du tertre, il se dressa soudain, les bras ouverts et prêts à se refermer sur la belle proie !

Hélas ! le tertre était désert… Le chasseur se laissa choir de nouveau sur la mousse. Mais, cette fois, il ne bougea plus, découragé.

Pauvre Maxime ! Il y avait longtemps que son approche était signalée… Pour surprendre chamois et marmottes, il faut d’autres ruses !

Malgré son mépris du danger, Cornue n’avait pu s’empêcher de s’enfuir vers les pays du haut. Les marmottes s’étaient réfugiées dans leur demeure. Mes parents eux-mêmes se tenaient prudemment cachés parmi les branches du mélèze. Moi seul n’avais aucune crainte, car je connaissais le nouveau venu et je le savais peu dangereux.

Pour le moment, ce terrible chasseur, assis sur la mousse, pleurait de dépit. Je vins sautiller presque à portée de sa main et je sifflai pour me moquer de lui.

Alors il essuya ses yeux et s’écria :

« Attends, toi ! Je vais t’apprendre la politesse ! »

Il se mit à sauter pour m’attraper. Il avait de bonnes jambes, mais, moi, j’avais des ailes, et je ne le craignais pas. Je le mis hors d’haleine.

Quand il redescendit vers la combe, je le suivis, toujours voletant et sifflant derrière lui.

« D’où viens-tu ? lui demandèrent les pâtres. La chèvre sauvage t’a-t-elle emporté sur son dos pour un voyage aux pays toujours blancs ? L’as-tu vue, seulement, la chèvre sauvage ? As-tu vu, seulement, la moindre petite marmotte ? »

Maxime, qui était de mauvaise humeur, répondit :

« Il n’y a, là-haut, ni marmottes ni chamois ! Il n’y a rien… qu’un méchant pinsonnet que j’aurais bien attrapé si j’avais voulu ! » Mais l’un des pâtres répliqua : « Comment peux-tu soutenir qu’il n’y pas de chamois ? Regarde plutôt ! »

Maxime leva les yeux vers la montagne : Cornue était sur l’escarpement, tout au bord du précipice !

Alors il leva ses petits bras, crispa ses petits poings et s’écria :

« Elle se moque de moi, cette chèvre sauvage ! Mais je remonterai là-haut, dès demain matin, et cette fois je l’attraperai !

— Je te défends de recommencer cette escapade ! dit son père. Pour l’instant, entre dans la cabane ! »

La nuit était presque venue. Je me hâtai de regagner le tertre aux marmottes. Déjà mes parents me cherchaient de tous les côtés.

« D’où vient cet écervelé ? s’écria mon père. Il nous fera mourir d’inquiétude ! »

Plus sévère que le pâtre, il me donna un bon coup de bec entre les ailes.

« Je te défends, continua-t-il, de recommencer cette escapade ! Pour l’instant, entre dans le mélèze ! »

La sagesse nous commandait, au petit garçon et à moi, d’obéir à nos parents. Mais, hélas ! hélas ! hélas !… »

Il fallait entendre Hochebut à ce point de son récit. Sa voix n’éclatait plus, comme elle éclatait en maudissant l’hermine et le gypaète. Elle était au contraire très faible, très basse, très triste. Elle vacillait344 comme une petite flamme qui va s’éteindre…

Hélas ! Hélas ! Hélas !…

IV

Hélas ! reprit Hochebut, dès le lendemain, trompant la surveillance de mes parents, je descendis vers la combe. Pourtant, je n’osai pas désobéir tout à fait : je m’arrêtai à mi-chemin.

De son côté, le jeune Maxime avait quitté, dès l’aube, la cabane de son père. Il montait vers le tertre aux marmottes. Lui non plus n’osa pas désobéir tout à fait : il s’arrêta à mi-chemin.

Nous nous rencontrâmes sur une pente couverte de fougères. Un minuscule torrent y bondissait, venu des pays toujours blancs où le chaud soleil faisait fondre la neige.

Maxime était assis sur des fougères. Il arrachait des poignées de mousse et s’amusait à les jeter au torrent.

Je m’approchai tout près de lui et je me mis à siffler, penchant la tête, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Il comprit que je voulais le taquiner.

« Te voilà encore, pinsonnet ! s’écria-t-il. Attends ! Tu vas voir ! »

D’un mouvement preste, il sauta sur ses pieds et lança vers moi, de toutes ses forces, la poignée de mousse qu’il tenait.

Je n’avais pas peur d’une poignée de mousse. Je ne m’éloignai qu’un peu pour revenir aussitôt. Il prit une pierre et la jeta dans ma direction. Le danger était plus sérieux, mais non pas des plus graves encore. Je m’éloignai pour revenir de nouveau, en sifflant plus fort.

« Tu te moques de moi, pinsonnet ! Tu vas me le payer, devrais-je te poursuivre jusqu’au sommet de la montagne ! »

Il ramassa un petit bâton qu’il avait apporté et se mit à courir vers moi. Je m’envolai un peu plus haut. Il grimpa le long des rochers dans l’espoir de me surprendre et de m’attraper. Je redescendis et il redescendit ; je remontai et il remonta… C’était vraiment un rude petit montagnard, leste comme un chamois. Il courait, grimpait, rampait et n’hésitait pas à se laisser rouler sur les pentes pour arriver plus vite en bas.

« Attends ! mon petit pinsonnet ! Attends ! Cette fois, tu vas voir ! »

Quand il se croyait à bonne portée, il lançait son bâton pour m’atteindre.

Jamais chasse ne fut plus acharnée.

Il ne faudrait pas croire, pourtant, que nous étions en colère, lui et moi. Au fond, cette chasse n’était qu’un jeu. Nous nous amusions comme des fous.

Peu à peu, nous remontions vers les pays du haut. J’avais, en effet, le souvenir d’un bon coup de bec entre les ailes et je ne me souciais pas d’aller vers le fond de la combe. Moi, toujours voletant et sifflant, lui, toujours courant, sautant et me menaçant, nous finîmes par arriver sur le tertre aux marmottes.

« D’où viens-tu ? me demanda sévèrement mon père. Tu parais bien excité !

— J’étais sur la pente où je cherchais des graines, répondis-je. Le petit garçon du pâtre m’a donné la chasse. Il est là, caché dans les fougères ! »

Mon père regarda du haut du mélèze et dit :

« Je le reconnais ; il est déjà venu hier… Il ne me semble pas très redoutable ! Cependant, entre dans le mélèze : tu es si imprudent qu’il pourrait t’arriver quelque méchant tour. »

Je dus obéir. Je me cachai et gardai le silence.

Pendant ce temps, mon chasseur rampait sur le gazon, le nez à terre. Ne m’entendant plus, il leva la tête et me chercha des yeux. Mais j’étais invisible au fond de ma cachette.

« Bon ! se dit Maxime. Je vais t’attendre, pinsonnet ! tu finiras bien par montrer ton bec ! »

Il s’allongea complètement parmi les fougères, appuya même sa tête sur le sol. Or, comme il était un peu fatigué par la poursuite, il arriva qu’il s’endormit.

Quand il s’éveilla, il avait le nez dans la mousse. Il ouvrit des yeux étonnés et je l’entendis qui criait :

« Papa ! Papa ! Où suis-je ? Où sont les bêtes du troupeau ? »

Il croyait avoir fait la sieste dans la combe, près de la cabane de son père…

Mais bien vite il se rendit compte de la situation. Il se rappela qu’il faisait la chasse au petit pinsonnet des neiges et qu’il était même à l’affût345.

Alors, sans bruit, retenant son souffle, il leva la tête…

Il leva la tête et ce qu’il vit faillit le faire crier de joie ! Autour de lui : trois… quatre… cinq… dix marmottes !… Et un peu plus loin, sur l’escarpement, un grand chamois qui bêlait d’une voix sourde !

Je me laissai tomber du mélèze et je recommençai à siffler aux oreilles du petit garçon. Mais il ne détourna même pas la tête : il s’agissait bien, à présent, de chasser le pinson des neiges !

Je le vis qui s’aplatissait encore davantage, qui se collait à la terre pour ramper vers la marmotte la plus proche.

Hélas ! la sentinelle des marmottes donna l’alarme. Aussitôt tous les dos pelés se précipitèrent vers leur maison ; en un clin d’œil ils eurent disparu.

En même temps. Cornue, flairant le danger, cessait de bêler et dressait la tête. En quelques sauts, elle gagna un bouquet d’arbres.

Le tertre était aussi désert qu’il l’était la veille.

Je sifflai.

« Toi, pinsonnet, s’écria Maxime, je te ferai rentrer ta chanson dans le gosier ! »

Mais il ne me poursuivit pas. Il était trop désappointé pour cela. Il alla se reposer sur l’escarpement, tout au bord du précipice. Je crois le voir encore ! Il portait une petite casaque346 faite d’une peau de bête. De loin, accroupi comme il l’était, avec cette casaque velue347 et ses cheveux ébouriffés, il ressemblait davantage à un petit chevreau qu’à un petit garçon.

Il avait l’air si peu redoutable que mon père, qui était cependant la prudence même, alla picorer la mousse presque à portée de son bâton.

Les marmottes s’enhardirent aussi. J’apercevais de temps en temps un museau à l’entrée de leur couloir. Alors je criais :

« Sortiras-tu ? Ne sortiras-tu pas ? »

Enfin Cornue, elle-même, parut hors du fourré. Elle avança un peu en bêlant, comme elle faisait toujours depuis la disparition de son petit.

Maxime, entendant ce bêlement, tressaillit. Lentement, lentement, il tourna la tête. Il vit Cornue qui le regardait et qui bêlait. Alors, avec des précautions infinies, il arracha une poignée d’herbes ; puis, lentement, lentement, il leva le bras pour offrir cette herbe à Cornue. Et Cornue, au lieu de s’enfuir, fit un pas en avant.

Le petit garçon, pour l’encourager à s’approcher encore, l’appela comme il appelait les chèvres de son père. Au son de cette voix étrange, Cornue dressa l’oreille…

Puisqu’elle n’avançait plus, Maxime se leva, afin d’aller vers elle. Mais alors Cornue, reconnaissant un petit homme, bondit en arrière. Ce n’était qu’un tout petit bout d’homme en vérité, et il semblait animé d’excellentes intentions ! Malgré cela, Cornue ne put s’empêcher de s’enfuir…

De la combe, les pâtres avaient aperçu Maxime, debout sur l’escarpement. Ils soufflèrent dans des cornes pour l’appeler ; en même temps, ils lui faisaient signe de descendre.

Comme la nuit approchait, il lui fallut bien descendre en effet. Il raconta qu’il avait vu les marmottes et failli attraper le chamois.

Les pâtres ne firent que rire, car ils ne croyaient pas ce que Maxime leur disait.

Celui-ci se mit en colère et s’écria :

« J’irai prendre le chamois par une corne et je l’amènerai au bord de l’escarpement… Quand vous aurez vu cela, vous me croirez peut-être !

— En attendant, dit son père, va dans la cabane, manger ta soupe ! »

Le pâtre, craignant qu’il n’arrivât quelque accident à son fils, se promettait bien de le garder près de lui à l’avenir. Mais comment retenir un petit montagnard qui a vu courir autour de lui les marmottes, et qui a même cru, un instant, pouvoir caresser un chamois ?

Chaque jour, Maxime montait jusqu’au tertre aux marmottes. Quand il tardait à venir, j’allais au-devant de lui. J’allais même le chercher jusqu’à la cabane, car je n’avais plus souvenir du coup de bec que mon père m’avait donné entre les ailes.

Arrivé chez les marmottes, Maxime allait s’asseoir sur l’escarpement. Il ne poussait aucun cri, ne faisait aucun geste brusque. Aussi effrayait-il de moins en moins les bêtes. Les marmottes, habituées à sa présence, sortaient de leur refuge. Quant à Cornue, chaque jour elle avançait un peu plus près de ce petit homme à mine rassurante, de ce tout petit homme aux mains duquel on ne voyait point l’arme terrible des chasseurs de chamois, le bâton tonnant qui crache la mort.

Ce n’était pas, à vrai dire, que Cornue fût le moins du monde apprivoisée. Mais elle approchait de l’escarpement parce que c’était là qu’elle avait vu son petit pour la dernière fois, là qu’elle espérait le retrouver.

Elle faisait, de loin :

« Bêê ! Bêê ! »

Et Maxime lui répondait de son mieux, en lui montrant une poignée d’herbe :

« Bêê ! Bêê ! »

Quelquefois il marchait sur les genoux et les mains. Alors, avec sa casaque en peau de bête, il ne ressemblait plus du tout à un petit homme. Mes parents s’amusaient tout autant que moi à le considérer.

« Regardez ! disait mon père. Si l’on ne dirait pas un malin petit chevreau ! »

Or, un jour, comme il marchait ainsi à quatre pattes en bêlant pour appeler Cornue, nous vîmes tout à coup celle-ci faire un bond en avant.

Mon père pencha la tête pour voir le ciel et, aussitôt, il s’écria :

« Au mélèze !… Voici le gypaète ! »

Nous n’eûmes point le temps de prendre notre vol : déjà le gypaète s’était abattu sur l’escarpement ! Cornue, reconnaissant le ravisseur348 de son petit, accourait, la corne basse, à une vitesse folle. Mais, quand elle arriva sur l’escarpement, le gypaète n’y était plus et le petit garçon pas davantage… Le gypaète, prenant, du haut des airs, le petit garçon pour un chevreau, l’avait poussé au précipice !…

Ce qui se produisit ensuite est à peine croyable. Par miracle, Maxime n’avait pas roulé jusqu’au fond du précipice : il était tombé sur une sorte de corniche et il était resté accroché par sa casaque aux aspérités du rocher. Le gypaète arriva avec ses grandes ailes et son gros bec crochu : il se préparait à mettre en pièces sa victime évanouie. Mais Cornue avait suivi des yeux son ennemi. Elle n’hésita pas : elle descendit elle-même le long de la paroi rocheuse. On ne sait comment elle s’y prit, mais il est certain qu’elle arriva en même temps que le gypaète près du petit garçon et qu’elle le couvrit de son corps.

Et alors, debout sur l’étroite corniche, elle engagea la bataille… Ah ! elle se battait bien, Cornue ! Elle rendait coup pour coup, opposait, sans faiblir, ses cornes au bec féroce et aux ailes dures qui cherchaient à la pousser à l’abîme. Elle haïssait tant le ravisseur de son petit que ses forces en étaient décuplées. Cependant, dans l’impossibilité où elle se trouvait de prendre du champ349, elle allait peut-être avoir le dessous, lorsqu’une détonation retentit.

Les pâtres de la combe avaient vu la scène, de loin. Le père de Maxime avait pris sa carabine et s’était précipité au secours de son fils. Arrivé à bonne distance, il tira sur le gypaète et lui brisa une aile. Il approcha encore un peu, tira encore et, cette fois, la balle tua raide l’oiseau féroce.

Le gypaète mort, Cornue s’enfuit vers les pays toujours blancs. Je ne sais pas si elle revint, plus tard, sur le tertre aux marmottes ; pour ma part, je ne devais plus la revoir.

Le pâtre releva son fils évanoui. Il avait une blessure saignante à la tête et une jambe cassée. Il fallut le soigner à la cabane. Pendant de longs jours, il resta étendu sur sa couchette. Quand il faisait beau, son père le portait au soleil. Et moi, qui m’ennuyais loin de lui, je descendais vers la combe. Je sautillais autour du blessé et je chantais de mon mieux pour le distraire…

Ce qui me reste à dire est bien triste ! bien triste ! bien triste !…

Le petit garçon me montra à son père. Alors le père fit une cage et, quand il eut fait la cage, il me prit au trébuchet350 !

Depuis ce jour, je n’ai jamais connu la liberté !

Hélas ! hélas ! hélas !… »

Ici, la voix de Hochebut s’éteignit tout à fait.

Un bruit soudain me fit sursauter : mon ami, revenant de la montagne, avait ouvert la porte avec fracas.

Je me frottai les yeux… Mon ami riait en me regardant ; l’aubergiste riait aussi ; et, dans sa cage, Hochebut lui-même avait un petit air moqueur.

Juste à ce moment, l’Anglais descendait de sa chambre. Il me dit :

« Vôs as bien dormi, messièr ?… Ainsi fis-je ! J’ai obtenu sommeil deux heures il y a ! »

Il poursuivit :

« Ce était la petite oiseau sa chanson qui endormit vôs ?… Moa, ce était phrases de la rouge volioume ! Elle était… comment vôs dites ?… elle était so… po… rifique351 la petite volioume… réellement ! »

Il me remit ma brochure en disant :

« Merci vôs ! »

Je lui rendis sa cage et son oiseau en disant, comme lui : « Merci vôs ! »

Alors il considéra Hochebut et murmura :

« Vôs es donc très beaucoup mélancoulique, pauvre prisonnière petite chose ?… Je n’aime pas !… Venez avec moa pour obtenir dehors !

Bien que la soirée fût déjà avancée, il prit la cage, son sac, son piolet et il alla dans la montagne, rendre à la liberté le petit pinson des neiges.


AVRIL

ŒUFS DE PÂQUES

I

Huruhu-Nycta-Chrysostome-Rustaud de la Merlaudière, merle de première classe à la merlerie des taillis merlicoles, reçut, alors qu’il ne s’y attendait pas du tout, une flèche de soleil dans l’œil.

« Tiens ! fit-il ; qu’est-ce que cela signifie ? »

Il sauta, de branche en branche, jusqu’à la cime d’un troène sous lequel il avait coutume de se mettre à l’abri des ondées.

« Est-ce que, par hasard, le printemps serait déjà venu ?… Avec toutes ces bourrasques, avec ces giboulées, on ne sait à quoi s’en tenir… »

Il regarda la campagne autour de lui. Dans les prés, l’herbe neuve, d’un beau vert sombre, luisait. Au loin, dans les vergers, les pêchers avaient déjà perdu leurs pétales roses, les pruniers, les poiriers étaient comme d’énormes bouquets blancs et les pommiers eux-mêmes se risquaient à entr’ouvrir leurs délicates corolles teintées de carmin pâle. Dans les taillis mouchetés de bourgeons, l’épine noire poussait, de-ci, de-là, ses rameaux fleuris.

« C’est un peu fort ! Le printemps est venu sans me prévenir ! »

Tout à coup, d’une haute futaie qui bordait les taillis, un chant insolite monta.

« Coucou ! Coucou ! »

Alors le merle, à tire-d’aile, rejoignit la merlette.

« Vous ne savez pas ! cria-t-il ; le printemps est venu sans m’avertir !… Le coucou vient d’arriver ; on n’attend plus que les hirondelles et le rossignol… Demain, les pâquerettes couvriront les prés… Et votre nid n’est pas commencé ! Que dis-je ! L’emplacement n’en est même pas trouvé !

— Taisez-vous, Huruhu ! » fit sévèrement la merlette.

Le merle sauta sur place.

« Comment ! Que je me taise ! Avez-vous perdu la tête ? Je vous répète que vous êtes en retard…

— Taisez-vous, Huruhu !

— … en retard d’au moins trois semaines ! m’entendez-vous bien ?… Vous devriez avoir pondu et couvé… Or, rien n’est prêt ! Où poserez-vous votre nid ? où trouverez-vous des brindilles, de la mousse, du crin, des brins de laine ?… Il faut que je m’occupe de tout ! C’est un peu fort !

— Taisez-vous, Huruhu ! » reprit pour la troisième fois la merlette.

Et, sans rien ajouter, elle s’en alla à ses affaires.

Le merle n’était pas content, et cela se devinait à son air et à son attitude. Mysti, capitaine des moineaux friquets352, qui avait entendu la conversation, s’approcha en sautillant. Il faut toujours se méfier d’un moineau, surtout d’un moineau friquet : il n’y a pas plus malicieux. Mysti voulut s’amuser aux dépens du merle.

« Est-ce possible, dit-il, que vos petits ne soient pas encore nés ? Chez nous, les jeunes sont sur le point de prendre la volée. Chez les mésanges, il en va de même. D’ailleurs, vous n’avez qu’à venir à la ferme pour vous en rendre compte… »

Ce n’était pas vrai du tout ; mais le friquet prit les devants afin de prévenir sa compagnie, de prévenir aussi son cousin Mystigouri, chef des moineaux francs, et même les mésanges et chardonnerets.

Aussi, quand Huruhu se présenta, tous les moineaux, francs ou friquets, debout au bord des tuiles, dans les trous des murailles, au creux des vieux arbres, piaillaient353 à qui mieux mieux :

« Pondu…, couvé ! Pondu…, couvé ! »

Une mésange bleue passait, une chrysalide354 au bec. Huruhu l’arrêta.

« Où en sont les travaux de saison chez les bleutées, les charbonnières à tête noire et les nonnettes ? »

La mésange était dans le secret. Elle déposa sa chrysalide et répondit, de l’air le plus innocent :

« Seigneur à bec jaune, je n’ai pas de nouvelles fraîches des nonnettes qui habitent le bord des eaux, mais je sais que les charbonnières en sont à leur seconde couvée… Pour mon compte, comme vous voyez, je porte encore la becquée à mes petits… Nous sommes en retard, nous, les mésanges bleues !

— En retard ! s’écria le merle ; que dirais-je, moi ! Je vous quitte, car je n’ai pas une minute à perdre…

— Mais, madame la merlette ?… insinua la petite mésange.

— Que me parlez-vous de madame la merlette !… Si je vous disais qu’elle ne sait pas encore où elle placera son nid !… Il faut que je m’occupe moi-même de tout ! »

Huruhu s’envola vers la cime du plus grand chêne. Il n’avait point, comme sa parente la grive, l’habitude de se percher si haut. Mais le grand chêne était un excellent observatoire ; de la cime, on découvrait tout le pays.

Une rivière assez large coulait dans une vallée pittoresque. Sur le coteau de la rive droite, on voyait un vieux château à tourelles croulantes dont une aile avait été restaurée. Autour du château, il y avait un parc avec une petite pièce d’eau sur laquelle glissaient des cygnes. Au milieu de la rivière, un îlot disparaissait complètement sous d’épais buissons et des saules. Un taillis de châtaigniers, de noisetiers, de troènes et de houx escaladait le coteau de la rive gauche et s’arrêtait au pied d’une haute futaie. Enfin, par delà cette futaie, il y avait des prés, des champs, une ferme isolée, domaine des moineaux, et, un peu plus loin, un village, avec son clocher pointu autour duquel tournoyaient des corneilles.

Huruhu de la Merlaudière demeurait perplexe. Où placer le nid ? Dans les bosquets du château ? Une famille de grands-ducs très sanguinaires habitait les tourelles croulantes. Dans l’île ? Il y avait une pie-grièche356. Sous la futaie ? La futaie était peuplée de pics, de geais, de corbeaux et de rapaces. Près de la ferme ? Il n’y fallait pas songer à cause des chats… Restaient les taillis. Mais là, également, il y avait des dangers. De jeunes vauriens, l’année précédente, y avaient commis plus d’un crime. En outre, si l’on plaçait le nid trop haut, il faudrait craindre des rapaces dont l’œil est perçant ; si on le plaçait trop bas, la longue couleuvre y glisserait peut-être sa tête plate aux yeux fascinateurs357. Et il fallait compter aussi avec la fouine, le putois, la belette…

Le merle, toujours hésitant, descendit de son observatoire et se mit à explorer les taillis à la recherche d’une cachette sûre. À la nuit tombante, il n’avait encore rien trouvé. Aussi était-il d’assez mauvaise humeur.

« Voilà, dit-il à la merlette, voilà une grande journée que je cherche en vain l’emplacement du nid. Cela n’a pas l’air de vous tracasser beaucoup ! Je suis seul pour m’occuper de tout : c’est un peu fort ! »

La merlette répondit :

« Taisez-vous, Huruhu !… Taisez-vous et suivez-moi ! »

Elle s’envola vers le milieu des taillis et, quand elle fut bien sûre qu’aucun ennemi ne l’observait, elle se glissa vivement dans une épaisse touffe de houx. Un nid était là, bien posé dans la fourche formée par deux grosses branches ; un nid de mousse et d’herbes sèches, renforcé de crin et douillettement capitonné avec des brins de laine et du duvet choisi.

« Pendant que vous ne songiez qu’à vous engraisser de vers et de chrysalides, qu’à boire la rosée au calice des primevères ou qu’à picorer le grésil358 après les giboulées, voilà ce que j’ai fait, moi ! dit la merlette. Oserez-vous prétendre encore que vous êtes seul à vous occuper de tout ? »

Le merle, tout surpris et confus, bredouilla des excuses, disant qu’il s’était laissé surprendre par la venue du printemps. La merlette, d’ailleurs, ne l’écoutait pas. Elle se posa délicatement sur le nid, tourna plusieurs fois sur elle-même comme pour arrondir encore la coupe duvetée, puis elle s’immobilisa, le cou un peu replié et elle dit :

« Maintenant, taisez-vous, Huruhu ! »

Le merle s’en alla par les taillis.

Il n’avait pas fait trois volées que Mysti vint à passer. Le friquet, très affairé, portait en son bec un brin de mousse. Il préparait évidemment son nid…

« Salut à toi, capitaine de la compagnie des menteurs ! s’écria le merle. Hier matin, tu piaillais au milieu de tes compagnons effrontés : Pondu… couvé !… Pondu… couvé !… Or, voici que je te rencontre la mousse au bec ! »

On ne prend jamais de court un friquet. Mysti déposa son brin de mousse et commença une histoire très embrouillée dont la conclusion fut pourtant des plus nettes : jamais personne, chez les moineaux, n’avait songé à berner359 un merle de première classe !

« Vous n’avez pas compris, beau sire !… Pondu…, couvé ! Pondu…, couvé ! C’est un vieux refrain que nous chantions pour nous encourager les uns les autres à la besogne… Revenez à la ferme : vous verrez les moineaux en grand travail. Nous occupons tous les trous des murailles et tous les abris des tuiles.

— Et les mésanges, demanda le merle, en sont-elles vraiment à leur seconde couvée ?

— C’est, sans doute, une mésange bleue qui vous a conté cela ! Elle s’est outrageusement360 moquée de Votre Seigneurie. On commence à peine, chez les mésanges, à édifier les nids. Comme elles pondent quinze œufs et même davantage, ce n’est pas demain que leurs petits prendront la volée !

« Merci ! dit le merle. C’est tout ce que je voulais savoir ! »

Et il s’en alla à la recherche de la mésange bleue.

Il la trouva au verger, la tête en bas sous une branche de pommier qu’elle explorait attentivement.

« Holà ! Ho ! Descends au plus vite, vilaine petite bleue ! sinon tu vas éprouver la dureté de mon bec ! »

L’autre, sans changer de position, lui jeta un méchant regard et fit :

« Psitt ! Psitt ! Psitt ! »

Aussitôt, d’autres mésanges arrivèrent.

« Approchez ! leur dit le merle ; approchez, petites ! je veux, devant vous, faire honte à celle-ci qui s’est permis… »

Il n’acheva pas : la mésange du pommier s’était laissé tomber sur lui et l’avait frappé d’un coup sec au sommet du crâne. Avant qu’il fût revenu de sa surprise, toutes les mésanges, plumes hérissées, le menaçaient de leurs becs aigus. Il dut s’enfuir. Du haut de leurs murailles, les moineaux lui demandaient :

« Où vas-tu si vite, marquis des houx ?… Aurais-tu rencontré l’aigle des montagnes, ô valeureux Prince Noir ? »

Un chardonneret, qui se balançait au bord de son nid, sur une branche flexible, lui cria :

« Tu sauras, à l’avenir, que les mésanges sont aussi méchantes qu’elles sont petites et jolies ! »

Le merle alla cacher sa honte dans les taillis. Là, de minuscules roitelets, d’honnêtes rouges-gorges couvaient déjà sous les basses branches. Des bergeronnettes élégantes déposaient leurs œufs parmi les éboulis361 d’un talus pierreux. Des bouvreuils chanteurs à poitrine rose installaient leurs nids sur les arbustes de la lisière, l’ouverture tournée vers l’intérieur du taillis afin que leurs petits fussent protégés du vent. Les fauvettes au bec fin avaient des cachettes sûres. Les pinsons à queue fourchue voletaient par saccades, à la recherche de matériaux délicats. Les pinsons comptaient parmi les meilleurs architectes362. Entre des branches touffues ils posaient une charpente de brindilles entrelacées qu’ils recouvraient de mousse et de lichens ; ils tapissaient ensuite cette coupe avec du crin, de la laine fine, des aigrettes de chardon et même des fils d’araignée. Un gros marronnier fourchu abritait des familles diverses : une chouette avait établi son nid à l’intérieur creux du tronc ; un couple de sansonnets couvait dans un trou naturel d’une maîtresse branche et un pivert à tête grise et noire avait creusé lui-même un trou semblable, en frappant avec persévérance de son bec robuste.

Les jours suivants, le merle alla du côté de la rivière. Parmi les herbes, des bécassines se préparaient à couver des œufs verdâtres tachés de brun. La poule d’eau pondait au milieu des joncs. La rousserole fixait à plusieurs tiges de roseaux son nid profond, chaudement matelassé et que balançait le vent. Les canards sauvages avaient émigré pour aller pondre dans les pays du nord ; cependant, un couple, on ne sait pour quelle raison, était demeuré ; et ce couple cherchait une place pour son nid, hésitant entre les hautes herbes des bords de l’île et la grosse tête couverte de lierre d’un chêne ébranché.

Le merle ne s’aventura pas longtemps près des nids des rapaces. Ceux-ci, il les connaissait trop. Il savait que les grands-ducs nocturnes nichaient dans les ruines du vieux château, que la buse, l’autour et son petit cousin l’épervier fréquentaient les cimes de la futaie. Il n’aimait pas davantage certains gros passereaux qui, à l’époque des nids, sont aussi féroces que les bandits à bec crochu ; il redoutait les corbeaux, les geais et les pies dont il voyait les nids grossiers, tout en haut des plus grands arbres ; il redoutait aussi l’abominable pie-grièche.

Par contre, il alla volontiers dans la plaine pour renouer connaissance avec les cailles migratrices363, pour saluer les perdrix rouges qui couvent aux buissons et les grises qui préfèrent les hautes herbes. Il fut heureux également de rencontrer ses amies les alouettes qui ne sautillent ni ne perchent mais qui courent avec vivacité et dont le chant matinal monte si allègrement dans la lumière, au-dessus des guérets.

Enfin les hirondelles parurent et ce fut une grande joie. Elles formaient trois tribus : la première nichait au château, la seconde à la ferme et la troisième au village. Les hirondelles du château venaient du Maroc, par la côte occidentale d’Espagne et le Portugal ; celles de la ferme arrivaient de Tunisie par les hauts plateaux algériens et les îles Baléares. Enfin, la tribu du village, groupée autour de Magista, la plus sage des hirondelles, apportait des nouvelles du Caire, décrivait la dernière crue du Nil, prétendait même avoir chassé les moucherons au-dessus de la plus haute Pyramide et sur le nez cassé du grand sphinx364.

Les hirondelles racontaient d’étonnantes aventures en gâchant365 la boue qui servirait à maçonner leurs nids. Chacun était bien obligé d’en croire leurs pépiements ; aussi se répétait-on de belles histoires sous la feuillée.

Cependant les jours devenaient plus longs, la température plus douce. Au ciel d’un bleu léger, le soleil luisant dissipait de blancs nuages nonchalants.

Les bouvreuils, sur trois tons, faisaient : tui ! tui ! tui ! Le sifflet des merles trouait le murmure du vent parmi le nouveau feuillage. D’insouciantes fauvettes fredonnaient de douces mélodies. Les chardonnerets lançaient leur frêle chansonnette. Enfin les pinsons, poussant trilles366 et roulades367 prétendaient donner à tous la leçon musicale.

Or, un soir, au crépuscule, un chant s’éleva, si pur, si harmonieux et si aisé que chacun reconnut enfin le maître incomparable : le rossignol venait d’arriver !

Huruhu vola aussitôt vers son nid pour annoncer la nouvelle à la merlette. Mais celle-ci l’écouta à peine : elle avait d’autres soucis ! Au fond du nid, de petits coups de bec résonnaient faiblement à l’intérieur des œufs…

À la tombée de la nuit, Merleau Ier naquit. Merleau II ne tarda guère après son aîné ; Merleau III se délivra de sa coquille vers le milieu de la nuit. Enfin, Merleau IV apparut juste pour saluer le soleil levant.

Ils étaient à peu près nus, avec une grosse tête et un bec immense.

« Sont-ils beaux ! disait la merlette.

— Heu !… fit le merle ; ils ressemblent à bien d’autres.

— Ne dites pas cela ! s’écria la mère courroucée. Si vous ne reconnaissez pas, sur l’heure, que ces petits sont les plus beaux du monde, foi de merlette, je ne vous pardonnerai de ma vie !

— Ils sont beaux ! se hâta de dire le merle. Ils sont magnifiques ! On ne saurait trouver, dans les taillis, un seul merleau qui pût être comparé à ces merleaux-ci !… Êtes-vous contente, à présent ? »

Pour son malheur, il ajouta :

— Comme ils ont envie de vivre ! Quels becs ils ouvrent ! Quels gouffres !… On dirait de petits engoulevents ! »

Il avait à peine achevé ces mots que la merlette le frappait sur la tête, comme avait fait la mésange.

« Des engoulevents !… Vous osez comparer nos petits à des engoulevents !… C’est intolérable !… Taisez-vous, Huruhu ! »

II

Quel travail ! Justes cieux ! Quel travail ! » disait au merle une jolie huppe à poitrine délicatement rosée.

Elle suivait un petit sentier et, de son long bec légèrement recourbé, fouillait les touffes d’herbe. Coquette, elle marchait avec précaution et, à chacun de ses pas, on voyait trembler les hautes plumes de sa tête.

« Quel travail ! Chercher des vers et encore des vers et toujours des vers !… Fouler l’herbe mouillée, soulever des feuilles mortes, piocher dans le bois pourri, gratter la terre !… Tout à l’heure, encore, j’ai failli tacher ma gorgerette !… Mais que ne ferait-on pas pour ses petits ! J’ai les miens, là-bas, au creux du Chêne-Tortu : aussitôt que je m’éloigne il me semble qu’ils me rappellent… J’espère que les vôtres vont bien, monsieur de la Merlaudière ?

— Je vous remercie ; ils se portent à merveille…, mais ils sont insatiables368 ! insatiables ! »

Le merle regarda craintivement autour de lui et reprit :

« Ils sont charmants, bien entendu…, tout à fait charmants ! Mais je voudrais que vous les vissiez ouvrir le bec ! C’est un puits ! Que dis-je ! Un gouffre ! un abîme !… Je veux vous faire une confidence : quand ils ouvrent le bec, ils rendraient jaloux des engoulevents… Oui, madame la huppe, des en-gou-le-vents !… Ne le répétez à personne : vous pourriez m’attirer des désagréments !

— Oh ! dit la huppe, je vous assure que les miens, aussi, bâillent à merveille quand je reviens pour la becquée ! »

Elle changea de ton subitement.

« Eh là !… Eh !… Viens par ici, toi ! »

Elle avait piqué du bec dans l’herbe et tirait sur un ver de terre qui, à demi sorti de son trou, faisait des efforts désespérés pour y rentrer. Le ver céda et la huppe s’envola vers le Chêne-Tortu.

« Allons ! pensa le merle, il faut que je me hâte, moi aussi ! »

Il sautilla sur l’herbe rase d’un talus, penchant la tête d’un côté puis de l’autre. Il eut vite découvert un petit trou qui ne s’était pas creusé tout seul. Alors, bien d’aplomb sur ses pattes écartées, il se mit à piocher du bec avec courage. Puis, piquant dans le trou qu’il venait d’agrandir, il en tira un ver blanc. Aussitôt : en route vers le nid !

Les quatre becs bordés de jaune s’ouvrirent à la fois. Merleau Ier, le plus robuste de la nichée, se souleva même au milieu de ses frères.

« Non ! non ! fit le merle ; ce n’est pas ton tour ! »

Il coupa le ver en deux morceaux qu’il donna à Merleau II et à Merleau III.

Presque au même instant, la merlette arrivait, apportant une grosse chenille qu’elle partagea, elle aussi, afin de contenter Merleau IV et Merleau Ier.

« Maintenant, dirent les parents, vous voilà rassasiés : faites un petit somme ! »

Mais les merleaux ouvraient toujours le bec.

« Tihi ! Tihi ! Tihi !… Nous avons encore faim ! Nous avons toujours faim ! Toujours faim !… Tihi !… Tihi !… »

Le merle et la merlette, sans prendre le moindre repos, s’en retournèrent, chacun de son côté, à la recherche de la pâture. À la fin de la journée, ils avaient apporté à leurs petits dix vers blancs, vingt chenilles, des lombrics, des mille-pattes et les insectes les plus divers. Mais eux-mêmes n’avaient rien mangé…

Aux taillis comme sous la futaie, au château comme à la ferme, dans la plaine comme sur les bords de la rivière, tous les oiseaux adultes, avec une adresse, une patience et un dévouement admirables, chassaient au profit des nouveau-nés. Les passereaux à bec fin faisaient une véritable hécatombe369 d’insectes. Les gros-becs eux-mêmes qui, à la saison d’été, préfèrent les grains, apportaient à leur nid des proies vivantes. De même les merles, les grives et les loriots, amateurs de fruits, de même les gallinacés sauvages, perdrix et cailles, de même le pic grimpeur, de même le canard et la sarcelle, de même la bécassine et la poule d’eau. Les tourterelles et les ramiers avaient des petits si faibles qu’ils les nourrissaient de bec à bec, en dégorgeant le contenu de leur propre jabot. Les rapaces chassaient, non seulement les insectes, les vers et les mollusques, mais les serpents, les batraciens et les petits mammifères. Dès que le jour tombait, la chouette du grand marronnier quittait sa retraite et, de quart d’heure en quart d’heure, elle apportait une souris à ses petits qui étaient fort laids, avec leurs molles plumes ébouriffées et leur bec crochu, mais qu’elle chérissait tout autant que s’ils eussent été les plus beaux du monde.

Comme le temps était doux et la nourriture abondante, presque toutes les couvées réussissaient. Aucun dénicheur n’était venu dans les taillis. Traqués par les chasseurs, les fouines et les putois avaient disparu. Les serpents, à peine sortis de leur sommeil hivernal, n’avaient encore commis aucun crime. Les corbeaux, les geais, les pies et les rapaces étaient rares ; un homme ayant détruit leurs nids à coups de fusil, ils avaient dû s’éloigner de la futaie. De temps en temps, on voyait bien un épervier planer très haut dans le ciel, une buse pattue se percher à la cime d’un chêne, mais les mulots et les campagnols, nombreux dans la plaine, suffisaient, pour le moment, à leurs besoins.

Tout allait donc pour le mieux dans les meilleurs des taillis lorsqu’un matin, Huruhu de la Merlaudière qui s’était aventuré, du côté de la ferme, jusqu’à la lisière des vergers, entendit un cri, suivi d’un battement d’ailes insolite. Puis, Mysti passa, affolé.

« À l’aide ! criait-il. La pie-grièche emporte un moinillon !… À l’aide, mes amis ! À l’aide ! »

Le pauvret eut beau crier : personne ne se dérangea. Il y avait pourtant là, avec Huruhu, un loriot des plus braves, plusieurs sansonnets valeureux370 et de nombreuses mésanges qui n’avaient peur de rien. Mais le moineau friquet les avait tant de fois bernés qu’ils crurent encore à une plaisanterie. Même lorsque Mysti revint des taillis, tout bouleversé de douleur, ils lui crièrent :

« À d’autres, la comédie ! »

Cruel châtiment d’un trompeur !

Malheureusement le friquet, cette fois, avait bien dit la vérité. Le lendemain une mésange nonnette du bord de la rivière vit disparaître le plus beau de ses petits. Ce fut une consternation générale. Les mères n’osaient plus quitter leur nid.

Huruhu et deux sansonnets allèrent dans l’île afin de découvrir la retraite de l’oiseau féroce. Ils ne rencontrèrent point la pie-grièche. Mais, au plus profond d’un fourré, un affreux spectacle s’offrit à leurs yeux ; sur de longues épines, des oisillons nouveau-nés étaient embrochés ! La pie-grièche, après les avoir volés à leurs parents, les plaçait en réserve…

Transportés d’indignation, le merle et les sansonnets s’en retournèrent bien vite vers leurs petits. Comme le merle approchait du taillis, il entendit des cris de détresse et de colère. Il se précipita vers son nid : la pie-grièche attaquait les merleaux !

Par bonheur, la merlette se trouvait là. Elle couvrait ses petits et s’efforçait de rendre coup pour coup. Mais elle n’avait ni la férocité de l’autre, ni son bec dur, ni ses griffes, plus acérées que des griffes de rapace. Elle n’avait, pour égaliser les chances, que son héroïsme maternel. Étourdie d’un terrible coup de bec, elle ne songea plus à se défendre ; mais, d’un effort désespéré, elle étendit ses ailes, les maintint appliquées sur ses petits. Le merle arrivait à ce moment-là. Son premier élan culbuta la pie-grièche penchée sur le rebord du nid. Mais elle revint furieuse, chassa le merle à grands coups de bec et, de nouveau, s’acharna sur la pauvre merlette. Celle-ci ne bougeait pas, bien décidée à se laisser tuer plutôt que de découvrir ses petits.

Cependant, aux cris du merle, les oiseaux du voisinage arrivaient à la rescousse : la huppe du Chêne-Tortu, des pinsons, des bouvreuils, des traquets, des loriots, des moineaux, toute une compagnie de mésanges et jusqu’à un petit rossignol de murailles. La pie-grièche, inquiète au milieu de ce rassemblement, donna un dernier coup à l’héroïque merlette et s’envola.

« Il faut la chasser du pays ! s’écria le merle. En avant !

— En avant ! répéta la huppe. Ralliez-vous à mon double panache tremblant ! »

Derrière le merle et la huppe, les petits oiseaux partirent en guerre. Une grande bravoure et une grande colère les animaient contre la pie-grièche.

« Je veux lui arracher les rémiges371 ! disait un loriot des cerisiers.

— Je lui perce larynx372 et syrinx373 ! disait le petit rossignol des murailles.

— Je lui ébrèche le bréchet374 ! disait la huppe.

— Je lui ouvre une fenêtre au jabot ! » disait un traquet.

Les moineaux faisaient grand tapage.

« Nous lui déchirerons le gésier ! » piaillaient avec fureur les compagnons de Mysti.

Rageuses, les petites mésanges, nonnettes, bleutées et charbonnières, essayaient sur des branches la pointe de leur bec et disaient lentement, froidement, sur un ton de résolution terrible :

« Nous la piquerons, piquerons, piquerons… du bout des pattes au bout du bec ! »

Et le merle, enfin, se portant en tête de la compagnie, jetait au vent des trilles impétueux et menaçants.

« Paraissez ennemis ! corbeaux, pies et rapaces ! Sur l’heure, je vous merlificastille !… Et, mieux encore ! je vous merlirelipattibecquipulvérulorelumoulufracaconcassébrisébroie !… »

Ils rencontrèrent la pie-grièche dans un buisson, au bord de la rivière. Alors, plusieurs de ces foudres de guerre375 hésitèrent un peu ; ils eurent besoin de s’encourager les uns les autres.

« Après tout, la pie-grièche n’est pas un rapace, disaient-ils : elle n’a ni serres ni bec crochu ; elle sautille. Ce n’est qu’un passereau comme nous…

— Sus ! sus ! » interrompirent les mésanges qui étaient, de beaucoup, les plus braves.

Elles passèrent à l’avant-garde et une minuscule nonnette à bonnet bleu, qui avait vu disparaître un de ses petits, se jeta avec intrépidité sur la pie-grièche.

Surprise, celle-ci se sauva encore. Les oisillons la poursuivirent jusque dans l’île, pensant bien la chasser à jamais de la contrée. Mais, tout à coup, la pie-grièche se retourna et fit front. Elle était arrivée à son nid ; à son tour, elle avait ses petits à défendre, elle ne fuyait plus… Les oisillons la cernèrent toute la journée sans oser se porter ensemble à l’assaut. Les mésanges elles-mêmes hésitaient à combattre cette mère qui, farouche, protégeait sa couvée.

L’expédition n’eut donc pas tout à fait le résultat espéré. Cependant la pie-grièche cessa de s’attaquer aux passereaux nouveau-nés. Elle se contenta désormais d’insectes et de jeunes campagnols qui pullulaient376 pour le grand dommage des cultures.

La saison des couvées printanières s’acheva ainsi dans la tranquillité. Aucun incident sérieux ne vint troubler l’éducation des petits. Ils essayèrent leurs ailes sur le bord des nids, se risquèrent ensuite à de petites volées d’une branche à l’autre. Les parents encourageaient les timides, modéraient l’ardeur des impatients. Puis les jeunes oisillons volèrent tout à fait bien ; ils commencèrent alors à se préoccuper des dangers qui les entouraient et à chercher eux-mêmes leur nourriture.

Ils avaient pourtant encore besoin de leçons. Leurs parents et certains oiseaux des plus sages les leur donnaient.

C’est ainsi que Magista, l’hirondelle d’Égypte, qui avait son nid au village, sous le préau de la classe des garçons, tenait école sur un fil de fer barbelé377 à la lisière des taillis. Les pointes du fil de fer, suffisamment écartées, séparaient les oisillons et les obligeaient à se tenir tranquilles.

Magista, qui avait longtemps vécu et beaucoup voyagé, était fort savante. En outre, tout en couvant sous le préau, elle avait écouté l’instituteur du village et appris les bonnes façons d’enseigner. Aussi l’école du fil de fer barbelé était-elle très fréquentée. Aussitôt que Magista se posait sur le fil de fer avec ses jeunes hirondelles, les merles lui envoyaient leurs merleaux, les cailles leurs cailleteaux, les moineaux leurs moinillons. Tous les oiseaux qui avaient le souci de faire donner à leurs petits une bonne éducation les imitaient.

Magista racontait ses voyages, ses aventures, décrivait les pays qu’elle avait vus du haut des airs, les bêtes qu’elle avait rencontrées ou dont elle avait entendu parler. Quand elle avait donné bien clairement toutes ses explications, elle posait des questions afin de savoir si les élèves avaient compris et retenu.

« Merleau Ier ! dites-moi quels sont les oiseaux les plus redoutables ?

— Les oiseaux les plus redoutables sont les rapaces.

— Quels sont les plus grands des rapaces ?

— Les plus grands des rapaces sont le vautour condor de l’Amérique du Sud, le gypaète d’Europe et d’Afrique, et l’aigle des montagnes qui emporte vers son aire378 quantité d’oiseaux et de petits mammifères.

— Petite huppe du Chêne-Tortu ! quel est le plus rapide des rapaces ?

— C’est le faucon, que les hommes dressent parfois pour la chasse.

— Nommez les principaux rapaces de notre pays.

— La buse, le milan, l’autour, l’épervier.

— Tous ces oiseaux volent-ils pendant le jour ou pendant la nuit ?

— Ils volent pendant le jour. Ce sont des rapaces diurnes.

— Nommez un ennemi dangereux, parmi les rapaces nocturnes.

— Le grand-duc.

— Faut-il redouter aussi quelques passereaux ?

— Il faut redouter aussi les corbeaux, les geais, les pies et les pies-grièches.

— Il faut redouter surtout l’épouvantail ! » s’écria un moinillon franc qui n’était pas interrogé.

Mystigouri, son père, lui donna un petit coup de bec entre les ailes.

À la réunion suivante, la bonne institutrice parlait des palmipèdes ; puis venaient les leçons sur les grimpeurs, les échassiers, les gallinacés, les colombins et les coureurs.

Un jour. Magista posa des questions à toute la classe.

« Quels sont les principaux genres de vol ?

— Le vol ramé et le vol plané ! répondirent ensemble tous les élèves.

— Quels sont les meilleurs voiliers de tous les oiseaux ?

— Les albatros et les frégates !

— Quel est l’oiseau le plus disgracieux ?

— C’est le pélican ! à cause du sac à provisions qu’il porte sous la gorge.

— Maintenant, dites-moi quel est le plus joli… »

Les avis furent très partagés.

« C’est le paon du château !

— C’est un perroquet que j’ai vu, au balcon, chez une vieille dame !

— C’est l’oiseau-lyre !

— C’est le faisan doré !

— C’est l’oiseau de paradis !

— C’est l’oiseau-mouche !… le colibri aux éclatantes couleurs… C’est le colibri !… le colibri ! »

Le colibri l’emportait, lorsqu’une petite mésange nonnette, à peine sortie du nid, s’avança jusqu’à l’extrémité d’un rameau de coudrier et déclara tranquillement :

« L’oiseau le plus joli du monde, c’est moi ! »

On lui pardonna sa vanité naïve à cause de son extrême jeunesse. Magista continua sa leçon.

— Quel est le plus petit des oiseaux ?

— Le colibri !… Toujours le colibri !

— Et quel est le plus gros ?

— L’autruche ! répondit, d’une seule voix, toute la classe.

À ce moment, on vit Piaulette, une poulette grise qui picorait un peu à l’écart, se précipiter comme une étourdie vers l’école du fil de fer barbelé.

« Qu’entends-je ? s’écria-t-elle. L’oiseau le plus gros du monde n’est point l’autruche ! Vous n’avez donc jamais rien vu ! »

Elle prit un temps et continua, d’un ton doctoral, en scandant ses mots :

« L’oiseau le plus gros du monde, c’est l’a-é-ro-plane ! »

Magista ne répliqua rien, car elle ne faisait pas la leçon aux oiseaux domestiques. Mais Mysti et Mystigouri habitués de la basse-cour, vinrent se placer de chaque côté de la poulette et lui firent, en se moquant, de grands compliments.

« Toi, Piaulette, pensaient-ils, un de ces jours, nous te dirons que la lune est une crêpe…, et tu le croiras ! »

III

Par un frais matin de septembre, Huruhu de la Merlaudière piquait des mûres dans un roncier379 lorsqu’il se trouva soudain bec à bec avec son fils aîné, Merleau Ier, qu’il croyait à l’école du fil de fer barbelé.

« Que fais-tu là ? lui demanda-t-il sévèrement. Pourquoi n’as-tu pas suivi tes frères ?

— Mes frères sont ici également, répondit Merleau Ier.

— Ah ! par exemple ! C’est un peu fort !… Feriez-vous l’école buissonnière, par hasard ? »

Merleau Ier répondit, d’un air tranquille :

« Nous ne sommes pas coupables ! Il n’y a pas classe, aujourd’hui.

— Nous allons bien voir ! dit le merle. Appelle tes frères !… Et suivez-moi ! »

Il conduisit ses merleaux au fil de fer barbelé. Quelques oisillons babillaient aux alentours, comme des étourdis ; mais la vieille Magista n’était point là pour leur donner sa leçon.

— Tiens ! tiens ! fit le merle. Que se passe-t-il donc ? »

À ce moment, une troupe nombreuse de jeunes hirondelles, glissant sur une coulée d’air, vint raser l’herbe du pré, remonta comme une nuée de vives et courtes flèches et alla se poser enfin, les ailes encore frémissantes, sur un long rameau sec du Chêne-Tortu. Magista se trouvait parmi les jeunes hirondelles ; elle leur faisait un discours pour les exhorter380 au courage.

« Exercez vos ailes, petites ! disait-elle. Habituez-vous à la fatigue ! Le moment est venu des migrations d’automne. Nous allons entreprendre le grand voyage au-dessus des terres et des mers !

— De quoi parle-t-elle ? demanda Merleau IV qui était le plus petit de sa famille, mais aussi le plus curieux et le plus aventureux.

— Cela ne te regarde pas ! répondit le merle. La leçon ne vaut que pour les hirondelles. »

Cependant Magista vantait les charmes des pays lointains.

« Nous verrons, disait-elle, les cimes neigeuses des montagnes ; puis nous volerons au-dessus des flots bleus, au-dessus des campagnes claires et des villes enchanteresses. À l’époque des frimas381, alors que les oiseaux sédentaires, amaigris par le jeûne et rendus muets par la tristesse, sautilleront sur la terre glacée ou grelotteront parmi les branches dénudées382, nous, les voyageuses, nous chasserons joyeusement les petites proies ailées dans l’air tiède et léger de notre seconde patrie, de notre patrie d’hiver… Le fellah383 d’Égypte saluera notre retour… et nous irons peut-être jusqu’aux montagnes d’Abyssinie, peut-être jusqu’aux sables roux des déserts, poursuivre les moucherons qui bourdonnent autour du campement des chameaux…

— Mais que dit-elle ? s’écria encore Merleau IV. Je veux l’entendre, moi ! Je veux connaître ces pays merveilleux !… »

Déjà, il prenait son élan pour voler vers le Chêne-Tortu. Mais son père, inquiet de le voir si agité, lui dit :

« Je te défends de bouger sans mon autorisation ! »

Il ajouta d’un ton plus doux afin de le consoler :

« Petit merleau, reste aux taillis ! Tes ailes ne sont pas assez longues pour les grands voyages. Que cela, d’ailleurs, ne te chagrine pas trop : tu n’as qu’une patrie, mais c’est la plus belle du monde. Magista, elle-même, ne partirait point s’il y avait encore des moucherons. Tu la verras revenir au printemps, tout heureuse de retrouver son nid sous le préau, tout heureuse de retrouver nos riantes campagnes françaises. »

Ayant ainsi parlé, avec sagesse et prudence, Huruhu entraîna ses merleaux au plus profond des taillis et, pour leur faire oublier les discours tentateurs, il leur montra des recoins charmants, leur fit gober des fruits délicats qui abondaient en ce commencement d’automne.

Mais, le lendemain, la mère hirondelle de Tunisie tint, au milieu de sa tribu, un langage semblable à celui de Magista.

« Exercez vos ailes, petites ! Nous allons fuir vers les pays du soleil ! Nous verrons les côtes d’Espagne, les Baléares aux fruits d’or, Alger la blanche, le Tell fertile et Tunis, au fond de son golfe d’opale384. Nous nous reposerons au faîte d’un vieux mur, dans la campagne où s’élevait jadis Carthage385 ; puis nous irons, d’un dernier effort, aux frontières de la Tripolitaine, vers les oasis386 du Sud où ruisselle l’eau claire des fontaines et où les grands palmiers387 s’élancent, d’un seul jet, vers le ciel d’azur. »

Entendant cela, Merleau IV sautillait sur place et une lueur hasardeuse s’allumait en son œil noir. Son père le couvrit de son aile et lui dit, ainsi qu’à ses frères :

« À des discours semblables, voici ce que doit répondre un merle sensé : Hurututu !… Hurututututu !… Allons ! sifflez avec moi : Hurututu !… Hututututu !… Uit ! Uit ! Uit !… »

L’hirondelle de Tunisie entraîna sa tribu en un vol d’essai. Mais l’hirondelle marocaine, à son tour, chantait des beautés étrangères en agitant sa queue fourchue.

« Petites belles aux longues ailes noires, nous franchirons les cols des Pyrénées et le plateau de Castille. Nous nous arrêterons un instant sur les vertes rives du Tage, près de Lisbonne en Portugal. Puis, suivant la côte, nous saluerons Gibraltar, la forteresse anglaise, et nous arriverons à Tanger l’africaine. À grands coups d’ailes, montant aux flancs de l’Atlas, nous franchirons le Rif et, par Fez, la vieille capitale du sultan, par Casablanca, la ville neuve des Européens, nous irons à Marrakech, reine parmi les dattiers et les oliviers. Et peut-être vous mènerai-je, par delà les villages kabyles, par delà les douars388 arabes, par delà les montagnes du Haut-Atlas, par delà les sables où s’enfonce le pied fourchu à large semelle du méhari389 cher aux Touareg390, peut-être, vous mènerai-je, ô petites reines du ciel bleu ! derrière les grands avions qui ronflent au-dessus des dunes mauritaniennes, jusqu’aux rives du Sénégal, jusqu’à Dakar, peuplé d’hommes noirs à tête crépue !

— Hurututu !… Hurututututu !… Uit ! Uit ! » siffla le chœur des merleaux au signal de leur père.

Mais, alors que ses frères sifflaient avec ardeur et conviction, Merleau IV ouvrait à peine le bec et ne faisait aucune roulade.

« Allons ! allons ! fit le merle, de plus en plus inquiet, occupons-nous de nos propres affaires ! Nous sommes merles de grande merlerie, merles noirs des taillis de France : nous devons aimer, certes, ces gentilles vagabondes, mais non point écouter toutes leurs chansons. Ce qui est bon pour elles ne le serait pas pour nous. »

Il entraîna les merleaux vers un grand alisier391 dont les fruits, tardifs et délicieux sont, à l’arrière-saison, un véritable régal pour les merles et les grives. Mais les alises n’étaient pas encore à point. Et le merle dit, pour changer tout à fait les idées du petit :

« Allons vers les vignes ! Mais soyons prudents, car la chasse est ouverte. »

Les merleaux le suivirent hors des taillis. Ils se gorgèrent de raisins dorés ; si bien que Merleau IV, lui-même, ne songeait plus à quitter un pays où l’on trouvait une nourriture aussi abondante et aussi délicate. Des perdrix s’étaient réfugiées à l’ombre des sarments. Bien qu’elles fussent poursuivies journellement par les chasseurs, elles ne voulaient point s’éloigner. Elles se moquèrent un peu des rêves de Merleau IV. Et le merle fut content de ses vieilles amies les perdrix.

Par malheur, dans un champ voisin, une caille chantait : « Paye tes dettes ! Paye tes dettes ! »

Avant que le père ait pu les retenir, les merleaux prirent la volée pour aller saluer la caille. Or, celle-ci faisait ses préparatifs de départ !

« J’appelle des compagnes de voyage, dit-elle, car je sens que le mauvais temps approche. D’ailleurs, le râle des genêts est déjà parti… C’est un drôle d’aventurier que le râle des genêts : tout mollet, tout rondelet, tout grassouillet… Je n’aime pas ses façons ni son caractère, mais on peut se fier à lui pour les dates. »

La caille s’interrompit pour appeler encore ses voisines.

« Paye tes dettes ! Paye tes dettes ! »

Puis elle continua en ces termes :

« Me voici grasse à souhait : que gagnerais-je à rester plus longtemps ? Je vais donc partir demain pour un voyage de six cents lieues. »

Merleau IV observa :

« Vous êtes grasse à souhait, vos ailes sont courtes et vous prétendez cependant voler pendant des jours et des jours ! Cela m’étonne un peu. Mon père m’assurait hier matin que, pour entreprendre pareil voyage, il fallait être tout en muscles et tout en ailes…

— Quelle erreur ! fit la caille. Si vous aviez le courage de m’accompagner, je vous mènerais, d’une seule traite, vers des aventures merveilleuses.

— Tais-toi ! s’écria le merle. Pars, puisque rien ne peut te retenir, mais, du moins, n’entraîne pas les autres ! Envole-toi ! L’oiseleur t’attend au passage ! Lorsque tu toucheras terre, épuisée par le voyage, il t’attrapera sans peine… Si ce n’est un Italien de la campagne romaine, ce sera un Maltais ou un Égyptien qui te mettra à la broche. Voilà l’aventure merveilleuse qui t’est probablement réservée à la fin de ton voyage !… Ne l’écoutez pas, mes petits ! Suivez-moi ! »

Comme il ramenait en toute hâte les merleaux vers les taillis, une outarde canepetière qui, le cou tendu, volait vers le sud, jeta :

« Adieu, France ! »

Plus loin, sur une branche aux feuilles jaunies, deux tourterelles, amies du sire de la Merlaudière, gémirent :

« Au revoir, Huruhu ! Au revoir les merleaux ! À l’année prochaine ! »

Et elles s’envolèrent avec tant de hâte que l’on entendit craquer leurs ailes.

Alors le merle se jeta avec ses merleaux au plus profond des taillis et il fit part de ses inquiétudes à la merlette. Celle-ci, qui adorait ses petits, ne voulut laisser à personne le soin de veiller sur eux. Elle dit, sur un ton qui n’admettait aucune réplique :

« Défense expresse de s’éloigner de moi à plus de trente sauts ou de dix coups d’aile ! »

La défense était sage car il ne se passait plus de jour sans que des oiseaux quittassent le pays. Les rossignols qui, depuis les grandes chaleurs d’été, ne chantaient plus, s’éloignaient discrètement, un par un ; de même les coucous. Les hirondelles et les martinets se réunissaient au contraire en bandes nombreuses. Les pinsons quittaient leurs buissons et voyageaient par petites étapes. Ils erraient un peu à l’aventure, s’arrêtant volontiers là où la nourriture était encore abondante.

Dans les hauteurs de l’air, au coucher du soleil et même la nuit, des bandes migratrices passaient qui ne déviaient jamais de leur route ; guidées par un instinct infaillible, elles allaient vers quelque lointaine région d’Afrique où elles arriveraient aussi sûrement que si leur chemin eût été tracé devant elles. Courlis, sansonnets, pluviers, grues, hérons, fuyaient ainsi à tire-d’aile vers les pays chauds. Des cigognes d’Alsace, d’Allemagne ou du Danemark cinglaient392 vers l’Algérie ; quelques-unes, plus aventureuses, iraient jusqu’aux grands lacs d’Afrique et même jusqu’au cap de Bonne-Espérance !

Bientôt les alouettes furent nombreuses dans la plaine. Il en arrivait du nord qui prenaient le temps de s’arrêter pour profiter du grain des semailles. Abondamment nourries, grasses, lourdes, elles pépiaient393 joyeusement, face au vent d’automne qui les soulevait par saccades. Des chasseurs les attiraient en faisant tourner des miroirs multicolores. De tous les côtés, des coups de fusil retentissaient. Lorsque les semailles furent terminées et que le grain eut commencé à germer, les alouettes se rassemblèrent et s’en allèrent, elles aussi, vers le sud.

On vit des bandes errantes de vanneaux huppés à plastron noir. Des bécasses descendirent des montagnes et se cachèrent aux taillis. Au crépuscule, elles allaient chercher leur nourriture sur les bords de la rivière. Des bécassines fouillaient également la vase entre les joncs. Un soir, de jolies palombes de la forêt landaise vinrent percher sur les grands arbres de la futaie. Affamées, elles cherchèrent des glands, pillèrent quelques semis tardifs, puis repartirent.

Enfin, il y eut un grand passage de grives : grives de vignes et draines forestières. Les merles leur firent les honneurs du pays, espérant ainsi les retenir. Mais les grives ne sont pas faciles à retenir ! Lorsque celles-ci eurent piqué les dernières mûres, les dernières alises, lorsqu’elles se furent gavées des boules rouges du houx à la lisière des taillis et des boules blanches du gui à la cime balancée des grands peupliers, les ingrates s’en allèrent toutes à la fois, sans même prévenir leurs hôtes.

Or, le matin de leur départ, Huruhu et la merlette cherchèrent en vain Merleau IV. Il avait suivi les grives !

Le père, la mère et les frères l’appelèrent de toutes leurs forces. Pendant plusieurs jours, les taillis retentirent de leurs cris.

Ils avaient perdu tout espoir, lorsqu’un beau jour, Merleau IV revint, déplumé, maigre à faire peur, traînant l’aile et, ce qui était pis, borgne de l’œil gauche.

Il s’était épuisé à vouloir suivre les grives. Celles-ci l’avaient abandonné. Seul dans un bosquet inconnu, il avait souffert de la faim. Puis un geai l’avait battu, puis un chasseur avait tiré sur lui…

Le pauvret faisait tellement pitié que personne n’eut la force de le gronder. Sa mère lui chercha un abri sous une épaisse touffe de buis et, là, elle le soigna comme elle l’avait soigné quand il était tout petit.

L’hiver était venu, dénudant les arbres à feuilles caduques. Le vent glacé filtrait à travers les fourrés d’aubépine aux branches rameuses394 hérissées de durs piquants, à travers les plus épais ronciers dont les feuilles sèches et rougeâtres finissaient par céder au gel. Il fallait se réfugier parmi les buissons de houx, de buis ou dans le lierre des vieux chênes. Les merles connaissaient la disette. Ils ne trouvaient que des fruits amers ou desséchés et il leur fallait remuer bien des feuilles mortes avant de découvrir une chrysalide engourdie !

Les chardonnerets, transis, poussaient de petits cris plaintifs. Les bouvreuils se rapprochaient des maisons ; les roitelets se faufilaient sous le chaume des hangars. Les rouges-gorges voletaient autour des bûcherons ou bien ils allaient se poser sur le rebord des fenêtres, aux vitres desquelles le feu de l’âtre envoyait son rougeoiement.

Seuls les moineaux, francs ou friquets, vivaient encore dans l’abondance. Rusés et d’une hardiesse qui allait jusqu’à l’effronterie, ils maraudaient chez les oiseaux de basse-cour, allaient chercher des miettes jusque sur le seuil des maisons, Mysti et Mystigouri, sautillant autour de Piaulette, lui racontaient des histoires à dormir debout et prélevaient largement leur part sur la nourriture que la fermière lui donnait. Ils savaient aussi se faire admettre au colombier, grâce à l’amitié de Tourlour-le-Cravaté, arbitre des élégances, qu’ils flattaient dans sa vanité. Rassasiés, ils allaient se cacher dans des meules de paille d’où ils narguaient l’hiver.

Lorsque les bords de la rivière commencèrent à geler, on vit arriver les palmipèdes du nord : canards, mignonnes sarcelles, sombres macreuses, oies sauvages. Alors que les oiseaux indigènes grelottaient, ces habitués des régions septentrionales trouvaient au contraire la température très douce. Ils nageaient et plongeaient avec agilité, fouillaient activement la vase de leurs larges becs aplatis.

Huruhu renoua connaissance avec un beau canard à col vert, originaire des lacs de Finlande, qui, chaque année, aux premiers grands froids, arrivait en droite ligne de son pays natal et se posait sur la rivière, au beau milieu de la bande des canards domestiques. Ceux-ci, auprès de leur frère sauvage, paraissaient ternes395 et lourds. Le col-vert racontait des merveilles des pays marécageux du nord et il montrait des tours, des façons nouvelles de nager et de plonger. Il n’était, d’ailleurs, pas moins habile sur la terre ferme.

« Rouennais, mon ami, disait-il au plus gros des canards de la ferme, jouons à qui le premier découvrira un escargot blanc au pied du buisson que tu vois, à dix envergures396 de la rive.

— En hiver, répondait sentencieusement le Rouennais chef de file, on ne trouve ni escargot blanc, ni escargot brun, ni escargot rayé. Apprends cela, petit frère sauvage !

— C’est ce que nous allons voir ! » ripostait le col-vert.

Il courait au buisson, soulevait des feuilles mortes, remuait des pierres et dénichait toute une famille d’escargots blancs !

« Certes, ils ne tirent pas les cornes…, ils dorment bien tranquillement derrière leur petite vitre…, mais ils n’en sont pas moins bons pour cela, Rouennais, mon ami !

Il gobait lestement les petits escargots et brisait sur une pierre la coquille des gros.

Chaque jour, il inventait ainsi quelque nouveau jeu. Si bien que plusieurs jeunes canetons de l’année ne voulurent plus quitter cet amusant compagnon. Le soir, au lieu de suivre les autres à la basse-cour, ils demeuraient à barboter parmi les joncs. La fermière, inquiète, vint voir ce qui se passait. Et, sous ses yeux étonnés, le col-vert s’envola soudain d’entre les canetons.

« Ah ! s’écria-t-elle, tu m’as fait peur, sorcier du nord ! Mais ce n’est qu’un prêté pour un rendu ! »

Elle prévint son mari qui était bon chasseur. Le fermier employa toutes les ruses qu’il connaissait : il se mit à l’affût dans une cabane de branchages, il se promena tout habillé de roseaux et de joncs, il fit flotter sur la rivière un petit canard de bois creux peint de couleurs vives et semblable à un véritable oiseau. Peine perdue ! S’il tua quelques pauvres sarcelles, jamais il ne put approcher le rusé col-vert.

Celui-ci, lorsque le froid diminua, essaya, pour se venger, d’entraîner les canetons du fermier vers les pays du nord.

« Venez avec moi ! leur dit-il. Nous irons, par-dessus la verte Hollande, par-dessus le Danemark aux riantes prairies, jusqu’à la Finlande aux mille lacs. Si vous voulez voir la Suède ou la Norvège, je vous y conduirai. D’un coup d’aile, nous irons nous poser au milieu du lac Ladoga ou, si vous le préférez, au milieu du lac Oméga… Et qui nous empêchera d’aller jusqu’à la mer Blanche, jusqu’au cap Nord, et même… »

Un bruit, strident397 l’interrompit. Perché sur un saule de la rive, Merleau IV sifflait éperdument :

« Hurututu ! Hurututututu !… Uit ! Uit !… Hurututu tutututu ».

IV

Les oiseaux du nord étaient partis depuis plusieurs jours pour les froids marécages où ils nicheraient à la belle saison, lorsque la température s’adoucit brusquement. Des pluies abondantes tombèrent ; une terrible bourrasque souffla de la mer.

Un matin, Merleau Ier, qui s’était risqué hors des taillis du côté de la rivière, revint tout étonné.

« Il y a de l’eau partout, dans la vallée… Et les hirondelles sont arrivées ; mais elles sont devenues toutes blanches à l’exception d’une petite calotte noire !

— Que nous racontes-tu là ? fit Huruhu.

Toute la famille sortit des taillis et le merle dit à Merleau Ier :

« Ces oiseaux que tu vois ont, en effet, la queue fourchue et de longues ailes ; mais ne remarques-tu pas que leurs pieds sont palmés ? Ce ne sont pas de véritables hirondelles, mais des hirondelles de mer, des sternes, que la tempête a emportées jusqu’ici. Je serais étonné si elles étaient seules… »

Comme il achevait ces mots, une nuée d’oiseaux blancs s’éleva au-dessus d’un rideau de peupliers.

« N’avais-je pas raison ? dit le merle. Voici les mouettes et, parmi elles, je crois voir quelques goélands aux longues ailes nonchalantes. »

Dépaysées, inquiètes au-dessus de cette rivière débordée aux eaux limoneuses, les mouettes voltigeaient sans relâche. Sous le ciel gris de fer, toutes ces taches blanches et mobiles semblaient de neigeux pétales jetés, par poignées, aux tourbillons du vent.

« Nous ne les verrons pas longtemps ! dit le merle. Elles vont s’en retourner vers la côte. Elles ne sont pas faites pour vivre au milieu des terres… Pas plus que les merles ne sont faits pour entreprendre de grands voyages, » acheva-t-il en se tournant vers Merleau IV.

— J’aurais pourtant voulu faire connaissance avec les mouettes, dit Merleau Ier, déçu. La vie devient monotone dans nos taillis.

— Patience ! répondit le merle. Le printemps va ramener les émigrants du sud. Vous pourrez retourner à l’école de Magista.

— Pour ma part, dit Merleau Ier en dressant la tête, je suis déjà fort savant ! En outre, je ne suis plus à l’âge où l’on fréquente l’école du fil de fer barbelé. Ai-je la taille d’un oisillon ?

— Tais-toi, béjaune ! répondit sévèrement la merlette. On peut être le plus gros sans être le plus rusé. On apprend, d’ailleurs, à tout âge. Tu fréquenteras l’école du soir ! »

En attendant le retour des émigrants398, les merles s’occupèrent à chercher leur propre résidence d’été. Les couvées ayant bien réussi, la merlerie des taillis se trouvait surpeuplée et il fallait créer des colonies dans les buissons des alentours.

Le merle et la merlette demeureraient à la merlerie principale avec Merleau IV que son aventure avait rendu extrêmement prudent et casanier. Merleau II et Merleau III fixèrent leur choix sur les bosquets du château. Quant à Merleau Ier, ami des moineaux, des pinsons et des bouvreuils, il préféra se rapprocher de la ferme ; malgré les chats et les épouvantails, il devint merle des vergers.

De la sorte, la famille ne fut pas trop dispersée. Il ne se passait guère de jours sans que les merleaux vinssent rendre visite à leurs parents ; de même, ceux-ci allaient fréquemment faire un petit tour dans les bosquets du château ou dans les vergers de la ferme.

Mysti et Mystigouri ne purent s’empêcher de jouer quelques farces à leur nouveau voisin. Mais comme Merleau Ier avait un excellent caractère, ils n’insistèrent point et l’adoptèrent comme ami.

Ils n’étaient pas méchants, au fond, Mysti et Mystigouri ! Un peu trop facétieux seulement, un peu trop disposés à s’amuser aux dépens des naïfs. Ce défaut leur attirait quelques désagréments. Tout compte fait, cependant, on ne leur gardait pas longtemps rancune car ils avaient bon cœur. On se méfiait d’eux, mais on ne les détestait pas.

Les oiseaux de basse-cour qui les menaçaient à grands cris et leur couraient sus, s’ennuyaient dès qu’ils n’étaient plus là.

Le jardinier leur criait, à eux et à tous ceux de leur bande :

« Gare, si je vous attrape ! »

Car ils grattaient les semis, coupaient les jeunes pousses des pois et piquaient les plus beaux fruits. Mais le jardinier cherchait à les effrayer, non à leur faire du mal. Il savait bien que les moineaux chassent les chenilles, les pucerons et toutes sortes d’insectes malfaisants, et qu’il faut bien leur pardonner quelques larcins.

La fermière agitait son tablier et frappait dans ses mains pour les éloigner, quand elle jetait du grain à ses volailles. Mais elle était bien contente, le matin, de les entendre faire, sur le bord des tuiles, un si joyeux tapage qu’on eût dit que toute la maison chantait.

Merleau Ier vécut presque dans l’intimité des moineaux ; il apprit d’eux à distinguer rapidement un épouvantail d’un homme véritable. Aux vergers, il devint aussi hardi et aussi rusé que Mysti lui-même. Mais il osait rarement mettre patte à terre au beau milieu de la basse-cour comme le faisaient couramment ses amis. Il préférait se percher près de la barrière d’entrée, dans un if taillé en boule. De là, il voyait tout sans être vu.

Un gros chien frisé faisait souvent un bruit épouvantable qui effrayait jusqu’aux mastodontes399 de l’étable et de l’écurie. Cela n’empêchait pas le capitaine des moineaux francs d’aller se percher sur le bord de l’écuelle où se trouvait la pâtée du chien et de choisir sous le nez de cette terrible bête ce qui lui convenait, à lui, Mystigouri. Merleau Ier n’en eût certes point fait autant, mais les aboiements les plus féroces ne le troublaient nullement dans sa cachette. Par contre, il ne perdait jamais de vue les chats, pourtant si câlins, si discrets. Il faut toujours se méfier des chats !

Comme tous les libres oiseaux des champs et des bois, il méprisait un peu les volatiles domestiques qui ont fait le sacrifice de leur indépendance.

Lorsque la fermière avait plumé ses oies blanches au fin duvet, Merleau Ier sifflait ironiquement au passage des pauvres bêtes qui, à demi-nues et l’allure gauche, grelottaient sous le vent froid. Il ne pouvait cependant s’empêcher de plaindre les oies de Toulouse que l’on gavait de force avec des grains et des pâtons, afin de les engraisser jusqu’à l’impotence et de leur faire grossir considérablement le foie.

Les canards lui semblaient répugnants, à toujours barboter dans l’eau sale des mares et même dans les rigoles où coulait le purin. Leur gloutonnerie l’étonnait. Un jour, la fermière avait jeté dans la basse-cour une peau d’anguille.

« Voilà ton affaire ! » dit Mysti à une grosse cane blanche qui passait.

Aussitôt, la cane d’attraper la peau d’anguille par un bout.

Mais Mystigouri n’était pas loin.

« Voilà ton affaire ! » cria-t-il à une cane grise.

La cane grise accourut en se dandinant et saisit l’autre bout.

« Maintenant, allez en mesure ! » dirent à la fois Mysti et Mystigouri qui s’écartèrent un peu.

La cane blanche et la cane grise avalèrent avidement tout ce qu’elles purent. Bientôt, elles se trouvèrent bec à bec… Or, le bec des canes n’est pas fait pour couper. Et, d’ailleurs, on ne coupe pas une peau d’anguille aussi facilement qu’un lombric. Voilà donc les deux gourmandes en une étonnante posture de lutte, chacune tirant de toutes ses forces pour voler la part de l’autre. Et les deux compères qui sautillaient autour :

« Hardi la blanche !

— Hardi la grise ! »

Toute la basse-cour accourut au spectacle. Les moineaux quittèrent l’abri des tuiles ; le merleau lui-même descendit de son if. Ce fut une lutte d’une opiniâtreté sans pareille. Les deux canes, le bec serré sur leur proie, se frappaient de l’aile et de la patte, se culbutaient, roulaient dans la poussière et dans le purin. Le soir vint sans amener le moindre résultat. La fermière dut juger elle-même le procès : elle glissa un couteau de cuisine entre les deux becs et coupa la peau d’anguille. Aussitôt : patatras ! les deux canes tombèrent à la renverse, chacune de son côté. Merleau se sauvant vers les vergers, poussa une roulade qui ressemblait à un éclat de rire.

Merleau Ier s’amusait aussi à regarder les dindons. Il ne se gênait pas pour siffler d’un ton moqueur sur leur passage. Alors les dindons faisaient la roue en gloussant de colère.

Les pintades l’agaçaient par leurs cris aigres. Il éprouvait au contraire quelque sympathie pour les hôtes du colombier, pigeons pattus, cravatés ou culbutants. Il écoutait volontiers les roucoulements de Tourlour-le-Cravaté. Tourlour se vantait d’avoir pour ami, au village voisin, Éclair II, gloire de la Société Colombophile, Éclair II, champion des pigeons voyageurs qui, au dernier lâcher, sans s’écarter, le moins du monde, de sa route, avait franchi une distance de cinq cents kilomètres en dix heures.

Les pigeons festonnaient d’ailes blanches et grises le bord du toit, mais ils ne descendaient au sol que pour chercher leur nourriture. Les véritables reines de la basse-cour étaient les poules. Poules de races françaises : communes, faverolles, de Houdan, de Bresse, de Crèvecœur. Poules de races étrangères : poules de Padoue, de Cochinchine, wyandots, leghorns d’Amérique. Chaque race occupait un enclos séparé, à l’exception des poules communes qui avaient la liberté complète.

Tout ce peuple chantait, gloussait, caquetait, pondait, grattait. Les coqs aux durs ergots400, l’œil vif sous la crête rouge, se jetaient, d’un enclos à l’autre, leurs défis. Le soleil allumait des reflets sur leurs belles plumes.

Parmi les poules communes, Piaulette, la naïve géline401, fut la première à vouloir couver. La fermière s’y opposa, préférant sans doute faire couver ses vieilles poules ou confier les œufs à une couveuse artificielle. Elle prit Piaulette par les ailes, la jeta hors du nid et emporta les œufs. Piaulette s’entêta ! De son côté, la fermière ne voulut point céder ! À la fin, Piaulette quitta la basse-cour et s’en alla à la recherche d’un nid que la fermière ne découvrirait pas.

Ce fut à ce moment que Mysti et Mystigouri intervinrent.

Ils connaissaient, au fond du hangar, derrière des charrettes, un recoin sombre où la fillette de la fermière avait oublié des jouets. Il y avait, dans ce recoin, un vieux chapeau de feutre et, au fond de ce chapeau, trois œufs de la grosseur des œufs de poule, mais verts et piquetés402 d’étoiles rouges…

Mysti et Mystigouri conduisirent Piaulette devant cet étrange nid. Aussitôt, la géline, sans s’inquiéter davantage, s’accroupit dans le vieux chapeau, écarta un peu les ailes afin de couvrir parfaitement les œufs et s’immobilisa, bien contente !

Pendant trois semaines, elle couva ainsi avec la plus grande application ; à peine prenait-elle une minute, de temps en temps, pour boire et manger.

Le vingt-deuxième jour, elle commença à s’inquiéter. Le vingt-troisième, elle s’impatienta, se leva et donna quelques petits coups aux coquilles bariolées403. Enfin, le vingt-quatrième jour, elle se mit en colère et frappa du bec à si grands coups que les coquilles s’ouvrirent…

Les coquilles s’ouvrirent, et, cinq minutes plus tard, Piaulette, affolée, courait par la basse-cour.

« Venez vite ! venez vite !… Mes poussins ne peuvent se tenir sur leurs pattes !… Je ne sais pas ce qu’ils ont !

Tous les hôtes de la basse-cour se rendirent au fond du hangar. Mysti et Mystigouri s’y trouvaient déjà, ainsi que Merleau Ier et Huruhu son père, qui, ce matin-là, était venu aux vergers.

Et chacun put voir, hors du vieux chapeau, des coquilles de carton peint et trois petites boules d’ouate jaune avec un bec en celluloïd, des yeux de verre et des pattes raides en fil de laiton !…

Telle était la nichée de Piaulette. Mysti et Mystigouri lui avaient fait couver des œufs de Pâques !


MAI

BOULOU-KALARI

I

Depuis la dernière nuit de pleine lune, les éléphants fuyaient à travers la savane404.

Ils fuyaient les hommes blancs porteurs du tonnerre et les rabatteurs405 nègres armés d’une longue lance. Surtout, ils fuyaient le feu ! la fleur soudaine aux innombrables pétales rouges, insidieux406 et cruels, l’étrange fleur vivante qui parfois tombe du ciel et qui meurt au bord de l’eau avec des barrissements407 rageurs… Ils fuyaient le feu qui rampe, qui court, qui vole, le feu qui dévore les herbes sèches, les caféiers sauvages, les arbustes épineux et qui triomphe même des grands arbres, le feu qui crépite, qui gronde, qui siffle, qui ronfle, qui hurle, le feu qui crache la fumée suffocante et dont les morsures sont plus douloureuses que les morsures de l’acier… Ils fuyaient le feu, l’arme mystérieuse et terrible des hommes.

Des chasseurs barbares avaient, en effet, allumé l’incendie autour d’un plateau où les éléphants avaient coutume de passer la nuit. Et le feu avait cerné toutes les bêtes du plateau : éléphants, rhinocéros, panthères, hyènes, buffles, antilopes, serpents… Beaucoup de ces bêtes avaient succombé dans la fumée ou dans les flammes. Par bonheur, le feu s’était arrêté de chaque côté d’un petit marigot. Les éléphants s’étaient jetés dans cette brèche ; après de terribles efforts, ils avaient réussi à sortir de la vase et ils avaient gagné le large.

Depuis, ils fuyaient vers l’inconnu ; ils allaient à la recherche des terres de solitude, inaccessibles aux hommes.

Yalonga, le vieux chef, jeta dans la nuit un léger barrissement d’appel. Après une longue marche, les éléphants s’étaient baignés dans l’eau d’un marigot408 et ils reposaient à présent à flanc de coteau, parmi un épais fourré de gommiers409. Yalonga les appelait, car le moment était venu de repartir si l’on voulait voyager avant l’heure accablante du soleil vertical.

Au signal du chef, les éléphants se rassemblèrent et le troupeau se forma suivant l’usage : Yalonga en tête, les éléphants adultes venant ensuite, puis les éléphanteaux près de leur mère et enfin, à l’arrière-garde, Goroum-le-Gigantesque, plus grand que les plus grands, plus fort que les plus forts.

Le troupeau allait s’ébranler lorsque Goroum, qui était chargé de veiller aux traînards, leva lui aussi sa trompe et annonça :

« Mamasoudrou manque ! »

(Mamasoudrou, dans le langage des éléphants d’Afrique, signifie : bonne mère, trop bonne mère, mère trop dévouée, trop indulgente.)

« Eh bien ! dit Yalonga, attendons Mamasoudrou !… Mais comment se fait-il qu’elle se soit éloignée ? »

Goroum, qui avait cherché du regard parmi les éléphanteaux, leva encore la trompe et dit :

« Boulou manque ! »

Il reprit, sur un ton qui indiquait l’impatience et la colère :

« Toujours le même, ce Boulou !… ce Boulou-Kalari !

(Boulou est un nom ordinaire d’éléphanteau. Kalari signifie : le paresseux, le traînard, celui qui se fait attendre, qui met les autres en retard.)

« Tout s’explique ! dirent les éléphants en se recouchant, Mamasoudrou est partie à la recherche de son Boulou-Kalari ! Il n’y a qu’à les attendre !

— Il n’y a qu’à les attendre ! » répéta le patient Yalonga.

Lui ne se couchait jamais. Il reposait debout, bien d’aplomb sur ses grosses pattes aux os verticaux, ses défenses appuyées sur quelque branche.

Yalonga semblait endormi, mais ses grandes oreilles s’ouvraient aux bruits divers : rugissement lointain d’un lion, miaulement d’une panthère, jappement des chacals, ricanement des hyènes, glissement soyeux et continu d’un long python410 qui, parmi les gommiers et les euphorbes411 géantes, dévalait vers le marigot. Rien de suspect, parmi tous ces bruits. L’odeur de l’homme ne venait point, non plus, dans le vent chaud, avec l’odeur des fauves et les âcres effluves montant des marécages.

Aucun danger ne menaçait immédiatement les éléphants. Et le vieux Yalonga, en sa tête énorme et dure comme un rocher, roulait des souvenirs de plus d’un siècle. Car Yalonga atteignait cent vingt ans. Comme en un brouillard, il lui semblait revoir sa forêt natale, là-bas, tout là-bas, sur la rive gauche du fleuve Niger. En sa jeunesse, les éléphants, très nombreux, étaient les rois de la brousse412. Sans doute, il y avait les hommes noirs ! Et même des hommes féroces, qui se faisaient continuellement la guerre et se mangeaient les uns les autres ! Ces hommes, certes, traquaient les éléphants, les faisaient choir en des fondrières413 recouvertes de branchages, les frappaient à coup de lance ou de sagaie414. Mais, à tout prendre, ce n’étaient que de piètres415 chasseurs, des ennemis mal armés et peu redoutables.

Or, parmi ces hommes noirs, des blancs s’étaient aventurés, des explorateurs intrépides que rien ne faisait reculer, ni l’hostilité des indigènes, ni la férocité des fauves, ni l’insalubrité du climat. Puis, derrière ces hardis pionniers416, on avait vu d’autres blancs, soldats, colons, marchands ou chasseurs. Et les éléphants avaient dû fuir devant ces nouveaux venus qui lançaient la foudre. Yalonga se souvenait des longues étapes dans la brousse, des sables que le vent soulevait, de la vase où le troupeau s’enlisait, des rivières qu’il fallait passer à la nage.

Toujours reculant devant les chercheurs d’ivoire, Yalonga et les siens avaient contourné par le nord les grands marécages du lac Tchad, pour se réfugier plus à l’est, sur des plateaux boisés. Ils y avaient vécu longtemps à peu près tranquilles, et Yalonga était devenu le chef du troupeau…

À présent le troupeau comptait des éléphants plus forts que Yalonga, mais celui-ci demeurait le chef, à cause de sa sagesse et de sa ruse. Et il conduisait le troupeau dans la direction du sud, vers le fleuve Congo, vers la forêt équatoriale, dont certaines histoires, racontées par des bêtes voyageuses, lui faisaient soupçonner l’existence.

Yalonga songeait en attendant le retour de Mamasoudrou et de Boulou-Kalari. Sur le sommet de sa tête, Tick-Tick, un petit oiseau, ami du troupeau, venait de se réveiller et sautillait.

Comme les retardataires n’arrivaient point, Goroum-le-Gigantesque se mit à trépigner d’impatience.

« Que font-ils ?… Où se cache-t-il, cet insupportable Boulou-Kalari ? »

Tick-Tick s’envola sous les arbres à la recherche de l’éléphanteau. Il revint au bout d’un instant.

« Boulou est au milieu du marigot ! dit-il, et sa mère ne peut pas le ramener ! »

Alors, le grand Goroum, tout en colère :

« Grrh ! Il faut donc que je m’en mêle !… Vole devant moi, Tick-Tick ! »

Tick-Tick conduisit Goroum vers Boulou-Kalari. Celui-ci, un éléphanteau de huit ans dont les défenses commençaient à peine à pointer, s’était couché et même roulé dans la vase de la rive. À présent, il se trouvait au beau milieu du marigot, avec de l’eau jusqu’au ventre, et il prétendait n’en point sortir.

« Viens vite ! disait Mamasoudrou. Yalonga a poussé un barrissement d’appel : c’est l’heure de reprendre notre voyage…

— Et pourquoi voyager, s’il vous plaît ? répliquait Boulou. J’ai les pattes rompues de fatigue ; et voici que la peau de mon dos se crevasse sous l’action du vent et du soleil… N’avons-nous pas ici, en abondance, des feuilles fraîches pour nous nourrir, de l’eau pour boire et nous baigner ? »

En disant cela, l’éléphanteau prenait de l’eau avec sa trompe et il aspergeait417 ses flancs boueux, le plus tranquillement du monde, d’un air tout à fait content de soi.

La mère essayait de l’atteindre afin de le tirer vers la rive ; mais elle ne pouvait approcher assez près, car elle était si lourde que ses pieds enfonçaient profondément dans la vase.

« Viens, mon petit Boulou ! Ne fais pas la mauvaise tête ! Sinon, la bête du marigot te tirera par les pieds…

— Il n’y a pas de « bête du marigot » ! répliqua Boulou. C’est une histoire bonne, tout au plus, à effrayer les éléphanteaux de l’année !

— Viens !… Le troupeau va partir !… Si tu restes seul ici, le lion te mordra, ou bien le rhinocéros t’éventrera avec sa corne, ou bien les hommes te surprendront…, les hommes avec lesquels il faut s’attendre à tout !

— Les hommes ! s’écria Boulou, qu’ils viennent ! Je les perce avec mes défenses, je les jette en l’air avec ma trompe, je les mets en bouillie sous mes pieds !… »

Juste à ce moment Tick-Tick arrivait et, derrière lui, Goroum.

« Hors d’ici, clampin ! fit le grand éléphant : le troupeau t’attend ! Par ta faute, il nous faudra voyager sous le soleil cuisant ! »

Pour toute réponse, Boulou continua de s’asperger avec le calme d’une conscience tranquille. Mais, comme il levait la trompe pour se doucher les reins, un peu d’eau jaillit sur Goroum. Et celui-ci gronda :

« Attends ! je vais t’apprendre à me jeter de l’eau à la figure !… »

Il s’avança entre les palétuviers418 de la rive afin de saisir Boulou. Mais ses pieds de devant s’enfoncèrent tout à coup et il eut de la boue jusqu’aux défenses. Il se tira de là comme il put. Ce ne fut pas sans peine, et l’on devine sa colère !

Boulou, qui craignait le Gigantesque beaucoup plus qu’il ne craignait sa mère, se décida enfin à sortir du marigot. Or, il commençait à s’enliser419, lui aussi : l’eau lui arrivait maintenant presque au niveau des épaules. Il se rendit compte – un peu tard ! – de la situation et fit de grands efforts pour regagner la rive. Mais, chaque fois qu’il levait une patte, les trois autres s’enfonçaient davantage. Il s’affola, poussa des barrissements de frayeur.

« À l’aide !… La bête du marigot veut me manger ! Elle me tire par les pieds !… À l’aide ! À l’aide !… »

Mais ni Mamasoudrou ni Goroum ne pouvaient approcher assez pour lui porter secours.

Ah ! il ne songeait plus à faire le fanfaron ! Il battait l’eau de sa trompe, cherchait à s’accrocher à tout ce qui se trouvait à sa portée. De longues lianes à caoutchouc pendaient des palétuviers ; il réussit à en atteindre plusieurs et délivra une de ses pattes de derrière. Mais les lianes rompirent et la vase le ressaisit de plus belle. Cependant, frappant l’eau de tous les côtés, il heurta une chose dure, rugueuse et qui, dans l’obscurité, lui parut d’un brun verdâtre. Il pensa que c’était un tronc d’arbre couché dans le marigot et, avec l’énergie du désespoir, il y accrocha sa trompe. Stupeur ! L’arbre remua, se fendit et se referma avec un fort claquement :

« Hap ! »

L’arbre était un énorme crocodile qui, réveillé par le bruit, venait voir ce qui se passait. Le crocodile ne voulait aucun bien à Boulou-Kalari, qui était venu le déranger ainsi, dans ce domaine des eaux où il était roi. L’œil mauvais, il disait en son langage de reptile :

« Veux-tu parier, toi, que je mange le bout de ton grand nez ? »

Sa gueule immense bâillait, et chaque fois que la trompe de l’éléphanteau, en ses mouvements désordonnés, venait de son côté, il faisait claquer bruyamment ses mâchoires.

« Hah ! Hap !… Rrhap ! »

Cela n’avait rien de très plaisant ; aussi Boulou poussait-il des cris assourdissants.

« Tais-toi ! grondait Goroum. Tu vas attirer les hommes à la poursuite du troupeau ! »

Mais le moyen de réduire au silence un malheureux éléphanteau dont un crocodile menace la trompe et qui se croit, en outre, avalé peu à peu par un monstre fabuleux !

Les hommes, par bonheur, ne vinrent point. Mais des bêtes, attirées par le bruit, parurent autour du marigot : gracieuses antilopes aux pattes nerveuses, buffles qui soufflèrent d’un air méprisant et menacèrent Boulou de leurs cornes aiguës.

Des arbres de la rive, divers projectiles commencèrent à pleuvoir : des branches mortes, des fragments de noix de coco et même des noix entières. Des singes, chimpanzés noirs et mandrills à barbe jaune, s’amusaient à bombarder le pauvre Boulou.

Tout à coup les singes cessèrent leurs jeux et les antilopes, lestement, s’esquivèrent : une panthère approchait ! Silencieuse, à pas de velours et le ventre rasant le sol, elle arriva au bord de l’eau. Mais il n’y avait plus là de gibier à sa convenance. Elle se dressa donc, superbe, en sa robe jaune d’or mouchetée de taches noires. De l’autre côté du marigot, Goroum leva sa lourde tête aux défenses énormes. Goroum n’aimait pas les grands fauves carnivores ; il avait combattu plus d’un lion, piétiné plus d’une panthère.

« Au large ! fit-il, tigre dégénéré ! »

Séparée de l’éléphant par le marigot, la panthère ne craignait rien. Elle fit entendre dans ses moustaches un long râle chargé d’insultes et de menaces.

« Tais-toi, colline caverneuse420 ! Tais-toi, roc dénudé ! Tais-toi, monstre !… Sinon, je te saute aux oreilles et tu te souviendras de la façon dont je tuerai tes poux ! »

Soudain, la panthère fléchit sur ses pattes et, d’un bond prodigieux, se jeta dans un fourré voisin où un jeune mandrill venait de s’aventurer. L’imprudent eut le temps de sauter sur une branche de palétuvier. La panthère, qui savait grimper aux arbres, le poursuivit pendant quelque temps ; mais le mandrill, passant d’une branche à l’autre avec une agilité merveilleuse, finit par lui échapper.

Après la panthère vinrent des phacochères421 à mine sournoise, fort laids, d’ailleurs, avec leur grosse tête et leur large groin armé de défenses tranchantes. Enfin deux hyènes parurent, non moins laides que les phacochères. Elles répandaient une odeur insupportable et, la crinière hérissée, ricanaient.

Pendant ce temps, l’infortuné Boulou s’enlisait de plus en plus. À présent, sa tête paraissait seule au-dessus de l’eau. Par bonheur, Yalonga, prévenu par Tick-Tick, avait envoyé deux éléphants de renfort. Les nouveaux venus aidèrent Goroum et Mamasoudrou à rompre une énorme branche de gommier épineux. Ils saisirent ensuite cette branche et la poussèrent au marigot dans la direction de Boulou. Cela fit un grand bruit. Les oiseaux échassiers des rives : jabirus, hérons, grues, ibis, aigrettes, s’envolèrent, effrayés. Croyant à l’arrivée d’un ennemi, le crocodile, furieux, rabattit, comme une trappe, sa mâchoire supérieure.

« Hap ! »

Mais il la releva tout aussi vite : il avait, en effet, mordu dans un rameau de gommier dont les épines lui avaient ensanglanté le palais. Ne comprenant rien à ce qui se passait, il s’enfuit vers sa cachette de roseaux. Une famille de grosses tortues d’eau douce, ennemies des crocodiles, le suivirent en se moquant de lui :

« Hap ! Hap !… Rrhap ! »

Boulou, cependant, avait saisi la branche avec sa trompe. Il réussit à se rapprocher un peu de la terre ferme. De leur côté, les quatre éléphants adultes s’avancèrent aussi loin qu’ils purent. Ils tirèrent à eux la branche que tenait Boulou, puis ils saisirent Boulou lui-même et l’amenèrent à la rive. Mamasoudrou tirait avec précaution ; Goroum, au contraire, n’y mettait aucune façon. Dès que Boulou se trouva sur ses pattes, tout couvert de boue et encore tremblant de peur, il le fouetta à grands coups de sa trompe. Puis, sans lui laisser reprendre haleine, il le fit trotter devant lui jusqu’au lieu de rassemblement.

Quand le troupeau fut enfin au complet, Yalonga leva, sa trompe :

« En avant ! »

Derrière le patriarche, le troupeau, en bon ordre, se remit en route.

II

Les éléphants fuyaient vers le sud-est. Ils avaient quitté la vallée du fleuve Chari et s’étaient engagés en une région de plateaux boisés.

Grâce à la prudence de Yalonga, ils réussissaient à éviter les mauvaises rencontres. Le vieux chef avait l’odorat si subtil qu’il éventait les hommes à grande distance.

Afin de dépister les chasseurs qui auraient pu se lancer à la poursuite du troupeau, il menait de préférence ses compagnons par des chemins où les traces de leur passage disparaissaient vite.

Les éléphants aiment le voisinage de l’eau pour boire et se baigner. Mais leurs pattes, à cinq doigts cornés et à large semelle, laissent dans la vase des empreintes profondes. À cause de cela, le troupeau évitait autant que possible les fonds marécageux.

La nourriture ne manquait pas. Grâce aux pluies fréquentes et à la constante chaleur tropicale, la végétation était luxuriante. Les ébéniers422 au bois sombre et dur, les kolas423 élancés, les baobabs424 géants, les gommiers, les manguiers, les bananiers425, les palétuviers, les cocotiers426, les arbres et les lianes à caoutchouc poussaient avec une étonnante vigueur. Les feuilles fraîches des branches basses et des arbustes servaient de pâture au troupeau. Lorsqu’ils étaient rassasiés, les éléphanteaux eussent aimé jouer comme ils faisaient au pays natal ; pour essayer leur force, ils eussent aimé casser de grosses branches, déraciner des arbres. Mais cela eût pu donner l’éveil aux chercheurs d’ivoire ; aussi Yalonga interdisait-il aux éléphanteaux les tours de force. Et Goroum-le-Gigantesque était là pour mater les désobéissants.

Boulou-Kalari, malgré sa mésaventure du marigot, recommençait à traîner la patte. Il ne marchait qu’en rechignant et, après une halte, n’était jamais prêt lorsqu’il fallait repartir.

« Où s’est-il encore attardé ? disaient les éléphants adultes. Il finira par attirer sur nos traces les hommes noirs qui vont presque nus et les terribles hommes blancs qui manient le tonnerre ! »

Mamasoudrou revenait en arrière pour chercher Boulou ; et, moitié par la force, moitié par la douceur, elle l’amenait au troupeau. Alors, le grand Goroum fouettait le retardataire.

« Au trot, clampin ! Si tu restes en arrière une autre fois, nous te laisserons seul dans la brousse ! »

Parfois Goroum, qui était plus facétieux que sa mine n’eût permis de le croire, s’écriait, en agitant ses grandes oreilles d’un air terrible :

« Prends garde, Boulou-Kalari ! Je ne sais qui me retient de t’attacher à la queue de la girafe à roulettes ! »

Boulou et les autres éléphanteaux n’avaient jamais vu de girafe, car il n’y en avait point dans la forêt natale. Ils ne savaient pas davantage ce que c’est qu’une roulette. Aussi n’étaient-ils point rassurés quand le grand Goroum parlait de cette bête mystérieuse. Ils hâtaient le pas et Boulou lui-même se rapprochait prudemment de Mamasoudrou.

Mais un matin, comme le troupeau cheminait dans un bois de gommiers, le long d’un ruisseau, une petite tête aux cornes velues apparut au-dessus des arbres. Cette tête broutait tranquillement les fleurs des gommiers, Goroum lui-même, en levant sa trompe, eût été bien incapable d’atteindre d’aussi hautes branches.

« Quelle est cette bête ? demandèrent les éléphanteaux. Quelle est cette bête qui monte aux arbres pour paître dans une prairie de fleurs ?

— C’est la bête aux longues jambes, au long cou et au dos en pente. C’est la bête qui marche l’amble427 », répondirent les éléphants adultes.

Et Mamasoudrou ajouta :

« C’est Près-du-Ciel, la girafe ! »

Les éléphanteaux se serrèrent près de leur mère ; puis, poussés par la curiosité, ils s’approchèrent de cette bête étrange dont ils n’apercevaient que la tête, là-haut, tout là-haut. Quand ils la virent, si drôlement perchée sur ses jambes grêles, ils ne la craignirent plus du tout. Ils la suivirent jusqu’au bord du ruisseau. Elle voulait boire ; pour atteindre l’eau elle dut écarter les jambes de devant. Alors Boulou s’approcha sournoisement et, d’un coup de sa grosse tête, il culbuta la girafe, disant avec hypocrisie :

« Ah ! pardon ! il me semblait que tu penchais du côté gauche ! j’ai voulu simplement te redresser… Mais tu ne tiens pas sur tes jambes ! »

Les éléphanteaux revinrent vers le gros du troupeau. Ils s’écriaient :

« Nous l’avons vue, la girafe ! nous l’avons vue, Près-du-Ciel ! c’est donc là cette bête terrible dont on nous menaçait ! Boulou n’en a pas eu pour longtemps à lui faire marquer son portrait dans la vase ! »

Boulou répétait avec fierté :

« Je n’en ai pas eu pour longtemps !… Je n’en ai pas eu pour longtemps !… »

Et, content de son exploit, il se coucha afin de prendre un repos qu’il croyait bien gagné.

« En route ! commanda Goroum ; en route, les éléphanteaux ! »

Il ajouta :

« Vous n’avez vu que Près-du-Ciel, la girafe ordinaire : mais si nous rencontrons la girafe à roulette, gare aux traînards !… »

Boulou répondit :

« La girafe à roulettes !… la bête du marigot !… À d’autres ces sornettes428 ! Pour qui me prend-on ? »

Étendu sous un mancenillier à l’odeur enivrante, il se mit sur le dos et il commença d’agiter paresseusement sa trompe et ses pattes, comme pour se moquer de Goroum.

« À l’ombre des branches qu’il fait bon, fait bon, fait bon ! » chantonnait-il.

Il laissa le troupeau s’éloigner un peu, puis il s’écria :

« M’en aller d’ici ! Non ! J’y suis, j’y reste !… Par mes défenses ! pour me faire quitter ces ombrages, il ne faudrait rien moins qu’une colonne de feu… »

Un grognement l’interrompit. Il cessa de remuer les pattes et de fanfaronner.

« Qui es-tu, toi qui grognes ? demanda-t-il. Que me veux-tu ?

— Grahou… Grahou !… Tu vas l’apprendre, qui je suis !… Grahoum !… Tu vas le savoir, ce que je veux !… Grahoum, Grahoum ! »

Un rhinocéros sortait d’un fourré voisin ; une énorme bête au museau pointu, surmonté de deux cornes dont l’une était longue et très forte. Les rhinocéros ont fort mauvais caractère ; lorsque la colère les pousse, ils ne craignent pas de s’attaquer aux éléphants. Celui-ci avait cependant laissé passer le troupeau des lourds voyageurs ; mais, trouvant seul cet éléphanteau attardé, il se préparait à lui faire un mauvais parti. En un clin d’œil, Boulou se remit sur ses pattes.

« Nous sommes amis, cria-t-il, très bons amis ! Entre pachydermes, on ne se fait pas de mal !

— Grrrahoum ! Je t’apprendrai à t’installer chez moi ! » répondit le rhinocéros, en s’élançant à l’attaque.

Boulou décampa. Jamais, peut-être, on avait vu un éléphanteau montrer une telle vélocité429 ! Ah ! cette fois il ne mérita pas le nom de Boulou-Kalari, Boulou le traînard !

Le rhinocéros était à ses trousses et le serrait de près. Voyant le danger que courait l’éléphanteau, le troupeau fit volte-face. Mamasoudrou, la trompe basse, se précipita au secours de son petit et heurta rudement le rhinocéros. Celui-ci tomba sur les genoux, mais, fou de colère, il glissa son groin entre les pattes de Mamasoudrou, cherchant à l’éventrer avec sa terrible corne. On ne sait pas quelle eût été l’issue de la lutte si les deux combattants eussent été seuls. Mais Goroum-le-Gigantesque accourut à son tour. Aucune bête de la forêt ne résistait longtemps à Goroum. D’une seule poussée de ses énormes défenses, il fit rouler le rhinocéros. Il lui donna encore deux ou trois coups que l’autre dut bien sentir malgré l’épaisseur de sa peau ; puis il commença à le piétiner. Le rhinocéros se tira de là comme il put, non sans dommage. Il se sauva vers les fourrés pendant que Goroum fouettait l’éléphanteau.

« Cette aventure te servira-t-elle enfin de leçon, Boulou-Kalari ? »

Boulou fut en effet corrigé pour quelques jours. La région était d’ailleurs peuplée de lions, de rhinocéros et de buffles prompts à la colère : toutes bêtes avec lesquelles, malgré sa taille déjà haute, il ne se souciait pas d’entrer seul en relations.

Boulou se plaignait, suivant son habitude. Il se plaignait, à présent, des mouches, très nombreuses, qui lui bourdonnaient aux oreilles et se posaient en essaims au coin de ses yeux. Ce fut Yalonga, lui-même, qui lui fit honte.

« Comment ! dit le vieux chef, un éléphant craindrait les mouches ! Tu as donc la peau bien fine, petit !… Ces bestioles qui te semblent gênantes, moi, je les recherche, au contraire ! Ce sont des mouches tsé-tsé, dont la piqûre rend les hommes malades et fait mourir leurs animaux domestiques. Là où bourdonne la mouche tsé-tsé, les éléphants vivent en sécurité. »

Rassuré par la présence de ces insectes, Yalonga songeait à faire arrêter le troupeau. Les bêtes sauvages étaient en effet nombreuses et semblaient tranquilles en cette région écartée.

Sur le bord des eaux, de longs crocodiles, paresseusement allongés, bâillaient au soleil. De tout petits oiseaux allaient, sans peur, explorer leur gueule et retirer les débris de nourriture qu’ils avaient entre les dents. De monstrueux hippopotames pataugeaient dans la vase. Des troupeaux de buffles noirs paissaient l’herbe des vallées. De temps en temps, la voix rauque des fauves faisait tressaillir les furtives antilopes. Des léopards, des chacals et de féroces chiens sauvages erraient, pleins de hardiesse et d’insolence. Dans les grands arbres, les singes se poursuivaient et se faisaient des niches. Des caméléons de couleur changeante glissaient dans le feuillage, à l’affût des insectes.

Parmi les herbes sèches, on voyait courir de grandes autruches. Les lourdes outardes s’élevaient en un vol pénible lorsque leur inséparable compagnon, le kalao casqué au bec énorme, les prévenait de quelque danger. Les pintades sauvages vivaient en bandes nombreuses ; de même les aigrettes, ibis et jabirus. Les moineaux républicains construisaient, autour du tronc de certains arbres, un vaste parasol sous lequel ils édifiaient leurs nids, par centaines. Les serpentaires430 chassaient les couleuvres, les vipères à corne et les trigonocéphales venimeux.

Les insectes pullulaient : papillons multicolores, abeilles, cétoines431, buprestes432, carabes433, coccinelles, sauterelles, mouches et moustiques. Du haut des arbres, de gros scarabées434 moirés tombaient parfois sur les défenses des éléphants avec un bruit sec. Des fourmilières géantes, des termitières se dressaient, de distance en distance, hautes et solides comme des rochers ; les éléphants, y frottant leur dos gercé, dérangeaient parfois quelque fourmilier qui plongeait sa langue gluante dans les trous de la termitière et la ramenait couverte de fourmis.

Aucune trace des hommes ; aucun effluve suspect. Le troupeau allait enfin pouvoir s’arrêter pour longtemps.

Un jour, les éléphants reposaient à l’ombre d’un tamarinier435 immense et très touffu. Le vieux Yalonga, les défenses appuyées sur une branche, selon son habitude, réfléchissait. Avant d’annoncer aux siens que le voyage, décidément, finirait là, il attendait le retour de Tick-Tick. Celui-ci, en effet, s’était envolé pour explorer une dernière fois le pays. Il revint et se posa sur la branche entre les défenses de Yalonga.

« Je n’ai vu, dit-il, ni hommes noirs ni hommes blancs. Je n’ai vu nulle part la fumée légère monter au-dessus des cases436 redoutées… Mais je n’ai pas perdu mon temps, car j’ai découvert un champ où pousse une herbe aux grains délicieux. »

Il se mit à picoter une grappe sèche qu’il avait apportée, et il en fit sortir un tout petit grain blanc.

Alors Yalonga tressaillit… Il leva la trompe et commanda :

« En avant ! »

Et, à cause de ce tout petit grain blanc, le troupeau des géants s’ébranla encore une fois. Car, ce tout petit grain blanc était un grain de mil cultivé, qui annonçait la présence des hommes.

III

Les éléphants fuyaient, à présent, droit vers le sud. Un ibis437 rose, qui prétendait être originaire d’Asie et avoir beaucoup voyagé, assurait en effet à Tick-Tick que l’on trouvait, vers le sud, plusieurs grands lacs, des montagnes difficilement accessibles et une forêt presque impénétrable.

« Dans cette forêt, disait l’échassier asiatique, on ne rencontre que rarement des hommes de taille ordinaire. C’est le domaine des Pygmées, qui sont des hommes tout petits avec une grosse tête. Les Pygmées grimpent aux arbres avec l’agilité des singes ; ils connaissent à peine le feu et n’ont, pour chasser l’antilope, que des arcs et des flèches. Que pourraient-ils contre des éléphants ? »

Tick-Tick, rapportant aux éléphants les discours de l’ibis rose, ajoutait :

« Je dois avouer que le camarade au long bec m’a tout à fait l’air d’un hâbleur ; je ne lui accorderais pas aveuglément ma confiance ! Cependant je crois que, cette fois, du moins, il dit la simple vérité. »

Sur la foi de ces renseignements, Yalonga menait le troupeau vers la grande forêt équatoriale. À mesure que l’on avançait, le climat changeait un peu. Au milieu du jour, le soleil implacable brillait au zénith et ses rayons tombaient verticalement. Les pluies étaient cependant de plus en plus abondantes. L’air, surchauffé et saturé d’humidité, devenait étouffant. La savane, couverte de graminées et parsemée de boqueteaux438 faisait place à de sombres forêts.

Yalonga avançait avec prudence car, depuis l’affaire du grain de mil, il avait, plus d’une fois, soupçonné la présence des hommes.

« Marchez sans bruit ! disait-il. Ne cassez pas inutilement les branches sur votre passage ! Qu’aucun éléphanteau ne reste en arrière : il y va de notre salut, à tous !

— Tu entends, Boulou-Kalari ! ajoutait Goroum. Ce n’est pas le moment de s’attarder à la baignade chez les crocodiles ou de batifoler avec tes amis les rhinocéros ! »

Une nuit, comme le troupeau cheminait dans un fourré, Yalonga, tout à coup, s’arrêta devant une fosse recouverte de branchages. Au fond de cette fosse, une panthère prise en un piège poussait des miaulements de rage. Des hommes, des chasseurs pleins de ruse, avaient donc pénétré dans ce fourré : ils y reviendraient à l’aube chercher leur prisonnière…

Yalonga rebroussa chemin et, derrière lui, le troupeau, à toute allure, s’éloigna dans l’obscurité.

Cependant Boulou-Kalari n’avait pu s’empêcher de jeter un coup d’œil à la fosse. Il détestait les panthères et n’était pas fâché de trouver celle-ci en mauvaise posture.

Il écarta donc un peu les branchages. La panthère, folle de colère, rugit :

« Avec quel plaisir je te déchirerais les oreilles, lourdaud à grand nez ! »

Entendant cela, Boulou, qui était sur le point de rejoindre le troupeau, se ravisa. Il ne serait pas dit qu’il se laisserait insulter impunément par ce fauve à mauvaise haleine !

Il s’agenouilla sur le bord de la fosse et, du bout de sa trompe, délicatement, posément, comme pour savourer sa vengeance, il fit tomber sur la panthère, de la terre et des cailloux.

Tout à coup : Kff !… La prisonnière, qui était ramassée sur elle-même, s’allongea, allongea les griffes, et Boulou, avant d’avoir pu retirer sa trompe, reçut une magnifique égratignure.

Il jeta un barrissement de douleur et se releva le plus vite qu’il put. Fort en colère à son tour, il se mit à piétiner autour de la fosse en menaçant la panthère. Une branche de tamarinier pendait : il la saisit avec sa trompe ensanglantée, la rompit et la jeta sur la panthère. Il en rompit une autre, puis une autre encore, et toujours il piétinait la terre molle autour de la fosse. Quand enfin il s’éloigna, sa colère n’était pas encore apaisée ; aussi saccageait-il les arbustes sur sa route.

Si bien qu’au point du jour, quand les hommes vinrent près de la fosse, ils s’écrièrent sans hésitation :

« Des éléphants ont passé par là ! »

Et ce fut, pour le troupeau, la cause de malheurs irréparables. Car les hommes noirs qui capturèrent la panthère prévinrent deux hommes blancs, deux chasseurs, qu’un esprit de lucre439 poussait à travers ces régions à la recherche du précieux ivoire…

À la faveur de l’obscurité, Boulou rejoignit le troupeau sans éveiller l’attention de Goroum. Seule, Mamasoudrou, remarquant la trompe ensanglantée, soupçonna une nouvelle escapade. Mais, pour éviter à son petit des remontrances et peut-être une correction, elle garda pour elle ses alarmes.

Les éléphants voyagèrent toute la nuit et tout le jour suivant. Au crépuscule, ils étaient loin du fourré à la panthère. Le danger semblant écarté, Yalonga commanda la halte. Et le troupeau, harassé, se reposa.

Les éléphanteaux se plaignaient.

« N’arriverons-nous jamais au but de notre voyage ? N’arriverons-nous jamais à la forêt où sont les hommes nains ? »

Boulou-Kalari, selon son habitude se plaignait plus fort que les autres. Mais les éléphants adultes, porteurs de grandes défenses, craignaient les chercheurs d’ivoire et, par-dessus tout, les hommes blancs porteurs du tonnerre. Ils regrettaient les temps anciens où seuls étaient à redouter les nègres armés de sagaies ou de lances.

Boulou disait, en parfait égoïste :

« Mes défenses sont trop courtes pour tenter les chasseurs. Ce n’est pas  moi qu’ils poursuivraient, et cependant je dois marcher, marcher toujours !

Or, l’ibis d’Asie, qui avait suivi le troupeau, dit à Tick-Tick :

« Détrompe ce jeune olibrius440 ! Certains hommes chassent volontiers, au contraire, les éléphanteaux de sa taille, afin de les réduire en domesticité. »

Tick-Tick répéta l’avertissement de l’ibis. Mais les vieux éléphants crurent que l’on voulait se moquer d’eux. Yalonga lui-même déclara :

« J’ai ouï-dire, par des oiseaux voyageurs, qu’en de lointains pays d’Asie, les hommes, en effet, faisaient alliance avec des éléphants aux oreilles courtes. Il me souvient même avoir entendu raconter, jadis, par des anciens, que nos ancêtres avaient travaillé et combattu pour les hommes. Mais ce n’étaient là que des récits légendaires rapportant des choses qui, en tous les cas, se seraient passées en des temps très reculés. Je ne crois pas qu’un seul des nôtres vive actuellement en domesticité. »

Tick-Tick avait, en son ami Yalonga, une confiance entière. Il interpella l’ibis, qu’il soupçonnait de mensonge.

« En quel pays d’Afrique as-tu donc vu des éléphants à grandes oreilles travailler sous les ordres des hommes ? »

L’ibis aimait faire des discours, ce qui lui donnait l’occasion de se vanter. Il voulut prendre la chose de très loin.

« Si, par la pensée, dit-il, je me reporte chez les Hindous des bords du Gange…

— Ce n’est pas ce que l’on te demande ! interrompit sèchement Tick-Tick. Réponds à ma question, sans faire tant d’embarras ! »

L’ibis était d’un caractère fort susceptible. Il s’arrêta net, lança vers Tick-Tick et les éléphants un regard courroucé. Puis il s’écria, heureux, semblait-il, d’annoncer une mauvaise nouvelle :

« Ce n’est pas loin d’ici, précisément, que des hommes font travailler des éléphants à longues oreilles !… Je dis bien : à longues oreilles !… De grosses, lourdes, vilaines bêtes comme vous ! »

Il fit claquer son bec d’un air méchant et s’envola.

« Au revoir, les éléphants !… J’irai rendre visite à ceux d’entre vous qui, bientôt, seront chez les hommes et que l’on traitera selon leurs mérites, c’est-à-dire à coups de bâton et à coups de fouet en cuir d’hippopotame ! »

Un certain malaise pesa sur le troupeau. Les éléphanteaux se serraient près de leur mère. Balançant sa tête énorme, le grand Goroum disait :

« Plutôt mourir que perdre la liberté ! »

Quant à Boulou, il faisait mine de se moquer de tout cela. Allongé sur le sol, il bredouillait d’une voix pâteuse, mêlant exprès les mots :

« Bâtons de cuir… fouets en plumes d’ibis… coups d’hippopotame !… popotame… popotame !… Ce n’est pas encore cela qui va m’empêcher de dormir ! »

Mais c’était faux semblant : au fond, Boulou n’était pas plus rassuré que les autres.

Vers le milieu de la nuit, Yalonga, qui veillait, agita soudain les oreilles : un bruit étrange lui faisait craindre l’approche des hommes. Il donna le signal du départ.

L’étape fut encore très longue. Le troupeau arriva dans une épaisse forêt. Des baobabs gigantesques, des fromagers441 dont la cime semblait supporter les nuages, des tamariniers d’où pendaient des rideaux de lianes, formaient une épaisse voûte de verdure sous laquelle il faisait toujours sombre. Et Yalonga pensa que, cette fois, il avait dépisté les hommes.

Par malheur, un orage éclata. On put croire, d’abord, qu’il s’agissait d’un orage ordinaire. Mais le vent s’éleva tout à coup : ce fut la tornade, soudaine et terrible. La tempête atteignit une violence inouïe, fracassant les grands arbres, faisant tourbillonner comme des fétus442 de lourdes branches. En même temps la foudre frappait les hautes cimes et la pluie tombait par torrents.

Quand le ciel redevint clair, les éléphants se remirent en marche, dans la buée chaude qui montait du sol. Fumant eux-mêmes sous le soleil, ils avançaient très lentement, à cause de la terre détrempée où leurs pieds laissaient de profondes empreintes.

Et, lancés à cheval à leur poursuite, par des raccourcis et des pistes plus résistantes, les chasseurs les gagnaient de vitesse…

Ce fut à la tombée du jour, en une vaste clairière de la forêt, que les hommes rejoignirent les éléphants. Rusés, les hommes s’étaient approchés dans le plus grand silence et contre le vent. Lorsque le vieux Yalonga flaira l’ennemi, il était déjà trop tard. Le signal de la fuite était à peine donné que le tonnerre des hommes blancs retentit de deux côtés à la fois… Une balle ricocha sur l’épaule de Yalonga et lui troua une oreille ; l’autre perça la trompe de Goroum. Les deux blessés poussèrent en même temps un cri de colère et leur premier mouvement fut de se jeter sur les agresseurs. Mais ils devaient, avant tout, assurer le salut du troupeau. Ils s’enfuirent donc, poussant devant eux les éléphanteaux.

Les hommes les poursuivirent un moment, à travers la forêt ; mais, comme la nuit tombait, ils jugèrent prudent de revenir à la clairière. Quelle ne fut pas leur surprise de se retrouver devant un éléphanteau aux courtes défenses, mais de belle taille, déjà !

C’était Boulou-Kalari qui s’était attardé, selon sa déplorable habitude, et qui arrivait à la clairière alors que les autres, depuis longtemps, n’y étaient plus.

Un des hommes blancs leva son fusil ; mais, son compagnon s’écria :

« Ne tire pas ; c’est un jeune !… Nous allons le capturer vivant et nous le vendrons à un colon belge qui, non loin d’ici, emploie des éléphants au défrichement de la forêt. »

Déjà Boulou avait fait demi-tour et fuyait éperdument. Mais d’autres hommes avançaient dans toutes les directions : il était cerné. Alors le fugitif, ne sachant plus de quel côté se diriger, s’arrêta au plus profond d’un fourré.

Un temps assez long passa. La lune se leva au ciel. N’entendant plus rien, Boulou s’enhardit un peu ; il avança, sans bruit, jusqu’à la lisière du fourré. Devant lui, séparée du fourré par une petite prairie, s’étendait une vaste pièce d’eau, entourée de hautes herbes aquatiques, de roseaux et de papyrus443. Il écouta, plein d’anxiété. Il n’entendit point la voix des hommes redoutés, mais un cri qui ressemblait un peu au hennissement d’un cheval. Intrigué, il avança la tête à travers les branches de la lisière et vit, à la surface de la mare, un mufle énorme et brun avec de courtes oreilles et des narines très écartées. Un nouveau cri se fit entendre. C’était, à n’en pas douter, le cri d’un guetteur à l’approche d’un étranger. Boulou comprit que le guetteur demandait :

« Qui vive ? »

Il répondit aussitôt :

« Pachyderme ! »

Alors, d’autres mufles sombres apparurent autour du premier.

« Pachyderme, soit ! Mais le rhinocéros est un pachyderme et nous le tenons pour un voisin désagréable… De mène le phacochère… Si tu es un rhinocéros ou un phacochère, ta présence en ces lieux ne nous dit rien qui vaille : va-t-en voir si nous ne sommes point dans la forêt, à sautiller de branche en branche !

— Je suis un jeune éléphant, répondit Boulou, un pauvre éléphanteau très ennuyé !

— Alors nous te recevrons, dirent les habitants de la mare, car nous avons de la sympathie pour ceux de ta race. Avance donc et raconte-nous ton histoire, pauvre éléphanteau très ennuyé. »

Boulou avança près de la mare, d’où sortirent bientôt des bêtes énormes avec une tête démesurée, de courtes pattes et un ventre traînant.

Boulou-Kalari était arrivé chez les hippopotames.

IV

Les habitants de la mare entouraient le pauvre Boulou et le regardaient curieusement. Une mère hippopotame, qui portait son petit sur son dos, déclara :

« Je veux me percher avec grâce tout à la cime d’un roseau si ce jeune vagabond n’a pas fait une escapade ! Il craint sans doute la correction qui l’attend au retour : voyez comme il tremble ! »

Boulou tremblait en effet et agitait fébrilement les oreilles.

« Tu n’es pas seul dans la forêt !… Où sont les tiens ? Pourquoi donc as-tu quitté ta mère, ta pauvre mère qui doit te chercher avec inquiétude de tous les côtés ? »

Boulou répondit :

« Ma mère s’est enfuie avec le troupeau, lorsque les hommes blancs, chercheurs d’ivoire, sont venus, le tonnerre à la main ! »

À ces mots, les hippopotames donnèrent, eux aussi, les signes d’une vive agitation.

« Tu dis : les hommes blancs ? Mais alors !… Tu dis : les chercheurs d’ivoire ? Mais alors ! mais alors !… Sais-tu bien que l’ivoire des hippopotames est le plus beau, le plus précieux des ivoires ?… Où sont-ils, ces hommes blancs ?… Réponds ! Allons, réponds vite ! »

Boulou, du bout de sa trompe, décrivit un arc de cercle.

« Ils sont autour de moi ! Ils m’ont poursuivi, cerné, poussé vers ces marécages, afin de me capturer vivant. C’est pourquoi je vous demande aide et protection ! »

Les hippopotames jetèrent des cris de frayeur et de colère.

« Malheur ! Il a conduit chez nous les porteurs du tonnerre ! Adieu notre tranquillité !… Qu’on le chasse bien vite ! Qu’on le chasse ! »

Le pauvre Boulou disait en vain :

« Entre pachydermes, ne doit-on pas s’entr’aider ?… Voyons, mes amis ! entre pachydermes…

— Va-t-en ! criaient les hippopotames. Va-t-en ! »

Et, sans ménagements, ils le poussaient vers le fourré.

Boulou fut obligé de s’éloigner de la mare. Déjà les hippopotames se précipitaient à l’eau et nageaient vers leurs cachettes de vase et de papyrus, lorsqu’une flamme raya la nuit : les hommes blancs étaient là !

Touché à la tête, un hippopotame jeta un cri et coula à pic.

Alors Boulou, fou de terreur, courut vers la mare et se jeta à l’eau, lui aussi, dans l’espoir d’atteindre les roseaux. Mais il ne put aller bien loin. Il ne nageait pas aussi bien que les hippopotames ; ses pattes s’enfonçaient dans la vase. Bientôt il se trouva immobilisé, avec de l’eau jusqu’aux oreilles.

Les hommes blancs porteurs du tonnerre étaient là, qui le regardaient ! Derrière eux, il y avait des nègres presque nus mais armés eux aussi de fusils ou de lances.

Or, pendant ce temps, les éléphants fuyaient toujours. Le bruit du coup de fusil qui avait tué l’hippopotame leur parvint, très affaibli par la distance. Et Yalonga dit, en ralentissant l’allure :

« Les hommes blancs sont loin de nous ! »

À ce moment, Mamasoudrou, revenue de sa grande frayeur, remarqua l’absence de son éléphanteau. Elle s’écria :

« Boulou manque ! »

Et presque aussitôt, songeant à ce coup de fusil qu’elle venait d’entendre :

« Les hommes blancs tuent Boulou ! »

Le troupeau s’arrêta, fit volte-face. Déjà Mamasoudrou revenait sur ses pas ; elle courait au secours de son éléphanteau. Plusieurs éléphants semblaient prêts à l’imiter. Mais le sage Yalonga intervint : on ne pouvait exposer tout le troupeau au massacre. À regret, il conseilla la fuite.

Pourtant Goroum qui, sans le laisser voir, aimait Boulou, Goroum qui, d’ailleurs, avait à se venger des hommes, rejoignit Mamasoudrou.

Celle-ci jetait, dans toutes les directions, de longs barrissements d’appel. Boulou l’entendit et rassemblant ses forces, il poussa un grand cri :

« À l’aide ! Les hommes sont là ! »

— Courage ! Nous arrivons ! » répondirent Mamasoudrou et Goroum.

Et ils se précipitèrent à travers la forêt, brisant tout sur leur passage.

Les hommes qui, eux aussi les avaient entendus, se cachèrent à la lisière du fourré. Mamasoudrou et Goroum les éventèrent444 pourtant, mais, avant de les attaquer, ils voulurent porter secours à Boulou. Comme ils arrivaient au bord de la mare, quatre coups de feu retentirent. Une balle explosive pénétra dans l’oreille de Mamasoudrou, une autre l’atteignit au défaut de l’épaule. Emportée par son élan, elle fit encore deux ou trois pas puis tomba comme une masse. Sa trompe plongea dans l’eau, allongée dans la direction de Boulou, comme pour une dernière caresse.

Goroum, lui, restait debout. Un tireur noir, qui tremblait de peur, l’avait, d’abord, manqué ; puis une seconde balle lui avait fait au flanc une blessure très douloureuse mais sans pénétrer profondément. Sa colère ne connut plus de bornes. Il poussa son cri de guerre et, la trompe haute, avec une vitesse surprenante, il chargea. Un coup de fusil, tiré presque à bout portant, n’arrêta pas sa course furieuse. Il arriva à la lisière du fourré où deux nègres se cachaient. L’un d’eux eut le temps de faire un bond de côté ; mais l’autre, surpris par la rapidité de l’attaque, ne put s’esquiver. Goroum, le saisissant par le milieu du corps avec sa trompe, le jeta en l’air. Il le rattrapa sur ses défenses, le ceintura445 une seconde fois et le jeta encore plus haut. Par miracle, il ne retomba pas : évanoui, à demi mort, il resta dans un arbre, accroché par son pagne446 à une grosse branche. Son fusil était à terre ; Goroum le tordit comme un brin d’osier.

Les autres nègres, terrifiés, fuyaient dans toutes les directions en jetant leurs armes pour être plus agiles ; Goroum allait faire d’autres victimes lorsqu’un blanc surgit, épaula, tira. Atteint à la tête, Goroum chancelait ; il se retourna pourtant vers ce nouvel ennemi. Il allait broyer ce chasseur téméraire qui ne fuyait pas… Mais l’homme, calme, sûr de tous ses mouvements, avait promptement rechargé son arme. Il tira de nouveau et Goroum tomba sur les genoux. Il n’y fut pas longtemps ! Redressé, il se rua sur l’homme. Mais celui-ci n’était plus seul devant Goroum ; le second blanc était accouru au secours de son camarade. Les deux hommes tirèrent en même temps et l’éléphant s’écroula. Déjà, les nègres revenaient en chantant victoire. Mais les blessures de Goroum, quoique profondes n’étaient pas immédiatement mortelles. D’un effort terrible, il parvint à se remettre debout. Une nouvelle salve le coucha : il se releva ! Deux autres balles le rejetèrent à bas : il se releva encore ! Les nègres, frappés de stupeur, regardaient, de loin, ce géant qui résistait aux armes si terribles des blancs.

Un de ceux-ci, pourtant, s’était approché hardiment pour le coup de grâce : son fusil rata !… L’éléphant prit l’arme par le canon, la brisa et en jeta les morceaux. La crosse atteignit le second chasseur à la tempe : il tomba, étourdi par le choc.

Les nègres jetèrent des cris de frayeur. Goroum allait vaincre ! Il n’avait plus devant lui qu’un homme désarmé ! Mais celui-ci, intrépide, ne perdait pas son sang-froid. D’un bond, il fut près de son camarade, qui avait lâché son fusil. Il se baissa, se releva, l’arme à la main. L’éléphant, rassemblant ses forces, arrivait sur lui ! D’un geste rapide comme la pensée, l’homme pointa son fusil dans la direction de Goroum et, à bout portant, lâcha le coup.

Et cette fois Goroum, une balle dans l’oreille, s’abattit de toute sa hauteur, foudroyé.

Alors, les nègres s’approchèrent et le frappèrent de leurs lances.

Ainsi mourut Goroum-le-Gigantesque, le plus fort des éléphants et le plus brave, celui auquel nulle bête de la forêt n’eût pu résister.

Boulou, terrifié, avait, sans pouvoir bouger, assisté au combat.

Goroum mort, les chasseurs donnèrent des soins à leurs blessés dont l’état était grave, puis ils vinrent près de la mare où Boulou s’enlisait. Un nègre descendit dans l’eau ; il passa une corde autour du corps de Boulou et une autre autour d’une de ses pattes. Puis les hommes, unissant leurs efforts, tirèrent l’éléphanteau hors de la mare. Dès qu’il sentit sous ses pieds la terre ferme, il n’hésita point sur ce qu’il convenait de faire ! Il s’élança aussitôt, de toutes ses forces, pour fuir. Hélas ! il était attaché au tronc d’un palétuvier !…

Il passa plusieurs jours dans cette position désagréable et inquiétante. Les hommes s’éloignèrent, puis revinrent en nombre. Ils coupèrent les défenses de Mamasoudrou et de Goroum. Ils tirèrent ensuite sur la rive le corps de l’hippopotame, qui était remonté du fond de l’eau et surnageait. Ils lui levèrent la peau, le dépecèrent et recueillirent avec soin le bel ivoire de ses dents.

Boulou, qui observait tout cela, n’était pas rassuré.

Quelle ne fut pas sa surprise, un beau matin, de voir arriver deux éléphants inconnus qui portaient un homme sur leur dos ! Ces éléphants avaient les défenses rognées et cerclées de cuivre. Ils vinrent près de Boulou et Boulou leur cria :

« Tuez les hommes et délivrez-moi ! »

Mais, loin de vouloir tuer les hommes, les éléphants leur obéissaient ! Ils frappèrent amicalement sur le dos de Boulou avec leur trompe.

« Allons ! allons !… Calme-toi, petit frère ! »

Puis ils se placèrent de chaque côté de lui comme pour le protéger. Les hommes attachèrent Boulou aux deux éléphants.

« Fuyons ! cria-t-il encore. Rejoignons Yalonga et le troupeau !

— Du calme ! du calme, petit frère ! » répondirent les deux éléphants en serrant étroitement Boulou entre leurs grands corps.

Boulou n’y comprenait plus rien ! Il tira en arrière, se laissa traîner, essaya en vain de se jeter de côté. À la fin, il se mit en colère ! Mais l’un des éléphants, impatienté, le heurta de ses défenses rognées.

« Finissons la comédie ! Tu vas marcher, crapaud ! »

Et Boulou, dompté, suivit docilement les deux éléphants.

C’est ainsi que Boulou arriva chez les hommes.

On l’attacha, dans un vaste enclos, à quatre pieux solides.

Un homme blanc, suivi de domestiques nègres, vint le voir. Boulou, furieux, voulut se jeter sur lui. La trompe haute, les oreilles écartées et ses petits yeux vifs lançant des éclairs, il menaçait :

« Je suis Boulou, libre éléphant des forêts ! Laissez-moi partir, sinon je vous perce avec mes défenses, je vous piétine, je vous écrase, je vous broie ! »

L’homme blanc souriait. Il avait dressé, par la douceur, des bêtes réputées fort indociles : des éléphants, des zèbres, des gnous447. Une jeune panthère et un guépard448 le suivaient dans ses promenades comme des chiens fidèles. Il fit signe à ses domestiques, qui portaient des feuilles de palmier. Les noirs s’avancèrent et se mirent à chanter en éventant Boulou avec leurs palmes. Et l’un d’eux faisait un accompagnement en sourdine, au moyen d’un petit tambour plat sur lequel il frappait avec la main.

« Calme-toi, petit sauvage !… Nous te donnerons de longues bananes succulentes… Calme-toi, fils de la forêt ! Nous te donnerons des feuilles fraîches et des gâteaux de mil !… Calme-toi ! Calme-toi ! La joie succède à la tristesse comme le jour succède à la nuit !… Tout doux ! Tout doux !… Tu seras l’ami des hommes !… Tout doux ! Tout doux ! Tout doux !… »

Boulou se calmait en effet ; la trompe basse, les yeux mi-clos, il dodelinait449 de la tête au rythme de la chanson. Alors le maître s’avança tranquillement et lui gratta le sommet du crâne ! Et Boulou ne le frappa point avec ses défenses ! Il mangea au contraire un ananas450 que l’homme blanc lui tendait. Après cela, il mangea les feuilles apportées par les domestiques noirs ; puis il but de l’eau fraîche et s’endormit.

Les jours suivants, il eut encore bien des peurs soudaines et des accès de colère. Mais il s’apaisait de plus en plus vite. Il s’habituait à la présence des hommes et, quand le maître blanc était longtemps sans venir près de lui, il le cherchait des yeux avec inquiétude.

Des éléphants dressés erraient librement dans l’enclos. D’autres, à l’extérieur, défrichaient la forêt, traînaient des troncs d’arbres, des véhicules, des charrues à plusieurs socs. Nul d’entre eux ne songeait à s’enfuir.

Un jour, au-dessus de l’enclos, passa l’ibis voyageur.

« Te voilà donc chez les hommes, Boulou ?… Qu’as-tu fait de ta liberté, Boulou-Kalari ?… »

Le prisonnier eut un accès de fureur terrible. Mais le maître vint, en personne, lui apporter sa ration de feuilles et des friandises. La douce voix de l’homme éteignit la colère de Boulou comme l’eau du marigot éteint le feu ronflant de la savane. Et Boulou, sans se débattre davantage, se laissa amicalement caresser.

Bientôt, on le laissa errer dans l’enclos sous la surveillance d’un éléphant débonnaire qui lui apprit beaucoup de choses très utiles, notamment, à comprendre les ordres d’un cornac.

Puis, un beau matin, Boulou se trouva seul à l’extérieur de l’enclos… Libre !…

La forêt n’était pas loin : il n’y avait qu’à s’y jeter, qu’à disparaître !…

Et Boulou courut vers la forêt… il en reconnaissait les bruits, les odeurs troublantes, la vie puissante et secrète.

Une allégresse formidable le souleva ! Libre ! Il était libre !…

Or, comme il allait disparaître, le son d’une voix bien connue frappa son oreille. Le maître l’appelait ! Il s’arrêta net, frémissant de la tête aux pieds. Puis, lentement, lentement, il revint vers l’enclos…

Le maître l’attendait, souriant, un régime de bananes à la main. Boulou mangea les bananes, pendant que le maître lui grattait le sommet du crâne.

Boulou entendait les voix de la forêt, des voix lointaines qui l’appelaient aussi.

« Reviens ! disaient les voix tentatrices. Reviens ! Tu grandiras à l’ombre des arbres géants ! Tu seras fier et puissant ! Tu deviendras chef et tu guideras le troupeau des éléphants indomptables !… Reviens ! Reviens ! Rien ne vaut la liberté ! »

Mais Boulou, la tête basse, mélancolique, continuait à manger les bananes du maître. Des liens mystérieux l’attachaient à cet homme, des liens invisibles et cependant plus difficiles à rompre que les lourdes chaînes qui naguère entravaient ses membres.

Les voix de la forêt semblèrent plus lointaines encore, plus étouffées. Elles ne furent plus qu’un chuchotement apitoyé.

« Ah ! pauvre Boulou ! Te voilà, pour toujours, prisonnier des hommes ! Jamais plus tu n’iras librement à l’ombre de la forêt !… Jamais plus !… Jamais plus !… Pauvre Boulou-Kalari !… »


JUIN

LOUHÉLIE SOUS LE GRAND NÉNUPHAR

I

On vidait l’étang. Depuis de longues années, des poissons vivaient heureux dans cette eau calme. Il n’y avait là aucune espèce turbulente, mais seulement des tanches, des carpes et des anguilles ; des poissons sages, de bons gros bourgeois de poissons. On ne leur avait jamais tendu l’embûche d’un verveux451 ou d’un tramail452 ; on ne leur avait jamais traîtreusement offert l’appât de choix dissimulant l’hameçon meurtrier. Un vieillard venait parfois en bateau sur l’étang et jetait du pain aux carpes. Celles-ci, lorsque l’été faisait miroiter l’eau, montaient se chauffer paresseusement à la surface, allongées côte à côte, comme des bûches flottantes. Alors le bon vieillard était content. Les tanches occupaient les bancs de vase. Quant aux anguilles, elles voyageaient également sur le fond ; mais elles fréquentaient surtout les herbiers du pourtour où elles trouvaient en abondance des têtards, des mollusques, des vers et de minuscules hydres453 d’eau douce suspendues à l’envers des feuilles aquatiques. Il leur arrivait de sortir de l’eau pour aller gober une petite rainette sur l’herbe du pré. Il ne naissait jamais de jeunes tanches ni de carpillons qui eussent pu tenter les anguilles carnivores. Aussi la paix la plus complète régnait-elle parmi les hôtes de l’étang. Nulle part la vie n’était plus facile, nulle part les mœurs plus douces.

Or, il arriva que le bon vieillard mourut. Ses héritiers songèrent à tirer profit de la pièce d’eau ; ils résolurent de la peupler de jeunes poissons à croissance rapide que l’on pêcherait dès l’année suivante.

Avant de mettre leurs alevins454, ils ouvrirent les vannes afin de vider l’étang. Les belles carpes aux écailles dorées cédèrent les premières au courant ; puis les tanches, à leur tour, se laissèrent emporter vers les vannes455 où des pêcheurs les attendaient. Mais les anguilles résistèrent longtemps. L’étang était vide depuis deux jours, que l’une d’elles demeurait encore allongée au creux d’une petite mare, sur un banc de vase où elle était difficile à atteindre.

« Il faut pourtant la prendre ! disaient les pêcheurs, sinon, elle mangera nos alevins. »

L’un d’eux fabriqua un petit pousse-pied456, comme en ont, sur les côtes boueuses, les pêcheurs de moules, et, glissant sur la vase, il réussit à capturer l’anguille, qui était une longue et grosse anguille aux flancs d’un jaune verdâtre.

« Toi, ma belle, dit le pêcheur, tu subiras le sort des autres ! »

Et il porta l’anguille dans un vivier457 étrangement surpeuplé.

Les tanches qui se pressaient là murmurèrent :

« Voici la blonde… Voici la douce, la tendre, l’obligeante !

— Voici la longue, la souple, la glissante !… » dirent les carpes.

Et les anguilles :

« Tu viens donc aussi, pauvre Louhélie ! »

Mais toutes ces compagnes d’infortune retombèrent aussitôt dans le mutisme. Elles étaient malades et désespérées.

La nuit vint. Louhélie avait encore toutes ses forces et tout son courage. L’eau malsaine de ce vivier, où s’agitait mollement une cohue458, ne lui disait rien qui vaille.

« Je sortirai d’ici ! » dit-elle.

Par malheur, il n’y avait pas d’issue. Alors, elle s’éleva le long du bord, retomba, s’éleva de nouveau, retomba encore…

« Je sortirai ! »

À la fin, sa persévérance fut récompensée. Elle se glissa hors du vivier et s’éloigna rapidement. Dans l’herbe mouillée qui rafraîchissait ses branchies459, elle rampa toute la nuit, suivant la pente du terrain. À l’aube, elle se trouva, fort loin du point de départ, sur la rive du petit ruisseau qui sortait de l’étang. Il était temps qu’elle arrivât ! Ses branchies commençaient à se dessécher ; en outre, des brindilles et des grains de poussière s’étaient englués à ses flancs, ce qui la gênait beaucoup pour avancer. Avec quelles délices elle plongea dans le ruisseau et se laissa emporter au fil du courant !

Au crépuscule, elle était déjà bien loin, mais toujours dans ce rapide petit ruisseau qui ne s’arrêtait nulle part.

Ah ! ce n’était plus la somnolence de l’étang ! Ce n’était plus la promenade monotone dans l’épaisseur des eaux glauques et immobiles ! Ce n’était plus le silence ouaté des fonds de vase où barbotaient les tanches !

Le ruisseau sautillait sur des cailloux, volait des graviers, se sauvait, se ruait à l’assaut d’un talus, se déchirait à des racines, fracassait, sur les pierres d’un gué, son front de cristal, crachait de l’écume au nez d’un rocher, entraînait de force l’eau d’une fontaine, bouillonnait de colère autour des souches qui prétendaient lui barrer la route. De temps en temps, il semblait vouloir s’apaiser, s’assagir, faisait le beau entre des rives fleuries ; mais il reprenait bientôt sa course endiablée. Et : Tin-tin !… Glou-glou !… Flac – et – flac – et – flac !… C’était la chanson toute menue, mais interminable et joyeuse de cent cascatelles460.

Ragaillardie par cette eau vive, un sang purifié rougissant ses branchies, Louhélie, pour la première fois depuis qu’on avait levé les vannes de l’étang, sentit la faim creuser en elle comme un gouffre. D’ailleurs, il faisait nuit et la lune n’était pas levée ; c’était le bon moment pour la chasse et le repas. Mais que pouvait bien manger une honnête anguille en cet affolant ruisseau ? Sur le lit de graviers où se trouvait, à présent, Louhélie, il n’y avait ni vers, ni larves, ni mollusques ; il n’y avait pas non plus de ces molles grenouilles engourdies, si nombreuses en hiver près des berges461 de l’étang… Cependant, dans une petite anse à peu près tranquille, des épinoches travaillaient. Elles arrêtaient au passage de menues brindilles qu’elles assemblaient avec des herbes d’eau pour se construire des nids en forme de tunnels.

« Que fabrique-t-on dans ce coin ? » se demanda Louhélie.

Au temps de sa première jeunesse, lorsque, venant de la mer avec des millions de compagnes, elle avait remonté le fleuve et les rivières, Louhélie avait dû rencontrer des épinoches ; mais il y avait si longtemps de cela qu’elle n’en gardait aucun souvenir.

Louhélie observait donc les épinoches ; et elle avait faim ! Naguère, dans l’étang, elle se régalait de têtards aveugles, enfants de grenouilles, de crapauds ou de tritons. Or, ces petits poissons si industrieux qui travaillaient là n’étaient point des têtards ; mais, s’ils n’en avaient l’aspect, ils en avaient du moins la taille… Et Louhélie avait grand faim !… Elle fit claquer ses mâchoires et se coula lentement le long de la berge vers les épinoches. Elle n’était pas cruelle, Louhélie, mais il faut bien manger ! Elle ne pouvait pas, comme les carpes, se nourrir d’herbes aquatiques… Elle ouvrit tout à coup une bouche largement fendue qui se referma sur deux épinoches… Malheur ! Ces petits poissons étaient armés ! Les piquants de leur dos s’enfonçaient dans la gorge de Louhélie. Elle cracha bien vite sa proie et s’éloigna piteusement, la bouche sanglante.

Elle arriva bientôt à un détour où les racines d’un grand aulne s’avançaient dans le ruisseau. Il devait y avoir, dans cette chevelure, plus d’une larve. Louhélie avançait la tête pour explorer la cachette, lorsqu’on lui pinça le museau…

Plusieurs bêtes brunes habitaient les racines de l’aulne. Louhélie ne connaissait pas plus les écrevisses qu’elle ne connaissait les épinoches.

« Eh ! Quoi ! fit-elle en reculant ; quel est ce repaire de brigands ? »

Une grosse écrevisse à fortes pinces qui gardait l’entrée répondit d’une voix coléreuse :

« Ce n’est donc pas assez de l’homme avec ses balances462 tentatrices !… Que nous veut ce serpent jaune ?

Un peu en arrière, sous la chevelure de racines, des voix faibles, lasses, geignardes463, se firent entendre.

« On ne peut donc plus être tranquille, pendant qu’on mue ! »

Rien n’est plus désagréable à une anguille que de s’entendre comparer à un serpent. Bien qu’elle fût d’humeur très pacifique, Louhélie, pour l’honneur de sa race, crut devoir riposter. Elle montra un peu les dents et dit à l’écrevisse gardienne :

« Vos insultes ne m’atteignent pas ! Je tiens cependant à vous apprendre que vous me semblez d’une insolence rare… Que vous ai-je fait pour que vous me traitiez de la sorte ? »

L’écrevisse répondit avec hauteur :

« On ne dérange pas des crustacés pendant qu’ils muent464 ! »

Et les autres, qui se croyaient en sûreté sous leurs racines :

« Serpent jaune !… Serpent jaune !… Montre ton museau, si tu l’oses, aspic gluant !

— Or ça, fit l’anguille, il ne sera pas dit que j’aurai repoussé les avances d’un peuple aussi poli, aussi accueillant !… Veux-tu me laisser passer, toi ?… Une fois,… deux fois… »

L’écrevisse gardienne dressa les antennes465, croisa les pinces et battit l’eau à furieux coups de queue. La colère lui poussait les yeux hors de la tête.

« Arrière ! cria-t-elle, où je te coupe le bout du nez ! »

Louhélie fonça si vite que les pinces ne purent se refermer sur son cou glissant.

Derrière l’écrevisse gardienne, d’autres, plus petites, étaient en train de muer. Les unes, complètement débarrassées de leur vieille carapace, abritaient leur corps fragile sous de grosses racines. D’autres, qui n’étaient pas tout à fait libres encore, se trémoussaient afin de rejeter le dur vêtement devenu trop étroit. Louhélie, un peu en colère et plus affamée que jamais, ouvrit la bouche, presque sans y penser. Une des écrevisses au corps mou se trouva tout près, pour son malheur. Louhélie la mangea très vite, malgré les débris de carapace qui adhéraient encore à l’extrémité des pinces.

Rassasiée, l’anguille continua son chemin. Elle rencontra encore des épinoches, puis de petites perches du Canada aux couleurs vives, des vairons aux flancs mordorés, des loches jaunâtres et des goujons moustachus, qui, par bandes, fouillaient le sable à la recherche des larves de phryganes466 et de libellules. À l’encontre des anguilles de rivières, Louhélie ne mangeait pas les petits poissons ; elle n’avait pas été habituée à pareille nourriture parmi les vieilles carpes de l’étang. Mais elle se gavait sans scrupules des têtards qui commençaient à sortir des œufs de batraciens. Elle en faisait son ordinaire sans pour cela se priver de friandises : anodontes467 aux larges valves, bâillant imprudemment au milieu du courant, molles sangsues arpenteuses qui, sur les bancs de graviers, posaient alternativement l’une et l’autre de leurs ventouses468. Il lui arriva même de gober un petit rat tout nu, tombé de la berge où était son nid, et un oisillon presque sans plumes qui se débattait entre deux eaux. Une autre fois, comme elle s’allongeait sur le fond du ruisseau pour se reposer, elle se sentit chatouillée sous le ventre. Elle chercha dans la vase et découvrit une sorte de gros ver assez étrange, avec une bouche ronde à ventouse. C’était une larve aveugle de lamproie469. À cause de sa ressemblance avec une petite anguille, Louhélie ne songea point d’abord à la manger. Mais l’autre, qui ne voyait rien, continuait à chatouiller désagréablement la voyageuse. Louhélie, pour la faire demeurer tranquille, lui mordit la queue. Puis elle avança ses dents un peu plus loin… un peu plus loin encore… On ne sait comment cela se fit, mais la jeune lamproie y passa toute… Louhélie n’avait jamais rien goûté d’aussi savoureux, d’aussi croquant. C’était la friandise suprême, le fin du fin. À partir de ce jour, l’anguille voyageuse rechercha les petites lamproies.

Le ruisseau, cependant, devenait plus large. Bientôt Louhélie arriva devant un moulin ; elle n’essaya point de s’engager sous la roue ni de passer au déversoir470, mais se glissa tout doucement parmi l’herbe d’un pré et rejoignit le ruisseau en aval. Elle recommença cet exercice à la chute suivante, afin d’éviter la turbine d’une petite usine électrique.

Louhélie rencontra ensuite une cressonnière où la chasse était si facile et le séjour si agréable qu’elle résolut de s’y établir pour la saison. Mais elle n’y était pas depuis huit jours que des pluies diluviennes471 vinrent à tomber et que le ruisseau grossit soudainement. Des flots d’une eau boueuse, opaque, chargée de toutes les immondices472 du sol, se précipitaient avec violence. Louhélie, s’enroulant autour d’une racine de saule, essaya de résister. Mais cette eau malsaine, où elle respirait difficilement, la rendait malade, l’empoisonnait. Un matin, elle dut s’abandonner au courant. Elle arriva, à la tombée du jour, au déversoir d’un moulin. Mais là, le meunier guettait. Connaissant cette misère des anguilles en temps de crue limoneuse et brusque, il avait placé une braie473 au déversoir. Et, tout joyeux, il disait à son fils qui veillait à côté de lui :

« Ne bâille pas si fort, sinon la mère anguille se glissera dans ta bouche. »

De temps en temps, aidé de son fils, il levait le grand filet carré ; alors, devant toutes les anguilles qui se tortillaient au fond, le jeune garçon ne bâillait plus.

« Quelle matelote ! » s’écriait-il.

Et le père se moquait de sa gourmandise :

« L’eau t’en vient déjà à la bouche, Gargantua474 ! »

Louhélie donna, tête baissée, dans la braie et le courant la plaqua fortement sur le fond avec d’autres anguilles. Par bonheur, le courant avait en même temps poussé dans le filet une longue branche morte. Louhélie, s’enroulant et glissant autour de cette branche, réussit à remonter jusqu’au bord du filet.

« Adieu, meunier !… Bon appétit devant la matelote ! »

Quelques minutes plus tard elle était déjà loin, emportée par le courant qui bouillonnait furieusement.

Il pleuvait toujours ; toute la vallée était inondée ; les rats des berges, en grand danger de noyade, se réfugiaient sur des radeaux d’herbes sèches ou sur des planches flottantes. En plusieurs villages, l’eau pénétrait dans les caves et venait battre le seuil des maisons.

Louhélie voyagea longtemps dans les flots troubles et grondants. Quand les eaux rentrèrent dans leur lit, elle ne nageait plus dans le ruisseau mais dans une rivière beaucoup plus importante : au confluent, elle ne s’était pas aperçue du changement.

Après un pont de pierre, la rivière, d’où les hommes avaient tiré de grandes quantités de sable, était profonde et large. Des racines de peupliers, d’aulnes et de saules pleureurs s’avançaient dans l’eau ; et il y avait, dans les berges, des cachettes nombreuses et sûres. Tout cela formait un havre475 acceptable. Louhélie décida de s’y arrêter et, pour goûter un peu de repos, elle s’allongea sur la vase. Des poissons de toutes sortes passaient au-dessus d’elle. Vinrent deux anguilles qui l’examinèrent. Elle leva la tête pour les saluer ; mais déjà les anguilles avaient disparu…

« Voilà encore des mœurs curieuses ! » pensa Louhélie.

Bientôt l’eau s’agita ; une grosse et longue anguille parut, une anguille à dos noir, à qui des mâchoires très fortes donnaient l’air mauvais. Elle s’allongea face à Louhélie, ouvrit une gueule terriblement armée et dit :

« Vassale à dos jaune, qui es-tu ?

— Je suis Louhélie de l’étang… Mon nom signifie : la plus glissante, la plus souple…

— La plus glissante ! ricana l’anguille à dos sombre ; la plus souple ! »

Elle se mit à faire, sur place, des nœuds, des spirales, des tours de souplesse, de folles contorsions, monta en chandelle, redescendit suivant une étroite hélice et, pour finir, se coula sur le limon, le long de Louhélie, comme sur un glacis476 huilé.

« Vassale ! reprit-elle, mes suivantes m’avaient prévenue de ton arrivée. Rien de ce qui se passe en ces parages n’échappe à leur vigilance… Or, sache bien que la rivière m’appartient, depuis le pont de pierre jusqu’à l’île aux roseaux. J’ai droit de justice sur toutes les anguilles, les jaunes comme les noires, les jeunes comme les vieilles. Je puis prélever ma dîme sur le produit de leur chasse. Et toutes me doivent obéissance, respect et fidélité… Vassale, je suis la Princesse Noire !

II

Louhélie, souple et forte, eût été capable de tenir tête à la Princesse Noire. Mais elle ne haïssait rien tant que les chicanes et les querelles ; aussi n’hésita-t-elle point à se remettre en route.

Elle arrivait donc près de l’île aux roseaux, nageant vite et droit, parmi toute une populace de poissons turbulents et brutaux, lorsqu’un spectacle révoltant l’obligea pourtant à s’arrêter. Une longue et maigre anguille, si vieille que de larges plaques décolorées marbraient son dos brun, était aux prises avec cinq suivantes de la Princesse Noire. La vieille anguille, ayant découvert, dans une motte de terre tombée de la berge, une famille de gros lombrics, se disposait à faire un bon repas, quand les autres étaient survenues et l’avaient repoussée sans pitié. Elle essayait bien de se glisser jusqu’à la motte, mais les jeunes lui frappaient sur le museau et la mordaient de leurs dents aiguës ; en même temps, elles se moquaient de leur aînée.

« Grand merci du festin ! disaient-elles. Ces lombrics sont pleins de suc et ils ont un goût de terroir477 absolument délicieux. Tu en auras, d’ailleurs… s’il en reste ! »

La pauvre vieille regardait tristement disparaître les lombrics. Elle n’osait protester contre le cynisme478 des voleuses ; elle ne protestait même pas contre l’insolence d’un assez long poisson verdâtre au regard d’assassin qui la frappait au passage, comme pour se venger de ne pouvoir lui-même avoir place au festin.

Indignée, Louhélie s’arrêta court ; puis, d’un élan, elle piqua droit entre les jeunes anguilles.

« Vous n’avez pas honte ! » s’écria-t-elle.

Les voleuses s’écartèrent.

« Vous n’avez pas honte, vous, anguilles vigoureuses, anguilles jeunes, agiles et bien dentées, de dépouiller celle-ci qui est chargée d’ans et presque incapable de chercher sa nourriture ! Au lieu de la priver de son pauvre repas, que ne l’assistez-vous ! Que ne lui choisissez-vous, parmi les produits de votre chasse, les plus délicats morceaux ! »

Les autres, hélas ! n’étaient guère sensibles à de pareils propos. Revenues de leur surprise, elles faisaient claquer leur bec de façon menaçante. Toutes à la fois, elles se précipitèrent à l’assaut. L’honnête et douce Louhélie n’avait jamais combattu. Mais, si elle ignorait les ruses des anguilles guerrières, elle était pleine de vigueur et, en outre, l’indignation doublait ses forces. Elle se jeta donc dans la bataille à corps perdu, frappant du bec, mordant, étranglant. Ses ennemies essayaient bien de la mordre aussi, mais, virevoltant479 avec une souplesse inouïe, elle leur échappait presque toujours. Jamais elle ne mérita mieux son nom de Louhélie, « la plus glissante ». La lutte fut acharnée mais dura peu ; rudement secouées, les voleuses s’enfuirent vers les cachettes des berges. Alors Louhélie, victorieuse, se retourna et vit le poisson au mauvais regard qui, nouveau larron, avait profité du combat pour éventrer la motte. Toute frémissante encore de colère, Louhélie s’écria :

« Attends, toi aussi, filou ! »

Et, arrivant comme une flèche, elle planta ses dents sous la nageoire pectorale480 gauche du poisson, dans la chair tendre à peine protégée par de fines écailles. Le larron s’enfuit sans demander son reste.

Maîtresse, définitivement, du champ de bataille, Louhélie se mit à son tour à fouiller dans la motte. La vieille anguille, qui n’avait pas bougé, la regardait faire, toujours aussi triste. Que les lombrics fussent en effet mangés par les cinq voleuses, par le poisson verdâtre ou par cette étrangère à dos jaune, le résultat, pour elle, ne demeurait-il pas le même ?

Mais Louhélie s’approchait, un ver au bec. Elle le déposa devant la vieille anguille ! Celle-ci n’était pas revenue de sa surprise qu’un second ver se tortillait à côté du premier… La vieille anguille goba tous les lombrics sans avoir eu la peine de les chercher.

Louhélie, son devoir accompli, s’apprêtait à s’éloigner. Mais l’autre lui demanda :

« Qui dois-je remercier ? Qui es-tu, bonne étrangère ?

— Je suis Louhélie de l’étang !

— Louhélie, reçois les remerciements de la doyenne481 de ces eaux, de celle que l’on appelait, jadis, Flip-la-Rusée, et que chacun consultait et qui rendait la justice parmi les feuilles de sagittaire482, à l’ombre des nénuphars blancs… »

La vieille anguille ajouta, sur un ton de mélancolie :

« À présent, les jeunes me surnomment Ratata-la-Radoteuse, et tu sais comment me traitent les suivantes de la Princesse Noire…

— J’ai rencontré la Princesse Noire, dit Louhélie, et je n’ai pas eu à m’en louer… Mais quel est ce filou verdâtre à large bec qui s’est enfui tout à l’heure ?

— C’est Kop, brochet-poignard… Un bandit !

— Ce que j’apprends m’étonne, dit Louhélie. Je n’avais connu, jusqu’à présent, que d’honnêtes poissons ; dans l’étang d’où je viens, la douceur et la raison régnaient.

— Hélas ! répondit Flip, ici, à présent, c’est le règne de la force et de la férocité.

— Se peut-il ! s’exclama Louhélie. Je vais donc m’éloigner sans regret ; et, si je me permettais de vous donner un conseil, ce serait de m’accompagner.

— Je nage bien lentement, objecta la vieille Flip. Je t’avouerai, en outre, que je suis attachée, malgré tout, à ces eaux tant de fois parcourues, à ces roseaux, à ces berges dont je connais chaque trou. Je voudrais mourir où j’ai si longtemps vécu.

Elle conduisit pourtant Louhélie jusqu’à l’île aux roseaux et, comme il faisait grand jour, elles s’arrêtèrent sous un tronc d’arbre, couché au fond de la rivière et qui servait précisément, de frontière aux eaux de la Princesse Noire.

Elles s’étaient à peine lovées483 sous le tronc d’arbre qu’un gros paquet de lombrics descendit lentement de la surface et se posa sur le fond. Louhélie, qui avait faim, avançait déjà la tête lorsque la vieille anguille l’arrêta.

« Que vas-tu faire, malheureuse ! Ces vers sont enfilés sur une corde de chanvre ; mords-y seulement et, les dents prises dans la corde, tu iras sur le pré puis dans le panier du pêcheur ! Ne vois-tu pas ce gros bouchon qui danse là-haut sur les vaguelettes ?

— Mais, observa Louhélie, tous les mauvais sujets que j’ai rencontrés, la nuit passée, disaient que la pêche était fermée !

— C’est la vérité, répondit Flip ; nous sommes à la saison du frai. Mais la pêche aux anguilles reste ouverte ; l’homme nous accuse précisément de manger les petits des autres poissons. Il a d’autant moins de raisons de nous ménager à l’époque des éclosions que nos petits, à nous, naissent bien loin d’ici. Ne te rappelles-tu pas ton séjour dans l’eau salée et le grand voyage que tu fis de la mer à l’étang ?

— À peine !… avoua Louhélie. J’étais si jeune !

— Moi, reprit Flip, ces lointains et chers souvenirs reviennent en foule à ma mémoire. »

Heureuse d’avoir une compagne disposée à l’écouter poliment, la vieille anguille s’installa bien à l’aise, la tête soutenue par une tige de renoncule d’eau, et elle fit à Louhélie un conte merveilleux…

Elle décrivait la mer natale aux eaux chaudes et l’inextricable484 fouillis des algues multicolores. Puis elle disait le long voyage des jeunes anguilles. Par millions, emportées par les courants tièdes, elles échappaient, à cause de leur petitesse même, aux requins et aux autres grands carnivores des eaux. Elles naviguaient en surface avec les poissons volants aux vastes nageoires, puis elles s’enfonçaient aux abîmes où rôdent des lueurs blêmes, où nagent de bizarres poissons lumineux, où croissent d’étranges animaux-plantes épanouis en floraisons phosphorescentes. Elles glissaient sur les plateaux sous-marins, parmi les raies cartilagineuses, se mêlaient au peuple des aplatis qui nagent sur le côté : barbues, turbots, carrelets, soles, plies et limandes. Près des côtes, la marée, deux fois par jour, les balançait : le flux les jetait au rivage, le reflux les ramenait au large. Trouvant enfin l’embouchure du fleuve, elles s’y engageaient avec de grands esturgeons féroces qui n’allaient pas loin, avec des saumons aux flancs roses et des plies qui, au contraire, les accompagnaient longtemps. Du fleuve, elles passaient dans les rivières et il n’était si modeste ruisselet…

« Attention ! interrompit Louhélie. Prends garde, petite ! »

Une jeune anguille étourdie mordait au paquet de lombrics ! Louhélie sortit comme une flèche de sa cachette afin de lui porter secours. Mais il était trop tard : l’imprudente, suspendue par les dents à la corde de chanvre, trouait le plafond de cristal.

La vieille Flip reprit son discours et, durant toute la journée, elle conta des histoires d’autrefois.

Au crépuscule, deux anguilles se présentèrent, apportant un message de la Princesse Noire.

« Vassale ! disait celle-ci, tu as blessé cinq de mes suivantes. J’attends tes excuses et ta soumission. »

Louhélie répondit :

« Je n’ai pas à m’excuser d’avoir fait mon devoir. En outre, tous les poissons naissent libres : je ne subirai pas la loi de la Princesse Noire. »

Les messagères s’éloignèrent ; elles reparurent au bout d’un instant, accompagnées d’une grosse anguille guerrière qui annonça d’un ton solennel :

« Louhélie de l’étang, je t’apporte le défi de la Princesse Noire ! Quand la lune lèvera sa double corne au-dessus des saules pleureurs, viens à la sablière si tu n’es pas lâche ! »

Louhélie répondit :

« Je ne combats que pour la défense des faibles. »

Flip-la-Rusée murmurait :

« Ne va pas à la sablière : la Noire veut t’attirer dans un guet-apens !

— Non seulement je n’irai pas à la sablière, reprit Louhélie, mais je continuerai mon voyage, car mon caractère ne saurait s’accommoder de ces mœurs brutales.

— La force prime le droit ! jeta Kop, le jeune brochet, qui passait.

— Non ! s’écria Louhélie, mille fois non ! c’est la justice et la bonté qui priment tout ! »

Elle se préparait à partir, bien qu’elle eût du chagrin d’abandonner Flip à qui, en somme, elle devait la vie. La vieille anguille disait, avec un peu de tristesse :

« Il ne faut pas s’inquiéter de moi, car je n’ai que peu de jours à vivre. »

Cependant, des poissons arrivaient en foule. La nouvelle qu’une anguille d’étang, vigoureuse et brave, prêchait la justice et résistait à la tyrannie de la cruelle Princesse Noire, s’était en effet vite répandue. De toute part, les petits, les faibles, les opprimés sortaient de leurs cachettes et venaient près de Louhélie.

« Ne t’éloigne pas ! disaient-ils ; tu es notre sauvegarde pour le présent ! Tu es notre espoir pour l’avenir ! »

Louhélie, troublée par ces supplications, hésitait.

La vieille Flip murmura :

« Le menu peuple est malheureux… Il y a, en vérité, beaucoup de bien à faire en ces eaux.

— Je reste donc ! » dit fermement Louhélie.

Elle s’établit à demeure, avec la vieille anguille, le long de l’arbre couché, non loin du grand nénuphar blanc, sous lequel, jadis, Flip tenait conseil.

Souvent, Louhélie chassait en aval, où le courant était vif et peuplé de truites agiles. Mais il lui arrivait également d’aller vers l’amont, dans les eaux de la Princesse Noire. Ses amis lui composaient une escorte nombreuse : c’étaient des poissons blancs, herbivores toujours pourchassés, et aussi de jeunes guerriers des espèces carnassières, brochetons, perchettes, anguillettes qui souffraient de la brutalité des grands chefs.

La Princesse Noire et ses suivantes eussent volontiers fait un mauvais parti à Louhélie. Mais dès qu’elles approchaient, les chevesnes d’avant-garde bondissaient, les brochetons et les anguillettes montraient leurs dents et les perchettes dressaient les piquants de leurs nageoires.

On arriva ainsi à la fête des libellules, pendant laquelle toutes les haines et toutes les rivalités font trêve.

Elle eut lieu, comme de coutume, entre les peupliers de la sablière, où l’eau était transparente et pailletée485 de soleil.

Dans l’air radieux, des moustiques tournoyaient, des mouches bleues bourdonnaient. Des phryganes, joyeuses de déployer leurs ailes neuves, se posaient, légères, à la pointe des joncs. Leur enveloppe de larve à peine rompue, des éphémères486, qui devaient mourir avant la fin du jour, s’exaltaient dans la douce lumière blonde. Des araignées couraient à la surface de l’eau avec des pattes de sept lieues. De gros dytiques487 bruns plongeaient jusqu’aux fonds de vase, d’où ils envoyaient des chapelets de bulles. La poule d’eau montrait des tours à ses petits ; les fauvettes des roseaux jouaient à cache-cache ; les martinets au vol rasant baignaient la pointe aiguë de leurs ailes. Assises en plein soleil sur des feuilles de nénuphar, des grenouilles vernies, aux yeux cerclés d’or, gonflaient leur gorge blanche et coassaient à bouche fermée.

Les poissons arrivèrent. D’abord, le menu fretin des ablettes aux écailles nacrées, les petits chevesnes turbulents, les truites arc-en-ciel, agiles comme vif-argent, et le régiment des gardons de surface aux fines nageoires de dentelle rose.

Sur les petites grèves ensoleillées des rives évoluaient avec ensemble des bandes de vairons à reflets, de goujons dodus et de têtards à queue courte dont les pattes commençaient à pousser.

Au fond, sur le sable et les bancs de limon, jouaient de gros chevesnes musculeux à bouche ronde, des gardons élégants, muscadins488 plus pâles que leurs cousins de surface, de larges, lentes et paresseuses brèmes qui se suivaient à la file et se retournaient toutes à la fois, brillantes comme des plaques argentées.

De longs brochets verdâtres aux flancs rayés de jaune ouvraient un bec immense et montraient leurs dents recourbées. Les plus agiles d’entre eux défiaient les truites aux jeux de vitesse ; ils traversaient comme des flèches l’eau transparente, poignardaient les touffes d’herbes aquatiques, le long des rives. L’armée verte et noire des perches flottait nonchalamment comme un lent cortège de promeneuses paisibles. Et puis, soudain, les perches faisaient le simulacre du combat. Elles frémissaient comme sous le coup d’une grande colère, se ruaient, toutes leurs piques dressées. Armée jusqu’aux opercules489, les nageoires d’un rouge de sang, elles faisaient des bonds de tigres parmi les ablettes, rayaient la surface moirée, et leurs dures écailles aux reflets métalliques jetaient des éclairs.

Le gros des anguilles vint derrière la Princesse Noire. Louhélie suivait d’assez loin, à cause de la vieille Flip qui n’allait pas vite. L’escorte ordinaire les accompagnait. Saute-aux-mouches, un chevesne de deux ans, héraut de la troupe, se tenait à l’avant-garde. Facétieux, il taquinait sans méchanceté tous ceux qu’il rencontrait.

« Place au régiment des loches ! criait-il. Place aux princesses barboteuses !… Place ! Place !… »

Un peu plus loin, il fredonnait :

« Voici les gens à barbe, à barbe,
« Les barbillons ! »

Les barbillons nageaient en rangs serrés, fiers des quatre tentacules490 qui pendaient à leur lèvre. Le chef de l’arrière-garde donna à Saute-aux-mouches un petit coup sur le museau.

« Nous aussi, nous avons de la barbe ! » disaient de jeunes poissons aux flancs rebondis.

Saute-aux-mouches annonça aussitôt :

« Ce sont les jeunes carpes, carpes,
« Les carpillons ! »

Mais déjà les carpillons s’éloignaient ; de grosses carpes suivirent, importantes, cossues, habillées d’une solide cuirasse d’écailles mordorées491. Et l’incorrigible chevesne leur jeta au passage :

« Elles sont, sont, sont
« Couvertes comme des maisons ! »

On n’attendait plus que les tanches. Elles vinrent enfin, vertes, grasses, un peu bossues, rayant le limon de leur ventre pâle.

Saphir, le martin-pêcheur, passa vivement d’une rive à l’autre, comme une petite flamme bleue. À ce signal, les mouches bourdonnèrent plus fort, les moustiques tournoyèrent éperdument, les grenouilles coassèrent en toute conscience et les poissons, avec un ensemble parfait, montèrent à la surface.

Alors les libellules, déployant leurs ailes bleues, se mirent en place pour le grand ballet492.

La fête dura jusqu’au soir, embellie par le soleil dont les rayons jouaient sur les écailles multicolores et les ailes diaphanes493.

Dans les prés, de chaque côté de la rivière, des faucheuses cliquetaient494. Inquiète au milieu de l’allégresse générale, la vieille Flip s’approcha de la berge. Elle vit un bonhomme aux yeux rusés qui se cachait derrière un peuplier ; sans remuer le bras, par petites pichenettes495, il envoyait sur l’eau des brindilles de bois mort, afin de reconnaître l’emplacement des remous.

Flip appela Saute-aux-mouches et lui donna ses instructions. Et Saute-aux-mouches, d’un vigoureux battement de queue, s’élança hors de l’eau afin de demander le silence. Puis il annonça :

« Avis : demain matin, au lever du soleil, la pêche sera ouverte ! »

Vlouhou ! Vlouhou ! Vlouf !…

En un instant, tous les poissons avaient disparu de la sablière. Seule à la surface des eaux désertées, une longue couleuvre à collier traçait une ligne sinueuse et dressait sa petite tête vipérine.

III

Au soleil levant, sur chaque rive, des pêcheurs s’installèrent : une double rangée d’hommes immobiles et muets, ou, du moins, si peu bavards qu’on eût pu croire chacun d’eux fâché contre tous les autres.

Le premier prêt fut un bonhomme d’assez petite taille mais gros, avec une bonne face étonnée qu’abritait un large chapeau pointu. Longtemps avant l’aube, il était arrivé devant l’île aux roseaux, une gourde et un pliant suspendus à l’épaule droite, un panier et une musette à l’épaule gauche, tenant un parapluie d’une main et, de l’autre, un gros faisceau496 de gaules en bambou.

Il avait piqué son parapluie dans le gazon, ajusté ses gaules, préparé une épuisette et, enfin, il avait tiré de son panier le plus terrible attirail : hameçons petits et grands, à boucle et à palette, montés et non montés, longs écheveaux de soie tressée, crins de toutes grosseurs, moulinets497 étincelants, bas de lignes de toutes nuances, plombs fendus, plombs percés, plombs en olives, flotteurs de liège, rouges, jaunes, bleus, verts, plumes d’oie, plumes de paon, petits tubes de celluloïd, piquants de porc-épic…

Sachant qu’il ne faut pas se fier à sa vue pour mesurer la profondeur de l’eau, à cause de la réfraction de la lumière qui semble remonter le fond, il avait laissé couler dans la rivière une olive de plomb afin d’être exactement renseigné. Puis il avait piqué un gros ver à l’hameçon et s’était assis sur son pliant, la montre à la main, comme pour constater si le soleil serait bien exact au rendez-vous. Aux premiers rayons jaillissant de l’orient, il avait pris sa gaule et fouetté la rivière d’un geste ample et solennel.

Et maintenant, on allait voir !

L’appât descendit entre le grand nénuphar et l’arbre couché. Le ver était déjà mort, plié en deux à la pointe de l’hameçon, dont la hampe498, noire et luisante, demeurait tout entière visible. Le plus vorace et le moins méfiant des goujons de l’année ne s’y fût pas laissé prendre. Bien qu’elle ne fût nullement habituée aux ruses des pêcheurs, Louhélie, elle-même, observa :

« Celui-ci n’est pas à craindre ! »

Saute-aux-mouches monta à la surface, fit une pirouette et revint, tout joyeux, annoncer à la compagnie :

« J’ai eu l’honneur de saluer une vieille connaissance : monsieur P. P., le Pêcheur-Persévérant !

— Ah ! Ah ! s’exclamèrent les perchettes, c’est le Pêcheur-Persévérant ! il faut lui procurer des émotions ! »

Elles mordillèrent prudemment la tête du ver : le bouchon dansa et le pêcheur, le cœur battant, leva sa ligne… Il la remit à l’eau sans tarder. Cette fois, ce fut Saute-aux-mouches qui, saisissant les plombs, entraîna le flotteur.

« Oh ! oh ! » s’écria le pêcheur.

Et il leva sa ligne avec vivacité. Hélas ! fausse joie encore ! Il n’y avait à l’hameçon qu’un ver mort et trois gouttelettes d’eau qui retombèrent avec un petit bruit moqueur : plic !… ploc !… plic !

Vingt fois, ce manège recommença, à la grande joie des poissons, cachés sous le grand nénuphar. Louhélie elle-même s’amusait fort, ainsi que la vieille Flip, qui disait seulement, de temps en temps :

« Prenez garde, petits, à ne pas vous piquer à l’hameçon ! »

Vint une brusque et forte ondée ; le pêcheur ouvrit son parapluie. Saute-aux-mouches dit :

« C’est le moment de jouer le grand jeu, mon brave monsieur P. P. ! »

Tout doucement, tout doucement, il poussa l’hameçon sous l’arbre couché. Puis il mordit un des plombs, le secoua, le tira, comme on tire la poignée d’une sonnette.

Le pêcheur, toujours attentif, leva brusquement sa gaule.

Miracle ! Cela résistait !… Il sursauta sur son pliant, jeta son parapluie et saisit son épuisette, criant à un autre pêcheur :

« C’est une pièce énorme…, d’au moins dix kilos !… »

Il tirait, tirait, pâle d’émotion, et l’épuisette tremblait en sa main fébrile499… Il pouvait bien tirer ! L’hameçon était piqué dans le tronc d’arbre… Tout à coup, le fil cassa ! Le pêcheur, sous l’averse qui cinglait, sembla un moment la statue de la désolation.

Mais il ne se décourageait jamais pour longtemps. Il se réinstalla, rouvrit son parapluie et recommença à pêcher. Le nouvel hameçon resta encore dans l’arbre couché ; puis cinq ou six autres. À la fin, le pêcheur mit un fil très fort et un hameçon très gros ; mais, alors, ce fut la gaule qui cassa, net…

Folles de joie, les perchettes montèrent à la surface faire une ronde sous les yeux du pêcheur. Saute-aux-mouches bondit vers la berge et fit clapoter le vin de la gourde qui était au frais entre les iris d’eau.

« Polissons ! s’écria le pêcheur. Attendez un peu ! »

Il prit une nouvelle gaule, une nouvelle ligne, un nouvel hameçon et fit danser à la surface de la rivière une mouche artificielle.

Le soleil brillait de nouveau, très chaud. Les poissons jouèrent un moment autour de la mouche aux couleurs trop brillantes ; puis ils s’éloignèrent, laissant le Pêcheur-Persévérant cuire lentement sous son chapeau pointu. Il ne quitta les lieux qu’à la nuit tombante, les mains rouges de coups de soleil, le bout du nez cramoisi et les yeux douloureux à force de fixer le bouchon, immobile parmi le papillotement500 éblouissant des vaguelettes… Content quand même ! car il emportait, en son immense panier, un petit gardon fou et deux jeunes ablettes qui, par leur absurde témérité, avaient toujours fait le désespoir de leurs parents.

Hélas ! tous les pêcheurs n’étaient pas à ce point inoffensifs ! En aval, on avait revu un terrible pêcheur de truites. En amont, dans la sablière, l’Homme-Rusé avait jeté, au sortir d’un remous, sur un lit de graviers, de grosses boules de terre friable qui renfermaient quantité de friandises : miettes de pain et de pommes de terre cuites, grains de blé, chènevis, son, sang caillé, fromage de gruyère, vers de terre, vers de vase, asticots, porte-bois… Il y en avait pour tous les goûts ! Des poissons blancs, des perches, des brochets et même des carpes tournaient autour de l’appât et s’en rapprochaient peu à peu. Quelques gourmands s’enhardissaient et mangeaient au tas. Puis ils mordaient par mégarde un beau grain de blé jauni au safran et soutenu par un fil quasi imperceptible, ou bien un ver dodu qui se tortillait aussi librement que s’il n’avait pas eu un hameçon dans le corps… Aussitôt, en route pour le royaume des airs, d’où les poissons ne reviennent que par miracle !

Nombreuses étaient également les victimes des pêcheurs invisibles qui, accroupis parmi les grands iris des berges, faisaient sautiller à la surface de l’eau des insectes artificiels, de ceux qui, cachés derrière un tronc d’arbre, un scion501 flexible à la main, lançaient au loin, avec une adresse diabolique, de pauvres sauterelles vivantes dissimulant un terrible hameçon.

« Les mauvais jours sont arrivés ! disait Louhélie en dénombrant les disparus.

— C’est vrai ! répondit Flip, mais une anguille sensée ne se laisse pas tromper comme un goujon naïf. Demain, je t’accompagnerai par la rivière et je t’apprendrai comment on échappe aux ruses des hommes. Pour l’instant, les pêcheurs sont partis. Voici la nuit propice ; avant que la lune ne se lève, chassons ! »

Le lendemain matin, elles remontèrent ensemble vers la sablière. À mesure qu’elles avançaient, des poissons, reconnaissant Louhélie, quittaient leur cachette pour la suivre. De temps en temps, la vieille anguille les avertissait d’un danger.

« Attention à ce ver !… Méfiez-vous du chènevis germé !… Ne voyez-vous donc pas l’hameçon ?… Ne voyez-vous donc pas le fil ?… »

Tout à coup, elle cria :

« En arrière ! En arrière !… Il y a un filet ! Une araignée ! »

Il était trop tard ! Deux gardons et une perche étaient allés donner du nez, violemment, dans un grand panneau de filet verdâtre à peine visible parmi les herbes et, déjà, les trois imprudents se débattaient, retenus par les ouïes. Il fut impossible de les dégager.

Un peu plus loin, dans un étroit passage entre des joncs, un verveux de chanvre cerclé d’osier offrait, comme un chemin naturel, son ouverture traîtresse.

« Gardez-vous bien de suivre cette avenue ! » dit Flip.

Cependant, de tout petits gardons jouaient au fond du verveux : ils n’avaient rien à craindre, puisqu’ils passaient aisément à travers les mailles. Tout à coup, comme les deux anguilles s’éloignaient avec leur escorte, un brochet, à l’affût sous une feuille de nénuphar, s’élança. Il avait aperçu les petits gardons au fond du verveux, et, par l’ouverture en entonnoir, il se précipitait sur eux pour les dévorer. Or, les gardons s’échappèrent, mais le brochet demeura pris…

« Voilà qui est bien mérité ! » dirent les poissons de l’escorte.

La vieille Flip elle-même, qui avait reconnu Kop, le voleur de lombrics, ne cachait guère sa joie.

Mais Louhélie avait l’air songeuse.

« Il est, lui aussi, notre frère ! dit-elle. Il se corrigerait peut-être. D’ailleurs, il faut rendre le bien pour le mal. »

Elle entreprit de couper une maille de blet. Mais le chanvre s’effilochait, se nouait autour de ses dents et ne cédait pas. Elle parvint cependant à trouver une maille plus faible que les autres ; elle la rompit et Kop s’enfuit à toutes nageoires.

Cette bonne action étonna fort et fit réfléchir le peuple des brochets. Les moins endurcis dans le mal voulurent connaître cette bonne anguille. Quelques-uns des plus gros et Kop lui-même se joignirent à son escorte.

Le lendemain, Louhélie alla jusqu’au remous de la sablière où le Pêcheur-Rusé jetait ses boules de glaise pétrie avec des friandises. Non loin du remous, la Princesse Noire et plusieurs de ses guerrières se tenaient lovées502, attendant, pour les manger, les petits poissons attirés par l’appât.

Louhélie dit aux jeunes imprudents :

« Sauvez-vous ! Votre gourmandise vous serait fatale : on vous guette de tous les côtés. »

La Princesse Noire et ses suivantes, folles de colère, faillirent bien se jeter sur Louhélie. Mais la présence, dans l’escorte, de gros brochets habitués au combat les obligea à réfléchir ; elles s’éloignèrent en jetant des insultes et en faisant de terribles menaces.

La popularité de Louhélie s’accrut encore en cette occasion. Au retour de l’expédition, Saute-aux-mouches et une bande de gardonneaux, pour marquer leur joie, firent une sarabande en surface, sous les yeux étonnés du Pêcheur-Persévérant. Et, pour finir la fête, Saute-aux-mouches, ouvrant une bouche immense, engloutit le flotteur rouge, toujours immobile sur l’eau moirée.

Les jours suivants, la vieille Flip fit connaître à Louhélie tous les pêcheurs des bords de la rivière, depuis le bambin qui, sur une petite grève, attrapait de minuscules vairons avec une passoire rouillée, jusqu’à l’amateur de grenouilles qui balançait au bout d’une ligne un petit chiffon rouge tout en coassant comme ses victimes, depuis le pêcheur au carrelet503 qui suivait la rive, son filet suspendu à l’extrémité d’une longue perche, jusqu’au batelier sournois qui, debout à l’avant de son petit canot, jetait à l’improviste l’épervier504 lourdement plombé.

Elle lui montra, barrant la rivière, les longs tramails aux petites poches flottantes où tant de poissons allaient mourir, les sennes505 traînantes raclant les fonds de sable, les verveux de toutes dimensions, les tambours à deux entrées, les carafes à vairons et les étroites nasses d’osier où les anguilles sont toujours tentées de se glisser.

Bientôt Louhélie, grâce aux leçons de sa vieille compagne, ne craignit rien pour son propre compte. Mais, au lieu de garder pour elle son savoir, elle en fit, à son tour, profiter les autres.

Malgré ses conseils de prudence, la rivière se dépeuplait assez vite. La ruse et la patience des hommes étaient en effet très grandes. Ils savaient que la nourriture des poissons change avec la saison ; ils connaissaient les insectes, les chenilles et les fruits qui tombent à l’eau quand le vent secoue les branches. À l’automne, ils mirent à leurs hameçons des mûres ou des grains de raisin, qui sont mets délectables506 pour les chevesnes. Infatigablement, des pêcheurs de brochets ou de perches faisaient tournoyer dans l’eau vive des petits poissons étincelants, des poissons de métal terminés en grappin507. Immobiles pendant des jours entiers, des pêcheurs de carpes offraient, aux prudentes commères du fond, des fèves cuites et des boules de pâte parfumée.

Et les poissons finissaient par se laisser tenter.

Seul, le Pêcheur-Persévérant, tous les jours à la même place, ne prenait jamais rien…

L’hiver commença. On vit arriver, du nord, des oiseaux migrateurs : canards, sarcelles, oies sauvages. Avec ces palmipèdes vinrent des échassiers : des bécassines fréquentèrent les prairies basses de la vallée, un grand héron solitaire se posa dans l’île aux roseaux.

Les pêcheurs étaient rares ; la plupart des poissons, d’ailleurs, demeuraient engourdis.

Puis ce fut le printemps aux grandes eaux ; la joie commença de renaître. Un matin de clair soleil, on vit apparaître, avec tout son attirail, le Pêcheur-Persévérant.

« Monsieur P. P. ! s’écria Saute-aux-mouches. Voici ce bon monsieur P. P. !… Il arrive juste à point ! »

Le joyeux chevesne appela sa compagnie d’espiègles. Un vieux soulier à semelle bâillante était à moitié enfoui dans la vase au fond de la rivière. Pousser l’hameçon jusqu’à ce qu’il s’accrochât à l’un des œillets ne fut qu’un jeu.

« Maintenant, dit Saute-aux-mouches, il n’y a plus qu’à tirer la sonnette ! »

Et il mordit dans les plombs de la ligne.

Aussitôt, le pêcheur, l’épuisette en main, enthousiasmé, souleva sa prise, qui monta lentement, précédée de grosses bulles d’air. Saute-aux-mouches et sa bande suivaient. Avec des précautions infinies, le Pêcheur-Persévérant glissa son épuisette sous le vieux soulier, et enfin l’amena à la surface… Comme ses yeux s’agrandissaient de surprise, il vit s’ouvrir, au ras de l’eau, vingt bouches rondes et moqueuses. Saute-aux-mouches et ses complices chantaient en chœur :

« Poisson d’avril !… Poisson d’avril !… »

IV

La pêche était fermée. Enfin tranquilles, les poissons survivants eussent dû se livrer tout entiers au soin de leurs petits, qui commençaient à vivre leur vie fragile au hasard du courant.

Il n’en était rien. Les poissons survivants formaient deux clans508 ennemis qui se préparaient à la guerre.

La Princesse Noire, en effet, jalouse de la popularité de Louhélie, avait décidé de livrer bataille afin de rétablir sa propre autorité. Elle rassemblait de farouches anguilles, de vieux brochets sans âme, des perches sanguinaires, et leur tenait des discours enflammés.

« Nous n’avons devant nous, disait-elle, qu’une anguille d’étang conseillée par une vieille sorcière et accompagnée d’anguillettes sans dents, de brochetons couards509, de perchettes fanfaronnes, de truitelles de parade et d’une cohue de partisans désarmés… Sus ! sus ! criait-elle. Chargeons cette méprisable blanchaille510 et rétablissons la tyrannie des forts ! »

En attendant la bataille, elle et ses suivantes détruisaient le frai511, traquaient férocement les alevins.

Louhélie, renseignée par ses amis, était profondément triste. Loin de répondre aux provocations, elle recommandait aux poissons de son escorte la plus grande prudence.

« Puisque ma présence en ces lieux cause de pareils troubles, je dois partir ! » disait-elle.

Mais ses amis se récriaient, la suppliaient de n’en rien faire.

« Que deviendrions-nous sans toi ? disaient-ils. Si tu n’étais plus là, nous retomberions aussitôt sous le joug de nos anciens maîtres, et nous serions plus opprimés que jamais ! »

Ils disaient encore :

« Tu es venue nous apprendre la justice, la bonté, le pardon des injures… Tu nous as enseigné à protéger les faibles ; tu nous as mis en garde contre les embûches de l’homme. Grâce à toi, la vie est plus douce au sein des eaux. Tu nous as civilisés et tu t’en irais, nous laissant retomber à la barbarie !

Louhélie, troublée, répondait :

« Partons ensemble ! Nous formerons une colonie nouvelle dans des eaux inhabitées ! »

Mais le moyen d’arracher des tanches à leurs vases natales, des truites à leurs courants rapides, des gardons à leurs bancs de sable, des brochets à leurs herbiers, des chevesnes à leurs remous !

« Nous ne sommes pas nés pour les grands voyages, disaient avec raison les poissons amis. Nous péririons avant d’arriver aux eaux inhabitées. »

La vieille Flip élevait d’autres objections.

« Il n’y a pas, disait-elle, d’eaux inhabitées… ; ou bien ce sont des eaux inhabitables, polluées512 par exemple, par des déchets d’usines… J’ai vécu au milieu du fleuve où passent les grands bateaux, dans les écluses des canaux où glissent les chalands513, au fond du lac tranquille aux eaux dormantes, et j’ai suivi le fil de maints ruisselets : partout j’ai rencontré des habitants, petits ou gros ! Et je dois avouer que j’ai trouvé beaucoup plus de clans barbares que de peuples civilisés… Reste, Louhélie ! N’entraîne pas tes amis vers de dangereuses aventures !

— Tout cela est bel et bon, répondait Louhélie, mais je ne connais pas de plus grand malheur que la guerre civile ! »

Elle hésitait toujours. Après avoir longuement pesé le pour et le contre, elle décida enfin de s’éloigner. Par un beau soir d’avril, que devait suivre une nuit sans lune, elle se préparait au départ. Une multitude de poissons entouraient l’arbre couché. Les uns tentaient un dernier effort pour retenir Louhélie ; les autres, plus aventureux ou plus aptes aux voyages, voulaient l’accompagner.

Tout à coup, venant de la sablière, une truite arc-en-ciel aux écailles diaprées514 passa comme une flèche… Puis ce furent des chevesnes affolés, des brochets éperdus et une armée de poissons blancs en pleine débandade. Tous ces fuyards jetaient le même cri :

« Sauve qui peut !… La loutre ! la loutre ! »

Les compagnons de Louhélie se dispersèrent aussitôt. La vieille Flip elle-même se coula sous l’arbre couché et dit :

« Louhélie ! le malheur est sur nous ! Éloigne-toi au plus vite !… Que n’ai-je, comme toi, l’agilité de la jeunesse ! Nous fuirions de compagnie… »

Louhélie répondit :

« Ce n’est pas au moment du danger que l’on abandonne ses amis ! Je reste ! »

Et, bravement, elle remonta, seule, vers la sablière.

Ce soir-là, elle ne vit point la loutre : celle-ci, sa pêche terminée, s’était mise à la recherche d’un terrier. Mais le lendemain, un peu après le coucher du soleil, la bête carnassière plongea près de l’île aux roseaux et vint saisir, dans un trou de la berge, un gros chevesne, le compagnon préféré de Saute-aux-mouches. Elle alla le manger dans l’île. Terrifiés, tous les poissons s’étaient cachés. Seule, Louhélie se glissa parmi les roseaux et elle observa la loutre. C’était une longue bête râblée au poil fauve, avec des pattes courtes et palmées, une forte queue. Sur sa large tête un peu aplatie, les oreilles pointaient à peine.

Allongée dans l’herbe, elle tenait le pauvre chevesne entre ses pattes de devant et le dévorait avec avidité. Quand elle eut terminé ce premier repas, elle plongea encore et revint avec un brochet.

Tous les soirs qui suivirent, le carnage recommença. La sécurité n’existait plus pour aucun poisson ; aussi la terreur régnait-elle entre le pont de pierre et l’île aux roseaux. Seul, l’homme pouvait apporter la délivrance…

Louhélie voyageait d’une berge à l’autre, donnant à celui-ci des conseils de prudence, consolant celui-là qui avait vu périr un des siens, essayant de ranimer le courage des désespérés.

Elle épiait la loutre, cherchait à découvrir son terrier. Elle y parvint grâce à un râle d’eau qui, piétant515 dans l’herbe des berges, arriva tout à coup devant la bête et se sauva en criant de peur. C’était un terrier à plusieurs étages, qui s’ouvrait largement sous l’eau, mais qui ne présentait, à sa partie supérieure, qu’un tout petit trou dissimulé sous des broussailles. Louhélie explora ce terrier une nuit, pendant que la loutre pêchait. Quand elle en sortit, elle n’était pas loin de désespérer, comme tant d’autres.

« Jamais, pensait-elle, l’homme ne découvrira ce terrier ! Jamais il ne tuera la loutre ! »

Ce fut la vieille Flip qui, à son tour, lui redonna courage.

« Je suis allée à la sablière, dit-elle. Le Pêcheur-Rusé rôde sous les peupliers : il doit soupçonner quelque chose… »

En effet, le pêcheur qui connaissait, saison par saison, toutes les habitudes des poissons, s’étonnait de ne plus les voir se livrer à leurs jeux habituels.

« Hum ! hum !… faisait-il. Que se passe-t-il donc ? Est-ce que, par hasard, une loutre… Hum ! hum !… »

Il ne douta plus, certain soir, où la bête ayant voulu varier son menu, il vit s’enfoncer et disparaître un caneton qui nageait sur l’eau de la sablière.

« Ce ne peut être un brochet qui a fait ce mauvais coup, pensa le pêcheur ; il n’y en a pas d’assez gros par ici… Eh bien ! à nous deux, madame la loutre ! »

Dès le lendemain, le pêcheur se fit chasseur. Il vint avec des chiens pour découvrir le terrier. Les chiens pataugèrent le long des berges mais ne découvrirent rien du tout.

Alors l’homme chercha seul, visitant chaque matin les deux rives pour trouver les traces de la bête. Quand il crut avoir relevé ces traces, il tendit, avec les plus grandes précautions, des pièges compliqués. Ce fut en vain : la loutre se méfiait.

Patient, l’homme se mit à l’affût. À la nuit tombante, il se couchait sous une toile, au fond d’un bateau, ou bien grimpait sur un arbre et là, le fusil au poing, il attendait. Mais la loutre, aussi rusée que lui et douée, en outre, d’un odorat très subtil, l’éventait toujours. Elle ne se laissait jamais voir, nageait silencieusement sans faire une ride, les narines affleurant juste à la surface de l’eau. Et, comme pour narguer le chasseur, elle venait, à portée de son fusil, tirer par les pattes les canetons attardés.

À la fin, l’homme cessa de se mettre à l’affût. Cependant, chaque matin, il venait encore se promener sur les rives et ses yeux, alors, ne dormaient pas.

Or la loutre, enhardie, allait à présent, chaque nuit, manger sa proie sur une large pierre blanche, à quelque distance de la rive. Mais, sur cette pierre, elle ne laissait pas la plus petite écaille ni la moindre tache de sang, et l’homme, malgré toute son attention, ne relevait aucune trace.

Les poissons tinrent un grand conseil, entre deux piles du pont.

« Il faudrait, dit la doyenne des carpes, il faudrait qu’un matin, l’Homme Rusé trouvât, sur la pierre, les restes d’un chevesne.

— Merci, ma commère ! fit Saute-aux-mouches. Ne pensez-vous pas que votre épine dorsale attirerait davantage l’attention ?

— Je sacrifierais bien volontiers quelques écailles pour le salut commun, reprit la doyenne. Mais ces écailles, comment les porter sur la pierre blanche ? Seule, une anguille pourrait tenter l’aventure. Qu’en pense notre sage Flip ?

— Je pense, répondit Flip, que cela n’est pas tout à fait impossible… Mais j’ajoute qu’il y a dix chances contre une de rencontrer la loutre et d’en perdre la vie…

— L’honneur de pareille expédition doit revenir à la Princesse Noire ! insinua Saute-aux-mouches.

Mais la grosse anguille répondit d’un ton rogue :

« Je vis en sécurité non loin d’ici, dans une fissure de la maçonnerie… et je ne vois pas pourquoi j’irais risquer ma vie pour des maladroits qui ne savent même pas se cacher… Chacun pour soi ! »

Beaucoup de poissons cherchèrent alors des yeux Louhélie, dont ils connaissaient l’esprit de dévouement. Mais Louhélie avait disparu…

La bonne anguille nageait déjà vers le terrier de la loutre. Le terrier était vide. Elle y pénétra donc, choisit, dans un tas d’arêtes, un large opercule de carpe, le prit en son bec et, nageant vers la rive puis rampant dans l’herbe, elle alla le déposer sur la pierre blanche. Le voyage terrestre avait été fort lent et des plus pénibles, à cause d’un large sentier poudreux qui suivait la rive et qu’il avait fallu traverser. Louhélie recommença pourtant ce voyage deux fois, portant une nageoire dorsale de perche puis le bec d’un caneton récemment dévoré. Quand elle se présenta pour la quatrième fois au terrier, la loutre s’y trouvait. Elle se précipita sur l’anguille qui ne lui échappa que par miracle.

Au point du jour, Louhélie eut une grande joie : l’Homme-Rusé, s’étant arrêté devant la pierre blanche, s’éloignait en se frottant les mains.

La nuit suivante, au clair de lune, un bruit terrible réveilla tous les échos de la vallée : caché parmi les hautes branches d’un aulne, l’Homme-Rusé venait de tuer la loutre d’un coup de fusil, pendant qu’elle mangeait sa proie sur la pierre blanche !

Le peuple des poissons donna une grande fête en l’honneur de Louhélie. Les vieux brochets et les perches qui, naguère, voulaient lui livrer bataille, chantaient à présent ses louanges. Les guerrières de la Princesse Noire se glissaient elles-mêmes à côté de la bonne anguille pour lui demander pardon et lui jurer fidélité.

Saute-aux-mouches monta vers la surface, fit deux ou trois cabrioles et annonça :

« Louhélie de l’étang ! Par ma voix, le peuple unanime te proclame reine des eaux ! »

À ce moment, on vit une ombre s’allonger parmi les herbes flottantes. La Princesse Noire, solitaire, prenait le fil du courant et s’en allait pour toujours vers le fleuve…

Saute-aux-mouches répéta :

« Louhélie de l’étang ! Nous te proclamons reine !

— J’accepte, répondit Louhélie, mais pour un instant seulement ! »

Elle appela Saute-aux-mouches, et bientôt celui-ci annonça :

« Par ordre de la reine : vivez en paix ! aimez-vous les uns les autres !

— Maintenant, dit Louhélie, mon règne est terminé. Je ne veux plus être que votre sœur, à tous ! »

Les réjouissances durèrent pendant plusieurs jours et plusieurs nuits. Puis Louhélie s’en retourna sous l’arbre couché. Elle y vécut des saisons paisibles en compagnie de la vieille anguille, qui était honorée de tous.

Souvent, on venait leur demander conseil ou assistance. Et, par les beaux jours d’été, Louhélie rendait la justice, à l’ombre du grand nénuphar.

JUILLET

LE CHANT DE LA FORÊT

I

Dans la forêt domaniale516 des Loups, à la cime d’un vieux chêne de futaie, Guirigui, la grive, jeta par trois fois son cri d’appel. Aussitôt, dans la pénombre verte, parmi les branches feuillues, une petite flamme rousse courut : Prestiot, l’écureuil, arrivait. Il grimpa en haut du chêne, le long d’un rameau sec et fourchu. Il était tout près de Guirigui ; d’un saut, il eût pu l’atteindre. Comme elle appelait de nouveau, il répondit à mi-voix :

« Bonjour ! »

Guirigui regarda autour d’elle et ne vit rien. Prestiot, accroché par les griffes, le corps bien vertical, se cachait en effet derrière le rameau sec.

« Bonjour ! fit à son tour la grive forestière. Où es-tu, Prestiot ? »

Elle sautilla sur sa branche et chercha des yeux l’écureuil dans la direction opposée à celle de sa cachette. Alors Prestiot se hissa avec vivacité dans la fourche du rameau sec, s’assit et demanda aussitôt :

« As-tu la berlue517, Guirigui ?

— Enfin, te voilà ! fit la grive. Où te cachais-tu donc si bien ?

— Je ne me cachais pas le moins du monde ! Il y a près d’une heure que je t’attends sur cette fourche du rameau sec ! J’étais sur le point de redescendre ! »

Prestiot disait cela tranquillement ! Le long panache roux de sa queue, recourbé au-dessus de sa tête, ne remuait pas ; à peine un frémissement des houppes518 de ses oreilles dénonçait-il, chez lui, la malice. Il reprit, d’un ton faussement apitoyé :

« Tu dois avoir la berlue, ce matin… ou bien une autre grave maladie des yeux !… C’est que tu vieillis, ma chère !

— Par exemple ! riposta Guirigui. Tu étais déjà vieux lorsque je suis née !… Tu seras aveugle depuis longtemps, que je verrai encore les boules blanches du gui à la cime des plus hauts peupliers… Tes dents ne sont-elles pas déjà branlantes ? Je tiens de bonne source que tu ne peux plus ronger les noisettes. Chacun le dit ; ce n’est qu’un bruit dans la forêt… Ah ! Pauvre Prestiot ! Tu me fais pitié !

— Il faut faire soigner tes yeux, pauvre Guirigui ! » répondit Prestiot, toujours impassible.

Chaque matin, Prestiot et Guirigui se rencontraient ainsi à la cime du vieux chêne.

Leur amitié datait d'un certain jour de printemps où un écureuil vagabond, poussé par la faim, avait voulu manger les œufs de Guirigui. Prestiot, qui ne s’attaquait jamais aux nids, avait battu et chassé l’écureuil vagabond. Par la suite, Guirigui s’était acquittée envers Prestiot en lui sauvant la vie, tout simplement. Un jour où, sur un arbre isolé, il était assiégé par un chasseur, elle avait bravement détourné l’attention de celui-ci. Pendant que la grive essuyait un coup de fusil, l’écureuil s’était esquivé.

Prestiot et Guirigui étaient donc les meilleurs amis du monde. Ils ne pouvaient se passer l’un de l’autre ; mais, fort taquins tous les deux, ils ne pouvaient non plus se rencontrer sans se faire des niches et sans se disputer un peu. Quand ce n’était pas Prestiot qui commençait, c’était Guirigui.

« Soigne tes yeux, pauvre Guirigui ! disait Prestiot.

— Mes yeux sont meilleurs que les tiens ! ripostait la grive. Et, surtout, je sais beaucoup mieux m’en servir ! En veux-tu la preuve ? Gageons à qui, de nous deux, connaît le mieux la forêt !

— Quel sera l’enjeu ?

— Quatre poires sauvages !

— Tenu ! » dit Prestiot.

On était au commencement de juillet. Un chaud soleil brillait. Après le jaillissement des sèves printanières, après l’éclatement des bourgeons tardifs, c’était le triomphe des feuillages. La forêt reposait, comme satisfaite de son énorme opulence. Les arbres mêlaient leurs branches aux teintes variées. Des bouquets de sapins formaient çà et là des taches sombres. Au moindre souffle, des files de bouleaux agitaient, au contraire, de pâles chevelures. Un vent léger et caressant, porteur des derniers pollens, faisait courir des frissons sur cette verdure dorée.

De leur observatoire de feuillage, l’écureuil et la grive découvraient tout le pays.

« Parle la première ! » dit Prestiot.

Guirigui, sautillant sur sa branche, se tourna successivement vers les quatre points cardinaux ; puis elle dit, sans s’interrompre, comme si elle eût récité une leçon bien sue :

« Cette forêt, que les hommes appellent forêt domaniale des Loups, devrait s’appeler forêt domaniale des Grives, car les grives y sont fort nombreuses tandis qu’il ne s’y cache plus un seul loup. Elle couvre le penchant d’une vaste colline au sol siliceux à peu près impropre à la culture. Une route la traverse dans toute sa longueur ; on y circule en outre par de nombreux chemins ou sentiers, au croisement desquels se trouvent, parfois, d’assez vastes clairières519. La plus belle de ces clairières, la clairière de l’arbre foudroyé, se trouve près d’ici…

— À moi la parole ! » interrompit Prestiot.

Il continua, sur le ton d’un savant professeur :

« Cette forêt, qui devrait s’appeler forêt des Écureuils, du nom de ses hôtes les plus nombreux et les plus intéressants, comprend des taillis simples, des taillis sous futaie et des futaies.

« Les taillis simples, constitués par des rejets de souche formant des cépées, sont exploités par les bûcherons avant que les tiges aient atteint de fortes dimensions.

« Les taillis sous futaie sont des taillis ordinaires où on laisse croître, de-ci de-là, de grands arbres isolés, des baliveaux.

« Les futaies sont formées exclusivement par ce que les bûcherons appellent brins de semence, c’est-à-dire par des arbres nés d’une graine. Elles donnent le bois d’œuvre520 et on les exploite en pratiquant des éclaircies.

« Vers le haut de la colline, se trouve une belle futaie de chênes qui serait un séjour des plus agréables si l’on n’y était exposé à y rencontrer des oiseaux criards, notamment des grives insupportables, parmi lesquelles je citerai certaine Guir…

— À moi la parole ! » interrompit Guirigui.

Elle reprit la phrase de Prestiot.

« La futaie de chênes serait le paradis des oiseaux sans la présence du plus impertinent des écureuils, certain Prestiot qui mériterait d’être exilé dans l’un des bosquets de la plaine. Les cousins dudit Prestiot comptent parmi les hôtes les plus encombrants de la forêt ; on rencontre cette engeance partout, aussi bien dans les futaies de hêtres que dans les futaies d’ormes, aussi bien dans les charmilles que dans les sapinières. C’est pourquoi les honnêtes grives vont percher de préférence sur les arbres du bas de la colline, les peupliers, les saules et les aulnes amis des sources, les frênes, les trembles, les bouleaux…

— Ta ta ta ! fit Prestiot. Il est facile de citer à la suite les noms des arbres. Qu’est-ce que cela prouve ?… Autre chose est de les classer par catégories. Écoute, ignorante ! Je vais t’apprendre quels sont les arbres à bois dur…

— Inutile ! Je connais mieux que toi le chêne, l’orme, le hêtre, l’acacia, l’érable, le charme, le noyer, le platane qui se fendille, le frêne aux branches souples… Et voici les arbres à bois tendre : le peuplier, le tremble, le bouleau…

— … l’aulne, le saule, le marronnier, le tilleul et les conifères, continua Prestiot. Et voici les conifères ou arbres résineux : le pin, le sapin, l’épicéa, le cyprès, le cèdre, l’if, le genévrier, le mélèze… Tous les arbres résineux…

— … ont des feuilles ou aiguilles persistantes, poursuivit Guirigui, sauf pourtant le mélèze, qui est un arbre à feuilles caduques521.

— Tu ne me laisses jamais achever ! s’écria Prestiot.

— C’est toi qui as commencé à interrompre ! riposta Guirigui. »

Dès lors, chacun ayant hâte de montrer son savoir, ils crièrent tous les deux à la fois et de plus en plus fort.

« Moi, je connais bien…

— Moi, je connais mieux… »

Ils connaissaient des coins secrets et charmants, des cachettes introuvables, des arbres bizarres, de merveilleux tapis de mousse ou de fleurs, des halliers tout noirs, des clairières où le soleil jouait avec les ombres et où venait dormir le clair de lune, des sources de cristal jaillissant entre des touffes de menthe parfumée, de minces ruisselets aux chantantes cascades…

« … etc., disait Guirigui.

— … etc., etc., » disait Prestiot.

Ils sautillaient et bousculaient les feuilles.

On eût pu croire qu’il y avait une révolution à la cime du chêne.

Quand ils se furent bien égosillés, ils s’arrêtèrent, hors d’haleine. Ni l’un ni l’autre ne voulut s’avouer vaincu. Alors Prestiot dit :

« Tu as, je le concède, quelques faibles connaissances au sujet des arbres. Mais je gagerais bien cinq noisettes contre une que tu ne sais à peu près rien des hôtes de la forêt. Regarde là-bas, tout là-bas, plus loin que le taillis de châtaigniers : tu dois apercevoir un sombre hallier522 de houx, d’épines et de ronces… Sais-tu quelle bête s’y repose en ce moment ?

— C’est Rudânier…, le sanglier, Rudânier, le vieux ragot solitaire qui dort dans sa bauge. Et un peu plus loin se cachent la laie et les marcassins… On peut jouer avec les marcassins ; Rudânier, au contraire, n’aime guère la plaisanterie… À mon tour, à présent, de proposer la devinette ! Quelle est la bête qui rôde à la lisière de la forêt, dans les grands taillis bordant les pâturages ?

— C’est le chevreuil, le broquart furtif aux petites cornes rondes. Je connais également sa famille : la chevrette et les deux faons. Rien de plus gracieux que les faons, lorsqu’ils sautent dans les clairières !

— Bon ! Nomme-moi maintenant le propriétaire de plusieurs châteaux souterrains avec entrées secrètes et donjon central !

— C’est Flibustin, le renard ! répondit Prestiot. Je connais les terriers du renard aussi bien que les clapiers des lapins et les gîtes des lièvres. Je connais tout ! Je connais tout.

— Puisque tu connais tout, dis-moi donc où se cachent le cerf et la biche ! »

Prestiot secoua la tête et ne répondit pas.

« Dans quelle direction se trouve la tanière du loup ? »

Prestiot secoua encore la tête.

« On ne m’attrape pas si facilement ! fit-il. Depuis longtemps, déjà, il n’y a plus de loups dans cette forêt : tu le disais toi-même tout à l’heure ! D’autre part, la chasse à courre523 a fait disparaître les derniers cerfs ; ils ont été tués ou bien ils se sont enfuis vers d’autres régions… À ton tour, dis-moi où se trouve le blaireau ?

— Il n’y a pas de blaireau ! répondit Guirigui.

— Pardon ! Il y a un blaireau ! Demande à Flibustin qui lui a volé son terrier !… Il y a un blaireau ! Non seulement je l’ai vu, mais je l’ai senti !… J’ai gagné ! Donne ton gage ! »

Ils discutèrent, Guirigui ne voulant pas admettre l’existence du blaireau.

« D’ailleurs, dit-elle soudain, je vais te poser d’autres questions auxquelles tu ne répondras pas ! D’abord, qu’y a-t-il de nouveau, depuis, hier, dans le vieux chêne têtard, à l’orée524 de cette futaie ?

— Un essaim d’abeilles ! répondit triomphalement Prestiot.

— Bon ! Maintenant, ferme les yeux !… Qu’est-ce qui monte sans fin et plus légèrement qu’un oiseau au-dessus des plus grands arbres de la forêt ?

— La fumée des meules du charbonnier !

— Bon ! Maintenant, ouvre les yeux ! Ouvre bien les yeux ! Attention ! »

Pointant son bec juste dans la direction de Prestiot, Guirigui demanda :

« Qu’y a-t-il par ici ? »

Méfiant, Prestiot tourna la tête, regarda longuement derrière lui et répondit enfin :

« Il n’y a rien du tout ! »

— Comment ! fit la grive. Il y a un sot : voilà ce qu’il y a, dans cette direction !

— Insolente ! » s’écria Prestiot.

De son côté, la grive sautillait sur sa branche en répétant :

« J’ai gagné ! J’ai gagné !… Donne-moi ton gage. »

Comme ils faisaient grand bruit, on eût pu les croire fâchés l’un contre l’autre. Rakakia, le geai, vint à passer. Il n’aimait guère Guirigui ; aussi prit-il sans hésiter le parti de Prestiot. Criard et grossier, il insultait la grive tout en la menaçant.

« Insolente ! Menteuse ! Vilaine !… Je vais te donner une leçon, moi ! Je vais t’arracher les plumes ! Tu vas voir ! Tu vas voir !

Aussitôt Prestiot, d’un bond léger, franchit l’espace qui le séparait de la grive. Celle-ci, toute brave avec l’écureuil près d’elle, pointa vers le geai un petit bec très guerrier.

« Butor525 ! Approche donc si tu n’as pas peur ! »

De son côté, Prestiot montrait griffes et dents.

« De quoi te mêles-tu, Rakakia ? T’ai-je appelé à mon secours ?

— Mais je croyais…, il me semblait… Ne disais-tu pas toi-même à cette…

— Assez ! s’écria Prestiot. Une insulte de plus à Guirigui et je t’étrangle ! »

Rakakia, décontenancé, s’enfuit, à la grande joie des deux alliés.

Puis ceux-ci, à leur tour, s’en allèrent à leurs affaires.

« À demain, Prestiot !

— À demain, Guirigui ! »

La grive vola vers l’orée de la forêt, tandis que l’écureuil, par l’escalier des branches, descendait avec agilité jusqu’au sol.

Le lendemain matin, ils se retrouvèrent à la cime du grand chêne ; et de même tous les jours qui suivirent.

L’été rayonnant pesait sur les voûtes des futaies. Les têtes rondes des chênes et des ormes semblaient s’appuyer les unes contre les autres et se conter des secrets. Les peupliers se balançaient mollement, les bouleaux et les trembles jouaient de l’éventail au-dessus des taillis immobiles et comme écrasés de chaleur. Mais seules les hautes branches alourdies de feuilles fraîches cédaient ainsi aux caprices de l’air ; la paix des sous-bois demeurait complète, même lorsque les brusques vents d’orage soulevaient à la cime des grands arbres une houle526 d’émeraude. Les animaux sauvages, repus, dormaient longuement au fond de leurs cachettes. Le silence régnait, à peine troublé par le bourdonnement des insectes, le passage d’un garde en tournée ou les pas feutrés527 d’un amateur de champignons qui venait cueillir, dans la mousse, les bolets à l’épais chapeau brun, les jaunes chanterelles et les délicates oronges. Dans un recueillement solennel et fécond, la forêt commençait à mûrir ses fruits.

II

Dans sa petite maison ronde, près de la cime du vieux chêne au rameau sec, Prestiot s’éveilla. Il étira un peu ses membres, se passa une patte sur le museau, puis il écouta. Guirigui était là, comme chaque matin. Sur une haute branche, la grive modulait528 la première chanson du jour. Pourtant, chose étrange ! dans la maison de Prestiot, il faisait encore tout à fait noir. Cette maison de brindilles et de mousse s’ouvrait à la partie supérieure par un petit trou qui servait à la fois de porte et de fenêtre. Or, l’obscurité était si complète que le cercle pâle de la petite ouverture n’apparaissait même pas !

Prestiot se dit :

« À quoi pense Guirigui ? Pourquoi venir me réveiller ainsi au beau milieu de la nuit la plus sombre ? Chante, ma belle ! chante ! Moi, je vais reprendre mon somme. »

Il se pelotonna bien douillettement au fond de sa maison et se rendormit en effet.

Quelques instants plus tard, il ouvrit de nouveau les yeux. Il faisait toujours aussi noir, mais Guirigui s’égosillait.

« Debout, Prestiot ! Réveille-toi, paresseux ! Es-tu sourd et aveugle ? Es-tu malade ? Es-tu mort ? »

Impatienté, Prestiot répondit :

« Retourne à ton perchoir et remets la tête sous l’aile, petite sotte !… Par les houppes de mes oreilles, si tu recommences cette mauvaise farce, je te coiffe jusqu’aux yeux avec une coquille de noisette ! »

Ayant ainsi donné libre cours à sa mauvaise humeur, Prestiot se pelotonna et se rendormit encore.

Quand il se réveilla pour la troisième fois, les ténèbres étaient toujours très opaques et Guirigui se faisait toujours entendre ! Mais à présent, la chanson de la grive n’était plus guillerette529. Anxieuse, Guirigui appelait son ami et, ne recevant aucune réponse, elle se lamentait.

« Pit ! Pit ! Pirihit !… Où es-tu, Prestiot ? Qu’es-tu devenu, pauvre Prestiot ?… Pit ! Pirihit !… Pirihit ! Pit !… »

Cette fois, l’écureuil se fâcha.

« Les meilleures plaisanteries sont les plus courtes !… s’écria-t-il. Passe encore d’être réveillé une fois en pleine nuit ! mais deux fois ! mais trois fois !… C’en est trop !… Tu vas le voir ce qu’il est devenu, Prestiot ! Gare à tes plume !… »

Jaillissant par la petite lucarne du sommet de sa maison, il fit un bond terrible vers la cime du chêne.

Or, pendant le temps extrêmement court qu’il mit à sauter sur la branche voisine, il constata qu’il faisait jour, grand jour, radieusement jour, que la matinée devait même être avancée !…

Et lui qui se croyait à peine au milieu de la nuit !

Sa surprise fut telle qu’il lui arriva ce qui ne lui arrivait presque jamais : il manqua le but. Ses griffes frôlèrent tout juste la branche sur laquelle il croyait se poser et il tomba du haut du grand chêne !

Or, pendant qu’il tombait ainsi, des aboiements éclatèrent au pied de l’arbre. Un chien de chasse avait aperçu l’écureuil lorsqu’il avait fait irruption hors de sa petite maison, et maintenant, il attendait qu’il arrivât à terre pour se précipiter sur lui. Par bonheur, Prestiot était d’une agilité quasi miraculeuse. Après avoir, dans sa chute, effleuré plusieurs branches, il réussit à s’agriffer à l’extrémité d’un rameau feuillu. Le chien hurlait, croyant déjà tenir l’écureuil. Mais Prestiot se balança comme sur une escarpolette530, puis, d’un bond horizontal, gracieux comme un vol d’oiseau, il atteignit une grosse branche. Il fit encore deux ou trois sauts dans le feuillage et disparut.

Le maître du chien, qui arriva sur ces entrefaites, tourna plusieurs fois autour de l’arbre afin d’apercevoir l’écureuil ; mais celui-ci tournait en même temps, de sorte qu’il demeurait invisible. À la fin il s’allongea sur une branche et ne bougea plus. Alors l’homme et le chien s’en allèrent.

Tout cela s’était passé si vite que l’étonnement de Prestiot devant la grande clarté du jour, n’était pas encore dissipé. Les paupières clignotantes, il se disait, en grimpant vers sa demeure :

« Il faisait pourtant nuit noire chez moi !… Ah ça ! qui m’expliquera ce mystère ? »

Il atteignit sa maison, et tout de suite il trouva lui-même l’explication cherchée. Une feuille de chêne, se détachant d’un rameau, était venue s’appliquer sur la petite lucarne, qu’elle avait hermétiquement bouchée. Soulevée et repoussée par Prestiot lorsqu’il était sorti de sa maison, elle tenait cependant encore à la mousse par son court pétiole531.

« Parbleu, fit Prestiot, j’aurais attendu longtemps avant que la lumière pénétrât chez moi ! »

Il examina de plus près le limbe532 de la feuille et s’écria :

« C’est une feuille jaune ! une feuille morte !… Serions-nous donc déjà en automne ?

— Il n’en faut point douter, répondit Guirigui. C’est l’automne ! Tous les fruits sont mûrs ; il faut en profiter… Je tenais à te voir ce matin, car je m’en vais pour plusieurs jours vers les vignes.

— Moi, dit l’écureuil, puisqu’il en est ainsi, je vais faire mes provisions pour l’hiver : mes magasins sont vides. »

Prestiot avait quatre magasins, bien cachés dans des arbres creux. Pendant que Guirigui s’engraissait parmi les vignes, il y porta des noisettes, des noix, des faînes, des graines de tilleul, des amandes de pin, des pépins de pommes et de poires et, enfin, en grande quantité, des châtaignes.

Il se hâtait, car il craignait de se laisser surprendre par le mauvais temps.

De jour en jour la forêt changeait d’aspect. Sur la verdure d’été, l’automne étendait ses badigeons533 de rouille. Dès les premières nuits froides, les quenouilles des peupliers de la lisière s’étaient dorées. Puis les merisiers, les hêtres et les érables s’étaient allumés comme des torches. Peu à peu l’incendie gagnait tous les arbres, à l’exception des résineux. Les acacias et les tilleuls devenaient d’un blond pâle ; les chênes secouaient dans le vent aigre de rudes tignasses rousses ; les trembles, les pommiers et les poiriers sauvages charbonnaient534 comme s’ils eussent été léchés par une flamme. Et peu à peu les feuilles tombaient, les unes tout droit, pressées d’arriver au sol, les autres lentement, cérémonieusement, après avoir plané sur les coulées de l’air. Le platane les laissait aller une à une ; les bouleaux et les trembles les lâchaient par bandes qui semblaient des volées d’oiseaux effrayés. Certains arbres résistaient longtemps au vent et à la pluie, mais un beau matin, après une nuit un peu plus froide, ils devenaient chauves d’un seul coup.

Les sous-bois avaient perdu leurs dernières fleurettes. Les hautes fougères fléchissaient, rouillées. Un épais tapis de feuilles mortes recouvrait la mousse. Sous la pluie, ces feuilles noircissaient, se décomposaient et se mêlaient peu à peu à l’humus. Les champignons abondaient. Les pleurotes poussaient sur les vieux troncs ; une nuit tiède suffisait à faire sortir du sol les élégantes lépiotes aux spores blanches, les russules aux couleurs vives, les bolets charnus, les psalliotes parfumés, les dangereuses amanites et volvaires. Des hommes en faisaient la cueillette, mais avec une attention et une prudence extrêmes, afin de ne pas mettre, par mégarde, un champignon vénéneux parmi des champignons comestibles ; la plupart d’entre eux rejetaient tous les champignons à volve535, dont certaines espèces sont mortelles.

Prestiot ne craignait point les chercheurs de champignons. Il ne craignait pas davantage les gardes et les hommes chargés de l’exploitation de la forêt. Ces hommes choisissaient dans les futaies les arbres mal venus ou malades, ou trop vieux, que l’on abattrait pendant l’hiver ; ils délimitaient aussi les coupes536 que l’on ferait dans les taillis suffisamment âgés, et marquaient les baliveaux que devrait respecter la cognée du bûcheron.

Ces gens étaient les habitués de la forêt ; ils en aimaient tous les arbres et toutes les bêtes ; il ne leur venait point à l’idée de pourchasser Prestiot. Celui-ci entassait toujours fiévreusement ses provisions, car la saison devenait plus froide et, à travers les branches dénudées, le vent soufflait plus librement.

Or, un jour, comme il s’était aventuré dans la clairière de l’arbre foudroyé, des aboiements furieux éclatèrent et il vit arriver sur lui de grands chiens aux yeux de feu. Il eut le temps de bondir vers le tronc de l’arbre foudroyé ; en un clin d’œil il fut à la cime et, de là, il sauta sur un chêne rouvre537 dont les feuilles mortes tenaient encore. Des hommes vinrent ; l’un d’eux, au jugé, lâcha un coup de fusil. Une brève et dure averse cingla le feuillage roux. Prestiot ne fut point touché ; mais, allongé sur une maîtresse branche, il devint triste, car il comprit qu’il allait vivre des jours pleins de danger.

Les chasseurs avaient envahi la forêt. Des chiens les accompagnaient. Il y avait de silencieux chiens d’arrêt, braques, pointers ou épagneuls, qui s’immobilisaient soudain comme des bêtes de pierre devant le gibier tremblant ; et il y avait des chiens courants, briquets, bassets aux pattes torses, griffons hirsutes, féroces chiens de meute dont les aboiements sonores réveillaient brutalement tous les échos des sous-bois.

Prestiot regardait s’enfuir les lièvres affolés et s’envoler lourdement les faisans aux belles plumes. Les lapins couraient vers leurs garennes ; habiles à se dissimuler, ils profitaient de la moindre touffe de bruyère, du moindre accident de terrain, se coulaient prestement sous les fourrés, franchissaient d’un bond les espaces découverts. Les chevreuils semblaient avoir des ailes. Rudânier fonçait droit, brisant les arbustes sur son passage. Quant à Flibustin, lorsque les chiens donnaient de la voix en un point de la forêt, on avait des chances de le rencontrer dans la direction opposée. Il connaissait plus d’un tour et n’avait pas son pareil pour mettre les chiens en défaut. Lorsque la meute était bien lancée sur une fausse piste, lui, par des chemins détournés, revenait tranquillement à son terrier.

Prestiot essuya plusieurs coups de fusil. Il ne fut point blessé, car il savait se dissimuler au bon moment. Néanmoins il regrettait sa tranquillité perdue.

Un soir de novembre, comme il était caché au sommet du chêne foudroyé, il vit un spectacle navrant. Les chasseurs s’étaient rassemblés dans la clairière. Ils tirèrent de leurs carniers toutes les bêtes qu’ils avaient tuées et ils les disposèrent sur le sol pour les compter. Il y avait là de nombreux lapins, des lièvres, des faisans, des grives, des merles, des ramiers. Un des chasseurs allongea même sur la mousse un marcassin déjà fort ; un autre tenait par les pattes, à bras tendus, un gracieux chevreuil dont le museau saignait. Les chiens bondissaient en grognant et montraient les crocs.

Les chasseurs partis, Prestiot demeura sur le chêne foudroyé. Bouleversé, il ne songeait pas à regagner sa maison de brindilles et de mousse. D’épaisses nuées grises s’étalaient dans les hauteurs de l’air ; d’autres, plus foncées, couraient si bas qu’elles semblaient devoir s’accrocher aux arbres. Une pluie fine commença de tomber. Elle ne ruisselait pas ; elle ne lavait même pas la mousse rougie de la clairière ; elle ne faisait qu’élargir les taches. Bientôt, la clairière, dans le jour déclinant, fut comme une mare sanguinolente.

Prestiot avait une maison confortable : il ne s’en réjouissait pas… Il songeait à ses amis que les hommes avaient tués.

Prestiot avait des magasins bien garnis : il ne s’en réjouissait pas… Il était triste, comme étaient tristes toutes les choses autour de lui.

Il faisait froid ; la saison avait perdu toute douceur. La pluie oblique tombait du ciel inépuisable. Sur les branches gluantes, l’eau s’assemblait en grosses gouttes qui roulaient comme des larmes.

À la cime du chêne foudroyé, dominant l’affreuse clairière, Prestiot regardait, d’un œil terne, par une éclaircie de la futaie. Des rafales de vent, surprenant la pluie fine, la chassaient horizontalement comme une traînante fumée.

III

L’hiver était venu. Le vent bourru tordait les branches noires et se glissait au plus profond des halliers. La forêt était transie. Malgré la protection des ramures, il arrivait que la gelée atteignît le sol. Elle blessait aussi les arbres. L’eau des averses froides, retenue par la mousse et les lichens, coulait dans les crevasses de l’écorce et, en se congelant, la faisait éclater. Le mal était beaucoup plus grave lorsque l’eau atteignait l’aubier et surtout le bois : il se produisait alors, dans le tronc, de longues et profondes gélivures538.

La neige, courbant les rameaux flexibles et recouvrant les branches raides d’une délicate peluche, donnait à la forêt une beauté nouvelle. Sous le givre aussi, par certaines matinées ensoleillées, lorsque la pure lumière jouait parmi la profusion539 des diamants, se décomposait et s’irisait en traversant des cristaux innombrables, le spectacle devenait féerique540.

Hélas ! la forêt n’en était pas, pour cela, plus hospitalière ! Les bêtes grelottaient, en quête d’une nourriture de plus en plus rare.

Prestiot avait encore une bonne provision de noisettes et de faînes, et sa maison le protégeait des intempéries. Cependant, il n’était pas beaucoup plus joyeux que les autres. Guirigui lui manquait ; les grives forestières, en effet, s’étaient rassemblées en bandes et entreprenaient d’assez longs voyages dans les cantons voisins. Prestiot, mélancolique, faisait de très longs sommes en attendant leur retour.

La faim chassait Rudânier hors de la forêt. Il avait longtemps vécu de glands dans une futaie voisine de sa bauge ; mais les derniers glands avaient disparu, dévorés en quelques jours par une bande très nombreuse et très affamée de palombes migratrices. Aussi, Rudânier, lorsque la nuit tombait, allait-il dans la plaine, parmi les cultures des hommes. De son groin robuste aux fortes défenses, il labourait le sol, déterrait racines et tubercules. Plusieurs fois, des hommes se mirent à l’affût pour le tuer ; mais il les éventait toujours, et les coups du fusil qu’on lui tirait de très loin ne lui faisaient pas grand mal. Il arriva aussi que des chiens le poursuivirent ; mais les chasseurs les rappelaient bientôt car ils savaient que Rudânier était un dangereux adversaire.

Le vieux sanglier semblait donc invulnérable. Enhardi, il alla jusqu’au village le plus voisin où, en une seule nuit, il bouleversa toutes les plates-bandes d’un grand jardin potager.

Alors les hommes jurèrent sa perte. Ils organisèrent une battue.

Un matin, comme Prestiot était monté tout en haut du rameau sec pour saluer Guirigui revenue la veille, il aperçut, à l’orée de la forêt, une troupe de chasseurs et une meute de chiens robustes, de vautres541, que des piqueurs tenaient en laisse.

Un vieux garde, habile à suivre les pistes, marchait tout courbé, les yeux à terre. Bientôt il se redressa, fit signe aux chasseurs et leur montra, sur la terre humide, des traces de pieds fourchus : le sanglier était passé par là !

Les chasseurs, dont quelques-uns étaient à cheval, gagnèrent leur poste de tir et l’on découpla les chiens.

« Gare ! » pensa Prestiot.

Prestiot n’aimait ni ne détestait Rudânier ; mais, depuis la scène dont il avait été témoin dans la clairière de l’arbre foudroyé, la seule vue des chasseurs lui faisait horreur.

« Préviens Rudânier ! » cria-t-il à Guirigui.

Et, de son côté, il s’élança à travers le branchage, vers la bauge du sanglier.

Les chiens donnaient de la voix et bondissaient sous les halliers. L’un d’eux, un vieux vautre plein de ruse et à l’odorat très subtil, menait la meute.

Cependant Guirigui et Prestiot arrivaient au fourré où se cachait le sanglier.

« Alerte, Rudânier ! » crièrent-ils.

Mais, déjà, le vieux ragot, prévenu par les aboiements des chiens, se tenait sur ses gardes. À demi redressé dans sa bauge, les soies hérissées, ses courtes oreilles frémissantes, il attendait. Les aboiements se rapprochèrent ; le chien de tête arriva au fourré. Alors Rudânier bondit, trouant l’épais rideau de ronces et d’épines qui masquait sa retraite. Les chiens hurlèrent de fureur et de joie et tous, bien groupés derrière le vieux vautre, ils s’élancèrent à la poursuite de Rudânier.

Dans la clairière de l’arbre foudroyé, un jeune chasseur attendait, armé de pied en cap. Il tenait à la main un fusil à répétition, tout neuf ; il avait à la ceinture un long poignard à manche de corne et il s’était muni d’un épieu solide, arme préférée des anciens chasseurs de sangliers.

Ce jeune chasseur avait déjà tué, depuis le commencement de la saison, des cailles, des perdrix, des lapins et des lièvres, mais il n’avait jamais tiré sur un sanglier. Présomptueux, il avait dit :

« On ne peut manquer une aussi belle cible !… Je me fais fort d’arrêter la bête du premier coup, pour peu qu’elle passe à bonne portée ! »

Or, non seulement Rudânier passa à bonne portée du jeune chasseur présomptueux, mais, avec les chiens à ses trousses, à toute allure, il vint droit à la clairière. Le jeune chasseur, du plus loin qu’il aperçut cette grosse bête sombre arrivant à une vitesse incroyable, épaula précipitamment, visa, tira. Cela produisit au sanglier le même effet que si on lui eût lancé, d’une pichenette, un noyau de cerise. Le jeune homme épaula de nouveau et, sans viser, lâcha un second coup. Même résultat !… Fiévreusement, il appuya encore sur la gâchette : cette fois il n’avait pas épaulé ! Un hurlement de douleur se fit entendre : un des chiens avait une patte cassée ! Quant à Rudânier, indemne, il n’en allait que plus vite ! Il arrivait dans la clairière ! Encore trois ou quatre secondes et il serait sur le chasseur !…

Alors celui-ci jeta son fusil, repoussa son épieu et, d’un bond, atteignit une branche de l’arbre foudroyé. Mais la branche se rompit et voilà notre homme roulant sur le sol ! Il crut sa dernière heure venue et poussa un grand cri d’effroi. Par bonheur Rudânier était déjà passé ; le jeune présomptueux se releva sans blessure, les côtes un peu meurtries, seulement, car il était tombé sur le manche de son terrible couteau.

Cependant, la chasse continuait. Elle dura, en forêt, toute la matinée. Quelques jeunes chiens s’égaraient parfois, se lançaient sur d’autres pistes. Mais le vieux vautre de tête, lui, ne se laissait point distraire : il chassait le sanglier et nulle autre bête. Ses aboiements réguliers ralliaient541bis les jeunes chiens en défaut.

Vers le milieu du jour, Rudânier avait déjà parcouru la forêt dans tous les sens et reçu plusieurs coups de fusil. Ses blessures, il est vrai, étaient légères ; balles et chevrotines542 n’avaient guère fait que glisser sur son cuir épais. Serré de près par les chiens, il sortit de la forêt. À travers les champs, les prés, les vignes, au fond des vallons, sur le penchant des coteaux, la poursuite continua, acharnée. Prestiot et Guirigui, qui écoutaient à la cime d’un grand chêne, entendirent les aboiements s’éloigner, se rapprocher, s’enfler pour s’éloigner davantage ; ils ne furent plus qu’une rumeur à l’horizon ; puis un moment vint où l’on n’entendit plus rien.

Des hommes à cheval avaient suivi la chasse. Le vent apporta le bruit lointain et étouffé de plusieurs détonations. Puis les aboiements recommencèrent et se rapprochèrent rapidement : après une grande randonnée dans la plaine, Rudânier, blessé, sentant décroître ses forces, revenait vers la forêt. Plusieurs fois, il dut s’arrêter. Les chiens, alors, l’entouraient en hurlant, mais n’osaient encore se risquer à portée de ses terribles défenses.

Le sanglier atteignit la futaie de chênes où se trouvait la maison de Prestiot. Le jour déclinait, l’ombre nocturne allait interrompre la chasse. Rudânier se crut sauvé !… Mais un vieux chasseur était caché près du croisement de deux sentiers. Il n’avait pas suivi la chasse en plaine, se disant que, vers le soir, le sanglier reviendrait probablement à sa bauge. Ce vieux chasseur n’avait point un fusil très perfectionné, mais son sang-froid et la sûreté de son coup d’œil le rendaient des plus dangereux. Lorsqu’il aperçut le sanglier accourant par un des sentiers assombris, il épaula tranquillement, prit son temps pour viser et, juste comme la bête lui présentait le flanc, il lâcha son coup.

Atteint à l’épaule par plusieurs chevrotines, Rudânier fléchit sur ses pattes ; une seconde décharge le fit rouler sur le sentier. Il se releva pourtant et, rassemblant ses forces, il fonça en droite ligne vers sa bauge. Les chiens y arrivèrent en même temps que lui. Alors, il s’adossa à un tronc d’arbre et il fit face à ses ennemis. Un sang noir, coulant de ses blessures, engluait543 ses soies rudes.

Les chiens étaient harassés par la poursuite et ils s’étaient cruellement déchirés aux ronces et aux épines qui entouraient la bauge. La vue du sanglier les ranimait et éveillait leur fureur. Le plus jeune d’entre eux s’élança sur Rudânier, mais celui-ci donna de bas en haut un terrible coup de boutoir544 et le chien retomba dans les épines, le ventre ouvert. La meute, hurlante, recula. Seul le vieux vautre ne bougea pas. Lui, il s’était coulé dans les broussailles sur un des côtés de la bauge et, ramassé sur lui-même, les babines frémissantes, les yeux en feu, il attendait la seconde de défaillance qui lui livrerait l’ennemi. La meute se rapprocha ; grondant d’impatience et de fureur, deux jeunes chiens revinrent à l’attaque. De nouveau, le boutoir frappa ; mais, cette fois, il ne rencontra que le vide : les assaillants avaient esquissé le coup. Le sanglier perdit l’équilibre. Aussitôt, prompt comme l’éclair, le vieux vautre bondit… Ses crocs s’enfoncèrent dans la gorge de Rudânier. Quand celui-ci essaya de se redresser, toute la meute était sur lui. Il se débattit pourtant avec l’énergie du désespoir, cherchant à éventrer ses ennemis. Ce fut, pendant quelques minutes, un affreux combat. Les cris de douleur des chiens blessés se mêlaient aux hurlements rageurs des autres et aux rauques grognements du sanglier. Quand les chasseurs arrivèrent, Rudânier, quoique mourant, luttait toujours. Une balle, tirée à bout portant, l’immobilisa enfin. Dans la bauge, deux chiens râlaient, les entrailles à nu ; deux autres portaient aux flancs de longues blessures ; tous avaient les mâchoires sanglantes.

Un soir lugubre tombait sur la forêt attristée par ce carnage. Guirigui, apeurée, n’osait regagner son perchoir. Prestiot n’osait pas davantage se blottir dans sa petite maison. Frissonnant, il demeura longtemps sur la fourche du rameau sec ; il écoutait s’il n’entendait point, parmi les rumeurs de la forêt, l’aboi brutal des chiens ou la voix des hommes redoutés.

Rudânier mort, les chasseurs furent plusieurs semaines sans reparaître. Il vint pourtant des hommes dans la forêt ; mais des travailleurs inoffensifs. Profitant du sommeil des sèves, des bûcherons jetaient bas de grands arbres dans les futaies trop épaisses ; d’autres coupaient les taillis au ras des souches, élaguaient les baliveaux pour les faire gagner en hauteur ; d’autres arrachaient avec soin des drageons545 qu’ils replantaient aux endroits dénudés.

On entendait, de tous les côtés, le bruit sec des cognées, le bruit grinçant des longues scies ; on entendait des craquements et des bruits de chutes.

D’énormes troncs étaient allongés dans les clairières. Les charretiers venaient chercher les bois en grume546 pour les emmener vers la scierie mécanique ; quelquefois on équarrissait547 les arbres sur place, aussitôt qu’ils étaient abattus.

De longues perches, des bûches, des fagots étaient entassés dans les coupes. Les leveurs d’écorce travailleraient pour les tanneries. Dans les taillis de châtaigniers ou de chênes, les fendeurs de merrain548 préparaient des lattes, des pieux, des douves de tonneaux ; de grands tas de copeaux clairs entouraient leurs huttes de branchages.

L’hiver continuait d’être rigoureux. Les bêtes sauvages, très amaigries, erraient en quête de pâture. Un jour, Guirigui sautillait sur la mousse, à la recherche de petites prunelles bleuâtres que la gelée avait fait tomber, Flibustin, de loin, l’aperçut. Il s’approcha en tapinois549, se dissimulant derrière des troncs d’arbres et, quand il se crut à bonne distance, il sauta sur la grive. Par bonheur, il avait mal calculé son élan : Guirigui put s’envoler.

À partir de ce jour, Prestiot garda à Flibustin la plus noire rancune.

En cette saison rigoureuse, le renard était devenu, d’ailleurs, la terreur de la forêt. Ses larcins et ses crimes ne se comptaient plus. Lorsque les chasseurs revinrent avec leurs chiens, c’était Flibustin qu’ils cherchaient. Flibustin trompa les chiens, les mena chez le blaireau et ce fut le blaireau qui se trouva pris.

Les chasseurs posèrent alors, dans les sentiers de la forêt, des pièges à trappe ou à ressort d’acier. Ces pièges étaient amorcés avec de la viande fort appétissante. Des fouines, des putois, des martres se laissèrent tenter et en perdirent la vie. Mais quand les piégeurs550 vinrent lever leurs engins, point de Flibustin !

Alors les hommes organisèrent encore une grande battue. La forêt fut cernée. Les chasseurs, les rabatteurs et les chiens se dirigèrent tous vers le terrier du renard que l’on avait enfin découvert.

« Cette fois, pensa Prestiot, Flibustin est perdu, bien perdu !

Et, en effet, traqué de tous les côtés, le renard courait éperdument par les taillis avec les chiens à ses trousses. Il arriva à son terrier, s’y coula précipitamment. Les chasseurs se rassemblèrent, bouchèrent toutes les issues du terrier et l’enfumèrent.

« Nous le tenons enfin ! criaient-ils. Il ne saurait s’échapper ! »

Chantez ! chantez victoire, bonnes gens !… Le renard n’est plus là !…

Flibustin n’avait fait que traverser, à toute vitesse, son terrier principal. Pendant que ses ennemis faisaient un siège en règle, il avait gagné, à l’autre extrémité de la forêt, un second terrier que personne ne connaissait.

La troupe des chasseurs, une fois de plus, revint bredouille.

Et le lendemain, Flibustin, pour se venger des hommes, alla manger, en plein jour, le déjeuner des ouvriers fendeurs qui travaillaient dans la clairière de l’arbre foudroyé.

IV

Dès le mois de janvier, au cœur de l’hiver, on avait vu, aux branches des noisetiers, pendre de légers chatons jaunes : parure délicate et inattendue qui semblait attachée par erreur aux rameaux désolés. Un froid vif avait suivi ce réveil prématuré des sèves et, pendant des semaines, la forêt avait semblé morte ou, du moins, en profonde léthargie. Puis, dans les clairières, le long des talus abrités, les premières fleurettes, anémones, ficaires, violettes et primevères avaient timidement percé la mousse. Mais il avait fallu le jeu des giboulées, les brusques ondées séchées par les caresses du soleil, pour que devînt tout à fait visible le travail du renouveau.

Alors, en quelques jours, les rameaux se vêtirent d’écorce luisante, les bourgeons se gonflèrent, et bientôt un poudroiement léger de tendre verdure noya, comme un brouillard, les cimes des taillis et des futaies. Puis, dans la moiteur des derniers jours d’avril, une nouvelle poussée de sève fit craquer les derniers bourgeons, déplia et lustra toutes les feuilles.

Sous sa parure changeante de blancs nuages glissants, le ciel avait des clartés ingénues551. La joie de vivre roulait sur le monde comme une houle inépuisable. Les plus vieux arbres s’exaltaient, offraient à la douce lumière leurs feuilles, grandes ouvertes comme des mains chaleureuses. De suaves parfums montaient des sous-bois où le muguet dressait sa hampe aux délicates clochettes. Les insectes, brisant leur enveloppe de chrysalide, dépliaient des ailes neuves. À travers les tiges en crosse des jeunes fougères, les reptiles, serpents et lézards, tirés de leur sommeil hivernal, glissaient à la recherche des taches de soleil. Les oiseaux s’égosillaient autour de leurs nids. Les quadrupèdes se livraient à des ébats joyeux. Les faons et les lapereaux bondissaient dans les clairières. Jamais Prestiot n’avait aussi hardiment passé d’un arbre à l’autre, sur des ponts de rameaux flexibles. Avec la complicité de Guirigui, il jouait des tours à Rakakia. Celui-ci s’en plaignait à ses pareils. Alors, pendant un moment, les geais jacassaient avec colère. Mais cette colère s’apaisait vite et bientôt, oubliant Guirigui et Prestiot, les geais s’amusaient à imiter les cris de toutes les bêtes de la forêt.

On ne voyait plus Flibustin ; on ne savait pas ce qu’il faisait. Il semblait avoir changé de terrier. Un matin, pourtant, voyageant parmi les hautes branches d’une futaie, Prestiot l’aperçut, au pied d’un hêtre, en compagnie de deux renardeaux. Depuis le jour où Flibustin avait attaqué Guirigui, Prestiot n’aimait pas le renard. Il descendit, prit un caillou entre ses dents et remonta vivement à la cime du hêtre.

« Tu vas voir, Flibustin ! pensait-il. Tu vas voir ! »

Il visa soigneusement et lâcha son caillou, qui vint tomber juste sur le nez de Flibustin. Et Flibustin fit :

« Grrh !… Gare à celui qui se cache là-haut ! »

Mais il ne se fâcha vraiment pas. Alors Prestiot recommença. La seconde fois, la pierre tomba sur les reins du renard. Et, miracle ! le renard ne broncha même point ! Allongé sur la mousse, gras, le poil luisant, l’aspect débonnaire, il n’avait souci que de jouer avec ses renardeaux !

La saison était si belle, la vie si facile qu’il semblait impossible d’être méchant ou même seulement grognon.

Après l’enchantement printanier, revinrent les jours graves d’été. La forêt recueillie fut comme un temple immense aux colonnes innombrables et aux innombrables rinceaux552. Nul éclat brutal pour les oreilles et les yeux. La lumière se tamisait553 au vitrail554 des ramures. Les bruits s’unissaient en une rumeur continue.

Sous les vents tièdes et berceurs, la forêt avait de longs frémissements. Des millions d’archets invisibles lui tiraient des accents solennels. Et c’était comme un chant d’une ampleur mystérieuse qui semblait venir du plus lointain des âges. C’était le chant éternel de la forêt où chaque siècle écoulé donnait sa note profonde.

« Les hommes n’étaient pas nés que, déjà, j’étais la forêt très vieille, la forêt très vieille et toujours rajeunie. Au fond des temps, lorsque les mers peuplées de mollusques déposaient lentement le calcaire des plaines futures, je recouvrais déjà ces hauteurs granitiques. Mes fougères géantes, mes lycopodes555 énormes montaient vers le ciel orageux. Des pluies diluviennes tombaient ; la foudre fracassait les branches. Des fleuves puissants roulaient mes troncs morts vers la mer ou vers les bassins lacustres, où ils s’amoncelaient parmi des herbes aquatiques.

« Des siècles passèrent. Les continents changèrent de forme et de dimensions. Le soleil devint moins brûlant, l’atmosphère moins chargée de vapeurs. Le cycle des saisons556, peu à peu, s’établit ; le froid gagna les pôles. Les arbres couvraient les terres émergées. Les conifères abondaient ; puis ce furent les platanes, les palmiers, les figuiers ; puis les peupliers, les saules, les hêtres. Des reptiles volants passaient sous mes ramures. D’autres reptiles énormes se livraient parfois, dans mes clairières, de terribles combats. Dans l’air purifié par les arbres, bourdonnèrent de nombreux insectes et volèrent les premiers oiseaux. Puis quelques mammifères parurent qui menaient une vie précaire.

« Des siècles et des siècles passèrent et, peu à peu, la race des grands reptiles s’éteignit. Au contraire, les oiseaux et les mammifères se multiplièrent. À mesure que la différence des saisons s’accentuait sur la terre refroidie, les arbres à feuilles caduques devenaient plus nombreux. Les mammifères herbivores broutaient leurs feuilles et paissaient l’herbe des clairières. Des carnivores pourchassaient les herbivores. Dans les branches, des bandes de singes recherchaient les tendres bourgeons et les fruits.

« Enfin, l’homme apparut. Coureur et grimpeur médiocre, faiblement armé pour le combat, il vivait furtivement sous la voûte des grands arbres. Grâce à la puissance incomparable de son cerveau, il devait cependant devenir le roi de la création. Il eut des armes de pierre brute, puis de pierre taillée. Il apprit ensuite à polir ces flèches, ces lances, ces haches de silex avec lesquelles il abattait sa proie et se défendait contre le lion, l’ours et l’hyène des cavernes. Quand il connut le feu, qui lui permit de fabriquer des armes de bronze puis des armes de fer, il fut fort entre les forts.

« Il avait déjà, depuis longtemps, domestiqué le chien, le bœuf, le mouton, le cheval. De chasseur et pêcheur qu’il était, il devint pasteur557 puis agriculteur. Il abandonna les cavernes et se fit charpentier, architecte, navigateur. Il s’attaqua aux arbres de la forêt ; il utilisa, pour ses travaux, les branches et les troncs ; il commença de labourer l’humus qu’avaient formé les feuilles décomposées…

« Cependant, le temps est relativement proche encore où je recouvrais la plus grande partie de la terre habitée. Il y a vingt siècles à peine, les Gaulois à la grande épée de fer combattaient les aurochs et les ours de mes fourrés ; les druides menaient, par les sentiers ombreux, de lents cortèges à la cueillette du gui. Puis j’ai vu passer de durs soldats ; le pas cadencé des légions romaines fit sonner les routes des forêts gauloises.

« Deux mille ans ! une éternité pour les hommes et les bêtes, qui vivent peu ; mais, pour les arbres plusieurs fois centenaires, à peine le temps de quelques générations… De très vieux chênes, d’énormes châtaigniers au front toujours reverdissant ont été témoins de scènes depuis longtemps oubliées des hommes. Ils ont versé l’ombre aux chevaliers bardés de fer, aux archers seigneuriaux, aux manants épuisés par les privations, aux Jacques révoltés et farouches.

« Quand s’endort le murmure des jeunes cimes, les très vieux arbres continuent de chuchoter entre eux. Ils se disent d’anciennes histoires horribles : des guerres, des massacres, les famines des hommes et des bêtes, les grands passages de brigands et de loups. Mais ils disent aussi la joie des printemps révolus, la gloire des étés de leur jeunesse ; ils célèbrent les temps d’abondance et de liesse558.

« Quand cesse le murmure des jeunes frondaisons559, les très vieux arbres chuchotent entre eux la mélancolique chanson des saisons et des ans.

« Ces patriarches ont vu tomber autour d’eux tous leurs frères. Ils ont échappé à la foudre, à l’incendie, à la tempête. Ils ont échappé à la hache, plus terrible encore…

« De siècle en siècle, le pré, le champ ont gagné, sur l’arbre. Je suis la forêt de siècle en siècle diminuée. Les hommes poussèrent la charrue dans le fertile humus lentement formé. Et leurs moissons étaient si belles, et leurs prés étaient si verts qu’ils songèrent à défricher mes derniers fourrés, à arracher mes derniers taillis et mes dernières futaies. Mais ils remarquèrent bientôt que l’eau ravinait les pentes, que les sources tarissaient, que de paisibles rivières se changeaient en torrents capricieux. Ils ne déboisèrent plus aussi imprudemment.

« Il arrive même, à présent, qu’ils reboisent. De jeunes arbres poussent sur mon pourtour. Je ne suis plus menacée de disparition prochaine.

« Je suis la forêt très vieille et toujours rajeunie.

« Je suis la forêt indispensable, régulatrice des eaux, purificatrice de l’air par le travail secret des feuilles vertes.

« Comme un énorme bouquet, je donne au vent mes arômes. Je vibre et je chante comme la plus douce harpe.

« Je suis le temple aux milliers de colonnades élancées. Je suis l’asile de paix, le refuge cher au rêveur.

« Je suis la forêt, parure éternelle du monde. »

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Mars 2024

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1 Tribulation, n. f. Trouble, ennui, mésaventure.

2 Détalé, p. passé du v. détaler (1er gr.) qui signifie s’en aller au plus vite, décamper.

3 Courtoisie, n. f. Politesse.

4 Regain, n. m. Herbe qui repousse dans un pré après qu’il a été fauché.

5 Garenne, n. f. Lieu où des lapins vivent à l’état sauvage.

6 Casanier, ère, adj. Qui aime à rester à la case, à la maison.

7 Bourru, ue, n. et adj. D’humeur brusque et chagrine. Bourru bienfaisant : Celui qui cache sa bonté sous un abord rude.

8 Évoquer, v. (1er gr.). Rappeler au souvenir.

9 Claironna, p. s. du v. claironner (1er gr.) qui signifie produire un son rappelant le bruit du clairon.

10 S’égosille, ind, pr. du v. s’égosiller (1er gr.) qui signifie crier fort et longtemps jusqu’à se faire mal au gosier.

11 Glauque, adj. 2 g. D’un vert de mer, d’un vert tirant sur le bleu.

12 Gué, n. m. Endroit peu profond où l’on peut traverser un cours d’eau à pied, sans nager.

13 En aval : du côté du val, c’est-à-dire du côté de l’embouchure d’un cours d’eau. Contraire : en amont.

14 Batifoler, v. (1er gr.). S’amuser, se livrer à des actes peu sérieux.

15 Humait, ind. imp. du v. humer (1er gr.) qui signifie absorber en respirant par les narines.

16 Vulnérable, adj. 2 g. Qui peut être blessé.

17 Savoureux, euse, adj. Qui a une saveur agréable, qui a bon goût.

18 Vent coulis : vent qui se coule, qui se glisse par un étroit passage, par une fente.

19 Élytre, n. m. Aile extérieure de certains insectes. Les élytres sont souvent cornés ; au repos, ils recouvrent et protègent une grande partie du corps.

20 Carabe, n. m. Genre d’insectes coléoptères. Le carabe doré, commun dans nos jardins, est un insecte utile.

21 Corselet, n. m. Partie du corps d’un insecte située entre la tête et l’abdomen.

22 Courbature, n. f. Indisposition passagère, causée parfois par un refroidissement et donnant la sensation d’une grande fatigue.

23 Émeraude, n. f. Pierre précieuse d’une belle couleur verte.

24 Écho, n. m. Répétition d’un son lorsqu’il frappe un obstacle qui le renvoie à notre oreille.

25 Serpette, n. f. Petite serpe ; couteau à lame courbe dont se sert le vigneron pour détacher le raisin du sarment.

26 Pustuleux, euse, adj. Couvert de pustules, de verrues.

27 Bisaïeul, n. m. Père de l’aïeul, arrière-grand-père.

28 Têtard, n. m. Animal qui sort de l’œuf du crapaud, de la grenouille, de la rainette, de la salamandre. Le têtard vit dans l’eau et respire par des branchies comme un poisson.

29 Sentence, n. f. Jugement, maxime, proverbe ; phrase brève mais d’une portée générale.

30 Grappiller, v. (1er gr.). Cueillir les grappes de raisin qui restent après la vendange.

31 Gourmet, n. m. Celui qui sait apprécier le goût des boissons et des mets.

32 Phylloxéra, n. m. Insecte minuscule, sorte de petit puceron qui s’attaque aux racines de la vigne.

33 Nectar, n. m. Liqueur très agréable.

34 Translucide, adj. 2 g. Qui n’est ni opaque ni tout à fait transparent. Un corps translucide laisse passer une partie de la lumière sans laisser voir nettement les objets.

35 Convexe, adj. 2 g. Dont la surface est bombée.

36 Tavelé, ée, adj. Marqué de petites taches (tavelures), moucheté.

37 Béjaune, n. m. Oiseau très jeune dont le bec est encore jaune. Par extension : personnage ignorant et inexpérimenté.

38 Insinuer, v. (1er gr.). Faire entendre avec précaution quelque chose que l’on ne dit pas ouvertement.

39 Cohorte, n. f. Troupe

40 Ton doctoral : ton d’un docteur, d’un homme grave et savant.

41 Muscat, n. m. un goût spécial, rappelant le musc.

42 Prendre poliment congé : faire poliment ses adieux avant de partir.

43 Forcené, ée, n. et adj. Furieux.

44 Dévaler, v. (1er gr.). Aller vers le val, vers le bas, descendre.

45 Rose des vents : cercle sur lequel sont marqués les quatre points cardinaux et des points secondaires.

46 Laisse, n. f. Corde avec laquelle on mène un chien.

47 Fugace, adj. 2 g. Qui disparaît, qui fuit très vite.

48 Effluve, n. m. Odeur.

49 Subtil, le, adj. Fin.

50 Pulpe, n. f. Substance charnue des légumes, des fruits.

51 Complainte, n. f. Chant triste et plaintif.

52 Rauque, adj. 2 g. Rude et comme enroué.

53 Roquet, n. m. Chien de petite taille, bruyant et hargneux, mais peu redoutable.

54 Pupille, n. f. Petite ouverture située au milieu de l’iris de l’œil.

55 Pompeux, euse, adj. Où il y a une affectation de grandeur.

56 Fumiste, n. m. Ouvrier qui s’occupe des cheminées et des appareils de chauffage.

57 Radiateur, n. m. Appareil d’où la chaleur rayonne.

58 Chenet, n. m. Pièce métallique soutenant les bûches dans une cheminée.

59 Dactylographe, n. 2 g. Personne qui écrit en frappant avec les doigts sur le clavier d’une machine.

60 Délétère, adj. 2 g. Qui nuit à la santé.

61 Coke, n. m. Charbon obtenu en chauffant la houille en vase clos pour préparer le gaz d’éclairage.

62 Lignite, n. m. Charbon de terre qui a conservé les traces bien visibles des végétaux dont il provient.

63 Tourbe, n. f. Matière combustible noirâtre que l’on trouve dans la terre et qui est formée par l’accumulation des débris végétaux.

64 Explorateur, n. m. Voyageur qui va à la découverte dans un pays inconnu ou incomplètement connu.

65 Guinée, n. f. Partie occidentale de l’Afrique baignée par les eaux du golfe de Guinée. La capitale de la Guinée française est Konakry.

66 Sarabande, n. f. Course désordonnée.

67 S’esquiva, p. s. du verbe s’esquiver (1er gr.), qui signifie se retirer vivement, adroitement, sans être vu ; s’échapper.

68 Vestiaire, n. m. Lieu où l’on dépose, momentanément les habits, manteaux, chapeaux, cannes, parapluies, etc.

69 Piton, n. m. Clou à vis dont la tête est en forme d’anneau ou de crochet.

70 Congénère, n. m. Celui qui est du même genre, de la même espèce.

71 Happer, v. (1er gr.). Saisir brusquement.

72 Lampe à arc : lampe électrique où la lumière jaillit entre deux morceaux de charbon.

73 Incandescence, n. f. État d’un corps chauffé jusqu’à devenir lumineux.

74 Factice, adj. 2 g. Qui n’est pas naturel.

75 Commutateur, n. m. Appareil servant à interrompre ou à rétablir un courant électrique.

76 Phosphorescent, ente, adj. Qui luit dans l’obscurité comme le phosphore.

77 Torche, n. f. Flambeau grossier fait d’un bâton de sapin enduit de résine.

78 Déflagration, n. f. Combustion très rapide d’un corps, généralement avec production d’étincelle.

79 Manuscrit, te, n. et adj. Écrit à la main.

80 Livre-Journal ou Journal, n. m. Registre où un commerçant inscrit, jour par jour, ses achats, ventes, recettes, paiements, etc.

81 Banni, ie, part, passé du verbe bannir (2e gr.), qui sign. chasser, écarter.

82 Clavier, n. m. Rangée de touches sur lesquelles on appuie avec les doigts.

83 Acrobate, n. m. Personnage qui exécute, en public, des tours de force, d’agilité ou d’adresse (gymnaste, clown, équilibriste, jongleur, etc.).

84 Cornue, n. f. Vase à col étroit et recourbé servant pour différentes expériences, notamment pour la distillation des liquides.

85 Mortier, n. m. Vase servant à piler ou à mélanger certaines substances.

86 Tubulure, n. f. Ouverture de certains flacons destinés à recevoir un bouchon traversé par un tube.

87 Cliché, n. m. Image photographique obtenue à la chambre noire.

88 Radioscopie, n. f. Examen d’un objet par le moyen des rayons X, qui font apparaître des choses cachées à la vue, par exemple les os d’un corps vivant. Une photographie obtenue par les rayons X est une radiographie.

89 Loupe, n. f. Verre bombé sur ses deux faces (biconvexe), qui grossit les objets.

90 Microscope, n. m. Instrument d’optique, à l’aide duquel on peut voir, considérablement grossis, des objets très petits, invisibles à l’œil nu.

91 Concave, adj. 2 g. Dont la surface est creuse. Contraire : Convexe.

92 Liane, n. f. Plante grimpante des forêts tropicales.

93 Bec-de-cane, n. m. Poignée de porte en forme de bec.

94 Désarçonna, p. s. du verbe désarçonner (1er gr.), qui signifie mettre hors d’arçons, faire tomber un cavalier.

95 Chalumeau, n. m. Appareil dont on se sert pour porter une flamme à une température élevée. On emploie le chalumeau à bouche, le chalumeau à gaz, le chalumeau à acétylène, le chalumeau oxhydrique.

96 Braser, v. (1er gr.). Réunir, souder deux morceaux de métal, à l’aide d’un autre métal plus facile à faire fondre.

97 Autogène, adj. 2 g. Qui se produit par soi-même. Soudure autogène : soudure que l’on obtient entre deux pièces métalliques sans le secours d’un autre métal.

98 Cisailles, n. f. pl. Gros ciseaux avec lesquels on coupe les plaques métalliques.

99 Burin, n. m. Outil d’acier dont on se sert pour couper ou graver les métaux.

100 Foret, n. m. Instrument en acier pour percer des trous dans le bois, la pierre, les métaux.

101 Boulon, n. m. Cheville de fer avec une tête à un bout et, à l’autre, une fente ou un pas de vis pour recevoir une clavette ou un écrou.

102 Rivet, n. m. Clou, boulon, dont on aplatit la pointe sur l’objet qu’il traverse.

103 Écrou, n. m. Pièce de métal percée en hélice et dans laquelle on fait entrer une vis.

104 Manette, n. f. Petit levier que l’on manœuvre à la main.

105 Fraiseuse, n. f. Machine servant à évaser l’orifice des trous, à creuser des mortaises, des cannelures.

106 Aléseuse, n. f. Machine servant à aléser, c’est-à-dire à polir ou à agrandir l’intérieur des cannelures, etc.

107 Affûteuse, n. f. Machine qui sert à affûter, à aiguiser les outils.

108 Emboutir, v. (2e gr.). Courber à froid une pièce métallique.

109 S’éclipsèrent, p. s. du v. s’éclipser (1er gr.), qui signifie disparaître.

110 Nostalgie, n. f. Mélancolie causée par un vif désir de revoir son pays. Vulgairement : mal du pays.

111 Évasé, ée, adj. Qui va s’élargissant en forme de vase ; très ouvert.

112 Perplexe, adj. 2 g. Embarrassé, hésitant.

113 Haut-parleur, n. m. Appareil qui amplifie, qui grossit les sons.

114 Récepteur, n. m. Appareil grâce auquel on reçoit les dépêches télégraphiques, les communications téléphoniques, etc.

115 Radiophonie, n. f. Téléphonie sans fil.

116 Opéra, n. m. Pièce de théâtre sans dialogue parlé, composée de récitatifs et de chants soutenus par un orchestre.

117 Onde, n. f. Mouvement d’un milieu élastique par lequel on explique la propagation du son (onde sonore), de la lumière (onde lumineuse) ; de l’électricité (onde électro-magnétique).

118 Film, n. m. (mot anglais signifiant : pellicule). Rouleau de pellicule photographique sur laquelle sont des images, des vues, destinées à être projetées sur l’écran du cinématographe.

119 Commentait, ind. imp. du v. commenter (1er gr.), qui signifie faire des remarques, donner des explications destinées à rendre une idée plus claire.

120 Antilope, n. f. Mammifère ruminant vivant à l’état sauvage dans les pays chauds. Les antilopes sont très légères à la course.

121 Pirogue, n. f. Bateau léger souvent fait d’un tronc d’arbre creusé.

122 Paquebot, n. m. Grand navire à vapeur transportant des passagers et des marchandises.

123 Conifère, n. m. Arbre dont le fruit est en forme de cône (pin, sapin, if, etc.).

124 Trappeur, n. m. Chasseur du nord de l’Amérique, recherchant surtout les bêtes à fourrure.

125 Martre ou marte, n. f. Petit mammifère carnassier au pelage brun marqué d’une tache orangée à la gorge. Fourrure très recherchée.

126 Vison, n. m. Sorte de putois, vivant eu Europe et en Amérique, et dont la fourrure est très estimée.

127 Écureuil volant : écureuil des pays froids dont la peau des flancs, très lâche et extensible, forme une sorte de parachute lorsque l’animal étend ses membres.

128 Castor, n. m. Rongeur vivant dans l’Amérique du Nord sur le bord des eaux recherché pour sa fourrure. Autrefois, le castor était commun en France.

129 Bison, n. m. Bœuf sauvage du nord de l’Amérique dont le garrot est relevé en bosse.

130 Steppe, n. f. Grande plaine herbeuse.

131 Traîneau, n. m. Sorte de voiture sans roues qui glisse sur la glace ou sur la neige.

132 Anfractuosité, n. f. Inégalité, aspérité, enfoncement de forme irrégulière.

133 Fiord on fjord, n. m. Golfe étroit et profond des côtes septentrionales, particulièrement de la Norvège.

134 Banquise, n. f. Énorme amas de glaces dans les mers polaires.

135 Fantastique, adj. 2 g. Étonnant, irréel. Qui n’existe que dans l’imagination.

136 Stalactite, n. f. Sorte de chandelle de glace suspendue à un rocher, à une branche d’arbre, etc. Dans les grottes et souterrains, l’eau, en coulant goutte à goutte du plafond, forme des stalactites de calcaire. Sur le sol des mêmes grottes, il se forme généralement des stalagmites.

137 Phoque, n. m. Mammifère amphibie des mers septentrionales. On chasse le phoque pour sa graisse et sa fourrure.

138 Renne, n. m. Mammifère ruminant un peu semblable au cerf et qui vit dans les pays du nord. Les Esquimaux et les Lapons ont domestiqué le renne.

139 Caribou, n. m. Sorte de renne sauvage du nord du Canada.

140 Eider, n. m. Sorte de canard des régions septentrionales qui fournit un duvet très fin appelé édredon.

141 Hurluberlu, n. m. Personnage étourdi, écervelé.

142 Se prélasser, v. (1er gr.). Prendre une attitude commode, satisfaite.

143 Solstice, n. m. Moment de l’année où la différence est la plus grande entre la durée du jour et celle de la nuit. (Solstice d’été vers le 21 juin, solstice-d’hiver vers le 21 décembre.)

144 Iceberg, n. m. Masse de glace détachée de la banquise ou d’un glacier des rivages polaires et flottant sur la mer.

145 Névé, n. m. Amas de neige durcie qui n’a pas encore formé un glacier.

146 Poulpe, n. m. Mollusque marin pourvu de huit longs tentacules à ventouses. On l’appelle aussi pieuvre.

147 Saumon, n. m. Poisson très estimé qui habite la mer mais remonte les fleuves au printemps.

148 Pérégrination, n. f. Voyage en pays lointain.

149 Plantigrade, n. et adj. Animal qui marche sur la plante des pieds, au lieu de marcher sur les doigts (digitigrade). L’ours, le blaireau sont des plantigrades.

150 Calotte polaire, Surface de la terre autour d’un pôle.

151 Geyser, n. m. Source jaillissante et intermittente d’eau chaude. Il y a de nombreux geysers en Islande.

152 Béait, ind. imp. du v. béer (1er gr.), qui signifie demeurer la bouche grande ouverte.

153 Fanfaron, onne, n. et adj. Celui qui fait le brave, qui exagère sa bravoure.

154 Saugrenu, ue, adj. Ridicule et absurde.

155 Avalanche, n. f. Masse de neige qui se détache des montagnes et roule vers les vallées.

156 Débâcle, n. f. Rupture des glaces sur un cours d’eau ou sur les mers polaires.

157 Cétacé, n. m. Mammifère marin. Les principaux cétacés sont : la baleine, le cachalot, le dauphin, le marsouin.

158 Évent, n. m. Ouverture des narines chez les cétacés. Les évents sont placés sur le sommet de la tête. Il en sort un jet de vapeur d’eau provenant de la respiration.

159 Fanon, n. m. Lame cornée du palais de la baleine. Les fanons servent à retenir les poissons et autres animaux marins dont se nourrit la baleine.

160 Équinoxe, n. m. Époque de l’année où le jour est égal à la nuit pour toutes les régions de la terre. Il y a deux équinoxes : l’équinoxe de printemps le 21 mars, l’équinoxe d’automne le 22 septembre.

161 Méduse, n. f. Animal marin au corps gélatineux, transparent, en forme de cloche ou d’ombrelle et d’où pendent des tentacules.

162 Morse, n. m. Mammifère amphibie des mers polaires qui peut atteindre sept mètres de long. Chez le mâle, les deux canines supérieures descendent en énormes défenses.

163 Bravache, n. m. Faux brave.

164 Exaltation, n. f. Très grande agitation ; surexcitation.

165 Hélice, n. f. Appareil composé de plusieurs branches et qui sert à faire avancer les bateaux, les avions, les ballons dirigeables. L’hélice pénètre dans l’eau ou dans l’air à la façon d’une vis.

166 Polype, n. m. Invertébré formé essentiellement d’un corps en forme de sac dont l’ouverture est entourée de tentacules. L’hydre d’eau douce, les méduses, les anémones de mer, les coraux sont des polypes.

167 Narval, n. m. Cétacé des mers polaires qui porte, à la mâchoire supérieure, une dent en forme de corne pouvant atteindre deux mètres de long.

168 Cachalot, n. m. Grand cétacé semblable à la baleine mais féroce et très vorace.

169 Flasque, adj. 2 g. Mou, sans résistance.

170 Harponné, ée, part passé du v. harponner (1er gr.). Atteint par un harpon, sorte de flèche à crochets dont on se sert pour la pêche des gros poissons et des cétacés.

171 Plongeon, n. m. Oiseau des mers boréales qui nage et plonge avec facilité.

172 Sirène, n. f. Appareil au moyen duquel on produit on son perçant, destiné à avertir, à donner l’alarme.

173 Bestiaire, n. m. Homme qui dompte les bêtes féroces.

174 Chimère, n. f. Chose ou être fabuleux qui ne peut exister.

175 Carré, n. m. Chambre où les officiers d’un navire prennent leurs repas.

176 Paquebot-poste, n. m. Paquebot chargé du transport des correspondances postales.

177 Équipage, n. m. Ensemble des marins qui font le service d’un bateau.

178 Étrave, n. f. Pièce courbe de bois ou de métal formant l’avant d’un navire.

179 Vents alizés : Vents réguliers des régions tropicales.

180 Cabine, n. f. Chambrette à bord d’un navire.

181 Hommes de quart : matelots chargés de veiller, à bord d’un navire.

182 Soutier, n. m. Marin chargé du service des soutes, c’est-à-dire des parties de la cale où l’on place des approvisionnements divers et surtout le charbon.

183 Cambuse, n. f. Magasin où se conservent et se distribuent les vivres sur un navire.

184 Écoutille, n. f. Ouverture pratiquée dans le pont d’un bateau pour pénétrer à l’intérieur.

185 Office, n. f. Lieu où l’on place tout ce qui dépend du service de la table.

186 Huissier, n. m. Celui qui se tient près de l’huis, près d’une porte, et qui est chargé d’introduire les visiteurs.

187 Cabotage, n. m. Navigation à faible distance des côtes, par opposition à la navigation au long cours.

188 Chalutier, n. m. Bateau qui traîne le chalut, filet de pêche en forme de poche.

189 Cargo, n. m. Navire destiné au transport des marchandises.

190 Gabier, n. m. Matelot chargé de tout ce qui concerne la mâture, les cordages, les ancres.

191 Mazout, n. m. Résidu de la distillation du pétrole brut, lorsqu’on en a retiré successivement les éthers de pétrole, l’essence et le pétrole ordinaire destiné aux lampes.

192 Galéjade, n. f. Expression provençale désignant une plaisanterie.

193 La Joliette, n. f. Port de Marseille.

194 La Cannebière, n. f. Rue célèbre de Marseille débouchant sur le port.

195 Insulaire, n. et adj. Habitant d’une île.

196 Flegmatique, adj. 2 g. Froid, difficile à émouvoir.

197 Incognito, adv (mot italien). Sans être connu. Garder l’incognito : éviter de se faire connaître.

198 Cerneau, n. m. Moitié de noix tirée de sa coque avant complète maturité.

199 Bouillabaisse, n. f. Mets provençal, composé de poissons divers, cuits dans de l’eau ou du vin blanc, avec de l’ail, du persil, du poivre, du safran, etc.

200 Tangage, n. m. Balancement d’un navire dans le sens de la longueur.

201 Roulis, n. m. Mouvement d’un bateau qui s’incline tantôt à droite, tantôt à gauche.

202 Abordage, n. m. Choc accidentel de deux vaisseaux.

203 Croisière, n. f. Voyage d’exploration accompli par un navire.

204 Ligne de flottaison : ligne que le niveau de l’eau marque sur la coque d’un navire.

205 Quille, n. f. Longue pièce de bois ou de métal qui s’étend sous un bateau de l’avant à l’arrière et sur laquelle s’appuie toute la charpente.

206 Gong, n. m. Instrument de musique chinois formé d’un disque de métal qu’on frappe avec une baguette garnie d’un tampon.

207 Boy, n. m. Mot anglais signifiant garçon.

208 Tourelle, n. f. Tour aux parois d’acier, fixe ou mobile, servant à abriter les canons sur les navires de guerre.

209 Dreadnought, n. m. Mot anglais désignant un grand cuirassé puissamment armé.

210 Farandole, n. f. Danse provençale.

211 Derviche, n. m. Religieux musulman.

212 Plum-pudding, n. m. Gâteau anglais aux raisins secs.

213 No. Mot anglais signifiant : non.

214 Labyrinthe, n. m. Ensemble de galeries au milieu desquelles on se perd.

215 Waterballast, n. m. (mot anglais). Compartiment d’un bateau que l’on peut à volonté remplir d’eau ou vider afin d’équilibrer le bâtiment.

216 Passerelle, n. f. Sorte de tribune élevée au-dessus du pont d’un navire, où se tiennent les hommes de quart, le timonier, où se trouvent les instruments et les cartes.

217 Gaillard d’avant (ou simplement gaillard) : Extrémité avant du pont d’un navire.

218 Dunette, n. f. Partie surélevée à l’arrière d’un navire.

219 Bâbord, n. m. Côté gauche d’un navire quand on se trouve sur ce navire et qu’on regarde vers l’avant. Côté droit : tribord.

220 Yes : Mot anglais signifiant : oui.

221 Escale, n. f. Lieu de relâche pour les navires. Faire escale : s’arrêter dans un port.

222 Bouée, n. f. Couronne de liège qu’on jette à ceux qui sont en danger de se noyer.

223 Arrimé, ée, part. passé du v. arrimer (1er gr.) qui signifie arranger méthodiquement et solidement. (Se dit en parlant de la cargaison d’un bateau.)

224 Gaffe, n. f. Longue perche armée d’un croc de fer en usage sur les bateaux.

225 Inexpugnable, adj. 2 g. Qui ne peut être pris d’assaut.

226 Hublot, n. m. Petite ouverture vitrée, percée dans la coque d’un navire pour aérer et éclairer l’intérieur.

227 Bastingage, n. m. Garde-corps placé autour d’un navire, au-dessus du pont.

228 Mouillage, n. m. Lieu de la mer ou d’un fleuve, où un navire peut jeter l’ancre.

229 Appareiller, v. (1er gr.). (Terme de marine) Se préparer au départ.

230 Pétulance, n. f. Grande vivacité.

231 Scorbut, n. m. Maladie très fréquente autrefois chez les marins et que l’on attribuait à la privation de légumes verts et de viande fraîche.

232 Phare à éclats. Phare qui envoie à intervalles réguliers des éclats de lumière.

233 Compas, n. m. Boussole employée par les marins.

234 Sextant, n. m. Instrument employé par les marins et servant à mesurer les angles et les distances.

235 Dock, n. m. Grand magasin où l’on dépose les marchandises transportées par les navires.

236 Radoub, n. m. Réparation faite à la coque d’un navire. Cale ou bassin de radoub : partie d’un port aménagée pour la réparation des navires.

237 Étanche, adj. 2 g. Qui ne laisse aucun passage aux liquides.

238 Rizière, n. f. Champ de riz. Les rizières doivent être presque continuellement inondées.

239 Transport, n. m. Navire propre à transporter des troupes et des munitions.

240 Jonque, n. f. Bateau à voile en usage en Chine et au Japon.

241 Godille, n. f. Sorte de rame placée à l’arrière d’un petit bateau.

242 Bonze, n. m. Prêtre chinois ou japonais.

243 Encablure, n. f. Terme de marine désignant une distance de 120 brasses, c’est-à-dire d’environ 200 mètres.

244 Tornade, n. f. Tempête très brusque et très violente.

245 Corallien, enne, adj. Formé de coraux (le corail est une substance calcaire très dure sécrétée par de petits animaux marins vivant en colonies innombrables). Les atolls du Pacifique sont des récifs coralliens.

246 Canaque, n. m. Indigène des îles océaniennes, particulièrement de la Nouvelle-Calédonie.

247 Patibulaire, adj. 2 g. Digne de la potence. Mine patibulaire : mine d’un mauvais sujet, de quelqu’un qui mériterait être pendu.

250 Poupe, n. f. L’arrière d’un navire. L’avant est la proue.

251 Mousson, n. f. Vent régulier de l’Océan Indien qui souffle six mois dans une direction et six mois dans la direction opposée. La mousson d’été apporte la pluie à l’Asie méridionale.

252 Armateur, n. m. Celui qui arme, qui équipe à ses frais un au plusieurs navires.

253 Typhon, n. m. Violent ouragan de l’océan Indien ou de la mer de Chine.

254 Raz de marée, n. m. Soulèvement soudain et puissant des eaux de la mer.

255 Arachide, n. f. Plante légumineuse des pays chauds, commune au Sénégal, dont les graines cacahuètes, fournissent de l’huile.

256 Fumet, n. m. Odeur agréable des mets, des vins.

257 Ailloli, n. m. Sauce provençale obtenue en pilant finement de l’ail dans de l’huile d’olive.

258 Mistral, n. m. Vent du nord, violent, froid et sec, qui souffle dans le midi de la France et surtout dans la vallée du Rhône.

259 Balise, n. f. Installation destinée à signaler les dangers d’un port, d’une passe, d’une rivière. Les balises sont fixes ou flottantes.

260 Flibustier, n. m. Marin qui, aux XVIIe et XVIIIe siècles, se livrait au pillage des vaisseaux. Par extension : voleur, filou.

261 Pirate, n. m. Marin qui parcourt les mers pour piller.

262 Jubilaient, ind. imp. du v. jubiler (1er gr.), qui signifie éprouver une joie très vive.

263 Muid, n. m. Gros tonneau.

264 Si, mot espagnol et italien signifiant : oui. En portugais, oui, se dit sim ; en allemand, hollandais, norvégien, suédois : ja (prononcer : ia) ; en anglais, yes.

265 Pygmée, n. m. Nain.

266 Lutin, n. m. Petit être imaginaire, vif et espiègle.

267 Gnome, n. m. Petit lutin.

268 Lilliput : Pays imaginaire dont il est question dans Les voyages de Gulliver, roman de l’écrivain anglais Swift. Les Lilliputiens étaient de très petite taille.

269 Boulonnais, n. et adj. Originaire de Boulogne. Les chevaux de race boulonnaise sont des chevaux de gros trait.

270 Pommelé, ée, adj. Marqué de taches rondes, grises ou blanches.

271 Provende, n. m. Provision de nourriture pour les bestiaux.

272 Narquois, se, adj. Qui nargue, c’est-à-dire qui se moque en montrant en même temps un peu de dédain.

273 Ténor, n. m. Chanteur dont la voix est aiguë, élevée.

274 Vocal, le, adj. Qui se rapporte à la voix. Musique vocale : chant.

275 Rétif, ive, adj. Qui s’arrête ou recule au lieu d’avancer.

276 Cahin-caha, adv. Tant bien que mal.

277 Impétueux, euse. adj. Qui se meut rapidement, violemment.

278 Lustre, n. m. Appareil d’éclairage à plusieurs branches qu’on suspend au plafond.

279 Jante, n. f. Partie circulaire d’une roue à laquelle sont fixés les rayons.

280 Tennis ou law-tennis, n. m. (mots anglais). Jeu de balle qui se joue à l’aide de raquettes par deux ou quatre joueurs, en deux camps séparés par un filet.

281 Sarcasme, n. m.  Raillerie insultante.

282 Taon, n. m. Grosse mouche qui pique les bestiaux.

283 Code, n. m. Recueil de lois. Code de la route : ensemble des lois et règlements que doivent connaître ceux qui voyagent sur les routes.

284 Fébrile, adj. 2 g. Qui annonce la fièvre ou, tout au moins, une grande agitation.

285 Torpédo, n. f. Voiture automobile découverte, sur laquelle on peut, cependant, placer une capote.

286 Cabriolet, n. m. Voiture légère avec capote mobile.

287 Dérapa, p. s. du v. déraper (1er gr.), qui signifie glisser de côté.

288 Capot, n. m. Enveloppe métallique qui protège le moteur d’une automobile.

289 Record, n. m. (mot anglais). Exploit sportif dépassant tout ce qui avait été fait auparavant dans le même genre.

290 Longe, n. f. Corde ou courroie dont on se sert pour conduire un cheval, un âne, etc. La longe est attachée au licol.

291 Maquignon, n. m. Marchand de chevaux, de mulets, d’ânes.

292 Écu, n. m. Ancienne monnaie d’argent qui valait généralement trois francs.

293 Bât, n. m. Selle grossière pour bêtes de somme.

294 Percheron, onne, n. et adj. Originaire du Perche. Les chevaux de race percheronne sont très vigoureux.

295 Performance, n. f. (mot anglais) Résultat obtenu par un cheval de course, un champion quelconque.

296 Arçon, n. m. Pièce de bois qui soutient la selle. Vider les arçons : tomber de cheval.

297 Capoter, v. (1er gr.). Se retourner sur le capot, chavirer.

298 Tender, n. m. (mot anglais). Wagon attaché derrière la locomotive et qui contient l’eau et le charbon nécessaires en cours de route.

299 Sérénité, n. f. Calme, tranquillité.

300 Gala, n. m. Grande fête.

301 Jockey, n. m. (mot anglais), Cavalier qui monte les chevaux dans les courses.

302 Monoplan, n. et adj. Aéroplane n’ayant qu’un seul plan de sustentation, une seule paire d’ailes.

303 Carlingue, n. f. Partie de l’aéroplane où se tient le pilote.

304 Projecteur, n. m. Appareil servant à projeter, à envoyer, dans une direction donnée, les rayons d’un foyer lumineux.

305 Aérodrome, n. m. Terrain aménagé pour le départ et l’atterrissage des aéroplanes et des ballons.

306 Fourrière, n. f. Lieu où l’on garde les animaux trouvés sur la voie publique ou saisis par suite d’une contravention.

307 Donner le baptême de l’air : faire monter quelqu’un, pour la première fois, eu avion ou en ballon.

308 Raid, n. m. (mot anglais signifiant : incursion). Expédition aussi rapide et aussi longue que possible.

309 Survoler, v. (1er gr.). Mot nouveau (néologisme). Voler au-dessus de. Se dit en parlant d’un avion.

310 Hâbleur, euse, n. et adj. Qui a l’habitude de se vanter, d’exagérer.

311 Fuselage, n. m. Nacelle d’un avion. Le fuselage renferme le moteur, les réservoirs, les organes de direction et réunit les ailes à l’arrière.

312 Gouvernail, n. m. Appareil qui plonge dans l’eau à l’arrière d’un bateau et qui sert à le gouverner, à le diriger. Sur les avions et les ballons dirigeables, il y a, en plus du gouvernail de direction, un gouvernail de profondeur.

313 Altimètre, n. m. Instrument servant à la mesure des altitudes, des hauteurs.

314 Palonnier, n. m. Pièce de bois ou de métal aux extrémités de laquelle sont attachés les traits d’un cheval. Par extension : pièce métallique commandant le gouvernail de direction d’un avion.

315 Hydro-électrique, adj. Se dit d’une installation, d’une usine où l’électricité est produite par une chute d’eau.

316 Houille blanche : nom donné à la force que peuvent fournir les chutes d’eau.

317 Turbine, n. f. Sorte de roue horizontale que fait tourner l’eau ou la vapeur.

318 Abrupt, te, adj. En pente rapide.

319 Alpinisme, n. m. Goût des excursions dans la montagne, en particulier dans les Alpes.

320 Piolet, n. m. Bâton de montagne ferré à un bout et terminé, à l’autre, par une sorte de petite pioche.

321 Moraine, n. f. Débris de roches qui s’amassent en avant ou sur les côtés d’un glacier.

322 Ânonné, p. passé du v. ânonner (1er gr.), qui signifie parler avec peine et en hésitant.

323 Hilarité, n. f. Explosion de rires.

324 All right : expression anglaise signifiant : tout va bien.

325 Inintelligible, adj. 2 g. Qu’on ne peut pas comprendre.

326 Combe, n. f. Dépression de terrain située à grande altitude et entourée de montagnes.

327 Marmotte, n. f. Mammifère rongeur des Alpes qui reste endormi pendant tout l’hiver.

328 Avide, adj. 2 g. Qui désire avec beaucoup d’ardeur. Synonyme de gourmand, de vorace quand la chose désirée est la nourriture.

329 Chamois, n. m. Antilope des montagnes d’Europe ; porte le nom d’isard dans les Pyrénées.

330 Harde, n. f. Troupe d’animaux sauvages : cerfs, chamois, etc.

331 Gypaète, n. m. Grand oiseau rapace des montagnes d’Europe. Le gypaète forme la transition entre l’aigle et le vautour. Il peut atteindre près de trois mètres d’envergure.

332 Traquet, n. m. Passereau de nos pays dont le cri imite un peu le tic-tac d’un moulin.

333 Hermine, n. f. Petit carnassier dont le pelage d’hiver est blanc, sauf le pinceau de l’extrémité de la queue qui reste toujours noir.

334 Transi, ie, adj. Engourdi par le froid ou la peur.

335 Tertre, n. m. Petit monticule.

336 Hibernant, te, adj. Qui passe l’hiver dans un état d’engourdissement.

337 Impertinent, te, adj. Irrespectueux, impoli.

338 Airelle, n. f. Arbrisseau dont les baies noirâtres sont acides et rafraîchissantes. L’airelle, qu’on appelle encore airelle myrtille ou simplement myrtille, croît dans les pays montagneux.

339 Serre, n. f. Patte des oiseaux de proie, armée d’ongles crochus.

340 Rapt, n. m. Enlèvement par ruse ou violence.

341 Vertigineux, euse, adj. Qui cause le vertige, état pendant lequel tout semble tourner autour de soi. Galop vertigineux : galop très rapide.

342 Tragique, adj. 2 g. Sanglant et terrible. Lieu tragique : lieu où s’est produit un événement terrible.

343 Se profiler, v. (1er gr.). Se montrer de côté, de profil, en silhouette.

344 Vacillait, ind. imp. du v. vaciller (1er gr.), qui signifie trembloter, pencher tantôt d’un côté, tantôt de l’autre.

345 Affût, n. m. Endroit où l’on se poste pour attendre le gibier. Être à l’affût : guetter.

346 Casaque, n. f. Sorte de veste.

347 Velu, ue, adj. Couvert de poils.

348 Ravisseur, n. m. Auteur d’un rapt, d’un enlèvement.

349 Prendre du champ : reculer pour avoir de l’espace libre devant soi.

350 Trébuchet, n. m. Piège pour prendre les oiseaux.

351 Soporifique, adj. 2 g. Qui cause le sommeil. Lecture soporifique : lecture ennuyeuse.

352 Moineau friquet ou friquet, n. m. Moineau des campagnes, un peu plus petit que le moineau franc.

353 Piaillaient, ind. imp. du verbe piailler (1er gr.), qui signifie crier sans cesse (comme une pie).

354 Chrysalide, n. f. Insecte qui, à l’état de larve, s’est enfermé dans une sorte de coque d’où il sortira insecte parfait.

356 Pie grièche, n. f. Passereau d’assez forte taille qui se nourrit d’insectes, et petits oiseaux et même de petits mammifères. Souvent, en attendait de les manger, elle embroche ses victimes sur des épines.

357 Fascinateur, trice, adj. Qui attire à soi ; dont on ne peut s’éloigner. On fascine surtout par le regard.

358 Grésil, n. m. Grêle à grains très fins.

359 Berner, v. (1er gr.) Tromper quelqu’un en se moquant.

360 Outrageusement, adv. De façon outrageante, injurieuse, offensante. Par extension : avec excès.

361 Éboulis, n. m. Amas de choses éboulées, écroulées (rochers, sable, terre, etc.).

362 Architecte, n. m. Celui qui trace le plan des édifices et qui en surveille la construction.

363 migrateur, trice, adj. Qui émigre, qui change de pays. Oiseaux migrateurs : oiseaux qui, à époques fixes, entreprennent des migrations, des voyages d’un pays à un autre.

364 Sphinx, n. m. Statue égyptienne à corps de lion et tête humaine. Le grand sphinx de Giseh, non loin des Pyramides, est taillé en plein roc.

365 Gâchant, part. présent du v. gâcher (1er gr.), qui signifie délayer, pétrir du plâtre, du mortier, de la terre.

366 Trille, n. m. Répétition rapide de deux notes.

367 Roulade, n. f. Agrément du chant obtenu en donnant plusieurs notes sur la même syllabe.

368 Insatiable, adj. 2 g. Qui ne connaît pas la satiété, qui ne peut être rassasié.

369 Hécatombe, n. f. Grand massacre.

370 Valeureux, euse, adj. Vaillant, brave.

371 Rémige, n. f. Grande plume rigide de l’aile.

372 Larynx, n. m. Partie supérieure de la trachée-artère dans laquelle se produit généralement la voix.

373 Syrinx. Larynx inférieur des oiseaux, situé au point où la trachée-artère se divise en deux branches. Le syrinx est le véritable organe du chant chez les oiseaux.

374 Bréchet, n. m. Partie saillante du sternum des oiseaux.

375 Foudre de guerre : guerrier terrible, impétueux.

376 Pullulaient, ind. imp. du v. pulluler (1er gr.) qui signifie se multiplier rapidement.

377 Barbelé, ée, adj. Garni de pointes.

378 Aire, n. f. Nid des grands oiseaux de proie, en particulier de l’aigle.

379 Roncier, n. m. Buisson de ronces.

380 Exhorter, v. (1er gr.) Exciter, encourager par la parole.

381 Frimas, n. m. Brouillard épais et froid qui gèle en se déposant.

382 Dénudé, ée, adj. Mis à nu, dépouillé de tout ce qui couvrait, protégeait, ornait.

383 Fellah, n. m. Paysan d’Égypte.

384 Golfe d’opale : golfe couleur d’opale, pierre précieuse à reflets changeants.

385 Carthage. Ancienne ville d’Afrique, près de Tunis. Fondée par les Phéniciens, Carthage fut détruite par les Romains au iie siècle avant Jésus-Christ.

386 Oasis, n. f. Îlot de végétation au milieu d’un désert.

387 Palmier, n. m. Arbre des pays chauds dont le tronc (stipe) est rarement ramifié. Une variété, le palmier-dattier, produit les dattes.

388 Douar, n. m. Campement d’Arabes nomades vivant sous la tente.

389 Méhari, n. m. Chameau africain dressé pour les courses rapides. (Pluriel : des méhara).

390 Touareg, n. m. pl. Habitants du Sahara central. (Singulier : un Targui).

391 Alisier, n. m. Arbre à bois dur dont le fruit, l’alise, est d’un goût aigrelet et agréable.

392 Cinglaient, Ind. imp. du v. cingler (1er gr.), qui signifie naviguer ou voler dans une direction déterminée.

393 Pépiaient, ind. imp. du v. pépier (1er gr.), qui signifie faire entendre de petits cris successifs (se dit en parlant des petits oiseaux).

394 Rameux, euse, adj. Qui a beaucoup de rameaux.

395 Terne, adj. 2 g. Sans éclat, sans couleurs vives.

396 Envergure, n. f. Longueur des ailes déployées d’un oiseau.

397 Strident, te, adj. Qui rend un son aigre et perçant.

398 Émigrant, n. m. Celui qui quitte son pays pour aller s’établir dans un autre.

399 Mastodonte, n. m. Grand mammifère fossile semblable à l’éléphant. Au figuré : personne ou animal d’une énorme corpulence.

400 Ergot, n. m. Ongle pointu situé derrière la patte de certains animaux (coq, chien, etc.).

401 Géline, n. f. Vieux mot désignant une poule ou une poulette.

402 Piqueté, ée, adj. Couvert de points isolés, semblables à des piqûres.

403 Bariolé, ée, adj. Présentant diverses couleurs mal assorties.

404 Savane, n. f. Plaine couverte de hautes herbes et peu boisée.

405 Rabatteur, n. m. Celui qui, à la chasse, rabat le gibier, le force à se diriger du côté où sont les chasseurs.

406 Insidieux, euse, adj. Qui cherche à surprendre.

407 Barrissement, n. m. Cri de l’éléphant. On dit aussi : barril.

408 Marigot, n. m. Marécage des régions tropicales.

409 Gommier, n. m. Nom de divers arbres aux branches généralement garnies d’épines et qui fournissent des gommes, notamment la gomme arabique. L’acacia est un gommier.

410 Python, n. m. Serpent non venimeux mais de très grandes taille qui vit dans les régions tropicales et fréquentes de préférence le bord des eaux.

411 Euphorbe, n. f. Plante laissant couler quand on la brise un suc blanc (latex) qui noircit à l’air. Certaines euphorbes des pays chauds atteignent une assez grande taille.

412 Brousse, n. f. Terrain couvert de hautes herbes et de broussailles.

413 Fondrière, n. f. Affaissement du sol.

414 Sagaie, n. f. Sorte de longue flèche que les nègres d’Afrique lancent avec la main.

415 Piètre, adj. 2 g. Médiocre.

416 Pionnier, n. m. Celui qui prépare le chemin aux autres.

417 Aspergeait, ind. imp. du v. asperger (1er gr.), qui signifie arroser légèrement, projeter un liquide sous forme de pluie.

418 Palétuvier, n. m. Nom de plusieurs arbres tropicaux croissant de préférence sur le bord des eaux.

419 S’enliser, v. (1er gr.). S’enfoncer dans le sable mouvant, dans la boue.

420 Caverneux, euse, adj. Creusé de cavernes, de grands trous.

421 Phacochère, n. m. Sorte de grand sanglier, vivant en Afrique.

422 Ébénier, n. m. Arbre des pays chauds à tige très élevée, qui fournit un bois dur et noir, le bois d’ébène, employé à la fabrication des meubles (ébénisterie).

423 Kola, n. m. Arbre de l’Afrique tropicale dont les graines, connues sous le nom de noix de kola, sont employées en médecine.

424 Baobab, n. m. Arbre des régions tropicales, un des plus gros du monde. Le tronc, de hauteur ordinaire mais dont la circonférence dépasse souvent 20 mètres, est couronné de branches gigantesques.

425 Bananier, n. m. Plante des pays chauds dont les feuilles atteignent parfois trois mètres de longueur. Les fruits, connus sous le nom de bananes, forment une grappe appelée régime.

426 Cocotier, n. m. Palmier des pays tropicaux dont le fruit est la noix de coco.

427 Amble, n. m. Allure d’un quadrupède qui se déplace en levant en même temps les deux pattes du même côté. L’ours, la girafe, le chameau et certains chevaux marchent l’amble.

428 Sornette, n. f. Propos sans portée.

429 Vélocité, n. f. Vitesse, agilité.

430 Serpentaire, n. m. Oiseau rapace de l’Afrique tropicale qui fait aux serpents une chasse sans merci.

431 Cétoine, n. f. Insecte à couleurs métalliques vivant généralement sur les fleurs ou sur les plaies des arbres.

432 Bupreste, n. m. Genre d’insectes coléoptères dont les familles, très nombreuses, sont répandues sur tout le globe. Les buprestes vivent dans le vieux bois qu’ils rongent.

433 Carabe, n. m. Genre d’insecte coléoptère. Le carabe doré, commun dans nos jardins, est un insecte utile.

434 Scarabée, n. m. Genre d’insectes dont certaines espèces des pays chauds atteignent une taille remarquable.

435. Tamarinier, n. m. Grand arbre des régions chaudes, dont les fruits sont employés en pharmacie.

436 Case, n. f. Petite maison, cabane des nègres.

437 Ibis, n. m. Échassier habitant les régions chaudes de l’ancien continent.

438 Boqueteau, n. m. Petit bois.

439 Lucre, n. m. Gain, profit dont on est avide. Esprit de lucre : amour exagéré du gain.

440 Olibrius, n. m. Personnage qui fait l’entendu, le fanfaron et qui n’est au fond, que ridicule.

441 Fromager, n. m. Arbre des régions tropicales dont les fruits sont entourés d’un duvet analogue au coton.

442 Fétu, n. m. Brin de paille.

443 Papyrus, n. m. Variété de roseau. Les anciens Égyptiens employaient l’écorce de papyrus à la préparation d’une sorte de papier.

444 Éventèrent, p. s. du v. éventer (1er gr.), qui signifie percevoir une odeur apportée par le vent. Le chien de chasse évente le gibier.

445 Ceintura, p. s. du v. ceinturer (1er gr.), qui signifie entourer le corps au niveau de la ceinture.

446 Pagne, n. m. Morceau d’étoffe tombant de la ceinture aux genoux et qui est souvent l’unique vêtement des nègres d’Afrique.

447 Gnou, n. m. Antilope africaine très farouche.

448 Guépard, n. m. Animal carnassier qui vit en Afrique et en Asie. Le guépard est plus petit que la panthère et moins féroce.

449 Dodelinait, ind. imp. du v. dodeliner (1er gr.), qui signifie remuer lentement et régulièrement.

450 Ananas, n. m. Fruit d’une plante vivace à feuilles épineuses, originaire de l’Amérique du Sud.

451 Verveux, n. m. Filet de pêche fixe, en forme d’entonnoir.

452 Tramail, n. m. Filet de poche composé de trois nappes de mailles superposées.

453 Hydre, n. f. Petit animal de l’embranchement ; des polypes qui se fixent sur les plantes aquatiques des étangs.

454 Alevin, n. m. Menu poisson destiné au peuplement des étangs et des cours d’eau.

455 Vanne, n. f. Sorte de porte que l’on soulève ou que l’on abaisse pour régler le passage de l’eau à la sortie d’un étang, d’une écluse, etc.

456 Pousse-pied, n. m. Sorte de petit bateau ou traîneau léger qu’on fait glisser sur la boue en poussant du pied.

457 Vivier, n. m. Petite pièce d’eau où l’on conserve des poissons vivants.

458 Cohue, n. f. Foule agitée, tumultueuse où règne le désordre.

459 Branchies, n. f. pl. Organes de la respiration chez les poissons.

460 Cascatelle, n. f. Petite cascade.

461 Berge, n. f. Bord escarpé d’une rivière, d’un fossé.

462 Balance, n. f. Engin en forme de plateau de balance dont on se sert pour pêcher les écrevisses.

463 Geignard, de, adj. Plaintif.

464 Muent, ind. pr. du verbe muer (1er gr.), qui signifie changer de peau, de carapace, de plumage, etc. Les jeunes écrevisses muent jusqu’à cinq fois la première année.

465 Antenne, n. f. Sorte de corne mobile que de nombreux invertébrés portent sur la tête. Les crustacés ont deux paires d’antennes.

466 Phrygane, n. f. Genres d’insectes communs aux bords des eaux. La larve de phrygane se construit un étui de brindilles, de graviers, de petits coquillages. Cette larve, appelée vulgairement porte-bois, est recherchée par les pêcheurs à la ligne pour servir d’appât.

467 Anodonte, n. m. Mollusque d’eau douce semblable à la moule, mais plus volumineux.

468 Ventouse, n. f. Organe particulier à quelques animaux comme la sangsue et le poulpe.

469 Lamproie, n. f. Poisson allongé comme l’anguille et vivant tantôt dans la mer, tantôt en eau douce. La lamproie subit des métamorphoses.

470 Déversoir, n. m. Endroit par où se déverse, par où s’écoule le trop-plein d’un étang, d’une écluse, etc.

471 Diluvien, enne, adj. Qui rappelle le déluge. Pluies diluviennes : pluies très abondantes.

472 Immondices, n. f. (s’emploie surtout au pluriel). Ordures, malpropretés de toutes sortes.

473 Braie, n. f. Filet en forme d’entonnoir avec lequel on pêche des anguilles en temps de crue.

474 Gargantua, Héros d’un grand roman de Rabelais (Gargantua et Pantagruel). Géant qui engloutissait d’énormes quantités de victuailles. On dit un Gargantua pour désigner un homme doué d’un appétit extraordinaire.

475 Havre, n. m. Port. Par extension : endroit tranquille où l’on peut se réfugier.

476 Glacis, n. m. Talus en pente douce.

477 Terroir, n. m. Terrain, considéré du point de vue de ses productions agricoles. Goût de terroir : goût particulier que certains terrains donnent à leurs produits.

478 Cynisme, n. m. Effronterie, mépris de la morale et des convenances.

479 Virevoltant, part. pr. du v. virevolter (1er gr.), qui signifie tourner sur soi-même avec vivacité.

480 Pectoral, ale, adj. Qui concerne la poitrine. Nageoires pectorales : nageoires situées de chaque côté du corps des poissons, en arrière de la tête.

481 Doyen, enne. Le plus ancien parmi les membres d’un groupe.

482 Sagittaire, n. f. Plante aquatique dont les feuilles sont de forme différente suivant qu’elles sont dans l’eau, flottantes ou aériennes.

483 Lové, ée, part. passé du v. se lover (1er gr.), qui signifie s’enrouler comme un serpent.

484 Inextricable, adj. 2 g. Dont on ne peut pas se tirer.

485 Pailleté, ée, adj. Couvert de petites taches jaunes semblables à des parcelles d’or, à des paillettes.

486 Éphémère, n. m. Insecte dont la vie, à l’état parfait, est très courte. La larve vit trois ans dans l’eau ; l’insecte parfait naît, pond et meurt le même jour.

487 Dytique, n. m. Insecte aquatique qui se meut rapidement à la surface de l’eau et plonge avec facilité. Très carnassier, il détruit le frai.

488 Muscadin, n. m. Personnage visant à une élégance excessive.

489 Opercule, n. m. Sorte de plaque mobile protégeant les branchies chez les poissons.

490 Tentacule, n. m. Appendice mobile dont sont pourvus certains animaux et qui leur sert à toucher ou à saisir les objets.

491 Mordoré, ée, adj. D’une couleur brune mêlée de rouge avec des reflets dorés.

492 Ballet, n. m. Danse de théâtre à laquelle prennent part de nombreux personnages.

493 Diaphane, adj. 2 g. Qui laisse passer la lumière.

494 Cliquetaient, ind. imp. du v. cliqueter (1er gr.). qui signifie produire une succession de petits bruits secs.

495 Pichenette, n. f. Coup léger donné avec le doigt ; chiquenaude.

496 Faisceau, n. m. Réunion d’objets liés ensemble.

497 Moulinet, n. m. Sorte de petite bobine fixée sur une canne à pêche et sur laquelle s’enroule le fil de la ligne.

498 Hampe, n. f. Partie de l’hameçon qui est attachée au fil par une boucle ou une palette.

499 Fébrile, adj. 2 g. Qui annonce la fièvre ou, tout au moins, une grande agitation.

500 Papillotement, n. m. Succession rapide de petits éclats de lumière finissant par fatiguer la vue.

501 Scion, n. m. Gaule très souple. Partie la plus fine d’une canne à pêche.

502 Lové, ée, part, passé du v. lover (1er gr.). Enroulé comme un serpent.

503 Carrelet, n. m. Filet de pêche carré monté sur deux demi-cerceaux croisés et attachés au bout d’une perche.

504 Épervier, n. m. Filet conique, garni de plombs et que l’on jette à la main. Il tombe à l’improviste sur le poisson, comme l’oiseau du même nom s’abat sur sa proie.

505 Senne, n. f. Filet que l’on traîne sur les fonds de sable.

506 Délectable, adj. 2 g. Qui fait grand plaisir ; exquis.

507 Grappin, n. m. Sorte d’hameçon à plusieurs branches.

508 Clan, n. m. Parti ; réunion de plusieurs individus ayant les mêmes intentions.

509 Couard, de, adj. Craintif à l’excès ; poltron.

510 Blanchaille, n. f. Menus poissons blancs.

511 Frai, n. m. Œufs de poissons. Ce mot désigne aussi les poissons récemment nés.

512 Pollué, ée, adj. Souillé.

513 Chaland, n. m. Bateau plat voyageant à l’ordinaire sur les canaux.

514 Diapré, ée, adj. Qui présente des couleurs variées.

515 Piétant, part. pr. du v. piéter (1er gr.). Se dit du gibier à plumes lorsqu’il marche rapidement au lieu de s’envoler.

516 Domanial, le, adj. Qui dépend d’un domaine, particulièrement du domaine public.

517 Berlue, n. f. Sorte d’éblouissement passager.

518 Houppe, n. f. Touffe de poil, de plumes, de brins de laine, etc. L’écureuil a une houppe à la pointe de chaque oreille.

519 Clairière, n. f. Endroit dégarni d’arbres dans une forêt.

520 Bois d’œuvre : bois susceptible d’être travaillé. (Par opposition au bois de chauffage.)

521 Caduc, uque, adj. Qui menace de tomber. Se dit des feuilles des plantes qui tombent chaque année.

522 Hallier, n. m. Ensemble de buissons touffus où l’on ne pénètre qu’avec difficulté.

523 Chasse à courre. Chasse où l’on poursuit le gibier avec des chiens courants, qui doivent forcer la bête, la prendre de vitesse.

524 Orée, n. f. Lisière d’un bois, d’une forêt.

525 Butor, n. m. Personnage grossier, brutal, stupide.

526 Houle, n. f. Mouvement d’ondulation des eaux de la mer sous l’action du vent. On dit par analogie que le vent soulève une houle au-dessus des forêts.

527 Feutré, ée, adj. Garni de feutre. Pas feutrés : pas silencieux comme on en fait avec des chaussures aux semelles de feutre.

528 Modulait, ind. imp. du v. moduler (1er gr.) qui signifie chanter d’une façon variée en, changeant de ton et de cadence.

529 Guilleret, ette, adj. Vif et gai.

530 Escarpolette, n. f. Balançoire suspendue par deux cordes.

531 Pétiole, n. m. Queue d’une feuille.

532 Limbe, n. m. Partie élargie d’une feuille.

533 Badigeon, n. m. Couleur détrempée à l’eau avec laquelle on peint les murailles.

534 Charbonnaient, ind. imp. du v. charbonner (1er gr.). qui signifie noircir, devenir couleur de charbon.

535 Volve, n. f. Sorte de sac qui entoure le pied de certains champignons. De nombreuses espèces de champignons à volve sont vénéneuses.

536 Coupe, n. f. Partie d’un bois, d’une forêt où les arbres sont destinés à être coupés.

537 Rouvre, n. et adj. Variété du chêne au tronc volumineux mais assez peu élevé, commun dans nos forêts.

538 Gélivure, n. f. Gerçure, fente produite par la gelée dans un arbre ou dans une pierre.

539 Profusion, n. f. Grande abondance.

540 Féerique, adj. 2 g. Qui appartient au monde des fées ; merveilleux.

541 Vautre, n. m. Chien courant que l’on emploie à la chasse au sanglier. Une meute de vautres porte le nom de vautrait.

541bis Ralliaient, ind. imp. du v. rallier (1er gr.), qui signifie rassembler ceux qui sont dispersés.

542 Chevrotine, n. f. Gros plomb de chasse.

543 Engluait, ind. imp. du v. engluer (1er gr.), qui signifie enduire d’une matière collante semblable à la glu.

544 Boutoir, n. m. Groin du sanglier.

545 Drageon, n. m. Tige qui naît de la racine d’un arbre et que l’on peut en détacher pour la replanter ailleurs.

546 Grume, n. f. Écorce laissée sur le bois coupé.

547 Équarrissait, ind. imp. du v. équarrir (2e gr.) qui signifie rendre carré, tailler à angles droits.

548 Merrain, n. m. Bois de chêne, de châtaignier, de saule, etc., destiné à être fendu en menues planches pour divers usages, notamment la fabrication des tonneaux.

549 En tapinois, loc. adv. En cachette, à la dérobée, de façon sournoise.

550 Piégeur, n. m. Celui qui tend des pièges pour prendre des animaux sauvages.

551 Ingénu, ue, adj. Franc. sincère, naturel, naïf. Clartés ingénues : clartés dont rien ne ternit la pureté naturelle.

552 Rinceau, n. m. Ornement d’architecture, composé de branches, de feuilles et de fruits.

553 Se tamisait, ind. imp. du v. se tamiser (1er gr.), qui signifie se diviser comme en passant à travers un tamis. Une lumière tamisée est une lumière adoucie, composée de rayons séparés par de l’ombre.

554 Vitrail, n. m. Grande vitre formée par un assemblage de verres de couleur. Vitrail des ramures : voûte formée par l’ensemble des feuilles et des rameaux et qui, comme un vitrail, laisse passer une partie de la lumière du soleil.

555 Lycopode, n. m. Plante sans fleurs, se reproduisant par spores, appelée vulgairement mousse terrestre. On a retrouvé les traces de lycopodes fossiles atteignant trente mètres de hauteur.

556 Cycle, n. m. Série de phénomènes qui se produisent dans un ordre déterminé. Cycle des saisons : succession des saisons.

557 Pasteur, n. m. Pâtre, berger.

558 Liesse, n. f. Allégresse, joie.

559 Frondaison, n. f. Feuillage des arbres.