Jean Ray
HARRY DICKSON
Intégrale volume II
Le mystère du moustique bleu
L’esprit de feu
Ce paradis de Flower Dale
Les Blachclaver
L’affaire du Pingouin
1934-1936
Gillwell, là où la forêt d’Epping se termine en une grosse futaie carrée, est certainement la partie la plus maussade de cette région boisée. Du sous-sol, sourdent de nombreuses petites sources, qui forment marigots en de nombreux endroits, transformant les bois en de véritables closeries de moustiques et autres désagréables insectes aquatiques. Bien que les terres y soient bon marché et mises en vente depuis près d’un siècle, les amateurs ne se sont guère pressés d’y apparaître. Aussi la forêt y tourne-t-elle à la sylve, tant elle est sauvage et désolée.
Pourtant, un large domaine forestier y fut créé au début du XIXe siècle, par un certain Hammond, vieux colonial enrichi, qui se complut à y entourer de murailles un enclos de plus de cent hectares, au milieu duquel il fit construire une haute maison surmontée d’une tour grêle en casque-à-mèche qu’il baptisa du nom sonore de Hammond Manor.
À la mort de Hammond, qui arriva vers l’année 1830, Hammond Manor passa en d’autres mains jusqu’en 1860 où les Ricksham en firent l’acquisition pour ce que l’on est habitué de nommer « un morceau de pain ». De père en fils, Ricksham Manor abrita cette famille de hobereaux pauvres, les nourrissant avec le gibier de la forêt, le poisson des étangs et les maigres revenus des coupes. Vers la fin du XIXe siècle, le propriétaire du domaine, parvint à se faire élire à la Chambre des Communes et rendit quelques services à la Cour. Il devint Sir Henry Ricksham.
À l’époque où se situe ce récit dramatique, le propriétaire en titre est Sir Morton Ricksham, un jeune homme triste et maladif, plus pauvre que ne le fut jamais un Ricksham, et célibataire, occupant le manoir avec une domesticité restreinte : Steevens, le garde forestier, un vieux valet du nom de Hargers et une cuisinière, Betty Woodhouse.
Toutes ces données, Harry Dickson les reçut de la bouche du Sir Morton, le jour où il le rencontra dans un club de Londres, où il lui fut présenté par des amis.
— Monsieur Dickson, avait dit le châtelain, si je vous raconte ceci, ce n’est pas dans un vain désir de bavarder, mais dans l’idée qu’un jour ou l’autre je pourrais avoir besoin de votre aide.
— En quoi donc, sir ? avait demandé le détective. Morton Ricksham s’était contenté de secouer la tête.
— Je n’en sais encore rien, mais tout est possible !
Et, trois mois plus tard, Sir Morton avait été trouvé poignardé dans sa chambre. Pourtant, il n’était pas mort, mais son état de faiblesse rendait la blessure dangereuse.
Il y avait eu une enquête de police qui s’était heurtée au silence du blessé.
— Je ne sais rien, absolument rien, avait-il répondu aux envoyés de Scotland Yard. Je n’ai souvenance que d’une douleur cuisante, d’un brusque réveil dans le noir et puis d’une longue chute dans les ténèbres, précédant l’évanouissement.
Le personnel, habilement questionné pourtant, ne put rien ajouter à ces mots : au matin, on avait frappé en vain à la porte de la chambre à coucher du maître : il n’avait pas répondu. On avait enfin enfoncé la porte, en présence d’un garde assermenté des eaux et forêts qui était justement présent sur les lieux.
On avait trouvé Sir Ricksham baignant dans son sang. La porte avait été fermée au triple verrou, les fenêtres étaient closes et nanties de solides volets de chêne. Selon le garde assermenté, un cancrelat aurait eu de la peine à se glisser dans la chambre fermée.
Harry Dickson apprit la nouvelle par les journaux et, immédiatement, il se souvint de l’étrange conversation qu’il avait eue avec Sir Morton.
Il téléphona à Scotland Yard qui lui répondit :
— L’affaire n’est pas des plus graves, puisqu’il n’y a pas mort d’homme, mais elle paraît bien mystérieuse, si l’on considère que l’attentat a été perpétré dans une pièce parfaitement protégée contre toute intrusion. L’arme du crime n’a pas été retrouvée, le vol ne peut avoir été le mobile du forfait, presque rien n’a disparu du château où, d’ailleurs, il ne doit pas y avoir grand-chose à voler. Votre goût du mystère, Monsieur Dickson, pourrait vous inciter à vous occuper de cette affaire. Le voulez-vous ? Vous nous ferez certainement plaisir.
Harry Dickson ne demandait pas mieux : le gentilhomme pauvre lui était sympathique et le parfum de mystère qui se dégageait du crime n’était pas pour lui déplaire.
Aussi le trouvons-nous en route avec son élève, Tom Wills, par une sinistre journée d’automne, pour Epping.
Il pleuvait ferme et les routes que l’auto suivait depuis Waltham Abbey en étaient comme transformées en torrents. À la hauteur de High Beech, on douta du chemin à prendre, faute d’indications routières suffisantes.
En vain, on escomptait la venue d’un passant ou d’un garde rural, personne ne se hasardait dehors sous la froide averse. Force fut au détective de fouiller l’étendue du regard pour découvrir une habitation.
Il trouva ce qu’il cherchait, sous la forme d’une haie de peupliers d’Italie précédant un joli jardin anglais, au fond duquel se nichait une adorable bicoque de pierres roses et blanches.
Après avoir sonné sans succès à la grille de l’allée, il décida de parcourir cette dernière jusqu’au cottage. Comme il en escaladait le perron, la porte s’ouvrit et une vieille maritorne, revêche et menaçante, se dressa, lui barrant le chemin.
— Nous avons tout ce qu’il nous faut dans la maison, même un fusil, et nous ne recevons pas les voyageurs de commerce ! bougonna-t-elle.
Harry Dickson la salua avec bonne humeur.
— Je voudrais pourtant parler à Mr. Dalholme lui-même, dit-il d’une voix sauve.
Il venait de lire sur une petite plaque émaillée le nom de S. Dalholme.
— Vous êtes un menteur ! s’écria la vieille d’un air plus menaçant que jamais, car il n’y a pas de Mr. Dalholme mais bien une Mrs. Dalholme !
— Alors ! va pour Mrs. Dalholme, consentit le détective.
— Ni mister ni mistress, allez-vous en, espèce de vagabond en chapeau !
À ce moment, une voix avenante et fraîche s’éleva de l’intérieur du cottage.
— Faites entrer le gentleman, Daisy, et allez voir à la cuisine si j’y suis.
La mégère baissa aussitôt pavillon.
— Bon, du moment que madame le dit, moi je m’en lave les mains, vous savez. Allez, entrez tout de même et tâchez de ne pas salir mon parquet.
Harry Dickson se trouva alors introduit dans un petit hall, au carrelage en damier, enluminé comme une exquise image d’Épinal.
— Veuillez-vous donner la peine de prendre la première porte à votre droite, cria la jolie voix, je ne puis venir à votre rencontre, car je me suis foulé la cheville !
Le détective obéit et se trouva dans un amour de petit salon, donnant sur le jardin, tout en divans et en coussins, et devant une adorable créature blonde étendue sur une chaise longue basse.
— Je suis Sirtley Dalholme, dit la jeune femme avec un clair sourire, et dites-moi ce qui me vaut le plaisir de votre visite, car c’est un plaisir, pour une malade, que de voir une autre tête que celle de Daisy.
Harry Dickson se présenta, et aussitôt un harmonieux rire cascada.
— Quelle aubaine, le célèbre détective ! J’espère que vous allez me raconter des histoires de brigands ?
— Je voudrais simplement que vous me mettiez sur le bon chemin pour arriver à Ricksham Manor, qui ne doit pourtant pas être bien loin, répondit le détective.
— Aha, vous allez retrouver l’assassin de ce pauvre Sir Morton ! Je suis trop heureuse de pouvoir aider la justice de mon pays, pour vous refuser ce petit service, monsieur Dickson, s’écria joyeusement Sirtley Dalholme. Quand, à ma grande peine, vous aurez pris congé de ma triste personne, vous continuerez à faire route jusqu’au prochain carrefour, où vous trouverez une borne milliaire. Contournez-la vers la droite et suivez la forêt tout au long de son orée. La troisième avenue qui s’ouvre dans les bois conduit tout droit à Ricksham Manor… J’ai dit, et maintenant veuillez prendre cette carafe de porto et les deux verres que vous voyez sur ce guéridon, vous servir largement et m’en octroyer un doigt.
On ne pouvait refuser une offre aussi charmante. Harry Dickson s’exécuta, sans se faire prier.
— Mes compliments, dit le détective après avoir savouré une première gorgée, j’ai rarement bu un vin aussi parfait.
— Trente-cinq ans de bouteille, origine garantie, déclara Sirtley Dalholme, feu mon mari était un fin connaisseur.
— Veuve, à votre âge ? s’apitoya Harry Dickson.
— À vingt-cinq ans, oui, monsieur le détective, et depuis trois ans déjà. Mr. Daniel Dalholme avait soixante ans quand il mourut du… delirium tremens.
Dickson comprit la bonne humeur de la jeune veuve et ne put réprimer un sourire.
— Si je ne me trompe, vous êtes la plus proche voisine de Sir Morton ? demanda-t-il.
— Là… voici le détective qui s’éveille, s’écria-t-elle d’un air de reproche, pas moyen de parler avec ces gens en dehors de leur terrible métier. Oui, Monsieur, je suis, en effet, à quatre kilomètres ou presque, la plus proche voisine de ce seigneur forestier. Le pays, comme vous le voyez, n’est pas très habité, et, pour prévenir de votre part toute question… officielle, je vous dirai que feu mon mari acheta ces terres peu de temps avant notre mariage, soit il y a cinq ans à peu près, et qu’il y fit bâtir ce nid charmant dans l’intention d’y abriter sa future femme et d’y soigner ses accès de… fièvres hépatiques et autres maux, dus à une table et une cave excellentes.
— Je ne crois pas que vous puissiez me donner de bien considérables renseignements sur votre voisin, continua le détective, vu votre éloignement relatif.
— Hélas ! répliqua Sirtley avec un désespoir comique dans la voix, j’ai vu passer deux ou trois fois Sir Morton en dog-cart par ce chemin. La première fois, il m’a saluée ; les autres fois, il était plongé dans de si profondes méditations qu’il ignora ma chétive personne. Quant à son manoir, je n’en connais que les terribles murs, ceinturant le parc séculaire, lorsque je me livre à la cueillette des champignons dans la forêt.
— Et les autres personnes du château ?
— Je connais Steevens qui vient parfois vendre des faisans qu’il capture clandestinement, et qui ne refuse jamais le verre de brandy que Daisy lui octroie en supplément. C’est un pauvre diable mal nourri, qui fume des feuilles de figuier sauvage dans sa pipe, quand il ne peut se payer le luxe d’une once de tabac, ce qui lui arrive plus souvent qu’à son tour !
— L’avez-vous vu depuis le crime ?
— Grands dieux, non ! Sinon je serais couchée sur la liste des témoins. Me voyez-vous aller déposer devant le coroner en sautant à cloche-pied ? Je ne dispose que d’une humble bicyclette pour tout équipage.
Harry Dickson se leva pour prendre congé de sa charmante hôtesse.
— J’espère, que vous me reviendrez, dit-elle en lui tendant une magnifique main blanche. Si mon babil de perruche ne vous effraye pas, toutefois. En tout cas, il vous sera peut-être utile de savoir que j’ai le téléphone dans la maison, cher monsieur Dickson.
— Je vous remercie, Madame, et je prendrai la liberté d’en user, dit le détective.
Il salua et partit.
— Fermez bien la porte, derrière vous, lui cria la vieille Daisy, du fond de sa cuisine, je ne puis quitter mes fourneaux pour le moment, et je n’entends pas que les vagabonds entrent dans la maison comme dans un moulin !
Harry Dickson retrouva Tom Wills se morfondant sous le capot de la voiture, seulement à moitié hors d’atteinte des jets de pluie.
— Il n’y a pas beaucoup de monde par ici, déclara le jeune homme et pourtant cela fourmille de curieux. Pendant que vous étiez dans la maison, j’ai fort bien vu une tête dépasser de la haie basse que vous voyez là-bas à votre gauche, regarder la voiture et soudain plonger derrière les fusains. Malgré la pluie, j’ai voulu voir comment cette tête était faite mais, quand je suis arrivé sur place, il n’y avait plus personne ; l’homme a dû courir, jusqu’à mi-jambes dans l’eau du fossé longeant la haie, pour se défiler.
— Ce n’est jamais qu’un curieux, dit Harry Dickson.
— Attendez, remontez la route du regard et vous verrez une sorte de dune qui serpente à travers la lande et qui rejoint, je crois, la forêt.
» Il y a dix minutes à peine qu’un bonhomme muni d’une paire de jumelles est apparu à son sommet. Il a dû croire que la voiture était abandonnée, et que personne ne le voyait, car il ne se donnait aucune peine pour se cacher. Tout à coup, sa longue vue a dû lui apprendre ma présence, car il a disparu comme une fumée dans le vent.
— C’est tout ? demanda le détective.
Tom lui jeta un regard triomphant.
— Non maître, ce n’est pas tout ! Quand j’ai vu l’homme aux jumelles se fondre dans l’inconnu, je me suis lancé hardiment à ses trousses. Quand je suis arrivé à mon tour sur la dune, je l’ai vu courir à toutes jambes vers la forêt et y disparaître. Il m’a semblé vigoureux et il courait comme pour un marathon ! La dune est faite de beau sable blanc, comme on en voit au bord de la mer, et elle garde fidèlement les empreintes. J’ai relevé l’une d’elles : le coureur chaussait des souliers de tennis, et je puis vous dire que ce n’est pas cela qui m’étonna, mais bien la petitesse de leur pointure, à peine du trente-six !
— L’homme n’était pas grand sans doute ?
— Non, petit et très maigre, pourtant… c’est étrange, il ne me faisait pas l’impression d’être un gamin, ni même d’un homme très jeune, je ne sais pourquoi. Et puis… il y a mieux !
— Diable de garçon ! s’écria joyeusement Dickson, voilà ce qui s’appelle ne pas perdre son temps.
— En descendant la dune, il a dû faire une chute, c’est ce qu’une longue empreinte dans le sable fidèle m’a appris et, dans sa chute, il a perdu quelque chose, que voici d’ailleurs…
Tom tendit à son maître un petit étui en argent niellé, très plat et curieusement ciselé. Dans un coin, encerclée dans un ovale, se trouvait une figurine bleue artistement gravée et représentant un moustique aux longues pattes pendantes, aux fines ailes déployées.
— Personne d’autre que lui ne peut l’avoir perdu, déclara Tom Wills, car, au moment où je l’ai ramassé, il était encore tiède de son séjour dans une poche, et à peine deux gouttes d’eau de pluie y adhéraient.
Harry Dickson l’ouvrit : il était vide et ne présentait qu’une légère dorure sur les faces intérieures.
— Bien petit pour contenir des cigarettes ! murmura le détective, la plus mince y serait écrasée sans merci, je ne pourrais dire à quels fins il a pu servir.
Il glissa la trouvaille dans sa poche et mit l’auto en marche.
Sous une pluie battante, ils atteignirent le carrefour et, suivant fidèlement les indications de Mrs. Dalholme, parvinrent à la forêt.
Elle ne possédait aucune de ces tonalités chaudes des automnes riches, mais suintait de toutes ses branches mangées de nielles végétales. Les feuilles, lourdes d’eau, tombaient en des chutes verticales de fil à plomb : de maigres corneilles criaient aigrement sous le couvert, tandis que dans les échappées, qui permettaient d’apercevoir un ciel gris, on voyait s’enfuir l’ombre furtive d’une buse ou d’un faucon.
L’avenue annoncée était bien plutôt une piste boueuse où l’auto tressauta, s’engageant dans les profondes ornières du charroi forestier.
À la fin, au fond d’une futaie ruisselante, une épaisse masse grise se dessina, et l’énorme mur d’enceinte de Ricksham Manor barra la route aux visiteurs.
— Quelle forteresse ! opina Tom Wills, il ne lui manque que des tourelles de guet et des meurtrières !
— Eh, je crois bien qu’elles figurent au tableau, riposta Harry Dickson… Maintenant, comme dans les vieux contes, il s’agit de trouver la porte.
L’avenue contournait la muraille pendant un quart de mille et les détectives se trouvèrent devant une porte de chêne noir, cloutée et bardée de ferrures.
— La maison de Mrs. Dalholme ne possède qu’une grille ! émit gaiement Tom Wills, non mais… quelle tanière !
Il étendait déjà la main vers l’épais pied de biche pendillant au bout d’une chaîne rouillée, quand son maître le retint.
— Inutile, Tom, voyez donc la porte !
Le jeune homme la poussa légèrement et elle s’entrebâilla.
— Ouverte ? Je me demande à quoi servent ces murs ! s’écria-t-il étonné.
Dès leur entrée, les détectives furent encore plus stupéfaits de l’étrange ordonnance des lieux. Le corps du logis était invisible et, une fois la porte poussée, on se trouvait devant un massif bas et serré et un sentier serpentant parmi les halliers, que les visiteurs eurent à suivre.
À leur droite, parut une sorte d’écurie branlante, complètement isolée et dont les portes pendaient hors de leurs gonds ; un vol de passereaux s’en échappa, à leur approche.
Le sentier se perdit en méandres, puis aboutit brusquement à une petite pelouse have et humide qui s’achevait devant le haut perron de pierres bleues du château. Harry Dickson avait déjà entendu faire la description de Ricksham Manor ; toutefois il ne s’attendait pas à une demeure aussi lamentable.
Elle était haute et grêle, n’ayant pour superficie de base que celle d’une grosse tour. Les fenêtres, très étroites, se superposaient sur quatre étages, à raison de trois pour chaque plus un œil-de-bœuf. En haut du perron, s’ouvrait une porte de minime largeur, flanquée par deux de ces fenêtres. Toutes étaient pourvues de barreaux tellement serrés qu’ils laissaient à peine distinguer les rideaux rapiécés. Les murs de façade étaient en grosses pierres de taille, badigeonnées de chaux ocreuse : ils se lézardaient en de nombreux endroits.
Il n’y avait pas de sonnette à la porte, mais un énorme heurtoir en bois que Tom Wills mania aussitôt avec entrain.
Cela provoqua à l’intérieur un roulement de tonnerre, qui resta pourtant sans réponse.
— À moins qu’il n’en soit avec cette porte comme avec celle du mur d’enceinte, murmura le jeune homme.
Et il en fut ainsi, car au premier tour de loquet elle s’ouvrit, dans un grincement infernal !
— On n’entre pas ainsi chez le monde, même quand on est accrédité par Scotland Yard, déclara Harry Dickson et il appela à haute voix en faisant quelques pas dans le vestibule.
— Holà… quelqu’un ?
— Un… Un… fit l’écho et ce fut tout.
La première porte qu’ils ouvrirent fut celle de la cuisine.
Il y faisait sombre, humide et froid et un relent de mauvais café flottait dans l’air moisi. Un feu de charbon mourait sous la cendre, dans une vieille cuisinière en tôle rouillée ; un plat d’œufs au lard se recroquevillait dans une poêle à frire.
Harry Dickson examina ce régal avec attention.
— Pour un cordon bleu négligent, en voici un de taille, grommela-t-il, il y a au moins une demi-heure que cette digne femme doit avoir déserté ses fourneaux.
— Faisons le tour de l’étage, proposa Tom Wills.
— Faites, accorda le maître, pour ma part j’ai autre chose à faire, et il se mit à marcher de long en large dans la cuisine, puis dans l’obscur corridor et enfin dans une pièce aux lambris pourris, qui devait servir de salon ou de parloir.
Tom monta un étroit escalier en spirale qu’une verrière lointaine inondait d’un jour douteux et sale.
Harry Dickson l’entendit pousser des portes, puis proférer des exclamations déçues.
— Trois chambres, trois lits et trois cuvettes remplies d’eau de savon, annonça-t-il du haut des marches. Et il y a aussi une chambre qui est fermée.
— Nous verrons cela plus tard, lui cria le maître d’en bas, descendez maintenant, il faudra me prêter assistance.
Tom Wills trouva le détective examinant de nombreuses traces boueuses sur les dalles du corridor.
— Des empreintes de savates, murmurait-il en les relevant, et d’autres savates encore, mais plus grandes et moins éculées… En voici d’autres sans boue et que la poussière a fidèlement gardées, ce sont de bonnes chaussures qui les ont faites. Ah !… ceci est autrement intéressant, voyez-vous même, Tom !
Il mit sous le nez de son élève une large feuille de papier sur laquelle il venait de tracer à la hâte des contours différents.
— Quels adorables petits pieds, n’est-il pas vrai ? railla-t-il, on dirait que des Cendrillons viennent de passer par ici. Remarquez le pluriel !
— C’est à peu près la même pointure que celle de l’homme sur la dune, fit observer Tom Wills.
— Les souliers de tennis en moins, accorda le maître.
Il se releva et resta un instant songeur.
— La chambre fermée à l’étage sera aussi vide de présence que ces pièces, dit-il, nous n’irons voir que par acquit de conscience.
Ce qu’ils firent. Le rossignol du détective ouvrit cette porte et, en effet, une chambre vide les accueillit.
— C’est celle de Sir Morton, murmura Tom, en se souvenant de la description qui en avait été faite dans les journaux, comment saviez-vous qu’elle était inoccupée, maître ?
— Parce que Sir Morton vient de marcher dans le corridor.
— Pour quitter la maison ?
— Mais oui, ainsi que tout le monde… Non, pas tout le monde, car il manque l’empreinte d’une botte.
Harry Dickson portait à présent une attention plus soutenue à la chambre de Sir Morton Ricksham où ils se trouvaient.
— Trois verrous… des fenêtres qui valent des issues blindées… oui, oui, les policiers de Scotland Yard ont tout vu, ou plutôt ils ont vu beaucoup.
— Donc pas tout, acheva Tom Wills avec satisfaction.
— Naturellement, et ils sont bien excusables, allez… puisqu’ils n’ont pas, comme ce cher Tom Wills, trouvé un étui en argent gravé.
— Que vient faire cet étui… commença Tom, mais le maître le prit aux épaules et le fit pivoter sur place.
— Vous ne voyez donc rien ?
— Mais… mais non…
— Tant pis, je ne guéris pas les aveugles, riposta le maître en riant.
Tom ne releva pas le mot d’ironie. Il avait tant de choses à demander encore.
— Vous semblez être parfaitement au courant de ce qui vient de se passer ici, monsieur Dickson, bougonna-t-il avec une pointe d’humeur.
— Rien n’est plus facile que de s’en donner une idée, mon garçon, lui répondit le détective. Il y a une demi-heure, peut-être un peu plus, que Sir Morton et son personnel ont été obligés de quitter cette demeure.
— Pourquoi et par qui ?
— Pourquoi ? Quand nous saurons cela nous n’aurons qu’à nous en retourner à Baker Street, après besogne faite sans doute. Par qui ? Par les créatures aux petits pieds. Heureusement, il manque une empreinte.
— Celle d’une botte ?
— Oui, mon gars ! Nous avons relevé les traces de Sir Morton, de son valet et de sa vieille cuisinière, donc manque celle des bottes du garde Steevens. J’avoue pourtant que cela peut ne signifier rien de bon également.
— Mais nous n’avons vu personne !
— Il y a trois portes qui s’ouvrent dans le mur d’enceinte, et celle que nous avons trouvée ouverte n’a pas dû servir à leur sortie.
— Battons la forêt ?
— Elle est immense, et le jeu de recherche d’une aiguille dans une botte de foin ne m’a jamais beaucoup attiré, dit Harry Dickson.
Il sifflotait doucement et campa son chapeau sur sa tête du geste d’un homme qui, après avoir achevé sa mission, s’apprête à s’en aller.
— Un instant, supplia le jeune homme, pourquoi m’avez-vous appelé aveugle tout à l’heure ?
— À cause de ceci, dit Harry Dickson en désignant sur la table de nuit un petit morceau de papier très dur, dont il s’empara dans l’intention de se l’approprier.
Tom regarda.
Une fine figurine s’y trouvait dessinée en une couleur bleue éclatante. C’était l’exacte reproduction de celle gravée sur l’étui trouvé sur la dune : un moustique bleu.
— Par acquit de conscience, avait répété le détective et il s’était mis à faire le tour de la maison, poussant une pointe dans le parc. Puis il était revenu vers son élève, avec un air plutôt satisfait.
— Passez-moi votre boussole, Tom, demanda-t-il.
Le jeune homme obéit et Harry Dickson se mit à suivre une direction déterminée.
Chemin faisant, il enfonçait sa canne ferrée dans le sol, aussi profondément que possible.
— Oui, cette partie de la forêt d’Epping est assez rocheuse, concéda-t-il à la fin, et c’est pour cela que sa futaie se trouve de l’autre côté, alors qu’ici nous n’avons que taillis et bas halliers. D’ailleurs, en cherchant bien, nous découvrirons certainement dans la région des vestiges d’une chaussée romaine, dont les pierres furent extraites sur place.
Ils retrouvèrent l’auto les attendant sagement sous la pluie, devant la porte de la grande muraille.
— Nous allons laisser cette porte comme elle est, déclara le détective. Il n’y a rien à voler à Ricksham Manor et je pense qu’une terreur superstitieuse doit écarter les larrons de ses murs.
— Nous n’y retournerons donc pas ? demanda Tom.
— Qui sait ? fit mystérieusement le maître.
Le jeune homme reprit sa place au volant.
— On s’en retourne à Londres ?
— À Londres ? s’exclama le détective, comment, vous voulez déjà retrouver nos rues enfumées, alors que nous avons l’occasion de respirer ici le dernier bon air de la saison. N’y pensez pas, mon ami !
— Bon, dites-moi où je dois conduire la bagnole ? grommela Tom.
— Chez notre voisine et amie, Sirtley Dalholme, mon petit. Quel homme pourrait être plus accueillant aux pauvres voyageurs que nous sommes, à plus de dix lieues à la ronde ? En route !
La jeune veuve reçut les visiteurs avec des cris de joie.
— Vous avez dû sentir le fumet des casseroles de Daisy, s’écria-t-elle, et je vous attendais presque, car je ne pense guère que la cuisine de Ricksham Manor soit de nature à retenir des gentlemen comme vous.
— En quoi vous avez raison, acquiesça Dickson en riant, une gibelotte de lapin confectionnée par la charmante Daisy doit être un régal des dieux !
— Votre séjour dans la forêt n’a pas été de bien longue durée, déclara Sirtley.
— Nous n’avons pu être reçus aujourd’hui, aussi reviendrons-nous demain ou un autre jour, rien ne presse, répondit Harry Dickson.
» D’ailleurs, ajouta-t-il d’un air contrit, notre automobile est de bien méchante humeur, et Tom Wills a eu toutes les peines du monde à la conduire jusqu’ici, tellement elle nous servait de ratés.
Le jeune homme ouvrit la bouche pour répondre et répliquer vertement que jamais voiture ne s’était conduite plus vaillamment, quand il vit le regard aigu du maître posé sur lui et il s’empressa d’affirmer :
— C’est vrai, un kilomètre de plus et c’était la panne…
— … bienheureuse, acheva Mrs. Dalholme, puisqu’elle me procure le bonheur d’avoir des gentlemen aussi charmants à ma table. Daisy…
La maritorne s’amena en déclarant qu’elle avait bien compris et qu’elle venait de poser deux couverts de plus sur la table de la salle à manger.
Le lunch fut des plus délicats, orné de hors-d’œuvres recherchés et composé d’une paire de plats vraiment excellents.
Au dessert, Tom Wills reçut l’ordre d’aller voir si l’auto se décidait à devenir plus raisonnable. Il revint bientôt la mine longue en secouant la tête d’un air penaud et furieux.
— Faudra téléphoner à Londres pour nous faire envoyer un dépanneur, grogna-t-il.
— Pourquoi retourneriez-vous à Londres aujourd’hui, puisque la journée de demain doit vous ramener ici, intervint vivement Mrs. Dalholme, mon cottage n’est pas bien grand, mais je dispose d’une chambre d’amis à deux lits, où vous ne dormirez pas trop mal, je crois.
Harry Dickson fit la moue et se laissa prier quelque peu avant d’accepter.
— Je désire en effet terminer dans le plus bref délai mon enquête à Ricksham, avoua-t-il, car elle ne vaut guère la peine qu’on s’y attarde beaucoup.
— Oh, s’écria Sirtley déçue. Et moi qui espérais vivre un peu dans l’atmosphère d’un beau crime !
Dickson secoua la tête d’un air indifférent.
— N’y comptez pas, dit-il, j’ai eu bien tort de m’occuper de cette histoire qui restera toujours dans le vague.
La conversation ne languissait pas, Harry Dickson fut invité à raconter quelques-unes de ses prodigieuses aventures. Sirtley Dalholme fit de piquantes observations sur la vie de campagne et sa solitude de veuve.
Vers la fin de l’après-midi, le téléphone sonna dans le parloir et l’hôtesse pria ses invités de l’excuser quelques instants.
Elle revint au bout de quelque temps, toute désolée.
— Eh bien je me demande ce que je vais faire, monsieur Dickson, déclara-t-elle d’un air embarrassé. Mon docteur m’annonce son arrivée en compagnie du masseur qui doit soigner mon entorse selon une nouvelle méthode, à ce qu’ils disent, vraiment prodigieuse. Cela leur demandera plusieurs séances et ils ont exprimé leur intention de passer ici la nuit. Comment faire ?
» À moins que vous n’acceptiez que le chauffeur du docteur vous reconduise dans sa voiture et que vous ne reveniez ici chercher la vôtre demain ?
Harry Dickson s’inclina.
— Au fond, j’étais désolé d’abuser de votre charmante hospitalité, dit-il, et vous venez de sauver la situation. Pourtant je n’abuserai pas non plus de la complaisance du docteur. Que son chauffeur veuille bien remorquer notre auto jusqu’au premier garage de High Beech, où je trouverai tout le secours désirable.
Le visage de la jeune veuve s’éclaira.
— L’homme propose…, dit-elle en riant.
Daisy apporta les liqueurs et Dickson remarqua l’expression singulière de son vieux visage.
Ses traits durs et rébarbatifs semblaient changés sous l’empire d’un sentiment nouveau, qui pouvait bien être la crainte. Au moment où elle posa les carafes et les flacons sur la table, il vit son regard s’attacher au sien.
À peine les verres avaient-ils été remplis, qu’un bruit de moteur retentit dans le crépuscule et une corne d’auto tempêta longuement devant la grille du cottage.
— Voilà le docteur ! s’écria Sirtley.
Le détective nota une légère altération dans sa voix, et il vit une ombre rapide se répandre sur le joli visage, quand des pas d’hommes résonnèrent dans le hall.
Presque aussitôt, Daisy introduisit les nouveaux venus.
C’étaient deux hommes de haute et puissante stature, au visage massif barré de fortes moustaches noires, que Mistress Dalholme présenta aussitôt comme le docteur Stapleton et son masseur Graham.
— Ma cliente m’a tout raconté au téléphone, monsieur Dickson, dit le docteur Stapleton, et, au lieu de vous chasser de ces lieux enchanteurs, je crois plutôt que j’arrive en sauveur pour vous. Mon chauffeur, qui est resté au volant de ma voiture, vous reconduira à Londres.
— Une simple remorque jusqu’à High Beech suffira, répliqua le détective en le remerciant.
— Comme vous voulez, accepta le médecin, désirez-vous partir sur l’heure ?
— Certainement, vous m’en voyez bien aise, car vraiment je serai content tout de même de pouvoir regagner Londres, ce soir même, déclara Harry Dickson.
Après avoir pris congé de la jeune veuve et de ses visiteurs, les détectives trouvèrent le chauffeur du docteur Stapleton occupé à tendre un câble entre les deux voitures.
C’était un petit homme au visage blafard et maladif, déformé par une énorme gibbosité.
— Ne demandez pas à Crawford de vous raconter des histoires, cria gaiement le docteur Stapleton du haut du perron du cottage, il entend parfaitement, mais il est muet comme une carpe. C’est un de mes clients, mais, comme il n’est pas assez fortuné pour me régler ses honoraires, je l’emploie quelquefois comme chauffeur ! Bon voyage et bonne nuit, messieurs !
Crawford, malgré ses défauts physiques, s’avéra excellent chauffeur et bientôt il avait conduit l’auto remorquée devant la porte du garage de High Beech.
Il empocha son pourboire avec un rauquement en guise de merci et, sautant au volant de sa machine, disparut dans la nuit, dans la direction de Dalholme House.
Harry Dickson suivit des yeux la lumière rouge de l’auto jusqu’au moment où elle disparut à un tournant de la route.
— La boue rend les numéros des plaques d’auto illisibles, murmura-t-il, mais vraiment il y en avait un peu trop… Au travail, Tom !
Ils empruntèrent quelques outils aux garagistes et firent mine de se livrer à un travail acharné à l’intérieur du capot de la voiture.
Au bout d’une demi-heure, Harry Dickson se releva d’un air satisfait en déclarant à haute voix que tout était en ordre et que la machine tiendrait bien jusqu’à Londres.
— Nous retournons ? demanda Tom Wills.
— Oui, cap sur Baker Street ! cria Dickson à haute voix.
Mais ils ne s’étaient pas éloignés de deux kilomètres de la bourgade qu’il donna ordre à Tom de prendre une route de traverse.
— Non, Tom, répondit-il à l’observation étonnée du jeune homme, tout cela ne fut que du « chiqué ». De fait, nous allons à Brimedown Station, où il y a le téléphone dont j’ai un besoin urgent.
— Pourquoi avez-vous raconté tant de mensonges à haute voix au garage ? demanda Tom Wills.
— Également à cause du téléphone, Tom, car, d’ici peu de temps, le brave garagiste aura à subir au bout du fil un interrogatoire en règle nous concernant, et ayant surtout pour but de savoir si nous sommes réellement retournés à Londres.
— Vous suspectez les gens de Dalholme House ?
— Sans l’ombre d’un doute. Mrs. Sirtley a semblé d’abord trop contente de nous retenir chez elle, parce que, de cette façon, elle était au courant de nos moindres gestes. Vint le coup de téléphone du docteur Stapleton, cela dut apporter bien des changements. Le médecin et le masseur doivent être gens d’importance pour elle, en l’honneur desquels on sacrifie de gaieté de cœur la présence de Harry Dickson et de son élève.
— Tout cela a-t-il quelque chose à voir avec l’affaire de Ricksham ?
— Certainement !
— Voilà une opinion définitive ? s’écria Tom Wills.
— Ce n’est pas une opinion, mais une certitude, Tom, répliqua Dickson d’un ton de léger reproche.
Dans l’ombre, le détective sentit le regard interrogateur de son élève posé sur lui et il continua :
— Tout cela n’aurait été que des soupçons Tom, mais un fait s’y ajoute. Rappelez-vous que nous sommes restés un instant seuls, pendant que Mrs. Dalholme se rendait clopin-clopant au téléphone.
— En effet, je me souviens que vous avez saisi vivement un petit album relié en vélin, posé sur une étagère, que vous l’avez feuilleté, puis remis en place sans mot dire.
— Au cours de notre entretien, j’ai vu plusieurs fois le regard de notre hôtesse s’attacher avec une certaine anxiété à cet objet, comme si elle était très ennuyée de le voir là, à portée de nos mains. Quand elle est revenue, son premier regard fut aussi pour lui, et quand elle a remarqué qu’il était toujours à sa place, j’ai noté une expression de détente manifeste sur son visage.
— Et que vous a appris cet album ?
— Pas grand-chose peut-être. Mais il contenait une excellente photographie de Ricksham Manor. Puis, presque en regard, une autre photo, représentant un paysage désolé du Vésuve. Ensuite une autre, prise au magnésium, où l’on voyait un pan de mur, que je pense être souterrain, avec une inscription latine que je n’ai pu déchiffrer qu’à moitié, et qui disait : « Ceci, de l’autre côté du monde… » La page de photos s’achevait par un dessin vraiment hideux où figurait un sacrifice antique de victimes humaines à une sorte de bouc infernal. Or, dans le coin de cette image, se trouvait… devinez quoi ? Le moustique bleu !
— Sapristi ! s’écria Tom Wills, dans quelle galère nous étions fourrés chez la belle veuve !
— J’ai hâte de parler un peu avec quelques personnes de ma connaissance au téléphone, acheva Harry Dickson en voyant surgir devant lui les lumières de Brimedown Station.
Quand il fut installé dans la cabine téléphonique de la gare, le détective tendit un écouteur-témoin à son élève, qui assista d’abord à une conversation avec Scotland Yard.
— Le docteur Stapleton ? Voyons, que nous consultions la liste… Non, ce n’est pas l’homme que vous nous décrivez : il y a un docteur Stapleton, dans Highbury. Il a soixante-quinze ans. Un autre dans Vaux Hall Bridge Road, il est tout jeune.
» Le troisième est chirurgien dans Queens Hospital : il a une barbe comme Abraham et n’accepte pas de clientèle au-dehors. Quant à Graham le masseur, il nous est parfaitement inconnu. Mais répétez son signalement et essayez de vous souvenir s’il ne porte pas une cicatrice en forme de V au-dessus de l’œil gauche.
— Absolument, répondit Harry Dickson.
— Bravo, Dickson, si vous réussissez à lui mettre les menottes aux poings, nous vous devrons une belle chandelle, c’est Barth le mineur, un ancien lutteur, qui s’est mis assassin et perceur de coffres-forts.
— Ah… je me souviens en effet, murmura Dickson, le lascar est toujours parvenu à vous glisser entre les doigts ; je crois qu’il a trempé dans le coup de la Banque Stewart et Gibbons, n’est-il pas vrai ?
— Oui, et son ancien métier de mineur y fut mis à profit, puisqu’il creusa un passage souterrain entre une maison voisine et les caves de ladite banque.
— Ah, fit Dickson… voilà qui est d’un intérêt puissant pour moi.
» Et maintenant, continua-t-il, parlez-moi un peu du sieur Daniel Dalholme, si le nom ne vous est pas inconnu.
Quelque temps se passa à l’autre bout du fil, en recherches précipitées, puis la voix du policier reprit :
— Des petits incidents avec la justice à propos d’ivresse publique et d’outrages à agents, c’est grâce à cela que nous possédons son curriculum vitae au Yard. Un ivrogne fieffé, s’étant toujours occupé de trafics louches, mais ne tombant pas précisément sous le coup de la loi. Il a vécu la plupart du temps à l’étranger et c’est à Nagasaki qu’il épousa la jeune dame dont vous fîtes la connaissance ; c’est la fille d’un exportateur danois. Feu Dalholme s’occupait dans les dernières années de sa vie à collectionner de vagues antiquités romaines. Nous ignorons s’il fut jamais en rapport avec Sir Morton Ricksham. À propos, vous faut-il du renfort ?
— Pas encore, répondit Harry Dickson en coupant la communication avec le Yard.
Tom le vit hocher la tête d’un air préoccupé avant de demander un nouveau numéro au téléphone.
Mais il ne l’avait pas encore obtenu, que l’appareil grésillait : c’était Scotland Yard qui le demandait à son tour.
— Vous veniez juste de couper, monsieur Dickson, quand la police de Waltham Abbey nous a prévenus que le garde-chasse de Sir Morton, le nommé Steevens, a été trouvé mort dans un fossé de cette commune.
— Mort comment ? interrogea le détective.
— Un coup de poignard dans le dos, mais qui n’a pas mis fin à sa vie, car il a dû se traîner encore quelque temps sur la route, avant de s’écrouler dans le fossé où on l’a trouvé.
— Bien, dit le détective, je ne suis pas loin de là et j’irai voir.
Son front s’était assombri et son humeur devint massacrante quand, après avoir demandé un second numéro, il lui fut affirmé que l’abonné ne répondait pas.
— Nous irons voir ce qui reste du pauvre Steevens, déclara-t-il en quittant la gare. Ah, il eût mieux valu pour lui que l’empreinte de ses bottes figurât parmi les traces des autres !
De Brimedown Station à Waltham Abbey, la route est fort bonne et bien macadamisée, aussi l’auto la parcourut-elle en un minimum de temps.
Le shériff de Waltham, trop heureux de pouvoir se décharger de ses responsabilités entre les mains d’un détective célèbre, accueillit Dickson et son élève avec toutes les marques de l’estime et de la gratitude.
— C’est une vengeance de braconniers, déclara-t-il, car Steevens n’était pas très tendre avec eux, il aimait mieux vendre lui-même le gibier de son maître !
Le corps de l’infortuné forestier avait été déposé dans un local attenant à la maison communale.
— Un poignard très mince… pas trop long, murmura Dickson en examinant la blessure, elle n’a presque pas saigné, car l’hémorragie a dû être tout interne, c’est un tueur professionnel qui a travaillé et non une brute de braconnier.
Il se tourna brusquement vers le shériff.
— Pourquoi avez-vous pensé que l’homme n’a pas été tué à l’endroit où on l’a trouvé, demanda-t-il ?
— Mais, balbutia le brave homme… aucune trace de lutte sur la route proche, ni de sang, même pas une trace de pas…
— Très juste, mais pas une trace de pneus d’auto ?
— Il y en a tant sur cette route !
— C’est encore vrai… mais Steevens ne devait pas avoir l’habitude de circuler en automobile, et voici pourtant une large tache de cambouis sur sa vareuse, et une autre sur son pantalon… Tiens, tiens, je ne pense pas non plus que le garde ait dû user de maquillage comme une jolie femme.
Harry Dickson enleva des parcelles d’une matière grasse et blanche sur la manche de la vareuse du mort.
— Blanche…, murmura-t-il…, trop blanche en vérité… je me demande…
Soudain il leva la main en l’air.
— Bien, dit-il en se détournant du cadavre pour examiner les objets qui avaient été retirés de ses poches et posés sur une banquette.
Il y avait là une paire de vieux prospectus d’une firme de munitions de chasse, quatre douilles vides de fusil, un vieux couteau, une pelote de ficelle, une vieille pipe en terre rouge et du tabac dans un sachet, puis un carré de carton crasseux dont Dickson s’empara en poussant une exclamation.
— Tom, reconnaissez-vous la personne qu’essaie de représenter cette vieille photographie ?
— C’est la vieille Daisy ! s’écria Tom sans hésitation, et regardez il y a des mots écrits derrière : « À mon cher Billy ! »
— Ah, murmura soudain le détective, je comprends à présent le regard de la pauvre vieille au moment de notre départ : elle aurait voulu nous dire quelque chose… sans doute de protéger le pauvre Steevens !
— J’ai refusé tout à l’heure l’aide du Yard, dit le détective en se tournant vers le shérif, mais je suppose que vous devez avoir quelques hommes à votre disposition.
— Je dispose de deux constables et de trois aides-constables, Mr. Dickson, dit fièrement le policier, ce sont tous des hommes solides et courageux.
— Qu’ils enfourchent leur bicyclette et qu’ils se rendent au cottage de Mrs. Dalholme. Ordre d’arrêter tout le monde qui s’y trouve, surtout un certain chauffeur bossu, qui est l’assassin du pauvre Steevens. Commandez à vos hommes de se servir de leurs armes sans remords, j’en prends toutes les responsabilités.
Le shériff salua militairement.
— Entendu, monsieur Dickson !
Lentement, les deux détectives retournèrent vers leur voiture.
— Tom, dit gravement le détective, au matin vous avez assisté aux prémices de ce drame. Rappelez-vous l’homme sur la dune et sachez maintenant que ce n’était pas pour vous qu’il était là, mais pour Steevens.
— Comment ?
— Oui, et c’était Steevens qui surveillait le cottage de l’autre côté de la route, sans doute pour veiller sur la pauvre Daisy qu’il croyait lui aussi en danger !
— L’homme sur la dune serait donc son assassin ? Mais il n’était pas bossu, je vous l’affirme.
— Rien ne s’imite mieux qu’une bosse et, s’il a pris un si hideux déguisement, c’est pour rendre plus vraisemblable sa petite taille.
— Et ce maquillage ?
— Rappelez-vous le teint livide du soi-disant chauffeur Crawford.
— Par tous les diables ! rugit le jeune homme, et dire que ce bandit s’est trouvé à notre merci, tout à l’heure.
— Partons, ordonna le détective.
— Nous retournons à Dalholme House ?
— Nous prenons une tout autre route que ce matin. Nous allons passer la nuit à Ricksham Manor.
L’auto fut garée au milieu d’un épais fourré, et les deux détectives refirent le même chemin qu’au matin, pour atteindre le manoir des Ricksham.
La triste demeure était plus sinistre encore dans la nuit pluvieuse.
Les rumeurs de la pluie, du vent et des arbres se confondaient en un murmure désolé qu’amplifiait la résonance de la maison, au point d’en faire une plainte de souffrance humaine.
Harry Dickson et Tom Wills avaient monté l’escalier en tapinois et s’étaient établis dans la chambre de Sir Morton.
Le détective ferma les volets, les assujettit à l’aide de lourdes barres de fer et boucla la porte au triple verrou.
Une lampe électrique, qui ne laissait filtrer qu’un unique rayon de lumière par sa lentille, constituait le seul éclairage, invisible du dehors. Encore le détective écrasa-t-il ce filet de clarté contre une boiserie, de sorte qu’il n’en persistât qu’un faible et pâle halo.
Tom se dit que la chambre avait dû se trouver en cet état, la nuit de l’étrange agression dont le maître de céans avait été victime, et cela éveilla en lui un vague sentiment de crainte et d’insécurité.
Il s’en ouvrit à son maître, qui murmura :
— Sans doute, mon ami, sans doute… C’est bien ce que je veux.
Ils restèrent assis côte à côte jusqu’au moment où les aiguilles lumineuses de la montre-bracelet de Dickson se confondirent sur l’heure de minuit. À ce moment, le détective se leva et alla s’étendre, tout habillé, sur le lit.
— Maître, dit Tom à voix basse, je n’aime pas cela, car cela ressemble trop à la position qu’a dû occuper Sir Morton, la nuit du crime.
— Précisément, répondit Harry Dickson de la même voix sourde, à présent il faudra garder le silence.
Veille sinistre entre toutes, incertaine et lourde d’appréhensions ! Tom Wills, assis sur une chaise basse, luttait contre une fatale torpeur. Le silence lui pesait comme une chape de plomb sur le crâne.
Le maître dormait-il ? Le jeune homme n’eût pu le dire, car l’immobilité du long corps étendu sur le lit était complète, et sa respiration n’était guère perceptible.
Tout à coup le détective fit un mouvement et appela d’une voix éteinte.
— Attention, Tom !
— À quoi donc ? s’effara l’élève détective, je n’entends rien !
— L’assassin !
Le cœur de Tom Wills chavira. Il eut peur, affreusement peur… Le maître rêvait-il, divaguait-il dans son sommeil ?
Il avait repris son immobilité première, mais pourtant quelque chose dans son maintien révélait un éveil anxieux.
À cette minute, Tom Wills perçut le bruit : il était à l’intérieur de la chambre.
C’était une sorte de zézaiement têtu, s’éloignant et se rapprochant, passant d’un mode grave à un son aigu et lancinant.
Brusquement, Harry Dickson fut debout.
— Lumière, Tom ! cria-t-il.
Machinalement le jeune homme fit jouer l’obturateur de la lampe et une clarté blonde inonda la pièce.
Il n’y remarqua rien d’insolite, si ce n’est que son maître faisait de grands moulinets de bras.
— Attention, Tom ! Dirigez la lumière vers la porte… non, vers le lit maintenant, plus haut ! Ah… le voilà !
Le voilà ? Qui ? Qui ? Il n’y avait personne ; le détective était-il devenu subitement fou ?
Mais Tom le vit avancer les deux mains avec prudence… les élever doucement en l’air, attendre, le regard fixé sur un point invisible dans l’espace.
Alors seulement il remarqua une infime petite ombre grêle, s’agitant dans le cercle de la lumière, et découvrit que c’était un moustique aux pattes tombantes, dansant une danse de guerre frénétique en poussant un petit sifflement aigu.
Tout à coup, les deux mains du détective se joignirent en un claquement sec, fermées sur la bestiole écrasée. D’un geste de dégoût, Harry Dickson essuya, de la pointe de son mouchoir, la tache grasse laissée par l’écrasement et mit soigneusement le mouchoir de côté.
— Compris, Tom ?
— Si peu, maître !
Harry Dickson lui tendit son mouchoir souillé.
— Cela ne vous apprend rien ?
— Si, que vous avez écrasé un moustique qui me semble un peu plus noir que ces insectes ne le sont habituellement.
— Erreur, Tom, car à la lumière du jour, vous pourrez voir que cette sanguinaire bestiole possède une belle couleur azurée, tout comme nos libellules.
— Le moustique bleu ! s’écria le jeune homme.
— C’est un affreux petit monstre. Heureusement qu’il n’appartient pas à nos contrées et que, dans les endroits tropicaux qu’il hante, il est encore assez rare.
— Sa piqûre est donc mortelle ? demanda Tom horrifié.
— Par elle-même non, mais elle ne tarde pas à le devenir en passant par un stade fort singulier. Le venin, distillé par ce presque infiniment petit, est plus rapide encore que celui des cobras et des tarentules.
» Il ne donne pas la mort, mais une sombre folie qui se déclare peu de temps après la piqûre et qui pousse la victime à tuer… non seulement les autres, mais elle-même.
» Les Japonais le connaissent, car ils peuvent le rencontrer dans certaines lagunes du Pacifique et le surnomment même le moustique « Hara-Kiri » ce qui signifie le moustique du suicide.
— Ainsi, Sir Morton a tenté de se suicider ?
— En effet, répondit Harry Dickson. N’empêche qu’il y a eu crime et crime habilement concerté.
— Pourtant l’arme n’a pas été retrouvée…
— Je donnerai en temps et lieu utiles l’explication de cette disparition, et je me hâte d’ajouter qu’elle n’a rien de très remarquable après tout.
— Enfin nous approchons de la solution du problème, déclara Tom d’un ton satisfait qui fit rire Harry Dickson.
— Au contraire, mon pauvre garçon, nous n’en avons jamais été plus loin, dit-il en secouant la tête. L’affaire dont nous nous occupons est terriblement compliquée et, même maintenant, elle a de plus en plus tendance à s’obscurcir. Je vais me servir d’une image pour vous en donner une idée : deux courants contraires s’y révèlent, courants qui s’entrechoquent avec fureur, et c’est dans leur remous que nous nous débattons.
— Vous attendiez-vous à la venue du moustique bleu ?
— Oh certainement ! Dès que j’ai vu l’étui, ou plutôt après les moments de réflexion qui suivirent votre découverte. Malgré que tout se soit produit selon mes prévisions, je continue à me débattre dans des ténèbres devenant de plus en plus épaisses.
Le détective s’était assis sur le bord du lit, en proie à des pensées désordonnées.
— Si le second appel téléphonique n’était pas resté muet, l’entendit murmurer son élève, ma lanterne aurait été bien mieux éclairée… Cet espoir me reste.
— Au moins, en avons-nous fini ce soir avec Ricksham Manor ?
— Fini ? riposta âprement le maître, je me demande si nous en aurons jamais fini avec cette maison de malheur !
Soudain, il fit un geste vers la lampe et l’éteignit ; dans l’ombre, Tom Wills sentit la main du maître presser anxieusement la sienne.
— Il y a quelqu’un qui marche dans la maison ! dit-il tout bas.
Sans faire de bruit, il s’approcha de la porte close et resta longtemps aux écoutes. Quand il revint vers son élève, celui-ci le sentit frémir de tous ses membres.
— Il y a des bandits dans cette affaire qui ne me feraient pas peur… mais devant ceux-là je me sens presque impuissant, déclara-t-il d’une voix blanche.
— Nous cherchent-ils ?
— Je ne le crois pas… et c’est bien là notre seule chance de salut.
Il avait à peine dit qu’un effroyable cri d’agonie retentit au rez-de-chaussée. Tom Wills allait s’élancer, mais le maître le retint.
— Restez donc tranquille, imprudent que vous êtes. Rien ne pouvait nous arriver de meilleur à ce moment. On vient de travailler pour nous !
— Que faire ? Que faire ? gémissait Tom Wills.
— Attendre !
Il était deux heures du matin lorsque Harry Dickson poussa enfin un soupir de soulagement et invita Tom Wills à s’apprêter à partir.
— Attention aux marches, mon petit, et à ce qui pourrait bien se trouver en bas ! conseilla-t-il avec un léger ricanement.
Un peu de clair de lune filtrait par la verrière et déversait à l’intérieur de la maison une clarté brouillée et incertaine. Tom Wills, qui descendait le premier, remarqua la masse sombre écroulée devant l’escalier en spirale.
— Je crois que nous allons reconnaître quelqu’un, déclara Harry Dickson, et il braqua la lumière de sa lanterne sur la forme inerte.
— Le chauffeur du docteur Stapleton ! s’écria Tom.
— Justice faite, dit le maître, et maintenant voyons ce que le cadavre aura à nous apprendre.
D’un geste rapide, il souleva la vareuse du petit homme et retira une ample bosse en carton rembourré.
— Et d’un, fit-il.
Puis, il essuya les joues du mort, enlevant une épaisse couche de fard gras : une teinte jaune, citrine, apparut.
— Un Chinois ! s’écria Tom Wills.
— Je crois être plus près de la vérité en disant que c’est un Japonais, répliqua Harry Dickson, voulez-vous regarder ses chaussures ?
Tom s’exécuta et s’écria aussitôt :
— Des souliers de tennis !
— L’homme de la dune et en même temps l’assassin de Steevens… Ah, le pauvre Billy a payé bien chèrement ses errements passés.
— Errements ? interrogea Tom.
— C’est ce que je vous expliquerai plus tard ; voyons comment la vie s’est envolée hors de ce petit monstre jaune. Bon, le coup de poignard traditionnel.
— Oh, fit Tom, regardez donc cette horrible entaille faite sur son front !
— En forme d’une croix de Saint-André. La marque des traîtres ! dit Dickson.
Il se détourna.
— Cela donnera du boulot à Scotland Yard, affirma-t-il, et demain toute une brigade de limiers établira ses pénates à Ricksham Manor, où il n’y aura pourtant plus rien à faire. Partons !
— Ah, fit Tom en remettant l’auto en marche, comme il fait bon de se retrouver à l’air libre et de tourner le dos à cette horreur.
— Cap sur Dalholme Cottage, ordonna le maître, il me tarde de savoir comment notre ami le shériff s’est tiré d’affaire.
Les lumières de l’auto avaient à peine été aperçues du cottage que le shériff courut à sa rencontre, en faisant de grands gestes.
— Holà, grommela Dickson, il me semble reconnaître de loin quelques amis de Scotland Yard dans le jardin de Dalholme House éclairé comme pour une fête.
— Monsieur Dickson ! s’écria le shériff dès qu’il les vit, j’ai cru bien faire en téléphonant à Londres, qui vient d’envoyer une auto de police avec des inspecteurs. Il y a…
Mais Harry Dickson avait déjà mis pied à terre et courait à toutes jambes vers la maison.
— Eh bien ! Morris, dit-il en reconnaissant un des inspecteurs, je suppose que vos collègues de Waltham ont dû trouver la pie au nid.
— Deux pies, monsieur Dickson, mais dans quel état !
Et, en entrant dans le hall, le détective faillit trébucher sur deux corps étendus.
— Des balles de revolver à bout portant, expliqua Morris.
L’œil sombre de Dickson considérait les cadavres de la vieille Daisy et de Sirtley Dalholme.
— Une complice et une créature gênante dont on s’est débarrassé, fit-il après un silence, puis il se mit à examiner la jambe blessée de la veuve.
— Le shériff nous a dit qu’elle souffrait d’une entorse, dit l’inspecteur.
— Singulière entorse, en vérité, répliqua Harry Dickson, regardez vous-même, inspecteur !
Il venait de retirer un linge répandant une forte odeur de formol et découvrit à la jambe une blessure profonde.
— Un coup de couteau ! s’écria Morris.
— Pardon de bistouri… Voici une plaie minime. Disons une piqûre d’insecte, débridée outre mesure.
Il se releva et murmura à l’oreille de son élève :
— Le moustique bleu est passé par là !
Après avoir aidé l’inspecteur et le shériff à établir leurs rapports, le détective se rendit dans la salle à manger et inspecta la pièce.
— Disparu, grommela-t-il, je pensais bien qu’on n’aurait pas laissé une aussi belle pièce à conviction que le petit album relié en vélin. Le tout est de savoir qui l’a enlevé.
— Mais qui d’autre que le docteur Stapleton ? s’écria Tom Wills.
— Pensez-vous ? railla le maître, permettez-moi de n’en rien croire !
— Morris, dit Harry Dickson en retournant parmi les policiers, envoyez quelques hommes à Ricksham Manor où vous trouverez un troisième cadavre, celui d’un Japonais, l’assassin du garde-chasse Steevens. Posez les scellés au château, ou faites-le garder. Pour le moment, il n’y a rien d’autre à faire.
— J’ai établi un mandat d’arrestation au nom du docteur Stapleton et de Lew Barth, déclara l’inspecteur.
— Parfait, répondit Harry Dickson, si vous parvenez à leur mettre la main au collet ce sera toujours quelque chose de gagné, mais j’en doute pour le moment.
— Quatre hommes parcourent déjà le pays en moto, ajouta fièrement Morris et nous nous sommes servis du téléphone pour alerter tous les villages voisins. Ils ne pourront pas courir bien longtemps.
— Pour autant qu’ils courent encore, riposta mystérieusement le maître.
L’aube se levait sur Londres quand Harry Dickson et son élève, fourbus et brisés, regagnèrent leur home de Baker Street.
Tom, qui espérait pouvoir prendre enfin un peu de repos, déchanta vite en voyant le maître s’emparer du téléphone et former rapidement un numéro au rotary.
Après une longue attente, une voix endormie répondit au bout du fil.
— Monsieur Elias Bourne ? demanda le détective.
— C’est moi-même, que me voulez-vous à cette heure ?
— Vous parler sur-le-champ, je suis Harry Dickson.
— Le détective ?… Très bien, sir, je suis à votre entière disposition et je vous attends.
Harry Dickson se frotta les mains.
— Cette fois-ci, il a répondu, dit-il avec une satisfaction visible.
— Qui est cet Elias Bourne, demanda Tom Wills en réprimant difficilement un long bâillement, c’est la première fois que j’entends parler de lui.
— Les vrais savants ne cherchent pas la gloire tonitruante, répliqua Harry Dickson, et Elias Bourne est un vrai savant, un vrai Pic de la Mirandole, mais je crois que c’est surtout l’antiquité romaine qui n’a pas de secrets pour lui.
— Une leçon d’histoire ancienne pour achever une telle nuit, maugréa Tom.
— Elle nous sera plus utile que tous les cadavres d’Epping et tous les shériffs de l’Essex et même tous les inspecteurs de Scotland Yard, s’écria joyeusement Harry Dickson.
Monsieur Elias Bourne habitait, à l’autre bout de Londres, le triste quartier de Hackney, où des architectes désespérés ont conçu de vagues cités-jardins.
Non loin de Wick Bridge, dans Temple Mills Road, sur de pauvres terrains gazonnés empruntés à Hackney Marsh, quelques demeures en ternes briques rouges ont été érigées au milieu de pelouses que la moindre pluie transforme aussitôt en pièces d’eau.
Dans les grisailles de l’aube, la demeure du savant apparut lugubre et solitaire ; il fallut patauger dans un pied d’eau et de boue pour atteindre son seuil.
Les deux détectives étaient annoncés et ne durent guère attendre : ce fut Mr. Bourne lui-même qui vint leur ouvrir en s’excusant.
— Je ne m’embarrasse pas de personnel, dit-il, et ma femme de ménage ne vient qu’à dix heures. Pardonnez à un homme de livres son manque de confort et des usages.
Il exagérait quelque peu, car la pièce où furent introduits les visiteurs ne laissait pas d’être agréable. Grande, un peu sombre, encadrant dans ses deux hautes fenêtres le triste paysage aquatique des East London Water Works, elle était complètement vouée aux livres, qui tapissaient littéralement les murs.
Un feu continu brûlait en un sage ralenti derrière des vitres de mica et, sous un magnifique samovar, dansait la flamme bleue du gaz.
Mr. Bourne indiqua des sièges aux détectives et, s’installant dans sa chaise curule, attendit que l’objet de cette visite matinale lui fût exposé.
Tom Wills lui trouva un visage très quelconque, sans âge défini, mangé de barbe grisonnante, aux yeux rouges et faibles, clignotant derrière de gros verres bombés.
— Monsieur Bourne, commença Harry Dickson, j’ai souvent rencontré votre nom dans des ouvrages traitant d’art ancien, dans d’autres consacrés uniquement aux sciences naturelles, votre savoir paraît être très étendu…
— Encyclopédique, corrigea Mr. Bourne, d’une voix fluette mais ferme, ce qui n’est jamais synonyme de savant, mais bien plutôt de curieux.
— Acceptons le terme, continua Dickson, mais j’ai lu un petit livre fort intéressant signé par vous et intitulé, Les Paysages anciens du Vésuve.
— Heu, grommela le bibliomane, je ne puis imaginer en quoi ce livre plein d’erreurs a pu vous intéresser.
— Permettez, il y était question d’un ancien culte de pyromanes ou adorateurs secrets du feu de volcan, culte célébré dans les ruines même de Pompéi et d’Herculanum, il y a une cinquantaine d’années environ, c’est-à-dire quelque temps après que des fouilles eurent mis à jour ces prodigieux vestiges.
Mr. Bourne haussa ses maigres épaules.
— C’est vrai, mais ce n’est là qu’un fait qui a été connu de tout le monde à cette époque. Quelques lamentables névrosés avaient repris pour leur compte un très ancien culte resté mystérieux. La loi est intervenue : les autorités de Naples y ont mis fin en un tour de main ; je crois avoir relaté cela dans mon petit livre.
— Très bien, déclara le détective, et à présent prêtez-moi toute votre attention, monsieur Bourne. Je vais vous décrire une gravure, exécutée à l’encre de Chine sur un papier coûteux et unique, qui ne sort, dit-on, que des manufactures impériales du Japon.
» Elle représente, comme fond de décor, un volcan qui me paraît être le Vésuve, en pleine éruption. Des coulées de lave incandescente sillonnent le cône sombre, un nuage de fumée et de cendres obscurcit une partie du ciel.
» À l’avant-plan se trouve un palais en ruine, tel qu’on est habitué à en voir sur les images représentant les vestiges de deux cités romaines détruites par le feu, un siècle avant Jésus-Christ. Sur un socle de pierre trône une grande figure de bouc. Il y a des acteurs, mais à une exception près, ils ont une allure scélérate très moderne, ce sont des hommes barbus, mal vêtus. L’exception dont je vous parle est un grand lascar en costume de centurion romain, brandissant une courte épée.
» Ce dernier s’apprête à immoler une jeune femme, tandis qu’une autre femme, sans doute promise au même sort, fait des gestes désespérés.
» Mais la scène est troublée par un autre quidam. C’est un homme aux traits énergiques, braquant deux pistolets sur la foule meurtrière et dont les armes ne restent pas inactives, car elles crachent feu et flammes et les hommes hirsutes s’écroulent de tous côtés sous les balles.
» Détail caractéristique, l’homme aux pistolets est le seul dont l’image a été coloriée par le dessinateur, il porte notamment une large blouse d’un beau bleu sombre…
Mr. Bourne avait écouté, sans mot dire, les yeux fixés sur le détective. Quand celui-ci eut fini de parler, le savant s’agita faiblement sur sa chaise.
— Prodigieux, murmura-t-il.
— Et en quoi, je vous prie ? demanda Harry Dickson.
— Cette gravure a été en ma possession, et m’a été dérobée, je ne sais comment, il y a environ cinq ans.
— Son sens se rapporte-t-il au culte démoniaque, dont nous venons de parler ?
— Sans aucun doute, mais j’estime que ce n’est pas tout.
— Que signifie cette expression latine, tronquée d’ailleurs, qui dit : « Ceci de l’autre côté du monde… »
L’attitude de Mr. Bourne changea soudain.
Il se mit à pianoter frénétiquement sur la table de travail, en poussant des grognements et de sourdes exclamations.
— Nous y sommes… nous y sommes… et vous me prenez pour un savant, alors que vous en savez peut-être plus que moi-même. Ce n’est pas le Vésuve que vous avez vu sur le dessin, Monsieur Dickson, mais un volcan qui lui ressemble comme un frère, et qui se trouve en effet de l’autre côté du monde. C’est le Kirru, qui crache laves et cendres sur une terre désolée du Pacifique japonais, et les ruines qui y figurent et qui ressemblent en effet à s’y méprendre à celles de Pompéi ont dû appartenir à des édifices bâtis en une époque indéterminée par un peuple inconnu. D’ailleurs, je ne vous apprends rien de nouveau, les terres mystérieuses du Kirru ont fait couler pas mal d’encre sur les tablettes des chercheurs d’antiquités et de mystères. Ma propre science se borne à ce que je viens de vous raconter, peu de chose en somme.
— Avez-vous connu jadis un certain Dalholme ?
Mr. Bourne se concentra.
— Dan Dalholme, un homme qui vécut longtemps à l’étranger… Oui, nous avons été en relation, il y a quelques années. Il est venu me trouver quelquefois dans le but de me vendre d’ineptes antiquités.
— Je suppose, dit lentement le détective, que c’est lui qui vous a volé cette gravure, car c’est chez lui que nous l’avons retrouvée.
— Retrouvée ? s’écria Mr. Bourne, vous l’avez donc en votre possession ?
— Hélas non, je n’ai fait que l’entrevoir…
Et Harry Dickson lui fit le fidèle récit des événements.
Mr. Bourne l’écoutait, stupéfait, poussant de temps à autre de brèves exclamations d’horreur.
— Je ne puis concevoir une relation entre cette gravure et ces odieux crimes, finit-il par déclarer, il est vrai que c’est votre affaire, monsieur Dickson, et non la mienne.
— Avez-vous voyagé au Japon ? demanda le détective.
Mr. Bourne leva les bras vers le plafond.
— Grands dieux, que me demandez-vous là ? Au Japon ? Pourquoi pas dans la lune ? Je suis un sédentaire et rien qu’à l’idée d’aller à Douvres ou à Bath, mes sens se révoltent.
Mr. Bourne obligea ses hôtes à prolonger quelque peu leur visite pour boire une tasse de thé, d’ailleurs excellent, et les laissa partir sur la promesse de le tenir au courant de cette passionnante histoire, comme il appelait cette affaire.
— Eh bien ? maître, demanda Tom Wills quand ils eurent repris le chemin du logis. Votre entretien avec Mr. Bourne a-t-il été profitable ?
— En partie seulement, répondit le détective, ce que j’aurais voulu surtout apprendre, c’est la suite de la locution latine tronquée…
Ils prirent quelques heures de repos puis, dans l’après-midi, eurent à subir de fastidieuses entrevues avec des envoyés de Scotland Yard.
Aucune trace n’avait été retrouvée ni de Sir Morton, ni de ses deux domestiques, et le docteur Stapleton et Lew Barth restaient introuvables.
L’affaire en resta là.
*
* *
Jusqu’au jour, exactement quarante-huit heures après la terrible nuit d’Epping, où Dickson s’aperçut qu’il était suivi dans la rue.
La journée avait été tiède et exquise, un véritable regain du bel été, et approchait de sa fin dans une atmosphère dorée et généreuse.
Le détective quittait la National Gallery où il avait compulsé vainement de vieux récits japonais de samouraïs et de renards fantômes, sans être parvenu à y rien découvrir qui fût de nature à l’éclairer davantage sur les mystérieuses terres du Kirru.
Un petit crieur de journaux lui tendit une feuille du soir, que Dickson déploya.
Il s’assit sur un banc en face du musée, pour la parcourir et jouir encore un peu de la douceur du crépuscule.
Ce fut alors qu’il aperçut la petite femme brune qui lui tournait le dos, en prêtant toute son attention aux parterres fanés du jardin public.
Il y a une certaine façon de tourner le dos à quelqu’un, tout en ne le perdant pas de vue. Harry Dickson la remarqua : de temps à autre, la dame se penchait vers les fleurs et, en faisant ce geste, observait le lecteur par le triangle de son bras courbé sur la hanche.
Peu de temps après, elle s’éloigna en flânant, mais le détective vit un soudain éclair blanc à la hauteur de sa voilette : la femme l’examinait dans un petit miroir de poche.
Harry Dickson se leva et se dirigea à pas lents vers la bouche du métro. La dame tourna autour d’un refuge dallé pour passants et prit le même chemin.
Le détective ne fut pas dupe du manège, souvent employé par la pègre comme par la police : la dame n’était qu’un appeau.
Elle devait avoir pour mission d’attirer sur elle seule l’attention du détective et de la détourner du véritable suiveur.
Harry Dickson ralentit encore sa marche, prenant l’air d’un homme fort indécis sur la direction à suivre mais, chemin faisant, il observait autour de lui de toute l’acuité de ses regards.
L’autobus qui remontait vers Bermondsey passait et, brusquement, le détective sauta sur le marchepied de la grosse voiture.
Il vit le geste désespéré de la dame et haussa intentionnellement les épaules. En même temps, il remarqua l’homme qui venait de s’engouffrer brusquement dans un taxi qui, aussitôt, se mit à suivre le bus.
Bien que tout le manège n’eût duré que quelques secondes, Harry Dickson avait réussi à entrevoir l’homme qui le suivait. C’était un gentleman âgé, à belle barbe blanche, trop belle pour être réelle, pensait Dickson, et dont les vêtements, bien que de bonne coupe, trahissaient le campagnard.
Le taxi suivait fidèlement la voiture populaire, stoppant aux haltes et se remettant en marche en même temps qu’elle.
« Si je pouvais faire en sorte que le chasseur devienne gibier », se disait le détective en se creusant la cervelle pour en trouver le moyen.
Mais la Providence veillait, et notamment sous la forme déguenillée d’un affreux petit porteur de journaux, mâchant avec conviction son chewing-gum.
Il se tenait debout sur la plate-forme de devant, crachant avec mépris sur les passants qui ne s’offraient pas le luxe d’une place dans le bus.
Harry Dickson s’approcha de lui.
— Bonsoir Bunny, tous les journaux sont donc vendus ?
Bunny le reconnut et esquissa un horrible sourire édenté.
— Je cherche un autre boulot pour finir la journée, ricana-t-il.
Le détective lui fit un signe, et une bank-note de la Banque d’Angleterre passa de ses mains aux pattes sales du gamin.
— Vous voyez le tacot qui nous suit ?
— Nature ! si j’me trouvais sur la plate-forme du Tower, je le suivrais des yeux jusqu’à Stoke Newington. Faut le suivre ?
Harry Dickson acquiesça d’un bref signe de tête.
— Et surtout le particulier qui en descendra. Vous savez bien où me donner de vos nouvelles, Bunny… Bonne chance !
Au carrefour de New et de Old Kent Road, un embarras de voitures obligea le bus à stopper et, l’instant d’après, Harry Dickson se faufilait parmi les taxis, les camions et les cabs. Il vit avec joie que le taxi continuait à suivre l’autobus. Il héla à son tour une auto de louage et il se fit reconduire à Baker Street.
— Les dieux sont avec nous, dit-il joyeusement en trouvant Tom Wills assis devant la table du dîner où Mrs. Crown venait de servir un ample plat de viandes froides. Reprenons des forces car nous en aurons besoin.
— Une expédition ?
— Comme vous le dites. J’attends les ordres du chef, en l’occurrence Mr. Bunny, crieur de journaux et effroyable gamin des rues de Londres.
— Rapport au moustique bleu ?
— On ne peut rien vous cacher, my boy ! Un premier pion vient de se poser sur notre échiquier vide, en la personne du sieur Hargers.
— Hargers, le vieux domestique de Sir Morton.
— Lui-même… bien qu’assez gentiment maquillé, mais comme je ne l’ai jamais vu, cela n’a aucune importance.
— Alors comment savez-vous que c’est lui ?
Harry Dickson se mit à rire.
— Homme de peu de foi ! s’écria-t-il, Ricksham Manor, sa boue et sa poussière, ne nous ont-ils pas appris que le brave Hargers portait des savates d’une pointure insensée ? Et puis les traces les révélaient très éculées et d’une certaine façon, comme celles d’un homme traînant légèrement la jambe gauche. Je me suis contenté de regarder les pieds de mon suiveur.
Les « ordres » de Master Bunny n’arrivèrent que fort tard dans la soirée. Ce fut d’ailleurs lui-même qui les apporta.
— J’ai dépensé une fortune en tickets de bus et de métro, commença-t-il par déclarer avec emphase. Et puis j’ai bu deux citronnades, tellement cela m’avait donné soif de suivre ce vieux sagouin.
» Quand vous vous êtes défilé, monsieur Dickson, le taxi a continué à suivre le bus jusque dans Long Lane, alors il est venu se ranger contre nous et j’ai vu le vieux singe regarder à l’intérieur de notre voiture. Quelle sale tête il a fait en voyant que vous aviez joué la fille de l’air !
» Il est descendu, a payé le chauffeur et s’est mis à regarder autour de lui. Moi, j’étais déjà descendu et je le reluquais.
» En grommelant, il est entré dans un petit café et j’ai vu qu’il y a téléphoné. Après cela, tout fut moins facile. J’ai dû le suivre dans le métro et puis dans un bus et puis encore dans un autre bus. Heureusement, il ne faisait pas attention à moi, tellement il avait l’air préoccupé. À la fin, comme il faisait déjà noir, il est arrivé à Lea Bridge, ce qui est diablement loin et tout de suite il a pris passage sur une péniche qui se trouvait sur le canal.
— Quelle sorte de péniche ? demanda Harry Dickson.
— Oh ! quelque chose de rupin qui doit avoir un bon moteur et pouvoir marcher sur l’eau comme un vrai canard. Si vous y allez, vous la reconnaîtrez facilement, il n’y en a qu’une seule amarrée près de Lea Bridge, et puis elle a un nom : Le Caméléon. C’est-y un nom de cinéma ? À propos, le vieux babouin porte une fausse barbe qui doit le gêner, car j’ai vu qu’elle lui a glissé deux fois du menton.
— C’est tout ? demanda Harry Dickson.
— Oui, à moins que cela vous ne fasse plaisir d’apprendre que ce sont des gosses qui manœuvrent la péniche, j’en ai vu deux, et ils ne sont pas plus grands que moi. Ce qu’ils doivent s’amuser là-dedans, hein, M’sieu Dickson ?
Bunny reçut un pourboire supplémentaire et s’éloigna, fier et heureux.
— En route pour Lea Bridge, ordonna le maître en jetant sa serviette.
— Faut-il demander de l’aide au Yard ? demanda Tom Wills.
— Jamais de la vie !
— Mais nous aurons affaire à des bandits.
— Des bandits, croyez-vous ? Eh bien, je ne suis pas tout à fait de votre avis !
Ils prirent place dans leur automobile qui prit la direction de l’est.
— Ah, murmura Harry Dickson en se calant dans les coussins de la voiture, et dire qu’il aurait suffi d’étudier un peu mieux la carte de Londres, pour en savoir bien plus long sur cette affaire. Voyez-vous, Tom, en grande partie, ce n’est qu’une histoire de kilomètres.
L’auto tournait le coin de Baker Street quand Harry Dickson, se ravisant, stoppa devant une cabine du téléphone public, où il resta quelques minutes. Quand il revint vers Tom Wills, ses regards brillaient.
— Pas de réponse, tout comme la première fois, dit-il ; nous ne modifierons pas précisément notre itinéraire, mais nous ferons un crochet.
Ce crochet, il le fit faire à la hauteur de Hackney Downs, car au lieu de prendre par le quartier de Lower Clapton, ce qui l’aurait conduit tout droit à Lea Bridge, il prit par Homerton et arriva en vue de Hackney Marsh à Wick Bridge.
— Rendrons-nous une visite nocturne après une autre fort matinale à notre savant ami, Elias Bourne ? demanda Tom Wills.
La maison était sombre et personne ne répondit au coup de sonnette du détective.
— Monsieur Bourne aime sans doute le cinéma ou le music-hall, railla Tom Wills.
Mais l’instant d’après, le jeune homme fit un geste étonné, car il vit luire un rossignol aux mains de son maître.
— Comment ! Nous allons cambrioler la maison de ce grand homme ?
La porte était fermée à double tour et résista quelque peu, mais quand elle fut ouverte et que les détectives se retrouvèrent dans le cabinet de travail du savant, Tom eut mille raisons de s’étonner davantage encore. Les murs étaient vides de livres, une partie des meubles avaient été enlevés, tandis que les autres gardaient les traces d’un départ récent et précipité.
— Mr. Bourne a déménagé à la cloche de bois ! s’écria-t-il.
— Je ne m’attendais pas à moins de sa part, fut l’énigmatique réponse du détective.
Tout à coup, celui-ci s’immobilisa devant l’appareil téléphonique posé sur un coin de la cheminée. Un fil avait été adapté à l’engin et, attaché hâtivement aux boiseries, courait le long des murs puis quittait la chambre par le coin de la porte.
— Suivons-le, dit Harry Dickson dont le front devint soudain soucieux.
Le fil les mena aux caves et enfin devant une lourde porte ouverte.
Harry Dickson examina avec attention un petit appareil en fer laqué adapté à cette porte.
— Une serrure électrique, murmura-t-il.
Il entra et se trouva devant un réduit sans lumière et chichement ventilé par une petite prise d’air. Deux escabeaux, de la paille, des couvertures et une table grossière le meublaient. Quelques croûtons de pain, des restes de viande et des bouteilles vides traînaient.
— Des hommes ont séjourné ici, des prisonniers, déclara Tom Wills.
— Deux… compléta Harry Dickson, il y a exactement une demi-heure qu’ils sont partis.
— Indication des plus précises, fit Tom.
— Oui, libérés par nous, ou plutôt par moi-même !
Et comme Tom Wills s’apprêtait à poser des questions :
— Mon coup de téléphone, Tom ! En appelant Mr. Bourne, j’ai fait fonctionner cette serrure électrique qui, en ouvrant la porte de cette cave, a libéré les deux captifs. Ah, diable voilà une bien vilaine chose que je passe à mon actif :
— Pourquoi ce reproche ?
— Parce que, ce faisant, j’ai libéré deux fameux bandits, et que j’ai sans doute contrecarré les plans d’un homme qui n’est pas méchant, au contraire, mais qui a fait montre d’une trop grande mansuétude envers deux affreux scélérats.
— Ah… l’homme dont vous parlez s’apprêtait à lancer lui-même ce coup de téléphone libérateur, à une heure déterminée par lui… mais il a compté sans vous, n’est-il pas vrai ?
— Tout ce qu’il y a de plus vrai ! grogna le détective.
— Les lascars doivent être loin à cette heure, dit Tom Wills, mais il achevait à peine sa phrase que derrière eux la porte fut fermée violemment.
— Tonnerre ! hurla Dickson, que se passe-t-il ?
Une voix sarcastique répondit de l’autre côté de la porte.
— Il se passe que nous n’avons pas quitté la maison, cher Harry Dickson, parce que nous avons compris que le coup de téléphone arrivait trop tôt pour avoir été lancé par l’homme à la grande mansuétude. Nous avons voulu attendre le sien, pour lui dire encore deux mots. À présent, nous allons changer notre plan de combat…
Un coup de feu retentit à l’intérieur du cachot, auquel répondit aussitôt un double rire à l’extérieur.
— Gardez vos balles pour une prochaine et bien meilleure occasion, flic de malheur. La porte est intérieurement blindée par une belle plaque d’acier qui se moque pas mal de vos revolvers. Savez-vous ce que nous allons faire ? Nous allons charger l’âme de l’homme au grand cœur d’un double crime bien noir. Son coup de téléphone, au lieu d’ouvrir cette porte, mettra le feu à une excellente mine que nous allons arranger avec soin. Car lorsque ce digne homme nous a fait prisonniers, nous avions armes et bagages et ces bagages comportaient quelques saucissons de dynamite dont nous croyions avoir grand besoin, pour un certain travail. Nous avons retrouvé ces bagages dans la cave, où le bon seigneur les avait oubliés, sans les examiner de trop près sans doute.
» Cet homme ne se refusait pas seulement à devenir notre justicier, mais il ne prétendait même pas nous voler. Ah, Dickson & Co. quel beau voyage aérien vous allez faire en compagnie de toute cette maudite cambuse !
— Stapleton ou quel que soit votre nom, et vous Lew Barth, cria Harry Dickson, vous êtes bien plus près de la potence de Newgate que vous ne le pensez !
— Vieux renard, cria la voix du docteur Stapleton, je vais vous laisser terminer vos jours, ou plutôt vos heures, en face d’un problème. Le problème que vous n’êtes pas parvenu à résoudre, ignorant que vous êtes, et dont je veux pourtant vous fournir une partielle solution. C’est la phrase latine complète qui vous a tant chiffonné et dont vous avez dû recueillir une bribe en feuilletant des albums qui ne vous regardaient en rien, vilain indiscret ! Écoutez et notez : « Ceci, de l’autre côté du monde, vous ouvrira la chambre des trésors du diable. » Et comme je suis généreux, je vais éclairer davantage encore votre obscure lanterne. Un homme a trouvé cela plus de cent ans avant vous, un homme diablement malin et tirant terriblement bien du pistolet et même des deux mains. Cet homme portait toujours une blouse bleue et, comme il était très redouté dans le pays où il vivait, on l’appelait « le Moustique bleu ». Et cet homme était Hammond…
» Je ne puis en dire davantage car Lew Barth vient d’achever son petit travail, et nous désirons être loin d’ici quand l’homme au grand cœur téléphonera. Mais cela servira à votre perspicacité. Adieu, Dickson… Arrangez-vous avec le diable, sinon avec ses trésors.
Les deux captifs entendirent le bruit d’une marche précipitée, puis un temps fort long s’écoula dans le silence.
Harry Dickson alluma sa lampe de poche, la posa sur la table et bourra sa pipe.
Tom le regarda avec reproche.
— Comment, vous n’allez rien tenter pour sortir d’ici ? cria-t-il.
Le maître le regarda tranquillement.
— Rien, dit-il, je vais réfléchir au problème.
— Et nous allons sauter en l’air ?
— Croyez-vous ?
— Mais certainement, croyez-vous que c’est une vaine menace de la part des bandits ?
— Quant à cela, non… mais j’ai des oreilles, par conséquent j’attendrai que l’homme au grand cœur, comme dit Stapleton, nous téléphone.
— Et fasse sauter la mine !
— Et fasse ouvrir cette porte.
Tom Wills tendit vers son maître des mains suppliantes.
— Ne me torturez pas inutilement, monsieur Dickson, vous avez des oreilles, dites-vous, qu’avez-vous entendu ?
— Rien !
— Comment…
— C’est parce que je n’ai rien entendu que je suis rassuré.
Tom se laissa choir sur un des escabeaux dans une attitude découragée.
— Voyons, mon ami, pensez-vous qu’en sortant d’ici, ces deux lascars se seraient fait faute d’utiliser notre automobile ? Avez-vous entendu qu’on la mettait en marche ?
— Non… en effet !
— Et tout est dit !
— Mais le contact électrique provoquera l’explosion de la mine !
— Il n’y aura pas de contact avec la mine, mais bien avec la serrure.
Il leva la main, ordonnant le silence.
Un bruit léger, presque imperceptible, s’élevait à présent à l’extérieur de la porte du cachot, si faible, si menu qu’on aurait pu à peine en accuser une souris.
— Voilà qui est fait, murmura Harry Dickson, quand le silence se refit… Et maintenant réfléchissons.
Le réduit s’emplit de fumée de tabac. Enfin, le détective déposa sa pipe, la nettoya avec soin et dit :
— Tout est parfaitement clair à présent.
Tom le regarda avec indifférence.
— Sans doute, mais je m’en désintéresse, riposta-t-il aigrement, j’attends que cette porte s’ouvre ou que nous sautions.
Clac ! fit la serrure électrique et, en même temps, la porte s’ouvrit. À l’étage, ils entendirent le grelottement du timbre du téléphone qui se tut aussitôt.
— Apprêtez-vous à faire une étrange rencontre, dit Harry Dickson, en montant l’escalier de la cave.
— Et avec qui donc ? grogna Tom, revêche.
— Avec MMr. Stapleton et Barth… les voilà d’ailleurs.
Les deux bandits se trouvaient à moitié écroulés contre le mur du corridor, leurs yeux vitreux luisant dans la lumière de la lanterne électrique. Ils étaient morts sans avoir pu pousser un cri ou une plainte, car un large bandeau noir avait dû être lancé comme un lasso, obturant à la fois leurs bouches et joignant leurs têtes. Au milieu de leur front s’étalait une large croix sanglante.
— La marque de la vengeance ! dit Dickson. S’ils n’étaient pas proches de la potence comme je l’ai prophétisé, ils étaient encore plus près du bourreau !
Il s’empara du téléphone et sonna Scotland Yard :
— Allô, l’inspecteur Morris, ici Dickson… rendez-vous à Wick Bridge dans Homerton, la porte de la maison d’Elias Bourne vous est ouverte, vous y trouverez les sieurs Stapleton et Barth… Non, non, ne vous pressez pas et ne vous embarrassez pas de trop de personnel, ils ne risquent plus de s’enfuir, ils ont reçu leur compte dans cette vallée de larmes. À bientôt !
Harry Dickson se mit lui-même au volant de sa machine.
— Dépêchons-nous, tout me dit que le Caméléon ne tardera pas à larguer ses amarres et j’aimerais monter à son bord avant que cela n’arrive !
La voiture suivit à une allure de bolide les quais déserts de l’East London Canal, fonçant à travers les tristes verdures des Hackney Marsh, laissant à sa gauche les silencieux quartiers aux sinistres maisons neuves. Bientôt, les larges surfaces des Waterworks d’East London luirent devant les voyageurs.
— Voilà Lea Bridge ! s’écria Tom Wills.
— Le yacht est encore à quai ! s’écria Harry Dickson.
L’auto stoppa dans un rugissement de freins serrés à bloc et le détective, suivi de Tom Wills, sauta sur le pont. Une petite forme noire leur barra le chemin.
— Annoncez Harry Dickson ! cria le maître.
— Laissez passer ces messieurs, dit une voix triste à l’intérieur du rouf.
Les deux intrus descendirent une étroite échelle et entrèrent dans une jolie cabine de yacht.
— Bonsoir, monsieur Bourne, dit Harry Dickson en tendant la main à l’homme qui se tenait assis devant la petite table de bord.
— Bonsoir messieurs, je suis heureux de vous revoir, car cela me décharge d’un assez long travail d’écriture que je comptais achever avant mon départ d’Angleterre, et que je vous destinais d’ailleurs.
— Bah, dit Harry Dickson, il aurait été quasi inutile, car je sais à peu près tout ce qu’il aurait pu contenir.
— Vraiment ? demanda le savant avec un éclair amusé derrière les verres bombés de ses binocles.
— Mettez-moi à l’épreuve !
— Je ne demande pas mieux, monsieur Dickson, répondit Elias Bourne.
— Soit, je commence. Au siècle dernier, un certain Hammond, un aventurier d’origine anglaise, habitait les terres désolées du Kirru sur le côté oriental du Japon. Un jour, des hommes aux étranges allures débarquèrent sur cette côte et s’y établirent. C’étaient des Italiens et, parmi eux, à leur tête sans doute, un Danois du nom de Dalholme. Ces Blancs arrivaient d’Europe, forts d’une curieuse découverte qu’ils avaient faite dans je ne sais quelles archives. Il était question d’une terre ressemblant à s’y méprendre à celles voisines du Vésuve, et où devait s’ouvrir la chambre des trésors du diable.
» En vain, ils fouillèrent les terrains, cette chambre demeura introuvable, et ils conçurent alors la baroque idée de vouer un culte au démon dans l’espoir de le leur rendre favorable. Deux femmes les accompagnaient, ils résolurent de les sacrifier à Satan. Mais, depuis tout un temps, Hammond les surveillait et quand il vit les affaires prendre une si affreuse tournure, si dur et cruel qu’il fût, il intervint.
» Il fusilla quelques-uns des bandits, mit les autres en fuite, blessa le chef Dalholme et recueillit de sa bouche le récit du secret.
» Que fit-il alors ? Il se mit lui-même à la recherche de la fameuse chambre aux trésors et… dut la découvrir. Il revint en Angleterre, fit bâtir un manoir dans une partie retirée de la forêt d’Epping et, histoire de bien y garder son trésor, l’entoura de murailles comme une forteresse. Il mourut sans rien révéler de son secret, si ce n’est qu’il dessina une certaine gravure que vous connaissez, car c’était un excellent artiste graveur.
» Mais le chef Dalholme, guéri de ses blessures, avait légué à ses descendants le récit de l’aventure prodigieuse, ainsi que de la spoliation infligée par Hammond. Ce ne fut pourtant qu’un siècle plus tard que le dernier héritier de cette branche, vivant encore au Japon, résolut de se mettre en quête du trésor qu’il croyait être caché dans le manoir d’Epping.
» Mais les données fournies par l’aïeul devaient être assez vagues, et il consulta un savant homme, bien au courant de l’antiquité romaine… Chose curieuse entre toutes, ce savant, Mr. Bourne, était au courant de cette vieille histoire, et il était même possesseur de l’image laissée par Hammond…
— Continuez, dit Mr. Bourne d’une voix sourde.
— Dalholme s’établit dans le voisinage du manoir d’Epping, devenu Ricksham Manor. Il essuya défaite sur défaite et était encore aussi loin de la réussite qu’au début de ses entreprises quand la mort le surprit.
» Il avait épousé au Japon la fille d’un compatriote, une fieffée aventurière, à qui il légua son secret. Que fit la jeune veuve ? Elle s’aboucha avec un homme intelligent, ayant sans doute vécu au Japon et que nous continuerons d’appeler le docteur Stapleton.
» Cet homme s’adjoignit un terrible complice en la personne de Lew Barth, qui lui était utile dans les fouilles qu’il opérait de nuit autour du château. Il dut découvrir quelque chose, notamment une pierre dans laquelle était gravée la partie de la phrase latine que vous connaissez.
— Erreur, dit Mr. Bourne, cette pierre a toujours appartenu à Dalholme, elle avait été apportée jadis de Naples par son aïeul, qui fondait bien des espérances sur elle, car elle l’avait mis en partie sur la piste du secret du Kirru.
— J’accepte la rectification, déclara Harry Dickson en s’inclinant, et je continue. Stapleton refit un voyage au Japon et en ramena un habitant du Kirru, à des fins que vous allez connaître bientôt. Cet individu essaya d’intimider Sir Morton pour lui arracher le secret de la cachette de Hammond. À la fin, ne réussissant pas, il lui envoya le fameux moustique bleu, ayant fait mettre à la portée de la main du châtelain une arme assez émoussée pour le blesser mais pas assez pour le tuer.
» J’ai dit « ayant fait mettre », car Mrs. Dalholme avait trouvé un complice à l’intérieur du manoir en la personne du triste Steevens, qui mit l’arme à la portée de son maître et l’enleva, après avoir enfoncé la porte de la chambre du crime.
» Ces moustiques bleus, qui ne vivent que dans la terre du Kirru, possèdent une étrange propriété, grâce à leur mystérieux venin. On les garde longtemps dans un état de vie latente en les conservant dans des vases remplis de certaines algues poussant dans les eaux voisines du Kirru et on leur rend toute leur activité en y remettant de l’eau. Le moustique bleu, introduit dans la chambre de Sir Morton, y resta en vie et je faillis être sa victime. Mais qui manie le glaive, périt par le glaive ou risque de le faire. Un certain jour, Mrs. Dalholme a dû l’apprendre à ses dépens quand elle fut piquée par un de ces terribles insectes. Heureusement pour elle, l’intervention chirurgicale, du docteur Stapleton sans doute, fut efficace…
» Ici, l’aventure se corse étrangement. Oui, Sir Morton avait découvert le trésor qui, en l’occurrence était le trésor sacré d’une vieille tribu japonaise ; comme c’était un homme d’une honnêteté et d’une science magnifiques, il ne s’était pas cru autorisé à s’en emparer.
» Il l’avait laissé à l’endroit où Hammond l’avait caché dans le parc : au fond d’un ancien aqueduc romain creusé dans la terre rocheuse de la forêt. Puis, quand il vit les horribles appétits qu’il éveillait, il avertit un des chefs de cette tribu, le mit au courant des faits et le pria de revenir prendre possession de richesses qui ne lui appartenaient pas.
» Et ce chef envoya en Angleterre deux hommes d’un courage et d’une intelligence sans pareils. Mais ici, les choses se gâtèrent ; après l’attentat dont il avait été victime, Sir Morton s’attendait à une nouvelle offensive de la part de ses ennemis. Il fit disparaître ses deux fidèles domestiques, Hargers et Betty Woodhouse, et, en se servant du chemin souterrain laissé par les anciens envahisseurs, leur fit quitter la forêt, sans doute en emportant le trésor du Kirru. Sur ces entrefaites, les envoyés japonais étaient arrivés en Angleterre. Stapleton dut en avoir vent. Il eut peur des trahisons, fit tuer Steevens par son serviteur jaune et se débarrassa lui-même de la veuve Dalholme et de sa domestique, comptant reprendre l’affaire à son compte. Mais le Japonais félon tomba dans les mains de ses compatriotes, une nuit qu’il s’introduisait dans Ricksham Manor pour y continuer ses recherches. Ainsi reçut-il son juste châtiment.
» La même nuit, Stapleton et Barth tombèrent entre les mains des vengeurs qui toutefois ne les tuèrent pas, sur la prière de Sir Morton à qui l’effusion de sang répugnait, et qui se contenta de les garder prisonniers.
— Et cela chez monsieur Bourne ! s’écria Tom Wills, content de pouvoir placer son mot.
Harry Dickson sourit.
— Sir Morton était criblé de dettes par la faute de son père, continua-t-il, et, pour se mettre à l’abri de ses incessants créanciers, il se retirait, disons cinq jours de la semaine sur sept, dans le faubourg de Londres le plus proche de son manoir, pour y étudier et rêver à son aise… Inutile de conserver encore plus longtemps votre fausse barbe, Mr. Bourne… pardon Sir Morton Ricksham !
— Très bien, monsieur Dickson, dit simplement Sir Morton, mais je n’en ferai rien, le personnage d’Elias Bourne me plaît infiniment et je le conserverai même au Japon où je me rends et où je resterai pour toujours.
— Me sera-t-il permis de serrer la main à Betty Woodhouse qui, tout âgée qu’elle est, sait parfaitement prendre des allures de femme jeune pour filer un détective ainsi qu’à cet excellent Hargers ?
— Certainement, ils me suivront d’ailleurs dans ce nouveau pays, où la tribu du Kirru me confère les droits de citoyen d’honneur, répondit Sir Morton.
— Je voudrais également remercier les deux Japonais qui m’ont tiré des mains de Stapleton et de Barth.
— Ils sont à bord, mais ce sont gens taciturnes qui n’aiment guère les compliments, ni les effusions de gratitude. S’ils sont parvenus à vous sauver, c’est en passant outre à certains de mes désirs. Je ne voulais pas livrer moi-même les deux bandits à la police, car je me serais senti responsable de leur mort, et je ne veux pas avoir du sang sur les mains, même celui qu’on répand au nom de la justice humaine.
» Mais les Japonais ne l’entendaient pas ainsi, ils voulaient parfaire leur œuvre de justice. Ils arrivèrent dans ma demeure croyant trouver les deux misérables dans leur cachot, alors que votre coup de téléphone les avait libérés. Vous savez le reste.
On s’affairait sur le pont.
— Adieu, Sir Morton ! dit Harry Dickson.
— Dites donc Elias Bourne…
— Soit… adieu, monsieur Bourne, soyez heureux dans votre nouvelle patrie !
Le yacht s’éloigna du quai et se perdit dans les ombres de la nuit.
Sir Morton Ricksham légua le manoir d’Epping aux créanciers de feu son père. L’affaire avait fait quelque bruit et aussitôt les ayants droit, espérant retrouver quelques parcelles du fameux trésor, firent effectuer des fouilles dans le parc.
Hâtons-nous de dire qu’ils en furent pour leurs frais et qu’ils ne découvrirent que l’ancien aqueduc romain qui formait un passage souterrain s’ouvrant dans un fourré de la forêt distant de plus d’un mille du mur d’enceinte de Ricksham Manor.
— Sir Morton a gardé le silence sur la composition de ce trésor, raconta plus tard Harry Dickson, et je l’ai respecté. M’est avis que c’étaient des figurines taillées dans d’énormes pierres précieuses, notamment des rubis et des émeraudes, car les terres dangereuses du Kirru en renferment dans leur sein.
— À ce propos, dit Tom Wills, je voudrais bien savoir, maître, si vous avez songé dès la première rencontre à identifier Sir Morton comme étant Elias Bourne.
— Ne me faites pas plus sorcier que je le suis, riposta Dickson en riant, je n’ai jamais eu cette pensée avant notre seconde visite à Bourne House, mais bien celle d’une entente entre Bourne et Sir Morton. Le rapprochement devint plus évident quand, en étudiant la carte de Londres et du comté d’Essex, je constatai le voisinage relatif de la maison du savant dans Homerton et du manoir de la forêt, et aussi l’excellente route qui existait entre les deux maisons. Il ne fallait que peu de temps à Sir Morton pour devenir Elias Bourne.
» Et ma tâche serait devenue bien plus difficile, si Sir Morton, comme tous les savants, n’avait pas été piqué de la tarentule d’écrire au point de confier au papier ce qui pesait trop sur son cœur et son cerveau. C’est dans cet esprit qu’il écrivit. Les Paysages du Vésuve, ouvrage qui m’avait déjà frappé par ses réticences et ses lacunes volontaires.
» Sir Morton, ou Bourne, s’en est bien rendu compte le jour où je suis venu le trouver dans sa maison de Homerton. Pourtant il répondit à mes questions avec une franchise presque complète. Il est vrai qu’à ce moment il se préparait déjà à quitter l’Angleterre, et à laisser des mémoires.
» Au fond, Tom, nous autres détectives, nous devons énormément aux livres, à la littérature. Les écrivains nous sont souvent des aides précieux. Nous n’avons pas à chercher longtemps autour de nous pour trouver les preuves. Tenez, quand j’écrirai mes mémoires ou que quelque scribe obscur le fera en mon lieu et place, je ne manquerai pas d’y faire figurer, à titre de preuve de ce que je viens d’avancer, l’étrange histoire de la chambre orange.
— La chambre orange ? Connais pas ! riposta Tom Wills.
— J’étais bien jeune alors, répondit Harry Dickson avec un peu de mélancolie, et le bon Tom Wills n’avait pas encore fait son apparition dans ce monde sublunaire. Je vous la raconterai donc.
Le dernier jour de février de l’an 189… je quittais les locaux de l’Université industrielle de Kensington où je suivais un cours de physique, et où le professeur Osborne venait de faire une conférence sur la lumière polarisée.
J’étais, comme tous les élèves qui y avaient assisté, assez étonné, car Osborne, au milieu de sa leçon, s’était mis soudain à faire des réflexions incohérentes sur la lumière orangée. Il la qualifiait de dangereuse, de mystérieuse et d’affolante, mais en ne se basant sur aucune preuve. Pourtant il se reprit assez vite et continua son cours d’une manière logique et claire sans plus faire d’allusion aux prétendues propriétés de cette lumière.
Le lendemain, on trouva le professeur Osborne pendu dans le salon de sa demeure de Mortimer Street.
La police anglaise ne s’attarde pas plus qu’une autre dans les enquêtes ouvertes autour d’un suicide, bien que pour elle cet acte constitue un crime répréhensible, selon les lois du pays.
Je dus, comme mes autres condisciples, subir un bref interrogatoire de la part d’un jeune officier de Scotland Yard, qui me parut fort intelligent et sympathique. Je lui racontai l’incident de la lumière orange, croyant y voir un accès de troubles mentaux passagers de la part de l’infortuné savant.
L’inspecteur Clampton m’écouta avec plus d’attention que je n’espérais et me proposa de l’accompagner à la maison de Mortimer Street. Je ne demandais pas mieux.
Le corps du professeur Osborne n’avait pas été enlevé et avait été transporté dans la chambre à coucher.
— Avez-vous déjà vu un cadavre de pendu ? me demanda Clampton.
— Certainement, répondis-je.
— Et qu’avez-vous constaté, monsieur Dickson ?
— Qu’en dehors des signes généraux de la strangulation et de l’asphyxie, le visage est ordinairement fort calme.
— C’est le contraire que vous allez voir, me dit Clampton en me conduisant à la chambre mortuaire.
Osborne gisait sur son lit, le visage tordu, les yeux révulsés, les bras en crochet.
— On dirait un homme qui a lutté, dis-je.
— Avec un assassin ? demanda l’inspecteur.
— Non, dis-je après réflexion, avec la mort… ou plutôt avec l’idée de la mort.
— Ah, fit Clampton intéressé, expliquez-vous, si possible.
— La mort a été instantanée, dis-je après un examen sommaire du cadavre, car les vertèbres cervicales se sont rompues sous le choc du corps. Il me semble que le pauvre Osborne est allé vers la mort avec ce visage tordu et désespéré !
— C’est bien cela, dit l’inspecteur, et maintenant voulez-vous voir la pièce où le malheureux a mis fin à ses jours ?
C’était un beau salon, très spacieux, mais sombre, situé au premier étage de la maison de maître et donnant sur la rue par trois fenêtres.
Les meubles de vieux style étaient superbes, quelques beaux gobelins ornaient les murs. Le plafond était très haut et dans son centre se trouvait le crochet, ayant jadis servi à soutenir un lustre, remplacé depuis par des appliques murales au gaz d’éclairage. Un bout de corde tranchée y pendillait encore.
— Il a dû se livrer à une véritable gymnastique pour y arriver, déclara l’inspecteur, ce qui, pour une personne de son âge, dénote une volonté bien arrêtée d’arriver à ses fins… en l’occurrence la mort par pendaison !
Je fis le tour de la pièce et dans un coin je découvris une petite table de Boulle, dont le plateau était souillé par quelques petites tâches jaunâtres.
Je les grattai, et je flairai la matière pulvérulente que j’enlevai de l’ongle.
— Ah, voilà qui est curieux, m’écriai-je. La composition de ce corps… ce précipité plutôt, il s’agit d’un composé dans lequel entre du citrate de soude et qui réagit précisément à la lumière orange en donnant le précipité que voici.
— Un poison ? demanda Clampton.
— Jamais de la vie, c’est le sel le plus neutre, le plus inactif que je connaisse.
— Et vous concluez ?
— Rien de bien transcendant, si ce n’est que le professeur a dû se livrer à quelque expérience. J’ajoute que ce ne fut pas hier, ni même avant-hier, car ces taches sont vieilles de plusieurs jours. À voir leur forme, on dirait que le liquide qui contenait ce sel en solution s’est répandu hors d’un verre que tenait une main tremblante…
— J’admire votre esprit de déduction, monsieur Dickson, dit Clampton en souriant d’une manière encourageante.
— Pourrai-je interroger le personnel ? demandai-je.
— Rien n’est plus facile, car il se limite à une cuisinière qui ne quitte jamais sa cuisine située dans les sous-sols, et un vieux maître d’hôtel, Mr. Jabling.
Mr. Jabling arriva immédiatement à l’appel de l’inspecteur. C’était un vieil homme grave et compassé dont le visage était ravagé par le chagrin, car il était très attaché à son maître.
— Monsieur Jabling, dis-je, votre maître possédait-il un cabinet de physique dans cette maison ?
Le vieux serviteur secoua la tête.
— Oh non ! car on ne peut appeler ainsi une petite armoire avec des fioles et des verres, se trouvant dans sa bibliothèque.
— Vous avez déclaré à l’inspecteur Clampton que Mr. Osborne paraissait triste et distrait depuis une huitaine de jours tout au plus ?
— C’est la vérité.
— Se tenait-il souvent dans ce salon ?
— Jamais dans le temps, mais régulièrement tous les soirs depuis huit jours.
— Quand vous a-t-il sonné pour demander un verre d’eau ?
— Un verre d’eau ? s’écria Mr. Jabling… mais oui, je me rappelle, il y a trois jours qu’il a fait cela, le soir, assez tard, peu de temps avant l’heure de me mettre au lit.
— Les lumières étaient donc allumées dans le salon et lesquelles ?
— Ces deux becs de gaz à manchon que vous voyez contre le mur.
— Baissez les stores, monsieur Jabling, dis-je.
Le domestique obéit et je vis que l’opération se faisait avec quelque difficulté.
L’inspecteur dut le remarquer tout comme moi car il demanda :
— On ne fermait donc jamais les rideaux de cette pièce ?
— Jamais, dit Mr. Jabling, comme je vous ai dit, il n’y a que quelques jours que mon maître y passait une partie de ses soirées.
Les stores étaient baissés et, comme ils étaient épais et noirs, l’obscurité avait envahi le salon. Je fis aussitôt allumer les deux becs à incandescence.
J’avais remarqué que la double porte donnant dans le vestibule fermait mal à cause de l’humidité, et qu’une grande fente persistait entre les deux vantaux. J’entraînai Mr. Jabling et l’inspecteur dans le corridor et j’indiquai la fente lumineuse au domestique.
— Voici une belle lumière blanche, Mr. Jabling. Vous rappelez-vous l’avoir toujours vue ainsi, le soir en allant vous coucher ?
Jabling réfléchit et secoua la tête.
— Mais oui… attendez, le soir où j’ai porté un verre d’eau à Mr. Osborne, j’ai remarqué en effet, en montant à ma chambre, que la lumière passant par cette fente n’était pas blanche comme de coutume, et qu’elle ressemblait plutôt à celle que nous avions, quand le salon était encore éclairé au pétrole. Mais oui… mais oui… je me suis même fait la réflexion que le gaz brûlait très mal, et que sans doute les manchons étaient déjà usés.
— La lumière orange, murmurai-je à l’oreille de l’inspecteur.
Il me jeta un regard bizarre.
— Qu’est-ce à dire ?
— Hélas, ici ma science s’arrête, dis-je devenu soudain penaud, car mon enquête qui paraissait si bien en train, se bloquait tout à coup dans une impasse.
Et elle en serait restée là, si je n’avais connu Mr. Triggs[1].
Nous avons déjà fait la connaissance de ce digne libraire, habitant Paternoster Row et y tenant un petit cabinet de lecture où l’on loue des livres à la semaine. J’allais assez régulièrement le voir, car sa conversation me plaisait fort et, étant donné qu’il était fier d’avoir été consulté par un détective de Scotland Yard, je lui racontai mon début d’enquête.
— Jeune homme, dit-il avec un doux mépris, avez-vous eu l’idée au moins d’examiner la bibliothèque du professeur Osborne ?
— Bien superficiellement, je l’ai regardée et c’est tout… de loin.
— Insensé, ricana le libraire, alors que la bibliothèque d’un homme, c’est le miroir de sa vie. Dis-moi ce que tu lis et je te dirai qui tu es ! Retournez donc à Mortimer Street et examinez cette bibliothèque comme vous le feriez du visage d’un accusé. À propos, quelle était la taille du professeur Osborne ?
— Plutôt petite, disons un mètre soixante.
Mr. Triggs s’approcha de ses copieux rayons de livres en grommelant :
— Un mètre soixante, dites-vous, alors, pour un homme comme vous, le livre doit se trouver à la hauteur du visage… Voyez-vous, jeune homme, continua-t-il en pontifiant, un bibliomane, et Osborne devait en être un, aime élever la main pour cueillir son livre de chevet, pas trop toutefois, disons tout au plus à quelques pouces au-dessus de sa tête. Un livre aimé n’est jamais posé sur des rayons inférieurs, notez-le bien. Donc en procédant de cette manière, par élimination, vous trouverez un certain livre dans sa bibliothèque, à la hauteur que je viens de vous indiquer.
» Quel livre, me direz-vous ? C’est d’une simplicité à en mourir de rire. Un volume maintes fois manié est comme vivant, ses pages glissent bien et très souvent on ne se donne pas même le temps de l’enfoncer profondément parmi les autres. Encore est-il rarement placé entre des bouquins d’apparence et de contenu similaires. Il est isolé parmi eux comme sur une île magnifique, je pourrais aller le chercher en aveugle. Allez et rapportez-le-moi !
J’obéis. J’obtins facilement l’autorisation de Mr. Jabling de faire une visite au cabinet de travail de mon ancien professeur.
Pourtant, je fus un peu plus hésitant que Mr. Triggs ne l’aurait été, car mon choix tomba enfin sur trois livres qui me parurent réunir toutes les caractéristiques indiquées par le libraire de Paternoster Row : un traité de physique du Dr. Weismuller, Le Voyage en Abyssinie de Th. Lefèbvre et un ordinaire roman d’aventures, Le Club de Satan.
Je les rapportai tous les trois à Mr. Triggs qui rejeta sans le regarder le livre de voyages, s’attarda un peu plus longtemps sur le traité de physique expérimentale et finit par jubiler en maniant le roman d’aventures.
— Voilà, s’écria-t-il, et tout est dit. Voici le volume que le professeur Osborne a dû lire avec une attention passionnée et sans cesse entretenue… Revenez demain, quand je l’aurai lu à mon tour.
Quand je revins le soir suivant, Mr. Triggs se leva derrière son comptoir, me rendit le volume et déclara d’une voix tranquille.
— C’est bien cela… tout y est…
Il se détourna pour rendre de la monnaie à un client et ajouta :
— À propos de votre suicide, ne vous trompez pas, hein, il y a crime.
Et comme je me récriais, incrédule :
— Mais oui, jeune ignorant, fit-il, lisez donc la page où j’ai laissé un signet et maintenant laissez-moi retourner à des travaux plus sérieux.
Et il se mit à recoller, à l’aide de papier transparent, les pages déchirées d’un volume de Walter Scott.
Rentré chez moi, je lus ladite page et même le livre en son entier. C’était un très ordinaire roman policier de goût ancien, genre Gaboriau, où les crimes et les histoires d’amour s’entassent et se chevauchent.
Il y était surtout question d’une certaine chambre orange où chaque personne qui y résidait se suicidait. L’auteur expliquait cela à l’aide d’une hérésie scientifique, dans la page marquée au signet par Mr. Triggs.
Il prétendait qu’un homme inondé par les rayons orange devait fatalement succomber à la longue à une idée fixe de suicide. Dans le roman, le criminel était un savant docteur inondant les dormeurs, assez imprudents pour se reposer dans une chambre aux rideaux non baissés, d’un faisceau de lumière orange.
Je bondis… immédiatement je pensai aux stores du salon qu’on ne baissait jamais.
Mais aussitôt je me repris : dans cet inepte petit roman, il était question de dormeurs et non de gens qui restaient éveillés ; or Osborne se tenait dans un salon, non dans une chambre à coucher, y veillait et n’y dormait pas !
N’empêche que j’étais assez troublé après cette lecture pour aller trouver l’inspecteur Clampton et pour le prier de bien vouloir me suivre sur l’heure dans la maison de Mortimer Street.
Une fois dans le salon, je m’installai dans un fauteuil et machinalement mes regards tombèrent sur les fenêtres, plongèrent dans la rue et s’y arrêtèrent sur la maison d’en face. C’était un immeuble vide, aux vitres couvertes de poussière et de crasse qui ne permettaient pas aux regards de pénétrer à l’intérieur.
— Monsieur Clampton, demandai-je, à qui appartient ce triste immeuble d’en face ?
L’inspecteur se mit à rire.
— À Mr. Crabb, cette huitième merveille de Londres ! Vous le connaissez ?
— Le nom ne m’est pas tout à fait inconnu…
— C’est un vieil original qui passe son temps à dévorer tous les livres des bibliothèques publiques de Londres, et qui s’est imaginé être devenu plus savant que toutes les Facultés réunies. Fort riche mais avare en même temps et négligent, il laisse aller à l’abandon bon nombre de propriétés, comme la maison d’en face le prouve.
Le soir tombait et la façade lépreuse de la maison abandonnée devint plus vague, dans l’obscurité ambiante.
— Monsieur Clampton, dis-je, vers quelle heure les médecins légistes ont-ils situé la mort du professeur Osborne ?
— Vers neuf heures, environ l’heure à laquelle les domestiques se couchent dans cette maison.
— C’est très juste, observai-je, car à cette heure Mr. Jabling a vu la lumière orange briller sous la fente de la porte.
Mr. Clampton me regarda d’un air irrésolu.
— Au fond, où voulez-vous en arriver avec votre lumière orange. Est-elle donc vraiment dangereuse, mystérieuse et mortelle comme l’a prétendu le professeur ?
— Nullement, répondis-je, elle ne l’a été que pour lui. Au surplus, inspecteur, je vous demande de patienter jusque vers neuf heures ; si, à ce moment, l’explication de la mort de Mr. Osborne ne vient pas d’elle-même… je vous demanderai de faire une perquisition dans la maison d’en face.
— Hein ? s’écria l’inspecteur en me regardant d’un air ahuri, puis il se calma soudain, sourit et dit :
— Mon petit Dickson, je crois que vous venez de damer le pion aux meilleurs détectives du Yard.
Je rougis et, dans l’orgueil de ma jeunesse, j’omis de parler de Mr. Triggs, l’homme qui avait découvert la clé du mystère en un tour de main, mais qui avait dédaigné de s’en servir plus avant.
L’ombre devint plus dense et dans le fond de la maison, un cartel compta neuf coups.
Tout à coup, Mr. Clampton et moi nous poussâmes un cri : une violente source de lumière venait de nous inonder, une lumière de la plus belle teinte orange, qui persista quelques moments puis disparut.
À vrai dire, elle ne disparut pas complètement, mais se concentra à l’intérieur de la maison d’en face dans la chambre du premier étage.
Celle-ci était à ce moment violemment éclairée par cette même source lumineuse, et c’était une véritable chambre orange que nous vîmes derrière les vitres souillées.
Mais notre stupeur se transforma soudain en horreur.
Au milieu de cette pièce, à trois pieds du plancher environ, pendait un cadavre : celui du professeur Osborne !
Clampton poussa un cri, et se rua vers la fenêtre, mais aussitôt il gronda :
— Dieu merci, ce n’est qu’un mannequin, assez grossier à vrai dire, mais sa tête en cire reproduit parfaitement les traits de Mr. Osborne. Expliquez-moi cela, monsieur Dickson.
— Arrêtez monsieur Crabb, dis-je.
Ce qui fut fait le soir même, et sur lui on dénicha un exemplaire du fameux livre d’aventures, Le Club de Satan.
Il avoua avec complaisance être l’auteur de l’atroce mise en scène.
— Cela m’a coûté un peu cher, déclara-t-il, car j’ai dû faire placer le courant électrique dans cette vieille maison de Mortimer Street, et faire les frais d’un appareil de minuterie. J’ai négligé de couper le courant après la mort d’Osborne, l’imbécile.
» Oui, cet homme niait ma science qui est énorme, et alors je lui ai envoyé un exemplaire de ce roman qui, justement, est une œuvre de science formidable. Et Osborne l’a appris pour son malheur.
— Il est mort par autosuggestion, dis-je, mais dites-nous, Crabb…
— Docteur Crabb, je vous en prie, rectifia le bonhomme, je mérite le titre de docteur par mes vastes connaissances.
— Eh bien, docteur Crabb, je dois pourtant vous dire que dans ce livre il n’est pas question d’un mannequin pendu…
— Suis-je un vil copiste ou bien un grand savant ? cria Crabb avec indignation. J’ai perfectionné la méthode de l’auteur et c’est tout. Quand Osborne, après avoir lu mon livre, s’est vu soudain inondé par ma lumière orange, il est devenu comme fou, il est resté fasciné par ma lueur, comme un oisillon devant le regard du serpent. Il a essayé de la polariser, et ce fut le seul geste digne de l’homme de science qu’il prétendait être.
» Alors, il découvrit qu’il était parfaitement obnubilé par la terrible clarté orange, et il ne put se soustraire à son charme.
» Mais je voulais aller vite en besogne et j’ai organisé la scène de l’homme pendu dans la chambre en face de la sienne.
— Et la terrible autosuggestion opéra, dis-je, avec d’autant plus de facilité que, nerveux et maladif comme il était, le professeur Osborne a sombré dans une démence partielle quand, après la lecture du roman envoyé par Crabb, il se vit soudain assailli par la lumière qu’il croyait mortelle et mystérieuse.
— Je ne pouvais souffrir Osborne et bien d’autres encore qui recevront de ma main le châtiment de leur bêtise ! hurla Mr. Crabb.
Aux termes de la loi, la justice n’avait aucune prise sur le singulier homme, mais la Faculté le réclama et il finit ses jours dans un Lunatic Asylum.
Harry Dickson resta longtemps rêveur devant l’étrange lettre qu’il venait de recevoir. Il l’avait lue et relue, l’avait posée, puis reprise.
Monsieur Dickson,
Vous aimez les cas mystérieux, et cela bien plus par amour de l’art, ou par passion du métier, que par esprit de lucre.
Le cas que je veux vous soumettre est bien plus qu’extraordinaire : il échappe presque à la compréhension humaine.
L’événement se situe à Launton, petite ville de l’Ouest restée implacablement puritaine depuis Monmouth. Le voici exposé en termes aussi précis et aussi brefs que possible.
En retrait de Cross Gardens, une place pavée qui n’a de jardins que le nom, se trouve – ou se trouvait, il y a huit jours encore – la manufacture de porcelaines Manfred Stormer. On y fabrique – ou y fabriquait – surtout des fausses porcelaines chinoises, fort jolies pourtant. Son rendement n’était pas énorme, car elle occupait à peine une vingtaine d’employés et d’ouvriers. Mais, à Launton, on s’occupe bien plus de son salut éternel que de gagner de l’argent.
Il y a donc huit jours, exactement, une heure après le couvre-feu, qui sonne toujours à Launton à dix heures comme au temps jadis, le service des pompiers fut alerté, car ladite manufacture était en flammes.
Quand l’antique pompe à vapeur fut en place et les lances braquées sur le foyer ardent, on s’aperçut qu’il restait bien peu de chose à sauver encore, car l’usine vomissait des trombes de flammes et de fumée par toutes ses fenêtres. Soudain, on vit accourir l’honorable Mr. Silvering, le comptable principal, suivi de son clerc, le jeune Tit Balmore.
Mr. Silvering était dans un état d’excitation parfaitement concevable. Il gémissait, pleurait, se tordait les mains.
Les spectateurs le virent discuter fébrilement avec le jeune Tit, qui essayait de le retenir. Mais tout à coup le comptable s’arracha à son étreinte, bondit vers une des échelles d’incendie en criant comme un possédé : « Je veux voir ! Je dis que je veux voir ! »
Avant qu’un des sapeurs ait pu intervenir, il avait gravi les échelons avec une remarquable adresse pour son âge et disparu dans une trombe de fumée. Plusieurs pompiers s’élancèrent derrière lui, car l’homme était en péril de mort. Mais ils ne purent le rejoindre. Ils ne le revirent même plus.
Les lances entrèrent alors en action avec plus de force que jamais, et les braves sapeurs réussirent à circonscrire le sinistre.
Les toitures ne s’effondrèrent même pas, ni les planchers.
Jugez de la stupeur générale quand on ne retrouva pas trace de Mr. Silvering ! Même si la catastrophe avait été complète, on aurait dû découvrir les restes carbonisés de l’imprudent comptable.
Mais on ne retrouva rien, rien, rien !
Il est à remarquer que la manufacture Manfred Stormer se trouve complètement isolée dans Cross Gardens, qu’elle ne confine à aucune autre bâtisse, et que les pompiers l’entouraient d’un véritable cordon.
Si Mr. Silvering était ressorti par une autre issue, il aurait été aperçu par un ou plusieurs de ces braves serviteurs. Or il n’en est rien, depuis, l’employé n’a pas reparu.
Pour ne pas vous faire perdre une minute en vous aiguillant sur une fausse piste, celle d’un suicide ou d’un subterfuge quelconque, j’ajoute que les livres de Mr. Silvering sont parfaitement en ordre. Il était d’ailleurs intéressé dans l’exploitation de l’usine et jouissait d’une jolie fortune personnelle. Célibataire endurci, il vivait simplement et sobrement. Il était puritain de vieille souche et on ne lui connaissait non seulement pas de vice, mais même aucune faiblesse. C’était un homme de mœurs austères, rien dans sa vie ne peut prêter le flanc à des critiques ou à des soupçons.
Si le cas vous intéresse, et si vous venez à Launton, je vous prie de considérer ma maison comme la vôtre.
ABIGAIL CHAMBLETT,
Finch Street 31, Launton.
Dans un coin de la lettre se trouvait gravée en devise la profession du correspondant : « Antiquaire. Curiosités. Vente et achat de tableaux de maîtres. »
— Voyons, se dit le détective, le bonhomme n’est-il qu’un adroit commerçant qui voudrait se faire de la réclame grâce à l’enquête que je pourrais mener ? Nous allons essayer de nous en rendre compte.
Il se mit en communication téléphonique avec un des sous-conservateurs du British Museum, Mr. Burns, qui était réputé connaître tous les antiquaires du pays et mêmes quelques-uns de l’étranger.
— Mr. Abigail Chamblett ? fut la réponse. Oh ! ce n’est pas le premier venu, c’est un homme très considéré dans les milieux d’art ancien. Nous lui sommes redevables de plusieurs belles pièces. Il collabore à des revues d’histoire et non des moindres. Croyez-moi, l’homme est sérieux.
Harry Dickson leva les yeux et vit son élève Tom Wills musant devant la fenêtre, prêtant toute son attention à une bande de pierrots affamés se disputant les maigres pitances que leur laissait l’hiver.
— Lisez, Tom, dit-il en lui tendant la lettre, et décidez.
Le jeune homme eut à peine achevé la lecture de l’épître, qu’il se jeta sur l’indicateur des chemins de fer et se mit à le feuilleter avec zèle.
— Par le bonnet de Mrs. Crown, gémit-il, elles sont jolies les communications avec Launton ! Des trains de banlieue et des trains omnibus, puis des trains omnibus et des trains de banlieue. Je me demande si nous y arriverons avant le jour du Jugement Dernier.
Le détective lui lança une claque amicale.
— Allons voir, Tom, ce que cet excellent et très moral Mr. Silvering peut être devenu. Il ne me déplaît pas d’entrer en contact avec la petite ville de Launton, si puritaine, si fermée, si hostile à toute intrusion étrangère.
Au-dehors, Londres n’était qu’ombres fugitives et brumes basses ; le fog l’engluait. Toutes les rumeurs arrivaient à l’oreille, ouatées et imprécises.
Harry Dickson jeta un regard par la fenêtre.
— En fait d’atmosphère, nous allons lâcher la proie pour l’ombre, dit-il, car ces petites villes de l’Ouest sont vouées à une pluie et une bruine sempiternelles. Vous allez connaître la morne désespérance des crépuscules qui commencent à trois heures de l’après-midi. Celle des rues sans lumière et sans bruit, celle des chambres glacées et obscures et des repas mesquins. Mais qu’importe, imaginez-vous vivre un film documentaire, sans splendeurs exagérées !
Le jeune homme ne l’écoutait déjà plus, il bouclait sa valise, dans son éternel enthousiasme des voyages et des horizons nouveaux.
*
* *
Launton les reçut dans une rafale de pluie et de neige.
Le train avait du retard et les lampes brûlaient depuis deux heures déjà dans les bureaux poussiéreux de la triste gare terminus. L’esplanade devant la station ressemblait à un néant froid, noir et humide, à peine fléché de quelques roussâtres reflets.
Peu de voyageurs descendirent, la plupart s’étaient égaillés par petits groupes au fil des nombreuses haltes du convoi.
Un homme d’équipe maussade ouvrit les portières en priant les voyageurs de se dépêcher, un train de marchandises étant attendu sur la même voie.
Il n’y avait pas de voitures devant la gare, si ce n’est quelques éfourceaux, à roues géantes, attendant des troncs d’arbre et non des passagers.
Les arrivants auraient été fort en peine pour demander le chemin de Finch Street car les rues étaient absolument désertes, mais un gentleman en cape noire se dressa soudain devant eux et les salua avec une grâce un peu surannée.
— Si moi aussi je possède quelque flair, dit-il, je gage que j’ai l’honneur de saluer Monsieur Dickson et son admirable élève Monsieur Tom Wills !
Il fit une nouvelle courbette et se présenta :
— Abigail Chamblett, pour vous servir.
Une violente saute de vent coupa court aux urbanités d’usage.
— Je n’ai pas de voiture, s’excusa l’antiquaire, et dans tout Launton il n’y a pas trois attelages de louage. Force m’est de vous obliger à aller à pied. Heureusement, Finch Street et mon humble demeure sont à deux pas.
— Ceci est sans doute la grand-rue ? demanda Tom Wills un peu moqueusement comme ils longeaient une assez large artère, aux vitrines rares et ternes.
— À six heures, tout le monde à Launton est à table, et après le dîner personne ne sort plus, à part quelques fêtards qui fréquentent les tavernes jusqu’à l’heure du couvre-feu, répondit Mr. Chamblett.
Petite ville de province, distante des centres importants, vivant depuis des siècles sous le signe des traditions austères et de l’intolérance, elle ne pouvait mieux accueillir les étrangers que par l’obscurité, la pluie et le silence. Finch Street s’amorçait en oblique à une petite place scalène, dont le centre était occupé par un haut calvaire de pierre grise.
— Cross Gardens, annonça Mr. Chamblett et son doigt maigre se tendit vers une lointaine bâtisse, à peine visible dans le soir : La manufacture Manfred Stormer !
Harry Dickson ralentit le pas, mais son hôte le pria de n’en rien faire.
— Ce sera pour demain ou un autre jour, monsieur Dickson, il faut vous réconforter d’abord, vous reposer de votre voyage qui n’a pas dû être des plus agréables. Voici Finch Street, et la douzième maison à gauche, c’est celle qui aura l’insigne honneur de vous recevoir.
Il s’arrêta devant une maison antique à haut perron de pierre bleue et tira un pied de biche qui éveilla aussitôt une affreuse petite sonnette glapissante.
— Qui est là ? grommela une voix derrière la porte, puis un judas fut entrebâillé. Ah, c’est vous, mon maître…
— Oui, mon bon Derrick, et ne nous faites pas attendre, je vous prie, il fait bien vilain temps dehors.
— On y va, on y va, chevrota la voix cassée.
Des chaînes tombèrent avec un aigre bruit de ferraille, des verrous furent glissés, des clés tournées dans des serrures.
Mr. Josuah Derrick salua bien bas les hôtes de son maître. C’était un petit vieux blême comme un fantôme, portant perruque à queue, culottes courtes et bas blancs. Des boucles d’argent massif luisaient sur ses escarpins noirs.
— Le Seigneur a dit : « Frappez et il vous sera ouvert », dit-il gravement.
Il aida les arrivants à se débarrasser de leurs manteaux et de leurs chapeaux, puis les précéda par un corridor éclairé au gaz, vers une salle à manger énorme et haute comme une église, où une table se trouvait dressée près d’un maigre feu de charbon.
— Allumez les appliques, Josuah, ordonna son maître.
Le vieux domestique lui jeta un regard de reproche.
— L’homme de bien souffle une chandelle sur deux, murmura-t-il, il fait toujours assez clair pour manger et parler.
Il obéit néanmoins et trois becs de gaz parvinrent mal à éclairer la spacieuse et lugubre pièce où le service commença aussitôt.
Mr. Josuah Derrick apporta un plat couvert et s’excusa auprès de ses hôtes.
— Nous sommes en une époque de grand jeûne, expliqua-t-il et je ne puis vous servir d’autres mets.
Six harengs salés parurent au fond du plat, et ils furent accompagnés d’une terrine de pommes de terre cuites à l’eau.
Des tasses de thé – fort convenables, il faut l’avouer – flanquèrent ce menu de carême, ainsi que quelques gâteaux de farine d’avoine qui n’avaient pas trop mauvaise mine.
Mr. Abigail Chamblett donna l’exemple : il arracha d’une fourchette experte les filets saumurés de leurs arêtes, grignota un gâteau, vida une tasse. Le valet reçut la permission de se retirer, ce qu’il fit avec un cérémonial digne des plus vieux âges.
Quand il fut parti, le maître de céans cligna de l’œil.
— Tout à l’heure nous allons nous retirer dans mon cabinet de travail et j’aurai l’occasion de mieux vous traiter, dit-il d’un air de mystère.
— Aurait-il une cuisine clandestine derrière sa bibliothèque ? pensa Tom Wills.
Mr. Chamblett parut deviner sa pensée car il sourit finement.
— Je suis obligé de me plier à cette règle d’anachorète, si je ne veux pas perdre la face devant mes sujets et même devant mes concitoyens, expliqua-t-il, mais vous allez voir !
Le cabinet de travail était bien plus intime que la salle à manger. Un bon feu y brûlait et une cave à liqueurs se tenait en bonne place.
L’hôte versa un excellent vin de Porto aux voyageurs et les pria de patienter quelque peu. Il quitta la pièce sur la pointe des pieds et revint bientôt porteur des manteaux et des chapeaux de ses invités.
— Par ici, dit-il laconiquement.
Par une porte dérobée, il les fit sortir de la maison, et ils se trouvèrent dans une ruelle sombre éclairée par un unique et falot réverbère.
Ils se glissaient comme des conspirateurs le long des hautes maisons endormies, quand tout à coup Mr. Chamblett fit halte devant une porte basse qu’il heurta d’une manière conventionnelle.
Elle s’ouvrit au bout de quelques instants.
— Bonsoir, Leemans, ces messieurs sont mes amis.
Un homme en tenue de cuisinier, veste et bonnet blancs, s’inclina. Immédiatement les arrivants sentirent l’odeur d’une réconfortante cuisine, et bientôt ils avaient pris place à une table à nappe blanche dans un cabinet tapissé de vieux rose, et des plus agréablement meublé.
— Hélas, gémit comiquement Mr. Chamblett, nous sommes obligés de jouer cette comédie, si nous voulons, en temps de carême, jouir quelque peu des joies d’une bonne et plantureuse cuisine. Il faut savoir garder la façade à Launton, et je ne fais que cela en vous introduisant chez Leemans de cette façon mystérieuse.
Des rôtis et des volailles grasses remplacèrent avantageusement le maigre menu de tout à l’heure, et les détectives lui firent fête. Mais d’ores et déjà ils avaient tâté de l’hypocrisie de la petite ville parpaillote.
Quand ils en furent au dessert et aux liqueurs, Mr. Chamblett devint soudain très grave en prenant la parole.
— Monsieur Dickson, dit-il, je crois avoir éveillé votre intérêt en vous exposant le cas étrange de Mr. Silvering. L’homme qui partit en fumée, comme on l’appelle désormais à Launton, présente, pour moi, un intérêt tout particulier, et je donnerais gros pour le retrouver, ou tout au moins quelque chose qui le touche de très près. Cet excellent homme était l’âme de la manufacture de porcelaine Stormer, non comme comptable – mon Dieu on en trouve des centaines qui doivent bien le valoir – mais comme inventeur.
» C’est lui qui trouva notamment la formule d’une porcelaine en tout point pareille aux plus fastueux produits de l’ancienne Chine. Il l’a toujours gardée jalousement pour lui. L’homme ou la formule, il me faut l’un ou l’autre, monsieur Dickson, non à des fins d’exploitation commerciale, mais pour l’amour de l’art du collectionneur. Car, si elle devenait publique, si la merveilleuse porcelaine bleue des Ming se fabriquait comme des petits pains, qu’adviendrait-il des admirables collections formées aux prix de fortunes et de vies consacrées aux sciences ? Ce que vaudrait votre étui à cigarettes en or, le jour où l’on produirait ce métal noble au prix du fer !
Il fit une courte pause.
— Vos honoraires seront de deux mille livres, monsieur Dickson, dit-il, c’est ce qui a été décidé par un consortium de collectionneurs dont je suis le porte-voix.
Devant l’énormité du chiffre, Harry Dickson sursauta.
— Et nous serons bien vos obligés, sir.
Mr. Chamblett crut découvrir une nuance de mécontentement sur le visage du célèbre détective. Il continua vivement :
— Et je crains fort que la disparition de Mr. Silvering ne soit le fait d’un crime !
— Qui y aurait trouvé un intérêt quelconque ?
— Celui qui voudrait produire à vil prix les merveilles de l’art ancien !
— Pourquoi la firme Stormer ne s’est-elle pas engagée dans cette voie si fantastiquement lucrative ? demanda Harry Dickson.
— Hm… la firme Stormer, ce n’est qu’un nom, depuis des années. Mr. Silvering en était comme le chef absolu, car Manfred Stormer se trouve depuis près de vingt ans dans un asile d’aliénés !
— Et Silvering n’avait-il pas intérêt à fabriquer lui-même ?
— Il était riche et détestait les richesses. Homme profondément religieux il avait fait en quelque sorte vœu de pauvreté. Il n’ignorait pas non plus quel désastre il aurait pu semer dans le monde du grand art par sa redoutable science, et son honnêteté s’y opposait.
— Avez-vous quelques preuves de l’existence de manœuvres criminelles quant à sa personne ?
— Oui, le petit Tit Balmore affirme que le comptable gravit l’échelle d’incendie, revolver au poing, au plutôt avec un pistolet d’assez vieux modèle !
— Il faudrait que je voie le jeune Balmore.
Le visage de Mr. Chamblett refléta une vive consternation.
— Impossible, hélas… Ce malheureux jeune homme a disparu depuis trois jours !
L’usine Stormer avait été complètement délaissée depuis le sinistre qui l’avait ravagée. Son maigre personnel avait été licencié et était allé chercher du travail dans des établissements similaires d’autres villes.
Harry Dickson et Tom Wills pataugèrent dans des débris informes et boueux, lors de leur première visite aux décombres noircis par le feu.
La manufacture n’avait jamais rien eu de bien moderne. Un archaïque engin à vapeur y mettait en mouvement les rares machines et la plupart des tours s’actionnaient encore à la main.
Les détectives ne retrouvèrent plus à leurs places que des ferrailles tordues et des tubes crevés. Les salles de manutention – nom bien prétentieux – n’étaient que d’infâmes locaux bas et mal aérés, aux recoins sans nombre, une suite de réduits et de soupentes encombrés d’un matériel avare et de marchandises sans grande valeur.
Une odeur nauséabonde de roussi et de cendres y stagnait encore et Tom manifesta son désir d’aller, au plus vite, respirer le grand air de la rue.
Mais Harry Dickson semblait moins pressé.
Le front barré de rides, il allait de salle en salle, ramassant ici et là un tesson et un fragment, étudiant les décombres.
— Des boiseries anciennes, imprégnées de graisse et d’huile, murmurait-il, cela ne m’étonne pas qu’une étincelle pût y mettre le feu. En voyant cela j’ai presque de l’admiration pour les pompiers de Launton, qui ont pu empêcher cette bicoque de brûler jusqu’à sa base.
Il continuait à déambuler à travers l’usine en ruine, son carnet à la main, traçant des plans et prenant des notes.
Au bout d’une heure, il secoua la tête d’un air de doute.
— Non, Silvering n’a pu disparaître ici, malgré l’aspect de dédale des lieux. Le manque d’aération aurait dû avoir raison de lui dès les premières minutes. Regardez cette suie abondante qui adhère encore partout : les moindres pièces ont dû être remplies de fumée dès les premiers instants. Tiens, qu’est-ce que cela ?
Ils se trouvaient dans une petite salle circulaire et nue, prenant le jour par des lucarnes de geôle, mais dont la paroi du fond présentait une fine fissure lumineuse.
Tom y appliqua aussitôt l’œil et s’exclama :
— Vraiment ! Je ne crois pas que nous soyons déjà passés par ici !
— Que voyez-vous, donc ?
— Mais… pas trop, tout de même quelque chose qui nous change de toute cette saleté dans laquelle nous errons depuis tout un temps. Un fauteuil… des tapis. Mais il n’y a pas de porte.
— Une porte secrète alors, riposta le détective, et cette fente a été causée accidentellement par la chaleur du brasier. Voyons…
Une barre de fer servit de levier et, après maints efforts pénibles, ils parvinrent à élargir l’ouverture de façon à ce qu’elle leur livre passage.
Une double exclamation retentit.
Un petit salon de forme également circulaire s’offrit à leurs regards. Il était sobrement mais richement meublé, dans un goût quasi oriental : Deux splendides fauteuils, une table de laque noire, deux chandeliers en argent massif sur un guéridon incrusté d’ivoire rose et de riches tapis persans sur le sol et aux murs.
— Je m’attendais à trouver ici feu Mr. Silvering, dit Tom Wills en regardant autour de lui et assez déçu devant le vide de la pièce clandestine.
Harry Dickson ne répondit pas. Il prêtait une attention presque admirative à la curieuse façon dont la pièce était éclairée.
Une minuscule verrière perçait le plafond et devait aboutir sur les toits, mais, au lieu d’être composée d’une dalle transparente, elle était formée d’une énorme loupe qui envoyait un puissant rai de clarté dans la chambre.
— Voilà qui aurait pu provoquer l’incendie ! s’écria Tom. Une concentration de rayons solaires et le tour est joué.
Mais, en quelques mots, le détective rabattit son juvénile enthousiasme.
— Nenni, my boy, car dans ce cas l’usine aurait dû flamber tous les jours, et ce petit salon ne date pas d’hier. Ensuite des précautions ont été prises : regardez cette épaisse plaque de métal : c’est sur elle qu’en certaines heures les rayons se concentraient sans résultat. Cette loupe n’était qu’un ingénieux moyen d’éclairage diurne, et ceux qui l’ont posée ont pris leurs précautions. Mais cela dénote un certain goût du mystère.
Tom Wills s’était penché sur la grosse plaque métallique ; d’une main curieuse, il la balaya, et une fine poussière resta sur ses doigts.
— Quelle drôle de poussière, dit-il tout à coup.
Harry Dickson regarda à son tour, puis palpa une poudre brune et légèrement grasse.
— Étrange, l’entendit murmurer Tom Wills, on dirait…
Il tira une loupe de sa poche et l’examina.
— C’est du sang, dit-il tout à coup, mais sous une forme bien singulière : sèche, poudreuse, que je ne me rappelle pas avoir jamais vue. Étrange…
Il en recueillit une pincée dans une enveloppe qu’il glissa dans son portefeuille.
— Inutile de dire quoi que ce soit sur ce que nous aurons trouvé ici, Tom, ni même de l’existence de cette petite chambre, qui me paraît être ignorée de tous. Il se peut qu’elle nous serve plus tard, bien que je ne sache pas encore à quoi, ni comment.
Tout à coup, il se sentit saisi par la manche. Il se retourna et vit la figure de son élève tournée vers le plafond.
— Quelque chose a passé devant la grande lentille, maître, murmura-t-il, cela n’a pas duré plus que l’espace d’une seconde et pourtant je suis certain d’avoir aperçu l’éclair noir de deux yeux particulièrement méchants.
— Je me disposais à monter sur les toits où sur ce qu’il en reste, pour examiner de près ce singulier mode d’éclairage, répondit Harry Dickson. Allons-y sans retard ! Cela sue le mystère et l’équivoque par ici !
Ils durent se frayer un passage à travers des décombres plus considérables. La partie de l’usine où ils se trouvaient à présent paraissait avoir souffert davantage de l’incendie que celle qu’ils venaient de quitter.
Ils s’avancèrent sur des planchers incertains, durent se glisser le long de poutres branlantes. Des plâtras se détachaient à chacun de leurs pas. Enfin, un escalier de fer tordu en colimaçon se dessina dans un coin comme une grêle épure. Un cône de clarté fondait d’en haut sur lui et ses marches ajourées ruisselaient d’eau de pluie : la toiture ne le protégeait plus en cet endroit.
Les détectives l’escaladèrent et se trouvèrent bientôt sur une sorte de plate-forme en plein air, qui, jadis, avait été un petit palier couvert, mais qui, à cette heure, ombrageait à peine les débris noircis de quelques bardeaux.
Harry Dickson secoua la tête et Tom Wills exprima son étonnement à haute voix :
— En fait de toit, il ne reste pas grand-chose… alors je me demande où pourrait se trouver le plafond de la singulière chambre circulaire et la grosse lentille qui s’y trouve vissée comme un œil !
Ils eurent beau faire du regard le tour de ce qui les environnait, ils ne voyaient que de tristes pans de murs suiffeux, d’énormes espaces béants dans les planchers défoncés qui leur permettaient de regarder jusqu’au rez-de-chaussée de l’établissement sinistré.
— C’est incroyable, murmura le détective. Retournons dans la chambre ronde !
Ils refirent le chemin en sens inverse, par les planchers branlants et les passages encombrés de débris.
Tom Wills qui marchait en avant et qui atteignit le premier la fissure dans la muraille, par où l’on pouvait glisser un coup d’œil à l’intérieur du salon caché, poussa une exclamation de surprise.
— Aidez-moi, maître ! Ouvrez-vite… il y a quelque chose de changé à l’intérieur !
Harry Dickson ne se fit pas faute d’accéder à son frénétique désir.
La fissure bâilla comme la première fois sous la pesée d’un levier de fer, deux pans de murs glissèrent à la façon d’une double porte et la chambre ronde réapparut aux yeux des détectives ; mais combien changée !
Quelques débris de meubles jonchaient encore un plancher où adhéraient quelques vagues lambeaux de tapis. Les tentures des murs s’étaient envolées et montraient les pierres nues et cendreuses. Le plafond bâillait à ciel ouvert, laissant passage à la petite pluie glacée qui tombait. Plus de lentille ! Plus de table, plus de plaque de fer saupoudrée par l’étrange poussière brune !
— Et nous ne nous sommes pas éloignés pendant plus d’un quart d’heure ! se lamentait Tom Wills.
Harry Dickson, les dents serrées, l’œil sombre, examinait la pièce si rapidement changée d’aspect. À grands coups de levier, il sonda les murailles : elles s’effritèrent. Des briques se détachèrent et, par les ouvertures ainsi créées, on avait vue dans les salles voisines tristement délabrées.
Il prit en main, un à un, les débris des meubles et des tapis. Aucune cassure n’était fraîche, et les maculatures devaient dater du jour de l’incendie.
— Incroyable ! Impossible !
Mots décevants qui ne devraient pas se trouver dans le vocabulaire de leur métier, mais auxquels ils devaient avoir recours pour le moment.
Pour la dixième fois au moins, le jeune homme les répétait, quand Harry Dickson lui donna impérieusement l’ordre de se taire.
— Ce n’est pas mon opinion de la sixième minute, dit-il ironiquement.
— La sixième minute ? demanda Tom Wills, interloqué.
— Supposons qu’après une pareille découverte l’esprit soit frappé outre mesure par l’aspect invraisemblable de la chose, que pendant les cinq minutes qui suivent, la logique soit en révolte ouverte avec les faits. Mais après ce délai, on réfléchit, et une minute, donc la sixième, suffit pour mettre un peu d’ordre dans les idées bouleversées.
— Pas dans les miennes, en tout cas, ronchonna Tom Wills.
— Vous êtes très excusable, je l’avoue. Mais réfléchissez davantage. Lorsque nous sommes venus ici, il y a un quart d’heure, qu’avons-nous trouvé en fait de mobilier ? Une table basse, deux fauteuils bas, une plaque de fer, deux chandeliers d’argent et des tapis.
» Nous nous éloignons vers une partie des bâtiments assez distante de ce lieu. Un déménageur, même d’une agilité moyenne, n’a besoin que de trois ou quatre minutes pour éloigner les meubles, arracher les tentures. N’oubliez pas que le salon était des plus exigus.
— Et vers où seraient donc partis ces objets ?
Harry Dickson prit son élève par le bras et lui montra une large ouverture dans le mur du fond.
— Regardez cette place déserte du côté jardin, comme on dirait au théâtre, et dites-moi si une simple charrette à bras stationnant par là n’aurait pas suffi pour tout emporter ? Dites-moi s’il aurait fallu beaucoup de secondes pour que ce véhicule s’éloignât sans être vu de personne !
Tom Wills secoua la tête d’un air mal convaincu.
— Et le plafond et la lentille monstre, qu’en faites-vous ?
— Je vous accorde qu’à première vue cela peut paraître plus compliqué. Il n’en est rien pourtant. Regardez bien au-dessus de vous, observez la grande ouverture circulaire : le plafond n’était en somme qu’un couvercle amovible, avec une lentille en son milieu. Il a pu être enlevé en deux minutes et emporté de même par un gaillard bien musclé !
— Mais la raison ? et qui est donc ce singulier déménageur ultra-rapide ?
Harry Dickson haussa les épaules.
— Deux questions auxquelles je vous reste redevable des réponses. Je n’en sais rien. J’ai dans l’idée que la singulière place que nous avons découverte était en état de démolition ou plutôt de démontage. Nous n’avons jamais entravé ces opérations que pendant un quart d’heure. Pourquoi ? Comment ? Par qui ? Triple et éternelle question qui, pour l’heure, ne m’intéresse pas fort ! Allons-nous-en !
— Comment, déjà ?
— Il n’y a plus rien à découvrir ici, déclara le détective d’un ton qui n’admettait plus la réplique. Je suppose même que nous nous trouvons devant un cas de très simple maraude, indigne de retenir encore notre attention.
» Il y a une chose bien plus intéressante, Tom. Avez-vous bien regardé le petit tesson bleu et rose que j’ai ramassé tout à l’heure ? Avez-vous remarqué comme il ressemble, en teinte et en matière, à ce petit vase cloisonné, mal venu pourtant, que Mr. Chamblett essayait de dissimuler hier soir et qu’il a enfermé dans le placard du vestibule de l’étage, avec toutes les précautions imaginables pour ne pas être vu ?
Alors Tom Wills comprit !
Le maître mentait ! Il n’avait pas ramassé de débris de porcelaine rose et bleue, et Mr. Chamblett n’avait rien caché dans le placard en question !
Et Dickson avait parlé à haute, à très haute voix !
Ainsi quelqu’un les épiait dans l’ombre de ces ruines à peine refroidies, quelqu’un qui les écoutait passionnément !
Et Tom Wills se souvint du regard noir entrevu, l’espace d’une seconde, à travers la bizarre lentille plafonnière.
Harry Dickson s’était tu et, à pas lents, il retournait vers la sortie. Tous deux traversèrent les tristes et déserts Cross Gardens, si peu « gardens »…
Au milieu de la place, bien loin des maisons et des murs, où personne n’aurait pu les entendre, Harry Dickson fit halte et montra du doigt une vieille façade, aux précieuses sculptures.
— Faites comme moi, mon garçon, ayez l’air d’admirer bien fort cette antiquaille, d’ailleurs très honorable. Vérifiez avec soin nos revolvers cet après-midi ; je crains que nous n’ayons à nous en servir cette nuit même. Je n’aurai pas l’occasion de vous en dire bien davantage d’ici là, car les pierres de Launton doivent posséder des oreilles très fines, celles de la maison de notre hôte incluses. Il se peut qu’il y ait mort d’homme, et espérons que ce ne sera pas un de nous deux !
Tom Wills désigna à son tour une hargneuse tête de guivre, émergeant au ras d’une haute gouttière.
— Pourquoi voyez-vous les choses sous un jour si tragique maître ? demanda-t-il en essayant de cacher son angoisse.
— Parce que, my boy, tout au long de ma stupide explication dans les ruines de la manufacture Stormer, j’ai vu, à quinze pas de nous, l’ombre d’une main noueuse, étreignant un fameux couperet. Si nous avions dû avancer par là, c’en était fait d’un de nous d’eux. Au moindre geste suspect de ma part, l’homme caché aurait passé à la plus foudroyante des offensives. J’ai préféré lui donner rendez-vous, ce soir.
— Où cela ?
— Mais dans de la maison de Mr. Abigail Chamblett. La porte de notre chambre se trouve en face de l’innocent placard dont je vous ai parlé.
— Qu’allez-vous faire ? Arrêter l’homme qui viendra l’ouvrir ?
— Hm, dit Harry Dickson arrêteriez-vous un serpent à sonnettes par hasard ?
— Je lui écraserais la tête plutôt ! répondit le jeune homme.
— Eh bien, déclara simplement le détective, je ferai de même, je tuerai l’homme.
Au dîner, Harry Dickson et son élève firent la connaissance du second des sujets de Mr. Abigail Chamblett, la cuisinière, la toute gracieuse Jessie Patterskew, nommée par abréviation Skew.
Mr. Josuah Derrick ne se montra que pour larmoyer de pitoyables excuses. Il se présenta devant son maître et ses invités, les épaules voûtées et la jambe droite emmitouflée de linges épais.
— Ma crise de goutte ! Hélas ! gémissait-il, je suis bien malheureux de devoir passer mon service à cette maritorne de Skew, mais mes forces m’abandonnent !
De fait, son austère visage était tordu par les souffrances dues à son mal.
— Le Seigneur me met à l’épreuve, pleurnichait-il. Il me punit pour mes péchés ! Je ne bois que de l’eau, je me nourris de pain dur et de salades et pourtant la goutte m’accable de ses mille douleurs, comme un mécréant abusant des nourritures grasses et condamnables. Mais j’ai goûté à votre vin de Porto, monsieur Chamblett, et j’en suis puni. Le Seigneur est juste… permettez-moi de me retirer dans ma chambre pour me soigner et me repentir !
Cette autorisation lui fut accordée sans peine et, à l’heure du repas, Mrs. Jessie Patterskew fit sa peu brillante entrée dans la salle à manger de Chamblett House.
C’était une petite personne d’un âge indéfinissable, maigre, et tordue comme cep de vigne en hiver, noire comme une gaupe. Elle s’essuyait tout le temps les mains, qu’elle avait longues et griffues, à son tablier de bure grise comme en proie à un tic nerveux ; sa bouche édentée n’émettait que des glapissements aux consonnes sifflantes.
— Ferai de mon mieux, grinçait-elle… de mon mieux… Derrick est un fainéant. Elle avait peine à prononcer les « r » qui roulaient étrangement au fond de sa gorge, et elle clignotait comme un oiseau de nuit aux tremblantes flammes des becs de gaz allumés.
Ou bien Skew ne devait pas verser dans le calvinisme ardent de Mr. Josuah Derrick ou bien la journée ne devait pas être maigre au calendrier parpaillot, car le repas était soigné et bien préparé.
Des huîtres grasses furent servies, puis un turbot, et un lapin sauté au vin blanc. Mr. Abigail Chamblett paraissait content.
— Derrick m’est très précieux, confessa-t-il, j’ose lui confier mes plus précieuses et plus fragiles collections de porcelaine. Bien qu’il ne s’y connaisse nullement, il les traite avec amour, et jamais je n’ai eu à lui reprocher la moindre casse. Mais, sur le chapitre de la morale, il est intransigeant, et la gourmandise lui apparaît comme un des plus horribles péchés capitaux. Aussi ai-je dû m’incliner devant son fanatisme, de peur de le perdre.
» Mrs. Skew, pour être bien déplaisante à regarder, n’en est pas moins excellent cordon bleu, et elle ne verse pas dans un calvinisme outré, comme mon maître d’hôtel.
Harry Dickson et Tom Wills ne regrettèrent pas l’absence de Mr. Josuah Derrick et louèrent fort l’art culinaire de la laide cuisinière.
Mr. Abigail Chamblett, débarrassé de la sévère surveillance de son domestique, manifesta sa satisfaction en extrayant d’un casier secret quelques bouteilles poudreuses de bonne mine et d’un contenu excellent.
— Ah ! s’écriait à tout propos l’amphitryon, comme il fait bon pouvoir traiter chez soi ses amis, et ne pas devoir acheter l’hospitalité à un gargotier… bien que je ne veuille pas médire de Leemans, dont la cuisine est honorable.
Habilement, Harry Dickson dirigea la conversation vers d’autres sujets. Il n’eut pas grande difficulté à en arriver au chapitre des collections. Mr. Chamblett, que la bonne chère et les vins généreux mettaient en verve, devint aussitôt lyrique à l’excès. Il vanta ses précieuses porcelaines, dont d’aucunes remontaient à de très vieilles dynasties chinoises et valaient une véritable fortune.
— Ne trouvez-vous pas, Mr. Chamblett, demanda le détective, que votre maison ne leur offre qu’un abri fort précaire ? On ne garde pas impunément chez soi des objets d’une aussi fabuleuse valeur.
L’antiquaire se récria : Launton n’était pas un centre urbain, où les forbans pullulaient comme Londres, Paris ou New York. On y était mieux protégé par l’austérité des habitants que par une armée de policiers. Et puis sa maison n’était pas une paillote que diantre ! Les murs en étaient épais, la porte solide et nantie de fermetures défiant tous les avatars. La pièce des collections était une véritable chambre forte aux portes et aux volets blindés. On devait tout prévoir, certes, et des sonneries d’alarme étaient posées aux moindres issues. Oui… oui… Mr. Chamblett était un homme à précautions, tout en résidant à Launton, ville sans malice et sans péchés !
La soirée se passa dans une atmosphère cordiale à souhait.
— Onze heures ! s’exclama enfin Mr. Abigail Chamblett… nous dépassons l’heure réglementaire du couvre-feu ! Cela n’est jamais arrivé chez moi… ces terribles incartades à la loi communale ne se font que chez le bon Leemans !
Un dernier verre de gin extra-sec fut avalé sur le pouce et l’on se sépara pour se retirer dans les chambres à coucher respectives.
Celles de Tom Wills et de son maître voisinaient et communiquaient par une porte de fond. La porte de celle du jeune homme donnait sur le grand vestibule en face du fameux placard.
La nuit, pour être pluvieuse, n’était pas tout à fait sombre, car à travers un haut vitrail gothique tombait une mince clarté lunaire tamisée par des nuages ; elle faisait ressortir vaguement les contours des choses. Dans le vestibule une trouble phosphorescence semblait adhérer aux lambris de chêne, à la robuste rampe sculptée, aux motifs d’ornementation des murs.
Harry Dickson ferma sa porte de la manière la plus bruyante, fit tourner la clé dans la serrure, glissa le verrou… mais quelques secondes plus tard, elle était de nouveau ouverte, entrebâillée sur l’ombre du large corridor. Sans faire de lumière, les deux détectives commencèrent aussitôt leur veille. Tom Wills se tenait couché sur le tapis, ce qui lui permettait d’avoir vue sur la partie de l’escalier montant vers les étages. Son maître se tenait derrière lui, assis sur un haut tabouret, et son regard embrassait une partie du vestibule, une autre de l’escalier descendant au rez-de-chaussée et surtout la porte du placard.
Tom avait entendu le bref déclic de son revolver, et avait mis sa propre arme à sa portée sur le plancher.
Il y eut des intervalles d’ombre et de clarté dans le hall devant eux, au gré des nuages et de la lune montante. Ce furent pourtant les ténèbres qui dominèrent à la longue ; mais les détectives n’en avaient cure : leurs yeux venaient de s’habituer à l’obscurité, et à présent ils y voyaient convenablement. La tour proche sonna la demie de minuit, et une grêle sonnerie répondit du fond du magasin d’antiquités : tous les cartels y marchaient de concert…
L’attente devenait pénible, mais Harry Dickson et son élève en avaient connu bien d’autres ; leurs nerfs étaient trempés à cette douloureuse immobilité. Minuit sonna. Douze coups s’égrenèrent en une lente pluie de fer.
Soudain Tom Wills sentit le pied droit de son maître peser sur son bras ; il avait d’ailleurs entendu, lui aussi ; il répondit par une simple pression. Quelque chose de doux, d’imprécis, comme un frôlement, venait de troubler à peine le lourd silence de la vieille maison. Puis, aussitôt, il y eut le cri d’une porte, mais si menu, si bref, qu’il aurait passé inaperçu pour d’autres que pour les détectives aux aguets. Ensuite le silence retomba, complet.
Les minutes se firent longues, la demie d’une heure tinta.
Comme si ce signal horaire avait été attendu, le glissement reprit aussitôt, mais avec plus d’insistance, sans qu’on pût découvrir de quel côté il venait. Harry Dickson scrutait éperdument l’ombre épaisse de l’escalier, les yeux de Tom Wills se fixaient sur les vagues luminosités de l’étage. Ce fut lui qui aperçut l’ombre en premier lieu.
C’était petit, mince, indistinct et des plus rapides. Cela avait passé pendant une fraction de seconde dans un faible rai de lune. Puis le silence était revenu sur les lieux.
De nouvelles minutes s’écoulèrent, avant qu’un autre bruit se fît entendre. Il avait changé de nature : on tournait avec prudence la poignée d’une porte. De quelle porte ? On ne pouvait le voir, car le bruit venait en retrait du vestibule, et en même temps les détectives entendirent qu’il montait dans leur dos : quelqu’un essayait d’ouvrir la porte de la chambre de Harry Dickson !
La clé était dans la serrure, mais on l’entendit tourner : un ouistiti, manié par une main experte, venait de la manœuvrer. De nouveau le loquet remua. Mais il n’y avait pas que cette fermeture à la porte de la chambre à coucher du détective, il y avait aussi un verrou spécial qu’il emportait dans tous ses déplacements et qu’il appliquait à chaque porte gardant son sommeil.
L’intrus devait s’être aperçu de l’inutilité de sa tentative, car le bruit lent de la clé remise en place par le même truchement s’éleva.
La pression du pied de Dickson se fit plus pesante sur le bras de Tom Wills ; son maître lui annonçait que le moment d’agir n’était pas loin ; Harry Dickson n’avait pas parlé, mais sa pensée semblait s’imposer à l’esprit de son élève, qui comprit l’ordre :
— Tirer ! Tuer ! Pas de quartier ! Pas de tentative de capture ! Le coup de feu final, bien visé, qui met fin à une vie redoutable !
Mais l’être mystérieux qui marchait dans la nuit, n’allait-il pas s’en prendre à la porte de la chambre de Tom, après son récent insuccès ?
Le jeune homme frissonna à l’idée de le voir se dresser à quelques pouces de son visage, au lieu de se tourner vers le placard.
La sombre créature n’avait-elle pas pressenti le péril ? On aurait été tenté de le croire, car le silence était retombé et perdurait au long d’interminables nouvelles secondes.
Et soudain Tom Wills se sentit un grand froid au cœur : sans qu’il eût discerné la moindre présence, la porte du placard s’était ouverte !
Harry Dickson l’avait vu, lui aussi, car Tom sentit son pied s’agiter contre son bras.
Il y eut un léger tintement de porcelaines déplacées à l’intérieur de la profonde armoire. Alors seulement Tom vit quelque chose de fluet, de gris, comme flottant entre le plancher et le plafond.
La « chose » avait dû emprunter la large corniche du lambris pour s’avancer le long de la muraille et éviter le plancher, c’est ce que comprit l’élève.
Il leva son revolver, fit feu, mais l’arme de Harry Dickson avait parlé une demi-seconde avant la sienne.
Un hurlement effroyable éclata dans la nuit, suivi d’un soubresaut violent et d’une chute.
— Lumière ! tonna le détective.
Tom Wills alluma sans retard sa torche électrique : à l’étage, on entendit Mr. Chamblett s’enquérir avec angoisse de ce qui se passait dans la maison. La clarté du fanal électrique balaya le plancher et finit par s’arrêter sur une petite forme recroquevillée et immobile à côté de l’armoire.
— C’est cela ? demanda Tom ahuri, mais c’est à peine un enfant ! Qu’avons-nous fait ?
— Retournez-le, répondit le maître à voix basse.
À peine le jeune homme eut-il obéi, qu’il recula avec horreur : un visage monstrueux comme un masque d’enfer grimaçait dans la mort.
Il distingua une figure d’un jaune verdâtre, des yeux bridés aux prunelles révulsées, une sorte de groin porcin et deux puissantes canines qui dépassaient des lourdes lèvres noires.
— Qu’est-ce que cela ? répéta-t-il.
— C’est un Chinois, répondit le détective, ou du moins c’est une créature venue de Chine. Je crois savoir… mais chut, j’entends Mr. Abigail Chamblett qui déverrouille sa porte. Ce petit monstre n’a pas perdu de sang et n’a probablement causé aucun dégât, pas un mot à son sujet !
On entendit Mr. Chamblett arriver par un couloir de traverse, mais Dickson avait déjà glissé le petit cadavre dans le placard et s’était reculé vers l’intérieur de sa chambre en emmenant Tom Wills.
— Dieu du Ciel, que vous arrive-t-il ? commença l’excellent homme en voyant ses deux hôtes devant lui, revolver au poing, vous avez tiré, je crois ?
— Des coups à blanc seulement, répondit Harry Dickson en riant, Tom avait cru entendre du bruit, puis apercevoir quelque chose, qui n’a dû être que l’ombre du chat. Voilà ce que c’est que de parler de voleurs et de trésors enfermés, autour d’une table bien servie. J’espère que vos domestiques n’auront rien entendu, puisqu’il me semble qu’ils font la sourde oreille et ne viennent pas s’enquérir de la raison de tout ce vain bruit.
— Pour Skew, je ne m’étonne nullement, dit Mr. Chamblett, elle dort comme une souche et n’est pas toujours très matinale. Mais pour Mr. Derrick…
Harry Dickson se frappa le front.
— J’y suis ! Le pauvre cher homme a dû prendre quelque drogue hypnogène pour échapper aux supplices de la goutte !
— Vous avez trouvé, monsieur Dickson, s’écria l’antiquaire, aussi vais-je me hâter de regagner mon lit comme si de rien n’était. Le mieux est de ne pas parler de cette petite histoire aux domestiques, il me semble.
— C’est mon avis, répondit le détective en souriant.
— Et le mien aussi, grommela Tom Wills, car je ne sors pas à mon honneur de cette sotte histoire !
— Tut ! Tut ! mon jeune ami, protesta le brave antiquaire, cela me prouve au contraire que ma maison, mes collections et ma personne sont bien gardées, et je vous en exprime toute ma reconnaissance.
Mr. Chamblett, dont les yeux étaient gros de sommeil, avait en effet hâte de regagner son lit douillet et, quelques instants plus tard, les détectives l’entendirent fermer soigneusement la porte de sa chambre.
Tom s’apprêtait à suivre son exemple, mais son maître le retint.
— Notre besogne n’est pas finie, mon garçon, dit-il, je désire rendre une visite nocturne à notre ami Josuah Derrick, qui doit regarder les drogues soporifiques comme un présent du démon, et la goutte comme une épreuve lui étant venue spécialement du ciel.
— Dans ce cas, il devrait avoir entendu, s’écria Tom, nous n’avons pas ménagé le bruit, il me semble.
Harry Dickson ne répondit pas mais lui fit signe de le suivre à l’étage supérieur ou se trouvait la chambre de ce vertueux serviteur. Ils passèrent d’abord devant une porte derrière laquelle s’élevait un aigre ronflement : Mrs. Patterskew avait le sommeil aussi profond que bruyant. Enfin, ils firent halte devant une autre porte qui n’était close sur aucun bruit de ce genre.
— La clé est à l’intérieur de la serrure, fit observer Tom Wills.
— Ce qui n’a jamais rien démontré, répondit le maître à voix basse.
Un tour d’ouistiti silencieux à souhait fit bouger la tige de fer et la porte s’ouvrit. Baignée par un faible clair de lune, une chambre d’anachorète s’offrit aux regards des intrus. Une table, un prie-Dieu, un fauteuil en rotin, et un étroit lit de fer formaient tout l’ameublement de la pièce.
Mais le lit était vide !
Tom Wills poussa une sourde exclamation de surprise, pendant que Harry Dickson pivotait sur les talons, comme s’il s’attendait parfaitement à cette singulière absence nocturne !
— Je pensais bien que ce diable d’hypocrite était mêlé à cette vilaine histoire, gronda Tom Wills.
— Que voulez-vous dire ? demanda Harry Dickson, de quelle histoire parlez-vous, Tom, mon garçon ?
— Mais de celle de cette nuit, pardi !
— C’est ce qui vous trompe, répliqua froidement le détective, Josuah Derrick n’a rien à voir dans tout cela. Regardez ce lit d’un peu plus près : on n’y a pas dormi… et je doute même qu’on y dorme beaucoup.
— Alors, Derrick serait coutumier de pareilles sorties ?
— Cela commence à devenir mon avis.
— Pourquoi donc ?
— Le jour où j’aurai la réponse à cette question, nous aurons fait un grand pas dans l’affaire de la disparition de Mr. Silvering, et de tout ce qui l’entoure.
Tout en parlant, le détective avait exploré la pièce : il s’était baissé ici et là en ramassant d’infimes petites choses.
— Vous avez trouvé quelque chose, maître ? s’enquit Tom.
— Oui, un bout de papier roulé en boule, où se trouvent griffonnés… non calligraphiés, c’est plus exact, des mots absurdes, comme ceux-ci : « chat… serpent de mer… »… Quelque communication zoologique qu’on a dû faire à cet excellent Mr. Josuah Derrick.
— C’est idiot en effet, et… c’est tout ?
— Non, j’ai trouvé du sable, beaucoup de sable.
— Peuh ! Mr. Derrick doit être un domestique peu soigneux.
— Jugement téméraire et injuste, à mon avis, répondit sentencieusement Harry Dickson, d’autant plus que c’est du beau sable doré, comme on n’en trouve qu’au bord de la mer, et surtout de la mer d’Irlande.
— C’est sans importance !
— Tom, mon petit, vous êtes aussi injuste envers cette poignée de sable qu’envers le bon Mr. Derrick lui-même ! Vous qui aimez, pendant la belle saison, vous ébattre sur nos belles plages du Sud, combien de fois n’avez-vous pas grommelé contre le sable insidieux : vous aviez beau prendre bain sur bain, il se glissait dans vos cheveux, entre vos doigts ; vous aviez beau brosser vos habits, il était dans toutes vos poches, même dans la doublure de l’étoffe.
— C’est, ma foi, vrai ! s’écria Tom, je crois comprendre où vous voulez en venir, maître. Josuah Derrick se promène donc souvent au bord de la mer. Or la mer est à quelques lieues d’ici, et ce serviteur modèle ne quitte pas la maison de toute la journée !
— Excepté aux heures obscures, comme les chats et les rapaces ! approuva Harry Dickson, avec ironie. Ah voici autre chose encore !
Il venait de découvrir une paire de vieilles chaussures dans un coin de la cheminée. À peine y eut-il jeté un coup d’œil qu’il poussa une exclamation de satisfaction.
— Examinez ces semelles, Tom, ordonna-t-il.
Tom Wills poussa un long sifflement d’étonnement.
— Ce vieux bougre fait de la moto, j’en ferais le pari.
— Et vous gagneriez certainement.
Le jeune homme ouvrit la bouche pour poser de nouvelles questions, mais il vit soudain changer le visage de son maître.
Et aussitôt il entendit : le même glissement que tout à l’heure se faisait entendre dans le vestibule, mais plus rapide, plus fiévreux. Tom voulut s’élancer, mais le détective le retint.
— Pas cela, Tom ! ordonna-t-il à voix basse. Cette fois-ci, nous ne savons pas d’où vient la bête, ni où elle se dirige. Nous sommes désarmés devant elle.
— Mais qu’est-ce donc ? supplia Tom.
— Pour nous c’est la mort qui marche dans nuit, répondit lentement Harry Dickson d’une voix sombre et angoissée.
Il n’y eut plus que le silence.
— Repose-toi sur ce lit, dit doucement Harry Dickson, mais nous aurons soin en quittant cette chambre d’y remettre tout en place, comme si personne n’y était venu.
Ils ne la quittèrent qu’aux premières lueurs de l’aube. Quand ils passèrent devant le placard, Tom Wills l’entrebâilla ; aussitôt le maître l’entraîna vers sa propre chambre.
— Inutile Tom, il n’y est plus !
Le placard était vide en effet.
Harry Dickson se refusa à de plus amples explications.
— Il faut un temps pour tout, déclara-t-il, maintenant il nous faut prendre du repos. Beaucoup de repos, nous en aurons besoin !
Ils s’éveillèrent tard, et ils trouvèrent Mr. Abigail Chamblett déjeunant de bon appétit.
— J’avais trop faim pour vous attendre plus longtemps ! s’écria-t-il avec une nuance de reproche dans la voix.
Ce fut Mr. Josuah Derrick qui les servit.
— Nous dînerons chez Leemans ce soir !
Le lunch avait été exécrable ; l’influence de Mr. Josuah Derrick se faisait de nouveau sentir. Par exception, Mrs. Skew avait laissé brûler son rôti, et le maître d’hôtel, qui y voyait sans doute une nouvelle épreuve céleste, trouva bon de n’offrir en guise de compensation qu’une graillonneuse omelette.
— Nous dînerons chez Leemans ! avait décidé Mr. Chamblett.
Ils quittèrent la maison de Finch Street par le chemin des chats et gagnèrent à la faveur de la nuit le petit restaurant clandestin.
Mr. Leemans les reçut de sa coutumière façon obséquieuse, se confondant en courbettes, frottant ses petites mains grassouillettes d’un air d’intense satisfaction, car il ne s’entendait pas seulement à corser ses menus, mais également ses notes.
Il n’y avait pas trop de monde dans la salle à manger secrète ; le temps de chien – on entendait le vent hurler au-dehors – faisait peur aux plus enragés gourmands de Launton.
— Des écrevisses ! jubila Mr. Abigail Chamblett, des écrevisses à la bordelaise. Même au prix d’un péché mortel, je ne pourrais m’en priver.
Une large salamandre aux fenêtres de mica rougeoyantes, des bougies roses, dans les appliques des murs et dans les candélabres à sept branches, créaient une atmosphère chaude et agréable.
Les goulots dorés des jéroboams d’extra-dry, émergeaient d’une fine collerette de glace, hors des seaux argentés.
Un quatuor de marchands de bois fêtaient à une table voisine, un imaginaire anniversaire. Deux fonctionnaires communaux, installés un peu plus loin devant une table où un dessert copieux venait d’être servi, échangeaient des clins d’œil complices à la ronde.
Mr. Chamblett nommait à mi-voix les dîneurs.
Celui-ci c’était Mr. Piller, et celui-là Miller, et celui-là Willer… noms indifférents aux détectives.
— Et le solitaire fêtard dans ce coin ? demanda Harry Dickson.
C’était un homme entre deux âges, très correctement vêtu mais dont les allures trahissaient le hobereau de campagne. Il portait une barbe du plus beau noir, et ses yeux étaient voilés par de fins lorgnons légèrement orangés. Il ne paraissait pas s’occuper du monde autour de lui, se contentant d’un menu fin et discret : des toasts au caviar et au foie gras, une truite, une petite volaille. Une élégante bouteille de Hochheimer accompagnait ce repas bien composé.
— Hm, fit Mr. Chamblett à voix très basse, il vient ici de temps à autre, bien qu’il ne soit pas de la ville. C’est peut-être bien pour cela que Leemans l’admet. Il passe d’ailleurs pour riche et sans doute est-il très discret. Abercrombie est son nom, et il demeure à quelques lieues d’ici, au bord de la mer, dans un vieux et triste manoir, le château du Serpent de Mer.
— Hein ? fit Tom, mais le pied du maître pesa sur le sien.
— Quel nom curieux pour un château, dit Harry Dickson.
— La demeure aussi doit être curieuse, répliqua l’antiquaire, mais personne n’y est admis. Sir Abercrombie est un sauvage, et se contente d’une domesticité restreinte et silencieuse. Il n’y a que quelques mois qu’il est sorti de sa retraite médiévale pour fréquenter le restaurant de Leemans, sinon on ne le voit guère en ville. À la vôtre, monsieur Dickson !
Le détective répondit à l’aimable toast de son hôte, mais ses idées travaillaient.
« Chat… serpent de mer ! Le château du Serpent de Mer… »
L’explication du fragment écrit, découvert dans la chambre de Mr. Josuah Derrick, était toute trouvée ! Il s’agissait d’en profiter sans tarder.
— Monsieur Chamblett, dit-il, tout à coup, je suppose que rien ne pourrait être de nature à vous dérouter dans la manière d’agir d’un Harry Dickson. Attendez-vous donc à une légère surprise. Tom et moi, nous avons décidé de quitter pour quelques jours Launton et votre hospitalière demeure, et cela de la façon la plus discrète.
— Diable ! s’écria Mr. Chamblett attristé, et quand donc ?
— Ce soir même ! Mais nous reviendrons. Nous laissons nos bagages chez vous, et vous direz à vos sujets que nous avons été rappelés à Londres pour trois ou quatre jours.
— Je suppose que cela a trait à l’affaire… demanda mystérieusement l’antiquaire.
— Vous l’avez deviné, cher ami.
Cela contenta le brave homme qui se mit aussitôt en devoir de redemander du champagne et du meilleur.
— Je ne vous demande pas où vous allez, ce ne sont pas mes affaires, affirma-t-il.
— Je vous en suis très reconnaissant, fit Dickson en s’inclinant, et maintenant parlons d’autre chose.
Mais cette autre chose devint vite le château du Serpent de Mer.
— Comment ce gentilhomme se rend-il en ville ? demanda négligemment le détective.
— Je crois qu’il possède une petite automobile qu’il remise hors de la ville dans un petit garage de la banlieue Ouest.
— Ah… cela me donne une idée. Il n’y a ni garage ni autos à Launton, j’en ai déjà fait la remarque. Votre cité n’a pas marché avec le temps, je crois, mais se pourrait-il que je trouve une voiture de location dans ledit garage ?
— Chez Garfield ? Je le crois… c’est un bonhomme qui se livre quelque peu à la contrebande et qui adore gagner de l’argent. Je pense que vous trouverez tout ce qu’il vous faudra chez lui.
Le repas tirait à sa fin. Les fonctionnaires communaux étaient partis, les marchands de bois bâillaient, aux prises avec une digestion quelque peu difficile. L’homme à la barbe noire finissait son dessert sans se presser.
Mr. Chamblett, Dickson et Tom se levèrent, saluèrent à la ronde et se trouvèrent bientôt dans la rue où la pluie faisait rage.
— Au revoir, monsieur Chamblett, dit brusquement le détective, excusez-nous et ne vous étonnez de rien. J’espère bien que d’ici peu de jours l’énigme qui vous inquiète n’en sera plus une.
— Vraiment ? s’écria joyeusement le bon antiquaire, dans ce cas que le Seigneur vous protège !
Les détectives prirent une rue de traverse à droite, mais à peine entendirent-ils le bruit des pas de leur hôte décroître dans le lointain qu’ils firent demi-tour, prenant résolument la direction de l’ouest.
— Launton n’est pas bien grand, dit Harry Dickson, et si je me rappelle bien la carte routière que j’ai étudiée l’autre jour, une unique chaussée conduit vers l’ouest, donc vers la mer.
— Donc vers le garage Garfield et ensuite vers le château du Serpent de Mer, observa Tom Wills.
— Parfaitement raisonné, my boy !
Un vent furieux les prenait de côté, la pluie leur cinglait durement le visage. Mais ils n’y prirent garde et accélérèrent encore le pas.
Enfin les maisons s’espacèrent ; de sinistres terrains vagues apparurent dans la pénible clarté lunaire fusant de temps à autre entre d’épais nuages.
La lumière crue d’une forte lampe à acétylène troua enfin la nuit devant eux.
— Si je ne me trompe, voilà le garage Garfield, dit Harry Dickson.
— Je me demande comment nous allons nous y prendre, fit Tom Wills.
— Qui vivra verra, répondit philosophiquement le maître.
L’intérieur du garage, vivement illuminé par la flamme blanche du carbure, était parfaitement visible. Les détectives virent une sorte de hangar malpropre, encombré de ferrailles et de vieilles carrosseries.
Un homme, haut en couleur, à la trogne enluminée par les libations, donnait un somnolent coup de torchon à une petite automobile Moriss.
— Voilà l’équipage du sieur Abercrombie, seigneur du château du Serpent de Mer, si je ne me trompe, murmura Harry Dickson.
— Je ne vois pas d’autre voiture qui pourrait nous être utile, dit Tom Wills.
Ils contournèrent la maison et arrivèrent devant une muraille basse devant laquelle stationnait une forme allongée.
— Une Chevrolet, dit Dickson d’un ton satisfait, voilà qui pourrait nous servir, je présume que c’est avec ce carrosse que maître Garfield se livre au doux et rémunérateur commerce de la contrebande. Cela m’ôte bien des scrupules.
— Il y a des manteaux de cuir à l’intérieur de l’auto, fit observer Tom Wills.
— All right, nous sommes au pays d’Aladin, nous n’avons eu qu’à souhaiter.
— Comment, nous allons filer avec cette bagnole ?
— Oui, mais on la rendra à son propriétaire, et on lui donnera le prix de la location par-dessus le marché. Je crois d’ailleurs que ledit Garfield ne voudrait pas nous la céder ce soir, devant l’utiliser pour son propre compte. Plein d’essence ! Plein d’huile… des pneus convenablement gonflés et des manteaux de voyage !
Le détective se frotta les mains d’un air satisfait.
— Poussons la machine à la main sur un parcours d’une centaine de mètres. Ce sera une besogne aisée car la route est quelque peu en pente. Ensuite nous pourrons mettre le moteur en marche sans risquer d’être entendu : le chahut de sabbat que mène le vent travaillera pour nous !
Ainsi dit, ainsi fait. Harry Dickson desserra les freins, et allègrement ils poussèrent la Chevrolet sur la route. À l’intérieur du garage rien ne bougea. Enfin le détective donna l’ordre de stopper.
— Nous aurons l’avantage d’arriver au château avant son propriétaire, dit-il d’une voix joyeuse. En avant !
Le moteur ronfla doucement et la voiture se lança à bonne allure dans la nuit.
— La pluie aussi travaille pour nous, Tom, dit le détective tout en tenant le volant d’une main experte. Elle lave derrière nous toute trace de roues, sur cette route admirablement macadamisée. Une fois aux abords du château, nous trouverons facilement un creux de dune pour abriter la voiture. Garfield, qui n’est au fond qu’une canaille, l’y retrouvera toujours assez tôt.
— Qui veut la fin veut les moyens, conclut Tom Wills, se trouvant lui aussi, en veine de philosophie.
— La nuit est noire, dit Dickson au bout de quelque temps, mais la route est facile et dans ma mémoire la carte se trouve comme gravée. Les deux premiers chemins de traverse mènent vers d’infimes bourgades de pêcheurs. Le troisième finit en cul-de-sac, le quatrième conduit tout droit au château en passant par une région de dunes.
— Une, deux et trois, compta Tom Wills, attention à la quatrième route, maître !
Elle s’ouvrit bientôt à leur gauche, étroite mais parfaitement carrossable. Le vent, coupé par les murailles des hautes dunes, tomba.
— Je voudrais voir la tête de Garfield, quand il découvrira que son auto s’est évanouie comme une fumée dans le ciel, ricana Tom Wills.
Son maître conduisait à présent avec plus de prudence, car le chemin serpentant entre les buttes de sable devenait plus tortueux.
Enfin il freina doucement et la voiture s’arrêta.
— Je ne voudrais pas aller plus loin, dit-il, car devant nous la route se couvre de sable et elle garderait trop bien les traces de nos roues. Il s’agit de pouvoir conserver notre incognito tout au long de cette nuit, et peut-être plus longtemps encore. Voici à notre droite un beau massif de halliers qui pourrait servir d’abri à l’auto, sans que personne s’en doute. Montez sur cette dune, Tom, et regardez si vous ne voyez pas le fameux château à l’horizon, d’après mon estimation nous ne devons pas en être bien loin.
Le jeune homme obéit immédiatement et, quelques secondes plus tard, il se trouvait perché tout en haut de son observatoire de sable et de genêts.
— Eh bien, mon garçon ?
— Je le vois très bien, maître, il se profile sur la mer à un demi-mille à peine d’ici, mais je n’y aperçois aucune lumière.
Le vent avait chassé les dernières brumes et les détectives débouchèrent de l’étroit chemin creux devant une sorte d’esplanade sablonneuse au fond de laquelle s’élevait un imposant château à la mode des siècles passés.
— Une véritable place forte, murmura Harry Dickson en couvant d’un regard critique la lourde masse des murs crénelés.
— Et nous faut-il entrer là-dedans par le chemin des chats ? demanda Tom d’un air de doute.
— C’est parfois plus facile que dans le plus moderne de nos homes, objecta son maître, mais commençons par en faire le tour.
Ce fut l’affaire d’un quart d’heure. Quand ils furent revenus à leur première place, les détectives se regardèrent d’un air perplexe.
Les hautes murailles, pour être bien vieilles, ne présentaient aucune brèche, aucune basse fenêtre, et la grande porte était solide comme fer et acier.
— Avez-vous remarqué qu’un petit canal sort des douves et se dirige vers la mer ? demanda Tom Wills.
— Oui, et je me demande s’il ne pourrait nous offrir une chance… courons-la !
Le canal se trouva être presque à sec et ne servir qu’à l’écoulement des eaux de pluie et du ménage. Au prix de quelques acrobaties et de quelques griffes aux manteaux de cuir empruntés au sieur Garfield, ils purent se glisser sous une herse dont les barreaux effleuraient presque la surface de l’eau courante, et se trouvèrent dans un long tunnel étroit qui devait mener aux souterrains du château.
Harry Dickson commanda une brève halte pour réfléchir.
— Tous les manoirs du genre relèvent à peu près d’une même architecture, dit-il, les caves ne sont pas desservies par un seul escalier mais par plusieurs, le tout est d’en découvrir un.
Ils le firent pourtant assez vite. Un escalier étroit, aux marches boueuses et glissantes, apparut au fond d’une niche de pierre. Ils le gravirent en se guidant de la main sur les parois humides. Quand ils se trouvèrent sur un palier, ils butèrent contre une colline de pierres croulantes.
— La cave à charbon, dit Dickson… nous voici en bon chemin, les cuisines ne doivent pas être bien loin.
Une faible clarté rouge, apparue au loin à travers une vitre ternie par la poussière, leur donna raison. Ils se trouvèrent bientôt devant une porte vitrée très basse, qui donnait dans une spacieuse cuisine voûtée, où le feu se mourait sous les cendres.
— Il n’y a pas un grand personnel, céans, remarqua le détective.
— Pourquoi cela, maître ?
— Regardez la table : un unique verre, un cruchon à bière qui serait bien petit pour deux personnes, un seul couvert sali… Je crois que la garde du château n’a dû être confiée qu’à un seul domestique, qui est allé se mettre au lit depuis une heure au moins… C’est ce que les cendres du feu doivent vous apprendre.
Il y avait une seconde porte dans la cuisine et, quand les détectives l’eurent franchie, ils se trouvèrent devant un large escalier de pierre qui les conduisit au rez-de-chaussée, dans un hall haut et sombre comme une église. Un cartel sonna à ce moment un coup unique, qui résonna sous les voûtes comme un gong sinistre : une heure du matin.
Tom Wills songea à la même heure de la veille : étrange et terrible entre toutes, et un long frisson le secoua. Harry Dickson avait dû ressentir la même impression, car il serra doucement le bras de son élève.
— La peur ne vaut rien, mon petit…
Il avait à peine dit, qu’il serra davantage le bras de Tom Wills.
Quelque chose de doux et d’indéfinissable glissait au loin sur les dalles, s’arrêtant, laissant passer de longs silences avant de recommencer sa marche invisible.
— La chose de la nuit dernière, maître, dit le jeune homme tout bas.
— Pourquoi pas… après tout ? murmura le détective.
Une porte fut ouverte dans l’ombre, avec des précautions infinies.
— L’étrange odeur, dit tout à coup Tom Wills.
C’était un parfum bizarre et complexe, alliant les troublantes senteurs de l’encens à des relents d’écœurante pourriture.
— L’odeur de la Chine, répondit Harry Dickson tout bas.
— Cette nuit… l’être tué, c’était un Chinois, murmura Tom.
Harry Dickson ne répondit pas, mais il se coucha à plat ventre et se mit à ramper le long des dalles, vers une porte dont on voyait vaguement les hauts contours dans l’obscurité ambiante. Tom le suivait mais, comme ils s’approchaient, il arrêta son maître.
— Il y a de la lumière sous la porte, monsieur Dickson !
En effet, un faible rai de clarté jaune passait dessous.
— Allons voir, dit Dickson, les dents serrées, tenez votre revolver prêt.
La porte qui était vieille et vétuste présentait plus d’une fente, et tandis que les détectives y collaient un œil indiscret, ils eurent le même geste de surprise horrifiée.
Au milieu d’une pièce qui restait presque complètement dans l’ombre, brûlait un haut flambeau jaune, dont la flamme ne jetait qu’une avare clarté autour d’elle, comme si elle n’avait pour mission que d’éclairer un objet unique. C’était un étrange catafalque, petit et bas, recouvert d’une riche tapisserie, apparentée à celle qui avait disparu presque sous leurs yeux, dans l’usine sinistrée de Launton.
Mais leurs regards surpris et effrayés ne s’y attardèrent pas : un homoncule hideux, à la tête simiesque, gisait tout recroquevillé sur le macabre autel, et ils reconnurent l’affreuse petite créature qu’ils avaient abattue la nuit dernière. Et, soudain, une chanson s’éleva dans la nuit : elle était psalmodiée d’une voix lugubre, déchirée par la haine et le désespoir.
Si la langue en était inconnue à Tom Wills, elle ne l’était pas à son maître. C’était celle, cruelle et littéraire, des mandarins et des prêtres du Fleuve Bleu de Chine.
Ô, petit Lang, tu appartiens au feu.
Et tu retourneras au feu !
Mais les hommes sans Dieu.
Mais les voleurs de nos mystères sacrés,
Ont devancé le geste qui n’appartient qu’aux dieux.
Leurs armes maudites ont coupé
L’orbe vengeresse de ta vie, ô petit Lang !
Mais d’autres Lang sont en vie,
Et l’Esprit du feu est avec eux !
Les impies connaîtront la morsure du feu
Et les tortures sacrées,
Et la mort sans espoir !
Et le feu pourra te reprendre,
Car tu seras purifié par la vengeance,
Ô, petit Lang, ô digne serviteur
Des mystères sacrés et du Feu !
La chanson finit sur une longue plainte et le flambeau s’éteignit subitement. Harry Dickson et Tom Wills se hâtèrent de regagner le coin sombre de l’escalier de l’office.
Le jeune homme aurait bien voulu, comme toujours, poser des questions malgré les dangers de l’heure, mais un autre bruit le détourna de cette intention. Il venait du dehors et croissait rapidement en ampleur.
C’était le grondement d’un moteur lancé à toute allure.
— L’auto du châtelain à la barbe noire, maître, murmura-t-il.
— Non, Tom, c’est une motocyclette !
Il avait à peine parlé qu’une clé fut introduite dans la serrure de la grande porte du hall et que celle-ci s’ouvrit avec fracas.
Le cône de lumière d’une lampe de moto jaillit en avant et buta contre les murailles ; le vestibule s’en trouva partiellement éclairé.
Un homme s’avançait d’un pas lourd, secouant la pluie de son manteau ciré. Les détectives reconnurent Mr. Josuah Derrick.
Nous sommes obligés, pour la clarté de ce récit, de laisser Harry Dickson et son élève en face de ce nouveau mystère qu’est l’apparition du bon Mr. Josuah Derrick, dans le sombre château du Serpent de Mer, et de retourner vers le garage de Mr. Garfield.
Cet honnête commerçant avait donné un dernier coup de chiffon à la petite Moriss et s’apprêtait à bourrer une pipe bien gagnée, quand on frappa à la fenêtre du garage. L’homme à la barbe noire entra.
— Ah vous voilà, Crombie, dit familièrement le garagiste, je suis bien aise que vous arriviez un peu avant l’heure fixée, j’ai affaire aujourd’hui.
— Au diable, vos affaires ! grommela le châtelain dans sa sombre barbe, ce sont les miennes qui devraient vous intéresser et non vos sottes entreprises de contrebande, Gar !
— Très bien, mais elles sont à un peu trop longue échéance, et l’on pourrait y risquer gros, mon brave, tandis que les bidons d’alcool, les ballots de tabac et les paquets de dentelles sont d’un rapport immédiat.
— Billevesées, il faudra venir avec moi cette nuit.
Garfield eut un geste de dépit.
— Mais puisque je vous dis que j’ai affaire.
— Vous allez venir avec moi, entendez-vous !
— Là-bas ?… Mr. Garfield frissonna ; écoutez, Crombie, c’est une vilaine histoire, cela a réussi une fois et puis deux, mais la troisième pourrait ne pas réussir et alors qui irait tâter des galères, si ce n’est de la corde ?
— Laissez-moi tranquille, poule mouillée ! Cela réussira trois fois et dix fois, si je le veux. Je vous donnerai tout de suite cinquante livres.
Le garagiste se gratta l’oreille et hésita.
— Je ne dis pas… cinquante livres, c’est toujours bon à prendre, mais l’affaire de cette nuit m’en aurait rapporté au bas mot soixante !
— Va pour soixante !
— Avec moins de risques !
— Disons soixante-quinze… et mettez la Moriss en marche.
Le chiffre décida Mr. Garfield à capituler.
— Après tout, ils savent où trouver la Chevrolet et feront l’affaire sans moi, les amis qui viennent de la mer. Je vais leur laisser un petit mot sur l’ardoise !
— Rien du tout… Ce serait de la dernière imprudence. Fermez le garage et suivez-moi sans retard ! ordonna l’homme à la barbe noire.
Garfield ne fit plus d’objection et se hâta d’obéir.
Quelques minutes après, la Moriss filait sur la route, et c’est ainsi que le brave Garfield ne s’aperçut pas, cette nuit-là, de la disparition de son automobile. Ils suivirent pendant quelque temps le même chemin que Harry Dickson mais, à la seconde route de traverse, ils obliquèrent vers l’intérieur des terres.
— Au moins, on ne va pas s’arrêter trop près de l’établissement, murmura Mr. Garfield.
— Soyez sans crainte, les lascars sont avertis et savent où nous trouver.
Il y avait un peu de lune dans le paysage et, bientôt, ils virent dans sa clarté de longues murailles basses s’élever parmi les labours sombres.
— Stoppons ici, supplia le garagiste.
— Soit. D’ailleurs, nous ne sommes pas loin !
Ils couvrirent à pied quelques centaines de yards et, arrivés à un bosquet de trembles, Mr. Abercrombie fit halte et imita le cri d’un oiseau nocturne. La réponse vint aussitôt, malhabile et craintive.
— Par ici ! dit l’homme à la barbe noire, venez, c’est moi !
La verdure d’une haie s’agita et trois formes grêles et menues s’avancèrent en hésitant au milieu du chemin.
C’étaient trois petits garçons, revêtus du triste uniforme des orphelinats d’Angleterre.
Ils s’approchèrent peureusement des deux hommes et le plus grand prit la parole.
— Ainsi vous voulez nous aider aussi à nous enfuir de notre prison, monsieur, demanda-t-il d’une voix suppliante, comme vous l’avez fait pour les autres ? Le bon Dieu vous récompensera, car nous sommes si malheureux là-bas !
Il désigna les longs murs blancs sous la lune.
— Pas à manger… travailler comme des bêtes… des punitions en masse et des coups ! acheva-t-il avec haine.
— Tout cela est fini, dit gentiment Mr. Abercrombie, vous allez monter dans une belle auto, qui vous conduira vers un magnifique château où vous passerez la nuit, demain nous aviserons !
— Pourquoi faites-vous cela, sir ? demanda un des petits, avez-vous fait vœu de venir en aide aux petits orphelins, et de les délivrer ?
— Vous avez deviné, mon ami, répondit l’homme noir en riant, venez, il ne faut pas qu’on nous surprenne !
— Oh, non, on serait terriblement punis, vous savez !
Ils poussèrent des cris d’admiration devant l’auto, affirmant qu’ils n’en avaient jamais vu de plus belle, bien qu’on dût les y entasser comme harengs en caque.
— Tenez-vous bien tranquilles là-dedans, conseilla Mr. Garfield, il se pourrait qu’il y ait des gendarmes sur la route.
— Qui nous reconduiraient à l’orphelinat n’est-ce pas ? Oh oui, nous serons bien tranquilles !
Une demi-heure plus tard ils faisaient leur entrée au château du Serpent de Mer.
*
* *
— Cela, murmura Harry Dickson, qui les vit entrer, cela c’est un peu fort… Si jamais je m’attendais à une pareille venue !
Ils étaient toujours postés dans l’ombre de l’escalier de l’office, n’osant guère risquer un pas hors de leur retraite.
Mr. Josuah Derrick s’était aussitôt enfoncé dans les profondeurs du manoir et on ne l’avait plus revu, ni entendu.
— Conduisez-les à leur chambre, Gar, dit Mr. Abercrombie, ils y trouveront du chocolat et des oranges et pourront se mettre de suite au lit.
— Oh merci, monsieur !
— Bonne nuit, mes petits !
— Reverrons-nous nos petits amis qui se sont enfuis l’autre jour, monsieur ? demanda le plus jeune des trois.
— Mais certainement, demain !
Garfield les emmena, mais Harry Dickson entendit le châtelain lui murmurer rapidement :
— Pas d’oranges pour le plus petit et ramenez-le-moi dans la cuisine !
— Diantre, gronda le détective, quelle vilenie se prépare-t-il ici dans l’ombre ? Que peuvent tramer ces gens ? En tout cas, le chemin de Garfield passe par la cuisine… C’est dans nos cordes.
Il prit Tom par le bras et retourna à l’office. À la lueur mourante du feu, il l’explora du regard ; certes, elle n’offrait pas une profusion de cachettes propices, mais il y avait un grand placard dans un coin…
Ils s’y blottirent tant bien que mal, laissant la porte légèrement entrebâillée. Rien ne bougeait dans le château, si ce n’est un cartel qui sonna l’heure.
À l’intérieur du placard, l’air devenait lourd, presque irrespirable.
— Écoutez ! fit soudain Dickson, les voilà !
Un pas pesant résonna, puis une grosse voix, celle de Garfield s’éleva :
— Restez tranquille, morveux, où je vous casse les os… puisque je vous dis que l’on ne vous veut pas de mal !
— Je veux retourner auprès de Teddy et de Bob, pleurait une petite voix désespérée, je préfère retourner à l’orphelinat et être battu. Oh, que j’ai peur !
La porte de la cuisine s’ouvrit et Garfield poussa le gamin à l’intérieur et alluma une lampe à pétrole.
— C’est bien, Garfield, dit une voix, que Dickson reconnut pour celle du châtelain, vous pouvez partir.
— Ce n’est pas trop tôt, bougonna le garagiste, mais vous savez, je n’aime pas beaucoup ces histoires auxquelles je ne comprends rien. Mais enfin, puisque vous payez, ce n’est pas mes oignons !
Il remonta vers le hall, laissant l’enfant seul dans la cuisine pénombreuse.
Harry Dickson sentit Tom bouger à ses côtés, mais il le retint à temps.
— Attendez !
Ils avaient bien entendu la voix d’Abercrombie, mais sans pouvoir se rendre compte d’où elle venait. Soudain, le châtelain se trouva dans la cuisine sans qu’on eût pu dire d’où il venait.
— Venez, dit-il d’une voix brève, en prenant l’enfant aux épaules.
— Je ne veux pas ! cria le petit éploré.
Abercrombie l’enleva comme une plume et marcha vers la muraille du fond.
Les détectives virent alors qu’un étroit passage s’était ouvert tout contre le foyer et qu’une lumière lointaine l’éclairait.
Tenant l’enfant dans ses bras, l’homme noir s’y enfonça résolument. À la même minute, Harry Dickson bondit comme un tigre sans faire de bruit et glissa son couteau dans l’interstice de la minuscule porte clandestine au moment où elle se fermait derrière le ravisseur.
Le passage restait ouvert !
Le détective fit signe à son élève.
— On y va, souffla-t-il, s’ils nous trouvent, leur compte est bon, car je les fusille à bout portant, je crois que ce sont de fiers chenapans.
À pas de loup, ils s’engagèrent dans l’étroit boyau ; la lumière qu’ils avaient entrevue et qui les éclairait imparfaitement provenait d’une lointaine lampe vénitienne multicolore, pendue au plafond, juste à l’endroit où le chemin souterrain faisait un coude.
Une fois ce coude franchi, un murmure de voix leur parvint, ainsi que les sanglots étouffés du petit captif. Mais là où les détectives tournèrent leurs regards, ils n’aperçurent que des murs gris et unis.
— Faites donner la lumière, entendirent-ils dire par Abercrombie.
Un sourd grondement éclata, le sol vibra longuement, et en même temps une ligne de feu blanc courut au plafond.
Harry Dickson découvrit alors une sorte de cheminée qui montait le long des parois. Il n’hésita pas, des interstices et quelques briques disjointes allaient lui servir d’échelle ou d’escalier.
Suivi par Tom Wills, il monta de quelques yards, et prit pied dans un petit réduit surplombant le passage. Mais aussitôt il dut se voiler les yeux tant ils furent éblouis.
Un faisceau lumineux gros comme le bras mais d’une blancheur inouïe surgissait hors d’un puissant appareil d’optique dont le moteur ronronnait frénétiquement. Il tombait en plein dans une immense lentille incrustée dans le sol.
— La lentille de l’usine ! murmura Tom Wills.
Il ne fallait pas songer à s’en approcher, car leurs ombres se seraient fatalement interposées entre la lumière et la loupe, mais il y avait une petite lucarne témoin aménagée dans le plancher et ils s’en approchèrent avidement.
Harry Dickson poussa un grondement, Tom recula stupéfait.
— La chambre ronde de la manufacture Stormer !
Elle était là, au-dessous d’eux, avec ses tapis orientaux, ses deux fauteuils, sa table basse, mais une étrange machine en occupait la plus grande partie.
Abercrombie et Josuah Derrick se tenaient auprès d’elle, devant la singulière plaque de fer… et, sur cette plaque, le petit orphelin était retenu par des griffes de métal, ne bougeant plus que faiblement, hypnotisé par la lumière intense que la lentille concentrait sur lui.
Il resplendissait, le pauvre, comme un malheureux petit ange, tout en lumière… Soudain, la machine accéléra son mouvement, ou plutôt on aurait pu le croire, tant son rugissement devint aigu. La lumière prit une forte teinte bleue et tout à coup…
Le petit n’y était plus !
— Oh ! fit Tom…
Harry Dickson, sidéré, regardait la plaque : une fine poussière brune la recouvrait en entier.
Les deux hommes se mirent à la triturer fiévreusement des doigts.
Harry Dickson comprit vaguement que quelque chose d’inexplicable encore, mais d’abominable, venait de se passer sous ses yeux. Il prit son revolver et mit Abercrombie en joue, décidé à l’exécuter sur-le-champ.
Mais il vit subitement les deux hommes faire un geste d’immense terreur… Quelque chose de particulièrement abject fondit sur eux. Tom Wills reconnut des yeux noirs monstrueux… Et brusquement ce fut la nuit noire autour d’eux, une nuit d’où montèrent d’horribles appels d’angoisse et de souffrance.
La terre bougea sous les pieds des détectives. Ils furent heurtés, bousculés, meurtris et puis roulèrent comme au fil de pentes vertigineuses et interminables vers des gouffres sans fin.
— Maître ! cria Tom Wills.
Il heurta de la tête quelque dur objet et resta immobile. Harry Dickson n’avait pas répondu.
— Maître ! implora Tom Wills.
Il sentit une fraîche caresse sur son front brûlant et la voix du détective lui répondit :
— Une grosse bosse, mon petit, c’est tout ! Moi, pour ma part, j’en ai récolté trois ou quatre, mais je suis déjà debout depuis plus d’une heure.
— Où sommes-nous ?
— Dans les sous-sols de ce maudit château, au bord du canal des douves, mais il paraît y avoir eu du changement depuis hier. Vous sentez-vous de force à y aller voir avec moi ?
Tom Wills se leva en geignant. Sa tête lui faisait un mal affreux, mais de sentir son maître indemne à côté de lui, c’était déjà une guérison.
— Heureusement que ma lampe a résisté ! dit le détective en faisant fonctionner sa lanterne de poche électrique.
— Que nous est-il arrivé ?
— Je suppose que le geste ultime des habitants du château pour sauver leur singulier laboratoire a été de faire tout basculer dans les profondeurs, par le truchement de quelque habile et rapide mécanique, et nous avons participé au mouvement.
Un grondement méchant leur parvint.
— Attention, dit Harry Dickson, au bas de cette pente se trouve un véritable torrent, qui se rue dans la mer, j’ai déjà poussé une pointe par là, pour en revenir bien déçu : d’épaisses grilles en barrent la profondeur et tout le couloir qui lui sert de passage.
La clarté de la lampe électrique fut reflétée par des remous furieux, se heurtant avec frénésie contre les parois rocheuses.
Le détective posa sa lampe à côté de lui et se prit la tête dans les mains.
— Réfléchissons… et quand nous aurons réfléchi, le diable serait bien fort, s’il nous tenait une heure de plus captifs dans ces vilains lieux !
Tout à coup, Tom prit son maître par l’épaule et le tira en arrière :
— Quelqu’un nage vers nous, dans l’ombre… Tenez, il tend le bras !
En effet un bras faisait de vains mouvements, semblait-il, pour s’agripper aux pierres de la berge. Harry Dickson grogna.
— Ce bras-là ne saisira plus personne, car il appartient à un mort… Regardez, c’est une vieille connaissance !
Le flot tumultueux, abandonnant sa proie, avait rejeté un corps sur l’étroit rivage, et ce corps était celui de Mr. Garfield. Harry Dickson l’attira vers lui.
La tête du garagiste ballotta étrangement, quand le corps fut tiré hors de l’eau bouillonnante.
— Il a la gorge tranchée ! s’écria Tom Wills.
— Il a son compte, déclara Harry Dickson, et, par le Ciel, il ne l’a pas volé. Mais je crois reconnaître le coup qui a mis fin à sa vilaine vie.
— Comment ?
— Un coup de sabre chinois, my boy.
Harry Dickson tâta le corps exsangue du scélérat et poussa une exclamation presque joyeuse.
— Voilà qu’il essaye de racheter quelque peu ses crimes en nous venant en aide, dit-il. Et, ce disant, il tira de la poche du mort quelques outils de mécanicien. Une forte lime, un ciseau à froid, de robustes pinces…
— Une grille en amont, deux grilles en aval ! dit Harry Dickson, nous allons tâter de la première, surtout que c’est sur le chemin de l’intérieur et qu’il nous reste de la besogne à faire dans cette atroce cambuse.
Retenu par Tom, il arriva lentement à la hauteur de ladite grille et se mit immédiatement au travail.
La rouille avait d’ailleurs déjà besogné pour eux, et puis les outils de feu Mr. Garfield étaient d’excellente qualité.
Un barreau céda, un second prit bientôt le même chemin.
— Il y a des pierres au milieu du torrent, il ne s’agit pas de les manquer, cria Harry Dickson à l’adresse de son élève en lui donnant l’exemple.
Ce fut une marche pénible et particulièrement angoissante que celle qu’ils venaient d’entreprendre. Le torrent semblait redoubler de fureur à mesure que les hommes avançaient.
Mais, au bout de nombreux et stériles efforts, il parut pourtant que la victoire se décidait en faveur des détectives.
— Un escalier ! cria Harry Dickson en apercevant des marches de pierre noire s’avancer vers le bord de l’eau grondante.
Ils y prirent pied et respirèrent : la première difficulté était vaincue.
— Je ne sais vraiment pas où nous nous trouvons, avoua le détective, comme ils se mettaient à gravir les marches raides, ce n’est pas le chemin d’hier soir, il s’en faut de beaucoup, ces diables de châteaux ont plus d’un tour dans leur sac. Holà… voilà enfin une porte, et, derrière une porte, il y a toujours quelque chose ; naturellement elle est fermée. À moi les outils de ce bon Mr. Garfield, de bien fâcheuse mémoire.
La porte, bien que robuste, dut céder tout comme la grille, et, après l’avoir ouverte en la faisant crier de tous ses gonds, les détectives prirent pied dans une cave tout en longueur, faiblement éclairée par des soupiraux souillés de poussière et de crasse séculaires. Mais ils trouvèrent là matière à une profonde stupeur.
Sur des tables basses, des porcelaines merveilleuses s’entassaient en désordre. Harry Dickson reconnut les précieuses formes et les couleurs qui faisaient la gloire de l’art chinois des siècles lointains.
Il darda la flamme de sa lampe sur elles, et reconnut la cause du désordre, voire du dédain qui semblait avoir présidé à leur abandon dans cette cave.
Ce n’étaient que des ébauches… ici et là les belles couleurs s’allumaient mais elles fondaient aussitôt en de ternes maculatures, en des failles sans beauté comme sans éclat.
— Je crois que je commence lentement à comprendre, dit-il d’une voix grave, le mystère de Launton aura bientôt vécu, si Dieu nous permet de sortir sains et saufs de cet antre.
— Nous redoublerons de prudence, commença Tom Wills.
— Inutile, répondit Harry Dickson, criez, chantez si cela vous plaît…
— Mais la chose mystérieuse de minuit et l’homme à la barbe noire et Josuah Derrick ? s’écria Tom Wills.
Le détective se mit à rire malicieusement.
— Si mon petit doigt a raison, je crois que « la chose » a travaillé pour nous afin de rendre MMr. Abercrombie et Derrick inoffensifs.
— Mais la chose même ?
— Elle est partie.
— Comment ? Pourquoi ?
— Parce qu’il fait jour, my boy !!
— Elle n’est donc redoutable que pendant la nuit ?
— Quant à cela, non, rappelez-vous la main brune et le sabre recourbé de l’usine Stormer, mais je suis d’avis que pendant le jour elle a autre chose à faire.
Tom Wills n’insista plus, d’autant que son maître venait de traverser d’un bon pas le cimetière des porcelaines pour s’attaquer à une nouvelle porte qui leur livra bientôt passage.
Deux nouveaux couloirs furent parcourus, un escalier monté.
— Je crois m’y reconnaître un peu, maintenant ! s’écria le détective en entraînant son élève.
Il poussa une porte vitrée et se trouva dans la cuisine du château. Mais quel changement s’y était opéré ! Un mur, celui du fond, s’était écroulé et n’offrait plus à leur vue que le triste spectacle d’un gros tas de briques écrasées et de gravats.
— Attention, Tom, conseilla le maître, ici le terrain n’est pas sûr !
En effet, le dallage avait cédé en maints endroits et, en de sombres profondeurs, on entendait mugir le torrent souterrain.
— Inutile de retourner là-dedans, ricana le détective.
D’un pas allègre ils remontèrent vers le hall.
— Et les petits orphelins ? demanda Tom.
— Nous allons les retrouver, je suppose qu’il ne leur est pas arrivé de mal, répondit Harry Dickson.
Le château était désert et seul l’écho et la résonance du lieu répondirent au bruit de leurs pas.
À l’étage, une multitude de salles s’ouvraient sur de larges paliers que les détectives parcoururent. Une porte était ouverte, et ils entrèrent dans une chambre de domestique pauvrement meublée et marquée du signe de l’horreur : une large flaque de sang se coagulait sur le pas de la porte, parmi des vêtements d’homme épars.
— L’unique domestique que nous n’avons pas entrevu, murmura Dickson, il doit avoir pris le même chemin que Garfield, mais le torrent ne nous l’a pas apporté ; nous ignorerons sans doute à jamais son visage.
— Mais les enfants ?
Harry Dickson fronça les sourcils : sa belle certitude semblait avoir reçu un accroc devant le sanglant spectacle.
Rapidement, ils coururent de chambre en chambre et enfin ils les trouvèrent.
Ils dormaient sur un large divan, du bon sommeil de la jeunesse.
Tom voulut les réveiller, mais Harry Dickson le retint.
— Inutile, on leur a administré un puissant narcotique, ils doivent en avoir encore pour des heures. Laissons-les, nous aviserons plus tard, il nous reste encore à voir pas mal de choses dans ce château.
Mais le soleil montait déjà haut sur la mer proche, qu’ils n’étaient guère plus savants. Le manoir ne semblait plus receler aucun mystère. Ils ne trouvèrent que des chambres meublées sans richesse, et une nouvelle exploration vers les lieux où s’était abîmée l’étrange chambre ronde ne leur en apprit que le péril.
Vers midi, ils découvrirent quelques maigres victuailles dans un buffet et s’en régalèrent en gens affamés.
— Je comprends pourquoi Abercrombie estimait la cuisine clandestine de Leemans, dit le détective en éventrant une boîte de corned-beef et en s’empiffrant de biscuits éventés.
— Retournons à Launton, conseilla Tom Wills.
Mais le maître secoua énergiquement la tête en signe de refus.
— Nous allons installer les gamins dans l’auto de Garfield et vous allez me les reconduire à l’orphelinat ; j’y joindrai un mot personnel pour le directeur qui leur épargnera – sur mon ordre – toute punition, car ces infortunés ont été les victimes d’odieux forbans, dont je ne commence encore qu’à entrevoir les noirs desseins.
— Et après, maître ?
— Vous allez revenir, ici Tom.
— Pour quoi faire, mon Dieu ?
— Pour y passer la nuit !
— Ciel, vous n’êtes pas amusant.
— Je crains que la nuit ne le soit pas davantage, mais elle pourrait être pour le moins instructive.
Tom Wills s’inclina.
— Je prends les gamins en charge et je ferai de la vitesse pour rentrer.
— Avant que le soir ne tombe, mon petit ; voici ma lettre pour le directeur de l’orphelinat, je le préviens d’ailleurs de ma prochaine visite, et si vraiment il se montre trop dur pour les infortunés confiés à sa garde, je me charge de le faire changer de conduite !
Quand il entendit au loin le moteur de la Chevrolet gronder sur la route, il songea à employer ses heures de solitude et se souvint d’une petite bibliothèque entrevue au cours de son exploration du château.
C’est là que Tom Wills le retrouva.
Les yeux du maître pétillaient ; il brandissait un vieux volume poussiéreux et passablement malpropre.
— Voici ce qui manquait à mon enquête, s’écria-t-il, et dire que nous vivons au siècle de l’électricité, du machinisme outrancier, de la radio et des avions ! Le passé ne perd jamais ses droits, my boy !
Il jubilait littéralement et déboucha sans vergogne une bouteille de vieux porto découvert dans un placard, pour fêter sa trouvaille.
— C’est le château du Serpent de Mer qui paie le toast à la déconfiture de ses habitants ! cria-t-il de joyeuse humeur.
Mais déjà les ombres s’allongeaient sur la terre, la mer s’assombrissait, malgré les rougeurs du couchant.
— Nous allons reprendre notre poste dans le coin de l’escalier de l’office, dit le détective.
Ainsi dit, ainsi fait. Le soir ternit les hauts vitraux du hall, puis la nuit en effaça les couleurs. Le temps, qui avait été calme tout au long de la journée, se gâtait, et le vent, venu de la mer, tournait à la tempête.
Les échos des rafales se mouraient en plaintifs murmures au fond de la lugubre demeure seigneuriale.
Tout à coup, Harry Dickson poussa son élève du coude.
— L’odeur, Tom… la sentez-vous ?
— Oui, maître, répondit le jeune homme à voix basse.
— Écoutez…
Un vrombissement caractéristique venait de s’élever. Le sol frémit doucement, et soudain la trépidante voix d’un moteur de forte puissance se fit entendre.
— Mais c’est le moteur d’hier…
— Regardez donc la porte devant nous !
C’était celle derrière laquelle ils avaient vu, la veille, le bizarre catafalque. Ils avaient pourtant minutieusement exploré la pièce pendant la journée sans rien trouver d’insolite, ou qui pût leur rappeler l’incompréhensible scène rituelle de la nuit passée.
Mais, sous cette porte, ce n’était plus la tremblante lueur d’un flambeau qui se dessinait, c’était une ligne d’une blancheur crue.
— Allons voir !
Ils n’avaient pas fait un pas que déjà ils se rejetaient en arrière. Un épouvantable hurlement venait de déchirer le silence ; c’était une clameur aiguë, due à une souffrance inhumaine.
— Allons voir tout de même ! décida Harry Dickson.
Ils s’approchèrent de la grosse fente qui courait comme une zébrure de feu blanc à travers le sombre panneau de chêne de la porte.
Ils ne virent d’abord que des clartés fulgurantes, mais les cris d’horreur et de douleur s’élevèrent plus près d’eux, comme du sein de cette masse ignée.
Tom Wills parla le premier, bien difficilement, il est vrai, car ses dents s’entrechoquaient, sous l’empire de la terreur.
— La chambre… ronde… est devant nous.
Oui, elle était là, comme ils l’avaient vue dans l’usine Stormer et dans les caves. C’est-à-dire que l’énigmatique machine s’y trouvait, dardant un large faisceau de furieuse clarté sur une grande plaque de métal. Et sur cette plaque…
C’était comme un film abracadabrant dont les images se suivaient sans coordination, heurtées et folles. Des mains paraissaient, se tordaient, se fondaient, puis des jambes, qui devenaient grêles, et s’évanouissaient dans l’air sans laisser de traces.
Les cris s’éteignaient par moments en des râles fous, pour reprendre aussitôt, en des rafales aiguës.
— Maître, supplia Tom, il nous faut intervenir… C’est abominable !
Mais le détective le retint d’une main ferme.
— Inutile, nous tomberions aussitôt, victimes de notre intervention… et puis, je suis convaincu qu’une terrible œuvre de justice s’accomplit sous nos yeux.
Un changement s’opéra en cet instant dans la lumière terrifiante qui fusait hors de l’appareil : elle vacilla et passa au rose… Puis, le cône pivota et tomba sur deux singuliers objets qui tressautaient encore vaguement.
Les deux détectives frémirent d’horreur : c’étaient Abercrombie et Josuah Derrick… Mais que s’était-il passé avec eux ?
Car on ne pouvait plus leur découvrir ni bras ni jambes, seule leur tête, livide et tordue par d’affreuses souffrances, était intacte, sur un tronc qui semblait, lui aussi, fondre lentement.
— Petit à petit, leur corps se volatilise ! haleta Tom.
— Comme ils ont fait de celui de Tit Balmore, du petit orphelin d’hier et de bien d’autres encore, dit Harry Dickson d’une voix sombre. Que justice se fasse ! Ces hommes ne sont d’ailleurs plus à sauver.
Soudain un chant de triomphe éclata, fantastique, démoniaque :
Le feu reprend ce qui est à lui !
Il inflige les pires souffrances
À ceux qui veulent lui ravir ses secrets.
Malheur à ceux qui veulent voler celui
Des pierres de l’art de la haute dynastie
Des empereurs Ming !
Empereurs protégés par le feu !
Par l’esprit du feu !
L’Esprit du feu venu lui-même
Sur la terre des infidèles,
Pour y châtier l’injure !
Le cône de lumière reprit son intensité première, dès que la terrible chanson fut achevée, et inonda lentement les têtes des deux suppliciés. On vit leurs crânes se fendiller, un liquide gris et fumant en sortir en bouillant ; un dernier hurlement s’éleva… et une épaisse poussière rougeâtre voltigea dans la clarté du diabolique projecteur.
À la même minute, une atroce petite créature bondit au milieu de la pièce et se jeta, griffes tendues, sur l’ignoble poudre humaine.
Mais, Harry Dickson vit, trop tard, le geste de son élève. Celui-ci leva son revolver vers la plus large partie de la fente et tira. L’homoncule, le crâne fracassé, roula par terre, tandis qu’un cri de démence s’élevait, qui sembla emplir toute l’atmosphère.
— Tom, imprudent ! s’écria le détective, courons… vite… il y va de notre vie !
Un fracas formidable emplissait le château qui trembla sur ses bases, des murs s’écartèrent, s’ouvrirent comme des cartes, puis une clarté aveuglante fusa. Mais Harry Dickson avait ouvert la porte du hall et se ruait au-dehors, tandis qu’une haleine de fournaise leur soufflait dans le dos.
— Vers l’auto ! Vers l’auto ! clama le détective.
Ils semblaient être le centre d’un immense brasier ; devant eux la mer paraissait être de feu liquide.
Haletants, épuisés, ils se jetèrent dans la Chevrolet, dont Dickson actionna le démarreur d’une poussée frénétique.
L’auto bondit dans l’étroit chemin des dunes, filant comme une trombe, au mépris des virages les plus fous.
Tom Wills, qui se retourna un instant, vit de hautes flammes s’élever contre le ciel noir, mais il vit aussi, se détachant en sombre contre la rouge apothéose, une créature indescriptible, dont, même à distance, il distinguait les yeux noirs et féroces fouillant l’étendue pour découvrir les profanateurs. L’Esprit du feu !
Harry Dickson et Tom Wills étaient revenus chez Mr. Abigail Chamblett. Le brave homme était désolé : son domestique, Mr. Josuah Derrick, l’avait quitté sans crier gare, sans l’avertir.
Pourtant, le détective ne souffla mot de son aventure.
La destruction complète du château du Serpent de Mer défraya quelque peu la chronique locale de Launton, mais sans éveiller grande passion : le manoir était loin, et les gens de ville ne s’occupaient que de ce qui se passait entre leurs murs. Une fois cette enceinte franchie, la moindre distance équivalait pour eux à un éloignement aussi conséquent que s’il s’était agi des Amériques !
— Qu’attendez-vous encore, maître ? lui avait demandé Tom, au lendemain de leur périlleuse équipée.
— Croyez-vous donc avoir tout découvert ? demanda narquoisement le détective.
— Beaucoup de choses oui, mais que je ne parviens pas à coordonner, répondit assez piteusement le jeune homme.
— Tout juste, my boy, et il me manque un dernier chaînon.
Il réfléchit une minute puis se reprit quelque peu.
— Ce n’est pas précisément un chaînon inconnu, car je sais où le trouver. Mais qu’importe. Je désire aujourd’hui qu’on me le serve tout rôti, tout prêt, comme une bonne volaille.
Comme si elle n’avait attendu que cela, Mrs. Patterskew entra dans la salle à manger, portant un plat où se pavanait un canard cuit à point. Elle fut suivie sur-le-champ par Mr. Abigail Chamblett.
— Monsieur Dickson, commença l’hôte, n’avez-vous pas dit que vous me soigneriez pour le dessert ? J’aime croire que cette friandise promise s’adresse surtout à mon intense curiosité.
— Il en sera ainsi, monsieur Chamblett, répondit le détective, mais, en attendant, je vais commencer par ne pas déplorer l’absence de Mr. Derrick, qui nous aurait certainement privé d’un repas pareil à celui-ci. Permettez que je me serve une aile de cette délectable volaille.
Mr. Abigail Chamblett était sur des charbons ardents, et il fit l’impossible pour que Mrs. Skew pressât le service.
Enfin, une dernière salade fut expédiée et l’on prit le chemin du cabinet de travail de l’antiquaire, où les liqueurs et le café furent servis.
Harry Dickson prenait son temps, coupant précautionneusement le bout de son cigare, après l’avoir fait au préalable craquer contre son oreille pour s’assurer qu’il était assez sec à son goût.
Mr. Chamblett considérait tous ces préambules avec une sorte de désespoir comique, puis enfin l’heure du « dessert » promis arriva. Harry Dickson commença par poser une question à son hôte.
— Dans la belle bibliothèque que je vois ici devant moi, monsieur Chamblett, vous devez avoir quelques ouvrages qui traitent de la Chine ?
— Certainement, monsieur Dickson, les voilà tous réunis sur un même rayon.
Le détective se leva, examina les titres un à un, puis il s’empara d’un des livres, un gros in-folio relié en veau.
— Beau livre, bon ouvrage, murmura-t-il d’un air satisfait.
— Je suppose, monsieur Dickson, dit Mr. Chamblett d’un ton mécontent, que vous ne voulez pas parler livres et bibliomanie à cette heure ?
— Et pourquoi pas ? répliqua doucement le détective, si nous pouvons y trouver quelque profit ? Moi, par exemple, j’attache grande importance à certaines choses décrites en ces pages par un savant explorateur de l’Empire du Milieu.
Il feuilleta posément le gros volume, admira quelques gravures et, soudain, tomba comme en arrêt devant l’une d’elles.
— Voyez-moi cela ! dit-il.
Tom Wills, qui regardait par-dessus son épaule, poussa un cri de terreur. Sur la page, une affreuse figure grimaçait, sombre et menaçante, celle du petit monstre tué une nuit dans Chamblett House, et de son homologue tombé sous ses propres balles, la veille dans le château incendié.
Mr. Chamblett regarda à son tour, mais avec moins d’émotion.
— C’est Hong-Dhû, dit-il, un serviteur du feu sacré, cette vieille et sombre religion qui date de dynasties disparues depuis des millénaires.
— Savez-vous quelque chose à leur sujet ? demanda Harry Dickson.
— Mais… ce que j’en ai appris au cours de mes lectures, oui… c’est-à-dire, peu de chose.
— Racontez-nous cela, pria Harry Dickson.
— Vous y tenez ? Soit… Mais je crois que vous vous complaisez à me faire languir, monsieur Dickson… qu’importe, j’obéis.
» Cette antique et cruelle religion, basée surtout sur une terrible profession de magie rouge et noire, ne possédait que quelques prêtres, deux ou trois, si ma mémoire est bonne. Ces prêtres avaient presque la puissance d’un dieu aux yeux des pratiquants. Plusieurs d’entre eux ont passé pour avoir incarné l’Esprit du feu et il paraît que leur science était redoutable.
» Ils avaient pour servants les Hong-Dhû. C’étaient des êtres qu’on avait mutilés dès leur prime jeunesse pour les rendre d’une laideur repoussante et, en même temps, d’une adresse, d’une malice et d’une cruauté stupéfiantes. Ils étaient surtout dressés au crime, au meurtre, au vol et à la rapine.
» Si le prêtre du feu avait le droit de tuer, il lui était par contre interdit de se souiller les mains d’un vol… mais ils chargeaient les Hong-Dhû d’en perpétrer un grand nombre à leur lieu et place, et pour leur profit, cela va sans dire.
— Si je ne me trompe, l’industrie de la porcelaine était sous la protection du feu sacré en ces temps lointains ? demanda Dickson.
— Oui, murmura Mr. Chamblett, je crois que cela est vrai. Pourquoi me demandez-vous cela monsieur Dickson.
— Sans aucune intention. Simplement en passant.
— N’oubliez pas que l’art de fabriquer et de colorer certaines porcelaines des Ming dépendait de la magie…
— Rouge, ou celle du sang, approuva le détective.
Mr. Abigail Chamblett lui jeta un regard étonné.
— Oui… en effet, c’est bien possible, murmura-t-il.
— Surtout en ce qui concerne la porcelaine bleue et rose légèrement diaprée d’un rouge profond.
— Ciel ! s’écria Mr. Chamblett, cette espèce a complètement disparu.
— J’ai lu cela quelque part, moi aussi, dit négligemment le détective, mais à propos d’un Hong-Dhû… que diriez-vous, monsieur Chamblett, si un pareil petit bonhomme devait circuler nuitamment dans votre maison.
L’antiquaire devint livide.
— Ne dites pas de pareilles horreurs, monsieur Dickson, balbutia-t-il.
Mais Harry Dickson était devenu soudain très grave.
— Ce que vous venez de nous raconter, monsieur Chamblett, me suffit, et je vous en remercie. Je vais à mon tour prendre la parole pour commencer par vous dire que j’ai tué dans votre propre maison un Hong-Dûh, le soir des coups de feu… et que, depuis, en un autre lieu, Tom Wills a fait de même.
Mr. Chamblett poussa une exclamation horrifiée.
— Ici… un Hong-Dûh… c’est horrible, mais alors…
— Alors ? Mais c’est tout… ils sont morts !
L’antiquaire ne semblait pas avoir entendu cette rassurante réplique.
— Ce n’est pas là où est le danger, monsieur Dickson… le Hong-Dûh passe encore, cela se tue à coups de revolver, comme vous en avez fait l’expérience, mais lui… lui…
— Qui ?
— L’Esprit du feu ! hurla l’antiquaire, littéralement terrorisé.
— Expliquez-vous, dit froidement le détective.
— Le Hong-Dûh n’est jamais détaché seul, ce n’est que le satellite d’un de ces épouvantables prêtres, incarnant l’Esprit du feu. Quand le Hong-Dûh est là… cette féroce déité n’est pas loin… Que Dieu nous protège !
— Très bien, dit Harry Dickson de l’air le plus calme du monde, souffrez que je continue à présent.
» Saviez-vous à quel rite les prêtres du feu soumettaient la fabrication de cette prodigieuse porcelaine, aujourd’hui inconnue ? À celui du feu et du sang. Le feu, ils l’empruntaient au soleil, et le sang à de jeunes victimes. Par un jeu de miroirs paraboliques dont le secret est perdu pour nous, ils concentraient les rayons solaires sur leurs victimes vivantes et non endormies jusqu’à ce qu’elles fussent converties en une poudre rouge. Matière qui leur servait alors de poudre de projection, comme chez les Rose-Croix alchimistes des siècles passés chez nous !
— Poudre rouge… hoqueta Mr. Chamblett.
Harry Dickson ne semblait guère l’entendre et continuait.
— Or, deux hommes ont essayé, depuis, de refaire cette porcelaine. C’étaient Stormer, le propriétaire de l’usine de Launton, et son associé Silvering.
— Je sais, murmura Chamblett, je vous l’ai dit.
— Euh… plus ou moins, mais ce n’est pas tout. Ces deux chercheurs construisirent un appareil qui, bien qu’électrique, remplaçait la force solaire ou plutôt y suppléait. Ils l’avaient installé, selon les rites chinois, dans une chambre ronde, clandestine, dans leur usine. Croyez-vous, monsieur Chamblett, qu’ils aient travaillé en se passant de victimes humaines ?
— Non, souffla Mr. Chamblett en suant à grosses gouttes, je ne le crois pas.
— Ni moi non plus !
— Mais, objecta faiblement l’antiquaire, n’oubliez pas que, depuis des années, Stormer était enfermé comme fou…
— Au château du Serpent de Mer ! s’écria Dickson, je le sais.
— Non ! s’écria Mr. Chamblett, absolument médusé par ce qu’il venait d’apprendre.
— Attendez-vous à en entendre bien d’autres, continua Dickson sans se démonter. Voici que l’usine flambe… Mr. Silvering se jette dans les flammes en criant qu’il veut découvrir le mystère ! Quel mystère ? Mais celui qu’il soupçonnait depuis quelque temps, notamment qu’on l’espionnait fiévreusement depuis longtemps, et que le feu ne pouvait être occasionné que par la malveillance, pour détruire son œuvre sur le point de réussir !
» Et il se réfugia à l’intérieur de la chambre mystérieuse qui résista fort bien aux flammes et que personne ne découvrit, sauf nous, Tom et moi, quelques jours plus tard. Mais entretemps quelqu’un d’autre s’était aventuré dans les décombres : l’infortuné Tit Balmore, le petit employé de la manufacture. Il arrivait à propos, au moment où Silvering faisait une expérience de la plus haute importance. Et Tit s’envola en poudre rouge !
— Ciel ! gémit Mr. Chamblett.
— Heureusement pour nous que la machine était démontée quand nous avons pénétré dans l’antre du monstre, sinon nous aurions suivi le même chemin… Mais Silvering n’avait pas de temps à perdre, il continua même, pendant notre passage dans l’usine, à démonter sa fameuse chambre, qui prit le chemin du château au bord de la mer.
— Mais alors, s’écria Tom Wills, Silvering c’était…
— Abercrombie, oui, nanti d’une belle barbe noire qui le rendait méconnaissable.
Mr. Abigail Chamblett ne soufflait plus mot : il semblait transformé en statue. Harry Dickson se tourna vers lui.
— Et pendant des mois vous avez été servi, chez vous par un espion, monsieur Chamblett, car Mr. Josuah Derrick n’était personne d’autre que… Mr. Stormer lui-même !
Un peu de vie revint au malheureux collectionneur.
— Soit… vous me rapportez tant de choses ahurissantes, mais dites-moi qui espionnait à son tour ces deux hommes ?
— L’Esprit du feu ! dit froidement Dickson, l’Esprit du feu qui comptait exécuter sans remords Stormer et Silvering s’ils avaient trouvé, l’a fait… puisqu’ils ont trouvé, Mr. Chamblett !
— Non, ce n’est pas possible… ils n’ont pas pu trouver !
— Vous contredites une affirmation que vous avez faite l’autre jour devant moi, mais peu importe, riposta Harry Dickson. Ah… quelqu’un vient.
C’était Mrs. Skew, qui apportait un bol de punch flambant. Elle le posa sur la table et resta immobile.
— Qu’attendez-vous, Skew ? s’écria son maître impatient. Allez-vous-en !
Mais Harry Dickson leva la main.
— Restez au contraire, et enlevez-moi donc votre masque !
Skew ne dit mot, mais sa main glissa sur son visage, dont la peau s’enleva soudain.
Une figure jaune apparut – et d’effroyables yeux noirs.
— L’Esprit du feu ! s’écria Tom Wills.
— Oui, dit le prêtre du feu, c’est moi, et je ne vous en veux pas d’avoir tué mes serviteurs, puisque je vais aller les retrouver. Je retourne vers le feu !
Harry Dickson lui tendit un verre de punch où brûlait une flamme bleue. Un éclair de gratitude jaillit du fond des yeux sombres.
— Merci, homme blanc, vous saviez que je ne pouvais faire le geste moi-même qu’au prix d’un siècle de pénitence dans les enfers du feu. Vous m’avez évité ce terrible châtiment, que j’allais pourtant m’imposer. Je vous en serai reconnaissant, même au-delà de la mort humaine.
Il saisit la liqueur brûlante et l’avala.
Mais à peine la flamme toucha-t-elle ses lèvres, qu’une colonne de feu jaune jaillit au plafond et, quelques secondes plus tard, il ne resta de Skew qu’un petit tas de cendres fumantes qui, chose étrange, ne dégagèrent qu’un lourd parfum d’encens.
Mr. Chamblett tremblait comme une feuille.
— Monsieur Dickson, supplia-t-il.
Harry Dickson se tourna vers Tom Wills.
— Avez-vous les menottes, Tom ? demanda-t-il.
— Oui, mais… commença le jeune homme étonné.
— Passez-les aux poignets de Mr. Chamblett, je l’arrête.
— Mais pourquoi… pourquoi ?
— Parce qu’il avait, lui, depuis des années, découvert le secret de la porcelaine sacrée, mais il a eu l’intelligence de le garder pour lui. Pensez donc quel sort eût été le sien, si l’Esprit du feu s’en était douté. Mais ce dernier ne pensait qu’aux deux criminels chercheurs du château du Serpent de Mer qu’il surveillait : MMr. Abercrombie et Derrick…
» Si Chamblett m’a fait venir ici, c’est qu’il voulait, lui aussi, à tout prix, savoir si d’autres que lui n’allaient pas faire la prodigieuse découverte. Il s’est confessé au diable, comme on le dit vulgairement et, en l’occurrence, ce diable c’est moi.
» Or, dans la bibliothèque du château, j’ai découvert un petit cahier manuscrit qui relatait l’atroce rituel de la fabrication de la porcelaine sacrée des Ming. Ce cahier était de la main de Chamblett et il dut lui être ravi par ce bon Mr. Derrick.
» Si j’arrête aujourd’hui Mr. Abigail Chamblett, c’est que, lui aussi a sacrifié des vies humaines à sa recherche impie, car, si les annales des crimes de la région ne mentent pas, et surtout les registres de l’orphelinat du voisinage de Launton, il y a plus de dix ans que des enfants y ont disparu sans laisser de trace !
Pour la plus grande clarté de ce récit, il nous reste à donner au lecteur quelques brèves notices explicatives qui relèvent de la sinologie. Sinon le « geste de Harry Dickson » pourrait lui sembler quelque peu incompréhensible.
Les prêtres du feu, quand ils étaient envoyés en mission loin de leur singulier diocèse, ne devaient pas y revenir. Ils avaient « l’autorisation » de rejoindre le « paradis du feu ». Mais ils n’y accédaient que lorsqu’un étranger leur tendait la flamme salvatrice, en général sous la forme d’un liquide enflammé. S’ils faisaient ce geste eux-mêmes, ils n’entraient dans la région de la félicité qu’après un siècle de pénible attente dans les enfers. Harry Dickson savait cela, et son geste lui acquit la gratitude de l’Esprit du feu. Dans un prochain récit, il nous sera peut-être donné de voir sous quelle étrange forme se manifesta cette reconnaissance.
Un second point mérite d’être éclairci. En un certain moment, nous avons entendu Harry Dickson déclarer, à haute voix, qu’il avait vu dans un certain placard un tesson de porcelaine rose et bleue. Déjà il tendait un piège à l’Esprit du feu en proférant ces paroles.
Car, à ce moment, Dickson avait déjà l’impression d’être en présence d’un de ces prêtres redoutables. Il savait aussi que ces personnages n’auraient pas volé eux-mêmes le tesson en question, et il appréhendait la venue d’un de ces monstres, d’un Hong-Dûh. Sachant qu’il n’était pas question de songer à le prendre vivant, il ordonna de le tuer, sans lui laisser une chance de défense. N’oublions pas non plus qu’en de nombreuses occasions le célèbre détective a été aux prises avec le crime chinois, apparaissant sous les formes les plus imprévues. Sa profonde connaissance de la sinologie l’a également aidé au cours de cette aventure.
Comment Harry Dickson fut-il amené à se mêler des affaires de Flower Dale ? Disons hardiment que le facteur hasard y joua le plus grand rôle, comme tant de fois ce fut le cas dans la carrière tourmentée du célèbre détective.
Entre deux affaires criminelles, Harry Dickson s’offrait souvent une huitaine de jours de repos. Tom Wills s’installait alors au volant de l’auto et ils partaient au hasard dans la vallée de la Tamise, que ce fût en des jours tendres de printemps ou lors d’âpres journées d’automne.
En aval de Londres, un canal d’une section assez considérable pour permettre l’accès aux navires marins de moyen tonnage, s’ouvre dans la Tamise et conduit vers le petit port de Flower Dale, d’ailleurs tributaire d’une agglomération voisine plus considérable. Quelques courtiers maritimes s’y sont établis, la plupart y reçoivent des voiliers de Foway chargés de china-clay, à l’usage des poteries des environs. Parfois des petits vapeurs venant de Bordeaux y déchargent des tonneaux de vins de France ; deux semainiers y apportent des marchandises diverses de Belgique et de Hollande.
Flower Dale, ou vallon fleuri, tire son nom de quelques parcs et jardins entourant les cottages des propriétaires les plus en vue de la place.
La journée de septembre était claire et un peu frisquette, une bonne brise marine remontait la Tamise et dépouillait gentiment les arbres des jardins, sans y mettre encore la frénésie des âpres souffles d’automne.
L’unique pont de Flower Dale avait été tourné et, par suite d’une fausse manœuvre, était resté coincé. Le pontonnier désolé venait de signifier aux gens qui demandaient le passage qu’ils en auraient pour plus de deux heures, le mécanicien devant venir en bicyclette de la ville proche.
Les bonnes gens du village se résignèrent vite à cette attente et s’égaillèrent dans les cabarets voisins des têtes de pont.
Une auto venant de Londres stationnait et, de guerre lasse, avait cessé de klaxonner, pour demander, elle aussi, le passage du pont.
— Deux heures à se morfondre ! tempêtait un jeune homme en tapotant nerveusement le volant de la machine.
Son compagnon, un gentleman plus âgé et plus patient, se tourna vers le pontonnier, qui avait sagement allumé sa pipe.
— Y a-t-il à voir par ici, mon ami, demanda-t-il, quelque chose d’assez intéressant pour nous faire passer ce temps ?
L’homme se gratta l’oreille d’un air embarrassé.
— Il y a le village, dit-il, en montrant quelques toits rouges perdus parmi la verdure dorée par l’arrière-saison. La maison du maire, Mr. Wright, est la plus belle. Il y a aussi une vieille auberge, qui est assez ancienne pour qu’on la mette sur des cartes postales illustrées. « Au Saumon d’argent », elle s’appelle. Les consommations y sont très honorables, et, si c’était l’heure du lunch, vous y mangeriez bien mieux qu’à Londres, mais ce n’est pas encore l’heure du repas, n’est-il pas vrai ?
Tout à coup, l’homme se frappa la tête.
— Allez donc au commissariat de police, c’est tout près. On y interroge un homme qui a voulu faire un mauvais coup à la taverne de « La Belle Frégate ». Ce doit être passionnant et je voudrais y être, mais je ne puis quitter mon poste.
— Qu’a-t-il fait ? demanda le voyageur.
— Il a voulu voler Mrs. Selkork, la patronne de l’établissement, d’autres disent même l’assassiner. Un des clients lui a flanqué une telle mornifle qu’il est resté sur le carreau et que la police n’a eu qu’à le cueillir. Allez donc voir. L’interrogatoire est public, car on a convoqué un jury. Allez-y, oui, le commissaire est un bien brave homme.
— Chien de métier, bougonna le jeune homme, voici que pour unique distraction on nous sert un interrogatoire de police, comme si nous n’en avions pas notre part, du jour de l’an à la Saint-Sylvestre.
— Allons-y tout de même, Tom.
— Du moment que vous le voulez, monsieur Dickson, je suis d’accord, murmura l’élève du détective, en arrêtant le moteur.
Le poste de police était une petite bâtisse blanche et neuve, située en retrait d’un quai où l’on déchargeait avec une sage lenteur un cargo français. À travers les deux fenêtres, on voyait de dos les curieux suivant les phases de l’enquête.
Au moment où les deux détectives firent leur entrée, ils entendirent un des assistants murmurer avec admiration :
— Mâtin ! Il a la compréhension dure, le bandit. Voilà deux heures qu’on le cuisine et on n’en sait pas encore davantage qu’au début.
La petite salle, crépie fraîchement au lait de chaux, était bondée de monde. Elle sentait le plâtras neuf, l’encre grasse, le coaltar, la pipe et les haleines de tout ce monde encaqué. Mais personne n’aurait voulu troquer sa place contre un fauteuil d’orchestre au plus beau spectacle de Drury Lane.
Dans le fond, se trouvait un bureau en pitchpin neuf, derrière lequel trônait un homme épais, au visage luisant de sueur. Il mâchonnait un lourd cigare et, de temps à autre, griffonnait un mot sur une feuille de papier jaune. Des chaises, empruntées pour la circonstance aux cafés du voisinage, servaient de sièges à un jury rural, à la mine fatiguée et ennuyée. En rang d’oignons sur un banc de bois noir, les témoins avaient pris place : deux femmes et deux hommes.
L’homme qu’on « cuisinait » était assis sur une chaise en face du bureau, à côté d’un policeman à la mine ahurie. L’inculpé tenait sur les genoux ses mains entravées par le cabriolet d’acier. Sa tête était entourée d’un bandage sommaire.
À ce moment, le commissaire se tournait vers le chef des jurés, un homme haut en couleur, aux allures de capitaine de marine en retraite.
— Nous n’allons rien tirer de cet individu, déclara-t-il, il feint d’être muet comme une carpe. Nous allons donc reprendre le récit des faits, pour vous permettre de prononcer votre verdict et pour me mettre, moi, en mesure de faire un rapport circonstancié.
Il parlait avec une emphase un peu professionnelle qui fit sourire Dickson.
— Madame Selkork, veuillez refaire votre déclaration.
Du banc des témoins, une énorme femme se leva.
Une robe de laine bleue masquait sa lourde corpulence. Sa copieuse chevelure blonde, teinte au henné, était surmontée d’un fantastique chapeau à bords rouges. Sa voix s’élevait, grasseyante.
— Je disais donc, monsieur le commissaire…
— Pardons, nous reprenons tout par le début…
— Il a fait une petite répétition, murmura Tom Wills à l’oreille de son maître.
— Déclinez vos noms et qualités.
— Parfaitement, monsieur le commissaire, bien que vous devez très bien me connaître et savoir que je suis une honnête femme, ayant toujours scrupuleusement payé ses impôts et n’ayant jamais eu de démêlés avec la police.
— Au fait ! s’impatienta le chef de police.
— Josima Mulberry, veuve Nicholas Selkork, cabaretière, propriétaire de la taverne « La Belle Frégate », rue du Pont à Flower Dale.
— Bien, racontez ce qui arriva ce matin dans votre établissement.
— J’étais à mon comptoir, Gov’nor, pardon, monsieur le commissaire, et je servais mes clients, Mr. Nab Single, cocher de son état, et Mr. Manzonni, le frère de ma servante Netta, qui était venu lui faire une visite. Netta et Mr. Manzonni qui sont italiens nous racontaient leurs souvenirs de leur beau pays, et j’écoutais charmée et Mr. Nab Single également.
Mr. Nab Single, un gros bonhomme dont le visage témoignait de copieuses libations quotidiennes, opina lourdement du chef. Mr. Manzonni, qui se tenait à côté de lui sur le banc des témoins, sourit.
— C’est alors que ce vilain monsieur est entré. Il demanda un cruchon de bière nouvelle, une spécialité de la maison. Je le servis promptement, car je n’ai pas l’habitude de faire attendre ni languir mes clients.
» L’homme vida son verre, le reposa sur le comptoir sans dire un mot, et tout à coup me sauta à la gorge.
— Pour vous frapper ? demanda l’officier de police.
— Non, je crois que c’était plutôt pour m’arracher mon médaillon en or. La chaînette se rompit et lui resta entre les mains.
» Je fus tellement effrayée par cette agression inattendue que je tombai à la renverse, dans la glace de la porte vitrée qui donne dans l’office. Si je n’avais été coiffée de mon chapeau, j’aurais pu être terriblement blessée.
— Bien… et ensuite ?
— Mr. Manzonni se leva d’un bond et se porta à mon secours. Il donna un tel coup sur la tête du bandit que celui-ci tomba évanoui.
— Monsieur Manzonni, veuillez venir déposer à votre tour, dit le commissaire, vos nom et qualité, je vous prie ?
L’Italien vint se placer devant le bureau et fit une profonde révérence.
— Luigi Manzonni, né à Naples, mais établi depuis dix ans à Londres, comme courtier en bijouterie.
— Vous êtes le frère de Miss Netta Manzonni, servante de Mrs. Selkork ?
— En effet, Excellence !
Miss Netta se leva à son tour.
C’était une grande brune, svelte et élégante, aux cheveux d’ébène, au teint mat, dont les yeux noirs, un peu trop rapprochés de son nez aquilin, brûlaient d’un feu sombre.
Elle salua avec un peu plus de discrétion que son frère ; sa voix chantante zézayait un peu.
— Je suis attachée depuis deux ans à l’établissement de Mrs. Selkork, monsieur le commissaire.
— Avec quoi avez-vous frappé l’inculpé, monsieur Manzonni ? demanda le commissaire.
— Avec un casse-tête, Excellence. Mon métier me conduit souvent en des endroits peu sûrs, auprès de gens dangereux et je ne sors jamais sans cette arme, qui n’est pas, j’ose le croire, une arme prohibée.
Il parlait avec une aisance un peu affectée, d’une voix très claire, où ne perçait que de temps à autre l’accent étranger.
— Et vous, Nab Single ? demanda le magistrat, qu’avez-vous à déclarer.
Le gros homme se leva, cracha par terre et salua gauchement.
— Abigail Single, cocher de mon état, je suis propriétaire de ma voiture et de mon cheval, Gov’nor. Je travaille parfois pour Mr. Wright, notre honorable maire, et je puis fournir les meilleures références.
— Bon, bon, et vous n’avez rien à ajouter ?
L’homme secoua la tête.
— Tout ce que ces dames et ces messieurs viennent de dire, c’est l’exacte vérité, je le jure sur mon honneur. Et s’il vous faut un alibi…
— Qu’est-ce que vous me chantez à propos d’alibi, Nab Single, s’impatienta le commissaire, vous n’êtes pas un accusé, mais un témoin.
L’automédon s’assit en grommelant qu’il perdait un temps précieux et qu’il aurait bien voulu savoir s’il allait être dédommagé.
Le magistrat adressa la parole à l’agent de police qui gardait le prisonnier.
— Agent Brass, faites votre rapport et soyez bref à l’encontre de vos habitudes.
L’agent affecta aussitôt un laconisme des plus louables.
— C’est la fille Manzonni qui est venue m’appeler, alors que je faisais mon service sur les quais. Elle m’a raconté ce que vous savez déjà. L’inculpé était étendu sans connaissance sur le sol, ses cheveux étaient poissés de sang, et il avait une vilaine blessure au crâne.
» Je l’ai fouillé et je n’y ai pas trouvé de pièces d’identité. Un portefeuille de cuir contenait six livres et, dans ses poches, j’ai trouvé pour huit shillings de monnaie, ainsi qu’un couteau à cran d’arrêt et une montre en nickel. Il avait également un stylographe qui s’était cassé dans sa chute.
L’agent salua et se rassit, montrant ainsi que sa déposition était terminée.
— À vous l’homme ! dit rudement le commissaire.
L’interpellé releva un moment la tête, promena un regard hébété sur l’assistance et, pour toute réponse, émit un sourd gémissement.
À ce moment, un petit homme replet, aux mouvements nerveux, se fraya un chemin à travers la foule.
— Laissez passer le médecin ! ordonna le magistrat. Bonjour sir !
— Docteur James Linton, se présenta d’une voix sèche, le petit praticien au jury. J’ai examiné le blessé, il y a deux heures, au moment où il était encore étendu dans le café de la femme Selkork. Il a été frappé d’un coup violent, à l’aide d’un instrument très lourd. Ne vous étonnez pas si l’homme ne répond pas à vos questions, commissaire Perkins, la commotion lui a fait perdre la mémoire. J’exige que l’homme soit transporté à l’hôpital pour y être soigné.
Le médecin signa d’un paraphe rapide un papier que le magistrat avait préparé en toute hâte et se retira.
Un quart d’heure plus tard, le jury rendit son verdict.
Par la bouche de l’honorable Mr. Lethbird, le chef des jurés, il déclarait en son âme et conscience que l’inconnu du café de « La Belle Frégate » était coupable de tentative de vol et de bris de mobilier. Il écartait la tentative d’assassinat commise avec préméditation, et ajoutait que Mr. Manzonni ne pouvait, à son avis, être mis en cause pour coups et blessures, étant donné qu’il n’avait fait que défendre la vie d’un de ses prochains.
— Conduisez le prisonnier à la prison communale, ordonna le commissaire à l’agent Brass. Dans la journée, nous prendrons des mesures pour assurer son transport à l’hôpital.
L’agent de police prit l’homme sous le bras et le força à se lever. Celui-ci obéit en titubant et fit un geste de la main gauche.
Tom Wills sentit à cette minute son maître s’agiter à ses côtés et le considéra. Le regard du détective venait de se fixer sur l’homme qu’on emmenait, et Tom Wills vit la bouche du maître se pincer.
Lentement, la foule s’écoula, discutant l’événement.
Quand les détectives se retrouvèrent sur le quai, Tom poussa un cri de joie.
— Le pont fonctionne de nouveau, voici que le monde passe déjà.
Mais Harry Dickson secoua la tête.
— Nous allons à l’auberge du « Saumon d’argent », Tom, dit-il.
— Mais nous serions arrivés à temps à Sheerness pour déjeuner, maître, protesta le jeune homme.
— Inutile, Tom, nous restons ici, répondit Harry Dickson d’un ton qui n’admettait pas de réplique. Et il se peut que nous passions notre congé à Flower Dale, qui me paraît être un vrai paradis sur terre !
Tom Wills comprit.
— Vous devez avoir une opinion assez différente de celle de ce bon jury, maître, dit-il avec un peu d’ironie.
— Sans doute, Tom, sans doute… mais avez-vous déjà vu un homme qui emporte un stylo bien garni d’encre, car les taches fraîches sur son veston en font foi, et dans les poches duquel on ne trouve pas de carnet de notes ?
— C’est un imprévoyant, concéda le jeune homme.
— Et c’est un voleur bien malhabile que celui-ci qui se jette à la tête d’une solide bonne femme, protégée par son comptoir, dans une salle de café où se trouvent deux robustes gaillards prêts à intervenir sur-le-champ.
— C’est vrai…
— Ensuite, il y a ce geste machinal qu’il a fait en partant et que personne ne paraît avoir remarqué.
— Si ce n’est vous…
— C’était le signe de reconnaissance d’une des plus fameuses agences de détectives de New York, Tom, et je crois qu’il sera très intéressant pour nous d’établir momentanément nos pénates dans ce lieu idyllique qui a nom Flower Dale !
Tout le monde s’appelle Brown ou Black ou White en Angleterre, comme Dupont, Durand et Duval en France.
Le nom de Brown et fils sous lequel Harry Dickson s’inscrivit à l’auberge du « Saumon d’argent » n’éveilla donc aucune attention particulière dans l’esprit du tenancier, et il garda parfaitement l’incognito du détective et de son élève.
L’auberge était déserte. Elle ne devait d’ailleurs recevoir que de rares touristes pendant les journées chaudes de l’été.
— Je ne puis pas m’éloigner beaucoup de Londres, avait déclaré Dickson à Mr. Trill, l’aubergiste, et mon fils, qui vient de passer des examens fort difficiles, a besoin d’un peu de grand air. C’est un Mr. Johnson avec qui je dînais parfois au restaurant qui m’a conseillé de venir m’établir dans ces parages : Flower Dale, et encore quelques patelins voisins aux noms engageants. Il m’a cité plusieurs auberges confortables dont la vôtre.
» C’est une halte forcée devant le pont qui nous a décidés à ne pas aller plus loin à l’aventure.
Le détective venait de fournir ainsi de bonnes raisons à son établissement fortuit à Flower Dale, et même le nom de Johnson trouva crédit.
— Nous avons eu ici plusieurs clients du nom de Johnson, mais tous furent aussi agréables et honorables les uns que les autres, déclara Mr. Trill, mis en excellente humeur parce que Mr. Brown, en père soucieux de la santé de son fils, composait des menus aussi fins que coûteux, arrosés de bons vieux vins de France, qui ne figuraient pas sur la carte à des prix très doux.
Dès le premier soir, Harry Dickson connut les clients attitrés de l’auberge ; c’étaient Mr. Wight le maire, le courtier maritime Lethbird, qu’il avait vu officier comme chef du jury dans l’affaire de l’étranger, un gros commissionnaire en vins de France, Mr. Savelli, un petit homme chafouin qui sentait l’avoué de province à dix pas, et qui se nommait pompeusement Rosemain.
La province… bien qu’à deux heures d’auto de Londres à peine, la province semblait tenir la petite ville maritime sous sa lourde emprise. Quand on passait par une des six rues proprettes, aux maisons basses et vieillottes, aux jardinets précieux et ridicules, les rideaux de mousseline se soulevaient un peu, et des yeux fureteurs suivaient attentivement les gestes des étrangers.
En retrait de la villette, le port s’étendait sur un demi-mille de quais, avec sa dizaine de cabarets, ses trois hangars, et ses deux grues à vapeur. Il était sans rumeurs, comme il devait être sans appels à l’aventure.
Le petit cargo, une fois amarré, n’évoquait plus ni la mer ni les rivages lointains ; il semblait être à quai pour toujours, et devoir faire immédiatement partie des maisons désuètes et des rues balayées par le vent de la plaine.
L’auberge du « Saumon d’argent » n’apportait aucune note neuve dans cette harmonie toute en grisailles. L’établissement datait de près d’un siècle, et avait gardé ses meubles cossus et robustes d’antan. Seules les lampes électriques avaient remplacé les chandelles et une salamandre à feu continu l’immense foyer où se consumaient des bûches entières.
Dans la cuisine, énorme comme une salle d’armes, un gâte-sauce tournait encore une broche quasi centenaire.
Les lits dans les chambres d’hôte étaient de véritables monuments de matelas et d’édredons.
Les clients attitrés fumaient d’interminables pipes hollandaises et jouaient, quand leur humeur était joyeuse, une antique partie de snap-dragon. Jeu périlleux qui consiste à pêcher des amandes, des raisins secs et des pruneaux, dans un vaste bol rempli de rhum enflammé.
Dès ce premier soir, Harry Dickson sentit, sinon leur hostilité, tout au moins leur gêne en sa présence.
La conversation traînait, des regards en coulisse allaient vers les deux étrangers. Malhabilement, Mr. Trill proposa à ses nouveaux clients de se servir du petit salon particulier de l’auberge pour y prendre leurs repas.
Le détective aurait voulu s’introduire davantage dans ce milieu qu’il sentait si obstinément fermé, mais il devinait fort bien que toutes ses avances allaient faire naufrage contre la hautaine réserve des autochtones.
— À un autre soir ! conclut-il avec philosophie, rien ne sert de courir.
Mais il avait néanmoins décidé d’agir sans retard quant à sa recherche. Dans le courant de l’après-midi, il avait appris par la conversation d’un roulier accoudé au comptoir, que le « bandit » de la taverne de « La Belle Frégate » avait été transporté à l’hôpital, clinique à demi municipale dirigée par le docteur James Linton.
— Ne feriez-vous pas mieux de rejeter votre incognito, maître ? avait proposé Tom Wills. Cela ne pourrait que vous faciliter votre enquête personnelle et vous faire gagner du temps.
Mais Harry Dickson rejeta énergiquement cette proposition.
— De deux choses l’une, Tom, répondit-il. Ou bien on se trouve devant un simple acte malveillant sans autre importance, et, dans ce cas, mes préoccupations à son sujet pourraient paraître ridicules, ce que je désire éviter par-dessus tout. Ou bien d’obscures menées se trament autour de cette affaire, aidées par de mystérieuses ou tacites complicités. Dans ce cas, toute aide que j’obtiendrais serait une aide à rebours. Ne comptons que sur nous-mêmes.
— Et nous commencerons par… ? demanda Tom Wills.
— Par faire une visite clandestine à l’étranger, cette nuit même !
— Nous allons donc nous introduire nuitamment dans l’hôpital ?
— Nous ? Non ! Mais moi seul… Ne faites donc pas la moue, mon petit, votre présence ici est nécessaire. Il ne faut pas que notre chambre soit déserte. Vous en assurerez l’occupation pour nous deux !
Tom s’inclina.
À neuf heures du soir, les lumières de la ville s’évanouirent comme au temps lointain du couvre-feu. Un veilleur de nuit, porteur d’une antique hallebarde, fit son entrée à l’auberge du « Saumon d’argent » et annonça avec quelque solennité à Mr. Wright, le maire, qu’il commençait son service de nuit. Mr. Trill lui versa un verre de brandy et l’homme partit en saluant bas. Le maire commanda du vin chaud et regarda ses amis avec quelque hésitation. Il sembla à Dickson que des têtes s’inclinaient silencieusement autour des tables, dans un acquiescement muet.
Mr. Trill fut mandé et reçut la mission d’inviter les nouveaux clients à prendre leur part de vin chaud.
Harry Dickson, ou plutôt Mr. Brown, accepta pour lui et pour son fils.
— Je crains, monsieur Brown, dit le maire, que notre petite ville ne soit pas en mesure de vous offrir de bien grandes distractions. Mais, à quatre milles en aval, nous avons Woodhurst qui est une bien jolie résidence. Deux fois par semaine, on y donne des séances de cinéma…
— Le ciel en soit loué, s’écria Dickson avec une joie comique, c’est bien ce que je veux éviter. Je ne demande, pour moi et pour mon fils, que de l’air pur et du repos. Flower Dale me semble, considéré sous cet angle, un vrai paradis.
Le maire approuva d’un lent signe de tête, et les verres furent remplis. Le vin chaud était parfait, épicé à point, on le but en connaisseurs.
— À dix heures les auberges ferment, dit le maire, c’est une mesure de police que je crois sage, cela évite des beuveries nocturnes propices à des rixes et à des querelles entre gens du port. Mais, à titre d’exception, je puis prolonger jusqu’à minuit la permission d’ouverture de cette auberge.
Harry Dickson se récria.
— Ne le faites pas à mon intention, monsieur le maire ! protesta-t-il, dix heures, c’est l’extrême limite que j’assigne à mes plaisirs. Je me propose de bien dormir… Ah, les lits du « Saumon d’argent » doivent être aussi propices aux bons sommeils qu’aux beaux rêves !
Le bol était vide et ces messieurs se levèrent.
La conversation, au cours de l’heure que les Brown avaient passée avec eux, n’avait roulé que sur des lieux communs.
Harry Dickson serra les mains à la ronde en disant qu’il aurait le plaisir de les régaler à son tour, un prochain soir.
On entendit les pas s’éloigner sur les pavés sonores, puis les voix s’éteindre dans la nuit. À la cuisine, Mr. Trill couvrait de cendres ses feux rougeoyants. Il invita ses deux clients à trinquer encore une fois sur le pouce et versa trois petits verres d’un brandy excellent.
Après quoi, les détectives regagnèrent la spacieuse chambre à deux lits qu’ils occupaient ensemble.
— Deux heures de repos, voilà ce que je m’alloue, dit le détective en s’étendant sur son lit. Passez-moi le « pique-main ».
Ce pique-main était une bien curieuse petite machine, qui aurait tout aussi bien mérité le nom de « réveille-matin muet ».
C’était une jolie montre-bracelet, œuvre d’un fameux horloger de Soleure, qu’on glissait à son poignet et qui, à l’heure voulue, dardait un fin poinçon qui piquait légèrement la main du dormeur. Si celui-ci avait le sommeil trop lourd, l’astucieuse montre récidivait au bout de trois minutes, puis recommençait plusieurs fois, de minute en minute. Impossible de s’oublier dans les bras de Morphée avec un gardien aussi vigilant.
— Mettons le coup de pointe à minuit, dit Harry Dickson en réglant la mécanique.
Quelques minutes plus tard, tous deux dormaient.
— Eh bien, Tom ?
— Eh bien, maître ?
Tous les deux se frottaient les yeux et se regardaient ébahis.
Un beau soleil d’automne jouait de ses rayons par les interstices des stores. Des bruits clairs montaient de la rue. Des coqs chantaient dans les basses-cours et des chevaux s’ébrouaient à l’écurie. Au loin, vers le port, les sifflets des grues à vapeur rythmaient leur travail.
— Mille tonnerres, gronda Dickson, mon réveille-matin aurait-il flanché par hasard ?
Mais une multitude de petits points rouges sur son poignet lui apprirent aussitôt que l’ingénieuse montre ne méritait aucunement pareille accusation.
— C’est trop fort, murmura Tom Wills, et moi aussi j’ai dormi comme un loir, ce qui m’arrive bien rarement dans un lit étranger. Il y a de la magie là-dessous.
— Il y a surtout un excellent narcotique qui est entré en jeu, riposta Harry Dickson, souvenez-vous du brandy d’hier soir !
— Que signifie ?
— Qu’on se méfie de nous, c’est certain. Si nous sommes des gens sans intentions définies, nous ne pourrons que nous vanter de la bonne nuit que nous avons passée. Sommes-nous au contraire des créatures suspectes, nous avons été dans l’impossibilité de nuire au cours de la nuit.
— Croyez-vous qu’on ait fouillé nos vêtements au cours de la nuit et découvert qui nous sommes ?
Harry Dickson sourit. Ses précautions étaient toujours prises en pareil cas. Dès qu’il changeait de personnalité, sa première préoccupation était de remplir à ses nouveaux noms et titres une des cartes d’identité en blanc qu’il emportait toujours avec lui, tandis que les véritables pièces disparaissaient dans une poche secrète que le plus malin aurait bien eu de la peine à découvrir.
— Oui, dit-il au bout de quelques instants d’examen, nos papiers ont été farfouillés et notre hôte a dû acquérir la conviction que nous sommes bien MMr. Brown et fils de Londres, braves commerçants de quartier.
— Ah, ça, s’écria Tom Wills. Sommes-nous en Calabre ou en Angleterre, et à deux pas encore de la métropole ? Sommes-nous au XXe siècle ou au temps de Robin Hood ?
Harry Dickson le calma du geste.
— En tout autre temps, je vous aurais prié d’être moins expansif, my boy, dit-il en riant, pour ne pas oublier que les murs ont des oreilles, mais à présent je crois que vous pouvez parler à votre guise. Mr. Trill ne doit plus trop se défier de nous, à l’heure qu’il est.
— Tout cela ne répond pas à ma question première, répliqua Tom, mécontent. Au fond que nous veulent ces gens ?
— Mon garçon, dit Harry Dickson, quand un pointer de chasse se met à prendre le vent, que la truffe de son nez frémit, que tout son corps souple s’allonge vers l’arrêt, le chasseur sait qu’il y a quelque part un gibier prêt à détaler. Mais il ne pourrait dire s’il s’agit d’un lapin tapi dans les brandes, d’une perdrix esseulée blottie derrière une touffe d’herbes, ou d’un jaquet caché dans une ornière. Aujourd’hui, je fais cette image mienne et je dis : l’esprit du mal est dans l’air, il nous entoure, sous quelle forme se manifestera-t-il ? Je ne le sais, pas plus que le chasseur !
Comme le détective l’avait pressenti, l’aubergiste les reçut avec la mine réjouie d’un homme délivré d’un lourd souci. Un breakfast copieux les attendait, et Mr. Trill promit de traiter de son mieux ses clients qui, espérait-il, resteraient aussi longtemps sous son toit que le leur permettraient leurs loisirs. Un regain d’été semblait être revenu dans le pays. Le ciel était bleu, des mouettes blanches croisaient au-dessus des toits, des chants de mariniers venaient du port.
— Maître, dit tout à coup le jeune homme, savez-vous que nous avons bien des chances d’être reconnus tout de même. Imaginez que la route du commissaire de police croise la nôtre, pendant notre séjour ? Ce qui est bien possible après tout.
— C’est en effet une chance à courir. Mais qui nous dit que notre vrai visage ne nous sert pas mieux qu’un déguisement et un maquillage ? Ordinairement un malfaiteur s’attend à voir surgir Dickson & Co sous toutes les formes imaginables, un colporteur de crème à chaussures ou une chanteuse de music-hall. Courons notre chance, Tom ! Pas pour longtemps toutefois. Demain, vous aurez attrapé une vilaine grippe et nous retournerons à Londres.
— Déjà ? s’écria Tom.
— Mais nous reviendrons, je le répète, on peut courir sa chance, tout en n’exigeant pas trop d’elle.
Ils étaient descendus vers les quais.
Le steamer français prenait à présent du fret avec la même sage lenteur qu’il déchargeait sa cargaison la veille.
Harry Dickson s’installa sur un court pilier de pierre qui servait plus de siège aux flâneurs que d’attache aux amarres des bateaux, et bourra sa pipe.
— Je prends intérêt à ce troupeau de moutons qui défile à travers champs, dit-il à son élève. Quant à vous, vous n’allez pas perdre de vue ce qui se passe à bord de ce cargo. Son nom ?
— Cadet de Gascogne, Bordeaux, lut Tom Wills.
— Bien, faites semblant de vous passionner pour la manœuvre des grues à vapeur.
Un quart d’heure après, les deux détectives, prenant les allures de flâneurs bien reposés, se levèrent et quittèrent les quais pour prendre une route de gravier conduisant vers de lointains labours.
— Rien vu, Tom ? demanda soudain le détective.
— Si fait, maître : un hublot, une paire de jumelles marines et une figure de connaissance.
— Laquelle donc ?
— Manzonni.
Le détective siffla admirativement.
— Cela en vaut la peine et vers quel point de l’horizon se braquaient ses jumelles, Tom ?
— Vers le sud-est… je pourrais affirmer qu’elles se fixaient sur ce bouquet d’arbres que nous voyons à un mille d’ici.
— Parfait. Il y a un grand toit d’ardoises au milieu de ce bosquet, et je crois que la route que nous suivons doit y conduire.
Ils longèrent un champ d’éteules, puis une série de hautes haies de houx et de mélèzes qui masquaient en partie l’objet de leur promenade.
Entre les arbres, se dessinait lentement la forme oblongue d’une vaste bâtisse grise, aux fenêtres carrées.
— Cela a toutes les allures d’un pensionnat ou d’un orphelinat, fit observer Tom.
Harry Dickson ne releva pas cette parole. Il avait l’attention attirée par une série de reflets solaires qui se jouaient sur la façade de la maison. En s’approchant davantage, il remarqua qu’à l’étage on fermait et on ouvrait sur un certain rythme une des fenêtres, de manière à envoyer au loin l’éclat du soleil qui se reflétait dans ses vitres.
« Voici une manœuvre qui risque fort d’être vue, du cargo, par le signor Manzonni », se dit-il.
La rangée de haies prenait fin et les détectives allaient être obligés de s’avancer à découvert vers la demeure.
Hésitant encore, Harry Dickson arrêta son élève et ils restèrent blottis dans l’ombre d’un gros conifère.
Les jeux du soleil avaient cessé. Le détective avait bien noté leur rythme, mais il ne lui apprenait rien de nouveau.
Tout à coup, le bruit d’une vive altercation attira l’attention des deux promeneurs. Une voix de femme d’un registre excessivement aigu donnait la réplique à une voix d’homme traînarde et commune.
— C’est pas parce que l’on vous nomme une directrice, que vous n’en êtes pas moins une traînée, une rapiate, et encore quelque chose que je garde pour moi, pour le moment… mais rien que pour le moment, entendez-vous, la belle ?
— Vaurien, voleur, propre-à-rien ! glapit l’autre organe, vous savez bien que le séjour vous est interdit par la police dans cet endroit.
— Il est beau votre endroit, et puis je me f… de votre police ! Avec cela que je pourrais en raconter sur leur compte, aux flics d’ici ! Donnez-moi une couronne !
Pour toute réponse, une porte claqua au nez de l’exigeant quémandeur. Une bordée de jurons aussi pittoresques les uns que les autres suivit, mais elle ne dut avoir aucun effet sur la porte close, car les deux détectives entendirent un bruit de pas qui s’approchaient de la route.
— Marchons, Tom ! ordonna Harry Dickson.
Ils arrivaient à l’angle de la dernière haie, quand ils se heurtèrent à un bien curieux gentleman. Ses vêtements, malpropres et déchirés, témoignaient pourtant de jours enfuis plus heureux, car ils étaient de bonne coupe et d’un bon faiseur. Son linge semblait absent ou n’était représenté que par le triangle souillé d’une chemise qui avait été jadis blanche et empesée.
Son visage était tout un poème de boissons diverses, aussi spiritueuses que possible. Quand il vit les deux passants, il toucha d’une main tremblante le bord flasque de son chapeau, en demandant l’aumône d’une voix plaintive.
Harry Dickson ne se fit pas prier et tendit un shilling au mendigot.
— Vous au moins, vous êtes un vrai gentleman ! s’écria le vaurien dont les yeux brillèrent de joie.
— Si vous êtes du pays, dit le détective, vous pourrez peut-être nous dire ce qu’est cette grande maison au milieu de ce parc.
— Ça ? fit l’homme avec un air d’immense mépris. Ça ? Vous parlez d’une saloperie ! Et dire que l’on appelle cela un institut de charité privée ! Privée de quoi ! De tout, je vais vous le dire, et de charité avant tout !
» Une vilaine garce, qui s’appelle Euphrosine Bunsing, joue à la directrice dans cette boîte où crèvent quelques douzaines de gosses qui n’ont plus ni famille ni foyer !
— Un orphelinat alors ! demanda Harry Dickson.
— Une sale boîte, mylord, ricana l’homme en prenant un air mystérieux. N’êtes-vous pas journaliste par hasard ?
— Hélas non, répondit Harry Dickson, et pourquoi, je vous prie ?
— Parce que votre canard vous donnerait du bel argent si vous pouviez faire un papier là-dessus ! Bonjour, sir, mon nom est Percy Stoker, et dans mon temps je fus quelqu’un à la hauteur, tout comme vous ! Good bye !
Il partit à travers champs, en faisant sauter son shilling neuf dans sa main.
Mr. Trill n’offrit pas le brandy du soir.
Les clients attitrés du « Saumon d’argent » n’avaient fait qu’une brève apparition à l’auberge, et encore ne furent-ils représentés que par Mr. Savelli et Mr. Lethbird. Mr. Wright, le maire, ne se montra pas.
À minuit le « pique-main » éveilla fidèlement le détective qui s’équipa immédiatement pour son expédition nocturne. Vêtements noirs, galoches aux épaisses semelles de caoutchouc, une trousse de monte-en-l’air, une matraque plombée et un revolver automatique.
La fenêtre de la chambre donnait sur le jardin.
Harry Dickson inspecta les alentours. La nuit était noire et un peu brumeuse, du port venait le bruit assourdi d’une grue. Une équipe de nuit devait y être encore au travail. À part cela, le silence était complet.
— Restez éveillé, Tom, ordonna le détective, le verrou amovible est mis sur la porte. Défendez toute intrusion, au besoin par les armes, mais je doute fort que vous ayez une alerte qui vous oblige à vous en servir.
Tom Wills lui serra la main en silence.
L’instant d’après, Harry Dickson se trouvait dans le jardin ; il en franchit la basse clôture qui le séparait de la route et s’orienta.
Une journée de promenades lui avait suffi pour reconnaître le pays ; il se dirigea donc vers l’hôpital du docteur Linton, en choisissant des venelles peu habitées.
L’établissement, de construction récente, avait bonne mine. C’était un cube de maçonnerie blanche aux larges fenêtres. Aucune lumière n’y brillait : la clinique pour l’heure ne devait pas abriter beaucoup de malades.
Comme le détective atteignait la hauteur du mur d’enceinte, une porte s’ouvrit et il vit se profiler sur la lumière d’un hall d’une éclatante blancheur la silhouette trapue du docteur. Une infirmière vêtue d’un uniforme immaculé le reconduisait.
— Une piqûre suffira, dit le médecin, inutile de veiller encore, elle suffira d’ailleurs jusqu’à demain. Allez vous coucher, c’est assez d’une nuit blanche.
— Si vous le dites, tant mieux, répliqua l’infirmière.
— Une fausse alerte et rien de plus, grogna le docteur Linton, il y a des imbéciles qui voient des détectives partout.
Mentalement Harry Dickson nota deux faits.
D’abord la voix de la garde ; elle ressemblait fortement à celle qu’il avait entendue le matin, lors de la discussion avec Mr. Perey Stoker.
Ensuite il supposa que l’alerte dont Linton avait parlé pouvait bien avoir trait à l’arrivée dans le pays de Tom Wills et de lui-même.
— Anguille sous roche, murmura-t-il.
Le docteur s’éloigna en fredonnant un air d’opéra ; la porte retomba derrière lui. À l’étage, une fenêtre s’éclaira.
Harry Dickson avisa une porte de service et se mit aussitôt en devoir d’explorer la serrure avec un rossignol. Bonheur : le verrou n’était pas mis et, la porte ouverte, il se trouva en face d’un escalier de service en spirale, montant vers l’étage.
Le détective n’était plus qu’une ombre dans la pénombre du lieu, et silencieux comme elle. Il ne faisait pas tout à fait obscur, car une lampe brûlait en veilleuse sur le premier palais qu’il traversa. Une vague odeur de formol et d’eau phéniquée alourdissait l’atmosphère.
L’escalier de service finissait en retrait d’un corridor assez vaste sur lequel s’ouvraient une dizaine de portes peintes en gris fer.
L’ombre y régnait, mais cela permit au détective de voir qu’un des trous de serrure laissait filtrer un rayon de lumière.
La matraque au poing, le détective se glissa vers cette porte et appliqua indiscrètement l’œil contre l’ouverture.
Il aperçut l’intérieur d’une petite chambre toute blanche, éclairée par une forte lampe opalisée, déversant toute sa lumière sur une étroite couchette. Un homme y était étendu, immobile, les traits tirés, les yeux clos.
Harry Dickson reconnut le mystérieux « bandit » de la taverne de « La Belle Frégate ». Près du lit, se tenait une grande femme élancée, aux traits durs ; elle achevait de nettoyer l’aiguille d’une seringue de Pravaz. La piqûre dont avait parlé le docteur Linton avait dû être faite.
Soigneusement, elle remit l’instrument dans son écrin et avança la main vers le commutateur électrique.
Le détective avait à peine eu le temps de regagner l’encoignure de l’escalier de service, que la porte de la chambre s’ouvrait.
L’infirmière tourna la clé dans la serrure, la retira, la glissa dans la poche de sa blouse et traversa le couloir à pas lents.
Dickson l’entendit monter les escaliers. Un bruit de porte poussée et verrouillée lui apprit ensuite que la garde allait s’octroyer sans retard le repos accordé. Il laissa passer quelque temps. Aucun bruit ne venait du second étage, toute la maison semblait endormie.
À pas feutrés, il retourna vers la chambre du blessé, en vainquit la serrure en un tour de main et inonda, de la lumière de sa lampe de poche, l’étroite couche. L’homme dormait d’un sommeil lourd, sa poitrine se soulevant péniblement sous les draps. De larges courroies de cuir barraient les couvertures : le malade avait été solidement entravé dans ses mouvements.
Prestement Harry Dickson s’attaqua aux bandages qui entouraient sa tête. La blessure parut, sous la forme d’une grosse bosse osseuse, striée de veines gonflées, que l’on décelait sous les cheveux.
Le détective ne s’y attarda pas. Il examina la nuque du patient : une pointe rouge légèrement auréolée de violet y dessinait une tache minuscule.
Harry Dickson grogna et devina la vérité. Une piqûre avait dû être administrée à l’homme quelques instants après qu’il se fut écroulé sous le casse-tête de l’Italien.
« Le coup traditionnel du vol de la mémoire, se dit le détective. L’amnésie de cet homme leur semble donc bien nécessaire. »
Son examen s’achevait, il ne lui restait plus rien à découvrir dans la chambre. Déjà il s’apprêtait à prendre le chemin du retour, quand il entendit la porte de la rue et un bruit confus de pas et de voix parlant bas.
Il fallait agir vite, d’autant plus qu’à l’étage une porte s’ouvrait.
Rapidement, il remit le pansement en place, quitta la chambre et ferma la porte derrière lui. Un pas montait vers le couloir, un autre descendait vers lui. Sa résolution fut vite prise : il avisa la porte d’en face et en tourna le loquet. La chambre était vide. Dickson en fermait la porte quand le couloir s’inonda de lumière ; au même moment, une voix furieuse gronda d’en bas :
— La veilleuse suffit !
La clarté fut aussitôt remplacée par une pénombre laiteuse.
Le trou de la serrure n’offrait pas un grand champ visuel au détective, mais heureusement la fente de la porte était large et permettait de surveiller une bonne partie du couloir.
Dans la chiche lumière, il vit s’avancer l’infirmière. Elle était habillée de pied en cap, un bonnet de fourrure enfoncé sur la tête, emmitouflée dans un épais manteau de drap noir.
— Allons, venez, dit la voix d’en bas, vous ne serez pas de trop pour ce que nous avons à faire.
La femme s’avança et ses pas se joignirent à d’autres qui descendaient vers le rez-de-chaussée.
Quelque temps s’écoula. Harry Dickson avait quitté la chambre et se tenait aux écoutes à la dernière marche d’un large escalier.
Le silence était lourd, mais il ne perdura pas.
Un bruit singulier montait à présent d’en bas, celui de l’eau courante dans une baignoire, auquel se mêlait par intervalles un indéfinissable glouglou. Puis il perçut un grondement de gargouille.
Cela persista pendant quelques minutes, puis le silence revint. Des murmures le troublèrent ensuite.
— Venez ! dit quelqu’un.
Des pas sur les dalles… Des pas pesants. La porte de la rue fut ouverte et claqua sur un silence désormais définitif.
Dickson se hasarda vers une des fenêtres, mais le verre en était dépoli ; une rayure lui permit pourtant de regarder dans la rue.
Parmi les ténèbres, un groupe s’éloignait vers le port, deux ombres portaient un paquet allongé.
« Voyons un peu ce qu’ils ont manigancé en bas », se dit le détective.
Un bruit doux d’eau fuyante attira son attention, et il entra dans une spacieuse salle de bains : de l’eau s’écoulait en effet lentement hors d’une grande baignoire.
« Quel genre de toilette a-t-on pu faire ici ? » se demanda Harry Dickson en voyant les murs et le plafond éclaboussés d’eau et le sol couvert de larges flaques miroitantes.
Soudain il siffla, étonné : une loque sombre gisait au milieu de l’une d’elles : un vieux chapeau crasseux qu’il reconnut : c’était celui que soulevait poliment à son intention Mr. Percy Stoker, lors de leur rencontre matinale.
— Jour de Dieu ! gronda le détective et sans plus il s’élança vers la porte de la rue.
Le groupe devait avoir de l’avance sur lui. Il se mit à courir, tenant son revolver prêt.
Comme il tournait la rue, un poids formidable lui tomba sur le dos et il trébucha. Un terrible coup de poing lui fit voir une myriade d’étoiles s’allumer devant ses yeux. Il tomba à genoux, étourdi par le coup.
— Ah, salaud, je vous tiens ! J’ai bien vu votre satanée ombre sur la fenêtre !
Une main s’éleva dans la nuit et l’acier d’un long poignard étincela. Instinctivement, le détective leva la main qui tenait le revolver : le coup partit. Il entendit un cri aigu, une lamentation et aussitôt un bruit de course.
— Je ne l’ai pas eu, gémit Dickson, mais il vide les lieux… et puis cette voix… je la reconnaîtrai entre toutes ?
Il lui fallut pourtant un temps assez long pour arriver à se remettre sur pied. Son agresseur avait fui en effet et la nuit était silencieuse. Au port, la grue à vapeur travaillait avec plus de frénésie. Titubant un peu, le détective regagna son hôtel. Tom, éveillé, l’attendait.
— Je crois que nous sommes seuls dans la maison, lui dit le jeune homme, j’ai vu Mr. Trill partir en compagnie de deux autres et c’étaient Mr. Savelli et le docteur Linton, ou je me trompe fort.
La porte de la rue cria doucement : Mr. Trill revenait seul. On l’entendit monter aussitôt à sa chambre en faisant tout ce qu’il pouvait pour étouffer le bruit de ses pas. Harry Dickson partit d’un rire silencieux :
— Je crois que l’aube nous apportera des nouvelles, dit-il.
Ils descendirent tard et ne trouvèrent pas la table du déjeuner servie. Mr. Trill s’excusa de ce retard.
— Le café est plein de monde depuis le lever du soleil, expliqua-t-il. Pensez donc, messieurs, à deux jours de distance, il nous faut convoquer un nouveau jury.
— On a tenté encore une fois de voler une cabaretière ? demanda innocemment Harry Dickson.
— Mais non, monsieur Brown : il y aura deux affaires à examiner et cela n’ira pas tout seul, vu la fatale absence de notre commissaire de police.
— Fatale absence, que voulez-vous dire ? s’étonna le détective.
— Le pauvre homme, en maniant imprudemment son revolver, s’est tiré une balle dans le ventre. Le docteur Linton l’a fait transporter immédiatement à sa clinique, mais le malheureux y est mort pendant l’opération.
— Et d’un ! cria Dickson en prenant une mine effrayée.
— L’autre affaire est bien moins grave, il s’agit du cadavre d’un mendiant qu’on a retiré des eaux du port. Bon débarras après tout : ce Stoker était un mauvais garnement. Ivre comme il l’était toujours, il a dû tomber à l’eau. Mais tout de même il faut que le jury se dérange pour ces choses.
Harry Dickson s’attaqua à la tranche de jambon qu’on venait de lui servir. Il avait compris ce que signifiait le bruit d’eau courante entendu la nuit dans la clinique du docteur Linton : le malheureux Percy Stoker y avait été noyé dans une baignoire et plusieurs hommes, que Dickson croyait maintenant connaître par leurs noms, avaient assisté à cette exécution. Ensuite, il comprenait également que la balle qui avait mis fin aux jours du commissaire Perkins était sortie du revolver de Harry Dickson et non de celui du policier félon !
La porte s’ouvrit en coup de vent. C’était le docteur Linton.
— J’apprends que vous êtes du jury, Trill ? demanda-t-il d’une voix brusque.
— En effet, sir, répondit l’aubergiste, je ne puis me dérober à ce devoir, bien que ce soit une perte de temps qui, pour un homme dans ma situation, signifie toujours une perte d’argent.
— Vous direz à ces messieurs que je déposerai mon rapport à dix heures.
Ses yeux aigus firent le tour de la salle.
— Pauvre Perkins ! crut devoir gémir Mr. Trill, qu’est-il arrivé au juste ?
— Vous en savez autant que moi, on l’a trouvé dans son bureau, agonisant, et il n’a pu dire un mot. Tout le reste est conjecture, mais d’ores et déjà on peut affirmer que c’est un accident dû à sa propre imprudence.
Harry Dickson repoussa son assiette et se leva, invitant d’un signe son élève à le suivre dans la rue.
Quand ils y furent, Harry Dickson prit Tom Wills par le bras et murmura :
— Je me défie des murs, depuis la nuit dernière, des oreilles doivent y avoir poussé de nouveau. Et il raconta encore une fois ces aventures de la nuit écoulée.
— Si le commissaire Perkins n’a rien dit de plus, cela va bien, mais je me méfie. Le docteur Linton a trop élevé la voix, à mon avis, et il a été bien trop affirmatif en donnant l’assurance que Perkins n’avait plus soufflé mot. Il se peut fort bien que sa déclaration fût uniquement faite à mon adresse. Dans ce cas nous sommes brûlés, et il ne nous reste qu’à filer en douce.
— Et vous abandonnez l’affaire ? demanda Tom Wills.
Harry Dickson se mit à rire.
— Ce serait bien mal me juger, Tom… Je vous assure que je reviendrai bientôt dans la place et autrement armé que nous le sommes pour l’heure.
Il fit un brusque demi-tour et retourna à l’auberge.
— Monsieur Trill, dit-il au tenancier qui versait à boire à une clientèle de mariniers venue aux nouvelles, mon fils se sent fort affecté par les événements de la nuit. Deux morts…
— Et une évasion ! fit une voix.
— Comment ? s’écria Harry Dickson.
— Le bandit de « La Belle Frégate » en a profité pour s’enfuir cette nuit ! fut la réponse.
Mr. Trill s’excusa.
— C’est vrai, sir, je ne vous ai pas tout dit. Mr. le docteur Linton vient de nous apprendre que cet homme s’est, en effet, évadé cette nuit.
— C’est le comble ! gémit Tom, oh…, père, ne restons plus dans cet affreux pays.
— Affreux… c’est exagéré, riposta Harry Dickson, mais comme j’y suis venu pour vous, il ne sied pas que je vous y impose un plus long séjour… Monsieur Trill, veuillez donc préparer ma note, nous retournons à Londres.
On n’aurait pu dire si cette nouvelle contristait l’aubergiste ou le remplissait d’aise ; des sentiments mélangés se reflétaient sur son visage rubicond. Il salua et se mit en devoir de répondre au désir de ses clients.
— Ne laissez personne approcher de l’auto, Tom, murmura Harry Dickson, il se peut que certaines personnes ne nous voient pas partir d’un bon œil.
Le moteur ronflait déjà quand on vit Mr. Wright arriver d’un pas affairé.
— Vous nous quittez déjà, monsieur Brown ? S’écria-t-il.
Harry Dickson ne se perdit pas en longs commentaires.
— Comme vous le voyez, monsieur le maire, je garderai pourtant un excellent souvenir de ce paradis de Flower Dale.
L’auto démarrait… On vit soudain surgir des figures indécises : celle de Mr. Savelli, celle du docteur Linton, celle de Mr. Lethbird ; les rideaux brise-bise de « La Belle Frégate » s’agitaient comme dans le vent.
— Si nous étions partis au crépuscule, nous aurions pu recevoir des balles dans nos pneus, ricana Harry Dickson, si ce n’est dans nos têtes.
Ils roulèrent sur la route de Londres.
Le chemin longeait la Tamise sur une grande partie de sa longueur. Mais, à deux lieues en aval de Flower Dale, des travaux de terrassement le bouleversaient et obligeaient les voitures à emprunter une route de traverse fort malaisée.
Ce fut à cet endroit que l’accident faillit se produire.
Tom Wills, assis au volant de l’automobile, allait prendre le virage. Nous n’allons pas prétendre qu’il y mit une prudence excessive, ce fut à peine s’il ralentit légèrement.
Soudain, une pétarade violente éclata à leur droite et une moto passa en coup de vent. À cette hauteur, se trouvait un fossé très profond. Le jeune détective prévit la catastrophe : ou bien il heurterait la motocyclette, ou bien il irait avec sa voiture se jeter dans le fossé.
Un juste milieu le sauva. Une des roues tourna au-dessus du vide mais l’imprudent motocycliste fut pris en écharpe et envoyé rudement de l’autre côté de la route.
On put le voir bouler comme un lapin tiré, dans une auréole de poussière furieusement soulevée.
Déjà prêt à voler à son secours, Tom Wills faisait marche arrière, quand il aperçut le fougueux chauffard se relever, redresser sa machine et filer vers Londres sans demander son reste.
— Quel empoté ! maugréa-t-il.
— Au contraire, Tom, ce jeune homme – car c’en était un – fut bien habile, et il s’en est fallu de bien peu qu’il provoquât le bel accident qui aurait pu nous coûter la vie !
— Alors vous croyez à une combine ? s’écria le jeune homme.
— Je vous assure que c’en était une, sa manœuvre ne m’a pas échappé.
— Tudieu, nous allons bien voir !
Tom Wills poussa l’accélérateur d’un pied nerveux, l’auto prit de l’allure, mais, au loin, le motocycliste disparaissait déjà dans une gloire de poussière. D’ailleurs, la banlieue de Londres commençait à avancer vers eux ses tristes quartiers, ses rues torves et interminables.
Le jeune homme à la moto avait eu toutes les facilités pour s’éclipser dans ce labyrinthe de briques et de terrains vagues.
Comme ils atteignaient Deptford, Harry Dickson fit stopper la voiture.
— Nous allons probablement être surveillés, dit-il, et nous ne retournerons pas tout de go à Baker Street. Obliquons vers Peckham.
Ils suivirent Old Kent Road jusqu’à la hauteur de London Bridge. Tout à coup Harry Dickson siffla pour attirer l’attention de son élève.
— Faites celui qui ne s’aperçoit de rien, my boy, mais regardez, sans trop en avoir l’air, le bureau de poste fluvial, et dites-moi si rien ne vous saute à l’œil.
Tom Wills sursauta :
— Le bonhomme à la moto ! Attendez que je lui dise un mot !
— N’en faites rien ! Qu’il nous prenne donc en filature, je ne crois pas qu’il recommencera le coup de tout à l’heure. Sans doute qu’il s’imagine que nous ne le reconnaissons pas. Le voyez-vous ?
— Comme je vous vois ! Souple et élégant… Tenez, il soulève sa casquette et s’éponge le front. La route a dû lui donner chaud. Oh, les beaux cheveux blonds bouclés ! Quel dommage pour cette chevelure d’or, si nous avions amoché son propriétaire !
— Tom, mon petit, dit le maître, bien que nous soyons devant une besogne pressée, il nous faudra nous offrir une journée de vacances supplémentaire. Nous allons prendre l’attitude de gens qui doivent faire quelques achats et qui se livrent ensuite aux plaisirs d’une randonnée sans but défini.
Ils visitèrent alors quelques magasins où ils firent de menues emplettes. Vers l’heure du midi, ils étaient à Stoke Newington, et déjeunèrent copieusement dans un grill-room voisin du Park.
De temps à autre, ils pouvaient constater que le mystérieux motocycliste ne les lâchait pas d’une semelle, tout en y mettant une certaine habileté. Pendant la halte du lunch, il se retira dans une taverne de Green Lane, toute proche du restaurant choisi par les détectives.
Ceux-ci ne le perdaient pas de vue et le voyaient fort bien installé devant une fenêtre aux rideaux relevés.
À un certain moment, ils le virent se lever et se diriger vers le fond de la salle où se trouvait une cabine téléphonique.
Harry Dickson poussa un gloussement de joie et s’élança à son tour vers le téléphone de son propre restaurant.
— Ici Dickson, déclara-t-il au chef du central qu’il avait demandé à l’appareil, et qui était de ses amis. Pouvez-vous me dire avec qui communique en ce moment la taverne Popy de Green Lane… Attendez, son numéro d’appel se trouve sur une de ses fenêtres : 212 42 05.
Quelques instants s’écoulèrent puis le renseignement vint.
— On demande la communication avec la mairie de Flower Dale, monsieur Dickson, mais elle n’est pas encore obtenue.
— Hallo, Carter, pouvez-vous me brancher sur elle, sur une de vos tables d’écoute ?
Le fonctionnaire siffla en manière d’hésitation.
— Vous savez bien que c’est absolument interdit… à moins que vous ne vouliez me couvrir auprès de mes supérieurs.
— C’est entendu, je prends tout sur moi.
— Dans ce cas je marche, bonne chance monsieur Dickson… Ah, voilà la communication !
Un bruit de friture se fit entendre à l’autre bout du fil, puis des voix s’élevèrent, confuses d’abord, précises et nettes au bout de quelques secondes.
— Je suis bien à Flower ?
— Oui, que voulez-vous ?
— C’est moi, à Londres…
— Ah bien… et alors ?
— Ce sont deux idiots qui font une noce à la papa.
— Vous êtes sûr que ce ne sont pas D et W ?
— Presque, mais pas tout à fait, ils ne sont pas allés à la rue B…
— N’importe, continuez.
— Bien !
Le téléphone fut raccroché ; Harry Dickson revint auprès de son élève en se frottant les mains, et en donnant tous les signes d’une jubilation intense.
— La voix qui venait de Flower Dale est celle de ce bon Mr. Wright, mais une chose me chiffonne, c’est qu’il me semble avoir reconnu celle de notre suiveur ; pourtant, je ne puis me souvenir à qui elle peut bien appartenir.
— Allons-nous continuer cette adorable promenade ? demanda Tom Wills.
— Pendant quelques heures encore, Tom, jusqu’au crépuscule et alors nous y mettrons une fin un peu plus soudaine que certain jeune homme blond ne le voudrait, fut la réponse du maître.
Ils allongèrent leur repas et purent voir que le jeune homme à la moto, prolongeait également ses solitaires agapes devant la fenêtre de la taverne Popy. Après le dessert qui dura, grâce à l’ajout de quelques tasses de café agrémentées de petits verres de liqueur, ils revinrent vers la ville et mirent leur auto au garage dans Pall Mall. À vingt yards de là, le jeune homme en faisait autant avec sa moto.
Puis les détectives firent le tour des cinémas, discutant les programmes, pour se décider enfin en faveur d’une salle de troisième ordre, peu fréquentée.
— Ne rendons pas sa tâche trop difficile, avait murmuré le maître, avec un sourire entendu.
Quand la séance prit fin, il commençait à faire sombre dans les rues et les lumières s’allumaient.
— Fini de jouer, dit Harry Dickson à l’oreille de Tom Wills, il nous faudra bientôt sortir les mains des manches, my boy.
Ils avaient pris la direction de Westbury et s’enfonçaient dans un dédale de ruelles obscures.
Le mystérieux suiveur devait lui aussi pressentir un changement, car il les filait avec plus de circonspection que jamais, sans les lâcher d’une semelle. Enfin les détectives firent halte devant une petite échoppe de ferblanterie où le détaillant venait d’allumer un quinquet à pétrole.
— Bonjour Winter, dit Harry Dickson tout bas en entrant.
Le ferblantier salua, c’était un homme formidable, à la puissante musculature.
— Sortez par la porte de l’autre ruelle, dit Harry Dickson, tout en ayant l’air de marchander un objet quelconque, vous allez voir à quinze pas à gauche de la fenêtre un jeune homme en leggings observant attentivement la maison. Il ne tardera pas à s’approcher, mais, dès qu’il sera à la hauteur de la porte, envoyez-le à l’intérieur par une de ces bourrades dont vous avez le secret.
» Le reste me regarde.
Mr. Winter, agent secret de Scotland Yard, savait ce que parler voulait dire… Il eut l’air de chercher dans sa mémoire, puis il montra du doigt l’arrière-boutique, comme s’il voulait signifier à ses clients que l’objet qu’ils convoitaient se trouvait dans sa réserve.
L’instant d’après, il avait quitté le magasin.
Tom Wills observait la rue dans une des glaces de l’échoppe, fort judicieusement disposée à cet effet.
— Voilà le motocycliste qui s’approche, murmura-t-il, ah… Winter est derrière lui. Passez muscade !
Le tour fut exécuté avec une rapidité foudroyante.
Soudain, le jeune homme blond roula sur le carreau de la boutique, où Dickson le cueillit d’un tour de main pour le jeter dans la pièce voisine. Ahuri, le suiveur ne fit aucun mouvement de révolte… Il n’aurait pu en faire car, une seconde plus tard, les revolvers de Dickson et de Tom Wills le mettaient en joue et Winter entrait.
— Au secret, dit le détective d’une voix brève, d’ici quelques jours nous remettrons cet oiseau à Scotland Yard, tout me fait croire qu’il en vaut la peine.
Winter, sans dire un mot, attrapa le prisonnier par le bras et lui fit descendre un escalier en spirale. Une porte blindée de fer s’ouvrit sur l’intérieur d’une petite cellule pas trop inconfortable.
Le captif, stupéfait, ne soufflait mot mais tremblait comme une feuille. Soudain Harry Dickson, qui l’examinait attentivement depuis quelques instants, se mit à rire bruyamment.
— Quel merveilleux maquillage ! s’écria-t-il, et d’une main preste il arracha la perruque blonde.
Une courte chevelure noire apparut.
— Netta Manzonni ! s’écria Tom Wills stupéfait.
— De quel droit voulez-vous me séquestrer, Harry Dickson ? gronda l’Italienne.
— C’est un grand mot, signorina, répondit le détective avec politesse. Mais je vous assure que votre séjour ici ne sera pas trop désagréable ; il sera même très bref, si vous consentez à répondre à quelques-unes de mes questions.
— Je n’ouvrirai pas le bec, maudit flic, glapit-elle, même si vous me mettiez à la torture.
— Même en échange de votre liberté et d’une prime convenable ?
Pour toute réponse, elle lui lança une injure ordurière.
— Voilà de bien vilains mots, pour de si jolies lèvres, dit Dickson goguenard.
— Ah, grinça la jeune femme, si l’on m’avait écoutée, il y a longtemps que vous auriez tous les deux le bec clos, sales bêtes de roussins.
— Suffit, dit le détective en se tournant vers Winter, immobile et muet, attendant des ordres, on se passera de la confession de cette péronnelle. Traitez-la bien, mais la mise au secret est de rigueur.
— Entendu, sir ! murmura le géant.
— Mes amis sauront venger cet affront ! hurla la Manzonni.
— Grand bien leur fasse, répondit Dickson en s’éloignant.
Quand ils se trouvèrent dans le petit bureau de Winter, contigu à la boutique, Tom Wills se tourna vers son maître.
— Ils vont trouver bien étrange que la Manzonni ne revienne pas, les gens de Flower Dale, dit-il.
— J’y songe et vais y remédier à l’instant.
S’emparant du téléphone, il demanda la communication avec la mairie de ce paradis terrestre.
La voix de Mr. Wright s’éleva bientôt à l’autre bout du fil.
— Qui est là ?
— C’est moi à Londres…
Tom Wills regarda son maître avec admiration : c’était la voix de Natta, un peu zézayante qui répondait.
— Encore ? Il ne faut pas tant vous servir du téléphone.
— On fait ce qu’on peut. Ce ne sont ni D ni W, car j’ai vu ces deux-là dans B. Street !
— Ah ! c’est fort bien cela, revenez alors. Euphra vous réclame.
— Je lui donnerai de mes nouvelles si possible, mais je ne puis revenir.
— Comment ? Pourquoi ? demanda la voix du maire, devenant anxieuse.
— Impossible de vous le dire. Je n’ai pas un moment à perdre. J’en ai pour deux ou trois jours, peut-être pour plus. Si je ne vous donne pas de nouvelles, ne vous alarmez pas.
— Ah bien, je comprends, mais ne vaudrait-il pas mieux vous contenter de ce qu’il y a ici, pour le moment ?
— Ah non ! Mais c’est assez parlé ! Good bye !
Harry Dickson coupa court à la périlleuse communication.
Tom Wills, qui avait écouté au microphone témoin, demanda :
— Qui est Euphra ? Et « qu’y a-t-il pour le moment » à Flower Dale dont la Manzonni ne se contente pas ?
— Je puis répondre à votre première question : Euphra, c’est, à ne pas en douter, Mrs. Euphrosine Bunsing, directrice d’une institution de charité privée et infirmière à ses moments perdus, complice d’assassins à d’autres. Quant à la seconde question, il faudra aller chercher la réponse sur place.
— Alors on retourne dans ce paradis de Flower Dale ?
— Sans perdre une heure, Tom !
Au sud-est de Flower Dale, s’allongent des terres tristes et passablement désertiques. La culture y est nulle car le vent de la mer y déplace sans cesse les dunes de sable. Par-ci par-là, des chapelets d’étangs et des fondrières offrent asile à une multitude d’oiseaux aquatiques, qui semblent être les seuls habitants des lieux.
Dans le temps, des hommes d’affaires, aussi hardis que malchanceux, y avaient projeté une ligne de chemin de fer d’intérêt local, mais la société fit faillite avant son achèvement. Un haut remblai s’achève donc en une butte maigrement gazonnée, à trois milles de Flower Dale, et les rails continuent à s’y rouiller. Des sémaphores se sont dressés et le vent les a couchés par terre comme des arbres morts. D’autres sont restés debout, hagards et vains.
Le long de cette ligne morte, quelques vagues bâtisses qui devaient servir de haltes émergent de la dune. Les tuiles de leurs toitures sont parties au gré des tourmentes, leurs vitres ont été crevées, leurs portes vermoulues ne sont plus guère que des fantômes de clôtures. Les rats y gîtent, et même les lapins des dunes.
Pourtant, cette nuit-là, une de ces lamentables demeures servait de retraite à deux singuliers gaillards, à la mine peu rassurante.
Ils portaient des costumes de cuir à la façon des anciens naufrageurs de la contrée, ou bien des contrebandiers, créatures plus modernes ; une épaisse toison noire couvrait leur visage comme un masque.
Ils avaient obturé les fenêtres à l’aide de vieilles tôles et de feuilles de carton bitumé, arrachées à une lampisterie en ruine. Une petite lampe dont le feu n’était pas perceptible au-dehors éclairait le misérable intérieur.
Le plus jeune des deux, en regardant son compagnon, se mit à rire.
— Je n’aimerais pas me rencontrer moi-même au coin d’un bois, maître !
Harry Dickson fit chorus doucement, mais il reprit bientôt sa gravité première.
— Vous êtes resté parti presque trois heures, Tom, si j’en crois ma montre, maintenant au rapport, mon enfant, espérons qu’il vaille la peine d’une telle absence.
— J’ose le croire, répondit Tom Wills en caressant l’horrible postiche qui figurait sa barbe, et apprêtez-vous, maître, à entendre un bien singulier rapport !
— Qui est, dit lentement le détective, que vous n’avez rien trouvé !
— Par tous les saints ! s’écria Tom, vous saviez cela, maître, et vous m’avez envoyé là-bas, faire un métier qui n’est ni ordinaire ni amusant.
— J’avais besoin de voir mes soupçons confirmés, dit Harry Dickson, ils le sont à présent.
Mais ce n’est pas une raison pour priver le lecteur du récit de la curieuse équipée de Tom Wills.
Les deux détectives étaient donc revenus à Flower Dale, la nuit même de leur départ. Ils avaient choisi de fortes motocyclettes Harley Davidson comme moyens de locomotion, et s’étaient bien gardés de mettre de but en blanc le cap sur la petite ville si suspecte à Harry Dickson.
Celui-ci avait attentivement étudié la carte du pays et il avait choisi une route qui s’écartait fort de celle que le commun des mortels aurait suivie. Tom Wills et lui avaient longé le remblai du chemin de fer abandonné, jusqu’à leur arrivée à la hauteur de Flower Dale.
Bien malin l’habitant de ce paradis qui aurait reconnu dans les deux hirsutes fraudeurs et hors-la-loi, les paisibles MMr. Brown et fils de la veille ? N’empêche que le détective ne se souciait pas de montrer leur présence, même sous cette forme, aux autochtones. Il avait donc élu domicile, ainsi que son élève, dans une des gares en ruine.
La journée qui suivit ne ressembla en rien à celle de la veille. De lourds nuages chargés de pluie étaient venus de l’ouest, pourchassés par un dur vent d’Atlantique ; le froid était moins sec, mais humide, il était d’autant plus désagréable.
De l’aube à la nuit close, les deux hommes ne purent quitter leur précaire asile, mais ils n’avaient pas perdu leur temps et l’avaient transformé en un poste d’observation assez convenable.
Les jumelles de Harry Dickson, collées contre une des déchirures de la tôle obturant la fenêtre, conduisaient ses regards jusqu’en plein centre de la petite ville. Elle était calme et sans animation aucune.
Le steamer Cadet de Gascogne ne prenait plus aucun chargement et l’on ne voyait plus aucun mouvement à son bord. Les quais étaient déserts et luisaient d’eau de pluie.
On vit Mrs. Selkork, coiffée de son inimitable chapeau rouge, sortir de sa taverne et s’en aller à travers champs. Elle ne revint que fort tard dans l’après-midi. La voiture de Nab Single ne quitta pas sa remise.
L’auberge de Mr. Trill, au grand regret du détective, n’était pas visible ; par contre, on voyait très bien les murs blancs de la clinique du docteur Linton, mais elle non plus ne présentait aucun signe de vie.
Alors que le jour diminuait, on put apercevoir une bicyclette s’avancer sur le chemin de halage longeant le canal, et comme elle se rapprochait, Harry Dickson reconnut Mr. Savelli faisant force pédales. Il s’arrêta un moment devant le commissariat de police, dont la porte devait être close, car il fit un mouvement d’impatience, puis devant celle du bar de « La Belle Frégate », qui, également fermée à double tour, lui fit répéter son geste désabusé.
Ensuite les maisons de la grande rue le ravirent aux yeux qui l’observaient derrière les jumelles.
Quand l’obscurité fut venue, Harry Dickson donna ses ordres à son élève :
— Vous allez vous rendre en ville, mon garçon, en prenant bien garde de n’être vu de personne, ce qui ne me paraît pas outre mesure difficile, vu le peu de monde qui semble être dehors à cette heure et par ce temps.
» Puis vous allez entrer dans quelques-unes des principales maisons de la grande rue, en exceptant pourtant celle de Mr. Wright qui pourrait être d’accès moins aisé que les autres.
— Et que faudra-t-il y faire ? demanda Tom Wills.
— Regarder et autant que possible voir, ce qui n’est pas la même chose.
— C’est tout ? s’étonna le jeune homme.
— Croyez-moi, my boy, c’est assez !
Ils s’étaient séparés sur cette parole assez énigmatique. En marchant d’un bon pas, Tom Wills ne mit qu’une demi-heure pour atteindre les premières maisons. Il ne fut pas obligé de se cacher car il ne rencontra pas un chat. Dans la grande rue, il n’y avait que trois fenêtres éclairées, celles de l’auberge du « Saumon d’argent ».
Tom pensa aux maisons dont il avait vu les rideaux se soulever lors de leur première promenade. Elles étaient trois, voisines, à sa gauche. Des plaques de cuivre étaient apposées à leurs portes, et Tom lut des noms connus de lui : B. Savelli, avocat-conseil ; Alph. Lethbird, expéditeur ; docteur James Linton. « Voyons comment loge le robin », se dit Tom Wills en avisant la demeure qui faisait le coin de la rue.
Ce n’était guère difficile pour un cambrioleur comme Tom, formé à l’école de Harry Dickson. Un mur bas en pierres sèches séparait le jardin de la rue adjacente. Le jeune homme le franchit allègrement, traversa une pelouse négligée et tourna le loquet d’une porte d’office.
Aucune serrure, aucun verrou ne s’opposèrent à son entrée. Il se trouva, dès la porte poussée, dans une cuisine dallée d’honorables dimensions. Il ne faisait pas assez noir pour ne pas distinguer les formes dans la pièce. Pour autant que formes il y eût, car… la cuisine était complètement vide. Le jeune homme passa ensuite par un corridor qui était sale et humide et fit jouer le déclic de sa lampe de poche.
Devant lui était le hall. Ici, le décor changeait : un portemanteau en cuivre poli était adossé à une muraille proprement ripolinée ; un carillon japonais, tout en tubes, était accroché à la porte. Quelques jolies gravures se faisaient face. Une porte était entrebâillée, Tom la poussa.
Il était dans le bureau de Mr. Savelli.
Pièce sévère et nue ; un bureau à cylindres, une armoire à dossiers, une bibliothèque aux volumes reliés en chagrin. Des chaises rembourrées de crin noir. L’air était froid, le feu n’avait pas dû être allumé depuis des jours. Une impression bizarre s’empara de l’esprit de l’intrus. Il laissa bravement sa lampe allumée et se mit à parcourir la maison, comme si elle était sienne. Comme il s’y attendait, il n’y trouva personne et ce qu’il s’attendait vaguement à trouver devint la réalité car… il ne trouva rien !
Oui, il trouva bien un salon sans meubles, avec d’admirables rideaux et des stores aux fenêtres. Il trouva à l’étage une chambre à coucher dans le même goût et mû, par une sorte de rage froide, il força le bureau à cylindres pour n’y rencontrer rien ! Quant aux livres de la bibliothèque, ils étaient faux pour la plupart.
Toute la maison n’était que mise en scène !
Alors, Tom Wills s’enhardit et bravement il glissa son rossignol dans les serrures des maisons voisines.
Le hall de celle de Mr. Lethbird était magnifique et contenait même quelques toiles de valeur ; les rideaux et les stores de son salon et de la chambre à coucher de l’étage étaient plus beaux encore que ceux de Mr. Savelli, mais les pièces étaient toutes aussi vides !
Chez le docteur Linton, il découvrit un très confortable cabinet de consultation et, dans les autres pièces – toujours garnies de rideaux superbes – de vastes dépotoirs de vieilles bouteilles et de cartons défoncés !
— Un décor de théâtre, une ville truquée !
Ces mots, le jeune homme se les répéta tout le long de la route qui le ramenait au refuge où le maître l’attendait.
Quand Harry Dickson l’eut écouté sans donner de signes d’étonnement, il dit :
— Ce qui signifie Tom, que les principaux habitants de Flower Dale n’y résident qu’en façade. Dieu sait quelles hideuses canailles ils peuvent être ailleurs !
— Mais enfin, s’écria le jeune homme, il y a des livres officiels qui doivent relater l’existence de cette ville, lui attribuer des habitants… que sais-je !
— Oui, depuis trois ans peut-être, répliqua Harry Dickson en secouant pensivement la tête ; j’ai l’impression de me trouver devant une affaire qui vient à peine de se monter. Mais pourquoi ?
— Et qui pourrait s’éclipser avec autant de vélocité ? grommela Tom.
— Sans doute, sans doute… fit pensivement le maître.
Il allait ajouter quelque chose, quand soudain il saisit la lanterne qui les éclairait et la souffla. Tom Wills l’entendit armer son revolver.
— Écoutez ! Ne faites pas de bruit !
Une rumeur naissait au loin dans la nuit.
— Un train ! s’écria Tom Wills… non ce n’est pas possible.
Harry Dickson avait déjà ouvert la porte et s’était jeté à plat ventre contre le sol, l’oreille collée contre un des rails.
Une vibration lointaine arrivait jusqu’à lui.
Il se redressa, pâle, le regard en feu.
— Un train circule sur cette ligne ! s’écria-t-il.
— C’est impossible, répéta Tom Wills.
Mais Harry Dickson lui coupa la parole d’un geste impérieux.
— En bas du remblai, Tom, et revolver au poing. Mais il ne faudra se servir de nos armes qu’en toute dernière extrémité. L’affaire se complique bien plus que je ne l’ai pensé. Oh ! je commence à voir clair à présent, mais pas autant que je le voudrais.
Ils suivirent la ligne en silence, courbés sous la rafale ; le grondement se rapprocha, s’atténua, se tut enfin.
Tom Wills qui avait escaladé le talus le dégringola aussitôt.
— Je vois des lumières, dit-il.
Harry Dickson monta à son tour sur la butte.
À quelque distance, à un kilomètre tout au plus, des lumières se mouvaient, comme celles de lanternes tempêtes portées bas. Le vent qui venait de là amenait des rumeurs confuses : halètement de moteurs, voix sourdes, bruits de fardeaux déplacés.
Mais, soudain, Tom Wills prit son maître par le bras.
— Tournez la tête, Mr. Dickson, et regardez le vieux sémaphore qui se trouvait à cent yards derrière la cabane qui nous sert d’abri.
Le détective eut quelque peine à réprimer un cri de stupeur. Tout au haut du mât de fer, luisait une lumière verte.
— C’est un signal qu’on fait de là-bas, Tom… la voie est libre… Tudieu, les gens d’ici doivent être bien certains d’eux-mêmes, pour disposer ainsi d’un pays entier !
Néanmoins, ils continuèrent à avancer, redoublant de précautions ; enfin, ils firent halte derrière un gros massif de conifères.
À présent, malgré la nuit, ils pouvaient voir.
À une centaine de yards devant eux, dans la falote lueur de quelques lanternes, une foule silencieuse était au travail, autour d’une rame de wagons remorquée sur les rails par une petite automotrice.
En bas du talus, stationnaient plusieurs gros camions automobiles, tous feux éteints. On déchargeait les wagons et l’on chargeait les voitures avec une hâte fébrile et une méthode remarquable.
— Je comprends, murmura le détective, toute la ville de Flower Dale est au travail ici. Qui donc, pensez-vous, est le chef d’équipe ? J’ai vu la clarté d’un des fanaux tomber sur son visage : l’honnête agent de police Brass en personne. Je suppose qu’après la mort de son chef Perkins, il a dû être promu au grade de commissaire par ce bon Mr. Wright.
Tout à coup les camions se mirent à donner du moteur et les détectives reculèrent davantage dans l’ombre de la haie de sapins qui les protégeait.
Quelques minutes plus tard, les lourdes voitures roulèrent à quelques pas. Quand les premières furent passées, Harry Dickson murmura à l’oreille de son élève :
— Avez-vous reconnu quelques-uns des conducteurs ?
— Oui, Savelli et Lethbird entre autres et des visages que j’ai entrevus aussi à Flower Dale. Oui, maître, toute la ville en est !
Une autre file passa, puis ce fut le silence.
Les deux détectives osèrent se hasarder sur le chemin et s’approcher de la voie ferroviaire. L’automotrice se mit en mouvement, la rame déchargée fit machine arrière, et lentement se fondit dans la nuit.
— Parbleu ! gronda Dickson, on vole des wagons remplis de marchandises sur certaines voies de garage, avec les complicités nécessaires, cela va sans dire, et puis on les dirige sur cette voie tellement abandonnée qu’elle est presque inexistante. Puis, on les ramène vides… Quand nous étudierons bien le terrain, nous découvrirons fatalement une ligne clandestine habilement maquillée.
— Est-ce donc là le mystère de Flower Dale ? demanda Tom Wills.
Mais avant que son maître eût pu répondre, un nouveau bruit de moteur se fit entendre, et ils eurent juste le temps de se jeter contre le sol, pour voir passer à leurs côtés un immense camion noir, conduit avec adresse.
— Manzonni est au volant, dit Harry Dickson.
— Maître ! s’écria Tom, avez-vous entendu ? On pleure dans ce véhicule !
Harry Dickson frissonna :
— Non, Tom, dit-il d’une voix sombre, ce n’est pas l’unique secret de ce paradis de Flower Dale !
Harry Dickson tremblait littéralement de stupeur et de colère.
— Ah les bandits, ah, les monstres ! l’entendit gronder Tom Wills.
Le calme était revenu autour d’eux ; le rail ne vibrait plus qu’à peine, l’automotrice, avec sa rame de wagons vides en remorque, s’était déjà perdue dans le lointain. Les moteurs des camions s’étaient également tus avec l’éloignement.
— Je saurai mettre un obstacle à une pareille abomination ! Il le faut ou j’y perdrai mon nom et la face, continuait à monologuer le détective sur un mode farouche.
— Toute une ville en proie à des chenapans ! opina Tom Wills.
— Et quels chenapans, mon garçon ! Et dire que par cette nuit de grande action, de véritable branle-bas de combat, nous sommes deux contre toute cette horde criminelle ! Qu’importe !
Ils avaient regagné leur gîte dans la cabane en ruine, mais le détective ne comptait pas y rester longtemps.
Ses dispositions furent rapidement prises.
Une des motos fut dissimulée sous des débris et des billes créosotées, et Tom reçut ordre de conduire l’autre à la main, aussi loin que son maître l’ordonnerait. Les revolvers furent une nouvelle fois vérifiés, et d’amples provisions de cartouches glissées dans les poches.
— On dirait que nous partons à la guerre ! se moqua le jeune homme.
— Ne riez pas, Tom, si les choses tournent mal, la fusillade promet d’être vive, de part et d’autre. Mettez-vous bien en tête que si nous sommes pris, les bandits ne nous feront pas quartier.
— Nous en ferons autant ! s’écria fièrement le jeune homme.
— Sans doute, mais cela n’arrangerait pas l’affaire. En route maintenant.
— Vers la ville ? Je parie qu’à l’heure qu’il est elle est déserte comme le Sahara ou comme les neiges polaires.
— Possible, mais ce n’est pas sur elle que nous mettons le cap, mais bien sur l’institut de charité privée de Mrs. Bunsing.
— Ah ! Je crois en effet que les camions prenaient cette direction.
— Tout au moins celui conduit par cette infâme canaille de Manzonni, ricana le maître et ses poings se crispèrent. Tom, murmura-t-il ensuite d’une voix sourde et rageuse, je ne m’arroge pas souvent le droit d’être le justicier d’un criminel, mais si je tiens cet Italien, il y a des chances que je lui fasse passer une heure terrible.
— Pourquoi ? demanda son élève.
— La nuit vous l’apprendra !
Ils avaient quitté le chemin de fer abandonné et s’étaient engagés dans un chemin creux aux profondes ornières. Au-dessus d’eux le vent élevait une plainte sinistre dans les ramures dénudées et une rangée de peupliers à la cime dépouillée se balançaient avec un bruit rauque de mâts dans la tempête.
— La nuit est pleine de rumeurs et de rafales, dit Harry Dickson, cela nous servira. Ah, voilà des lumières…
C’étaient deux fenêtres éclairées au rez-de-chaussée de l’institut de la dame Bunsing.
— Malédiction, grogna soudain le détective, ils ont mis une sentinelle en faction sur la route, la voyez-vous, Tom ?
— Oui, et je la reconnais, c’est l’agent de police Brass !
— Heureusement qu’il n’y a pas trop d’eau dans ce fossé, dit Harry Dickson d’une voix glaciale.
— Eh ! Pourquoi cela ?
— Parce que dans quelques minutes il ira l’occuper pour une grande partie de la nuit. Bon… il nous tourne le dos… il est encore à dix pas, c’est trop… laissons-le venir à notre portée.
L’agent Brass, une lourde brute à gueule de buffle, arpentait le sol mou d’un air de méchante humeur.
— Ils ont chaud là-dedans, grommelait-il, et sans doute qu’ils peuvent boire et fumer, et moi je ne puis allumer une cigarette sous peine des pires punitions. Je me demande ce qu’ils ont à craindre ici, et pourquoi ils m’infligent cette damnée corvée ?
Il n’en aurait pas tant dit, s’il avait vu les formes qui se glissaient vers lui avec des mouvements sûrs et menaçants de reptiles.
Mais il ne se rendit compte du réel danger d’être posté en sentinelle devant Bunsing House que lorsqu’une main de fer l’eut pris à la gorge et qu’il se fut écroulé sur le sol, sous une invincible poussée.
— Un geste, un cri et tu es mort, Brass ! rauqua une voix terrible – et l’agent de police sentit le froid d’un revolver de gros calibre sur son front.
Terrifié et résigné à la fois, il n’opposa aucune résistance à la main habile qui le ficelait comme un saucisson. Il eut pourtant assez de cran pour murmurer.
— Je ne sais ce que vous me voulez, mais laisser un homme dans cet état, par une nuit pareille, c’est l’assassiner, à coup sûr.
— Ce sera de l’ouvrage en moins pour Jack Ketch, ricana une voix peu rassurante.
— Un bâillon ? proposa Tom Wills.
— Oui, et ceci en supplément.
Et tandis que le jeune homme fourrait un chiffon de toile dans la bouche du captif, la crosse du revolver de Dickson s’abattit par deux fois sur le crâne épais de l’agent Brass.
L’instant d’après, on l’avait abandonné dans un fossé presque à sec, mais convenablement couvert de ronces et d’orties, et de nature à le cacher à tous les regards.
Dickson et Tom Wills se relevaient prêts à s’avancer vers la maison de la dame Bunsing quand ils firent brusquement halte pour se jeter dans l’ombre des halliers.
Des pas pressés sonnaient sur le gravier de la route adjacente et bientôt deux hommes parurent dans la clarté des fenêtres basses.
— Le docteur Linton ! murmura Harry Dickson en reconnaissant la silhouette trapue du médecin.
— Et l’autre ? demanda Tom, il me semble que cette tête ne m’est pas inconnue.
— Ni à moi, bien que je l’aie à peine entrevue pendant quelques instants. C’est le commandant du cargo amarré au quai le Cadet de Gascogne.
Les deux hommes se dirigèrent vers la porte de l’institut et y frappèrent ; un instant après on leur ouvrit et la porte se referma derrière eux, sans qu’un mot fût échangé.
— Attention ! En voilà d’autres qui s’amènent.
La nuit en effet s’emplit d’un bruit de pas rapides et un autre groupe fut introduit de la même façon.
Les détectives purent reconnaître Mr. Wright, l’aubergiste Trill et la veuve Selkork. Avant d’entrer, le maire de Flower Dale se tourna vers l’ombre et cria :
— Brass !
— Présent ! grogna Dickson, imitant la voix rogue de l’agent prisonnier.
— Ne quittez pas votre poste !
— Très bien !
Pour la deuxième fois, la porte retomba.
— Ouf ! murmura Dickson en s’épongeant le front, j’ai eu chaud, mais s’il y a un dieu pour les méchants, il faut croire qu’il y en a un de plus puissant pour les justes !
— Oh, maître, dit tout à coup Tom Wills en serrant le bras du détective, écoutez donc ! Que peut-il se passer dans cet enfer ?
Une longue plainte venait de déchirer la nuit, suivie aussitôt d’un bruit clair de fouet. Puis un véritable concert de pleurs et de supplications monta.
— Silence, là-dedans ! rugit une voix cruelle.
— Manzonni ! remarqua Tom.
— Il ne perd rien à attendre ; son compte est bon, gronda Dickson avec fureur.
— Ah, si nous pouvions voir ce qui se passe dans cette boîte ! se lamenta Tom.
— C’est pour cela que nous sommes ici ! fut la brève réponse.
Ils n’échangèrent plus aucun mot, aussi longtemps que dura leur lente approche de la singulière demeure, où le silence venait de se refaire.
Silence relatif toutefois, car des murmures de voix, des échos assourdis de lointaines discussions parvenaient aux oreilles des vengeurs. Déjà ils avaient fait le tour de l’immeuble en rampant, sans découvrir un endroit propice pour s’y introduire.
Enfin Harry Dickson tomba en arrêt devant un soupirail de cave, mal protégé par ses barreaux.
— Pour peu que la propriété des chats nous vienne en aide, murmura-t-il, nous serons bientôt dans la place.
Une espagnolette rouillée céda, une barre des croisillons tenait à peine dans le ciment de la muraille et fut descellée sans trop de peine.
Une grande cave où stagnait un demi-pied d’eau s’ouvrait devant les détectives. Un couloir y débouchait.
De l’étage venaient des voix affairées, et Dickson n’hésita pas à se servir un moment de sa lampe.
Ils parcoururent le sous-sol en quelques minutes, le trouvant aussi désert que délabré, hanté de limaces et de cloportes.
Tom Wills, qui avait entrebâillé la porte d’un caveau de moindres dimensions, recula soudain et appela son maître.
— Il y a quelqu’un qui s’y cache, dit-il avec effroi.
Harry Dickson s’élança, le revolver haut, mais ce fut à son tour de reculer devant le spectacle d’épouvante qui s’offrait à ses yeux.
Une horde de rats venaient de s’enfuir dans l’ombre, et le détective vit à quelle horrible besogne les hideux rongeurs étaient occupés : ils attaquaient, à grands coups de dents, un cadavre d’homme, gisant sur les dalles gluantes.
— L’homme du café de « La Belle Frégate » ! murmura-t-il avec horreur.
— Celui qui s’était soi-disant enfui !
— Qu’ils ont fait disparaître dans la mort ! Pauvre diable !
Harry Dickson contempla longuement le corps déjà vilainement mutilé par les rats, puis il dit d’une voix lente et ferme :
— Qui que vous soyez, dormez en paix, l’heure de la vengeance est venue.
À ce moment, Tom Wills le saisit de nouveau par le bras.
— La lugubre chanson de tout à l’heure recommence !
Un cri de détresse venait de retentir au-dessus de leur tête.
Harry Dickson, pâle, les dents serrées, se redressa.
— Il faut que nous allions voir, Tom… coûte que coûte… oui il le faut !
L’accès du rez-de-chaussée ne leur était pas difficile, car un escalier de pierre montait des caves vers les hauteurs. Mais au sommet des marches une lourde porte leur barra le chemin.
— Tant pis ! grommela le détective.
Une clé était enfoncée à l’extérieur dans la serrure ; Dickson en saisit la tête entre les fines mâchoires d’acier d’une pince ouistiti et la tourna. La porte était ouverte et un vestibule éclairé s’étendait devant les intrus. Mais comment parcourir la zone dangereuse sans être vus ?
Ce fut Tom Wills qui suggéra une idée pour le moins audacieuse.
— Tout semble se passer au rez-de-chaussée, maître, si l’on passait à l’étage ? L’escalier est devant nous et nous y invite.
Aussitôt dit aussitôt fait, et les détectives s’en trouvèrent bien. Ils arrivèrent sur un large palier bizarrement illuminé, et s’aperçurent que cette clarté venait d’une verrière incrustée dans le plancher. Des ombres s’agitaient confusément sur la dalle lumineuse.
Le verre était dépoli, mais il présentait néanmoins quelques surfaces d’où l’on avait vue sur ce qui se passait dans la pièce en dessous.
— Un instant, dit Harry Dickson, assurons-nous d’abord d’une retraite en cas d’alerte.
Il vira sur ses talons, inspectant les lieux. Une fenêtre était là, donnant dans le jardin. Le détective en tourna rapidement la poignée.
— S’il nous faut fuir, voilà notre chemin tout tracé, dit-il.
Puis ils s’avancèrent vers la dalle transparente et leurs regards pénétraient dans la place au moment où les pleurs reprenaient de plus belle.
Harry Dickson n’eut que le temps de mettre la main sur la bouche de son élève pour empêcher celui-ci de jeter une clameur d’indignation et de fureur.
La salle dans laquelle plongeaient leurs yeux était une grande classe rectangulaire aux murs blanchis au lait de chaux. Des bancs noirs s’y alignaient et, devant eux se trouvait un large pupitre de magister.
Mais quel étrange et lamentable monde peuplait ces bancs d’école !
C’était une dizaine de toutes jeunes filles de quinze à dix-huit ans, blêmes, tremblantes, les yeux brûlés de larmes.
L’une d’elle était installée devant le pupitre, les épaules nues, les bras liés en croix sur un dossier de chaise.
Manzonni venait de jeter un fouet qu’il avait tenu en main et essuyait à l’aide d’une serviette sale, le sang qui coulait des frêles épaules.
— À présent vous serez raisonnable, Miss, dit-il d’une voix sarcastique, je regrette d’avoir dû vous donner en exemple à vos compagnes, mais j’ajoute que je suis prêt à recommencer.
— Je vous en prie, Paolo, dit une voix acide, n’abîmez pas la marchandise !
C’était Mr. Savelli qui venait de s’avancer vers le groupe lamentable des jeunes filles, mais une autre voix s’interposa aussitôt.
— Tapez dessus ! Rossez les mijaurées, les marques du fouet disparaîtront avant leur arrivée à Buenos-Aires ! J’aime voir saigner vos blanches épaules, mes douces ! Ah, si on laissait faire la bonne mère Selkork.
Et la hideuse mégère au chapeau rouge s’avança à son tour et s’empara du fouet.
— Pas de ça, mon amie ! dit Mr. Savelli, cela les abîme !
— Ne t’en mêle pas, vieux sagouin ! hurla la virago, et ne m’empêche pas de prendre mon plaisir. Ah, elles ne veulent pas y aller de leur plein gré ! Et d’un, et de deux, et de trois !
— Père ! Père ! s’écria l’une des petites qui venait d’être atteinte par la cinglante lanière.
Harry Dickson bouillait de colère et déjà sa main cherchait son revolver, quand la scène changea.
Le docteur Linton venait d’entrer et avec lui un autre groupe de jeunes filles, celles-là en costume de ville, mais ayant toutes un même air niais sur le visage.
— Vous voyez qu’elles sont dociles maintenant, dit-il, n’est-ce pas, mes petites ? Et toutes de répondre sur un même mode monotone et las :
— Oui, monsieur !
L’homme, que Dickson avait reconnu comme étant le commandant du cargo, demanda au docteur Linton.
— Seront-elles toutes comme celles-là, au moins ?
— Je vous en réponds ! fit le médecin avec un rire sinistre.
— Y comprenez-vous quelque chose, maître ? murmura Tom Wills à l’oreille de Harry Dickson.
— Silence et regardez, vous allez bientôt pouvoir vous rendre compte par vous-même du procédé de cet infernal médicastre.
Un autre personnage venait d’entrer en scène. C’était Mrs. Bunsing. Elle regarda à peine la rangée des jeunes victimes mais posa un étrange appareil sur la table. La jeune suppliciée la vit et l’appela à son secours.
— Madame… madame…, vous êtes une infirmière… allez-vous nous laissez emmener comme des bêtes… allez-vous…
Mrs. Bunsing se tourna vers Manzonni.
— Un peu de fouet, je vous prie, Paolo.
Le fouet claqua sur les épaules et de nouveau le revolver de Dickson se dressa, mais le docteur Linton repoussa rudement le bourreau.
— Cela suffit, imbécile, gronda-t-il, ne les énervez pas, cela ne vaut rien.
Puis il se planta devant les pauvrettes en larmes et jeta d’un ton de commandement :
— Attention ! Regardez toutes !
Il y avait une telle volonté dans cette voix que les têtes se levèrent vers lui, presque à l’unisson. À la même minute, une violente clarté rouge jaillit de l’appareil et frappa en plein le visage des malheureuses.
— Il les met sous hypnose, murmura Harry Dickson, la lumière rouge savamment graduée, aidée par la volonté de fer de cet homme, ne tardera pas à rendre ces infortunées dociles comme des moutons.
Le commandant du steamer se leva.
— Je vous laisse faire, mais il me faut la cargaison avant l’aube. Demain, j’ai un jour sans surveillance devant moi, et le soir je dois être en pleine mer, comprenez-moi bien tous !
— Ne vous en faites pas, captain, tout sera en ordre, ricana Manzonni.
Une partie des prisonnières, celles qui avaient déjà abdiqué leur volonté sous l’influence du sommeil hypnotique, se retirèrent sous la conduite de Mrs. Bunsing et de Mr. Savelli.
Le docteur Linton était tout à son expérience, quand il fut soudain troublé par l’entrée intempestive de Mr. Lethbird.
Le courtier maritime était trempé de sueur et ses yeux jaillissaient presque hors de ses orbites.
— Linton… oh, Linton !
— Eh bien, qu’y a-t-il ? Ne me dérangez donc pas à tout propos, aboya le docteur.
— Il s’agit bien de vous déranger ! Nous sommes trahis !
— Hein ?
— Brass… on vient de le trouver dans le fossé, ligoté comme une saucisse, le crâne en sang. Deux hommes… – il croit que ce sont des détectives – se sont emparés de lui.
— Malédiction !
— Nous devons fuir…
— Non… il nous faut ces hommes et c’est tout… et puis…
Le docteur tourna des yeux cruels vers les prisonnières.
— Il faut que tout ceci disparaisse, n’importe comment !
— Vous n’allez pas…
— Occupez-vous de vos affaires ! Celle-ci par exemple – et il désigna la jeune fille attachée à la chaise – qui était recherchée par le détective new-yorkais, est la plus compromettante !
Il avait parlé tout haut devant les jeunes prisonnières qui, comprenant vaguement, se mirent à hurler et à supplier.
Le docteur tira son revolver.
— Je tue la première qui fait du bruit !
Harry Dickson se releva.
— L’instant d’agir est venu, Tom, dit-il d’une voix sombre. Sautez par la fenêtre. Tirez sur n’importe qui vous barre la route, et tirez pour tuer. Faites donner votre moto. Prenez par le chemin de halage, il sera désert à cette heure. À côté de l’écluse, posez la boîte numéro 1 et filez vers l’est. Au premier poste téléphonique venu, alertez Scotland Yard. Vous aurez le superintendant Goodfield au bout du fil, et il suffira de lui dire : « Envoyez le chargement complet tel que le désire Mr. Dickson. » Il saura ce que parler veut dire.
— Ensuite ?
— Dirigez-vous sur Londres, à mi-chemin vous rencontrerez des amis avec qui vous pourrez revenir à Flower Dale. Allez maintenant et ne perdez pas une seconde ! Dieu vous garde !
Tom Wills disparut et son maître entendit à peine le chuintement sourd de sa chute. Déjà un bruit de voix angoissées emplissait le rez-de-chaussée. On entendait des galopades effrénées, des ordres et des contrordres.
Soudain un staccato éclata au loin et Harry Dickson sourit : la Harley Davidson de Tom Wills prenait le large.
— Le chemin est désert, murmura Harry Dickson, sinon une fusillade des plus nourries l’eût salué… Il va arriver à toute vitesse maintenant. Ah…
Un grondement sourd venait de la plaine, et le sol frémit légèrement.
— Le Cadet de Gascogne ne reverra pas la mer de sitôt, ricana Harry Dickson. Une jolie bombe de poche vient d’endommager les écluses, enfermant ce maudit cargo comme un rat dans un piège.
Il tourna de nouveau son attention vers la verrière.
Le docteur Linton était occupé à une besogne assez mystérieuse. Il venait de tirer une trousse de sa poche et remplissait une seringue hypodermique à l’aide d’un liquide qu’il venait de tirer d’une ampoule de verre. Ses yeux cruels fixaient la jeune fille ligotée.
— Vous, ma belle, vous n’irez pas raconter à monsieur votre père…
La jeune fille poussa un cri aigu.
— Grâce ! Épargnez-moi… oh, mon pauvre papa, il en mourra !
— C’est bien ce que je veux, ricana l’infernal morticole et il approcha vivement l’aiguille du bras nu de la jeune fille.
— Nous allons rire, Miss Ferguson, clama-t-il, rire…
Mais si le docteur Linton rit, ce fut pour la dernière fois de sa vie.
Un coup sec éclata au plafond et, en même temps, le criminel praticien poussa un rauquement de souffrance et tomba sur la table.
Une balle blindée tirée à travers la verrière venait de lui briser la tête.
Ce ne fut que quelques instants plus tard que les fillettes se mirent à hurler en voyant s’écrouler leur bourreau ; mais à ce moment le détective, qui venait d’exécuter le docteur Linton, avait déjà pris le même chemin que Tom Wills et, à grands bonds de félin, s’éloignait du jardin.
Il atteignait une haie de troènes qui lui promettait un refuge aussi précaire que provisoire, quand les cris s’élevèrent dans la maison.
Mais ce n’étaient plus les captives seules qui les poussaient, car Mrs. Bunsing, la veuve Selkork, Mr. Savelli, et d’autres encore qui venaient d’accourir, s’étaient joints à elles.
Manzonni ne partageait pas la terreur générale, du moins il n’en avait pas l’air. Le regard sombre, la bouche menaçante, il errait comme un fauve en cage.
— Nous sommes perdus ! gémit Mr. Savelli.
— Taisez-vous, imbécile, gronda Manzonni, ce sera au contraire le sale flic qui vient de nous jouer ce tour qui sera perdu ! Comment pourrait-il se cacher ou fuir ? Tout le monde est déjà sur les dents depuis la découverte de Brass dans le fossé. Ah ! écoutez cela… je crois qu’on le tient !
Une vive fusillade éclatait dans la direction du port. Manzonni prit la tête du mouvement.
— Il ne nous reste pas une minute à perdre. Madame Bunsing, vous allez me conduire immédiatement toute cette fournée de gamines jusqu’au bateau où on les embarquera sans retard.
— Telles qu’elles sont en ce moment ? s’effraya la directrice.
— Ne vous occupez de rien d’autre, je réponds que tout ira à merveille même sans les singeries de feu le docteur Linton !
— Mais je n’ose me hasarder sur la route.
— Votre convoi sera gardé par une demi-douzaine de gaillards armés jusqu’aux dents ! ricana le bandit. La première qui flanche recevra un pruneau dans la tête, tels sont mes ordres !
— Que l’on me donne un revolver et je ferai de la bonne besogne moi aussi ! proposa la femme Selkork.
— Entendu, ma belle ! répliqua l’Italien. Ah ! que n’avons-nous Netta avec nous ! Elle vaudrait dix hommes pour jouer ce jeu-ci ! Qu’avait-elle à perdre son temps avec ses deux vauriens de touristes… Wright est un damné imbécile !
Harry Dickson, lui aussi, avait entendu crépiter les coups de feu et il se demandait avec angoisse si son élève avait pu échapper à la mitraille.
Mais le bruit de la moto lancée à une allure infernale s’entendait encore et il se rassura.
Partout, la nuit s’enfiévrait de présences, d’ombres, de lanternes brandies, de courses et d’appels. L’ordre ne devait pas précisément régner dans le camp ennemi. Mais le détective se rendait compte du grand nombre des adversaires, et il était seul !
Soudain, il vit une large clarté tomber sur la route, par la porte ouverte de Bunsing House, et le triste convoi des captives en sortir, flanqué des deux maritornes et d’une dizaine d’hommes armés.
« Suivons-les ! » se dit Harry Dickson.
Il longea la haie de troènes, constata que les champs étaient parsemés de buissons qui lui permettaient de dissimuler sa présence, et il prit sa course. Avec une fureur continue, il entendait les injures et les vociférations de la femme Selkork, qui avait repris le fouet de Manzonni et s’en servait sans vergogne pour conduire son lamentable troupeau.
Les lumières du quai devenaient plus proches, et il distingua fort bien les contours sombres du steamer qui, d’ailleurs, venait d’allumer ses feux de position, comme s’il s’apprêtait à partir.
Mais un tumulte de voix furieuses et désespérées s’éleva bientôt.
— Eh bien qu’y a-t-il ? hurla Manzonni qui venait d’arriver à bicyclette.
— Un des diables s’est enfui en moto ! répondit une voix glapissante.
— Alors vous l’avez raté, maladroits ?
— Mais il ne nous a pas ratés, nous ! fut l’aigre riposte, venez donc voir sur le quai, nous avons un mort et quatre blessés !
Manzonni jura comme un démon.
— Il nous en reste un en tout cas !
— Mais l’autre se débine !
— Non ! Il y a les postes du canal qui sauront le cueillir.
— Comptez donc sur eux, ricana la voix, ils doivent être ivres comme des cochons à cette heure !
Un autre appel se fit entendre.
— Manzonni !
— Eh bien, captain, qu’est-ce qui cloche donc à votre rafiot ?
— Ce n’est pas de lui qu’il s’agit, mais de l’écluse, allez donc voir ce qui s’y passe. L’éclusier a deux balles dans la poitrine et ne sait plus dire un mot raisonnable ; quant à son écluse je ne sais ce qu’elle a dans le ventre mais elle est amochée, par une bombe, dit-on !
L’Italien jeta une horrible imprécation.
— N’importe ! Il faut embarquer le convoi d’abord, nous verrons ensuite ce qu’il nous reste à faire !
En prenant à travers champs, Harry Dickson était parvenu à distancer le sombre groupe des jeunes filles et de leurs gardiens et il ne perdait rien de ce qui se passait sur le port. Mais, en même temps, il vit que le trouble qui avait régné jusque-là dans le camp adverse s’était plus ou moins dissipé et avait fait place à plus de méthode.
Il vit une escouade d’hommes armés émerger de l’ombre et se poster en amont de l’écluse tandis qu’une longue file de cyclistes se mettait en mouvement à travers la campagne.
Des ordres brefs furent jetés au loin et répétés à plusieurs reprises : des sentinelles doubles gardaient le moindre sentier.
Il se tenait à ce moment accroupi derrière une meule de fagots, à une trentaine de yards d’un sentier que parcourait un peloton cycliste. Il ne se faisait plus d’illusions : forts de la topographie de la contrée, ses ennemis s’évertuaient à lui couper la retraite, et il se rendit compte qu’ils venaient d’y réussir en peu de temps.
Tout à coup, un autre adversaire entra en jeu, bien plus redoutable que les postes et les gardiens. Deux pinceaux blancs commençaient à tournoyer dans la nuit. Des maisons, des arbres, des péniches sortaient pour quelques instants des ténèbres qui les reprenaient aussitôt. On avait mis des projecteurs en batterie.
Harry Dickson sentit le péril. S’il avait été en terre ennemie, en plein conflit armé, il n’aurait pas pu se trouver dans une situation plus dangereuse.
Comme il s’aplatissait contre le sol, un des cônes lumineux effleura la meule qui l’abritait. Mais, pour un moment, le danger était passé.
Un bruit de pas résonnait devant lui sur les dalles du quai : le groupe des jeunes filles arrivait au port. Deux torches à pétrole flambèrent sur le pont.
Dickson vit que la passerelle joignait déjà le navire à la terre et que les premières des infortunées s’y engageaient.
Le fouet de la Selkork claquait furieusement, des plaintes s’élevèrent mais, comme un troupeau de bêtes, les pauvrettes furent poussées à bord et, quelques minutes plus tard, le ventre du cargo les avait comme avalées.
Manzonni parut sur le pont en compagnie du capitaine.
— Nous avons besoin de tous nos hommes, captain, l’entendit dire Dickson, je vais poster Brass sur le pont, il est suffisamment remis de son aventure pour qu’on puisse lui confier cette mission facile, tandis que la Selkork suffira pour faire respecter l’ordre en bas.
— En tout cas, je fais retirer la passerelle, dit le marin.
Le détective vit Brass se poster contre le rouf d’un air grognon, puis le commandant, aidé de l’Italien, sauter sur le quai et retirer la passerelle. Ils s’éloignèrent rapidement dans la direction de l’écluse, d’où monta bientôt un bruit de marteaux fiévreux.
Dans son dos, Harry Dickson entendit la manœuvre des groupes lancés à sa recherche se rapprocher insensiblement.
C’est alors qu’il remarqua que la seule route libre pour lui était celle du quai et du bateau ; et, dans son esprit, une idée audacieuse entre toutes germa. Attentivement, il observa le mouvement du projecteur électrique qui, à intervalles réguliers, frappait la meule qui le cachait.
L’évolution était assez lente ; de plus, le pinceau ne frappait pas le navire, mais rasait seulement la pomme des mâts. Tout cela pouvait servir au détective. Aussi l’action fut-elle décidée en un clin d’œil.
Dès que le cône de clarté glissa à côté de la meule, Harry Dickson prit son élan et courut vers le quai. Il l’atteignit au moment où le pinceau recommençait sa ronde aérienne, trop tard toutefois pour le démasquer.
Une seule amarre joignait le steamer au quai. Harry Dickson l’empoigna et, à la force des poignets, se mit à avancer sur l’eau.
Au-dessus de sa tête, il entendit le pas lent de l’agent Brass, tandis qu’un silence de mort régnait à l’intérieur du navire maudit. Enfin, le flanc du navire se rapprocha, quelques mouvements encore et le détective atteignit les écubiers. Les chaînes qui en dépassaient lui servirent de courte échelle et, après un redressement agile, il mit pied sur la plage avant du Cadet de Gascogne.
Brass se tenait à une vingtaine de pas de là, contre une manche à air, par où devait lui monter quelque chaleur.
Harry Dickson calcula ses chances d’approche : deux amas de câbles lovés, un des mâts, une autre manche à air… tout cela allait lui servir pour arriver à portée du gardien.
Brass, dont la tête ne devait pas encore être très solide, gémissait doucement, en poussant de temps à autre un juron étouffé. Il maudissait pour la centième fois au moins « le bandit qui lui avait fait cela », quand l’affreuse sensation de l’heure passée revint pour lui. Il sentit pour la deuxième fois le froid d’un canon de revolver contre sa tempe et il reconnut la même voix cruelle :
— Un geste, un cri et tu es mort, Brass !
— Ne me frappez plus ! supplia l’agent, je vous suivrai docilement.
Harry Dickson lui glissa un filin autour des bras et des jambes et le poussa dans une des huttes du gaillard d’avant.
— Je me contente de ceci, dit-il, mais si j’entends du bruit de votre côté, ami Brass, je reviens immédiatement vous régler votre compte et ce ne sera pas de la crosse de mon revolver dont je me servirai.
Le premier ennemi était hors de combat, mais il en restait tant d’autres…
Au loin, toute une population s’affairait, mais s’occupait de tout, excepté du steamer.
« Tiens, se dit Harry Dickson, une idée… si j’essayais ? »
Il détacha rapidement l’amarre et ce qu’il avait pensé advint : le cargo frappé par le vent prit un peu de dérive vers le milieu du bassin et la distance entre lui et le quai devint plus grande.
Harry Dickson consulta sa montre et un peu d’espoir lui vint au cœur.
À ce moment, les brigades mobiles de Londres devaient avancer à toute vitesse vers Flower Dale, et le navire représentait pour lui une forteresse qu’il pouvait défendre pendant tout un temps, s’il le fallait.
Un claquement de fouet et un cri de souffrance lui rappelèrent qu’une autre intervention s’imposait de sa part.
L’escalier du rouf bâillait à ses côtés. Il s’y engagea à pas de loup. La porte du grand salon était entrouverte et le détective put voir Mrs. Selkork lui tournant le dos et menaçant le groupe terrifié des jeunes filles de son fouet.
— Je vous pèlerai comme des pommes, pécores, rugissait-elle, je vous le répète, la mère Selkork en a maté d’autres que vous !
— Mais elle ne le fera plus, dit une voix tranquille derrière elle.
L’odieuse virago aurait bien voulu se retourner pour voir qui osait proférer une telle énormité, mais elle s’aperçut qu’une main robuste la tenait par le cou, tandis qu’une autre main, non moins vigoureuse, remontait lentement son bras tenant le fouet en arrière.
Elle ne pouvait voir l’être qui la traitait avec une telle impertinence mais, rien qu’à considérer les mines stupéfaites et joyeuses de ses jeunes victimes, elle comprit qu’il n’était pas des plus ordinaires.
Elle voulut crier… mal lui en prit.
D’une bourrade violente, elle fut jetée sur le plancher, tandis qu’un poing, qui devait, à son idée, bien peser une demi-tonne, lui brisa son dentier.
— Soyez sage, femelle, sinon je vous promets une danse du fouet, conduite par moi en personne !
Elle vit alors un étrange personnage, dont la barbe postiche s’en allait par moitié et elle crut le reconnaître, car elle poussa un cri de terreur.
— Harry Dickson !
Le détective eut à peine le temps de faire un signe aux jeunes filles, pour leur imposer le silence ; sinon elles auraient crié toutes à la fois dans la joie de la délivrance.
La jeune Miss Ferguson se jeta presque à son cou.
— Le fouet ! gronda-t-elle d’une voix sauvage.
Harry Dickson lui abandonna la rude lanière en peau d’antilope et, à peine la fillette l’eut-elle en main, qu’elle se mit à frapper avec fureur la mégère terrassée.
Celle-ci se tortillait comme un ver, n’osant pas crier car le détective la tenait en joue avec son revolver, tout en paraissant prendre grand plaisir à la bastonnade.
Ce fut un coup plus violent que les autres qui fit voler en l’air et le fameux chapeau rouge et la tout aussi fameuse perruque blonde.
Harry Dickson sursauta.
Un crâne chauve venait d’apparaître et, en même temps, tout le visage de la trafiquante de chair humaine changea.
— Hoot ! s’écria le détective.
— Je suis refait, glapit la prétendue Selkork, si je raconte tout ce que je sais, Dickson, pourrez-vous me garantir la vie sauve ?
— Non, Hoot, répondit le détective, il se pourrait que la corde vous soit épargnée en Angleterre, mais en tout cas vous n’échapperez pas au fauteuil électrique, à moins que…
— À moins que… ?
— Que je vous brise immédiatement votre vilaine figure, assassin, voleur d’enfants ! Ah ! je comprends maintenant pourquoi le détective new-yorkais vous a sauté à la gorge !
— C’était Rilling, un fameux lascar, dit la ci-devant Selkork devenu Hoot, il m’avait reconnu. Ah bah, Dickson, si j’y vais de ma peau, d’autres iront avec moi chez le diable !
— Ce en quoi je vous donne raison, Hoot !
Le bandit démasqué se laissa entraver les bras et les jambes. Ou bien il espérait pouvoir encore être délivré par ses complices, ou bien il supposait que sa soumission inciterait ses futurs juges à la clémence.
— Mesdemoiselles, dit le détective, j’espère que vous ne retomberez plus dans les mains de vos bourreaux, mais l’heure est encore grave. Y en a-t-il parmi vous qui savent tenir un revolver ?
— Moi ! s’écria Pearl Ferguson, et je sais m’en servir !
— Moi aussi, dit une jolie brune, je ne rate pas une cible à cinquante pas, c’est papa qui me l’a appris !
— Très bien, voici les deux brownings du prisonnier Brass, ainsi que six chargeurs remplis. Vous allez vous poster aux hublots de tribord, sans vous découvrir toutefois, épargnez les munitions et ne tirez qu’à coup sûr, si possible. Quant à moi, j’assure la garde du pont !
Il avait à peine dit qu’une voix s’éleva du quai :
— Ohé, du bateau ! Ohé Brass !
Harry Dickson recommanda vivement le silence aux prisonnières et s’élança sur le pont.
— Eh bien quoi ? Il y a le feu au navire ? grogna-t-il se donnant la voix de l’agent prisonnier.
— Comment se fait-il que le bateau soit à la dérive ? Qui l’a détaché ?
— Pas moi en tout cas !
Mais l’homme à terre, le capitaine du cargo, ne se contenta pas de la réponse. Il prit un filin qui traînait sur le quai, le roula en lasso et le jeta sur le pont.
— Allô, Brass ! Amenez-moi cela…
Il n’y avait plus à biaiser. Un moment encore, et le marin allait sauter à bord. La bataille allait se déclencher, Harry Dickson le comprit. Vivement, il se baissa comme pour prendre le câble et en même temps son revolver partit.
Le capitaine, atteint en plein front, s’effondra. Ce fut le signal.
Presque en même temps les projecteurs se dardèrent sur le bateau et Dickson n’eut pas l’occasion de s’abriter derrière le rouf pour se soustraire à une volée de balles tirées de la terre.
— Il est à bord ! En avant les hommes !
Une escouade d’une douzaine de matelots arriva au pas de course, mais quand le revolver du détective se mit à faire de sombres trouées dans leurs rangs, ils filèrent comme des rats.
— Lâches ! hurla la voix de Manzonni, que je le tienne, moi !
Mais l’action se précipitait. Les bandits devaient se dire que chaque minute perdue pouvait leur être fatale. Dickson entendit soudain un bruit de rames à tribord. Avec terreur, il se rendit compte que, pour peu que les jeunes filles ne pussent lui prêter une aide utile, il allait succomber sous le nombre.
Mais cette appréhension fut vaine, car soudain le bruit des rames cessa et une double détonation éclata, suivie aussitôt de deux cris d’agonie.
— Superbe ! cria la jeune Ferguson, deux balles bien placées.
C’était un beau début, mais cet avantage n’était que momentané : déjà les rangs se reformaient chez l’ennemi et Dickson constata que beaucoup plus de méthode allait, dès lors, présider à l’attaque du bateau.
Il vit de la rive opposée du bassin une lourde péniche se détacher et, à son bord, une trentaine d’hommes armés choisir des positions d’attaque et de défense.
— Dix minutes, un quart d’heure peut-être, c’est tout ce que nous pourrons tenir, murmura-t-il.
Une balle lui siffla à l’oreille et, en levant la tête, Harry Dickson aperçut le visage du brave aubergiste Trill se hausser au-dessus de la muraille de bâbord et lui jeter un regard meurtrier.
— Je regrette, dit le détective… Trill était un fameux cuisinier, les gourmets le pleureront peut-être…
Ce fut l’oraison funèbre du patron du « Saumon d’argent » car, l’instant d’après, il tomba à l’eau, une balle dans le cœur.
Mais la péniche approchait ; son équipage abrité derrière des ballots et des caisses n’offrait aucune prise aux tireurs.
Harry Dickson consulta sa montre.
— Mon Dieu ! supplia-t-il, ne nous laissez pas naufrager en vue du port !
Une salve éclata au bord de la barcasse qui s’approchait et le détective vit qu’il lui était impossible de rester sur le pont s’il voulait avoir la vie sauve. À tout hasard, il visa une ombre qui se penchait sur la barre du bateau ennemi, et l’homme tomba.
Cela faisait gagner quelques minutes.
Une lueur laiteuse courut sur les lointains de l’est ; des fantômes d’arbres parurent sur l’écran livide du ciel.
— Monsieur Dickson ! appela Miss Ferguson d’en bas, ils sont bien près.
— Courage ! Gardez toute votre vaillance ! répondit le détective.
Mais son cœur était bien lourd.
Sur le quai, se retranchant derrière de gros camions arrivés en toute hâte, des groupes armés avaient pris position, rendant tout accès du pont du steamer impossible pour ses défenseurs.
Quant à la péniche, elle approchait au gré d’une manœuvre lente mais certaine.
Harry Dickson descendit au salon dont les hublots obturés protégeaient les jeunes filles ; celles-ci l’entourèrent, anxieuses.
— Monsieur Dickson, ne nous laissez pas reprendre !
C’étaient, pour la plupart, des orphelines dirigées de pensionnats lointains sur l’institution de Mrs. Bunsing ; d’autres jeunes filles avaient été enlevées à leurs parents par les manœuvres lâches et habiles de Manzonni.
Miss Ferguson avait été enlevée à New York où son père était un artiste renommé et très riche, et dirigée sur l’Angleterre où on avait voulu lui faire épouser de force un des amis de Manzonni.
Tout cela, le détective l’apprit en peu de mots tandis qu’il mettait le salon en état de défense.
Soudain, le navire subit un heurt sourd, et Miss Ferguson qui se tenait devant un des hublots obscurs d’une cabine attenante tira. Un cri horrible s’éleva dans la nuit, suivi d’une chute dans l’eau.
Le premier homme qui montait à l’abordage du cargo avait payé son audace de sa vie… Mais, aussitôt, un concert d’imprécations éclata au-dessus de leurs têtes et l’on entendit un bruit de course sur le pont.
Harry Dickson avait barricadé solidement la lourde porte du rouf, et elle résista au premier choc des assaillants. Mais déjà le bois craquait. Une voix cria dans l’ombre :
— Une hache ! Vite une hache !
— Manzonni ! dit Miss Ferguson, je lui viderai tout un chargeur dans la tête… Je vous le jure !
Pourtant, à part la jeune fille brune qui se tenait prête à tirer à côté de son amie, les autres fillettes tremblaient d’épouvante.
— Ah ! voici la hache, hurla Manzonni sur le pont, donnez-la !
La porte reçut un coup formidable…
Harry Dickson leva son revolver : le premier qui entrerait serait un homme mort, mais lui-même payerait sans doute de sa vie son héroïque conduite.
Le second coup tomba, sans avoir raison des massifs panneaux.
Soudain, Miss Ferguson poussa un cri.
— Écoutez… Monsieur Dickson, entendez-vous ?
Un bruit hargneux, net et précipité se fit entendre au loin, s’approchant avec une terrible vélocité.
— Les mitrailleuses ! cria le détective, Dieu soit loué… Les brigades de Londres arrivent !
Comme pour lui donner raison, des tonnerres éclatèrent de toutes parts, suivis de cris de démence et de douleur. Les balles passaient en larges rafales sur le pont et sur l’eau, fauchant les bandits.
— Sauve qui peut ! hurla Manzonni.
La porte derrière lui s’ouvrit et un formidable coup de massue le jeta sur le pont.
Dans l’aube naissante, on vit accourir une nuée de motocyclettes montées par les agents mitrailleurs de Londres, Goodfield et Tom Wills à leur tête.
Mais déjà partout les bras se levaient en l’air.
La population pirate de Flower Dale venait de se rendre.
Mac Ferguson, le père de la courageuse jeune fille, écoutait religieusement le récit du détective.
— L’histoire est moins compliquée qu’elle ne le paraît d’abord, disait Harry Dickson. Il y a quelques années un groupe de financiers résolut de construire un chemin de fer allant vers les plages du Sud-Est. Ils firent faillite et l’ouvrage ne fut jamais achevé. L’un d’entre eux, Mr. Wright, ne se tint pas pour battu. Il avait jeté son dévolu sur une bourgade perdue, Flower Dale, nantie d’un petit port, tout proche du tronçon inachevé de la ligne abandonnée.
» Il résolut de l’asservir à des fins ténébreuses. Grâce à quelques louches aventuriers, il mit la ligne en état, suffisamment pour servir à des fins de contrebande et de vol. Les marchandises entrées en fraude et volées étaient dirigées sur le port de Flower Dale et, avec la complicité de quelques agents fluviaux, exportées à l’étranger.
» Un des complices de Mr. Wright devenu par des intrigues politiques, maire de l’ancienne bourgade, était Manzonni, un effroyable trafiquant de blanches, recherché par toutes les polices du monde, sous un tas de faux noms, excepté sous le sien propre. Il avait un comparse habile en Savelli, avocat marron établi dans la même ville, ainsi que dans le docteur félon Linton.
» Il serait aussi long que oiseux de raconter comment ils firent de cette humble bourgade un véritable nid de pirates. Ils en avaient embrigadé toute la population, d’où le silence absolu qui entourait ces tristes affaires. D’ores et déjà je puis vous dire que Selkork-Hoot, Mrs. Bunsing, Savelli et quelques autres encore, qui ont échappé aux balles de la police, mais non à ses cabriolets, seront pendus, car ils ont morts d’hommes sur leur conscience.
— Dommage que Manzonni, le principal des bandits, vous ait échappé, monsieur Dickson, soupira Mr. Ferguson.
Ils étaient descendus d’auto dans une des tristes ruelles de Westbury et, sous la conduite du détective, ils entrèrent dans une humble ferblanterie.
Tom Wills y vint à leur rencontre avec un large sourire.
— La belle Netta Manzonni est partie pour Newgate, annonça-t-il, quand elle a appris que Flower Dale était tombée, elle s’est mise à tempêter et à crier que son frère Paolo méritait pour le moins d’être pendu, pour s’être conduit comme un imbécile, mais elle a paru fort affectée par la mort de Mr. Wright.
— Le maire-bandit n’est donc plus ? demanda Ferguson.
— Il s’est suicidé, répondit brièvement Harry Dickson, au moment où il a vu que la partie était perdue. Savez-vous que le nombre de morts de la nuit dernière se monte déjà à trente-deux ? Sans compter les blessés qui sont foison ! Tudieu, quel procès monstre nous avons en vue, mes amis !
Mr. Winter marchait devant eux, et tout à coup il ouvrit la porte d’une des cellules souterraines en criant :
— Debout, l’homme !
— Manzonni ! s’écria Miss Ferguson.
L’Italien n’en menait pas large. Avec son bandeau sale sur son crâne, il ne payait pas de mine non plus. Dès qu’il vit Harry Dickson, il laissa libre cours à sa fureur.
Mais une bourrade de Mr. Winter l’incita aussitôt au calme.
— Mademoiselle, messieurs, dit le détective comme s’il commençait une conférence. Voici notre ami Tom Wills qui s’avance armé d’une caméra. Il va tourner un film, un film documentaire qui servira de leçon de terreur pour cette horrible espèce de bandits qui se livrent à la traite des blanches. Il fera bientôt une tournée sur le continent et même en Amérique. Allô, monsieur Winter, faites donner de la lumière.
Deux puissantes lampes s’allumèrent au plafond de la pièce et Tom Wills se mit à tourner lentement la manivelle de la caméra.
— Première vue : Manzonni captif, rossé par Harry Dickson !
— Et maintenant une minute d’arrêt pour l’explication de la vue à venir. Savez-vous comment Manzonni torturait les jeunes filles qui refusaient d’obéir à ses horribles instructions ? Non ? Eh bien, il leur arrachait des mèches de cheveux ! Montrez-nous cela monsieur Winter !
Mr. Winter, dont le visage était voilé d’une cagoule, attrapa l’Italien comme s’il se fût agi d’un cobaye de laboratoire ; puis il lui arracha son bandeau. Le bandit hurla.
La main du colosse s’égara dans l’épaisse tignasse du prisonnier et, tout à coup, en revint, une poignée de cheveux sanglants aux doigts.
— Continuons, dit Harry Dickson, Manzonni se connaissait bien à un genre de supplice spécial : la torsion du poignet et des doigts.
Mr. Winter saisit une des mains du forban qui poussa un rugissement de douleur.
— Je pense que j’y suis allé un peu fort, dit le ferblantier, je lui ai cassé un pouce… Pardon !… et un doigt avec.
— Peu importe ! Maintenant, mademoiselle il vaudrait peut-être mieux que vous n’assistiez pas à la prise de vue suivante.
— Je reste, dit sombrement la jeune fille, j’ai assez vu souffrir mes pauvres compagnes et souffert moi-même pour cela.
— All right ! Passons à l’exercice du fouet.
Mr. Winter avait prestement lié Manzonni sur une sorte de chevalet, et en un tour de main l’avait débarrassé de son veston et de ses chaussures.
— Dix coups de fouet sur les épaules, annonça Dickson. Manzonni pleurait, suppliait, demandait grâce mais les dix coups lui lacérèrent le dos et les épaules.
— Ne craignez pas de crier, Manzonni, dit Harry Dickson, les murs sont capitonnés de manière à ne laisser percer aucun son au-dehors.
— Dix coups sur la poitrine et le ventre, continua le détective.
La scène fut tellement horrible que même le père et la fille Ferguson blêmirent. Quand deux des côtes du bandit furent mises à nu sous la lanière sifflante, Harry Dickson commanda une minute de repos.
— Le bouquet maintenant : Manzonni excellait aussi à appliquer la bastonnade sur la plante ses pieds. Allez-y, monsieur Winter !
L’Italien n’était plus qu’une affreuse loque râlante, mais chaque coup appliqué sur les pieds le faisait rugir et pleurer de plus belle. À la fin, ses membres n’étaient plus que d’informes moignons sanglants.
— Dernière méthode Manzonni, clama Harry Dickson : la pluie de vinaigre ! Oui, mes amis, il y a des malheureuses qui sont mortes des suites de ces tortures, mais cette canaille aura encore la vie assez dure pour subir un autre genre de mort. Au vinaigre !
Mr. Winter prit un vaporisateur et une odeur acide envahit la pièce.
Avec un râle de démence, Manzonni s’évanouit.
— Le reste du film se tournera d’ici quelques semaines, annonça Dickson en faisant signe à son élève d’arrêter le mouvement de la caméra, et notamment à Newgate au pied de l’échafaud où l’on pendra ce seigneur !
C’était un de ces horribles canaux de traverse, qui s’ouvrent dans la Tamise au-delà de Barnes, s’enfoncent dans les terres, pour atteindre des groupements industriels plus ou moins anonymes, des usines à gaz, des fours à coke ou de vagues usines de sidérurgie. Ils eurent leur raison d’être au siècle dernier, quand le réseau ferroviaire n’était pas encore très développé autour de la métropole anglaise, et quand les marchandises s’acheminaient lentement par les routes d’eau à travers les campagnes pelées et hâves de la banlieue de Londres.
Le soir tombait, plus sombre et plus triste parce qu’une pluie fine et glacée se faisait complice des ombres.
Il n’y avait pas grand trafic sur l’eau ; des péniches plates halées à bras d’homme, un remorqueur de minime importance, trop usé pour affronter les vagues de la rivière, un petit yacht à moteur, fourvoyé on ne savait comment dans cette galère marinière. À ce moment, tous étaient bloqués devant les portes noires et suintantes d’une écluse, où s’affairaient des hommes de peine, à la lueur des premiers fanaux allumés.
L’éclusier, dédaignant les plaintes et les imprécations des bateliers, se dirigea vers le yacht, et l’interpella avec une nuance de respect dans sa voix rauque :
— Hola, gentlemen, je crains bien ne pas pouvoir vous faire passer dans l’autre bief avant le matin, d’autant plus que le règlement défend l’ouverture de l’écluse après le coucher du soleil. Vous voudriez atteindre le wharf de Josuah Harrington, je présume ?
— Vous avez bien deviné, éclusier, répondit-on du bord du yacht.
— Ce n’est pas à deux milles d’ici, et la route est bonne, continua l’homme, vous pourriez mettre votre bateau à l’amarre. Je suis de surveillance pendant toute la nuit, et je vous promets de le tenir à l’œil.
— Pourquoi un tel remue-ménage ? demanda-t-on de nouveau du bord, ordinairement il doit faire plus calme par ici.
— C’est exact, sir, mais c’est rapport au cadavre que l’on vient de retirer en amont. Si vous voulez le voir, il est couché sur la berge derrière la seconde porte d’écluse, et il y a, auprès, des mariniers et un garde champêtre avec un fanal.
Le propriétaire du yacht, un gentleman aux cheveux blancs et à la mine avenante, se tourna vers un de ses passagers.
— Eh bien, Dickson, voilà ce qui vous regarde plus que nous. Nous ne pourrons prendre livraison de notre nouveau yacht, lancé aux chantiers Harrington, que dans la journée de demain. Nous avons perdu énormément de temps sur ce canal de malheur, et la seule distraction qu’il nous offre pour la soirée, c’est un cadavre de noyé. Brr !
— Allons-y toujours, Lockhart, répondit le détective Harry Dickson, en s’emparant de son imperméable et en sautant légèrement sur la berge hérissée d’orties et de larges feuilles de catalpa.
Sir James Lockhart le suivit, ainsi qu’un jeune homme à la mine éveillée, en qui nos amis reconnaîtront tout de suite Tom Wills, l’élève du maître détective.
L’unique matelot resta à bord du yacht, avec la brève instruction… de se débrouiller pour la nuit.
— Jos Harrington sera forcé de nous donner l’hospitalité pour la nuit, dit Sir James, gîte et couvert, car ces parages peu riants ne doivent pas être riches en accueillantes hôtelleries.
Dans le bassin d’éclusage, des filets d’eau coulaient avec un bruit aigre par les valves mal jointes, un pêcheur en remontait les berges roides en maugréant.
— Avec tout ce potin, je ferais mieux de me mettre au chaud à l’auberge, au lieu de rester ici à guetter l’anguille. Je n’en ai pas pris trois livres de toute la journée.
Il prit pied sur le chemin de halage et se dirigea aussitôt vers le groupe qui s’agitait autour du noyé.
Ce n’était qu’un amas de haillons détrempés et gluants, où un visage bouffi par le séjour dans l’eau mettait une tache pâle.
Le garde champêtre pérorait, fort de son képi et de ses galons.
— Il y a une belle entaille dans le crâne, mais cela ne prouve rien, nous présumons que c’est l’hélice du remorqueur qui l’a faite. Demain, le coroner et le jury statueront sur le cas, mais retenez ce que je vous dis, ils se prononceront pour l’accident et non pour le crime.
Il ajouta après une pause.
— C’est mon avis d’ailleurs.
— Et pourquoi, garde ? demande une voix claire à ses côtés.
Le représentant de la loi se retourna et toisa celui qui l’interpellait d’un air hautain. Mais il se vit devant un gentleman élégamment mis, dont l’allure sévère en imposait, tandis que deux autres messieurs de bonne mine se tenaient derrière lui. Il toucha son képi du doigt en guise de salut et eut la condescendance de s’expliquer.
— Parce que le défunt était un damné soûlard, sir, un pas grand-chose que son plein quotidien de gin aura fait glisser dans l’eau.
Les mariniers présents acquiescèrent par monosyllabes.
— Son frère est mort de la même façon, il y a quelques mois, dit l’un d’eux, et je suppose que toute la famille y passera comme lui. Pouah ! Quelles gens !
Le garde champêtre héla l’éclusier.
— Hello, Bellows, on va mettre ce particulier dans le poste de secours. Demain, le jury viendra lui présenter ses hommages. Rien d’autre à faire pour le moment. J’irai moi-même avertir sa famille, les Blachclaver, mais vous verrez que, comme la dernière fois, ils s’en ficheront comme d’une guigne. Quel monde, mon doux Seigneur, quel monde !
Harry Dickson, qui s’éloignait déjà, accompagné de Sir James et de Tom Wills, se retourna brusquement vers le garde.
— Quel nom disiez-vous, garde ?
— Blachclaver, sir, un nom à coucher dehors avec un billet de logement, n’est-il pas vrai ? Ces gens habitent dans une maison qui fut jadis un château, mais qui n’est plus guère qu’un trou à rats à cette heure.
— Blachclaver ! Blachclaver ! murmura le détective en baissant pensivement la tête.
— Vous vous rendez chez Mr. Harrington, je crois, dit le garde, si vous le permettez, je ferai route avec vous, car Blach Manor, – ah, la bonne blague d’appeler cette ruine Blachclaver Manor ! – Blach Manor donc, est à trois milles du wharf et Mr. Josuah voudra certainement me prêter une bicyclette pour m’y rendre. Hou ! pour la corvée !
— Ces gens sont-ils de la contrée ? demanda le détective.
— Originairement non, mais il y a bien des années qu’ils s’y sont fixés. Disons vingt-cinq ans, peut-être bien trente.
— Et Mr. Blachclaver…
— Monsieur ? Il n’y en a pas, du moins je n’en ai jamais connu. Je ne puis parler que de la vieille, la veuve Blachclaver comme on la nomme, et de ses enfants, quatre fils et une fille. Mais voilà le second fils qui vient de faire son trou dans l’eau du canal.
— Blachclaver… murmura encore une fois le détective.
— Drôle de nom, hein ? ricana le garde, moi je m’appelle Veck, Benjamin Veck, pour vous servir ; et c’est un nom de bon chrétien, même qu’il y a un personnage de Charles Dickens qui s’appelle de la sorte. C’est un honneur !
— D’accord, Ben ! répondit Harry Dickson en souriant, j’espère que vous êtes un aussi bon zigue que le brave Trotty Veck dans les Chimes de Dickens.
Mais, intérieurement, le détective continua à murmurer l’étrange nom qui éveillait des images confuses dans sa mémoire.
— Drôles de gens, continua le bavard, ils ont acheté ce château en venant dans le pays, et depuis ils y vivent comme des ours. Le domaine possède de beaux bois et, de temps à autre, on y fait des coupes. Cela doit leur permettre de vivre, car ils sont pingres en diable ! Seuls les fils se livrent à quelque dépense : du gin et du whisky dans les caboulots de mariniers. Encore se soûlent-ils à crédit et alors les cabaretiers se font payer par la vieille. Ce n’est pas toujours facile, mais enfin… elle paie, et les bistrots continuent à accepter la pratique de ces bougres mal élevés et pas sociables pour un penny !
Harry Dickson grommela quelques mots vagues… Ses pensées étaient ailleurs et lentement commençaient à se préciser.
— La vieille se dira que c’est un beau débarras, car Hector, celui dont vous venez de voir la vilaine dépouille, était une véritable bouteille de gin ambulante, et possédait de beaux comptes à la craie sur les portes des cabarets d’alentour. Ah ! nous voici chez Mr. Harrington.
Le garde accepta volontiers l’offre de s’arrêter une minute chez le constructeur, histoire de se rafraîchir.
Mr. Harrington accueillit ses hôtes avec une véritable joie.
— Waterham est un hideux patelin, s’écria-t-il en serrant les mains à la ronde, et comme il est bien nommé : de l’eau et encore de l’eau ! Un canal, des étangs, de la pluie, et puis de la pluie, des étangs et un canal ! Prenons des grogs pour faire oublier toute cette eau !
La salle à manger où il fit entrer ses convives était claire et agréable.
Une salamandre à fenêtres de mica chassait les premières froidures de l’automne ; des bougies électriques brillaient d’une belle clarté rose dans les appliques le long des murs. Du fond des cuisines, venait un tintamarre joyeux de casseroles et de fritures bouillantes, ainsi qu’un appétissant fumet de viandes à la broche.
Lesté de deux verres de grog et les poches bourrées de cigares, le garde champêtre prit congé de Mr. Harrington et de ses invités.
— Pauvre homme, murmura le constructeur, voilà une visite nocturne qui ne me plairait guère. Non pas que ces gens seront fort affectés de la mort d’un des leurs, j’opte aussi pour le contraire, mais l’endroit est franchement hideux. Il pourrait figurer dans un des romans noirs d’Ann Radcliffe !
On parla d’autre chose.
Des anguilles grillées au feu clair, arrosées de citron, furent servies ; puis suivirent des canetons à la broche, et d’épaisses tranches de bœuf à la sauce. On apprécia particulièrement une vieille ale, gardée et soignée religieusement comme un vin de cru.
Harry Dickson séduit par l’atmosphère cordiale, et non insensible à la bonne et copieuse chère, oubliait le canal, l’écluse clapotante, la pluie et le cadavre qui devait s’allonger maintenant sur les dalles bleues du poste de secours.
On servait les liqueurs et les beaux fruits de l’automne. Harrington parlait métier.
— Je construis le nouveau yacht à voiles pour Lewis Marrant, dit-il. Il fera merveille à Cowes, je puis le jurer, on en fera des yeux ronds aux régates. Il sera capable de tenir tête au Shamrock lui-même, de Sa Majesté.
» J’ai eu une dernière hésitation quant à son mât. Et voilà que la chance m’a souri ! Il ne m’a pas fallu aller bien loin. J’ai trouvé un pin magnifique, droit comme un clocher, un véritable monolithe en bois, si je puis m’exprimer de la sorte. Il poussait solitaire au fond du parc des Blachclaver, et je l’ai eu à un prix raisonnable.
De nouveau le nom venait d’être lancé, et Harry Dickson cilla. En quelques mots, il répéta ce que Ben Veck venait de lui raconter.
— Je n’en sais guère davantage, dit Harrington, si ce n’est que ces gens, bien qu’anglais d’origine, sont venus de France.
Le détective sursauta.
Le mot France venait de le frapper comme un trait de lumière. À présent sa mémoire travaillait fiévreusement. Il se leva.
— Où allez-vous, monsieur Dickson ? demanda son hôte avec étonnement, en le voyant s’emparer de son imperméable.
— Excusez-moi, messieurs, répondit le détective d’une voix sourde, il faut que j’aille voir… me rendre compte… je vais chez les Blachclaver !
Des souvenirs vieux de près de trente ans venaient de s’éveiller dans la mémoire du détective.
Il était bien jeune alors, tout au début de la vingtaine, mais déjà il avait cueilli ses premiers lauriers sur la piste du crime.
Il n’y avait que quelques mois qu’il avait quitté l’Amérique, sa patrie, sollicité par une grande firme de détectives privés de France.
Une affaire de faux tableaux mettait alors sur les dents les meilleurs limiers d’Europe, sans grand succès, hélas !
À la façon de César dans les Gaules, Harry Dickson put dire : « Veni, vidi, vici. »
Car en effet, il vint, il vit et fut vainqueur !
Sa mission terminée, il se disposait à visiter l’Angleterre, pays qui allait devenir bientôt sa seconde patrie.
Il était à Calais, le temps était mauvais et la malle Calais-Douvres avait du retard. Au bureau des Messageries, on venait d’afficher que le prochain départ n’aurait lieu que le lendemain matin.
Force était au jeune détective de passer la nuit dans la petite ville maritime, aux distractions maigres et rares.
— Où passerai-je la soirée ? s’enquit-il auprès du patron de son hôtel.
L’hôtelier le regarda d’un air perplexe, n’osant pas conseiller directement cet homme jeune, mais dont la mine était déjà si pensive et si sévère.
— Ici… à Calais… les gens de bien vont au « Café de la Marine », dit-il enfin. On y voit du beau monde et les consommations sont excellentes. De neuf heures à minuit, un orchestre de dames viennoises, les « Donau-perlen », joue des valses et un peu de musique classique. C’est là que j’irais si j’étais à votre place, monsieur.
Harry Dickson erra quelque temps dans le quartier du port, sous la griffe tournante et lumineuse du phare, puis la tempête se levant de nouveau, il rétrograda vers le centre de la ville, et vit bientôt scintiller les lumières du « Café de la Marine ».
La grande salle aux colonnades dorées, au goût du siècle dernier, était remplie de monde et Dickson eut quelque peine à trouver place à une table de marbre, encombrée de sirops, de bocks et de tasses.
Une chaleur lourde régnait. Une buée bleue de tabac flottait comme un nuage autour de l’immense lustre central constellé de becs Auer livides. Les sanglots d’une valse de Waldteuffel avaient quelque peine à passer à travers l’atmosphère alourdie.
Harry Dickson ne trouva guère de distraction dans ce milieu provincial et guindé, aux papotages fielleux.
Son voisin, un monsieur en jaquette noire, pantalon gris perle et gilet à fleurs, s’occupait uniquement à tourner vers le plafond les pointes de ses moustaches cirées, et à faire tenir dans son orbite droite un monocle à monture d’écaille. De temps à autre, il se tournait vers sa compagne, une dame en robe couleur feu, pour lui murmurer quelque fadaise.
Le jeune détective s’ennuyait prodigieusement et songeait déjà à regagner sa chambre et son lit, quand son voisin, soudain intéressé, se retourna vivement au passage d’une grande dame blonde, aux yeux d’un bleu pâle qui regardaient fixement sans rien voir.
— La Blachclaver ! murmura-t-il en la fixant d’un monocle insolent. Tudieu, la belle tête, et dire qu’elle était presque promise à M. Deibler !
Harry Dickson se retourna à son tour vers la jeune femme, le temps de voir ses extraordinaires yeux d’acier.
— On dit que les autorités françaises la renvoient chez elle en Angleterre, dit à son tour la dame en rouge, malgré son acquittement elle n’est guère désirable chez nous.
Harry Dickson se tourna vers son voisin.
— Excusez-moi, monsieur, dit-il, sans le vouloir j’ai entendu ce que vous disiez, je suis étranger au pays, mais j’ai vaguement entendu parler de cette mystérieuse affaire Blachclaver…
Le monsieur qu’il venait d’interpeller était trop content de pouvoir lier conversation. Il commença par se présenter : Émile Renaudin de Saint-Omer, de passage à Calais avec Mme Renaudin.
— En effet, monsieur, continua-t-il, cette affaire a passionné toute la France, et il ne m’étonne pas que des échos en aient franchi l’Atlantique. Je vais la retracer en peu de mots ; vous savez comme elle est obscure.
» Un jour, à l’aube, on a trouvé dans une rue borgne des Batignolles à Paris, le cadavre d’un homme assassiné. Crime banal s’il en fut et comme il en arrive plus d’un par semaine dans la ville lumière.
» C’était un nommé Lionel Blachclaver, d’origine anglaise, tailleur en chambre, habitant avec sa famille, une jeune femme et cinq enfants en bas âge, dans un très modeste logement de la rue de Flandre, dans le quartier de la Villette.
» L’instruction allait se clore et l’affaire se classer parmi tant d’autres, quand on découvrit, par pur hasard, que feu Blachclaver menait une étrange vie double. Misérable à la Villette, il devenait grand seigneur, le soir, dans les quartiers huppés de Paris.
» De fil en aiguille, on arriva à lui découvrir des comptes en banque prodigieux et, dans de grands établissements financiers, des dépôts de joyaux tenant des mille et une nuits.
» Parmi ces derniers, on mit la main sur des pièces provenant de vols célèbres, ayant entraîné des crimes affreux, mais dont les auteurs étaient restés inconnus. La justice enquêta, ne trouva rien et, de guerre lasse, accusa la veuve Blachclaver de complicité. Mais aucune preuve ne put être produite contre elle. Elle affirmait n’avoir jamais connu qu’une vie de laborieuse misère, et tous ceux qui l’avaient approchée devaient en convenir.
» D’autre part, Blachclaver n’était-il qu’un receleur et non un assassin ? À part les quelques joyaux dont je vous ai parlé, personne ne vint réclamer quelque chose de l’immense trésor qu’on avait trouvé à son crédit dans les banques. Et, de sa culpabilité criminelle, on ne découvrit pas ombre de preuve. Mrs. Blachclaver passa aux Assises de la Seine, où ses avocats n’eurent aucune peine à la faire acquitter.
» Mais la vie était changée pour elle : la Justice, faute de preuves, ne possédait aucune raison de la spolier de l’immense fortune de son mari défunt. La pauvre petite femme de tailleur devint, au sortir de la Cour d’Assises, une archi-millionnaire.
» C’est elle que vous venez de voir et qui regagne à présent sa patrie, l’Angleterre ! Bonne chance, après tout. C’est une bien jolie personne et je ne puis croire à la culpabilité des jolies femmes, je suis français, monsieur !
Harry Dickson remercia le complaisant Audomarois et regagna son hôtel, tout songeur. Il voyait devant lui l’extraordinaire regard bleu acier de la jeune femme passant, hautaine et méprisante, parmi la foule en fête.
« J’aimerais en savoir davantage », se disait-il en s’endormant.
Le lendemain, le temps avait encore grossi, et les Messageries refusaient de laisser partir la malle pour Douvres. Des lames énormes accouraient du fond de l’horizon, arrivant en béliers, contre les môles. On signalait de nombreux naufrages dans la Manche et même dans le Pas-de-Calais. Vers le soir, la tempête se calma un peu et, bien que la mer fût encore très mauvaise, le paquebot quitta le port.
Tous les passagers s’étaient réfugiés dans les salons, en proie à un mal de mer féroce. Harry Dickson, écœuré par les fades relents, les hoquets douloureux, ainsi que par les figures crispées, préféra se tenir sur le pont lavé par la houle.
Il était adossé contre la paroi d’un rouf, un peu abrité contre l’eau et le vent, quand deux ombres parurent devant lui à tribord, vaguement éclairées par une des lampes de pont. Elles s’approchaient avec difficulté, cherchant elles aussi l’abri du rouf. Pour le moment, le détective ne voyait que leurs imperméables qui luisaient d’eau de mer. Elles parlaient entre elles à voix basse, mais le vent apportait à Dickson des bribes de leur entretien.
— J’en ai assez de me cacher Annabel…
— …
— Je vous jure que…
— Triple imbécile !
— Blach allait manquer à sa promesse, le misérable, il commençait à vous aimer.
Un rire aigu fusa, dont la note fausse domina un instant la rumeur des éléments en furie.
— … la place à laquelle j’ai droit auprès de vous !
Les ombres passèrent à tribord et Dickson les perdit un moment de vue, mais au même instant un affreux cri retentit :
— Au secours !
Le détective bondit hors de son abri et s’élança vers la lisse, juste à temps pour voir une tête apparaître à la crête d’une haute vague, des bras s’agiter, puis disparaître.
— Un homme à la mer ! cria-t-il.
Des hommes d’équipage accoururent.
L’un d’eux apostropha rudement le détective.
— Vous êtes fou ! Il n’y avait personne sur le pont. J’étais de quart ainsi que mon collègue Masson.
— Je n’ai rien vu ! gronda Masson à son tour.
Harry Dickson montra son insigne de police.
— L’homme est perdu en tout cas, dit-il mais que l’on me conduise auprès de la passagère Blachclaver.
— Rien n’est plus facile, elle occupe une cabine privée avec ses gosses, à côté du salon des premières.
Les deux marins allèrent frapper à une porte de bois verni.
— Madame ! Madame ! crièrent-ils.
— Eh bien, entrez, répondit une voix endormie, puis un enfant pleura.
La cabine était éclairée par un plafonnier électrique et, à l’entrée des marins et du détective, une jeune femme en déshabillé de nuit se leva d’un lit divan, en se frottant les yeux.
— Qu’y a-t-il ?
Harry Dickson remarqua les extraordinaires yeux pâles.
— Vous étiez sur le pont tout à l’heure ?
— Moi ? Et mes enfants alors ? Je les laisserais seuls ?
— Monsieur prétend vous y avoir vue, au moment où un homme est tombé par-dessus bord, dit le lieutenant Masson, en montrant Dickson du doigt.
Mrs. Blachclaver leva un regard étonné et méprisant sur le détective.
— Il doit faire bien humide sur le pont, dit-elle d’une voix lente.
Harry Dickson comprit et regarda autour de lui.
Aucune trace d’eau dans le petit salon propret ; des chaussures de femme à hauts talons étaient posées contre le divan, elles étaient sèches. À un crochet, un imperméable pendait : sec lui aussi.
Le détective se retira penaud ; il lui manquait encore l’esprit de réplique qui ne lui viendrait qu’après des années de lutte.
— Quand les preuves sont trop flagrantes, se disait-il, elles sont souvent fausses.
Mais, par acquit de conscience, dès l’arrivée de la malle à Douvres, le capitaine procéda à un appel nominal des passagers et des hommes d’équipage : personne ne manquait.
Mrs. Blachclaver précédait Harry Dickson sur la passerelle et, de nouveau, il remarqua les yeux d’acier qui lui jetèrent en passant un regard froid et hostile.
Le soir suivant, au moment de prendre le train pour Londres, la carrière de Harry Dickson fut bien près de finir.
Le convoi entrait en gare, quand, tout à coup, le détective glissa et roula sur les rails. Un cri de terreur s’éleva de la foule ; mais d’un bond prodigieux Dickson se jeta de côté, franchit le rail, atteignit le ballast voisin.
— Vous l’avez échappé belle, sir, dirent les hommes d’équipe qui le relevèrent et lui offrirent un cordial pour l’aider à se remettre.
Personne n’avait vu que quelqu’un l’avait poussé. Mais il avait senti un coup de poing dans son dos. Coup sec et dur, donné par une main petite mais vigoureuse… une main de femme peut-être.
Et c’est ce dont se souvenait Harry Dickson, trente ans après, en se mettant en route, sous la pluie battante, vers la demeure des Blachclaver.
La route longeait le canal, qui lui-même fuyait tout droit en une double ligne sombre limitant l’espace vaguement miroitant des eaux.
Répétant machinalement les indications qu’on lui avait fournies, le détective marchait d’un bon pas, son feutre rabattu sur les yeux, l’imperméable fermé sous le menton, car la pluie était fine et s’insinuait par les moindres interstices des vêtements.
— Une borne militaire et puis un pan de mur écroulé, alors on tourne à angle droit dans un petit chemin macadamisé…
La borne se profila dans le noir, puis le mur en ruine et Harry Dickson s’engagea sur le sentier dont le gravier crissait sous ses pas.
— Cela serpente un peu, puis file tout droit entre des basses haies, enfin vous apercevez les bois. Il y a une barrière en bois, elle est rarement fermée. Au fond de l’allée de marronniers, c’est Blach Manor. Ce n’est pas dit qu’il y ait de la lumière…
Harry Dickson poussa la barrière qui gémit sur ses gonds rouillés et vit qu’à l’encontre des doutes exprimés, il y avait une faible lueur derrière une fenêtre au fond de l’allée de marronniers.
C’étaient des arbres puissants, à large ramure, dont l’automne n’avait pas encore complètement enlevé le feuillage dru. Un chat-huant se prit à hululer comme le détective marchait sur l’épais tapis de feuilles mortes, et un autre nocturne lui répondit.
Tout le temps que dura le trajet, les deux rapaces continuèrent à voleter au-dessus de sa tête en poussant leurs sinistres appels.
La lumière qui guidait le détective était triste et rougeâtre, et luisait aux vitres supérieures d’une haute fenêtre de cuisine, dont le bas seul était obturé par des volets de bois.
Peu à peu, la demeure se précisait. Elle était longue et basse, construite en E majuscule, dont la barre du milieu aurait fait défaut. Les deux ailes, saillantes, devaient être complètement abandonnées, car les vitres étaient absentes et, à l’étage, des volets pendaient disloqués.
Harry Dickson contourna une pièce d’eau boueuse et envahie par des roseaux et des sagittaires. Des plongeons de rats l’accueillirent et les deux hiboux qui suivaient sa route se mirent à tourner impétueusement au-dessus de l’étang, en poussant des cris plus âpres.
À quelques yards de la fenêtre éclairée, Dickson fit halte, hésitant encore.
Frapperait-il d’emblée à l’huis ? S’approcherait-il des volets dont les fentes étaient lumineuses et permettaient un regard indiscret à l’intérieur ?
Il se décida pour la seconde solution et, sur la pointe des pieds, se dirigea vers l’unique fenêtre éclairée, pour s’attarder quelques moments devant une fente tout en longueur dans le bois du volet.
Une large pièce voûtée était devant lui. Les murs et les plafonds en étaient noircis par la fumée d’une antique cuisinière en tôle noire.
Sur le coin de la haute cheminée, une lampe à pétrole au verre poisseux luisait d’une flamme plate s’étirant en un fil de feu et finissant en un panache fuligineux de fumée. À travers le couvercle éclaté du poêle, brillait l’éclat mobile d’un feu de bois ; un nuage de vapeur s’échappait d’une haute bouilloire en métal.
Le reste de la salle était dans l’ombre mais, les yeux du détective s’y habituant, il vit, une à une, des formes émerger de la pénombre.
C’était d’abord une longue table en bois blanc encombrée de tasses sales et d’assiettes en grosse faïence. Un repas venait de se terminer car des gens étaient autour de la table, la tête reposant dans les mains. Dickson en compta trois, deux hommes qui avaient le dos tourné vers la fenêtre et une femme, dont la silhouette était si imprécise que le détective renonça à la détailler davantage. Personne ne parlait et un silence de mort régnait dans ce cercle où tout semblait pour l’heure voué aux pensées.
L’impression était lugubre, cela sentait l’abandon, le sordide, la misère, l’affreuse lésine.
Après quelques instants, le détective se détourna de ce lamentable décor, s’approcha de la porte, s’empara d’un antique battoir de bois dur et frappa trois coups sur l’huis.
Ils résonnèrent longuement, éveillant dans la maison des échos sinistres. Harry Dickson entendit remuer une chaise dans la cuisine, puis des pas traînants s’avancèrent dans le corridor. Des verrous furent glissés, des chaînes de fer tombèrent avec lenteur, puis la porte s’ouvrit.
— Qui va là ? demanda une voix grêle du fond de la cuisine.
L’homme qui avait ouvert au détective frotta une allumette qui inonda pendant une brève seconde, un terne vestibule d’une clarté jaune.
— Police sans doute ? grogna-t-il, aussi bien en guise de salut à Harry Dickson qu’en réponse à la question lancée de loin.
— Oui, dit le détective, puis-je entrer ?
L’homme frotta une seconde allumette et, cette fois-ci, s’en servit pour enflammer un rat de cave. Harry Dickson vit son dos maigre, ses épaules voûtées et ses yeux clignotants.
— La cuisine est dans le fond, grommela l’homme, il y a du feu et tout le monde y est présent.
Il précéda le détective dans l’immense corridor dallé sonnant sous leurs pas, brandissant le lumignon fumeux, comme une arme contre les ombres, qui se déplaçaient avec une inquiétante vélocité sur les murailles.
— C’est de nouveau pour Totor, glapit une voix furieuse derrière une porte. On l’a retiré de l’eau… sans doute qu’il aurait préféré finir dans l’ale ou dans le whisky, mais qu’on nous fiche la paix avec lui !
— Toi, tu vas me faire le plaisir de fermer ça, hein ? riposta une voix avec colère, sinon je connais quelqu’un qui récoltera une paire de claques.
Le guide de Dickson se trémoussait de plaisir.
— C’est Bob qui fait le méchant et la maternelle va lui flanquer une peignée, si cela continue… Pas facile pour un penny la mère Blach, monsieur le flic, ricana-t-il d’un air insultant.
Harry Dickson ne lui fit aucune réponse ; d’ailleurs, ils avaient tourné un angle de la muraille, suivi un coude ombreux qui les avaient ramenés vers les pièces donnant sur la façade et l’homme avait poussé une porte.
— Le flic numéro deux ! annonça-t-il.
Le détective revit, mais en plus clair, la pièce qu’il avait observée grâce à la fente dans les volets.
Les objets y étaient moins vagues, avaient perdu le flou de sa première vision, mais la même glauque tristesse s’en dégageait.
En premier lieu, il vit de face l’homme qui tournait le dos à la fenêtre, et lui trouva immédiatement une ressemblance frappante avec son frère, qui lui avait servi de guide dans les méandres du corridor. Sans doute il pouvait avoir quelques années de moins, mais il se traînait sous le signe d’une même décrépitude. Ces hommes, tout comme le mort de la rivière, approchaient de la quarantaine, mais en paraissaient largement cinquante.
L’homme resta assis et indiqua du doigt une chaise de paille au détective.
— Voilà le vengeur de Totor, persifla-t-il. Monsieur le policier, vous aurez beau faire, il vous sera difficile d’arrêter l’assassin de notre pauvre frère. Avez-vous déjà eu l’idée d’arrêter l’Hydre de Lerne ?
— Que voulez-vous dire ? demanda Harry Dickson que l’étrange question étonna, non moins que l’attitude indifférente et moqueuse de l’homme.
— Quand on coupait une tête à cet animal fabuleux, il lui en poussait trois sur-le-champ. Le meurtrier de Totor jouit d’une propriété identique. Je ne vais pas vous faire languir, Sherlock mon ami. Il se nomme Whisky… aha ! C’est une fameuse canaille, hein ! Il a pas mal de crimes sur la conscience et il ne risque pas d’être pendu pour cela ! Aha, laissez-moi rire !
Son rire ne dura pas : une volée de liquide le frappa en pleine figure et il se jeta en arrière avec une exclamation de fureur.
— Voilà comment maman ferme la bouche aux bavards et aux irrévérencieux, master Bob, hurla son frère, pris d’un fou rire à son tour.
— Filez tous les deux dans votre chambre, ordonna une voix grave, et prestement sinon je vous y conduis à coups de fouet, sales chiens d’ivrognes que vous êtes ! Allez et vivement !
Les deux frères ne se le firent pas dire deux fois et s’éclipsèrent peureusement. Bob s’éloigna le dernier et tira la langue au détective.
— Harry Dickson, reprit la voix, veuillez vous asseoir.
Le détective eut un geste d’étonnement et, pour la première fois, il vit la femme, ou plutôt il la revit.
C’étaient les mêmes traits, fatalement beaux, d’il y a trente ans, bien qu’empâtés par une soixantaine proche. Les cheveux blonds étaient devenus d’un bel argent ondulé. Une simple toilette noire dessinait des formes encore harmonieuses.
— Annabel Blachclaver, murmura-t-il.
Elle inclina gravement la tête.
— Vous aussi vous avez vieilli, Dickson, dit la voix grave, trente années ne passent pas impunément sur les têtes des hommes.
Un silence tomba, très lourd… lourd d’émotion et de souvenirs. Harry Dickson se revit jeune, plein d’espoir juvénile.
— Vous avez réussi, Harry Dickson, murmura la femme, j’ai suivi votre carrière.
— Il s’en est fallu de peu qu’elle fût à peu près nulle, répondit-il, souriant tristement en pensant à la gare de Charing Cross.
Elle lui rendit son sourire d’un air bizarrement embarrassé.
— Je suppose que vous n’êtes pas venu ici pour reparler de vieilles choses ?
— Non, répondit-il avec franchise et je ne suis même pas venu en policier. La curiosité seule m’a poussé.
— Dire que depuis des années j’ai désiré vous revoir, Dickson… et je n’ai pas osé, murmura-t-elle à voix très basse.
— J’ai oublié, et peut-être pardonné, Annabel Blachclaver, surtout devant le double malheur qui vous a frappée.
Elle secoua sa belle chevelure d’argent.
— N’appelez pas un malheur dit-elle d’une voix sombre, d’avoir perdu deux propres à rien qui étaient mes fils. Paix à leur mémoire.
La pluie têtue pleurait aux vitres obscures, des chiens hurlaient longuement à la mort dans la nuit d’automne.
— Dickson, continua-t-elle en rompant le pénible silence qui semblait vouloir s’imposer après chaque parole prononcée par eux, puisque vous croyez à mon malheur, seriez-vous capable de venir à mon aide si je vous le demandais, non… si je vous en priais… si je vous implorais…
L’accent était si pathétique que le détective en fut troublé.
— Je n’ai jamais failli à cette sainte mission que je me suis imposée à moi-même, dit-il, et qui est de venir au secours des malheureux. Si tel est votre cas, Annabel Blachclaver, je vous prie de compter sur moi.
— Malgré le passé ?
— Il n’y a aucune faute qui ne se rachète au regard du Seigneur…
Le détective fit du regard le tour de la pièce : elle était si lugubre qu’il frissonna.
— Il se peut que vous ayez racheté, murmura-t-il ému.
— Ai-je eu vraiment quelque chose à racheter dit-elle rêveusement. Peut-être, je ne sais… il y a des lacunes dans mes pensées, et des ombres l’envahissent plus souvent que je ne le voudrais.
Tout à coup, elle se redressa à moitié et sa poitrine s’agita convulsivement.
— Croyez-vous à une malédiction, Dickson ? À un sort invisible et cruel qui accable mystérieusement d’aucuns, les poursuit, les frappe, ne désarme jamais ?
Dans une tout autre atmosphère, le détective eût peut-être répondu d’une façon différente, mais, parmi ces ombres, ces affreux fantoches, ces souvenirs de mort, en cette nuit de pluie et de vent, il dit simplement :
— Oui, madame, il y a des jours où je suis obligé d’y croire.
— Il faut y croire, Dickson, sinon il vous serait impossible de me venir en aide, riposta-t-elle avec une soudaine véhémence.
— Il faut y croire ! répéta une singulière voix grêle.
Dickson l’avait déjà entendue au moment où il entrait dans la maison ; c’était elle qui avait crié « qui va là », sur un mode aigu et impersonnel.
Il se tourna vers l’angle obscur d’où elle sortait et, dans la fumeuse lueur de la lampe, il ne distingua d’abord qu’un fauteuil bourré de loques noires qui s’avérèrent être des vêtements.
Bientôt, dans la terne clarté, il discerna deux mains frémissantes et une tache pâle qui était un visage. Il dut faire un effort pour mieux les détailler et y parvint à la longue.
Alors, il eut un geste d’étonnement et de répulsion à la fois.
C’était une figure en lame de couteau, aux joues creuses d’une pâleur presque diaphane ; une bouche mince et cruelle, rouge comme du sang, la fendait comme une blessure vive. Des cheveux d’un blond presque argenté tombaient en désordre le long de l’ombre bleue des tempes profondes.
Les yeux, qui étaient fermés, s’ouvrirent lentement et jamais le détective n’en avait vu de plus noirs ni de plus magnifiques.
— C’est Dorothée, ma fille, dit Mrs. Blachclaver, c’est mon aînée… Quarante ans, ajouta-t-elle, ne diriez-vous pas une enfant ?
C’était vrai, Harry Dickson avait cru se trouver devant une jeune fille d’une vingtaine d’années à peine. Il se leva et la salua, mais Annabel secoua tristement la tête.
— Elle vous voit à peine… Elle ne distingue que des formes, des ombres. C’est la première malédiction qui est tombée sur nous, après celle que vous savez… d’il y a trente ans, Dickson. Il y a dix ans qu’elle a été frappée brusquement de paralysie et de cécité partielles.
Harry Dickson se toucha le front du doigt, la mère acquiesça tristement à ce geste.
— Oui, elle est folle… idiote plutôt, ce qui est pire. Elle avait toujours été une enfant chétive et arriérée, mais le mal s’est aggravé en quelques jours et elle est restée telle que vous la voyez.
— … telle que vous la voyez, répéta la folle de cette horrible voix grêle qui éveillait des résonances prolongées et confuses dans la pièce.
Annabel Blachclaver se serra fiévreusement les mains et lui jeta un regard plein d’amour et de douleur.
À l’étage, on entendit les deux fils se chamailler aigrement, puis entonner une chanson crapuleuse.
C’est la poule, poule, poule,
C’est la poule du gouverneur…
Dorothée s’agita faiblement sur sa chaise, éclata d’un rire funèbre et répéta aussitôt d’une voix de fausset.
C’est la poule, poule, poule,
C’est la poule du gouverneur…
Annabel se leva d’un bond ; Harry Dickson la vit décrocher un épais fouet de chasse du mur, marcher vers la porte, l’ouvrir et bondir dans le vestibule obscur. Deux minutes après, des cris de douleur retentirent à l’étage.
— Clic ! Clac ! aïe ! aïe ! imita la folle.
La mère revint, une sombre rougeur sur les joues, elle rejeta le fouet avec dégoût et se rassit sur sa chaise.
— Ah ! les sagouins, gronda-t-elle, et dire qu’on a donné le jour à une pareille pourriture !
— Encore clac ! clac ! encore aïe, aïe ! implora la malheureuse créature.
— Reste tranquille, ma chérie, dit doucement la mère en caressant les joues moites de la malade.
Dorothée ronronna ainsi qu’un chat à qui l’on fait des amitiés, puis, comme la main maternelle passait à la portée de sa bouche, elle fit un geste brusque et la mordit cruellement. Une goutte de sang perla aux doigts d’Annabel.
— Aïe ! Aïe ! cria la démente, encore…
— Pauvre enfant, murmura la mère en essuyant sa main meurtrie.
À l’étage, la querelle avait repris, mais sur un mode bien plus bas, Mrs. Blachclaver feignit de l’ignorer.
— Harry Dickson, dit-elle, trente ans, c’est beaucoup dans une vie, c’est toute une vie même. Les images s’estompent après ce temps. Je ne dois rien cacher, ou plus rien… Au contraire, cela me débarrassera d’un certain poids que de pouvoir soulever devant un homme comme vous le voile trop lourd qui pèse sur les années enfuies. Voulez-vous m’écouter ?
— Je vous écoute, Annabel Blachclaver, dit gravement le détective.
Elle rassembla ses pensées, sembla chercher ses mots.
— Je suis canadienne, née dans la région des grands lacs. Qui furent mes parents ? Je n’en ai qu’une souvenance confuse. En faisant un réel effort de mémoire, je revois une hutte en rondins, une sorte de wharf branlant qui s’avançait dans les eaux noires d’une baie encadrée de hauts sapins.
» Un homme arrivait parfois du fond du lac, pilotant un canot. Il en retirait des peaux et des quartiers de viande. Ma mère, une grande femme silencieuse, accueillait sans joie, avec un visage éternellement revêche, cet homme qui était mon père. Un jour, ils s’embarquèrent tous les deux dans le canot en me laissant sur le rivage. Je ne les revis jamais et n’en ressentis aucune peine, car jamais ils ne m’avaient démontré une ombre de tendresse.
» Je fus recueillie par un trappeur à demi fou, le vieil Orne Sand, qui me laissa grandir au milieu d’une solitude forestière farouche. J’approchais de mes seize ans, les rares coureurs de bois qui venaient rendre visite à Orne Sand, disaient que j’étais belle ; mais le vieux trappeur était un homme redoutable par sa force physique et son fusil qui ne ratait aucune proie. Aussi aucun d’eux ne s’avisa de me faire la cour.
» Un jour, un touriste s’égara dans la solitude, erra de combe en combe et fut enfin recueilli, à moitié mort de faim, par le vieil Orne Sand. C’était un homme jeune, d’un âge pourtant difficile à définir à la première approche. Vu de face, il avait le visage souriant d’un jouvenceau de vingt ans, mais son profil, dur, était celui d’un homme plus mûr.
» Il commençait à se remettre des privations encourues dans la forêt, car Orne Sand, grâce à son adresse de pêcheur et de chasseur, avait toujours une table bien fournie, quand, jouant de malheur, il fut piqué par une vipère. Il lutta aux lisières de la mort. Je le soignai avec tout le dévouement dont j’étais capable, mais la guérison fut lente, la fièvre quarte s’en mêlant.
» L’hiver vint avant que le touriste eût pu songer au retour et, quand ce temps fut proche, la saison froide s’avançait déjà et rendait les chemins malaisés. Il accepta avec joie de passer l’hiver avec nous… dois-je vous dire que l’amour, fleur de la solitude, avait éclos dans la pauvre hutte forestière ?
» Mais la fatalité était sur nous, un jour Orne Sand rentra, sanglant, brisé… la chute d’un arbre l’avait mis dans un piètre état.
» Il mourut le lendemain.
» De nos propres mains, nous ensevelîmes le malheureux trappeur dans la terre gelée et, quand ces frustes funérailles furent achevées, l’étranger me prit à part, son visage devenu soudain très grave.
» — Nous ne pouvons rester ici, Annabel, me dit-il. Il faut que vous me suiviez dans des centres plus civilisés. Nous irons à Montréal et là nous nous marierons. Voulez-vous ?
» Si je voulais ! J’eus à peine encore quelques larmes pour mon infortuné père adoptif, je cueillis quelques blanches nivéoles, mystérieuses fleurs des neiges, pour les poser auprès de la rude croix de bois, et nous nous lançâmes dans la terrible aventure hivernale d’un retour à travers les forêts et les lacs pris dans les glaces.
» Et pourtant ce voyage fut un enchantement. Nous arrivâmes enfin à Montréal et là commença pour moi une période bien féconde en étonnements.
» Mon fiancé, qui s’était présenté à moi sous le nom de Lionel Blachclaver, devint soudain soucieux et circonspect. Il semblait se cacher, je ne sais de qui. Nous changeâmes plusieurs fois d’hôtel en moins d’une quinzaine ; et, un jour, nous primes brusquement le chemin des États-Unis et de New York. J’insistai alors pour conclure notre union devant le pasteur.
» Il accepta, mais me supplia d’attendre encore.
» Je pouvais lui attirer de graves ennuis en me montrant trop pressée.
» J’étais une sauvage et ne connaissais rien aux habitudes des hommes civilisés. Et puis j’aimais Lionel et j’avais confiance en lui.
» Les jours se passèrent, puis les semaines. Je devenais triste et mon fiancé s’en apercevait. Un jour, il me dit qu’il ne pouvait se taire plus longtemps. Il avait un secret, il allait me le faire connaître mais, ce faisant, il serait complètement à ma merci, disait-il.
» J’acceptai sur l’heure, ma curiosité en éveil.
» — Vous allez bientôt paraître devant le pasteur, Annabel, me dit-il, et vous allez devenir Mrs. Lionel Blachclaver, mais…
» Alors suivit une histoire incroyable.
» Je devais épouser un ami, ou plutôt un serviteur à lui, qui ne serait pour moi qu’un mari de façade. Mon fiancé convoitait une fortune immense. Mais je serais obligée de vivre pendant des années encore, d’une vie obscure et en apparence misérable. Après, ce serait la richesse et le bonheur.
» Je le répète, je n’étais qu’une sauvage et pour moi rien n’existait en dehors de mon fiancé.
» Il me présenta alors à mon mari… qui s’appelait réellement Lionel Blachclaver, mais moi j’étais de fait la femme de…
Ici, Annabel hésita et baissa les yeux devant Harry Dickson.
— … La femme d’Anicet Statter, dit-elle tout bas.
Harry Dickson poussa une exclamation de stupeur.
— Anicet Statter ! s’écria-t-il, mon Dieu, que dites-vous, Annabel… Anicet Statter a-t-il réellement existé ? J’ai entendu son nom, mais moi, comme toutes les polices du monde, je l’ai pris pour un mythe, un être fabuleux, qui n’existait pas et qu’une adroite légende chargeait de tous les vols fameux de la fin du siècle dernier. Anicet Statter ! Le bandit fantôme ! On prêtait des aventures réellement fantastiques à cette créature étrange, à ce surhomme criminel. Le vol d’un convoi de lingots d’or ! Le pillage des trésors d’une pyramide récemment mis à jour. Le cambriolage de plusieurs coffrets royaux. Il n’y a pas de grand musée sur la terre qui n’ait eu une vitrine vidée par le spectral Anicet Statter !
Annabel hocha tristement la tête.
— Et pourtant, il en est ainsi. Je puis dire que je suis le seul être au monde qui ait vu le véritable visage d’Anicet Statter. Blachclaver n’était que son humble serviteur, et il lui obéissait aveuglément.
» J’acceptai de vivre pendant des années, dans un pauvre logis de La Villette à Paris, car Anicet Statter, obéissant à des motifs qui me restèrent toujours mystérieux, exigea au moins dix années de cette vie obscure.
» Je me suis toujours conformée à ses désirs, bien que mon amour en souffrît et commençât à s’émousser.
» Alors Blachclaver mourut, de la façon que vous connaissez. Je crois qu’il devenait imprudent et que Statter fût pour quelque chose dans cette mort violente.
— Et Anicet Statter mourut lui-même, jeté par-dessus bord… commença Dickson.
— Non, non… ne dites rien ! s’écria Annabel en proie à une violente émotion.
» À trente ans de distance, je ne vais plus mentir et je sens que vous allez prononcer le mot terrible, Dickson. Non… ce n’est pas moi qui l’ai tué. Il était appuyé contre la lisse de bâbord, quand tout à coup quelque chose de rapide, quasi invisible, passa entre lui et moi et le poussa… Il glissa et tomba dans la mer en furie… J’avais quatre enfants, Dickson, je me devais à eux. J’ai gardé le mystère pour moi seule.
Il y avait une telle véracité dans ces paroles désespérées que le détective ne songea pas un seul instant à les mettre en doute, malgré leur invraisemblance.
— J’étais riche, continua la vieille femme, mais je vous jure que ma fortune me faisait horreur. J’achetai ce domaine pour un prix ridicule, tellement il était délabré et à l’abandon. J’espérais le rendre productif pour pouvoir en vivre, moi et les miens. J’y réussis plus ou moins. Ma gigantesque fortune consistait surtout en des trésors fabuleux : des pierres, des lingots d’or, des parures d’une valeur fantastique. Le procès Blachclaver a dû vous apprendre que jamais personne ne put connaître leur provenance.
» Je fis venir cette fortune en Angleterre. Je fis aménager une des caves les plus profondes de ce manoir en un véritable safe, et je la murai après lui avoir confié ce pactole.
Un tremblement convulsif l’agita et sa voix se fit presque inaudible.
— Voici où la malédiction commence, Dickson : il y a cinq ans, ce trésor disparut ! Je découvris que d’habiles voleurs avaient creusé un passage souterrain sous les murs de la cave et l’avaient vidée.
» D’abord j’ai cru devoir accuser mes fils, mais les pauvres diables mènent une vie de misère et puis ils ne possèdent ni assez d’intelligence ni assez de force pour réussir dans une telle entreprise.
» Quand ils connurent la vérité – car je les avais laissés plus ou moins dans l’ignorance de cette fortune que je détestais – la vie ici devint un enfer.
» Dans leur désespoir ils se mirent à boire, à fréquenter les plus mauvais lieux des environs.
» La fatalité s’acharna : Armand se noya le premier, Hector est celui qu’on a retiré du bief supérieur de la rivière, cette nuit même.
Elle éclata d’un rire farouche.
— Que le diable m’enlève les deux autres mauvais sujets, je n’en ai cure, ce sont des êtres bas et vils, mais qu’il me laisse ma fille, ma petite Dora, celle qui naquit de notre merveilleux voyage à travers les neiges du Nord…
Dorothée, en entendant son nom, bougea et gémit.
— Le diable…
Puis elle se remit à rire.
— Le diable… aha !
— Fais dodo, ma chérie, ma petite fleur des neiges, mon amour blanc, berça la maman, en passant sa main tremblante dans les cheveux blonds argentés.
» Dickson, dit tout à coup Annabel Blachclaver, ici encore vous pourrez me traiter de menteuse. Je me souviens de votre terrible chute, devant le convoi qui entrait en gare. J’étais sur le quai, mais à plus de vingt yards de vous.
» Mes yeux étaient fixés sur vous… et soudain j’ai revu la petite chose, presque invisible. Ce n’était qu’une ombre, elle se jeta sur vous puis disparut. J’ai crié et d’autres le firent en même temps. Croyez ce que vous voulez.
Harry Dickson ne répondit pas, il lui semblait sentir encore la petite main terrible et puissante le pousser dans le dos… il revit le monstre de fer qui avançait en rugissant sur les rails.
Annabel avait repris de sa voix lente et basse.
— Il y a des heures où je crois qu’Anicet Statter n’est pas mort. C’est étrange, par moments je sens autour de moi une tendresse et en même temps une colère désespérée. Je me demande si lui-même n’était pas une incarnation de certaines forces occultes, mystérieuses et redoutables, belles et terribles à la fois.
Harry Dickson respecta le silence qui intervint après cette confession extraordinaire, puis il demanda doucement.
— Que voulez-vous de moi, Annabel ?
Pour la première fois il vit des larmes dans ces yeux superbes, que l’âge n’avait pas éteints.
— Protégez-la, dit-elle en montrant sa fille. Protégez-la contre le démon. Vous seul, Dickson, êtes en mesure de lutter contre l’invisible, s’il est criminel. Voulez-vous ?
— Je le veux, s’entendit dire le détective.
Elle ne le remercia pas, mais embrassa longuement le front blanc de la folle qui venait de s’endormir.
Ils prirent congé l’un de l’autre sans vaines paroles.
— La nuit est mauvaise, Dickson, dit Annabel, ne prenez pas froid.
Il sourit. Il y avait quelque chose de tendre et de maternel dans cette humble parole d’adieu.
La nuit l’accueillit en ennemi, le giflant au visage de ses sautes de vent et de sa pluie hargneuse. Des ronces avancèrent des épines sournoises et lui griffèrent les mains : une branche basse le fouetta au visage et faillit l’aveugler. Il dut marcher, courbé en deux, contre la bourrasque.
Quand il eut atteint le fond de l’allée, il vit luire au loin les lumières du port et se dirigea vers lui.
Autour de l’écluse, l’animation avait diminué mais n’avait pas cessé. Un cabaret rougeoyait de toutes ses lampes et des voix âpres y discutaient.
Harry Dickson entra. Une âcre fumée de pipes et une écœurante senteur d’alcool et de bière aigre vinrent à sa rencontre.
L’éclusier, qui se tenait près du comptoir, le reconnut.
— Voilà le monsieur de Londres. Bonsoir, sir, voulez-vous prendre un verre avec moi ? Non ? C’est pourtant offert de bon cœur. Tenez, voilà Benjamin Veck qui revient, il saura vous raconter les dernières nouvelles.
— Le docteur est-il venu ?
Le garde reconnut le détective et lui fit un large salut.
— Le docteur est au poste de la rivière, dit-il, voulez-vous le voir ? Je suppose que cela vous intéressera, sir.
Harry Dickson accepta et suivit le brave Veck sur un poisseux chemin de halage encombré de câbles lovés et de ferrailles de rebut. Un lumignon luisait derrière les vitres du poste et des ombres s’y agitaient.
Un homme en havelock beige et un surveillant du port se tenaient auprès du cadavre d’Hector Blachclaver, étendu sur les dalles ruisselantes d’eau noire.
Le détective se présenta et un murmure respectueux accueillit son nom.
— Docteur Cook, se nomma le médecin. Je crois, monsieur Dickson, que vous faites beaucoup d’honneur à ce mort en vous occupant de son cas. C’est une simple noyade. L’homme était ivre comme un Polonais. Sous l’empire de la boisson, il a dû glisser dans l’eau. L’entaille sur le front ? La caresse d’un remorqueur faite en passant. Je puis délivrer le permis d’inhumer.
Harry Dickson s’empara d’un fanal allumé et l’approcha du visage du mort.
C’étaient les mêmes traits falots que ceux de ses frères, mais certaines formes plus nobles y rappelaient le visage de la belle Annabel ; toutefois l’alcool y avait exercé d’ignobles ravages.
Et, dans ce pauvre corps, ainsi que dans celui de ses misérables frères, comme dans celui de leur folle de sœur, avait couru le sang d’un homme redoutable et mystérieux, d’une sorte de démiurge, qui avait dû être beau et intrépide, puisque Annabel l’avait aimé de toute l’ardeur de sa jeunesse saine et sauvage.
N’était-ce pas un premier signe de cette malédiction dont la femme Blachclaver avait parlé et qu’elle semblait craindre au-dessus de tout ?
En quittant la morgue improvisée, Harry Dickson respira avec délices l’air nocturne imprégné de senteurs âcres de goudron, de résine et d’eaux mortes.
Il s’attarda avec une joie indéfinissable auprès des hommes frustes de la rivière. Après des heures passées face à des figures de cauchemar, tordues par des angoisses inconnues, il lui était doux de voir des visages sans passion, rendus neutres par le rude labeur des jours.
Il se sentait en sécurité auprès d’eux, de leur force brutale, de leurs cerveaux sans malice.
Au loin, la nuit était complète, noire et fermée comme un mur de tôle ; seule la plainte des arbres invisibles faisant front aux nuées lui rappelait qu’un monde hostile, plein d’embûches, veillait dans les ténèbres.
Il aurait voulu pouvoir se dresser contre un ennemi tangible, mais partout où son esprit s’aventurait déjà, cherchant une piste, il se heurtait à des ombres, à des rumeurs indécises, à un néant farouche.
Un accordéon émit des sons pleurards, puis s’engagea dans un refrain ordurier que des voix éraillées reprirent avec fureur.
C’est la poule, poule, poule,
C’est la poule du gouverneur…
— Ah ! non, pas cela… murmura Harry Dickson avec dégoût.
Il entendait les frères Blachclaver hurler la ritournelle à l’étage du manoir en ruine, il entendait Dora la folle le répéter d’une voix aiguë comme une lame d’acier.
Après un bref bonsoir, il reprit le chemin de l’accueillante villa de Josuah Harrington, où ses amis devaient l’attendre devant un feu clair et une table à peine desservie.
Il y marcha comme vers un havre d’espérance.
Dans son dos, le refrain, repris en chœur par les buveurs, semblait la voix obsédante de la nuit même. Il courut, comme si quelque chose d’horrible était sur ses talons.
… Une petite chose, rien qu’une ombre presque invisible…
N’allait-il pas recevoir dans le dos le coup sec et final de cette petite main ténébreuse ? La main de la mort même.
Jamais le détective ne s’était senti plus moralement désarmé que dans cette atmosphère déprimante.
La pluie psalmodiait un funèbre service de minuit auquel le vent ajoutait d’odieuses fioritures, volées à des voix ivres et lointaines.
Une effraie, chassant bas dans le ciel, lançait d’intraduisibles injures à l’homme seul qui fuyait à présent devant l’inconnu, devant l’invisible.
— Quelle désolation, murmura Tom Wills, et quelles vacances !
Son maître se tourna vers lui d’un air irrité.
— Je vous ai proposé de continuer le voyage avec Sir Lockhart, dit-il d’un ton de reproche. Je n’ai pas voulu vous retenir dans ces lieux de détresse. Il est encore temps de redescendre la rivière et de rejoindre le yacht. Je n’aurais garde de vous priver d’un plaisir digne de votre âge, mon jeune ami. Partez, si le cœur vous en dit.
Tom Wills lui jeta un regard attristé.
Depuis quelques jours, le maître semblait abattu ; il était nerveux et s’irritait sans raison apparente. Le jeune homme avait parfois peine à reconnaître en lui l’homme d’action qui se lançait, tête baissée, dans les plus dangereuses aventures.
Ils avaient accepté l’hospitalité de Mr. Josuah Harrington, pour un temps indéterminé, et elle était charmante et cordiale.
Mr. Harrington était un solide quinquagénaire aux cheveux grisonnants, à la mine accueillante. Célibataire, il n’avait de tendresse que pour son home, qu’il avait doté de tous les conforts imaginables.
La table était soignée et abondante, la cave digne des plus fins dégustateurs, mais, en dehors de ces plaisirs gourmands, Waterham était pauvre en joies.
Par deux fois, Harry Dickson avait rendu une nouvelle visite à Mrs. Blachclaver.
Elle l’accueillait volontiers, mais elle n’avait rien à ajouter à ses premières confidences. Une gêne planait sur eux deux.
— Mon pauvre Dickson, disait-elle, je crois que je vous ai chargé d’une bien difficile mission. Je vous ai demandé de nous protéger… Dora surtout, mais contre quoi ? Contre une fatalité, une malédiction ? Il s’agit d’entités, d’ombres et non de personnes armées de poignards et de pistolets.
» Je vous rends votre parole si vous le voulez.
Il avait secoué la tête d’un air têtu, avait quitté le manoir, mais il était resté à Waterham.
Lutter contre des ombres ? L’expression lui paraissait juste, et il en riait amèrement.
« Harry Dickson chasseur de chimères ! »
Son esprit était moins clair, il s’enlisait dans une inaction débilitante ; il se surprenait à avoir des peurs d’enfant malade. La rivière l’attirait. Il restait des heures à se promener sur ses bords.
C’était un cours d’eau canalisé et de maigre trafic, puisqu’il finissait en cul-de-sac, comme il a déjà été dit plus haut.
En aval, il y avait les écluses et leur vie routinière et criarde.
Le détective s’attabla dans les auberges et y lia connaissance avec la fruste clientèle des mariniers et des agents fluviaux ; de braves gens à la conversation nulle, aux idées arrêtées.
Il dut prendre intérêt aux questions de fret, aux interminables discussions techniques. Il connaissait le tonnage de toutes les péniches coutumières ; il aurait pu aligner des chiffres, attestant la consommation en houille et en briquettes des remorqueurs semainiers. Il alla même jusqu’à apposer son nom au bas d’une requête pour l’amélioration des vannes de l’écluse numéro 2 et l’augmentation de salaire des éclusiers et agents voyers.
Sa torpeur avait quelque chose d’animal.
Il aimait s’attarder à la table de Josuah Harrington et jouait d’interminables parties de dames avec lui, tout en buvant du kummel glacé ou du rhum des îles.
Des télégrammes lui parvinrent de Londres : il les froissa et en prit à peine connaissance. On aurait pu dire qu’une autre mentalité lui était venue.
Non qu’il n’essayât pas de lutter contre cette emprise… Mais quand sa main se tendait vers les valises et l’indicateur des chemins de fer, elle retombait. Obscurément, son esprit lui affirmait qu’il y avait un problème à résoudre, sans pouvoir préciser quoi que ce fût sur ses données. Un problème vieux de trente ans, qui était un peu celui de sa vie, puisque sa mort se trouvait au début, sa mort sur les rails de la gare de Charing Cross.
Tom Wills rongeait son frein en silence, mais l’idée ne lui venait même pas de quitter le maître pour courir à des plaisirs.
Parfois, il le suivait dans ses longues promenades au bord de l’eau, bien que le détective ne semblât guère apprécier cette compagnie, et qu’il gardât le plus souvent un silence obstiné.
Ce jour-là, ils s’étaient dirigés en amont, pour arriver au dock final, où aboutissait le petit canal qui conduisait au wharf de Harrington.
C’était un bassin délaissé où croupissait une eau verte. Un vieux ponton achevait d’y pourrir à côté de deux remorqueurs aux machines absentes et d’une péniche en fer que, de loin en loin, les ouvriers du constructeur tenaient en état de flottaison, en lui collant quelques tôles nouvelles ou en lui donnant un hâtif badigeon de minium.
Quatre lettres à moitié effacées se lisaient sur son étambot : Coot.
Ce nom eut le don de faire rire Tom Wills.
— Coot ! La Poule d’eau, le beau patronyme, gouailla-t-il. Quel pauvre gibier, ma parole !
Un marinier, qui fumait sa pipe assis sur la berge, éclata de rire.
— Une vieille pièce, qui serait bien coriace, voilà des années qu’elle est ici au repos, la quille à peu près en l’air. Il y a des gens qui aiment les antiquités, mais ce n’est pas mon genre.
Comme toujours, Harry Dickson ne répondit pas. Il flânait, les mains derrière le dos, les épaules un peu voûtées, les pensées ailleurs.
Faisant un brusque quart de tour, il quitta les rives boueuses du bassin et se dirigea par un chemin de traverse vers les bois.
Ils étaient hâves et négligés, la futaie était envahie par un taillis abondant, mangée par l’ivraie et par les ronces.
D’étroits sentiers mal entretenus y livraient accès, en général au grand dam des vêtements et des visages que les épines et les branches basses guettaient et attaquaient à tout propos.
— C’est l’avant-garde du parc des Blachclaver ? n’est-il pas vrai ? s’enquit Tom Wills, histoire de parler, car le silence lui pesait singulièrement.
Harry Dickson grogna quelques mots inintelligibles.
Les fûts des arbres semblaient passés au cirage, des cryptogames livides en feutraient la base ; des rouilles végétales mangeaient les écorces, et des pariétaires grimpaient jusqu’aux faîtes. Dans la ramure dépouillée par l’arrière-saison, apparaissaient les boules complexes du gui.
La vie avait fui cette lamentable sylve, du moins elle n’était représentée que par quelques corneilles étiques et les sautillantes figurines d’un groupe de draines attardées.
Les deux hommes parcoururent le sentier en silence, traversèrent une combe déserte, d’où s’enfuit le trait de feu d’un petit renard.
La forêt devenait plus dense, les arbres se serraient davantage, la verdure éternelle des sapins et des mélèzes y apportaient un peu plus d’obscurité, des viornes se piquaient encore de fragiles globes blancs.
Ils atteignirent au bout d’une demi-heure de marche silencieuse et pensive, un étang de peu d’étendue, où pourrissaient des nénuphars et des lentisques.
Un butor, qui pêchait mélancoliquement, une patte relevée sous son épais plumage, s’enfuit avec un cri rageur, qui paraissait enclore toute la désolation du lieu et de la nature. Harry Dickson frappa du pied, une lueur mauvaise dans les yeux.
Il se rouillait, il vieillissait, la torpeur de la forêt morte, des eaux stagnantes, des vies mises en veilleuse, menaçait de l’envahir à son tour et de tuer en lui toutes les forces vives qui faisaient son orgueil de chercheur et de vainqueur d’obstacles.
— Cela ne peut durer… il faut qu’il se passe quelque chose…
Comme si la forêt n’avait attendu que cet appel de colère désespérée, la chose demandée se produisit.
C’était un cri de souffrance et d’agonie qui venait du fond de la sylve. Il monta en modulations affreuses, éveilla des échos lugubres et s’éteignit dans un sanglot final.
— Quelqu’un meurt là-bas ! s’écria Tom Wills en tournant un visage horrifié vers son maître.
Où était le Harry Dickson des derniers jours ? Où étaient son visage ravagé par des pensées sans formes, ses épaules voûtées, sa lippe désenchantée ? Un peu de rougeur incendiait ses joues, ses yeux brillaient, il s’était soudainement redressé et ses épaules semblaient s’élargir dans un effort de puissance retrouvée.
— Cela vient de cette chênaie devant nous, dit-il d’une voix brève, en s’élançant à travers le taillis.
L’étang fut contourné au pas de course, puis la chênaie traversée. Le terrain y faisait un pli qui coupait la perspective sylvestre.
Suivi de Tom Wills, le détective franchit une butte gazonnée masquant une ravine boueuse où ils faillirent s’embourber.
Mais, déjà, Harry Dickson avait vu… Une forme immobile gisait au pied d’un saule nain, creusé en sabot par les vents et la pluie.
L’homme, revêtu d’un vieux vêtement en cuir, comme en portent les forestiers, ne donnait plus signe de vie. Il était étendu, la face contre le sol ; un filet de sang coulait sous sa tête et se délayait dans les eaux de la ravine.
Une petite hachette était posée devant lui, ainsi qu’un lourd morceau de bois détaché de la tête du saule.
— C’est un accident, murmura Tom, il a reçu cette sorte de massue sur le crâne, alors qu’il voulait entamer ce saule… pour quoi faire, mon Dieu ?
Harry Dickson retourna le corps. Du sang et de la cervelle poissaient le visage et le rendaient méconnaissable. Dans le creux de la main, il puisa de l’eau et l’en aspergea. Un front brisé, des yeux éteints, des joues sales apparurent ; Harry Dickson se redressa en poussant un cri.
— C’est Bob Blachclaver !
Tom Wills se pencha à son tour et appliqua son oreille sur la poitrine de l’infortuné jeune homme.
— Mort ! murmura-t-il, son crâne est en grumeaux. Il a crié et il est mort.
— Vite, ordonna le détective, prenez cette hachette et coupez des branches.
Ils fabriquèrent en toute hâte une civière, sur laquelle ils étendirent le sanglant cadavre.
— Suivons ce sentier, dit Harry Dickson, il se dirige vers l’est, donc vers la demeure des Blachclaver… Pauvre Annabel.
Ils marchèrent en silence, attentifs aux obstacles de la route, trébuchant dans des fondrières remplies d’eau de pluie, se heurtant à des souches sournoises, et abondamment flagellés par les branches souples du taillis.
Enfin, le manoir délabré parut au fond de la nuit des arbres. Ils n’y accédaient pas par l’allée principale, mais par un jardin potager laissé, lui aussi, à l’abandon.
Tom heurta le bois effrité d’une minable poterne et de vastes résonances s’éveillèrent au cœur de la demeure maudite.
— Eh bien, on y va ! Que diable ne démolissez pas ce qui nous reste de murs ! cria une voix impatiente de l’intérieur.
Ce fut David, celui qui avait la première fois ouvert à Dickson, qui déverrouilla la porte.
— Ah ! c’est le flic ! grogna-t-il irrévérencieusement, mais son visage prit une vilaine teinte terreuse quand il reconnut leur fardeau.
— Malheur ! s’écria-t-il, Bob… lui aussi. À qui le tour maintenant ?
Il disparut à l’intérieur de la maison, et des voix agitées retentirent.
Annabel Blachclaver parut enfin, blême dans sa robe noire.
— Que me raconte Dave, murmura-t-elle, puis elle vit, elle aussi, le cadavre.
Une pénible grimace tordit un instant son visage, qui redevint calme aussitôt, mais ses yeux semblèrent s’éteindre et ce fut d’une voix infiniment lasse qu’elle demanda.
— Est-il mort, Dickson ?
Le détective, violemment ému, ne fit qu’un vague geste de la tête.
— Et comment ? souffla-t-elle.
— Un accident… il avait entamé à coups de hache un vieux saule, d’une façon très imprudente, je dois le dire. Un énorme bloc de bois l’a atteint à la tête…
— Miséricorde… Dave le portera dans sa chambre. En revenant vers le bourg, vous voudrez bien avertir le médecin, Dickson ?
La voix était redevenue calme et lointaine.
D’un signe, elle fit comprendre aux détectives de la suivre.
Harry Dickson retrouva la cuisine telle qu’il l’avait laissée, une semaine auparavant ; mais la lampe était éteinte et un jour terne entrait par les carreaux crasseux teignant l’atmosphère en gris sale.
La folle sommeillait au coin du feu et ne remarqua pas leur entrée.
Annabel Blachclaver prit place sur une chaise en face d’elle et resta immobile, les mains allongées sur les genoux, ses épaules se voûtant comme sous un fardeau invisible.
— Devait-il couper du bois ? demanda Harry Dickson.
La vieille femme poussa un soupir.
— Pourquoi l’aurait-il fait ? Le taillis et la futaie sont assez abondants autour de la maison. Il s’occupait d’un saule… et d’un saule creux sans aucun doute ? L’innocent, il ne faisait que cela, il s’imaginait que le trésor disparu était caché au fond de ces creux ridicules. Voilà des années qu’il passait son temps à cela ! Je ne crois pas qu’il y ait un nid de merle, dans toute la forêt, qu’il n’ait fouillé, dans l’espoir d’en retirer des joyaux et de l’or. Pauvre idiot !
Ce fut l’unique oraison funèbre de Robert Blachclaver.
— Hi… hi… idiot ! s’exclama la folle en s’éveillant.
Tom Wills considérait l’étrange décor avec une stupeur bien compréhensible.
Dorothée, dont le regard voguait dans la pièce sans s’attacher à quoi que ce soit, l’aperçut. Un peu de vie habita soudain ses yeux magnifiques.
Elle étendit sa longue main blanche vers le jeune homme.
— Beau… dit-elle, viens jouer avec Dora.
La main s’allongea et brusquement agrippa le poignet de Tom.
Ce fut avec une telle force que le jeune homme réprima difficilement un cri de douleur ; des ongles de fer s’enfonçaient dans sa chair.
— Jouer avec Dora… beau, criait-elle.
Sa mère lui murmura quelques douces paroles, mais elle la repoussa avec colère.
— Viens… viens, hurlait-elle et ses yeux lançaient des flammes d’horrible convoitise.
— Partez, supplia Annabel, sinon elle tombera dans une de ses crises et elle en sera malade pendant des semaines.
Harry Dickson obéit. Il murmura quelques vagues paroles de consolation que personne ne remarqua, ni n’entendit. David les attendait sur le seuil. Ses yeux étaient rouges.
— Vous savez, je n’avais que lui, murmura-t-il d’une voix rauque. On ne s’aimait pas précisément, mais on chantait et l’on buvait ensemble, et l’on cassait du sucre sur le dos de la vieille. Maintenant il faudra être seul dans la chambre et les nuits y sont si longues. Pensez donc… rien que ce sale trou, une vieille qui gronde tout le temps et une folle qui piaille. Je veux m’en aller à l’écluse… mais je n’ai pas un sou pour boire. Donnez-moi une demi-couronne, sir.
Harry Dickson lui remit quelques shillings dont il se saisit d’une main avide, un rire de joie fendant sa bouche tombante.
— Avec cela, on pourra oublier que son tour viendra bientôt. Dieu vous le rende, sir !
Les détectives s’enfoncèrent dans l’ombre de l’allée, mais, à mi-chemin, Harry Dickson se ravisa et prit un sentier de traverse.
À travers bois, ils atteignirent la ravine en amont du saule funèbre et en suivirent le cours méandreux. Quand ils eurent atteint l’arbre fatal, le détective fit halte et se mit à l’examiner avec attention.
Tom vit ses yeux s’allumer et ses gestes devenir précis.
— Prenez ce bloc, Tom, levez-le à la hauteur de la tête du saule… bien, laissez-le tomber :
La bûche tomba dans la boue avec un bruit mat. Le détective siffla doucement.
— Même si Bob Blachclaver avait été étendu sur le sol, la chute de cette pièce de bois n’aurait pu lui écraser le crâne. Or, il était dressé de toute sa hauteur, voilà ce que démontre l’empreinte profonde laissée par sa chute finale. Même si elle l’avait atteint, projetée par le coup de hache, ce qui est improbable, elle n’aurait pu que le blesser.
— Donc… hasarda Tom Wills.
— Crime, répondit brièvement le maître.
— Emporterons-nous la bûche ?
Harry Dickson secoua vivement la tête.
— Pas du tout. Nous seuls devrons savoir cela pour l’heure. Si nous l’emportons, cela pourra mettre la puce à l’oreille du coupable et il deviendra trop circonspect. Si vous croyez, d’autre part, qu’on pourra découvrir des empreintes digitales sur cette mauvaise pièce à conviction, il vous faudra déchanter.
— Pourquoi donc, maître ? J’admets que ce serait difficile, mais de là à être impossible, il y a de la marge.
— Parce que le meurtrier portait des gants de cuir, Tom, dit le détective en détachant un fil gris qui tenait solidement dans une fente du bois. Voici un genre de fil ciré dont on ne se sert que pour coudre des gants de cuir. Je l’emporte, bien que ce soit maigre comme butin. Il n’y a pas un marinier à dix lieues à la ronde qui ne porte pas des gants de cuir. Mais il y a mieux dans tout ceci… beaucoup mieux.
— Quoi ? s’étonna le jeune homme.
— C’est qu’il y a un assassin en jeu. Un homme en chair et en os, my boy, qui porte des gants de cuir. Chose que les ombres ne s’avisent pas de faire et dont elles n’auraient que faire. Mais silence à ce sujet, à quiconque. Tout le monde devra croire à l’accident. Nous, eh bien nous allons mettre les bouchées doubles !
Il se frotta les mains, le vieil Harry Dickson venait de ressusciter.
— Même à table, nous mettrons des bouchées doubles, Tom, mon petit. C’est drôle à dire, mais cela va me remettre en appétit… me remettre en tout !
Ils trouvèrent leur hôte, Mr. Harrington, les attendant avec une impatience mal dissimulée devant la table dressée.
— La truite saumonée ne vous pardonnera jamais ce retard, messieurs ! s’exclama le constructeur. Cuite à point, elle ne souffre aucun retard.
— Pourtant, elle devra me permettre de téléphoner au docteur Cook, qui aura à faire le deuil de son dîner ce soir, même si on y sert des truites saumonées, répliqua le détective.
En quelques mots, Harrington fut mis au courant.
— Malheureuse famille, marmotta-t-il, ces gens-là semblent vivre avec l’infortune en personne dans leur logis.
Le docteur Cook fut invité à passer par Harrington House, après sa visite à Blachclaver Manor ; il s’exécuta, car on lui avait promis de faire attendre le dessert.
— Accident, n’est-ce pas ? demanda Harry Dickson d’un ton indifférent alors que le praticien déployait sa serviette.
Le médecin faisait des yeux doux à un pudding gluant de sauce au rhum.
— Et tout à fait banal, acquiesça-t-il. C’est un malheur… il s’acharne sur les Blachclaver qui, entre nous soit dit, sont de vilaines chouettes.
Ainsi, dans l’esprit des hommes se trouva classée la nouvelle infortune des tristes châtelains de Waterham.
L’automne mettait au ralenti la vie de la rivière. La pluie rageuse, les violentes bourrasques accourant une fois du nord, une autre fois de l’ouest, chassaient plus que jamais les mariniers dans les auberges riveraines.
Les écluses ne fonctionnaient plus que deux fois par jour, à l’aube et à la nuit tombante, et les équipages des péniches bloquées en profitaient pour se désaltérer largement dans les accueillantes tavernes.
— Restez jusqu’à ce que le printemps revienne, passez l’été chez nous ! proposa l’aimable Harrington à ses hôtes, quand il eut appris par Dickson qu’il s’attarderait encore quelque temps à Waterham.
— Au fond, je crois que mon temps sera perdu, je veux dire en tant que détective, avait dit Harry Dickson. Mais je me suis pris à aimer cette vie bizarre de votre rivière et des hommes à qui elle fournit le pain quotidien.
Il visitait régulièrement le « Bar de l’Écluse ». C’était une taverne plus spacieuse que les autres et renommée pour ses consommations plus choisies. Les patrons des remorqueurs y régalaient les éclusiers et les agents fluviaux. Parfois, un inspecteur des Eaux et Forêts en tournée y était traité et s’en vantait, car l’accueil y était cordial.
Le détective y rencontrait de loin en loin Dave Blachclaver, mais ils paraissaient plutôt s’ignorer et ne se saluaient que par un signe bref. Jamais Dave ne prenait place à la table de Dickson.
Un après-midi, comme le détective revenait d’une flânerie en aval de la rivière, il s’entendit héler doucement. C’était Dave Blachclaver. Il avait un peu de rouge aux joues et ses yeux ternes brillaient. Sa démarche était peu assurée et comme il s’approchait du détective, celui-ci sentit les écœurants effluves de l’alcool charriés par son haleine. Il réprima un geste de dégoût que l’autre remarqua pourtant.
— C’est vrai, j’ai bu, dit-il mais qui, menant une chienne de vie comme la mienne, n’aurait recours à la boisson ? Le malheur est que j’ai bu à crédit, et que ce crédit est plus mince qu’une semelle de vieille botte. Voici le « Bar de l’Écluse », mon compte sur l’ardoise du barman s’allonge éperdument. Pourtant, un verre d’ale rafraîchirait ma bouche, rendue amère par tant de mauvais whisky. Voulez-vous m’inviter ? Je ne suis pas un compagnon amusant, n’étant que piètre causeur, mais peut-être que vous ne dédaignerez pas de vous entretenir avec moi, ajouta-t-il en clignant de l’œil.
Harry Dickson accepta du geste.
Ils entrèrent au bar, désert à cette heure, et Dickson commanda de la vieille ale mousseuse.
Dave Blachclaver se saisit avidement du pot de grès et le vida d’un trait.
— C’est bon de boire, murmura-t-il, le whisky et l’ale, c’est des frères !
Le détective fit signe au tavernier de remplir le cruchon. Dave gloussa de plaisir.
— Vous êtes un chic type, confessa-t-il d’un air entendu, et je comprends que la vieille vous ait à la bonne.
— Que voulez-vous dire ? demanda Dickson.
— Elle vous aime bien, à sa façon, cela s’entend ; si elle avait vingt ans de moins, je dirais qu’elle en pince rudement pour vous.
Harry Dickson le considéra avec mépris, mais il remarqua alors l’air inquiet de son invité.
— Parfois, continua celui-ci, elle reste de longues heures assise devant la table, la tête dans ses mains, pendant que la folle piaille ou dort ; alors elle se parle à elle-même, et je l’entends murmurer : « Harry Dickson… seriez-vous impuissant contre tout cela ? » Contre quoi, je me le demande ? Contre le sort qui s’acharne sur nous ? À quoi bon ! Notre destinée est marquée d’une croix noire sur le livre de la vie. Dites…
Il regarda autour de lui comme une bête traquée.
— Croyez-vous qu’il y ait du danger ?
— Pour qui ? demanda le détective.
— Pour nous, pour la mère, pour sa Dora, pour moi… croyez-vous aux fantômes ?
— Non, pourquoi cette question ?
— Si vous habitiez Blachclaver, vous parleriez autrement, mon ami, moi qui vous parle, j’y crois.
Il ne badinait pas car ses yeux clignaient de peur.
— Expliquez-vous, monsieur Blachclaver.
— Chic, personne ne m’appelle plus monsieur, bien que j’habite un château et que je devrais être millionnaire. On me nomme Dave l’ivrogne, comme on a nommé tour à tour mes frères, Armand, Totor et Bob l’ivrogne, c’est presque devenu un titre de noblesse !
Il ricana amèrement.
— Vous me demandez de m’expliquer, je ne demanderais pas mieux, mais c’est difficile et peut-être ridicule. Je crois que le fantôme de Bob rôde autour de la maison, voilà, sir !
Harry Dickson ne sourcilla pas.
— Qu’est-ce qui vous fait penser cela ?
— Bob avait l’habitude de se lever la nuit et de chercher des trésors dans la maison, le pauvre idiot. Je me moquais de lui et parfois je l’injuriais parce que je l’entendais marcher et frapper sur les murs et que cela m’empêchait de dormir, car je suis nerveux comme une femmelette.
» Maintenant qu’il est mort, les bruits sont revenus. Ce n’est pas la vieille qui s’amuserait à courir au clair de lune à travers notre nid à rats et la folle, qui sait à peine marcher de son fauteuil à son lit, le ferait encore moins.
» Alors, dites-moi, monsieur le détective, qui circule nuitamment dans la maison ?
— En êtes-vous certain ? Votre imagination échauffée…
— Par la boisson, n’est-ce pas ? Non, non, je sais ce que je dis et puis je ne bois pas tous les jours, hélas ! Même si cela était, la peur se hâterait de dissiper ma plus lourde ivresse. Car j’ai peur… atrocement peur. Je veux bien crever comme les autres, mais je ne veux pas d’un fantôme !
Il criait presque, les yeux fous, les mains frémissantes. Harry Dickson essaya de le calmer.
Tout à coup, une idée lui vint et il fit signe à Dave de se taire.
— Je veux vous aider, dit-il, ou plutôt mettre fin à ces cauchemars car ce ne peut être que de mauvais rêves qui vous mettent dans ces états. Pourriez-vous m’introduire la nuit dans le château, sans que personne, ni votre mère ni votre sœur en aient vent ?
Dave Blachclaver le regarda avec ravissement.
— Vous voudriez faire cela pour moi ? Décidément vous êtes un chic type.
— À quelle heure croyez-vous entendre ces bruits ?
— Très tard… je crois que généralement cela commence vers une heure du matin et cela dure… cela dure… Je me terre davantage sous mes couvertures et j’essaye de ne plus les entendre.
— Je viendrai ce soir, déclara Harry Dickson, à minuit. Vous me ferez entrer par la porte du potager. Tâchez de ne pas faire de bruit.
Dave Blachclaver repoussa l’offre d’un nouveau verre d’ale.
— Je veux que ma tête à moi soit claire aussi, dit-il.
Là-dessus, ils se séparèrent.
Harry Dickson le vit partir le long de la rivière, la démarche plus assurée.
Il ne souffla mot à personne de son projet nocturne. Seul, Tom Wills fut mis dans la confidence.
Vers onze heures, tout était endormi dans Harrington House. Le détective se leva sans faire de bruit, endossa un manteau noir, mit d’épaisses galoches en caoutchouc au-dessus de ses chaussures et ouvrit la fenêtre.
Elle n’était pas très élevée au-dessus du sol ; avec souplesse, il prit contact avec la terre et s’éloigna en silence, d’un bon pas, tandis que son élève refermait doucement la fenêtre.
La nuit était noire à souhait, le détective se faisait la réflexion que cette aventure, plus que toute autre, affectionnait cette lugubre teinte. Elle était tout en ombres et en ténèbres, même littéralement parlant.
Derrière lui, les lumières de l’écluse trouaient l’obscurité pluvieuse, un sémaphore élevait une unique clarté verte dans le ciel alourdi de nuées.
Très loin, vers l’horizon de l’ouest, une sirène de remorqueur mugit à triple reprise, demandant le passage.
Il atteignit la forêt par le côté le moins dense, et contourna par un léger crochet à travers bois, la grande avenue du château.
Les aiguilles lumineuses de sa montre se confondaient sur minuit, quand la masse fuligineuse du castel surgit devant lui.
D’un pas d’Indien, il se dirigea vers la face arrière et distingua le contour de la poterne du potager.
Elle s’entrebâilla prudemment à son approche et la voix apeurée de Dave murmura :
— Est-ce vous, sir ?
— Oui, montrez-moi le chemin.
— Merci d’être venu, dit Dave dans un souffle, montez l’escalier derrière moi, en vous tenant près du mur, les marches crient dans leur milieu.
Il n’y avait qu’un faible rai de lumière sous une porte donnant sur l’immense palier qu’ils traversèrent en rasant la muraille.
— C’est la chambre de la folle, on lui permet une veilleuse, expliqua Dave avec amertume, tout en mettant une sourdine à sa voix.
Ils atteignirent l’extrême bout du palier et tournèrent à angle droit vers un escalier en spirale montant à l’étage.
Dave ouvrit une porte dont les gonds graissés ne poussèrent aucun gémissement, puis il alluma une lanterne sourde dont il tourna la lumière contre le mur, de façon à ne pouvoir être aperçu du dehors.
Cette chétive clarté ne permit au détective de reconnaître les lieux que lorsque ses yeux furent habitués à la lourde pénombre.
Les fenêtres étaient vides de toute tenture et regardaient comme des yeux hagards dans la funèbre nuit forestière.
Un lit de sangle se trouvait dans un coin, un autre lui faisait face, mais il était privé de couvertures et montrait des traversins nus. C’était la couche de feu Robert Blachclaver. Deux chaises dépaillées et deux escabeaux de bois brut complétaient cet ameublement sordide ; sur l’un d’eux était posée la lanterne sourde. À un long clou fiché dans la muraille, pendaient des habits fripés.
— Excusez du peu de luxe, ricana Dave, voilà comment on vit chez nous.
— Voulez-vous fumer ? demanda le détective en lui tendant des cigarettes.
Dave s’en empara avidement.
— La vieille hurlera à la dépense, si elle renifle demain l’odeur du tabac, grogna-t-il. Songez que j’en suis réduit à fumer des feuilles de figuier sauvage dans une vieille pipe en terre dont l’éclusier m’a fait cadeau.
Il aspira la fumée avec délices.
— Dire qu’il y a tant de bonnes choses sur terre, philosopha-t-il.
Ils continuèrent à fumer en silence, se tenant autant que possible dans la maigre zone de lumière, car l’obscurité complète ne donne que peu de plaisir aux fumeurs, puisqu’ils ne peuvent y voir se dérouler les fines volutes de fumée bleue.
Le sempiternel murmure de la pluie d’automne, le sifflement des branches d’arbre dans le vent, l’appel des effraies étaient les seules voix de la nuit.
— Voyez-vous que ce soit Bob, murmura Dave d’une voix angoissée.
— Comment, Bob ?
— Mais oui, celui que nous attendons… celui qui marche dans la nuit dans cette maison maudite. Et qu’il surgisse devant nous avec sa tête ouverte et ses yeux vitreux…
— Sornettes, répondit brièvement le détective.
Dave réclama une nouvelle cigarette et frissonna de froid.
— Imaginez-vous que, tous les soirs, je suis resté dans cet affreux lit à trembler de froid et de peur en attendant que la chose se manifestât. Elle va et vient, je l’ai déjà entendue s’approcher de ma porte… Et si elle était entrée ? Que lui importent du bois et des verrous ? Cela passe au travers comme une fumée par un trou de cheminée. Oh !… écoutez…
Harry Dickson prêta l’oreille.
Ce n’était que le tic-tac des mystérieuses bestioles qui creusent nuitamment les vieilles boiseries. Il rassura son peureux compagnon.
Celui-ci n’en eut pas moins un nouveau tremblement qui le secoua tout entier.
— Je sais… je les connais, sans les avoir jamais vus, ces maudits petits insectes, et dire qu’on les surnomme l’horloge de la mort. De la mort ! N’est-ce pas affreux de parler de cela dans une maison qui, elle-même, ne fait penser qu’à cela ?
Soudain il se tut et, d’une main frémissante, montra la porte.
— Ce n’est plus cela maintenant… écoutez donc ! Oh ! Seigneur pourvu que cela n’entre pas !
Il s’était approché du détective et lui pinçait nerveusement le bras ; Dickson eut quelque peine à l’écarter de lui. Mais il entendait parfaitement, lui aussi.
Un pas glissait le long des dalles du corridor, une porte fut ouverte avec précaution, un objet déplacé gronda sourdement.
— Êtes-vous certain que ce ne soit ni votre mère ni votre sœur ! demanda-t-il.
— Je dis que la mère ne sort pas de sa chambre, et puis elle n’aurait aucune raison pour faire ainsi la mystérieuse ! Quant à Dora elle ne bouge pas plus qu’une souche ! Et toutes les portes sont fermées, et si vous connaissiez les verrous qui les ferment !
— Allons voir ! dit résolument le détective.
— Non, non, n’y allez pas ! supplia Dave.
— Pourquoi serais-je ici, si ce n’était pour me rendre compte ? riposta le détective avec impatience. Venez avec moi ou restez, mais, moi, j’y vais.
Rapidement il avait ouvert la porte et était passé dans l’escalier se penchant sur les ténèbres du corridor.
Tout était silencieux à présent mais, après quelques secondes d’attente, les pas se firent entendre de nouveau. Ils sonnaient dans le creux du corridor, s’éloignant et se rapprochant sans que le détective parvînt à déterminer leur direction. Sur la pointe des pieds, il se mit à descendre l’escalier en spirale et se trouva sur le grand palier.
Les pas se perdaient en bas et sonnaient plus lointains.
À part leur mystérieuse cadence, rien ne bougeait dans la maison ; il semblait que la pluie elle-même, aux écoutes de ce mystère, se taisait.
Harry Dickson vit la raie lumineuse sous la porte de Dora. Par les hautes fenêtres en ogive tombait une clarté confuse, faite d’un peu de clair de lune brouillé par les nuées.
Après une dernière hésitation, il descendit les marches du grand escalier, en observant la précaution indiquée par Dave.
Il arriva sans encombre dans le vestibule ; du côté de la cuisine, il lui sembla entendre un faible bruit. Il s’y dirigea, ses épaisses semelles de caoutchouc feutrant le bruit de ses pas.
La porte de la cuisine était entrebâillée, il la poussa sans la faire crier.
Un peu de feu luisait encore entre les fentes du poêle, faisant jouer un reste de lueurs sur les dalles. Cela suffit au regard exercé du détective pour l’assurer qu’il n’y avait personne dans la pièce.
Une odeur pauvre de graillon et de boucane flottait dans l’atmosphère. Harry Dickson y détecta pourtant une senteur plus fraîche, une odeur qui lui rappelait la rivière. Du goudron… du vernis…
Il fronça les sourcils, les pensées en éveil et, soudain, il sursauta.
Les marches du grand escalier avaient gémi. Elles gémissaient quand on les gravissait par le milieu. D’un bond de chat, il se retrouva dans le vestibule.
Au-dessus de lui, le gémissement s’accentua comme si les pas s’étaient soudainement accélérés, puis il perçut nettement une course de pas rapides.
Il s’élança. Soudain, une horreur sans nom s’empara de lui.
Un cri terrible venait de retentir à l’étage, puis la voix de Dave hurla effroyablement :
— Au secours ! On me tue.
Un corps tomba lourdement.
Harry Dickson se sentit pousser des ailes. Revolver au poing, il traversa le palier, gravit quatre à quatre l’escalier en spirale, se rua dans la chambre de Dave. La lampe sourde continuait à brûler, mais sa flamme était tournée vers l’intérieur de la chambre. Elle éclairait une scène entre toutes affreuse : le malheureux Dave gisait sur le sol, dans une mare de sang qui s’élargissait : sa gorge était tranchée dans toute sa largeur.
En bas, le détective entendit déverrouiller une porte, une clé tourner dans la serrure et la voix terrifiée d’Annabel :
— Que se passe-t-il ? Dave qu’y a-t-il ?
— Ici Harry Dickson, cria le détective, tirez sur quiconque vous verrez, madame, si vous avez une arme, ou frappez avec tout ce qui vous tombe sous la main ; quelque chose d’infernal se passe ici.
Des pieds nus claquèrent sur les dalles et la tête blême d’Annabel parut au-dessus de l’escalier.
— Monsieur Dickson, balbutia-t-elle, quel nouveau malheur…
— Oui, et il est épouvantable… N’entrez pas dans cette chambre.
— Dave…
— Oui, mort… assassiné, il n’y a plus de doute à présent.
La femme poussa un gémissement et s’accroupit sur les marches.
— Apportez tout ce que vous pouvez de lumières, ordonna-t-il.
Annabel revint de sa chambre avec un candélabre aux bougies allumées.
— Posez cela bien en vue au milieu du palier.
Il marcha vers la porte de Dora, elle était fermée.
Annabel fit un signe.
— Je l’enferme à clé, la malheureuse, et je garde la clé près de moi. J’ai trop peur pour elle, vous me comprenez, Dickson.
Elle ouvrit la porte.
Une chambre, dont l’ameublement propret et presque coquet contrastait avec la sordidité des autres pièces, parut dans la calme clarté d’une veilleuse à flotteur. Dora, la tête noyée dans ses cheveux blonds argentés, dormait tranquillement, un souffle régulier abaissant et relevant sa splendide poitrine.
Le détective fit le tour de la pièce. Tout y était en ordre, de lourds volets de chêne fermaient les fenêtres.
— Ne la réveillez pas, Dickson, supplia la mère. Je n’ai plus qu’elle à présent. Mon Dieu… on tue ici, et vous êtes là, vous, Harry Dickson.
Il sentit le reproche ; il se le faisait du reste à lui-même.
Fou de colère, il fit le tour de la maison. Elle était close comme une forteresse. Dave avait solidement fermé la porte du potager derrière eux.
En vain il darda le faisceau de sa lampe électrique sur les dalles du corridor, sur les marches, espérant y lire une empreinte. Tout conspirait contre lui pour rendre le mystère plus lourd, plus impénétrable que jamais.
« Cette fois-ci c’est une affaire entre lui et moi », grondait-il intérieurement, mais il n’osait regarder Annabel dont il devinait les regards chargés de muets reproches.
Quand l’aube vint enfin et qu’il dut se déclarer battu, Annabel s’approcha de lui et posa ses mains sur ses épaules.
— Harry Dickson, demanda-t-elle d’une voix sourde, pouvez-vous me promettre de garder en vie au moins cette enfant, mon aînée, celle de mon beau voyage, ma Dora ?
Cette fois-ci, c’était le crime ! Le crime flagrant, celui qui mobilise toutes les forces de la loi. L’émoi dans la contrée fut terrible. Par télégraphe et téléphone, Harry Dickson fut officiellement chargé de l’enquête. Des journalistes parurent, mais le détective, les éconduisit impitoyablement.
Au « bar de l’Écluse », on se pressait dans l’espoir d’y voir revenir le fameux détective, et le patron, émerveillé par les recettes, ne trouva rien de mieux que de passer un badigeon de peinture blanche sur son ancienne enseigne et d’y inscrire en lettres hâtives : « Taverne Harry Dickson ».
La vie de la rivière elle-même sembla se mettre sous ce signe. Les remorqueurs sifflèrent de plus belle, et l’éclusier fut sacré grand homme de par sa familiarité avec Dickson.
Tout cela ne faisait pas faire un pas de plus à l’enquête, au contraire. Le détective dut subir un tas de confidences saugrenues, dont aucune ne lui apprit quelque chose de nouveau.
Après trois jours de recherches fiévreuses, l’enquête marquait la halte soudaine que Dickson connaissait trop bien. Il s’en réjouit presque : il pouvait se consacrer à ses pensées.
Mr. Josuah Harrington sut se montrer un hôte discret, et il fut décidé presque tacitement que « l’affaire Blachclaver » ne ferait les frais d’aucune conversation à table. Harry Dickson lui en sut infiniment gré.
Il avait besoin de ces heures de détente qu’étaient les repas, il reprit même ses parties de dames qui lui rendaient un calme bien nécessaire. Mais, sous cette inactivité apparente, son esprit travaillait éperdument.
Il ne tenait pourtant rien de tangible, ou si peu de chose, deux éléments : le gant de cuir et puis cette odeur perçue pendant une seconde dans la sombre cuisine du château.
Dans son esprit, il les mariait intimement. C’était la rivière… peut-être qu’un jour la rivière parlerait.
Le cinquième jour après le crime, deux jours après les rapides funérailles de Dave Blachclaver, il se rendit au manoir.
Par contraste, la journée était belle, le vent avait chassé les plus lourdes nuées du ciel, et, à part une ou deux ondées de courte durée, le temps se tint au beau. La forêt était moins hostile ; dans les taillis, les dernières draines se disputaient un maigre butin ; les ligneuses pommes de pin luisaient avec un soupçon de dorure sur leurs écailles, à travers le vert foncé des aiguilles vernies de rosée.
Ce fut presque d’un pas allègre qu’il atteignit le manoir.
Mais ici l’ombre avait repris son droit. La sinistre demeure semblait plus noire que jamais, comme si le génie de la pluie et de l’automne y avaient définitivement élu domicile.
Il frappa à la grande porte, mais personne ne vint lui ouvrir.
Alors il cria, appela, frappa l’huis à coups redoublés, pris d’une vague inquiétude. Il essaya en vain d’arracher un des volets des fenêtres de la cuisine, ils résistèrent.
Il regarda les toits : aucune fumée ne sortait des cheminées.
— Annabel ! cria-t-il.
Du fond de la maison, il lui sembla qu’un faible gémissement répondait à son appel. Il contourna la demeure en courant et se jeta de toutes ses forces contre la porte du potager, qui trembla dans ses gonds, mais qui résista elle aussi. Alors une voix aiguë fusa à l’intérieur.
C’est la poule, poule, poule,
C’est la poule du gouverneur…
— La folle ! murmura Dickson, que peut-il être arrivé à Annabel, jamais elle n’aurait laissé son enfant seule, à moins que…
Il n’acheva pas sa pensée, mais se rua de nouveau contre la porte.
Enfin, il entendit le bruit d’un verrou sautant au loin sur les dalles et, après un nouvel effort, il poussa la porte.
— Annabel ! cria-t-il.
Cette fois-ci, le gémissement lui parvint distinctement. Il venait de la cuisine. Il y fut en quelques enjambées.
Dora, blottie dans son fauteuil, l’accueillit d’un éclat de rire et lui indiqua de la main une forme écroulée sur une chaise.
— Aïe ! Aïe ! cria-t-elle d’une voix joyeuse, encore aïe !
— Annabel ! répéta le détective.
La forme bougea et le visage livide de Mrs. Blachclaver se leva vers lui.
— Je vous avais entendu, gémissait-elle, mais je n’avais pas la force de venir vers vous.
— Êtes-vous malade ?
Elle fit oui de la tête et poussa un sourd grondement de souffrance.
— Qu’avez-vous ?
Il s’était approché d’elle, essayait de la soulever, mais elle le repoussa doucement en murmurant.
— Ce n’est rien… ce n’est rien…
Mais Dickson regardait sa main avec stupeur : elle était rouge de sang.
— Vous êtes blessée, Annabel ?
— Non, non… ce n’est rien…
Mais elle ne put en dire davantage et Dickson eut tout juste le temps de la soutenir, pour l’empêcher de s’écrouler sur le sol.
Alors il vit la large plaie béante à son cou.
— La même blessure que Dave ! gronda-t-il. Annabel, que s’est-il passé ?
Elle secoua lentement la tête.
— Je ne le sais pas !… cette nuit… ma porte s’est ouverte… quelque chose… oh ! Dickson la petite chose de jadis… invisible et mortelle, celle qui tue et qu’on ne voit pas !
Le détective examina la blessure : elle était terrible, et il s’étonna de voir Annabel encore en vie.
— Du courage, Annabel, supplia-t-il, je vous jure que vos malheurs vont prendre fin. Je dois vous laisser quelques moments seule encore. Imbécile que je suis de ne pas m’être fait accompagner par Tom Wills ! Pouvez-vous m’attendre ?
Elle fit un signe de la main.
— Dickson… si je meurs… ce sera en vous bénissant, oh ! mon ami très cher.
— Mais vous ne mourrez pas, Annabel…
— Dites-moi, que vous ne me croyez pas coupable… ni sur le bateau, ni à la gare de Charing Cross.
— Je le crois ! dit solennellement le détective.
Deux lourdes larmes roulèrent sur les joues livides de l’infortunée.
— Allez Dickson, je vous attendrai, si Dieu le permet…
Il s’élança hors de la maison maudite et se mit à courir comme un fou à travers bois. Tout à coup, il eut l’impression d’une présence à ses côtés, il tourna la tête.
Trop tard. Un coup de feu retentit et le détective frappé dans le dos roula sur le sol.
Loin, loin dans le fond du château, il entendit la folle chanter à tue-tête, l’inévitable refrain.
C’est la poule, poule, poule,
C’est la poule du gouverneur…
Une lumière éblouissante se fit soudain dans son esprit.
— Mon Dieu… c’était donc cela ! gémit-il.
Mais ses idées se brouillèrent, les ombres l’assaillirent, féroces, et emplirent ses yeux et son cerveau d’opaques ténèbres.
Il resta immobile ; les draines, un moment effrayées, continuèrent à se chamailler au-dessus de sa tête, mais il ne les entendait plus.
*
* *
Une infime clarté naquit au fond de son cerveau noyé dans les ombres les plus épaisses. Une sensation d’infinie lassitude le faisait se terrer contre le sol, et pourtant il sentait que ce sol était meuble et doux.
Il eut l’impression de présences glissantes, puis il entendit des paroles lointaines, comme aériennes.
— Il en réchappera, j’en réponds !
Harry Dickson entrouvrit les yeux, mais ses paupières étaient des couvercles de plomb. Il entrevit à peine un intérieur familier, une lampe voilée de rose, une salamandre dont les yeux de mica rougeoyaient amicalement.
— Un miracle, susurrait la voix, la balle n’a touché aucun organe essentiel, on a pu l’extraire sans trop d’anicroches, mais l’hémorragie a été assez conséquente. Tout est bien qui finit bien.
— Tout est bien qui finit bien, en effet, répéta l’autre voix.
— Je lui ai fait une piqûre pour la nuit, mais ce sera la dernière. D’ici vingt-quatre heures c’en sera fini de cette damnée inertie et il retrouvera ses esprits.
Le détective comprit. Il reconnaissait les voix. C’étaient celle de Mr. Harrington et du docteur Cook.
— Aucune trace de l’assassin ? demanda le constructeur.
— Aucune ! Pas plus que sur ma main. Le pauvre Tom Wills se démène comme un diable dans un bénitier, mais Tom Wills, ce n’est pas Harry Dickson. Et ce sera notre grand détective lui-même qui devra chercher son propre meurtrier.
Dickson, étendu dans son lit, aurait bien voulu leur faire signe, dire qu’il entendait, qu’il était éveillé, mais l’effet de la piqûre se faisait sentir.
Ses idées se brouillèrent lentement, puis il glissa comme au long d’une pente agréable dans l’oubli du sommeil.
Mais la puissante nature du détective reprenait vivement barre sur l’ennemi.
Son sommeil était moins profond, les pensées surgissaient une à une du néant où elles étaient restées plongées, elles se coordonnaient, se suivaient déjà au gré de la logique, les souvenirs revenaient.
Les Blachclaver… Annabel qu’il avait laissée sanglante, blessée à mort… ah ! l’étrange odeur. Un peu de goudron, un relent de vernis, et, en même temps, une senteur d’arbres et de feuilles humides. La rivière…
Pourquoi ce parfum restait-il ? Il flottait autour de lui, obsédant…
Brusquement son cerveau travailla en vitesse, malgré ses paupières closes : L’odeur était là ! Elle ne résidait pas uniquement dans sa mémoire. Elle était près de lui, dans la chambre !
Il eut l’intuition du danger immédiat, et son cerveau exigea un effort puissant de ses nerfs et de ses muscles. Malheureusement, il ne se traduisit que par un gémissement et une contorsion douloureuse ; pourtant, une de ses paupières se releva quelque peu. À travers l’ombre de ses cils, il vit sa chambre chez Harrington à moitié plongée dans l’obscurité, la lampe mise en veilleuse.
Une ombre s’y agitait, indistincte, précautionneuse. Elle passa devant la lampe et un reflet naquit que Dickson reconnut bien : celui de l’acier, celui d’une terrible lame de tranchet.
La chose était là… celle qui tuait dans l’ombre, que personne ne voyait, et qui laissait derrière elle cette fade senteur de rivière.
L’effet de la piqûre agissait toujours sur ses membres en les paralysant presque complètement, mais il distinguait la forme. Petite, vague, une ombre, mais d’elle surgissaient deux mains énormes, monstrueuses, noires comme la nuit, et entre elles l’effroyable lame luisait d’une lueur mortelle.
Le mouvement qu’il venait de faire avait fait glisser le détective vers le bord du lit ; il avait eu pour effet aussi d’immobiliser momentanément l’ombre surprise. La main de Dickson battit péniblement l’air, se heurta au bois d’un meuble. La table de nuit !
Ce fut pour lui comme l’occultation d’un phare pour un marin en détresse.
La table de nuit, cela signifiait le revolver, toujours à sa portée, dissimulé habilement sous quelques livres et brochures.
De nouveau le cerveau lança un ordre formidable au corps alangui et, comme en un spasme de fièvre, la main balayant les livres sentit le froid de l’arme salvatrice.
Presque automatiquement, elle s’en empara et par deux fois le coup partit dans la direction de l’apparition.
Harry Dickson entendit un cri de douleur, puis un bruit de fuite et des plaintes.
Ses idées chavirèrent au bord d’un gouffre sans fond et, derechef, ce fut le néant pour le blessé.
*
* *
— La sonnette, docteur ! Le maître appelle, il s’est donc réveillé ! cria Tom Wills en entendant brusquement retentir le timbre d’appel de la chambre du malade.
— Et cela signifie guérison ! ajouta le docteur Cook en s’élançant dans l’escalier à la suite du jeune homme.
Ils trouvèrent le détective dressé sur son séant, pâle, mais les yeux clairs et le sourire aux lèvres.
— Fichtre ! vous avez bonne mine, monsieur Dickson, cria le médecin, je crois maintenant que vous n’allez plus tirer des coups de revolver, dans un accès de fièvre. Vous nous avez fait une belle peur !
— En effet, je me souviens que cette nuit…
— Comment cette nuit ? Pas du tout ! Il y a trois jours qu’eut lieu ce bruyant intermède. L’effort que vous avez accompli au cours de cet accès vous a valu une belle rechute, sir !
— Trois jours ! murmura le détective, mon Dieu, je suppose que ce ne sera pas trop tard… Tom !
— Maître ?
— Vous allez faire avancer immédiatement une auto confortable, on m’y mettra sur des coussins, des couvertures…
Le docteur protesta, mais Harry Dickson fit un geste impérieux.
— J’en réchapperai toujours, moi, mais cela ne veut pas dire que les criminels doivent échapper eux !
Il regarda autour de lui dans la chambre, vit un petit trou noir dans la boiserie en face de lui et son regard s’assombrit.
— La trace de la balle ? demanda-t-il.
— C’est cela, maître, répondit Tom Wills, mais à propos, voilà une chose curieuse entre toutes : il y avait deux cartouches fraîchement brûlées dans votre revolver, et je n’ai pu trouver trace que d’une balle.
— Hurrah ! cria le détective, une seule, Tom ? Nous allons gagner la partie. Faites avancer l’auto, apportez-moi l’appareil téléphonique portatif, que je parle à mon ami l’éclusier. Ah dites donc, et Mr. Harrington ?
— Il a dû s’absenter et sera fort marri de vous trouver absent à son retour. Il a dû prendre lui-même le commandement d’un convoi de remorquage. Il fait traîner cette vieille péniche le Coot vers l’aval.
Le détective lança un singulier regard à son élève, mais ne répondit pas.
— Le téléphone et l’auto et faites vite ! ordonna-t-il d’une voix brève.
Aussitôt l’appareil posé sur la table de nuit, le détective demanda l’éclusier.
— Où se trouve en ce moment dans la rivière, la péniche Coot ? demanda-t-il.
— La vieille Coot ? Ah oui, c’est le yacht de Mr. Harrington qui l’a prise en remorque. Ils ont déjà quitté la dernière écluse, ils doivent voguer dans la Tamise à présent, au-delà de Barnes, vers Castelnau.
Le détective coupa la communication et demanda le poste fluvial de Fulham.
— Ici Harry Dickson, qui est là ? Ah c’est vous, inspecteur Reeves. Merci je vais très bien et vous me verrez d’ici une ou deux heures. Faites parer la vedette de police, avec trois ou quatre hommes. J’arrive au Wall Pier.
Le détective se leva. Sa tête tournait, il avançait dans la chambre comme un homme ivre. Pourtant, il était aux trois quarts vêtu quand Tom Wills vint lui annoncer que l’auto était là.
C’était une puissante machine qu’un inspecteur fluvial en tournée avait volontiers mise à sa disposition.
— Le cap sur Barnes ! commanda Dickson en se calant dans les coussins.
Ce ne fut que dans la voiture qu’il demanda des nouvelles d’Annabel Blachclaver et de sa fille.
— La malheureuse est morte, répondit Tom Wills. Il est vrai que vous ne m’avez pas encore laissé l’occasion de vous raconter quoi que ce soit. Eh bien, ce brave Veck avait entendu un coup de feu dans le bois, alors qu’il y faisait une tournée. Il espérait pincer un braconnier, mais il trouva Harry Dickson étendu face contre terre. Il vous porta à Harrington House sur ses solides épaules. Ce ne fut que dans la soirée que la police alertée se rendit à Blachclaver Manor. On y trouva Mrs. Annabel, morte, la gorge tranchée. Quant à sa fille… eh bien, maître en voilà encore un mystère :
» Fuitt ! Envolée… on a battu les bois par équipes. Rien !
Harry Dickson ne souffla mot et ne parut pas autrement étonné de cette nouvelle énigme. Il regardait la rivière fuir à la droite de la voiture et il la regretta presque. Il se surprit à sourire mélancoliquement aux remorqueurs poussifs, aux lentes péniches, aux lourdes portes d’écluse, comme à des amis très chers à qui il disait adieu.
L’automobile, conduite par un chauffeur expérimenté, filait bon train. À onze heures elle atteignit le Wall Pier de Fulham.
La vedette F-4 de la police fluviale attendait déjà et, à l’approche du détective, son équipage se figea au port d’armes.
— À propos, Reeves, demanda le détective, vos hommes ont-ils remarqué le passage d’un yacht remorquant une vieille péniche rouge, la Coot ?
Un des policiers salua.
— Ils marchent lentement, sir, et, s’il n’y avait ce tournant aux réservoirs de Castelnau, vous pourriez les voir à la lunette. En marchant bien, on pourra les rejoindre avant Broomhouse Dock.
— C’est tout ce que je désire, dit le détective.
Il était encore très faible, mais sa volonté dominait. Il s’installa à l’avant de la vedette, qui s’élança de toutes les forces de son moteur.
Les réservoirs de Castelnau défilèrent, ternes miroirs d’eaux mortes, puis l’homme à la barre s’écria :
— Voilà la Coot… Ils ne vont pas vite !
— Je veux qu’on agisse par surprise, dit Harry Dickson. On passera le long du bord du yacht et les hommes sauteront sur le pont. Qu’on me donne un coup de main pour m’y hisser moi-même, et le reste viendra de soi-même.
Une demi-heure plus tard, la vedette arrivait à la hauteur du yacht.
Le pont du bateau était désert, seul un vieux marinier se tenait à la barre ; à bord de la péniche, on ne voyait qu’un jeune moussaillon qui redressait de temps à autre la barre en sifflant.
— Accoste, ordonna le détective.
Deux policiers sautèrent sur le pont et Tom Wills aida son maître à y arriver à son tour.
Harry Dickson semblait avoir retrouvé toute son énergie d’antan. Il s’élança vers le rouf, suivi des agents fluviaux et de son élève, tandis que le pilote se voyait mettre en joue par Reeves et intimer l’ordre de ne pas bouger, s’il voulait rester indemne.
La porte du rouf était ouverte, au bruit des pas sur le pont, la haute stature d’un homme s’y encadra. Harry Dickson braqua son revolver sur lui.
— Je regrette, monsieur Harrington ne bougez pas ou je tire.
Le constructeur laissa tomber les bras et devint pâle comme un mort.
— Fatalité, murmura-t-il, je savais bien que vous gagneriez la belle, Dickson.
Le détective montra du doigt un portillon donnant dans la chambre à coucher.
— Est-elle grièvement blessée ?
Harrington hocha tristement la tête.
— Votre balle a traversé le poumon gauche, elle crache du sang. La fin n’est pas loin.
Le détective ouvrit la porte.
Une jeune femme, mortellement pâle, était couchée sur un amas de coussins, rougis par endroits par le sang.
Elle ouvrit les yeux, vit celui qui entrait et grimaça un pénible sourire.
— Fini Dickson, ce n’est pas vous qui m’aurez…
Le docteur Cook, qui avait suivi ses amis dans leur randonnée, s’approcha d’elle, et s’écria :
— Mais c’est Dora Blachclaver !
Puis, repris par le souci professionnel, il se pencha sur elle et hocha la tête d’un air grave.
— Rien à faire, murmura-t-il, elle n’en a que pour quelques heures.
Deux policiers de garde furent laissés à bord du yacht qui continua sa route vers Londres, tandis que le détective et les autres se rendaient à bord de la péniche. C’était un bateau minable mais, en descendant dans ses cales, les hommes poussèrent un cri de surprise.
— On dirait un coffre-fort !
— Et c’en est un, dit le détective en donnant ordre à un des policiers de faire sauter à coups de levier une des portes blindées.
Des sacs de bure parurent dans l’ombre et, comme le détective en éventrait quelques-uns, ce fut un éblouissement : des pierres, des lingots d’or, des parures.
— Le trésor volé des Blachclaver, dit Harry Dickson, puis il se mit à siffler doucement :
*
* *
— Eh bien oui, mes amis, toute l’explication est là, dans ce refrain : « C’est la poule du gouverneur ! »
» Dora Blachclaver était une belle fille quand elle fit la connaissance de son voisin Josuah Harrington. Mais il ne voulait pas d’elle… elle avait le tort d’être pauvre. Alors elle lui dévoila qu’au contraire elle était immensément riche.
» Mais il n’y avait rien à attendre de la mère Blachclaver qui ne voulait pas de cette fortune criminelle.
» Dora gagna Harrington à ses projets. Par des souterrains ignorés, comme il en existe toujours dans de semblables castels, ils déménagèrent l’immense trésor, et choisirent comme coffre-fort… la vieille péniche Coot, convenablement truquée au préalable.
» Mais, ici, Dora se heurta à deux obstacles : elle n’osait fuir ouvertement, car elle craignait la poursuite furieuse de ses frères, et peut-être même l’ire de sa mère. Et puis, il y avait Harrington… cet homme aimait éperdument sa rivière, et même le pactole l’aurait difficilement décidé à la quitter. Et, ce sentiment, je le comprends mieux que personne.
» La comédie commença : Dora la joua admirablement. Elle devint folle et paralysée ! Comment soupçonner dès lors que c’était elle qui tuait un à un ses malheureux frères ?
» Ces derniers étaient d’horribles fainéants et c’était Annabel Blachclaver elle-même qui coupait du bois dans la forêt et tendait des collets pour faire vivre les siens ! Dora profitait de ses longues absences pour suivre ses frères à la piste, et les tuer quand l’occasion se présentait. Ce n’était pas aisé, et c’est pour cela que le drame complet exigea des années !
— Pourquoi s’amusa-t-elle à terrifier Dave au lieu de le tuer immédiatement ? demanda Tom Wills.
— C’est facile à deviner : elle escomptait le suicide de son dernier frère que la peur affolait littéralement. Naturellement, elle possédait un double de la clé de la porte de sa chambre, et les promenades nocturnes lui étaient faciles. La nuit du crime, connaissant ma présence dans la maison, elle frappa un grand coup et… réussit !
— Les gants… commença Tom, mais Dickson l’interrompit.
— Les gants de Harrington, imprégnés de la forte senteur de la rivière. Dora était la fille d’Anicet Statter, ne l’oubliez pas.
Harry Dickson réfléchit et ses traits se firent durs et sombres.
— Le sang du crime était en elle. Ce fut elle, alors une enfant de dix ans, qui poussa son père dans les flots, qui me frappa dans le dos à la gare de Charing Cross… ah ! la petite main et la petite ombre quasi invisible !
— Coot… poule d’eau… murmura Tom Wills, je me rappelle que les hommes de la rivière surnommaient amicalement Harrington, le gouverneur. Cette chanson, que ses frères apprirent d’elle et que toute la rivière chantait, c’était une sorte de bravade !
Harry Dickson approuva.
— C’était la fille d’Anicet Statter !
— Mais ses frères n’étaient pourtant que de biens falots personnages.
Harry Dickson eut un sourire navré.
— Éternelle faiblesse humaine… Le serviteur d’Anicet Statter n’était pas un gentleman. Les fils d’Annabel étaient aussi ceux de Lionel Blachclaver, cela vous en dira assez. Et cela aussi explique l’immense amour de cette mère infortunée pour sa criminelle fille Dora.
Harriet Bleacher vit avec joie les aiguilles du cartel mécanique s’approcher de sept heures. Elle se hâta de terminer la lettre qu’elle tapait à la machine, par un sempiternel « Yours truly », la glissa dans le panier de vannerie et sonna le boy.
À travers les cloisons de verre partageant en cases égales le bureau des expéditionnaires, elle vit ses collègues se disposer à imiter le même geste, proche de la liberté.
Dans la salle contiguë, séparée de la première par une immense glace, les rédacteurs et les reporters pour qui l’heure de fermeture du bureau ne comptait point, jetaient un regard d’envie sur les employées.
Le journal du matin, The Daily Clarion, où Miss Bleacher était employée en tant que dactylo et aide-comptable, est une des rares feuilles d’information londoniennes qui n’ont pas leurs bureaux dans la Fleet ; elle se situe dans Bow, quartier de la métropole terne par excellence.
Son tirage n’est pas excessif, mais il possède une clientèle sûre, très conservatrice ; d’excellents auteurs y collaborent régulièrement et les moindres rubriques y sont tenues avec soin.
Le gong du cartel vibra et, en même temps, une sonnerie voilée se mit en branle dans le fond de la salle.
Le staccato des typewriters se tut comme par enchantement et, dans la cabine vitrée de la préposée au standard téléphonique, on entendit la jeune employée avertir le bureau de rédaction de lui passer les lignes.
Harriet redressa sa svelte silhouette, endolorie par une légère courbature après être restée penchée pendant des heures sur le clavier de son Underwood, se mit un soupçon de poudre ocrée, une pointe de rouge et salua à la ronde d’un simple « bonsoir » poli.
Il lui fut répondu sur le même ton : elle était distante avec les autres, on l’était avec elle.
Comme elle traversait le hall supérieur pour se rendre au lift, un garçon de salle vint à elle en saluant :
— Miss Bleacher, ne partez pas encore, monsieur Patridge vous demande.
Les sourcils de la jeune fille se froncèrent en signe d’interrogation : que pouvait lui vouloir l’austère et distant M. Patridge, directeur aux informations, qui ne s’occupait jamais des services secondaires comme la comptabilité et la correspondance commerciale ?
Son cœur battait légèrement, car elle avait entendu dire qu’en général le sombre Patridge ne s’occupait spécialement de quelqu’un que pour le réprimander, le punir ou le renvoyer.
Elle attendit quelques minutes devant une double porte matelassée avant qu’une lampe témoin rouge s’allumât au-dessus d’elle signalant que le digne Mister Patridge consentait à recevoir le visiteur.
Harriet se vit pour la première fois dans le bureau de l’homme redoutable, un bureau immense comme une salle de danse, avec une table de travail large comme le plateau d’un petit théâtre.
Devant elle, se tenait une sorte de magistrat à favoris blancs, au regard méfiant, aux lèvres minces comme des lames de couteau.
— Miss Bleacher, dit le grand Patridge, que faisiez-vous avant d’entrer au service du Daily Clarion, il y a deux ans de cela ?
— J’étais lectrice et dame de compagnie de Lady Finningham, répondit la jeune fille. Quand la vieille dame est morte, je suis restée trois mois sans place. C’est un abonné de votre journal, Mr. Passiflore, un herboriste de Bethnal Green, qui m’a donné une recommandation pour le premier comptable du journal. On y demandait une dactylo aux gages de vingt-cinq shillings par semaine. J’ai passé un examen et j’ai été agréée…
— Vous avez, je crois, vingt-six ans et êtes orpheline. Vous avez fait des études supérieures… très bien. À partir d’aujourd’hui vous ne faites plus partie du service de comptabilité et des écritures, Miss Bleacher !
Harriet chancela : elle venait donc de perdre sa place !
— Au moins pourrais-je savoir pourquoi vous me renvoyez ? demanda-t-elle d’une voix qu’elle essayait de rendre la moins tremblante possible.
— Je vous renvoie de la comptabilité, répéta Mister Patridge, mais entendez-moi bien, Miss Bleacher, pour vous faire entrer au service de la rédaction. C’est-à-dire qu’à partir de demain, vous serez ma secrétaire particulière. Vous débuterez à raison de deux livres dix shillings par semaine. Bonsoir, Miss, vous commencerez demain à neuf heures.
Il sonna, un boy entra aussitôt et reconduisit Harriet Bleacher.
Sous le porche, elle s’arrêta et plongea pensivement son regard dans la rue triste et brumeuse.
D’où lui venait cette brusque chance ?
Elle haussa brusquement les épaules et s’apprêtait à traverser Bow Road pour atteindre la halte de l’autobus de Bethnal Green, quand quelqu’un, descendant quatre à quatre l’escalier des bureaux, la héla :
— Miss Bleacher !
Elle se retourna et se trouva devant un grand garçon à la mise légèrement négligée, qui la salua d’un large geste de son feutre.
— Bonsoir monsieur Rogers, dit-elle en reconnaissant un des reporters du Clarion, la journée de travail est-elle finie pour vous comme pour moi ?
— Mes journées ne finissent jamais ! déclara John Rogers, mais ce n’est pas pour vous raconter une chose aussi importante que je vous fais rater votre autobus. Moi aussi, je viens de chez le patron !
— Ah, fit Harriet prudente.
— Il vous prend donc pour sa secrétaire particulière, vous m’en voyez fort aise, Miss Bleacher, imaginez qu’il ait jeté son dévolu sur Nancy Cranepool par exemple !
— Et si cela était ? riposta Harriet, elle est bien jolie, Miss Cranepool !
— Cela, dit Rogers, je vous le concède. Mais comme le vieux Patridge vient de me signifier que j’aurai à travailler avec vous, je bénis ma bonne étoile de ne pas m’avoir voué à la collaboration de Miss Nancy, qui passe sa journée à ressembler à toutes les stars de Hollywood, mais jamais à une secrétaire aux informations.
— Est-ce donc bien difficile ? demanda Harriet.
— En toute sincérité, ce n’est pas facile, mais intelligente comme vous êtes, vous vous y ferez.
— Vous ne me connaissez pas, riposta sèchement la jeune fille, et vous ne savez pas si je suis intelligente.
— C’est vrai, mais je connais le vieux Patridge, et je sais qu’il n’est pas homme à prendre une buse comme secrétaire.
— Merci, dit Harriet, et maintenant, monsieur Rogers, je vous souhaite la bonne nuit et vous dis à demain.
Le reporter la regarda d’un air perplexe.
— Vraiment, vous ne pourriez pas me consacrer une demi-heure de votre soirée ? demanda-t-il en hésitant.
Miss Bleacher le regarda dans le blanc des yeux.
— Je ne pense pas que cette demi-heure serait agréable pour vous, monsieur Rogers, car j’ai le flirt en horreur, et ma conversation est absolument dénuée d’intérêt pour un gentleman.
Une expression de mécontentement assombrit le visage du journaliste.
— Vous êtes certainement la dernière personne avec qui je m’embarquerais dans un flirt, répondit-il non sans rudesse, mais demain vous serez une collègue, et cela dans une période où le travail n’est pas des plus aisés. Tenez, pour être franc : je voudrais vous parler de mon entretien avec le chef !
Harriet Bleacher hésita et son compagnon reprit :
— Le bus nous conduit en droite ligne à Soho ; les restaurants y sont convenables et il n’y a pas de meilleure cuisine dans tout Londres. Voulez-vous dîner avec moi, entre confrères ?
— Soit, accepta la jeune fille, cela prendra certainement plus que la demi-heure dont vous parliez, mais personne ne m’attend et je dîne ordinairement dans un désagréable petit restaurant pour dames seules. Où me conduirez-vous, monsieur Rogers ?
— « La Pompe Bleue » me paraît choisie d’avance !
— « La Pompe Bleue »… je suppose que vous gagnez plus de deux livres dix shillings par semaine, sir ? répondit-elle narquoisement.
— Exactement le double, Miss, sans compter les heures supplémentaires qui sont nombreuses et les primes qui ne le sont pas moins, répliqua-t-il de bonne humeur.
Johnny Rogers n’était plus très jeune. Il devait avoir dépassé largement la quarantaine, mais quelque chose de juvénile était resté dans son visage, comme dans ses manières. Au Daily Clarion, son passé passablement orageux et difficile, ses voyages, ses aventures et son indiscutable talent de journaliste et d’écrivain, lui conféraient une sorte d’auréole que bien des plus jeunes lui enviaient et qui faisait rêver les jeunes dactylos.
Mais Harriet Bleacher, au visage mince et un peu anguleux, aux yeux froids et au sourire absent, ne rêvait jamais… ni à des reporters avantageux, ni à quoi que ce fût.
Dans l’autobus qui était bondé de voyageurs, ils n’échangèrent plus une parole avant l’arrivée de la voiture à Soho Square.
Immédiatement, Rogers s’enfonça dans le dédale des petites rues, où rutilaient les vitres des restaurants français et chinois, des dancings et des saloons.
Le restaurant « La Pompe Bleue » ne possédait que pauvre pignon sur rue : une haute façade de briques roses, trouée de vilaines fenêtres carrées ; mais l’intérieur était loin d’être en harmonie avec cette maussade apparence.
La salle à manger, richement tapissée, lambrissée, éclairée, offrait une trentaine de petites tables à la clientèle, fort disparate d’ailleurs.
Il y avait là des clubmen en habit et des capitaines de navire en grosse vareuse de laine ; des touristes millionnaires et des bohèmes sans le sou, escomptant la générosité d’une rencontre de hasard.
On y servait indifféremment un plat de spaghettis aux tomates et une poularde de Bresse aux truffes du Périgord ; tout comme on y versait l’ale la moins coûteuse et le champagne de France le plus célèbre.
John Rogers composa un menu simple, mais confortable : des toasts à la moelle et aux champignons, une grillade, une salade de fruits frappés.
Harriet laissa errer ses regards autour d’elle.
— Ce milieu paraît bien nouveau pour vous, Miss, remarqua son compagnon.
— En effet, j’ai toujours vécu un peu à l’écart et, à franchement parler, je crois que je préfère ma vie sévère et solitaire à celle des gens que je vois autour de moi et qui, selon la norme, devraient s’amuser beaucoup.
— Au fond, continua le reporter, vous êtes assez bien à votre place dans un journal conservateur comme notre Daily Clarion… Oh ! je n’en médis pas, moi-même je suis à tout prendre un traditionaliste, aussi ai-je été passablement étonné tout à l’heure en apprenant que le vieux Patridge voulait nous voir donner dans la sensation !
— Là ! s’écria Miss Bleacher, enfin vous vous décidez à parler affaires, monsieur Rogers, je commençais à désespérer de vous, en silence.
— Ah ! soupira comiquement le reporter, vous apprendrez toujours trop tôt ce que vous aurez à apprendre, Miss. Le vieux Patridge paraît disposé à laisser flotter les rênes sur vos fragiles épaules, c’est-à-dire qu’il vous laissera en grande partie la direction des informations !
— À moi ? s’étonna Harriet.
— À vous, Miss, faut-il que vous lui ayez fait bonne impression ! Car cela signifie que vous devenez, en quelque sorte, le chef des reporters…
— Donc le vôtre ?
— Mais oui, ni plus ni moins… Car vous aurez à juger si tel ou tel de nos articles seront voués au panier ou dignes de la publication dans le Clarion !
Harriet tapota nerveusement la table de ses doigts agiles de dactylo, mais ne répondit pas.
— Et dès demain, il désire que je me charge de l’affaire du Pingouin, ajouta John Rogers en repoussant son assiette avec humeur.
— L’affaire du Pingouin ? demanda la jeune fille.
— Elle ne court pas les rues, expliqua le journaliste, du moins pas encore. Le Pingouin est une sorte de Fra Diavolo anglais, mais vu par le gros bout de la lorgnette.
— Que voulez-vous dire par là ?
— Le Pingouin est un forban mystérieux. Il n’a pas encore de bien grands forfaits sur la conscience et c’est pour cela que les confrères de la Fleet ne l’ont pas encore jugé digne de la consécration officielle qui en fera un Raffles ou un Arsène Lupin.
— Je n’ai jamais entendu prononcer ce nom autrement qu’en tant qu’oiseau de l’Antarctique, avoua Harriet Bleacher, il est vrai que je ne lis pas les journaux…
— Là… elles sont toutes les mêmes, nos employées, gémit Rogers, pourtant, à partir de ce jour, il faudra changer d’habitudes à ce sujet, Miss… Donc, le vieux Patridge m’a fait venir après votre départ et m’a tenu à peu près ce langage, comme aurait dit le bon La Fontaine :
» — Rogers, j’ai décidé d’amplifier considérablement l’information sensationnelle dans notre journal. À cet effet, je prends une secrétaire, Miss Bleacher, que vous connaissez peut-être et qui est très intelligente. Vous aurez souvent à travailler ensemble et je tiens à ce que cela marche bien. Pour commencer il me faudra une série de papiers sur le Pingouin.
» — Le Pingouin ? ai-je répondu, cet étrange bonhomme qui vole de stupides statuettes au British Muséum, et de plus idiots ustensiles encore à l’Impérial Institute ? À mon avis, Sir, ce n’est qu’un doux maniaque, qui ne fait pas grand mal à la société en la spoliant de quelques ineptes vieilleries.
» — Je dis ce que je dis et je sais ce que je dis, a riposté Patridge en me jetant un regard glacé comme le pôle Nord lui-même, d’ailleurs… Il a réfléchi quelques instants avant de continuer, puis il a lancé tout d’un trait : Scotland Yard est de mon avis : le Pingouin est un as, un voleur qui sait ce qu’il veut, bien que l’on ne sache pas encore quoi. Un bandit qui, pour faire ce qu’il a fait jusqu’ici, doit être à la tête d’une parfaite organisation de voleurs professionnels.
» — J’ai dû donner raison au patron, continua Rogers, car pour voler les babioles aux musées en question, il a fallu autant d’astuce et de puissance au Pingouin, que s’il s’était agi de dérober les diamants de la couronne !
— Si je comprends bien, dit Miss Harriet, votre Pingouin serait plutôt un formidable criminel en puissance, qu’un bandit déclaré, pour le moment ?
— Eh oui, cela ressemble quelque peu à l’idée qu’on devrait se faire de lui, affirma le journaliste.
— Pourquoi ce nom saugrenu de Pingouin ?
— Heu… c’est ainsi qu’il signe, discrètement d’ailleurs, les menus larcins qu’il commet à grand renfort de malice et de ténacité.
Harriet, le menton appuyé sur sa main, réfléchissait.
— Je me demande, dit-elle lentement, quelle sensation M. Patridge compte obtenir avec de si faibles données.
John Rogers inclina la tête et sourit.
— J’ai mon idée à ce sujet… elle est assez bizarre, Miss Harriet… Supposez que le patron veuille embêter le Pingouin !
Le reporter secoua la tête.
— Le moment n’est pas venu de le dire, murmura-t-il.
— Soit, répliqua Harriet, je ne suis pas curieuse et, pour l’heure, je n’éprouve pas encore grand intérêt pour tout ce que vous me racontez, monsieur Rogers. Pourtant je voudrais vous demander ce que vous attendez de moi ?
Le regard du reporter devint dur et sa bouche se plissa, amère.
— Je voudrais avant tout, Miss Harriet, dit-il d’un ton grave, qu’il ne vous arrive pas de mal, dans cette histoire !
Harry Dickson reposa le Daily Clarion à côté de sa tasse de thé matinal, et Tom Wills, qui beurrait de larges rôties, l’entendit murmurer :
— Quelle mouche pique le vieux Clarion, pour qu’il s’attaque au Pingouin ?
— C’est du voleur de statuettes que vous parlez ? demanda Tom, je croyais que c’était une affaire qui ne valait pas la peine qu’on s’en occupât.
Le détective fit une grimace imperceptible.
— Demandez les bureaux de rédaction du Clarion, dit-il à son élève, et tâchez d’avoir le reporter John Rogers au téléphone.
Pendant quelques secondes, on n’entendit que le cliquetis mécanique du rotary qu’on posait sur le numéro demandé.
— Voilà Mr. Rogers ! déclara enfin le jeune homme.
— Morning, Johnny, dit cordialement le détective, je suppose que vous ne serez pas étonné de m’avoir à l’autre bout du fil…
— Monsieur Dickson ? J’en étais certain, il n’y a pas deux voix comme la vôtre, à moins que vous ne vous donniez la peine de la changer. J’étais également certain de recevoir ce coup de téléphone d’un moment à l’autre.
— Je pense, Johnny, que vous avez été frappé d’un coup de lune !
— Cela en a tout l’air, n’est-ce pas ? Mais en voilà assez pour le téléphone : je dispose d’une auto ultra-rapide et je viens !
— Je n’osais pas vous le proposer ! Merci et à tout à l’heure !
Dickson raccrocha et se laissa tomber dans un fauteuil, la mine maussade. Tom Wills lui en fit la remarque.
— Rogers ne se fera pas attendre, répondit le maître, je le connais homme à faire en vingt minutes le trajet, bourré d’obstacles, de Bow à Baker Street. Vous pourrez assister à notre entretien, Tom ; il ne sera pas toujours empreint du ton cordial habituel.
— Et tout cela pour le Pingouin. Qui est en somme ce Pingouin ?
— Un ordinaire voleur de statuettes à peu près sans valeur, dit le détective.
Tom Wills le regarda d’un air fort ébahi.
— Non mais… des fois ; alors pourquoi s’en faire si le Clarion lui fait de la publicité à rebours ?
Harry Dickson prit son temps avant de répondre.
— Le Pingouin réalise des coups, devant lesquels les as des professionnels reculeraient, bien qu’ils ne lui rapportent rien ou presque. Il se fait donc la main en nous faisant bien sentir qu’il est quasi invulnérable. Je m’attends donc à une prochaine équipée de grande envergure de la part de ce mystérieux voleur, et Scotland Yard doit être de mon avis, puisqu’il me charge de le rechercher.
— Hm, grommela Tom Wills, un voleur qui, pour ce qu’il a commis, n’encourt pas plus que deux ou trois mois de prison.
— Peut-être bien… le Pingouin pourrait se nommer avec plus de raison le Moustique en raison de son caractère harcelant et de son habileté à se garer des claques qui pourraient l’écraser !
— Voilà Rogers ! annonça Tom.
Le journaliste tendit à Harry Dickson une main distraite ; lui aussi semblait morose et préoccupé.
— Ne me faites pas de reproches, Dickson, dit-il, je sais qu’une convention tacite existait entre le Yard et la presse, de ne pas parler du Pingouin, le bandit sans crimes mais aux lendemains redoutables, l’homme pour qui aucun obstacle ne semble exister. Mais les ordres sont des ordres.
— De qui émanent-ils ?
— Du vieux Patridge lui-même, tenez…
Et le reporter narra par le menu ce qui s’était passé quelques jours auparavant entre Patridge, Miss Bleacher et lui-même.
— Il faut démasquer le Pingouin, a décidé le vieux, continua le journaliste, et vous avez pour mission, Rogers, de donner tous les jours si possible un papier, sur ce bandit en herbe, et en première page encore.
— Patridge ressemble à un vieux cheval qui brusquement prend le mors aux dents, railla Harry Dickson, mais je ne désespère pas de sa raison. J’irai le voir aujourd’hui même.
— Ouais… il faudra courir alors ! Le vieux a fait sa valise et doit déjà se trouver sur le continent à l’heure qu’il est.
— Et qui le remplace au Clarion ?
— Sa secrétaire, Miss Bleacher, qui a pris brusquement des allures de grand chef à son tour. Une maîtresse femme, allez, mais qui ne connaît que la consigne laissée par le grand patron : marchez contre le Pingouin !
— Marchez « contre ». De la manière que vous procédez, c’est marcher « pour », gronda Harry Dickson fort mécontent. Ou bien vous allez l’inciter à la prudence, ou bien vous lui jetterez un défi qu’il est homme à accepter ; dans les deux cas, vous brouillez les méthodes de la police métropolitaine.
— Et les vôtres ? demanda narquoisement John Rogers.
Le détective fit un geste évasif.
— Oh, les miennes… il n’est pas encore question de méthode dans cette affaire où la lutte contre le Pingouin n’est pas encore entamée !
Il déplia le journal.
— Pour aujourd’hui, vous vous contentez de faire le relevé des larcins du Pingouin, tout en faisant ressortir l’art infini avec lequel il procède. Vous émettez l’opinion audacieuse qu’il doit se trouver à la tête d’une bande de forbans avertis et disciplinés. C’est votre avis, vraiment ?
— Non, répondit le reporter, ce n’est pas le mien, mais celui de Mr. Patridge.
— Il est donc inutile de vous supplier à genoux de conserver le prudent silence de jadis à ce propos ?
John Rogers le regarda d’un air profondément consterné.
— En effet… mais ce silence pourrait bien revenir de lui-même, Dickson… supposez que je ne trouve rien de rien à propos du Pingouin ?
— Dans ce cas, je connais une situation de reporter au Clarion qui serait terriblement compromise ! s’écria le détective en riant.
— Tant pis, riposta John, mon automobile est ma propriété et j’ai écrit un jour qu’il y avait trente-deux quartiers de Londres absolument privés de stationnements de taxis. Savez-vous, Dickson, à quelle carrière j’aspirais étant enfant ? Non ? À celle de cocher de fiacre ! Vous voyez donc que je finirais par gagner ma vie selon mes rêves les plus beaux !
— Brave type, murmura le détective en entendant l’auto démarrer en vitesse, il est pourtant capable de donner du fil à retordre au Pingouin en personne !
*
* *
Le soir du même jour, dans une magnifique maison d’Oldford Road, dont la façade donnait sur Victoria Park, un jeune homme à l’air triste et maladif regardait la lune monter au-dessus des grands platanes et se refléter dans le miroir tranquille des étangs.
Ses doigts longs et minces caressaient une barbe pâle et soyeuse, peignée artistement en éventail, selon une mode, aujourd’hui disparue.
Le froid du soir le saisit et il frissonna longuement.
— Monsieur prendra froid, dit une voix soucieuse derrière lui, et ces spectacles mélancoliques de lever de lune sur les étangs ne valent rien pour la nature sensible de monsieur.
— Abigail, répondit le jeune homme, vous avez raison… d’ailleurs vous avez toujours raison. Je vais me mettre au lit, après avoir bu le délicieux lait de poule que vous avez préparé de vos mains. Après, je n’aurai plus besoin de vos services pour ce soir.
— Très bien, sir. Quelle promenade comptez-vous faire demain ?
Mr. Percy Honnerscombe réfléchit.
— Dès l’aurore, je quitterai cet odieux Londres et je prendrai le train jusqu’à Lympne, pour ne rentrer que le soir… peut-être, si les horizons sont beaux et sans brume, serai-je séduit par eux au point de rester jusqu’au lendemain. Ah, Abigail… ne m’ôtez jamais la joie de l’imprévu, mon ami !
— Bonne nuit, monsieur !
— Bonne nuit, Abigail !
Mr. Honnerscombe entra dans sa chambre à coucher et en ferma les verrous à triple tour. Abigail entendit le bruit argentin d’un filet d’eau tombant dans une baignoire, puis le déclic sec des commutateurs qui éteignaient les lumières.
La maison d’Oldford Road était plongée dans les ténèbres.
Vers une heure du matin, les verrous de la chambre à coucher du maître de céans glissèrent sans bruit, et Percy Honnerscombe, chaussé d’épaisses savates en feutre, glissa comme une ombre à travers les salons, gagna le hall et atteignit le jardin.
La lune se couchait déjà derrière les arbres et ne laissait traîner qu’une clarté brouillée sur la ville endormie.
Le jeune homme ouvrit la poterne, jeta un regard circonspect dans la venelle où elle donnait accès et se mit à marcher d’un bon pas dans la nuit.
À quelque distance de là, Regents Canal passait entre des quais mornes, longeant de pitoyables entrepôts et des façades torves vouées à un éternel affichage.
Arrivé à la hauteur de Seward Head, où le quai devient berge, Percy la dévala, vit bâiller devant lui une étroite bouche d’égout et s’y engouffra.
À cet endroit débouchent les anciens Waterworks de Londres, un vaste réseau d’égouts souterrains, qui est désaffecté aujourd’hui et remplacé par celui donnant immédiatement dans la rivière.
Mr. Honnerscombe franchit au moins une centaine de mètres en pleine obscurité, avant d’allumer une mignonne torche électrique.
Il était temps, car autour de lui bâillaient de nombreux couloirs, au fond desquels murmurait une eau lente et lourde.
Il choisit l’un deux sans hésiter et longea pendant près d’un quart d’heure une véritable rivière souterraine de boue et d’immondices.
Il ne prit aucune garde aux rats bleus, énormes et féroces, qui s’enfuyaient en criant aigrement, dans la clarté de sa lampe, marchant d’un pas égal, évitant les alluvions trop instables qui auraient pu faire figure de sables mouvants dans la nuit.
À présent, c’était un véritable labyrinthe qui se présentait devant lui, mais qui ne semblait lui causer ni frayeur ni incertitude : il n’hésitait devant aucune des étroites ouvertures d’où filait l’eau tiède.
Tout à coup, le sol devint plus sec : des graviers roulèrent sous ses pas.
Il fit halte, tira un foulard de soie noire de sa poche, ganta soigneusement ses mains, puis se couvrit le visage de son écharpe. Une paire de lunettes fumées masquèrent ses yeux.
Une porte s’ouvrit dans la muraille suintante et, soudain, ce fut le miracle : un corridor en céramiques blanches et bleues, éclairé par deux belles lampes chinoises était devant le promeneur nocturne et contrastait terriblement avec le monde repoussant qu’il venait de quitter.
Mr. Honnerscombe le traversa, ouvrit une jolie porte vitrée, vit un petit salon rose, meublé comme un boudoir de dame du grand siècle et soupira :
— Ah qu’il fait bon être chez soi !
Il y avait une carafe et des verres à sa portée ; il se versa un doigt de vin rose, le but avec délices, alluma une cigarette finement parfumée et prit ainsi quelques minutes de repos.
Cela fait, il quitta le boudoir par une porte de fond qui le mena dans un couloir aux murs nus et plus sévères. Un panneau de bois peint en gris se trouvait apposé contre la muraille.
Mr. Honnerscombe le fit glisser de côté, démasquant un grillage. Derrière, une poire électrique s’alluma, éclairant un étroit réduit tout blanc et présentant tout à fait l’aspect d’une cellule.
Un homme, qui était étendu sur un lit de camp, se dressa d’un bond et se rua contre la grille.
— Pourquoi m’a-t-on privé de ma liberté ? rauqua-t-il, et d’abord qui êtes-vous, l’homme au masque ?
— Bonsoir, monsieur Patridge, dit Mr. Honnerscombe, je suppose que vous n’ignorez pas qui je suis, et je me demande pourquoi vous posez des questions aussi vaines.
— Vous êtes le Pingouin ! cria le directeur du Clarion.
— Eh oui, je vous ai laissé le plaisir de le deviner.
— Pourquoi suis-je votre prisonnier ?
— À cette question, je réponds par une autre : pourquoi m’avez-vous déclaré la guerre dans votre stupide journal ?
M. Patridge ne répondit pas, mais scruta le masque de son regard perçant et dur.
— Je gage, continua le Pingouin, que si je vous proposais une association, vous refuseriez, monsieur Patridge ?
— Vous gagneriez votre gageure, monsieur ! dit le directeur.
— Dans ce cas, vous savez que vous n’avez rien de bon à attendre de moi, ajouta l’autre, d’une voix sombre et menaçante. Par votre sotte publicité, vous m’obligez à me tenir tranquille ou bien à me mettre immédiatement à l’œuvre.
— Alors que tout n’est pas définitivement au point, n’est-il pas vrai ?
— C’est ce que vous avez deviné, en effet !
— Malheureusement, gronda Mr. Patridge, je suis en votre pouvoir… j’ai commis une faute, celle de douter un instant de votre clairvoyance. Je ne me le pardonnerai jamais de ma vie !
— Voilà des reproches que vous n’aurez pas longtemps à vous faire, ricana Mr. Honnerscombe.
M. Patridge eut un rire amer.
— Et dire que Scotland Yard s’est moqué de moi quand j’ai prétendu naguère que l’assassinat était tout autant dans vos cordes que le vol !
— Je suis de votre avis : le Yard est surtout riche d’imbéciles ! approuva le Pingouin.
— Mais il se fait parfois aider de gens qui ne le sont pas, riposta Mr. Patridge, Harry Dickson par exemple !
— Je sais… je ne sous-estime nullement ce détective, mais je crains pour lui qu’il ne soit engagé sur la mauvaise voie, comme les autres !
— Excepté moi, ricana le directeur du Clarion !
— Excepté vous, et pour cela, je vous rends hommage, monsieur Patridge, vous qui commenciez à entrevoir la vérité !
— Merci de cette justice…
— Hélas, je devrai bientôt en rendre une autrement implacable, Patridge, mais auparavant… À propos, vous avez beaucoup voyagé, n’est-il pas vrai ?
Le vieux directeur inclina la tête en signe d’assentiment.
— Alors rappelez-vous… il y a plus de vingt ans. Un soir magnifique… une lune rose sur la montagne… un palais de solitaire… un jardin immense, rempli du parfum vénéneux des lauriers-roses… des vasques de marbre où pleuraient des jets d’eau… des rossignols qui s’égosillaient… des sentinelles qui longeaient comme des ombres, des murailles immenses…
— Oui, rugit Mr. Patridge, je me rappelle tout cela, démon que vous êtes !
— Attendez… vous étiez alors le colonel Patridge et votre secrétaire était un benêt de sous-lieutenant qui avait nom John Rogers. Il vous a suivi dans votre disgrâce militaire, colonel, en devenant comme vous un journaliste sans trop de gloire. Et il y avait une princesse… monsieur Patridge, qui aimait son pays, comme vous aimez le vôtre !
Un profond silence tomba… le vieux Patridge, les mains crispées aux barreaux de sa prison, regardait avidement le masque dont il essayait en vain de percer le mystère.
— Et quand vous avez su qui était le Pingouin, vous vous êtes rendu compte de l’immense danger qui se rapprochait de ce que vous aimez !
— Oui, murmura le vieillard dans un souffle, tout cela est ainsi…
— Je vous respecte, colonel Patridge, continua l’autre d’une voix émue, tout en ne pouvant vous épargner ; je veux seulement espérer que votre reporter, John Rogers, n’a pas été mis au courant par vous…
— Non, je connais le danger qui de ce fait même tomberait sur lui, mais, comme c’est lui que j’ai mis sur votre piste, craignez de voir se lever le jour où il saura tout comme moi… par ses propres moyens.
Mr. Honnerscombe secoua la tête.
— Rogers n’est pas Patridge, et je pourrai l’épargner, dit-il, peut-être que ce sera une consolation pour vous. Mais je suis certain que c’en est une pour vous de savoir que vous disparaissez pour une juste cause…
— Pingouin ! dit doucement le vieillard, et il ferma les yeux.
Mr. Honnerscombe en profita pour faire un geste rapide.
Un coup de feu éclata et, sans un cri, sans un mouvement, Mr. Patridge tomba, la face contre le sol, foudroyé.
Le Pingouin ôta le foulard de soie : ses yeux étaient humides. D’un mouvement brusque et raide, il salua militairement.
— Adieu, colonel, murmura-t-il, devant l’Éternel qui vous jugera, comme il me jugera un jour, ne soyez pas sans pitié pour le Pingouin !
Il sortit en éteignant les lumières et prit un autre chemin dans le nauséabond dédale souterrain.
Il lui fallut parcourir une distance relativement longue, avant de s’arrêter devant un escalier qui montait en spirale vers la surface du sol.
Une trappe lui barrant le passage, il y frappa selon un certain rythme.
Elle s’ouvrit… Une odeur amère et agréable d’herbes sèches remplaça la fétide marcescence des égouts.
Mr. Honnerscombe traversa des caves, retrouva un autre escalier qu’il gravit, passa par des pièces obscures, puis ouvrit une porte qui lui donna accès à la rue.
Un réverbère, au manchon à incandescence usé, jetait une pauvre lumière bleue sur le trottoir gras, éclairant la chétive façade de la maison qu’il venait de quitter.
On pouvait y lire en lettres gothiques : Antime Passiflore, herboriste.
Le grand exploit du Pingouin resta ignoré du public, du moins le voulut ainsi l’Intelligence Service d’Angleterre.
Dans un des bureaux de Downing Street, un bureau sans luxe et des plus anonymes, qu’on aurait pu prendre pour un réduit d’expéditionnaire, quatre gentlemen parlaient.
Il y avait là des noms redoutables.
Sir D. (que personne ne désigne autrement), le secrétaire capitaine Archer, le superintendant de Scotland Yard, Goodfield et le détective Harry Dickson.
— Oui, gronda Sir D., cela devait finir chez nous, mais jamais au grand jamais je n’ai pu me figurer qu’il irait tout de suite aussi loin !
Goodfield jeta un regard mi-éploré, mi-effrayé du côté de Harry Dickson.
— Patridge a démarré un peu trop tôt, dit ce dernier. Le visage de Sir D. prit une sombre teinte d’orage.
— Patridge ne nous aimait pas, il ne nous a jamais pardonné son ancienne disgrâce, et pourtant… il a voulu nous rendre service.
— Il a dû penser que nous ne croyions guère au Pingouin !
— Sans doute, murmura Sir D., les larcins du Pingouin n’avaient de signification que pour nous, et non pour le public.
— Voyons leur liste, dit Harry Dickson :
» Un scarabée rose dans les vitrines de la salle C 14 du British Muséum.
» Une lampe en jade rose dans le cabinet oriental de l’Impérial Institute.
» Une tunique rose lamée d’argent appartenant à la collection de Lord Hardmour.
— Tous, heureusement, n’étaient que des copies, dit Goodfield.
— Aussi le geste du Pingouin ne servait-il que d’avertissement, répondit Sir D. Ces babioles ne pouvaient lui être que d’une valeur fort relative.
— Supposez qu’il ait mis la main sur le croissant rose, dit le capitaine Archer à mi-voix.
— Silence, Archer ! ordonna Sir D. Voilà des paroles imprudentes, même lorsqu’elles se prononcent ici. Mais, puisque vous en parlez, disons que cela équivaudrait à l’apparition du manteau ou de l’étendard vert en Islam, c’est-à-dire à des séditions sans nombre de ce côté. Le retour de votre… babiole rose nous vaudrait une guerre sainte le long des frontières afghanes de notre empire hindoustan.
— Heureusement, répéta Goodfield.
— Heureusement, ce n’est pas de cela qu’il s’agit maintenant, en effet, ricana Sir D., mais croyez-vous que ce n’est pas tout aussi empoisonnant de voir un de nos dossiers secrets jouer la fille de l’air, hors de nos safes les mieux gardés, et être remplacé par l’ironique figurine d’un pingouin ?
— Dickson, continua le haut fonctionnaire, le bureau où vous vous trouvez est une pièce bien gardée, vous devez vous en être déjà rendu compte.
Harry Dickson approuva d’un simple geste, puis il compta sur ses doigts :
— Cela fait, à partir de la porte d’entrée, six factionnaires à passer, qui sont intervertis d’heure en heure…
— Et contrôlés toutes les cinq minutes, ajouta le capitaine Archer.
— À compter de la porte de la cour, il y a sept factionnaires, donc une difficulté en plus.
» Nous nous trouvons au troisième étage et chaque corridor d’étage possède une herse qui est baissée à la nuit tombante, quand les fonctionnaires quittent les bureaux.
» À ce moment, chacun de ces fonctionnaires est fouillé, ainsi que certains dossiers, dont celui que vous avez contrôlé avant qu’il ne soit déposé dans le safe de nuit. À cet instant, ils reçoivent chacun une fiche pourvue d’une estampille horaire qui est remise au contrôleur général.
» Le dossier X a été contrôlé à huit heures trente de la soirée. Depuis, il n’y a plus eu personne qui ait pu avoir accès à ce bureau.
— Sauf le Pingouin, dit étourdiment le brave Goodfield.
Sir D. lui jeta un regard terrible.
— Je goûte fort votre esprit, monsieur le superintendant, dit-il d’une voix glaciale, mais j’aimerais vous entendre faire des remarques plus utiles à l’enquête que nous poursuivons.
Le pauvre Goodfield se le tint pour dit et se glissa aux côtés du détective, comme s’il voulait se mettre sous sa protection.
Harry Dickson s’était approché de la fenêtre et regardait au-dehors.
— Tudieu, murmura-t-il, l’homme qui a fait cela ne doit pas craindre le vertige, ni… ni autre chose encore…
— Que voulez-vous dire ? s’écria Sir D. Voyez-vous quelque chose ?
— Pas du tout. Mais je regarde les bâtiments qui nous font face de l’autre côté de la cour ; l’une de leurs ailes s’approche environ de huit yards à son extrême pointe, de la fenêtre où nous nous trouvons. Il lui aurait fallu sauter de là…
— Billevesées ! s’écria Sir D. impatient.
— C’est ce que je me dis, répliqua le détective, imperturbable.
— Ensuite, entrer par la fenêtre, dit Archer.
— Finissez de faire des suppositions aussi saugrenues, grommela Sir D.
— Mais il est entré par la fenêtre, dit doucement le détective, rendez-vous compte par vous-même, capitaine Archer, en comparant avec les autres fenêtres de cet étage.
— Faites ce que vous dit M. Dickson ! ordonna Sir D., devenu soudain très attentif.
L’examen ne prit pas beaucoup de temps ; Archer revint de son inspection presque hors d’haleine.
— Les glissières de cette fenêtre ont été huilées soigneusement, gémit-il, alors que les autres sont rouillées et encrassées.
— Donc on aura dû l’ouvrir du dehors, mais comment ?
— Ai-je dit cela ? fit Dickson feignant l’étonnement, je ne le crois pas.
— Mais encore ?
— Eh bien soit, vous allez voir par vous-mêmes, messieurs. Capitaine Archer, fermez bien cette croisée… là, y êtes-vous ?
Six paires d’yeux convergèrent vers le détective ; celui-ci passa devant la fenêtre, revint prendre sa place à la table et dit négligemment :
— La fenêtre est ouverte !
Archer bondit… Elle l’était en effet.
— Concluez, dit le détective : quelqu’un, avant de quitter ce bureau, fait comme j’ai fait et, d’un geste rapide et habile, donne un quart de tour à l’espagnolette, faisant ainsi manœuvrer la glissière d’ouverture. Si cette dernière avait été rouillée comme les autres, cela aurait pris du temps et aurait provoqué du bruit.
» Ceci démontre encore que la personne qui a préparé le cambriolage nocturne ne se trouvait pas seul dans ce bureau, puisqu’il dut faire son geste d’une manière subreptice. Et d’un !
» Ceci démontre également que la personne qui se trouvait avec lui devait être le contrôleur du soir ! Et de deux !
— Trouvé ! hurla Sir D. Qui était-ce, Archer ?
— L’inspecteur Bradley, Excellence !
— Très bien, dit le haut fonctionnaire, dont les yeux luisaient de joie, nous approchons… où est Bradley ?
— Ayant été de service de nuit, il doit être chez lui maintenant. Il habite à dix minutes d’ici, en vieux célibataire qu’il est, dans une pension de famille tenue par une dame Westermin.
— Téléphonez-lui sur-le-champ !
Ce fut Mrs. Westermin elle-même qui vint à l’appareil et promit d’aller frapper incontinent à la porte de son pensionnaire.
— Le safe a-t-il été ouvert à l’aide de fausses clés ? demanda Sir D.
— Je n’ai rien constaté d’anormal à la serrure, avoua Harry Dickson, à mon avis il a fallu qu’un initié se chargeât de la chose.
— Et cela dans notre propre maison ! se lamenta le capitaine Archer.
On répondait au téléphone. C’était Mrs. Westermin qui, très inquiète, venait dire que son client ne répondait pas et que sa porte était fermée à clé à l’intérieur.
Harry Dickson s’empara du cornet acoustique.
— Police ! dit-il brièvement, le poste est à deux pas, courez-y et donnez l’ordre, de la part du superintendant Goodfield, de forcer la porte.
Goodfield acquiesça.
— Pourvu que rien de fâcheux ne soit arrivé à Bradley, murmura Archer.
— Si cela était, répondit Harry Dickson, nous perdrions l’un des meilleurs atouts de notre jeu et probablement, n’apprendrions-nous pas de sitôt qui s’est trouvé avec lui dans ce bureau à l’heure de la fermeture.
— Pardon, il nous reste les factionnaires… remarqua Goodfield.
— Au cas où quelque chose de… grave serait arrivé à Bradley, expliqua le détective, cela prouverait que l’homme qui ouvrit la fenêtre avait préparé minutieusement son coup, en calculant tous les aléas possibles. Il aura donc prévu le problème des sentinelles et… a dû le résoudre à son avantage.
Goodfield consulta sa montre.
— Il nous reste du temps avant que la police soit intervenue chez Mrs. Westermin. Les factionnaires appartiennent au poste de l’immeuble même, si je ne m’abuse ?
— En effet, répondit le capitaine Archer, ce sont mes propres hommes, voyons… il y avait le numéro 2, le 5 et le 11 ; je vais me servir du téléphone intérieur pour me renseigner sur-le-champ.
Les réponses parvinrent bientôt, nettes et précises.
On avait vu passer l’inspecteur Bradley en compagnie d’un gentleman qui devait souffrir d’une forte rage de dents, car il avait la tête emmitouflée d’un mouchoir.
Mais on l’avait laissé passer sans difficulté, grâce à la présence de l’inspecteur, qui semblait d’ailleurs le connaître intimement puisque la sentinelle numéro 11 avait entendu qu’il lui donnait l’adresse d’un bon dentiste.
Harry Dickson poussa un grognement.
— Je crois pouvoir dire ce qui est arrivé cette nuit au pauvre Bradley, dit-il d’une voix sombre.
— Le pauvre Bradley ? fit le capitaine Archer.
Le téléphone sonna et on demanda Goodfield au bout du fil.
À peine celui-ci avait-il écouté un instant qu’il devint très pâle.
— Bradley a été assassiné ! cria-t-il… Il a reçu un coup de revolver à bout portant dans la tempe !
— L’enfer est déchaîné ! tonna Harry Dickson… le Pingouin montre ce qu’il ose faire : il tue ! Ah, il n’y va plus par quatre chemins, le bougre !
Il se tourna vers Sir D.
— Sir, dit-il, veuillez me laisser circuler dans l’immeuble de l’I.S. comme bon me semble, le capitaine Archer m’accompagnera.
L’autre accepta d’un geste, sans mot dire.
— Je vous reverrai tout à l’heure, Excellence, ajouta le détective. Il se peut que j’aie une chose importante à vous dire ou à vous demander.
La promenade de Dickson dans ces locaux si farouchement gardés fut longue et sembla fort fastidieuse. Il ne parlait guère, répondant par monosyllabes aux questions angoissées de son compagnon.
Dans chaque salle, dans chaque bureau, le détective faisait halte et demandait au capitaine le nom des fonctionnaires qui y séjournaient pendant leurs heures de travail.
Dans l’aile extrême de la cour, il s’arrêta pour se reposer dans une petite pièce carrée, meublée chichement d’un bureau à cylindres, d’un fauteuil et d’un classeur, et où une fine couche de poussière témoignait d’une occupation peu constante.
Le détective se pencha sur un buvard, posa sa glace de poche sur des bribes d’écriture séchée et lut :
Au loin dans la nuit brune
L’étang au morne nonchaloir,
Rallume son inquiet miroir
Au clair de lune…
— Voilà ce qu’on ne s’attend guère à trouver dans Downing Street, dit-il d’un ton amusé.
Le capitaine Archer sourit.
— C’est notre poète qui occupe ce bureau… pour autant qu’il l’occupe. C’est un garçon de vieille et bonne famille, très riche, et qui est entré dans l’Administration par désœuvrement.
— Et il écrit des vers dans son bureau, c’est charmant cela !
— Il n’a rien autre à faire… Vous voyez d’ici qu’on confie une besogne importante à ce rêveur ! Quand il daigne venir, car il est maladif et très souvent souffrant, il s’occupe de classer de vieilles choses sans autre valeur que celle que l’histoire pourrait un jour leur prêter. Il s’appelle Percy Honnerscombe et, si vous avez lu quelques jeunes magazines littéraires, vous devez avoir rencontré son nom au bas de quatrains dans le genre de ceux-ci.
— Capitaine, dit Harry Dickson, nous avons ici un bureau inoccupé pour nous, puis-je vous demander de me servir de secrétaire pour quelques instants ?
Archer ne demandait pas mieux et s’installa devant le buvard.
Dickson lui dicta quelques notes brèves sur les événements de la journée ; pendant ce temps, Archer tournait le dos à la fenêtre.
Tout en dictant, le détective se plaça devant les vitres, son regard plongeant dans la cour.
D’un bout de son mouchoir, il essuyait soigneusement, sans que le capitaine le vît, deux fines gouttes d’huile qui étaient tombées sur le rebord intérieur de la croisée.
*
* *
— Et vous n’avez rien entendu Mrs. Westermin, ni personne, dans la maison ?
La pauvre maîtresse de maison se tordait les mains et, pour la énième fois, racontait que Mr. Bradley était un si brave homme, qui payait si ponctuellement et qui n’avait d’autre passion que celle des magazines illustrés du début du siècle dernier.
— Il en avait sa chambre pleine… Tenez, hier encore, un jeune homme est venu en apporter tout un paquet, même que je lui ai donné un pourboire pour qu’il le monte dans sa chambre.
— Comment était-il, votre commissionnaire ? demanda Harry Dickson.
— Euh… tous ces gens se ressemblent, n’est-il pas vrai, sir ? Tout ce que je sais, c’est que je n’ai pas pu voir grand-chose de son visage puisqu’il portait un bandeau contre la rage de dents.
La chambre de l’inspecteur Bradley devait être parmi les plus confortables du boarding-house de Mrs. Westermin. Elle était grande et bien meublée et donnait sur la cour par une large et belle fenêtre.
Sur son lit, encore bordé comme s’il venait de s’y coucher, le malheureux Bradley était étendu, le visage calme, la tempe noircie et trouée de noir. Seul un filet de sang avait coulé sur l’oreiller.
— L’assassin a dû pénétrer par la fenêtre, car Bradley la laissait nuit et jour ouverte, dit l’inspecteur de police qui dirigeait l’enquête… mais, si cela est, je me demande comment il a pu arriver à cette croisée, qui surplombe une cour qui est un véritable précipice, comme vous pourrez le constater, monsieur Dickson.
— Pas de traces, pas d’empreintes ?
— Pas plus que sur la main, avoua piteusement le policier.
Tout à coup, une voix furieuse s’éleva à l’étage.
— Eh bien ! on n’a plus le droit de dormir maintenant dans cette maison ?
— C’est Mr. Trent le pensionnaire occupant la chambre 28, dit la logeuse, il est un peu irascible, messieurs, mais il n’est pas méchant homme, surtout quand il est à jeun. Hier soir, comme tous les soirs, il a bu un peu…
La voix s’élevait de plus en plus rageuse.
— C’est une damnée maison, que celle-ci… car jamais je n’ai eu de cauchemar comme j’en ai eu cette nuit !
Harry Dickson sortit vivement de la chambre et vit un gros homme rougeaud, de mise débraillée, menacer du poing l’un des policemen.
— Mr. Trent, dit aimablement le détective, ne voudriez-vous pas nous raconter votre cauchemar ?
— Je le veux, dit le bonhomme, parce que cela fera du tort à cette mijaurée de Westermin, qui n’arrivera plus à louer ma chambre quand je l’aurai quittée. Un cauchemar… oui, je l’ai eu, et comme je ne crois ni au diable, ni aux revenants, je suis certain que c’est l’atmosphère malsaine de cette maison qui m’a valu cette saleté…
— Ou le whisky ! cria la logeuse vexée.
— Il était d’excellente qualité et ne pouvait donner que des rêves merveilleux, pontifia Mr. Trent, tandis que j’ai vu paraître à la fenêtre une véritable gueule d’enfer, avec des yeux de tigre et un mufle de dragon !
— Vous étiez ivre ! gronda Mrs. Westermin.
— Pas de ce que vous m’avez payé en tout cas, fourmi ! lui lança l’honorable Mr. Trent.
— Si je vous comprends bien, monsieur Trent, dit Harry Dickson, c’est un cauchemar tout éveillé que vous avez eu ?
— Sans doute, répondit l’ivrogne, tous les cauchemars sont comme cela.
— Et ce démon se tenait debout devant la fenêtre ?
Mr. Trent secoua vivement la tête.
— Non, car sinon je lui aurais lancé une bouteille vide à la tête, à travers les vitres. Non, il est passé en volant devant la fenêtre… c’était un bien vilain cauchemar, savez-vous !
— Voulez-vous me faire les honneurs de votre chambre, monsieur Trent ?
— Certainement, si vous faites monter à boire, car je n’ai rien là-haut à vous offrir… et je me croirais déshonoré si je recevais quelqu’un chez moi sans lui faire prendre un verre ! déclara gravement Mr. Trent.
La fenêtre de Mr. Trent n’apprit pas grand-chose au détective, mais il remarqua que le mur était de rocaille grise et que de gros morceaux de ciment en avaient été enlevés de fraîche date.
Il en recueillit d’ailleurs les fragments tombés dans la cour et, en les regardant attentivement, les vit souillés de sang.
— Voici enfin quelque chose, murmura-t-il.
Il n’attendit pas l’arrivée du jury qui allait se prononcer sur la mort de l’infortuné Bradley et se fit conduire en auto au laboratoire d’analyses légales.
— Je désire avoir une analyse aussi minutieuse que possible de ce sang, dit-il, combien de temps cela vous prendra-t-il ?
— Disons deux heures, monsieur Dickson.
— C’est le temps que me demande une course urgente. D’ici là, je serai de retour.
— Quelle journée remplie, gronda-t-il en retournant à toute vitesse à Downing Street.
Sir D. l’attendait en proie à une anxiété fébrile.
— Eh bien… eh bien…
— Le dossier X, disparu cette nuit, est de grande importance, paraît-il, dit le détective, mais l’objet dont vous parliez…
— Chut, supplia Sir D.
— Vous me comprenez, n’est-il pas vrai ?
— Certainement… Écoutez, si cette chose tombait ou retombait entre les mains des fanatiques auxquels nous l’avons enlevée, il y a bien des années… eh bien, cela déclencherait un mouvement séditieux qui demanderait de bien lourds sacrifices à l’Angleterre, monsieur Dickson !
— Où est-il ? demanda le détective à voix basse.
— Est-ce bien nécessaire que je vous le dise ?
— Oui, c’est nécessaire, déclara Harry Dickson d’une voix sans réplique.
— Chez… chez moi, murmura presque inaudiblement Sir D.
Le détective sursauta.
— Vous courez un danger énorme, sir !
— Lequel ?
— Celui que courait le pauvre inspecteur Bradley !
Sir D. réfléchit.
— Je ne pense pas à moi, dit-il enfin, mais à mon pays… aux milliers de braves soldats et colons anglais qui pourraient mourir !
— Dormez dans une chambre dont les fenêtres soient soigneusement obturées de solides volets, Sir, conseilla Harry Dickson, cela pour commencer. À bientôt.
Il donna l’ordre à son chauffeur de retourner à l’institut d’analyses.
Il entrait à peine dans le laboratoire que le praticien de service accourut vers lui, la mine bouleversée.
— Monsieur Dickson, balbutia-t-il, où vous êtes-vous procuré cet… échantillon.
— Ce sang, voulez-vous dire ?
— Du sang ? Eh, sans doute… mais lequel ? Cela ne ressemble à rien d’existant de nos jours. C’est du sang froid… autrement dit de reptile. Mais lequel ? Ces globules… c’est impossible, non, c’est horrible plutôt. Je ne puis vous dire à quel monstre il appartient !
Harry Dickson ferma les yeux et chancela.
— C’est… c’est bien ce que je craignais, murmura-t-il tout bas.
John Rogers arriva au journal après avoir musé un peu par les rues, comme il en avait l’habitude. En entrant, il entendit le vrombissement sourd des rotatives s’arrêter et bientôt il vit arriver les cyclistes porteurs des premières feuilles encore humides d’encre d’imprimerie.
Il prit l’une d’elles, qu’un garçon lui tendait, et la parcourut.
Tout à coup son front se rembrunit.
L’article qu’il avait écrit la veille sur le Pingouin et qui contenait, selon lui, les plus ingénieuses hypothèses, n’avait pas paru.
Sans frapper, en coup de vent, il entra dans le bureau directorial où Miss Harriet Bleacher se tenait devant sa machine à écrire.
— Miss… s’écria-t-il, Miss Harriet… mon article n’a pas passé !
La jeune fille haussa les épaules.
— Ordre du boss ! fit-elle.
— Comment, il est revenu ?
— Non, mais voici un mot de sa propre main, envoyé par express de Calais.
Elle lui tendit une lettre où le reporter reconnut l’écriture anguleuse de Mr. Patridge :
« Ordre à Miss Bleacher et au reporter John Rogers de suspendre, jusqu’à nouvel ordre de ma part, la campagne contre le Pingouin. »
— Bon, accepta le journaliste, l’air de la douce France l’a fait changer d’avis. Je le regrette, non pour l’affaire du Pingouin, qui me paraissait sans gloire pour nous, mais pour notre collaboration, Miss Harriet !
La jeune fille sourit.
— Eh bien, moi, je le regrette pour l’affaire elle-même, car je la sentais plus intéressante qu’elle n’en avait l’air. Enfin, les ordres sont les ordres. Mais si j’étais un reporter et non une petite secrétaire à deux livres dix shillings par semaine, par goût du métier, je continuerais à m’efforcer d’y voir plus clair.
Rogers haussa les épaules.
— Par goût du métier… je ne dis pas que je ne tiens pas à un métier qui me permet de vivre assez largement avec des apparences de pleine et entière liberté. Mais à vrai dire, Miss Harriet, ce n’est pas pour cette carrière que j’ai été mis au berceau !
À son tour, elle haussa les épaules.
— À peu près tout le monde parle et raisonne comme vous, monsieur Rogers !
Une expression de profonde tristesse glissa sur les beaux traits du journaliste.
— Je suis un soldat… murmura-t-il, j’étais un soldat… officier de Sa Majesté, aux Indes, quand…
» Peu importe, gronda-t-il soudain, pardonnez-moi ces souvenirs qui me reviennent parfois à la mémoire et de là font naître des paroles amères.
Elle le regarda de ses grands yeux graves.
— Vous avez de la peine, murmura-t-elle.
Il se détourna et fit un pas vers la porte.
— Monsieur John !
C’était la première fois qu’elle l’appelait ainsi, et il en ressentit un étrange frisson au cœur.
— Si je vous demandais de m’inviter ce soir à partager votre dîner à « la Pompe Bleue », fit-elle malicieusement.
Les yeux de Rogers brillèrent.
— Vraiment, vous le voulez… vous, la grave et austère Miss Harriet Bleacher ?
— La grave et austère Miss Harriet Bleacher s’invite elle-même à dîner, répondit-elle, et maintenant, monsieur, laissez-moi travailler et allez voir ce qui pourrait intéresser les lecteurs du Daily Clarion.
» Il y a ici une brève nouvelle de police que nous avons publiée en trois lignes aux dernières nouvelles, un assassinat dans un boarding-house, dans le voisinage de Downing Street.
— Le nom ? demanda machinalement le reporter.
— Vous m’en demandez beaucoup… attendez, le voici : David Bradley, inspecteur spécial…
— Bradley ? Mais il est de l’I.S. ! s’écria John Rogers.
— Que voulez-vous dire ?
— De l’Intelligence Service… Tudieu ! il doit y avoir une histoire d’espionnage là-dessous !
— Tâchez de nous faire un papier là-dessus, monsieur le reporter, dit Miss Harriet, mais que cela ne vous fasse pas oublier vos engagements pour ce soir !
John Rogers s’était calomnié en disant qu’il n’aimait pas son métier, car il brûlait déjà d’en savoir davantage au sujet du crime de la nuit. Son flair de journaliste, qui s’apparentait à celui du détective, était en éveil.
Peu de temps après, son auto stoppait devant la maison de Mrs. Westermin, et il eut la chance de s’y heurter à Goodfield lui-même.
— Goodfield, cher ami… peut-on savoir ?
Le superintendant le prenait déjà à part et l’entraînait dans la maison du crime.
— Une étrange histoire, Johnny, mais je ne puis vous en dire davantage, car, vous, cela vous intéresserait trop !
— Pourquoi… commença-t-il, mais il vit le regard malicieux du policier posé sur lui, et il crut comprendre.
— Le Pingouin ?
— Chut… chut je n’ai rien dit, moi, protesta Goodfield.
Rogers se gratta le menton.
— Hier, cela m’eût intéressé davantage, répondit-il, mais voici ce qui m’arrive, Goodfield…
Et il lui raconta ce qui venait d’arriver au journal, la lettre de Mr. Patridge lui enjoignant de cesser la campagne commencée contre le Pingouin.
— Écoutez, dit le bon policier, je voudrais vous rendre confidence pour confidence, mais je n’oublie pas que chez les gens de votre redoutable espèce, le journaliste a toujours priorité sur l’homme.
— Je rengaine mon bloc-notes et mon stylo, répondit John Rogers.
— Eh bien, mais n’en faites pas usage hein ?… il y a eu un dossier enlevé à Downing Street.
— Par le Pingouin ?
— Par lui !
— Le silence est de rigueur sans doute ?
— Pour une fois, mon petit Johnny, il faudra aimer votre pays davantage que votre métier. C’est-à-dire n’en souffler mot à personne et ne pas m’en demander davantage !
En parlant, ils avaient gravi l’escalier de la maison et jeté un regard furtif sur la chambre, où les envoyés de l’Institut de médecine légale enlevaient le cadavre avec les précautions d’usage.
John Rogers fronça tout à coup les sourcils.
— C’est vous qui vous parfumez de la sorte, Goodfield ? demanda-t-il à son compagnon.
— Moi ? s’étonna le superintendant.
— Quelle violente odeur de musc, déclara le journaliste, on se dirait aux abords d’un marigot à crocodiles.
— Ces vilaines bêtes sentent-elles si fort le musc ? demanda Goodfield.
— Elles le puent à plein bec !
— Je ne pense pas que Mrs. Westermin en élève, ricana doucement le policier.
John Rogers prit congé de lui et décida de ne pas donner grande envergure à l’article consacré au meurtre de l’inspecteur Bradley, en tout cas de ne pas parler de Downing Street, ni de l’Intelligence Service, comme pouvant être mêlés au crime, bien qu’il en eût l’intime conviction.
Il était d’ailleurs tout à la soirée prochaine, et à son tête-à-tête avec Miss Harriet, et pouvait difficilement reporter ses pensées sur autre chose.
Aussi, quand il revint au journal, éprouva-t-il quelque ennui en apprenant que Scotland Yard le demandait d’urgence.
— Comme si j’avais la tête à leurs sombres histoires, grommela-t-il en s’emparant de l’appareil téléphonique.
— Pouvez-vous venir ici à deux heures, monsieur Rogers ? demanda l’inspecteur de service, je crois que c’est Mr. Dickson lui-même qui vous attendra ici.
— Harry Dickson ? Alors on ne refuse pas, accepta John Rogers.
Il remit l’appareil en place et puisa une cigarette au fond de l’étui oublié par un collègue sur le bureau.
Mais la cigarette lui échappa presque des mains.
Machinalement Rogers en avait regardé la marque, et quelle ne fut pas sa stupeur en y voyant un pingouin dessiné à l’encre de Chine.
Vivement, il s’empara d’une loupe à épreuves et l’examina. C’était une cigarette May Blossom, de circulation très courante en Angleterre, et la figurine y avait été tracée très habilement à la main. Des caractères quasi microscopiques suivaient néanmoins la ligne formée par la bande collée.
Le verre grossissant lui permit de les déchiffrer :
« L’odeur du musc ne vous rappelle rien. Pensez à Bradley ! »
Le reporter eut un geste de colère.
Il n’avait parlé à personne de cette étrange odeur qu’il avait perçue dans la maison du crime, et n’y avait pas prêté une attention spéciale. Seul Goodfield avait entendu sa remarque et voilà que le Pingouin le menaçait déjà !
L’étui ne pouvait rien lui apprendre : c’était un objet de série, bon marché, comme on en trouve dans tous les bazars et magasins à prix unique.
De même, il comprit que toute question posée au personnel serait vaine et peut-être dangereuse.
Il le glissa dans sa poche, après y avoir remis la cigarette gravée.
Assis dans le bureau désert, car c’était l’heure du lunch, il se laissa aller à ses pensées.
« L’avis vient de l’intérieur, d’ici… Les coups de téléphone réitérés, venus de Scotland Yard à mon adresse, ont dû être entendus par quelqu’un de la bande du Pingouin. Serait-ce tellement étonnant, somme toute, qu’après le début d’une offensive comme la nôtre, ce damné gaillard ait mis des intelligences à sa solde au Clarion ? »
L’instant d’après, il se reprit toutefois.
« Comme si un type comme le Pingouin ne pouvait se permettre le luxe d’écouter toutes les conversations téléphoniques du Yard, donc à plus forte raison, celles de notre Daily ! Quant à l’étui…
» Un étui à cigarettes ne tombe pas du ciel, et encore moins à l’endroit exact où il doit être, en l’occurrence à côté de l’appareil téléphonique qui n’est pas à mon exclusive disposition.
Il regarda la table. Elle était grande et large et nullement encombrée.
Seul un appareil téléphonique portatif, une machine à écrire et un plumier s’y trouvaient.
La machine à écrire était munie de son tapis, c’est-à-dire d’une large feuille de feutre épais, destinée à étouffer le bruit crépitant des touches… mais elle se trouvait posée à côté.
Et Rogers avait trouvé l’étui sur la feuille de feutre.
Brusquement, il entrevit toute l’importance de la chose : l’étui avec la cigarette gravée ne se trouvait pas sur le feutre au moment où il téléphonait. Il avait dû y être posé au moment où il répondait à Scotland Yard. Posé ou plutôt lancé, le feutre étouffant le bruit de sa chute…
Un éclair de triomphe brilla dans les yeux du journaliste.
Il était seul dans le bureau au moment de son entretien téléphonique, mais il se rendait compte que, pendant ce temps, quelqu’un s’était arrêté devant le guichet ouvert dans la cloison vitrée, séparant le bureau du couloir réservé au public.
Or, personne n’était admis au Clarion sans s’être fait connaître au préalable par le portier ou le garçon de service.
Rogers courut dans le hall et aperçut ce dernier, assis dans le couloir devant une petite table et prenant son lunch de l’air le plus innocent du monde.
— Barkis, demanda-t-il, quel est le gentleman qui est passé tout à l’heure devant le guichet ?
Barkis déposa un énorme sandwich qu’il s’apprêtait à dévorer et consulta la liste des visiteurs.
— Ah ! c’est le type qui voulait absolument voir le grand patron, dit-il, Mr. Patridge. J’ai eu beau lui dire qu’il était en voyage, il n’a pas eu l’air de me croire. Il m’a demandé alors si quelqu’un de la rédaction pouvait le recevoir.
» Ils sont allés déjeuner, lui ai-je dit, c’est assez naturel, n’est-ce pas ? Je suppose que vous déjeunez aussi, n’est-il pas vrai ? Et, pour en être quitte, je l’ai laissé jeter un coup d’œil dans le bureau vide. D’ailleurs il m’avait donné son nom : Percy Honnerscombe.
John Rogers quitta le Daily Clarion, pour aller avaler sur le pouce un bol de bouillon dans une gargote voisine.
— Ce n’est toujours pas un sieur Percy Honnerscombe qui me ficellera le bec, ricana-t-il doucement en prenant, après son très frugal repas, le chemin de Scotland Yard.
Dans le bus qui l’emportait, il pensa à la phrase de menace et haussa les épaules :
— Du diable si je sais ce que cela veut dire… l’odeur du musc… mais cela ne me rappelle rien de rien !
À deux heures sonnantes, il frappa à la porte de Goodfield et ce fut Harry Dickson en personne qui lui ouvrit.
— Johnny, dit le détective après une robuste poignée de mains, il se peut que nous ayons besoin de vous… pas en tant que journaliste, mais en tant qu’homme ayant, nous l’espérons, gardé une bonne mémoire.
— Si c’est au parfum du musc que vous en avez, je serai rudement embarrassé pour vous répondre, répondit le reporter.
— Il en est pourtant ainsi, dit Harry Dickson avec dépit.
— Il n’y a pas que vous que cela intéresse, riposta Rogers en lui remettant l’étui à cigarettes et en lui racontant par le menu ce qui venait de lui arriver dans la salle de rédaction du Clarion.
— Je ne veux pas forcer votre mémoire, Johnny, dit le détective, mais je ne doute pas de son réveil. Dans ce cas, dites-vous bien que ce n’est pas seulement Scotland Yard et Harry Dickson qui comptent sur vous, mais votre pays, celui que vous avez un jour servi comme militaire.
Rogers devint pâle et regarda fixement son ami.
— J’ai juré un jour que je ne me souviendrais plus jamais de cette époque, dit-il d’une voix sourde.
— Vous avez peut-être tort, Johnny, mais je n’insiste pas… que faites-vous ce soir ?
Le visage du journaliste se rasséréna quelque peu.
— Je dîne avec une dame, dit-il.
— Un ban pour le vertueux John Rogers ! s’écria Harry Dickson de bonne humeur, est-il indiscret de savoir où ?
— Non, car je sens le détective pointer sous l’ami curieux : je serai visible à l’œil nu, ainsi que la dame, si elle vient, ce que j’espère, au restaurant « La Pompe Bleue », dans Soho.
— Bonne cuisine et mauvaise clientèle, dit Goodfield.
— La perfection n’est pas de ce monde, railla le reporter.
On se sépara dans les meilleurs termes ; John Rogers oubliant déjà le Pingouin et ne pensant qu’à la composition du menu du soir, Harry Dickson fort pensif.
— Goodfield, dit le détective quand ils furent seuls, vous souvenez-vous de cette histoire prodigieuse de notre grand Kipling, La plus belle histoire du monde ?
Le superintendant acquiesça avec enthousiasme.
— Alors vous devez savoir que le héros du conte est complètement perdu pour les grandes choses dès qu’il devient amoureux.
— En effet.
— Ceci s’applique à notre ami Johnny Rogers, mon vieux Good’… Il est tombé amoureux de quelque belle demoiselle, et nous n’en ferons pas grand-chose, tout comme il est incapable de réaliser lui-même de grandes choses pour l’heure !
*
* *
Harriet Bleacher laissa aux mains du garçon du vestiaire sa large cape et parut en une élégante toilette de soirée.
— J’ai voulu vous faire honneur, monsieur Rogers, dit-elle.
Ses bras étaient nus et son merveilleux décolleté sortait d’une gaine de soie sombre, à peine illuminée d’un unique et discret bijou.
Le reporter l’admira et ressentit une pointe d’orgueil en voyant les regards des autres clients s’attacher à l’élégante silhouette de Harriet.
— Et dire, murmura-t-il, quand ils furent assis et que le maître d’hôtel eut emporté la commande, que deux années durant j’ai passé à côté de vous sans presque vous apercevoir.
— Ce que peut faire une toilette qui ne coûte pas tout à fait cinq livres, railla sa compagne.
Rogers sentit le reproche et baissa la tête.
— Brave Pingouin, dit-il tout à coup, sans lui, nous serions restés à jamais séparés par des cloisons de verre, dont la plupart sont, de plus, opaques !
— Depuis le contrordre de Mr. Patridge, déclara la jeune fille, je me sens tout à coup inutile à la rédaction du Clarion.
— Ne dites pas cela… cet ordre ne peut être que momentané, car l’affaire du Pingouin rebondira bientôt malgré nous.
Il la regarda malicieusement.
— J’ai reçu un autre ordre, mais qui ne vient pas du patron… l’ordre de ne dire à personne, ce que je vais vous raconter.
— Vous avez une manière spéciale d’obéir, monsieur John !
— Obéir au Pingouin ? Eh, aussi sympathique qu’il puisse me paraître pour l’instant, je ne suis pas encore prêt à me soumettre à ses volontés. Écoutez donc…
L’histoire de l’étui et de la brève visite à Scotland Yard fut racontée, pendant que les huîtres, les toasts au caviar et les champignons à la fine champagne étaient servis par le maître d’hôtel, attentif et empressé.
Un peu de rouge montait aux joues de Miss Harriet et ses yeux s’allumèrent d’une joie presque naïve à cette nouvelle vie qui brillait autour d’elle.
— Je vous écoute mal, dit-elle tout à coup… Laissons pour le moment le Pingouin et tout ce qui rappelle les préoccupations de la journée. Vous avez dit tout à l’heure que, pendant deux années, vous êtes passé à côté de moi sans me voir, eh bien je vous avoue ingénument que je n’en ai pas fait autant, monsieur Rogers… Savez-vous que ces demoiselles, dactylos et sténos, parlaient beaucoup de vous ?
— Vraiment ? sourit le reporter.
— Elles prétendaient que vous aviez un passé très romanesque.
Le visage de John Rogers devint grave.
— Très… fit-il sans sourire.
— Vous, qui ne voulez pas vous souvenir pour le célèbre Harry Dickson, voudriez-vous le faire pour l’obscure Harriet Bleacher ?
— Oui, dit calmement le journaliste.
« C’était à Kaboul, la capitale afghane, il y a plus de vingt ans de cela. Ville étrange et tragique, ébauche de cité au fond d’un désert de rocaille et de sable rouge.
Il n’y a pas un pavé dans cette capitale, où les rues sont des boues mouvantes qui menacent d’enlisement les hommes et les bêtes.
Mais il y a des palais, et quels palais !
Des forteresses immenses qui enclosent des parcs splendides mais combien fermés aux gens du dehors.
À cette époque, toute la colonie anglaise se résumait en quelque dix personnes, vivant une vie inquiète derrière des murs à meurtrières.
Deux officiers jouaient aux attachés militaires auprès d’un prince belliqueux dont l’Angleterre recherchait l’amitié.
On savait aussi bien de l’autre côté de la frontière, c’est-à-dire en pays hindoustan, qu’à Londres, qu’il ne tenait qu’à ce petit potentat de faire éclater ces terribles incidents de frontière qui équivalent à une guerre à long terme.
L’Afghan est un Asiatique des plus singuliers : il est, comme les Africains, profondément fétichiste.
Et les officiers anglais savaient parfaitement que le sort de leurs troupes de la frontière dépendait de quelques fétiches en possession du prince.
Un fétiche surtout… un merveilleux diamant rose en forme de croissant qui, selon la tradition, assurait la victoire et le salut éternel à tous ceux qui combattaient sous sa protection occulte.
Que le prince montât un jour à la haute tour de son palais entouré de ses dignitaires et qu’il fît jouer les feux de la pierre prodigieuse en proclamant la guerre sainte, et aussitôt des milliers de bandits afghans se précipiteraient vers l’incertaine frontière, si difficile à défendre !
Mais les officiers, hôtes du prince, veillaient, l’un d’eux surtout, un colonel d’une intelligence parfaite et d’un courage à toute épreuve.
De plus, c’était un très bel homme… si beau qu’il attira les regards d’une splendide captive au fond des harems du prince, la princesse Amhala.
Surmontant mille périls, ils parvinrent à se rencontrer.
Amhala avait la confiance de son époux princier, bien plus, elle en était l’habile conseillère. Grâce à elle, les liens entre Afghans et Anglais devinrent moins tendus et la guerre devint improbable.
Quant à l’autre officier, un jeune lieutenant de vaisseau, détaché en mission à terre, il n’eut qu’un rôle bien effacé : il devint le compagnon de jeu de la jeune princesse Bêlpheda, la fille du prince et de la princesse Amhala.
C’était une exquise gosse de cinq ans qui s’attacha si fort à son grand ami qu’elle pleurait à chaudes larmes, chaque fois que les nécessités de la vie quotidienne l’en séparaient.
Mais quelqu’un gâta les choses.
Par un bien vilain jour, un haut fonctionnaire civil, connu pour son esprit brouillon et dangereux, mais néanmoins homme vaillant et sans peur, vint augmenter passagèrement la petite colonie anglaise.
Il arriva en maître et seigneur, donna des ordres au colonel qui dut s’incliner et rabroua le lieutenant.
Lui aussi voulait la paix pour son pays, mais il s’y prit d’une tout autre façon pour l’obtenir. Grâce à une répugnante intrigue, il diminua fort le crédit du prince auprès de ses sujets. Celui-ci se fâcha, menaça de monter sur la tour et de faire briller le croissant rose.
Le fonctionnaire ricana…
— Le croissant rose ? Quelle invention !!
Avec terreur et colère, le prince dut se rendre compte que le prodigieux fétiche lui avait été volé ! Alors éclata la terrible sédition de Kaboul, où le sang se mêla généreusement à la boue des rues.
Le prince, la princesse Amhala et la petite Bêlpheda furent contraints de fuir avec quelques rares fidèles et, parmi ces derniers, se trouvait le jeune lieutenant.
Pendant un an, ils vécurent dans un misérable château des montagnes, au milieu d’une population de sorciers, entouré de plantes vénéneuses et d’une faune étrange et terrible… »
Tout à coup, John Rogers se tut et devint très pâle.
— Qu’avez-vous ? demanda Miss Harriet.
Le reporter se tordit les mains.
— Oh… Harriet… je me souviens maintenant… je me souviens d’un nom… puis d’une odeur… puis…
Un brouhaha de voix retentit dans la salle du restaurant, car brusquement les lumières venaient de s’éteindre, mais, au-dessus de l’alarme générale, une voix désespérée, celle de John Rogers s’élevait…
— Pingouin… Pingouin !
Un coup sec retentit.
— Lumière ! hurla-t-on de toutes parts.
Elles resplendirent toutes à la fois.
On vit alors deux gentlemen en grossière vareuse de mariniers qui étaient assis à la table voisine de Harriet et de John, se précipiter sur ce dernier. Car le reporter était étendu sans mouvement, le visage sur la table, un filet de sang maculant sa chemise.
— Au secours ! À l’assassin ! hurla Miss Bleacher.
— Silence, miss, dit l’un des mariniers, il ne sert à rien de crier… John Rogers est mort… Tué d’une balle au cœur.
— C’est le Pingouin ! cria Miss Harriet.
— Voulez-vous vous taire ?
— Qui êtes-vous pour me donner un tel ordre ? cria la jeune fille hors d’elle.
— Mon nom est Harry Dickson !
Elle se laissa tomber sur sa chaise, le visage entre les mains.
— Faites évacuer la salle, Tom ! ordonna le détective à son compagnon et que l’on emmène tout le monde au poste. La brigade cycliste stationne au coin de la rue !
— Mort ! sanglota Harriet et pourquoi, comment ?
— Pour avoir désobéi au Pingouin, miss, pour cela et pour rien d’autre ! répondit sombrement le détective.
Une sirène hurla, annonçant l’ambulance.
Miss Harriet, les yeux hagards, vit emporter le corps sanglant et inerte du charmant compagnon qui finissait juste de lui raconter le roman de sa jeunesse.
Harry Dickson se tourna vers elle avec un geste de pitié.
— J’ai entendu votre conversation, dit-il doucement, et je vais l’achever pour lui. Le lieutenant John Rogers fut condamné à la dégradation militaire pour avoir fui avec ses amis princiers.
» Son chef, le colonel Patridge, donna sa démission et, devenu directeur du Daily Clarion, prit son ancien lieutenant à son service.
» John Rogers s’est soudain souvenu de deux choses qui nous eussent conduits immédiatement vers le Pingouin… Mais il s’en est souvenu trop tard !
*
* *
Percy Honnerscombe souhaita, d’une voix lasse, la bonne nuit à son domestique Abigail et manifesta son intention de se mettre au lit.
La maison devint silencieuse et Percy se retira dans sa chambre, après un dernier regard de regret vers le ciel, parce que d’épais nuages lui voilaient le visage ami de la lune.
Le silence se fit ; on n’entendit plus que la pluie grignoter les vitraux des fenêtres.
Une demi-heure plus tard, chaussé de feutre et habillé d’un gros manteau ciré, il sortit de sa chambre, gagna le jardin et de là, la rue solitaire et brumeuse.
Arrivé à Seward Head, il plongea, tête baissée, sous la voûte du canal souterrain et disparut, englouti par les ténèbres fétides du lieu.
Il parcourait les immondes couloirs vaseux depuis plus d’un quart d’heure quand soudain il s’arrêta et prêta l’oreille. On appelait au secours !
Ombre parmi les ombres, Percy Honnerscombe s’avança et, au détour d’un passage médian, il assista de loin à une étrange scène : sur le rebord de maçonnerie d’un remblai, quatre rôdeurs du port, pourvus de grappins et de tridents, menaçaient un homme collé contre la muraille, une lampe sourde au poing, et braquant de l’autre un revolver sur ses assaillants.
— Aha, ricanèrent les apaches, l’humidité de ce palais a joué un sale tour aux cartouches de Sa Seigneurie en les empêchant de partir, comme il convient à toute cartouche qui se respecte.
— Je me rends ! fit l’homme en baissant son arme.
— Bravo ! fit l’un des voyous, nous aimons mieux cela ! Croyez-vous que nous voulions priver l’Angleterre de son plus célèbre détective, Harry Dickson ?
» Jamais de la vie, mais nous espérons bien que la patrie reconnaissante nous paiera une rançon convenable pour voir son grand homme revenir.
Percy Honnerscombe réfléchit.
Tout à coup, il prit son foulard de soie noire, en entoura son visage et, surgissant soudain dans la lumière de la lampe, braqua deux brownings sur les bandits.
— Hands up ! cria-t-il.
Les autres obéirent en rechignant.
— C’est de la concurrence, grommelèrent-ils. Croyez-vous, l’homme au masque, que nous ne savons pas que vous circulez tout comme nous dans ce patelin souterrain ? Nous sommes-nous occupés de vos affaires ? Non, hein ? Eh bien laissez-nous tranquilles.
Honnerscombe, interloqué, hésita un instant.
— Liez-lui pieds et mains, ordonna-t-il en montrant Dickson, je le prends pour mon compte et je vous en donne cinquante livres.
— Vous avez dit cent livres, n’est-il pas vrai, Mylord le Masqué ? dit l’un des voyous.
— Entendu… Voici votre argent… Faites vite et déguerpissez. Je me charge du prestigieux Harry Dickson.
Les scélérats ne demandaient pas mieux et l’affaire fut arrangée avec une prestesse remarquable.
— Marchez devant moi, dit froidement Honnerscombe en jouant négligemment de son revolver automatique.
Le détective obéit. Son vainqueur le suivait, braquant sa lampe, et le faisant marcher dans une auréole de clarté dorée.
— Vous semblez très bien connaître ces endroits peu fréquentés, railla Harry Dickson en avançant précautionneusement le long d’une mince bande alluviale.
— Très, répondit gravement son singulier compagnon, et je suis certain que vous trouverez, dans ces coins oubliés, matière à plus d’étonnement encore, même pour un homme comme vous.
— Vous m’en voyez charmé, avoua Dickson.
Ils suivirent le chemin méandreux que Honnerscombe avait suivi naguère, pour arriver à la curieuse maison souterraine. Le détective s’extasia.
— Mais c’est du roman… mieux encore, du cinéma ! s’écria-t-il, croyez-moi, mon cher Pingouin, je suis ravi de cette rencontre.
— J’entends que vous me connaissez, répondit l’autre, cela m’évitera les ennuis de la présentation. Je crains, monsieur, que vous ne deviez vous considérer comme mon prisonnier.
Il avait ouvert une porte et Dickson entra dans la cellule propre et nette qui avait été un jour celle de Mr. Patridge.
— Je regrette de ne pouvoir ôter vos entraves pour le moment, dit le Pingouin, car je suis fort occupé, cette nuit. Mais demain, je reviendrai et nous causerons, monsieur Dickson.
— Votre masque est-il encore bien nécessaire, Pingouin ? demanda le détective.
L’autre garda quelques instants le silence.
— On dirait que vous n’avez aucun espoir d’évasion, monsieur Dickson, dit-il, ce qui est tout à fait contraire à votre nature optimiste.
— À vrai dire, je n’y pense pas, répondit Dickson. Je suppose que vous ferez vite ce qui vous reste à faire à Londres, et que vous partirez ensuite sans esprit de retour.
— Avec vous, on ne sait jamais, fut la réponse inquiète.
À ce moment-là, le Pingouin fit un mouvement et son foulard glissa.
— Oh, gronda-t-il avec humeur, voilà qui est fait… au fond je ne m’en soucie guère, Dickson, car vous ne sortirez d’ici que lorsque je le voudrai bien. D’ailleurs, d’ici peu de temps, vous auriez tout de même découvert mon identité.
— Très juste, monsieur Honnerscombe, approuva le détective en jetant à peine un regard sur le jeune homme.
— À demain, monsieur Dickson, dormez tranquillement, je crois que le lit n’est pas mauvais !
— Au revoir, murmura le prisonnier.
Il entendit des portes claquer et, après un rapide regard jeté autour de lui, s’étendit sur le lit et resta tranquille, les yeux fixés au plafond.
Plusieurs heures passèrent et soudain des coups sourds ébranlèrent la voûte.
Le prisonnier entendit un bruit de panneaux défoncés et de barreaux sciés à toute vitesse. Presque au même instant, la porte de sa cellule fut heurtée, sa tôle ploya et sauta hors des rivets.
Harry Dickson vit alors les visages luisants de sueur des rôdeurs du port.
L’un d’eux s’empressa d’élargir l’ouverture, se glissa à l’intérieur et coupa rapidement les liens du captif.
— Merci, Tom, dit le détective en se redressant.
— J’ai dû les serrer un peu fort, s’excusa Tom Wills, mais l’autre aurait pu s’apercevoir du truc et alors…
— Il ne les a pas même regardés, vos nœuds, murmura pensivement le détective, et l’autre ? continua-t-il en se tournant vers ses hommes.
— Il est rentré immédiatement dans la maison d’où il était sorti !
— Diable, voilà qui est fâcheux ! grommela Dickson.
Il jetait un regard d’adieu à sa prison éphémère, quand soudain son regard tomba sur un bout de papier roulé en un mince cylindre, qui avait dû être caché dans une fente de la porte.
La destruction de cette dernière l’avait libéré.
Le détective s’en empara vivement et le défripa. C’était une lettre brève, mais dont l’étrange contenu lui causa une singulière émotion :
Mon cher Johnny,
Je ne sortirai pas vivant d’ici. Dans un an, vous apprendrez qu’un certain Antime Passiflore, herboriste dans Bethnal Green, vous institue son légataire universel. Ne vous étonnez de rien.
Sachez que je vous ai toujours aimé comme un fils, sans – hélas ! – vous l’avoir assez montré. Je vous écris ce mot et je le cache, dans la conviction qu’il vous parviendra, car tôt ou tard, Harry Dickson sera dans la place !
Votre vieil ami,
Colonel Patridge.
— Sortons ! dit le détective.
— Et cette maison souterraine ?
— Scotland Yard se chargera bien de la démolir, pour la reconstruire pierre par pierre dans son musée !
Ils furent bientôt à l’air libre.
Harry Dickson était silencieux et morose, et Tom Wills lui fit la remarque que la comédie avait pourtant parfaitement réussi.
— En effet, très bien… Trop bien même !
— Vous ne paraissez pas content, maître ?
— Sincèrement, non !
— Pourtant, vous allez mettre la main sur le Pingouin ?
— Certainement, aux premières clartés du jour, ce sera chose faite, répondit le maître d’une voix qui, même à Tom Wills, sembla étrange.
On ne fit pas grand bruit autour de l’arrestation de Percy Honnerscombe : c’est seulement dans Downing Street et les milieux officiels que la nouvelle fut accueillie avec stupeur et tristesse.
Le jeune fonctionnaire commença par nier comme un beau diable, mais les preuves ne tardèrent pas à se faire accablantes.
On découvrit, dans sa maison d’Oldford Road, les diverses statuettes dérobées aux musées et, enfin, après des recherches innombrables, le fameux dossier X.
Honnerscombe niait toujours, s’étonnant de tout, se fâchant, suppliant, criant à la persécution, tour à tour, jusqu’au jour où Harry Dickson vint lui rendre visite dans sa cellule de Newgate.
Ils eurent une longue conférence et le détective quitta un homme complètement prostré et qui n’opposa qu’un silence désespéré aux questions et aux encouragements de ses geôliers.
Deux jours plus tard, on apprit que Percy Honnerscombe, profitant d’un moment de relâchement de la surveillance, avait mis fin à ses jours en se pendant aux barreaux de sa cellule.
La presse fit assez vite le silence autour de cette mort et de la singulière affaire qui l’avait précédée.
Les reporters en mal de copie qui pourchassèrent quelque temps Harry Dickson, dans l’espoir d’obtenir quelques renseignements sensationnels, se heurtèrent à un refus triste mais formel.
— Honnerscombe était un rêveur… un déséquilibré, il a droit à quelques excuses, au pardon peut-être, opinait le maître.
Un jour Sir D. le vit brusquement arriver chez lui.
— Je crois que l’autre s’apprête à agir, dit-il.
Sir D. soupira.
— Ainsi, cette abominable histoire n’est pas encore finie ? gémit-il.
— Je vous l’ai toujours dit. Bientôt le grand coup, l’unique qui compte, va être frappé !
— Et contre qui ?
— Contre vous, Excellence, et aussi contre le fameux croissant rose que vous croyez détenir.
— Que je crois… détenir, murmura le haut fonctionnaire en pâlissant.
Harry Dickson se pencha vers lui et plongea son regard au fond du sien.
— Vous savez bien, sir, que la pierre que vous gardez est fausse et que les signes qui devraient y être gravés ne s’y trouvent pas !
— Dickson, balbutia Sir D. je tremble à l’idée que pareille chose puisse s’ébruiter. Hélas ! vous avez raison, le croissant rose qui nous est venu de Kaboul, dans la valise de l’inhabile lord Glanmore, de bien lamentable mémoire, était faux… quant au véritable…
Il haussa les épaules d’un air désespéré et las.
— Il est à Londres ! dit le détective.
Comme si un aspic venait de le piquer, le fonctionnaire bondit.
— Vous dites… vous dites…
— Ce que je dis, mais n’attendez pas de moi que je vous dise où et comment.
— Pourtant…
Harry Dickson secoua énergiquement la tête.
— Il y a déjà assez de morts et de malheurs dans cette affaire du Pingouin, et j’ai hâte d’en finir, sir. De l’avenir de cette pierre fatidique quelqu’un décidera qui, pour l’heure, ne pourrait le faire.
— Et l’autre, le faux fétiche ?
— On viendra vous le voler, cette nuit !
— Comme si votre voleur savait où venir le prendre ! ricana Sir D.
— Il le saura, parce que vous mettrez l’objet dans un endroit où il lui sera aisé de l’enlever, sir.
— Vous avez donc décidé cela ? demanda le haut fonctionnaire d’un air un peu vexé tout de même. Et puis-je vous demander comment vous avez pu renseigner votre monte-en-l’air ?
— C’est bien simple, sir. Tom Wills a dîné l’autre jour à « La Pompe Bleue », il s’est laissé entraîner à boire beaucoup de champagne et s’est mis à bavarder comme une pie grièche.
» À l’en croire, il montait la garde auprès d’un trésor mystérieux, enfermé tout en haut du belvédère de votre maison, dans un petit meuble de rien du tout, qui ne tenterait pas le moins avide des voleurs. Garde bien inutile, selon mon bavard d’élève, puisqu’il aurait fallu avoir des ailes pour accéder au plateau du belvédère !
Sir D. avait écouté, bouche bée. À la fin, il dut faire un effort pour répondre :
— Et vous croyez, Dickson, que quelqu’un montera à l’assaut de cette tour ?
— Il y montera et y trouvera le faux croissant et après… ce sera mon tour de me moquer de celui qui a presque réussi à se moquer de moi !
— Bien, dit Sir D. Je déposerai le faux fétiche où bon vous semblera, Dickson, mais comment pouvez-vous dire à l’avance que telle ou telle chose arrivera ? Que l’on s’attaquera à la tour du belvédère ?
— Il va de soi qu’autour de Tom Wills des oreilles attentives étaient ouvertes, répondit le détective, et d’un… Quant à l’assaut de la tour, qui vous semble une aire imprenable, sir, il me paraît certain depuis que j’ai découvert la source d’une certaine odeur qui a troublé si fort le pauvre John Rogers !
— Comment avez-vous trouvé cela ? s’écria Son Excellence.
— En attendant coasser des grenouilles !
— Mais encore ?
— Et cela dans une vieille maison de maître vide d’occupants qui, tout en étant située en pleine ville, possède une pièce d’eau, mais quelle pièce d’eau ! Une république de grenouilles, demandant un roi comme dans la fable.
Sir D. secoua piteusement la tête.
— Vous riez et vous dites des choses énigmatiques et cocasses. Cela est de bon augure, je le sais !
— À ce soir, dit Harry Dickson d’excellente humeur.
Le belvédère de la maison de Sir D. était une belle tour, haute de quarante-cinq pieds et complètement isolée dans le fond du jardin. Son propriétaire avait eu raison de dire qu’il doutait des chances de réussite du cambrioleur qui aurait voulu risquer un assaut nocturne.
Au soir tombant, Harry Dickson était de retour. Il tira d’une gaine de cuir une carabine Remington démontée qu’il mit en ordre, vérifia soigneusement et dont il remplit le chargeur.
Sir D. prit place à ses côtés dans une véranda dont ils laissèrent une fenêtre ouverte.
— Qu’est-ce que vous avez dans cette petite caisse, Dickson ? demanda le maître de céans en montrant du doigt un colis que le détective avait déposé avec soin à sa portée.
— Ce sont des grenouilles, sir.
— Encore ?
— Nous ne pourrions rien sans elles, affirma le détective.
Du temps s’écoula. Les deux hommes restaient assis dans l’obscurité, sans échanger une parole. Dans la caisse, on entendait les rainettes vertes remuer faiblement.
Une heure tardive sonna au fond de la maison et, dans le jardin, la lune monta derrière les plumeaux des peupliers d’Italie.
Soudain, Harry Dickson posa son bras sur celui de son compagnon.
— Écoutez ! mais ne bougez pas… Ne faites pas de bruit.
— Une auto vient de s’arrêter derrière le mur du parc, murmura Sir D.
Mais, du geste, le détective lui imposa silence.
Quelques minutes passèrent, puis un coup de sifflet étrangement modulé s’éleva dans la nuit.
Presque au même moment, on entendit un choc mat dans les hauteurs.
— Quelque chose a passé devant la lune ! cria Sir D., ne pouvant garder la consigne de se taire.
Mais Harry Dickson ne s’occupait guère de lui ; rapidement il avait ouvert la caisse et, par la fenêtre ouverte, il la jeta dans le jardin.
— Couac ! Rekkekêk… couac ! fit-il.
— Couac ! Couac ! répondit aussitôt un concert batracien dans l’ombre.
Alors se passa une chose vraiment incroyable.
Tout en haut de la tour du belvédère, dans la clarté bleue de la lune montante, une tête hideuse apparut, suivie d’une forme cauchemardesque ; celle-ci ouvrit alors de petites ailes membraneuses et se laissa tomber sur le sol.
— Le projecteur ! hurla Dickson.
Sir D. pressa un déclic et une lumière intense éclaira le jardin. Avec un hurlement d’effroi, le fonctionnaire se jeta en arrière : un mufle diabolique aux yeux ardents, à la gueule enflammée, se dressait à quelques pas de lui.
Rapidement, Harry Dickson épaula sa carabine et deux coups de feu retentirent.
Le monstre fit un bond et retomba lourdement, fauchant les arbustes proches dans d’atroces convulsions d’agonie.
— Je vous expliquerai cela tout à l’heure, cria Dickson… à la tour maintenant, nous tenons notre prisonnier tout en haut du belvédère !
Ils gravirent l’escalier en spirale à une vitesse folle. Tout en haut des dernières marches, une lumière brûlait.
— Allons, Pingouin ! rendez-vous ! tonna le détective.
On entendit quelqu’un rire dans les hauteurs et, en même temps, Harry Dickson et Sir D. poussèrent un cri de rage et de douleur.
Un nuage de feu les entoura, leur brûlant les yeux et la gorge, les précipitant aux bas des marches, dans une retraite folle.
Quand ils reprirent leurs esprits, leurs yeux larmoyaient piteusement et leurs poumons corrodés aspiraient difficilement l’air.
— Du poivre… du poivre rouge ! Damnation ! rugit Harry Dickson.
Derrière le mur du jardin, on entendit une automobile se mettre en marche et filer à toute vitesse.
— Le Pingouin s’est tiré des pattes, mais le dragon nous reste, grommela le détective en revenant auprès du monstrueux cadavre.
— Le dragon ?
— Le fameux et terrible lézard volant des forêts afghanes, expliqua Dickson. Son maître se servait de lui dans ses exploits nocturnes.
» Ce hideux reptile grimpe aussi bien le long des parois lisses d’une muraille, que nous à l’échelle ; comme il est d’une vigueur prodigieuse, il remorque facilement l’homme qui possède assez de sang-froid pour se cramponner à sa queue. Quant à voler… l’expression est assez impropre, mais ses courtes ailes lui permettent de faire des bonds réellement effrayants.
— Et le Pingouin le chevauchait ?
— Oui, il l’a fait lors du vol du dossier X à Downing Street, pour passer de l’aile sud au bureau du troisième étage ; il l’a fait pour assassiner le pauvre Bradley…
— Quelle vilaine odeur ! s’écria soudain Sir D.
— C’est l’odeur de musc que ces bêtes répandent à profusion, tout comme les crocodiles et les gavials. Je crois que vous comprenez bien des choses, maintenant, Excellence ?
— Pas autant que je le voudrais… le Pingouin est donc perdu ?
— Pas pour longtemps, sir, n’oubliez pas qu’après un court triomphe, il doit être plongé dans un abîme de désespoir en constatant que le croissant rose, qu’il vient de dérober, n’est qu’un infâme morceau de verre. Il doit se dire à cette heure, que, décidément, la chance se tourne contre lui.
*
* *
Le lendemain, Harry Dickson reçut un coup de téléphone du Daily Clarion. C’était Miss Harriet Bleacher qui lui donnait de ses nouvelles, comme elle en avait l’habitude depuis le soir tragique de l’assassinat de John Rogers.
— Ici tout est calme et triste, monsieur Dickson, dit-elle.
— Oh, fit le détective, je suis heureux de vous entendre, Miss Bleacher, vous pourriez nous être utile, à condition d’avoir les nerfs un peu solides.
— Hélas, ils ne valent guère cher à cette heure. Et pour cause, répondit tristement la jeune fille, mais je puis toujours essayer.
— Voudriez-vous accepter de passer la soirée avec un gentleman de mes amis et votre serviteur.
— Je n’y vois pas d’inconvénient, bien que je ne sois pas une convive bien joyeuse.
— Surtout qu’on dînera à « La Pompe Bleue », ajouta le détective.
— À « La Pompe Bleue »… vraiment ? Vous avez eu raison de dire qu’il me faudra avoir les nerfs solides. Le décor de ce restaurant reste gravé dans ma mémoire comme celui de mon pire cauchemar !
— Vous acceptez, miss ? Je vous assure que vous rendrez service à une bonne cause, insista le détective.
— Je n’hésite pas, monsieur Dickson.
On convint de l’heure et le bref entretien se termina sur quelques cordiales paroles.
Tout au long de la journée, le détective sembla distrait et préoccupé, et même Tom Wills n’arriva pas à l’intéresser à quoi que ce fût.
Il y avait peu de monde ce soir-là, dans le restaurant de Soho, disons même qu’il n’y avait dans la salle que trois officiers de marine dînant à une table du fond en discutant à perte de vue de questions de métier, et Harry Dickson accompagné de ses invités, Miss Harriet Bleacher et Sir D.
On mangea sans appétit des huîtres et des toasts, en échangeant à peine quelques lieux communs et en ne faisant aucune allusion à ce qui réunissait les trois convives. Ce fut Miss Bleacher elle-même qui rompit les chiens.
— Je ne crois pas être loin de la vérité, dit-elle brusquement, en disant que nous allons parler de l’affaire du Pingouin. Au fond, je regrette un peu l’ordre donné de loin par le patron, car on aurait pu faire passer quelques papiers intéressants dans le Clarion.
Harry Dickson regardait au loin, l’air absent et ne répondit pas. Sir D. eut un geste poli d’assentiment.
— Miss Bleacher, dit tout à coup le détective, quand le drame est arrivé avec notre ami Rogers, occupiez-vous la même place qu’aujourd’hui ?
Harriet fit un mouvement de la tête.
— Exactement la même, monsieur. Allons-nous assister à une reconstitution du drame ?
— C’est parfaitement inutile, miss, mais il me fallait savoir plusieurs choses : d’abord comment on a pu, de cette salle, provoquer un court-circuit. Maintenant, je le sais : il y a une prise de courant contre le rebord inférieur du lambris. Il a suffi à quelqu’un de l’assistance de glisser un fil de fer tordu en arc dans les deux ouvertures de contact pour faire sauter les fusibles.
— L’éternelle histoire de l’œuf de Colomb, dit Miss Bleacher avec un pâle sourire.
— Ensuite…
Harry Dickson regardait fixement devant lui dans la glace.
— Et c’est en regardant dans cette glace que John Rogers a vu le Pingouin ! dit-il.
— Comment, il a vu le Pingouin ? demanda Sir D.
— Il l’a vu, dit le détective à voix basse, comme je le vois moi-même à cet instant !
Sir D. regarda vivement autour de lui, mais ne distingua que les dos des officiers de marine, penchés sur une carte de bord.
— Impossible, murmura-t-il.
— Il ne remarqua qu’un geste, répondit Dickson parlant plus bas encore, un geste familier de cette créature mystérieuse, un geste qu’il a dû se rappeler.
Le détective avait pris dans les siennes les deux mains de Miss Bleacher et les serrait doucement.
— Vous avez perdu votre chaussure, miss, dit-il, celle avec la boucle de cuivre sous la semelle… celle qui vous sert à provoquer les courts-circuits et les ténèbres.
Sir D. eut un haut-le-cœur ; médusé, il regardait à la fois le détective dont les yeux sombres fixaient la jeune fille et cette dernière dont le visage exprimait un orgueil sans bornes.
— Altesse, murmura Harry Dickson, nous pouvons parler hardiment, le personnel a reçu l’ordre du Yard de ne pas entrer dans la salle après un certain signe que je viens de faire et, quant aux trois marins qui s’intéressent si passionnément aux cartes de bord, ce sont deux inspecteurs de Downing Street et mon élève, Tom Wills.
— Soit, accepta Miss Harriet en allumant une cigarette, je ne suis venue ici que pour cela, messieurs, d’ailleurs je suis sans armes, sans le classique automatique muni d’un silencieux, et si Mr. Dickson veut s’en assurer, qu’il regarde la chaussure qu’il vient de détacher si habilement de mon pied : la boucle de cuivre n’y est pas.
— Altesse, dit Harry Dickson, vous êtes une personne d’une intelligence merveilleuse et je vous avoue que jusqu’à ce jour, vous m’avez eu… moi, Harry Dickson, et tout le Yard avec moi !
Le détective se tourna vers Sir D.
— Je vous présente Son Altesse la princesse Belphêda, dit-il. Sir D. s’inclina profondément.
— Avant que Mr. Dickson ne parle, Altesse, dit-il, je puis vous donner l’assurance que, malgré les graves fautes que Votre Altesse a commises contre la loi anglaise, elle quittera librement le pays, cette nuit.
Elle accepta d’un simple mouvement de la tête.
— Je vous en prie, parlez, monsieur Dickson, je n’ajouterai plus rien à ceci et je prendrai congé de vous.
— Vous êtes venue en Angleterre il y a trois ans environ, et il ne vous a pas été difficile de vous procurer une fausse identité et de devenir Miss Harriet Bleacher.
» Vous ne vouliez que deux choses : reprendre le croissant rose, objet sacré de votre culte, et vous venger terriblement de l’homme qui l’avait dérobé à votre pays, lord Glanmore.
» Mais lord Glanmore était mort depuis et vous avez tourné votre haine vers son fils, l’inoffensif Percy Honnerscombe.
» À cet effet, vous entrez en service chez lady Finnersham, chez qui Percy était reçu couramment. Il devient amoureux de vous et il vous épouse clandestinement.
» Bien que mariés, vous vous voyez assez rarement, car vous avez voulu garder votre indépendance. C’est en cachette que votre mari vous introduit chez lui, et vous en profitez pour fouiller la maison, sans toutefois retrouver le croissant rose.
» Entre-temps vous faites tout ce qui est en votre pouvoir pour entrer en contact avec deux hommes qui ont joué un grand rôle dans votre jeunesse : le colonel Patridge et le lieutenant Rogers.
» La Providence vous sert sous les traits d’un vieil herboriste de Bethnal Green, Mr. Antime Passiflore, que le hasard vous a fait rencontrer. Mr. Passiflore vous recommande au Daily Clarion où vous entrez en tant que dactylo aide-comptable.
» Vous restez liée d’amitié avec l’herboriste qui vous apprend que les caves de sa maison communiquent avec un ancien réseau d’égouts souterrains.
» Votre imagination orientale vous entraîne à organiser ce monde perdu en une sorte de forteresse, qui pourrait bien servir, un jour, à votre haine ! Ici la bonne logique est en révolte, mais je ne puis oublier que les vastes caves-prisons de Kaboul doivent vous être restées en mémoire. Et c’est ce romantisme qui exige de vous deux années… deux années quasi perdues pour votre œuvre !
» Mais le repaire est prêt. Je crois que, d’abord, vous avez eu l’idée d’en faire un cul-de-basse-fosse pour vous y livrer à la torture de ceux que vous vouliez perdre ou de ceux dont vous vouliez obtenir quelque chose, mais vous avez dû abandonner ce projet.
» C’est qu’un autre, plus machiavélique, était né dans votre cerveau : conduire Percy Honnerscombe, votre mari, à sa perte par le déshonneur.
» Vous avez bien failli réussir. Vous quittiez de nuit le domicile conjugal clandestin, admirablement grimée, sous les traits de Honnerscombe, et c’est sous ces apparences que vous préparez votre coup de main dans Downing Street.
» Tout cela est fort bien, mais il vous faut passer à une action plus directe : le cambriolage ! Vous n’ignorez pas que vos anciens sujets, les Afghans, sont les plus habiles voleurs du monde et qu’ils se servent d’un étrange complice dans leurs plus audacieuses escalades : un lézard volant, parfois nommé dragon volant. Vous en faites venir un à prix d’or et vous lui donnez asile… dans la maison vide de feu lady Finningham, dont votre mari, Percy Honnerscombe, a hérité. À quoi ont servi vos premiers larcins, celui du dossier X compris ? À compromettre et perdre complètement l’infortuné et doux Percy.
» Et, quand vous avez assisté, sous votre masque, à l’agression dont j’ai été victime dans votre repaire souterrain, vous avez cru à un nouveau présent de la Providence !
» En effet, vous avez fort bien su que j’allais être délivré car, intelligente et fine comme vous êtes, vous n’avez pas cru à ma ruse ; vous avez bien prévu que Percy serait arrêté et livré à l’infamie.
» Je suis allé trouver le pauvre diable dans sa prison et je lui ai dit la vérité sur vous. Ce fut une erreur de ma part, car aussitôt il a voulu crier tout haut sa culpabilité, pour pouvoir vous sauver. J’ai refusé ses faux aveux et il s’est suicidé… Votre vengeance n’est pas celle que vous aviez rêvée.
» Mais le sort s’est vengé plus terriblement sur vous, en vous obligeant à vous défaire des deux seuls hommes que vous estimiez : Patridge, parce que vous aviez deviné qu’il avait percé à jour votre identité et vos projets, et Rogers parce qu’il vous a reconnu soudain à un certain geste familier de votre enfance.
— Oui, murmura Belphêda, il paraît qu’étant enfant j’avais l’habitude de tenir la tête penchée sur l’épaule, comme le font ces étranges oiseaux arctiques. Et, tout enfant, le lieutenant Rogers, m’avait parfois donné ce nom de Pingouin… qui m’est resté si cher que je l’ai adopté plus tard.
— Double erreur, Altesse, que vous payerez au long de toute votre vie, dit gravement le détective. Car Patridge vous avait démasquée, dès la toute première heure, puisque c’est sur sa propre recommandation que vous êtes entrée au Clarion : Mr. Patridge et l’herboriste de Bethnal Green ne formaient qu’une seule et même personne !
La jeune femme poussa un cri sourd.
— Pourquoi ne m’a-t-il pas fait arrêter ? s’écria-t-elle.
— Je crois… qu’il avait une grande… amitié pour madame votre mère, murmura le détective.
Elle ferma les yeux.
— Je suis perdue, dit-elle, j’ai commis un crime hideux sans aucun profit pour ma cause, et le croissant rose que je détiens depuis hier est un vulgaire tesson.
— Vous êtes souvent passée à côté, dit Harry Dickson avec un sourire navré.
— Comment ?
— L’homme qui le possédait était le colonel Patridge, ou plutôt Antime Passiflore. Il le gardait dans un tiroir de bahut, dans sa boutique de Bethnal Green.
Belphêda sourit amèrement et ne dit mot.
— Son propriétaire actuel est John Rogers, légataire universel de Mr. Passiflore… Peut-être que vous pourriez vous entendre avec lui ?
— John… mais il est mort !
— Non, il a été gravement blessé, mais il en réchappera.
La jeune femme ferma les yeux, et deux lourdes larmes coulèrent entre ses paupières closes. Sir D. prit la parole.
— Il vous aime, dit-il, il vous pardonne tout, même la mort du colonel… Et maintenant pourrions-nous parler de raison d’État ?
Mr. et Mrs. John Rogers ont quitté Lahore, la semaine dernière, se dirigeant vers la frontière afghane. On compte beaucoup sur leur influence pour faire régner la paix entre ce pays belliqueux et l’Empire britannique.
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Mai 2024
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