Pierre Alexis Ponson du Terrail
LES CAVALIERS
DE LA NUIT
1852
— Quelle nuit sombre, quel orage !… Maître, ne chercherons-nous point un abri, castel ou chaumière, où nous puissions attendre le jour le verre et les dés en main ?
— Que me font la nuit et l’orage !
— Maître, votre manteau ruisselle et les bords de votre feutre sont aussi détrempés que la route où nous chevauchons. Le vent en a brisé la plume ; votre cheval se cabre à la lueur de la foudre, et le rugissement de la mer fait frissonner le mien sous moi.
— La bise séchera mon manteau ; je remplacerai ma plume brisée ; et quant à nos chevaux, si le tonnerre et les rugissements de la mer les épouvantent, s’ils refusent d’avancer, nous mettrons pied à terre, et nous continuerons notre chemin à pied.
— Maître, maître, au nom de Dieu – Dieu veille sur ceux qui le servent. Mais souviens-toi qu’un éperon de fer est vissé à ta botte… L’heure s’avance, – on nous attend !
Ce dialogue avait lieu sur une route de Bretagne, courant en rampes brusques et raboteuses entre une forêt et une falaise déserte, au pied de laquelle la mer déferlait pendant une nuit orageuse du mois d’août 1572.
La pluie tombait en tourbillonnant au souffle du vent, et les éclairs déchiraient la voûte noire du ciel. La forêt, située à droite de la route, inclinait sous l’effort de la tempête les hautes cimes de ses noirs sapins, qui jetaient, comme un lointain et lugubre écho, leurs gémissements et leurs craquements confus aux voix courroucées de l’Océan.
Les deux cavaliers cheminant ainsi par ce sentier désert, et dont les montures frémissaient à chaque éclat du tonnerre, venaient de bien loin sans doute, car la pluie qui ruisselait depuis deux ou trois heures, n’avait pu parvenir à laver la boue de leurs manteaux. Celui des deux cavaliers qui parlait la voix haute, avec l’accent impérieux du maître, était un jeune homme solide et campé sur sa selle comme un preux du moyen-âge.
Quand un éclair déchirait la nue, on pouvait distinguer la belle et martiale figure d’un homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, avec un teint brun, une barbe noire pointue, de fines moustaches retroussées, une lèvre insouciante et railleuse, de longs cheveux bouclés, malgré la mode du temps, qui les voulait rasés.
La longue épée du jeune cavalier rebondissait sur les flancs de son cheval ; son manteau court, sans broderies, était fièrement attaché sur son épaule ; son feutre, tout détrempé qu’il fût, cavalièrement incliné sur son oreille gauche.
C’était un beau jeune homme chevauchant le poing sur la hanche et la tête haute malgré l’orage, la foudre et le vent.
Son compagnon était un gros homme de près de quarante ans, déjà grisonnant, ventru, pleurard, qui, a en juger par ses plaintes récentes, eût préféré de beaucoup le plafond enfumé et les pots d’étain d’une taverne à ce voyage nocturne à la suite du gentilhomme auquel il servait d’écuyer.
— Allons ! maître fainéant, reprit le cavalier après un moment de silence, essuie ton front et donne une accolade à cette gourde à large panse qui roule et rebondit sur ton dos ; elle te conseillera la patience…
— Nous venons de si loin ! murmura l’écuyer lassé.
— Corbleu ! si nous venons de loin, c’est une bonne raison pour ne pas nous décourager au terme du voyage. La tour de Penn-Oll est proche, nous a-t-on dit ; c’est là que nous allons.
— Si elle était si proche que vous le dites, maître, nous la verrions à la lueur de ces éclairs.
Le gentilhomme haussa les épaules et ne répondit pas ; puis il poussa vigoureusement son cheval qui prit le trot.
Au bout de cent pas, la route fit un coude et se trouva suspendue sur le bord de la falaise qui surplombait sur une mer en courroux.
Le vieil océan était beau de colère et de majesté ! Les rocs de la grève, les cavernes sous-marines retentissaient sous son clapotement ; ses lames couronnées d’une écume blanche, hérissées d’une gerbe d’étincelles phosphorescentes, galopaient vers la terre, mugissantes et échevelées, comme des troupeaux de buffles sauvages qui fuiraient quelque fleuve débordé dans l’Amérique du Nord.
Là, le cavalier arrêta court sa monture, et sa silhouette noire apparut entre le ciel et la mer, ayant une pointe de rocher pour appui. Et sous le poids sans doute d’une pensée tenace, oubliant son écuyer qui, lui aussi, s’était arrêté pour avaler une gorgée de vin, il sembla se parler à lui-même et murmura :
— Non, jamais les vagues molles des mers d’Italie n’eurent pareils rugissements, jamais le golfe napolitain ne déploya si majestueuse fureur… Ô vieil Océan ! c’est bien toi que j’ai entendu dans mon enfance, quand tu m’éveillais dans cette demeure vermoulue dont tu rongeais patiemment la base. C’est bien toi que j’ai vu, tantôt d’un gris terne, tantôt noir comme le ciel qui nous couvre tous deux, toujours avec ta crinière écumante que tu jettes, ainsi qu’un défi, à ce même ciel qui t’impose sa couleur !
C’est bien cette grève désolée sur laquelle j’ai couru tête nue ; c’est bien cette lande aride dont les ronces ensanglantaient mes pieds…
J’avais oublié le nom de mon pays, comme le mien, comme celui de mon père ; je sais maintenant le premier ; dans deux heures, je saurai les autres !
Et il éperonna de nouveau son cheval et repartit, pressant du genou les flancs essoufflés du noble animal, et lui communiquant cette impatience fébrile du voyageur pressé d’arriver.
Le chemin qu’il suivait se bifurquait un peu plus loin, ou du moins il était rejoint par un autre qui venait de l’intérieur des terres et sortait d’une coulée de châtaigniers et de sapins.
Au moment où notre gentilhomme arrivait à ce point de jonction, un autre cavalier l’atteignait aussi par la route intérieure.
Celui-là était tout seul ; mais, comme le premier, et autant qu’on en pouvait juger au travers des ténèbres, c’était pareillement un gentilhomme, jeune, hardi, portant bien son feutre et son manteau et possédant, lui aussi, une bonne rapière à poignée d’acier tordu et des pistolets dans ses fontes.
Celui-ci, parvenu le premier à l’embranchement des deux sentiers, s’arrêta et parut hésiter, puis apercevant les deux cavaliers qui venaient sur lui, il leur dit :
— Holà, messeigneurs ! vilains ou gentilshommes, qui que vous soyez, parlez-vous une langue chrétienne, italien, français ou espagnol ?
Et il s’exprimait en français avec une nuance d’accentuation alsacienne.
— Oui, répondit le premier cavalier dans la même langue, mais avec l’intonation italienne. Que désirez-vous ?
— Je désire savoir lequel bout de ce chemin, du nord ou du sud, conduit à la tour de Penn-Oll ?
— J’y vais, messire, et si vous me voulez suivre…
— Volontiers, mon gentilhomme, car je me suis égaré deux fois déjà, je viens de loin et l’heure me presse.
— Vous venez de loin ? dit le premier cavalier en tressaillant.
— Oui, messire.
— Puis-je vous demander de quel pays ?
— Sans doute. Je viens de Lorraine : de la cour du duc de Guise.
— Ah ! fit le premier cavalier intrigué, et vous allez à la tour de Penn-Oll ?
— On m’y attend à minuit précis.
Le premier cavalier tressaillit de nouveau.
— C’est comme moi, dit-il. Et je viens pareillement de loin.
— D’où venez-vous ?
— De Naples.
— Et vous allez à Penn-Oll ?
— Oui, messire.
— Sang-Dieu ! mon gentilhomme, puisqu’il en est ainsi, peut-être m’expliquerez-vous un mystère… J’ignore mon pays, je porte un nom de hasard. Je suis écuyer de monseigneur le duc de Mayenne, j’avais quatre ou cinq ans quand je quittai la demeure paternelle, je ne sais pourquoi, je ne puis m’expliquer comment : un nuage s’étend sur mon souvenir.
Il y a quinze jours un inconnu a placardé, à la porte de mon logis, une lettre avec son poignard. Cette lettre contenait…
— Peut-être ces mots, interrompit le premier cavalier : « Si vous voulez savoir votre nom, le nom de votre pays, et les grandes choses que vous réserve la destinée, prenez sur-le-champ la route de Bretagne, et trouvez-vous, le 17 du mois d’août, le douzième coup de minuit sonnant, à la porte de la tour de Penn-Oll. »
— Vous savez donc, dit-il, vous connaissez celui qui m’a écrit ?
— Pas plus que vous. J’ai reçu une lettre semblable à la vôtre, et comme la vôtre je l’ai trouvée clouée à la porte de mon logis avec la dague que voilà.
— C’est étrange ! murmura le cavalier. Ainsi, comme moi vous ignorez votre pays ?
— Non, fit vivement le gentilhomme, je viens de le reconnaître. Mon pays, c’est la Bretagne. Cette mer que voilà, je m’en souviens maintenant, cette grève que nous foulons, je l’ai parcourue les pieds nus, les cheveux au vent…
Le cavalier qui venait de Lorraine, ainsi que l’avait fait naguère le Napolitain, arrêta court son cheval, lui tourna la tête vers l’Océan ; examina les vagues moutonnantes, puis la falaise à pic, puis la grève déserte, puis la forêt sombre où le vent sanglotait ; – il laissa une minute glisser la bride de sa main, porta cette main à son front, sembla lire dans son souvenir, interroger les échos lointains et les tableaux brumeux du passé, et enfin, il s’écria :
— Moi aussi ! moi aussi, je te reconnais mer qui grondait dans ma tête, quand j’essayais de me rappeler les jours éteints, je vous reconnais bien aussi falaise escarpée, grève rocailleuse, forêt chevelue, vent impétueux qui en courbe les cimes !
— Vous aussi ! fit le Napolitain… Oh ! c’est plus qu’étrange !
— Écoutez, continua l’écuyer du duc de Mayenne, je commence à me rappeler la demeure paternelle : c’était un vieux château, un château qui tombaient en ruines… l’Océan l’entourait…
— Vous souvient-il de votre père ? interrompit le Napolitain, dont la voix tremblait.
— Oui, oui, fit vivement le Lorrain ; c’était un homme de haute taille, déjà blanc de cheveux et de barbe, mais dont l’œil brillait comme un reflet d’épée au soleil… Il était vêtu de noir… Il avait une plume noire à son chapeau…
Le cavalier napolitain poussa un nouveau cri :
— Cet homme était votre père ? s’écria-t-il.
— Et, continua le Napolitain dont la voix tremblait de plus en plus, ne vous souvient-il pas maintenant que vous aviez des frères ?
— Des frères ?
Le Lorrain passa de nouveau la main sur son front…
— Oui, balbutia-t-il, il me semble… Nous étions quatre, j’étais le plus petit… car les autres me portaient…
— Oh ! fit soudain l’italien dont l’émotion couvrit la voix ; le voile du passé se déchire… Je me souviens… Tu es mon frère !
Et, poussant un même cri, les deux cavaliers se jetèrent à bas de leurs chevaux, et aux éclats de la foudre, aux lueurs des éclairs, s’étreignirent et se donnèrent un baiser.
— Frère ! dit alors le Napolitain, l’heure marche ! À cheval ! on nous attend !
Ils se remirent en selle et continuèrent leur route côte à côte, la main dans la main, ainsi qu’il convient à deux rejetons du même arbre que la tempête a longtemps séparés, et dont un nouveau caprice de la tempête réunit enfin les rameaux. Tout à coup, une bouffée de vent leur apporta sur son aile le bruit d’un lointain galop de cheval qui retentissait parmi les voix de l’orage.
— Frère ! dit le Lorrain, entends-tu ?
— Oui, fit l’italien, tournant la tête et tendant l’oreille. C’est un cavalier qui accourt bride abattue.
— Frère, nous étions quatre, peut-être est-ce l’un de nos frères !
— Qui sait ? fit le Lorrain hochant la tête.
— Qui donc veux-tu qui chevauche à pareille heure, par temps pareil et dans pareil chemin, si ce n’est celui que l’heure presse, que la destinée pousse, que le prestige ardent de l’inconnu attire ?
— C’est juste, dit le Lorrain.
Et tous deux mus par la même pensée, s’arrêtèrent, écoutant, anxieux, le galop qui se rapprochait.
Bientôt une silhouette noire se dessina sur le sillon blanc du chemin, puis cette silhouette cria :
— Holà ! cavaliers ?
— Qui êtes-vous ? répondit l’italien frémissant ?
— Un gentilhomme espagnol qui a nom don Paëz.
Le Lorrain tressaillit.
— Ce n’est pas notre frère, murmura-t-il.
— Que demandez-vous ?
— Mon chemin.
— Où allez-vous ?
— À la tour de Penn-Oll.
— Nous y allons… venez avec nous…
L’Italien tremblait en parlant :
— Mon gentilhomme, reprit-il au moment où le cavalier arrivait sur eux, vous nommez-vous bien don Paëz ?
— Oui certes, car c’est moi qui me suis donné ce nom.
— Et… vous n’en avez pas d’autre ?
— Je le saurai dans une heure !
Un double cri échappa aux poitrines oppressées des deux gentilshommes.
— C’est lui ! murmurèrent-ils.
— Qui lui ! fit le nouvel arrivant.
— Notre frère, dit le Lorrain, en lui tendant-les bras par-dessus le col de son cheval. Frère, te souvient-il du manoir paternel ?… Te souviens-tu d’une vieille salle aux plafonds écussonnés, d’une tour croulante, d’une mer furieuse qui en mordait les assises : te souviens-tu d’une grève isolée où nous étions quatre enfants, à nous défier a la course ?
— Oui, dit l’Espagnol.
— Reconnais-tu cette mer, cette grève ? Vois-tu dans l’éloignement cette masse gigantesque qui se dresse plus noire que la nuit d’alentour ?… Frère, frère, te souvient-il ?
Comme les deux autres, le troisième cavalier tourna la tête de sa monture vers la mer, puis vers la forêt, puis vers la masse gigantesque aperçue par le Lorrain…
Comme eux il interrogea le passé, la main sur son front, et il cria comme eux :
— Oui, je me souviens ! Frères, salut !
— Hâtons-nous donc ! ajouta-t-il, car minuit sonnera bientôt et on nous attend !
Et alors ils labourèrent de l’éperon les flancs haletants de leurs chevaux, et ils galopèrent vers la tour de Penn-Oll qui commençait à apparaître au travers des brumes, et qu’un éclair leur montra tout à coup solitaire sur sa base de rochers, séparée du continent par un étroit bras de mer.
Vingt minutes après ils étaient en face d’elle, n’ayant plus pour l’atteindre que le bras de mer à franchir.
— Maître, grommela alors l’écuyer du gentilhomme italien, je ne vois de barque nulle part.
— Nos chevaux nagent.
— Maître, la mer est si mauvaise…
— Écuyer maudit, répondit le gentilhomme, si tu crains la mort, demeure sur la grève… tu n’as point de secret à apprendre… et je n’ai nul besoin de toi !
Et il lança bravement son cheval à la mer.
L’animal se cabra, recula frissonnant, mais l’éperon déchira son flanc, et furieux, ensanglanté, il se jeta à la rencontre des vagues, hennissant de douleur.
Le Lorrain et l’Espagnol suivirent leur frère.
L’écuyer hésita longtemps, mais la pluie tombait toujours… et sa gourde était vide !
Il ôta son chapeau, fit un signe de croix, invoqua la madone napolitaine, et suivit les trois gentilshommes.
L’Océan essaya bien de rugir et de rejeter à la côte ces hommes assez téméraires pour la braver ainsi ; mais ces hommes étaient de forte et fière trempe, – et ils fendirent les lames, et après quelques minutes d’une lutte terrible, l’ongle de fer de leurs étalons grinça sur le roc glissant et poli qui supportait la tour de Penn-Oll. Cette tour était tout ce qui restait d’une antique demeure féodale.
La vague avait passé sur les décombres du reste.
— Frères ! dit alors le cavalier lorrain en soulevant le marteau de bronze de la porte, nous étions quatre autrefois, et nous ne sommes que trois maintenant !
— Voici le quatrième ! répondit une voix venant de la haute mer.
Ils regardèrent, et aperçurent, se balançant à la crête des vagues, à cent brasses de la tour, une barque, à l’avant de laquelle se tenait tout debout un gentilhomme vêtu de noir, avec une plume rouge au chapeau.
— D’où venez-vous ? Frère, d’où viens-tu ?
— D’Écosse ! répondit-il.
En ce moment le beffroi de la tour retentit, et sonna le premier des douze coups de minuit.
— Entrons, dit le cavalier lorrain, – laissant retomber, sur le chêne ferré de la porte, la main de bronze qui servait de marteau.
Le coup de marteau retentit à l’intérieur de la tour avec un bruit lugubre qui alla se répercuter en de sonores et lointains échos, tandis que minuit sonnait.
À la dernière vibration du beffroi, la porte tourna sur ses gonds et mit à découvert les ténébreuses profondeurs d’un vestibule au fond duquel blanchissaient les dalles d’un escalier à balustre de fer.
Presque aussitôt, en haut de cet escalier, une lumière brilla, éclairant la tête du vieillard, blanchie et ridée, mais dont les yeux enfermaient un rayon de jeunesse et de mâle énergie.
— Qui êtes-vous ? demanda la voix, chevrotante de ce vieillard.
— Des gens qui cherchent un nom, répondit l’un des cavaliers.
— D’où venez-vous ?
— De loin.
— Enfin ! murmura le vieillard dont l’œil flamboyait.
Puis il reprit :
— Lorraine, êtes-vous la ?
— Oui, dit le cavalier lorrain.
— Naples, êtes-vous là ?
— Oui, dit le Napolitain.
— Et vous, Espagne ?
— Moi aussi, dit le castillan don Paëz.
— Et vous, Écosse ?
Il y eut un moment de silence, puis un choc eut lieu en dehors, la barque qui se balançait peu auparavant sur les lames houleuses accosta le roc de Penn-Oll, et le quatrième gentilhomme sauta lestement à terre, entra dans le vestibule et répondit :
— Me voilà !
— C’est bien, dit le vieillard, suivez-moi.
Et il remonta les deux marches qu’il avait descendues, sa torche à la main.
L’escalier était large, les quatre gentilshommes le gravirent de front côte à côte.
Au bout de cinquante marches, ils eurent atteint le premier repos et se trouvèrent face à face avec leur guide. Alors ils reculèrent tous d’un pas, portèrent la main à leur feutre ruisselant et saluèrent ce vieillard.
Il était vêtu de noir, il était de haute taille, sa barbe était blanche et non taillée, – son feutre qu’il tenait à la main avait une plume noire.
— Mon père ! exclamèrent-ils tous ensemble, et ils lui tendirent les bras avec la spontanéité passionnée de la jeunesse.
Mais le vieillard fit un pas de retraite, poussa une porte devant lui et répéta froidement :
— Suivez-moi !
Ils traversèrent, guidés par la torche du vieillard, une première salle dévastée, sans meubles, avec des boiseries vermoulues et des tapisseries de haute lice tombant en lambeaux.
Puis le vieillard ouvrit une seconde porte qui livra passage à un jet de lumière, et les quatre gentilshommes furent introduits dans une autre salle tout aussi vaste, enfumée au plafond, mais tendue de rouge écarlate et moins délabrée que la première ; un feu colossal flambait sous le manteau écussonné de l’âtre, jetant de fantastiques lueurs aux tentures et au vieil ameublement gothique.
Au milieu de cette salle, sur un lit de parade, était un enfant de quatre ou cinq ans, dormant, tout vêtu, de ce profond et calme sommeil de la jeunesse. Il était habillé de velours noir et portait au col une chaîne d’or massif.
Ses cheveux d’un blond doré ruisselaient en boucles capricieuses sur la courtine rouge du lit et ses mains blanches et mignonnes, croisées sur sa poitrine, se détachaient admirablement sur le velours noir de son pourpoint.
Au chevet du lit, il y avait une femme vêtue de noir, d’une merveilleuse beauté, blonde comme l’enfant, et si jeune qu’on eût dit sa sœur aînée.
Son front pâle portait l’empreinte de la tristesse, la douleur avait creusé un pli léger aux coins de ses lèvres, et la queue de sa longue robe de crêpe, ramenée sur sa tête, annonçait qu’elle était en deuil.
Qui donc pleurait-elle ?
Un anneau d’alliance passé à sa main droite et brisé selon la mode du temps, disait assez qu’elle était veuve.
À l’angle droit de la cheminée se trouvait un large et haut fauteuil de cuir de Cordoue à clous d’or.
Autour de ce fauteuil se groupaient quatre sièges pareils mais moins élevés.
Le vieillard gagna lentement le premier, s’y assit et dit :
— Seigneur cavaliers, découvrez-vous. L’enfant qui dort ici est votre maître.
Et comme leurs regards se portaient avec curiosité sur l’enfant qui sommeillait paisiblement, le vieillard continua :
— Seigneurs cavaliers, vous êtes venus malgré la distance, malgré la tempête, sur la foi d’un billet tracé par une main inconnue, merci ! vous êtes hardis, vous êtes loyaux, vous êtes Bretons !
Vous ne vous êtes point trompés, messires, en m’appelant votre père. Cette tour, cette salle vous ont vus naître, cette mer vous a bercés.
Vous avez oublié votre nom, vous ne l’avez jamais su, peut-être ; ce nom, je vous le dirai tout à l’heure.
Vous êtes frères, messires, vous vous ressemblez assez les uns aux autres pour que nul n’en puisse douter en vous voyant réunis, et pourtant, malgré cette communauté de berceau, quatre pays divers, séparés par de longues distances, ont vu grandir votre jeunesse. Vous n’avez point été enlevés d’ici comme on le pourrait croire ; c’est moi, moi, votre père, qui vous ai confié à quatre messagers différents ; lesquels, prenant quatre routes opposées, vous ont conduits en des climats lointains, et là, feignant de vous abandonner a la merci du hasard, n’ont cessé, invisibles et muets, de veiller sur vous.
Les quatre gentilshommes se regardèrent avec étonnement.
— Don Paëz, continua le vieillard, s’adressant à l’Espagnol, quelle route avez-vous faite sur le chemin de la fortune et des honneurs ?
Don Paëz s’avança au milieu de la salle, rejeta son manteau, et apparut aux yeux paternels couvert d’un riche pourpoint brodé d’or, et portant à la ceinture une épée à poignée ciselée.
— Mon père, dit-il avec la gravité solennelle des Castillans, je suis le favori du roi d’Espagne et je commande un régiment de ses gardes.
— Êtes-vous riche ?
— J’ai un crédit illimité sur les caisses du roi.
— C’est bien ; cela nous servira peut-être. Seyez-vous à ma droite, don Paëz, vous étiez l’aîné de mes fils et vous vous nommiez Jean.
— Gaëtano, poursuivit le vieillard, s’adressant au Napolitain, avez-vous fait fortune ?
— Comme l’Espagnol, le Napolitain s’avança, rejeta son manteau boueux et se montra vêtu de velours noir fané, portant fraise jaunie, épée grossièrement taillée, mais d’une garde sûre et d’une pointe vaillante, et stylet de lazzarone sur le flanc.
— Mon père, dit-il, le roi de Naples m’a souvent confié un régiment et donné beaucoup d’or. J’ai toujours battu l’ennemi et traité comme l’ennemi l’or du roi. Le vin de Falerne, mes créanciers, – et, par les cornes de Satanas, ils sont nombreux ! les dés, le jeu de paume et les femmes ont ordinairement pris soin de vider mon escarcelle. Voyez plutôt…
Et le Napolitain secoua la bourse qui pendait à sa ceinture et dans laquelle deux pistoles s’entrechoquèrent avec un maigre bruit.
— Que vous soyez riche ou pauvre, avare ou prodigue, peu m’importe ! L’essentiel est que vous soyez bien en cour et qu’un jour vous deveniez puissant. Seyez-vous à ma gauche, dit le vieillard. Vous êtes le second de mes fils, et vous vous nommiez Raoul.
Et vous ? continua-t-il, s’adressant au Lorrain.
— Moi, fit celui-ci, je ne suis ni pauvre ni riche, ni grand seigneur ni vilain.
Quand ma bourse est pleine, mon tavernier verse du vin de Guienne et décoiffe des flacons poudreux ; quand elle est vide, – et par le pied fourchu du diable ! elle l’est souvent, – il remplace le vin de Guienne par du Bourgogne, et ses flacons poudreux restent en cave.
Quant au duc de Mayenne, que je sers en qualité d’écuyer, il m’aime comme son chien, son cheval et sa maîtresse. Il me sacrifiera même ces trois êtres et tous ses amis, mais il m’abandonnera aux rapières de quatre estafiers s’il sent son dîner servi et s’il a le nez chatouillé par le fumet d’une bisque de perdreaux ou d’un salmis de bécasses. En temps de famine, c’est un homme à se dévorer lui-même tout cru.
— Et le duc de Guise, son frère, comment vous traite-t-il ?
— Mal ; il m’accuse d’avoir été son heureux rival.
— C’est bien, messire Gontran, car c’est ainsi, je crois, qu’on vous nomme en Lorraine. Si votre crédit est mesquin, vous avez fière mine et grand air, et, en vous voyant, l’on se dit : Bon sang ne peut mentir ! Allez-vous asseoir sur ce dernier escabeau. Vous étiez le plus jeune et vous aviez nom Alain.
Des quatre cavaliers, trois étaient assis déjà ; le quatrième, celui qui demeurait debout au seuil de la salle, enveloppé dans son manteau, pâle, hautain, était un beau jeune homme de vingt-trois ans, plus grand que les autres, blond comme ils étaient bruns, ayant dans son visage, dans sa tournure, quelques-uns des traits caractéristiques du peuple anglais.
Le plaid écossais lui tenait lieu de manteau, et la plume rouge de son feutre avait été enlevée à un coq de bruyères des monts Cheviot.
Il s’avança de lui-même et sans attendre que son père l’invitât.
— Moi, dit-il, je ne suis ni favori de roi, ni écuyer de duc. Ma bourse est légère, mon épée est lourde, et je suis un simple soldat dans les gardes de la reine d’Écosse ; mais je me sens fort, messire mon père, et vous pouvez compter sur moi pour les choses grandes ou aventureuses que vous nous avez réservées, il est inutile que vous m’appreniez mon nom, j’ai une meilleure mémoire que mes frères et je ne l’ai point oublié ; je me nommais et je me nomme Hector.
Et le quatrième cavalier alla prendre place auprès des autres, après s’être incliné, comme eux, devant la jeune femme vêtue de noir et portant le deuil des veuves.
Le vieillard fit un geste d’assentiment, demeura silencieux pendant quelques instants, puis continua :
« Il fallait, messires mes fils, un motif bien puissant pour obliger un père à se priver de ses quatre rejetons et les faire élever ainsi en terre étrangère, isolés les uns des autres.
» Ce motif vous allez le comprendre :
» J’ai soixante-cinq ans, je suis Breton et l’un des derniers gentilshommes de ce pays qui se souviennent que jadis la Bretagne était un fier duché, libre de droit, ayant souverain légitime, lequel souverain était duc, comme celui de France était roi.
» Le duc de Bretagne et le roi de France marchèrent de pair aux grandes assemblées de l’Europe ; ils avaient tous les deux couronne en tête et dague au flanc, éperons d’or et vaillante épée.
» Le duc ne plaçait point ses mains dans les mains du roi, en signe de vasselage, – le duc était son égal, et il l’appelait « mon cousin. »
» Malheureusement la loi salique n’existait pas en Bretagne ; les femmes régnaient. Un jour vint où la couronne ducale des Dreux brilla au front d’une femme, et cette femme deux fois l’épouse d’un roi de France, lui vendit le trône de Bretagne, lui livra son manteau d’hermine, ses clés vierges, sa liberté, et le roi, prenant tout cela, raya le nom de Bretagne du livre des nations !
» Notre beau duché ne fut plus qu’une obscure province à laquelle on envoya un gouverneur indolent qui s’établit dans le palais ducal, et substitua au loyal et paternel gouvernement de nos souverains, le despotisme et l’exaction.
» Des gentilshommes bretons, quelques-uns s’indignèrent et s’enfermèrent derrière leurs murailles, protestant par leur silence contre cette violation du droit des peuples ; – d’autre fléchirent le genou et courbèrent la tête. Ils s’en allèrent, vêtus de bure et couverts d’armes non-ciselées, les maîtres nouveaux dans leur Louvre ; les maîtres nouveaux les accueillirent froidement, et leurs courtisans, qui portaient pourpoints de velours et manteaux brodés, se moquèrent de leurs grossiers habits et de leurs lourdes chaussures.
» Alors, comme la vanité humaine parle souvent plus haut que le véritable orgueil, les lâches retournèrent chez eux, vendirent leurs prés et leurs moulins, puis s’en revinrent à la cour de France, vêtus comme les courtisans, ayant riches justaucorps et collerettes de fine dentelle.
» Et puis, d’autres les imitèrent, et, moins d’un siècle après, la Bretagne tout entière était vaincue, garrottée, à jamais dépouillée de son manteau ducal. L’étoile des Dreux s’était effacée devant l’astre des Valois.
» Pourtant, la duchesse Anne était morte sans postérité ; le trône de France était passé aux mains du roi François, et il eût été juste que le duché de Bretagne retourna aux rejetons de ses anciens maîtres, si ces rejetons existaient.
» Le duc François avait un bâtard, un beau gentilhomme qui se nommait Robert de Penn-Oll… »
À ce nom, les quatre cavaliers tressaillirent et jetèrent à leur père un regard éloquent de curiosité.
— Attendez, fit le vieillard d’un geste.
Et il reprit :
« Robert de Penn-Oll était un vaillant compagnon, il portait haut la tête et savait quel noble sang coulait dans ses veines. « Race oblige, » il se crut obligé, et quand la reine de France, Anne, duchesse de Bretagne et sa sœur, mourut, il revendiqua hautement la couronne de son père…
» Il appela à lui la noblesse de Bretagne…
» La noblesse de Bretagne était découragée ou corrompue. Le roi de France avait peu à peu, et sous divers prétextes, rasé ses murailles, comblé ses fossés, démantelé ses places fortes ; il avait arrosé du plus pur et du plus noble sang breton la terre meurtrière d’Italie, et la noblesse de Bretagne demeura sourde à la voix héroïque de Penn-Oll.
» Il avait réclamé son bien, la couronne qui était la sienne, et on l’accusa de haute trahison.
» Il paya de sa tête l’audace d’avoir osé parler de son droit. Mais il laissait un fils ; ce fils, c’était mon père… »
Le châtelain de Penn-Oll s’arrêta, se prit à écouter le murmure d’étonnement et d’orgueil qui souleva les poitrines des quatre fils à cette révélation de leur origine, de même qu’un vieux cheval de bataille qui se traîne dans un sillon dresse soudain la tête au bruit lointain du clairon, et l’oreille tendue, hennissant, l’œil en feu, écoute avec une âcre volupté les notes de la fanfare guerrière.
« Écoutez, reprit-il : Mon père se nommait Guy de Penn-Oll ; comme son père il était vaillant, comme lui il était de haute taille et portait noblement la tête en arrière.
» Comme lui, il fit un appel à la noblesse de Bretagne, comme lui il invoqua la justice du roi de France.
» Le roi jeta avec dédain ses prétentions et la noblesse lui fit défaut.
» Le roi d’alors se nommait Henri II, et il avait pour femme Catherine de Médicis.
» Le roi eût pardonné peut-être, la reine fut implacable. Mon père avait pris les armes avec son fils aîné, âgé de vingt ans. Moi, j’en avais huit à peine, et mon corps eût fléchi sous le poids d’une armure.
» Mon père mourut sur le billot et par la hache, comme c’était son droit de gentilhomme.
» Mon frère, protégé par un gentilhomme breton au service du roi de France, parvint à fuir ; il gagna les côtes d’Angleterre et jamais on ne le revit.
» Moi, je demeurais triste et seul dans le manoir de Penn-Oll, notre unique héritage.
» Alors parut un édit du roi qui ordonnait de raser le château, et l’édit fut exécuté.
» Seulement, comme je n’étais point coupable du crime de rébellion et qu’il me fallait vivre et avoir un abri, on me laissa un coin de terre et cette tour qui demeura debout sur l’îlot de rochers où se dressait naguère la forteresse de Penn-Oll.
» J’étais du sang de mon père, mais je compris, en devenant homme, que l’heure n’était point venue de recommencer l’œuvre de mes ancêtres et de tenter comme eux la fortune.
» Je vécus solitaire dans cette vieille tour que l’aile du temps délabrait d’heure en heure, que la mer rongeait à la base, comme si la mer elle-même eût voulu détruire ce qui restait de la race des antiques ducs bretons. Une châtelaine du pays de Léon, pauvre comme moi, accepta ma main et mourut en donnant le jour au dernier de vous.
» Je vous élevai dans l’ombre et le silence, comme une louve allaite ses louveteaux, et je me dis :
» La race des Dreux ne mourra point encore, et peut-être un jour viendra où la Bretagne, se drapant de nouveau dans l’hermine ducale, jettera le gant aux Valois et redeviendra grand peuple.
» Mais une pensée me préoccupait incessamment :
» Qui sait, me disais-je, lorsqu’ils auront vingt ans, s’ils n’oublieront pas leur origine, s’ils ne mentiront point à leur sang, et, séduits par les promesses et les flatteries de la fortune, s’ils n’iront point offrir leur épée à ces mêmes rois de France qui les ont dépouillés ?
» Et comme mes cheveux se hérissaient à cette idée fatale, je pris une résolution désespérée :
» J’envoyais l’un de vous en Espagne, l’autre en Italie, le troisième en Lorraine, le quatrième en Angleterre ; quatre nations où le nom de France est détesté, où la haine de l’oriflamme devait vous être inculquée chaque jour.
» Ils grandiront, pensai-je, ils haïront la France, ils deviendront vaillants, et si, d’ici là, mon frère n’a pas reparu, je les appellerai à moi et nous recommencerons l’œuvre de nos pères… »
Le vieillard s’arrêta une fois encore, et spontanément, ivres d’un enthousiasme subit, les quatre cavaliers se levèrent et portèrent la main à la garde de leur épée.
— C’est bien, fit le vieillard dont l’œil rayonna, l’heure viendra.
Mais ce premier mouvement de fierté éteint, le regard des cavaliers se porta vers le lit.
— Qu’est-ce que cet enfant ? demanda Alain.
— Votre maître.
— Et cette femme ?
— Sa mère. Attendez, et écoutez-moi :
« Il y avait dix-huit ans que vous étiez parti, j’étais demeuré seul, quittant rarement cette salle, et montant souvent sur la plate-forme de la tour, la nuit, qu’elle fût étoilée ou orageuse.
» Alors, mon regard se portait alternativement vers le nord qui me cachait l’Écosse, vers l’est où est la Lorraine, vers le sud-est qui me dérobait l’Italie, et vers le sud-ouest où se trouve l’Espagne, – songeant à chacun de vous.
» Une nuit, la mer était bien grosse, il pleuvait comme à cette heure, la foudre déchirait les flancs tourmentés des nuages, et la grève retentissait des sanglots des lames clapotant et se tordant sous les rochers.
» Et cependant, je demeurais sur la plate-forme, les yeux tournés vers le Nord, quand un cri de détresse m’arriva. Mon œil plongea dans l’obscurité, et au milieu des ténèbres j’aperçus une frêle barque, suspendue à la crête d’une vague et prête à venir se briser contre les rocs qui servent de base à la tour.
» Dans cette barque, continua le châtelain de Penn-Oll, j’aperçus une forme blanche et une forme noire.
» La forme blanche était une femme tenant dans ses bras un enfant, et semblant invoquer le ciel pour lui. La forme noire était un homme de haute taille qui, l’aviron en main, essayait de lutter contre la lame en fureur.
» Mais malgré sa force, malgré son sang-froid, il ne pouvait parvenir à manœuvrer l’embarcation, qui, poussé par le vent, arrivait sur les récifs de la tour avec une effrayante vitesse.
» Je me précipitai vers l’escalier intérieur qui conduisait à la plate-forme, et je descendis de toute la vitesse de mes jambes engourdies…
» J’arrivai trop tard… la barque venait de heurter le roc et s’était brisée.
» Un double cri de suprême angoisse m’annonça ce malheur, et je ne vis plus sur les flots qu’un débris d’aviron et l’homme qui luttait énergiquement contre la mort, nageant d’une main, tenant la femme de l’autre.
» La femme, à demi-évanouie, serrait son enfant sur son sein.
» Je m’élançais à la mer, je parvins à saisir la femme et je voulus dégager l’homme ; l’homme était épuisé déjà, et tandis que je retournais au rivage, entraînant la mère et l’enfant, l’infortuné disparut en leur criant : – Adieu !
» Je déposai les deux infortunés sur le roc, je retournai à la mer, j’essayai de retrouver le naufragé, je sondai la profondeur de l’abîme, mon œil plongea sous les lames… Je ne vis plus rien !
» Tout à coup la foudre retentit, un éclair jaillit du ciel et me montra à cent brasses le malheureux qui parvenu à remonter à la surface, se débattait dans les convulsions dernières de l’agonie.
» Il m’aperçut, fit un suprême effort, sortit la tête entière hors de l’eau et me cria : – Je suis le petit-fils de Guy de Penn-Oll, cette femme est la mienne, cet enfant est le mien !
» Et comme je n’avais plus qu’une brassée à faire pour atteindre cette tête, une lame passa dessus, et elle disparut pour toujours.
» Cet homme était mon neveu, le fils de mon frère, né dans l’exil, il avait voulu voir la terre de ses pères et mettre sa femme et son fils à l’abri des murs de Penn-Oll.
» Cette femme et cet enfant, messires mes fils, les voilà !
» Si la Bretagne doit jamais reconquérir son indépendance et son rang parmi les peuples, la couronne ducale sera placée sur le front de cet enfant : il est le chef de la race. »
Le châtelain s’arrêta et croisa les bras sur sa poitrine ; alors, d’un commun élan et mus par la même pensée, les quatre cavaliers se levèrent, tirèrent leurs épées et s’approchèrent du lit où l’enfant dormait toujours.
Et comme deux heures sonnaient au beffroi de la tour, don Paëz, qui était l’aîné de tous, étendit son bras et son épée au-dessus de la tête de l’enfant, et dit :
— Sire duc, notre neveu et notre maître, nous le reconnaissons duc souverain de Bretagne, de plein et légitime droit ; – et, notre épée aidant, nous te ferons duc de fait ! Sire duc, notre neveu et maître, j’espère dévouer ma vie à la restauration de notre race, en ta personne, sur le trône de la vieille Armorique.
Et, ayant parlé, don Paëz se couvrit, comme c’était l’usage alors, après avoir tenu discours à un souverain, et il fit un pas en arrière avant de rendre son épée au fourreau.
Après lui vint Gaëtano, qui répéta mot pour mot le même serment, puis se couvrit.
Les deux autres cavaliers jurèrent comme leurs frères ; comme eux, ils remirent rapière au fourreau et feutre en tête.
Alors, le vieux châtelain de Penn-Oll, reprit :
« J’avais raison de croire à notre antique adage : « Bon sang ne peut mentir ; » vous êtes de l’héroïque race de Dreux, messires mes fils, et si je meurs avant que notre tâche soit remplie, je descendrai calme et confiant au cercueil.
» Maintenant, écoutez-moi, car si je n’ai plus la force qui donne la victoire, j’ai l’expérience qui conseille les batailles. L’heure n’est point venue où il vous faudra, une fois encore, appeler la Bretagne aux armes, et lui montrer son manteau d’hermine comme drapeau national. Les peuples reviennent tôt ou tard aux races qui firent leur splendeur et leur force ; tôt ou tard ils tournent les yeux vers le passé et comprennent que le passé renferme les gages certains de grandeur et de prospérité de l’avenir.
» Cette heure ne tardera pas à sonner pour l’Armorique, mais il la faut attendre. Et pour être fort au jour de la lutte, il faut être calme et, prudent la veille.
» La race des Valois s’éteint. Le roi François II est mort sans lignée, le roi Charles IX mourra de même ; son frère d’Anjou et son frère d’Alençon s’éteindront pareillement, si j’en crois la voix secrète de l’avenir.
» Alors deux nouvelles races se trouveront en présence et se disputeront le trône : – Les Guises et les Bourbons, Lorraine et Navarre.
» Ce jour-là sera celui de notre réveil et du réveil de la race bretonne.
» Que chacun de vous retourne au pays qui lui a servi de seconde patrie ; que chacun de vous s’attache à la fortune du maître qu’il s’est fait, et qu’il grandisse en dignités.
» Plus vous serez haut situés dans l’échelle des hommes, plus votre tâche sera facile.
» Le peuple, auquel vous pourrez montrer à la fois l’épée qui asservit et l’or qui enchaîne, celui-là sera le vôtre, car il comprendra que vous possédez les deux prestiges les plus puissants pour dompter les hommes : la force et la richesse.
» Mais d’ici là, il vous faut être patients, avisés, circonspects. Nous avons pour adversaires trois races de rois ou de princes, Valois, Bourbons et Lorrains, toutes trois intéressées à notre perte, toutes trois prêtes à nous détruire.
» Il y a, de par le monde chrétien, une femme dangereuse, terrible, pour qui la mort n’est qu’un jeu, qui emploie indifféremment le poison et le poignard, le gant parfumé des Italiens et la dague des estafiers, – cette femme a tué mon père… et elle se nomme Catherine de Médicis !
» Il y a quelques mois à peine que cet enfant est ici avec sa mère. Ni l’un ni l’autre n’ont traversé la mer et touché le continent ; nul ne les a vus… et cependant depuis huit jours, des cavaliers inconnus longent la grève au galop et jettent de rapides regards aux vieux murs de la tour.
» Peut-être que déjà la vie de cet enfant est menacée ; peut-être les bourreaux viendront le réclamer demain. Emportez-le !
» Que l’un de vous se charge de sa jeunesse ; qu’il l’élève dans la haine de l’oriflamme et des rois de France, dans l’ignorance de son nom et de son rang.
» Quand il aura quinze ans, âge où les souverains sont hommes, il sera temps de lui révéler l’un et l’autre. »
— Sire mon père, dit don Paëz donnez-moi l’enfant, je m’en charge.
— Non pas, fit Gaëtano, je le veux pour moi.
— Non pas, dit Gontran le Lorrain, c’est moi qui l’aurai.
— Et moi, murmura l’Écossais avec son fier sourire, ne suis-je donc rien ici ?
Et comme une querelle allait peut-être s’engager, la veuve jusque-là muette, se leva :
— Je suis sa mère, dit-elle, et j’ai le droit de ne pas me séparer de mon enfant.
— Il le faut, répondit le vieillard.
— Mais c’est mon fils !
— C’est le duc de Bretagne ; voilà tout !
— Mon Dieu ! supplia la pauvre mère.
— Madame, dit froidement le vieux Penn-Oll, choisissez : si votre fils demeure ici, le poignard ou le poison vous le raviront avant qu’il soit peu… S’il part avec l’un de ses oncles, Dieu permettra sans doute que la couronne de Bretagne étincelle un jour à son front.
— Eh bien ! fit la veuve, je suis Écossaise, mon père est un laird des montagnes, laissez-moi retourner dans mon pays avec celui de vos fils qui a vécu en Écosse et nous l’élèverons ensemble.
Le vieillard tressaillit et fronça le sourcil, puis il parut hésiter ; mais don Paëz s’écria :
— Non pas, je suis l’aîné, et après le duc notre maître et le châtelain notre père, j’ai le droit de parler haut et franc.
— Parlez, dit le vieux Penn-Oll.
— Nous venons, reprit don Paëz, de faire hommage lige et de promettre fidélité et appui à l’enfant qui sera notre duc ; puisque l’un de nous doit l’élever, il faut que celui-là soit désigné par le sort, car nous sommes tous égaux.
— C’est juste, fit Gaëtano.
L’Écossais et la mère gardèrent seuls un morne silence.
— Venez, continua don Paëz, en tirant sa bourse et jetant sur une table quatre pièces d’or : l’une est à l’effigie du duc de Lorraine, l’autre à celle du roi de Naples, la troisième est un quadruple espagnol, la quatrième un souverain anglais.
En prenant les quatre pièces, il les jeta dans son feutre et les remua comme des dés au fond d’un cornet.
— Messire mon père, continua-t-il, se tournant vers le Penn-Oll, mettez la main dans ce chapeau et prenez une pièce d’or.
Si c’est une quadruple, l’enfant m’appartiendra ; si c’est un souverain il sera a mon frère d’Écosse ; un Carolus napolitain, a mon frère de Naples ; une pièce Lorraine à celui de nous qui vient de ce pays.
Le vieillard plongea sa main ridée dans le feutre et en ramena une pièce d’or sur laquelle les quatre cavaliers se précipitèrent anxieux.
Gontran le Lorrain poussa un cri de joie.
— L’enfant m’appartient ! s’écria-t-il.
L’Écossaise pâlit.
— Je n’ai plus de fils, murmura-t-elle.
— La Bretagne aura un duc ! répondit le vieux Penn-Oll.
— Et vous serez duchesse-mère, ajouta l’Écossais avec un sourire triste et résigné.
Étrange prestige du nom ! Ces quatre hommes ignoraient, deux heures auparavant, l’existence de cet enfant, et ils venaient de se le disputer comme on se dispute une maîtresse.
Le vieux Penn-Oll alla vers une fenêtre qu’il ouvrit. L’orage avait fui, la foudre éteignait ses dernières lueurs à l’horizon lointain, un vent puissant, soufflant de terre, balayait les nuages dont les flancs vides ne recélaient plus la tempête ; et déjà au levant, entre la terre toujours brumeuse et le ciel encore tourmenté, se dessinait une bande blanchâtre annonçant la prochaine apparition de l’aube.
— Messire mes fils, dit alors le vieillard, voici le jour, la mer s’apaise, il faut partir ; le salut de l’enfant le veut !
Les quatre gentilshommes reprirent leurs manteaux et se levèrent.
Alors la veuve s’approcha du lit, éveilla l’enfant qui jeta un regard étonné sur tous ces hommes inconnus pour lui, et, le prenant dans ses bras, le serra longtemps sur son cœur, étouffant ces sanglots maternels ; dont aucune voix, aucune plume ne rendront jamais les notes déchirantes. Puis, par un brusque geste, et comme si elle eût voulu rompre avec la douleur, elle le tendit à Gontran qui le reçut dans ses bras en s’inclinant, et dit :
— Je vous le rendrai vaillant, et il sera duc un jour.
— Que Dieu protège le fils, murmura-t-elle, puisqu’il brise le cœur de la mère.
Et elle retomba sur son siège, cacha sa tête dans ses deux mains et pleura.
Gontran ôta son manteau et en couvrit l’enfant qui, étonné, regardait sa mère.
Alors don Paëz s’avança, tira son épée de nouveau et, l’étendant sur la tête du futur souverain breton :
— Sire duc, mon maître, dit-il, le plus grand capitaine du monde chrétien, l’infant don Juan d’Autriche, m’a donné l’accolade de chevalier avec cette épée ; à mon tour, je vous fais chevalier, et je vous réserve ce glaive pour le jour où votre main le pourra porter.
Et il donna trois coups de plat d’épée sur le jeune héritier des ducs bretons ; et l’enfant, comprenant vaguement la solennité de cet acte, courba le front avec gravité et mit un genou en terre ; puis se releva l’œil brillant et fier, jetant à sa mère un mâle regard.
Sa mère pleurait toujours.
Il alla vers elle, lui prit les mains, la baisa au front, lui disant :
— Ne pleure pas…
Ensuite, et semblant comprendre que la destinée inflexible l’appelait ailleurs, il retourna auprès de Gontran et se plaça à sa droite.
Gaëtano vint à son tour vers lui, fléchit un genou et lui baisa silencieusement la main. Après quoi il alla à son père et lui baisa la main pareillement :
— Adieu sire mon père, dit-il.
Et il se dirigea vers la porte.
Don Paëz l’imita et sortit après lui.
Puis Gontran prit de nouveau l’enfant dans ses bras, et les suivit.
Alors, Hector l’Écossais vint à la veuve qui pleurait toujours, lui prit les mains et lui dit.
— Madame, puisque vous êtes du pays d’Écosse et que je retourne sur cette noble terre, ne voulez-vous point venir avec moi, et revoir le castel de vos aïeux ?
La veuve se leva, tourna un regard éperdu vers la porte par où son fils venait de disparaître, puis elle regarda tour à tour le vieillard grave, muet, attachant son œil triste et profond sur cette même porte par laquelle une fois encore s’en allaient ses quatre rejetons, ensuite sur ce jeune homme si fier et si beau, ce mélancolique et pâle jeune homme qui venait de murmurer le nom de patrie à son cœur désolé de mère comme pour y verser un baume et en adoucir la plaie saignante, et elle parut hésiter…
Elle les regarda tour à tour, l’un avec sa lèvre d’adolescent où la douleur, peut-être, avait déjà mis un pli ; l’autre avec son front chauve et ridé, sa barbe blanche, son œil résigné et calme ; puis, après avoir hésité longtemps entre le jeune homme qui lui parlait de sa patrie et qui, d’un seul mot, avait fait revivre dans son souvenir les tourelles du manoir paternel et les heures bénies du passé ; – et le vieillard qui allait se trouver solitaire et morne dans sa demeure vermoulue, que l’Océan berçait de son éternel et monotone refrain ; – elle se précipita enfin vers le vieillard, porta ses deux mains à ses lèvres, et lui dit :
— Mon père, je veux vivre avec vous, je veux soutenir vos vieux ans, comme un réseau de lierre étaye le vieux mur, qu’il embrasse étroitement.
Hector inclina la tête.
— Dieu vous bénira, dit-il.
Et ayant baisé comme ses frères la main paternelle, il sortit le dernier et ferma la porte.
Alors, le vieillard, courbé par le temps, et la jeune femme, si cruellement éprouvée comme mère et comme épouse, demeurèrent seuls, et le premier murmura ces mots :
— Dieu protégera et fera grand et fort le fils de la mère qui aura été forte comme la femme des Écritures.
*
* *
Pendant ce temps, les quatre cavaliers étaient arrivés au bas du grand escalier de la tour.
Les trois premiers se tenaient par la main, le quatrième, Gontran, portait l’enfant dans ses bras.
Hector l’Écossais franchit le dernier le seuil extérieur de la tour, et en ferma la porte comme il avait fermé la première.
Sur l’étroite plate-forme de rochers que la mer rongeait depuis le commencement du monde, et qui supportait la tour, l’écuyer du Napolitain attendait, tenant les trois chevaux en main :
— Maître, dit-il d’une voix lamentable, ne me sera-t-il pas bientôt permis d’entrer, et de me réchauffer le corps avec un bon feu et le cœur avec une bouteille païenne ?
— Il t’est permis de monter à cheval et de me suivre, répondit Gaëtano. En selle, mon maître !
L’écuyer poussa un douloureux soupir :
— Quelle hospitalité ! murmura-t-il.
Et comme l’œil du gentilhomme était sévère, et qu’il redoutait pour son dos une douzaine de coups de plat d’épée, l’écuyer se résigna et mit le pied à l’étrier.
— Maître, ajouta-t-il timidement, où allons-nous maintenant ?
— À Naples.
— O Sancta madona di Napoli ! murmura le pauvre diable, si benedetta !
La barque et les marins de l’Écossais attendaient l’aviron en main.
— Adieu, frère ! dit-il. Dieu vous garde et l’enfant avec vous !
— Adieu, frère ! répondirent-ils. Dieu efface la tristesse répandue sur ton front.
— Frères, murmura-t-il d’une voix douloureuse, l’amour est incurable quand il monte trop haut. Le mien est sur les marches d’un trône… Adieu !
Et il sauta dans la barque qui s’éloigna, l’emportant lui et son secret.
Les trois gentilshommes se mirent en selle et lancèrent leurs chevaux à la mer.
Quand ils eurent atteint la grève, ils suivirent le sentier par où ils étaient venus, puis ils s’arrêtèrent à l’embranchement des deux routes : celle du nord et celle du sud.
— Adieu, frère, dit Gontran, nous nous reverrons !
— Adieu, répondit don Paëz ; moi aussi, j’ai un amour au cœur, mais cet amour est le frère de l’ambition, et il me mènera si loin, que je placerai notre duc sur le trône !
— Adieu, dit à son tour Gaëtano, j’ai aimé, moi aussi, mais mon amour est brisé, et je suis devenu philosophe.
— Et moi, fit Gontran, je n’ai jamais aimé, et je n’ai ni douleur, ni ambition, je suis insouciant et brave, et je ne désire pas l’épée du commandement dans une bataille, mais je me bats comme un fils de roi, et j’ai la tête légère et le bras lourd.
Maintenant, le hasard vient de fixer un but sérieux à ma vie ; je marcherai droit et ferme vers ce but ; j’élèverai cet enfant, désormais mon seul amour et ma seule espérance, j’en ferai un homme vaillant et fort !… Adieu ! nous nous reverrons !
Et il quitta ses deux frères, qui continuèrent leur route vers le sud, et se séparèrent un peu plus loin. C’est lui que nous allons suivre.
Messire Gontran était un hardi compagnon, un insouciant gentilhomme, comme il l’avait dit lui-même. Et cependant, sa mère elle-même n’eût pas été plus attentive, plus minutieuse de soins que ce rude soldat ne le fut pour ce frêle enfant.
Son voyage dura six jours.
Le soir du sixième, il entra dans Paris par où il était contraint de passer, et il alla descendre à l’hôtellerie du Grand-Charlemagne, située en dessous du bac de Nesle, sur la rive gauche de la Seine, en face du Louvre.
Tandis que son cheval était aux mains des varlets et palefreniers, il entra dans la cuisine de l’hôtellerie qui en était le principal lieu de réunion.
Il y avait affluence de buveurs dans la salle, toutes les tables étaient occupées et chargées de flacons et de pots d’étain.
Mais ces buveurs avaient un air farouche et sombre qui ne ressemblait en rien aux faces épanouies et rubicondes de ces Génovéfains libertins et de ces ribauds, francs compagnons, qui garnissaient, à cette époque, tout cabaret respectable et bien achalandé.
À son entrée, l’un d’eux, qui paraissait avoir sur les autres une autorité mystérieuse, se leva et vint droit à Gontran :
— Êtes-vous catholique, seigneur gentilhomme ? lui demanda-t-il à voix basse en attachant sur lui un regard inquisiteur et perçant.
Le 23 août de l’année 1572, jour de l’arrivée de Gontran à Paris, vers sept heures du soir environ, le roi Henri de Navarre était seul dans son appartement, au Louvre, occupé à écrire d’une bonne et grosse écriture assez illisible, et sur le plus beau parchemin qu’il se pût trouver chez les tanneurs du temps, une épître galante à madame Charlotte de Sauve, commençant par ces mots :
« Chère ma mie,
» Mon frère Charlot m’ayant retenu une partie de la journée dans la librairie où il resserre et conserve avec un soin précieux des livres rares et curieux sur la vénerie et fauconnerie et autres genres de chasse, et puis ayant voulu que je lui vinsse en aide et secours dans son laboratoire pour forger une serrure et sa clé en forme de trèfle, je suis arrivé à la vesprée sans me pouvoir occuper de vous autrement qu’en songeant à vos beaux yeux et belles mains blanches et mignonnes.
» Madame Catherine, la reine-mère, m’ayant témoigné ensuite le désir de me voir assister à une représentation de magie et divination des cartes, qui sera faite chez elle, ce soir, à neuf heures de relevée, par son parfumeur et gantier, maître René Ruggieri, et madame Margot, ma femme, étant pareillement priée, je ne pourrai vous aller rendre visite que demain, en votre retrait des Prés-Saint-Germain. »
Le roi de Navarre en était là de son épître quand on frappa doucement à sa porte.
Henri leva la tête, jeta sa plume et alla ouvrir.
C’était madame Marguerite de Valois, reine de Navarre depuis le 18 août de la même année, c’est-à-dire depuis cinq jours.
Le roi recula de surprise à la vue de sa femme, et, par un geste rapide, cacha sous un livre ouvert la lettre commencée.
Mais la reine était pâle et troublée, et elle n’y prit garde.
Elle vint droit au roi et lui dit :
— Sire, m’accorderez-vous une confiance entière ?
Le Béarnais attacha son œil clair et perçant sur elle, examina les lignes contractées de son visage et lui dit :
— Je vous écoute ; madame ?
— Me croirez-vous ?
— Mais… sans doute…
Et le Béarnais fronça le sourcil.
— C’est que, continua la reine, si vous alliez ne pas me croire…
— Je vous croirai, madame.
— Eh bien ! sire, il faut fuir.
Le roi fit un soubresaut.
— Et pourquoi ? demanda-t-il.
— Parce qu’on en veut à vos jours.
Le roi haussa imperceptiblement les épaules et sourit :
— Ma mie, dit-il, je n’ai pas d’ennemi que je sache. Et votre mère, madame Catherine, qui seule pourrait m’en vouloir, est si gracieuse avec moi…
Un amer sourire glissa sur les lèvres de Marguerite :
— Vous ne connaissez pas ma mère, murmura-t-elle.
— Oh ! si fait bien, dit le roi ; mais comme je connais ses petites manies, je prends mes précautions. Pour aujourd’hui, je suis parfaitement tranquille.
— Que voulez-vous dire, sire !
— Oh ! presque rien… Vous connaissez Nisus, le chien de votre frère Charlot ?…
— Oui, dit la reine qui, de la croisée, jetait un regard inquiet sur la rue.
— Eh bien ! j’ai caressé Nisus tant et si souvent, qu’il m’a pris en grande amitié.
— Ah ! fit la reine, distraite.
— Et, m’aimant ainsi, il ne me quitte pas.
— Tiens ! murmura Marguerite, toujours penchée à la croisée.
— Il me suit en tous lieux, mais surtout à table.
Marguerite attacha un regard anxieux sur le roi, dont la physionomie pleine de finesse avait revêtu ce manteau de bonhomie qui ne la quitta plus dans la suite, et à laquelle tout le monde se trompa.
— Or, à table, il se place toujours près de moi, le menton sur mon genou.
— Eh bien ?
— Comme j’ai toujours aimé les chiens, et, celui-là plus que les autres, j’ai coutume de partager mon repas avec lui…
Marguerite regardait toujours par la fenêtre sans cesser d’écouter le roi.
— Or, comme je connais les bizarreries de cette excellente madame Catherine, notre mère, j’ai pour habitude, et – dans l’intention évidente de flatter son goût pour les chiens – de donner la première bouchée de chaque mets à Nisus.
— Ah ! fit Marguerite, commençant à comprendre.
— Si Nisus trouve le morceau de son goût, continua le roi avec un sourire naïf, je prends le second pour moi et je mange en toute sécurité. Mais, si par hasard, et cela n’est point arrivé encore, il faisait la grimace, je repousserais le plat pour faire une petite malice à madame Catherine. Vous voyez bien, ma mie, que j’ai raison d’être parfaitement en repos.
Mais Marguerite, au lieu de répondre, saisit vivement le bras de son mari, et l’entraîna vers la croisée.
— Regardez, dit-elle.
La nuit jetait, comme un manteau, ses premières brumes sur les épaules frileuses de cette ville, géante déjà, qu’on nomme Paris. Le soleil avait disparu derrière les coteaux de Meudon, dans un sanglant linceul de nuages qui semblait attester l’approbation du ciel dans le drame épouvantable dont le prologue commençait.
Les deux berges de la Seine étaient encombrées de populaire ; au milieu des flots de cette foule mouvante brillaient çà et là le canon d’un mousquet ou le fer d’une pertuisane ; et parmi les hommes, qui se croisaient en tous sens, plusieurs portaient un linge au bras et une croix blanche sur le dos.
Ces hommes passaient les uns auprès des autres sans avoir l’air de se connaître, puis ils échangeaient des signes mystérieux et se mêlaient aux groupes divers, formés et dispersés à tout moment avec une incroyable rapidité.
Le roi, apercevant cette foule inusitée, fronça le sourcil et se tourna vers Marguerite :
— Y a-t-il quelque fête de saint à célébrer demain ? demanda-t-il tranquillement.
— C’est demain la Saint-Barthélemy, répondit Marguerite.
— Ah ! dit le roi. Peu m’importe !
— Sire, dit vivement Marguerite, voyez-vous cette foule ?
— Sans doute.
— Ces mousquets, ces pertuisanes.
— Oui. Eh bien ?
— Eh bien ! c’est une fête sanglante qui s’apprête…
Le roi fronça le sourcil davantage.
— C’est le massacre général des huguenots.
Le roi fit un pas en arrière et mit la main à la garde de son épée ; – mais une pensée subite lui vint, et refoulant son épée à moitié sortie du fourreau :
— Vous êtes folle, dit-il !…
— Folle ?
— Sans doute. Le roi Charles IX, mon frère, qui est catholique, ne vous à point mariée, vous sa sœur, à moi le roi de Navarre, qui suis huguenot, pour…
— Mon frère, fit Marguerite d’une voix sourde, est l’instrument aveugle de ma mère.
Le roi remit la main sur la poignée ciselée de son épée.
— L’amiral sera massacré, ses partisans massacrés, vous ne serez point épargné, vous… car…
— Car ? fit le roi.
— Car, reprit Marguerite d’une voix lente et basse, c’est le duc Henri de Guise qui sera le grand ordonnateur de la fête.
— Cordieu ! s’écria le roi mettant rapière au vent et perdant une minute son sang-froid terrible, nous nous défendrons, ventre-saint-gris ! À moi Navarre et les huguenots de France, à moi l’amiral !
Et il fit un pas.
— Silence ! s’écria Marguerite le retenant, écoutez !
Le roi s’arrêta et prêta l’oreille.
Un bruit vague et lointain, mêlé de sourds murmures, de cliquetis d’épées et de mousquets se fit entendre dans les corridors.
— Ce sont les bourreaux qui s’arment, souffla Marguerite. Fuyez, sire, fuyez !
— Fuir ! dit le roi dont l’œil étincela, un roi fuir ?
— Il le faut ! dit-elle.
Mais comme il hésitait, un cri retentit dans les corridors, un cri terrible, strident, poussé par cent voix différentes avec un désespérant ensemble :
— Au Béarnais ! mort au Béarnais !
Le roi recula jusqu’à la fenêtre et se pencha en dehors.
Au dehors, la foule, frémissante d’impatience, venait d’entendre le cri de mort et répétait :
— Mort au Béarnais ! jetez-nous le Béarnais !
La tête du roi disparut de l’embrasure de la croisée, et Marguerite, le saisissant par la main, lui dit :
— Venez ! venez !
En ce moment, neuf heures sonnèrent aux paroisses Saint-Germain-l’Auxerrois, Sainte-Geneviève et Saint-Thomas-du-Louvre, et le tocsin, s’ébranlant soudain, donna le signal du massacre.
Au même instant, un coup d’arquebuse se fit entendre, renversant un huguenot qui passait sur la berge.
— Venez ! venez ! fit Marguerite frissonnante.
Et, poussant devant elle une de ces portes secrètes masquées dans un pan de mur ou de boiserie, et communes au Louvre d’alors, elle l’entraîna dans une galerie obscure, refermant la porte après elle.
Le roi se laissa conduire, toujours la main sur son épée, et le cœur bouillonnant de colère.
Marguerite le guida ainsi au travers des ténèbres, jusqu’à une seconde porte qui était fermée, mais dont elle avait la clé…
Et elle s’apprêtait à ouvrir, quand des cris retentirent derrière cette porte.
— Mon Dieu ! fit-elle désespérée, l’issue est gardée, par où fuir ?… Venez !
Elle lui fit rebrousser chemin à moitié, ouvrit une autre porte, et pénétra dans une vaste salle mal éclairée par une lampe à abat-jour de cristal dépoli…
C’était sa chambre à coucher.
— La ! là ! dit-elle en lui indiquant l’alcôve dont les rideaux étaient soigneusement fermés. Couchez-vous dans mon lit. On ne viendra pas vous y chercher. Le roi ne fit qu’un bond vers l’alcôve et se blottit jusqu’au menton, l’épée nue, sous la courtine de soie. Mais il y était à peine, et Marguerite n’avait point encore eu le temps de fermer entièrement les rideaux, que la porte principale de l’appartement, laquelle donnait sur l’un des grands couloirs, vola en éclats, et qu’une troupe de forcenés, le fer au poing, envahit la salle, vociférant :
— Mort au Béarnais !
Marguerite jeta un cri, s’élança vers le roi qui s’était levé soudain, et qui, un oreiller d’une main en guise de bouclier, son épée de l’autre, s’apprêtait à vendre chèrement sa vie ; elle poussa une nouvelle porte secrète qui était au fond de l’alcôve, entraîna le roi par cette porte et la tira après elle.
Cette porte communiquait avec un étroit escalier tournant montant aux petits appartements et conduisant en même temps au laboratoire de Charles IX.
Ce fut là que Marguerite fit entrer le roi.
Le laboratoire ne renfermait qu’une seule personne, un jeune Italien de vingt ans, ciseleur florentin, du nom d’Andréa Pisoni, et favori de Charles IX.
— Cachez le roi, lui cria Marguerite ; cachez-le ! Le ciseleur se leva tout effaré, cherchant du regard un coin ignoré où le roi se pût blottir ; mais le roi n’en eut pas le loisir, car les assassins de Catherine, après avoir enfoncé les portes à mesure que Marguerite les fermait, apparurent de nouveau, et l’un d’eux, ajustant le roi, fit feu.
Plus prompt que l’éclair, Andréa Pisoni se jeta au-devant de lui, reçut la balle en pleine poitrine et tomba mort.
Soudain une voix tonnante se fit entendre ; le roi Charles IX parut sur le seuil, ivre de fureur, l’épée à la main, criant :
— Mort aux huguenots !
Mais à peine eut-il vu le cadavre du jeune ciseleur qu’il aimait, gisant, pantelant encore, dans une mare de sang, qu’un éclair de ces fureurs terribles auxquelles il était sujet jaillit de ses yeux enflammés :
— Arrière, assassins ! arrière ! s’écria-t-il.
Et tandis qu’il se penchait frémissant vers le cadavre, tandis que les assassins reculaient épouvantés, la reine de Navarre prit de nouveau la main du Béarnais, le fit passer sur le corps des estafiers et lui fit redescendre avec elle cet escalier tournant et ténébreux, qui, heureusement, aboutissait à une poterne ouvrant sur la Seine, en dessous du parapet.
Marguerite avait la clé de cette poterne.
— Adieu, dit-elle au roi ; fuyez !
— Adieu, dit le roi en lui baisant la main ; merci !
— Courez à la porte Saint-Jacques… demandez le chef des gardes.
— Quel est-il ?
— Montaigu.
— Très bien.
— Demandez-lui un cheval et ne vous arrêtez qu’au point du jour pour le laisser souffler.
— Merci… adieu…
Le roi n’hésita pas une minute, il se jeta bravement à l’eau, et comme la nuit était obscure, il atteignit l’autre rive sans qu’un coup d’arquebuse fût tiré sur lui.
Mais au moment où il se dressait sur la berge et reprenait sa course, un homme le heurta, et cet homme vociféra :
— C’est un huguenot ! mort au huguenot !
Et aussitôt d’autres hommes accoururent et environnèrent le roi, qui, l’épée à la main, s’apprêta à leur tenir tête.
En ce moment, une rumeur terrible s’élevait dans la direction de la rue de Béthisy ; le Suisse Besme venait de jeter à M. le duc Henri de Guise le cadavre de l’amiral de Coligny.
*
* *
Revenons à Gontran le Lorrain, que nous avons laissé à l’hôtellerie du Grand-Charlemagne.
— Êtes-vous catholique ? lui avait demandé un des buveurs.
Ce buveur était un gros homme ventru et bouffi, ayant sous d’épais sourcils de petits yeux gris de mer empreints de fanatisme et de férocité.
Il portait la moustache en croc, comme les catholiques, au lieu de l’avoir pendante comme ceux de la religion réformée.
— Êtes-vous catholique ?
Il fit cette question à Gontran d’un air si impérieux que Gontran mit la main à son épée et répondit :
— Que vous importe !
Le gros homme fit un pas de retraite, mais après avoir jeté un regard furtif à ses compagnons, il revint à la charge et dit :
— Messire, je me nomme Antoine Pernillet.
— Ah ! fit Gontran.
— Je suis marguillier de la paroisse Sainte-Geneviève.
— Je vous en félicite, c’est un bel emploi.
— Et c’est moi qui suis l’hôtelier du Grand Charlemagne.
— Ah ! fit le gentilhomme, fronçant le sourcil ; en ce cas, vous feriez bien de me faire donner un lit et un souper, j’ai faim et je suis las.
— C’est précisément pour cela, messire, que je vous demande si vous êtes catholique ?
— Est-il nécessaire de l’être pour manger et dormir ?
— Je ne loge pas de huguenots.
— Eh bien ! maître Antoine Pernillet, tavernier du diable, répondit Gontran, qui commençait à s’impatienter, fais-moi servir sans scrupule, je suis catholique et du beau pays de Lorraine.
La figure de l’hôtelier, sombre jusque-là, s’épanouit.
— Vous êtes Lorrain ? fit-il.
— Oui, maraud.
— Vous connaissez alors le duc de Guise ?
— Par Dieu ! oui ; je suis l’écuyer de son frère, monseigneur le duc de Mayenne.
L’hôte poussa un cri de joie, se découvrit avec respect, et les buveurs en firent autant.
— Alors, continua l’hôtelier en clignant de l’œil, vous savez ce qui se prépare ?
— Non.
— Ah ! par exemple !
— Je ne sais rien…
L’hôte le regarda étonné.
— D’où venez-vous donc ? fit-il.
— Mais, dit Gontran, je viens de Bretagne, où mon maître m’avait envoyé.
— Ah !
— Et j’y suis allé chercher cet enfant, qui est… un péché véniel du duc de Mayenne.
L’hôtelier regarda l’enfant avec intérêt.
— Pauvre cher ange ! dit-il.
— Or, vous comprenez, continua confidentiellement Gontran, que cet enfant est placé sous ma garde et que je réponds de sa vie.
— Par la très sainte Vierge, qu’osent nier ces chiens de huguenots ! s’écria maître Pernillet avec enthousiasme, nous veillerons sur lui, et mal ne lui arrivera, bien que la nuit qui vient doive être orageuse.
— Que se passera-t-il donc ?
— Oh ! presque rien…
— Mais encore ?
— Nous tuerons l’amiral, le roi de Navarre et tous les huguenots…
Gontran tressaillit et regarda son hôte en face pour savoir s’il parlait sérieusement ou se voulait gausser de lui.
— Êtes-vous fou, maître tavernier ? dit-il.
— Fou ? non, messire.
— Le roi de Navarre n’est-il pas huguenot ?
— Oui certes, le mécréant !
— Et n’a-t-il pas épousé le 18 du présent mois…
— Marguerite de Valois, sœur de notre roi Charles IX ?
— Alors, dit Gontran, il est impossible de penser que le roi de France laisse égorger son beau-frère.
L’hôtelier haussa les épaules.
— On peut bien vous dire cela, à vous qui êtes Lorrain, fit-il en clignant de l’œil et prenant un ton mystérieux…
— Dites ! fit Gontran.
— Eh bien ! voyez-vous, messire, il y a deux rois en France…
— Ah !
— Le roi pour rire et le roi pour de bon.
— Très bien.
— Le roi de nom et le roi de fait.
— Vraiment ! Et quel est le roi de nom ?
— Sa Majesté Charles IX.
— Et le roi de fait ?
— Monseigneur le duc Henri de Guise.
— Très bien ! fit Gontran avec calme. Puis il ajouta avec une bonhomie toute confidentielle :
— Je m’en doutais.
— Vous voyez bien, murmura l’hôtelier dont le visage s’élargit outre mesure, vous voyez bien que vous en savez plus que vous n’en avez l’air…
— Vous croyez ? répondit l’écuyer qui devint subitement madré.
— Hum ! fit l’hôtelier.
— Chut ! murmura Gontran.
Et il mit un doigt sur sa bouche.
— Çà, continua-t-il, faites-moi donner à souper, maître, je meurs de faim… et puis une chambre et un lit, car cet enfant tombe de sommeil…
L’hôtelier jeta un regard de tendresse mêlé d’admiration au jeune descendant des Dreux, qui, lassé d’une journée de soleil, de poussière et de cheval, s’était assis sur un banc et jetait un coup d’œil étonné autour de lui ; puis il souffla tout bas à l’oreille du gentilhomme :
— Il a une ressemblance frappante…
Et il s’arrêta.
— Avec qui ? fit Gontran inquiet.
— Avec M. de Mayenne, murmura l’hôtelier.
Le front assombri de Gontran se rasséréna, et il répondit :
— Je crois que vous avez raison.
— Holà ! cria l’hôtelier à ses garçons de cuisine et à ses marmitons, un souper pour ce gentilhomme, et du meilleur vin qui soit en cave… Çà, marauds que vous êtes, pressez-vous !
Les valets se hâtèrent d’obéir.
— Je désire être servi dans ma chambre, dit l’écuyer.
Et ses ordres furent ponctuellement exécutés.
Tandis qu’il se rendait avec l’enfant à l’appartement qui lui avait été préparé, l’hôte, après avoir pris congé de lui avec force génuflexions et inclinaisons de tête, revint à la cuisine où les buveurs continuaient à chuchoter entre eux :
— Holà ! dit-il, enfants de notre mère l’Église romaine et bons compagnons de la messe, apprêtez-vous à bien faire votre devoir aujourd’hui, car nous avons ici un homme qui aura l’œil sur nous !
Pendant que maître Antoine Pernillet, propriétaire de l’hôtellerie du Grand-Charlemagne, et marguillier de la paroisse Sainte-Geneviève, lui faisait ainsi une réputation et le haussait considérablement dans l’opinion de ses chalands, notre gentilhomme s’attablait avec son pupille.
L’enfant était triste et grave, comme il convient à ceux que la destinée fait orphelins de bonne heure ; il ne pleurait pas cependant, peut-être parce qu’il comprenait déjà que les larmes sont indignes d’un homme, mais il avait cette pâleur mate que la douleur met aux fronts les plus juvéniles, et à la lèvre cette amertume résignée qui est comme une prescience des malheurs à venir.
Gontran était bon compagnon, il buvait et mangeait bien d’ordinaire, – mais ce jour-là, bien qu’il eût soif et faim, il toucha à peine aux mets qu’on lui servit, et laissa son hanap demi-plein.
Les révélations mystérieuses et les demi-mots de l’hôte avaient jeté le trouble dans son esprit.
— Ainsi donc, murmurait-il sourdement, je vais assister à un massacre ! Dans quelques heures, Paris sera converti en une immense boucherie, et le sang, coulant par torrents, ira grossir les eaux bourbeuses de ce fleuve qui roule sous ma fenêtre ! Et ce sont les hommes que je sers…
Gontran s’arrêta et essuya la sueur froide que ces pensées de carnage faisaient couler sur son front.
— Guise contre Navarre, continua-t-il, huguenots contre catholiques. La boucherie sera belle…
Il s’arrêta encore ; son regard tomba sur l’enfant qui tournait son œil triste vers la fenêtre ouverte, d’où l’on apercevait les tourelles pointues et les pignons du vieux Louvre ; – et haussant les épaules :
— Au fait, murmura-t-il, mon père nous l’a dit. Nous avons trois races de rois ou de princes pour ennemies. Dieu est sage, laissons-le faire… Deux de ces races vont être aux prises, peut-être l’une succombera… Dieu est sage, et les huguenots sont marqués d’avance, sans doute, pour le supplice et le poignard.
Et maître Gontran, se réconfortant avec cette réflexion, se remit bravement à table et fit tardivement honneur au souper de son hôte.
Mais, tandis qu’il mangeait, l’enfant, brisé de fatigue, s’endormit sur son siège.
Gontran se leva et le porta sur le lit, où il le coucha tout habillé.
Pendant ce temps, la nuit venait avec cette rapidité qui lui est propre vers la fin de l’été ; un murmure sourd montait des rues avoisinantes et de cette berge sans parapet qui, deux siècles plus tard, devait se nommer le quai Malaquais et le quai Voltaire. Gontran se mit à la croisée qui donnait sur la rivière, et s’y accouda.
Il vit une foule immense, confuse, se déroulant en tous sens ; il aperçut, parmi les groupes sombres, les croix blanches des conjurés ; il vit briller aux lueurs mourantes du crépuscule et au reflet vague encore des lanternes qui s’allumaient une à une le canon des mousquets et le fer des hallebardes ; il entendit de sourds murmures, des imprécations étouffées, des demi-mots qui étaient des mots d’ordre ; il surprit un échange perpétuel, de signes de ralliement… Et alors, comme c’était avant tout un brave et loyal gentilhomme, il fut tenté de prendre son épée et d’aller se ranger parmi les victimes contre ceux qui les devaient égorger.
Une réflexion subite arrêta Gontran : il n’était plus le soldat insoucieux buvant mal quand il était pauvre, bien quand son escarcelle était ronde ; se battant toujours de même, tantôt pour une maîtresse, tantôt pour son seigneur le duc de Mayenne, le plus souvent sans savoir pourquoi.
Gontran avait reçu la garde d’un dépôt plus précieux que tous les trésors du monde, – il avait à veiller sur l’orgueil futur, sur le restaurateur à venir des splendeurs tombées de sa race, – sur l’espoir peut-être de l’indépendance de tout un peuple.
Aller se battre ! Était-ce possible ?
Et tandis qu’il ferraillerait en chevalier errant pour des amis inconnus, ces amis prendraient d’assaut l’hôtellerie du zélé catholique Pernillet, et, de même que les catholiques ne feraient de quartiers personne, eux égorgeraient femmes et enfants, et ne respecteraient pas davantage l’héritier de Robert de Dreux !
Ou bien lui-même, lui Gontran, recevrait une bonne estocade dans la poitrine, ou une balle de mousquet dans la tête, – et l’enfant dont il s’était chargé se trouverait isolé, perdu en cette vaste mer qu’on nomme Paris, loin des grèves bretonnes, loin de ses oncles, tranquilles sur son sort, et se fiant à leur frère, loin de sa mère dont il ignorerait le nom et que nul ne pourrait lui rendre…
Gontran en était là de ses réflexions, quand le murmure qui montait toujours de la rue et de la berge s’éteignit subitement.
Il se pencha de nouveau à la croisée, regarda et vit la foule qui s’écoulait peu a peu, silencieuse et sombre, par les rues voisines, laissant désert le bord de la rivière.
Que signifiait cette manœuvre ?
Était-ce un contre-ordre ?
Était-ce une habile disposition stratégique, une ruse de guerre d’un grand capitaine ?
Gontran se souvint de plusieurs campagnes dans la Flandre, qu’il avait faites avec le duc de Guise, et il crut reconnaître dans cette disposition subite de la foule la main de celui qui avait été son général.
Une lutte intérieure de quelques secondes se livra chez lui entre le devoir qui l’enchaînait auprès de cet enfant et son cœur loyal qui essayait de parler aussi haut que le devoir ; mais, à la fin, le devoir l’emportant sur la générosité, il alla fermer la porte au verrou et revint au chevet du lit.
L’enfant dormait profondément.
Gontran prit son manteau et l’en couvrit.
Puis il tira son épée, mit ses pistolets sur la table et se plaça auprès de l’enfant endormi, veillant sur lui et prêt à le défendre avec l’audace et l’énergie d’un lion.
L’hôte frappa à la porte.
— Que voulez-vous ? demanda Gontran.
— Un mot, messire.
— Parlez !
— Monseigneur de Mayenne ne vous a-t-il pas donné des instructions particulières ?
— Oui, répondit Gontran à tout hasard.
— Daignerez-vous me les communiquer ?
Gontran hésita.
— C’est que, continua l’hôte, qui ne prit point garde à cette hésitation, nous manquons d’ordres…
— Ah ! dit Gontran d’un ton hautain.
— La troupe que je commande est partagée en deux opinions…
— Lesquelles ?
— Les uns veulent attaquer le Louvre, par les fenêtres duquel on doit nous jeter le Béarnais, les autres se porter rue de Béthisy, sur la maison de l’amiral.
Gontran fronça le sourcil, selon son habitude, et se dit à part lui :
— L’amiral n’a rien fait à ma race, ni à moi ; le Béarnais est mon ennemi naturel ; tâchons de sauver l’amiral.
Puis il dit à Pernillet :
— Allez d’abord au Louvre.
— Ah ! vous croyez que le duc le veut ?
— Qu’est le Béarnais ?
— Roi.
— Qu’est l’amiral ?
— Duc.
— Le roi a le pas sur le duc aux fêtes comme au supplice ; commencez par le roi !
— C’est juste, dit l’hôtelier. Adieu, messire…
Et il s’en alla, puis revint sur ses pas :
— Ne nous donnerez-vous pas un petit coup de main, messire ?
— Non, dit Gontran, et cependant j’ai la main qui me démange singulièrement, et je suis capable de devenir fou aux premiers coups de mousquet…
L’hôte fit un signe d’admiration.
— Mais, vous comprenez, continua Gontran, que j’ai à veiller sur cet enfant…
— Bah ! il dort.
— Il peut se réveiller…
— Les enfants ont le sommeil dur…
— Et s’enfuir effrayé…
— C’est juste.
— Et courir à travers Paris, et s’y perdre…
— Et puis, il ressemble si fort à M. de Mayenne que le premier huguenot qui, le fer au poing, le rencontrerait l’embrocherait comme un poulet.
L’hôte frémit :
— Il ne faut pas le quitter, messire, dit-il avec émotion.
— Je ne bougerais pas de là pour un royaume, fût-ce celui de France !
— Et même, acheva l’hôte, toute réflexion faite, je vais vous laisser dix de mes hommes pour garder ce cher enfant.
— Bon, pensa le brave gentilhomme, voici dix bourreaux qui ne feront rien cette nuit.
Puis tout haut :
— J’allais vous les demander, dit-il avec flegme.
— Ils sont à votre service ! s’écria Pernillet, vivent messeigneurs de Lorraine !
Et l’hôte redescendit et ordonna à dix de ses hommes, lesquels s’étaient armés durant le souper du gentilhomme, de demeurer dans la cuisine de l’hôtellerie pour veiller à la garde du précieux enfant.
En ce moment la première arquebusade retentit, et le fougueux Pernillet s’élança à la tête de ses soldats, armés pour le massacre, dans la direction du Louvre, qu’il gagna au moyen d’une grosse et lourde barque amarrée devant sa porte.
La nuit était devenue obscure pendant ce temps-là, et à peine si Gontran, qui avait repris son poste d’observation à la fenêtre, distinguait entre lui et le Louvre, illuminé comme pour une fête, le sillon blanchâtre de l’eau qui coulait au milieu. Tout à coup, il vit presque simultanément un point noir trancher sur ce sillon blanc et le couper lentement en deux, et quatre ou cinq des hommes qui étaient demeurés sur le seuil de l’hôtellerie pour garder l’enfant, se diriger vers la berge, sans doute parce que, comme lui, ils avaient aperçu le point noir.
Ce point noir, c’était le roi de Navarre qui, en sortant de l’eau et se retrouvant sur ses pieds, heurta un homme armé.
Le roi avait l’épée nue :
— Place ! cria-t-il.
— Qui êtes-vous ?
— Que vous importe !
Et le roi poussant une terrible estocade en avant, renversa l’homme qui roula sur le sol, la poitrine crevée et jetant un cri sourd.
Le roi fit un pas, mais un autre homme, puis un autre, et encore un autre lui barrèrent le chemin, et tous crièrent :
— C’est un huguenot ! mort aux huguenots !
Le roi fit un pas en arrière, puis fondit sur le plus rapproché de ses adversaires et l’étendit raide mort.
— Place ! cria-t-il une seconde fois.
Mais les cinq hommes qui restaient dans l’hôtellerie accoururent au secours des autres qui leur criaient :
— Des mousquets, apportez des mousquets !
Et, par la Vierge ! comme on disait alors, c’en était fait du roi, si un nouveau personnage ne fût accouru l’épée haute et criant :
— Arrière ! arrière ! assassins !
Ce personnage était Gontran qui, oubliant tout à la vue de cet homme qu’on allait égorger sous ses yeux, avait sauté par la fenêtre et tombait comme la foudre au milieu des massacreurs !
Les massacreurs se retournèrent stupéfaits, et reconnurent le gentilhomme qui s’était annoncé dans l’hôtellerie comme écuyer de monseigneur le duc de Mayenne, et dont maître Antoine Pernillet leur avait fait un si grand éloge, en leur conseillant de tailler proprement leur besogne, car il aurait les yeux sur eux.
À sa vue ils reculèrent tout tremblants.
L’un d’eux cependant, plus hardi que les autres, s’écria :
— C’est un huguenot ! mort aux huguenots !
— Taisez-vous ! lui dit Gontran d’un ton impérieux.
Le massacreur intimidé se tut.
— Vous dites que c’est un huguenot ?
— Oui, messire.
— Vous en êtes bien sûr !
— Dame ! fit le massacreur, puisqu’il vient du Louvre.
— Est-ce à dire qu’il n’y a que des huguenots au Louvre ? Le roi, la reine, les princes sont des huguenots, donc ?
— Je ne dis pas cela… mais… mais… Au fait ! murmura le bourgeois, la preuve que c’en est un, c’est qu’au lieu d’attendre que le passeur soit de retour, il s’est jeté à la nage.
— Cela prouve une seule chose : c’est qu’il était pressé…
— De fuir ! fit le massacreur, qui était tenace et qui avait toujours la pointe de son épée au visage du roi.
— Non, dit Gontran, pas de fuir, mais de porter un ordre, mes maîtres, ajouta-t-il durement ; vos épaules ont mérité cinquante coups de houssine chacune, car vous avez failli tuer un des meilleurs serviteurs de monseigneur le duc de Mayenne.
À ce nom, les massacreurs frémirent et poussèrent un cri de terreur :
— Grâce ! murmurèrent-ils.
— Messire, continua froidement Gontran, s’adressant au roi, qui calmé et le fer au poing, semblait attendre l’issue de la négociation de son protecteur inconnu ; messire, veuillez me communiquer l’ordre que vous m’apportez, afin que ces braves gens soient bien convaincus qu’ils méritent une bastonnade.
Le roi qui avait saisi un imperceptible signe de Gontran se pencha à son oreille, et feignit d’y murmurer quelques mots.
— C’est bien, dit Gontran avec déférence. Suivez-moi !
Et il rentra dans l’hôtellerie, suivi du roi qui passa la tête haute au milieu des massacreurs tout tremblants.
Gontran gagna l’appartement où il avait laissé l’enfant endormi, et où il le retrouva dormant toujours.
Gontran ferma la porte, puis revint à lui :
— Messire, lui dit-il, vous êtes désormais ici en sûreté, et demain je vous escorterai où il vous plaira.
— Merci ! dit le roi.
Et il s’assit, et de la croisée regarda, la sueur au front et l’angoisse au cœur, la flamme rouge qui s’élevait au-dessus des toits dans la direction de la rue Béthisy, et annonçait l’incendie de la maison de l’amiral.
Gontran, discret autant qu’il était brave, était revenu se placer au chevet du lit sur lequel le roi n’avait point jeté les yeux encore.
Il faisait nuit dans la chambre autant qu’au dehors ; Gontran voyait à peine l’homme qu’il venait de sauver, mais il devinait qu’il était jeune, beau, de grande naissance, et il s’applaudissait de l’avoir arraché a la mort.
Le roi, lui, songeait vaguement au danger qu’il venait de courir, mais ce qui l’occupait, ce qui étreignait son cœur, et sa tête au point de l’isoler entièrement de son sauveur et des objets environnants, c’était ce massacre qui commençait et qu’il était impuissant à arrêter, comme il l’avait été à le prévenir. C’étaient ses frères, ses sujets égorgés sans défense, son vieil ami l’amiral dont on brûlait la maison et dont on traînait par les rues le cadavre mutilé… C’était peut-être…
Le roi frissonna a cette pensée subite et, se retournant brusquement, vint à Gontran qui était toujours immobile et calme à son poste :
— Monsieur, lui dit-il, vous m’avez sauvé, merci ! mais il faut que vous fassiez plus…
— Parlez, messire.
— J’ai une maîtresse…
— Ah ! dit Gontran.
— Une maîtresse qu’on assassinera peut-être dans une heure…
Gontran tressaillit.
— Où est-elle ? demanda-t-il.
— Monsieur, continua le roi, je suis un gentilhomme béarnais attaché au roi de Navarre et son ami. Le peuple de Paris me connaît, car il m’a vu souvent passer avec mon maître. Si j’essayais de faire cinquante pas dans la rue, je serais bien certainement arrêté au dixième.
Gontran regarda le roi et frémit.
— Or, continua le roi d’une voix que la douleur et l’angoisse rendaient sympathique et entraînante, je ne tiens pas à la vie, moi, mais j’aime ma maîtresse d’un ardent amour, et je veux la sauver à tout prix.
Gontran chancela.
— Vous êtes gentilhomme, monsieur, si je ne l’avais vu à votre costume, je le devinerais bien certainement à votre généreuse intervention, à laquelle je dois mon salut. Je suis huguenot et vous êtes catholique, mais nous sommes gentilshommes tous deux, et je m’adresse à vous loyalement, et je vous dis : Sauvez celle que j’aime !
— Je le veux bien, dit Gontran, mais comment ?
— Vous êtes, je le vois, un des chefs du parti lorrain, vous êtes influent auprès des serviteurs de Guise, et vous pouvez aller jusqu’à elle, la couvrir de votre manteau et la ramener ici.
— Monsieur, dit Gontran dont la voix tremblait, vous voyez cet enfant !
— Oui, dit le roi, s’approchant du lit.
— Cet enfant m’est confié…
— Eh bien ?
— Je réponds de sa vie sur ma tête ; m’en répondez-vous sur la vôtre, si je m’expose pour sauver votre maîtresse ?
— Sur l’honneur et foi de gentilhomme, dit le roi d’une voix sonore et grave, je m’engage à veiller sur cet enfant pendant votre absence et à me faire tuer avant qu’un cheveu tombe de sa tête.
Et le roi écartant Gontran se mit à sa place l’épée nue, dans cette fière et chevaleresque attitude qui lui était naturelle, et que nul roi peut-être ne retrouva après lui.
— C’est bien, dit Gontran, où est votre maîtresse ?
— Connaissez-vous Paris ?
— Presque pas.
— Avez-vous entendu parler des Prés-Saint-Germain ?
— Oui, j’y suis allé.
— Eh bien ! aux Prés Saint-Germain, vous verrez une petite maison en briques rouges, adossée au rempart, vous heurterez à la porte et vous demanderez la maîtresse du logis, si déjà la maison n’est entourée de catholiques…
— Bien ! dit Gontran prenant son manteau.
— Vous lui direz : Madame, suivez-moi, Béarn vous attend !
— Est-ce tout ?
— Tout.
Gontran ceignit son épée, enfonça son chapeau sur ses yeux, puis, au moment de passer la porte, se retourna et dit au roi :
— Vous me répondez de l’enfant, n’est-ce pas ?
— Sur mon honneur !
Gontran frappa le sol du pommeau de son épée. À ce bruit, deux des hommes qui étaient commis à la garde de l’enfant et buvaient aux cuisines, accoururent :
— Vous voyez ce gentilhomme ? leur dit-il d’une voix brève et impérieuse, il me remplace ici. Tandis que je vais chercher des ordres, obéissez-lui comme à moi.
Les massacreurs s’inclinèrent et demeurèrent en dehors.
Gontran partit, emmenant deux autres des soldats de maître Pernillet.
Il avait eu soin de mettre un linge blanc à son bras, et ses deux compagnons portaient la croix des conjurés.
Partout ils trouvèrent le passage libre ; la foule s’écartait devant eux avec respect ou terreur.
Ils arrivèrent ainsi aux Prés-Saint-Germain, et aperçurent la maison en briques rouges dépeinte par le roi.
Les prés étaient déserts, silencieux, la maison fermée et sans lumière aux croisées.
Gontran heurta violemment la porte, qui résista.
Il heurta une fois encore…
Même silence !
Alors il n’hésita plus ; et bien que la porte fût en chêne ferré, il appuya contre elle ses robustes épaules, et d’un effort suprême, l’enfonça.
Il pénétra dans un vestibule obscur, gravit un petit escalier également plongé dans les ténèbres, traversa deux pièces désertes ; puis, arrivé à une troisième, il trouva agenouillée dans un coin une femme blanche et froide que la terreur rendait muette, et qui versait des larmes silencieuses.
Cette femme était madame Charlotte de Sauve.
Elle avait appris une heure auparavant ce qui se passait, elle avait voulu courir à Paris, pénétrer jusqu’au Louvre, arriver au roi : elle avait été repoussée et refoulée par un flot de populaire qui criait : Mort au Béarnais ! et elle s’était réfugiée dans sa maison que ses serviteurs venaient d’abandonner.
Là, dominée par la terreur, elle avait verrouillé toutes les portes et s’était réfugiée au coin le plus obscur pour y prier ardemment et demander à Dieu le salut de celui qu’elle aimait.
À la vue de Gontran et des deux hommes qui le suivaient, elle poussa un cri et ferma les yeux, croyant déjà voir sur son sein la pointe meurtrière d’une épée.
Mais Gontran alla vers elle et lui dit à l’oreille :
— Ne craignez rien… je viens vous sauver…
Et, comme elle le regardait d’un œil plein d’étonnement et d’épouvante, il poursuivit, toujours assez bas pour que les massacreurs ne le pussent entendre :
— Béarn vous attend !
— Il vit donc ! s’écria-t-elle délirante.
— Silence ! ne prononcez pas son nom…
— Mais où est-il ?
— Suivez-nous, moi et ces hommes…
Charlotte se leva avec peine… elle était si brisée !
Gontran lui jeta son manteau sur les épaules et lui offrit son bras.
— Venez ! dit-il.
Elle le suivit, à moitié folle, prononçant des mots entrecoupés, incohérents, que Gontran s’efforçait d’étouffer… Ils rentrèrent dans Paris ; ils arrivèrent à peu près sans encombre jusqu’à l’endroit où s’élève maintenant la rue Jacob.
Mais là, un flot de populaire barrait le chemin. On assiégeait une maison de calviniste, et le calviniste se défendait avec l’énergie du désespoir ; les balles ricochaient des fenêtres sur le pavé, les amis et les serviteurs du malheureux assiégé précipitaient sur les assiégeants tout ce qu’ils avaient sous la main, bahuts, vaisselle, pierres, candélabres.
Et ces objets déjà lourds, acquérant une pesanteur terrible par la distance qu’ils parcouraient dans leur chute, frappaient de mort ou étourdissaient ceux qu’ils atteignaient.
— Place ! cria Gontran.
— Mais la foule ne s’écarta point, la foule avait le délire, elle voyait rouge, elle avait les pieds dans le sang, elle voulait du sang encore.
— Place ! répéta-t-il, place à l’écuyer du duc de Mayenne !
La foule entendit ce mot magique et s’écarta ; mais au moment où Gontran, portant Charlotte dans ses bras, se trouvait à demi dégagé, une pierre lancée d’une croisée de la maison vint le frapper au front.
Charlotte le vit chanceler avec un nuage de sang sur le visage, puis pirouetter une seconde et tomber.
Un moment elle fut tentée de se pencher sur lui, d’essuyer le sang de sa plaie, de lui donner ces soins ardents dont seules les femmes ont le secret ; – mais la foule hurlait et piétinait… la foule l’en sépara par une brusque ondulation…
Elle le crut mort.
Alors, comme il l’attendait, comme elle voulait le voir et arriver à tout prix jusqu’à lui, elle se cramponna au bras des deux hommes qui escortaient Gontran et qui l’entraînèrent, croyant servir M. de Mayenne.
— C’était un fier soldat, dit l’un d’eux en parlant de Gontran, et messeigneurs les princes et madame la Vierge perdent gros à sa mort !
Telle fut l’oraison funèbre de Gontran.
Pendant ce temps, le roi veillait sur l’enfant qui dormait toujours, et de temps à autre il se penchait à la croisée et regardait avec anxiété, tantôt flamboyer la rue de Béthisy, tantôt étinceler les fenêtres du Louvre.
Il entendait retentir les cris de mort des massacreurs, et, à chaque minute, son nom mêlé à de terribles imprécations.
Puis son œil s’abaissait au bas de la croisée, et sur la grève toujours déserte, cherchait dans l’ombre une apparition, comme s’il eût voulu hâter de ses vœux l’arrivée de sa bien-aimée Charlotte.
Enfin apparurent trois ombres…
Le roi frémit. Ils étaient partis trois, ils revenaient trois seulement, où donc était Charlotte ?
Tout à coup il aperçut une robe blanche et il poussa un cri.
Cette robe, c’était la sienne sans doute.
Mais le roi avait au moment suprême un terrible sang-froid ; il comprit qu’il devait son salut au quiproquo établi entre le gentilhomme et les hommes qu’il commandait, et modérant soudain sa joie, il reprit un visage impassible et calme.
C’était, en effet Charlotte qui arrivait, conduite par les deux massacreurs, et qui bientôt alla se jeter dans les bras de son royal amant.
Les deux massacreurs étaient respectueusement demeurés sur le seuil.
Par un sentiment de prudence, le roi ferma la porte sur eux, le premier élan de tendresse apaisé, il regarda autour de lui, chercha son sauveur des yeux, ne le vit point, et dit à Charlotte :
— Où donc est ce gentilhomme ?
— Mort, dit Charlotte.
— Mort ?
— Tué sous les fenêtres d’une maison assiégée.
Le roi chancela, passa une main fiévreuse sur son front, puis regarda l’enfant, dont le sommeil paisible n’avait point été interrompu :
— Pauvre enfant ! murmura-t-il, j’ai juré de veiller sur toi. Je tiendrai mon serment, je serai ton père ?
Et comme les cris de mort retentissaient toujours, et que, cependant, l’aube commençait à paraître, le roi songea que peut-être, dans une heure, la fuite ne serait plus possible, et appelant les deux massacreurs, il leur dit :
— Accompagnez-moi jusqu’à la porte Saint-Jacques, où je dois remettre cet enfant aux mains du capitaine Hector de Montaigu, ainsi que madame qui est sa mère.
Les deux massacreurs s’inclinèrent, croyant toujours servir, la cause de M. de Mayenne, et le roi prenant l’enfant dans ses bras l’enveloppa de son manteau.
Au lever du soleil, la maison du calviniste était rasée. Un homme se dressa parmi les morts, passa la main sur son front alourdi, se souvint, et murmura :
— Mon Dieu ! l’enfant ?
Et, tout chancelant encore, cet homme se mit à courir, arriva à l’hôtellerie, pénétra jusqu’à la chambre où il avait laissé l’enfant endormi et poussa un cri terrible…
L’enfant avait disparu !
Quinze jours après la rencontre des Cavaliers de la nuit à la tour de Penn-Oll, jour pour jour, heure pour heure, à minuit sonnant, les fenêtres du château royal de Glasgow, en Écosse, s’illuminèrent comme par enchantement, et la ville, paisiblement endormie déjà, se réveilla aux notes harmonieuses d’un brillant orchestre.
La reine d’Écosse – cette belle et malheureuse Marie Stuart, âme faible et grand cœur, dont la cruauté de la reine d’Angleterre fit une martyre – la reine d’Écosse, disons-nous, donnait un bal de nuit à sa cour pour solenniser le mariage de l’italien Sébastiani[1] avec Marguerite Carwood, une de ses filles d’honneur.
La reine, partie la veille d’Édimbourg, était arrivée le soir, la nuit tombant, à Glasgow.
Elle avait dîné en tête-à-tête avec la comtesse de Douglas, sa dame de compagnie, et était demeurée enfermée avec ses ministres depuis huit heures jusqu’à onze, pour élaborer les bases d’un traité avec l’Angleterre touchant la délimitation exacte des frontières sur certains points des deux royaumes.
À onze heures, Sa Majesté avait renvoyé les ministres pour procéder à sa toilette.
À minuit, les portes des salles du bal avaient été ouvertes à deux battants, et le flot de courtisans s’y était engouffré aux préludes d’une valse.
Puis, la valse s’était éteinte, et alors, en attendant la reine et son époux, cent groupes divers s’étaient formés, remarquables par la pittoresque originalité et la différence variée des costumes.
Ici, un courtisan vêtu de soie abordait un lord militaire armé de toutes pièces ; là, un laird des montagnes portant au flanc la longue claymore, et sur l’épaule le plaid rayé blanc et bleu ; – plus loin, une dame d’honneur, adoptant le costume galant de la cour de France, causait avec une châtelaine du Nord, ayant conservé la jupe écossaise et la coiffure nationale.
Les groupes étaient bruyants, animés, joyeux ici, là soucieux, car depuis plusieurs années déjà de sombres nuages planaient sur le pays d’Écosse, amoncelés dans le lointain par la politique astucieuse de la reine d’Angleterre, qui trouvait toujours un sonore écho chez les lords et les bannerets, dont l’ambition ombrageuse s’accommodait mal des libéralités de Marie Stuart et de la confiance aveugle qu’elle était toujours prête à accorder à des étrangers, de préférence à ses propres sujets.
Le sombre drame du meurtre du chanteur Rizzio, assassiné par Douglas, Murray et le roi lui-même, aux pieds de la reine et dans son oratoire, n’était point encore oublié, et l’on sentait instinctivement que ce calme momentané, cette fête de l’heure présente ne serait point un lien de sécurité assez fort pour prévenir de nouvelles tempêtes.
Parmi les différents groupes d’où le rire et la discussion s’échappaient avec une sorte de volubilité fébrile, il en était un qui attirait les regards plus que tous les autres : il se composait de trois seigneurs éminents par leur opulente fortune, leurs titres et leurs dignités, la popularité dont ils jouissaient et une réputation d’audace bien connue.
L’un, et celui sur lequel les yeux de tous se portaient de préférence, était le comte lord de Bothwell, l’un des plus grands seigneurs terriens d’Écosse, jeune, beau, quoique d’un aspect farouche et, cauteleux, audacieux jusqu’au crime, et professant un souverain mépris de la légalité, qu’il appelait d’ordinaire la pierre d’achoppement des niais.
L’autre était son beau-frère, le comte de Huntley.
Le troisième, lord Maitland, seigneur des Marches du sud, vendu depuis longtemps à Élisabeth.
Ces trois seigneurs s’entretenaient tout bas et avec feu, et ils avaient eu soin de se placer à distance des autres groupes, de manière à n’être point entendus. Seul, un jeune homme, un page, bien plutôt, car sa lèvre était vierge encore de tout duvet, ne se mêlait à aucun attroupement, ne parlait à personne et se tenait à demi appuyé à une des portes d’entrée, et jetant un mélancolique regard sur cette foule bariolée et étincelante d’armes, d’étoffes éclatantes et de pierreries.
Il pouvait avoir dix-huit ans et portait le costume éclatant des gardes de la reine.
Tout à coup l’œil rêveur de ce jeune homme s’illumina, et quittant le poste d’observation où il était, il courut à la rencontre d’un jeune homme enveloppé d’un long manteau brun, et qui venait d’entrer dans la salle du bal par une porte opposée.
Ce gentilhomme n’était point en costume de cour ; ses bottes poudreuses, son feutre terni, les faveurs fanées de son justaucorps annonçaient qu’il venait de faire une longue route.
Il tendit la main au jeune homme et lui dit :
— Béni soit Dieu qui me fait te rencontrer, Henri !…
— Comment ! te voilà, Hector ?
— J’arrive, mon ami.
— Je le vois bien à ton costume.
Le gentilhomme eut un triste sourire :
— Mon costume n’est pas galant, n’est-ce pas ?
— En effet…
— Et tu trouves que je suis bien hardi de venir au bal de la reine ?…
— Ainsi costumé, oui, mon ami.
— Pauvre Henri, fit le gentilhomme avec un amer sourire, j’ai fait tant de chemin depuis huit jours ! j’ai crevé dix chevaux, fait naufrage sur les côtes d’Angleterre, et j’ai failli, à deux lieues de Perth, être assassiné par des montagnards qui me traitaient de papiste.
— Mais qui te pressait donc ainsi ? Et, d’abord, d’où viens-tu ? Un soir, tu es parti sans faire d’adieux à personne, pas même à moi que tu aimes…
— D’où je viens ? De Bretagne. Pourquoi y suis-je allé ? mon ami, c’est un secret qui n’est pas le mien.
— Garde-le, en ce cas.
— Qui me pressait ? Oh ! tu le devines, n’est-ce pas ? Huit jours loin d’elle, huit jours sans la voir ! huit jours de transes mortelles, d’angoisses sans trêve, de souffrances sans nom !
— Tu l’aimes donc bien ?
Le gentilhomme posa la main sur son cœur :
— Assez pour en mourir, dit-il sourdement.
— Et tu en mourras, mon ami, murmura tristement le jeune garde : l’amour d’un soldat pour une reine est chose qui tue !
— Je le sais.
Le gentilhomme prononça ces mots avec un accent de simplicité terrible et de vérité telle, que le jeune homme en tressaillit profondément et se tut.
Puis il reprit avec feu :
— Je sais bien que mon amour est chose insensée, et qu’entre elle et moi aucune puissance humaine ne comblera jamais l’abîme… je l’aime sans espoir, mais tel qu’il est, cet amour m’est cher… Nul ne le sait hormis moi, nul peut-être ne le saura. Elle ne l’apprendra jamais… mais je sais que j’ai une mission auprès d’elle, mission obscure, muette, que les événements peuvent rendre éclatante… Autour d’elle se pressent des ennemis dangereux : les uns veulent la déshonorer, les autres la dépouiller ; tous veulent lui arracher un pouvoir qui leur fait ombrage… je suis là.
Et comme le jeune garde se taisait toujours, le gentilhomme reprit après une seconde de silence et de pénibles réflexions :
— Je sais bien que je ne suis qu’un soldat obscur, inconnu, sans autre fortune que l’espérance, sans autre puissance que mon épée… Mais elle est lourde, va ! et malheur à qui touchera à ma reine, malheur à qui me voudra briser mon idole !
— Tu te trompes, ami, dit le jeune garde, quand tu dis ne posséder ni or ni fortune. Mon or est à toi, mon épée aussi.
— Merci !
— Tu as quelques années de plus que moi, tu m’as presque servi de père dans cette maison où mon père te recueillit et d’où la mort l’arracha trop tôt. Un père est le maître chez son enfant, il dispose de lui, de sa bourse, de sa vie, de son intelligence, de son dévouement : prends, ami ; tu es mon père, tout est à toi.
— Tu es noble et bon comme ton père, enfant, Dieu te vienne en aide ! mais ce n’est point de l’or qu’il me faut pour veiller sur elle, ce ne sont pas des dignités et de riches habits. Plus je serai obscur, plus ma tâche sera facile.
Il y a un homme ici, un homme qui porte un noble nom et qui est aussi riche, aussi puissant, aussi redouté que je suis pauvre, faible et peu craint de tous. Cet homme cache un cœur vil, une âme criminelle, sous son pourpoint de gentilhomme ; cet homme ne recule ni devant le poignard, ni devant le poison, ni devant cette arme terrible qu’on nomme la calomnie… Cet homme… regarde-le bien, Henry…
— Où est-il ?
— Vois-tu, là-bas, ce groupe composé de trois seigneurs ?
— Oui, Maitland, Huntley… Bothwell…
— C’est lui.
Henry tressaillit.
— Il a un visage de tigre.
— Il est plus lâche que lui. Cet homme, Henry, poursuit depuis longtemps la reine d’un amour odieux… fatal… Cet homme ne reculera devant rien ; pour posséder sa souveraine une heure, il bouleversera l’Écosse, il armera contre elle depuis le premier laird jusqu’au dernier vassal… il n’hésitera point à la traîner sur une claie d’infamie…
— Horreur !
— Regarde-le bien, Henry. Si mon poignard ne lui clôt la bouche, si ma main n’arrache sa langue à temps, la reine d’Écosse est perdue.
— Tu exagères, Hector…
— Non, de par Dieu ! mon ami… Je sais bien ce que je dis. Dieu me garde de calomnier ! Aussi tu comprendras, n’est-ce pas ? tout ce que j’ai souffert, tout ce que j’ai enduré d’angoisses depuis huit jours… huit siècles ! pendant lesquels le monstre aurait pu triompher !
Je suis arrivé à Édimbourg. J’étais bien las, bien brisé. Mon cheval allait s’abattre. On m’a dit que la reine était partie pour Glasgow avec sa cour. J’ai demandé si lord Bothwell était avec elle, et comme on m’a répondu que oui, j’ai demandé un autre cheval et je suis parti.
— Noble cœur ! murmura Henry.
— Je suis arrivé ici, il y a dix minutes. Le château était illuminé, les abords gardés par les soldats, la cour encombrée de chevaux, de valets, de litières. On m’a dit que la reine donnait un bal.
Un moment j’ai hésité, un moment j’ai songé à entrer dans une hôtellerie pour y prendre un peu de repos, un pot d’ale, un morceau de venaison et secouer la poudre de mes habits ; mais mon cœur et mon âme étaient bien autrement affamés que mon corps… je voulais la voir !
— Eh bien ! dit Henry, tu vas être satisfait, car voici le héraut qui ouvre sa porte à deux battants.
En effet, le grand chambellan parut, sa baguette blanche à la main, sur le seuil de la porte opposée, laquelle communiquait directement avec les petits appartements, et cria d’une voix haute et solennelle :
— La reine !
La reine avait alors vingt-cinq ans environ ; elle était de taille moyenne, svelte, un peu grassouillette. Ses cheveux, d’une admirable nuance châtain clair, étaient longs, abondants et relevés sur le front, suivant la mode française qu’elle avait adoptée à la cour de feu François II, son premier époux.
Elle avait à la lèvre un fier et bon sourire, plein de naïveté et de fermeté à la fois, mélange bizarre de l’ingénuité de la femme et de la dignité de la reine.
La reine entra d’un pas lent, grave, malgré son sourire, majestueuse sans raideur.
Elle s’appuyait au bras du comte Lenox, père du roi, vieillard vénérable dont l’œil pétillait de jeunesse, dont les cheveux blancs et la barbe grisonnante ombrageaient un visage encore sans rides, dont la taille robuste et souple défiait le poids des années.
— Henry, murmura le gentilhomme, s’appuyant sur le jeune garde, et tout pâle et défaillant ; Henry, soutiens-moi…
— Du courage, ami !… répondit Henry, tout bas.
— Mon Dieu ! fit le gentilhomme d’une voix émue, je la voyais cependant tous les jours… je m’étais habitué à ne plus pâlir… à ne plus chanceler… et parce qu’il y a huit jours… Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’elle est belle !
Et le gentilhomme chancelait encore.
Mais soudain son visage s’empourpra, son œil eut un éclair de colère, et il se redressa hautain et fort. Lord Bothwell venait de s’approcher de la reine, devant laquelle il s’était incliné profondément.
Et la reine lui avait souri !
— Henry, murmura Hector, – car c’était bien, et nos lecteurs l’ont déjà deviné, ce beau et fier jeune homme aux moustaches blondes que nous avons vu recevoir les instructions paternelles a la tour de Penn-Oll, – Henry, l’as-tu vu ?
— Oui, dit Henry frémissant.
— Elle lui a souri… Mon Dieu ! mon Dieu ! si elle allait l’aimer ?
— Oh ! fit Henry avec indignation.
— Ce n’est pas que je sois jaloux, va ! reprit Hector ; l’amour sans espoir ne peut l’être… Mais si elle l’aimait, c’est-à-dire si elle le croyait ? Oh ! malheur ! Henry, car l’amour de cet homme est une bave qui souille ce qu’elle éclabousse… Elle serait perdue !
En ce moment, le grand chambellan ouvrit de nouveau les deux battants de la porte et annonça :
— Le roi !
Le roi était un pâle et beau jeune homme de vingt et un ans à peine, blond, mince, presque frêle et portant sur son visage les traces d’une débilité prématurée et d’une maladie mortelle. Depuis le meurtre de Rizzio, le roi était mal avec la reine qui ne lui pardonnait pas un tel scandale ; il vivait loin d’elle, retiré, et il s’était choisi lui-même une résidence hors du château et des murs de Glasgow, au milieu des champs.
C’était une petite maison composée d’un seul étage, entourée d’un parc, adossée à une verte colline et portant le nom de Kirk of field, c’est-à-dire l’Église champêtre.
Le roi avait appris l’arrivée nocturne de la reine à Glasgow et désirant tenter une réconciliation, il lui avait envoyé son père sir Darnley, comte de Lenox, pour essayer ce rapprochement.
La reine avait répondu qu’elle verrait avec joie le roi venir à son bal.
Et le roi, tout malade qu’il fût, était venu en grande hâte.
La reine, entendant ce cri : « Le roi ! » la reine, disons-nous, se retourna, quitta le bras du comte de Lenox, congédia d’un sourire lord Bothwell et s’avança vers sir Henry Darnley, son royal époux.
— Votre Majesté, lui dit-elle en lui donnant sa main à baiser, arrive tout à propos pour ouvrir le bal avec moi.
Le roi s’inclina et offrit sa main.
La reine prit cette main, la pressa doucement et dit tout bas au roi :
— Merci de votre empressement, monsieur.
— Vous ne m’en voulez plus ? demanda timidement le roi.
— Non… Henry… fit-elle, appuyant avec une grâce charmante sur ce mot.
— Vous êtes bonne… Marie… murmura-t-il.
Et il pressa à son tour la belle main de la reine.
On n’attendait plus que les nouveaux époux.
L’huissier les annonça bientôt.
L’époux était un grand jeune homme, brun presque bistré, portant haut la tête et s’exprimant avec cette volubilité gracieuse de geste et de paroles qui trahissait son origine méridionale.
L’épouse était blonde, élancée, l’œil bleu, les mains blanches, rêveuse et nonchalante.
On eût dit une fleur du nord s’appuyant à un vigoureux arbuste du midi.
L’orchestre s’éveilla ; alors la reine dit au roi :
— Ouvrons le quadrille ; venez !
Derrière Leurs Majestés, lord Bothwell était avec lord Maitland.
Bothwell montra alors, avec son mauvais sourire, la tête pâle du roi, et dit à lord Maitland :
— Voilà un homme qui danse et qui mourra cette nuit.
Ces mots avaient été dits bien bas, mais un homme les entendit, et cet homme recula et porta instinctivement la main à la garde de son poignard.
C’était Henry, le jeune garde du corps de la reine. Henry recula jusqu’à Hector qu’il avait laissé à deux pas, accoudé à un guéridon, dévorant du regard le moindre geste, le moindre sourire de la reine, et devinant qu’un rapprochement s’opérait entre les royaux époux ; ce qui écartait Bothwell, au moins pour quelque temps.
— Hector, dit Henry d’une voix brève, écoute !
— Que veux-tu ?
— Viens !
Il l’entraîna loin du centre des danseurs, dans une embrasure de croisée.
— Eh bien ? fit Hector.
— Tu vois le roi ?
— Oui.
— Il est bien pâle, n’est-ce pas ?
— Oui, dit Hector.
— Il a l’air souffrant ?
— Je le crois.
— Eh bien ! il mourra cette nuit.
Hector fit un mouvement.
— Que veux-tu dire ? murmura-t-il.
— Je ne sais pas si c’est un complot ou l’effet de la maladie ; je ne sais pas si le roi mourra assassiné ou succombera à quelque brusque péripétie du mal, mais il mourra cette nuit.
— Tu es fou !
— Non, demande plutôt à lord Bothwell.
— C’est lui qui l’a dit ?
— Oui, à lord Maitland.
Hector tressaillit.
— Quand cela ? demanda-t-il.
— Tout à l’heure, j’étais derrière eux.
— Et… fit Hector, dont la voix tremblait et qui porta la main à son poignard comme Henry l’avait fait lui-même naguère, et tu es bien sûr, tu as bien entendu ?
— Ils parlaient en excellent écossais.
Hector redevint pâle et les muscles de son visage se contractèrent.
— Ami, dit-il, la reine a souri à Bothwell, n’est-ce pas ?
— Oui, dit Henry.
— Puis elle l’a quitté pour aborder le roi ?
— Oui.
— Eh bien ! retiens ceci : Bothwell a pris ce sourire pour un encouragement…
— L’infâme !
— Bothwell est convaincu que la reine l’aime ou est bien près de l’aimer…
— Oh ! fit Henry que la colère suffoquait.
— Bothwell est riche, et il y a ici plus d’un montagnard avide, plus d’un courtisan ruiné qui ne demandent pas mieux que de recoudre leur bourse trouée avec la pointe de leur dague…
— Crois-tu ? dit Henry frémissant.
— Enfant ! murmura Hector avec une tendre pitié pour l’ingénuité du jeune homme.
Lord Bothwell paiera l’un ou l’autre, s’il ne l’a fait déjà… Lord Bothwell fera assassiner le roi cette nuit !
Henry ne répondit pas, mais il mit de nouveau une main sur sa dague, l’autre, sur son épée et fit un pas dans la direction du roi, comme s’il eût voulu se ranger à ses côtés et lui faire, de sa poitrine, une cuirasse contre le fer des assassins.
— Attends donc ! continua Hector, le retenant par le bras ; écoute ; sais-tu ce que rêve cet homme en ce moment ?
— Que rêve-t-il ? fit Henry, dont la lèvre enfantine devint menaçante.
— Il rêve, poursuivit Hector, le trône d’Écosse !
— Ô infamie !
— Et il espère l’avoir. La reine l’aime… il le croit du moins… et alors, comme pour les lâches et les traîtres, il n’est rien de sacré, – le roi mort, cet homme sera assez infâme, assez vil pour demander sa main à la veuve de l’homme qu’il aura fait assassiner.
— Si j’étais sûr de cela, fit Henry, je lui plongerais sur l’heure, dans la poitrine, la lame entière de mon épée.
L’œil d’Hector s’attachait toujours opiniâtrement sur lord Bothwell.
Tout à coup il tressaillit.
— Avec qui était-il ? demanda-t-il à Henry.
— Avec lord Maitland.
— Et c’est à lui qu’il a dit…
— Oui…
— Où donc est lord Maitland, maintenant ?
Ils le cherchèrent des yeux et ne le virent point ; ils firent le tour du bal, plongèrent dans tous les groupes, errèrent de salons en salons… lord Maitland avait disparu !
— Cherche-le, dit Hector, fouille le château, et si tu le rencontres parlant, une bourse à la main, à quelque pauvre diable, tue-le ! Moi, je reste ici, et je veille sur Bothwell.
Henry disparut.
Hector demeura à sa place, épiant les moindres mouvements de Bothwell, qui causait avec lord Murray de Tullibardine, se suspendant pour ainsi dire à ses lèvres, et cherchant à saisir le sens des paroles qu’ils échangeaient a mi-voix.
Quelquefois la reine, qui valsait avec Douglas, passait près de lui emportée sur le bras puissant du vaillant Écossais ; sa robe l’effleurait, son haleine arrivait jusqu’à lui.
Et alors Hector abandonnait un instant de son tenace regard lord Bothwell, pour reporter un œil d’envie sur cette femme qu’il aimait et qu’un autre emportait dans ses robustes bras, aux stridentes mélodies de l’orchestre.
La reine adorait la valse.
La valse finit enfin… Hector respira.
La reine prit le bras de Douglas et fit avec lui le tour de la salle.
Tout à coup elle essuya son front et murmura :
— Dieu ! que j’ai chaud !
Douglas s’élança vers un guéridon et revint avec un plateau de sorbets et de confitures d’Orient, de ces confitures noirâtres dont Henri III avait toujours soin d’emplir son drageoir.
La reine se déganta de la main droite et prit son gant de la main gauche, pour saisir le hanap d’or ciselé que Douglas lui présentait.
Mais, soit distraction, soit qu’elle le fit à dessein, son gant lui échappa et tomba à terre.
Un homme était derrière la reine ; il se baissa, prit ce gant, et le cacha lestement dans son pourpoint. C’était Bothwell.
Un homme était derrière Bothwell et le vit dissimuler le gant.
C’était Hector.
Bothwell alors fit un pas vers la porte et s’apprêta à sortir.
Hector devint pâle de colère, et, comme Bothwell, fit également un pas vers la porte et se disposa à le suivre. Mais la reine se retourna par hasard, aperçut Hector, remarqua sa pâleur, puis son habit poudreux, ses faveurs flétries, et, intriguée par cet étrange costume, vint à lui.
— Comment vous nommez-vous, monsieur ? demanda-t-elle avec cette familiarité si digne et si bonne des souverains.
Hector s’arrêta muet, troublé, tremblant… Il oublia Bothwell, il oublia le monde…
La reine lui parlait.
Hector demeurait toujours immobile et muet.
— Comment vous nommez-vous ? reprit la reine.
— Hector, madame, répondit-il enfin.
— N’êtes-vous pas dans mes gardes ?
— Oui, madame.
— Et n’êtes-vous pas celui dont j’ai signé un congé il y a quinze jours ?
— Oui, madame, balbutia Hector tout tremblant.
— Vous n’êtes donc pas parti ?
— Je demande humblement pardon à Votre Majesté, j’arrive.
— Ah ! dit la reine, et d’où venez-vous ?
— De Bretagne.
— En si peu de jours ?
— J’avais hâte de revenir auprès de Votre Majesté.
La reine sourit.
— Vous êtes un brave gentilhomme, dit-elle. Aussi, puisque vous arrivez de si loin, ai-je le droit de vous soumettre à une dernière épreuve…
Hector s’enhardit et osa regarder la reine.
— Vous allez, continua-t-elle, m’accorder une valse.
— À cette proposition Hector chancela, pâlit plus fort encore, et faillit se trouver mal.
— Venez, dit la reine, venez, monsieur.
Elle lui offrit sa belle main qu’il osa serrer à peine, et elle l’entraîna vers l’orchestre, ivre, étourdi, ne sachant plus s’il rêvait ou veillait, s’il existait réellement, si réellement il allait valser avec la reine, ou bien s’il était le jouet de quelque hallucination, d’autant plus séduisante que le réveil en serait affreux.
La reine fit un signe aux musiciens, et se mit en place avec son valseur.
En ce moment les yeux égarés d’Hector se dirigèrent machinalement vers la porte, et tout aussitôt il eut un brusque mouvement nerveux, une de ces réticences inexplicables comme en fait seul éprouver un spectacle subit et inattendu.
Il venait d’apercevoir lord Bothwell qui quittait la salle du bal et s’esquivait.
Cette sortie de lord Bothwell, c’était le réveil du songe d’Hector, la réalité brisant le masque de la féerie, le ciel s’entrouvrant sous lui et le laissant choir sur la terre abandonnée un instant.
Lord Bothwell qui sortait, c’était le poignard levé sur le roi, le déshonneur suspendu peut-être sur la tête de la reine, comme une nouvelle épée de Damoclès !
Et Hector seul pouvait courir après lui, le poignarder dans un corridor et sauver peut-être l’existence entière de cette infortunée Marie Stuart, qui, bonne comme Louis XVI, loyale comme lui, fit tant de fautes par légèreté, tant d’inconséquences par bonhomie, qu’elle sembla tenter éternellement l’échafaud.
Seul avec Henry, Hector savait le secret de cet homme ; seul il avait deviné son but ténébreux et le drame qu’il préparait.
Et Henry était sorti pour courir après lord Maitland – Henry ne revenait pas, et cependant Hector aurait pu, s’il eût été là, lui indiquer lord Bothwell d’un geste ; et comprenant ce geste, Henry se fût attaché aux pas de l’assassin, il l’eût suivi lentement, dans l’ombre, comme le lynx suit sa victime, et à l’heure où cet homme aurait ouvert la bouche pour prononcer l’arrêt du roi, il l’eût frappé sûrement, sans pâlir et sans trembler.
Quant à lui, Hector, il valsait avec la reine, c’est-à-dire qu’il recevait un honneur que plus d’un lord puissant eût demandé à genoux sans pouvoir l’obtenir – un honneur qu’il ne retrouverait peut-être jamais comme sujet, un bonheur unique et sans lendemain pour un amant.
Et pourtant, puisque Henry n’était pas là, puisque Bothwell sortait, puisque la vie du roi était menacée, pouvait-il continuer à s’enivrer au bras de la femme animée de ce mystérieux parfum qui est le fluide de l’amour ?
Ne devait-il pas s’arracher des bras de cette femme, et fuir pour suivre l’assassin ?
Hélas ! cette femme était une reine – cette femme, il l’aimait – cette femme, il l’enlaçait de son bras, il sentait sa tête penchée sur son épaule ; il aspirait son haleine avec la volupté que mettrait un captif des plombs de Venise à respirer enfin l’air embaumé des champs ; – cette femme l’étreignait de ses mains fébriles, l’entraînait malgré lui…
Et puis, s’arrêter, c’était faire un scandale, un scandale qui profiterait peut-être aux conjurés au lieu de leur nuire, en les avertissant des soupçons qu’on pouvait avoir et en les poussant ainsi à se hâter.
Hector songea à tout cela, toutes ces réflexions passèrent rapidement dans son esprit. Il capitula avec lui-même, se résignant à attendre la fin de cette valse infernale qui eût pu être pour lui une heure de bonheur céleste ; et cette valse lui parut durer un siècle, l’orchestre lui sembla s’éterniser à plaisir, et quand enfin, au moment où il éteignait sa dernière note, son dernier et sonore soupir, il porta plutôt qu’il ne conduisit la reine sur un sofa voisin, une ombre reparut dans le sillon de lumière que la porte des salles de bal projetait dans les antichambres, et lord Bothwell rentra.
Hector pirouetta sur lui-même comme un homme ivre : il lui passa dans la gorge et dans le cœur un tel éclair de haine et de fureur à l’endroit de cet homme qu’il faillit aller à lui et le poignarder sur place.
Ce fut alors que Marie Stuart, indisposée sans doute par l’atmosphère brûlante du bal, sortit au bras de Douglas et se retira une demi-heure chez elle, congédiant son cavalier.
Pendant ce temps, Hector, redevenu maître de lui, continuait à s’attacher aux pas de Bothwell, épiant ses démarches et ses paroles.
Mais le noble lord avait une gaîté folle et une bonhomie qui eussent dérouté un chercheur de conspirations moins tenace et moins convaincu.
Peu après lord Maitland reparut – puis la reine, qui rentra et dansa une écossaise avec le roi. Puis enfin, comme trois heures sonnaient à l’horloge du château, le roi se couvrit, demanda son manteau, fit appeler ses gens et prit congé de la reine.
— Vous retournez à Kirk of Field ? demanda la reine.
— Oui, répondit le roi ; j’aime cette retraite.
— Eh bien ! mon prince, je vais vous reconduire.
— Avec votre cour ?
— Oh ! non, presque seuls, comme des amants du petit peuple.
— Messieurs, continua la reine, s’adressant à ses gentilshommes, dansez avec ces dames une heure encore ; dans une heure je reviendrai, et nous souperons.
Puis, avisant. Hector, elle lui fit un signe.
Hector accourut.
— Monsieur, lui dit-elle, vous avez été mon valseur ; vous allez être ma sauvegarde. Sa Majesté se retire à Kirk of Field, je l’accompagne, suivez-nous.
Hector s’inclina et prit son feutre et son manteau.
— Cherchez un gentilhomme des gardes qui vienne avec vous, ajouta-t-elle.
Hector tourna la tête pour obéir, aperçut Henry qui, après une course infructueuse a travers le château, rentrait dans le bal, où lord Maitland l’avait précédé, et lui fit signe de le suivre.
Le roi et la reine sortirent accompagnés par Hector, Henry, le comte de Lenox et Douglas.
Le valet de chambre du roi les précédait.
Bothwell et Maitland se rejoignirent.
— Pourvu, dit Bothwell, que la reine ne s’attarde pas chez le roi.
— Non, dit Maitland ; mais à tout hasard, on ne mettra le feu à la mèche que lorsqu’elle sera partie.
— Et le gant ?
— Il est placé.
— Croyez-vous qu’on ait remarqué, la première absence de la reine ?
— Oh ! très certainement. Cette absence nous sert à souhait.
Leurs Majestés montèrent en litière avec Douglas et le comte de Lenox, père du roi.
Hector et son compagnon enfourchèrent les premiers chevaux sellés qu’ils trouvèrent, et se placèrent aux deux portières.
Le trajet du château à Kirk of Field était court, vingt minutes au plus en allant à pied.
Le convoi royal en franchit la distance en un quart d’heure ; Leurs Majestés mirent pied à terre à la grille du parc et laissèrent leur litière.
La reine donnait le bras au roi.
Le roi était expansif, radieux, plein d’espérance malgré ses souffrances continues.
La reine s’abandonnait à une causerie charmante, folle, enfantine, qui ravissait le vieux Lenox, dont le cœur paternel avait souffert de la rupture momentanée des deux époux.
Les deux gardes du corps cheminaient derrière, à distance respectueuse, au pas de leurs chevaux et penchés sur leur selle pour se pouvoir entretenir à voix basse.
— Tu n’as donc pas pu joindre Maitland ?
— Non.
— Où le misérable est-il allé ?
— Je ne sais.
— Et comment prévenir…
— Il faut rester ici…
— Non, non, dit Hector, il vaut mieux suivre la reine à son retour à Glasgow et ne pas perdre de vue Bothwell et Maitland, ou plutôt…
— Ou plutôt ? fit Henry.
— Tu resteras, toi ; tu te cacheras dans le parc, derrière un arbre ou un mur, n’importe où…
— Bien…
Hector mit la main dans ses fontes, en tira deux pistolets dont il vérifia scrupuleusement les amorces, et les tendit à Henry :
— J’en ai aussi, dit Henry.
— Prends toujours. Passe-les tous quatre à ta ceinture, sous ton manteau.
— Après ?
— Tu te tiendras à distance de la maison ; tu auras l’œil fixé sur les portes et les fenêtres, et le premier homme qui se glissera dans l’ombre et y voudra pénétrer, tu feras feu.
— S’ils sont plusieurs, que ferai-je ?
— Tu as la vie de quatre hommes dans les mains, tu vises juste et ces pistolets sont longs.
— Mais si les assassins sont dans la maison ?
— Oh ! dit Hector, nous allons bien voir. Je n’en sortirai qu’après avoir fait la plus minutieuse des perquisitions.
Ils étaient arrivés à la porte de l’ermitage du roi.
C’était une pauvre demeure, meublée sans faste ; une retraite de gantier ou de forgeron retiré bien plus qu’une habitation royale.
Le roi en ouvrit lui-même la porte et livra passage à la reine, qui entra la première.
Les royaux époux allèrent droit à la chambre à coucher du roi, s’assirent un moment avec le vieux Lenox et Douglas, tandis que les deux gardes demeuraient respectueusement à la porte.
Puis la reine se retira avec son beau-père et le lord.
— Madame, dit alors Hector, voulez-vous me faire une grâce ?
— Parlez, dit gracieusement la reine.
— Quand le capitaine des gardes de Votre Majesté prépare ses logis dans un château royal, il a pour habitude de faire une sévère perquisition des celliers aux combles. Me permettrez-vous d’en faire autant ici ?
— Je vous le permets, monsieur, dit la reine en riant, mais je crois que c’est parfaitement inutile.
— Il y a toujours un poignard levé sur les rois, murmura Hector d’une voix profonde.
La reine tressaillit :
— Vous avez raison, dit-elle. Visitez cette maison.
Douglas et Lenox applaudirent à cette mesure ; et les deux gardes, une torche d’une main, l’épée de l’autre, parcoururent la maison, fouillèrent armoires et bahuts et jusque sous le lit du roi.
La maison était entièrement vide, et la reine en sortit avec son escorte, laissant le roi et son domestique couchés dans la même pièce.
À la grille du parc la reine remonta en litière, et Hector remit le pied à l’étrier, laissant à Henry la garde de l’ermitage de Kirk of Field.
La reine rentra dans le bal. Son entrée fut accueillie par des vivats et des applaudissements.
Elle dansa une heure encore ; puis à quatre heures et demie, comme la prime aube commençait à glisser indécise sur les sommets neigeux des montagnes, les portes de la salle du souper furent ouvertes et on se mit à table. La reine plaça lord Douglas à sa droite et lord Bothwell à sa gauche ; elle fut d’une gaîté folle, et accepta les galanteries de Bothwell avec une complaisance qui fit plus d’une fois pâlir Hector, placé assez près d’eux pour tout voir.
— Le roi est bien obéissant à ses médecins, dit lord Douglas, et il renonce de bon gré à un souper exquis…
— Milord, dit la reine avec enjouement, le roi ne veut pas mourir.
— Il mourra cependant, dit Bothwell.
La reine tressaillit :
— Que voulez-vous dire, milord ?
— Mais, fit Bothwell en riant, je veux dire qu’un jour viendra où il se couchera, suivant la loi commune, dans le cercueil de ses ancêtres.
— Puisse ce jour être loin ! milord.
— Oh ! dit Bothwell se mordant les lèvres, espérons-le ; d’ailleurs, l’amour de Votre Majesté est un firman de longue vie.
— Vous êtes un flatteur, milord.
— Votre Majesté me fera, j’espère, la grâce de croire à ma sincérité.
— Eh bien ! dit la reine, puissiez-vous dire vrai. Le roi deviendra centenaire à ce compte, et mes sujets avec lui.
Une contraction fébrile tourmenta le visage de Bothwell, qu’épiait toujours Hector avec une ténacité implacable.
Tout à coup un fracas terrible ébranla les murs de la salle et fit tressaillir le château tout entier sur ses antiques assises, en même temps qu’une lueur immense, apparaissant à l’horizon par toutes les croisées entrouvertes, pâlissait l’éclat des lustres et éclairait de son rougeâtre reflet les montagnes, le golfe et la ville entière de Glasgow.
On eût dit le bouquet colossal d’un feu d’artifice sorti des mains d’arquebusiers géants !
La reine poussa un cri de frayeur, les lords pâlirent et se regardèrent avec stupeur, plusieurs femmes s’évanouirent…
Et quant à Hector, qu’un sombre pressentiment agitait, il fut obligé de se cramponner à la table pour ne point tomber à la renverse.
Le premier moment de stupeur évanoui, on se précipita aux croisées ; on interrogea l’horizon.
Mais la flamme mystérieuse s’était éteinte, les collines, le golfe, la ville étaient rentrés dans l’ombre, et l’on n’apercevait plus dans le lointain d’autre lumière que la lueur tremblotante de l’aube caressant la croupe frileuse des hautes montagnes.
Ce fut, pendant dix minutes, un singulier tumulte, une affreuse mêlée, un incohérent échange de questions précipitées, de suppositions absurdes, de commentaires de toute espèce…
Et comme la terreur glaçait encore la plupart des convives, quelques-uns à peine songèrent à s’élancer au dehors et à s’enquérir de la cause de cet étrange fracas et de cette infernale lueur.
La reine retrouva bientôt son sang-froid et s’adressant à quelques gentilshommes :
— À cheval ! messieurs, à cheval ! dit-elle. Courez dans toutes les directions s’il le faut, mais apportez-moi sur-le-champ des renseignements sûrs, et positifs !
On se précipitait de tous côtés, déjà on s’engouffrait en flots tumultueux sous toutes les portes, quand un jeune homme pâle, défait, haletant, entra et cria :
— La maison du roi vient de sauter !
La reine jeta un cri, ce cri trouva un profond et douloureux écho partout, et Hector chercha des yeux lord Bothwell pour le poignarder.
Lord Bothwell avait disparu !
À cette foudroyante nouvelle succéda une minute de morne et terrible silence, rempli d’angoisse et d’oppression, puis la reine s’écria :
— Le roi ? le roi est-il sauvé ?
— Je ne sais… dit le jeune homme… J’ai vu la flamme… les décombres… je ne sais rien… je suis accouru… voilà tout !
— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura la reine en délire.
— Mon fils ! hurla le vieux Lenox en s’élançant hors de la salle.
Cet exemple rendit à la reine abattue un peu d’énergie.
Elle se leva, suivit le vieux Lenox, demanda un cheval et se précipita au galop vers Kirk of Field avec une trentaine de gentilshommes parmi lesquels était Hector. On eut atteint en dix minutes l’emplacement où s’élevait naguère la retraite du roi.
Alors à la clarté naissante du jour, un affreux spectacle s’offrit aux yeux.
La maison avait disparu ; – à sa place et sur un rayon de cent mètres la terre était jonchée de décombres fumants, de poutres noircies, de pierres calcinées, de meubles brisés et épars.
À l’endroit même où la maison était bâtie, apparaissait une crevasse béante, un boyau crevé qui allait s’enterrant à plusieurs mètres de profondeur et se dirigeait vers Glasgow.
Au fond de la crevasse se trouvaient les débris de trois énormes barils qui avaient dû être remplis de poudre. La maison avait sauté au moyen d’une mine qui communiquait avec Glasgow.
Un cri de vengeance et de réprobation s’éleva comme un ouragan parmi les spectateurs de ce lugubre drame, – on se demandait quel pouvait être l’assassin ; – plusieurs noms d’exilés coururent dans la foule accompagnés de sourdes imprécations, et ces imprécations se changèrent en cris de mort quand on eut retrouvé dans un champ voisin le corps du roi intact, mais privé de vie.
À la vue de ce cadavre, la reine s’évanouit, et Hector qui, seul, connaissait le secret du drame, la reçut et la soutint dans ses bras.
Le vieux Lenox, sombre, muet, cherchait parmi les décombres une trace, un vestige qui put guider une enquête sur les coupables.
Ce vieillard n’avait pas le temps de pleurer son fils, – il voulait avant tout le venger.
Douglas l’aidait dans ses recherches.
Ils descendirent tous deux dans le boyau, puis arrivés à l’endroit où la crevasse cessait pour redevenir souterrain, ils demandèrent des torches et s’y engagèrent, suivis par la foule et l’épée à la main. Tout à coup, Douglas poussa un cri, étendit le doigt et s’arrêta.
Le vieux Lenox suivant du regard la direction de ce doigt, aperçut, gisant sur le sol, un objet blanc et se précipita dessus.
Cet objet était un gant !
Une rumeur terrible s’éleva.
— À qui donc était ce gant ?
Ce gant ne portait de marque, mais il était bien petit, bien frais, pour avoir pu recouvrir une main de soldat et même de gentilhomme.
C’était un gant de femme !
La foule rebroussa chemin pour demander à la clarté du jour la possibilité d’une enquête, que la lueur des torches lui refusait, elle revint sur ses pas jusqu’à l’endroit où la reine était tombée évanouie.
La reine avait repris ses sens.
Elle demanda ce gant, avide qu’elle était de vengeance. Comme les autres, elle le prit, l’examina… et jeta un cri.
Ce gant, c’était le sien !
C’était celui que, pendant le bal, elle avait ôté pour prendre un gobelet sur le plateau présenté par Douglas.
Elle ne le dit point cependant, mais Douglas le reconnut.
Douglas déganta silencieusement son autre main, puis il mit les deux gants à côté l’un de l’autre, et dit froidement :
— C’est le gant de la reine, et peut-être va-t-elle nous expliquer…
— Des explications ? fit la reine foudroyée, je ne sais pas… je ne comprends rien… j’ai perdu mon gant dans le bal… voilà tout.
Et comme la reine suffoquait, anéantie, se taisait, et qu’un morne silence s’établissait parmi les courtisans et les seigneurs accourus, Douglas reprit :
— Madame, on vous aura volé votre gant… ou bien…
Douglas s’arrêta, et ce silence d’une seconde pesa d’un poids terrible sur toutes les poitrines…
— Ou bien, reprit Douglas dont la parole était brève et glacée autant que son regard était flamboyant, vous l’aurez donné vous-même à celui qui a pénétré dans ce souterrain.
— Horreur ! dit la reine.
Mais un troisième personnage intervint alors dans le colloque ; celui-là était terrible d’attitude, et il redressait comme un Dieu courroucé sa grande taille voûtée par l’âge.
Il s’avança jusqu’à la reine, et lui dit :
— Moi, comte de Lenox, je t’accuse, toi, Marie Stuart, reine d’Écosse, d’avoir assassiné le roi, ton mari, qui était mon fils !
Mais, à cette voix foudroyante, une autre voix, non moins superbe, non moins retentissante, non moins convaincue, s’écria :
— C’est faux ! la reine est innocente.
Et comme un cavalier arrivait à la grille du parc, le gentilhomme qui venait d’élever la voix l’aperçut et s’écria :
— Attendez ! vous tous qui accusez, la lumière va se faire !
Et il s’élança, tête nue, sans armes, mais l’œil enflammé, à la rencontre de lord Bothwell qui accourait.
Cet homme, c’était Hector.
Lord Bothwell avait été un de ceux qui, montant à cheval au moment où la reine l’ordonnait et demandait des renseignements, s’étaient précipités hors du château et dans des directions différentes.
Lord Bothwell, mieux que personne, savait où la catastrophe avait eu lieu ; il avait jugé prudent de prendre une route opposée et de n’arriver sur le théâtre du drame qu’après le premier acte.
Il était à cent mètres encore du groupe formé autour de la reine, lorsque Hector l’atteignit et sauta brusquement à la bride de son cheval, qu’il arrêta court.
Le premier mouvement de lord Bothwell fut de porter la main à ses fontes, et de brûler la cervelle à l’homme assez insolent pour saisir la bride de son cheval.
Mais Hector cloua sa main ouverte sur le pommeau de sa selle, et lui dit :
— Savez-vous ce qui se passe, monsieur ?
— Non, dit Bothwell, baissant involontairement les yeux sous le regard ardent du gentilhomme.
— On a assassiné le roi.
— Ah ! fit Bothwell feignant une surprise douloureuse et profonde.
— On l’a fait sauter au moyen d’une mine.
— Dieu !
— Et savez-vous qui l’on accuse ?
Une pâleur livide monta au front de Bothwell.
— Qui donc ? demanda-t-il.
— La reine !
— C’est impossible…
— Rien n’est plus vrai. Et savez-vous ?…
— Quoi ? Parlez !
— On l’accuse, parce que dans le souterrain, à l’entrée de la mine, on a trouvé un gant…
Bothwell frissonna sur sa selle.
— Ce gant était le sien…
— Impossible !
— Et ce gant, elle l’avait ôté au bal.
Bothwell attacha son œil perçant sur Hector et se demanda si cet homme ne tenait point son secret.
— Elle l’avait ôté, poursuivit Hector, au moment où lord Douglas lui présentait un sorbet.
Bothwell frissonna plus fort…
— Puis elle l’avait laissé choir…
Bothwell prévit le coup qu’allait lui porter Hector ; volontairement ou non, sa main se porta de nouveau sur les fontes de sa selle pour y chercher un pistolet et casser la tête à celui qui en savait trop.
Mais Hector qui lui tenait une main déjà saisit celle qui restait libre et la serra si fort que le lord en jeta un cri.
— Or, continua-t-il, sans prendre garde à ce cri, ce gant est tombé… un homme s’est baissé et l’a ramassé… et puis il l’a caché dans son pourpoint…
— Et, demanda impudemment Bothwell, quel est cet homme ?
— Vous le savez bien, milord…
— Moi ?
— Oui, vous !
— Et comment voulez-vous que je le sache ?
— D’une façon bien simple ; cet homme, c’était…
— C’était ? fit lord Bothwell avec un calme inouï.
— Milord, dit froidement Hector, vous êtes un grand misérable, car cet homme, c’était vous !
— Vous mentez !
— C’est vous qui mentez ! C’est vous qui êtes l’assassin du roi… C’est vous qui vous êtes emparé du gant de la reine pour le jeter dans le souterrain, et faire planer sur elle les soupçons qui auraient pu s’arrêter sur vous…
— Monsieur, interrompit Bothwell, devenu tout à coup, par un de ces brusques revirements de l’intelligence, complètement maître de lui ; monsieur, permettez-moi de me défendre sur un point…
— Lequel ?
— Je n’ai jamais eu l’intention de faire accuser la reine.
— Vous êtes un lâche ! Pourquoi jeter ce gant dans le souterrain ?
Lord Bothwell eut l’audace de regarder Hector fixement :
— Monsieur, lui dit-il, si je vous avoue que je suis l’assassin du roi, et qu’ensuite je vous confie un secret… me croirez-vous ?
— Vous avouez donc ?
— Oui.
— Vous êtes un monstre ; mais parlez, je vous croirai.
— Monsieur, reprit Bothwell avec calme, je n’ai pas jeté le gant de la reine dans le souterrain, je l’y ai laissé tomber en m’enfuyant quand j’ai eu mis le feu à la mèche qui devait brûler une heure.
— Ah ! fit Hector soulagé.
— Ce gant que la reine a laissé choir m’était destiné…
Un ouragan de colère passa dans la gorge d’Hector :
— Vous mentez ! s’écria-t-il ; vous êtes un infâme !
— C’était un signal, dit froidement Bothwell.
— Un signal ! mais pourquoi, dans quel but ?
— La reine me disait par là que l’heure était venue.
— Quelle heure ?
— Mais… de faire sauter le roi…
— Infamie et calomnie !
— Monsieur, vous êtes jeune ; vous ne comprenez rien à la politique.
Ces mots prononcés froidement, sans aigreur, avec le calme navrant de la conviction, entrèrent au cœur d’Hector comme une lame d’acier.
Un instant il pirouetta sur lui-même et chancela foudroyé ; – un instant son amour se trouva mis à une torture sans pareille par cette révélation inattendue.
Alors il se souvint que la reine avait souri à Bothwell plusieurs fois, qu’ensuite elle s’était montrée bien affectueuse pour le roi, si l’on songeait au meurtre récent de Rizzio…
Durant quelques secondes, il crut aux infâmes paroles de Bothwell, et il crut voir la terre s’entrouvrir sous ses pieds pour l’engloutir, le ciel descendre sur sa tête pour l’écraser…
Un siècle de douleurs sans nom, de brûlantes angoisses, de mépris terribles, d’illusions brisées passa devant ses yeux durant ces quelques secondes.
Enfin il s’écria :
— Mais on l’accuse, monsieur, on l’accuse !
— C’est une fatalité, dit froidement Bothwell.
— Mais elle n’est pas coupable, elle ne doit pas l’être !
— Qu’y puis-je faire ?
— Tout avouer et prendre tout sur vous.
— Vous voulez donc m’envoyer à l’échafaud ?
— La reine ira.
— Non, car je la sauverai.
— Vous la sauverez !
— Oui.
— Vous détournerez jusqu’au moindre soupçon ?
— Je vous le jure.
— Nul ne la croira… nul ne la pourra croire coupable ?…
La voix d’Hector tremblait.
— Non, dit tranquillement Bothwell.
— Tous ces hommes qui l’accusent, tous ces sujets hardis dont la voix est grosse de menaces et d’insultes, se tairont ?
— Ils se jetteront à genoux et demanderont grâce et pardon !
— Et quand disculperez-vous la reine ?
— Sur-le-champ ; – venez avec moi, et me laissez parler.
Et lord Bothwell poussa son cheval et arriva jusqu’à la reine, qui tressaillit à sa vue et jeta les yeux sur lui ainsi que sur un défenseur.
Hector l’avait suivi.
— Milords et messieurs, dit Bothwell, je me nomme Georges de Bothwell, je suis, par les femmes, de sang royal, et ma parole n’a jamais été mise en doute.
On le regarda avec étonnement.
— Un crime vient d’être commis, continua-t-il ; notre roi bien-aimé vient de périr, victime d’un lâche assassinat.
Un murmure d’approbation couvrit ces paroles. Bothwell continua :
— Une fatalité inouïe vous fait accuser votre reine.
Un second murmure, respectueux encore, mais menaçant, se fit entendre.
— Eh bien ! moi, comte de Bothwell, j’affirme sur la foi du serment que la reine est innocente !
Un poids énorme sembla être enlevé de chaque poitrine, la reine poussa un cri de joie et regarda son défenseur avec une expression de gratitude indicible.
Seuls, deux hommes, les deux accusateurs de la reine, Douglas et Lenox, ne partagèrent point ce sentiment général, et Lenox s’adressant à Bothwell, lui dit :
— Il y a cependant un coupable… Il y a cependant un assassin… d’où vient donc ce gant ? le gant de la reine… car il est bien à vous, n’est-ce pas, madame ?
— Oui, dit la reine que l’angoisse reprenait.
— Ce gant, dit Bothwell, je vais vous en expliquer l’origine. La reine l’a ôté dans le bal en prenant un hanap de vos mains, lord Douglas…
— Je m’en souviens.
— Ce gant est tombé sur le sol… un homme l’a ramassé…
Hector respira et attacha sur Bothwell un œil étonné et curieux.
— Cet homme, poursuivit Bothwell, avait à se plaindre du roi ; cet homme est l’assassin du roi.
Hector regarda Bothwell avec enthousiasme et se dit :
Il a plus de courage que je ne croyais ; il expie son crime par un grand dévouement…
— Cet homme, continua l’implacable Bothwell, a voulu perdre la reine et se sauver en la perdant ; après avoir mis le feu à la mèche, il a jeté le gant de la reine dans le souterrain.
Un cri d’indignation retentit.
— Et… fit Douglas en attachant sur Bothwell son regard d’aigle, quel est cet homme ?
Bothwell promena son regard dans le cercle, puis dit lentement avec calme, sans aucune altération dans la voix :
— Sur mon âme et conscience, jurant devant Dieu et les hommes que je dis l’exacte vérité, et prêt à soutenir mon dire en lit de justice ou en champ-clos, épée au poing et dague aux dents, – cet homme, le voilà !
Et il tendit la main vers Hector qui recula foudroyé et ne put trouver un mot, un geste, un signe, pour dire à cet homme :
— Tu mens !
La reine jeta un cri, – un cri d’étonnement, presque un cri de joie.
La joie est d’un égoïsme féroce.
Cette joie acheva de glacer le cœur d’Hector ; – mais en même temps et sous le coup d’une accusation aussi terrible, un grand jour se fit dans son esprit ; il comprit au sang-froid atroce de Bothwell que lui seul était coupable, que la reine était innocente…
Que lui importait le reste maintenant ? Que lui faisait cette accusation, cette infamie qu’on lui jetait au front pour ternir sa loyauté ? Elle était innocente ! Il pouvait l’aimer encore !
Vingt glaives se levèrent sur sa poitrine, il eût été frappé de cent coups différents, si Douglas n’eût étendu entre la foudre et lui son robuste bras, disant :
— Je demande que l’on m’écoute !
Et comme on obéissait toujours à Douglas, la foule s’écarta :
— Milord, dit Douglas à Bothwell, l’assassin que voilà vous a sans doute avoué son crime ?
— Là, tout à l’heure ! dit Bothwell.
— Et vous a-t-il dit à quelle heure, en quel temps il avait incendié la mèche ?
— Une demi-heure avant le départ du roi.
— Vous en êtes certain ?
— Très certain.
— Eh bien ! dit Douglas, cela est entièrement faux, car ce jeune homme, que je n’ai pas perdu de vue une minute, est demeuré constamment dans la salle de bal, tandis que la reine, tandis que vous-même, lord Bothwell, vous êtes sortis tour à tour. À ces mots acérés, froids, prononcés par l’impassible Douglas, Bothwell tressaillit et pâlit ; la foule le regarda avec stupeur, et Hector, ranimé par ce secours inespéré, releva la tête. Il regarda la reine.
La reine pâle, tremblante, le regardait aussi ; enfin elle murmura :
— Je suis sortie du bal, mais pour rentrer chez moi. J’y ai laissé ce jeune homme, je l’y ai retrouvé ; je crois, en effet, qu’il n’est pas sorti.
La reine perdait Hector en voulant le sauver. Hector faillit mourir de joie en la voyant élever la voix pour le défendre.
Il poussa le dévouement chevaleresque jusqu’à la folie, car il dit, sachant bien que Bothwell était un monstre qui déshonorerait la reine sans scrupule :
— Votre Majesté se trompe, je suis sorti dix minutes ; c’est moi, c’est bien moi qui ai tué le roi !
Douglas recula stupéfait, mais son œil perçant se riva au front d’Hector, et il devina tout :
— Marie Stuart, reine d’Écosse ! s’écria-t-il, et toi, lord Bothwell, je vous accuse tous deux d’avoir assassiné, de complicité, sir Henry Darnley, comte de Lenox et roi d’Écosse ! Je me porte garant de l’innocence de ce jeune homme, et je vais convoquer un lit de justice de la noblesse écossaise pour juger les coupables ! Ce jeune homme sera provisoirement détenu. Qu’on l’arrête !
La reine pouvait se sauver en se jetant au bras de Douglas, en repoussant Bothwell avec mépris. La reine ne le fit point. Elle ne vit dans le premier qu’un accusateur, dans l’autre qu’un soutien. Elle prit le bras de Bothwell, se leva et dit à Douglas, avec une dignité et une fierté suprêmes :
— Je suis prête à paraître devant mes juges, milord, et je vais les attendre sous la protection de l’homme que vous appelez mon complice, et qui est innocent comme moi !
Hector jeta un cri terrible à ces paroles ; il se précipita sur la reine pour lui parler, pour la retenir ; – et, la voyant s’appuyer sur Bothwell, il sentit qu’elle était perdue…
Mais la reine le repoussa et Hector revint, anéanti, rendre son épée à sir Murray de Tullibardine, capitaine des gardes, qui l’arrêta.
En ce moment Henri s’approcha :
— Ami, lui dit tout bas Hector, tu vas monter à cheval à l’instant.
— Oui, dit le jeune homme.
— Tu iras à Madrid à franc étrier, tu demanderas un gentilhomme du roi d’Espagne, nommé don Paëz, et tu lui diras :
— Votre frère d’Écosse est en péril… il vous attend… hâtez-vous !…
— Bien, dit l’enfant.
— Ensuite, tu t’embarqueras pour Naples, tu demanderas un autre gentilhomme, nommé Gaëtano, et tu lui diras pareillement :
— Votre frère d’Écosse est en péril… accourez… il vous attend.
Et puis tu reviendras par la Lorraine, et à Nancy tu t’informeras du logis du seigneur Gontran, l’écuyer du duc de Mayenne, et, quand tu l’auras trouvé, tu lui répéteras pareillement :
« Seigneur, votre frère d’Écosse est en péril… accourez ! »
— Oh ! presse-toi, ajouta Hector, ne ménage ni l’or ni la sueur… il faut que la reine soit sauvée !
La reine au bras de Bothwell, s’était retirée au château de Glasgow, et elle y était rentrée presque seule.
Cette nuée de courtisans, cette foule obséquieuse et attentive, – fière tout à l’heure de sa souveraine, orgueilleuse de sa beauté, ivre de ses sourires, – s’était dissipée lentement et avec terreur.
Les uns la croyaient innocente, les autres l’accusaient ; tous la voyaient, avec une tristesse profonde, aller se réfugier sous l’épée de Bothwell, et comprenaient vaguement qu’elle se condamnait elle-même par cet acte.
La reine eut le cœur serré en pénétrant dans ces salles tièdes encore du bal et du festin, à travers les croisées desquelles elle avait vu soudain flamboyer les monts et éclater le volcan creusé sous la demeure du roi.
Ces salles, emplies naguère, étaient maintenant désertes ; à peine, ça et là, voyait-on accoudé à une cheminée, dans une sombre et pensive altitude, quelque jeune page, fier encore d’un sourire que la reine d’Écosse avait laissé tomber sur lui, et courroucé de l’accusation lancée contre elle comme un défi.
Puis encore c’étaient quelques femmes de service, quelques dames d’honneur, éparses par les salles, errantes à travers les corridors, s’interrogeant à voix basse et d’un air consterné ; quelques vieux serviteurs du vieux roi défunt qui avaient vu naître Marie Stuart, l’avaient suivie en France, en étaient revenus avec elle, et qui, à cette heure fatale, se demandaient si l’Écosse était tombée si bas qu’elle accusât sa reine du plus grand des forfaits.
Quant aux courtisans, aux grands seigneurs, bannerets et lords de la plaine ou lairds des montagnes et chefs des clans, ils avaient disparu du château et s’étaient réunis à l’hôtel du comte de Douglas.
Lord Douglas et lord Darnley, père de la victime, étaient devenus, spontanément et sans appel, les chefs tacites d’une insurrection menaçante, dont l’attitude, toute passive encore, avait un caractère plus effrayant, plus redoutable, que celui qu’elle aurait eu les armes à la main.
Au milieu de tous ces seigneurs, dont la voix était unanime à formuler une terrible accusation contre la reine et Bothwell, Hector se trouvait tête nue et sans armes. Mais il avait bien moins l’attitude d’un prisonnier et d’un coupable, que celle d’un champion fort de son innocence, fort de son amour, et qui, à lui tout seul, sauverait celle que tous accusaient.
Du reste, parmi ceux qui l’entouraient, nul ne croyait à son aveu, nul n’était disposé à reconnaître en lui le vrai coupable… Douglas avait répondu de son innocence.
— Mon gentilhomme, lui dit le noble lord, l’entraînant dans une embrasure de croisée, quel jeu jouez-vous ?
— Aucun, répondit Hector.
— Vous persistez à vous reconnaître…
— Le seul auteur de la mort du roi.
Un éclair d’admiration passa dans les yeux de Douglas.
— Vous l’aimez donc ? fit-il.
Ce que les épées levées sur lui naguère et l’accusation foudroyante de Bothwell n’avaient pu produire, ces simples mots en eurent le pouvoir ; Hector pâlit, chancela et faillit se trouver mal.
Douglas le soutint.
— Avouez, lui dit-il tout bas, avouez.
— J’avoue que je suis le meurtrier du roi, répondit Hector se redressant et recouvrant tout son sang-froid.
— Vous êtes un fou ! murmura le lord. Mais je vous sauverai malgré vous.
— Sauvez la reine, milord, elle est innocente.
Douglas haussa les épaules.
— Milord, reprit le garde du corps avec un accent si convaincu, si sympathique, que Douglas en fut touché, je vous jure que la reine est innocente.
Douglas le regarda :
— Et vous, coupable, n’est-ce pas ?
Hector ne répondit point.
— Voyons, continua le noble lord, soyez franc, ouvrez-vous à moi ; sur l’honneur et la pureté de mon écusson, si vous avez un secret à me révéler, je garderai ce secret, et nul ne le saura jamais que Dieu, vous et moi.
— Sur votre honneur, milord ?
— Sur mon honneur.
— Même si ce secret entraîne ma perte ?
Douglas tressaillit.
— Vous êtes un noble et fier jeune homme, murmura-t-il. Soit, je vous le jure.
— Eh bien ! écoutez, milord, un homme seul est coupable du meurtre du roi, Bothwell !
— Je le sais, mais la reine est son complice.
— Je vous jure que non, milord.
Et Hector raconta brièvement, mais avec une lucidité parfaite, les faits dont il avait été le témoin, et les paroles surprises par Henry.
— Eh bien ! dit Douglas, Bothwell seul sera accusé et condamné.
— Bothwell sera absous, milord.
— Que voulez-vous dire ?
— Je veux dire qu’entre le seigneur puissant et l’humble et obscur soldat, les juges n’hésiteront point.
— Mais vous êtes innocent ?
— Sans doute, milord.
— Et vous vous défendrez ?
— Non, milord.
Douglas recula.
— Pourquoi ? demanda-t-il.
— Parce que la reine vient d’absoudre Bothwell en se retirant avec lui, comme elle vient de se condamner s’il est reconnu coupable. Pour que la reine soit pure de tout soupçon, il faut que Bothwell soit absous… Pour qu’il soit absous…
— Il faut que vous soyez coupable, n’est-ce pas ?
— Oui, milord.
— Eh bien ! fit Douglas avec indignation, périsse Bothwell, périsse l’honneur de la reine, mais vous serez proclamé innocent et je vous défendrai !
— Vous ne le ferez pas, milord.
— Je le ferai, vous dis-je.
— J’ai votre parole. La parole d’un Douglas est sacrée.
Le lord baissa la tête avec désespoir.
— Pauvre insensé ! murmura-t-il.
— N’avez-vous jamais aimé, milord demanda Hector en baissant les yeux.
— Qui n’a aimé ? répondit Douglas avec mélancolie.
— Eh bien ! alors, vous devez me comprendre… vous devez sentir que je suis placé trop bas et que mon amour monte trop haut pour qu’il me soit permis d’espérer autre chose que la joie immense de dévouement.
— Quel homme ! murmura Douglas.
— Mourir pour sa reine, reprit Hector avec enthousiasme, ce n’est pas un supplice c’est un triomphe ! Que me fait le bourreau, la torture et le bûcher, si elle est innocente ! si ma mort, à laquelle le peuple applaudira, rend à sa souveraine le respect, l’idolâtrie de ce peuple !
— Votre reine, fit Douglas avec mépris, votre reine que vous dites, que je veux bien croire innocente, a perdu l’amour et la vénération de ses sujets à l’heure même où elle a pris le bras de Bothwell. Les juges l’absoudront, l’opinion ne l’absoudra point.
— Bothwell ! murmura Hector frissonnant, Bothwell !… – Milord, reprit-il d’un air sombre, vous êtes le seigneur le plus puissant du royaume d’Écosse, le plus brave, le plus loyal. À votre voix, sous votre main, les portes d’une prison peuvent s’ouvrir…
— Oui, fit Douglas, et je vous sauverai !
Hector hocha tristement la tête :
— Ce n’est point ce que je vous demande, murmura-t-il, je veux une heure de liberté, une seule… pour poignarder Bothwell, et puis… j’irai au supplice la tête haute et le cœur vaillant.
— Vous l’aurez, fit Douglas étouffant un soupir dans sa rude poitrine de soldat.
— Merci !
Ce dialogue avait eu lieu dans une vaste salle emplie de seigneurs.
Tous avaient suivi du regard, ne pouvant l’entendre, la conversation du lord et du soldat ; tous étaient convaincus de l’innocence d’Hector, et chacun d’eux cherchait à deviner, dans son attitude et dans ses gestes, le mobile de son étrange conduite.
Tout à coup les portes s’ouvrirent et un héraut d’armes entra.
Il s’inclina trois fois puis se couvrit et cria :
— De par la reine, oyez et faites silence !
Un murmure confus, mêlé d’étonnement et d’indignation, courut parmi la noblesse écossaise. On se demandait jusqu’à quel point cette femme qu’accusait la rumeur publique avait encore le droit de parler en reine.
Cependant la curiosité l’emporta sur tout autre sentiment et le silence s’établit dans la foule.
Le héraut déplia alors un parchemin scellé du grand sceau et lut :
« Nous, Marie Stuart, reine d’Écosse à nos féaux et sujets, nobles, bourgeois et vilains.
» Le soupçon est un stigmate qui ne doit point souiller le front des rois. Notre peuple nous accuse, il faut, et telle est notre royale volonté, que la lumière soit faite à l’instant. Nous avons donc résolu qu’aujourd’hui même, un lit de justice serait tenu par la noblesse de notre royaume et les grands feudataires de notre couronne, à la seule fin de rechercher les coupables du meurtre du roi, notre époux, et de les punir selon la rigueur et la juste sévérité des lois du royaume.
» Nous y comparaîtrons en accusée et, Dieu aidant, nous en sortirons innocentée et reine.
» Le lit de justice sera composé de douze lords du royaume, désignés par la noblesse elle-même ; il s’ouvrira dans la salle du trône de notre château royal de Glasgow. – Signé : la reine.[2] »
Un sourd murmure accueillit cette proclamation, et un sentiment d’oppression générale pesa sur cette foule, devenue juge et partie à la fois.
Car la cause de la reine, c’était celle de la noblesse, et la honte d’une condamnation devait nécessairement rejaillir sur elle.
Un seul homme redressa la tête et eut un fier sourire : c’était Hector !
Un autre homme, Douglas, surprit ce sourire et frissonna. Il crut déjà voir le bourreau dépouillant ce beau jeune homme de sa collerette et de son pourpoint, et levant sur lui cette hache qui était au moyen-âge le fatal et dernier privilège de la noblesse.
À midi sonnant, les portes du château de Glasgow s’ouvrirent, et le peuple, la noblesse, les corps de métiers, la population tout entière de la ville fut conviée à cet imposant et triste spectacle d’une reine accusée et jugée par ses sujets.
La salle où se tenaient les douze lords composant le lit de justice, était entièrement tendue de noir.
Les juges étaient présidés par le comte d’Argyle.
Debout, devant leur estrade, se tenait un vieillard en habit de deuil, grave, sombre, résolu.
C’était lord Darnley, comte de Lenox.
Puis à côté de Darnley, il y avait un jeune homme triste, grave comme le vieillard, mais calme et semblant attendre avec impatience.
C’était Hector.
Entre l’estrade des juges et les bancs réservés à la noblesse et au populaire, se trouvait un large espace vide.
Au milieu de cet espace on avait placé un fauteuil : ce fauteuil était pour la reine, – c’est-à-dire pour l’accusée.
La reine parut bientôt.
Elle était encore, comme le matin, au bras de lord Bothwell.
Pâle, mais résolue, elle marchait d’un pas ferme et jeta un regard de calme dédain à ses juges et à ses accusateurs.
Elle marcha droit au fauteuil qui lui était réservé, et, avant de s’asseoir, elle dit aux juges qui demeuraient sur leurs sièges :
— Puisque vous ne m’avez point condamnée encore, puisque je suis encore votre reine, j’ai le droit de parler comme telle et de vous commander le respect. J’attends votre salut, milords.
Les juges se levèrent sans mot dire, s’inclinèrent froidement, puis se rassirent.
Alors la majesté royale s’effaça, la reine disparut devant l’accusée, et le comte d’Argyle s’adressant à elle directement, lui dit :
— Comment vous nommez-vous et qui êtes-vous ?
— Je me nomme Marie Stuart, et je suis reine d’Écosse.
— Marie, reprit le président, vous êtes accusée du meurtre de votre époux, sir Henry Darnley, de complicité avec lord Bothwell, qui se trouve debout à votre droite.
— Qui m’accuse ?
— Moi ! dit le vieillard qui n’avait plus de fils.
— Nous ! murmurèrent cent voix.
Tous les yeux se tournèrent vers Douglas, comme pour lui demander son approbation.
Mais Douglas se tut, Douglas parut douter ; Douglas sembla revenir sur ses premières paroles par ce silence que nul ne comprenait.
Il avait accusé la reine, et tous l’avaient accusée avec lui ; il avait proclamé l’innocence d’Hector, et tous avaient cru à cette innocence.
Maintenant il se taisait et n’accusait plus… beaucoup se turent comme lui, beaucoup sentirent leur conviction ébranlée par ce silence.
Seul, le comte de Lenox répéta :
— Moi, lord Darnley, père du roi, je t’accuse, toi, Marie Stuart, reine d’Écosse, de la mort du roi ton époux.
Mais avant que la reine eût répondu, Hector s’avança au milieu de la salle et dit :
— Moi seul suis le vrai coupable. J’aimais la reine…
Hector s’arrêta ému ; un murmure d’étonnement se fit entendre ; la reine eut un geste de surprise.
Hector continua :
— J’aimais la reine : une jalousie furieuse, une folie sans nom, m’ont porté à commettre ce crime.
Le murmure alla croissant : les uns ajoutaient foi à ces paroles, les autres doutaient encore…
Mais tous étaient soulagés.
Qu’était Hector ? un soldat inconnu dont la vie n’importait à personne.
Qu’étaient les deux autres accusés ? – Une reine et un seigneur puissant.
Condamner Bothwell, c’était déshonorer la noblesse écossaise, – condamner la reine, c’était déshonorer le royaume et la nation entière.
Il fallait choisir entre ce double déshonneur et la vie d’un simple gentilhomme.
Le choix ne pouvait être douteux.
Parmi les juges, plusieurs étaient persuadés de l’innocence d’Hector, et cependant aucun n’osa élever la voix pour l’absoudre.
Après une heure de délibération, le tribunal suprême rendit un arrêt qui reconnaissait lord Bothwell et la reine innocents de la mort du roi ; déclarait Hector, seul coupable, et le condamnait à avoir la tête tranchée.
Hector entendit sa condamnation sans tressaillir, sans manifester la moindre émotion.
Douglas s’approcha de lui et lui dit tout bas :
— Je vous sauverai !
— Non, répondit Hector ; laissez-moi seulement poignarder Bothwell.
Hector se plaça de lui-même entre les soldats chargés de conduire le condamné en prison, et il les suivit d’un pas ferme, la tête rejetée en arrière, un sourire calme et fier sur les lèvres.
Il passa devant la reine et s’inclina profondément ; la reine y prit garde à peine, la reine ne le daigna point regarder, le frappant d’un double mépris ; l’un à l’adresse de l’assassin, – l’autre à celle du soldat assez hardi pour avoir levé les yeux sur elle. L’accusation, le jugement, la condamnation avaient trouvé le jeune homme impassible, presque indifférent ; il avait écouté la sentence sans qu’un muscle de son visage tressaillît, il avait refusé la vie que lui offrait Douglas sans qu’une fibre de son cœur vibrât…
Mais ce dédain de la reine l’accabla ; il pâlit, chancela et fut contraint de s’appuyer au bras d’un des soldats pour ne point tomber.
On eût dit qu’un premier coup de hache avait entamé son col.
— L’insensé ! murmura Douglas qui vit tout… Et il a le courage de ne point s’écrier : Je suis innocent ! Je voulais sauver cette femme ; – Eh bien ! puisque cette femme m’accable, que la vérité se fasse !
Hector sortit lentement et sans jeter un coup d’œil en arrière.
Plus d’un regard de pitié le suivit, plus d’une femme soupira, et crut voir déjà ce fier gentilhomme si simple, si grand s’agenouiller sur l’échafaud et tendre au bourreau sa belle et noble tête.
Le comte d’Argyle se tourna vers Douglas, et lui dit tout bas :
— À quelle prison voulez-vous qu’on le conduise ?
— Dans le château même, répondit Douglas ; dans la tour de l’Est.
Le comte donna un ordre qui fut à l’instant exécuté.
Un moment de silence suivit le départ du condamné.
Puis tous les regards se portèrent vers la reine.
La reine, forte de son innocence – irritée d’avoir été accusée, promenait un œil sévère et rempli de dédain autour d’elle.
Au moment où les portes se refermaient sur Hector et les soldats qui l’entraînaient, elle regarda le comte d’Argyle en face et lui dit :
— Suis-je reconnue innocente, monsieur !
— Oui, madame, répondit le comte avec un accent glacé.
— Aucun soupçon ne pèse plus sur moi ni sur le comte de Bothwell ?
— Non, madame.
— Ainsi, je suis encore reine d’Écosse ?
— Sans doute, madame.
— Et mes sujets ne se trouvent point dégagés de leurs serments de vasselage et de fidélité ?
— Je ne le pense pas.
— Alors, dit la reine avec une colère qu’elle s’efforçait en vain de contenir, milords et messieurs, vous tous qui êtes ici, oyez les ordres émanés de notre volonté royale, et apprêtez-vous à les exécuter et à les répandre par tout le royaume. Nous, la reine, ordonnons : Considérant que le comte de Bothwell a été injustement accusé de complicité dans le meurtre du roi notre époux ; considérant encore qu’il est de notre devoir de réparer les torts et préjudices faits à nos loyaux et fidèles sujets, nous faisons le lord comte de Bothwell, duc d’Orkney, lui donnant en toute propriété les terres, biens et honneurs attachés à ce titre, et le nommons notre ministre-régent.
La reine avait prononcé ces derniers mots d’une voix vibrante, et elle s’arrêta un moment, continuant à écraser le tribunal tout entier du poids de son regard. Un murmure d’indignation accueillit ces marques de faveur accordées à Bothwell.
Mais la reine, s’enhardissant à ce bruit d’opposition qui se faisait autour d’elle, continua :
— En outre, nous chargeons lord Bothwell, duc d’Orkney, et notre premier ministre, d’enjoindre à lord Darnley, comte de Lenox, à lord Archibald, duc de Douglas, à sir Murray, laird de la Tullibardine, et autres seigneurs qui ont eu l’audace d’élever contre nous, la reine, une accusation mensongère, d’avoir à quitter notre cour dans les vingt-quatre heures, et se retirer chacun dans leurs terres, s’ils ne veulent encourir notre colère royale.
Lord Bothwell, donnez-moi votre bras.
Et la reine faisant un pas en arrière, se retira, dédaigneuse et superbe, l’œil en courroux, le mépris sur les lèvres.
Alors, une explosion de murmures éclata parmi la noblesse, et lord Douglas s’écria :
— Marie Stuart, reine d’Écosse, nous, les représentants de la noblesse écossaise, nous te déclarons la guerre et te retirons nos serments de vasselage et de fidélité.
La reine se retourna :
— Vous êtes ici chez moi, lui dit-elle, et je vous ordonne de vous taire.
Puis elle ajouta :
— Lord Henry Darnley, le roi notre époux ayant été lâchement assassiné, notre bon plaisir est que son assassin ait la tête tranchée.
Douglas fit alors un pas vers la reine et lui dit tout bas :
— Prenez garde, madame, de trop reculer l’exécution.
— Que vous importe ! fit-elle avec dédain.
— La lumière pourrait se faire, répondit froidement Douglas, qui se retira a pas lents.
La reine ne comprit point et sortit.
— Maintenant, dit Douglas, je vais sauver ce jeune homme à tout prix et malgré lui.
Le cachot où l’on conduisit Hector était un sombre réduit, privé d’air et de lumière. Une paille humide en jonchait le sol ; des murs noirs, sans écho, semblaient y peser de tout leur poids et de toute leur tristesse sur l’âme des prisonniers.
Mourir en plein jour, en plein soleil, devant une marée de peuple qui se racontera, le soir, les minutes de votre heure dernière, après avoir applaudi à l’héroïque courage avec lequel vous avez tendu la tête à la hache du bourreau – tout cela n’était rien pour un homme de la trempe d’Hector. Mais le cachot, c’est-à-dire l’agonie morale qui précède l’agonie physique, cette mort de l’âme qui devance la mort du corps, voilà ce qui épouvante et glace les plus braves.
Hector subit cette torture pendant le reste de la journée. Quand il se retrouva seul, isolé du monde vivant par des portes de fer et des murs qui ne laissaient arriver au dehors ni les cris, ni les sanglots des captifs, il songea à la reine.
À la reine, qui n’avait point deviné son dévouement ; à la reine, qui l’avait accablé de son dédain, qui battrait des mains, sans doute, quand sa tête roulerait du haut de l’échafaud et irait ensanglanter le pavé. Et ce qui l’occupait surtout, ce qui arrêtait la circulation du sang dans ses veines, ce n’était point le mépris, l’ingratitude de celle qu’il aimait – c’étaient les dangers dont il la voyait environnée, les orages qu’il devinait devoir fondre sur elle, du jour où elle livrerait à Bothwell sa confiance, son cœur, les secrets de son âme.
Alors, il se souvint que Douglas lui avait promis une heure de liberté – et il espéra.
Les heures s’écoulèrent pour lui avec une lenteur mortelle, l’œil attaché sur l’étroite meurtrière au travers de laquelle filtrait un rayon blafard ; il attendit, dans une suprême et muette anxiété, que ce rayon, pâlissant peu à peu, finît par s’éteindre et annonçât, en mourant, l’arrivée prochaine de Douglas.
Alors encore, comme un monde de pensées se heurtent d’ordinaire dans le cerveau d’un prisonnier – il se souvint de son récent voyage à la tour de Penn-Oll, du serment qu’il avait fait, de sa mission dans l’avenir, et il se demanda jusqu’à quel point il avait le droit de sacrifier a son amour – passion égoïste, puisque son cœur seul était en jeu – les intérêts de cet enfant qu’il avait juré de replacer sur le trône de ses pères.
Ne devait-il point accepter ce salut que lui offrait Douglas ? Irait-il volontairement à la mort, quand il pouvait retourner à la vie ?
Hector ne s’était point encore répondu, quand un léger bruit se fit derrière lui et attira son attention. Le rayon de lumière du soupirail s’était évanoui, la nuit était venue et les faibles bruits extérieurs parvenus jusqu’à lui durant la journée, s’éteignaient graduellement.
Il plongea un regard ardent dans l’obscurité et ne vit rien…
Le bruit augmenta et il crut distinguer le grincement assourdi d’une clé dans une serrure invisible.
Il courut à la porte de son cachot…
La porte était close, et le bruit paraissait venir d’une direction opposée.
Bientôt à ce bruit de clés un autre bruit succéda, plus net, plus distinct, celui d’une porte tournant sur ses gonds ; en même temps une bouffée d’air moins vicié vint lui rafraîchir le visage…
Un pan de mur s’était entrouvert par magie, et de ce pan de mur jaillit une clarté rougeâtre, qui se projeta au milieu des ténèbres du cachot.
Un homme parut, son épée d’une main, une lanterne sourde de l’autre.
L’homme qui entrait, c’était Archibald Douglas lui-même.
Hector étouffa un cri.
— Silence ! lui dit Douglas ; venez, et pas un mot…
Hector s’inclina et suivit le lord.
Douglas le prit par la main, l’entraîna par cette porte mystérieuse et lui montra un escalier tournant dans l’épaisseur du mur, et conduisant sans doute au premier étage du château.
Le lord gravit la première marche, Hector le suivit.
Ils montèrent ainsi pendant dix minutes, puis Douglas poussa une porte et introduisit le jeune homme dans un corridor si vaste que la clarté de sa lanterne n’en put dissiper entièrement les ténèbres.
— Vous reconnaissez-vous ? lui demanda-t-il à voix basse.
— Oui, répondit Hector : c’est la galerie des gardes.
Et au bout de cette galerie ?
— Le corridor du roi.
— Eh bien ! reprit Douglas, vous connaissez la chambre rouge, c’est celle qu’occupe Bothwell.
— Bien, dit Hector.
— Maintenant, fit Douglas en hésitant, réfléchissez une minute, une seule. Vous avez joué et perdu votre vie pour sauver la reine, la reine ne vous aime pas…
— Je le sais, murmura Hector d’une voix sombre.
— Elle ignorera votre sacrifice…
— Je le sais encore.
— Et si elle est innocente…
— Elle l’est, milord…
— Soit. En ce cas, elle vous méprisera et regardera votre mort comme une expiation nécessaire et juste.
— Je le sais encore, milord. Mais qu’importe !
— Vous êtes jeune, beau, vaillant ; vous entrez dans la vie à peine. La vie est bonne quand on à l’avenir devant soi ; l’avenir, horizon inconnu et sans bornes !…
— La vie est un supplice quand on aime… et puis…
— Et puis ? fit Douglas.
— Si je ne tue cet homme, la reine est perdue !
— Eh bien ! prenez cette dague et cette clé. La première est de fine trempe ; elle traverse d’un seul coup quatre souverains d’or… La seconde est graissée et ne vous trahira pas ; elle ouvre la chambre rouge… Bothwell l’occupe ; il y est à cette heure, car il est minuit. Entrez, tuez-le.
— C’est tout ce que je veux, dit Hector, en prenant l’une et l’autre.
— Et quand ce sera fait, revenez ici.
— Pourquoi, milord ?
— Parce que je vous y attends.
— Avez-vous donc encore quelque chose à me dire ?
— Je veux vous sauver, fou que vous êtes.
— Moi, je ne le veux pas, milord !
— Mais, triple insensé ! vous n’avez donc ni sœur, ni mère, ni famille !
— J’ai un père, murmura Hector.
— Ce père n’a donc pas mis en vous l’espoir et l’orgueil de sa race ?
Hector soupira : il se souvint de l’enfant, de son serment, de sa mission et il hésita.
— Voyons, insista Douglas, répondez ! Et, comme il se taisait, le lord continua :
— Je suis proscrit, moi aussi ; j’ai accusé la reine, la reine m’a banni. Mes gentilshommes m’attendent, mes chevaux sont prêts, dans une heure nous serons en selle, et je vous conduirai à l’ombre des murs de Douglas, où nul, duc, empereur ou roi, n’osera vous venir chercher…
Hector se taisait toujours.
— Vous avez voulu sauver la reine, n’est-ce pas ?
— Oui, milord.
— Eh bien ! elle est sauvée, puisqu’aux yeux du monde vous êtes seul coupable. Cela ne vous suffit-il point ? faut-il que votre sang coule ?…
Hector hésitait encore a la voix entraînante de Douglas qui lui montrait la vie, le soleil, l’air pur, l’avenir, le prisme étincelant, les bonnes heures de la jeunesse ; – il hésitait en se souvenant de son père, du fils de Penn-Oll, de cette jeune femme, mère et veuve éplorée, qui redemandait aux flots son époux, à l’espace son enfant.
Et il craignit de céder.
— Milord, dit-il tout à coup, n’est-ce pas que parmi les seigneurs écossais, il en est qui accusent encore la reine ?
— Sans doute, répondit Douglas.
Même après mes aveux et ma condamnation ?
— Comme ils l’accusaient avant.
— Alors il faut que ma tête tombe.
— Folie !
— Non, milord ; car si vous me sauvez, si je fuis…
Hector s’arrêta et passa la main sur son front.
— Si vous fuyez ? qu’arrivera-t-il donc ?
— Il arrivera qu’on répandra le bruit que j’étais un misérable payé par la reine pour faire des aveux, et que la reine m’a fait évader.
Le lord fronça le sourcil et ne répondit pas.
— Vous voyez bien qu’il faut que je meure, milord ; mon sang effacera le dernier nuage, le dernier soupçon qui planerait encore sur elle.
Douglas mit la main sur ses yeux, et une larme jaillit au travers de ses doigts.
— Adieu, milord… Merci ! murmura Hector faisant un pas vers le corridor du roi.
Tout à coup une brusque pensée l’assaillit ; il revint vers le duc, lui prit la main et lui dit avec émotion :
— N’est-ce pas, milord, que lorsque la réprobation universelle pèsera sur ma mémoire et que l’histoire aura inscrit sur ses pages immortelles mon nom à côté du nom des régicides, vous protesterez tout bas, et dans le fond de votre âme, contre l’erreur des hommes et l’erreur de l’histoire ?
— Je vous le promets, noble cœur, murmura Douglas d’une voix brisée. Vous êtes le plus héroïque soldat, l’âme la plus grande que j’aie rencontrée jamais.
— Merci ! Je ne suis qu’un soldat, vous êtes un grand seigneur ; mais vous savez si ma main est loyale ; ne la serrerez-vous point ?
Douglas étouffa un sanglot et pressa Hector sur son cœur.
— À moi Bothwell, maintenant ! s’écria le jeune homme ivre d’enthousiasme.
Et il s’élança vers le corridor du roi, laissant Douglas immobile et consterné.
Hector connaissait parfaitement les dispositions intérieures du château.
La reine venait souvent à Glasgow avec sa maison militaire, et le jeune garde avait fait faction l’épée à la main dans toutes les salles et dans tous les corridors.
Il gagna sans nulle hésitation ce qu’on nommait le corridor du roi et arriva à la porte de la chambre rouge.
Un filet de lumière glissait au travers des interstices et un bruit de voix étouffées s’en échappait.
Hector retint son haleine et écouta.
Un dialogue animé, brusque, semé d’interruptions, lequel avait lieu entre un homme et une femme, lui arriva par lambeaux.
La voix de femme, Hector la reconnut et chancela : c’était celle de la reine.
La voix de l’homme, il la reconnut aussi, et sa main se raidit comme si elle voulut incruster chacun de ses doigts dans le manche de son arme.
Bothwell parlait en maître, et d’un ton impérieux…
La reine suppliait.
Hector sentit un ouragan de colère crisper sa gorge, et son cœur bondissant dans sa poitrine, essaya d’en briser les parois.
— Milord, disait la reine avec l’accent de la prière, je ne puis, je ne dois point vous écouter…
— Madame, répondait Bothwell, maudit soit le destin qui m’a jeté sur votre route, car cette destinée nous sauvera ou nous perdra tous deux.
— Je ne vous comprends pas, milord.
— Vous allez me comprendre, madame : je vous aime…
— Oh ! taisez-vous ! de grâce…
— Je vous aime, continua Bothwell avec chaleur, depuis longtemps… depuis le jour où vous êtes revenue de France… depuis le jour où, dans une réception solennelle des grands feudataires de votre couronne, vous avez laissé tomber sur moi un sourire banal, comme tant d’autres en ont vu s’échapper de vos lèvres.
— Monsieur, dit la reine avec dignité, vous êtes mon sujet !
— Oh ! je le sais, madame, mais le roi, celui qui vient de mourir…
— Paix aux morts !
— N’était-il pas votre sujet, avant de devenir votre époux ?
— Monsieur… au nom du ciel !…
— Il ne vous aimait pas, cependant, reprit Bothwell avec amertume, moi, je vous aime…
— Taisez-vous !
— Je vous aime d’un ardent et terrible amour, et je ne connais pas, je ne trouverai pas d’obstacle…
— Mais, moi, monsieur, je ne vous aime pas…
Et en prononçant ces mots, la reine trembla si fort qu’Hector en tressaillit.
— Vous m’avez défendue quand on m’accusait, reprit-elle, je suis allée à vous… je vous ai pris le bras, je me suis mise sous votre protection…, abuserez-vous de ma confiance ?
— Non, madame ; mais je vous l’ai dit, je vous aime en insensé, je suis capable de tous les crimes…
La reine recula et attacha sur lord Bothwell un regard éperdu :
— Mon Dieu ! s’écria-t-elle, mon Dieu !
Et elle l’envisagea avec terreur.
— Qu’avez-vous, madame, et que vous ai-je donc dit ? fit-il avec étonnement.
— Bien, dit-elle ; mais ce mot… de crime…
— Eh bien ? fit Bothwell.
— Le roi… murmura-t-elle.
Bothwell eut un ricanement de colère.
— Ah ! madame, fit-il, je ne croyais pas que vous me pussiez faire pareille injure !
Et l’accent de Bothwell était si indigné que la reine en éprouva une vive douleur et lui tendit spontanément la main.
— Pardonnez-moi, dit-elle, je suis folle !
— C’est vous qui devez me pardonner, madame, répondit Bothwell avec une humilité hypocrite, je vous ai cruellement et indignement offensée…
— Vous ? répondit la reine troublée.
— Oui, moi, continua Bothwell dont la voix était caressante et fascinatrice maintenant, autant qu’elle était brusque et emportée naguère, je vous ai parlé de mon amour, je vous ai offensée… pardonnez-moi…
Et Bothwell se mit à genoux et prit les mains de la reine dans les siennes…
Tandis qu’il les approchait de ses lèvres, une larme tomba de ses yeux, et cette larme brûla les mains de Marie, qui les retira vivement et poussa un cri.
Mais ce cri était si alarmé, si vibrant d’effroi, que Bothwell tressaillit d’espérance et comprit que le premier pas était fait, et que la reine venait de trembler pour son propre cœur.
— J’ai été un téméraire et un insensé, madame ; un téméraire, car j’ai osé vous parler d’amour, un insensé, car j’ai cru que l’amour d’un grand seigneur comme moi pourrait être écouté d’une reine comme vous. Je me suis figuré, fou que j’étais ! que, rois ou ducs, les nobles étaient égaux, et que l’un des gentilshommes les plus riches et les plus nobles du royaume, pouvait, puisque tel était l’usage, en épouser la reine… Je me suis trompé, pardonnez-moi, madame.
Et Bothwell, à genoux, avait une voix fascinatrice et voilée, cachant des sanglots et une douleur intraduisible sous son apparente douceur.
Cette scène avait lieu dans la chambre rouge, à la clarté d’un flambeau, minuit sonné, et le château endormi du faîte à la base.
Bothwell était tête nue, pâle, les cheveux rejetés en arrière, la lèvre douloureusement crispée, les mains jointes et tendues vers la reine.
La reine était debout, adossée au mur, dans un état de perplexité et de terreur impossible à décrire. Ses cheveux dénoués flottaient sur ses épaules, son œil était hagard, ses lèvres frémissaient… elle regardait Bothwell avec un mélange d’effroi et de tendresse.
Car Bothwell ainsi placé, ainsi agenouillé, Bothwell, dont la passion courbait le front, était beau en ce moment, et toute reine qu’elle pût être, Marie était touchée. Elle hésitait, elle commençait à faiblir.
— Madame, reprit Bothwell, vous m’avez fait duc, n’est-ce pas ?
— Sans doute, dit la reine.
— Vous m’avez nommé premier ministre ?
— En effet, dit-elle encore.
— Eh bien ! reprenez ce brevet de duc, reprenez ces lettres de premier ministre, je n’en veux pas !
— Vous… n’en… voulez pas ?…
— Non, car je vais partir à l’instant même, je vais me retirer dans mes terres, loin de la cour, loin de vous… Je vais m’imposer un exil volontaire… Je vais essayer de mourir vite… et je réussirai, madame, car je ne vous verrai plus…
Bothwell mit la main sur ses yeux, et la reine vit couler deux grosses larmes au travers de cette main crispée…
— Monsieur, monsieur… fit-elle chancelante, si je vous fais du mal… pardonnez-moi…
— Vous ! me faire du mal, murmura-t-il avec un sourd ricanement ! Oh ! vous ne le croyez pas, vous ne pouvez le croire, madame ?
Et Bothwell écarta ses mains et essaya de sourire.
Ce sourire navra le cœur de la reine.
— Monsieur, reprit-elle, vous dites que vous m’aimez, n’est-ce pas ?
— Si je vous aime !
— Mais vous ne me l’aviez jamais dit…
— Le pouvais-je, il y a vingt-quatre heures ?
— C’est juste, vous êtes loyal.
— Je souffrais, madame, silencieusement et dans l’ombre, vivant de votre sourire et de votre regard, me trouvant sur votre passage pour effleurer votre robe, heureux quand, par hasard, vous daigniez me remarquer… J’étais sur vos pas sans cesse, toujours prêt à tirer l’épée pour vous défendre, car autour de vous se presse une noblesse turbulente, insoumise, qui supporte difficilement le joug d’une femme…
La reine eut un geste d’inquiétude.
— L’avez-vous vue, naguère, continua Bothwell, l’avez-vous vue vous accuser du plus grand des crimes, quand ce crime était l’œuvre d’un misérable obscur ?
— Oh ! oui, fit la reine pâlissante.
— Eh bien ! parmi elle nul ne s’est levé pour vous défendre et venger l’honneur outragé de sa souveraine ! Il ne s’est pas trouvé un seul noble d’Écosse…
— Vous vous trompez, milord, murmura la reine émue, il s’est trouvé un grand seigneur, un cœur loyal et fidèle, qui a mis son épée et sa voix, à mon service… C’était vous !
Et la reine lui tendit la main.
Bothwell prit cette main qui tremblait, la porta à ses lèvres et la couvrit de baisers.
— Mon Dieu ! murmura-t-il avec transport, dites-moi qu’un jour viendra où vous ne refuserez pas mon amour. Madame, dites-le-moi… par pitié…
La reine hésitait encore, mais elle allait succomber, quand, soudain, elle jeta un cri d’effroi…
La porte venait de s’ouvrir lentement, et un homme, l’œil étincelant, apparut sur le seuil ?
Il était pâle et froid comme une statue – son regard seul vivait et semblait écraser Bothwell.
Bothwell, à sa vue, recula involontairement, et porta la main à son épée.
— Quel est cet homme ? s’écria la reine troublée.
Elle ne reconnaissait pas Hector.
— Cet homme, fit Hector en allant vers elle, cet homme, madame, vient vous sauver.
— Le meurtrier du roi ! fit Bothwell.
Hector se tourna vers lui avec un dédain suprême.
— Vous savez bien que non, lui dit-il.
— L’assassin ! l’assassin chez moi ? exclama la reine effrayée.
— Madame, dit Hector avec calme, je supplie humblement Votre Majesté de daigner m’écouter.
— Ne l’écoutez pas ! fit Bothwell frémissant ; c’est un lâche et un assassin ?
Hector ne répondit pas, mais il leva son poignard sur la poitrine de Bothwell et lui dit :
— Si tu ajoutes un mot, je te tue !
La reine poussa un cri et se précipita pour sauver Bothwell.
Hector recula d’un pas, mais n’abandonna point son poignard.
— Madame, reprit-il, je vous ai demandé deux minutes d’entretien, me les accorderez-vous ?
La reine fit un geste de mépris.
Hector leva de nouveau son poignard sur la gorge de Bothwell acculé au mur… la reine jeta un nouveau cri.
— Parlez, murmura-t-elle, que me voulez-vous ?
— Vous voyez cet homme, madame ?
— C’est lord Bothwell.
— Cet homme est le meurtrier du roi !
— Tu mens, assassin ! vociféra Bothwell.
— Vous savez bien que non, répondit Hector avec un calme terrible… Madame, continua-t-il, je voudrais être seul avec vous, seul quelques minutes…
La reine eut un mouvement d’effroi.
— Est-ce mon poignard qui vous épouvante ? Ne craignez rien, dit-il en jetant le poignard.
Bothwell le ramassa, puis s’adressant à la reine :
— Cet homme est un misérable, mais écoutez-le, je me retire dans la pièce voisine. S’il osait vous insulter, appelez, je serai là pour vous venger.
Et Bothwell sortit.
Hector, attendit que la porte se fût refermée, puis, quand il fut seul avec la reine, il lui dit :
— Madame, on a trouvé votre gant dans la mine.
— Je le sais, dit la reine.
— Ce gant, vous l’avez perdu au bal.
— Je le sais encore.
— Un homme l’a ramassé.
La reine lui jeta un regard de mépris :
— C’était vous, n’est-ce pas ?
— C’était lord Bothwell.
— Vous mentez !
— Plût à Dieu ! murmura Hector ; car alors, lord Bothwell ne serait point un lâche et un misérable ; lord Bothwell ne menacerait pas l’honneur, le repos de la reine.
La reine sourit avec dédain :
— Est-ce la jalousie qui vous fait parler, monsieur ? demanda-t-elle.
Hector porta la main à son cœur :
— Vous me faites mal… madame, murmura-t-il avec douceur.
— Ah ! dit-elle froidement ; je vous fais mal ?
— C’est lord Bothwell qui a assassiné le roi, reprit Hector ; doutez-en, peu m’importe ! j’ai fait le sacrifice de ma vie, madame, j’ai refusé de fuir tout à l’heure, et ce n’est point ma grâce que je viens chercher ici !
— Qu’y venez-vous donc faire, monsieur ?
— Je venais y tuer lord Bothwell.
— Le tuer !
— Oui, madame, car lord Bothwell c’est votre honneur foulé aux pieds, c’est le mépris de l’Europe tombant sur vous, la haine de votre noblesse vous écrasant, vos sujets vous livrant à la reine d’Angleterre, votre implacable ennemie… lord Bothwell, c’est la trahison, la fausseté, le crime, l’infamie… lord Bothwell…
La reine étendit la main.
— Assez, monsieur, assez, murmura-t-elle, je ne vous crois pas !
— Oh ! croyez-moi, madame, croyez-moi, y reprit-il avec des sanglots dans la voix – au nom de cette tête que j’ai donnée pour vous sauver… au nom de cet amour…
Hector avait à peine prononce ce mot qu’il se sentit frémir et trembler, et alla s’appuyer au mur, défaillant et pâle.
Ce mot d’amour fit tressaillir la reine ; le courroux brilla dans son regard, et elle lui dit avec cette froide cruauté que les femmes seules possèdent :
— Cet amour vous égare, monsieur…
Ce mot, le ton avec lequel il fut dit, le geste qui l’accompagna, produisirent sur Hector. L’effet de la foudre, un nuage passa sur ses yeux, son front se mouilla, il pirouetta sur lui-même et s’affaissa sur le sol.
En ce moment la porte s’ouvrit et Bothwell entra avec quatre gardes du corps.
La reine était pâle et oppressée.
À ses yeux, Hector était un assassin – elle ne croyait pas un mot de ce qu’il lui avait dit.
Mais c’était un assassin dont l’amour avait armé le bras ; c’était un téméraire qui avait osé l’aimer et que son amour avait rendu criminel.
C’était cet amour encore qui l’amenait ici, qui le faisait calomnier Bothwell…
C’était cet amour qu’elle venait de flageller impitoyablement, et qui le jetait ainsi dans cette douleur morne et désespérée, dans cette prostration morale et physique où elle le voyait.
Elle en eut presque pitié ; et sans l’arrivée subite de Bothwell, peut-être lui eût-elle tendu la main pour le relever.
Mais Bothwell entra l’œil étincelant, le sourcil froncé. Bothwell le désigna aux soldats et leur dit :
— Emparez-vous de cet homme !
Ils soulevèrent Hector toujours affaissé sur lui-même ; ils le garrottèrent.
Hector n’opposa aucune résistance.
— Madame, dit alors Bothwell, ce misérable vous a offensée, mais pardonnez-lui, il est fou !
— Je lui pardonne, dit la reine avec douceur.
Ces mots galvanisèrent Hector. Il se redressa soudain, jeta un regard chargé de haine sur Bothwell, et voulut s’élancer sur lui.
Mais il était garrotté, et il n’avait plus son poignard.
— Où désirez-vous qu’on le conduise ? demanda lord Bothwell.
— Au château de Dunbar, répondit la reine.
Puis, la pitié se faisant jour de nouveau dans son cœur, elle ajouta :
— Si je lui faisais grâce ?
Hector frissonna ; Bothwell pâlit.
— Y pensez-vous, madame ? murmura Bothwell.
— Il est si jeune…
— C’est l’assassin du roi.
La reine tremblait et redevenait femme.
— Madame, lui dit Hector fièrement, je vous ai dit la vérité, vous n’avez point voulu me croire. Je voulais vous sauver, vous êtes sourde ! Il faut que je meure, maintenant, car mon sang est nécessaire à votre honneur, et fermera la bouche à ceux qui vous ont calomniée. Madame, je ne vous demande ni pardon, ni pitié, mais regardez bien cet homme…
Et Hector désigna Bothwell du regard.
— Cet homme est un lâche et un assassin ! poursuivit-il ; cet homme dit vous aimer…
— Taisez-vous ! dit impérieusement la reine.
Et la pitié s’en alla une fois encore, son cœur se ferma.
Elle lui tourna le dos et dit à Bothwell :
— Donnez-moi votre bras et appelez mes femmes.
— Montez à cheval ! ordonna Bothwell aux gardes, et conduisez sur l’heure ce prisonnier au château de Dunbar. Cet homme est l’assassin du roi, vous en répondez sur votre tête.
La reine s’appuya sur le bras de Bothwell et fit un geste.
À ce geste les gardes entraînèrent Hector qui les suivit sans résistance, murmurant avec désespoir :
— Elle ne me croit pas ! elle ne me croit pas !
— Milord, dit la reine à Bothwell, vous m’avez fait ce soir d’étranges aveux…
— Sincères, madame.
— Je veux le croire, mais il faut vous éloigner.
— Partir ?
Et Bothwell eut un accent de douleur dans la voix.
— Il le faut.
— Vous voyez bien que j’avais raison, tout à l’heure, quand je voulais m’exiler moi-même. C’est vous, maintenant, qui m’éloignez.
— Allez prendre le commandement des troupes qui sont aux frontières.
— Je m’y ferai tuer, madame.
— Vous ne le ferez pas…
— Pourquoi exigez-vous que je vive ?
— Parce qu’on ne meurt pas d’amour.
— Quand on espère, peut-être…
— Eh bien !…
La reine hésita.
— Eh bien ? demanda Bothwell.
— Espérez ! murmura-t-elle, et partez !
La reine abandonna le bras du lord, et comme si elle eût regretté le mot fatal qui lui échappait, elle s’enfuit.
Bothwell demeura seul, ivre, fasciné, la tête en feu.
Il porta alternativement la main à son front et à son cœur – à son cœur qui éclatait, à son front qui brûlait – et il s’écria enfin, après un moment de silence :
— Le trône est à moi !
Le château de Dunbar dressait ses tours crénelées et ses épaisses murailles sur une falaise escarpée qui dominait la mer. Ses souterrains, immenses et mystérieuses catacombes, sombres cachots perdus sous le sol, s’étendaient jusqu’à la mer et se trouvaient situés au-dessous de son niveau, si bien que, lorsque la mer était grosse, le vent poussait le flot contre les parois de la falaise avec une force telle que ses éclaboussures jaillissaient jusqu’aux étroites meurtrières qui ajouraient les cachots et retombaient sur les prisonniers en pluie glacée.
Ce fut là qu’on conduisit Hector, là qu’il fut enfermé, quelques heures après avoir quitté la reine.
Son nouveau cachot était moins obscur et plus large que le premier, le grand jour y pénétrait assez franchement par en haut ; mais il était plus humide encore, et, le jour où il y entra, la mer était mauvaise et y pénétrait goutte à goutte.
Il en entendait distinctement les clapotements sourds et les mugissements, – et cette voix gigantesque, qu’il reconnut tout d’abord, parvint, pendant quelques heures, à lui faire oublier sa position misérable pour lui rappeler ses souvenirs d’enfance, sa jeunesse, puis la tour de Penn-Oll, revue il y avait quelques jours à peine, et son père… et ses frères…
Ses frères !…
Henry franchirait-il assez vite l’espace pour qu’ils arrivassent à temps, pour qu’il pût les voir avant son supplice, et leur recommander la reine, que lui-même n’avait pu sauver ?
Il était brisé de fatigue, la faim lui donnait le vertige ; il s’endormit avant la nuit.
Le lendemain il s’éveilla aux premières clartés qui lui arrivaient du ciel par sa meurtrière.
Le sommeil avait assoupi sa faim et réconforté son corps.
Son esprit était plus libre, il pouvait réfléchir.
Il réfléchit, il songea avec délices aux quelques mots de pitié échappés à la reine ; il se prit à songer que s’il la pouvait voir encore, peut-être finirait-il par la convaincre.
La voir !
Ces deux mots absorbèrent la pensée du prisonnier et l’occupèrent tout entier.
La voir ! une dernière fois, une seule, et puis mourir : c’était tout ce qu’il demandait. Mais comment la voir ?
Un homme lui apporta à manger.
Il voulut lui parler, cet homme lui imposa silence d’un geste, et se retira sans avoir prononcé un seul mot.
Alors il se souvint de Douglas qui lui avait offert la vie, de Douglas qui l’aimait et voulait le sauver… qui, sans doute, apprendrait bientôt que Bothwell n’était pas mort, que lui, Hector, était enfermé, et qui mettrait tout en œuvre pour le délivrer.
Une fois libre, il irait à Bothwell malgré son rang, ses grades, malgré mille obstacles ; il ne s’abaisserait plus jusqu’à vouloir donner des explications et des conseils, il frapperait…
Un coup de poignard sauverait bien mieux la reine que ces avertissements stériles qu’elle n’avait point voulu écouter.
Et il espéra en Douglas, et il demeura toute la journée sous la meurtrière, écoutant rugir la mer, et prêtant l’oreille au moindre bruit étranger. Nul ne vint… la nuit tomba, le jour s’éteignit.
Il s’étendit sur la paille humide de son cachot et appela le sommeil.
Le sommeil fut lent à venir.
Le lendemain il s’éveilla plein d’espoir ; son espoir se continua toute la journée ; puis, la journée finie, il se dit avec résignation :
— Ce sera demain.
Le lendemain s’écoula sans qu’il eût vu d’autre être humain que le geôlier qui lui apportait à manger.
Et plusieurs journées s’écoulèrent ainsi, et pendant ces longues journées il n’entendit d’autre voix que le murmure menaçant de la mer clapotant au-dessus de sa tête.
Alors la lassitude commença à le prendre, la patience lui échappa, l’espoir s’évanouit… et ce délire affreux qui s’empare des prisonniers quand ils ont enfin brisé la coupe vide de l’espérance, étreignit sa pensée et le jeta dans un monde fiévreux et fantastique, d’où il ne sortait à demi que pour prononcer les noms de Douglas, de Bothwell et de la reine.
Parfois il avait un moment de calme, et alors il regardait avec effroi les murs de sa prison qui semblaient l’étouffer ; il trouvait sa situation effrayante, et il demandait la mort.
Un jour il dit à son geôlier :
— Vous savez que je suis condamné à mort ?
— Oui, fit le geôlier d’un signe.
— Quand dressera-t-on mon échafaud ?
Le geôlier fit un mouvement d’épaules qui signifiait :
— Je ne sais pas !
— Le bourreau ! le bourreau ! s’écria-t-il, qu’on me livre au bourreau ! je veux mourir !
Le geôlier eut un sourire de pitié et s’en alla. Hector, demeuré seul, retomba dans son délire.
Enfin, le quatorzième jour de sa captivité, tandis que l’œil hagard, le cou tendu, il écoutait avec l’indifférence stupide de l’idiotisme les sanglots de la mer, exposant son front à cette pluie d’écume que le flot lui jetait en se brisant aux murs de sa prison, il crut entendre un bruit, une voix plus aiguë, plus nette que celle de la mer, et, à ce bruit, à cette voix, la raison lui revint et il écouta.
Il écouta longtemps, dix minutes peut-être… Rien !
La voix s’était éteinte !
Il écouta encore, haletant, immobile… La mer seule lançait au ciel brumeux ses rugueuses imprécations.
Alors il se laissa tomber sur sa couche de paille, il étreignit son front dans ses mains et se prit à pleurer.
Les prisonniers redeviennent enfants.
Mais tout à coup le même bruit se fit, la même voix aigre retentit dans l’éloignement, et cette voix prononça un nom :
— Hector !
Et, à ce nom, le captif bondit sur ses pieds et courut à la meurtrière.
La meurtrière était à dix pieds du sol ; le mur était poli par l’humidité ; – mais Hector retrouva des forces. Hector enfonça ses ongles dans le mur ; Hector se hissa avec des efforts inouïs jusqu’aux épais barreaux qui fermaient sa prison ; il s’y cramponna de toute la force de ses ongles saignants et de ses doigts brisés, et, dressant enfin la tête à la hauteur de la meurtrière, il plongea sur la mer un œil enflammé.
À cent brasses du soupirail, une barque louvoyait et courait des bordées sous les murs du château.
Il était presque nuit, et un brouillard épais couronnait le rocher qui servait de base à la forteresse.
La barque courait donc à la faveur de la double obscurité du brouillard et de la nuit, et un œil moins exercé aux ténèbres que l’œil d’un prisonnier ne l’eût certainement pas aperçue.
Un jeune homme tenait le gouvernail, ce jeune homme inspectait d’un œil ardent la base de la falaise et les soupiraux des cachots.
— Hector ! répéta-t-il.
— Henry ! répondit la voix délirante du prisonnier.
À ce nom deux ombres se dressèrent du fond de la barque, et ces deux ombres crièrent :
— Frère ! nous voilà !
Hector se sentit défaillir, mais il appela à son aide le nom de la reine, et, à ce nom, ses doigts sanglants semblèrent vouloir s’incruster aux barreaux de la meurtrière.
Et, meurtri, saignant, il eut le courage d’attendre que la barque, courant toujours des bordées vers la plage, vînt effleurer enfin le roc et le soupirail.
Henry laissa tomber l’aviron et saisit à deux mains les grilles de fer de la meurtrière, servant ainsi d’amarre vivante à la barque.
Les deux frères tendirent alors leurs bras au captif ; mais le captif était épuisé, ses mains crispées se desserrèrent, et il retomba sans force sur la terre humide de son cachot.
Henry tenait toujours les grilles et maintenait la barque immobile.
— Frère, dit alors Gaëtano à l’Espagnol don Paëz, faut-il attendre encore ? faut-il le sauver sur l’heure ?
Don Paëz parut réfléchir :
— Le brouillard est épais, murmura-t-il, à l’œuvre !
Gaëtano se baissa, saisit au fond de la barque une lime énorme et entama l’un des barreaux.
Le fer grinça sur le fer ; pendant quelques minutes, on entendit une sorte de sifflement aigu qui domina la voix sourde des flots, puis ce sifflement s’éteignit… le barreau était scié.
— Frère ! frère ! répéta Gaëtano en se penchant à l’ouverture du cachot, courage ! Nous sommes là, nous allons te rendre la liberté et la vie.
Un gémissement étouffé, répondit seul à la voix de Gaëtano.
Alors don Paëz n’hésita plus, il s’élança, gagna l’entablement du soupirail, et, se glissant, non sans peine, à travers l’étroite ouverture ménagée par le barreau scié, il se laissa couler dans le cachot.
Hector était sur ses genoux, mourant, hors d’haleine, faisant de vains efforts pour se lever, pour se hisser une fois encore vers les grilles où se tendaient les mains libératrices, et ne le pouvant plus.
Don Paëz le prit dans ses bras robustes, l’y pressa longtemps, puis le souleva et appela : Frère ! frère ! Un sourire d’espoir passa sur les lèvres d’Hector, qui murmura :
— Je la reverrai donc !
— Frère ! appela de nouveau don Paëz, s’adressant à Gaëtano qu’il avait laissé dans la barque et qu’il s’attendait à voir paraître à l’orifice du soupirail pour lui venir en aide, frère !
Nul ne répondit d’abord, puis un faible cri se fit entendre et parut s’éloigner.
Ce cri disait :
— Silence ! silence ! silence !
Don Paëz s’élança, comme l’avait fait Hector naguères ; il se cramponna aux barreaux que la lime n’avait point entamés… il regarda… plus rien !
La barque, Henry, Gaëtano, – c’est-à-dire le salut, la liberté, l’espérance – venaient de disparaître et de se perdre dans le brouillard. À peine, au travers des brumes, apercevait-on un point sombre qui s’éloignait, s’effaçant à mesure ; ce point sombre, c’était la barque.
Don Paëz eut un mouvement de rage ; il ne comprit pas d’abord, et il demeura à son poste d’observation, étreignant les grilles de ses doigts ensanglantés et paraissant chercher le mot de cette énigme.
La barque s’éloignait toujours. Don Paëz, épuisé comme l’était Hector, se laissa retomber au fond du cachot.
Tout à coup, traversant l’espace, une chanson lui arriva par lambeaux ; c’était une barcarole napolitaine dont voici la traduction :
Du soir jusqu’à l’aube nouvelle
Au faîte de la vieille tour,
Veille l’austère sentinelle
Dont l’œil dans la nuit étincelle,
Et qui défend, – barque ou nacelle,
Qu’aucun esquif n’aborde avant le point du jour !
— C’est la voix de Gaëtano, s’écria don Paëz, remontant de nouveau à la meurtrière.
La barque avait disparu dans l’éloignement, et un silence profond suivit ce premier couplet.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura don Paëz, qu’est-il donc arrivé ? Serions-nous trahis ? Nous aurait-on découverts ?
La même voix reprit aussitôt, quoique plus éloignée :
Mais la sentinelle, épuisée,
En est à sa troisième nuit,
Prisonniers, dont l’âme est brisée,
Avant que tombe la rosée,
Avant que d’une aile lassée
La nuit cède la place au jour prochain qui luit.
Et comme don Paëz écoutait, haletant, la voix qui s’affaiblissait de plus eu plus dans l’espace continua sans s’interrompre :
La sentinelle austère
Fermera la paupière,
Folle sécurité !
Prisonniers, ayez bon courage…
La dernière heure d’esclavage
Est l’aube de la liberté !
— Mordieu ! murmura don Paëz ! par saint Jacques de Compostelle ! il paraît que les sentinelles ont aperçu la barque.
— Ah ! fit Hector avec insouciance, brisé qu’il était par tant d’émotions.
Don Paëz vint à lui, le prit dans ses bras, considéra, à la faible clarté du jour qui tombait de la meurtrière, son visage hâve et amaigri, ses yeux étincelants de fièvre, et il lui dit avec une tristesse profonde :
— Tu l’aimes donc beaucoup ! tu as donc bien souffert ?
Hector tressaillit et regarda son frère :
— Je souffre horriblement, murmura-t-il.
— Frère, continua don Paëz, Henry nous a tout dit… Gaëtano et moi, nous sommes accourus tous deux, moi de Madrid, lui de Naples… Quant à Gontran, il n’a pu le trouver, mais il viendra s’il te sait en péril.
— Dieu le veuille ! murmura Hector. Il est bien tard déjà !
— En effet, dit don Paëz, il est bien tard !
Hector frissonna.
— Que veux-tu dire ? fit-il, sais-tu quelque chose ? parle ! parle, frère !
— Frère, dit don Paëz, as-tu bien du courage ?
— Parle ! s’écria Hector, tu me fais mourir.
— Mon Dieu ! murmura don Paëz tout ému, je ne voudrais pas te tuer, pauvre enfant…
Don Paëz avait à son flanc une gourde de marasquin, Hector l’aperçut, s’en saisit avidement et en avala aussitôt plusieurs gorgées.
— Tiens, dit-il, l’œil enflammé, j’ai repris des forces ; maintenant, parle, te dis-je !
— Eh bien ! fit don Paëz tout bas, la reine aime Bothwell… et elle l’épousera…
Hector arracha l’épée qui pendait à la ceinture de don Paëz et l’appuya sur sa poitrine.
— Ne dis pas cela, s’écria-t-il, ne dis pas cela, ou je me tue !
— Fou ! dit l’Espagnol en lui arrachant l’épée. Rien n’est perdu encore !
— Mon Dieu ! s’écria Hector, donnez-moi une heure de liberté, mettez-moi un glaive au poing, permettez que je fouille la poitrine de cet homme pour en arracher son cœur, et puis laissez-moi subir le dernier des supplices, la roue ou la potence, que m’importe !
Et comme don Paëz se taisait, il reprit avec exaltation :
— Mais l’Écosse est donc un pays de félons et de traîtres, un royaume sans sujets, sans noblesse ? Les grands feudataires de la couronne sont donc vendus à l’infâme, qu’ils n’élèvent la voix et ne tirent l’épée pour empêcher un tel attentat ?
— La noblesse ignore tout encore. Le mariage de la reine d’Écosse avec lord Bothwell sera le résultat d’un complot.
— Et… ce complot ?… demanda Hector, dont la voix tremblait de fureur.
— Je le connais, nous le connaissons tous trois.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! tu me fais mourir, parle donc !
Don Paëz fit asseoir son frère sur la paille de son grabat, et le priant d’un signe de ne point l’interrompre :
— Écoute, dit-il : Nous sommes arrivés hier soir à Dunbar. Il était presque nuit quand nous avons aperçu dans le lointain les flèches des tourelles et le beffroi de la vieille forteresse. Il était trop tard pour que nous pussions prendre les mesures nécessaires à ta délivrance et savoir où tu étais enfermé, il ne l’était point assez pour oser entrer dans la ville. Une forêt était au bord de la route, nous nous sommes enfoncés dans la forêt ; un filet de fumée tremblotait au dessus des arbres, indiquant une hutte de bûcherons, – nous avons gagné cette hutte et demandé l’hospitalité pour la nuit :
— Messeigneurs, nous a répondu le bûcheron, si vous avez soif et faim, voici un pot de vieille ale et un cuissot de venaison ; buvez et mangez… Mais quant à coucher ici, c’est impossible !
— Et pourquoi ? maroufle !
— Parce que je n’ai qu’un lit.
— Eh bien ! nous dormirons sur le sol, pliés dans nos manteaux et les pieds tournés vers le feu.
— Impossible encore, messeigneurs, reprit le bûcheron : je suis un pauvre diable à qui le sort rend la vie dure ; une occasion se présente pour moi de faire fortune, ne me l’enlevez pas. Dunbar est proche, vos chevaux ont le jarret solide, poussez jusqu’à Dunbar.
— Tu attends donc quelqu’un ici ?
— Chut ! ceci n’est pas mon secret.
— C’est possible, dit Gaëtano qui fronça le sourcil soudain ; mais, à coup sûr, ce sera le nôtre.
Et comme le bûcheron le regardait étonné, il tira son épée qui étincela d’un fauve reflet à la lueur du foyer.
Le pauvre diable fit un pas en arrière, Gaëtano un pas en avant.
— Grâce ! exclama le bûcheron avec terreur.
— Parle ! dit Gaëtano avec autorité.
— Ce n’est pas mon secret : grâce ! monseigneur.
Gaëtano appuya légèrement et piqua la gorge du bûcheron, qui poussa un cri de douleur :
— Je parlerai, dit-il.
— Parle donc ! mécréant.
— Eh bien ! messeigneurs, il y a à Dunbar un riche seigneur, et à Glasgow une grande dame… Le riche seigneur et la grande dame s’aiment, mais il paraît qu’il y a des empêchements à leur amour, car…
Le bûcheron hésita. Gaëtano fronça le sourcil, et il continua :
— Ils se donnent rendez-vous ici… la nuit…
— Hum ! fit Gaëtano, quel est ce riche seigneur ?
— Je ne sais pas son nom.
— Et sais-tu quelle est cette grande dame ?
— Pas davantage !
— Sont-ils venus déjà ?
— Oui, monseigneur, deux fois.
— Et ils viendront cette nuit ?
— Oui, monseigneur.
— Eh bien ! puisque tu ne sais pas leurs noms, nous les saurons, nous…
Le bûcheron frissonna :
— Car nous resterons ici et nous les verrons.
Le bûcheron tomba à genoux :
— Que vous ai-je donc fait, messeigneurs, supplia-t-il, les mains jointes, que vous me vouliez ainsi ruiner ?…
— Nous ne voulons pas te ruiner.
— Que vous vouliez causer ma mort ?… C’est un puissant seigneur qui me fera pendre comme un chien.
— Il ne saura rien ; et nous ne voulons point ta mort.
— Mais… si vous restez ici…
— Nous nous cacherons. Sois tranquille.
Le bûcheron jeta un coup d’œil rapide autour de lui. La hutte était très petite ; elle n’avait qu’un étage. Dans un coin, attaché à un méchant râtelier, un cheval sommeillait sur sa longe ; dans le coin opposé se trouvait un monceau de litière :
— Nous nous cacherons là, dit Gaëtano.
— Vous n’y pourrez tenir tous trois.
— L’un de nous s’y placera ; les deux autres s’en iront.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura le bûcheron tremblant, je suis un homme perdu.
— Tais-toi donc, imbécile ! tu feras ta fortune double, car nous te paierons largement.
L’œil du paysan s’alluma de convoitise.
— Dites-vous bien vrai ? demanda-t-il.
Je lui jetai ma bourse pleine d’or, il s’en saisit, et nous dit :
— Qu’il soit donc fait comme vous le désirez.
— À quelle heure viendront-ils ?
— À onze heures.
— Et quelle heure est-il maintenant ?
Le paysan franchit le seuil de sa cabane, interrogea les étoiles qui scintillaient à travers le ciel brumeux et répondit : il en est dix environ.
— Alors, ajouta Gaëtano, il n’y a pas de temps à perdre. Toi, don Paëz, vous Henry, vous allez gagner un fourré, vous emmènerez mon cheval, et si je pousse un cri, si j’appelle et demande aide et secours, vous arriverez.
— Frère, dis-je à Gaëtano, nous ferions beaucoup mieux de gagner le fourré tous trois et d’y attendre le jour. Que nous importent les amours d’un gentilhomme et de sa maîtresse ?
— J’ai un pressentiment, répondit-il d’une voix profonde.
Nous lui obéîmes, emmenant les trois chevaux que nous attachâmes dans le bois ; puis, nous revînmes, en rampant, nous blottir dans une broussaille, à dix pas de la hutte.
Pendant ce temps, Gaëtano, avant de s’enfouir dans le monceau de litière, avait dit au bûcheron :
— J’ai l’œil sur toi, au moindre geste équivoque, au moindre signe de trahison, malheur à toi !
— Vous m’avez payé, dit le bûcheron, j’ai touché le prix du silence, je serai honnête.
Quelques minutes après, le pas d’un cheval se fit entendre sous le couvert et vint s’éteindre au seuil de la hutte ; le bûcheron ouvrit sa porte.
Un homme entra enveloppé dans son manteau, et le visage soigneusement caché sous les larges bords de son feutre ; il jeta la bride au bûcheron qui plaça le cheval près du sien, et, sans prononcer un mot, il s’assit près du feu sur un escabeau, approcha ses jambes engourdies des tisons brûlants et parut attendre avec impatience.
Presque au même instant un autre piétinement de cheval retentit, un étalon s’arrêta sur le seuil, une amazone mit pied à terre et entra.
Un grand voile tombait sur son visage et le dissimulait entièrement.
Le cavalier se leva vivement, alla à sa rencontre, lui prit respectueusement la main et la baisa.
Puis il montra la porte au bûcheron : Va-t’en, lui dit-il.
Le bûcheron sortit.
— Merci, madame, merci d’être venue ! murmura-t-il avec émotion.
— Milord, dit la dame d’une voix tremblante, c’est, je le crains, notre dernière entrevue.
— Que dites-vous, madame ?
— Je dis, milord, qu’il vous faut renoncer à me voir…
Le cavalier tressaillit.
— C’est-à-dire, murmura-t-il, que je dois appuyer un pistolet sur mon front…
— Vous êtes fou ! dit-elle avec émotion.
— Ou un poignard sur mon cœur, continua-t-il, et mourir.
— Vous ne le ferez pas ! Je vous le défends !
— Je le ferai, madame, car je vous aime.
— Et moi, fit-elle frémissante, je ne puis…
— Vous ne pouvez ?
— Non, milord ; car il m’est impossible de vous accorder ma main.
— Qui s’y oppose donc, madame ?
— La noblesse entière de mon royaume.
Gaëtano tressaillit ; il venait de reconnaître la reine d’Écosse.
— Ah ! fit le cavalier avec un ricanement de colère, la noblesse s’y oppose… comme elle s’opposa, sans doute, à votre union avec sir Henry Darnley.
— Oui, milord.
— Vous l’épousâtes, cependant…
La reine tressaillit et se troubla :
— Je l’aimais, murmura-t-elle.
Le cavalier attacha sur elle un regard perçant…
La reine baissa la tête.
Il lui prit la main, la main de la reine tremblait.
— Madame, dit-il d’une voix humble et suppliante, ne refusez pas une dernière grâce à un homme qui va mourir.
— Que voulez-vous ? demanda la reine frissonnante.
— Madame, reprit-il d’une voix qu’étranglait l’émotion, votre front si pur rougit, votre main tremble dans la mienne, votre cœur bat à mon oreille…
— Eh bien ? demanda la reine qui chancelait.
— Ce front qui rougit, madame, cette main qui tremble, ce cœur qui bat, me révèlent un secret.
— Que voulez-vous dire, milord ?
— Je veux dire que vous m’aimez, madame. Tenez, je vais mourir… par pitié ! laissez-moi emporter l’aveu de votre amour dans l’éternité… Dites-moi que vous m’aimez !…
— Je vous aime… murmura la reine d’une voix éteinte.
— Ah ! s’écria le cavalier se redressant et changeant soudain de ton, vous avouez que vous m’aimez et vous me refusez votre main ? Vous me la refusez, à moi, lord Bothwell, duc d’Orkney, quand vous l’avez accordée jadis, malgré vos pairs, malgré votre noblesse, malgré les Guises vos oncles et les princes de France, vos beaux-frères, à sir Henry Darnley ?
— On ne brave point l’opinion deux fois, balbutia la reine.
— Eh bien ! madame, je triompherai de l’opinion, je la braverai, moi, et nul ne pourra ni vous accuser ni vous blâmer.
— Je ne vous comprends plus, milord.
Le cavalier se pencha à l’oreille de la reine.
— Je vous enlèverai, fit-il tout bas.
La reine tressaillit :
— Vous ne l’oseriez pas ! s’écria-t-elle.
— J’oserai tout.
— Mais, ce serait infâme !
— Non, puisque vous m’aimez.
Elle se prit à frissonner.
— Que dira l’Europe ? murmura-t-elle.
— L’Europe, répondit tranquillement le cavalier, l’Europe dira qu’une reine est femme, et qu’une femme compromise dans son honneur doit lui sacrifier de mesquins intérêts.
La reine, était rêveuse et ne répondit pas.
Alors il prit à Gaëtano une furieuse tentation de casser la tête à ce misérable ; il appuya le doigt sur la détente de son arme, il éleva le canon à la hauteur du front du cavalier.
En ce moment, Hector qui avait écouté patiemment le récit de son frère, l’interrompit brusquement :
— Et il fit feu, n’est-ce pas ? s’écria-t-il.
— Non, répondit don Paëz.
— Oh ! vociféra Hector, pourquoi donc ?
— Parce que la reine était là, parce qu’il s’arrêta et trembla à la pensée de commettre un meurtre sous les yeux d’une reine.
— Fatalité ! exclama Hector anéanti.
— Quand la reine eut entendu ces brutales paroles, poursuivit don Paëz, quand elle eut baissé la tête et gardé un silence plein d’irrésolution et de honte, le cavalier parut comprendre qu’il devait se contenter de cet aveu tacite. Il se leva donc et lui dit en s’inclinant :
— Adieu, madame… au revoir, plutôt.
La reine fit un mouvement, se leva à demi, et peut-être allait-elle encore résister…
Il ne lui en laissa pas le temps, il s’inclina une fois de plus et sortit précipitamment, demandant son cheval au bûcheron.
La reine demeura auprès du foyer, absorbée dans une méditation pénible, remplie d’incertitude et de terreur. Gaëtano était toujours à son poste d’observation, et il eût bien voulu suivre le cavalier qui venait de sauter en selle, si, pour cela, il n’eût fallu sortir de sa retraite improvisée et faire jeter un cri à la reine.
Henry et moi nous nous étions traînés presque au seuil de la hutte ; et si nous n’avions point vu le visage du cavalier, si nous n’avions pu surprendre son entretien avec la femme arrivée après lui, du moins soupçonnions-nous une partie de la vérité.
Au moment où il monta à cheval, nous étions à deux pas, dans une broussaille.
Nous ne vîmes point son visage, mais, à sa tournure, Henry tressaillit et murmura :
— Dieu ! quel soupçon !…
L’inconnu poussa son cheval et s’éloigna au trot.
Nous le suivîmes en rampant ; une coulée d’arbousiers nous protégea bientôt. Alors nous ne rampâmes plus, et nous mîmes à courir.
Il avait toujours sur nous une avance de trente pas. Tout à coup nous rencontrâmes une couche de feuilles sèches qui crièrent sous nos pieds et nous trahirent. Soudain il fit volte-face :
— Qui va là ? cria-t-il.
Nous nous étions arrêtés et demeurions immobiles. À tout hasard, il tira un pistolet de ses fontes et fit feu dans notre direction.
La balle siffla au-dessus de nos têtes ; mais à la lueur instantanée de la poudre, s’allumant dans les ténèbres, nous aperçûmes enfin son visage et Henry, jeta un cri : Bothwell !
Cette exclamation lui parvint, sans doute, car il enfonça l’éperon au flanc de son cheval et le mit au galop.
— Feu ! feu ! me cria Henry, l’ajustant lui-même.
Quatre coups partirent ; mais le cheval continua de faire retentir le sol sous ses ongles de fer et le cavalier répondit à notre décharge par un ricanement.
Presqu’au même instant Gaëtano nous rejoignit :
— L’avez-vous tué ? nous demanda-t-il.
— Non, il était trop loin.
— Le connaissez-vous ?
— Oui, c’est Bothwell, répondit Henry.
— Eh bien ! continua Gaëtano, cette femme qui était avec lui… c’était la reine.
— Je m’en doutais, murmura Henry, elle l’aime.
— Et il doit l’enlever.
— Malédiction ! et quand, où, comment ?
— Je ne sais pas, il ne l’a pas dit.
— Et… fit Henry tremblant de fureur, elle y consent ?
— Oui.
— Oh ! cela ne sera point. Je vais courir après elle, je vais…
— Trop tard, répondit Gaëtano, elle est partie.
— Nous allons la poursuivre !
— Et Hector ? m’écriai-je, Hector qu’attend l’échafaud, l’abandonnerons-nous ?
— C’est juste, dit Henry en baissant la tête, tout pour Hector.
Un ouragan de fureur passa dans la gorge d’Hector, qui, les cheveux hérissés, la sueur au front, écoutait ce dramatique récit :
— Ô triples fous que vous êtes ! s’écria-t-il, fous stupides ! Eh ! que me faisait la vie, que m’importait l’échafaud ? C’était après elle qu’il fallait courir ; c’était après Bothwell. C’était…
La fureur d’Hector triompha de sa faiblesse :
— Frère, dit-il, frère, je veux sortir !
— Tu sortiras, je te le promets.
— Tout de suite, frère !
— Insensé ! murmura don Paëz, la barque où Henry et Gaëtano nous attendent vient de s’éloigner pour ne point éveiller les soupçons des sentinelles… il faut attendre son retour…
— Mais quand reviendra-t-elle, mon Dieu ?
— À la nuit.
Hector retrouva toute son agilité première. Il bondit vers la meurtrière, plongea son regard dans le brouillard qui étreignait l’Océan et retomba découragé.
— La nuit est loin, dit-il.
— Patience, frère ; elle viendra.
— Oui, murmura-t-il, et pendant ce temps, peut-être, le lâche accomplit son forfait…
Don Paëz frappa du pied avec impatience et ne répondit pas.
— Frère, continua Hector, ne pourrions-nous nous sauver par cette meurtrière ?
— La mer est là.
— Ne pourrions-nous gagner une côte à la nage ?
— Les sentinelles veillent.
— Frère, l’incertitude et l’angoisse me tuent !
— Frère, répondit don Paëz avec calme, la sagesse humaine est dans un seul mot : Attendre !
— Attendre ! attendre ! exclama Hector, mais pendant que nous attendons, pendant que j’attends, le misérable accomplit peut-être son crime.
Don Paëz parut réfléchir :
— Je ne crois pas, dit-il ; il est peu probable, il est même impossible que Bothwell ait déjà exécuté son plan… Son plan… peut-être n’en a-t-il pas encore ? La reine est rentrée à Glasgow ce matin seulement. Elle sera fatiguée, elle ne sortira point aujourd’hui.
— Puisses-tu dire vrai ! s’écria Hector.
Don Paëz retourna sous la meurtrière. Le jour baissait ; le rayon lumineux qui tombait d’aplomb sur la paille du cachot s’affaiblissait graduellement.
— Patience ! dit-il, la nuit vient.
La nuit vint en effet, quoique bien lentement au gré des vœux d’Hector.
Le rayon s’éteignit, l’obscurité descendit, opaque, dans la prison.
Alors les deux frères se prirent à écouter la grande voix de la mer qui rugissait sur leurs têtes ; ils écoutèrent, anxieux, espérant à chaque minute entendre un cri, un lambeau de chanson, une voix quelconque qui leur révélât la présence de la barque libératrice sous les créneaux de la forteresse…
Mais rien ne leur arriva, rien que les colères saccadées ou les plaintes monotones du flot déferlant sur le roc, rien que les flocons d’écume jaillissant par la meurtrière et glaçant leurs chevelures ruisselantes. Don Paëz commençait à s’impatienter, il trouvait que l’heure marchait trop vite, que la nuit abrégeait son cours avec une rapidité désespérante.
Quant à Hector, il semblait que la prostration qui le dominait entièrement naguère, s’était de nouveau emparée de lui.
Il était là, muet, immobile, son front dans ses mains, les yeux fermés, semblant achever quelque rêve confus et brumeux, évoquer quelque lointain souvenir à demi effacé déjà.
Don Paëz s’élança de nouveau vers la meurtrière.
La nuit était obscure, mais les brouillards s’étaient levés peu à peu, et la lueur phosphorescente qui tremblotait à la cime floconneuse des vagues, eût jeté assez d’éclat pour trahir, aux yeux perçants des sentinelles, la présence d’un homme ou d’une embarcation à la mer. Il était impossible que Henry et Gaëtano osassent se risquer avant une heure avancée de la nuit dans les parages des casemates.
Don Paëz quitta la meurtrière découragé, mais domptant son émotion et ne voulant point accabler de son désespoir son frère si fort abattu déjà.
Tout à coup l’Espagnol frissonna.
Un bruit de pas se faisait entendre au-dessus de sa tête et semblait provenir d’un escalier tournant creusé dans l’épaisseur du roc, lequel reliait le cachot à la plate-forme de la forteresse.
Venir, à cette heure de la nuit, visiter un prisonnier dans son cachot, était chose de sinistre augure.
Don Paëz prêta l’oreille et porta instinctivement la main à la garde de son épée.
Les pas approchaient et devenaient plus distincts… Quelques instants après ils retentirent à la porte, dont les verrous crièrent bientôt sur leurs anneaux.
Don Paëz regarda rapidement autour de lui et chercha un lieu de refuge, une retraite quelconque où il put dissimuler sa présence.
Malgré la rigueur avec laquelle le prisonnier était traité, on lui avait laissé son manteau, et la paille de son grabat était abondante.
Don Paëz n’eut que le temps de se blottir dans cette paille et d’étendre le manteau sur lui.
Presque aussitôt la porte s’ouvrit et plusieurs hommes entrèrent.
C’était d’abord un homme vêtu de noir, tenant à la main un parchemin déroulé.
Puis deux soldats aux gardes de Sa Majesté paraissant servir d’escorte à cet homme.
Après eux, un autre personnage, élégamment vêtu de noir, avec un livre à la main et un surplis blanc.
Enfin, un troisième, vêtu de rouge des pieds à la tête, comme les autres l’étaient de noir, morne et froid comme le Destin, silencieux comme la Fatalité.
Le premier de ces trois hommes était le greffier près les lits de haute-justice – le second, un prêtre – le troisième… le bourreau.
Le greffier entra le premier, appela trois fois le prisonnier par son nom, et Hector s’étant levé, il lui lut l’arrêt qui le condamnait à la peine de mort, et ordonnait qu’il marcherait au supplice et monterait les degrés de l’échafaud la tête couverte d’un voile noir.
Hector écouta froidement le greffier, puis, quand il eut fini :
— Je connaissais ma sentence, lui dit-il, à quoi bon cette lecture ?
— Parce que, répondit le greffier, il est d’usage de procéder ainsi le jour de l’exécution.
Hector frissonna ; don Paëz étreignit dans sa main convulsive la poignée de son épée.
— Et ce jour ?… demanda Hector.
— Est venu, répondit le greffier en baissant la tête.
Et il s’effaça devant le prêtre qui s’avança un crucifix à la main.
Hector ne craignait pas la mort, mais il voulait le salut de la reine. Il avait donné sa tête pour elle, et cette tête ne pouvait tomber inutilement.
Un accès de fureur le prit et il s’écria :
— Je ne veux pas mourir !
Le greffier haussa les épaules et ne répondit pas. Mais un des gardes, demeuré jusque-là dans l’ombre, dit d’une voix dure :
— Il n’y a pas de grâce pour les régicides !
Hector recula stupéfait, don Paëz tressaillit sous son manteau… Cette voix qui parlait de sentence inexorable, c’était celle d’Henry.
Et pour qu’ils n’en pussent douter, Henry fit un pas en avant et se trouva dans le cercle de lumière décrit par la torche du greffier.
Son visage était calme, un imperceptible sourire démentait le ton dur de ses paroles.
Hector comprit qu’Henry était là pour le sauver. L’espoir revint à son cœur et il murmura avec résignation :
— Que la volonté de Dieu s’accomplisse !
En ce moment le greffier ajouta :
— Lord Bothwell, duc d’Orkney et régent du royaume d’Écosse, m’a chargé d’annoncer au condamné que s’il avait quelques révélations à faire avant de mourir, s’il avait des complices à nommer, il était prêt à l’entendre.
— Le lord est donc ici ? exclama Hector avec un élan de joie auquel tous se méprirent, Henry et don Paëz exceptés.
— Oui, répondit Henry, et j’ai ordre de vous conduire en sa présence si vous voulez faire des aveux.
Hector parut réfléchir.
— Conduisez-moi, dit-il.
— Mon fils, dit le prêtre avec douceur, ne m’écouterez-vous pas d’abord, et mourrez-vous impénitent ?
Hector interrogea Henry du regard. Henry hésita, mais il aperçut le manteau, il devina la présence de don Paëz, et il répondit au condamné par un signe de tête affirmatif.
— Mon père, murmura Hector, je suis prêt à vous faire ma confession.
— Attendez, dit Henry ; à partir du moment où un condamné sait l’heure de son supplice, il ne faut plus le laisser seul. Je dois demeurer ici. Je me tiendrai à l’écart.
Le greffier sortit, puis l’autre garde, puis le bourreau.
La porte se referma sur eux ; le prêtre et Henri demeurèrent seuls avec le condamné.
Le prêtre se mit à genoux et commença une prière.
Mais Henry l’interrompit :
— Assez, mon père, dit-il. C’est inutile.
Le prêtre se leva stupéfait.
Henry tira son épée et la lui porta tranquillement au visage.
Le prêtre recula et se trouva face à face avec don Paëz qui venait de rejeter le manteau et se dressait avec la calme lenteur d’un mort sortant à minuit de son sépulcre.
— Mon père, dit alors Henry, vous êtes de haute taille, vous avez une grande barbe brune, un large chapeau rabattu sur les yeux ; si vous ramenez un pan de votre manteau sur l’épaule gauche, on n’apercevra presque plus votre visage.
— Eh bien ? demanda le prêtre tremblant.
— Eh bien ! ce cavalier que vous voyez là et dont naguère vous ne soupçonniez pas la présence, ce cavalier se nomme don Paëz. Il a comme vous la voix profonde et grave, comme vous il est de haute taille, comme vous il a la barbe brune.
Le prêtre regarda don Paëz et ne parut point comprendre.
— Or, poursuivit Henry, ce n’est point un sacrilège que nous voulons commettre. Nous n’avons nullement l’intention de vous manquer de respect, mon père ; mais nous voulons sauver un innocent.
— Je comprends, murmura le prêtre.
— Vous allez donc changer d’habit avec don Paëz ; il rabattra sur ses yeux votre large chapeau ; il mettra votre surplis et il sortira avec nous tandis que vous resterez ici.
— Un mot ? demanda le prêtre.
— Parlez, mon père.
— Jurez-moi sur ce Christ que le condamné est innocent, et j’obéis.
— Nous le jurons, répondirent Henry et don Paëz.
Le prêtre fit un signe d’assentiment, changea de vêtements avec don Paëz, se coucha, à son tour sur la paille et dans le manteau.
Alors Henry heurta à la porte du pommeau de son épée ; un guichetier accourut, suivi du second garde de la reine et Henry, reprenant son ton dur et rempli de dédain, dit :
— Marchons !
Don Paëz avait su prendre la tournure du prêtre et murmurait une prière, en fermant la marche.
Henry et le garde étaient placés, l’épée nue, aux côtés du condamné, le guichetier les précédait, une torche à la main.
Ils gravirent ainsi les cent marches humides et glissantes d’un étroit escalier, ils arrivèrent sur la plate-forme et passèrent au milieu d’une double haie de soldats, des gardes placés là pour intimider le condamné et lui enlever tout espoir de salut, toute chance d’évasion.
Hector était aimé parmi ses camarades des gardes. Tous le plaignaient, quelques-uns osaient murmurer tout bas qu’il était innocent ; – le plus grand nombre prétendaient qu’il était atteint de folie, et qu’un accès de fièvre chaude avait seul pu le porter à l’exécution d’un pareil forfait.
Un morne silence accueillit son passage – un silence plein d’émotion, de tristesse, de sympathie. Quelques mains furtives se glissèrent, même pour serrer la sienne.
Il remercia d’un regard et passa le front haut.
On le conduisit ainsi jusqu’à l’appartement occupé par lord Bothwell.
Cet appartement se composait de trois pièces – toutes trois ouvrant sur la plate-forme.
La première était une vaste salle où deux gardes veillaient nuit et jour ; la seconde, la chambre à coucher du lord ; – la troisième, une sorte de cabinet de travail où se tenait d’ordinaire un secrétaire toujours prêt à coucher sur le parchemin un ordre de son maître.
Ce fut dans la première pièce que s’arrêta le lugubre cortège.
— Attendez Sa Grâce, dit brusquement Henry au prisonnier.
Puis, passant près de lui sans affectation, il ajouta tout bas :
— Pas d’emportements, du calme, au contraire, nous te sauverons.
Hector s’assit sur un banc et attendit.
Le prêtre se plaça près de lui et feignit de l’entretenir.
Henry alla s’asseoir à distance, l’épée nue et l’œil sur le prisonnier.
Puis il se rapprocha de son compagnon, l’autre garde qui l’avait accompagné dans la prison et il lui dit :
— N’étiez-vous pas de garde cette nuit ?
— De dix heures du soir à quatre heures du matin, mon gentilhomme.
— Ce qui fait que vous n’avez point dormi ?
— Je tombe de lassitude, et si je trouvais un camarade qui voulût faire ma faction…
— Tope ! dit Henry, j’ai votre homme.
— Un garde ?
— Sans doute ; un garde enrôlé d’aujourd’hui.
— Que vous nommez ?
— Gaëtano ; un Napolitain recommandé par la reine à lord Bothwell, et arrivé avec moi ce matin.
— Cordieu ! murmura le garde en bâillant, s’il me veut remplacer ce soir, il me rendra un fameux service. À l’heure qu’il est, je donnerais toutes les maîtresses du monde pour le lit d’un bûcheron.
— Vous nous offrirez bien, en échange, demain, un pot d’ale anglaise ?
— Dix bouteilles de vin du Guienne, au contraire ! Mon oncle, le laird de Kirk-Will, vient de mourir, et j’hérite.
— Quel âge avait votre oncle ?
— L’âge où un oncle bien élevé part pour l’autre monde.
Henry frappa sur la porte du pommeau de son épée.
— Holà ! Gaëtano ? cria-t-il.
Gaëtano, en costume de soldat aux gardes, quitta un moment ses nouveaux camarades au milieu desquels il pérorait sur la plate-forme avec sa verve toute méridionale, et accourut.
— Veux-tu monter la faction de monsieur ?
— Hum ! dit Gaëtano en faisant clapper sa langue, c’est selon…
— Dix bouteilles de vin de Guienne !
— Pécaïre ! murmura l’italien, tout de suite.
Le garde prit son mousquet, remit son épée au fourreau, salua, sortit et ferma la porte.
Alors Hector se trouva seul avec Henry, Gaëtano et don Paëz.
Henry alla vers la porte, colla son œil au trou de la serrure, puis revint à Hector et lui serra vigoureusement la main.
— Nous voici maîtres du terrain, murmura-t-il. À nous Bothwell !
Hector regarda ses deux frères et Henry avec un étonnement profond.
— Que signifie tout cela ? demanda-t-il.
— Tout cela est fort simple, dit Henry à voix basse. Tu sais comment don Paëz est devenu ton aumônier. Il n’est pas très étonnant que l’on m’ait confié ta surveillance, à moi, qui suis garde du corps de la reine, puisque c’est ma compagnie qui fait le service intérieur du château.
— C’est là ce que je ne comprends pas bien.
— Attends donc. On avait aperçu notre barque du haut, des remparts ; l’éveil donné, il était plus que certain qu’une surveillance active serait exercée toute la nuit. Alors nous laissant aller à la dérive, nous avons disparu derrière un môle, jeté l’ancre dans une crique déserte, abandonné la barque et gagné la forêt où étaient demeurés nos chevaux. À la nuit tombante, nous avons fait notre entrée dans les murs du château, comme des voyageurs harassés qui viennent de loin. Alors encore, je suis allé seul trouver Bothwell et lui ai dit :
— Je suis soldat aux gardes et je reviens de congé ; j’ai appris quel forfait avait enlevé à l’Écosse le meilleur des rois et j’ai soif de vengeance.
Et comme Bothwell ouvrait de grands yeux, j’ai ajouté : Mon père, que Dieu fasse paix à son âme ! était attaché à la maison de Lenox, il était l’ami, presque le père du roi.
— Eh bien ? m’a demandé Bothwell.
— Milord, ai-je répondu, j’ai, pour le meurtrier du roi, une haine si violente, que je voudrais lui pouvoir planter ma dague dans la gorge.
— Cela ne se peut, il mourra de la main du bourreau.
— Hélas ! milord, je le sais ; mais, au moins, vous ne me refuserez pas une grâce ? – Ma compagnie fait le service du château ; deux gardes escorteront le condamné au supplice ; je demande à être l’un de ces deux gardes, et à son heure dernière, – puisse cette heure sonner bientôt ! – je veux cracher à la face du régicide et le souffleter de ma main gantée !
Bothwell me regarda : j’avais imprimé à ma physionomie une expression de colère et de haine dont il fut frappé.
— Il en sera comme vous le désirez, me dit-il.
— Oh ! merci, milord ! merci, m’écriai-je avec l’accent de la joie.
— L’heure que vous attendez avec impatience, ajouta-t-il, est plus proche que vous ne croyez.
Je tressaillis, il n’y prit garde.
— Cette nuit même, poursuivit-il, le traître mourra du dernier supplice dans une cour intérieure du château.
J’avais eu le temps de dompter mon émotion, j’eus le courage de m’écrier : Dieu soit loué !
— Il est un vieil usage, continua Bothwell, un usage respecté dans le royaume d’Écosse, depuis les siècles les plus reculés : le condamné, aux approches de son supplice, demande un entretien, sans témoins, au gouverneur de sa prison ou au commandant de la citadelle dans laquelle il est enfermé, soit pour faire des révélations, soit pour implorer sa grâce. C’est son droit.
— Je connais cet usage, murmurai-je avec un frisson d’espérance.
— Or, poursuivit Bothwell, le condamné réclamera sans doute ce bénéfice et demandera à être introduit en ma présence. Descendez donc avec un de vos camarades et l’aumônier dans son cachot. Il se confessera, s’il le veut, et puis, vous me l’amènerez ici.
— Vous serez obéi, milord.
— Mais, ajouta encore Bothwell, ce n’est pas tout. Le condamné, accablé de stupeur devant ses juges, n’a pu trouver un mot pour les fléchir. Plus calme dans son cachot, il a employé un détestable moyen de défense, un moyen impie, s’il en fut…
— Quel est-il, milord ?
— Ce malheureux aimait la reine, son amour la conduit à cet abominable forfait ; la jalousie l’a poussé à en commettre un autre non moins grand : il m’a accusé de l’assassinat du roi.
Je fis un geste d’indignation.
— J’espère qu’il a renoncé à cette chance absurde de salut ; cependant, comme il était aimé parmi ses camarades des gardes, peut-être, en passant parmi eux, espérera-t-il les soulever en sa faveur…
— Jamais ! milord.
— N’importe ! écoutez bien l’ordre que je vous donne ; s’il prononce un mot, s’il jette un cri, s’il essaie de formuler une accusation…
Bothwell s’arrêta et me regarda :
— Je vous comprends, milord, répondis-je avec enthousiasme. Je le tuerai !
— C’est cela, dit Bothwell, allez !
Je fis un pas pour sortir ; sur le seuil, je me retournai :
— Pardon, milord, lui dis-je ; j’oubliais de remplir une mission. À une lieue de Dunbar, j’ai rencontré un cavalier italien qui venait de Naples en droite ligne, et portait des lettres de recommandation du roi des Deux-Siciles pour la reine d’Écosse. Il croyait la reine à Dunbar et désirait obtenir son incorporation dans les gardes.
— Très bien, où est-il ?
— Dans vos antichambres, milord ; il m’a prié de l’introduire auprès de vous.
— Appelez-le.
Gaëtano se présenta, et Bothwell signa sur-le-champ son admission aux gardes écossaises, sans éprouver la moindre défiance. Il lui proposa même de m’assister dans ma descente au cachot du condamné ; je refusai, sous le spécieux prétexte que Gaëtano était las d’une longue route ; mais, en réalité pour n’éveiller aucun soupçon dans l’esprit de Bothwell. Maintenant, acheva Henry, tu sais comment nous sommes ici.
— Oui, répondit Hector, et je commence à comprendre que si vous ne me sauvez pas, au moins vous m’aurez fourni l’occasion de poignarder Bothwell. Donne-moi la dague, Henry.
Henry secoua la tête :
— C’est inutile, dit-il.
Il le prit par la main et le conduisit à la croisée. De la croisée on apercevait une cour ; dans cette cour brillaient des torches. À la lueur de ces torches, une dizaine d’hommes commandés par l’homme rouge qu’Hector avait vu naguère entrer dans son cachot, étaient occupés à construire un échafaud.
— Vois-tu ? dit Henry.
— Oui, c’est mon échafaud.
— Le condamné y doit monter à trois heures du matin.
— Eh bien ?
— Eh bien ! mon maître, fit Henry avec un ricanement sinistre, ce n’est point toi qui y monteras.
— Et qui donc ? demanda Hector tressaillant.
— Le véritable meurtrier du roi, Bothwell !
— Tu es fou, Henry !
— Non, je suis hardi, voilà tout. C’est pour cela, frère, que tu ne poignarderas point Bothwell ; c’est pour cela qu’il faut, à tout prix, que tu te contiennes devant lui, et que tu lui demandes la grâce en suppliant, au lieu de le menacer encore.
— Soit, dit Hector, mais comment opérerez-vous cette substitution ?
— Il est neuf heures, poursuivit Henry ; Bothwell va venir. Nous te laisserons seul avec lui. À dix heures, il te rendra à notre garde et se mettra au lit, dans la pièce voisine, ordonnant, sans doute, qu’on l’éveille à l’heure de ton supplice.
— Après ?
— Bothwell, je le sais de source certaine, boit chaque soir, en se mettant au lit, un verre de vin d’Espagne… Dans celui qu’il prendra ce soir, son valet, gagné par mon or, a versé deux gouttes de la fiole que voici ; – cette fiole, nous l’avons achetée à Paris, il y a cinq jours, sur le pont Saint-Michel, dans la boutique de maître René le Florentin, parfumeur et gantier de la reine Catherine de Médicis.
— Du poison ?
— Non, mais du hatchis ; une pâte noirâtre délayée, un breuvage oriental qui engourdit les membres, trouble la raison et transporte l’esprit dans un monde imaginaire.
— Je commence à comprendre…
— Ah ! tu comprends enfin, n’est-ce pas ? Tu comprends que les régicides vont à l’échafaud la tête couverte d’un voile noir, et que ce voile ne tombe qu’avec la tête ? Tu comprends que dans quatre heures, c’est-à-dire une heure avant le supplice, nous pénétrerons tous quatre dans la chambre du noble lord, que nous te coucherons dans son lit, tandis que nous le couvrirons du voile et des habits du condamné. Tu comprends encore, sans doute, qu’il n’est pas rare de voir l’homme qui va mourir avoir la tête en délire et les membres affaiblis, et qu’on mettra sur le compte de la terreur les mots incohérents, les phrases inachevées, la voix étranglée de cet homme que nous serons obligés de porter sur l’échafaud.
Hector étouffa un rugissement de joie.
— Tu es un homme de génie ! murmura-t-il.
— Silence ! fit soudain don Paëz, on vient !
Et, en effet, la porte s’ouvrit, et le secrétaire de Bothwell parut sur le seuil.
— Sa Grâce, dit-il, est prête à recevoir le condamné.
— Quand il sera garrotté toutefois, dit Henry.
Et il lia fortement les mains du prisonnier, le fouillant minutieusement pour s’assurer qu’il n’avait aucune arme sur lui.
Hector marcha d’un pas ferme vers le secrétaire de Bothwell et le suivit.
Celui-ci referma la porte et le condamné se trouva en présence de lord Bothwell, duc d’Orkney et régent d’Écosse.
Le duc, vêtu de velours noir des pieds à la tête, portant au cou la chaîne d’or massif des grands dignitaires de la couronne, reçut le condamné debout, comme c’était la coutume ; – debout, et le chapeau en tête !
Debout, parce qu’il convient d’être courtois pour ceux qui vont mourir ; couvert, parce que l’on ne doit aucun respect à ceux qu’attend le dernier supplice.
— Laissez-nous, dit-il impérieusement à son secrétaire ; celui-ci sortit et le condamné demeura seul en face du vrai régicide.
— Monsieur, dit alors Bothwell avec calme, vous usez de votre droit en me demandant audience. Je vous écoute, que voulez-vous ?
— Milord, dit Hector à voix basse, vous savez que je ne suis point coupable, vous savez encore, poursuivit-il d’une voix sourde et brève, quel est le vrai meurtrier du roi ?
— Est-ce tout ce que vous avez à me dire ?
— Pardon, milord. Vous savez encore pourquoi j’ai dédaigné de me défendre, et ce qu’il y a d’héroïsme dans mon silence et mon dévouement. Milord, j’en appelle à un reste de loyauté qui, peut-être, n’est point éteint chez vous.
Bothwell ricana et ne répondit pas.
— Milord… supplia le condamné.
Bothwell fit un geste d’impatience :
— Que voulez-vous ? demanda-t-il brusquement.
— Ma grâce, milord, rien que ma grâce !
Bothwell haussa les épaules :
— Vous aimez la reine, n’est-ce pas ? fit-il avec dédain, et vous vous êtes dit coupable pour qu’on ne l’accusât point ?
— C’est vrai, murmura Hector.
— Eh bien ! si je vous fais grâce, savez-vous ce que l’on dira ? On dira que c’était une comédie ! et, – continua Bothwell implacable, – que la reine désormais lavée du soupçon, fait grâce au gentilhomme qui s’est dévoué pour elle.
— Mon Dieu ! fit Hector, toujours calme dans son rôle.
— En sorte que si la reine a été renvoyée de l’accusation par le lit de justice, elle n’en sera pas moins accusée et condamnée tout bas par les plus chétifs de ses sujets.
Hector poussa un soupir :
— Les paroles que vous venez de prononcer, milord, murmura-t-il avec accablement, sont mon arrêt de mort.
— À moins que vous ne préfériez accuser la reine ? ricana lord Bothwell.
Hector lui jeta un regard d’indignation.
— Je n’ai plus rien à ajouter dit-il avec dédain ; je me retire, milord.
Bothwell fit un geste d’assentiment, ouvrit la porte, et cria :
— Gardes, assurez-vous de la personne du condamné !
Henry s’avança :
— Votre Grâce peut reposer tranquille, dit-il en s’inclinant. Le condamné attendra-t-il ici l’heure de son supplice ?
Bothwell parut réfléchir.
— Soit, fit-il ; qu’il s’entretienne avec son confesseur.
Don Paëz, agenouillé et tournant, par précaution, le dos à Bothwell, semblait prier avec recueillement.
Bothwell, rentra dans son appartement, appela son valet de chambre et se fit déshabiller.
— Tu m’éveilleras à deux heures et demie, dit-il assez haut pour que les gardes et le condamné l’entendissent ; j’assisterai, de ma fenêtre, à l’exécution.
Henry se traîna sans bruit jusqu’à la porte, colla son œil à la serrure, et vit le valet placer un gobelet d’or ciselé sur un guéridon. Ce gobelet contenait le marasquin favori.
Il n’attendit point que Bothwell l’eut vidé, et retournant vers ses compagnons, il leur dit :
— Le traître va s’endormir et ne s’éveillera plus que dans l’éternité ?
En ce moment, dix heures sonnaient.
Quatre heures d’anxiété terrible s’écoulèrent pour Henry, Hector et ses frères. Aucun bruit ne se faisait dans la chambre de Bothwell ; on entendait seulement une respiration bruyante qui les fit tressaillir d’aise, après une heure d’attente et de profond silence. À cette respiration, succéda bientôt un flot de brusque paroles, séparées par de longs intervalles, et annonçant un rêve pénible. Le nom de la reine s’y trouvait mêlé parfois ; mais il fut impossible aux quatre cavaliers de suivre et de comprendre ces péripéties du cauchemar.
Au moment où deux heures sonnaient, Hector dit à Henry :
— As-tu le voile noir ?
— Non, dit Henry ; c’est l’affaire du bourreau, il va nous l’apporter.
— Mais il reconnaîtra Bothwell ?
— Peu importe !
— Il est donc notre complice ?
— Il le sera.
Presque aussitôt, la porte qui donnait sur la plate-forme s’ouvrit, et le bourreau entra.
Il était sombre et triste, comme il convient à ces hommes marqués au front du doigt de la fatalité et qui doivent, instruments passifs de la loi, étouffer dans leur poitrine toute pulsation humaine, dans leur cœur tout mouvement de pitié.
— Je viens vous chercher, dit-il à Hector avec une sorte de respect douloureux.
— Asseyez-vous une minute, lui dit Henry.
Le bourreau s’assit et le regarda étonné.
— Monsieur d’Édimbourg, poursuivit le jeune garde, regardez bien le condamné en face.
Le bourreau regarda Hector.
— Croyez-vous que ce jeune homme, au front si calme, à l’œil si fier, soit capable de commettre un forfait aussi détestable que celui dont on l’accuse et pour l’expiation duquel il va mourir ?
— Il est condamné, dit le bourreau tristement ; s’il est innocent, que son sang retombe sur la tête de ses juges !
— Son sang ne coulera point, monsieur d’Édimbourg, dit froidement Henry.
Le bourreau tressaillit.
— Lui aurait-on fait grâce ? demanda-t-il vivement.
— Non, mais un autre mourra a sa place.
— Un autre ! exclama le bourreau.
— Dites-nous donc, monsieur d’Édimbourg, quelle est votre arme ordinaire ?
— La hache, murmura sourdement l’homme rouge.
— Et où est votre hache ?
— Sur le billot, dans la cour.
— Vous ne l’avez point apportée ?
— À quoi bon ?
— Et vous avez eu tort, grand tort, je vous jure ; car si vous n’avez pas votre hache ici, nous avons nos pistolets, nous.
— Et poursuivit Henry en tirant vivement les siens de sa ceinture et les portant tout armés au visage du bourreau, qui recula stupéfait, nous venons de décider, que, puisque dans une heure vous feriez tomber la tête d’un innocent, autant valait dès à présent faire sauter la vôtre.
Le bourreau recula encore, pâle et défait.
— Ça, monsieur d’Édimbourg, il y a un prêtre ici, mettez-vous à genoux et priez Dieu ; – vous allez mourir.
Le bourreau se laissa tomber à genoux.
— Je ne suis coupable d’aucun crime, murmura-t-il suppliant ; grâce ! messeigneurs…
— Vous êtes innocent de tout crime, dites-vous ?
— Par le Christ, je le jure, messeigneurs !
— Ce jeune homme aussi est innocent, et vous demandez, sa tête cependant ?
— C’est la loi qui la demande.
— Eh bien ! si, au lieu de sa tête innocente, nous donnions la tête du vrai coupable ?
Le bourreau frissonna :
— Que voulez-vous dire ? fit-il.
— Attendez et écoutez : le condamné va au supplice la tête couverte d’un voile noir, n’est-ce pas ? Vous coupez cette tête avec le voile ?
— Sans doute… balbutia le bourreau.
— Et vous ne la pouvez examiner que détachée du tronc ?
— Eh bien ! donnez votre voile, monsieur d’Édimbourg, nous allons remettre entre vos mains un homme qui en sera couvert…
À cette proposition inattendue, le bourreau tressaillit et demanda vivement :
— Quel est cet homme ?
— Vous le saurez quand sa tête sera coupée !
— Mais je ne le puis… je ne veux pas…
— Vous avez le droit de refuser, nous avons, nous, celui de vous tuer.
Et Henry ajusta le bourreau :
— Grâce ! cria celui-ci frémissant.
— Le voile ! le voile ! demanda impérieusement Henry, je vous donne trois secondes pour vous décider.
— Mon Dieu ! murmura le bourreau en tendant le voile funèbre, faites que le sang de l’inconnu que je vois verser soit un sang coupable, et qu’il ne jaillisse point sur ma tête.
— Cet homme est coupable, murmura don Paëz.
Pour le bourreau, don Paëz était un prêtre ; un prêtre ne ment point, le bourreau eut foi.
— Ôte ton pourpoint, Hector, dit ensuite Henry. Don Paëz, poursuivit-il, prenez ce pourpoint et ce voile, et allez en couvrir l’homme que nous avons condamné. Nous, nous demeurons ici pour tenir en respect monsieur d’Édimbourg.
Le bourreau tremblait.
Don Paëz prit le pourpoint et le voile, ouvrit sans bruit la porte, la referma sur lui et se dirigea vers le lit de Bothwell à travers les ténèbres, mais guidé par la respiration bruyante du dormeur.
Celui-ci continuait son rêve et murmurait d’une voix entrecoupée, et assourdie par l’étrange ivresse du hatchis :
— Je suis le roi… le roi d’Écosse, parbleu ! et j’ai des milliards dans mes caves.
— Mort-Dieu ! grommela don Paëz, voici un futur roi d’Écosse bien riche et qui bâtit des châteaux en Espagne, comme s’il était roi de ce doux pays.
Et il secoua le dormeur.
— Que me veut-on ? fit celui-ci.
— Sire ! dit don Paëz.
— Ah ! ah ! je suis bien le roi, n’est-ce pas ?
— Certainement, sire.
— Et quel motif vous amène près de moi ?
— Je viens vous prendre pour vous conduire à l’Église où l’on doit sacrer Votre Majesté.
— Très bien, je me lève ; habillez-moi.
Don Paëz procéda aussitôt à la toilette du docile monarque, qui se laissa faire, incapable qu’il était d’aider son valet de chambre improvisé, ayant ses yeux toujours fermés, du reste, et poursuivant son rêve doré.
Quand il fut habillé, don Paëz l’assit sur le lit et déplia le voile.
En ce moment, un rayon de lune se dégagea des nuages plombés qui couvraient le ciel, passa au travers des vitraux de la salle et vint éclairer le visage du dormeur.
L’expression en était lourde, sans dignité, sans aucune empreinte de passion autre que la cupidité.
— Cordieu ! murmura don Paëz, cette physionomie est plutôt celle d’un imbécile que d’un scélérat de génie. Comme l’ivresse change un homme ! Voilà une tête qui ne ressemble pas du tout à celle que j’ai aperçue la nuit dernière, à la lueur instantanée d’un coup de pistolet. Et cependant, c’est la même !
Après cette réflexion si peu flatteuse pour un homme qui se prétendait le roi d’Écosse, don Paëz lui mit sans façon le voile noir.
— Qu’est cela ? fit le futur monarque, et pourquoi me couvre-t-on la tête ?
Don Paëz le regarda. Il avait toujours les jeux fermés :
— C’est votre coiffure, sire, dit-il.
— Quelle coiffure ?
— Celle que vous devez porter à votre sacre.
— Singulière coiffure, murmura le nouveau roi d’Écosse passant ses mains tremblotantes sur sa tête et murmurant : on dirait un voile…
— C’est un voile, en effet.
— Et pourquoi ce voile ?
— C’est l’usage, sire.
— Soit, bégaya l’étrange roi…
Et se renversant sur son oreiller il se reprit à ronfler :
— Bonsoir, fit-il, je rêve…
— Vous ne rêvez pas, sire… Vous êtes parfaitement éveillé.
— Quoi ? vraiment, c’est l’heure de mon sacre ?
— Votre Majesté l’a dit.
— Je suis donc bien réellement le roi… l’époux de la reine ?
— Pouvez-vous en douter, sire.
— Hum ! fit le faux roi, c’est flatteur ! elle est belle, la reine…
— Très belle, sire…
Le faux roi fit un soubresaut.
— Ah ! dit-il, vous trouvez ? – Ah ! tu trouves que la reine est belle, misérable !
— Mon Dieu, fit don Paëz d’une voix tremblante, aurais-je offensé Votre Majesté ?
Le roi parut réfléchir, les yeux toujours fermés.
— Au fait, murmura-t-il, puisque tu la trouves belle, c’est qu’elle l’est.
— J’allais le dire pour ma défense à Votre Majesté.
— C’est profond cela, fit le roi avec gravité.
Don Paëz étouffa à grand’peine un éclat de rire :
— Que ce scélérat-là est bête dans l’ivresse ! pensa-t-il.
— C’est que, vois-tu, reprit le roi après un silence entrecoupé de bâillements, trouver la reine belle est presque un crime… Et le dire au roi…
— N’en est pas un, sire.
— Ah ! et pourquoi ?
— Parce que c’est lui avouer qu’on est son sujet le plus respectueux et le plus dévoué, en osant lui dire la vérité.
— Tu as de l’esprit, dit le roi en essayant en vain d’ouvrir les yeux sous son voile.
— Je vole Votre Majesté.
— Et je désire faire ta fortune.
— Elle est faite, puisque Votre Majesté daigne y penser.
— Quelles sont tes fonctions ?
— Je suis votre valet de chambre, sire.
— Eh bien ! je te fais premier ministre.
Don Paëz haussa imperceptiblement les épaules :
— Quel singulier pays que l’Écosse ! où des niais de ce genre jouent des rôles importants ! murmura-t-il. Allons, sire, reprit-il tout haut, on vous attend. Venez, voici mon bras.
— Tu me disais donc, reprit le loquace monarque, que la reine était belle ?
— Encore ? pensa don Paëz impatienté.
— C’est très bien de le penser, mais il ne faut pas le dire trop haut… car enfin, vois-tu, il faut que la reine soit respectée…
— Sans doute. Venez donc, sire ?
Le faux roi prit le bras de don Paëz et essaya de faire un pas, tout en continuant de parler.
— … Car, si elle ne l’était pas, on pourrait murmurer dans notre bon pays d’Écosse… et puis, notre noblesse est fière, et elle la déposerait en vertu d’un lit de justice… Or, comprends bien, cela me serait parfaitement égal qu’on déposât la reine, si l’on ne devait pas me déposer… je ne l’aime pas, moi, et ne tiens qu’aux milliards qui sont dans mes caves de Glasgow et d’Édimbourg ; – mais, comme la déposition de la reine entraînerait la mienne… tu comprends…
— Oui, oui, je comprends, sire… mais venez… on vous attend…
Le faux roi chancelait sur ses jambes.
— Je suis ému, murmura-t-il ; l’heure est si solennelle…
Don Paëz le prit dans ses bras, et le porta pour ainsi dire.
— Ce voile m’étouffe…
— Attendez, sire, je vais l’arranger.
Et don Paëz, au lieu de le dégager, noua solidement les coins du voile autour du cou du faux roi, afin qu’aucun mouvement ne le pût déranger et mettre à découvert le visage.
Puis il continua à l’emporter.
La brusque transition des ténèbres à la lumière fit éprouver une sensation douloureuse au faux monarque, qui, la tête couverte des plis épais du voile, s’écria :
— Sommes-nous donc déjà à l’église ?
— Pas encore, répondit don Paëz.
Hector et ses compagnons interrogèrent don Paëz du regard.
— Il rêve qu’il est roi d’Écosse, fit l’Espagnol, et je le conduis à la cathédrale où on le doit sacrer.
Ils échangèrent tous quatre un sourire. Quant au bourreau, il frissonna et se signa.
— Et où sommes-nous donc ? demanda le faux roi.
— Dans la salle d’honneur du château.
— C’est étrange… murmura Henry, sa voix n’est plus la même dans l’ivresse.
— J’avais déjà fait la même remarque, ajouta Gaëtano. C’est bien lui, cependant…
— Pardieu !
— Allons donc à l’église ! poursuivit le roi.
Henry tressaillit :
— Ce n’est pas du tout la même voix, murmura-t-il en fronçant le sourcil.
Et le soupçon grandissant dans son esprit, il s’avança et prit un coin du voile pour le soulever.
Mais soudain il vit briller une bague qu’il se souvint d’avoir vue au doigt de Bothwell dans la soirée même, et, haussant les épaules, il lâcha le voile sans daigner regarder dessous.
— Sire, dit don Paëz d’une voix railleuse, vous voici au milieu des officiers de votre maison…
— Ah ! très bien !…
— Rien ne vous retient plus, et votre bon peuple d’Écosse se presse sous les nefs de l’église pour s’enivrer de la vue de son souverain.
— Allons donc, messieurs ! il ne faut pas que mon peuple attende !…
Et comme il chancelait toujours, Gaëtano se joignit à don Paëz et le soutint. Alors Henry dit à Hector :
— Entre dans cette pièce, déshabille-toi et mets-toi au lit, l’heure approche. Quand on viendra t’éveiller, tu auras le dos tourné et tu ordonneras qu’on te laisse seul. Alors tu revêtiras ses habits à lui, puisqu’il vient de revêtir les tiens, et tu t’approcheras de la fenêtre, le chapeau sur les yeux, un pan de ton manteau sur le visage.
Hector ne répondit pas, il entra dans la chambre de Bothwell, se coucha dans le lit encore tiède et attendit.
Dix minutes après le valet de chambre entra :
— Que me veut-on ? fit-il, déguisant sa voix, et la tête enfouie sous la courtine.
— Votre Grâce a ordonné qu’on l’éveillât pour l’exécution.
— Quelle heure est-il ?
— Près de trois heures.
— C’est bien, qu’on me laisse !
Le valet sortit, Hector revêtit les habits de Bothwell, et s’approcha de la croisée qu’il ouvrit.
Les premières lueurs de l’aube glissaient, indécises, sur la crête des montagnes voisines ; et, au travers des ténèbres qui enveloppaient encore les plaines et les bas-fonds, Hector put apercevoir son échafaud dressé au milieu de la cour, et, autour de son échafaud, un cordon de gardes.
. . . . . . . . . . . . .
Pendant ce temps, le faux roi descendait en chancelant, appuyé sur les bras de Gaëtano et de don Paëz, qui portait son costume de prêtre, – les marches du grand escalier qui, des appartements supérieurs, conduisait au lieu du supplice.
Henry et le bourreau fermaient la marche.
— Ah ! murmura enfin celui-ci, dont une sueur glacée inondait le front, je commence à deviner quel est cet homme ?
— Que vous importe !
Le bourreau hésita une minute :
— Non, jamais ! dit-il enfin, jamais je ne me rendrai complice d’un pareil forfait !
Pour toute réponse, Henry lui appuya le canon de son pistolet sur la tempe.
À ce froid contact, le bourreau eut peur et dit sourdement :
— J’obéirai !
— Fais bien attention à ceci, mon maître, dit alors Henry ; c’est que, foi de gentilhomme, si tu nous trahis, si tu dis un mot, si tu fais un geste, je te tue !
Le bourreau tremblait de tous ses membres.
— La hache me tombera des mains, murmura-t-il.
— Tu tomberas sur elle, maître. Marche !
— Ah ça ! fit le faux roi, pourquoi diable ce voile ?
— Je l’ai dit à Votre Majesté, c’est l’usage.
— Je ne savais pas. De quelle couleur est-il ?
— Blanc, sire.
— Les rois vont donc se faire sacrer sous le voile, comme les vierges montant à l’autel nuptial ?
— Oui sire ; comme elles, les rois doivent être purs de toute souillure.
— Je comprends. Y aura-t-il beaucoup de monde à mon sacre ?
— Oui, sire.
— A-t-on convié ma noblesse ?
— Sans doute.
— Et le clergé ?
— Le clergé aussi.
— Et… qui me sacrera ?
— M. d’Édimbourg, sire.
Don Paëz prononça cette atroce parole avec tant de sang-froid, que Henry, Gaëtano et le bourreau en frissonnèrent.
C’était une comédie solennellement terrible que celle de conduire à l’échafaud un homme qui croyait être roi, qui croyait aller au sacre, et que l’on entretenait dans cette erreur fatale par un respect si tragiquement ironique.
— Ah ! reprit le faux roi, c’est M. d’Édimbourg qui va me sacrer ?
— Oui, répondit don Paëz.
Et don Paëz ne mentait point. Seulement, au lieu de parler de l’archevêque d’Édimbourg, ce que le patient comprenait, don Paëz parlait du bourreau.
C’était le plus terrible jeu de mots qui se fût jamais fait jusque-là !
Le faux roi marchait avec une difficulté extrême.
Quand il fut arrivé dans la cour, l’air frais du matin lui fouettant le visage, il demanda :
— Où nous sommes-nous ?
— Sur la grande place de la cathédrale, sire…
— C’est drôle, murmura-t-il, je n’entends point le populaire crier : Noël !
— Le respect cloue sa langue.
— A-t-on fait largesse ?
— Non, sire. On a dit au peuple que le roi était pauvre.
— On a bien fait. Le roi n’est pas pauvre, mais il est avare. Je ne veux pas ébrécher mes milliards…
Le faux roi traversa une double rangée de soldats aux gardes.
Quelques-uns entendirent ses incohérentes paroles et s’en étonnèrent…
À ceux-là Henry répondit :
— Il a le délire, et il se figure qu’il est le roi d’Écosse.
Les gardes haussèrent les épaules :
— Pauvre garçon murmurèrent-ils.
Le funèbre cortège arriva ainsi au bas de l’échafaud.
— Voici dix marches à monter, sire, dit don Paëz.
— Pourquoi ces dix marches ?
— Ce sont celles de votre trône.
— Bien, je les gravirai.
Et il les gravit, en effet, soulevé par les robustes bras du bourreau et de don Paëz, qui remplissait les fonctions d’aumônier.
Henry demeura au bas de l’échafaud avec Gaëtano, il leva les yeux dans la direction de la croisée de la chambre de Bothwell, les gardes suivirent ce regard, et comme lui, aperçurent un homme vêtu de noir, le feutre sur les yeux, enveloppé dans son manteau et considérant, impassible, les apprêts du supplice.
Tous frissonnèrent à cette vue, et plusieurs se souvinrent que la rumeur publique avait accusé cet homme du crime qu’un autre allait expier.
Il y eut même comme un murmure dans les rangs des gardes.
Ce murmure fit tressaillir Henry qui cria au bourreau :
— Dépêchez-vous donc ! monsieur d’Édimbourg…
Pendant ce temps le faux roi était parvenu sur la plate-forme étroite de l’échafaud, et il avait été entouré par les trois aides de l’exécuteur.
Mais celui-ci les avait renvoyés en leur disant : je n’ai pas besoin de vous, et il était demeuré seul sur l’estrade fatale, avec le patient et don Paëz.
— Sire, dit alors ce dernier, il faut vous mettre à genoux.
— À genoux ? Pourquoi ?
— Pour prier Dieu devant votre peuple, sire.
— C’est juste ; il faut qu’un roi donne l’exemple de l’humilité.
Et le faux roi s’agenouilla.
Don Paëz se tourna vers le bourreau.
— Vous savez, monsieur d’Édimbourg, lui dit-il tout bas, qu’il y a une vieille loi écossaise qui punit de mort le bourreau maladroit qui manque son patient.
— Je le sais, dit-il sourdement.
— Et si cela vous arrivait, poursuivit froidement don Paëz, la loi serait exécutée sur-le-champ. J’ai une dague sous ma robe et je vous l’en foncerais jusqu’à la garde dans la poitrine.
— Mon Dieu ! murmura le bourreau, pardonnez-moi !…
— Sire, continua don Paëz, le jour de leur sacre, les rois baisent la poussière, et c’est pendant qu’ils sont prosternés que le prélat qui officie laisse tomber sur eux l’huile sainte.
— Eh bien ! dit le faux roi, dites à M. d’Édimbourg de se tenir prêt.
Et de lui-même il se baissa, et appuya, sans le savoir, sa tête sur le billot.
Don Paëz fit un signe, le bourreau leva le bras, la hache étincela aux premiers rayons de l’aube, puis retomba sourdement et sépara la tête du tronc d’un seul coup, tranchant avec elle le voile noir, des régicides.
— Voilà, murmura don Paëz, un homme qui est mort en rêvant, et qui s’en va dans l’autre monde enchanté de son sacre et riche à milliards. C’est le cas, ou jamais, de dire que le bien vient en dormant.
Le bourreau saisit aussitôt la tête sanglante, encore enveloppée du voile, et, sans oser la regarder, pâle, frissonnant, il la jeta dans le cercueil placé derrière lui avec le corps qu’il plaça par-dessus.
Et puis, comme s’il eût craint encore d’apercevoir cette tête, il ôta son manteau rouge et l’étendit dessus.
La foule des gardes s’écoula en silence.
Seuls, Henry et Gaëtano demeurèrent au pied de l’échafaud, avec don Paëz qui venait d’en descendre.
Quant au bourreau, il demeurait appuyé sur la hache, inerte, stupide, moulant la statue du Désespoir, réduit à l’idiotisme.
Alors le prêtre et les deux gentilshommes levèrent de nouveau les yeux vers la croisée.
Hector y était toujours appuyé, immobile et froid comme un dieu de marbre, et attachant un sombre regard sur cet édifice rouge, à travers les fentes duquel le sang tombait tiède et goutte à goutte sur le sable, avec un monotone et lugubre bruit.
Tout à coup, Henry se frappa le front.
— Nous sommes des niais ! dit-il, il faut partir !
— Nos chevaux sont sellés ! répondit Gaëtano.
— Oui, fit don Paëz ; et quand nous serons partis, M. d’Édimbourg nous vendra.
Le bourreau l’entendit.
— Jamais ! murmura-t-il. Ce serait vendre ma propre tête.
— Il y a un moyen bien simple de mettre les nôtres à l’abri, dit l’astucieux Gaëtano.
— Lequel ?
— Il faut emporter celle du supplicié ; tous les corps se ressemblent, celui de lord Bothwell n’était pas fait autrement que celui d’Hector.
— Ceci est fort ingénieux, répliqua Henry, mais il serait convenable alors de lui ôter sa bague.
— Qu’à cela ne tienne ! fit don Paëz.
Et il remonta sur l’échafaud, découvrit le cercueil et y prit la tête, qu’il enveloppa des lambeaux du voile et roula sous son manteau.
Puis il souleva le corps à demi, prit la main droite dans sa main et en retira la bague.
— Adieu, monsieur d’Édimbourg, dit-il ironiquement au bourreau, quand vous serez vieux vous écrirez vos mémoires, et vous raconterez comment trois gentilshommes, n’ayant que la cape et l’épée, arrivés de la veille, étrangers au pays et n’y ayant aucune intelligence, eurent l’audace de substituer sur l’échafaud, à un condamné obscur, un homme qui se nommait lord Bothwell, duc d’Orkney, et était régent d’Écosse.
Le bourreau se tut et demeura appuyé sur sa hache.
— N’ayez nul regret, monsieur d’Édimbourg, poursuivit don Paëz ; le noble lord était le vrai meurtrier du roi. Quand nous serons moins pressés qu’aujourd’hui nous vous raconterons cette histoire.
. . . . . . . . . . . . .
Les trois gentilshommes rentrèrent dans le château par une porte dérobée, gagnèrent les appartements de Bothwell, trouvèrent Hector toujours appuyé à l’entablement de la croisée, et l’entraînèrent.
Hector avait la même taille que Bothwell, il était revêtu de ses habits ; il se couvrait le visage de son manteau. On le prit partout pour le duc, et il traversa le château sans encombre, suivi de ses deux frères et d’Henry : l’un, sous son vêtement ecclésiastique, les deux autres portant toujours le costume des gardes.
Ils montèrent à cheval et partirent au galop.
Don Paëz avait toujours sous son manteau la tête sanglante.
— Ah ça, dit-il, qu’allons-nous faire de ceci ?
— Nous le jetterons en pleine mer, répondit Henry.
— Où allons-nous ? demanda Hector.
— Je ne sais, fit Gaëtano ; mais hors d’Écosse, toujours.
Hector tressaillit.
— Loin d’elle ! fit-il sourdement.
— Frère, murmura don Paëz, viens en Espagne ; nous te ferons, le roi mon maître et moi, assez puissant seigneur pour parler de ton amour la tête haute ; tu seras ambassadeur, et alors…
— Ce serait trop de bonheur… fit Hector.
Et l’émotion l’empêcha d’achever sa pensée.
En ce moment, au coude du chemin, un cavalier apparut et poussa un cri.
— Frères ! frères ! dit-il.
— Gontran ! s’écrièrent les trois cavaliers. C’était Gontran, en effet ; – Gontran qui arrivait bride abattue, mourant.
Mais ce n’était plus ce jeune homme insouciant, à la lèvre rosée, à l’œil mutin, au franc sourire ; – c’était un homme pâle, triste, aux yeux caves, à la lèvre amincie et pendante, au geste saccadé.
— Frères ! leur cria-t-il, le malheur est tombé sur Penn-Oll… l’enfant est perdu !
— L’enfant est perdu !… exclamèrent-ils.
Gontran baissa la tête et ne répondit pas.
Don Paëz fut le premier qui sauta au bas de son cheval, courut à Gontran, lui secoua vivement le bras et lui dit avec fureur :
— Mais parle donc, malheureux ! parle !
— Il y a quinze jours que je ne dors ni ne vis, répondit Gontran ; quinze jours que je cours par monts et par vaux et demandant partout mon enfant… Frères, ne m’accablez pas de votre courroux, car je souffre mille tortures, et vingt fois par jour je suis tenté de me passer ma rapière à travers corps.
— Mais parle donc ! hurla don Paëz, parle ! où et comment l’as-tu perdu ?
— À Paris, dans la nuit de la Saint-Barthélemy.
— Oh ! fit Gaëtano, ils l’ont massacré !
— Non, s’écria Gontran avec force, non !
— Qu’est-il donc devenu, alors.
— On me l’a volé !
— Volé !
— Écoutez, frères, écoutez-moi… quand vous m’aurez entendu, peut-être ne me condamnerez-vous pas !
— Par la mordieu ! exclama don Paëz, aussi vrai que le soleil nous éclaire à cette heure, si tu ne retrouves pas l’enfant, quoique tu sois mon frère de sang et de cœur, je te tuerai !
— Frappe ! lui dit froidement Gontran.
Et il lui présenta sa poitrine.
— Fou ! murmura don Paëz.
Ils descendirent tous de cheval, ils s’allèrent asseoir à la lisière d’un bois et jetèrent la tête du faux roi dans un fossé.
Alors Gontran leur raconta d’une voix brève, saccadée, entrecoupée de sanglots, les détails de cette terrible nuit de la Saint-Barthélemy, nuit pendant laquelle, nos lecteurs s’en souviennent, l’enfant avait été enlevé par le roi de Navarre.
Ils l’écoutèrent avec recueillement, sombres, pensifs, la main sur leur épée, – et quand il eut fini, don Paëz s’écria :
— Nous sommes quatre, tous quatre jeunes et forts, vaillants et sagaces ; nous avons pour nous l’audace qui tente, la foi qui guide, le droit qui triomphe ; nous allons parcourir l’Europe en tous sens, fouiller ciel, terre et mers dans leurs moindres replis, et si nous ne retrouvons point l’enfant notre maître, c’est que Dieu refusera son appui à notre cause – et Dieu assiste toujours ceux qui croient en lui et ne réclament que leur droit !
Henry s’était tenu à l’écart, il s’avança vers le milieu du groupe :
— Vous êtes quatre, avez-vous dit ? don Paëz.
— Oui.
— Vous vous êtes trompé, messire, nous sommes cinq, dit Henry.
Et il tira son épée comme eux, puis ajouta :
— J’ignore quel est votre nom réel, j’ignore quel est cet enfant que vous appelez votre maître ; mais nous sommes frères depuis dix jours, car nous combattons côte à côte, frères, depuis notre naissance, car l’un de vous a passé sa jeunesse sous le toit de mon père ; nous avons partagé le même lit, bu au même verre, rompu le même morceau de pain. Vous étiez quatre frères, soyons cinq, n’ayant qu’une vie, qu’une pensée, qu’un but… retrouver cet enfant.
— Henry, dit don Paëz d’une voix grave et solennelle, je suis l’aîné de tous, j’ai la parole le premier ; c’est mon droit. Au nom de mes cadets, je te reconnais pour notre frère : j’accepte ton épée et ta vie ; notre épée et notre vie sont à toi.
— Partons donc ! fit Gaëtano, cette terre d’Écosse me pèse sous les pieds comme si elle était renversée.
— Oui, répondit don Paëz, partons ; mais avant, jurons-nous aide et secours mutuel. Hector était en péril et nous sommes accourus ; dans huit jours, demain, peut-être, l’un de nous sera aux prises avec une passion violente, amour ou ambition, et il aura à lutter.
— Eh bien ! dit Gaëtano, nous ferons pour lui ce que nous avons fait pour Hector.
— Vous le jurez ?…
— Tous, s’écrièrent-ils.
— Frères, murmura Hector, mon vœu le plus cher est que vous n’éprouviez jamais les tortures qui m’ont brisé.
— Il est une passion qui guérit l’amour, répondit don Paëz.
— Laquelle, frère ?
— L’ambition.
— Est-elle moins amère ?
Don Paëz tressaillit.
— Frère, murmura-t-il, tu viens de prononcer un mot terrible : l’amour vaut mieux, sans doute !
— Bah ! dit Gaëtano, il n’y a qu’une passion réelle en ce monde.
— Quelle est-elle ?
— Un vieux flacon vidé auprès d’une beauté qu’on n’aime pas. Quand on n’aime aucune femme, on les aime toutes.
— Gaëtano, murmura don Paëz, toi seul seras heureux !
— Parbleu ! répondit l’italien, une seule chose suffit pour cela ; – la foi ! J’ai la foi grande quand mon escarcelle est pleine, moindre quand elle est maigre ; sans limites quand elle est vide. Je suis lazzarone, frères ; grand seigneur aux heures d’opulence, poète et philosophe quand viennent les mauvais jours. Seule, la médiocrité m’étouffe, car si je n’ai plus d’or pour être galant gentilhomme, j’en ai trop encore pour improviser des vers et méditer sur le néant des vanités humaines.
En route, messeigneurs ; ce ciel brumeux, ces montagnes, ces paysans à mine farouche, ne valent pas le ciel de Naples la belle, son golfe bleu, ses lauriers roses, et son Vésuve, dont le front flamboie éternellement.
Hector se tourna vers ces montagnes et ce ciel insultés par Gaëtano, et leur dit avec émotion :
— Vous avez abrité ma jeunesse, vous avez été hospitaliers pour moi, je vous remercie et vous regretterai toujours.
Puis Henry vint et murmura :
— Tu n’es point, ô terre d’Écosse ! un pays doré du soleil. La neige couvre tes montagnes, tes vallées sont sauvages et pauvres, mais tes fils sont loyaux et braves, généreux et hospitaliers. Sur ton sol est née ma famille, mon père y repose du dernier sommeil, et je te quitte en pleurant. Adieu, patrie, je te reverrai !
— Terre d’Écosse ! cria à son tour don Paëz, moi aussi je te veux faire mes adieux, et te laisser un souvenir.
Et sans ajouter un mot, il abattit du revers de son épée une branche de chêne, l’affila des deux bouts comme un épieu, et la planta en terre.
Puis il alla ramasser la tête, la débarrassa de son voile noir, et la ficha dessus comme un sanglant trophée.
Alors il se découvrit et murmura avec un ironique sourire :
— Roi imaginaire, je te salue !
Mais trois cris lui répondirent, trois cris indicibles de stupeur, de rage, d’étonnement…
— Quelle est cette tête ? hurla Hector.
— Pardieu ! répondit don Paëz, celle de Bothwell.
— C’est faux ! s’écria Gaëtano.
— Faux ! s’écria Henry hors de lui.
— Bothwell était blond… cette tête est brune, hâlée, reprit Hector en courant vers elle, et l’examinant avec une avide attention.
Henry s’approcha comme lui et jeta un nouveau cri :
— Le secrétaire ! murmura-t-il.
Il y eut parmi ces cinq hommes une minute de terrible silence, pendant laquelle ils se regardèrent presque avec terreur.
Cet homme qu’ils avaient conduit au supplice, cet homme dont la tête sanglante était là, devant leurs yeux, ce n’était pas Bothwell !
Enfin, Henry s’écria :
— Je l’avais bien dit : ce n’était plus la même voix !
— Moi aussi, fit Gaëtano.
— Mais tu ne l’as donc pas vu, frère ?
— Jamais ; je lui tournais le dos cette nuit quand il est entré.
— Malédiction ! hurla Hector, la reine est perdue !
— Non ! fit don Paëz avec force, car nous sommes cinq, cinq épées vaillantes qui pourraient conquérir un royaume, et nous la sauverons !
— Mais où donc est Bothwell ?
— Bothwell ? dit Henry, il n’était pas à Dunbar cette nuit, et son secrétaire était dans son lit, ajouta don Paëz. À cheval, frères, à cheval !
Il est nécessaire de revenir sur nos pas pour expliquer cette étrange méprise dont Hector et ses frères venaient d’être victimes, et de nous reporter au moment où Bothwell, après avoir remis le condamné aux mains d’Henry et de Gaëtano, rentra dans son appartement.
Quand la porte se fut refermée, on s’en souvient, le lord appela son valet de chambre et se fit ostensiblement déshabiller et mettre au lit.
Puis il ordonna qu’on l’éveillât à l’heure de l’exécution, et qu’en attendant on le laissât seul.
On avait bien placé sur son guéridon le verre de vin d’Espagne, mais le lord oublia d’y tremper ses lèvres. Il avait bien autre chose en tête, vraiment ! car, à peine le valet fut-il parti, qu’il souffla sa lampe, sortit du lit sans bruit, se traîna à pas de loup jusqu’à la porte de la troisième pièce où travaillait son secrétaire et frappa doucement.
Le secrétaire ouvrit et Bothwell entra. Le secrétaire était un homme d’environ quarante-cinq ans, assez maigre, assez bien pris, et absolument de la même taille que Bothwell.
La tête seule différait ; elle était brune de peau et de cheveux, tandis que Bothwell était blond et avait le teint rosé.
— Maître Wilkind, dit le lord en refermant la porte avec précaution, vous êtes ambitieux, n’est-ce pas ?
— Certes, milord, répondit Wilkind avec un sourire béat, il fallait l’être, et beaucoup, pour servir Votre Honneur comme je l’ai fait, en mettant moi-même le feu à cette mèche soufrée, qui a dû procurer au feu roi d’Écosse un très vilain quart d’heure.
— Et votre ambition n’est point satisfaite encore ?
— Votre Honneur songe à moi, j’en suis sûr.
— Vous voulez faire votre fortune, n’est-ce pas ?
— La plus grande possible. Par exemple, si Votre Honneur devient roi d’Écosse, il me semble qu’il pourrait… m’octroyer… un portefeuille…
— Un portefeuille ? Oh ! oh ! maître Wilkind.
— Oh ! celui des finances… celui-là seulement.
— Raillez-vous, messire Wilkind ?
— Mon Dieu ! murmura ingénument Wilkind, lord Douglas, par exemple, s’il me refusait un portefeuille, me donnerait beaucoup d’or, j’en suis sûr, si je lui faisais quelques confidences…
Bothwell se mordit les lèvres.
— Silence ! dit-il, tu seras ministre… Mais si c’était à recommencer, je ferai moi-même mes affaires ?… Ce secret n’est plus le mien.
— Il est le nôtre, monseigneur. D’ailleurs, vous avez fort bien fait de me confier le soin des poudres. On ne sait pas ce qui eût pu arriver… Une explosion trop prompte, un grain de fumée sur votre visage… il n’y a que les pauvres diables comme moi qui réussissent dans ces sortes d’affaires…
— Assez, dit sèchement Bothwell. Passons aux choses importantes. C’est cette nuit que j’enlève la reine.
— Déjà ?
— Sans doute. Mais il y a des précautions à prendre… Les gardes me détestent et ils la défendront à outrance…
— Il y aura donc un combat ?
— Sans merci. C’est pour cela que j’ai demandé à la reine, pour la garde du château, les trois compagnies de ses gardes les plus turbulentes, ne lui en laissant qu’une à Glasgow.
— Wilkind s’inclina.
— Votre Grâce a un génie sans égal, murmura-t-il.
— La reine, poursuivit Bothwell, partira demain avant le jour, en litière, de Glasgow pour Stirling. Une trentaine de gardes seulement l’escorteront. Au point du jour, le cortège atteindra la vallée de l’Aigle-Noir, où je me trouverai embusqué avec le régiment d’Écosse-Cavalerie, que j’ai gagné à ma cause et qui m’est tout dévoué. La lutte sera terrible, mais elle sera courte ; je ferai la reine prisonnière, je l’emmènerai à Dunbar, je l’y tiendrai enfermée, et alors… comme l’Écosse et l’Europe le sauront, Marie Stuart m’épousera pour mettre, aux yeux de l’Europe et de l’Écosse, son honneur de reine à couvert.
— Admirable ! s’écria Wilkind.
— Mais, ajouta Bothwell, les niaiseries, les riens sont d’ordinaire la pierre d’achoppement des grandes entreprises : ces trois compagnies de gardes écossaises que j’ai ici sont bien moins à mes ordres, tout régent d’Écosse que je suis, que je ne suis, moi, leur prisonnier : elles me surveillent, elles m’observent… Si je pars ostensiblement pour me mettre à la tête d’Écosse-Cavalerie, dix hommes me suivront et m’épieront de loin, donneront l’alarme et perdront tout !
— C’est juste, cela, milord.
— C’est pour cela que j’ai pris mes précautions. Tu sais qu’il y a une loi écossaise qui enjoint à tout gouverneur, commandant de forteresse, d’assister, de sa personne, aux exécutions capitales ?
— Sans doute, milord.
— C’est précisément pour cela que j’ai donné ordre que le prétendu meurtrier du roi fût exécuté au point du jour ; rien que pour cela, entre nous, car l’affaire n’était pas pressée…
— Mais, dit Wilkind, Votre Grâce ne pourra assister à l’exécution puisqu’elle part ?
— Non, mais tu y assisteras, toi.
— Moi ?
— Sans doute ; tu vas te coucher dans mon lit, tu t’envelopperas dans les courtines et tu attendras qu’on t’éveille. Tu ordonneras alors, en déguisant la voix le plus possible, qu’on te laisse, tu revêtiras mes habits, tu te couvriras de mon manteau de duc et pair d’Écosse, et mon chapeau rabattu sur tes yeux, tu assisteras de la fenêtre à la mort de cet imbécile.
— J’obéirai à Votre Honneur.
— Moi, dit Bothwell, je vais m’esquiver par un escalier secret et un boyau souterrain ; – à deux lieues d’ici, je trouverai une escorte d’Écosse-Cavalerie.
— Si Votre Grâce est roi, je serai ministre ?
— Foi de lord !
— Ministre des finances ?
— Oh ! oh ! fit le duc, nous sommes donc bien avide ?
Wilkind se troubla.
— Non, dit-il, mais j’ai l’esprit mathématique.
— Eh bien ! nous verrons… murmura Bothwell en riant. Donne-moi tes habits et ton manteau.
Tandis que le lord endossait les chausses et le pourpoint de son secrétaire, maître Wilkind, déshabillé à son tour, se glissait dans le lit.
— Monseigneur ! dit-il à voix basse.
— Que veux-tu ?
— Votre Grâce a l’habitude de prendre un verre de vin d’Espagne eu se couchant, n’est-ce pas ?
— Oui… Eh bien ?
— Eh bien ! je réfléchis que puisque je joue, à cette heure, le rôle de Votre Grâce, le verre de vin en question ne peut m’être nuisible.
— Il est plein sur mon guéridon… prends-le.
Wilkind, à l’aide du faible rayon de lumière qui passait au travers de la porte entrebâillée, aperçut le gobelet d’or, le saisit à deux mains et le vida d’un trait. Puis il s’endormit en murmurant :
— Je serai ministre des finances et je ferai ma fortune !
— Mais le hatchis aidant, le rêve de Wilkind prit bientôt des proportions moins mesquines ; de ministre des finances qu’il était d’abord, il se fit bientôt roi d’Écosse, puis il peupla les caves de ses châteaux royaux d’innombrables trésors, et il arriva enfin à prendre des bains de pistoles et à ferrer ses chevaux avec des lingots.
Nos lecteurs savent le reste, et comment le pauvre diable acheva son rêve, grâce à la hache du bourreau d’Édimbourg.
Tandis que Wilkind s’endormait, Bothwell, revêtu de ses habits, sortait du château et trouvait un cheval tout sellé à une poterne.
Il sauta dessus, le mit au galop et prit la route de Glasgow.
À un quart de lieue du château, il quitta la route, se jeta dans un chemin de traverse et entra dans la forêt.
Là, il se dirigea vers la hutte de ce bûcheron qui l’avait deux fois déjà accueilli, lors de ses rencontres avec la reine.
Il y avait nombreuse compagnie dans la hutte : une douzaine de dragons d’Écosse-Cavalerie se chauffaient à l’entour de l’âtre, tandis que leurs chevaux piaffaient, attachés aux arbres voisins.
Bothwell ne prit point le temps de mettre pied à terre.
— À cheval, messieurs ! dit-il.
Les dragons se levèrent aussitôt, mirent le pied à l’étrier, et se rangèrent aux côtés du régent d’Écosse.
Bothwell escorté par eux, reprit sa route au galop, à travers les hautes futaies de la forêt.
Bientôt à la forêt succéda une petite plaine, puis une vallée étroite et sauvage encaissant un torrent, enfin une seconde forêt plus épaisse et plus sombre que celle de Dunbar.
Bothwell y pénétra sans hésiter, gagna un carrefour et s’y arrêta.
Alors il fit un signe à l’un de ses hommes, qui avait une trompe de chasse sur l’épaule, et le dragon sonna une fanfare. À cette fanfare répondit, dans le lointain, un hallali bruyant.
— Écosse est là ! dit Bothwell.
Et il poussa son cheval.
Au bout d’une demi-heure, en effet, le futur mari de la reine atteignait les avant-postes du camp improvisé par le régiment d’Écosse-Cavalerie. Il était alors trois heures du matin, le jour naissait, et c’était à peu près le moment où le malheureux Wilkind recevait cet étrange sacre que vous savez des mains de M. d’Édimbourg.
Sa Majesté la reine d’Écosse était sur pied à deux heures du matin, et le château royal de Glasgow, où se sont passées les premières scènes de notre récit, était en émoi dès cette heure matinale.
La reine partait pour Stirling, où elle allait voir son fils, le futur roi d’Écosse et d’Angleterre.
Une litière était prête, une compagnie des gardes à cheval rangée, le pistolet au poing des deux côtés de la litière.
La reine ne descendait point encore, cependant, et demeurait pensive et irrésolue, pâle et frémissante devant la glace où, à l’aide de ses camérières, elle venait de terminer sa toilette de voyage.
— Betsy, dit-elle enfin à la plus jeune de ses femmes, vous ne m’accompagnerez pas…
La jeune lady la regarda avec étonnement :
— Pourquoi cela, madame ?
La reine hésita :
— Parce que je ne le veux pas ! dit-elle brusquement en détournant la tête.
Puis, comme Betsy semblait, d’un œil effrayé, l’interroger sur cette sévère détermination, elle ajouta :
— Laissez-moi, je veux être seule.
La jeune femme sortit éperdue.
— Pauvre enfant ! murmura Marie, pourquoi l’ai-je grondée ? Je ne veux pas qu’elle me suive, mais c’est parce que je l’aime, parce qu’il y aura une lutte terrible, du sang versé…
La reine s’arrêta soudain.
— Du sang versé ! s’écria-t-elle frissonnante, et c’est moi qui en serai la cause, c’est pour moi… c’est moi qui vais sacrifier mes meilleurs gentilshommes ?…
Par un élan de remords, la reine rejeta vivement sur un siège le manteau de fourrure dont elle s’était déjà enveloppée.
— Non, jamais ! murmura-t-elle, jamais !…
Mais en ce moment, dans le cœur troublé de la reine une voix s’éleva, celle de son amour, – devant son œil éperdu, une ombre passa, celle de Bothwell…
Et elle étendit la main vers son manteau pour le ressaisir ; puis elle hésita, le repoussa de nouveau, le saisit encore…
Une fois encore peut-être, la sueur de l’angoisse et du remords au front, elle allait le repousser, quand la porte s’ouvrit, et le capitaine des gardes entra.
— On attend Votre Majesté, dit-il avec respect.
— Je vous suis, murmura la reine chancelante.
Il lui offrit son bras, elle s’y appuya en tremblant. Pendant le trajet qu’elle eut à faire de son appartement à sa litière, son amour et sa raison se livrèrent une dernière, une suprême lutte… la raison fut vaincue, et avec elle l’humanité cette vertu des rois. L’amour, ou plutôt l’infâme habileté de Bothwell triomphaient. La litière s’ébranla, les gardes se placèrent aux portières. Ils étaient une trentaine environ, tous armés jusqu’aux dents, la tête haute, la mine fière et vaillante, le poing sur la hanche comme il convient a ces soldats d’élite dont la noble mission est de garder les rois.
Le cortège traversa les rues silencieuses de Glasgow, et sortit de la ville.
La reine était seule dans sa litière.
La solitude, unie au silence de la nuit, que troublait seul le pas égal et cadencé des chevaux piétinant sur la terre gelée, vinrent bouleverser de nouveau l’esprit timoré de Marie.
Ses hésitations, ses remords la reprirent plus tenaces et plus implacables ; vingt fois elle fut sur le point d’ordonner le retour sous le prétexte futile d’une indisposition ; vingt fois elle fut dominée par la passion. Au jour naissant, la litière royale et son escorte s’engagèrent dans la Vallée-Noire.
C’était une gorge étroite et sombre, empruntant sa qualification à deux forêts de sapins étendant leur manteau noir sur les flancs escarpés de deux hautes montagnes qui l’enserrait tout entière.
Un torrent roulait au milieu avec un lugubre et strident fracas. Ce torrent était bordé à droite et à gauche de grandes touffes d’arbousiers et de lianes grimpantes qui entrelaçaient leurs réseaux de l’une à l’autre rive.
Ces touffes gigantesques cachaient une moitié des dragons d’Écosse-Cavalerie.
— Où sommes-nous ? demanda la reine, que ce site sauvage impressionnait.
— Dans la Vallée-Noire, répondit un garde.
La reine tressaillit.
— Mon Dieu ! murmura-t-elle, ayez pitié de moi.
Presque au même instant un coup de feu se fit entendre, le garde qui courait en éclaireur tomba, et une escouade de dragons se montra hors du fourré.
La reine acheva de perdre la tête…
Le capitaine des gardes accourut :
— Madame, dit-il, nous sommes enveloppés.
— Par qui ? fit-elle avec terreur.
— Par le régiment des dragons d’Écosse-Cavalerie.
— Que me veut-il ?
— Je n’en sais rien.
— Qui le commande ?
— Je l’ignore ; et j’attends les ordres de Votre Majesté.
La reine poussa un cri sourd.
— J’ai la tête perdue, murmura-t-elle, rendez-vous, rendez-vous sans coup férir !
Le capitaine des gardes était un gentilhomme français, un vieux soldat trempé aux luttes héroïques, et qui avait suivi en Écosse la jeune veuve du roi de France. À cet ordre de la reine : rendez-vous ! il haussa les épaules et répondit : – Vous savez, madame, que le gentilhomme qui se rend est déshonoré…
Et comme la reine ne répondait pas, et, le front dans ses mains, était en proie aux angoisses du remords et de la terreur, il ajouta :
— Et vous savez aussi, madame, que vos gardes sont tous gentilshommes.
La reine frissonnait et se taisait.
— Gardes ! ordonna le capitaine, formez le carré, flamberge au vent, et pistolet au poing.
La manœuvre s’exécuta avec une promptitude admirable, la litière royale fut placée au centre du carré, et les soldats de la reine attendirent, calmes et forts, le choc de l’ennemi.
Alors le capitaine dépêcha l’un deux, avec un mouchoir blanc au bout de son épée, en signe de trêve, et le garde courut ventre à terre jusqu’aux premières lignes des dragons, qui s’étaient lentement rangés en bataille, aux ordres d’un chef inconnu et masqué, et se déployaient dans le milieu et sur les flancs de la vallée.
— Que voulez-vous ? demandèrent les dragons au parlementaire.
— Et vous-mêmes ? fit le garde.
— Vous interdire le passage.
— Savez-vous qui nous escortons ? reprit le garde avec colère.
— Oui, dit un officier ; – la reine.
— Eh bien ! reprit le garde, puisque vous le savez, retirez-vous !
— Non ! dit résolument l’officier.
Le garde pâlit.
— Comment se nomme ce régiment ? fit-il avec dédain.
— Écosse-Cavalerie.
— C’est donc un régiment écossais ?
— Oui.
— Alors il est au service de la reine ?
— Nous ne le nions pas.
— Eh bien ! quand la reine ordonne, ceux qui mangent son pain lui doivent obéir. Arrière !
Nul dragon ne bougea.
— Vous êtes donc rebelles ?
— Peut-être…
Le garde n’ajouta pas un mot, il éperonna son cheval, reprit au galop la route qu’il avait suivie, rendit compte de son infructueuse mission et rentra dans le carré.
Alors, comme les dragons continuaient à demeurer immobiles à leur poste, et ne faisaient nullement mine de vouloir attaquer les premiers, – ce furent les gardes qui, malgré leur petit nombre, marchèrent à leur rencontre, laissant la litière en arrière avec cinq d’entre eux pour la garder.
Le choc fut terrible.
Les deux troupes, dédaignant le pistolet, se heurtèrent, l’épée à la main, comme deux murailles d’acier qui marcheraient l’une vers l’autre.
La vallée, nous l’avons dit, était étroite ; les dragons, quoique bien supérieurs en nombre, ne pouvaient s’y déployer aisément, et le combat qui s’engagea alors fut semblable à une nouvelle bataille des Thermopyles.
Le capitaine des gardes se fit tuer le premier ; mais, avant d’expirer, il dit à celui de ses hommes qui le soutint dans ses bras :
— Cours vers la reine, fais-la rentrer au galop. Ce n’est plus une fuite, c’est une retraite.
Le garde partit. Au lieu de cinq, la reine avait désormais six défenseurs.
Ils entourèrent étroitement la litière, et tandis que leurs camarades se faisaient tuer un à un sans pouvoir entamer cette ligne d’airain que les dragons avaient formée sur les deux rives du torrent, ils rétrogradèrent, lentement d’abord, puis plus vite, et prirent enfin le galop.
Mais aussitôt un gros de dragons d’une vingtaine d’hommes se détacha du premier escadron, ayant à sa tête le personnage masqué qui avait constamment donné des ordres, et se mit à leur poursuite. Un moment ils luttèrent de vitesse, mais enfin les dragons arrivèrent à portée de pistolet et firent feu.
Les gardes, dont aucun ne tomba, ripostèrent.
Six hommes contre vingt !
Et cependant, la lutte qui s’engagea en cet instant dura vingt minutes ; sept hommes tombèrent parmi les dragons ; un seul garde fut atteint en pleine poitrine et tomba en criant :
— Vive la reine !
Comme au premier engagement, le pistolet fut laissé pour l’épée. Cinq dragons tombèrent encore, deux gardes moururent comme eux, sans reculer d’un pas.
Restaient trois hommes contre huit.
Mais trois hommes lassés, blessés, couverts de sang. La reine s’était évanouie dès le commencement du combat ; elle reprit ses sens pendant une seconde et cria aux gardes :
— Rendez-vous ; je le veux !
Mais, au lieu d’obéir à la reine, les gardes écoutèrent l’ardent galop de chevaux qui arrivaient sur eux, et la voix tonnante de cinq cavaliers qui leur criaient :
— Ne vous rendez pas !
C’étaient cinq hommes vaillants et forts, dont les épées nues brillaient au soleil levant et dont les yeux flamboyaient comme des épées nues.
Le premier avait une robe de prêtre – le second et le troisième portaient l’uniforme des gardes, les autres étaient vêtus comme de simples gentilshommes.
Est-il besoin de les nommer ?
— À la litière ! gardez la litière ! cria don Paëz aux trois gardes chancelants, et laissez-nous la besogne.
La besogne dont il se chargea avec ses trois frères et Henry fut rude, car vingt autres dragons, passant sur le corps des débris de l’escorte royale, accouraient au secours du chef masqué.
Ce n’était plus contre huit que ces cinq hommes allaient combattre, c’était contre trente !
— Et pourtant ils ne reculèrent point ; ils fondirent bravement sur eux, ils entamèrent d’estoc et de taille ce mur d’acier qui s’épaississait de minute en minute.
— Allons ! hurla le chef masqué, dépêchons cette canaille et que tout cela finisse !
— Bothwell ! exclama Henry.
Il poussa son cheval vers le lord, et lui porta un terrible coup d’épée au visage.
— Traître ! s’écria Bothwell en le reconnaissant.
Il évita le coup en baissant la tête, et riposta par un coup de taille qui blessa le jeune garde à l’épaule.
Un flot de dragons les sépara un moment. Ils se cherchèrent des yeux, ils essayèrent de se rejoindre.
— À moi ! à moi ! s’écria Hector qui, à son tour, reconnut Bothwell.
— Le condamné ! hurla Bothwell stupéfait.
Et tandis que don Paëz, Gaëtano et Gontran crevaient en dix secondes la poitrine a dix dragons, les deux ennemis se joignirent et s’attaquèrent avec une animosité telle que les combattants qui les entouraient s’arrêtèrent comme dans ces luttes que chante Homère, où les deux armées suspendaient la bataille pour voir l’héroïque combat de leurs deux chefs.
Cinq fois l’épée de Bothwell atteignit la poitrine d’Hector, cinq fois Hector riposta et rougit la sienne du sang de Bothwell.
Enfin le lord se dressa sur ses étriers, prit son épée à deux mains et la laissa retomber de tout son poids sur la tête d’Hector.
Hector esquiva le coup, l’épée atteignit son cheval ; et l’animal, se cabrant de douleur, renversa son cavalier sous lui.
Bothwell allait mettre pied à terre pour l’achever, quand un autre adversaire se présenta à lui.
C’était Henry.
La lutte recommença, les épées étincelèrent, s’entrechoquèrent, se rougirent à plusieurs reprises, lorsqu’enfin un éclair illumina la pensée de Bothwell, il porta vivement la main gauche à ses fontes, en tira un pistolet et fit feu.
Henry poussa un cri et tomba dans les bras d’Hector qui ; s’étant dégagé revenait implacable sur Bothwell.
— Adieu, frère… murmura-t-il.
Soudain un cri, une voix de femme retentirent. C’était la reine qui s’était jetée pâle, éperdue, hors de la litière et demandait qu’on l’entendît.
Les bras levés retombèrent, les épées rentrèrent dans le fourreau.
La reine jeta un regard consterné sur le champ de bataille… tous les gardes étaient morts, il ne restait plus de ses défenseurs que don Paëz et ses frères, dont le troisième, Hector, était à pied.
— Monsieur, dit la reine à Bothwell, toujours masqué, que me voulez-vous ?
— M’assurer de votre personne, madame.
— Si je me fie à votre loyauté, laisserez-vous libres ces gentilshommes qui sont venus à mon secours ?
— Oui, dit Bothwell avec joie, et oubliant un moment Hector.
— Je me rends, dit la reine.
Hector jeta un cri terrible et se précipita vers la reine.
— Ne le faites pas ! ne le faites pas, madame ! s’écria-t-il.
La reine le regarda fixement et recula avec effroi :
— L’assassin du roi ! s’écria-t-elle, arrière ! misérable !
Hector ne prononça pas un mot, n’exhala aucune plainte ; – mais il prit son épée et l’appuya lourdement sur sa poitrine :
— Adieu, madame ! murmura-t-il.
Et il allait se tuer sous les yeux de cette femme, à laquelle il avait dévoué sa vie, son honneur, son repos, son passé et son avenir – si un bras vigoureux ne lui eût arraché l’épée des mains.
C’était celui de Gontran, qui le saisit ensuite par les cheveux, le rejeta sur sa selle, et, enfonçant l’éperon aux flancs de son cheval, prit du champ et s’éloigna au galop, criant à don Paëz et à Gaëtano :
— Frères ! en avant ! nous n’avons plus rien à faire ici.
Don Paëz et Gaëtano n’avaient point attendu ce cri pour le suivre ; ils galopèrent bientôt côte à côte, laissant Bothwell, la reine et les dragons stupéfaits de cette brusque retraite.
— Frère, dit alors Hector, laisse-moi en finir ; la vie m’est à charge !
— Nous sommes les fils de Penn-Oll, répondit Gontran, et l’enfant n’est point retrouvé ! ta vie ne t’appartient pas !…
*
* *
Les quatre frères coururent le monde pendant dix-huit mois, allant du Nord au Sud et de l’Ouest à l’Est, s’arrêtant dans chaque ville importante et demandant à tous les échos le nom du lieu qui recelait leur enfant. – Recherches vaines !
— L’enfant n’est plus ; murmura don Paëz lassé.
— Non ! s’écria Gontran avec énergie ; non ! l’enfant n’est pas mort, j’en jurerais sur ma tête.
— Alors, répondit don Paëz, le hasard seul peut nous le rendre désormais. Confions-nous au hasard, et si dix années s’écoulent sans qu’il ait reparu, il sera inutile de le chercher plus longtemps.
— Soit ! murmura Gontran ; mais, Dieu aidant, je le retrouverai, moi !
— Et si nous échouons encore, observa à son tour Gaëtano, que ferons-nous ?
Ils se regardèrent tous quatre ; puis Hector murmura de sa voix mélancolique et grave :
— Le grand-père de l’enfant était le frère aîné de notre père, notre père est donc l’héritier de l’enfant, c’est lui que nous ferons duc.
— Et, demanda don Paëz qui tressaillit soudain, si notre père meurt d’ici-là ?
— Eh bien ! ce sera l’aîné d’entre nous, toi, don Paëz, qui sera duc de Bretagne.
Un frisson d’orgueil passa dans les veines du Castillan.
— Peut-être monterai-je plus haut, murmura-t-il.
Les trois frères tressaillirent.
— Tu es donc bien ambitieux ? firent-ils.
— Moi ! répondit don Paëz, je voudrais pouvoir prendre le monde dans ma main et l’y enfermer tout entier.
— Pauvre fou ! murmura Gaëtano.
— Appelle-moi sage, plutôt. Il vaut mieux viser loin que près ; si l’on n’atteint pas le but, au moins on s’en approche. L’amour, le vin, le jeu, sont des passions d’enfant et de jeune homme ! Le souffle de la vingtième année les fait éclore, la première ride du front les emporte. – L’ambition, au contraire, c’est la passion froide et calculée de l’avenir, le mobile de l’âge mûr, la raison suprême, la sagesse réelle de la vie. Broyer sous son pied les vanités puériles et les aspirations de la jeunesse, se faire des hommes et de leurs passions un marchepied, monter toujours, monter sans cesse, guidé par une volonté de fer, et arriver ainsi jusqu’au faîte ; alors les hommes et les passions vous paraissent si petits qu’on en lève les épaules de pitié !… Frères, voilà la poésie vraie, le côté réellement prestigieux de la vie !
Les trois frères frissonnèrent d’inquiétude.
— Toi, Hector, dit don Paëz, tu as l’âme ulcérée, parce que tu aimais une reine et que cette reine ne t’aimait pas ? Dans quinze ans, tu pleureras sur ton amour tout comme aujourd’hui.
— C’est vrai, interrompit Hector.
— Seulement, ce ne sera point la femme que tu regretteras…
— Et que sera-ce donc ?…
— Le trône d’Écosse ! dit froidement don Paëz.
Hector, étonné, ne parut point comprendre.
— Écoute, continua don Paëz ; qu’était-ce que lord Bothwell ? – un grand seigneur d’Écosse, rien de plus ! Il n’aimait pas la reine, mais il l’a poursuivie, menacée, et il l’a épousée… il est devenu roi ! – Qu’étais-tu, toi ? – un gentilhomme n’ayant que la cape et l’épée ; mais un gentilhomme issu des ducs de Bretagne, et qui, pour la naissance et le courage égalait au moins Bothwell… Pourquoi, le sort aidant, n’eusses-tu point été roi ?
Hector baissa la tête :
— Je ne sais, murmura-t-il, si dans quinze ans je changerai de langage, mais ce que je sais aujourd’hui c’est que le jour où notre frère Gontran m’arracha à l’épée de Bothwell, fut un jour maudit.
— Frère, répondit don Paëz, expose ton front au vent de l’avenir : le temps cicatrise toutes les blessures, celles de l’amour avant les autres. Viens avec moi, je retourne auprès du roi mon maître ; ma vie sera la tienne, et si je suis heureux tu le seras.
— Soit, dit Hector, je te suivrai !
— Frères, dit à son tour Gontran, je ne suis, moi, ni amoureux, ni ambitieux, mais ma vie a un but, un but unique ; – je veux retrouver l’enfant ! – Je vais continuer à marcher vers mon but.
Gontran salua ses frères, mit l’éperon aux flancs de son cheval et partit.
— Moi, fit enfin Gaëtano avec son railleur sourire, j’ai laissé à Naples une contessina que les gens du roi disent aussi belle que la madone ; elle a de l’esprit comme le majordome de Satan ; le contessino, son vénérable époux, vient de mourir en lui léguant tout son bien, qui se compose d’un palais au bord de la mer et d’un coteau aux flancs du Vésuve, ou pousse le lacryma-christi. J’aimerais assez un palais, j’aime plus encore le jus divin du Vésuve ; je n’ai nul besoin d’aimer la contessina pour l’épouser. – Frères, adieu !
Et Gaëtano, piquant sa monture, partit à son tour.
Alors don Paëz et Hector se trouvèrent cheminer seuls, et le castillan murmura ce court monologue :
— Cinq ans se sont écoulés depuis mon départ d’Espagne, et l’infante est aujourd’hui dans l’âge où l’on aime. Allons ! don Paëz, mon ami, l’heure va sonner où il faudra redresser votre taille galante, avoir de frais rubans au justaucorps, le poing sur la hanche et l’œil fascinateur… Il y va d’une vice-royauté, et vous aurez à lutter contre une douzaine de grands seigneurs, contre un roi ; et, de plus, contre un tribunal secret dont les arrêts sont sans appel et qu’on nomme la sainte Hermandad ! N’importe ; – j’arriverai au but !
Cinq jours après don Paëz était à Madrid.
— Juan !
— Votre Seigneurie ?…
— Tu selleras Achmed, mon cheval mauresque, le plus beau de mes écuries.
— Oui, monseigneur.
— Donne-moi mon pourpoint de velours noir et or, et mon feutre à plume blanche.
— Les voilà, monseigneur.
— Je veux, en outre, mes plus belles bagues, mes écharpes d’Orient, mes dentelles les plus fines, mes manchettes de point de Venise, et mon épée à lame damasquinée et à fourreau de diamants.
Le valet obéit.
— C’est bien, mon ami Juan ; maintenant, parfume mes cheveux et ma barbe avec ces essences que distillent les Maures, et fais tisser ensuite avec des fils d’or et de soie la blanche crinière d’Achmed.
Or le cavalier qui parlait ainsi et demandait si somptueuse toilette pour son cheval et pour lui, n’était autre que messire don Paëz, colonel général des gardes de Sa Majesté catholique le roi Philippe II.
Le valet auquel il donnait ses ordres était un jeune Maure, au teint de bronze, aux cheveux lustrés, à l’œil bordé de longs cils et d’une expression mélancolique et malicieuse à la fois, aux dents éblouissantes de blancheur.
Juan était un Maure de Grenade, jadis nommé Zagal ; l’inquisition l’avait baptisé et placé sous le patronage de saint Jean-Baptiste.
Messire don Paëz se trouvait alors dans une magnifique salle du palais des rois d’Espagne, à Madrid.
Cette salle faisait partie du logis occupé par le colonel des gardes, le roi aimant assez à avoir près de lui et sous sa main les officiers de sa maison.
Le colonel s’était placé dans un grand fauteuil en face d’un miroir d’acier, et tandis que Juan lui parfumait les cheveux et la barbe, il s’abandonnait à une rêverie profonde. Il se laissa habiller pièce à pièce, sans interrompre sa rêverie ; puis, sa toilette terminée, il ceignit son épée, suspendit à son flanc droit sa dague à fourreau d’or, emprisonna ses mains blanches et fines de gants parfumés, mit le poing sur la hanche et se mira longuement et avec complaisance.
Après cet examen minutieux et tandis que Juan allait s’occuper du cheval arabe, don Paëz murmura :
— Par saint Jacques de Compostelle, patron des Espagnes, s’il se trouve à la cour du roi Philippe II plus galant gentilhomme que moi, je consens à troquer mon nom de don Paëz contre celui du premier Maure venu !
Et frisant sa moustache d’un noir d’ébène, don Paëz s’approcha d’un balcon donnant sur les jardins, il s’accouda sur la balustrade et continua sa rêverie.
Il était à peu près quatre heures de relevée : les brises du soir commençaient à faire frissonner le feuillage des arbres, la grande chaleur tombait peu à peu, et dans ce ciel éblouissant de l’Espagne, à l’horizon occidental, couraient çà et là quelques bandes de nuages oranges, gazes flottantes et vaporeuses destinées à envelopper le soleil couchant, comme d’un coquet et poétique linceul.
La ville encore silencieuse terminait sa sieste, les jardins déserts ne retentissaient que des cris confus de quelques oiseaux bavards, caquetant à droite et à gauche dans des touffes de grenadiers.
Don Paëz laissa errer son regard sur les massifs des jardins, puis il se tourna vers le sablier placé dans un coin de la salle et qui coulait sans relâche avec la rapide lenteur de l’éternité.
— Quatre heures ! dit-il, l’infante doit être prête.
En ce moment Juan rentra et dit :
— Achmed est harnaché.
— Bien ! répondit don Paëz ; appelle le capitaine des gardes.
Juan obéit ; le capitaine parut.
— C’était un vieux soldat, usé dans les camps, blanchi sous le harnais, et ignorant sur toute chose, hormis sur son métier.
— Monsieur, lui dit don Paëz, vous allez faire monter à cheval votre compagnie tout entière.
Le capitaine s’inclina.
— L’infante doña Juanita, fille de Sa Majesté, se rend ce soir au palais de l’Escurial pour y assister à une grande chasse qui aura lieu demain. Nous l’escorterons. Vous vous placerez à la portière de gauche de sa litière, et moi à celle de droite.
— Pardon, messire, dit le capitaine.
— Qu’est-ce, s’il vous plaît ?
— Le roi vient d’envoyer une compagnie de gendarmes pour escorter l’infante avec nous.
— Corbleu ! s’écria-t-il, en êtes-vous sûr ?
— Très sûr, messire.
Don Paëz fronça le sourcil.
— C’est là ce me semble, un affront fait aux gardes ?
— Je ne sais pas, murmura philosophiquement le capitaine ; le roi le veut, cela me suffit.
— Et, fit don Paëz, dont la voix tremblait de colère, qui donc commande cette compagnie ?
— Don Fernand de Valer.
Don Paëz pâlit.
— Ah ! oui, dit-il avec dédain, ce païen baptisé, ce descendant du roi des Maures qui a abjuré l’année dernière, et qui est, dit-on, le plus riche seigneur de la cour ?
— Vous l’avez dit, messire.
— En sorte, reprit don Paëz avec une sourde ironie, que don Fernand de Valer se placera à la portière de l’infante…
— Oui, messire.
— Eh bien ! fit le colonel des gardes avec un sourire hautain, il se placera à celle de gauche, alors ! celle de droite m’appartient.
— En effet, dit le capitaine, les gardes ont le pas sur les gendarmes. Mais cependant…
— Eh bien ? fit don Paëz.
— Cependant il me semble que si don Fernand se plaçait à la droite de l’infante au lieu de se placer à sa gauche, il n’y aurait là aucun motif de querelle ?
— C’est ce que nous verrons, murmura don Paëz. À cheval, monsieur !
Le capitaine sortit, don Paëz demeura seul.
— Toujours ce Fernand de Valer, murmura-t-il avec colère, toujours lui ! Il est beau, il est riche et nul ne sait le nombre de ses trésors ; il a, comme moi, la parole hardie, le geste hautain, comme moi il pourrait lui plaire… Et je ne le tuerais pas.
Un bruit confus retentit alors dans les cours intérieures ; don Paëz ouvrit une croisée qui faisait face au balcon où naguère il était appuyé, se pencha et vit la compagnie des gendarmes, arrivés de l’Escurial quelques minutes auparavant, se mettre en bataille sur deux rangs avec une admirable précision, aux ordres de son chef.
Ce chef était un beau jeune homme, aux cheveux bouclés naturellement, à l’œil profond et mélancolique, à la lèvre sérieuse, au sourire charmant et grave.
Moins grand que don Paëz, sa taille avait les molles ondulations du tigre, son geste était gracieux et souple, et il maniait un étalon grenadin avec la fantastique habileté des anciens chevaliers maures.
— Sang-Dieu ! exclama don Paëz avec fureur, déjà les gendarmes et pas encore les gardes ! Où sont les gardes ? Il mit la main à son épée et s’élança à travers escaliers et corridors jusqu’à la cour d’honneur.
Les gardes y arrivaient à leur tour, mais trop tard pour se pouvoir ranger avant que l’infante parût.
— Mon cheval ! exclama le colonel hors de lui.
On lui amena le bel Achmed ; mais il était à peine en selle, qu’il vit don Fernand de Valer mettre pied à terre, s’avancer vers le perron en haut duquel l’infante venait d’apparaître entre la camarera-mayor et la duchesse de Medina-Cœli, sa femme d’honneur, et lui offrir son poing, selon la mode du temps.
Don Paëz rugit et déchira de fureur la dentelle de sa manchette.
L’infante remercia don Fernand d’un sourire, et se laissa conduire jusqu’à sa litière.
Don Paëz s’avança alors et voulut se placer à la portière de droite ; mais don Fernand le prévint et lui dit avec une courtoisie exquise :
— Pardon, monsieur ; mais puisque je viens d’être le cavalier de la princesse, vous ne me refuserez pas ce poste…
La voix de don Fernand de Valer était harmonieuse, caressante, pleine de persuasion…
Don Paëz sentit sa colère se heurter vainement à cette politesse railleuse, sans qu’une étincelle en pût jaillir…
Il se mordit les lèvres avec désespoir, s’inclina sans mot dire, et alla se placer à la portière de gauche.
Le cortège s’ébranla aussitôt, traversa lentement les rues de Madrid et se déroula peu après sur cette route poudreuse, longue de six lieues, qui sépare la capitale des Espagnes du palais de l’Escurial.
L’infante était seule dans sa litière, les deux dames qui l’accompagnaient en occupaient une autre, suivant à quelque distance.
L’infante était une gracieuse enfant de dix-huit ans, un peu pâle, mais rieuse et mutine, avec un grain de mélancolie. Elle s’était renversée sur les coussins de sa litière, et, les yeux demi-clos, elle rêvait, ne paraissant prendre nulle garde aux deux gentilshommes qui chevauchaient à ses portières, mais leur jetant alternativement, et plus souvent encore à don Paëz, de rapides et furtifs coups d’œil qu’ils n’avaient point le temps de surprendre.
Ils la regardaient cependant tous deux, mais, chaque fois, leurs yeux se rencontraient, et, de ce regard, semblait jaillir une étincelle…
Don Paëz ne pouvait plonger son œil ardent dans la litière sans se heurter à l’œil profond et calme de don Fernand, dont la portière opposée encadrait la tête mélancolique…
Et quand, à son tour, don Fernand se prenait à considérer l’infante qui sommeillait à demi, il sentait arrêté sur lui l’œil hautain de don Paëz qui le défiait.
Au bout de trois heures de marche, le cortège atteignit un bouquet d’oliviers et de grenadiers, et l’infante témoigna le désir de faire une halte.
Elle descendit même de la litière, prit le bras de la camerera-mayor, et se perdit, sautillante et presque joyeuse, dans les massifs, tandis que sur un ordre de leurs chefs, les gardes et les gendarmes mettaient pied à terre un moment.
L’infante avait oublié dans la litière son éventail et son mouchoir.
Don Paëz s’en souvint et y courut. Don Fernand l’avait devancé et tenait déjà les deux objets.
Cette fois, don Paëz se plaça fièrement devant lui et lui dit :
— Voudriez-vous, monsieur, me céder cet éventail ?
— Avec plaisir, monsieur, à la condition toutefois que je conserverai le mouchoir.
— Pardon reprit don Paëz, je désirerais aussi cet objet.
— Impossible ! monsieur, répondit don Fernand avec courtoisie.
Don Paëz s’inclina et reprit avec un sourire :
— Pourriez-vous, aux étoiles, deviner l’heure qu’il est ?
— Sans doute ; il est huit heures.
— Nous arriverons bien à dix, au palais de l’Escurial ?
— Je l’espère, monsieur.
— Et nous aurons sans doute, avant le coucher du roi, une heure de liberté ?
— Très certainement.
— À merveille ! Voici l’infante qui revient ; faites-moi donc un conte arabe, monsieur de Valer ?
— Soit, messire don Paëz ; je vais vous faire celui des Deux Chevaliers maures qui aimaient l’un et l’autre la sultane Namouna.
— Le conte est de circonstance, répondit don Paëz.
L’infante prit le poing de don Paëz pour remonter dans sa litière comme elle avait pris celui de don Fernand en quittant Madrid.
Les deux rivaux se trouvaient dès-lors sur la même ligne. Seulement don Paëz tressaillit profondément, car il lui sembla que la princesse s’appuyait sur lui avec plus d’abandon qu’elle n’en avait montré pour don Fernand.
— Colonel, dit l’infante tandis que le cortège se remettait en marche, il me semble que don Fernand allait vous faire un conte, tantôt ?
— En effet, balbutia don Fernand.
— Eh bien ! reprit l’infante, pourquoi don Fernand ne continuerait-il pas ?
— Le respect qu’on doit à Votre Altesse…
— Bah ! dit la princesse en souriant, en voyage…
Don Fernand, fit le colonel des gardes d’une voix railleuse, puisque Son Altesse le désire, faites-nous donc ce conte ?
— M’y voici, répondit don Fernand. Mon conte est une véridique histoire…
— Comme tous les contes, murmura l’infante.
— Naturellement. C’est l’histoire de la sultane Namouna, fille du roi de Grenade Aroun IV.
— Voyons.
— La sultane Namouna, reprit don Fernand, était au dire de ses contemporains, un peu plus belle à elle seule que les trois cent soixante-treize houris du paradis de Mahomet ; ses cheveux étaient noirs comme la plume luisante du corbeau ; ses dents avaient la blancheur du marbre de l’Alhambra, et ses yeux étaient jaunes comme les paillettes d’or qui miroitent au soleil du désert.
La sultane Namouna avait seize ans révolus, et cependant elle n’avait point encore d’époux. Cela tenait à ce que le roi Aroun, son père, l’aimait avec adoration et ne voulait point s’en séparer. Namouna lui demandait souvent :
— Quand donc me marierai-je ?
Le roi répondait :
— Quand tu trouveras un mari qui t’aime plus que moi.
Et comme, jusque-là, la chose paraissait impossible, la belle sultane Namouna ne se mariait point.
Il y avait cependant autour d’elle deux chevaliers maures qui eussent donné la moitié de leur turban, la garde de leur cimeterre et la crinière de leur cheval favori pour épouser la belle Namouna.
L’un était un Abencerrage du nom de Yamoud ; l’autre, un Abasside appelé Hassan.
Tous deux, du reste, beaux, valeureux et jeunes.
L’Abasside avait la taille majestueuse comme les cèdres d’Orient ; l’Abencerrage était moins grand, mais ses membres, frêles en apparence, avaient la force flexible de l’acier. – L’Abasside était pauvre, l’Abencerrage était riche.
L’Abencerrage aimait la sultane pour elle, l’Abasside l’aimait pour son or et le trône du roi Aroun, qu’il espérait avoir en épousant sa fille.
Et tous deux pensaient sagement : celui qui était pauvre était ambitieux ; celui qui était riche n’avait soif que d’une chose, le bonheur.
L’Abasside vendit les derniers champs de ses pères et vida sa dernière bourse pour avoir de riches habits, des ceintures de soie, des turbans de cachemire, des diamants de la plus belle eau ; en un mot tout ce qui éblouit et fascine les femmes.
L’Abencerrage, au contraire, dédaigna ces parures luxueuses qu’il pouvait avoir à profusion, – si bien que la sultane Namouna, qui savait leur commun amour, se disait : Hassan est pauvre, mais c’est le plus élégant cavalier du royaume de Grenade, – Yamoud est riche, mais il n’y paraît guère. – Lequel choisirai-je ?
Et comme elle hésitait, elle songea qu’il serait toujours temps de trancher cette question et que l’essentiel, le plus pressant, était d’obtenir le consentement du roi Aroun.
Elle alla donc le trouver, et lui dit :
— Père, tu sais que j’ai bientôt dix-sept ans ?
— Oui, répondit Aroun : eh bien ?
— Eh bien ! je vieillis.
— Bah ! je ne trouve pas.
— Je vieillis, père, et je reste fille, cependant.
— Que t’importe ! puisque je t’aime et que tu es sultane ?
— Je comprends, reprit la rusée Namouna, que cela t’importe peu à toi, et même à moi, – mais il n’en est pas de même de tout le monde…
Aroun fronça son sourcil noir.
— Qui donc, demanda-t-il, oserait trouver mauvais que la sultane, ma fille ne prenne point un époux ?
— Un grand personnage, mon père.
— Je voudrais bien savoir son nom ? ricana le roi.
— Il se nomme Mahomet ?
— Quel Mahomet ?
— Le prophète.
Le vieil Aroun fit un soubresaut et, stupéfait, laissa échapper de ses lèvres le bout d’ambre de sa narguilhé.
— En vérité ? s’écria-t-il.
— Comme je te le dis, petit père, répondit imperturbablement Namouna. Hier, lorsque le muezzin appelait à la prière du soir et que je faisais mes ablutions, une des houris du prophète m’est apparue et m’a dit : Sultane Namouna, ma mignonne, la volonté de Mahomet est que tu te maries au plus vite. – et pourquoi ? ai-je demandé. – Parce que, a répondu la houri, le roi ton père se fait vieux, et que, s’il mourait demain, le trône de Grenade n’aurait pas de roi, ce qui serait un grand malheur pour le peuple maure…
Aroun fut frappé de cette réflexion, il interrompit aussitôt sa fille et lui dit :
— Cherche de suite un époux, je veux te marier.
— J’en ai un, répondit Namouna.
— Ah ! vraiment ? fit Aroun en souriant.
— J’en ai même deux, continua Namouna.
— Hum ! fit je roi, il y en a un de trop, ce me semble ; le prophète n’a point permis que les femmes eussent un harem.
— Aussi choisirai-je…
— Eh bien ! choisis…
— C’est que, dit Namouna, je suis bien embarrassée…
Et elle conta à son père le sujet de son embarras.
— Lequel aimes-tu ? demanda Aroun.
— Je ne sais pas ; tous deux peut-être…
— Alors il faut choisir celui qui t’aime réellement.
— Comment le savoir ?
Aroun caressa sa barbe blanche, demanda à Allah une parcelle de ses lumières, et finit par mander devant lui les deux chevaliers maures.
Quand ils furent en sa présence, il leur dit :
— Vous aimez ma fille tous deux, n’est-ce pas ?
— Oui, répondirent-ils.
— Eh bien ! poursuivit Aroun, comme je veux que ma postérité seule me succède, voici à quelle condition vous l’épouserez : Quand ma fille aura un fils, je ferai trancher la tête à son époux…
Don Fernand en était là de son conte, quand la litière s’arrêta aux guichets de l’Escurial.
— Eh bien ! demanda vivement l’infante, que répondirent les deux chevaliers maures ?
— Madame, répondit don Fernand, nous voici arrivés ; permettez que je renvoie à demain la fin de mon histoire.
— Vous me promettez de la continuer, n’est-ce pas ?
— Sur ma parole, madame ; du reste, ajouta mélancoliquement le gentilhomme, si le hasard voulait que je fusse absent du palais demain, mon ami don Paëz à qui je compte finir mon récit cette nuit, vous le répéterait fidèlement.
L’infante s’inclina en signe d’adhésion, et la litière entra sous les voûtes de ce sombre palais que s’était fait bâtir Philippe II.
Le colonel des gardes et le commandant des gendarmes escortèrent l’infante jusqu’à la chambre du roi, où le monarque jouait avec le duc d’Albe.
Ils s’arrêtèrent sur le seuil, se regardèrent d’une manière significative et se prirent mutuellement le bras.
— On étouffe ici, dit don Fernand.
— C’est assez mon avis, répondit don Paëz.
— En ce cas, montons sur les plate-formes, si bon vous semble ; nous y respirerons et causerons à l’aise.
Les deux gentilshommes gagnèrent les remparts, renvoyèrent deux sentinelles dont le voisinage les gênait, et s’allèrent asseoir sur le parapet.
— Il faut bien, dit alors don Fernand, que je vous achève l’histoire de la sultane Namouna.
— Je vous écoute, répondit don Paëz.
Don Fernand s’accouda nonchalamment sur le parapet et reprit son récit :
Les deux chevaliers se regardèrent, hésitèrent un moment, puis l’Abencerrage répondit : Un an s’écoulera avant que tu aies un héritier, roi Aroun ; la sultane m’aimera donc un an… J’accepte et je te promets ma tête, sans regrets.
— Et toi ? demanda Aroun à l’Abasside.
— Moi, répondit l’Abasside, j’aimerais vivre vieux.
— Tu n’épouseras point ma fille, répondit Aroun.
Puis, quand l’Abasside fut parti, il dit à l’Abencerrage : Tu aimes réellement ma fille, tu l’épouseras et tu vivras. Je n’ai nul besoin de ta tête, et je te fais mon héritier et mon successeur.
Don Fernand s’arrêta ; don Paëz sourit et dit :
— Ne pensez-vous pas, mon gentilhomme, que votre conte ressemble singulièrement à notre histoire ?
— Oui, car je l’ai inventé. Seulement il y a une légère différence.
— Laquelle ?
— C’est que c’est vous le chevalier pauvre, qui probablement aimez la sultane, tandis que moi…
— Ah ! bah ! fit don Paëz, je croyais que vous l’aimiez…
— J’essaye, murmura philosophiquement don Fernand. Mais vous sentez qu’à la guerre les ruses sont de bon aloi. L’infante aura saisi l’allusion, j’ai voulu qu’elle crût à mon amour.
— Et, demanda don Paëz, vous ne l’aimez donc pas ?
— Ma foi, non !
— Et vous voudriez l’épouser ?
— Pourquoi pas ?
— Mais vous êtes riche…
Don Fernand hésita.
— Bah ! dit-il enfin, puisque l’un de nous sera mort dans une heure, je puis bien vous confier ce secret.
— Parlez, mon gentilhomme.
— Vous savez que je suis Maure d’origine et le dernier descendant direct de la race royale des rois des Abencerrages. Si les Maures se refaisaient un roi, c’est moi qu’ils choisiraient.
— Je le sais ; et vous voulez le devenir, sans doute, en épousant une infante d’Espagne ?
— Non, répondit don Fernand avec mélancolie, je ne suis pas ambitieux ; mais si j’ai abjuré la foi de mes pères, si je me suis converti à la lumière du christianisme, je n’ai renoncé ni à l’orgueil de ma race, ni à la paix, ni au bonheur du peuple sur lequel a régné ma maison.
Les Maures sont aujourd’hui la population industrieuse, intelligente de l’Espagne, ils tiennent dans leurs mains l’agriculture, les arts et les sciences. Ce ne sont plus des conquérants fanatiques voulant asservir les peuples à leurs lois et à leur religion. – Leur religion ? beaucoup sont prêts à abjurer comme moi, et tous ne demandent qu’une chose : exercer librement leurs professions diverses, à l’ombre du sceptre des rois d’Espagne, dont ils seront volontiers les plus fidèles sujets.
Eh bien ! cependant, ma malheureuse nation est persécutée sans cesse : l’inquisition la poursuit, la noblesse l’écrase de corvées et d’impôts, le roi, toujours trompé, en alimente ses autodafés.
Or, j’aime mon peuple avant tout, et je ne veux devenir puissant et fort que pour le protéger. C’est pour cela, mon gentilhomme, que je voudrais me faire aimer de l’infante dona Juanita, l’épouser, et cimenter ainsi l’union des deux races par cette alliance.
— Le roi vous refusera sa fille, mon gentilhomme.
— Pourquoi ? demanda fièrement don Fernand, ne suis-je pas fils de roi ?
Et avant que don Paëz eût répondu, il poursuivit :
— Vous, au contraire, vous aimez l’infante pour elle…
— C’est ce qui vous trompe, interrompit brusquement don Paëz, je ne l’aime pas plus que vous.
Don Fernand recula.
— Est-ce que, fit-il, vous, simple colonel des gardes, vous voudriez l’épouser ?
— Je voudrais l’épouser, mon gentilhomme.
Don Fernand recula.
— Vous êtes fou, dit-il ; pour être gendre du roi d’Espagne, il faut être fils de maison souveraine.
Un sourire d’orgueil arqua les lèvres de don Paëz.
— Qui vous dit que je ne le suis pas ? fit-il.
Et comme son adversaire le regardait avec un étonnement profond, il ajouta : Mais nous n’avons pas le temps de nous faire des confidences. Nous sommes ambitieux tous deux, tous deux nous avons un but commun, un seul doit l’atteindre ; il faut donc que l’un de nous cesse de vivre.
— Sur-le-champ, dit froidement don Fernand en tirant son épée.
Les deux gentilshommes s’attaquèrent avec une froide intrépidité, mesurant habilement leurs coups, maîtres d’eux-mêmes, l’œil terrible et le sourire aux lèvres. Des myriades d’étincelles jaillirent de leurs épées, le fer froissa le fer en grinçant ; vingt fois il faillit effleurer leur poitrine, vingt fois il fut détourné.
Après vingt minutes de combat, aucune goutte de sang ne teignait encore leur pourpoint.
Ils s’arrêtèrent essoufflés et respirèrent quelques secondes.
Puis ils se remirent en garde et le combat recommença.
Il recommença sans autre issue que celle de lasser le bras et le poignet des deux champions. Quant à leur poitrine, elle paraissait invulnérable.
Tout à coup don Fernand fit un saut en arrière et jeta son épée.
— Mon gentilhomme, dit-il à don Paëz, puisque nous nous heurtons vainement sans nous pouvoir entamer, voulez-vous essayer d’un autre jeu ?
— Je le veux bien, mon maître. Quel est-il ?
— J’ai chez moi, dans le logis que le roi me donne en son palais, une fiole d’un poison qui foudroie plutôt qu’il ne tue.
— Après ? dit froidement don Paëz.
— J’ai pareillement, poursuivit don Fernand, un cornet et des dés.
— Très bien ! Je comprends.
— Une seule partie, et la fiole pour le vaincu.
— J’accepte, fit don Paëz impassible.
— Alors, suivez-moi.
Ils remirent l’épée au fourreau, rappelèrent les sentinelles et se prirent la main comme deux amis qui viennent de vider une querelle d’amour et font la paix.
Ils gagnèrent ainsi la chambre de don Fernand.
Là, celui-ci alluma un flambeau, ouvrit une armoire, y prit les dés et la fiole, posa le tout sur une table et avança un siège à don Paëz.
Don Paëz s’assit à une table, jeta les dés dans le cornet et dit à son adversaire :
— Voulez-vous que je commence ?
— Je le veux bien, répondit celui-ci.
Don Paëz agita le cornet et lança les dés sur la table :
— Neuf ! dit-il ; j’ai des chances…
Don Fernand s’empara du cornet, sans pâlir, et le renversa à son tour :
— Onze ! dit-il.
— Vous êtes heureux, fit don Paëz avec un froid sourire.
Il déboucha la fiole, en versa lentement le contenu, et ajouta :
— Il est vraiment bien fâcheux que ce verre de poison se trouve sur ma route, je crois que je serais allé bien loin : j’avais de l’ambition comme feu l’empereur Charles-Quint.
Et saluant don Fernand avec courtoisie :
— Je bois, dit-il, à l’infante dona Juanita.
Il leva son verre sans précipitation ni lenteur à la hauteur de ses lèvres, et s’apprêta à le vider d’un trait…
Mais don Fernand le lui arracha vivement, le jeta loin de lui, et dit :
— Je ne veux pas !
Don Paëz haussa les épaules.
— Vous êtes un noble cœur, dit-il avec calme, mais vous oubliez que l’infante ne peut nous épouser tous deux. Si vous m’offrez la vie, je ne vous céderai pas la femme.
— Eh bien ! dit don Fernand, l’infante choisira.
— Par exemple !
— C’est tout simple, reprit l’Abencerrage, celui de nous deux qui aura quelque chance de l’épouser, c’est celui qu’elle aimera.
— Vous croyez donc qu’elle aimera l’un de nous ?
— Je crois qu’elle l’aime déjà.
Don Paëz pâlit.
— Serait-ce vous ? dit-il.
— Je ne sais pas, répondit don Fernand ; mais ce que je sais, c’est que nous sommes les deux cavaliers les plus élégants de la cour, et qu’à moins qu’elle n’ait le goût gâté…
— Pas de fausse modestie, dit simplement don Paëz.
— Eh bien ! reprit don Fernand, il y a un moyen infaillible de savoir quel est celui de nous deux qu’elle aime.
— Lequel ?
— Demain, au départ pour la chasse, un gentilhomme lui tiendra l’étrier : c’est un grand honneur, et celui à qui il est refusé quand il l’a demandé, se regarde comme disgracié. Nous nous présenterons tous les deux en même temps, tous deux nous étendrons la main vers l’étrier, si bien qu’au lieu de le saisir, nous serons obligés de nous mesurer de l’œil d’un air de défi, et puis, d’en appeler, d’un regard, à l’infante, qui décidera.
L’infante éprouvera un violent dépit, elle souffrira d’avoir à offenser un gentilhomme, mais, à coup sûr, elle n’offensera point celui qu’elle aime : celui-là sera le vainqueur.
— Soit, dit don Paëz, j’accepte l’épreuve.
Don Fernand parut réfléchir.
— Êtes-vous mon ennemi ? demanda-t-il enfin.
— Je l’étais ; je ne puis plus l’être depuis que je vous dois la vie.
Don Fernand sourit.
— Prenez garde, dit-il, la fiole n’est point vide encore.
— C’est juste, fit don Paëz.
Et il la prit dans sa main.
— Fou ! dit don Fernand en la lui arrachant.
— Mon gentilhomme, répondit don Paëz, votre générosité m’est lourde.
— En quoi, s’il vous plaît ?
— En ce qu’elle me rappelle que je suis le vaincu.
— Vous êtes la victime du hasard, pas davantage.
— Et je ne vois qu’une manière d’en adoucir l’humiliation.
— Laquelle ?
— C’est de vous demander votre amitié.
— J’allais vous l’offrir.
Don Paëz lui tendit la main.
— Maintenant, que le sort décide en ma faveur ou me soit contraire, dit-il, peu m’importe ! Je serai votre ami à toujours. Mon épée, ma bourse et ma vie vous appartiennent. Disposez-en.
— Ne vous aventurez pas, don Paëz !
— M’aventurer ! non, de par Dieu !
— Si l’infante m’aime, vous ne pourrez oublier que je suis la pierre d’achoppement où votre ambition s’est brisée.
Don Paëz haussa les épaules :
— L’ambition est un arc à plusieurs cordes, répondit-il ; si je n’épouse pas l’infante, je trouverai un autre marchepied.
— Vous êtes cependant attaché au roi ?
— Oui, comme à un bienfaiteur.
— Vous ne le trahiriez point ?
— Non, à moins que…
— À moins ?… fit don Fernand.
— À moins, reprit don Paëz froidement, que le roi ne me heurtât injustement de front et ne me voulut briser sans motifs.
— Ah ! fit don Fernand rêveur.
— Et encore, ajouta don Paëz, une trahison est une lâcheté infâme, et je suis trop fier pour m’abaisser jusque-là. Le roi m’a recueilli généreusement, je l’ai servi avec bravoure et loyauté, nous sommes quittes. Si le roi me voulait briser, je dirais au roi : Je ne suis point votre sujet, je ne suis pas né en Espagne, je ne vous appartiens qu’en vertu d’un pacte particulier, vous déchirez le pacte, je suis libre ; vous voulez me punir, moi, je vous déclare la guerre ; vous êtes un des monarques les plus puissants du monde ; moi, je suis un simple gentilhomme de race souveraine, aussi noble que la vôtre, et noblesse vaut royauté, les nobles sont les pairs du roi.
Don Fernand écoutait gravement don Paëz. Quand il eut fini, il répondit :
— Supposons que l’infante vous aime au lieu de m’aimer…
— La supposition me plaît, dit don Paëz.
— Et que, vous aimant, elle m’insulte, comme cela arrivera inévitablement pour l’un de nous… Je serai forcé de me retirer, n’est-ce pas ?
— Sans doute.
— De fuir la cour ?
— Comme je la fuirai si je suis outragé.
— Très bien. Il est probable qu’alors je gagnerai les montagnes, où mes compatriotes se trouvent en grand nombre, les Alpunares, par exemple.
— Soit. Eh bien ?
— Eh bien ! il peut arriver qu’un jour ou l’autre les persécutions redoublent contre ma race, et que, lassée enfin, elle se soulève… qu’elle cherche un chef, que ce chef soit le descendant de ses rois…
— Vous, n’est-ce pas ?
— Précisément. Alors, comme l’affront de l’infante m’aura contraint d’envoyer au roi la démission de mes charges et dignités, comme je serai franc avec lui de tout lien, de tout vasselage, de toute obéissance ; que l’insurrection me faisant roi à mon tour, me rendra son égal – je me trouverai le rival, l’ennemi de celui qui sera demeuré votre maître.
— C’est juste.
— Et si votre maître vous donne le commandement d’un corps d’armée destiné à me réduire, que ferez-vous ?
— Eh bien ! on peut être amis et se combattre.
— D’accord ; mais si ma tête est mise à prix, si je tombe entre vos mains ?
— Diable ! murmura don Paëz.
— Si, maigre cette amitié que nous venons de nous jurer, votre devoir vous oblige à me faire trancher la tête ?
— Je le ferai… si, auparavant, je n’ai pu réussir à vous faire évader.
— À merveille ! s’écria don Fernand, nous pouvons être amis désormais.
— Et à toujours, ajouta don Paëz. Mais venez, la partie d’échecs du roi doit tirer à sa fin, et il ne faut pas qu’on remarque notre absence ; messire le duc d’Albe et ce cuistre de chancelier Déza profiteraient de la mienne pour la commenter.
— Venez, dit don Fernand en lui prenant le bras.
Le roi Philippe II était vieux déjà à l’époque où commence notre récit.
C’était un homme usé par les soucis de l’ambition et de la politique, chauve, amaigri, sujet à de fréquents accès de goutte.
Son œil seul avait conservé le feu de la jeunesse et semblait être devenu le foyer de cette intelligence aussi grande peut-être, quoique moins brillante, que celle de Charles-Quint.
Le roi, au moment où les deux gentilshommes entrèrent chez lui, jouait encore avec le duc d’Albe, son féroce et hardi lieutenant.
Le duc était conseillé par don Francesco Münoz, chanoine de Madrid et aumônier de Sa Majesté.
Le chancelier Déza, debout derrière le roi, se permettait quelquefois une observation bien respectueuse, que le roi écoutait d’un air distrait.
Sa Majesté, en effet, était fort peu à la partie et s’occupait d’une conversation étouffée qui avait lieu derrière lui, au lieu de parer un échec et mat que le duc d’Albe, un des plus habiles joueurs de son temps, lui préparait en sourdine. Cette conversation avait lien entre le marquis de Mondéjar, vice-roi de Grenade, et le grand inquisiteur don Antonio.
— Marquis, disait le grand inquisiteur, le roi faiblit sans cesse à l’endroit de cette race maudite.
— Le roi est sage.
— Sage !… Pouvez-vous dire que le roi est sage en cette occasion ?
— Sans doute.
— Sage ! quand il laisse cette race de mécréants et de païens vivre en paix auprès de nous ?
— Pourquoi pas ?
— Comment ! pourquoi pas ? Des hommes qui professent secrètement le culte de Mahomet, des hommes qui, il y a trois siècles à peine, étaient encore les maîtres de l’Espagne.
— Ils en sont devenus les sujets.
— En apparence, marquis.
— En réalité, monseigneur. Paisibles et résignés aujourd’hui, ils ne demandent plus qu’une chose : vivre en paix selon leurs coutumes et leurs mœurs, payer les impôts et travailler.
— Payer les impôts et travailler, d’accord ; mais vivre selon leurs mœurs impies et leurs abominables coutumes…
— Monseigneur, murmura froidement le marquis, la politique ne doit point marcher de front avec la religion, elles souffrent toutes deux de ce voisinage. Les Maures sont des mécréants, dites-vous ?… convertissez-les par la douceur, la persuasion, non par l’effroi des supplices.
— Il faut des exemples terribles.
— Il faut de l’indulgence, monseigneur. Quant à la question politique, la voici, je crois : Si les Maures quittent l’Espagne, l’Espagne reculera de cent ans.
Le grand inquisiteur fit un soubresaut.
— Que me dites-vous là ? fit-il.
— Oh ! presque rien ; la vérité. Les Maures sont – et c’est un dur aveu à faire pour un Espagnol – les Maures sont, ici, la population intelligente et instruite, laborieuse et infatigable. Les arts, les lettres, les sciences, l’industrie, l’agriculture, le commerce, ils tiennent tout en Espagne, et ils emporteront le secret de tout avec eux. Ce sont eux, monseigneur, qui impriment les livres saints de nos moines et de nos prêtres, eux qui cultivent nos terres et les rendent fécondes, eux encore qui produisent ces statues de marbre de nos jardins, ces tableaux qui ornent nos églises, ces armes ciselées dont nous nous servons, ces tissus moelleux qui deviennent nos vêtements de luxe. Chassez-les ! et puis demandez au Castillan, au Léonais, à l’Aragonais de vous remplacer ces chefs-d’œuvre…
— Monsieur, dit brusquement l’inquisiteur, nos pères n’avaient ni statues, ni tableaux, ni armes ciselées, ni tissus précieux. Croyez-vous que sous leurs habits grossiers et avec leurs épées d’acier brut, ils fussent moins fervents et moins vaillants ?
Le marquis haussa imperceptiblement les épaules et ne répondit pas.
C’est à ce moment de la conversation que don Fernand et don Paëz, se tenant par la main, entrèrent sans bruit, pour ne point troubler la partie du roi.
Don Fernand se mêla à un groupe de courtisans qui causaient dans le fond de la salle ; don Paëz s’approcha de la table du roi et se plaça derrière le marquis de Mondéjar.
Le grand inquisiteur l’aperçut et lui fit signe d’approcher.
— Tenez, don Paëz, dit-il, le marquis et moi sommes en querelle. Savez-vous pourquoi ?
— Il ne tiendra qu’à vous, monseigneur, que je le sache bientôt.
— Eh bien ! je soutiens que les Maures sont la plaie et la perdition de l’Espagne.
— Et moi, ajouta le marquis, je réponds à Sa Grandeur que les Maures sont la fortune, les arts, le commerce, l’industrie, l’opulence de l’Espagne.
— Moi, fit don Paëz avec un sourire, sans vouloir approfondir la question religieuse, au point de vue de laquelle parle monseigneur le grand inquisiteur, je me permettrai d’être de l’avis de M. le marquis de Mondéjar.
Ces paroles étaient à peine tombées de la bouche de don Paëz que le roi, jusque-là entièrement absorbé en apparence par son jeu, et qui, cependant, ne perdait pas un mot de l’entretien, se tourna et dit froidement :
— Messire don Paëz ?
Don Paëz s’avança respectueusement vers le roi.
— Messire don Paëz, reprit Philippe II, êtes-vous Espagnol ?
— Non, sire.
— Du moins vous n’en êtes pas très certain ?
— Très certain, au contraire, sire.
— Eh bien ! en ce cas, je vous trouve bien osé de vous mêler des questions politiques de mon royaume.
Don Paëz devint pâle de colère et voulut balbutier quelques mots ; mais le roi ne lui en laissa pas le temps, et se tournant de nouveau vers son partenaire :
— Mon cher duc, dit-il, la partie est perdue pour vous… Tenez… échec et mat !
Don Paëz prit son feutre, se retira à pas lents jusqu’à la porte, salua sur le seuil et sortit, la rage et le dépit au cœur.
Don Paëz dormit mal ou plutôt ne dormit pas du tout. Les heures s’écoulèrent pour lui avec une lenteur désespérante ; il les entendit sonner toutes aux horloges d’airain de l’Escurial, depuis le moment où il se mit au lit jusqu’au premier rayon du jour. Son imagination créa et construisit, détruisit et renversa vingt fois le drame muet du départ pour la chasse, drame terrible qui devait presque décider de son avenir. Il se rappela à grand’peine, en interrogeant ses souvenirs, tout ce qui s’était passé entre lui et l’infante depuis son retour, chaque heure où il l’avait rencontrée, la moindre circonstance, le plus mince détail ; il compta un à un les rares sourires qu’elle avait laissé tomber sur lui, et puis ceux que son rival, maintenant son ami, avait recueillis pour son compte ; il analysa les gestes, les demi-mots, les jeux de physionomie de cette enfant, bien éloignée a cette heure, sans doute, de songer que ses actions étaient ainsi passées au creuset.
Certes, si don Paëz eût été un de ces hommes qui, trop faibles pour oser regarder en face l’adversité, préfèrent s’endormir avec de décevantes illusions, il eût trouvé dans ses souvenirs ample matière à se rassurer ; il se fût écrié peut-être :
— C’est moi qui tiendrai l’étrier, moi qui serai vainqueur.
Mais don Paëz avait le froid génie de l’ambition, don Paëz ne se forgeait jamais de chimères, et en ce moment suprême, lui l’audacieux et le brave, il eut peur et trembla.
Du moment où il eut tremblé, le fier jeune homme se posa cette question :
— Qu’adviendra-t-il, si je suis vaincu ?
Il vit clairement alors, et dans tous ses détails, la position que lui ferait cette lutte dernière, dans le cas où l’issue lui en serait fatale. D’abord il aurait à choisir : – ou tuer don Fernand en duel, ou quitter la cour en fugitif. – Tuer don Fernand… c’était impossible, puisque don Fernand était devenu son ami.
Fuir ! c’est-à-dire laisser à la cour d’Espagne la réputation d’un lâche, et renoncer du même coup à ses projets d’ambition ; autre alternative également impossible !
Don Paëz réfléchit longtemps, puis il s’écria :
— Oui, je fuirai la cour ; oui, l’on me croira lâche ; mais je deviendrai rebelle et fort, le roi d’Espagne sera forcé de compter avec moi, et alors…
Comme il achevait ces mots, le jour parut et pénétra à travers le trèfle des persiennes.
Il sauta hors du lit, rejeta en arrière ses grands cheveux, leva la tête, arma ses lèvres d’un dédaigneux sourire et ajouta :
— Le roi a été bien impertinent avec moi, hier au soir… et je ne suis pas son sujet, cependant.
Cette phrase était tout un plan de révolte, et maintenant qu’il avait pris son parti, l’infante pouvait lui demander ou lui refuser l’étrier, peu lui importait. Si la fortune se cabrait sous lui, il saurait étreindre et dompter la fortune !
À sept heures, le château s’éveilla, et bientôt les cours intérieures s’emplirent d’une foule bariolée de seigneurs aux manteaux sombres avec un galon d’or, de pages au justaucorps rouge, de varlets et de fauconniers, aux casaques jaunes et vertes, de piqueurs, tenant en laisse et sous le fouet, de grands lévriers orangés, et des chiens couchants au poil fauve, de gardes du roi au panache blanc et de gendarmes à la plume bleue.
Puis, le son du cor se fit entendre…
Et alors, les persiennes s’entrouvrirent, les manolas et les infantes montrèrent, au travers, leurs minois éveillés et coquets, leurs petites mains blanches comme l’ivoire, leurs lèvres plus rouges que le carmin ; – les duègnes glissèrent un regard curieux et railleur aux beaux pages qui se gaussaient d’elles ; les maris regardèrent aussi les pages, et, loin de se moquer froncèrent les sourcils.
Les pages retroussèrent avec fatuité leurs moustaches naissantes, et rirent pour les maris, comme ils avaient fait pour les duègnes.
Puis, peu à peu, les portes s’ouvrirent, les corridors se dégagèrent, les gentilshommes de la chambre et les gardes du roi s’échelonnèrent sur le passage de Sa Majesté.
Le roi s’habillait, le roi se faisait attendre…
C’était son droit.
Mais la jeune infante, plus leste, avait, dès le point du jour, éveillé la camarera-mayor, qui rêvait de sa jeunesse évanouie, et ses jeunes femmes de chambre, qui songeaient aux moustaches en croc d’un beau garde ou d’un fringant gendarme. Elle avait gourmandé tout le monde, et demandé qu’on l’habillât au plus vite.
Sa toilette avait été terminée en moins d’une heure.
— Venez, duchesse, venez vite, avait-elle dit, je veux arriver avant le roi, et je veux surtout le plus beau gentilhomme de la cour pour m’offrir son genou et me tenir l’étrier.
— Voici, avait grommelé la camarera-mayor, qui est à l’adresse de don Paëz.
Tandis que, la veille, don Paëz regagnait son logis de l’Escurial, les dents serrées par la colère, l’esprit agité des plus lugubres pressentiments, don Fernand lui aussi, s’éclipsait de la chambre royale et rentrait chez lui.
Non qu’il eût hâte de se trouver seul, mais il eût préféré peut-être une ou deux heures encore de causerie insignifiante aux angoisses de l’isolement qui devaient s’emparer de lui aussitôt que rien ne le pourrait plus distraire de la pensée dominante de l’épreuve terrible du lendemain. Pourtant don Fernand était un loyal adversaire ; témoin de la disgrâce momentanée de don Paëz, il le voyait sortir pâle et hautain comme sont tous les grands cœurs blessés dans leur orgueil ; sortir sous les yeux de l’infante qui avait tout vu, tout entendu ; – et il eût regardé comme une lâcheté de demeurer auprès d’elle et de faire un pas, un geste, de prononcer un mot qui pût être fatal à l’homme qui venait de lui offrir son amitié, et dont cependant il était encore le rival.
Don Fernand rentra chez lui, et non moins homme de sang-froid que don Paëz, il procéda méthodiquement et avec le plus grand calme à sa toilette de nuit.
Tandis qu’il se déshabillait, on frappa doucement à une petite porte de service donnant sur un escalier dérobé, qui reliait secrètement les appartements des officiers du roi.
— Qui est là ? demanda-t-il.
— Dieu est grand, répondit une voix. Don Fernand parut étonné, mais il ouvrit sans renouveler sa question.
Un homme parut, jeta un regard furtif autour de lui pour s’assurer que don Fernand était bien seul, souffla sa lanterne sourde qu’il tenait à la main, et entra avec précaution.
Ce n’était cependant ni un alguazil cauteleux furetant à droite et à gauche pour découvrir un voleur, ni un alcade superbe, ni un inquisiteur terrible, ni un grand seigneur que l’ambition privait de sommeil, ni un mari jaloux, ni un courtisan en bonne fortune ou un page la cherchant ; ce n’était ma foi ! qu’un pauvre diable de fauconnier portant chausses olive et casaque mi-partie vert et jaune, n’ayant d’autre arme qu’un gant de peau rembourré et tenant à la main son bonnet, comme un humble vassal, un maigre hère qu’il était.
Il est vrai que sous son modeste costume, on devinait un homme énergique, intelligent, brave et insoucieux. Sa barbe noire, son œil brillant, ses cheveux crépus et lustrés, ses épaules herculéennes, la finesse d’attache de ses poignets, et la noble simplicité de ses gestes, annonçaient un personnage d’une condition supérieure à celle qu’il paraissait occuper.
Il salua don Fernand avec respect, mais sans humilité, et lui dit :
— Seigneur, pouvez-vous m’écouter une heure ?
— Qui êtes-vous et que me voulez-vous ? demanda le gentilhomme en l’examinant avec une attention mêlée de curiosité.
— Ce que j’ai à vous dire est long ; quant à mon nom, il vous est inconnu, je me nomme Pedro, je suis attaché à la vénerie du roi.
— Voyons ce qui vous amène…
Don Fernand s’assit dans un fauteuil à large dossier, croisa les jambes et regarda son visiteur.
— Je me nomme Pedro, reprit celui-ci, parce que l’inquisition m’a baptisé et m’a donné ce nom ; je suis fauconnier du roi, parce qu’il faut avoir un état dans ce monde, sous peine d’être réputé riche ou sorcier, ce qui l’un ou l’autre indistinctement, conduit au bûcher. Mais avant d’être fauconnier, j’étais Maure, et je sculptais des coupes, des aiguières et des statues en plein or massif, – comme avant de me nommer Pedro, je me nommais Aben-Farax.
Don Fernand fit un geste d’étonnement.
— Et que venez-vous me demander ? fit-il.
— Pour moi, rien ; pour mes frères beaucoup.
— Voyons, qu’exigez-vous ?
— Je vous ai dit, que je me nommais Aben-Farax, comme vous, avant de prendre le nom de don Fernand et le titre de marquis de Valer, vous vous appeliez Aben-Humeya et vous vous faisiez gloire de descendre de nos derniers rois.
— C’est vrai, et je suis toujours fier de ma race.
— Merci pour cette parole, monseigneur ; elle double la confiance que j’ai mise en vous, et je vais remplir ma mission. Les Maures sont malheureux en Espagne ; sur cette terre autrefois leur conquête et leur bien, ils sont maintenant esclaves. On leur interdit la carrière des armes et l’épée ; ils se sont résignés et sont devenus artisans et laboureurs ; puis on leur a défendu l’exercice de leur culte, et ils ont encore courbé le front ; mais aujourd’hui, don Fernand, il court d’étranges bruits à la cour d’Espagne…
— Ah ! fit don Fernand attentif, et quels sont ces bruits ?
— On dit qu’on défendra aux Maures de porter leurs vêtements, qu’on les baptisera tous de force, qu’eux seuls désormais paieront l’impôt, et qu’on leur interdira de résider – dans la ville de Grenade – aux environs de l’Alhambra.
— Après ? dit don Fernand.
— Seigneur, reprit Pedro, les Maures sont à bout de patience, ils sont las de souffrir, de pleurer, de fléchir le genou et de subir le joug d’un peuple insolent et ingrat. On nous a défendu de porter des armes, mais nous en avons dans les caves de nos demeures ; on a essayé de nous ruiner, mais nous possédons plus d’or, de rubis et d’émeraudes que dix rois d’Espagne réunissant leurs richesses.
— Je le sais. Que comptez-vous faire ?
— Prendre les armes, don Fernand.
Le gentilhomme tressaillit :
— Folie ! dit-il.
— Et puis continua Aben-Farax, chercher parmi nous un homme qui descende en ligne directe de nos anciens rois, et lui dire : Il nous faut un chef, veux-tu l’être ?
— Ah ! et ce chef… l’avez-vous trouvé ? – Quel est-il ?
— L’un de nous deux, dit froidement le fauconnier.
Don Fernand se leva brusquement :
— Moi peut-être… dit-il ; – du moins ce serait mon droit… mais toi, quels sont tes titres ?
— Je suis le dernier descendant de la race royale des Abassides, comme toi le dernier des Abencerrages, répondit Pedro.
— Tu es presque mon égal, dit don Fernand en saluant.
— Je serai ton sujet ou ton ennemi, don Fernand, ton roi ou ton lieutenant.
— Que veux-tu dire ?
— Je veux dire que dans huit jours, si les bruits sinistres qui circulent à Madrid sur notre race se confirment, les Maures se lèveront en armes, secoueront le joug odieux qui les accable, et évoquant l’ombre de Boabdil, leur dernier et malheureux souverain, se referont enfin un roi.
— Et ce roi ? demanda don Fernand.
— Ce sera toi si tu acceptes, moi si tu refuses.
— Je ne refuse ni n’accepte, dit froidement don Fernand.
— Que signifient ces paroles ?
Don Fernand examina le sablier qui coulait sans s’arrêter dans un coin de la chambre, et, étendant la main :
— Il est une heure du matin, dit-il. À huit heures, je te répondrai.
— Pourquoi ce délai ?
— C’est mon secret.
— Est-il donc besoin de réfléchir pour accepter une couronne ?
— Oui, quand cette couronne doit être achetée au prix d’un torrent de sang.
— Ce sera le sang des martyrs.
— Sans doute ; mais peut-être, hélas ! ne suffira-t-il point pour l’affermir sur ma tête ; peut-être sera-t-il impuissant à faire le bonheur du peuple qui m’aura choisi pour son chef.
— Don Fernand, murmura Aben-Farax, tu parles bien : mais on voit à tes discours que tu vis, toi, de la vie espagnole, et que tu ne souffres point comme nos frères.
— Je souffre plus qu’aucun d’eux, Aben-Farax, murmura don Fernand ; – il n’est pas nécessaire de régner pour être roi, d’être aimé et respecté d’une nation pour aimer tendrement le peuple. Je suis roi moralement, frère ; je me souviens que mes pères ont tenu un sceptre, et je verse une larme à chaque larme que laisse échapper le peuple de mes pères.
— Eh bien ! alors, don Fernand, pourquoi hésiter ? Nos dominateurs se font bourreaux, prenons les armes !
— J’ai peut-être un moyen de délivrer les Maures, frère, un moyen pacifique, une alliance qui leur rendrait leur antique splendeur sans les séparer de l’Espagne.
— Ce moyen, quel est-il ?
— Je ne puis te le dire encore, car peut-être ne réussira-t-il point. Demain seulement, Aben-Farax, je saurai si je dois être roi.
— Soit ; – à demain.
— Et si je refuse demain la couronne ?
— Eh bien ! tu me diras ton secret. S’il est efficace, les Maures s’inclineront et auront foi en ta sagesse, sinon…
— Sinon ? fit don Fernand inquiet.
— Sinon, je serai roi. – Adieu…
Et Aben-Farax, saluant don Fernand, disparut avec la rapidité d’un fantôme.
Don Fernand se mit au lit ; comme don Paëz il ne dormit pas, comme lui il examina froidement la situation, et, le matin venu, quand le tumulte des cours intérieures lui apprit que l’heure de l’épreuve fatale allait sonner, il dit :
— Allons voir si je serai gendre du roi, ou roi moi-même.
L’infante avait le plus charmant costume de chasse qui eût jamais été porté à la cour de France, cette reine des cours.
On eût dit que madame Marguerite de Valois, reine de Navarre, et la plus habile des princesses en matière de modes et de travestissements de femme, avait présidé à son ajustement après avoir conseillé les fournisseurs.
L’infante avait une plume blanche à son chapeau, de grosses émeraudes boutonnaient son amazone bleu clair, un gant de peau jaune d’or enfermait sa main délicate, et elle portait sur l’épaule une trompe de chasse avec la grâce charmante d’un page mutin et babillard.
— Duchesse, disait-elle à la camarera-mayor, tandis qu’elle passait au travers des escaliers et des corridors jonchés de courtisans ; duchesse, je veux aujourd’hui voir la mort de l’ours de si près, qu’on puisse dire que pour le courage et la hardiesse, les infantes d’Espagne valent les gentilshommes d’ailleurs.
Au moment où la jeune princesse achevait, elle se trouva sur le seuil de la cour d’honneur, où piaffaient aux mains des varlets le cheval du roi et le cheval de l’infante.
— Quel bonheur ! dit l’infante en battant les mains, j’arrive la première… avant le roi.
Et sans attendre qu’un seigneur lui offrît la main, elle courut à son cheval, magnifique étalon d’Afrique, qu’un Arabe eût payé un empire, s’il l’eût eu.
Au même instant, simultanément, deux gentilshommes à cheval déjà mirent pied à terre et s’avancèrent, des deux extrémités de la cour, vers la monture de la princesse.
Ils se placèrent l’un devant l’autre, auprès de l’étrier, fiers et hautains tous deux, semblant attendre que le choix de l’infante fit de l’un une victime, de l’autre un triomphateur.
L’infante rougit et pâlit à cette vue ; elle comprit ce qui allait se passer, sans doute, et elle eût donné tout au monde pour éviter une situation pareille…
Mais il était trop tard ; ni don Paëz ni don Fernand ne bougeaient, et il fallait choisir…
Elle rougit et pâlit encore ; elle sembla hésiter et consulter une voix mystérieuse, une fibre secrète qui résonnèrent doucement au fond de son cœur, – et puis, elle dit enfin bien bas et d’une voix qui tremblait :
— Don Paëz… voulez-vous me tenir l’étrier ?
*
* *
La cour d’honneur était remplie d’une foule nombreuse, élégante. La fleur des Espagnes et du royaume de Grenade s’y était pour ainsi dire donné rendez-vous ; – et il y eut un frémissement de crainte, d’étonnement, presque de stupéfaction quand on vit les deux rivaux en face l’un de l’autre, se mesurant du regard et attendant leur arrêt avec le calme des grands courages.
Cet arrêt, l’infante venait de le prononcer en disant à don Paëz, les yeux baissés, et troublée comme une simple manola de Tolède ou de Madrid :
— Don Paëz, voulez-vous me tenir l’étrier ?
Don Paëz était beau, généreux, vaillant ; il passait à la cour pour un de ces hardis aventuriers qu’il fait bon avoir au nombre de ses amis, qu’on doit craindre parmi ses ennemis. Et puis, il était le favori du roi…
Il est vrai que le roi l’avait malmené, la veille, à son jeu ; mais Sa Majesté, on le savait, avait l’humeur fantasque et maussade, et il n’était personne, duc ou prince, qui n’eût eu à se plaindre, au moins une fois en sa vie, d’une boutade de ce genre.
Don Paëz était donc aimé des uns, craint des autres, choyé de tous.
Don Fernand, lui aussi, était beau, jeune, riche, presque en faveur ; on le redoutait moins que don Paëz ; peut-être l’aimait-on davantage.
L’affront fait à ce dernier, affront involontaire, il est vrai, causa des impressions diverses aux spectateurs de ce drame improvisé.
Les uns se réjouirent, car don Paëz était vainqueur, et on savait que don Paëz était presque le rival, dans le cœur du roi, du duc d’Albe et autres seigneurs cordialement détestés.
Les autres, au contraire, prirent en pitié ce beau et fier jeune homme au regard profond, au sourire mélancolique, auquel l’infante préférait le hautain don Paëz.
Mais les chuchotements qui eurent lieu aussitôt autour de lui trouvèrent don Fernand calme, froid, non moins fier, non moins hautain que don Paëz.
Seulement, ces deux hommes, qui semblaient se mesurer du regard et se promettre un combat à outrance, se firent un signe mystérieux qui signifiait presque, de la part de l’un : Je regrette ma victoire ; – et de la part de l’autre : Je suis assez fort, assez stoïque pour être vaincu.
L’infante s’était mise en selle, rougissante et toujours émue, don Paëz avait senti sa petite main frémir dans la sienne, et s’il avait été maître de son visage, il n’avait pu l’être de son cœur. Son cœur avait battu d’orgueil et il s’était dit : – Elle m’aime !
Don Fernand demeura une seconde encore immobile devant l’infante et mesurant de l’œil don Paëz ; puis il s’inclina respectueusement, salua fièrement son adversaire devenu vainqueur, et se retira au milieu des sourds murmures des courtisans étonnés ou peinés, et des regards de compassion et d’encouragement des femmes qui semblaient lui vouloir faire oublier l’ingratitude ou le dédain de la princesse.
Un fauconnier tenait en main le cheval de don Fernand ; le gentilhomme se dirigea vers lui, mit le pied à l’étrier, et dit tout bas à l’homme qui l’avait entretenu la veille : – J’accepte.
Pedro, le fauconnier, tressaillit et répondit sur le même ton :
— Il faut partir aujourd’hui même, en ce cas.
— Ce soir, après la chasse.
— C’est trop tard.
— Eh bien ! partons avant la chasse.
— Bien, murmura le fauconnier : à bientôt. Et il s’éloigna.
Don Fernand était en selle, il fit faire une courbette à son cheval, tandis que le fauconnier s’éloignait.
Pendant ce temps on continuait à chuchoter derrière les persiennes, dans la cour d’honneur et au travers des corridors.
— Il y aura aujourd’hui même, disaient plusieurs gentilshommes, un combat sans merci entre don Paëz et don Fernand.
— Don Paëz a le bras lourd, murmuraient les uns.
— Don Fernand est le plus habile spadassin des Espagnes, répondaient les autres.
— Et puis, ajoutait un page, que don Fernand soit vainqueur ou vaincu, il est perdu.
— Pourquoi ?
— Parce que s’il tue don Paëz, le roi ne le lui pardonnera pas.
— Bah ! en duel…
— Don Paëz est le favori du roi, le roi aime don Paëz.
— Mais, ricana un seigneur qui la veille, assistait au jeu du roi, Sa Majesté paraît l’aimer beaucoup moins qu’on ne croit. Hier, à son jeu…
— Oh ! dit un officier des gardes, le roi traite de même les plus grands dignitaires de son royaume. Il a l’humeur chagrine.
— D’accord. Mais il ne peut punir un gentilhomme qui en aura tué un autre loyalement et en champ-clos.
— Peut-être ; car don Fernand n’est pas Espagnol.
— Il l’est devenu.
— En apparence, du moins ; mais il est Maure au fond du cœur, et l’inquisition n’oublie pas qu’il est le descendant des rois de Grenade…
Un page qui était présent à la discussion haussa les épaules et dit avec un charmant sourire :
— Le grand inquisiteur hait trop cordialement don Paëz pour ne point protéger son meurtrier.
— Et pourquoi le hait-il ?
— Mais simplement parce que le roi l’aime.
— Il est donc jaloux, de don Paëz ?
— Hum ! murmura le page, en imprimant à son sourire une nuance d’ironie, – qui donc n’est pas jaloux de don Paëz, ici ?
On eût trouvé, sans doute, le beau page bien hardi, bien impertinent si l’on eût eu le loisir de réfléchir à ses paroles, et d’interpréter son railleur sourire, – mais tous les regards se portèrent soudain vers le grand escalier, sur lequel ruisselait un flot de soie, de velours, de satins et de dentelles.
Le roi arrivait.
Il était vêtu de noir, selon sa coutume.
Il marchait lentement, le front courbé comme d’ordinaire, mais relevant parfois la tête pour jeter un coup d’œil furtif et rapide autour de lui.
Il porta la main à son feutre, répondant aux saluts de la foule qui s’inclinait bien bas devant lui, et il alla droit à sa fille.
Don Paëz était encore auprès de l’infante ; il salua respectueusement le roi, comme tous l’avaient salué.
Mais il s’inclina moins bas peut-être, et son visage impassible et hautain témoigna de son ressentiment.
Le roi fronça le sourcil.
Sans doute une dure parole allait tomber de ses lèvres et mettre le comble à l’exaspération du favori, quand celui-ci le prévint et se retira à quelques pas.
Le roi prit la main de l’infante, la baisa galamment et lui dit :
— Comment avez-vous dormi, ma belle étoile.
L’infante prit un air boudeur et répondit :
— Fort mal, sire.
— Et d’où vient cette insomnie, madame ?
— C’est Votre Majesté qui l’a causée.
— Moi ? fit le roi, qui, déridé un instant, reprit son visage morne et sombre.
— Sans doute, sire, dit l’infante, vous avez grondé don Paëz.
— Oh ! oh ! murmura le roi, et cela vous empêche de dormir ?
— Oui, parce que de tous les grands seigneurs qui vous environnent, aucun ne vous aime comme don Paëz.
— En êtes-vous certaine, mon étoile ?
— Très certaine, sire.
— Eh bien ! fit le roi, qui redevint joyeux et presque souriant, comme l’insomnie fait du mal, comme vous avez les yeux battus et qu’il est nécessaire qu’une infante d’Espagne soit belle toujours, je vais rendre mon amitié à don Paëz, tout exprès pour vous plaire.
Un charmant sourire glissa sur les lèvres mutines de l’infante :
— Sire, dit-elle, puisque vous rendez votre amitié à don Paëz, vous devriez bien la retirer un peu à un très vilain seigneur qui possède beaucoup trop votre confiance.
— Ah ! ah ! murmura le roi moitié souriant, moitié sévère, est-ce que nous nous mêlerions de politique, mon étoile ?
— Dieu m’en garde, sire !
— Et… quel est ce très vilain seigneur ?
— Un homme bien laid, sire, le chancelier Déza.
— Bon ! fit Sa Majesté, qui redevint soucieuse, ils me disent tous la même chose. Le duc d’Albe et le marquis de Mondéjar, le grand inquisiteur et don Paëz.
— Et ils ont bien raison, sire.
Mais le roi fronça le sourcil et tourna le dos à l’infante, qui se mordit les lèvres de dépit.
Le roi se trouva face à face avec don Paëz.
Le colonel des gardes était à pied encore, et tenait la bride de son cheval à la main.
— Ah ! dit Philippe II, vous voilà, monsieur ?
Don Paëz s’inclina sans mot dire.
Le roi le considéra quelques secondes et finit par reprendre son visage de bonne humeur. Il lui posa la main sur l’épaule et lui dit :
— Sais-tu, don Paëz, que tu as bon nombre d’ennemis à ma cour ?
Le ton familier de Sa Majesté rendit au colonel des gardes son expression de physionomie ordinaire :
— Sire, répondit-il avec une assurance respectueuse qui sentait son favori, ces ennemis me sont une preuve que je possède quelque peu l’amitié de Votre Majesté.
— Ah ! fit le roi.
— Et que, l’occasion et Dieu aidant, je serais tout prêt à dévouer utilement ma vie pour elle.
— Bien parlé, Paëz, dit le roi. Tes ennemis sont puissants et ils veillent sans cesse, mais tu as, en revanche, des amis qui se promettent de te défendre à outrance.
— Vraiment, sire ? murmura don Paëz à son tour.
— Par exemple, le marquis de Mondéjar, mon vieux capitaine.
— Je le sais, sire.
— Et puis encore, Paëz, mon ami, une belle dame…
Le colonel des gardes tressaillit.
— Une belle dame, poursuivit Philippe II, que moi, le roi, j’aime à l’égal de mes sept couronnes.
— Votre Majesté me cachera-t-elle le nom de cette belle dame ? fit don Paëz avec un fier sourire.
— Elle se nomme, acheva joyeusement le roi, dona Juanita, infante d’Espagne.
Don Paëz étouffa un cri… Puis, redevenant maître de lui, il joua un étonnement si naïf que le roi s’y laissa prendre.
— En vérité ! murmura-t-il, Son Altesse s’intéresse à moi ?
— Oh ! fit le roi en riant, il ne faut pas t’en enorgueillir trop, maître Paëz ; l’infante ne t’aime que parce que mon chancelier, don José Déza te déteste… et elle n’aime pas le chancelier…
— Je m’en doutais, soupira humblement don Paëz ; mais pourquoi le chancelier est-il mon ennemi ?
Le roi haussa les épaules et répondit avec cette bonhomie à la Louis XI, qui faisait le fond de son caractère dans l’intimité :
— Ceci est de la politique… et tu sais bien que je n’y ai jamais rien compris.
— Hum ! pensa don Paëz, Sa Majesté est le plus grand politique de son royaume, quoi qu’elle en dise, mais j’y vois plus loin qu’elle en ce moment ; l’infante m’aime… parce qu’elle m’aime.
— Mon cheval, demanda le roi.
On amena un étalon noir comme la nuit, dont la crinière était semée d’étoiles d’argent et dont les brides étincelaient de rubis. Jamais plus noble et plus fier animal n’avait brouté les pâturages de l’Andalousie ; c’était, pour nous servir de l’expression antique, un vrai cheval de roi.
— Tiens-moi l’étrier, maître Paëz, dit le roi, frappant sur l’épaule de son favori.
Don Paëz mit un genou en terre, suivant l’usage d’alors.
— Inutile, dit le roi, qui redressa sa taille voûtée et sauta lestement en selle ; l’étrier seulement.
Philippe II rassembla son cheval et fit un signe.
— Sonnez le départ ! dit-il.
Mais un gentilhomme s’approcha l’épée à la main, tête nue, et salua le roi.
C’était don Fernand.
— Sire, dit-il, des intérêts personnels m’obligent à quitter la cour de Votre Majesté.
— Ah ! dit le roi, fronçant le sourcil.
— Et je vous supplie d’accepter ma démission des titres et emplois que Votre Majesté a daigné me conférer.
Le grand inquisiteur attacha un œil perçant sur le roi.
Le roi avait un visage impassible.
Le grand inquisiteur se trouvait à deux pas avec le duc d’Albe et le chancelier Déza.
— Si le roi se fâche, dit-il, les Maures sont à nous.
— Et… s’il accepte ?
— Ils seront perdus doublement, car nul ne les défendra plus ici.
— Vous vous trompez, monseigneur, dit le chancelier.
— Et qui donc osera les défendre ?
— Deux hommes : Mondéjar et don Paëz.
Le duc d’Albe fit un geste de colère :
— Mondéjar, dit-il, est un vieux fou sans influence sur l’esprit du roi ; mais don Paëz…
— Don Paëz, interrompit le chancelier est plus puissant que nous tous.
— Peut-être, murmura le grand inquisiteur.
— Très certainement, répondit le grand chancelier ; mais à moi seul, je puis le perdre.
— Ah ! dirent-ils, et comment ?
Le chancelier eut un mauvais sourire.
— Faisons alliance tous trois, dit-il, et je le perdrai !
En ce moment le roi répondait flegmatiquement à don Fernand :
— Vous pouvez vous retirer, monsieur, j’accepte votre démission.
Don Fernand salua, remit son épée au fourreau et son feutre sur sa tête ; puis, en passant près de don Paëz, il lui souffla à l’oreille :
— Adieu… je vais être roi !
Don Fernand sortit de la cour, à pied, comme un gentilhomme congédié.
Le cheval qu’il montait tout à l’heure appartenait au roi ; le roi acceptait la démission de ses emplois : il était donc naturel qu’il lui rendît le cheval qu’il tenait de sa munificence.
Mais, de l’autre côté du pont-levis de l’Escurial, un Maure tenait en main deux étalons andalous presque aussi beaux que celui du roi.
Ce Maure était le pauvre fauconnier Aben-Farax, qui avait eu le temps de changer de costume.
Don Fernand sauta en selle, le Maure l’imita ; et tous deux s’éloignèrent au galop.
Quand ils eurent atteint la dernière rampe de ce chemin escarpé qui montait à la sombre demeure de Philippe II, don Fernand arrêta court son cheval, se retourna, embrassa d’un coup d’œil le palais aux murs sévères, à l’aspect morose, auquel les rayons du soleil essayaient vainement d’arracher un sourire ; et, la main à la garde de son épée, d’une voix solennelle et grave, il s’écria :
— Je n’étais point ambitieux pour moi-même, messire Philippe II, roi des Espagnes ; j’aimais le peuple de mes ancêtres et j’espérais l’arracher à la persécution aveugle de tes sujets. Le sort en a décidé autrement, et mes efforts sont impuissants à rendre le calme et le bonheur à une nation qui paye, depuis des siècles, les revers d’un jour de guerre, par des larmes de sang et de cruelles humiliations. Ce peuple me réclame, roi des Espagnes, il évoque le souvenir de mes ancêtres et me demande mon nom comme un drapeau ; mon nom, mon épée, mes trésors et ma vie sont à lui. Ce n’est point don Fernand de Valer, capitaine de tes gendarmes, qui lève l’étendard de la révolte et te déclare la guerre, c’est Aben-Humeya, roi de Grenade, qui, de roi à roi, de pair à pair, te jette le gant ! – Je t’ai rendu les insignes de ma servitude, j’ai repris mon indépendance, je ne suis plus ton sujet. Dès ce jour, don Fernand de Valer, le gentilhomme espagnol, n’existe plus ; je redeviens Maure ; et sauf ma religion, qui est la tienne, et que je regarde comme la vraie religion, je quitte tout, nom, mœurs, coutumes, pour reprendre les mœurs, les coutumes, le nom de mes ancêtres !
Philippe II, roi des Espagnes, des Pays-Bas et des Indes, moi, Aben-Humeya, roi de Grenade et le dernier des Abencerrages, je te déclare la guerre au nom de mon peuple, qui t’a trop longtemps obéi.
Et don Fernand repartit, suivi de son futur lieutenant Aben-Farax ; et bientôt, des terrasses de l’Escurial, on n’aperçut plus à l’horizon que deux points noirs enveloppés d’un tourbillon de poussière et se dérobant dans la brume.
Pendant ce temps, le roi Philippe II et sa cour descendaient, à leur tour, les rampes de l’aride coteau qui supporte l’Escurial, et la chasse royale gagnait au galop les gorges de la Sierra où, pendant la nuit, une ourse gigantesque et mère d’une redoutable nichée, avait été détournée.
L’infante paraissait avoir oublié déjà l’affront involontaire qu’elle avait fait à don Fernand – affront, du reste, qui servait en ce moment encore de texte aux conversations et aux demi-mots des courtisans.
Elle babillait, railleuse et coquette, gourmandait la camarera-mayor, qui lui faisait respectueusement observer qu’elle devait être plus réservée dans son langage et dans son maintien, impatientant son cheval qui bondissait et se cabrait à demi sous sa cravache, et souriant parfois d’un air mutin à don Paëz, qui caracolait auprès d’elle avec l’élégance et l’habileté d’un écuyer consommé.
Autour du roi, au contraire, la conversation avait pris une couleur sombre et sérieuse comme le front du monarque. Deux hommes attaquaient les Maures avec la violence du fanatisme et de la haine, renversant, détruisant un à un les derniers scrupules de ce terrible maître qu’on nommait Philippe II.
Au moment où le brillant cortège entrait dans la gorge désignée pour le rendez-vous de chasse, le roi, à demi vaincu, se tourna vers le marquis de Mondéjar, qui chevauchait à dix pas, échangeant des réponses insignifiantes avec le grand inquisiteur, et l’appelant d’un signe :
— Marquis, dit-il, je me faisais un plaisir véritable de chasser avec vous aujourd’hui, car vous êtes un excellent veneur, plein d’ardeur et d’expérience…
Le marquis laissa échapper un geste d’étonnement, et regarda le roi.
— Mais, poursuivit Philippe II, il me vient en mémoire que vous êtes gouverneur de Grenade.
— En effet, sire, balbutia le marquis.
— Et savez-vous, marquis, qu’un gouvernement sans gouverneur est bien mal gouverné ?
Le marquis tressaillit et fronça le sourcil.
— Aussi bien, j’ai réfléchi qu’il pouvait, d’un moment à l’autre, nous advenir de fâcheuses affaires dans notre royaume de Grenade, et qu’il était tout à fait convenable qu’au lieu de perdre votre temps à courre le sanglier et l’ours en notre compagnie, vous piquiez des deux et retourniez à l’Alhambra.
— Sire, répondit le marquis d’une voix respectueuse mais ferme, comme il convient à un vieux soldat, ceci ressemble fort à une disgrâce…
— Une disgrâce ! mon vieux capitaine, fit le roi avec bonhomie ! par saint Jacques de Compostelle ! je n’y songe pas. Retourne à Grenade, je t’y enverrai bientôt mes instructions.
Le marquis s’inclina sans mot dire, tourna bride et quitta le cortège ; à quelques pas, il jeta un regard en arrière et l’arrêta sur le roi, autour duquel se pressaient le duc d’Albe, le chancelier et le grand inquisiteur.
— Mon Dieu ! dit-il avec émotion, les Maures sont perdus ! fasse le ciel que mon honneur sorte sauf de la lutte qui va s’engager !
Pendant ce temps le grand inquisiteur disait au chancelier :
— C’est un grand malheur que Mondéjar soit gouverneur de Grenade.
— Pourquoi cela, monseigneur ?
— Parce que les Maures seront protégés par lui, quoiqu’il arrive.
— Tant mieux ! répondit le chancelier, nous l’accuserons de tiédeur, on le rappellera et nous enverrons le duc d’Albe à Grenade.
Un éclair passa dans les yeux du grand inquisiteur.
— Vous avez raison, dit-il.
— Et puis, continua le chancelier, le marquis Mondéjar nous gênait ici ; il était tout dévoué à don Paëz, et il nous faut perdre celui-ci dans l’esprit du roi.
— Ce sera fort difficile, chancelier.
— Vous croyez ? murmura flegmatiquement don José Déza.
Et en ce moment le lancer fut sonné sous le couvert, les chiens découplés s’élancèrent, en hurlant, sur la brisée, et les plus ardents des veneurs, sans attendre le roi, emportés par cette indomptable passion que les sons du cor allument et excitent chez certains chasseurs d’élite, mirent leurs chevaux au galop et suivirent les chiens.
À leur tête, on voyait courir l’infante, dont le cheval ardent laissait déjà derrière lui presque tous les autres. Mais un cavalier la suivait de près et galopa bientôt à ses côtés ; c’était don Paëz.
— Tenez, dit le chancelier Déza en étendant sa cravache dans leur direction, regardez !
— Eh bien ? demanda le grand inquisiteur.
— Mais, dit le chancelier avec un méchant sourire, je trouve maître don Paëz, simple gentilhomme et de naissance plus qu’obscure, assez hardi de suivre d’aussi près une infante d’Espagne, qui fait, du reste, assez peu de cas des grands seigneurs de la cour, en priant un aventurier de lui tenir l’étrier.
Le grand inquisiteur fit un mouvement d’inquiétude :
— Savez-vous, dit-il, qu’on joue sa tête à de pareilles accusations ?
— Bah ! répondit le chancelier, un courtisan n’expose sa tête que lorsqu’il est un imbécile ou un honnête homme… et je ne suis ni l’un ni l’autre.
— Moi, répondit le grand inquisiteur avec un sourire glacé, je ne suis pas courtisan, chancelier, et bien que je haïsse don Paëz autant que vous le haïssez, je ne vous suivrai pas sur un chemin glissant.
— Je ferai la besogne tout seul, soyez tranquille. Et puis du reste qui sait…
Le chancelier s’arrêta, craignant d’exprimer indiscrètement toute sa pensée.
— Achevez ! insista le grand inquisiteur, en attachant sur lui un regard profond.
— Qui sait, murmura tout bas le chancelier, si ce serait vraiment une calomnie et si l’infante…
— Oh ! dit le grand inquisiteur avec colère, pour l’honneur des Espagnes, silence, monsieur, taisez-vous !
— Eh bien ! messieurs, cria le roi, interrompant sa conversation avec le duc d’Albe, nous ne chassons pas, ce me semble ; pourtant la bête est sur pied.
La vallée où la chasse venait de s’engager était une gorge tortueuse et profonde, encaissée parmi des rochers escarpés, recelant mainte caverne dans leurs flancs grisâtres, boisée de taillis rabougris et serrés, au travers desquels serpentaient plusieurs sentiers se croisant, se rejoignant et se séparant ensuite comme les dédales d’un labyrinthe.
Les voix des chiens, les sons du cor y trouvaient un magnifique et retentissant écho. Bientôt voix et sons se dispersèrent, et on les entendit simultanément sur des points différents ; chaque veneur s’abandonna soit à l’instinct sagace de son cheval, soit à ses propres inspirations, et s’enfonça sous le couvert à droite ou à gauche, selon qu’il croyait couper la chasse et gagner la tête des chiens en suivant telle ou telle direction.
L’infante, emportée par son ardeur et confiante dans les jarrets d’acier de son étalon, suivit le fond de la vallée, franchissant les blocs de rochers et les troncs d’arbres, les précipices et les divers accidents qui la fermaient çà et là.
Bientôt elle eut mis entre elle et le reste des veneurs un espace si considérable que leurs fanfares ne lui arrivèrent plus qu’indécises et perdues dans l’éloignement. Seul, l’un d’entre eux, don Paëz, ne perdait pas un pouce de terrain sur elle et galopait côte à côte.
À mesure que les sons du cor allaient s’affaiblissant, la voix des chiens devenait plus distincte, et nos chasseurs paraissaient s’en approcher.
Leurs chevaux étaient déjà blancs d’écume, une bave sanglante frangeait leurs mors ; mais ils étaient tous deux de vaillante race et n’avaient nul besoin de sentir l’éperon.
Tout à coup la voix de la meute qui, jusque-là, avait paru se rapprocher, sembla s’éloigner et perdit de son ensemble.
L’infante se retourna vers don Paëz à qui elle n’avait point encore adressé la parole :
— Il y a un défaut, dit-elle, ou nous perdons la chasse.
— L’un et l’autre, madame, répondit don Paëz ; tournons à gauche.
Ils quittèrent les bas-fonds de la première gorge et s’enfoncèrent dans une seconde plus étroite, plus sauvage, plus tourmentée encore, dans laquelle, soit réalité, soit simple effet d’un écho lointain, la meute semblait hurler de plus belle. La gorge était étroite, disons-nous, si étroite, même, qu’à un certain moment les deux veneurs galopant toujours côte à côte se trouvèrent si près l’un de l’autre que leurs selles se touchèrent et que le vent chassait parfois sur le visage de don Paëz les boucles brunes de la chevelure de l’infante.
À ce contact, don Paëz tressaillit profondément, et il vit avec une joie sauvage la vallée tourner brusquement par coudes multipliés, et devenir de plus en plus déserte.
Cependant, la voix des chiens approchait toujours ; bientôt elle résonna stridente, bientôt encore les taillis du sommet de la vallée semblèrent frémir et s’agiter sous un souffle inconnu ; puis un monstre en sortit la gueule sanglante et les flancs haletants… C’était l’ourse.
Puis, derrière l’ourse et la buvant[3], la meute, ardente et tellement serrée, qu’on l’eût recouverte avec un manteau.
L’ourse passa, sans les voir, à vingt pas des chasseurs, traversa le torrent desséché qui servait de chemin, et dans lequel don Paëz et l’infante chevauchaient, – et grimpa le talus opposé, où elle disparut sous les broussailles.
La meute s’y engouffra après elle ; mais la meute n’obéissait plus, du reste, qu’à ses propres instincts, car valets, chiens et piqueurs, elle avait tout laissé en arrière.
— Le talus était trop rapide pour que les chevaux, malgré leur ardeur, y pussent tenir pied aux chiens, et l’infante laissa échapper un petit cri de colère.
— Voilà, dit-elle que nous allons encore perdre la chasse.
— Ne craignez rien, répondit don Paëz, l’ourse sera morte avant une heure.
L’infante hocha la tête d’un air de doute.
— Tenez, fit-elle avec dépit, entendez-vous déjà les chiens qui s’éloignent et courent vers le Nord ? La chasse est manquée.
— Pardon, répondit don Paëz avec calme, si j’en crois mes instincts de veneur, rien n’est perdu, et nous sommes près de la tanière de l’ourse.
— Vrai ! fit-elle avec une joie enfantine.
— Silence ! interrompit brusquement don Paëz, écoutez…
Un hurlement sauvage, une sorte de grognement confus résonnait à cinq ou six cents pas dans les broussailles, au pied d’un banc de rochers caverneux.
— Entendez-vous les oursons ?… Réveillés par la voix des chiens, ils ont distingué au milieu de leurs hurlements deux ou trois cris de rage échappés à leur mère. Venez, madame…
Et don Paëz poussa son cheval, qui, malgré les ronces, gravit le talus à moitié et porta son cavalier à l’entrée de la caverne qui servait de retraite habituelle à l’ourse.
L’infante l’avait suivi.
Les oursons étaient au nombre de trois. Ils étaient tout jeunes encore, et à la voix de leur mère, ils s’étaient traînés à l’entrée de la tanière.
Don Paëz mit froidement pied à terre, aux yeux de l’infante étonnée, en prit un par les oreilles, le serra dans ses bras et l’étouffa.
Le second eut le même sort.
Puis don Paëz dénoua sa ceinture, attacha fortement les pattes de derrière du troisième, et le suspendit, la tête en bas, à un arbre voisin.
L’ourson fit alors entendre des hurlements désespérés, et comme l’infante ne comprenait point encore, don Paëz lui dit :
— La mère reconnaîtra les cris de son nourrisson, et elle va revenir. En effet, dix minutes après, la voix des chiens se rapprocha de nouveau, mêlée à de sourds grognements ; bientôt l’ourse arriva au galop et bondit vers l’étroite plate-forme sur laquelle don Paëz, à pied, et l’infante, toujours à cheval, avaient fait halte.
L’ourse s’arrêta une minute, mesura ses adversaires du regard, flaira ses deux nourrissons morts avec un hurlement de douleur, puis se dressa sur deux pattes et marcha, terrible et l’œil sanglant, vers don Paëz qui l’attendait de pied ferme.
L’ourse avançait avec un calme qui donnait le vertige.
Don Paëz avait ses pistolets au poing.
Il laissa faire dix pas au monstre, l’ajusta ensuite et fit feu.
L’ourse jeta un cri de douleur, recula d’un pas et ne tomba point ; elle se remit, en marche, au contraire, et arriva si près de son adversaire qu’elle lui brûla le visage de sa rugueuse haleine.
Alors don Paëz étendit le bras, et de son second pistolet lui cassa la tête ; – elle tomba raide morte.
Mais au moment où il se retournait triomphant vers l’infante, celle-ci poussa un cri d’indicible effroi, et, étendant sa main tremblante vers les bruyères voisines, montra à don Paëz une masse noirâtre qui bondissait vers eux.
C’était le mâle de l’ourse qui accourait venger sa femelle et ses petits.
Et don Paëz n’avait plus d’arme chargée ! il ne lui restait que sa dague.
L’ours n’hésita point ; comme sa femelle, il ne flaira pas ses nourrissons morts, il ne prit pas garde à celui qui, suspendu à un arbre, remplissait l’air de ses hurlements ; – il bondit vers don Paëz, et fut si rapide dans son élan, que l’Espagnol désarmé n’eut point le temps de tirer son arme.
L’ours était tout debout et touchait don Paëz.
Il ouvrit les pattes, saisit le gentilhomme et le serra sur sa poitrine velue avec une violence telle, qu’il en fut suffoqué et ferma les yeux une seconde.
Un cri d’angoisse de l’infante, qui demeurait immobile et pétrifiée à quelques pas, rendit à don Paëz son énergie et son sang froid.
L’infante était là ! elle allait assister à cette lutte sans précédent, à ce duel à mort d’un homme et d’un monstre ; – et l’infante l’aimait déjà !
— Don Paëz, mon ami, pensa-t-il, il s’agit de mourir ou d’être gendre du roi… Choisis !
Et, quand il se fut dit cela, don Paëz se sentit si fort, lui, le gentilhomme élégant, qui parfumait sa barbe avec des essences mauresques, qu’il étreignit l’ours à son tour ; celui-ci poussa un hurlement sourd.
Ce fut une lutte vraiment grandiose et terrible que celle qui s’engagea alors, sur une étroite plate-forme de rochers, avec un mur infranchissable d’une part, et un ravin profond de l’autre.
L’homme et le monstre se balancèrent quelques secondes, enlacés comme des rivaux de jeux olympiques ; pendant quelques secondes, ils ne présentèrent aux yeux de l’infante, fascinée par la terreur, que la silhouette d’une masse informe, oscillant au-dessus de l’abîme et prête à y rouler sans cesse. Puis, tout à coup, un cri retentit, la masse sembla se fendre en deux. Au cri strident échappé à l’homme, un hurlement de détresse répondit, et l’ours, balancé un moment dans les robustes bras de don Paëz, fut jeté dans le ravin et y tomba inerte et sans vie.
Don Paëz était parvenu à tirer sa dague, et l’avait enfoncée jusqu’à la garde dans le flanc du monstre.
L’ours était tombé dans le ravin avec la dernière arme de don Paëz, qui n’avait point songé à la retirer de ce fourreau improvisé.
Le cavalier se tourna alors vers l’infante, toujours blanche et froide comme une statue ; il lui jeta un regard d’orgueil et de triomphe ; il voulut courir à elle et la rassurer… Mais ses forces, épuisées par la lutte, le trahirent ; il eut le vertige, tomba d’abord sur un genou, puis s’affaissa tout à fait et s’évanouit.
Les griffes du monstre avaient meurtri ses épaules, le sang perlait sous son pourpoint bleu de ciel et jaspait les dentelles de sa collerette…
Quand don Paëz revint à lui, il aperçut, penché sur son visage, le visage empourpré de l’infante qui mouillait ses tempes avec l’eau fraîche d’une source puisée dans son feutre, et lui faisait respirer un flacon d’essence qu’elle portait suspendu au cou par une chaîne d’or.
L’infante avait seize ans : si elle était princesse, elle était femme aussi ; de plus, elle aimait don Paëz sans avoir jamais osé se l’avouer peut-être.
Don Paëz venait de courir un grand péril ; don Paëz était évanoui, don Paëz était plus beau que jamais avec son front pâle et sa large poitrine tachée d’un sang rose et transparent… Don Paëz, enfin, malgré les soins empressés qu’elle lui prodiguait, tardait à reprendre ses sens…
Et puis l’infante était seule en ce lieu, elle n’avait à ses côtés ni camarera grondeuse, ni courtisans jaloux ; elle pouvait donc s’abandonner à sa douleur… et elle pleura.
Elle pleura, la naïve enfant, sans prendre garde que ses larmes, tombant brûlantes sur le visage pâle de don Paëz le ranimeraient bien mieux que l’eau et les essences qu’elle y répandait. Et, en effet, ce fut sans doute à leur contact que don Paëz ouvrit les yeux ; il jeta, à la vue de ces larmes qui coulaient sur les joues veloutées de l’infante, un de ces cris où se fondent la joie et l’orgueil, et qui rendent fous les cœurs faibles.
L’infante se redressa comme une biche effarée à laquelle le souffle du vent apporte un lointain jappement ; elle se retira rougissante, émue, cachant son visage dans ses mains.
Mais ces larmes, tombées sur lui comme des perles, avaient ranimé don Paëz ; il courut vers l’infante, se précipita à ses genoux, lui prit les mains, les couvrit de baisers, murmurant de cette voix enchanteresse à laquelle il savait imprimer toutes les nuances de la passion :
— Oh ! pleurez, madame, pleurez encore…
L’infante, confuse, retira ses mains, essuya ses larmes et lui dit avec une émotion presque solennelle :
— Don Paëz, relevez-vous et écoutez-moi.
Il obéit, et la regarda avec enthousiasme.
— Don Paëz, reprit-elle, vous êtes un simple gentilhomme, et je suis, moi, une infante d’Espagne. Il y a un mur d’airain entre nous, un mur que rien ne saurait briser. Mais la fatalité m’a arraché mon secret ; vous m’avez vu pleurer, vous savez que je vous aime, don Paëz. Eh bien ! don Paëz, il ne nous reste plus, après cet aveu, à vous qu’à mourir, à moi qu’à me séparer du monde à jamais. Vous allez vous tuer, don Paëz, vous tuer, quand j’aurai mis ma main dans votre main, et un baiser sur votre front. Demain, j’annoncerai à mon père que j’entre au couvent des Camaldules pour n’en jamais sortir.
Et comme don Paëz se taisait toujours, elle continua avec exaltation :
— Eh bien ! ami, la mort vous épouvanterait-elle ? – Et quand je t’ai dit que je t’aimais…
Mais don Paëz l’interrompit d’un geste, et mettant la main sur son cœur :
— Madame, dit-il, je ne suis point un simple gentilhomme méritant la hache et le billot pour avoir osé lever les yeux sur une fille de roi…
Don Paëz s’arrêta, redressa sa taille superbe, porta la tête en arrière avec une noblesse sans égale, et poursuivit :
— Je ne suis point don Paëz le simple et obscur gentilhomme que vous croyez – je me nomme Jean de Penn-Oll, et je suis le descendant d’une race princière, qui a porté couronne ducale au front au temps où les ducs étaient les pairs des rois.
L’infante poussa un cri – cri de joie et d’ivresse s’il en fut ! – et puis, à son tour, elle s’affaissa sur le gazon jauni par le soleil des Espagnes et ferma les yeux.
Don Paëz la prit dans ses bras, et il allait l’emporter vers la source où naguère elle avait puisé de l’eau, quand trois hommes, portant le costume de l’époque, mais armés de mousquets et de pistolets, se dressèrent du milieu des bruyères et l’entourèrent.
— Qui êtes-vous ? demanda don Paëz tressaillant et interdit.
— De pauvres bohémiens qui valent mieux, à cette heure, que les gardes du roi que tu commandes, beau don Paëz, répondit l’un d’eux en ricanant.
Et tous trois s’élancèrent sur le gentilhomme désarmé et tenant l’infante dans ses bras ; – ils l’enlacèrent avec une force herculéenne, le terrassèrent malgré ses efforts inouïs, désespérés, et le garrottèrent.
— Beau don Paëz, dit alors celui qui déjà avait pris la parole, tu viens de faire notre fortune. Merci ! une infante d’Espagne ! voilà, par saint Jacques ! une belle rançon !
Don Paëz frissonna ; don Paëz, le brave et le hardi, eut peur à ces mots sinistres.
— Misérable ! exclama-t-il, que comptez-vous donc faire de nous ?
— Rien de mauvais, beau gentilhomme ; nous espérons avoir quelques milliers de doublons à l’effigie de feu Sa Majesté l’empereur Charles-Quint et de son très haut et puissant héritier Philippe II, roi des Espagnes et des Indes. Voilà tout.
— Je vous ferai pendre, scélérats ! s’écria le favori de Philippe II.
— Si nous voulions te pendre nous-mêmes et à l’instant, répliqua le gitano en ricanant, la chose nous serait facile ; il y a ici bon nombre d’arbres qui serviraient de potence, mon maître ; mais, sois tranquille, nous ne sommes pas de ces obscurs bandits satisfaits de pouvoir assassiner un gentilhomme afin de lui voler sa bourse et sa défroque ; nous entendons mieux nos affaires, ami Paëz, comme dit le roi ; et nous savons ce que vaut la vie d’un colonel des gardes et celle d’une infante d’Espagne.
— Vraiment ! fit don Paëz redevenu calme, vous ne paraissez vous en douter nullement, mes maîtres, car cette infante d’Espagne dont vous voulez tirer parti, vous la laissez évanouie et couchée sur l’herbe, sans lui porter le moindre secours. Don Paëz en parlant ainsi avait un sourire de mépris aux lèvres, et il essayait vainement de ronger ses liens ou de les couper avec ses dents.
— Beau don Paëz, répondit le gitano avec un dédain glacé, tu insultes notre race et tu as tort, car les Maures valent les Espagnols, et nous avons sous nos capes trouées plus d’or qu’il n’en résonne dans ta ceinture de cuir de Cordoue ouvragé. Et puis, ajouta négligemment le gitano, tu nous insultes, toi qui es brave, ni plus ni moins qu’un lâche, car tu sais bien que notre métier n’est pas de tuer les gens désarmés – surtout… – et le Maure ricana de nouveau, quand ce sont des colonels, favoris d’un roi puissant, et pour la liberté desquels l’Espagne fera sans scrupule une large trouée aux caisses d’or enfouies dans les caves de l’Escurial. Sois tranquille, Paëz, nous allons transporter l’infante en lieu sûr, et nous en aurons les plus grands soins. Nous la traiterons selon son rang, et puis, comme tu as une parole excellente, comme on y peut croire aveuglément, nous te demanderons ta parole, et tu iras chercher à l’Escurial ou à Madrid sa rançon et la tienne.
— Je n’irai pas ! fit don Paëz avec colère.
— Bah ! murmura le gitano avec insouciance, tu iras, mon maître ; tu iras parce que l’infante t’aime et que tu veux être gendre du roi…
Don Paëz tressaillit.
— Silence ! s’écria-t-il.
— Sois tranquille, beau don Paëz, nous ne trahissons jamais un secret, surtout quand ce secret doit être profitable à notre cause et nuisible à nos ennemis. Ah ! tu veux épouser une infante ? Tant mieux ! mon maître, parce que si tu deviens puissant en Espagne, les Maures seront plus heureux… En route !
L’un des trois hommes prit l’infante dans ses bras, l’autre s’empara des chevaux, le troisième aida don Paëz à se lever et lui dit :
— Marche, mon gentilhomme ; le chemin est court, du reste, et nous serons bientôt arrivés.
Et don Paëz, les mains liées derrière le dos, suivit les gitanos, et s’enfonça avec eux sous le couvert.
Don Paëz avait été moins soucieux et moins sombre un quart d’heure auparavant, quand il luttait corps à corps avec le monstre.
L’infante prisonnière avec lui, l’infante tombée au pouvoir des Bohémiens en sa compagnie : c’était sa perte, aux yeux du roi.
Mais don Paëz était homme de ressources ; il n’avait point donné sa parole encore, et il pouvait méditer et exécuter un plan d’évasion si brillant qu’il reconquerrait à l’instant tout l’avantage de la position.
Il cheminait donc tête baissée et méditant, tandis que les gitanos portaient l’infante à tour de rôle, quand le sentier tortueux qu’ils suivaient au travers des bruyères, s’arrêta brusquement en face d’un mur de rochers qui semblaient défendre au voyageur de passer outre.
Celui qui paraissait être le chef de la troupe alla droit à l’un des rochers, et le heurta avec la crosse de son mousquet. Une partie de ce même roc s’entrouvrit, tourna sur des gonds invisibles, et laissa à découvert les premières marches d’un mystérieux escalier.
— Nous voici chez nous, dit-il ; entrez, mon gentilhomme. – Le gitano qui portait l’infante s’engagea le premier dans cet étrange chemin ; puis, après lui, le second bohémien qui venait d’attacher les chevaux à un chêne, puis don Paëz, et enfin le chef qui fermait la marche.
Ils descendirent ainsi une trentaine de degrés, guidés par le jour tremblotant de l’orifice ; puis, tout à coup, les degrés firent place à une couche de sable criant sous les pieds ; au lieu de descendre encore, don Paëz sentit qu’il suivait une route latérale de plain-pied et il se trouvait maintenant dans l’obscurité ; à un coude de cette route, il vit poindre, dans l’éloignement, la lueur rougeâtre d’une torche.
Un bruit sourd se fit alors entendre au-dessus de sa tête, et il se retourna vivement.
— C’est la porte qui se referme, lui dit le gitano.
À mesure qu’il approchait de la torche, don Paëz distinguait plus aisément les objets d’alentour ; et bientôt il aperçut, au bout du souterrain, plusieurs hommes environnant une table et occupés à jouer aux dés.
À l’arrivée des nouveaux venus ces hommes se levèrent avec empressement, et l’un d’eux cria :
— Holà ! gitanos, quelle aubaine avez-vous ?
— Une infante d’Espagne !
Un murmure de joie courut parmi les Bohémiens, qui abandonnèrent leurs dés et se groupèrent en tumulte auprès de l’infante, qu’on déposa sur la table et dont on ne s’occupa point-davantage.
— Il faut appeler Madame, dit le chef des gitanos.
— Madame a fait défendre sa porte.
— Cordieu ! même pour une infante.
— Hum ! firent quelques-uns.
Et, tandis qu’on hésitait, les regards de plusieurs tombèrent sur don Paëz.
— Et celui-là, quel est-il ? demanda-t-on.
— Celui-là ? fit le chef en riant, c’est le colonel des gardes, messire don Paëz.
— Oh ! oh ! le favori du roi ?
— Précisément, mes maîtres.
— Eh bien, faut-il prévenir Madame.
— Sang-Dieu ! fit don Paëz impatienté et rompant le morne silence qu’il avait gardé jusque-là, votre maîtresse est donc une bien grande dame qu’elle ne puisse interrompre ses occupations pour recevoir une infante d’Espagne !…
Don Paëz achevait à peine qu’un pan de mur s’ouvrit absolument de la même manière que le bloc de roche qui avait mis à découvert l’escalier souterrain, et le gentilhomme aperçut au travers une petite pièce de forme octogone, tendue de soie, décorée avec luxe et dans le goût oriental, vivement éclairée par d’énormes candélabres de bronze, dans lesquels brûlait la cire la plus pure qu’on eût jamais recueillie dans les gorges des Alpunares ou sur les coteaux de Grenade.
Une femme parut sur le seuil de cet étrange boudoir, et don Paëz l’ayant envisagée, la trouva si admirablement belle qu’il poussa un cri d’admiration.
Cette femme qui se présentait ainsi inopinément aux yeux de don Paëz n’était point une de ces affreuses bohémiennes que la tradition nous représente lisant dans la main des jeunes filles et leur prédisant l’avenir ; ce n’était pas non plus cette créature folâtre et sautillante ; belle, mutine, rieuse, comme celles des tableaux de Giraud et de Desbarolles, c’était une femme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, au front sérieux, presque sévère, au profil correct et pur du type oriental, au grand œil noir qui fascinait plus qu’il ne séduisait peut-être.
Entre la beauté de cette femme et celle de l’infante, il y avait un abîme de passions et de sombres douleurs.
L’infante était la jeune fille naïve, traduisant en larmes perlées les premières et mystérieuses émotions de son cœur. Cette femme était la statue vivante de la passion assombrie par la jalousie, dominée parfois par un but inconnu vers lequel elle devait marcher sans relâche.
Si cette femme n’avait point encore souffert ces tortures sans nom que l’amour enfonce au cœur des femmes, le doigt de la fatalité avait du moins écrit sur son front qu’elle les endurerait un jour.
Don Paëz, le blasé et le sceptique, don Paëz l’ambitieux, qui se servait de l’amour comme d’un marchepied, don Paëz qui jouait avec la candide passion d’une fille de roi, baissa involontairement les yeux sous l’ardent regard de cette femme, et il se sentit saisi d’un trouble inconnu.
La Bohémienne, car c’en était une, à coup sûr, à en juger par sa robe de velours noir, sa résille enfermant à grand’peine une chevelure abondante et d’un noir de jais, son corsage écarlate et ses bas de même couleur – la Bohémienne, disons-nous, s’arrêta une minute sur le seuil, promena son œil perçant sur les dix ou douze hommes groupés autour de la table, l’arrêta une seconde sur la jeune princesse évanouie, puis le reporta sur don Paëz qui, malgré ses liens, conservait sa fière attitude, et l’y arrêta longtemps.
Don Paëz, troublé d’abord, se remit bientôt de son émotion inexpliquée, et soutint le regard de la Bohémienne avec assurance.
Alors, celle-ci baissa les yeux à son tour, rougit imperceptiblement, puis, s’adressant à celui qui s’était emparé de l’infante :
— Hammed, dit-elle, te voilà bien joyeux, n’est-ce pas, d’avoir fait une prise aussi importante ?
— Oui, Madame, répondit le gitano avec respect.
— Et tu comptes avoir ta part de la rançon ?
— Comme c’est mon droit, répondit Hammed.
— Tu te trompes, Hammed…
Le gitano recula, interrogea la Bohémienne du regard, mais n’osa ouvrir la bouche.
— Tiens, fit un autre, plus hardi, pourquoi donc ?
— Parce que nous préférons l’infante à une rançon.
Il y eut un murmure d’étonnement parmi les Bohémiens, et don Paëz lui-même haussa les épaules et grommela :
— Quelle charmante plaisanterie !
La Bohémienne leva de nouveau les yeux sur lui.
— Et savez-vous, reprit-elle, sans cesser de regarder le gentilhomme, mais s’adressant toujours aux gitanos, et savez-vous pourquoi nous garderons l’infante sans demander de rançon ?
— La garder, et pourquoi ? murmurèrent les bandits.
— Parce que les Maures, hier encore, étaient des esclaves persécutés, à qui il était permis de voler leurs persécuteurs – et qu’ils seront demain un peuple libre, ayant un roi, reprenant les mœurs et les coutumes de ses pères, et déclarant ouvertement la guerre à ses oppresseurs.
Don Paëz tressaillit et regarda la Bohémienne avec attention.
— Or, poursuivit la Bohémienne, la guerre déclarée par les Maures aux Espagnols, l’infante nous devient un otage précieux que nous pourrons échanger ou faire valoir convenablement.
— C’est juste, murmura Hammed. Mais j’aurais préféré les doublons du roi Philippe.
La Bohémienne lui jeta un regard de mépris :
— Vous voilà bien tous, dit-elle, Maures dégénérés, qui n’avez conservé de vos ancêtres que le nom. Vos frères ont courbé le front sous le joug, ils sont devenus artisans et cultivateurs ; vous, plus fiers, plus indépendants, vous vous êtes réfugiés dans les montagnes ; vous avez, sous le nom de Bohémiens, fait à vos oppresseurs une guerre de brigandages et de rapines, et cette guerre vous a plu si fort, elle a si bien flatté vos instincts pervers, que le jour où il faut arborer un drapeau et combattre, non plus comme des bandits, mais comme des chevaliers, vous hochez la tête et regrettez votre profession de voleurs !
Un sourd murmure de désapprobation à l’endroit d’Hammed se fit entendre, et les gitanos s’inclinèrent devant la Bohémienne avec ce respect que les peuplades orientales accordent à ceux qui parlent bien.
— Quant à ce gentilhomme, continua la Bohémienne, désignant du doigt don Paëz, nous allons lui rendre la liberté sans rançon.
— Pourquoi ? firent les gitanos surpris.
— Parce que, répondit-elle, il est le seul gentilhomme de la cour d’Espagne qui ait appuyé, hier soir, le marquis de Mondéjar, défendant les Maures au jeu du roi.
— Sang-Dieu ! murmura don Paëz, ce n’est donc pas un vain bruit qui court, et les Bohémiennes sont donc de race mauresque ?
— Quelques-unes, messire don Paëz, répondit la gitana, en le regardant fièrement.
Puis, se tournant vers Hammed qui murmurait dans son coin :
— Coupe les liens du sire don Paëz, dit-elle, il est libre.
Hammed obéit.
— Tout ceci est parfaitement inutile, fit le gentilhomme avec calme, je veux demeurer prisonnier.
— Tu veux demeurer prisonnier ! s’écria la gitana avec un mouvement de joie.
— Oui, répliqua don Paëz, je ne m’en retournerai certes pas à la cour d’Espagne sans l’infante : puisque j’ai été pris avec elle, elle sera libre avec moi ou je partagerai sa captivité.
La Bohémienne était devenue soucieuse et fronçait le sourcil :
— Viens avec moi, dit-elle, je veux te parler sans témoins.
Elle lui prit la main, et don Paëz frissonna au contact de cette main qui pressait la sienne ; elle l’entraîna ; il la suivit sans résistance.
Sur le seuil du boudoir, elle dit aux gitanos :
— Faites respirer des sels à l’infante ; voici bien longtemps que dure son évanouissement, et il n’est pas convenable qu’une fille d’Espagne soit aussi mal soignée par des Maures.
Puis elle poussa don Paëz dans sa mystérieuse retraite ; le pan du mur s’abaissa, et ils se trouvèrent seuls.
— Don Paëz, dit-elle alors, tu es ambitieux, n’est-ce pas ?
Don Paëz tressaillit.
— Qui vous a dit cela ? fit-il.
— Tu veux être gendre de roi.
Don Paëz bondit et s’écria :
— Comment savez-vous mon secret ?
— Qu’importe ! si je le sais.
— Et… le sachant, reprit don Paëz qui retrouva son humeur altière et fougueuse, comment oses-tu, Bohémienne, me le dire à moi-même ?
— Ah ! fi ! don Paëz, murmura la gitana avec un accent de dédain glacé ; je suis une femme, il me semble…
— C’est vrai, et je vous demande pardon, madame.
— Je connais donc votre secret, don Paëz, mais je sais aussi que les plus grands projets rencontrent une imperceptible pierre d’achoppement qui les fait avorter.
Don Paëz parut inquiet.
— Aimes-tu l’infante ? don Paëz ?
— Non, de par Dieu ! l’amour est l’ennemi de l’ambition.
— Et laquelle de ces deux passions, l’ambition ou l’amour, conduit au bonheur, selon toi ?
Don Paëz haussa les épaules.
— Pour être heureux, il suffit de croire qu’on l’est en effet, fit-il avec un dédaigneux sourire. Qu’importe le talisman !
Un éclair passa dans les yeux de la gitana ; elle prit la main de don Paëz et le fit asseoir auprès d’elle sur des coussins lamés d’or.
— Pauvre insensé ! dit-elle avec douceur, un regard, un mot d’amour d’une femme valent peut-être mille fois mieux que cette puissance après laquelle tu cours…
Et la voix de la gitana était fascinatrice, et don Paëz en était ému malgré lui.
— Tu ne me réponds pas, don Paëz, reprit-elle.
Don Paëz sentit sa raison chanceler au bruit magique de cette voix ; il fit un violent effort, rompit le charme qui l’enlaçait, et s’écria avec un éclat de rire sardonique :
— Est-ce que tu parlerais pour toi, sorcière maudite ?
L’œil de la Bohémienne s’alluma de colère ; elle regarda don Paëz avec mépris, puis se leva froidement et lui dit :
— Messire don Paëz vous êtes libre, et vous pouvez vous retirer.
— Je crois vous avoir dit, madame, répondit le colonel des gardes avec un ton plus respectueux, qu’il m’était impossible de retourner à l’Escurial sans l’infante. Mon honneur en souffrirait grand dommage.
La Bohémienne hésita :
— Eh bien ! dit-elle tout à coup en tirant un anneau de son doigt, regardez bien cette bague ; sur le chaton est écrit un mot arabe, qui signifie serment…
— Après ? dit don Paëz.
— Si un jour, demain ou dans dix ans, un inconnu se présentait à vous en quelque lieu que vous fussiez, et vous dît : Je suis prisonnier, vous allez me rendre la liberté ; ne me demandez ni quel est mon désir, mon crime ou mon but. Je me présente chez vous et je vous somme, en vous montrant cette bague, de me faire conduire, moi et les deux personnes qui m’accompagnent, en tel lieu que je vous désignerai ?
— Diable ! fit don Paëz, ceci pourrait devenir gênant en temps de guerre.
— À ce prix, ajouta la bohémienne, quand tu m’auras engagé ton honneur de gentilhomme, l’infante pourra te suivre et retourner avec toi à l’Escurial.
— Est-ce tout ce que vous me demandez ?
— Je le demande en outre le silence le plus absolu sur ce qui vient de se passer ici et, si l’infante n’est point revenue à elle avant qu’elle sorte du souterrain, elle ignorera qu’on l’a conduite en ce lieu avec toi ; si elle a repris ses sens, eh bien ! tu lui recommanderas la discrétion… elle t’aime…
Et la gitana prononça ce mot avec un accent de douleur.
— Elle t’aime… reprit-elle, elle t’obéira…
— Comme ces mots te coûtent à prononcer ! gitana, fit don Paëz avec douceur.
Mais elle lui montra le mur qui se rouvrait :
— Va-t’en, dit-elle, tu es libre ; emmène l’infante.
L’infante était toujours évanouie.
Le grand air, quelques gouttes d’eau fraîche répandues sur son visage l’eussent ranimée bien mieux que la chaude atmosphère des souterrains.
— Allons, dit la gitana avec intérêt, prends l’infante dans tes bras, don Paëz, et va-t’en.
Don Paëz obéit.
— Conduisez-les jusqu’à la porte du souterrain, continua-t-elle s’adressant à l’un des Bohémiens.
La voix de la gitana tremblait d’émotion, son regard ne brillait plus de courroux, elle avait les yeux baissés.
Don Paëz remarqua son trouble, et lui dit à voix basse en s’éloignant :
— Je te jure de remplir scrupuleusement les conditions que tu m’as faites en me rendant la liberté.
— J’y compte, murmura-t-elle sans lever les yeux.
— Singulière femme ! pensa le cavalier en s’éloignant.
Quand il eut fait dix pas, précédé et éclairé par deux guides, il entendit quelques murmures derrière lui. C’étaient les Bohémiens qui trouvaient étrange que celle qu’ils nommaient Madame renvoyât ainsi l’infante après avoir annoncé qu’elle la garderait en otage.
— Je vous ordonne de vous taire ! leur dit-elle d’un ton impérieux.
Et les murmures s’éteignant soudain, don Paëz put juger de l’ascendant qu’elle avait sur ces hommes ; et, comme tout sceptique qu’il pût être, il vivait en un siècle où la magie ne manquait ni d’adorateurs ni de croyants, il se prit à penser que la gitana était bien réellement sorcière.
Les deux Bohémiens conduisirent don Paëz jusqu’à l’issue du souterrain où les chevaux étaient encore attachés à un arbre.
Puis ils le saluèrent sans mot dire, et le bloc entrouvert se referma lentement sur eux.
Don Paëz chercha des yeux une source, un filet d’eau où il pût tremper son mouchoir et en humecter le front pâle de la jeune fille ; partout autour de lui le sol était aride, brûlé du soleil, et il était loin de cette fontaine suintant au travers des rochers et auprès de laquelle les gitanos l’avaient surpris et terrassé.
Les forces du gentilhomme étaient épuisées par la lutte physique soutenue d’abord contre le monstre, ensuite contre les Bohémiens, et par les angoisses morales qu’il venait d’éprouver. Il n’eut point le courage de transporter l’infante au bord de la fontaine, mais il songea que l’air et la rapidité de la course allaient avoir un résultat plus efficace que les soins insuffisants qu’il essaierait de lui prodiguer.
Il sauta donc en selle sur le cheval de l’infante, abandonnant le sien, plaça la jeune fille devant lui et piqua des deux.
Le cheval s’élança au galop sur la pente rapide de la forêt.
Don Paëz devait se hâter, du reste. Il était plus de midi quand il avait rejoint la meute, combattu les deux ours, et fait si fâcheuse rencontre des Maures vagabonds. Il avait passé près de deux heures, soit en route avec eux, soit sous leur garde dans le souterrain. Au moment où il mit le pied à l’étrier pour regagner l’Escurial, le soleil, déclinant à l’horizon, amortissait ses derniers rayons dans les brumes épaisses du soir.
Don Paëz avait près de six lieues à faire pour atteindre la plaine que domine l’Escurial, et il ne pourrait rejoindre la chasse, quoi qu’il fît.
Toutes ces réflexions mirent l’aiguillon au cœur du fier jeune homme et il lança sa fringante monture à travers ravins et précipices.
Cette course insensée ranima l’infante ; elle ouvrit les yeux, poussa un nouveau cri et se crut un moment le jouet d’un rêve étrange où le fantôme de don Paëz, mort pour elle, l’emportait aux enfers sur un cheval fantastique.
On devait être inquiet de la princesse ; le roi envoyait sans doute déjà dans toutes les directions… Peut-être ses ennemis à lui, don Paëz, commentaient-ils déjà son absence…
Et alors, comme les morts ne sont plus soumis aux convenances qui régissent les vivants, elle oublia les lois inflexibles de l’étiquette, les leçons sévères de la camarera-mayor ; et soit frayeur, soit élan d’amour, elle passa ses bras au cou de don Paëz et l’enlaça étroitement. Ce fut une course vagabonde et charmante, une féerie arabe, que ce trajet à travers monts et vaux, accompli sur un cheval qui paraissait avoir des ailes, par cet homme et cette femme, beaux tous deux, jeunes tous deux, semblant avoir devant eux l’avenir qui rendrait l’heure présente éternelle.
Malheureusement cette femme était princesse, cet homme était un simple cavalier et le rêve se brisa aux portes de l’Escurial.
La nuit était venue, obscure ; le palais était illuminé comme pour une fête, le cor résonnait, et dans toutes les directions, plaines ou collines environnantes, passaient au galop, phares éblouissants dans les ténèbres, des cavaliers portant des torches et cherchant la fille du roi.
— La voilà ! s’écrièrent cent voix, au moment où le cheval ruisselant franchit le pont-levis.
— Escortée par don Paëz, ajouta une voix moqueuse qui fit tressaillir le colonel des gardes.
Cette voix, c’était celle du chancelier Déza, son ennemi mortel.
Don Paëz frissonna involontairement en entendant l’insinuation du chancelier ; mais l’infante sauta lestement à terre et saluant d’un geste les courtisans accourus et courbés sur son passage, elle leur montra don Paëz et leur dit avec cette assurance que les femmes les plus timides possèdent aux heures critiques :
— Messieurs, voici mon sauveur !
Et comme on se regardait étonné, elle poursuivit :
— Don Paëz a tué de sa main, l’un d’un coup de pistolet, l’autre d’un coup de poignard, et après une lutte corps à corps au bord d’un précipice, deux ours qui n’auraient pas dédaigné de déchirer à belles dents une infante d’Espagne.
Ce mot fut dit avec un calme apparent qui déguisait mal un reste de frayeur ; le ton de l’infante avait un cachet de vérité dont nul ne douta ; on cria : Vive dona Juanita ! on la porta en triomphe chez le roi, qui venait d’être pris d’un accès de goutte.
En même temps on se pressait autour de don Paëz ; on le flattait, on le complimentait, et, plus rassuré, don Paëz saluait le chancelier d’un sourire dédaigneux et moqueur.
Les gardes, qui adoraient leur colonel ; les pages, qui l’aimaient pour sa munificence et son luxe élégant, qui contrastait avec l’avarice sordide du chancelier, son rival dans la faveur royale, chantaient bien haut ses louanges et son courage, à travers les salles et les corridors qu’il traversait sur les pas de l’infante.
Le roi avait été averti du retour de la jeune princesse ; il en connaissait déjà tous les détails bien en avant qu’elle arrivât jusqu’à lui, suivie et presque portée par la foule.
Quand elle parut sur le seuil de la chambre royale, malgré son état souffrant, le roi se leva, alla vers elle et la pressa tendrement dans ses bras, tandis que le chancelier rejoignait le grand inquisiteur et le duc d’Albe, placés derrière le fauteuil de Philippe II.
L’infante raconta alors à son père les péripéties du drame auquel elle avait assisté et dont le colonel Paëz était le héros ; elle le fit même avec une volubilité, un enthousiasme tels, que le chancelier, inquiet déjà, en tressaillit de joie et dit tout bas au duc d’Albe :
— L’infante nous sert à merveille.
Le roi écouta gravement le récit de sa fille, puis se tourna vers don Paëz et lui dit :
— Messire Paëz, venez baiser notre main royale. Nous vous remercions en notre nom et au nom de nos sujets.
La joie et l’orgueil brillèrent sur le front du colonel des gardes ; il s’avança la tête haute, jetant un superbe regard au chancelier, mit un genou en terre et baisa la main du roi.
— Messire don Paëz, continua le roi, vous êtes notre favori et nous vous aimons à l’égal de nos plus chers sujets, bien que de votre propre aveu vous soyez étranger à notre royaume d’Espagne ; pour vous donner une preuve nouvelle de notre gratitude et de notre confiance, nous vous octroyons un gouvernement.
Don Paëz tressaillit et s’inclina frémissant ; le chancelier devint livide et jeta au duc d’Albe un regard effaré.
— Le marquis de Mondéjar, poursuivit le roi est parti ce matin pour Grenade, dont il est vice-roi ; – vous l’allez rejoindre, nous vous nommons gouverneur de l’Albaïzin, cette ville turbulente que les eaux du Duero ont peine à séparer des terrasses de l’Alhambra.
Don Paëz pâlit : cette faveur, qui l’avait d’abord fait tressaillir d’orgueil, n’était plus qu’une disgrâce. Gouverneur d’un faubourg de Grenade, sous les ordres immédiats d’un autre officier, lui, le colonel-général des gardes, le favori du roi ! C’était une dérision amère, si amère, qu’il crut à une plaisanterie et regarda le roi.
Mais le roi était froid et sérieux comme s’il eût été en conseil de ministres.
Le duc d’Albe et le chancelier échangèrent un sourire ; le visage du grand inquisiteur redevint calme et souriant, de pâle et contracté qu’il était.
Il y eut un mouvement de stupéfaction parmi les courtisans ; on ne comprenait rien à cette disgrâce.
— Sire, dit alors don Paëz un moment interdit, et retrouvant enfin l’usage de sa langue, l’Albaïzin est donc un gouvernement bien important, que vous l’octroyez au colonel-général de vos gardes, de préférence à un simple capitaine de gendarmes ou de lansquenets ?
— Très peu en apparence, beaucoup en réalité, ami Paëz, répondit le roi avec calme.
— Vraiment, sire ? fit don Paëz pâle de colère.
— Messire don Paëz, poursuivit le roi, il y aura peut-être un soulèvement d’ici à quelques jours, en notre beau royaume de Grenade, et alors vous aurez pour mission de bombarder, du haut des tours de l’Albaïzin, les colonnes et les jardins de l’Alhambra…
Don Paëz tressaillit et releva la tête :
— En ce cas, dit-il, j’accepte la mission que me confie Votre Majesté.
— En vérité ? fit le roi, et sans cela vous l’eussiez refusée ?
— Peut-être… sire.
Le roi se mordit les lèvres, mais au lieu d’éclater, ainsi que cela lui arrivait souvent, après un mot impertinent, il se contenta de sourire et répondit :
— Tu es donc fier, ami Paëz ?
— On doit l’être, quand on a l’honneur de servir Votre Majesté.
Le roi frappa amicalement sur l’épaule de son favori, geste qui impressionna désagréablement ses rivaux ; puis il fit un signe et demanda qu’on le laissât seul avec son colonel des gardes.
La chambre royale fut évacuée sur-le-champ ; une fois seul avec Paëz, le roi dit au colonel des gardes :
— Ami Paëz ! je te disais ce matin que tu avais de grands ennemis à ma cour.
— Qu’importe ! si j’ai l’amitié de Votre Majesté.
— Tu l’as. Cependant il court d’étranges bruits sur vous. On dit que vous êtes ambitieux…
Le favori pâlit et regarda le roi avec inquiétude.
— Et que, poursuivit Philippe II, non-seulement vous désirez arriver aux premiers emplois du royaume, mais encore…
Le roi s’arrêta et se prit à rire.
— Mais encore, sire ? insista don Paëz.
— Oh ! ceci est burlesque, ami Paëz, et il faut que le chancelier soit fort ton ennemi…
— Sire, s’écria don Paëz, qui maître de lui, comprenait combien le terrain devenait glissant, je ne consens à savoir quelle accusation le chancelier porte contre moi, que si vous m’autorisez à lui planter, en champ-clos la lame de mon épée dans la gorge.
— Tout beau ! mon maître, j’ai besoin de mon chancelier.
— Eh bien ! sire, en ce cas, voyez si mes services passés, si mon dévouement et ma fidélité ne sont point assez forts pour me garantir de quelque accusation infâme ; – et puis, si vous croyez messire don José Déza plus que vous ne croyez votre cœur et vos yeux, sire, envoyez-moi à l’échafaud ou au bûcher, mais ne me dites point de quoi le lâche m’accuse, car, malgré mon respect pour Votre Majesté…
— Eh bien ! vois-tu, ami Paëz, interrompit le roi avec bonhomie, je ne veux pas t’attrister davantage, mais il est nécessaire que tu t’éloignes quelques mois de notre cour. Je sais que les Maures vont se révolter, et j’en suis satisfait, ce sera le moyen de les écraser une fois pour toutes, et de ne plus entendre les criailleries du grand inquisiteur, de mon chancelier et de tant d’autres. Dieu ! fit le roi avec un soupir d’ennui, comme ces gens-là sont fatigants, et que je les ferais bien brûler si je n’en avais si grand besoin !
— Votre Majesté, dit charitablement don Paëz, ne pourrait-elle pas trouver un moyen convenable de les remplacer ?
Un large sourire épanouit le visage sombre de Philippe II.
— Tu as de l’esprit comme le roitelet de Navarre.
— Merci, sire.
— Et puisque tu as tant d’esprit, tu devrais songer que je deviens vieux, que j’ai la goutte, qu’une journée de chasse est bien pénible pour moi et que j’ai besoin de me coucher. Frappe sur ce timbre, Paëz, mes gentilshommes me vont venir déshabiller…
— Vous passerai-je la chemise, sire ?
— Tu vois bien que tu es ambitieux, Paëz, mon ami, car tu réclames une faveur de prince du sang. Non, va-t’en ; il n’y aura pas, ce soir, de coucher du roi.
Don Paëz s’inclina.
— À propos, dit le roi, si tu n’étais pas trop las, tu ferais bien te mettre en route dès ce soir.
— Pour Grenade ?
— Sans doute. Le temps est précieux, mon maître.
Don Paëz attacha son œil perçant sur le roi. Le roi avait l’air d’un bonhomme qui n’entendait absolument rien à la politique, et n’avait d’autre préoccupation grave que la goutte dont il souffrait fort.
— Je ne suis jamais las, dit le favori, quand il s’agit du service de Votre Majesté.
— Bien parlé, messire. Ainsi c’est convenu, tu pars ce soir, sans bruit, presque seul, avec quelques gardes bien entendu ; – un colonel du roi ne voyage point sans escorte.
— Sire, m’accorderez-vous une grâce ?
— Parle, ami Paëz, j’accorde toujours à ceux que j’aime.
— Je voudrais composer moi-même la garnison de l’Albaïzin.
— Eh bien !… prends les régiments que tu voudras.
— Je demanderai donc le premier escadron des gardes, le régiment de gendarmes allemands que commandait don Fernand de Valer, et, de plus, une compagnie de lansquenets.
— Soit, je le les accorde. Ils partiront demain, tandis que tu les précéderas pour prendre possession de la place.
Don Paëz baisa les mains du roi et fit un pas pour sortir. Sur le seuil il s’arrêta :
— Pardon, sire, dit-il, j’ai une dernière prière à vous adresser.
— Voyons ? fit le roi avec bonté.
— Messire don Diego d’Altona, un des gentilshommes de la chambre, est mort en duel il y a huit jours, et il n’est point remplacé encore.
— Et tu voudrais me donner un protégé ?
— Un ami, sire, un gentilhomme écossais de bonne maison qui désire, vous servir.
— Eh bien ! tu me l’enverras.
— Je vais lui mander un messager. Il arrivera demain à l’Escurial, avant le coucher du soleil. Je désirerais, sire, que nul, à la cour, ne sût que ce gentilhomme est présenté par moi.
— Je te promets le secret, foi de roi !
Don Paëz sortit par les petits appartements et gagna l’escalier dérobé qui conduisait à son logis.
L’escalier était obscur, cependant il sembla au gentilhomme qu’une forme blanche glissait devant lui.
Il doubla le pas, un léger bruit lui confirma la présence d’un être vivant dans l’escalier ; – et au moment où il allait demander qui donc était là, une petite main satinée se posa sur sa bouche et une voix qu’il reconnut murmura tout bas : silence !
Cette voix, cette main c’était celles de l’infante.
— Vous ici, madame ? fit-il avec un étonnement mêlé de joie.
— Chut ! reprit-elle. Vous m’avez dit vrai, n’est-ce pas, quand vous m’avez dit que vous étiez de maison princière ?
— Oui, sur l’honneur !
— Vous allez commander une place forte dans le royaume de Grenade, il court des bruits de guerre, soyez vaillant et songez à moi…
La voix de l’infante tremblait.
— Et… fit don Paëz : ému, vous, madame ?
— Moi, dit l’infante, j’attendrai que vous soyez le plus grand capitaine des Espagnes, et puissiez reprendre votre nom. Adieu.
Don Paëz écoutait encore cette voix mélodieuse et tremblante, qui soulevait son cœur d’orgueil et d’enthousiasme, que déjà l’infante était loin et que le frôlement de sa robe s’était éteint dans les corridors. Il gagna son logis, ivre d’espérance ; puis avant d’appeler le Maure qui lui servait de valet de chambre, pour lui ordonner de préparer son départ, il se jeta un moment dans un fauteuil, croisa les bras, et se dit avec un fier sourire :
— Ah ! messire Philippe II, roi des Espagnes, vous êtes un grand politique, dit-on, et vous l’êtes, puisque vous déguisez une disgrâce sous l’apparence de l’amitié la plus vive ; – mais vous ne connaissez point don Paëz, sire roi, et don Paëz est plus profond politique que vous. Ô ambition ! ajouta-t-il, tu es la plus noble et la plus grande des passions, car ceux que tu prends en croupe montent si haut, qu’ils ne s’arrêtent que sur les dernières marches d’un trône !
Une heure après don Paëz galopait à cheval, suivi de son Maure, une route escarpée qui courait aux flancs de la Sierra.
Il était deux heures du matin environ et la lune enfin levée, versait des flots de clarté tremblante sur la plaine et les montagnes, guidant les deux cavaliers. Ce n’était point, cependant, la route de Grenade que suivait don Paëz ; c’était peut-être à cause de cela qu’il enfonçait l’éperon aux flancs de sa monture pour arriver plus vite et ne point perdre un temps précieux.
Pourtant, quelque diligence qu’il fît, don Paëz voyagea toute la nuit, quittant parfois le penchant des montagnes, pour entrer dans une vallée sauvage comme on en voit dans la chaîne des Sierras espagnoles, puis, abandonnant les vallées pour de petites plaines arides, caillouteuses, que bornaient à l’horizon de nouvelles collines couvertes de bruyères, et des forêts de chênes verts rabougris. À mesure que la nuit s’écoulait, le chemin que suivait le colonel des gardes devenait plus étroit et moins frayé ; bientôt ce ne fut plus qu’un sentier tracé à peine par les pâtres et les muletiers ; et enfin, quand vint le point du jour, notre cavalier se trouva au sommet d’un mamelon où disparaissait tout vestige du passage et de la présence des hommes.
Il se trouvait sur l’un des pics les plus élevés de la Sierra.
Sous ses pieds s’étendait une petite vallée creusée en entonnoir, couverte de bruyères verdoyantes, entourée de jeunes taillis et ayant çà et là un coin de frais pâturages où venaient brouter les chèvres sauvages de la montagne.
Au milieu s’élevait une petite habitation, non point la venta espagnole, non point la posada où s’arrêtent les muletiers, ni la cabane du chasseur d’ours, mais une maison au toit élancé qui rappelait vaguement les climats du Nord, la hutte du montagnard écossais.
Une vigne sauvage grimpait le long des murs et entrelaçait ses pampres capricieuses à l’entour des fenêtres ; un grand sycomore rejetait une partie de son feuillage sur la toiture, pour l’abriter des rayons du soleil ; un rideau de bruyères lui servait de ceinture, et sur la pelouse verte qui s’étendait devant la porte paissait une vache blanche et noire, venue à grands frais des bords de la Tweed.
Malgré l’heure matinale, les croisées de la petite maison écossaise étaient ouvertes, et l’arrivée du colonel des gardes fut signalée par un lévrier noir et feu qui gardait le logis en compagnie d’une vieille femme vêtue à l’écossaise et assise sur le seuil, sa quenouille à la main.
Le lévrier s’élança en grognant à la rencontre de don Paëz, mais il le reconnut sans doute à mi-chemin, car ses aboiements dégénérèrent en cris de joie, et il dressa ses longues pattes sur l’étrier du gentilhomme pour lui lécher les mains.
— Bonjour, Mary, dit le colonel des gardes en saluant la vieille Écossaise. Hector est-il levé ?
— Il est parti pour la chasse depuis plus d’une heure, monseigneur.
— Pourvu, fit don Paëz, qu’il ne soit pas trop loin encore.
Et il entra dans la maison, y prit une cornemuse accrochée au-dessus du manteau de la cheminée et sonna, à pleins poumons, une fanfare de chasse, bien connue en Écosse, celle du roi Robert.
Peu après la même fanfare retentit dans les bruyères et bientôt, au sommet d’un coteau voisin, don Paëz vit se dessiner sur le gris cendré du ciel matinal, la silhouette du chasseur qui répondait à son appel. En même temps un autre chien, noir comme le premier, mais de cette belle race épagneule qu’on nomme de nos jours les chiens du roi Charles Ier, apparut bondissant au-dessus des bruyères et devançant son maître pour venir fêter le nouveau venu.
Le chasseur qui accourait presser don Paëz dans ses bras, c’était Hector.
Cinq ans s’étaient écoulés depuis son départ d’Écosse ; mais le temps avait été impuissant à écarter de son front ce voile de sombre tristesse que nous lui avons déjà vu. Il était aussi mélancolique, aussi désespéré, le pauvre jeune homme, que le jour où son frère Gontran l’arracha tout sanglant du combat et l’emporta, sur son cheval, loin de Bothwell et de cette reine ingrate qu’il avait tant aimée.
En vain don Paëz avait-il cherché à cicatriser la plaie vivace de son âme : soins empressés, attentions exquises, tout avait été superflu.
Hector avait voulu vivre loin du monde, il avait paru regretter les montagnes et les sauvages vallées de sa chère Écosse : don Paëz lui avait fait élever cette maison, dont le style rappelait l’Écosse, au milieu de ce paysage agreste qui avait un air de famille avec les sites des monts Cheviot ; Hector avait un jour souhaité de revoir Mary, la nourrice de son malheureux Henry, don Paëz avait fait venir la vieille femme.
Don Paëz, l’ambitieux et le cœur froid, laissait ses rêves de grandeur et son égoïsme sur le seuil de la maison d’Hector. Il l’aimait plus que Gaëtano, plus que Gontran, plus que tout au monde. Hector, c’était pour lui cette maîtresse qu’on dérobe à tous les regards, dont on cache l’existence à tous, pour laquelle on s’échappe furtivement et qu’on vient visiter en secret. C’était encore cet enfant gâté dont on épie les fantaisies et les caprices pour les satisfaire aussitôt, dont on envie un sourire, dont la joie devient une source de bonheur, dont la tristesse assombrit l’âme et plisse le front.
Don Paëz avait laissé ignorer à la cour l’existence de son frère ; il venait le voir, à l’insu de tous, même du roi. Pour quelques heures, il oubliait près de lui ses rêves, son but, son orgueil. Il prenait dans ses mains la tête blonde d’Hector, comme un frère aîné celle d’une sœur chérie, il la couvrait de baisers et cherchait dans ses yeux un furtif rayon de bonheur.
Hélas ! ce rayon ne brillait jamais ! Hector accourut, se jeta dans les bras de son frère qui l’y tint longtemps serré ; – puis il lui dit :
— Passeras-tu la journée avec moi, Paëz ?
— Non, dit brièvement Paëz, je ne descendrai pas même de cheval.
— Mon Dieu ! fit Hector tremblant et regardant le soucieux visage de son frère ; qu’as-tu donc, Paëz ?
— Enfant, répondit le colonel des gardes, je cours un grand danger.
— Un danger ! toi ? et lequel ?
— La disgrâce du roi.
— Mon Dieu ! fit Hector, que vas-tu donc me dire ?
— Frère, dit don Paëz, tu as horreur du monde ; mais il faut, si tu m’aimes, rentrer dans le monde.
Hector jeta un muet et douloureux regard à sa chère solitude, et répondit :
— Frère, compte sur moi. Faut-il reprendre la cape et l’épée, courir à cheval et sans trêve à travers les populations et les contrées différentes de l’univers ?
— Rien de tout cela ; il faut vivre à la cour du roi Philippe II.
— Près de toi !
— Non, loin de moi. Je suis presque exilé.
— Que me dis-tu donc là, frère ?
— Le roi me donne le gouvernement de l’Albaïzin, un faubourg de Grenade, à moi son colonel des gardes ! N’importe ! il faut obéir ; et pendant que je serai loin de lui, mes ennemis infatigables et qui ont juré ma perte, mes ennemis creuseront sans relâche un souterrain dont la voûte s’écroulera sous mes pas, à mon retour. Je n’ai personne à Madrid, personne à l’Escurial qui m’aime assez pour me défendre.
— Je te défendrai, moi, dit fièrement Hector.
— Aussi viens-je à toi pour te dire : Frère, nous nous devons l’un à l’autre, car nous porterons un jour le même nom, et il faut que ce nom soit grand et respecté entre tous ; tu étais en péril en Écosse, et je suis accouru ; maintenant c’est moi que le danger menace. À moi, frère ! à moi !
— Je suis prêt, répondit Hector. Que dois-je faire ?
— J’ai annoncé au roi l’arrivée d’un gentilhomme écossais dont il fera un gentilhomme de la chambre ; j’ai sa parole royale que nul, à la cour, ne saura que nous sommes parents ; – tu y porteras le nom de ton père adoptif, ce laird écossais qui t’éleva. Ta charge te placera près du roi à toute heure ; à toute heure tu pourras l’approcher et veiller sur mes ennemis, qui sapent sourdement mon crédit et ma faveur.
— Et je ferai bonne garde, frère, sois tranquille.
— Le plus acharné de tous est le grand chancelier, et il se nomme don José Déza.
— Bien, et les autres ?
— Des autres, deux sont redoutables : le duc d’Albe et don Antonio, le grand inquisiteur.
— Voici des noms à jamais gravés dans ma mémoire.
— Au moindre bruit qui te parviendra, à la moindre crainte qui surgira dans ton esprit, au plus léger froncement de sourcils du roi, quand mon nom sera prononcé devant lui, mets un messager à cheval et envoie-le à Grenade avec cet anneau.
Don Paëz tira une bague de son doigt et la remit à Hector.
— Si le danger est réel, tu m’enverras celui-ci.
— Et il lui passa au doigt un second brillant.
— Et s’il est pressant, s’il n’y a ni temps à perdre ni moyen de soutenir la lutte de loin, tu mettras toi-même le pied à l’étrier, tu crèveras dix chevaux en route, et tu arriveras à Grenade. Alors je retournerai près du roi, j’irai me défendre moi-même, et si je suis vainqueur… Oh ! s’écria don Paëz, dont l’œil étincela comme l’éclair, si je suis vainqueur ! ils verront si les griffes du lion s’émoussent et se brisent, même sur l’airain et sur l’acier ? À cheval, Hector ! à cheval !
La petite habitation d’Hector renfermait deux chevaux, tous deux nés dans la verte Écosse, ayant brouté dans leur jeunesse les genêts d’or et les bruyères grises des montagnes ; animaux dociles, patients, infatigables comme tout ce qui ne naît pas dans les plaines ; rapides comme une étincelle du tonnerre et galopant à la crête des précipices et sur le bord des torrents avec la fantastique assurance de ces chevaux-fantômes des ballades de leur pays.
Mary sella l’un d’eux, le plus jeune et le plus fort ; il était gris de fer, ses jambes étaient grêles comme les fuseaux de la vieille femme, on eût aisément compté chaque muscle et chaque veine sur son large garrot, et son œil à fleur de tête étincelait comme celui des andalous et des arabes. Hector se mit en selle, prit sa claymore, son plaid et sa carabine à deux canons superposés ; il suspendit à son flanc droit la dague et la gourde des chefs de clans, rejeta sur son épaule la cornemuse de chasse, agrafa à son chapeau une plume de geai noire et bleue, qui était celle du clan où il avait passé sa jeunesse – et, ainsi équipé, il siffla ses deux chiens, l’épagneul et le lévrier.
— Tiens, frère, dit-il à don Paëz, emmène l’un des deux, celui que tu voudras, et puis, arrivé à Grenade, renvoie-le-moi.
— Pourquoi cela ? demanda don Paëz.
— Parce qu’ainsi il connaîtra la route en le portant l’anneau que tu me confies, bien plus rapidement et surtout plus sûrement qu’un cavalier.
— Tu as raison, fit don Paëz, les chiens valent mieux que les hommes ; leur fidélité est à l’abri de l’or… et de l’ambition. Je choisis le lévrier.
Mary se mit à sangloter en voyant partir Hector.
— Ce sera comme mon fils Henry, murmura-t-elle, ils me l’ont tué… et pourtant il devait revenir.
— Je reviendrai, mère nourrice, murmura Hector avec émotion… je reviendrai…
Et comme un pressentiment funeste venait l’assaillir, il poussa son cheval en avant et s’engagea le premier dans le sentier abrupt qui conduisait vers les plaines.
Les deux frères coururent côte à côte pendant deux heures ; puis, arrivés aux portes d’un misérable village bâti sur la hauteur, ils s’arrêtèrent un moment.
La route se bifurquait. D’un côté elle remontait vers le nord et gagnait l’Escurial ; de l’autre, elle descendait au midi et courait en longs détours vers les fertiles vallées de ce paradis de l’Espagne qu’on nomme le royaume de Grenade.
Hector fit un signe au lévrier, et l’animal docile se plaça devant le cheval de don Paëz.
— Frère, dit alors celui-ci en pressant une dernière fois Hector dans ses bras : – quand dans les corridors de l’Escurial ou de Madrid, tu rencontreras seule une belle et charmante fille, blanche comme du lait d’Écosse, avec de grands yeux noirs comme la plume de ton feutre, une femme comme en rêvent les poètes arabes, – si nul ne t’entend, si nul te voit, approche-toi et dis-lui bien bas :
— L’aimez-vous toujours ?
— Enfin ! dit Hector tressaillant soudain, tu aimes, frère Paëz, ton cœur de marbre s’est ouvert ?
Un sourire glacé passa sur les lèvres de don Paëz.
— Fou ! dit-il, est-ce que je puis aimer, moi ?
Et don Paëz prononçait ce blasphème sous un étincelant rayon de soleil levant, au penchant d’une colline embaumée, dont chaque arbre fleuri était un orchestre, où, musiciens du roi des cieux, les oiseaux chantaient un hymne d’amour ; devant une fontaine ombragée d’un sycomore et sous les rameaux duquel deux jeunes filles du village s’étaient assises, les bras arrondis sur leur alcaraza, pour deviser tout bas de deux beaux muletiers qui reviendraient le lendemain des plaines d’Andalousie avec des tissus mauresques, des étoffes et quelques-uns de ces romanceros aux sons desquels les mules marchent gravement et cadencent leurs pas.
— Impie ! murmura Hector, tu ne l’aimes pas, et cependant…
Hector hésita.
— Cependant ? demanda don Paëz.
— Et cependant, tu veux savoir si elle t’aime toujours…
— Oui, fit don Paëz ; mais sais-tu quel nom elle porte ?
Il se pencha sur le cou de son cheval, et effleurant de ses lèvres l’oreille d’Hector :
— Elle se nomme dona Juanita, infante d’Espagne.
— Imprudent ! fit Hector qui tressaillit.
— Bah ! répondit don Paëz, l’audace est le talisman des ambitieux ; oser, c’est pouvoir !
Et il fit de la main un geste d’adieu à son frère, siffla le lévrier et lança son cheval au galop sur la route de Grenade, dont les cailloux grincèrent et jetèrent des myriades d’étincelles.
Don Paëz courut toute la journée sous ce soleil ardent de l’Espagne qui terrasse les plus énergiques natures et les accable de son poids.
La sueur ruisselait de son front, son cheval était mourant de fatigue, – mais l’orgueilleux don Paëz avait hâte d’arriver et de se convaincre, en présence de ce faubourg mesquin qu’on avait décoré pour lui du nom de gouvernement, de l’étendue de sa disgrâce pour la regarder en face et la dominer.
Don Paëz n’était pas un de ces cœurs pusillanimes qui fuient le malheur ou le danger ; il allait au contraire au-devant d’eux, et les mesurait avec un calme superbe.
Vers le soir, cependant, après une halte de quelques minutes a une posada, dans laquelle lui et son Maure changèrent de chevaux et où ils prirent un frugal repas, – don Paëz modéra son allure et se mit à réfléchir.
Quand don Paëz réfléchissait, il laissait volontiers flotter la bride sur le cou de son cheval et parfois même lui permettait d’arracher un rameau vert aux arbres de la route ou de brouter une touffe d’herbes.
Il cheminait alors dans une plaine déserte malgré sa fertilité et sa luxuriante végétation, une plaine se déroulant en long boyau entre deux chaînes de montagnes boisées, au flanc desquelles paraissaient, épars çà et là, un troupeau de moutons blancs ou fauves dont les clochettes tintaient au loin, et un vieux pâtre, fièrement drapé dans ses haillons, debout sur une roche grise, chantant d’une voix grave et sonore un romancero des rois mauresques, les maîtres du passé, les proscrits du présent, et toujours les héros de ce peuple de poètes qui a inventé les balcons, les guitares et les sérénades.
Le soleil avait émoussé ses rayons ; la brise du soir s’était levée embaumée et tiède ; les orangers et les grenadiers secouaient leurs panaches a son souffle, et des nuées d’oiseaux bavards, de merles siffleurs et de perdrix rouges, s’enlevaient, au passage du cavalier, des broussailles et des genets voisins, fuyant à titre d’ailes la présence de l’homme.
Alors don Paëz laissa quelques minutes ses projets d’ambition s’assoupir dans son esprit inquiet, – il s’abandonna à ce calme grandiose et poétique du paysage qu’il parcourait, et involontairement il songea à ce mot impie que lui avait jeté Hector, le matin, quand il niait et raillait l’amour. Il se laissa bercer ainsi par les doux soupirs du vent, le chant des oiseaux et ces mille bruits confus qui s’élèvent des champs au déclin du jour, admirant, comme à son insu, les riches teintes de l’horizon, et ces accidents infinis de forme et de couleur que le soleil couchant sème dans le ciel et sur les collines lointaines.
Et alors, peut-être, se prit-il à penser que les plus nobles, les plus orgueilleuses ambitions humaines n’excitaient qu’un sourire de mépris de cet artiste sublime, de ce poète des poètes, de ce roi des rois qu’on nomme Dieu, – tandis qu’un rayon d’amour pur et vrai, un de ces élans du cœur comme n’en ont plus ces hommes que l’ambition ronge et mord éternellement, trouveraient grâce devant son dédain.
Aimer une femme !
Don Paëz pesa ces trois mots quelques minutes, et il répondit enfin par ceux-ci :
— Aimer, qui ? Serait-ce l’infante, cette naïve enfant qui avait enlacé son cou de ses bras d’albâtre avec la spontanéité candide de la passion ?
— Bah ! se répondit-il, on n’aime pas la femme dont on veut faire un marchepied à son ambition.
Serait-ce cette gitana. Bohémienne couverte d’oripeaux, devant laquelle des bandits s’inclinaient avec respect, dont la voix avait un charme magnétique, fascinateur, inexplicable ; sous le regard de laquelle on baissait involontairement les yeux, et qui, malgré sa condition misérable et son luxe d’emprunt, l’avait fait tressaillir, lui, don Paëz, le cœur de marbre ?
— Peut-être, se dit-il au milieu de sa rêverie.
Et il se souvint que toute Bohémienne quelle put être, elle était femme, et qu’il l’avait presque outragée… Il se souvint encore qu’elle ne s’était point montrée courroucée de la dureté de ses paroles ; que plus d’une fois, au contraire, l’oppression de son sein, le timbre tremblant de sa voix, l’avait averti qu’elle souffrait en silence…
Don Paëz en était là de ses réflexions quand le site, changeant tout à coup à ses yeux, les interrompit un moment.
Il entrait dans une sauvage vallée, déserte en apparence comme la plaine qu’il abandonnait, mais en réalité, remplie d’une population mystérieuse et presque invisible, dont il devina bientôt la présence à certains mouvements qui se firent dans les touffes voisines, à des coups de sifflet lointains qui se croisèrent dans l’espace.
Mais don Paëz était brave, – il se contenta de visiter les amorces de ses pistolets et de recommander la même précaution à son Maure.
À mesure que les brumes du soir tombaient sur la vallée de plus en plus étroite et sauvage, il semblait à don Paëz que des ombres se mouvaient imperceptiblement sur les rochers voisins et, enfin, au moment où la nuit arriva tout à fait et jeta son humide manteau sur les épaules calcinées des montagnes, plusieurs pâtres descendirent de toutes paris dans la vallée et se placèrent bientôt sur la route du cavalier, semblant lui défendre de passer outre.
— Oh ! oh ! dit don Paëz à voix basse, voici des pâtres qui ont des mines bien sombres et qui ne me paraissent pas savoir le moindre romancero. Essayons de dérider leur front nuageux. Et il retira ses pistolets de leurs fontes et passa la bride à son bras.
— Holà ! cria-t-il, quand la tête de son cheval toucha presque la poitrine de ces pâtres étranges, holà ! mes maîtres ; place, au nom du roi !
— De quel roi ? demanda l’un d’eux.
— Du roi d’Espagne, corbleu !
— Lequel ? demandèrent-ils encore. Don Paëz éclata de rire :
— Je ne sache pas, dit-il qu’il y en ait deux.
— Pardon, répliqua celui qui avait pris la parole le premier, il y a le roi de Castille, de Navarre et d’Aragon qui se nomme Philippe II…
— Et l’autre ?
— L’autre est le roi de Grenade.
— Boabdil, peut-être, ricana don Paëz ; et vous êtes sans doute les fantômes des Abencerrages, qui furent décapités dans la fameuse cour des Lions, au palais de l’Alhambra, et dont les têtes sanglantes roulèrent dans le bassin de marbre ?
— Nous sommes des êtres vivants, et non point des fantômes, sire cavalier, et le roi de Grenade auquel nous obéissons a été proclamé cette nuit même à dix lieues d’ici, dans les Alpunares.
— Ah ! ah ! fit don Paëz qui tressaillit, et comment se nomme-t-il, ce roi-là ?
— Aben-Humeya ; il est le dernier des Abencerrages.
— C’est-à-dire qu’hier encore il avait nom don Fernand de Valer ?
— Précisément.
— Eh bien ! fit don Paëz avec calme, moi, don Paëz, colonel général des gardes du roi Philippe II, je vous somme de me livrer passage.
— Don Paëz ! murmurèrent les pâtres en se regardant, celui qui a défendu le Maure ?… Il peut passer. Passez, seigneur don Paëz, et que le prophète, que vous niez, vous prenne en pitié et vous garde !
— Voici des gens courtois, fit don Paëz. Et il passa.
À une lieue plus loin, une nouvelle troupe l’arrêta. Il se nomma et passa encore.
— Morbleu ! pensa le colonel des gardes, ces braves gens sont bien reconnaissants pour quelques mots qui me sont échappés avant-hier et qui leur sont arrivés je ne sais comment ; ils semblent se croire obligés de me laisser aller prendre possession des canons que je pointerai sur eux à la première occasion favorable.
Il était tard, don Paëz mourait de faim, aucune habitation ne se trouvait sur la route.
— Pardieu ! s’écria-t-il, j’aimerais mieux qu’ils m’arrêtassent. Au moins, j’aurais un lit et un souper.
Don Paëz achevait à peine cette réflexion faite à haute voix, qu’un homme se dressa lentement d’une touffe de grenadiers et lui dit :
— Si le seigneur don Paëz veut passer avec moi jusqu’au château de Madame, il y trouvera une excellente hospitalité.
— Qu’est-ce que Madame ? demanda don Paëz, tremblant au souvenir de la gitana à laquelle les Bohémiens donnaient ce nom.
— C’est une princesse, répondit l’inconnu.
— Une princesse ! pensa don Paëz, ce ne peut être ma gitana ; à moins cependant que ce ne soit une princesse de la Bohême, une reine des fous habitant un château en ruines et ayant pour sujets des vagabonds et des voleurs ! Voyons toujours. Pour l’heure présente, je ne désire qu’une seule chose, un souper ; et après ce souper, je n’aurai d’autre souhait qu’un bon lit et des rêves agréables, de ceux que je fais tout éveillé, et qui ne se réalisent encore que dans le sommeil.
Après ce monologue, don Paëz talonna sa monture essoufflée et suivit son guide inconnu.
C’était un beau garçon, autant qu’en put juger le colonel des gardes à la faible lueur de ce dernier crépuscule qui se prolonge assez avant dans la nuit et qui n’est que la réverbération de la terre encore brûlante, a cette heure, dans les chaudes contrées.
Le guide marchait d’un pas alerte, le poing sur la hanche, une main sur un vieux cimeterre de forme mauresque. Il portait la braye large et le turban vert et blanc des anciens maîtres du pays, et son visage olivâtre seyait à ravir à ce costume oriental.
À une centaine de pas du lieu où il s’était montré à don Paëz, il abandonna le creux de la vallée, et prit sur la gauche un sentier qui grimpait en rampes inégales au flanc ardu de la montagne.
— Diable ! murmura don Paëz, mon souper serait-il bien loin ?
— N’ayez crainte, seigneur don Paëz, répondit le Maure ; nous n’avons plus qu’une demi-lieue à faire.
— Comment savez-vous mon nom ?
— Qui ne saurait point le nom de notre généreux défenseur ?
— Imbécile ! pensa le colonel des gardes, tu ne sais donc pas que je suis nommé gouverneur de l’Albaïzin et que j’ai mission de bombarder l’Alhambra, si besoin est…
Le sentier était étroit et perdu sous les bruyères ; de plus, il côtoyait un torrent desséché, et il fallait tout l’instinct des chevaux qu’ils montaient, pour que les cavaliers ne roulassent point au fond de quelque précipice que les brumes de la nuit enveloppaient soigneusement.
L’œil de don Paëz plongeait dans les ténèbres et cherchait vainement un point lumineux qui lui montrât enfin ce château où l’on devait convenablement l’héberger.
Tout à coup le Maure fut arrêté par deux hommes qui lui barrèrent le chemin :
— Où vas-tu ? lui demanda-t-on ?
— Chez Madame, répondit-il.
— Quels sont ces cavaliers ?
— Des Espagnols qui viennent de l’Escurial.
— Sont-ils prisonniers ?
— Non. C’est le seigneur don Paëz et son domestique.
— Don Paëz ! firent les nouveaux venus, celui qui protège les Maures ? Il peut aller où bon lui semble, en ce cas.
— Par le ciel ! exclama le colonel des gardes, ceci dégénère en mauvaise plaisanterie, et je ne croyais pas ma réputation aussi étendue.
Les deux Maures s’inclinèrent profondément sur son passage, et il continua sa route.
Le sentier montait toujours au flanc de la sierra, et don Paëz cherchait en vain. Rien ne lui présageait le voisinage d’une habitation, castel ou chaumière. Enfin, aux rampes abruptes des chemins succéda un brin de plaine, puis une gorge étroite, – et les cavaliers se trouvèrent sur un point culminant, d’où ils purent apercevoir autant que le leur permettait les vagues ombres de la nuit, une petite vallée au fond de laquelle étincelait une construction féodale, illuminée de la base au faîte.
— Voilà le château, dit le Maure conducteur.
— Ah ! enfin, fit don Paëz avec un soupir de soulagement.
En ce moment, la lune se leva derrière les montagnes voisines, et ses premiers rayons, tombant sur la vallée, firent resplendir comme un miroir les eaux d’un petit lac, au bord duquel surgissait le château.
À la clarté tremblante de l’astre nocturne, le colonel des gardes examina cette demeure où il allait passer la nuit, et le paysage qui l’environnait.
Le castel et la vallée avaient un charmant et poétique aspect. Ce n’était plus le château-fort morne et désolé sur son roc aride de la vieille Castille ou du pays de Léon, ni la gorge brûlée du soleil, sans eau et sans ombrage, comme on en trouve à chaque pas sous le ciel espagnol ; – c’était au contraire une jolie construction arabe, blanche, coquette, aux vitraux coloriés, aux tourelles sveltes aux nervures élégantes, au toit pointu à flèches multipliées – une délicieuse maison de campagne, baignant son pied mignon dans les flots bleus et tranquilles d’un lac, avant une ceinture de bosquets et de prairies, de grands sycomores secouant leurs verts panaches sous les fenêtres ; et, tout autour du lac, des bouquets d’orangers, de citronniers et de grenadiers poudrés à frimas par le printemps ou diaprés de rouge comme une coquette qui ne dit plus son âge.
Au nord du château, c’est-à-dire dans une direction opposée au lac, s’étendait un jardin que celui des Hespérides n’eût point dédaigné pour rival, et où l’on devait trouver aisément des fleurs, des fruits et des parfums.
Don Paëz ne vit point tout cela distinctement, mais il le devina, et il poussa sa monture avec une joyeuse impatience.
Le sentier qui descendait au château était désormais uni, sablé, facile comme une route battue par des pieds de fée et qui s’assouplit à ce léger contact. Une double haie de saules pleureurs, d’aulnes tremblant au moindre souffle, de pommiers en fleurs et de jaunes mûriers, l’escortait jusqu’à la grille d’entrée, qui remplaçait le pont-levis. Les chevaux se laissèrent séduire par ce chemin facile, et, malgré leur lassitude, ils prirent le trot.
— Seigneur don Paëz, dit alors le Maure en montrant au cavalier les lumières scintillant çà et là aux croisées des divers étages, vous le voyez, on nous attend.
— Bah ! répondit le colonel des gardes, vous, peut-être, mais moi ?
— Vous, seigneur don Paëz ; Madame savait que vous deviez passer cette nuit.
— Par exemple ! grommela don Paëz, il paraît que la police de votre princesse est mieux faite que celle de l’inquisition ?
— Il le faut bien, fit modestement le Maure ; sans cela l’inquisition aurait déjà brûlé ce château, sous le prétexte qu’on y adore Mahomet.
— Votre princesse est donc musulmane ?
— Je ne sais trop, murmura le Maure, qui devint sombre tout à coup.
Les chevaux s’arrêtèrent, hennissant à la grille.
La grille s’ouvrit, don Paëz entra.
Une douzaine de Maures, portant, non plus les haillons des pâtres, mais de splendides costumes nationaux, attendaient dans la petite cour ombragée sur laquelle ouvrait le blanc péristyle du château, et qu’arrosait une fontaine jaillissant des lèvres d’un triton.
Ils entourèrent don Paëz avec force marques de respect et lui dirent :
— Seigneur don Paëz, votre souper est servi depuis dix minutes. Voulez-vous nous suivre à la salle à manger ?
Les uns s’emparèrent de son cheval pour le conduire à l’écurie, les autres, portant des torches, le précédèrent et lui firent gravir un grand escalier de marbre jaune à chaque repos duquel de vastes corbeilles de fleurs et des orangers, tout entiers poussés dans des caisses, jetaient d’enivrants et tièdes parfums.
Le cavalier était émerveillé et croyait faire un rêve.
Jamais, en lisant les romans de chevalerie des conteurs arabes ou espagnols de l’époque, il n’avait vu description de fée qui approchât de cette réalité.
Ses guides lui firent traverser plusieurs galeries, décorées avec ce luxe coquet quoique lourd des palais arabes, puis ils l’introduisirent dans une dernière salle entièrement meublée à l’espagnole, où la table était dressée.
Une exquise courtoisie de la fée du logis avait dicté sans doute ce changement de décoration et d’ameublement.
Elle n’avait point voulu assujettir aux coutumes orientales un homme qui n’en avait point l’usage.
Les tentures étaient des tapisseries de haute lice, les sièges sculptés étaient garnis en cuir de Cordoue cloué d’or ; quelques tableaux de prix de l’école italienne, alors dans toute sa splendeur, et de l’école espagnole, presque à son aurore, ornaient les murs ; une horloge, des premières inventées, faisait entendre en un coin son uniforme et monotone respiration.
Le génie arabe ne s’était réservé qu’une chose dans cette salle toute castillane – un jet d’eau placé au milieu, et des fleurs, des corbeilles de fruits semés çà et là à profusion.
Don Paëz s’attendait à trouver enfin son hôtesse dans ce dernier salon ; – mais il n’aperçut que son Maure Juan, qu’on avait conduit par un escalier dérobé, et qui, derrière le fauteuil réservé à son maître, se tenait prêt à le servir à table.
Ce qui étonna plus encore don Paëz, c’est qu’un seul couvert était mis.
La table était servie cependant avec une somptueuse prodigalité et les mets qui fumaient et répandaient leurs parfums délicats à l’entour, étaient en assez grand nombre pour satisfaire l’appétit d’une douzaine de gardes du roi affamés par une journée de chasse.
Les vins exquis de Malvoisie, de Xérès et de Malaga, le Lacryma-christi et autres crus merveilleux miroitaient et étincelaient à la clarté des bougies dans des flacons de cristal aux arabesques d’or.
Don Paëz se tourna vers ses conducteurs :
— Souperai-je donc seul ? demanda-t-il.
— Madame a soupé, lui répondit-on.
— Ah !… Ne la verrai-je donc pas ce soir ?
Les Maures haussèrent les épaules d’une certaine façon qui signifiait qu’ils n’en savaient absolument rien, et qu’il leur était impossible de le renseigner le moins du monde.
— Quand Votre Seigneurie aura besoin de quelque chose, ajouta l’orateur ordinaire, elle voudra bien frapper avec cette baguette sur ce timbre. Votre Seigneurie a besoin sans doute d’être seule et de méditer. Son souper est servi ; nous lui laissons son domestique pour la servir.
Et les Maures s’inclinèrent avec respect et se retirèrent, laissant don Paëz seul avec Juan.
— Après tout, la princesse inconnue qui m’héberge a une étrange manière de recevoir ses hôtes ! Mais le souper est délicieux, en apparence, du moins. J’ai faim, soupons !
Sur un signe qu’il fit, Juan découpa un quartier de venaison, tandis que lui-même, don Paëz, se servait amplement d’une bisque de perdreaux aux truffes de Guienne.
Un homme qui a faim et soif n’a pas le temps de réfléchir. Le colonel des gardes fit largement honneur au souper succulent de la princesse mystérieuse ; il vida gaillardement les deux flacons, et, arrivé enfin à cet état de béatitude inexprimable qu’on éprouve après un excellent repas, il se renversa mollement sur le dossier de son fauteuil et se prit à rêver.
Les fenêtres étaient ouvertes ; l’air embaumé des jardins entrait à flots et se mariait aux parfums de la salle ; la lune, d’une pureté extrême, éclairait en plein le lac et les coteaux voisins, répandant sur ce vallon frais et charmant une teinte de mélancolie vaporeuse à laquelle une âme plus vulgaire que celle de don Paëz se fût abandonnée tout entière.
De la place qu’il occupait, notre cavalier apercevait une partie du paysage qui entourait le castel maure.
Il se laissa aller à le contempler, oubliant pendant une heure ses rêves d’ambition, pour se dire que si la princesse était aussi belle que le castel et ses alentours, bien heureux serait l’homme qui posséderait son amour.
Et involontairement encore il songea à la gitana.
— Elle était bien belle ! murmura-t-il, et jamais femme ne m’a frappé comme cette reine en haillons. Son amour doit être une enivrante chose pour un homme capable de le comprendre et de le partager… tandis que moi…
Don Paëz allait blasphémer sans doute une fois de plus, quand les sons d’un brillant orchestre résonnèrent sous la croisée. C’était une sérénade, politesse toute castillane que lui faisait son hôtesse inconnue.
Les instruments étaient, pour la plupart, des instruments à cordes d’une harmonie parfaite, et ils palpitaient sous des mains habiles.
D’abord la musique fut brillante, animée, presque joyeuse comme une danse mauresque ou un boléro de muletiers et de majas ; ensuite elle prit une tournure grave comme un chant d’église, un psaume débité par les voix sourdes d’une communauté de Bénédictins, derrière les vitraux d’un cloître, entre minuit et deux heures du matin – enfin, les notes sévères s’adoucirent par degrés, puis revêtirent un cachet de mélancolie si rêveuse et si triste que le cœur de marbre du cavalier remua dans sa poitrine et qu’il sentit une larme obscurcir la prunelle de son œil noir. – Puis encore, il vint un moment où cette musique fut tellement poignante que don Paëz éprouva une violente douleur, et porta alternativement sa main fébrile de sa poitrine à son front.
Et l’image de la gitana reparut plus séduisante, plus belle mille fois dans son souvenir troublé.
Alors l’infante aux bras d’albâtre, le sombre Philippe II son père, cette maison du roi si brillante qu’il commandait, ces courtisans jaloux acharnés à sa perte, ce frère qu’il aimait comme son enfant, cet enfant perdu qu’il fallait retrouver pour lui conquérir un trône, tout ce qui remplissait l’âme et la tête de don Paëz s’évanouit et s’effaça… La gitana seule resta debout avec son enivrant et fier sourire aux lèvres, son regard magnétique, ses mains et ses pieds de reine, sa chevelure noire et crêpée, que l’imagination de don Paëz se plut à dérouler en flots capricieux pour voiler des épaules délicieuses.
Et la musique résonnait toujours, magique enchanteresse, à la voix de laquelle don Paëz semblait se métamorphoser peu à peu et perdre sa sauvage humeur. Un moment cependant il parut vouloir se réveiller de ce songe qu’il croyait faire, et contre lequel protestaient son égoïsme et son orgueil mais, soudain, une porte s’ouvrit à deux battants, un Maure parut et annonça :
— Madame !
Et don Paëz, qui s’était levé à demi, retomba dans son fauteuil et poussa un cri étrange où se fondirent la joie et la terreur, l’angoisse et la folie, le désespoir et la défaite et les enivrements du rêve enfin réalisé.
Une femme éblouissante de pierreries, portant des vêtements de soie et d’or, sous lesquels sa peau transparente et veinée avait la blancheur et l’éclat d’un marbre antique ; une femme aussi belle que la peut rêver un poète du désert, plus belle que cet idéal des peintres, qui n’est que matière et couleur et à qui manque l’expression ; – une femme auprès de laquelle auraient pâli toutes les infantes de toutes les Espagnes, les Allemandes les plus vaporeuses, les plus fraîches filles de France et la reine de Navarre elle-même, entra d’un pas lent et grave et s’approcha de don Paëz qui frémissait et tremblait sur son siège comme une feuille qui tournoie au souffle du vent.
— Bonjour, seigneur don Paëz, lui dit-elle, je vous attendais…
Jusque-là le cavalier avait cru faire un songe ; jusque-là il n’avait pu se convaincre que cette créature sublime qui portait dans ses cheveux plus de diamants que le roi d’Espagne n’en avait dans ses coffres, fût cette gitana, vêtue d’oripeaux, qu’il avait entrevue l’avant-veille.
Mais c’était le même son de voix, et au tressaillement inexprimable qu’elle lui fit éprouver en l’effleurant de sa main, don Paëz ne douta plus et s’écria :
— La gitana ! la gitana ici ?
— Tu vois bien, don Paëz, fit-elle avec une douceur fascinatrice, que je ne suis point une gitana ordinaire, car ce palais, ces serviteurs, cet or, ces diamants sont à moi…
Don Paëz était muet et pâle et attachait sur elle un regard éperdu.
— Je suis une princesse maure, don Paëz, reprit-elle ; une fille des anciens rois, qui haïssait l’Espagne, et qui, ne sachant plus comment nuire à ses oppresseurs, s’était faite chef de bandits pour dépouiller le plus d’Espagnols qui tomberaient en son pouvoir…
Don Paëz fit un geste de dégoût.
— Oh ! reprit-elle, rien de ce que tu vois ici, don Paëz, n’est le fruit de nos rapines. Notre butin servait à acheter et à fabriquer des armes pour nous venger. Tout ce luxe qui t’environne, tout ce qui brille à tes yeux provient des trésors de mes ancêtres, et tu n’en vois qu’une faible partie. – Tiens, don Paëz, viens voir si en détroussant des hidalgos ruinés et des courtisans endettés, si même en pillant les gabelles du roi on pourrait ramasser en vingt ans la moitié de mes richesses.
Elle le prit par la main et l’entraîna vers la porte des appartements par où elle était arrivée. Au contact de cette main, aux caresses mystérieuses de cette voix, don Paëz, le robuste et le fort, l’insensible et l’orgueilleux frissonna et fut pris du vertige. Allait-il donc être vaincu ?
Cette femme, dont la voix était si douce et persuasive comme une voix d’enfant, devait avoir un charme d’attraction bien puissant, car don Paëz se laissa entraîner sans résistance à travers plusieurs salles non moins splendides que celles qu’il avait parcourues déjà, toutes jonchées de fleurs, d’arbustes rares, de statues de marbre ou de bronze d’un merveilleux travail, ayant çà et là des trophées d’armes admirables de trempe et de ciselure, des divans aux riches étoffes, des dressoirs sur lesquels s’étalaient pêle-mêle des coupes d’or aux fines sculptures, des aiguières travaillées à jour, – richesses sans prix qui sortaient alors du burin des orfèvres arabes, les plus habiles de l’univers.
Mais don Paëz était fasciné, et il vit à peine tout cela.
La princesse s’arrêta enfin à un petit boudoir dont elle ferma la porte sur elle, après que notre héros fut entré.
Ce boudoir était une merveille : le luxe oriental et le luxe européen s’y donnaient la main avec un goût exquis. Des trésors d’élégance y étaient accumulés. C’était un paradis de Mahomet en miniature, créé tout exprès pour une femme, et qu’une femme seule pouvait habiter.
Là, bien plus qu’ailleurs encore, il y avait des fleurs, des parfums et des fruits ; le paysage qu’on apercevait des croisées était plus riche, plus fertile, plus coquettement capricieux que tout ce que dont Paëz avait déjà vu pendant son repas.
Le lac murmurait en bas, la brise entrait et agitait vaguement le feuillage des citronniers ; deux belles colombes d’une éblouissante blancheur, réveillées par l’arrivée de leur maîtresse qui tenait un flambeau à la main, allongèrent leur cou gracieux et se becquetèrent en roucoulant.
Autour de don Paëz, à cette heure, tout parlait d’amour et de poésie, tout l’éloignait des arides calculs de l’ambition.
La princesse fit asseoir le colonel des gardes sur une ottomane placée auprès de la croisée, et se mit près de lui : elle prit dans ses blanches mains ses mains nerveuses et aristocratiques, fixa sur lui son grand œil noir et, de cette voix de sirène qui avait le privilège de l’émouvoir et de le troubler au degré suprême, elle psalmodia, plutôt qu’elle ne prononça, les paroles suivantes :
— Tu n’as donc jamais aimé, don Paëz ? Jamais deux yeux de femme n’ont-ils rencontré tes yeux ; jamais deux lèvres roses n’ont-elles rencontré les tiennes ; jamais cœur effaré et timide n’a donc battu précipitamment sur le tien ? Vous êtes donc insensible et froid comme le marbre où nous sculptons nos statues, ô mon beau cavalier au large front et à la lèvre dédaigneuse, usé et sceptique déjà comme cette vieille horloge qui respire auprès de nous et qui ne ralentirait ni ne presserait une seule de ses pulsations, même, si la destinée du monde dépendait d’une seconde ? – Tu marches donc, impie ! solitaire et le front haut, le sourire de l’orgueil aux lèvres et le vide du désespoir au cœur, sur le sable brûlant de la vie, sans jeter un regard d’envie à ces voyageurs moins pressés et plus sages qui s’arrêtent une heure au bord d’une fontaine, à l’ombre d’un sycomore et s’y reposent aussi longtemps que le sycomore a d’ombre et la fontaine d’eau jaillissante et fraîche ? Où vas-tu donc, ô marcheur infatigable, sans te préoccuper des fleurs et des cœurs que tu foules sous ton pied d’airain, des parfums que tu dédaignes, des brises qui passent près de toi murmurantes et rafraîchies et auxquelles il te serait si facile d’exposer quelques minutes ton front brûlant.
— Tiens, don Paëz, écoute ce lac qui nous berce d’une chanson sans fin, ce vent qui bruit dans le feuillage ; regarde ces coteaux verts, ces prairies en fleurs sur lesquels la lune épand ses sourires, aspire les parfums qui nous montent sur l’aile des brises, de ces jardins aux dédales sans nombre, aux bosquets ombreux et discrets qui ne révèlent rien des mystères qu’on leur confie… Et puis, don Paëz, réfléchis et demande-toi si l’homme qui vivrait ici, sa main dans ma main, ayant pour talisman mon sourire, pour étoile mon regard, pour éternelle occupation mon amour…
Et, en prononçant ces mots, l’enchanteresse était belle comme femme ne le fut jamais.
— Demande-toi, don Paëz, si cet homme aurait quelque chose à envier même à une héritière de maison royale…
Don Paëz tremblait et essayait de parler ; l’émotion lui clouait la gorge.
— Ô don Paëz, continua-t-elle, il y a bien longtemps que je t’aime ; et un être moins égoïste et moins froid que tu n’es l’eût deviné dès la première heure où il m’eût vue. Tu ne l’as point compris, toi, don Paëz ; tu m’as outragée, au contraire tu m’as traitée de Bohémienne et de mendiante ; et tu ne savais pas, insensé, que je suis la fille de dix générations de rois et que je suis plus riche, à moi seule, que tous les hidalgos d’Espagne. Oh ! je te pardonne ton outrage, l’amour est aveugle, et je t’aime… je t’aime depuis un certain jour, – il y a bien longtemps de cela, – depuis un certain soir où, poursuivie dans les rues de Madrid par les alguazils de la Sainte-Hermandad qui me voulaient traîner au bûcher, je te vis accourir à mon aide, refouler les alguazils à coups de rapière, puis, me prendre dans tes bras, m’emporter à travers les ruelles sombres pour dépister mes persécuteurs, et me jeter enfin au porche d’une église en me laissant la bourse, et me disant : Si l’on te poursuit de nouveau, réclame-toi de moi et demande à voir don Paëz, le page favori du roi. Il y a douze ans de cela, j’étais une enfant, tu étais un homme déjà ; mais un homme aimant et croyant, un homme dont le cœur était vierge et plein de nobles aspirations… tu es un vieillard, maintenant !
Don Paëz bondit sur ses pieds, son regard s’alluma soudain, sa voix jaillit, sonore, de sa poitrine haletante ; prit la princesse dans ses bras, la porta vers le guéridon sur lequel elle avait déposé son flambeau, la considéra longtemps avec une attention scrupuleuse et s’écria d’une voix délirante :
— C’était donc toi !
Et comme l’émotion allait le reprendre et l’étreindre de nouveau, il continua avec exaltation :
— C’était donc toi que j’ai cherchée, que j’ai aimée avec toute la fougue de mes dix-huit ans, toi que j’ai demandée à tous les échos de Madrid et de l’Espagne entière, toi seule la maîtresse de mon cœur et que je n’ai sacrifiée qu’à la plus dévorante de toute les passions : l’ambition !
Et tandis qu’elle jetait un de ces cris d’enivrement et de délire qu’aucune plume, aucune voix, aucune note humaine ne rendront jamais, il la prit dans ses bras, l’appuya et la pressa sur son cœur palpitant avec tout l’enthousiasme de l’amour. Elle se dégagea enfin de son étreinte et, tenant toujours ses mains :
— Tu es ambitieux, dit-elle. Oh ! oui, vous l’êtes, mon beau gentilhomme. Eh bien ! je vous donnerai plus d’or et de rubis que n’en ont le roi des sept royaumes et tous les potentats de la terre ensemble. Tiens, regarde.
Elle souleva les tentures de soie qui couvraient les murs, fit jouer un panneau de boiserie, et mit à découvert un magnifique coffre incrusté.
Don Paëz poussa un cri et recula.
Ce coffre était plein de diamants. La fortune de tous les juifs de l’Europe n’eût point suffi peut-être, à en payer la moitié.
Le cavalier, ébloui, mit les mains sur ses yeux et chancela ; mais soudain, reculant d’un pas encore, tandis qu’elle se retournait triomphante et cherchait son sourire, il redevint pâle, hautain et lui dit :
— Tu me donneras des richesses incommensurables, pauvre femme ! Mais ce prestige, étincelant qui fascine les hommes et les enchaîne, ce prestige qu’on nomme le pouvoir, me le donneras-tu ?
— Oh ! s’écria-t-elle éperdue, l’ambition ! toujours l’ambition !
— L’ambition sans cesse ! reprit-il d’une voix éclatante ; l’ambition qui creuse le cœur et la tête, l’ambition qui tue, mais qui vous fait si grand qu’on regarde les hommes avec dédain, qu’ils deviennent des marchepieds, des machines intelligentes dont on se sert et qu’on méprise. Oh ! voilà désormais ma seule maîtresse et ma seule passion !
Et don Paëz se redressa insensible et fort comme au moment où il avait quitté le palais de l’Escurial.
La princesse, un moment foudroyée par ces paroles, se redressa à son tour ; elle s’élança vers lui, elle reprit sa main et la serrant avec force, l’œil flamboyant, le geste saccadé :
— Don Paëz, s’écria-t-elle, tu veux posséder le pouvoir, tu as soif d’une puissance sans bornes ? Eh bien ! je te donnerai un trône…
Le cavalier tressaillit.
— Un trône !… tu me donnerais un trône ?
— Celui de Grenade, répondit-elle. Je suis la sœur de don Fernand de Valer, roi depuis vingt-quatre heures… et don Fernand n’a pas d’enfants… j’hérite de lui.
Mais don Paëz répondit par un éclat de rire :
— Il faudrait attendre trop longtemps, dit-il.
Et comme elle s’inclinait, ployée et broyée sous cette dure parole, comme elle se laissait tomber, blanche et froide, sur l’ottomane, il reprit avec douceur :
— Je t’ai aimée, pauvre enfant, j’ai failli t’aimer encore… Si tu me donnais à la fois or et puissance, je ne t’aimerais plus. L’amour d’une femme, enfant ! c’est le mur d’airain où se brisent les plus grands desseins, les plus hautes aspirations ; c’est une nouvelle colonne d’Hercule qui dit au génie : Tu n’iras pas plus loin ! Et moi… je veux passer outre !
Et don Paëz s’enfuit à travers salles et corridors, criant :
— Ô ambition ! ô ma seule maîtresse… À moi ! à moi ! – Arrière l’amour !
Mais au moment où il traversait de nouveau ce salon où il avait soupé, une porte s’ouvrit en face de celle par où la gitana lui était apparue, et une voix grave annonça :
— Le roi !
Don Paëz recula d’un pas.
Il y avait loin de ce gentilhomme que nous avons connu sous le nom de don Fernand, capitaine des gendarmes de Philippe II, au personnage qui entra dans la salle où don Paëz s’était arrêté.
C’était bien le même homme, cependant, mais cet homme était grandi de toute la hauteur de sa mission, et la majesté royale, cette force que Dieu met au cœur de ceux qu’il condamne à porter une couronne – couronne d’épines bien souvent – éclatait sur son front.
Le gentilhomme au front mélancolique, aux lèvres sur lesquelles s’unissaient à la fois la fierté et la rêverie, le jeune homme au franc et loyal sourire avaient laissé place à un homme portant haut la tête, au regard froid et digne, à la démarche lente et assurée.
À la vue de don Paëz il s’arrêta comme don Paëz s’était arrêté.
Et puis, comme un roi est un roi, quelles que puissent être sa puissance et l’étendue de son royaume, sur le trône ou dans l’exil, il attendit que don Paëz allât vers lui.
Don Paëz était fier, mais il s’inclinait devant le rang quand ce rang était supérieur au sien. Il oublia que deux jours auparavant don Fernand était son ami, il ne se souvint que d’une chose, c’est que don Fernand était roi. Il se découvrit donc et s’avança avec une noblesse respectueuse, saluant don Fernand et lui disant :
— Bonjour, sire.
Alors devant cette attitude où la fierté de don Paëz s’abaissait, la glace qui recouvrait le visage du roi de Grenade se brisa, et il tendit la main au colonel des gardes :
— Bonjour, mon ami, lui dit-il, soyez le bienvenu sous le toit de ma sœur.
— Il est donc vrai ! exclama don Paëz, c’est bien votre sœur !…
— La fille de mon père, mon ami.
— Mon Dieu ! murmura don Paëz, moi qui l’ai traitée de Bohémienne…
— Je le sais, répondit don Fernand avec un sourire ; mais je vous le pardonne, comme elle vous l’a pardonné sans doute… vous savez qu’elle vous aime, don Paëz ; elle me l’a avoué. Voudrez-vous cimenter notre jeune amitié par les liens sacrés de la famille ?
Don Paëz tressaillit et se tut.
— Je sais tout, reprit don Fernand ; votre rencontre fortuite et le généreux appui que vous lui prêtâtes, il y a douze ans ; – elle m’a avoué son amour aujourd’hui même ; jamais elle ne m’en avait parlé. – Je sais encore, don Paëz, que l’infante d’Espagne vous aime, et que vous espérez toucher au but ; mais ce que je sais encore et ce que vous ignorez sans doute, c’est qu’autour de Philippe II vous avez une nuée de rivaux et d’ennemis qui ont juré votre perte, et qui, même, viennent d’obtenir sur vous un premier avantage. Ce gouvernement de l’Albaïzin qu’on vous donne, don Paëz, c’est une disgrâce.
— Croyez-vous, sire, que j’en doute ?
— Ce que vous ne savez pas encore, don Paëz, c’est que le roi Philippe II à un orgueil trop grand pour jamais sacrifier sa fille à un simple gentilhomme…
— Je suis fils de souverain, sire.
— Qu’importe ! si vos pères sont déchus et si leurs descendants sont en exil ?
Don Paëz baissa la tête et frappa le sol de son pied avec un geste de colère.
— Ami, reprit le roi de Grenade, vous vouliez être gendre de roi, soyez frère de roi.
Une fois encore, peut-être, l’hésitation entra au cœur de don Paëz ; mais, par un dernier effort sur lui-même, il releva la tête et répondit :
— Non, cela ne se peut !
— Et pourquoi mon ami ?
— Parce que, répondit don Paëz, l’amour tue l’ambition, et que je préfère l’ambition à l’amour.
— Insensé !
— Demandez à l’aigle, fit le gentilhomme avec enthousiasme, pourquoi son vol est si hardi que nul n’ose le mesurer ? Demandez au génie pourquoi il s’écarte des routes frayées et marche sombre et à côté de la foule, aux lèvres de laquelle étincelle le rire ? Et l’aigle, ce roi des airs, le génie, ce roi de l’espace, vous répondront qu’un souffle inconnu, une haleine brûlante les poussent, et que ce souffle, cette haleine, sont l’haleine et le souffle de Dieu !
Don Fernand se couvrit le visage de ses deux mains :
— Ô ma sœur, murmura-t-il, pauvre enfant dont l’amour a dompté et ployé la nature indépendante et sauvage, pauvre cœur brisé, le bonheur n’est point fait pour toi ! une larme perla au travers de ses doigts, un moment il courba le front sous une douleur terrible ; puis il le releva soudain et murmura :
— Les rois aussi doivent former leur cœur aux joies saintes de l’amour et de la famille, eux aussi doivent marcher tristes et seuls et renoncer au bonheur ; ils doivent ne songer qu’à leur peuple. – Je suis roi, don Paëz, j’ai pris la couronne et tiré l’épée pour affranchir du joug le peuple de mes pères, il faudra que l’on brise cette couronne sur mon front et cette épée dans ma main, si je les dépose avant que ce peuple soit libre ! Adieu, don Paëz, nulle malédiction ne franchira le seuil de cette maison où ton insensibilité sème le désespoir. Des cœurs amis te suivront, et si un jour, meurtri et brisé, las d’insulter au bonheur, tu lui demandes grâce enfin, reviens, don Paëz, reviens ici ! Si Dieu a béni nos armes, si je suis roi de fait, comme aujourd’hui je le suis de droit, tu partageras ma puissance, nous régnerons ensemble, unis l’un à l’autre par le sourire et l’amour d’une femme dont nous tiendrons chacun une main.
— Taisez-vous ! sire, tais-toi, don Fernand, s’écria le colonel des gardes, tu me feras chanceler si je t’écoutais plus longtemps. Adieu…
— Adieu donc, ami ; dans vingt-quatre heures, la guerre aura mis entre nous des larmes et des flots de sang sers ce maître que je combats, puisque telle est ta destinée ; mais avant serrons-nous la main, et si, au jour d’une bataille, nous avons le temps de nous embrasser avant de croiser le fer…
— Nous le ferons, adieu !
Et don Paëz que l’émotion gagnait, s’enfuit précipitamment.
Dans la cour, Juan attendait, tenant en main le cheval de son maître et le sien.
Don Paëz sauta en selle et enfonça l’éperon aux flancs du généreux animal qui prit le galop en hennissant de douleur.
Au moment où le colonel des gardes atteignait le sommet de la colline d’où quelques heures auparavant il avait aperçu les lumières du castel arabe, les premières lueurs du jour, scintillant au milieu des ténèbres, pâlirent l’éclat des étoiles dans le ciel oriental, et ricochant sur la crête encore baignée de rosée des montagnes, le crépuscule resplendit sur le petit lac et éclaira celle demeure où le bonheur avait essayé d’enlacer don Paëz.
Le cavalier fit faire volte-face à sa monture, tourna les yeux vers le castel, contempla ce vallon paisible et verdoyant où la guerre allait bientôt transporter son sanglant théâtre, et, posant la main sur son cœur qui battait maintenant avec la froide régularité d’une horloge, il murmura avec un fier sourire :
— J’ai foulé aux pieds le présent pour lui préférer l’avenir ; j’ai résisté au bonheur qui m’ouvrait les bras, parce que le bonheur ne suffit pas aux vastes aspirations de mon âme ; j’ai eu le courage de résister à la seule femme que j’aie aimé, j’ai été sans pitié pour ses larmes ; j’ai vu couler des pleurs de roi et ces pleurs ne m’ont point touché… Oh ! je suis fort maintenant, et mes ennemis peuvent essayer d’entamer mon audace et ma volonté ; cette audace et cette volonté sont un mur d’airain où se briseront leurs ongles et leurs dents de tigres ! Ô ambition ! merci, tu es le talisman des braves et des forts !
Trois jours après, don Paëz entrait dans les murs de l’Albaïzin ; une heure plus tard, les troupes qu’il avait demandées au roi arrivaient, seulement elles étaient moindres de moitié, le régiment des gardes qu’il attendait ne devait point venir. La plupart des officiers qu’on lui envoyait étaient vendus au chancelier ; un seul corps lui demeurait entièrement dévoué, celui des lansquenets allemands.
Don Paëz fronça le sourcil d’abord, et haussa les épaules ensuite.
— Bah ! dit-il, j’ai mon étoile !
Le lendemain, il trouva cloué au chevet de son lit le billet suivant :
« Don Paëz, tu as refusé mon amour, je te hais… Souviens-toi du serment que tu as fait à la Bohémienne pour obtenir ta liberté et celle de l’infante ; et si l’on te présente mon anneau, ne sois point parjure ! »
Cinq jours après, le lévrier d’Hector, qu’il avait renvoyé à l’Escurial, arriva haletant et couvert de poussière. Il avait une bague dans la gueule ; cette bague signifiait que la faveur de don Paëz était battue en brèche par ses rivaux.
— Vrai Dieu ! se dit-il, la fortune voudrait-elle donc lutter avec moi ? Eh bien, soit ! je relève le gant… Fortune, à nous deux !
Trois mois s’étaient écoulés.
Don Paëz avait défié la fortune – la fortune avait relevé le gant et accepté le défi.
Depuis trois mois, tout semblait conspirer contre le colonel des gardes disgracié.
C’était un triste gouvernement que celui de l’Albaïzin, un gouvernement monotone et isolé du théâtre de la guerre, dans lequel don Paëz n’avait autre chose à faire qu’à veiller sur des canons rouillés regardant les canons inoffensifs de l’Alhambra.
La garnison de l’Albaïzin se composait d’environ deux mille hommes ; sur ces deux mille hommes, cinq cents à peine étaient dévoués au gouvernement ; le reste semblait obéir à quelque chef mystérieux et inconnu qui, d’un signe imperceptible, approuvait ou désapprouvait les ordres de don Paëz.
Et don Paëz cherchait vainement, parmi ses officiers, ce chef qui paraissait être le vrai gouverneur ; – il ne rencontrait autour de lui que des marques d’un respect équivoque et une obéissance ironique à laquelle il ne pouvait se tromper.
Parfois il se prenait à espérer que le théâtre de la guerre se rapprochant, il lui serait enfin permis d’y prendre part et de reconquérir, par un coup d’éclat, cette faveur qu’il avait perdue.
Mais la fortune paraissait lui refuser cette revanche.
Les Maures, cernés dans les Alpunares par des forces imposantes, se défendaient vaillamment, ayant leur roi à leur tête, et se montraient peu soucieux de marcher sur Grenade, leur ville sainte.
Pas plus que don Paëz, le marquis de Mondéjar, qui commandait à l’Alhambra, n’apercevait, dans le lointain, la fumée de l’artillerie, et il semblait frappé de la même disgrâce – car les ordres formels du roi étaient que les gouverneurs de Grenade et de l’Albaïzin n’abandonnassent, sous aucun prétexte, leurs murailles respectives pour faire une sortie et marcher à la rencontre des Maures.
Un jour, cependant, le bruit lointain d’une mousqueterie très vive était venu retentir en échos affaiblis jusqu’aux remparts de l’Albaïzin ; puis un nuage de fumée avait obscurci l’horizon ; enfin, aux rayons du soleil levant, les armures avaient étincelé et miroité comme un fleuve d’acier…
L’espoir revint au cœur du morne don Paëz ; il monta anxieux, haletant, au sommet d’une tour ; il suivit les péripéties du combat qui paraissait devoir être fatal aux Espagnols ; et enfin, dominé par un sentiment d’égoïsme facile à comprendre, il poussa un cri de joie en voyant un corps d’armée mauresque passer sur le corps des carrés espagnols enfoncés, et marcher victorieux sur Grenade.
Un siège ! pensa-t-il, une défense héroïque, les canons de l’Albaïzin s’éveillant enfin de leur long sommeil ; les remparts de Grenade enveloppés d’un manteau de fumée. Les balles sifflant, les glaives froissant les glaives, les cris de joie des vainqueurs insultant aux imprécations des mourants… Et, au milieu de ce tumulte, lui, don Paëz, fier et calme, l’épée nue, donnant ses ordres d’une voix retentissante et creusant, sous les murs de Grenade, un tombeau à cette armée assez hardie pour le venir braver !
Don Paëz descendit de son poste d’observation, il revêtit ses habits de combat, il ordonna qu’on prît les armes, et que chaque tourelle, chaque bastion fussent occupés.
Ses ordres furent ponctuellement exécutés.
En même temps, à l’Alhambra, les mêmes dispositions de défenses furent prises, et la lutte promit d’être gigantesque.
Debout sur le rempart, une lunette d’approche à la main, don Paëz suivait attentivement du regard la marche rapide de l’ennemi.
Ses forces étaient nombreuses : plus de dix mille hommes s’avançaient au galop et traînant de l’artillerie de campagne ; ils n’étaient plus qu’à un quart de lieue, et leurs phalanges se déroulaient comme une immense collerette de fer sur les collines verdoyantes que domine l’Alhambra.
Don Paëz fit pointer les canons et s’apprêta à saluer les Maures d’une pluie de feu.
Mais soudain ils s’arrêtèrent et parurent se consulter.
L’impatient don Paëz frémit et attendit qu’ils se remissent en route…
Il attendit vainement : les Maures se rangèrent seulement en bataille dans la plaine et sur les hauteurs ; puis ils semblèrent offrir le combat aux deux garnisons de Grenade et de l’Albaïzin.
— Cordieu ! s’écria don Paëz, puisqu’ils n’osent venir, nous allons les inviter.
Et quittant le rempart, il fit sonner le boute-selle, mit ses cavaliers et ses fantassins en ordre de bataille, ordonna qu’on ouvrît les portes et demanda son meilleur cheval.
Jusque-là ses ordres avaient été suivis ponctuellement ; mais, au moment où il mettait le pied à l’étrier, don Fernando y Mirandès, capitaine des dragons de l’Albaïzin, sortit des rangs, s’approcha le chapeau à la main de don Paëz, qui l’accueillit avec un geste d’étonnement, le salua et lui dit avec courtoisie :
— Pardon, monseigneur, je voudrais vous entretenir une minute à l’écart.
— Que me voulez-vous ? demanda le gouverneur en fronçant le sourcil.
— Vous rappeler simplement une loi martiale, monseigneur.
— Quelle est cette loi ?
— Celle qui interdit à un commandant de navire de quitter son bord et à un gouverneur de forteresse d’abandonner ses murs.
Don Paëz frémit de colère :
— Eh bien ? demanda-t-il.
— Eh bien ! monseigneur, vous allez, ce me semble, quitter les remparts de l’Albaïzin et faire une sortie ?
— Sans doute.
— Et vous manquerez à votre devoir, monseigneur, votre devoir étant de ne point abandonner l’Albaïzin.
— Même quand l’ennemi me provoque ?
— Même quand l’ennemi vous provoque.
La lèvre de don Paëz se crispa :
— Monsieur, dit-il sèchement, vous êtes un simple capitaine de dragons, et vous êtes sous mes ordres, n’est-ce pas ?
— Sans doute, monseigneur.
— Eh bien ! monsieur, je n’ai point de conseils à recevoir de vous, et je ne relève ici de personne. Une armée mauresque est devant nos murs, cette armée nous provoque, il est de mon devoir, il y va de l’honneur de l’Espagne de marcher à sa rencontre et d’accepter le combat.
— Je comprends, dit flegmatiquement don Fernando, qu’il est du devoir d’un gouverneur de faire sortir une partie de sa garnison…
— Ah ! vous comprenez cela ?
— Tandis que le gouverneur, poursuivit don Fernando impassible, doit, lui, demeurer avec le reste derrière ses murailles.
— Corbleu ! exclama don Paëz impatienté, ma manière de voir diffère de la vôtre, monsieur, et je vous trouve bien hardi de commenter mes ordres et ma volonté.
— Monseigneur, répondit le capitaine avec calme, vous désobéissez au roi.
— Je ne le crois pas, fit don Paëz en raillant.
— Et moi je vous l’affirme.
Don Paëz abrita ses yeux du revers de sa main, regarda les collines de l’Alhambra et aperçut les bataillons du marquis de Mondéjar qui descendaient au pas de course et s’apprêtaient à passer le Daro pour marcher à la rencontre des Maures.
— Tenez, dit-il avec un sourire de triomphe, voyez, monsieur ; la garnison de l’Alhambra tranche la question. À cheval, monsieur, à cheval ! ou nous arriverons les derniers.
Pardon, fit l’imperturbable don Fernando, demandez votre lunette, monseigneur, et regardez bien le chef qui marche en tête des troupes de l’Alhambra, vous verrez que ce n’est point M. de Mondéjar.
Don Fernando disait vrai. C’était le vice-gouverneur de Grenade qui les conduisait.
Don Paëz rugit.
— Eh bien ! s’écria-t-il, si par un puéril respect d’une vieille loi martiale M. de Mondéjar demeure sur ses remparts alors que le canon va tonner, moi, don Paëz, je n’y resterai point. À cheval, monsieur, et, j’en suis sûr, le roi sera content d’une pareille désobéissance !
— Vous vous trompez, monseigneur, car la volonté formelle du roi est que vous ne sortiez point de l’Albaïzin.
— Pourriez-vous m’en fournir une preuve ?
— Volontiers, monseigneur.
Don Fernando ouvrit son justaucorps et tira de son sein un parchemin scellé du sceau royal. Don Paëz le prit, le parcourut et pâlit.
Le parchemin contenait les quelques mots suivants :
« Notre volonté royale est que, sous aucun prétexte, et l’ennemi fut-il sous les murs, le gouverneur de l’Albaïzin ne franchisse les murs de sa forteresse. S’il résistait à cet ordre, il serait déclaré coupable de haute trahison, déchu de son rang et de son emploi, et don Fernando y Mirandès serait chargé du gouvernement provisoire de l’Albaïzin.
La signature du roi était authentique. Don Paëz poussa un cri de rage, et mesurant don Fernando du regard :
— C’était donc vous, fit-il avec hauteur et dédain, qui étiez le véritable gouverneur ici ?
— Vous vous trompez, monseigneur, répondit humblement le capitaine, j’étais simplement chargé de vous rappeler la volonté du roi.
— Je m’y soumets, monsieur, fit don Paëz avec un calme superbe ; mais souvenez-vous bien de ceci : le chancelier don José Déza, dont vous me paraissez être l’âme damnée, a la première manche de notre partie, mais j’aurai la seconde, et qu’il prenne garde !
Le capitaine s’inclina avec indifférence.
— Prenez, dit-il, les troupes de la garnison qu’il vous plaira, monseigneur, j’emmène les autres au combat… Et c’est mon droit, ajouta-t-il, car je commande ici en second.
Il remit son chapeau et sauta en selle.
Don Paëz promena son œil d’aigle sur cette petite armée rangée en bataille ; il mesura les dragons d’un regard de mépris, puis désignant du doigt les cinq cents lansquenets allemands :
— Restez ici, dit-il ; don Fernand vient de me faire observer que le devoir d’un gouverneur était de ne point abandonner le siège de son gouvernement… Et il a raison. Ouvrez les portes !
Les deux régiments espagnols sortirent de l’Albaïzin, ayant à leur tête don Fernando y Mirandès ; il ne demeura plus dans la forteresse que don Paëz, gouverneur illusoire, et les lansquenets qui, seuls, lui étaient dévoués et prêts à se faire hacher pour lui.
— Ô fortune ! s’écria alors le favori déchu, tu ne m’as point vaincu encore !
Il regagna son poste d’observation et voulut être spectateur de ce combat auquel la fatalité lui défendait de prendre part.
C’était le matin, nous l’avons dit, par une matinée splendide de l’Espagne avec un soleil étincelant qui miroitait sur les brumes bleuâtres flottant encore au flanc des collines, et jetées comme une mantille de gaze sur les épaules grises des rochers et les tours noircies des forteresses.
L’armée maure, immobile ainsi qu’un mur d’acier, attendait le choc de l’armée espagnole avec la confiance de son droit et de la supériorité de ses forces. Les bataillons de l’Alhambra et ceux de l’Albaïzin couraient, au contraire, à sa rencontre, avec l’impétuosité de troupes fraîches que les marches forcées n’ont point lassées avant le combat.
Le choc fut terrible, les Maures reculèrent ; leur centre parut s’enfoncer indéfiniment vers le nord, et, croyant sans doute à une défaite prématurée, les Espagnols poussèrent en avant et voulurent poursuivre, l’épée haute, ces, prétendus fuyards.
Mais soudain les ailes de l’armée maure, massée sur les collines voisines, se déployèrent rapidement et, par une manœuvre habile, se rejoignirent sur les derrières de l’armée espagnole.
Alors le centre qui avait lâché pied jusque-là s’arrêta, fit tête à l’ennemi, et celui-ci, enveloppé de toutes parts, se trouva enclavé par une muraille d’acier et dans l’impérieuse nécessité de former un carré et de changer son rôle d’agression en une attitude de défense.
Don Paëz, du haut de sa tour, assistait à ce combat, et son égoïsme, son ressentiment parlant plus haut que le devoir, il se réjouit presque de voir le combat prendre cette tournure fatale aux troupes espagnoles.
Le poing sur la hanche, un sourire d’orgueil aux lèvres, il contemplait cette mêlée terrible que la fumée du canon et les reflets du soleil semblaient couvrir d’un voile aux couleurs changeantes, d’un manteau de soie et de pourpre qui en obscurcissait les détails pour imprimer à l’ensemble un cachet de poésie grandiose.
Pendant une moitié de la journée, le canon et la mousqueterie grondèrent dans la plaine, et les rangs des Maures cessèrent de se rétrécir comme une chaîne de fer et d’airain autour des Espagnols, qui se défendaient et tombaient un à un avec l’héroïsme du désespoir.
Et à mesure que l’armée maure avançait, don Paëz souriait et sentait la joie inonder son cœur et sa tête. Il la voyait déjà se déployer poudreuse et triomphante sous les canons de l’Albaïzin et de l’Alhambra, venir se heurter à ses murailles, et alors…
Alors lui, don Paëz, aurait le droit d’agir ; il pourrait pointer le premier canon et s’envelopper d’une héroïque draperie de fumée et de gloire, auréole magique dont les rayons iraient éclairer les marches du trône de Philippe II, feraient tressaillir l’infante de joie et d’orgueil, et pâlir ses ennemis d’impuissance et de colère !
Alors encore, le gouvernement illusoire de l’Albaïzin grandirait de toutes les hauteurs du péril ; il deviendrait le boulevard de Grenade et de l’Espagne entière ; et comme don Paëz n’avait jamais désespéré de son étoile, comme il se reprenait à croire en elle avec plus de ferveur encore, il faudrait bien que sous le feu de son artillerie, les fossés de ses murs devinssent le tombeau de cette armée déjà victorieuse.
Le fracas de la mousqueterie allait s’apaisant, à mesure que l’armée maure avançait ; les Espagnols décimés, sanglants, éperdus étaient parvenus à faire une trouée, et accouraient vers leurs murailles pour s’y abriter et les défendre.
Don Paëz quitta le rempart un instant pour donner ses ordres de combat ; – puis, comme la mode d’alors était de revêtir ses plus riches habits un jour de bataille, il demanda son épée à poignée de diamants, son manteau brodé d’or, son feutre à plume blanche, et il remonta sur le rempart.
L’armée maure avançait toujours.
Don Paëz pointa une pièce de sa main gantée, il prit une lance enflammée et se tint prêt à mettre le feu.
Mais soudain une manœuvre s’opéra dans les rangs des Maures qui, au lieu de poursuivre leur course vers les murailles de Grenade firent volte-face, s’arrêtèrent une minute, puis se retirèrent lentement hors de la portée du canon.
La lance tomba des mains de don Paëz anéanti.
En même temps, il se sentit tiré par le pan de son manteau ; il se retourna et aperçut le lévrier d’Hector.
Le lévrier avait dans sa gueule une bague qu’il laissa tomber sur la dalle.
Cette bague signifiait : – le péril a grandi.
L’œil de don Paëz s’enflamma, il frappa le sol du pied et s’écria : La veille du supplice est quelquefois l’aurore du triomphe, et je veux triompher !
L’homme qui croit à son étoile, l’homme qui ose est fort entre tous.
La fortune semblait défier don Paëz, elle paraissait même le battre depuis quelque temps, mais elle ne l’avait point terrassé.
À chaque coup qu’elle lui portait, il chancelait une seconde pour se redresser plus fier, plus inébranlable, plus audacieux que jamais.
Il contempla froidement la retraite des Maures, qui bientôt disparurent à l’horizon, cachés par un pli du terrain ; puis il porta son regard sur les débris mutilés des bataillons espagnols, se traînant vers Grenade ; la tête basse et couverts de sang ; – et une joie secrète envahit son cœur.
Le sous-gouverneur de l’Alhambra avait été tué ; quant à don Fernando y Mirandès, il avait survécu, mais on l’apportait mourant sur une sorte de civière formée avec quatre mousquets mis en croix.
— Voilà, pensa don Paëz, un homme qui ne me nuira pas de sitôt ; et, pour le moment du moins, je suis encore le vrai gouverneur de l’Albaïzin.
Un sourire amer passa sur ses lèvres :
— Ah ! fit-il avec dédain, ils m’ont confié un gouvernement dérisoire. Ah ! messire le roi, vous avez voulu humilier votre favori, et vous lui avez donné une bourgade à commander ! Eh bien ! je le grandirai mon maître, ce gouvernement, je le grandirai de toute ma valeur personnelle ; ces murailles d’un quart de lieue de circonférence, je les ennoblirai d’une auréole de fumée et de sang qui gravera leur nom aux pages de l’histoire et de la renommée ; et, s’il le faut, si l’ennemi ne vient point en aide à leur gloire future, si je ne puis l’ensevelir dans le cercueil que je creuse à leur ombre, j’y mettrai le feu moi-même et, nouvelle Erostrate, j’attacherai mon nom au nom de l’Albaïzin incendié, et ces deux noms, enlacés à toujours, diront aux âges à venir ce qu’eût été don Paëz !
La nuit approchait. Don Paëz quitta le rempart, descendit dans les rues et alla, comme c’était son devoir et son droit, recevoir aux portes qu’on venait d’ouvrir les débris sanglants et dispersés de sa garnison.
Don Fernando avait reçu un coup de lance à travers le corps, et il s’était évanoui ; à peine osait-on répondre de sa vie.
Ce qu’il ramenait de la garnison de l’Albaïzin sortie le matin, pouvait être évalué à deux cents hommes la plupart hors de combat et incapables de reprendre vis-à-vis du gouverneur cette attitude d’hostilité et de révolte qui avait entravé jusque-là ses moindres volontés. Les lansquenets allemands dévoués à don Paëz composaient seuls, désormais, la garnison valide de l’Albaïzin.
Don Paëz donna ses ordres pour la nuit, regagna la citadelle et se retira dans son appartement.
Il avait besoin de solitude et de méditation pour parer les coups que la fortune aveugle s’obstinait à lui porter sans relâche.
Mais il était seul à peine que son Maure Juan entra avec un air de mystère.
— Que me veux-tu ? lui demanda don Paëz surpris.
— Monseigneur, répondit Juan, un habitant de l’Albaïzin sollicite de vous un entretien secret.
— Sais-tu ce qu’il désire ?
— Je l’ignore ; c’est un barbier qui se nomme Pedillo.
— Est-il Maure ou Espagnol ?
— Ni l’un ni l’autre ; il est juif.
— Fais-le venir, dit don Paëz agité d’un secret pressentiment.
Juan introduisit un petit vieillard jaune et voûté, aux cheveux blancs et rares, à la barbe grise et mal taillée. Son œil pétillant, son nez crochu, ses lèvres minces disaient assez à quelle race il appartenait.
Il salua avec cette humilité servile et railleuse en même temps des fils d’Abraham, et se tint debout et les yeux baissés devant le gouverneur qui attachait sur lui son œil interrogateur.
— Que me voulez-vous ? demanda don Paëz.
— Monseigneur, répondit le juif, je suis le barbier le plus achalandé de l’Albaïzin depuis que la guerre civile déchire notre belle Espagne.
— Ah ! et comment cela ?
— C’est fort simple. Les Maures de l’Albaïzin jouissent, par un caprice de feu l’empereur Charles-Quint de certaines franchises, de quelques prérogatives que n’ont jamais eues leurs frères de Grenade et des autres villes de l’Espagne. Ils se trouvent heureux ainsi et n’ont aucun intérêt direct au rétablissement d’un prince maure sur le trône de Grenade. Ils n’ont donc aucune haine pour les Espagnols, et font même avec eux un certain commerce de détail assez étendu. Cependant, comme leurs frères ont levé l’étendard de la rébellion, par un sentiment d’orgueil national, par une sorte de pudeur patriotique, ils ont rompu ostensiblement avec les chrétiens et ils paraissent n’avoir plus avec eux aucun rapport ; mais chaque fois qu’ils en trouvent l’occasion et qu’ils peuvent en rencontrer sur un terrain neutre, ils continuent leurs relations et leurs échanges commerciaux.
— Eh bien ? fit don Paëz.
— Eh bien ! monseigneur, comme je ne suis ni chrétien ni Maure, mais israélite, ils se donnent naturellement rendez-vous dans mon échoppe, où ma profession les attire forcément du reste.
— Je comprends : où voulez-vous en venir ?
— Le voici… dit le juif d’un ton mystérieux et à voix basse ; j’ai des révélations importantes à faire à Votre Excellence.
— Et, fit don Paëz, prêtant l’oreille, quelles sont ces révélations ?
— Je suis sur la trace d’un complot, monseigneur.
Don Paëz releva la tête, comme un cheval qui entend tout à coup un bruit lointain de clairons.
— Et ce complot a pour but ?
— La prise de l’Albaïzin et celle de Grenade.
Le gouverneur fronça le sourcil.
— Je croyais, dit-il, du moins c’était votre avis tout à l’heure, que les Maures de l’Albaïzin étaient parfaitement inoffensifs ?
— La majeure partie ; oui, monseigneur.
— Et l’autre ?
— L’autre se souvient qu’elle est de race mauresque, qu’elle a été libre avant de subir le joug de l’Espagne ; et elle est prête à sacrifier ses intérêts du moment à la splendeur future de ses frères.
— Comment le savez-vous ?
— Dans mon échoppe, poursuivit le juif, il se tient, depuis huit jours, bien des conservations étouffées, bien des propos allégoriques… J’ai l’air de ne rien entendre, je parais ne m’occuper que de mes rasoirs ébréchés et de mon savon parfumé, mais je ne perds ni un mot, ni un geste.
— Et vous avez, dites-vous, découvert un complot ayant pour but l’occupation de l’Albaïzin ?
— Votre Excellence l’a dit.
— Connaissez-vous les chefs de ce complot ? Pouvez-vous me donner des détails ?…
Le juif se gratta l’oreille :
— Je suis un pauvre diable, dit-il, et je gagne de mon mieux ma misérable vie…
— Je comprends, fit don Paëz avec dédain, tu viens me vendre ton secret ?
— Votre Excellence a bien de l’esprit ; elle a deviné juste.
— Fais ton prix, juif…
Et don Paëz prit une bourse qui se trouvait sur une table, à portée de sa main :
— Veux-tu mille pistoles ? dit-il.
— Hum ! grommela le juif, les Maures sont riches, et je suis bien sûr qu’ils paieraient mon silence plus cher que vous ne voulez acheter ma langue.
— Je double, dit froidement don Paëz. Si tu n’es pas content, je te fais pendre sur l’heure.
— C’est pour rien, murmura le barbier, mais je suis un fidèle sujet de Sa Majesté Catholique et je vais tout vous dire.
Don Paëz vida la bourse sur la table.
— Voilà quinze cents pistoles, dit-il ; demain tu auras les cinq cents autres.
— Oh ! je puis faire crédit à Votre Excellence. Cependant…
— Quoi donc, maroufle ?
— Comme le grand courage de Votre Excellence peut, cette nuit, l’exposer à quelque péril, si elle voulait me donner un bon sur son trésorier…
— Soit, répondit don Paëz prenant une plume.
— On ne sait ni qui vit ni qui meurt, dit humblement le juif.
— Et maintenant, ajouta le gouverneur en lui tendant le papier qu’il venait de griffonner, parle, juif, et parle bien surtout ! ou je te fais hisser au beffroi de la citadelle comme un étendard de sinistre augure.
Le pauvre homme sourit humblement :
— Votre Excellence sera satisfaite, dit-il.
Don Paëz se renversa sur son siège et prêta l’oreille.
— Le roi de Grenade, commença le juif, a un lieutenant en qui il a toute confiance, et qui se nomme Aben-Farax. Ce lieutenant est un homme de bravoure et de résolution ; il est né dans l’Albaïzin, il y a encore une partie de sa famille, et c’est sur elle et les amis de cette famille qu’il a surtout compté pour la réussite de son plan.
Le nombre des Maures de l’Albaïzin, gagnés à la cause d’Aben-Farax, s’élève à environ cent cinquante hommes. Ces cent cinquante hommes doivent entraîner par leur exemple le reste de la population et la contenir au besoin.
L’Albaïzin communique avec l’Alhambra par un passage souterrain qui passe sous le lit du Daro ; – un autre souterrain relie l’Albaïzin aux Alpunares.
Ce souterrain est étroit, tortueux, et il faudrait plus d’un jour pour y faire passer toute une armée ; mais cent cinquante hommes pourront aisément y pénétrer et ressortir en moins de deux heures au centre même de la ville.
Les caves de la famille d’Aben-Farax lui servent d’issue. Nul, si ce n’est quelques Maures, ne connaît cet important secret ; – pas un Espagnol ne soupçonne l’existence de ce passage.
— En vérité, interrompit don Paëz, je conseille au roi Philippe II de vanter encore la police de l’inquisition.
— C’est par là, poursuivit le juif, que cette nuit même…
— Déjà ? fit don Paëz avec joie.
— Par là, reprit le juif, que dans quelques heures Aben-Farax et une petite troupe aguerrie pénétreront dans l’Albaïzin. Cette troupe, jointe aux Maures de la ville qui servent la cause de leurs frères, à l’aide des ténèbres et grâce au déplorable état de la garnison, encore harassée du combat d’aujourd’hui, se rendra aisément maîtresse des portes et des postes principaux, tandis que l’armée mauresque qui a paru se retirer mais qui est campée à deux lieues d’ici, accourra, et, s’emparant de l’Albaïzin dont les portes lui seront ouvertes, escaladera les hauteurs de l’Alhambra, qui lui sera livré par un détachement introduit dans la place à l’aide du souterrain du Daro.
Le juif s’arrêta et regarda don Paëz.
— À quelle heure, demanda celui-ci, Aben-Farax entrera-t-il dans l’Albaïzin ?
— À minuit.
— À quelle heure l’armée maure se trouvera-t-elle sous les murs de l’Albaïzin ?
— Une heure plus tard.
— C’est bien ; indique-moi la maison où se trouve l’issue secrète ?
— C’est celle que j’occupe, monseigneur.
Le Maure fit un pas en arrière ; don Paëz l’arrêta d’un geste.
— Tu vas rester ici, dit-il, et si tu m’as menti, tu seras pendu.
Il frappa sur un timbre, deux lansquenets parurent :
— Conduisez cet homme à la tour du Sud, dit-il, et veillez sur lui, vous m’en répondez.
On emmena le barbier. Alors un fier sourire glissa sur les lèvres de don Paëz, qui s’écria :
— Cette fois le combat aura lieu dans mes murs ; cette fois je serai bien le véritable défenseur de Grenade, et don Fernando ne sera point la pour discuter mes ordres.
Don Paëz frappa une seconde fois sur un timbre. Don Juan reparut.
— Appelle, lui dit-il, le capitaine des lansquenets.
Le capitaine arriva sur-le-champ. C’était un gros Allemand, grisonnant déjà, toujours à moitié ivre, capable de tout, même de piller une église et de se faire mahométan pourvu qu’on le payât ; mais tenant scrupuleusement sa parole, et brave comme un lion.
— Combien avons-nous d’hommes en état de combattre ? demanda don Paëz.
— Six cents environ.
— L’Albaïzin a-t-il des vivres et des munitions en assez grande abondance pour soutenir un siège de huit jours ?
— Oui, monseigneur.
— Même contre une armée de dix mille hommes ?
— Les murs sont bons, nos hommes sont braves ; pourvu que nous ayons à boire…
— Très bien. Faites doubler les postes des portes. Nous serons assiégés cette nuit même.
— Oh ! oh ! grommela le lansquenet, peut-être faudrait-il en donner avis à l’Alhambra…
— Non, de par Dieu ! s’écria don Paëz, je veux la gloire et le péril pour moi seul !
— Paiera-t-on mieux ? demanda le lansquenet.
— On paiera double, répondit don Paëz.
— Mordieu ! avec mes cinq cents hommes, je tiendrais tête à toutes les Espagnes !
— Tout votre monde aux remparts, excepté cent hommes que vous commanderez.
— Où les conduirai-je ?
— Je vous montrerai le chemin. Allez donner vos ordres et attendez.
Don Paëz ceignit son épée et descendit dans les cours intérieures de la forteresse, où le capitaine de lansquenets exécutait ses instructions.
— Comment va don Fernand ? demanda-t-il.
— Mal, lui répondit un soldat, il a le délire.
— Qu’il l’ait quelques heures encore, pensa-t-il, et je suis sauvé !
Les cent hommes étaient prêts à partir, et la nuit, devenue obscure, devait protéger leur marche silencieuse à travers les rues désertes de l’Albaïzin.
— Qu’on m’amène le barbier que l’on a conduit en prison, ordonna don Paëz qui, sans doute, avait réfléchi que le juif lui pouvait être un précieux cicérone.
On alla chercher le barbier.
— Juif, lui dit le gouverneur à demi-voix, tu m’accompagnes et tu vas m’indiquer, rue par rue, les maisons de ceux qui sont disposés à prendre les armes pour les Maures.
Le juif hésita.
— Cela n’était point convenu entre nous, balbutia-t-il.
— Je te paierai. Marche.
L’objection était levée. Le juif marcha.
— Allons d’abord chez toi, dit don Paëz.
Le juif, après quelques centaines de pas, s’arrêta devant la porte de la maison où il avait son échoppe, et qu’habitait la famille d’Aben-Farax.
Un soldat heurta cette porte avec la crosse de son mousquet.
La porte demeura close longtemps et ne s’ouvrit enfin qu’avec précaution sous la main d’un vieillard débile et courbé, qui demanda d’une voix tremblotante à qui on en voulait chez lui.
— À vous, répondit don Paëz.
Et, sur un signe du gouverneur, deux soldats appuyèrent le canon de leur mousquet sur la poitrine du vieillard qui recula tout tremblant.
— Vous êtes le père d’Aben-Farax ? demanda don Paëz.
— Oui, monseigneur.
— Alors, veuillez me conduire dans vos caves.
— Elles sont vides ! murmura le vieillard effrayé… nous n’avons plus d’or… on nous l’a pris.
— Si vous n’avez plus d’or, vous avez une issue mystérieuse…
— Monseigneur se trompe, assurément.
— Mon maître, dit froidement don Paëz, vous avez dans vos caves l’issue d’un souterrain ; ce souterrain aboutit aux Alpunares ; par cette issue, ce soir, à minuit, votre fils Aben-Farax pénétrera dans l’Albaïzin avec cent cinquante hommes…
Le vieillard ne chercha point à nier, mais bien à s’échapper des mains des soldats et à courir au fond de sa maison pour donner l’alarme.
— Si cet homme fait un pas, tuez-le, ordonna don Paëz.
Le vieillard rugit, mais l’instinct de la conservation l’emporta chez lui sur tout autre sentiment, et il demeura paisible aux mains des soldats.
— Conduisez-nous, dit alors don Paëz ; sur ma foi de gentilhomme, il ne sera fait de mal à personne, et aucune vengeance ne sera exercée. Mais que tout le monde se rende, ou j’ordonne un massacre général des Maures dans l’Albaïzin. Demain je rendrai la liberté à tout le monde, et l’inquisition ne sera point instruite de cette tentative de révolte.
Le vieillard guida don Paëz et ses hommes à travers un dédale de corridors, et les conduisit par un étroit escalier jusqu’à une salle souterraine éclairée par de nombreuses torches, et au milieu de laquelle une douzaine de Maures, la plupart jeunes et vigoureux, apprêtaient des armes de toutes natures et fabriquaient des munitions et des engins de guerre.
À la vue inattendue des soldats, ils se levèrent précipitamment et portèrent la main à leurs pistolets et à leurs poignards ; mais le vieillard leur cria soudain :
— Bas les armes ! nous sommes trahis !
Quelques-uns vociférèrent ; don Paëz leur dit :
— Si vous voulez faire massacrer tous les Maures de Grenade et de l’Albaïzin, vous n’avez qu’à tirer un seul coup de feu.
Les Maures se rendirent à merci.
— J’ai nom don Paëz, reprit le gouverneur, et comme je suis loyal, j’ai foi en la loyauté des autres. Voulez-vous être mes prisonniers sur parole ?
— Soit, répondirent-ils.
— En ce cas demeurez ici, et qu’aucun de vous ne bouge.
Puis don Paëz se tourna vers le capitaine de lansquenets :
— Emmenez, le barbier avec vous, dit-il, pénétrez dans toutes les maisons, désarmez sans bruit les conspirateurs ; si l’on résiste faites tuer à coups d’épée, mais que pas un coup de feu ne soit tiré.
Le capitaine s’inclina.
— Ensuite, poursuivit don Paëz, vous enverrez un détachement à la forteresse et ferez apporter ici une vingtaine de barils de poudre.
Les Maures se regardèrent avec effroi :
— C’est pour faire sauter Grenade et l’Alhambra si besoin est, dit tranquillement don Paëz.
Ces ordres furent promptement exécutés.
Tandis que le capitaine de lansquenets, avec une partie de ses hommes, désarmait et cernait les maisons suspectes, guidé par le barbier, un officier apportait en toute hâte les barils de poudre demandés par don Paëz.
La salle où le vieillard l’avait conduit n’était autre que le point de jonction des deux souterrains, fermés par une porte de fer.
Don Paëz se fit ouvrir celle qui conduisait à l’Alhambra, et ordonna qu’on y plaçât les deux tiers de la poudre, laissant le reste dans la salle.
Il avait près de lui une vingtaine d’hommes, il en fit demander trente autres à la forteresse ; puis quand minuit approcha, il ordonna qu’un baril fût défoncé, se fit ensuite une torche, et se plaça à côté, sans que les Maures frissonnants pussent deviner son projet.
Au moment où minuit sonnait, deux coups discrets furent frappés à la porte du souterrain qui venait des Alpunares.
— Ouvrez ! ordonna don Paëz.
La porte tourna sur ses gonds et un homme entra, l’épée à la main : c’était Aben-Farax ; puis deux autres, pareillement armés, ses frères ; et après eux une vingtaine de Maures, tous armés, tous prêts à combattre… mais tous s’arrêtèrent frappés de stupeur à la vue des soldats allemands qui emplissaient la salle, et de don Paëz, immobile et calme auprès du baril de poudre, la torche dans la main droite, la gauche sur la garde de son épée.
— Messire Aben-Farax, dit-il en les mesurant d’un tranquille regard, j’ai nom don Paëz, j’étais le favori du roi d’Espagne ; mais on a miné ma faveur, et mes rêves d’ambition sont près d’avorter. Un coup d’éclat seul peut raffermir ma fortune ébranlée ; si l’occasion me manque, j’appellerai la mort à mon aide. Les regrets de l’ambition déçue sont le plus atroce des supplices. Or, vous empêcher de prendre Grenade, vous faire prisonniers, vous et ceux qui viennent derrière vous, serait certes un assez beau coup et je vais le tenter. Je ne veux ni coup de feu, ni tumulte, ni sang versé. Si l’on se battait dans les rues de l’Albaïzin, on me traiterait de boucher et mes ennemis contesteraient ma victoire. Rien de tout cela ; je veux simplement vous amener à déposer vos armes et à vous rendre à merci.
— Par Mahomet ! s’écria le bouillant Aben-Farax, je voudrais bien savoir comment ?
— De la plus simple façon, messire. Vous voyez ce baril, vous voyez cette porte ouverte, et par cette ouverture d’autres barils semblables a celui-ci ?
— Oui, murmura Aben-Farax.
— Eh bien ! il y a en trente ou quarante semblables, échelonnés jusque sous les murs de l’Alhambra.
Aben-Farax fit un mouvement et voulut marcher sur don Paëz.
— Un pas de plus, dit celui-ci, et j’incendie Grenade et l’Alhambra, les souvenirs d’orgueil de votre race, les merveilles de vos rois ; – tout ce qui atteste votre splendeur passée, tout ce qui est l’objet, le but de vos rêves d’avenir, saute avec nous et retombe en décombres noircis.
Et don Paëz approchait la torche du baril.
— Bas les armes ! cria Aben-Farax frémissant ; nos frères accourent et nous délivreront !
— Je vais les recevoir ! répondit don Paëz d’une voix railleuse.
Il confia les prisonniers aux lansquenets et courut à la forteresse, sur laquelle marchait l’armée maure, commandée par le roi Aben-Humeya lui même.
Pas une lumière ne brillait aux créneaux de l’Albaïzin : les remparts de la forteresse paraissaient déserts, et don Fernand ne douta point un instant que l’assaut ne fût de courte durée, grâce au sommeil des assiégés, qui lui permettait d’espérer un plein succès.
La nuit était sombre, et la silhouette noire des tours se dessinait à peine sur le bleu foncé du ciel.
Les Maures marchaient silencieux, croyant toujours au sommeil de la garnison ; mais soudain, et au moment où ils étaient à portée de mousquet, les créneaux, les remparts, les tours, s’illuminèrent tous à la fois, puis s’enveloppèrent d’un manteau de fumée et retentirent d’un horrible fracas. Le canon grondait !
— Nous sommes trahis ! s’écria don Fernand, nous avons un véritable siège à faire maintenant, car l’homme qui défend ces murs est aussi brave que moi. Feu ! et aux remparts.
Don Fernand poussa vigoureusement son cheval, aux pieds duquel vint s’amortir un boulet ; – et presque aussitôt, à la lueur momentanée d’un coup de canon, il aperçut debout sur le rempart, calme, impassible, la tête haute et l’œil flamboyant, un homme qui donnait ses ordres d’une voix brève et assurée : c’était don Paëz.
— Fatalité ! murmura-t-il, cet homme et moi, nous devrions être frères !
Les murailles de l’Albaïzin resplendissaient comme un phare dans la nuit sombre ; les boulets, la mousqueterie pleuvaient sur les assiégeants et leur causaient grand dommage, tandis qu’abrités derrière leurs créneaux les assiégés n’éprouvaient que des pertes minimes.
Don Paëz, l’épée à la main, l’œil étincelant, la parole brève, le geste hautain, était partout, calculant la durée de l’attaque avec le sang-froid d’un général vieilli dans les camps.
Éveillé en sursaut par le fracas fait autour de l’Albaïzin, l’Alhambra s’était illuminé, à son tour, d’une auréole de feu, et ses boulets, sifflant au-dessus des murs et des tours de l’Albaïzin, allaient ricocher sur les bataillons maures et y creuser un sillon sanglant. Le combat dura jusqu’au jour.
Au moment où naissaient les premières clartés de l’aube, les Maures se regardèrent, calculèrent l’énormité de leurs pertes, s’aperçurent que pas un bastion de Grenade et de ses faubourgs n’était pris et que le siège devait être converti en blocus pour obtenir un résultat.
Mais don Fernand de Valer, dédaignait un pareil moyen, et il lui paraissait indigne de son sang et de sa race d’affamer une ville pour la prendre. Il préféra se retirer.
De même que don Paëz n’avait pas quitté le rempart un seul moment, de même, don Fernand, épée au poing et couronne en tête, avait constamment poussé son cheval au premier rang et combattu comme un simple soldat. – Il avait fait son devoir de guerrier ; son devoir de roi lui ordonnait maintenant de ménager le sang de ses sujets. Il ordonna donc la retraite et l’effectua sans précipitation, le visage tourné vers l’ennemi et marchant le dernier.
Don Paëz vit les Maures s’éloigner ; il les suivit du regard, immobile et debout à son poste de combat, le pied sur un cadavre, appuyé sur son épée et dans l’attitude d’un héros fatigué qui se repose et contemple son triomphe.
Puis, quand les Maures eurent disparu, il abaissa son œil sur le champ de bataille, sourit d’orgueil à la vue des monceaux de cadavres entassés dans les fossés et au pied des tours, et quitta enfin le rempart.
— Messire le roi, se dit-il alors, sera content de moi, je suppose, car sans moi, le roi Aben-Humeya couchait ce soir à l’Alhambra et devenait un vrai roi de Grenade. Ah ! messire mon maître, mes ennemis ont remporté une première victoire, et ils ont si bien ébranlé ma faveur que vous m’avez donné une bourgade à gouverner ? Eh bien, cette bourgade a grandi ; en moins d’une nuit, elle est devenue une page de pierres à ajouter aux feuillets de l’histoire, et maintenant que grâce à elle et à moi, Grenade vous appartient encore, peut-être ne me refuserez-vous pas le gouvernement de la ville que je vous ai gardée !
Vous êtes un homme d’esprit, messire don José Déza, le chancelier ; vous avez la langue envenimée des gens de justice et l’astuce des courtisans ; vous êtes patient comme un larron, et vous avez mis trois mois à saper ma faveur dans le cœur et dans le cerveau du roi ; – vous avez presque réussi, mon maître, et quelques jours de plus vous auraient suffi pour m’envoyer au bûcher. Malheureusement je viens de trouver le moyen de renverser tous vos projets d’un seul coup. Un simple cadeau que je vais faire à Sa Majesté Philippe II déridera son front plissé et me rendra sa royale amitié. Il est vrai que ce cadeau, c’est la ville de Grenade que sans moi il n’aurait plus, et le bras droit du roi son rival, le lieutenant Aben-Farax.
— Ça, ajouta don Paëz, en appelant le capitaine des lansquenets qui se tenait à distance respectueuse, montez à cheval, mon maître !
— Où vais-je ?
— À Madrid, conduire les prisonniers. Prenez une escorte de deux cents hommes.
Le capitaine alla faire sonner le boute-selle, et don Paëz rentra chez lui.
— Monseigneur, lui dit Juan, votre prisonnier Aben-Farax et ses deux frères désirent avoir une minute d’entretien avec votre excellence avant leur départ.
— C’est leur droit, répondit don Paëz ; qu’on les introduise !
Aben-Farax entra peu après, salua don Paëz avec courtoisie, prit le siège que celui-ci lui indiquait et lui dit :
— Connaissez-vous, messire, la sœur de mon roi ?
— La gitana ? murmura involontairement don Paëz.
— Oui, la gitana, fil Aben-Farax, souriant.
Don Paëz s’inclina.
— Et, poursuivit Aben-Farax, vous souvenez-vous d’une certaine rencontre entre elle et vous, dans un souterrain, un jour de chasse royale…
Don Paëz tressaillit.
— Et d’une promesse qu’elle exigea de vous ? continua le Maure.
Don Paëz pâlit.
— Elle m’a chargé de vous présenter cet anneau.
Aben-Farax tira une bague de son sein et la présenta au gouverneur.
— C’est votre liberté que vous me réclamez, n’est-ce pas ? demanda don Paëz.
Aben-Farax s’inclina.
— Fatalité ! murmura le colonel des gardes. Tout est perdu.
Puis il ajouta tout haut :
— Un gentilhomme tient toujours son serment, messire. Vous serez libre dans quelques heures. Puisse cette liberté ne point m’envoyer à l’échafaud !
Aben-Farax demeura impassible.
— Messire, poursuivit don Paëz, vous allez partir pour Madrid, vous et les vôtres, sous bonne escorte, mais je donnerai des ordres, j’achèterai s’il le faut le capitaine des lansquenets que j’ai chargé de conduire le convoi, et à deux lieues d’ici, dans le premier bois que vous traverserez, il vous laissera fuir, vous et vos deux frères.
— Soit ! répondit Aben-Farax.
Mais, en ce moment, la porte s’ouvrit et un homme pâle et chancelant, couvert de bandelettes ensanglantées, parut sur le seuil.
C’était don Fernando y Mirandès.
Don Paëz fit un pas en arrière et porta la main à son épée avec un geste de colère, à la vue de don Fernando.
— Que me voulez-vous ? demanda-t-il avec hauteur.
— Monseigneur, dit poliment don Fernando, vous allez envoyer un convoi de prisonniers à Madrid ?
— Que vous importe ! fit don Paëz. Je suis le gouverneur de l’Albaïzin et ne prends conseil que de moi-même et du roi.
— C’est que, précisément, c’est au nom du roi que je parle.
— Ah ! et que veut le roi ?
Don Fernando déplia lentement un parchemin et le mit sous les yeux de don Paëz, qui pâlit de rage.
Ce parchemin contenait ces deux lignes :
« Si don Paëz envoie des prisonniers à Madrid, don Fernando y Mirandès sera chargé de les escorter avec une partie des troupes qu’il commande.
« Signé, Le Roi. »
Don Paëz rugit comme un taureau irrité par une meute de chiens hurlants. Une seconde d’anxiété terrible s’écoula pour lui, car il se trouvait dans la dure nécessité de fouler son serment aux pieds ou de désobéir au roi.
Pendant une seconde il tourmenta son épée dans son fourreau et fut tenté d’en frapper don Fernando. S’il n’eût été blessé déjà et chancelant encore, don Fernando était un homme mort. Son état de faiblesse le sauva.
Don Paëz garda une minute de terrible silence, pendant lequel don Fernando parut inquiet et troublé ; puis il lui dit avec dédain :
— Vous êtes souffrant monsieur ; il serait imprudent de vous mettre en route en pareil état…
— Le roi le veut, murmura don Fernando.
— Sans doute, fil don Paëz, le roi veut que vous escortiez les prisonniers que j’enverrai. Mais…
— Mais ? demanda don Fernando avec hésitation.
— Je ne les enverrai point, répondit froidement don Paëz, ils demeureront ici.
Don Fernando parut étonné et jeta un furtif regard sur Aben-Farax et ses frères.
— Don Paëz surprit ce regard et un éclair jaillit de son œil :
— Don Fernando, dit-il d’une voix railleuse, vous êtes pâle et hâve comme un mort qui ressuscite, ou un homme de loi tel que messire le chancelier ; vous souffrez, mon cher sire, et nous sommes exposés ici à tous les vents de l’Espagne, rentrez donc chez vous au plus vite : – l’Albaïzin et le roi feraient une perte trop cruelle si vous mouriez de vos blessures.
Don Fernando salua froidement et sortit.
Alors don Paëz se tourna vers Aben-Farax et lui dit :
— Je vous ai donné ma parole que vous seriez libre, vous le serez cette nuit même. Comptez-y.
La nuit suivante, vers deux heures, la porte de tour où étaient enfermés Aben-Farax et ses frères s’ouvrit sans bruit, et un homme, dont le chapeau tombait sur les yeux, entra dans le cachot où les trois Maures s’étaient endormis.
— Suivez-moi, dit mystérieusement cet homme.
Ils obéirent.
L’inconnu les guida, à travers les ténèbres jusqu’à un petit escalier tournant qui s’enfonçait dans les profondeurs de la forteresse, et il descendit le premier.
Ils le suivirent, confiants en la loyauté de don Paëz.
Après avoir descendu une centaine de marches, ils pénétrèrent dans un corridor assez étroit qu’ils traversèrent dans toute sa longueur ; au bout de ce corridor était une porte que l’inconnu ouvrit, et quand elle eut tourné sur ses gonds, ils se trouvèrent en plein air.
Ils reconnurent alors qu’ils venaient de franchir une poterne ; ils aperçurent un pont-levis jeté sur le fossé extérieur, et, au-delà du pont-levis, trois chevaux attachés à un arbre. Alors ils reportèrent leurs regards sur leur guide, et, à la clarté phosphorescente qui se dégage de l’atmosphère des pays chauds et jette un rayon lumineux à travers les nuits les plus sombres, ils reconnurent don Paëz.
Don Paëz qui, conspirant contre lui-même, trompait le gouverneur au profit du gentilhomme, et trahissait le roi pour être fidèle à son serment.
— Messire, dit-il à Aben-Farax, voilà des chevaux, partez au plus vite, et que les premiers rayons du jour vous trouvent à distance de l’Albaïzin. Hors de mon gouvernement je ne peux rien.
Aben-Farax s’inclina.
— Dans mon gouvernement même, reprit don Paëz avec un accent de dédain amer, je suis bien moins gouverneur que gouverné, et mes pouvoirs illimités en apparence se trouvent restreints et contrebalancés par une influence mystérieuse. Mes ennemis ont su placer des espions autour de moi, et je ne suis, pour l’heure, rien moins que le gouverneur de l’Albaïzin.
— Je le sais, murmura Aben-Farax.
— Ah ! vous le savez ? fit don Paëz tressaillant.
— Sans doute. Les Maures savent tout. Don Paëz, vous êtes le seul Espagnol, si j’en excepte Mondéjar, pour lequel nous n’ayons aucune haine au fond du cœur.
— Je vous ai cependant fait assez de mal cette nuit même ?
— Oui, mais nous avons un pressentiment.
— Lequel ?
— C’est que vous combattrez un jour dans nos rangs. Ne riez pas, don Paëz, Dieu est grand.
— Et Mahomet est son prophète, n’est-ce pas ? Je ne crois pas à Mahomet.
— Don Paëz, dit gravement Aben-Farax, on ne retrouve point le cœur d’un roi, pas plus que le cœur d’une maîtresse. Votre faveur est sapée ; le roi ne vous aime plus, car il sait tout…
— Quoi ! tout ?
— Il sait que vous aimez l’infante.
— Il se trompe, mon maître ; je veux seulement qu’elle m’aime.
— C’est ce que je voulais dire. Eh bien ! don Paëz, si l’infante vous aime, et j’en suis assuré, du reste, vous ne l’épouserez jamais…
— Peut-être ?
— Vous épouserez la sœur de mon roi, celle que vous appelez la gitana.
— Jamais.
— Ne vaut-elle point une infante d’Espagne ?
— Peut-être… mais je ne l’épouserai pas.
— Même si elle vous donnait un trône ?
Don Paëz tressaillit et hésita.
— Non, dit-il enfin, même pour un trône.
— Et pourquoi cela, don Paëz ?
— Pourquoi ? parce que l’ambition et l’amour ne cheminent point côte à côte dans l’âpre route de la vie ; parce que l’amour étouffe l’ambition… et j’ai peur d’aimer la gitana.
Aben-Farax poussa un cri :
— Tu l’aimes ! don Paëz, fit-il avec joie ; don Paëz, une heure viendra où tu seras las de ton maître comme nous l’avons été de notre joug, et, à cette heure-là, don Paëz, nous t’attendrons ! Adieu !…
Et Aben-Farax sauta en selle avec ses frères et s’éloigna au galop.
Don Paëz le suivit des yeux à travers les ténèbres ; puis, lorsque le galop se fût éteint dans l’éloignement, il rentra dans l’Albaïzin, referma soigneusement la poterne et murmura :
— Cette femme est donc un démon, que mon cœur tressaille quand on me parle d’elle, et qu’un trouble inconnu s’empare de ma tête et de mon cœur à son souvenir. Cet homme est donc un prophète, puisqu’il m’annonce l’heure de ma chute avec un accent convaincu et un front impassible ?
Et une sueur glacée inonda le front de don Paëz.
— Pourtant, reprit-il, j’ai foi en mon étoile, pourtant je dois être si grand un jour, si j’en crois la voix secrète du destin, qu’une couronne descendra du ciel ou montera de l’enfer sur mon front… Cet homme est un imposteur !… Ou bien, acheva-t-il, illuminé soudain, ou bien me serais-je trompé, et cette couronne que j’attends de l’Espagne me viendrait-elle d’ailleurs ?
Attendons ! ce mot est le talisman de la vie.
*
* *
Le jour venait, don Paëz, enveloppé dans son manteau, regagna ses appartements.
Les escaliers étaient déserts à cette heure, les sentinelles sommeillaient çà et là sur leurs hallebardes ; don Paëz traversa un obscur corridor, le front penché et absorbé dans une méditation profonde ; aussi n’aperçut-il point un homme immobile et dissimulé dans l’ombre qui dardait sur lui un œil étincelant et le suivit du regard jusqu’à ce que la porte se refermât sur lui.
C’était encore don Fernando y Mirandès, pâle et frissonnant de fièvre sous son manteau brun :
— Don Paëz, murmura-t-il, tu viens de faire évader un prisonnier de guerre, te voilà coupable de haute trahison… et nous te tenons enfin !
Cinq jours après, vers le soir, un cavalier s’arrêta tout poudreux aux portes de l’Albaïzin ; il portait le costume des gentilshommes de la maison du roi, et il montra aux porte-clés et à l’officier des portes un parchemin scellé du sceau royal et fermé par un fil de soie bleue.
— Pour le gouverneur ! dit-il.
On le conduisit auprès de don Paëz, et don Paëz, le reconnaissait, poussa un cri et pâlit…
C’était Hector.
Hector, harassé, épuisé, aussi pâle que don Paëz, l’œil brillant de fièvre.
— Ciel ! s’écria le gouverneur, qu’arrive-t-il donc ?
Hector congédia d’un geste les lansquenets qui l’avaient conduit auprès de son frère, ferma soigneusement la porte et revint vers don Paëz :
— Frère, lui dit-il avec émotion, demain il serait trop tard, il faut fuir cette nuit même.
— Fuir ! exclama don Paëz.
— Préfères-tu l’échafaud ?
— L’échafaud ! l’échafaud pour moi ! As-tu perdu la raison ?
— Tiens ! dit Hector d’une voix brisée en brisant le scel du parchemin, lis.
Don Paëz frissonna une seconde, puis il lut d’une voix calme et forte :
« Nous, Philippe II, roi des Espagnes, des Indes, etc.… etc.…, à notre féal don Fernando y Mirandès, salut !
» Notre volonté royale est qu’au reçu des présentes lettres, vous preniez le commandement suprême des forces de l’Albaïzin, fassiez jeter en prison le gouverneur don Paëz que nous déclarons, sur notre foi de roi, coupable de haute trahison, assembliez un conseil de guerre, afin que le traître soit jugé, condamné et mis à mort dans le plus bref délai.
» Fait en notre palais de l’Escurial, etc.
» PHILIPPE, roi »
Don Paëz chancela.
— Oh ! s’écria-t-il, je vais monter à cheval, courir à Madrid, me défendre, et malheur ! malheur à ceux qui me veulent briser.
— Malheur à toi-même ! frère, si tu ne fuis à l’instant. Le gentilhomme qui portait cet ordre avait douze heures d’avance sur moi ; je l’ai rejoint la nuit dernière, au milieu d’une forêt ; je l’ai supplié de me rendre ce parchemin et il m’a refusé ; alors j’ai mis l’épée à la main…
— Et alors ? fit don Paëz anxieux.
— Alors, dit mélancoliquement Hector, Dieu sans doute a été pour moi et a guidé mon épée, car je l’ai tué ! Mais on aura trouvé son cadavre, et tes ennemis ne se seront point bornés sans doute à envoyer un seul message… Dans une heure peut-être… Frère, acheva Hector qui tremblait, les instants qui s’écoulent en paroles inutiles valent des monceaux d’or et des royaumes ; tu es encore gouverneur, on t’ouvrira les portes… Fuyons !
Don Paëz porta la main à son front :
— Fuir ! murmura-t-il avec rage… Ô projets d’ambition ! rêves de grandeur, vous n’étiez donc que des rêves ?
Et comme Hector se taisait don Paëz continua avec amertume :
— C’est donc une fatalité que ceux qui sont coulés dans le moule du génie, ceux qui semblent destinés à enfermer le monde dans leur main, soient brisés sous le pied du destin avant d’arriver à leur but ? et ceux qui sont nés pour voir les trônes à leur niveau, les grands seigneurs en bas des trônes et au-dessous, comme dans une brume lointaine, le reste des hommes, ceux-là doivent-ils donc se heurter à quelque obstacle inconnu et y briser leur front dans lequel Dieu a mis un de ces rayons lumineux, un de ces éclairs fulgurants devant lesquels s’inclinent les peuples et les rois ?
— Espère, frère ! murmura Hector.
Ce mot produisit un effet magique sur don Paëz ; sa tête inclinée se redressa, son œil lança des flammes, et il prit une si fière attitude que l’enthousiasme gagna le cœur d’Hector.
— Je suis un impie ! s’écria don Paëz ; je viens de blasphémer et de renier mon étoile qui me dit qu’un trône sera pour moi tôt ou tard. Ah ! messire le roi d’Espagne, vous voulez m’envoyer à l’échafaud, moi qui vous ai conservé Grenade ? Eh bien ! je vous la prendrai, soyez tranquille ! Et ce sera à la tête d’une armée maure ; je ne suis point votre sujet ; je ne vous dois ni fidélité ni vasselage ; je vous ai loyalement servi, en échange vous me livrez au bourreau ? Eh bien ! notre pacte est rompu et mon épée m’appartient !
En ce moment on heurta à la porte, et le capitaine des lansquenets entra :
— Messire, dit-il à don Paëz, je viens vous prévenir que moi et mes hommes nous étions vendus au roi pour trois ans.
— Eh bien ?
— Eh bien ! les trois années expirent demain, et si le roi ne nous fait un autre marché, il pourra confier à qui il voudra la garde de l’Albaïzin.
— À quel prix voulez-vous faire ce nouveau marché ?
— Oh ! monseigneur, plus cher que le premier. Nous donnions notre vie pour rien. Si le roi ne veut pas de nous, nous irons ailleurs. Notre épée est à celui qui la paie le mieux.
— Et si je l’achetais, moi ? demanda brusquement don Paëz.
— Vous, monseigneur ?
— Et le double de ce que pourrait la payer le roi d’Espagne ?
— Elle serait à vous, monseigneur, à vous que nous aimons bien mieux que ce roi avare et morose qui nous fait boire de mauvais vin quand nous sommes de garde à l’Escurial.
— Eh bien ! tope ! dit don Paëz, je vous prends à ma solde.
— Pour combien d’années ?
— Autant qu’il en sera nécessaire pour rétablir un roi maure sur le trône de Grenade.
Le lansquenet recula stupéfait :
— Que voulez-vous ? dit froidement don Paëz, le roi me traite maigrement et m’occasionne force misères ; je prends le parti de rendre le mal pour le mal, et je le veux empêcher de dormir. Je ne suis pas Espagnol, moi, et on ne m’accusera point de trahison, je suppose ? – Allez, mon maître, allez faire monter vos hommes à cheval. Je vous suis.
— Et où allons-nous ?
— Rejoindre le roi Aben-Humeya qui est campé à dix lieues d’ici.
Le lansquenet sortit ; presque aussitôt don Fernando entra, regarda attentivement Hector, et dit à don Paëz :
— Vous avez reçu des ordres du roi ?
— Oui, messire, répondit don Paëz avec dédain, et ces ordres sont de mettre à mort les traîtres.
Don Fernando recula. Soudain don Paëz frappa sur un timbre, au son duquel accoururent les lansquenets de garde dans ses antichambres.
— Emparez-vous de cet homme ! cria-t-il, c’est au nom du roi.
Don Fernando porta la main à son épée.
— S’il résiste, tuez-le ! ajouta don Paëz impassible.
Don Fernando, pâle et tremblant comme tous les traîtres, se laissa garrotter. Alors, don Paëz lui dit :
— Vous me vouliez envoyer à l’échafaud, mon maître, et vous n’avez point réussi ; mais je vous donne ma parole de gentilhomme que j’aurai, moi, la main plus sûre, et que vous serez pendu avant demain.
— Monseigneur, cria le capitaine des lansquenets par la porte entrebâillée, nous sommes prêts.
— Très bien ! répondit don Paëz, gardez avec soin cet homme, et dans le premier bois que nous traverserons, vous chercherez un arbre d’une belle venue qui lui puisse servir de potence.
Il se retourna alors vers Hector :
— Frère, demanda-t-il, me suis-tu ?
— Frère, répondit le fier et triste Écossais, ta vie est ma vie, et je n’ai d’autre but que le tien. Je te suivrai comme ton ombre.
— À cheval donc ! s’écria don Paëz. Et maintenant, messire Philippe II d’Espagne, à nous deux ! on me nomme don Paëz !
Retournons maintenant à ce petit castel maure où nous avons laissé la sœur d’Aben-Humeya brisée de douleur sous la dédaigneuse indifférence de don Paëz.
C’était le soir – un soir d’été revêtu de toutes les splendeurs poétiques du ciel espagnol ; – le soleil déclinait à l’horizon comme un roi déchu qui gagne la terre d’exil enveloppé d’un lambeau de pourpre ; et il semblait jeter, par-dessus la crête des montagnes occidentales, un dernier regard à ce frais et mélancolique paysage qu’il abandonnait a regret – ainsi que Boabdil, fuyant vers les plages africaines, s’arrêta un moment au sommet de la Sierra pour contempler une fois encore sa Grenade embaumée, son paradis à jamais perdu…
Ses obliques et mourants rayons secouaient sur les collines et le lac une poudre d’or étincelante : les vitraux du castel flamboyaient à leur reflet, et les panaches verts des sycomores s’inclinant à un léger souffle de la brise paraissaient saluer l’agonie du roi des astres d’un hymne frémissant d’une mystérieuse harmonie.
Sur une terrasse du castel on avait roulé un lit de repos ; sur ce lit était couchée nonchalamment cette femme merveilleuse, cette fée aux mains de reine, cette reine à l’imagination de fée que don Paëz avait admirée, et dont l’amour l’avait fait frissonner, lui, le sceptique et le fort.
Trois mois à peine s’étaient écoulés depuis le passage du favori de Philippe II, mais ce passage avait laissé sans doute dans le cœur de la princesse maure les germes d’un terrible orage qui n’avait pas du tarder à éclater, si l’on en jugeait par ses traits contractés et par la pâleur de son front.
Elle était toujours belle, cependant, car la beauté de certaines femmes résiste aux plus navrantes douleurs ; mais cette beauté avait pris un caractère de sombre fatalité, et don Paëz en eût tressailli.
À demi-couchée sur son lit de repos, elle contemplait l’horizon charmant qui se déroulait autour d’elle avec un sourire amer plein d’une résolution suprême. On eût dit la reine de Carthage pleurant Énée et prête à monter au bûcher. Deux Maures agenouillés agitaient devant elle de grands éventails et la considéraient d’un air inquiet. Elle ne paraissait pas même s’apercevoir de leur présence et elle demeurait indifférente à ce qui se passait autour d’elle. Une pensée tenace, ardente, dominatrice, plissait son front et réunissait ses noirs sourcils ; le sourire crispé de ses lèvres prenait peu à peu une expression cruelle, et les Maures qui ne cessaient de l’épier en étaient épouvantés.
Tout à coup elle se releva brusquement et appela :
— Saïd ? Saïd ?
Un Maure à la tête blanche, qui se tenait dans une pièce voisine, un livre à la main, accourut et l’interrogea du regard.
— Mon bon Saïd, lui dit-elle, toi qui es le plus savant médecin des Espagnes, sais-tu s’il existe un genre de mort qui n’altère point la beauté ?
Cette parole fit tressaillir le Maure, qui répondit avec vivacité :
— Que vous importe, madame ?
— Je veux le savoir.
— Eh bien ! répondit le Maure avec hésitation et attachant sur elle un regard pénétrant, je n’en connais point.
— Tu mens, Saïd ; tu mens, mon vieil ami…
— Je vous jure, madame…
— Ne jure pas, Saïd, Dieu punit les parjures.
— Mais pourquoi, balbutia le vieillard qui rougit sous ses cheveux blancs, pourquoi me faites-vous pareille question ?
— Réponds-moi sans feinte.
— Oh ! s’écria Saïd, ne cherchez point à me tromper, madame, ne le cherchez point…
— Parle ! dit-elle avec autorité.
— Vous avez quelque funeste dessein.
— Mais, parle donc !
— Madame, supplia le vieillard, par grâce ! par pitié ! au nom de vos aïeux, au nom de votre peuple…
— Saïd, interrompit-elle froidement, as-tu jamais aimé ?
Le vieillard frissonna à cette question et il regarda la princesse avec une sorte d’effroi douloureux.
— Tu as aimé, continua-t-elle ; si je ne le savais déjà, je le devinerais à cette contraction subite de ton visage, à la crispation soudaine de tes lèvres, à cette pâleur d’ivoire qui vient de passer sur ton front cuivré. Tu as aimé, Saïd, et tu as souffert… Tu as souffert horriblement sans doute, car tes cheveux sont blancs, car ton dos est voûté avant l’âge, car vieillard déjà en apparence, le feu de ton regard et l’animation de ton geste trahissent un homme jeune encore… Saïd, l’amour t’a ployé et brisé comme il me ploie et me brisera…
— Grâce ! exclama le médecin maure.
— Tu vois bien, reprit-elle avec cette froide exaltation qui trahit les volontés inébranlables, tu vois bien que ce mal t’a courbé sous son souffle de feu, et qu’aujourd’hui encore où le volcan est éteint, où l’orage est passé, tu frisonnes au souvenir de tes tortures, dont un seul mot rallume la cendre mal éteinte.
— On en guérit, murmura Saïd.
— Peut-être, dit-elle avec un sourire qui glaça d’effroi le médecin ; mais quand la guérison arrive, sais-tu de quel prix on l’a payée ?… Les cheveux ont blanchi, le front s’est ridé, les derniers vestiges de la beauté se sont évanouis.
La gitana s’arrêta, et un rire étrange plissa ses lèvres.
— Eh bien ! demanda Saïd frémissant, qu’est-ce que la beauté ?
— Pour un homme, peu de chose peut-être ; pour une femme, tout. Vois-la passer, cette infortunée qui a laissé aux ongles roses de l’amour sa beauté et sa jeunesse, – vois-la passer, un soir, dans quelque rue sombre ou bruyante de Salamanque ou de Tolède ; – vois-la passer, hâve et tremblante, drapant sa taille raide et voûtée d’un haillon, ou cachant la maigreur de son bras sous des flots de dentelle et les pierreries d’un bracelet, duchesse ou mendiante, vois-la passer et regarde ! Cette femme, Saïd, ni les moines qui psalmodient au seuil du temple, ni les étudiants dansant et buvant avec les ribaudes, ni les enfants charbonnés riant dans la boue, ni l’infante rêvant dans sa litière ne prendront garde à elle et ne s’arrêteront pour dire : Qui sait si elle n’a point bu goutte à goutte et jusqu’à la lie le calice des tortures humaines ? – Et cependant cette femme, Saïd, a été belle à tenter un archange, – et si dix ans plus tôt elle eût rasé les murs de cette rue, tortueuse et sombre, si elle eût traversé cette place bruyante où nul ne l’aperçoit aujourd’hui, où un sourire de raillerie et de pitié vient heurter çà et là son morne regard, les étudiants eussent interrompu leurs danses, les enfants de dix ans eussent attaché sur elle un œil brûlant d’admiration, la jalousie eût mordu le cœur de l’infante, et tous peut-être eussent humblement demandé à Dieu le pardon d’un moment d’oubli !
La gitana s’arrêta et regarda Saïd avec son œil calme et résolu.
— Cette femme, poursuivit-elle, ce serait moi dans dix ans ; moi, dont la beauté éblouit, moi dont les rois achèteraient l’amour au prix de leur couronne, moi qui pourrais bien un jour faire hausser les épaules de dédain à un varlet ou à un fauconnier !… Tu vois bien qu’il faut que je meure, Saïd, que je meure, si je ne veux être un objet de risée et de mépris, si je veux descendre au cercueil en reine et non en femme vulgaire !
— Mourir ! s’écria Saïd, mais vous n’y songez pas, madame ! Mourir ! vous si belle, si grande, vous la fille de nos rois…
— Oh ! dit-elle avec un sourire, sois tranquille, je mourrai en fille de roi. C’est pour cela, Saïd, que je t’ai demandé un genre de mort qui n’altérât point la beauté, car je ne veux pas que les souffrances du trépas contractent mon visage et le rendent un objet d’horreur pour ceux qui m’ont vue belle. Et puis il me verra, lui, car tu m’embaumeras, tu me placeras dans un coffre de sandal, avec des fleurs et des rubis dans les cheveux, parée comme en un jour de fête…
Saïd frissonnait et attachait un regard éperdu sur sa jeune maîtresse.
— Ensuite, continua-t-elle, tu escorteras et tu feras porter mon cercueil jusqu’à l’Albaïzin, dont il est gouverneur, et tu lui diras :
— Voici les restes de la femme qui vous aimait et que votre dédain a tuée.
La gitana s’interrompit encore ; mais cette fois ni ricanement, ni sourire ne suivirent cette interruption ; son front s’inclina, rêveur, sur sa poitrine, une larme perla au bout de ses longs cils, et elle murmura d’une voix brisée :
— Alors, Saïd, s’il paraît ému, si cette beauté qui m’aura survécu et qu’il a dédaignée pendant ma vie le touche après ma mort ; si, étreint une minute par le remords et la douleur, il incline son front vers mon front et dépose un baiser sur mes lèvres livides ; alors, Saïd, tu lui présenteras cette clé et tu lui diras :
— Celle qui vous aimait ouvrit un jour devant vous un coffre rempli de rubis, trésor inépuisable, fortune fabuleuse qui eût suffi à payer tous les royaumes d’Espagne, et elle vous l’offrît en vous disant : « Prends, puisque tu es ambitieux. » – « Non, lui répondîtes-vous l’amour étouffe l’ambition, et je ne veux pas vous aimer. » – Eh bien ! aujourd’hui, don Paëz, elle est morte, vous n’aurez pas à l’aimer ; votre ambition n’aura point à souffrir de l’amour, et ces richesses là vous serviront. Prenez la clé de ce coffre, ce coffre est à vous… elle vous l’a laissé…
Elle étouffa un sanglot et continua :
— Si, au contraire, mon trépas ne le touche point, si son œil d’acier s’arrête froidement sur mon front pâli, si son cœur de marbre ne tressaille point, si ce sourire glacé qui me tue n’abandonne pas un seul instant sa lèvre dédaigneuse… Oh ! alors, Saïd, comme je suis fille de roi, comme il faut que mon trépas soit vengé…
Sa voix trembla dans sa gorge, elle parut hésiter…
— Alors ?… demanda le médecin maure.
— Prends ce poignard, Saïd ; le dernier Abencerrage l’avait à son flanc le jour de sa mort, et avec ce poignard…
Elle hésita encore et voulut jeter l’arme loin d’elle ; mais soudain une pensée terrible, un souvenir atroce illumina son cerveau.
— L’infante ! murmura-t-elle, il l’aimera peut-être… et je ne le veux pas !
Et alors la larme qui brillait au bord de son œil s’évanouit, séchée au vent dévorant de la jalousie ; un éclair remplaça cette larme, – la gitana tendit le poignard à Saïd et elle ajouta :
— Alors… tu le tueras !
— Mais vous voulez donc mourir ? s’écria le Maure tremblant.
— Je le veux !
— Ni les larmes de vos serviteurs, ni le souvenir de vos aïeux, ni le roi votre frère…
— Silence ! Tu sais, ô Saïd, si ma volonté est un mur d’airain ; je veux mourir, je mourrai !
— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura le Maure éperdu.
— Allons ! reprit-elle, ton secret, Saïd, ton secret ?
— Je n’en ai point…
— Tu mens !
— J’ai besoin de consulter mes livres, de méditer… il me faut une partie de la nuit… Demain j’aurai trouvé.
— Demain il sera trop tard, dit-elle froidement ; je veux mourir aujourd’hui, ce soir, dans une heure… Tiens, vois ce soleil couchant, cette soirée splendide, ce lac bleu comme le ciel, immobile et calme comme lui ; écoute cet hymne mystérieux qui monte de la terre au ciel par les mille voix de la brise qui pleure et de l’oiseau qui babille sous la feuillée, du ruisseau murmurant sous l’herbe et des forêts aux fonds desquelles résonnent des bruits inconnus… Dis, n’est-il pas doux de mourir à cette heure où tout va s’endormir et s’éteindre : l’oiseau dans son nid, la brise au fond des bois, les rayons du soleil, cet emblème de la vie, derrière les collines qui ferment l’horizon ? – Voyons, Saïd, parle vite ! il me faut ton secret…
— Eh bien ! s’écria le Maure avec l’accent du désespoir, j’ai composé un breuvage qui plonge en un sommeil profond.
— Bien… Après ?
— Après, on ouvre les veines des poignets et des pieds, et le sang fuit goutte à goutte sans que la victime éprouve la moindre douleur.
— Tu me passeras au bras mes plus gros bracelets, afin de cacher ma blessure ; il ne faut pas qu’il voie le sang, il en aurait peut-être horreur. Ton breuvage, Saïd, prépare-le sur l’heure.
— Mon Dieu ! supplia le Maure, attendez une heure encore, madame, rien qu’une heure…
— Mais tu ne vois donc pas, malheureux, s’écria-t-elle avec colère, tu ne vois donc pas que ce trépas que j’implore est une délivrance, et que cette heure que tu me demandes est une heure de tortures de plus ?… Appelle mes femmes, Saïd, je veux être belle et parée pour mourir, je veux prendre les vêtements que j’avais le jour où il vint et me vit ici ; je veux une couronne des fleurs les plus rares ; à mes mains des bagues sans prix ; je veux, sous mon pied nu, des sandales de velours et d’or, et, dans le cercueil où tu me placeras, je veux que mes cheveux noirs, dénoués, s’arrondissent en boucles capricieuses et fassent un oreiller de velours à mon visage blanc et pâle.
Saïd frissonnait et gardait le silence.
— Mais surtout, reprit-elle, souviens-toi que je veux être belle, belle à éblouir… Tu m’arroseras de parfums pour chasser les haleines fétides du trépas… tu brûleras de l’encens dans ma tombe…
La gitana s’arrêta et prêta l’oreille… Un bruit inaccoutumé se faisait entendre dans le château :
— Qu’est-ce ? demanda-t-elle vivement et vivement troublée, qu’arrive-t-il ? que peut-il arriver ?
Saïd se précipita, heureux de cette diversion inespérée ; – mais soudain la porte s’ouvrit et un homme entra…
C’était Juan, le Maure de don Paëz.
— Où est le roi ? demanda-t-il.
— Que lui voulez-vous ?
— Je viens de la part de don Paëz.
— Que dites-vous ? s’écria la gitana.
— Je dis que don Paëz a été disgracié et condamné à mort par le roi d’Espagne.
La gitana poussa un cri et chancela.
— Rassurez-vous, se hâta de dire Juan, il a fui… il est sorti de l’Albaïzin escorté par cinq cents lansquenets qu’il avait pris à sa solde et il s’est dirigé vers le camp du roi Aben-Humeya.
— Et après ? demanda la princesse, devenue blanche et froide comme une statue.
— En route, il a appris que le roi se rendait ici pour vous voir, et il a pris le chemin du castel pour le joindre au lieu d’aller rallier l’armée maure.
— Mon Dieu ! s’écria la princesse hors d’elle-même, où est-il, et pourquoi arrivez-vous avant lui ?
— J’arrive avant lui parce qu’il a été attaqué par un régiment espagnol à trois lieues d’ici, et qu’un combat à outrance s’est engagé.
— Et vous l’avez abandonné ! exclama-t-elle éperdue.
— Il l’a voulu, répondit Juan. Cours, m’a-t-il dit, cours vers le château ; si le roi s’y trouve, dis-lui qu’il va être enveloppé et réunissez le plus de troupes qu’il vous sera possible pour défendre le castel, tandis que je tiens tête au premier choc et cimente notre jeune amitié avec mon sang et celui de mes lansquenets !
— Oh ! s’écria la gitana avec désespoir, il est mort peut-être…
En ce moment le bruit affaibli de la mousqueterie, arriva jusqu’à elle ; elle se dressa frémissante et courut à une tour au sommet de laquelle elle monta pour interroger l’horizon.
L’horizon paraissait désert ; cependant, au couchant, un nuage de fumée étincelait aux derniers rayons du soleil et paraissait indiquer le lieu du combat.
Elle cloua son œil éperdue sur cette fumée, elle demeura haletante, anxieuse, le front dans ses mains et le corps agité d’un tremblement convulsif, semblant attendre que ce fatal nuage se déchirât et lui montrât son bien-aimé sain et sauf, la tête haute et l’épée à la main.
Mais le nuage ne se déchira point, le soleil disparut et la nuit jeta ses premières brumes sur les montagnes ; – et à mesure que les ténèbres grandirent, l’éclair des mousquets brilla et les illumina de son fauve reflet ; – et chacun de ces éclairs parut à la princesse chasser la balle qui trouerait la poitrine de don Paëz.
Mais enfin éclairs et bruit s’éteignirent graduellement ; le nuage, un moment converti en volcan, reprit son aspect terne et blafard ; et la princesse sentit une sueur mortelle inonder son front et le glacer…
Le combat avait cessé. – Don Paëz vivait-il ?
Soudain, aux dernières et mourantes clartés du crépuscule, un cavalier parut à l’horizon et se dirigea vers le castel.
Il était seul, et à sa vue la princesse tressaillit…
Était-ce lui ?
Elle le suivit du regard dans sa course rapide ; elle trouva, tant son anxiété était grande, que le cheval qui le portait était fourbu ; les dix minutes qui s’écoulèrent avant qu’il vînt heurter les grilles du castel furent pour elle autant d’angoisses et d’agonie ; et quand enfin le cheval fut arrêté tout fumant, quand, au travers des ténèbres croissantes, il lui fut impossible de distinguer le visage de ce cavalier, – folle, éperdue, elle s’écria :
— Don Paëz ? don Paëz ?… est-ce toi ?
À ce nom, le cavalier leva la tête, et elle poussa un de ces cris d’ivresse que nulle voix, nulle plume ne rediront jamais et dans lequel se fondirent en une joie immense les sombres et navrantes douleurs, les angoisses déchirantes qui avaient courbé le front et torturé le cœur de cette femme !
La gitana se précipita à la rencontre de don Paëz ; et tandis qu’elle bondissait avec la légèreté d’une biche effarouchée à travers les escaliers et les corridors, elle oubliait une à une toutes ses tortures et les froids dédains de don Paëz, et la dureté de ce cœur d’acier qui ne s’était ému ni à ses larmes ni à son désespoir.
Foulant sans pitié sous ses pieds délicats les fleurs et les arbustes entassés dans les corridors, coudoyant les serviteurs qui s’échelonnaient, étonnés, sur son passage, elle arriva ainsi jusque dans la petite cour où don Paëz venait de mettre pied à terre et de jeter la bride aux mains des varlets.
En voyant accourir vers lui cette femme à qui la passion donnait une beauté sublime, ce démon vêtu de satin et couvert de pierreries dont le regard le brûlait et le fascinait, à la voix duquel il tremblait involontairement, don Paëz chancela et pâlit.
— Encore elle ! murmura-t-il tout bas.
Elle ne l’entendit point, et ne prit garde ni à son émotion ni à sa pâleur, – mais elle l’enlaça de ses bras de neige et lui dit :
— Vous vivez, don Paëz ! les balles espagnoles ont donc passé sur votre tête et sifflé à vos oreilles sans vous atteindre ? Vous êtes sain et sauf, ingrat !
Et elle le regardait avec enthousiasme, s’assurant qu’aucune goutte de sang autre que le sang ennemi ne maculait son pourpoint ; – et elle avait peine à se contraindre et à se souvenir qu’elle était femme et princesse pour ne le point étreindre dans ses bras et sur son cœur.
Don Paëz était, lui aussi, trop troublé pour trouver un mot ou un geste qui peignît son étonnement d’une aussi étrange réception ; – et, comme il se taisait, elle l’entraîna après elle, lui prit les deux mains, les pressa doucement, et lui dit :
— Savez-vous que j’ai bien souffert depuis votre départ ; savez-vous, ingrat, que mes larmes cristallisées donneraient plus de diamants qu’il n’y en a dans les coffres de mes ancêtres ? Oh ! tu m’as torturée, don Paëz, comme jamais ne le fut une pauvre femme ; ton indifférence, ton dédain, m’ont brisée… Mais tu es noble et bon, don Paëz, de revenir ici, d’accepter enfin ce que mon frère t’a offert, de vouloir faire de nous ta famille… C’est bien à toi, don Paëz, car si tu ne fusses point venu, si tu eusses tardé un jour encore… tu ne me gronderas point, n’est-ce pas ? tu ne m’en voudras point d’avoir douté de toi une heure, ô mon Paëz… Si tu eusses tardé ; ami, tu n’aurais plus trouvé qu’un froid cadavre et tu m’aurais aimée peut-être une heure… Tu es venu. Merci ! merci, car la vie est bonne avec toi, car nous te donnerons une somme de bonheur si grande que tu ne regretteras ni ce monarque ingrat qui paie tes services avec la hache du bourreau, ni cette infante sans énergie et sans cœur qui le laisse accuser et condamner sans oser te faire un invulnérable bouclier de son amour !… Oh ! cette femme ne t’aimait point, Paëz : si elle t’avait aimé, elle eût écrasé sous sa mule de satin les ennemis qui ont miné ta faveur, elle fût morte avant que l’arrêt fatal tombât des lèvres du roi !
La gitana s’interrompit ; elle continua à entraîner don Paëz à travers les merveilleux appartements du castel, et elle le conduisit ainsi jusqu’à cette terrasse où elle était naguère avec Saïd et où Juan l’avait rejointe.
Alors, par respect sans doute pour l’amour et la folie de leur maîtresse, les serviteurs et tous les Maures la laissèrent seule avec don Paëz ; et, après un moment de silence, elle reprit :
— Oh ! si l’on venait t’enlever à moi, s’il se trouvait un homme assez hardi, soldat ou homme de justice, roi ou mendiant, pour me venir disputer mon Paëz… cet homme, fût-il mon père ou mon frère, je le déchirerais avec mes dents ; j’incrusterais dans sa chair l’ivoire de mes ongles ; je le mordrais à la gorge comme une hyène, avant qu’il eut touché un cheveu de ta tête…
Don Paëz croyait faire un songe, et il contemplait tout frémissant cette femme, belle entre toutes, dans la splendeur poétique de la passion, l’œil étincelant, le geste hautain, le langage imagé ; – et son regard s’attachait sur elle avec une sorte d’effroi, et il se demandait s’il n’avait point affaire à un fils de l’enfer devenu femme pour une heure, – le temps nécessaire pour le tenter.
— Vois-tu, reprit-elle, mon frère m’aime comme le fils de son sang, l’héritier de son nom ; pour moi, il renoncera à l’espoir d’une postérité ; pour moi, il abdiquerait la couronne… pour moi, pour me plaire, pour assurer mon bonheur, il te fera roi, s’il le faut ! Nous sommes réunis, don Paëz, nous serons époux et rois un jour… Tes rêves d’ambition, mes rêves de bonheur seront réalisés.
Elle s’arrêta encore, épiant un sourire, un mot d’amour, une étreinte ; – mais don Paëz se redressa hautain et froid, il la repoussa d’un geste de colère et s’écria :
— Arrière, démon ! arrière ! tu me ferais croire à l’amour et je ne veux point y croire, je finirais par t’aimer, et l’amour tue le génie. Arrière ! je ne veux pas t’aimer, je ne t’aimerai pas !
Elle poussa un cri, chancela et s’appuya défaillante, la lèvre crispée, le regard morne, à l’angle du balcon ; – et comme la folie arrivait sans doute et gagnait sa tête ébranlée, elle mesura d’un œil stupide la hauteur de la terrasse, la profondeur des flots du lac qui dormaient en bas, et elle prit son élan pour s’y précipiter.
La main de fer de don Paëz l’arrêta ; il l’enleva dans ses bras et la porta, mourante, sur le lit de repos ; – il accomplit tout cela froidement, sans que son cœur battît plus vite, sans qu’un muscle de son visage tressaillît, sans que sa tempe se mouillât… on eût dit une statue de marbre.
— Laissez-moi mourir ! murmura-t-elle d’une voix brisée. Paëz, sois noble, sois généreux, sois bon… laisse-moi mourir !
— Vous êtes folle ! répondit-il en haussant les épaules.
Mais tout aussitôt la porte s’ouvrit et un homme entra.
Cet homme s’arrêta sur le seuil et mesura d’un coup d’œil rapide et froid la scène qu’il avait devant ses yeux et dont il devina le prologue.
À sa vue don Paëz recula, et la gitana, jetant un cri se précipita vers lui et l’enlaça étroitement :
— Frère, murmura-t-elle, frère, viens à mon aide ; j’ai l’enfer dans le cœur.
— Enfant, répondit le roi maure, car c’était Aben-Humeya lui-même, calme-toi et espère… l’espoir ne meurt qu’avec la vie et je ne veux pas que tu meures…
Puis il se tourna vers don Paëz :
— Ami, lui dit-il, j’avais raison le jour où je te parlai de l’ingratitude de Philippe II et où je te prédis ta chute ; tu fus sourd à ma voix, tu dois voir aujourd’hui si elle était sage ; fugitif tu t’es rappelé de notre amitié et tu es venu me demander asile et vengeance, c’est noble à toi, don Paëz, et tu auras l’un et l’autre ! Mon lieutenant Aben-Farax, a été tué ce matin même dans une escarmouche, tu prendras sa place, ami, tu seras mon lieutenant, mon frère d’armes, mon successeur…
— Jamais ! s’écria don Paëz tressaillant.
— Insensé ! murmura don Fernand, qui t’as persuadé que l’amour et le génie ne pouvaient brûler à la fois le même cœur et la même tête ; fou qui n’as jamais songé que la femme était en ce monde le but unique de l’homme et le seul mobile de ce qu’il peut faire de noble et de grand.
— Le vide de mon cœur est mon talisman, répondit froidement don Paëz ; le jour où j’aimerai je serai un homme perdu !
— Eh bien ! fit le roi avec bonté, puisque tu crois à ton talisman, don Paëz, sois-lui fidèle jusqu’au jour où tu seras monté si haut que nul ne pourra te renverser de l’échelle de l’ambition ; alors, jetant les yeux autour de toi, tu y retrouveras cette femme qui t’aime et dont tu brises si froidement le cœur avec ton dédain ; tu la verras, muette et tremblante sous ton regard, vivant de ton sourire, prête à tout oublier, prête à t’aimer encore comme elle t’aime à cette heure… Tu ne me réponds pas, don Paëz ?
Don Paëz, en effet, avait une morne et sombre attitude, et son front plissé attestait le labeur pénible de sa pensée, se heurtant, bouillonnante, aux parois de son cerveau. Il attachait son regard glacé sur la gitana émue et tremblante : il paraissait soutenir une dernière lutte contre son amour au profit de son orgueil.
— Réponds-moi ? demanda don Fernand de cette voix grave et entraînante qui fascinait ; réponds-moi, don Paëz ?
Don Paëz releva le front :
— Frère, dit-il, as-tu foi en ton étoile comme moi en la mienne ?
— J’ai foi en mon droit :
— As-tu la certitude de reconstituer le royaume de Grenade et de vaincre ce sombre monarque qu’on nomme Philippe II ?
— Peut-être, murmura don Fernand avec un sourire, pourvu que tu ne me maltraites point souvent comme il y a trois jours sous les murs de l’Albaïzin.
— En ce cas, s’écria don Paëz, frère, je suis à toi ! Je t’ai amené cinq cents hommes, je viens de soutenir une lutte acharnée à leur tête, et de passer sur le corps d’un régiment qui fuit, à cette heure, sanglant et mutilé… Ces hommes sont campés à une lieue d’ici et ils m’attendent ; je cours les chercher et je combats désormais avec toi, côte à côte et sans relâche, car je veux me venger !
— Et si nous sommes vainqueurs ? demanda le roi maure.
— Eh bien ! fit don Paëz.
— Ma sœur… murmura le roi.
Don Paëz hésita :
— Eh bien ! reprit-il, je l’aimerai.
Il lui sembla sans doute, que ce mot déchirait sa gorge, que cette promesse il ne la faisait qu’à regret, car il détourna la tête et poussa un soupir.
— Frère, dit don Fernand, patience et courage ! tu seras roi !… Mais il ne faut point nous attarder ici, il ne faut pas que l’ennemi nous surprenne ; j’ai à peine deux cents hommes autour de moi, et le gros de mon armée n’arrivera que demain à la pointe du jour. L’ennemi ignore sans nul doute que j’ai quitté mes troupes, et son attention est concentrée sur elles ; mais un espion bien renseigné, la trahison d’un soldat pourraient découvrir ma retraite, et alors il ne nous resterait qu’à vendre chèrement notre vie… À cheval, ami, et rejoignons les hommes.
— Mon frère les commande, répondit don Paëz, et ils seront ici dans vingt minutes.
Et tout aussitôt don Paëz prit sa trompe et sonna les premières notes de cette fanfare familière à Hector.
La voix était puissante, les notes de la fanfare traversèrent l’espace et durent aller se heurter au nuage de fumée duquel la gitana avait vu, une heure auparavant, sortir don Paëz ; mais aucun son n’y répondit d’abord, et ensuite, au lieu de la ballade écossaise que le roi maure et don Paëz attendaient, un bruit de mousqueterie s’éleva au milieu du silence, et tout étonnés, Aben Humeya et don Paëz se regardèrent :
— Encore le régiment espagnol ! murmura don Paëz.
Le canon gronda.
— Diable ! fit don Paëz, ils n’avaient pas d’artillerie naguère.
— Voyez ! voyez ! s’écria à son tour le roi, en étendant la main dans une direction opposée.
Don Paëz suivit du regard la main du roi et recula d’un pas.
À l’horizon oriental des feux venaient de s’allumer au sommet des montagnes, et, à la lueur de ces feux, des armures nombreuses étincelaient, et l’on pouvait voir flotter les étendards espagnols.
— À cheval ! s’écria Aben-Humeya, nous sommes trahis et nous allons être enveloppés ; le sud est libre encore et la retraite est possible.
— Trop tard ! murmura don Paëz ; regarde !
À son tour il étendit la main vers le sud, dont les collines venaient de se couronner d’une crinière de feu ; puis, vers le nord, où des feux semblables s’allumaient. À cette vue, le roi maure poussa un cri de rage et s’écria :
— Dieu ne serait-il donc point pour nous ?
*
* *
Ces collines, sombres et silencieuses naguère, verte ceinture nouée au flanc d’une fraîche vallée, venaient de revêtir une teinte rougeâtre et lugubre qui semblait annoncer un drame prochain. Ces feux allumés, ces armes étincelantes, ces lointains hurlements du canon et de la mousqueterie disaient assez que les Espagnols connaissaient la retraite du roi maure et que tant de préparatifs n’avaient point été faits dans le but de prendre un simple castel sans autres fortifications que des jardins et sommeillant au bord d’un lac avec la confiance de la coquetterie et de la faiblesse. Ces deux hommes qui suivaient en ce moment d’un œil éperdu les rapides dispositions de ce siège étaient braves entre tous ; ils avaient coutume de contempler la mort face à face et le dédain aux lèvres ; ils avaient confié leur vie l’un et l’autre, on s’en souvient, aux chances hasardeuses d’une partie de dés. Et cependant ils frémirent tous deux en cet instant, car la mort arrivait cette fois lentement et à peu près inévitable, inutile et presque sans gloire…
Un roi allait être massacré, un favori en disgrâce, un homme de génie allait être obscurément assassiné par deux ou trois régiments qui ne songeraient pas même à saluer avec respect ces deux héros dans leur chute.
Tous deux se regardèrent un instant avec une anxiété, terrible.
— Que faire ? murmurèrent-ils tous deux.
— Combien avons-nous d’hommes ? demanda don Paëz.
— Deux cents ; et de plus les serviteurs du castel.
— Eh bien ! aux armes, et défendons-nous !
— Impossible ! nous n’avons pas même de remparts.
— Nous tiendrons bien une heure au moins, et cela suffit pour que notre trépas soit immortalisé. Frère, ajouta don Paëz avec enthousiasme, mourons, s’il le faut, mais espérons jusqu’au dernier moment… J’ai foi en mon étoile.
— Et moi je vois la mienne pâlir et s’éteindre, murmura le roi maure.
— Frère, courage !
— Et mon peuple, que deviendra-t-il ?
— Dieu veillera sur lui.
Don Fernand leva les yeux au ciel avec accablement ; puis les reportant sur la terre, il laissa tomber son regard sur sa sœur qui, muette et glacée, paraissait absorbée par un pénible rêve :
— Et ma sœur, murmura-t-il, que deviendra ma sœur ?
Don Paëz tressaillit.
— Les Espagnols l’épargneront, dit-il.
— Oh ! s’écria don Fernand, je la tuerais plutôt de ma main que de la voir tomber en leur pouvoir.
Et, joignant le geste à la parole, don Fernand mit la main à la garde de son épée.
Mais soudain une idée traversa son esprit ; il refoula l’épée dans son fourreau et revint à don Paëz :
— Écoute, dit-il, il y a ici un souterrain qui communique avec la Sierra.
Don Paëz poussa un cri de joie :
— Nous sommes sauvés ! dit-il.
— Ma sœur, du moins, et toi avec elle, répondit don Fernand. Ce souterrain se trouve ici même, tiens, regarde…
Et don Fernand fit jouer un panneau de boiserie qui mit à découvert les premières marches d’un escalier.
— Deux personnes, reprit-il, y peuvent cheminer de front ; tu prendras ma sœur dans tes bras et tu l’emporteras…
— Et toi ? demanda don Paëz.
— Moi, dit simplement don Fernand, je reste ici, je ne dois point fuir.
— Mais je fuis bien, moi ; s’écria don Paëz.
— Tu le peux ; moi je ne le peux plus…
— Que veux-tu dire ?
— Je suis roi.
— Eh bien ! moi, fit don Paëz en relevant la tête, je serai digne de l’être, je ne fuirai pas !
— Tu fuiras ! don Paëz, car il faut que ma sœur soit sauvée.
— Elle peut l’être sans moi ; confie-la à un serviteur.
— Tu fuiras, reprit don Fernand, car mon peuple a besoin d’un roi.
Don Paëz frissonna.
— Ne me tente pas ! s’écria-t-il, et laisse-moi mourir a tes côtés.
— Don Paëz, don Paëz, murmura don Fernand, l’heure s’écoule et nous dépensons les minutes en vaines paroles. Prends ton épée, don Paëz, et emmène ma sœur.
— Mais tu veux donc que je devienne un lâche !
— Je veux que tu sois roi, don Paëz. Les rois, mes pères, transmettaient la couronne aux femmes quand ils n’avaient pas de rejetons mâles ; – moi, je meurs sans enfants, et je laisse mon sceptre à ma sœur. Or, tu sais bien, ami, qu’elle t’aime et te voudrait donner l’empire du monde au lieu de ce trône, encore chancelant, que j’ai sacré de mon sang et de celui de mes sujets. Tu la conduiras à l’armée maure, que j’ai quittée la nuit dernière et qui arrivera trop tard ici ; elle se fera reconnaître, tu l’épouseras et tu seras roi. Tu veux te venger, ami, la haine universelle vouée à Philippe II est entrée enfin dans ton cœur ! Eh bien ! tu pourras maintenant traiter de roi à roi, d’égal à égal ; tu pourras soutenir dignement la lutte… et si tu tombes, un manteau de pourpre sera ton linceul !
Don Paëz pressait son front dans ses mains.
— Non, Fernand, murmura-t-il, cela est impossible ; je ne t’abandonnerai pas…
— Mais songe, malheureux, que ma sœur et mon peuple te réclament…
— Je serais un lâche !
— Tiens ! s’écria don Fernand avec colère, et étendant la main vers le sud, regarde…
Et, en effet, aux pâles et tremblants reflets des feux allumés sur les montagnes pour servir de signaux, on apercevait de nombreux bataillons descendant au pas de course vers le castel.
— Appelle un serviteur… dit don Paëz.
— Insensé ! exclama don Fernand, qui ne vivais que par l’ambition, qui eus vendu ton âme pour un homme qui, maintenant, n’as qu’un seul mot à dire, quelques pas à faire pour être roi… insensé ! tu restes en chemin !
— Tais-toi ! tais-toi, don Fernand ! s’écria don Paëz.
Et don Paëz avait raison de lui imposer silence, car une lutte terrible s’était engagée dans son cœur et dans sa tête, entre son égoïsme et ses instincts chevaleresques. Un trône ne valait-il point un ami ?
Mais don Fernand reprit avec animation :
— Tu fuiras, don Paëz, car je n’ai pas d’héritiers de ma race, et ma sœur qui t’aime n’épousera jamais un autre que toi. Tu fuiras, don Paëz, car si tu me résistes encore, eh bien ! j’en appellerai au hasard pour décider, et le hasard sera pour moi.
— Que veux-tu dire ?
— Je veux dire qu’une fois déjà, ami, ton sort fut dans mes mains, grâce à une partie de dés.
— Eh bien ? fit don Paëz tressaillant.
— Eh ! bien ! tu ne me refuseras point de me jouer une fois encore ta vie contre un sceptre de roi.
Don Paëz hésitait toujours.
— Allons, frère, s’écria don Fernand, regarde : l’ennemi s’approche, le temps s’écoule ; décide-toi…
— Soit ! répondit don Paëz en baissant la tête.
Don Fernand ouvrit la bourse qui pendait à son flanc droit et en tira une pièce d’or. Sur l’une des faces était le millésime ; sur l’autre, l’effigie de Charles-Quint.
Il la jeta en l’air et don Paëz la suivit de l’œil en frissonnant.
Quelle étrange émotion le domina en cet instant ? Souhaita-t-il d’être vainqueur ou vaincu ? C’est ce que nul n’eût pu dire.
— Roi ! s’écria-t-il en tremblant.
La pièce pirouetta une seconde, puis retomba sur le millésime.
Don Fernand poussa un cri :
— Frère, dit-il, tu es vaincu, et tu vivras !
— Mon étoile ne pâlit donc pas ? murmura don Paëz.
— Fuis, reprit don Fernand ; hâte-toi, l’heure marche !
Don Paëz se pencha sur le lit de repos, y prit la gitana, dont les dents claquaient d’effroi, et replaçant de ses bras nerveux :
— Venez ! lui dit-il.
Mais, à son tour, elle se leva et, courant à don Fernand, dans le sein duquel elle cacha sa tête en feu :
— Je ne veux pas fuir ! dit-elle, je veux mourir avec toi, mon Fernand !
— Fuis, ma sœur, répondit le fier jeune homme ; il faut que don Paëz soit roi !
— Mon Dieu ! s’écria-t-elle, fuis donc avec nous, Fernand !
— Cela ne se peut, dit-il avec calme ; si demain don Paëz se trouve dans le même cas que moi aujourd’hui, il mourra à son poste… car demain il sera roi.
La gitana se tordait les mains avec désespoir.
L’ennemi approchait toujours, le bruit de la mousqueterie augmentait et devenait strident… il n’y avait pas une minute à perdre.
— Bientôt il sera trop tard, dit vivement le roi maure, prends cette torche, Paëz, et fuis !
Don Paëz rejeta la princesse à demi évanouie sur son épaule, s’arma de la torche et tendit la main à don Fernand :
— Adieu ! lui dit-il, adieu le plus noble et le plus brave des hommes… martyr du devoir et de l’honneur, adieu !
— Adieu, frère, répondit don Fernand. Ce souterrain aboutit à la Sierra ; quand tu en auras atteint l’extrémité, quand tu te retrouveras au grand air, retourne-toi, don Paëz, fixe ton regard sur ce castel, que la fumée de la mousqueterie enveloppera, et attends que cette fumée s’évanouisse. Je veux que tu assistes à mon trépas et que tu saches comment meurent les rois ! Adieu…
Et don Fernand, ému un instant se redressa fier et superbe ; il remit son chapeau sur sa tête, posa sa main sur le pommeau de son épée, et, tandis que don Paëz disparaissait par le souterrain, emportant dans ses bras la gitana désespérée, il cria d’une voix forte et retentissante :
— Aux armes ! Maures, aux armes !
La garnison du castel était faible en nombre, mais elle avait ce courage du dévouement qui double les forces humaines.
Tous ces soldats, qui adoraient leur souverain et avaient foi en lui comme en Dieu, vinrent se ranger à ses côtés, sûrs d’avance qu’au matin suivant pas un d’eux ne vivrait encore, mais fiers de mourir à la droite et sous les jeux du dernier descendant de leurs vieux roi ?
Le castel était une coquette demeure, un nid de colombe, une charmante retraite de femme ; ses fossés étaient des jardins embaumés, ses ponts-levis de simples grilles d’un merveilleux travail, ses remparts de simples terrasses ou des hamacs encore suspendus se balançaient au souffle de la brise ; quelques heures auparavant, il eût semblé impossible, même à un vieux soldat, d’y opposer la moindre résistance.
Eh bien ! en quelques minutes, jardins embaumés, fraîches terrasses, boudoirs coquets, salles de bain eurent pris une tournure martiale, et l’odeur de la poudre en chassa les parfums d’Orient et les senteurs enivrantes des arbres et des fleurs. On roula des obusiers sur les balcons, chaque fenêtre fut convertie en meurtrière, chaque salon en porte de défense, et toutes ces dispositions furent prises sans fracas ; – si bien que l’ennemi, qui s’avançait simultanément des quatre points cardinaux, espéra un moment surprendre le castel et ses hôtes, faire le roi prisonnier, presque sans coup férir.
Mais au moment où il arrivait à la portée du canon, les fenêtres, les terrasses, les jardins s’illuminent ; le castel flamboya une seconde comme un volcan qui se rallume tout à coup après plusieurs siècles de sommeil et de silence, – puis un ouragan de fer et de feu s’en échappa avec un fracas lugubre et alla apprendre aux assiégeants que les rois chevaliers ne s’endorment que sur l’affût d’un canon.
Don Fernand monta au beffroi du castel. Une lunette d’une main, son épée de l’autre, il s’apprêtait à voir les péripéties du combat, avant de mourir lui-même ; – et quand l’action fut engagée, il vit tomber chaque soldat avec un sourire d’orgueil, car ce soldat mourait en héros. Et quand les défenseurs du castel ne furent plus qu’une poignée d’hommes, quand les jardins furent occupés par l’ennemi, les grilles enfoncées, quand le sang ruissela sur les fleurs de cette poétique retraite, lorsque chaque boudoir, naguère empli de parfums et jusque-là retraite inviolable de la beauté, eut été empli de morts et de mourants, don Fernand quitta son poste d’observation et descendit l’épée haute, pour aller à ce trépas héroïque, le plus noble sacre d’un roi.
— Ombre de Boabdil, s’écria-t-il alors, toi qui n’eus point la force de mourir sous les murs de Grenade et t’arrêtas un moment au sommet des montagnes pour contempler une dernière fois les murs sacrés de l’Alhambra, tu eus tort en cet instant de murmurer : « Ma race est déshonorée ! » car moi, le dernier fils de cette race, je meurs la tête haute, le sourire aux lèvres, l’espoir au cœur et l’épée à la main !…
Pendant ce temps, don Paëz fuyait, emportant la gitana.
Il mit près d’une heure à sortir du souterrain ; et quand il en atteignit l’issue opposée, le combat était engagé sous les murs du castel.
Alors, fidèle aux dernières volontés de don Fernand, il déposa son fardeau sur le gazon et se retourna.
Certes, il n’avait jamais eu sous les yeux spectacle plus poignant et plus grandiose.
Les montagnes qui fermaient la vallée étincelaient sous le ciel assombri, tandis que la vallée était plongée tout entière dans les ténèbres, à l’exception d’un seul point qui concentra l’attention de don Paëz et celle de la gitana, qui, les coudes sur les genoux, soutenant son front dans ses mains, dardait sur ce spectacle ses yeux égarés.
Ce point était enveloppé d’un nuage blanc qui se déchirait à chaque minute et laissait échapper des éclairs dont le reflet brûlait les yeux de don Paëz ; – et, à la lueur de ces éclairs, malgré l’éloignement, on distinguait facilement alors une silhouette d’homme, se dessinant en noir au sommet d’une tour, sur le bleu foncé du ciel ; – et alors encore les yeux de don Paëz abandonnaient les détails du tableau pour s’attacher, fixes et désespérés, à cette silhouette.
Don Paëz et la gitana demeurèrent longtemps immobiles tous deux à la même place où ils s’étaient arrêtés ; tous deux ils ne cessèrent de contempler cette silhouette, dont la calme attitude était un poème de bravoure et d’orgueil ; – et quand la silhouette eut disparu et se fut abîmée dans le nuage, ils continuèrent à écouter, anxieux, le bruit du canon et le sifflement des balles, comptant chaque éclair et chaque détonation…
Et puis il vint un moment où éclairs et détonations s’éteignirent, où le nuage, jusque-là opaque et condensé, se déroula lentement en capricieuses spirales et commença à monter dans l’azur du ciel… Et tout aussitôt une flamme rougeâtre et sombre d’abord, puis bleue et blanche s’éleva au milieu du nuage, et don Paëz et sa compagne jetèrent un cri.
Don Fernand était mort – et le château brûlait.
Alors don Paëz se redressa ; il poussa un soupir, mit la main à la garde de son épée, et, rejetant la tête en arrière avec un geste plein de noblesse, s’écria d’une voix grave et solennelle :
— J’avais donc raison de croire en toi, ô mon étoile, – je suis roi !
— Et tu m’aimes, n’est-ce pas ? murmura la gitana en courant vers lui et l’enlaçant de ses bras d’albâtre. Oh ! aime-moi, mon Paëz, car je n’ai plus que toi maintenant, et le sang de mon père vient de sacrer notre union.
Mais don Paëz répondit soudain :
— Arrière ! femme ! je n’ose pas t’aimer, car le jour où je t’aimerai, le malheur fondra sur moi et j’aurai perdu mon génie !
C’était la troisième fois que don Paëz repoussait impitoyablement cette femme, qui lui parlait d’amour avec sa voix enchanteresse et son regard fascinateur. Pour la troisième fois il lui disait : « Je ne t’aime pas ! je ne veux pas t’aimer ! »
Mais, cette fois, sa voix tremblait si fort en prononçant ces mots, que la gitana tressaillit de joie et répondit :
— Tu ne m’aimes pas, don Paëz, tu ne m’aimes point encore, mais l’heure est proche où tu m’aimeras.
— Ne dis pas cela, s’écria don Paëz, ou je renonce sur l’heure à ce trône que tu me vas donner !
— Fou ! dit-elle en haussant les épaules, ce trône est à moi, je puis en disposer et je n’ai pas besoin que tu m’aimes pour t’y faire asseoir. Quand ton ambition sera satisfaite, quand tu n’auras plus ni trésors, ni pouvoir à désirer, il faudra bien que tu te laisses aller à ce courant du bonheur que tu remontes sans cesse ; il faudra bien que ton œil, lassé d’explorer les déserts arides et les horizons inconnus, s’arrête enfin sur l’oasis et s’y fixe… Et alors, don Paëz, je ne te dirai plus comme naguère, « Aime-moi, » ce sera toi, ami, qui viendras emprisonner mes mains dans les tiennes, qui mettras les genoux en terre devant moi et me diras avec un baiser : « Aimons-nous ! »
Don Paëz eut un geste d’impatience.
— Jusque-là, poursuivit-elle, hais-moi si tu le peux, don Paëz ; traîne-moi à ta suite sans laisser tomber sur moi un seul regard, assieds-toi sur le trône à mes côtés, sans me dire : merci ! Que m’importe ! j’attends mon heure, et elle viendra. Quand nous aurons atteint l’armée maure, je me ferai proclamer, puis je t’offrirai ma main. Accepte-la, don Paëz, accepte-la sans hésitation ni remords, car la glace de ton cœur se fondra au soleil de mon amour, et je serai largement payée de tes dédains passés et de ta cruauté.
Et la voix de cette femme, vibrant ainsi solennelle et triste, sous un ciel étoilé, en face d’un incendie, au milieu de la solitude et du silence de la nuit, cette voix était empreinte d’une sauvage et poétique harmonie qui résonnait jusqu’au fond du cœur de don Paëz, et l’agitait d’un trouble inconnu.
Il demeura un moment immobile et le front courbé sous ces reproches si poignants et si doux, un moment il fut sur le point de tomber aux genoux de cette femme et de lui dire :
— Pardonne-moi, je t’aime, et la gloire n’est rien pour moi désormais auprès de ton amour.
Et elle attendait ce moment, sans nul doute, car elle demeura immobile, elle aussi, les bras ouverts, l’œil humide, attachant sur lui son regard velouté tout rempli d’enivrants espoirs.
Mais une fois encore l’orgueil de don Paëz l’emporta sur son cœur, et il répondit froidement :
— Pardonnez-moi, madame, d’avoir manqué de courtoisie avec vous, et prenez mon bras. Nous allons nous orienter et nous mettre sur les traces de mes lansquenets, qui, sans doute, ont été refoulés assez loin d’ici. Vous êtes lassée, je vais vous porter. Vos pieds se meurtriraient aux ronces de la Sierra.
Elle poussa un soupir de résignation.
— Merci, dit-elle ; je marcherai.
— Mais vous êtes brisée, fit-il avec bonté et touché de la tristesse digne et grave de cette femme qu’il torturait ainsi.
Elle faillit le remercier de l’émotion avec laquelle il prononça ces paroles ; mais elle était femme, c’est-à-dire capricieuse, et, à son tour, elle lui dit froidement et avec une raillerie aiguë et presque navrante.
— Vous oubliez, monsieur, que je suis Bohémienne, et que les Bohémiennes courent nu-pieds à travers les ronces et les cailloux des sierras.
Cette phrase, prononcée avec calme, alla au cœur de don Paëz :
— Vous êtes cruelle, madame, murmura-t-il.
— Eh bien ! lui dit-elle en redevenant triste et pensive comme il convient à ceux qui perdent en un jour un père ou un frère en héritant d’une couronne, à des fronts qu’inclinent encore la douleur et le souci, oublions tous deux ce que nous avons pu nous dire de cruel, et partons ! La nuit est avancée, nous sommes seuls, presque sans armes, nous pourrions, d’un moment à l’autre, tomber au pouvoir des bourreaux ; marchons, monsieur !
Elle lui prit le bras et s’y appuya avec force ; – elle sentit ce bras trembler sous sa main et l’ivresse remplit son cœur.
— Il m’aime déjà, pensa-t-elle.
En même temps, don Paëz tout frémissant murmurait tout bas :
— Ô ambition, mon astre conducteur, mon étoile polaire, à moi ! je vais l’aimer.
Ils s’engagèrent, silencieux et recueillis, à travers les bruyères humides déjà de la rosée du matin, imprégnées des enivrantes senteurs de la nuit, comme deux époux qui vont à l’autel, – graves et tristes comme ceux qui conduisent un deuil funéraire, s’appuyant l’un sur l’autre, et écoulant, à leur insu, l’hymne d’amour que chantaient leurs cœurs, unis déjà par un lien mystérieux et inconnu.
L’action de la nature est puissante sur l’âme des hommes : – la nuit était belle ; à peine un léger souffle de vent bruissait dans les arbres, le grillon et l’oiseau de nuit troublaient seuls de leur cri monotone l’austère silence de la sierra, tout embaumée du parfum des grenadiers et des lauriers-roses. Certes, les deux amants ne pensaient plus en ce moment au théâtre de la guerre et au récent combat qui avait ensanglanté le sol qu’ils foulaient. – Tout entiers à leur rêverie, on eût dit un page maure et une sultane errant, l’amour au cœur et sur les lèvres, dans les jardins ombreux de l’Alhambra, pendant une nuit où le roi trop confiant aurait laissé après leurs serrures les lourdes clés de son harem.
Tout à coup la princesse jeta un cri et recula ; son pied venait de heurter un corps inerte et flasque, un cadavre ! Ils foulaient le théâtre même du combat engagé dans la soirée précédente entre les lansquenets et les Espagnols.
— Horreur ! murmura-t-elle.
Don Paëz la prit dans ses bras et la porta.
Les premières clartés du matin commençaient à iriser l’horizon oriental, et à leur lueur indécise, l’œil d’aigle de don Paëz inspecta le champ de bataille. Il était jonché de cadavres, et chaque bloc de roche blanchissant parmi les bruyères sombres était jaspé de taches sanglantes.
Parmi les morts, il y avait beaucoup de lansquenets, et don Paëz jugea que ses cinq cents hommes avaient été terriblement décimés ; mais les Espagnols étaient en plus grand nombre, et il comprit qu’ils avaient dû plier et battre en retraite dès la première heure.
Tandis que don Paëz traversait le théâtre de la lutte, un éclair brilla au sommet d’une roche et une balle vint siffler aux oreilles des fugitifs.
Don Paëz leva précipitamment la tête et aperçut une douzaine de soldats espagnols qui, campés sur un petit plateau de rochers pendant la nuit, avaient été éveillés par le bruit des pas de don Paëz sur la bruyère.
Don Paëz n’avait d’autre arme que son épée, il était donc dans l’impossibilité de se défendre contre d’aussi nombreux adversaires ; – s’il eut été seul, il eût, sans nul doute, marché sur eux l’épée haute, prêt à se faire tuer plutôt que de lâcher pied.
Mais il avait à côté de lui une femme, une femme de qui il allait tenir un trône, une femme qu’il était sur le point d’aimer, qu’il aimait déjà sans oser se l’avouer encore, et il la serra dans ses bras et se prit à courir.
La distance qui le séparait des soldats était assez grande, il l’eut doublée en quelques bonds, mais à leur tour, ceux-ci quittèrent leur attitude d’immobilité, ils se mirent à sa poursuite et firent feu sur lui plusieurs fois. L’étoile de don Paëz ou sa présence d’esprit à se courber et à dissimuler sa course au milieu des bruyères le sauvèrent. Les balles passèrent près de lui sans l’atteindre et presque toujours la gitana dans ses robustes bras, il continua à bondir de bruyère en bruyère, de roche en roche, avec la légèreté d’un daim qui fuit le plomb du chasseur.
Mais les soldats couraient aussi et continuaient à faire feu, les balles pleuvaient autour de don Paëz, – et don Paëz, désespéré, cherchait d’un œil éperdu, un abri, un secours, et n’apercevait rien.
Tout à coup il se trouva au bord d’un précipice, et dans l’impossibilité d’échapper, sans le franchir à ses implacables ennemis. De l’autre côté de ce gouffre de rochers, il remarqua les traces d’un campement construit à la hâte avec des branches d’arbres et des blocs de roche, et déserté sans doute à la hâte, car on voyait épars une douzaine de fusils.
Don Paëz s’arrêta une seconde à la lèvre du gouffre, il en mesura la largeur d’un coup d’œil assuré et rapide, et puis, toujours confiant en son étoile, il prit son élan pour le franchir.
Il fallut que ses jarrets eussent acquis la souplesse et l’élasticité de ceux du tigre, car il retomba sur le bord opposé et ne chancela point !
Il avait mis entre ses ennemis et lui un abîme de plusieurs centaines de toises de profondeur et de quinze pieds de largeur.
Courir à la redoute abandonnée, déposer la gitana dans le coin le plus abrité, puis s’armer d’un fusil encore chargé et revenir au bord du gouffre, fut pour don Paëz l’affaire de quelques secondes.
Les soldats arrivaient en courant, – don Paëz épaula, le canon du mousquet s’abaissa lentement, un éclair brilla, un soldat poussa un cri étouffé et tomba à la renverse.
Don Paëz prit un autre mousquet et fit feu une seconde fois, – un autre Espagnol mordit le sol ensanglanté.
Alors la gitana, cette créature si faible devant les émotions de l’amour retrouva cette mâle énergie des femmes méridionales à l’heure suprême du danger ; elle quitta le lieu où don Paëz l’avait placée, elle s’arma comme lui d’un mousquet et vint se placer à ses côtés.
Ce fut une lutte héroïque entre toutes, celle que soutinrent cet homme et cette femme à qui l’amour donnait force et courage, un poème épique tout entier passa dans dix minutes, et à la fin duquel il n’y eut plus sur le bord opposé du gouffre, qu’un monceau de cadavres, alors que don Paëz et sa compagne était debout encore.
Don Paëz se retourna vers elle avec un sourire de triomphe et d’orgueil ; mais il poussa un cri et recula… La gitana était pâle et chancelante, et quelques gouttelettes de sang rosé perlaient sur sa robe blanche.
— Mon Dieu ! s’écria don Paëz, au secours ! à moi !…
— Ce n’est rien, murmura-t-elle d’une voix éteinte, une balle m’a frappée.
Elle s’évanouit dans les bras de don Paëz qui la soutint, et poussa un cri de fureur intraduisible.
— Oh ! s’écria-t-il, malheur à moi… je l’aimais !
Et abandonnant la redoute, il reprit sa course à travers les bruyères, et s’enfuit, cherchant partout une source quelques gouttes d’eau, – et ne les trouvant pas.
Tout à coup, dans le silence des bois, dans le lointain, le son d’une trompe de chasse se fit entendre ; don Paëz reconnut la fanfare du roi Robert et poussa une exclamation de joie.
— À moi, Hector ! cria-t-il ; à moi les lansquenets !
Et il emboucha sa trompe à son tour, répondit à la fanfare, puis continua à courir, ivre d’impatience, d’angoisse et de fureur.
La rapidité de la course ranima la gitana.
— Don Paëz… fit-elle tout bas.
Il s’arrêta palpitant de joie, la déposa sur l’herbe et, l’œil humide, frémissant, il dégrafa sa robe, déchira la chemise et chercha la blessure… Une balle avait effleuré les chairs et la plaie n’offrait aucune gravité.
Les anges durent noter, pour en faire un hymne de reconnaissance, le cri de joie qui échappa alors à don Paëz ; et, à ce cri, la gitana répondit par un autre non moins ardent, non moins passionné :
— Ah ! dit-elle, tu m’aimes donc enfin !…
Il se redressa comme un taureau fougueux que les chiens ont mordu pendant son sommeil ; son front se plissa, il voulut blasphémer et la repousser encore, mais cette fois son cœur parla plus haut que son orgueil ; il s’agenouilla près d’elle, prit ses petites mains dans les siennes, appuya ses lèvres brûlantes sur son front pâli, auquel il imprima un long baiser et murmura :
— Pâlisse maintenant mon étoile ! peu m’importe ! je viens d’éprouver un moment d’ivresse que dix siècles de gloire et de puissance ne pourraient faire oublier.
En ce moment, la fanfare du roi Robert se fit entendre de nouveau ; don Paëz bondit sur ses pieds et cria : à moi Hector ! Hector, à moi !
Don Paëz rejeta sa trompe sur l’épaule, reprit la gitana dans ses bras et s’élança dans la direction qu’avait suivie la fanfare du roi Robert, en arrivant jusqu’à lui.
À l’horizon des bruyères et à l’extrémité du plateau qu’il foulait, le gentilhomme remarqua la lisière d’une grande forêt de chênes noirs, du milieu desquels semblait être partie la première note du cor de chasse ; il y dirigea sa course, et bientôt, aux clartés naissantes du jour, il vit étinceler des armures au travers des arbres.
Bientôt encore un cavalier sortit du bois et s’élança au galop à sa rencontre.
C’était Hector lui-même.
— Frère, lui cria-t-il, est-ce toi ?
— C’est moi, répondit don Paëz, moi le roi !
— Toi le roi ?
— Depuis une heure, répondit-il, au moment où il touchait presque au cheval d’Hector.
— Eh bien murmura Hector frémissant, ta couronne devient ton arrêt de mort… Tiens, ajouta-t-il, étendant sa main vers le sud-est, écoute… n’entends-tu pas un bruit lointain de mousqueterie ?
— En effet… Quel est ce bruit ?
Ce bruit est celui d’une lutte suprême que l’armée maure, ton armée maintenant, don Paëz, – soutient contre trois armées espagnoles qui l’ont enveloppée.
— Tu mens ! frère, tu dois mentir ! s’écria don Paëz.
— Je dis vrai, frère, murmura Hector d’une voix sombre ; tes ennemis étaient bien instruits, et ils savaient que tu joindrais don Fernand si tu parvenais à t’échapper de l’Albaïzin. Tu as fui, et soudain trente mille hommes qui se tenaient sur la défensive se sont avancés de toutes parts, et ont enveloppé l’armée maure que tu avais déjà décimée il y a trois jours… Nous nous sommes battus, moi et tes lansquenets, une partie de la nuit, et nous n’avons dû notre salut, après avoir laissé la moitié de nos gens sur la place, qu’à la hâte qu’avaient nos ennemis, ne te voyant point parmi nous, d’aller écraser l’armée maure à la tête de laquelle ils te croyaient.
Il ne te reste plus qu’à fuir, frère, à fuir au plus vite. Viens ! j’ai encore près de trois cents hommes avec moi, c’est une escorte imposante, fuyons vers le nord-est, gagnons la plage la plus prochaine… nous y trouverons bien un navire qui voudra prendre à son bord un roi d’une heure et sa fortune chancelante.
Don Paëz paraissait ne point entendre. Debout, la main sur la garde de son épée, l’œil étincelant, il écoutait les hurlements lointains du canon et considérait un tourbillon de fumée qui, dans la plaine, au sud-est, obscurcissait l’horizon du matin.
— Frère, répéta Hector, l’heure s’écoule, il faut fuir.
Alors don Paëz se redressa comme un chêne superbe que la tempête n’a courbé qu’à demi.
— Frère, dit-il d’une voix retentissante, sonore et pleine de majesté, naguère j’étais là-bas…
Il étendit sa main dans la direction de la vallée où flamboyaient encore les débris du castel mauresque.
— J’étais là-bas, reprit-il, avec cette femme dont l’amour fait ma perte, et le frère de cette femme dont la mort me fait roi. Les brasiers s’allumaient sur tous les pics de la sierra ; les armures des bataillons espagnols, s’avançant du nord et du sud, de l’est et de l’ouest, étincelaient à leur fauve lueur ; le trépas montait vers nous comme une mer déchaînée qui, à l’heure du reflux, galope mugissante vers la grève et y surprend le pêcheur attardé. Alors cet homme qui vient de mourir se tourna vers moi et me dit : « Voici l’issue d’un souterrain qui aboutit à la sierra. Prends ma sœur dans tes bras et fuis » J’hésitai et répondis : « Je ne fuirai que si tu me suis… »
— Eh bien ? demanda Hector…
— Eh bien ! frère, sais-tu ce que me dit Fernand ?
Hector regarda son frère avec anxiété.
— Il me dit, poursuivit don Paëz : Les rois ne peuvent fuir !
— Oh ! fit Hector pâlissant.
— Je n’étais point roi encore, reprit don Paëz, et c’est pour cela que je lui obéis, c’est pour cela que je suis ici au lieu d’être enseveli sous les décombres fumants du castel.
— Et… maintenant ? interrogea Hector qui tremblait.
— Maintenant, frère, je suis roi !
Et sans attendre la réponse d’Hector qui baissait la tête d’un air sombre, il s’avança vers la forêt, sur la lisière de laquelle les lansquenets s’étaient rangés en bataille :
— À moi ! leur cria-t-il d’une voix retentissante.
— Où allons-nous ? demandèrent-ils.
— Vaincre ou mourir ! répondit-il avec le calme et le stoïcisme de Léonidas.
— Eh bien, mourons ! dit à son tour Hector, la mort, parfois, est une délivrance !
La gitana, blanche et froide, les regardait tous deux alternativement :
— Paëz, dit-elle enfin en jetant ses bras au cou de son amant, puisque tu veux mourir, mourons ensemble, je combattrai à ta droite, comme naguère, et je n’aurai pas besoin d’être frappée pour mourir, le coup qui t’atteindra me tuera.
— Eh bien ! dit-il, mourons, puisque nous nous aimons ; mourons enlacés, la main dans la main ; que nos visages pâlissent et se glacent ensemble ; que nos cœurs, appuyés l’un sur l’autre, cessent de battre à la même heure ; que nos âmes, brisant leur enveloppe de chair et de boue, se fondent en un souffle et montent vers Dieu.
Il la pressa sur son sein une minute – une minute il entendit sourdre les sanglots d’ivresse qui soulevaient le sein de la gitana ; – une minute, il parut tout oublier…
Puis il se dégagea, courut au cheval qu’on lui amenait et sauta en selle.
Alors il ferma les yeux pour regarder quelques secondes au fond de son âme et soulever le voile déjà terne du passé ; il envisagea d’un coup d’œil son existence aux trois quarts gaspillée et prête à finir, et laissant errer sur ses lèvres un pâle et amer sourire :
— Voilà donc, murmura-t-il, ce que deviennent ces hommes en qui Dieu avait mis assez de force et de génie pour que d’une seule étreinte ils pussent ébranler le monde ; – un sourire de femme les tue !
Et tirant son épée, dont la lame étincela comme un éclair aux rayons du soleil levant, il poussa son cheval et s’alla placer à la tête de ses lansquenets mutilés, qui frissonnèrent, d’enthousiasme à la superbe attitude de leur chef.
Mais, au moment, où la troupe s’ébranlait, un homme parut au sommet d’un petit coteau voisin, dans la direction de la vallée abandonnée par don Paëz durant la nuit. Cet homme agitait son turban blanc, qu’il avait déroulé et qui flottait comme un étendard au souffle du vent matinal.
Don Paëz l’aperçut et s’arrêta.
L’homme s’avança alors. Il marchait lentement, écrasé qu’il était par une sorte de coffre qu’il portait sur ses épaules.
C’était un Maure qui apportait à la princesse son coffre de rubis et de perles, et à don Paëz l’anneau royal de don Fernand. Elle baisa l’anneau avec respect, une larme trembla au bord de ses paupières ; et comme l’amour est d’un égoïsme navrant, elle oublia encore ce frère bien-aimé qui venait de mourir, et passant l’anneau au doigt de don Paëz :
— Te voilà vraiment roi, dit-elle.
Il secoua la tête :
— Roi pour une heure encore !
Elle tressaillit ; puis attachant sur lui son grand œil noir qui fascinait :
— Ô mon Paëz, dit-elle avec enthousiasme, tu es fataliste, tu crois ton étoile éclipsée, mais à mon tour j’interroge la voix secrète de l’avenir qui semble vibrer au fond de mon cœur, et cette voix me répond que l’heure du trépas ne sonnera point aujourd’hui pour toi, que de longs jours te sont encore réservés, et que l’instant viendra où tu seras roi puissant.
— Roi des Maures, n’est-ce pas ? fit-il avec amertume, roi d’une nation dont, à cette heure, on écrase les derniers débris ? Roi de Grenade, leur ville sainte, dont, peut-être, en ce moment, on détruit l’Alhambra.
— Roi de Grenade ou d’ailleurs, des Maures ou d’un autre peuple, qu’importe ! moi aussi je lis dans l’avenir, don Paëz, et à moi l’avenir répond que tu seras roi ! Non pas un roi errant et vagabond, reprit-elle, mais un roi portant couronne en tête et sceptre en main, ayant sujets et courtisans, manteau brodé d’or agrafé à l’épaule, et sur le passage duquel les fronts se courberont aussi bas que les épis d’un champ de blé s’inclinent sous le vol de feu de la tempête.
Et la princesse, en parlant ainsi, avait le regard ardent, le front inspiré d’une pythonisse antique – et à sa voix entraînante dont Paëz redressa la tête et s’écria :
— Puisses-tu dire vrai, et que l’amour soit un talisman, car je t’aime !
Il fit un signe, et l’escadron des lansquenets, s’ébranlant, se précipita au galop, comme un ouragan de fer et d’acier, vers ces plaines lointaines où le canon grondait toujours, franchissant ravins et précipices comme une nuée d’aigles qui fondent sur leur proie.
Don Paëz ayant Hector à sa gauche et la princesse à sa droite, galopait au premier rang et murmurait avec orgueil : – Si je meurs, j’aurai vu, au moins pendant quelques heures, les hommes à mes pieds, et cela me suffit !
Laissons don Paëz tomber dans la plaine avec une petite troupe, et rétrogradons de quelques heures.
Don Fernand, éprouvé mais non abattu par ses pertes récentes devant l’Albaïzin, avait senti qu’il ne pouvait plus tenir la plaine, et reprenant la route des sierras, aux gorges profondes desquelles il voulait confier sa fortune pâlissante, il s’était replié avec son armée sur le petit castel maure où sa sœur l’attendait et où nous l’avons vu naguère voulant se donner la mort.
Quand il ne fut plus qu’à une journée de marche, don Fernand choisit une position fortifiée naturellement par des rochers escarpés, et fit camper son armée lassée sur un étroit plateau d’où il était facile de surveiller les menées de l’ennemi et d’éviter une surprise.
Puis, comme il aimait sa sœur d’une ardente affection, et que plusieurs mois s’étaient écoulés depuis qu’il ne l’avait vue, il confia le commandement de son armée à son second lieutenant, Aben-Saïd, car Aben-Farax avait été tué la veille dans une escarmouche, et il continua son chemin avec une escorte de deux cents hommes.
Nous savons ce qui lui était advenu.
L’armée, après un jour de repos, s’était remise en route à la nuit tombante.
Elle était forte d’environ sept mille hommes, et les chemins qu’elle prit se trouvaient si étroits et si difficiles, qu’il était impossible à une armée supérieure en nombre de lui tenir tête et de l’envelopper aisément.
La nuit était belle, quoiqu’un peu assombrie par l’absence de la lune ; les bataillons marchaient en silence, et le bruit de leurs pas sur le gazon ou les rochers était si léger, qu’à un quart de lieue de distance et grâce à l’obscurité, il était impossible de soupçonner leur passage.
Vers minuit, cependant, les troupes d’avant-garde crurent apercevoir çà et là des ombres rapides se dérobant derrière les rochers ou glissant au travers des clairières ; mais elles étaient si peu nombreuses que la pensée ne vint à personne qu’elles pouvaient être autre chose que des bêtes fauves ou des chasseurs s’épiant mutuellement ; et l’armée continua à avancer.
Plus tard, les Maures étonnés virent briller soudain, sur les montagnes voisines, des feux qui s’allumèrent un à un ; ils commencèrent à être inquiets.
Un peu plus loin, les feux se multiplièrent, et alors les chefs ordonnèrent une halte pour tenir conseil.
— Nous sommes enveloppés, dit Aben-Saïd ; tenez, regardez derrière nous, les mêmes feux commencent à briller, la retraite nous est coupée ; mais il est trop tard pour reculer, et d’ailleurs, nous sommes en nombre imposant ; – une poignée d’hommes ne pourrait avoir raison de nous.
— Il faut plus d’une poignée d’hommes pour établir des signaux aussi nombreux, répondit un chef, et tout me porte à croire que des forces imposantes nous doivent attaquer ; – mais qu’importe ! Dieu est pour nous, notre cause est juste, marchons !
L’armée se remit en route et arriva vers une heure du matin dans une étroite plaine fermée en tous sens par de hautes montagnes boisées, n’ayant d’autres issues que des vallées étroites, creusées par les torrents et les crues subites des sierras.
La plaine, déserte en apparence, était cependant emplie d’un vague murmure qui trahit aux oreilles des Maures la présence de l’ennemi ; et, en effet, à mesure que leurs bataillons avançaient, chaque touffe d’arbres s’agitait et laissait échapper un homme tout armé ; sur chaque roche grise remuait soudain un être vivant, et c’était un soldat espagnol.
Puis, soudain, les montagnes qui fermaient la plaine, sombres jusque-là, se couvrirent à leur tour d’une chevelure de feu, et, répondant à cette clarté subite, d’autres clartés livides et instantanées jaillirent des flancs de chaque colline et de chaque mamelon, suivies d’un fracas horrible qui ébranla les sierras dans leurs assises de granit. C’était le bruit de la mousqueterie et du canon. Les Espagnols engageaient le combat en mitraillant les Maures.
Alors ceux-ci, qui ne traînaient après eux que des pièces de campagne, dédaignèrent de s’en servir et ils attaquèrent, l’épée et le pistolet au poing.
Ainsi commença cette lutte, qui durait encore au point du jour.
D’abord les montagnes et les collines ne supportaient pas une armée plus nombreuse que l’armée maure ; – mais, à mesure que les uns tombaient sous la mitraille et que leurs rangs s’éclaircissaient, les vallées dégorgeaient de nouveaux bataillons espagnols qui venaient grossir ceux qui avaient engagé l’affaire, tandis qu’aucun secours n’arrivait aux Maures.
Léonidas et ses trois cents Spartiates ne furent pas plus héroïques aux Thermopyles que ces hommes, écrasés par le nombre, qui défendaient à cette heure suprême et sans espoir de victoire, leurs foyers, leurs mœurs, leur indépendance, leur Dieu.
Ils combattaient à outrance et tombaient frappés en pleine poitrine, serrant leur épée dans leurs doigts crispés pour la conserver même après leur mort, le sourire des martyrs sur les lèvres, l’orgueil des héros sur le front.
Quand le jour vint, les trois quarts mordaient la poussière et les Espagnols étaient encore plus de vingt mille !
Aussi parurent-ils rougir de leur victoire, et comme s’ils eussent été honteux de combattre au grand jour, avec un pareil nombre, des ennemis ainsi décimés, ils battirent en retraite, laissant quelques bataillons encore frais pour achever d’écraser les vaincus.
Parmi les Maures encore debout était leur chef Aben-Saïd ; le noble jeune homme avait fait des prodiges ; couvert de plaies, ruisselant de sang, il était infatigable, et son épée paraissait convertie en une lame de feu qui foudroyait tout ce qu’elle touchait.
Ce fut alors que don Paëz et ses lansquenets tombèrent comme la foudre, ou plutôt comme une nuée d’archanges vengeurs sur le théâtre du combat pour en changer la face et les destinées.
Ranimés par ce secours inespéré et dont ils ne pouvaient s’expliquer le mobile, ils relevèrent la tête et une force nouvelle, celle de l’espérance et de l’enthousiasme, passa soudain dans leurs veines et raffermit leurs bras alourdis et lassés.
La lutte recommença, plus acharnée et plus terrible que jamais ; mais, cette fois l’issue n’en pouvait être douteuse, et bientôt les Espagnols vaincus se débandèrent et prirent la fuite ; le canon se tut, la fumée se dispersa et monta en spirale vers le ciel, sur l’aile d’un vent vigoureux. Alors les Maures étonnés aperçurent, au milieu deux, à cheval, tout poudreux et tout sanglant encore du combat, son épée rougie à la main, don Paëz grandi de toute la hauteur de la majesté royale et de tout l’enthousiasme du triomphe.
Don Paëz fit un signe avec son épée et réunit avec ce signe les principaux chefs qui survivaient encore.
À ses côtés, pâle et sanglante comme lui, comme lui l’œil étincelant de la fièvre de la victoire, se tenait la princesse, dont le cheval, frappé à mort, s’était naguère abattu sous elle.
— Maures, dit-elle alors, votre roi Aben-Humeya n’est plus ; il est mort en roi, comme devait mourir le dernier des Abencerrages.
Un cri de stupeur douloureuse répondit à ces paroles.
— Nous n’avons plus de roi ! malheur à nous ! murmurèrent tous ces hommes qui n’avaient pas su pâlir en face du trépas.
— Le roi est mort, vive le roi ! répondit alors la princesse. Je suis la sœur de don Fernand et les femmes régnaient à Grenade.
— Une reine ! firent-ils avec accablement, aura-t-elle le bras assez fort pour brandir l’étendard de notre indépendance ?
— Voici mon époux, dit-elle en montrant don Paëz, je le fais roi !
Les Maures tressaillirent.
Ils hésitaient et se regardaient encore, quand Aben-Saïd qui, percé de cent coups différents, avait sur le visage la pâleur du trépas, s’adressa à don Paëz et lui dit :
— Tu es brave, don Paëz ; nul jamais n’en a douté et n’en doutera ; mais tu n’es pas de notre nation et tu as combattu dans les rangs de nos ennemis…
— C’est vrai, répondit don Paëz ; mais le roi Philippe II, m’a insulté, et quand on a nom don Paëz, on ne pardonne pas une insulte ! Je ne suis point de race maure, mais je ne suis pas non plus de race espagnole, et mes ancêtres portaient couronne au front. Votre roi est mort, me léguant son sceptre ; je prends ce sceptre et je vous dis : vous êtes désormais mon peuple, et la dernière goutte de mon sang, la dernière pensée de mon cœur est à vous ! Vous étiez tout à l’heure forts et redoutables ; la mort a ravagé vos bataillons, dont il ne reste plus que des débris, eh bien ! avec les trésors que m’a légués votre roi, nous achèterons une armée, nous triompherons ou nous succomberons ensemble, périr les armes à la main avec un roi à sa tête, n’est point le trépas pour un peuple comme vous, c’est un triomphe à l’heure présente, c’est l’immortalité dans l’avenir !
Et don Paëz était si beau et si fier en ce moment, il avait la tête si haute, le geste si noble, le regard si étincelant, que l’enthousiasme galvanisa ces hommes sanglants et mutilés qui foulaient du pied les cadavres de leurs frères, et qu’ils s’écrièrent d’une voix unanime :
— Vive don Paëz !
Alors Aben-Saïd, dont les premières brumes de la mort obscurcissaient déjà les regards, s’avança en chancelant vers don Paëz, mit un genou en terre et lui dit :
— Prends mes deux mains dans la tienne, en signe de vasselage ; je te fais hommage lige, et au nom des débris de ce peuple, dont j’étais le dernier chef, je te reconnais et te salue pour mon roi !
Et Aben-Saïd se releva ; il fit deux pas en arrière, et, d’une voix mourante, cria par trois fois, selon l’usage :
— Le roi est mort ! vive le roi !
— Vive le roi ! répondit la foule.
— À présent, murmura Aben-Saïd, puisque les Maures ont un chef, je puis mourir !
Et le noble jeune homme tomba pour ne plus se relever.
Don Paëz posa la main sur ce cœur dont la dernière pulsation venait de s’éteindre, et il dit :
— Dors en paix, jeune brave, les martyrs seront vengés !
Puis, tirant son épée :
— Maures ! cria-t-il, vous avez eu raison de m’acclamer pour roi, vous avez eu raison de croire en don Paëz, – la journée de revers que vous avez subie coûtera cher à vos vainqueurs !
Alors, se tournant vers Hector :
— Prends, lui dit-il, dans ce coffre autant de rubis, de perles et de richesses qu’il en faudra pour acheter une armée ; cours à Naples et dis à notre frère Gaëtano d’enrôler des lansquenets allemands, et des marins génois pour me venir en aide !
— J’irai, dit simplement Hector, et nous te sauverons !
— Pourquoi ce front pâli et cette lèvre crispée, ô ma reine ! pourquoi ce sombre regard que du haut de ces murs vous promenez à l’horizon de l’Océan ? Quelle douleur sans nom peut navrer votre âme, puisque j’ai pris vos mains dans la mienne et que je vous répète que je vous aime !
Ainsi parlait don Paëz, assis auprès de la princesse maure, devenue sa femme devant Dieu, – un soir d’automne, par un ciel nuageux et une mer orageuse sur les remparts de cette forteresse fameuse qui a nom Gibraltar.
Ce n’était plus le don Paëz que nous avons connu, l’ambitieux sans cœur et sans pitié, foulant aux pieds l’amour et le niant parfois ; mais don Paëz vaincu désormais, lié, garrotté par le sourire d’une femme ; don Paëz qui perdait son royaume ville à ville et bourgade à bourgade, sans en prendre nul souci et presque en se jouant ; don Paëz qui aimait enfin.
Il le lui avait dit à cette heure suprême où ils venaient d’échapper à la mort tous les deux ; ils avaient combattu ensemble, et côte à côte, pour délivrer les débris de l’armée maure ; à la tête de ces débris, ils avaient défendu le terrain pied à pied, se donnant la main comme il convient à des époux rois et guerriers, et ce n’était qu’après trois mois de lutte héroïque et de revers successifs qu’ils se trouvaient cernés enfin dans leur dernière place forte, sur un roc dont la mer rongeait la base méridionale, et qu’une armée de vingt mille hommes séparait, au nord, du reste de la terre.
Cinq cents hommes à peine demeuraient encore autour du roi don Paëz et soutenait le siège, converti en blocus par les Espagnols.
Les vivres commençaient à manquer ; si Hector et Gaëtano n’arrivaient au plus vite pour ravitailler la place et y jeter une garnison imposante, c’en était fait de don Paëz. Le roi Philippe II avait demandé sa tête, et il la voulait avoir à tout prix.
Mais don Paëz n’y songeait guère ; don Paëz tout entier à son amour, ne regrettait plus son trône qui s’écroulait lentement ; et c’est pour cela qu’il disait à la princesse, avec un sourire :
— Pourquoi ce front pâli et ces lèvres crispées, puisque nous nous aimons ?
Elle prit sa tête brunie dans ses mains diaphanes, y déposa un long baiser et répondit :
— Si mon front est pâle, ô Paëz, c’est qu’il est le remords et le reflet de mon âme navrée, c’est que le remords et la douleur me torturent. J’ai joué, dans ta vie, le rôle terrible de la fatalité, mon amour t’a perdu. Ce trône que je t’ai donné devient le marchepied de ton échafaud ; cette tendresse dont je t’ai accablé, poursuivi, a jeté dans ton cœur d’airain une étincelle de faiblesse qui te conduit à ta perte. Je suis une femme ingrate et sans cœur, ô mon Paëz, car j’ai étouffé ton génie au souffle de mon amour, car je n’ai point compris que les hommes tels que toi doivent marcher vers leur but seuls et silencieux, sans prendre garde aux douleurs qu’ils foulent, aux âmes qu’ils brisent, ainsi que des prêtres saints qui s’isolent de la terre et de ses misères pour aller le front haut.
Je ne t’ai point compris, ô Paëz, car je me suis cramponnée à toi, car j’ai enchaîné tes bras noueux de mes bras débiles, j’ai enlacé ma vie à la tienne, et je t’ai perdu ! C’est pour cela que mon œil hagard interroge en vain l’horizon désert de l’océan, cherchant la trace d’un pavillon sauveur et ne la trouvant point.
La princesse tremblait en parlant, et elle pressait de ses mains tremblantes la main de don Paëz.
La nuit venait, enveloppée de ténèbres épaisses ; la mer, déchaînée, galopait vers le roc en lames hurlantes et raccourcies ; parfois un éclair brillait, sans fracas, dans le ciel lointain, – et le silence absolu de la forteresse, troublé seulement à de longs intervalles par le pas lourd et le qui vive ! des sentinelles avait quelque chose de poignant qui allait à l’âme et serrait le cœur.
Don Paëz se tut une minute, une minute il parut en proie à une sombre et indicible douleur ; puis, tout à coup, son front se rasséréna et il répondit en attirant à lui la princesse :
— L’ambition, ô ma reine, est la passion dévorante qui étreint les hommes forts et les entraîne à travers l’espace, sans leur accorder jamais une heure pour sommeiller à l’ombre de cet arbre touffu qu’on nomme le bonheur ! L’ambition, c’est l’enfer des chrétiens, ce supplice sans fin et sans commencement, ce ver insatiable qui ronge, ce vautour qui dévore, à la cime d’un roc, le foie de Prométhée sans cesse renaissant. Le but vers lequel elle marche s’éloigne toujours, ainsi qu’un mirage ; la jeunesse croit l’atteindre, l’âge mûr espère y toucher, et la vieillesse, à son dernier relais, à sa dernière heure, pose un pied lassé dans sa tombe ouverte et murmure découragée : « C’est encore bien loin ! »
Le bonheur, au contraire, ô ma reine ! c’est l’ombre des haies du chemin, un jour de soleil, quand on est deux, la main dans la main ; le bonheur, c’est ton sourire un soir de tempête ; c’est ton amour, de l’aube naissante aux dernières clartés du couchant. Déridez votre front assombri, ô ma reine ! ramenez un sourire sur vos lèvres, un rayon d’espoir dans votre âme ; – assez longtemps j’ai mordu aux âpres fruits de l’ambition, je veux boire à longs traits à la coupe d’or du bonheur !
Elle l’interrompit brusquement :
— Insensé ! s’écria-t-elle, tu ne vois donc pas que la mort monte, lente et inexorable, vers nous ; tu ne vois donc pas que cette coupe où tu t’abreuves va se briser dans tes mains…
Un éclair déchira la nue, fil resplendir la mer jusqu’aux limites extrêmes de l’horizon, et la princesse poussa un cri de suprême joie, un cri comme en dut jeter le vieil Abraham quand le glaive protecteur de l’ange se plaça entre son glaive meurtrier et la poitrine de son cher Isaac ; – un cri qu’on n’entend en sa vie qu’une fois et qu’on ne redit point.
— La flotte ! la flotte ! murmura-t-elle.
En effet, à la lueur instantanée du feu céleste, elle venait d’apercevoir à l’horizon les voiles blanches de cinq navires courant des bordées vers la terre et luttant contre le vent.
— Oh ! s’écria-t-elle, et cette fois avec une frénétique ivresse, déridons maintenant nos fronts assombris, épanouissons nos cœurs serrés, la coupe du bonheur, où nous puisons tous deux, ne se brisera point dans nos mains, car voici le salut !
Il se passa alors chez don Paëz un de ces étranges revirements d’esprit fréquents aux hommes à imagination ardente. Il venait de flétrir l’ambition, cette passion dévorante de toute sa vie ; il l’avait hautement reniée, lui préférant l’amour ; il avait paru vouloir rompre complètement avec son passé pour s’abandonner tout entier à une existence nouvelle… Eh bien ! au cri de la princesse, à la vue subite de la flotte libératrice, tout un monde de pensées bouillonna dans sa tête et heurta violemment les parois de son cerveau.
Ce ne fut plus son amour sauvegardé qu’il aperçut dans cet avenir prochain que lui faisait l’arrivée de ses frères, son bonheur menacé qu’ils allaient protéger ; – non, don Paëz ne vit plus qu’une chose, la restauration future de sa grandeur, le rétablissement du royaume de Grenade et le moyen assuré de contrebalancer une fois encore la puissance du roi Philippe II, désormais son mortel ennemi.
Ainsi sont les hommes ; il faut un abîme profond, lentement creusé, pour les séparer violemment de leur passion dominante ; un pont de roseaux jeté sur cet abîme en moins d’une heure, les en rapproche aussitôt et les réunit plus étroitement que jamais. Il avait fallu tout l’amour de la gitana, toutes ses larmes, toute son abnégation, la mort héroïque de don Fernand, trois mois de revers consécutifs et la perte de ses dernières illusions pour détacher don Paëz de son ambition ; – une lueur d’espoir, un flot rapide de tumultueuses pensées suffirent à renverser ce long ouvrage ; il redevint ambitieux, hautain, fier de lui-même comme autrefois, et il s’écria :
— J’ai cru mon étoile éclipsée, j’ai douté de moi, j’ai été insensé ! Cette flotte, cette armée qui m’arrivent, c’est plus que le salut, plus que la délivrance, c’est mon royaume reconquis, c’est don Paëz plus grand et plus fort que jamais !
Cette flotte, poursuivit-il avec exaltation, elle profitera sans doute, inévitablement, de la nuit sombre qui nous environne, elle abordera silencieuse, sans qu’un fanal brille à ses vergues, sans qu’un jet de lumière trahisse ses sabords.
Elle nous prendra avec elle, et puis, quand nous serons en pleine mer, elle saluera le duc d’Albe et son armée d’une salve moqueuse, et paraîtra fuir vers les côtes d’Afrique. Le duc d’Albe maudira ciel et terre, et se contentera d’occuper Gibraltar.
Moi, pendant ce temps, je débarquerai avec Gaëtano et les débris de ma garnison sur un point quelconque des côtes du royaume de Valence, où nul ne m’attendra… Alors, et sans m’arrêter, je marche rapidement sur Valence que je prends d’assaut ; je laisse dans ses murs deux mille hommes et je poursuis ma course vers Grenade ; les Maures, abattus un moment, se lèvent de nouveau à ma voix et grossissent mon armée ; les places fortes qui se trouvent sur mon passage m’ouvrent leurs portes sans coup férir, ma marche devient un triomphe, et dans un mois j’ai reconquis tout le royaume de Grenade…
Un coup de tonnerre interrompit don Paëz ; – la foudre rugit de nouveau, le vent, apaisé jusque-là, s’éleva tout à coup, mugissant avec une violence inouïe – et la mer vint se heurter aux rocs de la grève avec une fureur telle, que la princesse s’écria, frissonnante :
— Mon Dieu ! voici la tempête, et si la flotte amène à la côte elle y brisera son dernier vaisseau !
— Eh bien ! répondit don Paëz, ce sera pour la nuit prochaine.
— Oh ! j’ai peur… exclama-t-elle en montrant la flotte qu’on voyait s’avancer toujours à la lueur des éclairs multipliés.
— Peur ? fit-il avec un sourire et l’attirant sur son sein ; peur, auprès de don Paëz ?
Elle tressaillit à cette voix si mâle et si fière :
— Non, dit-elle, je ne crains rien, puisque tu m’aimes !…
La flotte avançait toujours, et don Paëz, à chaque éclair, la voyait courant des bordées et luttant contre le courant avec cette habileté particulière aux marins génois de l’époque.
— Cordieu ! s’écria-t-il à son tour, si ces gens-là font cent brasses encore, ils sont perdus !
De larges gouttes de pluie commençaient à tomber ; le tonnerre et le vent disputaient les airs et les emplissaient de fracas ; la mer écumante raccourcissait toujours ses lames, et le péril devenait pressant.
La sueur commençait à perler au front du roi, et il eût voulu voir à cent lieues de distance ces navires attendus si longtemps avec toute la fièvre de l’impatience.
— Ces hommes-là sont donc insensés ? exclama-t-il hors de lui, ou bien ne sont-ils déjà plus les maîtres de leur manœuvre ?
Il sembla que les cinq navires eussent entendu don Paëz, car, presque aussitôt, ils virèrent de bord et gouvernèrent de façon à s’éloigner de la terre et à reprendre le large.
Don Paëz respira.
— Les tempêtes, ici, murmura-t-il, durent rarement vingt-quatre heures ; demain, la flotte pourra mouiller, et nous serons sauvés, ajouta-t-il en regardant la princesse avec amour.
— Il était temps ! répondit-elle, car nous commençons à manquer de vivres, de poudre et de boulets, et si l’ennemi tentait un nouvel assaut, nous ne pourrions résister.
— Il ne le tentera pas, il espère nous affamer.
Don Paëz fixa de nouveau son regard sur la mer et attendit un éclair.
Quand la foudre jaillit, il aperçut la flotte déjà dispersée par la tempête, la toile soigneusement pliée et disparaissant à demi dans le brouillard.
— Enfin ! murmura-t-il.
L’orage allait croissant, et les époux-rois étaient exposés l’un et l’autre à ses âpres caresses, sans y avoir pris nulle garde ; la pluie fouettait leur front nu, le vent s’engouffrait dans leurs manteaux, mais ils étaient tout entiers, elle à son amour, lui à son rêve un moment effacé et reconstruit depuis une heure.
Tout à coup un cri d’alarme, jeté par une sentinelle et que toutes répétèrent, retentit à travers les remparts et réveilla en sursaut la garnison qui s’était endormie sur la foi d’un prochain orage et des ténèbres de la nuit.
— Aux armes ! criaient les vedettes, aux armes ! l’ennemi !
Don Paëz crut voir le roc de Gibraltar s’effondrer sous ses pieds à ce cri terrible : l’ennemi !
L’ennemi ! et il n’avait plus de boulets ; l’ennemi ! et cinq cents hommes à peine étaient autour de lui !…
L’ennemi au nombre de trente mille hommes, l’ennemi lassé du blocus, qui voulait en finir à tout prix et avoir don Paëz mort ou vivant, profitant, pour tenter l’escalade, d’une nuit de tempête.
Et la flotte était loin !
Alors, de même que naguère il l’avait repoussée de ses vœux, don Paëz sembla maintenant l’appeler de toute la force de son désespoir, il interrogea la haute mer avec anxiété, ayant toujours pour flambeau les foudres du ciel qui se croisaient en tous sens ; – mais, cette fois, l’horizon était désert, la flotte avait disparu, obéissant au caprice de la tempête…
— Oh ! s’écria le roi, poussant un cri de rage, la fatalité me suit.
— C’est mon amour qui te tue, répondit sourdement la princesse ; Paëz, tu avais raison, l’amour et le génie ne peuvent marcher côte à côte…
Un éclair de colère jaillit de ses yeux.
— C’est vrai, dit-il froidement.
— Eh bien ! reprit-elle avec l’enthousiasme de l’abnégation, prends ta dague, Paëz, prends-la, et tue-moi.
Il frissonna et fit un pas en arrière.
— Frappe ! continua-t-elle en lui présentant le sein ; moi morte, peut-être triompheras-tu ?
Elle saisit elle-même la dague qui pendait à son flanc et la lui présenta.
Don Paëz sentit le délire gagner sa tête et voiler son regard ; il prit l’arme, son bras se leva et fut sur le point de retomber…
Mais soudain il poussa un éclat de rire strident et jeta l’arme loin de lui.
— Je suis fou ! dit-il.
Et prenant la princesse dans ses bras, l’étreignant sur sa poitrine, il l’emporta en lui disant :
— Viens ! allons mourir ensemble comme des rois et des amants… allons unir notre dernier souffle et notre dernière pensée – l’amour est le plus glorieux des linceuls !…
Et alors la voix de don Paëz redevint vibrante et terrible, et parcourant le château, les remparts, les bastions, cette voix cria partout : Aux armes ! aux armes !
Puis calme maintenant, froid, impassible comme tous les grands cœurs aux heures suprêmes, il donna ses ordres de combat avec précision, se fit apporter ses vêtements les plus beaux, ses armes les plus fines et son manteau de roi, voulant descendre au cercueil avec la pompe des souverains.
La princesse toujours près de lui, toujours à sa droite, était redevenue, en quelques secondes, cette femme énergique et forte qui suivait son époux en tous lieux ; comme lui elle se couvrit du manteau royal et ceignit une épée, comme lui elle courut aux remparts recevoir l’ennemi.
L’heure des serments d’amour, des rêveries charmantes et des baisers sans fin était passée, celle du combat arrivait, et la reine des Maures devait se souvenir de la belliqueuse gitana.
La nuit était bien sombre, mais la foudre du ciel l’éclairait de minute en minute et montrait aux assiégés les Espagnols montant à l’assaut.
Ils avaient dédaigné de traîner des canons après eux, et la promptitude et le sang-froid qu’ils mettaient à combler les fossés avec des fascines et à ajuster des échelles, témoignaient de l’inébranlable résolution du général en chef, qui n’était autre que le farouche duc d’Albe, d’en finir d’un seul coup et de sacrifier au besoin dix mille hommes.
Don Paëz les reçut avec de la mitraille et des feux de mousqueterie qui leur firent éprouver un grand dommage dès la première heure ; – mais chaque soldat tué était remplacé, chaque échelle renversée était redressée à l’instant.
Les Espagnols se cramponnaient aux blocs de roche, grimpaient au talus des murailles, étreignaient une pierre en saillie et mouraient avant de tomber ; – et toujours décimés, toujours infatigables, sanglants, hachés, ils montaient sans cesse, les morts devenant un marchepied pour les vivants.
Don Paëz, debout sur le rempart, ayant la princesse à ses côtés, pointait lui-même un canon avec le sang-froid d’un vieil artilleur : chaque coup qui partait de sa main labourait les rangs espagnols et y creusait une large trouée ; mais la trouée se refermait soudain et l’ennemi montait toujours, montait sans cesse, recruté, raffermi par de nombreux renforts, tandis que les derniers lansquenets de don Paëz tombaient sans être remplacés.
Une partie de la nuit s’écoula ainsi au milieu de cette lutte homérique à qui les ténèbres de la nuit, les hurlements de la tempête et parfois les sinistres lueurs de la foudre imprimaient un cachet de poésie sombre et sauvage. Enfin l’ennemi atteignit le rempart et envahit la forteresse ; alors on se battit pied à pied, les haleines se croisant et la dague au poing.
Puis, du rempart, le combat gagna les rues, la forteresse elle-même, et l’on se battit de carrefour en carrefour, de corridor en corridor, et de salle en salle.
Et à mesure que don Paëz reculait d’un pas, les Maures et les lansquenets tombaient un à un, et puis encore il fut contraint de prendre sa femme dans ses bras et de l’emporter jusqu’à la salle basse d’une tour où il se barricada.
Cette tour était celle où la princesse avait placé le coffre de rubis et de perles entamé par Hector pour lever une armée. Le coffre servit, avec le lourd ameublement de la salle, à fortifier la porte.
Celle-ci fut bientôt criblée de balles qui continuèrent autour de don Paëz leur moisson sanglante ; enfin la porte commença à être ébranlée à coups de hache et don Paëz se trouva tout seul avec sa femme, foulant les cadavres pantelants de ses derniers défenseurs.
Alors cet homme si brave fut pris du vertige, il eut peur ! Peur, vraiment ! car il lui sembla voir déjà l’échafaud qu’on lui dressait sur la plate-forme de l’Escurial et le bûcher où l’on traînerait la princesse comme une gitana infâme… peur ! car une pensée terrible éblouit son cerveau et lui fit prendre dans ses bras la princesse avec la frénésie de l’amour et du désespoir :
— Écoute, lui dit-il, d’une voix entrecoupée… c’est la mort… il faut mourir… mieux vaut tout de suite… dans quelques minutes, il serait trop tard… la porte est ébranlée… elle cède… et les monstres ne respecteraient pas en toi la fille de dix générations de rois… Veux-tu mourir ? dis… le veux-tu ?
— Tue-moi ! dit-elle, en découvrant sa poitrine d’un geste plein de majesté.
— Meurs, répondit don Paëz avec délire ; mais avant écoute, et meurs heureuse. Je ne regrette rien en mourant, car mon âme et la tienne vont à Dieu enlacées ; je t’aime, ô ma reine ! et ton dernier baiser sera le talisman qui m’ouvrira le ciel.
Il la pressa sur son sein, leurs haleines se mêlèrent ; ils vécurent de la même vie et leurs cœurs battirent l’un sur l’autre…
Puis don Paëz se dégagea brusquement de cette dernière étreinte, il leva sa dague et frappa.
La princesse tomba souriante et mourut sur-le-champ en murmurant : Adieu… je t’aime !…
— Je te suis, répondit don Paëz, qui jeta sa dague et prit son épée pour s’en frapper…
Mais soudain un bruit sourd, étrange se fit sous ses pieds. Le sol parut ébranlé, et tout à coup, comme il chancelait, une partie du parquet en boiserie vola en éclats, une hache apparut mettant à nu l’orifice d’un passage secret, un homme suivit cette hache…
C’était Hector !
— Il est temps, exclama-t-il, à moi ! à moi, Gaëtano !
Gaëtano s’élança à son tour et arracha l’épée aux mains de don Paëz.
— Frère ! frère ! s’écria Hector hors de lui, un navire est au large ; un canot est amarré au roc, et cet escalier, connu d’un marin génois, et qu’il nous a montré y aboutit. Viens, frère, viens !
Don Paëz lui montra le cadavre de la princesse.
— Elle est morte ! dit-il, et je l’aimais !…
— Nous l’inhumerons en reine, frère, nous pleurerons avec toi… viens !…
Un éclair passa dans les yeux de don Paëz.
— Et la flotte, demanda-t-il, où est-elle ? Peut-être pourrions-nous vaincre ?
— La flotte a été dispersée par la tempête et quatre vaisseaux se sont brisés.
— Alors, répondit don Paëz, quand on perd en un jour une couronne et la femme qu’on aime, il ne reste plus qu’à mourir.
— Frère, la porte va céder, il sera trop tard dans deux minutes… fuyons !
— Tiens, fit don Paëz avec calme, prends ce coffre, il est à toi ; et laisse-moi. Je suis roi, je veux mourir comme tel… Les rois ne fuient point.
— C’est vrai, s’écria Gaëtano, les rois ne fuient point ; mais avant d’être roi tu te nommais Jean de Penn-Oll, et tu avais fait le serment de dévouer ta vie à la restauration de notre race. Ta vie ne t’appartient pas, l’enfant n’est pas retrouvé !
Et les deux frères saisissant don Paëz dans leurs bras, l’emportèrent dans cet escalier souterrain, qui devenait pour eux la voie suprême du salut !
Le babil des camérières de madame Marguerite de Navarre.
Madame Marguerite de Valois, reine de Navarre, s’était levée, ce jour-là, d’assez méchante humeur.
C’était pourtant un beau jour de printemps, encore à son matin, au milieu d’un ravissant paysage des Pyrénées occidentales.
Avril s’était enfui, emportant sous son aile le dernier frisson de l’hiver, et laissant à peine traîner çà et là, sur la crête chauve des hautes montagnes, un lambeau de son manteau de neige.
Mai arrivait la face épanouie, comme un galant cousin qui revient des terres lointaines avec des cadeaux pour tous ; – il arrivait secouant, parure fanée, le givre qui tremblotait aux branches des arbres, pour y suspendre de charmantes petites fleurs roses, bleues ou blanches, à peine écloses à demi ; – rendant au ruisseau, muet tout l’hiver, son caquet bruyant de l’automne, à la pelouse sa robe verte, au toit de chaume sa nichée d’hirondelles, aux femmes, ces hirondelles dont le cœur voyage si souvent, un mutin sourire et de fraîches couleurs.
Son compagnon, le soleil, tréflait le feuillage des grands marronniers, s’épanouissait sur le lichen des tours grises, miroitait aux ardoises sombres des toits, et, glissant par les persiennes demi-closes du manoir vermoulu, allait, courtisan matinal, saluer madame Marguerite que ses camérières ajustaient avec des soins minutieux et infinis.
Madame Marguerite était parfaitement insensible aux coquetteries de ses camérières, qui devisaient à tort et à travers des courtisans et des gentilshommes, des pages et des dames de Nérac, et paraissait, elle, l’artiste par excellence, se soucier fort peu des rayons que le soleil éparpillait à droite et à gauche sur les vieux bahuts aux sculptures délicates, sur les bronzes de Benvenuto entassés sur les bahuts, et sur les groupes et les statuettes de marbre qui, dans l’oratoire de madame de Navarre, étincelaient de blancheur sur le fond sombre des tentures et de l’ameublement à clous d’or.
Madame Marguerite était bien dans le plus ravissant retrait qu’eût jamais eu une princesse de France, artiste et petite-fille des Médicis. Les étoffes d’Orient, les richesses sans prix des musées italiens, l’art sévère de la Renaissance, l’école espagnole avec ses tableaux sombres, l’école florentine avec sa peinture aux couleurs éclatantes, tout y était représenté par de merveilleux échantillons.
Au milieu de la salle, une statue ébauchée, et près de la statue un maillet et un ciseau ; dans un coin, une table supportant une magnifique édition d’Homère, dans le texte original, des plumes et du parchemin ; un peu plus loin des fleurets et un masque jetés à terre ; plus loin encore un chevalet avec un paysage commencé, disaient assez que la fée de ce logis était à la fois peintre, sculpteur, poète, savant dans les langues anciennes, habile à manier l’épée, comme son premier maître d’armes, le roi Henri de France.
Puis, si l’on avisait une grande glace de Venise, ajoutée par morceaux, et que, dans l’un de ses compartiments, on aperçût une tête adorable, brune et blanche, avec un large front où la pensée s’ébattait à l’aise, un grand œil noir où brillait le génie, des lèvres d’un rouge ardent, où la passion semblait vivre, on s’avouait que la fée de ce logis était la plus ravissante, la plus merveilleuse des créatures, et qu’il était bien impertinent celui qui osait creuser un pli dans ce front d’artiste, jeter un voile de mélancolie sur ces yeux qui fascinaient, poser un sourire amer sur ces lèvres d’où la poésie et l’amour devaient découler en flots d’harmonie.
Qu’avait donc madame Marguerite ? Quel caprice, quel ennui pouvaient assombrir son visage ? – N’était-elle point entourée des chefs-d’œuvre de l’art, pouvait-elle souhaiter retraite plus séduisante que celle où elle se trouvait, site plus pittoresque et plus frais que celui qui se déroulait sous sa fenêtre entrouverte ? – N’était-elle point la belle des belles, la reine des reines, l’idole qu’un cavalier, fût-ce don Juan lui-même, eût choisie entre les idoles ?
Les deux camérières se posaient sans doute les mêmes questions, car elles caquetaient à qui mieux mieux, les mutines et les curieuses, tout en élevant en un édifice hardi la chevelure luxuriante de leur maîtresse, chevelure magique qui, dénouée, eût pu l’envelopper tout entière de ses flots de jais.
Et certes, elles étaient bien jolies toutes deux : l’une, blonde et rose comme une fille du Nord ; l’autre, brune et dorée comme l’Espagne, son pays ; si jolies qu’il fallait avoir nom Marguerite de Valois et être la plus belle des reines, pour oser les prendre à son service.
Il y avait près d’une heure qu’elles devisaient comme des pages en bonne fortune sous le balcon de leurs manolas, effleurant de leurs railleries tous les sujets de conversation et riant parfois aux éclats, sans que leurs propos légers, leurs charmantes médisances et leurs rires mutins pussent arracher la reine à sa profonde rêverie. Mais ni Pepa la Catalane, ni Nancy la Parisienne ne se décourageaient un instant, et elles continuaient leur babil, se jetant parfois des œillades fort significatives.
— Dieu ! dit tout à coup Nancy, lassée d’escarmoucher en pure perte et décidée à aller droit au but, le vilain séjour que Coarasse !
Marguerite ne répondit pas.
— Des montagnes, de la neige, des arbres grotesques et un vieux château, reprit Nancy avec dédain, – pas une salle de bal !
— Pas un balcon ! soupira à son tour Pepa la Catalane.
Marguerite était à cent lieues du caquetage de ses soubrettes.
— J’aimais bien mieux Nérac, continua Nancy.
À ce nom de Nérac, la reine tressaillit.
— Que me parlez-vous de Nérac ? demanda la reine.
— Oh ! dit insoucieusement Nancy, je disais que Nérac valait mieux que le manoir de Coarasse, où le roi se plaît si fort qu’il y amène tout le monde avec lui.
— Le roi a raison, dit sèchement Marguerite.
— Mais, ajouta la soubrette avec une petite moue dédaigneuse, j’aimerais bien mieux le Louvre que le château de Nérac.
La reine tressaillit pour le Louvre comme elle avait tressailli pour Nérac, mais plus profondément encore, et elle fronça outre mesure ses sourcils de déesse.
— Le Louvre, reprit Nancy, avec sa cour éclatante, son beau roi si noble d’attitude et de visage, si fier quand il pose sur la garde d’or de son épée sa main qui n’a d’égale en beauté que celle de Votre Majesté.
Un soupir souleva le sein de Marguerite.
— Taisez-vous, mademoiselle, fit-elle avec impatience, vous me fatiguez ; j’ai une migraine affreuse…
— Il fait si chaud ! murmura philosophiquement Nancy.
Puis elle se tut et regarda malicieusement Pepa qui ne soufflait mot et riait sous sa résille noire.
Mais condamner deux femmes au silence quand elles ont vingt ans, de l’esprit comme messire l’abbé de Brantôme et de petites dents blanches et pointues qui se montrent sans cesse en un frais éclat de rire, est chose impossible… Après cinq minutes de silence, Nancy reprit à mi-voix :
— Nous n’avions ici qu’un gentilhomme et une dame qui fussent, à toute heure, de charmante humeur.
— Ah ! fit Pepa d’un air curieux.
— C’était mademoiselle de Montmorency, poursuivit Nancy, et M. le vicomte de Turenne.
La reine fit un brusque mouvement, un léger incarnat colora ses joues, mais elle se remit presque aussitôt et parut tout à fait indifférente au bavardage de ses camérières.
Pepa et Nancy avaient tout vu et elles se jetèrent un furtif regard qui signifiait très clairement : « Bien ! M. de Turenne est pour quelque chose dans la tristesse de Sa Majesté. »
— M. de Turenne, continua Nancy, est parti depuis trois jours pour sa terre de Bouillon et y passera six semaines ; mademoiselle de Montmorency n’est point partie, elle, mais elle a laissé sa gaîté je ne sais où, et elle a maintenant des poses mélancoliques qui ne lui vont pas à ravir.
— À quoi cela peut-il tenir ? demanda Pepa.
Nancy fit un geste d’épaules parfaitement ingénu.
— Je n’en sais rien, dit-elle, mais les méchantes langues de Nérac prétendent qu’elle est toquée à l’endroit d’un beau gentilhomme.
— Ah ! fi ! murmura la prude Pepa, c’est impossible !
— On parle, reprit Nancy, d’un beau gentilhomme qu’elle a vu à Nérac d’abord et puis… ici…
— Bon ! s’écria Pepa, le seigneur Gaëtano…
— Précisément. Ce beau gentilhomme italien qui est ambassadeur d’Espagne près la cour de Navarre.
— Ah ! par exemple ! dit soudain la reine, sur les lèvres rouges de laquelle le sourire revint comme par enchantement.
Nancy regarda attentivement madame Marguerite, puis Pepa, et le sourire qu’elle adressa à cette dernière fut un sourire de triomphe.
— Vraiment ? la petite Fosseuse serait toquée de l’italien !
— On le dit, répondit Nancy, mais on dit tant de choses en Navarre.
— J’en ferai part au roi, s’écria naïvement Marguerite, qui redevint la railleuse et spirituelle élève de l’abbé de Brantôme.
— Dame ! fit Nancy riant à son tour, il paraît que le roi ne s’en souciera guère désormais.
— Et pourquoi cela, mam’selle ?
— Madame a-t-elle vu l’ambassadeur ?
— Nenni, dit Marguerite ; il est arrivé tard hier et j’étais rentrée. Lorsqu’il passa à Nérac, j’étais déjà partie pour Coarasse.
— Alors madame n’a point vu davantage cette señorita espagnole qu’il accompagne et qui vient prendre les eaux à Coarasse ?
— Non, dit Marguerite. Pourquoi ces questions ?
— C’est qu’on prétend qu’elle est fort belle la señorita.
— En vérité !
— Du moins, c’est l’avis du roi… hasarda timidement la Catalane Pepa.
Un fou rire s’empara de Marguerite.
— Voici qui tombe à merveille, fit-elle ; je commençais à m’ennuyer bien fort à Coarasse.
— Oh ! je le crois sans peine, murmura l’espiègle Nancy ; il n’y a que M. de Turenne qui ait assez d’esprit pour amuser Votre Majesté.
— Mademoiselle, dit la reine avec une petite moue pleine de sévérité, vous êtes une impertinente.
Mais la reine était revenue en belle humeur et elle poursuivit :
— Comment est cet ambassadeur ?
— Le plus beau gentilhomme qu’il se puisse trouver après le roi Henri de France, le duc Henri de Guise et feu MM. de La Mole et Hector de Furmeyer.
À ces derniers noms, le front de Marguerite s’assombrit, mais ce ne fut qu’un nuage et elle reprit peu après :
— Est-il aussi bien que M. de Turenne ?
Nancy hésita, puis, payant d’audace, elle répondit :
— Il est beaucoup mieux, je le jure à Votre Majesté.
— Et la Fosseuse l’aime ?
— On le dit.
— Et cette señorita est-elle belle ?
— Elle le serait partout, hors ici, murmura hypocritement la camérière.
— Vous êtes une flatteuse, mam’selle. Allons, hâtez-vous, je ne suis habillée qu’aux trois quarts, et voici l’heure où le roi revient de la chasse. Je veux que le roi me trouve belle.
— M. l’ambassadeur d’Espagne est avec lui, dit effrontément Nancy.
Elle était bien impertinente, vraiment ! Mais la reine avait l’esprit bien fait, et elle feignit de ne point comprendre.
— Par exemple, reprit Nancy, il y a un nouvel amour sur le tapis…
— Ah ! demanda la reine, n’est-ce point assez de deux ? L’amour de Fosseuse pour l’ambassadeur et celui du roi pour la señorita ?
— Il y a encore celui de la señorita pour le page du roi.
— Bavolet ? fit la reine, impossible ! Ils se sont vus à peine.
— L’amour est instantané.
— Mais c’est un enfant ?
Pepa rougit comme une cerise de juin, mais Nancy continua avec sa verve intarissable :
— Un enfant qui a quinze ans passés, qui est beau comme un chérubin, hardi comme un page qu’il est, courageux et spirituel comme le roi son maître.
Pepa se réfugia dans un coin de l’oratoire et feignit de tirer des profondeurs d’un bahut des essences et des pommades, afin de mieux cacher son trouble.
— Beau, je te l’accorde, dit la reine ; courageux, j’en conviens ; mais hardi et spirituel… hum !
— Il l’est, madame.
— Pas devant moi, au moins, car il a toujours les yeux baissés et le langage entortillé comme une nonne à confesse.
— Ah dame ! fit Nancy, c’est que… c’est que…
— Eh bien ! quoi ?
— C’est qu’il vous aime, dit-elle.
Un grand bruit se fit à l’extrémité de l’oratoire et coupa court aux aveux de Nancy et aux étonnements de madame Marguerite ; – c’était Pepa la Catalane qui avait laissé tomber deux flacons d’essence florentine, lesquels avaient heurté et entraîné dans leur chute une statuette de Michel-Ange que la reine avait payée un prix fou. La statuette s’était brisé le bras droit.
La reine fronça le sourcil et regarda Pepa. Pepa était rouge, confuse, et son visage trahissait une telle souffrance que Marguerite en eut pitié.
— Vous êtes une maladroite, dit-elle sans aigreur ; je vous pardonne.
Mais Pepa continua à être troublée et maladroite, si bien que la reine lui dit :
— Vous me coiffez aujourd’hui en dépit du bon sens.
Elle se leva vivement, détruisit avec sa main blanche l’édifice construit à grand’peine et avec lenteur par Pepa et Nancy, et ajouta en riant :
— Je me coifferai toute seule, vous n’êtes bonnes à rien.
Marguerite roula ses cheveux en grosses nattes, les aplatit lestement en un tour de main, dégarnit son front à la Marie Stuart et apparut en dix secondes, aux yeux de ses camérières, bien plus séduisante que lorsqu’elle avait une montagne de cheveux sur la tête.
Elle remplaçait l’art de convention par l’art de la nature.
Puis, quand ce fut fait, elle alla vers une immense jardinière où croissaient, à la tiède atmosphère de l’oratoire, les fleurs les plus odorantes et les plus rares ; elle y prit deux marguerites sauvages et une touffe de wergise-mein nicht, les éparpilla dans ses cheveux et dit à ses camérières d’un air de triomphe :
— Vous pouvez serrer mes diamants.
Nancy se pencha vers Pepa et lui dit à l’oreille :
— La bouderie de Sa Majesté avait nom Turenne, sa belle humeur se nommait Gaëtano.
Mais Pepa ne riait plus, Pepa était soucieuse et sombre.
— Bon ! se dit Nancy, illuminée soudain, voici un cinquième amour que je découvre : Pepa aime le page !
— Nancy, dit la reine, cherche-moi mon amazone vert-amarante à galons orange et mes mules de velours nacarat ; décidément, vous m’avez ajustée aujourd’hui comme une femme de prévôt des marchands ou une infante d’Autriche. Je suis affreuse.
Et, ce disant, Marguerite se mirait dans la glace de Venise et rajustait un à un les plis de son corsage et de sa collerette de guipure, qui dissimulait à grand’peine des merveilles de carnation qui eussent donné le vertige au sculpteur Michel-Ange.
Quelques minutes après, la toilette de madame Marguerite était achevée ; elle se mira de nouveau et se fit une petite moue pleine d’impatience :
— Il me manque quelque chose, murmura-t-elle, un rien irrésistible… je ne veux pourtant pas de diamants, ni d’or…
Elle retourna à la jardinière, y prit un petit œillet rouge et se le posa à la jonction du corsage vert et or et de la guimpe blanche comme lait.
— C’est cela, dit-elle avec un sourire, voilà le coup de crayon de l’artiste.
Pendant ce temps, Nancy murmurait :
— Fosseuse aime le seigneur Gaëtano : le roi aime la señorita ; la señorita aime le page ; le page aime la reine ; la reine s’ennuie, et elle va choisir, sans doute, du page ou de Gaëtano. Pepa a aussi son petit roman. J’étais une sotte, tantôt, quand je prétendais que le château de Coarasse était un affreux séjour ; voici assez d’intrigues pour s’y amuser un long mois !…
Nancy réfléchit une minute, puis elle reprit :
— Il n’y aura que moi qui serai spectatrice et de sang-froid dans tout ceci ; c’est vraiment bien dommage !
Elle réfléchit encore :
— Bah ! ajouta-t-elle, le roi m’a dit un soir qu’il aurait toujours deux heures de sa journée à consacrer à mes yeux bleus… si je me réservais dans la comédie un petit rôle de Discorde.
Un bruit de fanfares interrompit Nancy. Le cor résonna sous les fenêtres du château, le roi arrivait de la chasse.
La reine se dirigea vers la fenêtre, s’y accouda et murmura à son tour :
— Voici la Providence qui m’envoie une charmante occasion de me venger. Le roi a exilé M. de Turenne, et mam’selle Fosseuse m’a joué plus d’un vilain tour ; je veux être adorable pour le seigneur italien, et je réserve le page pour la señorita ; ce qui fait que ni le roi, ni Fosseuse ne trouveront leur compte à mon jeu.
Une pensée soudaine traversa l’esprit de Marguerite :
— Diable ! fit-elle, Nancy prétend que Bavolet m’aime… Et Nancy est une fine mouche…
Elle demeura pensive une minute, – puis elle laissa échapper de ses lèvres rouges un frais éclat de rire :
— Je l’ai tenu sur mes genoux, dit-elle, et je lui ai appris à lire ; ensuite je lui ai enseigné le latin et le grec ; après je lui ai montré la peinture et la sculpture ; enfin j’ai été son premier maître en escrime ; voilà, ce me semble, assez de leçons ; mon écolier me paraît accompli, et il est temps que je résigne mes fonctions de professeur.
En ce moment la chasse débouchait sur la pelouse verte qui entourait le château, et la reine aperçut son royal époux chevauchant à la droite de la señorita.
Où il est parlé des contes que narrait M. de Turenne et du caquet spirituel de mademoiselle de Montmorency.
Le château de Coarasse, dont mam’selle Nancy, l’espiègle et railleuse Parisienne, avait tant médit durant la toilette de madame Marguerite, et qui promettait maintenant d’être fertile en intrigues mystérieuses, était la demeure favorite du roi Henri de Navarre.
C’était à Coarasse qu’il avait passé la plus belle moitié de sa jeunesse, au milieu de rudes serviteurs qui le tutoyaient et ne lui donnaient jamais le nom de prince, d’après les ordres de son aïeul Jean d’Albret ; vivant de l’âpre et sobre existence des chasseurs, et faisant contre les ours des Pyrénées son apprentissage de monarque guerrier.
Coarasse n’était point une résidence royale ; loin de là ! Un bonhomme de châtelain gascon s’en fût accommodé tout au plus pendant la belle saison, car l’hiver, la neige, la glace, les rigueurs de la température en faisaient la plus taciturne des demeures.
Ses vieux murs étayés par un réseau de lierre, ses fossés sans eau, ses boiseries vermoulues, ses salles enfumées, arrachèrent à madame Marguerite, la première fois qu’elle y vint – et elle y arriva par une nuit fort sombre – un sourire dont l’amertume était intraduisible.
Elle ne put fermer l’œil et songea involontairement que la politique était une fort sotte chose, puisqu’elle lui avait donné Coarasse pour résidence et le roi de Navarre pour mari, au lieu et place des palais lorrains aux riches tentures et de son Henri le duc de Guise qu’elle avait tant aimé.
Mais au matin, quand les yeux encore battus, le front pâle, elle eut ouvert elle-même ses jalousies et jeté un coup d’œil au dehors, un cri d’admiration lui échappa.
Le panorama qui se déroulait sous ses yeux avait la poétique splendeur d’un rêve.
Le château, assis sur un étroit plateau, dominait un pêle-mêle adorable de frais vallons, de rocs moussus, de bois, de ruisseaux, de prairies, de charmants villages coquettement perchés, – tout cela était éclairé, illuminé, étincelant des rayons d’un soleil d’avril et des rubis sans nombre d’une rosée matinale ; tout cela encadré par les crêtes bleues et neigeuses des Pyrénées, horizon magique et grandiose entre tous !
La reine qui se voyait pauvre, la princesse de France dépaysée, la fille des Valois née sous les lambris d’or du trône disparurent… l’artiste seule resta.
— Que c’est beau ! murmura-t-elle.
Et alors elle fit appeler le roi et lui dit :
— Retournerons-nous à Paris ?
— Ma mie, dit le Béarnais, César qui était un homme assez fort, prétendait qu’il préférait de beaucoup être le premier dans une bourgade que le second à Rome.
— Je le sais. Eh bien ?
— Eh bien ! je suis comme César ; à Coarasse je suis chez moi, à Nérac aussi, à Pau tout autant… À Paris, je suis chez notre frère, et vous savez que nos frères de France ont de fort vilaines idées à l’endroit de la liberté de conscience en religion.
— Combien de temps comptiez-vous passer à Coarasse ?
— Mais, le plus possible six mois par an.
— Très bien ; je m’y résigne, cependant…
— Parlez, ma mie, dit le Béarnais en attachant sur sa femme cet œil bonhomme si perspicace.
— Vous me donnerez carte blanche, et je ferai restaurer le château de Coarasse.
— Hum ! fit le Béarnais, nous sommes de pauvres diables de souverains, endettés et sans revenus, d’autant, ajouta le roi en riant, que mon frère de France me paie fort peu votre dot.
— Je serai sage, dit la reine.
— Eh bien ! en ce cas, viennent la récolte du blé, la cueillette des olives et les vendanges, nous aurons bien quelque vingt mille livres à vous octroyer…
Et le roi regardait sa femme à la dérobée.
— C’est peu, dit-elle ; mais je m’en contente à une condition, c’est que je les aurai tout de suite.
Le roi fit la grimace, mais il répondit sur-le-champ, heureux d’en être quitte à si bon marché :
— Je crois que mon intendant, qui me sert en même temps de ministre des finances, de grand veneur et de mestre-de-camp, ce pauvre Mornay, à sa caisse en piètre état ; mais nous verrons à vous trouver les vingt mille livres dans le plus bref délai. Dans tous les cas, je vendrai à mon cousin d’Espagne ce lopin de terre qui mord sur ses frontières et qu’il me veut toujours acheter.
Le soir même la reine eut ses vingt mille livres, – le lendemain, elle mit quarante ouvriers à l’œuvre ; huit jours après, Coarasse était habitable, décoré, rajeuni, et madame Marguerite y possédait cet oratoire où nous avons introduit nos lecteurs, et dans lequel elle avait entassé une partie de ses richesses artistiques qu’elle avait apportées de Paris ou fait venir d’Espagne et d’Italie à grands frais.
Cependant les vingt mille livres avaient été insuffisantes, et madame Marguerite jugea convenable de dévaliser une aile du château de Pau de ses tentures et de son ameublement.
Le roi fronça le sourcil, mais il ferma les yeux en se disant :
— Je prendrai d’assaut, un jour ou l’autre, la ville de Cahors, que me retient mon frère de France, et je volerai les meubles et les tentures du gouverneur pour mon château de Pau, comme madame ma femme vole ce dernier au profit du château de Coarasse.
Pendant trois mois la reine fut ravie, ses instincts de peintre et de poète se trouvèrent satisfaits, et puis l’ennui vint mais elle n’osa se plaindre, et y acheva la saison sans trop d’humeur brune.
L’année suivante elle revint, s’ennuya davantage et se fit ordonner le climat de Nérac comme nécessaire à sa santé.
Le roi ne souffla un mot et la laissa à Nérac sous la garde de ses dames d’honneur et de M. de Turenne, un fort galant cavalier, qui contait à merveille, et dont l’esprit faisait sourire madame Marguerite dans ses plus noires tristesses.
Le roi s’en alla à Coarasse tout seul, emmenant ses pages et quelques gentilshommes.
Mais d’aventure il arriva que l’hiver suivant, pendant les longues soirées du château de Nérac, le roi s’aperçut que si M. de Turenne avait beaucoup d’esprit, une fille d’honneur n’en possédait pas moins, et il souhaita fort écouter jaser mademoiselle Fosseuse de Montmorency sous les marronniers de Coarasse, au printemps, comme il l’entendait, en hiver, dans l’oratoire du château de Nérac, où madame Marguerite tenait sa cour. Malheureusement, la santé de madame Marguerite exigeait toujours qu’elle demeurât à Nérac, et en conscience, le roi ne pouvait emmener mademoiselle Fosseuse à Coarasse sans la reine, dont elle était la fille d’honneur.
Alors une idée, une idée spirituelle comme il en avait tant, poussa dans le cerveau du roi, qui se dit :
— Puisque je ne puis avoir, à Coarasse, le gentil caquet de mam’selle Fosseuse, j’aurai, au moins, les contes de M. de Turenne.
Et il nomma le vicomte gouverneur du château de Coarasse.
M. de Turenne quitta fort à regret les ombrages du parc de Nérac ; mais le roi ordonnait, il obéit.
Quand M. de Turenne fut parti, la reine qui aimait, fort les contes, en demanda au nouveau gouverneur de Nérac, mais le nouveau gouverneur était un bélître qui n’en savait faire, et la reine recommença à s’ennuyer.
Alors son médecin, qui n’était tout autre que le vieux Miron, un homme d’esprit qui savait par cœur sa Marguerite, lui ordonna l’air de Coarasse, comme il lui avait conseillé, deux ans auparavant celui de Nérac ; et la reine partit emmenant Fosseuse, ce qui fit que le roi retrouva chaque soir, au retour de la chasse, le caquet de la fille d’honneur, comme la reine les récits merveilleux du vicomte.
Pendant deux années, la reine continua à passer l’été à Coarasse et elle s’y habitua bel et bien ; ce qui fit que le roi finit par s’avouer que les contes de M. de Turenne était trop amusants et nuisaient fort à ceux de mam’selle Fosseuse, et qu’il lui dit un beau matin avec sa bonhomie accoutumée et lui frappant sur l’épaule :
— Si tu allais faire un tour dans la terre de Bouillon, vicomte ?
Le vicomte tressaillit et regarda le roi ; le roi continua simplement :
— Il y a longtemps que tu n’y as paru, et tes vassaux et métayers te doivent voler de la belle manière. Quand on possède des champs au soleil, vois-tu, il les faut visiter souvent ; rien n’est tel que l’œil d’un maître. J’en fais tout autant, moi, et je veille à l’aire quand mes métayers engrangent, sans cela je serais à l’aumône.
Et le roi fit une demi-pirouette.
— Oh ! dit le vicomte, le service de Votre Majesté, m’est bien plus cher que de mesquins intérêts.
Le roi parut ne point entendre, et il ajouta d’un ton confidentiel :
— Au surplus, vois-tu, j’ai besoin que tu t’en ailles, et voici pourquoi : Je m’aperçois que tes contes et tes histoires achèvent de tourner la tête de madame Marguerite, qui était déjà pas mal toquée, et qui finira par devenir folle à lier, si tu ne vas faire un voyage quelque part. Je te conseille d’aller à Bouillon ; je suis sûr qu’on te vole !
Le roi avait fait une demi-pirouette ; il en fit une tout entière et planta là le vicomte, qui prit la chose en galant homme, fit fermer ses valises et partit le même jour.
Le roi, avons-nous dit, chevauchait en tête du cortège, à côté de la señorita.
Henry avait alors à peu près trente ans ; il était de taille moyenne, brun, l’œil pétillant, le sourire affable avec une pointe de raillerie fine, l’air avenant et franc.
La señorita était un chef-d’œuvre, qu’on nous passe le mot. Son pied de Cendrillon chaussait l’étrier avec une aisance parfaite ; sa main blanche et dégantée maniait habilement la bride et la cravache, et sa taille se balançait au pas du cheval avec des ondulations d’une souplesse exquise.
Aussi le Béarnais avait-il deviné tout d’abord que la señorita devait posséder tout autant d’esprit que Fosseuse, et s’occupait-il d’elle avec une galanterie tellement minutieuse, que mademoiselle de Montmorency en souffrait fort, quoi qu’eût pu dire Nancy, laquelle avait prétendu qu’elle aimait le beau Gaëtano.
Elle chevauchait, en effet, à côté de ce beau gentilhomme italien, mais ne prêtait à ses discours qu’une attention distraite.
Le seigneur Gaëtano était ce beau cavalier que vous avez entrevu à la tour de Penn-Oll, au château de Glasgow et à Gibraltar.
Madame Marguerite, le trouva fort beau et se dit :
— Qui sait s’il ne possède pas l’art merveilleux pour narrer des contes ?
Après cette réflexion, madame Marguerite demeura pensive… Le roi mit pied à terre le premier et offrit son genou à la señorita. La señorita l’effleura de son pied mignon et bondit comme une biche sur la pelouse verte.
Alors le roi se tourna vers le seigneur Gaëtano :
— Monsieur l’ambassadeur, dit-il, vous trouverez l’hospitalité du roi de Navarre un peu maigre, mais le vin est bon, nos environs sont giboyeux, nous boirons frais et chasserons beaucoup, jusqu’à ce qu’il prenne fantaisie à notre cousin d’Espagne de vous rappeler pour vous confier une mission plus importante. Quelle idée, ajouta le Béarnais avec un sourire naïf, quelle diable d’idée a donc eue mon cousin Philippe de me prendre ainsi au sérieux et de m’envoyer un ambassadeur ?
— C’est que le roi de Navarre est plus grand que son royaume, répondit Gaëtano en s’inclinant.
Puis il se dit tout bas : Voilà un bonhomme beaucoup plus fort qu’il ne veut le paraître, et décidément nous avons eu raison de commencer par lui.
— À propos, dit le roi, je ne vous ai point encore présenté à madame Marguerite, n’est-ce pas ?
— J’en attends l’heure avec impatience, sire.
— Eh bien ! offrez votre poing à mademoiselle de Montmorency, et si la señorita veut accepter le mien, nous l’irons visiter en son retrait, un retrait assez extraordinaire, je vous assure, un chaos bien singulier, qui me fait dire chaque jour que madame Marguerite a le cerveau écorné.
— Je sais la reine grande artiste, dit Gaëtano.
— On le dit, murmura philosophiquement le roi, mais moi, je n’y entends goutte, et j’estimerais bien plus qu’elle sût filer et coudre comme la reine Anne de Bretagne, notre grand-tante, ou confectionner des pâtisseries et confitures, comme feue la reine, ma mère, que passer ainsi qu’elle fait de longues heures à dégauchir un bloc de marbre.
Gaëtano observait le roi du coin de l’œil ; le roi avait la physionomie la plus insignifiante du monde en ce moment-là.
— Cordieu ! murmura Gaëtano, nous aurons du fil à retordre avec ce roi paysan.
— Bavolet ! cria le Béarnais.
Le page s’approcha respectueusement.
— Monte chez madame Marguerite, mon enfant, et demande-lui si elle nous peut recevoir.
Bavolet s’inclina et partit en courant.
Bavolet était, ainsi que l’avait dit mam’selle Nancy, un page charmant, hardi, spirituel, beau garçon, portant son manteau sur l’épaule et son pourpoint nacarat avec une grâce parfaite. Souvent le roi, qui l’aimait fort, avait coutume de dire : – ce gaillard-là est trop élégant pour un pauvre diable de monarque comme moi, et il serait bien plus en son lieu et place auprès de mon frère de France, qui a le Louvre et des châteaux par centaines, ou chez mon cousin de Guise, qui est un élégant et un musqué… mais, malgré cela, je l’affectionne et le garde.
Bavolet était l’enfant de la cour. Madame Marguerite avait été, de son propre aveu, son maître d’école, de dessin, d’escrime et de beau langage ; le roi lui avait enseigné la vénerie et l’agriculture, – Nancy lui avait appris certains travaux d’aiguille et de broderies.
Bavolet était un garçon accompli, que tout le monde aimait, même M. de Turenne, quoiqu’il eût beaucoup d’esprit et fût parfaitement capable de narrer des contes.
Bavolet monta quatre à quatre l’escalier qui conduisait aux appartements de la reine ; en route il croisa Nancy, qui lui dit avec un fin sourire :
— Madame la reine est habillée, monsieur Bavolet ; vous pouvez l’aller voir. Vous trouverez Pepa la Catalane qui voudrait vous narrer des contes.
— Ah ! dit Bavolet avec insouciance, je me moque bien de ses contes.
Et il prit Nancy par la taille et lui appliqua un gros baiser sur la joue.
— Hum ! pensa Nancy en se débattant, ce garçon-là est moins timide que ne le veut bien dire Sa Majesté ; je le crois aussi beau conteur que M. de Turenne.
Bavolet laissa glisser Nancy et continua son ascension ; il était en belle humeur, il sifflotait un air de chasse et était bien en ce moment le plus hardi des pages.
Mais quand il fut arrivé à la porte de l’oratoire, sa hardiesse, sa bonne humeur disparurent, le cœur lui battit et il gratta d’une main mal assurée.
— Entrez, dit la reine.
Bavolet entra et demeura immobile sur le seuil, contemplant madame Marguerite avec le plus flatteur des embarras.
Ainsi vêtue, ainsi coiffée, Marguerite de Valois était belle à damner l’austère Mornay lui-même.
Elle sourit de l’admiration de Bavolet, et lui dit avec ce ton de bonté toute maternelle qu’elle employait toujours avec lui :
— Bonjour, mon enfant ; donne-moi ton front et dis-moi si nous avons été un hardi chasseur aujourd’hui ?
— Non, dit Bavolet en baisant la main de la reine ; j’ai été maladroit !
— Et pourquoi cela ?
— Je ne sais pas, murmura Bavolet tout rougissant.
— Et moi, je le sais, dit la malicieuse reine : c’est que vous êtes amoureux, mon beau page.
Bavolet frissonna et souhaita un moment être à cent cinquante lieues du château de Coarasse, en un désert quelconque.
— Il paraît, reprit la reine, que mam’selle Fosseuse vous troubles l’esprit ?
Bavolet alarmé, se trouva rassuré par ces dernières paroles.
— Votre Majesté me raille, dit-il, et me fait oublier mon message.
— Et que venez-vous m’annoncer, monsieur l’ambassadeur ? demanda Marguerite en bouclant du bout de ses doigts rosés la chevelure châtain du page ?
— Le roi désire présenter à Votre Majesté, dit Bavolet, une dame espagnole et l’ambassadeur du nouveau roi d’Espagne, Sa Majesté Philippe III.
La reine avait fait une toilette minutieuse pour recevoir l’ambassadeur, elle avait daigné être sa propre camérière tout exprès pour lui ; mais elle était la petite-fille de François Ier, et partant, d’humeur changeante, pour justifier sans doute le distique de ce monarque :
Souvent, femme varie, etc.
Elle avait réfléchi sans doute depuis et renoncé, pour le moment, à recevoir l’ambassadeur, car elle répondit à Bavolet :
— J’ai la migraine, mon enfant ; prie le roi de renvoyer à plus tard cette présentation.
Bavolet alla rendre compte de sa mission et remonta chez sa belle institutrice.
La reine avait jeté sur un dressoir ses gants parfumés et, un morceau de craie à la main, elle dessinait avec un soin infini des projets de costumes sur le lampas grenat de la tapisserie.
— Bavolet, dit-elle en voyant reparaître le page, je veux donner un bal masqué ce soir.
— Ah ! fit Bavolet étonné.
— Viens m’aider à dessiner des costumes, toi qui dessines si bien ; nous allons fouiller le règne du roi Charles VI dans ses plus mystérieuses arcanes d’élégance.
Elle lui tendit la craie et se dit à part :
— Un bal masqué est adorable pour nouer les fils de plusieurs intrigues… On est si hardi sous le masque !
— Dame ! observa Bavolet, il est un peu tard ; aurons-nous le temps de tout préparer pour ce soir ?
Elle lui adressa un ravissant sourire.
— Tu sais bien, dit-elle, que je suis une fée… et tu seras mon petit génie familier.
Bavolet frissonna de plaisir et ses joues rosées gagnèrent en un instant le ton d’incarnat de son pourpoint.
Nancy escarmouche, Gaëtano observe, la reine s’amuse.
— J’ai tort, murmurait philosophiquement le bonhomme de roi de Navarre à part lui et en délaçant, à neuf heures du soir, ses guêtres de chasse, qu’il avait gardées toute la journée ; j’ai grand tort d’en vouloir parfois à madame Marguerite et de me gausser d’elle à tout propos, – madame Marguerite est la plus spirituelle des reines et la plus accommodante des femmes… Je n’aurais jamais eu l’idée d’un bal masqué pour faire ma cour à cette petite señorita andalouse, la plus jolie espagnole qui jamais ait franchi les Pyrénées et posé un pied imperceptible en Navarre… Heureusement, madame Marguerite a l’esprit romanesque et elle tient à ce que son mari s’amuse. Je serai bon prince… Je rappellerai Turenne, qui narre si bien…
Le roi riait dans sa barbe en parlant ainsi ; – et tout en parlant il revêtait un costume assez étrange pour l’époque, et qui consistait en une robe couleur café au lait, semée d’étoiles d’argent et formant capuchon.
— Bon ! dit-il en se mirant, voici un accoutrement bizarre qui est sans doute allégorique ; ma femme m’expliquera cela, car pour moi, vrai Dieu ! je n’y comprends absolument rien, je ne sais ni latin, ni grec.
Le roi mit son masque, puis il avisa sur un guéridon la coiffure qui, sans doute, lui était destinée et devait aller avec son déguisement.
Un éclat de rire lui échappa :
— Dieu me pardonne ! s’écria-t-il, c’est la mitre du pape des fous !… Madame Marguerite, qui est bien plus folle que moi, veut donner le change à la cour.
— Voici votre crosse, sire, dit une petite voix, flûtée sur le seuil de la porte, qui fut entrebâillée sans bruit.
Le roi se retourna et vit un jeune page fluet, mince, soigneusement masqué, lequel entra d’un pas délibéré, le poing sur la hanche et tenant à la main la crosse épiscopale qu’au moyen-âge l’abbé de la Déraison ou le Pape des Fous brandissait avec de singulières contorsions et d’affreuses grimaces.
Le page en question était rigoureusement vêtu selon la mode du règne de Charles VI. Il portait le maillot collant d’un rouge clair, les poulaines à haut talon, le pourpoint à manches pendantes et le toquet à plume bleue inclinée en arrière.
Deux yeux pétillants de malice étincelaient sous le masque. La taille du page était moyenne, petite même, et le roi, qui d’abord avait cru reconnaître Bavolet, s’aperçut qu’il avait affaire à une femme.
— Oh ! oh ! dit-il, grand merci, mon beau page ; mais puisque tu m’apportes ma crosse, tu me feras bien le plaisir de m’expliquer mon costume.
— Volontiers, sire ; votre costume est celui d’un pape.
— Celui des fous, n’est-ce pas ?
— Il vous sied à ravir, sire.
— Petit impertinent !
— Et la reine, qui s’y connaît, a songé tout de suite à vous travestir ainsi.
— La reine est trop bonne, murmura le roi avec une gratitude bouffonne qui fit sourire le page.
— La reine a prétendu, ajouta-t-il, que Votre Majesté, qui jouait le bon sens et la gravité habituellement, pouvait bien, sans vergogne, se montrer pour quelques heures sous son vrai jour.
Et le page débita cette raillerie avec un aplomb admirable.
— Mon cher page, répondit le roi, vous avez beaucoup d’esprit, et si j’étais un roi sérieux, je veux dire un roi possédant un royaume et des revenus, je vous ferais une pension convenable sur ma cassette. Malheureusement, je suis pauvre ; – vous suffirait-il d’un bon baiser sur le duvet de pêche de vos joues ?
— J’aimerais mieux la pension, repartit effrontément le page.
— Petit drôle ! murmura le roi, mettons bas le masque et laissons-nous embrasser…
— Non pas, sire ; où donc avez-vous vu qu’on ôtât le masque avant le bal ?
Le roi lui prit la taille.
— Mon bel ami, dit-il, je te crois une petite femme charmante, et c’est pour cela que je te demande un gros baiser.
— Ah ! fi ! dit le page, un gros baiser !
— Eh bien ! deux petits.
— À la bonne heure ! mais vous ne les aurez pas.
— Et pourquoi, mon cher lutin ?
— Parce qu’il me faudrait ôter mon masque.
— Eh bien ! soufflons la chandelle.
— Quelle horreur !
— Bah ! c’est fait, dit le roi qui éteignit prestement le flambeau, arracha le masque et embrassa le page sur les deux joues.
Le page se dégagea en riant, prit la main du roi et l’entraîna :
— On n’attend plus que vous, dit-il.
Le roi suivit son gentil conducteur et le voulut regarder au moment où ils arrivèrent dans un corridor éclairé ; – mais il perdit sa peine, le page avait rattaché son masque très soigneusement et on ne vit plus de son visage que deux yeux brillants d’espièglerie et la fossette d’un petit menton parfaitement imberbe et d’une irréprochable blancheur.
— Ah ça ! dit le roi, puisque tu m’as apporté ma crosse, il est certain que tu es du complot.
— Quel complot ? demanda le page en jouant l’effroi.
— Oh ! rassure-toi, dit le Béarnais, ce n’est point d’un complot politique qu’il est question. Est-ce que l’on conspire en Navarre ? Un royaume de trente pieds carrés et un roi qui déjeune avec du fromage de chèvre et de la piquette ne font envie à personne. Je veux parler de ce bal dont madame Marguerite nous a fait si grand mystère aujourd’hui qu’elle a refusé de recevoir l’ambassadeur d’Espagne et la señorita.
— C’était impossible autrement. Elle confectionnait les costumes.
— Toute seule ?
— Oh ! non, avec quelques filles d’honneur et messire Bavolet.
— Ce drôle-là, dit le roi, est de toutes les conspirations féminines.
— Oh ! soyez tranquille, sire, s’écria le page avec un petit rire railleur, il n’en est encore qu’à la conspiration… il est si jeune !
Le roi sourit dans sa barbe et continua :
— Je me suis présenté dix fois à la porte de la reine ; j’ai toujours trouvé sur le seuil un petit cerbère en jupons que j’exilerais bien certainement si j’étais assez roi pour oser exiler quelqu’un.
— Par exemple ! demanda ingénument le page, et quel est-il ?
— Mam’selle Nancy, dit le roi ; tu la connais, je gage ?
— Beaucoup, sire ; elle m’aide à la toilette de madame Marguerite.
— Ah ! tu as donc un emploi auprès d’elle ?
— Je la coiffe, répondit imperturbablement le page.
Le roi darda un regard perçant sous le masque du page et examina la nuance des yeux.
— Ma femme, dit-il, a deux camérières : l’une qui se nomme Pepa et qui a les yeux noirs, l’autre qui est cette petite drôlesse de Nancy, dont je te parlais tantôt, et qui a les yeux bleus. Or, puisque tu coiffes la reine, tu es une de ses camérières…
— Ce n’est pas une raison, murmura le page éhonté. La reine confie souvent ce soin à ses filles d’honneur.
— Tu as bien de l’esprit, grommela le roi ; et si tu étais Nancy, je crois que je t’enverrais rejoindre ce pauvre Turenne, qui plante ses choux à cette heure dans sa terre de Bouillon.
— Vous n’aimez donc pas les gens d’esprit ?
— Peu, dit le roi ; ils sont romanesques, et la reine à la tête faible.
— Je croyais, fit le page, que Nancy vous amusait.
— Je ne m’en défends pas, ventre-saint-gris !
— Et que… même… un soir… il y a huit jours…
— Corbleu ! dit le roi, quel ton de mystère tu prends…
— Vous lui aviez dit, poursuivit le page, que vous désireriez bien savoir si elle narrait des contes.
Et le page, quittant son air mystérieux, partit d’un grand éclat de rire.
— C’est vrai, dit le roi, et c’était vrai ; mais…
— Bon ! le mais doit être joli.
— J’ai réfléchi depuis, et j’ai pensé que cette péronnelle me pourrait brouiller avec ma femme, en me narrant des contes bleus à moi et des contes jaunes à elle.
— C’est pour cela que vous en demandiez, ce soir, à souper, à la señorita ?
— Page, mon bon ami, tu me parais savoir bien des choses et je t’exilerai bel et bien.
— Ce ne sont pas des secrets d’État.
— D’accord ; mais si tu étais mam’selle Nancy…
— Nenni !
— Pourtant, si tu es l’une des camérières, tu dois te nommer Pepa ou Nancy ?
— L’un ou l’autre, peut-être…
— Or, Pepa a les yeux noirs, et les tiens sont bleus.
— Décidément, ricana le page, le roi ne veut pas de mes contes, et le pape des fous m’exile ; ceci est moins sérieux.
— Eh bien ! narre tes contes au pape des fous, et le pape des fous apaisera le roi.
— Vous êtes un fat ! dit Nancy, qui n’était autre que le page.
Et elle poussa le roi dans la salle de bal, au seuil de laquelle ils venaient d’arriver.
*
* *
Madame Marguerite de Valois avait eu raison en disant à Bavolet : « Je suis une fée ! »
Et il fallait l’être pour improviser en quelques heures la fête charmante qui venait de s’ouvrir.
Tout une aile du château avait été dégarnie de son lourd mobilier et disposée en salles de bal ; – les costumes qui s’y mouvaient étaient splendides.
La reine avait figuré le règne de Charles VI avec une vérité historique fort remarquable.
Madame Marguerite s’était réservé le rôle d’Isabeau de Bavière, cette reine aussi belle que perverse.
Le piquant de ce bal, où avaient été invités tous les gentilshommes et les dames de la cour et du voisinage, c’est qu’aucun ne connaissait le déguisement de son voisin, tandis que la reine, Nancy et Pepa, qui avaient distribué les costumes, pouvaient mettre un nom sur chaque visage.
Bavolet, à qui l’on avait dévolu le rôle du roi Charles VI, ne les connaissait point lui-même, à l’exception de la reine qu’il avait devinée, du reste.
Bavolet était placé au fond de la salle décorée à l’impromptu, suivant le goût du temps de Charles VI, sur un trône de velours bleu de ciel à clous d’or.
Près de lui se tenaient madame Isabeau de Bavière, la gentille Odette et un page.
Au milieu de la salle on dansait déjà aux sons d’un orchestre invisible.
La salle ouvrait de plain-pied sur les jardins de Coarasse, lesquels étaient fort beaux, ombreux, emplis de mystères et pourvus de nombreuses charmilles qui pouvaient abriter les conteurs, si toutefois il s’en trouvait encore après le départ de M. de Turenne.
Nancy le page conduisit le vrai roi au pied du trône du roi improvisé, et dit à celui-ci :
— Sire, laissez-moi vous présenter votre fou, qui a trouvé spirituel de se déguiser en pape. Je l’ai trouvé dans les jardins, où il s’occupait d’ordonner un évêque et deux archiprêtres.
Le pape des fous s’inclina gravement, tandis que la reine comprimait un violent éclat de rire, puis il se tourna vers Nancy et lui dit à l’oreille :
— Petit drôle, tu me payeras tout cela.
— À votre aise, répondit Nancy, mais alors vous ne saurez rien.
— Que veux-tu que je sache ?
— Mais où est la señorita, ce me semble.
— Tiens, pensa le Béarnais, elle a raison, la maudite espiègle, comment la reconnaître sans elle.
Puis il reprit assez haut, pour qu’elle seule l’entendît :
— Eh bien ! dis-moi où elle est ?
— Hein ? fit Nancy, et puis vous me punirez…
— Non, je te jure.
— Je ne crois pas aux serments.
— Par la messe !
— Vous n’y allez plus depuis que le roi Charles IX est mort.
— Petite, dit le Béarnais avec bonhomie, tu sais trop bien l’histoire et la politique, nous nous brouillerons.
— Soit, je me tais ; mais il me faut une garantie…
— Eh bien ! foi de roi…
— Vous l’êtes si peu !
— Foi de Bourbon !
— Je vous crois. Tenez, voyez-vous cette dame vêtue de noir des pieds à la tête, laquelle figure la duchesse d’Orléans, dont le duc de Bourgogne a occis le mari. C’est la señorita.
— Très bien, dit le roi, je vais l’aborder.
Le roi fit un pas, Nancy courut après lui et l’arrêta :
— Que veux-tu encore, démon ?
— Vous donner un conseil ?
— À moi ?
— Vous savez bien que j’ai de l’esprit.
— Et moi bien de la patience ; parle, drôle !
— La señorita est arrivée avec le seigneur Gaëtano ; le seigneur Gaëtano n’est point son mari, son amant pas davantage, son père encore moins. Or, une femme qui voyage ainsi avec un ambassadeur d’Espagne et qui, dès son arrivée, écoute complaisamment les sornettes du roi de Navarre… Il y a de la politique là-dessous… tâchez d’être plus sage que votre habit ; sire, bien du plaisir !
— Hum ! murmura le roi, cette péronnelle pourrait bien dire la vérité, il faudra que je la ménage.
Le page mutin quitta le roi et se dirigea vers un cavalier qui se tenait à l’écart et paraissait réfléchir profondément.
Ce cavalier était vêtu d’une armure étincelante en acier damasquiné ; il portait couronne ducale en tête, éperons d’or au talon, et la visière baissée de son heaume lui tenait lieu de masque ; il figurait le duc de Bourgogne.
— Beau duc, murmura le page en lui prenant le bras, accorderez-vous à un humble damoiseau une minute de votre rêverie.
Le duc examina le page, reconnut une femme et lui répondit :
— Pourquoi pas, petit page ?
— Vous plairait-il me dire pourquoi vous demeurez ainsi à l’écart, beau duc de Bourgogne, tandis qu’autour de vous la danse et les galants propos occupent dames et gentilshommes ?
— Je suis dans mon rôle, répondit le duc ; quand on a nom Jean de Bourgogne et qu’on est le cousin du roi de France, il est permis de traîner après soi, au bal et à table, les soucis de la politique et de l’ambition.
— Très bien, mon cher ; mais tandis que le duc joue son rôle historique, à quoi songe, s’il vous plaît, le beau seigneur Gaëtano.
Le duc tressaillit.
— Page, dit-il, tu te trompes…
— Nenni, car c’est moi qui ai distribué les costumes.
— Les pages sont menteurs.
— Et les amoureux discrets en paroles, et indiscrets en actions.
— Oh ! oh ! monsieur le sentencieux, expliquez-vous, de grâce…
— J’y compte ; les pages sont bavards. Vous êtes discret, mon cher sire, car vous refusez de me dire le secret de vos rêveries ; vous êtes indiscret aussi, car, à votre attitude, je le devine aisément et lis dans vos yeux à travers les grilles du heaume.
— Ah vraiment ! et que lisez-vous ?
— Ceci : « Quand on est gentilhomme, et vous l’êtes ; ambassadeur d’un grand monarque, et vous l’êtes encore ; beau et spirituel… vous croyez l’être… »
— Impertinent !
— Peut-être l’êtes-vous… on se dit, surtout au château de Coarasse : l’ennui est un rude compagnon, et pour le dompter, un peu d’amour… »
Le page s’arrêta et rit sous son masque.
— Après ? demanda le duc de Bourgogne.
« — Alors, on cherche autour de soi… une femme… une femme jeune, belle, spirituelle, haut située… car, mon beau sire, un ambassadeur ne peu pas descendre aux camérières ou aux femmes de gouverneurs ; la dame de ses pensées doit être au moins duchesse, sinon reine. »
Le duc tressaillit et regarda le page avec défiance.
Fosseuse boude, Pepa pleure, Gaëtano commence un conte et Bavolet s’avoue qu’il est, à la fois, le plus heureux et le plus infortuné des pages.
Gaëtano garda un moment le silence, puis il attacha son œil d’aigle sur le page qui riait sous son masque :
— Oh ! oh ! dit-il, nous paraissons savoir bien des choses…
— Je sais tout.
— Par exemple !
— Je suis un lutin déguisé en page.
— Eh bien ; mon petit lutin, continue… ton babil est charmant.
— Or, à Coarasse il y a deux reines pour une.
— Quelle plaisanterie !
— L’une qui est reine de droit et qu’on nomme madame Marguerite ; l’autre qui est reine de fait, car elle narre des contes au roi et le roi l’écoute en riant… elle se nomme mam’selle Fosseuse…
— Vraiment ? fit le duc avec bonhomie.
— Or, reprit le page, un diplomate est un homme profond, il fait de la politique partout, même en amour.
Le faux duc de Bourgogne recula d’un pas et eut un mouvement d’inquiétude.
— Vous sentez, mon cher sire, qu’un grand roi comme celui des Espagnes ne se plaît point à envoyer un ambassadeur à un roitelet comme celui de Navarre, sans un petit but bien ténébreux, une mission bien secrète, dont son ambassadeur, qui est beau, brave et coureur d’aventures, s’acquittera sans paraître y toucher et sans cesser de s’occuper de galanterie.
— Hum ! pensa Gaëtano, voici un page perspicace, jouons serré.
— Ce qui fait, continua le page, que l’ambassadeur, tandis qu’on danse autour de lui, se réfugie en un coin et médite…
Et le page moqueur prit une attitude pensive qui imitait merveilleusement celle qu’avait naguère le faux duc de Bourgogne.
— En politique, poursuivit-il, il est bon de savoir un peu les secrets de tout le monde, des rois surtout. Où diable le roi de Navarre a-t-il déposé les siens ? Est-ce la reine de la main droite, ou la reine de la main gauche qui en a la clé ?
— Bon ! pensa Gaëtano, cette femme parle trop pour n’avoir point envie de se vendre, achetons-la.
— Page, mon bel ami, dit-il d’une voix caressante, c’est bien ennuyeux, Coarasse, n’est-ce pas !
— Oh ! oui.
— Et mieux vaudrait pour une belle dame comme ta sœur, si tu en as une, un joli retrait, à Madrid ou à l’Escurial, un tabouret à la cour, un mari gentilhomme et magnifique, un carrosse à quatre mules, une nuée de valets, des diamants par ruisseaux, des basquines de velours à soutaches d’or par centaine, un peigne d’ivoire à filigranes d’argent…
— Oh ! oui, murmura le page avec un soupir de convoitise qui donna le change à Gaëtano.
— Mais peut-être n’as-tu pas de sœur ?
— Si fait ! dit le page, j’en ai une.
— Eh bien ! nous verrons, murmura le diplomate. Que me disais-tu donc tantôt ?
Le page prit un ton confidentiel :
— Je disais, fit-il tout bas, que le beau Gaëtano, en diplomate habile qu’il est, voudrait bien avoir la clé des secrets du roi, et qu’il ne sait encore si cette clé se trouve chez madame Marguerite ou chez mam’selle Fosseuse.
— Vraiment ! tu disais cela ?
— Oui, messire.
— Et toi, serais-tu plus savant que le seigneur Gaëtano ?
— Hum ! dit le page, peut-être… mais il faudrait que ma sœur…
— Fût dame d’honneur en Espagne…
— Monseigneur a infiniment d’esprit.
Elle le sera, parle.
— Eh bien ! mam’selle Fosseuse baisse en ce moment, et la reine hausse.
— Pas possible !
— Cela tient à la señorita, dont le roi est toqué.
— Par exemple !
— Quand le roi a des fantaisies, la reine sourit et ne s’en fâche point ; la reine a bien de l’esprit. Alors le roi, qui en a tout autant, fait à la reine des confidences… politiques.
— Page, fit Gaëtano, merci ; où te reverrai-je ?
— Attendez donc… Savez-vous où est la reine ?
— Non !
— Tenez, là-bas, en costume d’Isabeau de Bavière.
— Très bien.
— Je vous présenterai ma sœur demain : bonsoir et bonne chance !
Le page rentra dans la foule et Gaëtano demeura seul.
— Bon, dit-il, j’ai un espion dans la place ; et un espion de bon sens, il s’approcha sans affectation de la reine qui, assise près du faux Charles VI, suivait du regard le roi, qui papillonnait autour de la señorita dans son burlesque costume de pape des fous.
— Madame, dit Gaëtano en s’inclinant, je m’appelle Jean de Bourgogne, et désirerais fort un entretien de vous.
— De moi ? fit la reine avec surprise.
— Ne conspirons-nous point ensemble contre le roi votre époux ?
— C’est juste, répondit la reine souriante ; venez, donnez-moi votre bras.
Et ils s’éloignèrent du roi Charles VI, qui eut un moment d’inquiétude et frappa du pied comme un vrai roi en colère.
Tandis que la reine et le duc de Bourgogne s’éloignaient, Odette s’approcha du monarque insensé.
— Beau roi, dit-elle, tu parais triste.
— Je le suis.
— D’où vient ta tristesse ?
— Je vois que l’on conspire contre moi, murmura le jaloux enfant en montrant du doigt le duc de Bourgogne et la reine Isabeau qui s’éloignaient et descendaient dans les jardins.
— C’est vrai, dit Odette, mais il est des cœurs qui t’aiment et qui veillent près de toi.
— Ah ! dit le faux roi, vraiment ?
— Ta petite Odette, par exemple, ton Odette qui t’aime et qui voudrait passer sa vie entière à tes genoux.
Bavolet tressaillit et regarda Pepa au travers du masque d’Odette :
— Est-ce bien vrai ? demanda-t-il.
— Oh ! oui, murmura l’ardente Espagnole en pressant les mains de son roi.
— Tant pis ! répondit Bavolet, car un roi de France doit donner le bon exemple à son peuple.
— Que veux-tu dire ? murmura Pepa frémissante.
— J’aime la reine, dit-il avec un soupir.
Pepa rugit sous son masque comme une lionne blessée, elle quitta brusquement le bras de Bavolet, et s’enfuit vers les jardins où la reine et le duc de Bourgogne l’avaient précédée.
Bavolet, demeuré seul un instant, appuya son front dans ses mains et parut rêver péniblement. Il avait peur de Gaëtano.
Pendant ce temps, Nancy le page abordait la señorita.
— Gaëtano ! lui dit-elle tout bas.
La señorita tressaillit.
— Que voulez-vous ? demanda-t-elle.
— Le roi vous aime.
La señorita fit un mouvement.
— Il vous aimera plus encore, continua le page malicieux, si vous savez vous y prendre.
— Que faut-il faire ?
— Le brouiller avec ses amis.
— Quels sont-ils ?
— Mam’selle Fosseuse…
— C’est à peu près fait, je crois.
— Et Bavolet.
— Bah !… un enfant.
— De très bon conseil, señora.
— Comment le brouiller avec Bavolet ?
— En vous approchant du page, en lui prenant la main et causant avec lui. Le roi est jaloux.
— Très bien ; j’y vais. Où est-il ?
— C’est le roi Charles VI, qui rêve là-bas péniblement et seul.
La señorita remercia le petit page et joignit Bavolet.
— Gentil roi, lui dit-elle, voudrais-tu m’offrir ton bras et faire avec moi le tour du bal. Je suis la duchesse d’Orléans, ta cousine, et te veux parler politique.
Bavolet offrit son bras et quitta le trône qu’on lui avait élevé.
— Sais-tu l’espagnol, gentil roi ?
— Un peu.
— Alors, parlons espagnol. En politique il faut être prudent.
— Tenez, sire, murmurait Nancy à l’oreille du pape des fous, les rois ont grand tort d’avoir des pages.
— Hein ? fit le roi.
— Voyez plutôt.
Et Nancy désigna Bavolet et la señorita qui s’en allaient deviser politique sous les ombrages du parc.
— Oh ! oh ! pensa le roi, maître Bavolet est bien impertinent ; je prierai madame Margot qui est son institutrice, de lui donner le fouet dès demain.
En même temps, Nancy ajoutait :
— Je voudrais bien, mon cher sire, vous parler politique.
— Politique ! fit le roi, à moi ? je n’y comprends absolument rien.
— Peuh ! dit Nancy, vous avez tant d’esprit ; venez toujours.
— Non, non, fit le roi, évidemment préoccupé de la sortie de son page qu’entraînait la señorita ; plus tard…
— Quand donc, alors ?
— Le roi réfléchit et rencontra le regard mutin de Nancy-le-page.
— Tu as de bien beaux yeux, murmura-t-il.
— Tous me l’avez dit cent fois.
— Et j’aimerais bien mieux causer de tout autre chose…
— Que de politique, n’est-ce pas ? Eh bien ! je vous ferai des apologues, vous les comprendrez.
— Soit, après le bal.
— C’est que, balbutia Nancy, il sera grand jour.
— Qu’importe !
— Et vous me reconnaîtriez, fit le page en éclatant de rire et s’esquivant. À demain soir, plutôt.
Dans un coin du salon, il y avait une belle dame qui paraissait absorbée en une rêverie profonde ; elle refusait tristement les cavaliers qui venaient l’inviter, et elle demeurait assise et le front penché comme une veuve éplorée ou une coquette surannée qui regrette ses charmes.
Nancy l’aborda et lui dit :
— Le roi est bien maussade aujourd’hui, n’est-ce pas ?
La belle dame tressaillit et regarda Nancy-le-page.
— Oh ! dit Nancy, je le sais bien, moi ; et il y a des gens encore plus maussades que lui, dans ce salon.
— En vérité ! demanda la belle dame d’une voix tremblante.
— Certainement, continua le page effronté, mam’selle de Montmorency, par exemple.
— Oh ! taisez-vous ! taisez-vous, de grâce, qui que vous soyez !
— Je suis un ami de mam’selle de Montmorency, et je lui voudrais donner des conseils.
— Ah ? dit la belle dame avec défiance.
— Et si je savais où est mam’selle de Montmorency…
— Eh bien ?
— Je sais ce que j’aurais à lui dire.
— Parlez donc !…
— Vous n’êtes pas mam’selle de Montmorency ?
— Non, mais je suis son amie.
— En ce cas, je vais vous dire ce qu’il lui faudrait faire pour chasser sa tristesse ; vous le lui redirez n’est-ce pas ? demanda la mutine Nancy.
— Oh ! soyez tranquille, – parlez.
— Il lui faudrait faire enrager le roi…
— Est-ce possible ?
— Très possible et surtout facile.
— Comment cela, petit page ?
— En contant des historiettes à maître Bavolet.
— Son page favori ?
— Sans doute ; le roi a horreur de la poésie et des romans, il aime Bavolet comme son fils, et il sera furieux si on exalte l’imagination de ce jeune drôle. Le roi a exilé M. de Turenne pour un motif bien puéril. M. de Turenne narrait comme messire l’abbé de Brantôme, et il composait des vers comme feu Clément Marot. Le roi a craint pour la raison déjà chancelante de madame Marguerite, qui les goûtait fort, et il l’a renvoyé dans ses terres. Or, continua le page, je suis bien assuré que le roi serait furieux s’il savait que mam’selle de Montmorency qui a, pour le moins, autant d’esprit que M. de Turenne, sait narrer des historiettes et les narre à Bavolet.
— Page, dit la belle dame, merci du bon conseil, je le vais donner à mam’selle de Montmorency.
— Et bien vous ferez, car lorsque le roi est furieux, il adore ceux qui le mettent en colère ; témoin M. de Turenne qu’il a embrassé les larmes aux yeux en lui tenant, lui-même, l’étrier. À bon entendeur, salut !
— La belle dame s’éloigna et se dirigea vers la porte-fenêtre qui ouvrait sur les jardins.
Sur le seuil elle rencontra la señorita qui marchait lentement et le front courbé, d’un air de désappointement visible ; derrière elle, Bavolet s’avançait calme et froid, presque triste, et son attitude disait éloquemment que la séduisante señorita avait perdu sa peine.
— Sire roi, dit à son tour la belle dame, les gentilshommes de votre cour sont peu courtois.
Bavolet leva la tête, fut touché de l’inflexion de voix mélancolique de la belle dame, et lui répondit poliment :
— Vous auraient-ils manqué d’égards ? madame ?
— Ils me laissent seule, en un coin, et ne m’invitent point à danser.
— Eh bien ! dit Bavolet, galant malgré sa tristesse, voulez-vous accepter ma main ?
La belle dame prit par la main le faux roi et l’entraîna dans le tourbillon.
— Sire roi, dit-elle alors, avez-vous jamais aimé ?
— Encore ! murmura tout bas Bavolet impatienté, et de trois !
Puis il répondit tout haut :
— Peut-être, madame…
— Aimeriez-vous encore ?
Et la belle dame haussa légèrement sa voix, car le pape des fous passait derrière elle, et il entendit distinctement :
— C’est selon ; murmura Bavolet.
— Sire roi, continua la belle dame, connaissez-vous mademoiselle de Montmorency ?
— Oui, madame, beaucoup.
— Savez-vous qu’elle vous aime ?
Le pape des fous était derrière la belle dame et il entendait tout.
— Ventre saint gris ! murmura-t-il, Bavolet est bien heureux ce soir, tout le monde l’aime, jusqu’à Fosseuse.
— Mam’selle de Montmorency a tort de m’aimer, dit Bavolet.
— Et pourquoi ? fit la belle dame d’un ton piqué.
— Parce que… le roi… parce que, balbutia-t-il, je ne l’aime pas, moi.
La belle dame lâcha brusquement le bras de Bavolet et laissa passer, à dessein, un flot de masques entre elle et lui.
— Ouais ! fit le pape des fous, ce drôle joue les scrupules, mais il en veut à la señorita.
La reine entrait en ce moment au bras de Gaëtano ; Bavolet l’aperçut, pâlit sous son masque, chancela et murmura :
— Je suis un homme bien heureux, vraiment ! tout le monde m’aime ici : Pepa, l’Espagnole, Fosseuse… excepté… Oh ! je suis le plus infortuné des pages !
En même temps la reine, se dégageant du bras de Gaëtano, et Nancy-le-page, blotti en un coin de la salle derrière une draperie, murmuraient chacune en leur aparté :
— J’espère, disait Nancy en riant sous son masque, j’espère que j’ai passablement embrouillé les fils de l’intrigue ; ce soir, la reine sera contente !
— Tout beau ! disait la reine avec ce spirituel sourire que nous lui connaissons, vous venez ici faire de la politique, seigneur Gaëtano, sous le prétexte de me narrer des contes ; je les écouterai tout juste assez pour vous arracher votre secret et vous n’aurez point ceux du roi… Les reines sont femmes quelques fois, reines toujours.
— Ah ! ah ! ricanait pareillement le pape des fous, c’est un homme d’esprit, ce seigneur Gaëtano, et si je n’étais un paysan doublé de montagnard, il aurait peut-être beau jeu. Mon frère Henriquet n’y verrait goutte, lui qui est un grand roi, de si belle attitude, comme dit Nancy.
Le premier conte de Gaëtano
Le bal avait commencé à neuf heures ; à minuit il tirait à sa fin ; à deux heures du matin tout paraissait dormir dans le manoir de Coarasse. Mais de l’apparence à la réalité, il y a loin, et réellement, personne ne dormait, de ceux que l’arrivée de l’ambassadeur d’Espagne et de la señorita intéressait au plus haut point.
Il n’y a guère que le roi de Navarre qui, en véritable chasseur, et malgré sa qualité d’amoureux, s’était endormi en soufflant son flambeau.
La reine, au contraire, changea de costume, fit allumer du feu, car, bien qu’on fût au mois de mai, le voisinage des neiges éternelles jetait un brin de fraîcheur dans la nuit ; s’installa au coin de la cheminée, prit un volume de Ronsard, qu’elle avait corné la veille, et sonna Nancy qui reprenait ses vêtements féminins dans une pièce voisine. Nancy parut.
— Petite, dit la reine en lui tendant sa belle main, vous êtes une fine mouche et je suis contente de vous.
— Madame est bien bien bonne…
— Je me suis amusée ce soir comme si j’eusse encore été à la cour de feu le roi Charles IX, mon frère. Cet ambassadeur est charmant.
— Il est surtout rusé.
— À trompeur trompeuse et demie, répondit la reine ; sois tranquille, il y a un bon petit complot qui couve et dont je veux avoir le mot, je l’aurai…
— Si nous prévenions le roi ?
— Ah fi ! ce serait nous enlever tout le mérite du triomphe. Quand nous aurons déjoué le complot, nous le préviendrons et lui demanderons la grâce de Turenne.
— Hum ! pensa Nancy, je crains bien que le seigneur Gaëtano narre pour le compte de M. de Turenne.
— Petite, reprit la reine, tu vas aller chez l’ambassadeur et tu tâcheras de l’envoyer dans le parc. Je veux un conte de sa façon.
— Vous l’aurez, dit Nancy.
Et elle se dirigea vers l’appartement du seigneur Gaëtano.
*
* *
Le seigneur Gaëtano n’était point au lit ; bien au contraire, il avait pourpoint et manteau, rapière au côté et il se disposait à quelque nocturne expédition.
— Don Paëz, murmurait-il, a dû arriver dans la nuit chez le bûcheron qui nous est vendu corps et âme, il serait peut-être bon de le voir tout de suite. Le château est silencieux, tous ces gens-là sont las ou content fleurette, il n’y a ici ni gardes, ni soldats, les portes sont ouvertes ; il est aisé de sortir. Si l’on me rencontre, je prétexterai une indisposition et le besoin d’air.
Et Gaëtano ceignit son épée et s’enveloppa dans son manteau.
En ce moment on heurta légèrement à la porte. Le gentilhomme tressaillit, rejeta son manteau, prit un siège et dit enfin :
— Entrez !
La porte s’ouvrit et Nancy entra.
Gaëtano la salua profondément et parut surpris ; elle lui rendit son salut d’un ton dégagé et avec un sourire confidentiel :
— Comment ! dit-elle, vous n’êtes point au lit encore, à cette heure ?
— J’ai la migraine et ne puis dormir.
— C’est bien fâcheux, je vous jure.
— Pourquoi s’il vous plaît ?
Et Gaëtano avança un siège à la jolie camérière.
— Parce que la reine a pareillement la migraine.
— Cette communauté de mal me plaît fort, murmura l’ambassadeur.
— Ah ! vraiment ? fit Nancy avec un fin sourire ; seriez-vous amoureux ?
— J’ai un volcan dans le cœur.
— Hélas ! fit Nancy jouant le désespoir, votre migraine, compliquée de votre amour, m’accable…
— Par exemple ! c’est un mal qui ne se communique point, cependant.
— L’amour ?
— Non, la migraine.
— Sans doute, mais elle alourdit l’esprit, et c’est fâcheux, car j’avais compté sur vous pour distraire la reine et lui faire oublier la sienne.
— En vérité ! que dois-je faire ? demanda Gaëtano avec empressement.
— Rien, vous souffrez vous-même.
— N’importe ! que faudrait-il faire si je ne souffrais pas ?
— Vous avez vécu en Espagne, je crois, et avec les Maures ?
— Fort longtemps ; je parle l’Arabe.
— Les Arabes, continua Nancy, sont des conteurs merveilleux, et vous devez avoir retenu quelqu’une de leurs légendes…
— Beaucoup.
— La reine, vous ai-je dit, aime fort les contes ; j’avais pensé à vous pour lui en faire un… mais vous avez la migraine.
— Oh ! presque plus, elle se dissipe…
— Vous ne mentez pas ?
— Sur mon honneur !
— Eh bien ! allez faire un tour dans le parc, cela vous fera un bien infini… Tenez, sous les fenêtres de la reine, il y a un banc de gazon charmant pour y rêver une heure.
— Madame, dit Gaëtano, j’ai causé cette nuit avec votre frère, un page charmant, je vous jure.
— Votre seigneurie est trop bonne…
— Il m’a demandé pour vous un tabouret à la cour d’Espagne.
— Et vous le lui avez promis, n’est-ce pas ? demanda Nancy.
— Sans doute, à la condition toutefois…
— Chut ! j’accepte toutes les conditions : il fait une belle nuit, un peu fraîche, pas de clair de lune, et tout dort ; c’est l’heure ou jamais de narrer un conte, partez vite.
Nancy s’esquiva et rejoignit la reine, qui entrouvrit à demi sa fenêtre, encadrée à l’extérieur par une vigne grimpante.
Gaëtano prit le chemin du parc après s’être encapuchonné soigneusement, et, pour y arriver, il descendit sans bruit le grand escalier, enfila un corridor et se dirigea vers une petite porte bâtarde qui demeurait ouverte d’ordinaire.
L’escalier et le corridor étaient déserts, mais sur le seuil de la porte, il y avait un homme également enveloppé d’un manteau et qui hésitait à pénétrer dans le parc.
— Pardon, mon gentilhomme, murmura poliment Gaëtano, voulez-vous me laisser passer ?
— À qui ai-je l’honneur de parler ? demanda l’inconnu sans bouger et continuant à barrer le passage.
— À un gentilhomme qui a la migraine et veut de l’air.
— Son nom ?
— Que vous importe !
— Monsieur, dit froidement l’inconnu, je me nomme Bavolet.
— Ah ! oui, le page du roi ?
— Précisément. À ce titre, j’ai quelque droit de demander le nom de ceux qui vaquent par les corridors à trois heures du matin.
— Très bien ; mais comme je ne suis ni un voleur, ni un amoureux, mais simplement un homme malade, je ne vois pas la nécessité de vous décliner mes titres.
— Pardon, monsieur, je crois vous avoir dit que je me nommais Bavolet.
— C’est un joli nom, monsieur, après ?
— Cela veut dire que je suis l’élève en escrime de la reine et du roi, et que je boutonne M. de Turenne, qui est très fort cependant, neuf fois sur dix.
— Je vous en fais bien mon compliment, murmura Gaëtano qui commençait à perdre patience.
— Or, monsieur, reprit Bavolet, je vous ai parlé poliment, vous m’avez répondu avec… vivacité ; vous voyez que je suis toujours poli, je vous demande votre nom, si vous ne me le dites sur l’heure, il me faudra vous prier de servir de gaine à mon épée, dont le fourreau commence à s’user.
Gaëtano porta la main à sa garde, la patience faillit lui manquer ; mais il se ravisa et songea que la reine l’attendait.
— Monsieur Bavolet, dit-il, vous êtes un charmant enfant, plein de courage et d’esprit, vous faites merveilleusement la police du château ; – seulement, vous voudrez bien adoucir un peu les rigueurs de votre consigne pour l’ambassadeur du roi d’Espagne.
Bavolet recula vivement et feignit une profonde surprise.
— Ah ! monseigneur, dit-il, vous me voyez tout honteux.
— Ce n’est rien, mon jeune ami ; mille grâces et tout à votre service.
Gaëtano donna du revers de sa main une tape sur la joue du page, et passa outre.
Bavolet ne bougea pas et le laissa s’éloigner.
— Voilà, dit-il alors, un homme que je hais de toute mon âme et à qui je planterais volontiers mon poignard en pleine poitrine. Puisse l’occasion s’en présenter.
Et il suivit de l’œil Gaëtano qui prit une allée du parc et s’y engagea.
— Cordieu ! pensa soudain Bavolet, qui sait s’il ne va pas sous les fenêtres de la reine !
Et frémissant à cette pensée, il porta la main à son épée.
Bavolet avait raison. Gaëtano quitta bientôt l’allée transversale, et sa silhouette se dessina sur le bleu foncé du ciel dans une éclaircie qui longeait les murs du château et passait sous les fenêtres de la reine.
— L’insolent ! murmura Bavolet, pâle de colère.
Mais soudain une sueur glacée perla à ses tempes.
— Qui sait ? fit-il en tressaillant, qui sait si ce n’est point elle…
Il s’arrêta et n’osa poursuivre, mais sa main fébrile tourmenta encore son épée dans sa gaine de cuir, et il s’écria :
— Si j’en étais sûr, je le tuerais !
À cette dernière exclamation, le page fit un brusque retour sur lui-même :
— De quel droit le tuerais-je ? se demanda-t-il, si la reine…
Et le sang du page se figea dans ses veines.
Mais Bavolet était un garçon d’esprit et il avait réponse à tout :
Pardieu ! se dit-il, du droit d’un rival ; moi aussi, j’aime la reine !
C’était la première fois que Bavolet s’avouait son amour.
Cet aveu, du reste, ne calma son incertitude que l’espace de quelques secondes :
— Je l’aime, reprit-il, et je ne suis qu’un humble page, un enfant obscur et sans nom, dont la naissance est un mystère ; – je l’aime… et elle est la femme du roi, du roi mon bienfaiteur, du roi que je vénère comme un père, et à qui je dois tout…
Et Bavolet éprouva presque de la terreur.
— Eh bien ! s’écria-t-il tout à coup, si mon amour est insensé, si jamais il ne doit monter de mon cœur à mes lèvres et se traduire par un aveu, si je dois le refouler au plus profond de mon âme, ce n’est point une raison pour que je laisse ce misérable…
Le page n’acheva point sa phrase, mais il serra plus violemment la poignée de son épée, et il se glissa derrière une charmille en murmurant :
— Allons ! l’honneur du roi est sous ma sauvegarde, et par le prêche et la messe ! il sera bien gardé !
Pendant que messire Bavolet monologuait ainsi, la reine et Nancy chuchotaient à leur fenêtre, étouffant parfois un éclat de rire.
Tout à coup une ombre parut se glisser le long du mur, la reine repoussa vivement Nancy et demeura seule.
L’ombre avançait lentement, à petits pas, comme un poète qui cherche une rime.
La reine modula un léger cri d’effroi, qui eût fait honneur à une comédienne du théâtre de la Passion, en face le Louvre ; à ce cri l’ombre leva la tête, reconnut la reine et recula, feignant à son tour la surprise.
— Bavolet ! est-ce toi ? demanda la reine.
— Non, madame, répondit l’ombre, c’est un pauvre diable d’ambassadeur qui a la migraine.
— Ah ! mon Dieu ! fit la reine, le seigneur Gaëtano ?
— Lui-même, madame.
— Et vous avez la migraine ?
— J’en souffre horriblement.
— Absolument comme moi, dit Marguerite, je ne puis dormir et je rêve aux étoiles pour oublier mon mal.
— Moi, dit Gaëtano, je compose un conte arabe.
— Par exemple ! je le voudrais bien entendre…
— C’est que, murmura Gaëtano avec l’orgueilleuse modestie des poètes qui se font prier un petit quart d’heure, alors qu’ils meurent d’envie de lire leurs vers, – c’est que je n’ai point fini…
— Avez-vous imaginé le commencement ?
— À peu près, madame.
— Eh bien ! voyons, faites-m’en le récit, je vous écouterai de mes deux oreilles afin de tuer ma migraine.
— Mais, observa l’ambassadeur-poète, nous sommes bien loin l’un de l’autre, ainsi.
— Diable ! fit la reine, c’est vrai. Eh bien ! vous crierez un peu fort.
— Je suis bien enroué, madame.
— Quelle mauvaise raison !
— C’est la faute du roi, qui m’a fait chasser dans la neige… Si je montais chez vous, ce serait plus facile…
— Y pensez-vous ? à pareille heure ? Et puis, tous les corridors sont fermés et il y a une sentinelle dans le mien.
— Si j’escaladais le mur à l’aide de cette vigne ?
— Pour entrer chez moi comme un voleur, n’est-ce pas ? Voilà un bel exemple que vous donneriez, ma foi ! vous, un ambassadeur d’Espagne.
— Eh bien ! dit humblement Gaëtano, il y a là, au-dessous de vous et au-dessus de moi, une corniche assez large pour que j’y tienne assis. Je vais me hisser jusque-là ; de cette façon nous partagerons la distance.
— Je le veux bien, dit la reine ; montez.
Gaëtano escalada lestement les espaliers et posa un coude, puis un genou sur la corniche. Alors il s’arrêta et regarda la reine.
— Ne pourriez-vous pas me donner la main ? demanda-t-il avec l’ingénuité d’un jeune clerc.
— Soit, répondit-elle en se penchant et lui tendant sa main blanche.
Il s’y appuya à peine et se trouva tout d’un coup sur la corniche ; mais avant d’abandonner la main secourable, il la serra doucement dans ses doigts, la porta ensuite à ses lèvres et y mit un baiser qui parut un peu long à la reine, car elle lui dit en riant :
— Est-ce que cela est dans votre conte ?
Gaëtano sourit et répliqua :
— Pourquoi pas ? L’amour est indispensable dans un conte.
— Est-ce que cette impertinence serait une phrase détachée du vôtre ?
— Votre Majesté m’accable, murmura respectueusement l’ambassadeur ; mais je me tairai désormais… sur tout ce qui sera étranger à mon récit.
— Voyons, commencez, seigneur, fit la reine sur un ton tragi-comique. Je vous écoute.
— Mon conte est une histoire, dit Gaëtano ; c’est celle d’un simple chevalier maure qui devint amoureux d’une sultane, et qui, pour combler la distance qui le séparait d’elle, imagina de devenir le favori d’un shah de Perse, qui le fit son ambassadeur.
— Ah ! dit la reine avec une pointe d’ironie, et la sultane l’aima-t-elle à son tour, grâce à son titre d’ambassadeur ?
— Je n’en sais rien encore, répondit Gaëtano, car lorsque Votre Majesté a daigné m’appeler, je n’avais encore composé que cela de mon conte, et j’étais indécis sur le dénoûment.
On le voit, le conteur Gaëtano qui imaginait des historiettes sous le roi Henri IV, avait le même procédé de travail que les feuilletonistes de notre époque ; – il allait un peu à l’aventure.
— Et, fit la reine, avez-vous mis un terme à votre indécision, maintenant, et ferez-vous la sultane aimante ou dédaigneuse ?
— C’est selon ; j’ai bien envie de consulter Votre Majesté.
— Diable ! murmura Marguerite, ceci est embarrassant, et je m’aperçois qu’au lieu d’écouter vos contes, je vais, être contrainte à vous aider à les faire…
— Puisque les muses sont sœurs, les poètes doivent être…
— Frères, n’est-ce pas ?
— Frères, soit ! fit Gaëtano, puisque ce mot vous plaît… J’aimerais mieux peut-être…
Gaëtano n’eut pas le temps d’achever sa phrase, car la reine laissa échapper un léger cri et le repoussa vivement… Des pas criaient sur le sable du parc, et une ombre apparaissait au détour d’une allée.
— Fuyez ! dit la reine, nous chercherons demain la suite de votre conte.
Elle ferma sa fenêtre et souffla sa bougie avec la rapidité de l’éclair, tandis que Gaëtano se laissait glisser à terre. Mais l’ombre s’était avancée sous la fenêtre, et l’ambassadeur, se trouvant face à face avec elle, reconnut Bavolet qui, l’épée nue, fixait sur lui un œil étincelant.
Gaëtano fit un pas en arrière et mit la main à son épée, Bavolet fit un pas en avant et lui porta la pointe de la sienne au visage.
— Monsieur, lui dit-il, je suis le page du roi, et je vous trouve, au milieu de la nuit, en train d’escalader la fenêtre de la reine… Comprenez-vous ?
— Pas le moins du monde, répondit Gaëtano avec sang-froid.
— Alors je vais m’expliquer. L’honneur du roi m’est cher ; vous attentez à cet honneur ; j’arrive à temps, et j’ai le droit de vous tuer comme un chien.
— Par exemple ! fit Gaëtano avec hauteur, oubliez-vous qui je suis ?
— Un lâche, répondit Bavolet avec le sang-froid d’un jeune lion. Tenez, ajouta-t-il, en voici la preuve, – dégainez maintenant !
Et, abaissant son épée, il fit un pas encore, leva sa main blanche et rosée et en frappa Gaëtano au visage.
Duel.
Gaëtano porta la main à son visage avec un geste de fureur terrible, et il demeura une minute ébloui, pétrifié de l’audace du page.
Souffleté par un enfant ! et sous les fenêtres de la reine, qui peut-être avait tout vu !
Gaëtano était pourtant un homme froid et railleur, calculant et pesant les moindres actes de sa vie ; peut-être qu’à une simple insulte de Bavolet il lui eût tourné le dos en riant ; – mais sa joue brûlait, il eut un accès de rage et mit l’épée au vent.
— Pas ici, monsieur, dit Bavolet avec calme ; pas sous les fenêtres de la reine de Navarre !
— Où vous voudrez ! dit sourdement Gaëtano.
Bavolet se dirigea vers l’extrémité opposée du parc et choisit un petit bouquet de coudriers à travers le feuillage desquels la lune tamisait assez de clarté pour que deux champions s’y pussent battre à l’aise, et qui, cependant, masquaient le château suffisamment pour qu’on ne pût des fenêtres soupçonner le combat.
Gaëtano l’avait suivi, et, la main sur son épée, attendait que son adversaire choisisse sa place.
— Monsieur, dit Bavolet, je suis gentilhomme, je puis donc croiser le fer avec vous.
— Peu m’importe que vous soyez ou non gentilhomme, répondit Gaëtano. Vous m’avez outragé, fussiez-vous un vilain…
— Je voulais dire qu’étant gentilhomme et parfaitement bien élevé, monsieur, je n’aurais pas eu, à la rigueur, absolument besoin de vous frapper au visage pour vous voir croiser le fer avec moi ; mais ma jeunesse eût pu vous paraître un obstacle ; peut-être vous seriez-vous contenté d’une égratignure, peut-être encore eussiez-vous joué la magnanimité, – et c’est un combat à mort, un duel sans merci que je veux.
— Comme vous voudrez ! murmura Gaëtano avec un calme farouche.
— Vous me trouverez précoce à coup sûr, monsieur, car j’ai seize ans à peine ; mais je vous hais si profondément que je voudrais que mon épée eût mille pointes au lieu d’une seule pour vous les planter toutes à la fois dans le cœur. En garde ! monsieur.
Gaëtano engagea le fer.
— Pourquoi me haïssez-vous ? demanda-t-il.
— Parce que vous aimez la reine.
— Qui vous l’a dit ?
— Qu’importe ! je le sais.
— Que peut vous faire mon amour… si cet amour existe ?
— Ah ! ah ! ricana Bavolet en portant une botte terrible à son ennemi, vous demandez ce que cela peut me faire ? je l’aime, moi aussi !
Gaëtano para le coup et ricana à son tour.
— Monsieur, continua Bavolet, après l’aveu que je viens de vous faire, vous seriez le plus stupide des fous si vous me ménagiez, si votre fer tremblait, si vous aviez pitié de moi ; – car vous devez comprendre qu’il faut que je vous tue, maintenant que vous avez mon secret et que vous êtes le seul être au monde à qui j’aie découvert la plaie saignante de mon cœur.
Et Bavolet ferraillait avec fureur en parlant ainsi.
Les deux champions étaient tous deux de bonne école, ils ne s’escrimaient point en bonds exagérés, ils ne rompaient point sans cesse pour déplacer le lieu du combat ; ils demeuraient, au contraire, calmes et immobiles, sans avancer ni reculer ; et leur poignet seul se mouvait avec une agilité merveilleuse.
Bavolet ne s’était nullement vanté, il y avait une heure, quand il prétendait qu’il boutonnait M. de Turenne neuf fois sur dix. Bavolet tirait aussi bien que madame Marguerite ; mais Gaëtano était un rude jouteur et chaque coup que lui portait le page était soigneusement paré.
L’ambassadeur avait commencé le combat avec fureur, Bavolet, au contraire, avec le calme de la haine calculée et sans trêve ; les rôles changèrent bientôt, Gaëtano reprit son sang-froid, Bavolet le perdit. Après dix minutes d’une lutte acharnée, les deux champions, sains et saufs mais hors d’haleine, s’accordèrent une trêve tacite et piquèrent leur épée en terre.
— Monsieur, dit alors Gaëtano, nous sommes d’égale force et nous pourrons continuer longtemps ainsi…
— La lune est belle, monsieur, et rien ne nous presse.
— Que gagnerez-vous à me tuer.
— Beaucoup. Je vous hais.
— Mais si je vous tue ?
— Vous me rendrez service, monsieur.
— Vous êtes un enfant. On m’accusera d’assassinat.
— Nullement ; car on me sait très fort.
— Tenez, dit Gaëtano avec calme, serrons-nous la main ; je vais vous donner ma parole que nul autre que moi ne possédera votre secret.
— Seriez-vous lâche, monsieur ?
— Vous voyez bien que non, puisque j’écoute vos insultes.
— Eh bien ! faudra-t-il vous insulter de nouveau ?
Gaëtano frémit d’impatience et releva son épée.
— Allons donc ! monsieur, fit Bavolet furieux. En garde ! ou je vous sangle de mon épée au travers du visage.
— Petit fou ! murmura Gaëtano.
Les épées s’engagèrent à mi-fer et le combat recommença plus acharné.
Mais Gaëtano attaquait mollement et se contentait de parer ; très souvent emporté par l’animosité, Bavolet commettait une faute impardonnable à un tireur de sa force, – Gaëtano n’en profitait jamais.
Complètement maître de lui, l’ambassadeur faisait les réflexions suivantes.
— Bavolet est le page favori du roi, et la reine a pour lui une affection toute maternelle ; si je le tue, le roi et la reine ne me le pardonneront pas, il me faudra quitter Coarasse, – et alors… – Alors, se dit-il, adieu nos projets, l’édifice croule par la base.
— Cordieu ! monsieur, lui cria Bavolet, vous n’attaquez plus, me feriez-vous l’insulte de m’épargner ?
— Je suis las, dit Gaëtano.
— Reposez-vous, alors. Il n’est point jour encore, et nous avons le temps.
Bavolet fit un saut en arrière, son adversaire l’imita.
Le page était sombre, son front pâle, ses lèvres crispées, le feu ardent de son regard attestaient éloquemment sa haine.
— Nous avons tout le temps, reprit-il avec fureur ; quand on se veut proprement tuer, il ne se faut point presser comme des clercs de la basoche qui dégainent au bout d’un mur et ferraillent à la hâte dans la crainte du guet. Vous tuer est le plus ardent de mes vœux, mais je ne le voudrais point faire par un coup déloyal, et je veux qu’on vous trouve occis au soleil levant selon les lois les plus rigoureuses de la science.
Bavolet, on le voit, était redevenu calme ; il raillait.
En ce moment l’horloge du château sonnait quatre heures.
— Corbleu ! pensa Gaëtano, que la peste soit du page de la reine, il est tout à l’heure trop tard pour aller rejoindre Paëz. Allons, finissons-en !
— Je suis à vos ordres, monsieur, dit-il tout haut.
— Très bien, répondit Bavolet, et tâchons de besogner comme il faut.
Ils se remirent en garde et le page poussa un vigoureux coup droit qui eût atteint Gaëtano eu pleine poitrine s’il ne se fût jeté de côté.
Le fer, cependant, lui effleura l’épaule et lui arracha un cri.
— Ah ! s’écria Bavolet, touché, enfin !
Gaëtano ne riposta point.
— Tenez, dit-il, je suis blessé, mon sang coule, ne m’exaspérez pas, bas le fer !
— Lâche ! répondit le page.
Et il attaqua de nouveau, portant toujours son terrible coup droit.
La patience n’était point la vertu dominante de M. l’ambassadeur d’Espagne.
— Ce page maudit, murmura-t-il enfin, commence à me lasser ; je ne veux pas le tuer, mais je veux m’en débarrasser ; – assommons-le !
Et Gaëtano se baissant soudain sous le fer de Bavolet qui glissa dans le vide, fit un bond jusqu’à lui, se redressa vivement et lui appliqua sur la tête un coup furieux du pommeau de son épée.
Bavolet lâcha aussitôt la sienne, étendit les bras et tomba à la renverse poussant un cri étouffé.
Gaëtano eut peur.
— Si je l’avais tué, pensa-t-il en frémissant.
Il se pencha sur lui, prit sa tête dans ses mains, et reconnut avec joie que le béret du page avait amorti le coup. À peine quelques gouttelettes de sang découlaient-elles du crâne meurtri sur les cheveux châtains de l’enfant. Bavolet n’était qu’étourdi et son état était sans gravité.
Gaëtano n’était pas blessé plus sérieusement lui-même ; il plaça son mouchoir entre son épaule déchirée et son pourpoint, remit l’épée au fourreau et s’en alla en se disant :
— La première soubrette qui passera par ici trouvera messire Bavolet et donnera l’alarme ; mais j’ai son secret, et il n’osera rien dire. Tout ceci n’est qu’un enfantillage ; allons chez le bûcheron. Paëz doit m’attendre.
De l’alliance que firent Bavolet et Fosseuse.
On dormait bien mal, à Coarasse, le lendemain d’un bal masqué. La reine avait peu reposé, le seigneur Gaëtano et Bavolet pas du tout, et ils n’étaient point les seuls.
Il y avait, au premier étage du château, une fenêtre qui était demeurée éclairée toute la nuit, – et c’était un hasard étrange que ni Gaëtano, ni le page ne l’eussent remarquée.
Cette fenêtre était celle de mam’selle de Montmorency.
Fosseuse avait les yeux rouges et secs, – elle n’avait point pleuré, mais elle avait horriblement souffert, et les larmes, peut-être, l’eussent soulagée.
Le roi ne l’aimait pas, le roi était infidèle… Fosseuse n’avait plus rien à faire à la cour de Navarre, Fosseuse ne se sentait point l’horrible courage de sourire à sa rivale à chaque heure du jour.
Aussi avait-elle passé la nuit à préparer un prochain départ. Aidée d’une femme de chambre, elle avait entassé pêle-mêle, dans ses valises, ses bijoux, ses robes de brocart, ses écharpes de soies, ses dentelles, tout ce que le roi avait aimé chez elle, tout ce qu’il n’aimait plus.
Puis, quand tout fut prêt, elle renvoya sa camériste épuisée de fatigue, et elle se jeta elle-même sur son lit.
Mais le sommeil ne venait point, la pauvre enfant avait la tête en feu, elle étouffait.
Les premières lueurs du matin ricochaient sur les Pyrénées. Fosseuse descendit dans le parc et s’y promena quelques instants, livrant aux caresses de la rosée et de la brise matinale sa tête en délire, avec une âpre volupté.
Poussée par le hasard, elle se dirigea vers le bouquet de coudriers sous lesquels s’étaient battus Bavolet et Gaëtano, – et, y pénétrant, elle trouva le page ensanglanté et évanoui.
Aux âges chevaleresques, les femmes étaient dignes des hommes, et elles les égalaient en courage. Mademoiselle de Montmorency ne s’évanouit point comme une petite maîtresse, elle ne poussa point de cris et n’appela point au secours ; – elle se pencha sur Bavolet, mit la main sur son cœur et s’assura qu’il vivait ; puis elle visita la blessure et la trouva légère.
L’épée nue qui gisait à terre, le gazon foulé en tous sens, révélèrent le duel à Fosseuse ; – du moment que Fosseuse eut deviné le duel, elle pressentit un mystère. Avec qui Bavolet pouvait-il se battre ? Quel motif l’y avait poussé. Fosseuse alla, sans bruit, puiser un peu d’eau à une fontaine voisine, et elle jeta cette eau au visage de Bavolet.
Le page revint à lui sur-le-champ, promena un regard étonné sur le parc, puis sur mademoiselle de Montmorency, rassembla ses souvenirs et se rappela Gaëtano.
— Où est-il ? où est-il ? demanda-t-il avec fureur.
— Qui donc dit Fosseuse.
— Gaëtano, dit Bavolet, celui qui m’a assommé.
À ce nom de Gaëtano, Fosseuse tressaillit.
— Bon dit-elle, l’ambassadeur d’Espagne, le mentor de la señorita, mon ennemi par conséquent. Voici un auxiliaire.
— Bavolet, continua-t-elle, que t’a fait l’ambassadeur ?
— Il m’a assommé.
— Vous vous êtes donc battus ?
Bavolet, encore troublé, tressaillit à son tour. À cette question, nettement posée, il regarda Fosseuse avec défiance et répondit :
— Non, nous ne nous sommes point battus ; j’ai fait un rêve…
— Un rêve, ici ?
— Je me suis endormi là, cette nuit.
— Mais ce sang qui coule encore de ton front ?
— Je me serai heurté quelque part… balbutia le page en essayant de se lever.
Fosseuse lui prit les mains et les pressa doucement.
— Mon petit Bavolet, dit-elle, tu sais que je suis discrète ; voyons, avoue-moi ce qui s’est passé.
— Rien, vous dis-je ; je me suis endormi, j’ai rêvé que le seigneur Gaëtano m’assommait, tandis que je me cognais tout simplement… tenez… à ce tronc d’arbre que voilà.
— Ah ! dit Fosseuse, et cette épée que voilà ?
Bavolet rougit :
— Je ne veux rien dire, murmura-t-il.
— Pas même à moi ? demanda Fosseuse avec un sourire plein de franchise et de bonté, qui ne parvenait point à voiler sa tristesse.
— Non, car mon secret n’est pas à moi.
— Diable ! un secret d’État ?
— Non, un secret d’amour.
— Page, mon bel ami, dit alors Fosseuse en souriant, ton secret d’amour, je le sais.
Bavolet fit un soubresaut et regarda avec effroi.
— Tu aimes la reine… dit Fosseuse.
— Oh ! murmura Bavolet anéanti, il vous a tout dit… il a parlé… ou vous avez entendu…
— On ne m’a rien dit, je n’ai rien entendu… j’ai deviné.
— C’est faux, je ne l’aime pas… balbutia le page.
— Pauvre enfant, murmura Fosseuse en serrant les deux mains du page, si tu ne l’aimais pas, ta voix tremblerait moins dans ta gorge à cette heure.
Bavolet retira ses mains et s’en cacha le visage.
— Écoute, mon enfant, reprit mademoiselle de Montmorency, je t’ai dit cette nuit que je t’aimais, je mentais, je voulais m’amuser… j’avais un autre but, j’aime le roi, tu le sais bien, et le roi t’aime comme son enfant.
— C’est vrai, murmura Bavolet frémissant, et je suis le plus lâche et le plus ingrat des hommes.
— Pourquoi cela ?
— Puisque j’aime.
— La reine ? le roi s’en soucie peu, va… qu’est-ce que cela lui fait ? Mais tu m’interromps toujours… Je disais que le roi t’aime ; moi j’aime le roi… et par conséquent mon amour s’étend sur tous ceux qu’Henri affectionne.
— Eh bien ?… demanda Bavolet qui ne comprenait pas très-aisément.
— Eh bien ! mon pauvre enfant, je t’aime comme une sœur, et je veux être ta confidente, ton amie… Dis, veux-tu me confier tes secrets ?
— Je n’ai que celui-là ; et c’est pour cela que je me suis battu avec cet homme.
— Il le savait donc ?
— Non, mais…
Bavolet s’arrêta :
— Ceci, dit-il brusquement, n’est plus mon secret ; ne me le demandez pas.
— Bon, murmura Fosseuse, c’est inutile, je le devine ; le seigneur Gaëtano aime la reine.
Bavolet pâlit de colère.
— Ou bien encore, et c’est possible…
— Quoi ! que voulez-vous dire ? exclama le page frissonnant.
— … La reine aime Gaëtano.
— Oh ! s’écria Bavolet, sautant sur son épée, ne me dites pas cela ! s’il était vrai, je me tuerais !
Fosseuse étendit la main vers l’épée, l’arracha à Bavolet et lui dit en riant :
— Eh bien ! j’admets volontiers que le sieur Gaëtano est un coquin éhonté, un impudent et un fat. Es-tu content ? Bavolet ne répondit pas.
— Écoute, reprit mademoiselle de Montmorency, je voudrais bien causer longuement avec toi, mais nous sommes fort mal à l’aise ici, et ton état demande des soins.
— Je ne souffre presque pas, dit le page en portant avec insouciance la main à son front.
— Au moins te faut-il laver le sang qui souille tes cheveux…
Bavolet se leva et fit un pas vers la fontaine qui jaillissait au milieu du parc.
— Étourdi ! murmura Fosseuse ; sous les fenêtres du château ! autant vaudrait courir par les corridors et crier à tue-tête : « Je me suis battu avec l’ambassadeur d’Espagne ! »
Bavolet poussa un soupir :
— Vous avez raison, murmura-t-il, et moi, je crois que je deviens fou.
— Tu as à peu près raison ; seulement, au lieu de le devenir, tu l’es tout à fait.
— Vous êtes bien bonne… Maintenant, trouvez-moi un moyen de me laver sans qu’on me voie…
— Rien de plus facile ; dans ma chambre, qui est là, au premier étage, et où nous arriverons par le petit escalier. Je vais monter la première.
— Et si l’on me rencontre ?
— Tire ton chapeau sur tes yeux et mets ton mouchoir sur ton visage. Il fait sombre encore, on ne verra rien.
Fosseuse s’enfuit à travers les massifs.
Bavolet demeura quelques minutes encore sous les coudriers, – puis il reprit la route du château et gagna le petit escalier.
Mais, quoiqu’il fît sombre encore, et que par conséquent il fût à peine quatre heures, par ce même escalier que gravissait Bavolet, une femme descendait dans le parc.
C’était la Catalane Pepa, – affligée sans doute de cette insomnie inaccoutumée qui, cette nuit-là, avait gagné plusieurs hôtes de Coarasse.
— Tiens, dit-elle, croisant le page, et d’une petite voix tremblante qui se ressentait de la froideur avec laquelle, la veille, le roi Charles VI avait accueilli les aveux d’Odette, d’où venez-vous si matin, monsieur Bavolet ?
— De me promener, répondit le page d’un air visiblement contrarié.
— Bon Dieu ! comme votre chapeau est tiré sur vos yeux !
— Je suis enrhumé.
— Et pourquoi diable avez-vous votre mouchoir comme ça… sur la joue ?
— J’ai mal aux dents.
Mais Pepa l’examinait attentivement, et elle aperçut une goutte de sang tombée sur le mouchoir.
— Ah ! mon Dieu ! murmura-t-elle pâlissante vous êtes blessé ?
— Les dents me saignent, répondit sèchement Bavolet en passant outre, et grimpant l’escalier tournant quatre à quatre.
L’escalier aboutissait à un corridor ; sur ce corridor, à droite, donnait l’appartement de mademoiselle de Montmorency.
La prudente Fosseuse avait laissé la porte entrouverte, Bavolet la poussa avec précaution et la referma sans bruit, mais trop vite cependant pour qu’il eût le temps d’apercevoir Pepa qui montait derrière lui et qui, toute intriguée de ce chapeau rabattu, de ce mouchoir et de ce sang, voulait à tout prix savoir où il allait.
Pepa vit entrer Bavolet chez Fosseuse ; mais comme sa curiosité n’était qu’à demi-satisfaite, elle s’avança sur la pointe du pied jusqu’à la porte et colla son œil au trou de la serrure.
Malheureusement la clé était en dedans, et Pepa ne vit rien : alors Pepa voulut au moins entendre, et elle appliqua son oreille à la place même où elle venait de mettre infructueusement son œil.
Mais Pepa eût beau écouter elle n’entendit rien, comme elle n’avait rien vu.
Pepa jouait de malheur, Pepa était poursuivie d’un guignon inconcevable ; – et elle était, sans aucun doute, la première soubrette des temps passés et futurs qui se donnât inutilement la peine d’écouter aux portes.
Réduite enfin aux ressources de son imagination, Pepa se prit à réfléchir, – autant qu’il est possible toutefois à une jeune fille de dix-huit ans qui est brune, Andalouse, un peu Bohémienne peut-être, et qui aime éperdument un beau page qui ne l’aime pas.
Après avoir réfléchi, Pepa se dit :
— Ou c’est un rendez-vous d’amour, ou un rendez-vous politique, comme dit le roi. Si Bavolet aimait Fosseuse.
Un éclair de colère brilla dans les yeux de la jalouse Pepa, mais l’éclair s’éteignit, un sourire de satisfaction glissa même sur ses lèvres rouges et elle reprit :
— S’il l’aimait, il n’aimerait pas la reine !
Ce qui tuait Pepa depuis vingt-quatre heures, c’était l’indiscrète révélation de Nancy touchant l’amour de Bavolet pour madame Marguerite ; elle en mourait lentement, elle en pleurait la nuit, elle en avait des défaillances pendant la journée ; car Pepa, mieux que toute autre, excepté Nancy toutefois, savait que la reine était une de ces femmes qu’on aimait éternellement, qui n’avaient et ne pouvaient avoir de rivales, une de ces sirènes contre lesquelles duchesse ou camérière, Andalouse ou blonde fille du Nord essaieraient vainement de lutter.
Et c’était pour cela qu’à tout prendre, Pepa préférait encore que Bavolet aimât Fosseuse.
Fosseuse était belle, il est vrai, Fosseuse avait fixé pendant deux années le cœur vagabond du roi de Navarre ; Fosseuse avait plus d’esprit que Turenne, presque autant que madame Marguerite ; – mais, après tout, elle n’était point invincible – et Pepa la Catalane avec ses lèvres rouges, son œil humide, son pied taillé tout exprès pour le fandango rapide ou le lascif boléro, – Pepa avec son esprit infernal et son humeur sauvage de fille des gitanos, était un terrible adversaire, une jouteuse qui pourrait, à l’occasion, se transformer en tigresse, et arracher avec ses griffes le naïf Bavolet aux doigts rosés de la blonde Fosseuse.
Pepa se complut quelques minutes à cette pensée que Bavolet aimait peut-être mademoiselle de Montmorency, – cependant, elle en revint à son premier membre de phrase :
— Si c’était un rendez-vous politique ?
Elle y réfléchit quelques secondes, puis elle haussa les épaules :
— Est-ce que Bavolet se mêle de politique ? murmura-t-elle, c’est bien plutôt Fosseuse qui a besoin de consolations ; et elle s’adresse à Bavolet qui est l’ami du roi.
Pepa colla encore son oreille à la serrure. Peine perdue.
— C’est égal, fit-elle en s’en allant découragée, je vais prévenir la reine ; je veux savoir d’où vient ce sang.
Et Pepa s’esquiva.
Pendant tout ce temps, Bavolet était entré chez Fosseuse.
Fosseuse, en l’attendant, s’était pelotonnée sur une chaise longue, et si Pepa l’eût vue ainsi posée, elle l’eût certainement trouvée assez belle pour en éprouver un mouvement de jalousie terrible.
Mais Bavolet le hardi et le naïf, Bavolet qui aimait une reine à ses heures de mélancolie et lutinait des camérières et des filles d’honneur dans ses moments perdus, Bavolet ne prit garde à la pose nonchalante de Fosseuse, à ses cheveux d’un blond cendré qui ruisselaient sur la guipure de son peignoir en boucles capricieuses…
Fosseuse se leva, le prit par la main et lui dit :
— Passons dans mon boudoir, il faut être prudent.
— Bah ! dit Bavolet.
— Chut ! fit-elle en posant un doigt sur sa bouche ; là où il y a des soubrettes et des demoiselles d’honneur, les murs ont des oreilles. Venez !
Elle le poussa dans la seconde pièce de son logis – un charmant petit réduit qui luttait de coquetterie artistique avec le retrait de la reine – referma la porte, puis le conduisit vers une table à toilette qui supportait une aiguière d’or et des flacons d’eaux diverses.
— Je vais vous panser, lui dit-elle avec son sourire demi-mutin, demi-mélancolique, triste toujours.
Fosseuse lava la plaie avec de l’eau tiède ; elle appliqua ensuite sur son crâne meurtri une toile enduite de cire, et avec un art infini elle ramena les cheveux, qu’elle peigna et parfuma, sur la toile qui disparut.
— Maintenant, dit-elle, quand elle eut fait, viens t’asseoir et causons.
Elle le ramena vers une sorte de chaise longue à coussins, le plaça à un bout, se coucha à demi vers l’autre, reprit les mains du page dans les siennes, et lui dit :
— Tu hais le seigneur Gaëtano, n’est-ce pas ?
— Oh ! oui, murmura Bavolet d’une voix sourde.
— Tu le hais parce qu’il aime la reine ?
— Je ne sais pourquoi je le hais, mais j’aurais eu un féroce plaisir, cette nuit, à lui passer ma rapière à travers le corps.
— Bien. Moi, je hais la señorita ; et comme je suis femme, je sais pourquoi je la hais. Le roi l’aime.
— Oh ! dit Bavolet avec un haussement d’épaules, en êtes-vous sûre ?
— Très sûre ; il le lui a dit, et je l’ai entendu. Eh bien ! le roi aime la señorita ; et Gaëtano aime la reine ; or, moi, j’aime le roi, et toi tu aimes…
— Taisez-vous ? murmura Bavolet, taisez-vous ! j’ai horreur de moi-même, et je suis le plus misérable des insensés !
— Tu hais don Gaëtano, reprit Fosseuse, comme moi je hais la señorita ; or, la señorita et Gaëtano sont arrivés ensemble à Coarasse, plus d’un lien mystérieux les unit… ils font donc cause commune ?
— Tiens, fit Bavolet, c’est vrai ce que vous dites-là, et il n’y a que les femmes pour deviner…
Mademoiselle de Montmorency sourit de son pâle sourire :
— Cela remonte, dit-elle, à la création du monde. Quand Dieu eut créé Adam et Ève, il leur offrit un don à leur choix : – Je veux être fort, dit Adam ; – Je veux être rusée, demanda Ève. Depuis, l’homme eut la force en partage, et la femme, la pénétration… C’est pour cela que j’ai deviné ce que tu ne devinais pas…
— Eh bien ! ces liens mystérieux, cette cause commune… qu’en conclure ?
— Ceci : le roi qui joue le bonhomme et s’occupe de chasse et d’amour, est un grand politique, sois-en sûr. Le seigneur Gaëtano qui tombe amoureux de la reine à première vue, et la señorita qui fait la coquette avec le roi, s’occupent également de politique.
— Vous croyez ?
— J’en suis certaine. Hier Gaëtano me faisait la cour, aujourd’hui il s’est tourné vers la reine ; non qu’il veuille plus de son amour que du mien, mais il est amoureux des secrets du roi, voilà tout.
L’œil de Bavolet s’illumina.
— Faisons alliance ? dit-il à Fosseuse.
— Enfant ! voici une heure que je te le propose.
— Soyons unis et forts…
— Cela ne peut être autrement quand on se nomme Fosseuse et Bavolet.
— Ainsi, pas un mot du duel…
— Pas un mot de notre rendez-vous ici.
— Mais il faudra nous revoir souvent, observer, nous consulter.
— Consultons-nous tout de suite, mon bel allié, et engageons la partie aujourd’hui même.
— Que faut-il faire ?
— Le roi aime la señorita, mais la señorita ne l’aime pas, sans nul doute, car elle joue trop bien son rôle ; pas plus que Gaëtano n’aime sérieusement la reine.
— Oh ! en êtes-vous sûre ?
— Chut ! si la señorita t’aimait, et que, supposant que j’ai les secrets du roi, Gaëtano délaissât un peu la reine et me fit un doigt de cour…
— Tiens, s’écria Bavolet, qui comprenait à merveille, le roi n’aimerait plus la señorita et la reine ne croirait point aux serments de ce misérable Gaëtano.
— Tu es un garçon d’esprit, Bavolet, et nous ferions bien d’entrer en campagne, toi, contre la señorita, moi, contre Gaëtano.
— Certainement. Mais… balbutia Bavolet en rougissant, je suis un enfant… et il n’est pas sûr qu’une femme aussi belle que la señorita…
— La señorita n’est point belle, dit sèchement Fosseuse ; tu es, au contraire, un page charmant, un cavalier magnifique…
Fosseuse disait tout cela avec un sourire adorable et attachait sur Bavolet deux yeux bleus les plus beaux de France et de Navarre.
Bavolet remarqua enfin la beauté de son alliée et lui dit en souriant :
— C’est bien fâcheux que vous aimiez le roi !…
— C’est très heureux, au contraire, mon petit sournois, car si je vous aimais, vous ne m’aimeriez pas… Vous aimez…
— Oh ! silence, de grâce ! supplia Bavolet, qui tressaillit et prit les mains de Fosseuse :
— Je vous aime comme une sœur, dit-il, car vous êtes noble et bonne… Et le pauvre enfant essuya une larme.
— Allons, mon beau page, murmura Fosseuse, émue malgré elle, chassons les nuages de notre front, déridons-nous, soyons fort – il faut l’être pour vaincre.
La señorita vous aimera.
— Corbleu ! s’écria Bavolet, je suis un fou !
— Je le sais.
— Un niais !
— Peut-être…
— Et j’avais complètement oublié… qu’hier… la señorita…
Bavolet s’arrêta pour rassembler ses souvenirs.
— Tu avais complètement oublié… qu’hier… la señorita… reprit Fosseuse, en appuyant sur chaque mot…
— Parbleu ! la señorita, hier, pendant le bal, m’a dit qu’elle m’aimait…
— Hum ! murmura Fosseuse, quand on aime réellement, on ne le dit point.
— C’est juste, fit Bavolet ; – mais, par le prêche ! elle m’aimera !
Et le page se redressa, cambra sa taille svelte, mit le poing sur la hanche, rejeta ses cheveux blonds en arrière et illumina son joli visage, un peu féminin, d’un si adorable sourire, que Fosseuse en tressaillit d’aise et murmura à part : « Il est presque aussi beau que le roi. »
Mademoiselle de Montmorency n’eut point le temps de communiquer cette réflexion à Bavolet, car on gratta soudain à la première porte.
Fosseuse laissa Bavolet dans son boudoir et courut ouvrir…
La reine était sur le seuil ?
— Déjà levée, madame ? demanda Fosseuse interdite.
— Je viens de faire un tour dans les jardins. Bonjour, mon enfant. Savez-vous ce que je viens faire ici ?
— Si Votre Majesté daignait me l’apprendre…
— Trêve de Majesté… à Coarasse ! je viens vous demander mon page. On me l’a bien certainement volé, et j’invoque vainement tous les échos en criant : Bavolet ! Bavolet ! Les échos me répondent : nous ne savons où il se tient !
— Me voilà ! dit une voix.
Bavolet sortit du boudoir et apparut, aux yeux de la reine, son mouchoir sur sa joue.
— Qu’as-tu donc ? demanda-t-elle.
— J’ai mal aux dents, madame.
— Et tu le viens guérir ici ?
— Je suis un peu médecin, murmura Fosseuse impassible, je lui ai donné d’un certain baume composé sur le pont Saint-Michel, à Paris, et qui est d’un excellent effet.
— En vérité ? fit naïvement la reine.
— Il est de fait, hasarda Bavolet redevenu timide et gauche en présence de la femme qu’il aimait, il est de fait que je souffre moins.
— Ah ! dit la reine, montrez-moi ce baume, Montmorency.
— Volontiers ! madame, répondit Fosseuse, en se dirigeant vers le boudoir.
Mais la reine la suivit et y pénétra avec elle. Sur la toilette était l’aiguière encore remplie d’eau sanguinolente : la reine l’aperçut et jeta un cri.
— Qu’est-ce que cela ? fit-elle avec effroi, du sang !
— Bavolet a saigné aux dents.
La reine attacha son clair regard sur le page.
— C’est vrai, dit Bavolet qui, par un sublime effort, rejeta sur le parquet un fragment de salive ensanglantée.
Mais la reine n’était nullement convaincue, et elle continua à fixer Bavolet avec son œil pénétrant.
Bavolet était au supplice.
— Madame, dit tout à coup Fosseuse qui, son flacon de baume à la main, s’était approchée de la fenêtre du boudoir, laquelle donnait sur une cour intérieure ; – venez donc voir le seigneur Gaëtano ; il vient de faire une course longue, sans doute, car son cheval est ruisselant.
La reine se pencha vers la cour, aperçût Gaëtano, et oubliant le sang de l’aiguière et le baume se tourna vers Bavolet :
— Va donc le prier de monter, dit-elle ; il m’a commencé un conte dont je veux ouïr la fin.
Bavolet pâlit sous son mouchoir, mais il obéit et sortit.
— Oh ! oh ! pensa la reine qui avait remarqué son trouble, je pourrais bien déjà tenir un des fils du mystère.
Tandis que la reine réfléchissait, Bavolet gagnait la cour et abordait l’ambassadeur :
— Monsieur, lui dit-il, prenez familièrement mon bras et montez avec moi chez mademoiselle de Montmorency, où la reine vous attend.
— La reine ! fit Gaëtano tressaillant.
— Et tenez-vous averti de trois choses, ajouta Bavolet. – La première, c’est que la reine doit ignorer…
— Chut ! c’est convenu d’avance.
— La seconde, c’est que je vous hais de toutes les forces de mon âme, et que j’espère recommencer notre partie de cette nuit.
— Quand vous voudrez ; voyons la troisième ?
— La troisième, c’est que je vous planterai ma dague en plein cœur si vous sortez, avec la reine et devant moi, des bornes du plus profond respect.
— Oh ! oh ! mon jeune maître, quelle plaisanterie !
— Je ne plaisante jamais, dit froidement Bavolet ; venez monsieur !
Où il est parlé des projets de Gaëtano, de l’Infante d’Espagne et d’une chaîne d’or.
Mais d’où revenait le seigneur Gaëtano avec son cheval ruisselant, lorsqu’à peine il était sept heures du matin ? Avant d’aller plus loin, nous le dirons à nos lecteurs, et nous le suivrons depuis l’instant où il abandonna Bavolet évanoui sous les coudriers du parc.
Gaëtano sortit du parc par la porte la plus voisine des communs ; il se dirigea vers les écuries et y sella un cheval.
Ce ne fut point un bel andalou ni un cheval de France que choisit l’ambassadeur pour sa course matinale, mais bien une monture de voyage, un étalon béarnais aux jambes grêles et sûres, capable de galoper de nuit et de jour au bord des précipices les plus escarpés.
Gaëtano sortit sans bruit du château, se nomma à l’officier de garde au pont-levis, prétextant un besoin de promenade, et pour lui donner le change prit la route de Nérac.
Cette route descendait d’abord perpendiculairement, puis servait de liséré à un bois de châtaigniers, et y pénétrant ensuite finissait par disparaître sous une coulée touffue.
Gaëtano chemina au petit trot tant qu’il fut en vue du château, mais parvenu sous la coulée, il rebroussa chemin aussitôt, enfonça l’éperon aux flancs de sa monture et prit une direction opposée à celle qu’il avait suivie jusque là, gagnant la montagne au lieu de descendre dans la plaine.
La montée était rude, mais le cheval était vaillant, et l’éperon du cavalier de bonne trempe.
En moins d’une heure, Gaëtano se trouva transporté, après avoir franchi des ravins et des précipices sans nombre, au milieu d’une étroite et sauvage vallée de sapins, dans laquelle roulait un torrent que la fonte des neiges avait grossi durant la nuit.
Cette vallée était déserte, en apparence du moins, – mais le cavalier ne tarda pointa voir briller au travers des arbres une petite lumière qui luttait d’éclat avec les clartés naissantes du matin, – et s’il eût conservé jusqu’alors la moindre incertitude touchant sa route, Gaëtano n’eût plus hésité, à la vue de cette lueur qui, sans doute, était un signal. Il passa le torrent sur un pont de roseaux, piqua droit au massif de sapins au milieu desquels tremblotait la lumière, et découvrit bientôt une petite hutte de bûcherons dont le toit laissait échapper un filet de fumée grise, en même temps que de la porte entrouverte sortait ce même rayon de clarté qui l’avait guidé. Mais contre son attente, Gaëtano ne trouva dans la hutte qu’un vieux pâtre qui sommeillait au coin du feu à demi éteint, et qui selon toute apparence, y avait passé la nuit.
— Holà ! cria le cavalier.
Le pâtre s’éveilla en sursaut :
— Est-ce vous monseigneur ? fit-il en portant une main respectueuse à son béret.
— Tu es donc seul ?
— Oui, monseigneur ; personne n’es encore arrivé.
— N’as tu rien entendu sur le bord du torrent ?
— Non, monseigneur.
— Allons, murmura Gaëtano, sans ce maudit page, j’aurais pu continuer mon conte à la reine, et il n’y aurait eu nul temps perdu. Don Paëz n’arrivera que la nuit prochaine, maintenant.
— Et Gaëtano qui avait mis pied à terre fut sur le point de sauter en selle de nouveau et de repartir. Il hésita et rentra dans la chaumière, où il se jeta auprès de l’âtre sur un tronc d’arbre converti en escabeau.
— Attendons, encore, murmura-t-il, il y a loin de Madrid ici, les neiges fondent, les torrents grossissent et les chemins sont mauvais. Attendons une heure ; – si au soleil levant Paëz n’est point arrivé, il n’arrivera qu’à la nuit prochaine.
Le bûcheron s’était rendormi. Gaëtano s’adossa au mur, croisa les jambes et se prit à philosopher entre ses dents.
— Étrange destinée que la nôtre ! murmurait-il ; depuis dix ans, la fortune, nous a tour à tour élevés ou abaissés sans interruption. Don Paëz a été roi, Hector a pu l’être ; tous deux sont tombés au métier misérable d’aventurier. Gontran et moi, qui étions sans nulle ambition, nous contentant d’être les favoris de nos maîtres, nous sommes arrivés au faîte des grandeurs après avoir mené longtemps l’existence qu’ils ont aujourd’hui.
Gontran est tout puissant en Lorraine ; il est devenu la clé de voûte de l’œuvre que nous poursuivons, le pivot suprême de notre association ; moi, je suis son lieutenant ; après lui, je commande aux autres.
Gaëtano se prit à rire :
— La fortune est bizarre, continua-t-il ; c’est la plus inconstante et la plus capricieuse des maîtresses ; elle m’a traité en enfant gâté depuis deux années et je l’en remercie de tout mon cœur.
La contessina que j’avais épousée est morte, me laissant tout son bien ; le vice-roi de Naples a jugé convenable de me nommer gouverneur de Palerme, et pour couronner l’œuvre, le nouveau roi d’Espagne, messire Philippe III, m’a mandé près de lui pour me donner le gouvernement de la Catalogne ; je lui ai demandé le poste d’ambassadeur en Navarre, et il me l’a accordé, à moi, le frère de don Paëz !
— Ô pauvre don Paëz, reprit Gaëtano après quelques secondes de rêverie, comme cette fortune qui me sert à souhait t’a rudement étreint, comme elle t’a secoué et meurtri dans ses griffes de fer, t’enfonçant au cœur, à la fois, les cuisants regrets de l’ambition déçue et les tortures de l’amour brisé… comme tu as dû souffrir, ô Paëz, toi le magnanime et le superbe, de voûter ta taille, de courber ton front et de vivre désormais obscur, ignoré dans le cercle de mon ombre, toi qui fus un moment si grand et si haut placé que les têtes se courbaient au loin, respectueuses et frémissantes sous ton regard d’aigle. Ils ne t’ont point reconnu, frère, quand tu es arrivé à ma suite. Ni le chancelier, ton ennemi mortel, ni le duc d’Albe, ton bourreau, ni tous ceux qui, il y a cinq ans, s’acharnèrent à ta perte, – ni l’infante, qui t’aimait et qui t’a oublié sans doute ; ils n’ont pas reconnu dans l’humble écuyer de Gaëtano, don Paëz, le roi des Maures ; don Paëz, dont le vieux Philippe II avait coutume de dire dans les derniers jours de sa vie :
— Je donnerais mon royaume de Grenade tout entier pour qu’un tel homme fût encore à mon service !
Gaëtano fut interrompu par un bruit subit qui se fit à quelque distance de la hutte.
On entendit les pas d’un cheval sur les rochers.
L’ambassadeur sortit aussitôt et aperçut un cavalier qui venait de franchir le torrent et arrivait au grand trot.
Ce n’était point don Paëz, mais Hector, qui venait de la Lorraine, tandis que don Paëz devait arriver d’Espagne ; Hector poudreux et harassé, parti de Paris il y avait cinq jours à peine.
Gaëtano poussa un cri de joie :
— Déjà ? dit-il.
— Oui, répondit Hector en mettant pied à terre, l’ordre est donné ; nous pouvons agir.
— Les Guises sont prêts ?
— Oui, dans huit jours, le roi de France sera au fond d’un cloître.
— Et le roi de Navarre aussi, fit Gaëtano avec un fier sourire, sois-en sûr.
— Et alors ? reprit Hector en regardant son frère.
— Alors, dit impétueusement Gaëtano, le duché de Bretagne sera pour nous.
— Comme la Navarre pour l’Espagne, n’est-ce pas ?
Il le faut bien, Sa Majesté le roi Philippe III, mon honoré maître, ne nous prêtera main-forte qu’à ce prix… J’attends don Paëz avec impatience.
Hector parut surpris de l’absence prolongée de don Paëz, et voulut s’éclairer sur le motif de ce retard.
— Je partage ton anxiété, continua-t-il… Mais le roi d’Espagne ne savait donc rien ?…
— Rien absolument, dit Gaëtano. Je lui ai, d’ici, fait passer un billet ainsi conçu :
« Si l’on donnait au roi d’Espagne une abdication bien en règle du roi de Navarre en faveur de Sa Majesté catholique, – le roi d’Espagne accepterait-il ? Et s’il acceptait, se chargerait-il de tenir dans un bon couvent, bien gardé, ledit roi de Navarre, lequel pourrait bien avoir des regrets et vouloir reconquérir son royaume ? »
— Don Paëz doit arriver ce matin ou au plus tard la nuit prochaine. Selon la réponse du roi nous agirons.
— Le roi répondra affirmativement. Si petite qu’elle soit, la couronne de Navarre est un joli fleuron à ajouter à celle des Espagnes.
— Aussi je ne doute nullement de l’acceptation. Le difficile est d’obtenir l’abdication.
— On dit le roi de Navarre un bonhomme ?
— Rusé.
— Incapable de soupçonner un complot ?…
— À peu près comme Philippe II, de sombre mémoire.
— Est-il brave ?
— Je n’en sais rien encore, je le crains.
— Boit-il ?
— Comme une outre, mais sans jamais trébucher.
— Diable ! fit Hector, voici un roi qui ne doit point s’asseoir sur le trône de France… ou nous sommes perdus !
— Heureusement le roi a un faible…
— Lequel ?
— Les femmes, et je le crois loquace avec elles. Sa femme ne l’aime point et le trahirait peut-être ; je la sonde à l’heure qu’il est. Sa maîtresse, qu’il n’aime plus, se vengerait peut-être aussi… et enfin la señorita, cette marquise aventurière que j’ai amenée de Madrid et qui a ruiné sept à huit princes, est une fine mouche qui peut nous mener grand train à l’abdication.
— Très bien ! murmura Hector ; Gontran sera satisfait.
— Un seul obstacle réel se trouve sur mon chemin.
— Quel est-il ?
— Un page qui s’est mis en tête d’aimer la reine et qui, se figurant que je l’aimais aussi, m’a voué une haine fort gênante.
— Un page ? allons donc !
— Un page roué et courageux qui m’épiera et me suivra partout… un enfant que j’ai presque assommé il y a une heure, pour m’en débarrasser, et qui m’assassinera, pour se venger, la première fois qu’il me rencontrera seul dans une rue déserte ou dans un corridor un peu sombre.
— Tiens-toi sur tes gardes.
— J’y suis, et j’ai bonne envie, à la première chasse du roi, de m’en défaire honnêtement.
— Fi ! un enfant…
— Un démon !
— Silence ! dit soudain Hector, écoute…
Les deux frères sortirent de la hutte et aperçurent un nouveau cavalier. Celui-là descendait la vallée et venait du sud.
— C’est Paëz, dit Gaëtano ; le voici !
Quelques minutes après, don Paëz mettait pied à terre.
Où il est parlé des projets de Gaëtano, de l’Infante d’Espagne et d’une chaîne d’or (suite).
Ce n’était plus, ainsi que Gaëtano venait de se l’avouer, le beau et fier don Paëz, le brillant colonel des gardes, le hardi gouverneur de l’Albaïzin, le superbe roi de Grenade. C’était un gentilhomme aux cheveux grisonnants, au dos voûté, au front creusé de rides profondes, portant la barbe inculte et longue, les cheveux veufs de tout essence, et ayant dans la physionomie une singulière expression de tristesse farouche et sombre.
— Eh bien ? frère… demanda Gaëtano avec anxiété.
— Tiens, répondit don Paëz en lui tendant un parchemin roulé, sans sceau ni armoiries et qui ne renfermait que ces quelques mots sans signature :
« Le roi accepte ; le couvent est prêt. »
— Le roi est prudent, murmura Gaëtano. Et maintenant, à l’œuvre !
Hector hocha la tête.
— Pourquoi tant nous presser ? demanda-t-il tristement, l’enfant est-il retrouvé ?
— Frère, dit gravement Gaëtano, dans un mois expirent les dix années que nous avons consacrées à sa recherche ; dans un mois le duc de Guise sera roi de France, le Béarnais mis hors de cause, enfermé, et la Bretagne nous sera rendue. Eh bien ! si l’enfant n’est point retrouvé, nous ferons un duc de Bretagne.
Et Gaëtano regardait don Paëz à la dérobée.
Don Paëz, toujours sombre s’appuyait au pommeau de sa selle et paraissait rêver.
— À quoi songes-tu donc, frère ? demanda Gaëtano.
— Je songe, répondit don Paëz que la vie est une roue dont l’homme parcourt deux fois les rayons ; il retrouve, à son âge mûr, le sentier battu par sa jeunesse, et il se prend parfois d’amour pour la fleur inclinée déjà au souffle de l’orage et qu’il a brutalement foulée aux pieds la première fois qu’il a passé près d’elle, alors qu’elle était fraîche, belle et toute étincelante de la rosée du matin.
Hector soupira et se tut ; mais Gaëtano regarda don Paëz avec étonnement :
— Que veux-tu dire avec tes maximes ? lui demanda-t-il ?
— C’est une triste histoire, répondit don Paëz ; une histoire à fendre le cœur d’un homme moins bronzé que moi par les drames lugubres de la vie. Deux femmes m’ont aimé dans ma jeunesse ; ces deux femmes eussent souhaité être reines du monde pour me céder leur trône ; j’en ai fait tour à tour le marchepied de mon ambition, et je les ai traînées sans pitié à ma suite… Il était réservé à mon âge mûr, désillusionné et flétri, de les aimer toutes deux de ce même amour qu’elles ont eu pour moi. Frères, vous savez si j’ai aimé vivante et si j’ai pleuré, après son trépas avec des larmes de sang, cette princesse maure à qui je devais mon trône ?…
— Nous le savons, murmura tristement Hector.
— Mais, ce que vous ne savez pas, c’est que la seconde…
— L’infante ? fit Hector tressaillant.
— Celle-là ne t’aime plus, Paëz, dit Gaëtano, celle-là t’aima quelques jours à peine, car elle ne t’a point reconnu.
— Tu te trompes, Gaëtano.
Gaëtano et Hector regardèrent curieusement don Paëz.
— Écoutez, reprit-il : il y a trois jours, au moment où, à huit heures du soir, je sortais de chez le roi avec le parchemin que j’apporte, une femme passa près de moi dans ce même escalier que je gravis il y a cinq ans pour regagner mon logis, en quittant Philippe II, mon maître, qui m’envoyait à l’Albaïzin. Ce soir-là, une jeune fille avait collé sa bouche à mon oreille, au milieu des ténèbres, en me disant : Soyez grand et fort, je vous aime ! – Eh bien ! il y a trois jours, dans ce même escalier, presque à la même heure, comme je descendais, le front incliné sous le poids des tristes et sombres pensées qui m’obsèdent, une femme s’offrit tout à coup à mes yeux. Elle tenait un flambeau à la main et je la reconnus. C’était l’infante ! Non plus la jeune fille, l’enfant rieuse et mutine qui m’avait tant aimé, mais l’infante devenue femme, pâle et triste, avec des yeux brillants de fièvre ; l’infante ressemblant à une madone de cire vierge.
Elle me contempla quelques secondes avec une expression étrange, puis elle se pencha vers moi.
— Paëz ? me dit-elle tout bas.
Je tressaillis et ne répondis point.
— Je t’ai reconnu, continua-t-elle, malgré ta chétive apparence et ton front ridé…
Elle prit ma main et l’appuya sur son cœur, son cœur battait à rompre sa poitrine.
Elle me retint doucement et ajouta :
— Que veux-tu ? est-ce de l’or, du pouvoir, un titre, un gouvernement ? parle ; mon frère m’aime et m’obéit… je suis son plus intime conseiller… il n’a rien à me refuser… dis, que veux-tu ?
— Rien, répondis-je, je ne mendie point.
— Mendier ! fit-elle avec un geste de douleur, ce mot est cruel, Paëz, et je ne le mérite point…
— C’est que je vous fais pitié, murmurai-je.
— Non, dit-elle bien bas en replaçant ma main sur son cœur, dont, j’entendais presque les battements précipités, – c’est ; que je t’aime encore…
Je sentis mes genoux fléchir et un nuage passer sur mes yeux troublés.
— Madame, lui dis-je d’une voix étranglée, vous m’offrez des trésors, un titre, un gouvernement, tout ce que désirait mon ambitieuse jeunesse ; au lieu de tout cela, accordez-moi une grâce unique.
— Que voulez-vous ? fit-elle frémissante.
— De loin en loin, quand vous me rencontrerez et que nul ne pourra nous entendre, répétez-moi ces trois mots qui viennent de vous échapper…
Je pris vivement sa main, j’y mis à la fois un baiser ardent et une larme, et, la laissant immobile et pétrifiée, je m’enfuis.
Don Paëz ayant ainsi parlé, cacha sa tête dans ses mains et pleura.
Tout à coup les trois frères, un moment silencieux et recueillis, tressaillirent et levèrent la tête ; un cavalier remontait la vallée au galop essoufflé d’un vigoureux étalon.
Ce cavalier qu’aucun d’eux n’attendait, ce cavalier poudreux et qui venait de loin, c’était Gontran !
Hector, don Paëz, Gaëtano poussèrent un cri de surprise et coururent vers lui.
— Frères, leur cria-t-il en les apercevant, frères ! l’enfant n’est point mort !
— Que dis-tu ? exclamèrent-ils.
— Je dis que l’enfant, notre seigneur et maître, est plein de vie.
— Tu l’as donc retrouvé ?
— Non, mais je suis sur sa trace. Voyez plutôt…
Et Gontran tira de son sein une boîte qu’il ouvrit aussitôt :
— Tenez, dit-il, voilà la chaîne d’or qu’il avait au cou la nuit de la Saint-Barthélemy.
Les trois frères regardèrent la chaîne d’or avec étonnement, puis Hector s’écria :
— Je la reconnais, je la reconnais, moi ; c’est bien celle que l’enfant avait au cou le jour où nous le vîmes dormant sur un lit de repos à la tour de Penn-Oll. Je le pris dans mes bras, je m’en souviens, et je remarquai cette chaîne parce qu’elle était d’un merveilleux travail et qu’à ses ciselures on devinait son origine écossaise. – Mais où l’as-tu trouvée ?
— Comment supposer par ce simple bijou que l’enfant vit encore ? demandèrent tour à tour don Paëz et Gaëtano.
— Écoutez, reprit Gontran : si l’on doutait de la Providence, les merveilles de ce dieu inconnu qu’on nomme le Hasard y feraient certainement croire. Vous le savez, j’accompagne souvent le duc de Guise à Paris lorsqu’il y vient incognito, dans l’intérêt de la sainte Ligue et dans les siens, qui sont les nôtres, maintenant.
Il y a huit jours, en donnant mes instructions à Hector, il était convenu que je ne viendrais point ici et vous laisserais tout le soin de l’abdication du roi de Navarre, me réservant celui de nos intérêts auprès du duc. Rien encore ne me faisait supposer que j’irais à Paris ; – mais Hector était à peine parti depuis une heure lorsque le duc me manda près de lui.
— À cheval, me dit-il, et ventre à terre jusqu’à Paris.
— Que faut-il y faire ?
— Porter ce message à madame de Montpensier, ma sœur, me répondit-il.
Dix minutes après j’étais en selle, trente heures après je franchissais les murs de Paris.
Je descendis selon ma coutume, dans une sorte de cabaret borgne situé à la place Bourdelle, et qui, sous le patronage de saint Pacôme, loge et héberge les pauvres gentilshommes dont la bourse est légère, et quelquefois ceux qui, ayant leur escarcelle pleine, ont de bonnes raisons, comme moi, pour demeurer inconnus.
Le soir venu, je me présentai rue de Bussy, chez madame de Montpensier, et m’acquittai de mon message.
— Il vous faudra attendre huit jours, me dit la duchesse, avant de retourner auprès du duc. Demeurez caché dans l’hôtellerie où vous êtes et attendez-y mes instructions.
Je repris le chemin du cabaret dédié à saint Pacôme et m’y attablai devant un maigre repas, comme un cavalier affamé et peu difficile sur les mets qu’on lui sert.
Mais tandis que je soupais et vidais ma cruche de piètre vin, une querelle s’engagea à une table voisine de la mienne et attira mon attention : – Deux buveurs se disputaient à propos d’un coup de dés mal lancé ; – des deux buveurs, l’un était mon hôte lui-même, l’autre un moine génovéfain.
— Je vous dis, criait l’hôte, que le coup est nul, et je le soutiens !
— Tarare ! répondait le moine, si vous n’aviez pas perdu toute la journée et ne me deviez déjà deux brocs de vin de Guienne et dix pistoles, vous auriez l’esprit mieux fait ; vous n’êtes pas beau joueur.
— Moi, pas beau joueur ? vociféra l’hôte ; si le coup que vous venez de jouer était nul, si vous vouliez le considérer comme tel, – je vous jouerais bien successivement tout mon avoir, mon hôtellerie et ce qu’elle renferme, les dix perches de terrain qui l’entourent et les cinquante arpents de vigne que je possède à Argenteuil.
— Contre quoi ? demanda le moine.
— Contre votre froc, dit l’hôtelier furieux.
— Tope ! s’écria le génovéfain – le coup est nul.
— Pardieu ! reprit l’hôte, je vais commencer par une certaine chaîne d’or, qui est d’un bon poids, et qui vaut bien, à elle seule, la moitié de ce que j’ai sous mon toit de briques.
— Voyons la chaîne ? dit le moine, dont l’œil s’alluma de convoitise…
— Oh ! c’est un vrai bijou, fit l’hôtelier avec assurance, en se levant et allant vers un bahut duquel il tira la chaîne. Tenez, je m’en rapporterais volontiers, pour sa valeur, à l’estimation de ce cavalier qui festoie près de nous sans souffler mot.
En parlant ainsi, l’hôte me plaça la chaîne sous les yeux. Je la regardai d’abord avec indifférence, puis l’examinant tout à coup avec attention, je la reconnus et me levai précipitamment.
— D’où tenez-vous ce bijou ? m’écriai-je. Qui vous l’a vendu ? Où l’avez-vous volé ?
— Tout beau ! répondit-il en souriant, je suis connu de MM. les échevins et les prévôts, mon gentilhomme, pour un catholique qui ne vole personne et n’a jamais réclamé que son bien. Je n’ai point volé cette chaîne…
— Mais enfin, d’où la tenez-vous ?
— D’un petit gentilhomme jeune et gentil comme un page du roi.
— Quel âge avait-il ?
— Environ seize ans.
— Son nom ?
— Je l’ignore.
— Son pays ?
— Je ne sais. Mais il parlait un langage qui ressemblait à l’espagnol.
— Et vous dites que c’était un page ?
— Il en avait la tournure.
— Mais comment vint-il ici ?
— Il arriva un soir, mit le cheval à l’écurie, demanda à souper et soupa gaillardement. Il but surtout de mon meilleur vin en aussi grande quantité qu’eût pu le faire un vieux reître ou un paillard de lansquenet. Le vin lui troubla la raison ; et, quand son repas fut achevé, il tira de ses chausses un cornet et des dés et cria : « – Holà ! qui donc ici veut faire la partie d’un honnête gentilhomme ? »
C’était un mercredi des Cendres. Les révérends pères génovéfains, mes pratiques habituelles, se trouvaient à l’office ; mon cabaret était à peu près désert, et personne ne répondit.
Alors, j’eus pitié de ce gentil garçon qui paraissait s’ennuyer fort, et je m’assis à sa table. Il tira sa bourse, qui était ronde, par la messe ! la posa près de lui et jeta bruyamment les dés sur le tapis.
Quand on a trop bu, on joue mal, ce qui est une preuve que la Fortune est une petite maîtresse qui n’aime pas l’odeur du vin. Le petit gentilhomme n’était pas en veine ; il perdit. Il perdit une fois, dix fois, cent fois, si bien que la bourse se vida, et que la bourse vidée, il coupa, avec son poignard, les boutons de son pourpoint et les perdit comme ses pistoles ; puis il se débarrassa de l’agrafe de diamants qui retenait la plume de son feutre – et l’agrafe eut le même sort.
Alors il se leva désespéré et me dit :
— C’est fini, je n’ai plus rien !
— Et ceci, lui dis-je, en désignant du bout de mon doigt la chaîne qui pendait à son cou.
— Ceci ? fit-il en pâlissant, c’est un bijou de famille ; c’est la seule richesse qu’une mère inconnue a attachée sur ma poitrine, le seul signe mystérieux avec lequel il me sera permis peut-être de retrouver ceux que je cherche…
— Bah ! lui dis-je, la chance peut tourner… Tenez, tout ce que vous avez perdu contre cette chaîne.
Il hésita une minute, puis il saisit les dés d’une main fébrile, les remua longtemps au fond du cornet et les rejeta sur la table.
— Sept, murmura-t-il frémissant.
— Je les pris à mon tour et amenai le nombre onze.
Je le vis aussitôt pâlir et trembler, – puis il se leva sans mot dire, prit son chapeau et sortit, me laissant tout interdit. Je n’étais point revenu encore de ma stupéfaction, quand je l’entendis s’éloigner au trot de son cheval qu’il avait sellé lui-même.
— Et, m’écriai-je, quand mon hôte eut fini de parler, continua Gontran, vous ne le suivîtes point ?
— Il était nuit et il pleuvait.
— Vous ne le revîtes pas le lendemain ?
— Jamais !
— Combien y a-t-il de cela ?
— Six mois environ.
— Et vous êtes sûr qu’il était Espagnol et page ?
— J’en jurerais presque.
J’en savais assez ; ce jeune homme, c’était l’enfant, et s’il était Espagnol, ce devait être un page de Philippe III. Frères, j’ai acheté cette chaîne le double de sa valeur réelle ; frères, j’ai oublié le service du duc mon maître, je suis remonté à cheval, je suis accouru vers vous et je vous ai crié : l’enfant vit !
— Dieu est enfin pour nous ! s’écria Hector.
— Et maintenant, poursuivit Gontran, serrons-nous la main et que l’un de vous m’accompagne.
— Mais notre plan, frère, l’as-tu donc oublié ? demanda Gaëtano.
— Non ; mais vous êtes assez de deux, au besoin, pour l’exécuter ; et d’ailleurs, bientôt nous serons de retour.
— Où vas-tu donc ?
— À Madrid, pardieu ! à Madrid ; là, sans doute, est l’enfant, – l’enfant que je cherche nuit et jour depuis dix années !
— Frère, dit alors Hector, je te suis, et je te guiderai.
Et Hector sauta en selle à son tour.
— Adieu donc, reprit Gontran, ou mieux, à bientôt ; dans cinq jours nous serons ici… et peut-être, – oh ! mon cœur se brise dans ma poitrine… peut-être ne reviendrons-nous pas seuls !
— Frères, Dieu vous conduise, répondit Gaëtano, et puissiez-vous ramener cet enfant à qui notre vie est dévouée.
Hector et Gontran firent de la main un dernier signe d’adieu et s’éloignèrent au galop.
Don Paëz et Gaëtano les suivirent longtemps des yeux à travers les clairières et les rochers ; puis, quand un pli du terrain les eut dérobés à la vue, l’ambassadeur se retourna vers son frère :
— Tu vas demeurer ici, lui dit-il ; tu ne sortiras pas le jour, tu te montreras le moins possible ; chaque nuit, je viendrai me consulter avec toi. Un amer sourire éclaira le sombre visage du roi déchu.
— J’ai la tête bien faible maintenant, murmura-t-il, pour être d’excellent conseil ; mais, Dieu merci ! j’ai encore le bras lourd, et tu peux le guider sans crainte.
Gaëtano remonta à cheval et regagna Coarasse, où nous venons de le voir mettre pied à terre sous la fenêtre de Fosseuse, puis monter chez elle sur l’invitation de la reine, au bras de Bavolet, son mortel ennemi.
Le conte de Gaëtano terminé par Fosseuse.
Tandis que Bavolet descendait dans la cour pour y chercher Gaëtano, la reine regardait sévèrement Fosseuse :
— Mademoiselle de Montmorency, dit-elle, m’expliquerez-vous ce que signifie la présence de Bavolet chez vous, à cette heure, et cette aiguière pleine de sang ?
— Votre Majesté m’excusera, répondit Fosseuse, mais ceci n’est point mon secret.
— Ah ! dit la reine d’un ton piqué, c’est celui de Bavolet, sans doute.
Fosseuse ne répondit pas.
— Mademoiselle, reprit la reine avec hauteur, je pourrais vous ordonner de parler, – si je me souvenais que je suis la reine, – je préfère l’oublier et songer seulement que je suis femme ; à ce titre, je respecte votre silence. Mais si je vous en priais, ajouta-t-elle avec cette voix caressante et pleine d’harmonie qu’elle avait quelquefois, si je vous priais de m’avouer…
— Je ne le puis, madame, murmura Fosseuse troublée.
— Et si je devine ?
— Il sera parfaitement inutile que je parle, en ce cas.
— Me direz-vous au moins si j’ai touché juste ?
— Je le veux bien, répondit Fosseuse après une légère hésitation.
— Eh bien ! reprit madame Marguerite, voici ce qui a dû se passer : M. l’ambassadeur d’Espagne est un bélître et un fat, qui a conclu de mon abandon de la nuit dernière et de l’absence d’étiquette qui règne à Coarasse, que j’étais éprise de sa personne, et qu’il n’aurait qu’à venir soupirer sous mon balcon pour que je l’autorisasse à l’escalader.
— Ah ! fi ! dit Fosseuse, qui joua l’indignation parfaitement.
— J’étais à ma fenêtre, après le bal, continua la reine, quand, au détour d’une allée, j’ai vu déboucher le seigneur Gaëtano qui rêvait au clair de lune et m’a dit composer un conte. « Narrez-le-moi, » lui ai-je fait. Il est venu sous ma fenêtre, et puis il a grimpé sur une corniche et m’a commencé le récit de ses élucubrations poétiques.
— Était-ce amusant ? demanda mademoiselle de Montmorency.
— Assez ; mais je n’ai point tout entendu. Une ombre s’est dessinée à la lisière d’un massif, j’ai refermé ma fenêtre et souhaité le bonsoir à M. l’ambassadeur, que j’ai engagé vivement à s’aller coucher.
— Je ne vois là, murmura Fosseuse, rien qui ressemble à mon secret.
— Attendez donc. L’ombre, j’y ai songé, devait être celle de Bavolet, qui a coutume de rôder la nuit dans le parc, où il déniche des merles et des passereaux.
— Vraiment ? fit Fosseuse, en écoutant avec attention.
— Bavolet aura pris l’ambassadeur d’Espagne pour un voleur et il aura voulu lui barrer le passage ; l’ambassadeur craignant d’être reconnu, lui aura sans doute asséné un coup de plat d’épée sur la tête… Aurais-je deviné ?
— Votre Majesté a touché juste, dit hypocritement Fosseuse, et Bavolet, tout honteux, car il a fini par reconnaître M. l’ambassadeur, est monté chez moi le visage en sang et m’a demandé de l’eau, un peu d’essence de rose et le plus profond secret.
— Vous n’avez pas à craindre de reproche, dit la reine impassible, car j’ai tout deviné.
La porte s’ouvrit et Gaëtano entra tenant Bavolet par la main.
— Monsieur l’ambassadeur, dit Marguerite, avez-vous terminé la composition de ce conte dont vous m’avez narré le commencement la nuit dernière ?
— Pas encore, madame, répondit l’ambassadeur en s’inclinant.
— Votre migraine était donc bien terrible ?
— Si terrible que je viens de courir comme un fou à travers champs, et que j’ai essoufflé le meilleur cheval du roi.
— Je narrais ce que je savais de votre conte à mademoiselle de Montmorency, poursuivit la reine, et mademoiselle de Montmorency y prenait un plaisir extrême ; c’est pour nous l’achever que je vous ai envoyé chercher par Bavolet.
— Mademoiselle de Montmorency est trop bonne, murmura l’ambassadeur, de trouver quelque plaisir à ce faible récit.
— Et nous sommes désolées, vraiment, que vous ne l’ayez point terminé.
Gaëtano se mordit les lèvres :
— J’avais, dit-il, imploré le secours de Votre Majesté.
— J’ai si peu d’imagination ; demandez plutôt à mademoiselle de Montmorency.
— À moi ? fit Fosseuse, quelle plaisanterie !
— Faisons mieux, dit l’ambassadeur, aidez-moi toutes deux, mesdames ?
— À merveille, murmura la reine en riant, nous aurons là une singulière façon d’ouïr les contes.
Bavolet, sombre et seul en un coin du boudoir de Fosseuse, était au supplice.
— Ainsi que je vous le disais la nuit dernière, pendant le bal… reprit Gaëtano.
— Fi ! dit la reine, auriez-vous la fatuité de mentir, monsieur l’ambassadeur, c’est sous ma fenêtre et assis sous une corniche… Il faisait un clair de lune superbe…
Gaëtano pâlit et se tut ; la reine jeta un furtif regard à Bavolet ; – Bavolet tourmentait le manche de sa dague.
— Nous nous sommes arrêtés, reprit Gaëtano, à cet endroit où le chevalier maure, amoureux de la sultane, revient à la cour du sultan avec le titre d’ambassadeur du shah de Perse.
— Précisément, dit la reine ; et vous ne saviez encore s’il serait convenable que la sultane, touchée de tant d’amour, lui en témoignât sa satisfaction.
— C’est vrai, murmura Gaëtano, et je priais Votre Majesté de me venir en aide.
— Hum ! dit la reine, consultez mademoiselle de Montmorency.
Fosseuse appuya son menton dans sa jolie main, parut réfléchir quelques minutes, et répondit :
— Si vous me vouliez laisser finir le conte… je crois que je le finirais très bien.
— Voyons ? dit la reine, vous avez tant d’esprit !
— Je vole parfois Votre Majesté, répondit humblement Fosseuse. Écoutez : le chevalier maure était un fat, selon moi, de croire qu’une sultane, quand elle aime, a besoin d’élever son amant ou de le voir en haut lieu. L’amour d’une sultane est un marchepied qui dispense de tout autre titre.
— Je suis assez de cet avis, dit la reine ; continuez, Montmorency.
Gaëtano se mordait les lèvres, Bavolet triomphait.
— La sultane, poursuivit Fosseuse, se prit à songer que le chevalier maure eût montré bien plus d’esprit en demeurant dans l’ombre et se contentant de lever les yeux sur elle, de son coin obscur, bien mieux qu’en allant acquérir des richesses et des grandeurs pour s’en faire remarquer.
— Vous parlez comme un volume de l’abbé de Brantôme, petite, interrompit la reine… Après ?
— Et la sultane se dit : Le chevalier maure a aimé en moi non point la femme, mais la sultane, car il a osé espérer, en voulant, monter jusqu’à moi…
— Diable ! ricana Gaëtano désappointé, voilà un singulier dénouement.
— Attendez donc, continua Fosseuse. Alors la sultane se souvint qu’elle avait près d’elle un beau page, bien timide, bien naïf, brave comme Roland ou Bayard, modeste, et qui l’aimait, dans la religion de son cœur, bien plus que le chevalier maure, car il n’avait jamais osé la regarder, lui dire un mot ou lui faire un aveu… car il n’espérait rien, et vivait d’un banal sourire, d’un gant perdu dans une allée de jardin, d’une fleur fanée tombée de sa ceinture…
La reine tressaillit et regarda Bavolet.
Bavolet était horriblement pâle, Bavolet chancelait comme un homme frappé à mort.
— Alors, poursuivit l’impitoyable Fosseuse, en jetant un sourire ironique à Gaëtano, la sultane n’hésita plus, elle dédaigna le chevalier maure qui était un ambitieux et un fat, et elle prit, un soir, la main du pauvre page et lui dit : « Espère, toi qui n’as jamais espéré ! »
À ces derniers mots, la reine poussa un cri et se précipita vers Bavolet.
Bavolet s’affaissant sur le parquet, venait de s’évanouir…
Fosseuse et Gaëtano, qui se sentaient singulièrement mal à l’aise, se précipitèrent à leur tour vers le page.
La reine était aussi pâle que Bavolet, elle tremblait en soutenant dans ses belles mains la tête de l’enfant, – et elle repoussa Gaëtano avec colère, en lui disant :
— Vous me l’avez assommé ce matin, et ses forces l’ont trahi. Tenez, voilà sa plaie qui se rouvre et qui saigne…
Et comme Gaëtano stupéfait se taisait, elle reprit avec dédain :
— Vous l’avez assommé parce qu’il vous barrait le passage et vous prenait pour un voleur ; vous avez joué à l’amant heureux en refusant de vous nommer, vous avez essayé de compromettre une reine, vous êtes un fat, monsieur, – et vous ne savez pas que les reines ne se compromettent jamais !
Et Marguerite se redressa, grandie de toute la beauté de la douleur, et majestueuse comme devait l’être une princesse de Valois, petite-fille du roi François Ier…
Les suppositions de Fosseuse et la médecine de Nancy.
L’indignation subite de la reine et l’évanouissement de Bavolet venaient de convertir en drame la comédie de Fosseuse.
— Gaëtano, pâle de colère, avait fait un pas en arrière, et dans une attitude respectueuse et fière à la fois, il semblait protester énergiquement contre les paroles outrageantes de madame Marguerite.
Fosseuse, seule, conservait tout son sang-froid.
— Madame, dit enfin Gaëtano, s’adressant à la reine, vous venez de m’accuser, me sera-t-il permis de me disculper ?
Le ton fier et soumis de l’ambassadeur toucha la reine et l’apaisa.
— Monsieur, répondit-elle, pardonnez mon emportement, mais j’ai pour mon page une affection toute maternelle, et, le voyant en cet état…
— Je vous comprends, madame ; mais je veux simplement me laver de l’épithète d’assommeur que vous m’avez octroyée tantôt.
La reine se tourna vers mademoiselle de Montmorency et l’interrogea du regard.
— Il paraît, répondit Fosseuse, que M. l’ambassadeur s’est battu très loyalement avec Bavolet pendant près d’une heure.
— En vérité ? dit la reine étonnée.
— Si loyalement, dit Gaëtano, que je suis blessé moi-même, et que j’ai plus d’une fois épargné la vie de cet enfant.
Mais la reine n’écoutait déjà plus : penchée sur Bavolet, elle lui faisait respirer des sels et mouillait ses tempes avec du vinaigre que lui présentait Fosseuse.
— Mon Dieu ! dit-elle enfin, le pauvre enfant est dans un état de faiblesse extrême…
La voix de Marguerite tremblait si fort que Fosseuse ne put s’empêcher de faire la réflexion mentale suivante :
— Mon conte aurait-il donc fait un miracle en faveur de Bavolet ?
Puis elle ajouta tout haut :
— Si Votre Majesté faisait appeler un médecin ?
La reine leva les yeux sur Gaëtano :
— Monsieur l’ambassadeur, dit-elle d’une voix grave et empreinte d’une inflexion de noble prière, les rois ont parfois des torts comme de simples sujets ; je suis reine et reconnais loyalement les miens. Voulez-vous accepter mes regrets des paroles un peu vives qui viennent de m’échapper… et ne me prouverez-vous pas que vous ne me gardez nulle rancune, en allant vous-même…
— Chercher le médecin du roi, n’est-ce pas ? s’écria l’ambassadeur avec enthousiasme ; j’y cours, madame.
Et Gaëtano se précipita vers la porte, tandis que Marguerite le remerciait avec un noble regard.
Fosseuse et la reine, Gaëtano sorti, demeuraient seules auprès de Bavolet.
Les femmes se comprennent admirablement à demi-mot ; la reine regarda Fosseuse ; Fosseuse comprit et lui dit :
— Vous avez deviné la cause de l’évanouissement de Bavolet. Cette nuit, de l’aveu du page, tout s’est passé loyalement, l’ambassadeur a même ménagé sa vie plusieurs fois !
— Bavolet était donc furieux ?
— Il voulait le tuer. Il l’avait reconnu.
— Je suis une étourdie, murmura la reine.
— Vous n’y êtes pour rien, madame ; mais Bavolet était fou, et je crains qu’il n’ait voué une terrible haine à l’ambassadeur d’Espagne.
— Parce qu’il a trouvé celui-ci sous ma fenêtre ?
— Non, mais parce que hier vous n’avez point quitté son bras.
La reine fronça le sourcil :
— Cet enfant est bien impertinent ! murmura-t-elle avec hauteur.
— Oh ! madame, dit tout bas Fosseuse, pouvez-vous l’accuser ainsi ?
Et comme Marguerite devenait rêveuse, Fosseuse continua :
— L’amour est un mal que nul ne raisonne, et qui fait bien souffrir, madame… Quelle est sa source ? nul le sait. Il naît d’un sourire, il vit d’une fleur perdue, il meurt d’un mot cruel… Quel est son remède ? Nul ne le sait encore, nul jamais ne l’a trouvé… Il est des femmes qui sont reines par le cœur et la beauté, bien plus encore que par le rang ; des femmes qui essaieront en vain de traverser la foule et d’y glisser inconnues… La foule s’écartera respectueuse, la foule les suivra des yeux, la foule deviendra muette et les adorera… Ces femmes ne peuvent sourire impunément ; leur regard ne peut tomber en vain sur un homme ; celui qui aura vu leur sourire, celui qui aura frissonné sous les rayons de leurs yeux, celui-là suspendra son cœur à ses lèvres, celui-là baisera la trace de leurs pieds sur le sol, et son cœur, trouvant des ailes, abandonnera ses lèvres pour suivre cette trace… Ces femmes-là, madame, passent insoucieuses et le front haut au milieu des fronts qui s’inclinent, des poitrines qui battent d’admiration, des cœurs qui saignent d’enthousiasme ; elles passent le dédain aux lèvres, et sourient d’étonnement et de pitié quand un de ces êtres chétifs qu’elles ont fasciné et perdu trahit involontairement son secret et appuie la main sur son sein qui se brise avec un geste de souffrance… Elles sourient et haussent les épaules, car elles ne savent pas combien de remords assaillent l’infortuné qui les aime dans l’ombre, car elles ignorent tout ce qu’il lui a fallu de force et de courage, d’héroïsme et de vertu pour ensevelir son amour aux yeux de tous…
L’amour qui se cache, madame, est le plus respectueux des hommages, la plus discrète des admirations ; – si une femme comme vous oubliait qu’elle est reine, l’amour de cet enfant le lui rappellerait…
Fosseuse s’arrêta et regarda Marguerite.
Marguerite, soutenant d’une main la tête pâle de Bavolet, attachait sur lui un regard troublé et voilé de larmes.
Fosseuse continua :
— Je ne suis pas assez pure, madame, pour avoir le droit d’élever la voix ; je suis assez coupable envers vous…
La reine l’interrompit d’un geste et lui tendit la main.
Fosseuse baisa cette main et reprit :
— Je n’ai ni le droit ni le courage de prier ; la prière serait une insulte, mais je veux au moins le défendre…
Un pâle sourire vint aux lèvres de la reine ; ce sourire tomba sur le visage de Bavolet, et la reine murmura :
— Je lui ai déjà pardonné.
Fosseuse poussa un cri de joie :
— Madame, murmura-t-elle, pardonnez-moi mes torts, et accordez-moi votre royale amitié, je m’en rendrai digne, je vous le jure, ajouta-t-elle avec un soupir… je veux oublier.
— Silence ! dit énergiquement la reine, il faut le sauver d’abord.
— Qui ? demanda mademoiselle de Montmorency en tressaillant.
— Lui, dit Marguerite, le roi.
— Le roi ? murmura Fosseuse troublée.
— Oui le roi, répondit Marguerite de Navarre, le roi que je n’aime point comme époux, mais le roi que j’aime comme roi, comme allié, comme souverain ; le roi dont je porte le nom, le roi qui m’a pardonné mes erreurs, le roi n’a aucun tort à mes yeux…
Écoutez, continua Marguerite… hier je vous abhorrais, Fosseuse ; aujourd’hui je vous aime comme une sœur et veux être votre amie. Le roi court un grand danger, je ne sais lequel encore, mais je veux le savoir, et nous le saurons.
— L’ambassadeur ? la señorita ? fit mademoiselle de Montmorency tremblante.
— L’un et l’autre. Vous connaissez la politique astucieuse de l’Espagne qui, depuis plusieurs siècles, convoite la Navarre ? – Eh bien ! je vous assure que la présence d’un ambassadeur espagnol ici et celle de cette aventurière qui le suit, masquent quelque ténébreux complot…
— Madame, interrompit Fosseuse, je le crois comme vous, et vous me prévenez, car j’allais m’ouvrir à vous et vous demander votre appui.
— J’avais commencé l’œuvre, reprit Marguerite, une imprudence m’a arrêtée en chemin. Il est impossible que j’aille plus loin, j’ai trop formellement donné son congé à M. l’ambassadeur, tout à l’heure.
— Je continuerai votre œuvre, madame, soyez-en sûre… et nous sauverons le roi !
Marguerite tendit de nouveau sa main à mademoiselle de Montmorency.
— C’est convenu, dit-elle ; maintenant occupons-nous de mon étourdi de page…
— Pauvre enfant ! murmura Fosseuse avec compassion et en jetant à la reine un triste et mélancolique regard.
— Mon Dieu ! dit vivement Marguerite dont les joues s’empourprèrent subitement, savez-vous que je suis horriblement vieille, Montmorency, je vais avoir… c’est affreux ! je vais avoir trente ans !
— L’âge se compte aux rides, madame, et… vous n’en avez pas.
— Sur le front peut-être… mais au cœur ?
Fosseuse soupira, puis elle regarda Bavolet, qu’à l’aide de la reine elle avait placé sur son lit.
— Cet enfant, murmura-t-elle, est né sous une mauvaise étoile ?
La reine tressaillit.
— Pourquoi cela ? dit-elle.
— Pourquoi ? répondit Fosseuse, parce que Dieu a fait à tous les hommes un don qui ne sera point pour lui. Le condamné dont on dresse le gibet, le moribond que le râle étrangle, la mère qui se tord au chevet de son enfant qui agonise, le marin que la brise emporte et qui voit fuir, l’œil humide, la terre bleue où il est né, – l’ont en partage, ce don que n’a point Bavolet…
— Quel est-il ? demanda la reine émue.
— L’espérance, murmura Fosseuse.
— Qu’en savez-vous ? dit tout bas Marguerite qui posa sur le front blanc du page ses lèvres frémissantes, l’espérance et l’avenir sont à Dieu.
Puis honteuse sans doute, d’en avoir trop dit, elle ajouta brusquement :
— Mais ce médecin ne vient donc pas ? mon Dieu ! mon Dieu !
— Le voici ! dit une voix.
La porte s’ouvrit et Gaëtano entra suivi du médecin.
Le médecin examina Bavolet attentivement.
— Ce n’est rien, dit-il ; il faut le transporter chez lui, et quand il recouvrera ses sens, le laisser seul. Son mal provient d’une violente émotion et d’une faiblesse.
On transporta Bavolet, la reine le suivit, laissant Gaëtano seul avec Fosseuse.
Quand la porte fut refermée, Fosseuse regarda l’ambassadeur avec un ironique sourire :
— Eh bien ! lui dit-elle, comment trouvez-vous ma manière de terminer un conte, monsieur l’ambassadeur ?
— Assez originale, grommela Gaëtano en se mordant les lèvres, mais peu vraisemblable…
— Par exemple !
— Et je vous assure que le chevalier maure aimait assez sincèrement la sultane pour mériter un meilleur sort, en place de l’insulte qu’il a reçue… tout à l’heure.
— Tout à l’heure ? Ah ! mon Dieu !
— Certainement, dans notre conte. Je dis notre, parce que nous en avons composé chacun la moitié.
Un fin sourire vint aux lèvres de mademoiselle de Montmorency et mit à nu ses petites dents blanches.
— Est-ce que ce chevalier maure aurait existé ? demanda-t-elle.
— Qui sait ?…
— Au fait, dit ingénument Fosseuse, il se nomme peut-être Aben-Gaëtano, et est amoureux de la sultane Marguerite.
— Précisément, murmura l’ambassadeur avec un soupir.
— En vérité ! Oh ! l’étourdie que je fais !
— Il est certain, ajouta Gaëtano que vous m’avez fait bien du mal tout à l’heure, mademoiselle…
— Vous l’aimez donc bien ?
— Oh ! fit Gaëtano en portant la main à son cœur.
— Mon Dieu, reprit Fosseuse, je suis bien désolée… et je mérite votre colère…
— Ah ! fi !
— Votre haine ?
— Moi, vous haïr ?
— Que voulez-vous ? je me trompais… je croyais…
— Que croyiez-vous, mademoiselle ?
— Presque rien… je me figurais… Bah ! à quoi bon ces confidences ?
— Dites toujours.
— Eh bien ! il me semblait difficile qu’un ambassadeur, un personnage grave comme vous pût éprouver une passion… sérieuse…
— Vous vous trompiez, mademoiselle, murmura Gaëtano avec un geste dramatique.
— Hélas ! je le vois bien, et j’en suis confuse. Que diable ! aussi, comment supposer qu’un ambassadeur qui conte fleurette à une reine ne fait pas de la politique sous le pseudonyme de galanterie ?
— Ah ! dit vivement l’ambassadeur, vous supposiez cela ?
— Mon Dieu ! oui, mais vous le voyez, je me trompais… et c’est bien fâcheux ?
— Pourquoi cela ?
— Fâcheux pour moi, bien entendu… Oh ! il est inutile que je m’explique…
— Si je vous en priais…
— Du tout, vous aimez la reine… vous me perdriez…
— Supposez que je ne l’aime pas.
— Que de suppositions ! s’écria Fosseuse en riant. Soit, supposons… que faut-il supposer ?
— Que je n’aime pas la reine.
— Soit, vous ne l’aimez pas… Alors, je serais allée à vous, et je vous eusse dit : Vous n’aimez pas la reine pour elle, vous l’aimez pour les secrets du roi…
Gaëtano tressaillit et recula :
— Quelle singulière plaisanterie ! murmura-t-il.
— Simple supposition, cher seigneur, supposition pure, croyez-moi. Alors j’ajoutais : Le roi et la reine font assez mauvais ménage et ne possèdent les secrets l’un de l’autre que lorsqu’ils les devinent… et c’est rare. Or la reine n’a pas à se plaindre du roi, qui est fort complaisant pour elle, et elle saurait parfaitement sacrifier son amour à sa dignité de femme et de reine, s’il était question de secrets d’État. Les reines peuvent être femmes quelquefois… en amour… jamais en politique !
— Ah vraiment ! ricana Gaëtano stupéfait de l’aplomb railleur de Fosseuse.
— Par exemple, continua-t-elle, j’eusse certainement ajouté : Si les secrets du roi sont quelque part, ils pourraient bien être… chez… – Bah ! exclama Fosseuse, il est inutile de vous dire où. Qu’il vous suffise de savoir que si une femme devait trahir le roi, ce serait peut-être celle-là que le roi aurait ignominieusement trompée.
— Le roi a donc trompé une femme ? demanda ingénument l’astucieux Gaëtano.
— Peut-être ; une demoiselle de haut rang, portant un noble nom, qui a par amour, oublié ce rang et ce nom, qui a tout sacrifié, tout foulé aux pieds… et qui n’a recueilli pour fruit de son abnégation qu’un lâche abandon, qu’un dédain insultant…
— Vraiment ? fit Gaëtano, cette femme existe.
— Oh ! murmura l’espiègle Fosseuse, vous savez que nous en sommes au chapitre des suppositions… voilà tout !
— Il y a trois choses bien fâcheuses, mademoiselle.
— Lesquelles, s’il vous plaît ?
— La première, c’est que j’aime la reine.
— Pourquoi ? la reine est belle entre toutes.
— La seconde, c’est que je n’ai point un but politique…
— Il paraît que c’est très amusant, la politique. Voyons la troisième.
— C’est que la femme dont vous parliez tout à l’heure n’existe pas.
— Mon Dieu ! ces deux dernières choses pourraient dépendre de la première. Si vous n’aimiez pas la reine, vous auriez certainement un but politique en la courtisant, et la femme dont je vous parlais… existerait peut-être…
— Vraiment ? En ce cas, il y aurait une quatrième chose non moins fâcheuse.
— Bon Dieu ! Quel homme funèbre vous êtes.
— Ce serait que vous ne soyez point cette femme.
— Ah ! par exemple. – Eh bien ! puisque nous avons supposé jusqu’ici, supposons encore…
— Alors je me permettrai de regretter un cinquième malheur.
— Quel mélancolique personnage vous faites avec vos regrets !
— Je regretterai qu’étant cette femme, vous ne m’aimiez pas un peu, ne fût-ce que pour vous venger.
Fosseuse éclata d’un fou rire :
— Eh bien ! s’écria-t-elle, ajoutons celle-ci à la liste de nos suppositions, et renvoyons-en l’analyse à plus tard ; voici bien longtemps que nous causons, et on s’imaginerait que nous conspirons. – Où vous reverrai-je ?
— Vous supposerez ce soir que vous avez la migraine et qu’un tour de parc vous ferait du bien.
— Et vous ?
— Moi je supposerai que je vais l’avoir. Adieu.
Et Fosseuse s’esquiva.
Gaëtano demeura seul dans le boudoir et dit après dix minutes de rêverie :
— J’étais un fou, la reine se moquait de moi ; et je ne voyais pas que mon allié le plus naturel devait être une maîtresse délaissée et jalouse.
Et Gaëtano s’en alla à son tour.
Une heure après, deux femmes étaient assises au chevet de Bavolet qui secouait, après un long évanouissement, un reste de délire.
C’étaient madame Marguerite et Nancy, l’espiègle camérière que nous avions un peu oubliée.
Le délire de Bavolet était furieux et empli de visions :
— Il faut que je le tue… murmurait-il, il le faut… il a mon secret… il sait que je l’aime… et il le lui dira… Oh ! si elle le savait… si elle le soupçonnait… il faudrait que je meure… la vie ne me serait plus possible… et je veux vivre, pourtant… je veux vivre pour la voir… la voir tous les jours, à toute heure… pleurer de joie quand elle me regarde… écouter le son de sa voix comme une divine harmonie… frissonner quand son haleine effleure mes cheveux… N’est-ce point assez tout cela ? n’est-ce point le bonheur sur terre ?… le bonheur aussi ample, aussi immense que le puisse souhaiter la plus ardente tête ; le cœur le plus enthousiaste ?…
Bavolet s’interrompit et parut rêver… Nancy et la reine se regardaient : la reine était émue ; Nancy souriait.
— Comme il vous aime, murmura Nancy.
— Tais-toi ! tais-toi ! c’est un petit fou, un écervelé…
— Son amour doit être un ravissant poème… hasarda la camérière.
— Mais taisez-vous donc, petite ! exclama la reine avec impatience.
— Un poème que Pepa voudrait bien lire, assurément.
— Pepa ? dit la reine fronçant le sourcil, que signifie ici le nom de Pepa ?
— Pepa l’aime, fit Nancy avec son mutin sourire ; ces Espagnols ne doutent de rien.
— Pepa est bien hardie, murmura la reine avec dédain, bien hardie, en vérité ! d’aimer mon page.
— Pourquoi les Scribes ne feraient-ils point l’aumône à ceux que les Pharisiens repoussent, répondit Nancy qui avait lu la Bible.
Marguerite tressaillit :
— Les Pharisiens ont le cœur dur, dit-elle, mais ce cœur n’est point de roche, cependant…
— Chut ! fit la camérière, écoutez…
Bavolet, un moment assoupi, venait de reprendre son monologue, et cette fois d’une voix mélancolique et pleine de suaves admirations :
— Qu’elle était belle, murmura-t-il, qu’elle était belle hier avec ses noirs cheveux roulés en torsades et rejetés en arrière… Comme elle promenait un fier regard sur la foule qui frissonnait d’enthousiasme… Comme ils la regardaient, comme ils l’admiraient tous… Le roi lui-même a dit qu’elle était belle… Si ma vie n’eût été trop chétive, si le salut de mon âme n’eût été un trop mince sacrifice, j’aurais en ce moment vendu au démon ma vie et mon âme, pour avoir le droit d’appuyer mes lèvres sur le bas de sa robe…
Bavolet s’arrêta et joignit les deux mains comme un ange qui se prosterne devant la Vierge ; on eût dit qu’il sentait que la reine était près de lui.
— Mon Dieu ! murmura Marguerite, cet enfant me rendrait folle… Nancy ma mignonne, rappelle-moi donc que je vais avoir trente ans !
— Elle était belle aussi, reprit Bavolet… bien belle, un soir d’été qu’elle s’appuya sur mon bras et m’emmena dans la forêt pour cueillir des cerises rouges… L’herbe du sentier était verte, les buissons en fleurs, la brise chantait dans les arbres… Elle me fit asseoir près d’elle… Elle joua avec mes cheveux… et moi je la contemplais, et j’eusse échangé ma part de paradis éternel pour une heure de plus de ce repos qu’elle me faisait prendre auprès d’elle…
Bavolet s’interrompit encore, – mais cette fois il fit un brusque mouvement, poussa un cri et ouvrit les yeux.
Le délire était passé.
Marguerite n’eut que le temps de se dérober derrière un rideau, laissant Nancy au chevet.
Les suppositions de Fosseuse et la médecine de Nancy (suite)
Bavolet jeta autour un regard étonné, puis aperçut Nancy.
— Tiens, dit-il, te voilà, petite ; que fais-tu ici ?
— J’attends que vous vous éveilliez, monsieur Bavolet.
— Et pourquoi faire, attends-tu mon réveil ?
— Pour vous faire prendre cette potion.
— Je suis donc malade ?
Nancy fit un signe de tête affirmatif.
— Il est vrai, reprit Bavolet, que j’ai fait de vilains rêves ; je crois que j’ai rêvé qu’on m’assommait… et puis Fosseuse… puis encore… la reine…
Bavolet poussa un cri :
— Je me souviens, dit-il, ce n’est point un rêve…
Et alors il devint affreusement pâle, un tremblement convulsif agita ses lèvres, et il regarda Nancy avec épouvante :
— N’ai-je point parlé en dormant ? demanda-t-il d’une voix mal assurée.
— Certainement…
Bavolet frissonna :
— Et… qu’ai-je dit ?…
— Vous avez parlé d’Elle.
Un râle étouffé s’échappa de la poitrine de Bavolet, qui regarda Nancy avec épouvante.
— Vous avez parlé d’Elle, reprit Nancy, mais vous ne l’avez point nommée.
— Ah ! fit le page qui respira.
— Et tout ce que j’ai compris, c’est qu’elle est fort belle et a les cheveux noirs, poursuivit la camérière qui avait pitié de son trouble.
— Vraiment, fit Bavolet dont le regard perdit son étrange expression de frayeur, vraiment, je ne l’ai point nommée ?
— Malheureusement… murmura l’hypocrite Nancy, j’aurais bien voulu savoir…
— Ah ! ah ! ricana le page d’une voix fébrile, mais tu ne sauras pas !
— Mon petit Bavolet, continua Nancy de sa voix câline, pourquoi ne me prendriez-vous pas pour votre confidente ? je suis bien discrète.
Bavolet avait retrouvé son sang-froid et sa raillerie.
— Discrète comme une camérière, dit-il, peuh ! autant vaudrait dire un page.
— Vous êtes un impertinent, monsieur Bavolet ; mais peu m’importe ! que vous me fassiez ou non vos confidences, je les devine, soyez-en sûr, fit Nancy d’un petit ton boudeur.
La terreur reprit Bavolet :
— Tu les devines… dis-tu… tu les devines ?
— Pourquoi pas ? elle est belle et elle a les cheveux noirs… Or, à Coarasse, il y a peu de femmes belles et entièrement brunes… voyons, comptons-les…
— Chut ! dit Bavolet frémissant, on pourrait nous entendre…
— Du tout nous sommes seuls. D’abord, nous avons la reine… Serait-ce la reine ?
Bavolet frissonna.
— Non, dit-il énergiquement, non, ce n’est pas elle.
— Nous avons ensuite Pepa… Serait-ce Pepa ?
— Pas davantage, répondit Bavolet rassuré. Du reste, petite, tu perds ta peine, tu ne le sauras point.
— Monsieur Bavolet, soyez gentil…
— Je veux être un page exceptionnel, un page discret.
— Je vous en prie…
— Tarare !
— Vous m’embrasserez sur les deux joues…
— Non, j’ai la fièvre.
— Eh bien ! tenez, vous voyez cette potion, le médecin vous l’ordonne parce qu’il est un bélître et se figure qu’on guérit le mal d’amour comme les maux d’estomac ; il est donc parfaitement inutile que vous la preniez, et je vous assure qu’elle est fort mauvaise… Pouah !
— Je ne prendrai pas.
— Malheureusement, le médecin l’a ordonnée…
— Je me moque du médecin.
— Et la reine aussi.
— La reine, dit Bavolet, qui perdit son assurance ; la reine le veut ?
— Sans doute, car elle ignore votre vrai mal, mais moi je sais bien que cet affreux médicament ne guérit point l’amour… Eh bien ! quoique ce soit horriblement mauvais, amer, douceâtre, huileux…
Bavolet fit un geste de dégoût.
— Eh bien ! si vous voulez me faire vos confidences… me dire son nom… je boirai pour vous la médecine, et la reine sera satisfaite en trouvant le verre vide.
— Je ne veux pas ! dit Bavolet, j’aime encore mieux la potion…
Il étendit la main vers le hanap et le prit ; – mais en ce moment, la reine parut et fit un signe :
— C’est inutile, dit-elle ; c’est un mauvais remède pour ton mal…
Bavolet redevint pâle, tremblant, et étouffa un cri d’effroi ; puis il attacha sur la reine un œil hagard, fiévreux, et la reine craignit le retour du délire.
D’un geste, elle congédia Nancy et s’assit au chevet du page. Nancy s’en alla en faisant la moue, puis la porte fermée, elle revint sur la pointe du pied et se dit :
— Je veux tout savoir, moi aussi ; c’est le système de Pepa. Les serrures n’ont point été inventées pour fermer les portes, mais pour fournir le moyen d’écouter…
Et elle colla son oreille à celle de la chambre de Bavolet.
La reine prit dans ses mains la main moite du page :
— Voyons, mon enfant, dit-elle, je suis un peu ta mère, tu me témoigneras sans doute plus de confiance qu’à Nancy : dis-moi… qui tu aimes…
La reine tremblait en parlant ainsi, tout autant que Bavolet, qui se rejeta épouvanté au fond de son alcôve, lorsque Marguerite lui eut adressé une question pareille.
— N’as-tu pas en moi… quelque confiance… en moi qui t’aime ?…
La reine tressaillit a ce mot et se hâta d’ajouter : comme une mère.
Bavolet frissonnait de tous ses membres et regardait la reine avec terreur :
— Eh bien !… dit-il enfin… Eh bien !…
Il hésita, la reine trembla à son tour et se sentit agitée d’un trouble inconnu, elle regretta peut-être sa tenace curiosité.
— Eh bien ! reprit Bavolet, la femme… que j’aime… c’est…
La reine sentit ses genoux fléchir ; si elle l’eût osé, elle aurait peut-être mis sa main sur la bouche de Bavolet en lui disant « tais-toi ! »
Mais Bavolet fit un effort suprême et ajouta d’une voix étouffée :
— La femme que j’aime… éperdument… à en mourir…
— Mon Dieu ! s’écria Marguerite, tu me fais peur !
Et Marguerite, en parlant ainsi, tremblait comme ces chétives feuilles d’automne que le vent fait tourner sur son aile.
— Cette femme, acheva Bavolet qui retrouva un calme héroïque en cet instant suprême, c’est la señorita, cette dame espagnole qui…
Bavolet n’acheva point, car la reine devint horriblement pâle et se laissa retomber dans le fauteuil d’où elle s’était levée naguère.
— Bon ! murmura Nancy qui n’avait pas perdu un mot de la scène et qui avait tout vu par le trou de la serrure, ce drôle de Bavolet nous doit un assez beau cierge à Fosseuse et à moi… Nous avons mené la chose grand train… La reine l’aime !
Les suppositions de Fosseuse et la médecine de Nancy (suite).
Revenons au roi, que nous avons à peine entrevu, et que nous avons laissé lutiné tour à tour par Fosseuse et par la señorita.
Le roi, nous l’avons dit déjà, comme tous les chasseurs, avait le sommeil dur. Le bal fini, il rentra chez lui, se fit déshabiller et dormit d’une seule traite jusqu’au jour.
Un rayon de soleil l’éveilla. Il sauta lestement à bas de son lit et courut à la fenêtre. Le temps était superbe et le ciel n’avait pas de nuage.
— Oh ! oh ! pensa-t-il, il fera beau ce matin tirer des perdrix rouges sur les coteaux et des coqs de bruyère dans les genets.
Et il sonna pour se faire vêtir.
La première pensée du roi avait été pour sa passion favorite ; la seconde fut pour ses nouvelles amours.
— Qui sait, se dit-il, si la señorita a bien dormi ? j’ai bonne envie de l’aller savoir moi-même.
Quand le roi avait une fantaisie, il ne connaissait pas d’obstacle qui s’y pût opposer ; il ordonna donc quelques modifications galantes dans sa toilette de chasseur, et, lestement équipé, il se dirigea vers l’étage supérieur où logeait la belle Andalouse.
Les femmes de la señorita reçurent le roi dans l’antichambre.
— La marquise est encore au lit, dirent-elles, mais elle est éveillée et a demandé si Votre Majesté chasserait aujourd’hui.
— Oh ! oh ! pensa Henri de Navarre, voici qui tombe à merveille. On fait de beaux contes sous la futaie, et la brise du couvert emporte les propos d’amour et ne les redit point.
Puis il ajouta tout haut :
— Je chasse tous les jours, moi qui n’ai rien à faire. Si la señorita me veut accompagner…
Les femmes de l’Andalouse transmirent la réponse du roi ; – la belle marquise se fit habiller sur-le-champ.
— Je tâcherai, se dit le roi, de laisser en arrière l’ambassadeur et mon écervelé de page, à qui ses fonctions interdisent la discrétion. Madame Marguerite serait capable de me redemander Turenne…
Dans l’escalier le roi rencontra Nancy.
— Bonjour, mignonne ; comment la reine a-t-elle dormi ?
— Très bien, sire.
— La reine chasse-t-elle aujourd’hui ?
— Non, elle peint.
— À merveille, grommela le roi.
— Je crains bien, reprit Nancy, que Votre Majesté chasse seule ce matin ?
— Et pourquoi cela, mignonne ?
— Parce que Bavolet peint avec la reine.
— Peuh ! dit le roi enchanté.
— Et que le seigneur Gaëtano est très occupé, continua Nancy.
— Ah ! et qu’a-t-il à faire ?
— Il compose un conte.
— Tout seul ?
— Nenni. Avec mademoiselle de Montmorency.
Le roi devint soucieux.
— Fosseuse, dit-il, se pourrait bien passer d’un aide, il me semble, et elle possède assez d’esprit pour composer des contes toute seule.
— Hum ! pensa Nancy, il y a encore du feu sous la cendre, l’amour du roi pour Fosseuse n’est pas tout à fait éteint.
— Par conséquent, reprit-elle tout haut, si le seigneur Gaëtano et mademoiselle de Montmorency font des contes, si Bavolet peint avec la reine, Votre Majesté en sera réduite à chasser avec M. de Mornay, qui est d’humeur fort sombre…
— M. de Mornay est parti pour Nérac, dit le roi ; ou bien avec M. de Goguelas qui est un mauvais veneur, et MM. de Mailly qui sont de mauvais cavaliers ; – mais qu’est-ce que cela me fait ? murmura Henri de Navarre, puisque la señorita est de la partie.
Puis il devint rêveur tout à coup en songeant à Fosseuse.
— Quelle singulière idée, dit-il, cette petite Fosseuse a eue de composer des contes avec l’ambassadeur ?
— Dame ! fit Nancy, il a beaucoup d’esprit, l’ambassadeur.
— Peuh ! jactance italienne.
— Il est beau cavalier.
— Heu ! heu !
— Et, après Votre Majesté et M. de Turenne…
— Flatteuse !
— Or, mademoiselle de Montmorency aime fort les gens d’esprit quand ils ont bonne tournure…
— Ah ! vraiment ?
— C’est pour cela qu’elle adorait Votre Majesté.
— Elle m’adorait !… tu crois ?
— On le dit, et elle eût aimé peut-être M. de Turenne, mais M. de Turenne est parti… Alors elle se rejette sur le seigneur Gaëtano.
— Mais… moi… dit le roi, puisque tu dis qu’elle m’adorait…
— Jadis, cher sire ; tout passe, en ce monde.
— Aurais-je moins d’esprit que jadis ?
— Tout autant.
— Vieillirais-je ?
— Vous rajeunissez.
— Alors je n’y comprends plus rien.
— Demandez-en l’explication à cette belle señorita espagnole, de chez qui vous revenez à huit heures du matin…
Le roi se prit à rire.
— Il paraît, dit-il, que mam’selle Fosseuse est jalouse ?…
— Moins que Votre Majesté, toutefois.
— Bah ! serais-je jaloux ?
— Comme un tigre, sire. En voulez-vous une preuve ?
— Je l’attends avec impatience.
— Eh bien ! vous n’aimez plus Fosseuse, puisque vous aimez la señorita. Cependant, quand vous avez appris que le seigneur Gaëtano… Vous comprenez, sire ? Votre front est devenu soucieux et vos yeux ont brillé de colère, comme ceux d’Othello, ce personnage d’une tragédie qu’on donne à Londres devant la reine Elisabeth, en ce moment, et qui est l’œuvre d’un poète nommé Williams Shakespeare, dont madame Marguerite prise fort le talent. Madame Marguerite, vous le savez, parle et écrit fort bien la langue anglaise.
— En vérité ! je suis jaloux ?
— Comme un tigre, sire ; et cependant, vous n’aimez plus Fosseuse…
— Peut-être…
— Puisque vous aimez la señorita ?
— Qu’est-ce que cela fait ? On peut aimer deux femmes…
— Et même trois, n’est-ce pas ? Cette nuit, vous m’avez dit aussi que… vous m’aimiez…
— Tu crois ?
Nancy fit la moue.
— Comme j’ai bien fait, murmura-t-elle, de ne vous pas commencer quelque historiette… Je serais, à cette heure, une pauvre femme délaissée !
Le roi prit Nancy par la taille et lui appliqua un baiser.
— Faudra-t-il le porter à Fosseuse ? demanda-t-elle.
— Garde-le pour toi, petite…
— Bien obligée, murmura la camérière, je le rendrai à la señorita.
— Tu as de bien beaux yeux, ma petite.
— Je le sais, vous me l’avez dit.
— Ne pourrais-je te le redire encore ?
— Ma foi ! sire, si cela vous peut plaire…
— Ce soir, par exemple, après souper…
— C’est bien tard ; le sommeil me prend dès huit heures… et quand le sommeil vient, les yeux se ferment… Cependant…
— Bon ! dit le roi, c’est entendu. Adieu, petite.
— Adieu ! sire ; n’oubliez pas que la señorita aime à s’occuper de politique.
Le roi haussa les épaules, descendit le grand escalier et gagna la cour en se disant :
— Bavolet peint, Gaëtano conte, j’enverrai les Mailly relever un défaut, et M. de Goguelas prendre la tête des chiens.
Dix minutes après, le roi chevauchait à côté de la señorita, escorté par ses trois gentilshommes et une vingtaine de piqueurs et de valets de chiens ; – le roi ne soupçonnait nullement les événements de la nuit et de la matinée, le duel de Bavolet, son évanouissement et ce qui se passait alors chez Fosseuse, demeurée seule avec l’ambassadeur.
L’escorte royale gagna la plaine et découpla dans un petit bois de châtaigniers que longeait un torrent ; le roi donna ses ordres, et, grâce à une manœuvre habile, se fut bientôt isolé, lui et la señorita, du reste de la chasse.
La matinée était superbe, un peu fraîche, les arbres secouaient au vent leur vert panache, les chevaux foulaient, sous le couvert, un épais gazon qui assourdissait le bruit de leurs pas, assez pour ne point effaroucher les fauvettes gazouillant dans les broussailles voisines ; la voix des chiens, déjà bien éloignée, n’arrivait plus qu’indécise et affaiblie, et c’était l’heure, ou jamais, de parler doucement d’amour, en chevauchant l’un près de l’autre, se donnant un baiser par-dessus la selle, se tenant toujours par la main.
Pourtant la señorita était pensive, émue en apparence, elle abandonnait la bride qui flottait sur la crinière tressée de l’étalon, elle penchait un peu en avant sa taille d’Andalouse, et paraissait oublier complètement le roi.
Le roi l’épiait du coin de l’œil et ralentissait toujours le pas de sa monture, désireux de perdre tout à fait la chasse.
Les deux chevaux se touchaient ; parfois une boucle de la chevelure de l’Andalouse effleurait la joue du roi de Navarre, parfois le roi de Navarre, se baissant pour raccourcir son étrier, appuyait, comme par hasard, sa tête sur l’épaule de la belle marquise.
Enfin, rompant le silence :
— À quoi songez-vous donc, señora ? demanda-t-il.
Elle leva sur lui un regard humide et voilé d’une larme furtive :
— Au passé, dit-elle avec émotion.
— Ce passé serait-il bien sombre ?
— Y a-t-il rien de riant dans la vie ?
Un fin sourire vint aux lèvres de Henri de Navarre.
— Quand on a vingt ans comme vous, qu’on est belle, adorée… quelle vague tristesse pourrait envahir l’âme ?
— Les cendres d’un amour mal éteint murmura-t-elle en tremblant.
— Hum ! se dit le roi, je vais avoir à lutter avec un mort ou un fugitif. – Terrible lutte.
— Vous avez donc aimé ? demanda-t-il tout haut avec une pointe d’ironie.
— Hélas ! sire, et j’aime encore…
— Diable ! grommela le roi, c’est peu encourageant. – Et me direz-vous quel homme assez fortuné ?…
— Silence ! dit la señorita ; silence, sire, par pitié !…
Le roi se tut, il savait par expérience que les femmes désirent fort parler quand on ne les questionne pas.
— Il y a bien longtemps, reprit la señorita après quelques secondes de rêverie, il y a bien longtemps déjà…
— Et vous avez vingt ans ? demanda le malicieux Béarnais.
— Vingt-trois, sire… il y a bien longtemps que je l’aime…
— Ne serait-il point l’heure de l’oublier ?
— L’oublier ! oh ! sire… Oui, il y a longtemps, je le vis un soir, dans un bal… au milieu d’une fête splendide… une fête de rois s’il en fut…
— Diable ! murmura le roi, je parie qu’elle va se moquer de celle que nous a donnée madame Marguerite.
— Un flot de courtisans au galant costume, de femmes étincelantes de parures, de pages aux propos moqueurs nous environnaient : – l’orchestre avait de suaves harmonies, les parfums embaumaient les salles… moi, je ne voyais que lui !
— Et lui ? fit le Béarnais avec ironie, ne voyait que vous sans doute ?
— Il ne m’aperçut point, sire ; il était heureux, il était prince…
— Ce prince était bien impertinent !
— Il se mariait, il épousait une princesse belle entre toutes… adorée… une femme devant laquelle tous les fronts s’inclinaient avec admiration et respect.
— Était-elle aussi belle que vous ?
— Pas de compliments, sire, je suis trop émue pour les écouter… Non, il ne me vit pas, il ne prit garde à moi… car j’étais une enfant, une enfant de quatorze ans à peine, à laquelle nul ne prenait garde…
— Je n’en crois pas un mot, señora.
— Pourtant il m’invita à danser… Oh ! tenez, ce souvenir, à dix ans de distance, m’étreint le cœur et la tête et me rend folle… – Pendant dix minutes, je tournoyai emportée dans ses bras, haletante, éperdue, la tête renversée sur son épaule, ne voyant plus, n’entendant plus que lui, et il me sembla que la terre fuyait sous nos pieds, et que devant nous s’ouvrait un monde inconnu ; – et puis l’orchestre éteignit sa dernière note, la valse s’arrêta, le monde réel me reprit et il me reconduisit à ma mère qui le remercia d’un sourire.
Pendant le reste de la nuit, je l’attendis le cœur frémissant ; à chaque quadrille, j’espérai qu’il viendrait me reprendre… il ne vint pas !
— Et puis ?… demanda le roi.
— Je ne le revis jamais et je le vois toujours.
— Ces amours-là, pensa le Béarnais, sont indéracinables, sachons un peu son nom. Il n’y a qu’à ne le point demander.
— Et savez-vous sire, quel était cet homme, ce prince, aux fêtes nuptiales duquel ma mère m’avait conduit ?
Le Béarnais ne souffla mot.
— Sire… oh ! tenez, pardonnez-moi cet instant de folie ; sire… ayez pitié de moi…
Le Béarnais se taisait toujours.
— Sire… c’était… c’était vous ?
Et en parlant ainsi, la señorita eut un assez beau mouvement dramatique.
Mais le roi bondit soudain sur sa selle, et son étonnement fut si violent qu’il scia la bouche de son cheval qui se cabra à demi.
— Moi ! dit-il, moi ? c’était moi.
À son tour l’Espagnole se tut et inclina son front sur sa poitrine haletante.
Le roi attacha sur elle son regard clair et pénétrant.
— Ma parole d’honneur ! pensa-t-il, je ne me souviens pas de cela.
Et il la contempla encore scrupuleusement.
— Foi de roi ! reprit-il en aparté, je n’ai nulle souvenance d’avoir dansé avec une petite fille. Cette femme se moque de moi.
Et tandis que le roi rêvait et que la señorita songeait, les chevaux continuaient leur chemin et se rapprochaient de la chasse.
On entendait les aboiements de la meute résonner derrière un coteau voisin.
Tout à coup le roi fronça le sourcil.
— Cette femme se moque de moi se dit-il ; et elle joue admirablement son rôle. Pourquoi ?
Cette question que s’adressa le roi motiva une nouvelle rêverie, et les chevaux continuèrent d’avancer.
Le Béarnais se pencha vers la señorita ; la señorita pleurait.
Il la prit dans ses bras, l’appuya silencieusement sur son cœur et lui murmura à l’oreille :
— Moi aussi, je vous aime…
Elle poussa un soupir, ce soupir était si déchirant et imitait si bien la passion que le roi, illuminé soudain, fit la réflexion suivante :
— Je crois que Nancy avait raison, cette petite marquise andalouse s’occupe de politique. À nous deux, donc señora ! Je ne suis pas impunément le gendre de Madame Catherine, et de plus fins que vous se sont laissé prendre à ma bonhomie. Ventre-saint-gris ! si l’on en veut à ma couronne de Navarre, il la faudra gagner !
Puis, cet aparté fini, le roi pressa de nouveau l’Espagnole sur son cœur et lui dit :
— Venez ; tournons bride, car voici la chasse… et j’ai tant de choses à vous dire que mon cœur éclate… je deviens fou !
— Tournons bride, avait dit le roi en voyant débucher la bête de chasse que la meute buvait de très près.
La señorita ne demandait pas mieux et ne se fit point prier ; si bien que dix minutes plus tard il y avait une lieue de distance entre la chasse et les deux amants qui avaient pris une direction toute opposée et étaient rentrés sous cette bienheureuse futaie, où, au dire du Béarnais, on contait si bien fleurette au milieu du jour, alors que la fraîcheur, bannie du reste de la terre, se réfugie sur l’aile des brises, loin du soleil et de l’air embrasé, sous les verts panaches des forêts.
Et, en effet, tandis qu’ils avaient ainsi discouru, chevauchant au petit pas et permettant à leurs montures de tondre le gazon du chemin et de brouter les jeunes pousses des taillis, l’heure de midi était venue et avec elle cette atmosphère étouffante qui se concentre dans les vallées voisines des hautes montagnes, comme dans un entonnoir.
Alors, après un temps de galop sous le couvert, le roi chercha une belle touffe de hêtres bien ombreuse, bien fraîche, d’où de nombreux courants d’air exilaient les mouches, ces tyrans ailés de la campagne ; une touffe de hêtres sous laquelle le gazon était d’un vert sombre très beau et d’une moelleuse épaisseur ; puis il dit à la señorita, dont le front pensif et enflammé était toujours incliné :
— Si nous nous reposions quelque peu, ma mie ?
Et pour ne pas être refusé, le roi sauta lestement à terre, délia la gourmette de son cheval et le mit en liberté ; ensuite il s’approcha de la señorita, la prit galamment par la taille et l’enleva de sa selle comme s’il se fût agi d’une plume.
La señorita s’assit toute rêveuse à côté du roi, redevenu pensif, et un silence assez long s’ensuivit, pendant lequel les deux amants causèrent avec eux-mêmes.
— J’ai été imprudente, pensait la señorita, mais mon audace a parfaitement réussi ; il m’a crue sur parole… et il s’est souvenu. Pauvre roi ! va. – Gaëtano sera content ce soir.
— Vrai Dieu ! murmurait à son tour le roi, cette petite mouche se prend à mon miel ; elle donne dans le panneau à plein collier ; et, à cette heure, je lui parais plus naïf que jamais. Continuons… c’est une partie d’échecs où j’ai l’air d’être mon propre fou. Patience ! elle sera échec et mat !
Après ce court monologue, le Béarnais arrondit amoureusement son bras autour de la taille svelte de l’Andalouse :
— Quittez ce front nuageux, ma mie, lui dit-il ; le bonheur a-t-il donc la mine assombrie et morose, et le sourire n’est-il point la fleur toujours fraîche qu’il caresse avec ses lèvres ?
La journée fut charmante ; elle coula bien vite entre ces deux amants qui ne s’aimaient pas et qui eurent l’un pour l’autre de suaves transports ; si les brises qui secouaient dans le feuillage leurs ailes lassées, s’y reposaient un instant et reparlaient ensuite pour la cime des monts, eussent été indiscrètes en passant au-dessus des tours de Coarasse, madame Marguerite en eût appris de belles ; mais les brises étaient de bonne compagnie, elles se contentaient de murmurer, et un simple murmure est chose si vague que les plus fins s’y trompent.
Le soir vint : – un beau soir de printemps, tiède, parfumé, mélancolique, avec un panorama splendide de coteaux ombrés déjà, de nuages pourpre et opale, mobile trait d’union entre la terre et le ciel, à l’horizon, de cimes neigeuses étincelantes comme des gerbes d’or aux reflets du soleil couchant.
Et alors ils quittèrent la touffe de hêtres et de grenadiers sauvages qui les avait abrités des rayons embrasés du midi ; ils regagnèrent les champs, que léchait déjà cette brume grise et flottante, paresseuse estafette de la nuit prochaine, et tournant les yeux vers Coarasse, dont les tourelles et les vitraux gothiques flamboyaient comme braise suivant l’expression de Victor Hugo, ce chantre splendide de la mer et du soleil, et le roi dit à la señorita toujours rêveuse :
— Rentrons maintenant ; car je puis dire : ma journée n’est point perdue aujourd’hui.
— Vous avez fait un heureux ? demanda l’Andalouse avec un sourire moqueur.
— J’en ai fait deux, madame.
— Vraiment ! comment donc ?
— C’est bien simple ; le premier c’est moi, votre plus fidèle serviteur ; – le second c’est M. de Goguelas qui aura eu aujourd’hui les honneurs de la curée et de l’hallali. Il en sera vain et bouffi pendant un mois. Titus était plus modeste, car il se contentait d’un seul.
On le voit, le roi s’était prodigieusement vanté quand il avait prétendu ne savoir ni latin ni grec, le roi avait lu Tacite.
— Eh bien ! murmura la señorita avec un sourire charmant, vous vous trompez, sire ; vous avez fait trois heureux.
Il porta à ses lèvres la petite main de l’Andalouse, tandis qu’il lui présentait son genou en guise d’étrier :
— Vous êtes adorable, lui dit-il, et si vous étiez quelque peu bergère, je me trouverais satisfait d’être roi.
— Bah ! les rois ne les épousent plus, il vaut mieux que je sois marquise.
— Vous serez duchesse, ma toute belle. Le royaume de Navarre est petit, mais nous trouverons bien le moyen de vous y tailler un duché.
— Fi ! dit l’Andalouse, je ne fais point de l’amour une sébile, je ne mendie point, sire.
— Mais quand, à deux genoux, on vous demande la grâce d’accepter une aumône ?
— Je fais la charité à celui qui me l’offre, j’accepte.
Devisant ainsi, ils arrivèrent au château ; la nuit les avait surpris en route, et quand ils franchirent le pont-levis, on sonna sur-le-champ pour avertir les hôtes de Coarasse que le souper du roi était servi.
Le roi avait trouvé le moyen d’expliquer à la reine de la façon du monde la plus naturelle comment il avait perdu la chasse avec la señorita ; – mais il n’en eut nul besoin, la reine ne parut point au souper ; elle était souffrante, lui dit-on.
Bavolet que nous avons laissé, le matin, en proie au délire et dans un dangereux état de surexcitation, était complètement ressuscité le soir, et il vint prendre sa place accoutumée de page et d’enfant gâté au bas bout de la table, en compagnie du seigneur Gaëtano, avec lequel il paraissait être au mieux.
Le roi fut frappé de cette intimité :
— Oh ! oh ! se dit-il, mon page et l’ambassadeur ont l’air d’être bons amis, se seraient-ils battus ce matin ?
Cette réflexion judicieuse, si elle eut été faite à haute voix, eût certainement fait frémir le seigneur Gaëtano, qui avait moins confiance en la bonhomie du roi que la crédule señorita.
Maintenant comment Bavolet et Gaëtano paraissent-ils si intimes et quel remède aussi prompt avait guéri le page ? C’est ce que nous allons vous dire.
Où l’on voit pleurer Nancy, qui riait toujours, et sourire Fosseuse, qui depuis longtemps pleurait.
Nous avons laissé, pour suivre le roi, madame Marguerite au chevet de Bavolet qui, haletant et l’œil hagard, comprimait les battements de son cœur et avouait, avec un sourire crispé, qu’il aimait la señorita ; nous avons laissé aussi à la porte mam’selle Nancy, d’où elle ne perdait, grâce au trou de la serrure, ni un mot, ni un geste de madame Marguerite et de son page.
La reine était petite fille de François Ier ; elle appartenait, par sa mère, à cette belle race de marchands souverains, d’artistes magnifiques qui s’appelaient les Médicis ; il y avait en elle la noblesse des Capétiens et la nature passionnée de ses ancêtres maternels. Artiste, elle comprenait toute la poésie idéale de l’amour de Bavolet ; reine, elle était touchée du respect sans bornes, du mystère impénétrable dont il environnait cet amour, qu’il essayait d’ensevelir au plus profond de son cœur et qui débordait malgré lui et à son insu de ses lèvres, de ses yeux et de son âme, comme la sève déborde, au printemps, d’un jeune arbre qui n’a point eu le temps de se nouer encore. De plus, la reine était femme, et elle avait trente ans ; – trente ans, l’âge où, pour une femme, commence à bruire un vague murmure qui lui dit qu’il faut se hâter de jouir de cette jeunesse qui déjà essaie son aile pour prendre bientôt son vol ; – trente ans ! cette heure où frissonne la première brise un peu fraîche qui annonce un prochain automne, où les fruits mûrissants s’inclinent sur leur branche avec mélancolie comme s’ils pressentaient déjà le fatal passage de la serpe et des corbeilles ; elle avait trente ans, elle était toujours belle ; le serait-elle longtemps encore ? elle avait aimé et souffert, – mais souffrir en aimant, c’est le bonheur…
Et le bonheur dure si peu ! – Elle voulait souffrir encore !
Et puis la fatalité s’en mêlait. La fatalité est d’ordinaire le pivot de l’amour comme l’obstacle en est le fruit défendu. On n’aime point ce qui se peut avoir tout naturellement ; – l’amour dépourvu de drame est un clair de lune…
Depuis deux jours tout paraissait conspirer pour lui faire aimer cet enfant à qui elle avait servi de mère, cet enfant aux lèvres roses qui avait le courage et la volonté d’un homme, car il prenait la plaie de son cœur à deux mains et l’étreignait, afin qu’elle saignât en dedans et n’apparut point aux yeux…
Le caquet de Nancy, la mélancolique éloquence de Fosseuse, le duel de Gaëtano et sa présomption italienne, tout, jusqu’à la jalousie de Pepa, cette soubrette catalane qui osait lever les yeux jusqu’à Bavolet, après tout un gentilhomme, tout avait conspiré pour le pauvre page, tout avait battu en brèche les résolutions de sagesse prises par la pauvre reine au début de notre récit.
Plus la distance est grande de l’homme qui aime à la femme qui est aimée, plus cette femme se croit grandie en élevant celui qui l’aime jusqu’à elle. L’amour de Marguerite pour Bavolet, et cet amour venait enfin de naître, était presque une protection, une faveur que sa royale main laissait tomber sur un pauvre sujet, une aumône de reine à un page qui mendie… Bavolet avait été sublime d’héroïsme, – mais il avait fait bien du mal à Marguerite, car elle se laissa retomber sur son siège et devint pâle comme le page, plus blanche et plus froide que ces statues de marbres qui ornaient son oratoire.
La reine demeura une minute tremblante et presque foudroyée, ne sachant ce qu’elle devait le plus redouter de la torture qu’elle éprouvait ou des symptômes effrayants que prenait son amour en se développant soudain avec une telle violence.
Puis, tout à coup elle se leva, attacha sur le page, dont l’œil brillait de fièvre, son œil où la fièvre s’allumait.
— Tu mens, lui dit-elle ; tu ne l’aimes pas !
Bavolet frissonna :
— Pourquoi mentirais-je ? dit-il.
— Je te le répète tu mens !
Et la voix de la reine, en prononçant ces mots, avait une intonation étrange.
Le page sentit son courage défaillir sous ce regard ardent qui lui retournait l’âme, qu’on nous passe l’expression vulgaire ; – mais il eut au moins le courage du silence.
— Tu mens, continua la reine avec véhémence, ce n’est pas elle !
Et la reine, parlant ainsi, s’était penchée sur Bavolet, effleurant son visage des boucles en désordre de sa chevelure ; l’œil humide, le sein ému, belle à tenter un cénobite, belle comme le jour fatal où le bourreau lui montra la tête livide de ce La Môle qu’elle avait tant aimé !
Alors il se fit une grande clarté dans l’esprit du page, il comprit tout… la reine l’aimait !
Quelle étrange émotion cloua sa gorge, quelle joie immense et pleine de délire monta de son cœur à sa tête pendant dix secondes ? nul jamais ne le dira ; – pendant dix secondes il faillit pousser un de ces cris où l’âme se fond en une sauvage et délirante harmonie, ses bras se tendirent spontanément pour étreindre cette femme sublime, cette reine des femmes qui lui avouait son amour par cette voix mystérieuse du cœur dont le corps tout entier devient l’écho ; – mais une pensée terrible lui vint, et sa bouche entrouverte se referma sans rendre aucun son, ses bras tendus retombèrent sans avoir effleuré la taille de Marguerite… Un nom avait retenti dans la conscience troublée du page : le roi !
Et alors l’enfant devint un héros, il fut plus fort qu’un homme et il répondit d’une voix brève, sèche, presque dure :
— Ne la trouvez-vous pas bien belle ?
Bavolet poussait l’héroïsme jusqu’à la barbarie, il devenait le bourreau de la reine !
Eh bien ! la reine se trouva, en ce moment suprême, aussi forte, aussi héroïque que lui ; elle s’agenouilla au chevet du page, silencieusement, lentement, elle prit sa main dans ses mains diaphanes et y laissa tomber une larme :
— Tiens, lui dit-elle, tiens, mon pauvre enfant, bois cette larme, elle contient mon amour tout entier. Je ne t’en parlerai jamais ; et si nous souffrons tous les deux, la plus cruelle torture sera la mienne. Adieu.
Elle baisa cette main qui tremblait dans les siennes, son âme tout entière passa dans ce baiser, comme son amour, diamant sans prix, s’était dissous dans cette larme ; – puis elle s’enfuit étouffant un sanglot.
Nancy était encore à la porte, Nancy pleurait et n’avait point songé à s’esquiver ; elle prit à son tour la main de la reine, se mit à genoux et la baisa.
— Madame, lui dit-elle, j’ai tout entendu et j’ai bien souffert… je ne suis qu’une pauvre servante, mais je vous aime et voudrais donner ma vie pour vous ; dites, madame, me trouvez-vous indigne de pleurer avec vous ? ne me parlerez-vous pas de lui ?
La reine mit un baiser sur le front de Nancy ; une minute elle chancela et ses larmes furent sur le point de jaillir ; mais tout à coup elle se redressa majestueusement, un sourire navré revint à ses lèvres et elle répondit :
— Je ne pleurerai pas. Les reines doivent être fortes contre la douleur : les larmes sont indignes d’elles, car elles ne les peuvent verser dans l’ombre.
Et Marguerite rentra chez elle, la main appuyée sur son noble cœur dont elle comprimait les pulsations et qui saignait si fort !
Bavolet, à l’heure du drame, avait été plus fort que la reine ; il fut plus faible après la crise. Quand il fut seul, il fondit en larmes et cacha sa tête sous la courtine.
Nancy, demeurée dans le corridor, car elle n’avait osé suivre la reine, l’entendit sangloter et elle entra.
Au bruit de la porte qui s’ouvrit le page se leva effaré ; mais la camérière alla vers lui et le pressa doucement dans ses bras :
— Je sais tout, dit-elle, j’ai tout entendu ; vous aimez la reine, malheureux enfant, et vous la tuez !
Bavolet voulut mentir encore.
— Fou ! murmura Nancy, est-ce que votre amour ne se voyait pas ? Était-il un mystère pour moi, pour la reine, pour mademoiselle de Montmorency ?
— Nancy, dit résolument le page, donne-moi mon épée, je veux me tuer.
— Ah ! fit-elle froidement, vous voulez vous tuer !
— Puis-je vivre ?
— En vous tuant, vous tuerez la reine.
Bavolet tressaillit et regarda Nancy d’un œil hagard.
— Vous voulez vous tuer, reprit Nancy, parce que vous aimez la reine ; eh bien ! la reine vous aime plus que vous ne l’aimez…
— Tais-toi ! tais-toi !
— Et elle ne se tuera point, elle : elle aura le courage de vivre et de cacher ses larmes ; elle sera plus forte que vous !
— Lorsqu’elle ne m’aimait pas, murmura Bavolet, je souffrais moins…
— Insensé que vous êtes ! vous souffrez et elle vous aime… Le ciel s’ouvre devant vous, et vous n’osez y entrer ?
— Nancy, dit gravement le jeune homme, je suis le page du roi…
— Je le sais bien ; qu’importe !
Nancy haussa les épaules.
— Et s’il était donné à l’homme de mourir dix fois, je le ferais avant de trahir mon roi dont je mange le pain, et qui m’a fait noble et brave comme lui. Oh ! ajouta Bavolet avec un enthousiasme fébrile, j’ignore mon vrai nom et mon pays, mais je sens aux pulsations de mon cœur que je suis gentilhomme, car je vais en expulser un amour criminel pour y graver à la place ces deux mots : devoir et loyauté !
Et Bavolet se mit sur son séant. Et comme la reine avait souri naguère à travers ses larmes, il sourit, lui aussi, d’un fier et triste sourire, et ajouta :
— Maintenant je veux vivre, maintenant je suis fort, et je veux, pour tous aimer la señorita. Nancy, donne-moi mon plus galant pourpoint, attache à mes chausses de belles faveurs bleues, un nœud de rubans à mon épée, je veux mon manteau brodé d’or et ma loque à plume blanche, je veux être beau et hardi comme les pages du temps jadis, je veux que la señorita m’aime… et que la reine m’oublie !
— Il vous faut pour cela, dit Nancy dont le naturel enjoué reprenait le dessus malgré elle, faire votre paix avec l’ambassadeur.
— La paix ? s’écria Bavolet qui frissonna soudain de colère, la paix ? Oh ! je ne renonce point à mon amour pour laisser le champ à d’autres… l’ambassadeur, tôt ou tard, je le tuerai ! – Mais sois tranquille, ajouta-t-il avec un froid sourire, pas aujourd’hui, j’ai soif de l’amour de la señorita, il faut bien que le page du roi ait quelque bonne fortune, il faut bien que je sois heureux ! acheva-t-il avec un accent de navrante ironie ; et ventre-saint-gris ! comme dit le roi mon maître, la señorita m’aimera ou j’y perdrai mon nom !
Bavolet fit une toilette minutieuse. On eût dit le plus mauvais sujet de page qu’eût jamais eu le roi Henri III, se disposant à escalader le balcon d’une duchesse à tabouret, et prêt à enfoncer jusqu’à la garde la lame d’une jolie épée de cour, finement damasquinée, dans le pourpoint d’un mari trop curieux.
Quand il fut équipé, il se mira complaisamment, prit une pose cavalière, inclina sa toque, mit un poing sur la hanche, passa la main droite dans les dentelles en point de Venise qui sortaient de son pourpoint entrouvert, et descendit chez le seigneur Gaëtano, qui paraissait fort affairé à écrire une volumineuse correspondance.
— Monsieur, lui dit-il, vous savez que je vous hais.
— Vous m’avez fait l’honneur de me le dire et même de me le prouver, monsieur ; que puis-je faire pour votre service ?
— Oh ! presque rien… me donner la main.
— De grand cœur, je n’ai pas de rancune.
Bavolet éclata de rire.
— Je ne l’entends point ainsi, dit-il.
— Bah ! comment l’entendez-vous ?
— Voici : La reine a vent de notre querelle…
— Vous vous trompez ; elle la connaît dans tous ses détails.
— Soit. Il ne faut pas que la reine cherche à nous réconcilier… elle nous réconcilierait fort mal.
— Alors, que faut-il faire ?
— Paraître bons amis.
— Je vous ai offert mon amitié, vous êtes discret, mon cher monsieur Bavolet, vous ne m’en demandez que le fac simile.
— Ainsi, c’est convenu, l’apparence…
— Parfaitement.
— Et à la première occasion…
— Je suis à vos ordres, monsieur.
— Monsieur, dit Bavolet avec une courtoisie excessive, malgré la fantaisie que j’ai de vous passer ma rapière à travers corps, je suis forcé d’avouer que vous êtes un galant homme.
— Je vous remercie, monsieur.
— Et je serais bien désolé si je me voyais contraint de vous assassiner.
— Ah vraiment ! et pourquoi ?
— Si vous adressiez jamais un mot d’amour à la reine…
— N’ayez crainte, monsieur Bavolet, ce n’est point la reine que j’aime, c’est mademoiselle de Montmorency.
— C’est comme moi, dit Bavolet, j’aime la señorita et non la reine de Navarre.
— Il faut avouer que la reine est bien malheureuse, pensa Nancy, qui écoutait à la porte pour essuyer ses larmes, – ses amants sont d’une inconstance rare et d’une humeur bien capricieuse !
*
* *
Henry de Navarre n’était point un amoureux de roman. Il soupa merveilleusement bien et fut enchanté de la bonne humeur de Bavolet, qui s’occupait de séduire la señorita et avait dépouillé ce masque de mélancolie qui faisait dire au roi depuis quelque temps :
— Les pages s’en vont ! ils ont la lèvre pendante et l’œil morne comme les poètes de mon frère Charles IX.
Une seule chose irrita légèrement le Béarnais, ce fut le ton enjoué de Fosseuse, à qui Gaëtano débita les plus galants propos, et la complaisance qu’elle parut mettre à les écouter.
Heureusement le roi avait faim et pour justifier la moitié du proverbe, il n’entendit qu’à demi.
Le souper se prolongea jusqu’à dix heures. À dix heures le roi se leva et demanda sa canne. Bavolet s’empressa d’offrir sa main à la señorita qui le trouvait charmant, et Fosseuse prit celle de l’ambassadeur.
— Avez-vous la migraine ? lui demanda-t-elle.
— Je suppose que je vais l’avoir, répondit Gaëtano.
— Moi, dit Fosseuse, je ne l’aurai que dans une heure ; la mienne est apprivoisée.
Fosseuse quitta Gaëtano à la porte de son logis et s’enferma. Peu après on gratta à la porte et Nancy entra.
— Mademoiselle, dit-elle, voulez-vous que je vous fasse un conte ?
— Je le veux bien, c’est peu dangereux. Que veux-tu me dire, petite ?
— Le roi m’a parlé de vous ce matin.
Fosseuse tressaillit et rougit de plaisir.
— Je lui ai dit beaucoup de mal de vous…
— Par exemple !
— J’ai affirmé que vous composiez des histoires avec le seigneur Gaëtano.
— Ah ! et qu’a-t-il dit !
— Il a froncé le sourcil et a prétendu que l’ambassadeur de son cousin était un impertinent et vous une péronnelle.
— Il paraissait donc affligé ?
— Il est jaloux ! ! ! dit Nancy, avec un geste dramatique qui fit sourire Fosseuse.
— En vérité ! il m’aime donc toujours ?
— Heu ! heu ! ce n’est pas une raison…
— Après, que t’a-t-il dit ?
— Dame ! fit Nancy, j’ai de bien jolis yeux, dit-on, et si je les perdais…
Fosseuse tendit la main à Nancy.
— Dis toujours, petite.
— Eh bien ! il m’a dit que j’avais de jolis yeux…
— Présomptueuse ! et tu l’as cru, sans doute !
— Dame ! il faut toujours croire… la foi sauve.
— Celle-là damne, ma petite. – Et puis ?
— Et puis il m’a donné un rendez-vous…
— Oh ! oh ! fit la jalouse Fosseuse, ne serait-ce point toi, plutôt !
— Hum ! fit Nancy, peut-être bien… c’est possible…
— Et vous aurez l’audace d’y aller, mademoiselle ?
— C’est bien tentant un roi…
— Impertinente !
— Et ce serait bien mal à moi de le faire attendre en pure perte.
Fosseuse fronçait ses grands sourcils.
— Mais, réflexion faite, je n’irai pas ; j’y enverrai quelqu’un à ma place. La señorita, peut-être !
— Il le faudra bien, si vous n’y voulez aller vous-même.
Mademoiselle de Montmorency poussa un cri de joie et embrassa Nancy :
— Tu es charmante, petite, dit-elle, et je te récompenserai.
— Venez chez moi, dans ma chambre.
Fosseuse suivit Nancy qui la conduisit au second étage du château, où les camérières avaient leur retrait.
Le retrait de Nancy était charmant, coquet dans sa simplicité, arrangé avec art : il trahissait une Parisienne de l’école de la reine de Navarre.
— Tenez, dit Nancy, en posant un abat-jour sur sa lampe, mettez-vous dans ce coin sombre ; il faudrait que le roi ne vous reconnût point d’abord, ce serait plus amusant.
Fosseuse se plaça en riant dans un grand fauteuil et tourna le dos à la porte.
— Bon ! dit Nancy, maintenant je me sauve. Le roi va venir. Il frappera trois coups ; vous contreferez votre voix et direz bien doucement : Entrez !
Et Nancy s’en alla.
— Que je suis heureuse, se dit-elle, de n’être point toquée, moi aussi ; je m’amuserais moins. Ces amoureux ne font que pleurnicher. Une seule chose me fait saigner le cœur : l’État de ma pauvre reine… et c’est ma faute ! Aussi comment supposer que ce drôle de Bavolet aurait des idées si chevaleresques !
Nancy partie, Fosseuse attendit, le cœur palpitant. Tout à coup des pas légers résonnèrent dans le corridor ; Fosseuse reconnut le roi ; elle eut peur et trembla.
Puis une idée merveilleuse lui vint :
— Je veux, dit-elle, savoir s’il m’aime encore… et je veux le bien savoir. – Soufflons la bougie !…
La bougie soufflée, la chambre de Nancy se trouva dans la plus complète obscurité et le roi, qu’un rayon de lumière avait guidé jusque-là ; fût contraint de gagner la porte à tâtons.
— La petite drôlesse, ce me semble, me veut faire rompre le cou, murmura Henri de Navarre.
Il poussa la porte qui tourna sans bruit sur ses gonds et dit tout bas :
— Nancy ! es-tu là ?
— Est-ce vous, sire ? demanda une voix de femme que l’émotion déguisait assez bien…
— Parbleu ! est-ce que tu n’as pas de lumière ?
— Elle s’est éteinte.
— Rallume-la.
— Je n’ai pas de feu…
— Attends, dit le roi, j’ai un briquet ; attends.
Fosseuse frémit ; elle quitta son grand fauteuil et se dirigea vivement vers le roi, qu’elle saisit par le bras.
— C’est inutile, dit-elle.
— Pourquoi inutile ? il fait si noir ici… et tu sais que je suis venu pour voir tes yeux.
— Ah ! murmura Fosseuse troublée, en effet…
— Comme la voix tremble, petite, dit le roi, je te fais donc peur ?
— Non, mais…
— Mais quoi ?
— Je suis émue… troublée… et c’est pour cela que je vous supplie de ne pas rallumer la bougie.
— Diable ! diable ! pensa le roi, ceci prend une tournure un peu… brusque.
Puis il ajouta tout haut :
— Fais-moi asseoir, au moins.
— Venez, sire. Tenez, mettez-vous là, près de moi.
Et Fosseuse fit asseoir le Béarnais à côté d’elle.
— Ventre-saint-gris ! dit-il alors, pourquoi trembler ? pourquoi cette émotion ? je parie que si nous rallumions…
Le roi mit de nouveau la main sur son briquet de chasseur, Fosseuse l’arrêta encore…
— Par pitié ! dit-elle, ne me faites point mourir de confusion.
— De confusion pour si peu ?…
Fosseuse prit la main du roi et la posa doucement sur son cœur. Son cœur battait bien fort. Le roi en tressaillit :
— Petite, dit-il, est-ce que… sérieusement… toi qui ris toujours ?
— Moi ? murmura tristement Fosseuse qui oublia une minute qu’elle jouait le rôle de Nancy.
— Là, franchement, reprit le roi, – m’aimerais-tu ?
Fosseuse ne répondit point mais elle pressa doucement la main du roi.
— Ma parole d’honneur ! grommela celui-ci, ceci devient fort embarrassant. Nancy, ma mignonne, je sais que tu es une petite espiègle, une assez piquante comédienne et il ne serait pas impossible que tu eusses logé dans ta cervelle écornée le projet de te moquer de moi…
— Ah ! sire… quelle idée !
— Or, vois-tu, il n’est pas permis de se moquer du roi comme d’un simple gentilhomme tel que Turenne, ou d’un page comme ce drôle de Bavolet, qui était ce soir d’une hardiesse à tenter le fouet.
Fosseuse soupira sans mot dire.
— Et si tu te moquais, continua le roi en riant, je serais obligé de t’envoyer à Bouillon rejoindre M. de Turenne, pour lequel, m’as-tu dit, Fosseuse avait quelque inclination.
Mademoiselle de Montmorency fit un brusque mouvement, auquel le roi ne prit garde, et elle oublia encore son rôle.
— Ne croyez pas cela, sire.
— C’est toi qui me l’as dit.
— Je me suis trompée. Mademoiselle de Montmorency n’aime personne.
— Et le seigneur Gaëtano, qui lui narre des contes ? fit le roi avec un accent de dépit qui fit tressaillir Fosseuse et la rappela à elle-même assez pour qu’elle ne se pût trahir.
— Heu ! heu ! répondit-elle, on ne sait pas trop.
— Et moi, ne m’aime-t-elle plus ?
— Je ne crois pas.
— Bah ! qui sait !
— Comment voulez-vous qu’elle vous aime, vous aimez la señorita.
— Non, je te jure.
Un cri de joie faillit échapper à Fosseuse ; elle se contint cependant et poursuivit :
— Et moi, ne m’aimez-vous pas… un peu !
— Toi ! dit le roi tressaillant à son tour, je ne sais pas…
— Merci ! vous êtes aimable…
— Je te demande pardon, ma petite, mais… je suis ému…
— Vraiment ? fit Fosseuse qui triomphait. Est-ce mon voisinage qui vous trouble ? ajouta-t-elle en quittant la main du roi.
— Tu as un mauvais caractère, Nancy.
— Vous êtes si galant, sire ! vous venez ici… Au fait, pourquoi venez-vous ?
Le roi se gratta l’oreille.
— Écoute, dit-il enfin, tu as de bien jolis yeux…
— Je le sais, fit sèchement Fosseuse.
— Un pied et une main… charmants !
— Passons.
— Une fossette à la joue qui te va à ravir.
— Soit. Est-ce tout ? Où voulez-vous en venir ?
— Ah ! voici qui est difficile… Je voulais dire que tu es incontestablement très gentille.
— Je vous remercie bien…
— Cependant je ne venais point ici pour te le dire.
— Ah ! et pourquoi donc ?
— Tiens, dit le roi, je vais te parler franchement, je suis… amoureux.
— De moi ?
— Eh ! non, hélas !
Fosseuse eut toutes les peines du monde à ne point se trahir ; cependant elle eut le courage de repousser le roi en jouant le dépit :
— Ce n’est point, dit-elle, ce que vous me disiez… d’abord.
— Que veux-tu ? l’amour est un mystère. Je suis amoureux…
— Je voudrais bien savoir de qui.
— Ah ! fit le roi, ceci est peut-être encore plus difficile a dire…
— Est-ce de la reine ?
— Fi ! pourquoi chagrinerais-je ce pauvre Turenne ?
— Est-ce de la señorita ?
— Je l’ai été deux jours, je ne le suis plus.
— Inconstant !
— Ce n’est point cela ; elle a un vilain défaut, cette petite Espagnole.
— Bah !
— Elle s’occupe de politique.
— Mon Dieu ! pensa Fosseuse, la reine et moi nous sommes jouées ! le roi a déjà deviné.
— Et je n’aime pas les femmes qui se mêlent des secrets d’État.
— Vous avez bien raison, sire ; mais de qui donc êtes-vous amoureux, alors ?
— Je n’ose le dire.
— Dites toujours, je suis résignée à tout entendre…
— Un moment… crois-tu que Gaëtano, tu sais, l’ambassadeur ?…
— Parfaitement. Eh bien !
— Eh bien ? crois-tu… enfin, me comprends-tu ?
— Nenni, dit Fosseuse dont le cœur éclatait.
— Qui sait si… Fosseuse…
— Dame ! on ne sait pas… Ces choses-là ne se disent point…
— Cordieu ! murmura le roi dont la voix s’altéra subitement, si je le savais… si j’étais sûr…
Qu’est-ce que cela vous fait ?
— Comment, qu’est-ce que cela me fait ! mais tu ne sais donc pas ?
— Je sais que vous l’avez indignement délaissée !
— Indignement ! oh ! non…
— Trahie !
— Un caprice, voilà tout.
— Et si elle s’est vengée, elle aura très bien fait.
— Mais, ventre-saint-gris ! ce serait infâme !
— Ce serait œuvre pie, sire ; vous le méritez.
— Pour un pauvre petit caprice de deux jours ?
— Qu’importe la durée ? dit Fosseuse.
— C’est que, fit le roi avec émotion, je l’aime toujours, moi, je l’assure.
— Quelle plaisanterie ! murmura mademoiselle de Montmorency défaillante.
— Et je me passerais mon épée au travers du corps si…
Fosseuse, cette fois, ne put retenir un cri. Elle se jeta au cou du roi et l’étreignit tendrement sans ajouter un mot.
— Par exemple ! dit celui-ci tout étonné, qu’est-ce que cela te fait que j’aime encore Fosseuse ?
Fosseuse ne répondit point.
— Voilà, poursuivit le roi, qui est au moins original ; tu me donnes un rendez-vous d’amour et j’y viens : au lieu de te baiser les mains et de te conter de galants propos, je t’avoue que j’aime toujours Fosseuse, que je suis horriblement jaloux… et tu ne me témoignes pas de dépit, tu te réjouis, au contraire ?
Fosseuse se taisait toujours, elle pleurait de joie.
— Ventre-saint-gris ! s’écria soudain le roi, ceci serait trop fort… Nancy n’a jamais pleuré !
Et le roi chercha de nouveau son briquet, en tira quelques étincelles et alluma la bougie.
Fosseuse avait regagné le fauteuil et y sanglotait la tête dans ses mains.
Le roi courut vers elle, aperçut les belles boucles cendrées de sa chevelure et jeta un cri à son tour :
— Fosseuse ! s’écria-t-il, c’était toi ?
Elle s’élança vers lui, et souriante à travers ses larmes, elle lui dit :
— C’est moi, moi qui ai bien souffert, moi qui vous pardonne, puisque vous m’aimez toujours.
Le roi se mit à genoux et couvrit de baisers les mains de mademoiselle de Montmorency. Puis tout à coup le nom de Gaëtano revint à ses lèvres :
— Vous ne l’aimez pas, au moins ?
Fosseuse haussa les épaules.
— Alors cette petite Nancy m’a trompé.
— Du tout. C’est vrai.
— Quoi ? qu’est-ce qui est vrai ? fit brusquement le roi.
— L’histoire du conte.
— À vous deux, en tête-à-tête ?
— En tête-à-tête et à nous deux !
— Mais, c’est affreux ! je veux savoir…
— Dame ! dit Fosseuse, ceci est mon secret.
— Vous n’en devez point avoir pour moi.
— Si fait. C’est un secret… politique.
— Qu’importe !
— Ne m’avez-vous point dit tantôt que vous exécriez les femmes qui s’occupaient de politique ?
— Sans doute… Et je veux que vous m’aimiez. Mais vous conspirez donc ? fit le roi impatienté.
— Précisément, mon beau sire. Gaëtano et moi nous conspirons. Gaëtano conspire contre le roi de Navarre, et moi je conspire contre le roi d’Espagne. Au demeurant, nous sommes les meilleurs amis du monde et les plus fidèles alliés qui se puissent trouver.
— Corbleu ! pensa le roi, je commence à croire que les femmes y voient plus clair que nous. Il y a un complot sous roche ; je vais rappeler mon vieux Mornay, qui était allé couper ses foins à Nérac, service du roi… Dites donc, ma mie…
— Sire ?
— Ne pourrais-je pas être un peu de ces deux conspirations ?
— Si fait, sire, c’est très facile.
— Que faut-il faire ?
— Aimer beaucoup la señorita.
— J’y songeais.
Fosseuse fit sa moue.
— Je m’entends, dit-elle ; en apparence, seulement.
— Peuh ! dit le roi. Qu’est-ce que cela fait ?
Un éclair de jalousie s’alluma dans l’œil de Fosseuse.
— Je ne veux pas, dit-elle ; entendez-vous, Henri ?
— Oh ! si nous commandons, madame, dit humblement le roi, j’obéirai ; je n’aimerai la señorita…que superficiellement. À propos, est-ce que Bavolet conspire aussi ?
— Peut-être… Pourquoi cette question ?
— Il était bien empressé ce soir auprès de la señorita…
— Il cache son jeu, dit finement Fosseuse. Maintenant, sire, adieu… partez…
— Déjà ? mais je n’ai point le mot de la conspiration ?
— Ni moi. Je le cherche.
— Quand espérez-vous le trouver ?
— Peut-être ce soir. J’y vais de ce pas.
— Ce soir ? vous y allez ?
— Mon Dieu ! de quel air vous me dites cela ?
— Vous allez chez…
— Chez qui, sire ?
— Vous verrez… Gaëtano… l’ambassadeur ?
— Pourquoi pas ?
— Dame ! fit le roi, la nuit… à cette heure… une dame d’honneur qui court les corridors. C’est peu convenable.
— Jaloux ! dit-elle avec un frais éclat de rire ; était-ce plus convenable… jadis… de voir un roi s’aventurer dans de petits escaliers… mystérieux.
— Pourtant, cela me paraît imprudent…
— Je vais le rejoindre dans le parc.
— Bien vrai ? vous ne me mentez point ?
— Tenez, dit-elle en riant et ouvrant la croisée, voici la lune qui se lève, la croisée donne sur le parc, mettez-vous là, vous nous verrez.
— Adieu…
Le roi lui mit un baiser au front et elle s’esquiva.
Peu après, de son poste d’observation, le roi aperçut Gaëtano se promenant au clair de lune sous les coudriers, et presque aussitôt Fosseuse qui vint le rejoindre et prit son bras.
— Bon ! pensa le Béarnais, je ne les perdrai point de vue.
L’ambassadeur et mademoiselle de Montmorency se promenèrent de long en large un moment, et puis, insensiblement, ils se dirigèrent vers le massif de coudriers sous lesquels Gaëtano s’était battu le matin avec Bavolet.
— Diable ! fit le roi, mais elle m’a dit : « Vous nous verrez ; » mais c’est que je ne les vois plus du tout. – Diable ! diable !
Et le roi attendit, espérant les voir ressortir. Dix minutes s’écoulèrent, rien ne reparut.
Le roi commençait à éprouver des impatiences nerveuses, lorsqu’un bruit de pas et un frôlement de robe se firent entendre dans le corridor.
Le roi respira :
— La voici, pensa-t-il ; ils auront suivi la grande allée et seront remontés par le grand escalier.
Le parc était éclairé par la lune ; mais la croisée de Nancy se trouvait masquée par une tourelle, si bien que la chambre où était le roi était entièrement dans l’ombre.
La porte s’ouvrit et se referma sans bruit.
— Est-ce toi ? demanda le roi.
Ce n’était point Fosseuse, c’était Nancy qui, croyant le roi et Fosseuse partis, venait prendre possession de son domicile.
— Oh ! oh ! pensa Nancy, le roi est encore ici, et Fosseuse n’y est plus… cela aura mal tourné, et j’en suis pour mon sacrifice… Depuis deux jours, je fais les affaires de tout le monde… excepté les miennes, je tourne au Bavolet. Bah ! on dit que charité bien ordonnée commence par soi-même. J’ai commencé par les autres, si je finissais…
Et Nancy répondit bien bas :
— Oui, c’est moi.
Où la nature espiègle de Nancy reprend le dessus.
— Ah ! c’est vous, dit le roi d’un ton piqué… où donc avez-vous laissé le seigneur Gaëtano ?
— Mais… balbutia Nancy interdite, je ne sais pas…
— Comment, vous ne savez pas ? serait-ce sous les coudriers où vous aviez si grande hâte de vous réfugier tantôt, alors que vous saviez que d’ici je voyais tout ?
— Moi, je me suis réfugiée sous les coudriers ? demanda Nancy qui ne comprenait plus du tout… avec le seigneur Gaëtano ?
— Parbleu ! dit le roi, me prenez-vous pour un niais ?
— Non pas, sire… mais je ne sais ce que vous voulez dire avec vos coudriers et votre Gaëtano.
— Corbleu ! dit le roi frappant du pied, ceci est trop fort, et vous êtes la plus perfide des femmes !
— Oh ! sire, quel vilain mot…
— Un monstre d’hypocrisie !
— De grâce… sire…
— Et moi qui vous aimais !
— Vraiment, vous m’aimiez ?
— Elle ose en douter ! ô perfidie !
— Dame ! écoutez donc, fit Nancy qui souriait dans l’ombre, on douterait à moins.
— Que voulez-vous dire, expliquez-vous ?
— Vous aimez la señorita.
— Je vous ai juré le contraire tout à l’heure.
— Alors c’est Fosseuse…
— Eh ! oui, dit le roi, c’est Fosseuse que j’aime… je te l’ai dit assez clairement.
— Bien vrai ? fit la méchante soubrette.
— Douteras-tu de moi ?
— Je vous crois, sire. En ce cas, que vous importe ma conduite ?
— Ma foi ! s’écria le Béarnais, ceci est le comble de l’imprudence. Elle sait que je l’aime, que je suis jaloux…
— Mais non, vous ne m’aimez pas, puisque vous aimez Fosseuse, sire.
Le roi poussa un cri :
— Tu n’es donc point Fosseuse ? demanda-t-il.
— Moi ? pas le moins du monde.
— Alors, pourquoi… viens-tu ?
— Je rentre chez moi.
— Nancy ! fit le Béarnais qui comprit enfin.
— Je croyais que vous m’aviez reconnue, murmura l’hypocrite camérière.
— Comment voulais-tu que je te reconnusse ; je ne t’attendais pas ?
— Par exemple ! dit Nancy d’un ton piqué.
— Serait-ce toi que j’ai aperçue dans le parc avec l’ambassadeur ?
— Nenni.
— Alors comment veux-tu…
— Mais dame ! fit Nancy, il me semble ce matin…
— Quoi ? ce matin… demanda naïvement Henri de Navarre.
— Eh bien ! ce matin, ne m’avez-vous pas dit… Diable ! vous avez pourtant de l’esprit, sire.
— C’est juste, mais je suis venu il y a une heure.
— Je suis désolée de vous avoir fait attendre, mais j’avais mon service auprès de la reine.
— Voilà qui s’embrouille de plus en plus, dit le roi.
— Au contraire, c’est fort clair.
— Comment donc Fosseuse était-elle ici ?
— Fosseuse ! ici, chez moi ? s’écria la soubrette jouant de stupéfaction.
— Dame ! murmura le roi, je l’y ai trouvée…
Et le roi raconta à Nancy la scène précédente. Nancy pouffait de rire.
— En sorte, dit-elle, que Votre Majesté attend Fosseuse.
— Sans doute.
— Fosseuse qui a disparu derrière les coudriers avec l’ambassadeur ?
— Eh oui, fit le roi, dont la jalousie renaissait peu à peu.
— Y a-t-il longtemps, déjà ?
— Un siècle !
— Hum ! murmura Nancy, les coudriers sont touffus…
— Peuh ! dit le roi.
— Le gazon est vert…
— Heu ! heu !
— La nuit est fort belle…
— Il fait froid.
— Pour les jaloux peut-être, mais pour ceux qui s’aiment.
Le roi frissonna.
— Tais-toi, petite, dit-il, tais-toi donc !
— Et le seigneur Gaëtano sait de bien beaux contes.
Le roi, qui avait abandonné la fenêtre, y retourna et plongea anxieusement ses regards dans le parc. Le parc était désert.
Le roi poussa un soupir. Nancy en laissa échapper un autre.
— Tu soupires ? demanda le roi.
— Oui, sire.
— Et pourquoi ?
— Je soupire en songeant que je suis une pauvre camérière qui sert de jouet à tout le monde.
L’accent de Nancy était si triste que le roi en tressaillit.
— De jouet ? fit-il, et à qui donc, par hasard ?
— À beaucoup de gens. Au roi de Navarre, par exemple… au roi qui donne un rendez-vous à mademoiselle de Montmorency.
Le roi était bon, l’accent ému de Nancy le toucha.
— Pardonne-moi, dit-il.
— Il le faut bien, puisque vous aimez Fosseuse…
— Corbleu ! s’écria le Béarnais, j’ai peut-être grand tort en cela…
— Ah ! sire… quelle idée !
— Et ces coudriers… ce Gaëtano…
— Vous êtes méchant, sire ?
— Et j’ai bonne envie… de me venger !
— Comment cela, sire ?
— Dame ! fit le roi, si je savais…
— Que voulez-vous savoir, sire ?
— Si je savais que tu… m’aimasses un peu.
Nancy étouffa à demi un gros soupir :
— Je ne vous aime pas, sire, dit-elle… et j’en suis bien heureuse…
— Impertinente !
— Car vous ne m’aimeriez pas…
— Peut-être…
— Vous aimez Fosseuse.
— Morbleu ! je finirai par ne plus l’aimer…
— Vous aurez tort, car elle vous aime…
— Je crois plutôt qu’elle me trompe.
— On trompe en aimant, murmura la perfide camérière.
Le roi eut le vertige et il prit Nancy par la taille :
— Si je me vengeais, dit-il.
Nancy lui glissa doucement des mains.
— Sire, dit-elle, c’est parfaitement inutile, voici mademoiselle de Montmorency.
Le roi poussa un cri de joie :
— Tu crois ? dit-il.
Nancy éclata de rire :
— Vous voyez dit-elle que je suis sage en refusant de vous venger.
Le roi, pris au piège, se tut.
— Mais moi, je me suis vengée ! Voici une demi-heure que je me divertis aux dépens du roi de Navarre. Pourquoi diable me donnez-vous des rendez-vous pour me dire que vous aimez Fosseuse ?
Et Nancy, laissant échapper un second éclat de rire, s’enfuit, tandis que le roi demeurait tout soucieux à la fenêtre.
— Allons ! murmura la camérière, j’ai le cœur plus sage que la tête et mes caprices n’ont pas de suite. Décidément je suis la véritable reine du château, car je n’aime personne et fais le bonheur de tout le monde. Je vais chercher Fosseuse et l’envoyer au roi qui me paraît être au supplice !
Nancy n’eut point le souci de chercher longtemps Fosseuse, elle la rencontra dans le grand escalier :
— Allez ! lui dit-elle, le roi est sur les épines.
— Pourquoi cela ?
— Il est jaloux. Courez vite. Cependant, comme il se fait tard, tâchez de le mettre hors de chez moi, je veux me coucher.
Fosseuse fit un signe de tête et rejoignit le roi en riant :
— Mon pauvre Henri, dit-elle, vous êtes donc toujours jaloux ?
— Mais, fit le roi qui respira bruyamment, il y a de quoi, ce me semble ?
— Taisez-vous, ce n’est point l’heure et nous n’avons pas le loisir de nous faire une querelle. Nous conspirons.
— Ah oui ! reprit Henri, quel est le mot de l’énigme ?
— Je le sais point encore.
— Vous avez cependant causé… bien longtemps.
— Peu importe ! Voici ce qu’il vous faut faire.
— Pour conspirer ?
— Sans doute ! il vous faut feindre d’aimer la señorita…
— Comme vous l’ambassadeur ?
— Certainement.
— Et lui obéir en tout…
— Très bien.
— Satisfaire tous ses caprices…
— Diable !
— Je m’entends, et paraître me dédaigner plus que jamais…
— Le pourrai-je ?
— Ingrat ! murmura Fosseuse, vous l’avez tenté déjà, ce me semble.
— Chut ! dit le roi, je vous aime, oublions le passé.
— Soit ; – et maintenant voici minuit qui sonne, rentrez, sire, il est tard.
— Cruelle ! murmura le roi.
— Tout beau ! dit Fosseuse, avant d’être absous, il se faut repentir.
Fosseuse, s’esquiva et laissa le roi qui ne tarda point à rentrer chez lui.
— La señorita, pensa-t-il, est bien belle et Fosseuse veut que je l’aime… en apparence, beaucoup ; – si je l’aimais un peu… en réalité ?
*
* *
Mademoiselle de Montmorency regagna son appartement et fut fort étonné d’apercevoir un filet de lumière qui passait au travers de sa porte demeurée entrouverte.
Elle entra et reconnut Nancy et Bavolet qui causaient paisiblement au coin du feu.
Bavolet était dans son charmant costume de la soirée, et il souriait à Nancy comme le plus gai des pages sourirait à la plus sémillante des camérières.
Fosseuse les regarda tous deux et parut chercher la signification de leur présence chez elle, à une pareille heure.
Nancy la comprit sans doute, car elle lui dit aussitôt :
— Vous me chassez de chez moi, il faut bien que je me réfugie quelque part.
— Bien, dit légèrement Fosseuse en regardant ensuite Bavolet.
Bavolet souriait, mais son œil était fiévreux, et son front pâle disait éloquemment sa souffrance.
— Me trouvez-vous beau ? demanda-t-il en s’efforçant d’être fat et de bonne humeur.
— Ravissant, répondit Fosseuse.
— Tant mieux ! car d’autres sont de votre avis.
— Nancy peut-être ?
— Nancy, d’abord.
— Chut ! monsieur Bavolet, dit Nancy, qui essaya de rougir.
— Ensuite la señorita, reprit le page.
— Vraiment ! fit Fosseuse.
— En vérité, murmura Bavolet qui essayait de masquer la tristesse de son cœur avec le sourire de ses lèvres, elle serait, morbleu ! bien difficile.
— Voyons, dit Fosseuse, ne plaisantons point, Bavolet, la señorita t’aime-t-elle ?
— Elle ne me l’a point dit, mais…
— Tu as lieu de le croire, n’est-ce pas ?
— Il n’est rien de tel pour être fort et clairvoyant en amour, reprit Bavolet, que de ne pas aimer ceux qui vous aiment.
— C’est assez philosophique, cela.
— Et la señorita m’aimant, n’aimera point le roi… alors vous comprenez, ma petite Fosseuse ?
— Je comprends, dit gravement mademoiselle de Montmorency, que tout cela est inutile.
— Inutile !…
— Sans doute, le roi m’aime toujours.
— Alors, murmura tristement Bavolet, rien ne m’oblige plus à jouer mon rôle. Ce que j’en faisais n’était que pour vous.
— Au contraire, il faut continuer.
— Que voulez-vous dire ?
— Je veux dire que le roi sera plus que jamais empressé auprès de la señorita.
— Alors il vous délaisse ?
— Il m’aime plus que jamais.
— Ceci devient une énigme.
— En voici le mot : la señorita conspire.
— Ah bah !
— Elle conspire avec l’ambassadeur contre le roi.
— Et quel est le but du complot ?
— C’est ce qu’il faut savoir. La reine cherche, je cherche aussi, cherche à ton tour. Le roi est prévenu.
— Bon, dit le page, je vais avoir une passion d’ogre pour l’Andalouse. Il faut bien que je tue le temps !
— La reine, murmura Nancy à l’oreille de Fosseuse, nous sera maintenant d’un pauvre secours.
— Tu la remplaceras, dit Fosseuse. Maintenant, allez-vous-en ; je meurs de sommeil.
— Il paraît que les amoureux dorment, murmura Nancy.
— Oui… quand ils sont heureux ! répondit Bavolet avec un soupir. Bonne nuit, petite.
L’encre sympathique du seigneur Gaëtano et la chimie de madame Marguerite.
Trois jours après, le château de Coarasse avait la même physionomie, et les passions diverses qu’il abritait avaient suivi paisiblement leur cours sans bruit ni scandale.
La migraine de la reine de Navarre continuait et la rendait inaccessible ; le roi, en fort bonne intelligence avec Fosseuse, s’occupait plus que jamais de la señorita, dont le cœur n’était peut-être plus fort tranquille depuis que Bavolet s’était mis en tête d’être aimé ; – Gaëtano était toujours galant et empressé auprès de mademoiselle de Montmorency, qui le lui rendait, du reste. De temps en temps, il était sujet aux migraines et sortait à cheval au milieu de la nuit. Le gentilhomme qui veillait au pont-levis s’inclinait bien bas et le laissait passer.
Enfin Nancy et Pepa ne se montraient plus que rarement et demeuraient auprès de madame Marguerite.
Voilà donc où en étaient les choses au bout de trois jours…
C’était la veille d’une grande chasse à laquelle étaient conviés tous les gentilshommes du voisinage, une battue aux ours dont le roi promettait d’avance des merveilles. Aussi le souper avait-il été avancé pour que les chasseurs pussent se retirer de bonne heure et prendre un repos nécessaire aux fatigues du lendemain. Pourtant la señorita avait dit à l’ambassadeur en passant, au bras de Bavolet, derrière le fauteuil du roi : « À tantôt ! » Et Gaëtano, s’approchant d’elle, lui avait murmuré à l’oreille :
— Dans dix minutes je serai chez vous.
Bavolet n’avait rien entendu, mais Fosseuse avait deviné, et croisant Bavolet et l’Andalouse, elle dit bien bas au page : « Attention ! »
Fosseuse cherchait encore le mot de l’énigme.
Bavolet reconduisit la señorita chez elle.
— Rentrez chez vous, mon enfant, lui dit-elle avec un charmant sourire, nous ne ferons point ce soir notre partie d’échecs accoutumée.
— Et pourquoi cela ? demanda le page.
— Parce que nous chassons demain.
— Bah ! nous chassons tous les jours, il me semble.
— Mais la journée sera rude, et il vous faut du repos.
— C’est bien ennuyeux, murmura Bavolet du ton d’un enfant gâté et boudeur, je voulais jouer aux échecs.
La señorita passa ses doigts dans la chevelure du beau page, en roula et déroula complaisamment les boucles et lui dit :
— Mon petit Bavolet, soyez raisonnable…
— Vous ne m’aimez pas… fit le page effronté, jouant la jalousie.
— Oh ! si, dit-elle avec un regard charmant, va-t’en…
Bavolet s’en alla sans mot dire et referma sur lui la porte du boudoir. Par hasard, les femmes de l’Andalouse étaient encore aux offices, et l’antichambre se trouvait déserte.
— Oh ! oh ! pensa le page, il y a quelque chose d’extraordinaire ce soir. La señorita était bien pressée de me renvoyer, et Fosseuse, qui est une fine mouche, m’a donné l’alerte. Si je faisais pour une heure le métier de Nancy ?
Il y avait un cabinet de toilette à deux issues dans l’appartement de la señorita ; l’une de ces issues donnait dans le boudoir, l’autre dans l’antichambre. Bavolet ouvrit bruyamment la porte de l’appartement, parut gagner le corridor et refermant cette porte sans sortir, revint sur la pointe du pied et se glissa dans le cabinet de toilette d’où, grâce à une porte vitrée, on pouvait voir ce qui se passait dans le boudoir.
Tout aussitôt on gratta à l’extérieur et Gaëtano entra. Il avait à la main une petite fiole et du parchemin.
— Tenez, dit-il à la señorita, voici l’encre sympathique ; elle est d’une qualité merveilleuse, et ne disparaît complètement qu’au bout de six heures.
Jusque-là elle ressemble à de l’encre ordinaire d’un beau noir et paraît ineffaçable.
— Très bien, dit la señorita. Maintenant, m’expliquerez-vous…
— Sans doute. Je vous ai achetée assez cher pour me fier entièrement à vous.
— Ce mot est peu courtois.
— En politique, la courtoisie est de pure convention, en conspiration, elle est inutile.
— Soit ; expliquez-moi…
— Voici. Le roi va venir, n’est-ce pas ?
— Sans doute ; dans quelques minutes il sera ici.
— Vous lui ferez une scène de jalousie…
— J’y compte bien.
— Et quand il vous aura attesté son amour par tout ce qu’il y a de plus saint…
— Eh bien ? alors…
— Alors, ma toute belle, vous lui direz simplement : Fosseuse, que vous dites ne plus aimer, me fait ombrage.
— Ah ! très bien.
— Fosseuse m’est insupportable ; vous la devriez bien exiler.
— Le roi refusera, soyez-en sûr.
— Peut-être consentira-t-il, si vous êtes habile. Alors, vous le ferez asseoir là, dans ce fauteuil, vous lui tremperez cette plume dans cette encre, et vous la lui présenterez en disant : Il vaut mieux tenir qu’attendre ; écrivez-moi sur-le-champ l’ordre d’exil.
— Et si le roi refuse ?
— Alors, vous lui direz : Fosseuse est duchesse, je veux l’être aussi. Faites-moi mon brevet de duchesse sur-le-champ, je le veux tout entier de votre main.
— Je commence à comprendre, murmura la señorita.
— Le brevet écrit et signé, vous l’enfermerez précieusement. Le reste me regarde.
— C’est précisément le reste que je voudrais savoir…
— Rien de plus simple. Pendant six heures, ce parchemin que voilà sera rempli par un brevet de duchesse, et signé Henri de Navarre. Dans six heures, l’encre sympathique disparaîtra, et le parchemin redeviendra entièrement vide. Alors, nous le remplirons à notre tour par une belle et bonne abdication.
— Oh ! oh ! fit Bavolet qui, de sa retraite, ne perdait ni un geste ni un mot, voici le mot de l’énigme : Abdication.
Et le page mit la main sur son poignard.
— Mais dit la señorita, vous n’avez point songé à une difficulté des plus grandes.
— Laquelle ?
— C’est que la signature du roi disparaîtra tout comme la teneur du brevet.
— J’y ai parfaitement songé, señora. Attendez donc… l’encre sympathique disparaîtra aussi. Sans cette qualité, elle serait parfaitement inutile.
— Comment reparaît-elle ?
— De plusieurs manières. En l’approchant du feu, elle ressort aussitôt, pour s’effacer peu après.
— Si vous employez ce moyen, tout reparaîtra.
— Sans doute ; mais une goutte d’un acide que je possède, et qui est également de la composition de celui qui a inventé cette encre, une goutte de cet acide, versée sur un seul mot, fait aussitôt reparaître ce mot et le rend ensuite ineffaçable.
— Vraiment !
— J’en ai fait cent fois l’expérience. Vous sentez, señora, que je verserai la goutte d’acide sur le mot nécessaire.
— Le nom du roi ?…
— Sans aucun doute.
— Bon ! dit l’Andalouse, mais quand vous aurez l’abdication ?
— Parbleu ! le reste est peu difficile.
— Vous croyez ?
— Deux de mes frères, Hector et Gontran, sont à Madrid ; Paëz est ici ; à leur retour tout sera prêt.
— Quand reviendront-ils ?
— Dame ! fit Gaëtano calculant, dans trois jours au plus tard. Nous choisirons un jour où le roi chassera seul, dans les montagnes, un jour, par exemple, où il tirera, à pied, des gelinottes et des coqs de bruyère.
— Vous êtes un bandit habile et adroit.
— Ah ! señora… le vilain mot !
— C’est l’équivalent du vôtre : « Je vous paie assez cher. »
— Très bien ! Faisons la paix.
— Aurai-je mon tabouret ?
— Sans aucun doute.
— Mon château près de Séville ?
— Je vous le promets.
— Et me permettez-vous d’emmener mon petit Bavolet ?
— Le page du roi ?
— Oui, señora.
— Hum ! murmura Gaëtano, je n’y vois qu’un inconvénient.
— Lequel ?
— C’est qu’il pourrait bien être mort dans huit jours.
La señorita recula épouvantée.
— Vous sentez, ma chère amie, continua imperturbablement Gaëtano, que le fanatisme de ce drôle pour son roi est gênant.
— Comment l’entendez-vous ?
— Si Bavolet accompagne le roi, le jour où nous l’enlèverons, il se fera tuer avant que le roi soit pris.
— Oh ! il n’ira pas… je vous le promets.
— Ah ça, fit l’ambassadeur avec un railleur sourire, croyez-vous donc qu’il vous aime ?
— Je le jurerais !
— Moi je suis certain du contraire. Il aime la reine.
— Impossible !
— Et c’est pour donner le change qu’il vous courtise.
La señorita poussa un cri :
— Si je le savais, dit-elle, je le tuerais de ma main !
— Chut ! ma mie, comme dit le roi, pas d’impertinences inutiles. Il faut être calme quand on conspire. Adieu…
Pendant ce dialogue Bavolet murmurait :
— Le seigneur Gaëtano est un habile homme, mais il a compté sans mon poignard ; et quant à la señorita…
Un rire silencieux et un haussement d’épaules achevèrent la pensée du page.
Gaëtano avait fait un pas de retraite ; il revint à la señorita :
— N’auriez-vous pas, dit-il, un lieu où me cacher ?
— Pourquoi faire ?
— C’est que j’ai réfléchi qu’il se pourrait bien faire que le roi ne voulut rien signer, ni lettre d’exil, ni brevet.
— Impossible. Le roi m’aime… il signera.
— N’importe ! si je me blottissais quelque part…
— Pensez-vous que votre présence suffirait ?
— S’il refuse ? murmura Gaëtano d’un air sombre, eh bien !… comme il faut qu’à tout prix cet homme disparaisse, je le tuerai !
— Horreur ! fit la señorita indignée, un assassinat ! Jamais je ne prêterai les mains à un pareil crime.
— Il le faudrait, cependant.
— Le roi signera, je vous le promets.
— Mais encore…
— Je ne sais où vous cacher. S’il ne signe pas, vous lui camperez demain, à la chasse, une balle dans les reins, mais chez moi… non, je ne le veux pas !
— Soit, dit Gaëtano, mais faites qu’il signe.
— Il signera. Bonsoir.
— Ah ça, murmurait Bavolet en tourmentant le manche de son poignard, si je le tuais, moi, ce bandit !
Et Bavolet fit un pas vers l’issue de l’antichambre que gagnait Gaëtano, et son poignard sortit à demi du fourreau.
Une seconde de réflexion fit rentrer l’arme dans sa gaine, et Bavolet s’arrêta.
— Morbleu ! non, dit-il, mieux vaut prévenir le roi. On arrêtera M. l’ambassadeur, on lui fera son procès, et il sera pendu en place publique, à Nérac, à une belle potence toute neuve dont je graisserai la corde moi-même, si le roi me le veut bien permettre.
Et Bavolet attendit que Gaëtano fût sorti pour s’esquiver à son tour et courir chez le roi.
Mais au moment où Gaëtano sortait, les femmes de la señorita entraient. Alors Bavolet ne pouvait plus sortir sans donner l’alarme, sans occasionner une rumeur et tout perdre par trop de précipitation.
Il demeura donc à son poste, décidé à ne plus le quitter jusqu’à ce que le roi fût entré, eût signé et donné des armes à la señorita. Alors il paraîtrait, lui, Bavolet, et raconterait la scène au roi ébahi.
Le roi ne se fit pas attendre longtemps, il entra l’œil brillant, le sourire aux lèvres, guilleret comme au temps où il courait, de nuit, les corridors du Louvre.
La señorita avait eu le temps de composer son maintien, de prendre un air triste et boudeur, et de s’asseoir sur une chaise longue roulée auprès d’un feu de printemps.
— Bonjour, ma mie, dit le roi en lui baisant galamment la main.
— Bonjour, sire, répondit-elle d’un ton sec.
— Mon Dieu ! qu’avez-vous ? vous êtes pâle…
— Vous croyez, sire.
— Pâle comme un marbre. Souffrez-vous ?
— Peut-être…
— En quel endroit ?
— Au cœur, sire.
— Cordieu ! exclama joyeusement le roi, qui peut vous attrister ainsi, ma mie ?
— Vous, sire.
— Moi ? par exemple !
— Vous ne m’aimez pas, sire.
— Je vous aime de toute mon âme, chère belle.
— Je n’y crois point, sire.
— Qui vous en peut faire douter ?
— Vous aimez toujours mademoiselle de Montmorency, sire.
— Quelle folie !
— Et vous paraissiez trop jaloux, ce soir, quand l’ambassadeur causait avec elle, pour que j’en puisse douter un instant.
— Ma mie, dit gravement le roi, quelle preuve vous faut-il pour vous convaincre que je n’aime plus mademoiselle de Montmorency ?
— Aucune. J’ai la certitude du contraire.
— Mais encore…
La señorita jeta un tendre regard à son royal amant :
— Si je vous la demandais, fit-elle, vous me la refuseriez.
— Non, de par Dieu !
— Eh bien ! puisque vous avez exilé M. de Turenne…
— Oh oh ! fit le roi, vous voulez que j’exile Fosseuse ?
— Pourquoi pas, si vous m’aimez ?
— Mais elle ne mérite pas cette disgrâce !
— Elle me déplaît ! dit impérieusement la señorita.
— Ma mie, dit humblement le roi, je le voudrais faire, puisque cela vous serait agréable, mais…
— Mais est un mot inconnu dans la langue de l’amour.
— C’est tout bonnement impossible, continua froidement le roi.
— Ah ! vraiment ? murmura la señorita avec dépit.
— Jugez-en. Mademoiselle de Montmorency est dame d’honneur de la reine ; elle est au service de la reine et non au mien : adressez-vous à la reine.
— Avez-vous consulté la reine pour exiler M. de Turenne ?
— Ceci est bien différent ; M. de Turenne m’appartenait.
La señorita frappa du pied.
— C’est bien ! dit-elle, vous ne m’aimez pas.
— Je vous aime, ma mie, mais je ne puis cependant…
— Eh bien ! dit-elle faites au moins pour moi ce que vous avez fait pour elle.
— Qu’ai-je fait ? parlez vite.
— Elle est duchesse…
— Vous le serez.
— À l’instant ?
— Si vous le désirez.
— Vrai ? fit l’Andalouse en poussant un petit cri de joie, vrai, vous me feriez duchesse ?
— Je vous l’ai promis, ce me semble.
— Et si je vous présentais ce parchemin ? et puis cette plume…
— Diable ! grommela le roi, vous êtes pressée, ma mie.
— Oh ! c’est que je hais Fosseuse de toute mon âme.
— Vous avez tort, je ne l’aime plus.
— Et je veux que demain toute la cour sache que vous m’avez fait…
— Duchesse ? soit, vous allez l’être. Donnez-moi ce parchemin et cette plume.
La señorita prit la tête du roi dans ses mains :
— Vous êtes adorable, sire, dit-elle en le baisant sur le front.
Le roi prit la plume et parut réfléchir :
— Voulez-vous le duché de Coarasse ? demanda-t-il.
— Est-il aussi riche que celui dont vous avez gratifié Fosseuse ?
— Oh ! certainement.
— Eh bien ! donnez-moi Coarasse ? Mettez-vous là, sire.
La señorita installa le roi dans un fauteuil auprès d’un charmant pupitre ; elle plaça devant lui le parchemin apporté par Gaëtano et la fiole d’encre sympathique, puis retourna au coin du feu.
Le roi prit la plume et traça une ligne :
— Cette encre est bien épaisse, murmura-t-il ; n’en avez-vous point d’autre, señora ?
L’Andalouse tressaillit :
— Non, sire, dit-elle.
— J’ai bonne envie de la délayer avec un peu d’eau.
— N’en faites rien, sire, elle serait trop blanche.
— Comme vous voudrez, dit le roi avec indifférence.
Et il écrivit d’une grosse écriture fort lisible le brevet demandé par la señorita ; et puis il signa : Henri de Bourbon, roi de Navarre.
Après quoi il tendit le parchemin à la señorita :
— Tenez, dit-il, enfermez cela ; et maintenant, douterez-vous encore…
— Oh ! non, fit-elle avec son adorable sourire, et je vous aime… moi aussi.
— Hum ! pensa le roi, voilà un duché dont vous ne palperez pas longtemps les revenus, ma mie.
La señorita plia le précieux brevet en quatre et le plaça dans le tiroir du pupitre.
Bavolet, cependant, n’avait point paru, Bavolet demeurait immobile et muet à son poste d’observation.
À quoi songeait-il ? C’est ce que nous allons dire bientôt.
Bavolet, au fond de sa retraite, faisait les réflexions suivantes :
— Si je préviens le roi, je cours deux chances : la première, c’est que, me trouvant chez la señorita, il me prenne pour un amoureux jaloux qui fait un conte pour se venger ; c’est la moins à craindre.
La seconde, c’est que la señorita, qui a toujours sur elle une charmante dague de Tolède, ne poignarde le roi en se voyant découverte.
Et Bavolet se prit à réfléchir encore.
— Il serait bien plus simple, poursuivit-il, d’attendre que le roi fût parti. J’aurai bon marché, moi tout seul, de cette petite marquise andalouse qui veut être duchesse.
Et Bavolet attendit.
— Maintenant, dit la señorita, il se fait tard, sire, et vous chassez demain.
— Méchante ! vous me congédiez déjà ?
— Il le faut, je suis brisée…
— De douleur ?
— Non, de bonheur et d’émotion. Je vous aime tant, Henri…
Le roi hésita ; mais il songea à Fosseuse, et il répondit avec un dépit admirablement joué :
— Je pars, puisque vous l’ordonnez.
— C’est encore une preuve d’amour que je vous demande.
— Celle-ci est originale, grommela le roi en baisant la petite main de la nouvelle duchesse.
Puis il fronça tout à coup le sourcil.
— Mon Dieu ! fit-elle effrayée, qu’avez-vous donc ?
— Presque rien, à mon tour je suis jaloux.
— Jaloux ! Et de qui, s’il vous plaît ?
— Mais, dit le roi avec humeur, vous écoutez bien complaisamment mon page, depuis quelques jours.
La señorita eut un rire forcé :
— C’est un enfant, dit-elle.
— Il a seize ans, ma mie, et il est beau, ventre-saint-gris !
— Vous trouvez ?
— Demandez à la reine, murmura le Béarnais avec un fin sourire qui fit tressaillir le page.
— Moi, je le trouve laid, dit la señorita avec dédain.
Bon ! pensa Bavolet, voilà un mot qui est dur, señora, et il vous portera malheur.
— Laid ! fit le roi, quel blasphème !
— Insignifiant, au moins…
— Par exemple, ma mie, ajouta mentalement Bavolet, je vous aurais pardonné peut-être la première épithète, mais je me souviendrai de la dernière, et il vous en cuira !
— Ainsi, reprit le roi, vous n’aimez pas mon page.
— Oh ! fit-elle avec un sourire de mépris.
— C’est que, si vous, l’aimiez, j’en serais marri.
— Vous l’exileriez, dit-elle en riant, il est à vous, celui-là.
— L’exiler ! non certes, ma mie. Bavolet est presque mon fils, je l’aime comme s’il l’était. Je renoncerais plutôt à ma couronne de Navarre qu’à mon page, ventre-saint-gris ! adieu ma mie…
— Et le roi baisant de nouveau la main de l’Andalouse, s’en alla tranquillement se coucher, après avoir donné ses ordres pour qu’on fît soigneusement le bois avec ses meilleurs limiers.
— Avec tout cela, murmura-t-il en se mettant au lit, nous ne savons rien encore : cet ambassadeur est fin comme l’ambre, et j’ai là un rude jouteur. Heureusement je suis prévenu, et mes frontières sont bien gardées.
*
* *
La chambre à coucher de la señorita ouvrait sur le boudoir.
Quand elle fut seule l’Andalouse relut le brevet et examina attentivement la précieuse signature :
— Voilà le brevet de moine de Sa Majesté, murmura-t-elle en replaçant le parchemin dans le tiroir. Gaëtano sera content.
— Attends, murmura Bavolet, je vais le remplir, ce brevet-là.
— Et Bavolet allait s’élancer dans le boudoir, quand la señorita le prévint et sonna ses femmes, ce qui le contraignit à demeurer coi.
Les femmes entrèrent.
— Venez me déshabiller, dit la señorita, je vais me coucher.
— Très bien, pensa Bavolet qui imagina soudain tout un nouveau plan.
La señorita passa dans sa chambre à coucher avec ses femmes, et les portes furent refermées.
Bavolet n’hésita plus, il s’élança vers le pupitre, y prit la fameuse abdication et s’enfuit par le cabinet, ouvrant et refermant les portes de l’antichambre désertée avec des précautions telles, que ni la señorita ni ses femmes n’entendirent le moindre bruit.
— Ah ! ah ! ricana le page, quand il fut dans le corridor. Vous croyez que les rois ont des pages pour le seul plaisir de les habiller de velours et d’or, monsieur l’ambassadeur ? Doucement ; le page du roi, c’est l’épée qui veille sans cesse quand le monarque dort. Vous apprendrez cela à vos dépens, mon cher Gaëtano, un matin de soleil, sur la grand’place de Nérac, où l’on dresse la potence. Et vous, ma petite señorita, belle aventurière qui me trouvez laid et insignifiant, soyez tranquille ! je vous promets que les verges dont on vous fouettera seront coupées dans votre beau duché de Coarasse.
Bavolet songea à monter chez le roi :
— Bah ! dit-il, le roi dort déjà. Allons chez Fosseuse, elle en rira tout à son aise.
Fosseuse étendue sur un lit de repos, se faisait lire par Nancy la Vie des Dames Galantes, de messire l’abbé de Brantôme.
— J’ai le mot, dit Bavolet.
— Quel mot ?
— Celui de l’énigme, parbleu ! Fosseuse tressaillit :
— C’est le mot abdication, un mot insignifiant, comme vous voyez.
Et Bavolet mit le parchemin sous les yeux de Fosseuse et lui raconta de point en point tout ce qu’il venait de voir et d’entendre.
— Par exemple ! s’écria Fosseuse, voici qui est trop fort, et notre cousin d’Espagne a une grande envie de notre petit royaume de Navarre qui me paraît assez plaisante.
— Aussi, dit Bavolet, je suis d’avis de brûler ce cher parchemin quand le roi l’aura vu tout à son aise.
— Le brûler ? non pas ! s’écria Fosseuse, il faut le rendre à la señorita, au contraire.
— Le rendre ! y pensez-vous ?
— Bavolet, mon ami, tu n’es pas versé en politique, et je te pardonne tes erreurs ; mais sois tranquille, nous allons arranger les choses de manière que M. l’ambassadeur ne saura qu’en faire. Allons chez la reine.
Le page pâlit soudain et ne répondit pas.
— Je te comprends, murmura Fosseuse, j’irai seule.
— Allez, murmura Bavolet redevenu triste et morne, moi je n’en aurais pas la force.
— Tiens, dit Fosseuse, prends ce volume et attends-moi.
Fosseuse fit signe à Nancy de la suivre, et toutes deux gagnèrent l’appartement de la reine.
Ce n’était plus cette belle Marguerite de Valois que nous avons connue au début de cette histoire, cette reine aux lèvres de carmin, au charmant sourire, au regard calme et fier ; – c’était Marguerite pâle et souffrante, l’œil noyé de larmes, Marguerite redevenue sombre et désespérée, comme le jour où le bourreau fit voler dans la poussière la tête du comte de La Môle ; comme le jour encore où Hector de Furmeyer mourut dans ses bras, un soir de printemps, à l’heure où tout parlait d’amour autour d’elle dont l’amour venait de tuer son amant.
Elle était seule, la pauvre reine, seule et triste en cet oratoire où son dernier amour était né et où elle essayait de l’étouffer dans l’isolement et le silence.
— Madame, lui dit Fosseuse, essuyez vos pleurs pour une heure, il faut sauver le roi.
À ce nom la reine tressaillit et regarda Fosseuse.
— Tenez, dit celle-ci, connaissez-vous cette encre ?
La reine prit le parchemin et l’examina avec attention.
— C’est de l’encre sympathique, quelle idée le roi a-t-il de s’en servir, et quelle idée lui a passé par le cerveau de faire cette aventurière duchesse de Coarasse ?
— Ce n’est point tout à fait cela, madame. Le roi cherchait, comme nous, le mot de l’énigme. La señorita lui a demandé un duché, et il le lui a octroyé… toujours pour arriver à trouver le mot fameux. Le roi a pris une plume et du parchemin, et la señorita lui a présenté cette encre. Le roi l’a trouvée épaisse, mais comme il n’y en avait pas d’autre, il s’est servi de celle-là.
— Très bien, dit la reine ; dans quelques heures, le parchemin sera blanc et la duchesse n’aura plus de duché.
— Oui, dit Fosseuse, mais à la place du brevet, savez-vous ce que le seigneur Gaëtano aura soin d’écrire ?
— Oh ! dit la reine en fronçant le sourcil, je commence à comprendre.
— Le mot de l’énigme était abdication en faveur du roi d’Espagne.
La reine prit vivement le parchemin :
— Mais la signature disparaîtra également ? fit-elle.
— Sans doute, mais avec un acide…
La reine fit un brusque mouvement, et puis un sourire épanouit ses lèvres :
— M. l’ambassadeur, dit-elle, ne sait pas que j’ai appris la chimie chez maître René le Florentin, le parfumeur de ma mère, – lequel a composé lui-même cette encre.
— C’est pour cela que je suis venue à vous, madame.
— Et il ne sait pas non plus que s’il est un acide assez puissant pour la rendre ineffaçable, il en est un autre acide qui, employé auparavant, la fait complètement disparaître.
— Vraiment ! dit Fosseuse, qui avait imaginé déjà tout un plan de mystification à l’endroit de l’ambassadeur.
— Attendez, petite, fit la reine, vous allez voir. Nancy, ouvre ce bahut et apporte-moi les deux fioles rouges que tu trouveras sur la deuxième tablette à gauche.
Nancy obéit, la reine prit les deux fioles et les montrant à Fosseuse :
— Voici, dit-elle, de l’encre pareille à celle de M. l’ambassadeur, et voilà l’acide qui la détruit.
— En ce cas, dit Fosseuse rayonnante, si Votre Majesté m’en croit…
— Que ferons-nous, petite ?
— Nous effacerons le nom du roi.
— J’y songeais.
— Et nous en écrirons un autre à la place.
La reine se prit à sourire :
— Ton idée me plaît, dit-elle, mais il y a une chose à craindre, c’est que le seigneur Gaëtano ne soit pressé de rédiger l’acte d’abdication et ne s’aperçoive de la substitution.
— C’est juste, dit Fosseuse ; mais il s’en apercevra tout autant si nous effaçons simplement la griffe du roi.
— Tu as raison.
La reine versa une seule goutte de l’acide sur le nom déjà pâli du roi de Navarre, et ce nom disparut tout à fait.
Puis elle trempa une plume dans l’encre sympathique et la remit à Fosseuse.
Fosseuse écrivit à l’endroit même où se trouvaient naguère ces mots : « Henri de Bourbon, roi de Navarre, » ce mot unique : Bavolet Ier.
La reine eut un triste sourire en lisant le nom du page, puis elle se roidit contre ses poignants souvenirs et ajouta :
— Maintenant il ne suffit point de détruire, la possibilité d’un acte d’abdication, il faut prévenir un coup de main. Ce Gaëtano est capable de poignarder le roi ou de l’enlever.
— Il faut prévenir le roi.
— Non pas, je veux que nous ayons tout le mérite d’avoir déjoué le complot.
— Mais il serait bon d’arrêter M. l’ambassadeur et ses complices ?…
— C’est l’affaire de M. de Mornay, qui est chargé de la police du royaume.
— M. de Mornay est à Nérac.
— Nous allons mettre un gentilhomme à cheval et le mander à Nérac.
M. de Mornay sera ici demain soir.
— Mais si d’ici là…
— D’ici là, l’ambassadeur n’osera rien tenter. Le roi chasse demain en nombreuse compagnie et Bavolet ne le quittera point.
Pepa qui entrait entendit ces derniers mois.
— Allez, petite, dit la reine, il faut que Bavolet se charge de tout cela. Surtout qu’on n’éveille point le roi. Nous veillons pour lui.
Pepa ne vit point le parchemin, mais elle pensa qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire, et une joie presque féroce illumina un moment son beau visage de gitana.
Elle parut avoir oublié quelque détail de service à l’extérieur et ressortit sur les pas de Fosseuse.
Fosseuse rentra chez elle, où Bavolet l’attendait.
— Tiens, lui dit-elle tout bas en lui glissant le parchemin dans son pourpoint entrouvert, de manière que Pepa, qui collait son œil à la serrure, ne vit et n’entendit rien ; tu peux remettre le brevet de duchesse dans le trésor de la señorita, il n’est plus dangereux.
— Comment cela ?
— Je te conterai tout plus tard, le temps presse.
Bavolet prit sa toque.
— Un mot encore, dit Fosseuse : tu vas te rendre chez M. de Goguelas, et tu l’éveilleras.
— Il a le sommeil bien dur et s’éveille difficilement.
— Tu le roueras de coups, s’il le faut.
— Bon ! murmura Bavolet, je n’y manquerai pas, puisque l’occasion s’en présente ; il y a longtemps que je veux me venger d’une impertinence qu’il m’a faite à la chasse : Un jour que j’avais tué un sanglier, ce maroufle prétendit que ma balle s’était perdue, tandis que la sienne s’était logée dans l’oreille de la bête. Et le roi, qui était de méchante humeur, prétendit qu’il avait raison.
— M. de Goguelas éveillé, poursuivit Fosseuse, tu le feras monter à cheval.
— Tant pis ; il crève tous les chevaux qu’il monte.
— Et tu l’enverras à Nérac.
— Bon, après ?
— Avec ordre, de par le roi, – de par le roi, entends-tu bien ? – de ramener M. de Mornay.
— Très bien, je comprends, dit Bavolet, qui ouvrit la porte.
Pepa s’était rejetée dans l’ombre, elle suivit le page jusqu’à la chambre de M. de Goguelas, qui ronflait comme un orgue un jour de grande fête.
Bavolet avait seize ans, c’est-à-dire que les plus violentes douleurs et les situations les plus critiques ne pouvaient effacer entièrement chez lui ses velléités d’espièglerie.
Il réveilla M. de Goguelas avec une grêle de croquignoles. M. de Goguelas ouvrit péniblement les yeux, crut rêver et les referma. Bavolet en vint aux coups de poing et meurtrit la tête carrée du vieux gentilhomme, qui finit par s’éveiller tout à fait, et sauta sur son épée avec un geste de colère.
— Chut ! lui dit Bavolet, voilà vos chausses, habillez-vous. Service du roi.
— Est-ce le roi qui vous permet de m’assommer ?
— Jusqu’à ce que vous soyez éveillé, oui, mon gentilhomme.
— Et pourquoi faut-il que je m’éveille ? demanda le pauvre homme en se frottant les yeux et bâillant.
— Pour vous vêtir d’abord, et monter à cheval ensuite.
— Et où dois-je aller ?
— À Nérac.
— À cette heure ?
— Pourquoi pas ?
— Mais il est nuit !
— Il fait un clair de lune superbe.
— Tout seul ?
— Puisqu’il fait clair de lune, vous chevaucherez avec votre ombre, une très belle ombre, ma foi ! ajouta Bavolet avec un sourire moqueur.
— Petit drôle, grommela le gentilhomme, si tu n’étais si jeune…
— Bah ! je vous boutonne neuf fois sur dix. Vous auriez mauvaise grâce à faire de l’escrime avec moi. Allons ! presto, habillez-vous.
— Je suis prêt.
— Vous allez courir à Nérac, ventre a terre.
— Je le veux bien, puisque le roi l’ordonne.
— Toujours au galop, car le trot vous fatigue, et votre ombre aurait bien mauvaise mine.
— Insolent !
— Vous irez trouver M. de Mornay, et le ramènerez ici sur-le-champ.
— Ah ça, dit M. de Goguelas, il y a donc quelque chose d’important au château ?
— Certainement ; il s’agit de faire pendre un gentilhomme.
— Un gentilhomme ! qui cela ?
— C’est un secret.
— Quel est son crime ?
— Dame ! fit Bavolet en riant, il s’est attribué un sanglier qu’il n’avait point tué. À cheval, messire.
M. de Goguelas se prit à rire de la plaisanterie du page, puis il agrafa son épée et s’enveloppa dans son manteau.
Pepa avait tout écouté. Pepa se rejeta de nouveau dans l’ombre quand Bavolet et M. de Goguelas sortirent.
Dix minutes après, le vieux gentilhomme courait sur la route de Nérac, et Bavolet gagnait l’appartement de la señorita.
L’une des femmes de l’Andalouse couchait dans l’antichambre, et elle s’éveilla au bruit de la porte que le page ouvrit cependant avec précaution.
— Diable ! murmura-t-il, voici qui est fâcheux.
Une veilleuse brûlait auprès du lit de la camérière, en sorte que celle-ci reconnut le page et le regarda avec étonnement.
— Payons d’audace, pensa le page.
Puis il mit un doigt sur sa bouche :
— Chut ! dit-il, pas de bruit.
— Que voulez-vous à cette heure ?
— Petite, répondit Bavolet en tirant sa bourse, veux-tu être bien gentille ?
La camérière aperçut les pièces d’or brillant d’un fauve reflet au travers des mailles de l’escarcelle, et regarda Bavolet d’un air interrogateur.
— Figure-toi, dit impudemment Bavolet, que j’ai laissé mon mouchoir chez la maîtresse.
— Je vais vous l’aller quérir, monsieur Bavolet.
— Fi ! une jolie fille comme toi ne se doit point lever à minuit passé. J’irai bien moi-même.
— C’est que, murmura la camérière, madame dort.
— Je gage que non.
— Et, si elle dort, vous l’éveillerez.
— Je marcherai sur la pointe du pied.
— Attendez donc, dit la soubrette qui hésitait toujours.
— Petite, murmura le page, il y a là onze pistoles… tout autant ! et cela suffirait à acheter une belle basquine de velours soutachée d’or comme en portent les manolas et les señoras de Séville.
— Mais ma maîtresse me chassera !
— Si elle s’éveillait, je ne dis pas… mais elle ne s’éveillera pas…
— Elle s’éveillera, j’en suis sûre.
— Petite, dit le page d’un ton confidentiel, tu es curieuse, et je vois qu’il faut tout te dire. Mais tu seras discrète, n’est-ce pas ?
— Oh ! oui, dit la camérière que les pistoles tentaient fort, et qui cherchait un prétexte honnête pour transiger avec sa conscience.
— Eh bien ! reprit Bavolet, figure-toi que la señorita aime beaucoup… les contes.
— En vérité ! dit la soubrette, avec un malin sourire.
— Et ce soir, quand je l’ai quittée, je lui en ai commencé un que je n’ai point achevé…
— Et vous voulez ?
— C’est-à-dire qu’elle veut. Elle m’a dit : Venez à minuit, entrez sur la pointe du pied et n’éveillez pas ma camérière. Je tiens à la fin de votre histoire.
— Bien vrai, elle vous a dit cela ?
— Je suis trop timide pour oser mentir. Je suis entré bien doucement. Mais que veux-tu ? tu as le sommeil si léger… Sais-tu, petite, que tu es bien jolie, et qu’une basquine de velours soutachée d’or…
L’œil de la camérière brilla de nouveau.
— Allez finir votre conte, dit-elle ; mais vous ne direz point à la señora que je me suis éveillée.
— Ah ! fi ! murmura le page, ce serait lui dire que j’ai le pas lourd, et un conteur doit être léger.
Bavolet entra dans le boudoir, sans lumière, comme un romancier que son sujet absorbe et qui a des distractions ; puis, à la clarté de la lune, il trouva le tiroir du pupitre et y replaça soigneusement ce précieux parchemin qui devait assurer, selon les calculs de Gaëtano, la couronne de Navarre au roi d’Espagne, et un tabouret à la cour de Madrid à la señorita.
— Diable ! pensa-t-il alors, la soubrette trouvera mon conte bien court ; si j’en commençais un autre à la señorita… elle ne pourrait s’en fâcher.
Et Bavolet se dirigea vers la porte de la nouvelle duchesse.
Mais soudain une ombre passa devant les yeux de Bavolet ; un souvenir se dressa devant lui ; son cœur, meurtri, saigna, et il lui sembla voir la reine, – la reine, qu’il aimait ; la reine qui pleurait sans doute à cette heure…
Et Bavolet s’arrêta, frissonnant, et demeura au milieu du boudoir, étreint par de cruelles pensées et la main appuyée sur son cœur.
Il demeura là plus d’une heure, oubliant tout pour ne songer qu’à elle ; et puis enfin, quand il revint au sentiment de la réalité, il se dit :
— Je pense que mon conte est de bonne longueur, allons-nous-en.
Bavolet donna à sa physionomie une expression de béatitude extrême et regagna l’antichambre.
La soubrette ne s’était point rendormie.
— Ma chère enfant, lui dit-il avec un fin sourire, le roi de Navarre a bien de l’esprit.
— Je le sais, répondit la camérière.
— Il narre admirablement, et a commencé déjà plusieurs histoires à la señorita.
— Je m’en doute, monsieur Bavolet.
— La señorita les trouve charmantes, mais elle préfère les miennes.
— La señorita a bon goût, dit la camérière.
— Vous êtes une petite flatteuse ! Or, le roi, comme tous les gens qui ont de l’esprit, est fort jaloux de celui des autres…
— Vous croyez, demanda la camérière en souriant.
— J’en suis sûr. Le roi est comme le roi de trèfle dans un certain jeu de cartes qu’on nomme le jeu de la reine.
— Ah ! et que fait le roi de trèfle à ce jeu ?
— Il ne doit point savoir ce que le valet de cœur dit à la reine de trèfle, qui l’a pris pour son conseil.
— Très bien. Le roi de trèfle ne saura rien.
— Mais, reprit Bavolet, la dame de trèfle est fort méchante pour ses sujets, qui sont les menus atouts ; et si les menus atouts jasent trop, même de ce qu’elle a pu dire avec le valet de cœur, elle punit les menus atouts.
— Je comprends ; je serai muette.
— Tu feras très bien, petite, car j’ai songé que j’avais encore chez moi dix autres pistoles qui pourraient bien suffire à acheter une belle mantille de dentelles en point de Venise, et que cette mantille irait à ravir sur la basquine soutachée d’or dont nous parlions tout à l’heure.
— Soyez tranquille, monsieur Bavolet, murmura la soubrette dont l’œil pétillait, je ne me suis point éveillée.
— Adieu, petite, dit le page en s’en allant.
— Monsieur Bavolet ? fit la camérière d’un ton suppliant.
— Que veux-tu encore ?
— Vous m’avez éveillée et je ne dormirai plus ; ne sauriez-vous point encore un conte ?
— Je viens de me ruiner, répondit le page en riant. Et il sortit.
*
* *
Tandis que M. de Goguelas et Bavolet descendaient aux écuries pour y seller un cheval, Pepa s’était dirigée vers l’appartement occupé par le seigneur Gaëtano ; ambassadeur d’Espagne.
— Ah ! murmurait la jalouse Catalane, vous aimez Bavolet, madame la reine, et vous, Bavolet, vous l’aimez à votre tour ; – et vous croyez que Pepa ne se vengera point ? – Ah ! je ne suis qu’une servante, mon beau gentilhomme, et vous haussez les épaules de l’ardent amour que j’ai pour vous ! – Eh bien ! je me nomme Pepa, ma mère était une gitana, mon père, un brigand de la Sierra ; leur sang coule dans mes veines, et, par le patron des Espagnes, je me vengerai !
Le seigneur Gaëtano était au lit. Dans l’antichambre veillait son unique serviteur, ce vieil écuyer que nous avons entrevu au seuil de cette histoire, maugréant contre la pluie et le vent et cherchant au fond de sa gourde pansue quelques consolations philosophiques.
— Votre maître dort-il ? demanda Pepa.
— Je n’en sais rien, que voulez-vous ?
— Lui parler sur-le-champ.
— Il est bien tard…
— Qu’importe ! il le faut.
Le ton de Pepa était impérieux, son regard pétillait et fascina l’écuyer. L’écuyer pénétra dans la chambre de son maître et le prévint.
— Que peut me vouloir cette péronnelle ? se demanda l’ambassadeur, en donnant l’ordre d’introduire Pepa.
Pepa entra, regarda l’écuyer et ensuite Gaëtano.
Gaëtano comprit et congédia d’un geste le vieux serviteur.
— Seigneur, dit résolument la Catalane, vous conspirez contre le roi de Navarre, n’est-ce pas ?
Gaëtano fit un brusque mouvement et attacha sur Pepa un regard défiant.
— Oh ! dit-elle, fiez-vous à moi, je suis une amie.
Gaëtano se prit à rire :
— Mon enfant, dit-il, vous êtes folle.
— Vous conspirez ! reprit énergiquement Pepa.
— En vérité ! je voudrais bien en avoir la preuve ?
— J’en suis certaine.
— Je suis assuré du contraire, ma chère enfant.
— Vous vous défiez de moi, monseigneur, et vous avez raison, car je suis attachée à la reine de Navarre.
— Vous êtes Pepa la Catalane, je crois ?
— Je suis du service de la reine, mais je hais la reine.
— Pourquoi ?
— Je la hais parce qu’elle aime Bavolet.
— Je ne le savais pas, murmura ingénument l’ambassadeur.
— Je la hais parce que Bavolet l’aime.
— Vous aimez donc le jeune page ?
À cette brusque question, Pepa rougit comme un écolier pris en faute :
— Oui, murmura-t-elle, je l’aime… et je veux me venger !
Gaëtano tressaillit et examina attentivement la Catalane.
— Que puis-je faire pour te servir ? demanda-t-il ?
— Rien, profiter d’un conseil.
— D’un conseil ? j’écoute ; ce doit être plaisant !
— Vous conspirez, reprit Pepa, mais la reine et mademoiselle de Montmorency vous surveillent.
Gaëtano fit un soubresaut.
— Bavolet est aux aguets, poursuivit Pepa.
Gaëtano devint inquiet.
— Et vous devez être découvert, car M. de Goguelas part en ce moment pour Nérac.
— Que va-t-il y faire ? demanda vivement l’ambassadeur.
— Chercher M. de Mornay qui est premier ministre, et l’amener à toute bride.
Gaëtano bondit.
— Si vous avez encore le temps de mettre à exécution votre plan que j’ignore, du reste, faites-le sur-le-champ, demain soir il serait trop tard, car M. de Mornay sera ici.
La sueur perlait le front de Gaëtano ; il se leva d’un bond et congédia Pepa en lui disant :
— Je te récompenserai.
— Ma récompense, dit-elle avec un sourire féroce, c’est le malheur de la reine et de Bavolet ; leur humiliation et leur ruine. Je sais bien que je trahis ceux dont je mange le pain ; mais je veux me venger. La haine est mon excuse.
Et Pepa s’en alla triomphante, murmurant avec une joie cruelle :
— Je voudrais qu’on pût effacer le royaume de Navarre du livre des nations !
Gaëtano se trouva vêtu en quelques secondes ; il prit son manteau et son épée, et courut chez la señorita.
La camérière se leva à la hâte et passa chez sa maîtresse. Gaëtano la suivit :
— Mon Dieu ! lui demanda-t-il, qu’est-il arrivé ?
— Ce que je prévoyais : le roi a signé.
— Il a signé, dites-vous ; vous ne mentez pas ?
Elle le regarda étonnée.
— Il a signé, vraiment ?
— Tenez, dit la señorita, passez dans le boudoir, vous trouverez le brevet dans le pupitre.
Gaëtano y courut, trouva le parchemin et l’ouvrit précipitamment.
Le parchemin ne contenait plus que des traces illisibles de l’encre sympathique, et la signature était presque entièrement effacée.
— Oh ! s’écria-t-il, tout n’est point perdu encore ; et si Hector et Gontran ne sont point arrivés, eh bien ! Paëz et moi, nous ferons la besogne tous seuls. Le roi sera bien escorté aujourd’hui, mais dussé-je lui camper une balle et le prendre pour un ours ou un sanglier, ce soir, mort ou vivant, il aura passé la frontière et se trouvera en pleine terre espagnole.
Et Gaëtano, se saisissant du parchemin, le cacha dans son pourpoint, laissa la señorita stupéfaite et courut aux écuries où il sella un excellent cheval.
Une heure après, il était à la porte de cette hutte de bûcheron où il avait trouvé ses frères.
Trois hommes étaient alentour de l’âtre.
Le premier était Paëz, le second Hector, qui arrivait à toute bride de Madrid, et précédait Gontran de quelques heures.
Le troisième, un vieillard cassé et blanchi, mais dont l’œil étincelait de jeunesse : ce dernier, c’était le vieux Penn-Oll qui venait de Bretagne.
Et puis, dans l’ombre, il y avait une femme vêtue de noir, pâle, triste et pourtant toujours belle, la mère de l’enfant.
Trois chevaux ruisselants et couverts de poussière, qu’on avait attachés à la porte, attestaient que le vieux Penn-Oll, son fils Hector et la mère de l’enfant, étaient arrivés depuis quelques minutes à peine.
Gaëtano poussa un cri en reconnaissant son père, courut vers lui et fléchit le genou.
Le vieillard le releva et lui dit gravement :
— Votre frère Paëz m’a dit que vous étiez sur le point d’obtenir un succès complet, où en êtes-vous ?
Gaëtano tira de son pourpoint le brevet signé par le roi :
— Voici l’abdication, mon père, dit-il.
— L’abdication ? ce parchemin est blanc…
Alors Gaëtano raconta brièvement à l’aide de quel procédé il était aisé de faire reparaître la signature du roi, et comment on pourrait remplir le parchemin.
— Tout est bien, murmura le vieillard, amis, l’enfant ?
— Mon enfant ! répéta la pauvre mère avec l’accent d’une douleur longtemps comprimée.
— Nous le retrouverons, madame ; Gontran l’a peut-être retrouvé à cette heure, répondit Hector.
Gaëtano regarda son frère.
— Pourquoi reviens-tu seul ? demanda-t-il.
— Je reviens seul parce que la cour était à l’Escurial et non à Madrid, et que Gontran craignait que tu n’eusses besoin de nous. Je suis parti le premier. Gontran a couru à l’Escurial où le roi est avec ses pages ; et soit qu’il retrouve ou non l’enfant, il arrivera ce soir.
— Ce soir ? fit Gaëtano joyeux, nous pouvons agir aujourd’hui, en ce cas !
— Que veux-tu dire ?
— Que dans vingt-quatre heures, peut-être, il sera trop tard. Les soupçons commencent à se répandre, on me regarde avec défiance. Il y a une heure, un gentilhomme est monté à cheval, et a pris, au galop, la route de Nérac, pour en ramener M. de Mornay, le premier ministre. M. de Mornay arrivera ce soir, il faut que, ce soir, le roi soit en Espagne.
— Il y sera, dit froidement don Paëz, qui, abîmé jusque-là dans ses sombres rêveries, releva soudain la tête.
— Oh ! fit le vieux Penn-Oll, puisse l’enfant être retrouvé, car la couronne est toute prête.
— Dites-vous vrai, mon père ?
— La Bretagne entière ne demande qu’à se lever, mes fils, comme un seul gentilhomme à la vue de son jeune souverain. Tandis que vous le cherchiez à travers le monde, moi je préparais son règne futur ; j’ai parcouru notre vieille Armorique, à pied, un bâton d’une main, l’autre appuyée sur l’épaule de cette noble et sainte femme qui est la mère de votre duc, nous avons heurté à la porte de toutes les chaumières, et sonné au pont-levis de tous les castels ; partout, comme le barde antique appuyé au bras de sa fille, j’ai chanté la grandeur des siècles passés de la Bretagne et la misère des temps présents. On m’écoutait d’abord avec indifférence, puis l’étonnement lui succédait, ensuite les cœurs commençaient à battre sourdement ; et enfin, quand je disais qu’un fils des Dreux vivait encore et redemandait le trône de ses pères, l’enthousiasme s’allumait dans tous les yeux, toutes les poitrines s’enflaient et on me répondait dans les chaumières : – Montrez-le ! et nos faux de moissonneurs, nos socs de charrue deviendront des instruments de guerre ! – Dans les châteaux on me disait : – Notre épée est rouillée ; mais, montrez-nous le fils de nos ducs, et nous la fourbirons avec du sang français !
Voilà, messires mes fils, tout est prêt en Bretagne, tout est prêt en France, car le signal va retentir qui placera la maison de Lorraine sur le trône en précipitant le dernier Valois. Un obstacle presque insurmontable en défendait l’accès aux Guises, cet obstacle c’était le roi de Navarre, le plus proche héritier. Nous sommes arrivés et nous lui avons dit : Rendez-nous notre duché de Bretagne et nous vous débarrasserons à toujours du Béarnais. L’heure est venue, tenons notre promesse ; les Guises tiendront la leur, car le jour où Henri de Lorraine sera proclamé roi, Jean de Penn-Oll sera couronné duc !
L’enthousiasme rayonnait au front du vieillard et il regardait fièrement ses fils, semblant leur dire : Êtes-vous contents ?
Gaëtano se tourna vers Hector :
— Gontran espère-t-il toujours retrouver l’enfant ?
— Plus que jamais ; car à Madrid, on lui a dépeint les pages du roi, et parmi eux il a cru reconnaître celui dont lui parla le cabaretier parisien.
— À l’œuvre donc, mes maîtres ! la couronne de Bretagne dépend de la journée qui commence. Le roi chasse aujourd’hui et il aura nombreuse escorte. Il faudra dégainer et frapper d’estoc et de taille.
— Nous avons un carrosse et une troupe de lansquenets à la frontière, dit Hector.
— Oui, mais la frontière est éloignée, et il y faut arriver.
— Écoutez, dit Paëz, je me charge de tout, si Gaëtano peut obtenir que la bête détournée soit dirigée vers la Combe-Noire, gorge qui se trouve à trois lieues d’ici et avoisine la frontière. Il y a dans cette combe une sorte de caverne où nous pourrons établir un bivouac et cacher le roi une partie de la nuit, car si nous parvenons à le faire disparaître, sans aucun doute on le cherchera aux frontières.
— Et comment le faire disparaître ?
— Monte-t-il un bon cheval ?
— Excellent coureur.
— A-t-il l’ardeur bouillante des veneurs ?
— Quand sonne l’hallali, il n’y tient plus.
— Soyez tranquilles, je ferai la curée et le roi y arrivera avant personne.
— Il n’y a que Bavolet qui me gêne murmura Gaëtano.
— Je t’en charge. À nous le roi !
Le vieux Penn-Oll et la mère de l’enfant écoutaient attentivement.
— Mais, dit le vieillard, cette abdication, il la faudrait écrire…
— Paëz le fera. Je suis parti précipitamment et n’ai point apporté le flacon d’acide qui doit faire ressortir la signature du roi.
Hector alla vers la porte. Une sorte de clarté blanchâtre commençait à poindre à l’horizon et annonçait que la nuit tirait à sa fin.
— Gaëtano, dit-il à son frère, il faut partir !
— Je me fie donc à vous ?
— Oui, à la condition que la bête débouchera dans la Combe-Noire.
— J’achèterai les piqueurs et les valets de chiens.
Gaëtano reprit son manteau et se dirigea vers le seuil ; là il se retourna, mu sans doute par une pensée soudaine :
— Il faut tout prévoir, dit-il ; si l’enfant n’était point retrouvé ?
La pauvre mère poussa un cri d’effroi :
— Oh ! par pitié ! murmura-t-elle, taisez-vous !
— Madame, il s’agit, avant votre fils, de la liberté de tout un peuple ; ce n’est point votre fils que nous cherchons, c’est le souverain de ce peuple, dit gravement l’ambassadeur Espagnol.
— Si l’enfant n’est pas de retour, si Gontran revient seul, répondit le vieux Penn-Oll, c’est qu’il sera mort.
La veuve pâtit et chancela.
— Et alors, continua le vieillard, nous lui nommerons parmi nous un successeur.
— Et ce successeur c’est vous, mon père, dit Hector.
— Je suis trop vieux. Il faut un homme jeune et fort pour relever le trône écroulé de nos pères.
— Alors ce sera moi ! s’écria le sombre don Paëz, qui se dressa tout à coup de toute sa hauteur, et dont l’œil flamboya.
Le vent de l’ambition venait encore de fouetter le cœur du roi déchu ; il rêvait une autre couronne.
— Mais, s’écria la veuve écossaise avec un accent déchirant, si Gontran ne retrouve point mon fils, est-ce à dire que mon fils soit mort ?
— S’il ne l’est point et qu’il reparaisse, madame, je lui rendrai cette couronne qui ne m’appartient qu’après lui.
La malheureuse mère se mit à genoux et pria avec ferveur.
— Adieu, mon père ! frères, adieu ! dit Gaëtano ; à ce soir, et Dieu nous protège ! car notre cause est sacrée…
Gaëtano sauta en selle et repartit au galop. Moins d’une heure après il rentrait à Coarasse.
Le jour naissait à peine et tout paraissait dormir dans le château. Seuls, les valets de limiers et les piqueurs, déjà levés, étaient assemblés dans les chenils et donnaient la soupe du matin aux vaillants animaux qui devaient, dans quelques heures, combattre l’hôte le plus redoutable des Pyrénées.
Gaëtano entra, tandis qu’on les couplait avec soin, avisa le chef des piqueurs, et lui dit négligemment :
— Qu’avez détourné, cette nuit ?
— Une ourse qui nourrit.
— Bravo ! fit-il, jouant le ravissement du veneur passionné.
— Les brisées sont-elles sûres ?
— Infaillibles, monseigneur. L’ourse est à une lieue d’ici. Le roi entrera en chasse à huit heures ; à dix, la bête sera sur pied, et nous la pouvons courir deux heures en vue.
— Et après ?
— Après, il est probable qu’elle gagnera la futaie.
— Dans quelle direction ?
— Au sud-est.
— Y a-t-il là un bon passage ?
— Excellent ! monseigneur ; la Combe-Maudite.
Gaëtano tressaillit :
— Quel vilain nom ! dit-il.
— Oh ! ce nom vient d’une vieille histoire de châtelain maudit par son père qu’il avait outragé, et qu’on trouva assassiné dans ce lieu.
— Très bien ! Et ce passage est le meilleur ?
— Bien certainement. Excepté, pourtant, celui de Combe-Noire.
— Ah ! dit Gaëtano avec indifférence, n’y aurait-il pas moyen que la chasse passe par là ?
— Si le roi le voulait, sans doute ; mais c’est lui qui a ordonné le bois, et il a désigné la Combe-Maudite.
— Cela m’est parfaitement indifférent, murmura Gaëtano. Et il s’en alla, sans apercevoir Bavolet, qui, d’une fenêtre de la salle basse, écoutait ses questions et les réponses du vieux piqueur.
Bavolet courut chez Fosseuse et lui rapporta fidèlement que Gaëtano revenait d’une expédition nocturne, et qu’il s’était entretenu avec les valets de chiens.
— Très bien, dit Fosseuse, on veillera.
— Faut-il prévenir le roi ?
Mademoiselle de Montmorency parut réfléchir :
— Non, dit-elle, il vaut mieux qu’il ignore tout. Il sera plus aisé à conduire : il est brave jusqu’à la témérité et se jetterait tête baissée au plus fort du péril, au lieu d’être prudent et sage.
— Je crains une embuscade, dit Bavolet.
— Eh bien ! tu vas donner à tous les gentilshommes l’ordre de se porter en avant et bien armés, et de rallier à Combe-Maudite. Si l’embuscade est quelque part, elle est là.
— Ou plutôt à Combe-Noire.
— Ceci nous est parfaitement indifférent, la chasse ne passera point par là.
Le roi, par conséquent, n’y passera point davantage.
— L’essentiel, reprit Fosseuse, est que le roi ne soit jamais seul et qu’il se trouve bien entouré.
— Je ne le quitterai point, et au premier signe de soupçon, je casse la tête à Gaëtano.
Bavolet était magnifique d’audace en prononçant ces mots.
Il quitta mademoiselle de Montmorency, qui procéda à sa toilette sur-le-champ, et il gagna l’étage supérieur du château où les gentilshommes ordinaires du roi avaient chacun un logis.
— Messieurs, dit-il aux frères de Mailly, mauvais écuyers, avait dit Nancy, mais braves comme leur épée, votre vie est-elle au roi ?
— Certainement, répondirent-ils avec simplicité.
— Le roi en aura besoin peut-être.
Les deux gentilshommes regardèrent Bavolet avec inquiétude.
— Secret d’État, répondit-il ; – le roi courra aujourd’hui un grand danger, ayez vos pistolets soigneusement amorcés dans leurs fontes, et ne vous amusez point à faire feu sur l’ours, la balle de vos carabines vous sera peut-être nécessaire.
— Mais qu’y a-t-il donc ? demandèrent les Mailly.
— Chut ! dit Bavolet, secret d’État !
— Mais encore !
— Et le roi défend qu’on lui en parle.
— Soit, dirent-ils en s’inclinant.
— Le rendez-vous de chasse est à Combe-Maudite. La bête n’y sera qu’à cinq heures, mais il y faut être avant. Là est le péril.
Bavolet quitta les Mailly et entra successivement chez les vingt-cinq gentilshommes qui devaient assister à la chasse, donnant à chacun le même rendez-vous et les mêmes instructions.
— Ma parole d’honneur ! se dit-il, me voici converti en général d’armée ; un page ! c’est prodigieux…
Bavolet se sentait grandi de toute la responsabilité qui pesait sur lui ; à lui, – l’enfant de seize ans, le page étourdi, la mission de veiller sur le roi et de le protéger ; – lui seul, des gentilshommes qui suivraient le roi, connaissait une partie du complot, et il devait tout diriger. Certes, maintenant, pour un royaume, pour l’amour de la reine de Navarre, pour la moitié du paradis, Bavolet n’eût pas voulu dire au roi : Sire, vous êtes en péril, un complot est tramé contre vous !
Le roi prévenu, Bavolet retombait au second plan, et Bavolet voulait pouvoir dire : C’est moi seul qui ai tout fait !
Et puis la haine du page pour Gaëtano s’était accrue du jour où il avait connu les desseins ténébreux de l’ambassadeur ; Gaëtano n’était plus seulement pour lui l’insolent qui avait osé lever les yeux sur la reine, c’était encore le traître qui, au mépris de la paix et du droit des gens, venait conspirer contre un roi dont il habitait la maison et mangeait le pain.
Aussi Bavolet se promettait-il de se venger enfin et, rentré chez lui, il chargea soigneusement ses pistolets et sa carabine, destinant mentalement une de ses balles à M. l’ambassadeur d’Espagne. Mais tandis que Bavolet était chez lui, Gaëtano redescendit aux chenils où il ne restait plus que le vieux piqueur.
— Mon ami, lui dit-il, êtes-vous riche ?
— Je n’ai pas besoin de l’être. Je mange le pain du roi, répondit fièrement le piqueur.
— Refuseriez-vous donc la chance de gagner honnêtement une centaine de pistoles ?
— Honnêtement, non ; que faut il faire ?
— Presque rien. Me faire gagner un pari.
Le piqueur ouvrit des grands yeux.
— J’ai parié hier, avec M. de Mailly, l’aîné, que l’ourse tiendrait tout le jour.
— C’est difficile ; Combe-Maudite est trop près.
— C’est pour cela qu’il le faudrait diriger sur la Combe-Noire, qui est plus loin.
— Cela se pourrait, mais l’ordre du roi…
— N’y aurait-il point moyen de le faire… comme par hasard ? demanda ingénument Gaëtano.
— Si le roi le savait…
— Il ne le saura point…
— C’est un fin veneur le roi…
— Eh bien ! je me charge de tout arranger et vous ne serez point réprimandé.
— Vous me le promettez ?
— Foi d’ambassadeur d’Espagne. Seulement vous ferez tout vous-même, il ne faut point que M. de Mailly ait vent de rien, et vous tairez tout aux piqueurs.
— Votre seigneurie peut se fier à moi.
— Tenez, ajouta Gaëtano en donnant sa bourse au piqueur, voici cinquante pistoles ; vous aurez les cinquante autres ce soir si vous réussissez.
Bavolet avait eu grand tort de ne pas continuer à observer Gaëtano, car Gaëtano venait, eu un clin d’œil de déjouer tous ses projets, et le rendez-vous donné à Combe-Maudite pouvait devenir fatal au roi.
La politique du roi de Navarre et celle de Bavolet.
Huit heures sonnaient à la grande horloge du château de Coarasse. Le départ était fixé pour neuf heures, et tout le monde se trouvait sur pied. Le roi avait merveilleusement dormi, il était frais et dispos comme un monarque sans souci que le hasard a doté d’un premier ministre habile et taciturne, et qui se repose sur lui du soin de ses affaires.
Un passage secret, connu seulement des hôtes de Coarasse, et dont ni la señorita ni Gaëtano ne soupçonnaient l’existence, mettait en communication l’appartement du roi et celui de Fosseuse, situé à l’étage inférieur.
Le roi descendit donc chez mademoiselle de Montmorency, avant d’appeler ses gens pour se faire vêtir de son costume de chasse.
— Eh bien ! dit-il à Fosseuse, savez-vous le mot ?
— Quel mot, sire ?
— Le mot de l’énigme, ventre-saint-gris !
— Ma foi ! non, sire.
— Ni moi, dit le Béarnais. Jusqu’à présent, je n’y vois goutte dans cette conspiration.
— Peut-être n’y avait-il pas de conspiration du tout.
— Allons donc ! je sais qu’il y en a une.
Fosseuse avait un visage parfaitement indifférent.
— C’est possible, dit-elle, mais en ce cas, le seigneur Gaëtano est fort habile ; car jusqu’à présent il se renferme avec moi dans les bornes d’une prudence extrême. J’ai beau paraître toute prête à me livrer, à vous trahir, il fait la sourde oreille.
— Savez-vous, ma mie, que la señorita m’a demandé une énormité, hier soir ?
— Serait-ce ma tête ?
— Non, mais votre exil.
Fosseuse se prit à rire :
— Ne suis-je point exilée, ici ? dit-elle.
Le roi fit la moue.
— Vous n’êtes pas aimable ! murmura-t-il.
— Dame ! écoutez donc, vous ne m’aimez plus…
— Oh ! l’affreux mensonge !
— Pour la señorita et l’ambassadeur, du moins.
— Ah ! très bien, je comprends.
— Or, si vous ne m’aimez plus, croyez-vous que Coarasse ne soit pas un plus vilain séjour que Paris, où le roi Henri III me recevrait parfaitement, que Montmorency, où mon oncle me doit l’hospitalité ?
— Je suis de votre avis.
— Voulez-vous que je vous donne le mot de la conspiration ?
— Vous le savez donc ?
— Je viens de le deviner.
— Oh ! oh ! voyons cela ?
— La señorita est peut-être la sœur de Gaëtano… ou sa cousine… ou…
— Passons, dit le roi.
— Et l’ambassadeur ne serait point fâché d’avoir la preuve que je vous trahis, ensuite, celle que vous aimez, la señorita.
— Très bien.
— En sorte que moi exilée, – n’est-ce pas ce que vous demandait la petite marquise andalouse ?…
— Sans doute.
— Moi, exilée, reprit Fosseuse, la señorita régnerait sans partage et gouvernerait le royaume de Navarre.
— Un pauvre royaume à gouverner, vraiment !
— D’accord. Mais les petits ruisseaux font les grandes rivières. Un jour viendrait où la señorita vous dirait : madame Margot est bien… ennuyeuse ! si vous divorciez ?
— Ah ! bah ! fit le roi avec un éclat de rire, si je divorçais, ma mie, ce serait pour me mieux allier, soyez tranquille.
— Je ne dis pas non. Seulement, ni l’ambassadeur, ni sa… cousine, ne savent vos projets d’ambition.
— En ai-je ? fit ingénument le roi.
Fosseuse se prit à rire.
— Mon beau roi, lui dit-elle, vous avez une idée fixe…
— Impossible ! j’ai l’humeur capricieuse…
— Une idée qui ne vous quitte point et qui sommeille sur votre oreiller pour peupler ensuite vos rêves.
— En vérité ! vous m’étonnez, petite. Quelle est donc cette idée ?
— C’est que si le roi Henri III…
Le roi tressaillit.
— Qu’a donc à faire ici mon frère de France ? demanda-t-il.
— Je veux dire que vous pensez ceci : si le roi Henri III mourait… et le roi Henri III est parfaitement mortel…
— Oh ! il est jeune encore, ma mie.
— Je le sais bien, mais il est malade.
— Vous croyez ?
— Il est attaqué d’une maladie de poitrine.
— Peuh ! un rhume chronique.
— Mon Dieu ! les Valois meurent jeunes. Le roi François II est mort à vingt-deux ans, le roi Charles IX à vingt-sept, le duc d’Anjou à trente-quatre. Le roi en a déjà quarante…
— Il fait bonne chère, il vivra.
— Rien n’est moins sûr. Or, vous pensez que si le roi Henri III mourait, le royaume de France serait vôtre.
— Ma mie, dit le roi avec un fin sourire, si je pensais pareille chose, je me garderais de le dire… fût-ce à vous-même !
Mais Fosseuse regarda le Béarnais avec enthousiasme et s’écria :
— Vous serez un grand homme, Henri, car vous joignez la finesse à la bravoure et l’audace à la franchise. Vous serez un grand roi, car vous vous taillerez au besoin un royaume sur la carte d’Europe.
— Avec quelle épée donc ? demanda ingénument le roi. J’ai à peine une armée de six mille hommes.
— Bon ! quand le général est hardi l’armée sort de terre.
— Ma mie, dit froidement le roi, il me semble que nous nous éloignons fort de cette conspiration dont nous parlions.
— J’y reviens, sire. Gaëtano est l’ambassadeur d’Espagne, n’est-ce pas ?
— Ses lettres de créance sont parfaitement en règle.
— Le roi d’Espagne est très bien avec les Guises.
— Mes cousins de Lorraine ?
— Sans doute ; ils sont catholiques, d’abord ; ensuite, après vous, le royaume de France leur retourne.
— Ce n’est pas ce qu’ils disent, ma mie, car le cousin Henri prétend, lorsque sa péronnelle de sœur lui monte la tête, qu’il est de meilleure lignée que moi.
— Il ment, sire.
— Je le crois volontiers.
— Or, le duc de Guise est bon catholique et il a en grande haine les huguenots. Tout le monde est huguenot en Navarre : le duc de Guise ne voudrait donc pas de la Navarre si on la lui donnait.
— Il est grand seigneur, le cousin Henri ! peste ! la Navarre a bien son mérite.
— C’est ce que pense, comme vous, Sa Majesté Philippe III, le roi d’Espagne.
— Le roi d’Espagne est un homme de goût.
— Et il pense que si on lui donnait la Navarre, ce serait un vrai cadeau qui l’arrondirait assez bien.
— On ne la lui donnera point.
— C’est ce qui vous trompe, sire. Le duc de Guise, qui n’en veut pas pour lui, l’a déjà donnée au roi d’Espagne.
— Par exemple ! s’écria le roi, mon cousin est aimable de faire des cadeaux avec mon royaume ; il a de l’esprit, le cousin Henri.
— Bien entendu, continua Fosseuse, que c’est à une condition.
— Ah ! il y a des conditions ?
— Une seule : c’est que le roi d’Espagne vous fera disparaître.
— Tout beau ! dit le roi, je sais cela depuis longtemps.
Fosseuse regarda le Béarnais ; – le Béarnais souriait de son fin sourire moitié railleur, moitié naïf.
— Et je ne serais pas étonnée, sire, poursuivit Fosseuse qui tenait à éveiller la prudence du roi sans trahir l’imminence du péril, que le roi eût affronté certainement, – je ne serais pas étonnée que le seigneur Gaëtano…
— Voulût m’assassiner ? J’y ai songé aussi, interrompit froidement le roi.
Fosseuse recula. Le roi en savait autant qu’elle.
— Vois-tu, poursuivit-il, vois-tu, ma mie, il y a trois hommes en ce monde qui se moquent singulièrement de moi. La premier se nomme Henri de France, et il se dit : Mon frère de Navarre est un rustre à qui je dois la dot de sa femme, et qui s’imagine que je la lui baillerai. Mon frère est un bélître et son armée est trop petite pour que je dorme une heure de moins. – Le roi Henri de France a grand tort, ma mie, car un de ces jours je lui prendrai ce qu’il ne veut point bailler.
— Avec quelle armée, sire ? demanda finement Fosseuse.
— Bah ! répondit le roi en frappant sur la garde de son épée et redressant fièrement la tête, tu m’as dit toi-même que les armées sortaient de terre à qui les savait commander.
— Il n’y a que des rochers en Navarre !
— Impertinente ! – Le second des trois hommes qui se gaussent de moi à nom le duc Henri de Guise. – Le duc Henri de Guise se dit : Si ce paysan béarnais qui ose s’intituler mon cousin mourait d’un mal quelconque, je ne me mettrais plus martel en tête. Après le roi Henri III, qui est usé, je serais roi de France. Heureusement le Béarnais est un poltron et un lâche, et je lui ferai si grand’peur qu’il sera moine au premier jour. – Or, vois-tu, le duc de Guise est un niais, et si je n’avais d’autre obstacle sérieux qu’une douzaine de ses pareils pour entrer au Louvre, j’y serais chez moi demain.
— C’est possible, dit Fosseuse. Voyons le troisième ?
— Le troisième est le roi d’Espagne. Celui-là se dit chaque matin, comme son père se l’est dit pendant vingt années : je veux prendre aujourd’hui le royaume de Navarre pour m’arrondir un peu. – Et alors il mande un grand général, le duc d’Albe, par exemple ; le grand général arrive et demande quarante mille hommes, six mois de temps et une somme fabuleuse pour conquérir cette taupinière où l’on sème la bravoure et où l’on recolle des champs entiers de canons, de mousquets et de pointes d’épées. – Le roi d’Espagne réfléchit, et il renvoie son général. Voici vingt ans que cela dure ; maintenant, mon cousin Philippe à trouvé une autre voie plus expéditive : il me veut faire assassiner. Ah ! les hommes comme moi ne meurent assassinés que lorsqu’ils ont été grands et forts. Dieu ne les moissonne jamais avant le temps !
Tout en parlant, le roi avait perdu peu à peu cette expression de bonhomie qui le caractérisait, son visage était devenu mâle et sévère, la fierté brillait dans son regard, son front rayonnait de majesté.
C’était le roi Henri IV plus jeune de dix ans !
Fosseuse se sentit pénétrée d’admiration et de respect ; elle prit les mains du roi, les baisa et lui dit :
— Vous avez raison, sire, croyez à votre étoile, elle ne pâlira point.
— C’est Dieu lui-même qui l’a suspendue à la voûte de l’avenir, cette étoile dont tu me parles ; Dieu ne soufflera dessus que lorsque les grandes choses que je rêve seront accomplies.
Un éclair étincela dans les yeux du Béarnais, puis cet éclair s’éteignit, la majesté s’en alla, et il ne resta plus du grand homme futur qu’un prince qui ressemblait vaguement à son père, le bonhomme Antoine de Bourbon.
— Il n’est pas moins vrai, ma mie, reprit-il, que je voudrais fort avoir le mot d’ordre de l’énigme et prendre en flagrant délit cet ambassadeur qui me veut assassiner ; je le ferais pendre, et cela donnerait à réfléchir à mon cousin d’Espagne, qui me ruine en m’envoyant des ambassadeurs à héberger convenablement. Je suis pauvre, et mon vin va grand train avec ce surcroît de convives.
— Nous trouverons le mot d’ordre, sire. Seulement, prenez garde ; ne vous écartez jamais seul de Coarasse. À la chasse, soyez prudent… aujourd’hui, par exemple !
Le roi haussa tes épaules :
— Ne vous inquiétez point de cela, ma mie ; j’ai au flanc une bonne épée, des pistolets dans mes fontes et au cœur un mot qui vaut mieux qu’une cuirasse.
— Quel est ce mot ?
— Mon droit. Adieu, Fosseuse, je vais m’habiller.
— Bon ! murmura mademoiselle de Montmorency quand le roi fut parti, j’en ai dit juste assez pour que Sa Majesté ne dorme point sur sa selle ; et nous aurons tout le mérite, la reine et moi, d’avoir découvert le complot et détruit l’abdication.
— Et moi, donc ? fit une voix, sur le seuil du mystérieux escalier dont la porte était demeurée entrouverte.
C’était Bavolet qui entrait sans se faire annoncer.
— Toi, dit Fosseuse avec un sourire, tu es la cheville ouvrière, tu ne comptes pas !
— Merci ! sans moi, vous ne sauriez rien.
— Nous aurions deviné.
— Tarare ! Au reste, je ne revendique aucune part de gloire, moi ; je veux sauver mon roi, rien de plus.
Et Bavolet fit une petite moue pleine de bouderie qui arracha un nouveau sourire à Fosseuse :
— Vous avez bien de l’amour-propre, mon beau page, dit-elle.
— J’en ai le droit, il me semble, car je viens de voir une femme à mes genoux.
— Fat !
— Je n’exagère pas, elle était à mes genoux et pleurait.
— C’est au moins la señorita ?
— Précisément.
— Tu ne l’aimes donc plus ?
— Je l’adore plus que jamais, murmura Bavolet avec un sourire amer, cela m’occupe.
— Alors, pourquoi ces termes ?
— Dame, dit froidement Bavolet, elle ne veut pas que j’assiste à la chasse.
— Tiens ! fit mademoiselle de Montmorency, il paraît qu’on se méfie de toi, Bavolet ?
— On a grand tort, je vous jure. Elle prétend qu’une chasse à l’ours est dangereuse.
— Y va-t-elle ?
— Sans nul doute. Aussi lui ai-je demandé pourquoi elle voulait que j’eusse moins de courage qu’une femme.
— Et que t’a-t-elle répondu ?
— Qu’elle était simplement curieuse. Je le suis aussi, ai-je dit ; et j’irai ! C’est ce qui fait qu’elle a pleuré.
— Bavolet, mon ami, dit gravement Fosseuse, sois prudent. Si tu gênes le seigneur Gaëtano, il pourra bien essayer…
— Le seigneur Gaëtano serait un fat. Il sera mort dix fois avant que j’aie une égratignure.
Et Bavolet sourit fièrement.
Tout à coup la porte s’ouvrit et la reine entra.
Le page recula et pâlit ; – la reine ne put pâlir, car elle était blanche et froide comme un marbre, et la douleur avait tellement altéré sa beauté, que Fosseuse elle-même en tressaillit.
La reine marcha vers Bavolet, lui prit la main et lui dit :
— Je viens te recommander le roi.
Bavolet frissonnait de tous ses membres.
— Je me ferai tuer, dit-il, avant qu’un cheveu tombe de sa tête.
— Bien, dit la reine, j’attendais cette parole.
Bavolet se mit à genoux.
— Madame, dit-il d’une voix entrecoupée, vous m’avez longtemps nommé votre fils, me refuserez-vous un baiser et votre bénédiction ?… Je puis mourir aujourd’hui.
La reine très émue, se pencha sur le page agenouillé, le baisa au front et murmura :
— Tu ne mourras point, mon enfant, car tu es jeune, noble et beau, et Dieu veille sur ceux qui foulent aux pieds leur cœur pour demeurer fidèles au devoir. J’ai été ta mère, comme telle je te bénis. Adieu, mon enfant !…
Et la reine releva la tête, comprima un sanglot et sortit majestueuse, sans qu’un soupir eût soulevé sa poitrine, une larme roula sur sa joue. Elle était de ces âmes fortes qui ne pleurent que dans l’ombre et qui montrent à la foule un visage impassible.
— Mon Dieu ! murmura Bavolet, quand il se retrouva seul avec Fosseuse, aurai-je maintenant le courage de ne point mourir ?
— Oui, répondit mademoiselle de Montmorency, car ta mort serait la sienne. Les femmes meurent quand se brise leur dernier amour.
On entendit la voix du roi qui, penché à la croisée de sa chambre, appelait :
— Bavolet ! Bavolet !
Bavolet sortit le front courbé et monta chez le roi.
— Mon enfant, lui dit ce dernier, je t’ai fait seller mon meilleur cheval.
— Merci, sire.
— Celui-là et le mien sont les plus ardents coureurs de mes écuries. C’est te dire que tu ne me quitteras point un seul instant.
— N’ayez crainte, sire, ma place est à vos côtés.
— Et, tiens, poursuivit le Béarnais, tu ferais bien d’ôter ton pourpoint et d’agrafer ceci sur ta chemise.
Et le roi présentait à son page une cotte de mailles fine et légère, en acier pur, et merveilleusement trempé.
— J’en ai une pareille, dit le Béarnais.
— Mais, sire, dit Bavolet, que voulez-vous que j’en fasse ?
— Dame ! fit le roi, les ours sont terribles…
Bavolet sourit et montra sa dague.
— Une balle égarée… continua le roi.
— Je suis si mince.
— Un coup d’épieu mal dirigé… allons, obéis-moi !
Bavolet prit la chemisette d’acier :
— C’est parfaitement inutile, dit-il, mais enfin… sire, puisque vous le voulez…
Le pauvre garçon ne sait rien, pensa le roi, tandis que Bavolet endossait la cotte de mailles.
Il paraît, se disait en même temps Bavolet, que le roi se méfie.
Le roi avait un galant costume, un justaucorps vert amarante avec des chausses orange et un nœud de ruban ponceau à la garde de son épée. La plume de son feutre était blanche et une grosse émeraude l’agrafait.
Bavolet était non moins galamment vêtu que son maître ; il portait pourpoint de velours grenat, chausses bleu de ciel, collerette en point de Venise, plume rouge à sa toque.
Un jabot, brodé par la reine elle-même, et des manchettes de fines dentelles complétaient son costume.
— Sais-tu, lui dit le roi, que tu es à croquer, mon beau page !
Bavolet rougit.
— Et que la señorita t’adorera plus que jamais.
— Votre Majesté raille, balbutia Bavolet.
— Tu es un heureux fripon, mon page, continua le Béarnais en riant ; les femmes raffolent de toi et me relèguent au second plan.
— Oh ! fit Bavolet confus.
— Un exemple, tiens… j’aimais la señorita, moi…
Bavolet tressaillit.
— Et tu m’as coupé l’herbe sous le pied.
Bavolet eut le frisson.
— Que veux-tu ? poursuivit le Béarnais, tu es plus jeune que moi, c’est justice…
Bavolet retrouva sa langue.
— Votre Majesté se trompe, dit-il ; je suis moins beau qu’elle, mais je ne puis, comme elle, donner des duchés à mes belles.
— Hein ? fit le roi, de quel duché parles-tu ?
— Dame ! la señorita m’a peut-être fait un conte, répondit effrontément Bavolet. Mais voyez-vous, sire, l’amour est une singulière loterie ; ceux qui mettent un fort enjeu comme votre duché, par exemple, gagnent rarement ; ceux qui ne mettent rien, comme moi, qui n’ai sou ni maille, gagnent toujours. Les femmes vendent bien quelquefois leur amour, mais à la condition de se venger. Le marché les humilie, et leur seule monnaie de bon aloi est celle qu’elles donnent gratis.
— Ah ça, dit le roi, savez-vous que vous êtes un philosophe, mons Bavolet ?
— Votre Majesté le croit ?
— Tudieu ! si je le crois. Qui donc t’a si bien éduqué ? serait-ce madame Marguerite ?
Bavolet devint pâle aussitôt et sa gaîté factice disparut. Le roi y prit garde, devina et ne put s’empêcher de murmurer :
— Voilà le seul être qui m’aime sans arrière-pensée, et qui soit incapable de prendre le bien de son maître… même quand le maître est désintéressé et que d’autres le volent sans qu’il s’en soucie.
Puis le roi ajouta tout haut :
— Voici l’heure de boire le coup de l’étrier et de monter à cheval. Va faire sonner le boute-selle.
Bavolet partit, tandis que le roi roulait dans son manteau une paire de pistolets soigneusement amorcés.
Nancy entra en ce moment.
La blonde camérière était charmante, ce matin-là : elle avait aux joues un léger incarnat, son œil bleu pétillait de malice et ses lèvres roses souriaient.
— Sire, dit-elle, la reine vous prie de l’excuser, elle a la migraine et ne chassera point.
— Je l’excuse, dit gravement le roi. La reine n’est point de sa famille, car les Valois étaient des veneurs qui eussent couru un archevêque, le Vendredi-Saint, s’ils n’eussent trouvé mieux. Peuh ! qu’est-ce qu’une migraine ?
— En revanche, la reine m’a permis d’assister à la chasse.
— Et si, moi, je ne le permettais pas ?
— Oh ! dit l’effrontée soubrette, je prierais Fosseuse de vous rappeler que je vous ai prêté ma chambre un soir.
— Je te le permets, répondit le roi avec un sourire, à la condition que tu n’iras pas te faire dévorer et resteras en arrière.
— Nenni ! sire, je veux voir de près.
— En vérité !
— Et monter un bon cheval !
— Diable ! je n’en ai pas beaucoup de bons chevaux ; Goguelas me les rend tous fourbus et poussifs. À propos, où est-il, Goguelas ? Je lui veux défendre de prendre la tête des chiens, sans cela nous ferons une journée blanche. Avec lui, les chiens font défaut sur défaut !
— M. de Goguelas ne chassera pas.
— Pourquoi cela ?
— Il est à Nérac.
— À Nérac ? Il était ici hier.
— Il est parti cette nuit, sire.
— Sans mon ordre ?
— Avec l’ordre de la reine.
— Qu’a donc la reine à faire, à Nérac ?
— Elle veut parler à M. de Mornay qui s’y trouve.
— Et que lui veut-elle ?
— Je ne sais, répondit la discrète Nancy.
— Ah ! ah ! pensa le roi, la reine en sait aussi long que Fosseuse ; Décidément la reine me veut du bien, et il me faudra faire quelque chose pour elle. Si je rappelais Turenne ?… Bah ! ajouta mentalement le roi, Turenne n’est plus de mode, et ce serait plutôt Bavolet… Ceci est trop difficile… Bavolet est un petit saint qui ne fait pas de contes profanes, et à qui j’ai trop répété que la reine avait l’esprit romanesque.
Et le roi, souriant dans sa barbe, descendit suivi de Fosseuse, et gagna la vaste salle à manger de Coarasse où le coup de l’étrier et la halte des chasseurs étaient servis.
Bavolet avait précédé le roi dans la salle à manger et y avait trouvé les Mailly et les autres gentilshommes qu’il avait prévenus la veille en termes précis.
— Il s’approcha de chacun deux et leur dit à mi-voix :
— Ventre à terre, par diverses routes, jusqu’au rendez-vous de chasse de Combe-Maudite. Le roi le veut !
— Très bien ! répondit chacun.
— Si vous trouvez au rendez-vous des étrangers à mine suspecte, continua le page avec le sang-froid d’un vieux général, désarmez et garrottez. Si l’on résiste, tuez !
Puis il alla à un jeune seigneur du pays basque qui se nommait M. de Bique, et qui était brave et beau comme un mignon du roi de France.
— N’est-ce pas, lui dit-il, que la señorita est belle ?
— Oh ! fit le gentilhomme avec un accent pénétré et un regard brûlant, – elle est belle à damner un saint !
— Eh bien ! mon gentilhomme, je vais vous donner une mission… délicate.
— Laquelle ?
— Celle de courtiser aujourd’hui et sans la quitter un seul instant, cette señorita si belle.
— Le gentilhomme tressaillit :
— Y pensez-vous ? dit-il.
— Cela vous effraierait-il ?
— Mais le roi… qui… dit-on…
— Bah ! vous vous trompez ; ce n’est pas le roi qui… c’est moi…
— Vous aussi ?
— Moi seul ; et je vous y autorise.
— Le gentilhomme fit la grimace.
— Surtout, ajouta Bavolet, ne l’aimez pas trop vite, et gardez-vous de la perdre de vue. Partout où elle ira, suivez-la.
— Que signifie tout cela ?
Bavolet se pencha à l’oreille du gentilhomme.
— Elle conspire, dit-il. À bon entendeur, salut !
— Je veillerai, répondit M. de Bique.
— Arrangez-vous enfin pour qu’elle arrive au rendez-vous après tout le monde.
— Elle monte un vaillant cheval.
— Eh bien ! si son cheval va trop vite, cassez-lui une jambe d’un coup de pistolet.
— Cela fera scandale.
— Pas du tout. Vous aurez tiré sur un lièvre, et n’aurez été que maladroit.
Bavolet quitta vivement M. de Bique, car la señorita entrait, donnant la main au roi.
— Voici la première fois, pensa le page, que le valet de cœur et le roi de trèfle s’entendront pour tromper la dame d’atout. À nous deux, ma señorita bien-aimée !
Derrière le roi entra Gaëtano. Il alla droit au page et lui tendit cordialement la main.
— Mon cher monsieur Bavolet, lui dit-il avec un ton protecteur, – ne m’avez-vous pas demandé une revanche ?
— J’y compte, monsieur.
— Vous plairait-il la prendre aujourd’hui, sous quelque vert ombrage, loin des chiens criards et des veneurs ?
— Quand la curée sera faite, oui, monsieur.
Gaëtano fronça le sourcil.
— Je te devine, pensa le page, je te gêne fort auprès du roi, et tu me voudrais expédier dès ce matin pour avoir à toi la journée.
— Je vous croyais pressé de trouver une occasion favorable, fit dédaigneusement Gaëtano.
— J’ai la passion de la chasse et me battrais mal si j’entendais l’hallali tandis que nous ferraillerons.
— Remarquez, monsieur, que la curée pourra n’être faite qu’à la brune.
— Nous nous battrons au clair de lune, monsieur !
Gaëtano, visiblement contrarié, était pâle de colère.
— Monsieur, reprit-il, en toisant le page, je crois, Dieu me damne ! que vous avez une mémoire excellente.
— Vous ne vous trompez pas, monsieur.
— Et que vous vous souvenez du coup de pommeau que je vous ai appliqué.
— Je m’en souviens parfaitement. C’était un coup de rustre.
— Monsieur ! fit Gaëtano avec hauteur.
— Ne vous fâchez pas, dit insolemment le page, nous réglerons tout cela au clair de lune… quand le roi sera couché !
Gaëtano recula à ces derniers mots :
— Qu’a à faire le roi ici ? demanda-t-il.
— Absolument rien, il est de trop, puisqu’il a rendu un édit contre le duel ; – et c’est pour cela que je veux attendre qu’il soit couché.
La logique de Bavolet était serrée et fort claire ; elle avait épouvanté Gaëtano qui, un moment, se crut découvert.
Aussi l’ambassadeur reprit-il avec un dédain glacial qui ne parvenait point à dissimuler sa fureur :
— Permettez-moi de vous dire, monsieur, que je commence à croire…
— Que votre coup de pommeau était fort brutal, n’est-ce pas ? Vous avez raison, monsieur ; nos paysans béarnais seraient plus courtois.
— Je voulais dire que je commençais à vous croire…
— Quoi ? s’il vous plaît.
— Poltron et lâche, monsieur, répondit Gaëtano froidement.
Et il pirouetta sur le talon et tourna le dos à Bavolet.
— Oh ! oh ! pensa celui-ci, tu peux m’insulter, mais je ne me battrai pas ce matin. Je veille sur le roi : mon honneur passe après sa vie. Ce soir, par exemple, si tu m’obliges à le faire avant et avec un brutal pistolet, je te promets de te tuer galamment, à petits coups d’épée ; comme M. de Saint-Luc tua son ami Castillac… en détail !
Le roi avait quitté la señorita pour s’approcher des frères Mailly, dont l’un était capitaine des chasses et lui devait faire son rapport.
La señorita en profita pour rejoindre Bavolet.
Elle était pâle et tremblante, car elle aimait le page et avait entendu son colloque avec Gaëtano.
— Mon enfant, lui dit-elle, j’ai peur…
— Peur de quoi, señora ?
— Des ours… Ne venez pas.
— Vous vous moquez ! – j’en ai tué cinq en ma vie.
— C’est pour cela que je crains votre témérité.
— Je ne quitterai pas le roi, et le roi est un bon compagnon en cas de danger.
La señorita frissonna : si Bavolet ne quittait point le roi, Bavolet était perdu ! Gaëtano le tuerait.
— Bavolet… je vous en supplie !
— Je suis sourd.
— Je joins les mains.
— Je suis aveugle.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! fit-elle, si vous… si tu m’aimes ?
— Je ne vous laisserai point aller seule à une chasse aussi terrible, dit froidement Bavolet, et je vous aime… C’est pour cela que j’y vais.
— Eh bien ! dit la señorita avec effort… je n’irai pas.
— Comme vous voudrez ; mais il faut que je suive le roi. Moi seul puis enlever les défauts, s’il y en a. Les taures sont des bélîtres qui n’entendent rien à la vénerie.
— Bavolet ! par pitié… supplia la nouvelle duchesse.
— Madame, interrompit Bavolet, permettez-moi de vous présenter mon ami, M. le comte de Bique, un charmant gentilhomme qui aura l’honneur de vous servir de cavalier aujourd’hui, si je prends la tête des chiens.
Et il laissa la señorita interdite et pâle, pour s’approcher de Fosseuse qui arrivait avec Nancy.
— Allons ! mesdames, cria le roi, à cheval ! En selle, messieurs ! sonnez le départ !
La fanfare du roi Robert.
En quelques minutes, tout le monde fut à cheval. Le roi se trouva entouré par un groupe de gentilshommes et de dames, et Gaëtano, soit qu’il craignît d’être soupçonné, soit qu’il voulût jouer une indifférence absolue, – Gaëtano se tint à l’écart.
Mademoiselle de Montmorency s’était placée à la droite du roi ; Bavolet, qui montait un bel étalon limousin, se rangea à sa gauche.
Derrière venaient la señorita et M. de Bique. Les Mailly et quelques autres chevauchaient en tête.
Le cortège des veneurs sortit ainsi du château et gagna le premier rendez-vous de chasse.
Là, les chiens furent découplés dans un boqueteau environné de rochers et de cavernes, et bientôt ils donnèrent de la voix, séparément d’abord, puis avec ensemble.
Bientôt la bête fut sur pied et en vue. Elle gagna la plaine au nord-est, et les veneurs s’élancèrent sur ses traces ; puis, arrêtée par un torrent, elle rebroussa chemin, fit une tête à droite vers le sud et parut se diriger tout d’abord vers les gorges de la Combe-Noire. Gaëtano tressaillit : c’était trop tôt.
Mais soit hasard, soit habileté de la part des piqueurs, l’ourse dévia de nouveau, passa sur le front des chasseurs, dont les chevaux frémissants n’étaient point encore arrivés à ce degré de surexcitation où la terreur les grise et dégénère chez eux en courage furieux, et se dirigea vers le sud-est à travers les ravins et les précipices, gagnant Combe-Maudite, selon les prévisions de la plupart des veneurs un moment déroutés par cette fausse manœuvre.
Alors, chacun parut obéir à ses instincts particuliers et poussa son cheval.
Fosseuse abandonna le roi et joignit MM. de Mailly, auxquels elle dit vivement :
— En avant ! en avant ! le danger est réel !
Les Mailly et une dizaine de gentilshommes se trouvèrent bientôt masqués par un taillis, et alors ils piquèrent des deux et gagnèrent les hauteurs pour atteindre la Combe-Maudite.
Quelques-uns prirent une direction opposée, les autres s’échelonnèrent sur la route du roi et le suivirent de près. Parmi ces derniers se trouvaient Gaëtano, la señorita et M. de Bique.
Bavolet se contenta de passer à la droite du roi abandonnée par Fosseuse. Aussitôt une femme vint et se plaça à la gauche : c’était Nancy.
Gaëtano s’était approché de la señorita et chevauchait à cinquante pas en arrière du roi.
— Très bien, pensait-il, voici déjà que le roi n’a plus autour de lui que quelques hommes ; les autres courent prendre possession des passages et comptent sans le piqueur. Ils comptent mal ! dans quelques minutes le roi sera tout seul.
— Vous ferez bien, – se disait en même temps Bavolet qui, de temps en temps, observait Gaëtano à la dérobée, – vous ferez bien de ne pas vous approcher trop près du roi, monsieur l’ambassadeur ; car, si vous en êtes jamais à portée de pistolet, je vous casse la tête.
Le roi modérait l’allure de son cheval, en murmurant :
— Tous ces étourneaux, Fosseuse en tête, s’imaginent que dans une heure ils pourront sonner l’hallali, et c’est pour cela qu’ils galopent et essoufflent leurs chevaux avant le temps. Nous en avons au moins pour la moitié de la journée avant de pouvoir acculer la bête. Ne nous pressons pas.
Et, alors, le roi se tourna vers Bavolet :
— Laissons-les faire, dit-il en riant, ils auront le temps de se reposer. Allons au pas, nous, et dans cinq heures nous tirerons l’ours.
— Où cela ? demanda le page.
— Écoute, dit le roi, l’ours gagne Combe-Maudite, n’est-ce pas ?
— Oui, sire.
— Eh bien ! je t’assure qu’avant une heure il rebroussera chemin.
— En vérité !
— Et qu’il ira se faire prendre à Combe-Noire, cinq lieues plus loin.
— Par exemple ! dit Bavolet, incrédule.
— Le bois a été mal fait ou les chiens ont été découplés de travers, car la bête a pris une direction opposée à celle qu’elle prend ordinairement quand elle se doit faire prendre à Combe-Maudite.
— Ce serait curieux, pensa Bavolet, que les gens du seigneur Gaëtano et les hommes de MM. de Mailly échangeassent des coups de mousquet et des estocades, tandis que le roi et moi nous prendrions tranquillement l’ours à cinq lieues de distance. Précisément, voici M. l’ambassadeur qui tire à gauche et gagne, à son tour, le rendez-vous de l’hallali. Bon ! la señorita et M. de Bique le suivent. J’ai grande envie de tout avouer au roi et de le faire retourner à Coarasse. Le seigneur Gaëtano sera bien embarrassé de l’y venir chercher avec ses estafiers.
Le seigneur Gaëtano, ainsi que le disait Bavolet dans son monologue, gagnait effectivement du terrain et laissait le roi en arrière. Il s’était placé à la droite de la señorita et lui disait en anglais :
— Je suis joué par le piqueur, l’ours ira se faire prendre à Combe-Maudite, où ils sont déjà tous. S’il ne rebrousse et ne gagne Combe-Noire, où Paëz, Hector et mon père attendent sans doute, tout est perdu !
— Mon Dieu ! que me dites-vous là ?
— Quittez-moi, reprit Gaëtano, piquez à droite, gagnez Combe-Noire et prévenez-les. Paëz est sage, il avisera.
— Mais, vous ?
— Moi, je vais disparaître derrière quelque taillis, je ne veux pas perdre le roi de vue un seul instant.
Ils coururent côte à côte pendant quelques minutes encore, puis Gaëtano éperonna son cheval et bientôt il fut séparé de la señorita et du comte de Bique par un pli de terrain.
Alors celle-ci dit au gentilhomme :
— Prenons à droite, je crois que c’est la bonne route.
— Comme vous voudrez, dit le comte.
La señora avait examiné le cheval de son cavalier ; elle avait reconnu qu’il était moins ardent et moins rapide que le sien, et elle espérait le laisser en route avant peu.
Mais le comte, sans savoir l’anglais, avait cependant compris que l’ambassadeur la chargeait de quelque mystérieuse mission, et il n’oublia point les recommandations de Bavolet. Au moment où la señora commençait à prendre une avance de cinquante pas, il poussa un cri :
— Un daim ! un daim ! fit-il, jouant l’enthousiasme du chasseur.
Et, ajustant le daim imaginaire, dans un fourré voisin, il épaula sa carabine, fit feu et cassa la jambe droite de devant du cheval de l’Andalouse.
Le cheval s’abattit et la señorita se retourna effrayée. Le comte joua assez bien la stupeur, il parla de sa maladresse, et puis, comme s’il eût espéré retrouver le daim, il s’élança dans le fourré et laissa l’écuyère démontée et maugréant.
Pendant ce temps, et selon ses prévisions, le roi était presque entièrement abandonné. Les quelques veneurs qui l’entouraient encore s’étaient laissé emporter par leur ardeur et couraient sur les traces des chiens dont les voix, affaiblies par la distance, résonnaient dans les basses gorges des montagnes au sud-est.
Seuls, Nancy et Bavolet demeuraient auprès du Béarnais.
Bavolet réfléchissait et se disait que si, malheureusement, il avertissait le roi, celui-ci voudrait courir au-devant du péril et y donnerait tête baissée ; de plus, il avait une foi profonde dans les lumières cynégétiques du Béarnais, et il pensait que si, comme il le prétendait, la bête faisait tête-queue et revenait sur Combe-Noire, tout danger disparaîtrait, et qu’en ce cas il devenait inutile de prévenir le roi et de l’engager à retourner à Coarasse.
Et puis il était là, lui, Bavolet, lui, le vaillant et le fidèle, il était là, confiant en son courage et fort de son amour pour son roi.
En voyant disparaître Gaëtano, Bavolet avait dit à Nancy : – Suis-le et rejoins-le, si tu peux !
Ce qui fit que Nancy partit au galop.
— Ah ça, dit tout à coup le roi, nous voici donc seuls ?
— Il paraît, sire.
— Et ces gens-là se figurent donc qu’ils vont prendre l’ours tout de suite ?
— Ils sont présomptueux, dit Bavolet.
— La présomption n’est qu’un défaut ; mais crever les chevaux du roi est un vice, et la plupart montent mes chevaux. Ménageons au moins les nôtres.
— Sire, il me semble qu’on n’entend plus les chiens ?
— C’est que tu n’as pas l’oreille fine, mon page. Tiens, écoute… au sud-est, là-haut, à notre gauche.
— Ah oui ! j’entends, en effet.
— Et tu verras que, dans quelques minutes, ils se rapprocheront de nous et reviendront sur leurs pas. Tiens, tiens, écoute encore…
La voix de la meute prenait du corps et devenait plus distincte et plus sonore.
— La bête, continua le roi, va suivre le bas de ces précipices là-haut, dans la direction de mon doigt… elle rasera les rochers pendant une heure, puis elle viendra sur nous, débouchera de ce taillis noirâtre que tu vois, à un quart de lieue, passera sur notre front avec toute la meute, et, se dirigeant vers l’ouest, tirera sur Combe-Noire. Tu verras que nous sonnerons l’hallali tout seuls.
Et le roi entra dans une longue et savante dissertation sur les mœurs et les habitudes des ours, la manière de les chasser et de les tirer, soit en temps de neige ou de découvert, citant à propos plusieurs auteurs versés dans la noble science, tels que l’érudit Jacques du Fouilloux, et le roi Charles IX lui-même, de vaillante mémoire cynégétique.
Le roi s’exprimait avec calme et ne paraissait pas se douter le moins du monde que sa vie pût être en danger un seul instant.
Bavolet l’écoutait attentivement, mais toujours l’oreille tendue vers la meute et l’œil errant en avant et en arrière, sondant taillis et ravins, comme si chacun d’eux eut recelé un ennemi invisible.
La meute s’approchait et semblait justifier l’opinion du roi, – et taillis et ravins étaient complètement déserts.
— À propos, dit brusquement le roi, est-ce aujourd’hui que le seigneur Gaëtano me doit assassiner ?
Bavolet bondit sur sa selle et regarda le roi avec stupeur :
— Votre Majesté sait donc ? fit-il.
— Parbleu ! je sais qu’il veut m’assassiner, et je suppose qu’il profitera d’aujourd’hui. Une balle égarée fait tant de mal, parfois, ainsi que je le disais ce matin.
Bavolet hésita encore et fut sur le point de parler :
— Non ! non ! pensa-t-il, si je dis tout, le roi ira à Combe-Maudite, que l’ourse en prenne ou non le chemin.
— Je ne sais pas, dit-il, mais je veille sur Votre Majesté.
— Mon pauvre Bavolet, dit le Béarnais en souriant de son fin sourire, je suis montagnard et pauvre ; mais vienne le jour où je serai roi de France, je te veux remplir la toque de pistoles.
— Votre Majesté, répondit Bavolet du ton d’un enfant boudeur, fera beaucoup mieux, ce jour-là, de me donner une armée à commander.
— Tout beau ! monsieur le capitaine, vous serez donc bien habile ?
— Qui vivra verra, répondit le page. Maintenant, si j’ai un conseil à donner à Votre Majesté…
— Oh ! dit le roi, ce n’est point assez que tu veuilles commander une armée, tu veux encore donner des conseils. Tu joues donc au Nestor, étourdi ?
Bavolet se mordit les lèvres :
— Je voulais dire qu’on ne sait point ce qui peut advenir, et que Votre Majesté, puisqu’elle sait que le seigneur Gaëtano la veut assassiner, ferait sagement de rentrer à Coarasse, et d’envoyer ensuite un gentilhomme – moi, par exemple, – arrêter monsieur l’ambassadeur.
— Arrêter un ambassadeur ! y penses-tu, mon page ?… et un ambassadeur d’Espagne, encore !
— Dame ! sire, écoutez donc, il le vaut mieux faire pendre que d’être assassiné par lui.
— Pour le pendre, il faut des preuves.
— Votre Majesté se trompe ; pour le pendre, il n’est besoin que d’une bonne corde neuve et bien graissée.
— Et d’un bourreau, s’il te plaît !
— Peuh ! fit modestement Bavolet, je me chargerais de la besogne, à la rigueur.
Le roi se prit à rire.
— Tu le hais donc bien, ce seigneur Gaëtano ?
— Oh ! de toute mon âme !… Il en veut à votre vie, cela me suffit !
— Est-ce pour cela seulement ?
— N’est-ce point assez ? demanda le page qui se troubla soudain.
— Je croyais que tu en étais un peu jaloux ?
— Par exemple ! fit Bavolet, dont le trouble croissait.
— Et que sa manière de narrer les contes… Il a beaucoup d’esprit, sais-tu ?… Mais il paraît que je me suis trompé… Passons !
Bavolet défaillait sur sa selle.
— Tiens, reprit le roi qui eut pitié de son page, voici l’ourse, écoute donc !
La meute ; en effet, remplissait le taillis désigné naguère par le roi, de ses hurlements furieux, et, animant ses cris, deux trompes résonnaient derrière elle.
Ces trompes sonnaient une fanfare inconnue au pays de Navarre, une fanfare qui fit tressaillir le roi.
— Qu’est cela ? dit-il, et où diable mes piqueurs…
Il n’acheva pas, l’ourse apparut suivie et bue par la meute ardente ; puis derrière la meute sortirent du fourré deux gentilshommes inconnus au roi et à Bavolet, deux gentilshommes de haute taille, montant des chevaux noirs, et encapuchonnés eux-mêmes dans des manteaux de couleur sombre.
L’ourse passa à mille pas du roi, entraînant la meute à sa suite ; et sur le flanc de la meute, les deux cavaliers inconnus passèrent au galop, sonnant à pleins poumons cette fanfare écossaise qui a nom la fanfare du roi Robert. Quant aux piqueurs ordinaires, ils étaient demeurés en arrière.
— Ventre-saint-gris ! s’écria le roi, ai-je donc la berlue ?
— Non, sire, répondit Bavolet frissonnant, je ne connais pas plus les veneurs que la fanfare.
— Cordieu ! mon page, nous les connaîtrons.
— Le complot ! le complot ! murmura le page dont les cheveux se hérissaient ; il y a du Gaëtano là-dessous. Sire, arrêtez ! arrêtez ! au nom du ciel !
Mais le roi avait poussé son cheval en disant :
— Je suis curieux de savoir quels sont les gens assez hardis pour chasser ma propre bête avec mes propres chiens, sans que je les y convie ?
— Sire ! sire ! cria Bavolet en le rejoignant, sire, arrêtez ! ne les suivez pas ! ce sont les assassins !
Le roi se retourna.
— Ils sont deux, n’est-ce pas ?
— Oui, sire. Eh bien ?
— Eh bien ! nous sommes deux aussi. En avant ! mon maître ; et ventre-saint-gris ! s’il faut dégainer, si l’on en veut à ma vie… Allons, Bavolet ! allons, mon page !
Et le roi poussa de nouveau son cheval sur les traces de la meute et des veneurs au manteau sombre.
— Décidément, se dit Bavolet, il faut en découdre ! Mais mon maître ne mourra qu’après moi. Ventre-saint-gris ! je suis le page du Roi.
La chasse s’engouffra dans un ravin, puis déboucha dans une petite plaine pour disparaître quelques minutes plus tard sous une futaie de châtaigniers.
Le roi et Bavolet ne perdaient pas un pouce de terrain, mais ils ne gagnaient aucune avance, car les cavaliers qu’ils poursuivaient étaient admirablement bien montés.
L’ourse se dirigeait au galop vers la Combe-Noire, ainsi que l’avait prédit le roi. Bientôt elle eut atteint les premières vallées du défilé et se trouva encaissée entre deux montagnes à pic, semées de nombreux échos.
Alors la fanfare qui résonnait toujours, le galop des chevaux, les aboiements des chiens, les sourds grognements de la bête de chasse qui commençait à faiblir sur ses jambes, se fondirent en un fracas retentissant, en un pêle-mêle étourdissant de cris et de sons discordants qui revêtirent un cachet d’horreur grandiose, au milieu du paysage étrange et désolé que la chasse traversait. La vallée était étroite et dominée par des rochers à pic sur lesquels croissait, çà et là, un vieux sapin solitaire ; dans le lointain, en haut, apparaissait la cime neigeuse des Pyrénées ; un torrent roulait au bord du sentier que dévorait la meute ardente suivie des veneurs, et mêlait sa rauque harmonie, son murmure confus à cet effrayant orchestre, à ce fracas sans nom qui réveillait toutes les cavernes et faisait mugir toutes les profondeurs des bois et des rochers comme un ouragan d’imprécations.
Les veneurs sonnaient toujours, sonnaient sans relâche la terrible et sauvage fanfare, leurs chevaux volaient au milieu d’une gerbe d’étincelles que leurs sabots arrachaient aux cailloux du ravin, – et le roi mettait vainement l’éperon aux flancs du sien, – il ne pouvait atteindre les veneurs inconnus.
Bavolet lui-même était distancé par le roi et s’efforçait en vain de le rejoindre, criant toujours :
— Sire ! sire ! arrêtez !
Le roi n’entendait plus, le roi était hors de lui, et il labourait le ventre de sa monture avec furie.
Tout à coup la vallée fit un coude, le roi disparut aux yeux de son page dont les cheveux se hérissaient.
En cet endroit, la vallée était boisée et coupée brusquement en deux par un ravin plus étroit encore qui la scindait transversalement comme la traverse d’une croix.
Un autre torrent suivait ce ravin et se jetait dans le premier ; le roi l’avait franchi, ayant de l’eau jusqu’au poitrail de son cheval. À son tour, Bavolet voulut pousser le sien et passer également à la nage ; mais soudain un coup de feu retentit à dix pas de distance, le cheval du page s’abattit lourdement et un cavalier, débouchant par le ravin, se montra en deçà du torrent et cria à Bavolet :
— À nous deux ! mon beau page, je n’aime point à me battre au clair de lune !
Ce cavalier, c’était Gaëtano, qui avait fait un détour et venait, pour ôter à Bavolet tout moyen de franchir le torrent, de lui tuer son cheval d’un coup de pistolet. Le page se dégagea en un clin d’œil, laissa échapper un énergique juron, et saisissant ses pistolets tout armés, il ajusta Gaëtano :
— Je n’ai pas le temps de me battre aujourd’hui, dit-il, et votre cheval m’est nécessaire, puisque vous m’avez tué le mien.
Parlant ainsi, il ajusta l’ambassadeur et fit feu.
Gaëtano se courba sur son cheval qui se cabra à demi. La balle atteignit le noble animal au front et le tua raide.
L’ambassadeur roula par terre comme Bavolet ; comme lui il se releva soudain et courut au page l’épée haute.
Le page fit feu de nouveau, l’ambassadeur sauta de côté et la balle siffla à ses oreilles.
Alors, ivre de rage, Bavolet mit flamberge au vent et s’élança à la rencontre de Gaëtano.
— Ah ! s’écria-t-il, traître infâme ! si je ne puis sauver mon roi, au moins aurai-je ta vie !
— Voilà précisément ce que je ne veux pas, mon jeune coq, répondit Gaëtano en ricanant. Tu nous gênes, et il est impossible que je ne te tue point aujourd’hui, car je n’ai plus de raison pour te ménager.
Les deux adversaires s’attaquèrent avec furie : Bavolet oubliant dans sa fureur, son habileté en escrime et les savantes théories de la reine ; – Gaëtano maître de lui, froid, railleur, impitoyable, résolu à tuer le page pour assurer l’enlèvement du roi.
Trois fois Bavolet se fendit à fond, trois fois le coup fut paré ; – une fois l’épée de Gaëtano lui arriva en pleine poitrine…
C’en était fait du page sans la précieuse cotte de mailles que lui avait prudemment fait revêtir le roi.
L’épée ploya et ne pénétra point.
— Sang-Dieu ! exclama Gaëtano qui devint furieux à son tour, ceci est une lâcheté ! vous êtes cuirassé.
— Je n’y songeais plus, répondit Bavolet ; mais en tous cas c’est encore moins déloyal que votre coup de pommeau.
Bavolet revenait à sa nature railleuse ; sa haine pour Gaëtano qu’il allait assouvir enfin, lui faisait oublier momentanément le roi, pour lequel, d’ailleurs, il ne pouvait absolument plus rien.
Il fit un saut en arrière, piqua son épée en terre et dit froidement à Gaëtano :
— Attendez ! je vais ôter ma cotte de mailles. Reculez-vous, s’il vous plaît ?
— Pourquoi faire ?
— Mais, dit le page avec dédain, pour que la fantaisie de m’assassiner ne vous prenne point pendant l’opération.
Le rouge de l’indignation monta au visage de Gaëtano :
— Je suis gentilhomme et non estafier !
— Vous êtes un traître et un lâche !
La main de l’ambassadeur se crispa sur le pommeau de son épée et la fureur jaillit de ses yeux.
— Patience ! exclama le page avec un rire ironique ; attendez donc, mon maître ! dans trois secondes, je suis à vous !
Et Bavolet ôta son pourpoint, délaça la cotte de mailles, la jeta à terre et la poussa du pied avec mépris :
— Ceci est contre les balles, mais voici ma poitrine, dit-il, et lâchez d’en trouver le chemin, seigneur assassin, car si je trouve le chemin de la vôtre auparavant, j’en ferai une assez belle gaine à mon épée. – En garde, monsieur !
Les rôles changeaient. La fureur aveuglait maintenant Gaëtano. Bavolet reprenait son sang-froid, sa raillerie mordante et sa vaillante audace. Il redevenait l’élève savant et calme des derniers Valois, ces maîtres d’armes par excellence.
Aussi, dès les premières passes, le sang de Gaëtano coula ; l’épée de ce dernier rencontra sans cesse l’épée du page.
Pendant dix minutes, aucune parole ne fut échangée entre les acteurs de ce combat sans merci, livré au bord d’un torrent, dans un ravin désert, en face de rochers muets et sombres ; pendant dix minutes, tous les efforts de Gaëtano furent infructueux et la fine et blanche chemisette de Bavolet ne fut jaspée d’aucune goutte de sang.
Enfin Gaëtano se souvint d’une feinte habile, une feinte d’estafier napolitain : il se courba vivement, passa sous l’épée du page, et étendit le bras pour l’atteindre en pleine poitrine.
Mais le page sauta de côté à temps, il fut simplement effleuré, et, levant le bras à son tour, il asséna sur la tête de son ennemi un vigoureux coup de pommeau.
Gaëtano chancela, mais il ne tomba point, et se redressa soudain.
— Nous sommes quittes, dit Bavolet, en ricanant, c’est un coup de rustre pour un coup de manant. Partie et revanche. Voyons la belle.
Alors Gaëtano poussa un cri de joie : le sang du page coulait.
— Oh ! dit flegmatiquement Bavolet, c’est une égratignure et vous vous gaudissez pour peu de chose. Tenez ! voyez plutôt ce coup !
Et Bavolet atteignit Gaëtano à l’épaule et lui arracha un cri de douleur.
— C’est un joli coup, continua-t-il en ricanant, un coup que M. de Gignac, un page du roi Henri III, me montra l’an dernier, à Paris.
— Il vous l’a mal montré, riposta l’ambassadeur.
— Vous trouvez ?
— Sans doute ; car vous m’avez simplement éraflé.
— C’est que votre linge est grossier. C’est la faute de votre valet de chambre : la chemise a fait bourrelet. Mais figurez-vous que M. de Gignac me porta le même si durement, que sans une chaîne que je portais sur la poitrine, j’étais mort.
— Cette chaîne était malencontreuse, grommela Gaëtano ; sans elle, je ne perdrais point mon temps ici, car on m’attend ailleurs, mon jeune coq.
— Oh ! fit Bavolet, qui devint grave et sérieux tout à coup, cette chaîne, je ne l’ai plus, soyez tranquille, et elle ne vous gênera point. C’était cependant une belle chaîne d’or fin, massif et ciselé ; un bijou de famille, mon maître.
Gaëtano tressaillit et arriva tard à la parade.
— Voyez donc, fit Bavolet en riant, vous devenez maladroit, ceci fera le troisième coup d’épée que vous aurez reçu comme appoint ; je veux arriver à dix-neuf, reste seize.
Puis il continua l’histoire de sa chaîne :
— Figurez-vous que cette chaîne était le seul objet qui me pût faire jamais retrouver ma famille…
À ces mots, Gaëtano poussa un cri et se jeta en arrière.
— Qu’avez-vous donc, mon maître ? demanda le page.
— Rien, rien, répondit Gaëtano frémissant, je suis ému… troublé… voulez-vous m’accorder deux minutes de trêve ?
— Avez-vous déjà peur de mourir ?
— Non, non… mais cette chaîne ?… Eh bien ?…
— Eh bien ! fit Bavolet ému et troublé à son tour, cette chaîne, je ne l’ai plus… je l’ai jouée et perdue !
— Jouée ! perdue ! s’écria Gaëtano pâlissant. Mon Dieu ! mon Dieu ! Et il jeta son épée.
— Ah ça ! exclama Bavolet, est-ce que vous perdez la tête ?
— Non, mais répondez-moi ; – une question… une seule ?
— Parlez !
— N’avez-vous point perdu cette chaîne contre votre bourse et les boutons de votre pourpoint qu’un cabaretier…
— Pardieu ! c’est bien cela ; comment le savez-vous ?
— Et, continua Gaëtano en s’animant, vous n’avez pas de famille ?
— Je la cherche depuis la Saint-Barthélemy, le seul jour, de mon enfance, dont j’aie gardé le souvenir, répondit le page dont le front se mouilla soudain de la sueur de l’angoisse.
Gaëtano poussa un nouveau cri, un cri strident, un cri de joie et d’amour, un cri de mère qui voit ressusciter son enfant déjà mis au cercueil ; – il se précipita vers Bavolet les bras ouverts, il se mit aux genoux du page étonné, lui prit les mains et les baisa en murmurant d’une voix entrecoupée :
— Mon enfant ! mon maître ! est-ce donc vous ?
Bavolet était pâle et muet, Bavolet frissonnait, car cette pensée terrible venait de traverser son cerveau :
— Serai-je donc son fils ? lui que je hais !
Il fit un violent effort et s’écria à son tour :
— Mais qui êtes-vous ?
— Ton oncle, répondit Gaëtano délirant.
— Je ne me souviens pas de vous, répondit durement le page ; le seul être que j’aie jamais dans les brumes du souvenir, c’est ma mère !
— Ta mère ! exclama Gaëtano, ta mère ? elle est ici !
— Ma mère, ici ! ma mère ? Vous ne mentez pas ? s’écria Bavolet.
— Viens ! allons la trouver ; – j’avais donc un voile de plomb sur les yeux que je t’avais point reconnu ? Pardon, mon enfant ; mon maître, pardon.
Et Gaëtano blessé, Gaëtano sanglant se redressa sublime et beau de force, d’enthousiasme, d’amour pour celui qu’il appelait à la fois son maître et son enfant ; il prit Bavolet dans ses robustes bras, car Bavolet tremblait et chancelait, courut au torrent et s’y précipita à la nage, tenant l’enfant d’une main, fendant de l’autre les flots bouillonnants du gouffre.
Bavolet délirait à son tour, Bavolet songeait à sa mère… Il avait oublié le roi !
*
* *
Le roi avait franchi le torrent, ne perdant pas de vue un seul instant les deux veneurs inconnus qui couraient à mille pas devant lui, sonnant toujours l’étrange fanfare et harcelant les chiens.
Le jour baissait. Le cheval du roi était rendu, ceux des veneurs paraissaient avoir des jarrets d’acier et des poumons d’airain.
L’ourse faiblissait à vue d’œil ; les chiens, las eux-mêmes, la buvaient et hérissaient son poil fauve de leur brûlante haleine ; tout faisait présager un hallali prochain ; mais la fanfare, un moment assoupie, se réveillait plus stridente et plus sonore, et l’ourse, les chevaux et les chiens retrouvaient une vigueur nouvelle.
Cela dura près d’une heure, sans qu’il fût possible au roi de joindre la chasse ; enfin son cheval s’abattit et ne put se relever. Il se dégagea, dédaigna de prendre ses pistolets, et, son épée nue à la main, il continua sa course.
Alors, comme s’il n’eût attendu que ce moment, l’un des veneurs ajusta la bête, lui campa une balle dans l’oreille et la tua raide. Les chiens se jetèrent sur leur proie, les veneurs mirent pied à terre et firent méthodiquement la curée, semblant narguer le roi, qui accourait à pied, et qui n’arriva que lorsque les intestins et les basses viandes de l’ourse eurent été jetés à la meute.
— Holà ! leur cria-t-il, qui êtes-vous ?
Ils ne parurent point entendre, et, terminant l’hallali, ils recommencèrent leur fanfare sur une gamme ironique.
— Qui que vous soyez, reprit le roi qui arrivait sur eux l’épée haute, qui que vous soyez, arrêtez !
Un éclat de rire moqueur lui répondit ; et tout aussitôt les deux veneurs abandonnèrent les chiens et poursuivirent leur route en amont de la vallée.
Le roi les suivit en courant.
Le jour baissait de plus en plus, le soleil avait disparu, le crépuscule perdait peu à peu ses teintes rougeâtres, et le roi était hors d’haleine.
Tout à coup, aux dernières lueurs de l’horizon, il vit les deux cavaliers mettre pied à terre, attacher leurs chevaux à un arbre et prendre un petit sentier qui grimpait à travers les broussailles et les rochers aux flancs de la vallée ; puis s’arrêter une minute au pied d’une énorme roche grise qui surgissait, presque à pic d’un massif de sapins, et enfin disparaître brusquement, comme des ombres.
Tout autre que Henri de Navarre eût hésité avant de s’engager sur leurs pas ; le roi n’hésita point.
La fidélité.
Parvenu au pied de la route, il put s’expliquer leur disparition. La roche était creuse et formait l’ouverture d’une sorte de caverne assez profonde, car il vit briller dans l’éloignement une clarté rougeâtre. Le souterrain, étroit à l’orifice, s’élargissait peu à peu, et finissait par former une sorte de salle basse assez spacieuse, au milieu de laquelle flambait un grand feu de sapins ; c’était la lueur que le roi avait aperçue.
Autour du feu se trouvaient quatre personnages : – les deux veneurs, qui n’étaient autres que don Paëz et son frère Hector, le vieux Penn-Oll et la mère de l’enfant. Le roi alla droit à eux, et arrivé à trois pas, il s’arrêta et les toisa du regard ; puis apercevant une femme, il s’inclina courtoisement.
— Qui êtes-vous et que voulez-vous ? demanda durement le vieux Penn-Oll.
Le roi fit un pas en arrière, arrêta son œil d’aigle sur le vieillard et répondit :
— Je me nomme Henri de Bourbon, roi de Navarre ; et je veux savoir de quel droit ces deux hommes que voici se permettent de chasser chez moi et avec mes propres chiens.
Don Paëz, Hector et le vieux Penn-Oll avaient l’épée nue, tout comme le roi ; don Paëz répondit :
— Puisque vous nous avez dit qui vous êtes, sire, nous allons vous dire, à notre tour, qui nous sommes. Ce vieillard est notre père, nous sommes frères tous deux, et nous avons deux frères encore, Gaëtano, l’ambassadeur d’Espagne et Gontran, l’écuyer du duc de Mayenne. Tous quatre nous sommes les descendants des ducs de Bretagne, dépouillés par les rois de France ; tous quatre nous avons juré de rétablir un duc sur le trône des Dreux, et de refaire un État libre de la vieille Armorique.
Le roi, la main sur son épée, écoutait gravement.
— Et le duc sera l’un de vous, n’est-ce pas ? demanda-t-il avec calme.
— Non, répondit don Paëz, nous sommes cadets. Ce duc est un enfant que nous cherchons, c’est le fils de cette femme vêtue de noir que vous voyez ici.
— Très bien, dit le roi. Auriez-vous compté sur mon appui, par hasard ?
Un ricanement échappa à don Paëz.
— Mieux que cela, sire, dit-il. Nous avons compté sur le roi d’Espagne et sur le duc de Guise, qui sera roi de France demain.
Henri de Bourbon tressaillit.
— Mon frère serait-il mort ? dit-il.
— Non ; mais on va le déposer, au nom de la sainte ligue.
— En ce cas, dit impétueusement le roi, je serai donc le roi de France ?
— C’est précisément ce que nous ne voulons pas, car nous avons acheté la Bretagne au prix de votre propre couronne et de votre liberté.
Un éclat de rire s’échappa de la poitrine du roi.
— Ceci devient burlesque, murmura-t-il.
— Roi de Navarre, continua don Paëz, vous avez signé hier votre abdication en faveur de Philippe d’Espagne.
— Ces gens-là sont fous ! fit le roi avec dédain.
— Nous disons vrai, je vous jure ! Vous souvenez-vous d’avoir signé un brevet de duchesse ?
— Oui, dit le roi étonné.
— Eh bien ! l’encre dont vous êtes servi était une encre qui s’efface. Votre signature seule est restée, et nous avons rempli…
Le roi poussa un cri terrible : Trahison !
— Attendez donc, roi de Navarre, poursuivit don Paëz d’une voix vibrante, attendez !
Et don Paëz déroula le parchemin, et lut d’un bout à l’autre un acte d’abdication dans lequel le roi de Navarre renonçait à sa couronne en faveur du roi d’Espagne, et à ses droits au trône de France en faveur du duc de Guise.
Un homme ordinaire se fût élancé impétueusement sur don Paëz et eût essayé de lui arracher le parchemin ; – le roi se contint et dit :
— Me pourriez-vous montrer la signature ? Il me semble qu’elle est pareillement effacée.
— Vous allez la voir reparaître, sire, dit Hector en prenant le flacon et en versant une goutte d’acide à la place même où le roi avait signé.
Il y eut parmi les cinq personnes qui assistaient à cette opération une seconde d’anxiété, puis l’encre reparut lentement, trait de plume par trait de plume, et soudain Hector, Paëz, le vieux Penn-Oll pâlirent et demeurèrent stupéfaits, tandis qu’un sourire de triomphe échappait au roi :
— Bavolet Ier ! s’écria-t-il. Voilà qui est admirablement joué !
Et, à son tour, il éleva la voix et leur dit avec ce ton d’autorité et de majesté que Dieu donne aux têtes couronnées dans les heures solennelles :
— Bas les armes, messieurs, remettez l’épée au fourreau et sortez d’ici ! je suis encore roi.
Mais soudain un bruit se fit à l’entrée du souterrain, un homme accourut en criant :
— Frères ! frères ! malheur à nous ! je n’ai point retrouvé l’enfant !
C’était Gontran qui revenait seul et désespéré.
Il regarda ses frères et son père, tous trois pâles et mornes, il se précipita sur le parchemin tombé à terre, lut l’étrange signature et devina tout !
Alors il regarda le roi d’un œil menaçant ; mais à peine l’eut-il envisagé, qu’un cri lui échappa, un cri de surprise, de joie, de délire…
À son tour, le roi le reconnut et répondit par une exclamation identique.
Ils se contemplèrent une minute silencieux, puis Gontran se précipita vers lui, le saisit par le bras et lui dit :
— N’est-ce pas vous que j’ai sauvé… la nuit de la Saint-Barthélemy… n’est-ce pas vous ?
— C’est moi, dit le roi ; moi, le roi de Navarre !
Tous les personnages de cette scène écoutaient avec anxiété.
— L’enfant ! demanda Gontran, qu’avez-vous fait de l’enfant que je laissai sous votre garde ?
— Mon fils ! exclama à son tour la veuve, qui bondit vers le roi comme une tigresse à qui on arrache sa progéniture, qu’avez-vous fait de mon fils ?
En cet instant, deux ombres apparurent à l’entrée du souterrain :
— Frères, frères ! le voilà !
— Ma mère ! ma mère ! murmurait une voix de jeune homme avec délire.
Gaëtano accourait, entraînant Bavolet.
— Cet enfant, dit alors le roi de Navarre à Gontran, votre fils, ajouta-t-il en se tournant vers la mère, le voilà ! – Je l’ai élevé, il a grandi sous mon toit, et je l’appelle mon fils.
Et le roi, en prononçant ces mots, semblait oublier, tant il était ému, la scène terrible qui venait d’avoir lieu.
Le page ne fit qu’un bond vers sa mère ; il l’étreignit dans ses bras – et à la vue de ces deux êtres que la tempête avait séparés et que la Providence réunissait enfin, le roi, les quatre frères, le vieillard lui-même se turent et demeurèrent silencieux et recueillis.
Mais quand le premier transport fut passé, lorsque Bavolet, s’arrachant des bras de sa mère, jeta enfin ses regards autour de lui et aperçut ses oncles et le roi ; – le vieux Penn-Oll s’avança vers lui, mit un genou en terre et lui dit :
— Sire duc de Bretagne, notre maître, nous te saluons et le faisons hommage de fidélité !
Bavolet recula étonné et regarda le roi. Alors le roi prit la parole à son tour :
— Bavolet, lui dit-il, ces hommes sont tes oncles, et tu es le descendant des ducs de Bretagne, tu n’es plus mon page, mon enfant, tu es de race souveraine, et tu ne peux demeurer à mon service. Ces hommes vont te dire que ta couronne est prête et que la Bretagne t’attend.
— La Bretagne est au roi de France, répondit Bavolet, et je ne sais ce que vous voulez dire.
— Écoutez donc alors, sire duc notre maître, dit impétueusement Gaëtano ; la Bretagne ne demande qu’à vous voir pour se séparer de la France et vous élever sur le pavois, car la Bretagne se souvient qu’elle était libre jadis, et qu’elle ne fut réunie à la France que par félonie et trahison !
— Qu’est la Bretagne ? demanda soudain Bavolet, est-elle assez forte pour se révolter et reconquérir son indépendance ?
— Elle le pourrait, dit le vieux Penn-Oll, mais cela est inutile. Le nouveau roi de France nous la rend.
— Le nouveau roi de France ! quel est-il donc, messires mes oncles ?
— Le duc de Guise montera sur le trône demain…
Bavolet était redevenu calme ; la révélation de son origine avait mis sur son front d’enfant une fierté majestueuse ; il était grave et digne comme un jeune souverain qui sent déjà tout le poids de sa couronne.
— Pardonnez-moi, dit-il, si je vous questionne ainsi, – mais je croyais que le plus proche héritier du roi de France se nommait le roi de Navarre.
Les quatre frères tressaillirent et se turent sous le froid regard de Bavolet ; seul, le vieux Penn-Oll répondit :
— Mon maître et mon enfant, je vous dois obéissance comme sujet, mais je suis de votre race et mes cheveux sont blancs, vous me devez donc écouter.
— Parlez, mon père, dit le page avec respect.
— Le roi de Navarre, poursuivit le vieillard, est de cette race maudite qui persécuta la nôtre ; il est notre implacable ennemi. Si le roi de Navarre montait sur le trône de France, nos dernières espérances seraient ruinées. Le roi de Navarre, sire duc, c’est l’obstacle invincible qu’il nous faut briser à tout prix…
Un rire féroce s’échappa de la poitrine du vieux Penn-Oll, et il ajouta d’un air sombre :
— Et il ne sortira point vivant d’ici !
Le roi écoutait froidement, les bras croisés sur sa poitrine, la tête haute comme François Ier à Pavie, ou, un siècle plus tard, Charles Ier marchant au supplice ! Il dédaignait de parler, il attendait avec un calme stoïque la réponse de Bavolet.
Bavolet garda, pendant quelques instants, un silence glacé qui pesa sur tous les cœurs du poids de dix siècles entassés ; il promena son œil bleu, qui brillait d’un mâle orgueil, sur tous ces visages que la passion et le fanatisme bouleversaient, puis il fit de nouveau un pas en arrière, posa le poing sur la hanche, se couvrit, comme c’était son droit de souverain, et alors il regarda fièrement le vieillard et les quatre frères.
— J’accepte le duché de Bretagne, dit-il.
Le roi tressaillit et regarda Bavolet ; Bavolet était impassible.
Un cri de joie s’échappa de la bouche du vieux Penn-Oll et de ses fils ; seule, la mère du jeune duc garda un morne silence et jeta un regard inquiet à son cher enfant.
— Je suis donc votre duc, reprit-il, votre seigneur et maître, celui à qui appartient votre vie, votre sang, votre volonté et votre énergie ?
— Oui ! dirent-ils avec enthousiasme.
— Eh bien ! alors, s’écria le page d’une voix vibrante : Chapeau bas ! mes maîtres ; chapeau bas ! moi, le duc, je l’ordonne !
Ils se regardèrent avec étonnement et se découvrirent, domptés par le ton impérieux de cette voix d’enfant qui venait de revêtir l’accent de l’autorité.
— Chapeau bas ! poursuivit-il, car vous êtes en présence d’un roi ! et devant les rois, les ducs se découvrent !
Et Bavolet ôta sa toque et alla vers le roi, devant lequel il fléchit un genou ; il lui prit la main qu’il porta à ses lèvres avec respect :
— Sire-roi, mon maître, dit-il, moi, le duc de Bretagne, je fais en vos mains comme celles de l’héritier présomptif de France, hommage-lige et donation de la couronne de Bretagne, qui est mienne comme celle de Navarre est vôtre.
Un cri d’indignation et de rage poussé par les cinq Penn-Oll ébranla les parois du souterrain ; mais soudain Bavolet se redressa et se tourna vers eux l’œil étincelant, le geste hautain, en vrai fils des Dreux qu’il était :
— Taisez-vous ! exclama-t-il avec colère ; je le veux !
— Trahison ! infamie ! hurla le vieux Penn-Oll.
La fureur de Bavolet tomba aussitôt et fit place à un calme terrible.
— Dieu me pardonne, fit-il avec la superbe ironie d’un Valois, on ose murmurer ici quand je parle, moi le maître et le seigneur !
Et il y avait une domination telle dans l’accent de Bavolet, que le vieillard se tut et que don Paëz lui-même, don Paëz, le superbe roi déchu, frissonna au son de sa voix.
— Vous ne savez donc pas que cet homme, que vous avez attiré dans un piège infâme pour l’assassiner lâchement, vous ne savez donc pas qu’il est roi, mes maîtres ! et que nul sur terre, peuple ou noblesse, n’a droit de toucher à l’oint du Seigneur ? Vous ne savez donc pas qu’un jour viendra où cet homme posera sur sa tête une couronne étincelante devant laquelle les rois et les peuples du monde s’inclineront avec respect, parce que deux mots y seront gravés : justice et patrie ? Vous ne savez donc pas quel noble et grand cœur bat sous cette rude poitrine, et faut-il donc que je vous apprenne que, dans le royaume de Navarre, il n’est pas jusqu’au plus chétif, qui ne donnât mille fois sa vie pour la vie de son roi ?
Le roi écoutait Bavolet et frémissait d’orgueil.
Le vieux Penn-Oll voulut parler Bavolet lui imposa silence d’un geste :
— Mon roi et mon père, dit-il, se tournant vers Henri de Bourbon, que m’importe ma naissance, que m’importe un pays qui ne me connaît pas ! J’ai mangé votre pain, j’ai dormi sous votre toit, vous m’avez nommé votre fils, je suis plus fier de ce titre, je suis plus fier de votre royale amitié que de tous les trônes de la terre. Henri de Bourbon, mon seigneur et mon maître, moi le duc de Bretagne, moi le fils des Dreux, je vous demande à genoux la permission d’être encore et d’être toujours le page du roi !
Bavolet se tut et attendit.
À son tour le roi fit un pas. Il releva son page et lui dit de cette voix grave et sonore, où la majesté et la bonté se fondaient en une suave harmonie :
— Tu seras mon fils, Bavolet, mon bras droit, mon lieutenant, mon ami ; – et, vienne sur mon front cette noble couronne qui doit être mienne un jour, je ferai la France si grande et si forte, j’écrirai si bien avec mon épée les mots de liberté et de patrie sur son étendard, que l’univers entier se courbera frissonnant et muet sous son glaive, qui deviendra celui de la justice et de la loyauté. Alors, poursuivit le roi, sublime de majesté et d’enthousiasme, le nom de France deviendra si retentissant que les étrangers en seront jaloux et que cette nation que tu me donnes sera fière d’avoir à jamais uni ses destinées aux destinées de ce peuple auquel j’aurai donné le sceptre du monde !
Et le roi s’arrêta, jetant un fier regard aux Penn-Oll ; mais le fanatisme et l’orgueil de race les aveuglaient ; aux nobles paroles du roi, à celles de Bavolet, ils répondirent par une exclamation de fureur, et don Paëz s’écria :
— Eh bien ! puisque tu es félon et traître, duc de Bretagne nous te déclarons indigne de régner et te déposons. Cette couronne que tu refuses, tu n’as point droit de la donner, car elle m’appartient maintenant, à moi l’aîné de ma race, et je régnerai, je le jure ! car mon étoile pâlie brille d’un éclat nouveau, car il est écrit sur le livre des destinées que je mourrai un sceptre à la main !
Et don Paëz, en prononçant ces mots, redevint ce fier roi des Maures qui brisa le dernier fleuron avec son dernier tronçon d’épée !
Mais Bavolet le regarda non moins fièrement en face et répondit :
— Vous osez me déposer, eh bien ! moi, je vous renie ! Je vous, renie, car vous avez osé, vous les fils des Dreux, parler ici d’assassinat ! Je vous renie, car vous n’avez point compris que le plus grand des crimes a nom ingratitude ! la plus sainte des vertus, fidélité ! J’ai mangé le pain du roi, je lui ai sacrifié jusqu’à mon amour, le roi est mon père et mon maître, mon avenir et ma famille, vous… je ne vous connais pas ?
Alors on entendit dans un coin du souterrain un cri de joie suprême, un cri de mère qui a tremblé pour l’honneur de son enfant, et dont l’enfant reste pur et sans reproche.
La mère de Bavolet alla vers lui, l’enlaça de ses bras et lui dit avec émotion :
— C’est bien, tu es noble et grand, tu es mon fils !
En ce moment un bruit retentit à l’orifice du souterrain, une troupe d’hommes armés s’y engouffrèrent aux cris de Vive le roi ! À leur tête marchait l’austère et sombre Mornay, au milieu d’eux Fosseuse et Nancy agitaient leurs mouchoirs en signe de triomphe, et alors le roi se tourna vers les cinq Penn-Oll frémissants, et leur dit :
— À votre tour, messieurs, vous êtes mes prisonniers, et je pourrais me venger cruellement ; mais je me nomme Henri de Bourbon, j’ai le roi saint Louis pour ancêtre, et jamais la haine et la colère ne pénétreront dans mon cœur ; partez, je vous fais libres !
Ils sortirent tous les cinq, sombres et recueillis : la magnanimité du roi ne les avait point touchés.
— Ma foi ! dit Nancy à Fosseuse, le roi doit un bien beau cierge à maître Bavolet et le voilà dans l’impossibilité de rappeler M. de Turenne.
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Décembre 2016
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