Luigi Pirandello

LA VIE QUE JE T’AI DONNÉE

Tragédie en trois actes

1923

Traduction de Benjamin Crémieux

PERSONNAGES

DONNA ANNA LUNA.

LUCIA MAUBEL.

FRANCESCA NORETTI, sa mère.

DONNA FIORINA SEGNI, sœur de Donna Anna.

DON GIORGIO MEI, curé.

LIDA, fille de Donna Fiorina.

FLAVIO, fils de Donna Fiorina.

ÉLISABETH, vieille nourrice.

GIOVANNI, vieux jardinier.

DEUX SERVANTES.

FEMMES DU VILLAGE.

La scène est dans une villa solitaire de la campagne toscane.

De nos jours.

ACTE PREMIER

Une pièce presque nue, froide, en pierre grise, dans la villa isolée de Donna Anna Luna. Un banc, une armoire, un bureau de travail, quelques autres meubles anciens d’où se dégage le sentiment d’une paix exilée du monde. La lumière qui entre par une haute fenêtre semble, elle-même, la lueur d’une très lointaine existence. Une porte au fond une autre à droite (plus près du fond que de la rampe).

Au lever du rideau, devant la porte de droite qui donne dans la chambre où Von suppose que le fils de Donna Anna Luna est à l’agonie, on voit quelques femmes du village, les unes à genoux, les autres debout, mais courbées dans une attitude de prière, les mains jointes devant la bouche. Les premières, qui touchent presque la terre du front, récitent à mi-voix la litanie pour les agonisants ; les autres guettent anxieusement la minute de la mort et, à un moment donné, elles feront signe aux femmes à genoux d’interrompre leur litanie et, après un bref silence angoissé, elles s’agenouilleront à leur tour et tantôt l’une, tantôt l’autre fera les invocations suprêmes pour le défunt.

PREMIER GROUPE, à genoux, les unes récitant, les autres faisant les réponses.

— Sancta Maria,

— Ora pro eo.

— Sancta Virgo Virginum,

— Ora pro eo.

— Mater Christi,

— Ora pro eo.

— Mater Divinae Gratiae,

— Ora pro eo.

— Mater purissima,

— Ora pro eo.

Second groupe, debout, fait signe au premier groupe d’interrompre les litanies. Les femmes du second groupe restent un moment en suspens, manifestant par gestes leur angoisse et leur stupeur, puis elles s’agenouillent à leur tour.

UNE FEMME. – Saints du Seigneur, venez à son aide.

UNE DEUXIÈME. – Anges de Dieu, venez accueillir cette âme.

UNE TROISIÈME. – Que Jésus-Christ qui l’a rappelée à lui, la reçoive.

UNE QUATRIÈME. – Que les esprits bienheureux la conduisent du sein d’Abraham au Seigneur Tout-Puissant.

LA PREMIÈRE. – Seigneur, ayez pitié de nous.

LA DEUXIÈME. – Jésus, ayez pitié de nous.

UNE CINQUIÈME. – Donnez-lui le repos éternel et faites resplendir sur lui votre lumière éternelle.

TOUTES. – Requiescat in pace.

Elles restent un instant encore agenouillées, chacune récitant à voix basse une prière particulière, puis se relèvent avec un signe de croix. De la chambre mortuaire sortent pleins de pitié et de stupeur Donna Fiorina Segni et le curé Don Giorgio Mei. Donna Fiorina, modeste propriétaire de campagne, quinquagénaire, porte avec gaucherie, sur son corps déjà déformé par l’âge, des vêtements à la mode, mais sans exagération. Ce sont ses enfants transplantés en ville qui souhaitent la voir ainsi habillée. (On sait quelles exigences peuvent avoir les enfants quand ils ont « pris le dessus » sur les parents.)

Don Giorgio est un curé de campagne gras et indolent, qui s’exprime difficilement, mais n’en a pas moins toujours quelque chose à ajouter à ce que disent ses partenaires ou à ce qu’il dit lui-même. Il lui arrive de ne pas savoir au juste quoi. Pourtant si on lui laisse le loisir de parler posément, il dit des choses pleines de sens et bien tournées, car il est ami des bonnes lettres et par-dessus le marché n’est point sot.

DON GIORGIO, aux femmes, à mi-voix. – Retirez-vous, mes enfants et récitez encore une prière pour cette âme que le Seigneur a rappelée à lui.

Les femmes s’inclinent devant lui, puis devant Donna Fiorina et sortent par la porte du fond. Don Giorgio et Donna Fiorina restent un long moment silencieux, l’une songeant au deuil de sa sœur, l’autre balançant entre une désapprobation qu’il voudrait exprimer et une consolation qu’il ne sait pas formuler. Donna Fiorina, incapable de soutenir plus longtemps l’image de la douleur de sa sœur, plonge son visage dans ses mains et se laisse tomber sur le banc. Don Giorgio s’approche d’elle lentement ; la regarde un instant sans parler, en hochant la tête, puis il élève les mains vers le ciel comme pour s’en remettre à Dieu.

Surtout que les acteurs n’aient pas peur du silence. Il est des moments où le silence est plus parlant que les mots, si l’on sait le rendre expressif. Don Giorgio demeure encore un moment muet près de Donna Fiorina effondrée vers le banc, puis, à la fin, comme pour compléter sa pensée.

DONNA FIORINA, se redressant à demi, le visage toujours dans les mains. – Elle va finir par perdre tout à fait la raison. (Elle découvre son visage et, regardant Don Giorgio.) Vous avez vu ses yeux ?… Et sa voix quand elle nous a imposé de la laisser seule.

DON GIORGIO. – Vous vous trompez. La raison chez elle est tout à fait solide… Je… je crains autre chose, ma chère dame. Je crains… malheureusement… que le réconfort divin lui fasse défaut et…

DONNA FIORINA, dévorée d’inquiétude, se lève. – Que peut-elle bien faire, toute seule, dans cette chambre ?

DON GIORGIO, cherchant à la calmer. – Mais elle n’est pas seule : elle a gardé Élisabeth auprès d’elle. Ne craignez rien. Élisabeth est pleine de sagesse et…

DONNA FIORINA, brusquement. – Ah ! si vous l’aviez entendue parler cette nuit ! (Elle s’interrompt, en voyant sortir de la chambre mortuaire la vieille nourrice, Élisabeth, qui se dirige vers la porte du fond.) Élisabeth ? (Élisabeth se retourne. Donna Fiorina, avec anxiété, et plus du geste que de la voix.) Que fait-elle ?

ÉLISABETH, avec des yeux de démente et d’une voix sourde, sans un geste. – Rien. Elle le regarde.

DONNA FIORINA. – Elle pleure ?

ÉLISABETH. – Non. Elle le regarde.

DONNA FIORINA. – Si seulement elle pouvait pleurer ! Mon Dieu, faites qu’elle pleure !

ÉLISABETH, s’approche. Elle a toujours le même air égaré. Elle regarde tour à tour le prêtre et Donna Fiorina, puis tout bas, sur le ton de la confidence. – Elle dit qu’il est toujours là-bas ! (Elle fait de la main un geste qui signifie : « bien loin ».)

DON GIORGIO. – Qui ? Lui ?

Élisabeth fait signe que « oui » de la tête.

DON GIORGIO. – Elle dit qu’il est là-bas ? Où ?

ÉLISABETH. – Elle parle toute seule, en marchant, à voix basse.

DONNA FIORINA. – Ah ! ne pouvoir rien faire pour elle !

ÉLISABETH. – Elle a l’air si sûre de ce qu’elle dit, qu’elle fait peur !

DONNA FIORINA. – Mais que dit-elle ? que dit-elle d’autre ?

ÉLISABETH. – Elle dit : « Il est parti, il reviendra. »

DONNA FIORINA. – Il reviendra ?

ÉLISABETH. – Elle dit : « Il reviendra. » Comme si elle en était sûre.

DON GIORGIO. – Il est bien parti, mais pour ce qui est de revenir.

ÉLISABETH. – Elle a lu cela dans mes yeux ? Alors elle a répété avec plus de force encore, en me regardant fixement : « Il reviendra, il reviendra… » Elle dit que celui qui est étendu sous ses yeux n’est pas son fils, que ce n’est pas lui…

DON GIORGIO. – Que ce n’est pas lui ?

DONNA FIORINA. – Elle le disait déjà la nuit passée !

ÉLISABETH. – Et elle veut qu’on l’enlève tout de suite.

Donna Fiorina plonge de nouveau son visage dans ses mains.

DON GIORGIO. – Pour le porter à l’église ?

ÉLISABETH. – Elle veut qu’on l’enlève. Et elle ne veut pas qu’on l’habille.

DONNA FIORINA, levant la tête. – Oh !

ÉLISABETH. – Je lui ai dit qu’il fallait l’habiller…

DON GIORGIO. – Naturellement, avant qu’il se raidisse.

ÉLISABETH. – Elle a fait un geste d’horreur. Elle veut que je prépare l’eau pour sa dernière toilette. Puis l’envelopper dans un drap et qu’il disparaisse. C’est tout. Je vais donner les ordres et je reviens.

Elle sort par la porte du fond.

DONNA FIORINA. – Je vous dis qu’elle va devenir folle… Folle.

DON GIORGIO. – Heuh !… Habiller quelqu’un qui s’est dépouillé lui-même de tout… C’est peut-être pour cette raison…

DONNA FIORINA. – C’est bien possible… Je m’épouvante surtout de la voir dans cet état…

DON GIORGIO. – Elle ne veut pas faire comme tout le monde.

DONNA FIORINA. – Ne croyez pas cela. Ce n’est pas un parti pris chez elle.

DON GIORGIO. – Je le crois, je veux bien le croire. Mais il me vient un doute… une crainte. À ne pas agir comme tout le monde, à s’écarter des usages on risque de se tromper, et… de ne plus trouver personne pour partager la douleur… Elle veut son fils nu dans la mort, croyez-vous que beaucoup de mères comprendront ce sentiment ?

DONNA FIORINA. – Moi, je ne peux pas le comprendre…

DON GIORGIO. – Vous voyez ?… De là à la mal juger, à la condamner… heu…

DONNA FIORINA. – Elle a toujours été ainsi ! Quand on lui parle, il semble qu’elle vous écoute et tout à coup elle se met à dire des choses, qui paraissent venir de loin, d’on ne sait d’où, des choses que personne n’aurait pu prévoir. Des choses, comment dire, des choses vraies – quand elle les dit, on croit les toucher… – mais un moment après, quand on y repense, elles vous bouleversent parce qu’elles ne seraient venues à l’idée de personne. On en a presque peur. Je redoute de l’entendre, je vous jure : j’ai peur de ce qu’elle pourrait dire. Je n’ose même plus la regarder. Oh ! ses yeux !

DON GIORGIO. – C’est une pauvre mère !

DONNA FIORINA. – Voir disparaître ainsi son enfant en deux jours !

DON GIORGIO. – Un fils unique, rentré au bercail depuis si peu de temps.

Giovanni, le vieux jardinier, paraît sur le seuil de la porte du fond, avance vers la porte de droite, contemple un instant le cadavre, avec une stupeur douloureuse ; puis il s’agenouille, le front touchant presque terre. Il reste un moment dans cette attitude. Donna Fiorina et Don Giorgio continuent leur conversation.

DONNA FIORINA. – Elle avait attendu son retour tant d’années, tant d’années… Plus de sept ans. Il était tout jeune quand il la quitta.

DON GIORGIO. – Je me rappelle : il allait poursuivre à Liège ses études d’ingénieur.

DONNA FIORINA le regarde, puis hochant la tête en signe de désapprobation. – C’est là qu’un peu plus tard il a retrouvé cette femme.

DON GIORGIO, avec un soupir. – Je sais. Je suis au courant. J’ai même quelque chose à lui dire à ce sujet… (Il désigne la mère qui est dans la chambre du mort.) C’est pourquoi je suis resté. Je l’attends.

Le vieux jardinier se relève avec un signe de croix et sort au fond.

DONNA FIORINA, attend que le vieux jardinier soit sorti, et aussitôt, avec anxiété, elle demande, faisant allusion au mort. – Il vous a laissé, en se confessant, quelque commission…

DON GIORGIO, gravement. – Oui.

DONNA FIORINA. – Pour cette femme ?

DON GIORGIO, même jeu. – Oui.

DONNA FIORINA. – Si seulement il l’avait épousée, quand il l’a connue… Il l’a connue quand il était étudiant à Florence.

DON GIORGIO. – C’est une Française, n’est-ce pas ?

DONNA FIORINA. – Elle est devenue Française par son mariage. Mais elle est Italienne de naissance. Elle était, elle aussi, étudiante à Florence. C’est plus tard qu’elle a épousé un Français, un monsieur Maubel qui l’emmena d’abord à Liège, précisément, puis à Nice.

DON GIORGIO. – Et il la suivit à Liège ?

DONNA FIORINA. – Quel martyre pour ma pauvre sœur ! Pendant sept ans, il n’est pas revenu, pas une fois, fût-ce pour un jour. Et puis le voilà qui revient pour mourir en quelques heures… Mais il n’avait pas rompu avec cette femme, il correspondait toujours avec elle. Vous le savez, sans doute, il a dû vous le confesser. (Elle le regarde, puis, avec hésitation.) Il a peut-être pris quelque disposition pour les enfants ?

DON GIORGIO, la regardant à son tour. – Non. Quels enfants ?

DONNA FIORINA. – Vous ne savez donc pas qu’elle a deux fils ?

DON GIORGIO. – Ah ! Ses enfants à elle… oui, il me l’a dit. Il m’a même dit que ces enfants avaient été le salut de leur mère et le sien propre.

DONNA FIORINA. – Il a dit : le salut ?

DON GIORGIO. – Oui.

DONNA FIORINA. – Mais alors ces enfants ne sont pas de lui ?

DON GIORGIO. – Oh ! mais non ! Certes on ne peut dire d’un amour adultère qu’il est pur, même quand il ne déborde pas du cœur et de l’esprit ; mais il est certain que… non… Ou du moins c’est ce qu’il m’a dit…

DONNA FIORINA. – S’il vous l’a dit sur son lit de mort… Dieu me pardonne, sa mère m’avait souvent affirmé l’innocence de cet amour : je n’avais pas pu y croire. Leur passion était si forte que j’étais portée à me figurer que les deux enfants…

DON GIORGIO. – Non, non.

DONNA FIORINA, aux aguets, faisant signe à Don Giorgio de se taire. – Oh ! mon Dieu ! Vous l’entendez !… Elle parle… Elle lui parle.

Elle s’approche sans bruit de la porte à droite et écoute un moment.

DON GIORGIO. – Laissez donc. Elle délire. C’est la douleur.

DONNA FIORINA. – Pas du tout. Nous voyons les choses à notre façon. Mais qui sait le sens que ce malheur a pris pour elle ?

DON GIORGIO. – Vous devriez l’obliger à abandonner quelque temps cette solitude.

DONNA FIORINA. – C’est impossible. Je n’essaierai même pas.

DON GIORGIO. – Menez-la au moins dans votre villa. C’est à côté !

DONNA FIORINA. – Ce serait avec joie. Mais elle n’est pas sortie d’ici depuis plus de vingt ans. Toujours à penser, à penser. Peu à peu, elle s’est rendue étrangère à tous.

DON GIORGIO. – Accueillir les pensées qui naissent de la solitude, rien de plus mauvais. Elles soufflent dans l’âme des vapeurs de marécage.

DONNA FIORINA. – La solitude, elle est en elle maintenant. Il suffit de regarder ses yeux pour comprendre que rien de la vie ne peut lui venir du dehors, pas même une distraction. Elle s’est enfermée dans cette villa où le silence – quand on traverse là-haut les grandes pièces désertes – fait peur, oui, peur… On a l’impression, comment dire, que le temps y tombe comme dans un gouffre. Le bruit des feuilles, quand le vent souffle ! L’angoisse me prend rien que de penser à elle, seule, ici. J’ai l’impression que ce grand vent emporte son âme. Quand son fils vivait là-bas, je savais où il l’emportait, mais à présent ? (Voyant apparaître sa sœur, sur le seuil de la porte de droite.) Dieu, la voilà !

Donna Anna Luna, toute blanche et comme hallucinée, a dans les yeux une clarté, sur les lèvres une voix tellement « à elle », qu’elle s’en trouve comme religieusement seule parmi les choses et les gens qui l’entourent. Seule et neuve. Et cette « solitude » cette « nouveauté » ont d’autant plus de quoi troubler qu’elles s’expriment avec une simplicité quasi divine. Elle parle dans un délire lucide, pareil à la flamme tremblante du feu intérieur qui la dévore et se consume ainsi. Elle se dirige sans mot dire vers la porte du fond : elle attend un moment sur le seuil, puis à la vue d’Élisabeth qui revient avec deux servantes qui portent une cuve d’eau chaude et parfumée, elle dit avec une légère et douloureuse impatience.

DONNA ANNA. – Allons, vite, Élisabeth. Faites ce que je vous ai dit. Mais vite.

Les deux servantes traversent la scène sans s’arrêter, d’une porte à l’autre.

ÉLISABETH, s’excusant. – Il a fallu que je donne d’autres ordres.

DONNA ANNA, pour couper court. – Oui, oui…

ÉLISABETH, continuant. – Il faut encore attendre que le médecin soit venu faire la constatation et laisser le temps à…

DONNA ANNA, même jeu. – Oui. Allez, allez. Oh ! regardez donc là… (Elle montre le parquet près d’Élisabeth.) Un chapelet. C’est une de ces femmes qui a dû le laisser tomber. (Élisabeth se baisse, ramasse le chapelet, le tend à sa maîtresse et sort à droite. Avant qu’Élisabeth ait passé le seuil, Donna Anna lui refait la même recommandation.) Exactement comme je vous ai dit, Élisabeth.

ÉLISABETH. – Oui, madame, n’ayez crainte.

Elle sort.

DONNA ANNA, regardant l’humble chapelet. – Prier, mettre sa douleur à genoux… Tenez, Don Giorgio. (Elle lui tend le chapelet.) Pour moi, c’est plus difficile. Debout, souffrir debout, minute par minute. Il vient un moment où le souffle vous manque ; on s’abandonne, on supplie : « Ah ! mon Dieu, je n’en puis plus, fais plier mes genoux. » Mais il refuse. Il nous veut debout, vivants, minute par minute, sur cette terre, sans jamais de repos.

DON GIORGIO. – La vraie vie est dans l’au-delà, ma pauvre amie.

DONNA ANNA. – Dieu ne peut mourir dans chacune de ses créatures qui meurt, je le sais. Mais vous ne pouvez, vous, me dire que mon enfant est mort. Vous me dites que Dieu l’a rappelé à lui.

DON GIORGIO. – Mais certainement…

DONNA ANNA, d’un ton déchirant. – Mais moi, moi, je suis encore sur cette terre.

DON GIORGIO, cherchant à la réconforter. – Eh oui, ma pauvre amie…

DONNA FIORINA. – Ma pauvre Anna…

DONNA ANNA. – Ne sentez-vous pas que Dieu n’est pas ailleurs, tant qu’il veut durer en moi, en nous, sur cette terre… Et qu’il ne veut pas durer pour nous seuls, mais aussi pour que tous ceux qui nous ont quittés continuent à vivre… à vivre ici-bas ?

DON GIORGIO. – À vivre dans votre souvenir, oui…

DONNA ANNA le regarde comme blessée par le mot de « souvenir » et tourne lentement la tête comme pour ne pas voir la blessure. Elle s’assied et, se parlant à elle-même, d’une voix lente et froide. – Je ne peux plus parler, ni entendre parler.

DONNA FIORINA. – Mais pourquoi, Anna ?

DONNA ANNA. – Les mots, tels que je les entends prononcer par les autres.

DON GIORGIO. – J’ai dit « souvenir ».

DONNA ANNA. – Vous dites « souvenir » mais pour moi c’est comme si vous disiez « mourir ». Je n’ai jamais vécu d’autre chose, moi, que de cela. Je n’ai pas d’autre vie, c’est la seule que je puisse toucher, sentir présente avec précision. Vous dites « souvenir » vous m’éloignez de tout, vous me privez de tout.

DON GIORGIO. – Et qu’aurais-je dû dire ?

DONNA ANNA. – Que Dieu veut que mon fils continue à vivre ! Exactement. Non plus certainement de la vie qu’il lui avait donnée ici-bas, mais de celle que je lui ai donnée, moi, oui, toujours. Cette vie-là ne peut s’achever tant que la vie dure en moi. N’est-il pas vrai que celui qui par ses œuvres s’en est rendu digne peut vivre sur terre éternellement ? Mon fils ne sera pas éternel, lui, mais il reste ici-bas avec moi… Tant que je vis, mon fils doit vivre, il doit vivre sur terre, ainsi que toutes les choses de la vie, de toute ma vie qui lui appartient et que personne ne peut lui enlever.

Don Giorgio, avec compassion, voulant lutter contre son orgueil et la ramener à ce qui est à ses yeux la raison, lève la main vers le ciel, pour rappeler la toute-puissance de Dieu.

DONNA ANNA, en réponse à ce geste. – Dieu ? Non. Dieu n’enlève pas la vie !

DON GIORGIO. – Je parle de la vie terrestre.

DONNA ANNA. – Ah vraiment ! Il vous suffit de savoir qu’il y a dans la chambre à côté un corps, un pauvre corps qui ne vous voit plus, ne vous entend plus, n’est-ce pas ? Et alors tout est fini. Il n’y a plus qu’à le revêtir d’un des costumes qu’il a rapportés de France, même si ce vêtement est impuissant à le préserver du froid qui est en lui, qui ne lui vient plus du dehors.

DON GIORGIO. – C’est la coutume, chère madame.

DONNA ANNA. – Oui, et réciter les prières, allumer les cierges… Faites, faites, oui, mais dépêchez-vous. Je veux que sa chambre redevienne telle qu’elle était ; qu’elle demeure vivante, vivante de la vie que je lui donne, en attendant qu’il revienne, en laissant tout comme le jour de son départ. Mais vous ne savez donc pas que mon fils, celui qui est parti, n’est pas revenu ? (Surprenant un coup d’œil de Don Giorgio à sa sœur.) Ne clignez donc pas de l’œil du côté de Fiorina. Ses enfants non plus ! Flavio et Lida l’ont quitté l’an passé pour aller en ville. Croyez-vous qu’ils reviendront (Fiorina, à ces mots, se met à pleurer tout bas.) Ne pleure pas, non. J’ai tant pleuré aussi, tu te rappelles quand il m’a quittée. Mais je ne savais pas. Toi aussi tu pleures et tu ne sais même pas pourquoi !

DONNA FIORINA. – Non, non, je pleure pour toi, Anna !

DONNA ANNA. – Et tu ne comprends pas qu’alors il faudrait pleurer sans cesse ? Oh ! Fiorina, (prenant le visage de sa sœur dans ses mains et la regardant dans les yeux avec tendresse) est-ce toi ? Est-ce bien toi avec ce front, ces yeux ? Y penses-tu ? Comment as-tu pu changer ainsi ? Je te vois toujours comme tu étais, épanouie comme une fleur. Comment veux-tu que je ne croie pas rêver à te voir ainsi ? Mais toi-même, sois sincère, ton image d’autrefois, si tu y repenses ?

DONNA FIORINA. – Eh oui, un rêve, Anna…

DONNA ANNA. – Tu vois bien. Tout est pareil. Un rêve. Et si ton corps change, change sous ta main, les images de toi, – celle d’hier, d’avant-hier – en reste-t-il ? Des souvenirs de rêves. Hier, avant-hier. Tout.

DONNA FIORINA. – Des souvenirs de rêves, oui.

DONNA ANNA. – Tu vois. Il suffit donc que la mémoire soit bien vivante, et le rêve devient vie. Mon fils tel que je le vois est vivant, vivant. Je ne parle pas de celui qui est là. Cherchez à me comprendre.

DONNA FIORINA, à mi-voix. – C’est pourtant lui qui est là !

DON GIORGIO. – Ah ! si Dieu voulait que ce fût un rêve !

DONNA ANNA, sans la moindre impatience, après un instant de repliement intérieur. – Il faut sept années – je le sais bien – sept ans sans rien faire d’autre que de penser à l’enfant qui ne revient pas, il faut avoir souffert ce que j’ai souffert pour comprendre cette vérité qui dépasse la douleur et apparaît comme une lumière qui ne peut plus s’éteindre… (Elle presse ses tempes entre ses deux mains.) Et qui donne cette terrible fièvre, cette fièvre froide qui sèche les yeux et le timbre de la voix : lumière claire et cruelle. Je me tourne, au son de ma voix, comme si c’était quelqu’un d’autre qui parlait.

DONNA FIORINA. – Tu devrais essayer de reposer un peu.

DONNA ANNA. – Je ne peux pas. Je dois rester vivante. Don. Giorgio, regardez bien et voyez si tout ce que je dis n’est pas exact. Vous croyez que je viens de perdre mon fils, n’est-ce pas ? Ce n’est pas cette nuit qu’il est mort. J’ai pleuré, en secret, toutes mes larmes quand je l’ai vu arriver. Il ne m’en reste plus à verser… Quand j’ai vu revenir cet étranger qui n’avait plus rien, plus rien de mon fils.

DON GIORGIO. – Eh oui ! il avait évidemment beaucoup changé ! Vous disiez la même chose, il n’y a qu’un instant, de votre sœur. Mais chacun sait cela : la vie nous change et…

DONNA ANNA. – Et nous croyons pouvoir nous consoler d’un mot : « changé ». Cela ne veut-il pas dire, différent de ce qu’on était, un autre ? Et si celui d’autrefois n’existe plus, que veut dire : « changé » ? Je n’ai pu reconnaître en lui mon fils, celui qui m’avait quittée. Je l’épiais… Je ne souhaitais rien qu’un regard, un sourire à fleur de lèvres, que sais-je, moins encore une lueur sur son front, son beau front d’adolescent, avec ses cheveux frisés, dorés par le soleil, qui fit revivre, une minute, mon enfant d’autrefois dans celui qui m’était revenu. Mais non, non. D’autres yeux : glacés. Un front toujours sombre, creusé aux tempes. Et chauve, presque chauve. Tel qu’il est là. (Elle montre la chambre mortuaire.) Vous admettrez peut-être bien que je connaissais mon fils. Une mère regarde son enfant, elle sait comment il est. Mon Dieu, c’est elle qui l’a mis au monde ! Eh bien, la vie peut agir envers une mère avec cette cruauté : lui arracher son enfant et le lui changer. Il était devenu un autre et je n’en savais rien. Il était mort et je continuais à le faire vivre en moi.

DON GIORGIO. – Il était mort pour vous, madame… Mais il n’était pas mort pour lui, puisqu’il vivait encore il y a quelques heures.

DONNA ANNA. – Oui, il vivait sa vie et ce qu’il en donnait aux autres ; à moi, il me donnait bien peu depuis longtemps, presque plus rien. Il était tout entier là-bas, toujours. (Elle indique d’un geste l’éloignement.) Comprenez-vous maintenant ce que j’ai souffert ? Mon fils – celui qui vit en moi – était resté là-bas, près de cette femme. Et je n’ai revu que celui-ci – je ne sais même pas comment il me voyait de son regard changé – cet étranger qui ne pouvait plus rien me donner – qui, si par hasard il m’effleurait de sa main, ne sentait plus comme avant ? Que puis-je savoir de sa vie telle qu’elle était devenue pour lui ? de sa façon de voir les choses ? de sa façon de les sentir quand il les touchait ?… Ce que nous avons perdu aujourd’hui, c’est quelque chose que nous ne connaissons pas, que nous ne pouvons pas connaître : la vie telle qu’il la sentait. Cela oui. Mais alors comprenons bien que la véritable raison qui nous fait pleurer une mort n’est pas celle qu’on croit.

DON GIORGIO. – Nous pleurons celui que nous perdons.

DONNA ANNA. – Nous perdons notre vie telle que la créait celui qui meurt, celui que nous ne connaissons pas.

DON GIORGIO. – Mais non, madame.

DONNA ANNA. – Si, si… Nous pleurons sur nous. Nous pleurons parce que celui qui est mort ne peut plus – lui, lui – nous donner la moindre existence. Ses yeux éteints ne nous voient plus, ses mains durcies et glacées ne peuvent plus nous toucher. Pourquoi voudriez-vous donc que je pleure aujourd’hui ? Sur moi ? Quand il était loin, je me disais : « S’il pense à moi en ce moment, je suis vivante pour lui. » Cela me soutenait, me réconfortait dans ma solitude. Mais à présent que dois-je dire ? Je dois dire que je ne suis plus, moi, vivante pour lui, que je ne vis plus, moi, qu’il ne peut plus penser à moi, me donner la vie dans son esprit ! Et vous venez au contraire me dire, vous, que c’est lui qui ne vit plus pour moi ! Mais si, il vit pour moi, il vit de toute la vie que je lui ai toujours donnée : ma vie, la mienne et non pas la sienne que je ne connais pas. Sa vie, il la vivait lui-même, loin de moi, je n’en savais plus rien. Pendant sept ans, je lui ai donné la vie, sans qu’il y eût la moindre part. Ne puis-je continuer à le faire vivre de la même façon ? De lui, qu’est-ce qui est mort, qui ne fût déjà mort pour moi. J’ai eu le temps de m’apercevoir que la vie ne dépend pas de la présence ou de l’absence d’un corps sous nos yeux. Le corps peut être là devant nous et être mort, vidé de la vie que nous lui donnions. Ses yeux qui parfois s’élargissaient, illuminés brusquement par un jet de lumière qui les emplissait de rire, de bonheur et de soleil, il les avait perdus dans la vie qu’il vivait, mais en moi, non : ses yeux n’ont pas changé. Je l’appelle, il se retourne bien vivant, et ses yeux sont toujours pleins de rire, de bonheur et de soleil ! La vérité, c’est que je ne dois plus lui permettre à présent de s’éloigner de moi, en qui il a toute sa vie. Il faut qu’aucune existence ne s’interpose entre lui et moi, voilà tout. Toute ma vie sera à lui, seront lui mes yeux qui le voient, mes lèvres qui lui parlent. Je peux même le faire vivre là où il préfère, peu importe, et sans qu’il me donne rien de cette vie, si cela lui plaît toute ma vie pour lui, là-bas près de cette femme : il la vivra et moi je continuerai ici à attendre son retour, s’il réussit jamais à se délivrer de sa passion. (À Don Giorgio.) Vous êtes au courant.

DON GIORGIO. – Oui, il m’a tout dit.

DONNA ANNA. – Je l’avais supposé.

DON GIORGIO. – Il m’a dit comment il voulait qu’on lui annonçât sa mort.

DONNA ANNA, comme si son fils parlait par sa bouche. – Son amour n’a pas failli, jusqu’au dernier moment.

DON GIORGIO. – Oui. Il souhaitait qu’on lui apprît la chose avec toutes les précautions, en avertissant d’abord sa mère qui est avec elle à Nice.

DONNA ANNA, même jeu. – Cet amour ne lui fera jamais défaut, jamais.

DON GIORGIO. – Que dites-vous là ?

DONNA ANNA, avec le plus grand naturel. – Il suffit qu’elle sache le faire vivre dans son cœur, attendre qu’il revienne d’ici comme j’attendrai qu’il revienne de là-bas. Si elle l’aime, elle saura me comprendre. Leur amour, par bonheur, était de ceux qui savent se passer du corps. C’est ainsi qu’ils se sont aimés. Ils peuvent continuer à s’aimer encore.

DONNA FIORINA. – Anna, que dis-tu ?

DONNA ANNA. – Ils le savent ! Dans son cœur à elle. Il suffit qu’elle lui donne la vie de tout son amour, comme elle la lui donne sans aucun doute en ce moment. Il suffira qu’elle le pense en vie ici comme je le pense en vie là-bas.

DON GIORGIO. – Vous croyez donc qu’on peut ainsi passer par-dessus la mort.

DONNA ANNA. – Non, n’est-ce pas ? « Ainsi » non. On ne doit pas. La vie a toujours mis sur les morts une pierre pour passer dessus. Mais il s’agit de notre vie, non pas celle de celui qui meurt. Les morts, nous les voulons morts, pour pouvoir vivre en paix notre vie. Voilà comment il faut passer par-dessus la mort.

DON GIORGIO. – Non et non. Oublier les morts est une chose, qui n’est pas permise, mais les penser en vie comme vous le dites en est une autre…

DONNA FIORINA. – Attendre leur retour…

DON GIORGIO. – Que l’on sait impossible.

DONNA ANNA. – Il vaut donc mieux le penser mort, tel qu’il est là…

DON GIORGIO. – Malheureusement.

DONNA ANNA. – Être certain qu’il ne peut plus revenir ! Pleurer, pleurer beaucoup et puis s’apaiser peu à peu…

DONNA FIORINA. – Trouver quelque consolation !

DONNA ANNA. – Et puis, de temps à autre, de très loin, se souvenir de lui : « Il était de telle et telle façon. » « Il disait ceci il disait cela. » C’est ce que vous voulez.

DONNA FIORINA. – Ma pauvre Anna, on a toujours fait ainsi.

DONNA ANNA. – En somme, le faire mourir, le faire mourir ainsi en nous. Non pas d’un coup, comme il est mort dans cette chambre, mais peu à peu, en l’oubliant, en lui refusant la vie que nous lui donnions, parce qu’il ne peut plus nous en donner aucune à nous. C’est bien cela ? Donnant, donnant. Tu ne me donnes plus rien, je ne te donne plus rien. Ou tout au plus, considérant que si tu ne me donnes plus rien, c’est que tu ne le peux plus, parce qu’il ne te reste rien, pas un atome de vie pour toi, je te donnerai un peu de la vie que j’aurai en excédent, en me souvenant de toi, de loin. De très loin, bien entendu, pour que tu ne puisses plus revenir. Sinon, quelle horreur ! Voilà la mort dans sa perfection. Et voilà la vie qu’une mère, qui veut être sage, doit continuer à mener quand son enfant est mort.

À ce moment, Giovanni, le vieux jardinier, paraît à la porte du fond, l’air embarrassé, une lettre à la main. Apercevant Donna Anna, il n’entre pas, et montre la lettre à Donna Fiorina, en prenant garde de n’être pas vu de sa patronne. Mais Donna Anna voyant se retourner sa sœur et Don Giorgio, se retourne aussi et, notant l’embarras du vieillard.

DONNA ANNA. – Qu’y a-t-il, Giovanni ?

GIOVANNI, dissimulant la lettre. – Rien. Je voulais… Je voulais dire à Madame…

DON GIORGIO, qui a aperçu la lettre entre les mains du jardinier, demande avec une douloureuse consternation. – Est-ce la lettre qu’il attendait ?

DONNA ANNA, à Giovanni. – Vous avez une lettre ?

GIOVANNI, avec hésitation. – Oui, mais…

DONNA ANNA. – Donnez. Je sais qu’elle est pour lui.

Le jardinier tend la lettre à Donna Anna et sort.

DON GIORGIO. – Il l’attendait avec tant d’impatience.

DONNA ANNA. – Oui, depuis deux jours déjà. Il vous en a parlé ?

DON GIORGIO. – Il m’a dit que vous l’ouvriez quand elle arriverait.

DONNA ANNA. – Que je l’ouvre, moi ?

DON GIORGIO. – Oui, pour conjurer à temps un risque qui, jusqu’au dernier moment, l’a tenu dans l’angoisse.

DONNA ANNA. – Je sais, je sais quoi…

DON GIORGIO. – Il avait peur qu’elle commît la folie…

DONNA ANNA. – De venir le rejoindre ici, je sais. Il s’attendait à ce qu’elle abandonnât ses enfants, son mari, sa mère.

DON GIORGIO. – Il m’a même dit qu’il avait commencé une lettre pour la détourner de cette folie.

DONNA ANNA. – Une lettre pour elle.

DON GIORGIO. – Oui.

DONNA ANNA, montrant le bureau. – Alors, elle doit être là.

DON GIORGIO. – Sans doute. Mais il n’y a plus qu’à la détruire, et obéir à son vœu qui était que vous écriviez à la mère. Mais voyez d’abord ce que dit cette lettre.

DONNA ANNA, d’un geste convulsif ouvrant la lettre. – Oui, oui !

DON GIORGIO. – J’étais resté pour vous prévenir. Mais voilà la lettre arrivée.

DONNA ANNA, tirant la lettre de l’enveloppe. – Oui, la voilà, la voilà !

DONNA FIORINA. – Une lettre pour lui qui n’est plus là.

DONNA ANNA. – Si, il y est, il y est. (Elle lit la lettre. Son visage, ses mains qui tremblent, les exclamations qui lui échappent disent sa joie de sentir vivre son fils dans la passion de sa lointaine amante.) Oui, oui, elle lui dit qu’elle veut venir, qu’elle arrive. Elle arrive !

DON GIORGIO. – Il faut l’en empêcher.

DONNA FIORINA. – Sans perdre une minute.

DONNA ANNA, continuant sa lecture, sans écouter. – Elle n’y tient plus !… Tant qu’il était près d’elle… (Dans un brusque sursaut de tendresse.) Comme elle lui écrit ! Comme elle l’aime ! (Elle continue sa lecture, puis dans un éclat où le rire et le cri se mélangent, le visage brillant de larmes.) Oui ? Oui ? Alors toi aussi, tu le pourras ! (D’un ton dolent.) Eh ! mais elle est désespérée ! (Poursuivant sa lecture.) Ce tourment, oui… (Bref arrêt. Elle reprend sa lecture, puis s’écrie :) Oui, tant d’amour, tant d’amour ! (Avec une expression différente, peu après.) Ah ! ah ! non ! non ! (Puis comme si elle répondait à la lettre.) Mais lui aussi, mais oui, ici ou ailleurs, est toujours pour toi. (Dans un élan de joie.) Elle le voit, elle le voit ! (Brusquement troublée.) Ah ! mon Dieu, mais l’absence la désespère… la désespère… Non, ah non. (Suspendant la lecture et s’adressant à Don Giorgio et à sa sœur.) Il est impossible, entendez-vous, impossible en ce moment de lui faire savoir qu’il ne peut plus lui donner le réconfort de son amour, de sa vie !

DON GIORGIO. – C’est bien pourquoi il a demandé…

DONNA FIORINA. – Qu’on ne la prévînt pas directement…

DON GIORGIO. – Sa mère la préparera mieux à ce coup…

DONNA ANNA. – Non, c’est impossible. Elle en deviendrait folle, elle en mourrait ! Non, non !

DONNA FIORINA. – Mais voyons, Anna, il faudra pourtant bien…

DONNA ANNA. – Pourquoi ? Ah ! si vous sentiez comme il est vivant pour elle, comme il vit dans son désespoir ! Comme elle lui parle, comme elle lui crie son amour ! Elle menace de se tuer ! Quel désastre si pour elle il ne vivait pas en ce moment !

DONNA FIORINA. – Que dis-tu là, Anna ?

DONNA ANNA. – Sa lettre commencée est là… (Elle ouvre le sous-main qui est sur le bureau, et en tire la lettre.) La voilà !

DON GIORGIO. – Que voudriez-vous en faire, madame ?

DONNA ANNA. – Il a dû trouver lui-même les mots vivants qu’il fallait pour la réconforter, la retenir, pour la détourner de son projet désespéré de venir le retrouver.

DON GIORGIO. – Vous voudriez lui envoyer cette lettre ?

DONNA ANNA. – Je vais la lui envoyer.

DON GIORGIO. – Non, madame !

DONNA FIORINA. – Anna, que vas-tu faire ?

DONNA ANNA. – Je vous dis qu’elle a encore besoin de sa vie ! Vous voulez que je le lui tue en ce moment, au risque de la tuer aussi.

DONNA FIORINA. – Mais tu écriras en même temps la vérité à sa mère ?

DONNA ANNA. – J’écrirai en même temps à sa mère pour la conjurer de le lui laisser vivant ! Laissez-moi, laissez-moi !

DON GIORGIO. – Mais la lettre n’est pas finie.

DONNA ANNA. – Je la finirai. Nous avions la même écriture. Il écrivait comme moi. Je la finirai !

DONNA FIORINA. – Non, Anna !

DON GIORGIO. – Vous n’avez pas le droit.

DONNA ANNA. – Laissez-moi seule. Il a encore cette main pour lui écrire. Il lui écrira, il lui écrira !

Rideau.

ACTE DEUXIÈME

Même décor qu’au premier acte, à la tombée de la nuit, quelques jours plus tard. De part et d’autre de la fenêtre, contre le mur de gauche, un vase de jardin avec une plante fleurie.

Au lever du rideau, Giovanni, sur le seuil de la porte du fond, tient dans ses bras un vase semblable. Donna Anna et sa sœur Donna Fiorina sont également près de la porte du fond.

DONNA ANNA, montrant à Giovanni une place pour le vase, à droite de la porte. – Là, Giovanni. Posez-le là. (Giovanni le pose.) Parfait. Allez chercher l’autre, que vous mettrez de l’autre côté. S’il pèse trop, faites-vous aider.

GIOVANNI. – Oh, madame, c’est inutile.

DONNA ANNA. – Je sais qu’ils sont lourds pour vous, mon vieux Giovanni. Allez. (Giovanni sort. Donna Anna respirant le parfum des fleurs, à Fiorina.) Sens ce parfum, Fiorina. (Montrant de loin les fleurs près de la fenêtre.) Qu’elles sont belles, toutes vivantes !

DONNA FIORINA. – Mais tu te rends ta tâche encore plus difficile, Anna, y songes-tu ?

DONNA ANNA. – Folie pour folie, laisse-moi faire ! Nous n’en avons jamais commis aucune, dans notre jeunesse, pour notre propre compte, ni toi, ni moi.

DONNA FIORINA. – Mais tu te fais complice de la sienne. Tu en portes la responsabilité.

DONNA ANNA. – Non. Il l’a conjurée sur tous les tons, de toutes les manières de ne pas commettre cette folie. C’est elle qui a voulu venir. Elle avait cette idée fixe dans la tête. Je n’avais plus le temps de l’en empêcher, en écrivant. Elle est déjà partie.

DONNA FIORINA. – Mais si tu avais écrit à sa mère ?

DONNA ANNA. – Je n’ai pas pu. J’ai essayé, trois jours de suite. Je n’ai pas su. J’ai trop peur…

DONNA FIORINA. – Peur de quoi ?

DONNA ANNA. – Qu’elle ne puisse faire comme moi. J’ai peur, quand elle saura, que son amour finisse.

DONNA FIORINA. – Mais c’est ce que tu devrais te souhaiter et lui souhaiter.

DONNA ANNA. – Ne dis pas cela, Fiorina… Elle lui a encore écrit une autre lettre, tu sais ?

DONNA FIORINA. – Une autre lettre ?

DONNA ANNA, les yeux enflammés d’une joie sombre et vorace. – Je l’ai lue pour lui !… Elle était plus désespérée encore que la première.

DONNA FIORINA. – Seigneur mon Dieu ! Anna, tu m’épouvantes !

DONNA ANNA. – Une mère qui s’épouvante, comme si elle n’avait pas contenu ses deux enfants vivants dans son sein, comme si elle ne les avait pas nourris d’elle-même, avec cette belle faim qu’on a pour deux quand on est enceinte… Est-ce que tu t’épouvantais alors ? Aujourd’hui, je mange la vie pour lui ! Si je l’appelais, est-ce que tu recommencerais à t’épouvanter.

DONNA FIORINA, se bouchant les oreilles comme si sa sœur allait crier le nom de son fils. – Non, Anna, je t’en supplie !

DONNA ANNA. – Tu crains qu’il puisse punir ton épouvante, en t’apparaissant par jeu dans sa chambre ?… Je n’ai nul besoin de croire aux fantômes. Je sais qu’il vit en moi. Je ne suis pas folle.

DONNA FIORINA. – Je le sais bien, mais tu agis comme si tu l’étais.

DONNA ANNA. – Que sais-tu de ma façon d’agir ? Des heures que je passe ? Lorsque, là-haut, j’abandonne ma tête sur les oreillers et que je perçois le silence et le vide de ces chambres, lorsque aucun souvenir ne me suffit plus pour le ranimer, parce que je suis trop lasse… À ces minutes, moi aussi : « je sais, je sais » et je suis saisie d’horreur et d’épouvante ! Mon unique refuge, mon dernier réconfort en ces instants, c’est elle, elle qui vient et ne « sait » pas encore. Elle me ranime et m’emplit d’un coup toutes ces pièces ; je me jette toute dans ses yeux, dans son cœur à elle pour le voir encore ici, pour le sentir encore vivant dans cette maison. À moi seule, je ne puis plus.

DONNA FIORINA. – Mais quand elle sera là ?…

DONNA ANNA. – Tu veux me faire penser avant l’heure à ce qui arrivera. Tu es cruelle ! Tu ne vois donc pas ce que je souffre ? J’ai la sensation de respirer comme quelqu’un dont les minutes sont comptées et tu veux m’enlever ces dernières minutes.

DONNA FIORINA. – C’est que j’estime que ce voyage risque de la compromettre, à présent que tout est fini.

DONNA ANNA. – Non. Elle le lui a écrit. Son mari n’est pas à Nice. Il est à Paris pour affaires. Elle profite de son absence.

DONNA FIORINA. – Et si son mari revenait à l’improviste et ne la trouvait pas ?

DONNA ANNA. – Elle doit avoir combiné avec sa mère quelque excuse valable à son voyage de quelques jours. Sa mère a encore des propriétés à Cortone.

DONNA FIORINA. – Mais comment la pensée a-t-elle pu lui venir de le rejoindre ici, sous tes yeux ?

DONNA ANNA. – Oh, mais elle ne vient pas ici. C’est moi qui l’y conduirai. Elle lui a écrit d’aller l’attendre à la gare.

DONNA FIORINA. – Et à sa place, c’est toi qu’elle y trouvera. Que lui diras-tu ?

DONNA ANNA. – Je lui dirai… Je lui dirai avant tout de venir avec moi. Je ne puis pourtant pas lui dire la vérité à la gare, devant tout le monde.

DONNA FIORINA. – Mais quelle impression éprouvera-t-elle en te voyant ? Qu’est-ce qu’elle pensera en ne le trouvant pas ?

DONNA ANNA. – Elle pensera qu’il n’est pas là parce qu’il est parti. Et qu’il m’a envoyée pour le lui annoncer. Voilà ce que je lui dirai d’abord… ou quelque chose d’approchant.

DONNA FIORINA. – Mais quand elle sera ici, au moins lui diras-tu la vérité ?

DONNA ANNA. – Après que je l’aurai convaincue de me suivre, oui…

DONNA FIORINA. – Alors pourquoi as-tu fait mettre ces fleurs ?

DONNA ANNA. – Parce qu’en entrant ici, elle ignorera tout ! C’est lui, c’est lui qui a disposé ces vases, ce n’est pas moi. Je t’en supplie, cesse de m’interroger… Elle arrive, ces fleurs sont indispensables ! (Voyant entrer Giovanni avec un autre vase.) Là, Giovanni, où je vous ai dit.

GIOVANNI, après avoir posé le vase. – C’est la plus belle de toutes.

DONNA ANNA. – Oui, nous avons choisi les plus belles. Voulez-vous dire à présent qu’on attelle ?

GIOVANNI. – La voiture est déjà prête, madame. En dix minutes, vous serez à la gare.

DONNA ANNA. – Très bien. Vous pouvez disposer. (Giovanni sort au fond. Donna Anna, en proie à une impatience croissante, s’approche de la porte de droite et appelle.) Élisabeth ! La chambre n’est pas encore faite ?

DONNA FIORINA. – Oh ! Anna ! Tu veux la faire coucher là ?

DONNA ANNA. – Non. Ce n’est pas pour elle. Pour elle, j’ai fait préparer une chambre là-haut. (Appelant plus fort.) Élisabeth, pourquoi avez-vous ouvert la fenêtre ?

Élisabeth entre en courant. Elle crie de l’intérieur de la chambre.

ÉLISABETH. – Les enfants ! Voilà les enfants ! (À Donna Fiorina.) Vos enfants sont là, madame.

DONNA FIORINA, surprise, avec joie. – Lida ? Flavio ?

ÉLISABETH. – Je les ai entendus crier dans le jardin ! Oui, madame. Ils montent en courant.

DONNA ANNA. – Tes enfants…

DONNA FIORINA. – Ils ont avancé d’un jour. Ils ne devaient arriver que demain.

On entend crier de l’intérieur ; « Maman, maman ! »

ÉLISABETH. – Les voilà, les voilà !

Lida (18 ans), Flavio (20 ans) font irruption dans la pièce. Ils ont quitté le village l’année précédente pour aller faire leurs études à la ville et ces quelques mois ont suffi à les changer. Ils sont autres, non seulement dans leurs façons de penser et de sentir, mais encore leur corps, le son de leur voix, leurs gestes, leurs regards, leur sourire ont changé. Naturellement ils l’ignorent. Mais leur mère s’en aperçoit tout de suite, après les premières et impétueuses effusions, et elle en reste bouleversée, tant lui apparaît tragiquement l’évidence de ce que sa sœur lui a révélé.

LIDA, courant à sa mère et lui jetant les bras au cou. – Maman, ma petite maman !

Elle l’embrasse.

DONNA FIORINA. – Ma petite Lida. (Elle l’embrasse.) Expliquez-moi comment vous êtes déjà là ? Flavio ! Flavio !

Elle lui tend les bras.

FLAVIO, l’embrassant. – Petite mère !

DONNA FIORINA. – Expliquez-moi. Vous m’avez donné un de ces coups…

FLAVIO. – Nous avons réussi à partir un jour plus tôt. C’est tout.

LIDA. – Il s’en vante à présent ! Il ne voulait pas.

FLAVIO. – Naturellement. Des courses à droite, à gauche ! À n’en plus finir ! Chez la couturière, chez la modiste. Et le Chypre-Coty. Et les bas de soie. Qu’est-ce que tu feras de bas de soie à la campagne ? Je serais curieux de le savoir.

LIDA. – Tu verras, maman, tout ce que j’ai apporté de beau. Et pour toi aussi.

DONNA FIORINA, qui s’est efforcée de sourire, en les écoutant, mais qui frémit en remarquant la transformation de ses enfants, les yeux tournés vers sa sœur qui s’est retirée à l’écart dans la pénombre qui commence à noyer la pièce. – Oui, oui… Mais vous parlez… Où avez-vous la tête ?

Lida et Flavio suivant le regard de leur mère, se souviennent qu’ils sont chez leur tante : ils pensent au récent malheur qu’ils avaient oublié dans leur premier élan et, attribuant le trouble de leur mère à cet oubli, ils se troublent eux aussi et se tournant tout à coup confus vers leur tante.

FLAVIO. – Ah ! ma tante ! Tu étais là !

LIDA. – Il faut nous pardonner. Nous sommes entrés en courant.

FLAVIO. – Il y a un an que nous n’avions pas vu maman.

LIDA. – Ce pauvre Fulvio.

FLAVIO. – Cela nous a fait un grand chagrin…

LIDA. – Pour toi, tante !

FLAVIO. – J’espérais le trouver ici, passer les vacances avec lui.

LIDA. – Et moi, j’espérais faire sa connaissance.

FLAVIO. – Tu devrais te le rappeler.

LIDA. – J’avais neuf ans à peine quand il est parti.

FLAVIO. – Ma pauvre tante.

LIDA. – Il faut nous pardonner. Toi aussi, maman.

DONNA ANNA. – Non, Flavio, non Lida. Ce n’est pas à cause de moi, c’est à cause de vous.

LIDA, sans comprendre. – Quoi, à cause de nous ?

DONNA ANNA. – Rien, mes enfants. (Elle les contemple un instant, puis les embrasse sur le front, l’un après l’autre.) Bon retour. (Elle s’approche de sa sœur et bas, avec un sourire pour la réconforter.) Ils ont changé, mais ç’a été pour embellir. Il est temps que je m’en aille.

Elle sort par la porte du fond. La mère et les deux jeunes gens restent un instant silencieux. L’ombre continue à envahir graduellement la pièce.

FLAVIO. – Nous n’avons plus pensé en entrant…

LIDA. – Elle a dit que c’était « à cause de nous ». Qu’entendait-elle par là ?

DONNA FIORINA, comme sortant d’un rêve. – Rien mes enfants, rien ! Ce n’est pas vrai, non. Laissez-moi vous regarder.

ÉLISABETH. – Comme ils ont changé !

DONNA FIORINA, même jeu. – En plus beau, en plus beau !

ÉLISABETH, admirant Lida. – Pour sûr… C’est déjà une demoiselle. On ne la reconnaîtrait pas !

DONNA FIORINA, impétueusement, comme pour la protéger. – Non… Lida, ma petite Lida… (Se tournant vers son fils.) Mon Flavio !

FLAVIO, l’embrassant. – Petite mère, qu’est-ce que tu as ?

DONNA FIORINA. – Approchez, approchez bien près. Laissez-moi vous regarder. (Elle prend dans ses mains le visage de Lida.) Ne pense plus à rien, regarde-moi.

LIDA. – De quoi est-il mort, maman ? C’est à cause de…

FLAVIO. – De cette femme ?

DONNA FIORINA. – Non. Il est tombé malade brusquement, en deux jours il a été emporté, je vous raconterai. Mais vous, parlez-moi, parlez-moi !

FLAVIO. – Tu vois bien ! Toujours tes idées romanesques. Je te l’avais bien dit. Du moment qu’il avait pu se détacher d’elle, c’est qu’il ne l’aimait plus à en mourir.

DONNA FIORINA. – Que dites-vous là ?

FLAVIO. – Je t’avertis : elle passe son temps à lire des romans.

DONNA FIORINA. – Oh ! Lida !

LIDA. – Ne l’écoute pas, maman. Ce n’est pas vrai.

FLAVIO. – Elle en a une vingtaine dans sa malle. Ainsi !…

LIDA. – Fais-moi le plaisir de ne pas te mêler de mes affaires.

DONNA FIORINA. – Comment ? Vous vous disputez ?

LIDA. – Il est insupportable. Ne l’écoute pas, maman.

FLAVIO. – Quelle est l’héroïne de roman qui t’a suggéré le Chypre ?

DONNA FIORINA, à part. – Le Chypre ?

LIDA. – C’est une de mes amies.

FLAVIO. – La petite Rosi ?

LIDA. – Non.

FLAVIO. – La petite Franchi ?

LIDA. – Pas davantage.

FLAVIO. – Elle change d’amie tous les deux jours. Quelle girouette !

ÉLISABETH. – Quand ils sont partis, c’étaient deux petits campagnards. Et maintenant on dirait deux petits milords !

DONNA FIORINA, essayant encore de réagir. – C’est tout naturel ! L’air de la ville… Ils ont grandi et… (À Lida.) Qu’est-ce que c’est que ce Chypre ?

FLAVIO. – Un parfum, maman : quatre-vingt-dix francs le flacon !

DONNA FIORINA. – Tu te parfumes à ton âge ?

LIDA. – Mais maman, j’ai dix-huit ans…

FLAVIO. – Trois flacons : deux cent soixante-dix francs !

LIDA. – Après tout ce que tu as dépensé en cravates, en faux-cols, en gants, tu oses me reprocher trois flacons de Chypre.

DONNA FIORINA. – Je vous en prie, taisez-vous. Je ne veux plus entendre de discussions. (À Lida, d’une voix caressante.) Tu te peignes comme ça maintenant, comme une grande.

ÉLISABETH. – Elle avait les cheveux dans le dos quand elle est partie !

DONNA FIORINA, sans écouter Élisabeth. – C’est vrai. Tu es plus grande que moi. (Hors d’elle.) Dis-moi quelle impression t’ai-je produite ?

LIDA. – Mais tu as l’air de te porter tout à fait bien.

DONNA FIORINA. – Pourquoi me dévisages-tu ainsi ?

LIDA. – Je te dévisage, moi ?

DONNA FIORINA. – Il me semblait… Et toi, Flavio ?…

FLAVIO. – Mais sais-tu que tu es étrange, petite mère.

Il la regarde en riant.

DONNA FIORINA. – Ne ris pas, je t’en prie.

FLAVIO. – Je sais très bien que je ne dois pas rire dans cette maison. Mais tu parles, tu nous regardes d’un si drôle d’air.

DONNA FIORINA. – Moi ? (Douloureusement.) Il fait déjà nuit : je vous cherche des yeux. Je ne vous vois presque plus.

L’ombre en effet, s’est épaissie, et peu à peu le reflet de la lumière allumée dans la chambre du mort s’est intensifiée.

ÉLISABETH. – Je vais allumer.

DONNA FIORINA. – Non. Allons-nous-en, mes petits. Rentrons chez nous. Il est tard.

LIDA, en se tournant, remarque le reflet de la lumière. – Oh ! c’est éclairé par là. Il y a quelqu’un ?

DONNA FIORINA. – Si vous saviez ?

FLAVIO, à voix basse, ému. – C’est là qu’il est mort ?

ÉLISABETH, sombre après un silence. – Dans cette maison, c’est comme si personne ne vivait plus : lui seul est vivant.

FLAVIO. – Elle laisse la lumière allumée ?

LIDA, qui s’est craintivement approchée de la porte. – Et la chambre faite ?

DONNA FIORINA. – Ne regarde pas, Lida !

FLAVIO. – Comme s’il pouvait arriver d’un moment à l’autre ?

ÉLISABETH. – Non. Comme s’il n’était jamais parti, comme s’il était encore là, comme avant son départ. Elle dit qu’elle sait comment faire pour l’empêcher de partir. (Brève pause, puis sombrement.) Les enfants qui partent meurent pour leur mère. Ils ne sont plus les mêmes.

Dans l’ombre et le silence de cauchemar, Donna Fiorina fond en larmes.

FLAVIO, après un instant, attribuant ces pleurs à la pitié que sa mère éprouve pour sa sœur affligée. – Pauvre tante, quel malheur !

LIDA. – C’est une espèce de folie !

ÉLISABETH. – Si vous l’entendiez en parler, on croit presque le voir. Je me retourne pour regarder derrière moi, quand je suis seule ici, comme s’il allait sortir de sa chambre, passer cette porte pour aller au jardin ou s’avancer vers la fenêtre. Je vis dans un tremblement continuel. Elle me fait veiller à sa chambre, refaire le lit. Voyez la couverture est faite. Chaque soir c’est pareil, tout est prêt… Comme s’il allait venir se coucher.

DONNA FIORINA, bas, comme une mendiante, à Lida qui se serre contre elle, épouvantée par les paroles d’Élisabeth. – Lida, ma petite Lida, tu m’aimes encore ?

LIDA, attentive aux révélations d’Élisabeth, sans écouter sa mère. – Ainsi elle continue à…

ÉLISABETH. – À le faire vivre !

DONNA FIORINA. – Flavio ! Mes enfants ! Allons-nous-en, je vous en supplie.

ÉLISABETH. – Attendez, madame. Je vais vous éclairer : tout est encore dans le noir par là.

DONNA FIORINA. – Oui, c’est cela, Élisabeth, merci. Allons-nous-en, rentrons.

Élisabeth sort, suivie de Donna Fiorina, Lida et Flavio.

La scène reste vide et obscure. De la porte de droite vient seul un reflet spectral.

Après une longue pause, sans le moindre bruit le tabouret placé devant le bureau s’écarte lentement comme tourné par une main invisible. Après une autre pause, plus brève, le léger rideau de la fenêtre se soulève d’un côté comme écarté par la même main, puis retombe. (Qui sait les choses qui se passent, sans que nul les voie, dans les chambres désertes où quelqu’un est mort.)

Rentrée d’Élisabeth qui donne la lumière. Instinctivement elle rapproche le tabouret du bureau, sans le moindre soupçon que quelqu’un l’ait déplacé ; puis, pour se soustraire de la vue des objets de la pièce, elle va à la fenêtre ; elle soulève de la main le léger rideau, ouvre la fenêtre et regarde dans le jardin.

ÉLISABETH, à la fenêtre. – Qui est là ?… (Une pause.) Giovanni, c’est vous ? (Une pause.) Giovanni ?

LA voix DE GIOVANNI, du jardin, joyeusement. – Vous la voyez ?

ÉLISABETH. – Non, quoi donc ?

LA voix DE GIOVANNI. – Là-bas, entre les oliviers de la colline.

ÉLISABETH. – Ah oui, je la vois… Alors vous êtes là à regarder la lune.

LA VOIX DE GIOVANNI. – Je veux voir si ce qu’il m’a dit est vrai.

ÉLISABETH. – Qui : « il » ?

LA voix DE GIOVANNI. – Qui ? Quelqu’un qui ne peut plus la voir.

ÉLISABETH. – Ah ! Lui ?

LA voix DE GIOVANNI. – Il était à cette fenêtre. Comme vous en ce moment ?

ÉLISABETH. – Ne me faites pas peur. Je ne vis plus.

LA voix DE GIOVANNI. – C’était le lendemain de son retour.

ÉLISABETH. – Il vous a parlé de la lune ? Que disait-il ?

LA voix DE GIOVANNI. – Que plus elle monte, plus elle se perd.

ÉLISABETH. – La lune ?

LA voix DE GIOVANNI. – Tu regardes par terre, qu’il me disait, et tu vois sa clarté là-bas sur la colline, ici sur tes plantes ; mais si tu lèves la tête pour la regarder elle-même, plus elle est haute, plus elle a l’air éloignée de notre nuit.

ÉLISABETH. – Éloignée, pourquoi ?

LA voix DE GIOVANNI. – Parce qu’ici, pour nous, c’est la nuit, mais la lune ne voit pas la nuit. Elle est perdue là-haut, dans sa lumière. À quoi il allait penser, hein, en regardant la lune… J’entends les grelots de la voiture.

ÉLISABETH. – Courez, courez ouvrir la grille.

Élisabeth se dépêche de fermer la fenêtre et se retire par la porte du fond. Un instant après, par cette même porte, pénètrent Lucia Maubel et Donna Anna. Elles ont eu durant le trajet de la gare à la villa les premières explications prévues déjà dans la première scène avec Donna Fiorina. La jeune femme en reste offensée, mortifiée, pleine de trouble.

DONNA ANNA, avec anxiété, l’introduisant. – Venez, venez. C’est son appartement. Si vous entrez par là, vous en aurez la preuve. Vous vous verrez partout, avec les dernières fleurs qu’il a laissées hier devant tous vos portraits.

LUCIA, aimable, avec ironie. – Il a mis des fleurs, et puis il s’est sauvé.

DONNA ANNA. – Vous recommencez à le lui reprocher ? Si vous saviez ce qu’il lui en coûte de n’être pas là…

LUCIA. – J’arrive, je ne le trouve pas. Vous dites qu’il l’a fait pour moi ?

DONNA ANNA. – À contre-cœur.

LUCIA. – Par prudence ? Et vous ne trouvez pas que tant de prudence est plus qu’un reproche, plus même qu’une offense envers moi, que c’est une véritable insulte.

DONNA ANNA, douloureusement. – Non, non.

LUCIA. – Une insulte si cruelle que je pourrais penser qu’il a été prudent pour lui, plutôt que pour moi.

DONNA ANNA. – Non, pour vous, pour vous…

LUCIA. – Mais je ne suis pas morte. Je suis là.

DONNA ANNA. – Morte ? Que dites-vous là ?

LUCIA. – Comment, à mon approche, il s’enfuit en laissant des fleurs devant mes portraits… Qu’est-ce que cela veut dire ? Que son amour veut être pareil à celui qu’on a pour une morte… Et moi, qui ai quitté tout le reste de ma vie pour courir à lui… Ce qu’il a fait est impardonnable.

Elle plonge son visage dans ses mains, toute frémissante de honte et de colère.

DONNA ANNA, comme si elle se parlait à elle-même, le regard perdu dans le vide. – Il ne l’aurait pas fait. Il est certain qu’il n’aurait pas agi ainsi…

LUCIA, se tournant brusquement et la fixant. – Il y a donc une raison pour qu’il ait agi de la sorte.

DONNA ANNA, presque sans voix. – Oui.

Elle a un pauvre sourire.

LUCIA. – Quelle est cette raison ? Je veux savoir.

DONNA ANNA. – Vous me permettez de vous appeler Lucia ?

LUCIA. – Oui, appelez-moi Lucia. Je vous en suis reconnaissante.

DONNA ANNA. – Et de vous dire qu’il n’a pas voulu vous offenser si, obligé de partir…

LUCIA. – Mais dites-moi pourquoi ? Pour quelle raison ?

DONNA ANNA. – Je vous la dirai. Mais d’abord ceci : puisqu’il vous confiait à moi, c’était qu’il ne voulait pas vous offenser…

LUCIA. – Comprenez-moi… Je… je sais que…

DONNA ANNA. – Qu’il m’a toujours tout confié. Comment vous vous êtes aimés ?

LUCIA, se rembrunissant. – Tout ?

DONNA ANNA. – Il pouvait tout me dire, puisque…

Lucia secouée de frissons, cachant de nouveau son visage dans sa main, fait signe que non de la tête.

DONNA ANNA, la contemplant, bouleversée. – Non ?

LUCIA, prête à pleurer. – Non, non.

DONNA ANNA, même jeu. – Comment ?… Alors vous…

LUCIA. – Pardonnez-moi, pardonnez-moi ! Soyez une mère pour moi aussi ! C’est pourquoi je suis ici.

DONNA ANNA. – Mais alors, lui…

LUCIA. – C’est pour cela que nous sommes séparés…

DONNA ANNA. – Mais c’est vous qui l’avez forcé à partir !

LUCIA. – Moi, oui ! Après, aussitôt après ! Après tant d’années, cet amour a été plus fort que nous. Il nous a fait succomber par traîtrise.

DONNA ANNA. – Ah ! c’est pour cela ?

LUCIA. – Bouleversée, atterrée, je l’ai poussé à partir. Je n’aurais plus osé regarder mes enfants. Mais tout a été inutile, inutile. Je ne pouvais plus les regarder. Je me sentais mourir. (Elle fixe sur elle un regard déchirant.) Devinez-vous pourquoi ? J’en attends un autre.

Elle cache son visage dans ses mains.

DONNA ANNA. – De lui ?

LUCIA. – Je suis là pour ça.

DONNA ANNA. – De lui, de lui ?

LUCIA. – Il ne le sait pas encore. Il faut qu’il le sache. Dites-moi où il est ?

DONNA ANNA. – Ah ! ma fille, mon enfant ! Alors il vit réellement en vous. En vous quittant, il vous a laissé une vie qui était à lui.

LUCIA. – Oui, oui. Il faut qu’il l’apprenne sans retard. Où est-il ? Dites-le-moi ? Où est-il ?

DONNA ANNA. – Comment vais-je faire à présent pour vous le dire ? Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! Comment vous le dire à présent ?

LUCIA. – Vous ne le savez pas ?

DONNA ANNA. – Il est parti.

LUCIA. – Il ne vous a pas dit où il allait ?

DONNA ANNA. – Il ne me l’a pas dit.

LUCIA. – Il a cru, je le vois bien, que je venais le retrouver uniquement pour… (Elle s’interrompt avec une exclamation de colère.) Il n’avait pas le droit de croire cela de moi. J’ai été coupable autant que lui, je l’ai voulu autant que lui ; mais tout de suite après je l’ai poussé à partir ; je ne serais pas venue pour ça… C’est que je ne puis plus à présent me détacher de lui ; revenir là-bas, dans mon état, je ne puis pas, cela me fait horreur.

DONNA ANNA. – Vous avez raison.

LUCIA. – Vraiment vous ne pouvez me dire où il est ? Vous ne le savez pas ? Comment peut-on le lui faire savoir ?

DONNA ANNA. – Attendez, attendez : on le lui fera savoir, oui.

LUCIA. – Mais comment, si vous ignorez où il est ? Il ne peut pas être parti pour un long voyage sans vous prévenir, sans m’avoir averti !

DONNA ANNA. – Non, non, il n’est pas loin. Il ne peut pas être loin.

LUCIA. – Il a eu peur, s’il vous disait où il allait, que… Ou bien ne serait-ce pas vous qui lui avez conseillé de partir ?

DONNA ANNA. – Je ne savais pas.

LUCIA, passant une main sur ses yeux. – Je deviens si méfiante ! Quelle tristesse ! Je sais bien : j’aurais dû lui écrire la vérité. Mais je n’ai pas voulu gaspiller en mots les forces dont j’avais besoin pour mener à bien la résolution que j’avais prise… Il a pris ma décision pour une folie, une frénésie…

DONNA ANNA, pour l’apaiser. – C’est cela, c’est bien cela !

LUCIA. – Et il m’a fuie pour me permettre de retrouver près de vous la raison que j’avais perdue… Je comprends, je comprends. Mais il reviendra ? Il vous écrira ? Il fera savoir où il se trouve ?

DONNA ANNA. – Oui, oui, certainement… Calmez-vous. Asseyez-vous, asseyez-vous près de moi. Laissez-moi vous appeler ma fille…

LUCIA. – Oui, oui.

DONNA ANNA. – Lucia.

LUCIA. – Oui.

DONNA ANNA. – Ma fille…

LUCIA. – Oui, ma mère, maman. Je sens à présent qu’il vaut mieux que je vous aie trouvée ici d’abord, à sa place.

DONNA ANNA. – Ma fille… Que vous êtes belle… Ces yeux… Cette bouche… L’odeur de vos cheveux… le parfum de votre corps… Ah ! je comprends, je comprends… Il aurait dû, plus tôt, bien plus tôt te faire sienne… Il aurait dû me donner cette joie d’avoir en toi une autre enfant.

LUCIA. – En évitant tout le mal que nous avons fait…

DONNA ANNA. – Il n’y faut plus penser. Ceux qui n’en ont pas fait eux-mêmes, qui sait tout le mal qu’ils ont causé à d’autres, à ceux qui le font et qui seront peut-être les seuls à en tirer du bien. Toi plus que moi.

LUCIA. – J’ai brisé ma vie en deux, moi…

DONNA ANNA. – Tu portes une vie en toi.

LUCIA. – Mais mes autres petits, là-bas… Il a fallu que je me sauve avec cette vie qui n’est encore rien et qui pourtant est devenue tout pour moi. Tout mon amour transformé brusquement, devenu ce qu’il n’aurait jamais dû devenir.

DONNA ANNA. – Il est devenu de la vie.

LUCIA. – Ah ! ce que j’ai souffert, vous ne pouvez l’imaginer ! Le lit, où le plus pauvre trouve le repos, était pour moi une torture ! Je me faisais des serments… Vous connaissez la brûlure de certaines entailles ? C’était cela. Je serrais les dents, je luttais pour que mon corps ne cessât pas de m’appartenir, pour l’empêcher de s’abandonner ! Et chaque fois que je sortais de cet horrible cauchemar où pour une minute, aveugle, j’avais été contrainte de me parjurer… enfin libérée, je pouvais me sentir à lui seul, toute pure, après ce martyre, sans remords… Nous n’aurions pas dû céder à notre tour. Mon serment ne valait que si nous restions purs… Mes autres enfants ; il faut que vous le sachiez… Vous êtes mère et je peux tout vous dire…

DONNA ANNA. – Oui, parlez, parlez.

LUCIA. – Ces petits n’étaient pas, c’est vrai, de l’amour qui s’était incarné, – ils étaient la chair de l’autre – mais l’affection que j’avais pour eux, l’amour que je leur donnais, le cœur plein de l’homme que j’aimais avait fait d’eux un peu des enfants à lui. L’amour est un. Mais maintenant ce n’est plus possible. Je ne puis pas être à deux hommes. Je me tuerais plutôt.

DONNA ANNA. – Vous n’êtes pas seule en jeu. Vous ne pouvez donner à votre mari cet enfant qui va naître qui est à vous et à lui, vous ne pouvez.

LUCIA. – N’est-ce pas que j’ai raison.

DONNA ANNA. – Vous n’en avez pas le droit… Et c’est pourquoi je vous demande…

LUCIA. – Vous me demandez ?…

DONNA ANNA. – Si vous avez bien pensé à votre devoir aussi envers l’enfant.

LUCIA. – La violence que je me suis faite pendant tant d’années, ces deux enfants qui sont nés malgré cette violence…

DONNA ANNA. – Que voulez-vous dire ?

LUCIA. – Oh ! contre eux, pauvres petits, je n’ai rien ! Mais contre cet homme, je sens en moi un sentiment de haine si profond, si obscur, que je ne puis l’exprimer. J’ai été mère deux fois sans l’avoir voulu, des œuvres d’un homme qui m’est un étranger… J’ai souffert dans ma chair vivante et dans mon âme déchirée, sans que seulement il s’en souciât.

DONNA ANNA. – Je ne le connais pas ; je ne peux pas juger.

LUCIA. – Il m’a rendue mère parce que j’étais sa femme, pour pouvoir me tromper tranquillement avec d’autres, combien d’autres… Cynique, méprisant, il ne s’intéresse qu’à ses affaires ; en dehors, le plus vain, le plus froid des êtres. Il regarde la vie pour en rire, les femmes pour les conquérir, les hommes pour les tromper. J’ai pu résister, demeurer avec lui parce que j’avais mon amour qui me soutenait, qui m’apportait un air pur à respirer au milieu de ce bourbier… Ah ! nous n’aurions pas dû nous salir à notre tour ! Je vous jure, je vous jure que cela n’a pas été une joie pour moi… Et la preuve – c’est affreux à dire, mais c’est ainsi –, la preuve, c’est cette nouvelle maternité…

DONNA ANNA. – Que dites-vous là ?

LUCIA. – Je suis venue ici pour qu’il me fasse, s’il peut, sentir que j’ai tort. J’avais tout fait depuis trois ans pour ne plus être mère. Je crois que ce doit être une joie ; et je ne veux rien d’autre, je vous le jure, que ceci : éprouver cette joie que je n’ai jamais éprouvée.

DONNA ANNA. – Mais cette joie, vous devez l’avoir dans votre cœur. Si vous ne la sentez pas, qui peut vous la donner ?

LUCIA. – Lui, lui…

DONNA ANNA. – Lui, oui, mais tel que vous l’avez dans votre cœur. C’est la seule façon. Il en est toujours de même. On ne doit rien chercher qu’en soi.

LUCIA. – Rien ne peut plus me venir de moi en ce moment. Je suis si perdue, si perdue… Ce dernier coup, ne l’avoir pas trouvé là, m’a achevée… J’ai besoin de lui, de le voir, de lui parler, d’entendre sa voix… Où est-il ? où peut-il être ? comment le saurons-nous ? Tant que je ne le saurai pas, je n’aurai pas de repos !… Mais voyons, il est impossible que vous ne supposiez même pas où il a pu aller.

DONNA ANNA. – Je ne le sais pas, ma fille. Mais il faut que vous vous accordiez maintenant un peu de paix.

LUCIA. – Je ne puis pas.

DONNA ANNA. – Comme vous tremblez ! Vous devez être si fatiguée après ce long voyage ?…

LUCIA. – Mes oreilles bourdonnent, ma tête est vide…

DONNA ANNA. – Vous voyez.

LUCIA. – J’ai si peur, si peur.

DONNA ANNA. – Il faut aller vous reposer.

LUCIA. – Ne l’avoir pas trouvé ici… Je crois que j’ai de la fièvre.

DONNA ANNA. – Vous avez besoin de repos. Demain matin nous aviserons.

LUCIA. – Je deviendrai folle dans la nuit.

DONNA ANNA. – Non. Je vais vous enseigner à écarter la folie. Je vous dirai comment on fait quand quelqu’un est loin, comment j’ai fait pendant des années, quand il était près de vous. Je le sentais près de moi parce que mon cœur le ramenait près de moi… Je dis mal : il n’était pas près de moi, il était dans mon cœur. Faites comme moi : la nuit passera. Songez que vous êtes chez lui et qu’il est dans la chambre à côté.

LUCIA. – Sa chambre est là.

DONNA ANNA. – Là, oui… Et pensez qu’il vous écrit sur ce bureau.

LUCIA. – Il m’a écrit des méchancetés…

DONNA ANNA. – Sur ce banc, jusqu’à hier, il m’a tellement parlé de vous.

LUCIA. – Oui, mais il est parti…

DONNA ANNA. – Il ne savait pas. Que de choses m’a-t-il suggérées pour vous faire comprendre sans vous offenser et sans vous faire souffrir qu’il n’agissait que pour votre bien.

LUCIA. – Mais à présent.

DONNA ANNA. – À présent, évidemment, tout est changé…

LUCIA. – Il reviendra ?

DONNA ANNA. – Il reviendra ; soyez tranquille. Mais pour l’instant montez avec moi. Je vous ai préparé une chambre là-haut.

LUCIA. – Je voudrais voir la sienne.

DONNA ANNA. – Mais oui, entrez.

LUCIA. – Vous ne voudriez pas me laisser coucher là ?

DONNA ANNA. – Dans sa chambre ? Vous le désirez ?

LUCIA. – Je le puis maintenant. N’est-il pas avec moi ?

DONNA ANNA. – Vous voyez que vous éprouvez déjà ce que je vous disais… Eh bien, couchez là, si vous le voulez.

Lucia, entrant dans la chambre. – Cela vaut peut-être mieux : « plus près »…

DONNA ANNA. – Plus près, dans votre cœur, dans votre cœur !

Elle la suit. La scène reste vide un instant. On entend confusément les deux voix, mais sans tristesse, plutôt gaies. Lucia peut même rire, comme surprise par un détail. Puis Donna Anna sort, se retournant pour parler avec la jeune femme qui l’accompagne jusqu’au seuil.

LUCIA, joyeusement. – Oh oui, avec cette magnifique lune !

DONNA ANNA. – Bonne nuit, ma fille. À demain. Je ferme la porte.

LUCIA, rentrant. – Bonne nuit.

DONNA ANNA, seule, après avoir refermé la porte reste un instant immobile, comme épuisée ; mais son visage s’éclaire peu à peu d’un spasme de joie divine et, plus des yeux que des lèvres, elle prononce. – Il vit !

Rideau.

ACTE TROISIÈME

Même décor. Le lendemain, tôt dans la matinée.

Peu après le lever du rideau. Giovanni apparaît à la porte du fond : il s’efface pour introduire Madame Francesca Noretti qui arrive de la gare pleine d’anxiété, d’angoisse et d’épouvante.

GIOVANNI. – Entrez, entrez, madame.

FRANCESCA. – Mais comment peut-elle dormir ?

GIOVANNI. – La fatigue du voyage. Il est à peine sept heures, du reste.

FRANCESCA. – Et où est-elle couchée ? Le savez-vous ?

GIOVANNI. – Élisabeth lui a préparé hier une chambre à l’étage au-dessus.

FRANCESCA. – Pourriez-vous m’y conduire ?

GIOVANNI. – J’ai fait prévenir Élisabeth. Et Madame est déjà levée. Je l’ai vue ouvrir ses persiennes.

FRANCESCA. – Mais est-il possible qu’elle ignore encore sa mort ? Elle est bien arrivée hier au soir ?

GIOVANNI. – Hier au soir, oui, madame… La patronne est allée la chercher à la gare.

FRANCESCA. – Vous l’avez vue arriver ? Est-ce qu’elle pleurait ?

GIOVANNI. – Non, madame, je ne crois pas.

FRANCESCA. – On ne doit pas lui avoir dit la vérité. Pour qu’elle puisse dormir…

GIOVANNI. – Oh ! c’est probable, madame… Regardez ces plantes : je les ai apportées ici hier au soir. Pour la patronne, c’est comme s’il n’était pas mort. Elle ne s’est pas habillée de noir.

FRANCESCA. – C’est pour ça qu’elle n’a rien fait savoir à personne. Le décès remonte à onze jours ?

GIOVANNI. – Onze jours ce matin.

FRANCESCA. – Je l’ai appris à la gare en arrivant. J’ai demandé son adresse, comment il allait, et on m’a tout dit.

GIOVANNI. – Voilà madame.

Donna Anna entre d’un pas rapide. Giovanni sort.

DONNA ANNA. – Plus bas, je vous en prie… Vous êtes sa mère ?

FRANCESCA. – Vous pouvez imaginer dans quel état je suis, madame. J’ai voyagé comme une folle. Où est-elle ? où est-elle ? Elle ne sait rien encore ?

DONNA ANNA. – Plus bas, plus bas, elle ne sait rien.

FRANCESCA. – Conduisez-moi près d’elle. Je l’éveillerai. Je lui dirai tout.

DONNA ANNA. – Non, madame, je vous en conjure.

FRANCESCA. – Mais comment, madame, avez-vous pu n’avertir personne, pas même moi, de ce grand malheur, pour l’empêcher de commettre cette folie !

DONNA ANNA. – Ce n’est pas à cause de lui qu’elle l’a commise…

FRANCESCA. – Comment, ce n’est pas à cause de lui ?

DONNA ANNA. – Non, non. Je vais vous expliquer.

FRANCESCA. – Je veux voir ma fille tout de suite.

DONNA ANNA. – Mais, madame, puisque vous savez, à quoi bon maintenant toutes ces craintes, cette anxiété.

FRANCESCA. – Comment voulez-vous que je ne redoute le pire ?

DONNA ANNA. – Calmez-vous et laissez-moi vous dire…

FRANCESCA. – Je ne serai pas en paix tant que je ne l’aurai pas reconduite là-bas. Je me suis précipitée dès que j’ai eu le billet où elle me confiait ses enfants. Est-ce que vous savez qu’elle a deux enfants ? Je ne sais pas comment je ne suis pas morte !

DONNA ANNA. – Plus bas, plus bas… Venez avec moi, je vous en supplie. Elle est couchée dans cette chambre.

FRANCESCA. – Ah ! elle est là ! J’y vais…

Elle se dirige vers la porte à droite.

DONNA ANNA, lui barrant la route. – Non, madame, vous ne savez pas le mal que vous lui feriez.

Elle prononce d’un tel ton cet avertissement que l’autre mère en reste un instant frappée, comme éperdue.

FRANCESCA. – Pourquoi ?

DONNA ANNA, avec énergie. – Parce que vous ignorez une chose que je sais. Le cas est beaucoup plus grave que vous n’imaginez !

FRANCESCA. – Plus grave ?

Elle la regarde avec terreur.

DONNA ANNA. – Oui, elle me l’a avoué elle-même, en arrivant !

FRANCESCA. – Elle a été sa maîtresse ?

DONNA ANNA. – Oui. Et il n’est pas aussi mort que vous l’imaginez.

FRANCESCA, balbutiant, atterrée. – Que voulez-vous dire ?

DONNA ANNA. – Qu’il vit maintenant en elle, comme l’amour d’un homme peut vivre, devenir vie dans le sein d’une femme – quand il l’a rendue mère… Comprenez-vous à présent ?

FRANCESCA. – Votre fils ?… Et c’est pour cela que ?… Oh, mon Dieu !

DONNA ANNA. – Elle est arrivée dans un tel état de désespoir qu’il ne m’a pas encore été possible de le lui dire. Je lui ai dit qu’il était parti à cause d’elle, par prudence, pour ne pas la compromettre… Et il a déjà suffi de cela pour qu’elle se crût morte…

FRANCESCA. – Elle ?

DONNA ANNA. – Elle, parfaitement… Morte dans son cœur à lui ! Comment sera-t-il possible à présent de le lui faire mourir ?

FRANCESCA. – Mais avant qu’elle risquât tout comme elle a fait en venant ici, vous auriez dû m’annoncer à moi qu’il était mort !

DONNA ANNA. – Remerciez le ciel, madame, de m’avoir évité ce remords ! J’ai cru que je devais me faire ce reproche, avoir ce remords, mais j’ai pu constater que j’avais été inspirée par Dieu en envoyant à votre fille la lettre laissée par lui, terminée par moi.

FRANCESCA, au comble de l’horreur. – Comment ? Après sa mort ?

DONNA ANNA. – Pour votre fille, ce n’est pas « après »… Ç’a été une chance, je vous l’affirme, une inspiration du ciel !… Nous ignorions, vous comme moi, tout de son état… Eh bien, croyez-moi, si elle avait appris brutalement cette mort, elle se serait tuée.

FRANCESCA. – Mais que voudriez-vous donc ? Tenir ma fille liée à un cadavre ?

DONNA ANNA. – Un cadavre… La mort pour elle est là-bas, auprès de l’homme auquel vous l’avez liée : cet homme-là, oui, c’est un cadavre ! J’ai entrepris dès hier au soir, au contraire, j’ai essayé de lui faire comprendre…

FRANCESCA. – Qu’elle a ses autres enfants là-bas ?

DONNA ANNA. – Elle ne l’a pas oublié… Elle m’en a parlé elle-même avec un tel déchirement ! Elle m’a dit des choses à faire frémir.

FRANCESCA. – Sur ses enfants ?

DONNA ANNA. – Oui, qu’elle les avait faits siens après, bien après qu’ils lui étaient nés comme des étrangers. Elle a reporté sur eux pour les faire siens, une part de l’amour qu’elle avait pour mon fils, entendez-vous ? Ils ont eu besoin, eux aussi, de l’amour de mon fils pour devenir de la vie dans son cœur. Et cependant, vous avez vu ? Elle les a abandonnés pour venir ici…

FRANCESCA. – Mais quand elle saura qu’il n’est plus là…

DONNA ANNA. – Il faut qu’il y soit… Oui, si vous voulez la ramener à son martyre, il faut que mon fils soit ici… Et vous devez lui faire comprendre, comme j’ai essayé moi-même, de quelle manière il doit désormais vivre pour elle – uniquement dans son cœur – sans le chercher au dehors, réduit à la vie qu’elle lui donnera… Voilà… Mais d’abord lui promettre qu’elle le verra…

FRANCESCA. – Qu’elle le verra ?

DONNA ANNA. – Pas ici ! « Ici », lui dirons-nous, « il ne reviendra pas avant de savoir que tu en es repartie. Tu le verras bientôt ; il reviendra te voir là-bas ! » Parlez-lui de la sorte et peut-être réussirez-vous à la ramener. Pensez qu’elle est là à l’attendre, qu’elle a voulu coucher dans son lit, qu’elle est en train de rêver de lui peut-être… Quand elle s’éveillera, elle pensera à lui comme à un être vivant qui va revenir.

FRANCESCA, passant peu à peu de l’horreur à la pitié. – Mais, madame, c’est une folie !

À ce moment, la porte de droite s’ouvre et Lucia apparaît. Remarquant l’attitude de sa mère, après une minute de surprise, elle se trouble, regarde Donna Anna et, dans un éclair de lucidité, entrevoit le malheur qui est arrivé.

LUCIA. – Oh ! maman, te voilà ! (Elle va vers elle, mais s’arrêtant.) Qu’y a-t-il ?

FRANCESCA, sur un ton qui fait deviner à sa fille la vérité. – Ma fille, ma fille.

LUCIA, même jeu. – Que se passe-t-il ? Qu’étiez-vous en train de dire ?

DONNA ANNA. – Rien. Vous voyez. Votre mère est venue… à votre recherche.

LUCIA. – Ce n’est pas cela. Comment se fait-il, maman, que tu ne me parles pas ? Qu’est-il arrivé ? (Criant.) Dites-le-moi.

FRANCESCA, courant à elle pour l’embrasser. – Ma pauvre petite.

LUCIA. – Il est mort ? Il est mort ? (Repoussant sa mère pour se tourner vers Donna Anna.) Non ! Il est mort ! Et comment vous… Non, ce n’est pas possible ! Le rêve que j’ai fait. Il est mort ? Dites-le-moi, dites-le-moi !

FRANCESCA. – Il y a déjà bien des jours, ma fille.

LUCIA. – Bien des jours ? (À Donna Anna.) Qu’il est mort ? Et vous, comment… pourquoi me l’avez-vous caché ? De quoi est-il mort ? Ah ! dans ce lit où j’ai dormi… Et vous m’avez fait coucher dans son lit. Oui, je sais, je l’ai demandé, mais vous… Ces mensonges : « les fleurs », « il est parti », « voilà sa chambre », « je ne sais pas où il est ». J’ai rêvé de lui, il était loin, loin ; il ne pouvait plus revenir. Je le voyais de loin, avec un visage de mort, son visage, son visage ! Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! (Elle éclate en sanglots.) Il fallait qu’il fût mort pour ne pas m’avoir attendue… Il fallait cela… Et je ne l’ai pas compris… À cause de vous… Mais comment avez-vous pu faire ?… C’était pour moi ? Mais il est mort aussi pour vous. C’est incroyable ! Vous me parliez de lui comme s’il était vivant !

DONNA ANNA, le regard perdu au loin. – Je le vois…

LUCIA. – N’est-il pas mort sous vos yeux ?

DONNA ANNA. – Non, il meurt maintenant…

LUCIA. – Maintenant ?

DONNA ANNA. – C’est maintenant que je le vois mourir.

LUCIA. – Que dites-vous ? (Donna Anna se couvre le visage de ses mains.) Je le savais, je savais qu’il mourrait. Je n’avais pas voulu y croire. Il me l’avait dit lui-même qu’il reviendrait ici pour y mourir.

DONNA ANNA. – Et je ne m’en suis pas aperçue…

LUCIA. – Moi, je le savais. Il mourait, il mourait depuis des années. Ses yeux s’étaient éteints ; quand il m’a quittée, il était déjà comme mort. Il était si pâle, si malheureux… J’ai tout de suite compris qu’il allait mourir.

DONNA ANNA. – Oui, ses yeux éteints – et tellement changé, tellement – je le revois en ce moment pour toi, ma fille. (Elle l’attire à elle.) Oh ! ma fille ! sur ta chair, à présent, je le vois qui meurt… Je sens le froid de sa mort dans la chaleur de tes larmes… Tu me l’as fait voir, tel qu’il était devenu. Moi, je ne l’avais pas vu ! je ne pouvais pas le pleurer, je ne le voyais pas ! À présent, je le vois !

LUCIA, se dégageant et allant vers sa mère. – Mon Dieu, que dit-elle ?

DONNA ANNA. – Mon petit… Ta pauvre chair… Tu t’en es allé si dépourvu, si misérable, réduit à rien… Et moi, je t’avais embaumé, embaumé vivant. Je te voyais toujours comme tel que tu n’étais plus et ne pouvais plus être, avec tes cheveux, tes yeux qui n’étaient plus les tiens, qui ne pouvaient plus rire ! C’est parce que tes yeux ne riaient plus que je ne t’avais pas reconnu ! Je voulais te faire vivre en dehors de ta vie ? En dehors de la vie qui t’a dévorée, pauvre chair de ma chair que je n’ai plus su voir, que je ne reverrai plus ? Où es-tu ? (Elle se tourne pour chercher autour d’elle.) Où es-tu ?

LUCIA, courant à elle. – Ici, maman !

DONNA ANNA. – Toi ? Ah ! oui ! (L’embrassant avec frénésie.) Ne l’emporte pas ! Ne t’en va pas ! Ne t’en va pas !

LUCIA. – Non, je ne m’en irai pas, maman, je resterai !

FRANCESCA. – Comment, tu resteras ?… Tu vas me suivre, retourner avec moi, tout de suite.

DONNA ANNA. – Non. Laissez-la-moi, madame, elle est à moi, elle m’appartient. Laissez-la-moi !

FRANCESCA. – Vous devenez folle, madame !

DONNA ANNA. – Elle m’en a déjà trop fait, songez-y… (Mais aussitôt sur un ton caressant, à Lucia.) Non, non, je ne t’en veux pas, tu sais ! Je suis ta mère !

FRANCESCA. – Mais vous voulez qu’elle m’abandonne pour vous ! qu’elle abandonne ses enfants… (À Lucia.) Tu veux abandonner tes petits pour rester ici avec un fantôme.

DONNA ANNA. – Elle aura ici un autre enfant. Elle ne peut le donner à l’homme qui n’est pas son père.

FRANCESCA. – Madame, n’avez-vous pas honte de ce que vous dites ?

LUCIA. – Et toi, n’as-tu pas honte de ce que tu voudrais me faire faire ?

DONNA ANNA, à bout de forces. – Non, non, ta mère a raison, ma fille. Elle a compris que je pensais à moi et non pas au petit qui viendra… Moi aussi, je n’en peux plus… C’est que je suis en train de mourir, moi aussi… Quand ce petit que tu emportes naîtra, dès que tu lui auras donné la vie, hors de toi, eh bien ! c’est toi qui seras la mère… Ce ne sera plus moi… Personne ne reviendra plus ici me retrouver. C’est fini ! Toi, tu auras mon fils, comme je l’ai eu, tout petit, avec ses cheveux dorés et ses yeux rieurs… Il sera à toi… Il ne sera plus à moi. C’est toi qui seras sa mère… Moi, je me sens mourir… Oh mon Dieu ! (Elle pleure, comme elle n’a jamais pleuré. Peu à peu, elle étouffe ses larmes, mais elle apparaît presque éteinte.) Mais oui, mais oui… C’est assez. Si c’est pour moi, non. Non, je ne veux pas pleurer. Assez. (Longue pause. Elle se lève, va vers Lucia, la caresse.) Va, ma fille… va vers ta vie, va te consumer à ton tour, pauvre chair souffrante. La mort, c’est bien cela. Assez. N’y pensons plus… Pensons, pensons plutôt à ta mère qui doit être bien lasse…

FRANCESCA. – Non, je veux repartir, tout de suite.

DONNA ANNA. – Tout de suite, ce n’est pas possible. Il faut attendre le train de Pise. Il ne passe qu’à la fin de la journée. Vous aurez tout le temps de vous reposer. Et toi, ma fille…

LUCIA. – Non, je ne partirai pas, je ne partirai pas. Je resterai avec vous.

FRANCESCA. – Tu partiras. Elle-même te le conseille.

DONNA ANNA. – Il n’y a plus rien ici pour toi.

FRANCESCA. – Tes enfants t’attendent. Il faut te dépêcher !

LUCIA. – Je ne rentrerai pas, je ne retournerai pas près de cet homme. Ce n’est plus possible pour moi. Je ne peux pas ! Je ne peux pas et je ne veux pas ! Comment le pourrais-je maintenant ?

DONNA ANNA. – Et moi ici ? C’est bien là la mort, ma fille. Des choses qu’il faut faire, qu’on le veuille ou non, des choses qu’il faut dire… Tout de suite, l’indicateur à consulter… Puis la voiture pour la gare, voyager… Nous sommes de pauvres morts en mouvement. Se martyriser, se consoler, s’apaiser… Oui, c’est bien cela la mort…

Rideau.

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Juin 2025

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