Luigi Pirandello

 

 

 

FEU MATHIAS PASCAL

 

 

 

Il fu Mattia Pascal 1904

Traduction de Henry Bigot, Calmann-Lévy, 1910

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I  AVANT-PROPOS. 3

II  DEUXIÈME AVANT-PROPOS (PHILOSOPHIQUE) EN MANIÈRE D’EXCUSE.. 6

III  LA MAISON ET LA TAUPE.. 8

IV  CE FUT AINSI. 20

V  MATURATION.. 39

VI  TAC TAC TAC….. 56

VII  JE CHANGE DE TRAIN.. 73

VIII  ADRIEN MEIS. 88

IX  UN PEU DE BRUME.. 101

X  LE BÉNITIER ET LE CENDRIER.. 110

XI  UN SOIR, EN REGARDANT LE FLEUVE.. 125

XII  L’ŒIL ET PAPIANO.. 148

XIII  LA PETITE LANTERNE.. 167

XIV  LES PROUESSES DE MAX.. 180

XV  MOI ET MON OMBRE.. 194

XVI  LE PORTRAIT DE MINERVE.. 210

XVII  RÉINCARNATION.. 236

À propos de cette édition électronique. 271

 

I

AVANT-PROPOS


Une des rares choses, peut-être même la seule dont je fusse bien certain, était celle-ci : je m’appelais Mathias Pascal. Et j’en tirais parti. Chaque fois que quelqu’un perdait manifestement le sens commun, au point de venir me trouver pour un conseil, je haussais les épaules, je fermais les yeux à demi et je lui répondais :

 

– Je m’appelle Mathias Pascal.

 

– Merci, mon ami. Cela, je le sais.

 

– Et cela te semble peu de chose ?

 

Cela n’était pas grand-chose, à vrai dire, même à mon avis. Mais j’ignorais alors ce que signifiait le fait de ne pas même savoir cela, c’est-à-dire de ne plus pouvoir répondre, comme auparavant, à l’occasion :

 

– Je m’appelle Mathias Pascal.

 

Il se trouvera bien quelqu’un pour me plaindre (cela coûte si peu) en imaginant l’atroce détresse d’un malheureux auquel il arrive, à un certain moment, de découvrir qu’il n’a ni père ni mère. On pourra alors s’indigner (cela coûte encore moins) de la corruption des mœurs, et des vices, et de la tristesse des temps, qui peuvent occasionner tant de maux à un pauvre innocent.

 

Eh bien ! ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Je pourrais exposer ici, en effet, dans un arbre généalogique, l’origine et la descendance de ma famille et démontrer que j’ai connu non seulement mon père et ma mère, mais encore mes aïeux.

 

Et alors ?

 

Voilà : mon cas est étrange et différent au plus haut point ; si différent et si étrange que je vais le raconter.

 

Je fus, pendant environ deux ans, chasseur de rats ou gardien de livres, je ne sais plus au juste, dans la bibliothèque qu’un certain monsignor Boccamazza, en 1803, légua par testament à notre commune. Évidemment ce monsignor devait connaître assez mal l’esprit et les aptitudes de ses concitoyens, ou peut-être espérait-il que son legs, avec le temps et la commodité, allumerait dans leur âme l’amour de l’étude. Jusqu’à présent, je puis en rendre témoignage, rien ne s’est allumé, et je le dis à la louange de ses concitoyens. Ce don fit même naître si peu de reconnaissance pour Boccamazza que la commune alla jusqu’à refuser de lui ériger un simple buste, et quant aux livres, elle les laissa des années et des années entassés dans un magasin vaste et humide, d’où elle les tira ensuite, jugez un peu dans quel état ! pour les loger dans la petite église solitaire de Santa-Maria-Liberale, désaffectée je ne sais pour quelle raison. Là, elle les confia sans aucun discernement, à titre de bénéfice et comme sinécure, à quelque fainéant bien protégé, qui, pour deux lires par jour, surmonterait le dégoût d’endurer pendant quelques heures leur relent de moisi et de vieillerie.

 

C’est le sort qui m’échut à mon tour, et, dès le premier jour, je conçus une si piètre estime des livres, imprimés ou manuscrits (comme d’aucuns, fort antiques, de notre bibliothèque), que maintenant je ne me serais jamais, au grand jamais, mis à écrire si, comme je l’ai dit, je n’estimais mon cas véritablement étrange et fait pour servir d’enseignement à quelque lecteur curieux, qui par aventure, réalisant enfin l’antique espérance de cette bonne âme de monsignor Boccamazza, mettrait les pieds dans cette bibliothèque, à laquelle je lègue le présent manuscrit, à charge pourtant de ne le laisser ouvrir par personne moins de cinquante ans après mon troisième, ultime et définitif décès.

 

Car, pour le moment (et Dieu sait combien il m’en chaut !), je suis mort, oui, déjà deux fois, mais la première par erreur, et la seconde… vous allez voir.

 

II

DEUXIÈME AVANT-PROPOS (PHILOSOPHIQUE) EN MANIÈRE D’EXCUSE


L’idée ou plutôt le conseil d’écrire m’est venu de mon révérend ami don Eligio Pellegrinotto, qui a présentement en garde les livres de Boccamazza, et auquel je confierai ce manuscrit à peine terminé, s’il l’est jamais.

 

Je l’écris ici, dans la petite église désaffectée, sous la lumière qui me vient de la lanterne, là-haut, de la coupole ; ici, dans l’abside réservée au bibliothécaire et entourée d’une clôture basse en bois, à colonnettes, tandis que don Eligio s’ébroue sous le fardeau, qu’il a héroïquement assumé, de mettre un peu d’ordre dans cette véritable babylone de livres. Je crains fort qu’il n’en vienne jamais à bout.

 

Maints livres curieux et plaisants ont été ainsi pêchés sur les rayons de la bibliothèque par don Eligio Pellegrinotto, grimpé tout le long du jour sur une échelle de lampiste. Chaque fois qu’il en trouve un, il le lance d’en haut, élégamment, sur la grande table qui est au milieu ; la petite église en retentit ; un nuage de poussière s’élève, d’où deux ou trois araignées s’enfuient épouvantées ; j’accours de l’abside, enjambant la balustrade ; je donne d’abord, avec le livre lui-même, la chasse aux araignées tout par la grande table poudreuse, puis je l’ouvre et je me mets à le parcourir.

 

Ainsi, peu à peu, j’ai pris goût à semblable lecture. À présent, don Eligio me dit que mon livre devrait être conduit sur le modèle de ceux qu’il va dénichant dans la bibliothèque.

 

Tout suant et poussiéreux, mon révérend ami descend de l’échelle et vient prendre une gorgée d’air dans le jardinet, qu’il a trouvé moyen d’improviser ici, derrière l’abside, protégé tout à l’entour par des palissades et des grillages.

 

Eh bien ! en vertu de l’étrangeté de mon cas, je parlerai de moi, mais le plus brièvement qu’il me sera possible, c’est-à-dire en me bornant à donner les renseignements que j’estimerai nécessaires.

 

Quelques-uns d’entre eux, certes, ne me font guère honneur ; mais je me trouve maintenant dans une condition si exceptionnelle que je puis me considérer comme déjà hors de la vie, donc sans obligations et sans scrupules d’aucune sorte.

 

Commençons.

 

III

LA MAISON ET LA TAUPE


Je me suis trop hâté de dire, au début, que j’avais connu mon père. Je ne l’ai pas connu. J’avais quatre ans et demi quand il mourut. Étant allé sur une de ses balancelles, en Corse, pour certain négoce qu’il y faisait, il y mourut d’une fièvre pernicieuse, à trente-huit ans. Il laissait toutefois dans l’aisance sa femme et ses deux fils : Mathias (ce serait moi, et ce fut moi) et Robert, mon aîné de deux ans.

 

Jusqu’à ces derniers temps vivait, tout près d’ici, sur la plage déserte, un très vieux pêcheur, qui fut matelot dans sa jeunesse sur la balancelle de mon père. Il n’était pas du pays et on ne sut jamais de quel pays il était : il se faisait appeler d’un drôle de surnom dont l’avaient sans doute affublé autrefois les mariniers d’Abruzze et d’Otrante : Giaracannà. Il possédait une petite barque, des nasses et des filets, et, depuis plus de trente ans, pratiquait la pêche sur ce coin de plage solitaire où il s’était construit avec quelques roches une espèce de tanière, dans laquelle il dormait la nuit, comme une bête heureuse, sans amours, sans pensées et sans peur. Les jours de vent et de mauvaise mer, il restait assis devant sa tanière, ses pieds déchaussés enfouis dans le sable, les coudes sur les genoux, la tête entre les mains ; il regardait les flots de ses yeux verdâtres et injectés de sang, et fumait une pipe presque sans tuyau, délicieusement culottée.

 

C’est dans une de ces journées que j’allai le trouver, pour parler de mon père avec lui. Je dus faire mille efforts pour me faire entendre. Heureux homme, qui, par surcroît, était sourd !

 

Je le vois encore devant moi, dans sa vieille chemise toute rapiécée, coiffé d’une espèce de chapeau qui avait perdu toute forme et toute couleur et avait fini par ne plus faire qu’un avec la tête qui le portait ; une fière tête, au visage brûlé par le soleil et les embruns, encadré par une barbe courte, épaisse et blanche, comme l’écume des vagues.

 

– Ah ! Fils de Gian Luca, c’est toi ?

 

Il me toisa de la tête aux pieds, puis souleva d’une main son chapeau et se gratta le chef.

 

– Tu veux rire ? Car Gian Luca, d’un coup de poing, terrassait un brave taureau.

 

Et il me raconta, à sa façon, en de rudes phrases incisives et avec des gestes violents, une aventure de mon père, à Nice, avec quelques marins anglais à moitié ivres.

 

– Et que penses-tu, lui demandai-je alors, de ce capitaine anglais et de son chien, dont quelques vieux s’obstinent encore à parler, là, au pays ?

 

Giaracannà hocha le corps tout entier, dédaigneusement, puis se frappa vigoureusement la poitrine, plusieurs fois, de ses paumes énormes :

 

– Il a tout fait, avec celui-là, Gian Luca !

 

Quelques vieillards du pays, en effet, se plaisent encore à donner à entendre que la richesse de mon père (qui pourtant ne devrait plus leur donner ombrage, passée comme elle l’est depuis un bout de temps en d’autres mains) avait des origines… disons mystérieuses.

 

Certains veulent qu’il se la soit procurée en jouant aux cartes, à Marseille, avec le capitaine d’un vapeur marchand anglais, lequel, après avoir perdu tout l’argent qu’il avait sur lui, et ce ne devait pas être peu, avait joué encore une grosse charge de soufre embarquée dans la lointaine Sicile pour le compte d’un négociant de Liverpool (ils savent aussi ce détail ! et le nom !) qui avait affrété le vapeur ; ensuite, de désespoir, levant l’ancre, il s’était noyé au large. Ainsi le vapeur était rentré à Liverpool allégé aussi du poids du capitaine. Une chance qu’il avait pour lest la malignité de mes concitoyens…

 

D’autres veulent, par contre, que ce capitaine n’ait point du tout joué aux cartes avec mon père, lequel – bonnes âmes ! – était sans doute enclin aux jeux de main, à la violence, à la débauche et même… au vol, là ! Mais le vice du jeu, non, non, cent fois non, il ne l’avait pas, il ne l’avait pas, et il ne l’avait pas. Le capitaine anglais, selon ceux-là, avait été assez bonasse pour confier à mon père, en partant, une certaine cassette que naturellement mon père s’était hâté de forcer ; il l’avait trouvée pleine de pièces d’or et d’argent et se l’était appropriée, niant ensuite, au retour du capitaine, l’avoir jamais reçue en garde. Et le capitaine ? Pauvre homme ! il n’avait su prendre d’autre parti que de mourir de crève-cœur.

 

D’autres, enfin, soutiennent que ce capitaine anglais n’est pas vrai ; mieux, qu’il est bien vrai, mais qu’il n’a rien à voir dans la richesse de mon père, sinon par un beau chien de garde qu’il lui voulut laisser en souvenir. Un jour que mon père se trouvait à la campagne, dans la terre dite des Deux Rivières, ce chien, qui était rouge de poil et gros comme cela, se mit à gratter, à creuser au pied d’un mur… où mon père trouva la précieuse cassette.

 

Quels chiens, hein ? mon vieux Giaracannà, il y a en ce monde ! Mais je connais encore d’autres chiens qui un jour te découvrirent mort dans ta tanière sur la plage déserte et, chose horrible à dire, t’outragèrent aussi, déchirèrent ton pauvre corps. Ta petite barque resta quelques jours tirée à sec sur la rive ; puis la mer la reprit et qui sait où elle est ? Perdue comme la richesse de mon père. Je te serai toujours reconnaissant de l’affection et du souvenir que tu avais conservés à Gian Luca Pascal.

 

Nous possédions terres et maisons. Sagace et aventureux, mon père n’avait pour ses commerces aucun siège stable : toujours en tournée sur quelqu’une de ses balancelles, là où il se trouvait le mieux et achetait avec le plus d’opportunité, pour les revendre aussitôt, marchandises de toutes sortes, et, pour ne pas se laisser aller à des entreprises trop pleines de grandeur et de risques, il transformait à mesure ses gains en terres et maisons, ici, dans son propre petit pays, où peut-être il comptait se reposer bientôt, dans l’aisance péniblement acquise, content et paisible, entre sa femme et ses enfants.

 

C’est ainsi qu’il acquit d’abord la terre des Deux Rivières, riche en oliviers et en mûriers ; puis le domaine de l’Épinette, richement pourvu, lui aussi, et avec une belle source, qui fut captée dans la suite, pour le moulin ; puis toute la montée de l’Éperon, qui était le meilleur vignoble de notre contrée, et enfin San-Rocchino, où il bâtit une villa délicieuse. En ville, outre la maison que nous habitions, il en acheta deux autres et tout cet îlot qu’on a aujourd’hui arrangé en arsenal.

 

Sa mort, qui survint presque à l’improviste, fut notre ruine. Ma mère, inapte à l’administration de l’héritage, dut la confier à un homme qui, pour tous les bienfaits reçus de mon père, devait, pensait-elle, se sentir tenu au moins à un peu de gratitude, et celle-ci, à part le zèle et l’honnêteté, ne lui aurait coûté de sacrifice d’aucune sorte : il était, en effet, grassement rémunéré.

 

Une sainte femme, ma mère ! D’une nature réservée et très paisible, qu’elle avait peu d’expérience de la vie et des hommes ! À l’entendre parler, on eût dit une petite fille. Elle parlait du nez et riait aussi du nez ; car, à chaque fois, comme si elle eût eu honte de rire, elle serrait les lèvres. Très délicate de complexion, elle n’eut jamais, après la mort de mon père, une santé bien solide ; mais elle ne se plaignit jamais de ses maux, et je ne crois pas qu’elle-même s’en chagrinât à l’extrême ; elle les acceptait, résignée, comme une conséquence naturelle de son malheur. Peut-être s’attendait-elle à mourir, elle aussi, de douleur ; elle devait donc remercier Dieu qui la gardait en vie, tout humble et éprouvée qu’elle était, pour le bien de ses enfants.

 

Elle avait pour nous une tendresse absolument maladive, toute palpitante et épouvantée ; elle nous voulait toujours près d’elle, comme si elle eût craint de nous perdre, et souvent, à peine l’un de nous s’était-il un peu éloigné, qu’il fallait que les servantes se missent en quête par la vaste maison.

 

Comme une aveugle, elle s’était abandonnée à la direction de son mari ; restée sans lui, elle se sentit perdue dans le monde. Et elle ne sortit plus de la maison, sauf les dimanches, le matin de bonne heure, pour aller à la messe à l’église voisine, accompagnée de deux vieilles servantes, qu’elle traitait comme des parentes. Dans la maison même, elle resserra son existence dans trois chambres seulement, abandonnant toutes les autres aux soins avares des servantes et à nos polissonneries.

 

Il s’exhalait, dans ces pièces, de tous les meubles démodés, des tentures décolorées, cette odeur spéciale des vieilles choses, comme l’haleine d’un autre temps ; et je me rappelle que plus d’une fois je regardai autour de moi avec une étrange consternation qui me venait de l’immobilité silencieuse de ces vieux objets restés là depuis tant d’années sans usage et sans vie.

 

Parmi les gens qui venaient le plus souvent rendre visite à notre mère, était une sœur de mon père, vieille fille capricieuse, avec une paire d’yeux de furet, brune et intraitable. Elle s’appelait Scholastique. Mais à chaque fois elle s’arrêtait fort peu, car tout d’un coup, en causant, elle s’emportait et s’en allait, furieuse, sans saluer personne. Pour moi, tout petit, j’en avais grand-peur. Je la regardais avec de grands yeux, surtout quand je la voyais se lever d’un bond en furie et que je l’entendais crier, tournée vers ma mère et frottant rageusement un pied sur le parquet :

 

– Tu sens le vide ? La taupe ! La taupe !

 

Elle faisait allusion à Malagna, l’administrateur qui nous creusait dans l’ombre la fosse sous les pieds.

 

Tante Scholastique (je l’ai su depuis) voulait à tout prix que ma mère se remariât. D’ordinaire les belles-sœurs n’ont pas de ces idées et ne donnent pas de ces conseils. Mais elle avait un sentiment âpre et farouche de la justice ; et à cause de cela, sans doute, plus que par amour pour nous, elle ne pouvait souffrir que cet homme nous dérobât ainsi, impunément. Or, étant donné l’inaptitude absolue et la cécité de ma mère, elle n’y voyait d’autre remède qu’un second mari. Et elle le désignait même en la personne d’un pauvre homme, qui s’appelait Jérôme Pomino.

 

Celui-ci était veuf, avec un fils, qui vit encore et s’appelle Jérôme, comme son père : mon ami intime, même plus que mon ami, comme je le dirai par la suite. Tout enfant, il venait avec son père dans notre maison et était notre désespoir, à moi et à mon frère Berto.

 

Le père, dans sa jeunesse, avait aspiré longuement à la main de tante Scholastique, qui n’avait pas voulu en entendre parler, pas plus, du reste, que d’aucun autre ; non pas qu’elle ne se sentît point disposée à aimer, mais parce que le plus lointain soupçon que l’homme aimé d’elle aurait pu, ne fût-ce qu’en pensée, la trahir, lui aurait fait commettre, disait-elle, un crime. Tous faux, pour elle, les hommes, tous coquins et traîtres. Pomino aussi ? Non, pour cela, non, pas Pomino. Mais elle s’en était aperçue trop tard. De tous les hommes qui avaient demandé sa main et qui s’étaient mariés ensuite, elle avait réussi à découvrir quelque trahison et en avait eu une joie féroce. De Pomino seulement, rien : même, le pauvre homme avait été un martyr de sa femme.

 

Et pourquoi donc, maintenant, ne l’épousait-elle pas, elle ? Oh ! la belle histoire ! parce qu’il était veuf ! Il avait appartenu à une autre femme, à laquelle peut-être il aurait pu penser quelquefois. Et puis, parce que… eh ! cela se voyait de cent lieues, malgré sa timidité : il était amoureux, il était amoureux… vous comprenez de qui, le pauvre Pomino.

 

Figurez-vous si ma mère allait y consentir ! Cela lui aurait paru un véritable sacrilège. Mais elle ne croyait peut-être même pas, la pauvrette, que tante Scholastique parlât sérieusement ; et elle riait, de son rire particulier, aux emportements de sa belle-sœur, aux exclamations du pauvre M. Pomino, qui se trouvait présent à ces discussions.

 

C’était un petit homme propret, ajusté, aux yeux bleus pleins de mansuétude ; je crois qu’il se poudrait et qu’il avait même la faiblesse de se passer un peu de rouge, à peine, à peine, sur les joues ; certes, il était fier d’avoir conservé à son âge tous ses cheveux, qu’il se peignait, avec un soin extrême, en ailes de pigeon, et se rajustait continuellement avec les mains.

 

Je ne sais comment seraient allées nos affaires, si ma mère, non pas certes pour elle, mais en considération de l’avenir de ses enfants, avait suivi le conseil de tante Scholastique et épousé M. Pomino. Il est pourtant hors de doute qu’elles n’auraient pu aller plus mal qu’elles n’allèrent, confiées à Malagna (la Taupe) !

 

Quand nous fûmes devenus grands, Berto et moi, une grande partie de nos biens s’en était allée en fumée ; mais nous aurions pu au moins sauver des griffes de ce voleur le reste qui nous aurait permis de vivre, sinon encore dans l’aisance, du moins à l’abri du besoin. Nous fûmes nonchalants ; nous ne voulûmes nous inquiéter de rien, continuant, grands, à vivre comme notre mère nous avait habitués, petits.

 

Elle n’avait même pas voulu nous envoyer à l’école. Un certain Pinzone fut notre gouverneur et précepteur. Son vrai nom était François ou Jean del Cinque ; mais tous l’appelaient Pinzone, et il s’y était déjà si bien habitué qu’il s’appelait Pinzone lui-même.

 

De très haute taille, il était d’une maigreur effrayante ; et, mon Dieu ! il aurait été encore plus grand, si son buste, tout d’un coup, comme fatigué de monter, ne s’était courbé sous la nuque en une gibbosité discrète, d’où le cou paraissait sortir péniblement, comme celui d’un poulet plumé, avec une grosse pomme protubérante qui montait et descendait. Pinzone s’efforçait souvent de retenir ses lèvres entre ses dents, comme pour mordre, châtier et cacher un rire tranchant, qui lui était propre ; mais ses efforts restaient en partie vains, parce que ce petit rire, ne pouvant s’échapper par les lèvres ainsi emprisonnées, le faisait par les yeux, plus aigu et plus impertinent que jamais.

 

Avec ces petits yeux il devait voir dans la maison bien des choses que ni notre mère ni nous ne voyions. Il n’en disait rien, peut-être parce qu’il n’estimait pas que ce fût son devoir de parler ou parce que – comme il me semble aujourd’hui plus probable – il se réjouissait en secret, le serpent !

 

Nous faisions de lui tout ce que nous voulions ; il nous laissait faire ; mais ensuite, comme s’il eût voulu rester en paix avec sa propre conscience, au moment où nous nous y attendions le moins, il nous trahissait.

 

Un jour, par exemple, notre mère lui ordonna de nous conduire à l’église ; Pâques était proche et nous devions nous confesser. Après la confession, une toute petite visite à la femme infirme de Malagna et vite à la maison. Pensez un peu quel divertissement ! Mais à peine dans la rue, nous proposâmes à Pinzone une escapade ; nous lui paierions un bon litre de vin à condition qu’au lieu de l’église et de Malagna il nous laissât aller à l’Épinette chercher des nids. Pinzone accepta, tout heureux, en se frottant les mains. Il but ; nous allâmes à la ferme : il fit le fou avec nous pendant trois bonnes heures, nous aidant à grimper aux arbres, y grimpant lui-même. Mais, le soir, de retour à la maison, à peine notre mère lui eut-elle demandé si nous avions fait notre confession et la visite à la Malagna :

 

– Voilà, je vais vous dire…, répondit-il le plus effrontément du monde.

 

Et, de fil en aiguille, il raconta tout ce que nous avions fait.

 

Et les vengeances que nous prenions de ses trahisons ne servaient à rien. Pourtant je me rappelle, que, quand nous nous y mettions, ce n’était pas pour rire.

 

Combien avec un tel précepteur nous devions progresser dans nos études, on l’imaginera sans peine. La faute pourtant n’en était pas toute à Pinzone, au contraire ; pourvu qu’il nous fît apprendre quelque chose, il ne regardait pas aux méthodes et aux disciplines et recourait à mille expédients pour arrêter notre attention. Il y réussissait souvent avec moi, qui étais de nature très impressionnable. Mais il avait une érudition à lui, toute particulière, curieuse et fantasque. Il était par exemple très versé dans les calembours ; il connaissait la poésie macaronique ; il citait des allitérations, des onomatopées et des corrélatifs de tous les poètes gâte-métier ; il composait lui-même nombre de rimes extravagantes.

 

Ma mère était convaincue que ce que nous enseignait Pinzone pouvait suffire à nos besoins. D’un tout autre avis était tante Scholastique, qui – ne réussissant pas à coller à ma mère le Pomino de son cœur – s’était mise à nous persécuter, Berto et moi ; mais nous, forts de la protection de notre mère, nous ne l’écoutions pas, et elle s’irritait si terriblement que, si elle l’avait pu sans se faire voir ni entendre, elle nous aurait certainement battus jusqu’à nous enlever la peau. Je me souviens qu’une fois, se sauvant, comme à l’ordinaire, furieuse, elle vint donner sur moi dans une des pièces abandonnées ; elle m’attrapa par le menton, me le serra de toutes ses forces entre ses doigts, en me disant : « Mon chéri ! mon chéri ! mon chéri ! » et en rapprochant de plus en plus, à mesure qu’elle parlait, mon visage du sien, les yeux dans les yeux, pour finir par émettre une sorte de grognement et par me lâcher, en rugissant entre ses dents :

 

– Museau de chien !

 

C’est surtout à moi qu’elle en avait, à moi qui pourtant m’appliquais aux étranges enseignements de Pinzone sans comparaison plus que Berto, mais ce devait être ma face placide et irritante et ces grosses lunettes rondes qu’on m’avait imposées pour me redresser un œil, lequel je ne sais pourquoi, avait tendance à regarder pour son compte, autre part.

 

C’était pour moi, ces lunettes, un vrai martyre. Au point qu’un jour je les envoyai promener et laissai l’œil libre de regarder où il lui plairait. D’ailleurs, même droit, cet œil ne m’aurait pas rendu beau. Il était plein de santé et cela me suffisait.

 

À dix-huit ans, j’eus la face envahie par une forêt de poils roussâtres et crépus, au grand dam de mon nez plutôt petit, qui se trouva comme perdu entre eux et mon front spacieux et grave.

 

Peut-être, s’il était au pouvoir de l’homme de se choisir un nez approprié à sa face, ou, si, en voyant un pauvre homme accablé par un nez trop gros pour son mince visage, nous pouvions lui dire : « Ce nez me va, et je le prends pour moi », peut-être, dis-je, aurais-je changé le mien volontiers, et aussi mes yeux et tant d’autres choses de ma personne. Mais, sachant bien que c’est impossible, je me résignais à mes traits et je ne m’en souciais pas plus que cela.

 

Berto, au contraire, beau de corps et de visage (au moins comparé à moi), ne pouvait se détacher du miroir et se lissait et se caressait et dépensait sans compter pour les cravates les plus nouvelles, pour les parfums les plus exquis et pour le linge et le vêtement. Pour le faire enrager, je pris un jour dans sa garde-robe une jaquette flambant neuve, un très élégant gilet de velours noir, un chapeau haut de forme, et je m’en allai à la chasse ainsi paré.

 

Batta Malagna, cependant, s’en venait déplorer près de ma mère les mauvaises années qui le contraignaient à contracter des dettes fort onéreuses pour pourvoir à nos dépenses excessives et aux nombreux travaux de réparation, dont les fermes avaient continuellement besoin.

 

– Encore une belle tuile qui nous tombe ! disait-il chaque fois en entrant.

 

La neige avait détruit les oliviers en fleurs, aux Deux-Rivières, ou bien le phylloxéra avait ravagé les vignes de l’Éperon. Il fallait recourir aux plants américains, résistant au mal. Donc, autres dettes. Puis le conseil de vendre l’Éperon, pour se délivrer des « vautours » qui l’assiégeaient. Et ainsi furent vendus d’abord : l’Éperon, puis les Deux-Rivières, puis San-Rocchino. Restaient les maisons et le domaine de l’Épinette, avec le moulin. Ma mère s’attendait à ce qu’il vînt un jour lui dire que la source s’était tarie.

 

Nous fûmes, il est vrai, paresseux, et dépensâmes sans mesure ; mais il n’en est pas moins vrai qu’un voleur plus voleur que Batta Malagna ne naîtra jamais plus sur la face de la terre. C’est le moins que je puisse lui dire, en considération de la parenté que je fus amené à contracter avec lui.

 

Il eut l’air de ne nous faire manquer jamais de rien, tant que vécut ma mère. Mais cette aisance, cette liberté poussée jusqu’au caprice, dont il nous laissait jouir servait à cacher l’abîme qui, ensuite à la mort de ma mère, m’engloutit tout seul, car mon frère eut la chance de contracter à temps un mariage avantageux.

 

Mon mariage, au contraire…

 

– Il faudra pourtant que j’en parle, eh ! don Eligio, de mon mariage ?

 

Grimpé là-haut, sur son échelle de lampiste, don Eligio Pellegrinotto me répond :

 

– Et comment donc !

 

Courage, donc ; en avant !

 

IV

CE FUT AINSI


Un jour, à la chasse je m’arrêtai étrangement impressionné, devant un tas de gerbes, court et pansu, dont le bâton central était surmonté d’une casserole.

 

– Je te connais, lui disais-je, je te connais… Puis, tout à coup, je m’écriai :

 

– Tiens ! Batta Malagna.

 

Je pris une fourche, qui traînait là par terre, et je la lui plantai dans la panse avec tant de volupté, qu’il s’en fallut de peu que la casserole ne tombât. Et voilà mon Batta Malagna, quand, suant et soufflant, il portait son chapeau en casseur d’assiettes.

 

Tout glissait en lui : ses sourcils et ses yeux glissaient de-ci de-là sur sa longue face ; son nez glissait sur ses moustaches niaises et sur sa barbiche ; ses épaules glissaient depuis la jointure du cou ; sa panse énorme et flasque glissait presque jusqu’à terre, car, vu la proéminence qu’elle formait sur ses jambes cagneuses, le tailleur, pour l’habiller, était forcé de lui tailler des pantalons démesurément larges, de sorte que de loin il semblait avoir endossé, beaucoup trop bas, une veste dont la panse lui arrivait aux pieds.

 

Maintenant, comment, avec une face et un corps ainsi bâtis, Malagna pouvait-il être aussi voleur ? Je ne sais. Même les voleurs, j’imagine, doivent avoir une certaine surface qu’il ne me paraissait pas avoir. Il allait tout doucement, avec ce bedon pendant, toujours les mains derrière le dos, et semblait peiner infiniment pour émettre cette voix molle et miaulante ! Il me plairait de savoir comment il mettait sa conscience d’accord avec les larcins qu’il perpétrait continuellement à notre préjudice. Il n’en avait nul besoin. Il lui fallait donc bien se donner à lui-même une raison, une excuse… Peut-être, tout simplement, volait-il pour se distraire un peu, le pauvre homme ?

 

Car, dans son intérieur, il devait être épouvantablement affligé d’une de ces épouses qui savent se faire respecter.

 

Il avait commis l’erreur de choisir une femme de rang supérieur au sien, qui était fort bas. Or cette femme, mariée à un homme de condition égale à la sienne, n’aurait peut-être pas été aussi insupportable qu’elle l’était avec lui, à qui naturellement elle devait démontrer, à la moindre occasion, qu’elle était de bonne naissance et que chez elle on faisait ainsi et ainsi. Et voilà mon Malagna docile à faire ainsi et ainsi, comme elle disait, pour paraître un monsieur lui aussi. Mais il lui en coûtait tant ! Il suait toujours, il suait !

 

Par surcroît, madame Guendoline, peu après le mariage, fut prise d’un mal dont elle ne put jamais guérir, car, pour en guérir, elle aurait dû faire un sacrifice supérieur à ses forces : se priver, ni plus ni moins, de certains gâteaux aux truffes, qu’elle aimait tant, et d’autres semblables gourmandises, et même, et avant tout, de vin. Non qu’elle en bût beaucoup, madame Guendoline ; pensez donc : elle était de noble naissance ; mais elle n’en aurait pas dû boire même un doigt.

 

Berto et moi, tout gamins, étions parfois invités à déjeuner par Malagna. C’était un plaisir de l’entendre faire, avec tous les égards convenables, un sermon à sa femme sur la continence, tandis que lui mangeait, dévorait avec volupté les mets les plus succulents :

 

– Je n’admets pas – disait-il – que pour le plaisir momentané qu’éprouve le gosier au passage d’un morceau, par exemple, comme celui-ci (et il avalait le morceau) on puisse se faire mal pour une journée entière. La belle affaire ! Pour moi, je suis sûr que je m’en sentirais, ensuite, profondément avili. Rosine ! (il appelait la servante) donne-m’en encore un peu. Excellente, cette sauce mayonnaise !

 

– En attendant, éclatait son épouse, piquée au vif, en s’agitant sur sa chaise, je te ferai observer qu’il est de bien mauvais goût de parler la bouche pleine.

 

Malagna restait mal à l’aise ; il avalait la bouchée rendue amère et disait, en se nettoyant la bouche :

 

– Tu as raison, chère amie.

 

– Et puis, poursuivait la dame, merci bien ! Tu parles ainsi parce que tu es sûr que rien ne te fait mal. Je voudrais te voir si tu avais un estomac de papier mâché, comme celui que je me suis fait, moi. Tiens, le Seigneur devrait t’en faire tâter ! Tu apprendrais ainsi à avoir un peu de considération pour ton épouse.

 

– Comment, Guendoline ! Est-ce que je n’en ai pas ? se récriait Malagna.

 

– Mais oui, beaucoup ! Veux-tu te taire ! Si tu aimais vraiment ton épouse, si tu t’intéressais un tant soit peu à sa santé, sais-tu comment tu devrais faire ? Comme cela…

 

Elle se levait de sa chaise, lui prenait des mains son verre et allait verser le vin par la fenêtre !

 

– Comme cela !

 

– Et pourquoi ? demandait Malagna, restant là, ahuri.

 

– Pourquoi ? Parce que pour moi, c’est du poison ! Et chaque fois que tu m’en vois verser un doigt dans mon verre, tu devrais me le prendre des mains et aller le jeter par la fenêtre, comme j’ai fait, comprends-tu ?

 

Malagna mortifié, souriant, regardait un peu Berto, un peu moi, un peu la fenêtre, puis disait :

 

– Oh ! Mon Dieu ! mais es-tu donc une gamine ? Moi, par la violence ? Mais non, chère amie ; c’est toi, toi, toute seule, avec ta raison, qui dois t’imposer le frein…

 

– Oui, concluait sa femme, oui, avec la tentation sous les yeux, en te regardant boire d’autant, et le savourer et le regarder à contre-jour pour me dépiter. Veux-tu te taire, te dis-je ! Si tu étais un autre mari, pour ne pas me faire souffrir…

 

Eh bien ! Malagna en arriva là : il ne but plus de vin pour donner un exemple de continence à sa femme, pour ne pas la faire souffrir.

 

Et puis, il volait… Eh ! parbleu ! Il fallait pourtant bien qu’il fît quelque chose.

 

Cependant, peu après, il vint à savoir que madame Guendoline le buvait en cachette, elle, son vin. Comme si, pour que cela ne lui fît point de mal, il pouvait suffire que son mari ne s’en aperçût point. Et alors, lui aussi, Malagna, se remit à boire, mais au-dehors, pour ne pas mortifier sa femme.

 

Il continua toutefois à voler, c’est vrai. Mais je sais qu’il désirait de tout son cœur que sa femme lui donnât une compensation aux afflictions sans fin qu’elle lui ménageait ; il désirait qu’un beau jour elle se résolût à lui mettre au monde un fils. Voilà ! Le vol aurait eu alors un but, une excuse. Que ne fait-on pas pour le bien de ses enfants ?

 

Sa femme pourtant dépérissait de jour en jour et Malagna n’osait même pas lui exprimer son désir le plus ardent. Peut-être était-elle aussi stérile, de nature. Il fallait avoir tant d’égards pour son mal ! Si ensuite elle allait mourir en couches, grands dieux ?…

 

Ainsi, il se résignait.

 

Était-il sincère ? Il ne le prouva pas à la mort de madame Guendoline. Il la pleura, oh ! Il la pleura beaucoup, et il en garda le souvenir avec une dévotion si respectueuse qu’il ne voulut plus mettre à sa place une autre dame, – comment donc ! – et il l’aurait bien pu, riche comme il était déjà ; mais il prit la fille d’un fermier de campagne, saine, florissante, robuste et allègre, et cela uniquement pour qu’il ne pût être douteux qu’il n’en dût avoir le rejeton désiré. S’il se hâta un peu trop, bah !… Il faut pourtant considérer qu’il n’était plus un jeune homme et n’avait pas de temps à perdre.

 

Olive, la fille de Pierre Salvoni, notre fermier aux Deux-Rivières, je la connaissais bien depuis son enfance.

 

Grâce à elle, que d’espérance je fis concevoir à ma mère ; si j’allais devenir sérieux et prendre goût à la campagne ! Elle en était aux anges, de cette consolation, la pauvrette ! Mais, un jour, la terrible tante Scholastique lui ouvrit les yeux :

 

– Et ne vois-tu pas, sotte, qu’il va toujours aux Deux-Rivières ?

 

– Oui, pour la récolte des olives.

 

– D’une olive, d’une olive, d’une seule olive, nigaude !

 

Ma mère me fit alors une mercuriale soignée :

 

– Garde-toi bien d’induire en tentation et de perdre pour toujours une pauvre fille ! etc.

 

Mais il n’y avait pas de danger. Olive était honnête, d’une honnêteté inébranlable, parce que enracinée dans la conscience du mal qu’elle se ferait en cédant. C’était justement cette conscience qui lui enlevait toutes ces fades timidités de pudeurs feintes, et la rendait hardie et libre.

 

Comme elle riait ! Deux cerises, ses lèvres. Et quelles dents ! Mais, de ces lèvres, pas même un baiser ; des dents, oui, quelques morsures, pour me punir, quand je lui donnais un baiser sur les cheveux.

 

Rien de plus.

 

À présent, si belle, si jeune et si fraîche, épouse de Batta Malagna… Eh ! qui a le courage de tourner le dos à certaines fortunes ? Et pourtant Olive savait bien comment Malagna était devenu riche ! Elle m’en disait tout le mal possible, un jour ; et puis, justement pour cette richesse, elle l’épousa.

 

Cependant, il se passa un an après les noces ; il s’en passa deux, et pas de fils.

 

Malagna, ancré depuis si longtemps dans la conviction que, s’il n’en avait pas eu de sa première femme, c’était seulement à cause de la stérilité de celle-ci, commença à tenir rigueur à Olive.

 

Il attendit encore un an, le troisième, en vain. Alors il commença à la rabrouer ouvertement, et, à la fin, après une autre année, désespérant cette fois pour toujours, au comble de l’exaspération, il se mit à la malmener sans aucune retenue, lui criant dans la figure qu’avec cette apparence florissante elle l’avait trompé, trompé, trompé ; que c’était seulement pour avoir d’elle un enfant qu’il l’avait élevée jusqu’à cette situation, occupée autrefois par une dame, une vraie dame, à la mémoire de laquelle, si ce n’eût été pour cela, il n’aurait jamais fait un tel tort.

 

La pauvre Olive ne répondait pas ; elle venait souvent s’épancher avec ma mère, qui l’engageait avec de bonnes paroles à espérer encore, car enfin elle était jeune, si jeune !

 

– Vingt ans ?

 

– Vingt-deux…

 

– Eh bien ! donc ! On avait vu plus d’une fois avoir des enfants même après vingt ans de mariage. Quinze ? Mais lui était déjà vieux, et si…

 

Olive, en se mariant, s’était juré à elle-même de se conserver honnête, et elle ne voulait pas, même pour retrouver la paix, manquer à son serment.

 

Comment sais-je ces choses ? Oh ! Parbleu ! Comment je les sais !… N’ai-je pas dit qu’elle venait s’épancher chez nous ? N’ai-je pas dit que je la connaissais depuis son enfance ? Et, à présent, je la voyais pleurer à cause de l’indigne façon d’agir de ce vilain vieillard.

 

Pourtant, je m’en consolai vite. J’avais alors, ou je croyais avoir (ce qui revient au même), tant de choses en tête ! J’avais aussi de l’argent, ce qui – outre le reste – fournit encore certaines idées qu’on n’aurait pas sans cela. J’avais pour m’aider à le dépenser Jérôme Pomino, qui n’en était jamais pourvu à suffisance, grâce à la sage parcimonie paternelle.

 

Mino était comme notre ombre : la mienne et celle de Berto tour à tour ; il se transformait avec une facilité simiesque merveilleuse, selon qu’il fréquentait Berto ou moi. Quand il s’attachait à Berto, il devenait tout à coup un damoiseau, et alors son père, qui avait lui aussi des velléités d’élégance entrouvrait un peu son sac. Mais avec Berto cela durait peu. À se voir imité jusque dans sa démarche, mon frère perdait tout de suite patience, peut-être par peur du ridicule, et il le maltraitait jusqu’à ce qu’il en fût débarrassé. Alors Mino revenait s’attacher à moi, et son père de resserrer les cordons du sac.

 

J’avais plus de patience avec lui, parce que je prenais plaisir à m’amuser de lui. Puis je m’en repentais. Je reconnaissais avoir, à cause de lui, forcé ma nature dans quelques entreprises ou exagéré la démonstration de mes sentiments pour le plaisir de l’étourdir ou de le pousser dans des embarras dont naturellement je souffrais, moi aussi, les conséquences.

 

Or, Mino, un jour, à la chasse, à propos de Malagna, dont je lui avais raconté les prouesses matrimoniales, me dit qu’il avait jeté les yeux sur une jeune personne, fille d’une cousine de Malagna justement, pour laquelle il aurait volontiers commis quelque sottise. Il en était capable ; d’autant plus que la jeune fille ne paraissait pas farouche ; mais jusqu’à présent, il n’avait même pas trouvé le moyen de lui parler.

 

– Tu n’en auras pas eu le courage, parbleu ! lui dis-je en riant.

 

Mino nia, mais rougit un peu trop en riant.

 

– J’ai parlé pourtant avec la servante, se hâta-t-il d’ajouter. Et j’en ai su de belles, tu sais ? Elle m’a dit que ton Malagna était chez elles, et qu’à son air, il lui semblait méditer quelque vilain tour, d’accord avec la cousine, qui est une vieille sorcière.

 

– Quel tour ?

 

– Eh ! Elle dit qu’il va là pleurer son infortune de n’avoir pas d’enfants. La vieille dure, renfrognée, lui répond que c’est bien fait. Il paraît qu’à la mort de la première femme de Malagna, elle s’était mis en tête de lui faire épouser sa propre fille, et s’était employée de toutes les manières pour y réussir. À présent, enfin, que le vieux manifeste tant de repentir de ne l’avoir pas écoutée, qui sait quelle autre idée perfide cette sorcière pouvait avoir conçue ?

 

Je me bouchai les oreilles avec les mains en criant à Mino :

 

– Tais-toi.

 

Tout naïf que j’étais alors pourtant, – ayant connaissance des scènes qui s’étaient produites et se produisaient chez Malagna, – je pensai que le soupçon de la servante pouvait être fondé dans une certaine mesure, et je voulus voir, pour le bien d’Olive, si je réussirais à éclaircir un peu la situation. Je me fis donner par Mino l’adresse de cette sorcière. Mino se recommanda à moi pour la jeune fille.

 

– N’aie pas peur ! lui répondis-je.

 

Et le lendemain, sous le prétexte d’une traite échue le matin même, comme je l’avais su par hasard de ma mère, j’allai dénicher Malagna dans la maison de la veuve Pescatore.

 

J’avais couru exprès, et je me précipitai à l’intérieur tout échauffé et en sueur.

 

– Malagna, la traite !

 

Si je n’avais pas su déjà qu’il n’avait pas la conscience nette, je m’en serais aperçu sans doute possible ce jour-là, en le voyant se lever d’un bond, tout pâle, décomposé, balbutiant :

 

– Quelle… quelle tr…, quelle traite ?

 

– La traite échue aujourd’hui… C’est maman qui m’envoie ; elle en est bien en peine.

 

Batta Malagna retomba assis, exhalant en un « ah ! » interminable toute la terreur qui, pour un instant l’avait oppressé.

 

– Mais c’est fait !… tout est fait !… Bon Dieu ! quelle secousse !… Je l’ai renouvelée, eh ! à trois mois, en payant les intérêts, naturellement. Tu as fait cette course pour si peu ?

 

Et il rit, rit, faisant sursauter sa bedaine ; il m’invita à m’asseoir, me présenta aux dames.

 

– Mathias Pascal, Marianne Dondi, veuve Pescatore ; Romilda, sa fille, et… ma nièce.

 

Il voulut que, pour me remettre de ma course, je busse quelque chose.

 

– Romilda, si cela ne te dérange pas…

 

Comme s’il eût été chez lui.

 

Romilda se leva, en regardant sa mère pour prendre conseil dans ses yeux, et, un instant après, malgré mes protestations, revint avec un petit plateau sur lequel étaient un petit verre et une bouteille de vermout. Aussitôt, à cette vue, sa mère se leva, dépitée, lui disant :

 

– Mais non ! mais non ! Donne ici !

 

Elle lui prit le plateau des mains et sortit pour rentrer au bout d’un instant avec un autre plateau de laque, flambant neuf, qui supportait un magnifique service à liqueurs : un éléphant argenté, un tonneau de verre sur l’échine et un grand nombre de petits verres suspendus tout autour qui tintaient.

 

J’aurais préféré le vermout. Je bus le rossolis. Malagna et la mère en burent aussi. Romilda, non.

 

Je restai peu, cette première fois, afin d’avoir une excuse pour revenir. Je dis que j’avais hâte de rassurer ma mère au sujet de cette traite, et que je reviendrais dans quelques jours pour jouir plus à mon aise de la compagnie de ces dames.

 

Il ne me parut pas, à l’air dont elle me salua, que Marianne Dondi, veuve Pescatore, accueillît avec beaucoup de plaisir l’annonce d’une seconde visite : elle me tendit à peine la main, main glacée, sèche, noueuse, jaunâtre ; elle baissa les yeux et pinça les lèvres. La fille me gratifia, en compensation, d’un sourire sympathique qui promettait un accueil cordial et d’un regard doux et triste en même temps, de ces yeux qui me firent, dès la première entrevue, une si forte impression : yeux d’une étrange couleur verte, profonds, intenses, ombragés de cils très longs ; yeux de nuit, entre deux bandeaux de cheveux noirs comme l’ébène, ondulés, qui lui descendaient sur le front et sur les tempes, comme pour mieux faire ressortir la blancheur éclatante de la peau.

 

La maison était modeste ; mais déjà parmi les vieux meubles, on remarquait quelques nouveaux venus prétentieux et gauches dans l’ostentation de leur nouveauté trop évidente : deux grandes lampes de faïence, par exemple, n’ayant encore jamais servi, aux globes de verre dépoli, d’un goût étrange, sur une console basse au marbre jauni, qui supportait un miroir sombre dans un cadre rond, effrité par places, qui semblait s’ouvrir dans la chambre comme un bâillement d’affamé. Il y avait encore, devant un divan affaissé, un guéridon aux quatre pieds dorés, avec un dessus de porcelaine peint de couleurs trop vives ; puis une étagère de laque japonaise, etc., et sur ces objets nouveaux, les yeux de Malagna s’arrêtaient avec une complaisance évidente, comme tout à l’heure sur le service apporté en triomphe par sa cousine, veuve Pescatore.

 

Les murs de la pièce étaient presque tout entiers tapissés de vieilles estampes, point laides, dont Malagna voulut me faire admirer quelques-unes, en me disant qu’elles étaient l’œuvre de François-Antoine Pescatore, son cousin, graveur de grand talent (mort fou, à Turin, ajouta-t-il tout bas), dont il voulut aussi me montrer le portrait.

 

– Exécuté de ses propres mains, devant le miroir.

 

Tout à l’heure, en regardant Romilda, puis sa mère, j’avais pensé : « Elle ressemble sans doute à son père ! » À présent, devant le portrait de celui-ci, je ne savais plus que penser.

 

Je ne veux pas hasarder de suppositions outrageantes. J’estime, il est vrai, Marianne Dondi, veuve Pescatore, capable de tout ; mais comment imaginer un homme et un bel homme encore, capable de s’être amouraché d’elle ? À moins qu’il ne se fût rencontré un fou plus fou que le mari.

 

Je rapportai à Mino les impressions de cette première visite. Je lui parlai de Romilda avec une telle chaleur d’admiration qu’il s’enflamma aussitôt, heureux comme tout qu’elle m’eût tant plu, à moi aussi, et d’avoir mon approbation.

 

Alors je lui demandai quelles étaient ses intentions ; la mère, sans doute, avait tout l’air d’une sorcière ; mais la fille, je l’aurais juré, était honnête. Pas de doute à avoir sur les odieuses visées de Malagna : il fallait donc à tout prix, au plus vite, sauver la jeune fille.

 

– Et comment ? me demanda Pomino, suspendu anxieusement à mes lèvres.

 

– Comment ? Nous verrons. Laisse-moi faire : je t’aiderai. Cette aventure me plaît.

 

– Eh !… mais !… objecta alors Pomino timidement, commençant à se sentir sur les épines.

 

– Voudrais-tu dire ?… l’épouser ?

 

– Je ne dis rien pour l’instant. Tu as peur, peut-être ?

 

– Non ! Pourquoi ?

 

– Je te vois courir trop vite. Doucement, et réfléchis. Si nous venons à apprendre qu’elle est véritablement bonne, sage, vertueuse (belle, elle l’est, il n’y a pas de doute, et elle te plaît, pas vrai ?) Oh ! supposons maintenant qu’elle soit vraiment exposée, par la scélératesse de sa mère et de cette autre canaille, à un péril grave, éprouverais-tu quelque hésitation devant un acte méritoire, une œuvre sainte de rédemption ?

 

– Moi ? non !… non ! fit Pomino. Mais… mon père.

 

– Il s’y opposerait ? Pour quelle raison ? Pour la dot, pas vrai ? Pas pour autre chose ! Car, tu sais ? elle est fille d’un artiste, d’un graveur de grand talent, mort… oui, mort convenablement, en somme à Turin… Mais ton père est riche, et il n’a que toi : il peut donc te contenter, sans regarder à la dot ! Et du reste si, avec de bonnes paroles, tu ne réussis pas à le persuader, n’aie pas peur : une envolée hors du nid et tout s’arrange. Pomino, as-tu un cœur d’étoupe ?

 

Pomino se mit à rire, et alors je lui démontrai, clair comme deux et deux font quatre, qu’il était né mari, comme on naît poète. Je lui décrivis, en couleurs vives et séduisantes, la félicité de la vie conjugale avec sa Romilda ; l’affection, les soins, la reconnaissance qu’elle aurait pour lui, son sauveur. Et pour conclure :

 

– À toi, maintenant, lui dis-je, de trouver la façon de te faire remarquer d’elle et de lui parler ou de lui écrire. Vois, en ce moment, peut-être une lettre de toi pourrait être, pour elle, guettée par cette araignée, une ancre de salut. Pour moi, cependant, je fréquenterai la maison ; je serai là pour veiller : je chercherai à saisir l’occasion de te présenter. Nous sommes d’accord ?

 

– D’accord !

 

Pourquoi en moi une telle démangeaison de marier Romilda ? Pour rien. Je le répète : pour le plaisir d’étourdir Pomino. Je parlais, parlais, et toutes les difficultés disparaissaient. J’étais impétueux et prenais tout à la légère. C’est peut-être pour cela, alors, que les femmes m’aimaient malgré cet œil un peu indépendant et mon corps en bûche à équarrir. Cette fois, pourtant, je dois le dire, ma fougue provenait aussi du désir de défoncer la triste toile d’araignée ourdie par ce vilain vieillard et de le faire rester avec un pied de nez ; de la pensée de la pauvre Olive, et aussi, pourquoi pas ? de l’espérance de faire du bien à cette jeune fille qui, vraiment, m’avait fait grande impression.

 

Est-ce ma faute si Pomino exécuta trop timidement mes prescriptions ? Est-ce ma faute si Romilda, au lieu de s’amouracher de Pomino, s’amouracha de moi, qui pourtant lui parlais toujours de lui ? Est-ce ma faute, enfin, si la perfidie de Marianne Dondi, veuve Pescatore, réussit à me faire croire que par mes propres talents en peu de temps j’avais réussi à vaincre sa défiance et à faire même un miracle : celui de la faire rire plus d’une fois avec mes sorties extravagantes ? Je me vis bien accueilli ; je pensai qu’avec un jeune homme à la maison, riche (je me croyais encore riche) et qui donnait des signes non équivoques d’être tombé amoureux de sa fille, elle avait finalement renoncé à son idée inique, si même elle lui avait jamais passé par la tête. C’est que j’étais arrivé jusqu’à en douter !

 

J’aurais dû, en vérité, faire attention à ce fait qu’il ne m’était plus arrivé de me rencontrer chez elle avec Malagna et que ce pouvait n’être pas sans raison qu’elle me recevait seulement le matin. Mais qui y prêtait attention ? C’était, du reste, naturel, puisque toutes les fois, pour avoir plus de liberté, je proposais des promenades à la campagne, qui se font plus volontiers le matin. Et puis, je m’étais épris, moi aussi, de Romilda, tout en continuant à lui parler sans cesse de l’amour de Pomino, épris comme un fou de ces beaux yeux, de ce petit nez, de cette bouche, de tout, jusqu’à une petite verrue qu’elle avait sur la nuque, jusqu’à une cicatrice presque invisible à une main, que je lui baisais pour le compte de Pomino, éperdument !

 

Et pourtant peut-être il ne serait rien arrivé de grave si un matin Romilda (nous étions à l’Épinette et nous avions laissé sa mère en train d’admirer le moulin), tout d’un coup, laissant là la plaisanterie désormais trop prolongée de son timide amant lointain, n’avait eu un accès de larmes imprévu et ne m’avait jeté les bras au cou en me conjurant, toute tremblante, d’avoir pitié d’elle, de l’emmener n’importe comment, pourvu que ce fût bien loin, bien loin de chez elle, loin de cette marâtre, de tous, tout de suite, tout de suite, tout de suite…

 

Comment pouvais-je si vite l’emmener bien loin ?

 

Après, pendant quelques jours, je cherchai le moyen, résolu à tout, honnêtement. Et déjà je commençais, par acquit de conscience, à préparer ma mère à la nouvelle de mon prochain mariage, désormais inévitable, quand, sans savoir pourquoi, je reçus une lettre toute sèche de Romilda, qui me disait de ne plus m’occuper d’elle en aucune façon, et de ne plus me rendre à sa maison, considérant nos relations comme finies pour toujours.

 

Qu’était-il arrivé ?

 

Le même jour, Olive accourut en pleurant chez nous annoncer à ma mère qu’elle était la plus malheureuse femme du monde, que la paix de sa maison était détruite pour toujours. Son mari avait réussi à établir la preuve qu’il ne tenait pas à lui s’ils n’avaient pas d’enfants ; il était venu le lui annoncer triomphalement.

 

J’étais présent à cette scène. Comment je fis pour me contenir, je n’en sais rien. Je fus arrêté par le respect pour ma mère. Suffoqué par la colère, je me sauvai m’enfermer dans ma chambre et, tout seul, les mains dans les cheveux, je me mis à me demander comment Romilda, après tout ce qui s’était passé entre nous, avait pu se prêter à cette comédie. Ce n’était pas seulement le vieux qu’on avait vilement trompé, mais encore moi ! Et cette pauvre Olive abandonnée, perdue !

 

Avant le soir, je sortis, encore tout frémissant, et j’allai droit à la maison d’Olive. J’avais dans ma poche la lettre de Romilda.

 

Olive, en larmes, rassemblait ses affaires ; elle voulait retourner chez son père, à qui, jusqu’à présent, par prudence, elle n’avait même pas fait une allusion à ce qu’elle avait dû souffrir.

 

– Mais, à présent, qu’ai-je à faire ici ? me dit-elle. C’est fini !

 

– Oh ! tu sais donc tout ? lui demandai-je.

 

Elle inclina la tête à plusieurs reprises, parmi ses sanglots, et se cacha le visage entre les mains.

 

– Une jeune fille ! s’écria-t-elle ensuite en levant les bras. Et la mère est d’accord !

 

– C’est à moi que tu le dis ? fis-je. Tiens ! lis !

 

Et je lui tendis la lettre. Olive la regarda comme étourdie, la prit et me demanda :

 

– Qu’est-ce que cela veut dire ?

 

– Lis ! insistai-je.

 

Et alors elle s’essuya les yeux, déplia le feuillet et se mit à interpréter les lettres, lentement, en épelant. Après les premiers mots, ses yeux coururent à la signature, et elle me regarda, écarquillant les yeux :

 

– Toi ?

 

– Donne-moi, lui dis-je, je vais te la lire, moi, tout entière.

 

Mais elle pressa le papier contre son sein :

 

– Non ! cria-t-elle. Je ne te la donne plus ! À présent elle va me servir.

 

– Et à quoi pourrait-elle te servir ? lui demandai-je en souriant amèrement. Dans toute cette lettre, il n’y a pas un mot grâce auquel ton mari pourrait ne plus croire à ce qu’il est au contraire très heureux de croire. Elles l’ont bien entortillé, va !

 

– Ah ! c’est vrai ! c’est vrai ! gémit Olive.

 

– Et alors ? dis-je avec un ricanement. Tu vois ? Tu ne peux plus rien obtenir.

 

*

* *

 

Maintenant, pourquoi diable, environ un mois plus tard, Malagna rossa-t-il furieusement sa femme, et, l’écume encore à la bouche, se précipita-t-il chez nous, criant qu’il exigeait sur-le-champ une réparation, parce que j’avais perdu sa nièce, une pauvre orpheline ? Il ajouta que, pour ne pas faire un scandale, il aurait voulu se taire. Par pitié, il avait même résolu d’adopter l’enfant de cette malheureuse, quand il serait né. Mais à présent que Dieu avait voulu lui donner la consolation d’avoir un fils légitime, né de sa propre épouse, il ne pouvait pas, il ne pouvait plus, en conscience, adopter celui qui allait naître de sa nièce.

 

– Que Mathias y pourvoie ! Que Mathias répare ! conclut-il, congestionné par la fureur. Et tout de suite ! Qu’on m’obéisse tout de suite ! Et qu’on ne me force pas à en dire plus ou à faire quelque sottise !

 

Raisonnons un peu. Passer même pour imbécile ou pour pis, ne serait pas, au fond, pour moi, un grand malheur. Car, je le répète, je suis comme hors de la vie, et rien ne m’importe plus. Si donc, arrivé à ce point, je veux raisonner, c’est seulement pour la logique.

 

Romilda affirma que peu après notre promenade à l’Épinette, sa mère, ayant reçu d’elle la confession de l’amour qui désormais la liait à moi indissolublement, était entrée en rage et lui avait dit que jamais, au grand jamais, elle ne consentirait à lui faire épouser un fainéant, déjà presque au bord du précipice. Malagna étant venu à l’heure ordinaire, la mère s’en alla avec une excuse et laissa sa fille seule avec l’oncle. Et alors, elle Romilda, en pleurant, dit-elle, à chaudes larmes, se jeta à ses pieds, lui fit entendre son malheur ; elle le pria de s’entremettre, d’amener sa mère à de meilleurs desseins, car elle m’appartenait et voulait se garder fidèle.

 

Malagna s’attendrit, mais jusqu’à un certain point. Il lui dit qu’elle était encore mineure, et par suite sous l’autorité de sa mère, laquelle, si elle voulait, pourrait introduire contre moi une action en justice ; que, lui non plus, en conscience, ne saurait approuver un mariage avec un garnement de ma trempe, gaspilleur et sans cervelle. Il conclut qu’il ne pourrait enfin faire autre chose – à condition qu’on gardât avec tout le monde le plus grand secret – que de servir de père au nouveau-né, car il n’avait pas d’enfant et en désirait un depuis si longtemps !

 

Peut-on être, je vous le demande, plus honnête que cela ? Comme conclusion, on voit que – tombé au milieu de si braves gens – tout le mal, c’est moi qui l’avais fait. Je devais donc l’expier.

 

Je refusai d’abord. Puis, grâce aux prières de ma mère qui voyait déjà la ruine de notre maison et espérait que je pourrais m’en sauver jusqu’à un certain point, en épousant la nièce de son ennemi, je cédai et j’épousai.

 

Sur ma tête était suspendue, redoutable, l’ire de Marianne Dondi, veuve Pescatore.

 

V

MATURATION


Je sens encore mes cheveux se dresser sur ma tête en pensant aux orages que déchaîna sur moi la femme exécrable qui fut ma belle-mère.

 

Elle ne manquait jamais de rendre Romilda jalouse d’Olive, jalouse aussi de cet enfant qui allait naître à Olive dans l’aisance et la joie ; tandis que celui de Romilda tomberait au milieu de la gêne, de l’incertitude du lendemain, et de cette guerre odieuse. Cette jalousie s’accroissait encore par les nouvelles que quelque brave femme, feignant de ne rien savoir, venait m’apporter de la tante Malagna qui était si contente, si heureuse de la grâce que Dieu avait enfin daigné lui accorder : ah ! Olive était devenue une vraie fleur ; jamais elle n’avait été aussi belle, aussi bien portante.

 

Et Romilda était là, effondrée sur un fauteuil, pâle, défaite, enlaidie, sans un moment de bon, sans plus même l’envie de parler ou d’ouvrir les yeux.

 

Était-ce ma faute, cela encore ? Il paraît que oui. Elle ne pouvait plus me voir ni me sentir. Et ce fut pis, quand, pour sauver le domaine de l’Épinette avec le moulin, on dut vendre les maisons, et que ma pauvre maman en fut réduite à entrer dans l’enfer de ma maison.

 

D’ailleurs, cette vente ne servit à rien. Malagna, avec ce fils à naître, qui le dispensait désormais de toute retenue et de tout scrupule, joua sa dernière partie : il se mit d’accord avec la bande noire et acheta en sous-main les maisons pour quelques sous. Les dettes qui grevaient l’Épinette restèrent ainsi pour la plupart à découvert, et le domaine avec le moulin fut soumis par les créanciers à une administration judiciaire. Notre avoir était liquidé.

 

Que faire désormais ? Je me mis, mais sans grand espoir, à la recherche d’une occupation quelconque, pour pourvoir aux besoins les plus urgents de la famille. J’étais inapte à tout, et la renommée que je m’étais faite avec mes entreprises juvéniles et avec mon désœuvrement n’engageait certes personne à me donner du travail. D’ailleurs, les scènes auxquelles il me fallait journellement assister et prendre part dans la maison m’enlevaient ce calme dont j’avais besoin pour me recueillir un peu et considérer ce que j’aurais pu et su faire.

 

Ce qui me causait une véritable répugnance était de voir ma mère, là, en contact avec la veuve Pescatore. Ma sainte petite vieille, non plus ignorante, mais à mes yeux irresponsable de ses torts provenant de n’avoir pas su croire, avant d’en avoir tant de preuves, à la méchanceté des hommes, en restait toute repliée sur elle-même, les mains dans son tablier, les yeux baissés, assise dans un coin, comme si elle n’eût pas été bien sûre de pouvoir y rester, là, à cette place comme si elle eût été toujours dans l’attente d’un départ, d’un départ prochain, si Dieu le voulait ! Et elle ne dérangeait pas même l’air qui l’entourait. De temps en temps, elle souriait à Romilda, pitoyablement ; elle n’osait plus l’approcher, car, une fois, peu de jours après son entrée chez nous, étant accourue pour lui prêter son aide, elle avait été rudement repoussée par la vieille sorcière.

 

Par prudence, Romilda ayant vraiment besoin d’aide à ce moment, j’étais resté coi ; mais je veillais à ce que personne ne manquât de respect à ma pauvre maman.

 

Je m’apercevais pourtant que la garde que je montais autour de ma mère irritait sourdement la sorcière et même ma femme. Je craignais que, quand je n’étais pas à la maison, pour exhaler leur rage et épancher leur bile, elles ne la maltraitassent. J’étais sûr que maman ne m’en aurait rien dit. Et cette pensée me torturait. Combien de fois lui regardai-je les yeux pour voir si elle avait pleuré ! Elle me souriait, me caressait du regard, puis me demandait :

 

– Pourquoi me regardes-tu ainsi ?

 

– Te sens-tu bien, maman ?

 

Elle me faisait à peine un geste de la main et me répondait :

 

– Bien ! Ne vois-tu pas ? Va près de ta femme, va ! Elle souffre, la pauvre petite !

 

Je pensais à écrire à mon frère Robert, à Oneglia, pour lui dire de prendre chez lui notre mère, non pour m’enlever une charge que j’aurais si volontiers supportée, même dans la gêne où je me trouvais, mais uniquement pour son bien à elle.

 

Berto me répondit qu’il ne pouvait pas ; il ne pouvait pas parce que sa situation en face de la famille de sa femme et de sa femme elle-même, était des plus pénibles, depuis nos revers : il vivait sur la dot de sa femme. Il n’osait encore imposer à celle-ci la charge de sa belle-mère. Du reste, la maman, disait-il, ne se serait peut-être pas trouvée bien, pour la même raison, dans sa maison, car lui aussi vivait avec la mère de sa femme, excellente sans doute, mais qui pouvait devenir mauvaise, grâce aux jalousies inévitables et aux froissements qui se produisent entre les belles-mères. Il valait donc mieux que la maman restât chez moi : au moins elle ne s’éloignerait pas, dans ses dernières années, de son pays et ne se verrait pas contrainte de changer de vie et d’habitudes. Enfin, il se déclarait très peiné de ne pouvoir, pour toutes les considérations exposées ci-dessus, me prêter le moindre secours pécuniaire, comme il l’aurait désiré de tout son cœur.

 

Je cachai cette lettre à ma mère. Rompre même très peu l’équilibre qui, peut-être, lui coûtait tant d’étude, l’équilibre grâce auquel il pouvait vivre proprement et peut-être même avec un certain air de dignité, aux dépens de sa femme, aurait été pour Berto un sacrifice énorme, une perte irréparable. Outre sa belle prestance, ses manières distinguées, tout cet extérieur de monsieur élégant, il n’avait plus rien, lui, à donner à sa femme, pas même un brin de cœur qui, peut-être, lui aurait fait oublier l’ennui qu’aurait pu lui apporter ma pauvre maman. Mais, quoi ! Dieu l’avait fait ainsi ; il ne lui en avait donné qu’un tout petit peu, de cœur. Qu’y pouvait-il faire, le pauvre Berto ?

 

Cependant, la gêne croissait, et je ne trouvais rien pour y remédier. On vendit les bijoux de maman, chers souvenirs ! La veuve Pescatore, craignant que moi et ma mère en fussions réduits avant peu à vivre sur sa méchante rente dotale de quarante-deux lires par mois, devenait de jour en jour plus sombre et de manières plus méchantes. Je prévoyais d’un moment à l’autre l’explosion de sa fureur, contenue depuis trop longtemps, peut-être, grâce à la présence et à l’attitude de maman. En me voyant tourner par toute la maison comme une mouche sans tête, cet ouragan de femme me lançait des regards précurseurs de tempête. Je sortais pour interrompre le courant et empêcher la décharge. Mais ensuite je craignais pour maman et je rentrais.

 

Un jour, pourtant, je n’arrivai pas à temps. La tempête avait éclaté, et pour un prétexte des plus futiles : pour une visite des deux vieilles servantes à ma mère.

 

L’une d’elles, n’ayant rien pu mettre de côté, parce qu’elle avait dû entretenir une fille restée veuve avec trois bambins, s’était aussitôt placée pour servir ailleurs ; mais l’autre, Marguerite, seule au monde, plus fortunée, pouvait maintenant reposer sa vieillesse avec le magot recueilli en service chez nous. Or, il paraît qu’avec ces deux braves femmes, compagnes éprouvées de tant d’années, maman se plaignit doucement de son état si misérable et si amer. Alors, aussitôt, Marguerite, la bonne petite vieille qui l’avait déjà soupçonné et n’osait pas le lui dire, lui avait offert de s’en aller avec elle à sa maison : elle avait deux chambrettes bien propres, avec une terrasse qui regardait la mer, pleine de fleurs ; elles resteraient ensemble, en paix. Oh ! elle allait être heureuse de pouvoir encore la servir, de pouvoir lui prouver ainsi l’affection et la dévotion qu’elle ressentait pour elle !

 

Mais ma mère pouvait-elle accepter l’offre de cette pauvre vieille ? D’où la colère de la veuve Pescatore.

 

Je la trouvai, en rentrant, les poings tendus contre Marguerite, laquelle pourtant lui tenait tête courageusement, tandis que maman, épouvantée, les larmes aux yeux, toute tremblante, se tenait attachée des deux mains à l’autre petite vieille, comme pour se garantir.

 

Voir ma mère dans cette posture et perdre la lumière de mes yeux fut tout un. Je saisis par un bras la veuve Pescatore et l’envoyai pirouetter bien loin. Elle se redressa et courut sur moi, pour me sauter après ; mais elle s’arrêta.

 

– Hors d’ici ! me cria-t-elle. Toi et ta mère allez ! Hors d’ici tous deux !

 

– Écoute, lui dis-je alors, d’une voix qui tremblait par les efforts violents que je faisais pour me contenir. Écoute ! Va-t’en dehors, toi, tout de suite, avec tes jambes, et ne me mets plus à l’épreuve. Va-t’en, pour ton bien ! Va-t’en !

 

Romilda, pleurant et criant, se leva de son fauteuil et vint se jeter dans les bras de sa mère :

 

– Non ! Toi avec moi, maman ! Ne me laisse pas ici !

 

Mais cette digne mère la repoussa, furibonde.

 

– Tu l’as voulu ? Garde-le, maintenant, ton mauvais voleur ! Je m’en vais toute seule !

 

Mais elle ne s’en alla pas, bien entendu.

 

Deux jours après, mandée, je suppose par Marguerite, arriva en grande furie, à l’accoutumée, tante Scholastique, pour emmener maman avec elle.

 

Cette scène mérite d’être représentée.

 

La veuve Pescatore était ce matin-là, en train de faire le pain, les manches retroussées, son jupon relevé et entortillé autour de sa taille pour ne pas le salir. Elle se tourna à peine en voyant entrer la tante et continua à pétrir comme si de rien n’était. La tante n’y prit pas garde : du reste, elle était entrée sans saluer personne, se dirigeant vers ma mère, comme si elle eût été seule dans la maison.

 

– Tout de suite, allons ! habille-toi ! Tu viendras avec moi. On m’a sonné je ne sais quelle cloche. Me voici. Allons ! vite ! Ton baluchon !

 

Elle parlait par saccades. Son nez recourbé, fier, dans sa face brune, bilieuse, frémissait, se contractait de temps en temps, et ses yeux étincelaient.

 

De la veuve Pescatore, pas un mot.

 

Elle avait fini de pétrir, détrempé la farine et fait prendre la pâte ; maintenant, elle la brandissait en l’air et l’abattait très fort sur le pétrin ; elle répondait ainsi à ce que disait la tante. Celle-ci, alors, renforça la dose. Et celle-là, abattant chaque fois plus fort :

 

– Mais oui ! Mais sans doute ! Mais pourquoi pas ? Mais certainement.

 

Puis, comme si cela ne suffisait pas ; elle alla prendre le rouleau à pâte et le posa là, à côté d’elle, sur la maie, comme pour dire : « J’ai encore ceci ».

 

Mal lui en prit ! Tante Scholastique bondit, enleva furieusement un petit châle qu’elle avait sur ses épaules et le lança à ma mère :

 

– Tiens ! laisse tout. Va-t’en tout de suite !

 

Et elle alla se planter en face de la veuve Pescatore. Celle-ci pour ne pas l’avoir ainsi devant elle, poitrine contre poitrine, recula d’un pas, menaçante, comme si elle eût voulu brandir le rouleau, et alors tante Scholastique, ayant pris à deux mains sur la maie le gros emplâtre de pâte, le lui appliqua sur la tête, le lui tira en bas sur la face et, à poings fermés, là, là, là, sur le nez, sur les yeux, dans la bouche, où cela se trouvait. Ensuite elle attrapa ma mère par un bras et la traîna dehors avec elle.

 

Ce qui suivit fut pour moi seul. La veuve Pescatore, rugissant de rage, s’arracha la pâte de la figure, de ses cheveux tout poissés et vint me la jeter à la face, pendant que je riais, riais, dans une espèce de convulsion ; elle m’empoigna la barbe, me griffa ; puis, comme frappée de démence, se jeta par terre et commença à arracher ses vêtements, à se rouler frénétiquement sur le plancher, tandis que moi :

 

– Vos jambes ! vos jambes ! criais-je à la veuve Pescatore, par terre. Ne me montrez pas vos jambes, par charité !

 

*

* *

 

Je puis dire que, depuis ce moment, j’ai pris goût à rire de tous mes tourments. Je me vis, en cet instant, acteur d’une tragédie telle qu’on n’aurait pu en imaginer de plus bouffonne : ma mère, partie ainsi avec cette folle ; ma femme, là-bas, qui… laissons-la tranquille ; Marianne Pescatore ici par terre, et moi avec ma barbe tout emplâtrée, mon visage égratigné, tout ruisselant de sang, à moins que ce ne fût de larmes à force de rire. J’allai m’en assurer au miroir. C’étaient des larmes ; mais j’étais aussi bel et bien griffé. Ah ! cet œil, en ce moment, comme il me plut ! De désespoir il s’était mis à regarder plus que jamais ailleurs, pour son compte. Et je m’échappai, résolu à ne pas rentrer à la maison avant d’avoir trouvé de quoi faire subsister, même misérablement, ma femme et moi.

 

Du dépit enragé que je ressentais en ce moment en songeant à l’insouciance où j’avais vécu tant d’années, j’inférais pourtant facilement que mon malheur ne pouvait inspirer à personne, non seulement aucune compassion, mais pas même de considération. Je l’avais bien mérité. Un seul aurait pu en avoir pitié : celui qui avait fait main basse sur tout notre avoir ; mais figurez-vous comme Malagna pouvait sentir l’obligation de venir à mon secours après ce qui s’était passé entre moi et lui !

 

Le secours me vint de qui j’étais le moins en droit de l’attendre.

 

Après être resté toute la journée hors de chez moi, je tombai par aventure sur Pomino, qui, feignant de ne pas m’apercevoir, voulait passer au large.

 

– Pomino !

 

Il se tourna, la figure troublée, et s’arrêta, les yeux baissés :

 

– Que veux-tu ?

 

– Pomino ! répétai-je plus fort, en le secouant par une épaule et en riant de sa moue. Est-ce sérieux ?

 

Oh ! ingratitude humaine ! Il m’en voulait par surcroît. Pomino m’en voulait de la trahison dont j’étais coupable envers lui. Et je ne réussis pas à le convaincre que, au contraire, c’était lui qui m’avait trahi, et qu’il aurait dû me remercier.

 

J’étais encore comme ivre de cette mauvaise gaieté qui s’était emparée de moi depuis que je m’étais regardé au miroir.

 

– Vois-tu ces égratignures ? lui dis-je. C’est elle qui me les a faites !

 

– Ro… c’est-à-dire ta femme ?

 

– Sa mère !

 

Et je lui racontai comment et pourquoi. Il sourit, mais sobrement. Peut-être pensa-t-il qu’elle ne les lui aurait pas faites, à lui, ces égratignures, la veuve Pescatore : sa situation était bien différente de la mienne, et il avait un autre caractère et un autre cœur que moi.

 

Il me vint alors la tentation de lui demander pourquoi, s’il en avait tant de deuil, il n’avait pas épousé Romilda à temps, en prenant au besoin son vol avec elle, comme je le lui avais conseillé, avant que, par sa ridicule timidité ou par son indécision, je fusse tombé dans le malheur de m’en amouracher. J’avais encore bien des choses à lui dire, dans la surexcitation où je me trouvais ; mais je me contins. Je lui demandai seulement, en lui tendant la main, qui il fréquentait, ces jours-ci.

 

– Personne ! soupira-t-il alors. Personne ! Je m’ennuie mortellement.

 

– Marie-toi, mon ami ! Lui dis-je. Tu verras comme on a du plaisir !

 

Mais il secoua la tête, sérieusement, les yeux clos, et leva une main :

 

– Jamais ! jamais plus !

 

– Bravo ! Pomino, persévère ! Si tu désires de la compagnie, je suis à ta disposition, même pour toute la nuit, si tu veux.

 

Et je lui exposai la situation désespérée où je me trouvais. Pomino s’émut, en véritable ami, et m’offrit le peu d’argent qu’il avait sur lui. Je le remerciai de tout cœur et je lui dis que cette aide ne m’aurait servi à rien : le jour d’après, ç’aurait été tout comme. Il me fallait une place.

 

– Attends ! s’écria alors Pomino. Tu sais que mon père est maintenant au Municipe ?

 

– Non. Mais je l’imagine.

 

– Assesseur communal pour l’instruction publique.

 

– Cela, je ne l’aurais pas imaginé !

 

– Hier soir à dîner… Attends ! Tu connais Romitelli ?

 

– Non.

 

– Comment non ! Celui qui est là-bas, à la bibliothèque Boccamazza. Il est sourd, presque aveugle, tombé en enfance et ne se tient plus sur ses jambes. Hier soir, à dîner, mon père me disait que la bibliothèque est réduite en un état lamentable, qu’il faut y pourvoir au plus vite. Voilà une place pour toi !

 

– Bibliothécaire ! m’écriai-je.

 

– Pourquoi pas ? dit Pomino. Romitelli l’a bien fait…

 

Cette raison me convainquit.

 

Pomino me conseilla d’en faire parler à son père par tante Scholastique. Ce serait mieux.

 

Le jour suivant, j’allai visiter maman, et je lui en parlai à elle, car tante Scholastique ne voulut pas se montrer. Et c’est ainsi que, quatre jours plus tard, je devins bibliothécaire. Soixante lires par mois. Plus riche que la veuve Pescatore ! Je pouvais chanter victoire.

 

Dans les premiers mois, ce fut presque un amusement, avec ce Romitelli, à qui il n’y eut pas moyen de faire entendre que la commune l’avait admis à la retraite et que, par conséquent, il ne devait plus venir à la bibliothèque. Tous les matins, à la même heure, ni une minute avant, ni une minute après, je le voyais déboucher sur quatre pieds (y compris les deux cannes, une à chaque main, qui lui servaient plus que ses pieds). À peine arrivé, il sortait de la poche de son gilet un vieil oignon de cuivre et le suspendait au mur avec toute sa formidable chaîne ; il s’asseyait, ses deux bâtons entre les jambes, tirait de sa poche sa calotte, sa tabatière et un grand mouchoir à carreaux rouges et noirs ; il reniflait une grosse prise de tabac, s’essuyait, puis ouvrait le tiroir de la table et en extrayait un bouquin qui appartenait à la bibliothèque : Dictionnaire historique des musiciens, artistes et amateurs, morts et vivants, imprimé à Venise en 1758.

 

– Monsieur Romitelli ! lui criai-je, le voyant faire toutes ces opérations le plus tranquillement du monde, sans donner le moindre signe qu’il s’apercevait de ma présence.

 

Mais à qui parlais-je ? Il n’entendait même pas les coups de canon. Je le secouais par un bras, et alors il se tournait, clignait les yeux, contractait toute sa face pour me lorgner, puis me montrait ses dents jaunes, peut-être avec l’intention de me sourire ; ensuite il baissait la tête sur son livre, comme s’il eût voulu s’en faire un oreiller ; mais non, il lisait de cette façon, à deux centimètres de distance, avec un seul œil, et il lisait en répétant deux ou trois fois les noms et les dates, comme pour se les graver dans la mémoire.

 

Je restais à le regarder, stupéfié. Qu’est-ce que cela pouvait bien faire à cet homme, réduit à cet état, à deux pas de la tombe (il mourut, en effet, quatre mois après ma nomination au poste de bibliothécaire), qu’est-ce que cela pouvait lui faire ces dates-là et ces notices de musiciens, à lui, si sourd ?

 

De temps en temps dégringolaient des rayons deux ou trois livres, suivis de certains rats gros comme des lapins.

 

Ils furent pour moi comme la pomme de Newton.

 

– J’ai trouvé ! m’écriai-je, tout joyeux. Voilà l’occupation pour moi pendant que Romitelli lit son Birnbaum.

 

Et, pour commencer, j’écrivis une requête fort soignée, d’office, au distingué chevalier Gérôme Pomino, assesseur communal pour l’instruction publique, afin que la bibliothèque Boccamazza ou de Santa-Maria-Liberale fût en toute hâte pourvue d’une paire de chats pour le moins, dont l’entretien n’entraînerait presque aucune dépense pour la commune, attendu que les susdits animaux auraient de quoi se nourrir en abondance avec le produit de leur chasse. J’ajoutai qu’il ne serait pas mauvais aussi de pourvoir la bibliothèque d’une demi-douzaine de souricières et de « l’appât nécessaire », pour ne pas dire « fromage », mot vulgaire que, humble subalterne, je jugeai inconvenant de soumettre aux oreilles d’un assesseur communal pour l’instruction publique.

 

On m’envoya d’abord deux petits chats, si misérables qu’ils s’épouvantèrent tout de suite devant ces énormes rats ; et, pour ne pas mourir de faim, ils se fourraient eux-mêmes dans les ratières pour manger le fromage. Je les trouvais là tous les matins, maigres, hideux et si abattus qu’ils semblaient n’avoir plus ni la force ni l’envie de miauler.

 

Je réclamai, et alors arrivèrent deux beaux matous lestes et sérieux, qui, sans perdre de temps, se mirent à faire leur devoir. Les pièges aussi servaient et me donnaient les rats tout vivants. Or, un soir, dépité de l’imperturbable indifférence que conservait Romitelli devant mes fatigues et mes victoires, comme s’il eût eu seulement la charge, lui, de lire des livres de la bibliothèque et les rats celle de les manger, j’eus l’idée, avant de m’en aller, d’en introduire deux, vivants, dans le tiroir de la table. J’espérais, en le déconcertant, éviter, au moins pour la matinée suivante, l’ennui insupportable de la lecture accoutumée. Ah bien oui ! quand il eut ouvert le tiroir et qu’il sentit les deux bêtes lui filer sous le nez, il se tournait vers moi qui, déjà ne pouvais plus me contenir et éclatais de rire, et me demanda :

 

– Qu’est-ce qu’il y a eu ?

 

– Deux rats, monsieur Romitelli.

 

– Ah ! des rats… fit-il, tranquillement.

 

Ils étaient de la maison ; il y était habitué ; et il reprit, comme si rien n’était arrivé, la lecture de son bouquin.

 

*

* *

 

En peu de temps, je devins un tout autre homme qu’auparavant. Romitelli mort, je me trouvai seul, rongé d’ennui, dans cette petite église hors les murs, parmi tous ces livres, épouvantablement seul, et pourtant sans désir de compagnie. J’aurais pu n’y séjourner que quelques heures chaque jour, mais j’avais honte de me faire voir dans les rues du pays, ainsi réduit à la misère ; ma maison, je la fuyais comme une prison ; donc, mieux vaut rester ici, me répétai-je. Mais que faire ? La chasse aux rats, oui ; mais était-ce suffisant ?

 

La première fois qu’il m’advint de me trouver avec un livre entre les mains, pris ainsi au hasard, sans le savoir, sur un des rayons, j’éprouvai un frisson d’horreur. Me serais-je donc réduit, comme Romitelli, à sentir l’obligation de lire, moi, bibliothécaire, pour tous ceux qui ne venaient pas à la bibliothèque ? Et je lançai le livre par terre. Mais je le pris ensuite, et, – oui, messieurs, – je me mis à lire, moi aussi, et moi aussi d’un seul œil, puisque ce diable d’autre ne voulait rien entendre.

 

Je lus ainsi de tout un peu, sans ordre ; mais surtout des livres de philosophie. Ils pèsent si lourd, et pourtant qui s’en nourrit et se les incorpore vit parmi les nuages. Ils troublèrent encore plus mon cerveau, déjà passablement fêlé. Quand je sentais ma tête fumer, je fermais la bibliothèque et je me rendais par un petit sentier abrupt à ce coin de plage solitaire où le vieux Giaracanna avait eu sa tanière.

 

La vue de la mer me faisait tomber dans une stupeur d’épouvante, qui devenait peu à peu une oppression intolérable. Je m’asseyais sur la plage et je m’empêchais de la regarder en baissant la tête, mais j’en entendais le fracas tout le long de la rive, tandis que, lentement, lentement, je laissais glisser entre mes doigts le sable épais et lourd en murmurant :

 

– Mais pourquoi ? Mais pourquoi ?

 

Un jour, on vint me dire que ma femme avait été prise de douleurs. Je courus aussitôt à la maison ; mais plutôt pour me fuir moi-même, pour ne pas rester une minute de plus en tête à tête avec moi, à penser que j’allais avoir un enfant.

 

À peine arrivé à la porte, ma belle-mère me prit par le bras et me fit tourner sur moi-même :

 

– Un médecin ! Cours ! Romilda se meurt !

 

Je ne sentais plus mes jambes ; je ne savais plus de quel côté prendre, et, tout en courant, je disais : « Un médecin ! Un médecin ! ». Et les gens s’arrêtaient sur mon passage et prétendaient que je m’arrêtasse, moi aussi, pour expliquer ce qui m’était arrivé ; je me sentais tirer par les manches, je voyais devant moi des faces pâles, consternées ; je me dérobais, j’évitais tout le monde : « Un médecin ! Un médecin ! »

 

Et cependant le médecin était déjà chez moi. Lorsque, hors d’haleine, dans un état pitoyable, après avoir fait le tour de toutes les pharmacies, je rentrai désespéré et furibond, la première fille était déjà née ; on s’efforçait de faire venir l’autre à la lumière.

 

– Deux !

 

Il me semble les voir encore, là, dans le berceau, l’une à côté de l’autre ; elles se griffaient entre elles avec ces menottes si grêles et pourtant contractées comme par un instinct sauvage, l’instinct de ces deux petits chats que je retrouvais tous les matins dans les souricières. Elles non plus n’avaient pas la force de vagir, comme eux de miauler ; et cependant, voyez, elles se griffaient !

 

Je les séparai, et au premier contact de ces chairs tendres et froides, j’eus un frisson nouveau, un tremblement de tendresse, ineffable : elles étaient miennes !

 

L’une mourut quelques jours après ; mais l’autre voulut me donner le temps de m’attacher à elle, avec toute l’ardeur d’un père qui, n’ayant plus rien d’autre dans la vie, fait de sa petite créature le but unique, la raison exclusive de son existence ; elle eut la cruauté de mourir quand elle avait déjà presque un an, et s’était faite si jolie, avec ses boucles d’or que je m’enroulais autour des doigts, et que je baisais sans m’en rassasier jamais ! Elle m’appelait : « Papa », et je lui répondais aussitôt : « Ma fille » ; et elle de nouveau : « Papa » ; comme cela, sans raison, comme s’appellent les oiseaux entre eux.

 

Elle mourut en même temps que ma pauvre maman, le même jour et presque à la même heure. Je ne savais plus comment partager mes soins et ma peine. Je laissais ma petite qui reposait et je courais chez maman, qui ne se souciait pas d’elle-même et m’interrogeait sur sa petite-fille, se morfondant de ne plus pouvoir la revoir, l’embrasser pour la dernière fois. Et cela dura neuf jours, ce supplice ! Eh bien ! après neuf jours et neuf nuits de veille assidue, sans fermer l’œil même pour une minute… dois-je le dire ? – beaucoup peut-être auraient honte de le confesser, mais c’est pourtant bien humain – je ne sentis aucune peine sur le moment. Je restai un instant dans une morne stupeur, et je m’endormis. Il me fallut d’abord dormir. Puis, quand je me réveillai, la douleur m’assaillit, rageuse, féroce, pour ma petite fille, pour ma pauvre maman, qui n’étaient plus… Et je faillis en devenir fou. Toute une nuit j’errai par le pays et par la campagne, je ne sais avec quelles idées dans l’esprit ; je sais qu’à la fin je me retrouvai dans le domaine de l’Épinette, près du bief du moulin, et qu’un certain Philippe, vieux meunier, de garde là, me prit avec lui, me fit asseoir plus loin, sous les arbres, et me parla longtemps, longtemps de ma mère et aussi de mon père et des beaux temps lointains. Il me dit qu’il ne fallait pas pleurer et me désespérer ainsi, parce que c’était pour veiller sur ma petite fille, dans le monde de là-bas, que sa grand-mère était accourue, sa bonne petite grand-mère, qui lui parlerait de moi et ne la laisserait plus jamais seule…

 

Trois jours après, Robert, comme s’il avait voulu me payer mes larmes, m’envoya cinq cents lires. Il voulait que je pourvusse à une sépulture digne de notre mère, disait-il, mais tante Scholastique y avait déjà pensé.

 

Ces cinq cents francs restèrent quelque temps entre les pages d’un bouquin de la bibliothèque.

 

Puis ils servirent pour moi et furent, – comme je le dirai, – la cause de ma première mort.

 

VI

TAC TAC TAC…


Elle seule, là-dedans, cette boule d’ivoire, courant, gracieuse dans la roulette, en sens inverse du cadran, paraissait jouer :

 

– Tac tac tac…

 

Elle seule ; non pas, certes, ceux qui la regardaient, suspendus dans le supplice que leur infligeait le caprice de celle à qui, sur les carrés jaunes du tapis, tant de mains avaient apporté, comme une offrande votive, de l’or, de l’or et de l’or, tant de mains qui, à présent, tremblaient dans l’attente angoissée, palpant inconsciemment d’autre or, celui de la prochaine mise, tandis que les yeux suppliants semblaient dire :

 

– Où il te plaira de tomber, gracieuse boule d’ivoire, notre déesse cruelle !

 

J’étais tombé là, à Monte-Carlo, par hasard.

 

Après une des scènes habituelles avec ma belle-mère et ma femme, scènes qui maintenant, oppressé et abattu comme je l’étais par mon double malheur, me causaient une répugnance intolérable, je ne pus résister à l’ennui, voire au dégoût de vivre dans ces conditions misérables, sans probabilité ni espérance d’amélioration.

 

Par une résolution prise presque à l’improviste, je m’étais enfui du pays, à pied, avec les cinq cents lires de Berto en poche.

 

J’avais pensé, chemin faisant, à me rendre à Marseille, de la gare du pays voisin, où je m’étais dirigé. Arrivé à Marseille, je me serais embarqué, au besoin avec un billet de troisième classe, pour l’Amérique, comme cela, à l’aventure.

 

Qu’aurait-il pu m’arriver de pis, à la fin des fins, que ce que j’avais souffert et souffrais chez moi ? J’irais au-devant d’autres chaînes, sans doute, mais qui ne me paraîtraient, certes, pas plus lourdes.

 

Et puis, je verrais d’autres pays, d’autres peuples, une autre vie, et je me soustrairais au moins à l’oppression qui m’écrasait.

 

Seulement, arrivé à Nice, j’avais senti le cœur me manquer : trop longtemps déjà l’ennui m’avait énervé le courage.

 

Or, descendu à Nice, pas encore bien décidé à retourner à la maison, errant par la ville, il m’était arrivé de m’arrêter devant un grand magasin sur l’avenue de la Gare, qui portait cette enseigne en grosses lettres dorées :

 

Dépôt de roulettes de précision.

 

Il y en avait d’exposées, de toutes dimensions, avec d’autres accessoires de jeu et différents opuscules qui avaient sur la couverture le dessin de la roulette.

 

On sait que les malheureux deviennent facilement superstitieux, bien qu’ensuite ils raillent la crédulité d’autrui. Je me rappelle qu’après avoir lu le titre d’un de ces opuscules : Méthode pour gagner à la roulette, je m’éloignai de la boutique avec un sourire de dédain et de commisération. Mais, après avoir fait quelques pas, je retournai en arrière et (par pure curiosité, pas autre chose !) avec ce même sourire de dédain et de commisération sur les lèvres, j’entrai et j’achetai cet opuscule.

 

Je ne savais nullement de quoi il s’agissait, en quoi consistait le jeu et comment il était agencé. Je me mis à lire ; mais je ne compris pas grand-chose.

 

« Cela vient peut-être de ce que je ne suis pas très fort en français. »

 

Personne ne me l’avait enseigné ; j’en avais appris quelques bribes en bouquinant dans la bibliothèque et j’avais peur de faire rire, en le parlant.

 

C’est justement cette crainte qui me rendit d’abord perplexe : irai-je, n’irai-je pas ? Mais ensuite je pensai que, prêt à m’aventurer jusqu’en Amérique, sans connaître même de vue l’anglais et l’espagnol, je pouvais bien avec le peu de français dont je disposais m’aventurer jusqu’à Monte-Carlo, à deux pas d’ici.

 

« Ni ma belle-mère, ni ma femme, disais-je, à part moi, dans le train, ne savent rien de ces quelques sous qui me restent en portefeuille. J’irai les jeter là, pour m’enlever toute tentation. J’espère que je pourrai en conserver assez pour payer mon retour à la maison. Et sinon… »

 

J’avais entendu dire qu’il y avait de beaux arbres, solides, dans le jardin entourant la maison de jeu. À la fin du compte, je pourrais bien me pendre économiquement à l’un d’eux avec la ceinture de mon pantalon, et même j’y ferais belle figure. On dirait :

 

– Qui sait combien aura perdu ce pauvre homme ?

 

Je m’attendais à mieux, je le dis franchement. L’entrée, oui, ce n’est pas mal : on voit qu’on a eu presque l’intention d’élever un temple à la fortune, avec ces huit colonnes de marbre. Un grand portail et deux portes latérales. Sur celles-ci était écrit : Tirez, et mes connaissances arrivaient jusque-là ; je devinai aussi le Poussez du portail, qui, évidemment, voulait dire le contraire. Je poussai et j’entrai.

 

Quel goût détestable et irritant ! On aurait pu au moins offrir à tous ceux qui vont laisser là tant d’argent la satisfaction de se voir écorcher dans un lieu moins somptueux et plus beau. Toutes les grandes cités se flattent maintenant d’avoir un bel abattoir pour les pauvres bestiaux, qui, pourtant, privés comme ils le sont de toute éducation, ne peuvent en jouir. Il est vrai toutefois que la plus grande partie des gens qui vont là ont d’autres préoccupations que de remarquer le goût de la décoration de ces cinq salles, de même que ceux qui s’asseoient sur ces divans, tout autour, ne sont pas souvent en situation de s’apercevoir de l’élégance douteuse de la tapisserie.

 

– Ah ! le 12 ! le 12 ! me disait un monsieur de Lugano, un gros homme dont la vue aurait suggéré les réflexions les plus consolantes sur les énergies résistantes de la race humaine. Le 12 est le roi des numéros, et c’est mon numéro ! Il ne me trahit jamais ! Il se divertit, oui, à me faire enrager, même souvent, mais après, à la fin, il me récompense, me récompense toujours de ma fidélité.

 

Il était amoureux du numéro 12, ce gros homme-là, et ne savait plus parler d’autre chose. Il me raconta que, le jour précédent, son numéro n’avait pas voulu sortir, ne fût-ce qu’une fois ; mais lui ne s’était pas tenu pour battu ; coup après coup, obstiné, sa mise sur le 12, il était resté sur la brèche jusqu’au bout, jusqu’à l’heure où les croupiers annoncent :

 

– Messieurs, aux trois derniers !

 

Eh bien ! au premier de ces trois derniers coups, rien ; rien non plus au second ; au troisième et dernier, vlan !… le 12.

 

– Il m’a parlé ! conclut-il les yeux brillants de joie. Il m’a parlé !

 

Il est vrai qu’ayant perdu toute la journée il ne lui était resté, pour cette dernière mise, que quelques rares écus ; de sorte qu’à la fin il n’avait rien pu rattraper. Mais que lui importait ? Le numéro 12 lui avait parlé !

 

En écoutant ce discours, je me ressouvins de quatre vers du pauvre Pinzone, dont le carnet de calembours avec la suite de ses rimes fantasques, retrouvé au moment du déménagement, se trouve maintenant à la bibliothèque, et je voulus les réciter à ce monsieur :

 

J’attendais la fortune, et, prêt à la saisir,

Je surveillais la route où, prompte, elle se sauve.

À la fin, la voici ; grands dieux ! que de plaisir !

Je cours, je tends la main. Hélas ! elle était chauve.

 

Et ce monsieur, alors, se prit la tête à deux mains et contracta douloureusement toute sa face. Je le regardai, d’abord surpris, puis consterné :

 

– Qu’avez-vous ?

 

– Rien. Je ris, me répondit-il.

 

Il riait comme cela. Sa tête lui faisait si mal, si mal, qu’il ne pouvait souffrir l’ébranlement du rire.

 

*

* *

 

Avant de tenter le sort, – bien que sans aucune illusion, – je voulus rester quelque temps à observer, pour me rendre compte de la manière dont procédait le jeu.

 

Il ne me parut point du tout compliqué, comme mon opuscule me l’avait laissé imaginer.

 

Au milieu de la table, sur le tapis vert numéroté, était encaissée la roulette. Tout autour, les joueurs, hommes et femmes, vieux et jeunes, de tout pays et de toute condition, les uns assis, les autres debout, s’empressaient nerveusement de disposer de petits tas de louis et d’écus et de billets de banque sur les numéros jaunes des carrés ; ceux qui ne réussissaient pas à s’approcher, ou ne le voulaient pas, disaient au croupier les numéros et les couleurs sur lesquels ils désiraient jouer, et le croupier aussitôt avec son râteau disposait leurs mises selon l’indication, avec une dextérité merveilleuse. Le silence se faisait, un silence étrange, anxieux, comme vibrant de violences refrénées, rompu de temps en temps par la voix monotone et somnolente des croupiers :

 

– Messieurs, faites vos jeux !

 

Tandis que par là, vers d’autres tables, d’autres voix également monotones disaient :

 

– Le jeu est fait ! rien ne va plus !

 

À la fin, le croupier lançait la boule sur la roulette :

 

Tac tac tac…

 

Et tous les yeux se tournaient vers elle avec des expressions variables : d’anxiété, de défi, d’angoisse, de terreur. Quelques-uns, parmi ceux qui étaient restés debout, derrière ceux qui avaient eu la chance de trouver une chaise, se poussaient en avant pour entrevoir encore leur mise avant que les râteaux des croupiers s’allongeassent pour la rafler.

 

La boule, à la fin, tombait sur le cadran, et le croupier répétait, de la même voix morte, la formule d’usage et annonçait le numéro sorti et la couleur.

 

Je risquai ma première mise de quelques écus sur le tableau de gauche, dans la première salle, comme cela, au petit bonheur, sur le vingt-cinq ; et je restai, moi aussi, à regarder la petite boule perfide, mais en souriant, avec une espèce de chatouillement interne, très curieux.

 

La boule tombe sur le cadran et :

 

– Vingt-cinq ! annonce le croupier. Rouge, impair et passe ! J’avais gagné ! J’allongeais la main sur mon petit tas multiplié, quand un monsieur de très haute taille, avec de lourdes épaules trop hautes, qui supportaient une petite tête avec un lorgnon d’or sur un nez camus, le front fuyant, les cheveux longs et lissés sur la nuque, m’écarta sans cérémonie et prit pour lui mon argent.

 

Dans mon français pauvre et timide, je voulus lui faire remarquer qu’il s’était trompé – oh ! sans doute involontairement !

 

C’était un Allemand, et il parlait le français plus mal que moi, mais avec un courage de lion il tomba sur moi, soutint que c’était moi qui me trompais, et que l’argent était à lui.

 

Je regardai autour de moi, stupéfait : personne ne soufflait mot, pas même mon voisin qui, pourtant m’avait vu poser ces écus sur le vingt-cinq. Je regardai les croupiers : immobiles, impassibles comme des statues ! Ah ! oui, dis-je à part moi et tranquillement, je mis la main sur les autres écus que j’avais posés, sur la table, devant moi, et je filai.

 

« Voici une méthode pour gagner à la roulette, pensai-je, qui n’est pas examinée dans mon opuscule. Et qui sait si ce n’est pas l’unique, au fond ? »

 

M’étant approché d’une autre table, où on jouait ferme, je restai d’abord un bon bout de temps, à dévisager les gens qui étaient autour : c’étaient, pour la plupart, des messieurs en habit ; il y avait quelques dames ; plus d’une me parut équivoque ; la vue d’un certain petit homme, tout blond, aux gros yeux bleuâtres veinés de sang et entourés de longs cils presque blancs ne m’inspira d’abord pas une grande confiance ; il était en habit, lui aussi, mais on voyait qu’il n’en avait pas l’habitude. Je voulus le voir à l’épreuve : il misa gros, perdit, ne s’émut pas, remisa gros encore au coup suivant ; bon ! en voilà un qui ne courrait pas après mes pauvres sous.

 

Peu à peu, à force de regarder, la fièvre du jeu me prit, moi aussi. Les premiers coups allèrent mal. Puis je commençai à me sentir comme dans un état d’ivresse bizarre : j’agissais comme automatiquement, par inspirations subites, inconscientes : je pontais, chaque fois, après les autres, au dernier moment, et aussitôt j’acquérais la conscience, la certitude que j’allais gagner, et je gagnais. Je pontais tout d’abord peu, puis petit à petit davantage, sans compter. Cette espèce d’ivresse lucide grandissait cependant en moi et ne s’obscurcissait pas pour quelques coups manqués, car il me semblait l’avoir pour ainsi dire prévu : parfois même je me disais en moi-même : « Voici, celui-ci, je le perdrai ; je dois le perdre ». J’étais comme électrisé. À un certain moment, j’eus l’inspiration de risquer tout et adieu, et je gagnai. Mes oreilles bourdonnaient ; j’étais tout en sueur et glacé. Il me sembla qu’un des croupiers, comme surpris de ma fortune tenace, m’observait. Dans l’agitation où je me trouvais, je sentis dans le regard de cet homme comme un défi, et je risquai tout de nouveau, ce que j’avais à moi et ce que j’avais gagné, sans y penser deux fois : ma main alla sur le même numéro qu’avant, le 35 ; je fus pour la retirer ; mais non, là, là, de nouveau, comme si quelqu’un me l’avait commandé !

 

Je fermai les yeux. Je devais être très pâle. Il se fit un grand silence, et il me parut qu’on le faisait pour moi tout seul, comme si tous étaient suspendus dans mon anxiété terrible. La boule tourna, tourna une éternité, avec une lenteur qui exaspérait à mesure mon insoutenable torture. Enfin elle tomba.

 

Je m’attendais à ce que le croupier, toujours de la même voix (elle me parut très lointaine) annonçât :

 

– Trente-cinq, noir, impair et passe !

 

Je pris l’argent et je dus m’éloigner comme un homme ivre. Je tombai assis sur un divan, épuisé ; j’appuyai ma tête au dossier, par un besoin subit, irrésistible de dormir, de me restaurer avec un peu de sommeil. Et j’allais y céder quand je sentis sur moi un poids, un poids matériel qui aussitôt me fit sursauter. Combien avais-je gagné ? J’ouvris les yeux ; mais je dus les refermer immédiatement, la tête me tournait. La chaleur, là-dedans, était suffocante. Comment ? C’était déjà le soir ? J’avais entrevu les lumières. Combien de temps avais-je donc joué ? Je me levai tout doucement ; je sortis.

 

*

* *

 

Dehors dans l’Atrium, il était déjà jour. La fraîcheur de l’air me remit.

 

Des gens se promenaient là : quelques-uns pensifs, solitaires ; d’autres, à deux, à trois, bavardaient en fumant.

 

Je les observais tous. Nouveau venu dans ces lieux, encore tout gêné, j’aurais voulu me mettre un peu au ton de ce qui m’entourait, et j’étudiais ceux qui me paraissaient montrer le plus de désinvolture, de maîtrise de soi ; mais, au moment où je m’y attendais le moins, quelqu’un de ceux-ci tout à coup pâlissait, les yeux fixes, la bouche muette, puis jetait sa cigarette et, parmi les rires de ses compagnons, s’échappait : il rentrait dans la salle de jeu.

 

À mon tour, je retournai dans la salle, à la table où j’avais gagné.

 

Par quelle mystérieuse suggestion suivais-je si infailliblement la variabilité impossible à prévoir des numéros et des couleurs ? Était-ce seulement la divination prodigieuse dans l’inconscience ? Et comment s’expliquer alors certaines obstinations folles, absolument folles, dont le souvenir me fait encore frissonner, quand je considère que je risquais tout, tout, ma vie aussi peut-être, dans ces coups qui étaient de véritables défis au sort ? Non, non : j’eus proprement conscience d’une force quasi diabolique en moi, à ce moment, par laquelle je domptais, je fascinais la fortune ; je liais son caprice au mien. Et cette conviction n’était pas seulement en moi ; elle s’était aussi propagée chez les autres, rapidement ; et maintenant presque tous suivaient mon jeu plein de risques. Je ne sais combien de fois passa le rouge, sur lequel je m’obstinais à ponter. L’agitation croissait de moment en moment autour de la table ; c’étaient des frémissements d’impatience, des saccades de gestes brefs et nerveux, une fureur à peine contenue, angoissée et terrible. Les croupiers eux-mêmes avaient perdu leur rigide impassibilité.

 

Tout d’un coup, en face d’une ponte formidable, j’eus comme un vertige. Je sentis peser sur moi une responsabilité effrayante. J’étais à peu près à jeun depuis le matin, et je vibrais tout entier, je tremblais de ma longue et violente émotion. Je ne pus plus y résister et, après ce coup, je me retirai, vacillant. Je me sentis saisir par un bras. Surexcité, avec des yeux qui lançaient des flammes, un petit Espagnol barbu et trapu voulait à tout prix me retenir :

 

– Voici ; il était onze heures un quart, les croupiers invitaient aux trois derniers coups, nous allions faire sauter la banque !

 

Il me parlait un italien bâtard fort comique ; car, dans le désarroi de mes idées, je m’obstinais à lui répondre dans ma langue :

 

– Non, non, suffit ! je n’en peux plus ! Laissez-moi partir, mon cher monsieur !

 

Il me laissa partir, mais courut après moi ; il monta avec moi dans le train de Nice, et voulut absolument me faire dîner avec lui et prendre ensuite une chambre dans son hôtel.

 

Je ne réussis pas à m’en débarrasser… Je dus aller dîner avec lui.

 

Il me dit qu’il était à Nice depuis une semaine et que tous les matins il s’était rendu à Monte-Carlo, où il avait eu toujours jusqu’à ce soir une déveine incroyable. Il voulait savoir comment je faisais pour gagner. Je devais certainement avoir saisi le jeu ou posséder quelque règle sûre.

 

Je me mis à rire et lui répondis que, jusqu’au matin de ce même jour, je n’avais jamais vu une roulette même en peinture, et que non seulement je ne savais point du tout comment on y jouait, mais que je ne soupçonnais même pas de loin que je jouerais et gagnerais de la sorte. J’en étais étourdi et abasourdi plus que lui.

 

Il ne fut pas convaincu (il croyait sans doute avoir affaire à un vieux cheval de retour). Il parlait avec une merveilleuse désinvolture dans sa langue moitié espagnole et moitié Dieu sait quoi, et en vint à me faire des propositions d’association.

 

– Mais non, m’écriai-je, en cherchant à atténuer mon ressentiment par un sourire. Ne vous obstinez pas à croire que pour ce jeu-là il puisse y avoir des règles, ou qu’on puisse posséder quelque secret. Il y faut de la chance ! J’en ai eu aujourd’hui : je puis n’en pas avoir demain, ou je pourrai aussi en avoir de nouveau : j’espère que oui !

 

– Ma porqué, me demanda-t-il, vos n’avez pas voludo aujourd’houi vos aproveier dé vuestra chance.

 

– M’aprove ?…

 

– Vui, come puedo decir ? vos avantager, ecco !

 

– Mais selon mes moyens, mon cher monsieur !

 

– Bien ! dit-il. Yo puedo por vos. Vos, la chancé, yo mettarai el argento.

 

– Et alors peut-être nous perdrons ! conclus-je en souriant. Il ne me laissa pas finir : il partit d’un éclat de rire étrange, qui voulait paraître malin.

 

Je le regardai, m’efforçant de comprendre ce qu’il voulait dire : il y avait dans son rire et dans ses paroles un soupçon injurieux pour moi. Je lui demandai une explication.

 

Il cessa de rire ; mais il lui resta sur le visage comme l’empreinte de ce rire :

 

– Yo digo qué no, qué no la fado, répéta-t-il. Yo no digo otra chosa !

 

J’abattis fortement une main sur la table et d’une voix altérée, je poursuivis :

 

– Pas du tout ! Il faut au contraire que vous le disiez, que vous expliquiez ce que vous avez entendu signifier avec vos paroles et votre rire imbécile ! Je ne comprends pas, moi !

 

Je le vis, à mesure que je parlais, pâlir et comme se rapetisser : évidemment il allait me faire des excuses. Je me levai indigné, haussant les épaules :

 

– Bah ! je vous méprise, vous et vos soupçons, que je n’arrive même pas à concevoir !

 

Je réglai ma note, et je sortis.

 

*

* *

 

Je ressentais un dépit d’autant plus grand qu’il ne me semblait pas être mal vêtu. Je n’étais pas en habit, c’est vrai ; mais j’avais ce vêtement noir, de deuil, très décent. Et puis si – vêtu de ces mêmes habits – cet Alboche du début avait pu me prendre pour un nigaud, au point de rafler comme rien tout mon argent, comment diable celui-ci me prenait-il maintenant pour un escroc ?

 

« Ce sera sans doute à cause de cette barbiche, pensais-je tout en marchant, ou de ces cheveux trop courts. »

 

Cependant je cherchais un hôtel quelconque pour m’enfermer et voir ce que j’avais gagné. Il me semblait que j’étais plein d’argent : j’en avais un peu partout, dans les poches de ma veste : or, argent, billets de banque. Il devait y en avoir beaucoup.

 

J’entendis sonner deux heures. Les rues étaient désertes. Une voiture vide passa. J’y montai.

 

Avec rien j’avais fait environ onze mille francs ! Cela me parut une grosse somme. Mais ensuite, en pensant à ma vie d’autrefois, j’éprouvai un sentiment de profond avilissement. Quoi donc ? Deux années de bibliothèque, avec l’accompagnement de tous mes autres malheurs, m’avaient rendu le cœur à ce point misérable ?

 

« Va, homme vertueux, bibliothécaire plein de mansuétude, retourne chez toi apaiser avec ce trésor la veuve Pescatore. Elle croira que tu l’as volé et acquerra subitement pour toi une très grande estime. Ou va plutôt en Amérique, comme tu t’y étais décidé d’abord, si cela ne te paraît pas une récompense digne de tes peines. Tu le pourrais maintenant, ainsi muni. Onze mille francs ! »

 

Je ramassai mon argent, le jetai dans le tiroir de la commode et me couchai. Mais je ne pus trouver le sommeil. Que devais-je faire ? Retourner à Monte-Carlo, pour restituer ce gain extraordinaire ? Ou en jouir modestement ? Mais comment ? Avais-je encore envie et moyen de jouir de quelque chose, avec cette famille que je m’étais donnée ? J’habillerais un peu moins pauvrement ma femme, qui, non seulement ne se souciait plus de me plaire, mais semblait, au contraire, tout faire pour se rendre déplaisante. Elle jugeait peut-être que, pour un mari comme moi, ce n’était plus la peine de se faire belle. Du reste, sa santé ne s’était plus rétablie. De jour en jour, elle s’était aigrie, non seulement contre moi, mais contre tout le monde. Cette rancœur et le manque d’une affection vive et vraie s’étaient mis pour ainsi dire à nourrir en elle une indolence insouciante. Elle ne s’était même pas affectionnée à la petite, dont la naissance, avec celle de l’autre, morte au bout de quelques jours, avait été pour elle une défaite, vis-à-vis du beau garçon d’Olive, né un mois plus tard, sans peine et magnifique. Tous ces désagréments et les froissements qui se produisent quand le besoin, comme un matou noir et pelé, se pelotonne sur la cendre d’un foyer éteint, nous avaient rendu odieuse à tous deux la vie commune. Avec onze mille francs pourrais-je rétablir la paix à la maison et faire renaître l’amour étranglé à sa naissance par la veuve Pescatore ? Folie ! Et alors ? Partir pour l’Amérique ? Mais pourquoi irais-je chercher si loin la fortune, quand il semblait vraiment qu’elle eût voulu m’arrêter ici, à Nice, sans que j’y songeasse, devant ce magasin d’accessoires de jeu ? À présent, il me fallait me montrer digne d’elle, de ses faveurs, si vraiment, comme il paraissait, elle voulait me les accorder. Allons, allons ! Ou tout ou rien. En fin de compte, j’en serais quitte pour redevenir ce que j’étais avant. Qu’était-ce donc que onze mille francs ?

 

Ainsi, le jour suivant, je retournai à Monte-Carlo. J’y retournai douze jours de suite. Je n’eus plus le moyen ni le temps de m’ébahir de la faveur, plus fabuleuse qu’extraordinaire, de la fortune : j’étais hors de moi, absolument fou ; je n’en éprouve point de stupeur, même maintenant, ne sachant que trop quel tour elle m’apprêtait en me favorisant de cette manière et dans cette mesure. En neuf jours, j’arrivai à constituer une somme véritablement énorme en jouant comme un désespéré ; après le neuvième jour, je commençai à perdre, et ce fut le précipice. La fièvre prodigieuse, comme si elle n’avait plus trouvé d’aliment dans mon énergie nerveuse enfin épuisée, vint à me manquer. Je ne sus, ou plutôt je ne pus m’arrêter à temps. Je m’arrêtai, je me repris, non par mes propres forces, mais par la violence d’un spectacle horrible, mais qui n’est pas rare à cet endroit.

 

J’entrais dans les salles de jeu, le matin du douzième jour, quand le monsieur de Lugano, amoureux du numéro 12, me rejoignit, bouleversé et haletant, pour m’annoncer, plutôt du geste que de la parole, que quelqu’un venait de se tuer là, dans le jardin. Je pensai tout de suite que c’était mon Espagnol et j’en éprouvai du remords. J’étais sûr qu’il m’avait aidé à gagner. Le premier jour, après notre querelle, il n’avait pas voulu ponter où je pontais et avait perdu continuellement ; les jours suivants, me voyant gagner avec tant de persistance, il avait essayé de jouer mon jeu ; mais c’est moi qui alors n’avais plus voulu : comme guidé par la main de la Fortune elle-même, présente et invisible, je m’étais mis à errer d’une table à l’autre. Depuis deux jours, je ne l’avais plus aperçu, exactement depuis que je m’étais mis à perdre, et peut-être parce qu’il ne m’avait plus pourchassé.

 

J’étais sûr, en accourant au lieu indiqué, de le trouver là, étendu par terre, mort, mais j’y trouvai, au contraire, ce jeune homme pâle qui affectait un air d’indifférence somnolente, tirant les louis de la poche de son pantalon pour ponter sans même regarder.

 

Il paraissait petit, là, au milieu de l’allée : il était allongé, les pieds joints, comme s’il s’était couché d’abord, pour ne pas se faire mal en tombant ; un des bras était collé au corps ; l’autre, un peu soulevé, avec la main crispée et un doigt, l’index, encore dans la position pour tirer. Près de cette main était le revolver, plus loin son chapeau. Il me sembla d’abord que la balle était sortie par l’œil gauche, d’où un ruisseau de sang, maintenant coagulé, lui avait coulé sur la face. Mais non : ce sang avait jailli de là, comme un peu des narines et des oreilles ; il en était encore sorti en abondance du petit trou à la tempe droite, tout caillé maintenant sur le sable jaune de l’allée. Une douzaine de guêpes bourdonnaient à l’entour ; quelques-unes venaient même se poser là, voraces, sur l’œil. Parmi tous ceux qui regardaient, personne n’avait pensé à les chasser. Je tirai de ma poche un mouchoir et je le mis sur ce pauvre visage horriblement défiguré. Personne ne m’en sut gré : j’avais enlevé le plus beau du spectacle.

 

Je m’enfuis ; je retournai à Nice, pour en partir le jour même.

 

J’avais avec moi à peu près quatre-vingt-deux mille francs.

 

Je pouvais tout imaginer, sauf que, dans la soirée de ce même jour, il dût m’arriver à moi aussi quelque chose de semblable.

 

VII

JE CHANGE DE TRAIN


Je pensais :

 

« Je rachèterai L’Épinette, et je me retirerai là, à la campagne, à faire le meunier. On se trouve mieux près de la terre, et dessous peut-être encore mieux.

 

« L’air de la campagne ferait certainement du bien à ma femme. Peut-être quelques arbres perdraient-ils leurs feuilles en la voyant ; les petits oiseaux se tairaient ; espérons que la source ne tarirait pas. Et je resterais bibliothécaire, tout seulet, à Santa-Maria-Liberale. »

 

Ainsi pensais-je et cependant le train courait. Je ne pouvais fermer les yeux sans que m’apparût aussitôt, avec une terrible précision, le cadavre de ce jeune homme, là, dans l’allée, petit et allongé sous les grands arbres immobiles dans la matinée fraîche. Il me fallait me consoler comme cela, avec un autre cauchemar, moins sanglant, au moins matériellement : celui de ma belle-mère et de ma femme. Et je m’amusais à me représenter la scène de l’arrivée, après ces treize jours de disparition mystérieuse.

 

J’étais certain (il me semblait les voir) qu’elles affecteraient toutes deux, quand j’entrerais, la plus dédaigneuse indifférence. À peine un coup d’œil, comme pour dire :

 

– Tiens ! de nouveau ici ! Tu ne t’étais pas cassé le cou ?

 

Silence chez elles, silence chez moi.

 

Même bientôt sans doute la veuve Pescatore commencerait à cracher de la bile, forte de la perte probable de mon emploi.

 

J’avais en effet emporté la clef de la bibliothèque ; à la nouvelle de ma disparition, on avait dû enfoncer la porte par ordre de la questure et, ne me trouvant pas là-dedans, mort, n’ayant d’autre part ni trace ni nouvelle de moi, ces messieurs du municipe avaient peut-être attendu mon retour trois, quatre, cinq jours, une semaine ; puis ils avaient donné ma place à quelque autre propre-à-rien.

 

Donc, que restais-je à faire là, assis ? Je m’étais jeté de nouveau tout seul au milieu de la rue. Je n’avais qu’à y rester. Deux pauvres femmes ne pouvaient se charger d’entretenir un fainéant, un gibier de galère, qui s’enfuyait comme cela, qui sait pour quelles autres prouesses, etc.

 

Moi, pas un mot.

 

Peu à peu la bile de Marianne Dondi montait, grâce à mon silence méprisant, montait, éclatait et moi encore là, pas un mot ?

 

Au bout d’un certain temps, je tirerais de la poche de mon paletot mon portefeuille et je me mettrais à compter sur la table mes billets de mille : un, deux, trois, quatre…

 

On voit d’ici Marianne Dondi et aussi ma femme ouvrir tout grands les yeux et la bouche.

 

Puis :

 

– Où les as-tu volés !

 

– … Soixante-dix-sept, soixante-dix-huit, soixante-dix-neuf, quatre-vingts, quatre-vingt-un ; cinq cents, six cents, sept cents ; dix, vingt, vingt-cinq ; quatre-vingt-un mille sept cent vingt-cinq francs et quarante centimes en poche.

 

Tranquillement, je ramasserais les billets, je les remettrais dans le portefeuille et je me lèverais.

 

– Vous ne me voulez plus à la maison ? Eh bien ! mille grâces ! Je m’en vais et je vous salue.

 

Je riais, en pensant tout cela.

 

Mes compagnons de voyage m’observaient et souriaient aussi, en dessous.

 

Alors, pour prendre une attitude plus digne, je me mettais à penser à mes créanciers, entre lesquels je devrais partager ces billets de banque. Les cacher, je ne pouvais pas. Et puis, à quoi me serviraient-ils, cachés ?

 

En jouir, certainement, ces chiens-là ne m’en laisseraient pas jouir. Pour se dédommager là, avec le moulin de l’Épinette et les produits de la propriété, et l’Administration à payer (qui mettait les bouchées doubles, comme le moulin sous ses deux meules), qui sait combien d’années encore il leur faudrait attendre ? À présent, peut-être, avec une offre au comptant, je m’en débarrasserais à bon marché. Et je faisais le compte.

 

Mais était-ce donc pour eux que j’avais gagné, à Monte-Carlo, à la fin du compte ? Quelle rage pour ces deux jours de perte ! J’aurais été riche de nouveau… Riche !

 

À présent, je poussais de gros soupirs, qui faisaient retourner mes compagnons de voyage plus que le sourire de tout à l’heure. Mais moi, je ne trouvais pas de repos. Le soir tombait ; l’air paraissait de cendre et l’ennui du voyage était insupportable.

 

À la première station italienne j’achetai un journal, avec l’espérance qu’il m’aiderait à m’endormir. Je le déployai et, à la lumière de l’ampoule électrique, je me mis à lire. J’eus ainsi la satisfaction de savoir que le château de Valançay, mis à l’encan pour la seconde fois, avait été adjugé au comte de Castellane pour la somme de deux millions trois cent mille francs. Le domaine attenant au château était de deux mille huit cents hectares : le plus vaste de France.

 

– À peu près comme l’Épinette

 

Je lus que l’empereur d’Allemagne avait reçu, à Potsdam, à midi, l’ambassade marocaine, et que le secrétaire d’État, baron de Richthofen, avait assisté à la réception. La mission, présentée ensuite à l’impératrice, avait été retenue à déjeuner, et qui sait tout ce qu’elle avait dévoré !

 

De leur côté, le tsar et la tsarine avaient reçu à Peterhof une mission thibétaine spéciale, qui avait présenté à Leurs Majestés les présents du grand Lama.

 

« Les présents du Lama ? me demandais-je en fermant les yeux, songeur. Qu’est-ce que ça peut bien être ? »

 

Des pavots ; c’est pourquoi je m’endormis. Mais des pavots de peu de vertu ; je me réveillai, en effet, bientôt, à un choc du train qui s’arrêtait à une autre station.

 

Je regardai ma montre : il était huit heures un quart. Dans une petite heure donc, je serais arrivé.

 

J’avais toujours le journal en main, et je le retournai pour chercher en seconde page quelque présent meilleur que ceux du Lama. Mes yeux tombèrent sur un

 

SUICIDE

 

comme cela, en lettres grasses.

 

Je pensai tout de suite que c’était peut-être celui de Monte-Carlo, et je me hâtai de lire. Mais je m’arrêtais, surpris, à la première ligne, imprimée en tout petits caractères :

 

On nous télégraphie de Miragno.

 

– Miragno ? Qui peut bien être suicidé dans mon pays ? Je lus :

 

Hier, samedi 28, on a trouvé dans le bief d’un moulin un cadavre dans un état de putréfaction avancée…

 

Subitement un nuage passa devant mes yeux, je m’attendis à trouver à la ligne suivante le nom de ma propriété et, comme j’avais peine à lire, d’un seul œil, cette impression minuscule, je me levai debout, pour être plus près de la lampe.

 

avancée. Le moulin est situé dans une propriété dite l’Épinette, à environ deux kilomètres de notre ville. Les autorités Judiciaires étant accourues sur les lieux avec d’autres personnes, le cadavre fut retiré du canal pour les constatations légales. Plus tard il fut reconnu pour celui de notre…

 

Le cœur me remonta à la gorge et je regardai, hors de moi, mes compagnons de voyage qui dormaient tous.

 

Accourues sur les lieux… retiré du canal… fut reconnu pour celui de notre bibliothécaire Mathias Pascal, disparu depuis quelques jours. Cause du suicide : embarras financiers.

 

– Moi ?… Disparu… reconnu… Mathias Pascal…

 

Je relus avec une mine féroce et le cœur en tumulte je ne sais plus combien de fois ces quelques lignes. Dans la première chaleur, toutes mes énergies vitales se soulevèrent violemment pour protester : comme si cette nouvelle, si irritante dans son impassible laconisme, pouvait pour moi aussi être vraie. Mais, si elle ne l’était pas pour moi, elle l’était pour les autres ; depuis hier pesait sur moi, comme un odieux outrage, permanent, écrasant, intolérable. Je regardai de nouveau mes compagnons de voyage et, comme si eux aussi, là, sous mes yeux, avaient reposé dans cette certitude, j’eus la tentation de secouer leurs attitudes incommodes et pénibles, de les secouer, de les éveiller, pour leur crier que ce n’était pas vrai.

 

– Est-ce possible ?

 

Et je relus encore une fois l’ahurissante nouvelle.

 

Je ne pouvais rester en place. J’aurais voulu que le train s’arrêtât ; j’aurais voulu qu’il courût aux abîmes ; cette allure monotone, d’automate dur, sourd et pesant, me faisait croître la fièvre de minute en minute. J’ouvrais et je fermais les mains continuellement, m’enfonçant les ongles dans les paumes ; je déployais le journal ; je le repliais pour relire la nouvelle que je savais déjà par cœur, mot par mot.

 

– Reconnu ! Mais comment peuvent-ils m’avoir reconnu ?… Dans un état de putréfaction avancée… pouah !

 

Je me vis pendant un instant, là, dans l’eau verdâtre du canal, pourri, gonflé, horrible, surnageant… Dans un frisson d’effroi instinctif, je croisai les bras sur ma poitrine et, des mains, je me palpai, je m’étreignis.

 

Moi, non ; moi, non !… Qui était-ce bien ?… Il me ressemblait, à coup sûr… Peut-être portait-il la barbe comme moi ?… Était-il de même taille ?… Et ils m’ont reconnu ?… Disparu depuis plusieurs jours… Eh ! oui ! Mais je voudrais savoir, je voudrais savoir qui s’est hâté ainsi de me reconnaître. Est-ce possible que ce malheureux-là me ressemblât autant ? Vêtu comme moi ? Tel quel ? Mais ç’a dû être elle, elle, Marianne Dondi, la veuve Pescatore ? Oh ! elle m’a repêché tout de suite, elle m’a reconnu tout de suite ! Cela ne lui aura pas paru vrai, figurez-vous ! C’est lui ! c’est lui ! mon gendre ! ah ! pauvre Mathias ! Ah ! mon pauvre enfant ! Et elle se sera mise à pleurer peut-être ; elle se sera même agenouillée à côté du cadavre de ce malheureux, qui n’a pas pu lui allonger un coup de pied et lui crier : « Mais lève-toi donc de là : je ne te connais pas ! »

 

Je frémissais. Finalement, le train s’arrêta à une autre station. J’ouvris la portière et me précipitai dehors, avec l’idée confuse de faire quelque chose, tout de suite : un télégramme d’urgence pour démentir cette nouvelle.

 

Le saut que je fis en sortant du wagon me sauva : comme s’il m’avait fait tomber du cerveau cette stupide obsession, j’entrevis dans un éclair… mais oui ! ma libération, la liberté, une vie nouvelle !

 

J’avais sur moi quatre-vingt-deux mille lires, et je n’avais plus à les donner à personne ! J’étais mort, j’étais mort : je n’avais plus de dettes, je n’avais plus de femme, je n’avais plus de belle-mère : personne ! Libre ! Libre ! Libre ! Que cherchais-je de plus ?

 

En pensant à tout cela, je devais être resté dans une pose fort étrange, là, sur le banc de cette station ; j’avais laissé ouverte la portière du wagon. Je me vis entouré de plusieurs personnes, qui me criaient je ne sais quoi ; l’une, enfin, me secoua en me criant plus fort :

 

– Le train repart !

 

– Mais laissez-le ! Laissez-le repartir, mon cher monsieur ! lui criai-je à mon tour. Je change de train.

 

Un doute m’avait maintenant assailli : cette nouvelle n’avait-elle pas déjà été démentie ? N’avait-on pas déjà reconnu l’erreur, à Miragno ? Les parents du vrai mort n’avaient-ils pas fait leur apparition pour corriger la fausse identification.

 

Avant de me réjouir ainsi, il me fallait bien m’assurer, avoir des détails précis. Mais comment me les procurer ?

 

Je cherchai le journal dans mes poches. Je l’avais laissé dans le train. Je me retournai pour regarder la voie déserte, qui se déroulait avec des places brillantes dans la nuit silencieuse, et je me sentis comme égaré dans le vide, dans cette misérable petite gare de passage. Un doute plus fort m’assaillit alors : peut-être que j’avais rêvé ?

 

Mais non !

 

On nous télégraphie de Miragno. Hier samedi 28…

 

Voilà ; je pouvais réciter par cœur, mot pour mot, le télégramme. Il n’y avait pas de doute ! Pourtant, oui, c’était trop peu : cela ne pouvait me suffire.

 

Je regardai la gare ; je lus le nom : Alenga.

 

Trouverais-je dans ce pays d’autres journaux ? Il me revint que c’était dimanche. À Miragno, donc, ce matin, avait paru Le Feuillet, l’unique journal qui s’y imprimât. À tout prix, il me fallait m’en procurer un exemplaire. Là, je trouverais tous les renseignements détaillés dont j’avais besoin. Mais comment espérer trouver à Alenga Le Feuillet ? Eh bien ! je télégraphierais sous un faux nom à la rédaction du journal. Je connaissais le directeur, Miro Colzi, « l’Alouette », comme tout le monde l’appelait à Miragno, depuis que, tout jeune homme, il avait publié sous ce joli titre son premier et dernier volume de vers.

 

Mais pour « l’Alouette », n’allait-ce pas être un événement que cette demande d’exemplaires de son journal à Alenga ? Certes, la nouvelle la plus intéressante de cette semaine, le morceau de résistance de ce numéro, devait être mon suicide. N’allais-je pas m’exposer, avec ma requête insolite, au risque de faire naître en lui quelque soupçon ?

 

« Mais quoi ! pensai-je ensuite. Il ne peut venir à l’esprit de « l’Alouette » que je ne me sois pas noyé pour de bon. Il cherchera la raison de la demande dans quelque autre morceau à effet de son numéro d’aujourd’hui. Depuis longtemps il combat vaillamment contre la municipalité pour l’adduction des eaux et l’installation du gaz. Il croira plutôt que c’est pour la campagne qu’il mène à ce sujet. »

 

J’entrai dans la gare.

 

Par une chance, le conducteur de l’unique voiture, celle de la Poste, était encore là à bavarder avec les employés : le bourg était à environ trois quarts d’heure de voiture de la gare et la route était toute en côte.

 

Je montai dans cette carriole toute décrépite et disloquée sans lanternes, et fouette cocher, dans la nuit.

 

J’avais à penser à bien des choses. Pourtant, de temps en temps, la violente impression reçue à la lecture de cette nouvelle qui me concernait de si près, se réveillait en moi dans cette solitude noire et inconnue, et je me sentais alors, pendant un instant, dans le vide, comme tout à l’heure à la vue de la voie déserte ; je me sentais peureusement dégagé de la vie, survivant à moi-même, perdu, dans l’attente de vivre au-delà de la mort, sans entrevoir encore de quelle façon.

 

Je demandai, pour me distraire, au voiturier, s’il y avait à Alenga une agence de journaux.

 

– Comment dites-vous ? Non, monsieur !

 

– On ne vend pas de journaux à Alenga ?

 

– Ah ! si, monsieur, on en vend chez le pharmacien, Grottanelli.

 

– Il y a un hôtel ?

 

– Il y a l’auberge du Petit Moulin.

 

Il était descendu du siège pour alléger un peu la vieille rosse qui soufflait, les naseaux à terre. Je le distinguais à peine. À un certain moment, il alluma sa pipe et je le vis, alors, comme dans des éclairs, et je pensai :

 

« S’il savait qui il porte… »

 

Mais je me rétorquai tout de suite la question :

 

« Qui il porte ? Je ne le sais même plus, moi. Qui suis-je maintenant ? Il faut que j’y pense. Un nom, au moins, il faut que je me donne un nom tout de suite, pour signer le télégramme et ne pas me trouver ensuite embarrassé si, à l’auberge, on me le demande. Il me suffira de penser simplement au nom pour le moment. Voyons un peu ! Comment est-ce que je m’appelle ? »

 

Je n’aurais jamais supposé que le choix d’un nom et d’un prénom dût me coûter tant de peine et me tourmenter si fort. C’était peut-être la secousse reçue et la préoccupation qui m’avaient rendu le cerveau si aride. Le nom de famille, surtout ! J’accouplais des syllabes, comme cela, sans penser, et il venait de certains noms, comme : Strozzani, Parbetta, Martoni, Bartusi, qui m’irritaient encore davantage les nerfs. Je n’y trouvais aucune propriété, aucun sens. Comme si, au fond, les noms devaient en avoir… Eh ! voyons, n’importe lequel… Martoni, par exemple. Pourquoi pas ? Charles Martoni… Ah ! voilà qui est fait ! Mais peu après, je haussais les épaules : Oui ! Charles Martel… Et l’obsession recommençait.

 

J’arrivai au pays sans en avoir arrêté aucun. Heureusement, là, chez le pharmacien, qui était en même temps receveur des postes et du télégraphe, droguiste, papetier, marchand de journaux, et idiot par-dessus le marché, il n’y en eut pas besoin. J’achetai un exemplaire des quelques journaux qu’il recevait ; journaux de Gênes : le Caffaro et le XIXe Siècle. Je lui demandai ensuite si je pouvais avoir Le Feuillet de Miragno.

 

Il avait une face de chouette, ce Grottanelli, avec une paire d’yeux tout ronds, comme en verre, sur lesquels il abaissait de temps en temps, comme avec peine, des paupières cartilagineuses ; il avait un nez crochu qui lui arrivait jusque sur le menton, et il était boiteux d’un pied.

 

– Le Feuillet ? Connais pas.

 

– C’est un petit journal de province, hebdomadaire, lui expliquai-je. Je voudrais l’avoir. Le numéro d’aujourd’hui, naturellement.

 

– Connais pas ! répéta-t-il.

 

– Eh ! très bien. Mais je vais vous payer les frais d’un mandat télégraphique à la rédaction. Je voudrais en avoir dix, vingt numéros, demain ou au plus vite. Est-ce possible ?

 

Il ne répondait pas : les yeux fixes, sans regard. Il répétait : « Le Feuillet ?… Connais pas. » À la fin, il se décida à faire le mandat télégraphique sous ma dictée, indiquant pour la réponse sa pharmacie.

 

Et le jour suivant, après une nuit d’insomnie, bouleversée par un afflux tempétueux de pensées, là, dans l’auberge du Petit Moulin, je reçus quinze numéros du Feuillet.

 

Dans les deux journaux de Gênes que, à peine resté seul, je m’étais empressé de lire, je n’avais pas trouvé un mot sur l’affaire. Les mains me tremblaient en dépliant Le Feuillet. En première page, rien. Je cherchai dans les deux du milieu, et tout de suite me sauta aux yeux un signe de deuil en haut de la troisième page, et dessous, en grosses lettres, mon nom, comme cela :

 

MATHIAS PASCAL

 

On n’avait point de nouvelles de lui depuis quelques jours, jours d’effroyable consternation et d’inénarrable angoisse pour sa famille désolée. Cette consternation et cette angoisse furent partagées par la meilleure partie de nos concitoyens. On l’aimait et on l’estimait pour la bonté de son âme, pour son caractère jovial et pour sa modestie naturelle, qui lui avaient permis de supporter sans avilissement et avec résignation les destins contraires.

 

Après le premier jour de son inexplicable absence, sa famille, tout émue se rendit à la bibliothèque Boccamazza, où cet employé plein de zèle restait presque tout le jour à enrichir par de savantes lectures sa vive intelligence. On trouva la porte close. Aussitôt, devant cette porte close, surgit, noir et tremblant, le soupçon, soupçon bientôt chassé par l’espérance qui dura plusieurs jours, puis s’affaiblit pourtant peu à peu. Mathias s’était éloigné du pays pour quelque raison secrète.

 

Mais, hélas, il fallait que la vérité fût celle-là !

 

La mort récente d’une mère adorée et en même temps d’une fillette unique, après la perte des biens paternels, avait profondément bouleversé l’âme de notre pauvre ami. Tant il y a que, trois mois environ auparavant, déjà une première fois, à la faveur de la nuit, il avait été tenté de mettre fin à ses misérables jours, là dans ce même bief du moulin, qui lui rappelait les splendeurs passées de sa maison et le temps de son bonheur.

 

… Il n’est douleur plus grande

Que de se souvenir de la félicité

Dans les temps de misère.

 

C’est ce que nous racontait, les larmes aux yeux et sanglotant devant le cadavre ruisselant et décomposé, un vieux meunier, fidèle et dévoué à la famille de ses anciens maîtres. La nuit était tombée, lugubre : une lanterne rouge avait été déposée là, par terre, près du cadavre, veillé par deux carabiniers royaux, et le vieux Philippe Brina (nous le signalons à l’admiration des gens de bien) parlait et pleurait avec nous. Il avait réussi dans cette triste nuit à empêcher que le malheureux mît son projet désespéré à exécution : mais Philippe Brina ne se trouva pas là une seconde fois, prêt à le retenir. Et Mathias Pascal séjourna peut-être toute une nuit et la moitié du jour dans le bief du moulin.

 

Nous ne tenterons même pas de décrire la scène poignante qui s’ensuivit sur le lieu même, quand, avant-hier, vers le soir, la veuve inconsolable se trouva en présence de la misérable dépouille méconnaissable de son cher compagnon, qui était allé rejoindre sa petite fille.

 

Tout le pays a pris part à son deuil et accompagna le cadavre à sa dernière demeure, où quelques paroles d’adieu ému lui furent adressées par notre assesseur communal, le cher Pomino.

 

Nous envoyons à la pauvre famille plongée dans un si grand deuil, au frère du défunt, Robert, éloigné de Miragno, nos condoléances les plus sincères. Le cœur déchiré, nous disons pour la dernière fois à notre bon Mathias : Adieu, bien cher ami, adieu !

 

M. C.

 

Même sans ces deux initiales, j’aurais reconnu « l’Alouette » pour l’auteur de la nécrologie.

 

Mais je dois confesser que la vue de mon nom imprimé là, sous cette raie noire, loin de me réjouir, m’accéléra tellement les battements du cœur qu’après quelques lignes je fus obligé d’interrompre la lecture. L’« effroyable consternation et l’inénarrable angoisse » de ma famille ne me firent pas rire, ni l’amour et l’estime de mes concitoyens, ni mon zèle pour mon emploi. Le souvenir de cette triste nuit à l’Épinette, après la mort de ma mère et de ma petite, qui avait été comme la preuve la plus forte de mon suicide, me surprit d’abord, comme une participation imprévue du hasard, puis me causa du remords et de la honte.

 

Eh ! non ! je ne m’étais pas tué pour la mort de ma mère et de ma petite fille, bien que, peut-être, cette nuit-là, j’en eusse eu l’idée ! Je m’étais enfui, c’est vrai, en désespéré ; mais voilà que maintenant je revenais d’une maison de jeu, où la Fortune m’avait souri et continuait à me sourire de la manière la plus étrange. Un autre s’était tué à ma place, un étranger certainement, à qui je volais les pleurs de ses parents lointains et de ses amis, à qui j’imposais l’éloge funèbre du pommadé chevalier Pomino !

 

Telle fut ma première impression à la lecture de ma nécrologie sur Le Feuillet.

 

Ensuite je pensai que ce pauvre homme était mort, non pas pour l’amour de moi, et qu’en me montrant vivant, je ne pourrais le faire revivre. Je pensai qu’en profitant de sa mort, non seulement je ne frustrais nullement ses parents, mais même je leur rendais service. Pour eux, en effet, ce mort, ce n’était pas lui, mais moi, et ils pouvaient le croire disparu et espérer encore, espérer le voir reparaître un jour ou l’autre.

 

Restaient ma femme et ma belle-mère. Devais-je vraiment croire à leur chagrin, à toute cette « inénarrable angoisse » du funèbre morceau à effet de « l’Alouette » ? Il suffisait, parbleu ! d’ouvrir l’œil à ce pauvre mort pour s’apercevoir que ce n’était pas moi. Une épouse, à moins de le faire exprès, ne peut ainsi confondre un étranger avec son propre mari.

 

Elles s’étaient empressées de me reconnaître dans ce mort ! La veuve Pescatore espérait maintenant que Malagna, ému et peut-être non sans remords pour ce suicide barbare, viendrait en aide à la pauvre veuve, sa nièce ? Eh bien ! s’ils étaient contents, je l’étais plus encore !

 

« Mort ? Noyé ? Une croix et qu’on n’en parle plus ! »

 

Je me levai, m’étirai et poussai un long soupir de soulagement.

 

VIII

ADRIEN MEIS


Aussitôt je me mis à faire de moi un autre homme. Je n’avais que peu ou point à me louer de cet infortuné qu’ils avaient voulu à toute force faire finir misérablement dans le bief d’un moulin. Après toutes les sottises qu’il avait commises, il ne méritait peut-être pas un sort meilleur. À présent, j’aurais aimé que, non seulement extérieurement, mais au plus intime de l’être, il ne restât plus en moi aucune trace de lui.

 

J’étais seul désormais, et je n’aurais pu être plus seul sur la terre, délivré dans le présent de tout lien, absolument maître de moi, soulagé du fardeau de mon passé et avec devant moi un avenir que je pourrais façonner à ma guise.

 

Le sentiment que mes vicissitudes passées m’avaient donné de la vie ne devait plus avoir pour moi désormais de raison d’être. Je devais me faire une nouvelle conception de l’existence, sans le moins du monde m’embarrasser de la désastreuse expérience de feu Mathias Pascal.

 

« Avant tout, me disais-je, j’aurai soin de ma liberté ; je la mènerai promener par des routes planes et toujours nouvelles, et jamais je ne lui ferai porter aucun vêtement alourdissant. Je fermerai les yeux et je passerai vite dès que le spectacle de la vie se présentera quelque part sous une forme désagréable. Je ferai en sorte de fréquenter de préférence les choses qu’on a coutume d’appeler inanimées, et j’irai à la recherche des belles vues, de sites pittoresques et d’endroits tranquilles. Je me donnerai peu à peu une nouvelle éducation ; je me transformerai avec un zèle patient et affectueux, de façon à pouvoir dire, à la fin, que je n’ai pas seulement vécu deux vies, mais que j’ai été deux hommes. »

 

Déjà, à Alenga, avant de partir, j’étais entré chez un barbier pour me faire raccourcir la barbe ; j’aurais voulu me la faire enlever tout à fait, en même temps que les moustaches, mais la crainte de faire naître quelque soupçon dans ce petit pays m’avait retenu.

 

Le barbier était encore tailleur ; un vieux, les reins comme ankylosés par la longue habitude de se tenir courbé, et il portait ses lunettes sur le bout de son nez. Il devait être tailleur plus que barbier. Il tomba comme un fléau de Dieu sur cette barbasse qui ne m’appartenait plus, armé de certaines cisailles de maître tondeur de laine, qui avaient besoin d’être soutenues à la pointe avec l’autre main. Je ne me risquai même pas à souffler : je fermai les yeux, et je ne les rouvris que quand je me sentis secouer tout doucement.

 

Le brave homme, tout en sueur, me tendait un petit miroir pour que je pusse lui dire s’il avait bien opéré.

 

J’entrevis, d’après cette première exécution, quel monstre allait bientôt naître de la nécessaire altération du signalement de Mathias Pascal. Encore une raison de le haïr ! Le menton ridiculement petit, pointu et rentré, que Mathias avait caché pendant tant d’années sous cette large barbe, me parut une trahison. À présent, il me faudrait la porter découverte, cette petite chose absurde ! Et quel nez il m’avait laissé en héritage ! Et cet œil !

 

« Ah ! celui-là, pensai-je, toujours en extase d’un côté, restera toujours sien dans ma nouvelle face ! Je ne pourrai faire autre chose que de le cacher le mieux possible derrière une paire de lunettes à verres de couleur, qui vont joliment contribuer à me rendre l’aspect plus aimable. Je me laisserai pousser les cheveux, et avec ce beau front spacieux, avec mes lunettes et tout rasé, j’aurai l’air d’un philosophe allemand. »

 

Il n’y avait rien à y faire : je devais être philosophe par force, avec ce bel aspect. Eh bien ! patience : j’allais m’armer d’une philosophie discrète et souriante pour passer au milieu de cette pauvre humanité, qui aurait bien de la peine, malgré mes bonnes intentions, à ne pas me paraître un peu ridicule et mesquine.

 

Quant au nom, il me fut pour ainsi dire offert dans le train qui m’emmenait d’Alenga à Turin.

 

Je voyageais avec deux messieurs qui discutaient avec animation d’iconographie chrétienne, où ils faisaient tous deux preuve d’une grande érudition.

 

L’un, le plus jeune, à la face pâle, envahie par une barbe noire rude et touffue, semblait éprouver une grande satisfaction à soutenir son opinion.

 

L’autre, un petit vieux très maigre, tranquille dans sa pâleur ascétique, mais pourtant avec un pli aux angles de la bouche, qui traduisait une ironie subtile, soutenait qu’il n’y avait pas à se fier aux anciens témoignages.

 

Un moment, ils vinrent à parler de Véronique et de deux statues de la ville de Panéade.

 

– Mais oui ! éclata le jeune homme barbu, il n’y a plus de doute aujourd’hui ! Ces deux statues représentent l’empereur !

 

Le petit vieux continuait à soutenir pacifiquement l’opinion contraire. L’autre, inébranlable, en me regardant, s’obstinait à répéter :

 

– Hadrien !

 

– Beronikè en grec. Puis de Béronikè : Vérénique… ou bien Veronica vera icon, déformation très probable, car la Béronikè des Actes de Pilate…

 

– Hadrien ! Hadrien avec la ville agenouillée à ses pieds.

 

Il répéta ainsi Hadrien ! je ne sais plus combien de fois, les yeux tournés vers moi.

 

Quand ils descendirent tous deux à une station et me laissèrent seul dans le compartiment, je me penchai à la portière pour les suivre des yeux : ils discutaient encore en s’éloignant. À un certain moment pourtant, le petit vieux perdit patience et prit sa course.

 

– Qui le dit ? lui demanda très fort le jeune homme avec un air de défi.

 

L’autre se retourna pour lui crier :

 

– Joseph de Meis !

 

Il me sembla que lui aussi me criait ce nom, à moi qui en étais encore à répéter machinalement : « Hadrien… » Je rejetai tout de suite ce de et je gardai le Meis.

 

– Adrien Meis ! Oui… Adrien Meis ; cela sonne bien…

 

Il me sembla aussi que ce nom s’adaptait à ma face rasée, avec des lunettes et des cheveux longs.

 

– Adrien Meis. Parfaitement. Ils m’ont baptisé.

 

Tout souvenir de ma vie antérieure retranché net, l’esprit arrêté à la résolution de recommencer une nouvelle vie, j’étais envahi et soulevé comme par une allégresse enfantine ; je me sentais la conscience comme redevenue vierge et transparente, et l’esprit alerte et prêt à tirer profit de tout pour la construction de mon nouveau moi. Cependant dans mon âme régnait un tumulte de joie à cette liberté nouvelle. Je n’avais jamais vu ainsi les hommes et les choses ; l’air entre eux et moi avait été tout à coup balayé de ses nuages, et les nouvelles relations qui devaient s’établir entre nous se présentaient très faciles. J’allais avoir bien peu désormais à leur demander pour ma satisfaction intime.

 

Je souriais. J’avais envie de sourire ainsi de tout et à toute chose : aux arbres de la campagne, par exemple, qui couraient au-devant de nous avec d’étranges attitudes dans leur fuite illusoire ; aux villas éparses çà et là, où je me plaisais à imaginer des propriétaires aux joues gonflées d’injures contre le brouillard ennemi des oliviers, ou les bras levés et les poings fermés contre le ciel, qui ne voulait pas envoyer de l’eau ; et je souriais aux petits oiseaux, qui se débandaient épouvantés devant cette chose noire qui courait par la campagne avec fracas, à l’ondoiement des fils télégraphiques, par lesquels passaient certaines nouvelles aux journaux, comme celle de Miragno au sujet de mon suicide dans le moulin de l’Épinette ; aux pauvres femmes des cantonniers, qui présentaient le drapeau enroulé, avec le chapeau de leur mari sur la tête.

 

Seulement, à un certain moment, mon regard tomba sur l’alliance qui m’entourait encore l’annulaire de la main droite. J’en reçus une violente secousse ; je clignai les yeux et m’étreignis la main avec l’autre main, essayant de m’arracher ce petit cercle d’or, comme cela, à la dérobée pour ne plus le voir. Je pensai qu’il s’ouvrait et qu’à l’intérieur y étaient gravés deux noms : MathiasRomilda et la date du mariage. Que devais-je en faire ?

 

J’ouvris les yeux et restai un instant, les sourcils froncés, à le contempler dans la paume de ma main.

 

Tout, autour de moi, était redevenu sombre.

 

C’était, là encore, un reste de chaîne qui me liait au passé ! Petit anneau, léger par lui-même et pourtant si lourd ! Mais la chaîne était déjà brisée ; donc, au diable ce dernier anneau !

 

J’allais le jeter par la fenêtre, mais je me retins. Favorisé aussi exceptionnellement par le hasard, je ne pouvais plus me fier à lui ; je devais désormais croire tout possible, jusqu’à ceci : qu’un anneau jeté en pleine campagne, trouvé par rencontre par un paysan, passant de main en main, avec ces deux noms gravés à l’intérieur et la date, ferait découvrir la vérité, c’est-à-dire que le noyé de l’Épinette n’était pas le bibliothécaire : Mathias Pascal.

 

« Non, non, pensai-je ; dans un lieu plus sûr… mais où ? »

 

À ce moment, le train s’arrêta à une autre station… Je regardai, et tout à coup me vint une idée, que j’éprouvai une certaine répugnance à réaliser. Je dis cela pour me servir d’excuse auprès de ceux qui aiment le beau geste. D’un côté était écrit« Hommes » et de l’autre« Dames ». C’est là que tomba le gage de ma foi.

 

Ensuite, je me mis à penser à Adrien Meis et à lui imaginer un passé, à me demander qui fut mon père, où j’étais né, etc., cela en m’efforçant de voir et de fixer tout, dans les plus petits détails.

 

J’étais fils unique : là-dessus, pas de discussion possible, à ce qu’il me semblait.

 

Né… ? Il serait prudent de ne préciser aucun lieu de naissance. Comment faire ? On ne peut naître sur un nuage, avec la lune comme sage-femme, bien qu’à la bibliothèque j’aie lu que les Anciens, parmi tant d’autres métiers, lui faisaient exercer aussi celui-là sous le nom de Lucine.

 

Sur un nuage, non ; mais sur un paquebot, oui, par exemple, on peut y naître. Voilà ! parfait ? né en voyage. Mes parents voyageaient en Amérique. Pourquoi pas ? On y va tant !… Lui aussi, Mathias Pascal, le pauvret, voulait y aller. Et alors, ces quatre-vingt-deux mille lires, nous disons que mon père les a gagnées là-bas, en Amérique ? Mais quoi ? Avec quatre-vingt-deux mille lires en poche, il aurait attendu d’abord que sa femme mît son enfant au monde, commodément sur la terre ferme. Et puis, sottises ! Quatre-vingt-deux mille lires, un émigré ne les gagne plus si facilement en Amérique. Mon père… À propos, comment s’appelait-il ? Paul, oui, Paul Meis. Paul Meis s’était fait des illusions comme tant d’autres. Il avait peiné trois ou quatre ans ; puis, découragé, il avait écrit de Buenos-Aires une lettre au grand-père.

 

Ah ! un grand-père, je tenais absolument à l’avoir connu, un bon petit vieux, par exemple comme celui qui venait de descendre du train, passionné pour l’iconographie chrétienne.

 

Mystérieux caprices de l’imagination ! Par quel inexplicable besoin et d’où me venait la fantaisie d’imaginer à ce moment mon père, ce Paul Meis, comme un mauvais garnement ? Eh bien ! oui, il avait donné bien du tourment au grand-père : il s’était marié contre sa volonté et s’était sauvé en Amérique.

 

Mais pourquoi être né justement en voyage ? N’aurait-il pas mieux valu naître tout de suite en Amérique, dans l’Argentine, quelques mois avant le retour au pays de mes parents ? Mais oui ! Même le grand-père s’était attendri sur son petit-fils innocent ; c’est pour moi, uniquement pour moi qu’il avait pardonné à son fils. Ainsi, tout petit, j’avais traversé l’océan, et peut-être en troisième classe, et pendant le voyage j’avais attrapé une bronchite et c’est par miracle que je n’étais pas mort. Très bien ! Mon grand-père me le disait toujours. Pourtant je ne devrais pas regretter, comme on fait communément, de ne pas être mort, alors, à quelques mois. Non : parce qu’au fond, quelles peines avais-je souffertes, moi, dans ma vie ? Une seule, pour dire la vérité : celle de la mort de mon grand-père, chez qui j’avais grandi. Mon père, Paul Meis, mauvais sujet et impatient du joug, s’était enfui de nouveau en Amérique, après quelques mois, abandonnant sa femme et moi avec le grand-père ; et là-bas il était mort de la fièvre jaune. À trois ans, j’étais resté orphelin aussi de mère, et sans aucun souvenir par conséquent de mes parents, avec ces quelques rares renseignements sur eux. Mais il y avait plus ! Je ne savais même pas avec précision mon lieu de naissance. Dans l’Argentine, très bien ! mais où ? Mon grand-père l’ignorait parce que mon père ne le lui avait jamais dit ou parce qu’il l’avait oublié, et moi je ne pouvais certainement pas me le rappeler.

 

En résumé :

 

a) Fils unique de Paul Meis ; b) né en Amérique, dans l’Argentine, sans autre désignation ; c) venu en Italie à quelques mois (bronchite) ; d) sans souvenir ni renseignements, à peu de chose près, sur mes parents ; e) grandi chez mon grand-père.

 

Où ? Un peu partout. D’abord à Nice. Souvenirs confus : place Masséna, promenade des Anglais, avenue de la Gare… Puis à Turin.

 

J’y allais à présent et me proposais bien des choses : je me proposais de choisir une rue et une maison, où mon grand-père m’avait laissé jusqu’à l’âge de dix ans, confié aux soins d’une famille que j’imaginerais là, sur les lieux, pour qu’elle eût, comme on dit maintenant, plus de couleur locale ; je me proposais de vivre, ou mieux de suivre par l’imagination, là, sur la réalité, la vie d’Adrien Meis, petit enfant.

 

*

* *

 

Cette construction fantaisiste d’une vie non réellement vécue me procura une joie étrange non exempte d’une certaine mélancolie, dans les premiers temps de mon vagabondage. Je m’en fis une occupation. Je vivais non seulement dans le présent, mais encore dans mon passé, c’est-à-dire pour les années qu’Adrien Meis n’avait pas vécues.

 

Je suivais par les rues et dans les jardins les gamins de cinq à dix ans, et j’étudiais leurs mouvements, leurs jeux, et je recueillais leurs expressions, pour en composer l’enfance d’Adrien Meis. J’y réussis si bien qu’elle prit à la fin dans mon esprit une consistance presque réelle.

 

Je ne voulus pas imaginer une nouvelle maman. J’aurais cru profaner la mémoire vive et douloureuse de ma vraie maman. Mais un grand-père, si, le grand-père de mes premières imaginations, je voulus me le créer.

 

Oh ! de combien de vrais grands-pères, de combien de petits vieux suivis et étudiés un peu à Turin, un peu à Milan, un peu à Venise, un peu à Florence, se composa mon grand-père ! Je prenais à l’un sa tabatière, à l’autre sa canne, à un troisième ses lunettes et sa barbe en collier, à un quatrième sa façon de marcher et de se moucher, à un cinquième sa façon de parler et de rire ; et il en résulta un fin petit vieillard, un peu vif : amant des arts, un homme sans préjugés, qui ne voulut pas me faire suivre un cours d’études régulier, aimant mieux m’instruire, lui, de sa vive conversation, et me conduisant avec lui, de ville en ville, par les musées et les galeries.

 

En visitant Milan, Padoue, Venise, Ravenne, Florence, Pérouse, je l’eus sans cesse avec moi, comme une ombre, ce petit grand-père imaginaire, qui plus d’une fois, me parla même par la bouche d’un vieux cicérone.

 

Mais je voulais vivre aussi pour moi, dans le présent. De temps en temps me revenait l’idée de ma liberté sans limites, unique, et j’éprouvais une félicité subite, si forte qu’elle me causait comme une espèce d’égarement, et cette félicité me suivait partout. Ah ! je me rappelle un coucher de soleil, à Turin, dans les premiers mois de ma nouvelle vie, sur le Lungopo, près du pont qui arrête pour une pêcherie l’élan de ses eaux toutes frémissantes de colère : l’air était d’une transparence merveilleuse, toutes les choses dans l’ombre paraissaient émaillées dans cette limpidité, et moi, en regardant, je me sentis si heureux que j’eus presque peur de devenir fou.

 

J’avais déjà effectué ma transformation extérieure : tout rasé, avec une paire de lunettes bleu clair et les cheveux longs, artistement négligés, je semblais vraiment un autre ! Je m’arrêtais parfois à converser avec moi-même devant un miroir et je me mettais à rire.

 

« Adrien Meis ! Heureux homme ! C’est dommage qu’il te faille être ainsi accommodé… Mais, bah ! que t’importe ! Tout va bien ! Si ce n’était cet œil de l’autre, de cet imbécile, tu ne serais pas si laid, après tout, dans l’étrangeté un peu effrontée de ta figure. Tu fais un peu rire les femmes, voilà. Mais au fond, ce n’est pas ta faute, à toi. Si cet autre n’avait pas porté les cheveux si courts ! Mais patience ! Quand les femmes rient… ris toi aussi : c’est ce que tu as de mieux à faire… »

 

Je vivais, d’ailleurs, avec moi et de moi presque exclusivement. J’échangeais à peine quelques paroles avec les hôteliers, les garçons, mes voisins de table, mais jamais avec le désir d’engager la conversation. Et même à la répugnance que j’en éprouvais, je reconnus que je n’avais nullement le goût du mensonge. Du reste, les autres non plus ne montraient guère d’envie de causer avec moi : peut-être à cause de mon aspect, ils me prenaient pour un étranger. Je me rappelle qu’en visitant Venise il n’y eut pas moyen d’enlever de la tête à un vieux gondolier que j’étais Allemand, Autrichien. Sans doute, j’étais né dans l’Argentine, mais de parents italiens. Ma vraie « extraéité », si on peut dire, était bien autre, et j’étais seul à la savoir : c’est que je n’étais plus rien du tout ; aucun état civil ne me portait sur ses registres, sauf celui de Miragno, mais comme mort, avec l’autre nom.

 

Je ne m’en affligeais pas ; toutefois passer pour Autrichien, non, cela ne me plaisait guère ! Je n’avais jamais eu l’occasion de fixer mon esprit sur le mot « patrie ». J’avais bien autre chose à penser autrefois ! Maintenant, dans le loisir, je commençais à prendre l’habitude de réfléchir sur bien des choses auxquelles je ne me serais jamais cru capable de m’intéresser le moins du monde. Pour me soustraire aux réflexions fastidieuses et inutiles, je me mettais quelquefois à remplir des feuilles de papier entières de ma nouvelle signature, m’essayant à prendre une autre écriture, tenant la plume autrement que je la tenais autrefois. Mais au bout d’un certain temps je déchirais le papier et je jetais la plume. Je pouvais fort bien être illettré ! À qui avais-je à écrire ? Je ne recevais et ne pouvais plus recevoir de lettres de personne.

 

Cette pensée me replongeait dans le passé. Je me demandais : « Romilda est-elle encore vêtue de noir ? Peut-être que oui ; pour le monde. Que peut-elle faire ? »

 

Et je me représentais aussi la veuve Pescatore, en train de lancer des imprécations contre ma mémoire.

 

« Aucune des deux, pensais-je, ne sera allée seulement une fois visiter, au cimetière, ce pauvre homme, qui pourtant est mort d’une façon si atroce. Qui sait où ils m’ont enseveli ? Peut-être la tante Scholastique n’aura pas voulu faire pour moi la dépense qu’elle fit pour ma mère ; Robert, encore moins. Je serai couché comme un chien, dans le champ des pauvres… Bah ! bah ! n’y pensons pas ! J’en suis fâché pour ce pauvre homme, qui avait peut-être des parents plus humains que les miens. Mais, du reste, à lui aussi maintenant, que lui importe ? Il s’est enlevé la peine de penser ! »

 

Je continuai encore quelque temps à voyager. Je voulus pousser plus loin, hors d’Italie ; je visitai les belles contrées du Rhin, jusqu’à Cologne, en suivant le fleuve, à bord d’un vapeur ; je m’arrêtai dans les villes principales : à Mannheim, à Worms, à Mayence, à Bingen, à Coblenz. J’aurais voulu aller plus loin que Cologne, plus loin que l’Allemagne, au moins en Norvège ; mais ensuite, je pensai que je devais imposer un certain frein à ma liberté. L’argent que j’avais sur moi devait me servir pour toute la vie, et il n’y en avait pas beaucoup. Je pourrais vivre encore une trentaine d’années, et ainsi, hors de toute loi, sans aucun document entre les mains qui prouvât ne fût-ce que mon existence réelle, j’étais dans l’impossibilité de me procurer aucun emploi ; si donc, je ne voulais pas me mettre en mauvaise posture, il me fallait me réduire à vivre de peu. Tout compte fait, je ne devrais pas dépenser plus de deux cents francs par mois ; c’est peu. Mais j’avais déjà vécu deux ans avec moins encore, et pas seul. Je m’en accommoderais donc.

 

Dans le fond, j’étais déjà un peu fatigué de ce vagabondage solitaire et muet. Instinctivement, je commençais à sentir le besoin d’un peu de compagnie. Je m’en aperçus une triste journée de novembre, à Milan, peu après mon petit tour en Allemagne.

 

Il faisait froid et la pluie menaçait de tomber avec le soir. Sous un bec de gaz, j’aperçus un vieux marchand d’allumettes ; sa boîte, qu’il tenait devant lui, suspendue à son cou par une bretelle, l’empêchait de se bien envelopper dans un petit manteau en loques qu’il avait sur les épaules. De ses poings pressés contre son menton pendait une ficelle jusqu’à ses pieds. Je me penchai pour regarder et je découvris entre ses souliers déchirés un petit chien minuscule de quelques jours, qui tremblait de tout son corps et gémissait continuellement, en se rencognant. Pauvre bête ! Je demandai au vieux s’il la vendait. Il me répondit que oui et que même il ne me la vendrait pas cher, bien qu’elle valût beaucoup : oh ! elle deviendrait un très beau chien !

 

– Vingt-cinq lires…

 

La pauvre bête continua à trembler, sans nullement s’enorgueillir de cette estimation : elle savait à coup sûr que son maître avait estimé à ce prix, non pas ses futurs mérites, mais l’imbécillité qu’il avait cru lire sur ma figure.

 

Moi, cependant, j’avais eu le temps de réfléchir qu’en achetant ce chien je me ferais sans doute un ami fidèle et discret, qui, pour m’aider et m’apprécier, ne me demanderait jamais qui j’étais véritablement, d’où je venais, et si mes papiers étaient en règle ; mais qu’il me faudrait aussi me mettre à payer une taxe, moi qui n’en payais plus ! Cela me parut comme une première compromission de ma liberté.

 

– Vingt-cinq francs ? Je te salue ! dis-je au vieux marchand d’allumettes.

 

J’enfonçai mon grand chapeau sur mes yeux et, sous la pluie fine que le ciel commençait à verser, je m’éloignai en considérant pourtant, pour la première fois, que c’était sans doute bien beau une liberté aussi étendue, mais que cette liberté était aussi un tantinet tyrannique, si elle ne me permettait même pas de m’acheter un petit chien.

 

IX

UN PEU DE BRUME


Du premier hiver, je ne m’en étais quasi point aperçu, parmi les distractions des voyages et dans l’ivresse de ma nouvelle liberté. Le second hiver me surprenait à présent déjà un peu las, comme j’ai dit, de mon vagabondage et décidé à m’imposer un frein. Et je m’apercevais qu’il y avait de la brume et qu’il faisait froid.

 

« Tu voudrais peut-être, me gourmandais-je, que le ciel fût toujours serein pour que tu pusses jouir sans nuages de ta liberté ? »

 

Je m’étais assez amusé, en courant de-ci de-là : Adrien Weis avait eu, cette année-là, sa jeunesse étourdie ; à présent, il fallait qu’il devînt un homme, se recueillît en lui-même, se formât un genre de vie calme et modeste.

 

Je me mis à chercher dans quelle ville il me conviendrait de fixer ma demeure, car je ne pouvais pas rester plus longtemps comme un oiseau sans nid, si vraiment je voulais m’arranger une existence régulière.

 

Mais une maison à moi, toute à moi, pourrais-je jamais plus l’avoir ? Il fallait considérer tant de choses. Tout à fait libre, je ne pouvais l’être que la valise à la main : aujourd’hui ici, demain là. Fixé dans un endroit, propriétaire d’une maison ? Oh ! alors : registres et taxes tout de suite ! Et ne m’inscrirait-on pas à l’état civil ? Mais assurément ! Et comment ? Sous un faux nom ? Et alors, qui sait ? Peut-être des enquêtes secrètes à mon sujet de la part de la police… En somme, tracas, embarras !… Non ! tant pis ! Je prévoyais ne pouvoir plus avoir une maison à moi, des objets à moi. Mais je prendrais pension dans quelque famille, avec une chambre meublée. Allais-je m’affliger pour si peu ?

 

L’hiver m’inspirait ces réflexions mélancoliques. La fête de Noël, toute proche, me fit désirer la tiédeur d’un petit coin, le recueillement, l’intimité de la maison.

 

Pour rire, pour me distraire, je m’imaginais avec un bon gros pain sous le bras, devant la porte de ma maison.

 

« – Pardon ! Est-ce encore ici que demeurent mesdames Romilda Pescatore, veuve Pascal, et Marianne Dondi, veuve Pescatore ?

 

– Oui, monsieur ! Mais qui êtes-vous ?

 

– Je suis le défunt mari de madame Pascal, ce pauvre brave homme noyé l’année dernière. Voici : je viens de l’autre monde pour passer les fêtes en famille, avec permission de mes supérieurs. Je m’en retourne aussitôt. »

 

En me revoyant ainsi à l’improviste, la veuve Pescatore n’allait-elle pas mourir de frayeur ? Quoi ? Elle ? Pensez-vous ! C’est moi qu’elle aurait fait remourir, au bout de deux jours.

 

Ainsi, j’étais libre de tout. Et cela ne me suffisait pas ? Je souffrais d’être seul. Mais combien étaient seuls comme moi !

 

Oui, mais ceux-là, pensais-je, ceux-là ou sont étrangers, et ont ailleurs leurs maisons où ils pourront retourner un jour ou l’autre, ou si, comme toi, ils n’ont pas de maisons, ils pourront en avoir une demain, et en attendant ils auront celle d’un ami hospitalier. Toi, au contraire, pour dire le vrai, tu seras toujours et partout un étranger : voilà la différence. Étranger de la vie, Adrien Meis !

 

Je haussais les épaules, ennuyé, m’écriant :

 

– Eh ! tant mieux ! j’aurai moins d’embarras. Je n’ai pas d’amis ? Je pourrai en avoir…

 

Déjà, au restaurant que je fréquentais ces jours-là, un monsieur, mon voisin de table, s’était montré enclin à lier amitié avec moi. Il pouvait avoir dans les quarante ans : un peu chauve, brun, avec des lunettes d’or qui n’étaient pas solides sur son nez, peut-être à cause du poids de la chaînette, également en or. Ah ! pour celui-là, un si charmant petit homme ! Figurez-vous que, quand il se levait de sa chaise et mettait son chapeau, il paraissait subitement un autre : il paraissait un petit garçon. C’était la faute de ses jambes, si petites qu’elles n’arrivaient même pas à terre quand il était assis ; en réalité, il ne se levait pas de sa chaise, mais plutôt en descendait. Il cherchait à remédier à ce défaut en portant les talons hauts. Quel mal y a-t-il ? Oui, ils faisaient trop de bruit, ces talons : mais ils rendaient si gracieusement impérieux ses petits pas de perdrix !

 

D’ailleurs, un excellent homme, ingénieux, – peut-être un peu capricieux et volage, – mais avec des vues à lui, originales, et il était de plus chevalier.

 

Il m’avait donné sa carte de visite : Chev. Titus Lenzi.

 

À propos, je faillis me chagriner de la triste figure qu’il me semblait avoir faite en me trouvant dans l’impossibilité de lui donner ma carte en échange. Je n’avais pas encore de carte de visite : j’éprouvais une certaine répugnance à m’en faire imprimer. Quelle misère ! Ne peut-on par hasard se passer de cartes de visite ? On donne son nom de vive voix, et voilà.

 

C’est ainsi que je fis !

 

Quelles belles conversations savait tenir le chevalier Titus Lenzi ! il savait même le latin : il citait Cicéron comme rien.

 

– La conscience ? Mais la conscience ne sert à rien, cher monsieur ! La conscience, comme guide, ne peut suffire. Elle suffirait peut-être si nous pouvions réussir à nous concevoir isolément, et qu’elle ne fût pas de sa nature ouverte aux autres. Dans la conscience, selon moi, en somme, existe une relation essentielle… certainement essentielle, entre moi qui pense et les autres êtres que je pense ; donc ce n’est pas un absolu qui se suffise à lui-même. Est-ce que je m’explique bien ? Quand les sentiments, les inclinations, les goûts de ces autres que je pense ou que vous pensez ne se réfléchissent pas en moi ou en vous, nous ne pouvons être ni satisfaits, ni tranquilles, ni joyeux ; c’est si vrai, que nous luttons tous pour que nos sentiments, nos pensées, nos inclinations se reflètent dans la conscience des autres. À quoi votre conscience vous suffit-elle ? Vous suffit-elle pour vivre seul ? pour vous stériliser dans l’ombre ? Allons donc ! Je hais la rhétorique, cette vieille menteuse fanfaronne, coquette en lunettes, qui a imaginé cette belle phrase prétentieuse : « J’ai ma conscience et cela me suffit ! »

 

Je l’aurais embrassé. Seulement, le cher petit homme ne voulut pas persévérer dans ses discours ingénieux et spirituels. Il commença à entrer dans les confidences, et alors, moi qui déjà croyais facile et bien engagée notre amitié, j’éprouvai aussitôt une certaine gêne qui m’obligeait à m’éloigner, à me dérober. Tant qu’il parla tout seul et que la conversation roula sur des sujets vagues, tout alla bien ; mais à présent le chevalier Titus Lenzi voulait que je parlasse à mon tour :

 

– Vous n’êtes pas de Milan, n’est-ce pas ?

 

– Non !…

 

– De passage ?

 

– Oui !…

 

– Belle ville, Milan ?

 

– Belle…

 

J’avais l’air d’un perroquet apprivoisé. Et plus ses demandes me serraient de près, plus je m’écartais avec mes réponses. Et bientôt je fus en Amérique. Mais dès que mon petit bonhomme sut que j’étais né en Argentine, il bondit de sa chaise et vint me presser chaleureusement la main :

 

– Toutes mes félicitations, cher monsieur ! Je vous envie ! Ah ! l’Amérique… J’y ai été.

 

Il y avait été ? Sauvons-nous !

 

– En ce cas, me hâtai-je de dire, c’est moi qui dois plutôt vous féliciter, vous qui y avez été, parce que, pour moi, je puis à peu près dire que je n’y ai pas été, tout natif de là que je sois ; je quittai le pays âgé de quelques mois, de sorte que mes pieds n’ont même pas touché le sol américain.

 

– Quel dommage ! s’écria tout chagrin le chevalier Titus Lenzi. Mais vous avez sans doute des parents là-bas ?

 

– Non ! personne…

 

– Ah ! c’est donc que vous êtes venu en Italie avec votre famille et qu’elle s’y est établie ? Où demeure-t-elle ?

 

Je haussai les épaules :

 

– Heu ! soupirai-je, sur des épines. Un peu ici, un peu là… Je n’ai pas de famille et… et je me promène !

 

– Heureux homme ! Je vous envie !

 

– Vous avez donc une famille ? demandai-je à mon tour pour le faire parler.

 

– Eh ! non, hélas ! non ! soupira-t-il alors en se renfrognant. Je suis seul et j’ai toujours été seul !

 

– C’est donc comme moi !…

 

– Mais je m’ennuie, mon cher monsieur ! Je m’ennuie ! éclata le petit homme. Pour moi, la solitude… eh ! oui ! enfin, je m’en suis fatigué. J’ai bien des amis ; mais croyez-moi, ce n’est pas drôle à un certain âge d’aller chez soi et de ne retrouver personne. Ah ! il y en a qui comprennent et d’autres qui ne comprennent pas, cher monsieur. C’est bien pis si on comprend, parce qu’à la fin, on se retrouve sans énergie et sans volonté. Celui qui comprend, en effet, dit : « Je ne dois pas faire ceci, je dois faire cela, pour ne pas commettre telle ou telle sottise. » Très bien ! Mais à un certain point il s’aperçoit que la vie tout entière est une sottise et alors, dites-moi un peu ce que signifie n’en avoir commis aucune : cela signifie pour le moins n’avoir pas vécu, cher monsieur.

 

– Mais vous, dis-je pour essayer de le réconforter, vous êtes encore à temps, grâce au ciel ?…

 

– De commettre des sottises ? Mais j’en ai déjà commis beaucoup, croyez-moi ! répondit-il avec un geste et un sourire fats. J’ai voyagé, je me suis promené comme vous, et… des aventures, des aventures… même de fort curieuses, de très piquantes… oui, parbleu ! il m’en est arrivé. Tenez ! par exemple, à Vienne, un soir…

 

Je tombai des nues. Comment ! des aventures amoureuses, lui ?

 

Il suffisait de le regarder, de considérer un peu cette constitution, ridiculement minuscule, pour s’apercevoir qu’il mentait.

 

À la stupeur succéda en moi un profond sentiment de honte pour lui, qui ne se rendait pas compte du misérable effet que devaient naturellement produire ses balivernes, et aussi pour moi, qui l’écoutais mentir avec tant de désinvolture. Lui n’avait aucun besoin du mensonge ! Tandis que moi qui ne pouvais m’en dispenser, j’y peinais et j’en souffrais jusqu’à me sentir, chaque fois, l’âme torturée.

 

Et que résultait-il de cette réflexion ? Hélas ! que condamné inévitablement à mentir par ma situation, je ne pourrais plus jamais avoir un ami, un véritable ami. Donc, ni maison, ni amis… Amitié veut dire confiance, et comment aurais-je pu confier à quelqu’un le secret de ma vie sans nom et sans passé, sortie comme un champignon du suicide de Mathias Pascal ? Je ne pouvais avoir que des relations superficielles, je ne pouvais me permettre avec mes semblables qu’un rapide échange de paroles indifférentes.

 

Eh bien ! c’étaient là les inconvénients de ma fortune. Patience ! Allais-je me décourager pour si peu !

 

Je vivrai avec moi et de moi, comme j’ai vécu jusqu’ici !

 

Oui, mais voici : pour dire la vérité, je craignais de ne pas savoir me contenter de ma compagnie. Et puis, en me touchant la figure et en la trouvant rasée, en passant ma main dans mes longs cheveux ou en rajustant mes lunettes sur mon nez, j’éprouvais une étrange impression : il me semblait n’être quasi plus moi, ne pas me toucher moi-même.

 

Soyons juste, je m’étais ainsi accommodé pour les autres, non pour moi. Devais-je maintenant me retrouver avec moi-même, ainsi déguisé ? Et si tout ce que j’avais feint et imaginé d’Adrien Meis ne devait pas servir pour les autres, pour qui devait-il servir ? Pour moi ? Mais, dans tous les cas, je ne pouvais y croire qu’à condition que les autres y crussent.

 

Or, si cet Adrien Meis n’avait pas le courage de dire des mensonges, de se jeter au milieu de la vie, s’il se tenait à l’écart et rentrait à l’hôtel ; fatigué de se voir seul, dans ces tristes journées d’hiver, par les rues de Milan, et s’enfermait en compagnie du défunt Mathias Pascal, je prévoyais que mes affaires, eh ! allaient commencer à aller mal, qu’en somme ce n’était pas un divertissement qui se préparait pour moi, et que ma belle fortune, alors…

 

Mais la vérité peut-être était celle-ci : que, dans ma liberté sans limites, il m’était difficile de commencer à vivre de quelque façon que ce fût. Sur le point de prendre une résolution quelconque, je me sentais comme retenu, il me semblait voir toutes sortes d’empêchements, d’ombres et d’obstacles.

 

Et, de nouveau, je me traînais dehors, par les rues ; j’observais tout, je m’arrêtais à tous les riens, je réfléchissais longuement sur les choses les plus minimes ; fatigué, j’entrais dans un café, je lisais quelque journal, je regardais les gens qui entraient ou sortaient ; à la fin, je sortais aussi. Mais la vie, à la considérer ainsi, en spectateur étranger, me paraissait maintenant sans profit et sans but ; je me sentais égaré parmi ce grouillement de gens.

 

Je rentrais à l’hôtel.

 

Là, dans un corridor, suspendue dans l’embrasure d’une fenêtre, était une cage avec un canari. Ne pouvant le faire avec les autres et ne sachant à quoi passer mon temps, je me mettais à causer avec ce canari : je lui répétais son refrain avec les lèvres, et lui croyait vraiment que quelqu’un lui parlait, et il écoutait, et peut-être recueillait-il dans mon gazouillement de chères nouvelles de nids, de feuilles, de liberté… Il s’agitait dans la cage, se tournait, sautait, regardait de biais, secouant sa petite tête, puis me répondait, interrogeait, écoutait encore. Pauvre petit oiseau ! Lui au moins m’entendait, tandis que je ne savais pas, moi, ce qu’il avait dit…

 

Eh bien ! à y réfléchir, ne nous arrive-t-il pas, à nous autres hommes, quelque chose de semblable ? Ne croyons-nous pas, nous aussi, que la nature nous parle ? Et ne nous semble-t-il pas recueillir un sens dans ses voix mystérieuses, une réponse selon nos désirs, aux demandes anxieuses que nous lui adressons ? Et cependant, la nature, dans sa grandeur infinie, n’a peut-être pas le plus lointain soupçon de nous et de notre vaine illusion.

 

Mais voyez un peu à quelles conclusions une plaisanterie suggérée par l’oisiveté peut conduire un homme condamné à vivre seul avec lui-même ! Il me venait presque des envies de me donner la bastonnade. Étais-je donc sur le point de devenir sérieusement un philosophe ?

 

Non ! non ! Voyons ! Ma conduite n’était pas logique. Comme cela je ne pourrais pas durer plus longtemps. Il me fallait vaincre toute répugnance, prendre à tout prix une résolution.

 

En somme, il me fallait vivre, vivre, vivre.

 

X

LE BÉNITIER ET LE CENDRIER


Quelques jours après, j’étais à Rome, décidé à y fixer ma demeure.

 

Rome me plut mieux que toute autre ville, et puis elle me paraissait plus apte à donner l’hospitalité avec indifférence, parmi tant d’étrangers, à un étranger comme moi.

 

Le choix d’une maison, c’est-à-dire d’une chambrette décente, dans quelque rue tranquille, chez une famille discrète, me coûta beaucoup de peine. Finalement, je la trouvai, rue Ripetta, en vue du fleuve. La première impression que je reçus de la famille qui devait me recevoir, fut si défavorable, que, revenu à l’hôtel, je restai longtemps perplexe, me demandant s’il ne me valait pas mieux chercher encore.

 

Sur la porte, au quatrième étage, étaient deux plaques : Paleari ici, Papiano là ; au-dessous de la dernière, une carte de visite, fixée avec deux punaises de cuivre, sur laquelle on lisait : Silvia Caporale.

 

Ce fut un vieillard d’une soixantaine d’années qui vint m’ouvrir (Paleari ? Papiano ?), en caleçon de toile, les pieds nus dans une paire de savates crasseuses, les mains ensavonnées et avec un turban d’écume sur la tête.

 

– Oh ! pardon ! s’écria-t-il. Je croyais que c’était la femme… Prenez patience : vous me trouvez si… Adrienne ! Térence ! Allons ! vite ! Voyez qu’il y a un monsieur… Prenez patience un petit moment, je vous en prie… Qu’y a-t-il pour votre service ?

 

– Il y a ici une chambre meublée à louer ?

 

– Oui, monsieur ! Voici ma fille : vous lui parlerez. Allons, Adrienne ! la chambre !

 

Apparut alors, toute confuse, une toute petite demoiselle, blonde, pâle, aux yeux clairs, doux et tristes, comme tout son visage. Adrienne, comme moi ! « Oh ! voyez un peu ! pensai-je. Sans le faire exprès ! »

 

– Mais où est Térence ? demanda l’homme au turban d’écume.

 

– Mon Dieu ! papa, tu sais bien qu’il est à Naples, depuis hier. Retire-toi, lui répondit la fillette, mortifiée, avec une petite voix tendre qui, malgré sa légère irritation, exprimait la douceur de sa nature.

 

Il se retira, en traînant ses savates et continuant à savonner sa tête chauve et aussi sa barbe grise.

 

Je ne pus m’empêcher de sourire, mais avec bienveillance, pour ne pas mortifier davantage la jeune fille. Elle baissa les yeux pour ne pas voir mon sourire.

 

Tout d’abord, elle me parut une gamine ; puis, en observant mieux l’expression de son visage, je m’aperçus qu’elle était déjà femme. Elle portait une robe de chambre qui la rendait un peu gauche et s’adaptait mal aux formes d’un si petit corps. Elle était en demi-deuil.

 

En parlant tout bas et en évitant de me regarder (qui sait quelle impression je lui fis d’abord ?), elle m’introduisit, à travers un corridor obscur, dans la chambre que je devais louer. La porte ouverte, je sentis ma poitrine s’élargir à l’air, à la lumière qui entraient par deux grandes fenêtres regardant le fleuve. On voyait au fond le mont Mario, le pont Marguerite et tout le nouveau quartier des Prati jusqu’au château Saint-Ange ; on dominait le vieux pont de Ripetta et le nouveau qu’on construisait à côté ; plus loin, le pont Humbert et toutes les vieilles maisons de Tordinona qui suivaient l’ample courbe du fleuve ; au fond, de l’autre côté, on découvrait les vertes hauteurs du Janicule, avec la grande fontaine de Saint-Pierre in Montorio, et la statue équestre de Garibaldi.

 

Rien que pour l’étendue de cette vue, je louai la chambre, qui était d’ailleurs garnie avec une gracieuse simplicité, d’une tapisserie claire, blanche et bleue.

 

– Cette petite terrasse ici près, me dit la fillette en robe de chambre, nous appartient aussi, au moins pour le moment. On va l’abattre, dit-on, parce qu’elle fait saillie…

 

Elle baissa les yeux. Pour lui plaire, alors, j’affectai de parler comme elle avec gravité :

 

– Et… pardon ! mademoiselle ! Il n’y a pas de bambins, n’est-ce pas, dans la maison ?

 

Elle secoua la tête, sans ouvrir la bouche. Peut-être dans ma demande sentit-elle une pointe d’ironie, que pourtant je n’avais pas eu l’intention d’y mettre. J’avais dit bambins et non bambines. Je m’empressai de réparer encore une fois :

 

– Et… dites-moi, mademoiselle, vous ne louez pas d’autres chambres, n’est-ce pas ?

 

– Celle-ci est la meilleure, répondit-elle sans me regarder. Si elle ne vous plaît pas…

 

– Non ! non ! Je demandais cela pour savoir si…

 

– Nous en louons une autre, dit-elle alors en levant les yeux avec un air d’indifférence forcée. Par ici, sur le devant… sur la rue. Elle est occupée par une demoiselle qui demeure avec nous depuis deux ans ; elle donne des leçons de piano… au-dehors.

 

Elle esquissa, en parlant ainsi, un sourire léger, léger et triste. Elle ajouta :

 

– Nous sommes moi, mon père et mon beau-frère…

 

– Paleari ?

 

– Non ! Paleari est mon père : mon beau-frère se nomme Térence Papiano… Mais il doit s’en aller avec son frère qui, pour l’instant, est ici aussi, avec nous. Ma sœur est morte… depuis six mois.

 

Pour changer de conversation, je lui demandai combien j’aurais à payer pour le loyer ; nous nous mîmes d’accord tout de suite ; je lui demandai aussi si je devais laisser des arrhes.

 

– À votre guise, me répondit-elle. Si vous vouliez plutôt laisser votre nom…

 

Je me tâtai la poitrine, en souriant nerveusement, et je dis :

 

– Je n’ai pas… Je n’ai même pas une carte de visite… Je m’appelle… Adrien, oui, justement : j’ai entendu que vous vous appeliez Adrienne, vous aussi, mademoiselle. Peut-être que cela vous déplaira ?

 

– Mais non ! Pourquoi ? fit-elle en remarquant évidemment mon curieux embarras et en riant, cette fois, comme une vraie gamme.

 

Je ris aussi et j’ajoutai :

 

– Et alors, si cela ne vous déplaît pas, je me nomme Adrien Meis. Voilà qui est fait ! Pourrais-je occuper la chambre ce soir même ? Ou plutôt je reviendrai demain matin…

 

Elle me répondit :

 

– Comme vous voudrez.

 

Mais je m’en allai avec l’impression que je lui ferais un grand plaisir en ne revenant plus. J’avais osé, ni plus ni moins, ne pas accorder à sa robe de chambre la considération qu’elle méritait.

 

Je pus constater cependant, quelques jours après, que la pauvre enfant était bien forcée de la porter, cette robe de chambre, dont elle se serait passée volontiers. Tout le poids de la maison pesait sur ses épaules. Qu’y serait-on devenu sans elle ?

 

Le père, Anselme Paleari, ce vieux qui était venu au-devant de moi avec un turban d’écume sur la tête, semblait avoir aussi un cerveau d’écume. Le jour même où j’entrai dans sa maison, il se présenta chez moi, non pas tant, dit-il, pour me refaire ses excuses de la manière peu convenable dont il m’était apparu la première fois, que pour le plaisir de faire ma connaissance, car j’avais l’aspect d’un étudiant ou d’un artiste, peut-être ?

 

– Est-ce que je me trompe ?

 

– Vous vous trompez ! Artiste… pas le moins du monde ! Étudiant… oui et non !… J’aime à lire quelques livres.

 

– Oh ! vous en avez de bons ! fit-il en regardant le dos de ceux que j’avais rangés sur la planchette du bureau. Et puis, si cela ne vous ennuie pas, je vous montrerai les miens. Eh ! J’en ai de bons, moi aussi. Eh !

 

Il haussa les épaules et resta là, distrait, les yeux dans le vague, évidemment sans plus se souvenir de rien, ni où il était ni avec qui ; il répéta encore deux fois : Eh !… Eh ! avec les angles de la bouche contractés en bas, et il s’en alla sans me saluer.

 

J’en éprouvai sur le moment un certain étonnement ; mais ensuite, lorsque, dans sa chambre, il me montra ses livres, comme il l’avait promis, je m’expliquai non seulement cette petite distraction d’esprit, mais encore tout le reste. Ces livres portaient des titres de ce genre : La Mort et l’au-delà, L’Homme et ses corps, Les Sept Principes de l’homme, Karma, La Clef de la Théosophie, ABC de la Théosophie, La Doctrine secrète, Le Plan astral, etc., etc. M. Anselme Paleari était affilié à l’école théosophique.

 

On l’avait mis à la retraite de son emploi de chef de bureau dans je ne sais quel ministère, avant l’âge, ce qui l’avait ruiné, non seulement pécuniairement, mais encore parce que, libre et maître de son temps, il s’était plongé tout entier dans ses études fantaisistes et dans ses nuageuses méditations, oubliant plus que jamais la vie matérielle. Au moins la moitié de sa pension devait s’en aller en achat de semblables livres. Déjà il s’en était fait une petite bibliothèque. Pourtant, la doctrine théosophique ne devait pas le satisfaire entièrement. Certes, le ver de la critique le rongeait, car, à côté de ces livres de théosophie, il avait encore une riche collection d’essais et d’études philosophiques anciennes et modernes et de livres de recherches scientifiques. Dans ces derniers temps, il s’était adonné aussi aux expériences de spiritisme.

 

Il avait découvert dans mademoiselle Silvia Caporale, maîtresse de piano, sa locataire, d’extraordinaires aptitudes au rôle de médium, aptitudes encore peu développées, à vrai dire, mais qui se développeraient sans doute avec le temps et l’exercice, jusqu’à se révéler supérieures à celles de tous les médiums les plus célèbres.

 

Pour mon compte, je puis attester n’avoir jamais vu, dans une figure d’une laideur vulgaire de masque de carnaval, une paire d’yeux plus dolents que ceux de mademoiselle Silvia Caporale. Ils étaient d’un noir intense, en globes, et donnaient l’impression qu’ils devaient avoir à l’intérieur un contrepoids de plomb, comme ceux des poupées automatiques. Mademoiselle Silvia Caporale avait plus de quarante ans et une belle paire de moustaches, sous un nez en boule, toujours rouge.

 

Je sus depuis, que cette pauvre femme était enragée d’amour. Elle se savait laide, vieille, et, de désespoir, elle buvait. Certains soirs, on la ramenait à la maison dans un état vraiment déplorable : son chapeau à l’envers, la boulette de son nez rouge comme une carotte et les yeux mi-clos, plus dolents que jamais.

 

Elle se jetait sur le lit, aussitôt tout le vin bu lui ressortait transformé en un infini torrent de larmes. C’était alors à la pauvre petite maman en robe de chambre à la veiller, à la réconforter jusqu’à une heure avancée de la nuit : elle en avait pitié, une pitié qui triomphait de la nausée : elle la savait seule au monde et très malheureuse, avec cette rage au corps qui lui faisait haïr sa vie, à laquelle elle avait déjà attenté deux fois ; elle l’amenait peu à peu à lui promettre qu’elle serait sage, qu’elle ne le ferait plus, et, le lendemain, elle la voyait apparaître parée et attifée avec de petites mines de gamine ingénue et capricieuse.

 

Les quelques lires qu’il lui arrivait de gagner de temps en temps en faisant répéter des chansonnettes à quelque débutante de café-concert, s’en allaient ainsi en boisson ou en parures, et elle ne payait ni le loyer de la chambre ni le peu qu’on lui donnait à manger là en famille. Mais on ne pouvait lui donner congé. Comment aurait-il fait, M. Anselme Paleari pour ses expériences de spiritisme ?

 

Il y avait au fond, cependant, une autre raison : mademoiselle Caporale, deux ans auparavant, à la mort de sa mère, avait quitté sa maison et, en venant vivre là, chez les Paleari, avait confié environ six mille lires, retirées de la vente des meubles, à Térence Papiano pour un négoce que celui-ci lui avait proposé, tout à fait sûr et fructueux : les six mille lires étaient disparues.

 

Quand elle-même, mademoiselle Caporale, en pleurant me fit cet aveu, je pus excuser dans une certaine mesure M. Anselme Paleari, que j’avais d’abord accusé de ne penser qu’à sa folie en gardant une telle femme en contact avec sa propre fille.

 

Il est vrai que pour la petite Adrienne, qui se montrait instinctivement bonne et même trop sage, il n’y avait peut-être pas lieu de craindre : en effet, plus que de toute autre chose, elle se sentait offensée au fond de l’âme par ces pratiques mystérieuses de son père, par cette évocation d’esprits au moyen de mademoiselle Caporale.

 

La petite Adrienne était pieuse. Je m’en aperçus dès les premiers jours, grâce à un bénitier de verre bleu pendu au mur au-dessus de la table de nuit, à côté de mon lit. Je m’étais couché la cigarette à la bouche, et je m’étais mis à lire un des livres de Paleari ; distrait, j’avais ensuite posé le bout de ma cigarette dans ce bénitier. Le lendemain, celui-ci n’y était plus. Sur la table de nuit, en revanche, était un cendrier. Je lui demandai si c’était elle qui l’avait enlevé du mur, et, elle, en rougissant légèrement, me répondit :

 

– Excusez-moi, il m’a semblé que vous aviez plutôt besoin d’un cendrier.

 

– Mais est-ce qu’il y avait de l’eau bénite dans le bénitier ?

 

– Il y en avait. Nous avons en face d’ici l’église Saint-Roch.

 

Et elle s’en alla. Elle voulait donc me sanctifier, cette minuscule petite maman, pour avoir puisé à la source Saint-Roch de l’eau bénite aussi pour mon bénitier ? Pour le mien et pour le sien, certainement. Le père ne devait pas en user. Et, dans le bénitier de mademoiselle Caporale, si toutefois elle en avait un, du vin bénit, plutôt.

 

*

* *

 

Le moindre incident, suspendu comme je me sentais déjà depuis un temps dans un vide étrange, me faisait maintenant tomber dans de longues réflexions. Celui du bénitier m’amena à penser que, depuis mon enfance, je n’avais plus observé aucune pratique religieuse ; je n’étais plus entré dans aucune église pour prier, après le départ de Pinzone, qui m’y conduisait avec Berto par ordre de notre mère. Je n’avais jamais senti aucun besoin de me demander à moi-même si j’avais vraiment une foi. Et Mathias Pascal était mort de male mort sans le secours de la religion.

 

Brusquement, je me vis dans une situation assez spécieuse. Pour tous ceux qui me connaissaient, je m’étais enlevé – bien ou mal – la pensée la plus fastidieuse et la plus affligeante qu’on puisse avoir en vivant : celle de la mort. Qui sait combien, à Miragno, disaient :

 

– Heureux Mathias, enfin ! Quoi qu’il en soit, il a résolu le problème.

 

Et pourtant, je n’avais rien résolu du tout. Je me trouvais maintenant avec les livres d’Anselme Paleari entre les mains, et ces livres m’enseignaient que les morts, les vrais, se trouvaient dans une condition identique à la mienne, dans les « gousses » du Kâmalcka, surtout les suicidés, que M. Leadbeater, auteur du Plan astral (premier degré du monde invisible, d’après la théosophie), représente comme en proie à toutes sortes d’appétits humains, qu’ils ne peuvent satisfaire, dépourvus comme ils le sont du corps physique, que cependant ils ignorent avoir perdu.

 

On sait que certaines espèces de folie sont contagieuses. Celle de Paleari, quoique au début j’y répugnasse, à la fin s’empara de moi. Non que je crusse vraiment être mort : ce n’aurait pas été un grand mal, car la grande affaire est de mourir et, à peine mort, je ne crois pas qu’on puisse avoir le triste désir de retourner en vie. Je m’aperçus tout d’un coup qu’il me fallait mourir encore : voilà le mal ! Qui s’en souvenait plus ? Après mon suicide à l’Épinette, je n’avais naturellement plus vu autre chose devant moi que la vie. Et voici que maintenant, M. Anselme Paleari me présentait continuellement l’ombre de la mort.

 

Il ne savait plus parler d’autre chose, cet excellent homme ! Mais il en parlait avec tant de ferveur, et il lui échappait de temps à autre, dans la chaleur du discours, certaines images et certaines expressions si singulières qu’en l’écoutant je sentais subitement passer en moi l’envie de me débarrasser subitement de sa compagnie et de m’en aller habiter ailleurs. Du reste, la doctrine et la foi de M. Paleari, bien qu’elles me semblassent parfois puériles, étaient au fond réconfortantes, et puisque, hélas ! je m’étais arrêté à l’idée qu’un jour ou l’autre je devrais pourtant mourir pour de bon, il ne me déplaisait pas d’en entendre parler de la sorte.

 

– Est-ce logique ? me demanda-t-il un jour. Nous considérons actuellement l’homme comme l’héritier d’une série innombrable de générations, n’est-ce pas ? Vous, cher monsieur Meis, vous pensez que c’est une bête très cruelle et, dans son ensemble, bien peu estimable ? Je vous accorde cela. L’homme représente dans l’échelle des êtres un degré peu élevé : du ver à l’homme, mettons huit, mettons sept, mettons cinq degrés. Mais, par Diane ! la nature a fatigué des milliers, des milliers et des milliers de siècles pour monter ces cinq degrés, du ver à l’homme ; elle a dû évoluer, cette matière, pour atteindre, comme forme et comme substance, ce cinquième gradin, pour devenir cette bête menteuse, mais qui pourtant est capable d’écrire la Divine Comédie, monsieur Meis, et de se sacrifier comme ont fait votre mère et la mienne, et tout d’un coup, v’lan ! retourne à zéro ! Est-ce logique ? Mon nez, mon pied deviendront vers, mais non pas mon âme, par Bacchus ! Matière, elle aussi, oui, monsieur. Qui vous dit que non ? Mais non pas comme mon nez ou comme mon pied. Est-ce logique ?

 

– Pardon ! monsieur Paleari, lui objectais-je, un grand homme se promène, tombe, se heurte la tête, devient idiot. Où est l’âme ?

 

M. Anselme resta un instant à regarder, comme si un moellon lui fût tombé à l’improviste devant les pieds.

 

– Où est l’âme ?

 

– Oui. Vous ou moi, moi qui ne suis pas un grand homme, mais qui pourtant… c’est bon ! je raisonne : je me promène, tombe, me heurte la tête, deviens idiot. Où est l’âme ?

 

Paleari joignit les mains et, avec une expression de compassion bénigne, me répondit :

 

– Mais, bon Dieu ! pourquoi voulez-vous tomber et vous heurter la tête, monsieur Meis ?

 

– Par hypothèse…

 

– Mais non, monsieur. Promenez-vous tranquillement. Prenons les vieillards qui, sans avoir besoin de tomber et de se heurter la tête, peuvent naturellement devenir idiots. Eh bien ! qu’est-ce que cela veut dire ? Vous voudriez prouver par là que, le corps se cassant, l’âme s’affaiblit aussi, pour démontrer que l’extinction de l’un emporte l’extinction de l’autre ? Mais, pardon ! Imaginez un peu le cas contraire : des corps extrêmement exténués dans lesquels brille très puissante la lumière de l’âme : Jacques Léopardi ! et tant de vieillards, comme par exemple, Sa Sainteté Léon XIII ! Et donc ? Mais imaginez un piano et un pianiste : à un certain moment, en jouant, le piano se désaccorde ; une touche ne s’abaisse plus ; deux, trois cordes se rompent ; eh bien ! s’il vous plaît ! avec un instrument aussi réduit, le pianiste, tout habile qu’il puisse être, devra forcément mal jouer. Et si le piano ensuite se tait, est-ce que le pianiste n’existe plus ?

 

– Le cerveau serait le piano ; le pianiste, l’âme ?

 

– Justement, monsieur Meis. Or, si le cerveau se gâte, forcément l’âme se montre idiote, ou folle, ou que sais-je, moi ? Au reste, si le pianiste brise par inadvertance ou volontairement l’instrument, il paiera : qui casse paie. Tout se paie, tout. Mais ceci est une autre question. Pardon ! est-ce que cela ne veut rien dire pour vous que toute l’humanité, toute, depuis qu’on en a connaissance, a toujours eu une aspiration vers une autre vie, au-delà ? C’est un fait, cela ; un fait, une preuve réelle.

 

– On a dit : l’instinct de conservation…

 

– Mais non, monsieur, car je m’en fiche moi, vous savez ? de cette vile pelure qui me recouvre ! Elle me pèse ; je la supporte parce que je sais que je dois la supporter ; mais si on me prouve, par Diane ! que – après l’avoir supportée encore cinq ou six ou dix ans – je n’aurai pas payé mon écot en quelque façon, et que tout finira là, mais je la rejette aujourd’hui même, en ce moment même. Et où est alors l’instinct de la conservation ? Je me conserve uniquement parce que je sens que cela ne peut finir ainsi ! Mais autre chose est l’homme en particulier, dit-on, autre chose l’humanité ! L’individu fini, l’espèce continue son évolution. Jolie manière de raisonner ! Mais voyez un peu ! Comme si l’humanité, ce n’était pas moi, ce n’était pas vous, et tous les uns après les autres. Et n’avons-nous pas tous le même sentiment, à savoir que ce serait la chose la plus absurde et la plus atroce si tout devait consister, ici, en ce misérable souffle qui est notre vie terrestre : cinquante, soixante années d’ennui, de misère, de fatigues ? Pour quoi ? Pour rien !

 

– Eh ! soupirai-je en souriant, puisque après tout nous devons vivre, pourquoi nous occuper de la mort ?

 

– Pourquoi ? Mais parce que nous ne pouvons comprendre la vie, si en quelque façon nous n’expliquons la mort ! Le critérium directeur de nos actions, le fil pour sortir de ce labyrinthe, la lumière, en somme, monsieur Meis, la lumière doit nous venir de là, de la mort.

 

– Il y fait si noir !

 

– Noir ? Noir pour vous ! Essayez d’y allumer une petite lampe de foi, avec l’huile pure de l’âme ! Si cette lampe manque, nous errons ici, dans la vie, comme autant d’aveugles, avec toute la lumière électrique que nous avons inventée ! C’est bien, très bien, pour la vie, la lampe électrique ; mais, cher monsieur Meis, nous avons aussi besoin de l’autre pour nous faire un peu de lumière pour la mort. Écoutez ! j’essaye aussi certains soirs d’allumer une certaine petite lanterne à vitre rouge : il faut s’ingénier de toutes les manières pour y voir. Pour le moment, mon gendre Térence est à Naples. Il reviendra dans quelques mois, et alors je vous invite à assister à quelqu’une de nos séances. Qui sait si avec cette petite lanterne ?… Mais, suffit ; je ne veux pas vous en dire plus.

 

Comme on le voit, la compagnie d’Anselme Paleari n’était pas fort divertissante. Mais pouvais-je, sans me voir contraint à mentir, aspirer à quelque autre compagnie ? Je me souvenais encore du chevalier Titus Lenzi. M. Paleari, au contraire, ne se souciait pas de savoir rien de moi, satisfait de l’attention que je prêtais à ses discours. Presque chaque matin, après son ordinaire ablution de tout le corps, il m’accompagnait dans mes promenades : nous allions ou sur le Janicule, ou sur l’Aventin, ou sur le mont Mario, quelquefois jusqu’au pont Nomentane, toujours en parlant de la mort.

 

« Et voilà tout ce que j’ai gagné, pensais-je, à n’être pas mort réellement ! »

 

J’essayais quelquefois de l’amener à parler d’autre chose ; mais il semblait que M. Paleari n’eût pas d’yeux pour le spectacle de la vie extérieure : il marchait, presque toujours le chapeau à la main ; de temps en temps il l’élevait comme pour saluer une ombre et s’écriait :

 

– Sottises !

 

Une seule fois il m’adressa, brusquement, une question particulière :

 

– Pourquoi restez-vous à Rome, monsieur Meis ? Je haussai les épaules et lui répondis :

 

– Parce qu’il me plaît d’y rester…

 

– Et pourtant, c’est une triste ville, observa-t-il en secouant la tête. Beaucoup s’étonnent qu’aucune entreprise n’y réussisse, qu’aucune idée vive n’y pousse. Mais ceux-là s’étonnent parce qu’ils ne veulent pas convenir que Rome est morte.

 

– Rome aussi, morte ? m’écriai-je consterné.

 

– Depuis longtemps, monsieur Meis ! Et croyez-moi, tout effort pour la faire revivre est vain. Enfermée dans le rêve de son passé grandiose, elle ne veut plus entendre parler de cette vie mesquine qui s’obstine à fourmiller autour d’elle. Quand une ville a eu une vie comme celle de Rome, avec des caractères si nets et si particuliers, elle ne peut devenir une ville moderne, c’est-à-dire une ville comme une autre. Rome gît là, avec son grand cœur brisé, sur les flancs du Capitole. Sont-elles donc de Rome, ces nouvelles maisons ? Écoutez, monsieur Meis ! Ma fille Adrienne m’a parlé du bénitier qui était dans votre chambre, vous vous rappelez ? Adrienne vous l’a enlevé, ce bénitier ; mais l’autre jour il lui est tombé des mains et s’est brisé : il n’en est resté que la coquille, et celle-ci, à présent, est dans ma chambre, sur mon bureau, consacrée à l’usage que, par distraction, vous en aviez fait d’abord. Eh bien ! monsieur Meis, le destin de Rome est le même. Les papes en avaient fait – à leur manière, s’entend – un bénitier ; nous, Italiens, nous en avons fait, à notre manière, un cendrier. De tous les pays, nous sommes venus ici secouer la cendre de notre cigare, qui n’est autre chose que le symbole de la frivolité de cette misérable vie et du plaisir amer et empoisonné qu’elle nous donne.

 

XI

UN SOIR, EN REGARDANT LE FLEUVE


À mesure que la familiarité grandissait, grâce à la sympathie que me témoignait le maître de la maison, grandissait aussi pour moi la difficulté de converser, la secrète gêne que j’avais déjà éprouvée et qui souvent, à présent, devenait aiguë comme un remords, à me voir là, en intrus, dans cette famille, avec un nom faux, les traits altérés, avec une existence fictive et comme inconsistante. Et je me proposais de me tenir à l’écart, me répétant que je ne devais pas approcher trop de la vie d’autrui, que je devais fuir toute intimité et me contenter de vivre ainsi à part moi.

 

– Libre ? disais-je encore.

 

Mais déjà je commençais à pénétrer le sens et à mesurer l’extension de cette liberté.

 

Ainsi, par exemple, cette liberté consistait à rester là, le soir, accoudé à une fenêtre, à regarder le fleuve qui courait, noir et silencieux, entre les quais neufs et sous les ponts, qui y reflétaient les lumières de leurs becs de gaz, tremblantes comme de petits serpents de feu ; cela voulait dire suivre par l’imagination le cours de ces eaux, depuis la lointaine source des Apennins, puis par toutes ces campagnes, maintenant à travers la ville, puis de nouveau par la campagne, jusqu’à l’embouchure ; puis je me représentais par la pensée la mer ténébreuse et palpitante, où ces eaux, après une si longue course, allaient se perdre. Et cette liberté enfin me permettait d’ouvrir de temps en temps la bouche pour laisser passer un bâillement.

 

Mais cette liberté eût-elle été différente ailleurs ?

 

Je voyais, certains soirs, sur une terrasse à côté, la petite maman en robe de chambre, occupée à arroser les pots de fleurs. « Voilà la vie ! » pensais-je. Et je suivais des yeux la douce enfant dans sa gentille occupation, attendant à chaque instant qu’elle levât les yeux vers ma fenêtre. Mais en vain. Elle savait que j’étais là ; mais quand elle était seule, elle feignait de ne pas s’en apercevoir. Pourquoi ?

 

Était-ce l’effet de la timidité seulement, cette retenue ? Ou peut-être m’en voulait-elle encore, en secret, la chère petite maman, du peu d’attention que je m’obstinais à lui témoigner !

 

À présent, ayant posé son arrosoir, elle s’appuyait au parapet de la terrasse et se mettait à regarder le fleuve, elle aussi, peut-être pour me faire voir qu’elle ne se souciait pas de moi le moins du monde et qu’elle avait pour son compte des pensées bien graves à méditer.

 

Je souriais en moi-même, à cette idée ; mais ensuite, en la voyant se retirer de la terrasse, je réfléchissais que mon jugement pouvait être aussi le fruit du dépit instinctif que chacun éprouve à se voir négligé.

 

« Pourquoi, du reste, me demandais-je, s’occuperait-elle de moi ? Je personnifie ici le malheur de sa vie, la folie de son père ; je représente peut-être une humiliation pour elle. Peut-être regrette-t-elle encore le temps où son père était en activité et n’avait pas besoin de louer des chambres et d’avoir des étrangers plein sa maison. Et puis, un étranger comme moi ! Je lui fais peut-être peur. Pauvre gamine ! avec cet œil et ces lunettes… »

 

Le bruit de quelque voiture, sur le pont tout proche, m’arrachait à ces réflexions ; je me retirais de la fenêtre ; je regardais le lit, je regardais les livres, je restais un peu perplexe entre ceux-ci et celui-là. Puis je haussais enfin les épaules ; je saisissais mon grand chapeau et je sortais, espérant me délivrer, dehors, de cet obsédant ennui.

 

J’allais, selon l’inspiration du moment, ou dans les rues les plus peuplées, ou dans les lieux solitaires. Je me rappelle, une nuit, place Saint-Pierre, l’impression d’un rêve, d’un rêve comme lointain, qui m’envahit de ce monde séculaire, enfermé là, entre les bras du portique majestueux, dans le silence qui paraissait accru par le continuel murmure des deux fontaines. Je m’approchai de l’une d’elles, et alors cette eau seulement me sembla vivante, et tout le reste comme spectral et profondément mélancolique dans sa silencieuse et dans son immobile solennité.

 

En rentrant par le Borgo Nuovo, je rencontrai un ivrogne qui, passant près de moi et me voyant pensif, se baissa, avança un peu la tête pour me regarder au visage, par-dessous, et me dit, en me secouant légèrement le bras :

 

– De la gaieté !

 

Je m’arrêtai net, surpris, à le dévisager des pieds à la tête.

 

– De la gaieté ! répéta-t-il, accompagnant son exhortation d’un geste de la main qui signifiait : « Que fais-tu ? Que penses-tu ? Ne te soucie de rien ! »

 

Et il s’éloigna, titubant, se soutenant avec une main au mur.

 

À cette heure, par cette rue déserte, là tout près du grand temple, et avec les pensées qu’il m’avait suggérées encore dans l’esprit, l’apparition de cet ivrogne et son étrange conseil amical et philosophiquement compatissant me renversèrent : je restai, je ne sais combien de temps à suivre des yeux cet homme, puis je sentis mon ébahissement se dissiper dans un rire fou.

 

« De la gaieté ! Oui, mon ami. Mais je ne puis pas aller au cabaret chercher la gaieté que tu me conseilles, au fond d’un verre. Je ne saurais pas l’y trouver, hélas ! Et je ne sais pas la trouver ailleurs ! Rentrons chez nous ! »

 

Mais c’était la nuit des rencontres.

 

En passant, un peu plus loin, par Tordinona, presque dans l’obscurité, j’entendis un cri perçant, parmi d’autres étouffés, dans une des ruelles qui débouchent sur cette rue. Brusquement, je vis se précipiter devant moi un groupe où l’on se battait. C’étaient quatre misérables, armés de bâtons noueux, se ruant sur une femme de carrefour.

 

Ces lâches étaient quatre, mais, j’avais, moi aussi, un bon bâton ferré. Il est vrai que deux d’entre eux s’élancèrent sur moi avec des couteaux. Je me défendis de mon mieux, en faisant le moulinet et en sautant de-ci, de-là, à temps pour ne pas me faire prendre au milieu d’eux ; je réussis enfin à assener sur la tête du plus acharné un coup formidable avec la pomme de fer : je le vis vaciller, puis prendre sa course ; les trois autres, alors, craignant peut-être que quelqu’un accourût aux cris aigus de la femme, le suivirent. Je ne sais comment, je me trouvai blessé au front. Je criai à la femme, qui ne cessait pas encore d’appeler au secours, de se taire ; mais, me voyant la figure inondée de sang, elle ne sut se contenir et, en pleurant, tout échevelée, elle voulut me secourir, me bander avec le mouchoir de soie, déchiré dans la rixe, qu’elle portait sur le sein.

 

– Non, non ! merci ! lui dis-je en me défendant avec dégoût. Assez… Ce n’est rien ! Va, va-t’en tout de suite… Ne te fais pas voir.

 

Et je gagnai la fontaine qui est sous la rampe du pont, tout près de là, pour me laver le front. Mais, pendant que j’étais là, voici venir deux agents hors d’haleine, qui voulurent savoir ce qui était arrivé. Aussitôt, la femme, qui était de Naples, se mit à raconter le danger qu’elle avait couru avec moi, me prodiguant les phrases les plus affectueuses et les plus admiratives de son répertoire. J’eus bien de la peine à me débarrasser de ces deux zélés policiers, qui voulaient absolument m’emmener avec eux, afin que je dénonçasse le fait. Il n’aurait plus manqué que cela ! Avoir affaire avec la police maintenant ! Paraître le lendemain dans la chronique des journaux comme un héros, moi qui devais rester silencieux, dans l’ombre, ignoré de tous.

 

C’est que, héros, je ne pouvais plus l’être, sinon à condition d’en mourir… ! Mais puisque j’étais déjà mort.

 

*

* *

 

– Pardon ! monsieur Meis, êtes-vous veuf ?

 

Cette question me fut adressée à brûle-pourpoint, un soir, par mademoiselle Caporale, sur la terrasse, où elle se trouvait avec Adrienne et où toutes deux m’avaient invité à passer quelques instants en leur compagnie.

 

Gêné, je répondis :

 

– Moi ? Non. Pourquoi ?

 

– Parce que vous vous frottez toujours l’annulaire avec le pouce comme quand on veut faire tourner une bague autour de son doigt. Est-ce vrai, Adrienne ?

 

Voyez un peu jusqu’où vont se fourrer les yeux des femmes, ou plutôt de certaines femmes, car Adrienne déclara ne s’en être jamais aperçue.

 

– Tu n’y auras pas fait attention ! s’écria la Caporale.

 

Je dus convenir que, bien que moi non plus je n’y eusse jamais fait attention, il pouvait se faire que j’eusse ce tic.

 

– J’ai porté, en effet, me vis-je contraint d’ajouter, une petite bague que j’ai ensuite dû faire couper par un orfèvre, parce qu’elle me serrait le doigt et me faisait mal.

 

– Pauvre petite bague ! gémit alors, en se tortillant, la quadragénaire, en veine, ce soir, de minauderies enfantines… Elle ne voulait plus vous sortir du doigt ? Peut-être était-ce un souvenir d’amour ?…

 

– Silvia ! interrompit la petite Adrienne d’un ton de reproche.

 

– Quel mal y a-t-il ? reprit l’autre. Je voulais dire d’un premier amour… Voyons ! contez-nous cela, monsieur Meis ! Est-il possible que vous ne vouliez jamais parler ?

 

– C’est que, dis-je, je pensais aux conséquences que vous avez tirées de mon tic de me frotter ce doigt. Conséquence arbitraire, ma chère mademoiselle. Car les veufs, que je sache, n’ont pas l’habitude d’enlever leur alliance. La femme, à la rigueur, peut être à charge, mais non pas l’anneau, quand la femme n’est plus. Bien plutôt, de même que les vétérans aiment à s’orner de leurs médailles, ainsi le veuf aime, je crois, à porter son alliance.

 

– Eh oui ! s’écria la Caporale. Vous détournez habilement la conversation. Mais je n’en ai pas moins eu cette impression…

 

– Que j’étais veuf ?

 

– Oui, monsieur. Ne te semble-t-il pas à toi aussi, Adrienne ?

 

Adrienne essaya de lever les yeux sur moi, mais les rabaissa aussitôt, ne sachant – timide comme elle l’était – soutenir le regard d’autrui. Elle sourit de son sourire habituel, doux et triste, et dit :

 

– Que sais-je, moi, de l’air des veufs ? Tu es trop curieuse !

 

À ce moment elle se troubla et se tourna pour regarder le fleuve, en bas. Sans doute, l’autre comprit, car elle soupira, et se mit, elle aussi, à regarder le fleuve.

 

Un quatrième personnage, invisible, était évidemment venu se fourrer entre nous. Je compris, à la fin, moi aussi, en regardant la robe de chambre demi-deuil d’Adrienne. Je conjecturai que Térence Papiano, le beau-frère qui se trouvait encore à Naples, ne devait pas avoir l’air d’un veuf contrit et que, par conséquent, cet air, selon mademoiselle Caporale, je l’avais, moi.

 

J’avoue que je trouvai plaisir à ce que cette conversation finît mal. La douleur causée à Adrienne par le souvenir de sa sœur morte et de Papiano veuf était, en effet, pour la Caporale, le châtiment de son indiscrétion.

 

Pourtant, ce qui me paraissait à moi une indiscrétion, n’était-ce pas, au fond, une curiosité très excusable qui naissait forcément de mon silence étrange ? Et puisque la solitude me devenait désormais insupportable, et que je ne savais pas résister à la tentation de m’approcher des autres, il fallait bien qu’aux questions de ces autres, je satisfisse de la meilleure façon possible, c’est-à-dire en mentant, en inventant. Il n’y avait pas d’autre alternative ! Ce n’était pas la faute des autres, mais la mienne : à présent, j’allais l’aggraver, c’est vrai, par le mensonge ; mais si je ne voulais pas, si j’en souffrais, je n’avais qu’à m’en aller, qu’à reprendre mon vagabondage solitaire.

 

Je remarquais qu’Adrienne elle-même, qui ne m’adressait jamais aucune demande, sinon discrète, était pourtant tout oreilles quand je répondais à la Caporale. Celle-ci, à vrai dire, dépassait souvent les limites de la curiosité naturelle.

 

Un soir, par exemple, sur cette même terrasse, après le dîner, la Caporale me questionna en riant, tandis qu’Adrienne lui criait :

 

– Non, Silvia ! Je te le défends ! Ne t’y risque pas !

 

– Pardon ! monsieur Meis, dit la Caporale, Adrienne veut savoir pourquoi vous ne vous laissez pas pousser les moustaches…

 

– Ce n’est pas vrai ! cria Adrienne. Ne la croyez pas, monsieur Meis ! C’est elle, au contraire… Moi…

 

Elle fondit en larmes, brusquement, la chère petite maman. Aussitôt, la Caporale chercha à la consoler, en lui disant :

 

– Mais non, voyons ! Qu’est-ce que cela fait ? Qu’y a-t-il de mal ?

 

Adrienne la repoussa :

 

– Il y a de mal que tu as menti et que tu me fais enrager ! Nous parlions des acteurs de théâtre qui sont tous… comme cela, et alors tu as dit : Comme monsieur Meis ! Qui sait pourquoi il ne laisse pas pousser au moins sa moustache ?… et moi j’ai dit : Qui sait pourquoi ?…

 

– Eh bien ! reprit la Caporale, quand on dit : Qui sait pourquoi ? cela veut dire qu’on veut le savoir !

 

– Mais tu l’avais dit d’abord, toi ! protesta Adrienne au comble de l’irritation.

 

– Puis-je répondre ? demandai-je pour rétablir le calme.

 

– Non ! Excusez, monsieur Meis ! bonsoir ! dit Adrienne.

 

Et elle se leva pour s’en aller.

 

Mais la Caporale la retint par le bras :

 

– Eh ! voyons ! petite sotte que tu es ! C’est pour rire… Monsieur Adrien est si bon qu’il nous excuse. N’est-ce pas, monsieur Adrien ? Dites-le-lui, vous… pourquoi vous ne vous laissez pas pousser les moustaches.

 

Cette fois, Adrienne se mit à rire, les yeux encore pleins de larmes.

 

– Parce qu’il y a là-dessous un mystère, répondis-je alors en altérant ma voix d’une façon burlesque. Je suis un conjuré !

 

– Nous n’y croyons pas ! s’écria la Caporale sur le même ton. Mais ensuite elle ajouta :

 

– Pourtant, écoutez : que vous soyez un sournois, on ne peut mettre cela en doute. Qu’êtes-vous allé faire, par exemple, cet après-midi à la poste ?

 

– Moi, à la poste ?

 

– Oui, monsieur. Vous le niez ? Je vous ai vu de mes yeux. Vers quatre heures… Je passais sur la place Saint-Sylvestre.

 

– Vous vous serez trompée, mademoiselle : ce n’était pas moi.

 

– Bah ! bah ! fit la Caporale, incrédule. Correspondance secrète… Car, n’est-ce pas, Adrienne ? monsieur ne reçoit jamais de lettre à la maison. C’est la femme de service qui me l’a dit, attention !

 

Adrienne s’agita, ennuyée, sur sa chaise.

 

– Ne l’écoutez pas, me dit-elle, en me lançant un regard plaintif et presque caressant.

 

– Ni à la maison, ni poste restante ! répondis-je. Ce n’est que trop vrai ! Personne ne m’écrit, mademoiselle, par la raison bien simple que je n’ai plus personne qui puisse m’écrire.

 

– Pas même un ami ? Est-ce possible ? Personne ?

 

– Personne. Je n’ai que moi et mon ombre sur la terre. Je l’ai menée promener, cette ombre, de-ci, de-là, continuellement, et je ne me suis jamais, jusqu’à présent, assez arrêté dans un endroit pour y pouvoir contracter une amitié durable.

 

– Vous êtes heureux ! s’écria la Caporale en soupirant, d’avoir pu voyager toute votre vie ! Parlez-nous au moins de vos voyages, voyons ! si vous ne voulez pas nous parler d’autre chose.

 

Et voici qu’après un an et davantage de silence forcé, je prenais un vrai plaisir à parler, tous les soirs, là, sur la petite terrasse, de ce que j’avais vu, des observations faites, des incidents qui m’étaient survenus çà et là. Je m’émerveillais moi-même d’avoir recueilli, en voyageant, tant et tant d’impressions, que le silence avait comme ensevelies en moi, et qui, à présent, tandis que je parlais, ressuscitaient, me jaillissaient des lèvres toutes vives. Cet émerveillement intime colorait ma narration d’une manière extraordinaire ; et puis du plaisir que les deux femmes, en m’écoutant, semblaient éprouver, naissait peu à peu le regret d’un bien dont je n’avais pas réellement joui alors. Ce regret donnait une nouvelle saveur à mon récit.

 

Après quelques soirs, l’attitude, les manières de mademoiselle Caporale étaient radicalement changées à mon égard. Ses yeux dolents s’appesantirent d’une langueur intense. Il n’y avait pas de doute, mademoiselle Caporale était amoureuse de moi !

 

La surprise ridicule que j’en éprouvai me fit découvrir cependant que, pendant toutes ces soirées, je n’avais point parlé pour elle, mais, pour cette autre qui était toujours restée taciturne, à écouter. Évidemment, pourtant, cette autre avait aussi senti que je parlais pour elle seule, car tout de suite s’établit entre nous comme une entente tacite pour nous amuser ensemble de l’effet comique et imprévu de mes paroles sur les trop sensibles cordes sentimentales de la maîtresse de piano quadragénaire.

 

*

* *

 

Mais, avec cette découverte, aucune pensée impure n’entra en moi pour Adrienne : cette candide bonté voilée de tristesse ne pouvait en inspirer. J’éprouvais pourtant une grande joie de cette première confiance qu’elle m’accordait, confiance légère et silencieuse, telle et aussi grande que sa délicate timidité le lui permettait.

 

– Vous ne devez pas avoir beaucoup de cœur, me dit un jour la Caporale, s’il est vrai que vous avez jusqu’ici traversé la vie sain et sauf.

 

– Sain et sauf ?

 

– Oui, j’entends sans avoir éprouvé aucune passion.

 

– Jamais, mademoiselle, jamais !

 

– En tout cas, vous n’avez pas voulu nous dire d’où vous venait cet anneau que vous avez fait couper par un orfèvre parce qu’il vous serrait trop le doigt…

 

– Et qu’il me faisait mal ! Je ne vous l’ai pas dit ? Mais si ! C’était un souvenir de mon grand-père, mademoiselle.

 

– Mensonge !

 

– Comme il vous plaira ; mais voyez, je puis vous dire que mon grand-père m’avait fait cadeau de cet anneau à Florence, en sortant de la galerie des Offices, – j’avais alors douze ans, parce que j’avais pris un Pérugin pour un Raphaël. En récompense de cette erreur, j’eus l’anneau. Mon grand-père, en effet, croyait fermement, je ne sais pour quelles raisons, que ce tableau du Pérugin devait être attribué à Raphaël. Voilà le mystère expliqué ! Vous comprendrez qu’entre la main d’un jeune garçon de douze ans et ma grosse patte il y a de la marge. Vous voyez ? Maintenant, je suis tout entier ainsi, comme cette patte à qui vont mal les bagues gracieuses. Du cœur, j’en aurais peut-être ; mais je suis juste aussi, mademoiselle ; je me regarde dans la glace, avec cette belle paire de lunettes, qui pourtant me sont dans une certaine mesure charitables, et je sens les bras me tomber : « Comment peux-tu prétendre, mon cher Adrien, me dis-je à moi-même, que jamais une femme s’éprenne de toi ? »

 

– Oh ! quelles idées ! s’exclama la Caporale. Mais vous croyez être juste en parlant ainsi et, au contraire, vous êtes très injuste envers nous autres femmes. Car la femme, monsieur Meis, sachez-le, est plus généreuse que l’homme et ne s’attache pas, comme lui, à la seule beauté extérieure.

 

– Disons alors que la femme est aussi plus courageuse que l’homme, mademoiselle. Car je reconnais que, outre la générosité, il faudrait une belle dose de courage pour aimer vraiment un homme comme moi.

 

– Mais voulez-vous vous taire ! Vous aimez à vous faire plus laid que vous n’êtes.

 

– Cela est vrai. Et savez-vous pourquoi ? Pour n’inspirer de compassion à personne. Si je cherchais, voyez-vous, à m’arranger un peu, je ferais dire : « Voyez un peu ce pauvre homme : il se flatte de paraître moins laid avec cette paire de moustaches ! » Au contraire, comme cela, non. Je suis laid ? Eh bien ! laid jusqu’au bout, de tout cœur, sans miséricorde. Qu’en dites-vous ?

 

Mademoiselle Caporale poussa un profond soupir.

 

– Je dis que vous avez tort, répondit-elle ensuite. Si vous essayiez au contraire de vous laisser croître un peu de barbe, par exemple, vous vous apercevriez tout de suite que vous n’êtes pas le monstre que vous dites.

 

– Et cet œil-ci lui demandai-je.

 

– Oh ! mon Dieu ! fit la Caporale, pourquoi ne vous soumettez-vous pas à une opération, aujourd’hui si facile ? Vous pourriez, si vous vouliez, vous débarrasser en peu de temps de ce léger défaut.

 

– Voyez-vous, mademoiselle ? conclus-je. Sans doute que la femme est plus généreuse que l’homme ; mais je vous ferai remarquer que petit à petit vous m’avez conseillé de me composer une autre figure.

 

Pourquoi avais-je tant insisté sur ce sujet ? Voulais-je vraiment que mademoiselle Caporale me déclarât là, en présence d’Adrienne, qu’elle m’aurait aimé, ou plutôt qu’elle m’aimait, même comme cela, tout rasé, et avec cet œil dévoyé ? Non. Si j’avais tant parlé, et si j’avais adressé toutes ces questions détaillées à la Caporale, c’est que je m’étais aperçu du plaisir, peut-être inconscient, qu’éprouvait Adrienne aux réponses victorieuses qu’elle me faisait.

 

Je compris ainsi que nonobstant mon aspect baroque, elle aurait pu m’aimer. À partir de ce soir-là, je trouvai plus doux le lit que j’occupais dans cette maison, plus jolis tous les objets qui m’entouraient, plus léger l’air que je respirais, le ciel plus bleu, le soleil plus brillant. Je voulus croire que ce changement provenait encore de ce que Mathias Pascal avait fini là, dans le moulin de l’Épinette, et qu’après avoir erré dans cette nouvelle liberté illimitée, j’avais enfin trouvé l’équilibre, atteint l’idéal proposé, de faire de moi un autre homme, pour vivre une autre vie.

 

Et mon esprit redevint enjoué, comme dans ma première jeunesse ; il perdit le poison de l’expérience. Jusqu’à monsieur Anselme Paleari qui ne me sembla plus si ennuyeux.

 

Et je me proposai même de n’être plus cruel envers mademoiselle Caporale. Je me le proposai, mais, hélas ! je le fus sans le vouloir, et même je le fus d’autant plus que je voulus l’être moins. Il arriva ceci : à mes paroles, la pauvre femme pâlissait, tandis qu’Adrienne rougissait. Je ne savais pas bien ce que je disais, mais je sentais que mes paroles, leur son, leur expression, n’augmentaient pas assez le trouble de celle à qui elles étaient réellement adressées, pour rompre la secrète harmonie qui déjà – je ne sais comment – s’était établie entre nous.

 

Les âmes ont une manière à elles de s’entendre, d’entrer en intimité jusqu’à se tutoyer, tandis que nos personnes sont encore empêtrées dans l’échange des paroles banales. Et chaque fois que deux êtres qui communiquent ainsi entre eux, avec les âmes seulement, se trouvent seuls en quelque endroit, elles éprouvent un trouble anxieux et comme une répulsion violente pour le moindre contact matériel, une souffrance qui les éloigne et qui cesse subitement, à peine un tiers est-il intervenu. Alors, l’angoisse passée, les deux âmes soulagées se cherchent et se sourient de loin.

 

Combien de fois n’en fis-je pas l’expérience avec Adrienne ! Mais la gêne qu’elle éprouvait était alors pour moi un effet de sa retenue naturelle et de la timidité de sa nature et, pour la mienne, je croyais qu’elle provenait du remords que me causait la fiction à laquelle j’étais obligé, devant la candeur et l’ingénuité de cette douce et affable créature.

 

Je la voyais désormais avec d’autres yeux. Mais ne s’était-elle pas aussi vraiment transformée depuis un mois ? Ses regards fugitifs ne s’éclairaient-ils pas maintenant d’une lumière intérieure plus vive ? Et ses sourires ne montraient-ils pas moins pénible l’effort que lui coûtait cette attitude de sage petite maman, qui tout d’abord m’était apparue comme une ostentation ?

 

Oui, peut-être qu’elle aussi obéissait au même besoin que moi, au besoin de se créer l’illusion d’une nouvelle vie, sans vouloir savoir ni laquelle ni comment. Un désir vague, comme une brise de l’âme, avait ouvert tout doucement pour elle, comme pour moi, une fenêtre dans l’avenir, d’où un rayon d’une tiédeur enivrante arrivait jusqu’à nous, qui ne savions cependant nous approcher de cette fenêtre ni pour la refermer ni pour voir ce qu’il y avait de l’autre côté.

 

Et cette ivresse pure et suave que nous partagions faisait ressentir ses effets à la pauvre mademoiselle Caporale.

 

– Vous savez, mademoiselle, lui dis-je un soir, que j’ai presque décidé de suivre votre conseil.

 

– Lequel ?

 

– De me faire opérer par un oculiste.

 

La Caporale battit des mains, toute contente.

 

– Parfait ! Le docteur Ambrosini ! Appelez Ambrosini : c’est le plus habile, il a fait l’opération de la cataracte à ma pauvre mère. Tu vois, Adrienne, que le miroir a parlé. Qu’est-ce que je te disais ?

 

Adrienne sourit, et je souris à mon tour.

 

– Non, pas le miroir, mademoiselle, dis-je pourtant. Le besoin s’en est fait sentir. Depuis quelque temps, mon œil me fait mal : il ne m’a jamais bien servi ; toutefois, je ne voudrais pas le perdre.

 

Ce n’était pas vrai ; c’était mademoiselle Caporale qui avait raison : le miroir, le miroir avait parlé et m’avait dit que si une opération relativement légère pouvait me faire disparaître du visage ce trait malencontreux de Mathias Pascal, Adrien Meis pourrait aussi se passer de lunettes bleues, se concéder une paire de moustaches et mettre mieux d’accord son physique avec les conditions modifiées de son esprit.

 

Mais je dus changer d’idées à la suite d’une scène nocturne à laquelle j’assistai, caché derrière la persienne d’une de mes fenêtres.

 

Cette scène se déroula sur la terrasse, là, à côté. Je m’y étais attardé jusque vers dix heures en compagnie des deux femmes. Rentré dans ma chambre, je m’étais mis à lire distraitement un des livres préférés de M. Anselme, sur la Réincarnation. Il me sembla tout à coup entendre parler sur la terrasse : je tendis l’oreille pour vérifier si c’était Adrienne. Non. Deux personnes causaient bas, vite : j’entendis une voix d’homme qui n’était pas celle de Paleari. Mais en fait d’hommes à la maison, il n’y avait que lui et moi. Ma curiosité éveillée, je m’avançai vers la fenêtre pour regarder par les fentes des persiennes. Dans l’obscurité, il me sembla reconnaître mademoiselle Caporale. Mais qui était cet homme avec qui elle causait ? Térence Papiano était-il arrivé de Naples, à l’improviste ?

 

À un mot proféré un peu plus fort par la Caporale, je compris qu’ils parlaient de moi. Cet homme se montrait irrité des renseignements que sans doute la maîtresse de piano lui avait donnés sur moi, et maintenant elle cherchait à atténuer l’impression que ces renseignements avaient produite sur l’esprit de celui-ci.

 

– Riche ? demanda-t-il à un certain moment.

 

Et la Caporale :

 

– Je ne sais pas Il me semble ! Certainement, il vit de ses rentes, sans rien faire.

 

– Toujours à la maison ?

 

– Mais non. D’ailleurs, demain tu le verras.

 

Elle dit bien ainsi : « Tu le verras. » Donc elle le tutoyait ; donc Papiano (il n’y avait plus de doute) était au mieux avec mademoiselle Caporale ?… Et comment diable, alors, tous ces jours-ci, m’avait-elle témoigné tant de condescendance ?

 

Ma curiosité devint plus vive que jamais ; mais comme s’ils l’eussent fait exprès, ils se mirent à parler tout bas. À défaut de mes oreilles, je cherchai à me servir de mes yeux. Et je vis que la Caporale posait une main sur l’épaule de Papiano. Celui-ci, peu après, la repoussait brutalement.

 

– Mais comment pouvais-je l’empêcher ? dit-elle en élevant la voix avec une exaspération intense. Que suis-je, moi ? Qu’est-ce que je représente dans cette maison ?

 

– Appelle Adrienne ! lui ordonna-t-il impérieusement.

 

En entendant prononcer le nom d’Adrienne sur ce ton, je serrai les poings, et je sentis mon sang bouillonner dans mes veines.

 

– Elle dort, dit la Caporale.

 

Et lui, sombre, menaçant :

 

– Va la réveiller, tout de suite !

 

Je ne sais comment je me retins d’ouvrir toute grande, furieusement, la persienne.

 

L’effort que je fis pour me maîtriser me permit cependant de rentrer en moi-même. Les paroles que je venais d’entendre prononcer avec tant d’exaspération par cette pauvre femme me venaient aux lèvres : « Que suis-je, moi ? Qu’est-ce que je représente dans cette maison ? »

 

Je me retirai de la fenêtre. Mais aussitôt me revint à la pensée qu’ils parlaient de moi tous les deux, et cet homme voulait encore parler de moi avec Adrienne : j’allais connaître ses sentiments à mon égard.

 

Cependant, la facilité avec laquelle j’accueillis cette excuse pour l’indélicatesse que je commettais en les espionnant, me fit sentir que je mettais en avant mon propre intérêt, pour m’empêcher de prendre conscience de celui, bien plus vif, qu’une autre m’inspirait à ce moment.

 

Je revins regarder à travers les lames des persiennes.

 

La Caporale n’était plus sur la terrasse. L’autre, resté seul, s’était mis à regarder le fleuve, appuyé des deux coudes sur le parapet et la tête dans les mains.

 

En proie à une anxiété frénétique, j’attendis qu’Adrienne parût sur la terrasse. Cette attente ne me fatigua nullement, mais bien plutôt me soulagea petit à petit, me procura une vive et croissante satisfaction : je supposai qu’Adrienne, là-bas, ne voulait pas se soumettre à la tyrannie du grossier personnage. Peut-être la Caporale la priait-elle, les mains jointes. Et cependant l’autre, ici, sur la terrasse, se rongeait de dépit. J’espérai un moment que la maîtresse de piano viendrait dire qu’Adrienne n’avait pas voulu se lever. Mais non : la voici !

 

Papiano alla aussitôt au-devant d’elle.

 

– Vous, allez vous coucher ! ordonna-t-il à mademoiselle Caporale. Laissez-moi parler avec ma belle-sœur.

 

Elle obéit, et alors Papiano se disposa à fermer la porte entre la salle à manger et la terrasse.

 

– Non, non ! dit Adrienne, tendant un bras contre la porte.

 

– Mais j’ai à te parler ! siffla le beau-frère, d’une manière sinistre, en s’efforçant de parler bas.

 

– Parle comme cela. Que veux-tu me dire ? reprit Adrienne. Tu aurais pu attendre jusqu’à demain.

 

– Non, tout de suite ! repartit-il, lui saisissant un bras et l’attirant à lui.

 

– Mais après tout ! cria Adrienne en se dégageant violemment.

 

Je ne pus y tenir ; j’ouvris la persienne.

 

– Oh ! monsieur Meis ! s’écria-t-elle aussitôt. Voulez-vous venir un peu ici, si cela ne vous ennuie pas ?

 

– Me voici, mademoiselle ! me hâtai-je de répondre.

 

Mon cœur bondit dans ma poitrine de joie et de reconnaissance : d’un saut, je fus dans le corridor ; mais, là, près de la porte de ma chambre, je trouvai assis sur une malle un jeune homme au visage fluet, très blond, au visage excessivement long, diaphane, qui ouvrait à grand-peine une paire d’yeux bleus, languissants, étonnés. Je m’arrêtai un moment surpris, à le regarder ; je pensai que c’était le frère de Papiano ; je courus à la terrasse.

 

– Je vous présente, monsieur Meis, dit Adrienne, mon beau-frère Térence Papiano, qui vient d’arriver de Naples.

 

– Enchanté ! Très heureux ! s’écria celui-ci se découvrant, s’inclinant et me serrant chaleureusement la main. Je regrette d’avoir été tous ces temps-ci absent de Rome ; mais je suis sûr que ma petite belle-sœur aura su pourvoir à tout, n’est-il pas vrai ? S’il vous manquait quelque chose, dites-le sans cérémonie… Nous aimons à contenter les hôtes qui nous honorent.

 

– Merci ! répondis-je. Il ne me manque absolument rien.

 

– Usez de moi, vous savez, en toute occasion, pour peu que je puisse vous servir. Adrienne, ma fille, tu dormais : retourne à ton lit, si tu veux…

 

– Ma foi, non ! fit Adrienne en souriant tristement. Maintenant que je me suis levée !…

 

Et elle s’approcha du parapet regarder le fleuve.

 

Je sentis qu’elle ne voulait pas me laisser seul avec lui. De quoi avait-elle peur ? Elle resta là, absorbée, tandis que l’autre, le chapeau encore à la main, me parlait de Naples, où il avait été forcé de rester plus longtemps qu’il n’avait prévu pour copier un grand nombre de documents des archives privées de l’Excellentissime duchesse Thérèse Ravaschieri Fieschi : Maman duchesse, comme tout le monde l’appelait, Maman Charité comme on aurait voulu l’appeler : documents d’une valeur extraordinaire, qui allaient jeter une nouvelle lumière sur la fin du royaume des Deux-Siciles et particulièrement sur la figure de Gaetan Filangieri, prince de Satriano, que le marquis Giglio, don Ignace Giglio d’Auletta, dont lui, Papiano, était secrétaire, avait l’intention de glorifier dans une biographie détaillée et sincère. Sincère au moins dans la mesure où le dévouement et la fidélité aux Bourbons le permettaient à Monsieur le marquis.

 

Il n’en finissait plus. Il jouissait assurément de sa propre éloquence et donnait à sa voix, en parlant, des inflexions d’acteur dramatique éprouvé, plaçant ici une risette et là un geste expressif. J’étais resté ahuri, là, comme une souche, et j’approuvais de temps en temps de la tête, et de temps en temps je tournais les yeux vers Adrienne qui toujours regardait le fleuve.

 

– Eh ! il n’est que trop vrai ! soupira en guise de conclusion Papiano. Bourboniste et clérical, le marquis Giglio d’Auletta et moi, moi qui… (je dois me garder de le dire, même tout bas, ici, dans ma maison), moi qui tous les matins avant de sortir, salue de la main la statue de Garibaldi sur le Janicule (Vous avez vu ? D’ici on la découvre très bien) moi qui crierais à tout moment : « Vive le 20 Septembre ! » je dois lui servir de secrétaire ! Un très digne homme, ne vous y trompez pas ! Mais bourboniste et clérical. Oui, monsieur !… Du pain ! Je vous jure que bien des fois l’envie me vient de cracher dessus, sauf votre respect ! Il me reste dans le gosier, m’étouffe… Mais qu’y puis-je faire ? Du pain ! du pain !

 

Il haussa deux fois les épaules, leva les bras et se frappa les hanches.

 

– Allons ! allons ! petite Adrienne ! dit-il ensuite en accourant vers elle et en lui prenant légèrement la taille des deux mains. Au lit ! Il est tard. Ce monsieur doit avoir sommeil.

 

Devant la porte de ma chambre, Adrienne me serra fortement la main, comme elle ne l’avait jamais fait jusqu’alors. Resté seul, je tins longtemps le poing fermé, comme pour conserver la pression de sa main. Toute cette nuit-là, je restai à penser, me débattant parmi de continuelles obsessions. L’hypocrisie cérémonieuse, la servilité insinuante et loquace, l’âme maudite de cet homme allaient certainement me rendre intolérable la vie commune dans cette maison, sur laquelle – ce n’était pas douteux – il voulait régner en tyran, en profitant de la bonhomie du beau-père. Qui sait à quels artifices il aurait recours ! Il m’en avait déjà donné un échantillon, en changeant de but en blanc, à mon apparition. Mais pourquoi trouvait-il si mal que je logeasse dans cette maison ? Pourquoi n’étais-je pas pour lui un locataire comme les autres ? Que lui avait dit de moi la Caporale ? Pouvait-il sérieusement être jaloux d’elle ? ou était-il jaloux d’une autre ? Ces manières arrogantes et soupçonneuses, cette façon de chasser la Caporale pour rester seule avec Adrienne, à qui il s’était mis à parler avec tant de violence, la rébellion d’Adrienne, la répugnance de celle-ci à ce qu’il fermât la porte ; le trouble dont elle était prise chaque fois qu’on faisait allusion au beau-frère absent, tout confirmait en moi cet odieux soupçon, qu’il avait quelque vue sur elle.

 

Eh bien ! Et pourquoi m’en irritais-je tant, moi ? Ne pouvais-je au bout du compte m’en aller de cette maison, pour ne plus que celui-ci me déplût ? Qu’est-ce qui me retenait ? Rien. Mais avec une tendre complaisance, je me souvenais qu’Adrienne m’avait appelé de la terrasse, comme pour être protégée par moi, et que enfin elle m’avait serré la main fort, fort…

 

J’avais laissé la jalousie ouverte, ainsi que les volets. À un certain moment, la lune, qui baissait, se montra dans le vide de ma fenêtre, comme si elle eût voulu m’épier, me surprendre encore éveillé au lit, pour me dire :

 

– J’ai compris, mon ami, j’ai compris ! Et toi, non ? En vérité ?

 

XII

L’ŒIL ET PAPIANO


– La tragédie d’Oreste dans un théâtre de marionnettes ! vint m’annoncer M. Anselme Paleari. Marionnettes automatiques, de nouvelle invention. Ce soir, à huit heures et demie, rue des Préfets, numéro 54. Ce serait le cas d’y aller, monsieur Meis.

 

– La tragédie d’Oreste ?

 

– Parfaitement ! D’après Sophocle, dit l’affiche. C’est probablement l’Électre. Maintenant, écoutez un peu quelle idée bizarre me vient à l’esprit ! Si, au point culminant de l’action, exactement quand la marionnette qui représente Oreste va venger la mort de son père sur Égisthe et sa mère, on faisait une déchirure dans le ciel de papier du petit théâtre, qu’adviendrait-il ? Que ferait Oreste ? Dites-moi ?

 

– Je n’en sais rien, répondis-je en haussant les épaules.

 

– Mais c’est bien facile, monsieur Meis ! Oreste se trouverait terriblement déconcerté par ce trou dans le ciel.

 

– Et pourquoi ?

 

– Laissez-moi dire. Oreste sentirait encore les ardeurs de la vengeance, il voudrait les satisfaire avec une rage impatiente, mais ses yeux, à cet instant, s’en iraient là, à cette déchirure, d’où à présent toutes sortes de mauvaises influences pénétreraient sur la scène, et il sentirait les bras lui tomber. Oreste, en somme, deviendrait Hamlet. Toute la différence, monsieur Meis, entre la tragédie antique et la moderne, consiste en cela, croyez-moi : un trou dans le ciel de papier.

 

Et il s’en alla, traînant ses savates.

 

Des cimes nuageuses de son abstraction, M. Anselme laissait souvent rouler ainsi, comme des avalanches, ses pensées. La raison, le lien, l’opportunité de celles-ci restaient là-haut, dans les nuages, de façon qu’il devenait difficile à qui l’écoutait d’y comprendre quelque chose.

 

L’image de la marionnette d’Oreste, déconcertée par le trou dans le ciel, me resta toutefois quelque temps dans l’esprit : « Heureuses les marionnettes ! soupirai-je. Sur leurs têtes de bois, le faux ciel se conserve sans déchirures ! Ni perplexités anxieuses, ni gênes, ni entraves, ni ombres, ni pitié : rien ! Et elles peuvent se donner bravement et prendre goût à leur comédie et s’aimer elles-mêmes et se tenir en considération et en estime, sans souffrir jamais de vertiges, sans que la tête leur tourne, car pour leur taille et pour leurs actions, ce ciel-là est un toit proportionné. »

 

« Et le prototype de ces marionnettes, cher monsieur Anselme, pensai-je encore, vous l’avez chez vous, et c’est votre indigne gendre Papiano. Qui est plus que lui satisfait du ciel de carton bien bas qui se tient sur sa tête ? La vie pour lui est comme un jeu d’adresse. Et comme il jouit en se fourrant dans toutes les intrigues : vif, entreprenant, hâbleur ! »

 

Papiano avait environ quarante ans, était de haute taille, avec des membres robustes ; un peu chauve, avec une grosse paire de moustaches à peine grisonnantes sous un nez aux narines frémissantes ; il avait les yeux gris, aigus, inquiets comme ses mains. Il voyait tout et touchait à tout. Par exemple, tout en me parlant à moi, il s’apercevait, je ne sais comment, qu’Adrienne, derrière lui, avait de la peine à nettoyer et à remettre en place quelque objet dans la chambre, et aussitôt :

 

– Pardon !

 

Il courait à elle, lui prenait l’objet des mains :

 

– Non, ma fille, regarde : on fait comme cela !

 

Et il le nettoyait, lui, le remettait en place et revenait à moi. Ou bien il s’apercevait que son frère, qui souffrait de convulsions épileptiques, devenait hagard et il courait lui donner de petites claques sur les joues, des pichenettes sur le nez :

 

– Scipion ! Scipion !

 

Ou il lui soufflait à la figure, jusqu’à ce qu’il l’eût fait revenir.

 

Je m’en serais fort amusé, si je n’avais pas eu cette maudite arrière-pensée !

 

Certainement, il la devina, car il commença un siège en règle de cérémonies, qui étaient autant d’invites à parler. Il me semblait que ses paroles, ses questions, même les plus banales, cachaient une embûche. Je n’aurais pas voulu cependant lui montrer de défiance pour ne pas accroître ses soupçons ; mais l’irritation qu’il me causait, avec cette attitude de tourmenteur obséquieux, m’empêchait de bien dissimuler.

 

Mon irritation provenait aussi de deux autres causes intérieures et secrètes. La première était que, sans avoir commis de mauvaises actions, sans avoir fait de mal à personne, je devais me garder ainsi, en avant et en arrière, peureux et soupçonneux, comme si j’avais perdu le droit d’être laissé en paix. L’autre, je n’aurais pas voulu me l’avouer à moi-même, et justement pour cela elle m’irritait plus fortement, en dessous. J’avais beau me dire :

 

« Idiot ! Va-t’en d’ici, délivre-toi de cet ennuyeux personnage ! »

 

Je ne m’en allais pas ; je ne pouvais plus m’en aller.

 

La lutte que je soutenais contre moi-même pour ne pas prendre conscience de ce que je ressentais pour Adrienne m’empêchait cependant de réfléchir aux conséquences de ma très anormale condition d’existence, eu égard à ce sentiment. Et je restais là, perplexe, sans cesse mécontent de moi, et même dans une fièvre continuelle, et pourtant souriant au-dehors.

 

De ce qu’il m’était arrivé de découvrir ce soir-là, caché derrière la persienne, je n’avais pas encore pu m’éclaircir. Il semblait que la mauvaise impression que Papiano avait reçue de moi, aux renseignements de la Caporale, se fût effacée subitement à la présentation. Il me tourmentait, c’est vrai, mais comme s’il n’eût pu faire autrement, non pas certes avec le dessein secret de me faire partir : bien au contraire ! Que machinait-il ? Adrienne, après son retour, était redevenue triste et froide, comme aux premiers jours. : Mademoiselle Silvia Caporale disait vous à Papiano, au moins en présence des autres, mais Papiano souvent la tutoyait ouvertement ; il allait jusqu’à l’appeler Rhéa[1] Silvia, et je ne savais comment interpréter ces manières confidentielles et burlesques. Certes, cette malheureuse ne méritait pas grand respect pour le désordre de sa vie, mais elle ne méritait pas non plus d’être traitée de cette façon par un homme qui ne lui était rien.

 

Un soir (la lune était pleine et il semblait qu’il fît jour), de ma fenêtre, je la vis seule et triste, là, sur la terrasse, où maintenant nous nous réunissions rarement, et non plus avec le plaisir d’autrefois, parce que Papiano y venait aussi et parlait pour tout le monde. Poussé par la curiosité, je pensai à aller la surprendre en ce moment d’abandon.

 

Je trouvai, comme d’habitude, dans le corridor, près de la porte de ma chambre, assis sur la malle, le frère de Papiano, dans la même attitude où je l’avais vu la première fois. Avait-il élu domicile là-dessus, ou était-il en sentinelle par ordre de son frère ?

 

Mademoiselle Caporale, sur la terrasse, pleurait. Elle ne voulut rien dire, d’abord ; elle se plaignit seulement d’un terrible mal de tête. Puis, comme prenant une brusque résolution, elle se tourna, me regarda en face, me tendit une main et me demanda :

 

– Êtes-vous mon ami ?

 

– Si vous voulez m’accorder cet honneur… lui répondis-je en m’inclinant.

 

– Merci ! Si vous saviez comme j’ai besoin d’un ami, d’un véritable ami en ce moment ! Vous devriez le comprendre, vous qui êtes seul au monde, comme moi… Mais vous êtes un homme ! Si vous saviez… si vous saviez…

 

Elle mordit le mouchoir qu’elle tenait à la main pour s’empêcher de pleurer ; n’y réussissant pas, elle le déchira à plusieurs reprises rageusement.

 

– Femme, laide et vieille ! s’écria-t-elle. Trois malheurs auxquels il n’y a pas de remède ! Pourquoi suis-je en vie ?

 

– Calmez-vous, voyons ! la priai-je, consterné. Pourquoi faites-vous ainsi, mademoiselle ?

 

Je ne pus dire autre chose.

 

– Parce que… éclata-t-elle.

 

Mais elle s’arrêta tout à coup.

 

– Dites ? l’incitai-je. Si vous avez besoin d’un ami…

 

Elle porta à ses yeux son mouchoir déchiré, et :

 

– J’aurais plutôt besoin de mourir ! gémit-elle avec une douleur si profonde et si intense que je me sentis tout à coup la gorge serrée d’angoisse.

 

Je n’oublierai jamais le pli douloureux de cette bouche flétrie et sans grâce en proférant ces paroles, ni le frémissement du menton sur lequel se tordaient quelques poils follets noirs.

 

– Mais la mort même ne veut pas de moi, reprit-elle. Rien… Pardon, monsieur Meis ! Quelle aide pourriez-vous me donner ? Aucune. Tout au plus un peu de compassion. Je suis orpheline, et je dois rester ici, traitée comme… Peut-être vous en êtes-vous aperçu ? Et ils n’en auraient pas le droit, vous savez ? Car ils ne me font nullement l’aumône…

 

Et ici mademoiselle Caporale me parla des six mille lires que lui avait escroquées Papiano, et dont j’ai déjà parlé ailleurs.

 

Quoique la douleur de cette malheureuse m’intéressât, ce n’était pas là, certes, ce que je voulais savoir d’elle. Profitant (je l’avoue) de l’excitation où elle se trouvait, peut-être seulement pour avoir bu un petit verre de trop, je me risquai à lui demander :

 

– Mais, pardon, mademoiselle ! Pourquoi le lui avez-vous donné, cet argent ?

 

– Pourquoi ? et elle serra les poings. Deux perfidies, l’une plus noire que l’autre ! Je le lui ai donné pour lui faire voir que j’avais bien compris ce qu’il voulait de moi. Vous avez compris ? Avec sa femme encore en vie, ce…

 

– J’ai compris.

 

– Figurez-vous ! reprit-elle avec fougue, la pauvre Rita…

 

– Sa femme ?

 

– Oui, Rita, la sœur d’Adrienne… Deux ans malade, entre la vie et la mort… Figurez-vous, si je… Mais, au surplus, on le sait ici, comment je me conduisis ; Adrienne le sait, et c’est pourquoi elle me veut du bien ; elle, oui, la pauvre petite ! Mais comment suis-je restée maintenant ? Regardez ! pour lui, j’ai dû donner jusqu’à mon piano, qui était pour moi… tout, vous comprenez ! Non pas seulement pour ma profession. Je parlais avec mon piano. Tout enfant, à l’Académie, j’écrivais de la musique ; j’en ai écrit aussi ensuite, diplômée ; puis j’ai abandonné. Mais, quand j’avais mon piano, je composais encore, pour moi seule, à l’improviste ; je m’épanchais… je m’enivrais jusqu’à tomber par terre, croyez-moi, évanouie, à certains moments. Je ne sais pas moi-même qu’est-ce qui me sortait de l’âme : je devenais une seule chose avec mon instrument, et mes doigts ne s’agitaient plus sur un clavier : je faisais pleurer et crier mon âme. Je puis vous dire seulement ceci qu’un soir (nous restions, moi et maman, à un entresol), des gens se rassemblèrent, en bas, dans la rue, qui m’applaudirent à la fin, longtemps. Et j’en eus presque peur.

 

– Pardon, mademoiselle ! lui proposai-je alors pour la consoler de quelque façon, ne pourrait-on pas louer un piano au mois ? J’aimerais tant, tant, à entendre jouer. Et si vous…

 

– Non ! m’interrompit-elle. À quoi bon jouer encore ? C’est fini pour moi ! À présent, je tapote des chansonnettes stupides, moi. C’est fini ! fini !…

 

– Mais monsieur Térence Papiano, me risquai-je de nouveau à demander, vous a promis peut-être de vous restituer cet argent ?

 

– Lui ? fit aussitôt avec un frémissement de colère mademoiselle Caporale. Et qui le lui a jamais demandé ? Mais si, il me le promet, maintenant, si je l’aide… Oui ! il a eu le front de me proposer, comme cela, tranquillement…

 

– L’aider ? À quoi ?

 

– À une nouvelle perfidie ! Comprenez-vous ? Je vois que vous avez compris.

 

– Adri… ma… mademoiselle Adrienne ? balbutiai-je.

 

– Justement. Je devrais la persuader ! Moi, entendez-vous ?

 

– De l’épouser ?

 

– Naturellement. Savez-vous pourquoi ? Elle a, ou plutôt devrait avoir quatorze ou quinze mille lires de dot, cette pauvre infortunée ! La dot de sa sœur, qu’il devait sur-le-champ restituer à monsieur Anselme, car Rita n’a pas eu d’enfants. Je ne sais ce qu’il a manigancé. Il a demandé un an pour cette restitution. Maintenant, j’espère que… Chut ! voici Adrienne !

 

Enfermée en elle-même et plus froide que d’ordinaire, Adrienne s’approcha de nous ; elle entoura d’un bras la taille de mademoiselle Caporale et me fit un léger salut de la tête. J’éprouvai, après ces confidences, une irritation violente à la voir ainsi soumise et comme esclave de l’odieuse tyrannie de ce Cagliostro. Mais, presque aussitôt apparut, comme une ombre, sur la terrasse, le frère de Papiano.

 

– Le voici ! dit tout bas la Caporale à Adrienne.

 

Celle-ci ferma à demi les yeux, sourit amèrement, secoua la tête et se retira de la terrasse, en me disant :

 

– Excusez, monsieur Meis ! Bonsoir !

 

– L’espion ! me susurra mademoiselle Caporale en m’avertissant des yeux.

 

– Mais de quoi a peur mademoiselle Adrienne ? m’échappa-t-il dans mon irritation croissante. Ne comprend-elle pas qu’en faisant ainsi, elle donne beau jeu à cet homme pour faire le tyran de plus belle ? Écoutez ! mademoiselle : je vous avoue que j’éprouve une grande envie pour tous ceux qui savent s’intéresser à la vie, et je les admire. Entre celui qui se résigne à jouer le rôle de victime et celui qui assume, fût-ce avec cruauté, celui de tyran, ma sympathie est pour ce dernier.

 

La Caporale remarqua mon animation, et, avec un air de défi, me dit :

 

– Et pourquoi alors n’essayez-vous pas de vous révolter, vous, tout le premier.

 

– Moi ?

 

– Vous ! vous ! appuya-t-elle en me regardant dans les yeux, comme pour me provoquer.

 

– Mais qu’ai-je à faire là-dedans, moi ? répondis-je. Je ne pourrais me rebeller que d’une seule manière : en m’en allant.

 

– Eh bien ! conclut malicieusement mademoiselle Caporale, peut-être est-ce justement ce que ne veut pas Adrienne.

 

– Que je m’en aille ?

 

Elle fit tournoyer en l’air son mouchoir en lambeaux, puis se l’enroula autour d’un doigt, en soupirant :

 

– Qui sait ?

 

Je haussai les épaules.

 

– À table ! à table ! dis-je.

 

Et je la laissai là sur la terrasse.

 

Pour commencer, dès ce soir-là en passant par le corridor, je m’arrêtai devant la malle, sur laquelle Scipion Papiano était revenu s’accroupir.

 

– Pardon ! lui dis-je, ne pourriez-vous trouver un autre endroit où vous seriez assis plus à votre aise ? Ici vous m’embarrassez.

 

Il me regarda avec des yeux languissants, sans perdre contenance.

 

– Avez-vous compris ? insistai-je en le secouant par un bras. Mais j’aurais aussi bien pu parler au mur. La porte s’ouvrit alors au fond du corridor, et Adrienne parut.

 

– Je vous en prie, mademoiselle, lui dis-je, voyez un peu à faire entendre à ce malheureux qu’il pourrait aller s’asseoir ailleurs.

 

– Il est malade, dit Adrienne, cherchant à l’excuser.

 

– C’est parce qu’il est malade ! repartis-je. Ici, il n’est pas bien : il n’a pas d’air… et puis, assis sur une malle… Voulez-vous que je le dise à son frère ?

 

– Non ! non ! se hâta-t-elle de me répondre. Je le lui dirai, soyez-en sûr.

 

– Vous comprenez ! ajoutai-je. Je ne suis pas encore roi pour avoir une sentinelle à ma porte.

 

Je perdis à partir de ce soir-là tout empire sur moi-même ; je commençais à faire violence ouvertement à la timidité d’Adrienne ; je fermai les yeux et m’abandonnai, sans plus réfléchir, à mon sentiment.

 

Pauvre chère petite maman ! Elle se montra tout d’abord comme partagée entre la peur et l’espérance. Elle n’osait pas se fier à celle-ci, devinant que j’étais poussé par le dépit ; mais elle sentait d’autre part, que la peur en elle était causée par l’espérance jusqu’alors secrète et comme inconsciente de ne pas me perdre ; c’est pourquoi, maintenant que je donnais à cette espérance de nouveaux aliments par mes nouvelles manières résolues, elle ne savait pas non plus céder tout à fait à la peur.

 

Cette perplexité délicate, cette réserve honnête me firent m’engager de plus en plus dans l’espèce de défi sous-entendu que j’avais lancé à Papiano.

 

Je m’attendais à ce que celui-ci me tînt tête dès le premier jour, en omettant les compliments et cérémonies habituels. Pas du tout. Il releva son frère de son poste d’observation sur la malle, comme je le voulais, et en arriva jusqu’à plaisanter sur l’air gêné et égaré d’Adrienne en ma présence.

 

– Ne faites pas attention, monsieur Meis ! Elle est confuse comme une religieuse, ma petite belle-sœur !

 

Cette bonne grâce inattendue, tant de désinvolture me donnèrent à penser. Où voulait-il en venir ?

 

Un soir, je le vis arriver chez moi avec un homme qui entra en frappant avec force de son bâton sur le parquet, comme si, ayant les pieds dans une paire de chaussures de drap qui ne faisaient pas de bruit, il eût voulu entendre ainsi, à coups de bâton, qu’il marchait.

 

– Où c’est-y qu’il est, mon cher parent ? se mit-il à crier avec un fort accent turinois, sans enlever de sa tête son petit chapeau à bords relevés, enfoncé presque sur ses yeux à demi clos, troublés par le vin, et sans ôter de sa bouche une petite pipe avec laquelle il semblait faire cuire un nez plus rouge que celui de mademoiselle Caporale. Où c’est-y qu’il est, mon cher parent ?

 

– Le voici, dit Papiano en me montrant. Puis, se tournant vers moi :

 

– Monsieur Adrien, une bonne surprise ! monsieur François Meis, de Turin, votre parent.

 

– Mon parent ? m’écriai-je abasourdi.

 

Celui-ci ferma les yeux, leva comme un ours une patte qu’il tint quelque temps suspendue, attendant que je la lui serrasse.

 

Je le laissai là, dans cette attitude, pour le contempler un moment. Puis :

 

– Qu’est-ce que cela veut dire ? demandai-je.

 

– Non, pardon, pourquoi ? fit Térence Papiano. Monsieur François Meis m’a assuré que vous êtes son…

 

– Cousin, appuya celui-ci, sans ouvrir les yeux. Tous les Meis sont parents.

 

– Mais, je n’ai pas l’honneur de vous connaître, protestai-je.

 

– Oh ! mais n’en voilà-t-y une belle ! s’écrie l’homme. Et c’est pour ça que j’sons venu te trouver.

 

– Meis ? de Turin ? demandai-je, feignant de chercher dans ma mémoire : mais je ne suis pas de Turin !

 

– Comment ! Excusez ! interrompit Papiano. Ne m’avez-vous pas dit que jusqu’à dix ans vous étiez resté à Turin ?

 

– Mais oui ! reprit l’homme, vexé qu’on mît en doute une chose pour lui tout à fait sûre. Cousin, cousin ! Ce mossieu-là… commen qu’y s’appelle ?

 

– Térence Papiano, pour vous servir !

 

– Terenciano : y m’a dit que ton père il est allé en Amérique ; quoi que ça veut dire, ça ? ça veut dire que t’es l’fieu de défunt Antoine, qu’est allé en Amérique. Et j’sommes cousins.

 

– Mais puisque mon père s’appelait Paul…

 

– Antoine !

 

– Paul, Paul, Paul. Voudriez-vous le savoir mieux que moi ?

 

Il haussa les épaules et fit grimacer sa bouche :

 

– J’croyions que c’fut Antoine, dit-il en frottant son menton hérissé d’une barbe de quatre jours au moins, presque toute grise. – J’voulons point t’contredire : va pour Paul. Je n’me rappelons point ben, car je ne l’ons point connu.

 

Pauvre homme ! Il était en état de savoir mieux que moi comment s’appelait son oncle, parti pour l’Amérique ; pourtant il céda parce qu’à toute force il voulait être mon parent. Il me dit que son père, qui s’appelait François comme lui, et était frère d’Antoine… c’est-à-dire de Paul mon père, avait quitté Turin quand lui était encore tout gosse, à sept ans, et que – pauvre employé – il avait vécu toujours éloigné de la famille, un peu ici, un peu là. Il ne savait pas grand-chose donc, de ses parents, soit paternels, soit maternels : toutefois, il était certain, très certain d’être mon cousin.

 

Mais le grand-père, au moins, le grand-père, l’avait-il connu ?

 

Je le lui demandai. Eh bien ! oui, il l’avait connu ; il ne se rappelait pas si c’était à Pavie ou à Plaisance.

 

Ah ! oui, connu ? Et comment il était ? Il était… Il ne s’en souvenait pas.

 

– Ya ben d’ça trente années

 

Il ne me paraissait nullement de mauvaise foi ; il avait plutôt l’air d’un pauvre diable qui avait noyé son âme dans le vin pour ne pas sentir trop le poids de l’ennui et de la misère. Il penchait la tête, les yeux fermés, approuvant tout ce que je disais, pour m’amuser de lui ; je suis sûr que, si je lui avais dit que tout enfant nous avions grandi ensemble et que parfois je lui avais tiré les cheveux, il aurait approuvé de la même manière. Il n’y a qu’une chose que je ne devais pas mettre en doute, c’est que nous fussions cousins ; là-dessus il ne pouvait transiger, c’était désormais établi. Donc, inutile d’insister.

 

Mais tout à coup, en regardant Papiano et en voyant sa mine rayonnante, l’envie me passa de plaisanter. Je congédiai ce pauvre homme, à moitié ivre, en le saluant : Cher parent ! Et je demandai à Papiano, mes yeux fixés dans les siens, pour bien lui faire entendre que je n’étais pas homme à me laisser duper par lui :

 

– Maintenant dites-moi où vous êtes allé déterrer ce beau type ?

 

– Excusez-moi, monsieur Adrien ! commença cet intrigant. Je m’aperçois que je n’ai pas été heureux…

 

– Mais vous êtes très heureux toujours ! m’écriai-je.

 

– Non, je veux dire : de ne pas vous avoir fait plaisir. Mais croyez bien que ç’a été un pur hasard. Voici : j’ai dû aller, ce matin, au bureau des impositions pour le compte du marquis, mon patron. Tandis que j’étais là, j’ai entendu appeler fort : Monsieur Meis ! monsieur Meis ! Je me retourne aussitôt, croyant vous trouver là aussi, pour quelque affaire, qui sait ? et, si vous aviez besoin de moi, toujours prêt à vous servir. Mais quoi ? On appelait ce beau type, comme vous avez dit justement, et alors, comme cela… par curiosité, je m’approchai, et je lui demandai s’il s’appelait vraiment Meis et de quel pays il était, ayant l’honneur et le plaisir d’avoir comme hôte un monsieur Meis… Voilà comme cela s’est passé ! Lui m’a assuré que vous deviez être son parent, et a voulu venir faire votre connaissance.

 

– Au bureau des impositions ?

 

– Oui, monsieur, il est employé là : sous-agent.

 

Devais-je le croire ? Je voulus m’en assurer. Et c’était vrai ; mais il était vrai aussi que Papiano, soupçonneux, tandis que je voulais le prendre de front, là, pour contrarier dans le présent ses secrètes machinations, m’échappait pour rechercher au contraire dans mon passé et m’attaquer ainsi comme par-derrière. Le connaissant bien, je n’avais que trop de raisons de craindre qu’avec son flair de chien de chasse, il ne fût pas longtemps à aller le nez au vent ; gare s’il réussissait à renifler la moindre trace : il la suivrait certainement jusqu’au moulin de l’Épinette.

 

Figurez-vous donc mon épouvante, quand, à peu de jours de là, pendant que j’étais dans ma chambre en train de lire, il m’arriva du corridor, comme de l’autre monde, une voix, une voix encore vivante dans ma mémoire :

 

– Yo rendé gracés à Dio, che yo me la souis levada de sobre !

 

L’Espagnol ! mon petit Espagnol barbu et trapu de Monte-Carlo ! Celui qui voulait jouer avec moi et avec qui je m’étais querellé à Nice ?… Ah ! Dieu bon ! Voici la trace ; Papiano avait réussi à la découvrir !

 

Je bondis sur mes pieds, m’appuyai à la table pour ne pas tomber, dans mon égarement imprévu et anxieux : stupéfait, presque atterré, je tendis l’oreille, avec l’idée de fuir dès que ces deux hommes – Papiano et l’Espagnol (c’était lui, sans aucun doute : je l’avais vu dans sa voix) – auraient traversé le corridor. Fuir ? Et si Papiano, en entrant, avait demandé à la bonne si j’étais à la maison ? Qu’aurait-il pensé de ma fuite ? Mais, d’autre part, s’il savait déjà que je n’étais pas Adrien Meis ? Doucement ! Quels renseignements pouvait avoir sur moi cet Espagnol ? Il m’avait vu à Monte-Carlo. Lui avais-je dit, alors, que je m’appelais Mathias Pascal ? Peut-être ? Je ne me souvenais pas…

 

Je me trouvai, sans le savoir, devant la glace, comme si quelqu’un m’y avait conduit par la main. Je me regardai. Ah ! ce maudit œil ! Il allait peut-être me faire reconnaître. Mais comment diable Papiano avait-il pu arriver là, jusqu’à mon aventure de Monte-Carlo ? C’est cela surtout qui me stupéfiait. Que faire cependant ? Rien. Attendre ici que ce qui devait arriver arrivât.

 

Il n’arriva rien. Et pourtant la peur ne me passa pas, pas même le soir de ce même jour, quand Papiano, m’expliquant le mystère pour moi insoluble et terrible de cette visite, me fit voir qu’il n’était nullement sur la trace de mon passé, et que le hasard seul, qui, depuis quelque temps, me prodiguait ses faveurs, avait voulu me jouer un tour de sa façon, en me remettant en face de cet Espagnol qui, peut-être, ne se souvenait plus de moi.

 

Selon les renseignements que Papiano me donna sur lui, en allant à Monte-Carlo, je ne pouvais pas ne pas l’y rencontrer, car c’était un joueur de profession. L’étrange était que je le rencontrasse maintenant à Rome. Certes, si je n’avais rien eu à craindre, ce hasard ne m’aurait pas paru étrange : combien de fois, en effet, ne nous arrive-t-il pas de nous heurter à l’improviste contre quelqu’un que nous avons connu ailleurs fortuitement ? Du reste, il avait ou croyait avoir de bonnes raisons pour venir à Rome et chez Papiano. Le tort venait de moi, ou du hasard qui m’avait fait raser ma barbe et changer mon nom.

 

Environ vingt ans auparavant, le marquis Giglio d’Auletta, dont Papiano était le secrétaire, avait marié sa fille unique à don Antoine Pantogada, attaché d’ambassade auprès du Saint-Siège. Peu de temps après le mariage, Pantogada, découvert une nuit par la police dans un tripot en même temps que d’autres personnages de l’aristocratie romaine, avait été rappelé à Madrid. Là il avait fait le reste, et peut-être quelque chose de pis, après quoi il avait été contraint de démissionner. Depuis ce moment, le marquis d’Auletta n’avait plus eu de paix, forcé continuellement d’envoyer de l’argent pour payer les dettes de jeu de son incorrigible gendre. Il y avait quatre ans que la femme de Pantogada était morte, laissant une fille d’environ seize ans, que le marquis avait voulu prendre avec lui, ne sachant que trop dans quelles mains, autrement, elle serait restée.

 

Pantogada n’aurait pas voulu la lui laisser échapper ; mais ensuite, obéissant à un pressant besoin d’argent, il avait cédé. À présent il menaçait sans cesse son beau-père de reprendre sa fille, et ce jour-là justement il était venu à Rome dans cette intention, c’est-à-dire pour escroquer encore de l’argent au pauvre marquis, sachant bien que celui-ci ne lui abandonnerait jamais, au grand jamais, sa chère petite-fille Pépita.

 

Papiano avait des paroles de feu pour flétrir cet indigne marchandage de Pantogada. Et cette colère généreuse était vraiment sincère.

 

Pendant qu’il parlait, je ne pouvais m’empêcher d’admirer l’agencement privilégié de sa conscience qui, tout en pouvant s’indigner ainsi, réellement, des infamies d’autrui, lui permettait ensuite d’en faire de semblables, ou à peu près, bien tranquillement, au préjudice de ce brave homme de Paleari, son beau-père.

 

Cependant le marquis Giglio, cette fois, voulait tenir ferme. Il s’ensuivait que Pantogada allait rester à Rome quelque temps et viendrait trouver chez lui Térence Papiano, avec lequel il devait s’entendre à merveille. Une rencontre entre moi et cet Espagnol allait donc être inévitable d’un jour à l’autre. Que faire ?

 

À défaut d’autres, je pris pour conseiller de nouveau le miroir. Sur la lame de verre, l’image de feu Mathias Pascal, venant flotter à la surface comme du fond du canal, avec cet œil qui était tout ce qui m’était resté de lui, me parla ainsi :

 

« Dans quel vilain guêpier t’es-tu fourré, Adrien Meis ? Tu as peur de Papiano, avoue-le ? et tu voudrais en faire retomber la faute sur moi, encore moi, seulement parce qu’à Nice je me disputai avec l’Espagnol. Et pourtant j’avais raison, tu le sais. Il te semble qu’il puisse être suffisant pour le moment de t’effacer du visage la dernière trace de moi ? Eh bien ! suis le conseil de mademoiselle Caporale et appelle le docteur Ambrosini, pour qu’il te remette l’œil en place. Ensuite… tu verras ! »

 

XIII

LA PETITE LANTERNE


Quarante jours dans l’obscurité !

 

Réussie, réussie admirablement l’opération ! Seulement mon œil resterait peut-être un tout petit peu plus gros que l’autre. Patience ! Et en attendant, oui, dans l’obscurité – quarante jours – dans ma chambre.

 

J’eus la preuve que l’homme, quand il souffre, se fait une idée particulière du bien et du mal, c’est-à-dire du bien que les autres devraient lui faire et auquel il prétend, comme si ses souffrances lui donnaient droit à une compensation, et du mal qu’il peut faire aux autres, comme si encore il y était autorisé par ses souffrances. Et si les autres ne lui font pas du bien comme par devoir, il les accuse, et, de tout le mal qu’il fait il s’excuse facilement.

 

Après quelques jours de cette prison aveugle, le désir, le besoin d’être réconforté en quelque manière s’accrut jusqu’à l’exaspération. Je savais bien que j’étais dans une maison étrangère et que, par conséquent, je devais plutôt remercier mes hôtes des soins très délicats dont ils m’avaient comblé. Mais ces soins ne me suffisaient plus, et même m’irritaient, comme si on me les avait donnés par dépit. Certainement ! Car je devinais de qui ils me venaient. Adrienne me prouvait ainsi qu’elle était, par la pensée, presque tout le jour avec moi, dans ma chambre, et merci de la consolation ! À quoi me servait-elle, puisque moi, pendant ce temps, par la mienne, je la suivais çà et là par la maison, toute la journée, fiévreusement ? Elle seule pouvait me réconforter : elle le devait ; elle plus que les autres était en mesure de comprendre comment et combien devait me peser l’ennui et me ronger le désir de la voir ou de la sentir au moins près de moi.

 

L’impatience et l’ennui étaient encore accrus en moi par la rage que m’avait causée la nouvelle du départ subit de Rome de Pantogada. Me serais-je terré là pendant quarante jours dans l’obscurité, si j’avais su qu’il devait s’en aller si vite ?

 

Pour me consoler, M. Anselme Paleari voulut me démontrer par un long raisonnement que l’obscurité était imaginaire.

 

– Imaginaire ? Ceci ? lui criai-je.

 

– Non ! Un peu de patience ; je m’explique.

 

Et il me développa (peut-être aussi pour que je fusse préparé aux expériences de spiritisme qu’on allait faire cette fois dans ma chambre, pour me procurer une distraction), il me développa, dis-je une conception à lui, très spécieuse, qu’on pourrait appeler lanternosophie.

 

De temps en temps, le brave homme s’interrompait pour me demander :

 

– Vous dormez, monsieur Meis ?

 

Et j’étais tenté de lui répondre :

 

– Oui, merci ! Je dors, monsieur Anselme.

 

Mais comme l’intention au fond était bonne, à savoir de me tenir compagnie, je lui répondais que je m’amusais au contraire beaucoup et que je le priais de continuer.

 

Le sentiment de la vie pour M. Anselme était proprement comme une lanterne que chacun de nous porte en soi, allumée ; une lanterne qui nous fait nous voir égarés sur la terre et nous fait voir le mal et le bien ; une lanterne qui projette tout autour de nous un cercle plus ou moins large de lumière, au-delà duquel est l’ombre noire, l’ombre pleine d’épouvante qui n’existerait pas si la lanterne n’était pas allumée, mais que nous ne sommes que trop forcés de croire vraie, tant que celle-ci maintient en nous sa flamme vive. Cette flamme soufflée à la fin, rentrerons-nous réellement dans cette ombre factice ? rentrerons-nous dans la nuit éternelle, après le jour fameux de notre illusion, ou ne resterons-nous pas plutôt à la merci de l’Être, qui aura brisé les vaines formes de notre raison ?

 

– Vous dormez, monsieur Meis ?

 

– Continuez ! continuez ! monsieur Anselme ; je ne dors pas. Il me semble presque la voir, votre lanterne.

 

Mais pourquoi donc M. Anselme Paleari, tout en disant tant de mal de la petite lanterne que chacun de nous porte allumée en soi, voulait-il en allumer maintenant une autre, à vitre rouge, ici dans ma chambre, pour ses expériences de spiritisme ? N’était-ce pas déjà trop d’une ? Je le lui demandai.

 

– Correctif ! me répondit-il. Une lanterne contre l’autre ! Du reste, à un moment, celle-ci s’éteint, vous savez !

 

– Et il vous semble que ce soit là le meilleur moyen pour voir quelque chose ? me risquai-je à observer.

 

– Mais la prétendue lumière, excusez, repartit promptement M. Anselme, peut servir à nous faire voir trompeusement ici, dans la prétendue vie. Pour nous faire voir au-delà de celle-ci, elle ne sert à rien, croyez-le, et bien plutôt nous nuit. Elles sont stupides, les prétentions de certains savants à cœur mesquin et à intelligence plus mesquine encore, qui veulent croire pour leur commodité que, par ces expériences, on fait outrage à la science ou à la nature. Mais non, monsieur ! Nous voulons découvrir d’autres lois, d’autres forces, une autre vie de la nature, toujours dans la nature, par Bacchus ! Au-delà de l’indigente expérience normale, nous voulons forcer l’étroite compréhension que nos sens limités nous en donnent habituellement. À présent, excusez, les savants ne prétendent-ils pas tous, les premiers, à un milieu et à des conditions appropriés pour la bonne réussite de leurs expériences ? Peut-on se passer de chambre noire pour la photographie ? Eh donc ? Et puis il y a tant de moyens de contrôle !

 

M. Anselme, cependant, comme je pus le voir après quelques soirs, n’usait d’aucun. Mais c’étaient des expériences en famille ! Pouvait-il jamais soupçonner que mademoiselle Caporale et Papiano prenaient plaisir à le tromper ? Et puis, pourquoi ? Quel plaisir ? Il était plus que convaincu et n’avait nullement besoin de ces expériences pour raffermir sa foi. En excellent homme qu’il était, il n’arrivait pas à supposer qu’ils pussent le tromper pour une autre fin ! Quant à la pauvreté affligeante et puérile des résultats, la théosophie se chargeait de lui en donner une explication très plausible. Les êtres supérieurs du Plan mental, ou de plus haut, ne pouvaient descendre communiquer avec nous par l’intermédiaire d’un médium ; il fallait donc se contenter des manifestations grossières d’âmes de trépassés inférieurs, du Plan astral, c’est-à-dire du plus proche de nous : voilà ! Et qui pouvait lui dire que non ![2]

 

*

* *

 

Je savais qu’Adrienne avait toujours refusé d’assister à ces expériences. Depuis que j’étais renfermé dans ma chambre, dans l’obscurité, elle n’était entrée que rarement, et jamais seule, pour me demander comment j’allais. Chaque fois, cette demande paraissait et était, en effet, adressée par pure convenance. Elle savait, elle savait aussi bien comment j’allais ! Il me semblait même reconnaître comme une pointe d’ironie dans sa voix, car, naturellement, elle ignorait pour quelle raison je m’étais ainsi tout à coup résolu à me soumettre à l’opération. Elle devait par conséquent supposer que je souffrais par vanité, pour me rendre plus beau ou moins laid, avec mon œil rajusté suivant le conseil de la Caporale.

 

– Je vais très bien, mademoiselle ! lui répondais-je. Je ne vois rien.

 

– Eh ! mais vous verrez, vous verrez mieux après, disait alors Papiano.

 

Profitant de l’obscurité, je levais un poing, comme pour le lui abattre sur le visage. Il le faisait exprès certainement, pour que je perdisse le peu de patience qui me restait encore. Il n’était pas possible qu’il ne s’aperçût pas de l’ennui qu’il me causait : je le lui donnais à entendre de toutes les façons, en bâillant, en soufflant, et pourtant, il continuait à entrer dans ma chambre presque tous les soirs et y restait des heures entières, bavardant sans fin. Dans ces ténèbres, sa voix me coupait presque la respiration, me faisait me tordre sur la chaise, comme sur un chevalet de torture, crisper mes doigts : j’aurais voulu l’étrangler à de certains moments. Le devinait-il ? Le sentait-il ? Juste à ces moments-là, sa voix devenait plus molle, plus caressante.

 

Nous avons besoin de rendre toujours quelqu’un responsable de nos peines et de nos malheurs. Papiano, au fond, faisait tout pour me pousser à partir de cette maison, et si la voix de la raison avait pu parler en moi, ces jours-là j’aurais dû l’en remercier de tout cœur. Mais comment pouvais-je l’écouter, cette bienheureuse voix de la raison, quand elle me parlait justement par la bouche de Papiano, lequel, pour moi, avait tort, évidemment tort, impudemment tort ? Ne voulait-il pas me chasser, en effet, pour duper Paleari et perdre Adrienne ? C’est tout ce que je pouvais comprendre alors à tous ses discours. Oh ! comment la voix de la raison avait-elle pu choisir juste la bouche de Papiano pour se faire entendre de moi ? Mais peut-être était-ce moi qui, pour me trouver une excuse, la mettais dans sa bouche, pour qu’elle me parût odieuse, moi qui me sentais déjà repris dans les lacets de la vie.

 

Bien que je vécusse très modestement, Papiano s’était fourré dans la tête que j’étais très riche. Et, maintenant, pour détourner ma pensée d’Adrienne, peut-être caressait-il l’idée de me faire tomber amoureux de la petite-fille du marquis Giglio, et il me la décrivait comme une jeune fille sage et fière, pleine de talent et de volonté, décidée dans ses manières, franche et vive. D’ailleurs belle : oh ! bien belle ! Brune, mince et de formes admirables en même temps : toute de feu, avec une paire d’yeux fulminants. Il ne disait rien de la dot : superbe ! toute la fortune du marquis d’Auletta, ni plus ni moins. Celui-ci, sans doute, serait très heureux de la marier bientôt, non seulement pour se délivrer de Pantogada, qui le tourmentait, mais aussi parce que l’accord ne régnait pas toujours entre le grand-père et la petite-fille : le marquis était faible de caractère, tout renfermé dans son monde mort ; Pépita, au contraire, forte, vibrante de vie.

 

Ne comprenait-il pas que, plus il faisait l’éloge de Pépita, plus croissait en moi l’antipathie pour elle, avant même de la connaître ?

 

Je ferais sa connaissance, disait-il, un de ces soirs, car il la déciderait à assister aux prochaines séances de spiritisme. Je connaîtrais aussi le marquis Giglio d’Auletta, qui le désirait fort, après tout ce que Papiano lui avait dit de moi. Mais le marquis ne sortait presque plus de chez lui, et puis, jamais il ne prendrait part à une séance de spiritisme, à cause de ses idées religieuses…

 

– Et comment, demandai-je, lui s’abstenant, le permet-il à sa petite-fille ?

 

– C’est qu’il sait en quelles mains il la remet ! s’écria Papiano d’une voix altière.

 

Je ne voulus pas en savoir davantage. Pourquoi Adrienne refusait-elle d’assister à ces expériences ? Par scrupule religieux. Or, si la petite-fille du marquis Giglio prenait part à ces séances, avec le consentement de son grand-père clérical, ne pourrait-elle y participer, elle aussi ? Fort de cet argument, je cherchai à la persuader, la veille de la première séance.

 

Elle était entrée dans ma chambre avec son père, qui, ayant entendu ma proposition, soupira :

 

– Mais nous en sommes toujours là, monsieur Meis. La religion, en face de ce problème, dresse des oreilles d’âne et se cabre, comme la science. Et pourtant, nos expériences, je l’ai déjà dit et expliqué bien des fois à ma fille, ne sont nullement contraires ni à l’une ni à l’autre. Et même, pour la religion en particulier, elles sont une preuve des vérités qu’elle soutient.

 

– Et si j’avais peur ? objecta Adrienne.

 

– De quoi ? lui rétorqua son père. De l’épreuve ?

 

– Ou des ténèbres ? ajoutai-je. Nous sommes tous là avec vous, mademoiselle ! Voudrez-vous manquer seule ?

 

– Mais moi… répondit, embarrassée, Adrienne, je n’y crois pas, voilà…

 

Elle ne put en ajouter davantage. À son embarras, je compris que ce n’était pas seulement la religion qui empêchait Adrienne d’assister à ces expériences. La peur qu’elle mettait en avant pouvait avoir une autre cause que M. Anselme ne soupçonnait pas. Ou peut-être lui répugnait-il d’assister au spectacle de son père puérilement trompé par Papiano et mademoiselle Caporale ?

 

Je n’eus pas le courage d’insister.

 

Mais elle, comme si elle avait lu dans mon cœur le déplaisir que son refus me causait, laissa échapper dans l’obscurité un : Du reste… que je recueillis au vol.

 

– Ah ! bravo ! Nous vous aurons donc avec nous ?

 

– Pour demain soir seulement, accorda-t-elle en souriant.

 

Le lendemain, sur le tard, Papiano vint préparer la chambre ; il y introduisit une table rectangulaire, en sapin, sans tiroir, sans vernis, commune ; il débarrassa un coin de la pièce, y suspendit à une ficelle un drap, puis apporta une guitare, un collier de chien avec beaucoup de sonnettes et d’autres objets. Ces préparatifs furent faits à la lumière de la fameuse petite lanterne à verre rouge. Tout en préparant, il ne cessa pas un seul instant de parler.

 

– Le drap sert d’accumulateur de cette force mystérieuse : vous le verrez s’agiter, monsieur Meis, s’éclairer parfois d’une lumière étrange, pour ainsi dire sidérale. Oui, monsieur ! Nous n’avons pas réussi encore à obtenir des matérialisations, mais des lumières, oui, vous en verrez, si mademoiselle Silvia se trouve ce soir en bonnes dispositions. Elle communique avec l’esprit d’un de ses anciens camarades d’Académie, mort, Dieu nous en préserve ! de phtisie, à dix-huit ans. C’est du moins ce que dit mademoiselle Caporale. Avant même de savoir qu’elle avait cette faculté médianique, elle communiquait avec l’esprit de Max. Oui, monsieur ! C’est ainsi qu’il s’appelait : Max… attendez… Max Oliz, si je ne me trompe. Possédée par cet esprit, elle improvisait sur le piano, jusqu’à tomber par terre, évanouie, à certains moments. Un soir même, des gens se rassemblèrent, en bas, dans la rue, qui ensuite l’applaudirent.

 

– Et mademoiselle Caporale en eut presque peur, ajoutai-je tranquillement.

 

– Ah ! vous le savez ? fit Papiano interdit.

 

– Elle me l’a dit elle-même. De sorte, donc, qu’ils applaudirent la musique de Max, exécutée par les mains de mademoiselle Caporale ?

 

– Sans doute ! C’est dommage que nous n’ayons pas de piano à la maison. Nous devons nous contenter de quelque petit motif, de quelque refrain, esquissé sur la guitare. Max se met en colère, vous savez ! jusqu’à briser les cordes, certaines fois… Mais vous entendrez ce soir… Il me semble que tout est en ordre, maintenant.

 

– Et, dites-moi un peu, monsieur Térence. Par curiosité, voulus-je lui demander, avant qu’il s’en allât, et vous, y croyez-vous ? Y croyez-vous vraiment ?

 

– Voilà ! me répondit-il tout de suite, comme s’il eût prévu la question… Pour dire la vérité, je ne réussis pas à y voir clair. Non pas parce que les expériences se font dans les ténèbres, faites attention ! Les phénomènes, les manifestations sont réels, il n’y a pas à dire : indéniables. Nous ne pouvons point nous défier de nous-mêmes…

 

– Et pourquoi pas ? Au contraire ! fis-je.

 

– Comment ? Je ne comprends pas !

 

– Nous nous abusons si facilement ! Surtout quand il nous plaît de croire en quelque chose.

 

– Mais à moi, non, vous savez : cela ne me plaît pas ! protesta Papiano. Mon beau-père, qui est très enfoncé dans ses études, y croit. Moi, voyez-vous, je n’ai même pas le temps de penser… si même j’en avais l’envie. J’ai tant à faire ! Je perds ainsi quelques soirées, pour faire plaisir à mon beau-père. De mon côté, je suis d’avis que, tant que nous serons en vie, nous ne pourrons rien savoir de la mort. Donc, ne vous semble-t-il pas inutile d’y penser ? Ingénions-nous à vivre le mieux possible plutôt ! Je me sauve maintenant prendre, rue des Pontifes, mademoiselle Pantogada.

 

Il revint environ une demi-heure après, très contrarié. Avec mademoiselle Pantogada et la gouvernante était venu un certain peintre espagnol, qui me fut présenté, les dents serrées, comme ami de la maison Giglio. Il s’appelait Manuel Bernaldez et parlait correctement l’italien ; il n’y eut pas moyen pourtant de lui faire prononcer l’s de mon nom : on eût dit qu’à chaque fois qu’il était pour le prononcer, il avait peur de s’y blesser la langue.

 

– Adrien Mei, disait-il, comme si tout à coup nous étions devenus une paire d’amis.

 

Entrèrent ces dames : Pépita, la gouvernante, mademoiselle Caporale, Adrienne.

 

– Toi aussi ? Quelle nouveauté ! lui dit Papiano de mauvaise grâce.

 

Il ne s’y attendait pas, à celle-là ! Cependant, à la façon dont avait été accueilli le Bernaldez, j’avais compris que le marquis Giglio ne devait rien savoir de sa présence à la séance et qu’il devait y avoir là-dessous quelque petite intrigue avec Pépita.

 

Mais le grand Térence ne renonça pas à son plan. Disposant autour de la table la chaîne médianique, il fit asseoir à côté de lui Adrienne et mit à côté de moi la Pantogada.

 

N’étais-je pas content ? Non. Et Pépita non plus. Parlant à peu près comme son père, elle se rebella aussitôt :

 

– Millé graces, cé ne puede pas aller ainsi ! Yo veux estar entre la señor Paleari et ma gobernante, caro señor Terence !

 

La demi-obscurité rougeâtre permettait à peine de discerner les formes ; de sorte que je ne pus voir jusqu’à quel point répondait à la réalité le portrait que Papiano m’avait ébauché de mademoiselle Pantogada. Ses manières, pourtant, sa voix et cette rébellion subite, s’accordaient parfaitement avec l’idée que je m’étais faite d’elle d’après cette description.

 

Certes, en refusant si dédaigneusement la place que Papiano lui avait assignée à côté de moi, mademoiselle Pantogada m’offensait. Pourtant, non seulement je ne le pris pas mal, mais même je m’en réjouis.

 

– Fort juste ! s’écria Papiano. Et alors, on peut faire ainsi : à côté de monsieur Meis, s’assoira madame Candide ; puis, prenez place ici, mademoiselle. Mon beau-père restera où il est, et nous autres, tous les trois aussi, comme nous sommes. Cela va ?

 

Eh non ! cela n’allait pas encore : ni pour moi, ni pour mademoiselle Caporale, ni pour Adrienne et ni – comme on le vit bientôt – pour la Pépita, qui se trouva beaucoup mieux dans une nouvelle chaîne disposée justement par le génialissime esprit de Max.

 

Pour le moment, je vis à côté de moi comme un fantôme de femme, avec une espèce de petite colline sur la tête (était-ce un chapeau ? était-ce une coiffe ? une perruque ? que diable était-ce ?). De dessous cette énorme charge sortaient de temps en temps certains soupirs terminés par un gémissement bref. Personne n’avait pensé à me présenter à cette dame Candide ; à présent, pour faire la chaîne, nous devions nous tenir par la main, et elle soupirait. Cela ne lui paraissait pas bien fait, voilà ! Dieu, quelle main froide !

 

De l’autre main, je tenais la gauche de mademoiselle Caporale, assise au bout de la table, les épaules contre le drap suspendu au coin ; Papiano lui tenait la droite. À côté d’Adrienne, de l’autre côté, était assis le peintre ; M. Anselme était à l’autre bout de la table, vis-à-vis de la Caporale.

 

Papiano dit :

 

– Il faudrait avant tout expliquer à monsieur Meis et à mademoiselle Pantogada le langage… Comment s’appelle-t-il ?

 

– Typtologique, dit M. Anselme.

 

– S’il vous plaît, à moi aussi, se hasarda à dire madame Candide, en s’agitant sur sa chaise.

 

– C’est très juste ! Aussi à madame Candide, naturellement.

 

– Voici, commença à expliquer M. Anselme. Deux coups veulent dire oui…

 

– Des coups ? interrompit Pépita. Quels coups ?

 

– Des coups ! répondit Papiano, ou percussions sur la table ou sur les chaises, ou ailleurs, ou que l’on fait percevoir par voie d’attouchements.

 

– Ah ! no ! noi no ! no ! no ! s’écria-t-elle alors précipitamment, bondissant sur ses pieds. Yo n’aimé pas cela les attouchements. Dé qui ?

 

– Mais de l’esprit de Max, mademoiselle ! lui expliqua Papiano. Je vous en ai parlé en venant : cela ne fait pas mal, rassurez-vous.

 

– Typtologiques, appuya d’un air de commisération, en femme supérieure, madame Candide.

 

– Donc, reprit M. Anselme, deux coups, oui ; trois coups, non ; quatre, ténèbres ; cinq, parlez ; six, lumière. Cela suffira ainsi. Et à présent, concentrons-nous, messieurs.

 

On fit silence.

 

XIV

LES PROUESSES DE MAX


Appréhension ? Non. Pas l’ombre. Mais une vive curiosité me possédait, et une certaine crainte que Papiano ne fût sur le point de faire une triste figure. J’aurais dû m’en réjouir, et, au contraire, non. Qui ne ressent pas de la peine et de la honte au spectacle d’une comédie mal jouée par des acteurs inexpérimentés ?

 

« De deux choses l’une, pensai-je : ou il est très habile, ou l’obstination qu’il met à garder Adrienne à côté de lui l’empêche de voir dans quelle situation il se met, en laissant Bernaldez et Pépita, moi et Adrienne déçus et par là tout prêts à nous apercevoir de sa tromperie. Mieux que tous les autres, s’en apercevra Adrienne, qui est plus proche de lui ; mais elle soupçonne déjà la fraude et y est préparée. Ne pouvant être à côté de moi, peut-être qu’en ce moment elle se demande pourquoi elle reste là à assister à une farce non seulement insipide, mais encore odieuse pour elle. Et, de leur côté, Bernaldez et mademoiselle Pépita se posent certainement la même question. Comment Papiano ne s’en rend-il pas compte, à présent qu’il a vu manquer son coup quand il voulait loger la Pantogada près de moi ? Se fie-t-il donc tant à son habileté ? Nous allons voir. »

 

En faisant ces réflexions, je ne pensais point à mademoiselle Caporale. Tout à coup, elle se mit à parler, comme dans un état de demi-sommeil.

 

– La chaîne, dit-elle, la chaîne se change…

 

– Avons-nous déjà Max ? demanda avec empressement ce brave homme de M. Anselme.

 

La réponse de la Caporale se fit attendre assez longtemps.

 

– Oui ! dit-elle enfin péniblement, comme essoufflée. Mais nous sommes trop, ce soir…

 

– C’est vrai, oui ! éclata Papiano. Pourtant, il me semble que comme cela nous sommes fort bien.

 

– Chut ! avertit Paleari. Écoutons ce que dit Max.

 

– La chaîne, reprit la Caporale, ne lui semble pas bien équilibrée. Ici, de ce côté (et elle souleva ma main), il y a deux femmes l’une à côté de l’autre. M. Anselme ferait bien de prendre la place de mademoiselle Pantogada, et vice versa.

 

– Tout de suite ! s’écria M. Anselme en se levant. Voilà, mademoiselle, asseyez-vous là !

 

Et Pépita, cette fois, ne se rebella pas. Elle était à côté du peintre.

 

– Ensuite, ajouta la Caporale, madame Candide…

 

Papiano l’interrompit :

 

– À la place d’Adrienne, n’est-ce pas ? J’y avais pensé. Fort bien !

 

Je serrai fort, fort, fort, la main d’Adrienne, jusqu’à lui faire mal, à peine fut-elle venue s’asseoir à côté de moi. En même temps, mademoiselle Caporale me serrait l’autre main, comme pour me demander : « Êtes-vous content ? » – « Mais oui, très content ! » lui répondis-je par une autre étreinte, qui signifiait aussi : « Et maintenant, faites, faites ce qu’il vous plaira ! »

 

– Silence ! intima à ce moment M. Anselme.

 

Et qui avait parlé ? Qui ? La table ? Quatre coups. Ténèbres ! Je jure que je ne les avais pas entendus.

 

Seulement, à peine la lanterne était-elle éteinte, qu’il arriva une chose qui bouleversa toutes mes suppositions. Mademoiselle Caporale poussa un cri aigu, qui nous fit sursauter sur nos chaises.

 

– De la lumière ! De la lumière !

 

Qu’était-il arrivé ?

 

Un coup de poing ! Mademoiselle Caporale avait reçu un coup de poing sur la bouche, formidable : ses gencives saignaient.

 

Pépita et madame Candide se levèrent, épouvantées. Papiano se leva aussi pour rallumer la lanterne. Aussitôt Adrienne retira sa main de la mienne. Bernaldez tenait entre les doigts une allumette et souriait, demi-surpris, demi-incrédule, tandis que M. Anselme, tout à fait consterné, ne faisait que répéter :

 

– Un coup de poing ! Et comment expliquer cela ?

 

Je me le demandais, moi aussi, troublé. Un coup de poing ? Donc ce changement de places n’était pas concerté d’avance entre eux deux. Un coup de poing ? Donc mademoiselle Caporale s’était rebellée contre Papiano. Et à présent ?

 

À présent, écartant sa chaise et se pressant un mouchoir sur la bouche, la Caporale protestait qu’elle ne voulait plus rien savoir. Et Pépita Pantogada, d’une voix perçante, criait :

 

– Mille graces, señores ! Aqui on reçoit des cachetes !

 

– Mais non ! s’écria Paleari. Messieurs, ceci est un fait nouveau, très étrange. Il faut en demander l’explication.

 

– À Max ? demandai-je.

 

– À Max, bien sûr ! Peut-être, chère Silvia, avez-vous mal interprété ses instructions pour la disposition de la chaîne ?

 

– C’est probable, c’est probable ! s’écria Bernaldez en riant.

 

– Et vous, monsieur Meis, qu’en pensez-vous ? me demanda Paleari, à qui le Bernaldez ne plaisait qu’à moitié.

 

– Eh ! assurément, c’est ce qui me semble ! dis-je.

 

Mais la Caporale nia nettement de la tête.

 

– Et alors ? reprit M. Anselme. Comment expliquer cela ? Max brutal ? Et depuis quand ? Qu’en dis-tu, Térence ?

 

Il ne disait rien, Térence, protégé par la demi-obscurité : il leva les épaules, sans rien dire.

 

– Allons ! dis-je alors à la Caporale. Voulons-nous contenter M. Anselme, mademoiselle ? Demandons à Max une explication, et s’il se montre de nouveau un esprit… de peu d’esprit, nous le laisserons tranquille. Dis-je bien, monsieur Papiano ?

 

– Très bien ! répondit celui-ci. Demandons, demandons donc. Moi, j’y suis.

 

– Mais je n’y suis pas, moi, comme cela ! rétorqua la CaporaIe, en se tournant directement vers lui.

 

– C’est à moi que vous le dites ? fit Papiano. Mais si vous voulez en rester là…

 

– Oui, cela vaudrait mieux ! risqua timidement Adrienne.

 

Mais aussitôt, M. Anselme la prit à partie :

 

– Voilà la peureuse ! Cesser serait dommage, car – tout déplaisant que soit cet incident – les phénomènes semblaient vouloir se manifester ce soir avec une énergie insolite.

 

– Trop d’énergie ! s’écria Bernaldez pouffant de rire et communiquant sa gaieté aux autres.

 

– Et moi, ajoutai-je, je ne tiens pas à attraper un coup de poing sur l’œil…

 

– Moi encore moinsse ! ajouta Pépita.

 

– Assis ! ordonna alors Papiano, résolument. Suivons le conseil de monsieur Meis. Essayons de demander une explication. Si les phénomènes se révèlent de nouveau avec trop de violence, nous arrêterons. Assis !

 

Et il souffla la lanterne.

 

Je cherchai dans l’ombre la main d’Adrienne, qui était froide et tremblante. Par égard pour sa crainte, je ne la lui serrai pas d’abord ; petit à petit, graduellement, je la pressai, comme pour y répandre de la chaleur, et, avec la chaleur, la confiance que tout se passerait maintenant tranquillement. Il était hors de doute, en effet, que Papiano, peut-être, repentant de la violence à laquelle il s’était laissé emporter, avait changé d’avis. En tout cas, nous aurions certainement un moment de trêve ; puis, peut-être, Adrienne et moi, dans l’obscurité, allions-nous servir de cible à Max. « Eh bien ! dis-je à part moi, si le jeu devient trop difficile à supporter, nous le ferons durer peu. Je ne permettrai pas qu’Adrienne soit tourmentée. »

 

Cependant, M. Anselme s’était mis à parler avec Max comme on parle à une personne réelle et présente.

 

– Y es-tu ?

 

Deux coups légers sur la table. Il y était.

 

– Et comment se fait-il, Max, demanda Paleari sur un ton de reproche amical, que toi si bon, tu aies traité si brutalement mademoiselle Silvia ? Veux-tu nous le dire ?

 

Cette fois, la table s’agita d’abord un peu, puis trois coups secs et fermes retentirent en son milieu. Trois coups : donc, non ; il ne voulait pas nous le dire.

 

– N’insistons pas ! dit M. Anselme, conciliant. Tu es peut-être encore un peu fâché, eh ! Max ? Je le sens, je te connais… Je te connais… Voudrais-tu nous dire au moins si la chaîne, ainsi disposée, te satisfait ?

 

Paleari n’avait pas fini de faire cette demande, que je me sentis toucher deux fois sur le front, comme avec la pointe d’un doigt.

 

– Oui ! m’écriai-je aussitôt, dénonçant le phénomène, et je serrai la main d’Adrienne.

 

Je dois confesser que cet « attouchement » inattendu me fit, sur le moment, une étrange impression. J’étais sûr que si j’avais levé la main à temps, j’aurais saisi celle de Papiano, et toutefois… La délicate légèreté du coup et la précision avaient été, en tout cas, surprenantes. Puis, je le répète, je ne m’y attendais pas. Mais pourquoi Papiano m’avait-il choisi pour manifester son retour à de meilleurs sentiments ? Avait-il voulu, par ce signe, me tranquilliser, ou était-ce au contraire un défi qui signifiait : « À présent, tu vas voir si je suis content » ?

 

– Bravo, Max ! s’écria M. Anselme. Et moi, à part moi :

 

« Oui, bravo ! Quelle volée de taloches je te donnerais ! »

 

– Maintenant, s’il te plaît, reprit le maître de la maison, voudrais-tu nous donner un signe de tes bonnes dispositions envers nous ?

 

Cinq coups sur la table intimèrent : Parlez !

 

– Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda madame Candide terrifiée.

 

– Qu’il faut parler, expliqua Papiano tranquillement.

 

Et Pépita :

 

– À qui ?

 

– Mais à qui vous voudrez, mademoiselle ! Parlez avec votre voisin, par exemple.

 

– Fort ?

 

– Oui ! dit M. Anselme. Cela veut dire, monsieur Meis, que Max est en train de nous préparer quelque belle manifestation. Peut-être une lumière… qui sait ? Parlons, parlons…

 

Et que dire ? Je parlais déjà depuis un bon moment avec la main d’Adrienne, et je ne pensais, hélas ! je ne pensais plus à rien ! Je tenais à cette petite main un long discours intense, pressant, et pourtant caressant, qu’elle écoutait tremblante et abandonnée ; déjà je l’avais contrainte à me céder les doigts, à les entrelacer avec les miens. J’étais délicieusement bouleversé par l’effort que je faisais pour réprimer ma fougue impatiente et m’exprimer, au contraire, avec les manières d’une douce tendresse, comme l’exigeait la candeur de cette âme timide et suave.

 

Voilà que, tandis que nos mains tenaient ces discours captivants, je commençai à remarquer comme un frottement contre le barreau de ma chaise, entre les deux pieds de derrière ; et je me troublai. Papiano ne pouvait arriver jusque-là avec son pied ; et quand même, le barreau de devant l’en aurait empêché. Restait qu’il se fût levé de table et fût venu derrière ma chaise ? Mais en ce cas, madame Candide, si elle n’était pas complètement idiote, aurait dû le faire remarquer. Avant de communiquer aux autres le phénomène, j’aurais voulu me l’expliquer de quelque façon ; mais ensuite, je pensai qu’à présent que j’avais obtenu ce que j’avais à cœur, je me trouvai presque dans l’obligation de seconder la fraude, sans autre retard, pour ne pas irriter davantage Papiano. Et je me mis à dire ce que je sentais.

 

– Vraiment ? s’écria Papiano, de sa place, avec un étonnement qui me parut sincère.

 

Non moins grand fut l’étonnement de mademoiselle Caporale. Je sentis mes cheveux se dresser sur ma tête. Donc ce phénomène était vrai.

 

– Un frottement ? demanda anxieusement M. Anselme. Comment cela ? comment cela ?

 

– Mais oui ! confirmai-je, presque piqué. Et cela continue ! comme s’il y avait là derrière un petit chien… voilà !

 

Un autre éclat de rire accueillit mon explication :

 

– Mais c’est Minerve ! c’est Minerve ! cria Pépita Pantogada.

 

– Qui cela, Minerve ? demandai-je, mortifié.

 

– Mais ma petite chienne ! reprit-elle, en riant encore. Ma viecha, señor, qui se gratte asi soto toutes les chaises ! Permettez ! permettez !

 

Bernaldez alluma une autre allumette, et Pépita se leva pour prendre la chienne, qui s’appelait Minerve, et la coucher sur ses genoux.

 

– Maintenant je m’explique, dit tout contrarié M. Anselme, maintenant je m’explique l’irritation de Max. On n’est pas sérieux, ce soir, voilà !

 

*

* *

 

M. Anselme, peut-être, oui, mais nous, – à vrai dire, – nous ne le fûmes guère plus les soirs d’après, en ce qui concerne le spiritisme, s’entend.

 

Qui pouvait encore prêter grande attention aux prouesses de Max dans l’ombre ? La table grinçait, se mouvait, parlait à coups retentissants ou légers ; d’autres coups se faisaient entendre sur le dos de nos chaises et, tantôt ici, tantôt là, sur les meubles de la chambre, avec des grattements, des frottements et d’autres bruits ; d’étranges lueurs phosphoriques, comme des feux follets, s’allumaient tout à coup et voltigeaient dans l’air, et même le drap s’éclairait et se gonflait comme une voile ; une tablette porte-cigares exécuta quelques promenades par la chambre et une fois même sauta sur la table autour de laquelle nous faisions la chaîne ; la guitare, comme s’il lui était poussé des ailes, s’envola de la commode sur laquelle elle était posée, et vint racler ses cordes sur nous… Il me sembla pourtant que Max manifestait mieux ses éminentes facultés musicales avec les grelots du collier de chien, qui se trouva mis une fois autour du cou de mademoiselle Caporale ; ce qui parut à M. Anselme une plaisanterie affectueuse et spirituelle de Max ; mais mademoiselle Caporale ne goûta guère cette plaisanterie.

 

Évidemment était entré en scène, protégé par l’obscurité, Scipion, le frère de Papiano, avec des instructions particulières. Celui-là était réellement épileptique, mais non pas aussi idiot que son frère Térence et lui-même voulaient le faire croire. Une longue habitude de l’obscurité devait lui avoir accommodé les yeux aux ténèbres. En vérité, je ne pourrais dire jusqu’à quel point il se montrait adroit dans ces fraudes combinées d’avance avec son frère et la Caporale ; pour nous, c’est-à-dire pour moi et pour Adrienne, pour Pépita et Bernaldez, il pouvait faire ce qui lui plaisait, et tout allait bien, de quelque façon qu’il le fît : il n’avait plus à contenter que M. Anselme et madame Candide, et il semblait y réussir à merveille. Il est vrai que ni l’un ni l’autre n’étaient difficiles à contenter. Oh ! M. Anselme rayonnait de joie : il avait l’air à certains moments d’un petit enfant au théâtre des marionnettes.

 

Adrienne me faisait comprendre qu’elle éprouvait du remords à prendre du plaisir ainsi, aux dépens de la dignité de son père, en profitant de la ridicule simplicité d’âme de celui-ci.

 

Cela seulement troublait de temps en temps notre joie. Et pourtant, connaissant Papiano, le soupçon aurait dû me naître que, s’il se résignait à me laisser à côté d’Adrienne et semblait nous favoriser et nous protéger, il devait avoir conçu quelque autre pensée. Mais la joie que me procurait la liberté sans trouble dans les ténèbres était telle dans ces moments-là que ce soupçon ne me vint nullement à l’esprit.

 

– Non ! cria tout à coup mademoiselle Pantogada.

 

Et aussitôt M. Anselme :

 

– Dites, dites, mademoiselle ! Qu’est-ce ? Qu’avez-vous senti ?

 

Bernaldez, comme les autres, la pressa de parler ; et alors Pépita :

 

– Aqui, sour oune côté, ouna caressa…

 

– Avec la main ? demanda Paleari. Délicate, n’est-ce pas ? Froide, furtive et délicate… Oh ! Max, quand il veut, sait être gentil avec les dames ! Voyons un peu, Max, pourrais-tu refaire la caresse à Mademoiselle ?

 

– Aqui esta ! aqui esta ! se mit à crier aussitôt Pépita en riant.

 

– Ce qui veut dire ? demanda M. Anselme.

 

– Il rifait, il rifait… ouna caressa…

 

– Et un baiser, Max ? proposa alors M. Paleari.

 

– Non ! cria Pépita, de nouveau.

 

Mais un beau gros baiser sonore lui claqua sur la joue. Presque involontairement j’attirai alors la main d’Adrienne à mes lèvres ; puis, non content de cela, je me penchai pour chercher ses lèvres à elle, et ainsi nous échangeâmes notre premier baiser, long et muet.

 

Que s’ensuivit-il ? Il fallut quelque temps avant que, égaré de confusion et de honte, je pusse reprendre conscience dans ce désordre imprévu. S’était-on aperçu de notre baiser ? On criait. Une, deux allumettes flambèrent ; puis voici la chandelle allumée, celle qui était dans la lanterne à verre rouge. Et tous debout ! Pourquoi ?

 

Pourquoi ? Un grand coup, un coup formidable, comme frappé par un poing de géant, invisible, tonna sur la table, ainsi, en pleine lumière. Nous devînmes tous blêmes, et, plus que tous les autres, Papiano et mademoiselle Caporale.

 

– Scipion ! Scipion ! appela Térence.

 

L’épileptique était tombé par terre et râlait étrangement.

 

– Assis ! cria M. Anselme. Lui aussi est tombé en extase ! Voilà, voilà, la table remue, se soulève, se soulève… La lévitation ! Bravo, Max ! Vive Max !

 

Et, en vérité, la table, sans que personne y touchât, s’éleva à plus d’un pied du sol, puis retomba pesamment.

 

La Caporale, livide, tremblante, atterrée, vint se cacher la face sur ma poitrine. Mademoiselle Pantogada et sa gouvernante s’enfuirent hors de la chambre, pendant que Paleari criait, très irrité :

 

– Non, ici, par le diable ! Ne brisez pas la chaîne ! Voici le plus beau ! Max ! Max !

 

– Mais quel Max ? s’écria Papiano, surmontant enfin la terreur qui le tenait cloué et accourant vers son frère pour le secouer et le rappeler à soi.

 

Le souvenir du baiser fut, pour le moment, étouffé en moi par la stupeur que me causa cette révélation vraiment étrange et inexplicable, à laquelle j’avais assisté. Si, comme le soutenait Paleari, la force mystérieuse qui avait agi à ce moment, à la lumière, sous mes yeux, provenait d’un esprit invisible, évidemment cet esprit n’était pas celui de Max : il suffisait de regarder Papiano et mademoiselle Caporale pour s’en convaincre. Ce Max c’était eux qui l’avaient inventé. Qui donc avait agi ? Qui avait assené sur la table ce coup de poing formidable ?

 

Toutes les choses lues dans les livres de Paleari me revinrent en tumulte à l’esprit ; et, avec un frisson, je pensai à cet inconnu qui s’était noyé dans le bief du moulin à l’Épinette, et à qui j’avais dérobé les pleurs des siens.

 

« Si c’était lui ! dis-je à part moi. S’il était venu me trouver ici, pour se venger, en dévoilant tout… »

 

Cependant Paleari qui – seul – n’avait éprouvé ni étonnement ni épouvante, en était encore à se demander comment un phénomène aussi simple et aussi commun que la lévitation de la table nous avait tant impressionnés. Bien plutôt il ne pouvait s’expliquer comment Scipion se trouvait là dans ma chambre, pendant qu’il le croyait dans son lit.

 

– Cela me surprend, disait-il, parce que d’ordinaire le pauvre garçon ne se soucie de rien. Mais il est visible que ces séances mystérieuses ont éveillé en lui une certaine curiosité ; il sera venu épier, il sera entré furtivement, et alors… vlan, attrapé ! Car il est indéniable, vous savez, monsieur Meis, que les phénomènes extraordinaires de la médianité tirent en grande partie leur origine de la névrose épileptique, cataleptique et hystérique. Max nous soustrait à nous aussi une bonne part d’énergie nerveuse et s’en sert pour la production des phénomènes.

 

Presque jusqu’à l’aube, je me retournai sur mon lit, songeant à ce malheureux enseveli dans le cimetière de Miragno, sous mon nom. Qui était-il ? D’où venait-il ? Pourquoi s’était-il tué ? Peut-être voulait-il que sa triste fin se sût : c’était peut-être une réparation, une expiation… et j’en avais profité ! Plus d’une fois, dans les ténèbres – je l’avoue – je me sentis glacé de peur. Ce coup de poing, là, sur la table, dans ma chambre, je n’avais pas été seul à l’entendre. Était-ce lui qui l’avait assené ? Et n’était-il pas encore là, dans le silence, invisible et présent, à côté de moi ? J’étais tout oreilles pour tâcher de recueillir quelque bruit dans la chambre. Puis je m’endormis et je fis des rêves effrayants.

 

Le jour suivant j’ouvris les fenêtres à la lumière.

 

XV

MOI ET MON OMBRE


Il m’est arrivé plusieurs fois, en m’éveillant au cœur de la nuit (la nuit, dans ces cas-là, ne prouve pas qu’elle ait beaucoup de cœur), il m’est arrivé d’éprouver dans les ténèbres et le silence, un étonnement étrange, une étrange gêne au souvenir de quelque chose que j’ai fait pendant le jour, à la lumière, sans y prendre garde. Combien aussi de délibérations prises, combien de projets échafaudés, combien d’expédients inachevés pendant la nuit nous apparaissent vains et s’écroulent, et s’en vont en fumée à la lumière du jour ! De même qu’autre chose est le jour, autre chose la nuit, de même peut-être nous sommes une chose le jour, une autre chose la nuit : bien misérable chose, hélas ! la nuit comme le jour.

 

Je sais qu’en ouvrant, après quarante jours, la fenêtre de ma chambre, je n’éprouvai aucune joie à revoir la lumière. Le souvenir de ce que j’avais fait ces jours-là dans l’obscurité, me la rendit horriblement sombre. Toutes les raisons, les excuses et les convictions qui, dans cette obscurité, avaient eu leur poids et leur valeur n’en eurent plus du tout à peine eus-je ouvert les fenêtres, ou en eurent d’autres complètement opposés. Et c’était en vain que ce pauvre moi, qui était resté si longtemps les fenêtres fermées et avait fait de tout pour alléger l’ennui obsédant de sa prison, à présent, timide comme un chien battu, se faisait humble auprès de cet autre moi qui avait ouvert les fenêtres et se réveillait à la lumière du jour, renfrogné, sévère, impétueux ; c’était en vain qu’il cherchait à le détourner des sombres pensées, l’engageant à se réjouir plutôt, devant le miroir, de l’heureux résultat de l’opération, de la barbe repoussée et même de la pâleur qui en quelque sorte m’ennoblissait l’aspect.

 

– Imbécile, qu’as-tu fait ?

 

Ce que j’avais fait ? Rien. Dans les ténèbres, – était-ce ma faute ? – je n’avais plus aperçu les obstacles à mon amour, et j’avais perdu la réserve que je m’étais imposée. Papiano voulait m’enlever Adrienne, mademoiselle Caporale me l’avait donnée. Elle l’avait fait asseoir à côté de moi, et avait attrapé un coup de poing sur la bouche, la pauvre ! Adrienne à côté de moi, c’était la vie, la vie qui attend un baiser pour s’ouvrir à la joie ; or, Manuel Bernaldez avait embrassé dans l’ombre sa Pépita, et alors moi aussi…

 

Ah !

 

Je me jetai sur le fauteuil, les mains sur le visage. Je sentais mes lèvres frémir au souvenir de ce baiser. Adrienne ! Adrienne ! Quelles espérances avais-je allumées dans son cœur avec ce baiser ? Mon épouse, n’est-ce pas ? Les fenêtres ouvertes, fête pour tout le monde !

 

Je restai là je ne sais combien de temps, sur le fauteuil, à penser. Je voyais enfin, je voyais tout à coup le mensonge de mon illusion, ce qu’était au fond ce qui m’avait semblé la plus grande des fortunes, dans la première ivresse de ma délivrance.

 

Je savais déjà combien ma liberté, qui au début m’avait paru sans limites, en avait dans la rareté de mon argent ; puis, je m’étais aussi aperçu que cette liberté aurait pu s’appeler trop justement solitude et ennui. Elle me condamnait à une terrible peine : celle de la compagnie de moi-même. Je m’étais alors rapproché des autres ; mais ce dessein de me bien garder de rattacher, ne fût-ce que faiblement, les fils coupés, à quoi avait-il servi ? Ils s’étaient rattachés d’eux-mêmes, ces fils ; et la vie, bien que, prévenu, je m’y fusse opposé, la vie m’avait entraîné avec sa fougue irrésistible. Ah ! je m’en apercevais vraiment, maintenant que je ne pouvais plus par de vains prétextes et des feintes puériles, m’empêcher de prendre conscience de mon sentiment pour Adrienne, atténuer la valeur de mes intentions, de mes paroles, de mes actes.

 

Sans parler, je lui en avais trop dit en lui serrant la main, en la contraignant à entrelacer ses doigts avec les miens ; et ce baiser, ce baiser enfin avait scellé notre amour. À présent, comment répondre par les faits à la promesse ? Pauvre Adrienne, pouvais-je la faire mienne ? Mais dans le bief du moulin, là-bas à l’Épinette, elles m’y avaient bien jeté, ces deux braves femmes, Romilda et la veuve Pescatore ; elles ne s’y étaient point jetées, elles ! Et libre était restée ma femme, non pas moi, qui m’étais prêté à faire le mort, me flattant de pouvoir devenir un autre homme, vivre une autre vie. Un autre homme, oui, mais à condition de ne rien faire ! Et quel homme donc ? Une ombre d’homme ! Et quelle vie ? Tant que je m’étais contenté de rester enfermé en moi-même et de voir vivre les autres, oui, j’avais pu bien ou mal sauver l’illusion que j’allais vivre une autre vie ; mais, maintenant que je m’étais approché de celle-là jusqu’à poser mes lèvres sur ses lèvres chères, voilà que je reculais terrifié, comme si j’avais baisé Adrienne avec les lèvres d’un mort, d’un mort qui ne pouvait revivre pour elle ?

 

Ah ! si Adrienne connaissait l’étrangeté de mon cas… Elle ? Non… non… Eh quoi ? pas même en pensée. Elle, si pure, si timide… Mais si pourtant l’amour était en elle plus fort que tout, plus fort que les convenances sociales !

 

Pauvre Adrienne, comment pourrais-je l’enfermer avec moi dans le vide de ma destinée, la faire compagne d’un homme qui ne pouvait en aucune sorte se déclarer et se prouver vivant ? Que faire ?

 

Deux coups à la porte me firent sursauter. C’était Adrienne.

 

J’eus beau chercher à arrêter en moi le tumulte de mes sentiments, je ne pus réussir à ne pas lui apparaître au moins troublé. Elle aussi était troublée, par la pudeur, qui ne lui permettait pas de se montrer joyeuse, comme elle l’aurait voulu, en me revoyant enfin guéri, à la lumière, et content… Non ? Pourquoi non ?… Elle leva à peine les yeux pour me regarder, rougit et me tendit une enveloppe.

 

– Voilà pour vous…

 

– Une lettre ?

 

– Je ne crois pas. Sans doute la note du docteur Ambrosini. Le domestique veut savoir s’il y a une réponse.

 

Sa voix tremblait. Elle sourit.

 

– Tout de suite, fis-je ; mais une tendresse subite me prit, car je comprenais qu’elle était venue avec l’excuse de cette note pour avoir de moi une parole qui la raffermît dans ses espérances ; une pitié angoissée, profonde me vainquit, pitié d’elle et de moi, pitié cruelle, qui me poussait irrésistiblement à la caresser, à caresser en elle ma douleur, car je ne pouvais trouver de réconfort qu’en elle. Et, tout en sachant bien que j’allais me compromettre encore davantage, je ne sus pas résister. Je lui tendis les deux mains ; elle, confiante, mais le visage en feu, leva doucement les siennes et les mit sur les miennes. J’attirai alors sa petite tête blonde contre ma poitrine et je passai légèrement une main sur ses cheveux.

 

– Pauvre Adrienne !

 

– Pourquoi ? me demanda-t-elle, sous la caresse. Ne sommes-nous pas contents ?

 

– Si…

 

– Et alors pourquoi pauvre ?

 

J’eus à ce moment un élan de révolte ; je fus tenté de lui dévoiler tout, de lui répondre : « Pourquoi ? Écoute : je t’aime et je ne puis, je ne dois pas t’aimer ! Si tu veux pourtant… » Mais, bah ! que pouvait vouloir cette tendre créature ? Je serrai bien fort sur ma poitrine sa petite tête et je sentis que je serais beaucoup plus cruel si, de la joie suprême à laquelle, dans son ignorance, elle se sentait alors haussée par l’amour, je la précipitais dans l’abîme du désespoir qui était en moi.

 

– Parce que, dis-je, en la laissant aller, parce que je sais bien des choses à cause desquelles vous ne pouvez être contente…

 

Elle eut comme un égarement pénible à se voir tout à coup dégagée de mes bras. Elle me regarda et, remarquant mon agitation, me demanda en hésitant :

 

– Que… que savez-vous ?…

 

Plût au ciel que j’eusse avoué ! En lui causant tout de suite cette unique et forte douleur je lui en aurais épargné d’autres et je ne me serais pas fourré dans de nouveaux embarras plus âpres. Mais l’amour et la pitié m’enlevaient le courage de briser ainsi, tout d’un coup, ses espérances et ma vie même, c’est-à-dire cette ombre d’illusion qui pouvait me rester encore tant que je me tairais. Et puis, je sentais l’odieux de la déclaration qu’il m’allait falloir lui faire, à savoir que j’avais encore ma femme. Oui ! oui ! En lui révélant que je n’étais pas Adrien Meis, je redevenais Mathias Pascal, mort et encore marié ! Comment peut-on dire de semblables choses ? Qui, à ma place, ne se serait pas conduit comme moi ?

 

Pouvais-je jamais penser que, même mort, je ne serais pas délivré de ma femme et que la vie que j’avais vue devant moi libre n’était au fond qu’une illusion. J’étais devenu l’esclave de la fiction et des mensonges qu’avec tant de dégoût je m’étais vu forcé d’employer. Esclave de la crainte d’être découvert, sans avoir pourtant commis aucun crime !

 

Cependant Adrienne convenait qu’elle n’avait pas chez elle de quoi être contente. Maintenant cependant… Et des yeux et avec un sourire triste elle me demandait si ce qui était pour elle une cause de douleur pouvait représenter pour moi un obstacle. « Non, n’est-ce pas ? » demandaient ce regard et ce sourire tristes.

 

– Oh ! mais payons le docteur Ambrosini ! m’écriai-je, feignant de me rappeler tout à coup le domestique qui attendait là. Je déchirai l’enveloppe, et, sans attendre, m’efforçant de prendre un ton de plaisanterie :

 

– Quatre cents lires ! dis-je. Voyez un peu, Adrienne : la nature a fait là une de ses extravagances ordinaires : pendant tant d’années, elle me condamne à porter un œil… disons désobéissant ; je souffre douleur et prison pour corriger son erreur, et à présent, par surcroît, c’est à moi de payer ! Cela vous semble-t-il juste ?

 

Adrienne sourit faiblement.

 

– Peut-être, dit-elle, que le docteur Ambrosini ne serait pas content si vous lui répondiez de vous adresser à la nature pour le paiement. Je crois qu’il s’attend même à être remercié, car l’œil…

 

– Vous semble-t-il qu’il aille bien ?

 

Elle fit un effort pour me regarder, et dit tout bas en baissant aussitôt les yeux :

 

– Oui… On dirait un autre…

 

– Moi ou l’œil ?

 

– Vous.

 

– Peut-être avec cette vilaine barbe…

 

– Non… pourquoi ?

 

J’allai au petit bureau où je tenais mon argent. Alors Adrienne fit mine de vouloir s’en aller ; stupidement, je la retins ; mais, au fait, comment pouvais-je prévoir ? Dans tous mes embarras, grands et petits, j’ai été, comme on l’a vu, secouru toujours par la fortune. Or, voici comment, cette fois encore, elle me vint en aide.

 

En voulant ouvrir le bureau, je remarquai que la clef ne tournait pas dans la serrure ; je poussai à peine et, tout de suite, le battant céda : il était ouvert !

 

– Comment m’écriai-je. Est-il possible que je l’aie laissé ainsi ?

 

En voyant mon trouble subit, Adrienne était devenue très pâle. Je la regardai et :

 

– Mais… voyez, mademoiselle, quelqu’un a dû mettre la main là-dedans.

 

Dans le bureau régnait le plus grand désordre : mes billets de banque avaient été retirés de l’enveloppe de cuir où je les tenais renfermés et étaient là, éparpillés sur la tablette. Adrienne se cacha le visage dans les mains, saisie d’horreur. Je ramassai fébrilement ces billets et me mis à les compter.

 

– Est-ce possible ? m’écriai-je après avoir passé ma main tremblante sur mon front glacé de sueur.

 

Adrienne faillit s’évanouir, mais se soutint à un guéridon à portée de sa main. Elle demanda d’une voix qui ne me parut plus sa voix :

 

– On vous a volé ?

 

– Attendez… attendez… Comment est-il possible ? répétai-je.

 

Et je me remis à compter, appuyant rageusement mes doigts sur le papier, comme si j’avais pu faire sortir de ces billets les autres qui manquaient.

 

– Combien ? me demanda-t-elle, le visage décomposé et toute frissonnante.

 

– Douze… douze mille lires… balbutiai-je. Il y en avait soixante-cinq… il y en a cinquante-trois ! Comptez vous-même.

 

Si je ne l’avais pas soutenue à temps, la pauvre Adrienne serait tombée par terre comme sous un coup de massue. Toutefois par un effort suprême, elle put se dominer encore une fois et, sanglotante, convulsée, elle chercha à se dégager de moi qui voulais l’étendre sur un fauteuil. Elle fit mine de s’élancer vers la porte.

 

– Je veux appeler papa !

 

– Non ! lui criai-je en la retenant et en la forçant à s’asseoir. Je ne veux pas ! En quoi cela vous concerne-t-il ? De grâce, calmez-vous. Laissez-moi d’abord m’assurer… parce que… oui, le bureau était ouvert, mais je ne puis, je ne veux pas croire encore à un vol aussi énorme… Soyez raisonnable, allons.

 

Et de nouveau, par un dernier scrupule, je recommençai à compter les billets. Tout en sachant fort bien que tout mon argent avait été placé là, dans ce bureau, je me mis à fouiller partout, même là où il n’était nullement possible que j’eusse laissé une telle somme, à moins d’être fou ou imbécile. Je m’efforçais de croire invraisemblable l’audace du voleur. Mais Adrienne, presque délirante, les mains sur le visage, gémissait d’une voix entrecoupée de sanglots :

 

– C’est inutile ! Inutile !… Voleur… voleur… encore voleur ! Tout combiné d’avance… J’ai entendu dans les ténèbres… Ce soupçon m’est venu… mais je ne voulais pas croire qu’il pût en arriver là !

 

Papiano, bien sûr : le voleur ne pouvait être un autre que lui. Il avait volé, par l’entremise de son frère, pendant les séances de spiritisme…

 

– Mais comment donc, gémissait-elle, désespérée, comment gardiez-vous donc tant d’argent, comme cela, à la maison ?

 

Je me tournai pour la regarder, hébété. Que lui répondre ? Pouvais-je lui dire que j’étais obligé, dans ma situation, de garder avec moi mon argent ? Pouvais-je lui dire qu’il m’était interdit de le placer d’aucune façon, de le confier à personne et que je ne pouvais même pas le laisser en dépôt dans une banque, car, s’il s’était élevé quelque difficulté, je n’aurais plus eu aucun moyen de faire reconnaître mes droits ?

 

Et, pour ne pas paraître stupide, je fus cruel :

 

– Pouvais-je jamais supposer qu’on me volerait chez vous ? dis-je.

 

Adrienne se couvrit de nouveau le visage avec ses mains, gémissant, torturée :

 

– Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu !

 

L’épouvante, qui aurait dû saisir le voleur quand il commit le larcin, m’envahit, moi, à la pensée de ce qui allait advenir. Papiano ne pouvait certes supposer que je soupçonnerais de ce vol le peintre espagnol ou M. Anselme, mademoiselle Caporale ou la bonne de la maison, ou l’esprit de Max. Il devait être certain que j’allais l’accuser, lui, lui et son frère. Et pourtant il n’avait pas reculé.

 

Et moi ? que pouvais-je faire ? Le dénoncer ? Et comment ? rien, rien, rien ! Je ne pouvais rien faire ! Je me sentis atterré, annihilé ! je connaissais le voleur et je ne pouvais le dénoncer. Quel droit avais-je à la protection de la loi ? J’étais hors de toute loi. Qui étais-je ? Personne ! Je n’existais pas, pour la loi. Et n’importe qui, désormais, pouvait me dérober ; et moi, rien à dire.

 

Mais, tout cela, Papiano ne pouvait le savoir.

 

– Comment a-t-il pu faire ? dis-je comme à part moi. D’où a-t-il pu tirer tant d’audace ?

 

Adrienne découvrit son visage et me regarda, étonnée, comme pour me dire : Tu ne le sais pas ?

 

– Ah ! oui ! fis-je, comprenant tout à coup.

 

– Mais vous allez le dénoncer ! s’écria-t-elle en se levant. Laissez-moi, je vous en prie, laissez-moi appeler papa… Vous allez le dénoncer tout de suite !

 

J’eus le temps de la retenir encore une fois. Il ne manquait plus, maintenant, qu’Adrienne, par surcroît, me contraignît à dénoncer le vol ! Ne suffisait-il pas qu’on m’eût dérobé douze mille lires ? Devais-je encore craindre que le vol ne se connût ; prier, conjurer Adrienne de ne pas crier fort, de ne le dire à personne, par charité ? Mais quoi ? Adrienne – et, maintenant, je le comprends bien – ne pouvait absolument pas me permettre de me taire et de l’obliger, elle aussi, au silence. Elle ne pouvait en aucune façon accepter ce qui paraissait une générosité de ma part, pour bien des raisons, d’abord, à cause de son amour, puis pour l’honneur de sa maison, et aussi à cause de moi et de la haine qu’elle portait à son beau-frère.

 

Mais, en cette occurrence, sa juste révolte me parut quelque chose de plus : exaspéré, je lui criai :

 

– Vous resterez tranquille, je vous l’ordonne ! Vous ne direz rien à personne. Vous avez compris ? Voulez-vous un scandale ?

 

– Non ! non ! se hâta de protester en pleurant la pauvre Adrienne. Je veux délivrer ma maison de l’ignominie de cet homme !

 

– Mais il niera, insistai-je. Et alors, vous, tous ceux de la maison devant le juge… Ne comprenez-vous pas ?

 

– Si ! très bien ! répondit Adrienne avec feu, toute vibrante d’indignation. Qu’il nie, qu’il nie donc ? Mais nous, pour notre compte nous avons autre chose à dire contre lui. Dénoncez-le, n’ayez point d’égards, ne craignez pas pour nous… Vous nous ferez du bien, un grand bien ! Vous vengerez ma pauvre sœur… Vous devriez comprendre, monsieur Meis, que vous m’offenseriez en ne le faisant pas. Je veux, je veux que vous le dénonciez. Si vous ne le faites pas, je le ferai, moi ! comment voulez-vous que je reste avec mon père sous le poids de cette honte ? Non ! non ! non ! Et puis…

 

Je la serrai dans mes bras ; je ne pensai plus à l’argent volé, la voyant ainsi souffrir, s’emporter, se désespérer. Je lui promis que je ferais comme elle voulait, pourvu qu’elle se calmât. Non, quelle honte ? il n’y avait aucune honte pour elle, ni pour son père : je savais sur qui retombait la faute. Papiano avait estimé que mon amour pour elle valait bien douze mille lires et je devais lui démontrer que non ? Le dénoncer ? Eh bien ! oui ! je le ferais ; non pas pour moi, mais pour délivrer sa maison de ce misérable : oui, mais à une condition, qu’avant tout elle se calmât, qu’elle ne pleurât plus ainsi. Allons ! allons ! et puis, qu’elle me jurât sur ce qu’elle avait de plus cher au monde, qu’elle ne parlerait à personne de ce vol, avant que j’eusse consulté un avocat sur les conséquences que dans une telle surexcitation, ni moi ni elle ne pouvions prévoir.

 

– Vous me jurez sur ce que vous avez de plus cher ?

 

Elle me le jura et par un regard, parmi ses larmes, elle me fit entendre qu’elle me le jurait sur notre mutuel amour.

 

Pauvre Adrienne !

 

Je restai là, seul, au milieu de la chambre, abasourdi, vide, épuisé. Combien de temps s’écoula avant que je revinsse à moi ? Et comment cela se fit-il ? Idiot !… Idiot !… Comme un idiot, j’allai observer le battant du bureau pour voir s’il n’y avait pas quelque trace de violence. Non ! aucune trace : il avait été ouvert proprement, avec un rossignol, pendant que je gardais avec tant de soin la clef dans ma poche.

 

Douze mille lires !

 

De nouveau, la pensée de mon impuissance absolue m’assaillit, m’écrasa. La pensée qu’on pourrait me voler et que je serais contraint de rester coi, avec la peur en plus que le vol ne fût découvert, comme si c’était moi qui l’avais commis et non un voleur !

 

« Douze mille lires ? Mais c’est peu ! On peut me voler tout, m’enlever jusqu’à ma chemise de dessus mon dos, et moi, rien à dire ! Quel droit ai-je de parler ? la première chose qu’on me demanderait serait celle-ci : « Et vous, qui êtes-vous ? D’où vous « était venu cet argent ? » Mais, sans le dénoncer… voyons un peu ! Si ce soir je le saisis au collet et je lui crie : « Ici tout de suite l’argent que tu as pris là, dans le bureau, espèce de voleur ! » Il crie, nie, me dit peut-être : « Oui, monsieur, le voici, je l’ai pris par « erreur. » Et alors ? Mais il y a le cas où il porte plainte aussi pour diffamation. Silence donc ! silence ! Il m’a semblé une fortune d’être cru mort ? Eh bien, je suis mort, en vérité. Mort ? Pis que mort. M. Anselme me l’a rappelé : les morts ne doivent plus mourir, et moi je suis encore vivant pour la mort et mort pour la vie. Quelle vie, en effet, peut être la mienne maintenant ? »

 

Je me cachai le visage dans les mains ; je retombai assis sur le fauteuil.

 

Ah ! si j’avais été au moins un vaurien ! J’aurais pu peut-être m’arranger pour rester ainsi, suspendu dans l’incertitude de la destinée, abandonné au hasard, exposé à un risque continuel. Mais, moi, non ! Et que faire, donc ? M’en aller ? Et où ? Et Adrienne ? Mais que pouvais-je pour elle ? Rien… Pourtant, comment m’en aller ainsi, sans aucune explication, après tout ce qui était arrivé ? Elle en chercherait la cause dans ce vol ; elle dirait : « Pourquoi a-t-il voulu sauver le coupable et me punir, moi, innocente ? » Ah ! non ! non ! pauvre Adrienne ! Mais, d’autre part, ne pouvant rien faire, comment rendre moins triste mon rôle à son égard ! Forcément, je devais me montrer inconséquent et cruel. L’inconséquence, la cruauté étaient dans mon destin, et j’étais le premier à en souffrir. Papiano lui-même, le voleur avait été plus conséquent et moins cruel que je n’allais, hélas ! être forcé de le paraître !

 

Il voulait Adrienne, pour ne pas restituer à son beau-père la dot de sa première femme ; donc, cette dot c’était à moi à la restituer à Paleari.

 

Pour un voleur, rien de plus conséquent !

 

Voleur ? Mais pas même voleur, car le vol lui semblait plus apparent que réel. En effet, connaissant l’honnêteté d’Adrienne, il devait penser que je voulais certainement l’épouser ; eh bien ! alors je récupérais mon argent sous forme de dot d’Adrienne, et j’aurais par-dessus le marché une petite femme sage et bonne. Que demander de plus ?

 

Oh ! j’étais sûr que, pouvant attendre, et si Adrienne avait eu la force de garder le secret, nous aurions eu de Papiano la promesse de restituer dans l’année la dot de sa défunte épouse ?

 

Cet argent, il est vrai, ne pouvait plus me revenir car Adrienne ne pouvait être à moi ; mais il irait à elle, si elle savait se taire, en suivant mon conseil, et si je pouvais rester encore un peu de temps là. Il me faudrait user de beaucoup d’habileté, et alors, Adrienne, à défaut d’autre chose, y gagnerait peut-être ceci : la restitution de la dot.

 

Je me calmai un peu à ces pensées. Ah ! non pas pour moi ! Pour moi, il ne restait que l’âpreté de ma découverte, celle du mensonge de mon illusion, devant laquelle le vol des douze mille lires n’était rien, était plutôt un bien, s’il pouvait se résoudre en faveur d’Adrienne.

 

Je me vis exclu pour toujours de la vie sans possibilité d’y rester. Avec ce deuil dans le cœur, avec cette expérience faite, j’allais m’en aller à présent de cette maison où je m’étais presque fait mon nid, et, de nouveau, j’errerais par les rues, sans but, sans terme, dans le vide. Par peur de retomber dans les lacets de la vie, je me tiendrais plus que jamais loin des hommes, seul, tout à fait seul, défiant, ombrageux. Le supplice de Tantale allait se renouveler pour moi.

 

Je sortis de la maison comme un fou. Je me retrouvai bientôt dans la rue Flaminia, près du pont Molle. Qu’étais-je allé faire là ? Je regardai autour de moi ; puis mes yeux se fixèrent sur l’ombre de mon corps, et je restai un instant à la contempler. Enfin, rageusement, je levai un pied sur mon ombre. Mais non, je ne pouvais la fouler aux pieds.

 

Qui était le plus ombre de nous deux ? moi ou elle ?

 

Deux ombres !

 

Là, là, par terre, et chacun pouvait passer dessus, m’écraser la tête, m’écraser le cœur, et moi, pas un mot ! L’ombre, pas un mot :

 

« L’ombre d’un mort : voilà ma vie… »

 

Une voiture passa ; je restai là immobile, exprès : d’abord le cheval sur moi, puis les quatre fers, puis la voiture !

 

« Là, comme cela ! fort ! sur le cou ! »

 

J’éclatai d’un rire méchant. Le voiturier se retourna pour me regarder. Alors, je fis un mouvement, et l’ombre aussi, devant moi. Je pressai le pas pour la fourrer sous d’autres voitures, sous les pieds des passants, voluptueusement. Une fureur mauvaise m’avait pris, me plantait des griffes au ventre ; à la fin, je ne pus plus voir devant moi cette ombre : j’aurais voulu me l’arracher des pieds. Je me retournai, mais à quoi bon ? Je l’avais derrière moi, maintenant.

 

« Et si je me mets à courir, pensai-je, elle me suivra ! »

 

Je me frottai le front très fort, de peur d’être gagné par la folie, par une idée fixe. Mais oui ! c’était comme cela ! Le symbole, le spectre de ma vie était cette ombre : j’étais là, par terre, exposé à la merci des pieds d’autrui. Voilà ce qui restait de Mathias Pascal, mort à l’Épinette : son ombre par les rues de Rome.

 

Mais elle avait un cœur, cette ombre, et ne pouvait aimer ; elle avait de l’argent, cette ombre, et chacun pouvait le lui dérober ; elle avait une tête, mais pour penser et comprendre qu’elle était la tête d’une ombre, et non l’ombre d’une tête. Absolument comme cela !

 

Alors, je la sentis comme une chose vivante et je sentis de la douleur pour elle, comme si le cheval et les roues de la voiture et les pieds des passants l’avaient vraiment endommagée. Et je ne voulus pas la laisser plus longtemps, là, par terre. Un tramway passa, et j’y montai.

 

En rentrant à la maison…

 

XVI

LE PORTRAIT DE MINERVE


Avant même qu’on m’eût ouvert la porte, je devinai que quelque chose de grave devait être arrivé à la maison : j’entendais crier Papiano et Paleari. La Caporale vint à ma rencontre, toute bouleversée :

 

– C’est donc vrai ? Douze mille lires ?

 

Je m’arrêtai, haletant, égaré. Scipion Papiano, l’épileptique, traversa à ce moment le vestibule, déchaussé, ses souliers à la main, très pâle, sans paletot, tandis que son frère criait, là-bas :

 

– Et maintenant, dénoncez ! dénoncez !

 

Tout à coup, une colère farouche me prit contre Adrienne qui, malgré ma défense, malgré son serment, avait parlé.

 

– Qui vous l’a dit ? criai-je à la Caporale. Ce n’est pas vrai du tout ! Je l’ai retrouvé !

 

La Caporale me regarda, stupéfaite :

 

– L’argent ? Retrouvé ? Vraiment ? Ah ! Dieu soit loué ! s’écria-t-elle en levant les bras.

 

Et elle courut, suivie par moi, annoncer cela, exultante, dans la salle à manger, où Papiano et Paleari criaient et Adrienne pleurait :

 

– Retrouvé ! retrouvé ! Voilà monsieur Meis ! Il a retrouvé son argent !

 

– Comment ?

 

– Retrouvé ?

 

– Est-ce possible ?

 

Ils restèrent hors d’eux-mêmes tous les trois ; mais Adrienne et son père avec le visage en feu ; Papiano, au contraire, décomposé, terreux.

 

Je le considérai un instant. Je devais être plus pâle que lui, et je vibrais tout entier. Il baissa les yeux, comme atterré, et laissa tomber de ses mains le paletot de son frère. J’allai à lui, jusqu’à le toucher, et lui tendis la main.

 

– Excusez-moi, vous, et tous… excusez-moi ! dis-je.

 

– Non ! cria Adrienne, révoltée.

 

Mais aussitôt elle pressa son mouchoir sur sa bouche. Papiano la regarda et n’osa pas me tendre la main. Alors, je répétai :

 

– Excusez-moi !…

 

Et je tendis la main encore davantage, pour sentir la sienne, comme elle tremblait.

 

On eût dit la main d’un mort, et ses yeux aussi, troubles et comme éteints, semblaient ceux d’un mort.

 

– Je suis tout à fait fâché, ajoutai-je, du bouleversement que, sans le vouloir, j’ai occasionné…

 

– Mais non !… c’est-à-dire oui !… vraiment ! balbutia Paleari. Voilà, c’était une chose qui… oui, cela ne pouvait être, pardieu ! Très heureux, monsieur Meis ; je suis vraiment très heureux que vous ayez retrouvé cet argent, parce que…

 

Papiano soupira, passa ses deux mains sur son front en sueur et sur sa tête, et, nous tournant le dos, se mit à regarder vers la terrasse.

 

– J’ai fait comme cet autre !… repris-je en m’efforçant de sourire. Je cherchais mon âne et j’étais dessus. J’avais les douze mille lires ici, dans mon portefeuille, sur moi.

 

Mais Adrienne à ce moment, ne put se contenir :

 

– Mais puisque, dit-elle, vous avez regardé partout en ma présence ; puisque là, dans le bureau…

 

– Oui, mademoiselle ! interrompis-je avec une fermeté froide et sévère. Mais j’ai mal cherché, évidemment ; du moment que j’ai retrouvé… Je vous demande pardon, à vous particulièrement, car, par mon étourderie, vous avez dû souffrir plus que les autres. Mais j’espère que…

 

– Non ! non ! cria Adrienne, éclatant en sanglots et sortant précipitamment de la salle, suivie de la Caporale.

 

– Je ne comprends pas… fit Paleari, abasourdi.

 

Papiano se retourna furieusement :

 

– Je m’en vais tout de même aujourd’hui… Il me semble que, désormais, on n’a pas besoin de… de…

 

Il s’interrompit, comme s’il eût senti le souffle lui manquer. Il voulut se tourner vers moi, mais il n’eut pas le cœur de me regarder en face.

 

– Je… Je n’ai pas pu, croyez-moi, dire que non… quand ils m’ont… entrepris ici… Je me suis précipité sur mon frère qui… dans son inconscience malade comme il l’est… irresponsable, c’est-à-dire, je crois… qui sait ? on pouvait imaginer que… Je l’ai traîné ici… Une scène sauvage ! Je me suis vu contraint de le dépouiller… de le fouiller… partout… ses habits, jusqu’à ses chaussures… Et lui… Ah !

 

Des sanglots, à ce moment lui montèrent à la gorge ; ses yeux se gonflèrent de larmes, et comme étranglé par l’angoisse, il ajouta :

 

– Ainsi, on a vu que… Mais puisque vous… Après cela, je m’en vais !

 

– Mais non ! Pas du tout ! dis-je alors. À cause de moi ? Il vous faut rester ici ! Je m’en irai plutôt, moi !

 

– Que dites-vous là, monsieur Meis ? s’écria Paleari, désolé. À son tour, Papiano, empêché par les pleurs qu’il voulait étouffer, nia de la main ; puis il dit :

 

– Je devais… je devais m’en aller, et même tout cela est arrivé, parce que comme cela, innocemment… j’annonçais que je voulais m’en aller, à cause de mon frère qu’on ne peut plus garder à la maison… Le marquis même m’a donné… – je l’ai ici… – une lettre pour le directeur d’une maison de santé, à Naples, où je dois me rendre aussi pour d’autres documents dont il a besoin… Et ma belle-sœur alors, qui a pour vous… à juste titre, tant d’… tant d’égards… s’est montée, s’est mise à me dire que personne ne devait bouger de la maison… que tous devaient rester ici… parce que vous… je ne sais… vous aviez découvert…

 

À moi, cela ! à son propre beau-frère ?… c’est à moi qu’elle l’a dit… peut-être parce que, pauvre mais honnête, je dois restituer à mon beau-père…

 

– Mais que vas-tu penser, maintenant ? s’écria Paleari l’interrompant.

 

– Non ! maintint fièrement Papiano. J’y pense, n’en doutez pas ! Et si je m’en vais… Pauvre, pauvre, pauvre Scipion !

 

Ne parvenant plus à se contenir il éclata en sanglots.

 

– Eh bien ! fit Paleari tout ému. Qui le met en cause, maintenant ?

 

– Mon pauvre frère ! poursuivit Papiano, avec un tel éclat de sincérité, que moi aussi je sentis presque s’agiter la pitié dans les entrailles.

 

Je perçus dans cet éclat le remords qu’il devait éprouver à ce moment pour ce frère dont il s’était servi, à qui il allait faire endosser toute la culpabilité, si j’avais dénoncé le vol, et à qui il venait de faire souffrir l’affront de cette odieuse perquisition.

 

Personne mieux que lui ne savait que je ne pouvais avoir retrouvé l’argent qu’il m’avait dérobé. Cette déclaration inattendue, qui le sauvait juste au moment où, se voyant perdu, il accusait son frère, l’avait absolument écrasé. À présent, il pleurait, par un besoin irrépressible de donner un soulagement à son âme, si terriblement secoué, et peut-être aussi parce qu’il sentait qu’il ne pouvait rester qu’ainsi, pleurant en face de moi. Grâce à ses pleurs, il s’abaissait, il s’agenouillait presque à mes pieds, mais à condition que je maintinsse mon affirmation d’avoir retrouvé l’argent : car, si j’avais profité de son avilissement actuel pour revenir sur mes paroles, il se serait redressé contre moi, furibond. Il ne savait – ceci était déjà bien entendu – et ne devait rien savoir de ce vol, et moi, avec mon affirmation, je ne sauvais que son frère, lequel, en fin de compte, au cas où je l’aurais dénoncé, n’aurait sans doute rien eu à souffrir, vu son infirmité : de son côté, il s’engageait, comme il l’avait déjà laissé entrevoir, à restituer la dot à Paleari.

 

Il me sembla comprendre tout cela dans ses pleurs. Grâce aux exhortations de M. Anselme, et aussi aux miennes, il se calma enfin ; il dit qu’il reviendrait bientôt de Naples, dès qu’il aurait enfermé son frère dans la maison de santé, pris quelques informations sur certaine affaire qu’il avait dernièrement engagée là, en société avec un de ses amis, et fait les recherches des documents dont le marquis avait besoin.

 

– Et à propos, conclut-il en s’adressant à moi, monsieur le marquis m’avait dit que, si cela ne vous dérange pas, aujourd’hui, avec mon beau-père et avec Adrienne…

 

– Ah ! bravo ! oui ! s’écria M. Anselme, sans le laisser finir. Nous irons tous… parfaitement ? Il me semble que nous avons des raisons de nous tenir en joie, maintenant, pardieu ! Qu’en dites-vous, monsieur Adrien ?

 

– Pour moi… fis-je en ouvrant les bras.

 

– Et alors, vers quatre heures… Cela va ? proposa Papiano, s’essuyant définitivement les yeux.

 

Je me retirai dans ma chambre. Ma pensée courut à Adrienne, qui s’était sauvée en sanglotant, après mon démenti. Et si maintenant elle allait venir me demander une explication ? Certes, elle ne pouvait pas croire, elle non plus, que j’eusse réellement retrouvé mon argent. Que devait-elle donc penser ? Qu’en niant de la sorte le vol, j’avais voulu la punir du serment violé. Mais pourquoi ? Évidemment parce que, de l’avocat, à qui je lui avais dit vouloir recourir pour prendre conseil, avant de dénoncer le vol, j’avais su qu’elle aussi et tous les gens de la maison seraient cités comme en étant responsables. Eh bien ! ne m’avait-elle pas dit qu’elle affronterait volontiers le scandale ? Oui ; mais moi, je n’avais pas voulu ; j’avais préféré perdre douze mille lires… Donc devait-elle croire que c’était générosité de ma part, sacrifice par l’amour d’elle ? Voilà à quel autre mensonge me réduisait ma situation : mensonge répugnant, qui me donnait tout l’honneur d’une exquise et délicate preuve d’amour et qui m’attribuait une générosité d’autant plus grande qu’elle était moins désirée par elle. Mais non ! mais non ! mais non ! Qu’allais-je penser là ? C’est à de bien autres conclusions qu’elle devait arriver, en suivant la logique de ce mensonge inévitable. Quelle générosité ? Quel sacrifice ? quelle preuve d’amour ? Pouvais-je encore flatter les illusions de la pauvre enfant ? Je devais étouffer ma passion ; ne plus lui adresser ni un regard ni une parole d’amour. Et alors ? Comment pourrait-elle mettre d’accord mon apparente générosité avec l’attitude que dorénavant je devais m’imposer vis-à-vis d’elle ? J’étais donc conduit forcément à profiter de ce larcin, qu’elle avait révélé contre ma volonté et que j’avais démenti, pour rompre toute relation avec elle. Mais quelle logique était-ce là ? De deux choses l’une : ou j’avais subi un vol, et alors pour quelle raison, connaissant le voleur, ne le dénonçais-je pas et lui retirais-je, à elle, mon amour, comme si elle aussi en était coupable ? Ou j’avais réellement retrouvé mon argent, et alors pourquoi ne continuais-je pas à l’aimer ?

 

Je me sentis étouffer de dégoût, de colère, de haine pour moi-même. Si seulement j’avais pu lui dire que ce n’était pas générosité de ma part ; que je ne pouvais en aucune façon dénoncer le vol… Mais il me fallait pourtant lui donner une raison… Peut-être que mon argent était de l’argent volé ? Elle pourrait croire cela aussi… Ou bien je devais lui dire que j’étais un persécuté, un fugitif compromis, qui devait vivre dans l’ombre et ne pouvait lier à son sort celui d’une femme ! Autres mensonges… Mais, pourtant, la vérité qui, maintenant, m’apparaissait à moi-même comme incroyable, comme une fable absurde, un rêve insensé, la vérité, pouvais-je la lui dire ? Pour ne pas mentir encore, devais-je lui avouer que j’avais toujours menti ? Voilà à quoi me conduirait la révélation de ma situation. Et à quoi bon ? Ce ne serait ni une excuse pour moi, ni un remède pour elle.

 

Toutefois, révolté, exaspéré comme je l’étais en ce moment, j’aurais peut-être tout avoué à Adrienne, si, au lieu d’envoyer mademoiselle Caporale, elle était entrée en personne dans ma chambre pour m’expliquer pourquoi elle avait manqué à son serment.

 

La raison m’était déjà connue : Papiano lui-même me l’avait dite. La Caporale ajouta qu’Adrienne était inconsolable.

 

– Et pourquoi ? demandai-je avec une indifférence forcée.

 

– Parce qu’elle ne croit pas, me répondit-elle, que vous ayez réellement retrouvé l’argent.

 

Il me vint tout à coup l’idée qui s’accordait, du reste, à mon dégoût de moi-même, l’idée de faire perdre à Adrienne toute estime de moi, pour qu’elle ne m’aimât plus. En me montrant à elle, faux, dur, changeant, intéressé, je me punirais du mal que je lui avais fait. Sur le moment, il est vrai, je lui causerais un autre mal, mais pour son bien, pour la guérir.

 

– Elle ne le croit pas ? Comment ? dis-je avec un triste rire à la Caporale. Douze mille lires, mademoiselle, sont-ce des cailloux ? Croyez-vous que je serais si tranquille si on me les avait volées ?

 

– Mais Adrienne m’a dit…, essaya-t-elle d’ajouter.

 

– Sottises ! sottises ! interrompis-je. J’ai soupçonné un instant… Mais j’ai dit aussi à mademoiselle Adrienne que je ne croyais pas ce vol possible… Quelle raison aurais-je de dire que j’ai retrouvé cet argent, si je ne l’avais pas vraiment retrouvé ?

 

Mademoiselle Caporale haussa les épaules.

 

– Peut-être Adrienne croit-elle que vous pouvez avoir quelque raison…

 

– Mais non ! m’empressais-je d’interrompre.

 

Quand mademoiselle Caporale s’en alla, pour rapporter mes paroles à Adrienne, je me tordis les mains, je me les mordis. Devais-je vraiment me comporter ainsi ? Profiter de ce vol, comme si je voulais avec cet argent volé la payer, compenser la perte de ses espérances ? Ah ! combien était vile cette manière d’agir ! Elle allait certainement me mépriser… sans comprendre que sa douleur était aussi la mienne. Eh bien ! il devait en être ainsi ! Elle devait me haïr, comme je me haïssais. Et même, pour plus de férocité envers moi-même, pour accroître son mépris, je me montrerais désormais affectueux envers Papiano, envers son ennemi, comme pour lui faire oublier, sous ses yeux, le soupçon que j’avais conçu. Et ainsi j’étourdirais aussi mon voleur, oui, jusqu’à faire croire à tous que j’étais fou… Et même pis !

 

Je me souvins que nous devions aller chez le marquis Giglio : eh bien ! je me mettrais, ce jour même, à faire la cour à mademoiselle Pantogada…

 

– Tu me mépriseras encore plus, comme cela, Adrienne ! gémis-je, en me renversant sur mon lit… Que puis-je faire d’autre pour toi, quoi ?

 

Un peu après quatre heures, M. Anselme vint frapper à la porte de ma chambre.

 

– Me voici, lui dis-je, et je mis mon pardessus. Je suis prêt.

 

– Vous venez comme cela ? me demanda Paleari, en me regardant, étonné.

 

– Pourquoi ? fis-je.

 

Mais je m’aperçus tout à coup que j’avais encore sur ma tête ma casquette de voyage, que j’avais coutume de porter à la maison. Je la fourrai dans ma poche et pris mon chapeau, pendant que M. Anselme riait.

 

– Où allez-vous, monsieur Anselme ?

 

– Mais voyez un peu comment j’allais partir, moi aussi ! répondit-il entre deux éclats de rire, et il me montra ses pantoufles à ses pieds. Allez, allez par là ; il y a Adrienne…

 

– Elle vient aussi ? demandai-je.

 

– Elle ne voulait pas venir, dit-il en se dirigeant vers sa chambre. Mais je l’ai décidée. Allez ; elle est dans la salle à manger, déjà prête…

 

Avec quel regard dur, de reproche, m’accueillit dans cette pièce mademoiselle Caporale ! Elle, qui avait tant souffert par amour et qui s’était senti autrefois consoler par cette douce enfant ignorante, à présent qu’Adrienne savait, à présent qu’Adrienne était blessée, elle voulait la consoler à son tour, reconnaissante, empressée. Elle se révoltait contre moi, parce qu’il lui paraissait injuste que je fisse souffrir une si bonne et si belle créature. Elle, oui ; elle n’était ni belle ni bonne, et si donc les hommes se montraient méchants pour elle, ils pouvaient au moins avoir une ombre d’excuse. Mais pourquoi faire souffrir ainsi Adrienne ?

 

C’est ce que me dit son regard. Comme Adrienne était pâle ! On voyait encore dans ses yeux qu’elle avait pleuré. Qui sait quel effort elle avait dû faire, dans son angoisse, pour s’habiller et sortir avec moi !

 

*

* *

 

Malgré l’état d’esprit dans lequel je rendis cette visite, la figure et la maison du marquis Giglio d’Auletta éveillèrent en moi une certaine curiosité. Je savais qu’il restait à Rome, parce que désormais, pour la restauration du royaume des Deux-Siciles, il ne voyait d’autre expédient que la lutte pour le triomphe du pouvoir ecclésiastique. Sa demeure était fréquentée par les prélats les plus intransigeants de la Curie, par les paladins les plus fervents du parti noir.

 

Ce jour-là, pourtant, dans le vaste salon splendidement orné, nous ne trouvâmes personne. Il y avait, au milieu, un chevalet qui supportait une toile à demi ébauchée, laquelle voulait être le portrait de Minerve, la petite chienne de Pépita, toute noire, couchée sur un fauteuil blanc, la tête allongée sur les pattes.

 

Papiano nous dit que c’était l’œuvre de Bernaldez.

 

D’abord se présentèrent Pépita Pantogada et sa gouvernante, madame Candide.

 

J’avais vu l’une et l’autre dans la demi-obscurité de ma chambre ; maintenant, à la lumière, mademoiselle Pantogada me parut différente, non pas en tout, à vrai dire, mais par le nez… Était-ce possible qu’elle eût ce nez chez moi ? Je me l’étais figurée avec un petit nez en l’air, effronté, et, au contraire, elle l’avait aquilin et pas si petit que cela. Mais elle était tout de même belle ainsi, brune, avec des yeux étincelants, des cheveux brillants, très noirs, ondulés, des lèvres allumées. Son vêtement sombre, pointillé de blanc, sobre et élégant, semblait peint sur les belles formes de son corps svelte. La douce beauté blonde d’Adrienne, à côté d’elle, pâlissait.

 

Et je pus enfin m’expliquer ce que Madame Candide avait sur la tête ! Une magnifique perruque fauve, frisée et, sur la perruque, un ample mouchoir de soie bleue, ou plutôt un châle, noué artistement sous le menton. Autant resplendissait l’encadrement, autant était terne la petite figure maigre et flasque, malgré le blanc, le rouge et l’émail qui la recouvraient.

 

Minerve, cependant, la vieille petite chienne, avec ses aboiements enroués, ne nous laissait pas faire nos compliments. La pauvre bête, pourtant, n’aboyait pas contre nous ; elle aboyait au chevalet, elle aboyait au fauteuil blanc qui devait être pour elle un instrument de torture : protestation et soulagement d’une âme exaspérée. Elle aurait voulu chasser du salon cette maudite machine aux trois longues pattes ; mais comme celle-ci restait là, immobile, menaçante, c’est elle qui se retirait en aboyant, puis elle lui sautait après, grinçant des dents, et de nouveau, se retirait, furieuse.

 

Petite, courtaude, grasse sur ses quatre pattes trop maigres, Minerve était vraiment disgraciée de la nature : elle avait les yeux déjà voilés par la vieillesse et les poils de la tête blanchis ; son dos, près de l’attache de la queue, était pelé à cause de l’habitude qu’elle avait de se gratter furieusement sous les meubles, aux barreaux des chaises, partout où elle pouvait.

 

Pépita l’attrapa brutalement par le cou et la jeta dans les bras de madame Candide, en lui criant :

 

– Cito !

 

Là-dessus, entra don Ignace Giglio d’Auletta. À toute vitesse, courbé, comme cassé en deux, il courut au fauteuil près de la fenêtre, et, à peine assis, mettant sa canne entre ses jambes, il poussa un profond soupir. Son visage amaigri, tout sillonné de rides verticales, rasé, était d’une pâleur cadavérique ; mais ses yeux, par contre, étaient vifs, ardents, comme juvéniles. Sur ses joues, sur ses tempes s’allongeaient d’une manière étrange de grosses mèches de cheveux qui ressemblaient à des langues trempées dans de la cendre.

 

Il nous accueillit avec beaucoup de cordialité, parlant avec un fort accent napolitain ; ensuite il pria son secrétaire de continuer à me montrer les souvenirs dont le salon était plein, et qui attestaient sa fidélité à la dynastie des Bourbons. Quand nous fûmes devant un petit tableau couvert d’une housse verte, sur laquelle était brodée en or cette inscription : Je ne cache pas ; je protège ; enlève-moi, et lis, il pria Papiano de détacher le tableau du mur et de nous le présenter. Il y avait en dessous, protégée par le verre et encadrée, une lettre de Pierre Ulloa, qui, en septembre 1860, c’est-à-dire aux derniers halètements du royaume, invitait le marquis Giglio d’Auletta à faire partie du ministère, qu’on ne put ensuite constituer ; à côté se trouvait la minute de la lettre d’acceptation du marquis, fière lettre qui stigmatisait tous ceux qui s’étaient refusés à assumer la responsabilité du pouvoir en ce moment de danger suprême.

 

En lisant à haute voix ce document, le vieux s’enflamma et s’émut, si bien qu’il excita mon admiration. Il avait été un héros. J’en eus une autre preuve quand lui-même voulut me raconter l’histoire d’un certain lis de bois doré, qui était aussi là, dans le salon. Le matin du 5 septembre 1860, le roi sortait du palais de Naples, dans une voiture découverte, avec la reine et deux gentilshommes de la cour ; arrivée rue de Chiaia, la voiture dut s’arrêter à cause d’un embarras de chariots devant une pharmacie qui portait sur son enseigne les lis d’or. Une échelle, appuyée à l’enseigne, empêchait la circulation. Quelques ouvriers, montés sur cette échelle, détachaient les lis de l’enseigne. Le roi s’en aperçut et du doigt indiqua à la reine cet acte de vile prudence du pharmacien, qui, pourtant, en d’autres temps, avait sollicité l’honneur d’orner sa boutique de cet emblème royal. Lui, le marquis d’Auletta, se trouvait à ce moment à passer par là : indigné et furieux, il s’était précipité dans la pharmacie, avait empoigné ce lâche par le collet de sa veste, lui avait montré le roi là, dehors, lui avait ensuite craché à la face et, brandissant un de ces lis détachés, s’était mis à crier dans la foule : « Vive le roi ! »

 

Ce lis de bois lui rappelait maintenant, dans ce salon, cette triste matinée de septembre et une des dernières promenades de son souverain par les rues de Naples. Il se glorifiait presque autant de la clef d’or de gentilhomme de la chambre et de l’insigne de chevalier de Saint-Janvier et de tant d’autres marques d’honneur, qui s’étalaient dans le salon, sous un grand portrait de François II.

 

Peu après, pour mettre en œuvre mon odieux dessein, je laissai le marquis avec Paleari et Papiano, et m’approchai de Pépita.

 

Je m’aperçus aussitôt qu’elle était fort nerveuse et impatiente.

 

Elle voulut tout d’abord savoir l’heure.

 

– Quouatré et démie ? Bien ! bien !

 

Qu’il fût quatre heures et demie, cela n’avait certainement pas dû lui faire plaisir ; c’est ce que je conclus de ce Bien ! bien ! entre les dents et du discours, plein de volubilité et presque agressif, où elle se lança tout de suite après contre l’Italie et surtout contre Rome, si gonflée d’elle-même à cause de son passé. Elle me dit, entre autres choses, qu’eux aussi, en Espagne, avaient tambien un Colisée comme le nôtre, de la même époque ; mais ils ne s’en souciaient ni peu ni prou :

 

– Piedra muerta !

 

Cela n’avait pas d’autre valeur, pour eux ; qu’une Plaza de toros. Oui, et pour elle particulièrement tous les chefs-d’œuvre de l’antiquité ne valaient pas ce portrait de Minerve du peintre Manuel Bernaldez qui tardait à venir. L’impatience de Pépita ne provenait que de là et atteignait son comble. Elle frémissait en parlant, se passait rapidement, de temps en temps, un doigt sur le nez, se mordait la lèvre, ouvrait et refermait les mains, et ses yeux revenaient toujours là, à la porte d’entrée.

 

Enfin, Bernaldez fut annoncé par le valet, et se présenta tout en sueur, comme s’il avait couru. Aussitôt Pépita lui tourna le dos et s’efforça de prendre une attitude froide, mais quand, après avoir salué le marquis, il s’approcha de nous, ou plutôt d’elle et, lui parlant dans sa langue, lui demanda pardon de son retard, elle ne sut pas se contenir et lui répondit avec une rapidité vertigineuse :

 

– D’abord, parlez italiano ! Porqué aqui nous sommés à Rome, où restent ces señores qui no comprené pas lo espagnol, et il mé semble poco convénable qué vos parliez espagnol avec migo. Et pouis, yo vos digo qué no m’importe en rien dé votre rétardo et qué vos pouviez sé passer déla excousa.

 

L’autre, mortifié, sourit nerveusement et s’inclina ; puis il lui demanda s’il pouvait se remettre au portrait, car il y avait encore un peu de lumière.

 

– Mais, à votre aise ! lui répondit-elle du même air et du même ton. Vos pouvez pintar sans mi ou tambien bourrar lo pintado, comé il plaît à usted.

 

Manuel Bernaldez recommença à s’incliner et se tourna vers madame Candide, qui tenait encore sur son bras la petite chienne.

 

Alors, le supplice recommença pour Minerve. Mais son bourreau fut mis à un supplice plus cruel : Pépita, pour le punir de son retard, se mit à déployer avec moi tant de coquetterie, que cela me parut même trop pour le but que je poursuivais. En tournant à la dérobée les yeux vers Adrienne, je voyais combien elle souffrait. Le supplice n’était donc pas seulement pour Bernaldez et pour Minerve, il était aussi pour elle et pour moi. Je me sentais le visage en feu, comme si je me fusse enivré peu à peu du dépit que je savais causer à ce pauvre garçon, lequel, toutefois, ne m’inspirait pas de pitié ; de la pitié, ici, Adrienne seule m’en inspirait, et puisqu’il me fallait la faire souffrir, il m’importait peu qu’il souffrît lui aussi de la même peine, et même, plus il en souffrait, moins il me semblait qu’Adrienne dût en souffrir. Peu à peu la violence que chacun de nous se faisait à lui-même s’accrut et se tendit tellement, qu’elle devait forcément éclater d’une manière ou d’une autre.

 

Ce fut Minerve qui en donna le prétexte. Délivrée aujourd’hui de la contrainte que lui imposait le regard de sa maîtresse, à peine le peintre avait-il détaché d’elle ses regards pour les reporter à sa toile, tout doucement elle se levait de la position voulue, fourrait ses pattes et son museau dans l’intervalle entre le dossier et le fond du fauteuil, comme si elle eût voulu se cacher, et présentait au peintre son derrière, en agitant sa queue dressée. Déjà plusieurs fois madame Candide l’avait remise en place. En attendant, Bernaldez soupirait, cueillait au vol quelques paroles adressées par moi à Pépita et les commentait en marmottant en lui-même. Plus d’une fois, m’en étant aperçu, je fus sur le point de lui dire : « Parlez tout haut ! » Mais, à la fin, il n’en put plus et cria à Pépita :

 

– Je vous en prie : faites au moins tenir la bête tranquille !

 

– Vête, vête, vête ! éclata Pépita, les mains en l’air, très excitée. C’est peut-être ouna vête, mais on né lé loui dit pas !

 

– Qui sait ce qu’elle comprend, la pauvrette !… observai-je en manière d’excuse, m’adressant à Bernaldez.

 

La phrase pouvait véritablement se prêter à une double interprétation : je m’en aperçus après l’avoir prononcée. Je voulais dire : « Qui sait ce qu’elle imagine qu’on lui fait ? » Mais Bernaldez prit mes paroles dans un autre sens, et, avec une extrême violence, me fixant les yeux dans les yeux, répliqua :

 

– Ce qui prouve que c’est vous qui ne comprenez pas !

 

Sous son regard ferme et provocant, dans l’excitation où je me trouvais moi aussi, je ne pus m’empêcher de lui répondre :

 

– Mais je comprends, mon cher monsieur, que vous êtes peut-être un grand peintre…

 

– Qu’y a-t-il ? demanda le marquis, remarquant nos manières agressives.

 

Bernaldez, perdant tout empire sur lui-même, se leva et se planta en face de moi :

 

– Un grand peintre… Finissez !

 

– Un grand peintre, voilà… mais assez mal poli, à ce qu’il me semble, et qui fait peur aux petits chiens, lui dis-je alors, résolu et méprisant.

 

– Fort bien ! fit-il. Nous verrons si c’est seulement aux petits chiens ?

 

Et il se retira.

 

Pépita éclata subitement en sanglots étranges, convulsifs, et tomba évanouie entre les bras de madame Candide et de Papiano.

 

Dans la confusion qui s’ensuivit, tandis que, comme les autres, je m’approchais de la Pantogada, étendue sur le canapé, je me sentis saisir par un bras et je vis de nouveau Bernaldez, qui était revenu sur moi. J’eus le temps de lui arrêter la main qu’il avait déjà levée et je le repoussai avec force, mais il s’élança encore une fois et m’effleura à peine le visage avec sa main. Je m’avançai, furieux ; mais Papiano et Paleari accoururent pour me retenir, pendant que Bernaldez se retirait en me criant :

 

– Tenez-vous-le pour dit ! À vos ordres… Ici, on connaît mon adresse !

 

Le marquis s’était levé à moitié de son fauteuil, tout frémissant, et criait contre l’agresseur. Cependant, je me débattais entre Paleari et Papiano, qui m’empêchaient de courir rejoindre mon homme. Le marquis essaya aussi de me calmer, en me disant qu’en bon gentilhomme, je devais envoyer deux amis pour donner une bonne leçon à ce drôle, qui avait osé montrer si peu de respect pour sa maison.

 

Je m’excusai à peine de ce désagréable incident et je me sauvai suivi de Paleari et de Papiano. Adrienne resta auprès de la malade, qui avait été emmenée par là.

 

Je n’avais plus qu’à prier mon voleur de me servir de témoin, avec M. Paleari. À quel autre aurais-je pu m’adresser ?

 

– Moi ? s’écria stupéfait M. Anselme. Parlez-vous sérieusement ? Je ne me connais pas à ces affaires-là… Enfantillages, sottises ! Excusez-moi, monsieur Meis !

 

– Vous le ferez pour moi, lui dis-je énergiquement, ne pouvant, en ce moment, entrer en discussion avec lui. Vous irez avec votre gendre trouver ce monsieur et…

 

– Mais je n’y vais pas ! m’interrompit-il. Inutile que vous insistiez, monsieur Meis. Demandez-moi tout autre service, je suis prêt ; mais pour cela, non : cela n’est pas mon affaire, d’abord, et puis, voyons, je vous l’ai dit : enfantillages ! Il ne faut pas donner d’importance… À quoi bon ?…

 

– Non pas ! non pas ! intervint Papiano me voyant furieux. C’est fort important. Monsieur Meis a tout le droit d’exiger une satisfaction ; je dirai même qu’il y est obligé, certainement ! Il le doit, il le doit…

 

– Vous irez donc, vous, avec un de vos amis ? lui dis-je, n’attendant pas de lui un refus.

 

Mais Papiano ouvrit les bras, désespéré :

 

– Croyez bien que je voudrais le faire de tout cœur ! me répondit-il.

 

– Et vous ne le faites pas ? lui criai-je très fort, au milieu de la rue.

 

– Doucement, monsieur Meis ! supplia-t-il humblement. Voyez… écoutez… considérez-moi… considérez ma malheureuse condition de subalterne… de misérable subalterne du marquis…

 

– Qu’est-ce que cela a à faire ici ? m’écriai-je. Le marquis lui-même… Vous avez entendu ?

 

– Oui, monsieur ! convint Papiano. Mais demain ? Ce clérical… vis-à-vis de son parti… avec un secrétaire qui se mêle de questions chevaleresques… Ah ! Dieu bon ! vous ne savez pas quelles misères ! Et puis, cette freluquette, vous avez vu ? Elle est amoureuse, comme une chatte, du peintre, de cet écornifleur… Demain, ils feront la paix, et alors, moi, excusez, dans quelle position suis-je ? Je paye les pots cassés ! Ayez patience, monsieur Meis, considérez-moi… C’est absolument ainsi.

 

– Voulez-vous donc me laisser seul dans cette triste affaire ? éclatai-je encore une fois, exaspéré. Je ne connais personne ici, à Rome !

 

– Mais il y a un moyen ! s’empressa de me conseiller Papiano. Je voulais vous le dire tout de suite… Aussi bien moi que mon beau-père, nous sommes incompétents. Adressez-vous, sur-le-champ, à deux officiers de l’armée royale : ils ne peuvent refuser de représenter un gentilhomme comme vous dans une affaire d’honneur. Exposez-leur le cas… Ce n’est pas la première fois qu’il leur incombe de rendre service à un étranger.

 

Nous étions arrivés à la porte de la maison ; je dis à Papiano :

 

– Cela va bien !

 

Et je le plantai là, avec son beau-père, m’en allant tout seul, farouche, sans direction.

 

Encore une fois, la pensée écrasante de mon impuissance absolue s’était présentée à mon esprit. Pouvais-je, dans ma situation, m’engager dans un duel ? Deux officiers ! Mais ils auraient d’abord voulu savoir, et à juste titre, qui j’étais. Ah ! on pouvait me cracher à la face, me souffleter, me bâtonner ; je devais prier qu’on frappât dur, oui, tant qu’on voudrait, mais sans crier, sans faire trop de bruit… Deux officiers ! Et pour peu que je leur eusse découvert ma véritable situation, tout d’abord ils ne m’auraient pas cru, et qui sait ce qu’ils auraient soupçonné ? Et puis, ç’aurait été inutile, comme pour Adrienne : tout en me croyant, ils m’auraient conseillé de me refaire d’abord vivant, car un mort, voyons, ne se trouve pas dans les conditions requises vis-à-vis du code de l’honneur…

 

Devais-je donc souffrir en paix l’affront, comme déjà le vol ? Insulté, presque souffleté, défié, m’en aller comme un lâche, disparaître ainsi dans les ténèbres de l’intolérable destinée qui m’attendait, méprisable, odieux à moi-même ?

 

Non ! Comment aurais-je pu vivre plus longtemps ? Comment supporter ma propre vie ? Assez ! assez ! Je m’arrêtai. Je vis vaciller tous les objets à l’entour : je sentis mes jambes me manquer à l’apparition subite d’un sentiment obscur qui me fit passer un frisson de la tête aux pieds.

 

– Mais au moins, avant, avant… dis-je tout en délire. Au moins, avant, essayer… Pourquoi pas ? Si je réussissais… Au moins, avant, essayer pour ne pas rester un lâche à mes propres yeux… Si je réussissais… J’aurais moins honte de moi… D’ailleurs, je n’ai plus rien à perdre… Pourquoi ne pas essayer ?

 

J’étais à deux pas du café Aragno : « Là, là, dans la cohue ! ». Et, éperonné par une fièvre aveugle, j’entrai dans le café.

 

Dans la première salle, autour d’une table, étaient cinq ou six officiers d’artillerie, et comme l’un d’eux, me voyant m’arrêter tout près, troublé, hésitant, s’était retourné pour me regarder, j’esquissai un salut, et, d’une voix brisée par l’angoisse :

 

– Je vous prie… Excusez-moi !… lui dis-je. Pourrais-je vous dire un mot ?

 

C’était un petit homme sans moustache, qui devait être sorti cette année même de l’école, sous-lieutenant. Il se leva aussitôt et s’approcha de moi, avec beaucoup de courtoisie :

 

– Dites, monsieur !…

 

– Voici ! Je me présente moi-même : Adrien Meis. Je suis étranger, et je ne connais personne… Je viens d’avoir une… une querelle, oui… J’aurais besoin de deux témoins… Je ne savais à qui m’adresser… Si vous vouliez, avec un de vos camarades…

 

Surpris, perplexe, il resta un peu à me regarder, puis se tourna vers ses compagnons et appela :

 

– Grigliotti !

 

Celui-là, qui était un lieutenant ancien, avec une paire de grosses moustaches à la Guillaume, le monocle encastré de force dans l’orbite, peigné, pommadé, se leva, en continuant à parler avec les autres (il prononçait l’r à la française) et s’approcha, me faisant un petit salut compassé. En le voyant se lever, j’étais sur le point de dire au petit sous-lieutenant : « Pas celui-là, de grâce ! Pas celui-là ». Mais certainement aucun autre du groupe ne pouvait être plus désigné que lui, qui savait sur le bout du doigt tous les articles du code chevaleresque.

 

Je ne pourrais ici rapporter tout ce qu’il se complut à me dire touchant mon cas, tout ce qu’il prétendait de moi… Je devais télégraphier, je ne sais comment, je ne sais à qui, exposer, déterminer, allez chez le colonel… ça va sans dire[3]. Comme il avait fait, lui, quand il n’était pas encore sous les drapeaux et qu’il s’était trouvé, à Pavie, dans le même cas que moi… Car, en matière d’honneur… et patati et patata, articles et précédents et controverses, arbitrages et jurys… Que sais-je encore ?

 

J’avais commencé à me sentir sur les épines à peine l’avais-je vu : figurez-vous ce que je devais ressentir maintenant, en l’entendant parler ainsi ! À un certain moment, je n’en pus plus ; tout mon sang m’était monté à la tête, j’éclatai :

 

– Mais oui, monsieur ! Mais je le sais ! Fort bien !… Vous dites bien. Mais comment voulez-vous que je télégraphie, maintenant ? Je suis seul ! Je veux me battre, voilà ! Me battre tout de suite, demain même si c’est possible… sans tant d’histoires ! Je me suis adressé à vous dans l’espérance qu’il n’était pas besoin de tant de formalités, de tant d’inepties, excusez-moi !

 

Après cette sortie, la conversation devint presque une dispute et se termina tout à coup par un stupide éclat de rire de tous ces officiers. Je m’enfuis, hors de moi, le visage enflammé, comme si l’on m’avait chassé à coups de cravache. Je portai mes mains à ma tête, comme pour arrêter ma raison qui s’enfuyait et, poursuivi par ces rires, je m’éloignai en courant, pour me cacher n’importe où… Et je me remis à errer, je ne sais pendant combien de temps, m’arrêtant çà et là pour regarder aux vitrines des magasins, qui se fermaient les unes après les autres, et il me semblait qu’elles se fermaient pour moi, pour toujours, et que les rues se dépeuplaient peu à peu pour que je rentrasse seul, dans la nuit, errant parmi des maisons muettes, sombres, avec toutes les portes, toutes les fenêtres fermées pour moi, fermées pour toujours : toute la vie se refermait, s’éteignait, se taisait avec cette nuit, et, déjà, je la voyais comme de loin, comme si elle n’avait plus de sens ni de but pour moi. Et voilà qu’à la fin, sans le vouloir, comme guidé par le sentiment obscur qui m’avait envahi tout entier, qui avait mûri peu à peu en moi, je me retrouvai sur le pont Marguerite, appuyé au parapet à regarder avec des yeux hagards le fleuve noir dans la nuit.

 

– Là ?

 

Un frisson me parcourut, d’épouvante, qui fit d’un seul coup se dresser dans un élan rageur toutes mes énergies vitales. J’éprouvai un sentiment de haine féroce contre ceux qui, de loin, m’obligeaient à finir, comme ils l’avaient voulu, là, au moulin de l’Épinette. C’étaient elles, Romilda et sa mère, qui m’avaient jeté dans cette aventure : ah ! je n’aurais jamais pensé, moi, à simuler un suicide pour me délivrer d’elles. Et voici que maintenant, après m’être débattu deux ans, comme une ombre, dans cette illusion de vie au-delà de la mort, je me voyais contraint, forcé, d’exécuter sur moi leur condamnation. Elles m’avaient tué réellement ! Et elles, elles seules s’étaient délivrées de moi…

 

Un frémissement de révolte me secoua. Et ne pouvais-je me venger, au lieu de me tuer ? Qui allais-je tuer ? Un mort… personne…

 

Je restai comme ébloui par une étrange et subite lumière. Me venger ? Donc, retourner là, à Miragno ? Sortir de ce mensonge qui m’étouffait, devenu désormais insoutenable ; retourner vivant, pour leur châtiment, avec mon vrai nom, dans ma vraie condition, avec mes vrais et propres malheurs ? Mais les présents ? Pouvais-je les secouer ainsi, comme un fardeau pénible qu’on peut jeter à bas ? Non, non, non ! Je sentais que je ne pouvais pas le faire. Et je délirais là, sur le pont, encore incertain de mon sort.

 

Cependant, dans la poche de mon pardessus, je palpais, je serrais avec mes doigts, inquiet, quelque chose que je ne réussissais pas à reconnaître. À la fin, dans un accès de rage, je le tirai dehors. C’était ma casquette de voyage, celle qu’en sortant de chez moi pour faire visite au marquis Giglio j’avais fourrée dans ma poche, sans faire attention. Je fus sur le point de la jeter dans le fleuve, mais tout à coup, une idée me vint, comme un éclair ; une réflexion, faite pendant le voyage d’Alenga à Turin, me vint clairement à la mémoire.

 

– Ici, dis-je, presque inconsciemment à part moi, sur ce parapet… mon chapeau… ma canne… Oui ! Comme eux, là-bas, dans le bief du moulin, Mathias Pascal ; moi, ici, maintenant, Adrien Meis… Chacun son tour ! Je redeviens vivant ; je me vengerai !

 

Un sursaut de joie, ou plutôt un élan de folie s’empara de moi, me souleva. Je ne devais pas me tuer, moi, un mort, je devais tuer cette folle, absurde fiction qui m’avait torturé, déchiré deux ans. C’est cet Adrien Meis, condamné à être un lâche, un menteur, un misérable, c’est cet Adrien Meis que je devais tuer, cet homme qui, n’étant après tout qu’un faux nom, n’aurait dû avoir aussi qu’une cervelle d’étoupe, un cœur de carton, des veines de caoutchouc, où aurait dû courir un peu d’eau teintée, au lieu de sang. À bas, odieux et funèbre pantin ! Noyé, là comme Mathias Pascal ! Chacun son tour ! Cette ombre de vie, issue d’un mensonge macabre, aurait sa digne conclusion dans un mensonge macabre ! Et je réparais tout : Quelle autre satisfaction aurais-je pu donner à Adrienne pour le mal que je lui avais fait ? Mais l’affront de ce flibustier, devais-je le garder ? Il m’avait attaqué par traîtrise, le lâche ! Oh ! j’étais bien sûr de n’avoir pas peur de lui. Ce n’était pas moi, mais Adrien Meis, qui avait reçu l’insulte. Et, à présent, voilà qu’Adrien Meis se tuait.

 

Il n’y avait pas pour moi d’autre voie de salut !

 

Cependant, un tremblement m’avait pris, comme si réellement j’avais dû tuer quelqu’un. Mais mon cerveau s’était éclairci tout d’un coup, mon cœur était allégé, et je jouissais d’une lucidité d’esprit presque joyeuse.

 

Je regardai autour de moi. Je soupçonnai que par là, le long du Tibre, pouvait se trouver quelqu’un, quelque gardien qui, – me voyant depuis quelque temps sur le pont – se serait arrêté pour m’épier. Je voulus m’en assurer : j’allai, je regardai d’abord sur la place de la Liberté, puis sur le quai des Mellini… Personne ! Je revins alors en arrière ; mais, avant de m’engager de nouveau sur le pont, je m’arrêtai parmi les arbres, sous un bec de gaz : je déchirai une feuille de mon calepin et j’y écrivis avec un crayon :

 

Adrien Meis. Et puis ? Rien. L’adresse et la date. C’était suffisant. Je laisserais tout là-bas, à la maison, habits, livres… L’argent, depuis le vol, je l’avais sur moi.

 

Je retournai sur le pont, doucement, baissé. Les jambes me tremblaient et mon cœur tempêtait dans ma poitrine. Je choisis l’endroit le moins éclairé, et aussitôt j’enlevai mon chapeau, j’insérai le billet plié dans le ruban, puis je le posai sur le parapet, avec ma canne à côté. Je mis sur ma tête la providentielle casquette de voyage qui m’avait sauvé, et, vite, loin d’ici, cherchant l’ombre, je m’enfuis comme un voleur, sans me retourner.

 

XVII

RÉINCARNATION


J’arrivai à la gare à temps pour le train de minuit dix vers Pise.

 

Je pris mon billet, je me rencognai dans un compartiment de seconde classe, la visière de ma casquette tirée presque sur mon nez, non pas tant pour me cacher que pour ne pas voir. Mais je voyais tout de même par la pensée. J’avais le cauchemar de ce grand chapeau et de cette canne, laissés là, sur le parapet du pont. Peut-être qu’à ce moment quelqu’un, passant par là, les découvrait… ou peut-être déjà quelque gardien de nuit avait couru au poste donner l’avis… Et j’étais encore à Rome ! Qu’attendait-on ? Je ne respirais plus…

 

Enfin, le train s’ébranla. Par chance, j’étais resté seul dans mon compartiment. Je sautai debout, je levai les bras ; je poussai un interminable soupir de soulagement, comme si je m’étais enlevé un pavé de dessus la poitrine. Ah ! je recommençais à être vivant, à être moi, moi, Mathias Pascal. J’allais le crier à tout le monde, maintenant : « Moi, moi, Mathias Pascal ! C’est moi ! Je ne suis pas mort ! Me voici ! » Et ne devoir plus mentir, ne devoir plus craindre d’être découvert… Pas encore, à la vérité, tant que je ne serais pas arrivé à Miragno… Là, je devais d’abord me déclarer, me faire reconnaître vivant, me rattacher à mes racines ensevelies… Fou ! comment avais-je cru qu’un tronc pouvait vivre séparé de ses racines ? Et pourtant, et pourtant, voici que je me rappelais l’autre voyage, celui d’Alenga à Turin : je m’étais estimé heureux, de la même manière, alors. Fou ! Cela m’avait paru la délivrance ! Oui, avec la chape de plomb du mensonge sur le dos ! Une chape de plomb sur le dos d’une ombre… À présent, c’était ma femme que j’allais avoir de nouveau sur le dos, il est vrai, et cette belle-mère… Mais ne les avais-je pas eues aussi étant mort ? À présent, j’étais vivant et aguerri. Ah ! nous allions voir un peu !

 

À y repenser, la légèreté avec laquelle, deux ans avant, je m’étais jeté hors de toute loi, à l’aventure, me paraissait tout à fait invraisemblable. Était-ce un songe ? Non, ç’avait été réel ! Ah ! si j’avais pu rester toujours dans ces conditions ; voyager, étranger de la vie… Mais ensuite… Ah ! ensuite !

 

Je retournai par la pensée à Rome ; j’entrai comme une ombre dans la maison abandonnée. Tous dormaient-ils ? Adrienne, peut-être ; non… elle m’attend encore, elle attend que je rentre ; on lui aura dit que j’étais allé à la recherche de deux témoins, pour me battre avec Bernaldez ; elle ne m’entend pas encore revenir, elle a peur, elle pleure…

 

Je me pressai avec force les mains sur le visage, sentant mon cœur se serrer d’angoisse.

 

– Mais, puisque, pour toi, je ne pouvais être vivant, Adrienne, gémissais-je, il vaut mieux que, maintenant, tu me saches mort ! Mortes les lèvres qui cueillirent un baiser de ta bouche, pauvre Adrienne ! Oublie ! oublie !

 

Ah ! Qu’allait-il advenir dans cette maison, le lendemain matin, quand quelqu’un de la police se présenterait pour annoncer la chose ? À quelle raison, une fois passé le premier effarement, attribueraient-ils mon suicide ? Au duel imminent ! Mais non ! Il serait au moins fort étrange qu’un homme qui n’avait jamais laissé entrevoir qu’il fût couard se tuât par peur d’un duel… Et alors ? Parce que je ne pouvais trouver de témoins ? Prétexte futile ! Ou peut-être… qui sait ? il était possible qu’il y eût, là-dessous, dans mon étrange existence, quelque mystère…

 

Oh ! oui ! ils le penseraient sans doute ! Je me tuais ainsi, sans aucune raison apparente, sans en avoir d’abord montré en aucune façon l’intention. Oui, ma conduite avait été étrange, ces derniers jours : cette comédie du vol, d’abord soupçonné, puis subitement démenti… Ou bien était-ce que cet argent n’était pas à moi ? Peut-être devais-je le restituer à quelqu’un ; je m’en étais indûment approprié une partie, et j’avais essayé de me faire croire victime d’un vol, puis je m’étais repenti, et, à la fin, tué ? qui sait ? Certes, j’avais été un homme très mystérieux ; pas un ami, pas une lettre, jamais, de nulle part…

 

Combien aurais-je mieux fait d’écrire quelque chose sur ce billet, outre le nom, la date et l’adresse : une raison quelconque de mon suicide ! Mais, à ce moment… Et puis, quelle raison ? Las de la vie ? Juste à la veille d’un duel ?

 

« Qui sait tout ce que les journaux, pensai-je, obsédé, vont glapir sur ce mystérieux Adrien Meis ? On va sans doute voir surgir mon fameux cousin, ce nommé François Meis, de Turin, sous-agent, pour donner des renseignements à la police : on fera des recherches, sur la foi de ces renseignements, et qui sait ce qui en résultera ? Oui ? mais l’argent ? l’héritage ? Adrienne les a vus, tous mes billets de banque… Figurez-vous Papiano ! Sus au bureau ! Mais il le trouvera vide… Et alors, perdus ? au fond du fleuve ? Quel dommage ! quel dommage ! Quelle rage de ne pas les avoir volés tous à temps ! La police séquestrera mes habits, mes livres… À qui iront-ils ? Oh ! au moins un souvenir à la pauvre Adrienne ! Avec quels yeux regardera-t-elle, désormais, ma chambre déserte ? »

 

Ainsi, demandes, suppositions, pensées, sentiments se confondaient dans ma tête (tandis que le train ronflait dans la nuit) et ne me laissaient pas de repos.

 

Je jugeai prudent de m’arrêter quelques jours à Pise, pour ne pas établir un rapport entre la réapparition de Mathias Pascal à Miragno et la disparition d’Adrien Meis à Rome, rapport qui aurait pu facilement sauter aux yeux, surtout si les journaux de Rome avaient trop parlé de ce suicide. J’attendrais à Pise les journaux de Rome, ceux du soir et ceux du matin ; puis s’il ne s’y faisait pas trop de bruit autour de moi, avant Miragno, je me rendrais à Oneglia chez mon frère Robert, pour expérimenter sur lui l’impression qu’allait faire ma résurrection. Mais je devais me défendre absolument de faire la moindre allusion à mon séjour à Rome, aux aventures qui m’étaient arrivées. Sur ces deux années et plus d’absence, je donnerais des renseignements fantaisistes, je parlerais de voyages lointains… Ah ! à présent, redevenant vivant, je pourrais, moi aussi, m’offrir le luxe de dire quelques mensonges, voire de la force de ceux du chevalier Titus Lenzi.

 

Il me restait plus de cinquante-deux mille lires. Mes créanciers, me sachant mort depuis deux ans, s’étaient certainement contentés du domaine de l’Épinette avec le moulin. Ils avaient vendu l’un et l’autre et s’étaient arrangés pour le mieux : ils ne me molesteraient plus, et, du reste, je ne me laisserais pas molester. Avec cinquante-deux mille lires, à Miragno, je pourrais vivre à mon aise.

 

À peine descendu du train de Pise, j’allai acheter un chapeau, de la forme et de la dimension de ceux qu’avait coutume de porter Mathias Pascal ; tout de suite après, je me fis couper la chevelure de cet imbécile d’Adrien Meis.

 

– Courts, bien courts !… dis-je au coiffeur.

 

Ma barbe était déjà un peu repoussée, et, à présent, avec les cheveux courts, je commençais à reprendre mon véritable aspect, mais de beaucoup amélioré, plus fin, ennobli. Déjà mon œil n’était plus de travers ; il n’était plus la caractéristique de Mathias Pascal.

 

Donc, quelque chose d’Adrien Meis me resterait toujours sur la figure. Mais je ressemblais tant à Robert, à présent ; oh ! plus que je n’aurais jamais supposé.

 

Le mal fut quand – après m’être délivré de toute cette tignasse – je remis sur ma tête le chapeau que je venais d’acheter : il m’entra jusqu’à la nuque ! Je dus y remédier, avec l’aide du perruquier, en mettant une bande de papier sous la coiffe.

 

Pour ne pas entrer ainsi, les mains vides, dans un hôtel, j’achetai une valise : j’y mettrais, pour le moment, l’habit que je portais et mon pardessus. J’avais à me refournir de tout, ne pouvant espérer qu’après si longtemps, là-bas, à Miragno, ma femme eût conservé quelqu’un de mes vêtements et mon linge. J’achetai un habit tout fait, dans un magasin, et je le laissai sur moi ; avec ma valise neuve, je descendis à l’hôtel Neptune.

 

J’étais déjà venu à Pise, quand j’étais Adrien Meis, et j’étais descendu alors à l’hôtel de Londres. J’avais déjà admiré toutes les merveilles artistiques de la ville ; maintenant, exténué par les émotions violentes, à jeun depuis la veille au matin, je tombai de sommeil et de faim. Je pris quelque nourriture, puis je m’endormis presque jusqu’au soir.

 

À peine éveillé, pourtant, je fus en proie à un tourment accablant. Cette journée passée sans que je m’en aperçusse, au milieu des premières besognes et puis dans ce sommeil de plomb où j’étais tombé, qui sait, au contraire, comment elle s’était passée là-bas, dans la maison Paleari ? Bouleversement, effarement, curiosité malsaine des étrangers, recherches hâtives, soupçons, hypothèses extravagantes, insinuations, et mes habits et mes livres, là, gardés avec cette consternation qu’inspirent les objets ayant appartenu à quelqu’un mort tragiquement.

 

Et j’avais dormi ? Et, à présent, dans cette impatience anxieuse, il me faudrait attendre jusqu’au lendemain matin, pour savoir quelque chose par les journaux de Rome.

 

En attendant, ne pouvant courir à Miragno, ou au moins à Oneglia, j’allais rester dans une jolie situation, dans une espèce de parenthèse de deux, trois jours, et peut-être même davantage : mort par là, à Miragno, en tant que Mathias Pascal ; mort par ici, à Rome, en tant qu’Adrien Meis.

 

Ne sachant que faire, espérant me distraire un peu de tant de préoccupations, je menai ces deux morts se promener à travers Pise.

 

Oh ! ce fut une agréable promenade ! Adrien Meis, qui y était déjà venu, voulait, ou peu s’en faut, servir de guide et de cicérone à Mathias Pascal ; mais celui-ci, oppressé par tant de choses qu’il allait retournant dans son esprit, se dérobait, avec beaucoup de mauvaise humeur, secouait un bras comme pour chasser d’autour de lui cette ombre odieuse, chevelue, en habit long, avec un chapeau à larges bords et des lunettes.

 

– Va-t’en ! Au fleuve, là-bas ! Noyé !

 

Mais je me rappelai qu’Adrien Meis, lui aussi, se promenant deux ans auparavant par les rues de Pise, s’était senti importuné, agacé de la même manière par l’ombre, également odieuse, de Mathias Pascal, et aurait voulu avec le même geste s’en débarrasser en la refourrant dans le bief du moulin, là-bas, à l’Épinette.

 

Avec l’aide de Dieu, j’arrivai enfin au bout de cette nouvelle et interminable nuit d’angoisse, et j’eus dans les mains les journaux de Rome.

 

Je ne dirai pas que leur lecture me tranquillisa : c’était impossible. Mais ma consternation fut vite dissipée quand je vis qu’à la nouvelle de mon suicide les journaux avaient donné les proportions d’un simple fait divers. Ils disaient tous à peu près la même chose ; du chapeau, de la canne trouvés au pont Marguerite, avec le billet laconique, on concluait que j’étais de Turin, homme assez original, et qu’on ignorait les raisons qui m’avaient poussé à cette triste détermination. L’un d’eux, pourtant, avançait la supposition qu’il y avait là-dedans une « raison intime », se fondant sur la « querelle avec un jeune peintre espagnol, dans la maison d’un personnage très connu du monde clérical ».

 

Un autre disait, « probablement à cause d’embarras pécuniaires ». Renseignements vagues, en somme, et brefs. Seul, un journal du matin, habitué à s’étendre longuement sur les faits de la journée, faisait allusion « à la surprise et à la douleur de la famille du chevalier Paleari, chef de bureau au ministère de l’Instruction publique, aujourd’hui en retraite, chez qui Meis habitait, fort estimé pour sa réserve et ses façons courtoises ». Merci ! Lui aussi, ce journal, rapportant la dispute avec le peintre espagnol, M. B…, laissait entendre que la raison du suicide devait être cherchée dans une secrète passion amoureuse.

 

Je m’étais tué pour Pépita Pantogada, en somme. Mais, au bout du compte, c’était mieux ainsi. Le nom d’Adrienne n’avait pas paru, et aucune allusion n’avait été faite à mes billets de banque. La police, donc, ferait des recherches secrètes. Mais sur quelles traces ?

 

Je pouvais partir pour Oneglia.

 

*

* *

 

Je trouvai Robert à la campagne, pour la vendange. Ce que j’éprouvai en revoyant ma belle Côte d’Azur, où je croyais ne devoir plus remettre le pied, on le comprendra facilement. Mais ma joie était troublée par la fièvre de l’arrivée, par l’appréhension d’être reconnu par quelque étranger avant de l’être par mes parents, par l’émotion sans cesse grandissante que me causait la pensée de ce qu’ils allaient éprouver en me revoyant vivant, tout à coup, devant eux. Ma vue s’obscurcissait à y penser, je voyais s’assombrir le ciel et la mer, mon cœur battait en tumulte. Et il me semblait que je n’arriverais jamais !

 

Quand enfin le domestique vint m’ouvrir la grille de la gracieuse villa, apportée en dot à Berto par son épouse, il me parut, en traversant l’allée, que je revenais réellement de l’autre monde.

 

– S’il vous plaît, me dit le domestique en me cédant le pas à la porte de la villa. Qui dois-je annoncer ?

 

Je ne trouvai plus dans mon gosier de voix pour lui répondre.

 

Dissimulant mon effort dans un sourire, je balbutiai :

 

– Dites-lui que… c’est… un de ses amis, intimes, qui… qui vient de loin…

 

Ce domestique dut, pour le moins, me croire bègue. Il déposa ma valise à côté du porte-parapluies et m’invita à entrer à côté, dans le salon.

 

Je frémissais dans l’attente. Je regardais autour de moi, dans ce petit salon clair, bien arrangé, orné de meubles neufs, en laque vert pâle. Je vis tout à coup, sur le seuil de la porte par laquelle j’étais entré, un beau bébé d’environ quatre ans, avec un petit arrosoir dans une main et un petit râteau dans l’autre. Il me regardait en ouvrant de grands yeux.

 

J’éprouvai une tendresse indicible : ce devait être un de mes petits-neveux, le fils aîné de Berto ; je me penchai, je lui fis signe avec la main d’avancer, mais je lui fis peur : il disparut.

 

J’entendis à ce moment s’ouvrir l’autre porte du salon. Je me levai, mes yeux se troublèrent d’émotion, une espèce de rire convulsif me gazouilla dans le gosier.

 

Robert était resté devant moi, troublé, comme étourdi.

 

– Berto ! lui criai-je, en ouvrant les bras. Tu ne me reconnais pas ?

 

Il devint extrêmement pâle, au son de ma voix, se passa rapidement une main sur le front et sur les yeux, vacilla, en balbutiant :

 

– Comment… comment… comment ?

 

Mais je fus prompt à le soutenir, bien qu’il se retirât en arrière, comme par peur.

 

– C’est moi, Mathias ! N’aie pas peur ! Je ne suis pas mort… Tu me vois ? Touche-moi ! C’est moi, Robert. Je n’ai jamais été plus vivant qu’aujourd’hui ! Allons ! allons !

 

– Mathias ! Mathias ! se mit à dire le pauvre Berto, n’en croyant pas encore ses yeux. Comment ? Toi ? Oh ! Dieu… Mon frère ! Mon cher Mathias !

 

Et il m’embrassa fort, fort, fort. Je me mis à pleurer comme un enfant.

 

– Me voici… Tu vois ? Je suis revenu… pas de l’autre monde, non j’ai toujours été dans ce vilain monde-ci… Allons !… Je te dirai…

 

Me tenant avec force par le bras, le visage plein de larmes, Robert me regardait encore hors de lui :

 

– Mais, comment… puisque, là-bas ?…

 

– Ce n’était pas moi… Je t’expliquerai… On s’est trompé… J’étais loin de Miragno, et j’ai su, comme tu l’as su peut-être aussi, par un journal, mon suicide à l’Épinette.

 

– Ce n’était donc pas toi ? s’écria Berto. Et qu’as-tu fait ?

 

– Le mort. Tais-toi. Je te raconterai tout. Pour l’instant, je ne peux pas. Je te dirai seulement que je suis allé çà et là, me croyant heureux, d’abord. Puis après… Après bien des vicissitudes, je me suis aperçu que je m’étais trompé, que faire le mort n’est pas une belle profession ; et me voici ici : je me refais vivant.

 

– Mathias, je l’ai toujours dit, Mathias, matto (fou)… Fou ! s’écria Berto. Ah ! quelle joie tu m’as donnée ! Qui pouvait s’y attendre ? Mathias vivant… Je n’y peux croire encore ! Laisse-moi te regarder… Tu me sembles un autre !

 

– Tu vois que je me suis rajusté l’œil aussi ?

 

– Ah ! tiens ! oui… c’est pour cela qu’il me semblait… Je ne sais… Je te regardais, je te regardais… Parfait ! Allons chez ma femme… Oh ! mais, attends… tu…

 

Il s’arrêta tout à coup et me regarda, bouleversé.

 

– Tu veux retourner à Miragno ?

 

– Certainement, ce soir.

 

– Donc, tu ne sais rien ?

 

Il se cacha le visage dans les mains et gémit :

 

– Malheureux ! Qu’as-tu fait ?… Qu’as-tu fait ?… Mais ne sais-tu pas que ta femme !…

 

– Morte ? m’écriai-je, interdit.

 

– Non ! Pis que cela ! Elle s’est… elle s’est remariée !

 

Je restai confondu.

 

– Remariée ?

 

– Oui, Pomino ! J’ai reçu la lettre de faire-part. Il y a au moins un an.

 

– Pomino ? Pomino, mari de… ? balbutiai-je.

 

Mais tout à coup un rire amer, comme un flot de bile, me monta à la gorge, et je ris bruyamment.

 

Robert me regardait abasourdi, consterné, craignant peut-être que j’eusse perdu le sens commun.

 

– Tu ris !

 

– Mais oui ! lui criai-je, en le secouant par le bras. Voilà le comble de ma chance !

 

– Que dis-tu ? éclata Robert, presque avec rage. Mais si tu vas là-bas, maintenant…

 

– J’y cours tout de suite, comme bien tu penses !

 

– Mais tu ne sais donc pas que tu dois la reprendre ?

 

– Hein ?… Comment ? moi ?

 

– Certainement ! confirma Berto, pendant que je le regardais, stupéfait. Le second mariage s’annule et tu es obligé de la reprendre.

 

Je me sentis bouleversé.

 

– Quelle loi est-ce là ! criai-je. Ma femme se remarie, et moi… Mais quoi ? Tais-toi ! Cela n’est pas possible !

 

– Et moi je te dis que c’est comme cela ! soutint Berto… Attends : il y a là mon beau-frère. Il te l’expliquera mieux, lui qui est docteur en droit. Viens… ou plutôt, non : attends un peu ici. Ma femme est enceinte ; je ne voudrais pas que, bien qu’elle te connaisse peu, une impression trop forte pût lui faire mal… Je vais la prévenir… Attends, eh ?

 

Et il me tint la main jusque sur le seuil, comme s’il craignait encore – en m’abandonnant un instant – que je pusse disparaître de nouveau.

 

Resté seul, je me mis à marcher dans ce salon, comme un lion en cage. « Remariée ! avec Pomino ! Lui ! – eh ! tiens ! – il l’avait aimée avant. Cela ne lui aura pas semblé vrai ! Et elle aussi… pensez un peu ! Riche, épouse de Pomino… Et pendant qu’elle, ici, s’était remariée, moi, là-bas, à Rome… Et maintenant, je dois la reprendre ! Mais est-il possible ! »

 

Peu d’instants après, Robert vint m’appeler, tout exultant. J’étais à présent si désorienté que je ne pus répondre à la fête que me firent ma belle-sœur, sa mère et son frère. Berto s’en aperçut et interpella aussitôt son beau-frère sur ce que j’avais surtout hâte de savoir.

 

– Mais quelle loi est-ce là ? éclatai-je encore une fois. Pardon ! c’est une loi turque !

 

Le jeune avocat sourit, rajustant son lorgnon sur son nez, avec un air de suffisance.

 

– C’est pourtant ainsi, me répondit-il. Robert a raison. Je ne me rappelle pas exactement l’article, mais le cas est prévu par le code : le second mariage devient nul à la réapparition du premier époux.

 

– Et je dois reprendre, m’écriai-je résolument, une femme qui, au su de tout le monde, a fait pendant une année entière fonction d’épouse avec un autre homme, lequel…

 

– Mais, par votre faute, excusez-moi, cher Monsieur Pascal ! interrompit le petit avocat, toujours souriant.

 

– Par ma faute ? Comment ! fis-je. Cette brave femme commence par se tromper, en me reconnaissant dans le cadavre d’un malheureux qui s’est noyé, puis se hâte de se remarier, et c’est ma faute ? et je dois la reprendre ?

 

– Certainement, répliqua-t-il, du moment que vous, monsieur Pascal, vous ne voulûtes pas corriger à temps, c’est-à-dire avant le terme prescrit par la loi pour contracter un second mariage, l’erreur de votre épouse, qui put bien aussi – je ne le nie pas – être de mauvaise foi. Vous l’avez acceptée, cette fausse reconnaissance, et vous en avez profité… Oh ! faites attention : je vous loue pour cela, pour moi vous avez très bien fait. Et même cela me fait quelque chose de vous voir vous rengager dans la mêlée de nos stupides lois sociales. À votre place, on n’aurait plus entendu parler de moi.

 

La suffisance fanfaronne de ce petit jeune homme diplômé m’irrita.

 

– Comment ! reprit-il. Peut-on imaginer un plus grand bonheur que celui-là ?

 

– Oui, essayez-en ! essayez ! m’écriai-je, en me tournant vers Berto, pour le planter là, avec sa présomption.

 

Mais de ce côté encore je trouvai des épines.

 

– À propos, me demanda mon frère, comment as-tu fait, tout ce temps-là, pour ?…

 

Et il frotta son pouce sur son index, pour signifier : de l’argent.

 

– Comment j’ai fait ? lui répondis-je. C’est une longue histoire. Je ne suis pas, à présent, en état de te la raconter. Mais j’en ai encore : ne crois donc pas que je retourne maintenant à Miragno parce que je suis à sec !

 

– Ah ! tu t’obstines à y retourner, insista Berto, même après ces nouvelles ?

 

– Mais bien sûr que j’y retourne ! m’écriai-je. Crois-tu qu’après ce que j’ai expérimenté et souffert, je veuille encore faire le mort ? Non, mon cher ; là, là ; je veux mes papiers en règle, je veux me ressentir vivant, même si je dois reprendre ma femme.

 

Dis-moi un peu, et sa mère, la veuve Pescatore, est-elle encore vivante ?

 

– Oh ! je n’en sais rien ! me répondit Berto. Tu comprends qu’après le second mariage… Mais je crois que oui, qu’elle est vivante…

 

– Je me sens mieux ! m’écriai-je. Mais, n’importe, je me vengerai. Je ne suis plus celui d’autrefois, tu sais ? Seulement, je regrette que ce soit une chance pour cet imbécile de Pomino !

 

Tous rirent. Le domestique, sur ces entrefaites, vint annoncer que c’était servi. Je dus rester à déjeuner, mais je frémissais d’une telle impatience que je ne m’aperçus même pas si je mangeais ; je sentis pourtant à la fin que j’avais dévoré.

 

Berto me proposa de rester ce soir-là à la villa : le lendemain matin nous irions ensemble à Miragno. Il voulait jouir de la scène de mon retour imprévu à la vie, voir le milan fondre là-bas sur le nid de Pomino. Mais je le priai de me laisser aller seul, ce soir même, sans autre délai.

 

Je partis par le train de huit heures : dans une demi-heure à Miragno !

 

Partagé entre l’anxiété et la rage (je ne savais ce qui m’agitait le plus, mais c’était peut-être une seule et même chose : rage anxieuse, anxiété rageuse), je ne me souciai plus d’être reconnu avant de descendre ou à peine descendu à Miragno.

 

J’étais monté dans un wagon de première classe, pour unique précaution. C’était le soir, et, du reste l’expérience faite sur Berto me rassurait : avec la certitude enracinée comme elle l’était chez tous de ma triste mort, lointaine déjà de deux années, personne ne penserait plus que je fusse Mathias Pascal.

 

Je fis l’épreuve de tendre la tête à la portière, espérant que la vue de lieux connus éveillerait en moi quelque autre émotion moins violente ; mais cela ne servit qu’à faire croître mon anxiété et ma rage. Sous la lune j’entrevis au loin la pente de l’Épinette.

 

Combien de choses, dans la stupéfaction de mon retour inattendu, avais-je oublié de demander à Robert ! La propriété, le moulin avaient-ils été réellement vendus ? ou étaient-ils toujours, par un commun accord des créanciers, sous une administration provisoire ? Et Malagna était-il mort ? Et tante Scholastique ?

 

Il ne me semblait pas qu’il ne se fût passé que deux ans et quelques mois ; cela me semblait une éternité, et je pensais que, comme il m’était arrivé à moi des événements extraordinaires, il devait en être pareillement arrivé à Miragno. Et, pourtant, rien, peut-être, n’y était arrivé, à part ce mariage de Romilda avec Pomino, très normal en soi, et qui n’allait devenir extraordinaire que maintenant, grâce à ma réapparition.

 

Où allais-je me diriger, aussitôt descendu à Miragno ? Où le nouveau couple avait-il bâti son nid ?

 

Trop humble pour Pomino, riche et fils unique, la maison où moi, pauvret, j’avais habité ! Et puis, Pomino, tendre de cœur, s’y serait certainement trouvé mal à l’aise, avec mon inévitable et obsédant souvenir. Peut-être demeurait-il avec son père, dans le château. Figurez-vous la veuve Pescatore, quel air de matrone, à présent ! Et ce pauvre chevalier Pomino, Gérôme I, délicat, gentil, doux, entre les serres de la mégère ! Quelles scènes ! Ni le père, certes, ni le fils n’avaient eu le courage de se débarrasser d’elle. Et voici que maintenant – ah ! quelle rage ! – j’allais les délivrer, moi…

 

Oui, c’est là, chez Pomino, que je devais me diriger : car, même si je ne les y trouvais pas, je pourrais savoir par la concierge où aller pour les dénicher.

 

Dans mon village endormi, quel remue-ménage demain, à la nouvelle de ma résurrection.

 

La lune brillait, ce soir-là, et, par conséquent, tous les réverbères étaient éteints, selon la coutume, par les rues presque désertes, car c’était l’heure du dîner pour la plupart.

 

J’avais presque perdu, dans mon extrême excitation nerveuse, la sensibilité nerveuse, la sensibilité de mes jambes : j’allais, comme si je ne touchais plus terre avec mes pieds. Je ne saurais redire dans quel état d’esprit j’étais : j’ai seulement l’impression comme d’un rire énorme, homérique, qui, dans ma fièvre violente, me bouleversait les entrailles, sans pouvoir éclater ; s’il avait éclaté, il aurait fait sauter en l’air, comme des dents, les pavés de la rue et vaciller les maisons.

 

J’arrivai en un instant à la maison Pomino ; mais, dans cette espèce de cage qui est à la porte d’entrée, je ne trouvai pas la vieille portière ; frémissant, j’attendais depuis quelques minutes, quand sur un battant du portail j’aperçus une bandelette de deuil, déteinte et poussiéreuse, clouée là, évidemment, depuis quelques mois. Qui était mort ? Le chevalier Pomino ? Mais Berto ne me l’avait pas dit… Eh oui ! il ne pouvait en être autrement. Et alors, mes deux tourtereaux, je les trouverais en haut, tout simplement. Je ne pus attendre davantage : je m’élançai, je bondis par l’escalier. Au second palier, voici la portière.

 

– Le chevalier Pomino ?

 

À la stupeur avec laquelle cette vieille tortue me regarda, je compris qu’assurément le pauvre chevalier devait être mort.

 

– Le fils ! le fils ! corrigeai-je aussitôt, certain maintenant, en me remettant à monter.

 

Je ne sais ce que marmotta la vieille dans l’escalier. Au dernier palier, je dus m’arrêter : je ne respirais plus ! Je regardai la porte ; je pensai : « Peut-être dînent-ils encore, tous les trois à table… sans aucun soupçon. Dans peu d’instants, à peine aurai-je frappé à cette porte, leur vie sera bouleversée… Le destin qui pend sur leur tête est encore dans ma main. »

 

Je montai les dernières marches. Le cordon de la sonnette à la main, tandis que mon cœur bondissait jusqu’à ma gorge, je tendis l’oreille. Aucun bruit. Et, dans ce silence, j’écoutai le tin-tin-tin lent de la sonnette, tirée à peine, tout doucement.

 

Tout mon sang afflua dans ma tête, et mes oreilles se mirent à bourdonner, comme si ce léger tintement qui s’était éteint dans le silence avait au contraire retenti furieusement en moi jusqu’à m’étourdir.

 

Peu après, je reconnus avec un tressaillement, de l’autre côté de la porte, la voix de la veuve Pescatore :

 

– Qui est là ?

 

Je ne pus, sur-le-champ, répondre ; je serrai mes poings contre ma poitrine, comme pour empêcher mon cœur de sauter dehors. Puis, d’une voix profonde, en détachant les syllabes, je dis :

 

– Mathias Pascal !

 

– Qui ?… hurla la voix à l’intérieur.

 

– Mathias Pascal ! répétai-je d’une voix plus caverneuse encore.

 

J’entendis s’enfuir la vieille sorcière, certainement terrifiée, et aussitôt j’imaginai ce qui arrivait en ce moment là-dedans : l’homme allait venir, maintenant, Pomino, le courageux !

 

Mais il me fallut d’abord raisonner, comme la première fois, tout doucement.

 

À peine Pomino, ayant ouvert la porte toute grande, d’un seul coup, m’eut-il vu devant lui, qu’il recula, épouvanté. Je m’avançai en criant :

 

– Mathias Pascal… De l’autre monde !

 

Pomino tomba assis par terre, avec un coup sourd, les bras appuyés en arrière, les yeux égarés :

 

– Mathias ! Toi ?

 

La veuve Pescatore, accourue, avec une lampe à la main, poussa un piaulement très aigu. Je refermai la porte d’un coup de pied, et promptement je lui pris la lampe, qui déjà lui tombait des mains.

 

– Silence ! lui ordonnai-je. Vous me prenez pour un fantôme, en vérité ?

 

– Vivant ? fit-elle, blême, les mains dans les cheveux.

 

– Vivant ! vivant ! vivant ! poursuivis-je avec une joie féroce. Vous m’avez reconnu mort, n’est-ce pas ? Noyé, là-bas ?

 

– Et d’où viens-tu ? me demanda-t-elle avec terreur.

 

– Du moulin, sorcière ! lui hurlai-je. Tiens ! là, à la lampe regarde-moi bien ! Est-ce moi ? Me reconnais-tu ? Ou crois-tu voir encore ce malheureux qui s’est noyé à l’Épinette ?

 

– Ce n’était pas toi ?

 

– Crève, mégère ! Je suis ici, vivant ! Allons ! relève-toi. Beau sire ! où est Romilda ?

 

– De grâce… gémit Pomino, se relevant en hâte. La petite… j’ai peur… le lait…

 

Je le saisis par un bras, interdit à mon tour :

 

– Quelle petite ?

 

– Ma… ma fille !… balbutia Pomino.

 

– Ah ! quel assassinat ! cria la Pescatore.

 

Je ne pus répondre, encore sous l’impression de cette autre nouvelle.

 

– Ta fille ?… murmurai-je. Une fille, encore ?… Et celle-là, à présent…

 

– Maman, va vers Romilda, je t’en prie !… supplia Pomino. Mais trop tard. Romilda, le corset délacé, le nourrisson au sein, toute en désordre, comme si, en entendant les cris, elle était sortie du lit en toute hâte, s’avança, m’entrevit :

 

– Mathias !

 

Et elle tomba dans les bras de Pomino et de sa mère, qui l’entraînèrent, laissant, dans le désarroi, la petite sur mon bras.

 

Je restai dans les ténèbres, là, dans le vestibule, avec cette frêle bambine au bras, qui vagissait avec une petite voix aigre de lait. Consterné, bouleversé, je sentais encore dans mes oreilles le cri de la femme qui avait été mienne et qui, maintenant, était la mère de cette enfant d’un autre, d’un autre ! tandis que la mienne, ah ! elle ne l’avait pas aimée, elle, alors ! Et, donc, à présent, non, pardieu ! non, je ne devais pas avoir de pitié. Elle s’était remariée ! Mais cette petite continuait à vagir, à vagir, et, alors, moi… que devais-je faire ? Je la couchai sur ma poitrine et je commençai à lui passer tout doucement une main sur les épaules et à me promener pour l’apaiser. Ma haine s’évapora, mon ardeur céda. Et, peu à peu, l’enfant se tut.

 

Pomino appela dans les ténèbres, avec terreur :

 

– Mathias !… la petite !…

 

– Tais-toi ! Je l’ai ici ! lui répondis-je.

 

– Et que fais-tu ?

 

– Je la mange… voilà ce que je fais ! Vous me l’avez jetée dans les bras… Maintenant, laissez-la tranquille ! Elle s’est calmée ! Où est Romilda ?

 

S’approchant de moi, tout tremblant et indécis, comme une chienne qui voit son petit dans les mains de son maître :

 

– Romilda ? Pourquoi ? me demanda-t-il.

 

– Parce que je veux lui parler ! lui répondis-je rudement.

 

– Elle est évanouie, tu sais ?

 

– Évanouie ? Nous la ferons revenir.

 

Pomino parut devant moi, suppliant :

 

– De grâce… écoute… j’ai peur… Comment… toi… vivant !… Où as-tu été ?… Ah ! mon dieu !… Écoute… Ne pourrais-tu t’expliquer avec moi ?

 

– Non ! lui criai-je. C’est à elle que je dois parler. Toi, ici, tu ne représentes plus rien.

 

– Comment ?

 

– Ton mariage s’annule.

 

– Que dis-tu ? Et la petite ?

 

– La petite !… la petite !… remâchai-je. Impudents ! En deux ans, mari et femme, et avec une petite fille ! Tais-toi, ma belle, tais-toi ! Nous allons vers ta maman… Allons ! conduis-moi ! Par où passe-t-on ?

 

À peine étais-je entré dans la chambre à coucher que la veuve Pescatore fit mine de me sauter dessus comme une hyène.

 

Je la repoussai d’un furieux coup de coude :

 

– Allez-vous-en, vous ! Voilà votre gendre : si vous avez à brailler, braillez avec lui. Moi, je ne vous connais pas !

 

Je me penchai vers Romilda, qui pleurait, désespérée, et je lui tendis la petite fille :

 

– Allons ! tiens !… Tu pleures ? Pourquoi pleures-tu ? Parce que je suis vivant ? Tu m’aimais mieux mort ? Regarde-moi… Allons ! regarde-moi en face ! Vivant ou mort ?

 

Elle se risqua, parmi ses larmes, à lever les yeux sur moi, et, d’une voix brisée par les sanglots, balbutia :

 

– Mais… comment ? Qu’as-tu fait ?

 

– Moi ? ce que j’ai fait ? ricanai-je. Tu me demandes ce que j’ai fait ? Tu as repris mari… ce coco-là ! Tu as mis au monde une fille, et tu as le front de me demander ce que j’ai fait ?

 

– Et maintenant ? gémit Pomino, se couvrant le visage avec les mains.

 

– Mais où as-tu été ? Puisque tu as fait semblant d’être mort et t’es sauvé… se mit à crier la Pescatore, en s’avançant, les bras levés.

 

Je lui en saisis un, le lui tordis et lui hurlai :

 

– Tenez-vous tranquille, vous, parce que si je vous entends souffler, je perds la pitié que m’inspirent votre imbécile de gendre et cette petite créature, et je fais valoir la loi ! Savez-vous ce qu’elle dit, la loi ? Qu’à présent je dois reprendre Romilda…

 

– Ma fille ? toi ? Tu es fou ! invectiva, intrépide, la veuve Pescatore.

 

Mais Pomino, sous ma menace, s’approcha aussitôt d’elle pour la supplier de se taire, de se calmer, pour l’amour de Dieu.

 

La mégère alors me laissa et se mit à invectiver contre lui, ce niais, ce stupide, ce propre à rien, qui ne savait que pleurer et se désespérer comme une femmelette…

 

J’éclatai de rire, jusqu’à en avoir mal aux reins…

 

– Finissez-en ! criai-je. Je la lui laisse ! Je la lui laisse volontiers ! Sérieusement, est-ce que vous me croyez assez fou pour redevenir votre gendre ! Ah ! pauvre Pomino ! Mon pauvre ami, excuse-moi, tu sais, si je t’ai appelé imbécile ; mais tu as entendu ? elle te l’a dit aussi, ta belle-mère, et je peux te jurer que même avant, Romilda, notre épouse, me l’avait dit aussi… Oui, elle, parfaitement, que tu lui semblais imbécile, stupide, insipide… et je ne sais quoi encore ? N’est-ce pas, Romilda ? Dis la vérité… Allons ! cesse de pleurer, ma chère ; remets-toi ; tu pourrais faire du mal à ta petite ! Je suis vivant, maintenant, tu vois, et je veux me tenir en joie… De la gaieté ! comme disait un certain ivrogne… De la gaieté, Pomino ! Crois-tu que je veuille laisser une petite fille sans sa maman ? Fi donc ! Dites-moi comment, toi et ta mère, vous avez fait pour me reconnaître mort, là-bas, à l’Épinette…

 

– Mais, moi aussi ! s’écria Pomino exaspéré. Mais tout le pays ! Et pas elles seulement !

 

– Braves gens ! Il me ressemblait donc tant ?

 

– La même taille… ta barbe… vêtu comme toi, de noir… et puis, disparu depuis si longtemps !…

 

– Et parbleu ! je m’étais sauvé, tu as entendu ? comme si ce n’étaient pas elles qui m’avaient fait sauver… Et pourtant, j’allais revenir, tu sais ? Mais, oui, chargé d’or ! Quand… mort, noyé, pourri… et reconnu, par-dessus le marché ! Grâce à Dieu, j’ai couru pendant deux ans ; pendant qu’il y avait ici fiançailles, noces, lune de miel, fêtes, joie et naissance de la petite fille… Que les morts dorment, hein ? et que les vivants se réjouissent en paix…

 

– Et maintenant, comment va-t-on faire ? répéta Pomino, gémissant.

 

Romilda se leva pour coucher l’enfant dans le berceau…

 

– Allons-nous-en d’ici, dis-je. La petite s’est endormie. Nous discuterons par là.

 

Nous passâmes dans la salle à manger, où, sur la table encore mise, étaient les restes du dîner. Tout tremblant, bouleversé, d’une pâleur cadavérique, battant sans cesse des paupières sur ses yeux devenus tout blancs, percés au milieu de deux points noirs, aigus de fièvre et de désespoir, Pomino se grattait le front et disait, comme dans le délire :

 

– Vivant !… vivant !… Et comment cela se fait-il ?

 

– Ne m’ennuie pas ! lui criai-je. Nous allons voir.

 

Romilda, ayant endossé une robe de chambre, vint nous rejoindre. Je restai à la regarder, à la lumière, avec admiration ; elle était redevenue belle comme autrefois, et même avec plus de formes.

 

– Laisse-moi que je te voie ! lui dis-je. Tu permets, Pomino ? Il n’y a rien de mal ; je suis le mari aussi, moi, et même avant toi et plus que toi. N’aie pas de honte, allons, Romilda ! Regarde comme Mino se tortille ? Mais que veux-tu que j’y fasse, si je ne suis pas mort réellement ?

 

Je m’approchai de Romilda et lui appliquai un gros baiser sur la joue.

 

– Mathias ! cria Pomino frémissant.

 

J’éclatai de rire de nouveau.

 

– Jaloux ? de moi ? Halte-là ! J’ai le droit de préséance. Du reste, allons, Romilda, efface, efface… Regarde, en venant, je supposais (excuse-moi, Romilda !), je supposais, mon cher Mino, que j’allais te faire un grand plaisir en te débarrassant de ta femme, et je t’avoue que cette pensée m’affligeait extrêmement, parce que je voulais me venger en t’enlevant Romilda. Mais, vous avez une fille à présent, donc n’en parlons plus ! Je vous laisse en paix, que diable !

 

– Mais le mariage est annulé ! cria Pomino…

 

– Laisse le annuler, lui dis-je. On l’annulera pro forma si on le fait jamais, car je ne ferai pas valoir mes droits et je ne me ferai même pas reconnaître vivant officiellement, à moins qu’on ne m’y force. Il me suffit que tous me revoient et me sachent vivant de fait, pour sortir de cette mort, qui est une vraie mort, croyez-le ! Déjà, tu le vois : Romilda, ici présente, a pu devenir ta femme… Le reste ne m’importe pas ! Tu as contracté le mariage publiquement ; il est connu de tout le monde qu’elle est, depuis un an, ton épouse, et elle restera telle. Au bout d’un mois on n’en parlera plus. Dis-je bien, double belle-mère ?

 

La Pescatore, sombre, renfrognée, approuva de la tête. Mais Pomino, dans une excitation croissante, demanda :

 

– Et tu resteras ici, à Miragno ?

 

– Oui ! et je viendrai parfois, le soir, prendre chez toi une tasse de café ou boire un verre de vin à votre santé.

 

– Quant à cela, non ! grommela la Pescatore, sautant sur ses pieds.

 

– Mais puisqu’il plaisante !… observa Romilda, les yeux baissés.

 

Je m’étais mis à rire, comme tout à l’heure.

 

– Vois-tu, Romilda ? lui dis-je. Ils ont peur que nous ne nous remettions à nous aimer… Ce serait pourtant gentil ! Non, non ; ne tourmentons pas Pomino… C’est-à-dire que, s’il ne me veut plus chez lui, je me mettrai à me promener en bas, dans la rue, sous tes fenêtres, et je te ferai de belles sérénades.

 

Pomino, pâle, vibrant, allait et venait par la salle en s’indignant :

 

– Ce n’est pas possible… ce n’est pas possible…

 

Romilda le regardait, angoissée et indécise.

 

– Il me semble, lui fis-je observer, que c’est moi qui devrais t’en vouloir, moi, qui vais voir dorénavant ma belle compagne d’autrefois vivre maritalement avec toi !

 

– Mais, repartit Pomino, si légalement elle n’est plus ma femme…

 

– Oh ! à la fin ! renâclai-je, je voulais me venger, et je ne me venge pas ; je te laisse ta femme, je te laisse en paix, et tu n’es pas content ? Allons, Romilda, lève-toi ! Allons-nous-en tous les deux ! Je te propose un beau voyage de noces… Nous allons nous amuser ! Laisse là cet ennuyeux pédant. Tu vois ; il veut que j’aille me jeter réellement dans le bief du moulin, à l’Épinette.

 

– Je ne prétends pas cela ! s’emporta Pomino au comble de l’exaspération. Mais va-t’en au moins ! Va-t’en d’ici, puisqu’il t’a plu de te faire croire mort ! Va-t’en tout de suite, loin, sans te faire voir de personne.

 

Je me levai ; je lui abattis une main sur l’épaule pour le calmer et lui répondis, avant tout, que j’avais été déjà à Oneglia chez mon frère, et que, par conséquent, tous, là-bas, à cette heure, me savaient vivant et que, demain, inévitablement, la nouvelle arriverait à Miragno.

 

J’ajoutai :

 

– Mourir de nouveau ? loin de Miragno ? Tu veux rire, mon cher ! Va, joue ton rôle de mari sans t’inquiéter… Ton mariage, quoi qu’il en soit, a été célébré. Tout le monde approuvera, sachant qu’il y a au milieu de tout cela un bébé. Je te jure que je ne viendrai jamais t’importuner, même pas pour une misérable tasse de café, même pas pour jouir du réjouissant spectacle de votre amour, de votre concorde, de votre félicité édifiée sur ma mort… Ingrats ! Je parie que personne, pas même toi, ami sans entrailles, que personne de vous n’est allé suspendre une couronne, déposer une fleur sur ma tombe, là-bas, au cimetière… Dis, est-ce vrai ? Réponds !

 

– Cela te va de plaisanter… fit Pomino en s’agitant rageusement.

 

– Plaisanter ? Pas du tout ! Là-bas, il y a réellement le cadavre d’un homme, et on ne plaisante pas ! Y as-tu été ?

 

– Je… je… je n’en ai pas eu le courage… marmotta Pomino.

 

– Mais tu as bien eu celui de me prendre ma femme, mauvais sujet !

 

– Et toi ? dit-il alors vivement. Tu ne me l’avais pas prise, avant, de ton vivant ?

 

– Moi ? m’écriai-je. Et allez donc ! Mais, puisque c’est elle qui ne t’a pas voulu ! Tu veux donc qu’on te le répète, que tu lui semblais une bête ? Dis-le-lui, toi, Romilda, je t’en prie : vois, il m’accuse de trahison… à présent ! J’irai, moi, demain, vers ce pauvre mort abandonné là, sans une fleur, sans une larme… Y a-t-il au moins une pierre sur la fosse ?

 

– Oui !… s’empressa de répondre Pomino. Aux frais de la commune… Mon pauvre papa…

 

– … Lut mon éloge funèbre, je le sais ! Si ce pauvre homme entendait… Qu’y a-t-il d’écrit sur la pierre ?

 

– Je ne sais… C’est l’Alouette qui l’a composé.

 

– Jugez un peu ! soupirai-je. Enfin ! Laissons encore ce sujet. Raconte-moi plutôt comment vous vous êtes mariés si vite… Ah ! comme tu m’as peu pleuré, ma petite veuve !… Peut-être pas du tout, eh ? voyons ! dis ? Est-il possible que je ne doive plus entendre ta voix ? Regarde, la nuit est déjà avancée… à peine le jour poindra-t-il que je m’en irai, et ce sera comme si nous ne nous étions jamais connus… Profitons de ces courtes heures. Allons ! dis-moi…

 

Romilda haussa les épaules, regarda Pomino, sourit nerveusement, puis, rabaissant ses yeux et se regardant les mains :

 

– Que puis-je te dire ?… Certainement que je pleurai…

 

– Et tu ne le méritais pas ! grogna la Pescatore.

 

– Merci ! Mais enfin, voyons !… ce fut peu de chose, n’est-ce pas ? repris-je. Ces beaux yeux qui, pourtant, se sont trompés si facilement, n’eurent pas à s’endommager beaucoup sans doute ?

 

– Nous restions en assez mauvaise posture, dit en guise d’excuse Romilda. Et si ce n’eût été lui…

 

Et elle montra Pomino.

 

– C’est-à-dire, c’est-à-dire, corrigea celui-ci, mon pauvre papa… Tu sais qu’il était à la municipalité ? Eh bien ! il fit d’abord accorder une petite pension, vu le malheur… et puis…

 

– Puis consentit à la noce ?

 

– Très heureux ! Et il nous voulut ici, tous, avec lui… Hélas ! Depuis deux mois…

 

Et il se mit à raconter la mort de son père, l’affection qu’il portait à Romilda et à sa petite-fille, le deuil que sa mort avait causé dans tout le pays. Je demandai alors des nouvelles de la tante Scholastique, si amie du chevalier Pomino. La veuve Pescatore, qui se souvenait encore de l’emplâtre de pâte que la terrible vieille lui avait appliqué sur la figure, s’agita sur sa chaise. Pomino répondit qu’il ne la voyait plus depuis deux ans, mais qu’elle était vivante ; puis, à son tour, il me demanda ce que j’avais fait, où j’avais été, etc. Je dis seulement ce que je pouvais, sans nommer ni les lieux ni les personnes, pour montrer que je ne m’étais pas toujours amusé pendant ces deux ans. Et ainsi, en conversant ensemble, nous attendîmes l’aube du jour où devait s’affirmer publiquement ma résurrection.

 

Nous étions fatigués par la veille et les fortes émotions éprouvées. Nous étions aussi apaisés. Pour nous réchauffer un peu, Romilda voulut nous préparer le café de ses mains. En me tendant la tasse, elle me regarda avec, sur les lèvres, un léger sourire mélancolique, comme lointain, et dit :

 

– Toi, comme d’habitude, sans sucre, n’est-ce pas ?

 

Que lut-elle à cet instant dans mes yeux pour abaisser si vite son regard ?

 

Dans cette lueur livide de l’aube, je sentis ma gorge serrée par une envie de pleurer inattendue, je regardai Pomino, haineusement. Mais le café me fumait sous le nez, m’enivrant de son arôme, et je commençai à le déguster lentement. Puis je demandai à Pomino la permission de laisser chez lui ma valise, jusqu’à ce que j’eusse trouvé un logement ; j’enverrais ensuite quelqu’un pour la reprendre.

 

– Mais oui ! me répondit-il empressé. Et même, ne t’en occupe pas : je penserai, moi, à te la faire porter…

 

– Oh ! dis-je, elle est à peu près vide, tu sais ?… À propos, Romilda, aurais-tu encore, par hasard, quelque chose à moi… des habits, du linge ?

 

– Non, rien !… me répondit-elle dolente, en ouvrant les mains. Tu comprends… après le malheur…

 

– Qui pouvait imaginer ton retour ! s’écria Pomino.

 

Mais je jurerais que lui, l’avare Pomino, avait au cou un de mes vieux foulards de soie.

 

– Enfin ! adieu et bonne chance ! dis-je en saluant, les yeux fixés sur Romilda, qui ne voulut pas me regarder. Mais sa main trembla en me rendant le salut. Adieu ! adieu !

 

Je descendis dans la rue, je me trouvai encore une fois perdu, et cette fois dans mon village natal : seul, sans maison, sans but.

 

– Et maintenant ? me demandai-je. Où vais-je ?

 

Je me mis en route, regardant les gens qui passaient. Mais quoi ? Personne ne me reconnaissait ! Et pourtant, j’avais maintenant l’air de quelque chose : tous, en me voyant, auraient pu penser : « Regarde cet étranger, comme il ressemble au pauvre Mathias Pascal ! S’il avait l’œil un peu de travers, on dirait absolument lui. » Mais non ! Personne ne me reconnaissait, parce que personne ne pensait plus à moi. Je n’éveillais pas même la curiosité, pas la moindre surprise… Et moi qui m’étais imaginé un éclat, un effarement dans la rue ! Dans ma profonde désillusion, j’éprouvai une consternation, un dépit que je ne saurais redire, le dépit et la consternation m’empêchèrent d’attirer l’attention de ceux que, de mon côté, je reconnaissais bien : parbleu ! au bout de deux ans… Ah ! quelle chose que la mort ! Personne, personne ne se souvenait de moi, pas plus que si je n’avais jamais existé.

 

Deux fois je parcourus le pays d’un bout à l’autre, sans que nul m’arrêtât. À un certain moment, furieux, j’eus l’idée de retourner chez Pomino, afin de me venger sur lui de l’affront que tout le pays me faisait en ne me reconnaissant plus. Mais Romilda ne m’aurait pas suivi de bonne grâce, et moi, pour le moment, je n’aurais pas su où la mener. Il me fallait au moins me chercher d’abord une maison. Je pensai à aller à la mairie, au bureau de l’état civil, pour me faire tout de suite effacer du registre des morts ; mais, chemin faisant, je changeai d’avis et me rendis au contraire à cette bibliothèque de Santa-Maria-Liberale, où je trouvai à ma place mon révérend ami don Eligio Pellegrinotto, qui ne me reconnut pas tout de suite, lui non plus. À la vérité, don Eligio soutient qu’il me reconnut aussitôt et qu’il attendit seulement que j’eusse prononcé mon nom pour me jeter les bras au cou. Il fut le premier à me faire fête, chaleureusement ; puis il voulut de force me reconduire avec lui au pays pour effacer de mon esprit la mauvaise impression que l’oubli de mes concitoyens m’avait faite.

 

Mais je ne veux pas maintenant, après coup, décrire ce qui s’ensuivit d’abord à la pharmacie de Brisigo, puis au café de l’Union, quand don Eligio, encore tout exultant, me présenta ressuscité. La nouvelle se répandit comme un éclair, et tout le monde accourut pour me voir et m’accabler de questions. Ils voulaient savoir de moi qui étais alors celui qui s’était noyé à l’Épinette, comme s’ils ne m’avaient pas reconnu, tous, l’un après l’autre. Donc, c’était moi, réellement moi : d’où revenais-je ? De l’autre monde ? Qu’avais-je fait ? le mort ? Je pris le parti, impatienté, de ne plus sortir de ces deux réponses, et de les laisser tous dans la fièvre de la curiosité, qui dura encore des jours et des jours. Et l’ami « l’Alouette », qui vint « m’interviewer » pour le Feuillet, n’eut pas plus de chance que les autres. En vain, pour m’amener à parler, il m’apporta un numéro de son journal d’il y a deux ans, avec ma nécrologie. Je lui dis que je la savais par cœur, parce que, dans l’enfer, son journal était très répandu.

 

– Merci, tu sais, mon cher ! Et aussi de la pierre tombale… j’irai la voir.

 

Je renonce à transcrire son nouveau morceau de résistance du dimanche suivant, qui portait en grosses lettres le titre : Mathias Pascal est vivant !

 

Dans le petit nombre de ceux qui ne voulurent pas se faire voir, outre mes créanciers, fut Batta Malagna, qui pourtant, me dit-on, avait deux ans auparavant montré un grand chagrin de mon affreux suicide. Et je le crois. Autant de chagrin alors, en me sachant disparu pour toujours, que de déplaisir à présent, en me sachant revenu à la vie.

 

Et Olive ? Je l’ai rencontrée dans la rue, un de ces dimanches, à la sortie de la messe, avec son bébé de cinq ans, florissant et beau comme elle. Elle m’a regardé avec des yeux affectueux et riants, qui m’ont dit, l’espace d’un éclair, bien des choses…

 

Suffit. Maintenant, je vis en paix avec ma vieille tante Scholastique, qui a voulu m’offrir un asile chez elle. Je dors dans le même lit où mourut ma pauvre maman, et je passe une grande partie du jour ici, dans la bibliothèque, en compagnie de don Eligio, qui est encore bien loin d’avoir rangé tous les vieux livres poudreux.

 

J’ai mis environ six mois à écrire cette étrange histoire, aidé par lui. Il conservera le secret sur tout ce qui est écrit ici, comme s’il l’avait su sous le sceau de la confession.

 

Nous avons discuté longuement ensemble sur mes aventures, et souvent je lui ai déclaré que je ne voyais pas quel profit on pouvait en tirer.

 

– Celui de savoir, me dit-il, que hors de la loi et hors de ces particularités, qu’elles soient gaies ou tristes, par lesquelles nous sommes nous, cher monsieur Pascal, il n’est pas possible de vivre.

 

Mais je lui fais observer que je ne suis tout à fait rentré ni dans la loi, ni dans mes particularités. Ma femme est la femme de Pomino, et moi, à proprement parler, je ne saurais dire que je suis.

 

Dans le cimetière de Miragno, sur la fosse de ce pauvre inconnu qui se tua à l’Épinette, se trouve encore la pierre sur laquelle « l’Alouette » avait écrit :

 

ATTEINT PAR LES DESTINS CONTRAIRES

MATHIAS PASCAL

BIBLIOTHÉCAIRE

CŒUR GÉNÉREUX, ÂME OUVERTE

REPOSE ICI

VOLONTAIREMENT

 

*

 

LA PIÉTÉ DE SES CONCITOYENS

LUI A ÉLEVÉ CETTE PIERRE

 

J’y ai porté la couronne de fleurs promise, et, de temps à autre, je vais me voir mort et enseveli là. Quelque curieux me suit de loin ; puis, au retour, marche près de moi, sourit, et, considérant ma situation, me demande :

 

– Mais vous, en somme, peut-on savoir qui vous êtes ?

 

Je hausse les épaules, je ferme à demi les yeux et je lui réponds :

 

– Eh ! mon cher ami… je suis feu Mathias Pascal.

 

 

 

 

 


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Mars 2009

 

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[1] Jeu de mots. Réa, en italien, veut dire coupable. (Note du traducteur.)

[2] « Foi, écrivait Pierre Lombard, est substance de choses à espérer et argument et preuve de choses non apparentes. » Note de don Eligio Pellegrinotto.

[3] En français dans le texte original.