René de Pont-Jest

 

 

 

LE FLEUVE DES PERLES

 

 

 

L’araignée Rouge

 

 

 

(1850)

 

 

 

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

PRÉFACE.. 4

PREMIÈRE PARTIE  UNE GOUTTE D’EAU.. 6

I  LES NOCES DU SEIGNEUR LING.. 7

II  L’EMPREINTE SANGLANTE.. 13

III  L’ARRESTATION.. 19

IV  LA COUR DES SUPPLICES. 27

V  ÉCLAT DE RIRE DE JEUNE FILLE.. 33

VI  LES AMOURS DE TCHOU.. 39

VII  OÙ TCHOU LIT UNE AFFICHE QUI LUI FAIT PERDRE LA TÊTE.. 46

VIII  DERRIÈRE LE RIDEAU PARFUMÉ DE SAULE-BRODÉ.. 53

IX  LA TORTURE.. 59

X  LE PLAN DU CAPITAINE PERKINS. 78

XI  PIRATES ET CONTREBANDIERS. 86

XII  LA JUSTICE DU VICE-ROI. 102

DEUXIÈME PARTIE  LE NÉNUPHAR BLANC.. 112

I  LE PRIX D UN PENDU.. 113

II  LES DEUX CONDAMNÉS À MORT.. 126

III  CANTON PENDANT LA NUIT.. 144

IV  UN REPAIRE DE BANDITS. 164

V  OÙ L’HONORABLE PRÉSIDENT EST SUCCESSIVEMENT ÉPOUVANTÉ, STUPÉFAIT ET RAVI. 176

VI  UNE EMBARCATION DU LYS-D’EAU.. 200

VII  LA VENGEANCE DE TCHOU.. 221

VIII  PENDANT QUE DEUX INNOCENTS SE PRÉPARENT À MOURIR.. 234

IX  LA MORT LENTE.. 254

À propos de cette édition électronique. 265

 

PRÉFACE

 

Monsieur et cher Confrère,

 

Je viens de faire un voyage pendant lequel votre ouvrage, le Fleuve des Perles, a été mon seul compagnon. J’ai pris le plus grand plaisir à lire ce livre où vous dépeignez, avec autant de talent que de sincérité, les usages, la morale et les lois de mon pays.

 

Vous avez su, à l’intérêt d’une action dramatique savamment charpentée, ajouter, sans nuire en quoi que ce soit à la suite du récit, l’attrait qui s’attache toujours à tout ce qui est peinture fidèle des mœurs d’un pays et du milieu ambiant. Il est difficile d’entremêler avec plus d’art Européens et Chinois, colonies et indigènes, monde exotique et couleur locale.

 

Le titre seul, d’ailleurs, l’Araignée-Rouge, est déjà, pour un lettré chinois, une promesse qui désarmerait d’avance la critique, si toutefois celle-ci était possible, lorsqu’il s’agit d’un récit terrible, qui, tour à tour, intéresse, passionne, attache, séduit et laisse le lecteur comme sous le charme d’un rêve étrange, né des sentiments les plus variés, des sensations les plus diverses du cœur humain.

 

Les colères de Tchou ont grondé en moi ; j’ai tremblé pour I-té et Saule-Brodé.

 

Lorsqu’on se personnifie ainsi avec les acteurs d’un roman, pour vivre de leur vie et se sentir mourir de leurs haines et de leurs souffrances, le livre n’a plus besoin d’éloges et n’a rien à redouter de la critique, même la plus sévère.

 

Je dois ajouter, ici, que les admirables dessins de Régamey interprètent votre livre d’une façon exquise. M. Félix Régamey est trop connu pour que des louanges puissent ajouter à sa réputation, et chacun sait avec quel art il a su s’assimiler l’Orient, sous toutes ses formes. Mais je ne puis m’empêcher de dire, encore une fois, combien ses illustrations m’ont charmé.

 

Agréez, cher Monsieur, l’expression de ma vive gratitude et de mes sentiments les plus distingués.

 

TCHENG Kl-TONG.

 

Paris, 15 décembre 1889.

 



PREMIÈRE PARTIE

UNE GOUTTE D’EAU

I

LES NOCES DU SEIGNEUR LING

 

La nuit était venue ; les bâtiments de tous pays qui sillonnaient la rivière des Perles n’y apparaissaient plus que comme des ombres fantastiques, au milieu du brouillard s’élevant des flots, après une journée torride ; les oiseaux faisaient entendre leurs derniers chants ; les lis fermaient leurs corolles ; les nénuphars se penchaient sur leurs tiges, en s’étendant sur les eaux, comme pour obéir, eux aussi, aux gongs de la pagode, qui avaient sonné la prière du soir et dit que le moment du repos était arrivé.

 

Cependant, sur la rive droite de ce grand fleuve, la seule voie de communication entre Macao et Canton, une villa, pleine d’animation et de lumières, faisait un contraste complet avec le silence et le calme qui régnaient sur les environs.

 

Un orchestre, composé, d’une centaine de musiciens, envoyait au loin ses notes joyeuses que redisaient les échos ; mille lanternes de couleur donnaient un aspect féerique aux superbes jardins dont l’habitation était entourée, et les détonations incessantes des pièces d’artifice, qui, après avoir décrit leurs sillons lumineux dans le ciel sans étoiles, retombaient au milieu des rizières, réveillaient d’innombrables couples de gros pigeons bleus qui s’enfuyaient à tire-d’aile.

 

Cette villa était la demeure du jeune Ling-Ta-Lang, ce qui veut dire : Ling enfant aîné. Il s’était marié le jour même, et la fête qu’il donnait en l’honneur de cet heureux événement ne semblait pas toucher à sa fin.

 

Personne ne songeait à se retirer ; les embarcations pavoisées et les chaises à porteurs qui devaient reconduire les invités à la ville allaient les attendre longtemps encore, malgré l’impatience toute naturelle qu’éprouvait Ling à se séparer de ses hôtes, pour rejoindre, dans sa chambre nuptiale, celle qui était sa femme et dont il ne connaissait pas plus les traits qu’elle-même ne connaissait ceux de son mari.

 

Car c’est ainsi que les choses se passent dans l’Empire du Milieu, et je n’y crois pas les ménages plus mauvais que dans nos contrées. Là-bas, les époux ne se voient que lorsqu’ils sont irrévocablement unis.

 

Ling savait seulement que sa jeune femme se nommait Saule-Brodé et qu’un enfant de dix ans n’aurait pu chausser ses souliers de satin rose.

 

Le père du marié, Ling-Tien-Lo – honneurs du Ciel – un des plus riches négociants de Canton, avait dit un soir à son héritier qu’il était temps d’en finir avec les plaisirs faciles et qu’il lui avait trouvé une femme réunissant toutes les qualités et possédant tous les charmes.

 

Le fils avait obéi, car, en Chine, le manque de respect aux parents est sévèrement puni ; il avait échangé aussitôt avec sa fiancée inconnue les présents d’usage et, trois mois plus tard, le matin même du jour où commence ce récit, il avait vu arriver sur le pas de sa porte un ravissant palanquin de palissandre incrusté d’ivoire.

 

Il en était sorti, soigneusement enveloppée dans d’épais et longs voiles de mousseline tissée d’or et d’argent, celle qui allait être désormais sa compagne, mais il n’avait pu même lui adresser la parole ni se faire reconnaître d’elle. Ses servantes l’avaient rapidement entraînée pour l’enfermer dans l’appartement qui lui était destiné.

 

Ling s’était consolé de cet échec en se rappelant qu’il avait orné cet appartement avec tout le luxe imaginable, et que chacun des objets sur lesquels Saule-Brodé arrêterait ses regards lui affirmerait l’amour de son mari.

 

Puis il ne s’était plus occupé que de la fête, fête à laquelle prenaient part une foule d’étrangers, pendant que son père recevait quelques intimes dans l’appartement de sa belle-fille. Pour satisfaire aux lois de l’hospitalité, les portes de la maison étaient ouvertes depuis le matin à tous ceux qui voulaient en franchir le seuil.

 

Il y avait là nombre de gens que le jeune Ling n’avait jamais vus, mais aux toasts desquels il lui avait cependant fallu répondre si souvent, qu’au coucher du soleil il avait la tête brisée et ne songeait plus qu’à s’esquiver aussitôt qu’il le pourrait, pour prendre l’air dans le jardin.

 

Il comptait bien que ses invités se presseraient dans la grande galerie de la villa lorsque les acrobates qu’il avait fait venir de Canton commenceraient leurs exercices, et il attendait impatiemment que cette heure sonnât, ne prêtant plus qu’une oreille distraite aux accords de l’orchestre et ne répondant que machinalement aux compliments qu’on lui adressait.

 

S’il avait été moins absorbé, il aurait certainement distingué deux de ses hôtes, dont les regards s’arrêtaient souvent sur lui avec des expressions différentes et qui ne prenaient aucune part à la joie générale.

 

L’un était un tout jeune homme d’un visage pâle, d’une physionomie mélancolique et sévère.

 

À son costume et au bouton de cuivre qui surmontait sa coiffure, il était facile de le reconnaître pour un lettré attaché à la pagode de Fo.

 

Il était entré dans la villa en même temps que le palanquin de la mariée ; il avait suivi celle-ci du regard jusqu’à ce que les portes de son appartement se fussent refermées derrière elle ; puis il s’était mêlé à la foule, mais sans partager ses jeux, et bien qu’il se fût dirigé à plusieurs reprises vers la porte de sortie, il était toujours revenu sur ses pas, comme retenu dans l’habitation par un aimant irrésistible.

 

Dix fois dans la journée, Ling-Ta-Lang, qui le connaissait, l’avait salué d’un sourire amical et le jeune savant lui avait répondu, mais avec un effort pénible et une contrainte douloureuse qui eussent frappé tout homme moins aveuglément heureux que l’époux de Saule-Brodé.

 

Quant au second personnage, dont l’attitude contrastait également avec celle des joyeux hôtes de la villa, c’était un individu d’une trentaine d’années, maigre, de haute taille et de tournure commune, bien qu’il fût élégamment vêtu, comme un riche marchand.

 

Ses gros yeux ronds, à fleur de tête, injectés de sang, avaient des regards d’une fixité magnétique, et ses lèvres rouges et lippues, constamment relevées par un sourire ironique, lui donnaient une physionomie tout à la fois grotesque et bestiale.

 

Il n’était guère possible d’oublier ses traits lorsqu’on les avait vus une seule fois.

 

Cet être étrange n’était sans doute arrivé qu’à la nuit tombante, car les maîtres de la maison ne l’avaient pas remarqué. Il est vrai qu’il avait passé la plus grande partie de la soirée dans le parc.

 

On eût dit qu’il n’était venu dans cette habitation que pour compter les allées du jardin et en étudier les massifs.

 

Cependant, après avoir reconnu le lettré, avec un sentiment de joie habilement dissimulée, il s’était décidé à le suivre dans les galeries, où les jongleurs allaient donner leur représentation.

 

Tout en évitant d’être vu de celui qui le précédait, le sinistre personnage s’efforçait néanmoins de ne pas s’en éloigner. Il le rejoignit à le toucher au moment même où les invités, appelés par les sons retentissants des gongs, se précipitaient vers le théâtre.

 

Profitant alors du mouvement pressé de la foule, il détacha vivement, à l’aide d’un poignard, l’éventail de laque que le serviteur de Fo portait suspendu à sa ceinture, et, cela fait, il se retira en arrière, en cédant la place aux curieux qui se bousculaient pour mieux voir.

 

Ce singulier larcin avait été si adroitement exécuté que personne, pas même celui qui en avait été la victime, ne s’en était aperçu.

 

Au même instant, convaincu que l’attention de tous était détournée de lui par les acrobates, Ling se glissa à travers ses amis, pour s’élancer dans le jardin avec un soupir de soulagement, non sans jeter un regard chargé d’amour vers l’appartement de sa femme, dont quelques minutes seulement le séparaient encore.

 

L’étranger, qui ne quittait pas des yeux le mari de Saule-Brodé depuis qu’il avait caché sous son vêtement l’éventail volé, sortit rapidement lui-même par l’extrémité opposée de la galerie et, se cachant derrière les arbres, prit une allée parallèle à celle que son hôte suivait en rêvant.

 

Il savait sans doute que, faisant un coude cent pas plus loin, les deux chemins se rejoignaient au milieu de massifs de cactus et d’aloès.

 

Les illuminations s’étaient peu à peu éteintes, le parc était plongé dans d’épaisses ténèbres.

 

Une heure plus tard, trois coups rapidement frappés résonneront à la porte de l’appartement nuptial.

 

À ce signal, les servantes ouvrirent et, se voilant le visage, livrèrent passage à celui qui se présentait en maître. Ensuite elles sortirent et fermèrent les portes derrière elles.

 

Le silence le plus profond régnait dans la villa.

 

On n’entendait plus, redits par les échos du fleuve des Perles, que les chants monotones des bateliers et des porteurs de chaises, qui reconduisaient chez eux les invités du seigneur Ling-Ta-Lang.

 

II

L’EMPREINTE SANGLANTE

 

Les maisons chinoises ne sont pas aussi complètement ridicules qu’on se plait trop à le croire, au contraire, et si les architectes de ce pays n’emploient le plus souvent les lourds matériaux, la pierre et le marbre, que pour les palais et les temples, ils n’en construisent pas moins, pour les particuliers, des habitations charmantes et surtout admirablement appropriées aux mœurs et aux usages de ceux qui doivent les occuper.

 

Ces habitations ont rarement plus d’un étage et sont divisées en deux parties tout à fait distinctes : celle où le maître du logis reçoit les visiteurs et celle qui n’appartient qu’à la famille, car autant le Chinois est communicatif dans les affaires, les fêtes et les réceptions, autant il est réservé à l’égard de tout ce qui touche à sa vie intime.

 

Le rez-de-chaussée de ces maisons renferme la salle à manger, les cuisines et la salle de bains. Il est toujours précédé d’une pièce exclusivement consacrée aux ancêtres et aux génies de la demeure.

 

Tout cela est riche, somptueux ; mais c’est principalement pour leurs femmes que les sujets du Fils du Ciel déploient leur amour du luxe.

 

On comprend donc que l’appartement que Ling avait fait installer pour sa jeune compagne devait être un modèle d’élégance et de bon goût.

 

C’était, à la suite les unes des autres, une série de petites pièces délicieusement ornées, où il s’était plu à rassembler toutes les excentricités de l’ameublement national, toutes les étrangetés de son pays étrange.

 

La chambre à coucher, qui se trouvait au fond de cette retraite, sévèrement interdite dans l’extrême Orient à tout autre homme qu’au mari, était surtout ravissante. Le parquet en mosaïque y disparaissait sous une natte épaisse, moelleuse et fine comme un tissu de Cachemire ; les tentures étaient de lourde soie jaune, sur laquelle étaient brodés les héros les plus fantastiques de la mythologie bouddhique, et les meubles sculptés en bois de santal dont le parfum embaumait l’atmosphère.

 

Tout autour de la pièce régnait un large divan recouvert de renard bleu ; cent oiseaux voltigeaient dans leurs cages dorées ; les plantes les plus rares s’épanouissaient dans d’admirables jardinières de porcelaine émaillée, et sur le lit, de deux pieds de hauteur seulement et enveloppé de rideaux de mousseline de soie, deux grands oreillers de satin attendaient les époux.

 

Puis, à la tête de ce lit et sur une table de porphyre, se trouvait un merveilleux coffret d’ivoire sculpté, que Saule-Brodé ouvrit avec la plus vive curiosité lorsqu’elle se fut familiarisée avec toutes les richesses de son appartement.

 

Elle pressentait que ce coffret renfermait les cadeaux de noce de son époux.

 

En effet, à peine en eut-elle soulevé le couvercle qu’elle poussa un cri de joie et, pendant un moment, resta éblouie.

 

Du reste, la plus blasée des Parisiennes n’aurait peut-être pas éprouvé moins de surprise ni moins de plaisir.

 

Il y avait là de délicieux bracelets d’or, des colliers de perles, de grandes épingles à tête de jade, pour relever les cheveux que la jeune femme n’aurait plus le droit de laisser pendre le lendemain en longues nattes sur ses épaules, des boucles d’oreilles en corail pâle divinement fouillé, des éventails merveilleux et vingt autres joyaux d’un prix inestimable.. Quant à la jolie mariée, dont les petites mains aux ongles roses jouaient avec ces bijoux, c’était une enfant de quinze ans à peine, aux grands yeux veloutés, au sourire plein de charmes ; adorable enfin dans ses expansions naïves, dans ses étonnements successifs.

 

Pendant de longs instants, la vue de toutes ces parures l’arracha à ses terreurs vagues de vierge inconsciente, et ses servantes la laissèrent tout entière à ses joies nouvelles ; mais le moment arriva où elles la prévinrent qu’elle devait se préparer à recevoir son mari.

 

On venait de leur annoncer que la fête allait finir et que les invités commençaient déjà à se retirer.

 

Saule-Brodé rougit et courba la tête ; elle sentit, en frissonnant, tomber un à un les vêtements qui l’enveloppaient pudiquement, et bientôt elle se vit seule, tremblante, dans cet asile mystérieux qu’une lampe de cristal éclairait à peine, et où ne parvenaient que confusément les accords de l’orchestre et les bravos des derniers spectateurs qui applaudissaient les acrobates de Canton.

 

Soudain elle entendit frapper à la porte extérieure de son appartement les trois coups dont la signification lui avait été enseignée, et son cœur battit à rompre sa poitrine.

 

Dans son trouble, elle courut se jeter sur son lit, dont les longs rideaux la recouvrirent comme d’un linceul, étouffa un cri de frayeur en voyant s’approcher d’elle l’homme auquel elle devait appartenir, et, trop frêle pour résister à une semblable émotion, elle s’évanouit en sentant deux lèvres imprimer sur son épaule un baiser qui lui parut une morsure.

 

La lampe s’était éteinte, les oiseaux eux-mêmes s’étaient endormis ; la nuit poursuivait son cours.

 

De longues heures s’écoulèrent ainsi, sans que nul bruit vînt troubler le silence qui enveloppait la villa.

 

Lorsque Saule-Brodé reprit connaissance, elle avait passé sans doute de son évanouissement au sommeil, car le jour commençait à poindre et, bien qu’elle se sentît brisée, ses terreurs s’étaient un peu amoindries.

 

Plus calme, elle ne cherchait qu’à se rendre compte de ce qui s’était passé, s’efforçant peut-être encore de croire qu’elle n’avait été que le jouet d’un songe, et elle restait immobile, les yeux fermés, sans oser faire un mouvement, dans la crainte de réveiller celui qui devait être à ses côtés et dont elle était à jamais la compagne.

 

Tout à coup elle entendit pousser dans le jardin un grand cri qui la fit tressaillir ; puis cent autres cris se succédèrent et elle se souleva épouvantée, prêtant l’oreille à ces éclats sinistres, au milieu desquels il lui semblait qu’on prononçait son nom avec des accents de fureur.

 

Des pas pressés résonnèrent aussitôt dans la galerie qui conduisait à son appartement, et, volant en éclats, la porte de sa chambre livra passage à un homme aux traits bouleversés, qui se précipita vers elle en s’écriant :

 

– Mon fils ! qu’avez-vous fait de mon fils ?

 

C’était Ling-Tien-Lo.

 

Tous les gens de la maison l’avaient suivi jusque sur le seuil de la pièce, mais ils n’osaient y pénétrer.

 

La jeune femme étendit instinctivement la main pour demander protection à son époux.

 

Le lit était vide.

 

Affolée, ne comprenant rien à ce qui se passait, croyant être sous l’empire d’un horrible rêve, elle se laissa glisser à terre. Là, ses petites mains jointes, elle interrogeait du regard son beau-père. Mais celui-ci ne la voyait plus ; ses yeux épouvantés étaient fixés sur la couche nuptiale ; ses lèvres se choquaient convulsivement sans émettre aucun son, et, d’un bras tremblant, il désignait le coussin que sa belle-fille venait de découvrir en se levant.

 

Les assistants avaient répondu à ce geste par un murmure d’horreur, et leurs regards ne quittaient pas le lit.

 

Alors Saule-Brodé, elle aussi, tourna la tête de ce côté, mais pour se jeter bien vite en arrière, en étouffant un cri d’épouvante, et tomber à genoux, en se voilant le visage.

 

L’oreiller de satin sur lequel, cinq minutes auparavant, elle dormait encore, portait l’empreinte d’une large main sanglante, et le précieux coffret à bijoux gisait à terre, vide et brisé.

 

Les serviteurs se taisaient, n’osant rompre le silence lugubre de cette scène, que troublaient seuls les sanglots de la mariée de la veille.

 

Soudain la fille de Mme Liou sentit qu’on la forçait brusquement à se relever. Il lui fallut bien obéir.

 

Le père de son mari, revenu de sa stupeur, lui répétait de nouveau, cette fois avec rage :

 

– Voyons, qu’avez-vous fait de mon fils ?

 

– Je ne sais, balbutia-t-elle, je le pensais près de moi. Pourquoi n’est-il pas ici ? Que…

 

– Pourquoi, misérable ! pourquoi ? Tu oses le demander ! Oh ! tu vas le savoir !

 

Il la saisit entre ses bras, l’emporta aussi facilement qu’il eût pu le faire d’un enfant, et après avoir traversé en courant la galerie et la moitié du parc, il atteignit un épais massif au milieu duquel il la laissa tomber brutalement en lui disant :

 

– Tiens, malheureuse ! voilà ce que ton complice et toi vous avez fait de mon fils, de celui qui était ton seigneur et maître.

 

Dépouillé de ses habits de fête et le visage crispé par une dernière convulsion, le pauvre Ling-Ta-Lang gisait là, sur le sable, au milieu d’une mare de sang et frappé d’une large blessure, dont les lèvres béantes laissaient voir son cœur à nu.

 

À cet horrible spectacle, Saule-Brodé comprit qu’on l’accusait d’un crime infâme. Aussitôt elle roula sur le sol, auprès du cadavre de son époux, au milieu des cactus dont les épines, déjà teintes du sang du mort, lui déchirèrent le visage.

 

Quant à Ling, après s’être pieusement agenouillé pendant quelques minutes, il donna ses ordres aux serviteurs qui se trouvaient là ; puis il se dirigea vers l’habitation, sans se préoccuper autrement de celle qui, pour lui, n’était plus qu’un assassin.

 

III

L’ARRESTATION

 

À peine couverte d’une pièce d’étoffe que, par pudeur plutôt que par pitié, une de ses servantes avait jetée sur elle, Saule-Brodé était toujours affaissée sur le sable du jardin, auprès du corps de son mari, lorsque le préfet de police de Canton, qui avait été prévenu par un courrier, arriva avec son escorte et ses gardes.

 

Ce fonctionnaire s’appelait Fo-hop. C’était un homme jeune, intelligent, appelé depuis peu au poste important et difficile qu’il occupait, et comme le père de la victime jouissait d’un grand crédit, il s’était hâté d’accourir, heureux qu’il était de rencontrer une telle occasion de déployer son zèle et de prouver son habileté.

 

La nouvelle de l’assassinat du jeune Ling s’était si rapidement répandue dans les environs que, malgré l’heure matinale, une foule énorme était déjà groupée devant la villa. Les domestiques avaient été forcés d’en barricader solidement les issues, car les menaces du dehors à l’adresse de la jeune femme permettaient de craindre que quelques individus de bonne volonté ne s’introduisissent dans le parc pour devancer l’œuvre de la justice.

 

À la vue des hommes de police, reconnaissables aux ornements rouges de leur coiffure, le peuple poussa un hourra de satisfaction sauvage et ouvrit ses rangs, sans attendre d’y être invité à coups de fouet.

 

Fo-hop se nomma, les gens de la maison s’empressèrent de lui livrer le passage, et il pénétra dans le jardin, dont la grille, au désespoir des curieux, se referma aussitôt derrière lui.

 

Ling-Tien-Lo, le visage dans les deux mains, était assis sur un banc, à quelques pas de la porte.

 

Le chef de la police s’approcha de lui et le toucha doucement à l’épaule.

 

Le malheureux père leva la tête.

 

Ses yeux étaient remplis de larmes. La colère avait fait place chez lui à ce désespoir muet qui est le propre des hommes forts.

 

Comprenant qu’il devait momentanément vaincre sa douleur, il se redressa avec courage et fit signe au fonctionnaire de l’accompagner.

 

Bientôt ils arrivèrent à l’endroit sinistre, mais sans avoir échangé un seul mot.

 

Saule-Brodé, accroupie, courbée sur elle-même comme une fleur sur sa tige brisée, semblait inanimée.

 

Les mouvements précipités de son sein, soulevé par les sanglots, indiquaient seuls qu’elle vivait encore.

 

Quant au cadavre, on avait étendu sur lui une grande robe de soie et deux serviteurs se tenaient à ses côtés, mais il était dans le même état où il avait été découvert.

 

En Chine, ainsi que dans nos pays, il est défendu de toucher, avant l’arrivée de la police, à un individu assassiné, non seulement afin que les magistrats puissent se rendre compte, par l’examen et la position du corps, de la façon dont le crime a été commis, mais aussi parce que tout propriétaire sur le terrain duquel est trouvé un mort peut être traduit devant les tribunaux par la famille du défunt, et condamné à une forte amende, souvent même à la prison.

 

Après avoir jeté autour de lui un coup d’œil investigateur, Fo-hop pria le père de la victime de lui dire ce qu’il savait de cet attentat mystérieux. Il fit ensuite découvrir le cadavre, dont Ling-Tien-Lo détourna les yeux, et il l’examina longuement.

 

Après quoi, il alla et vint de l’allée à l’endroit où était le corps, étudiant le terrain, cherchant une piste, se livrant évidemment à un travail mental qui le préoccupait vivement.

 

Cela dura quelques instants.

 

– Seigneur, dit-il enfin au malheureux marchand, votre fils n’a pas été tué par sa femme ; c’est une main d’homme robuste qui lui a fait cette profonde et large blessure. De plus, tout me fait supposer qu’il a été frappé sans avoir pu se défendre, car je ne vois aucune trace de lutte autour de la place qu’il occupe, tandis que je remarque ici près des piétinements et des fragments de branches qui indiquent que c’est là qu’il est tombé. Seulement, comme aucun de ces débris n’est taché de sang et que le bas des vêtements de votre enfant n’en est pas non plus souillé, j’en conclus que le poignard n’a été employé qu’en second lieu, alors qu’il était déjà couché à terre, sans mouvement et à la merci de son assassin.

 

– Quelle est donc votre pensée ? hasarda Ling, qui écoutait tous ces détails avec horreur.

 

– Ou je me trompe fort, ou votre fils a été saisi dans l’allée, paralysé, étouffé peut-être entre deux bras solides, puis porté et frappé par son meurtrier là où nous le voyons. La preuve, c’est que, sur l’espace qui sépare ces deux endroits, celui de la lutte ou de la rencontre et celui de la mort, on ne voit que les traces des pieds d’un seul individu, pieds fortement imprimés dans le sable, comme ceux d’un homme chargé d’un pesant fardeau. Je dois être dans le vrai. Qu’en dites-vous, Mim-po ?

 

Ces derniers mots s’adressaient à un troisième personnage, qui, penché sur Ling-Ta-Lang, avait entr’ouvert ses vêtements et examinait attentivement la blessure.

 

Ce nouveau venu était le médecin de la famille, qu’on était allé chercher.

 

– Votre Seigneurie a certainement raison, répondit le docteur ; cette plaie a été faite avec une arme lourde et à deux tranchants qu’une femme ne saurait manier ; de plus, les lèvres du mort indiquent par leur couleur et leur tuméfaction, qu’avant de l’assassiner, on lui a fait prendre, sinon du poison, du moins un narcotique stupéfiant. Lequel ? Cela me serait plus difficile à préciser.

 

– Seigneur Ling, reprit Fo-hop avec un sourire d’orgueil, vous pouvez faire enlever le corps de votre fils. Que cette femme soit conduite dans son appartement et que les servantes qui étaient auprès d’elle hier soir s’y rendent tout de suite. Donnez aussi des ordres pour que personne ne sorte d’ici.

 

Saule-Brodé assistait à cette scène épouvantable sans paraître y rien comprendre.

 

Ses yeux hagards allaient du cadavre ensanglanté de son époux à son beau-père et aux autres personnes qui étaient là.

 

On eût dit que toute son intelligence l’avait déjà abandonnée.

 

Lorsqu’elle sentit qu’on la soulevait, elle essaya de marcher, mais ses jambes fléchirent aussitôt.

 

On fut obligé de la porter.

 

Au même instant, les serviteurs qui relevaient le mort découvrirent sous lui un éventail qu’on n’avait pas aperçu jusque-là.

 

L’un de ces hommes le tendit au chef de la police.

 

– C’est à votre fils, cet éventail ? demanda ce dernier à Ling-Tien-Lo.

 

– Non, fit tristement le vieillard en branlant la tête, je ne le reconnais pas. D’ailleurs ce n’est pas là son chiffre.

 

L’éventail portait en effet, sur une de ses lames, un nom parfaitement distinct, bien qu’il fût taché de sang, et ce nom n’était pas celui du marié.

 

– Alors c’est celui de son assassin ! s’écria le fonctionnaire. Prenez courage, mon ami ; grâce à ce seul indice, nous le découvrirons ; votre enfant sera vengé !

 

Et confiant la précieuse pièce de conviction à l’un de ses officiers, Fo-hop ordonna à son secrétaire de le suivre.

 

Ils se dirigèrent tous vers la maison.

 

Les ordres du préfet avaient été exécutés. Saule-Brodé l’y avait précédé.

 

Il la rejoignit, ainsi que ses servantes, dans cette chambre nuptiale où nous avons vu la vierge attendant son époux.

 

L’appartement était toujours en désordre, comme l’avait trouvé le pauvre père, lorsqu’il en avait arraché sa belle-fille.

 

Le magistrat examina tout avec le plus grand soin, prit de nombreuses notes, et passa à l’interrogatoire des femmes de chambre.

 

Toutes furent d’accord dans leur récit. Après avoir entendu frapper à la porte de l’appartement de leur maîtresse, vers le milieu de la nuit, elles avaient ouvert au marié, qu’elles avaient reconnu à son riche costume, malgré la demi-obscurité qui régnait dans la pièce où elles attendaient. Elles s’étaient ensuite retirées.

 

Elles ignoraient par conséquent si Ling-Ta-Lang était sorti de chez sa femme et à quelle heure, ou si un autre homme s’y était introduit.

 

Quant à Saule-Brodé, elle n’en savait pas davantage.

 

– À une heure que je ne saurais indiquer, répondit-elle à Fo-hop, en s’efforçant de retrouver un peu de calme, mon époux est entré dans cette chambre, j’ai été saisie de frayeur et je me suis évanouie. Je n’ai plus rien vu, rien entendu que les cris de mort qui m’ont réveillée ce matin. Je ne puis dire autre chose !

 

– Comment ! reprit le préfet de police sévèrement, vous ignorez le moment où votre mari vous a quittée, vous n’avez entendu personne pénétrer dans votre appartement après son départ ? Un autre homme a pris sa place auprès de vous, voici l’empreinte sanglante de sa main sur le coussin où vous reposiez votre tête : cet inconnu a pu briser ce coffret, en enlever les bijoux et s’enfuir sans que vous vous soyez aperçue de rien ?

 

– J’ignore ce qui s’est passé, je vous le jure, murmura la jeune femme, en s’affaissant de nouveau sur elle-même.

 

– Cet éventail, ne le connaissez-vous pas ? lui demanda Fo-hop, en la forçant à lever les yeux.

 

– Non, balbutia Saule-Brodé, non !

 

– Ce nom ne vous dit rien ?

 

– Ce nom ? Mais si, je le connais, répondit vivement l’infortunée, qui regardait l’éventail à travers ses larmes et dont les lèvres eurent aussitôt un sourire d’espoir, c’est celui de I-té.

 

– Qui cela, I-té ?

 

– I-té, mon cousin, le professeur d’astronomie à la pagode Mi.

 

– Eh bien ! cet I-té est l’assassin de votre époux, car cet éventail a été trouvé sous son cadavre ! Vous, vous êtes sa complice !

 

À cette accusation terrible et si nettement formulée, la pauvre enfant jeta un cri d’horreur et tomba à la renverse sur le sol.

 

– Gardes, emparez-vous de cette misérable ! commanda le fonctionnaire ; elle appartient à la justice !

 

Cinq minutes après, le palanquin fermé dans lequel Saule-Brodé gisait inanimée sortait de la villa au milieu des imprécations de la foule.

 

Moins d’une heure plus tard, les soldats de police se débarrassaient de leur triste fardeau dans la cour de la prison de Canton.

 

IV

LA COUR DES SUPPLICES

 

La prison de Canton – grand monument carré, bas et sombre, situé à l’entrée de la ville et adossé au large rempart de la seconde enceinte – était l’un des plus horribles lieux de détention qu’il fût possible de s’imaginer.

 

Il n’y existait aucun jour sur l’extérieur, sauf la lourde porte rouge qui en était l’entrée.

 

À droite et à gauche de cette porte, à une quinzaine de pieds de hauteur, sortaient de la muraille de grandes traverses de bois de deux mètres de longueur et semblables à des bras de potence.

 

À l’extrémité de chacune d’elles se balançaient des cages en bambous qui renfermaient des têtes de suppliciés, les unes déjà desséchées, les autres fraîchement coupées et dont le sang tombait en larges gouttes sur le sol, pendant que leurs bouches grimaçantes semblaient implorer la pitié publique.

 

Quelques-unes de ces affreuses dépouilles, ayant traversé les barreaux pourris de leurs cages, n’y restaient attachées que par leurs longues queues de cheveux, et, suspendues dans le vide, tournaient au gré du vent.

 

Quelques autres, au contraire, plus anciennes encore, étaient tombées à terre, où des passants pressés et cyniques les avaient repoussées du pied le long du mur. Elles formaient là un véritable charnier humain.

 

La prison devait ces hideux ornements à la razzia qui avait été faite peu de temps auparavant dans les rangs du Nénuphar-Blanc, association de voleurs et d’assassins d’autant plus redoutable qu’elle était alliée aux rebelles, et que les musulmans la protégeaient, sous le prétexte qu’elle était une secte religieuse et politique.

 

Saule-Brodé, à demi morte et enfermée dans le palanquin de police, avait été privée de ce navrant spectacle, mais celui que lui offrait l’intérieur de la geôle n’était pas fait davantage pour calmer ses terreurs.

 

Pendant que le chef de l’escorte était allé prévenir le directeur, la malheureuse avait été introduite dans une petite pièce humide où elle était tombée sur un banc de bois.

 

Là, elle eût pu croire peut-être encore qu’elle n’était que le jouet d’un épouvantable cauchemar, si les gémissements et les cris de douleur qui frappèrent tout à coup ses oreilles n’étaient venus la rappeler trop vite à la réalité.

 

Faisant alors un effort surhumain, elle voulut voir ceux qui poussaient ces plaintes et s’approcha de l’étroite fenêtre grillée qui éclairait la salle où elle se trouvait, mais à peine eut-elle hasardé un coup d’œil au dehors qu’elle se rejeta vivement en arrière, en se cachant le visage dans les mains. Cette ouverture donnait sur une cour intérieure où les détenus subissaient les peines auxquelles ils étaient condamnés.

 

Il y avait là, accroupis dans la boue et en plein soleil, une centaine de misérables aux membres sanglants et décharnés, à la face livide et terreuse, et couverts à peine de quelques vêtements en lambeaux.

 

Les uns étaient attachés par une jambe à une chaîne de fer rivée à un bloc de fonte d’un tel poids qu’il leur était impossible de le déplacer. Lorsqu’ils voulaient prendre un peu d’exercice, ils devaient tourner comme des bêtes fauves dans un rayon de quelques pas.

 

D’autres, les poignets liés au bout d’un morceau de bois dont l’extrémité supérieure était fixée au collier qu’ils avaient au cou, ne pouvaient ni baisser, ni lever les mains, et cette privation était une véritable torture.

 

Un des suppliciés avait la main et le pied droits enclavés dans une planche de trente centimètres de hauteur à peu près, et il devait faire ainsi, dix fois par jour, le tour du préau.

 

Un garde, ou plutôt un bourreau, le tirait en avant par une chaîne passée autour de sa taille, tandis qu’un autre le frappait d’un lourd bâton pour le faire avancer.

 

Ce martyrisé était par conséquent forcé de se traîner sur la jambe qu’il avait de libre, et le corps courbé, dans la position la plus douloureuse. Puis, çà et là, sur ce sol fangeux, on apercevait, rampant ainsi qu’un monstrueux crabe, un prisonnier chargé de sa cage, lourd cuvier renversé, par le fond duquel passaient ses mains et sa tête, mais par des trous si étroits qu’il ne pouvait les retirer.

 

Lorsqu’il voulait se reposer, il était obligé de s’accroupir de façon à ce que son pesant fardeau touchât la terre ; lorsqu’il désirait se déplacer un peu, il devait en supporter tout le poids sur les épaules.

 

Deux fois par jour, les femmes de ceux qui subissaient ces horribles peines étaient autorisées à venir leur donner à manger, ce qu’elles faisaient en leur introduisant elles-mêmes les aliments dans la bouche.

 

Ceux qui n’étaient pas mariés ou dont, hélas ! personne, parent ou ami, ne prenait soin, étaient nourris par les geôliers, et il arrivait souvent que le matin, en voulant faire sortir de son immobilité une cage oubliée dans un coin, on ne trouvait plus dessous qu’un cadavre.

 

Pour échapper à cet odieux tableau, Saule-Brodé s’était retirée dans le fond de la pièce où on l’avait enfermée.

 

Blottie dans un des angles de la muraille, elle s’efforçait de fermer les oreilles aux hurlements de douleur de ces malheureux et songeait alors à ses propres infortunes, lorsque la porte de sa chambre s’ouvrit brusquement pour livrer passage à l’officier de police qui l’avait escortée.

 

Il précédait le directeur de la prison et deux autres visiteurs, sur lesquels la veuve de Ling leva ses yeux hagards.

 

Le directeur était un homme d’une cinquantaine d’années, d’une physionomie sévère, et l’un de ceux qui l’accompagnaient n’avait pas non plus rien qui frappât beaucoup, ni dans sa tournure ni dans ses vêtements.

 

Le fonctionnaire cependant lui témoignait le plus grand respect, et, après avoir jeté tous deux un coup d’œil étonné sur la prisonnière, ils échangèrent rapidement quelques mots, que Liou-Siou n’entendit même pas, car ses regards restaient fixés, malgré elle, sur le troisième des nouveaux venus. C’est que cet individu était un personnage qu’il n’était pas facile d’oublier lorsqu’on l’avait vu seulement une fois.

 

C’était un grand gaillard d’une épouvantable laideur et d’un aspect repoussant.

 

Son visage atrocement ravagé par la petite vérole grimaçait un sourire cynique, qui découvrait des gencives saignantes et décharnées.

 

Ses yeux, éraillés et injectés, clignotaient comme ceux d’un fauve ; ses narines dilatées et mobiles semblaient flairer l’odeur du carnage.

 

Il était coiffé d’un chapeau en fils de fer et vêtu d’une tunique rouge, dont la ceinture de cuir retenait un fouet à cinq lanières terminées par des clous aiguisés.

 

Immobile sur le seuil de la porte comme pour en défendre l’entrée, il s’appuyait de la main droite sur un long bambou maculé de sang.

 

Il semblait à la cousine d’I-té qu’elle connaissait déjà ce monstre, qu’elle l’avait déjà aperçu, et la mémoire lui revint sans doute tout à coup, car elle ferma les yeux en étouffant un cri d’horreur.

 

Elle venait de se souvenir que sa mère, pour l’effrayer, alors qu’elle était enfant et refusait d’obéir, lui avait parfois montré, sur un de ces dessins qu’on vend en Chine le jour des exécutions, un homme qui ressemblait à celui qui était devant elle, et que cet homme était le bourreau.

 

Hélas ! elle ne se trompait pas !

 

Le mandarin qui accompagnait le directeur était le magistrat chargé d’instruire l’affaire de l’assassinat de Ling-Ta-Lang, et les règlements exigeaient que les fonctionnaires de cet ordre fussent toujours escortés de celui qui était le dernier mot de la loi, comme pour leur rappeler à chaque instant les conséquences de leurs sentences et la gravité de leurs devoirs.

 

Sur un signe du mandarin, le bourreau s’approcha de la prisonnière.

 

Celle-ci le sentit venir bien certainement, car un frisson glacé s’empara de tout son être, et lorsque le sinistre personnage étendit la main de son côté, elle se releva vivement, dans l’espoir d’échapper à la souillure de son attouchement. L’homme sourit de son rictus bestial et lui ordonna de le suivre.

 

Elle obéit en se traînant à ses côtés, et ils traversèrent ainsi, d’abord ce lieu de supplice que nous avons dépeint plus haut, ensuite une longue galerie déserte, qui les conduisit dans la partie de la prison réservée aux femmes.

 

Cinq minutes plus tard, la mariée de la veille entendait retomber derrière elle une lourde porte. De nouveau, la pauvre Saule-Brodé était seule, avec ses angoisses, séparée de sa mère, de ses amis, de tous ceux qui auraient pu la défendre !

 

Celle dont la vie, vingt-quatre heures auparavant, s’ouvrait si pleine de douces promesses, n’avait plus, pour horizon, que les murs humides d’un étroit cachot, et, pour avenir, que la cour criminelle et son arrêt effrayant.

 

Faisons maintenant un pas en arrière pour dire par quel enchaînement fatal de circonstances une vierge de quinze ans avait ainsi passé de toutes les joies à toutes les douleurs.

 

V

ÉCLAT DE RIRE DE JEUNE FILLE

 

Il était à peu près huit heures du matin et, bien qu’on ne fût encore qu’à la fin du mois de février, l’aurore promettait cependant à la province de Canton une de ces belles et tièdes journées de printemps qui font du sud de la Chine une des contrées bénies du ciel.

 

Le soleil allait chercher la svelte pagode de Whampoa au milieu des palmiers gigantesques qui l’enveloppaient de leurs ombres mystérieuses ; il en dorait, de ses premiers rayons, les dix toits de porcelaine émaillée, et les gongs de bronze, résonnant sous les coups répétés des prêtres vêtus de longues robes jaunes, appelaient les fidèles à la prière du matin.

 

Le fleuve des Perles, dont les rives étaient noyées dans un brouillard opaque, au-dessus duquel les collines voisines apparaissaient comme des îles flottantes, se peuplait de mille embarcations diverses, depuis le léger sampan jusqu’à la lourde jonque, et les flots argentés en reflétaient les formes bizarres et les avants aux figures grimaçantes.

 

Les rizières étendaient à perte de vue leurs mouvants tapis d’émeraudes, d’où s’échappait, réveillé par les chants des matelots, tout un monde ailé, gazouillant et chantant ; et l’agami – car c’est un oiseau qui, dans l’empire du Milieu, est le gardien des basses-cours – levait au-dessus des roseaux sa tête intelligente, pour surveiller les canards qui lui étaient confiés et que les canons des forts de Bocca-Tigris, en saluant l’arrivée de quelque navire étranger, effrayaient par leurs détonations successives.

 

Sur terre aussi, les populations s’éveillaient, joyeuses et affairées. Entre autres, la petite ville de Foun-si, située sur la rive droite du fleuve, offrait déjà, malgré l’heure matinale, le plus pittoresque aspect.

 

Dans la rue des Batteurs-d’Or surtout, la foule était hurlante et animée.

 

Les porteurs d’eau, nus jusqu’à la ceinture, soutenaient leur pesant fardeau aux extrémités d’un long bambou en équilibre sur l’épaule, et se faisaient place en jetant leur cri rauque.

 

Les barbiers s’installaient devant leurs portes, disputant la rue aux médecins en plein vent, aux diseurs de bonne aventure, aux cardeurs, aux emballeurs de laine et aux lamineurs d’étoffes.

 

Les changeurs préparaient leurs petites romaines d’ivoire pour peser les lingots, et leurs poinçons pour marquer les piastres.

 

Les boutiquiers se tenaient sur le seuil de leurs portes, prêts à lutter de zèle, de coups d’œil séducteurs et d’appels pleins de promesses pour attirer les chalands.

 

C’étaient encore, au milieu de la foule, des bonzes chaussés de hautes babouches blanches qui se rendaient, d’un pas lent et grave, au temple de Fo, puis tout à coup les rangs pressés du peuple s’ouvraient devant les coureurs du mandarin de police, dont les coups de fouet écartaient brutalement les curieux.

 

Les marchands de comestibles, enfin, paraient leurs denrées : là, des montagnes d’oranges et de bananes ; plus loin, des nids d’hirondelles des îles Ladrones et des ailerons de requins du golfe de Bengale ; ici, des pâtés de rats d’eau à la croûte dorée ; à côté, des rangées de petits chiens farcis pour la table des gourmets.

 

Sur le devant de l’une de ces boutiques on voyait, bras nus et le nez au vent, un grand diable du plus étrange aspect, grâce aussi bien à l’expression générale de sa physionomie qu’à sa construction bizarre.

 

C’était Tchou, le boucher. Ses longs bras osseux et ses interminables jambes, d’une extrême maigreur, semblaient, attachés qu’ils étaient à un torse épais et court fortement charpenté, les membres d’un squelette géant soudés au tronc d’un magot.

 

De plus, son visage rubicond était éclairé par deux gros yeux à fleur de tête, et ses lèvres grimaçaient un perpétuel sourire ironique.

 

Tout cet ensemble grotesque faisait la joie et aussi la terreur des gamins du quartier et des cuisinières qui fréquentaient le magasin de Tchou.

 

On l’avait surnommé l’Araignée-Rouge. Le fait est que lorsqu’il allongeait ses bras tâchés de sang pour saisir une pièce de viande, il ressemblait plutôt à quelque monstrueux faucheur s’élançant sur sa proie, qu’à un honnête débitant servant ses pratiques.

 

Mais le boucher de la rue des Batteurs-d’Or ne se fâchait pas du sobriquet qu’on lui donnait ; il en riait tout le premier, en montrant deux rangées de dents blanches et aiguisées à rendre jaloux un carnassier, et quand il avait affaire à une jolie cliente, ce qui lui arrivait souvent, sa boutique étant une des mieux achalandées de la ville, il ne répondait à ses plaisanteries que par quelque riposte grivoise.

 

Car Tchou était galant, tenait à plaire et ne manquait pas d’une certaine coquetterie.

 

Le front rasé de frais tous les dix jours, ainsi que le veut la coutume, sa natte de cheveux noirs n’était roulée autour de sa tête que pendant les heures de travail. Dès qu’il avait fini son ouvrage, il ornait cette natte d’un ruban de soie et la laissait pendre élégamment sur sa longue échine. Enfin, comme tout Chinois qui se respecte, il n’aurait jamais fait un pas hors de chez lui sans sa pipe, son parasol et son éventail.

 

Les grands plaisirs que s’accordait notre personnage, une fois son magasin fermé, étaient une partie de cartes ou une pipe d’opium dans quelque maison de thé – les cafés de la Chine – et les représentations dramatiques que la troupe de Canton venait donner de temps à autre sur le théâtre de bambous qu’on élevait, dans certaines circonstances solennelles, au milieu de la grande place de Foun-si.

 

Tchou était, on le voit, un marchand à peu près semblable à tous les autres, et comme il ne se servait pas de faux poids, vendait des viandes de bonne qualité et ne refusait jamais ni une tasse de thé, ni un sapeck, petite pièce d’un demi centime, à un pauvre, il jouissait d’une certaine considération.

 

Malgré son aspect étrange et son air rébarbatif, il passait même pour un assez brave homme.

 

Tchou était donc sur le pas de sa porte, depuis quelques instants déjà, lorsque son attention fut détournée de la foule par le bruit d’un grillage qui venait de tourner sur ses gonds, au premier étage de la maison faisant face à la sienne.

 

Les gros yeux du boucher s’ouvrirent plus démesurément que jamais, et son visage refléta aussitôt la plus vive admiration.

 

Le spectacle qui lui était offert était bien de nature, en effet, à charmer, à séduire même le cœur le plus insensible.

 

Persuadée peut-être que les fleurs au milieu desquelles elle venait d’apparaître la dérobaient suffisamment à l’indiscrétion des passants, une jolie fillette d’une quinzaine d’années montrait sa tête mutine à travers les roses et les hortensias qui ornaient sa fenêtre, et elle se préparait, pensant que personne ne l’observait, à donner ses soins de chaque matin à ses plantes bien-aimées.

 

Le coup d’œil curieux qu’elle jeta d’abord dans la rue ne s’arrêta pas sur Tchou, mais lui la dévorait du regard.

 

Même pour la clientèle d’un mandarin à bouton d’or, il n’aurait pas détourné les yeux.

 

C’est que sa voisine était vraiment charmante dans son cadre de fleurs et de verdure.

 

On eût dit qu’un lettré avait tracé, d’un seul coup de pinceau trempé dans l’encre de Chine, les sourcils qui décrivaient un arc gracieux au-dessus de ses grands yeux de gazelle.

 

Ses joues étaient rosées et veloutées comme la fleur du camélia, et on ne pouvait distinguer ses lèvres carminées des boutons rouges du lienwa sur lequel elle se penchait.

 

Ses beaux cheveux noirs étaient séparés en deux tresses épaisses qui, tombant sur ses épaules, disaient qu’elle était jeune fille, car, dans la province de Canton, les femmes mariées seules ont le droit de porter les cheveux en échafaudage et semés d’ornements.

 

Enfin, ses petites mains effilées, qui maniaient un léger arrosoir de porcelaine émaillée, se terminaient par des ongles ovales et brillants qu’on eût dit autant de feuilles de roses.

 

C’est tout ce que Tchou pouvait découvrir des beautés de la ravissante enfant, mais cela suffisait pour le plonger dans une véritable extase, et il n’en suivait que plus attentivement ses moindres mouvements, lorsqu’une goutte d’eau, destinée à l’une des fleurs du parterre aérien, mais enlevée par le vent, vint lui tomber dans l’œil droit et le força à baisser brusquement la tête.

 

Presque aussitôt, un joyeux éclat de rire retentit et le boutiquier releva vivement les yeux ; mais si rapide qu’eût été son mouvement, c’est à peine s’il put saisir au passage le dernier sourire moqueur de l’adorable fillette.

 

Le châssis grillé s’était refermé ; la féerique apparition avait disparu !

 

Seulement elle avait emporté le cœur de l’inflammable boucher. C’en était fait, Tchou était amoureux !

 

Après quelques minutes d’attente inutile, il rentra dans son magasin, où, ce jour-là, il se laissa plaisanter plus que jamais par ses clientes. Elles eurent beau l’appeler l’Araignée-Rouge, il ne sourcilla pas, mais l’heure réglementaire sonnée, sans s’occuper des retardataires, il ferma sa porte et on le vit s’éloigner à grands pas vers les rives du fleuve des Perles.

 

VI

LES AMOURS DE TCHOU

 

Le lendemain matin, le boucher la rue des Batteurs-d’Or ouvrit son magasin comme d’habitude, c’est-à-dire au lever du soleil, et il se mit en mesure de servir ses nombreuses pratiques avec son empressement ordinaire. Cependant plusieurs d’entre elles furent obligées de lui adresser deux fois la même demande, ce qui, de mémoire de cuisinière, n’était jamais arrivé.

 

Évidemment Tchou était distrait.

 

Tout en vaquant à ses occupations, il jetait fréquemment des regards furtifs, non pas seulement sur la fenêtre où la jeune fille lui avait apparu la veille, mais aussi sur la porte de sa maison.

 

On eût dit qu’il y guettait la sortie de quelqu’un.

 

C’est que, depuis vingt-quatre heures, l’Araignée-Rouge avait pris ses renseignements et commencé à tisser sa toile.

 

L’amoureux marchand avait appris que sa jolie voisine s’appelait Liou-Siou, en français Saule-Brodé, et qu’elle vivait seule avec sa mère, dont elle était l’enfant unique.

 

Si, jusqu’à ce jour, il n’avait rien su de tout cela, c’est que le père de Liou-Siou était mort depuis plusieurs années et qu’en Chine les femmes sortent fort rarement de chez elles. Il n’avait donc jamais eu l’occasion de voir ni de rencontrer celles qui, maintenant, l’intéressaient si vivement.

 

Il savait de plus qu’une jeune fille, qu’il avait souvent remarquée parmi ses clientes, était à leur service, et c’était cette domestique qu’il attendait avec impatience, décidé à acheter à tout prix ses bons offices.

 

Le pauvre diable s’imaginait tout simplement que Liou-Siou l’avait remarqué ; dans sa grotesque fatuité, il avait pris le petit accident, la goutte d’eau de la veille, pour une provocation, et il s’était dit que le moins qu’il devait faire était de déclarer son amour sans plus tarder.

 

Pour arriver à ce résultat il avait écrit, sur du superbe papier rose, une lettre brûlante que ses rêveries le long des rives du fleuve des Perles lui avaient inspirée, et il voulait la faire parvenir à son adresse.

 

On voit que notre héros avait d’excellentes raisons pour être préoccupé.

 

Il commençait même à se désespérer, lorsque tout à coup, au moment où il venait de se poster, pour la dixième fois peut-être, sur le seuil de sa boutique, la porte qui lui faisait face s’ouvrit enfin pour livrer passage à la servante attendue.

 

C’était une femme de dix-huit à vingt ans, vive et rieuse, comme le sont en Chine toutes les filles du peuple auxquelles la coutume laisse la plus grande liberté.

 

En la voyant, Tchou se souvint qu’on la nommait Me-koui, c’est-à-dire Rose, et il ne douta pas un seul instant de la facilité qu’il aurait à la mettre dans ses intérêts.

 

Il l’avait appelée ; elle s’était empressée de traverser la rue, et lorsqu’il l’engagea, avec toute la grâce dont il était capable, à faire immédiatement ses achats, elle le suivit sans hésitation dans le fond de son magasin.

 

– Écoute, lui dit-il aussitôt, car il voulait profiter de ce qu’il était seul avec elle, tu es au service de Mme Liou-Siou ?

 

– Oui, répondit Me-koui, assez surprise de cette question, car elle s’attendait plutôt à quelques-uns de ces compliments dont le boucher était coutumier.

 

– Mme Liou a une fille ? poursuivit Tchou, sans paraître s’apercevoir de l’étonnement de Rose, une fille jeune et jolie ?

 

– Comment savez-vous cela ? fît la servante au comble de la stupéfaction.

 

– Je l’ai aperçue pendant qu’elle arrosait ses fleurs. Elle aussi m’a remarqué certainement, et j’en suis amoureux.

 

– Vous, amoureux !

 

– Que vois-tu là d’étrange ?

 

En disant ces mots, il lui mit une piastre dans la main.

 

– Oh ! rien, répondit Me-koui en soupesant la pièce de monnaie qui représentait pour elle un mois de travail. Pourquoi pas, après tout ?

 

– Veux-tu me servir ? Oh ! ne crains rien, je n’ai que de bonnes intentions ; mon seul désir est d’épouser ton adorable maîtresse. Elle se nomme Liou-Siou ?

 

– Oui !

 

– Eh bien ! charge-toi de remettre à la charmante Liou-Siou cette lettre, et tu pourras compter sur toute ma reconnaissance.

 

Il tendait sa fameuse épître amoureuse à la jeune fille, mais celle-ci fit un pas en arrière, avec un geste d’épouvante.

 

– Tu ne veux pas ? demanda-t-il en se rapprochant d’elle. Serait-elle fiancée ?

 

– Non, balbutia Rose, mais ce que vous me demandez là est bien grave.

 

– Puisque je veux l’épouser ! Je suis riche ; de plus, je suis sûr que je ne lui déplais pas. Voilà déjà plusieurs jours que nous échangeons des regards.

 

Nous savons qu’il mentait, mais il voulait absolument réussir.

 

– Ah ! c’est différent alors, dit Me-koui, en étouffant un éclat de rire et en éteignant son regard moqueur. Soit ! confiez-moi votre lettre ; je la remettrai à Melle Liou.

 

Et, enlevant lestement le billet des mains de Tchou, elle le glissa dans son sein.

 

– Quand ?

 

– Le plus tôt possible, mais il faut être patient. Vous comprenez que je ne puis pas donner brusquement cette lettre à Mademoiselle. Il faut d’abord que je lui parle un peu de vous.

 

– Oui, c’est vrai ! Enfin agis pour le mieux et tâche d’obtenir d’elle une réponse !

 

Cela dit, il fut obligé de se taire, car plusieurs personnes venaient d’entrer chez lui et il devait les servir.

 

Rose en profita pour s’esquiver ; mais, le lendemain et les jours suivants, elle ne manqua pas de venir chaque matin chez Tchou. Seulement, soit par le fait du hasard, soit parce que la rusée servante préférait qu’il en fût ainsi, elle arrivait toujours au moment où il y avait du monde. Le pauvre diable avait beau tenter de la retenir, elle ne lui répondait jamais qu’en mettant un doigt sur ses lèvres, et, ses provisions faites, elle s’échappait sans pitié.

 

Les choses durèrent ainsi toute une semaine, et notre héros, ne sachant à quoi s’en tenir, commençait à perdre la tête, car son amour croissait en raison directe de ses incertitudes, lorsqu’un jour enfin, cédant à ses regards suppliants, Me-koui resta la dernière dans le magasin.

 

– Eh bien ! lui demanda-t-il vivement, as-tu remis ma lettre ?

 

– Oui, fit-elle ; mais je vous assure que ça n’a pas été sans peine.

 

Il comprit et courut à son comptoir, pour y prendre une poignée de monnaie qu’il glissa dans la main de la jeune fille, en disant :

 

– Qu’a répondu ta maîtresse ?

 

– D’abord elle s’est fâchée et m’a rendu votre billet, en me menaçant de tout raconter à sa mère ; mais je l’ai priée de n’en rien faire ; je lui ai dit que vous l’aimiez plus encore que vous ne pouviez le lui exprimer, que vous étiez riche, généreux, et que vous vouliez l’épouser.

 

– Alors ? murmura Tchou, dont les regards étincelaient de désirs et que l’émotion faisait trembler.

 

– Alors Melle Liou a lu votre lettre, a rougi et s’est approchée de la fenêtre, sans doute pour vous examiner à travers le grillage. Puis elle est revenue vers moi, m’a rendu votre déclaration, afin que sa mère ne pût la trouver, et s’est jetée dans mes bras.

 

– Après, ma petite Rose, après ?

 

– Après, mais il n’y a plus rien ! Cela se passait avant-hier. Depuis, il n’a plus été question de vous. Mme Liou est presque toujours auprès de sa fille. C’est seulement par hasard que je puis me trouver seule avec elle.

 

– Me répondra-t-elle ?

 

– Ah ! cela, je l’ignore. Ce que je sais bien, par exemple, c’est que maintenant elle est souvent cachée derrière ses fleurs.

 

– Bien vrai ! Je puis donc la demander en mariage, je…

 

– Comme vous y allez ! Ne faites pas cela, vous perdriez tout ! Je vous ai dit qu’il fallait de la patience. Si vous n’en avez pas davantage, je vous abandonne.

 

– Oh ! tu ne feras pas cela ! Puisque tu le veux, je ne bougerai pas, je suivrai tes conseils ; mais obtiens au moins de ton adorable maîtresse quelques mots pour moi.

 

– J’essayerai, quoique je doute de réussir. Vous comprenez qu’une jeune personne bien élevée ne peut guère écrire à un étranger.

 

– Le jour où tu m’apporteras seulement deux lignes d’elle, tu pourras choisir chez mon voisin Shio, le bijoutier, le plus beau bracelet de jade de tout son magasin.

 

– Je verrai. En attendant, pas un mot, pas un geste ! Pour commencer, taisez-vous !

 

Plusieurs clients de Tchou venaient, en effet, d’arriver. En l’apercevant en conversation avec sa voisine, ils se mirent à les plaisanter tous deux.

 

Mais le boucher était devenu invulnérable ; il ne répondit aux quolibets qu’avec son gros rire habituel et en se frottant les mains.

 

Quant à Rose, dont la vertu ne s’effarouchait pas pour si peu, elle affecta néanmoins d’être embarrassée et se sauva en rougissant.

 

VII

OÙ TCHOU LIT UNE AFFICHE QUI LUI FAIT PERDRE LA TÊTE

 

Cependant les jours se succédaient sans que les affaires de Tchou avançassent d’un seul pas.

 

Rose venait presque tous les matins, mais ce n’était que pour lui répéter à peu près les mêmes phrases :

 

« Mme Liou surveillait sa fille ; celle-ci ne voulait pas se prononcer ; il fallait de la patience ; le moment n’était pas venu » : enfin mille autres choses semblables qui le désolaient.

 

Le pauvre garçon n’avait plus un instant de repos, il maigrissait à vue d’œil, et quelques efforts qu’il fit pour paraître calme, ses clients et surtout ses clientes, pour lesquelles il n’avait plus ses amabilités d’autrefois, commençaient à s’apercevoir des changements qui se faisaient en lui.

 

Pendant la vente il était distrait, et, sa besogne terminée, il s’accroupissait derrière un des volets entrebâillés de son magasin, pour rester là des heures entières, ne quittant pas des yeux la fenêtre de sa bien-aimée, tressaillant au moindre frémissement des fleurs qui l’ornaient, s’imaginant à chaque instant qu’elle allait apparaître au milieu de son cadre parfumé pour lui sourire, se montant la tête enfin comme un amoureux qui se croit adoré.

 

Sa campagne d’observation fut tout d’abord des plus malheureuses, car, un beau jour, au moment où il s’y attendait le moins, il vit un jeune homme qui lui était inconnu frapper à la porte de Mme Liou, et lorsque Rose lui ouvrit, il remarqua avec terreur qu’elle lui faisait un accueil amical.

 

Le lendemain, quand l’étranger se présenta une seconde fois, la servante l’introduisit avec le même empressement, et Tchou sentit que la jalousie le mordait au cœur.

 

Pour lui, le nouveau venu ne pouvait être qu’un prétendant dangereux, puisqu’il lui était permis de pénétrer dans la place qui lui était fermée.

 

Mais Rose eut facilement raison de ses craintes. Elle lui affirma que celui qu’il prenait pour un rival était un neveu de Mme Liou, qui ne pouvait guère songer à épouser sa fille, d’abord parce qu’il était sans fortune, ensuite parce qu’il avait l’intention de se faire prêtre à la pagode de Bouddha, où il était déjà professeur d’astronomie.

 

La maligne créature ne manqua pas d’ajouter que Saule-Brodé était loin d’ailleurs de trouver son cousin à son goût, que seul, lui Tchou, avait attiré ses regards, et le boucher, complètement rassuré, revint alors tout entier à ses espérances.

 

Une seule chose l’inquiétait au milieu de ses rêves de bonheur, c’était le silence de sa voisine. Il ne s’expliquait point qu’elle ne lui écrivit pas quelques lignes, qu’elle ne lui fit pas, de sa fenêtre, quelque signe d’amitié, qu’elle ne lui témoignât pas enfin, de quelque façon que ce fût, l’intérêt qu’elle lui portait.

 

Il était même décidé à s’en expliquer très sérieusement avec Me-koui, lorsque celle-ci, qui semblait deviner toujours ses pensées, le prit à part un matin pour lui dire :

 

– Melle Liou ne peut vous écrire, mais ce soir, à sept heures, au moment où résonneront les gongs du temple, passez lentement devant sa porte et vous aurez de ses nouvelles.

 

Et elle se sauva en faisant signe à Tchou d’être fort prudent, le laissant fou de bonheur et d’espoir.

 

Ce jour-là, ses pratiques le retrouvèrent aimable et prévenant comme il était jadis.

 

Seulement il expédia son monde bien plus vite encore que de coutume, et il était six heures à peine que, rasé de frais et revêtu de ses habits de fête, il était déjà prêt à courir au rendez-vous.

 

La grande heure qu’il dut attendre lui parut ne devoir jamais finir.

 

Blotti derrière sa porte entr’ouverte, il guettait le moment favorable, maudissait les gens qui, allant et venant, menaçaient d’être pour lui un obstacle, et jurant que le sonneur du temple était en retard.

 

Enfin la nuit se fit, avec elle la rue devint déserte, et Tchou, jugeant que l’instant fortuné n’était pas éloigné, se glissa le long de la muraille pour se cacher dans l’ombre.

 

Il était là depuis quelques minutes à peine, lorsque le premier coup de gong retentit. Alors il s’avança doucement, prêtant l’oreille, retenant son haleine, et au moment où, se trouvant exactement sous la fenêtre de Saule-Brodé, il levait la tête, il sentit qu’il lui tombait sur le visage un objet léger dont il s’empara.

 

Puis, bien qu’il fût absolument seul dans la rue, il s’enfuit en courant comme s’il eût commis un larcin.

 

À deux cents pas plus loin, il s’arrêta devant la porte d’un médecin, et à la lumière de la lanterne verte qui l’ornait – en Chine, les médecins sont tenus d’éclairer leurs demeures pendant toute la nuit – il put examiner le mystérieux envoi.

 

Il se composait de deux boutons de roses, l’un blanc, l’autre rouge, qui étaient liés ensemble par un ruban d’argent semblable à ceux que son adorée employait pour nouer les longues nattes de ses cheveux noirs.

 

À cette vue, le romanesque boucher faillit perdre la raison. Pour lui la réunion de ces deux boutons de roses n’était rien moins qu’un emblème, tout un chaste aveu de la part de celle qu’il aimait et de qui, maintenant, il était certain d’être aimé.

 

Aussi s’empressa-t-il de rentrer chez lui, afin de rêver à son aise aux moyens qu’il devait employer pour se faire agréer par Mme Liou.

 

Quand il s’endormit, vers le milieu de la nuit, son plan était arrêté. Il était décidé à s’adresser, dès le lendemain, à la plus habile des matrones de la ville, à la mei-jin connue pour réussir dans les entreprises conjugales les plus difficiles.

 

C’est ainsi qu’on appelle là-bas les vieilles femmes qui s’occupent des préliminaires des mariages. Aucune union ne se fait sans leur intermédiaire. C’est seulement lorsque les mei-jin ont fait accepter les conditions des prétendants par chacune des familles intéressées que ces familles échangent les premières visites.

 

Tout le monde peut alors voir la jeune fille, sauf son fiancé, qui est obligé de s’en rapporter aux éloges de sa mei-jin et aux affirmations de ses parents.

 

Mais Tchou n’avait pas besoin de voir Liou-Siou ; depuis longtemps, il connaissait son sourire, ses jolis yeux, et Rose n’avait pas omis de la lui dépeindre plus complètement encore.

 

Il était donc plus avancé que bien d’autres et les choses, selon lui, devaient marcher plus rapidement que de coutume, car il était prêt à sacrifier la moitié de son bien pour faire à celle qu’il appelait déjà sa fiancée des cadeaux dignes d’elle et de sa beauté.

 

Tout plein de ces pensées, il ouvrit sa boutique au point du jour, n’ayant plus qu’un but : faire part de ses projets à Me-koui et entrer immédiatement en campagne.

 

Malheureusement il attendit en vain la jeune servante. Elle ne vint pas, mais comme son parti était irrévocablement arrêté, une fois sa besogne terminée, il s’habilla.

 

Sa toilette achevée, c’est-à-dire au bout de vingt minutes à peine, il redescendit tout joyeux et sauta dehors, en tirant bruyamment sa porte derrière lui.

 

Mais tout à coup ses yeux devinrent hagards, et, vacillant sur ses longues jambes, il recula jusqu’à la muraille pour y chercher un soutien.

 

Bientôt, après avoir passé la main sur son front, comme pour se débarrasser de l’hallucination dont il se pensait le jouet, il traversa la rue d’un seul bond et, parvenu sur le seuil de la maison de Mme Liou, poussa un cri inarticulé.

 

Il venait de lire de chaque côté de l’entrée l’affiche rouge que, pour obéir à la loi, on placarde sur toute demeure où se fait un mariage.

 

D’abord il ne voulut pas croire et, s’efforçant d’être calme, relut une seconde fois. Mais le doute n’était pas possible. Le nom de la fiancée, celui de l’époux, le jour de leur union, tout cela jaillissait de la muraille en lettres de feu.

 

C’était bien Liou-Siou qui allait se marier avec un autre, un autre que lui, Tchou, dont alors elle s’était moquée.

 

Les yeux du désillusionné s’étaient injectés de sang, la tête lui tournait, ses lèvres murmuraient des mots inintelligibles.

 

Soudain une transformation étrange se fit dans sa physionomie ; il se redressa, jeta autour de lui un regard rapide et, s’apercevant que personne ne l’observait, il s’éloigna vivement ; puis, après avoir fait un détour, il rentra chez lui d’un air calme et comme s’il venait de sa promenade accoutumée.

 

Mais, aussitôt seul, il donna un libre cours à sa colère, et cette petite salle basse, où nous avons déjà introduit nos lecteurs, devint le théâtre d’un spectacle hideux.

 

Après s’être dépouillé de sa robe de fête, Tchou avait armé sa main d’un large couteau de sa profession, qu’il s’était plu à tremper dans le sang.

 

Ce sang avait inondé son visage et maculé ses bras nus, et en proie à une exaltation furieuse, il tournait son arme menaçante du côté de la maison de celle qu’il accusait de l’avoir trompé.

 

Ses regards étaient ceux d’un fou ; sa bouche écumait ; il proférait les plus épouvantables blasphèmes et les plus terribles menaces.

 

Ce n’était plus Tchou le grotesque, Tchou l’amoureux ; c’était le boucher brutal, l’horrible Araignée-Rouge, ivre de vengeance et de sang !

 

Cependant il se calma peu à peu. Alors, s’affaissant sur un siège, il s’y accroupit, le menton dans ses mains sanglantes et les yeux à demi fermés !

 

VIII

DERRIÈRE LE RIDEAU PARFUMÉ DE SAULE-BRODÉ

 

Rose était loin, on le voit, d’avoir dit à Tchou toute la vérité. Dans la maison qui faisait face à la sienne, personne, au contraire, ne songeait à lui.

 

Cette maison, dont deux ou trois fenêtres seulement donnaient sur la rue, ainsi qu’il est d’usage presque partout en Chine, était habitée par une femme jeune encore, bien qu’elle fût la mère de Liou-Siou. Son mari, mort depuis quelques années déjà, lui avait laissé une situation honorable, et puisque, dans l’empire du Milieu, les honnêtes femmes ne se remarient jamais, Mme Liou, s’était consacrée tout entière à l’éducation de son unique enfant. Elle en avait fait une jeune fille parfaite à tous égards.

 

De ce côté, du moins, Rose n’avait rien exagéré : Saule-Brodé était bien certainement la plus jolie vierge de toute la province. De plus, son caractère était charmant et son esprit orné autant que le permettent les lois de ce pays, où les femmes sont condamnées, par mesure de prudence peut-être, à une ignorance relative.

 

Pourvu qu’elles sachent lire, écrire, peindre et broder, on ne leur en demande pas davantage.

 

Ce n’est pas sur les rives du fleuve des Perles qu’on songera de longtemps encore à transformer les fillettes en doctoresses. On préfère les élever de façon à ce qu’elles deviennent simplement de chastes épouses et de bonnes mères.

 

Mme Liou vivait donc à peu près seule avec sa fille, car elle n’avait pas de parents dans la ville, sauf son neveu I-té, qu’elle aimait beaucoup et recevait toujours avec joie.

 

Ce neveu était un beau garçon de vingt-deux ans, orphelin depuis sa plus tendre enfonce, et qui, se voyant sans fortune, s’était mis dans la tête de devenir un lettré, qualité qui, on le sait, conduit dans la contrée où nous sommes, aux plus hautes fonctions.

 

Grâce à sa tante, qui l’avait aidé dans ses études, il avait passé d’une façon si remarquable ses premiers examens que, malgré son jeune âge, il était déjà liou-tsai, grade qui lui donnait le droit de porter le globule de cuivre.

 

Ce premier succès lui permettait de professer l’astronomie à la pagode Mi.

 

Seulement, tout en observant les étoiles, I-té n’était pas resté sans regarder aussi sur la terre, autour de lui ; et, reçu chez la mère de Saule-Brodé, dans l’intimité, il était tout naturellement devenu, en bon cousin, amoureux de sa cousine.

 

Mais Mme Liou s’aperçut en temps utile de cette passion naissante, et comme, avec un légitime orgueil maternel, elle rêvait pour sa fille un mariage plus brillant, elle signifia au pauvre I-té qu’il ne serait jamais son gendre.

 

Le jeune homme se soumit respectueusement à cette décision, qu’il savait sans appel ; pour vaincre son amour, il se remit au travail plus assidûment que jamais, et dès ce moment, il ne sortit de la pagode qu’à de rares intervalles.

 

Ce temple de Mi est un lieu de pèlerinage célèbre.

 

On y accourt de toutes les extrémités de la province. Riches et pauvres y implorent Chin ; les premiers pour la continuation de leur bonheur, les autres pour la fin de leurs misères.

 

Un jour que le neveu de Mme Liou venait de terminer ses dévotions et qu’il se retirait, il fut frappé, en passant devant l’autel, de la ferveur avec laquelle un étranger s’adressait à la divinité.

 

L’inconnu était un personnage de distinction, cela se devinait à sa mise, et il priait à demi-voix, ce qui permit à I-té d’entendre qu’il suppliait Bouddha de lui faire trouver pour son fils une compagne digne de son alliance.

 

Or le mot mariage, en évoquant forcément dans l’esprit du lettré un souvenir douloureux, ramenait toujours sur ses lèvres un nom aimé : celui de Saule-Brodé, de Saule-Brodé dont il ne pouvait plus rêver de devenir l’époux, mais pour laquelle il voulait le bonheur.

 

Alors, tout spontanément, avec cet héroïsme simple et vrai des cœurs dévoués, il s’adressa au pèlerin, et, après l’avoir salué cérémonieusement, il lui dit :

 

– Seigneur, j’ai surpris votre prière ; Chin sans doute voulait qu’il en fût ainsi, puisque je puis l’exaucer.

 

– Vous ! Comment ? demanda l’étranger tout étonné et en examinant son interlocuteur avec curiosité.

 

– Moi-même !

 

Et après avoir dit à l’inconnu qui il était, il lui parla de Liou-Siou comme réunissant tous les charmes et toutes les vertus qu’il désirait à l’épouse de son fils. Il y mit même tant de chaleur que celui auquel il s’adressait ne put s’empêcher de sourire en lui disant :

 

– Vous êtes un excellent parent, mais puisque vous êtes le cousin de cette jeune fille, pourquoi ne l’épousez-vous pas ?

 

– Je ne suis pas assez riche, répondit I-té en rougissant. J’ai d’ailleurs l’intention de consacrer toute ma vie à l’étude.

 

– C’est différent et je n’ai qu’à vous remercier. J’enverrai dès aujourd’hui même solliciter de Mme Liou la permission de me présenter chez elle, et si sa fille est telle que vous me l’avez dépeinte, je vous en aurai la plus vive reconnaissance, car je la demanderai en mariage pour mon héritier. Je m’appelle Ling-Tien-Lo et suis un des membres du Hoppo. C’est vous dire que si cette union se fait, tout mon crédit vous sera acquis.

 

Le Hoppo était à Canton une société commerciale fort riche et toute-puissante qui touchait les revenus des douanes des provinces du Sud, faisait la hausse et la baisse des thés ; enfin une espèce d’État dans l’État.

 

Un peu honteux de s’être adressé sans plus de façon à un aussi grand personnage, le jeune savant s’excusa, donna l’adresse de sa tante et se retira en s’inclinant respectueusement, mais avec des larmes plein les yeux.

 

Après s’être laissé entraîner par un sentiment tout d’abnégation à la démarche qu’il venait de faire, il ne pouvait s’empêcher de songer qu’il allait élever de ses propres mains, entre celle qu’il aimait et lui, une barrière infranchissable.

 

Aussi voulut-il voir une dernière fois Mme Liou et sa fille, pour raconter à la première ce qui s’était passé à la pagode Mi et pour faire à la seconde des adieux éternels.

 

N’ayant pas trouvé sa parente, il retourna le lendemain chez elle. Ce sont ces deux visites qui avaient éveillé aussi vivement la jalousie de Tchou.

 

Cependant le riche Ling ne perdit pas un instant ; vingt-quatre heures après sa rencontre avec I-té, il envoya une mei-jin de confiance chez la mère de Saule-Brodé, et quinze jours plus tard, les deux familles étant tombées d’accord, le mariage de Liou-Siou et de Ling-Ta-Lang était décidé.

 

Le père du futur avait été enchanté de la jeune fille, et son fils, à qui la coutume ne permettait pas de voir celle qui allait être sa femme, s’en était rapporté à lui. Il attendait impatiemment que le jour de la cérémonie fût arrêté.

 

Quant à Saule-Brodé, après avoir accepté avec soumission l’époux que sa mère lui offrait, tout en étouffant de temps en temps un chaste soupir de regret, en pensant peut-être à son cousin, elle n’en fit pas moins, en vraie fille d’Ève, ses préparatifs de fiancée, pendant que l’amoureux boucher, nous l’avons vu, se laissait bercer par Rose et rêvait qu’il allait être bientôt le mari de sa voisine. Nous savons quel fut son réveil et quelle scène terrible s’ensuivit.

 

Toutefois, le lendemain de sa triste découverte, Tchou ouvrit sa boutique comme d’ordinaire et ses pratiques ne purent se douter de ses tortures, tant il parvint à composer son visage, mais Me-koui ne se hasarda point à se présenter à lui, car elle pensait bien que l’affiche rouge qui annonçait le mariage de sa maîtresse l’avait frappé, et elle redoutait sa colère.

 

Plusieurs jours s’étaient écoulés ainsi, quand un matin que la servante guettait le moment favorable pour s’échapper, afin d’aller faire ses provisions dans un autre quartier, elle s’aperçut que la porte et les fenêtres de Tchou étaient fermées.

 

Elle s’informa et on lui apprit que la veille, en réglant ses affaires, il avait annoncé à ses amis qu’il quittait la ville pour toujours.

 

Les uns prétendaient qu’il avait l’intention de se rendre en Amérique ; les autres disaient que, fatigué du pays et d’humeur nomade, il voulait simplement s’établir dans une autre province.

 

Ce fut là tout ce que Rose put apprendre, et ce brusque départ l’épouvanta. Se sentant envahie par la terreur et le remords, elle songea un instant à tout raconter à Mme Liou, mais la crainte des reproches lui fit si bien remettre cet aveu, que l’époque fixée pour le mariage de Liou-Siou arriva sans qu’elle eût osé parler.

 

Du reste, le calme s’étant fait un peu dans son esprit, elle pensait que Tchou s’était tué de désespoir, et, sans lui accorder même un regret, elle ne songeait plus qu’à se faire belle pour la fête.

 

Le jour où Saule-Brodé monta dans le palanquin qui allait la conduire à son époux, il y avait longtemps déjà qu’à Foun-si on ne songeait plus au boucher de la rue des Batteurs-d’Or.

 

Il n’y restait d’autre souvenir de lui qu’une énorme araignée rouge, que les gamins du quartier avaient crayonnée sur les volets de sa boutique, esquisse hideuse qui souvent faisait tressaillir Me-koui, bien que la pluie l’eût à peu près effacée.

 

IX

LA TORTURE

 

Après le départ du bourreau – on se souvient qu’il l’avait accompagnée jusqu’au seuil de sa cellule – et quand elle eut entendu tirer les lourds verrous de la porte qui la séparait désormais des vivants, Saule-Brodé s’accroupit sur une natte grossière, où, pendant bien des heures, elle resta immobile, sans pouvoir rassembler ses pensées, craignant de perdre la raison.

 

Ensuite, son premier affolement s’étant peu à peu calmé, elle se rendit compte de sa situation et son cœur vola vers sa mère, qui ne devait pas tarder à apprendre que celle dont elle avait voulu faire le bonheur, sa fille bien-aimée, était accusée d’un crime horrible.

 

Elle se souvint alors de son passé d’enfant entouré de soins et d’affection, de sa petite chambre virginale de la rue des Batteurs-d’Or, de Rose, de ses fleurs chéries, de ses naïves et douces occupations de chaque jour, de ce pauvre I-té, que le préfet de police osait accuser, et, à toutes ces évocations, les larmes coulèrent abondamment de ses yeux.

 

Quant à cet épisode sanglant, enveloppé de si profonds mystères, elle se refusait encore à y ajouter foi ; elle se surprenait à nier que cela fût possible, et elle fermait les paupières, en priant Bouddha de l’arracher à cet atroce cauchemar.

 

Mais, en rouvrant les yeux, ses regards s’arrêtaient sur les murs de sa cellule et elle ne pouvait plus douter de son infortune.

 

Bientôt la nuit vint et, avec elle, une nouvelle série de terreurs, qui, pour être d’une autre nature que celles dont elle avait souffert jusque-là, ne furent ni moins douloureuses ni moins épouvantables.

 

Elle était seule dans ce lieu infamant, abandonnée de tous, peut-être à la merci de ce personnage terrible dont sa pensée ne pouvait chasser le souvenir sinistre. L’étroite lucarne de son cachot ne laissait arriver jusqu’à elle que quelques rayons tremblants des feux qui éclairaient la prison, et bien qu’elle mourût de faim, elle n’osait bouger pour atteindre la galette de riz et la cruche d’eau qu’elle se rappelait avoir vues dans un coin, en prenant possession de sa triste demeure. Il lui semblait qu’en étendant la main dans les ténèbres, elle la mettrait sur quelques-uns de ces insectes immondes dont la muraille portait les traces visqueuses et qu’elle croyait entendre ramper autour d’elle.

 

Les plaintes des suppliciés lui parvenaient toujours comme pour lui prouver que, dans cet abominable lieu, la douleur était sans trêve.

 

Elle passa la nuit et quelle nuit ! au milieu de ces épouvantements, et quand le jour parut, si on l’avait traînée devant une glace, elle n’aurait pu elle-même se reconnaître.

 

Ses cheveux dénoués tombaient épars sur ses épaules, que recouvrait, au lieu de la splendide robe de noce de la villa Ling, un manteau d’étoffe sombre ; les paupières de ses beaux yeux fatigués par les larmes étaient rouges et gonflées ; ses joues pales et déjà creusées, ses lèvres crispées par un sanglot incessant, et les souliers de satin rose qui chaussaient ses petits pieds étaient maculés de boue et de sang.

 

Vers neuf heures du malin, elle entendit un pas pesant qui s’arrêtait auprès de son cachot ; les verrous grincèrent, la porte s’ouvrit et elle se remit à trembler, s’attendant à voir paraître de nouveau le monstrueux individu de la veille.

 

Il n’en était rien, heureusement.

 

La personne qui pénétrait dans sa cellule était une femme âgée, d’un aspect sordide, mais dont la physionomie était douce et triste.

 

Elle avait arrêté sur la prisonnière ses yeux éraillés et semblait l’interroger du regard.

 

Saule-Brodé se sentit tout à coup rassurée et lui tendit les mains, en murmurant d’une voix mourante :

 

– J’ai faim, j’ai froid !

 

La vieille femme s’approcha vivement d’elle, la couvrit avec une des couvertures de laine dont était composé son grabat et, lui offrant ensuite un morceau de galette de riz, l’engagea, du geste, à manger un peu.

 

L’infortunée obéit machinalement. Cette première satisfaction donnée à la nature, mille questions se succédèrent aussitôt sur ses lèvres.

 

Elle voulait savoir si sa mère avait été prévenue, si ses juges l’interrogeraient bientôt, si elle resterait longtemps encore dans ce sombre réduit, où l’eau suintait le long des murs, où le sol détrempé par l’humidité n’était qu’un cloaque infect, où la peur, bien certainement, ne tarderait pas à la rendre folle.

 

Mais l’étrangère ne répondait pas, quoique ses traits exprimassent la plus vive compassion.

 

– Oh ! un mot, je vous en prie, un mot, que veulent-ils faire de moi ? supplia Liou-Siou que ce silence épouvantait.

 

La femme fit signe de la tête qu’elle ne pouvait pas parler.

 

– Pourquoi ? Vous avez peur ?

 

– Non, non, affirma du geste la gardienne.

 

Et portant la main à ses lèvres, elle fit comprendre à celle qui l’interrogeait qu’elle était privée de l’usage de la parole.

 

La fille de Mme Liou baissa la tête. Il lui fallait renoncer à l’espérance que son cœur ulcéré avait si rapidement accueillie.

 

Néanmoins il s’établit bientôt entre elle et sa geôlière un échange de pensées. Saule-Brodé lui remit deux de ses bagues, en la priant de les vendre pour lui procurer une ou deux nattes propres et épaisses sur lesquelles elle pourrait s’étendre, puis des chaussures et une nourriture autre que celle qui était l’ordinaire de la maison.

 

La muette lui promit de satisfaire sans retard à tous ces désirs, mais lorsqu’elle lui parla de faire parvenir de ses nouvelles à sa mère, elle refusa avec une telle expression de terreur que la jeune femme n’osa insister, en songeant d’ailleurs qu’il n’était pas possible que Mme Liou ignorât longtemps encore ce qu’elle était devenue.

 

Ou la police s’était transportée chez elle, à Foun-si, et elle savait déjà tout ce qui s’était passé ; ou, n’ayant pas reçu, le lendemain de ses noces, la visite que son gendre devait lui faire, conformément aux usages, elle s’était rendue à la villa Ling et y avait tout appris.

 

Elle ne pouvait donc tarder à venir.

 

Cette pensée rendit à la pauvre enfant un peu de courage ; mais lorsque trois jours se furent écoulés sans qu’elle eût reçu des nouvelles du dehors, elle retomba dans le plus profond désespoir.

 

C’était presque de force que sa compagne lui faisait prendre un peu de nourriture, mais Saule-Brodé ne lui adressait plus la parole.

 

Elle passait des heures entières étendue sur sa natte, grelottant de fièvre, les joues dans ses mains amaigries et ses grands yeux cerclés de noir fixés dans le vide. Elle ne tressaillait même plus quand les cris des condamnés parvenaient jusqu’à elle.

 

Son âme et son corps semblaient être devenus insensibles.

 

Deux semaines se passèrent ainsi, et bien certainement elle n’avait plus conscience de rien, lorsqu’un matin la porte de son cachot s’ouvrit, non plus cette fois seulement devant la muette, mais pour livrer passage à trois hommes, parmi lesquels elle reconnut immédiatement le préfet de police et le bourreau.

 

Le troisième était un magistrat. Il lui annonça durement que l’heure de sa comparution devant la justice était arrivée et lui ordonna de se préparer à le suivre.

 

La malheureuse se livra machinalement à sa vieille protectrice, qui répara autant que possible le désordre de sa toilette ; sur l’ordre de l’exécuteur, elle lui tendit ses deux mains tremblantes, qu’il attacha solidement l’une à l’autre, comme s’il devait craindre de sa part une tentative de résistance ou d’évasion ; puis cet homme lui jeta autour du cou le nœud coulant d’une corde à l’aide de laquelle il allait la conduire devant ses juges.

 

Cela fait, brutalement, sans pitié, il se tourna du côté de ses chefs. Le directeur de la police dit un mot ; le triste cortège se mit en route.

 

Le fonctionnaire et le magistrat marchaient les premiers.

 

Le bourreau les suivait, entraînant la veuve de Ling, que ses petits pieds meurtris pouvaient à peine porter. La muette la soutenait, son bras autour de sa taille.

 

Ils traversèrent ainsi la cour des détenus et celle des exécutions, où un pendu oscillait encore à son gibet, pendant que non loin de là, d’un billot humide, le sang tombait goutte à goutte sur la terre rougie, et ils prirent une obscure galerie qui mettait en communication la prison avec le bâtiment où siégeait la cour criminelle.

 

Cinq minutes après, toujours à la merci de son horrible guide, mais abandonnée par sa gardienne qu’on avait empêchée d’aller plus loin, la pauvre Liou-Siou pénétrait dans la salle des audiences.

 

C’était une grande pièce dont les murailles, tendues de drap rouge, étaient ornées çà et là de maximes et d’articles du Code pénal.

 

Elle était divisée en trois parties distinctes.

 

Dans le fond, sur une estrade élevée, le prétoire proprement dit, se tenait le président de la cour, le mandarin Ming, dans son costume d’apparat et entouré de ses conseillers.

 

Ces juges étaient assis devant une table recouverte d’un tapis rouge et sur laquelle se trouvaient le dossier de la procédure, des pinceaux et des palettes pour l’encre de Chine, les codes et les livres de jurisprudence que les juges pouvaient avoir besoin de consulter, et enfin un casier rempli de petits morceaux de bois chiffrés dont nous allons bientôt connaître l’usage.

 

Derrière Ming, on voyait son porte-éventail, et plus loin, debout et adossés à la muraille, une demi-douzaine d’Européens, des privilégiés, qui avaient obtenu la faveur, rarement accordée, d’assister aux débats.

 

Les douze marches de l’escalier de pierre qui descendait de l’estrade au milieu de la salle, partie réservée aux accusés, à leur défenseur, aux témoins et aux gardes, étaient occupées par le bourreau, ses aides et les greffiers de justice.

 

Ces hommes agitaient avec bruit divers instruments de torture, et poussaient à intervalles réguliers des menaces et des imprécations, dans le but d’effrayer les coupables.

 

Quant à l’espace destiné au public, il ne se composait pas seulement de l’extrémité de la salle, mais encore de larges galeries qui allaient de chaque côté jusqu’à l’estrade, en sorte que les curieux pouvaient ne rien perdre du terrible spectacle qu’offraient trop souvent les audiences criminelles.

 

Sur un ordre de Ming, les gardes ouvrirent à deux battants les portes qui donnaient sur la cour extérieure, où la foule faisait entendre mille cris d’impatience, et le public se précipita dans l’enceinte du tribunal avec une telle violence que les soldats durent faire usage de leurs armes pour arrêter l’invasion.

 

C’est que, depuis plus de vingt ans, nul procès n’avait causé une semblable émotion.

 

D’abord Ling-Tien-Lo, le père de la victime, était un des plus importants négociants de Canton ; ensuite, l’un des accusés étant une femme, il était intéressant de voir si elle avouerait son crime et comment elle supporterait la torture.

 

Cependant ni tout ce mouvement ni tous ces cris n’avaient arraché Liou-Siou à son immobilité.

 

En arrivant devant ses juges, elle s’était affaissée sur l’escabeau de bois que le bourreau lui avait indiqué, et là, les mains liées et la corde au cou, elle attendait, appelant de tous ses vœux la mort la plus prompte pour la délivrer de la honte et de la douleur.

 

Lorsque Ming s’adressa à elle, après avoir obtenu des assistants le silence nécessaire, il dut l’interpeller deux fois avant qu’elle comprit ce que le magistrat lui voulait.

 

– Vous êtes accusée, lui dit-il, d’avoir fait assassiner votre mari la nuit même de vos noces. Voulez-vous avouer votre crime et nommer votre complice ?

 

– J’ai déjà juré, répondit Saule-Brodé d’une voix douce, que je ne savais rien, que j’étais innocente de cette mort ; je le jure de nouveau !

 

– Seigneur Ling, poursuivit le président sans insister, car il s’attendait à ces paroles, exposez au tribunal ce que vous savez.

 

Le riche marchand, qui occupait sur l’estrade même un siège réservé, se leva, salua les membres de la cour en se courbant jusqu’à terre, et, après avoir lancé à sa belle-fille une violente malédiction, il raconta, sans omettre aucun détail, tout ce qu’il connaissait de l’assassinat de son fils, son cher Ling-Ta-Lang, « enfant aîné ».

 

Il n’oublia ni la rencontre qu’il avait faite du jeune I-té à la pagode Mi, ni les propositions de celui-ci à propos de sa cousine, ni la découverte de l’éventail du prêtre de Fo sous le corps de la victime, ni l’état de désordre dans lequel avait été trouvée la chambre nuptiale, l’empreinte d’une main sanglante sur un des coussins du lit, et enfin le vol des bijoux et des objets précieux que son fils avait offerts en cadeau à l’infâme qui, certainement, avait prémédité sa mort par le poignard et le poison.

 

Ce récit ardent, passionné, entrecoupé par les sanglots que l’indignation et la douleur paternelle arrachaient à Ling, fut suivi d’un cri de colère de la foule.

 

– Vous avez entendu, dit Ming, en s’adressant de nouveau à Saule-Brodé, lorsque l’émotion de l’auditoire fut un peu calmée ; voulez-vous avouer votre crime et nommer votre complice ?

 

– Je ne sais rien, murmura-t-elle.

 

Le juge étendit la main vers le casier qu’il avait devant lui, y prit une tablette où étaient écrits quelques mots, et il la jeta sur les marches de l’estrade.

 

Le bourreau la ramassa, la lut, fit signe à un de ses aides, et tous deux s’approchèrent de l’accusée.

 

L’un de ces hommes avait apporté une petite table de fer sur laquelle il ordonna à Liou-Siou d’étendre les bras. La malheureuse obéit et sentit immédiatement ses mains serrées dans une case étroite comme dans un étau, qui les maintenait à plat, les doigts les uns contre les autres, mais séparés par des lames mobiles.

 

– Voulez-vous avouer, votre crime ? lui demanda Ming une troisième fois.

 

Paralysée par l’épouvante, elle ne comprit pas même cette question. Elle avait fermé les yeux et laissé tomber sa tête sur sa poitrine. Mais presque aussitôt elle jeta un cri de douleur.

 

À un signe du juge, l’exécuteur venait d’enfoncer entre les doigts de sa main gauche un petit coin de bois rouge. La pression avait été si violente que le sang avait jailli des ongles roses de la suppliciée.

 

– Avouez votre crime ! répéta le magistrat.

 

Saule-Brodé ne l’écoutait pas. Ses yeux hagards et remplis de larmes ne pouvaient se détourner de sa main ensanglantée.

 

Ming fit un geste ; les assistants entendirent un petit bruit sec et jetèrent un hourra sauvage de satisfaction.

 

C’était la main droite de la pauvre Liou-Siou qui venait, comme sa main gauche, d’être broyée entre les lames de fer.

 

Mais elle ne poussa pas un seul gémissement. Elle était évanouie.

 

Un médecin, commis à cet effet, s’approcha d’elle, lui fit boire un cordial énergique et bientôt elle reprit connaissance, mais pour souffrir plus encore peut-être qu’elle ne l’avait fait jusque-là. À ses tortures physiques allait s’ajouter une épouvantable douleur morale.

 

Le premier regard que la fille de Mme Liou avait jeté autour d’elle s’était arrêté sur une civière que deux soldats de police venaient de déposer au pied de l’estrade du tribunal, et, sur cette civière, elle avait reconnu I-té, malgré le désordre de ses vêtements et quoique ses traits fussent bouleversés.

 

Arrêté dès le soir même de la découverte du cadavre de Lin-Ta-Lang, grâce à son éventail trouvé sous le corps de celui-ci et au renseignement que sa cousine avait donné elle-même, le jeune lettré avait raconté son entrevue avec le père de la victime au temple Mi, ainsi que la proposition de mariage qu’il lui avait faite.

 

Il avait également avoué son amour passé pour sa cousine et sa présence à la villa Ling pendant la nuit du meurtre, mais comme il avait repoussé avec énergie et indignation toute participation à l’assassinat du marié, il avait été mis à la torture et il gisait là, devant ses juges, les jambes brisées par des tenailles de fer et les reins déchirés à coups de bambou.

 

Dès ce moment Saule-Brodé ne songea plus à ses douleurs, mais seulement à celles que son malheureux parent devait à son amour, et, comme au cri d’effroi qu’elle avait jeté à son arrivée dans le prétoire, I-té avait reconnu sa voix et s’était tourné vers elle, ils échangèrent un long regard où chacun d’eux parut avoir puisé un courage nouveau pour lutter coutre la souffrance.

 

L’avide curiosité de la foule s’était détournée de la jeune femme pour se reporter tout entière sur le prêtre de Fo, qu’un de ses confrères de pagode Mi s’était chargé de défendre, car en Chine, dans ce pays que nous appelons barbare, mais où le plus pauvre sait lire et écrire, il n’y a pas d’avocat. Tout ami d’un accusé a le droit de plaider pour lui.

 

Mais personne n’écoutait celui qui s’était imposé la lourde tâche de démontrer l’innocence d’I-té et de Liou-Siou.

 

Pour l’auditoire, aussi bien que pour la cour, leur crime était évident, indiscutable. Le prêtre eut beau rappeler la jeunesse vertueuse de ses deux clients et l’impossibilité même où ils avaient été de préparer le forfait mis à leur charge, il s’efforça vainement d’invoquer le témoignage des servantes qui, dans cette nuit fatale, avaient déshabillé leur nouvelle maîtresse, et d’implorer la pitié des magistrats, l’opinion de ces derniers était arrêtée.

 

Il était visible qu’ils n’attendaient pas avec moins d’impatience que le public la fin de la plaidoirie.

 

Aussi l’orateur eut-il à peine terminé que Ming reprit aussitôt la parole.

 

– Vos juges ont écouté ce qui vient d’être plaidé en votre faveur, dit-il en s’adressant cette fois à I-té, mais rien n’a pu ébranler leur conviction. Pour eux, vous êtes coupable ainsi que votre complice. Cependant la loi m’ordonne, avant de prononcer mon arrêt, de tout tenter pour vous arracher l’aveu de votre crime. Voulez-vous faire connaître au tribunal comment vous avez entraîné Ling-Ta-Lang dans le guet-apens où il a trouvé la mort ?

 

– Ainsi que Saule-Brodé, je suis innocent, gémit le neveu de Mme Liou en jetant un long regard d’amour sur sa compagne de douleur. Je le jure par la mémoire de mes ancêtres !

 

– N’ajoutez pas un blasphème à votre infamie, interrompit sévèrement le président, et puisque vous refusez de parler, nous allons voir si votre corps résistera aussi bien à la torture que votre âme est rebelle au remords. Qu’il soit fait selon la loi !

 

À cet ordre, qui s’adressait à lui, le bourreau ceignit le front d’I-té d’un cercle de fer dont la circonférence pouvait se rétrécir à volonté à l’aide d’une vis.

 

Cruellement intéressée, la foule ne faisait pas entendre un murmure, tant elle avait peur de perdre une seule des scènes du terrible drame qui se jouait devant elle.

 

Saule-Brodé suivait d’un œil hagard ces préparatifs. Elle supposait bien que quelque chose d’affreux allait sa passer, mais elle s’efforçait inutilement de comprendre.

 

– Une dernière fois, voulez-vous avouer votre crime ? demanda Ming, dont les traits assez débonnaires reflétaient une émotion violente.

 

– Je n’ai rien à dire. Que Bouddha ait pitié de moi ! répondit le lettré d’une voix ferme.

 

Il avait à peine prononcé ces mots que son visage devint d’une pâleur cadavérique et qu’un gémissement inarticulé s’échappa de ses lèvres. Le tortionnaire avait fait faire un premier tour à la vis ; le cercle de fer s’était resserré autour de la tête du patient.

 

Cette infernale et impitoyable pression sur ses tempes et sur son front devait lui causer d’atroces souffrances.

 

L’auditoire était sorti de son mutisme pour applaudir, mais les étrangers qui assistaient de l’estrade à cet odieux spectacle détournaient la tête avec horreur.

 

Oubliant ses propres maux, Saule-Brodé s’était jetée en avant. Il était évident qu’elle voulait parler, mais les sanglots étouffaient ses paroles.

 

– Voulez-vous avouer votre crime ? répéta de nouveau le mandarin dont la voix tremblait de colère ou d’égarement.

 

I-té répondit par un geste négatif plein de résignation.

 

Le bourreau fit faire un second tour à la vis et la face du martyr subit aussitôt la plus horrible transformation.

 

Ses joues s’étaient subitement creusées comme s’il eût tout à coup maigri ; ses yeux démesurément ouverts avaient les regards d’un fou, et le sang coulait de ses narines dilatées sur ses dents blanches, que ses gencives relevées par un rictus hideux laissaient voir rivées les unes contre les autres.

 

– Grâce ! gémit aussitôt dans un effort suprême Liou-Siou ; grâce, seigneur juge, j’avoue !

 

Ming fit un signe, le cercle de fer qui brisait à la rompre la tête d’I-té se desserra, et le malheureux, meurtri, sanglant, inanimé, s’étendit en râlant sur la civière qui était ainsi devenue son lit de torture.

 

– Oui, j’avoue ! poursuivit, sans même attendre d’être interrogée, la tendre affolée qui ne quittait pas son cousin des yeux, j’avoue tout ! C’est moi qui ai assassiné mon époux ; tuez-moi, mais grâce pour lui !

 

L’exaltation qui s’était emparée d’elle avait à ce point décuplé ses forces et fait disparaître de son être tout sentiment de douleur physique, qu’elle avait arraché ses petites mains mutilées de l’étau de fer qui les maintenait. L’un des aides du bourreau ne parvenait qu’avec peine à paralyser ses mouvements.

 

– Alors, vous avouez enfin ? dit le juge, dès que le silence se fut fait de nouveau dans la foule, dont cet incident imprévu avait soulevé les acclamations enthousiastes.

 

– Oui, j’avoue tout, tout ! répéta Saule-Brodé avec égarement.

 

– Comment avez-vous commis ce crime ? demanda Ming, sans dissimuler la joie que lui causait ce succès inespéré.

 

– Je ne sais plus, poursuivit l’héroïque enfant en précipitant ses paroles. Je n’aimais pas celui qu’on m’avait fait épouser. Nous sommes allés dans le jardin. C’est moi qui lui avais demandé de faire cette promenade au milieu de la nuit. Là, je lui ai fait boire du poison et l’ai tué d’un coup de couteau. Je suis rentrée ensuite dans mon appartement, sans être vue de personne. Mes servantes s’étaient retirées.

 

– Et cet éventail qui a été trouvé sous le cadavre de votre victime ?

 

– Cet éventail ? Ah ! oui, je me souviens ! I-té l’avait oublié chez ma mère le jour de sa dernière visite ; je le conservais comme un souvenir de lui ; il ne me quittait jamais… J’ai dû le laisser tomber en me sauvant.

 

– Ainsi, selon vous, I-té n’est pas l’assassin et vous n’êtes pas sa complice. C’est vous-même qui êtes coupable, vous seule ?

 

– Moi seule, moi toute seule !

 

– Ce n’est pas vrai, elle ment ! s’écria à cet instant une femme échevelée qui, après avoir rompu la haie des gardes, s’était précipitée vers Saule-Brodé, qu’elle avait prise dans ses bras et couvrait de baisers.

 

– Silence ! ordonna Ming, au comble de l’indignation. Quelle est cette femme ?

 

– Qui je suis, seigneur juge ? répondit la nouvelle venue avec un inexprimable accent de douleur, je suis la mère de l’innocente que vous martyrisez. Je vous jure qu’elle ment ! Vous voyez bien qu’elle est folle, qu’elle ne comprend pas ce qu’elle dit. Ma fille, un assassin ! Mon enfant bien-aimée, une empoisonneuse ! Ah ! maudits soient ceux qui ont eu les premiers une semblable pensée ! Que Dieu les punisse en leur donnant une vieillesse solitaire et abhorrée !

 

Ces mots s’adressaient à Ling, que l’arrivée de Mme Liou avait visiblement troublé, car, forcé par la loi d’assister à la torture des accusés, le vieillard se demandait depuis quelques minutes s’il avait bien devant lui les meurtriers de son fils.

 

– Silence ! répéta durement le mandarin, qui avait hâte de mettre fin à cette scène. Qu’on laisse cette femme auprès de sa fille, mais que chacun écoute avec respect la sentence que le code m’ordonne de prononcer, après l’aveu de l’un des coupables.

 

Le calme s’était fait subitement dans l’auditoire. On comprenait que le dénouement du drame était proche.

 

Ming se recueillit un instant, échangea quelques mots avec ses assesseurs, feuilleta un des volumes placés devant lui et, quelques secondes après, d’une voix grave, il prononça ces paroles :

 

– Nous, Ming-Lon-ti, mandarin de troisième classe, remplissant en ce jour la fonction de président de la cour criminelle de Canton, après avoir interrogé les accusés traduits devant la justice comme assassins de Ling-Ta-Lang et avoir obtenu les aveux de l’un de ces accusés, nous les déclarons coupables de ce crime abominable. Leur appliquant alors la loi de notre grand législateur, nous les condamnons tous deux à la peine de mort. La nommée Liou-Siou, qui a avoué son forfait, sera pendue, et le nommé I-té, qui a persisté dans ses dénégations, subira la mort lente. Les condamnés seront conduite au supplice lorsque l’Empereur, notre divin et tout-puissant maître, l’aura commandé dans sa haute sagesse. Nous avons jugé selon notre conscience. Gardes, emmenez les condamnés et qu’ils soient traités jusqu’à leurs derniers moments ainsi que la loi et l’humanité l’ordonnent.

 

La foule accueillit cet arrêt avec l’indifférence ordinaire que les peuples de l’extrême Orient professent pour la vie humaine. Pour elle, le spectacle était terminé ; peu lui importait le jour de l’exécution et la façon dont mourraient ceux que la justice venait de frapper.

 

Le supplice de la mort lente, rarement infligé, qui n’est plus en usage et que nous aurons bientôt à décrire, n’avait pas même éveillé la curiosité publique.

 

Quant aux deux infortunés, dont les jours étaient désormais comptés, ils n’avaient ni l’un ni l’autre entendu prononcer leur sentence.

 

Sans avoir conscience de ce qui se passait autour d’elle, Saule-Brodé sanglotait convulsivement dans les bras de sa mère, dont les yeux ne pouvaient se détacher des mains meurtries de son enfant ; et, malgré les soins que lui donnait le médecin de la cour, I-té ne reprenait pas connaissance. Il semblait sur le point de rendre le dernier soupir.

 

Cependant les juges et le peuple s’étaient retirés de la salle des audiences et les gardes en avaient fermé les portes, lorsque Mme Liou, qui se préparait à accompagner sa fille jusqu’à la prison, se sentit frappée doucement à l’épaule.

 

Elle se retourna.

 

Un Européen était derrière elle. Malgré la douleur qui l’accablait, la pauvre femme ne put réprimer un mouvement d’effroi.

 

Mais l’inconnu avait sur les lèvres un sourire si bienveillant qu’elle se rassura aussitôt.

 

C’était un homme jeune encore, de haute taille, d’une physionomie intelligente et énergique. Il ne lui laissa pas le temps de l’interroger.

 

– Madame, lui dit-il en macaïste, espèce de langue franque que comprennent et parlent presque tous les habitants des provinces maritimes du sud de la Chine, ne perdez pas courage. J’ai assisté à ces monstrueux débats et je suis aussi certain que vous de l’innocence de votre fille.

 

– Oh ! merci, monsieur, merci ! dit Mme Liou en joignant les mains ; mais que faire, hélas ?

 

– Beaucoup ; je l’espère, du moins. Nous avons plus d’un mois devant nous avant l’exécution de l’injuste sentence qui vient d’être prononcée, car il faut que l’ordre en soit donné de Pékin. Vous me trouverez demain dans la matinée à la factorerie anglaise. Vous demanderez le capitaine Perkins. Nous découvrirons l’assassin de Ling-Ta-Lang, je vous le promets.

 

– Le ciel vous entende, seigneur ! À demain !

 

Et soutenant toujours son enfant dans ses bras, mais le visage illuminé d’un rayon d’espoir, elle reprit avec Saule-Brodé le chemin de la prison, où la veuve de Ling allait être traitée avec l’humanité que la loi chinoise commande d’avoir pour ceux qu’elle a condamnés à mort.

 

Quant au malheureux I-té, il avait été transporté à l’hôpital. Le médecin commis à sa garde en répondait sur sa tête. Il devait le rendre à la justice, mort ou vif, le jour où l’ordre d’exécution arriverait de Pékin.

 

X

LE PLAN DU CAPITAINE PERKINS

 

La factorerie anglaise, où le capitaine Perkins avait donné rendez-vous à Mme Liou, était située, ainsi que les douze autres établissements européens de ce genre, dans le seul faubourg de Canton qui fût alors ouvert aux étrangers.

 

Là, ils étaient à peu près chez eux, à l’abri des vexations de la police chinoise, mais exposés aux fièvres malignes qu’engendrait la nature du terrain que le gouvernement impérial avait bien voulu leur concéder après une lutte de près de deux cents ans.

 

Ce faubourg, qui n’était jadis qu’un marais pestilentiel, s’étendait le long de la rive du fleuve des Perles dans un espace parcimonieusement limité. Aussi, à part les factoreries, immenses constructions d’un grand style, couvertes de terrasses et entourées de jardins, ne se composait-il encore, à l’époque dont nous parlons, que de trois rues : la vieille et la nouvelle rue de Chine et la ruelle des Porcs.

 

C’était dans ces trois rues que les négociants chinois avaient leurs magasins. Ils les quittaient le soir pour rentrer en ville.

 

Dans cet étroit espace, il se traitait tous les ans pour des centaines de millions d’affaires, bien que l’ouverture de villes du Nord eût enlevé à Canton une partie de son commerce d’autrefois.

 

La factorerie anglaise, au moment où se passe ce récit, était la plus importante et la plus fastueuse de toutes.

 

Ses vastes magasins avaient leurs cales d’embarquement sur une petite baie où venaient se décharger les eaux des canaux de la ville, derrière les quatre grands hôtels sur lesquels flottait le pavillon britannique.

 

Le lendemain de la condamnation de Saule-Brodé et d’I-té, vers dix heures du matin, quatre personnes étaient réunies sur la terrasse de l’un de ces palais.

 

Abritées des rayons du soleil par une tente dont les rideaux entr’ouverts leur permettaient de jouir du splendide panorama qui se déroulait sous leurs yeux, elles ne songeaient pas cependant à chercher à l’horizon, au-dessus des rizières et à travers les palmiers, les toits scintillants des pagodes ; et le curieux spectacle de la rade de Canton, avec ses bateaux de fleurs, ses milliers d’embarcations et ses lourdes jonques de guerre, les préoccupait fort peu.

 

Ces personnes étaient : d’abord notre connaissance de la veille, le capitaine Perkins, l’un des plus habiles contrebandiers d’opium des mers de Chine ; M. Lauters, un Suisse, qui avait introduit le premier dans l’extrême Orient l’horlogerie de Genève et devait à ce commerce une belle fortune, grâce à l’habitude qu’avait alors tout Chinois élégant de porter deux montres ; Mme Lauters, sa femme, frêle et blonde créature, pour qui le séjour à Canton était un véritable exil ; enfin, sir Arthur Murray, un de ces Anglais excentriques qu’on rencontre invariablement dans tous les coins du globe, là où il y a un danger à courir, quelque chose à visiter, à vendre ou à acheter.

 

Excellent marin, comme tout bon gentilhomme de sa race, riche mais splénétique, sir Arthur avait un beau jour rencontré Perkins dans une de ses stations au Bengale et lui avait demandé de le prendre comme pensionnaire à son bord.

 

Après s’être assuré qu’il aurait près de lui un homme agréable et un solide compagnon, le capitaine avait accepté ce singulier contrat et, depuis près de trois ans, sir Arthur Murray ne l’avait pas quitté.

 

Sans s’être intéressé en quoi que ce fût dans les opérations commerciales, il avait accepté gaiement les périls d’un métier des plus lucratifs, mais aussi des plus propres à se faire brûler la cervelle ou à se faire pendre.

 

Il arrivait souvent, en effet, que les légers bâtiments qui faisaient ce dangereux commerce n’échappaient aux pirates des bouches du fleuve des Perles que pour tomber dans quelque embuscade de bateaux douaniers, cela malgré le traité secret que tout fraudeur intelligent et au courant des usages ne manquait jamais de conclure avec le mandarin chargé de réprimer l’importation de l’opium.

 

Cet important personnage habitait, à mi-chemin de Macao à Canton, une superbe villa sur les bords de la rivière, à un point nommé Bocca-Tigris. Nul navire étranger ne pouvait remonter plus haut sans son autorisation, sans avoir préalablement déclaré la nature de son chargement et acquitté les droits de douane.

 

Or l’opium était une marchandise absolument prohibée ; afin d’en rendre l’introduction plus facile dans le pays, les hardis contrebandiers déclaraient tout simplement devant le mandarin que leurs navires étaient chargés de riz ou de toute autre denrée utile, et comme ils avaient d’abord payé à ce fonctionnaire infidèle une très grosse somme, celui-ci fermait les yeux. Ces rapides voiliers, qu’on appelait en Chine les opium’s clippers, et qui d’ailleurs étaient armés en guerre, franchissaient alors sans difficulté le poste de Bocca-Tigris.

 

Il est vrai qu’il arrivait parfois que le mandarin concussionnaire jouait un double jeu, c’est-à-dire qu’après avoir trompé son gouvernement, il se trouvait pris tout à coup d’un bel accès de zèle et faisait courir sus aux bâtiments dont il avait lui-même favorisé le passage. La rivière de Canton devenait, dans ce cas, le théâtre de combats sanglants.

 

On voit que tout n’était pas rose à cette époque pour ceux qui faisaient en Chine le commerce de l’opium.

 

Les édits de l’Empereur contre les fumeurs étaient oubliés ou à peu près, car il existait, rien que dans la rade de Canton, plus de vingt établissements publics où les Célestes, friands du terrible narcotique, pouvaient s’enivrer tout à leur aise ; mais de temps en temps, pour avoir l’air de prendre au sérieux leurs fonctions, le chef de police et le gardien de Bocca-Tigris s’entendaient, et c’était un fraudeur qui payait cet accord, parfois de sa vie et de celle de son équipage.

 

C’était là ce que le courageux Perkins rappelait à ses amis sur la terrasse de la factorerie anglaise, au moment où son domestique vint lui annoncer qu’une dame chinoise le demandait.

 

– Une dame chinoise ? fit Mme Lauters en souriant.

 

– Oh ! ne croyez pas à une bonne fortune, ma chère amie, répondit le capitaine, en donnant l’ordre de faire monter la visiteuse ; cette dame est tout simplement la mère de cette infortunée qui a été condamnée à mort hier avec son cousin. Cet imbécile de Ming est convaincu qu’elle a assassiné ou tout au moins fait assassiner son mari.

 

– Que vous veut-elle donc ? demanda M. Lauters, aussi surpris que sa femme.

 

– Elle veut que je trouve le meurtrier de Ling.

 

– Vous ?

 

– Moi-même ! Et comme je suis convaincu de l’innocence de sa fille, je suis certain que j’en fournirai la preuve.

 

– Mais, commandant, quel intérêt avez-vous à entreprendre cette campagne fort dangereuse et dont le résultat est problématique ? Ming, que nous connaissons de longue date, est un imbécile, c’est hors de doute ; Mlle Liou est innocente, je le veux bien, mais enfin c’est là une chose qui ne nous regarde guère, nous autres étrangers, et je crois que la justice chinoise vous verra d’un assez mauvais œil vous mêler de ses affaires.

 

– Quel intérêt, mon cher Lauters ? D’abord par humanité ; de plus, demandez-le à sir Arthur, parce que c’est peut-être en me mettant à la chasse de l’assassin du fils de Ling que je sauverai la colonie européenne et notre commerce, qui sont en ce moment plus sérieusement menacés que vous ne le pouvez croire.

 

– Je ne vous comprends pas, fit avec d’autant plus d’émotion le négociant suisse que sa femme n’avait pu retenir un mouvement d’épouvante.

 

– Silence ! fit Perkins, voici la pauvre mère. Il est au moins nécessaire qu’elle suppose que mon seul but est de la servir.

 

Le domestique de la factorerie venait, en effet, de reparaître sur la terrasse. Il précédait Mme Liou, qui ne marchait qu’avec de grandes difficultés, d’abord parce qu’elle avait les pieds meurtris, selon la mode du pays, et aussi parce qu’elle était brisée de fatigue et d’émotion.

 

C’était la première fois peut-être que, depuis la fondation des factoreries, une Chinoise bien élevée osait y pénétrer. L’amour maternel avait fait taire en elle tous les préjugés.

 

Elle se souciait bien de ces coutumes séculaires qui lui défendaient tout contact avec les « Fon-Koei », les chiens d’étrangers. Ce qu’elle voulait, c’était la vie de sa fille ; le reste lui importait peu.

 

Cependant, après avoir fait quelques pas vers le groupe que formaient Perkins et ses amis, elle s’arrêta brusquement, n’osant aller plus loin.

 

Alors Mme Lauters courut la prendre par la main pour la conduire jusqu’à une chaise longue ou elles s’assirent toutes deux, et le capitaine lui dit :

 

– Du courage, madame, ce que je vous ai promis, je suis prêt à le tenter.

 

Mme Liou leva sur son interlocuteur ses yeux rougis par les larmes. Son regard attristé était la plus éloquente des interrogations.

 

– Mon plan est fort simple, poursuivit le marin, et les renseignements que j’ai pris hier en vous quittant me font espérer qu’il réussira. C’est demain que le prince Kong rentre à Canton, et le jugement qui condamne votre fille lui sera soumis immédiatement. Or j’ai rédigé sur cette affaire un mémoire que vous remettrez vous-même à Son Altesse.

 

– Moi-même ! comment ? Vous ne savez donc pas qu’il est impossible d’approcher du vice-roi.

 

– J’ai prévu cette difficulté, et voici ce que j’ai arrêté. Le lendemain de son arrivée, le prince se rendra à la pagode de Honan. Jamais on ne nous empêche, nous autres étrangers, de nous trouver sur sa route pour le saluer. Vous vous tiendrez au milieu de nous et, au moment où il passera, vous lui donnerez votre placet. Quand ce ne serait qu’à cause de notre présence, il se hâtera de le prendre.

 

– Le croyez-vous ?

 

– N’en doutez pas. Il ne s’agit que d’intéresser le vice-roi et de le convaincre que Ming s’est grossièrement trompé. Je pense que j’y suis parvenu. Tenez, faites traduire et copier ceci par le prêtre de la pagode Mi qui a défendu votre fille, et venez me rejoindre ici, après-demain matin.

 

En disant ces derniers mots, le commandant avait remis à Mme Liou un manuscrit d’une douzaine de pages, qu’elle avait saisi avec empressement et dont elle s’efforçait de comprendre le sens, bien qu’il fût écrit dans une langue qui lui était inconnue.

 

Dans ce travail, véritable rapport de juge d’instruction, le contrebandier démontrait d’abord que le passé de Saule-Brodé défendait de la soupçonner, et qu’elle n’était pas plus l’assassin que la complice de l’assassin de son mari, car I-té n’avait pas frappé Ling-Ta-Lang.

 

Il racontait ensuite que le président Ming, sans avoir fait d’enquête, avait emprisonné et torturé cruellement une jeune prévenue qu’il aurait pu laisser à la garde de sa famille.

 

Quelques instants après, Mme Liou, pleine d’espoir, reprenait la direction de la ville chinoise, mais, tout à coup, elle se rejeta vivement en arrière en étouffant un cri d’horreur.

 

Ses porteurs avaient dû s’arrêter devant une foule nombreuse qui barrait le chemin et applaudissait avec enthousiasme un soldat de police. Cet homme criait à haute voix, en distribuant au peuple des feuilles de papier rouge :

 

« Voici le jugement qui condamne à mort les assassins du seigneur Ling. Sa femme, la nommée Liou-Siou, sera pendue ; le prêtre I-té subira le supplice de la mort lente. Leur exécution, après l’ordre donné par notre sublime Empereur, aura lieu dans un mois, au lever du soleil, sur la place ordinaire, devant la prison provinciale. »

 

Dix minutes plus tard, l’infortunée, aux oreilles de laquelle résonnaient toujours les terribles paroles qu’elle venait d’entendre, serrait convulsivement sa fille dans ses bras.

 

Il lui semblait que ce mois de sursis ne devait avoir qu’un jour et que, d’un moment à un autre, on allait venir lui arracher Saule-Brodé pour la suspendre au gibet.

 

XI

PIRATES ET CONTREBANDIERS

 

Le prince Kong, vice-roi des trois provinces du sud-est et cousin de l’empereur, était à cette époque un homme tout jeune encore et d’une grande intelligence.

 

Très au courant des choses de l’Europe, grâce aux Jésuites sous la direction desquels il avait terminé son éducation à Pékin, il désapprouvait la politique légendaire d’isolement que pratiquait toujours avec ardeur le gouvernement impérial. Il faisait, au contraire, le meilleur accueil aux étrangers.

 

S’il était resté l’ennemi des missionnaires et des contrebandiers d’opium, cela tenait à des considérations toutes particulières.

 

Fort sceptique en matière religieuse, comme le sont tous les Chinois des classes élevées, il aurait laissé les prêtres catholiques catéchiser à leur aise, si ceux-ci n’avaient pas souvent sapé l’autorité par leurs enseignements ; et les populations de sa vice-royauté auraient pu s’enivrer nuit et jour sans qu’il s’en occupât un seul instant, convaincu qu’il était d’ailleurs que c’est la prohibition qui aiguillonne le désir, s’il n’avait pas vu dans cette importation la véritable, la seule cause de la crise monétaire dont souffrait l’Empire depuis si longtemps.

 

En effet, avant l’introduction de l’opium, la Chine regorgeait de monnaie d’or et d’argent, car l’Europe n’ayant rien à lui fournir, ses navires y venaient sur lest, et, pour en emporter les porcelaines, les thés et autres produits, les étrangers étaient obligés de débourser des sommes considérables, qui, tout naturellement, restaient dans le pays, où ou les transformait en lingots.

 

Le marquis de Weslesley, le premier, alors qu’il était gouverneur général des Indes, avait été frappé de ce danger, et ce fut pour le conjurer qu’il inventa ce commerce de l’opium, dans le seul but de faire ressortir de l’Empire du Milieu la plus grande partie de l’argent que l’Europe et l’Amérique y laissaient.

 

On voit qu’il ne s’agissait là ni de morale ni de salubrité publique, mais tout simplement d’un équilibre financier fort intéressant à défendre.

 

Le prince Kong, pour sa part, n’envisageait pas la question à un autre point de vue, mais comme il s’en rapportait plus encore aux pirates qu’aux bateaux douaniers pour faire la chasse aux fraudeurs, il en résultait, pour les bandits qui infestaient la côte et le bas du fleuve, une véritable impunité, lorsqu’ils s’attaquaient à des bâtiments européens.

 

De cette façon, le vice-roi atteignait son but, sans compromettre ses relations avec les puissances étrangères.

 

Mais le capitaine Perkins avait deviné cette complicité. Ming, qui avait rempli longtemps les fonctions de mandarin à Bocca-Tigris, la lui avait à peu près avouée dans ses épanchements amicaux, et elle lui avait été prouvée par un fait dramatique qui s’était produit peu de temps avant l’assassinat du jeune Ling-Ta-Lang.

 

Deux contrebandiers d’opium, le Naïade et l’Agile, avaient été attaqués, dévalisés et coulés par les pirates, à quelques milles en dessous de Macao, sans que les bâtiments de guerre chinois en station sur cette rade eussent rien tenté pour venir à leur secours.

 

Les équipages de ces deux navires avaient été massacrés et, pour toute satisfaction, le prince avait fait condamner à mort quelques misérables capturés dans le bas du fleuve.

 

Ils devaient être pendus sous peu à Hong-Kong.

 

Le gouverneur de la colonie anglaise avait vainement offert de se mettre à la tête d’une expédition contre les îles Ladrones, îles bien nommées, on le voit, qui étaient le repaire de ces terribles écumeurs de mer, mais les autorités de Canton s’y étaient formellement opposées, et comme, malgré tout, on n’osait faire un casus belli de ces attaques contre des gens en lutte avec les lois, les attentats se renouvelaient souvent.

 

Les contrebandiers s’étaient alors décidés à se défendre eux-mêmes, ou par la force ou par l’argent, c’est-à-dire en combattant les pirates ou en les achetant, ainsi qu’ils achetaient les mandarins de Bocca-Tigris ; et, dans l’intérêt général, ils avaient donné pleins pouvoirs à Perkins, qu’ils reconnaissaient le plus énergique ainsi que le plus habile d’entre eux.

 

Or Perkins avait la conviction que les bandits du fleuve faisaient partie de cette redoutable association de malfaiteurs « le Nénuphar blanc », qui tenait en échec la police chinoise aussi bien sur la terre ferme que sur les eaux, et il s’était dit qu’on devenant le défenseur de Saule-Brodé, il trouverait bien certainement l’occasion d’avoir, sur la mystérieuse société, les renseignements qui lui étaient nécessaires pour se diriger vers l’un des buts qu’il voulait atteindre.

 

La première chose était d’intéresser le prince Kong au sort des condamnés.

 

Nous allons voir qu’à cet égard son plan était ingénieusement conçu.

 

Le jour même de sa visite à la factorerie, Mme Liou avait fait traduire et copier sa requête, et le surlendemain, pleine de résolution, elle était auprès du capitaine et de ses amis, sur le quai où le vice-roi devait mettre pied à terre avant de s’embarquer.

 

Bientôt des détonations d’artillerie annoncèrent l’arrivée du représentant de l’empereur, et la tête de son cortège parut à l’extrémité de l’esplanade, où était réunie depuis le matin une foule innombrable.

 

C’étaient d’abord deux coureurs à la livrée impériale et armés de fouets pour ouvrir les rangs de la populace, dans le cas où le respect ne suffirait pas.

 

Ces coureurs criaient à tue-tête le nom de leur maître. Ils étaient immédiatement suivis d’une escorte de cavaliers et de domestiques, qui frappaient à intervalles réguliers sur des gongs de bronze.

 

Après ces premiers groupes venaient trois hommes coiffés de hauts bonnets en fil de fer, parés de plumes vertes. Ils portaient, comme emblème de la puissance du prince, des chaînes dont ils agitaient les anneaux en cadence ; et on apercevait derrière eux, au milieu de gens armés de rotins ou de bambous, deux valets qui soutenaient au-dessus de leurs têtes une large planche sur laquelle étaient écrits en grandes lettres d’or les noms et qualités de Son Altesse.

 

La litière du vice-roi venait ensuite.

 

C’était un superbe palanquin, garni de rideaux de soie et surmonté d’un toit voûté recouvert d’un treillis d’argent.

 

Il était porté par quatre hommes, que suivaient quatre autres porteurs de rechange.

 

De chaque côté se tenaient trois ou quatre officiers d’ordonnance et des serviteurs avec de larges parasols ; puis on reconnaissait un peu plus loin les dignitaires du palais.

 

Ce cortège vraiment royal se terminait enfin par un second groupe de cavaliers tartares, le sabre à la main.

 

La foule s’était ouverte respectueusement et se taisait, car en Chine, à l’opposé de ce qui se passe chez nous, c’est par le silence qu’on prouve son respect, et le palanquin atteignit bientôt l’endroit du quai où une splendide gondole attendait le gouverneur. Dix autres embarcations étaient prêtes à recevoir les gens de sa suite.

 

Au moment où le prince mit pied à terre, la mère de Saule-Brodé se sentit trembler, mais Perkins et ses amis, auxquels l’Altesse avait rendu gracieusement leur salut, la poussèrent en avant, et, sans trop savoir comment cela s’était fait, elle se trouva tout à coup à genoux devant le cousin de l’empereur.

 

Son apparition subite avait causé parmi les officiers un violent émoi et deux d’entre eux s’étaient élancés pour la rejeter en arrière, mais le prince Kong leur ordonna de n’en rien faire et, se penchant vers elle, il lui demanda avec douceur ce qu’elle désirait.

 

– Justice ! Seigneur, justice pour ma fille ! gémit Mme Liou à travers ses sanglots. Ils l’ont condamnée à mort, mais elle est innocente, je vous le jure !

 

Le vice-roi échangea quelques mots avec un de ses secrétaires, força la suppliante à se relever et lui dit, en prenant le placet qu’elle lui présentait :

 

– Je sais ce dont il s’agit et je vous promets d’examiner cette affaire avant d’en envoyer le dossier à Pékin. Je ne puis rien de plus. Aucun de nous n’est au-dessus des lois !

 

Après avoir prononcé ces paroles avec une grande dignité, il donna un ordre à l’un de ses aides de camp, tout en se dirigeant vers son embarcation, et Mme Liou allait se retirer, lorsque cet officier s’approcha d’elle pour lui dire :

 

– Madame, Son Altesse vous prie de ne pas vous éloigner. Elle désire vous revoir à son retour du temple. Veuillez me suivre. En revenant de Honan, vous monterez dans un des palanquins du cortège pour vous rendre au palais.

 

À cette invitation inattendue, la pauvre femme chercha des yeux ses amis, et Perkins lui ayant fait un geste d’encouragement, elle répondit à l’aide de camp qu’elle se tiendrait à ses ordres.

 

Le vice-roi était déjà dans sa gondole, qui se dirigeait vers l’île de Honan, sous l’impulsion de ses vingt rameurs et aux détonations répétées de l’artillerie des forts. En prenant place dans le canot où on l’avait conduite, Mme Liou aperçut de nouveau le capitaine et sir Arthur. Ils s’embarquaient eux-mêmes pour gagner le temple.

 

Mais, pas plus que son protecteur, elle ne remarqua deux matelots chinois qui, dissimulés dans les rangs de la foule, avaient assisté, sans en perdre le moindre détail, à la scène que nous venons de raconter.

 

Depuis le départ du prince, ils ne quittaient plus les Européens du regard et s’efforçaient de maintenir le léger bateau où ils étaient descendus dans les eaux de leur embarcation.

 

L’un de ces marins était grand et maigre, et si Rose eût accompagné Mme Liou, elle n’aurait pas manqué de le reconnaître, malgré son travestissement et quoiqu’il tînt soigneusement rabattu sur son visage le large chapeau de paille dont il était coiffé, car cet homme n’était autre que Tchou, le boucher de la rue des Batteurs-d’Or, qui avait disparu de Foun-si depuis deux mois et dont personne n’avait plus entendu parler.

 

– Ainsi, demanda-t-il à son compagnon, tout en maniant vigoureusement son aviron, tu es bien sûr que ce chien d’étranger est le commandant de l’Éclair ?

 

C’était le nom de la goélette de Perkins.

 

– J’en suis certain, répondit le matelot. Je l’ai vu dix fois au poste de douane à Bocca-Tigris, lorsqu’il allait chez le mandarin Ming.

 

– Où l’Éclair est-il à l’ancre ?

 

– Sous l’île Lintin. Il attend le renversement de la mousson avant de reprendre la mer.

 

– Eh bien, il ne retournera pas au Bengale, je le jure, quand je devrais y perdre mon nom de l’Araignée-Rouge.

 

Et il ajouta à demi-voix, avec un inexprimable accent de haine :

 

En se faisant le défenseur de Liou-Siou, de cette misérable qui s’est jouée de moi, le capitaine de l’Éclair est devenu deux fois mon ennemi.

 

Le vice-roi venait d’accoster au débarcadère de Honan, où les prêtres de Bouddha l’attendaient.

 

Bientôt il entra sous le premier portique du temple, et Tchou put apercevoir encore une fois Perkins et sir Arthur, qui, après avoir envoyé à Mme Liou un dernier salut affectueux, pénétrèrent eux aussi, dans la pagode.

 

Alors le boucher sauta lestement à terre et disparut dans la foule.

 

Ce temple de Honan, malgré la célébrité dont il jouit, donne une assez triste idée de l’importance qu’ont en Chine les choses religieuses. S’il est vraiment, comme le prétendent ses gardiens, le plus riche de l’empire, il est peu de pays dont les divinités soient plus mal logées.

 

Si on ne s’y rend pas en canot, c’est-à-dire si on gagne l’île de Honan par le pont qui la réunit à la terre ferme, on est forcé de traverser le plus sale et le plus bruyant des faubourgs de Canton.

 

Depuis l’extrémité de ce pont jusqu’à la première enceinte du lieu saint, ce ne sont que ruelles étroites occupées surtout par des boutiques de comestibles, des tripots et les monts-de-piété qui avoisinent toujours les maisons de jeu.

 

C’est seulement lorsqu’on a échappé aux mille dangers de ce quartier infect qu’on arrive, après avoir franchi une grille fort étroite, à un endroit où règnent au contraire le silence le plus complet et le calme le plus religieux.

 

On est là dans un immense enclos, ceint de murailles de plus de trente pieds de hauteur et dont le temple de Bouddha, amas sans ordre de constructions bizarres, occupe le centre.

 

Pour y entrer, il faut passer sous un second portique que défendent deux gigantesques statues horriblement coloriées, qui ne résistent aux injures du temps que grâce aux toitures dorées qui les protègent, car elles ne sont qu’en papier goudronné. Elles représentent cependant deux des plus fameux guerriers de l’Empire du Milieu.

 

Quant à l’édifice principal, au temple proprement dit, c’est un bâtiment énorme, divisé en une foule de petites salles consacrées chacune à des divinités particulières. L’endroit le plus remarquable est le sanctuaire où règne Bouddha.

 

C’est une galerie d’une centaine de pieds de superficie, dont le sol est pavé de mosaïques du plus charmant aspect ; mais, en l’honneur du vice-roi, on y avait étendu un épais tapis.

 

De grands cadres, au milieu desquels étaient tracées en lettres d’or des maximes, ornaient les murailles peintes en rouge.

 

Le dieu était représenté là par trois statues qu’on appelle les trois Pao, c’est-à-dire le Passé, le Présent et l’Avenir, qui donnent au célèbre réformateur ces traits insipides dont l’ont gratifié les Hindous.

 

Ces statues étaient entourées de petits autels d’argent massif, sur lesquels brillaient des parfums ; mais l’ornement le plus extraordinaire de cette partie du temple était bien certainement les deux grands dragons de bronze aux ailes déployées, qui en occupaient les deux extrémités et semblaient, de leurs yeux de pierres précieuses, veiller sur le saint lieu.

 

Le prince prit place sur le trône qui lui était réservé, en face des statues de Bouddha ; ses officiers se groupèrent autour de lui et la cérémonie commença, cérémonie des plus simples, car elle se borna à des chants religieux que les bonzes exécutèrent pendant que les moines les accompagnaient par des sonneries assez harmonieuses.

 

Moins d’un quart d’heure plus tard, tout était terminé et le vice-roi quittait la pagode après avoir fait un riche présent au monastère.

 

Sa gondole le reconduisit sur la terre ferme, où il retrouva son palanquin et reprit le chemin de sa résidence, suivi cette fois par Mme Liou, qu’on avait fait monter dans une chaise à porteurs.

 

Aussitôt arrivée au palais, elle fut conduite dans l’appartement des femmes, et la journée se passa pour elle en des alternatives d’espérance et de désespoir, car elle attendit vainement que le prince la fit demander.

 

Lorsque la nuit vint, ses angoisses s’augmentèrent de toute la douleur qu’elle éprouvait de ne pouvoir rejoindre sa fille.

 

Ne parvenant pas à trouver de repos, elle retournait par la pensée auprès de Saule-Brodé et se rappelait alors cette existence heureuse et calme qu’elle menait, il y avait si peu de temps encore, dans sa petite maison de Foun-si.

 

Elle ne se doutait pas que cette demeure modeste, où le malheur s’était déjà abattu et dont elle avait confié la garde à Rose, était en ce moment même le théâtre d’un nouveau drame.

 

Sachant fort bien que ni Liou-Siou ni son cousin I-té ne pouvaient être les auteurs du crime qui les menait au supplice, l’imprudente servante vivait en proie à toutes les craintes. Vingt fois elle avait été sur le point de courir à Canton pour dire au préfet de police ce qui s’était passé entre elle et Tchou, car elle était convaincue que cet homme était le meurtrier de Ling, mais elle avait espéré jusqu’au dernier moment que les deux innocents ne seraient pas condamnés, et depuis qu’elle connaissait le sort qui les attendait, la peur des conséquences que pourraient avoir pour elle ses déclarations trop tardives lui faisait garder un silence qui la rendait complice de l’assassin.

 

Seulement elle n’osait plus même sortir, car dès qu’elle ouvrait sa porte, ses yeux s’arrêtaient malgré elle sur les fenêtres fermées de la boutique du boucher, et il lui semblait que le monstre que les gamins s’étaient amusés à y esquisser en rouge s’animait à sa vue et allait s’élancer sur elle.

 

C’est dans ces dispositions d’esprit que Rose s’était enfermée dans la maison de Mme Liou, le soir de ce jour dont nous venons de raconter les divers épisodes ; mais, ainsi que le faisait sa maîtresse dans le palais du gouverneur, elle appelait vainement à elle le sommeil. La nuit était venue depuis longtemps, la ville était plongée dans le repos, les rues étaient désertes. Ce silence même l’épouvantait. La peur, autant que le remords, la tenait éveillée.

 

Tout à coup elle entendit dans la rue le bruit de plusieurs pas, et, presque au même instant, avant qu’elle eût pu faire un mouvement, elle était garrottée et bâillonnée de façon à ne pouvoir même jeter un cri.

 

Il lui parut alors que trois hommes au moins s’étaient introduits dans l’habitation, mais l’obscurité était si complète qu’elle n’avait pas distingué leurs traits.

 

Bientôt elle put les voir tout à son aise, car deux de ces individus l’avaient transportée dans la salle à manger, où ils avaient allumé une lampe.

 

Ils étaient trois, en effet, vêtus en pêcheurs du bas du fleuve et du plus effrayant aspect.

 

– Hâtons-nous, dit celui qui paraissait leur chef, ficelez-moi cette belle comme un colis. Si elle crie, étranglez-la !

 

La jeune fille se sentit perdue.

 

Les deux bandits qui la maintenaient couchée à terre lui avaient jeté sur le visage un morceau d’étoffe qu’ils avaient lié autour de son cou, et les cordes à l’aide desquelles elle était attachée meurtrissaient ses bras et ses jambes.

 

Est-ce fini ? demanda brutalement cette même voix qu’elle avait déjà entendue.

 

– Oui, répondit l’un des pêcheurs.

 

– Filons, alors !

 

– Oh ! pas les mains vides ! Ce n’est pas le tout que de soigner les affaires du maître, il faut aussi songer un peu aux nôtres.

 

Et, sans attendre d’y être autorisé, il disparut avec son second compagnon dans la pièce voisine.

 

Cinq minutes après, ils revenaient portant chacun sur l’épaule un lourd paquet.

 

En un tour de main, ils avaient dévalisé la maison de tout ce qu’elle renfermait de précieux.

 

– En route, maintenant ! leur dit celui qui les commandait.

 

Les deux misérables soulevèrent la servante, l’un par la tête, l’autre par les pieds, et se dirigèrent vers la porte de sortie.

 

Le troisième personnage les avait précédés dans la rue pour s’assurer qu’elle était déserte.

 

Il n’y passait personne ; on n’apercevait pas même la moindre lumière dans les habitations voisines.

 

Il appela ses hommes à voix basse, et, après avoir fermé doucement la porte derrière eux, il se mit à la tête du sinistre groupe, qui prit, à quelques pas de là, une ruelle descendant directement vers le fleuve.

 

Après avoir confié à son ami sa part d’objets volés, l’un des marins s’était chargé de Rose. Jetée sur son épaule et courbée en deux, elle y paraissait un paquet de filets de pêche.

 

En cinq minutes ils atteignirent la rive.

 

La nuit était sans lune et le ciel sans étoiles.

 

Les flots de la rivière des Perles, dont on ne pouvait distinguer les bords, roulaient lugubres, faisant se heurter les uns contre les autres des bateaux attachés à des pieux enfoncés dans la vase.

 

Celui qui dirigeait cette étrange expédition attira l’un de ces bateaux, et, après s’être assuré qu’il s’y trouvait des avirons, il y fit monter son monde ; puis, coupant l’amarre qui le retenait, il le lança au large d’un vigoureux coup de rame.

 

Le courant était rapide, mais néanmoins les ravisseurs gagnèrent assez rapidement la rive opposée, où les eaux étaient plus tranquilles.

 

Là, le fleuve des Perles se divise en trois grands bras dont deux seulement sont navigables et débouchent au-dessus des forts de Bocca-Tigris. Le troisième, semé de rochers et de bas-fonds, est, de plus, entravé dans sa course par une chute d’eau dont les grondements, multipliés par les échos, s’entendent à trois ou quatre milles de distance.

 

C’était cependant vers ce bras dangereux que les bateliers s’étaient dirigés, mais ils y naviguaient depuis dix minutes à peine, lorsque celui qui leur servait de pilote poussa un cri qui ressemblait, à s’y méprendre, à celui du guamala, l’oiseau diable.

 

Un même cri lui répondit, et un homme parut sur le rocher contre lequel les flots se brisaient. Les marins levèrent rames et le canot s’échoua sur le rivage.

 

– Est-ce toi, Woum-pi ? demanda le personnage qui semblait avoir subitement surgi des eaux.

 

– C’est moi, maître, répondit le pêcheur.

 

– Est-ce fait ?

 

– Oui, la femme est là !

 

– Alors, à l’œuvre, vous autres !

 

Ces mots s’adressaient à une douzaine d’individus dont on distinguait à peine les têtes au-dessus des hautes herbes.

 

Ils attendaient évidemment l’ordre qu’ils venaient de recevoir, car ils descendirent aussitôt dans la rivière, où plusieurs d’entre eux disparurent jusqu’aux épaules, et ils se livrèrent là, dans l’obscurité la plus profonde, à un travail dont il était impossible de pressentir le but.

 

Divisés par groupes de trois, ils avaient saisi les extrémités de fortes cordes attachées à des bouées, et ils unissaient leurs efforts pour soulever un objet qui devait reposer au fond de la rivière.

 

Bientôt, en effet, cet objet inconnu émergea de son asile secret.

 

C’était une longue embarcation peinte en rouge ainsi que ses avirons ; embarcation de course ou de pirates, car son avant était d’une extrême finesse et il y avait place pour vingt rameurs.

 

Grâce à la large soupape qui s’ouvrait sur un de ses flancs, on pouvait instantanément la couler, par conséquent la dérober à toutes les recherches.

 

En quelques minutes, les lugubres travailleurs soulevèrent le canot de façon à vider l’eau qu’il contenait, fermèrent la soupape, le remirent à flot et s’assirent à leurs bancs.

 

Woum-pi y avait transporté Rose, qui, toujours solidement attachée, mais débarrassée du voile dont on lui avait couvert le visage, suivait d’un regard épouvanté cette scène étrange.

 

Tout à coup l’embarcation trembla sous un choc violent. Celui que les pêcheurs appelaient le maître venait d’y sauter d’un seul bond. Il s’était emparé du long aviron qui allait lui servir de gouvernail.

 

– Tchou ! murmura la pauvre servante, dont le bâillon étouffait les cris.

 

Elle avait reconnu avec horreur le boucher de la rue des Batteurs-d’Or.

 

– Oui, Tchou ! répondit celui-ci en se penchant sur elle comme pour se repaître de sa terreur ; Tchou, dont la trahison de ta maîtresse a fait un assassin ; Tchou, l’Araignée-Rouge, qui se vengera de ses tortures sur toi comme il s’est déjà vengé sur Saule-Brodé.

 

Et, repoussant brutalement du pied la malheureuse, il donna brièvement un ordre. Les vingt pirates se courbèrent sur leurs rames et la yole gagna en un instant le grand bras du fleuve.

 

La lune venait de se lever. Sous ses pâles reflets, la sinistre embarcation prenait un aspect plus sinistre encore. Debout à l’arrière, Tchou en paraissait être le génie malfaisant. Chaque fois que ses vingt matelots soulevaient hors de l’eau leurs rouges avirons, il semblait qu’il en retombait dans le fleuve une pluie de sang.

 

On eût dit un monstre gigantesque qui glissait sur les flots.

 

Bientôt elle disparut au milieu des ombres de la nuit, et on n’entendit plus que le bruit cadencé de ses rames dans le lointain.

 

XII

LA JUSTICE DU VICE-ROI

 

Cependant, quoi qu’en pensât Liou, le prince Kong ne l’oubliait pas, mais il avait dû expédier d’abord toutes les affaires dont la solution avait été renvoyée à son retour dans Canton, et ce fut le soir seulement qu’il prit connaissance de son placet.

 

Dans ce document, le capitaine Perkins exposait les faits avec une telle habileté d’analyse et il en tirait des conclusions si logiques que le vice-roi fut immédiatement frappé non pas tant de l’innocence de Saule-Brodé et de son cousin, que du peu d’efforts tentés par Ming pour arriver à la découverte de la vérité.

 

Le contrebandier, qui avait visité le théâtre du crime et s’était renseigné auprès de Ling-Tien-Lo, expliquait, en effet, comment vingt témoins étaient prêts à jurer que le jeune I-té n’avait pas quitté un seul instant les salons de la villa, et qu’il en était sorti avec les invités, à la fin de la soirée seulement.

 

Quant à Saule-Brodé, contre qui le juge avait abandonné une accusation directe d’assassinat, il n’était pas plus raisonnable, selon le marchand d’opium, de l’en croire la complice, car sa mère, qui l’adorait, ne l’avait pas contrainte à épouser Ling-Ta-Lang. Elle n’avait donc nul intérêt à faire disparaître son mari, surtout avant même de l’avoir vu.

 

On n’avait enfin trouvé chez I-té aucun des bijoux volés dans la chambre nuptiale, continuait le rapport de Perkins, et, sans s’arrêter à cette idée que le jeune prêtre n’était pas assez robuste pour avoir pu se rendre maître de Ling, puisqu’il paraissait certain que cet infortuné avait été d’abord empoisonné, il n’en était pas moins évident que ni les traces des pas imprimés sur le sable du jardin, ni l’empreinte de la main sanglante trouvée sur l’un des coussins du lit ne pouvaient provenir de cet accusé, puisque ces pas étaient longs et larges et la main celle d’un homme de grande taille.

 

Or I-té était frêle, délicat ; il avait des pieds et des mains de femme.

 

Ming ne s’était pas préoccupé un seul instant de toutes ces contradictions.

 

En ce qui concernait la rencontre d’I-té avec le père de Ling à la pagode Mi, elle était certainement toute fortuite. Si le jeune homme avait fait au riche négociant cette proposition de mariage, qui, pour le juge, était devenue une infernale préméditation, elle ne prouvait, au contraire, que les bons sentiments de celui qu’on transformait si rapidement en criminel.

 

Quant à l’éventail du lettré, trouvé sous le cadavre de Ling-Ta-Lang, le capitaine affirmait que c’était au contraire une preuve irréfragable de son innocence, car cette pièce de conviction s’était rencontrée là trop à point pour ne pas y avoir été placée intentionnellement.

 

Ce qui paraissait indiscutable, c’est que l’assassin connaissait I-té ainsi que ses rapports avec la mère de Saule-Brodé, puisqu’il avait si habilement fourni à la justice la proie qui devait permettre au véritable coupable de détourner de lui les soupçons.

 

C’était donc, concluait le défenseur des deux innocents, sinon parmi les amis de Mme Liou, du moins parmi ses connaissances ou les gens qui pouvaient être au courant de ses habitudes, qu’il fallait chercher le meurtrier. À cet égard, les renseignements que pourrait donner la servante Rose seraient très précieux.

 

Toutes ces observations obtinrent ce résultat, c’est que, bien qu’il n’eût terminé la lecture de ce rapport que fort tard dans la soirée, le prince Kong avait cependant envoyé à Ming l’ordre de comparaître devant lui le lendemain à la première heure. Il avait également commandé à l’un de ses aides de camp de se transporter à Foun-si, au point du jour, et d’en ramener la domestique de Mme Liou, que ni le préfet de police ni le magistrat n’avaient songé à interroger.

 

Ming, que nous n’avons encore vu que sur son siège de président de la cour criminelle de Canton, fut vivement ému lorsqu’on le réveilla en lui annonçant un messager du palais.

 

Ne l’ayant pas trouvé en ville, ce courrier était venu le chercher à l’île de Honan. Le mandarin comprit qu’il s’agissait alors d’une affaire importante. Il questionna vainement cet officier, qui ne savait rien ; mais l’ordre était précis : le vice-roi l’attendrait dans la matinée.

 

Ming passa le reste de la nuit à se demander ce que le cousin de l’Empereur lui voulait.

 

Le brave magistrat avait bien, ainsi que ses collègues, quelques peccadilles sur la conscience, surtout à propos de ses dernières fonctions à Bocca-Tigris, où ses traités secrets avec les contrebandiers avaient doublé sa fortune ; mais ces tripotages étaient si complètement dans les mœurs des fonctionnaires que ce ne pouvait être là le motif de l’ordre du prince.

 

Quoi qu’il en fût, cela l’inquiétait. Il avait le pressentiment que la vie si douce et si calme qu’il s’était faite allait être troublée.

 

Ming était à cette époque un bon gros homme assez débonnaire, savant, puisqu’il était parvenu à un poste élevé, mais d’une intelligence ordinaire.

 

C’était surtout un sybarite, dans l’acception complète du mot. Sa table passait pour une des meilleures de la province, et les mauvaises langues prétendaient qu’il n’entrait à son service que des servantes jeunes et jolies, quoiqu’il fût, lui, marié et père de famille.

 

On ajoutait même qu’on avait parfois reconnu sa gondole, la nuit, dans la rade de Canton, aux environs des bateaux de fleurs.

 

Ce qui était certain, ce que Perkins et sir Arthur auraient pu affirmer, c’est que le grave président préférait infiniment le sherry et le vin de France, surtout le Champagne, à l’eau-de-vie de riz.

 

Il en coûta donc beaucoup à Ming de quitter sa douce retraite le lendemain matin, au lever de l’aurore ; mais il savait que le gouverneur des trois provinces ne plaisantait pas avec ses subordonnés.

 

Aussi, à l’heure fixée, son palanquin franchissait-il le seuil du palais.

 

La promenade, le grand air, les hommages dont il avait été l’objet sur sa route, tout cela l’avait un peu calmé, et ce fut avec sa physionomie souriante habituelle qu’il répondit au salut militaire que lui adressa le factionnaire, à la porte de la galerie qui conduisait au salon de réception de Son Altesse.

 

Tout à coup, au moment où il allait se faire annoncer, il se trouva en face de Mme Liou, que le prince avait fait appeler. Il comprit aussitôt qu’il s’agissait du procès de Saule-Brodé et redevint tout à fait tranquille. Dans sa fatuité de jurisconsulte impeccable, il était convaincu d’avoir conduit cette affaire avec soin et en toute justice, et il se dit que, sans aucun doute, on désirait tout simplement lui demander quelques dernières explications.

 

Ce fut alors avec l’air d’un homme irréprochable qu’il se présenta devant le vice-roi.

 

Seulement, quand, après avoir exécuté les trois génuflexions d’usage, il leva les yeux sur lui, il fut frappé de son regard sévère et commença à craindre de s’être trompé dans ses agréables suppositions.

 

Le prince Kong, en effet, avait à peine répondu à son salut.

 

Accoudé sur sa table de travail et entouré de ses secrétaires, il feuilletait un volumineux dossier que Ming reconnut pour être celui de l’affaire Ling, et pendant un quart d’heure au moins, il ne s’inquiéta pas plus du magistrat que si celui-ci fût, encore dans sa villa de Honan.

 

Mme Liou avait été introduite en même temps que Ming et, sur un geste du prince, elle s’était assise.

 

Tout cela troublait fort l’ex-mandarin de Bocca-Tigris, qui faisait timidement son examen de conscience, lorsque le cousin de l’Empereur relevant la tête, lui dit brusquement :

 

– Monsieur le président, j’ai examiné avec une grande attention le dossier relatif à l’assassinat de Ling-Ta-Lang, et je n’y ai pas aperçu tous les documents qu’exigeait la solution d’une affaire aussi grave. C’est pour cela que je vous ai fait venir, car, avant d’envoyer ces pièces à Pékin, j’ai besoin de renseignements que vous seul pouvez me donner.

 

– Je suis aux ordres de Votre Altesse, dit Ming en s’efforçant de paraître calme.

 

– Je ne trouve pas, poursuivit le prince, que l’instruction de ce procès ait été faite avec tout le soin désirable ; je regrette surtout que le préfet de police et vous ayez cru nécessaire de soumettre à un emprisonnement préventif très pénible la jeune mariée sur laquelle se sont tout naturellement portés vos premiers soupçons. Un savant tel que vous ne doit point ignorer cependant que les femmes d’une certaine classe, accusées d’un délit ou d’un crime, peuvent être laissées sous la garde de leurs parents les plus proches, qui en répondent sur leur tête. Mme Ling a encore sa mère. Sauf les motifs que vous pouvez invoquer pour expliquer votre rigueur à son égard, je pense donc que vous auriez pu la confier à sa surveillance.

 

– Le crime dont cette personne s’était rendue coupable, répondit Ming avec une certaine fermeté, m’a paru d’une nature si exceptionnelle que j’ai cru devoir la faire conduire à la prison, pour donner satisfaction à l’opinion publique.

 

– Le juge ne doit jamais se laisser émouvoir par les rumeurs du dehors. C’est les oreilles fermées qu’il a le devoir d’accomplir sa tâche.

 

– L’accusée a avoué son crime !

 

– Elle l’a avoué, vaincue par la torture. Mais soit ! passons à un autre point. Avez-vous confronté les traces de pas découvertes dans le jardin de la villa avec celles qu’auraient pu y faire les sandales de I-té ?

 

– Non, je l’avoue.

 

– Eh bien ! vous avez commis là une première faute, car vous auriez vu que ce n’était pas ce jeune prêtre, dont les pieds sont extrêmement petits, qui avait pu laisser ces traces. Elles sont celles d’un homme fort et de grande taille. Il en est de même de l’empreinte sanglante aperçue sur l’on des coussins du lit nuptial. Ce n’est ni l’un ni l’autre des deux condamnés qui a pu l’imprimer là. Elle provient d’une main énorme. Avez-vous enfin fait une enquête à Foun-si, la ville qu’habitait Saule-Brodé la veille de son mariage, la veille du crime ?

 

– Non, murmura Ming, se troublant de plus en plus.

 

– Vous ne vous êtes pas informé si Mme Liou avait quelque ennemi, si sa fille n’était pas recherchée par quelque autre que Ling-Ta-Lang ?

 

– Mais justement par son cousin I-té. C’est là ce qui m’a conduit à supposer, puis à être convaincu que ce prétendant jaloux était l’assassin.

 

– C’est faux ! dit Mme Liou, qui ne perdait pas un mot de cet interrogatoire. Mon neveu m’avait, il est vrai, manifesté le désir de devenir mon gendre, mais il m’avait suffi de lui dire une fois que ce mariage était impossible, et il s’était soumis.

 

Le prince fit signe à la pauvre mère de se taire et reprit :

 

– Vous n’avez pas même songé à faire comparaître et à interroger la servante Me-koui. Elle vous aurait donné peut-être quelques précieux renseignements sur les gens qu’elle a pu voir rôder autour de sa maison ?

 

– C’est vrai, bégaya le mandarin, perdant de plus en plus la tête, je n’y ai pas songé ! Les aveux des accusés, la découverte de l’éventail de l’un d’eux sous le cadavre de la victime, l’intérêt que, seul, I-té avait à la mort de Ling, tout cela m’a paru des preuves suffisantes.

 

– Moi, j’ai pensé que cette fille devait être interrogée et je l’ai envoyé chercher.

 

Et le vice-roi donna un ordre à un de ses aides de camp. Celui-ci sortit pour l’exécuter, mais il revint presque aussitôt avec un de ses collègues dont la physionomie était toute bouleversée.

 

– Qu’avez-vous donc ? lui demanda le prince. Pourquoi n’amenez-vous pas la personne en question.

 

– Parce que je ne l’ai pas trouvée, Seigneur, répondit l’officier.

 

– Vous ne l’avez pas trouvée ?

 

– Non. Lorsque je suis arrivé à Foun-si, ce matin, avant le jour, avec mes quatre soldats de police, j’ai frappé inutilement à la porte indiquée. Alors je l’ai fait ouvrir, pour visiter la maison. Il n’y avait plus personne. Je l’ai fouillée du haut en bas ; elle était vide ! Les chambres étaient pillées, les meubles brisés. Ce vol ne devait remonter qu’à un très petit nombre d’heures, car, dans la salle à manger, une lampe brûlait encore.

 

– Avez-vous au moins questionné les voisins ?

 

– Je n’y ai pas manqué. Aucun d’eux n’a rien vu, rien entendu.

 

Le chef des trois provinces, visiblement irrité, s’était levé et arpentait son salon à grands pas.

 

Ming n’osait prendre la parole ; Mme Liou, que ce nouveau malheur accablait, gardait elle-même le silence.

 

– Vous le voyez, monsieur le président, dit tout à coup le vice-roi en s’arrêtant devant le magistrat, voici un second crime qui, bien certainement, est la conséquence de votre arrêt. Il suffirait pour me convaincre de l’innocence de ceux que vous avez condamnés, car il me parait évident que ce sont les véritables assassins de Ling qui, pour empêcher cette servante de parler, l’ont fait disparaître. À moins qu’ils n’aient cette fille elle-même pour complice. Quoi qu’il en soit, vous avez failli, selon moi, de la façon la plus grave à vos devoirs. Voici ce que je décide : Le dossier de cette affaire va partir pour Pékin avec les annotations que je jugerai convenable d’y ajouter. Il ne pourra me revenir avant trente jours. Vous avez donc un mois devant vous. Si, dans un mois, vous avez découvert les véritables coupables, les innocents seront réhabilités et vous aurez réparé votre faute ; mais si, à l’expiration de ce délai, les choses sont dans l’état où elles se trouvent, et si notre auguste souverain m’envoie l’ordre de laisser la justice suivre son cours, Mme Ling et I-té seront exécutés, car, le premier de tous, je dois donner l’exemple du respect à la loi ; mais vous, le juge, vous recevrez cent coups de bambou.

 

– Cent coups de bambou ! dit Ming en balbutiant, cent coups de bambou !

 

Il espérait qu’il avait mal entendu.

 

– Cents coups de bambou ! répéta l’Altesse.

 

– C’est la mort !

 

– Peut-être. Des innocents mourront bien, eux aussi ! Allez et que Lao-tseu vous vienne en aide !

 

Et sans s’inquiéter autrement du gros président de la cour criminelle, le prince Kong sortit aussitôt.

 

Ming était atterré. Les jambes refusant de le porter, il s’affaissa sur un siège.

 

Quand il parvint à se traîner jusqu’à son palanquin, ses serviteurs furent obligés de l’y étendre.

 

– Cent coups de bambou ! ne cessa de répéter le pauvre homme tout le long de la route, à moi, Ming, mandarin de troisième classe !

 

Lorsqu’il arriva sur le quai où l’attendaient ses matelots pour le reconduire à Honan, son visage était vraiment décomposé. Il dut réclamer l’aide de deux de ses porteurs pour gagner son embarcation.

 

– Qu’avez-vous donc, mon cher magistrat ? lui demanda tout à coup un Européen, au moment où il allait mettre le pied à bord. Comme vous voilà fait ? Vous est-il donc arrivé quelque malheur ?

 

Ming se retourna. Perkins était devant lui.

 

– Ce que j’ai ! répondit l’infortuné juge en reconnaissant son vieil ami de Bocca-Tigris, ce que j’ai ! Je suis déshonoré, perdu, mort ! Cent coups de bambou ! Cent coups de bambou !

 

Et il s’embarqua lourdement, sans pouvoir en dire davantage.

 



DEUXIÈME PARTIE

LE NÉNUPHAR BLANC

I

LE PRIX D UN PENDU

 

Il y avait une huitaine de jours à peu près que s’étaient passés les événements qui forment la première partie de ce récit, lorsque deux hommes, qui nous intéressent fort, traversèrent, au milieu de la nuit, le pont de pierre qui relie l’île de Honan à la terre ferme.

 

Arrivés aux premières maisons de ce hideux faubourg de Canton, que nous avons déjà eu l’occasion de décrire, ils prirent à droite, pour suivre le rivage pendant une centaine de pas, et s’arrêtèrent en face d’une hutte sordide dont les flots devaient baigner la muraille quand les eaux du fleuve étaient hautes.

 

Ces deux hommes portaient le costume du pays, et quoique l’obscurité les forçât de marcher presque à tâtons, ils avaient rabattu sur leurs visages les larges bords de leurs chapeaux de feutre.

 

Ils n’avaient cependant pas à craindre d’être reconnus par qui que ce fût, car le quai était désert.

 

Au loin, à travers les nombreux navires mouillés au large, on apercevait encore sur la rive opposée les illuminations des bateaux de fleurs, mais il ne s’échappait ni bruit ni lumière des tristes habitations de cette partie de la ville.

 

– C’est bien ici ! dit l’un de nos personnages, en désignant la pauvre maison devant laquelle ils étaient parvenus. Il était temps, je n’en puis plus ! Quel quartier infect !

 

– Le fait est que celui de vos collègues qui est chargé de l’entretien des rues ne paraît pas s’être occupé beaucoup de celle-ci, répondit son compagnon. Vous êtes certain que c’est là ?

 

– Oh ! parfaitement certain ! répliqua le premier des noctambules, qui paraissait être de fort mauvaise humeur.

 

En distant ces mots, il s’approcha de la case, frappa deux fois à la porte avec le pommeau de son sabre, et, l’écho seul lui répondant, il murmura avec un accent désolé, en frappant de nouveau :

 

– Cet animal de Roumi n’est pas chez lui ! Il ne manquait plus que cela, capitaine !

 

– Un peu de patience, mon président, tenez, voici qu’on vient !

 

En effet, à travers des planches mal jointes de la porte, on apercevait filtrer un faible rayon de clarté.

 

Presque aussitôt cette porte s’entr’ouvrit, mais avec prudence et de façon à ne pas livrer trop brusquement passage à ceux qui se présentaient à une heure aussi avancée et, certainement, sans être attendus.

 

– Qui êtes-vous ? que voulez-vous ? demanda le propriétaire du lieu, d’une voix rude.

 

– Diable ! fit celui qu’on venait d’appeler président, voilà une difficulté que nous n’avions pas prévue. Je ne veux pas cependant lui crier mon nom par-dessus les toits.

 

– Avec cela que Roumi ne vous reconnaîtra pas, observa son interlocuteur en haussant les épaules, vous, son pourvoyeur officiel !

 

– Tiens ! c’est vrai, répondit Ming que le lecteur a déjà deviné ; décidément je deviens stupide.

 

Perkins, car c’était lui qui accompagnait l’honorable magistrat, exprima par un geste que cette transformation n’avait pas dû être bien difficile, et il suivit son ami, qui n’avait eu besoin que de se nommer pour que la porte de la mystérieuse case s’ouvrit tout à fait.

 

Le maître de la maison fît entrer ses visiteurs dans une petite salle du plus misérable aspect. L’atmosphère épaisse y était imprégnée d’une odeur pénétrante, qui disait assez à quel occupation se livrait celui qu’on dérangeait ainsi.

 

Tout l’ameublement de la pièce consistait en un grand coffre de bois noir, vieux cercueil dans lequel l’habitant de ce bouge enfermait ses hardes, et un grabat près duquel fumait encore une pipe à opium.

 

À la vue de cette preuve de révolte contre les ordonnances relatives à l’usage du dangereux narcotique, le mandarin se souvint tout à coup de ses hautes fonctions et, montrant du doigt la pièce de conviction, il allait sans doute apostropher sévèrement le fumeur, lorsque le contrebandier l’arrêta pour lui dire en anglais :

 

– Vous n’allez pas, je suppose, dresser procès-verbal contre ce pauvre diable ?

 

– Pourquoi pas ?

 

– Mais tout simplement parce que c’est peut-être moi qui ai vendu cet opium et vous qui l’avez laissé passer.

 

– C’est vrai ! fit l’ex-douanier en chef de Bocca-Tigris avec un sourire forcé. D’ailleurs nous avons bien autre chose à faire.

 

Alors, se tournant vers Roumi qui, courbé jusqu’à terre, attendait humblement qu’on voulût bien lui adresser la parole, il lui demanda :

 

– C’est toi qui dois exécuter après-demain, à Hong-Kong, les pirates condamnés à mort la semaine dernière ?

 

– Oui, Seigneur, répondit cet homme en relevant la tête.

 

Si la malheureuse Saule-Brodé avait été là, elle eût tremblé de nouveau en reconnaissant cet individu. C’était le bourreau qui l’avait conduite dans son cachot et si cruellement torturée pour lui faire avouer un crime qu’elle n’avait pas commis.

 

– Tu dois décapiter on pendre ces gens-là ? On attendait le vice-roi pour prendre ses ordres.

 

– Je les ai reçus aujourd’hui même. La loi ne permet de décapiter, vous le savez, que les rebelles armés contre l’autorité souveraine. Or les pirates n’ont attaqué et pillé que des Anglais ; ils seront pendus.

 

– Que des Anglais ! Voilà une distinction qui n’est guère flatteuse pour le pavillon britannique, murmura Perkins, mais, cette fois, j’en suis tout simplement enchanté.

 

L’exécuteur des hautes œuvres disait la vérité.

 

La décapitation était alors en Chine une loi exceptionnelle, car si les Célestes professent le plus profond mépris pour la vie humaine, ils tiennent du moins à mourir sans être mutilés. Par cela même qu’ils conservent avec soin sur le sommet de la tête une queue de cheveux, par laquelle l’ange de la mort doit les enlever, ils redoutent la peine qui les séparerait en deux et les ferait rester en partie sur terre.

 

– Tu connais ces hommes ? poursuivit Ming, qui ne s’était pas arrêté à la boutade de son ami.

 

– Oui, répondit Roumi, que toutes ces questions commençaient à troubler beaucoup.

 

– L’un d’eux s’appelle Peï-ho. C’était le chef de la bande ?

 

– C’est bien cela. Ah ! un rude gaillard ! Il n’y a pas eu moyen de le faire parler.

 

Le tortionnaire se souvenait avec regret qu’il avait martyrisé le pirate pendant plus d’une heure, sans réussir à lui arracher un seul aveu.

 

– Où sont les condamnés en ce moment ?

 

– Toujours à Hong-Kong. Le gouverneur a exigé qu’ils y restent jusqu’à l’heure du supplice. Ils y seront conduits sous une escorte de soldats anglais.

 

– Eh bien, je viens t’acheter le corps de celui de ces condamnés qui se nomme Peï-ho.

 

– Le corps de Peï-ho ! répéta le bourreau au comble de la surprise.

 

– Oui, le corps de Peï-ho, son cadavre enfin ! Qu’est-ce que cela te fait ? Tu ne me le livreras qu’après l’avoir pendu !

 

Roumi continuait à fixer son interlocuteur sans paraître le comprendre. Impatienté, Ming reprit :

 

– Voyons, combien en veux-tu ? Tiens, est-ce assez ? Si c’est trop peu, fais ton prix toi-même.

 

En disant cela, il avait jeté sur le lit une lourde bourse qui renfermait, en belles piastres mexicaines – celles que les Chinois estiment entre toutes – plus certainement que le misérable ne gagnait en une année entière.

 

Cependant il hésitait et ne répondait pas.

 

– Est-ce convenu ? lui demanda le mandarin avec colère.

 

– Encore faudrait-il me dire dans quel but vous me proposez ce marché.

 

– Cela ne te regarde pas. Tu es bien hardi d’oser m’interroger !

 

– Mais vous savez mieux que moi, Seigneur, que la loi punit de cent coups de bambou celui qui a livré le corps d’un mort.

 

– Ah çà ! me prends-tu donc pour un pourvoyeur de chirurgien ? riposta brutalement le digne magistrat, chez qui ces mots « cent coups de bambou » avaient réveillé les plus tristes pensées. Il ne s’agit de rien de semblable. Accepte ou refuse ! Si tu acceptes, tu recevras encore le double de cette somme après la livraison du corps de Peï-ho ; si tu refuses, je me souviendrai demain que je t’ai surpris fumant l’opium.

 

– C’est bien, j’accepte ! s’empressa de répondre le sinistre gredin, épouvanté.

 

– Alors écoute-moi de façon à n’oublier aucune de mes recommandations. D’abord tu te réserveras le soin de pendre toi-même Peï-ho, mais le dernier, tout doucement, sans le brutaliser, et lorsque tu l’auras pendu, tu le laisseras tranquillement au bout de sa corde.

 

– Bien !

 

– Une demi-heure après, tu viendras, ainsi que d’habitude, descendre les cadavres. Il fera nuit, tu seras par conséquent seul avec tes hommes. Tu mettras les corps sur ta charrette pour les porter à la fosse commune, mais tu oublieras celui de Peï-ho au pied de son gibet. Je ne t’en demande pas davantage.

 

– Ce sera fait exactement, je vous le promets.

 

– Le soir même tu seras payé.

 

Le hideux fonctionnaire s’inclina jusqu’à terre pour exprimer sa reconnaissance, et, prenant la lampe fumeuse qui éclairait son triste logis, il se prépara à reconduire ses hôtes.

 

– Je n’ai rien oublié, n’est-ce pas ? demanda Ming à Perkins, qui était resté le témoin muet de cette scène.

 

– Non, rien, fit le capitaine ; l’intérêt et la peur nous répondent de cet homme. Partons vite, sans quoi je ne pourrais plus rentrer à la factorerie ; les grilles en seraient fermées.

 

Il précéda le président et franchit le premier le seuil de la maison, dont la porte retomba aussitôt derrière eux.

 

Roumi avait hâte sans doute d’aller compter les arrhes qu’il avait reçues sur le prix du cadavre de Peï-ho, et aussi de reprendre sa pipe d’opium si brusquement abandonnée.

 

Dix minutes plus tard, Perkins et Ming rejoignirent le pont, où, après avoir poussé un soupir de satisfaction, le mandarin arrêta son ami pour lui dire :

 

– J’ai fait tout ce que vous vouliez, quoique je ne comprenne vraiment rien à votre projet. J’espère que maintenant vous allez, vous aussi, tenir votre promesse.

 

– Ma promesse ! Laquelle ? demanda l’Anglais, d’un air étonné et en entraînant doucement son compagnon du côté de la ville.

 

– Comment laquelle ? exclama le malheureux juge avec un désespoir des plus comiques, mais celle de m’aider à découvrir le véritable assassin de Ling, puisqu’il parait que ce n’est pas I-té. Moi, j’ai beau chercher, je vous avoue que je ne trouve rien.

 

– Ah ! c’est vrai, pardon, je vous avais un peu oublié. Voyons, où en êtes-vous ?

 

– Je suis à peu près aussi avancé que le premier jour. J’ai mis inutilement en chasse les plus fins agents de mon collègue Fo-hop. On dirait que ces animaux-là se font une joie de me voir recevoir… Ils ne découvrent rien du tout. J’ai visité moi-même toutes les prisons, interrogé cent détenus, fait donner la bastonnade à une vingtaine. Rien !

 

– Avez-vous fait une enquête à Foun-si, chez les voisins de Mme Liou ?

 

– Oui, mais malheureusement sa servante a été enlevée, et les gens que j’ai questionnés ne m’ont pas appris grand’chose. Si vous ne venez pas à mon secours, je suis perdu !

 

– Oh ! pas encore ! Voyons, résumons-nous. D’abord, n’a-t-on aucun soupçon sur les ravisseurs de Rose ? N’a-t-on découvert aucun indice ?

 

– Non ! Ah ! si : sur le bord de l’eau, à l’endroit où il manquait une embarcation que ces bandits ont dû voler pour se sauver, on a trouvé un chapeau de matelot.

 

– Chinois ou européen ?

 

– Chinois, comme ceux que portent les pêcheurs, ou vos amis les pirates des Ladrones.

 

– Eh ! mais c’est une piste, cela, car si ce sont vraiment des pirates qui ont enlevé la servante de Mme Liou, on peut presque supposer que c’est un des leurs qui a assassiné Ling-Ta-Lang.

 

– Peut-être, en effet !

 

– Il est bien évident que cet infortuné a été tué par un jaloux, un amoureux éconduit de la jolie Saule-Brodé.

 

– Mme Liou ne recevait personne, excepté son neveu ; elle l’affirme.

 

– L’amoureux dont je parle a pu voir sa fille à la pagode, à la promenade, à sa fenêtre.

 

– Saule-Brodé ne sortait pour ainsi dire jamais, et la maison qui est en face de la sienne est inhabitée depuis plus de deux mois.

 

– Qui l’occupait ?

 

– Un boucher qui était, à ce qu’il parait, le plus grotesque personnage qu’il fût possible de voir. Il a disparu tout à coup, un beau matin. Depuis ce jour-là, on n’en a plus entendu parler.

 

– Il s’appelait ?

 

– Tchou. Les gamins l’avaient surnommé l’Araignée-Rouge. Ils ont peint sur les volets de sa boutique une énorme mygale, en souvenir de lui.

 

– Est-ce que la servante de Mme Liou se fournissait chez ce boucher ?

 

– C’est probable, comme tous les autres domestiques du quartier.

 

– Et ce Tchou, était-il grand ou petit, fort ou faible ?

 

– Je n’en sais parbleu rien ! Pourquoi, diable ! me serais-je occupé de cela ?

 

– Pourquoi ? Ah ! mon pauvre président, que vous êtes un triste policier ! Vous savez que les traces des pas relevées dans le jardin de Ling sont celles d’un homme lourd et de haute taille ; que l’empreinte sanglante découverte sur un des coussins du lit de la chambre nuptiale est celle d’une grande main ; que l’assassin doit être un individu robuste, puisqu’il a très probablement étouffé sa victime et qu’il l’a sûrement transportée de l’allée jusqu’au massif où son cadavre a été trouvé, et vous ne vous inquiétez pas de savoir si un boucher qui demeurait en face de Saule-Brodé et dont on ne connaît pas le sort, était petit ou grand, fort ou faible !

 

– Puisque, au moment du crime, il y avait déjà longtemps qu’il était parti ! Pensez-vous ?…

 

– Je ne pense rien du tout ; mais je me dis qu’il y a d’un côté un assassin qu’on ne retrouve pas, de l’autre un voisin qui a filé, et que cela mérite réflexion.

 

– Tiens, tiens ! c’est vrai !

 

– Quel homme était-ce que ce Tchou ?

 

– Un être bizarre, tantôt gai comme un nid d’oiseau, et galant avec ses clientes, tantôt sombre et farouche.

 

– Eh bien, mon brave Ming, quelque chose me dit que cet envolé de la rue des Batteurs-d’Or n’est pas aussi étranger que vous le croyez à la mort du mari de Melle Liou-Siou.

 

– Que dites-vous là ?

 

– Vous vous rappelez que Ling-Ta-Lang a été frappé avec une arme épaisse et tranchante des deux côtés. Ce ne pourrait-il pas être un couteau de boucher ? De plus, Tchou a quitté Foun-si au moment où le bruit du mariage de sa voisine a dû devenir public. Qui sait s’il s’en est allé bien loin et s’il ne s’est pas, tout simplement, caché dans les environs pour attendre le moment propice ?

 

– Je n’aurais jamais pensé à tout cela !

 

– Moi, j’en conclus que, si nous pouvions avoir la preuve que ce sont des pêcheurs qui ont enlevé Rose, nous serions sur la piste du meurtrier. Il se peut donc que, tout à l’heure, en achetant le cadavre de Peï-ho, ce soit à vous-même, encore plus qu’à nous, que vous ayez rendu service.

 

– Ah ! pour le coup, je n’y suis plus du tout !

 

– Si je ne me suis pas trompé, vous comprendrez bientôt, mais pour cela il faudrait que vous vinssiez à Hong-Kong après-demain.

 

– Le jour de l’exécution des pirates ?

 

– Sans doute ! Votre présence dans la colonie semblera toute naturelle. Acceptez mon invitation à dîner ; peut-être d’ici là aurai-je appris quelque chose d’intéressant pour vous. En attendant, bon courage et bonne nuit !

 

Tout en causant, les deux amis étaient retournés à la factorerie anglaise, où les porteurs de Ming l’attendaient en dehors de la grille.

 

– Allons, c’est entendu, à après-demain matin ! soupira le mandarin, en réveillant ses serviteurs à coups de pied, mais je vous assure que je ne saisis pas un traître mot de votre projet.

 

Et il s’étendit lourdement dans son palanquin, en fataliste résigné à tout.

 

Perkins, sans s’occuper davantage du bonhomme, n’avait fait qu’un bond de l’entrée de la factorerie à l’appartement qu’il habitait avec sir Arthur Murray lorsqu’ils étaient à Canton, c’est-à-dire tous les trois mois, durant une vingtaine de jours.

 

– Eh bien ? lui demanda son compatriote, qui n’avait pas voulu se coucher avant son retour.

 

– C’est fait ! répondit joyeusement le capitaine ; Ming a été fort digne et presque intelligent.

 

– Alors on nous livrera le corps de Peï-ho ?

 

– Aussitôt qu’il sera décroché du gibet, c’est-à-dire une demi-heure après sa pendaison.

 

– C’est parfait ! J’arrive de Hong-Kong, où j’ai vu mon vieux camarade, le docteur Clifton. Il fera tout ce que nous voudrons, et c’est un habile praticien. Vous le verrez à l’œuvre. Et Peï-ho, qu’en pensez-vous ? Vous coûte-t-il bien cher ?

 

– Peuh ! Très bon marché : une quarantaine de piastres avant la corde et une centaine après !

 

– C’est pour rien !

 

– D’autant plus que c’est un grand gaillard de cinq pieds huit pouces, qui s’en ira au supplice en bénissant son souverain, le Fils du Ciel, de ne pas lui faire couper le cou.

 

– Alors tout est pour le mieux ! Nous pouvons dire, comme Titus, que nous n’avons pas perdu notre journée.

 

Et sur cette réflexion philosophique, peu flatteuse, il nous semble, pour la mémoire de l’empereur romain, car nous n’avons pas souvenir que le fils aîné de Vespasien ait jamais acheté de pendus, Perkins souhaita le bonsoir à sir Arthur et se retira dans sa chambre à coucher, où il s’endormit bientôt, sans penser plus longtemps au pauvre Ming, qui cependant, on le sait, n’avait d’espoir qu’en son ami le contrebandier.

 

II

LES DEUX CONDAMNÉS À MORT

 

Plus désespérée que jamais en sortant de chez le vice-roi, Mme Liou s’était hâtée de retourner auprès de sa fille, qu’elle n’avait quittée qu’une seule fois, pour aller se rendre compte du vol commis à Foun-si par les misérables qui avaient enlevé Rose ; et comme elle ne se doutait guère du rôle joué par celle-ci dans le drame dont son enfant était la victime, elle s’était certainement plus apitoyée sur le sort de sa servante qu’elle n’avait déploré le pillage de sa maison.

 

Qu’était ce malheur auprès de celui qui la menaçait ! En effet, malgré l’intérêt que le prince Kong paraissait lui porter et les promesses du capitaine Perkins, elle était à peu près sans espérance.

 

Chaque jour ne redoublait-il pas sa douleur en la rapprochant du terme fatal !

 

Elle s’efforçait cependant de rendre à sa fille le courage qui lui manquait à elle-même, et elle étouffait ses sanglots pour sourire à la malheureuse dont les souffrances morales dépassaient encore les douleurs physiques.

 

On avait, il est vrai, transporté Saule-Brodé dans une petite chambre convenable, située dans la partie la moins horrible de la prison, et elle avait même obtenu d’y être soignée par cette geôlière muette qui lui témoignait tant de compassion ; mais si les plaies de ses petites mains étaient cicatrisées, s’il n’y restait que les traces de l’odieux étau de fer dans lequel on les avait enfermées, son cœur restait brisé, et Mme Liou s’épuisait vainement en efforts de tendresse pour la calmer.

 

Loin de revenir à la santé, la douce créature s’étiolait rapidement, ses joues se creusaient et elle ne cessait de pleurer. Durant des journées entières, on ne pouvait lui arracher une parole. Elle semblait dévorée par quelque douleur secrète dont l’aveu s’arrêtait sur ses lèvres décolorées.

 

Vingt fois elle s’était jetée dans les bras de sa mère en sanglotant, et celle-ci avait pensé qu’elle allait parler, mais elle était aussitôt retombée dans son mutisme et sa prostration.

 

Mme Liou ne savait plus que penser, et elle craignait que les secousses qui avaient accablé son enfant depuis son mariage n’eussent affaibli sa raison, quand un matin, en la voyant encore plus triste que jamais, elle la prit sur ses genoux, comme lorsqu’elle était toute petite, et lui dit, en la couvrant de baisers :

 

– Voyons ! ma chérie, n’as-tu donc plus pour moi ton affection d’autrefois, que tu gardes le silence quand je t’interroge ? Ta condamnation ne saurait plus te donner aucune crainte ; l’assassin de ton mari sera découvert ; bientôt nous retournerons dans notre petite maison de Foun-si, où nous retrouverons le bonheur et le calme. Nous ne conserverons de ces tristes jours que le souvenir que laisse un mauvais songe. Le ciel lui-même te récompensera des épreuves qu’il t’a infligées. Réponds-moi, je t’en prie !

 

Et elle réchauffait de son haleine le front glacé que la prisonnière laissait tomber sur son sein.

 

– I-té est-il donc mort que tu ne me parles jamais de lui ? murmura enfin Liou-Siou sans lever les yeux.

 

– Non, tout au contraire, répondit vivement sa mère ; ton cousin, quoique bien faible encore, va beaucoup mieux.

 

– Vraiment ? fit-elle, avec un sourire ineffable.

 

– Je te le jure ; je m’informe de lui tous les jours. Ce matin, j’en ai eu des nouvelles qui sont presque bonnes. On craignait pour sa raison à cause de…

 

– Oh ! je sais, je sais ! interrompit avec un frisson l’infortunée, qui ne pouvait oublier l’horrible supplice qu’avait subi le jeune prêtre.

 

– Mais il a recouvré toute son intelligence, et il est courageux, lui !

 

Ce dernier reproche était fait avec un accent de tendresse infinie.

 

– Je voudrais bien le voir, demanda Saule-Brodé d’une voix si basse que Mme Liou la devina plutôt qu’elle ne l’entendit.

 

– Le voir ? répéta-t-elle.

 

– Oui. Ne suis-je pas cause de ses souffrances ? N’est-ce pas moi qui l’ai fait arrêter, condamner ? N’est-ce pas pour moi et par moi qu’il mourra comme un assassin ? Si je pouvais lui demander pardon !

 

À ces étranges paroles, que sa fille avait prononcées avec une exaltation croissante, la pauvre femme comprit ce qui se passait dans son cœur et lui dit doucement :

 

– Tu l’aimes donc ?

 

– Je ne sais, seulement je voudrais qu’il me pardonnât avant que nous mourrions tous deux.

 

– Mais vous ne mourrez ni l’un ni l’autre, j’en suis certaine, je te le promets, et tu verras I-té aujourd’hui. Oh ! ils ne me refuseront pas cela !

 

Elle porta Saule-Brodé sur son lit, lui donna un dernier baiser, la recommanda aux soins de la muette et sortit.

 

Moins d’un quart d’heure après, Mme Liou était de retour, et la condamnée, dont les regards anxieux n’avaient pas quitté la porte de sa chambre, comprit aussitôt, à la physionomie de sa mère, qu’elle avait réussi dans sa démarche.

 

Le gouverneur de la prison, en effet, lui avait immédiatement accordé l’autorisation désirée.

 

Craignant d’être lui-même, ainsi que l’était le président Ming, l’objet de la colère du vice-roi, en raison de la sévérité brutale avec laquelle il avait traité sa détenue, dès le premier jour de son arrivée, il s’était empressé de saisir l’occasion de se montrer humain et généreux.

 

Cependant, pour mettre sa responsabilité tout à fait à l’abri, un de ses officiers accompagnerait sa pensionnaire, qui était libre d’aller visiter son cousin le jour même.

 

En recevant cette bonne nouvelle, Saule-Brodé sentit son cœur déborder de joie, et, malgré sa faiblesse, elle fut prête en un instant.

 

Mais, hélas ! ce n’était plus la fraîche et rieuse enfant à qui le diseur de bonne aventure de la rue des Batteurs-d’Or avait prédit richesse et bonheur.

 

En un mois elle avait vieilli de dix ans. C’est à peine si elle put monter dans la chaise à porteurs qu’on avait envoyé chercher, car il fallait parcourir un assez long chemin pour se rendre à l’hôpital où était détenu.

 

Cet établissement, un des plus remarquables de Canton par son installation et les superbes jardins qui l’entourent, est situé dans la ville tartare, à peu de distance du palais du prince Kong ; mais Saule-Brodé ne fut distraite, pendant la route, ni par le bruit de la foule ni par le spectacle des cortèges de prêtres et de soldats qu’elle rencontra sur son passage.

 

Son esprit et son cœur étaient tout à celui qu’elle allait voir.

 

Lorsqu’elle arriva à l’hospice, Mme Liou n’eut qu’à montrer l’autorisation qu’on lui avait donnée, pour que les portes s’ouvrissent devant elle.

 

On la conduisit avec sa fille auprès du lit du pauvre I-té, et ce fut alors, dans ce milieu déjà si lugubre par lui-même, une scène d’une tristesse déchirante.

 

Dans une petite pièce isolée et surveillée nuit et jour par deux soldats de police, le jeune prêtre, pâle et défiguré, était étendu sur un misérable grabat, où il ne pouvait pour ainsi dire faire un seul mouvement. Ses blessures n’étaient pas cicatrisées ; ses souffrances étaient toujours horribles. On distinguait encore sur ses tempes les plaies que le terrible cercle de fer y avait faites.

 

Son front paraissait déprimé ; ses yeux, que la douleur avait démesurément ouverts, semblaient s’être agrandis ; sa bouche gardait le rictus que lui avait imprimé la torture.

 

Quant à sa raison, elle était revenue tout entière, car lorsque Ming en personne, si directement intéressé à recueillir sur l’assassinat de Ling de nouveaux renseignements, avait voulu l’interroger, il avait répondu :

 

– Vous m’avez condamné à mort, vous n’avez plus le droit de me torturer, laissez-moi mourir !

 

Néanmoins, en voyant entrer tout ce monde, lui que les médecins seuls visitaient, il ne comprit pas d’abord ce que cela voulait dire.

 

Les regards fixés sur ce groupe dont deux personnes lui rappelaient les jours heureux disparus, il crut d’abord qu’il était le jouet d’un songe et remercia Bouddha de le lui envoyer au milieu de son isolement ; mais la lumière se fit dans son esprit. Alors, en murmurant un nom aimé, il étendit les bras.

 

Saule-Brodé était déjà agenouillée près de lui et, ses lèvres sur une de ses mains amaigries, elle murmurait :

 

– C’est moi qui t’ai perdu, I-té ; me pardonneras-tu jamais ?

 

Le malade ne répondit que par un sourire, et des larmes de joie s’échappèrent de ses yeux.

 

Il comprenait qu’il était aimé ; ses souffrances n’existaient plus ; il bénissait jusqu’à ses douleurs.

 

Pendant un instant, ils gardèrent le silence.

 

Mme Liou, qui assistait à cette chaste communion de deux âmes également pures, ne songeait pas à les troubler.

 

I-té, le premier, prit la parole.

 

– Vois-tu, dit-il à sa cousine avec l’accent familier qu’il employait lorsqu’ils étaient enfants, tout cela devait être et je n’ai rien à te pardonner. Il était écrit là-haut que, ne pouvant vivre ensemble, nous serions unis dans la mort. Ne nous révoltons pas contre le destin ! Tu es là, près de moi, je sens ta main qui presse la mienne, je ne souffre plus, et maintenant je ne demande qu’une seule chose, c’est que les forces me reviennent afin que je puisse marcher au supplice comme doit le faire un homme dont la conscience est sans reproche. Oh ! je te donnerai du courage par mon exemple ! Pourquoi n’ai-je pas deux existences ! Je les offrirais en échange de la tienne !

 

– Mais nous ne mourrons pas, I-té ! Tu ne sais donc pas ce qui s’est passé ?

 

Elle lui apprit rapidement tout ce qu’elle tenait de sa mère.

 

– Tu rêves, lui répondit le condamné lorsqu’elle eut terminé ; ne conserve pas de telles espérances. Moi, je n’en veux pas, parce que la certitude où je suis de mourir bientôt me donne le droit de te dire : « Je t’aime ! »

 

La fille de Mme Liou sentit un frisson qui parcourait tout son être et baissa la tête.

 

– Oui, je t’aime ! répéta le jeune homme, et ma joie sera de te le redire à l’heure suprême, de te le crier encore sous le sabre du bourreau.

 

Et, faisant un effort surhumain, I-té se pencha vers sa cousine pour déposer sur son front un long baiser. Puis, brisé par toutes ces émotions, aussi pâle que s’il allait expirer, il ferma les yeux et retomba sur son lit, en murmurant :

 

– Je fais plus que de pardonner, je te remercie et je t’adore !

 

Saule-Brodé pensa qu’il venait de rendre le dernier soupir.

 

– I-té ! s’écria-t-elle, en se jetant sur lui.

 

– Soyez sans crainte, Madame, lui dit, en la relevant avec douceur, le médecin de l’hôpital, qui depuis quelques instants déjà assistait à cette scène touchante, votre ami est sujet à ces syncopes. C’est assez de fatigue pour aujourd’hui, retirez-vous !

 

De la part du docteur, c’était là un ordre.

 

La veuve de Ling le comprit ; elle s’inclina sur le visage décomposé de son parent, lui donna un dernier baiser en lui disant : « À bientôt ! » comme s’il pouvait l’entendre, et, faisant signe à sa mère, elle sortit la première de cette chambre où elle laissait son cœur tout entier.

 

Quelques minutes plus lard, le petit cortège reprenait la route de la prison.

 

Les deux malheureuses étaient remontées dans leurs chaises à porteurs et, toujours escortées de l’officier de police commis à leur garde, elles atteignirent bientôt la porte de Taenan, voûte de plus de quarante pieds de longueur, percée dans le rempart qui sépare les deux villes, tartare et chinoise, et gardée à chacune de ses extrémités par des factionnaires armés.

 

Au moment où les porteurs de Mme Liou et de sa fille venaient de s’engager sous cette voûte, dont certaines parties restent toujours dans une demi-obscurité, malgré les lanternes placées çà et là, la foule était si considérable qu’ils durent s’arrêter pour attendre que le passage fût plus facile.

 

Ils étaient là depuis quelques moments, les chaises rangées le long de la muraille, lorsque Saule-Brodé sentit que, du côté opposé à celui où elle regardait, une main se posait sur son épaule.

 

Elle se retourna vivement.

 

Un homme dont elle ne pouvait distinguer les traits avait passé le haut de son corps à travers la portière et l’attirait à lui.

 

Elle voulut jeter un cri, mais, avant que cela lui eût été possible, l’inconnu l’avait saisie, embrassée et repoussée en lui disant :

 

– Tu sais maintenant comment se venge Tchou ! Tu ne reverras plus l’Araignée-Rouge qu’une seule fois : ce sera au pied de ton gibet. Je voudrais y monter avec toi pour sucer la dernière goutte de ton sang !

 

– Au secours ! bégaya Liou-Siou, en se jetant à terre, folle de dégoût et d’épouvante.

 

Elle avait reconnu le boucher, bien que cependant elle n’eût jamais fait grande attention à lui, et il lui semblait tout à coup que ce n’était pas la première fois qu’elle entendait sa voix, quoiqu’elle ne se rappelât pas lui avoir jamais parlé.

 

Où, quand, dans quelles circonstances cette voix avait-elle déjà frappé son oreille ? Elle ne pouvait s’en souvenir, mais elle frissonnait d’horreur !

 

Mme Liou, la première, avait répondu à l’appel de sa fille. Elle la soutenait dans ses bras.

 

Ni l’officier de police ni les porteurs ne comprenaient rien à ce qui se passait.

 

– Là ! tout près de moi, je viens de le voir ! répétait la jeune femme, les yeux hagards et en étendant la main vers l’endroit le plus sombre de la voûte.

 

– Que t’est-il donc arrivé ? De qui veux-tu parler ? lui demanda sa mère éperdue.

 

– Lui ! l’assassin !

 

– L’assassin ! Qui cela ? Réponds, je t’en prie !

 

– Oh ! je le reconnais maintenant. C’est Tchou le boucher, notre voisin à Foun-si. Tu sais bien ?

 

– Tchou ! l’Araignée-Rouge ?

 

– Oui, l’Araignée-Rouge ! Ah ! je sens encore là sa morsure !

 

– Voyons, calme-toi ! Ce n’est qu’un rêve, une hallucination !

 

– Oh ! non, je l’ai bien vu, et je me souviens ! C’est la même voix que je n’ai entendue qu’une seule fois, dans ma chambre, à la villa Ling, pendant la nuit de mes noces ! Oh ! je m’en souviendrai toujours ! J’ai peur, j’ai peur !

 

Glacée d’effroi, elle fermait les yeux en se pressant contre Mme Liou.

 

Celle-ci se fit aider par l’un des porteurs, et, après avoir replacé sa fille dans sa chaise, elle pria celui qui les escortait d’ordonner le départ.

 

Un quart d’heure après, de retour à la prison, Saule-Brodé, qui avait retrouvé un peu de sang-froid, raconta de nouveau l’horrible apparition de la porte Taenan.

 

Sans lui demander d’autres détails, sa mère la recommanda à la muette et se fit aussitôt conduire chez le président de la cour criminelle.

 

Depuis son entrevue avec le vice-roi, Ming osait à peine s’éloigner pour aller à sa villa, car il avait mis en campagne tous ses agents et voulait qu’ils pussent toujours le trouver sans retard, dans le cas heureux où ils auraient quelque chose d’intéressant à lui communiquer.

 

Hélas ! c’était précisément le contraire qui avait eu lieu jusque-là. Le malheureux mandarin en perdait le boire et le manger, ce qui était certainement chez lui la preuve du plus profond désespoir.

 

Parfois il se réveillait au milieu de la nuit, et le serviteur qui venait à ses cris le surprenait courant dans sa chambre en courbant l’échiné, comme pour échapper aux coups de bambou. Il le croyait, du moins, dans son cauchemar. Il lui semblait même que l’exécuteur les lui administrait avec un certain plaisir.

 

Le pauvre juge menait une existence atroce, se raccrochant au moindre indice ; aussi s’empressa-t-il de donner l’ordre d’introduire Mme Liou lorsqu’il sut qu’elle désirait lui parler.

 

Il s’efforça néanmoins de reprendre tout son calme et toute sa dignité pour la recevoir.

 

Mais la mère de Saule-Brodé avait bien autre chose à faire que de songer au cérémonial accoutumé. À peine en présence de Ming, et sans s’inquiéter du secrétaire qui était là, elle alla droit au but et lui dit :

 

– Vous avez presque autant d’intérêt que moi à retrouver l’assassin de Ling, n’est-il pas vrai ?

 

– Je le crois bien ! répondit vivement le magistrat. Si j’ai autant d’intérêt que vous à retrouver l’assassin de Ling ! Mais j’en ai davantage, bien davantage !

 

– Il s’agit de la vie de mon enfant, fit observer doucement Mme Liou.

 

– Et, pour moi, de mon honneur de juge, riposta le fonctionnaire avec plus d’à-propos qu’il ne s’en supposait capable lui-même.

 

– Eh bien ! cet assassin, je le connais !

 

– Vous le connaissez ?

 

– Ma fille l’a vu !

 

– Où cela ?

 

– Sous la voûte de la porte Taenan, en revenant de l’hôpital, où se meurt le pauvre I-té.

 

– Sous la voûte de la porte Taenan ! Et vous ne l’avez pas fait arrêter !

 

– Grâce à l’obscurité, il a disparu facilement.

 

Mme Liou raconta alors ce que sa fille lui avait dit de l’apparition du meurtrier.

 

– Et quel est cet homme, ce misérable ?

 

– C’est un de mes anciens voisins à Foun-si, un boucher du nom de Tchou.

 

– Tchou ? Attendez donc ! Celui que les gamins appelaient l’Araignée-Rouge ?

 

– Lui-même !

 

– Mais alors Perkins est un magicien, un sorcier ! Moi, je ne suis qu’un imbécile !

 

Inutile de dire que Ming avait prononcé cette dernière phrase en aparté.

 

– Je ne vous comprends pas.

 

– Oh ! moi je me comprends ! Cet homme a quitté Foun-si au moment des fiançailles de votre fille ?

 

– À peu près à cette époque. Il y a certainement plus de trois mois que sa boutique est fermée.

 

– Il aimait Melle Liou-Siou et a tué son mari par jalousie !

 

– Aujourd’hui j’en suis certaine.

 

– Où le trouver maintenant ?

 

– Puisqu’il était à Canton il y a une demi-heure, il ne saurait être loin.

 

– Tiens, c’est vrai ! Décidément je perds la tête ! Vous avez entendu, Tin-tung ?

 

Ces mots s’adressaient au secrétaire qui assistait à cet entretien.

 

– J’ai entendu, Seigneur, répondit humblement le scribe ; que faut-il faire ?

 

– Courir chercher Fo-hop.

 

Tin-tung fit un pas vers la porte de sortie.

 

– Ou plutôt, non, j’y vais moi-même, reprit le président, en frappant à tour de bras sur le gong qui lui servait à appeler ses gens.

 

Une demi-douzaine de serviteurs se présentèrent aussitôt.

 

– Vite ! mon palanquin et mes plus solides porteurs ! commanda Ming.

 

Et il se mit à marcher en murmurant :

 

– Tchou, le boucher, l’Araignée-Rouge ! Pourvu qu’il ne soit pas trop tard !

 

Cinq minutes s’étaient à peine écoulées lorsqu’on vint le prévenir que ses hommes étaient à ses ordres.

 

– Vous avez votre chaise, Madame ? demanda-t-il à sa visiteuse.

 

– Oui, répondit Mme Liou.

 

– Alors suivez-moi ; nous allons chez le préfet de police. Il n’y a pas un instant à perdre !

 

Et l’énorme Ming, à qui l’espoir d’échapper aux coups de bambou dont il était menacé rendait toute l’agilité de sa jeunesse, bondit jusqu’à son palanquin.

 

Ses porteurs plièrent sous le faix, mais n’en partirent pas moins d’un pas accéléré.

 

Ceux de Mme Liou y mirent de l’amour-propre. Aussi, quoiqu’ils fussent deux seulement et eussent fait une course assez longue, arrivèrent-ils en même temps que le pesant mandarin.

 

Celui-ci donna galamment la main à la pauvre femme et l’entraîna dans le cabinet de Fo-hop.

 

En peu de mots, Ming le mit au courant de ce qui s’était passé sous la voûte de la porte Taenan.

 

– Si cet homme n’a pas quitté la ville avant une heure, il n’en sortira pas, je vous le promets ! dit le chef de la police.

 

– Comment ferez-vous ?

 

– Sous le prétexte que les éclaireurs de l’armée des rebelles m’ont été signalés dans les environs, je vais fermer toutes les portes de Canton.

 

– Très bien !

 

– Et envoyer l’ordre au commandant du port de tendre les chaînes pour qu’aucune embarcation ne puisse sortir des bassins et de la rade.

 

– Vous êtes un homme admirable !

 

– Puis mes cinq principaux agents, bien accompagnés, fouilleront cette nuit tous les repaires de la ville et des faubourgs. Dans une demi-heure, les ti-pao recevront la consigne de ne laisser circuler aucun individu suspect.

 

Les ti-pao sont, en Chine, les gardiens de nuit.

 

Chaque rue a le sien, toujours le même, de sorte que ces hommes connaissent de nom et de vue tous les habitants du quartier qu’ils sont chargés de surveiller.

 

Il n’y a qu’un malheur dans cette organisation ingénieuse, qui devrait être pour les malfaiteurs un obstacle insurmontable, c’est que ces surveillants se promènent en frappant sur un cylindre de bois qui produit un son pareil à celui d’une crécelle, et qu’ils portent à la ceinture une lanterne allumée. Il en résulte que les voleurs, les entendant et les voyant venir de loin, peuvent tout naturellement se livrer sans nul danger à l’exercice de leur profession.

 

Seulement, continua Fo-hop, il me faudrait le signalement de l’assassin.

 

– Tiens ! c’est vrai ! Moi qui ne l’ai pas même demandé ! répondit Ming avec naïveté. Madame va vous le donner.

 

La mère de Saule-Brodé s’empressa de faire de Tchou un portrait si détaillé que le brave magistrat ne put s’empêcher de s’écrier :

 

– Je le reconnaîtrais entre mille, ce monstre !

 

Il fut interrompu par l’arrivée des agents qu’avait fait appeler le préfet.

 

Celui-ci leur expliqua ce dont il s’agissait et, après leur avoir donné les plus minutieuses instructions, il allait les renvoyer, lorsque le magistrat, qui, en présence de ses inférieurs, avait repris toute sa morgue, leur dit avec rudesse :

 

– Vous savez qu’il nous faut ce coupable cette nuit même, ou sinon, demain matin, vingt coups de bambou à chacun de vous !

 

Les pauvres diables s’inclinèrent jusqu’à terre, sans oser formuler une plainte, et sortirent.

 

– Vous êtes sévère, mon cher président, dit Fo-hop après le départ de ses hommes. Vingt coups de bambou s’ils ne réussissent pas. Comme vous y allez !

 

– Je suis bien menacé d’en recevoir cinq fois plus.

 

– C’est vrai ! et comme ils sont cinq, ça fait juste votre compte !

 

– Votre plaisanterie est cruelle !

 

– Heureusement que ce n’est qu’une plaisanterie et que vous échapperez à cette humiliation.

 

– Si ce n’était qu’une humiliation !

 

– Mais, j’y pense, si nous faisions mieux encore que de nous en rapporter à nos gens, si nous cherchions nous-mêmes ?

 

– Vous dites ?

 

– Si, cette nuit, nous accompagnions mes agents ?

 

– Y pensez-vous sérieusement ?

 

– Très sérieusement ! Le portrait de ce Tchou me paraît gravé dans votre esprit ?

 

– Je le crois bien !

 

– Alors retournez chez vous, mettez un costume de simple bourgeois, comme celui que vous endossez lorsque vous vous échappez la nuit de l’île de Honan… pour courir les bateaux de fleurs.

 

– Les bateaux de fleurs ? Moi ! Vous pouvez…

 

– Mes fonctions me commandent de tout savoir.

 

– Allons, soit ! J’irai où vous voudrez !

 

– Vers dix heures, je passerai vous prendre.

 

– C’est entendu, je vous attendrai !

 

Ces mots étaient à peine prononcés que Ming les regrettait déjà, car ils l’engageaient dans une excursion dont son courage se souciait fort peu ; mais il était trop tard pour reculer.

 

Il le comprit et, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, il serra la main de son collègue ; puis, courant à son palanquin, il apostropha ses porteurs avec un ton de commandement militaire, auquel ils n’étaient pas accoutumés.

 

Le pacifique jurisconsulte se voyait déjà transformé en foudre de guerre !

 

III

CANTON PENDANT LA NUIT

 

Il est presque inutile d’affirmer que, malgré la démonstration de bravoure à laquelle il s’était livré, l’intrépide Ming maudit vingt fois le projet de Fo-hop, pendant les vingt minutes que mirent ses porteurs à le reconduire.

 

Personne ne savait mieux que lui, par ouï-dire, bien entendu, que certains quartiers de Canton étaient fort dangereux pendant la nuit.

 

Il lui était arrivé souvent, dans les affaires qu’il avait jugées, d’apprendre de terribles choses sur les malfaiteurs qui peuplaient les faubourgs, et sa mémoire les lui rappelait avec une ténacité fâcheuse, juste au moment même où il venait de s’engager à visiter ces bouges, que la police n’osait fouiller qu’à de rares intervalles. Aussi termina-t-il assez mal sa journée.

 

Le soir néanmoins, après un bon repas, généreusement arrosé de vins de France, il retrouva une partie de sa fermeté d’emprunt, et lorsque, vers dix heures, Fo-hop vint le chercher, il était prêt, déguisé en coureur de carrefour. Il paraissait même disposé à faire assez bonne figure.

 

– Mes ordres ont été si bien exécutés, lui dit le préfet, que, si vous n’étiez pas avec moi, vous ne pourriez certainement retourner cette nuit à Honan. La ville est fermée et barricadée à croire que les Taï-pings sont à portée de fusil. Partons !

 

– Partons ! répéta le magistrat comme s’il entonnait son chant de guerre.

 

Il se dirigea vers la porte de sortie.

 

Mais, arrivé sur le seuil de sa maison et n’apercevant personne dans la rue, il se retourna vivement vers Fo-top pour lui dire :

 

– Est-ce que vous êtes seul ?

 

– Absolument seul ! Puisque nous n’avons rien à faire en ville, j’ai laissé mes agents à la porte Tsing-hae, avec ordre de m’attendre. Nous allons les y rejoindre.

 

Ming contint la joie que lui causait cette nouvelle.

 

– Du reste, mes hommes sont tout simplement deux.

 

– Ah bah !

 

– Oui, mais l’un de ces deux-là est un auxiliaire précieux. C’est le fils d’un pauvre diable, Soun-po, que vous avez condamné la semaine dernière à trois mois de cangue. Je lui ai promis d’obtenir la grâce de son père s’il nous pilotait utilement.

 

– Il a accepté ?

 

– Avec reconnaissance ! Et comme je lui ai promis également de ne pas me souvenir de ses relations avec le vilain monde que nous voulons visiter, il va nous mener d’abord à la cour du roi des mendiants, puis dans certains lieux où il se pourrait bien que votre assassin se fût réfugié.

 

– Le roi des mendiants ?

 

– Sans doute ! Ne savez-vous pas que ces gens-là forment une association régulière dont le sous-préfet lui-même nomme le souverain.

 

– J’en avais bien entendu parler, mais je n’y croyais qu’à moitié.

 

– Vous allez les voir chez eux.

 

Tout en causant ainsi et après s’être fait ouvrir dix barrières, les deux mandarins atteignirent la porte Tsing-hae.

 

Fo-hop se fit reconnaître par l’officier qui commandait le poste, et ils franchirent le rempart.

 

Les deux hommes auxquels le préfet avait donné rendez-vous étaient couchés près du pont, à l’abri de grandes jarres qu’un marchand de faïence avait déposées sur la berge.

 

Le collègue de Soun-po était un sous-officier de police en qui on pouvait avoir toute confiance.

 

Il se nommait A-moy. Trapu et vigoureux, il avait le type des Chinois du Sud.

 

En entendant la porte s’ouvrir, il s’était levé, ainsi que son compagnon, et il attendait les ordres de son chef.

 

– En route, lui dit ce dernier ; chez Sang !

 

L’agent s’inclina et, faisant signe à Soun-po, prit les devants.

 

Le petit groupe se dirigea vers le pont de l’île de Honan, et, après l’avoir traversé, il s’engouffra dans le dédale des ruelles fangeuses qui occupent tout l’espace compris entre le rivage et le temple de Bouddha.

 

Malgré l’heure avancée, le quartier était loin d’être désert et calme.

 

À chaque pas, au contraire, Fo-hop et Ming croisaient des promeneurs, et de chacune des habitations, pour ainsi dire, s’échappaient des bruits multiples, qui prouvaient assez combien la population chinoise aime à faire de la nuit le jour.

 

– Si nous nous arrêtions ici un instant ? proposa tout à coup le préfet.

 

Ils étaient devant une maison d’où sortaient et où entraient des individus affairés, les uns gais et expansifs, les autres sombres et muets.

 

– Soit ! répondit le magistrat. Quel est ce bouge ?

 

Le fait est que l’endroit avait le plus sinistre aspect.

 

Sa façade, à peine recrépie, était lézardée çà et là ; il n’existait aucun jour sur l’extérieur, et on apercevait du dehors un long couloir, éclairé par deux lanternes fumeuses, qui devait conduire en fort mauvais lieu.

 

– Ce bouge, comme vous l’appelez, mon cher président, est un de vos plus précieux fournisseurs.

 

– Un de mes fournisseurs ?

 

– C’est un des tripots les plus mal fréquentés des trois provinces.

 

– Et nous allons pénétrer là dedans ?

 

– À moins que vous ne supposiez que nous aurions plus de chance de rencontrer l’assassin de Ling chez le prince Kong.

 

– Vous avez raison, approuva le mandarin, que le seul nom du vice-roi avait le privilège de rendre brave. Allons !

 

Et, le premier, il franchit le seuil de la maison. Fo-hop le suivit.

 

À moitié du couloir à peu près, à droite, ils atteignirent une porte grande ouverte.

 

C’était l’entrée d’une vaste salle, où se trouvaient à peu près cent cinquante individus ; mais l’atmosphère y était tellement épaisse que les deux amis ne purent tout d’abord distinguer ni rien ni personne autour d’eux.

 

Ils s’y firent bientôt cependant. Ming fut alors tout yeux et tout oreilles.

 

Sur de larges bancs de bois adossés à la muraille, des gens accroupis fumaient et paraissaient assez indifférents à ce qui se passait devant eux, mais les autres parties de la salle étaient moins tranquilles.

 

L’assistance formait des groupes distincts, d’où s’élevaient en même temps des cris de joie et des malédictions.

 

Ces groupes se pressaient autour de tables occupées par des joueurs, qui paraissaient, par leurs costumes, appartenir à la classe bourgeoise.

 

Cependant quelques-unes de ces tables étaient littéralement couvertes de piastres et de lingots, ce qui permit à Fo-hop de supposer que Ming et lui n’étaient pas les seuls qui fussent là incognito.

 

Les parieurs luttaient entre eux ou contre les banquiers qui tenaient les enjeux et donnaient les cartes, de vraies cartes, comme celles dont nous nous servons en Europe, avec cette différence que les figures des rois, des reines et des valets y étaient remplacées par des oiseaux fantastiques, rouges, verts et bleus, ou par des dragons qui semblaient faire les plus effroyables grimaces aux perdants ; et, de la galerie qui faisait le tour de la salle, des clients descendaient leurs mises dans de petits paniers qui, la plupart du temps, remontaient vides.

 

Après avoir inspecté une à une les diverses masses de cet étrange tripot, sans rencontrer rien qui ressemblât au portrait que Mme Liou avait fait de Tchou, Fo-hop et Ming parvinrent à se glisser à travers les curieux auprès d’une table de jeu.

 

Il n’y avait là que deux lutteurs en présence, mais la partie était évidemment sérieuse. La foule en suivait ardemment toutes les péripéties, en excitant les adversaires de la voix et du geste.

 

L’un de ces joueurs était un homme jeune encore, l’âme déjà bronzée sans doute, car sa physionomie ne trahissait aucune émotion.

 

À chaque coup nouveau, la masse d’or et d’argent qu’il avait devant lui grossissait, et il attirait flegmatiquement à lui son gain, en esquissant à peine un sourire, sourire étrange qui semblait exprimer moins de satisfaction de sa bonne chance que de haine contre celui qu’il ruinait.

 

L’autre était un petit homme d’une cinquantaine d’années, dont le visage amaigri portait les traces de tous les excès. Ses yeux creusés et éteints, ses lèvres pâles et flétries, ses dents noires et déchaussées, le tremblement de ses mains, tous les mouvements fébriles de son corps trahissaient son vice favori : l’abus de l’opium.

 

Il jouait nerveusement, maudissait le sort et perdait la tête.

 

Enfin, un dernier coup lui ayant enlevé sa dernière piastre, il se leva en jurant. La foule s’écarta, pensant qu’il allait se livrer à quelque acte de fureur sur lui-même ou sur autrui. Il n’en fut rien.

 

Redevenu calme presque tout à coup, le décavé se dirigea tranquillement vers la pièce de la maison spécialement réservée aux fumeurs. Le précieux narcotique allait lui faire oublier sa perte et lui donner l’espoir d’une revanche éclatante.

 

– Partons ! dit alors Ming à Fo-hop, après avoir perdu de vue le joueur dépouillé, notre homme n’est pas ici, nous en sommes bien certains.

 

– Oui, éloignons-nous, répondit le préfet, mais je n’oublierai pas ce tripot. Les ti-pao du faubourg de Honan peuvent être sûrs de leur affaire pour ne pas me l’avoir signalé.

 

Les deux mandarins regagnèrent la rue qu’éclairaient en cet endroit les lanternes des établissements de prêts, qui avoisinent toujours les maisons de jeu.

 

– Chez Sang ! maintenant, ordonna Fo-hop à ses guides. Si mal famé que soit son domaine, nous n’y verrons rien de plus vilain qu’ici.

 

La petite troupe se remit en route.

 

La nuit était restée sombre et lugubre. Au fur et à mesure que nos amis s’enfonçaient davantage dans le faubourg, les rues ou plutôt les ruelles devenaient plus étroites, plus tortueuses, plus enchevêtrées.

 

Cela inquiétait d’autant plus le président que le quartier était tout à fait désert.

 

Il y régnait un calme si complet qu’on eut dit qu’il était inhabité ou ne renfermait que des morts.

 

Ils arrivèrent ainsi jusqu’au temple de Bouddha, dont les hautes murailles bordaient l’un des côtés de la voie, tandis que l’autre ne se composait que de misérables cases. Ming, dont les regards troublés ne cessaient de sonder les ténèbres, crut s’apercevoir alors que, çà et là, de l’enfoncement d’une porte, de l’angle d’une maison, se détachaient des ombres qui fuyaient sans bruit, en rampant.

 

Il en fit part aussitôt au préfet : mais celui-ci, brave autant que son compagnon était poltron, et résolu d’ailleurs à pousser l’aventure, aussi bien par curiosité que par devoir, se contenta de hausser les épaules et, prenant son collègue par le bras, il l’entraîna dans une petite ruelle obscure, où Soun-po et A-moy venaient de disparaître.

 

Ils y avaient à peu près fait une centaine de pas à tâtons, et ils allaient se diriger vers des lumières qu’ils apercevaient au loin, quand une demi-douzaine d’êtres étranges leur apparurent tout à coup, comme s’ils sortaient de terre, et se mirent en travers de la ruelle pour en barrer le passage.

 

– Qui êtes-vous ? que voulez-vous ? leur demanda d’un ton menaçant l’un de ces hommes.

 

Ming avait exécuté un mouvement de retraite. Soun-po s’avança vivement, au contraire, échangea quelques mots avec l’inconnu, et celui-ci s’éloigna aussitôt, mais non sans avoir recommandé à ses compagnons de ne pas permettre aux promeneurs d’avancer.

 

– Je crois, Bouddha me pardonne ! murmura le vaniteux magistrat, que le roi des mendiants nous fait faire antichambre.

 

– Eh ! c’est un vrai souverain, plus puissant que bien d’autres, répondit Fo-hop. Somme toute, il n’agit envers nous que comme nous avons si souvent agi envers autrui.

 

– Comment ! vous, le préfet de police de Canton, vous comptez avec ces canailles-là !

 

– Sang m’est parfois très utile. En échange de quelques immunités dont jouit son association, il me renseigne sur des choses que je suis fort intéressé à connaître, et comme, lorsqu’il se commet un crime dont je ne puis découvrir les auteurs, je le rends un peu responsable du méfait, il m’est dévoué.

 

– Comment ne vous êtes-vous donc pas adressé à lui pour trouver l’assassin de Ling ?

 

– Mais tout simplement pour deux motifs : d’abord parce que vous étiez convaincu d’avoir condamné les seuls et vrais coupables ; ensuite parce que le crime s’est commis hors de Canton et de ses faubourgs, dans une localité où les sujets de Sang ne vont que rarement.

 

Ming allait sans doute s’efforcer de prouver à son collègue que ces deux raisons-là lui semblaient également insuffisantes, lorsque Soun-po l’avertit qu’il voyait revenir le mendiant parti en émissaire.

 

Cet homme arrivait en courant, ce qui était de bon augure. En effet, aussitôt qu’il eut rejoint nos amis, il s’inclina poliment devant eux et les pria de le suivre.

 

Cinq minutes plus tard, les deux mandarins atteignaient l’extrémité de la rue et pénétraient dans l’étrange lieu où le roi des mendiants tenait sa cour. C’était un immense quadrilatère, bordé sur ses quatre côtés par des cases du plus sordide aspect. Un vaste hangar, semblable à une halle de village, en occupait le centre.

 

Il s’y trouvait deux à trois cents misérables au moins, divisés par groupes. Les uns fumaient sans mot dire, les autres mangeaient, jouaient ou pansaient les plaies dont ils se faisaient un moyen d’existence. Quelques lanternes suspendues aux poutres de la toiture du hangar et quelques torches tout simplement fichées dans le sol éclairaient ce tableau fantastique.

 

Seulement, en traversant cette foule bizarre, composée de tous les monstres que peut engendrer la nature ou la maladie : géants, nains, boiteux, manchots, bossus, borgnes, aveugles, lépreux et paralytiques, Ming, qui inspectait soigneusement ce monde-là, dans l’espoir de retrouver au milieu de toutes ces laideurs celle de Tchou le boucher, Ming crut s’apercevoir que la plupart de ces plaies étaient factices, que le plus grand nombre de ces difformités étaient simulées.

 

Le fait est que tous ces gens-là étaient fort gais et ne paraissaient pas souffrir beaucoup.

 

Le digne magistrat en fut bientôt convaincu lorsqu’il vit un cul-de-jatte qui se traînait à ses pieds se débarrasser tout à coup de sa sellette. Après l’avoir prise sous son bras, il s’était mis à danser une véritable gigue pour se dégourdir les jambes.

 

La surprise que causa cette transformation subite à l’honorable président ne l’empêcha pas toutefois, bien au contraire, de suivre son compagnon. Quelques instants après, sans avoir rien découvert de ce qu’il cherchait, il arriva au bout du hangar , c’est-à-dire en présence de Sang, qui s’était à peine levé pour saluer ses visiteurs.

 

Le roi des mendiants était un homme d’une soixantaine d’années, d’une taille gigantesque et d’une physionomie assez douce, bien qu’il eût le type tartare. Il était affublé d’une grande robe de soie bleue en guenilles et coiffé d’un large chapeau de rotins tressés et orné de coquillages. Un lourd collier de jade passé autour de son cou lui tombait sur la poitrine, et il portait à l’index de la main droite un large anneau d’argent, dont le chaton était un onyx gravé qui représentait un homme à genoux.

 

Ces deux joyaux étaient les insignes de son pouvoir et de sa dignité.

 

Il suffisait qu’un laissez-passer fût revêtu du sceau de Sang pour que celui qui le possédait pût circuler sans crainte du nord au sud de la Chine. On affirmait même que c’était un talisman souverain auprès des Taï-pings et de toutes les sectes du Nénuphar-Blanc, la terrible et puissante association.

 

Ce singulier monarque était entouré d’une demi-douzaine d’individus avec lesquels il semblait en discussion importante.

 

– Je voudrais te parler en particulier, lui dit néanmoins Fo-hop.

 

– Dans un instant, Seigneur, je serai à vous, répondit la Majesté en haillons. Je ne vous demande que cinq minutes pour terminer avec mon trésorier. C’est aujourd’hui que je règle les comptes ; je ne dois pas faire attendre mes sujets.

 

Le préfet et Ming aperçurent alors un personnage, celui que Sang appelait si orgueilleusement son trésorier, qui alignait sur une grande feuille de papier une suite interminable de chiffres, pendant que son maître, sans nul souci de son rang, comptait lui-même et séparait les unes des autres, avec une grande adresse, les pièces de monnaies de toute sorte que contenait un grand bassin de cuivre placé sur ses genoux.

 

C’était la recette pécuniaire de la semaine qui venait de s’écouler.

 

Quant aux récoltes en nature, c’est-à-dire en vivres, le partage en était fait quotidiennement, le soir, aussitôt après le retour des mendiants, par des distributeurs honorés de la confiance de leur souverain.

 

Les vêtements et le riz qu’ils recevaient comme aumônes étaient également versés à la masse commune. On nettoyait et on serrait les premiers pour les vendre, car une des règles de la compagnie était de n’être couvert que de guenilles. Le riz était emmagasiné précieusement pour les jours de disette.

 

On voit que ce Sang était un roi rempli de prévoyance, et que l’illustre confrérie était régie d’après les lois économiques les plus sages.

 

Ming était probablement en train de faire ces réflexions, tout en examinant avec soin chacun des individus qui passaient devant lui pour aller recevoir leur part des mains du trésorier, et il remarquait que nul d’entre eux n’était plus ni difforme, ni infirme, ni paralytique, que les bossus s’étaient redressés, que les aveugles y voyaient et que les boiteux portaient leurs béquilles sous le bras, lorsque Fo-hop l’arracha à sa stupéfaction croissante.

 

Sang venait de quitter enfin l’escabeau qui lui servait de trône, pour dire au chef de la police :

 

– Seigneur, je suis à vos ordres.

 

– C’est à toi seul que je voudrais parler, observa le fonctionnaire.

 

L’autocrate de cette cour chinoise des Miracles donna un ordre, et le vide se fit aussitôt autour de lui. Ses sujets avaient disparu comme par enchantement.

 

– Vous pouvez parler maintenant, reprit-il avec un sourire d’orgueil ; nous sommes seuls !

 

– Tu sais pourquoi je désire t’entretenir ?

 

– Non, Seigneur.

 

– Tu n’ignores pas cependant l’assassinat du jeune Ling-Ta-Lang, et comme le coupable n’a pas été découvert, tu devais bien penser que je m’adresserais à toi pour obtenir les renseignements que tu ne peux me refuser.

 

– Je croyais, au contraire, que les meurtriers de Ling avaient été arrêtés et jugés.

 

– Les accusés qui ont comparu devant la cour criminelle ne sont pas les coupables.

 

– Il est donc vrai que le président Ming a fait la bêtise de condamner deux innocents.

 

À cette qualification sans gêne de sa conduite par un homme qu’il se croyait en droit d’envoyer en prison, le gros magistrat faillit se trahir ; mais Fo-hop, qui n’était pas certain d’ailleurs que Sang n’eût pas reconnu son collègue, l’arrêta à temps et répondit :

 

– Oui, le président de la cour s’est trompé, mais aujourd’hui nous connaissons le véritable assassin. C’est Tchou, jadis boucher à Foun-si.

 

– Vraiment ! Tant mieux pour Mme Ling et son cousin. Tant mieux aussi pour le seigneur Ming, puisqu’il doit recevoir cent coups de bambou s’il ne livre pas le meurtrier au prince Kong.

 

Le roi avait prononcé ces mots avec un tel accent d’ironie que le brave juge en était cramoisi de colère.

 

Il parvint toutefois à se contenir, mais en se promettant de se venger de l’humiliation qu’il subissait, si cet insolent personnage comparaissait un jour à sa barre.

 

– Or, ce Tchou, tu dois le connaître ? poursuivit Fo-hop.

 

– Non, j’en ai seulement entendu parler.

 

– Écoute ! jouons cartes sur table. T’a-t-il payé la prime que te donnent les voleurs en échange de ta protection et d’un asile ?

 

– Non, je vous l’affirme !

 

– Eh bien ! Tchou était à Canton aujourd’hui, et comme j’ai fait fermer les portes et tendre les chaînes du port, il n’a pu s’enfuir. Si mes agents ne l’arrêtent pas cette nuit dans la ville ou dans les faubourgs, c’est qu’il s’est réfugié dans quelque lieu que tu sais ; peut-être ici même !

 

– Je vous jure qu’il n’y est pas !

 

– Sur quoi me jures-tu cela ?

 

– Sur la tombe de mon père !

 

Fo-hop n’insista pas ; c’est là un serment que n’oserait faire le Chinois le plus méprisable s’il ne disait pas la vérité.

 

Il était certain que, sur ce point du moins, le roi des mendiants ne le trompait pas.

 

– Voyons, continua-t-il, veux-tu me servir ? Il y a longtemps que tu me demandes pour tes gens l’autorisation de mendier à la porte des jardins de Fa-ti ; je te l’accorderai si tu m’aides à trouver mon assassin.

 

Sang ne put retenir un mouvement de joie. Cette autorisation serait pour ses sujets et lui une source de bénéfices énormes, ces jardins de Fa-ti étant, pendant la belle saison, le lieu favori de promenade de la haute société de Canton.

 

– Soit ! répondit-il, marché conclu ! Mais je vous préviens que je sais peu de chose.

 

– N’importe !

 

– Voici tout ce qui m’est revenu sur celui que vous cherchez. D’abord Tchou n’habite ni la ville ni les faubourgs. On l’y a aperçu seulement plus d’un mois après son crime. Il était venu vendre une partie des bijoux qu’il avait dérobés à la villa Ling. Depuis cette époque, on l’a revu trois ou quatre fois, à des intervalles irréguliers.

 

– Où cela ?

 

Dans les bateaux de fleurs. À chacune de ses stations, il a joué de grosse sommes qui proviennent d’une source inconnue, car il doit avoir mangé depuis longtemps le produit de son vol.

 

– Lorsqu’il vient à Canton, où loge-t-il ?

 

– Je l’ignore ! Il arrive dans une embarcation qui l’attend toujours à l’arrière des bateaux de fleurs. Cependant deux de mes estropiés l’ont rencontré une fois auprès de la maison aux plumes de poule. Ses matelots y étaient sans doute allés dormir en l’attendant.

 

– Tu n’en sais pas davantage ?

 

– Je ne sais rien de plus.

 

C’est bien ! Tu auras la permission promise, si tu ne t’es pas trompé. Fais nous reconduire.

 

Sang frappa sur la gong qui lui servait quelques instants auparavant à compter les recettes de la société ; deux hommes accoururent aussitôt. Il donna un ordre à l’un d’eux, et, saluant profondément ses visiteurs, il leur dit qu’ils n’avaient qu’à suivre leur guide.

 

Ming ne se fit pas prier et prit les devants.

 

– Toi, dit rapidement le roi des mendiants, à celui de ses sujets qui était resté près de lui, tu vas courir à la factorerie danoise ; tu prendras la place de Tsi-fo dans l’embarcation du consul, afin de ne pas te faire ramasser par les ti-pao, et, dès que le soleil sera levé, c’est-à-dire dès que la chaîne du port sera tirée, tu loueras un bateau pour te conduire à Whampoa. Là, tu te rendras chez To-tui, le marchand d’éventails qui est auprès de la pagode, et tu lui demanderas à voir son frère, en lui disant que c’est moi qui t’envoie. Quand il l’aura fait venir on t’aura fait conduire auprès de lui, tu lui donneras ces lignes. Tu m’as compris n’est-ce pas ?

 

– Vos ordres seront exécutés, répondit l’individu en s’inclinant avec respect.

 

Sang traça quelques lignes sur une des feuilles des tablettes qu’il avait tirées de sa ceinture et remit sa lettre à son envoyé, qui partit en courant.

 

– Maintenant, se dit l’étrange majesté, Fi-hop et Ming peuvent chercher l’assassin de Ling ; s’ils le découvrent ou si lui se laisse prendre, ce ne sera pas grâce à moi. J’ai tenu ma parole à tout le monde. J’aurai mon autorisation sans avoir trahi personne.

 

Ces quelques mots en disent plus que toutes les explications sur la puissance du Nénuphar Blanc.

 

On voit quel englobait dans son organisation non seulement les rebelles qui tenaient la campagne et les mendiants, mais encore les pirates qui, sous le nom de « secte du Lys-d’Eau », régnaient dans le bas du fleuve des Perles.

 

– Il ne me reste plus, murmura Sang, qu’à faire surveiller ce démon de capitaine Perkins. Cela, c’est plus facile que tout le reste. J’y pourvoirai demain par l’envoi de deux de mes plus habiles à la factorerie anglaise.

 

Et, jetant un dernier regard d’orgueil sur son domaine, il se dirigea, ravi de sa soirée, vers sa case, habitation aussi pauvre que celle du plus intime de ses sujets.

 

Pendant ce temps là, après avoir franchi sans difficulté, grâce à leur guide, la ruelle où ils avaient été arrêtés quelques instants auparavant, Fo-hop et Ming reprenaient leur course à travers le faubourg.

 

Mais cette fois ni Soun-po ni A-moy n’eurent besoin de demander leur chemin.

 

Le préfet savait parfaitement l’endroit où ils allaient, car cette maison aux plumes de poule, que Sang venait de rappeler à son souvenir, n’était rien d’autre qu’une espèce de souricière bien connue de la police de Canton, et il se demanda comment il n’avait pas pensé tout d’abord à y faire opérer une razzia.

 

Aussi, dès que la petite troupe fut sortie du dédale entourant le temple de Bouddha, invita-t-il son ami à presser le pas.

 

Enchanté qu’il était d’avoir échappé sain et sauf aux sujets de Sang et ravi de posséder quelques nouveaux renseignements sur Tchou, le président de la cour criminelle ne se fit pas prier. Moins d’une demi-heure plus tard, après avoir traversé de nouveau le pont de Honan, les deux mandarins étaient arrivés au but de leur excursion.

 

Seulement, comme il ne s’agissait plus là d’une expédition incognito, dans le genre de celles qu’il venait d’exécuter, mais d’une véritable descente de police, Fo-hop avait récolté en route tous ceux de ses agents qu’il avait rencontrés, et il était escorté d’une vingtaine de ti-pao, ce qui causait au président la plus vive satisfaction.

 

Ils étaient en face de deux vastes hangars en bois, couverts de balles cimentées avec de la plume et séparés par un mur épais, au faîte duquel régnait une espèce de galerie d’où on pouvait surveiller les deux parties de l’établissement.

 

Le préfet plaça dix de ses hommes à chacune des deux portes, seuls passages pour rentrer et sortir, en leur ordonnant de ne permettre de s’éloigner qu’à ceux dont il autoriserait le départ, et, ces dispositions prises, il frappa à l’une de ces issues, en sommant d’ouvrir au nom de la loi.

 

Ce fut fait immédiatement, et Ming, qui s’était hissé sur la galerie afin de mieux voir, sans cependant voir de trop près, fut alors témoin du plus curieux et du plus inattendu des spectacles lorsque, pour obéir à Fo-hop, on eut relevé, jusqu’à la toiture, la grande pièce de feutre qui était un véritable plafond mobile.

 

Sur un sol battu et couvert d’une couche épaisse de plumes de volaille achetées par l’entrepreneur du lieu dans tous les marchés et restaurants de Canton, deux à trois cents misérables de tout âge, hommes, femmes et enfants, dormaient du plus profond sommeil, au moment où ils avaient été réveillés ainsi au milieu de la nuit. On pense avec quelles malédictions ils avaient accueilli les interrupteurs de leur repos.

 

Les lueurs des lanternes que les soldats de police promenaient dans toutes les parties du hangar ne laissaient voir que des têtes effarées, apparaissant au dessus de ce lit étrange, mais personne ne songeait à résister. Chassés à coups de fouet, les pauvres diables se levaient et sortaient un à un.

 

Inutile de dire que Ming, du haut de sa passerelle, les dévisageait les uns après les autres.

 

Soudain Fo-hop l’entendit pousser un cri terrible. Pensant tout naturellement qu’il venait de reconnaître celui qu’ils cherchaient, il leva les yeux, prêt à l’arrêter, mais le gros mandarin avait disparu.

 

Tout entier à son examen, il s’était si bien penché dans le vide qu’il avait perdu l’équilibre. Il était tombé de quinze pieds de hauteur.

 

D’abord épouvanté, car il ignorait si c’était en dedans ou en dehors du hangar que son ami avait glissé, le préfet fut bientôt rassuré. Il ne put alors s’empêcher d’éclater de rire.

 

Du haut de la galerie où il avait accompagné Ming, Soun-po lui indiquait, au pied de la cloison, une masse de plume d’où émergeait, comme les mâts d’un bâtiment naufragé, les bottes jaunes du président. Tombé dans le lit moelleux la tête la première, il s’y était, en raison même de son poids, enfoncé tout entier. Les mouvements frénétiques de ses jambes disaient assez quels efforts surhumains il faisait pour sortir de cette position plus ridicule que dangereuse.

 

Les agents se précipitèrent à son secours, et, après l’avoir mis debout, l’emmenèrent dans la rue.

 

Il était temps ! Le sang lui était à ce point monté ou plutôt descendu à la tête qu’il étouffait.

 

Néanmoins, comme il avait encore plus de peur que de mal, il se remit assez, vite, lorsqu’il se sentit en plein air. Seulement, après s’être secoué, frotté, épousseté, il se retourna vers Fo-hop, pour lui dire, d’un air désespéré :

 

– J’en ai assez ! Il en adviendra ce qu’il plaira Bouddha ! Que Tchou aille au diable ! Moi, je vais me coucher ! Le dernier service que je vous demande, c’est de me reconduire, car je suis brisé !

 

Et, saisissant le bras de son compagnon, le malheureux Ming se dirigea clopin-clopant vers la ville, en maudissant les tripots, le roi des mendiants, la maison aux plumes de poule, le chef de la police, et lui-même, par-dessus le marché.

 

IV

UN REPAIRE DE BANDITS

 

Pendant qu’il visitait les faubourgs de Canton, dans l’espoir d’y découvrir l’assassin de Ling, mais pour n’y trouver que les mésaventures et les déboires que nous venons de raconter, l’honorable Ming ne se doutait guère qu’à une vingtaine de lieues de là, dans le bas de la rivière des Perles, il était, ainsi que son ami Perkins, l’objet d’un conciliabule entre gens de qui la haine était redoutable et dont la vengeance pouvait être terrible.

 

L’endroit où se passait cette scène était certainement un des lieux les plus désolés qu’il fût possible d’imaginer.

 

C’était Wang-mu, une des petites îles de cet archipel des Ladrones, si redouté des marins, non seulement, parce que, situé au milieu de l’entrée du fleuve, il multiplie les dangers de la navigation dans ces parages, mais aussi et surtout parce qu’il était le repaire de ces hardis pirates que les jonques de guerre n’osaient attaquer, et que le gouvernement impérial préférait d’ailleurs ne pas trop poursuivre, dans la crainte qu’à un moment donné, ils ne fissent cause commune avec les étrangers.

 

Quelques-unes de ces îles étaient donc la propriété absolue de ces écumeurs des mers. Ils y vivaient en toute sécurité, défendus par les difficultés naturelles des côtes autant que par la terreur qu’ils inspiraient. C’était là qu’ils venaient se reposer de leurs courses, cacher leur butin et préparer de nouvelles expéditions.

 

Grâce à un espionnage admirablement organisé, ils savaient quels étaient les navires en partance, ceux qu’on attendaient, et c’était presque à coup sûr qu’ils se mettaient en chasse pour courir sus aux bâtiments dont ils connaissaient le chargement, les équipages et les moyens de défense.

 

Cet îlot de Wang-mu était alors quelque chose comme le quartier général du Lys-d’Eau, et, depuis quelques temps surtout, il en était parti des excursions dirigées avec une vigueur, une promptitude, une hardiesse dont on n’avait pas eu d’exemple jusqu’à cette époque.

 

Cela tenait à ce que les pirates obéissaient à un homme d’une énergie sauvage, qui, du rang de simple volontaire, s’était élevé rapidement au grade de chef redouté.

 

Il nous faut remonter à près de trois mois en arrière pour raconter comment ce phénomène s’était produit.

 

C’était le lendemain de l’assassinat de Ling-Ta-Lang, au point du jour, le Lys-d’Eau était alors commandé par ce même Peï-ho, qui devait être arrêté à la suite du pillage de deux Opium’s clippers anglais et dont Ming achetait le corps, après l’avoir condamné à être pendu.

 

Depuis la veille, le temps était mauvais et les pirates étaient en train de haler à terre leurs canots, que la mer déchaînée menaçait de briser contre les rochers, lorsqu’ils distinguèrent, venant du haut du fleuve, une embarcation que le courant et la tourmente entraînaient au large.

 

Un seul homme, d’une taille gigantesque, montait cette embarcation, qui disparaissait parfois au milieu des vagues.

 

Debout à l’arrière, tenant d’une main le gouvernail et de l’autre l’écoute de la voile dans laquelle s’engouffrait le vent, il se dirigeait en marin consommé pour éviter les écueils et les coups de mer ; mais, loin de lutter contre l’ouragan, il semblait courir, au contraire, au-devant de la mort.

 

Au moment où il venait de doubler le cap de l’île Wang-mu, il aperçut ceux qui se trouvaient sur le rivage, et, comme si cette vue eut modifié tout à coup sa résolution, il largua sa voile que le vent emporta ; puis, changeant sa direction, d’un coup de barre, il se lança au milieu des récifs, où son canot roula fracassé.

 

Mais, lui, il était sain, et sauf. D’un bond de fauve, il avait saute à terre. Les pirates se précipiteront vers lui. Il les laissa venir sans qu’un seul muscle de son visage tressaillît.

 

– Où suis-je ? leur demanda-t-il dès qu’ils purent l’entendre.

 

– Toi, qui es-tu ? riposta l’un des bandits.

 

– Un homme que la tempête emportait et qui voulait mourir !

 

– Tu es dans un endroit d’où nul étranger n’est jamais sorti vivant. Tu es dans le domaine du Lys-d’Eau. Moi, je suis Peï-ho, celui qui commande ici.

 

Au lieu de trembler à cette révélation, ainsi que s’y attendait sans doute son interlocuteur, le naufragé eut un sourire bizarre et, relevant sa haute taille, il répondit :

 

– Alors tout est bien ! C’est le destin qui m’envoie ! Veux-tu que je sois des vôtres ?

 

– Toi ! Quel est ton nom ?

 

– Je m’appelle l’Araignée-Rouge !

 

– L’Araignée-Rouge ?

 

– Oui !

 

– Qui nous prouvera que tu ne viens pas pour nous trahir ? Qui nous prouvera que tu as courage et le mépris de la vie dont nous sommes tous animés ?

 

– Un homme m’avait enlevé la femme que j’aimais ; cet homme, je l’ai tué la nuit même ses noces, je me suis glissé dans sa chambre et j’ai volé les bijoux qu’il avait donnés à sa fiancée. Voilà ce que j’ai fait ! L’orage m’entraînait, il n’y a qu’un instant, vers l’immensité, et je ne luttais pas contre lui, je me laissais emporter vers la mort ! Voilà qui je suis ! Crois-tu que je tienne à la vie ?

 

L’inconnu avait prononcé ces mots avec une énergie si féroce que les membres du Lys-d’Eau n’avaient pu retenir un mouvement d’admiration.

 

– D’ailleurs, poursuivit-il, je ne viens pas les mains vides. Tenez, voici le prix de ma rançon !

 

Et, puisant dans un large sac suspendu à sa ceinture, il jeta aux pieds du chef des pirates des poignées d’or et de bijoux.

 

Ceux qui assistaient à cette scène sauvage éclatèrent en hourras frénétiques.

 

– C’est bien ! répondit Peï-ho en tendant la main à Tchou, et en faisant signe à ses hommes de se partager le butin inespéré que leur envoyait la tempête ; c’est bien, dès aujourd’hui tu es des nôtres !

 

Huit jours plus tard, l’ancien boucher de Foun-si faisait partie d’une première expédition ; moins d’un mois après son arrivée à Wang-mu, il s’était déjà imposé à ses compagnons par son habileté.

 

Ainsi que la plupart des habitants pauvres de la côte, Tchou avait débuté dans la vie par être pêcheur, et nul ne connaissait mieux que lui les mille détours du Si-kiang, ses dangers et ses abris.

 

Sans rien demander à l’association, il s’était fait construire, sur le modèle des embarcations anglaises qu’il avait vues à Hong-Kong, une longue yole à vingt rameurs, dont la marche défiait tous les bateaux mandarins, et il avait groupé autour de lui une trentaine de matelots aveuglément dévoués.

 

C’est dans cette embarcation que Rose avait été transportée après son enlèvement.

 

Mais Peï-ho n’avait pas vu sans colère cette puissance du nouveau venu s’élever auprès de la sienne, et il projetait de se débarrasser de son rival, lorsqu’il avait été arrêté après le pillage des deux goélettes anglaises dont les gibets de Hong-Kong allaient venger la destruction.

 

Quelques-uns des sinistres habitants de Wang-mu disaient même tout bas que leur chef n’avait succombé dans la lutte que grâce à l’abandon de Tchou, qui s’était brusquement éloigné du combat au lieu de lui porter secours.

 

Que le fait fût vrai ou faux, l’ex-boucher, après l’arrestation de Peï-ho, n’avait rien changé à l’existence qu’il menait depuis son entrée dans la terrible société. N’emmenant avec lui qu’un de ses membres, nommé Woum-pi, son âme damnée, et les matelots qui montaient son embarcation, il disparaissait parfois pendant des semaines entières.

 

On le voyait tout à coup, sans qu’il eût prévenu de son départ, s’éloigner à la nuit tombante vers le haut du fleuve. Nul ne savait où il passait les jours que durait son absence.

 

Les bandits ne songeaient pas d’ailleurs à l’interroger, car chacun de ses retours était suivi d’une expédition couronnée de succès. Jamais le Lys-d’Eau n’avait été plus prospère.

 

Les navires en partance ou venant du large étaient signalés avec une telle précision, et le pillage des localités riveraines s’exécutait si rapidement qu’il semblait que l’Araignée-Rouge étendît sa trame sur toute la partie de la province que baignait le Si-kiang.

 

Et cependant Tchou ne s’occupait pas que des intérêts de ceux dont il était devenu si rapidement le maître, car il s’était fait en lui une transformation complète, non seulement à dater du jour où il avait juré de se venger de la trahison dont il se croyait l’objet, mais à partir surtout de cette nuit sanglante de la villa Ling, où il avait si bien tenu son serment.

 

Du boutiquier d’allures communes, mais insouciant et gai d’autrefois, il ne restait plus rien.

 

Après avoir quitté Foun-si, il s’était caché dans un des faubourgs de Canton, et là, tout entier à sa haine et à son espoir de vengeance, il s’était laissé aller aux instincts brutaux qui étaient le fond de sa nature.

 

Il était devenu un coureur de tripots et de maisons de thé, trouvant une sorte de jouissance sauvage à hasarder au jeu et à gaspiller en plaisirs cet argent qu’il avait amassé par le travail et qu’il n’avait pu dépenser en achats de cadeaux pour Saule-Brodé.

 

La chance lui avait d’abord été funeste et il avait dû vendre une partie des bijoux volés dans la chambre nuptiale, plutôt pour détourner les soupçons de la justice que par rapacité ; mais la fortune lui avait ensuite souri constamment. On eût dit que le destin voulait que ses passions ne rencontrassent pas de barrières, ne connussent point d’entraves.

 

C’est ainsi qu’il atteignit, en nourrissant ses projets sanguinaires, le jour du mariage de Liou-Siou, et on n’a pas oublié comment il était parvenu à mettre à exécution son odieux projet.

 

Mais, après avoir consommé son forfait, le premier soin de l’assassin avait été de fuir.

 

C’est cette nuit alors que, sans se préoccuper du vent qui soufflait avec violence, il s’était emparé de la première embarcation amarrée sur la rive, au bas même du jardin où gisait sa victime.

 

Fou de rage et ne sachant où se diriger, il s’était abandonné au courant du fleuve, et bientôt la tempête, contre laquelle il ne pouvait lutter, l’avait entraîné sur les rochers de Wang-mu.

 

Nous savons quel parti il avait tiré de sa situation. Toutefois cette existence de périls et d’aventures ne lui fit rien oublier.

 

Ce n’était pas assez pour le monstre de s’être vengé, il voulut savoir ce qui s’était passé à la villa le lendemain de sa fuite, et lorsqu’il apprit que son horrible crime avait eu un succès inespéré, c’est-à-dire que Saule-Brodé et I-té étaient accusés de l’assassinat de Ling, il se promit de suivre les débats de leur procès et, s’ils étaient condamnés, d’assister à leur supplice.

 

De là ses fréquentes absences et ses voyages à Canton, voyages dont il profitait également pour prendre tous les renseignements utiles au Lys-d’Eau, et qui l’avaient mis forcément en rapport avec le roi des mendiants.

 

Seulement, comme il ne pouvait descendre dans aucune hôtellerie, il passait ses jours et ses nuits dans les bateaux de fleurs, où il ne craignait pas la police, qui, d’ailleurs, ne le soupçonnait pas.

 

Il put connaître ainsi la condamnation des deux innocents le jour même où elle fut prononcée, et sa joie n’eut plus de bornes ; mais ceux de ses émissaires qui surveillaient Mme Liou l’ayant renseigné sur son entrevue avec Perkins, il comprit immédiatement le but du contrebandier, et forma aussitôt le double plan de l’empêcher de sauver Saule-Brodé et de lui faire payer cher son intervention.

 

Pour obtenir le premier de ces résultats, il fit enlever Rose, dont les explications pouvaient arracher sa jeune maîtresse au gibet, puis il projeta une attaque contre la goélette de Perkins.

 

Il était certain d’avance que les pirates applaudiraient avec enthousiasme à cette expédition, qu’il se réservait de leur présenter du reste, non seulement comme une excellente opération, mais encore comme un acte de représailles à la condamnation de Peï-ho et de ses compagnons.

 

Au milieu de toutes ses combinaisons infernales, Tchou n’avait commis qu’une faute ; une seule fois il était sorti de sa prudence habituelle.

 

C’est la veille du jour où nous sommes arrivés, lorsque, rencontrant Saule-Brodé et sa mère sous la porte Taenan, sa haine et tout en même temps sa passion l’avaient emporté jusqu’à se faire reconnaître de la malheureuse pour la torturer une dernière fois.

 

Mais il avait compris aussitôt qu’il allait avoir à sa chasse toute la police de Canton, et après avoir envoyé un de ses hommes à Sang, pour lui donner ses instructions, il s’était hâté de courir vers le port et de gagner Whampoa.

 

Il avait là sagement agi, et cela explique pourquoi le pauvre président de la cour criminelle n’avait pu découvrir son insaisissable assassin dans le faubourg de Honan.

 

C’était donc de l’excursion projetée contre l’Éclair et de l’exécution de leur ancien chef que les pirates s’entretenaient à Wang-mu, dans un vieux fort portugais démantelé, dont le Lys-d’Eau avait fait son quartier général.

 

Woum-pi excitait ses compagnons contre les Anglais, quand l’homme posté en vedette sur la falaise accourut annoncer que le chef allait débarquer.

 

Averti par l’émissaire du roi des mendiants, Tchou n’avait pas cru prudent de rester un jour de plus à Whampoa ; il s’était hâté de rejoindre son embarcation, qui l’attendait toujours cachée dans les hautes herbes du rivage de l’un des bras du fleuve.

 

Grâce à ses vingt rameurs et à la marée descendante, il avait franchi en moins de cinq heures les dix-huit à vingt lieues qui le séparaient de son sauvage et impénétrable repaire.

 

– Bonnes nouvelles ! dit-il à ses hommes, en paraissant subitement au milieu d’eux.

 

Les membres du Lys-d’Eau s’étaient levés tous à l’arrivée du maître.

 

– Oui, bonnes nouvelles ! répéta-t-il. En ce moment même les Anglais mettent à mort dix de nos frères, mais nous pourrons bientôt les venger, car, avant la fin de la lune peut-être, les hostilités seront reprises entre l’Empire du Milieu et les étrangers.

 

L’auditoire tout entier fît entendre un cri de joie.

 

– En attendant, poursuivit Tchou, nous frapperons un de ces chiens, qui est notre plus grand ennemi : le capitaine Perkins. Sa goélette descendra demain de Lintin à Lantao. Que nos embarcations soient en état ! Je serai prévenu du moment favorable, et une de ces prochaines nuits, nous nous mettrons en course. Tenez, voici un faible acompte sur votre part de prise !

 

En prononçant ces mots avec un éclat de rire sinistre, l’assassin de Ling avait jeté sur une table un sac de piastres.

 

Puis, faisant signe à Woum-pi de le suivre, il sortit en laissant les misérables se partager le gain qu’il leur avait lancé comme un os à ronger.

 

– Et vos affaires, capitaine ! lui demanda son fidèle, lorsqu’ils furent assez loin pour ne pouvoir être entendus de personne.

 

– Elles vont encore mieux que celles du Lys-d’Eau, répondit l’Araignée-Rouge. Dans quinze jours, Saule-Brodé sera pendue et I-té subira le supplice de la mort lente.

 

– Vous me donnerez Rose alors ?

 

– Je te l’ai promise, tu l’auras ; mais je t’ai dit aussi que je voulais qu’elle vînt à Canton avec moi une fois encore.

 

– Quand cela ?…

 

– Le jour où sa maîtresse montera au gibet. Je veux qu’elle nous voie tous deux au moment de mourir, afin que son dernier soupir s’exhale dans une dernière torture.

 

– Soit ! maître, j’attendrai !

 

– Tu l’aimes donc bien, cette fille ?

 

Woum-pi garda le silence, mais ses yeux lancèrent un éclair.

 

– Et Rose, t’aime-t-elle ? fit Tchou, avec un sourire tout à la fois ironique et haineux.

 

– Non ! répondit sourdement le bandit. Cependant j’ai supplié ma mère de l’entourer de soins et de lui parler de mon amour.

 

Dans la bouche de ce monstre à figure humaine, ces mots juraient comme un blasphème sur les lèvres d’un enfant.

 

Ils venaient d’atteindre la case de Woum-pi. Celle du nouveau chef du Lys-d’Eau était plus loin, sur le haut de la montagne, perchée comme un nid de vautour.

 

Soudain une femme aux traits bouleversés, aux cheveux épars, leur barra le passage.

 

– Grâce ! Tchou, grâce ! s’écria-t-elle en se jetant aux genoux de l’ancien boucher.

 

C’était Rose, aussi changée peut-être que l’était celle que son imprudence avait perdue.

 

– Que veux-tu ? lui demanda durement le meurtrier.

 

– Ne me livrez pas à cet homme, supplia-t-elle ; renvoyez-moi à Foun-si. Je vous jure que je ne vous trahirai pas, que je ne prononcerai jamais votre nom.

 

– Eh ! qu’est-ce que cela me fait que tu dises ou ne dises pas un jour que c’est moi qui ai tué Ling ! Ce que je veux, c’est que tu te taises maintenant, c’est que le bourreau ne puisse t’arracher mon secret par la torture. Ce que je veux, ce n’est pas seulement que ta maîtresse meure, c’est aussi qu’elle meure déshonorée !

 

Et, repoussant brutalement du pied la pauvre fille, il gravit rapidement la falaise d’où la vue s’étendait sur un horizon sans bornes.

 

À ses pieds, la mer déferlait sur les rochers des Ladrones. Devant lui, dans le haut du fleuve, l’île du Tigre confondait ses sommets avec les nuages. À sa gauche, Macao dormait au fond de son golfe désert ; à sa droite, il lui semblait entendre les cris de joie de la colonie anglaise qui fêtait la condamnation des pirates.

 

Pendant quelques instants, il resta immobile et pensif, semblable à un mauvais ange planant sur l’immensité ; puis tout à coup, comme en proie à un délire furieux, il étendit le bras en s’écriant :

 

– En ce moment, Peï-ho à Hong-Kong ; dans quelques jours, Saule-Brodé à Canton ! Demain je serai tout puissant ; bientôt enfin ma vengeance sera complète !

 

V

OÙ L’HONORABLE PRÉSIDENT EST SUCCESSIVEMENT ÉPOUVANTÉ, STUPÉFAIT ET RAVI

 

Peu de temps avant l’époque où se passe notre récit et bien que l’Angleterre ne possédât que depuis quelques années, officiellement, le coin de terre qu’elle occupait en Chine, sa colonie était déjà florissante et la plus riche des comptoirs de l’extrême Orient.

 

Vittoria, que les voyageurs et même certains géographes persistent à appeler Hong-Kong, parce qu’elle est située sur l’île de ce nom, était une ville importante, qui témoignait une fois de plus du génie colonisateur britannique.

 

Il eût été difficile, d’ailleurs, il faut le reconnaître, de choisir un emplacement plus propice que celui dont les Anglais se sont emparés tout autant par la force que par la diplomatie.

 

Sur un sol aride en apparence, ils ont fait des merveilles. Dans les vallées de cette petite île de quelques kilomètres de circonférence, ce ne sont que rizières verdoyantes produisant le meilleur riz du pays, et, tout le long du rivage, on aperçoit de superbes villas qui ont, sur le golfe, une vue féerique et que la brise du large rafraîchit de son haleine.

 

C’est, à cinq mille lieues de l’Angleterre, un aristocratique canton de Devonshire.

 

Si ce n’étaient les malheureux pêcheurs et les quelques fonctionnaires indigènes, dont les palanquins croisent sur le cours les plus corrects équipages, Hong-Kong ressemblerait beaucoup à l’île de Wight.

 

Même vie confortable, élégante. Même luxe de chevaux amenés à grand prix. Même existence de clubs, c’est-à-dire mêmes courses, mêmes paris.

 

Les riches commerçants européens de Canton ont presque tous, à Hong-Kong, des maisons de campagne, qui deviennent souvent pour eux lieux d’asile, lorsqu’il plaît aux autorités chinoises de leur chercher querelle.

 

Tout naturellement Perkins y avait, comme la plupart de ses amis, une retraite charmante, où il aimait à se reposer quelques jours entre chacun de ses dangereux voyages.

 

C’était là qu’il avait invité le président de la cour criminelle à venir partager son dîner. L’honorable magistrat, malgré ses émotions et ses mésaventures de la nuit précédente, n’avait eu garde de manquer à ce rendez-vous.

 

Il tenait d’abord à apprendre au contrebandier le nom de l’assassin de Ling, et de plus il lui tardait de savoir pourquoi il avait acheté un pendu.

 

Aussi était arrivé à Hong-Kong dans la journée, longtemps après l’heure fixée pour l’exécution des pirates. Néanmoins il n’avait pas trouvé le capitaine à sa villa. Il était sorti de bonne heure et ne devait rentrer que fort tard, mais il n’avait pas omis de donner les instructions nécessaires à ses gens.

 

Ming avait donc été reçu avec tous les honneurs qui lui étaient dus, et comme Perkins possédait un cuisinier dont le mandarin faisait le plus grand cas, son premier soin fut de se réconforter par un succulent déjeuner.

 

Revenu alors à des idées moins sombres, il s’étendit sur une chaise longue, pour y attendre patiemment, en fumant sa petite pipe de cuivre, que son hôte fût de retour, et sans s’inquiéter autrement de ce qui se passait au dehors.

 

Vittoria était cependant depuis le matin le théâtre d’un spectacle des plus intéressants, car, n’ayant pas oublié que c’était ce jour-là que les pirates condamnés à mort devaient être pendus, la population, dès le lever du soleil, s’était précipitée vers le lieu ordinaire des exécutions, étroit terrain vague, situé auprès du cimetière, au nord de la ville.

 

La surprise fut générale lorsqu’on s’aperçut que les bois de justice, c’est-à-dire les potences, étaient encore couchés pêle-mêle sur le sol, et que rien ne paraissait disposé pour la sinistre cérémonie.

 

On comprit bien vite qu’elle ne pourrait avoir lieu à l’heure indiquée, et quelques impatients manifestaient déjà leur mécontentement, lorsque les policemen leur apprirent qu’il ne s’agissait que d’un retard de quelques heures, et que ce retard était causé tout simplement par la nécessité où s’était trouvé le bourreau de se transporter avec ses aides et son matériel de Canton à Hong-Kong. Ils ajoutèrent que l’opération aurait lieu sans faute à sept heures du soir.

 

Satisfaite de ce renseignement, la foule se retira tranquille. Elle ignorait ce que Ming lui-même ne savait pas, c’est-à-dire la seconde visite que Perkins avait faite à Roumi le lendemain de cette nuit où il l’avait présenté à l’exécuteur. Or, dans cette seconde visite, voici ce qui avait été conclu entre le capitaine et le lugubre personnage, moyennant un nouveau sac de piastres, bien entendu.

 

Roumi avait promis qu’au lieu d’être à Hong-Kong au lever du jour, ainsi qu’il en avait reçu l’ordre, car l’exécution était commandée pour midi, heure de la suspension dès travaux, afin que les marins et les ouvriers pussent y assister, il s’y prendrait de façon à ne pas être exact, en sorte qu’on serait obligé de retarder le supplice des condamnés jusqu’au moment du repos du soir, et il avait tenu sa parole, au risque de ce qui pouvait en résulter.

 

Il s’était dit que la somme déjà reçue et celle qui lui était encore promise valaient certainement bien quelques coups de bambou auxquels, d’ailleurs, il espérait échapper grâce à la protection de ses complices.

 

Pendant ce temps-là, Perkins poursuivait, avec sir Arthur Murray et le docteur Clifton, l’œuvre mystérieuse dont le président s’était fait l’auxiliaire sans y rien comprendre.

 

La veille au soir, le contrebandier et ses deux amis, munis d’une autorisation en bonne forme, s’étaient présentés au directeur de la prison de Vittoria, et on les avait immédiatement introduits auprès de Peï-ho, qui, de même que ses compagnons, attendait sa dernière heure avec le mépris de la vie que professent tous les Chinois, à quelque classe de la société qu’ils appartiennent.

 

On avait fait au chef des pirates l’honneur d’un cachot particulier, où, dans l’espérance d’obtenir de lui quelque révélation utile, on l’avait confié à un gardien intelligent avec ordre de le bien traiter.

 

Cependant, malgré tous les bons procédés dont il avait usé envers lui, son geôlier n’avait pu lui arracher un seul mot intéressant, du moins en ce qui concernait l’organisation de la piraterie et le repaire où se cachaient si habilement ceux qui l’exerçaient dans le bas du fleuve des Perles.

 

Deux ou trois fois seulement, lorsqu’on l’avait interrogé sur le chef qui commandait la terrible association, Peï-ho avait paru prêt à parler et ses yeux s’étaient injectés de sang ; mais il était toujours redevenu assez maître de lui pour arrêter les paroles qui se pressaient évidemment sur ses lèvres.

 

Néanmoins on l’entendait murmurer souvent des mots inintelligibles qui ressemblaient à des menaces et à des malédictions.

 

Le condamné se trouvait dans cette disposition d’esprit, quand, au moment même où le brave Ming parcourait les faubourgs de Canton avec Fo-hop, c’est-à-dire dans la nuit qui devait précéder son exécution, Perkins et ses amis pénétrèrent dans sa cellule.

 

Ainsi que nous l’avons dit, le pirate était un grand gaillard taillé en hercule. Ses traits étaient brutaux, mais singulièrement intelligents et énergiques.

 

En voyant paraître les trois Anglais, il leva la tête, sans toutefois quitter la natte grossière sur laquelle il était accroupi, et il arrêta sur eux un regard en même temps inquiet et interrogateur.

 

Clifton fît un signe au gardien et celui-ci, après avoir déposé sa lanterne sur un escabeau, sortit en fermant la porte derrière lui.

 

Le docteur, sir Arthur Murray et le capitaine étaient seuls avec l’ancien chef de Wang-mu.

 

– Peï-ho, lui dit aussitôt Clifton, tu sais que tu seras pendu demain ?

 

– Je le sais ! répondit le prisonnier d’une voix sombre.

 

– Veux-tu vivre ?

 

– Vivre ! Pourquoi faire !

 

– Que sais-je ! Pour aimer où te venger ? À ton âge, on aime ou on hait toujours quelqu’un !

 

À l’expression que prit aussitôt la physionomie du misérable, le médecin comprit qu’il avait deviné juste.

 

– Écoute, poursuivit-il, tu as supporté la torture sans jeter un cri et, malgré la promesse qu’on t’a faite de la vie, tu n’as pas voulu parler.

 

– C’est vrai !

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que je ne veux pas livrer aux étrangers les secrets de l’association.

 

– Ce n’est point là le motif de ton silence.

 

– Il n’y en a pas d’autre !

 

– C’est faux ! Nous en savons autant que toi sur le Lys-d’Eau. Ce qu’on te demandait seulement, c’était la preuve de l’accord tacite qui existe entre les pirates et les autorités de la province ; le nom de celui qui t’a remplacé à la tête de tes hommes, et la désignation de celle des îles Ladrones qui est leur refuge, ainsi que des renseignements exacts sur ses atterrages.

 

– On voulait aussi que je servisse de pilote à l’expédition que vous projetez.

 

– Oui, et en échange de tes bons offices, on t’a offert non seulement ta grâce, mais aussi la liberté, l’impunité et mille piastres. Cependant tu as refusé.

 

– J’ai refusé !

 

~ Je vais te dire pourquoi : c’est que tu as craint que le gouverneur de Hong-Kong ne tînt aucune de ses promesses et qu’au retour, de l’expédition il ne te fit pendre.

 

– Peut-être est-ce pour cela !

 

Clifton venait de lire une seconde fois dans le cœur du condamné, car, tout en répondant d’un ton indifférent en apparence, il n’avait pu retenir un mouvement de surprise.

 

– Eh bien ! continua le docteur, je vais t’offrir un moyen de ne pas être trompé.

 

– Lequel !

 

– C’est de ne parler qu’après ton exécution.

 

– Après mon exécution ? Je ne comprends pas.

 

Peï-ho pensait avoir mal entendu ou que son interlocuteur, qui se servait de la langue macaïste, avait employé une expression rendant sa pensée d’une façon inexacte.

 

– Je vais être plus clair. Demain, tu seras pendu. Veux-tu t’engager, sur la mémoire de ton père, à nous révéler ce que nous désirons savoir, mais seulement lorsque tu seras descendu du gibet ?

 

– Lorsque je serai mort ?

 

– Après avoir été pendu.

 

Ne pouvant pas croire que les trois hommes à la physionomie grave auxquels il avait affaire pussent songer à se jouer de lui dans une circonstance aussi terrible, le pirate promenait ses regards effarés de l’un à l’autre, dans l’espoir sans doute qu’il allait lire quelque supplément d’explication sur leurs visages ; mais, ainsi que le médecin, sir Arthur Murray et Perkins étaient impassibles.

 

– Que risques-tu ? lui fit observer Clifton.

 

– Rien, c’est vrai ! Enfin, que voulez-vous ?

 

– Tout simplement que tu respires ce flacon.

 

– Et si cela me tue ?

 

– Eh bien ! tu es brave ; mourir pour mourir, qu’est-ce que cela te fait que ce soit ce soir ou demain à midi !

 

– Alors, si je respire ce flacon ?

 

– Tu seras pendu, mais tu ne mourras pas, du moins si tu veux nous faire le serment que je te demande et avoir en nous pleine et entière confiance.

 

Peï-ho laissa tomber sa tête entre ses mains et, pendant quelques secondes, parut hésiter ; puis il se décida tout à coup, et lorsqu’il leva de nouveau les yeux sur ses visiteurs, ses traits avaient repris toute leur énergique expression.

 

– Soit ! dit-il, j’accepte. Je vous jure sur la mémoire de mon père qu’après avoir été pendu, je vous dirai tout ce que vous désirez savoir. Vous ferez de moi ce que vous voudrez !

 

Il saisit le petit flacon de cristal que le docteur lui présentait et le respira longuement.

 

Moins de cinq minutes après, il était étendu sans mouvement sur la natte qui lui servait de lit, et une demi-heure plus tard, sir Arthur Murray et Perkins sortaient de son cachot en y laissant Clifton, qui devait y passer une partie de la nuit.

 

Le lendemain, un peu avant midi, lorsque le directeur de la prison vint visiter son pensionnaire, qu’il pensait devoir envoyer dans quelques instants au gibet, il le trouva accroupi, fumant tranquillement et prêt à mourir avec l’indifférence ordinaire de ses compatriotes.

 

Le contrebandier et le gentilhomme anglais qui accompagnaient le fonctionnaire échangèrent un sourire de satisfaction et, remontant sur leurs chevaux, qui les attendaient dans la cour, ils gagnèrent au petit trot le lieu des exécutions.

 

Nous avons dit plus haut ce qui s’y était passé.

 

Au moment où les deux amis y arrivèrent, la foule s’était retirée.

 

Le sinistre champ était à peu près désert, mais on y remarquait un groupe qui s’y était formé depuis peu.

 

Perkins n’eut besoin que d’un coup d’œil pour reconnaître le bourreau et ses hommes. Roumi, au contraire, ne parut pas se rappeler le visage du capitaine ; il continua à diriger les travaux de ses ouvriers.

 

Quelques-uns assemblaient les charpentes destinées à former les cinq potences en forme de T, à chacune desquelles devaient être suspendus deux condamnés. Les autres creusaient en terre les trous profonds où devaient s’enfoncer les pieds des gibets.

 

Convaincu que les choses allaient marcher régulièrement selon ses conventions avec l’exécuteur, Perkins rendit les rênes à sa monture et bientôt, toujours accompagné de l’inséparable sir Arthur, il rentrait à sa villa, où il s’empressait de réveiller Ming, qui s’était endormi d’un de ces sommeils agités que lui donnait l’existence troublée qu’il menait depuis quinze jours.

 

Tout d’abord il poussa un cri de terreur ; mais, dès qu’il eût reconnu son hôte, son bon gros visage prit une expression de soulagement difficile à peindre.

 

– Ah ! c’est vous enfin, mon ami, lui dit-il ; je vous attendais bien impatiemment.

 

– En dormant, fit l’Anglais avec un sourire.

 

– Je dormais avec impatience, je vous assure. Ah ! c’est que j’ai du nouveau à vous apprendre ! Décidément voue êtes sorcier !

 

– Comment cela ?

 

– Vous avez deviné juste relativement à l’assassin de Ling-Ta-Lang.

 

– Qui est-ce donc ?

 

– Un voisin du Mme Liou ; Tchou, le boucher de la rue des Batteurs-d’Or, celui qu’on avait surnommé l’Araignée-Rouge.

 

– Vous voyez que j’avais raison. Qui vous a si bien renseigné ?

 

– Mme Liou elle-même.

 

Et il raconta longuement tout ce qu’il tenait de la mère de Saule-Brodé.

 

Puis il passa à sa campagne nocturne dans les rues de Canton, en compagnie du préfet de police, et il exagéra si bien les dangers qu’il avait courus que Perkins, qui connaissait de longue date sa bravoure, ne put s’empêcher de plaisanter un peu à certains passages de son récit.

 

C’eût été bien autre chose si Ming lui avait rapporté le dénouement subit de son excursion sur le lit moelleux de la maison aux plumes de poule ; mais il s’en garda avec soin.

 

– Seulement, termina-t-il, en poussant un énorme soupir, je n’en suis guère plus avancé. Je connais, il est vrai, le nom du coupable, mais du diable si je sais où le trouver !

 

– Patience, Monsieur le président, patience, dit sir Arthur ; la moitié de la besogne est faite ; le reste viendra tout seul.

 

– Oui, peut-être ; mais, en attendant, la moitié et plus du temps que j’avais devant moi est écoulée ! Et vous, capitaine, où en êtes-vous avec votre pendu ? Il devait y avoir un monde fou à cette exécution. Je suis vraiment enchanté d’être arrivé trop tard.

 

– Vous n’êtes pas arrivé trop tard ; l’exécution n’a pas eu lieu.

 

– Que me dites-vous là ?

 

– La vérité ! Les condamnés étaient prêts ; seulement il manquait le bourreau, ses aides et les potences.

 

– Alors Roumi s’est moqué de nous. Son affaire est claire ; c’est lui qui sera pendu, et…

 

– Oh ! pas si vite, interrompit Perkins ; Roumi ne s’est moqué de personne. Il a été un peu en retard, voilà tout ; mais ce soir, à sept heures, il fera très proprement sa besogne, soyez-en certain. Pour la réussite de nos projets, il est préférable qu’il en soit ainsi. Par conséquent, ne lui en veuillez pas trop !

 

– Soit ! il faut toujours faire à votre guise ! Cependant vous savez que je compte sur vous pour trouver mon assassin, maintenant que je sais son vrai nom.

 

– C’est entendu ! En attendant, mettons-nous à table.

 

Le mandarin, dont ces deux mots « à table » avaient le privilège de dissiper tous les soucis, ne répondit qu’en prenant le bras de l’Anglais, et on passa dans la salle à manger.

 

Quelques instants après, tout à un savoureux coulis de gibier, le gourmand personnage avait oublié Saule-Brodé, Tchou, les pirates et même ses cent coups de bambou. Et il fit si complètement honneur au repas du capitaine qu’à six heures, lorsque celui-ci l’avertit qu’il était temps de partir s’il voulait assister à l’exécution, il lui répondit, en croisant les mains sur sa large poitrine :

 

– Je vous en prie, mon bon et cher ami, n’exigez pas cela de moi. Je suis un homme doux ; ces spectacles-là me désolent. De plus, j’ai si bien dîné que je désire éviter toute émotion pénible.

 

Et, se traînant jusqu’à un large fauteuil de cuir qu’il caressait depuis quelques moments d’un œil d’envie, le président de la cour criminelle de Canton s’y laissa tomber à la renverse, en fermant les yeux.

 

– À votre aise, mon brave Ming, tout à votre aise, répondit le commandant de l’Éclair. Je n’ai d’ailleurs pas besoin de vous pour aller là-bas. Attendez-nous en rêvant.

 

– C’est cela ! Oui, cela vaudra beaucoup mieux ! J’ai le cœur trop sensible pour voir souffrir ces pauvres gens ! Ah ! Perkins, vous avez un cuisinier bien remarquable ! L’Europe a décidément du bon ! L’Angleterre est un grand pays ! Oh ! moins grand que la Chine, mais un grand pays, néanmoins, très grand !

 

L’honorable fonctionnaire commençait à ne plus savoir ce qu’il disait. La reconnaissance de l’estomac luttait en son esprit avec le patriotisme.

 

– Partons, dit sir Arthur au contrebandier ; nous n’avons plus une seconde à perdre.

 

C’était bientôt l’heure, en effet, à laquelle Clifton avait donné rendez-vous à ses compatriotes, pour assister au départ des condamnés.

 

Ils serrèrent la main au sensuel magistrat, en lui souhaitant bonne digestion, et sortirent. Après moins d’une demi-heure de marche, ils franchirent les murs d’enceinte de la ville, pour arriver à la prison en même temps que les lanciers du Bengale qui étaient commandés pour escorter les pirates.

 

Les malheureux savaient depuis le matin qu’ils allaient être conduits au supplice d’un instant à l’autre ; on venait de leur annoncer que le moment fatal était proche.

 

Comme ils devaient être pendus, on leur faisait grâce du mode de transport employé pour les condamnés à la décapitation, qu’on emportait dans des cages en rotins, où, accroupis et la tête passant par une ouverture ménagée au couvercle, ils étaient libres de suivre du regard les scènes sanglantes qui se déroulaient devant eux, jusqu’à ce que leur tour de mourir fût venu.

 

Cette fois, sans coiffure et tout simplement les mains liées derrière le dos, ils attendaient dans la cour, impassibles.

 

Peï-ho seul avait quelque chose d’inquiet et de troublé. Ses yeux étaient moins brillants que de coutume. On eût dit, non qu’il avait peur, mais qu’il souffrait. Au lieu de porter la tête haute comme il l’avait fait devant ses juges, il la laissait tomber sur sa poitrine. Il était évidemment sous l’empire d’une pensée absorbante, car, lorsqu’il entendit le signal du départ, il tressaillit. Mais il se remit aussitôt et, comme ses compagnons, il quitta la prison d’un pas ferme.

 

Une fois dehors, les pirates se placèrent deux par deux au milieu des cavaliers et, sur un ordre de l’officier, le cortège s’ébranla.

 

Ils ne mirent pas moins de vingt-cinq à trente minutes pour atteindre le lugubre champ au milieu duquel les cinq potences dressaient vers le ciel leurs squelettes sinistres.

 

La foule y était immense ; un double cordon de troupes ne la maintenait qu’avec peine en dehors du large espace où attendaient le bourreau et ses aides. Elle ouvrit ses rangs aux condamnés en les saluant de mille hourras cruels.

 

Le crépuscule approchait ; la brise qui s’était élevée balançait au-dessous des gibets les cordes graissées et terminées par des nœuds coulants.

 

Le silence s’était fait subitement. Les assistants ne voulaient perdre aucun détail de l’épouvantable spectacle.

 

Chaque couple de pirates avait été conduit au pied de la potence où il devait être pendu. L’exécuteur n’ayant que quatre aides, l’opération devait se faire en plusieurs fois.

 

C’était un drame en cinq actes qui était offert à la colonie anglaise.

 

Peï-ho et son compagnon de mort avaient été menés au pied du dernier gibet de droite, et c’est par la gauche que la hideuse cérémonie commença, mais avec des lenteurs inaccoutumées qui soulevaient les murmures du public.

 

Cependant deux des bandits quittèrent le sol. La foule les salua par des cris frénétiques.

 

Roumi et ses hommes poursuivirent leur horrible tâche, et à peine un quart d’heure plus tard, les dix condamnés râlaient entre la terre et le ciel.

 

Il était temps d’ailleurs que tout fût terminé, car la nuit n’allait pas tarder à venir.

 

Après la pendaison du dernier supplicié, le peuple se retira fort impressionné, et bientôt il ne resta plus sur le lieu de l’exécution que l’officier et les soldats qui avaient mission de veiller sur les corps pendant la demi-heure réglementaire qu’ils devaient rester suspendus.

 

Roumi et ses aides s’étaient accroupis sur l’herbe. Il leur restait, pour finir leur triste besogne, à transporter les cadavres au cimetière, où la fosse commune était ouverte depuis la veille pour les recevoir.

 

En attendant, c’était un fantastique tableau que celui qu’offraient ces deux groupes silencieux, au-dessous de ces morts que le vent balançait dans l’espace et dont les silhouettes se dessinaient sur l’horizon rougi par le coucher du soleil.

 

Peu soucieux d’en faire plus que ne lui commandait sa consigne, le chef de l’escorte, qui avait plusieurs fois interrogé sa montre, donna enfin le signal du départ.

 

Les cavaliers se hâtèrent de se reformer en peloton et bientôt ils disparurent dans l’ombre, du côté de la ville.

 

Le bourreau et ses hommes étaient déjà debout.

 

Roumi courut d’abord au gibet de Peï-ho qu’il descendit doucement à terre, où il s’affaissa, inerte. Il entendit au même moment le bruit d’une voiture qui s’arrêtait à quelques pas de là, derrière un massif.

 

Ses auxiliaires avaient suivi son exemple ; les dix corps gisaient sur le sol.

 

– Courez chercher les civières, leur commanda-t-il ; finissons-en rapidement.

 

Tous s’éloignèrent pour exécuter l’ordre de leur sinistre patron. La nuit était complètement tombée, nuit sombre, sans étoiles, bien faite pour l’œuvre étrangement mystérieuse qui s’accomplissait sous ses voiles.

 

– C’est bien ! tu as tenu tes promesses, dit soudain une voix qui fit tressaillir l’exécuteur.

 

Il se retourna et reconnut aussitôt Perkins, qu’il n’avait pas vu venir. Il était accompagné du docteur Clifton.

 

– Tiens ! poursuivit le contrebandier, voici le reste de la somme ; nous allons maintenant emporter Peï-ho. Où est-il ?

 

Après avoir glissé dans sa ceinture la lourde bourse que son interlocuteur lui avait remise, Roumi conduisit les deux Anglais au pied du gibet où était étendu le chef des pirates.

 

Là, Perkins souleva le corps par les pieds pendant que son ami le prenait par les épaules, et ils le transportèrent ainsi jusqu’à un grand omnibus de campagne que conduisait sir Arthur ; puis ils le couchèrent doucement sur des coussins disposés au fond de la voiture, prirent place auprès de lui, et le gentilhomme qui, sans doute, avait ses instructions, rendit aussitôt la main à son attelage.

 

Le bourreau, que cette étrange aventure inquiétait fort, quoiqu’il eût reçu le prix de sa complaisance, les suivit quelques instants des yeux, autant du moins que l’obscurité le lui permit, et il revint ensuite à son poste, où ses hommes étaient déjà de retour.

 

Comme ils enlevèrent les cadavres un à un, ils ne s’aperçurent pas de la disparition de celui de Peï-ho.

 

Deux heures plus tard, il ne restait plus d’autre trace de l’exécution que les charpentes des gibets, autour desquels dormaient d’un profond sommeil les lugubres opérateurs.

 

Pendant ce temps-là, le capitaine et ses amis étaient rentrés à la villa, où ils avaient placé le pendu dans la salle de billard, sur un large et moelleux divan.

 

Clifton était penché sur lui depuis plusieurs minutes déjà lorsqu’il se releva, le sourire aux lèvres.

 

– Eh bien ? lui demandèrent en même temps ses deux compatriotes.

 

– C’est parfait ! Roumi ne nous l’a pas trop abîmé. Quel admirable sujet ! Regardez-moi ce gaillard-là !

 

L’ex-chef des pirates était, en effet, un superbe spécimen de la race jaune. Grand, bien découplé, c’était certainement, comme le disait le docteur, avec le scepticisme du savant, un sujet précieux pour un amphithéâtre. Il ne donnait aucun signe de vie, mais les traits de son visage n’étaient pas aussi contractés que le sont d’ordinaire ceux des individus morts par strangulation. Il était évident qu’il avait dû peu souffrir.

 

– Si maintenant vous alliez chercher Ming ! fit observer sir Arthur au commandant de l’Éclair.

 

– Tiens ! c’est vrai ! répondit celui-ci, je l’avais oublié !

 

Et il sortit précipitamment pour passer dans la salle à manger.

 

Tout entier à sa laborieuse digestion, le gros mandarin ronflait comme une toupie d’Allemagne sur le fauteuil où il s’était réfugié après le dîner.

 

– Allons, debout ! mon cher président, lui dit Perkins, en le frappant à l’épaule.

 

– Hein ! quoi ? fit le sybarite en soulevant avec lenteur ses paupières alourdies. Ah ! c’est vous ! Est-ce que vous l’avez trouvé ?

 

– Qui ça ?

 

– Tchou, le boucher ; l’Araignée-Rouge !

 

– C’est bien de cela qu’il s’agit !

 

– Ah ! c’est vrai, vous arrivez de…

 

– C’est fini ! Venez avec moi.

 

– Avec vous ! Pourquoi faire ?

 

– Vous vous rappelez que j’ai acheté à Roumi l’un de ses pendus ?

 

– Oui. Je me suis même demandé vingt fois dans quel but.

 

– Vous allez le savoir ; il est là !

 

– Comment, là ! Vous l’avez amené chez vous, auprès de votre salle à manger, où on dîne si bien !

 

Le paresseux fonctionnaire s’était dressé d’un seul bond, comme si la stupéfaction lui eût rendu subitement toute l’élasticité de sa jeunesse.

 

– Parfaitement, poursuivit son hôte. Vous allez voir, il est vraiment très beau !

 

Il le prit par le bras et l’entraîna, un peu de force, dans la salle de billard.

 

Sir Arthur avait allumé des flambeaux ; la lumière frappait en plein le visage du supplicié.

 

Ses yeux étaient fermés et sa bouche entr’ouverte laissait voir ses dents blanches et aiguisées comme celles d’un fauve. Sa physionomie était calme, et ses chairs ne semblaient pas encore atteintes par la rigidité et le froid de la mort ; mais on distinguait facilement autour de son cou le sillon bleuâtre de la corde du gibet. Çà et là, la peau était même déchirée.

 

Ming s’était avancé tout près du divan et examinait avec curiosité cet homme qu’il avait envoyé à la potence.

 

À ce moment, Clifton, qui venait de préparer une potion dans un verre, se pencha vers le pendu et lui enleva adroitement du cou un petit tube d’argent recourbé qui y était enfoncé en entier, en dessous de ce relief qu’on appelle vulgairement la pomme d’Adam. Puis il mit le doigt sur la plaie, en forme d’étroite boutonnière, d’où sortait cet instrument, et, aidé de sir Arthur, il souleva Peï-ho pour l’asseoir sur le divan.

 

Alors, tout à coup l’honorable président de la cour criminelle jeta un cri de terreur et fit un saut en arrière.

 

Le pirate venait d’ouvrir les yeux ; un profond soupir était sorti de sa poitrine. Ses regards vitreux allaient de l’un à l’autre de ceux qui l’entouraient. Lorsqu’ils s’arrêtèrent sur Ming, qu’il ne reconnaissait certainement pas, celui-ci ne fut plus maître de son épouvante et fit un mouvement pour s’enfuir.

 

– Êtes-vous donc fou ? lui dit Perkins en l’arrêtant au passage.

 

– Il ressuscite ! murmurait l’infortuné mandarin, qui tremblait ; il ressuscite !

 

– Je l’espère bien. Si vous vous imaginez que c’était pour le laisser mettre en terre que je l’ai acheté cent livres sterling !

 

Ming, ne comprenant plus rien, se laissa reconduire auprès du divan, où Peï-ho revenait doucement à la vie.

 

Après lui avoir fait boire quelques gouttes d’un puissant cordial, Clifton avait posé sur sa blessure un appareil qui la mettait à l’abri de l’air et du toucher. L’opération de la trachéotomie qu’il avait pratiquée sur le condamné avait complètement réussi. Sa guérison n’était qu’une question de deux ou trois jours à peine ; mais le brave magistrat, qui n’avait pas idée de rien de semblable, mettait ce qui se passait sur le compte de la magie et du sortilège.

 

– Alors il n’est pas mort ? se hasarda-t-il enfin à balbutier.

 

– Comment te trouves-tu ? demanda le médecin au pirate, au lieu de répondre à son interlocuteur.

 

– Bien ! murmura le revenant d’une voix faible, mais parfaitement distincte.

 

Le pauvre président leva les yeux au ciel, puis incapable de dire un seul mot, tant la stupéfaction lui coupait la parole, il saisit sa tête à deux mains comme pour empêcher la raison de s’en échapper.

 

– Tu vois que nous avons tenu nos promesses, dit à son tour Perkins à Peï-ho. Tu peux maintenant tenir les tiennes : tu ne parleras vraiment qu’après avoir été pendu.

 

– Oui, fit le ressuscité, dont les lèvres esquissèrent un sourire étrange.

 

– Dans quarante-huit heures, tu seras aussi bien portant qu’hier, tu nous serviras alors de pilote pour nous conduire aux Ladrones ?

 

– Je vous l’ai juré.

 

– Et tu nous diras quel est celui qui te remplace à la tête du Lys-d’Eau ?

 

– C’est l’Araignée-Rouge !

 

En prononçant ce nom, le bandit s’était à ce point animé que Clifton fut obligé de lui mettre la main sur l’épaule pour l’empêcher de faire un trop brusque mouvement.

 

L’Araignée-Rouge ! Que dit-il ? interrogea Ming en se rapprochant vivement.

 

– Oui, l’Araignée-Rouge, Tchou, l’ancien boucher de Foun-si, répéta Peï-ho, qui referma les yeux, épuisé par cet effort.

 

– Vous avez entendu, Perkins, s’écria le mandarin, passant subitement de la stupéfaction à la joie, comme il avait passé peu d’instants auparavant de la terreur à la stupéfaction ; vous avez entendu, mon ami, mon cher ami ?

 

– Parfaitement, répondit le capitaine.

 

– Nous savons où est mon assassin ou plutôt l’assassin de Ling. C’est le chef de ces misérables qui sont vos ennemis, à vous aussi, comme à moi !

 

– Rien de plus exact ! Vous voyez que notre marché avec Roumi n’était pas une trop mauvaise affaire pour vous. Il ne s’agit plus que de prendre votre homme.

 

– Par Bouddha ! c’est vrai ; maintenant, il faut le prendre !

 

Cette observation était tombée comme une douche glacée sur son exaltation joyeuse.

 

– C’est pour arriver à ce résultat qui vous intéresse autant que moi…

 

– Je crois bien, tout autant, et même plus !

 

– …Que vous allez user de toute votre influence. Laissons le docteur avec son client et passons dans la salle à manger. Je vais vous apprendre ce que vous devez faire.

 

– Il ne va pas mourir une seconde fois, au moins ! demanda le gros juge en jetant sur Peï-ho un regard plein d’affectueux intérêt.

 

– Non, ne craignez rien !

 

Et, prenant le bras de son digne ami, Perkins retourna avec lui dans la pièce voisine.

 

– Vous voyez où nous en sommes, lui dit-il, après lui avoir fait servir le sherry qu’il avait demandé pour se remettre de toutes ses émotions ; vous connaissez aujourd’hui le nom et la retraite de votre meurtrier. Il ne s’agit plus que d’obtenir du prince Kong l’autorisation de le faire saisir aux Ladrones. Nous n’avons besoin ni de ses jonques ni de ses soldats. Qu’il nous permette d’exécuter cette campagne nous-mêmes, et je vous réponds du succès. Nous ferons ainsi d’une pierre deux coups. Nous vous livrerons votre coupable et nous nettoierons ce repaire que votre gouvernement n’ose attaquer. Oh ! vous pourrez être de l’expédition.

 

– Oui, certes, bégaya Ming, qui n’osait refuser, ne sachant si son hôte plaisantait ou parlait sérieusement.

 

– Ainsi, vous partirez demain au point du jour, avec la marée montante. Faites remorquer votre embarcation par le bateau à vapeur jusqu’à Wampoa. Cela vous permettra d’arriver de bonne heure à Canton et de voir le vice-roi le jour même.

 

– C’est entendu ! Il n’y a pas de temps à perdre.

 

– Alors allez vous reposer ; moi, je vais rendre une dernière visite à notre ressuscité. Bon voyage, car je ne vous reverrai pas avant votre départ. Je serai à la factorerie dans deux ou trois jours, dès que notre futur pilote sera complètement rétabli.

 

– Oh ! soignez-le bien, au moins, ce cher Peï-ho ! C’est égal, tout cela est bien extraordinaire ! Un pendu qui ne l’est pas ! Ce satané boucher, ce misérable assassin, quand j’apprends son nom, on ignore où il se cache, et lorsque j’apprends où il se cache, il faut que ce soit dans un endroit inabordable. Ah ! je vais passer encore une bien mauvaise nuit.

 

Et, après avoir serré les mains du capitaine, le malheureux président de la cour criminelle se dirigea en soupirant vers la chambre qu’on lui avait fait préparer dans la villa.

 

VI

UNE EMBARCATION DU LYS-D’EAU

 

Le désolé Ming dormit assez mal, ainsi qu’il l’avait pressenti et comme cela devait arriver à la suite de ses émotions de la soirée, mais néanmoins il ne voulut pas quitter la villa sans prendre des nouvelles de Peï-ho. Il craignait que toute cette aventure de la veille ne fût qu’un rêve. Il se rendit donc, le lendemain matin, dans la salle de billard, où il trouva l’ex-pendu reposant du sommeil le plus tranquille, en compagnie de Clifton, qui dormait lui-même. Alors il s’éloigna ; ravi de s’être assuré qu’il n’avait pas été le jouet d’une hallucination.

 

Au moment où il arriva sur le port, le petit bateau à vapeur qui faisait le service de Hong-Kong à Whampoa allait partir ; il demanda au commandant du steamer de le remorquer jusqu’à ce port, ce qui lui fut accordé avec empressement, car le mandarin, malgré les cent coups de bambou dont il était menacé, n’en était pas moins un grand personnage, et, grâce à ce moyen rapide, vers trois heures de l’après-midi, il était de retour à l’île de Honan.

 

Il n’y resta que le temps d’y passer sa plus belle robe et, sa toilette terminée, il se dirigea en équipage officiel vers le palais du vice-roi.

 

Le prince Kong ne le fit attendre que quelques instants. Aussi fut-ce le sourire aux lèvres et la tête haute que le digne magistrat fît son entrée dans ce salon où, quinze jours auparavant, il avait passé un si vilain quart d’heure.

 

– Eh bien, Monsieur le président, lui demanda le cousin de l’Empereur, quoi de nouveau ? Avez-vous enfin découvert le mystérieux assassin de Ling-Ta-Lang ?

 

– Oui, Seigneur, répondit Ming en s’inclinant jusqu’à terre.

 

– J’en suis vraiment heureux pour la justice et pour vous. Qui est donc cet homme ?

 

– Un ancien voisin de Mme Liou à Foun-si, un boucher du nom de Tchou.

 

– Vous voyez que j’avais raison, lorsque je vous reprochais de ne pas avoir fait dans cette ville l’enquête et les recherches nécessaires ! Ce misérable est-il arrêté ?

 

– Pas encore, et son arrestation ne sera possible que si Votre Altesse veut bien y aider de son tout puissant concours.

 

– Comment cela ?

 

– Parce que ce Tchou, qui avait disparu plus de deux mois avant le mariage de Melle Liou, s’est réfugié après son crime aux îles Ladrones. Or je manque de tout moyen pour l’y faire saisir.

 

– Aux îles Ladrones ?

 

– Oui, Monseigneur. Il a succédé à Peï-ho, le pirate qui a été pendu hier à Hong-Kong, dans le commandement de la secte du Lys-d’Eau.

 

– Voilà des renseignements précieux. Qui vous les a donnés si exacts ?

 

Cette question, à laquelle il s’attendait peu, causa à Ming une certaine émotion, car il ne savait pas jusqu’à quel point il devait avouer ses relations avec Perkins, un contrebandier d’opium. Cependant il se remit assez vite et répondit :

 

– J’ai pensé qu’il était de mon devoir de presser les condamnés jusqu’au dernier moment pour apprendre la vérité. Dans ce but, je me suis rendu à Vittoria, j’ai vu ce Peï-ho, et, sous la menace de le faire décapiter s’il persistait à se taire, je l’ai amené à révéler ce que je viens d’apprendre à Votre Altesse.

 

– C’est fort habile et cela répare un peu votre erreur judiciaire, mais je ne vois pas trop comment je puis, moi, vous aider à arrêter cet assassin.

 

– En m’autorisant à faire attaquer les Ladrones par quelques jonques de guerre.

 

– C’est une expédition militaire que vous voulez-là ! Ignorez-vous que ces îles, quelques-unes d’entre elles du moins, sont inabordables ; que c’est sans doute celles-là qu’habitent les pirates, et que déjà nous avons tenté une excursion de ce genre qui n’a donné aucun bon résultat. Nos pilotes affectent de ne pas connaître ces parages. D’ailleurs, je vous l’avoue, j’ai reçu des nouvelles qui ne me permettent pas de dégarnir Canton d’un seul de mes soldats, d’un seul de mes marins.

 

– Quelles nouvelles ?

 

– Les Taï-pings, à ce qu’il paraît, préparent une marche sur le Sud et sont certainement d’accord avec les bandits des Ladrones. Or, comme ces bandits sont moins à craindre que les rebelles, je préfère de beaucoup ne pas diviser mes forces.

 

– Comment faire alors ?

 

– Cela vous regarde !

 

– Si j’osais émettre une opinion.

 

– Je vous écoute.

 

– Le gouverneur de Hong-Kong, vous le savez, a gardé rancune aux pirates de l’insulte faite au pavillon anglais, malgré la satisfaction que vous lui avez donnée par l’exécution de dix de ces misérables ; peut-être que si vous le lui permettiez, il se chargerait lui-même de nous débarrasser de cette association maudite.

 

– Je le crois, mais c’est chose grave que de laisser une fois de plus les étrangers s’immiscer dans nos affaires. Et puis, ce n’est pas une attaque contre les Ladrones qui vous intéresse, vous, c’est la capture de ce Tchou, et ils ne le connaissent pas. Il peut disparaître dans la lutte, être tué. Or, c’est mort ou vif qu’il me le faut, ou alors…

 

– Oui, je me souviens, Monseigneur, interrompit Ming, qui n’aimait pas beaucoup qu’on abordât devant lui certaine question, mais si cette expédition a lieu, je suis absolument décidé à en faire partie.

 

– Vous ! ne put s’empêcher de s’écrier en souriant le vice-roi, qui savait que le jurisconsulte ne brillait pas précisément par le courage.

 

– Moi-même ! répéta le magistrat, en se redressant militairement.

 

– C’est différent alors ; je vais songer à votre projet. Êtes-vous certain que cette expédition conviendra au gouverneur de Hong-Kong ?

 

– Oh ! j’en suis sûr, j’en suis sûr !

 

– Comment le savez-vous ?

 

– Mon Dieu ! je vais l’avouer à Votre Seigneurie, c’est parce qu’un capitaine anglais, que je connais un peu, disait hier devant moi qu’il était regrettable que Votre Altesse ne voulût pas leur permettre d’en finir avec les pirates, car ce serait bientôt fait.

 

– Quel est ce capitaine ?

 

– Berins, Berting, Perkin ; je ne sais pas bien son nom.

 

– C’est sans doute du capitaine Perkins que vous voulez parler.

 

– Oui, c’est cela, Prince, c’est bien cela ! Perkins, le capitaine Perkins !

 

– Le commandant de la goélette l’Éclair, le fameux contrebandier !

 

– Ah ! il est contrebandier ?

 

– Vous le savez bien, puisque vous lui avez délivré vingt fois son permis, son choa, pendant que vous étiez mandarin à Bocca-Tigris.

 

– Oui, c’est possible. Je ne m’en souvenais pas !

 

– Monsieur le président, vous l’avez si peu oublié que ce Perkins, un rude homme, est votre ami. Je n’ai pas besoin de savoir quels intérêts communs vous ont liés, mais c’est probablement à lui que vous devez tout ce que vous avez appris sur votre assassin.

 

Le vice-roi avait prononcé ces derniers mots d’un ton à ce point sévère que Ming, si fier au début de son audience, se mit à trembler de tous ses membres.

 

Cependant il se rassura un peu lorsqu’il entendit le prince poursuivre avec plus de douceur :

 

– Du reste, tous les efforts que vous avez faits sont trop naturels pour que je vous en veuille beaucoup. Il se peut donc que j’accepte l’aide de ce Perkins, tout fraudeur d’opium qu’il soit. Les circonstances sont de telle nature que je désire surtout ne pas nous brouiller avec les Anglais.

 

– Alors je puis dire…

 

– Pas encore ! Il vous reste une douzaine de jours devant vous, et je ne veux pas m’arrêter à un semblable parti sans y avoir mûrement songé.

 

– J’attendrai les ordres de Votre Altesse.

 

– C’est cela, je vous ferai appeler quand j’aurai pris une décision.

 

Et faisant signe à son secrétaire de se remettre à son travail interrompu, il salua de la main le gros mandarin qui, malgré les efforts que cela lui coûtait, courbait en deux son épaisse échine, et lui fit comprendre qu’il n’avait plus qu’à se retirer.

 

Ming s’empressa de sortir à reculons, en ajoutant salutations sur salutations ; mais, une fois dans la cour du palais, il se redressa orgueilleusement et, dès qu’il eut rejoint son palanquin, il s’y étendit avec volupté, en disant :

 

– Je commence à croire que j’échapperai aux cent coups de bambou !

 

Il avait donné à ses porteurs l’ordre d’aller à l’île de Honan, où il éprouvait le besoin assez légitime de prendre un peu de repos.

 

Laissons le sybarite magistrat à son farniente et retournons à Hong-Kong, chez Perkins.

 

À l’opposé de Ming, Peï-ho, lui, avait passé une fort bonne nuit. Comme l’avait supposé le docteur Clifton au premier examen, sa guérison était une affaire de deux ou trois jours.

 

Le lendemain matin, le savant opérateur affirma à ses amis qu’il ne s’était pas trompé, car la seule chose qui fût à craindre – le condamné n’ayant pas succombé à la strangulation – c’était que la compression des artères et des muscles du cou n’eût déterminé chez lui une lésion interne de nature à provoquer des désordres cérébraux. Or rien de semblable ne s’était produit.

 

Le plus étonné de tous, c’était bien l’ex-pendu lui-même.

 

En se réveillant, il s’était aussitôt palpé, puis dévisagé dans une glace, ne pouvant s’imaginer qu’il fût encore vivant après être resté une demi-heure au bout d’une corde, entre la terre et le ciel, et il se raccrochait à l’existence avec une ardeur qu’il n’avait jamais eue. On eût dit que, dès ce moment, sa vie avait un but.

 

Le jour même, il donna à Perkins tous les détails qu’il lui demanda sur les îles Ladrones et l’organisation du Lys-d’Eau. Il lui apprit que le quartier général des pirates était à Wang-mu et confirma la promesse qu’il avait faite d’y conduire les Anglais lorsqu’ils voudraient y tenter un débarquement.

 

Bien certain alors du concours de son ressuscité, le capitaine ne perdit pas un instant. Laissant Peï-ho à la garde de sir Arthur, il alla trouver le gouverneur de la colonie pour lui faire part des renseignements précieux qu’il possédait, sans lui avouer toutefois à quelle source étrange il les avait puisés. Il ajouta qu’il avait tout lieu de croire que le vice-roi ne s’opposerait pas à l’expédition, et il s’offrit, lui et l’Éclair, pour en faire partie.

 

Le fonctionnaire, on le comprend, s’empressa d’accepter cette offre, car le contrebandier passait avec raison pour un des meilleurs marins du pays. De plus, son bâtiment était armé de façon à en faire un navire de guerre fort respectable. Il décida qu’il réunirait le soir même ses officiers de terre et de mer, et que, dès qu’il serait officiellement informé du bon vouloir du prince Kong, car il ne voulait pas créer un conflit avec les autorités chinoises, les choses marcheraient rapidement. Enchanté du résultat de sa démarche, Perkins s’empressa de retourner à sa villa et résolut de se rendre aussitôt que possible à Canton, pour stimuler le zèle de Ming et régler certaines questions d’intérêt avec M. Lauters. Il convint de plus avec sir Arthur que celui-ci retournerait à bord de l’Éclair pour mettre la goélette en état de prendre part à l’attaque contre les Ladrones. Il le retrouverait au mouillage de Lintin, en revenant de Canton. De là, ils descendraient jusqu’à Lintao, c’est-à-dire à quelques milles de Hong-Kong, afin d’être sur le passage des bâtiments anglais que le gouverneur aurait désignés pour courir sus aux écumeurs du Si-Kiang.

 

Tout cela convenu, le protecteur de Saule-Brodé se décida à ne pas se séparer de Peï-ho, et comme celui-ci, soixante-douze heures après son retour à la vie, se portait à merveille, il l’emmena sur ce même bateau à vapeur qui, l’avant-veille, avait remorqué l’embarcation de Ming. Le soir même, il arriva à la factorerie, où, après avoir installé l’ex-pirate dans son propre appartement, il raconta à M. Lauters ce qui s’était passé depuis son départ.

 

À son étonnement, son ami ne manifesta pas l’enthousiasme auquel il s’attendait.

 

– Voyez-vous, mon cher, lui dit le négociant suisse, tout cela serait peut-être fort beau dans un autre moment, mais je crains de ne pas m’être trompé, lorsque je vous ai fait part de mes appréhensions, il y a une quinzaine de jours.

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– Vous n’avez rien vu en rentrant ici ?

 

– Je me suis fait débarquer à notre quai, où je n’ai rencontré personne.

 

– Eh bien ! si vous étiez venu par le port, vous y auriez remarqué une agitation du plus mauvais augure.

 

– Le peuple sait déjà sans doute que l’armée des rebelles est en marche vers le Sud.

 

– Oui, peut-être ; mais vous n’ignorez pas que cette terreur vraie ou fausse qu’inspirent les Taï-pings est souvent l’occasion que saisissent les autorités de Canton pour nous chercher querelle.

 

– Le prince Kong est notre allié !

 

– S’il a besoin de la populace, il nous laissera écharper et piller, quitte à nous donner ensuite toutes les satisfactions possibles.

 

– Quelles sont alors vos intentions ?

 

– De m’éloigner d’ici demain matin. J’aurais même voulu partir ce soir.

 

– Avez-vous prévenu Mme Lauters !

 

– Oui, mais sans l’épouvanter. Je lui ai dit que mes affaires m’appelaient à Hong-Kong et que, comme il pourrait arriver que nous fussions obligés d’y rester quelques semaines, elle devait agir en conséquence.

 

– C’est parfait ! Nous pouvons filer demain au point du jour.

 

– Vous viendrez avec nous ?

 

– Certainement. Je n’avais à voir que vous et le président Ming. Il est sûrement à sa villa, je vais y courir. Je serai ensuite tout à vous, si persuadé que je sois de votre erreur.

 

– Mon cher Perkins, si j’étais seul, je n’ai pas besoin de vous dire que je serais plus calme, mais j’ai une charmante compagne qui s’est dévouée à vivre ici, près de moi. J’ai eu tort d’accepter ce sacrifice, car la loi qui interdit le séjour de Canton aux femmes européennes n’a pas été abrogée. C’est par tolérance qu’on a supporté la présence de Mme Lauters à la factorerie ; il ne faudrait donc que le prétexte le plus futile pour nous causer les plus grands ennuis.

 

– Vous avez raison, je vais chez Ming. Vous, pendant ce temps-là, arrêtez bien toutes vos discutions afin de pouvoir disparaître demain avant l’aurore.

 

Cela dit, le capitaine passa par son appartement pour y prendre Peï-ho, puis il rejoignit sa yole et se dirigea vers l’île de Honan.

 

En traversant la rade, il s’aperçut qu’il y régnait une grande animation et craignit que M. Lauters n’eût que trop bien deviné l’état général des esprits, car il lui sembla que son canot, dont les matelots étaient hindous, était accueilli, çà et là, par des murmures et des épithètes les plus malsonnantes.

 

Mais Perkins n’était pas un homme à se démonter pour si peu. Il continua tranquillement sa route et arriva bientôt au petit débarcadère que Ming avait fait construire au bas de sa propriété.

 

Le mandarin, qui était à sa villa, le reçut à bras ouverts. Seulement, comme le vice-roi ne lui avait pas encore fait connaître ses intentions, il ne put le renseigner mieux qu’il ne l’était lui-même, mais il lui affirma que le prince Kong voyait d’un bon œil l’expédition projetée, et il ajouta que, selon lui, le gouverneur de Hong-Kong ne devait attendre plus longtemps, car, au fond, le gouvernement impérial serait enchanté qu’on lui rendit, même un peu de force, le service de le débarrasser des pirates.

 

Il est vrai que l’honorable président de la cour criminelle était si intéressé à ce débarquement aux Ladrones que son opinion pouvait être entachée de partialité. Il ne voyait pas sans une profonde terreur qu’il n’avait plus que huit jours devant lui.

 

Perkins, plus calme, n’était pas tout à fait de son avis, mais son orgueil britannique se révoltait à l’idée d’attendre la permission des autorités chinoises pour faire ses propres affaires. Ming n’eut donc pas de peine à le convaincre.

 

– Cependant, dit-il à son ami, qui l’avait reconduit jusqu’à son canot, comme notre expédition ne pourra pas avoir lieu avant quarante-huit heures au plus tôt, envoyez-moi un exprès si vous apprenez du nouveau, aussi bien du côté du palais qu’à propos de ce bruit qu’on fait courir de l’approche des rebelles.

 

– Comptez sur moi. Combien je regrette de ne pouvoir être des vôtres ! Malheureusement, dans les circonstances actuelles, je ne dois pas m’éloigner de Canton, vous le comprenez. Les devoirs de ma charge m’y retiennent. Oh ! sans cela, j’irais moi-même…

 

Mais l’intrépide magistrat s’arrêta tout court dans la profession de foi guerrière qu’il allait sans doute débiter.

 

Il venait de reconnaître à l’arrière de l’embarcation du capitaine son pendu de Hong-Kong, qui le regardait d’un air ironique, et cette vue avait réveillé brusquement dans son esprit toutes les stupéfactions successives par lesquelles il avait passé à son sujet.

 

– Oui, c’est bien lui ! fit Perkins avec un éclat de rire, en s’apercevant de cette reconnaissance réciproque du juge et du condamné. Hein ! j’espère que voilà un gaillard qui est revenu de loin ! Qu’en dites-vous ?

 

– Inouï ! Fantastique ! murmurait Ming en levant les bras au ciel. Ah ! mon ami, si vous ne m’amenez pas Tchou mort ou vif, c’est que vous n’aurez pas la moindre affection pour moi.

 

– Vous savez bien le contraire ! Dans quatre ou cinq jours, les Ladrones auront reçu ma visite. Vous, s’il arrivait à Canton quelque chose d’intéressant, ne manquez pas de m’en informer.

 

En disant ces mots, le commandant de l’Éclair envoya un adieu amical à l’infortuné mandarin et s’embarqua.

 

Vingt-cinq minutes après, il était de retour à la factorerie.

 

Deux mendiants déguenillés et d’un aspect repoussant étaient appuyés contre la grille. Il passa devant eux sans y faire attention, mais ces hommes le reconnurent, car l’un dit tout bas à l’autre :

 

– Es-tu sûr que ce soit le capitaine Perkins ?

 

– J’en suis certain, répondit l’interpellé ; je connais tout l’équipage de l’Éclair, dont le second, Morton, est aussi dangereux que son chef. Ce dernier suivra sans doute ses amis demain.

 

– Ils partent donc ?

 

– M. Lauters a congédié et payé ses porteurs.

 

– Alors ne bougeons pas d’ici.

 

Pendant ce temps-là, le défenseur des condamnés innocents rejoignait M. Lauters.

 

Celui-ci avait prévenu sa femme, qui avait compris à demi-mot ce que craignait son mari et terminait ses préparatifs.

 

Le contrebandier la rassura un peu en lui apprenant qu’il les accompagnerait, et tons se retirèrent pour prendre quelques heures de repos.

 

Le lendemain matin, ce fut le commandant de l’opium’s clipper qui donna le signal du départ.

 

Mme Lauters avait revêtu des habits d’homme ; Perkins lui donnait le bras. Peï-ho marchait à côté d’elle. M. Lauters venait ensuite avec son domestique, solide Malais dans lequel il avait toute confiance.

 

C’est dans cet ordre qu’ils franchirent la grille de la factorerie. Les alentours étaient absolument déserts et le capitaine ne fut pas médiocrement surpris de se voir accosté par deux malheureux qui lui demandaient l’aumône. Pour s’en débarrasser, il leur donna quelques pièces de cuivre, mais, sous le prétexte de lui adresser ces remerciements hyperboliques dont les Chinois sont coutumiers, les mendiants le suivirent au contraire jusque sur le quai de la douane, où son canot l’attendait.

 

En arrivant sur ce quai, M. Lauters eut un véritable mouvement de frayeur.

 

Un bateau mandarin y était amarré ; les fugitifs devaient passer devant son équipage, occupé à transporter des poudres. Si l’un des officiers chinois reconnaissait Mme Lauters, la situation pouvait devenir fort grave. Heureusement, il n’en fut rien. Grâce au demi-jour qui régnait à peine, la jeune femme échappa à l’inspection dangereuse dont elle était menacée, l’embarquement se fit sans encombre, et dix coups d’aviron lancèrent la yole au milieu du fleuve.

 

Après avoir assisté à ce départ, l’un des mendiants avait pris en courant la direction des faubourgs.

 

La yole de Perkins était une longue embarcation armée de huit rameurs et garnie à l’arrière d’une tente sous laquelle Mme Lauters était tombée presque évanouie. Le commandant se mit la barre, se dirigea vers la pointe de l’île de Gough, en ayant soin de se tenir au large des pêcheurs qui sortaient de la rade, et bientôt il donna dans le passage de Macao, afin de gagner le mouillage de Whampoa par les parages les moins fréquentés. Dans ces mille bras de la rivière des Perles, la navigation est des plus difficiles et des plus dangereuses. Toute cette partie de la Chine ressemble à un grand lac parsemé d’îles. À chaque instant on y rencontre des barrages élevés par les autorités maritimes pour arrêter les navires étrangers, ou tout simplement par les populations riveraines pour se défendre contre les pirates.

 

Le capitaine, il est vrai, en compagnie même du mandarin Ming, avait parcouru cent fois cette route hérissée d’écueils, mais il y avait longtemps. Il était donc obligé de faire appel à son tact de marin consommé et souvent de consulter Peï-ho, pour ne pas se perdre dans le dédale inextricable de ces canaux qu’il rencontrait, pour ainsi dire, à chaque détour de la rivière.

 

Il avançait donc avec une certaine lenteur et ne quittait pas son poste de pilote, pendant que M. Lauters donnait à sa femme tous les soins nécessaires et s’efforçait de la rassurer, ce à quoi il réussit bientôt si complètement qu’il vint s’asseoir à l’arrière.

 

Mme Lauters, tout à fait remise, avait même passé sa jolie tête blonde à travers les rideaux de la tente, pour assister au ravissant spectacle du lever du soleil dans ces parages.

 

Nos amis avaient abandonné la rive gauche du fleuve des Perles afin de passer au large des élégantes habitations qui couvrent la côte sud de l’île de Honan, et Perkins, à qui cette vue avait rappelé Ming, racontait en riant les terreurs du fougueux magistrat, lorsqu’il aperçut tout à coup, débouchant de l’extrémité de l’île Seapoys, un grand canot dont l’équipe, bien évidemment, s’efforçait de hâter la marche.

 

Il monta sur un banc pour juger si ce n’était pas vers lui que se dirigeait cette embarcation, et il crut alors y voir, debout à l’avant, un homme qui faisait des signes, en agitant quelque chose de blanc.

 

Sans désarmer, mais tout simplement en faisant lever les rames, afin d’être prêt à se remettre en route s’il s’était trompé, le commandant de l’Éclair resta sous sa voile que la brise soulevait à peine.

 

Au bout de moins de dix minutes, il put distinguer dans tous ses détails le canot qui approchait rapidement.

 

C’était un long bateau poussé seulement par six avirons que semblaient manier assez maladroitement des Chinois. La yole l’eût facilement laissé bien loin en arrière si son aspect eût été quelque peu menaçant.

 

À son avant se tenait un individu dans le costume d’un ouvrier du port, et une lettre à la main.

 

Pensant que Ming, ayant une communication intéressante à lui faire, avait envoyé à sa poursuite, le contrebandier fit aussitôt scier ses nageurs pour permettre à l’exprès du mandarin de le rejoindre plus aisément.

 

À la merci du courant, les Européens venaient de doubler la pointe Tuffnell, c’est-à-dire d’entrer dans un passage absolument désert, lorsque l’embarcation indigène, lancée par un vigoureux effort de ses rameurs, les atteignit.

 

Afin d’éviter un abordage dangereux, Perkins avait fait rentrer ses avirons et M. Lauters s’était levé pour prendre au vol la missive au moment même où le canot, obéissant à son aire, dépasserait la yole que les eaux seules entraînaient.

 

Soudain, par une brusque manœuvre, le matelot chinois qui dirigeait la pirogue la fit abattre, et les deux embarcations s’abordèrent avec une extrême violence.

 

Puis, aussitôt, M. Lauters jeta un cri et tomba à la renverse.

 

Au moment où il allait s’emparer de la lettre que l’ouvrier feignait de lui tendre, un coup de lance l’avait frappé en pleine poitrine, et dix hommes s’étaient subitement dressés du fond du canot, où ils étaient restés cachés jusque-là.

 

Les Anglais étaient aux prises avec vingt membres du Lys-d’Eau, bandits armés de flèches et de lances, cela au milieu du passage étroit et complètement abandonné qui sépare l’île d’Harrow de celle d’Haddington, c’est-à-dire sans espoir d’aucun secours.

 

Retrouvant aussitôt, en présence du danger, toute son énergie habituelle, Perkins avait commencé par décharger son revolver sur la masse compacte des pirates.

 

Le choc du bateau ennemi avait fait reprendre à la yole la direction du courant, et l’assassin de M. Lauters, en voulant sauter à bord, était tombé dans le fleuve ; mais, habile nageur, il venait de saisir le gouvernail et cherchait à le démonter, lorsque Peï-ho le frappa si vigoureusement à la tête de la poignée de cuivre de la barre, qu’il lâcha prise et coula, en laissant au-dessus du gouffre une large tache rouge.

 

L’avant de la pirogue touchait l’arrière de la yole, et Mme Lauters, qui avait bondi auprès de son mari, s’efforçait d’étancher le sang qui s’échappait de sa blessure.

 

– En avant ! mes garçons, en avant ! commanda le capitaine en excitant ses matelots de la voix et du geste.

 

Mais ces hommes, braves Malabars cependant, connaissaient trop bien les pirates ; ils étaient frappés de terreur, et Perkins pensa un moment qu’il était perdu, lorsqu’il entendit tout à coup les misérables jeter de grands cris, cris de stupeur et de malédiction, et presque instantanément leur embarcation resta en arrière, immobile.

 

– Le maître ! s’était écrié celui des assaillants, qui semblait commander les autres.

 

Peï-ho s’était dressé de toute sa hauteur ; ceux qu’il avait si souvent conduits au pillage l’avaient reconnu.

 

Tout entiers à l’épouvante que leur causait cette apparition de celui que quelques-uns d’entre eux avaient vu suspendu au gibet de Hong-Kong, ils avaient cru à un sortilège, à une œuvre de magie, et ce sentiment, tout passager qu’il eût été, avait suffi pour sauver nos amis.

 

Abandonnée un seul instant par l’homme qui la gouvernait, la pirogue avait obéi au courant du fleuve. Un second cri poussé par les pirates expliqua leur rage et leur désespoir.

 

Leur canot, livré à lui-même, venait de donner sur un barrage que la yole, grâce à son moindre tirant d’eau, avait franchi. Un grand quart d’heure au moins allait leur être nécessaire pour se remettre à flot.

 

– Aux avirons ! mes amis, aux avirons ! répéta le contrebandier.

 

Ses hommes se courbèrent sur leurs rames et la légère embarcation reprit sa course.

 

– Quant à toi, mon garçon, ajouta-t-il en tendant la main à Peï-ho, sans ton aide, nous étions perdus. Tu verras si les Anglais ont bonne mémoire. Prends la barre !

 

– Vous m’avez sauvé la vie, répondit simplement l’ancien chef du Lys-d’Eau, en s’emparant du gouvernail ; mais nous ne sommes pas quittes, je tiendrai toutes mes promesses.

 

Et il mit le cap sur le passage Elliot, bras du fleuve qui conduisait en droite ligne au mouillage de Whampoa et que les Européens fréquentaient souvent.

 

Libre alors de s’occuper de son malheureux ami, Perkins examina sa blessure.

 

Elle était fort grave : le fer de la lance avait pénétré profondément dans sa poitrine, entre la quatrième et la cinquième côte ; il était à craindre que quelque organe essentiel ne fût attaqué.

 

Mme Lauters était folle de douleur. Sans prononcer une parole, sans qu’une larme s’échappât de ses yeux, elle tenait sur ses genoux la tête de son mari, qui n’avait pas repris connaissance.

 

Comme tous les officiers de marine, le commandant de l’Éclair avait quelques notions chirurgicales ; il posa de son mieux un premier appareil sur la blessure du pauvre négociant, et s’efforça de dissimuler le peu d’espoir qu’il avait de le sauver.

 

La yole continuait à descendre rapidement la rivière que le soleil commençait à dégager des brumes du matin. Un silence lugubre régnait à bord. Au murmure des flots que chassaient les avirons se mêlait seulement le bruit de la respiration haletante des rameurs.

 

Les bosquets verdoyants de l’île des Français sortaient peu à peu du brouillard ; la végétation luxuriante de ces parages élevait coquettement ses épais rideaux à l’horizon ; par moment, des centaines d’oiseaux passaient à tire-d’aile. Tout enfin semblait saluer joyeusement dans la nature le réveil et la vie, comme pour faire un contraste saisissant avec la situation terrible où se trouvaient les fugitifs.

 

Perkins fouillait du regard, avec anxiété, chacune des sinuosités de la rivière, s’attendant à voir reparaître, ou les pirates qui l’avaient attaqué, ou quelque autre embarcation du Lys-d’Eau ; mais, sans nouvel incident, il atteignit enfin le petit village de Dorfer, sur la côte nord de l’île des Français, et il se demanda s’il ne s’y arrêterait pas quelques instants, mais un coup d’œil jeté sur le blessé lui fit comprendre qu’il devait au contraire se hâter de gagner le mouillage.

 

M. Lauters, en effet, ne donnait plus signe de vie. Quant à sa femme, les yeux fixés sur le visage décoloré de son mari, elle semblait la statue du désespoir.

 

Une demi-heure plus tard, l’embarcation doubla la pointe du cap Bernard pour entrer dans la rade de Whampoa.

 

Le contrebandier accosta aussitôt un grand trois-mâts marchand, le Britannia, dont le capitaine lui envoya son médecin. Il était trop tard, la victime des pirates avait cessé de vivre.

 

À cette nouvelle, Mme Lauters revint tout à fait à elle, mais pour faire retentir l’air de ses cris, s’accusant d’avoir causé l’assassinat de son époux et refusant de se séparer de son cadavre. Il fallut, pour ainsi dire, le lui arracher de force. Elle ne céda que sur la promesse formelle qu’il serait transporté à Hong-Kong pour y être enseveli.

 

Le commandant de l’Éclair le lui jura, et il parvint ainsi à obtenir de l’infortunée qu’elle montât à bord pour y attendre que ses hommes, qui avaient besoin de quelques heures de repos, pussent reprendre leurs avirons pour descendre jusqu’à Lintin.

 

Il tenait à ne pas séjourner longtemps à Whampoa, car il voyait, dans l’attaque dont il venait d’être l’objet, la preuve que les membres du Lys-d’Eau connaissaient ses projets, en partie tout au moins.

 

Il était donc important de ne pas leur laisser le temps de se mettre plus complètement sur la défensive.

 

VII

LA VENGEANCE DE TCHOU

 

Située au-dessus des fameux forts de Bocca-Tigris, à plus de vingt lieues de l’embouchure du Si-Kiang, la rade de Whampoa était certainement à cette époque une des stations les plus curieuses du globe. Formée des divers canaux qui séparent les îles dont la rivière est semée à cet endroit, canaux qui dessinent une croix et où chaque nation avait son mouillage particulier, c’était, à proprement parler, à dix milles de Canton, un grand avant-port que les navires européens ne pouvaient dépasser sous aucun prétexte. Les plus étranges de ces navires étaient ceux dont on avait fait des maisons de commerce flottantes. Sur de grands pontons, on apercevait de véritables magasins avec leurs rayons, leurs comptoirs, tout leur attirail de vente. Les embarcations des acheteurs s’arrêtaient au pied de l’étroit escalier qui conduisait à la porte d’entrée, au-dessus de laquelle s’étalait, en grosses lettres, le nom d’un tailleur, d’un bottier ou d’un marchand de comestibles, et le plat-bord de chacune de ces singulières constructions navales était armé de petits pierriers destinés à imposer aux malfaiteurs le respect de la propriété.

 

Grâce à cette installation, le capitaine-cordonnier-épicier ou tailleur de chacun de ces bâtiments pouvait, à sa volonté et à la première alerte, transporter son établissement en lieu de sûreté. Il lui suffisait de lever l’ancre et de se laisser dériver.

 

Quant au village de Whampoa, il se composait d’une seule rue, de quatre mètres de largeur sur trois cent cinquante de longueur à peu près. Toutes les maisons ou plutôt toutes les cases qui tournaient le dos à la rivière étaient bâties sur pilotis. On y grimpait par des échelles aux barreaux glissants, dont la rapidité du courant et le remous rendaient parfois l’ascension assez dangereuse.

 

Il n’y avait là, d’ailleurs, que de petits boutiquiers et les fournisseurs ordinaires, blanchisseurs, bouchers et pêcheurs, des grandes stations navales, car nul Européen ne se hasardait jamais à passer une seule nuit à terre dans ce véritable village lacustre.

 

Au moment où Perkins y arrivait, la rade tout entière présentait une agitation inaccoutumée.

 

La nouvelle de l’approche des Taï-pings s’y était déjà répandue, et on craignait qu’au milieu de ses nouveaux embarras, le vice-roi n’eût plus le pouvoir de protéger les étrangers autant qu’il l’avait fait jusque-là.

 

Aussi les bâtiments marchands, qui étaient chargés, faisaient-ils leurs préparatifs de départ, tandis que les autres se mettaient en état de défense. La plupart des magasins flottants avaient déjà dérivé jusqu’à la pointe Alceste, extrémité de la rade, afin d’être prêts, au premier signal, à descendre la rivière.

 

De nombreux bateaux mandarins avaient traversé le mouillage pendant la nuit et s’étaient dirigés du côté des forts. De plus, d’obséquieuse qu’elle était la veille, la population était devenue tout à coup brutale et insolente. Il y avait enfin de la révolte dans l’air, et lorsque les Anglais connurent l’attaque dont leur compatriote avait été victime à quelques milles à peine de Canton, ils ne doutèrent plus de la complicité des autorités chinoises.

 

Bien qu’il ne fût pas tout à fait de cet avis, Perkins n’en avait pas moins hâte de rejoindre sir Arthur à bord de l’Éclair, afin de profiter de la journée pour conduire sa goélette de Lintin à Lantao et transporter le corps de M. Lauters à Hong-Kong. Il pressa donc ses hommes, et sa yole reprit bientôt sa course vers le bas du fleuve.

 

Enveloppé dans un pavillon, le mort avait été couché sous la tente. Mme Lauters priait et pleurait près de lui. Peï-ho était à la barre. Le capitaine surveillait les rives avec sa longue-vue.

 

L’embarcation franchit ainsi sans encombre le passage de Bocca-Tigris et il était à peine cinq heures du soir lorsqu’elle accosta l’Éclair, au mouillage de Lintin. Aidée par le courant, elle avait mis moins de huit heures à franchir les quarante milles qui séparent cette île de Whampoa.

 

La goélette de notre héros avait vingt-six mètres de long sur sept de large, et c’était bien le plus élégant navire qui pût se voir.

 

Lorsqu’elle était à la voile, on eût dit un albatros au plumage de neige se balançant sur les flots, grâce à l’immense voilure de lin dont se couvraient ses deux mâts inclinés sur l’arrière. Son avant, finement taillé comme celui d’un steamer, supportait un beaupré dont le bout-dehors un peu recourbé se garnissait, ainsi que ses étais, de focs coupés en soleils. Sa muraille extérieure était peinte en noir, depuis son doublage de cuivre jusqu’à ses lisses, brillantes comme de l’or. Ses mâts étaient si soigneusement galipotés qu’ils semblaient en bois d’acajou. Son armement se composait de deux caronades de douze qui se montraient aux sabords de l’arrière, comme deux coquettes à leur balcon, d’une longue pièce de cuivre, à pivot, sur son gaillard d’avant, et, çà et là, sur les plats-bords, d’une demi-douzaine de petits pierriers du plus charmant aspect.

 

L’Éclair n’avait pas de dunette, ni de gaillard d’avant. Son pont, uni, comme une glace, s’étendait de bout en bout en bordages étroits qui le faisaient paraître plus long encore. À l’arrière, les caissons renfermant les pavillons et tous les ustensiles de la timonerie étaient assez larges pour servir de lits de repos, qu’abritaient les tentes à rideaux qui entouraient le bâtiment dans toute sa longueur.

 

On voyait, en le parcourant, que Perkins y avait souvent sacrifié l’utile à l’agréable, mais sa fortune était faite ; depuis longtemps déjà, il voyageait presque en amateur. Seul, le centre de la goélette, entre les deux mâts, était réservé à la cargaison de l’opium. Tout le reste était pour lui, ses officiers et ses hommes. Il s’était fait sur mer une installation flottante où le luxe le disputait au confortable.

 

Son équipage était formé d’une trentaine de robustes Malabars qui étaient à bord depuis plusieurs années ; son état-major ne se composait que de trois Européens : Morton, le second, James, le lieutenant, et un maître d’équipage.

 

Après avoir forcé Mme Lauters de monter à bord, le capitaine mit immédiatement à la voile, en entraînant à la remorque la yole où était resté le corps de son malheureux ami, et le soleil venait à peine de disparaître derrière Macao, lorsque l’Éclair laissa tomber l’ancre dans la petite baie de Lamma, c’est-à-dire à quatre ou cinq milles à peine de Vittoria.

 

Tout à sa manœuvre, son commandant n’avait pas remarqué, en gagnant le mouillage, une douzaine de bateaux qui venaient du large et se dirigeaient vers la pointe est de l’île.

 

Il s’était décidé pour plusieurs raisons à pousser jusqu’à Lamma au lieu de s’arrêter à Lintao. D’abord, il désirait transporter à terre le soir même les restes de M. Lauters. De plus, il voulait faire sa déclaration à l’autorité anglaise sans attendre au lendemain. Il avait d’ailleurs, sur les dispositions de la population chinoise à l’égard des étrangers, des renseignements que son devoir lui ordonnait de rendre publics sans nul retard.

 

Il se hâta donc de faire changer l’équipe de son canot, car les hommes qui l’avaient amené de Canton à Lintin étaient épuisés ; il en fit enlever la tente devenue inutile ; puis il s’y embarqua avec Mme Lauters, le corps de son mari, sir Arthur et Peï-ho.

 

Il emmenait ce dernier afin de s’en servir, si cela était nécessaire, comme d’un dernier argument auprès du gouverneur de Hong-Kong, en le lui présentant comme pilote. Il laissait l’Éclair sous la garde de Morton, qui possédait toute sa confiance et lui avait prouvé cent fois combien il là méritait.

 

Au moment où la yole s’éloignait de la goélette, la nuit descendait rapidement ; mais Perkins connaissait trop bien sa route pour que cela pût l’arrêter un instant. Voulant profiter de la brise du soir qui fraîchissait, il mit le cap sur Vittoria.

 

La gracieuse embarcation glissait légèrement sur les flots tourmentés par les courants, et la rapidité de sa marche devait là mener en moins d’une heure à Hong-Kong, lorsque, tout à coup, au moment où elle allait donner dans le chenal qui sépare la colonie anglaise de l’Île de Green, une rafale l’atteignit d’une façon si violente qu’on n’eut pas le temps de larguer l’écoute de la voile et que le mât se brisa.

 

Le capitaine commanda aussitôt à ses hommes d’armer les avirons. Malheureusement, dans le mouvement d’oscillation qu’avait fait la yole, quatre de ces avirons étaient tombés à l’eau.

 

Les matelots s’emparèrent néanmoins de ceux qui leur restaient et se mirent à nager vigoureusement ; mais pendant les quelques instants que le canot avait été privé de sa voile, il avait dérivé, et le contrebandier reconnut bientôt, au bruit de la mer et à l’ombre de la falaise qui grandissait, comme si elle se levait au-dessus de lui pour l’écraser, qu’il était entraîné par le courant sur les rochers de Lamma.

 

Moins de deux minutes plus tard, en effet, il sentit que le gouvernail, qu’il n’avait pas voulu abandonner, venait d’être démonté par une roche à fleur d’eau, et l’embarcation vira aussitôt sur elle-même pour être entraînée par le remous du côté des récifs.

 

– Nous sommes perdus, dit-il immédiatement avec le plus grand sang-froid. Laissez-moi cette femme, sir Arthur, je la sauverai. Vous, mon ami, nagez jusqu’à la côte. Toi, Peï-ho, il faut que tu te charges du corps de M. Lauters. Allons, mes garçons, du courage et à la grâce de Dieu !

 

Ces derniers mots, l’intrépide marin les adressaient à ses hommes, mais aucun d’eux n’eut, pas plus que sir Arthur et l’ex-pirate, le temps de lui répondre, car la yole donna brusquement deux ou trois coups de talon et s’entr’ouvrit sur les brisants.

 

Perkins saisit dans ses bras Mme Lauters, dont le visage s’était fait calme et presque souriant à l’approche de la mort. On eût dit que la pauvre femme ne l’envisageait que comme le terme de sa douleur.

 

Bien que chargé de son triste et pesant fardeau, Peï-ho atteignit le rivage en même temps que sir Arthur, et ils purent aider tous deux le capitaine à y prendre pied. Mme Lauters s’était évanouie. Ils l’étendirent sur le sable, auprès du cadavre de son mari.

 

Deux Malabars avaient seuls abordé du même côté, mais le capitaine espérait que les autres, tous excellents nageurs, s’étaient également sauvés. Il s’estimait donc heureux d’en être quitte pour la perte de son embarcation. L’important était de sortir de là.

 

L’endroit où les naufragés avaient trouvé refuge était un petit banc de sable d’une dizaine de pieds de largeur, que la mer avait élevé dans l’une des déchirures du bas de la falaise, qui montait à pic et l’entourait comme d’une muraille infranchissable.

 

La nuit s’était faite, tantôt claire, tantôt sombre, ainsi que cela arrive dans les temps à grains. Par instants, de gros nuages noirs s’étendaient jusqu’à l’horizon ; par d’autres, au contraire, le ciel resplendissait d’étoiles. Perkins pouvait alors distinguer, à deux milles de distance à peine, l’Éclair qui se balançait sur la lame.

 

Tout à coup il lui sembla qu’au mugissement des vagues qui déferlaient à ses pieds se mêlaient des détonations au large. Il prêta l’oreille et tressaillit sous l’empire d’un pressentiment sinistre. Bientôt la mousqueterie se fit plus rapide, plus multipliée ; et alors il poussa un cri de colère.

 

Sa goélette était attaquée par des pirates et il ne pouvait retourner à bord ! Il jeta les yeux autour de lui pour voir s’il n’y avait pas moyen de gravir la falaise ; mais un de ses hommes qui, ayant eu la même pensée, en avait tenté l’ascension, venait d’être précipité sur les rochers, de plus de vingt pieds de hauteur.

 

Accroupi sur le sable, l’autre matelot assistait à ce drame avec son insouciance d’Hindou fataliste, et Peï-ho s’efforçait d’arracher à la mer, qui montait rapidement, le corps de M. Lauters.

 

Quant à sir Arthur, il avait pris dans ses bras la pauvre veuve, qui, revenue à elle et folle de terreur, voulait s’élancer au milieu des flots.

 

L’officier anglais, si fort d’ordinaire, était atterré. Le sentiment de son impuissance l’accablait. Il ne pourrait quitter ce coin de plage auquel ses amis et lui devaient la vie que lorsqu’on viendrait à son secours. D’abord, viendrait-on ? Ensuite, n’arriverait-on pas trop tard ? La marée ne couvrait-elle pas à la haute mer cet étroit banc de sable où ils se trouvaient ? Il lui semblait que l’espace diminuait peu à peu autour de lui.

 

Tout entier à son désespoir, il comptait les détonations qui se succédaient sans trêve, quand, soudain, il se mit à pousser de grands cris. Il venait de reconnaître, à peu de distance au large, le choc régulier d’avirons sur l’eau.

 

– À nous ! à nous ! répétait-il de toutes ses forces.

 

Sir Arthur joignit ses cris à ceux de son ami, et bientôt ils virent le canot qu’ils avaient deviné doubler la pointe. Il était monté par une demi-douzaine d’hommes.

 

Ils redoublèrent leurs appels et eurent bientôt la preuve qu’ils avaient été entendus, car les arrivants manœuvraient pour passer entre les récifs et le banc de sable. Perkins, dans l’eau jusqu’à la ceinture, leur indiquait les dangers et les endroits où ils pouvaient s’engager.

 

Grâce à son faible tirant d’eau, l’embarcation avait pu franchir les brisants. Encore dix coups d’aviron et elle pourrait les recevoir.

 

Le contrebandier animait les rameurs et recommandait à sir Arthur d’emporter Mme Lauters, si elle ne pouvait pas marcher. Le canot, debout à la lame, se laissait culer de façon à ne pas échouer en travers. Deux longueurs de bras seulement le séparaient de ceux qui l’attendaient si impatiemment.

 

– Hardi ! mes braves, hardi ! répétait le commandant de l’Éclair.

 

Il venait de saisir l’embarcation par l’arrière afin de la maintenir au large et de permettre à ses amis d’embarquer.

 

– Ah ! c’est toi, c’est donc toi, chien ! s’écria tout à coup l’homme qui tenait la barre. Ah ! c’est toi qui veux sauver Saule-Brodé ! Tiens ! voilà comment se venge l’Araignée-Rouge !

 

Et il déchargea sur celui qu’il insultait le pistolet qu’il avait tiré de sa ceinture.

 

Mais, dans sa précipitation, l’assassin n’avait pas pris le temps de viser son ennemi, qui d’ailleurs s’était vivement rejeté à terre, et la balle n’avait fait qu’effleurer la tête de Perkins, en lui enlevant sa coiffure.

 

Tchou le remit en joue, et cette fois il ne pouvait le manquer, car il s’était penché sur lui pour le frapper presque à bout portant, lorsque soudain la pirogue, qui commençait à se détacher du sable, vint en travers à la lame et chavira, malgré les efforts de ses rameurs pour la redresser. Tout disparut sous les flots !

 

C’était Peï-ho qui s’était jeté à l’eau et lui avait imprimé ce mouvement de rotation, en s’accrochant au plat-bord.

 

Ce fut un moment d’inexprimable angoisse. Le capitaine s’était armé d’un aviron que la mer avait poussé sur le sable. Le bras levé et l’œil fixé sur l’abîme, il se préparait à briser le crâne au premier qui se présenterait. En poussant des cris d’effroi, Mme Lauters se cramponnait à sir Arthur et paralysait ses mouvements. La lune, comme pour éclairer les moindres détails de cette terrible scène, venait de percer les nuages et ses rayons irisaient la crête des lames. Dans la direction de l’Éclair, le combat ne cessait pas !

 

Deux ou trois têtes apparurent en même temps au milieu des brisants. Le bras du contrebandier s’abattit : on entendit un gémissement aussitôt étouffé sous les eaux. Presque au même instant, deux hommes prirent pied à l’extrémité opposée du banc, et, avant que Perkins ait pu leur barrer le passage, ils s’élancèrent jusqu’à la falaise.

 

Là, adossés contre un rocher, ils paraissaient prêts à une résistance désespérée. Tchou était l’un de ces deux bandits.

 

– Ah ! tu ne m’échapperas pas cette fois, misérable ! s’écria l’Anglais en se dirigeant vers lui et en le menaçant de la terrible masse que brandissait son bras.

 

Un éclat de rire de démon lui répondit. Les flots, en montant, avaient envahi une partie de la plateforme de sable. Une crevasse profonde, large, infranchissable dans l’obscurité, séparait les Européens de leurs ennemis, et l’assassin de Ling, un long poignard malais à la main, se préparait à fondre sur le commandant si celui-ci tentait de le rejoindre.

 

– Malédiction ! gronda le défenseur de Liou-Siou, la mer elle-même est contre nous !

 

Soudain une lueur brillante éclaira l’horizon, et le marin anglais se sentit devenir fou de rage. Au milieu des ténèbres épaisses qui régnaient sur le mouillage de Lamma, les flammes découpaient la mâture de l’Éclair sur le ciel.

 

Mme Lauters s’était arrachée des bras de sir Arthur, et les yeux hagards, ses mains pâles et brûlantes étendues vers les salamandres fantastiques qui grimpaient le long des mâts de l’opium’s clipper, elle suivait en jetant des cris les progrès de l’élément destructeur.

 

– Eh bien, chien d’étranger ! hurla l’ancien boucher dont les traits hideux exprimaient une joie féroce ; tu sais maintenant ce qu’il en coûte pour se mêler des affaires de Tchou. Malgré tes promesses, Saule-Brodé mourra pendue, et tu ne conduiras pas tes compatriotes maudits aux Ladrones. Dans une heure, la mer aura monté de dix pieds et vous serez tous engloutis. Ah ! tu as eu l’audace d’entrer en lutte avec les membres du Lys-d’Eau. Vois ce qu’ils ont fait de ta goélette !

 

La mer gagnait en effet ; l’asile des naufragés n’était plus que de quelques pieds, et la mousqueterie avait recommencé du côté de l’Éclair dont la mâture était en flammes.

 

Soudain le contrebandier, qui dédaignait de répondre au meurtrier, poussa un cri de joie. De nombreux coups d’aviron, dont la régularité indiquait des embarcations européennes, se faisaient entendre à droite de la pointe de Lamma, c’est-à-dire du côté de la rade de Hong-Kong.

 

Tchou avait aussi reconnu ce bruit malgré le fracas de lames, car un horrible blasphème s’était échappé de ses lèvres.

 

Sir Arthur et Perkins unirent alors leurs appels. On les entendit du large et l’un des canots se dirigea vers la côte. Les autres continuaient leur route vers l’Éclair, dont l’homme de veille du sémaphore de Vittoria avait signalé l’incendie.

 

L’embarcation anglaise était trop bien montée pour donner sur les récifs que la marée avait d’ailleurs couverts en partie. Elle n’avait plus qu’un seul obstacle à franchir. Sir Arthur se tenait avec Mme Lauters à l’extrémité du banc de sable, et le capitaine, qui avait retrouvé tout son calme, indiquait à ses compatriotes, du haut d’un rocher à fleur d’eau, l’endroit où ils pouvaient accoster, lorsque Tchou apparut derrière lui, le poignard levé.

 

Ne voulant à aucun prix que son ennemi lui échappât, l’Araignée-Rouge avait franchi d’un bond la crevasse qui le séparait des naufragés.

 

Le commandant comprit qu’il était perdu, mais avant que le bandit ait pu commettre un nouveau crime, il disparut subitement. Peï-ho s’était jeté sur lui, l’avait saisi entre ses bras, puis emporté jusqu’au bout d’une large roche, d’où il s’efforçait de le lancer à la mer.

 

Mais le misérable était robuste. Revenu de sa première surprise, il s’était accroché après son agresseur, et avant que les témoins de cette lutte aient pu secourir l’ancien pirate, Tchou lui avait fait perdre l’équilibre, et ils avaient roulé tous deux dans le gouffre.

 

Les flots se refermèrent sur eux ; puis on les vit reparaître à dix mètres plus loin, toujours enlacés, et disparaître de nouveau. Cinq minutes s’écoulèrent ! L’abîme avait été sans doute le théâtre d’un duel terrible, car au moment où l’embarcation poussait au large pour offrir un refuge à Peï-ho, sir Arthur l’aperçut qui reprenait pied, mais pour s’affaisser aussitôt sur le sable. Perkins alors s’élança vers lui. Il avait la poitrine ouverte par une horrible blessure, d’où le sang s’échappait à flots.

 

– Nous sommes quittes, capitaine, murmura-t-il d’une voix éteinte ; je ne vous conduirais pas aux Ladrones, mais le Lys-d’Eau n’a plus de chef !

 

Et il rendit le dernier soupir.

 

Le contrebandier le porta dans le canot où Mme Lauters avait déjà reçu asile, mais sans le corps de son mari. La mer l’avait recouvert ou entraîné.

 

Un quart d’heure après, le capitaine sautait à son bord. L’attaque des pirates avait été rude, mais Morton l’avait vaillamment repoussée.

 

Somme toute, la goélette n’avait hors de combat qu’une douzaine de ses matelots, mais l’état de sa mâture et de son pont, dévorés par le feu, ne lui permettait pas de rester au large. Perkins résolut donc de rentrer le lendemain à Vittoria.

 

Toutefois son premier soin, au lever du soleil, fut de se rendre sur la plage de Lamma pour se mettre à la recherche du cadavre de M. Lauters. Il le découvrit entre deux roches qui l’avaient arrêté et mis en lambeaux. Il fit enlever religieusement ces tristes dépouilles et se dirigea vers la terre.

 

Quant au corps de Tchou, il avait disparu.

 

L’abîme avait-il gardé sa proie ?

 

VIII

PENDANT QUE DEUX INNOCENTS SE PRÉPARENT À MOURIR

 

Lorsque le gouverneur de Hong-Kong apprit la nouvelle insulte faite par les pirates au pavillon anglais, il prit, séance tenante, le parti d’en finir avec un état de choses qui n’était pas moins humiliant pour l’honneur Britannique que préjudiciable aux intérêts de la colonie.

 

Le jour même, il expédia à Canton sir William Maury, un de ses aides de camp, non pour demander au vice-roi l’autorisation de faire une descente aux Ladrones, mais pour l’informer que cette opération militaire allait avoir lieu, avec ou sans l’aide du gouvernement impérial, et il ordonna aux commandants des frégates Imogène et Andromaque de remonter jusqu’à Bocca-Tigris et de s’y tenir prêts à forcer le passage, tout en s’opposant à ce que la moindre jonque de guerre descendit le fleuve.

 

Sir William devait prévenir de ces dispositions le capitaine de l’aviso stationnaire à Whampoa, afin qu’à la première alerte il pût demander aide et assistance aux frégates.

 

Le représentant anglais réunit ensuite ses officiers de mer et confia à l’un d’eux, le commodore John Stenlay, le soin d’organiser l’expédition contre les îles. Il ne s’agissait plus cette fois d’y débarquer au hasard, comme on l’avait déjà fait précédemment, alors qu’on manquait de renseignements exacts, mais de fondre sur Wang-mu, que Peï-ho avait signalé comme le quartier général du Lys-d’Eau.

 

Le lendemain, toute la colonie, dans un état d’indignation facile à comprendre, assista aux obsèques de M. Lauters, dont la femme avait à peu près perdu la raison.

 

Les derniers devoirs rendus à son ami, Perkins songea au président Ming. Il pensa qu’il était de son honneur de ne pas le laisser dans l’ignorance du drame qui s’était joué sur la plage de Lamma, si terrible que dût être pour lui la nouvelle de la mort de Tchou.

 

Il lui écrivit alors une longue lettre, en lui retraçant fidèlement les tristes événements auxquels il avait été mêlé depuis son départ de la factorerie, et la lui envoya le jour même, à Honan, par un négociant chinois qui se rendait à Canton. Il terminait son récit par ces lignes :

 

« Vous voyez que j’ai tout fait pour tenir ma promesse. Si j’avais pu retrouver le corps de l’assassin de Ling, je vous l’aurais expédié, mais la mer l’a gardé.

 

« Je crois néanmoins que, malgré l’impossibilité où vous êtes de lui livrer Tchou, le vice-roi reviendra sur sa décision et vous évitera le supplice humiliant dont il vous a menacé, dans le seul but, j’en suis certain, d’exciter votre zèle.

 

« Ceux que je plains, ce sont surtout ces condamnés, cette malheureuse jeune femme que j’aurais voulu sauver. Il est certain que le prince Kong ne doute pas de leur innocence ; mais il est à craindre qu’il n’ose cependant prendre sur lui de leur faire grâce, lorsque l’ordre d’exécution arrivera de Pékin.

 

« Quant au nouveau conflit qui semble prêt à s’élever entre le gouvernement impérial et la colonie anglaise, il suffirait, pour qu’il n’éclatât point, que le vice-roi approuvât notre excursion aux Ladrones. S’il est aussi bon politique qu’on l’affirme, il comprendra qu’il s’agit tout autant de faire ses affaires que les nôtres.

 

« Je veux donc espérer encore que, dans très peu de jours, je pourrai vous serrer la main et me régaler chez vous, mon ami, de l’un de ces fameux pâtés que votre cuisinier prépare si bien.

 

« Votre tout dévoué,

 

« PERKINS. »

 

Cette lettre parvint à Ming moins de vingt-quatre heures après son retour de Hong-Kong ; mais, comme il s’attendait à de tout autres nouvelles, il ne la lut pas jusqu’au bout et ne put sourire à la perspective gastronomique que lui ouvrait le capitaine car, au passage qui lui signalait la mort de Tchou, il lui sembla que sa vue se troublait et il s’affaissa dans un fauteuil, en proie au plus violent désespoir.

 

– Que faire ? que devenir ? murmurait-il d’un air hébété. Ce Perkins s’imagine que Son Altesse me fera grâce ! Ah ! il ne la connaît guère ! Il plaint surtout cette femme et cet imbécile d’I-té. Eh bien ! et moi ? Est-ce que je suis allé les chercher ? Misérable Tchou ! Qu’est-ce que cela lui aurait fait de mourir en brave, sur la place publique, au lieu de se noyer comme un chien. Ah ! par Bouddha, je suis perdu, roué ! Cent coups de…

 

Et sans pouvoir achever, le gros président de la cour criminelle éclata en sanglots.

 

C’est dans cet état qu’il passa le restant de la journée et lorsque, brisé de fatigue et d’émotion, il se décida à se mettre au lit, son sommeil fut incessamment troublé par les plus affreux cauchemars. Tantôt il voyait danser devant lui, en ronde macabre, tous les personnages dont il avait eu à s’occuper depuis un mois : Tchou, Saule-Brodé, I-té, Perkins, Mme Liou, le faux pendu, le roi des mendiants, le prince Kong et le bourreau lui-même. À un autre moment, il lui semblait que l’exécuteur poursuivait une énorme araignée rouge, et qu’au lieu de tomber sur elle, c’était sur lui, Ming, que s’abattait son terrible bambou.

 

Puis il se reconnaissait dans un lourd cercueil d’acajou, à la tête duquel se tenaient, tristes et recueillis, deux de ses serviteurs.

 

Le jour vint heureusement arracher l’infortuné magistrat à ses hallucinations, car sa raison eût fini par succomber. Lorsqu’il se revit au milieu des siens, il se remit un peu et eut le courage de se demander ce qu’il devait faire. Aller trouver le vice-roi ? il en eut bien la pensée, mais il craignait de faire là une démarche inutile.

 

Daignant alors se rappeler Mme Liou, qui, peut-être, connaissait mieux que lui les intentions réelles du prince, il l’envoya chercher à la prison.

 

La mère de Saule-Brodé se rendit bien vite à cet ordre, s’attendant à apprendre que sa fille était enfin sauvée, et quand Ming lui eut dit, d’un air dolent, que tout espoir, au contraire, était perdu, la pauvre femme, sans prononcer une parole, mais pâle et tremblante, se dirigea vers la porte de la pièce.

 

– Eh quoi ! vous vous en allez comme cela ? s’écria le mandarin en lui barrant le passage. Vous n’avez pas une idée, un projet ?

 

– Je vais me jeter aux pieds du prince Kong, répondit-elle douloureusement. S’il ne prend pas en pitié mon enfant, je retournerai près d’elle pour la préparer à la mort.

 

– Mais, moi, Madame, moi ?

 

– Vous, que le ciel vous pardonne, Monsieur le président !

 

Et Mme Liou quitta la maison du mandarin sans que celui-ci tentât de la retenir davantage.

 

– Que le ciel me pardonne ! murmura Ming en la suivant des yeux ; que le ciel me pardonne ! Oui, soit ! mais, pour le moment, je préférerais que ce pardon-là me vînt de Son Altesse. Allons, une dernière tentative !

 

En disant ces mots, il avait frappé sur un gong pour appeler ses gens. Ils accoururent.

 

Ce n’était pas le moment de faire attendre leur maître. Il leur commanda de faire approcher son palanquin.

 

Vingt minutes plus tard, il demandât audience au vice-roi, mais celui-ci refusa de le recevoir. Il lui fit répondre par un de ses officiers qu’il savait tout ce qu’il pouvait avoir à lui communiquer, et que sa décision était d’autant plus irrévocable qu’il le considérait comme la cause de ses nouveaux embarras avec les Anglais.

 

Il était évident pour le prince que si Ming n’avait pas condamné deux innocents, le capitaine Perkins ne se serait jamais occupé d’eux. Par conséquent il ne fût pas devenu l’objet de la haine de Tchou, M. Lauters n’eût pas été assassiné, la goélette l’Éclair serait restée tranquillement au mouillage de Lamma, le gouverneur de Hong-Kong n’eût pas songé à lui envoyer un ultimatum, et deux frégates anglaises ne garderaient pas le passage de Bocca-Tigris.

 

– Son Altesse m’a chargé de vous dire aussi, ajouta l’aide de camp, qu’elle exige votre parole de ne pas quitter Canton sans son ordre et de vous tenir nuit et jour à sa disposition.

 

Épouvanté de se voir subitement chargé de si nombreux méfaits, dont le moindre suffisait pour le faire pendre, le gros homme promit tout ce que l’officier voulut, et il sortit la tête basse, pour retourner à sa villa.

 

Au même instant, Mme Liou, à qui le chef des trois provinces avait également refusé audience, rejoignait sa fille.

 

Ce fut, on le comprend, entre elles, une scène déchirante.

 

Malgré les réticences de sa mère, Saule-Brodé avait compris à son premier mot qu’elle ne devait plus rien espérer. Seulement, ce n’était plus la condamnée qui tremblait ; elle donnait, au contraire, l’exemple du courage. Elle ne sollicita qu’une seule grâce, celle de voir I-té une dernière fois, et elle partit pour l’hôpital où il était toujours, quoiqu’il fût à peu près guéri.

 

En la voyant entrer dans sa chambre avec Mme Liou, le jeune prêtre lut aussitôt sur son visage ce qu’elle venait lui annoncer. Alors, sans lui laisser prendre la parole, il saisit sa main, et, l’embrassant chantonnent au front, il lui dit :

 

– Ne pleure pas, ma bien-aimée, la mort n’est rien pour ceux qui ont bien vécu ; elle ne sera pour nous qu’une délivrance !

 

Et, pendant une heure, il lui répéta de douces paroles, qui ramenèrent le calme en son âme et lui donnèrent toute l’énergie dont il voulait la voir animée. Quand ils se séparèrent, presque le sourire aux lèvres, ce fut en murmurant dans un dernier baiser :

 

– À bientôt, et pour toujours !

 

Pendant ce temps-là, par un phénomène psychologique dont offrent assez fréquemment l’exemple les hommes les plus pusillanimes, lorsqu’ils se trouvent en face d’un danger inévitable, l’honorable président de la cour criminelle de Canton reprenait peu à peu quelque courage.

 

Il n’en arriva certes pas du premier coup à envisager avec résignation le sort qui l’attendait, mais il se monta si bien la tête, il fit si bien appel à son orgueil, qu’il finit par se persuader qu’il serait au moment fatal un modèle de fermeté, et, cette transformation accomplie, il ne songea plus qu’à mettre ordre à ses affaires.

 

Cela l’occupa pendant quatre ou cinq jours, c’est-à-dire jusqu’à la veille de l’exécution ; puis, vers dix heures du soir, après avoir écrit à Perkins, il embrassa, ce jour-là, sa femme, ou ses femmes, car, si nous sommes bien renseignés, nous avons de fortes raisons pour croire que Ming usait largement de la loi qui l’autorisait à être polygame, et il descendit dans sa gondole, où il s’étendit en murmurant :

 

– Eh bien, soit ! je recevrai demain cent coups de bambou ; mais, avant cette vilaine opération-là, j’aurai vécu, du moins, une fois de plus, comme un vrai Chinois qui ne craint rien, ni la mort, ni les édits impériaux !

 

Les rameurs du fonctionnaire, devenu tout à coup si frondeur, avaient sans doute le mot d’ordre, car ils se courbèrent aussitôt sur leurs avirons et l’embarcation fila, à travers les jonques de guerre, vers une rangée de lumières que reflétaient les flots, sur la rive gauche de la rade, en avant de la petite île de Dutch-Folly.

 

Dix minutes plus tard, elle entrait dans la plus curieuse des villes flottantes. Elle était au milieu des fameux bateaux de fleurs, c’est-à-dire dans l’un des quartiers où l’on s’amuse à Canton, quartier sévèrement interdit aux Européens.

 

Ces bateaux sont de grandes constructions navales fort élégantes, aux façades dorées, ornées des plus gracieux emblèmes et surmontées de terrasses chargées de fleurs.

 

Ils étaient alignés bord à bord, séparés seulement les uns des autres par un étroit espace. Leurs avants formaient comme de larges trottoirs, où on pouvait prendre l’air, et les mille lanternes de couleur qui les éclairaient en faisaient des habitations d’une inimaginable originalité.

 

De tous ces lieux de plaisir, fort courus par les riches désœuvrés chinois, qui viennent y fumer et jouer, il s’échappait des rires joyeux que répétaient les échos des rives, et de brusques et éclatantes lueurs, qui dansaient comme des feux follets sur les eaux, en s’en allant découper des ombres bizarres dans la masse sombre des grands bâtiments à l’ancre.

 

Des bouffées de parfums s’envolaient avec la fumée de l’opium des fenêtres ouvertes, où, comme dans des cadres sculptés par la fantaisie, se montraient de jolies filles poursuivies par de grotesques amoureux. C’était à se croire dans quelque cité fantastique des Mille et une Nuits.

 

Mais le digne président avait déjà fait là sans doute de fréquentes excursions, car son canot y glissait comme en pays ami ; et, sur un simple signe, ses matelots accostèrent, en gens accoutumés à cette manœuvre.

 

Ming leur commanda de l’attendre au large, se gravit pesamment l’échelle de l’un de ces bateaux, et, soulevant la natte qui en masquait la porte, il entra dans le curieux établissement.

 

Ses serviteurs avaient ordre, dans le cas où ils ne l’auraient pas revu avant le lever du soleil, de venir le prendre pour l’emporter à Honan.

 

Ainsi que les autres bâtiments, ses voisins, celui dont l’ami de Perkins avait voulu être le client une dernière fois, était une large construction de vingt-cinq à trente mètres de longueur.

 

La première pièce servait de salle commune. Le parquet y était recouvert d’épais tapis et il y régnait tout autour de moelleux et larges divans. C’était là que1 les nombreux habitués s’arrêtaient un instant pour savourer quelques lasses de thé, avant de choisir celui des plaisirs auquel ils voulaient se livrer.

 

Après cette pièce on trouvait, à peu près au centre du bateau, un petit escalier qui menait à l’étage supérieur, où existaient, sur le devant, deux petits salons délicieusement décorés, et, sur l’arrière, une vaste salle réservée aux joueurs.

 

La société y était déjà nombreuse et tout à sa passion. On entendait rouler les piastres et résonner les lingots d’or et d’argent.

 

Mais Ming n’aimait pas le jeu. Il fit un geste : le maître du lieu accourut. Il lui dit quelques mots, et tous deux disparurent dans la seconde partie du rez-de-chaussée.

 

On y avait ménagé une demi-douzaine de petites cabines dont tout l’ameublement consistait en un lit de repos fort bas et une table de laque chargée de tous les ustensiles nécessaires aux fumeurs d’opium. Les parois étaient tendues de fines nattes qui y entretenaient une fraîcheur agréable. Des lanternes les éclairaient d’une lueur voluptueusement adoucie.

 

C’était là que les riches clients de la maison, au lieu de rester pêle-mêle avec le public, se livraient, dans la solitude et le calme, à l’usage du merveilleux narcotique.

 

Cinq minutes à peine après son arrivée, Ming était installé dans une de ces cabines, où, mollement étendu, il préparait, en homme expert, sa première pipe d’opium.

 

Personne n’eût certainement pu deviner à quelle triste aventure était réservé pour le lendemain le premier magistrat de la cour criminelle, en le voyant se livrer avec autant de calme et de soin à cet exercice.

 

Car l’opium ne se fume pas comme le tabac. Le véritable amateur lui fait subir lui-même sa suprême et dernière manipulation, en présentant à la flamme d’une petite lampe la goutte épaisse du suc de pavot qui doit devenir une pastille odorante et lui procurer de doux rêves.

 

Ming fit donc rouler longtemps entre ses doigts la longue aiguille d’acier à l’extrémité de laquelle crépitait le précieux soporifique, puis, lorsqu’il jugea qu’il était suffisamment solidifié, il le déposa délicatement sur le fourneau incandescent de sa large pipe, et se renversa en arrière, pour l’aspirer avec sensualité.

 

À cette première pipe une seconde succéda, puis une troisième, une quatrième, mais, entre chacune d’elles, l’intervalle se faisait plus grand, car le brave mandarin subissait progressivement les effets du poison, non seulement en le fumant, mais encore en respirant l’air vicié dont sa cabine s’était rapidement remplie.

 

Son tempérament lymphatique le mettait à l’abri de la folie furieuse que provoque fréquemment l’opium chez les gens nerveux, chez les peuples de la Malaisie par exemple ; mais, après avoir passé par les sensations agréables qu’il était venu chercher, après n’avoir rêvé que bonne chère et jeunes amours, après s’être senti si léger qu’il lui avait semblé qu’il s’envolait rejoindre son cher ami Perkins à Hong-Kong, et que l’empereur de Chine le nommait mandarin de première classe, il lui fut bientôt impossible de garnir sa pipe.

 

Alors il s’étendit doucement sur son lit, le sourire aux lèvres et les regards dans le vide, hypnotisé par les apparitions célestes qui défilaient devant lui : le combat des deux dragons, le dieu des arcs et des flèches, tous les héros de la mythologie bouddhique. Ni les chants des femmes, ni les cris des joueurs, rien ne pouvait l’arracher à ses rêves enivrants.

 

Deux grandes heures s’écoulèrent ainsi et le silence s’était fait sur le fleuve des Perles, lorsque Ming, dont le sommeil paraissait cataleptique, perçut soudain un léger bruit.

 

Croyant qu’on avait frappé à sa porte, il s’efforça de tourner les yeux de ce côté ; mais le même bruit se faisant entendre de nouveau, il comprit qu’il partait de l’angle du plafond, en face de lui, et il y dirigea lourdement ses regards.

 

On eût dit qu’on grattait sous la natte qui tapissait la muraille. Il lui semblait même que le coin de cette natte se soulevait lentement.

 

Fort intrigué de cet incident futile en apparence, il ne détourna plus sa vue de l’endroit où elle s’était arrêtée, et il ne tarda pas à avoir la preuve qu’il ne s’était point trompé.

 

Le léger tissu de rotin s’agitait comme sous des efforts incessants, et le fumeur se demandait si ce n’était pas le vent qui lui imprimait ce mouvement, quand il en reconnut enfin la cause. Par la solution de continuité qui s’élargissait de plus en plus, il apercevait les pattes velues et onglées d’un animal encore caché sous la tenture.

 

Bientôt le dormeur se sentit trembler sous un frisson de dégoût. Derrière ces pattes, une énorme araignée avait montré sa tête hideuse. Puis elle se fit brusquement passage et apparut tout entière. Ses huit yeux s’étaient fixés sur lui : elle agitait ses palpes comme pour sonder le terrain autour d’elle.

 

Le mandarin tenta de se lever pour chasser l’horrible bête, mais, à demi paralysé par l’opium, il ne pouvait faire un mouvement. Cependant, après une seconde d’hésitation, le monstre s’était mis en route, le long de la cloison, et se dirigeait en droite ligne vers le lit de repos.

 

Lorsqu’il entra dans le rayon de la lumière éclairant la cabine, Ming, dont les regards épouvantés le suivaient, put l’envisager dans toute son horreur.

 

C’était une gigantesque mygale, aux mandibules horizontales, au corselet étroit et noir, à l’énorme ventre zébré de sang. C’était la terrible araignée rouge dont la morsure est toujours mortelle. Ses mamelons traînants laissaient sur la natte leur marque visqueuse, et elle grandissait démesurément au fur et à mesure qu’elle approchait. Son corps ignoble occupait plus de six pouces de superficie.

 

Elle allait lentement, comme si sa proie ne pouvait lui échapper, et le pauvre président passa du dégoût à la plus épouvantable terreur, lorsqu’il sentit qu’elle grimpait le long de ses jambes. Il entendait le bruit de ses crochets, que la mygale aiguisait les uns contre les autres ; il lui semblait respirer déjà son souffle empoisonné !

 

Et il ne pouvait se défendre ni même appeler à son aide ! Tout son être était comme cloué sur cette couche maudite, où il était venu chercher l’oubli, et où il allait trouver la mort la plus horrible. Son cœur battait à se rompre, la folie envahissait son cerveau.

 

Bientôt il aperçut l’araignée sur sa poitrine, où elle pesait d’un poids énorme, et la chair de son visage se glaça à son contact immonde. Puis il jeta un cri terrible, en sentant les mâchoires de la bête s’imprimer dans ses lèvres, et retrouvant soudain, sous l’empire de cette atroce douleur, toute la liberté de ses mouvements, il sauta en bas de son lit et se précipita en dehors de sa cabine, fou, haletant, inondé d’une sueur froide qu’il prenait pour du sang, et s’écriant :

 

– À moi ! au secours ! L’Araignée-Rouge ! L’Araignée-Rouge !

 

Sans savoir où il allait, il gravit d’un seul bond l’escalier qui menait au premier étage. Là, s’élançant par la première porte ouverte, il tomba dans la salle des joueurs en répétant :

 

– L’Araignée-Rouge ! L’Araignée-Rouge !

 

Il se passa aussitôt une scène étrange.

 

À l’apparition subite du nouveau venu, tous les gens qui se trouvaient là s’étaient tournés vers lui, ne comprenant rien à sa terreur, ni à ses cris, mais l’un d’eux s’était levé brusquement et armé d’un long couteau, les regards menaçants, la bouche crispée par un rictus cynique, il s’apprêtait à tuer quiconque oserait s’approcher de lui.

 

En l’apercevant, Ming passa rapidement la main sur son front, comme pour y rappeler la raison et le souvenir. Il lui semblait qu’il connaissait cet homme, que sa laideur avait déjà frappé sa vue. Mais où, quand, dans quelles circonstances ?

 

La souffrance qui l’avait tiré de son assoupissement léthargique n’existait plus. Il n’avait donc été que le jouet d’un horrible cauchemar ! Ce monstre, dont il s’était cru la proie, n’était donc qu’une création de son cerveau surexcité par l’opium.

 

Mais pourquoi cette araignée rouge ? Quel rapport pouvait-il exister entre le rêve et la réalité ? Pourquoi cet individu aux traits brutaux le menaçait-il ? Dormait-il encore ou était-il vraiment éveillé ?

 

Cependant ce travail de son esprit ne dura que quelques secondes à peine, et, comprenant tout à coup le phénomène d’hallucination dont il avait été l’objet, la mémoire lui revint. Il étendit alors les bras en travers de la porte, en s’écriant :

 

– Ah ! je te reconnais ! C’est toi, l’assassin de Ling-Ta-Lang ! Arrêtez cet homme ! Arrêtez-le ! le suis le mandarin Ming !

 

C’était bien Tchou, Tchou qui ne s’était pas noyé à Lamma, comme l’avait pensé Perkins, et qui, fidèle à son serment, était venu attendre, en se livrant à sa passion favorite, le moment de courir au sinistre rendez-vous qu’il avait donné à Saule-Brodé, au pied de son gibet. À l’exclamation du magistrat, les joueurs s’étaient levés, mais l’ex-boucher, en renversant tout devant lui, sauta sur l’appui de la fenêtre, et, de là, dans le vide. On entendit le bruit de son corps sur les eaux.

 

Tout cela s’était passé si rapidement que personne n’avait pu s’y opposer. Revenus de leur surprise et aussi de leur frayeur, car nul des assistants ne se serait peut-être soucié de lutter contre le misérable, quelques-uns se penchèrent à la fenêtre pour le chercher du regard sur le fleuve, en criant :

 

– À l’assassin !

 

Ils pensaient bien que Tchou n’avait pas eu l’intention de se noyer, mais de fuir. D’autres, au contraire, s’élancèrent par l’escalier, puis dans des embarcations, afin de poursuivre le bandit.

 

Quant à Ming, atterré, anéanti, désespéré de voir son assassin lui échapper, cela au moment où le hasard le plus étrange l’avait mis en sa présence, il s’était laissé tomber sur un siège et ne répondait à ceux qui l’interrogeaient que par des lambeaux de phrases entrecoupées de soupirs et de malédictions.

 

– Ah ! le scélérat, le monstre ! répétait-il pour la dixième fois. Dire qu’il était là, que je l’avais enfin, et qu’il a pu disparaître ! Maintenant, c’est fini, je suis bien perdu !

 

– Pas encore, mon cher président, pas encore ! dit soudain une voix qui le fit tressaillir.

 

Ses regards anxieux se levèrent sur un homme qui venait de bondir dans la salle de jeu et lui tendait les deux mains.

 

– Vous, Perkins ! vous ! s’écria-t-il, au comble de la stupéfaction.

 

C’était, en effet, le contrebandier qui venait d’apparaître si brusquement.

 

– Moi-même ! répondit-il.

 

– Ah ! capitaine, si vous saviez, si vous saviez !

 

– Je sais tout !

 

– Il était là, je n’avais qu’à étendre le bras !

 

– Et il a sauté par la fenêtre ?

 

– Oui, par la fenêtre, dans la rivière ! Bouddha seul sait où il est !

 

– Dans ma yole, tout simplement.

 

– Hein ! vous dites ? dans votre yole ? Tchou ! Ça n’est pas possible ?

 

Ming s’était redressé ; il était facile de lire sur sa physionomie bouleversée qu’il ne comprenait rien à ce qui se passait.

 

Le commandant de l’Éclair eut pitié de lui.

 

– Voyez-vous, reprit-il, nous n’admettons guère, nous autres barbares, que des gens se jettent dans une rivière, au milieu de la nuit, sans quelque déplorable raison. Je venais de Honan, où j’étais allé pour vous voir avec sir Arthur, et nous retournions à la factorerie, car la paix est faite entre le vice-roi et la colonie, lorsqu’en passant par ici, nous avons aperçu ce singulier aérolithe qui tombait du ciel. Au même instant, nous avons entendu des cris. Ma foi, bien que nous soyons payés pour ne pas nous occuper des affaires de la police de Canton, la curiosité et l’humanité nous ont emportés et j’ai donné un coup de barre vers l’endroit où avait disparu le plongeur. Il est justement revenu sur l’eau à deux brasses de nous. Mais le gaillard, à ce qu’il paraît, ne voulait pas se laisser repêcher. Seulement sir Arthur, qui fait partie de la Société de sauvetage de la Tamise, est entêté en diable ; de plus, il nage comme un poisson. Il a tout simplement piqué une tête savante et, deux minutes après, il ramenait le fugitif, en le traînant par sa longue natte de cheveux. C’est en le hissant à bord que j’ai deviné que c’était votre homme, non pas à ses regards, car il était évanoui.

 

– Alors, il est là, dans votre canot ?

 

– Oui, mais surveillé par mes Malabars et solidement ficelé, de façon à ne sortir de son état de noyé que pour passer à la qualité de prisonnier.

 

– Mon cher Perkins ! mon cher Perkins !

 

La joie ne lui permettait pas d’en dire plus.

 

– Allons, venez, vous lui devez bien une visite, fit le capitaine, en passant son bras sous le sien.

 

Le gros magistrat, que ses jambes soutenaient à peine, se laissa docilement conduire jusque sur l’avant du bateau de fleurs, que les curieux encombraient et où la yole du contrebandier avait accosté, et là, retrouvant un peu de sa dignité, il se fit faire place pour contempler son ennemi tout à son aise.

 

Il ne pouvait croire à son bonheur.

 

Mais c’était bien Tchou qui était étendu à l’arrière du canot : il n’y avait pas moyen de s’y tromper. Ses traits contractés par l’asphyxie le rendaient encore plus laid.

 

– Eh bien ! Monsieur le président, fit sir Arthur, le voilà, votre assassin ! Qu’en dites-vous ?

 

– Ah ! vous êtes de bien braves gens ! répondit-il naïvement, en se jetant dans les bras du gentilhomme.

 

Cette démonstration de reconnaissance accomplie, il appela ses serviteurs, s’embarqua dans sa gondole avec Perkins, et les deux embarcations filèrent côte à côte dans la direction des factoreries.

 

Un quart d’heure après, elles en abordaient le quai, et Tchou, toujours évanoui, était transporté dans une chambre où les Anglais se chargeaient de le garder pour ne s’en débarrasser, mort ou vif, qu’au jour, en faveur du préfet de police.

 

La nuit était trop avancée pour que Ming pût songer à retourner chez lui ; il n’était pas fâché, d’ailleurs, de ne point s’éloigner de celui qu’il avait eu tant de peine à retrouver. Il accepta donc l’hospitalité de ses sauveurs et, une fois installé dans un bon fauteuil, après s’être réconforté par un grand verre de sherry, il demanda à son hôte quelques explications complémentaires, car tous ces événements auxquels il était mêlé troublaient singulièrement son cerveau.

 

– Mon Dieu ! mon cher mandarin, lui répondit le capitaine, mon récit ne sera pas long. Le lendemain du jour où vous avez reçu ma lettre, l’expédition contre les Ladrones était prête ; l’Éclair, hélas ! ne pouvait en faire partie, mais moi, je n’ai pas manqué de m’y joindre. Grâce aux renseignements que nous avait donnés ce pauvre Peï-ho…

 

– Ah ! oui, le pendu ! Encore une chose qui m’échappe tout à fait.

 

– Je vous l’expliquerai plus tard. Grâce à ces renseignements, nous pûmes débarquer brusquement à Wang-mu, où on ne nous attendait pas. Je vous assure que mon ami est vengé. Lorsque nous avons quitté l’île, il n’y restait plus un homme vivant. Tous les bandits qui n’étaient pas morts dans la lutte avaient été transportés sur un de nos avisos. Ah ! ils se sont bien défendus ! L’un de ces misérables a poignardé sous nos yeux une pauvre fille qui nous appelait à son secours. C’était l’ancienne domestique de Mme Liou.

 

– Celle qui a disparu de Foun-si, Rose ?

 

– Oui, celle-là même. Tchou l’avait livrée à Woum-pi ; le monstre l’a tuée plutôt que de la laisser tomber entre nos mains. Lorsque nous sommes rentrés à Hong-Kong, nous avons appris que le vice-roi avait fait savoir au gouverneur qu’il approuvait son excursion aux Ladrones, et comme il avait reçu des frontières de la province la nouvelle que les Taï-pings étaient en retraite vers le Nord, le prince ajoutait que les bons rapports ne seraient pas suspendus un seul instant entre la colonie et son gouvernement.

 

– J’ignorais tout cela. Il est vrai que la politique m’intéressait peu !

 

– Je n’avais pas oublié que c’était le lendemain même que devait avoir lieu l’exécution de Saule-Brodé et d’I-té.

 

– Et la mienne !

 

– Et la vôtre ! Je suis alors parti sans perdre une heure, pour faire une dernière tentative auprès de Son Altesse. À Honan, j’ai trouvé votre lettre qui, malheureusement, ne me disait pas ce que vous étiez devenu, et c’est en retournant à la factorerie, fort inquiet à votre sujet…

 

– Mon bon Perkins !

 

– … Que j’ai aperçu notre plongeur. Vous savez le reste !

 

– Ah ! mon ami ! Que de reconnaissance !

 

Et, les larmes aux yeux, l’obèse personnage tomba dans les bras du contrebandier.

 

Pendant, ce récit, le jour était venu et le noyé avait repris connaissance, grâce au traitement énergique qu’on lui avait fait subir.

 

Lorsqu’il se rendit compte de ce qui s’était passé, et reconnut autour de lui ses ennemis implacables, qui le tenaient à leur merci, ses traits eurent une horrible expression de haine, mais il comprit bientôt qu’il était vaincu, que toute lutte était désormais impossible, et il se résigna avec le fatalisme des gens de sa race.

 

Une heure plus tard, le prince était informé de cette capture de Tchou, Mme Liou apprenait à sa fille et à I-té qu’ils étaient sauvés, l’assassin de Ling était enfermé dans un cachot, d’où il ne devait sortir que pour être jugé, et l’honorable président de la cour criminelle s’étendait voluptueusement sur les coussins de sa gondole en murmurant :

 

– Que Bouddha soit loué ! Et aussi ce cher Perkins ! Enfin je ne recevrai pas cent coups de bambou ! Je vais donc retrouver ma petite existence, si douce, si tranquille ! Mais c’est égal, quelle étrange aventure ! Je crains que mon estomac n’en souffre bien longtemps !

 

IX

LA MORT LENTE

 

On comprend aisément que l’instruction de l’affaire de Tchou ne traîna pas en longueur.

 

Ming, qui n’avait pas moins hâte de se venger de la série d’humiliations qu’il devait à l’ancien boucher que de se réhabiliter comme magistrat, mena si rapidement les choses que, trois jours après son arrestation, l’assassin comparaissait devant la justice.

 

Nos lecteurs se souviennent de cette salle d’audience où nous les avons introduits au commencement de ce récit, pour les faire assister au martyre de Saule-Brodé et de son cousin. La foule y était plus considérable encore qu’à ce dernier procès ; deux rangs de soldats de police, pouvaient à peine la contenir.

 

Lorsque Tchou parut entre les gardiens qui le conduisaient par une chaîne de fer, elle éclata en mille cris de colère…

 

Elle voulait protester ainsi contre la haine qu’elle avait témoignée quelques semaines auparavant à deux innocents. Mais ces manifestations ne troublèrent pas un seul instant le misérable ; après s’être avancé aussi rapidement que le lui permettaient ses sinistres guides, il s’était planté, la tête haute et le regard chargé d’éclairs, au pied de l’escalier qui menait au prétoire.

 

Ainsi que d’ordinaire, les marches de cet escalier étaient occupées par les aides de l’exécuteur armés de leurs instruments de supplice, mais les assistants craignaient qu’ils ne fussent inutiles. Il était probable, en effet, que Tchou renouvellerait devant ses juges les aveux qu’il avait faits dans la prison.

 

Quant à Ming, il avait repris son siège présidentiel. Jamais il n’avait été plus grave, plus digne, plus orgueilleux de son poste, plus pénétré de la gravité de ses fonctions.

 

À la sollicitation de Perkins, il avait dispensé Saule-Brodé de paraître aux débats ; mais I-té, le principal accusé de jadis, était là, sur un des sièges réservés de l’estrade, à quelques pas du tribunal et auprès de Mme Liou. Le président de la cour criminelle avait jugé leur présence indispensable. Il n’y manquait pas non plus le contrebandier et son ami sir Arthur, qui avaient joué un rôle si important dans l’arrestation du véritable coupable. Le vice-roi lui-même s’était fait représenter par un de ses officiers.

 

Lorsqu’il eut obtenu le silence nécessaire, et il ne fallut rien moins, pour arriver à ce résultat, que la distribution, par les agents de Fo-hop, d’un certain nombre de coups de fouet sur l’auditoire, Ming prit solennellement la parole.

 

– Vous êtes bien le nommé Tchou, ancien boucher à Foun-si ? demanda-t-il à l’accusé.

 

– C’est mon nom, répondit celui-ci d’une voix rude, et j’ai été boucher à Foun-si.

 

– Vous avez assassiné Ling-Ta-Lang, la nuit de ses noces ?

 

– Oui !

 

– Pourquoi avez-vous commis ce crime ?

 

– Parce que je voulais me venger.

 

– Vous venger ! De qui ?

 

– De Saule-Brodé qui m’avait trompé ; qui, après m’avoir souri, envoyé des fleurs, promis sa main, l’avait donnée à un autre.

 

– Tu mens, infâme, interrompit Mme Liou, qui n’avait pu rester maîtresse de son indignation en entendant accuser sa fille d’un telle duplicité.

 

Tchou, sans répondre, haussa les épaules.

 

– Cette jeune fille, dit le président, n’a jamais fait attention à vous.

 

– Sa servante était notre intermédiaire.

 

– Cette femme vous a induit en erreur. Jamais elle n’a parlé de vous à sa maîtresse, jamais celle-ci ne l’a chargée d’exprimer des sentiments qu’elle ne pouvait éprouver pour vous.

 

À cette affirmation de l’intrigue dont il avait été le jouet de la part de Rose, qui n’avait jamais osé rien lui avouer, l’assassin tressaillit. On le vit pâlir. Il se souvenait tout à coup des réticences de l’astucieuse domestique, de ses explications diverses pour excuser le silence de Melle Liou, et il comprenait que c’était cette Rose qui lui avait envoyé un soir, par la fenêtre, ces deux boutons qui avaient achevé de le rendre fou d’amour.

 

Il restait bien la goutte d’eau qu’il avait reçue sur le visage le jour où Saule-Brodé arrosait ses fleurs et l’éclat de rire de la jeune fille ; mais cela ne prouvait rien contre elle. Le hasard avait pu causer le premier de ces événements, et quant au second, qui en était la conséquence, ce pouvait n’être qu’un véritable enfantillage.

 

En se présentant tumultueusement à l’esprit du meurtrier, ces pensées étaient pour lui une douleur plus terrible que toutes celles qu’auraient pu lui infliger les instruments de torture.

 

Il ignorait l’expédition des Anglais aux Ladrones, puisque c’était le matin même du jour où Wang-mu avait été saccagé qu’il était parti pour Canton, et il se souvenait avec colère qu’au lieu d’amener avec lui cette fille qui l’avait si audacieusement trompé, il l’avait cédée à Woum-pi, dans la joie cruelle que lui avait fait éprouver l’incendie de la goélette de Perkins et le dénouement du drame de Lamma.

 

Sans cet acte de faiblesse, elle au moins serait là, près de lui, devant la justice, et sa vengeance atteindrait quelqu’un. Les traits de Tchou reflétaient chacun de ses regrets, et il en paraissait plus hideux encore.

 

– Il est malheureux, reprit Ming, que cette servante ait cessé de vivre, car elle eût certainement avoué ses fautes ; mais un de vos complices, Woum-pi, par qui vous l’aviez fait enlever de Foun-si, afin qu’elle ne pût nous dire la vérité, l’a tuée plutôt que de la rendre à ceux qui, par un acte de justes représailles, ont délivré le bas du fleuve des pirates que vous commandiez.

 

À cette nouvelle, les yeux du boucher s’injectèrent de sang, et les gardes durent peser sur les chaînes qui le retenaient, car il avait fait un mouvement pour s’élancer vers Perkins, qu’il avait reconnu derrière le tribunal.

 

– D’ailleurs, poursuivit le magistrat, lors même que Melle Liou eût répondu à vos avances, ce qui ne pouvait être, votre crime n’aurait pas été moins infâme, car le jeune Ling était innocent, et c’est lui que vous avez assassiné. Comment avez-vous frappé cet infortuné ?

 

L’accusé ne répondit pas. Il était tout entier à sa haine et au désespoir que lui causait son impuissance. Ming répéta sa question et, Tchou gardant toujours le silence, il fit un signe au bourreau.

 

Cet homme et ses aides s’approchèrent du bandit. À leur contact, il sortit de sa torpeur.

 

– C’est inutile, dit-il, la souffrance ne m’effraye pas, mais je vais parler.

 

Il raconta alors, d’une voix sombre, comment il s’y était pris pour tuer Ling-Ta-Lang après l’avoir empoisonné, en lui offrant, dans le jardin, un verre d’eau-de-vie de riz, que, pour se conformer à l’usage, il n’avait osé refuser.

 

L’auditoire ne perdait pas un mot de cet épouvantable récit.

 

Tchou n’oublia rien ; il se complut avec cynisme dans les détails de son forfait, et lorsqu’il eut raconté son arrivée aux Ladrones, ses expéditions et ses vols, il termina en disant :

 

– Je ne regrette qu’une chose, c’est de ne pas m’être vengé davantage. Maintenant faites de moi ce que vous voudrez !

 

La foule répondit à ces derniers mots du meurtrier par des cris de malédiction, mais Ming lui imposa sévèrement silence, et, après s’être entretenu quelques instants avec ses assesseurs, il prononça d’une voix grave ces paroles :

 

– Nous, Ming-Liou-ti, mandarin de troisième classe, président de la cour criminelle de Canton, rendons le jugement suivant :

 

« La nommée Saule-Brodé et le nommé I-té, accusés faussement d’avoir assassiné le seigneur Ling-Ta-Lang et condamnés pour ce crime dont ils sont innocents, seront mis immédiatement en liberté. Au nom de la justice, je leur exprime les plus profonds regrets de l’erreur commise à leur sujet. Le nommé Tchou, ancien boucher à Foun-si, reconnu coupable de ce même assassinat, qu’il avoue, est condamné à la peine de la mort lente.

 

« Le même Tchou, ayant ajouté à son premier forfait plusieurs vols et attentats à main armée, accomplis à la tête des pirates dont il était le chef, nous ordonnons, pour nous conformer aux instructions de notre auguste vice-roi, le prince Kong, qu’il ne sera pas sursis à son exécution pour l’envoi du dossier de l’affaire à Pékin, mais que cette exécution aura lieu demain à midi, sur la place publique, près de la prison provinciale. La réhabilitation des deux innocents et le châtiment du coupable seront proclamés aujourd’hui même dans la ville et dans les faubourgs, afin que le peuple puise dans cet événement l’exemple du respect aux lois.

 

« Gardes, emmenez le condamné ! Le directeur de la prison en répond sur sa tête. Faites évacuer la salle des audiences de la cour criminelle.

 

En entendant prononcer ce jugement qui le condamnait au supplice le plus horrible, Tchou était resté impassible et, sans tenter une résistance, d’ailleurs inutile, il suivit ses guides.

 

Mme Liou et I-té s’étaient empressés de disparaître pour délivrer Saule-Brodé.

 

Quant à Ming, après avoir accepté avec une touchante modestie les compliments de Perkins et de sir Arthur sur la manière dont il avait dirigé les débats, il s’était retiré dignement, ainsi qu’il convenait à un homme de son importance.

 

La nouvelle de la condamnation de Tchou fut bientôt connue de la population tout entière, car moins de deux heures après le jugement, le texte en était déjà répandu partout à des milliers d’exemplaires. Aussi, le lendemain matin, bien avant l’heure fixée pour l’exécution, la place où elle allait avoir lieu était-elle occupée par une foule immense. Des femmes cruellement curieuses se montraient sur les terrasses des maisons voisines. En attendant l’arrivée du condamné, le peuple se plaisait à assister au spectacle de la construction de l’échafaud. C’était une large estrade d’une dizaine de pieds de hauteur et adossée à ce mur de la prison où se balançaient toujours des cages contenant des têtes humaines. Mais on n’apercevait sur cette estrade ni gibet ni billot. Le supplice que devait subir Tchou les rendait inutiles. C’était à un épais madrier dressé contre la muraille qu’il serait attaché et maintenu dans l’immobilité la plus absolue pour expirer de la mort lente. Les aides de l’exécuteur terminèrent enfin leurs lugubres préparatifs, la porte de la prison s’ouvrit et on vit paraître l’assassin.

 

Deux soldats de police l’entraînaient, la chaîne au cou. Il n’avait rien perdu de son audace. Le même sourire féroce crispait toujours ses lèvres. Tout en promenant son regard farouche sur ceux qui le huaient, il s’avançait d’un pas ferme.

 

Roumi le suivait en portant sur son épaule un pesant panier, qu’un morceau d’étoffe rouge recouvrait de façon à en cacher le contenu.

 

Ils gravirent ensemble l’escalier de l’échafaud et, pendant un instant, Tchou disparut au milieu de ceux qui l’entouraient, mais bientôt il resta seul avec l’exécuteur, et on le vit debout, lié par le cou, les bras et les jambes au madrier.

 

Le bourreau se pencha sur son panier, qu’il avait déposé sur l’estrade et, y glissant la main, sans le découvrir, il en tira un long couteau à deux tranchants, sur le manche duquel ces deux mots : « Bras droit » étaient gravés.

 

Il cria ces mots à haute voix en faisant face à la foule, puis, se retournant brusquement vers le condamné, il lui enfonça d’un seul coup son arme dans le bras droit, qu’il cloua ainsi au madrier. Tchou tressaillit à peine.

 

Roumi se pencha une seconde fois, saisit un second couteau, jeta à la populace les mots : « Épaule gauche », et la lame disparut dans cette partie du corps du misérable, qui ne put retenir un cri de douleur. L’assistance y répondit par un hourra.

 

Le tourmenteur se pencha, s’arma de nouveau, toujours au hasard, et le visage du boucher se couvrit d’un flot rouge. C’était dans un de ses yeux que le couteau de Roumi venait de pénétrer. On avait entendu le choc de la tête de Tchou contre le bois, puis elle était retombée sur sa poitrine.

 

Ce fut alors un épouvantable combat entre la souffrance et la torture, entre la vie et la mort. Le supplicié se tordait pour échapper à chaque nouveau coup ; les cordes qui le retenaient s’imprimaient dans sa chair ; l’estrade gémissait sous ses efforts ; ses hurlements de douleur allaient en s’affaiblissant.

 

Dans la foule, ce n’était plus de l’enthousiasme, c’était du délire ! Le bourreau, affolé lui-même, ivre, couvert de sang, ne prononçait plus une seule parole. Il puisait dans le sinistre panier et frappait, frappait toujours, bien que sa victime fût morte, car prenant sans doute le monstre en pitié, malgré ses crimes, Bouddha avait voulu que le sixième poignard fût celui dont le manche portait le mot : « Cœur ».

 

Mais la loi, qui n’existe plus, et dont les pirates et les rebelles seuls étaient jadis justiciables, voulait que les vingt couteaux servissent tous, les uns après les autres.

 

Et le peuple applaudissait celui qui s’acharnait contre un cadavre. Enfin Roumi souleva le panier pour faire voir à tous qu’il était vide, et la foule poussa un dernier hourra.

 

L’horrible drame de la mort lente était terminé !

 

À la même heure, la petite ville de Foun-si était le théâtre d’un spectacle tout autre.

 

La nouvelle de l’innocence de Saule-Brodé, innocence dont chacun avait toujours été convaincu, et celle de la condamnation de Tchou y avaient causé une joie immense.

 

Toute la population s’était portée au-devant de Mme Liou et de sa fille, que Ming avait voulu reconduire lui-même dans sa gondole pavoisée.

 

Lorsque les deux femmes mirent pied à terre, mille acclamations joyeuses les accueillirent, et elles durent passer sous les arcs de feuillage dont la rue des Batteurs-d’Or était ornée en leur honneur.

 

Le gros mandarin donnait le bras à Mme Liou ; I-té serrait celui de sa cousine contre son cœur. Le jeune lettré était tout à fait remis de ses blessures ; Saule-Brodé commençait déjà à reprendre sa fraîcheur et sa beauté d’autrefois. Perkins et sir Arthur les suivaient.

 

Le cortège atteignit bientôt cette petite maison où le malheur s’était si impitoyablement introduit trois mois auparavant, et au moment où Ming s’inclinait respectueusement devant Mme Liou pour lui faire ses adieux, celle-ci jeta un cri de surprise.

 

La maison de Tchou avait disparu ! L’emplacement qu’elle occupait, il y avait quelques jours à peine, s’était subitement transformé en un jardin délicieux, au milieu duquel s’élevait un ravissant kiosque.

 

C’était le riche président de la cour criminelle qui, à coups de piastres, avait obtenu ce miracle des jardiniers chinois.

 

– Madame, dit-il à la mère de Saule-Brodé, j’ai voulu que rien ne pût rappeler le passé à votre charmante fille. Je vous prie de l’autoriser à accepter ce souvenir, comme expression de mes regrets et cadeau de noces.

 

Fort émue de ce procédé et oubliant, au milieu de sa joie, tout ce que cet homme lui avait fait souffrir, Mme Liou put à peine trouver quelques mots de gratitude. Le gros magistrat, un peu embarrassé lui-même de son rôle, profita des hésitations de son interlocutrice pour la saluer une dernière fois, et il se retourna vers son ami Perkins, qui lui tendit les mains en disant :

 

– C’est très bien, Ming ; vous êtes décidément un brave cœur !

 

– Eh ! mon cher capitaine, répondit modestement le mandarin, je fais de mon mieux pour vous ressembler. Mais partons, ces émotions me troublent ! Heureusement que j’avais prévu cela. Mon cuisinier m’a préparé, pour me remettre, un excellent dîner, que je vous offre de partager avec moi. J’espère que votre ami me fera également l’honneur d’accepter mon invitation.

 

Sir Arthur s’inclina en souriant ; Ming, avec le plus touchant abandon, passa son bras sous celui du contrebandier, et sa gondole reprit bientôt la direction de l’île de Honan.

 

Une heure après, pendant que l’exécuteur enlevait de l’échafaud le corps mutilé de Tchou, Saule-Brodé et I-té fixaient la date de leur prochaine union, et le sybarite magistrat, en prenant place avec ses invités à une table somptueusement servie, leur disait d’une voix émue :

 

– C’est égal, mes chers amis, je l’ai échappé belle ! Sans vous, en ce moment, au lieu de fêter la réconciliation de la Chine avec l’Angleterre, je recevrais peut-être cent coups de bambou !

 

Tel fut le dénouement de l’erreur judiciaire du président Ming ; mais pour laisser à ce récit, jusqu’à sa dernière ligne, la couleur locale que je me suis efforcé de lui donner, en invoquant mes souvenirs de voyage, je veux le terminer par cette réflexion philosophique que j’ai lue au bas du manuscrit du lettré Tin-Tun-Lung, qui m’a fourni le sujet du Fleuve des Perles :

 

« Par quel mystère une goutte d’eau destinée à faire naître des fleurs à-t-elle, au contraire, couler des flots de sang ?

 

« Fatalité ! »

 

 

 

 


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Décembre 2006

 

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